La popularité de Molière §
Tout a été dit sur sa personne, sur son œuvre, et cependant il ne cesse de piquer la curiosité du critique, de susciter les recherches de l’historien, de provoquer les commentaires du moraliste. Sa vie, sa conception dramatique, sa philosophie ont été scrutées, jugées dans tous les pays. Il a ses adorateurs, ses fétichistes, ses jaloux, ses contempteurs ; mais, qu’on l’aime, qu’on le haïsse, on s’incline devant son génie et la voix publique le place sur cette cime accessible à un petit nombre où l’admiration des hommes a juché un Homère, un Dante, un Shakespeare, un Goethe.
Admiration qui peut surprendre : sa philosophie n’est ni élevée, ni profonde, ni originale ; elle n’a apporté à l’humanité aucune vérité nouvelle, aucune de ces conceptions, de ces interprétations de la vie qui enrichissent l’esprit de l’homme et impriment à sa pensée, à sa conduite une direction non encore entrevue. Il ne projette sur les problèmes philosophiques et moraux dont la solution nous tourmente, aucune rayonnante lueur. Il n’a pas, comme Dante, comme Goethe, donné pour la première fois à son peuple une vigoureuse conscience de son génie, de ses aspirations, de son idéal. Sa psychologie même peut paraître un peu grosse et sommaire. D’autres ont fouillé plus avant dans les ondoyants replis du cœur humain ou tout au moins en ont plus minutieusement analysé la complexité infinie. Son système dramatique est d’une gaucherie à faire sourire le moins habile de nos fabricants de pièces. Il bâtit à la diable ; ses dénouements sont conventionnels, parfois puérils ; dans telle de ses comédies, on pourrait sans inconvénient et sans, que le public s’en aperçoive, intervertir l’ordre des scènes. On tient pour admis, avec Buffon, que seuls, les ouvrages bien écrits passeront à la postérité et le style des siens n’a cessé d’être, dès le début, l’objet de critiques souvent injustes, excessives, mais parfois fondées.
Ainsi, rien dans son œuvre — en apparence — qui le doive porter au rang où il siège. Le génie d’un Shakespeare étonne, écrase même, parce qu’on se sent dépassé, dominé par lui. Avec Molière, on croit marcher de pair ; il a l’air d’être à votre niveau. Et pourtant, un pénétrant critique, Stapfer, a écrit, sans paradoxe, tout un livre où il compare l’Anglais et le Français et les met sur le même plan intellectuel. On sait que Goethe avait pour son œuvre la plus haute estime, qu’il lisait chaque année plusieurs de ses pièces et en recommandait l’élude aux auteurs dramatiques.
De son vivant, malgré bien des attaques, il fut jugé le premier auteur de son siècle par le plus sévère et le meilleur des juges, et, si au xviiie siècle, sa gloire subit en France quelque obscurcissement, elle brilla d’un plus vif éclat au xixe.
L’étranger lui a fait partout bon accueil. L’Allemagne, si peu faite pour comprendre notre littérature, lui a voué une sorte de culte. Il vivait encore qu’elle traduisait plusieurs de ses pièces et, dans la suite, elle a transporté sur toutes ses scènes son œuvre originale, traduite, imitée ou arrangée. Malgré les réserves de Lessing et les critiques acerbes de Schlegel, sa popularité a cru encore au xixe siècle. Fait sans précédent : une revue qui porte son nom, le Molières-Muséum, a été créée pour lui seul et a devancé le Moliériste, fondé chez nous par Monval.
Il serait trop long d’énumérer ses succès dans les autres pays de l’Europe : en Angleterre, où dès le xviie siècle, son Misanthrope est grossièrement imité et devient un loup de mer brutal, jureur et ivrogne ; dans la Hollande, qui eut une part capitale à la publication de ses œuvres ; en Autriche, où son Don Juan inspire Mozart : en Italie, où les pièces de la Commedia dell’ Arte et celles de la Commedia Sostenuta, après lui avoir tant donné, lui empruntent à leur tour non moins abondamment. Il passe même en Danemark, en Pologne et en Russie. En tous les pays, on le joue, tantôt en français, tantôt en l’adaptant plus ou moins heureusement au goût local. Ici, on lui emprunte les sujets qu’il a immortalisés ; là, on le traduit. Son influence est universelle et ses œuvres qui reflètent si fidèlement l’esprit de la France et de son temps, sont applaudies par les étrangers, par le public du xxe siècle, comme elles le furent par ses contemporains et par ses compatriotes. Il n’est pas, comme Racine, comme Corneille même, inaccessible à des mentalités différentes de la nôtre et hors de nos frontières pas plus que chez nous, trois siècles n’ont pu le vieillir. On pourrait écrire de lui ce que l’on a jadis écrit d’Homère :
« Et depuis trois cents ans, Molière respectéEst jeune encore de gloire et d’immortalité. »
Il est peut-être même, avec La Fontaine, le seul de nos écrivains que comprennent et goûtent les lecteurs de tous milieux et de tous âges. On peut sans crainte jouer devant n’importe quels spectateurs n’importe laquelle de ses comédies : gens du commun et gens du monde, ignorants et lettrés, collégiens et hommes mûrs, tous, dès le rideau levé, sont pris, conquis aussitôt jusqu’au moment prochain où un éclat de rire général fait résonner la salle, de l’orchestre à l’amphithéâtre.
Il n’est pas sans intérêt de rechercher quelques-unes des principales causes d’un succès presque unique.
Je ne m’attacherai qu’à celles qui intéressent particulièrement notre objet, c’est-à-dire à celles qui sont susceptibles d’agir efficacement sur la foule des spectateurs, d’influencer les impressions de ces juges souverains, peu raffinés sans doute, mais de sage jugement, qui constituent le gros public.
La plus évidente, évidente jusqu’à la banalité, c’est sa vis comica. Mais l’art de faire rire n’est pas simple, et s’il en a connu toutes les variétés, depuis les charges à l’italienne, les coups de bâton de Scapin et les clystères d’Argan, jusqu’aux fines répliques de Célimène, il a puisé plus que personne aux sources naturelles du rire, à celles qui le font communément jaillir de nos lèvres à tous. Dans son œuvre, comme dans la réalité, le comique est le plus souvent l’effet de deux contrastes aussitôt perçus. Ces contrastes, il les saisit et les exprime en les entourant des circonstances les plus susceptibles de les accuser et de faire impression sur le public. Argan, vieux, malade, ne serait point ridicule à prendre médecine et à craindre la mort : ce qui nous fait rire, c’est un Argan, gras et frais, tremblant devant les menaces d’un Purgon. Alceste n’est comique que parce qu’il est jeune, sans véritable expérience de la vie, et que sa pseudo-misanthropie a pour cause un amour mal placé et la perte d’un procès.
L’art d’exprimer la disproportion et l’antinomie entre la valeur des causes et leurs effets, entre les raisons de nos actions et nos actions elles-mêmes et non pas seulement, comme chez les bouffons italiens qui furent ses premiers maîtres, des jeux artificiels et faciles de mots et d’attitudes, voilà certes par quoi sa force comique est particulièrement irrésistible. Elle fait agir une loi psychologique de notre nature.
Il faut ajouter que si de cette loi des contrastes, il a tiré tous les effets comiques qu’elle comporte, il en a exprimé aussi un élément tragique. Les heurts incessants entre notre caractère, nos passions, notre âge, notre condition ; l’incohérence des actes résultant de ce conflit où se débat notre faiblesse, voilà certes ce qui fait la bouffonnerie de la vie : l’homme y apparaît comme une marionnette aux gestes maladroits et sans cesse contradictoires à ce que la saine raison commande. Mais ce spectacle risible n’est pas moins lamentable, et c’est une des principales raisons de l’universel succès de Molière d’en faire sentir en même temps que le ridicule la profonde tristesse.
Il est une limite où le rire s’arrête : un Plaute, un Regnard ne la franchissent point : Molière va au-delà.
En écoutant Le Misanthrope, Tartuffe, Le Malade imaginaire même, le public communie réellement dans un vaste sentiment d’humanité. Le ridicule étalé de nos passions et de nos travers n’est que le masque de misères plus profondes, dont une vague conscience émeut l’âme collective de la foule.
Il y a plus : le succès de Molière lient encore à ce qu’entre tous nos écrivains, si clairs, si humains qu’ils aient été, il a le don de clarifier et d’« humaniser » les sujets qu’il traite, les caractères qu’il étudie, les leçons qu’il donne. Comme les autres, il a, sans scrupule, pris son bien à tout venant : l’antiquité, l’Espagne, l’Italie, le milieu contemporain, sa propre vie lui ont fourni les matériaux de son œuvre. Il simplifie cette matière et dans la confusion que lui offrent ses modèles étrangers, dans la complexité que lui présente la réalité, il élimine, choisit, retient les seuls éléments que le public puisse comprendre sans effort, les seuls qui puissent aussitôt l’intéresser.
Il n’est pas seulement auteur ; il est acteur, homme de théâtre ; il sait ce qui convient au spectateur, ce qui porte sur lui. Entre son auditeur et lui-même, il établit de prime abord un courant de sympathie ; il se fait peuple pour le peuple.
D’autres autour de lui ont eu une philosophie plus complexe, plus vigoureuse, plus originale : elle demeure la philosophie d’une élite, une philosophie de penseurs.
On a voulu récemment faire de Pascal pour la France ce que Goethe est pour l’Allemagne, le génie représentatif de la race. Si grand soit-il, Pascal ne représentera jamais la France entière, mais un clan, un parti religieux ou philosophique, car non seulement sa polémique est une polémique de coterie, mais sa pensée n’intéresse que cette aristocratie de l’esprit qui, au-dessus des contingences et des nécessités de la vie, peut s’élever jusqu’à la méditation constante des mystères éternels.
Molière, lui, exprime la France toute entière et il pense comme elle. Sa morale, parce qu’elle est celle de la droite raison et du bon sens, est celle qui convient à tout le monde. Chacun la comprend et l’approuve, car elle éveille en nous le vieux fond de sagesse qui sommeille sous la brutalité des passions et la violence des intérêts.
C’est un fait que ni la philosophie scientifique d’Épicure, ni la morale austère d’Épictète n’ont conquis le monde : c’étaient doctrines d’intellectuels et d’aristocrates. Le Sermon sur la montagne a gagné plus de peuples que la philosophie platonicienne n’a gagné d’individus. La morale de Molière est adéquate à l’âme universelle. L’anglo-saxon et le latin, le lettré et l’ignorant, l’homme mûr et le jeune homme y trouvent également leur compte.
Elle convient encore à la foule, parce qu’elle ne lui propose pas des problèmes rares, exceptionnels ; elle lui soumet des questions qui intéressent sa vie quotidienne et elle lui offre en même temps les solutions les plus sensées, parce que les plus logiques et les plus naturelles.
C’est, par exemple, le problème de l’éducation des femmes, posé dans sa plus rigoureuse simplicité : la femme doit-elle être d’abord et avant tout mère de famille et ménagère ? Est-il rationnel qu’une culture disproportionnée à son rôle lui permette de tenir dans la communauté une place que la nature et une organisation plusieurs fois millénaire de la famille ont attribuée à l’homme ? Aucune distinction subtile, aucune recherche compliquée d’une solution qui établirait des cas d’espèce, rien d’une casuistique faite pour des professionnels de l’éducation féminine : l’appel au sens commun, aussi bien dans la façon de poser le problème que de le résoudre.
Que l’on regarde la manière dont il a étudié, à maintes reprises, la question si délicate et si complexe du mariage : qu’on la compare aux éludes si minutieuses qu’en ont faites nos dramaturges contemporains. Pour lui toute celte question se résume en deux points : la loi de nature et la loi morale s’unissent pour exiger une double condition : la parité d’âge et de milieu social d’une part ; la communauté de goûts et d’humeur de l’autre. Ce n’est pas là, à vrai dire, une leçon bien profonde ; elle ne renouvelle le problème ni dans ses données, ni dans la façon de la traiter, ni dans la solution ; mais c’est une leçon raisonnable qui ne surprend et ne choque personne et il n’est pas de public qui ne l’approuve.
Il serait curieux d’étudier à ce propos la transformation que son lumineux bon sens impose à certains thèmes sociaux et moraux qu’il emprunte à d’autres. Prenons comme exemple celui qu’il a traité dans Le Festin de Pierre : la pièce espagnole, d’où le sujet est originaire, examinait une question religieuse qui, pour différents motifs, semble avoir été capitale pour l’Espagne dans les premières années du xviie siècle : celle de savoir si le repentir in extremis suffit pour sauver le pécheur et si la foi qui n’agit qu’à l’heure dernière peut racheter une vie de crimes et d’erreurs. L’Espagne, dans toute sa littérature dramatique, avait donné une réponse affirmative à cette question. Pour la première fois, la seule, peut-être, le moine de la Merci, auteur du Convive de Pierre, répondit par la négative. Pour intéressant que soit le problème, il offre surtout un intérêt religieux, et, vu les circonstances, un intérêt spécial, presque local.
Que devient-il avec Molière ? un problème moral, voire même social, contemporain, certes, mais en un sens aussi universel : la naissance, le rang, la fortune, un ensemble d’avantages exceptionnels qui l’élèvent au-dessus du commun, peuvent-ils permettre à l’homme qui en bénéficie de soumettre à ses passions et à ses caprices, une foule faible, mal défendue, une Elvire, une Mathurine, un pauvre pécheur, un M. Dimanche et d’une façon plus générale de se placer au-dessus des lois humaines et divines qui régissent la Société ? C’est le problème des droits de la collectivité opposés aux prétentions de quelques « Fils de rois » à vivre sans contrainte leur vie aux dépens de leurs semblables. Qui ne voit l’intérêt tout actuel encore d’un problème de casuistique religieuse ainsi élargi et humanisé ?
Prenez de même Tartuffe. Pour quelle raison la pièce est-elle encore vivante aujourd’hui ? Est-ce par ses allusions probables à telle ou telle figure contemporaine ? à une coterie souterraine que Molière avait ses raisons personnelles de craindre et de haïr ? Tartuffe a pu être un personnage réel ? Que nous importe ? Il est pour nous cet éternel faux bonhomme qui, hier, se couvrait, pour parvenir, du manteau de la religion et aujourd’hui fait son chemin avec de fausses grimaces de politicien. Même duplicité, même cynisme : l’habit seul a changé de couleur.
Là est un des plus grands secrets de la popularité de Molière : il exprime une morale qu’il ne crée pas, une morale qui ne lui appartient pas en propre, mais qui, par-dessus tous les dogmes, par-dessus les systèmes les plus ingénieux, n’est autre chose que la Morale même. Celle-ci n’est ni une création individuelle, ni l’apanage d’une élite : elle repose sur ce fond éternel de raison et de sagesse qui est le bien commun de toute l’humanité.
Comme sa morale, sa psychologie est large, simple, faite pour tous les lecteurs et tous les publics. Taine a reproché au xviie siècle d’avoir créé des abstractions. Pour ce qui concerne Molière, ce reproche n’est qu’à moitié fondé et certains traits individuels, non pas seulement moraux, mais physiques, distinguent plusieurs de ses personnages. Ce qui est vrai, c’est que leur psychologie s’adresse à la foule ; elle est, si j’ose dire, populaire, alors que celle d’un Racine est aristocratique. Je ne parle pas ici de la condition des personnages, mais de leurs sentiments. Raffinés, quintessenciés, subtils, fouillés jusqu’à la minutie, impénétrables pour qui ne les analyse pas avec réflexion et sagacité, tels sont les héros raciniens. Quelle connaissance du cœur humain, quelle expérience des passions ne faut-il pas avoir pour comprendre et goûter vraiment le caractère d’une Bérénice, d’une Hermione, d’une Agrippine ? Que de nuances, que de finesses insaisissables dans l’élude de ces âmes ? Elles ont été conçues pour un milieu social que la vie de salon avait singulièrement cultivé, pour une aristocratie.
Les personnages de Molière ont, au contraire, des âmes simples, peu complexes, accessibles à tous les publics. Les traits saillants de leur caractère sont à la fois peu nombreux et mis en valeur avec un relief si puissant qu’on les devine et qu’on les pénètre du premier abord. Il en coûte parfois à la vérité psychologique, car la nature humaine est plus variée, plus ondoyante, plus difficile à saisir que ne le sont ces personnages de construction un peu sommaire. Mais la vérité dramatique ne perd rien à cette simplification et le public éprouve une satisfaction inconsciente à n’avoir aucun effort à faire pour les comprendre.
Certes, le père Grandet est plus riche en sentiments, plus fouillé, plus vrai que ne l’est Harpagon et Fénelon a théoriquement raison quand il reproche à Molière d’avoir conservé, tout en l’atténuant, le trait de Plaute faisant demander par son avare à un valet de lui montrer sa troisième main. Mais ce trait, pour excessif, pour invraisemblable qu’il soit, est la manifestation extérieure et scénique, la plus sensible par conséquent au public, d’une passion obsédante.
Il y a, en effet, une peinture du cœur qui en est plutôt une analyse, une anatomie ; et cette peinture toute en traits légèrement indiqués, en menus détails, que nous admirons par exemple dans les romans de Mmede La Fayette, ne convient guère à l’esthétique du théâtre. La peinture de Molière, non seulement exagère à dessein, en l’accentuant par la suppression des nuances qui l’estomperaient, le caractère principal de son héros, mais elle choisit, elle invente des détails susceptibles de donner au public une impression à la fois immédiate et saisissante de la réalité. Psychologiquement, Tartuffe ne cesse d’être faux et il commet des maladresses, des exagérations dont un véritable hypocrite se garderait prudemment : mais il est théâtralement vrai et Onuphre, plus nuancé, plus habile que lui, serait inintelligible au parterre.
Il en est de même de M. Jourdain, ce nouveau riche du xviie siècle. Le Sosie, le Périandre, le Chrysippe de La Bruyère sont peints avec une fidélité rigoureuse, sans charge, avec une exactitude qui met en valeur les demi-teintes aux dépens peut-être des couleurs. Mettez-les sur la scène : le public aura peine à reconnaître en eux les originaux dont ils sont la copie aussi fine que scrupuleuse. À côté d’eux, M. Jourdain apparaît comme une caricature, et cependant, c’est cette caricature qui, depuis Molière, incarne tous les travers et tous les ridicules du bourgeois parvenu.
C’est que, par l’effet d’un grossissement habile, par un art qui n’a jamais été égalé de trouver et d’exprimer les traits significatifs d’un caractère, Molière en impose au spectateur la représentation définitive, en quelque sorte symbolique. Psychologiquement, il fait ce qu’ont fait certains peintres par la ligne et la couleur : quelques tons vigoureux, exagérés, irréels donnent une impression plus forte de la réalité.
Pour le public de tous les milieux, le symbole de l’hypocrisie n’est donc pas Onuphre, mais Tartuffe ; celui de l’avarice, Harpagon, et non pas le père Grandet. Ces personnages, par un double phénomène d’intensification et de simplification psychologique, apparaissent comme des représentants clairs et vigoureux de leur espèce. De tous temps et en tous lieux on les reconnaît, parce que, par-delà l’individuel qui est complexe et contradictoire, ils expriment le général qui est simple et un.
Mais cet art de bâtir des personnages d’une vérité autre que la vérité naturelle, laquelle est fugitive et changeante, tandis qu’ils demeurent eux permanents, cet art aboutirait aisément à créer des types en quelque sorte figés, conventionnels et fictifs, étrangers à la vie. Or, une des raisons les plus certaines de la popularité de Molière, c’est l’intensité de vie qui anime ces figures extérieurement abstraites.
Les caractères tendent à l’universel : les altitudes, les gestes, les paroles, tout ce par quoi ils se manifestent à nous, est personnel, propre à eux seuls, et les individualise. Vadius, Trissotin, sont des portraits de cuistres, de faux savants supérieurs à toute réalité passagère : mais, leur ton, leurs allusions, leurs compliments comme leurs injures, sont à tel point individuels qu’il n’est pas malaisé de les identifier et de retrouver derrière leurs pseudonymes les modèles bien vivants qu’ils reproduisent. Et en effet, si nous croyons inexact d’affirmer que tout héros de Molière est la transposition scénique d’un personnage réel, il est certain que des traits d’une réalité parfois individuelle, le plus souvent collective, vivifient chacun d’eux.
De plus, Molière a exprimé en certains d’entre eux, non seulement le résultat de ses observations à travers un monde qui ne pouvait dissimuler aucun de ses défauts à l’acuité de son regard, mois encore son âme à lui, ses sentiments intimes, quelque chose du plus profond de sa vie. Arnolphe est le type de l’éternel jaloux, mais ce qui donne à sa manie, à son égoïsme, un caractère touchant, sinon poignant, ce sont les accents douloureux dont sa jalousie s’exprime, et cette douleur est trop sincère, trop personnelle pour qu’on n’y retrouve pas l’expression des chagrins secrets dont était torturé le mari malheureux d’Armande Béjard. De même, les haines privées de l’auteur de La Critique de l’École des Femmes, de Tartuffe, de Don Juan, ont leur écho dans ces pièces, et leur donnent par la sincérité, par la violence même des accents, une forte impression de vérité et de réalisme. Quelqu’ignorant qu’il puisse être de ces allusions, de ces emprunts à des faits personnels, le spectateur est pénétré de la chaleur, de l’émotion, et pour tout dire, de la vie qu’ils font circuler dans l’âme des personnages, dans leurs sentiments et dans leur langage.
Peut-être cette conception populaire de la morale et de la psychologie ne suffirait-elle pas à expliquer l’universalité du succès de Molière s’il n’y fallait ajouter une qualité particulière de l’expression et du style. Nous avons fait allusion déjà aux critiques sévères dont ce dernier a été l’objet : il n’y a pas lieu de les étudier ici. Notons-en seulement un caractère qui nous paraît contribuer pour une large part à la popularité des héros de Molière : c’est l’art qu’ils ont de manifester leurs sentiments et leurs passions en termes et en formules d’une vigueur qui les imprime dans toutes les mémoires et d’une simplicité qui les rend accessibles à toutes les intelligences.
Pendant deux actes, Tartuffe, invisible et présent, a rempli, animé la pièce de sa personne, sans se montrer au public. À la scène II du 3e acte seulement, il paraît pour la première fois et il prononce les quatre vers fameux :
« Laurent, serrez ma haine… »
Paroles qui expriment du premier coup toute l’hypocrisie du personnage, qui en rendent un témoignage probant au spectateur le plus obtus. Oui ne connaît ces mots si brefs dans lesquels se condense avec force la violence d’une passion et dont le retour, à la fois comique et dramatique, en apprend plus sur un caractère que ne le ferait une longue analyse ?
Le public n’oublie plus ces formules qui prennent une sorte de pouvoir évocateur et qui résument pour lui un personnage, une pièce, une œuvre entière. La popularité de Corneille tient plus à son « Qu’il mourût » qu’aux cinq actes de Polyeucte, et ce que nous avons retenu du pur et divin chef-d’œuvre, c’est la belle réponse du héros :
Où le conduisez-vous ?À la mort.À la gloire.
De même Sans dot, Le Pauvre Homme, Tartuffe ? sont devenus une sorte de monnaie courante qui fait circuler avec elle à travers le monde la gloire de Molière.
Pour cet ensemble de raisons, Molière est devenu, dès le principe, un des plus populaires de nos écrivains et un de ceux qui ont le plus fidèlement représenté à l’étranger le génie moyen de la France. Un Corneille incarne ce qu’il y a dans notre race d’élan et de générosité, la tendance à sacrifier les intérêts pratiques et immédiats à une cause désintéressée et supérieure. Un Racine exprime cette délicatesse, cette recherche des nuances, de la finesse dans l’analyse des sentiments qui sont une des parures de notre esprit et un des charmes de nos salons. L’amour des idées claires et logiques, le besoin d’ordre et de méthode, cette probité de l’intelligence, se sont réalisées dans la philosophie cartésienne. Un Voltaire traduit ce désir de justice et de tolérance, cette aversion des iniquités sociales et politiques, qui s’accompagnent d’assez de tact, de bonne humeur, de sens des réalités pour ne se point dénaturer en un esprit de révolte brutale et violente. Les envolées idéalistes, l’enthousiasme lyrique qu’un préjugé sans fondement réserve aux races du Nord, ont trouvé leur plus splendide expression dans l’œuvre d’un Hugo.
Toutes les variétés de notre tempérament, ses qualités et ses défauts, ont eu un poète, un penseur, un artiste pour les exprimer. Mais il est un don qui nous appartient en propre, que nos origines multiples, fondant en un tout harmonieux dans la nôtre les caractères des autres races, ont développé chez nous à un degré suprême ; c’est le don de la mesure et de la proportion ; c’est le sentiment inné de ce qui convient dans l’ordre moral comme dans l’ordre intellectuel, dans le domaine social comme dans celui des Arts et des Lettres. Ce don, qui est l’apanage suprême de la raison, deux hommes, dont les noms sont inséparables, l’ont entre tous possédé : La Fontaine et Molière.