{p. 323}Les Grands Écrivains de la France, nouvelles éditions publiées sous la direction de M. Ad. Regnier, de l’Institut. — Œuvres de Molière, nouvelle édition, par MM. Despois et Paul Mesnard, tomes IV et V, Paris, 1878-1880 (Hachette).
La collection des Grands Écrivains de la France, dirigée par M. Adolphe Regnier, de l’Institut, avec un soin scrupuleux et une autorité magistrale, continue à se développer lentement, mais régulièrement, et à s’enrichir chaque année de nouveaux volumes. Plusieurs ouvrages sont complètement terminés : Malherbe, Corneille, Racine, Mme de Sévigné, La Bruyère ; d’autres sont en voie de publication et se complètent chaque jour : le Cardinal de Retz et Molière. Les Mémoires de Saint-Simon viennent de commencer, et deux volumes ont paru l’année dernière ; on en fait espérer deux cette année. Avec une prudence qu’on ne saurait blâmer, les éditeurs ne voudraient rien entreprendre de nouveau avant d’achever ce qui est commencé. Cependant il serait bien fâcheux de faire attendre trop longtemps des écrivains tels que Pascal, La Fontaine et Boileau. Espérons qu’on se relâchera un peu de la sévérité actuelle que, lorsque les ouvrages aujourd’hui commencés approcheront du terme, on ne craindra plus d’entreprendre quelque chose de nouveau.
On sait quel est l’esprit et l’objet de ces nouvelles éditions. Il ne faut pas y chercher des éditions usuelles, portatives, faites uniquement pour la lecture : ce sont des éditions savantes et définitives, destinées surtout à la recherche et à l’érudition. Il ne s’ensuit nullement qu’elles manquent d’agrément ; loin de là : elles offrent le plus vif attrait à la curiosité littéraire, elles renferment {p. 324}surtout l’histoire littéraire d’un si grand jour qu’elles pourraient être appelées les Mémoires de la littérature française. Les notices biographiques et bibliographiques qui accompagnent chaque volume sont des monographies auxquelles on n’ajoutera guère. Ceux qui pensent qu’il n’y a rien à trouver en littérature n’ont qu’à étudier ces notices pour s’apercevoir combien de choses, au contraire, étaient à trouver ou tout au moins à rassembler pour l’historique précis et la critique savante de nos œuvres les plus populaires. On sait aussi que, pour quelques-unes de ces œuvres, l’établissement du texte véritable et primitif a été l’objet principal. Nous aurons maintenant des classiques français édités avec le même soin et la même exactitude que les œuvres de la littérature grecque, et romaine.
Parmi les œuvres en cours de publication, nous avons cité les comédies de Molière, et, au nombre des volumes de la collection, récemment publiés, il y a deux volumes de ce grand poète, les tomes IV et V, lesquels contiennent précisément les plus intéressantes et les plus importantes de ses œuvres : Tartuffe, Don Juan et Le Misanthrope. Dans notre désir de rendre hommage à cette noble entreprise littéraire sans trop sortir du cadre de nos études habituelles, nous avons essayé de rechercher dans ces trois chefs-d’œuvre la pensée philosophique et morale qui les anime ; et, de même que nous nous étions occupé naguère de la psychologie de Racine1, nous tenterons d’exposer dans les pages qui suivent ce que l’on peut appeler la philosophie de Molière.
Avant de nous circonscrire dans l’étude philosophique que nous entreprenons, disons cependant quelques mots de l’édition elle-même et des nouveautés qu’elle contient. Cette édition a eu des malheurs ; et les deux récents volumes s’ouvrent par de tristes souvenirs. Deux hommes, d’âge inégal, et qui à des titres divers étaient chers au monde lettré, ont été enlevés par la mort pendant qu’ils préparaient la suite de cette édition, dont ils avaient exécuté les premiers volumes. L’un, M. Adolphe Regnier fils, qui s’était appliqué à la suite de son père à la science profonde des textes, a disparu dans toute la force de la jeunesse ; l’autre, M. Eugène Despois, si connu par la noblesse de son caractère et la finesse de son esprit, n’a pas survécu longtemps à son jeune collaborateur, et n’a pu payer à sa mémoire le juste hommage qu’il se promettait de lui rendre. De ces deux écrivains, l’un était chargé de la révision du texte, l’autre de la partie littéraire. Ces deux pertes si {p. 325}regrettables ont interrompu quelque temps la publication ; mais l’œuvre ne pouvait rester en suspens, et deux autres écrivains, non moins dévoués que les précédents, ont accepté de continuer leur tâche : M. Desfeuilles, ami de Despois, s’est chargé cette fois de la critique du texte ; M. Paul Mesnard, ici apprécié des lettrés pour ses charmantes notices sur Racine et sur Mme de Sévigné, a consenti d’accepter le même travail sur Molière. C’est à lui que nous devons les notices consacrées, dans ces deux derniers volumes, à Tartuffe, à Don Juan et au Misanthrope. L’historique du Tartuffe est une monographie d’une précision supérieure et d’un vif intérêt, parmi les faits importants démontrés par M. Paul Mesnard, nous signalerons celui-ci : c’est l’antériorité du Tartuffe sur Don Juan malgré toutes les éditions, qui, ne tenant compte que des représentations publiquement permises, placent celui-ci avant celui-là. De là une erreur grave, généralement commise : c’est que la tirade de l’hypocrisie dans Don Juan serait une annonce et une ébauche de Tartuffe, tandis que, dans la réalité, elle a été une récidive et une réplique. La notice sur Don Juan est l’étude approfondie et complète des diverses éditions de cette pièce célèbre et des variantes de Molière, qui ont tant d’importance au point de vue philosophique, ainsi que des diverses pièces qui ont pu servir de modèle. Enfin, dans la notice du Misanthrope on trouvera non seulement une étude historique, mais un modèle excellent de critique littéraire, dont nous profiterons largement dans notre propre étude. Au reste, on doit s’attendre que M. Paul Mesnard ne se borne pas à la pure érudition. Il introduit discrètement et finement la question d’art dans l’étude des faits, et sans manquer jamais aux devoirs stricts du bibliographe, il ne laisse pas prescrire les droits de la littérature et du goût.
I. §
La comédie du Tartuffe donne lieu à trois questions intéressantes : La comédie a-t-elle le droit de se mêler des choses divines et de la main la défense de la vraie dévotion contre la fausse ? Peut-on, d’un autre côté, attaquer la fausse dévotion sans compromettre la véritable, les signes de l’une et de l’autre étant extérieurement les mêmes ? Enfin, Molière, en combattant l’hypocrisie, n’a-t-il pas eu malgré toutes ses précautions et ses apologies, un dessein plus profond, et le Tartuffe ne serait-il pas l’essai et la première escarmouche du grand combat du xviie siècle contre l’Église ?
Tels sont les problèmes de philosophie morale qui se rattachent à la comédie de Tartuffe et qui, indépendamment de la beauté {p. 326}littéraire de l’œuvre, en font un document si intéressant dans l’histoire de l’esprit humain. La première question est celle dans laquelle se retranchaient, au temps de Molière, ceux qui ne voulaient pas entrer dans la question de fond, et dans la question plus délicate encore de tendances et d’intentions. Lors de l’interdiction des représentations de Tartuffe par le premier président de Lamoignon, tandis que le roi était à l’armée, Molière pria Boileau, ami du président, de le présenter à celui-ci pour essayer de le désarmer. Boileau, dans une lettre à Brossette, cite les paroles mêmes de M. de Lamoignon : « Avec toute la bonne volonté que j’ai pour vous, dit-il, je ne saurais permettre de jouer votre comédie. Je suis persuadé qu’elle est fort belle et fort instructive ; mais il ne convient pas à des comédiens d’instruire les hommes sur les matières de la morale chrétienne et de la religion : ce n’est pas au théâtre à se mêler de prêcher l’Évangile. »
On voit que le premier président ne mettait pas en doute la bonne foi et la bonne volonté de Molière, et que ses doutes ne portaient pas sur le danger de confondre la fausse dévotion avec la vraie, mais seulement sur l’inconvenance de mettre sur la scène comique des matières religieuses : le principe sur lequel il s’appuyait était la séparation du sacré et du profane. Permettre au théâtre de jouer l’hypocrisie, c’était lui donner juridiction sur les matières de piété : à qui appartient-il de distinguer le vrai du faux en matière de religion, sinon à la religion elle-même ? Molière invoquait bien en sa faveur les traditions et les origines du théâtre qui, chez tous les peuples, est sorti de la religion : il rappelait le souvenir des mystères, qui souvent s’étaient joués dans les églises elles-mêmes. Mais depuis longtemps le théâtre s’était séparé du sanctuaire et s’était sécularisé. Il pouvait représenter des scènes religieuses quand il était lui-même un acte religieux sous l’autorité de l’Église ; mais depuis qu’il était devenu profane et mondain, s’arroger le droit de prêcher, n’était-ce pas empiéter sur le domaine spirituel, sur les droits de l’Église ? On le voit, la question du Tartuffe n’est au fond qu’un de ces cas de conflit innombrables qui, depuis le moyen âge jusqu’à nos jours, ont mis aux prises l’Église et la raison libre, le spirituel et le temporel. C’est en vertu, d’un principe semblable que l’Église se réservait le droit de juger les souverains et de décider les questions mêmes de droit civil, non pas en tant qu’intérêts temporels, mais, comme on le lisait alors, sub ratione peccati, au point de vue du péché. C’est d’après ce même principe que l’Église se considère encore comme investie, jure divino, du droit d’enseigner, et regarde comme une usurpation tout enseignement laïque ; le Tartuffe, au contraire, était une revendication pour la raison profane du droit de séparer la vraie piété de la fausse, de flétrir celle-ci en respectant l’autre ; ce droit, il est vrai, n’avait {p. 327}jamais fait défaut à la liberté profane, car les romans et les poésies satiriques, depuis Jean de Meung jusqu’à Régnier, avaient toujours raillé les cagots et les moines. Mais le théâtre était une tribune bien autrement imposante : c’était une concurrence directe à la chaire chrétienne. C’était l’émancipation publique de la parole. Sans doute le Tartuffe n’attaque pas la foi ; mais il ne relève pas exclusivement de la foi. Ce n’était pas le croyant, c’était l’homme du monde qui s’attribuait le droit de se défendre contre le faux dévot. L’Église prétendait qu’à elle seule appartenait le privilège de défendre la vraie religion ; mais le monde répondait que, toute question de piété mise à part, la famille, les intérêts et l’honneur étant menacés par la licence et la cupidité déguisées sous un manteau sacré, il y avait là des intérêts purement humains qui avaient le droit de se défendre par des armes profanes. En un mot, de même que la révolution a détruit plus tard toutes les juridictions ecclésiastiques et ramené au tribunal de la loi commune tous les délits, même ceux commis par les ecclésiastiques, de même Molière a revendiqué pour la juridiction de la comédie, c’est-à-dire de la raison libre, tous les délits moraux menaçant les intérêts et les droits de la société et des individus, lors même que ces intérêts auraient un côté commun avec les intérêts religieux. C’est donc une question qui relève d’une sorte de tribunal idéal des conflits et qui sera éternellement résolue en sens inverse par ceux qui veulent l’affranchissement de la raison et par ceux qui veulent que le gouvernement des choses humaines reste au pouvoir de la foi. Heureusement le nombre des esprits absolus est assez rare ; autrement aucun progrès ne s’accomplirait dans le monde. Si on avait pu prévoir que Tartuffe était une étape dans la voie de la sécularisation sociale, ce n’est pas la représentation qui eût été interdite, c’eût été l’ouvrage lui-même qui eût été brûlé et supprimé. Mais Louis XIV n’était pas encore sous le joug des dévots. Il était jeune ; il aimait le plaisir, et il ne voyait pas de si loin. Il ne trouva pas grand danger à permettre à la comédie ce pas hardi et décisif, et une conquête nouvelle fut accomplie.
Le second point est plus délicat que le premier. Admettons qu’il soit permis à la comédie d’attaquer, à son point de vue, les vices qui relèvent de la religion. N’y a-t-il pas un autre danger bien plus grave en cette circonstance ? Est-il possible de séparer la vraie dévotion de la fausse ? Les traits lancés contre celle-ci ne reviennent-ils pas rejaillir sur celle-là ? Peut-on combattre l’hypocrisie sans nuire à la religion ? Cette objection se trouve exposée dans une brochure, écrite plus tard contre Don Juan mais dont le principal objectif est le Tartuffe : « L’hypocrite et le dévot, y {p. 328}est-il dit, ont une même apparence ; ce n’est qu’une même chose dans le public ; il n’y a que l’intérieur qui les distingue. »
Or, comme cet intérieur ne se voit pas, on pourra toujours supposer, si on le veut, que le dévot est un hypocrite : c’est ainsi qu’on ne peut pas frapper l’un sans toucher à l’autre.
C’est surtout Bourdaloue qui, dans un admirable sermon sur l’hypocrisie, a développé avec un art profond et une émouvante dialectique cette grave objection contre le chef d’œuvre de Molière. Dans ce sermon dont on ne sait pas exactement la date, mais qui ne doit pas être très éloignée de la représentation publique de Tartuffe, c’est-à-dire dans les environs de 1669, Bourdaloue a pris pour sujet l’hypocrisie ; mais avec une habileté qui témoigne qu’il appartient bien à son ordre, au lieu de prendre à partie, comme on s’y attendait, l’hypocrisie elle-même, il trouva moyen de parler contre ceux qui l’attaquent : « Au lieu d’employer mon zèle, dit-il, à combattre l’hypocrisie, j’entreprends de combattre ceux qui raisonnent sur le sujet de l’hypocrisie, ou en tirent de malignes conséquences, ou en reçoivent de fausses impressions, ou s’en forment de fausses idées au préjudice de la vraie piété. »
Développant ces trois idées, Bourdaloue distingue trois sortes de personnes dans le christianisme : « les mondains et les libertins »
, qui en sont les ennemis déclarés ; « les chrétiens lâches »
, qui ont peur de professer leur foi ; et « les ignorants et les simples »
, qui se laissent séduire. Or pour ces trois sortes d’hommes, l’hypocrisie est un prétexte ou un scandale. « Les uns y trouvent la justification de leur impiété, les autres le prétexte de leur lâcheté, les troisièmes l’excuse de leur imprudence. »
Voyons d’abord les libertins, les incrédules, les esprits forts, déjà si nombreux : à cette époque comme nous le verrons bientôt en parlant de Don Juan. Ceux-ci se prévalent de la fausse piété pour se persuader qu’il n’y en a pas de véritable ou du moins qui ne soit suspecte. C’est donc par intérêt personnel que le libertin appelle du nom de cagotisme ou de tartuferie toute espèce de piété. C’est que « l’impie étant déterminé à être impie, voudrait que le reste des hommes lui ressemblât »
, et parce qu’il y a des dévots hypocrites, il conclut que tous le peuvent être. C’est là une sorte de raisonnement analogue à celui que Descartes, dans son doute méthodique, dirigeait contre la véracité des sens : Puisqu’ils nous trompent quelquefois, disait-il, ils peuvent bien nous tromper toujours. Par la même raison on ne peut dire qu’il existe un seul dévot véritable : car, plus il sera parfaitement hypocrite, mieux il jouera la dévotion ? S’il n’est pas certain qu’elle est fausse, au moins doit-elle être suspecte, puisque nous n’avons aucun critérium pour nous assurer qu’elle {p. 329}est vraie après avoir posé intrépidement cette redoutable objection, Bourdaloue y répond de haut et avec non moins, de hardiesse : « Je veux, dit-il, qu’il n’y ait point de vraie piété dans le monde, ou qu’il n’y ait qu’une piété douteuse. Faut-il en conclure qu’on doive demeurer dans l’impiété et le dérèglement ? Non : il y a toujours un Dieu qui veut être adoré en esprit et en vérité : et quand tous les hommes lui refuseraient les justes hommages qui lui sont dus, ils ne lui seraient pas moins dus par chacun des hommes, et chacun des hommes ne serait pas moins criminel en les lui refusant. »
C’est tout à fait dans le même sens et dans la même pensée que Kant a dit quelque part : « Il est absolument impossible de prouver par l’expérience avec une entière certitude qu’il y ait jamais eu un seul cas où une action, extérieurement conforme au devoir, a reposé uniquement sur des principes moraux et sur le respect intérieur du devoir. Mais quand même il n’y aurait jamais eu d’action de ce genre, il ne s’agit pas de ce qui a lieu ou de ce qui n’a pas lieu, mais de ce qui doit avoir lieu ; quand même il n’y aurait pas encore eu jusqu’ici d’ami sincère, la sincérité n’en serait pas moins obligatoire pour tous les hommes. »
On voit que la question de l’hypocrisie posée par le Tartuffe s’applique à la morale en général aussi bien qu’à la piété : je puis douter de la vertu des hommes comme de leur dévotion ; mais la réponse est la même de part et d’autre : le libertin ne peut tirer aucun avantage de l’hypocrisie des faux sages ou de l’hypocrisie des faux dévots. Il doit se dire : « Leur vie n’est pas ma règle. Si ce sont de faux dévots, leur fausse dévotion n’est pas, à mon égard, un titre pour être un mauvais chrétien. » L’hypocrisie servant donc, suivant Bourdaloue, de prétexte et de justification aux libertins, il en conclut que c’est se rendre coupable contre la piété que de s’élever sans mandat contre l’hypocrisie : c’est ce qu’a fait Molière, auquel Bourdaloue fait ouvertement allusion dans un passage célèbre« Voilà, chrétiens, ce qui est arrivé lorsque des esprits profanes ont entrepris de censurer l’hypocrisie, non pour en réformer l’abus, ce qui n’est point de leur ressort, mais pour faire une espèce de diversion dont le libertinage pût profiter2. »
Après avoir prouvé aux libertins que lors même que tous les {p. 330}dévots seraient trompeurs, la piété n’en serait pas moins un devoir, Bourdaloue revient sur cette concession apparente et soutient qu’il existe une vraie piété : « Grâces immortelles vous soient rendues, ô Seigneur ! vous êtes encore connu en Israël. »
On objecte la difficulté de distinguer en cette matière le vrai du faux : « Et pourquoi, mon cher auditeur, de deux partis prenez-vous toujours le moins favorable, et, sur un soupçon vague, pourquoi voulez-vous que ces dehors trompent toujours parce qu’ils trompent quelquefois ? »
Il reconnaît que ces exemples de vraie piété sont rares ; mais « il y en a jusque dans la cour »
. Ici, Bourdaloue ne s’aperçoit pas qu’il parle exactement comme Molière : celui-ci, en effet, n’avait-il pas dit :
Mais les dévots de cœur sont aisés à connaître ;Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeuxQui peuvent nous servir d’exemples glorieux.Regardez Ariston : regardez Périandre,Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre.
On ne pouvait donc pas reprocher à Molière ce que Bourdaloue condamne ici dans les libertins, à savoir de suspecter toutes les vertus et toutes les conduites, et d’étendre à tous les chrétiens ce qui n’est vrai que de quelques-uns. Molière ne dit même pas, comme Bourdaloue, que de tels exemples sont rares ; il ne dit pas que, les apparences étant semblables, elles peuvent être toutes suspectes ; au contraire, il sépare et tranche nettement entre la vraie et la faussé piété, et caractérise celle-ci par des traits si visibles qu’il faut le vouloir pour la confondre avec l’autre. Dira-t-on que, si Molière parle ainsi, c’est par acquit de conscience, pour faire passer le reste, pour insinuer plus facilement son venin ? N’est-ce pas le cas de répondre à Bourdaloue par ses propres paroles : Pourquoi, mon cher prédicateur, de deux partis prenez-vous le moins favorable, et sur un soupçon vague, sans nulle preuve particulière, pourquoi suspectez-vous les intentions ? Pourquoi ne pas prendre les paroles dans le sens où elles sont dites, quand elles sont exprimées avec autant de clarté, et de force qu’elles le sont dans le discours de Cléante ? Pourquoi voir là des stratagèmes et des ruses ? Pourquoi imputer à Molière le plan machiavélique de faire une diversion dont le libertinage pût profiter ? Est-ce la de la charité chrétienne ? N’est-ce pas avoir deux poids et deux mesures ? Si vous nous suspectez, pourquoi ne voulez-vous pas que nous vous suspections ? Nous sommes à deux de jeu. Mais jamais l’Église ne voudra traiter d’égal à égal avec le laïque. Jamais elle n’admettra la parité. C’est une impiété de soupçonner l’hypocrisie dans le dévot : c’est une œuvre pie de la dénoncer dans le comédien.
{p. 331}Négligeons le second point du sermon de Bourdaloue, qui porte sur les dévotions lâches, et passons au troisième, où Bourdaloue se porte de la défensive à l’offensive, et renvoie le reproche d’hypocrisie des jésuites, auxquels il s’adressait d’abord, aux jansénistes d’où le coup était parti, avant Molière, par la main de Pascal. Ces représailles, ce retour offensif, cette habile diversion peuvent être loués comme fait de guerre et de stratégie, et au point de vue historique, c’est un trait curieux que ce renvoi réciproque d’une même injure ; mais il faut dire que cette tactique, quelque heureuse qu’elle soit en elle-même, enlève beaucoup de force au sermon : il n’y a plus unité d’action. En voulant faire face à la fois et aux libertins, dont Molière était le soi-disant interprète, et aux jansénistes, qui étaient placés à un point de vue tout opposé et qui étaient aussi ennemis de Molière que les jésuites eux-mêmes, Bourdaloue risquait d’affaiblir l’effet cherché. C’était d’ailleurs un point de vue subtil et bien compliqué de prendre directement à partie les jansénistes comme hypocrites, tandis que d’abord les seuls adversaires étaient les libertins et les lâches. Jusque-là, l’hypocrisie n’était pas attaquée directement, mais seulement à cause des fausses conséquences qu’on en pouvait tirer ; maintenant l’orateur se retourne contre l’hypocrisie elle-même ; mais c’est seulement lorsqu’elle se présente à lui sous le masque janséniste, Qui peut ne pas voir l’esprit de secte et de parti ? Et d’ailleurs n’y avait-il pas aussi une espèce de contradiction, après avoir reproché aux libertins leurs jugements téméraires, de porter soi-même un jugement aussi téméraire sur une secte dont le rigorisme sans doute pouvait être affecté chez quelques-uns, mais qui, chez la plupart, était l’œuvre d’une foi ardente ? Si la dévotion d’un Pascal, d’un Saci, d’un Singlin était une dévotion hypocrite, à cruelle dévotion pouvait-on croire ? Et quelle arme entre les mains des libertins ? N’était-ce pas renverser soi-même les distinctions faites d’avance que d’appeler jansénisme une « spécieuse hypocrisie »
, que de prendre les hommes de Port-Royal comme « des hommes qui, pour donner crédit à leurs nouveautés, prenaient, tout l’extérieur de la piété la plus rigide »
, comme « revêtus de la peau de brebis »
, mais qui, au fond, étaient « des loups ravissants3 »
. N’est-ce pas d’ailleurs un abus de mots et {p. 332}un détournement artificiel de la vérité que de confondre l’hypocrisie et « les égarements de la foi »
? L’orgueil de l’hérésie est un vice que l’on peut blâmer mais lorsqu’on parle d’hypocrisie, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, et pour vouloir frapper deux adversaires à la fois, s’exposent à n’en toucher aucun.
Quoi qu’il en soit, le sermon de Bourdaloue est sans doute une vigoureuse riposte contre Molière et Pascal ; mais allons au fond des choses ; et demandons-nous s’il en résulte quelque argument nouveau vraiment solide contre Tartuffe. Si vous exceptez cet argument déjà discuté, que combattre l’hypocrisie « n’est pas du ressort de la comédie »
, la thèse de Bourdaloue consiste à dire qu’en attaquant l’hypocrisie, on fournit un prétexte aux libertins. Cela peut être ; mais que faut-il conclure de là ? Que l’hypocrisie ne doit pas être blâmée ? Ne sera-ce pas pour ce vice un singulier privilège ? Sera-t-il le seul qu’il sera défendu de flétrir ? De peur de discréditer la vraie piété par la fausse, couvrira-t-on la fausse du prestige de la vraie ? Non, dira-t-on ; mais c’est à l’Église elle-même de faire le partage. Soit ; mais lors même que c’est l’Église qui parle, elle est, aussi bien que la comédie, en face du même problème : c’est que, les apparences étant semblables, on jettera toujours une sorte de soupçon sur tout le monde en démasquant quelques-uns. Le libertin pourra dire encore : Si la dévotion trompe quelquefois, elle peut donc tromper toujours, aussi bien Bourdaloue qu’un autre. On ne dira donc rien sur l’hypocrisie, et encore une fois voilà un vice qui bénéficiera d’une indemnité privilégiée.
Ce qui confirme le droit de la comédie et de la morale profane à combattre hardiment l’hypocrisie, c’est que seules elles peuvent le faire avec énergie et avec conviction. L’Église, au contraire, est toujours embarrassée de combattre ce vice, qui se lie si étroitement à la vertu. La morale profane n’éprouvera aucun scrupule dire que, si vous êtes libertin, il vaut mieux l’être franchement que de couvrir vos désordres des apparences de la piété. Mais comment l’Église pourrait-elle conseiller de renoncer même à ces apparences ? Le confessionnal blâmera le libertinage mais ne détournera pas de la piété ; au contraire, on conseillera d’y persévérer dans l’espoir que le bien finira par guérir le mal. Fort bien ; mais, en attendant, un dévot libertin est précisément ce que nous appelons un hypocrite, un tartuffe. De même aussi, les conversions forcées ou à demi contraintes, qui sont la conséquence inévitable de l’intervention du pouvoir civil en faveur de la religion, ne sont-elles pas des encouragements à l’hypocrisie ? Ne fût-ce que la faveur réservée aux uns aux dépens des autres, c’est déjà une invitation à feindre la foi que l’on n’a pas ; {p. 333}or l’Église ne peut pas consentir à admettre que dans un État gouverné par ses maximes, il n’y aura pas quelque avantage en faveur de ceux qui croient et qui pratiquent. D’ailleurs, il faut le reconnaître, si l’on devait renoncer aux pratiques extérieures aussitôt que la foi diminue et est ébranlée, ou quand on a des faiblesses morales, combien de pratiquants seraient réduits à devenir des libres penseurs ? Or la pratique sans foi et sans piété n’est-elle pas précisément ce que les hommes appellent hypocrisie ? Ce ne sont pas les jésuites, c’est Pascal lui-même qui conseille de faire comme si on croyait : « Vous voulez-aller à la foi et vous n’en savez pas le chemin ; apprenez de ceux qui ont été liés et qui parieraient aujourd’hui tout leur bien, … suivez la manière par où ils ont commencé : c’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes ; naturellement cela vous fera croire et vous abêtira. »
On ne voit donc pas clairement, au point de vue religieux, ce que peut être l’hypocrisie. Le mal est dans le vice, mais jamais dans la piété, même extérieure. Corrigez-vous du vice, si cela se peut ; fortifiez-vous dans la foi ; mais ne renoncez jamais à la pratique et aux œuvres.
On voit que, sur ce point, il est difficile qu’il y ait accord entre la morale du monde et celle de l’Église. Théoriquement, on blâmera l’hypocrisie de part et d’autre, mais d’une part avec énergie et conviction et de l’autre avec une secrète complaisance. C’est pourquoi la comédie réclame impérieusement son droit ; car elle n’admet pas de prescription ni d’accommodement pour ce que l’on peut appeler en morale « les lois existantes », c’est-à-dire le droit humain, le droit des familles et des propriétés. De son côté, l’Église proteste, sentant avec raison combien il est difficile de fixer une limite entre la vraie et la fausse piété ; car la vraie piété serait la piété complète, animée par une foi sans mélange et soutenue par une vue sans tache ; or, si l’on ne permet la pratique qu’à ces conditions, autant dire qu’il ne doit pas y en avoir du tout. D’ailleurs, nul n’aime à flétrir soi-même ce qui a l’apparence de ses principes, fût-ce une flatteuse apparence, de même que l’on ne repousse pas la flatterie, même lorsqu’on sait qu’elle est la flatterie. C’est pourquoi les dévots auront toujours quelque faible pour les hypocrites et n’aimeront pas les voir attaquer. M. Eugène Despois, dans son Théâtre-Français sous Louis XIV, a reconnu que les dévots avaient quelque raison de se formaliser du Tartuffe, et il rapproche ingénieusement cette comédie de celle de Palissot au xviiie siècle sur Les Philosophes. Il dit que les philosophes ont jeté les hauts cris aussi bien que les dévots ; ils se sont dits calomniés et auraient bien voulu faire interdire la pièce, comme on a fait de Tartuffe. Cet {p. 334}exemple même prouve combien il est nécessaire que la police des travers et des ridicules soit exercée par un pouvoir indépendant comme la comédie ; car jamais aucune opinion ni aucune secte ne fera la police sur elle-même.
Au reste, nous ne nous sommes placés jusqu’ici qu’au point de vue du droit strict, tel que l’exige la morale. Mais il y avait un autre droit bien supérieur qui dépassait toutes ces considérations ; c’est le droit de l’art, qui est souverain dans sa sphère comme la religion dans la sienne. Tartuffe devait-il être joué ou non ? C’est une question de police. Mais Tartuffe devait-il être fait ? C’est une question d’art. Ici, la conscience de Molière était souveraine et n’avait pas besoin de la permission de Bourdaloue. Le droit de peindre avec vérité et profondeur tous les grands côtés de la nature humaine est un droit primordial et imprescriptible, comme le droit pour le savant de poursuivre toute vérité. Si l’art ne récusait pas cette autorité extérieure de la religion ou de la morale depuis longtemps il n’existerait plus. La statuaire serait interdite comme contraire à la pudeur ; la comédie et la tragédie comme excitant les passions ; la satire comme contraire à la charité ; l’élégie amoureuse comme libertine ; l’éloquence elle-même comme fardant la vérité par l’appel au sentiment4. Nous avons voulu, en nous plaçant à notre point de vue, discuter la question du Tartuffe comme une question de casuistique morale, et nous croyons, à ce point de vue même, avoir établi le droit strict de Molière ; mais quant à lui, il n’avait pas besoin de tant raisonner. C’est le sens comique, c’est le génie théâtral qui lui a inspiré Tartuffe. C’est comme œuvre de vie qu’elle est ; sortie de sa pensée, et non comme plaidoyer abstrait. Il a dû discuter avec le pouvoir civil, et, pour le dehors, répondre aux préventions qui s’élevaient contre son œuvre et qui n’avaient rien d’esthétique. Quant au fond des choses, il ne relevait que de lui-même ; car l’art aussi possède une autorité de droit divin.
Nous n’avons pas à entrer dans l’appréciation littéraire de Tartuffe, qui n’est pas de notre ressort et qui ne rentre pas dans notre dessein. Elle a d’ailleurs été si souvent faite que je ne sais s’il y aurait quelque chose à ajouter. Mais peut-être est-ce une question de psychologie et de morale, autant que de goût, que de rechercher si Molière n’a pas dépassé la vérité, et chargé les couleurs dans sa peinture de Tartuffe comme La Bruyère l’en a accusé dans ce portrait d’Onuphre, qui passe avec raison pour une critique de Molière. {p. 335}On a répondu que « l’optique du théâtre a ses lois nécessaires, et que si Tartuffe n’est vrai que suivant ces lois, il ne doit pas l’être autrement5 »
. Cette réponse est sans doute suffisante pour justifier Molière de certains détails secondaires. Assurément un habile hypocrite ne parlera pas tout haut de « sa haire et de sa discipline » ; il s’arrangera pour les faire voir, ce qui sera la même chose. Mais au théâtre, on ne saurait ce que c’est qu’une haire et une discipline si l’on se contentait de les montrer aux yeux, il faut les nommer ; c’est le cas de prendre à rebours le vers d’Horace : Segnius irritant…
Mais si cette raison est suffisante pour les traits extérieurs du caractère, par exemple encore pour le mouchoir de Dorine, il me semble qu’elle ne suffit plus pour les traits moraux, s’ils étaient véritablement en contradiction avec le caractère du personnage, car on pourrait toujours justifier par cette même raison de l’optique théâtrale toutes les exagérations et même les contresens dans les caractères comiques. Or la critique de La Bruyère va jusque-là : « S’il se trouve, dit-il, un homme opulent à qui il a su imposer et dont il est le parasite, il ne cajole ; pas sa femme… il ne s’insinue jamais dans une famille où il y a à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir… il en veut à la ligne collatérale. »
Je maintiens que, si ces critiques étaient justes au fond, il n’y aurait pas d’optique théâtrale qui pût justifier Molière d’aussi fortes exagérations. Mais ces critiques sont fausses, selon nous, non seulement au point de vue de l’optique théâtrale, mais au point de vue de la vérité morale elle-même. Sans doute Tartuffe n’a pas dû choisir exprès une famille qui rendait ses visées bien plus difficiles et plus audacieuses ; de plus, il n’a pas dû se proposer dès le premier jour de séduire la femme, d’épouser la fille, et de faire chasser et déshériter le fils. Il a pris la première dupe qui s’est présentée, et ce n’est que pas à pas qu’il a étendu ses toiles et accru ses ambitions et ses convoitises. Mais il faut n’avoir pas mesuré le fond de la sottise et de la crédulité humaines pour ne pas croire possible qu’un esprit prévenu et circonvenu comme Orgon puisse aller jusqu’à tout sacrifier, même un fils et une fille, aux artifices hardis et profonds d’une cupide hypocrisie ! Ne sait-on pas jusqu’où peut se porter l’aveuglement de la superstition joint à l’entêtement de la bêtise ? N’en a-t-on pas vu la preuve dans ce récent procès des spirites, où les dupes elles-mêmes n’étaient pas désabusées par l’aveu du charlatan, et où l’on entendit de la bouche d’une de ces dupes ce mot digne de Molière : « Mais je suis donc un imbécile ! » C’est le propre de la fausse dévotion et du cagotisme {p. 336}stupide de sacrifier la famille aux prétendus intérêts de Dieu, et Molière a saisi avec génie et exprimé dans des vers admirables ce trait profondément vrai :
Et je verrais mourir frère, enfant, mère et femme.Que je m’en soucierais autant que de cela.
Quant à la tentative de séduction qui vient compliquer et compromettre les entreprises de Tartuffe, elle est sans doute de sa part une faute et une imprudence ; mais l’hypocrisie ne commet-elle pas d’imprudence ? Et parce que Tartuffe est méchant, faut-il qu’il soit infaillible ? Au contraire, c’est d’ordinaire du côté des sens que l’hypocrisie se démasque ; c’est par là qu’elle ne se contient plus : car c’est le propre du libertinage d’emporter toute prévoyance et de fermer les yeux sur le danger. Il ne faut pas oublier non plus que, pour le dévot libertin, il n’y a pas de vertu véritable ; il ne voit pas grand mal dans la séduction qu’il médite ; il prête aux autres ses propres désirs ; il suppose que toute femme est prête à accepter le plaisir quand il est facile. Or si Elmire se prêtait aux propositions de Tartuffe, où serait le danger ? Pour ce qui est d’Orgon, il sait bien que « c’est un homme à mener par le nez »
. On ne voit donc pas, malgré La Bruyère, ce qu’il y a de contraire au caractère de Tartuffe dans les différents traits qu’il lui reproche. N’oublions pas enfin que Tartuffe a pris ses mesures et qu’il a des armes toutes prêtes contre Orgon : c’est la donation d’une part et de l’autre la cassette compromettante. Or quelle invraisemblance y a-t-il qu’Orgon, dans son absolu et aveugle abandon, ait confié ses secrets et donné une partie de sa fortune à son dangereux séducteur ? Si de telles captations n’étaient pas possibles, pourquoi les lois prendraient-elles tant de précautions contre les captateurs ? Il me semble donc qu’il n’y a aucune faute psychologique dans la conception de Tartuffe. Tout au plus peut-on dire que l’accumulation de toutes ces infamies, pour nous qui n’avons pu suivre pas à pas la sape creusée par le traître, a quelque chose de violent et peut-être d’excessif : c’est ici que la raison tirée de l’optique théâtrale vient achever la justification du poète. Le drame, surtout notre drame classique avec sa loi d’unité, ne permet pas toujours de suivre par degrés le développement d’une action et d’une passion : ici il faut accorder quelque chose à la fiction ; mais ce n’est que la forme et non le fond qui a besoin de cette justification.
Il reste encore, à propos de Tartuffe, une dernière question : c’est celle des sentiments personnels de Molière et de ses intentions. {p. 337}secrètes ; nous y avons touché incidemment dans les pages précédentes ; mais comme la même question se reproduira au sujet de Don Juan, nous l’ajournons pour la traiter à fond après l’examen de ce second ouvrage.
II. §
Le Don Juan est l’œuvre la plus poétique de Molière : c’est même la seule où il y ait un grain de poésie, j’entends cette fleur d’imagination et de fantaisie qui manque un peu à notre théâtre et surtout à notre théâtre comique. Est-ce une illusion de croire qu’il y a quelque chose de semblable dans le Don Juan, et ne serait-ce pas le souvenir de la musique divine que Mozart a su associer à cette fable dans notre imagination ? Ne serait-ce pas aussi l’impression de la vieille légende espagnole dont Molière n’a pas amorti l’effet en la traduisant sous la forme comique et en l’assaisonnant du sel gaulois ? Quelle que soit la cause de cette impression, toujours est-il que le Don Juan est animé d’un feu si rapide, d’une gaîté si audacieuse, d’une variété d’effets et de ton si peu ordinaire dans notre théâtre, d’une liberté de penser si singulière ; il nous présente un caractère si nouveau et si brillant, une insolence de vice si élégante et si fière, en un mot, une peinture d’une telle couleur et d’une telle chaleur, que, malgré les Sganarelle et les Pierrot, qui font repoussoir, l’œuvre dans son ensemble n’en est pas moins poétique, comme Don Quichotte, malgré Sancho Pança.
Une telle pièce, presque improvisée, imposée à Molière par la nécessité de la concurrence, nous montre ce qu’eût pu être notre théâtre si, au lieu d’une imitation systématique des formes du théâtre antique, il se fût développé spontanément du sein de notre théâtre populaire. Personne ne peut sans doute se plaindre un système théâtral qui nous a donné Cinna et Athalie ; mais l’imagination cependant aime à se représenter ce qui eût été si un Corneille ou un Molière, dégagés de toute obligation classique, n’eussent écouté comme Shakespeare que leur propre génie, et se fussent abandonnés à toute la liberté de l’invention. Mais peut-être est-ce là un regret injuste et vain ; peut-être le génie français ne pouvait-il arriver à toute sa perfection que dans une forme logique et régulière ; peut-être est-ce cette forme si nue et si sévère qui a obligé nos poètes à porter tous leurs efforts sur l’analyse savante des mœurs et des caractères. Quoi qu’il en soit, et tout en reconnaissant le mérite des méthodes savantes de notre théâtre, on aime à rencontrer une œuvre qui par le hasard des circonstances, {p. 338}plus que par l’intention expresse de Molière, doit toute sa beauté à sa liberté.
Don Juan est en quelque sorte la contrepartie du Tartuffe. Dans Tartuffe, Molière avait joué la fausse dévotion ; dans Don Juan, il joue l’impiété. Il semble qu’il ait saisi cette occasion de répondre aux attaques dont Tartuffe était l’objet. J’ai si peu voulu, semble-t-il dire, flétrir la vraie piété que j’ai mis ensuite sur la scène l’incrédulité brutale, l’impiété insolente, l’athée foudroyé. Ainsi l’athéisme et l’hypocrisie étaient l’un et l’autre et également flagellés. La vraie piété seule était mise à l’abri de toute atteinte et sortait au contraire de ce double combat plus pure et plus respectée. Nous ne savons si Molière a fait le calcul que nous lui prêtons ; mais, s’il l’a fait, ce calcul ne lui réussit pas beaucoup ; et Don Juan, bien loin de désarmer les ennemis du Tartuffe, leur fournit de nouvelles armes.
C’était cependant une pensée hardie et profonde de mettre sur la scène le libertinage de la pensée au libertinage des mœurs. Don Juan est un document qui nous atteste l’existence et la puissance d’une secte de libres penseurs au xviie siècle. Quand nous nous représentons la société de ce siècle, telle que l’a faite l’autorité de Louis XIV, il semble que ce fût une société dominée par la foi et par une seule foi. La religion couvre tout. La libre pensée se glisse à peine et se laisse seulement deviner dans toute la littérature du siècle. Avant Bayle, on ne rencontre pas un représentant attitré du scepticisme en matière religieuse, et Bayle, lui-même, affecte de mettre la foi de côté et à l’abri. Les sceptiques tels que Charron, Lamothe le Vayer, Gassendi, sont des hommes d’Église, croyants ou très discrets, que l’on n’est pas autorisé à compter parmi les incrédules. En un mot, rien de plus étrange pour nous que cette peinture hardie de l’athéisme dans un temps et au milieu d’un monde où il semble qu’il n’y eût pas d’athées. Et cependant un grand nombre de faits nous autorisent à croire que non seulement l’incrédulité a existé au xviie siècle, mais qu’elle y a été puissante, qu’elle a préoccupé vivement les hommes religieux. En voici quelques preuves.
Que l’on lise dans Pascal le célèbre morceau qui commence par ces lignes : « Qu’ils apprennent au moins quelle est la religion qu’ils combattent avant que de la combattre. »
Peut-on croire que Pascal eût écrit ces pages si vives et saisissantes s il n’eût rencontré autour de lui et connu de près des sceptiques en religion ; s’il ne les eût crus redoutables, s’il n’en eût été lui-même effrayé ? Il trouve que c’est là « un étrange renversement dans la nature de l’homme »
, et il lui semble incroyable qu’une seule personne « pût y être »
. Et cependant {p. 339}l’expérience lui en montre « un si grand nombre »
, que cela serait surprenant si l’on ne savait que la plupart « se contrefont et ne sont point tels en effet… Ce sont gens qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire l’emporté : c’est ce qu’ils appellent avoir secoué le joug… Prétendent-ils nous avoir bien réjouis de nous dire qu’ils tiennent que notre âme n’est qu’un peu de vent et de fumée, et encore de nous le dire d’un ton de voix fière et contente ? »
Ces gens, qui font les emportés, qui ont secoué le joug, qui disent d’une voix fière et contente qu’il n’y a pas de Dieu et que notre âme n’est que du vent et de la fumée, ne sont-ce pas les modèles de Don Juan, les incrédules mondains parlant si insolemment des choses divines, que quelqu’un, nous dit Pascal, répondit un jour à l’un d’eux : « Si vous continuez à me parler de la sorte, vous me convertirez »
: mot que Duclos traduisit un jour à sa manière en disant des athées de son temps : « Ils en diront tant qu’ils me feront aller à la messe. »
Bossuet n’est pas un témoin moins précieux que Pascal pour nous attester l’existence de la libre pensée au xviie siècle. L’oraison funèbre d’Anne de Gonzague est un témoignage d’une singulière autorité. Cette princesse disait elle-même qu’il faudrait un miracle pour la ramener à la foi chrétienne. Évidemment Bossuet, comme Pascal, avait vu à sa cour et autour de lui de vrais libres penseurs ; il avait expérimenté, non en lui-même, mais chez les autres, cet état de fierté et de liberté de celui qui a secoué le joug et pour lequel la foi et n’est plus qu’en état enfantin de l’esprit. Quelle peinture vive et quelle riposte orgueilleuse et imposante dans ce célèbre tableau : « Qu’ont-ils vu, ces rares génies, qu’ont-ils vu plus que les autres ? Pensent-ils avoir mieux vu les difficultés à cause qu’ils ont succombé, et que les autres qui les ont vues les ont méprisées ?… Ne croyez pas que l’homme ne soit emporté que par l’intempérance des sens. L’intempérance de l’esprit n’est pas moins flatteuse : comme l’autre, elle se fait des plaisirs cachés et s’irrite par la défense… La liberté de penser tout ce qu’on veut fait qu’on croit respirer un air nouveau. On insulte aux faibles esprits, qui ne font que suivre les autres sans rien trouver par eux-mêmes. »
Parmi les sociétés où régnait la libre pensée, il y en a une particulièrement brillante et qui peut être considérée comme le vestibule du xviiie siècle : c’était le salon de la célèbre Ninon. Mme de Sévigné nous parle avec horreur de l’impiété de cette illustre personne et surtout de sa prétention à faire de Mme de Grignan la complice de son impiété : « Qu’elle est dangereuse, cette Ninon ! si vous saviez comme elle dogmatise sur la religion, cela vous ferait {p. 340}horreur… Elle trouve que votre frère a la simplicité de la colombe, il semble à sa mère : c’est Mme de Grignan qui a tout le sel de la maison et oui n’est pas si sotte d’être dans cette docilité. »
Le chevalier de Sévigné lui-même, malgré sa docilité, était entraîné dans le courant des impiétés de la jeunesse : « Il est dans le bel air par-dessus les yeux ; point de pâques. ».
On affectait même d’employer la semaine sainte à jouir de toutes les voluptés au point que Charles de Sévigné en exprimait son dégoût, que sa mère communique à sa fille en des termes d’une crudité incroyable. Chez lui, ce n’était que respect humain et fausse bravade ; chez d’autres, c’étaient de vraies insultes préméditées, des étalages insolents d’impudicité et d’impiété. À tous ces faits ajoutez la curiosité qu’inspirait le nom exécré et redouté de Spinoza, que Condé, en Hollande, désira connaître (entrevue qui n’échoua que par accident), la visite que lui fit le poète Hénault, l’ami de Mme Deshoulières, laquelle elle-même, malgré ses brebis, n’en est pas moins citée par Bayle comme disciple d’Épicure et de Spinoza.
On voit par tous ces faits réunis, qu’on pourrait, aisément multiplier, qu’il y a eu au xviie siècle un courant hardi de libre pensée qui ne se manifestait pas au dehors par des écrits, qui n’a jamais donné naissance à une secte ou à un parti, car alors l’autorité royale fût bientôt intervenue, mais qui se répandait dans le monde, parmi la jeunesse, chez les femmes, qui alimentait les conversations ; c’est ce qu’on appelait le libertinage. Molière avait vu de très près, soit à la cour, soit chez Ninon, soit dans les coulisses du théâtre ou dans les soupers de cabaret, les jeunes seigneurs unissant la licence des mœurs à celle des pensées, vicieux et athées, fiers, hardis, intrépides, bravant tous les préjugés, comme les de Vardes, les Vivonne, les de Guiche6. C’est là que Molière avait pris ses modèles : et c’est là sa part d’invention dans Don Juan. Dans la pièce espagnole, don Juan n’est pas un athée, mais un débauché : c’est pour ses vices et ses mœurs, et non pour sa foi, qu’il est puni. On parle bien d’un Ateista fulminato, qui se jouait, dit-on, dans les églises d’Italie les dimanches comme l’œuvre de dévotion, mais cette œuvre aura disparu. Il est vrai que les deux pièces françaises, imitées de l’Italie et antérieures à Molière, œuvres de Dorimond et de Villiers, portent aussi le titre d’Athée foudroyé, mais ce nom est remplacé quelquefois par celui de Fils criminel, et dans l’analyse qui nous est donnée de ces deux pièces par M. Paul Mesnard, on ne voit pas que l’athéisme ou l’incrédulité jouent un grand rôle : on n’en cite pas un seul trait qui {p. 341}relève de cette idée. Il est probable que le mot athée est ici synonyme de criminel et que les auteurs n’y ont pas vu autre chose que la licence des mœurs. C’est donc Molière qui a conçu l’idée d’un grand seigneur systématiquement impie, bravant le ciel et la terre et niant ouvertement sur la scène l’existence de Dieu. C’était là une audace qui ne devait pas mieux réussir que celle de Tartuffe. Les mêmes imputations de scandale et d’irréligion furent renouvelées, et la pièce fut obligée de disparaître après quinze jours de représentation.
On nous a conservé le virulent pamphlet qui fut écrit contre Don Juan, aussitôt après la première représentation, sous le nom d’un M. de Rochemont, mais attribué par quelques érudits à Barbier d’Aucourt, l’un des écrivains de Port-Royal. Nous y trouvons tous les griefs du parti dévot, qui, bien loin d’être désarmé par cette vive peinture de l’athéisme, n’y vit qu’une aggravation du scandale de Tartuffe. L’auteur des Observations sur le Festin de Pierre7 commence en jouant la légèreté et la malice ; il feint de rendre justice à Molière et croit lui décocher les traits les plus sanglants sans se douter combien il accuse lui-même par là la pauvreté et la platitude de son esprit : « Il est vrai, dit-il, qu’il y a quelque chose de galant dans les ouvrages de Molière, et que, s’il réussit mal à la comédie, il a quelque talent pour la farce. »
Ce n’est même là qu’une feinte concession, car il ajoute : « Quoi qu’il n’ait ni les rencontres de Gautier-Garguille, ni les impromptus de Turlupin, ni la bravoure du capitan, ni la naïveté de Jodelet, ni la panse de Gros-Guillaume, ni la science du docteur, il ne laisse pas de divertir quelquefois et de plaire en son genre. »
Il lui reproche de n’avoir pas le talent de l’invention ; mais il reconnaît qu’il traduit assez bien l’italien et parle passablement français. Malgré tout cela, il faut bien reconnaître le succès, et le critique avoue que Molière a eu du bonheur « de débiter avec tant de succès sa fausse monnaie et de duper tout Paris avec de mauvaises pièces »
.
Bientôt, arrivant à des points plus sérieux et renonçant à la badinerie, l’auteur accuse ouvertement Molière de tenir école de libertinage et de faire de la majesté divine le jouet d’un maître et d’un valet de théâtre, « d’un athée qui s’en rit et d’un valet qui en fait rire les autres »
. À la vérité, l’athée est foudroyé en apparence, mais en réalité, c’est lui qui foudroie les fondements de la religion. Ce n’est pas du premier coup, c’est « par degrés que Molière a fait monter l’athéisme sur le théâtre. Mais la chasteté et la foi ayant entre elles, suivant Tertullien, une alliance étroite, c’est d’abord en {p. 342}corrompant les mœurs que Molière s’est préparé à railler les mystères. La naïveté malicieuse de son Agnès a plus corrompu de vierges que les écrits les plus licencieux, et plus de femmes se sont débauchées à son école qu’à celle du philosophe d’Athènes8 »
. Déjà, dans L’École des femmes, Molière raillait les mystères et se moquait « de l’enfer et de ses chaudières bouillantes »
. Bientôt il alla plus loin et s’en prit à la dévotion elle-même. Mais c’est surtout sa dernière pièce, celle de Don Juan, qui est vraiment diabolique. C’est là que l’impiété et le libertinage se présentent à tous moments à notre imagination : « Une religieuse débauchée et dont on publie la prostitution, un pauvre à qui on donne l’aumône à condition de renier Dieu, un libertin qui séduit autant de filles qu’il en rencontre, un enfant qui se moque de son père et qui souhaite sa mort, un impie qui se raille du ciel et qui se rit de ses foudres, un athée qui réduit toute la foi à deux et deux font quatre, un extravagant qui raisonne grotesquement sur Dieu et qui par une chute affectée casse le nez à ses arguments, un valet bizarre dont toute la créance aboutit au moine bourru9 »
, voilà toutes les horreurs dont la pièce est remplie et qui, suivant l’auteur du pamphlet, sont l’indice d’une conspiration secrète contre la religion.
On répondra sans doute à ces imputations que Molière a bien pu représenter un athée sur la scène sans faire profession d’athéisme, et qu’il y fait défendre la religion par Sganarelle ; mais c’est là pour le critique un nouveau grief et plus grave encore, celui « d’avoir mis la défense de la religion dans la bouche d’un valet impudent, d’avoir exposé la foi à la risée publique »
; et « où a-t-il vu qu’il fût permis de mêler les choses saintes avec les profanes, de parler de Dieu en bouffonnant et de faire une farce de la religion ? »
On lui reproche aussi de n’avoir pas suscité quelque acteur « pour défendre la cause de Dieu et défendre sérieusement ses intérêts. Il fallait réprimer l’insolence du maître et du valet et réparer l’outrage qu’ils faisaient à la majesté divine »
. Reste enfin le dénouement que Molière peut invoquer en sa faveur ; car, en définitive, c’est le méchant qui est puni ; l’athée est foudroyé. « Mais ce foudre, répond l’accusateur, n’est qu’un foudre en peinture qui n’offense pas le maître et qui fait rire le valet. »
Les mêmes reproches, les mêmes accusations se retrouvent dans la lettre du prince de Conti sur la {p. 343}comédie : « Y a-t-il, disait ce prince de l’ancien camarade dont il avait encouragé les premiers essais, y a-t-il une école d’athéisme plus ouverte que Le Festin de Pierre, où après avoir fait dire toutes les impiétés les plus horribles à un athée qui a beaucoup d’esprit, l’acteur confie la cause de Dieu à un valet à qui il fait dire pour la défendre toutes les impertinences du monde ? Et il prétend justifier à la fin sa comédie si pleine de blasphème à la faveur d’une fusée qu’il fait le ministre ridicule de la vengeance divine ; même, pour mieux accompagner la forte impression d’horreur qu’un foudroiement si fidèlement représenté doit faire dans les esprits du spectateur, il fait dire en même temps au valet toutes les sottises imaginables sur cette aventure10. »
On voit que Don Juan ne fut pas plus à l’abri de la critique des dévots que ne l’avait été le Tartuffe, mais peut-être, comme le dit un des apologistes de Molière, est-ce l’une de ces pièces que l’on continue à poursuivre dans l’autre : « À quoi songiez-vous, Molière, dit cet apologiste, quand vous fîtes dessein de jouer le Tartuffe ? Si vous n’aviez jamais eu cette pensée, votre Festin de Pierre ne serait pas si criminel… L’esprit de vengeance ne ferait pas chercher dans vos ouvrages des choses qui n’y sont pas. »
Cette fois, Molière ne se soucia pas beaucoup de l’attaque ; il ne mit pas la plume à la main pour se défendre comme il l’avait fait pour L’École des femmes et pour Tartuffe lui-même : il laissa ce soin à des amis. Deux répliques furent adressées à l’auteur des Observations : l’une assez faible, l’autre un peu plus forte. Nous essaierons nous-mêmes, à notre tour, cette apologie, en empruntant à l’une ou à l’autre ce qu’elles peuvent avoir de bon.
Nous n’insisterons pas beaucoup sur l’imputation d’avoir mis sur la scène une religieuse qui a violé ses vœux ; car il ne faut pas oublier que sur le théâtre italien et espagnol, dont la pièce est tirée, les auteurs ne se faisaient pas faute de faire paraître des religieuses et des moines ; et si notre théâtre est devenu plus scrupuleux, c’est en grande partie à Molière qu’il le doit. En outre, lorsqu’Elvire paraît dans la pièce, le mal a été fait ; la faute est passée, et elle ne demande qu’à la réparer ; enfin, désabusée sur son amant, elle s’est jetée de nouveau entre les bras de Dieu pour expier son péché ; et elle ne reparaît devant don Juan que pour essayer de le ramener au bien et à la vertu : elle ne pense plus qu’au salut pour elle-même et pour lui. On voit que Molière a employé toutes les adresses pour sauver ce qu’il y avait d’un peu hardi dans la peinture d’une religieuse amoureuse. Mais, dira-t-on, {p. 344}pourquoi choisir précisément une religieuse ? On en voit aisément la raison. C’est pour aggraver les torts de don Juan, en ajoutant le péché du sacrilège à celui du faux mariage et de l’abandon. Tromper toutes les femmes n’était que le fait du libertin ; mais choisir une religieuse pour la tromper est un raffinement d’esprit fort qui rentre dans le caractère général de don Juan. Enfin la vocation même d’Elvire fournit à celui-ci un prétexte hypocrite et une excuse railleuse pour justifier sa trahison : « Il m’est venu des scrupules, madame, dit-il, et j’ai ouvert les yeux de l’âme sur ce que je faisais. J’ai fait réflexion que, pour vous épouser, j’ai rompu des vœux qui vous engageaient autre part, et que le ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le repentir m’a pris. J’ai cru que notre mariage n’était qu’un adultère déguisé, et qu’il nous attirerait quelque disgrâce d’en haut. »
La critique qui s’adresse à dona Elvire tombe donc en réalité sur don Juan : c’est un des traits qui servent à dessiner son caractère d’impie et d’athée. La vraie question se déplace et se réduit à celle-ci : Molière devait-il mettre un tel caractère sur la scène, et était-ce approuver ce caractère que de le peindre ?
Nous retrouvons ici le problème déjà discuté : la comédie a-t-elle le droit de porter sur le théâtre les choses sacrées, et de peindre, même pour les blâmer, les vices qui touchent à la religion ? Nous persistons à croire qu’il n’y a point, même en cela, de terrain interdit, que tout appartient à la comédie et à l’art, et que la question n’est que dans l’exécution. Il ne s’agit donc pas de savoir si Molière avait le droit de mettre un athée sur la scène, mais si en faisant cela il tenait école d’athéisme. En peignant don Juan, Molière a-t-il voulu nous le faire admirer et nous le donner comme modèle ? Le don Juan de Molière, comme le Néron de Racine, n’est pas sans doute un monstre hideux et repoussant : c’est comme le Satan de Milton, la méchanceté de l’âme sous les traits brillants de la grandeur et de la beauté. Et comment serait-il autrement un séducteur et le trompeur de toutes les femmes ? Il le fallait beau, spirituel, intrépide, plein de grâce et d’élégance, le grand seigneur dans toute sa gloire, dans tout son triomphe. C’est un personnage plein de poésie, mais qui représente la poésie du mal. Fallait-il nous peindre un athée ignoble et stupide, un voluptueux brutal et grossier ? L’un et l’autre de ces deux types eût-il été supportable au théâtre ? Ce qui fait l’originalité du personnage, n’était-ce pas précisément ce mélange du libertinage de l’esprit et du libertinage des mœurs dans une même âme ? Nous l’admirons sans doute, éblouis par l’éclat extérieur, mais sans tendresse, sans sympathie pour l’homme lui-même. Excepté cette générosité de sang qui le porte à la défense d’un homme succombant sous le nombre et qui est bien {p. 345}le trait d’un gentilhomme, nulle part ailleurs Molière ne lui a prêté un sentiment qui puisse faire illusion et qui nous le fasse aimer ; c’est une âme glacée qui n’a rien d’humain ; et si peu croyants que nous soyons, si peu d’effroi que nous inspire la foudre qui termine la pièce, je ne pense pas cependant qu’il y ait un seul spectateur qui regrette de le voir puni et son insolence humiliée. Sans doute, cette intrépidité d’impénitence qui brave le surnaturel lui-même a une sorte de grandeur sauvage qui nous impose, mais sans nous captiver ; nous n’éprouvons pas pour lui ce sentiment d’admiration et d’enthousiasme avec lequel Lucrèce nous peint Épicure bravant les dieux et la superstition : Tandem Graius homo…
Nous restons peuple devant ce spectacle ; c’est là évidemment ce qu’a voulu Molière. Il a voulu flageller sinon l’athéisme, du moins l’impiété, l’audace sacrilège qui voit dans le ciel un ennemi, qui le frappe, qui l’insulte, qui veut se jouer de lui. C’est là un vice qui peut se joindre à l’athéisme par une sorte de contradiction, mais qui ne se confond pas nécessairement avec lui.
Cependant il s’est rencontré, au xviie siècle, d’assez bons juges pour trouver après tout que don Juan n’est pas si méchant qu’on le dit, que le terme de scélérat dont il est appelé souvent est bien fort pour quelques péchés de jeunesse, et qu’enfin il est foudroyé pour bien peu de chose. Le châtiment ne serait donc pas en proportion des méfaits. S’il en était ainsi, on pourrait soutenir que Molière n’a conservé le dénouement que par respect pour la tradition et par acquit de conscience, que son but a été de nous peindre un athée galant homme, un peu léger de mœurs (mais y a-t-il là de quoi pendre un homme ?), intrépide et fier devant le danger, même celui des prodiges, en un mot l’un des plus beaux types de l’homme moderne, ayant séduit les poètes, un Byron, un Musset, comme il avait séduit toutes les femmes ? Nous ne partageons nullement cette manière de voir. Molière ne pouvait en effet rendre don Juan plus coupable qu’en le faisant passer du vice au crime ; il faisait alors un drame et non une comédie ; et ce qu’il a voulu faire, c’est une comédie. Dans les pièces mises sur le théâtre avant celles de Molière, et qui sont imitées d’Italie, don Juan est appelé le fils criminel ; et en effet, il frappe son père et lui donne le coup de la mort. Mais devant un tel crime, il n’y a plus ni libertin, ni séducteur, ni athée ; il n’y a plus qu’un parricide ; nous tombons dans le drame vulgaire et repoussant. Molière a dû rejeter ce moyen grossier de rendre don Juan odieux. En réalité, la méchanceté n’est pas tant dans les actions que dans l’âme : or Molière a eu soin de nous peindre une âme scélérate sans avoir besoin d’y joindre des actions. N’est-ce donc rien après tout que {p. 346}la séduction des femmes, et Lovelace, qui n’a pas d’autre vice et qui a même des parties de grandeur d’âme qui manquent à don Juan, n’a-t-il pas laissé un nom odieux ? Joignez à ce vice le persiflage glacé par lequel don Juan accueille les plaintes si tendres et si touchantes d’Elvire, son insolence envers son père, sa sèche indifférence devant des paroles hautes et superbes, dignes de Corneille ; et encore l’hypocrisie qui vient s’ajouter par la suite à tout ce beau caractère ; ajoutez à cela le plaisir bas et brutal de faire renier Dieu à un pauvre pour de l’argent, et demandez-vous comment Molière aurait dû s’y prendre, le crime excepté, pour rendre don Juan plus odieux.
Mais, dit-on, Molière a mis l’athéisme dans la bouche de l’homme d’esprit, et il a fait défendre la cause de Dieu par un valet impudent et sot. Pourquoi n’a-t-il pas confié cette tâche à un homme éclairé et sérieux, comme le Cléante de Tartuffe ? Pourquoi n’y-a-t-il pas de sage dans la pièce ? L’un des deux apologistes de Molière répond très bien à cette objection : « Il eût fallu pour cela, dit-il que l’on tînt une conférence sur le théâtre, que chacun prît parti, que l’athée déduisît les raisons qu’il avait de ne point croire à Dieu. La matière eût été belle… et l’on aurait écouté don Juan avec patience sans l’interrompre ! »
Molière en effet a compris qu’un plaidoyer en faveur de Dieu, exposé en forme par un représentant de la piété, eût été à la fois très froid et très inconvenant : car le raisonnement appelait le raisonnement, et don Juan n’eût pas été homme à rester court.
Soit ; mais il n’en résulte pas moins, disent les adversaires, que la religion n’a d’autre défenseur qu’un sot valet, qui la rend ridicule par son ignorance et sa superstition. Cette critique porte encore à faux ; et elle méconnaît une des conceptions les plus originales et les plus ingénieuses de Molière. C’est en effet Sganarelle qui représenté le rôle du bon sens dans la pièce, comme Sancho dans le roman de Cervantès. Je ne dis pas que Molière ait eu ce modèle devant les yeux ; mais on ne peut méconnaître quelque analogie. De part et d’autre, c’est le bon sens du valet qui met en relief la folie du maître, ici une folie généreuse qui peuple le monde de chimères, là une folie licencieuse qui insulte à toute piété et à toute vertu. Molière semble avoir pressenti cette parole profonde de Robespierre : « L’athéisme est aristocratique. »
C’est en effet le gentilhomme qui est athée ; c’est le pauvre diable qui est croyant. Dans les fausses idées de dignité du xviie siècle, on croyait que c’était rabaisser Dieu que de le faire défendre par un valet. Mais Molière, plus profond et plus chrétien que ses critiques, savait bien que le christianisme était la religion des petits ; et il ne {p. 347}pensait pas profaner la religion en plaçant la foi dans l’âme d’un domestique, même avec ce mélange de superstition naïve qui accompagne presque toujours la foi dans les classes populaires.
Et après tout, ce valet est-il si ridicule et si sot lorsque obéissant à la voix de sa conscience et faisant violence à la peur qu’il a de son maître, il ose lui faire la leçon en ces termes simples et forts qui vont presque à l’éloquence : « Je ne parle pas à vous, Dieu m’en garde ! vous savez ce que vous faites, et si vous ne croyez rien, vous avez vos raisons ; mais il y a de certains petits impertinents dans le monde qui sont libertins sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts parce qu’ils croient que cela leur sied bien ; et si j’avais un maître comme cela, je lui dirais fort nettement, en le regardant en face : Osez-vous bien ainsi vous jouer au ciel ?… C’est bien à vous, petit ver de terre, petit myrmidon que vous êtes (je parle au maître que j’ai dit), c’est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes révèrent ? Pensez-vous que, pour être de qualité, vous en soyez plus habile homme ?… Apprenez de moi qui suis votre valet que le ciel punit tôt ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort et que… — Don Juan. Paix ! »
Ce dernier mot bref et irrité, par lequel don Juan coupe court à la prédication de son valet, ne prouve-t-il pas qu’il a été touché au vif et que les paroles de Sganarelle ont été à leur adresse ? Un discours en règle, fait par un sage de théâtre, aurait-il eu cet accent de vérité et cette sorte de dignité qui un instant met au-dessus de lui le plus humble des hommes ?
Mais que dire de la scène où Sganarelle, voulant prouver l’existence de Dieu, s’embrouille dans son raisonnement et finit, en tournant sur lui-même, par tomber par terre, donnant par là occasion à don Juan de triompher de lui par cette pauvre plaisanterie : « Voilà ton raisonnement qui a le nez cassé ! »
N’est-ce pas faire rire aux dépens de Dieu ? Eh bien, non ! c’est encore là une scène admirable. Sganarelle exprime d’abord avec simplicité et avec force la preuve la plus frappante pour tous les hommes de l’existence de Dieu, celle dont Kant lui-même a dit que rien n’en saurait affaiblir majesté : « Pour moi, monsieur, je n’ai jamais étudié, Dieu merci ! mais avec mon petit sens je vois les choses mieux que tous les livres, et je ne comprends fort bien que ce monde que nous voyons n’est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers et ce ciel que voilà là-haut ?… »
Jusqu’ici, tout va bien, et Sganarelle, soutenu par la force de la vérité et du bon sens, trouve le juste et la raison décisive ; mais il veut aller plus loin ; il veut {p. 348}pousser son argument, le développer : c’est alors qu’il s’embrouille : « Pouvez-vous voir ces artères, … ces, … ce poumon et tous ces ingrédients qui ?… »
Puis voulant prouver la force de la volonté, il tourne sur lui-même ; c’est alors qu’il tombe. Est-ce là un trait indigne de la bonne comédie ? Une scène commencée de si haut ne finit-elle pas par tomber dans la farce ? Nous ne le pensons pas. Qui ne voit que ce jeu de théâtre a précisément pour objet de permettre à don Juan de se tirer de la dialectique de son valet par un sot quolibet ? Eût-il été possible de faire réfuter Sganarelle par don Juan ? Et quoi de plus conforme à l’impertinence de l’esprit fort que de trouver dans un accident extérieur et ridicule l’occasion de couper court par un coq-à-l’âne à une embarrassante controverse ? Au fond, n’est-il pas évident que Sganarelle n’a pas été réfuté, pas plus qu’il ne l’avait été plus haut ?
On remarquera que Molière a fait en général assez peu d’usage du rôle de sage dans ses comédies. Les Ariste sont des personnages fort secondaires dans son théâtre, et il est rare, même lorsqu’ils les introduit sur la scène, qu’ils plaident la cause du bon sens par des arguments théoriques. Dans le Tartuffe seulement, Molière a consenti à mettre dans la bouche de son Cléante une tirade apologétique qui lui a fourni les plus beaux vers du monde, mais dont il se serait dispensé s’il n’y avait pas eu pour lui une nécessité politique de distinguer la vraie et la fausse dévotion. Souvent même il ne charge personne de représenter le bon sens, et la morale ressort toute seule par la force de la fable et la vérité des caractères. Dans L’École des femmes, personne n’est chargé de dire à Arnolphe qu’il est un fou. Dans George Dandin, il n’y a pas non plus de sage en titre ; c’est lui qui se dit à lui-même : « Tu l’as voulu ! » Souvent aussi, en confiant à un de ses personnages le rôle du bon sens, il a soin d’y mêler des travers ou des ridicules, comme cela a lieu dans la réalité. Ainsi Chrysalde dit sans doute de bonnes vérités à sa sœur et à sa femme, mais il y mêle une grossièreté et une lourdeur d’esprit qui font que lui-même donne la comédie en même temps qu’il fait la leçon aux autres. De même, dans Le Misanthrope, Philinte dit aussi ses vérités à Alceste, mais son propre caractère à son tour n’est pas moins blâmable que celui qu’il blâme. Ainsi il n’y a pas de temps perdu pour la comédie ; tout est employé, tout le monde a sa part. La sagesse abstraite n’a rien de dramatique. C’est pour ces raisons que Molière mêle dans le Sganarelle de Don Juan la superstition et la peur à la croyance sincère. En retranchant « le moine bourru », il a sacrifié à des scrupules puérils et peu littéraires un trait vif et vrai qui n’ôtait rien à la solidité de la philosophie populaire dont Sganarelle {p. 349}est l’interprète, mais qui s’y mêlait comme dans la réalité même où la religion n’est jamais sans quelque mélange de superstition.
C’est aussi par de faux et frivoles scrupules que Molière a été obligé de sacrifier la scène du pauvre, ou du moins de la réduire dans les éditions imprimées à un texte insignifiant. Cette scène scandalisa parce qu’on y voit don Juan offrir un louis d’or à un pauvre à la condition de prononcer un jurement. Ce détail, attesté par l’auteur des Observations sur Don Juan, qui avait assisté à la première représentation, se retrouve seulement dans les éditions de Hollande et donne seul son sens à la scène et au mot célèbre : « Va, je te le donne pour l’amour de l’humanité. »
Cette scène n’avait évidemment dans la pensée de Molière aucune intention irréligieuse. Il avait seulement voulu présenter l’impiété de son héros sous la forme la plus odieuse, comme une tentative sur la conscience d’autrui et en même temps comme le témoignage d’un mépris profond de la nature humaine11. L’impression est encore la même que dans les deux scènes de Sganarelle. C’est le grand seigneur qui est impie ; c’est le pauvre qui refuse de nier Dieu. Cette tentative se renouvelle jusqu’à trois fois, et c’est don Juan qui cède ; mais en cédant, il se dédommage et se venge par le mot célèbre : « Va, je te le donne pour l’amour de l’humanité »
, c’est-à-dire non par amour de ce Dieu auquel tu crois, mais uniquement parce que tu es homme et que j’ai pitié de toi. On peut se demander si ce mot ne relève pas trop don Juan et ne lui ôte pas quelque chose de l’odieux que l’ensemble du caractère doit inspirer pour justifier la punition finale. Mais il faut songer que don Juan est un homme et non pas un tigre. Un instant de pitié pour un misérable et le plaisir de braver encore Dieu dans la charité même n’ont rien de contraire au caractère général du personnage. Le libertin n’est pas avare ; il est indifférent à l’argent ; il donne facilement, et sa bonté indifférente n’a rien qui puisse racheter le bas plaisir qu’il se promettait en forçant un misérable à violer sa conscience et à avouer son hypocrisie.
Il y a encore, dans le rôle de Sganarelle, un mot qui a beaucoup blessé les spectateurs de la première représentation et que Molière a fait disparaître dans les éditions imprimées : c’est le dernier mot de la pièce. Au moment où don Juan était englouti, frappé par la foudre, Sganarelle s’écriait : « Mes gages ! Mes gages ! »
L’auteur des Observations accusait à ce propos Molière « de braver la justice du ciel avec une âme de valet intéressé… Voilà le {p. 350}dénouement de la farce ! »
On peut dire, en effet, que Sganarelle, qui représente le croyant dans la pièce, doit l’être bien peu, puisqu’en présence d’un événement aussi terrible et un exemple aussi saisissant de la justice divine, il ne pense qu’à ses gages. Il semble donc que, pour Molière comme pour Sganarelle, le dénouement n’est pas quelque chose de très sérieux, que c’est un foudre en peinture puisqu’il ne fait pas même peur à un valet grossier et superstitieux. On répondra peut-être que ce trait n’est pas de Molière et qu’il est emprunté à la comédie italienne ; ce serait une faible excuse, car cette comédie ne pouvait pas avoir la grande et profonde signification que Molière a donnée à la sienne ; on peut dire aussi plus solidement que, dans une âme vulgaire comme celle que Molière a voulu peindre, l’intérêt personnel éclate malgré tout. Néanmoins, nous croyons pour notre part que le trait n’est pas juste12 et qu’il est né simplement du besoin de conserver le caractère comique de la pièce, qui dans la catastrophe tournerait à la tragédie ; mais ce n’est pas moins un démenti donné au caractère de Sganarelle, qui ne peut être en ce moment qu’épouvanté par le spectacle qu’il a devant les yeux et qui ne doit pas nous faire rire au moment où la vengeance divine éclate d’une manière triomphante. Mais, après tout, le mot a été retranché, et nous n’avons plus le droit de l’imputer à Molière ; car nous sommes libres d’expliquer ce retranchement par un assentiment donné à une juste critique, d’autant plus que le trait n’est pas original, mais emprunté.
Quant à la catastrophe finale, que les critiques donnent comme une farce sans autorité et sans valeur morale, ce n’est pas la faute de Molière si une statue qui marche, une terre qui s’entrouvre avec un tonnerre et des éclairs ne sont plus pour nous et n’étaient déjà pour les spectateurs les plus pieux du xviie siècle qu’un pur spectacle et une affaire de machine. Il est probable qu’en Espagne la légende primitive, dans toute sa superstition sauvage et matérielle, produisait une grande terreur. Si cette terreur a disparu devant le progrès de la raison, au point que les dévots eux-mêmes ne croyaient pas plus que nous à la statue et aux feux souterrains et matériels, en quoi Molière en serait-il responsable ? Il importe peu d’ailleurs {p. 351}que tous ces incidents soient pris au pied de la lettre. Il est évident que nous sommes dans le domaine de la convention comme dans les drames mythologiques. Nous ne croyons pas plus au monstre marin qui a dévoré Hippolyte qu’à la statue du commandeur. La mort d’Hippolyte en est-elle moins touchante ? Ce qui importe dans le dénouement de Don Juan, c’est que l’impie soit puni, c’est que le sacrilège et la méchanceté n’aient pas le dernier mot. La catastrophe physique, dont nous ne sommes qu’à moitié dupes, n’est que le symbole du châtiment moral que notre conscience réclame. Si la teneur ne va pas plus loin, c’est que Molière a voulu faire une comédie et non un drame.
Une dernière question qui se présente à nous et qui concerne à la fois Tartuffe et Don Juan, c’est de savoir quelles ont été au fond les intentions de Molière. Aurait-il eu une arrière-pensée ? En peignant en traits si énergiques la fausse dévotion qui ressemble tant à la vraie, en associant à tant d’esprit et à tant d’éclat l’incrédulité et l’athéisme, Molière n’aurait-il pas voulu atteindre la religion elle-même, et, par une sorte d’anticipation du xviiie siècle, faire œuvre de libre penseur ? Ces deux pièces ne sont-elles pas l’œuvre d’un précurseur de Bayle et de Voltaire ? Question délicate, difficile à résoudre et qui ne ne sera jamais complètement résolue. Sans doute, il ne faut pas être médiocrement libre penseur pour attaquer aussi ouvertement l’hypocrisie et pour ne pas craindre de mettre le blasphème dans la bouche de son héros. Un dévot ne l’eût pas fait ; mais un dévot n’eût pas fait de comédie ; et il suffit d’avoir le feu du génie dramatique pour ne reculer devant rien de ce qui se prête au mouvement et à l’art du théâtre. Mais c’est là ce que j’appellerai la libre pensée désintéressée. Ce n’est pas celle de Voltaire, qui fait du théâtre un instrument de philosophie et qui a pour but de répandre le scepticisme. Dans Molière, au contraire, le théâtre est le but et non le moyen. C’est comme dramatiques que Molière a choisi l’hypocrisie et l’impiété pour objet de ses peintures, ou plutôt c’est son génie qui les a rendues dramatiques, car, sans lui, ce ne seraient que de froides abstractions. Molière s’est donc montré libre et hardi dans ces deux ouvrages, mais, encore une fois, de cette hardiesse qui est le propre du génie dramatique. Quant à aller plus loin et à conclure quoi que ce soit sur le fond des doctrines, c’est ce qui paraît difficile. Qu’un comédien fût quelque peu indifférent en matière de religion, nous n’avons pas de peine à le croire, n’eût-il écrit ni Tartuffe ni Don Juan : mais cette indifférence de profession allait-elle jusqu’à l’incrédulité systématique, même en religion naturelle, et à un dénigrement volontaire et calculé de la religion chrétienne ? Rien ne nous autorise {p. 352}à cette conjecture. On dit bien que Molière avait traduit Lucrèce et qu’il avait appris la philosophie épicurienne avec Gassendi ; mais Gassendi n’était épicurien qu’en physique ; il était prêtre et croyant ; on le voit défendre contre Descartes la preuve de l’existence de Dieu par les causes finales, et l’on a trouvé même quelque analogie entre cette preuve exposée par lui dans son Syntagma et la tirade de Sganarelle dans Don Juan13. Molière n’a donc pas appris l’athéisme à l’école de Gassendi. Tout porte à supposer que, tout entier à l’administration de son théâtre et à la composition de ses pièces, il mit peu de temps de reste pour se livrer à la philosophie, qu’il n’en prenait que ce qui était conforme au bon sens ; qu’il ne s’occupait pas non plus beaucoup de religion, mais que l’impiété insolente, jointe aux mauvaises mœurs (ce qui était fréquemment le cas), lui était désagréable ; que la dévotion outrée, affectant l’horreur du théâtre, devait facilement se tourner pour lui en cagotisme et en hypocrisie ; qu’en un mot, sur toutes ces questions, il était placé au point de vue mondain et latitudinaire, sans aucune hostilité systématique et en tout cas sans dépasser le déisme14. Je ne vois rien de plus, pour ma part, dans les deux grandes comédies que nous venons d’analyser. Sans, doute, c’était frayer une voie où d’autres devaient marcher plus tard avec une épée exterminatrice ; mais il ne le savait pas, et ce n’était pas cela qu’il voulait. Léguer à la postérité de grands types de théâtre, telle était, nous le croyons, sa seule pensée et sa vraie ambition.
III. §
On sait que Fénelon, dans sa Lettre à l’Académie française, reprochait à Molière d’avoir donné « un tour plaisant au vice et une austérité ridicule à la vertu »
. On sait que J.-J. Rousseau, reprenant cette thèse avec ostentation, en a tiré un violent réquisitoire contre Molière : « Après avoir joué tant d’autres ridicules, disait-il, il lui restait à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu. »
Il résumait cette critique dans ces deux propositions : « Vous ne sauriez me nier deux choses : l’une, qu’Alceste, dans cette pièce, ne soit un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien ; l’autre, que l’auteur lui donne un personnage ridicule. »
Molière a donc voulu faire rire de la vertu ? {p. 353}Cette opinion a été réfutée par Marmontel et par La Harpe. Ils reconnaissent qu’Alceste est l’homme vertueux de la pièce et aussi qu’il est quelquefois ridicule ; mais ce n’est pas sa vertu qui est ridicule, ce sont les travers qui s’y joignent, c’est l’âpreté de ses critiques, l’emportement de son humeur, enfin ses propres faiblesses, puisque, fier comme il est, il se laisse jouer par une coquette.
Cette apologie de Molière est certainement judicieuse, et dans une certaine mesure elle est vraie ; mais je ne sais si elle est suffisante et si elle va au fond de la difficulté, car il est certain qu’on rit d’Alceste même quand il a raison, quand il n’est que l’interprète de la justice et de la sincérité. Par exemple, dans la scène des portraits, où après s’être contenu longtemps pour ne pas faire scandale, il finit par éclater contre la méchanceté odieuse et perfide qui déchire les amis absents pour les accabler de caresses aussitôt qu’ils se présentent, n’est-ce pas Alceste qui a raison ? Et cependant Célimène le persifle, au grand applaudissement des marquis, et nous ne pouvons nous-mêmes nous empêcher de le trouver plaisant. De même, dans la scène du sonnet, n’est-ce pas encore lui qui a raison ? car Oronte est venu lui demander son avis en toute sincérité ; il le supplie de ne pas le flatter et de le traiter comme un véritable ami. Alceste ne commence-t-il pas par employer toutes les précautions pour éluder cette insidieuse demande ? N’a-t-il pas eu recours lui-même, l’honnête homme, à tous les faux-fuyants avant de se déclarer ouvertement ? Et lorsque, au risque de faire rire Philinte, il préfère la vieille chanson au sonnet alambiqué, n’a-t-il pas encore cent fois raison ? N’a-t-il pas également raison de s’indigner contre Philinte lui-même en le voyant accabler de caresses quelqu’un dont il ne sait pas même le nom ? Et si la chaleur de son sang généreux l’emporte à quelques mouvements excessifs, n’est-ce pas la conséquence naturelle d’une indignation légitime ?
On ne peut donc pas nier, ce semble, que, si Alceste est plaisant dans Le Misanthrope, c’est bien parce qu’il est vertueux et non pas seulement quoiqu’il le soit. C’est sa vertu, sa droiture, sa délicatesse, qui l’expose au ridicule, qui fait rire Philinte et les marquis, qui nous fait rire nous-mêmes parce que nous nous mettons à leur place et que nous ririons comme eux si nous y étions. Voilà ce qu’il faut accorder à Rousseau. Mais si nous admettons ses prémisses, nous n’admettons pas les conséquences qu’il en tire.
L’erreur de Rousseau et en même temps des critiques qui lui répondent est de croire que l’on blâme nécessairement ce dont on rit et que l’on approuve ce dont on ne rit pas. C’est de prendre le rire comme un critérium du bien et du mal dans la comédie, c’est de ne pas distinguer deux espèces de rire : le rire bienveillant et le rire malveillant ; c’est enfin de ne pas s’apercevoir que lorsqu’on {p. 354}ne rit plus, c’est souvent une marque de blâme plus forte et plus profonde que le rire lui-même, car c’est le commencement du mépris. On ne rit pas de Tartuffe, on le méprise ; on ne rit pas de don Juan, on en a horreur tout en l’admirant ; et, pour nous borner au Misanthrope, on ne rit pas de Célimène ; c’est toujours elle qui règne, et même démasquée, humiliée, elle est encore souveraine, et c’est elle qui veut bien accorder sa main. En un mot, elle manie le ridicule, elle ne le subit pas. Quand Arsinoé, se croyant sûre de vaincre, vient avec une feinte sympathie lui proposer de s’amender en lui racontant ce qu’on dit sur elle, ce n’est pas Célimène, c’est Arsinoé qui est ridicule. Enfin, c’est à peine si l’on peut dire qu’elle est punie ; on sent bien que ce n’est pour elle qu’un échec momentané, mais qu’avec sa beauté, son esprit, sa grâce et sa fortune, elle n’aura pas de peine à reprendre le sceptre des salons et à gagner de nouveau le cœur des hommes, et cependant on ne surprend en elle aucun vestige de remords, pas l’ombre d’un sentiment généreux ; le cœur est absolument vide. Voilà donc un caractère qui ne provoque pas un instant le rire. Peut-on croire que Molière ait voulu nous le faire admirer ? N’est-il pas évident, au contraire, qu’il veut nous le rendre, sinon odieux, du moins antipathique, et n’y a-t-il pas réussi ? Dira-t-on de Célimène, comme Rousseau l’a dit de Philinte, que c’est le sage de la pièce ? Est-ce là pour Molière l’idéal de la femme ? Et si, comme on le dit, il a emprunté pour la peinture de ce caractère quelques traits à sa propre femme, ne sent-on pas qu’il a voulu, au contraire, flétrir la sécheresse d’un cœur glacé, incapable de comprendre le prix d’un cœur comme le sien ? Si l’on prend à la lettre le principe que la comédie doit toujours faire rire et qu’elle ne blâme que par le ridicule : castigat ridendo
, on demanderait alors avec raison si Célimène est comique, puisqu’on ne rit pas d’elle. Elle provoque le rire, dira-t-on, par ses observations malicieuses ; oui, mais elle fait rire des autres, non d’elle-même ; elle fait rire non seulement des absents qui ne sont pas là pour se défendre, mais d’Alceste lui-même, qui vaut cent fois mieux qu’elle. Il y a donc du comique dans la pièce, mais ce comique n’est pas attaché ni proportionné à ce qui est vraiment vicieux ; c’est l’égoïsme et la frivolité qui rient ; c’est l’honneur qui donne à rire. Peut-on cependant soupçonner un seul instant Molière d’avoir voulu mettre la raison d’un côté et le ridicule de l’autre ? Ce n’est donc pas de railler ou d’être raillé qui est le signe de ce qui doit être approuvé ou blâmé ; il faut écarter cette apparence et aller au fond des choses.
Disons d’abord que l’on exagère quelque peu en disant, même avec l’auteur de la Notice, M. Paul Mesnard, qu’Alceste est {p. 355}« quelquefois ridicule. »
Ce terme dépasse la vérité. Alceste est quelquefois plaisant et risible ; mais il n’est pas ridicule. Il a toujours une dignité et une noblesse qui l’empêchent d’être ridicule. Lui-même nous dit qu’il est « plaisant »
, mais rien au-delà. Le ridicule implique une certaine humiliation, une certaine honte, et lors même qu’Alceste donne à rire, il conserve toujours le front haut parce qu’il est dans le vrai, que c’est lui qui a raison et qu’il a pour lui la justice et le bon droit ; lorsque nous rions de lui, c’est un rire sympathique et généreux qui n’a rien d’humiliant pour lui, et dont nous n’aurions aucune honte d’être l’objet nous-mêmes. En veut-on la preuve ? C’est que Boileau tenait à honneur d’être le héros de la scène du sonnet et d’en avoir fourni lui-même à Molière le modèle dans une scène semblable, à laquelle celui-ci avait assisté15. C’est encore que Montausier, que l’on avait voulu irriter contre Molière en lui disant qu’il était joué sous le nom d’Alceste, s’en montra au contraire très fier et en remercia l’auteur. De plus, si, comme on le dit, Molière a pensé à lui-même dans son portrait d’Alceste, croit-on qu’il eût aimé à se tourner en ridicule si ce ridicule eût été du genre qui flétrit et qui abaisse, et non de ce genre qui se concilie avec la dignité de l’homme ? Enfin, pour sortir du théâtre, n’arrive-t-il pas chaque jour dans le monde et dans le commerce de l’amitié que l’on prête à rire par certains défauts superficiels dont on est le premier à plaisanter soi-même, quand on est de bonne humeur ? Et si ces défauts ne sont que l’excès des bonnes qualités, ne sera-t-on pas fier de ce rire, comme si l’on vous attribuait par là même les qualités de vos défauts ?
Si Rousseau se montre si susceptible pour les railleries dont Alceste est l’objet, c’est que, par une singulière illusion d’optique, il se les appliquait à lui-même. Il semblait que Molière l’eût deviné d’avance et eût voulu discréditer son rôle de censeur de mœurs, en le tournant en ridicule. C’est que pour Jean-Jacques, c’était en effet un rôle qu’il jouait ; et ce rôle, qui n’était pas sans grandeur, n’était pas non plus sans quelque mélange de ridicule. Ce rôle venait chez lui de l’imagination et de la tête plus que de l’âme. Il devinait sans peine qu’on le plaisantait quand il n’était pas là ; et il n’était pas loin d’avoir lui-même des doutes sur la sincérité de sa mission. Aussi n’entendait-il pas volontiers la plaisanterie. Il lut Molière avec cette humeur noire qu’il portait avec lui et qui lui faisait voir partout des persécuteurs. Philinte fut pour lui comme un ennemi personnel qui rabattait ses prétentions à la vertu et sa fastueuse misanthropie. Il traita donc Philinte comme il fit plus tard {p. 356}Grimm et Diderot ; il vit en lui un odieux égoïste et fournit ainsi à Fabre d’Églantine le type d’une comédie célèbre. Tournant ainsi au noir le caractère de Philinte, il exagéra le côté risible du personnage d’Alceste ; il ne vit pas que le rire dont celui-ci est quelquefois l’objet est un rire de sympathie et de bienvenue au moins de la part du spectateur, et si d’autres personnages, comme Célimène et les marquis, croient avoir le droit de le persifler, ce n’est pas avec notre connivence, ou du moins, si nous rions avec eux, ce n’est pas avec les mêmes sentiments qu’eux.
S’il est vrai que le rire n’est pas toujours mauvais signe lorsqu’il ne s’adresse qu’à des travers légers et peu importants, et surtout à des travers qui viennent d’un cœur noble et généreux, cela est surtout vrai lorsqu’il a sa source dans les circonstances et dans les conditions du dehors plus que dans le fond du caractère lui-même, et c’est ce qui a lieu dans Le Misanthrope. On dit qu’Alceste est risible, cela est vrai, mais pourquoi l’est-il ? C’est ce qu’il faut rechercher. Est-ce sa faute ou la faute de ceux qui rient de lui ? Voilà la question. Après tout, qu’y a-t-il de risible à dire aux hommes la vérité ? Vous me demandez si vous avez fait un bon sonnet : est-ce ma faute s’il est mauvais ? Vous ai-je demandé de me le lire ? N’ai-je pas décliné tant que je l’ai pu l’honneur de vous écouter ? Ne vous ai-je pas prévenu que j’étais un peu plus sincère qu’il ne faut ? N’ayez-vous pas dit : « C’est ce que je demande ? » Que si j’ai exagéré en disant qu’on est « pendable » pour avoir fait un tel sonnet, n’en êtes-vous pas cause en me fatiguant de cette lecture ? Le tort ne vient donc pas de moi, mais du milieu dans lequel je suis obligé de vivre, des conventions adoptées entre les hommes, en un mot, des habitudes du monde. C’est le monde qui trouve Alceste ridicule et qui le tourne en ridicule. Au fond il ne l’est pas : c’est le monde qui a tort, ce n’est pas lui.
Nous touchons ici à ce qui nous paraît être le vrai sujet du Misanthrope, à savoir le conflit de la vertu et du monde. Molière, en observateur profond, a été frappé de ce fait que la vraie vertu, la vertu rigoureuse et étroite, mise en conflit avec le monde, devient ridicule ou du moins prête à rire. Qui a tort dans ce conflit ? Est-ce le monde ? est-ce la vertu ? Molière ne se charge pas de vous le dire : il n’est ni un prédicateur, ni un philosophe. Il est un peintre des mœurs partout où il surprend un effet plaisant, il le note au passage et nous le présente sur la scène sans rien blâmer, sans rien approuver. Il nous montre les choses telles qu’elles sont, et n’est en cela ni plus moral ni plus immoral que la nature elle-même dont il est l’interprète. Ce qui est certain, c’est que la morale, d’un côté, nous commande sans doute de ne pas accabler de tendresses un homme que nous ne {p. 357}connaissons pas, de dire la vérité à qui la demande, de défendre les amis absents. Mais il est certain aussi que celui qui se donnera ce rôle de défendre partout la justice et la vérité se rendra ridicule et bientôt odieux. Il s’est fait parmi les hommes, par suite de la nécessité de vivre en paix, un ensemble de compromis qu’on appelle le code du monde, et c’est de ce code que La Rochefoucauld a dit que la société ne durerait pas un instant « si les hommes n’étaient pas dupes les uns des autres »
. Non seulement la sincérité toute crue est impossible, mais même une certaine grandeur d’âme, un certain excès de fierté, tout ce qui tend à dépasser la moyenne, tout cela, quoique respecté en apparence, offre toujours quelque nuance de ridicule et est facilement traité de donquichottisme. Dans ce conflit, ce ne sera jamais le monde qui aura tort, car l’arme du ridicule est son arme propre : c’est lui qui l’a forgée, façonnée, aiguisée de telle sorte que nul acier n’est plus perçant, nul plus résistant ; cette arme lui sert contre tous, mais nul ne peut la retourner contre lui. Mettez un héros de Corneille en face d’une jolie femme, d’une reine de salon, et dites-nous qui aura raison des deux. Or c’est là précisément le sujet du Misanthrope. C’est un héros de Corneille au sein d’une société frivole, un héros rongeant son frein, vaincu, raillé, humilié par une Dalila sans pitié. C’est la grandeur d’âme enveloppée de toutes parts dans le réseau invisible, mais inextricable, de ce qu’on appelle les convenances, la mode, le qu’en-dira-t-on, les habitudes reçues, eu un mot ce réseau de la vie mondaine, où viennent s’embarrasser, s’user, s’effacer tous les caractères, se glacer à la longue toutes les chaleurs de l’âme, s’émousser tous les courages et toutes les vertus.
Ce qui rend ce conflit de la vertu et du monde plus piquant, plus plaisant, plus contradictoire, c’est que la vertu d’Alceste n’est pas du tout une vertu ascétique, une austérité exagérée, semblable à celle que peint Montaigne, « fantôme à effrayer les gens »
; ce n’est pas la sainteté. S’il s’agissait en effet d’une vertu de ce genre, plus préoccupée du ciel que de la terre, demandant à la nature et à la chair plus de sacrifices qu’elles n’en peuvent supporter, se mêlant au monde pour prêcher le mépris du monde, on comprendrait encore que le monde regimbât, ou du moins qu’il renvoyât aux prédicateurs attitrés le rôle de convertisseurs ; un tel rôle chez un homme du monde aurait en effet quelque chose de prétentieux et légitimerait quelques représailles. Mais la vertu d’Alceste n’a nullement ce caractère ; et lorsque récemment, sous prétexte de dévoiler le secret d’Alceste, on a eu l’idée d’y voir la peinture du jansénisme, on s’est trompé du tout au tout, et on a détruit précisément toute la philosophie de la pièce. Il n’y a pas trace de {p. 358}jansénisme, ni même de dévotion dans Alceste. Il n’est nullement un solitaire de Port-Royal ; il est lui-même un homme du monde ; et sa vertu, toute rigoriste qu’elle est, est la vertu mondaine par excellence, la vertu de l’honneur. S’il se retire au désert, ce n’est pas pour prier Dieu, c’est pour trouver un
endroit écartéOù d’être homme d’honneur on ait la liberté.
S’il blâme Philinte de ses procédés flatteurs et complaisants, c’est que
… tout homme d’honneur s’en doit scandaliser.
Il veut qu’on soit sincère,
et qu’en homme honneur,On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.
C’est dans le même sens qu’il dit encore :
Je veux que l’on soit homme et qu’en toute rencontre,Le fond de notre cœur dans nos discours se montre.
Ce qui l’indigne, c’est surtout la bassesse et la platitude :
… c’est une chose indigne, lâche, infâmeDe s’abaisser ainsi jusqu’à trahir son âme.…………………………………………………Non, non, il n’est pas d’âme un peu bien situéeQui veuille d’une estime ainsi prostituée.
Lorsqu’il est menacé d’un duel par Oronte, il n’hésite pas un instant et ne manifeste aucun scrupule pour un acte condamné par la loi religieuse et par la loi de l’État. Lui-même, tout misanthrope qu’il est, passe sa vie dans le monde, fait la cour à une femme du monde, va même jusqu’à lui offrir sa main, après qu’il a connu toute sa légèreté. Il ne s’agit donc pas ici, quoi qu’on dise, d’une vertu surhumaine, exagérée et impraticable : il s’agit précisément de la vertu mondaine et profane, la vertu de l’honneur. C’est cette vertu elle-même, la seule que le monde reconnaisse, c’est celle-là qui lui devient à charge et qui appelle à son tour ses traits et ses railleries, lorsqu’elle se prend au sérieux et qu’elle veut être pure, sévère, sans mélange. Tous les excès d’Alceste ne sont que les {p. 359}excès de l’honneur, rien de plus, et cependant le monde ne peut le supporter. Pour lui, « l’honneur n’est qu’une comédie », et il le tourne en comédie. Mais, en définitive, qui a le dernier mot auprès de nous ? N’est-ce pas encore celui dont nous avons ri d’abord, que nous avons plaint ensuite, celui qui a été trompé, abandonné, mais dont l’âme est supérieure à tout ce qui l’entoure et qui ne souffre que de cette supériorité même ? N’appliquons donc pas ici les maximes ordinaires de la comédie : Le Misanthrope, moins tragique que Tartuffe, n’en est pas moins triste, car il finit tristement par le malheur du héros, puni pour avoir trop demandé au monde et lui avoir présenté dans toute sa pureté la vertu qu’il adore ou qu’il feint d’adorer.
Nous pouvons donc dire, avec l’auteur de la notice, M. Paul Mesnard, que le sujet du Misanthrope, c’est le monde lui-même et surtout le grand monde. Célimène, Philinte, Éliante, Arsinoé, Oronte, les marquis, sont tous, à des degrés divers et sous des formes différentes, les images du monde. C’est Philinte lui-même qui le dit :
Et quand on est du monde, il faut bien que l’on rende...
Célimène, c’est le monde lui-même dans ce qu’il a de plus exquis et de plus perfide, la beauté sans la bonté, l’esprit sans le cœur, la richesse et tous les dons du dehors sans aucun des dons de l’âme ; c’est l’élégance et la grâce, le bon goût irréprochable, la diction juste, fine, perçante, la repartie implacable, la cruauté enjouée, la fierté feinte : c’est la coquette idéale, usant et abusant de tous ses dons, déchirant le plus noble cœur avec une grâce homicide, victime à la fin de ses ruses, mais prête à recommencer, n’ayant rien à craindre tant qu’elle aura vingt ans. Philinte, c’est l’homme du monde enjoué, aimable, complaisant, cherchant à faire plaisir à tout le monde, non point égoïste, comme on l’a dit, car il a pour Alceste une vraie amitié et ne manque même pas de générosité, puisqu’il est tout prêt à lui sacrifier l’amour d’Éliante, mais n’aimant pas le bruit et les affaires, et passant par-dessus la sincérité pour sauver sa bonne humeur et son repos. Arsinoé, c’est encore la femme du monde, qui a été jeune et qui ne l’est plus, qui n’est arrivée à l’austérité que par le dépit, qui envie chez les autres les succès qu’elle n’a plus, qui cherche à se venger par les traits aiguisés d’une censure hypocrite, mais qui trouve trop forte partie, car la méchanceté elle-même a besoin de grâce et de jeunesse, et l’orgueil de la vie ajoute à l’esprit un éclat {p. 360}triomphant que la malice pure ne saurait trouver. Enfin Éliante est encore une autre expression de la femme du monde, non pas la plus brillante, mais la plus douce ; sensée, indulgente, agréable, promettant plus pour l’intimité et la sûreté de la vie ; un peu effacée, n’ayant rien d’une reine de salon. Elle saurait comprendre Alceste, mais elle ne manque pas non plus de fierté ; et lorsque celui-ci, avec une gaucherie peu aimable, s’excuse de ne pas lui demander sa main, elle sait bien riposter avec quelque vivacité :
Ma main de se donner n’est pas embarrassée.
Enfin Oronte et les marquis achèvent ce portrait du monde : c’est, d’un côté, la jeunesse superficielle, frivole, vide, la fatuité sotte, le bavardage inutile, et la médisance élégante ; dans Oronte, il y a moins de légèreté et moins de frivolité ; mais ces défauts sont remplacés par la ridicule prétention d’un poète de salon.
Qu’il y ait eu dans notre théâtre une comédie qui ait précisément pour objet la peinture du monde, c’est ce qui ne doit point étonner, car on peut dire que notre littérature tout entière est une littérature mondaine, née du monde et pour le monde. On a dit que nos écrivains du xviie siècle sont tous des écrivains de cour, que c’est pour la cour que nos chefs-d’œuvre ont été écrits. Cela ne peut être accordé que si l’on entend par cour le modèle et la perfection de la vie mondaine. C’est en effet en France que le monde est arrivé à sa perfection, et c’est la cour qui en a été le principal agent. Nulle part l’art de vivre en société, l’art de causer, l’art de plaire, l’art de peindre, l’art d’analyser, l’art de penser en commun, l’art de raisonner sur la vie, sur les mœurs, sur le cœur humain, en un mot l’art de la vie mondaine n’a été poussé si loin. Aussi notre littérature a-t-elle surtout excellé dans les œuvres essentiellement mondaines, les mémoires, les correspondances, les maximes, la comédie. La tragédie elle-même, au moins dans Racine, a le même caractère : elle est plus remarquable par la psychologie que par l’invention dramatique ; plus par la science et par l’art que par l’imagination et la poésie. Corneille, Pascal et Bossuet sont seuls en dehors de ce type et le surpassent ; encore peut-on dire que Les Provinciales sont une œuvre de théologie mondaine et que les Oraisons funèbres elles-mêmes, malgré leur grand air, sont aussi, par les ménagements habiles, par les éloges convenus, par la peinture merveilleuse de la vie de cour, par les grandes vérités profanes mêlées aux vérités sacrées, des œuvres faites pour le monde et inspirées par le monde. Dans cette littérature, il n’est {p. 361}point surprenant que le chef-d’œuvre du théâtre comique ait eu pour objet la peinture du monde mis en regard de la générosité, la loyauté et de l’honneur.
Notre théâtre a bien changé depuis Molière, et cependant il a toujours conservé le même caractère, au moins dans la comédie. On ne peint plus le grand monde, mais on en peint la contrefaçon et ce que l’on a appelé le demi-monde : c’est la cour d’aujourd’hui. S’il nous était permis de faire un rapprochement qui se présente à notre esprit, nous dirions que l’auteur dramatique de nos jours qui a mis Le Demi-Monde sur la scène a rencontré, sans y avoir pensé sans doute, une situation analogue à celle qu’a voulu peindre Molière dans Le Misanthrope. Nous ne pensons pas être coupable de profanation en faisant ressortir cette analogie. Le héros de la pièce moderne est lui-même une sorte d’Alceste, un peu trop naïf à la vérité (mais il vient d’Afrique) ; c’est une âme fière et même un peu farouche, c’est encore l’honneur dans toute sa délicatesse, sa rudesse, son austérité : comme Alceste, il tombe dans un monde frivole, plus que frivole ; comme Alceste, il aime au-dessous de lui et bien plus bas, car il ne s’agit plus d’une coquette, mais d’une courtisane. C’est une Célimène de bas étage, qui essaie de jouer la vraie. On retrouve encore dans Le Demi-Monde la scène de la jalousie ; de part et d’autre, c’est une lettre compromettante qui met aux prises les deux amants ; de part et d’autre, l’héroïne se joue du héros : d’un côté, en n’avouant rien ; de l’autre, en avouant tout. On pourrait pousser plus loin la comparaison et retrouver dans Le Demi-Monde une sorte de Philinte : c’est l’homme du monde moderne, qui dévoile à son ami tous les mystères du milieu où il vit et qui essaie d’éclairer et de protéger sa sauvagerie. Il voudrait le défendre de la fausse Célimène, comme Philinte défend Alceste de la vraie. Il accepte le monde où il vit, comme Philinte accepte le sien ; mais ici, ce n’est plus cet enjouement naturel et aimable d’un homme bien né, « qui prend tout doucement les hommes comme ils sont »
, c’est l’ironie sarcastique et froide de l’homme désenchanté qui a vu le fond de tout et qui vit avec le vice, quoique ayant encore au fond du cœur l’amour du bien. C’est une sorte de fusion entre Alceste et Philinte. Le dénouement des deux pièces est semblable : comme Célimène, la baronne d’Ange est démasquée, humiliée. Comme elle, elle se retire devant sa défaite ; l’une sauve sa beauté, sa jeunesse, sa royauté féminine ; l’autre sauve sa fortune. Le sage de la pièce, de Jalin, épouse, comme Philinte, l’Éliante de ce faux monde, la jeune Marcelle, qui a conservé des sentiments purs au sein de l’impureté ; enfin le nouveau Alceste, comme l’autre, reste seul blessé au cœur, et avec bien {p. 362}plus de droit que celui-ci de devenir misanthrope. Ainsi la pièce moderne explique et éclaircit la pièce ancienne : de part et d’autre, c’est bien la vertu et l’honneur aux prises avec le monde, vrai ou faux, peu importe. Ce conflit peut être comique ou tragique, suivant le poète. Molière a voulu faite une comédie ; le poète moderne a fait un drame : la pensée fondamentale reste la même.
Après ces explications, faudrait-il encore imputer à Molière la pensée coupable et frivole de faire rire de la vertu ? Verra-t-on dans l’auteur du Misanthrope un épicurien spirituel qui se joue de tout, qui veut que l’on ne vive que pour le plaisir, un Montaigne qui ne veut point de vertu farouche, un sage indifférent qui demande que l’on s’accommode des choses, sans s’en émouvoir la bile ? Non, ce n’est pas la morale du Misanthrope, elle est tout autre ; je dirai même toute contraire. La voici : c’est que la vertu et l’honneur doivent se tenir à distance du monde sans le fuir, qu’un cœur haut et bien placé ne doit pas disputer aux petits marquis la faveur des belles, qu’il ne doit pas se mêler aux caquets frivoles des ruelles et des salons ; que si les obligations sociales vous forcent à cultiver le monde, vous devez supporter ses travers sinon avec complaisance et connivence, au moins avec dignité, et ne pas vous mêler de lui pour qu’il ne se mêle pas de vous ; que si la sagesse fière et délicate veut se jouer au monde, elle y perd toujours quelque chose de sa dignité, et que, si elle veut le réformer, elle fait rire d’elle. Je pense pour ma part qu’Alceste finira par en tirer cette leçon. Après un accès de misanthropie qui le chasse pour un temps au désert, son âme haute et généreuse lui fera comprendre que c’est encore une sorte d’égoïsme que de ne vouloir jouir que de soi. Il sera rappelé au monde par le devoir ; il y rapportera non pas moins de délicatesse et d’honneur, mais moins de susceptibilité ; il apprendra à se faire respecter et écouter sans blesser personne ; il tiendra à distance les fats sans cervelle, les faiseurs de petits vers, les prudes et les coquettes ; il rencontrera quelque Éliante d’une âme forte et sérieuse, capable de le comprendre et de l’aimer. Il apprendra à dire la vérité sans colère, à défendre la justice sans ostentation, à être vrai sans jouer un rôle. Tel est l’Alceste idéal qui se cache au fond de l’Alceste réel, mais qui avait besoin d’une épreuve pour se dégager. Voilà la morale du Misanthrope ; c’est une morale que ne désavouerait pas Épictète, et qui vaut bien celle de Rousseau.