Molière §
Des poètes français, Molière, après La Fontaine, est le plus célèbre, il est le plus aimé. Pas un lettré qui ne raconte, à sa façon, cette illustre biographie. Il appartient à la race éclatante et féconde, à la famille des grands génies : Aristophane, Ménandre, Térence et Plaute, Cervantes, Shakespeare et Rabelais. Le rire est leur domaine ; ils s’emparent triomphalement de la correction des mœurs ; ils sont, tout à la fois, des sages et des écrivains ; ils inventent leur comédie, ils inventent leur langage, et ce fut la plus juste admiration du dix-septième siècle, de trouver que Molière était un poète à côté de Racine, e non loin de Despréaux, un prosateur comparable à Pascal. Il ne faut pas oublier Corneille en cette éclatante manifestation de la comédie et du drame. Corneille écrit Le Menteur, et les trois derniers actes du Cid merveilleux, qui tourne, comme on sait, à la comédie, après nous avoir remplis des plus grandes émotions tragiques. Par Montaigne et par Rabelais, l’auteur des Précieuses ridicules appartient aux derniers jours du seizième siècle. Il a lu Marot et Regnier, comme il a lu les Lettres provinciales. Il eut ensuite ce grand bonheur, de commencer avec Louis XIV, profitant de la jeunesse du roi, de ses loisirs, de ses amours.
Jean-Baptiste Poquelin (c’est le nom de son père ; sa mère avait nom Marie Cressé) est un enfant de Paris, du Paris plein de bruit, de tumulte et de chansons. La tradition, qui a souvent raison, parce qu’elle représente un consentement populaire, a fait naître le père excellent de la comédie au beau milieu des halles, qui représentaient un monde à part dans les passions de la grande ville. On appelait, naguère, M. le duc de Beaufort : le Roi des halles, et le sobriquet ne déplaisait pas au petit-fils de Henri IV. On parlait dans les halles de Paris une langue à part, câline et violente à la fois : M. le cardinal de Retz en savait toutes les finesses ; madame de Sévigné, malgré son maître Ménage, n’en était pas tout à fait ignorante. Trente ans plus tard, sous ce thème pilier des halles, vint au monde un des plus heureux et des plus beaux esprits dont se soit parée la comédie, un grand poète appelé Regnard, l’auteur du Joueur et des Ménechmes. Ce nouveau Parisien nous consolera de la mort de Molière, et la ville, charmée, oubliera, un instant, le divin Poquelin. C’est pourquoi, respectant la tradition, nous laisserons le berceau de Molière à l’ombre intelligente du pilier des halles, et dans la boutique de son père, valet de chambre-tapissier du roi. C’était déjà de la bourgeoisie : entrer chez le roi, avoir bouche en cour, avec trois cents livres de gages, et trente-sept livres dix sous de récompense chaque année, pour un service de trois mois ! Ajoutons tout l’aise et le relief d’un officier domestique de la maison de Sa Majesté. Ils étaient riches, ces Poquelin ; ils étaient sages ; seulement le grand-père était un bel esprit qui gâtait son petit-fils (c’est l’usage), et quand le grand-père et le petit-fils traversaient le Pont-Neuf tout rempli de farces, de comédies, de chansons, de tréteaux joyeux, d’arracheurs de dents, d’opérateurs et d’avaleurs de pois gris, Molière s’en est souvenu, le vieillard et l’enfant tout joyeux ne se lassaient pas des amours de Tabarin et des gaietés de Francisquine. — Ah ! grand-père, encore un moment ? disait le petit-fils. — Je le veux bien, mais nous serons grondés, répondait le grand-père ! Et le lendemain, le fils du tapissier gâtait du beau velours, et se cognait les mains du marteau paternel. Déjà l’esprit perçait avec l’intelligence, et comme en ce temps-là, l’éducation populaire était, grâce à Dieu, à la portée de tous, l’enfant fut mis au collège de Louis-le-Grand, dont les régents ne rêvaient déjà que tragédies et comédies. Ce fut même au sortir de l’un de ces spectacles où rien n’était négligé pour le plaisir de l’oreille et des yeux, que le jeune roi Louis XIV, qui était encore en sa minorité, s’écria, battant des mains : « Voici mon collège ! » Et le lendemain apparut sur un marbre noir, gravé en lettres d’or : Collège de Louis-le-Grand.
Dans cette enceinte illustre où le jeune Arouet viendra plus tard, le nouveau venu rencontra parmi tant de condisciples qui l’ont aimé et protégé plus tard, le filleul du cardinal de Richelieu, le prince Armand de Conti, frère du duc d’Enghien, disons mieux, du grand Condé ! On se rappelle, en ce moment, le célèbre portrait du prince de Conti, par M. le duc de Saint-Simon, le plus remarquable peut-être de sa galerie. Avec le jeune prince de Conti, attentif aux leçons de Gassendi lui-même, il y avait Bernier, qui déjà rêvait de ses grands voyages, et Chapelle, un de ces esprits charmants, très-intelligents, qui font peu de chose, et s’amusent tant, qu’à la fin, ce peu de chose est un chef-d’œuvre. On étudiait assez vite aux premiers jours du grand siècle ; quatre ou cinq ans suffisaient à ces études qui, pour ainsi dire, étaient dans l’air, et sitôt que le jeune Poquelin fut en état de lire Aristophane, et Térence, et Plaute, et les maîtres, il rêva que lui aussi il était né pour être un instituteur de nations. Si jeune encore, il voyait toute chose ; il savait lire au fond des cœurs les mystères les plus cachés ; il comprenait les passions les plus innocentes. Il lisait, dans tous les livres anciens et nouveaux, les passages de la comédie, empruntant de toutes mains, sans reproche et sans peur. Un savant éditeur de Molière, M. Louis Moland, nous racontait naguère les emprunts que l’élève de Gassendi a faits au théâtre italien, digne prédécesseur de l’hôtel de Bourgogne. Parmi ces emprunts que ce naissant génie agrandissait à sa taille, on signale, il est vrai, des mois, des traits, certains caractères. Eh bien, en dépit même des preuves les plus incontestables, nous dirons, nous : Molière a laissé si loin ses modèles, qu’il ne faudrait pas le chagriner pour si peu. Démontrer qu’il a pris Tartuffe et Don Juan aux tréteaux de Rome ou de Venise, en effet, la démonstration irait trop loin. Tartuffe et Don Juan appartiennent à Molière, autant que Les Femmes savantes et Le Misanthrope. Arlequin disait un jour : « Si tous les couteaux n’étaient qu’un couteau, ah ! quel couteau ! Si tous les arbres n’étaient qu’un arbre, ah ! quel arbre ! Si tous les hommes n’étaient qu’un homme, ah ! quel homme ! Si ce grand homme prenait ce grand couteau pour en donner un grand coup à ce grand arbre, et qu’il lui fil une estafilade, ah ! quelle estafilade ! »
Or, nous autres, à l’exemple d’Arlequin, nous dirions volontiers : « Si toutes les comédies n’étaient qu’une seule et grande comédie, ah ! la belle comédie ! Et puisque enfin tous les poètes comiques, à commencer par Aristophane et Plaute, avec les débris de Ménandre, et les élégances de Térence, à finir par le dernier faiseur de vaudeville, ne sont qu’un seul et même comédien nommé Molière, ah ! le poète incomparable et l’immortel comédien ! »
Il faut se méfier des exagérés, nous montrant Molière étudiant la philosophie et le-droit, puis voyageant à la suite du roi Louis XIII et de Richelieu, dans cette terrible année où ces deux jeunes gens, M. de Cinq-Mars et M. de Thou, livrés à Laubardemont (M. de Thou, trente-deux ans ! M. de Cinq-Mars, vingt-quatre ans !), tombèrent, si peu coupables, sous la hache de Richelieu. C’est trop encombrer les premières années de notre poète, que d’en faire un des témoins de ce drame sanglant ; c’est faire un peu trop d’honneur au prince de Conti, que de le montrer, sitôt, protégeant Molière, son condisciple. Le poète a déjà vingt-trois ans, et bien vite il a pris son parti d’obéir aux inspirations de la comédie, et de mener la vie heureuse des enfants sans souci. À ce bel âge, avec un peu d’argent dans sa poche et beaucoup de feu dans les yeux, un enfant de Paris ne doute de rien. Celui-ci voulut avoir des camarades, il en trouva des deux sexes. Les uns et les autres, à peine ils eurent touché à l’ancienne comédie, ils trouvèrent qu’elle était impuissante à satisfaire leur fantaisie, et Poquelin, pour leur plaire, inventa Le Docteur amoureux, Le Maître d’école et Les Trois Docteurs. Le vent qui passe emportait l’air et la chanson. Heureusement, la mémoire des comédiens, non moins que le souvenir des spectateurs, ont sauvé de l’oubli Le Médecin volant et la Jalousie de Barbouillé, deux précieux et charmants canevas du comédien vagabond Molière. Il a fait plus tard du Médecin volant le Médecin malgré lui ; George Dandin se trouvait en germe dans le Barbouillé.
Sganarelle.
« Eh ! mon Dieu, monsieur, ne soyez point en peine. Je vous réponds que je ferai aussi bien mourir une personne qu’aucun médecin qui soit dans la ville… »
L’histoire a conservé les noms des comédiens qui composaient la première… et la dernière troupe de Molière. Il a commencé par engager les deux frères Béjart, Gros-René, mademoiselle Duparc, mademoiselle de Brie et Madeleine Béjart. Ces Béjart, assez mal gardés, avaient pour père un procureur au Châtelet.
Madeleine en savait plus long que ses frères ; elle avait déjà monté sur les planches, et vous eut dit le faible et le fort de la troupe du Petit-Bourbon, et de la troupe de l’hôtel de Bourgogne. O la chose étrange ! on a découvert, récemment, dans les ruines du vieux Paris, que sur l’emplacement de ce fameux hôtel de Bourgogne, où la comédie a balbutié ses premières gaietés, avait été bâtie la Halle aux cuirs. M. Scribe, à vingt ans, n’eût pas négligé d’écrire un joli couplet à ce sujet.
C’était déjà, parmi Messieurs les poètes et les comédiens, la mode (il fallait bien rassurer les pères de famille) de prendre un nom de comédie, et le fils de Poquelin, avant de débuter (1645), s’appelle Molière. II ne se doutait pas que ce nom d’emprunt deviendrait un titre de gloire. Ainsi le jeune Arouet, plus tard, s’appellera Voltaire. Heureux, dans la paix, et dans la guerre, et dans tous les beaux-arts, celui qui porte un nom facile à retenir, facile à prononcer !
Des débuts de Molière, on ne sait pas grand-chose. Il s’est rencontré des biographes trop patients pour expliquer de diverses façons cette éclipse des nouveaux comédiens. En vain, on les cherche à Paris : Paris, qui oublie assez souvent même la gloire, les a complètement oubliés ; on les cherche en province, on ne les trouve guère plus que les héros du Roman comique ; M. Destin et mademoiselle la Caverne. Il faut renoncer à l’histoire même du prince de Conti Mais, pour être exact, en ce moment le prince de Conti envoyait à Rome un chargé d’affaires, pour solliciter le chapeau de cardinal. Bientôt même oublieux de son chapeau, il se battait contre le Mazarin, l’épée à la main. La tradition veut aussi que Molière et sa troupe, en courant le monde, aient traversé Vienne, et l’auteur de Lucrèce, François Ponsard, né à Vienne, en Dauphiné, n’a pas manqué d’écrire en l’honneur de ce voyage une aimable comédie. Acceptons la comédie, et doutons quelque peu du voyage à Vienne. On est plus sûr du séjour à Nantes, et de Nantes à Bordeaux. Ce qui est certain, c’est que Molière a laissé dans Lyon même, beaucoup plus qu’à Bordeaux, troublé par les guerres civiles, un souvenir, une trace, et, disons tout, son premier ouvrage de longue haleine, L’Étourdi. Cette fois enfin, nous retrouvons depuis sa sortie un peu brusque de son premier Théâtre, un vrai poète, applaudi d’abord pour son œuvre, et bientôt pour son jeu.
L’Étourdi, dans tout ce voyage, fut la pièce de résistance. Elle était écrite en vers, et ces premiers vers de Molière étaient déjà d’une excellente facture :
Trufaldin.
D’un chêne grand et fort,Dont près de deux cents ans ont fait déjà le sort,Je viens de détacher une branche admirable,Choisie expressément de grosseur raisonnable,Dont j’ai fait sur-le-champ, avec beaucoup d’ardeur,(II montre son bras.)Un bâton à peu près… oui de cette grandeur,Moins gros par l’un des bouts, mais plus que trente gaules.Propre, comme je pense, à rosser les épaules ;Car il est bien en main, vert, noueux et massif.
Déjà, Molière était le maître. S’il n’avait pas trouvé toute sa comédie, il en possédait le langage. À la fin, quand pendant trois grands mois, L’Étourdi eut charmé les habitants de Lyon, on voit, cette fois, Molière et sa troupe, se diriger sur Pézenas, où se trouvaient les états du Languedoc. Ils descendirent, sans pâlir, ce diantre de Rhône, objet de la légitime épouvante de madame de Sévigné. À Pézenas enfin, et cette fois sans conteste, se rencontrent les deux condisciples du collège de Clermont, Molière et le prince de Conti. Ce que c’est que de nous ! Le prince de Conti, après avoir ferraillé contre le Mazarin, subi la prison, et porté la guerre civile en Guyenne, avait fini par épouser la propre nièce du Mazarin, et maintenant il présidait les états du Languedoc. Voilà comme il rencontra Molière à Pézenas, où le prince avait une belle maison. Tout ceci est assez confus dans le récit du poète d’Assoucy, qui suivait Molière à la piste, et lui gagnait son argent dans le bateau du Rhône. Admirons, cependant, ce jeune comédien, ébloui des premières clartés du grand siècle, qui s’en va traîné dans le tombereau de Thespis, à la suite de la comédie.
Ô la belle chose ! avoir vingt ans, être un génie, et marcher d’un pas résolu à cet art pressenti, deviné, informe et déjà charmant ! Le jeune homme, intrépide et caché, dont nous suivons la trace à grand peine, apprend en voyage les mœurs, l’accent, et la libre allure de la bourgeoisie. Il s’essaye à faire rire avec le vieil esprit gaulois, avant de trouver des ressources infinies dans sa propre invention ; il est comédien avant d’être un poète comique. Ainsi commencèrent les illustres fondateurs du théâtre athénien ; ainsi s’est révélé le maître et le dieu du théâtre anglais ; ainsi ces grands génies, par l’exercice assidu des moindres détails, pour ainsi dire par l’argumentation ad hominem, sont entrés dans tous les mystères de ce grand art d’arracher le rire ou les larmes, d’intéresser et d’amuser tant de gens, venus de si loin et de côtes si opposés, avec tant d’ambitions si différentes : paysans, bourgeois, coquettes, amoureuses, capitaines, courtisans. C’est ainsi que Molière a commencé, et que nous importe, après tout, que ce soit à Lyon, à Vienne, à Béziers, à Pézenas ?
Une fois qu’il eut trouvé le grand secret, cherché par tant de poètes ses contemporains1, il comprit toute sa vocation. Il tenait maintenant la comédie ; il était sûr de sa découverte. Il avait payé, sans doute, et par toutes les misères de l’inventeur, dans mille essais sans nom, avec des comédiens sans talent et des comédiennes sans vertu, son illustre découverte, et maintenant, déjà fatigué, mais certain de sa destinée, il s’en revient, avec bientôt vingt ans de plus, du fond de ces provinces ignorantes, où c’est à peine s’ils trouvaient chemin faisant un jeu de paume, une grange, un tréteau, pour essayer enfin sa comédie, entre l’hôtel de Bourgogne et l’hôtel du Marais. L’hôtel de Bourgogne appartenait à Corneille, et l’hôtel du Marais à Jodelet. Restait la salle du Petit-Bourbon, où jouaient, trois fois par semaine, ces mêmes Italiens à qui Molière empruntait, sans façon, un nom propre, une gaudriole, une gaieté.
« Il n’y a rien de si petit que le Petit-Bourbon. Le théâtre est de dix-huit toises de longueur sur huit de largeur, au bout de laquelle il y a encore un demi-rond de sept toises de profondeur sur huit et demi de large, le tout en voûte semée de fleurs de lis. Son pourtour est orné de colonnes avec leurs bases : chapiteaux, architraves, frises et corniches d’ordre dorique, et entre icelles corniches, des arcades en niches. En l’un des bouts de la salle, directement opposé au dais de Leurs Majestés, était élevé un théâtre de six pieds de hauteur, de huit toises de largeur et d’autant de profondeur ».
« Toute la lumière consistait en quelques chandelles dans des plaques de fer-blanc attachées aux tapisseries ; mais comme elles n’éclairaient les acteurs que par derrière et un peu sur les côtés, ce qui les rendait presque tout noirs, on s’avisa de faire des chandeliers avec deux lattes mises en croix, partant chacun quatre chandelles, pour mettre au devant du théâtre. Ces chandeliers, suspendus grossièrement avec des cordes et des poulies apparentes, se haussaient et se baissaient sans artifice et par main d’hommes, pour les allumer et pour les moucher. La symphonie était d’une flûte et d’un tambour, ou de deux méchants violons, au plus. »
Enfin, quelle que soit la salle, obscure ou brillante, voilà le poète à Paris ; le voilà directeur de comédies et de comédiens. Le jeune roi est absent, la cour marche à sa suite, ils vont au-devant de la jeune reine, et reviendront quand sera signée la paix des Pyrénées. Cependant, la ville, attentive, a déjà pris le chemin du nouveau théâtre, et Molière, pour commencer dignement sa magistrature, emprunte à l’hôtel de Rambouillet sa véritablement première comédie, à savoir : Les Précieuses ridicules.
Quand Molière traduisit à sa barre ce fameux hôtel de Rambouillet qui avait exercé, dans le langage et dans les mœurs de cette nation, son autorité souveraine, l’hôtel de Rambouillet était encore en sa toute-puissance, et les délicats des deux sexes, honorés à la ville, écoutés à la cour, étaient restés les rois de la mode. Aussi bien, quel fut leur étonnement quand ils apprirent dans la chambre bleue, on régnait Arthénice, qu’un malheureux comédien de campagne, un bouffon, un Sosie, un Jodelet, les mettait en scène, et dans un petit acte, écrit en vile prose, en finissait d’un seul coup avec les précieux, les précieuses et tout l’hôtel de Rambouillet ?
Cela fut ainsi pourtant, à dater du jour où fut affichée la comédie des Précieuses ridicules. À peine on les vit entrer l’une et l’autre, à savoir : Cathos et Madelon, les nièces de Gorgibus le bourgeois, que soudain la cause des précieuses était perdue, en même temps que celle du bon sens était gagnée. Un franc rire, épanoui, joyeux, charmant, accueillit la préciosité de mademoiselle Madelon, et de sa cousine, mademoiselle Cathos. Lui-même, un vrai singe, Mascarille, fit justice de M. de Balzac et de M. Voiture avec un agrément infini :
Cathos.
« En effet, je trouve que c’est renchérir sur le ridicule, qu’une personne se pique d’esprit, et ne sache pas jusqu’au moindre petit quatrain qui se fait chaque ! jour ; et pour moi, j’aurais toutes les hontes du monde s’il fallait qu’on vînt à me demander si j’aurais vu quelque chose de nouveau que je n’aurais pas vu.»
Les Précieuses ridicules du Petit-Bourbon firent un grand bruit dans la ville. Hommes et femmes de la place Royale s’en inquiétèrent. En même temps, on eût voulu savoir ce que penserait la cour de cette censure inattendue d’une société qui donnait l’exemple et la mode à tout Paris ; mais la cour était encore absente, et Molière, enhardi par le succès de ses premiers mots qui se sentaient du voisinage des halles, écrivit en vers bien frappés : Sganarelle, ou le Cocu imaginaire2. Le mot était vif, le nom était nouveau. Sganarelle en ce moment remplaçait Mascarille, empereur des fourbes. Sganarelle, autant que Cathos et Madelon, tenait à la bourgeoisie. Il fut très applaudi, très écouté ; mais le jeune roi, ramenant l’aimable reine et la paix dans Paris enchanté, interrompit la représentation de Sganarelle. En même temps, la salle du Petit-Bourbon tomba, obéissant aux tyrannies de l’alignement. Accident heureux, qui permit à Molière d’adresser un placet à Monsieur, frère du roi, disant : que lui et sa troupe représentaient ses comédiens ordinaires, et qu’il était juste, en effet, que Monsieur, leur accordât l’usage de cette belle salle que M. le cardinal de Richelieu avait fait bâtir dans le Palais-Royal, en l’honneur de Mirame. La salle était digne de celui qui l’avait construite et machinée à ses frais. Les réparations prirent beaucoup de temps, et pour vivre dans l’intervalle, les comédiens ordinaires de Monsieur donnèrent des représentations dans les belles maisons où ils étaient conviés. C’était la mode alors : le salon se changeait volontiers en théâtre, et la première fois que le roi Louis XIV applaudit aux efforts du poète et du comédien qui devait prendre un si grand rôle dans les plaisirs de Versailles, de Chambord et de Chantilly, ce fut chez ce même cardinal de Mazarin, le grand introducteur de l’Opéra3. Le cardinal était malade ; il se mourait, désespéré de quitter la vie, et d’abandonner ces trésors de la peinture et de tous les beaux-arts, dont un prince illustre a dressé naguère le catalogue incroyable. En vain Mazarin dissimulait sous le fard sa lente agonie ; il ne trompait personne, excepté le roi jeune et superbe, et qui ne pensait pas que l’on pût mourir. Le roi se tenait debout, appuyé sur le dos de la chaise où le cardinal était couché, et voilà comme il vit, pour la première fois, L’Étourdi et Les Précieuses ridicules. Sa Majesté daigna sourire, mais le cardinal de Mazarin écoutait ces gaietés et ces jeunes amours avec tant de tristesse et d’ennui, que ces jeunes femmes et ces jeunes gens, l’écarlate de la cour, oublièrent d’applaudir par respect pour la mort. Rien de plus funèbre et de plus jeune à la fois, que ce théâtre ouvert sur un tombeau.
L’inauguration du théâtre élevé par Richelieu provoqua dans notre poète une malheureuse idée. Il lui semblait qu’il devait continuer ce spectacle à machines, qui plaisait tant à Monseigneur le cardinal ; c’est pourquoi il composa, à l’exemple des Italiens, cette féerie incomplète : Don Garcie de Navarre, assez peu digne de tenir sa place au rang des œuvres qui vont venir. Que de fois celui qui écrit ces lignes eut voulu effacer des œuvres de Molière Don Garcie de Navarre, et même La Princesse d’Élide, et quelle allégeance eût gagné le présent tome à ces retranchements ! On a toujours hésité, par respect. C’est ainsi que l’on maintient, par respect. l’Agésilas et l’Attila dans les œuvres de Pierre Corneille.
Évidemment, cette entrée au théâtre du Palais-Royal aurait pu se faire sons de meilleurs auspices, mais déjà le roi savait le nom de son poète. À la cinquième représentation disparut son ennui, Don Garcie ; on n’a jamais songé à le reprendre, non plus que Mirame. Le roi se souvint du poète ! Il eût cherché vainement autour de lui un amuseur mieux fait pour le comprendre. En ce moment, le Mazarin venait de mourir, « raisonnablement chargé de la haine publique »
, disait le cardinal de Retz. Le roi lui fit l’honneur de le pleurer tout un jour : mais le lendemain il déclarait qu’il serait désormais son premier ministre à lui-même, et rien n’était plus facile, grâce à Richelieu : il avait délivré la couronne des petites tyrannies qui l’entouraient ; grâce à Mazarin : il laissait un roi riche au milieu d’une noblesse appauvrie, et par conséquent dépendante. Ce roi-là, très intelligent, se servit tout d’abord de son poète pour se moquer des petits marquis, des petits barons, des chevaliers et de MM. de l’Œil-de-Bœuf. On eût dit qu’il voulait compléter, par le ridicule, le nivellement de Richelieu par la hache. Ainsi s’établit, entre le poète et le jeune roi, on dirait aujourd’hui « une entente cordiale », et sitôt que le poète comprit qu’il était nécessaire à la joie et peut-être au gouvernement du prince, il se sentit délivré de toute gêne. Hélas ! en moins de quinze années devait s’accomplir toute sa destinée. Il se hâtait de vivre, et le roi se bâtait d’utiliser son génie au profit de ses plaisirs.
L’École des maris fut, tout d’abord, la revanche éclatante de Don Garcie, et le roi, cette fois, s’amusa d’un bout à l’autre de la comédie.
L’École des maris est une de ces œuvres aimables où sont débattus les vieux paradoxes sur lesquels la comédie est fondée. Ariste est un sage et Sganarelle est un jaloux : le premier, pour plaire à Léonor, qu’il veut épouser, lui prodigue les petits soins, les tendresses, les respects ; Sganarelle, au rebours de son frère Ariste, est un malappris, un brutal. Amoureux d’Isabelle, il lui tendra tous les pièges : il serait honteux de se fier à l’honnêteté d’une fille bien née ; il se fait son espion et son geôlier. Égoïste et vaniteux, il ne comprend pas les beaux rires de la jeunesse. Ah ! comme il est récompensé de toutes les peines qu’il se donne ! Il devient pour Isabelle un objet de terreur, il devient pour nous autres, qui le voyons agir, un sujet de pitié. Non pas qu’il soit un vieillard, il est jeune encore et pose à peine le pied sur les premières limites de l’âge mûr ; mais il est crédule, et près de lui, presque sous son toit, arrive un jeune homme, un certain Valère aux yeux doux, qui est loin de déplaire à la jeune Isabelle. Elle, alors, poussée à bout par les disgrâces de son tuteur, elle s’adresse à lui-même, afin qu’il vienne en aide à ses innocentes amours.
Ainsi, l’amoureux Sganarelle est un pantin dont cette aimable fillette, en riant, tient tous les fils ; et jugez de l’étonnement de ce triste sire, en voyant comme on s’est amusé de sa vaine sagesse ! Aussi bien, à l’appel de Sganarelle et d’Ariste, aux chansons de Valère, aux gaietés d’Isabelle, accourut un peuple entier de spectateurs contents. C’est si beau la jeunesse et si charmant un honnête amour ! Quoi de plus rare : un mariage assorti ? Après la ville, on vil la cour s’amuser de ces aimables leçons. Monseigneur le duc d’Orléans, frère unique du roi ; madame Henriette, et la reine et le roi, toute la jeune cour, qui attend patiemment à Saint-Cloud, à Fontainebleau, à Saint-Germain, que soit bâti le palais de Versailles, riait volontiers des petits messieurs que déjà Molière, avec la permission de Louis XIV, offrait en spectacle. Écoutez Sganarelle et sa belle ironie, à propos des modes de l’an de grâce 1661 :
Ne voudriez-vous point, dis-je, sur ces matières,De vos jeunes muguets m’inspirer les manières ?M’obliger à porter de ces petits chapeauxQui laissent éventer leurs débiles cerveaux :Et de ces blonds cheveux, de qui la vaste enflureDes visages humains offusque la ligure ?
Et comme ils riaient, tous ces jeunes gens ! et, comme à vingt-deux ans qu’elle pouvait avoir, s’amusait la jeune reine, un peu sérieuse, et se tenant à l’écart des tumultes dont le roi était entouré.
Rien de plus beau que monseigneur le duc d’Orléans : beaucoup de grâce et de douceur dans l’esprit, de civilité et de politesse, attestaient aux moins clairvoyants la tendresse et les soins de sa mère. Le roi ne touchait pas encore à la grandeur dont il fit profession plus tard, mais chacun disait qu’il était le plus honnête homme de son royaume. Il cachait son esprit avec grand soin, peut-être par respect pour sa majesté. Plusieurs aspirants à l’héritage du Mazarin se montraient dans le lointain, à savoir : M. Fouquet, surintendant des finances ; M. Le Tellier, secrétaire d’État, et M. Colbert, un disciple, un secrétaire du cardinal Mazarin. M. Le Tellier, homme ambitieux et prudent. Qui encore ? M. Colbert, se cachant dans l’ombre ; et ce roi du moment, M. Fouquet, superbe, intelligent, plein de grâce et d’esprit ; la main dans les finances de l’État, qu’il prodiguait, sans compter, aux dames, aux seigneurs, aux beaux esprits. Peu de gens étaient assez habiles, parmi les seigneurs de cette jeune cour, pour s’occuper comme il l’eût fallu de ces trois hommes dont le roi prenait parfois les conseils. En revanche, on n’avait de regard et d’attention que pour les dames, qui étaient l’ornement des premiers jours du règne, et voici le nom de ces rares beautés :
La comtesse de Soissons, une des nièces du cardinal de Mazarin, d’un esprit simple et doux, mais agréable, aimant le roi d’une grande amitié, et lui parlant librement ; sa sœur, mademoiselle Mancini, mariée au connétable Calonne, hardie et résolue en toute chose. Elle avait espéré quelque temps qu’elle serait reine de France (vous êtes roi, vous m aimez, et je pars
) : il fallut renoncer à ce vaste espoir par l’ordre même du cardinal. Venaient ensuite madame de Mazarin, madame d’Armagnac, fille du maréchal de Villeroy ; mademoiselle de Tonnay-Charente, une des filles du duc de Mortemart, tout ce qu’il y avait de plus rare et de plus beau. Jeunesse et beauté, toutes ces grâces disparaissaient devant madame la duchesse d’Orléans. N’oublions pas, dans cette galerie incomparable, madame de Valentinois, sœur du duc de Guiche ; mesdames de Créquy, de Châtillon, de La Trémouille, et madame de Lafayette. En ce moment se montre, obscure encore et déjà charmante, une des filles d’honneur de Madame, mademoiselle de La Vallière. Elle-même elle avait déclaré, un jour d’été, sous les ombrages de Saint-Cloud, ses préférences pour le jeune roi… le roi, dans le lointain, l’écoutait !
On faisait aussi volontiers la liste des seigneurs de la cour : le comte de Guiche et le comte de Mortemart, le marquis de Vardes et M. de Lauzun, le maréchal de Grammont et M. de La Rochefoucault (François VI, l’auteur des Maximes). Un jour, tout ce monde heureux, charmant, épanoui, qui ne savait pas comment était fait le nuage, accepta l’invitation du surintendant Fouquet d’accompagner, dans sa maison de Vaux, Louis XIV… qui s’était invité lui-même ; et pensez donc à la fête, au voyage, au contentement de toute cette jeunesse ! En même temps, le surintendant, pour recevoir dignement le roi de France, appelait à son aide, en cette maison des féeries, les peintres, les poètes, les comédiens, les musiciens, tous les artistes du grand siècle à peine commencé. À Molière il avait commandé tout un spectacle et lui avait donné quinze jours, pas une heure de plus, pour que rien ne manquât à ces fêtes de l’esprit ! Ces quinze jours suffirent au poète ; il fit sa comédie, il dressa son théâtre à l’extrémité d’une longue avenue On la voit encore aujourd’hui solitaire et déserte. À l’autre extrémité, le château, semblable à quelque phénomène, offre encore aux regards attristés la salle des gardes et la rotonde, et le salon dans lequel se tenait l’attentif de mademoiselle de La Vallière, mécontent de sa journée. Il était le seul qui fût offensé de ces splendeurs ; il ôtait le seul qui fût jaloux du surintendant Fouquet et de sa fortune ; et, pendant que les seigneurs de la consentaient à pleines mains l’or prodigieux que leur hôte magnifique avait jeté sur leur toilette, le roi, imposant silence à sa haine, contemplait un portrait de La Vallière suspendu à ces murailles insolentes ; même on contera qu’il avait résolu de faire arrêter le surintendant le même jour, sur sa terre, et dans son propre château. Il se contint, et daigna rire aux Fâcheux de Molière, une improvisation charmante, dans laquelle se montraient naïfs, sincères et tout joyeux ces. fâcheux, auxquels le roi lui-même ajouta plus tard M. de Soyecourt. Ainsi, cette fois Molière eut un collaborateur, le roi lui-même, et Molière eut l’honneur de s’en vanter dans cette ingénieuse dédicace :
« Il faut avouer, Sire, que je n’ai jamais rien fait avec tant de facilité, ni si promptement, que cet endroit où Votre Majesté me commanda de travailler. »
Jusqu’à présent, si complète avait été son indifférence pour les œuvres de son esprit, qu’il les abandonnait à qui les voulait prendre, et le premier venu s’arrogeait ce droit-là. L’École des maris, dédiée au duc d’Orléans, est la première de ses pièces que Molière avait imprimée. Il avait pensé d’abord à mettre à chaque pièce une préface, à l’exemple de Corneille, et dans cette préface, il eût expliqué sa poétique. Il fit mieux peut-être, il la mil en comédie, expliquant dans la Critique de l’École des femmes, et dans L’Impromptu de Versailles, sa façon d’obéir aux lois qu’un pédagogue a renfermées dans un seul vers latin :
Quis, quid. ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando ?
Par qui. pourquoi, comment, en quel temps, dans quel lieu ?
« Vous nous la donnez belle avec vos règles, disait-il, et ne voilà-t-il pas de beaux mystères ! »
Au demeurant, les gens du métier ne s’y trompaient pas ; ils reconnaissaient le lion à sa griffe. En vain ils criaient au plagiat ! ils.comprenaient l’originalité de l’œuvre ; ils comprenaient que pas un, par exemple, depuis qu’il y avait des poètes comiques, n’avait imaginé le Misanthrope, un héros de vertu, tourmenté et complété par Célimène. Est-ce à la ville ? est-ce à la cour ? chez madame de Sévigné ? chez mademoiselle de Lenclos qu’il a rencontré Alceste et Célimène ? On en dissertera jusqu’à la fin du monde. Avec quel courage il attaquait des caractères inconnus avant lui ! De quel force il insultait des corporations tout entières ! Il a lutté avec les médecins jusqu’à la mort. Des Précieuses ridicules, il finit par faire les Femmes savantes.
Le Misanthrope et Les Femmes savantes, voilà les deux grandes œuvres. Il écrivit le rôle excellent de Célimène, pour la jeune dame Armande Béjart, qu’il venait d’épouser. Elle était une des bonnes comédiennes de sa troupe (on ne disait pas encore la compagnie) ; elle était bien faite, agréable et bien disante. Il n’y avait rien de plus charmant qu’Armande quand elle voulait plaire. Il est vrai qu’aujourd’hui, à force d’adorations (c’est le mot pour Molière), on ne se gêne guère pour traîner dans les gémonies cette belle Armande. À entendre les critiques et les historiens, elle fut le mauvais génie et le malheur du grand poète ; elle excita sa jalousie ; elle fit connaître à ce cœur déchiré toutes les tortures… Il ne faut pas croire à toutes ces déclamations. Si l’auteur de Sganarelle est malheureux, nous conviendrons volontiers que c’est un peu sa faute. Il a quarante ans ; il épouse une petite comédienne égrillarde qui en a dix-huit à peine ; il est sérieux, elle est gaie et folâtre ; il se fâche, elle veut plaire. Et d’ailleurs, il s’était moqué le premier du mariage et des maris, il va s’en moquer toute sa vie. Enfin, dans cet abandon de sa femme, il n’est pas resté sans consolation, et juste au moment où les historiens l’entourent d’une excessive pitié, il écrivait L’École des femmes (dédiée à Madame). Il nous montrait Chrysalde à côté d’Arnolphe, et le voilà rentré, armé de toutes pièces, dans les démonstrations de L’École des maris.
C’est dans L’École des femmes que nous apparaît, innocente et bien clairvoyante, Agnès, tourment du seigneur Arnolphe, et le châtiment de sa jalouse humeur. Agnès est une enfant qui sera bientôt très habile à se défendre, elle bonhomme Arnolphe a bien compris que cette innocente était née pour sa honte. Ah ! malheureux ! lu as fait obstacle aux clartés de son âme, et tu ne veux pas subir le contre-coup de l’ignorance où tu l’as plongée ? Ainsi, toute la comédie de L’École des femmes appartient à la cruelle naïveté d’Agnès, à la sottise habile de son tyran. Rien que le récit de cette enfant, d’un jeune homme qui le matin l’a saluée, est une torture ineffable pour son misérable gardien :
Agnès.
J’étais sur le balcon à travailler au frais,Lorsque je vis passer, sous les arbres d’auprès, _Un jeune homme bien fait, qui, rencontrant ma vue,D’une humble révérence aussitôt me salue :Moi, pour ne point manquer à la civilité,Je fis la révérence aussi de mon côté.
Qui dirait, au récit charmant de cette Agnès, naïve autant que Charlotte et Mathurine, que tout à l’heure, évoqué des abîmes par la toute-puissance du drame aux mille aspects, Don Juan va paraître ? On entend déjà l’ironie et le sarcasme incarnés dans ce dernier gentilhomme du dix-septième siècle, et le premier sceptique du siècle suivant. Don Juan, c’est le démon des temps féodaux ; c’est le châtiment des seigneurs implacables qui se servaient de toutes les femmes pour leurs plaisirs, de tous les hommes pour leur ambition. Il ne connaît d’autre Dieu que son épée, et d’autre honneur que son courage. O drame étincelant des vérités les plus sévères ! Austère invocation du pauvre, appelé, pour la première fois, à dire sa redoutable parole dans les destins de l’humanité. Puis, quand il a vaincu Don Juan lui-même, et qu’il l’a renvoyé par un bon mot (mes gages ! mes gages !
) dans les enfers, Molière effrayé de sa propre audace, hésite et se demande, en effet, s’il peut aller plus loin ? À cette demande ont répondu deux voix souveraines, qui traverseront les âges : Mirabeau et Mozart.
L’Avare est un monstre de la plus petite espèce ; Athénien et Romain tout ensemble. Il représente une des meilleures imitations de Molière, avec tant de bombance et de gaieté par-dessus le marché. Ce serait une œuvre exquise, sans le dénouement, trop latin et trop vulgaire. Plaute eût applaudi, Despréaux partait au quatrième acte, et faisait bien.
On a signalé, comme une justice hardie, l’escroquerie du chevalier Dorante, et la coquinerie de la comtesse, sa complice : oui-da, mais la servante Nicole, au rire étincelant, c’est Laforest elle-même (une immortelle !) : la servante de Molière. Elle tient sa place dans cette illustre galerie, et sa place est la meilleure. Esprit, bonté, bonne humeur et bon sens, la voilà toute. Elle fut vraiment la défense et la consolation de ce brave homme. Elle entourait de tous les soins d’une mère tendre cette santé chétive. Elle rappelait à ses amis trop bruyants, que le maître avait besoin de silence et de solitude. Elle priait si bien madame Armande, pour qu’elle sortît plus tard, et rentrât plus tôt dans ce logis attristé par son absence ! On a dit que Molière aimait à consulter sa servante Laforest, et qu’il lui lisait ses ouvrages, honneur qu’il fit une seule fois à mademoiselle de Lenclos. Nous doutons fort qu’il ait lu à Laforest le Misanthrope, Tartuffe et Les Femmes savantes ; mais qu’il se soit complu à rire avec elle des Précieuses ridicules, de Madame d’Escarbagnas, et du Médecin malgré lui, ceci ne fait pas un doute.
Entre autres anecdotes, chacun sait l’histoire du mendiant qui rapporte à Molière un louis d’or : « Où donc la vertu va-t-elle se nicher ? »
Nous pourrions vous dire aussi le fameux souper d’Auteuil, lorsqu’au point du jour, Chapelle et ses amis, las de vivre et de se plaindre, ivres par-dessus le marché, vont pour se jeter à la rivière : — Attendons, s’écriait Molière, attendons jusqu’à demain ! — L’ingratitude et la malhonnêteté de Baron, le comédien, que Molière avait élevé, tiennent leur place en ces anecdotes. Même on a retrouvé, par grand bonheur, un billet de douze cents livres, consenti par Baron, au fameux fripon Rollet, et contresigné Molière Eh bien ! telle est la rareté de l’écriture de cet homme qui a tant écrit, que cette signature de Molière, a rencontré un acheteur pour mille écus. Que dirait Rollet ? Il paraît qu’Armande Béjart a jeté au feu tous les papiers de son mari, ce qui représente un grand malheur !
Au demeurant, ce Molière était un bonhomme. Un jour, il rencontre un malheureux comédien de campagne, épuisé, mort de faim, et mal vêtu : — Que ferais-tu ? dit Molière à Baron. — Je lui donnerais dix écus, reprit Baron. — Ce n’est pas trop de cent écus, répondit Molière, tu les donneras en ton nom, et par-dessus le marché, l’habit brodé de Don Juan.
On ferait volontiers deux parts superbes de l’œuvre entière de Molière. La première appartiendrait au tréteau, et la seconde au théâtre. On n’a jamais vu, que je sache, en un même esprit, tant de variété féconde ; un langage digne de Versailles, un patois digne des halles. Le sceptre et le bâton dans la même main ! Lui, cependant, il se complaisait également dans la farce et dans la comédie sérieuse. Il aidait l’une par l’autre ; il attirait son peuple à ses gaietés, pour lui imposer ses leçons.
Quelle adorable invention M. de Pourceaugnac ! quelle fête Le Bourgeois gentilhomme ! Quel sublime bouffon, Le Malade imaginaire, et quel dramaturge avec Don Juan ! Enfin, quel charmant peintre de genre, Agnès, la jeune et charmante fille, aussi touchante que le jeune Arthur de Shakespeare. Il avait tous les accents de la plus vive tendresse, mêlés à toutes les ironies. Ajoutez le courage et l’ardeur du lion :
Prends la foudre, Louis, et va comme un lion…
Donc, voici Tartuffe. Il avait dit de Tartuffe, comme son contemporain Shakespeare, à propos de Richard III : Je ferai de toi un monstre énorme.
Il en fit un monstre, à ce point, que l’on a ri de Tartuffe, et nous ne savons rien de plus abominable que ce rire victorieux d’un pareil crime.
Tartuffe est une des grandes pages de cette illustre biographie. Il a fallu plus de génie et de volonté pour arriver à la représentation de Tartuffe, que pour accomplir le chef-d’œuvre. Or, de tous les vices qu’il devait corriger, celui-là était le plus implacable. Il ne fallait rien moins que la volonté, disons tout, la complicité du roi lui-même, pour mettre au jouir un pareil monstre, et le poser dans une lumière éternelle. Molière devait payer plus tard, sous la rude étreinte de Bossuet, plus fort et plus puissant que l’homme de pierre, l’immortalité de Tartuffe. Oui, mais à cette heure il venait d’atteindre à la plus extrême limite de son art. Maintenant il habitait dans la gloire. Incontestablement, il était le premier, il était seul ; on le pouvait atteindre et blesser dans la personne de sa jeune femme, un vrai mystère, un labyrinthe où tout manque, on ne pouvait plus débattre ou nier la majesté du génie. Allons, place à Tartuffe en dépit de l’anathème, et si parfois cette grande œuvre, soulève un murmure, ou rencontre un doute, on vous donnera cette merveille L’École des femmes, voisine de Tartuffe par sa haine pour l’hypocrisie. Ainsi, ne pensez pas que, dans son épître dédicatoire à Madame (de vos têtes de morts la plus touchante, ô grand Bossuet !), Molière à peine ait daigné répondre à ces accusations de libertinage, un mot qui voulait dire, en ce temps-là, incrédulité. Le Misanthrope, Tartuffe et Les Femmes savantes, Le Bourgeois gentilhomme et La Critique de l’École des femmes, voilà certes le beau moment de la vie et de l’action de Molière. Ami du peuple, et favori du roi Louis XIV, on a poussé si loin la flatterie à son égard, que les courtisans vous raconteront que le roi fit déjeuner Molière à sa table, et le servit de sa main. C’est là une puérile invention, une anecdote toute récente. Consignée dans les mémoires de madame Campan, en vain vous en chercheriez la trace dans les mémoires de M. le duc de Saint-Simon, et dans les souvenirs de ce futile marquis de Dangeau, où cette innocente fable eût si bien trouvé sa place. À coup sûr, Molière, qui n’était pas d’une modestie excessive, eût parlé souvent de cette incroyable faveur. En revanche, avec la gloire, la fortune était arrivée. Il avait des amis qui ne le quittaient guère. Un beau logis à la ville, un grand jardin dans le doux village d’Auteuil, où Racine, Despréaux, La Fontaine, égal à Molière, venaient partager sa vie et ses plaisirs. Il n’était pas jusqu’à ce débauché de Chapelle, qui s’est attaché à-tant de célébrités, ses contemporaines, à force d’ivrognerie et de bel esprit, qui n’aidât Molière à porter les peines de sa jalousie. Encore une fois, en épousant cette Armande Béjart, il avait manqué de prudence ; il ne s’était pas assez souvenu de la leçon de L’École des femmes, et de l’enseignement du Mariage forcé. Comment donc pouvait-il croire à la sécurité de son mariage, au milieu d’une cour, où régnait un roi de vingt-cinq ans, parmi la fleur de la noblesse française ? Il avait déjà vu, dans Les Plaisirs de l’île enchantée (inauguration du palais et des jardins de Versailles en 1664), les jeunes comédiennes mêlées aux jeunes courtisans qui leur donnaient la réplique, et chantaient avec elles les tendres paroles qui faisaient monter un si beau rouge au visage de mademoiselle de La Vallière. Il est écrit : Qui se sert de l’épée périra par l’épée
, et qui montre aux plus galants seigneurs de Versailles, au jour favorable des chandelles, une belle personne de vingt ans, doit s’attendre à trouver une infidèle. À commencer par Molière, chacun riait volontiers des maris trompés. Le comte de Bussy-Rabutin, en avait fait tout un tome. Enfin, Molière avait tant d’ennemis, c’est-à-dire tant de jaloux ; sa gloire et sa faveur faisaient tant de progrès chaque jour ; il se mettait si vite eu colère, et pardonnait si facilement ! Que disons-nous ? Déjà sa santé déclinante inquiétait ses admirateurs et ses amis. Cependant, il trouvait encore assez de force pour écrire, en se jouant, Le Médecin malgré lui, et pour faire représenter cet admirable Amphitryon, où lui-même il jouait le rôle de Sosie :
… À quelle servitudeTes jours sont-ils assujettis ?Notre sort est beaucoup plus rudeChez les grands que chez les petits.
Il disait cela, songeant à lui-même, et le roi, le lendemain, sans pitié pour sa fatigue, lui commandait un divertissement intitulé Les Amants magnifiques. Encore une pièce que nous aurions supprimée, et qu’il fallait laisser faire à Benserade. Ainsi, le roi ne tenait nul compte des chefs-d’œuvre. Il oubliait, dans ces divertissements d’un jour, que Molière était railleur du Tartuffe, du Misanthrope, et des Femmes savantes. Il voulait danser dans un ballet, il le commandait à Molière, sans trop s’inquiéter des vers de Britannicus qui, dit-on encore aujourd’hui, avaient corrigé le roi de danser en public :
Il excelle à conduire un char dans la carrière…
Au carnaval suivant, fut commandé Psyché ; mais Molière en ce ballet, où Quinault a laissé sa trace, Molière avait un collaborateur digne de lui, Pierre Corneille à soixante ans ; et Corneille, par des vers charmants, que lui seul il pouvait écrire, prit sa revanche des victoires du jeune et bouillant Racine à propos de Bérénice. Ici, Dieu soit loué ! s’arrête un instant ce carnaval sans mesure et sans pitié. La reine ingénue, et repentante de ces danses et de ces fêtes, mademoiselle de La Vallière, enfin touchée, et comprenant la vanité de ces désordres et de ces scandales, y renonça, et s’en fut prendre le voile à Chaillot, sous la parole ardente de Bossuet. Le roi, qui déjà passait à d’autres amours, se consola bien vite de la perle de sa maîtresse, et s’en fut chercher sur les bords du Rhin une autre héroïne de Bossuet, Henriette d’Angleterre, les brèves amours de l’Angleterre et de la France. Alors le roi commanda à Molière un divertissement intitulé La Comtesse d’Escarbagnas. Jamais rien de plus gai : cette comtesse d’Escarbagnas ouvrait la porte à toutes ces femmes de licence et de plaisir, bêles et viles, qui remplissent le théâtre du dix-neuvième siècle. Cette plaisanterie était la dernière ; elle venait après Le Malade imaginaire, où Molière lui-même s’était représenté, faisant rire de ses propres’ souffrances, et s’amusant des plus tristes pronostics. Mais le roi et ses amis bien portants, et madame de Montespan, dans tout l’éclat de la jeunesse et de la santé, riaient de ce triste malade. Ils trouvaient un grand charme à la toux de Molière, et disaient qu’il représentait le malade à merveille. Certes, nous comprenons toutes vos gaietés, Sire, dans les enchantements de Versailles, au bruit de vos mille jets d’eau, entouré des plus vaillants capitaines et des plus belles personnes de ce bas monde, vous, dont les jours de médecine étaient réglés comme les jours de concert, et pour qui la France entière chantait sans cesse et sans fin : Domine salvum fac regem !
Mais, le poète en proie à tous les chagrins domestiques ; le malheureux dont les jours sont comptés, et qui sent, à chaque effort, se déchirer sa poitrine en feu, voilà de quoi tomber dans le sérieux. Molière était perdu ; il le sentait. Il était devenu vieux avant l’heure ; il succombait sous sa triple tâche de comédien, de poète et de directeur de théâtre. Il avait craché le sang le malin même, et ses amis demandaient un relâche..… Il voulut tenir sa parole. Il paraît donc : à son aspect, sans se douter de ses tortures, cet affreux parterre se met à rire. On bat des mains, on applaudit ; on trouve que le comédien n’a jamais mieux joué. En effet, regardez comme il est pâle ! Le feu de la fièvre est dans ses yeux ! Ses mains tremblent et se crispent ! Ses jambes refusent tout service ! À le voir, ainsi plié en deux, la tête enveloppée d’un bonnet et affaissé dans ses coussins, ne diriez-vous pas d’un malade véritable ? N’est-ce pas que cette agonie est amusante à voir ? Ris donc, parterre, et ris bien, c’est le cas ou jamais, car au milieu de les grands éclats de rire cet homme se meurt. Heureuse foule ! pour ton demi petit écu, tu vas voir expirer, devant toi, le plus grand poète du monde. Jamais les empereurs romains, dans toute leur féroce puissance, n’ont assisté à une pareille hécatombe.
15 janvier 1622 — 17 février 1673 !… Qui dira jamais le travail, le génie et les douleurs contenus dans cet étroit espace. Il lutta jusqu’à la fin, passant d’une torture à l’autre, et quand enfin, dans la mascarade finale, il s’écria : Juro ! sa poitrine se déchira tout à fait. On l’emporta du théâtre. Il mourut à dix heures du soir, entre deux sœurs de charité que la bonne Laforest avait appelées à son aide. Le curé de Saint-Eustache, sa paroisse (elle fut la paroisse de La Fontaine !), refusa à cet excommunié (les lois de l’Église étaient formelles) la sépulture ecclésiastique, et l’archevêque de Paris, Harlay de Champvallon, ne permit qu’au bout de trois jours, qu’il fût enterré sans prières, sans cérémonies et sans honneurs. Le roi, ingrat comme tous les rois, s’inquiéta peu du grand poète qui ne pouvait plus l’amuser. Et pendant que Despréaux, son ami, écrivait à sa louange une touchante élégie, toute mouillée de ses larmes, l’auteur du Tartuffe et du Misanthrope était, porté, le soir, au cimetière de Saint-Joseph, dans- la rue Montmartre, à la lueur de deux cents flambeaux. Deux prêtres suivaient, sans prières. O misère inattendue ! cet ami du peuple aurait été bien malheureux, si quelqu’un lui eût prédit que ses restes mortels seraient insultés par ce peuple qu’il avait tant aimé.
Ainsi fut justifiée, à l’heure suprême du maître jour, cette éloquente sortie de l’évêque de Meaux, sans pitié pour Molière, qu’il a traité plus mal, certes, que Luther ou Calvin : « La postérité saura la fin de ce poète-comédien qui, en jouant son Malade imaginaire ou son Médecin par force, reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourut, et passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez ! »