Idées sur Molière §
{p. 57} L’éloge d’un écrivain est dans ses ouvrages. Celui de Molière est dans les ouvragés de ses successeurs, autant que dans les siens. Des hommes de beaucoup d’esprit et de talent ont travaillé après lui, sans pouvoir ni lui ressembler ni l’atteindre. Quelques-uns ont eu de la gaieté ; d’autres ont fait de beaux vers; plusieurs même ont peint des mœurs. Mais la peinture du cœur humain a été l’art de Molière. C’est la carrière qu’il a ouverte et qu’il a fermée. Il n’y a rien en ce genre ni avant lui ni après.
Molière est certainement le premier des philosophes moralistes. Je ne sais pas pourquoi Horace, qui avait tant de goût, veut aussi donner ce titre à Homère. Avec tout le respect que j’ai pour Horace, en quoi donc Homère est-il si philosophe ? Je le crois grand poète, parce que j’apprends qu’on récitait ses vers après sa mort, et qu’on l’avait laissé mourir de faim pendant sa vie. Mais je crois aussi qu’en fait de vérités il y {p. 58} a peu à gagner avec lui. Horace conclut de son poème de l’Iliade, que les peuples paient toujours les sottises des rois : c’est la conclusion de la plupart des histoires.
Mais Molière est de tous ceux qui ont jamais écrit, celui qui a le mieux observé l’homme sans annoncer qu’il l’observait; et même il a plus l’air de le savoir par cœur, que de l’avoir étudié. Quand on lit ses pièces avec réflexion, ce n’est pas de l’auteur qu’on est étonné, c’est de soi-même.
Molière n’est jamais fin; il est profond, c’est-à-dire, que lorsqu’il a donné son coup de pinceau, il est impossible d’aller au-delà. Ses comédies bien lues pourraient suppléer à l’expérience, non pas parce qu’il a peint des ridicules qui passent, mais parce qu’il a peint l’homme qui ne change point. C’est une suite de traits dont aucun n’est perdu; celui-ci est pour moi, celui-là est pour mon voisin ; et ce qui prouve le plaisir que procure une imitation parfaite, c’est que mon voisin et moi nous rions du meilleur cœur du monde de nous voir ou sots, ou faibles, ou impertinents, et que nous serions furieux, si on nous disait d’une autre façon la moitié de ce que nous dit Molière.
Eh! qui t’avait appris cet art, divin Molière? avais-tu lu quelque poétique? les vers d’Horace et la prose d’Aristote ont-ils pu t’inspirer une scène? t’es-tu servi de Térence et d’Aristophane, {p. 59} comme Racine se servait d’Euripide; Corneille, de Guillen de Castro, de Calderon et de Lucam; Boileau, de Juvéïial, de Perse et d’Horace ? les anciens et les modernes t’ont-ils fourni beaucoup? il est vrai que dans ton excellente farce de Scapin, tu as pris à ce bon Cyrano la seule idée vraiment plaisante qu’il ait jamais eue ; que dans le Misanthrope tu as imité une douzaine de vers de Lucrèce; que les canevas italiens et les romans espagnols t’ont guidé dans tes premiers ouvrages ; mais n’est-ce pas toi qui as inventé ce sublimé Misanthrope, le Tartuffe, les Femmes savantes, et même l’Avare, malgré quelques traits de Plaute, que tu as tant surpassé? Quel chef-d’œuvre que cette dernière pièce! chaque scène est une situation, et l’on a entendu dire à un avare de bonne foi, qu’il y avait beaucoup à profiter dans cet ouvrage, et qu’on en pouvait tirer d’excellents principes d’économie.
Et les Femmes savantes? quelle prodigieuse création ! quelle richesse d’idées sur un fonds qui paraissait si stérile ! quelle variété de caractères ! qu’est-ce qu’on mettra au-dessus du bon homme Chrysale qui ne permet à Plutarque d’être chez lui que pour garder ses rabats? et cette charmante Martine qui ne dit pas un mot dans son patois qui ne soit plein de sens et de raison? Quant à la lecture de Trissotin, elle est bien éloignée de pouvoir perdre aujourd’hui de son mérite. Les lecteurs de société retracent souvent {p. 60} la scène de Molière, avec cette différence que les auteurs ne s’y disent pas d’injures, et ne se donnent pas des rendez-vous chez Barbin; ils sont aujourd’hui plus fins et plus polis, et en savent beaucoup davantage.
Oublierons-nous dans les Femmes savantes un de ces traits qui confondent? C’est le mot de Vadius qui, après avoir parlé comme Caton sur la manie de lire ses ouvrages, met gravement la main à la poche, en tire le cahier qui probablement ne le quitte jamais : Voici de petits vers.
C’est un de ces endroits où l’acclamation est universelle. Combien j’ai vu de spectateurs saisis d’une surprise très-réelle ! Ils avaient pris Vadius pour le sage de la pièce.
Ces sortes de méprises sont ordinairement des triomphes pour l’auteur comique. Ce fut pourtant une méprise semblable qui fit tomber le Misanthrope. Il est dangereux en tout genre d’être trop au-dessus de ses juges, et Racine s’en aperçut dans Britannicus. On n’en savait pas encore assez pour trouver le sonnet d’Oronte mauvais. Ce sonnet d’ailleurs est fait avec tant d’art, il ressemble si fort à ce qu’on appelle de l’esprit, il réussirait tant aujourd’hui dans des soupers qu’on appelle charmants, que je trouve le parterre excusable de s’y être trompé. Mais s’il avait été assez raisonnable pour en savoir gré à l’auteur, je l’admirerais presque autant que Molière.
Après tout, cette injustice est digne de pardon, {p. 61} puisqu’elle nous a valu le Médecin malgré lui. Molière, tu riais bien, je crois, au fond de ton ame d’être obligé de faire une bonne farce pour faire passer un chef-d’œuvre. Te serais-tu attendu à trouver de nos jours un censeur rigoureux qui reproche amèrement à ton Misanthrope de faire rire? Il ne voit pas que le prodige de ton art est d’avoir montré le Misanthrope de manière qu’il n’y a personne, excepté le méchant, qui ne voulût être Alceste avec ses ridicules. Tu honorais la vertu en lui donnant une leçon, et Montausier a répondu, il y a long-temps, à l’orateur Génevois.
Est-il vrai qu’il a fallu que tu fisses l’apologie du Tartuffe ? Quoi! dans le moment où tu t’élevais au-dessus de ton art et de toi-même, au lieu de trouver des récompenses, tu as rencontré la persécution! A-t-on bien compris même de nos jours ce qu’il t’a fallu de courage et de génie pour concevoir le plan de cet ouvrage et l’exécuter dans un temps où le faux zèle était si puissant, et où l’on éloignait Catinat du commandement, parce qu’il était philosophe ? C’est dans ce temps que tu as entrepris de porter un coup mortel à l’hypocrisie, qui en effet ne s’en est pas relevée. C’est un vice dont l’extérieur au moins est passé de mode, et c’est beaucoup; le meilleur sermon sur l’hypocrisie, fut-il de Tartuffe lui-même, n’en aurait pas fait autant.
Qu’est-ce qui égale Racine dans l’art de peindre {p. 62} l’amour? c’est Molière. Voyez les scènes des amants dans le Dépit amoureux, premier élan de son génie. Dans le Misanthrope, entendez Alceste s’écrier, Ah! traîtresse! quand il ne croit pas un mot de toutes les protestations d’amour que lui fait Célimène, et que pourtant il est enchanté qu’elle les lui fasse; relisez toute cette admirable scène où deux amants viennent de se raccommoder, et où l’un des deux, après la paix faite et scellée, dit pour première parole,
Ah ! çà, n’ai-je pas lieu de me plaindre de vous ?
Revoyez cent traits de cette force, et si vous avez aimé, vous tomberez aux genoux de Molière, et vous répéterez ce- mot de Sadi : Voilà celui qui sait comme on aime.
Qu’est-ce qui égale Racine dans l’art des vers? Qu’est-ce qui a un aussi grand nombre de ces vers pleins, de ces vers nés, qui n’ont pas pu être autrement qu’ils ne sont, qu’on retient dès qu’on les entend, et que le lecteur croit avoir faits? c’est encore Molière. Quelle foule de vers charmants! quelle facilité! quelle énergie! surtout quel naturel! Ne cessons de le dire; le naturel est le charme le plus sûr et le plus durable; c’est lui qui fait vivre les ouvrages, parce que c’est lui qui les fait aimer; c’est le naturel qui rend les écrits des anciens si précieux, parce que maniant un idiome plus heureux que le nôtre, ils sentaient moins le besoin de l’esprit; c’est le {p. 63} naturel qui distingue le plus les grands écrivains, parce qu’un des caractères du génie est de produire sans effort; c’est le naturel qui a mis la Fontaine, qui n’inventa rien, à côté des génies inventeurs; enfin c’est le naturel qui fait que les lettres d’une mère à sa fille sont quelque chose et que celles de Balzac, de Voiture, et la déclamation et l’affectation en tout genre sont, comme dit Sosie, rien ou peu de chose.
Les crispins de Regnard, les paysans de Dancourt font rire au théâtre. Dufréni étincelle d’esprit dans sa tournure originale; le Joueur et le Légataire sont de beaux ouvrages; le Glorieux, la Métromanie et le Méchant ont des beautés d’un autre ordre. Mais rien de tout cela n’est Molière. Il a un trait de physionomie qu’on n’attrape point. On le retrouve jusques dans ses moindres forces, qui ont toujours un fond de vérité et de morale. Il plaît autant à la lecture qu’à la représentation, ce qui n’est arrivé qu’à Racine et à lui ; et même de toutes les comédies, celles de Molière sont à-peu-près les seules que l’on aime à relire. Plus on connaît Molière, plus on l’aime. Plus on étudie Molière, plus on l’admire ; après l’avoir blâmé sur quelques articles, on finit par être de son avis; c’est qu’alors on en sait davantage. Les jeunes gens pensent communément qu’il charge trop. J’ai entendu blâmer Le pauvre homme répété si souvent; j’ai vu depuis précisément la même scène et plus forte encore, et {p. 64} j’ai compris qu’on ne pouvait guère charger ni les ridicules ni les passions.
Molière est fauteur des hommes mûrs et des vieillards. Leur expérience se rencontre avec ses observations, et leur mémoire avec son génie. Il observait beaucoup ; il y était porté par son caractère, et c’est sans doute le secret de son art. Il était triste et mélancolique, cet homme qui a écrit si gaiement. Ceux dont il considérait les travers et les faiblesses étaient souvent bien plus heureux que lui. J’en excepterais les jaloux, s’il ne l’avait pas été lui-même.
Molière jaloux ! lui qui s’est tant moqué de la jalousie ! Eh! oui, comme les médecins qui recommandent la sobriété, et qui ont des indigestions; comme les hommes sensibles qui prêchent l’indifférence. Chapelle prêchait aussi Molière, et lui reprochait sa jalousie. Vous n’avez donc pas aimé
, lui dit l’homme infortuné qui aimait.
Il aima sa femme toute sa vie, et toute sa vie elle fit son malheur. Il est vrai que lorsqu’il fut mort elle parvint à lui obtenir la sépulture; elle demandait même pour lui des autels. Cela fait souvenir des Romains qui mettaient leurs empereurs au rang des dieux, quand il les avaient égorgés.
Il fit trente-une pièces de théâtre dans l’espace d’environ vingt ans, et pas une d’elles ne ressemble à l’autre. Il était cependant à-la-fois auteur, acteur et chef de troupe. Il fut toujours bien {p. 65} venu du roi, et considéré des honnêtes gens. Ce n’est pas ici le lieu de discuter l’opinion qui flétrit la profession de Molière, parce qu’il n’y a point de profession que son génie ne puisse ennoblir, que cette opinion tient à des questions délicates, que les grands talents et les bonnes mœurs seront toujours au-dessus de toute condition, et que ce n’est pas trop la peine de parler du reste.
On lui a reproché de trop négliger sa langue, et on a eu raison. Il aurait sûrement corrigé ses ouvrages, s’il avait eu plus de loisir, et si sa laborieuse carrière n’avait pas été bornée à cinquante-trois ans. On lui a reproché encore ses mauvais dénouements. Mais quand le plaisir du spectateur n’est pas fondé sur l’intérêt, qu’importe le dénouement ? Divertissez pendant cinq actes, et amenez un mariage, comme il vous plaira ; je garantis le succès.
Il eut des ennemis acharnés. Ils firent des pièces contre lui, et il en fit contre eux. Je ne connais guère que les gens de lettres à qui l’on a recommandé expressément de ne point sentir les injures. Dans tout autre état la vengeance est presque un devoir, et l’on ferait un crime de 1’insensibilité. Il faut absolument qu’on regarde les gens de lettres comme les premiers des hommes ou comme les derniers.
On se plaint qu’on ne travaille plus dans le genre de Molière. Je pense qu’on a bien fait d’en {p. 66} essayer d’autres. Le champ où il a moissonné est moins vaste qu’on ne l’imagine; et quand il resterait quelque coin où il n’aurait pas porté la main, on craindrait encore de se trouver dans son voisinage. La disposition des esprits est autre que dans le siècle passé. Nous sommes au moment de la satiété, et nous voulons des émotions fortes. Nos mœurs sont plus corrompues, et nous aimons qu’on nous parle de vertu. Nos mœurs sont plus raffinées, et la satire est exercée avec tant d’art dans la société qu’elle paraîtrait froide sur la scène. Les contes sont aujourd’hui ce que nous aimons le mieux. La Chaussée nous en a faits qui sont intéressants et bien écrits. Tout le monde allait pleurer à ses pièces, et tout le monde disait: Pourquoi ne nous fait-il pas rire? Et personne ne le disait plus haut que ceux qui ne savaient ni faire rire ni faire pleurer. Du temps de Molière, beaucoup de philosophes faisaient des contes. Molière seul mettait de la philosophie sur le théâtre. Aujourd’hui que les philosophes nous disent quelques vérités, il faut que les contes reviennent sur la scène. C’est le genre le plus fécond qui nous reste ; et si Molière avait vu l’École des Mères et Mélanide, il aurait crié : Courage, la Chaussée.
Il était d’un caractère doux et de mœurs pures. On raconte de lui des traits de bonté. Il était adoré de ses camarades, quoiqu’il leur fit du bien; et il mourut presque sur le théâtre, pour {p. 67} n’avoir pas voulu leur faire perdre le profit d’une représentation. Il écoutait volontiers les avis, quoique probablement il ne fît pas grand cas de ceux de sa servante. Il encourageait les talents naissants. Le grand Racine, alors à son aurore, lui lut une tragédie. Molière ne la trouva pas bonne, et elle ne l’était pas; mais il l’exhorta à en faire une autre, et lui fit un présent. C’était voir mieux que Corneille, qui exhorta Racine à faire des comédies et à quitter le tragique.
Molière n’était point envieux. De grands hommes l’ont été. Ce fut lui qui ramena la cour et la ville aux Plaideurs qui étaient tombés. Il était alors brouillé avec Racine, avec qui on se brouillait facilement. Ce moment dut être bien doux à Molière.
Cet homme, qui fut un grand poëte, un grand philosophe, et le premier des comiques de tous les siècles, mourut avant le temps, et obtint à peine la sépulture. Il ne fut point membre de la compagnie littéraire qui lui décerne aujourd’hui un éloge, et son nom ne mourra jamais.
S’il s’élevait parmi nous dans la suite un auteur comique qu’on pût lui opposer, c’est que nos mœurs seraient devenues plus fortes, et que cet auteur aurait encore plus de génie que lui.