Gustave Merlet

1882

Molière (Études littéraires, extrait)

2015
Source : Gustave Merlet, Gustave, « Molière », in Études littéraires sur le théâtre de Racine, de Corneille et de Molière, Paris, Hachette, 1882, p. 384-490.
Ont participé à cette édition électronique : Claire Bégards (Stylage sémantique).

Portrait biographique (1622-1673) §

Sa jeunesse §

{p. 384}Né le 14 janvier 1622, dans une maison située à l’angle des rues Saint-Honoré et des Vieilles-Étuves1, baptisé le 152, à Saint-Eustache, sous le nom de Jean-Baptiste, Molière était l’aîné des enfants de Marie de Cressé, et de Jean Poquelin, qui en 1631 devint tapissier valet de chambre du roi3. À dix ans, il perdit sa mère4, qui laissait trois fils et une fille en bas âge5. Sa première enfance s’écoula dans un milieu bourgeois où tout sentait le marchand cossu6. Après un an de veuvage, son père ayant contracté une seconde union, en mai 16337, le petit Poquelin entra chez les jésuites, au collège de Clermont, où il eut pour condisciples Armand de Bourbon, prince de {p. 385} Conti, le célèbre voyageur Bernier, l’épicurien Chapelle et le poète Hesnault. Quand il eut achevé ses humanités, il suivit les cours de Gassendi qui enseignait la philosophie à Chapelle et à Cyrano de Bergerac. Nous savons aussi qu’en 1637, il obtint la survivance de l’emploi paternel, ce qui l’obligea, vers 1641, à suivre Louis XIII dans ce long voyage de Narbonne qui dura presque un an. Le jeune observateur put alors étudier de près les mœurs de la cour, et voir Richelieu mourant lutter encore contre le courage des Espagnols, l’audace des mécontents et la pusillanimité du roi.

Sa vocation, son noviciat §

Depuis longtemps le goût du théâtre s’était éveillé dans sa vive imagination, grâce aux gâteries de son aïeul et subrogé-tuteur, Louis de Cressé, riche bourgeois qui aimait la comédie avec passion, et menait souvent son petit-fils à l’Hôtel de Bourgogne8, où brillaient Bellerose dans le haut comique, Gautier-Garguille, Gros-Guillaume et Turlupin dans la farce. Les confrères de la Passion qui, dépossédés de leurs privilèges, demeuraient propriétaires de la salle et de plusieurs loges, avaient d’ailleurs pour doyen, vers 1639, un nommé Pierre Dubout, qui était, lui aussi, tapissier ordinaire du roi. Or ce collègue de Jean Poquelin donna ses entrées à l’étudiant qui venait, paraît-il, de se faire recevoir avocat à Orléans.

Il est probable que la charge paternelle lui souriait médiocrement ; aussi se laissa-t-il tenter par l’impérieuse vocation qui le tourmentait ; et, une fois majeur, après avoir hanté les tréteaux du Pont-Neuf, les Italiens et Scaramouche, il ne tarda pas à entrer dans une troupe de fils de famille qui, sous le titre de l’Illustre Théâtre, donnaient des représentations à la porte de Nesle et rue de Bussy, au faubourg Saint-Germain. Les deux frères Béjart, leur sœur Madeleine, et Duparc, faisaient partie de cette bande ambulante qui rappelait les Enfants sans souci. Bientôt il en devint le chef, à ses risques et périls : car il prit vis-à-vis des siens la grosse part de responsabilité, souscrivit pour toutes {p. 386} les obligations, et s’engagea si bien que, les recettes étant insuffisantes, il se vit un jour appréhendé au corps, et mis au Châtelet pour une somme de cent quarante-deux livres. Mais un brave homme, Léonard Aubry, paveur des bâtiments du roi, se porta caution, et hâta sa délivrance, (août 1645). Ce fut au sortir de prison que Poquelin résolut de s’appeler Molière, pour soustraire le nom de sa famille au décri qui s’attachait alors à une profession mal vue.

Cependant éclataient les troubles politiques de la Régence, espèce de tragi-comédie, compliquée d’astuce italienne, de rancune espagnole, de légèreté française, et dénouée par une composition amiable entre des intérêts qui s’étaient armés les uns contre les autres, sans trop savoir de quoi ils avaient à se plaindre, ni ce qu’ils pouvaient espérer. Cette crise faisant une concurrence fâcheuse aux divertissements de la scène, Molière partit pour la province, où, pendant douze années, à la tête de sa caravane, tout ensemble directeur, acteur et auteur9, il accomplit un noviciat singulièrement propre à former un poète comique. Ce rude apprentissage ouvrit un vaste champ à sa curiosité ; car la province était alors aussi variée de mœurs que de costumes. D’une ville à l’autre, mille contrastes attiraient l’œil, et les originaux s’y découvraient d’autant plus sûrement que l’ébullition contagieuse de la Fronde avait gagné la France entière. Tous les masques se détachaient, tous les caractères entraient en jeu, toutes les conditions étalaient leurs travers, leurs ridicules ou leurs vices. Nul aveu ne devait être perdu pour celui qu’un de ses amis surnomma le Contemplateur, et qu’un de ses ennemis nous dépeint sous les traits que voici : « Élomire n’a pas dit une seule parole ; je l’ai trouvé dans la posture d’un homme qui rêve. Il avait les yeux collés sur trois ou quatre personnes de qualité qui marchandaient des dentelles. Il paraissait si attentif à leurs discours qu’il semblait regarder jusqu’au fond de leurs âmes pour y voir ce qu’elles ne disaient pas10. » {p. 387} N’a-t-on pas raconté que plus d’une fois il s’assit, des heures durant, à bord du coche d’Auxerre, observant ce qui se passait autour de lui avec une intensité si sérieuse qu’elle ressemblait à la rêverie de La Fontaine ?

Nous ne suivrons point Molière dans toutes les stations de la vie nomade qui nous le montre allant à l’aventure, hospitalier, libéral, bon camarade, essayant toutes les passions, parcourant tous les étages, menant, aussi lui, sa Fronde joyeuse qui faisait épanouir une innocente gaieté de Bordeaux à Béziers, de Nantes à Lyon, de Rouen à Montpellier. Signalons seulement deux comédies, en cinq actes et en vers, qui, malgré leur inexpérience, annonçaient déjà son génie. Ce furent L’Étourdi et Le Dépit amoureux, applaudis l’un en 165311, l’autre en 1656, pendant la tenue des états du Languedoc, présidés par le prince de Conti, condisciple et protecteur du poète, qui faillit devenir son secrétaire après la perte de Sarrasin12.

Retour à Paris (1658). Les Précieuses ridicules (1659) §

Il revint à Paris, au lendemain de la paix des Pyrénées, lorsque Louis XIV se sentait roi, par la mort de Mazarin. C’était arriver à propos, au moment où la cour et la ville attendaient leur peintre. Car les rangs et les conditions allaient se fixer enfin, et chacun commençait à prendre son pli. Recommandé par le duc d’Orléans, et présenté au roi qui lui permit de jouer alternativement, avec les comédiens italiens, sur le théâtre du Petit-Bourbon13, Molière {p. 388} put donner, le 24 octobre 1658, au vieux Louvre, dans la salle des Gardes, le Nicomède de Corneille, avec accompagnement du Docteur amoureux. Ce fut le modeste prélude de l’époque héroïque où son génie, dégagé de la farce, entrait en pleine possession de lui-même14.

Dès l’année suivante, le 18 novembre 1659, il inaugura sa glorieuse carrière par Les Précieuses ridicules, qui attaquaient au vif les mœurs contemporaines. On eût dit un de ces coups de tonnerre qui chassent tous les brouillards. Avant de se déployer à l’aise sur la scène, il lui fallait éclaircir l’horizon littéraire, et en finir avec le petit goût des dégoûtés, avec les mesquins scrupules mis à la mode par Clélie, dont les interminables volumes avaient encore un succès fou. Coupant court à cette épidémie du bel esprit, il voulut donc conquérir son droit de franc-parler ; et le vrai public l’encouragea de ses applaudissements, comme fit ce vieillard du parterre15, qui, dans un transport d’admiration, s’écria, dit-on : « Courage, courage, Molière ! voilà la bonne comédie ! » Sa conscience le lui disait aussi, s’il faut en croire ce mot de noble fierté : « Je n’ai plus que faire d’étudier Plaute et Térence, et d’éplucher les fragments de Ménandre ; je n’ai qu’à regarder le monde. »

C’est ce qu’il entreprit sans désemparer. Car, après le sel un peu gros, mais bien gaulois, de Sganarelle (1660)16, et le drame un peu pâle de Don Garcie de Navarre (1661), il se produisit avec autant de vérité que de gaieté dans L’École des maris (1661)17, L’École des femmes (1662), La Critique de l’École des femmes18, Le Festin de Pierre ou Don Juan (1665), {p. 389} Le Misanthrope (4 juin 1666), Le Médecin malgré lui, le Tartuffe (5 août 1667)19, Amphitryon (16 janvier 1668), L’Avare (9 septembre 1668), Le Bourgeois gentilhomme (1670) et Les Femmes savantes (1672)20.

Vue d’ensemble sur son théâtre §

Chacune de ces pièces a son histoire ; mais un résumé pourrait-il effleurer l’analyse, même sommaire, de ce répertoire illustre, en dehors duquel nous laissons pourtant bien des exploits qui suffiraient à une autre renommée21 ? Disons seulement que, pendant les quinze années qui précédèrent sa mort, la verve de Molière ne cessa pas de déborder à flots pressés pour suffire avec une libéralité vraiment merveilleuse aux exigences les plus diverses, aux ordres du roi comme aux plaisirs du public, aux intérêts de sa troupe comme à ceux de sa gloire. Attaqué par mainte cabale, assailli par l’envie, très recherché des grands, devenu pour Louis XIV la ressource habituelle de ses fêtes, sollicité par mille obligations, troublé par ses soucis domestiques, Molière, valet de chambre de Sa Majesté, directeur de théâtre et comédien infatigable, n’en fut pas moins, partout et toujours, prêt à répondre à tous les appels, sans renoncer jamais à ses heures d’initiative personnelle et d’inspiration indépendante. Entre la dette payée en toute hâte aux divertissements de Versailles ou de Chambord, et ses cordiales avances à la jovialité bourgeoise il trouvait du loisir pour des {p. 390} œuvres destinées au lointain avenir22. Des diversions multiples et impérieuses ne l’empêchaient pas tout aussitôt de songer aux juges les plus difficiles, à Boileau, à lui-même, au genre humain ; et, dans cette prodigieuse fécondité, sa raison de plus en plus ferme, son observation de plus en plus profonde ne connurent ni les incertitudes d’un début, ni les fatigues d’un déclin. Car ses premiers croquis sont aussi étonnants que ses tableaux les plus achevés. Original jusque dans ses imitations, il a l’air, quand il emprunte, de reprendre son bien, et il fait oublier les sources auxquelles il puise. La farce même, il l’élève jusqu’à lui : ses bouffonneries ne sont-elles pas traversées par des éclairs d’intuition qui les rapprochent de la haute comédie dont il est le père ? Mais si Pourceaugnac, Le Bourgeois gentilhomme et Le Malade imaginaire, avec leurs purs ébats et leur délirante ébriété, nous rappellent le rire inextinguible des dieux homériques, le lyrisme exhilarant d’Aristophane ou de Rabelais, et les étincelantes fantaisies de Shakespeare, il demeure avant tout peintre de la nature humaine dans le sens le plus large et le plus libre.

En effet, bien que sa figure apparaisse et ressorte, plus que toute autre, dans le cadre particulier du siècle qui offrit des modèles à ses pinceaux, son œuvre s’étend et se prolonge fort au-delà.

Tandis qu’il met en scène toutes les classes, toutes les conditions de la société, la cour, la ville, la province, bourgeois, nobles, paysans, marchands, médecins, hommes de loi, valets et maîtres, le moraliste représente au vif tous {p. 391} les caractères, tous les ridicules, tous les vices, pédants, fâcheux, fanfarons, fripons, dupeurs et dupés, bel esprit, faux savoir, avarice, prodigalité, coquetterie, égoïsme, entêtement, malveillance, vanité, sottise, jalousie, libertinage, irréligion, hypocrisie, en un mot son temps, et avec lui l’humanité tout entière.

Si la fécondité de l’invention est un des signes du génie dramatique, nul n’a donc possédé plus souverainement cette magie créatrice qui sait communiquer la vie à tout un monde de personnages dont la physionomie est si distincte qu’une fois connus, ils s’imposent définitivement à la mémoire. Les siens sont tout ensemble et des individus qui ont leur date dans l’histoire des mœurs, et des types qui ne périront jamais. C’est que Molière fut éminemment doué de cette vertu singulière que l’on pourrait appeler le don des métamorphoses. Il eut le privilège de s’oublier lui-même, pour devenir tour à tour chacun des acteurs qu’il fait parler, agir et sentir de mille façons pathétiques ou divertissantes. Dans cette foule bruyante qu’il évoque autour de nous, il se perd, il disparaît ; ou du moins, s’il se montre furtivement sous le masque, nous ne voyons dans l’Ariste qui censure les folies humaines que le philosophe qui, tout en raillant nos misères, ne cesse pas, malgré sa misanthropie mélancolique, d’aimer et de plaindre ses semblables. Oui, il est encore là, dans l’ombre, nous découvrant la cordialité d’une âme généreuse, éclairée, tolérante, sincère, naturelle avant tout, et digne de n’avoir jamais eu d’autres ennemis que les envieux, et les vicieux. Car son cœur valut son imagination ; et, si le comique est la forme de son génie, le bon sens, la raison la plus pure en est le fond et la substance.

Cette bonne foi, ce désintéressement qui nous dérobent l’auteur sous la vérité des caractères, voilà le principal secret de sa poétique, comme il le déclare par la bouche de Dorante23 : « Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles dont vous embarrassez les ignorants, et nous étourdissez tous les jours ! {p. 392} Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde ; et cependant, ce ne sont que quelques observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poèmes ; et le vrai bon sens qui a fait autrefois ces observations, les fait aisément tous les jours, sans le secours d’Horace et d’Aristote. Laissons-nous plutôt aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir24. »

Plaire aux honnêtes gens25, tel est donc aux yeux de Molière l’unique, l’infaillible règle. Or il y réussit par cette incomparable naïveté qui n’est que la nature prise sur le fait, comme le laisse entendre ce mot de Joubert : « Molière est comique de sang-froid, à son insu : il provoque le rire, et ne rit pas. »

Son style. Les fresques de Mignard et de Molière §

Aussi quelle spontanéité, quelle véhémence dans ce style qui est tout action, mouvement et chaleur ! On pourrait lui appliquer l’éloge qu’il fit de Mignard, dans une épître où il célèbre ainsi les vertus de la fresque, cette peinture dont la grâce

Se conserve un éclat d’éternelle durée,
Mais dont la promptitude, et les brusques fiertés
Veulent un grand génie à toucher ses beautés.
De l’autre26 qu’on connaît la traitable méthode
Aux faiblesses d’un peintre aisément s’accommode :
{p. 393} La paresse de l’huile, allant avec lenteur,
Du plus tardif génie attend la pesanteur…
……………………………………………………………
Mais la fresque est pressante, et veut sans complaisance
Qu’un peintre s’accommode à son impatience,
La traite à sa manière, et d’un travail soudain
Saisisse le moment qu’elle donne à sa main.
La sévère rigueur de ce moment qui passe
Aux erreurs d’un pinceau ne fait aucune grâce :
Avec elle, il n’est point de retour à tenter,
Et tout, au premier coup, se doit exécuter.
Elle veut un esprit où se rencontre unie
La pleine connaissance avec le grand génie,
Secouru d’une main propre à le seconder,
Et maîtresse de l’art jusqu’à le gourmander ;
Une main prompte à suivre un beau feu qui la guide,
Et dont, comme un éclair, la justesse rapide
Répande dans les fonds, à grands traits non tâtés,
De ses expressions les touchantes beautés27.

Telle est son exécution grandiose, et ardente, aussi prompte que sûre28, étrangère aux timides retouches, enlevant l’œuvre de premier jet, d’inspiration, par cet irrésistible élan qui sait profiter de l’heure décisive où la rapidité du coup d’œil fait gagner la victoire. De là cette franchise, parfois même cette crudité d’une langue hardie, passionnée, pittoresque, primesautière, indépendante, toute populaire, et dont le relief, la couleur, et l’opulence nous font penser à Villon, à Rabelais, à d’Aubigné, à Régnier, j’allais dire à Bossuet (car Molière a la même ampleur), à Saint-Simon (car il est son égal par l’imagination, et le surpasse par la science du choix ou de la mesure). Ne soyons donc pas surpris que la fine et mystique délicatesse de Fénelon n’ait pas goûté comme il convenait ces prodigalités d’une verve aussi éloignée de Virgile et de Térence, que la manière de Rubens ressemble peu à celle de Raphaël29. Mais si quelques {p. 394} habiles lui ont marchandé l’admiration, le cœur de la France lui fut conquis dès le premier jour, et, quoi qu’en dise Boileau, elle reconnaît encore son Shakespeare jusque « dans le sac ridicule où Scapin s’enveloppe ».

L’homme. Sa mort §

Parvenu au comble de son art et de sa gloire, recherché par les plus grands seigneurs, mandé fréquemment par la Rochefoucauld, le cardinal de Retz, et M. le Prince auxquels il donna la primeur des Femmes savantes et du Bourgeois gentilhomme, aimé du Roi qui le fit asseoir à sa table, et daignait être le parrain de son premier enfant30, Molière, dans tout l’éclat de sa faveur, aurait pu siéger à l’Académie française qui lui fit offrir un fauteuil par l’entremise de Boileau. Mais il lui fallait, pour l’obtenir, renoncer à sa profession de comédien. Or son point d’honneur consistait non seulement à ne pas déserter cette scène à laquelle il devait sa renommée, et dont il ne voulait pas rougir, mais à soutenir la fortune de sa troupe, c’est-à-dire de cent personnes que sa retraite eût jetées dans la misère. De fâcheux symptômes alarmaient pourtant ses amis, et leurs instances le pressaient de renoncer à un état dont les fatigues minaient ses forces. Mais il s’obstinait à s’y refuser par dévouement. Les suites en furent funestes. Il venait de composer Le Malade imaginaire31 où il jouait le rôle d’Argan, lorsqu’à la quatrième représentation, le vendredi 17 février 1673, il se sentit plus incommodé que de coutume. On lui conseilla le repos, mais en vain. « Comment voulez-vous que je fasse ? répondit-il. Il y a là cinquante pauvres ouvriers qui n’ont que leur travail pour vivre. Je me reprocherais d’avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant absolument. »Il fit donc un effort sur lui-même, et, au moment où il prononçable mot Juro, il se sentit attaqué d’une convulsion qu’il essaya de dissimuler sous un {p. 395} rire forcé32. Transporté chez lui, rue Richelieu, il se mit au lit, et, tout en causant, fut pris d’un tel accès de toux, qu’un vaisseau se rompit dans sa poitrine. Étouffé par des flots de sang, il ne tarda pas à expirer, à l’âge de cinquante et un ans, trois mois et deux jours, à dix heures du soir, dans les bras de deux sœurs de charité qu’il avait recueillies chez lui, et qui passèrent la nuit en prières, près de leur bienfaiteur. On sait que la sépulture religieuse faillit être refusée à sa dépouille. Mais, grâce au bon curé d’Auteuil qui accompagna la veuve de Molière à Versailles, lorsqu’elle alla se jeter aux pieds du roi, pour solliciter son intervention, il fut décidé qu’on accorderait « un peu de terre » aux restes du comédien, pourvu que le corps allât directement au cimetière Saint-Joseph, rue Montmartre, sans passer par l’église. La cérémonie s’accomplit le 21 février au soir.

Deux ecclésiastiques accompagnaient la bière, et deux cents personnes environ suivaient, tenant chacune un flambeau. On ne fit entendre aucun chant funèbre. Dans la journée, des fanatiques s’étant assemblés autour de la maison mortuaire, il fallut dissiper cette tourbe en lui jetant de l’argent33. Mais la postérité a bien vengé Molière de ces indignes outrages.

Le Misanthrope (1666) §

I. Faits historiques §

De la Misanthropie. Les devanciers d’Alceste. Le Timon de Lucien §

« La misanthropie, dit Platon, vient {p. 396} de ce qu’un homme, ayant ajouté foi, sans examen, à un autre homme qu’il croyait vrai, solide et fidèle, le trouve faux, perfide et trompeur. Après plusieurs épreuves semblables, il hait également tous les hommes, et finit par se persuader qu’il n’y a rien d’honnête en aucun d’eux. » Ce type qui devait illustrer notre scène ne fut point étranger à la littérature antique. Sous le nom de Timon, Athènes connut un dissipateur fameux, qui, ruiné par ses profusions, se vengea de l’ingratitude dont il était victime par le plaisir de maudire le genre humain. Retiré dans les bois comme une bête fauve, il n’y formait que des vœux homicides, et sa haine ne fit exception que pour Alcibiade, dans l’ambition duquel il voyait la perte de son pays.

Ce héros figure en un dialogue où Lucien le représente d’abord accusant Jupiter de s’endormir, au lieu de lancer sa foudre contre les insolents et les impies. Racontant au Dieu ses mésaventures, il se plaint d’être abandonné par ceux que ses libéralités avaient tirés jadis de la misère, et qui maintenant passent devant lui, « comme s’ils voyaient la colonne renversée d’un tombeau, sans même lire l’inscription ».

Aussi en est-il réduit à se confiner dans un désert où « il philosophe avec son boyau », pour gagner quatre oboles par jour. Ému de ces récriminations, le maître de l’Olympe demande alors à Mercure des renseignements sur ce personnage qui se démène au pied de l’Hymette. — Ses infortunes ! dit le messager divin, il ne doit s’en prendre qu’à lui. Pourquoi a-t-il si mal choisi ses amis ? Pourquoi rendre service « à des corbeaux et à des vautours qui le rongeaient jusqu’au foie » ? Tous ces parasites n’étaient attirés chez lui « que par l’odeur des festins ». Malgré ce rapport défavorable, Jupiter, par caprice, ordonne à Plutus de rendre à Timon son opulence perdue. Plutus se fait d’abord prier ; car il se défie d’un prodigue ; pourtant il finit par obéir, et va trouver Timon, qu’entourent la sagesse, le courage, et toutes les vertus compagnes {p. 397} de l’indigence. À peine celles-ci ont-elles aperçu le Dieu qu’elles s’enfuient au plus vite. Timon lui-même commence par s’armer contre lui de son hoyau ; car à ses dons funestes qui le livrèrent à la flatterie et à l’envie, il préfère la pauvreté qui lui parle le langage de la franchise, et lui enseigne de mâles travaux. Cependant Mercure le décide à suivre le conseil de Plutus ; et, creusant la terre d’un coup de bêche, Timon en retire un trésor.

Aussitôt le voilà qui veut acheter tout son désert, et y bâtir une tour où il s’enfermera, seul avec ses richesses, pour en faire son tombeau. Elle ne s’ouvrira jamais à l’amitié, à l’hospitalité, à la compassion. Il y vivra comme un loup, prêt à déchirer qui l’approche. « S’il voit un incendie, loin de l’éteindre, il y versera de l’huile ! Au lieu de sauver qui se noie, il le plongera au plus profond. » Mais il veut pourtant faire savoir à tous son changement de fortune, « pour que ses flatteurs se pendent de dépit ».

Cette fantaisie se termine par le défilé des mendiants qu’attire le bruit de l’or. Citons, entre autres, Gnathon, le parasite, celui-là même qui naguère présentait une corde à Timon, lorsque, dans sa détresse, il lui demandait assistance.

Puis vient Philiade, un coquin dont il avait doté la fille, pour le récompenser d’avoir loué sa voix, dans un festin où il venait de chanter ; lui qui répondit par des coups de poing aux prières de son bienfaiteur, il vante maintenant la sagesse de Timon, et le compare à Nestor ! Déméas lui succède tenant à la main un décret qui propose d’élever une statue d’or à celui qu’il ne saluait plus après sa chute. Enfin, c’est Thrasyclès qui entame un long discours où il lui conseille, dans son intérêt, de jeter tout son argent à la mer, devant lui, à peu de distance du rivage. Mais abrégeons : cette foule devient si pressante, que Timon est obligé de faire place nette à coups de hoyau. Chassant donc ces importuns, il va se retirer sur un rocher, où il n’aura plus d’autre ami que lui-même.

Le Timon de Shakespeare. La maladie mentale §

Cet enragé plus odieux que plaisant, nous le retrouvons encore, idéalisé cette fois par le génie, dans l’œuvre puissante, {p. 398} mais inégale ou déréglée, que lui consacra Shakespeare, et que les romantiques de 1820 eurent le tort de préférer à celle de Molière. Chez cet ancêtre d’Alceste, l’originalité n’est en effet qu’une sorte de maladie mentale, dont les symptômes sont d’abord l’optimisme écervelé d’un dissipateur, ensuite le pessimisme d’un monomane. Ses effusions banales et ses largesses indiscrètes n’étaient que l’ostentation d’un Philinte qui n’aima vraiment personne, puisque son cœur, comme sa bourse et sa table, s’ouvrait sans choix au premier venu. S’il fit le bien, ce fut par intérêt, pour avoir, comme un souverain, son cortège d’adulateurs et de courtisans. Il entra plus d’orgueil que de sincérité dans l’attendrissement de son égoïsme épanoui qui ne visait qu’à la popularité ; il n’a donc pas le droit de se plaindre d’avoir été dupe : car sa sottise a ménagé des excuses à l’ingratitude, et la question d’argent est seule en cause dans les malheurs mérités qu’il devrait se reprocher, au lieu de les imputer au genre humain.

Le Misanthrope inaugure la comédie de caractères (1666) §

Tels furent les devanciers de Molière, qui ne leur doit rien, puisque son Misanthrope est un grand esprit et un grand cœur, dont on respecte jusqu’aux défauts, et dont les faiblesses ne déparent point un beau caractère. Représenté pour la première fois à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal, le 4 juin 1666, cette pièce est dans notre littérature dramatique une date aussi glorieuse que celle du Cid et d’Andromaque. Car, après Le Menteur, qui ne mettait en scène qu’un travers de l’esprit, et Les Précieuses ridicules, où ne fut esquissée qu’une manie passagère, elle inaugura la comédie de mœurs et de caractères, c’est-à-dire la peinture définitive du cœur humain et de la société. {p. 399} « La première représentation, dit Voltaire, eut l’applaudissement qu’elle méritait ; mais c’était un ouvrage plus fait pour les gens d’esprit que pour la multitude, et plus propre encore à être lu que joué. Le théâtre fut bientôt désert34 ; et, depuis, lorsque le fameux acteur Baron, après trente ans d’absence, joua Le Misanthrope, il n’attira pas grand concours, ce qui confirma l’opinion où l’on était que cette pièce serait plus admirée que suivie. »On a même affirmé que Molière eut besoin de composer en toute hâte Le Médecin malgré lui, pour ranimer par cet éclat de rire un succès languissant. Il est vrai que d’autres témoignages contredisent ces assertions, dont l’origine vient peut-être de ce que le public, s’étant mépris d’abord sur le sonnet d’Oronte, avait salué de ses bravos cette pointe finale :

Belle Philis, on désespère,
Alors qu’on espère toujours.

On put voir dans cette erreur une protestation malveillante et un préjugé défavorable à Molière. Quoi qu’il en soit, il est du moins certain que plusieurs s’ingénièrent à prêter au poète des allusions dont il faut dire un mot.

Molière a-t-il représenté des originaux contemporains ? §

Ils prétendirent reconnaître dans Alceste le duc de Montausier, dans Philinte Chapelle35, dans Célimène Armande Béjart36, dans Oronte le duc de Saint-Aignan37, dans Acaste et Clitandre le comte de Guiche et Lauzun, dans Éliante et Arsinoé Mlles de Brie et Duparc38. Sans nier certaines analogies frappantes ou lointaines qui attestent, comme on doit s’y attendre, que Molière aimait à peindre d’après nature, nous estimons cependant qu’il ne convient pas de serrer de trop près ces ressemblances dont la précision ne s’accorderait point avec les procédés d’une conception puissante qui visait à réaliser des types plutôt que des portraits. Que Molière ait utilisé son expérience, on n’en saurait douter. Mais sa fantaisie usait librement {p. 400} de ces emprunts faits à la réalité. Il ne s’asservissait donc point à un modèle ; et, si ses créations ont par endroits l’air de rappeler tel ou tel, jamais elles ne furent des copies, dont la clef nous serait donnée par des noms propres39. Si nous voulions chercher l’original d’Alceste, nous le demanderions plutôt aux confidences involontaires de Molière lui-même. Car, bien qu’il n’ait point, comme d’autres, subi la fatalité de ses souvenirs40, n’oublions point que Le Misanthrope est peut-être de toutes ses comédies celle où il a mis le plus du sien. En effet, elle est de cette époque où il disait à Rohaut : « Je suis le plus malheureux des hommes, et je n’ai que ce que je mérite. » On sait que, vers le temps où il raillait si gaiement Arnolphe dictant à Agnès les commandements du mariage, il venait, aux environs de la quarantaine, d’épouser, en 1662, la jeune Armande Béjart, âgée de dix-sept ans au plus. Or cette union trop inégale devait être une cruelle épreuve pour sa philosophie ; car sa {p. 401} raison ne servit alors qu’à lui rendre plus poignante la conscience des faiblesses qu’elle ne pouvait ni vaincre, ni consoler. Lorsqu’il joua le personnage d’Alceste en face de Célimène, dont le rôle était tenu par sa femme qu’il ne voyait plus qu’au théâtre, il est donc vraisemblable que des sentiments personnels se soient mêlés à l’accent par lequel il dut interpréter au naturel une situation qui fut sa douloureuse histoire41.

Ajoutons que cette pièce est mémorable aussi par les controverses qu’elle a suscitées. Fénelon lui reproche « de donner un tour gracieux au vice avec une austérité ridicule et odieuse à la vertu42 ». Quant à Rousseau, dont la sauvagerie se crut vertueuse, sa Lettre à d’Alembert, sur les spectacles, renouvelle la même accusation avec une âpreté de logique sous laquelle on sent la véhémence d’un avocat qui plaide sa propre cause. L’étude qui va suivre prouvera que ces erreurs ou ces paradoxes ne sauraient résister à un examen vraiment impartial des intentions manifestées par la conduite et le jeu des caractères.

II. Étude littéraire §

Analyse sommaire du Misanthrope. Les situations. L’action. Le dénouement §

« Le Misanthrope a dit M. Nisard, échappe à l’analyse… Nous sommes dans le salon d’une coquette très recherchée, et qui se plaît si fort à l’être, qu’elle se soucie peu de qui elle l’est. Incapable d’aimer, elle n’a qu’une préférence de caprice entre des indifférents, et elle ne sait pas même respecter celui qu’elle préfère. Il vient chez elle des gens de cour, ou simplement de bonne compagnie, non épris, mais galants ; ou, s’ils sont amoureux, c’est par esprit de rivalité seulement. Un seul des amants de Célimène est épris ; c’est Alceste, un {p. 402} honnête homme fâcheux, qui n’a peut-être pas tort de mépriser les hommes, mais qui a grand tort de le dire tout haut43.

« Dans ce salon, on cause plus qu’on n’agit. Que peuvent faire des oisifs autour d’une coquette ? Chacun parle avec son tour d’esprit ou son travers. Les galants flattent la dame dans son penchant à la malice ; elle reçoit les flatteries, et se moque des flatteurs.

« Une lettre, de tous les incidents connus le plus connu, apprend aux galants qu’ils sont joués, à Alceste qu’on ne l’aimait pas assez pour lui faire le sacrifice d’amants moqués. Le salon de Célimène est déserté : voilà le dénouement.

« Les situations n’y sont pas plus extraordinaires que la fable. Y a-t-il même des situations ? Je ne vois que des caractères qui se développent. Alceste a un procès ; cela arrive à tout le monde ; mais il l’aurait eu plus tard, et avec moins de chances de le perdre, s’il ne s’était pas entêté à vouloir que la justice soit l’équité. Il a un duel, pour avoir voulu tirer d’un poète l’aveu que ses vers sont mauvais. La scène du sonnet, si fameuse, est doublement l’effet de son caractère, par la façon dont il y est jeté, et par la façon dont il en sort. On le sait honnête homme et véridique, et les poètes de tout temps sont friands de tels juges, parce que leur éloge a plus de prix, et qu’on les croit gagnés quand on les consulte. Oronte ambitionne l’estime d’Alceste : voilà le prix de sa réputation d’honnête homme. Alceste s’avise de dire ce qu’il pense du sonnet d’Oronte : voilà son travers44. »

Si la comédie veut une fable, c’est donc en vain qu’on la cherche ici ; on y trouvera des incidents de la vie commune, mais pas un de ces procédés qui sont ordinaires au genre ; ni confidents, ni figures de fantaisie45, ni monologues, {p. 403} ni coups de théâtre, ni combinaisons d’intrigue ; car on peut à peine appeler de ce nom le fil ténu qui relie entre elles ces scènes ingénieuses dont chacune semblerait une satire de Boileau, si une fine logique ne les faisait toutes concourir à l’expression de la pensée maîtresse qui les enchaîne, je veux dire à la peinture d’un caractère, celui d’Alceste qui sert de centre à l’action.

Assez singulier pour surprendre, assez noble pour attacher, assez plaisant pour divertir, il est en effet le grand ressort d’où procède tout le mouvement. Autour de lui gravitent tous les autres personnages, qui ne sont là que pour faire valoir ses qualités comme ses défauts, Célimène par sa coquetterie, Arsinoé par sa pruderie, Philinte par le contraste de son humeur trop accommodante, Oronte par sa vanité de bel esprit, Acaste et Clitandre par la concurrence de leur amour, ou plutôt de leur fatuité galante ; Éliante elle-même, par une estime qui ne demande qu’à se changer en un sentiment plus tendre. Si cet honnête homme, malgré sa vertu farouche, se trouve engagé parmi les ridicules d’un monde frivole qui exaspère ses colères, et provoque leurs explosions, la cause toute naturelle en est cette folle passion qui va le mettre en contradiction avec ses principes, et sera par conséquent le ressort indispensable d’un mécanisme où des éléments comiques doivent se combiner avec des accents dignes parfois de la tragédie.

Ce fut ainsi que Molière, dans cette pièce, « où l’on n’agit qu’en parlant46 », réussit à charmer, par le plaisir sérieux d’une émotion réfléchie, les esprits capables d’apprécier les beautés du dialogue, la vérité des portraits, la profondeur de la morale et l’excellence du style. C’est qu’il visa surtout aux suffrages d’une élite ; car des autres il disait : « Ces gens-là ne s’accommodent point d’une élévation continuelle des sentiments. » Aussi parut-il au vulgaire que l’ensemble manquait trop d’action et d’intérêt. C’était ne pas comprendre qu’un tel sujet ne comportait point un développement animé. N’étant pas une passion, mais {p. 404} une manière de voir les choses et de juger les personnes, le pessimisme ne pouvait en effet se définir que par une suite de conversations psychologiques. Pour le représenter, il fallait donc faire passer devant Alceste les originaux qui le forcent à s’expliquer, par les impressions qu’il reçoit.

La moralité de cette comédie. Justice distributive §

Quant à la leçon qui en ressort, il faut être aveugle pour ne point la saisir ; car il est clair qu’Alceste et Philinte ne nous sont, ni l’un ni l’autre, proposés comme exemples ; ils nous signalent plutôt les écueils que doit éviter celui qui veut être sociable sans rudesse orgueilleuse, et sans complaisance intéressée. Par le péril d’un double excès, ils nous apprennent à pratiquer cette tolérance qui, sans transiger avec le vice, supporte les travers dont nul n’est exempt, et en prend son parti, non pour les exploiter, mais par sentiment équitable de mutuelle indulgence, en dehors de laquelle le commerce des hommes deviendrait impossible. Au lieu d’élever de vains griefs contre le cœur ou la raison de Molière, admirons donc la perfection morale d’un art toujours soucieux, ici comme ailleurs, de traiter les personnages suivant leurs œuvres. C’est ce que M. Nisard remarque avec finesse : « Les galants, dit-il, emportent l’attache de ridicule que Célimène leur a mise au dos. Tous reçoivent de la main de la coquette un coup d’éventail sur la joue, qui ne les corrigera pas, mais qui les punit assez pour le plaisir du spectateur. La prude Arsinoé, qui a voulu la brouiller avec ses amants pour pêcher un mari en eau trouble, reste sans mari et prude, avec le châtiment de se l’entendre dire. — Quant à Alceste, est-il puni ? Trop, selon quelques délicats qui en ont fait le reproche à Molière. Il l’est, à mon sens, à proportion de ce qu’il a péché. Contrarié dans toute la pièce, il est violemment secoué à la fin ; c’est mérité. Pourquoi gâte-t-il sa probité en se prétendant le seul probe ? Savons-nous bien d’ailleurs si l’opposition qu’il fait à tout n’est pas mêlée de quelque désir de dominer ?… Mais il échappe à un mariage avec une coquette, et cela lui était bien dû. Il était trop homme de bien pour que Molière ne lui épargnât pas ce malheur. Seulement il {p. 405} ne s’en applaudira que plus tard, quand il aura repris son sang-froid. Ainsi la morale des sages et la morale de la vie sont également satisfaites, quand on le voit puni d’un travers innocent par une contrariété passagère, et récompensé de sa vertu par l’avantage d’échapper à un malheur certain47. »Célimène, elle aussi, paye sa dette. « Son premier châtiment est de n’oser renvoyer même les amants qu’elle méprise. Elle ne sait point se fixer : n’est-il pas naturel que tout le monde la quitte ? Elle est spirituelle ; elle pousse à la raillerie ; elle a souvent l’avantage dans le discours ; n’est-il pas juste qu’elle y ait quelquefois le dessous ? Elle triomphe d’Arsinoé, et c’est bien fait, parce qu’une prude est pire qu’une coquette ; mais une vérité assénée par Alceste va la punir à son tour de tous ses manèges48. » Chacun reçoit donc une correction proportionnée à son travers. Philinte seul fait exception, sans doute parce qu’à tout prendre il est encore le plus sage ; car si son optimisme semble trop prompt à se résigner au mal pour n’avoir pas à le combattre, il n’en est pas moins, en mainte rencontre, un Ariste sensé dont la philosophie pacifique a été calomniée par Fabre d’Églantine49 lorsque, sous prétexte de donner une suite au Misanthrope, il métamorphose Philinte en un égoïste odieux, toujours prêt à excuser la fraude, dès qu’elle tourne seulement au dommage d’autrui. Altérer ainsi la conception de Molière, c’est la rendre méconnaissable, comme le prouvera l’esquisse où nous allons résumer les traits des physionomies qu’il nous offre.

Les caractères. Alceste ; l’homme ; l’amant de Célimène, la crise ; la misanthropie généreuse §

Pour apprécier au vrai les intentions du poète, il convient d’abord {p. 406} de distinguer dans le rôle d’Alceste deux éléments que plusieurs ont eu le tort de confondre : d’un côté le caractère, c’est-à-dire l’habitude morale qui vient de la nature, et de l’autre la passion, c’est-à-dire la crise passagère qui exaspère les premiers instincts jusqu’à les rendre comiques. De cette double source procède une misanthropie dont l’origine est éminemment généreuse et désintéressée.

Il nous faut reconnaître en effet, avec Rousseau, qu’Alceste est « un véritable homme de bien ». Car un égoïsme sombre ne fut point chez lui le principe de cette humeur atrabilaire qui ne sera que l’accès d’une fièvre accidentelle. Ce serait plutôt par philanthropie qu’il a fini par devenir, ou se croire l’ennemi du genre humain50 ; et s’il méprise ses semblables, c’est uniquement parce que, les jugeant d’après lui-même, il cherche en eux cette vertu trop haute dont il porte l’idéal en son cœur. Son malheur fut donc d’entrer dans la vie avec des illusions qu’allait décourager l’expérience. La fierté, la franchise, la délicatesse, la raideur d’une probité scrupuleuse, l’abondance expansive d’une âme sympathique, le culte de l’honneur, en un mot, les qualités les plus rares, voilà le fond de son caractère. Ajoutez-y autant de clairvoyance que de candeur presque naïve, et vous comprendrez comment, trop avisé pour être dupe des apparences, et trop sincère pour se réduire à un silence qu’il se reprocherait comme une défaillance, il n’a pu se résigner à subir sans révolte les conventions mensongères, les dehors trompeurs, les semblants d’amitié, les grimaces, les flatteries, les démonstrations hypocrites ou banales, sans compter l’intérêt, la trahison et la fourberie. Aussi ne doit-on pas voir en lui un original pour qui la manie de censurer tout ce qui l’entoure ne serait qu’une attitude adoptée par un secret désir de se distinguer du commun, et d’attirer les regards51. Non, il est le premier à souffrir de son mal, et n’en fait point parade vaniteuse. Il serait tenté {p. 407} plutôt de cacher sa blessure, s’il n’avait l’impatience de la justice et de la vérité. J’ajouterai même qu’avant d’aimer Célimène, il savait évidemment se contenir ; car il est de ces honnêtes gens qui craignent les éclats, et la scène du sonnet témoigne qu’il n’affiche pas volontiers son opinion. Pour qu’elle s’échappe, il faut qu’on le pousse à bout. D’où vient donc que ses dépits, longtemps refoulés, rompent tout à coup leurs digues, et que cet observateur attristé d’une comédie en dehors de laquelle s’isolait sa réserve dédaigneuse, entre en scène comme une tempête, pour soulager ses contraintes et dire à chacun son fait, au risque de paraître un maladroit ou un fâcheux qui prête à rire ?

Le travers d’Alceste. Passion malheureuse. Contradictions §

À cette question la réponse ne saurait être douteuse, et nous ne dirons point avec Philinte :

Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre ;

car il nous semble manifeste que sa « bizarrerie » et ses incartades soudaines s’expliquent par la passion malheureuse qui lui arrache ce cri de tendre courroux :

Ah ! que, si de vos mains je rattrape mon cœur,
Je bénirai le ciel de ce rare bonheur !
Je ne le cèle pas ; je fais tout mon possible
À rompre de ce cœur l’attachement terrible ;
Mais mes plus grands efforts n’ont rien fait jusqu’ici,
Et c’est pour mes péchés que je vous aime ainsi.

Oui, le coup de maître fut ici de donner à cet ami de la vertu le travers d’un amour mal placé qui va mettre le philosophe en contradiction avec ses principes, et, par un secret mécontentement de lui-même, provoquer les {p. 408} explosions de son humeur. Cette faiblesse, Schlegel l’a jugée peu vraisemblable, mais à tort, selon nous ; car outre que

La raison n’est pas ce qui règle l’amour,

les âmes ingénues sont souvent les plus vulnérables, comme le disaient les vieillards de Troie devant Hélène, cette Célimène des temps antiques. D’ailleurs, malgré le bon sens qui proteste et contredit en vain son aveuglement volontaire, n’a-t-il pas pour excuse la grâce « qui est la plus forte », comme il l’avoue avec la honte d’un vaincu qui trouve une sorte de lâche plaisir à sa défaite :

Non ; l’amour que je sens pour cette jeune veuve
Ne ferme point mes yeux aux défauts qu’on lui treuve ;
Et je suis, quelque ardeur qu’elle m’ait pu donner,
Le premier à les voir, comme à les condamner.
Mais avec tout cela, quoique je puisse faire,
Je confesse mon faible ; elle a l’art de me plaire ;
J’ai beau voir ses défauts, et j’ai beau l’en blâmer,
En dépit qu’on en ait, elle se fait aimer52 ;
Sa grâce est la plus forte ; et sans doute ma flamme
De ces vices du temps pourra purger son âme.

Cette excuse, à laquelle il voudrait croire, acceptons-la donc ; et, loin de railler, comme le fait Philinte, les démentis qu’Alceste s’inflige par « l’étrange choix où il s’engage », plaignons-le de tomber dans ce piège, d’où il ne pourra sauver son cœur que tout froissé, tout meurtri d’une incurable atteinte. Il faut être un critique allemand pour y trouver à redire ; mais nous n’avons pas le courage de blâmer celui que nous estimons, d’autant plus qu’il est le premier à s’accuser et à se condamner.

C’est aussi l’erreur de Rousseau. Il n’a pas vu que le principal moteur de cette comédie mélancolique était ce charmant et terrible amour qui ne sera point payé de retour, mais devra tirer de l’imagination plus que de son objet tous les prétextes qu’il se crée pour justifier une folie {p. 409} dont la victime souffrira toujours, même quand elle se croira guérie. Ne pas tenir compte de cette infortune, ce serait fausser la misanthropie d’Alceste. Car il est certain que, s’il avait été plus heureux dans ses préférences, toutes ses amertumes se seraient adoucies. Supposez qu’au lieu de Célimène, Éliante eût fixé son choix, et vous avouerez que la clémence d’une affection digne de lui n’aurait pas manqué de pacifier ses orages53. Comme Montausier, l’amant de Julie, il eût encore été l’ennemi déclaré des vices ; mais nous ne le verrions plus fantasque, aigri, tourmenté par des nerfs agacés, faisant des algarades à propos de rien, cherchant une issue à ses vagues ressentiments, prenant en quelque sorte des pavés pour écraser des mouches, et se soulageant ainsi de tous les griefs qu’il tourne contre le genre humain, pour ne pas s’en prendre directement à lui-même, ou plutôt à celle qu’il aime et transfigure par son amour.

En résumé, Molière étudie les symptômes d’une maladie aiguë qui provient d’un excès de santé morale. Sans ce trouble momentané, la comédie n’existerait plus ; car c’est le germe qui produit toutes les scènes où nos sourires se mêlent à la sympathie ; par exemple, celles où Alceste, qui tient en main les preuves décisives d’une trahison flagrante, accourt pour confondre l’infidèle, et finit par demander le pardon qu’il devait refuser, tant il se plaît à l’erreur dont il désire ne point être désabusé.

Le paradoxe de Rousseau. Pourquoi rit-on d’Alceste ? §

Est-il besoin maintenant de réfuter pied à pied le réquisitoire de Rousseau contre Molière ? Nous ne le pensons pas. Car il est clair qu’ici le ridicule n’est jamais un scandale pour la conscience, puisqu’il n’entame pas l’estime due à la personne, et porte seulement sur un travers qui se concilie avec le respect du bien ou la haine du mal. Quand saint Paul disait : {p. 410}Non plus sapere quam oportet sapere, sed sapere ad sobrietatem54, ne parlait-il pas comme Philinte donnant ce conseil à son ami :

La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l’on soit sage avec sobriété55.

Or cette mesure, Alceste ne la connaît plus ; car l’imprudence de son cœur lui a fait perdre tout équilibre. Aussi prend-il sa bile pour de la sagesse. Au lieu de compatir aux misères qu’il déplore, et d’y remédier par la charité, il effarouche les coupables par les bourrasques d’une franchise indiscrète et brutale. On serait même tenté de croire qu’il hait plus le pécheur que les péchés ; et, sous l’entêtement de ses hyperboles, on soupçonne le fanatisme d’un orgueil tyrannique. Au moins se défie-t-on d’une justice qui ne proportionne point la censure à la faute, et discrédite ses arrêts par un ton d’infaillibilité trop hautaine pour n’être pas choquante. Ne disons donc pas que le poète a le dessein pervers de tourner la vertu en dérision ; car Alceste n’offre prise au ridicule que dans les occasions où parle son humeur, et non sa raison.

Lorsqu’à propos d’une accolade donnée à un indifférent il lui arrive de s’écrier :

Et si pour mon malheur j’en avais fait autant,
Je m’irais de regret pendre tout à l’instant56.

on peut s’égayer aux dépens de cette boutade ; mais on applaudit bientôt à ces nobles accents qui vont suivre :

Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre,
Le fond de notre cœur en nos discours se montre…

Quand il lui échappe de dire :

… Je voudrais, m’en coûtât-il grand-chose,
Pour la beauté du fait avoir perdu ma cause57 ?

{p. 411} ona pitié de ce pessimisme qui serait fâché de trouver les hommes équitables ; mais on ne tarde pas à lui faire fête, dès qu’il apostrophe ainsi les médisants :

Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour ;
Vous n’en épargnez point, et chacun a son tour :
Cependant aucun d’eux à vos yeux ne se montre,
Qu’on ne vous voie en hâte aller à sa rencontre,
Lui présenter la main, et d’un baiser flatteur,
Appuyer les serments d’être son serviteur

De même, au moment où le tribunal des maréchaux veut arranger sa fâcheuse affaire avec Oronte, nous approuvons le bon sens de cette réponse :

Quel accommodement veut-on faire entre nous ?
La voix de ces messieurs me condamnera-t-elle
À trouver bons les vers qui font notre querelle58 ?

Mais n’est-ce pas son malin démon qui lui souffle ce trait plaisant :

Hors qu’un commandement exprès du roi ne vienne
De trouver bons les vers dont on se met en peine,
Je soutiendrai toujours, morbleu ! qu’ils sont mauvais,
Et qu’un homme est pendable, après les avoir faits !

Passez ainsi en revue toutes les situations qu’il traverse, et vous conclurez avec nous que Molière ne traite point avec irrévérence

                  ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.

Bien au contraire : n’a-t-il pas entouré son héros de toutes les sympathies, depuis les avances d’Oronte et d’Arsinoé, jusqu’au dévouement de Philinte, jusqu’au caprice de Célimène, qui se décide à lui dire qu’elle l’aime59, jusqu’aux attentions discrètes d’Éliante dont la réserve laisse deviner plus d’un aveu ? Par conséquent, l’honnête homme est ici hors de cause, et ne relève de la comédie que par ses {p. 412} défauts, par ses exigences insociables, par ses saillies vindicatives, par une présomption qui serait plus indulgente pour les faiblesses d’autrui si elle l’était moins pour les siennes60. En résumé, il hait trop ses semblables, parce que, sans le vouloir, il s’aime trop lui-même.

La postérité d’Alceste. Elle a bien dégénéré §

Cet amour-propre qui s’ignore s’épanouira plus tard dans la postérité d’Alceste61. Car il aura des fils, les Saint-Preux, les Werther, les René, les Obermann, c’est-à-dire des imaginations chimériques et acharnées à se tourmenter par des rêves aussi stériles qu’ambitieux. N’étant plus contenus par les mœurs et les traditions d’un siècle où les rangs demeuraient distincts, ces Alcestes de l’avenir exprimeront, à la veille et au lendemain d’une révolution sociale, l’attente oisive ou l’impatience déréglée des âmes désorientées, qui flotteront de l’utopie à la colère, et de l’incrédulité à l’enthousiasme. Formée à l’école de Voltaire et de Rousseau, ironique comme l’un, sentimentale comme l’autre, à la fois faible et violente, cette génération s’épuisera en élans contradictoires. Toutes les croyances et toutes les institutions du passé lui paraîtront hors de service. Elle voudra faire un nouveau monde à son usage, et sa poursuite toute spéculative d’un idéal inaccessible pourra se concilier avec l’infirmité pratique d’une rêverie impuissante. Sous prétexte d’héroïsme, elle méprisera toutes les vertus dont le devoir quotidien est indispensable aux plus grands comme aux plus humbles. Voilà, si je ne me trompe, les héritiers d’Alceste62 ; mais peut-être les aurait-il reniés. Car il ne fut aveugle que pour Célimène.

Célimène ; de la coquetterie. L’égoïsme de la vanité §

{p. 413} Avant d’esquisser la physionomie de « la traîtresse » qu’il eut la maladresse d’aimer, nous devons dire un mot des manèges que Montesquieu représente au vif par ce léger croquis : « Une coquette est venue à Gnide ; elle marchait entourée de tous les jeunes Gnidiens ; elle souriait à l’un, parlait à l’oreille d’un autre, soutenait son bras sur un troisième, et criait à deux autres de la suivre. » Voilà bien ce qu’entendait aussi La Bruyère, lorsqu’il écrivit : « Une coquette veut qu’on la regarde ; elle ne se rend point sur la passion de plaire, et sur l’opinion qu’elle a de sa beauté. » Dans sa personne, tout est donc mensonge et artifice : actes, paroles, gestes et mines ne sont qu’apparences décevantes. Car ces avances qui ne distinguent, mais ne découragent personne, sont autant de promesses aussi faciles à faire qu’à défaire, et ne visent qu’à retenir des hommages flatteurs autour d’une indifférente qui recherche uniquement son triomphe. En d’autres termes, la coquetterie, comme l’ambition, dessèche le cœur ; car elle n’est que l’égoïsme dans la vanité.

Ces séductions perfides qui peuvent captiver une âme loyale, Molière les connaissait pour en avoir souffert. Aussi s’est-il attaqué plus d’une fois à ce redoutable ennemi. Parmi les sœurs de Célimène, signalons Elmire, la femme d’Orgon, qui, elle aussi, mène grand train, a le goût de la toilette, se pare comme une princesse, et sollicite volontiers l’attention, mais en tout bien tout honneur ; car ce brillant n’est ici que la part de la jeunesse : au fond, elle reste honnête, naturelle et simple ; sa tête est calme, et sa raison droite ; elle ne trompera que l’hypocrite. Chez Angélique, le goût du luxe, du plaisir et des douceurs tire plus à conséquence. Elle y met un air de bravade inquiétante ; irritée d’une mésalliance, elle engage hardiment contre les siens une lutte ouverte qui sera sa revanche. Par ses défis, elle entend prouver à ses parents qu’elle se croit victime, et à Dandin qu’il n’est qu’un pauvre homme. Or ces deux figures sont le premier et furtif crayon du type qui s’achève dans Célimène.

{p. 414} Mais comment saisir ici l’insaisissable, et fixer des nuances si changeantes qu’elles se dérobent sous l’œil de l’observateur ? La mobilité du pur caprice n’est-elle pas l’expression dominante de celle que sa cousine Éliante jugeait ainsi :

Son cœur de ce qu’il sent n’est pas bien sûr lui-même ;
Il aime quelquefois sans qu’il le sache bien,
Et croit aimer aussi, parfois qu’il n’en est rien.

Bornons-nous donc à dire que cette jeune veuve, autour de laquelle papillonnent tant de soupirants attirés par un accueil plus complaisant que compromettant, se gardera bien d’aliéner une indépendance qui lui vaut les assiduités dont elle est si fière. Se faire une cour d’admirateurs, voilà toute son étude ; et il faut vraiment qu’Alceste ait un bandeau sur les yeux pour n’avoir pas compris dès le premier jour qu’il se fourvoyait dans ce salon hanté « de tout l’univers ».

L’esprit de Célimène §

Si Célimène n’est point d’humeur à s’ensevelir dans un désert, pour s’y vouer au bonheur d’un misanthrope, avouons qu’elle a des agréments capables de l’ensorceler. Je ne parle pas de sa beauté ; car on y songe à peine, tant elle a d’esprit. Mais quel entrain éblouissant ! Quelle franchise de verve dans ce bon sens aiguisé qui s’anime au jeu par le désir de plaire ! On dirait un virtuose qu’électrisent les applaudissements. Aussi fait-on cercle autour de ses épigrammes qui s’en donnent à cœur joie. C’est à qui provoquera cette ironie légère ou cruelle qui tantôt s’éparpille en étincelles, tantôt jaillit comme une gerbe de fusées, et serait le chef-d’œuvre de la causerie si l’on ne sentait trop, sous les saillies de l’improvisatrice, le parti pris de déployer un talent qui veut à toute force enlever les bravos.

Pour être reine dans son art, il ne lui manque donc que le désintéressement ; elle nous ferait même croire à son cœur, tellement elle est comédienne habile ; mais si elle ne s’en soucie guère (car elle est avant tout jalouse de sa liberté), nous ne lui refuserons pas du moins le goût, le {p. 415} naturel, le sens du vrai, la pleine possession d’elle-même, j’allais dire une raison nette et alerte, qui se trahit jusque dans la verdeur de sa langue toute gauloise, dont les vivacités involontaires rappellent la plume de Mme de Sévigné63. La meilleure preuve de sa clairvoyance, c’est sa médisance même. Elle tombe toujours juste, et on ne peut lui reprocher que le souci trop constant d’un succès personnel. Ce don naturel et acquis d’observation pénétrante nous garantit que Célimène sait fort bien discerner les caractères ; aussi n’est-elle point dupe des sots et des fats dont elle accepte les compliments, non sans arrière-pensée de raillerie dédaigneuse. « Le grand flandrin de vicomte, l’homme aux sonnets », la perruque blonde de Clitandre, et ses airs « de doucereux » en seront donc pour leurs frais. Elle ne considère ses marquis ridicules que comme des meubles qui ornent son boudoir : si elle ne les rebute pas, c’est qu’ils sont la mode, et grossissent son cortège. Mais le préféré, c’est encore « l’homme aux rubans verts64 ». Sa conquête, elle l’apprécie ce qu’elle vaut. Bien qu’il ne soit pas toujours divertissant, avec ses gronderies, ses gourmades et ses tirades, elle est pourtant plus sensible qu’elle ne se l’avoue à des mérites supérieurs que tout le monde vante, et qu’elle ne voudrait pas voir déserter son escorte. Elle a besoin d’eux comme d’une décoration enviée par plus d’une rivale qui ne demande qu’à les accaparer. Comment d’ailleurs ne serait-elle point flattée par la nouveauté si rare d’une passion vraie ? C’est une découverte qui l’intéresse à la façon d’un curieux phénomène. Bien que parfois fâcheuses, les bizarreries de cet original n’en sont pas moins une surprise, une émotion. Elles lui ménagent le plaisir d’échapper à la fadeur de la routine galante, de sentir peut-être tressaillir enfin son cœur, ou, tout au moins de badiner avec cette {p. 416} jalousie ombrageuse, d’irriter ou d’apaiser à son gré ses orages, d’essayer ainsi son pouvoir, dans l’épreuve d’une lutte qui amuse sa dextérité, sans jamais cesser d’être une victoire pour son amour-propre. Ne pressent-elle pas que, près d’elle, Alceste n’aura point le courage de ses colères, qu’elle jouira de ses tourments, qu’elle fera chez lui d’un mot, d’un signe, la pluie et le beau temps65 ? Tenir sous sa main le cœur de ce lion amoureux, en ralentir ou en précipiter le pulsations, n’est-ce point un divertissement raffiné dont il ne faut pas perdre l’occasion ?

Le cœur de Célimène. L’avenir qui l’attend §

Elle risque donc l’expérience, mais en se promettant bien de ne pas éconduire ses courtisans, et faire ainsi le vide dans son salon : rôle périlleux, et auquel ne suffisent plus la jeunesse et la beauté ! Il y faut de la diplomatie. Or c’est ici que son génie se montre. « Voulez-vous, dit Rousseau, voir un personnage embarrassé, placez un homme entre deux femmes ; il sera gêné. Mais placez une femme entre deux hommes, et elle ne sera point embarrassée. » Voilà {p. 417} bien Célimène. Pour elle, la difficulté ne commence que dans le tête-à-tête. Mais dès que sa ruelle se peuple, quelle souveraine aisance ! Voyez comme son sourire va de l’un à l’autre : chacun peut le prendre pour soi. Nul ne se croira moins favorisé que ses concurrents. Alceste seul déconcerte cet équilibre par ses emportements ; mais les ripostes qu’il s’attire, il n’a pas le droit de s’en plaindre. Car la faute n’en est qu’à lui. N’a-t-il pas mis Célimène en cas de légitime défense ?

Elle n’est, du reste, pas moins savante, quand elle se trouve seule avec un de ses prétendants. Comme elle mesure alors ses paroles aux caractères ! Quel à-propos ! Quelle adresse à profiter du moindre hasard pour se dérober, et rompre la partie ! On reconnaît ici les manœuvres de celle qui, dans sa lettre à Oronte, s’est arrangée de telle sorte qu’on peut la croire écrite à une femme66.

Cependant, malgré ses faux-fuyants, elle ne réussit pas à conjurer des scènes de plus en plus graves. Mais ce péril sera le sublime de sa politique. Se donner raison dans la forme, simuler une rupture, prendre l’offensive, accuser au lieu de se défendre, opposer aux brusqueries des mots évasifs, le persiflage, l’indignation feinte, et se donner des airs de victime, voilà son secret. Quant aux arguments précis, péremptoires, elle n’en a pas besoin ; elle se contente de dire d’un certain ton à qui veut des preuves : Il ne me plaît pas, moi !C’est la seule apologie dont elle use, et elle manque rarement son effet. Jugez-en par la crise du quatrième acte67. Elle sent bien alors qu’elle est perdue si elle discute. Aussi avec quelle confiante témérité ne joue-t-elle pas le tout pour le tout ! Et, dès qu’elle a repris ses avantages, quelle attitude de dignité froissée, de pitié, de condescendance ! Puis, sous prétexte de consentir enfin à une explication, la voici qui récrimine au lieu de se justifier :

Allez, de tels soupçons méritent ma colère,
Et vous ne valez pas que l’on vous considère.

{p. 418} Bref, les rôles finissent par être renversés : c’est elle qui daigne faire grâce, et encore ce pardon il faut l’implorer humblement ; plus elle fut coupable, plus elle paraît clémente. Ici le souvenir de Tartuffe nous viendrait tout naturellement, si l’on ne craignait l’injure d’un si laid voisinage. Une des ressources de Célimène n’est-elle pas d’atténuer les accusations en les exagérant, d’aller au-devant du danger, et de se charger de tous les crimes ?

[…] Oui, vous pouvez tout dire ;
Vous en êtes en droit, lorsque vous vous plaindrez,
Et de me reprocher tout ce que vous vous voudrez…
Oui, toute chose dit que j’ai pu vous trahir,
Et qu’enfin vous avez sujet de me haïr68.

Mais ne poussons pas trop un parallèle offensant. Elle est d’ailleurs assez punie par l’abandon qui la menace. Car les coquettes ont beau croire que « les années auront pour elles moins de douze mois69 », ce désert qui effraye Célimène se fera tôt ou tard autour d’elle, quand il ne lui restera plus que son esprit, mais désenchanté par les amertumes de l’isolement. Alors sa fin sera triste. Si nous voulons nous en assurer, regardons Arsinoé qui, dans sa jeunesse, dut être, elle aussi, une Célimène70, mais d’ordre inférieur.

Arsinoé, ses sœurs. De la pruderie ; ses variétés §

Dans La Critique de l’École des femmes, Molière disait de la marquise Araminte : « Bien qu’elle ait de l’esprit, elle a suivi le mauvais exemple de celles qui, étant sur le retour de l’âge, veulent remplacer de quelque chose ce qu’elles ont perdu, et prétendent que les grimaces d’une pruderie scrupuleuse leur tiendront lieu de jeunesse et de beauté71. » C’est qu’en effet les prudes et les coquettes sont de même {p. 419} famille. Aussi, tout en se détestant, s’attirent-elles par une sorte d’affinité. Entre elles il n’y a guère que des différences d’âge. L’une est en activité d’emploi, l’autre en disponibilité ; car la pruderie est bien moins pénitence que regret du passé : en ayant l’air de renoncer au monde, elle se venge de l’oubli qui l’irrite. Ce zèle sombre qui fait étalage de vertu recouvre donc une jalousie compliquée de méchanceté, comme il arrive dans le personnage d’Arsinoé, dont les simagrées seraient risibles si elles n’étaient odieuses. Nous pourrions la comparer à d’autres variétés du même genre, à la sublimité quintessenciée d’Armande, à la sécheresse acariâtre de Philaminte72, aux lubies romanesques de Bélise, à l’affectation effarouchée de Climène73, cette précieuse qui mêle à ses singeries les prétendues délicatesses d’une fausse pudeur. Mais, sans insister sur une figure accessoire74, disons seulement qu’après avoir, elle aussi, fait des dupes dans le monde des soupirants, elle cherche maintenant à tromper Dieu lui-même. Sa circonspection haineuse n’est-elle pas doublée d’hypocrisie ? Non contente de mettre du blanc pour cacher ses rides, elle prend le masque de la dévotion pour paraître honnête, et braconner impunément sur les terres d’autrui : car elle n’a pas perdu tout espoir. Aussi serait-on tenté de la nommer lady Tartuffe75. Ces « sages dehors » que dément tout le reste, ces mines et ces cris « eux ombres d’indécence » que peut avoir le mot le plus innocent, « la hauteur d’estime » où elle est d’elle-même, les « yeux de pitié »qu’elle jette sur tous, ses aigres censures, son ostentation de ferveur théâtrale qui ne l’empêche point de « battre ses gens »et de ne pas les payer, sa noire rancune qui vient jouir d’une vengeance préparée de longue main et dans l’ombre76, tous ces symptômes ne prouvent-ils pas que Molière composa Le Misanthrope au moment où Le Tartuffe était interdit, et que, faute de mieux, il se {p. 420} dédommagea sur Arsinoé de la quarantaine imposée par des ennemis dont le duc de Grammont disait alors : « Toute la pruderie est déchaînée77 ? »

Éliante. Sa raison, sa bonté §

Les travers d’une coquette et les ridicules d’une prude font ici d’autant plus valoir les mérites de la « sincère Éliante », dont la douceur, le naturel, la raison et la franchise discrète nous charment par un contraste qui rappelle Henriette, la fille de Chrysale. C’est la même solidité, la même bonne foi, la même aisance, mais plus posée, plus mûrie par l’expérience et la réflexion. En elle aussi nous aimons le tact, la réserve, le don instinctif de s’accommoder à tous et de ne se préférer à personne, l’art d’écouter et de se taire, l’aménité d’un esprit délicat et modeste qui se laisse voir sans se mettre en vue, et ne s’exerce jamais aux dépens du prochain. Loin d’encourager les médisances, elle corrige et atténue celles qu’applaudit le cercle frivole où elle glisse à propos, tout en s’effaçant, le mot judicieux qui conseille les ménagements. Prompte à tempérer les excès d’humeur que blâme son silence ou que pacifie sa bienveillance, elle sait, à l’occasion, donner à l’entretien ce tour général qui prévient de périlleux écarts, ou garder la parole pour faire cesser une gêne pénible, et amortir des chocs trop brusques. Mais, sans détailler ces nuances, résumons-les en disant qu’Éliante est bonne : car toutes ses qualités, ce mot les contient. Bien qu’elle ait du penchant pour Alceste, ne s’oublie-t-elle pas au point de défendre auprès de lui Célimène par générosité toute désintéressée ? Aussi mériterait-elle sa récompense ; je ne serais pas même étonné que, plus tard, elle réussît à guérir son cher Misanthrope, sinon par l’amour, du moins par l’amitié78.

Philinte ; l’optimiste. L’ami §

Philinte, lui aussi, {p. 421} est un modéré, mais par scepticisme plus que par charité. Cet optimiste à outrance s’empresse trop de « rendre offre pour offre, ou serments pour serments » ; et sous la tolérance de son « flegme philosophe »qui « ne s’échauffe de rien », mais prend tout doucement les hommes comme ils sont, se cache une insouciance plus misanthropique peut-être que le courroux d’Alceste. Sa morale, qui semble se réduire aux dehors civils de la bienséance et aux lois capricieuses de l’usage, n’est donc point un modèle proposé par Molière. L’intention de son rôle serait plutôt d’impatienter l’ami qu’il contredit, de le mettre hors des gonds, de le provoquer ainsi à forcer ses propres sentiments, et par là même à devenir comique. Nous nous garderons pourtant de donner raison aux diatribes de Fabre d’Églantine qui diffame ce galant homme par ses déclamations79. Car si Philinte le tort de prodiguer ses complaisances, il garde le droit de se moquer des originaux auxquels il fait bon visage, sans en être jamais dupe. Dans la scène du sonnet, les éloges dont il gratifie Oronte ne sont pas seulement dictés par l’habitude où il est de ne jamais heurter les gens de front, mais aussi par une politesse bienveillante qui, prévoyant les rudesses d’Alceste, voudrait prévenir le péril d’une situation fausse. Ajoutons que, s’il ferme les yeux sur les défauts des indifférents, il ne se tait pas sur ceux d’Alceste auquel il est vraiment dévoué. Car il l’avertit des ridicules qu’il se donne, et des malheurs qu’il se prépare. Il cherche à le décider en faveur d’Éliante, et s’emploie pour arrêter les suites d’une querelle qu’il n’a pu {p. 422} désarmer. Tous ces services, il les rend sans faste à un ami maussade qu’il reprend sans aigreur, et dont il ménage les faiblesses sans les flatter jamais. Voilà donc ce qui le recommande à notre estime, et même à nos sympathies.

Les personnages secondaires : Oronte, Acaste, Clitandre. Les beaux-esprits et les marquis. Vérité des mœurs §

Quant aux personnages dont nous tracerons seulement le profil, ne les regardons pas comme simples figures de fantaisie. En un temps où la dispute des Jobistes et des Uranistes fut aussi retentissante que celle du Cid80 ; lorsque les plus grands seigneurs, se piquant de bel-esprit, croyaient exceller par droit de naissance dans un art où la qualité les dispensait de talent, Oronte est peint d’après nature. Mlle de Scudéry ne louait-elle pas Montausier de « savoir écrire, en vers aussi bien qu’en prose » ? Un abbé de cour, Fléchier, ne s’attribuait-il point les mêmes avantages dans un portrait où il se regarde coquettement, comme en un miroir81 ? Chez La Rochefoucauld, cette préoccupation n’est pas moins vive. Alceste lui-même ne blâme pas tant la manie de faire des vers que celle de les imprimer. Nous en dirons autant « des affables donneurs d’embrassades frivoles ». Cette fureur porte sa date82, tout aussi bien que la {p. 423} façon dont se dénoue le débat littéraire qui devient une question d’honneur portée devant la chambre des maréchaux83.

Ce souci des mœurs s’accuse également dans les traits dirigés contre les marquis. Notons d’abord que Voltaire se trompe en affirmant qu’ils furent introduits par Quinault sur notre scène. Car La Mère coquette (1665) est postérieure à L’École des femmes et à L’Impromptu de Versailles, où ils ont été créés d’emblée par Molière, qui en fit les plaisants du jour. Ce type qui était une caricature dans Les Précieuses ridicules, une rapide ébauche dans Les Fâcheux, et le principal rôle dans La Critique, est dans Le Misanthrope plus élégant et plus contenu. Acaste, à la fine taille, et Clitandre aux belles dents, n’y sont point des Turlupin et des Mascarille. Avec leur perruque blonde, leur rhingrave, leur ongle long au petit doigt84, leur ton de fausset, leur intempérance de gestes, leurs ajustements tapageurs qu’ils promènent à la galerie, aux Tuileries, au Mail, au théâtre et au cours La Reine, ce sont des poupées à la mode, comme le dit Furetière en son Roman bourgeois. Leurs prétentions valent leur costume : quand ils vont à la comédie, ils prennent des airs de connaisseurs, crient à tort et à travers, causent entre eux avec de bruyants éclats, insultent le parterre, et font un brouhaha qui trouble le public comme les acteurs. Dans les salons ou les ruelles, ils aiment à parler bas aux dames, sans discrétion ni respect, ou bien affichent leurs jurons, leur jargon, leurs phrases convenues, ou même leurs calembours. Ces petits-maîtres fanfarons se vantent aussi de savoir pousser galamment une affaire d’honneur. Bref, c’est la fatuité dans la sottise85.

{p. 424} Cette vérité de couleur se retrouve encore en des scènes qui ne peuvent être interprétées que par la connaissance intime de la société contemporaine. C’est ainsi que les médisances de Célimène convenaient bien à une époque dont Mlle de Montpensier disait : « Portraits à foison se font voir à notre horizon86. » Dans ce genre, qu’elle contribua plus que tout autre à mettre en vogue, c’était à qui ferait briller son esprit. L’art fut tantôt d’y tourner en qualités jusqu’aux défauts87, tantôt de se peindre soi-même par des nuances où la modestie n’était que de l’amour-propre, parfois de montrer une malignité qui ne blessât pas la politesse. Les dix volumes du Grand Cyrus furent une sorte de galerie psychologique dont les allusions ne commencèrent à ennuyer les lecteurs qu’au jour où ils cessèrent d’en être les héros. Sans parler ici de Bussy-Rabutin88, de Saint-Évremond89, et de Mme de Courcelles qui s’amusèrent à ces jeux piquants, on a pu dire que le livre des Caractères répondit à la curiosité d’un monde amoureux de lui-même et friand de fines indiscrétions. Aussi La Bruyère écrivait-il en sa préface : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté. »

Mais il est superflu de démontrer que Molière, ici comme ailleurs, fait un tableau fidèle de la cour et de la ville. Terminons plutôt en admirant l’art avec lequel il intéresse tous les âges aux vérités générales que recouvrent {p. 425} ces traits de caractère individuel ; et, pour conclure cette étude, citons ce jugement de M. Nisard : « Quoique les personnages du Misanthrope ne disent rien qui ne soit dans leur situation, ils ne peuvent parler pour eux sans répandre des lumières et des vérités d’expérience qui nous apprennent à lire en nous et chez les autres. Sans être sentencieux, ils sont penseurs ; ou plutôt, c’est l’expérience des gens d’esprit qui coule de leurs lèvres, sans effort, et qui donne de la profondeur, sous une forme facile, à toutes leurs pensées. Leurs discours sont à la fois ceux des gens les plus occupés de ce qui les regarde, et des moralistes les plus désintéressés. Voilà ce qui rend Le Misanthrope si attachant à la lecture ; mais c’est peut-être ce qui en rend la représentation un peu froide ; car le théâtre veut de l’action ; et il ne faut pas donner trop à penser à des spectateurs90. »

Le Tartuffe (1667) §

I. Faits historiques §

Les trois premiers actes du Tartuffe représentés en 1664 §

Pour apprécier l’importance d’un chef-d’œuvre littéraire qui, aujourd’hui même, exerce encore une action sur les esprits et les mœurs, il convient de raconter d’abord son histoire ; car les vicissitudes qu’il dut traverser sont un de ces événements qui conservent un intérêt presque dramatique, ne fût-ce que par le spectacle d’un grand homme luttant avec courage, pendant cinq années, contre une coalition puissante dont la défaite fut une victoire pour la liberté de l’art, en même temps qu’une revanche pour la justice, la raison, la morale publique et l’honneur de {p. 426} l’esprit français. Avant d’entrer dans le détail des incidents qui passionnèrent si profondément l’opinion, commençons par fixer certains faits dont la chronologie sera la lumière de notre enquête.

Si l’on en croit les premiers éditeurs du Tartuffe, son acte de naissance daterait, soit du 5 février 1669, jour où la carrière lui fut ouverte librement, soit du 5 août 1667, première soirée où il put se montrer au grand jour, mais pour disparaître le lendemain. Or, il y a là une double erreur, et d’assez grave conséquence ; car elle nous persuaderait, par exemple, que le Tartuffe a suivi Don Juan, tandis qu’il l’a précédé, pour ne pas dire engendré. Ce serait donc se méprendre sur les causes qui expliquent une des plus originales créations de Molière, et le développement naturel de son génie. La vérité est que Le Tartuffe fut non seulement conçu, mais écrit, lu, et même joué, d’abord en partie, puis dans son ensemble, avant la fin de 1664, en des représentations particulières dont la première eut lieu, à Versailles, le lundi 12 mai, sixième avant-dernier jour des fêtes décrites dans la relation des Plaisirs de l’Île enchantée91.  Les trois premiers actes seulement figurèrent alors sous les yeux du Roi et de la Cour. Or, il est probable que ce choix ne fut pas une surprise et un coup d’audace improvisé par l’initiative d’un poète confiant dans sa faveur. Avant de soumettre aux regards de Louis XIV une comédie d’une telle portée, le poète dut pressentir les dispositions du Maître par une lecture préalable. C’est ce que semble indiquer une note de Brossette disant d’après Boileau : « Quand Molière composait son Tartuffe, il en récita au Roi les trois premiers actes. » Il paraît qu’ils furent agréés ; mais on ne permit pas à l’auteur de s’en prévaloir, comme le prouve le silence de sa préface et de ses placets qui se taisent sur cet auguste suffrage.

{p. 427} À cette question s’en rattache une autre. On peut, en effet, se demander pourquoi Molière ne produisit alors que trois actes de sa pièce. Faut-il en conclure qu’elle n’était pas encore terminée, ou devons-nous ne voir dans cette discrétion qu’un calcul de prudence, et l’artifice adroit d’un habile qui désirait exciter la curiosité sans la satisfaire, consulter le jugement du Souverain sans donner l’éveil à l’ennemi, et assurer un patronage tout-puissant à une satire périlleuse, de telle sorte que plus tard il eût l’air de l’avoir achevée officiellement et par ordre ? Il serait malaisé de se prononcer avec certitude ; mais on a du moins le droit d’affirmer, non sans vraisemblance, que le plan du travail était désormais arrêté dans l’esprit du poète, et qu’il ne se serait point engagé si avant, sans savoir où il allait. Car une action si fortement liée suppose nécessairement une conception générale du sujet, le dessin définitif des caractères, et la prévision très nette d’un dénouement appelé par la logique même de l’intrigue.

On aimerait aussi à connaître les moindres épisodes de cette fête privilégiée à laquelle assistèrent au moins six cents personnes. Mais les plus hardis n’en soufflèrent mot : Bussy lui-même, en ses Mémoires, ne risque pas la moindre indiscrétion. Quant à Marigny92, dans sa lettre écrite le 14 mai, sous l’impression toute vive de ses souvenirs, il se borne à nous dire que « la comédie fut trouvée fort divertissante », et qu’on ne mit pas en doute les bonnes intentions de Molière ; ce qui implique l’approbation du Roi, confirmée d’ailleurs par la Préface de 166993 et le premier Placet de 1664.

Opposition de la Reine mère contre une pièce sympathique à la jeune Cour. Pamphlet de Pierre Roullé. Le Légat du Pape. Premier Placet §

Mais, si la jeune cour s’amusa de bon cœur, il n’en fut pas de même de la Reine mère, dont la dévotion ombrageuse regarda ce {p. 428} divertissement comme un scandale94. Il est certain qu’Anne d’Autriche et les personnes austères de son entourage firent entendre des protestations contre la licence accordée aux railleries d’un comédien. Or, ce signal encouragea des hostilités qui furent menées vivement par l’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, et le premier président, Guillaume de Lamoignon ; car, dès le 14 mai, avant de partir pour Fontainebleau, le Roi, malgré sa bienveillance personnelle, crut devoir interdire toute représentation publique d’un ouvrage qui alarmait les consciences et soulevait des colères. On jugera de leur violence par un pamphlet écrit le 13 août 1664, sous ce titre : Le Roi glorieux au monde, ou Louis XIV le plus glorieux de tous les rois du monde. L’auteur de ce factum, maître Pierre Roullé, docteur en Sorbonne et curé de Saint-Barthélemy, paroisse de la Cité, dénonçait Molière « comme un démon vêtu de chair […] et le plus signalé libertin qui fut jamais dans les siècles passés… » Il se déchaînait en invectives contre « un attentat sacrilège et impie qui méritait un dernier supplice exemplaire, et le feu même, avant-coureur de celui de l’enfer, pour expier un crime de lèse-majesté divine qui va droit à ruiner la religion catholique. »C’est à ces fanatiques fureurs que Boileau fait allusion dans ses vers de  VII :

L’un défenseur zélé des bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu.

Il est vrai que ce maladroit discréditait sa cause par son extravagance. Louis XIV ne se contenta pas de blâmer ces diatribes. Il les fit désavouer par le cardinal légat, Mgr Chigi, qui était venu lui porter les excuses de son oncle, le pape Alexandre VII, à l’occasion de l’insulte faite au duc de Créqui, ambassadeur de France à Rome. Molière obtint l’honneur de lire sa pièce à ce prélat, et n’eut qu’à se louer d’un accueil dont la tolérance se tournait en leçon {p. 429} pour notre clergé, comme en témoigne le premier Placet où le poète oppose cet exemple au débordement des injures auxquelles il était en butte.

Pourtant, la proscription était maintenue, mais atténuée par des tempéraments : car nulle défense ne gêna la liberté des lectures privées qui furent très nombreuses, ainsi que l’atteste cette note de Boileau : « Tout le monde voulait avoir Molière, pour lui entendre réciter le Tartuffe95. » Une représentation des trois premiers actes fut même autorisée le 25 septembre 1664, à Villers-Cotterets, devant Henriette d’Angleterre96, chez le duc d’Orléans, qui régalait Leurs Majestés. Bientôt après, le 29 novembre, la comédie « entière et achevée97 » eut le droit de se faire applaudir au château du Raincy, en présence du grand Condé qui protégeait toute hardiesse d’esprit, et de la princesse Palatine, qui ne songeait guère alors à se convertir.

Le Festin de Pierre, contrepartie du Tartuffe §

En même temps, Molière faisait face à l’ennemi dans Le Festin de Pierre, où la cabale se vit attaquée de front par cette fameuse tirade dont voici quelques traits saillants98 : « L’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus.… Cette profession a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’importance est toujours respectée ; et, quoiqu’on la découvre, on n’ose rien {p. 430} dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure…, mais l’hypocrisie est un vice privilégié qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un se les attire tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus… sont toujours les dupes des autres ; ils donnent bonnement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, se font un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? Quelques baissements de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire… Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel ; et, sous ce prétexte, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, les accableront d’injures et les damneront hautement de leur autorité privée. » Ces représailles étaient d’autant plus habiles que l’auteur de Don Juan semblait faire ici la contrepartie du Tartuffe. Dans son héros, ne condamnait-il pas l’incrédulité brutale, le double libertinage de l’esprit et des mœurs ? N’avait-il pas eu soin de lancer la foudre sur la tête de l’athée99 ? C’était donc se défendre contre ceux qui le traitaient d’impie. Mais ce calcul, s’il le fit, ne réussit guère ; car les mêmes imputations se renouvelèrent. On l’accusa de faire de la Majesté divine « le jouet d’un valet de théâtre ».

« Oui, s’écria-t-on, l’athée est foudroyé en apparence ; mais, en réalité, c’est lui qui foudroie les fondements de la religion. » On vit un scandale dans la mise en scène d’une religieuse qui avait violé ses vœux, dans le spectacle d’un débauché raillant les {p. 431} mystères, dans la « fusée ridicule qui s’érigeait en ministre de la vengeance céleste100. » Bref, au bout de quinze jours, cette apologie dut, elle aussi, rentrer dans l’ombre.

La Troupe de Molière devient celle du Roi §

Il y eut cependant une lueur d’espérance pour le vaillant poète qui ne désarmait, pas : car, le 14 août 1665, Louis XIV gratifia sa Troupe d’une pension de six mille livres : dès lors, elle prit congé de Monsieur à qui elle appartenait, et reçut ce titre : La Troupe du Roi, au Palais-Royal101. À cette distinction éclatante s’ajoutèrent les sympathies d’un esprit sage, d’un honnête homme, dont la raison accourut cordialement au secours d’un ami. Dans son Discours au Roi (1665), démasquant ces gens,

Qui, tous blancs au dehors, sont tous noirs au dedans,

Boileau censure ainsi ceux qui font le procès à quiconque ose rire :

Ce sont eux que l’on voit, d’un discours insensé,
Publier dans Paris que tout est renversé,
Au moindre bruit qui court qu’un auteur les menace
De jouer des bigots la trompeuse grimace.
Pour eux un tel ouvrage est un monstre odieux :
C’est offenser les lois, c’est s’attaquer aux Cieux.
Mais, bien que d’un faux zèle ils masquent leur faiblesse.
Chacun voit qu’en effet la vérité les blesse.
En vain d’un lâche orgueil leur esprit revêtu
Se couvre du manteau d’une honnête vertu ;
Leur cœur qui se connaît et qui fuit la lumière,
S’il se moque de Dieu, craint Tartuffe et Molière.

En retour, la ligue adverse recrutait de nouveaux alliés. Au mois de janvier 1666, les Visionnaires du Janséniste Nicole traitèrent les auteurs dramatiques d’empoisonneurs publics ; et Molière eut indirectement sa part dans ces excommunications trop familières à Port-Royal102. {p. 432} La guerre se poursuivait même en dehors de nos frontières ;et, quand la reine Christine, établie à Rome, fit demander à M. de Lionne la faveur de représenter Tartuffe sur son théâtre particulier, ce désir ne put obtenir l’agrément officiel. Mais, en dépit de ces apparences, le Roi ne demandait qu’à lever un interdit auquel il n’avait consenti qu’à regret : et, en 1667, à la veille de partir pour la campagne de Flandre, il permit à Molière de produire enfin sa pièce au grand jour. C’est du moins ce que déclare le second Placet qui n’aurait point affirmé ce fait, si des paroles récentes n’avaient pas eu l’autorité d’un engagement103.

Première représentation publique de L’Imposteur, 5 août 1667. Interdit prononcé par M. de Lamoignon. Second Placet. Ordonnance de l’Archevêque de Paris §

Toujours est-il que, le 5 août 1667, la comédie fut jouée, sous ce titre : L’Imposteur. Devenu M. Panulphe, Tartuffe ne portait plus qu’un costume laïque104. Certains passages avaient été adoucis, de manière « à ne pas fournir l’ombre d’un prétexte aux célèbres originaux du portrait105 ». Le lendemain, samedi, Robinet écrivait :

                  […] Dès hier, en foule on le vit,
Et je crois que longtemps on le verra de même ;
On se fait étouffer pour ouïr ce qu’il dit,
Et l’on le paye mieux qu’un prêcheur de carême.

Vaine prédiction ! car, à l’heure où paraissait son journal, un huissier du Parlement vint, de la part de M. de Lamoignon chargé de la police en l’absence du Roi, signifier l’ordre de suspendre toute représentation. La porte du {p. 433} théâtre fut même fermée, et ne se rouvrit que le 25 du mois suivant, cinquante jours après106.

Sous ce coup inattendu, Molière ne courba point la tête. Il se rendit avec Boileau chez le premier président, qui le reçut très courtoisement, mais demeura inébranlable. Impuissant de ce côté, il s’empressa, dès le 8 août, de députer, en poste, vers le camp de Louis XIV qui assiégeait Lille, deux de ses camarades, La Thorillière et La Grange, munis du second Placet où il osait dire que tout Paris s’était scandalisé non de sa comédie, mais de l’interdiction qu’on en avait faite. Il s’étonnait que « des personnes d’une probité si connue eussent une si grande déférence pour des gens qui devraient être l’horreur du monde. » Il menaçait même de briser sa plume107. La bonne volonté du Roi n’était pas douteuse ; mais elle se trouvait entravée par l’initiative d’un magistrat souverain108, et l’Ordonnance que l’archevêque de Paris se hâta de publier, le 11 août, six jours après la soirée du Palais-Royal. On y lisait : « Considérant que, dans un temps où notre grand Monarque expose si librement sa vie pour le bien de son État, et où notre principal soin est d’exhorter tous les gens de bien à faire des prières continuelles pour la conservation de sa Personne sacrée et le succès de ses armes, il y aurait de l’impiété de s’occuper à des spectacles capables d’attirer la colère du Ciel : avons fait et faisons très expresses inhibitions et défenses à toutes personnes de notre diocèse de représenter, lire ou entendre réciter la susdite comédie, soit publiquement, soit en particulier, sous quelque nom et prétexte que ce soit, et ce sous peine d’excommunication. »

Lettre sur l’Imposteur ; Le Misanthrope, Amphitryon, George Dandin et L’Avare §

Il y avait là de quoi désespérer le plus fier courage ; et l’on put redouter la retraite définitive du poète : car, pendant sept semaines, son {p. 434} théâtre chôma. Toutefois, ces vacances ne furent pas perdues pour la cause en péril : témoin la Lettre sur la comédie de l’Imposteur datée du 20 août 1667. Si cette habile défense n’est pas de sa main, elle fut au moins rédigée sous son inspiration. Le premier accès de mélancolie une fois passé, il se releva d’un abattement qui ne paralysait point son génie109 ; car, après Le Misanthrope, l’Amphitryon joué devant la Cour, le 16 janvier 1668, ne fit qu’affermir le crédit d’une gloire avec laquelle il fallait compter ; et, si Louis XIV eut l’oreille fine, il dut entendre cette doléance secrète du poète qui disait par la bouche de Sosie :

Vers la retraite en vain la raison nous appelle ;
En vain notre dépit quelquefois y consent.
        Leur vue a sur notre zèle
        Un ascendant trop puissant ;
Et la moindre faveur d’un coup d’œil caressant
        Nous rengage de plus belle.

Dans la même année, paraissaient à Versailles George Dandin au mois de juillet, et L’Avare en novembre. Tartuffe lui-même faisait une visite à Chantilly, le 29 septembre, chez le grand Condé. C’était un signe précurseur. Il annonçait qu’on n’avait rien à refuser à l’ouvrier des fêtes royales.

Résurrection du Tartuffe, 5 février 1669 §

Louis XIV n’attendait plus qu’une occasion favorable : elle fut offerte par le traité d’Aix-la-Chapelle, et la Paix de l’Église, signés l’un en mai, l’autre en octobre 1668110. Aussi, le 5 février 1669, Le Tartuffe put-il être mis en pleine liberté, sans être cette fois obligé de dissimuler un nom qui, depuis cinq ans, volait de bouche en bouche. Il reparut, ce jour-là même, au milieu d’un enthousiasme que n’épuisèrent pas cinquante-cinq représentations consécutives. Au moment où il ressuscitait, le Roi reçut un troisième Placet où Molière sollicitait pour le fils de son {p. 435} médecin un canonicat vacant à la chapelle royale de Vincennes. C’était narguer plaisamment les ennemis qu’il livrait à la risée publique. S’il faut plaindre le grand homme des douloureuses épreuves qu’il venait de traverser, peut-être y a-t-il lieu de ne point les regretter : car, en lui imposant un surcroît d’étude prudente et profonde, elles ne furent pas étrangères à la perfection de son œuvre. Nous leur devons tout au moins le rôle de Cléante : j’inclinerais aussi à croire que les généreuses colères d’Alceste se sont souvenues de ces amertumes.

Hostilités de l’Église. Sermons de Bourdaloue §

Ce triomphe ne mit pas fin aux hostilités. Sans parler d’une parodie en vers publiée au commencement de 1670, et qui mérite à peine une mention111, il nous reste à rappeler d’autres assauts qu’eut encore à subir la pièce immortelle ; car, moins heureux que Pascal qui n’eut que d’indignes adversaires, Molière encourut des réprobations parties de voix et de plumes vénérées. La coalition des faux dévots ne suffit pas, en effet, à expliquer l’âpreté d’une si longue polémique ; et il est certain que des hommes d’une piété sincère furent alarmés pour des intérêts dignes de la plus sérieuse considération.

Au premier abord, on s’en étonne ; car la religion n’a pas de pires ennemis que les hypocrites. Si la haine se mesurait au préjudice causé, l’Église devrait donc détester ce vice à l’égal de tous les autres.

Mais, comme il prend le masque des vertus qui lui sont chères, il faut bien avouer que, pour le combattre, elle se trouve dans une situation fausse112. Voilà pourquoi les plus honnêtes gens furent alors émus d’une censure qui permettait aux irrévérents de confondre l’ivraie avec le bon grain113. Ils jetèrent les hauts cris, comme les philosophes du dix-huitième siècle, quand ils se virent calomniés par {p. 436} la comédie de Palissot. En cela, ils étaient fidèles à une tradition constante parmi les gardiens du sanctuaire. Saint Chrysostome, ainsi que saint Augustin, n’avait-il pas dit : « Le libertin ne manque jamais de se prévaloir de la fausse piété pour se persuader qu’il n’y en a point de vraie » ? Ajoutons que cette crainte se compliquait d’un conflit entre la société laïque et la société ecclésiastique, toujours prête à lui refuser droit de contrôle sur ses doctrines et ses pratiques. « Ce n’est pas au théâtre à se mêler de prêcher l’Évangile », répondait le président de Lamoignon aux instances de Molière et de Boileau. À plus forte raison le clergé voyait-il un usurpateur dans l’audacieux qui osait empiéter sur sa juridiction.

Bourdaloue crut donc remplir un devoir de son ministère, lorsque, dans ses deux sermons sur la piété vraie et sur l’hypocrisie, il attaqua Molière comme coupable d’abord de discréditer tous les dévots par la satire de la fausse dévotion, ensuite de s’ériger sans compétence et sans mandat, lui un profane, lui un comédien, en juge des consciences, c’est-à-dire des questions qui relèvent du Pouvoir spirituel. Tout en désapprouvant la violence d’une plainte venue de si haut, nous ne confondons pas un orateur éloquent et vertueux avec les odieux sycophantes qui eussent pardonné des attaques contre la religion, si leurs personnes n’en avaient pas été solidaires. Mais il est fâcheux qu’en incriminant les intentions du poète le zèle évangélique de Bourdaloue ait manqué tout ensemble à la justice et à la charité.

Pour ce qui est du premier grief, Molière s’était justifié d’avance, en disant par la bouche de Cléante :

Mais les dévots de cœur sont aisés à connaître.
Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeux
Qui peuvent nous servir d’exemples glorieux ;
Regardez Ariston, regardez Périandre,
Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre ;
Ce titre par aucun ne leur est débattu ;
Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu ;
On ne voit point en eux ce faste insupportable,
Et leur dévotion est humaine, traitable
{p. 437} Ils ne censurent point toutes nos actions :
Ils trouvent trop d’orgueil dans ces corrections ;
Et, laissant la fierté des paroles aux autres,
C’est par leurs actions qu’ils censurent les nôtres114.

— Il n’avait donc point étendu à tous le tort de quelques-uns. Lorsque les paroles sont aussi claires, et aussi franches, lorsqu’elles ont un tel accent, nul n’est autorisé à n’y voir qu’une ruse, ou une perfidie.

Quant à l’autre prétention, elle ne tendrait à rien moins qu’à donner à l’hypocrisie un laissez-passer, et comme une indemnité privilégiée. C’est ce que fit entendre Molière dans l’éloquente préface qui précéda l’édition de mars 1669. En revendiquant le droit de censurer tous les vices, il demandait pourquoi une exception serait faite en faveur de celui qui « est, dans l’État, d’une conséquence plus dangereuse que tous les autres. » Il démontra qu’il y aurait tout au moins imprudence et maladresse à lui accorder ainsi un asile inviolable à l’ombre du sanctuaire115.

Anathèmes de Bossuet ; conclusion §

Ce procès ne s’éteignit point avec Molière ; et, vingt-cinq ans après le Tartuffe, en 1694, dans sa Lettre au Père Caffaro, Bossuet prononça des anathèmes qui n’eurent aucune mesure116. Il revint encore à la charge avec une impitoyable acharnement, dans ses Maximes et réflexions sur la comédie, lorsqu’il disait : « La postérité saura la fin de ce poète comédien qui […] passa des plaisanteries du théâtre, parmi lesquelles il rendit le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : « Malheur à vous qui riez : car vous pleurerez. »Mais il en coûte d’insister sur un jugement que la postérité devait juger à son tour : regrettons seulement de ne pas voir unis par une mutuelle estime tous ceux qu’on respecte et qu’on admire. Est-il besoin d’ajouter que la victoire de Molière {p. 438} fut légitime comme une conquête de la raison, et que l’art cesserait d’exister s’il ne récusait pas l’ombrageuse autorité du sacerdoce ? La statuaire et la peinture deviendraient suspectes d’offenser la pudeur, le théâtre d’exciter les passions, la satire d’être contraire à la charité, l’éloquence et la poésie de farder la vérité, ou de faire aimer le mensonge. Pour clore ce débat, disons donc que l’artiste doit avoir pleine liberté de peindre fidèlement toutes les formes de la nature humaine, comme le savant de poursuivre toutes les vérités avec une souveraine indépendance. Il n’y a pas de terrain interdit au génie. C’est de sa conscience seule qu’il relève. Après tout, n’a-t-il pas, lui aussi, son droit divin ?

II. Étude littéraire §

L’hypocrisie et les religions formalistes §

L’hypocrisie est un vice qui n’a pas de patrie spéciale ; mais cependant on peut dire que ce fléau se propage surtout dans les sociétés où domine un culte épuré. Le paganisme était trop sensuel pour exiger ces vertus difficiles dont l’Évangile fait un devoir117. Si le judaïsme eut ses pharisiens, la foi chrétienne fut plus que toute autre exposée aux entreprises des imposteurs intéressés à contrefaire sa croyance et sa morale, pour exploiter à leur profit l’estime des fidèles et des honnêtes gens. Ce mal s’aggrava d’autant plus qu’on vit régner plus impérieusement le formalisme d’une orthodoxie défiante et jalouse. Aussi le dix-septième siècle fut-il un milieu propice à cette contagion. On jugera de son {p. 439} intensité par la colère même de la satire qui sut égaler la rigueur du châtiment à la scélératesse du coupable.

Les ancêtres de Tartuffe §

Dans la littérature d’un peuple dont le caractère éminent fut toujours la franchise, le Tartuffe n’est pas, du reste, un événement accidentel et fortuit, mais plutôt le dernier terme d’une légende qui s’achève par un chef-d’œuvre. Il eut donc des précurseurs nombreux, et comme une série d’ancêtres, dont il résume les traits héréditaires par une création définitive où se fixent, à jamais, l’air de famille et le type originel. Pendant plusieurs siècles, la poésie française a gravité autour de ce sujet, jusqu’au jour où il est devenu le domaine propre d’un Maître digne de faire oublier tous ses devanciers. Parmi les principaux aïeux de Tartuffe, signalons le personnage de Faux-Semblant, qui, dans Le Roman de la Rose, se confesse au Dieu d’amour, avec une si naïve maladresse :

— Tu sembles être un saint ermite.
— C’est voir, mais je suis hypocrite.
— Tu vas prêchant abstenance.
— Voire voir, mais g’emple ma panse
    De bons morciaux et de bons vins.

Plus d’un papelard libidineux sous ses airs d’austérité joue aussi son rôle dans les fabliaux, farces ou soties qui égayaient la malice de nos pères118. Rabelais ne se fit pas faute non plus de mettre en scène les grimaciers de son temps, mais sans trop se risquer à ce jeu : car il en prévit les périls, quand il disait : « Homme de bien, frappe, féris, tue et meurtris tous rois et princes du monde, en trahison, par venin ou autrement, quand tu voudras : déniche des cieux les anges, de tout auras pardon du papegaud ; mais aux sacrés oiseaux ne touche, d’autant qu’aime la vie119. »Dans cette revue, où il ne faut pas {p. 440} oublier la Satire Ménippée, figure encore le patelinage doucereux de Macette, à laquelle Mathurin Régnier prête les confidences que voici :

Le péché que l’on cache est demi pardonné ;
La faute seulement ne gît en la défense :
Le scandale, l’opprobre est cause de l’offense.
Pourvu qu’on ne le sache, il n’importe comment,
Qui peut dire que non ne pèche nullement.

Le théâtre avait déjà tiré parti d’un caractère où le ridicule s’associe à l’odieux. Au seizième siècle, Pietro Aretino intitula Il Finto une pièce dont le héros principal, Messer Ipocrito, est un parasite gourmand et sensuel qui, par de dévotes simagrées, domine l’esprit faible d’un vieillard nommé Lisco ; il lance aussi des œillades à la maîtresse du logis. Mais cet épisode n’est ici qu’un accessoire, et le dénouement souriant de l’intrigue prouve que le peintre ne voulait point donner à son badinage la portée d’un réquisitoire social. Si Molière s’est souvenu de cette esquisse superficielle, il en a donc changé la physionomie par une expression toute différente. À peine doit-il aussi quelques traits à Boccace, et au huitième récit de la troisième journée de son Décaméron. Il y put rencontrer le germe de la scène où la vertu d’Elmire est mise à l’épreuve. Encore est-il plus probable que le Sertorius de Corneille lui suggéra le tour de ce vers :

Ah ! Pour être dévot je n’en suis pas moins homme120.

Les emprunts paraîtront plus sensibles si on les cherche dans une nouvelle que Scarron avait publiée neuf années auparavant, et où il racontait avec entrain les supercheries d’un fripon nommé Montufar qui joue, lui aussi, la comédie de l’Humilité chrétienne pardonnant les injures. Parce qu’il marche « les bras croisés, en baissant les yeux », parce qu’il récolte des aumônes, prêche les prisonniers, étale le charlatanisme de ses bonnes œuvres, et affiche les {p. 441} dehors de la piété, ce fourbe passe pour un saint, ce qui lui permet de vivre à huis clos, grassement et voluptueusement, aux dépens de ses dupes. Mais un jour l’une d’elles le reconnaît, l’injurie et le malmène, en place publique. La foule accourt ; et, révoltée de ce qu’elle regarde comme un sacrilège, elle se déchaîne contre l’agresseur. Alors, une fois dégagé, frère Martin (c’est le nom populaire de Montufar) prend le pauvre gentilhomme sous sa protection, le serre dans ses bras, le couvre de baisers, le bénit et s’écrie de toute sa force : « Mes frères, laissez-le en paix pour l’amour du Seigneur… C’est moi qui suis le méchant, le pécheur ; j’ai été toute ma vie un larron, le scandale des autres, la perdition de moi-même. Faites-moi le but de vos injures, de vos pierres… Tirez sur moi vos épées. »N’est-ce pas le coup de théâtre dont s’avise Tartuffe, lorsque, dénoncé par Damis, il s’accuse lui-même, retourne l’esprit d’Orgon, et finit par rester maître de la place. C’est ainsi que Molière prend son bien où il le trouve, mais n’en garde pas moins toute son originalité.

Cette comédie a comme un accent de colère §

Nous en avons pour premier témoignage l’accent même de cette comédie dont l’intention est moins de nous amuser que de nous avertir par une éclatante leçon. Dans ses autres pièces, il n’épargne point les laides figures ; mais il se contente de les rendre plaisantes, et nous égayé, sans nous indigner. Or, il est visible qu’il s’attaque ici à un vice qui répugne non plus à son bon sens, comme une faiblesse et un travers, mais à sa loyauté comme une scélératesse dont elle a horreur, dont elle a peur. C’est donc à notre conscience et à notre prudence qu’il dénonce le malfaiteur ; et son œuvre a la vertu d’une garantie préventive contre des embûches qui menacent notre sécurité, notre honneur même.

L’action : comédie et tragédie §

Cette généreuse colère est l’âme d’une action ardente, et donne à ses péripéties je ne sais quoi de tragique. La maison d’une honnête femme infestée par un coquin dont les menées criminelles étouffent la libre expansion des cœurs, brisent un mariage ; visent à déshonorer une mère, à dépouiller un fils, et {p. 442} réussissent à rendre une aïeule l’ennemie de ses petits-enfants, un père devenu le tyran de sa fille, en un mot la guerre civil dans un foyer mis sens dessus dessous par l’intrusion d’une bête venimeuse : voilà le sujet de ce sombre tableau où le rire même a l’âpreté de la haine. Il n’y a pas une langueur dans la conduite de ce drame dont l’exposition est aussi heureuse121 que son dénouement nous paraît logique et nécessaire, oui, nécessaire, et non pas artificiel, comme on l’a prétendu122 : car une peste publique devait être légitimement punie par la Puissance publique. Aujourd’hui, la Loi suffirait à trancher le nœud de l’intrigue par une nullité de donation. Mais, dans un temps où Louis XIV avait dit : L’État c’est moi, il n’est pas trop invraisemblable qu’il fasse l’office de la Justice. C’était déclarer qu’on ne pouvait alors opposer une autre barrière aux envahissements d’un ennemi contre lequel la société civile était désarmée. La pièce y gagne en valeur historique : elle devient un manifeste aussi retentissant que s’il partait de la tribune. D’ailleurs, ne convenait-il pas au poète de prendre toutes ses précautions pour engager la responsabilité du Souverain, et s’en faire comme un paratonnerre ?

Dès la seconde scène du premier acte, il approuve Orgon de n’avoir pas été Frondeur :

Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,
Et, pour servir son Prince, il montra du courage.

Or, ces mots allaient au cœur du Maître qui ne pardonnait pas aux Jansénistes d’avoir épousé les intérêts du Coadjuteur. Si, dans l’acte cinquième, le panégyrique se tourne en apothéose, ce n’était pas seulement l’habileté, mais la reconnaissance qui dictait cet hommage :

D’un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue :
Chez elle, jamais rien ne surprend trop d’accès,
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.

{p. 443} Après tout, cet éloge était provisoirement mérite : car, malgré son orgueil, Louis XIV n’avait point encore perdu l’équilibre et commis les fautes irréparables. Laissons donc les puritains froncer le sourcil, et ne marchandons pas notre gratitude au poète ou à son protecteur.

Molière a su mêler le comique à l’odieux §

D’autres censeurs ont osé soutenir que le sujet même du Tartuffe est trop sérieux pour convenir à la comédie. Nous reconnaîtrons volontiers qu’ici le rire fait souvent place à l’indignation ; mais nous n’en persistons pas moins à louer Molière d’avoir su concilier l’un et l’autre ton avec une telle dextérité qu’en dépit des rencontres où l’accent s’élève, l’ensemble reste comique par les situations, les épisodes et les personnages.

Dorine §

Refusera-t-on la gaieté à l’intrépide bon sens de Dorine, à cette bonne pièce, à ce boute-en-train dont la raillerie allègre, l’humeur provocante et la brusque franchise contrastent si plaisamment avec le jargon mielleux de Tartuffe ? C’est au point qu’elle pourrait, dit M. Sainte-Beuve, « personnifier la Muse de Molière dans ce qu’elle a d’irrésistible et d’involontaire », même aux heures sombres où une verve endiablée s’obstinait à taquiner et à secouer sa misanthropie mélancolique. En cette scène charmante où la gaillarde suivante s’acharne à piquer Marianne au vif, elle est vraiment comme un lutin qui ne saurait lâcher prise123. C’est ainsi que, dans les chœurs bouffons de M. de Pourceaugnac et du Malade imaginaire, Molière riait encore, au moment où il se mourait déjà. Quelle saveur de sel gaulois dans ce parler plantureux ! Quel feu dans ces réparties ! Que d’entrain ou de naturel !

Orgon, Mme Pernelle §

Quant à la niaiserie d’Orgon coiffé de son Pauvre homme, n’est-elle pas aussi tout à fait amusante ? Elle a le don de nous désopiler jusque {p. 444} dans la scène scabreuse où Tartuffe se laisse prendre au piège. Ce benêt y devient comique non pas seulement par sa muette présence, mais bien par son caractère ; car, pour que l’épreuve lui paraisse décisive, il faut que sa vanité soit en cause. Malgré la pleine lumière d’une déclaration qui ne devrait pas laisser au mari le moindre doute, il se refuse à l’évidence, et ne veut pas entendre la toux d’Elmire124. Sa conviction ne commence qu’au moment où, provoqué par l’adresse d’une femme honnête qui, pour en finir, s’ingénie à le pousser à bout, le pied-plat se risque à dire :

Qu’est-il besoin pour lui du soin que vous prenez ?
C’est un homme, entre nous, à mener par le nez.

Voilà le trait qui l’éclaire enfin ! Alors seulement, il s’éveille comme en sursaut. Or, cette clairvoyance tardive est encore plus drôle que ne fut son aveuglement. Bientôt, ce tyran égoïste et entêté ne donnera pas une moindre preuve de sa sottise, lorsqu’une fois trompé par un fourbe il ne voudra plus croire même aux honnêtes gens. Certes, il est bien digne d’être le fils de Mme Pernelle, cette aigre et grommelante personne qui n’apparaît que deux fois, pour engager et clore l’action, mais avec un à-propos incomparable. Car, dans cette orageuse entrée où se démène son tapage, elle est aussi amusante que dans cette autre scène où, plus engouée que n’était son fils, elle l’exaspère à son tour par l’incrédulité maniaque de son radotage.

Tartuffe, son impudente forfanterie. Le bénin et le violent ; ses maladresses sont-elles invraisemblables ? L’optique théâtrale §

Mais allons plus loin, et démontrons que chez Tartuffe lui-même l’odieux ne fait pas {p. 445} tort au ridicule. Oui, sous son masque, le traître qu’on déteste ne laisse pas d’être comique, ne fût-ce que par l’effronterie de parvenu qu’il mêle à ses roueries. Ce qui nous divertit surtout, c’est son impudente sécurité. Lorsque, sûr de sa toute-puissance, il a pris racine dans la maison d’Orgon, il perd toute retenue ; et c’est réellement une fête de voir comment il va devenir, par ses témérités, l’artisan de sa propre ruine. On dirait qu’il fait alors de l’art pour l’art, tant il a de jactance et presque de fanfaronnade. Avec quelle insolence il censure les plus innocentes distractions, lui qui, l’oreille rouge, et la joue enluminée, savoure si dévotement les meilleurs morceaux ! N’a-t-il pas l’air de se moquer des gens, lorsqu’il s’accuse d’avoir tué une puce avec trop de colère ? Que d’aplomb, quand, coupant court à l’entretien d’un galant homme que n’abusent pas ses grimaces, il tire sa montre, et s’esquive en disant :

[…] Il est, monsieur, trois heures et demie.
Certain devoir pieux me demande là-haut ;
Et vous m’excuserez de vous quitter sitôt.

On sent que de faciles victoires ont, exalté l’orgueil de cet aventurier. Pour avoir eu si bon marché des nigauds, il ne prend plus la peine de raffiner ses tours. Il y met le sans-façon de Scapin bernant le bonhomme Géronte. Une fois maître d’Orgon, il croit pouvoir impunément payer d’audace, et use de telles licences que sa forfanterie finit par le trahir. Ce dupeur d’autrui est maintenant dupe de lui-même ; ce qui explique sa chute prochaine : car les infatués se cassent le cou, au premier faux pas.

Or, les occasions de trébucher ne failliront point à un cafard que travaillent des convoitises grossières ; car le bénin, qui tourne au suave quand il le faut, n’a employé les cajoleries que pour dominer des sots ; mais, au fond, c’est un violent, tourmenté par des appétits qui vont faire explosion. Ce rigoriste qui interdit comme un crime jusqu’aux bals, jusqu’aux visites, se trouvera tout à coup, sous l’aiguillon de sa sensualité, un impatient et un {p. 446} brutal : il se hâte même un peu trop de professer, par ses actes,

Qu’il est avec le ciel des accommodements,

et quelques-uns lui ont reproché cette précipitation ; mais bien à tort, selon nous : car, sur la scène, les heures lui sont comptées ; il n’a pas de temps à perdre, le loisir lui manque pour filer de longue main sa passion, et s’insinuer sans en avoir l’air. De là des procédés expéditifs que je n’ose appeler des maladresses. Nous n’assistons, en effet, qu’à la crise suprême de ses menées souterraines ; et, si elle paraît brusque, c’est que le poète, faute d’espace, n’a pu nous en faire suivre tous les préliminaires125. D’ailleurs, en admettant même que cette tentative de séduction soit une imprudence, elle ne contrarie point la vraisemblance morale : car les pervers ne sont pas plus infaillibles que les saints ; et c’est le propre du libertin de prêter aux autres ses désirs, de supposer que le plaisir s’accepte quand il semble facile et sûr. Encore serait-il faux de dire qu’en ce tête-à-tête, où il se croit seul, son caractère se déconcerte. Non ; le masque ne se détache qu’à demi : témoin son langage si fidèle à la pratique des casuistes les plus déliés ; confite en mysticisme, sa galanterie ne sait-elle pas lever tous les scrupules ? Il est nourri de la moelle des docteurs auxquels Pascal fit si bonne guerre. Jugez-en par ces vers où se respire le pur élixir de la dévotion aisée :

Selon divers besoins il est une science
D’étendre les liens de notre conscience,
Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention.

Voilà bien le disciple des maîtres qui enseignaient alors l’art de sauver les apparences : quand il a spolié un fils, n’absout-il pas cette captation, en disant :

{p. 447} Et, si je me résous à recevoir d’un père
Cette donation qu’il a voulu me faire,
Ce n’est, à dire vrai, que parce que je crains
Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains.

Malgré ces nuances qui atténuent des éclats trop subits, nous accorderons pourtant volontiers que Molière donne parfois à la figure de Tartuffe plus de relief, et à ses actes plus d’emportement que ne le comporterait une stricte copie de la réalité. Il lui arrive de forcer la couleur et de pousser le trait à outrance. Mais cette fougue de pinceau s’imposait au peintre qui voulait graver dans notre souvenir une impression ineffaçable. Pour que son héros devînt populaire, il fallait que sa taille le signalât dès l’abord à tous les regards. En cela, il ne fit d’ailleurs qu’obéir aux lois de l’optique théâtrale. La vulgarité de la vie courante eût été trop mesquine, sous le feu de la rampe. Les nécessités de la perspective dramatique exigeaient donc des proportions supérieures au train banal de l’habitude quotidienne.

Tartuffe et Onuphre. Le poète dramatique et le moraliste §

C’est par là que Tartuffe se distingue d’Onuphre : au fond, tous deux sont pourtant le même original, mais représenté d’un côté par un poète qui le met en action pour qu’il soit vu de loin, de l’autre par un moraliste qui fait un tableau de chevalet d’après nature, et veut être étudié comme à la loupe126. À première vue, le caractère tracé par La Bruyère semble un démenti infligé à Molière. Mais, en y regardant de plus près, on est tenté de n’y voir qu’une reprise accommodée à des intentions différentes, c’est-à-dire à celles qui séparent un livre d’une œuvre dramatique, et une miniature d’une fresque. Onuphre est destiné à des lecteurs. Chacun d’eux le reconnaîtra ; car ils ont dû le coudoyer chemin faisant. C’est l’hypocrite de tous les jours. Il se garde bien d’afficher sa haire et sa discipline : il lui suffit de laisser soupçonner qu’il use de l’une et de l’autre. Il ne s’aventure point auprès d’une Elmire, lorsqu’il {p. 448} va dépouiller un Orgon. Il laisserait plutôt son manteau à celle qui lui ferait des avances. S’il convoite un héritage, il ne se risque pas à la ligne directe, et à des droits inviolables ; mais il est la terreur des collatéraux. Quand il calomnie, c’est lèvres closes : il se contente de soupirer aux dépens du prochain : son silence accuse.

Il faut convenir que ce manège est plus pratique, et plus voisin des conditions communes. Mais des spectateurs ne s’arrangeraient pas de ces timidités sournoises : au lieu d’un portrait individuel et d’un calque servile, il leur faut un type d’éternelle durée, une création hardie qui saisisse les plus inattentifs par l’intensité de sa puissance idéale. Voilà pourquoi Molière ne se réduit point à la minutieuse patience de l’observateur, mais rivalise avec la nature par une invention qui d’emblée improvise son personnage, de pied en cap. De là cette verve qui donne l’être au possible. De là cette surabondance d’une sève qui déborde. Il ne craint pas même d’exagérer le mouvement, d’accentuer un peu trop la voix, pour que tout soit vu et entendu, à longue portée, sans équivoque ; car, si certaines finesses de littérature exquise conviennent au loisir du goût et au sang-froid de la réflexion, le public d’un théâtre doit être conquis à force ouverte. Ici, le moindre tâtonnement serait une défaite. C’est en un instant, et par l’irrésistible élan d’un assaut, que se décide le sort de la bataille.

Cette loi devenait d’autant plus impérieuse que Tartuffe n’avait pas encore paru dans les deux premiers actes, remplis déjà de son invisible présence. Aussi, après cette longue attente, jugeons-nous incomparable le trait de génie qui l’annonce par ces mots :

Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,
Et priez que toujours le Ciel vous illumine.
Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j’ai partager les deniers.

Oui, La Bruyère a beau se récrier : une retouche nous gâterait ce début qui détermine tout un caractère. J’en dirai autant du geste qui va suivre, du mouchoir jeté sur la {p. 449} gorge de Dorine. On n’oserait corriger ce détail : il est absous par l’éclat de rire qu’il provoque. C’est encore ici la vérité qui triomphe, en dépit de l’invraisemblance. Décidément, la prose d’Onuphre paraît bien pâle en face de Tartuffe et de sa poésie.

Marianne, Elmire, Cléante §

Nous aimerions à esquisser aussi les physionomies secondaires, ne fût-ce que pour admirer la souplesse d’un génie dont la grâce et la délicatesse égalent l’énergie et la véhémence. Que d’ingénuité, par exemple, dans les doléances souriantes de Marianne, cette gentille sœur d’Élise et d’Henriette ! Quel charme de raison enjouée, de franchise discrète, et de coquetterie décente dans l’honnêteté d’Elmire, qui, toujours sûre d’elle-même, n’a jamais besoin de se gendarmer pour défendre sa vertu ! Mais hâtons-nous d’analyser rapidement un rôle dont l’importance est capitale, puisqu’il sert de contrepoids à celui de Tartuffe, et représente la morale de la pièce. Je veux parler de Cléante. De même que Pascal, dans ses premières lettres, se met par supposition en dehors des Molinistes et des Jansénistes, comme s’il n’était qu’un homme du monde curieux de s’instruire, Molière a cru devoir prêter au Sage de la comédie une impartialité qui se garde de tout excès, honore les vrais dévots, flétrit les autres, et associe à un fonds de religion sensée la liberté d’un esprit éclairé. En un mot, c’est l’honnête homme tel que Louis XIV pouvait le souhaiter à cette date précise. Formé à l’école du monde, humain, traitable, tolérant, ennemi né de tout ce qui est faux, pruderie, pédanterie, rigidité sotte et importune, il nous plaît par la modération, la bienséance, le tact, le savoir-vivre et l’équilibre d’une raison étrangère à tout préjugé127. Bref, Cléante est l’Ariste d’une {p. 450} comédie, qui, plus que toute autre, avait besoin de ce palliatif.

Cependant, l’effet produit n’est pas tel que le désirait le poète.

Outre que le parterre ne se laisse pas volontiers faire la leçon, le voisinage de Tartuffe domine trop la scène pour que son ombre ne se projette pas sur tout ce qui l’entoure. Les excellentes maximes de Cléante en souffrent donc un peu. Ajoutons que son tort est de s’en tenir aux paroles. N’entrant pas dans l’action, ses vertus philosophiques opposent une trop faible antithèse aux manœuvres qu’elles sont impuissantes à prévenir, ou à châtier. Un Alceste eût seul été de taille à lutter contre un Tartuffe, et à le vaincre de vive force.

Les arrière-pensées de Molière §

Mais ces réserves ne sont pas une adhésion au sentiment de ceux qui, ne voyant dans Cléante qu’une précaution oratoire, attribuent à Molière des arrière-pensées d’incrédulité systématique, ou de dénigrement voltairien. Outre qu’il est toujours téméraire de sonder les consciences, nous estimons que le théâtre fut pour lui un but, et non un moyen, qu’en choisissant l’hypocrisie comme sujet de satire, il fut seulement désireux de léguer à la postérité un nouveau chef-d’œuvre, en un mot que son génie se décida par des raisons dramatiques et désintéressées de tout autre souci. Qu’un comédien excommunié par l’Église, et dénoncé du haut des chaires comme un corrupteur de la morale publique, n’ait pas été un chrétien très fervent, nul ne s’en étonnera. Mais, si des griefs personnels ont pu animer ses censures, il n’en faut pas conclure qu’il ait voulu frayer la voie aux exterminateurs du siècle suivant. En séparant la fausse monnaie de la bonne, et flétrissant le mensonge au profil de la vérité, il contribua seulement, avec Pascal, à séculariser les principes de la morale menacés par une casuistique éhontée128. Il continua l’œuvre des Provinciales, et {p. 451} favorisa l’avènement de ce qu’on pourrait appeler la foi des honnêtes gens, celle que professait déjà Montaigne mais avec trop d’indifférence secrète, celle qui se retrouve chez La Bruyère mais avec plus de doctrine chrétienne, celle qui inspire Montesquieu mais avec moins de chaleur généreuse qu’il n’y en eut dans le grand cœur de Molière et d’Alceste.

L’Avare (1668) §

I. Faits historiques §

Froideur du public. Préjugé contre la comédie en prose §

Quoi qu’en disent Grimarest, le biographe de Molière, et, d’après son autorité, les historiens du Théâtre françois, puis Voltaire, Cailhava129, et bien d’autres, il n’est pas vrai que L’Avare subit un premier échec avant de se produire, six mois plus tard, sur la scène du Palais-Royal ; car, dans le Registre de la Troupe, tenu, comme on sait, par La Grange dont l’exactitude était scrupuleuse, il n’est fait aucune mention de cette comédie avant le dimanche 9 septembre 1668. C’est alors seulement qu’elle ligure, sous le titre de Pièce nouvelle ; cette soirée rapporta 1069 fr. 10 centimes, ce qui atteste l’éveil d’une curiosité très vive. Cependant, après neuf représentations qui ne furent pas consécutives130, il y eut relâche. La recette {p. 452} avait sensiblement baissé. Le vendredi 15 octobre, elle n’alla pas au-delà de 143 fr. 10 centimes. Si, le dimanche 16 septembre, on récolta 664 fr., ce mouvement de hausse s’explique par la présence de Monsieur, frère du Roi, de Madame, et de la Cour. Le 14 décembre, à la suite d’une interruption qui dura deux mois et plus, une reprise eut lieu, et L’Avare fut joué huit fois jusqu’au dimanche 30. Mais, pour attirer le public, Molière dut l’amorcer par la vogue d’une farce dont l’auteur garda l’anonyme, et qui, intitulée Le Fin Lourdaud, ou Le Procureur dupé, avait probablement quelque analogie avec L’Avocat Pathelin131.

Il est donc certain que ce chef-d’œuvre ne reçut pas d’abord tous les applaudissements dont il était digne. Cependant, il ne faudrait point exagérer l’indifférence de cet accueil, puisque, dès le 15 septembre 1668, Robinet parle, dans sa Gazette,

D’un Avare qui divertit
Non pas certes pour un petit,
Mais au-delà ce qu’on peut dire :
Car d’un bout à l’autre il fait rire.

Si cet éloge exclut l’idée d’une chute, on ne saurait nier du moins que, par routine ou préjugé, beaucoup de prétendus connaisseurs et gens du bel air se refusèrent à goûter une pièce qui leur semblait manquer aux lois de la haute comédie, parce qu’elle n’était pas écrite en vers. C’est ce que confirme le témoignage de Grimarest rappelant cette protestation de je ne sais quel duc et pair qu’il ne nomme pas : « Molière est-il fou, et nous prend-il pour des benêts de nous faire essuyer cinq actes de prose ? » Cependant, ce n’était pas la première fois que le poète faisait infidélité à l’alexandrin : car il l’avait déjà délaissé dans La Princesse d’Élide, et le drame de Don Juan132. Mais l’un n’était qu’une improvisation, et l’autre {p. 453} réussit quand même, grâce à l’émoi que causa la cabale des dévots ligués contre l’auteur du Tartuffe. Or, cette fois, le stimulant d’une question religieuse n’existant plus, les partisans de l’étiquette dramatique regardèrent comme une déchéance du genre ce qui n’était ici qu’une suprême convenance.

En effet, nous ne croyons pas, sur la foi de Voltaire, que Molière se proposait de mettre sa prose en vers, et qu’il y renonça, faute de loisir, ou sur l’avis de ses comédiens qui voulurent jouer la pièce telle quelle. Un poète pour qui les servitudes de notre prosodie étaient un jeu n’aurait pas reculé devant les contraintes d’un travail qu’il eût estimé nécessaire. Mais il jugea plutôt, et, selon nous, avec raison, que la nature de son sujet, et la façon dont il entendait le traiter, s’accommoderaient mal de la rime et de ses entraves ; car il y a des plaisanteries de prose et des plaisanteries de vers. Or, on se figure difficilement le tour de force qui consisterait à réduire aux gênes du mètre et du rythme l’inventaire des nippes qui entrent dans le prêt usuraire d’Harpagon, ou son dialogue avec La Flèche, ou les doléances de maître Jacques, ou le monologue de l’Avare, et tant d’autres scènes qui exigeaient les libres saillies d’une franchise toute populaire133.

Le sujet parut sombre, dans son apparente gaieté §

En même temps que la nouveauté de la forme déroutait les amis de la tradition, l’impression morale du spectacle contribua peut-être à la froideur du sentiment public ; car il faut bien avouer que l’ensemble de la peinture est assez nombre, malgré les vifs éclats de rire qui la traversent. La sympathie ne sait guère à qui s’attacher dans cette fable où nul personnage, sauf Marianne, ne mérite estime ou affection. Une fille sans mère que persécute un père sans entrailles, un fils qui le vole, ou le bafoue, un intendant qui le berne et joue dans la maison un rôle équivoque, des valets qui détestent leur maître et le honnissent, un {p. 454} courtier d’usure, et une entremetteuse : voilà le cortège d’Harpagon. Toutes les couleurs sont donc poussées au noir dans ce tableau où la nature est tellement offensée que la gaieté même a comme un arrière-goût d’amertume. Aussi Goethe a-t-il pu dire : « Entre toutes les pièces de Molière, L’Avare, dans lequel le vice détruit la piété paternelle et filiale, a une grandeur extraordinaire, et est, à un haut degré, tragique. » Ne serait-ce point la raison secrète qui troubla les contemporains ? Mais la postérité ne s’est pas méprise sur ces apparences, et la revanche de son admiration a confirmé le jugement porté par Boileau, s’il faut du moins en croire sa réponse à Racine qui lui disait un jour : « Je vous vis dernièrement à la pièce de Molière ; et vous étiez seul à rire. » ; « Je vous estime trop, repartit le Maître, pour penser que vous n’y ayez pas ri vous-même, du moins intérieurement134. »

Les Devanciers de Molière. Boisrobert. Larivey. L’Arioste. Lope de Vega. La comédie italienne §

Ce n’était point la première fois que le théâtre flétrissait l’Avarice, et Molière comptait de nombreux devanciers. Aussi n’a-t-il jamais plus largement usé du droit de prendre son bien où il le trouvait. Sans parler des traits dénaturé que lui offrit la chronique contemporaine135, on a donc pu relever bien des réminiscences qui se mêlent adroitement à la verve de son invention personnelle. Disons d’abord un mot des emprunts les plus voisins, par exemple de la scène où le fils d’Harpagon reconnaît son père dans l’usurier qui le ruine136. Il est constant que ce motif fut suggéré par La Belle Plaideuse de l’abbé de Boisrobert qui {p. 455} lui-même le doit à une anecdote fort accréditée sur le président de Bersy et son fils. C’est de la même source que procède l’amusante idée du mémoire fantastique où sont énumérés, « parmi tant de vieux rogatons, un luth de Bologne, un trou-madame, et une peau de lézard, de trois pieds et demi, remplie de foin137 ».

Larivey fut mis aussi à contribution138. Dans sa comédie des Esprits, il exprimait, à la suite de Plaute, le désespoir d’un ladre qui cache dans un trou une bourse de deux mille écus, la retrouve pleine de cailloux, et veut alors faire emprisonner la ville et les faubourgs. Ici Molière imita du moins le romanesque ressort par lequel se dénouait cette intrigue ; car l’apparition du père de Valère et de Marianne est le pendant de l’exilé huguenot qui surgissait à propos pour marier sa fille à Ergaste, le fils du vieil avare Séverin. Dans La Veuve du même poète se rencontre également une aventurière, nommée Guillemette, qui a des airs de parenté avec Frosine139.

Il est vrai que ce type appartenait depuis longtemps au répertoire italien, dont Molière connaissait à fond toutes les finesses. Dans les Suppositi de l’Arioste, l’écornifleur Pasifile s’était avisé déjà d’exploiter la chiromancie, pour flagorner le docteur Cléandre, et lui persuader « qu’étant d’une pâte à vivre cent ans, il mettrait en terre ses enfants, et les enfants de ses enfants ». À en croire le Ménagiana, et surtout les Observations de Riccoboni sur le génie de Molière, la liste de ses créanciers étrangers serait encore plus longue. C’est ainsi qu’il faudrait chercher dans {p. 456} L’Amante patito140 l’ancêtre de Valère ; car il y a là un certain Lélio qui, amoureux de Flaminia, fille de Pantalon riche banquier de Venise, se met au service de ce vieillard pour arriver sûrement à ses fins. De plus, La Cameriera nobile (la femme de chambre de qualité) aurait fourni le germe de deux scènes, celle où Maître Jacques fait le brave, comme Arlequin, jusqu’aux coups de bâton administrés par Valère, et celle où le cocher d’Harpagon s’ingénie, comme Scapin entre Pantalon et le docteur, à réconcilier le père et le fils, en leur persuadant que chacun d’eux cède à l’autre sa maîtresse. Quant à cette rivalité d’amour, ce n’était pas une combinaison nouvelle au théâtre ; car on la rencontre dans La Discreta enamorada de Lope de Vega141. Il est vrai que Molière fut assez en fonds pour imaginer à lui tout seul cette situation que, cinq ans plus tard, en 1673, Racine transporta dans Mithridate, et rendit tragique, sans que personne le lui ait reproché comme un plagiat. Pour épuiser l’enquête, il nous faudrait ajouter que La Sporta del Gelli eut encore l’honneur de prêter à Molière un de ses traits les plus populaires, ce fameux sans dot qui passe aujourd’hui pour être sa propriété définitive142.

L’Aulularia de Plaute. L’avare par accident. Le savetier de la Fontaine. Le Vulteius d’Horace. Originalité de Molière §

Mais laissons ces bagatelles de la petite érudition, et abordons l’Aululaire, seul modèle qui mérite d’entrer en comparaison avec L’Avare143. Pour savoir dans quelle mesure le thème dramatique de Plaute a été renouvelé par Molière, il convient d’analyser brièvement la pièce antique.

{p. 457} Ainsi que le titre l’annonce, elle ne roule que sur la découverte d’une marmite pleine d’or qu’a trouvée le pauvre Euclion, mais pour son malheur, puisqu’elle sera comme la furie vengeresse qui le punit de sa dureté cruelle envers les siens et envers lui-même. D’abord, elle ne l’enrichit pas : car il n’ose toucher à ce trésor que sa vigilance n’empêchera point de passer, ainsi que sa fille, en des mains étrangères. Depuis qu’il le couve des yeux, sa négligence paternelle a été si coupable qu’il va bientôt devenir grand-père, à son insu. Cependant, un riche voisin, d’âge mûr, est assez confiant pour lui demander la main de Phédra, dont le cœur est engagé dans d’autres liens. Euclion, qui s’imagine que le prétendant a flairé ses écus, commence par se défier de ces avances, et les repousse ; mais, l’honnête Mégadore ne soufflant pas un mot de la dot, il cesse de refuser son consentement. Alors, ce gendre généreux commande à ses frais un grand repas de noces, et remplit la maison d’Euclion d’une légion de cuisiniers enrôlés pour les apprêts de la fête. À cette vue, redoublent les transes du malheureux. Parmi tant de fripons, comment sauver sa cachette ? Le bois sacré de Sylvain est tout proche, et il y court : mais le cri d’un corbeau l’agite de noirs pressentiments ; il émigre donc vers le temple de la Bonne-Foi. Vaine précaution ! car un coquin d’esclave, qui le guettait, déniche et dérobe la marmite. Aussi quel désespoir ! Jugez-en par ses cris dont l’explosion est un chef-d’œuvre de pathétique plaisant : sa colère est de la rage, sa douleur de la démence. Il s’en prend aux dieux et aux hommes ; il ferait pendre amis et ennemis, puis lui-même après eux.

Pour comble d’infortune, voici que, dans le paroxysme de sa fureur, survient tout à coup le jeune indiscret dont les galanteries ont compromis l’honneur de sa fille. C’est le neveu de Mégadore. Après avoir tout avoué à son oncle qui lui a tout pardonné, il se présente devant Euclion pour confesser sa faute, et la réparer, c’est-à-dire pour demander la main de celle qui va le rendre père. Mais, aux premiers mots de sa prière, Euclion, qui est sous le {p. 458} coup d’une idée fixe, ne peut se douter qu’il y ait eu un autre rapt que celui de son trésor. De là le mémorable quiproquo dont Molière a tiré si bon parti. Le dénouement, chacun le connaît : le vrai voleur, c’est l’esclave de Lyconide, le séducteur de Phédra. Aussi, tout s’arrange. Une fois sa marmite rendue, l’Avare se métamorphose même en un père de famille affectueux et libéral, qui ne s’oppose point au bonheur des deux amants : car il les marie, et les dote de son trésor. Telle est du moins la conversion annoncée par un prologue de Plaute, et fidèlement accomplie par son continuateur, Urceus Codrus, ce latiniste Bolonais qui, au quinzième siècle, osa compléter une œuvre mutilée par le temps144.

Cette conclusion suffirait à nous avertir de la différence qui sépare les deux pièces. Sans doute Molière doit à Plaute plus d’un incident ingénieux, plus d’un détail plaisant145. Mais il y a entre eux la distance qui existe entre la comédie de situations et la comédie de caractères. Dans L’Aululaire, ce n’est pas le vice d’Euclion qui produit les péripéties du drame ; car cet indigent qui a trouvé de l’or est victime d’une sorte de fatalité : il subit la vengeance du Dieu Lare qui a voulu châtier en lui l’oubli de ses devoirs religieux. Sa parcimonie a d’ailleurs son excuse dans une longue habitude de la pauvreté. Mis par le hasard en possession d’une grosse somme dont il ne sait que faire, il est plutôt soucieux que ladre ; ou, s’il le devient, c’est moins par tempérament que par la faute de cette aubaine inattendue qui l’éblouit, l’embarrasse, le trouble, l’affole, et finit par détruire l’équilibre de sa raison. En cela il ressemble bien moins à Harpagon qu’au Savetier de la Fontaine, dont la gaieté, l’appétit et le sommeil ont disparu,

{p. 459}Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines.

Non, sa monomanie soudaine n’a pas de racines : l’effet peut cesser avec la cause. Il en sera de lui comme de Vulteius Menas qui recouvre la santé du corps et de l’esprit, dès qu’il a renoncé à ses arpents de terre, ainsi que sire Grégoire à ses cent écus. Voilà pourquoi M. Naudet dit avec justesse que, dans l’Aululaire, la Marmite est le principal personnage, et fait à elle seule l’unité de l’action. On doit même convenir que la guérison d’Euclion n’a rien d’invraisemblable, lorsque, pour se délivrer de ses transes, il donne tout à coup cet or qui fut son génie malfaisant146. Donc, s’il faut admirer chez Plaute la verve du dialogue, ne lui demandons point une profondeur d’observation qui est la gloire de Molière. Surtout, ne voyons pas des emprunts habilement déguisés dans l’émulation d’un génie qui, même en imitant, reste créateur ; car, tout ce qu’il touche, il le rend sien, et c’est encore la nature qu’il étudie dans les livres. Ce qui était bon devient alors excellent ; ce qui était obscur brille désormais en pleine lumière. Sa copie honore l’original, ou le fait oublier ; et son théâtre mérite ainsi d’être à son tour une source commune où les maîtres de la scène ne cesseront pas de puiser l’inspiration147.

II. Étude littéraire §

La comédie de caractères. Leçon universelle §

Dérouler les conséquences d’un vice dont la contagion étend ses ravages sur toute une famille : telle est l’intention de {p. 460} Molière. Le caractère d’Harpagon, voilà le grand ressort qui met l’intrigue en mouvement. Or, il ne s’agit plus ici, comme chez Alceste, d’un travers exceptionnel qui n’entame pas la droiture, et ne nuit à personne, ni comme chez don Juan d’un libertinage raffiné dont l’insolence ou la fatuité sent ses privilèges de grand seigneur, ni comme chez Tartuffe d’un fléau social qui tient aux mœurs d’une époque plus qu’aux entrailles de la nature humaine ; car l’avarice est une peste qui s’attaque à toutes les classes, et dont le germe peut se développer dans tous les temps. On voit par là que cette pièce a sa physionomie distincte dans le théâtre de Molière, et que jamais il n’a proposé plus directement une leçon plus universelle.

Importance du milieu. Il faut qu’Harpagon soit riche. Pièges tendus à son vice. Il faut qu’il soit père. Scandale flagrant §

Or, pour la rendre saisissante, il lui fallait choisir un milieu propice à la culture et au parfait épanouissement d’une maladie dont l’exemple pût être offert comme le cas le plus digne de notre étude. Le nom seul de son personnage nous en avertit d’avance. Harpagon ! ce mot expressif ne dénonce-t-il pas le grappin de ses doigts crochus ? Avant même qu’il soit entré en scène, chacun le connaît déjà. Nous savons que son fils s’endette parce qu’un père lui refuse le nécessaire, que sa fille se laissera séduire, parce qu’il voudrait s’en débarrasser sans lâcher un sou de dot, que ses valets sont menteurs et filous, parce qu’il rogne sur bêtes et gens jusqu’à les faire mourir de faim. C’est pourtant un bourgeois opulent, qui a pignon sur rue, et que les exigences de sa condition connue de tous réduisent à soutenir son rang, au moins en apparence. Il a donc un train de maison ; et l’on a même blâmé Molière de lui avoir donné ces dehors de la richesse. Étrange critique ! car il faut être vraiment aveugle pour regarder comme une maladresse une des plus fécondes ressources de l’intérêt comique.

Sans doute il est certain qu’Harpagon n’aurait point ce cortège dispendieux, s’il n’avait consulté que ses goûts. Mais la notoriété de la fortune léguée par ses pères lui {p. 461} transmettait l’obligation sociale de paraître, et le condamnait, par respect humain, à faire devant le monde une certaine figure. Il s’est donc trouvé, malgré lui, enchaîné par ce lien dont il enrage ; car un vicieux n’est pas toujours libre de l’être à sa manière, et l’héritier d’un beau patrimoine qui, depuis longtemps, s’étalait au soleil ne pouvait brusquement déchoir de son état, au point d’afficher la même lésine que l’obscur artisan d’un pécule ignoré. Mais, loin d’y perdre, la peinture de son avarice ne fera qu’y gagner. Elle sera d’autant plus éloquente qu’il vit chichement au milieu de l’abondance, et que sa soif d’acquérir est irritée par la possession même. S’il avait toujours langui dans la misère, son esprit de sordide épargne aurait des circonstances atténuantes, et il serait à plaindre plus qu’à mépriser. Mais le scandale est révoltant chez ce millionnaire qui, loin de jouir, amasse pour enfouir, se frustre lui et les siens de l’indispensable, ne recule pas devant les plus ignobles pratiques pour assouvir sa convoitise, et, regorgeant d’or, se tue à la peine pour grossir ce monceau d’écus auxquels il sacrifie honneur et famille, tout en un mot jusqu’à lui-même.

Il y aura là d’autant plus de pièges tendus à la cupidité de ce maître quinteux et brutal, de ce père égoïste et tyrannique, dont le cœur est aussi fermé que la bourse, soit pour ses gens auxquels il apprend l’imposture et la fraude, soit pour ses enfants qu’il forme à la défiance et à la dissimulation, parce qu’il les traite en ennemis. Ainsi, au lieu du spectacle abject et monotone d’un usurier qui justifie sa vilenie par de faux semblants de pauvreté, nous suivrons le développement progressif d’un caractère susceptible de nuances variées comme la situation qui met sa honte en relief. La physionomie aura donc tout son jeu ; car nous assisterons aux effets engendrés par la fureur d’une passion qui, loin d’être un accident fortuit, a son principe dans le sang, et, invétérée par l’habitude, se tourne en une folie incurable. Tous les accessoires qui l’entourent seront des témoins accusateurs qui déposent contre lui. S’il a des chevaux, les pauvres bêtes sont {p. 462} incapables de marcher ; elles n’ont pas même de litière : il leur fait « observer des jeûnes si austères que ce ne sont plus rien que des idées, ou des fantômes, ou des façons de chevaux. Comment traîneraient-ils un carrosse ? Ils ne peuvent plus se traîner eux-mêmes ». S’il a des laquais, ils ne sont ni vêtus, ni nourris ; il les gourme, il les frappe et les outrage comme des voleurs bons à rouer. S’il a un intendant, c’est parce qu’il exerce gratuitement « de perpétuels contrôles sur le pain et le vin, le bois, le sel et la chandelle ». S’il donne un repas, il voudrait régaler son monde, sans bourse délier.

Quant à ses enfants, il ne songe qu’à s’en défaire, au meilleur compte. Lorsque Frosine lui dit qu’il les mettra en terre, il sourit d’aise et s’écrie : « Tant mieux ! » Il regrette qu’Élise ait été jadis sauvée d’un naufrage, et que Valère ne l’ait pas laissée se noyer. « C’est une mauvaise herbe qui croît trop vite. » Il délègue à un domestique « toute l’autorité que le ciel donne à un père » ; et, pour se délivrer d’une tutelle onéreuse, il sacrifie sa fille à un vieillard. « Sans dot », ce mot lui tient lieu « de beauté, de jeunesse, de naissance, de sagesse et de probité. » Il ne se soucie même pas des « accidents fâcheux auxquels expose la trop grande inégalité d’âge, d’humeur et de sentiments. » Car l’honneur lui est indifférent, et tout sens moral est anéanti dans cette âme vénale dont la bassesse finit par devenir repoussante. Pris en flagrant délit d’usure cynique, il n’y voit de honte que pour l’emprunteur qui se ruine ; et, quand il reconnaît en lui son fils, il confesse « qu’il n’est pas fâché de cette aventure ; car il tiendra l’œil plus que jamais sur toutes ses actions ». Plus tard, lorsque Cléante lui dira froidement : « Si vous ne me donnez pas Marianne, je ne rendrai pas la cassette », il ne comprend nullement l’impudence d’un tel langage, et accepte le marché sans indignation ; car en lui le père est mort, et ne sait pas plus se faire respecter que se faire aimer.

L’avarice lui dessèche le cœur, lui aveugle l’esprit. Il devient dupe et comique §

Non seulement {p. 463} l’avarice dessèche son cœur ; mais elle éteint en lui toute clairvoyance d’esprit, et cela précisément à l’heure où il en aurait le plus souvent besoin. Étant dupe de tout ce qui flatte sa manie, il tombe alors en de grossiers trébuchets. Si Valère a joué sans péril sa comédie d’intendant, c’est qu’il avait un complice dans la passion de celui qui n’a pas distingué le suborneur sous le masque d’un adulateur intéressé. Il a donc pu « charger la complaisance », et forcer impunément la note jusqu’à la moquerie la plus transparente, parce que tout vice est sottise, et croit volontiers à ce qu’il désire. C’est aussi la raison qui du premier coup accrédite le mensonge de maître Jacques dénonçant comme voleur de la cassette l’intendant qu’il jalouse, et dont il veut se venger. Pour être cru sur parole, il lui suffira des artifices qui réussissent à Éraste auprès de M. de Pourceaugnac148. Voilà comment Harpagon rencontre son châtiment dans sa faute même. Or, il n’en eût pas été de la sorte, si nous n’avions sous les yeux qu’un vulgaire pince-maille aussi rebutant sur la scène que dans le monde.

Il faut qu’Harpagon devienne amoureux et rival de son fils. L’odieux et le comique §

Mais jusqu’à présent le drame ne se serait point engagé si l’avarice d’Harpagon ne se compliquait d’un amour sénile, qui va le rendre le rival de son fils. Ce n’est pas la première fois que Molière représente la galanterie d’un vieillard ; mais jamais il n’y a mis autant de sincérité. Dans L’École des maris, Ariste n’a pour Léonor qu’une affection paternelle. Le Sganarelle du Mariage forcé n’est qu’un célibataire ennuyé de son isolement. Quant à M. Jourdain, sa liaison se compose de vanité : il ne vise qu’à se donner ainsi l’air d’un gentilhomme. Or, chez Harpagon, le sentiment est sérieux et profond. Lui qui dut jadis faire un mariage d’argent, et ne vit dans la perte de sa femme qu’une bouche de moins à nourrir, voici que, sur le tard, il se laisse prendre par un {p. 464} caprice auquel il s’obstine avec l’entêtement d’un vieillard égoïste. La Bruyère nous parle des hommes qui commencent par l’amour, continuent par l’ambition, et finissent par l’avarice, parce qu’il leur faut alors une passion sédentaire. Que ce soit, en effet, l’ordre habituel des choses, nous ne le contesterons pas. Mais pourquoi donc ceux qui commencent par l’avarice ne suivraient-ils pas la marche inverse, de manière à finir par l’amour ? Ce serait invraisemblable, dira-t-on ; car il y a contradiction entre ces deux faiblesses qui s’excluent ou se combattent. Nous pourrions répondre avec Pascal qu’il arrive à l’amour « de rendre un avaricieux libéral », et que par conséquent Harpagon a le droit de se démentir en aimant une fille pauvre, comme le rigide Alceste en recherchant la main d’une coquette. Mais à quoi bon opposer des arguments psychologiques aux vaines chicanes qui, depuis deux siècles, se perdent dans les explosions de l’applaudissement public ? Bornons-nous à dire que les tendres soupirs d’Harpagon étaient nécessaires au portrait, ne fût-ce que pour égayer un peu des impressions trop fâcheuses, et mêler le comique à l’odieux.

En effet, rien de plus plaisant que cette nouvelle épreuve où la lésinerie du prétendant est aux prises avec son amour. Qui donc pourrait y trouver à redire, en face de tant de scènes si amusantes où le rire éclate à toute volée, par exemple, quand le front d’Harpagon se rembrunit ou s’éclaircit, selon que Frosine lui demande de l’argent, ou lui prodigue des louanges auxquelles il ouvre des oreilles ravies ? Quoiqu’il se complaise à sa chimère, le caractère ne se déconcerte pas. Autant il est faible pour les douceurs qui caressent son illusion, autant il tient ferme contre les attaques dont sa bourse est menacée. S’il est assez sot pour boire à longs traits les compliments adressés à son teint frais et gaillard, il se garde bien de les payer. Quand la fine mouche lui fait le compte de la dot imaginaire que lui vaudront les vertus de Marianne, il n’entre pas dans ces calculs. « Car encore n’épouse-t-on point une fille sans qu’elle apporte quelque chose ! » Il faudra donc que la {p. 465} mère « s’aide un peu, fasse quelque effort, qu’elle se saigne pour une occasion comme celle-là ». À plus fort raison sera-t-il au supplice, lorsque l’espièglerie de son fils fera passer un diamant de son doigt à celui de Marianne. Il s’élancerait volontiers pour arracher le précieux bijou à la main qu’il embellit, malgré lui. Bref, il est clair que les beaux yeux de sa cassette finiront par être les plus forts. Aussi, dès qu’il l’aura perdue, tous ses instincts de nature prendront-ils une irrésistible revanche. On le verra bien quand le seigneur Anselme reconnaît son fils dans Valère, et sa fille dans Marianne. Toutes ces aventures romanesques Harpagon les écoute sans mot dire. Il consent au double mariage, pourvu qu’on lui restitue son trésor ; puis, sûr qu’il ne payera pas son habit de noces, les frais du mariage, et les écritures du commissaire, au lieu d’aller, comme les autres, porter sa joie chez la mère de Valère, il court vers sa vraie, sa seule maîtresse ; il va revoir « sa chère cassette149 ».

L’action procède du caractère. Les figures secondaires §

Résumer le caractère de l’Avare, c’est expliquer l’action et tous ses épisodes, sauf son dénouement sentimental. Car il est la clef de voûte qui soutient l’édifice. La grandeur de cette création est telle que les autres personnages semblent offusqués par son ombre. Aussi, bien qu’ils soient très vivants, nous suffira-t-il de les grouper dans une rapide esquisse. Tous ont ceci de commun qu’ils concourent à faire valoir la figure d’Harpagon, et jouent en quelque sorte près de lui le rôle d’agents provocateurs.

Cléante. À père avare fils prodigue. Molière ne veut pas l’absoudre §

Voilà pourquoi Cléante ne pouvait guère nous être sympathique. Le poète voulant nous montrer les contrecoups du vice paternel dont il est la première victime, il faut nous résigner à la gradation qui le mène de la colère à l’impertinence et à la révolte. Pourtant, son naturel n’était pas mauvais : il a même du cœur, puisqu’il s’est laissé toucher par « l’adorable honnêteté » d’une jeune fille à laquelle il s’intéresse, à cause des soins {p. 466} dont elle entoure « sa bonne femme de mère ». La délicatesse ne lui manque pas non plus. Ne serait-il pas heureux de « donner adroitement quelques petits secours aux modestes nécessités d’une vertueuse famille » ? Mais la sécheresse et la cruauté d’un père dénaturé ont compromis ces généreuses inclinations. S’il se jette à corps perdu dans les dettes, c’est donc la faute de son tyran plus que la sienne. Comment ne pas crier sous l’étau qui le serre jusqu’à l’étouffer ? Après tout, il regimbe parce que des rebuffades et les menaces du bâton le poussent à bout. Si encore cette persécution était franche ! Mais, pris au piège le plus déloyal, il se croit en cas de légitime défense, et il riposte à une perfidie par une insolence, ou, ce qui est plus grave, par la froideur d’une ironie goguenarde. Pourtant, je ne lui pardonne pas le recel de la cassette, ni le chantage qui s’ensuit, ni surtout ce mot impie : « Et l’on s’étonne après cela que les fils souhaitent que leurs pères meurent ! » Mais voilà l’œuvre d’Harpagon ! Il a dépravé ce jeune homme de vingt-deux ans qui ne demandait qu’à tourner vers le bien « son impatience, son impétuosité de désirs », l’ardeur « de ce sang chaud et bouillant »dont les élans ne permettent « rien de rassis, ni de modéré150 ».

Élise. Situation fausse. Circonstances atténuantes. Valère. Marianne. Maître Jacques §

Ne soyons pas non plus trop sévères pour Élise, sa sœur, bien qu’elle se prête à une situation fausse, en tolérant la ruse de Valère qui s’est introduit au foyer paternel, sous le titre d’intendant, pour lui faire une cour clandestine. N’oublions pas que cet amour est de la reconnaissance envers celui qui l’a sauvée d’un naufrage. D’ailleurs, elle rachète ce tort par sa réserve, son respect filial, la droiture de ses intentions et la dignité de sa tenue. Ce qui la distingue des Isabelle, des Lucile et des Henriette, c’est le sérieux qui parfois attriste sa grâce. Privée de sa mère, rudoyée par un père brutal, livrée à elle-même sans autre sauvegarde que sa vertu, sans autre confidente qu’une vieille {p. 467} servante, elle a de bonne heure connu la souffrance ; et, par la violence faite à son cœur, Harpagon est encore responsable des armes dont elle use pour se défendre. Notre indulgence entre donc dans les intérêts de Valère, malgré son déguisement équivoque, et ses flatteries outrées dont la seule excuse est leur excès même : car elles ne sont plus dès lors qu’un persiflage, et par suite la censure indirecte du benêt qui confond la fausse monnaie avec la bonne. Du reste, il n’attend qu’une occasion pour jeter le masque, reprendre son rang, protester fièrement contre des soupçons outrageants, et sauver une seconde fois sa chère Élise, dont il est la providence.

Les autres acteurs secondaires mériteraient aussi un léger coup de crayon : car ils contribuent à l’harmonie du tableau, et à son effet moral, les uns par contraste, comme le seigneur Anselme, ou Marianne dont le charme touche même un Harpagon ; les autres par leur coquinerie, comme Frosine qui sent la corde, ainsi que ses compères les Sbrigani et les Scapins. Mais, faute d’espace, signalons du moins au premier rang cet incomparable maître Jacques qui, sous sa casaque de cocher ou son tablier de cuisinier, est surtout un profond psychologue sachant tourner toutes ses déconvenues en belles théories de sagesse pratique151.

Critique littéraire de Fénelon. La prose de Molière. Reproche d’invraisemblance. L’optique théâtrale §

Sans nous attarder plus longtemps à l’analyse, hâtons-nous d’en venir à des critiques sur lesquelles il nous reste à dire un mot. L’une intéresse la forme, et s’autorise du nom de Fénelon qui, reprochant à Molière « les phrases les plus forcées, les moins naturelles, et une multitude de métaphores voisines du galimatias », ajoute cette restriction : « L’Avare est moins mal écrit que ses pièces en vers. » Puis, aggravant l’injure de cet éloge, il l’accuse encore de {p. 468}« forcer la nature et d’abandonner le vraisemblable152 ». Précisant ce blâme, des Aristarques d’outre-Rhin ont découvert, par exemple, qu’on ne saurait admettre la crédulité avec laquelle Harpagon donne en plein dans tous les panneaux que lui tend ou la raillerie de Valère qui commente ironiquement l’immoralité du sans dot, ou l’imposture de maître Jacques interrogé sur le vol du trésor, et retournant au juge instructeur ses propres réponses. On va même jusqu’à nier que le quiproquo de la cassette puisse se prolonger à ce point. Discuter pied à pied tous ces griefs serait leur donner une importance qu’ils n’ont pas. Pour ce qui est du style, disons seulement qu’un attique comme Fénelon est mauvais juge d’une verve comique à laquelle répugnent les aptitudes natives d’un délicat. Nous serions donc tentés de récuser sa compétence, lorsqu’il apprécie avec son goût personnel cette langue si drue, si spontanée, si franche et si populaire, qui sait tout dire par le trait le plus énergique et le plus expressif. Quant aux exagérations que ne pardonne point le dénigrement d’un Schlegel, nous sommes plus à l’aise encore pour les absoudre. Car, outre que le théâtre a ses lois de perspective qui exigent l’agrandissement des objets, nous devons admirer surtout, chez Molière, ce que l’on peut appeler les coups d’État de sa puissance créatrice, et l’audace d’une invention qui dédaigne la vraisemblance passagère, pour mieux atteindre la vérité définitive. Ce serait donc méconnaître les droits ou même les devoirs du génie que de prétendre l’asservir aux étroites contraintes de la réalité vulgaire. Non, l’artiste n’est pas fait pour copier les scènes journalières de la vie, mais pour s’élever de l’accidentel à l’universel, et du portrait au type. C’est ainsi qu’il rivalise avec la nature, et met au jour des originaux supérieurs à ceux que nous coudoyons dans le monde : car ils résument les traits essentiels de l’espèce, et méritent d’en être considérés comme les exemplaires achevés. Voilà pourquoi {p. 469} Molière n’a pas voulu représenter seulement un hypocrite ou un avare, mais l’hypocrisie et l’avarice, c’est-à-dire un idéal153. Or, pour y exceller, il n’a pas franchi les limites du possible. Il a seulement écarté de son personnage tout ce qui pouvait paraître banal ou fortuit ; et à ces incidents ingrats qui émoussent les angles d’un caractère il a substitué une combinaison de circonstances choisies qui favorisent son explosion la plus grandiose, en sorte que la logique de ses fautes le précipite de chute en chute dans le dernier mépris154.

Critique morale. Les reproches de J.-J. Rousseau. Erreur et paradoxe. Harpagon puni par Cléante. Le vice châtié par le vice §

Mais il importe de savoir si la leçon a toute sa portée morale, et si Molière ne l’a point affaiblie ou compromise. Cette question qui semble étrange, il faut bien la poser, puisque J.-J. Rousseau l’a provoquée par le réquisitoire que voici : « C’est un grand vice assurément d’être avare et de prêter à usure ; mais n’en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son père, de lui manquer de respect, de lui faire les plus insultants reproches, et, quand ce père irrité lui donne sa malédiction, de répondre d’un air goguenard qu’il n’a que faire de ses dons ? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable ? Et la pièce où l’on fait aimer le fils insolent qui l’a faite, en est-elle moins une école de mauvaises mœurs ? » Avant de réfuter cette thèse par des principes, il convient d’y relever d’abord deux erreurs. Rousseau se trompe, en effet, quand il dit que Cléante vole son père ; car le valet seul est coupable, et son maître {p. 470} n’apprend la faute que pour la réparer. Ensuite, il n’est pas juste d’affirmer que le poète veut faire aimer Cléante : car, si l’on peut plaindre le fils d’un tel père, et atténuer les torts de l’un par ceux de l’autre, on ne va pas jusqu’à la sympathie qui les approuve ; on se borne à penser que des enfants indignes sont le châtiment des parents avilis. Or, cette vérité cruelle est précisément la leçon que Molière met en scène ; car la comédie, étant l’image de la vie, n’est pas plus édifiante qu’elle, et son enseignement, comme celui de l’expérience, qui ne corrige guère, ne vise qu’à montrer les vices punis par les vices. C’est le cas d’Harpagon : l’aversion et l’irrévérence de Cléante, il peut, en effet, se l’imputer à lui-même, puisqu’il déteste les siens, regrette leur naissance et souhaite leur mort. Il est donc responsable de la haine qui a tari la source des affections les plus naturelles. S’il a perdu ses droits, c’est parce qu’il a tout le premier manqué à ses devoirs. Le spectacle de cette solidarité n’est-il pas salutaire pour le bon sens, et d’autant plus efficace qu’il parle à l’intérêt bien entendu ? Au lieu de crier au scandale, ne vaut-il pas mieux louer l’adresse avec laquelle le poète engage ce conflit de passions, sans que leur choc ait trop de violence, ce qui dégénérerait en tragédie ? Par exemple, lorsque Cléante, attendant un usurier, se voit en face de son père, l’autorité paternelle souffre sans doute quelque atteinte, mais relativement légère, parce que tous deux ont raison l’un contre l’autre, et que, par suite, le rire tempère l’odieux de la situation. Or, cette rencontre eût été beaucoup plus grave si le fils, au lieu d’être un libertin, avait eu des vertus qui eussent donné du poids à ses reproches. Grâce au tour plaisant qui nous égayé, le péril est conjuré.

La scène de la malédiction. La vérité est toujours morale §

Reste donc ce grand mot de malédiction que Rousseau fait sonner si fort, mais qu’il serait sage de ne point prendre à la lettre : car ce que l’avocat, pour le besoin de sa cause, regarde comme l’acte solennel d’un père justement courroucé, n’est que la boutade d’un vieillard amoureux qui s’emporte contre un rival ; et la riposte qui {p. 471} accueille cet anathème nous paraît plus indécente que criminelle. Ici, Harpagon est un peu comme maître Jacques : le père a disparu pour n’être plus qu’un soupirant ridicule par son âge, et odieux par sa supercherie ou sa jalousie. On peut même dire qu’en général les vieillards de Molière sont comiques non par leur caractère de pères ou de maris, mais par les passions qui dégradent ce caractère155. On comprend donc, dans une certaine mesure, qu’ici Cléante oublie les liens du sang ; car le père lui est dérobé par l’amant, comme il l’était tout à l’heure par l’usurier. Nous n’excusons pas ce qui nous offense, mais nous l’expliquons ; et nous estimons que dans cette crise, où le sérieux eût tout perdu, le rire sauve tout156.

En résumé, notre conclusion sera qu’une œuvre d’art doit nous éclairer non par des préceptes, mais par des exemples, et qu’elle est toujours saine, quand elle est vraie ; car les choses parlent d’elles-mêmes, et d’autant plus éloquemment qu’elles n’ont point le parti pris de nous prêcher et de nous endoctriner. Or, nul observateur n’a vu plus juste que Molière. Il va toujours droit au fait, et nous montre le mal produisant tous ses fruits. Loin d’atténuer le vice par des ménagements pusillanimes, il le place en des situations violentes où il le force à lâcher son dernier mot. Par là, il nous fait pénétrer au plus profond de l’abîme. Que ces vérités à outrance soient parfois prématurées pour des âmes neuves et ingénues ; qu’il y ait là pour elles une lumière trop crue, trop brusque : soit ! mais pour l’homme fait, son théâtre vaut l’école de la vie ; et c’est sa gloire.

Les Femmes savantes (1672) §

I. Faits historiques §

Les Femmes savantes sont une suite des Précieuses ridicules. Les travers se remplacent, se répercutent §

{p. 472}Dans La Critique de l’École des femmes, en 1663, Molière faisait ainsi parler Dorante : « Ce serait une chose plaisante à mettre sur le théâtre que leurs grimaces savantes, leur vicieuse coutume d’assassiner les gens de leurs ouvrages, leur friandise de louanges, leur trafic de réputation, et leurs ligues offensives et défensives, aussi bien que leurs guerres d’esprit, et leurs combats de prose et de vers. » N’était-ce pas là montrer comme en lointaine perspective Les Femmes savantes, et tracer d’avance un léger crayon de cette comédie qui est une suite des Précieuses ridicules ? Il yavait déjà treize ans que s’était engagée cette première escarmouche. N’ayant pas voulu s’attaquer de front à une coterie redoutable et distinguée157, Molière lança contre de maladroites et vulgaires imitatrices des traits qui atteignirent par ricochet l’espèce tout entière. Se tenant pour averties, ses victimes renoncèrent au jargon quintessencié ; mais, ne pouvant plus raffiner sur le sentiment, elles se mirent à déraisonner sur la science ; car un ridicule a la vie dure, quand il a ses racines dans l’amour-propre. On croit le mal détruit, et il ne fait que se transformer, ou, suivant l’expression médicale, se répercuter. C’est ainsi que, tout en gardant le goût des fades madrigaux, les femmes à la mode, ou qui voulaient {p. 473} passer pour telles, se passionnèrent pour le grec sans savoir le lire, et pour la physique ou l’astronomie sans y rien comprendre158. Les Tourbillons de Descartes faisaient alors tourner bien des têtes159 : les Précieuses étaient devenues des Pédantes, et la petite pièce en prose qui ouvre la carrière du poète avait été le germe de la grande comédie en vers qui la ferme. Toutes deux procèdent du même dessein, et vont à la même fin.

Avec quelques changements, les personnages de la première purent se retrouver dans la seconde. Chrysale est un autre Gorgibus dont les colères sont plus relevées. Sœurs de Cathos et de Madelon, Philaminte, Armande et Bélise se montrent également entichées de beau langage, travaillées du désir de briller, pleines d’admiration pour elles-mêmes, de dédain pour les autres, et engouées d’un sot qui recouvre un coquin méprisable. Trissotin est aussi le pendant de Mascarille. Introducteur d’un impertinent digne d’être accueilli à bras ouverts par des pécores, il vient, comme lui, lire ses sottises rimées à des folles qui se pâment d’aise devant un fat. Martine elle-même, avec ses mots estropiés et ses phrases villageoises, rappelle cette Marotte qui n’a pas appris, comme ses maîtres, la filofie dans Le Grand Cyre, et demande qu’on lui parle chrétien. Quant à Clitandre et {p. 474} Henriette, ils sont esquissés, non pas dans Les Précieuses, mais dans La Critique de l’École des femmes, où ils se nomment Élise et Dorante. L’une, aussi franche que la fille cadette de Chrysale, se moque des mines de Climène dont la pruderie voit des impuretés dans les plus innocentes syllabes. L’autre, comme l’amant d’Henriette, venge la Cour des mépris de Lysidas, ce proche parent de Vadius. Bref, entre les victimes de ces deux satires il n’y a guère qu’une différence, celle qui sépare des laquais travestis en hommes qualifiés, et deux auteurs qui déshonorent leur profession.

Froideur du public. Préventions. Sous Vadius et Trissotin, faut-il voir Ménage et Cotin §

L’œuvre parut, au Palais-Royal, le 11 mars 1672160. Elle n’eut que dix-neuf représentations, et les neuf premières seules furent assez suivies. On dit même qu’avant l’audience des préventions hostiles la condamnèrent sur son titre, comme froide et languissante. Cette fois pourtant, Molière ne devait presque rien à ses devanciers161, et jamais son génie n’avait été plus fertile en ressources. Mais il est toujours périlleux de fronder une coterie, et les vanités furent d’autant plus ombrageuses que la malignité publique signala sous le masque des originaux contemporains. Je veux parler de Ménage et de Cotin que chacun nomma tout bas, en face de Vadius et de Trissotin.

Pour ce qui est de Ménage, le cas peut rester douteux ; car plus d’un savant eut alors le travers de piller les Grecs {p. 475} et les Latins. Plus d’un écrivain ne vit son nom qu’une seule fois enchâssé dans les hémistiches de Boileau. Quant à la scène qui, débutant par des louanges réciproques, finit par de mutuelles injures, ce n’était pas accident rare parmi les rimeurs du temps ; et la chronique mentionne plus d’une autre altercation de ce genre. Ajoutons que le maître de Mme de Sévigné fut réputé pour son esprit, et que, loin d’avoir eu des torts envers Molière, il prit plus d’une fois son parti, non sans courage162, notamment lorsqu’il défendit Les Femmes savantes contre la colère des salons. En effet, il eut le bon goût de louer la pièce et de ne pas s’y reconnaître ; un jour que Mme de Montausier lui disait : « Quoi ! vous souffrirez que cet impertinent vous joue de la sorte », il aurait répondu : « Madame, j’ai vu cette comédie ; elle est parfaitement belle, on n’y saurait trouver rien à critiquer. » Sur ce point donc, il est permis d’hésiter ; ou du moins, on voudrait croire à la sincérité de Molière qui nia publiquement toute intention de railler un galant homme163.

Mais cette apologie ne doit pas s’étendre à l’abbé Cotin : d’abord, il est incontestable que, dans la pièce le personnage devait s’appeler Tricotin164. S’il reçut plus tard le nom de Trissotin, au lieu de réparer l’injure, ce travestissement ne fit que l’aggraver. Ensuite, sans parler d’une allusion évidemment faite au malheur qu’avait eu l’abbé de passer par les verges de Boileau, sans redire après tant d’autres que la fameuse querelle du troisième acte est le souvenir d’une dispute semblable dont Cotin fut le héros, et qui éclata devant Mademoiselle, au palais du Luxembourg, nul n’ignore que le sonnet sur la fièvre de la princesse Uranie, et le madrigal sur le carrosse Amarante sont textuellement empruntés aux œuvres du malencontreux {p. 476} rimeur165. Il est donc manifeste qu’il figure ici en personne, lui et ses vers : procédé d’autant plus blessant que les ridicules du bel esprit se compliquent des lâchetés d’un drôle166.

Molière usa du droit de représailles, mais cruellement §

C’était aller trop loin. Mais il faut bien reconnaître que le poète usa du droit de représailles ; car, dans sa Satire des Satires, l’abbé Cotin avait eu l’insolence de diffamer tout ensemble Boileau et Molière par les outrages que voici :

Despréaux, sans argent, crotté jusqu’à l’échine,
S’en va chercher son pain de cuisine en cuisine.
Son Turlupin l’assiste ; et, jouant de son nez,
Chez le sot campagnard gagne de bons dînés.
Despréaux à ce jeu répond par sa grimace,
Et fait en bateleur cent tours de passe-passe.
Puis ensuite enivrés et de bruit et de vin,
L’un sur l’autre tombant renversent le festin.
On les promet tous deux, quand on fait chère entière,
Ainsi que l’on promet et Tartuffe et Molière.

Depuis ces grossières invectives, sa malveillance avait encore essayé de persuader au duc de Montausier qu’il était joué sous le couvert d’Alceste. Tous ces griefs il eût été plus digne sans doute de les oublier ; mais convenons qu’ils autorisaient une revanche. Or, si elle fut cruelle, nul aujourd’hui ne s’en plaindra, puisqu’elle nous vaut des scènes incomparables. Après tout, Aristophane se passa bien d’autres licences ; et, au dix-septième siècle même, on n’y regardait pas de si près167. Ne soyons donc pas plus exigeants sur les bienséances que Louis XIV et l’élite de sa Cour.

La réputation de Cotin avait résisté, tant bien que mal, {p. 477} aux épigrammes de Boileau ; mais, il demeura vraiment écrasé sous le coup porté par Molière. Ce n’est pas qu’il en soit mort de chagrin, comme on l’a prétendu : car il ne trépassa que dix ans après. Mais il dut se retirer du monde où il ne pouvait plus figurer sans exciter la moquerie ; et il n’eut pas même la consolation d’être oublié, malgré son silence, puisqu’il était voué pour jamais à l’immortalité du ridicule. C’est à peine si son successeur à l’Académie168, l’abbé de Dangeau, dit un mot de lui dans son discours de réception, et le Directeur de la Compagnie ne parla pas du défunt ; mais un ami de Molière lui fit cette oraison funèbre :

Savez-vous en quoi Cotin
Diffère de Trissotin ?
Cotin a fini ses jours,
Trissotin vivra toujours.

II. Étude littéraire §

Comédie de mœurs. L’action. Analyse du sujet. Sa logique. Le dénouement sort des caractères §

La comédie à laquelle il méritait de donner son nom fut un retour à ce comique tempéré qui devait plaire à Boileau plus qu’au public. Quelques mots suffiront à l’analyse d’une action aussi simple que naturelle. C’est une satire dramatique du bel esprit, et des ravages que sa manie peut produire dans un ménage d’honnête bourgeoisie. Il s’agit d’une mère de famille qui, atteinte de cette contagion, s’est affolée d’un méchant poète, et veut, à toute force, lui donner sa fille en mariage. Le père qui l’a promise à un {p. 478} galant homme enrage d’une sottise qui révolte son bon sens et affligé son cœur. Mais ce chef nominal de la communauté est trop faible pour tenir tête au « dragon » dont il a peur. Aussi l’adorable Henriette courrait-elle risque d’être sacrifiée à un faquin, si la Providence, sous les traits d’Ariste, ne venait, par un coup de théâtre, sauver l’une et confondre l’autre. Pour ouvrir les yeux à une mère aveugle, il faut que l’oncle s’avise d’un expédient qui démontre l’indignité du choix où elle s’entête, et démasque un fripon convaincu d’être plus amoureux de la dot que de la fille. Ce dénouement est excellent ; car il ne répugne point à la vraisemblance, et laisse à chacun son caractère. En capitulant, Philaminte cède aux circonstances, non à son mari. Chrysale triomphe d’être enfin le maître quand on ne lui dispute plus rien, et d’enfoncer les portes une fois ouvertes. Trissotin porte la peine de son avarice hypocrite. Henriette et Clitandre ont la récompense d’un amour généreux, Armande et Bélise se voient punies de leur vanité par le bonheur d’une rivale. Les Femmes savantes sont dupes sans être corrigées. Admirons donc avec quelle adresse Molière sut enrichir un sujet qui semblait indigent ; car il n’y met en scène qu’un ridicule assez mince dans un cadre assez étroit, sans autre péril qu’un sot mariage s’opposant à une espérance d’union bien assortie. L’ensemble du tableau n’en est pas moins digne de figurer entre le Tartuffe et Le Misanthrope, comme un modèle moins intéressant que l’un, mais plus animé que l’autre, et dont la facture aussi correcte que régulière les égale tous les deux169.

Les caractères. La coterie. Philaminte. L’ambition de dominer §

Sans le prouver par le détail des beautés plaisantes qui sont dans toutes les mémoires, passons en revue les caractères dont le conflit partage une famille en deux camps où se groupent, pour la lutte, des intérêts contraires. Dans l’un d’eux commande Philaminte, escortée {p. 479} d’Armande et de Bélise. Toutes trois étant affectées du même travers, on pouvait craindre un peu de monotonie ; mais, en conservant l’air de famille, Molière a su varier les nuances et distinguer les figures par une expression très individuelle. Chacune d’elles a donc la physionomie propre, à commencer par Philaminte qui attire et retient surtout l’attention, parce qu’elle joue le principal rôle dans l’intrigue. Bien qu’elle ne paraisse qu’à la scène 6 du deuxième acte, où elle éclate comme un ouragan contre la pauvre Martine et ses solécismes170, on reconnaît, dès cette première explosion, la maîtresse femme qui gouverne sa maison en despote, et mène son mari par le bout du nez171. Si elle le prend de si haut avec le bonhomme Chrysale, c’est qu’elle a foi dans sa propre supériorité : elle croit avoir sur lui les droits de l’esprit sur la matière. Voilà pourquoi elle est sèche, acariâtre, dure, hautaine et aussi méprisante que toute confite en douceur avec les beaux esprits qui flattent sa vanité. Mais les coquetteries qu’elle leur prodigue ne seront jamais une menace inquiétante pour la sécurité d’un mari trop débonnaire ; car elle n’est éprise que de doctes suffrages, et elle n’embrasse les gens que pour l’amour du grec. Sa vertu, elle la fait même payer assez cher à Chrysale pour qu’il n’en doute pas. Son trait saillant, c’est l’ambition de dominer : elle se trahit jusque dans son engouement pour la science ; car elle voudrait régner sur un cercle de savants et de poètes, diriger une académie, lui imposer des statuts, régenter le langage comme Chrysale, et proscrire les mots qui lui déplaisent, comme elle chasse Martine et tous ceux qui ne caressent pas son faible. Cet égoïsme d’amour-propre qui étouffe en elle la raison et presque le cœur n’exclut pourtant pas une sorte de dignité dont l’ascendant tient toute la {p. 480} maison en crainte ou en respect. Aussi est-elle l’âme de la coterie.

Armande. Platonisme suspect. Jalousie, haine §

Le sang de Philaminte circule dans les veines d’Armande ; élevée par une telle mère, celle-ci serait donc plutôt à plaindre qu’à blâmer, si à un platonisme dont je me défie comme d’un calcul intéressé172 ne s’associaient en elle les plus mauvais sentiments ; car elle est jalouse, haineuse et vindicative. Sous sa philosophie si éthérée couve l’ardeur d’une passion vague qui cherche fortune ; elle n’est donc point aussi dégagée des sens qu’elle voudrait le faire croire. Ce qui le prouve, c’est qu’elle ne pardonne pas à sa sœur cadette de lui avoir ravi, sans le vouloir pourtant, le cœur de Clitandre. Depuis que ses dédains orgueilleux ont rebuté l’amant qui avait d’abord soupiré pour elle, son point d’honneur est de ressaisir la conquête perdue ; et, quand elle voit ses avances inutiles, elle devient méchante. Bref, il y a en elle l’étoffe d’une prude. L’âge aidant, elle finira comme Arsinoé.

Bélise. La vieille fille. Sa folie §

Que dire de Bélise sinon qu’étant bornée jusqu’à la niaiserie elle serait la digne sœur de Chrysale, si elle ne poussait le romanesque jusqu’à l’invraisemblable ? Il entre en effet de l’extravagance dans la manie de cette vieille fille qui ne connaît la vie que par les rêves de Mlle de Scudéry. Sa chimère est de se croire adorée d’un chacun. Dorante a beau la cribler de mots piquants : ce ne sont pour elle que des accès de jalousie. Lysis peut lui tourner le dos impunément ; elle s’imagine qu’il court après elle. Alcidor lui dit-il : « Je veux être pendu si je vous aime », elle y voit une déclaration. Quand Lysidas prend femme, elle ne lui en veut pas : car c’est le désespoir d’un soupirant éconduit. Nulle d’ailleurs ne saurait être plus accommodante, si j’en juge par la façon dont elle dégage ses prétendants supposés de la parole qu’ils ne lui ont jamais donnée : douces illusions qui suffisent à son bonheur ! Mais malheur à qui tenterait de {p. 481} dissiper cette innocente hallucination ! car sa douce folie deviendrait alors furieuse173.

Les Pédants. Trissotin. Sottise et bassesse §

Au trio des Savantes répond le duo des Pédants. Quel maître sot que ce Trissotin, avec

La constante hauteur de sa présomption,
Cette intrépidité de bonne opinion,
Cet indolent état de confiance extrême,
Qui le rend en tout temps si content de lui-même,
Qui fait qu’à son mérite incessamment il rit !

Pourtant, sa sottise voit clair dans ses intérêts : car s’il est aussi flagorneur qu’outrecuidant, s’il veut plaire même au chien du logis, c’est qu’il lorgne une cassette : voilà les beaux yeux auxquels il fait la cour. Quand il flatte la mère et sa manie, il prétend arriver à la fille, et par elle à la dot. Il y a donc de l’hypocrite dans ce grimaud. Lui aussi, il met à l’envers toute une maison. Lui aussi, il capte une fortune, et n’est qu’un faiseur de dupes ; s’il diffère de l’autre en ceci qu’il se prend au sérieux, et se rengorge d’aise en sa béate fatuité, il vaut presque Tartuffe par l’odieux de sa bassesse. N’est-il pas sourd aux prières d’Henriette qui fait appel à son honneur avec autant de franchise que de convenance, et lui laisse entendre si clairement, {p. 482} bien que poliment, qu’elle ne l’aimera jamais174 ? Ne la réduit-il pas à des menaces qui ne découragent point sa poursuite ? On a beau lui laisser entendre qu’il y a péril « à vouloir sur un cœur user de violence, » sa philosophie est résignée d’avance « à des ressentiments que le mari doit craindre » :

Il se met au-dessus de ces sortes d’affaires,
Et n’a garde de prendre aucune ombre d’ennui
De tout ce qui n’est pas pour dépendre de lui.

Il ne répond même pas que ses mérites forceront tôt ou tard une volonté rebelle à lui rendre les armes ; mais il déclare sans vergogne « qu’à tous événements le sage est préparé ; »et la conclusion de ses intrigues est ce mot cynique :

Pourvu que je vous aie, il n’importe comment.

Aussi, pour venir à bout d’une telle impudence, faudra-t-il qu’Ariste imagine le stratagème des deux lettres qui, au moment où va se signer le contrat, annoncent tout à coup à Chrysale la perte de sa fortune. Alors seulement, le drôle s’empressera de rendre à Henriette toute la liberté de son choix ; et, prompt à battre en retraite, il laissera enfin le champ libre à un rival175.

Chrysale. Le gros bon sens. Le père, le mari, le bourgeois. Sources du comique. L’influence du milieu §

{p. 483}La cause de Clitandre eût été bien malade sans l’à-propos de cet expédient ; car Chrysale n’était pas homme à la gagner tout seul. Ce n’est pas que le bon sens et le cœur fassent défaut à ce père qui aime sa fille et désire son bonheur ; mais toute volonté lui manque. S’il parle d’or, il n’ose agir ; car il tremble, et ne sait plus où se cacher, dès que sa femme prend ce qu’il appelle son ton. Plutôt que d’affronter ces effroyables bourrasques, il aime mieux filer doux, et cette habitude de faiblesse conjugale est devenue chez lui une incurable infirmité. C’est ce que trahissent ses moindres mots, ses plus simples gestes, et son silence même. Les ridicules de sa femme lui sautent aux yeux, mais il se garde bien de les gourmander en face : sa sœur, la pauvre Bélise, payera pour Philaminte ; c’est sur elle que se soulage, que se déploie sa bravoure : car les choses en viennent à ce point qu’il se décide enfin à se montrer, à déclarer la guerre. Ah ! l’on verra bien qu’il est le maître de céans ! On le voit en effet, tant que l’ennemi est absent. Alors, son courage ne connaît pas d’obstacles : on dirait un foudre de guerre. Mais, à la plus lointaine approche du péril, le lion tourne au lièvre, et le matamore au poltron qui détale, ou se tient coi. C’est ainsi qu’après avoir dépensé toute son énergie dans l’algarade faite à Bélise, il n’ose plus souffler mot, quand, resté seul avec sa femme, il apprend d’elle sa ferme résolution de marier Henriette à Trissotin. Lui-même il rougira bientôt de sa lâcheté devant son frère auquel il n’ose l’avouer. Une verte mercuriale lui rend momentanément certaine force d’emprunt. Voyez en effet comme il redevient fanfaron après le facile coup d’État qui a réintégré Martine dans ses fonctions, et de quel air victorieux il répond aux défiances de sa fille qui le supplie de tenir bon. À l’entendre, tout est définitif, irrévocable. N’a-t-il pas mis la main d’Henriette dans celle de Clitandre, et juré de n’en pas démordre ? Oui certes, il l’a juré : mais cela n’empêche pas qu’un moment après il trouve tout naturel de se dédire encore, et d’accepter Trissotin pour {p. 484} gendre176. C’est ce qu’il appelle un accommodement. Voilà bien l’homme qui croit commander quand il obéit, et agir en se croisant les bras. C’est le même qui tout à l’heure se vengeait de son servage en querellant ceux qui partageaient son avis, et leur ordonnant impérieusement ce qu’ils avaient envie de faire. Il ne se démentira pas un seul instant ; et, après la fuite de Trissotin, lorsque, de l’aveu même de Philaminte, Henriette est enfin accordée à Clitandre, Chrysale s’écriera d’un air triomphant :

Je le savais bien, moi, que vous l’épouseriez !
Puis, comme s’il avait tout mené, il dira naïvement au notaire :
Allons, monsieur, suivez l’ordre que j’ai prescrit,
Et faites le contrat ainsi que je l’ai dit.

Comique quand il a tort, il l’est aussi quand il a raison, par exemple en cette scène où, avec une bonhomie pathétique et vulgaire, il se plaint de voir chasser Martine parce qu’elle « manque à parler Vaugelas » :

J’aime bien mieux pour moi qu’en épluchant ses herbes,
Elle accommode mal les noms avec les verbes,
Qu’elle dise cent fois un bas et méchant mot,
Que de brûler ma viande, et saler trop mon pot.
Je vis de bonne soupe, et non de beau langage ;
Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage ;
Et Malherbe et Balzac, si savants en bons mots ;
En cuisine peut-être auraient été des sots177.

Tandis que sa femme court la Lune et l’Étoile polaire, lui, il rase le sol. À un excès il en oppose un autre, je veux dire {p. 485} l’idéal d’une ménagère bonne à surveiller le pot-au-feu, et dont la capacité se hausse

À connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse.

Mais pardonnons-lui cette boutade : car la faute en est à Philaminte, dont le faux savoir lui gâte le savoir véritable. Quand son dépit va jusqu’à proscrire les livres, Molière ne veut donc point célébrer l’ignorance, mais peindre un bourgeois prosaïque, et un mari comme il s’en fait tous les jours aux bureaux de l’état civil178.

Martine §

C’est ainsi que les caractères s’engendrent par des réactions réciproques. Philaminte produit un Chrysale, et Chrysale une Martine ; car il ne faut pas oublier cette servante fidèle qui a plus de raison que tous ses maîtres ensemble. Mise à la porte pour un accroc fait à la grammaire, elle n’en veut pas à la science (car elle ignore même ce que ce mot veut dire) ; mais, révoltée contre le ridicule ou l’absurde, elle comprend qu’un mari ne doit pas se laisser mener à la baguette et sacrifier sa fille à un cuistre, quand elle est recherchée par un galant homme. Son courage égale sa droiture d’esprit ; car, en pleine déroute, elle est toujours là pour assurer la retraite, rétablir le combat, et le prolonger jusqu’à l’arrivée des renforts. Que de bonnes vérités échappent alors à sa franchise qui procède directement de l’ancienne farce gauloise179 ! Que de {p. 486} vertes leçons qui tombent d’aplomb sur un benêt ! Sa cuisine doit valoir ses répliques, et c’est grand dommage qu’aujourd’hui les Martine se rencontrent seulement au théâtre de Molière.

L’adorable Henriette. Grâce, esprit, fermeté, honnêteté, piété filiale §

Il n’y a pas moins de vérité dans la physionomie d’Henriette. C’est un bonheur pour elle d’avoir été négligée par sa mère qui aurait pu gâter un si beau naturel : mais non, disons plutôt qu’elle n’y aurait pas réussi ; car le voisinage des travers dont elle s’afflige n’a fait que provoquer des instincts excellents, et les mettre en garde contre l’écueil de l’exemple. Ces contrastes ne sont point rares ; et, ici, la piété filiale n’en éprouve aucun dommage. En effet, si Henriette n’a pu fermer les yeux devant les défauts qui l’entourent et dont elle est la première victime, sa clairvoyance n’ôte rien au respect qu’elle doit à des parents. Elle est aussi douce qu’adroite à prévenir l’erreur d’une affection qui s’égare. C’est dans l’intérêt de leur bonheur qu’elle défend le sien : car ils seront malheureux avec elle. Sa sincérité a donc le tact de toutes les convenances. Elle parle comme elle sent, mais avec autant de délicatesse que de discrétion. Quelle différence entre l’aimable liberté de sa bonne foi et les effarouchements d’Armande qui rougit au seul mot de mariage ! Femme d’esprit, qui sait le monde, elle a pourtant le charme de la candeur ; mais ce n’est plus, comme chez Agnès, la terrible ingénuité de l’ignorance exposée à tant de pièges ; car, chez elle, la réflexion a devancé l’expérience, et sa raison est aussi sûre que son cœur est honnête, ou sa parole réservée. Non, elle ne se laissera jamais séduire par la vanité. Bien qu’elle ait toute la grâce de Célimène, sa seule coquetterie sera de plaire à qui lui paraît digne d’être aimée. Tendre sans être romanesque, elle ne souffre même pas chez Clitandre l’exaltation d’un sentiment qu’elle partage ; et, dès qu’il risque un compliment trop flatteur, elle le tempère par un mot d’ironie souriante qui nous ramène {p. 487} au vrai180. Bref, elle est bien, comme dit Trissotin, « l’adorable Henriette ».

Clitandre. L’honneur et la raison. Le galant homme §

Aussi chacun de nous a-t-il pour elle les yeux de Clitandre qui mérite également nos sympathies. Ce qui nous agrée dans ce prétendant, c’est qu’il ne veut obtenir Henriette que d’elle-même. De là vient que la lutte est inégale entre lui et Trissotin, qui va droit au but par tous les moyens, sans être embarrassé par aucun scrupule. Lui, il a la maladresse d’avoir de la probité, de la conscience, et de la franchise. Au lieu de flatter une folle et de se faire violence pour l’admirer, il la blesse par les traits dont il perce le sot qui l’encense. Gentilhomme pauvre, mais qui ne fera jamais un trafic de son blason, il aime la fille d’un riche roturier ; mais je suis certain qu’il n’a pas même pensé à sa dot : il n’a souci que de la personne, et n’est séduit que par son mérite. Trop clairvoyant pour ne pas l’estimer à son prix, il est assez loyal pour ne jamais cacher ce qu’il sent, fût-ce au risque d’une imprudence. Sensible sans fadeur, généreux sans ostentation, il représente ici l’honneur et la raison181, par conséquent la morale de la pièce.

La morale de la pièce. Le faux et le vrai savoir. L’éducation des femmes. Des clartés de tout. La pudeur de l’esprit §

En effet, ne croyons pas que les idées de Molière sur l’éducation des femmes soient exprimées ici par Chrysale, ce bourgeois épais qui, attribuant à la science les malheurs de son pot-au-feu et le sot {p. 488} mariage de sa fille, vante l’ignorance comme le seul remède de ses disgrâces conjugales et paternelles182. Son interprète est bien plutôt Clitandre qui, malgré de légitimes rancunes contre les pédants, ne déteste que le charlatanisme d’un faux savoir. Ce n’est pas lui qui condamnerait l’intelligence d’Henriette à une inégalité dont il serait le premier à se plaindre : car elle lui deviendrait humiliante. Ne dit-il pas excellemment :

Je consens qu’une femme ait des clartés de tout ;
Mais je ne lui veux point la passion choquante
De se rendre savante, afin d’être savante ;
Et j’aime que souvent aux questions qu’on fait
Elle sache ignorer les choses qu’elle sait.
De son étude enfin je veux qu’elle se cache,
Et qu’elle ait du savoir, sans vouloir qu’on le sache,
Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots,
Et clouer de l’esprit à ses moindres propos.

Des clartés de tout : voilà le trait décisif, et les plus zélés avocats des prérogatives féminines ne sauraient guère en désirer davantage. Tout en réservant les droits de faveur et les privilèges d’exception que comportent le talent et le génie (car il ne faut jamais interdire une ambition justifiée), nous croyons aussi à la nécessité de ces connaissances discrètes et modestes qui n’enivrent pas l’amour-propre, laissent à la grâce tout son jeu, et n’altèrent point l’aisance des sentiments naturels183. Si le foyer domestique ne doit pas être une prison, mais le centre des devoirs et des affections pour celle qui en sera le génie tutélaire, il est bon que la lumière y pénètre, afin que, sans commander, elle y règne aussi par la raison. Toutefois, en acceptant la doctrine de Clitandre, exprimons un regret. Il a tort de dire seulement : je consens ; car, en cela, il a l’air d’accorder une simple {p. 489} tolérance. Mieux vaudrait dire : je veux, et imposer un devoir.

Peut-être donc Molière n’a-t-il pas jugé la question d’assez haut. L’instruction qu’il permet lui semble un luxe, un art d’agrément. Or, elle est une vertu d’obligation, une sorte de pain quotidien. Toute intelligence n’a-t-elle pas le droit de jouir d’elle-même, et de s’ouvrira ces clartés dont tout être moral a besoin pour accomplir sa destinée ? « Une femme savante de profession est odieuse, dit Sainte-Beuve ; mais une femme instruite, sensée, doucement sérieuse, qui entre dans les goûts, dans les études d’un mari, d’un frère ou d’un père, qui, sans quitter son ouvrage d’aiguille, peut s’arrêter un instant, comprendre toutes les pensées, et donner un avis naturel, quoi de plus simple et de plus désirable ? » Il convient donc de déclarer très haut, et surtout dans notre siècle, que nulle faculté ne doit périr faute d’emploi, et que toutes les vérités ont leur prix, même en dehors de l’intérêt public ou privé.

Mais non : ne reprochons rien à Molière. Il a bien fait ce qu’il voulait faire, la censure de la pédanterie qui, impertinente chez l’homme, est insupportable chez la femme. Outre qu’elle exclut cette pudeur qui doit être un voile pour l’esprit, elle menace de se tourner en un vice qui atteint le caractère et le cœur, puisqu’elle devient, comme on le voit ici, le dédain de ce qui honore l’épouse et la mère. Or, au dix-septième siècle, dans une société tout aristocratique, où l’amour-propre fut si vivement excité par l’esprit de salon, cette satire eut tout son à-propos ; et, de nos jours mêmes, la leçon qui s’en dégage peut encore être utile ; car, la race des Philaminte ne périra pas plus que celle des Trissotin ou des Vadius. Si le travers a changé de costume ou de nom, il est permanent comme la sottise et la vanité. Quand même ce tableau de mœurs n’aurait plus autour de nous son application directe, il n’en faudrait donc pas moins l’admirer comme un des exemplaires parfaits de cette comédie pratique où le ridicule procède des caractères, et est toujours un trait de {p. 490} nature saisi sur le vif par un observateur dont le génie est du bon sens184.