PRÉFACE §
La France possède dans Molière un génie spécial et unique qu’elle doit considérer comme
sa plus grande gloire littéraire, et qu’elle peut opposer sans crainte aux plus éminents
poètes des autres nations. Molière est l’auteur comique par excellence : la comédie reste
personnifiée et incarnée en lui. Il apparaît comme le chef et le maître dans cet art
immortel qu’inaugura la Thalie antique ; il domine toute la longue tradition qui l’a
précédé et tout ce qui l’a suivi. Il conduit le chœur des grands hommes de cette lignée.
Il est digne de leur donner des lois. C’est ce qu’on exprimait autrement lorsqu’on disait
jadis : « Le seul dépouillement des pièces de ce docte écrivain, bien examinées,
suffît à compléter la poétique de son art. »
Molière est le plus légitime, représentant de cet art de la comédie, non seulement par la
perfection et la variété de ses œuvres, mais encore par le caractère tout particulier de
sa physionomie et par la tournure originale de son existence. Il est né à une heure
excellente, quand toutes les expériences étaient faites, quand la préparation était
achevée. Il a vécu dans l’état social le plus favorable lorsque, les vieilles mœurs
persistaient encore et conservaient aux traits de chaque individu un relief {p. 2}énergique, et lorsque en même temps le foyer central, Paris et la cour,
formait à l’élégance et au bon goût l’élite de la nation. Jeune, il a été saisi par
l’inspiration : « toute son étude et son application ne furent que pour le
théâtre »
, disent ses camarades La Grange et Vinot. Entraîné par la vocation la
plus franche et la plus décidée il a commencé par subir un long et dur apprentissage.
Lorsqu’il a été pour ainsi dire armé de toutes pièces, il a exercé dans toute son étendue
cette fonction de l’auteur comique, la plus militante de la littérature ; il a combattu
avec une adresse, une vigueur et une vaillance incomparables ce spirituel et dangereux
combat ; et il est mort sur la brèche. Aussi n’est-ce pas seulement un grand écrivain,
c’est un type, et sa vie est en quelque sorte le mythe de la comédie.
Voici un peu plus de deux cents ans que Molière est entré dans la postérité. Depuis deux siècles on réimprime, on juge, on critique ses œuvres ; on retrace sa vie, on joue ses pièces sur le théâtre. Comment s’est comporté à son égard le goût du public et l’opinion des lettrés, c’est ce que nous voulons faire connaître par un aperçu rapide.
Molière a été de son vivant apprécié à sa juste valeur. Toute la fin du XVIIe siècle lui est encore favorable. Ses camarades survivent et entretiennent pour ses chefs-d’œuvre le feu sacré. Mais peu à peu les compagnons, les disciples s’en vont à leur tour. Il semble que le sens de son théâtre se perde avec eux. L’interprétation faiblit. Louis XIV ne peut, en 1700, assister jusqu’au bout à une représentation de L’Avare. À la fin de sa vie, son goût pour Molière s’étant réveillé, à ce que raconte Dangeau, il se faisait représenter pour lui seul quelques-unes des pièces de son ancien protégé ; il les faisait apprendre par les gens de sa musique qui lui servaient d’acteurs, et {p. 3} lui-même les stylait, leur donnait la vraie expression du rôle ; le grand roi ne dédaignait pas d’être le metteur en scène du grand comique1.
Pendant ce temps-là, il y avait, au contraire, dans le public français comme un moment de
fatigue. Les pièces de Molière n’attirent plus un auditoire aussi nombreux ; les recettes,
quand on les joue, se tiennent le plus souvent à un niveau assez modeste. Voltaire
constate formellement cette tiédeur relative et cherche à l’expliquer : « On
demande, dit-il, pourquoi Molière ayant autant de réputation que Racine, le spectacle
cependant est désert quand on joue ses comédies, et qu’il ne va presque personne à ce
même Tartuffe qui attirait autrefois tout Paris, tandis qu’on court
encore avec empressement aux tragédies de Racine, lorsqu’elles sont bien représentées ?
C’est que la peinture de nos passions nous touche encore davantage que le portrait de
nos ridicules ; c’est que l’esprit se lasse des plaisanteries et que le cœur est
inépuisable. L’oreille est aussi plus flattée de l’harmonie des beaux vers tragiques et
de la magie étonnante du style de Racine qu’elle ne peut l’être du langage propre à la
comédie. Ce langage peut plaire, mais il ne peut jamais émouvoir, et l’on ne vient au
spectacle que pour être ému. »
Il en fut ainsi pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle, au
moins dans les classes supérieures de la nation. Sans contredit, la prédilection qu’elles
manifestaient pour la tragédie contribua à faire délaisser à demi le genre comique et
celui qui en était le principal représentant. Mais cette raison que donne Voltaire du
demi-abandon où tomba l’œuvre de Molière sur notre théâtre n’est pas la seule. Il en est,
à notre avis, une autre cause, c’est l’esprit qui régnait alors en France, esprit de mots,
esprit maniéré, esprit où, comme La Bruyère le disait des précieuses de l’hôtel de
Rambouillet, « l’imagination avait trop de part »
.
{p. 4}L’observation comique, telle qu’elle s’exerce dans Molière, était
trop franche et trop rude pour les Français du temps de Louis XV ; sa langue même trop
mâle et trop simple. Il leur fallait de l’ingénieux et du fin, du compassé et de
l’élégant. Ce qui leur convenait le mieux, c’étaient de petits actes musqués,
quintessenciés, madrigalisés comme leur en fit Marivaux, Marivaux goûtait peu Molière,
qu’il appelait « un peintre de dessus de portes »
.
Cela n’empêcha point que Molière ne conservât de nombreux fidèles parmi tout ce qu’il y avait d’esprits distingués en France et que son œuvre ne fût l’objet d’un travail suivi et considérable. Le commencement du siècle produisit les premiers biographes du poète : Grimarest, Bruzen de Lamartinière. Deux éditions importantes eurent lieu, celle de Joly, en 1734, celle de Bret, en 1773.
Le célèbre acteur tragique Lekain, à l’occasion du centenaire de Molière, en 1773, eut
l’idée de rendre un hommage public au grand poète en lui élevant une statue dans le foyer
de la nouvelle salle de spectacle qu’on était en train de construire. Une représentation
exceptionnelle fut donnée à la Comédie française, le 17 février, et le bénéfice en devait
être consacré à ce dessein. Une note des Mémoires de Lekain nous apprend que « la
masse la plus pauvre et la plus sensible de la nation reçut l’annonce de la
représentation avec le plus grand enthousiasme, mais que les belles dames et les gens du
bel air n’y firent pas la moindre attention. Ainsi, ajoute le tragédien, ce bénéfice
qui, dans les villes d’Athènes, de Rome et de Londres, aurait suffi pour subvenir à la
dépense projetée, ne s’éleva qu’à 3,600 livres ou environ. Il fallut qu’à la honte des
riches et des égoïstes, les comédiens complétassent le reste »
. Encore ne
purent-ils avoir qu’un buste pour le foyer public de leur théâtre. Cela confirme bien ce
que nous venons de dire des dispositions d’esprit d’une partie de la nation à l’égard de
Molière.
{p. 5} Une autre manifestation en l’honneur du poète comique fut faite
par l’Académie française. Dès 1769, l’éloge de Molière avait été mis au concours par
l’Académie qui « le comptant parmi ses maîtres, disait l’abbé de Boismont, alors
directeur, le voyait toujours avec une douleur amère omis entre ses membres »
.
Le prix fut obtenu par Champ-fort, dont le discours marque dans la suite des appréciations
du génie de Molière. Gaillard, La Harpe, Bailly eurent les accessits. Cette joute
littéraire ne fut pas sans effet sur l’opinion.
En 1778, l’Académie compléta la réparation en plaçant dans la salle de ses séance le buste de Molière dû au ciseau de Houdon. Au dessous du buste on grava cette inscription proposée par Saurin :
Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.
C’était, comme le dit d’Alembert, « une adoption posthume »
. Cet acte, qui
faisait honneur à la Compagnie, lui attira pourtant plus d’une épigramme. Champfort
lui-même, dans son éloge, avait dit avec un accent de reproche : « Il faut qu’un
corps illustre attende cent années pour apprendre à l’Europe que nous ne sommes pas
des barbares. »
Et, en effet, l’Europe nous avait devancé dans l’admiration unanime du poète. La diffusion presque immédiate de son œuvre fut extraordinaire. Dès 1670, à l’époque du voyage diplomatique de la duchesse d’Orléans, Molière, encore vivant, est en possession de divertir l’aristocratie anglaise. Les auteurs comiques de la Grande-Bretagne essaient d’imiter les pièces du poète français. Ils commencent par les transformer en grosses farces très épicées, très cyniques, comme l’exigeait le goût d’un public encore grossier. Mais peu à peu ils en arrivent à des imitations plus tolérables, et c’est à l’inspiration de Molière qu’ils {p. 6} doivent ce qu’ils produisent de plus remarquable dans la comédie, sans excepter le chef-d’œuvre de Sheridan : The School for scandal. L’édition de Molière publiée à Londres en 1732 est une des premières éditions de luxe du grand écrivain. Chacun des chefs-d’œuvre était dédié à quelque grand seigneur anglais.
Molière pénétra en Allemagne au moins aussi vite qu’en Angleterre. Il fut traduit et imprimé à Francfort dès 1670. Avant la fin du XVIIe siècle, deux traductions plus complètes parurent, l’une d’elles avec ce titre latin : Histrio gallicus, comico satyricus sine exemplo, […] Nuremberg, 1695. L’Allemagne déploya, dans les représentations surtout, le zèle le plus vif pour le poète français. Toutes les écoles dramatiques de Leipzig et de Hambourg mirent toujours Molière au premier rang, comme le modèle qu’il fallait atteindre. Les grands acteurs eurent pour ambition de briller dans les principaux rôles de son théâtre.
L’Italie eut aussi les œuvres de Molière dans sa langue avant la fin du XVIIe siècle. La remarquable traduction de Nicolas di Castelli (1696-1698),
quoique imprimée à Leipzig, était destinée à la péninsule. Molière y fut aussitôt accepté
comme un de ces génies supérieurs qu’on ne discute pas. Il régénéra la comédie italienne
par Goldoni, son disciple. C’est Goldoni qui le premier porta à la scène la personnalité
et l’histoire de Molière, dans la comédie qu’il fit jouer à Turin, en 1751, sous le titre
de Il Moliere. Mercier, trente ans plus tard, ne fit qu’imiter Goldoni.
« N’est-il pas étrange, disait le critique Geoffroy, qu’un Italien ait rendu le
premier cet hommage dramatique à notre Molière ? »
Il ne paraît point que Molière ait franchi les Pyrénées aussi promptement que les Alpes. L’Espagne, livrée à une longue décadence, à une sorte d’agonie littéraire, ne songea qu’assez tard à raviver sa veine comique par l’étude de Molière. Moratin, le fils du poète tragique, conçut et proclama le premier la nécessité de mettre la {p. 7}comédie espagnole à l’école de la comédie française. Il imita d’abord Molière, il le traduisit ensuite. La Ecuela de los Maridos, El Medico a palos, conquéraient en 1812 et 1814 la nation que nos armes n’avaient pu soumettre.
Le génie comique de Molière avait triomphé bien plus tôt dans le Nord. En Hollande, les traductions sont presque contemporaines des premières contrefaçons françaises. Le Danemark fut inféodé à Molière. Lorsque Ludwig Holberg essaya de créer une comédie nationale, c’est Molière qu’il prit pour modèle. Au delà du Sund, sur le théâtre de Stockholm, ce qu’on représentait au dix-huitième, c’était L’École des Maris, Le Mariage forcée, Le Médecin malgré lui, Le Bourgeois gentilhomme.
La Pologne, la Russie, s’ouvraient de même au comique français. Les traducteurs se multipliaient en Pologne pendant le XVIIIe siècle. M. Legrelle en a cité jusqu’à sept. Ivan Kropotov traduisait une partie des œuvres de Molière en russe, en 1767. En moins de cent ans, la renommée de Molière s’était étendue dans tous les pays où brillait quelque lueur de civilisation.
Revenons en France, où la Révolution est en train de s’accomplir. La Révolution, malgré
quelques hommages qu’elle lui rendit pendant la première période, ne fut pas favorable à
Molière. Jean-Jacques Rousseau lui avait été contraire ; l’esprit du philosophe de Genève
continuait d’animer ses spectateurs : « Il a manqué à Molière, disait le dramaturge
Mercier, que de méditer plus profondément le but moral qui donne un nouveau mérite à
l’ouvrage même du génie, et qui, loin de rien dérober à la marche libre de l’écrivain,
lui imprime plus de véhémence et d’énergie et lui commande ces impressions majestueuses
et bienfaisantes qui agissent sur une nation entière. »
Et Mercier, pour joindre
l’exemple au précepte, empruntait à Goldoni son II Moliere, le
transformait à sa manière, et faisait parler Molière dans son cabinet comme Mercier parle
dans ses préfaces et dans ses drames.
{p. 8} La violence des passions augmentant, on affubla Molière de la
carmagnole. Camille Desmoulins disait dans Le Vieux Cordelier :
« Molière, dans Le Misanthrope, a peint en traits sublimes les
caractères du républicain et du royaliste. Alceste est un Jacobin,
Philinte un Feuillant achevé. »
Voici une ingénieuse apologie
de Prudhomme dans Les Révolutions de Paris : « Obligé, forcé de
se taire dans un temps de servitude horrible, la liberté lui sortait par tous les pores.
Forcé de louer Louis XIV, il faisait ses prologues mauvais et détestables à plaisir. Il
y brisait les règles même de la versification. Les platitudes, les lieux communs les
plus vulgaires, il les employait avec une intention marquée, comme pour avertir la
postérité du dégoût et de l’horreur qu’il avait pour un travail que lui imposaient les
circonstances et la soif de répandre ses talents et sa philosophie. »
Désaugiers père et fils, dans Le Médecin malgré lui, arrangé en opéra-comique (1791), introduisaient le Ça ira révolutionnaire.
À la représentation, on corrigeait ses pièces. Au panégyrique de Louis XIV, qui se trouve au dénouement de Tartuffe, les comédiens étaient obligés de substituer ces vers composés par Cailhava :
Remettez-vous, Monsieur, d’une alarme si chaude.Ils sont passés, ces jours d’injustice et de fraude,Où, doublement perfide, un calomniateurRavissait à la fois et la vie et l’honneur.Celui-ci ne pouvant, au gré de son envie,Prouver que votre ami trahissait la patrie,Et vous traiter vous-même criminel d’État,S’est fait connaître à fond pour un franc scélérat :Le monstre veut vous perdre, et sa coupable audace,Sous le glaive des lois l’enchaîne à votre place.
Il paraît que quelque sans-culotte s’était livré sur Le {p. 9} Misanthrope à un travail plus étendu et plus singulier. C’est J. Janin qui prétend avoir eu entre les mains un exemplaire du Misanthrope ainsi défiguré. Il en a relevé les principales variantes dans un feuilleton du Journal des Débats (12 août 1833). Le correcteur s’était attaché à faire disparaître le mot roi et tout ce qui a trait à la cour et à la noblesse. La chanson d’Alceste est estropiée comme il suit :
Si l’on voulait me donnerParis la grand villeEt qu’il me fallût quitterL’amour de ma mie,Je dirais, d’amour ravi, etc.
Nous remarquons, dans la scène des portraits, la variante qu’il a trouvée à ce couplet de Célimène :
Ô l’ennuyeux conteur !Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur.Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,Et ne cite jamais que duc, prince ou princesse.La qualité l’en-tête ; et tous ses entretiensNe sont que de chevaux, d’équipage et de chiens,Il tutoie en parlant ceux du plus haut étage,Et le nom de Monsieur est chez lui hors d’usage.
Le correcteur de 1793 fait dire à Célimène :
Ô l’ennuyeux conteur !Jamais on ne le voit sortir de sa splendeur.Jamais on ne l’entend citer que sa richesse.Ses fermes, ses chevaux, et sa chasse et ses chiens,Ses terres, ses maisons, font tous ses entretiens ;Le nom de citoyen est chez lui hors d’usage.Et d’être tutoyé lui paraît un outrage.
Ces deux derniers vers sont d’une fantaisie assez {p. 10} divertissante. Mais quelle valeur a ce document ? C’est ce qu’il sera impossible de déterminer, tant qu’on n’aura pas retrouvé le volume de Jules Janin.
Après cette crise effroyable, lorsque l’ordre social se raffermit, la gloire du poète
brilla du plus vif éclat. Le commencement de ce siècle-ci fut, comme dit Sainte-Beuve,
« un incomparable moment de triomphe pour Molière, et par les transports d’un
public ramené au rire de la scène, et par l’esprit philosophique régnant alors et
vivement satisfait, et par l’ensemble, la perfection des comédiens français et
l’excellence de Grandmesnil en particulier. Revenue au complet, la Comédie française
présentait alors pour les pièces de Molière : Grandmesnil, Molé, Fleury, Dazincourt,
Dugazon, Baptiste aîné, Mlles Contât, Devienne, Mlle, Mars déjà. Le vieux Préville, reparut même deux ou trois fois dans Le Malade imaginaire. Un pareil moment ne se reproduira plus jamais pour
le jeu de ces pièces immortelles. »
Les travaux sur l’auteur comique se multiplièrent. En 1802, Cailhava publiait ses études
sur Molière. Plus tard, Népomucène Lemercier démontrait, dans son Cours
analytique de littérature générale (tome II), que « l’examen des pièces de
Molière suffit à compléter la poétique de son art. »
Enfin Beffara se livrait à
ces investigations patientes qui devaient être si fécondes en résultats pour la biographie
du poète.
Les grandes éditions se succédèrent à courts intervalles. On vit paraître celles de Petitot (1812), d’Auger (1819-1825), d’Auguis (1823), de Taschereau (1823-1824), d’Aimé Martin (1824-1826). Ce retour de la France vers le plus vrai et le plus profond de ses poètes donna un nouvel élan à l’admiration de l’Europe.
Cependant, au commencement de ce siècle, sous l’influence de passions politiques et de
rancunes patriotiques, un célèbre critique allemand, Wilhelm de Schlegel, se livra contre
la comédie de Molière à des attaques qui {p. 11} firent scandale. Il n’a
fait grâce à aucun des chefs-d’œuvre de l’auteur français, ni au Tartuffe, ni au Misanthrope, ni aux Femmes
savantes : « Molière, disait-il, n’a réussi que dans le comique burlesque ;
son talent, de même que son inclination, était pour la farce… La réputation classique de
Molière maintient ses pièces au théâtre, quoiqu’elles aient sensiblement vieilli pour le
ton et pour la peinture des mœurs. C’est un danger qui menace nécessairement l’auteur
comique, dont les ouvrages ne reposent pas de quelque manière sur une base poétique,
mais sont uniquement fondés sur cette froide imitation de la vie réelle qui ne peut
satisfaire les besoins de l’imagination. »
Ces impertinents paradoxes firent sensations dans l’Allemagne, qui luttait par les armes
contre la France. Il y a toujours de ces injustices passagères entre des peuples rivaux.
Mais la vérité et l’équité ne tardent pas à reprendre le dessus. Les esprits tout à fait
supérieurs échappent même à ces entraînements. Goethe réfutait Schlegel. Son enthousiasme
pour Molière débordait dans ses entretiens avec son jeune ami Eckermann : « Molière
est si grand, disait-il, que chaque fois qu’on le relit on éprouve un nouvel étonnement.
C’est un homme unique ; ses pièces touchent à la tragédie, elles saisissent ; et
personne en cela n’ose l’imiter. Tous les ans je lis quelques pièces de Molière, de même
que de temps en temps je contemple des gravures d’après les grands maîtres italiens. Car
de petits êtres comme nous ne sont pas capables de garder en eux la grandeur de
pareilles œuvres ; il faut que de temps en temps nous retournions vers elles pour
rafraîchir nos impressions. »
Goethe et la justice l’emportèrent, et l’Allemagne, tant par ses traductions que par ses appréciations critiques, revint à Molière par un mouvement de plus en plus prononcé. Il y eut comme une adoption de ce grand génie comique par la nation. Aujourd’hui, les études sur Molière {p. 12} sont suivies en Allemagne avec un zèle égal à celui que nous déployons en France. M. Paul Lindau a publié sur Molière plusieurs ouvrages distingués. Messieurs C. Humbert, de Bielefeld, le docteur Schweitzer, H. Fritsche, W. Knœrich, R. Mahrenholtz, ont sur le poète comique une érudition spéciale approfondie, et, pour les publications qui intéressent son théâtre, ils nous ont plusieurs fois devancés.
Le prestige de Molière ne
diminuait pas aux yeux des Anglais. On se
souvient de l’anecdote de l’acteur Kemble se refusant, dans une fête que lui donnaient les
comédiens français en 1800, à admettre que Molière appartienne à la France plutôt qu’à
toute autre nation et disant : « Les petites divisions de royaumes et de siècles
s’effacent devant lui. Tel ou tel pays, telle ou telle époque n’ont pas le droit de se
l’approprier. Il appartient à l’univers. »
La critique anglaise a toujours été hautement favorable à Molière. En 1828, deux revues
qui venaient de se fonder à Londres, la Foreign Quarterly Review et l’Athenœum contiennent chacune un article qui mérite d’être cité parmi les
hommages les plus éclatants rendus à Molière par des étrangers. Celui de la Foreign Quaterly Review est de Walter Scott. Le célèbre romancier proclame Molière
le prince des poètes comiques, et, en dépit du préjugé national, si puissant dans son
pays, met sans hésitation Shakespeare au-dessous du poète français, tellement que des
critiques français ont dû faire eux-mêmes quelques réserves et convenir que Shakespeare
représente une forme de comédie toute différente, difficilement comparable, mais dans
laquelle l’auteur de La Tempête est incontestablement le premier. L’Athenœum, à propos d’une série de représentations qui avaient été données
à Londres par Mlle Mars et par des artistes français, jugeait Molière, qui avait fait en
grande partie les frais de ces représentations, avec non moins {p. 13}
d’abnégation patriotique « We certainly have in comedy no name equal
to Molière2 ».
disait l’écrivain.
Molière n’a point déchu, depuis lors, dans l’opinion du public anglais. On en eut la preuve, lorsque, deux fois la Comédie française alla en corps donner des représentations à Londres, au mois d’avril 1871 et au mois de juin 1879. Molière fit surtout les frais du répertoire ancien. En 1871, Tartuffe fut représenté 9 fois dans la capitale de la Grande-Bretagne, Le Misanthrope 4 fois, L’Avare 4 fois, Les Fourberies de Scapin 3 fois, Le Médecin malgré lui 4 fois, Le Malade imaginaire 2 fois, Le Dépit amoureux 2 fois, L’École des maris 1 fois. Voilà pour quelle part Molière contribuait à maintenir là-bas l’honneur littéraire de la France, pendant que Paris subissait les désastres de la Commune.
En 1879, son rôle ne fut pas moins important. On put constater même que ses pièces furent mieux appréciées, jugées avec plus de compétence par un public qui paraissait le connaître aussi bien qu’un public français. M. Fr. Sarcey, qui a été l’historiographe en quelque sorte officiel de cette seconde campagne, l’a constaté à plusieurs reprises.
« L’effet du Misanthrope, dit-il, a été prodigieux. Et ne croyez pas que ce fussent des applaudissements prémédités ; que tout ce monde se fut entendu pour cacher son ignorance et son ennui sous des bravos de complaisance. Non pas ; on riait aux bons endroits ; on les soulignait par ces petits murmures de satisfaction qui courent de l’orchestre aux loges, et qui ne peuvent avoir été concertés d’avance… Le Tartuffe ! Jamais je n’avais aussi bien senti que dans ce nouveau milieu où je me trouvais plongé pour la première fois, comme, dans cette pièce, tous les personnages sont toujours en scène, comme l’action se traduit aux yeux par le va-et-vient, les attitudes {p. 14} et les gestes des acteurs ; c’est peut-être la seule de nos œuvres classiques qu’il serait possible de suivre sur le théâtre sans comprendre la langue française…
Je ne comptais pas que L’Étourdi amuserait beaucoup le public anglais. Vous savez que L’Étourdi reproduit durant cinq actes et à satiété, la même situation, qui revient sous toutes les formes nouvelles. Mais, quelle que soit la variété des incidents imaginés par Molière, cette incessante répétition ne va pas sans quelque soupçon de monotonie. De plus, la pièce, qui est une des premières du maître, est souvent écrite dans une langue fertile en archasmes. Certains vers sont déjà malaisés à comprendre par nous, combien plus devaient-ils l’être pour nos voisins d’outre-Manche ! Ces réflexions étaient justes. L’événement leur a donné tort. L’Étourdi a, d’un bout à l’autre, tenu son public en haleine et a semblé le divertir fort. On m’en a donné une explication qui doit être vraie. Il paraît qu’il y a en Angleterre une pièce très célèbre et presque populaire qui a pour titre : Les Bévues de M. Martin. C’est une imitation assez prochaine, et dans quelques scènes même une traduction exacte de notre Étourdi. L’œuvre est de Dryden… Le public anglais était donc familier avec la pièce qu’il voyait représenter. Il en connaissait l’idée mère, le plan général, et bon nombre des aventures qui avaient été brodées par Molière sur ce canevas fort simple. Aussitôt qu’il apercevait, dans le lointain, venir une des bévues où tombe l’étourdi, c’étaient partout des rires qui allaient croissant, à mesure que se poursuivait la scène, et qui finissaient par une grande explosion d’hilarité quand la sottise était enfin commise et achevée. »
De même Les Fourberies de Scapin, de même le Médecin malgré lui, de même Les Femmes savantes, sont cités parmi les pièces qui ont produit le plus d’effet. Quelle force comique ne faut-il pas qu’il y ait dans ces œuvres pour qu’à deux cents ans de distance, chez un peuple {p. 15} dont les mœurs diffèrent si profondément des nôtres, elles éveillent encore de tels accès de gaieté !
Si les Anglais goûtent Molière à la scène, surtout quand d’habiles comédiens français le leur apportent chez eux, il ne paraît pas que le poète comique soit, de leur part, l’objet de recherches comparables à celles qu’il provoque en Allemagne. Shakespeare, dont la vie est, comme celle de Molière, pleine d’obscurités irritantes, les absorbe exclusivement. Il suffit à occuper l’érudition britannique.
Chez les Américains, Molière est au même niveau que chez les Anglais. Un article publié dans le North American Review, en 1828, mérite d’être placé sur la même ligne que ceux de la Foreign Quarterly Review et de l’Athenœum de la même époque, que nous citions tout à l’heure : il constate que les œuvres du poète comique jouissent aux États-Unis d’une notoriété générale. M. Prescott, l’ingénieux essayiste, M. Colmon, journaliste et voyageur, ont plus récemment établi entre Molière et Shakespeare de piquants parallèles où le génie de l’un n’est point sacrifié au génie de l’autre.
En Pologne, en Russie, la faveur de Molière n’a point diminué. On a remarqué, il est vrai, que pendant une certaine période, Marivaux, parut avoir la vogue à Saint-Pétersbourg ; mais cette faveur, cette préférence, si l’on veut, n’a tenu qu’au talent particulier de quelques-unes des actrices françaises qui charmaient la société russe : Mme Allan, Mme Plessy-Arnoult, beaucoup plus capables de jouer Sylvia ou Araminte que Célimène ou Élmire.
La Bibliographie moliéresque de M. Paul Lacroix contient la nomenclature des traductions des œuvres de Molière dans toutes les langues, en néerlandais, en danois, en suédois, en serbo-croate, en tchèque, en roumain, en grec moderne, en magyar, en arménien, en turc, en persan. A Constantinople, non seulement Molière est traduit, {p. 16} mais il est représenté. Un imprésario arménien, il y a une dizaine d’années, avait monté au centre de la ville un théâtre où George Dandin, Le Médecin malgré lui et Le Mariage forcé furent joués avec beaucoup de succès. Les rôles de femmes étaient remplis par de jeunes garçons costumés en conséquence. La traduction était l’œuvre de Véfyk Effendi, ancien ambassadeur de Turquie en France.
Aucun écrivain français (excepté peut-être La Fontaine et ses fables), n’est plus universellement répandu, aucun n’a pénétré plus avant chez des races diverses et ennemies ; aucun n’a forcé, pour ainsi dire, des idiomes plus réfractaires, n’a été imprimé avec des caractères plus variés. Les voyageurs le trouveront quelque jour chez des peuplades inconnues, aux extrémités de la terre, et verront avec surprise Les Précieuses ridicules ou Les Fourberies de Scapin représentées par des acteurs tatoués devant un parterre de Polynésiens peu vêtus.
Chez nous, la lutte, ou l’insurrection littéraire qui éclata un peu avant 1830, ne porta
à la renommée et à l’influence de Molière qu’un préjudice passager. Il fut bien moins
attaqué que Racine et Boileau ; appartenant toutefois, comme eux, au siècle de Louis XIV,
il ne put échapper entièrement à la disgrâce momentanée où tomba l’ancienne littérature.
Victor Hugo, dans le volume sur Shakespeare (1864), qui est comme le dernier manifeste de
l’école romantique, Victor Hugo, tout en reconnaissant que Molière est « presque
toujours vrai »
, ne le fait pas figurer dans la première lignée des génies. Il
lui reproche d’avoir été trop docile aux conseils de Boileau, de n’avoir pas su conserver
le style de L’Étourdi, qu’il trouve supérieur au style du Misanthrope, et de n’avoir pas écrit un assez grand nombre de scènes comme celle
du Pauvre dans Dom Juan. La vérité, c’est qu’au fond Molière
s’accommodait malaisément aux théories du romantisme ; celui-ci, on s’en souvient, ne
voulait plus {p. 17} ni tragédie ni comédie ; le drame devait remplacer
l’une et l’autre. Or, comme Molière s’est maintenu rigoureusement dans les limites du
genre comique, il était trop difficile aux novateurs de l’enrôler sous leur drapeau pour
qu’ils ne lui en gardassent point rancune.
Si quelques contestations s’élevèrent au milieu de l’effervescence du mouvement
romantique, elles n’eurent que peu d’effet sur l’opinion, et la gloire de Molière n’en fut
pas offusquée. Cette gloire sortit plus éclatante des orages littéraires, et elle
atteignit à son apogée. Un monument lui fut érigé dans Paris, honneur qui jusqu’alors
n’avait été accordé qu’à des souverains. Une fontaine ou plutôt un réservoir destiné à la
distribution des eaux dans le quartier du Palais-Royal, se trouvait placé à l’angle de la
rue Richelieu et de la rue Traversière, dans un point où la circulation est très active et
où cet angle si aigu occasionnait de fréquents accidents. Par mesure de voirie, la maison
contre laquelle était adossé le réservoir fut acquise et démolie, et sur le terrain laissé
vide, une fontaine nouvelle allait être reconstruite, lorsqu’on vint à se rappeler qu’en
face de ce terrain étaient les fenêtres de la maison où, le 17 février 1673, l’auteur du
Malade imaginaire fut rapporté mourant, où il rendit le dernier
soupir. L’idée de faire de la nouvelle fontaine un monument en l’honneur de Molière fut
émise par M. Régnier, de la Comédie française, dans une lettre du 25 mars 1837 au préfet
de la Seine. Le conseil municipal, la Chambre des députés et la Chambre des pairs, le
public, par une souscription, s’associèrent à ce projet avec enthousiasme. M. Vitet disait
devant les représentants de la France : « Sans doute il est des circonstances où le
concours de l’État non seulement ne serait pas nécessaire, mais deviendrait excessif et
donnerait aux témoignages de la reconnaissance publique trop de solennité : il est des
illustrations toutes locales, des hommes bienfaiteurs d’une contrée, d’une ville, qui ne
doivent {p. 18} être honorés pour ainsi dire qu’en famille. Mais
lorsque le mérite s’élève à une certaine hauteur, lorsque les services rendus s’étendent
à la généralité des citoyens, et par dessus tout lorsqu’il s’agit d’un de ces génies qui
sont la gloire, non d’une localité, non d’une nation, mais de l’esprit humain lui-même,
qui pourrait demander que les honneurs qu’on lui rend ne fussent qu’une affaire purement
municipale ? Un tel hommage n’aurait-il pas quelque chose d’incomplet, et l’État ne
manquerait-il pas à sa mission en négligeant de revendiquer le droit d’apporter son
tribut au nom de la société ? La question n’est donc pas de savoir si telle ville est
assez riche pour glorifier son grand homme, mais si cet homme est assez grand pour
mériter autre chose que les seuls honneurs de sa ville, et si la munificence de l’État
ne lui est pas due en quelque sorte comme le complément nécessaire de l’hommage qui lui
est décerné. »
L’inauguration du monument eut lieu le 15 janvier 1844. Elle eut tout le caractère d’une cérémonie nationale.
De très brillantes reprises du Don Juan, du Bourgeois gentilhomme, marquent la période du second Empire. M. Despois a relevé, sur les registres de la Comédie française, 2051 représentations de Molière de 1851 à 1870. Les recherches si heureuses de M. Eudore Soulié dans les archives du notariat parisien, viennent compléter celles faites par M. Beffara et par M. Jal dans les registres des anciennes paroisses. Une émulation louable et féconde s’empare de toutes les librairies importantes ; aucune ne veut laisser à ses concurrents le privilège d’une édition savante ou d’une édition de luxe.
Nous avons, depuis lors, traversé des heures critiques d’où le souvenir de Molière n’a pas été absent. Ceux qui ont assisté à la représentation diurne de la Comédie française, le 16 janvier 1871, en garderont à jamais la mémoire. On célébrait, dans Paris assiégé et bombardé, le deux cent quarante-neuvième anniversaire de la naissance de Molière.
{p. 19} On joua le Dépit amoureux et Amphitryon. Entre les deux pièces, M. Coquelin dit des stances de M. Gondinet, qui furent chaleureusement applaudies :
En quel temps serions-nous plus jaloux de nos gloires ?Il semble que jamais ton nom n’avait jetéTant d’éclat, ô poète ! Et leurs sombres victoiresNous font plus grande encor ton immortalité.
Mais ce n’est plus Paris souriant et sceptiqueQui va fêter Agnès, Alceste ou Scapin. Non,C’est Paris prisonnier, meurtri, blessé, stoïque,Qui fête le génie au bruit de leur canon…
En 1873, lorsque vint le deux-centième anniversaire de la mort de Molière, nous étions encore sous le coup des funestes événements de 1870 et de 1871. Cet anniversaire fut célébré cependant par l’initiative de M. Ballande qui organisa une sorte de jubilé au Théâtre-Italien (salle Ventadour). Un Musée de Molière fut installé dans le foyer du théâtre. Des conférences et des représentations diurnes eurent lieu du 15 au 22 mai. Du moins, la France endolorie attesta qu’elle n’oubliait pas son poète.
Les études sur Molière ont repris depuis lors avec une ardeur nouvelle, avec un zèle infatigable. Beffara, Jal, Soulié ont suscité de nombreux imitateurs. Les recherches ont été poursuivies sans relâche dans tous les dépôts, tant de Paris que de la province. Il ne serait plus exact de dire aujourd’hui que l’on ne possède pas une seule ligne de l’écriture authentique de Molière. Nous avons maintenant deux quittances, l’une de 1650, l’autre de 1656, retrouvées par M. de la Pijardière, archiviste de l’Hérault, sur lesquelles il ne semble pas qu’il puisse y avoir encore de contestation. Plus de soixante signatures de Molière sont connues. Un recueil périodique spécial, Le Moliériste, fondé par M. Monval, archiviste de la Comédie française, en 1879, et parvenu déjà à sa huitième année, centralise {p. 20}les découvertes et tient son public au courant de ce qui se produit ou se prépare sur l’auteur comique. La biographie de Molière, qui était presque toute traditionnelle et légendaire, passe peu à peu à l’état documentaire et positif.
Voilà un aperçu, à vol d’oiseau, des variations du goût et des progrès des études en ce qui concerne Molière, sa vie et ses œuvres, jusqu’à la date où nous publions ce volume, dans lequel nous avons cherché à recueillir et résumer tout le travail antérieur de l’érudition et de la critique.
CHAPITRE PREMIER.
NAISSANCE ET JEUNESSE DE MOLIÈRE §
Jean-Baptiste Poquelin fut baptisé le 15 janvier 1622. Voici la teneur de l’acte de baptême de Molière, inscrit sur les registres de la paroisse Saint-Eustache, et découvert par M. Beffara en 1821 :
Du samedi 15 janvier 1622, fut baptisé Jean, fils de Jean Pouguelin, tapissier, et de Marie Cresé (lisez Cressé), sa femme, demeurant rue Saint-Honoré ; le parrain, Jean Pouguelin, porteur de grains ; la marraine, Denise Lescacheux, veuve de feu Sébastien Asselin, vivant marchand tapissier.
Le parrain, Jean Pouguelin était aïeul paternel de Molière. Le véritable nom de cette famille était Poquelin ; mais les registres de l’état civil portent tantôt Pouguelin, et tantôt Pocquelin, Poguelin, Poquelin, Pocquelin, et même Poclin, Poclain et Pauquelin.
On remarque que l’acte de baptême ne porte que le nom de Jean, et non celui de Jean-Baptiste. Un second fils, né en 1624, ayant été baptisé sous le nom de Jean, qui était particulièrement en usage dans la famille Poquelin, le fils aîné adopta et porta tout naturellement le nom du premier saint Jean, qui est Jean-Baptiste.
Il était probablement né dans une maison de la rue Saint-Honoré, au coin de la rue des
Vieilles-Étuves. Cette {p. 22} maison s’appelait la maison ou le
pavillon des Singes. C’était une construction très ancienne, spécimen curieux du vieux
Paris, remarquable par un poteau cornier ou longue poutre sculptée représentant des singes
grimpant le long d’un oranger pour en atteindre les fruits. Démolie au mois de nivôse an X
(1802), elle fut reconstruite après avoir subi un retrait d’alignement considérable : elle
porte aujourd’hui le n° 96 de la rue, et au mois d’octobre 1876 on a placé sur sa façade
une plaque de marbre noir portant l’inscription suivante : « Cette maison a été
construite sur l’emplacement de celle où est né Molière le 15 janvier
1622. »
Il n’y a certitude que cette maison ait été habitée par Molière que pour l’année 1637. Un
extrait de l’État de la taxe des boues de la Ville de Paris pour l’année
1637 porte en effet cette mention « Maison où pend pour
enseigne le pavillon des cinges appartenant à M. Moreau et occupée par le sieur Jean
Poquelin, maître tapissier, et un autre locataire, consistant en un corps d’hôtel,
boutique et court, faisant le coin de la rue des Étuves. »
Molière en 1637 avait
déjà quinze ans. Il est possible sans doute que le maître tapissier Jean Poquelin, pendant
cet intervalle, eût déménagé, et qu’il habitât en 1622 une autre maison de la rue
Saint-Honoré. Mais la désignation reste identiquement la même dans tous les actes de cette
période « rue Saint-Honoré, paroisse Saint-Eustache »
et l’on peut, en
attendant que la preuve d’un changement de domicile soit faite, admettre que le lieu de la
naissance de Molière est à ce coin de la rue Saint-Honoré et de la rue des Vieilles-Étuves
qui se nomme maintenant rue Sauval3.
Les actes de fiançailles et de mariage de Jean Poquelin, le père de Molière, sont des 25
et 27 avril 1621. Leur contrat de mariage est antérieur de deux mois, du 22 février. Du 27
avril au 15 janvier, où Molière est né au plus tard, puisqu’il fut baptisé ce jour-là, on
compte huit mois et dix-huit jours. « Ce n’est pas le seul signe de précocité
qu’ait donné celui qui sera Molière, dit M. Loiseleur, mais c’est assurément le
premier. »
Jean Poquelin, marchand tapissier, occupait un rang {p. 23} honorable dans la bourgeoisie parisienne. Plusieurs membres de cette famille avaient fourni des juges et des consuls à la ville de Paris. En 1631, Jean Poquelin succéda à la charge de tapissier valet de chambre du roi, qui était déjà dans la maison. Jean Poquelin devint tapissier ordinaire de la maison du roi le 2 avril 1631, par la résignation de son frère, Nicolas Poquelin. Le titre de valet de chambre n’était pas encore attaché à cet emploi. La transaction ne fut définitive qu’en 1637. C’était là un de ces offices de cour qui s’achetaient moyennant finance et se transmettaient presque héréditairement. Les huit tapissiers ayant qualité de valet de chambre faisaient partie des officiers domestiques et commensaux de la maison du roi, compris aux états enregistrés par la Cour des aides. Leur service était seulement de trois mois, avec trois cents livres de gages et trente-sept livres dix sous de récompense. Le commerce recherchait et payait cher, comme on se le figure aisément, ces positions et ces titres qui ne laissaient probablement pas que d’exercer quelque prestige sur la clientèle. Jean Poquelin peut donc être considéré à bon droit comme un bourgeois notable ; aussi voit-on, quand il mourut en 1669, qu’il fut inhumé avec beaucoup d’honneur dans l’Église Saint-Eustache : service complet, assistance de M. le curé et de quatre prêtres porteurs.
Ainsi Molière naît à Paris ; il est de la lignée des esprits parisiens à laquelle
appartiennent encore Rutebœuf, François Villon, Voltaire : esprits dans lesquels l’ironie
et la passion se combinent en proportions à peu près égales, esprits fort éloignés du
mysticisme, fort peu sensibles aussi aux beautés de la nature, dont l’homme est l’unique
et profonde étude, et qui possèdent dans la langue, le style et la forme, à quelque époque
qu’ils aient vécu, une netteté et une franchise caractéristiques. Molière, par surcroît,
naît tout contre les Halles ; c’est le quartier où la saillie florissait de temps
immémorial, où les « bons becs de Paris »
soutenaient depuis Villon leur
vieille renommée. « Il n’est bon bec que de Paris »
; c’est le refrain
d’une ballade de F. Villon.
Il est d’une famille de bonne bourgeoisie ; mais, par {p. 24} une situation exceptionnelle, il se trouve placé de manière à embrasser des yeux toutes les classes, depuis la cour, où ses parents sont employés et où il sera introduit lui-même, jusqu’aux artisans et aux gens de métier qui travaillent pour son père. Cette perspective était propre à donner à l’enfant une notion variée et complète de la vie réelle. Le poste de l’observateur était bien choisi par la destinée.
Marie Cressé mourut au mois de mai 1632, à l’âge de trente et un ans, ayant donné le jour à six enfants, dont quatre lui survivaient : Jean âgé de dix ans (Molière), un autre Jean, âgé de huit ans, Nicolas, âgé de six ans, et Madeleine Poquelin, âgée de cinq ans. Ce sont les frères et sœur de Molière, qui n’ont pas joué d’ailleurs un grand rôle dans son existence.
La part que Marie Cressé laissa à chacun de ses enfants, fut de cinq mille livres, bien qu’elle n’eût reçu que 2200 livres de dot. Le commerce du tapissier avait donc grandement prospéré pendant les onze années de cette union.
L’inventaire, après décès de Marie Cressé, publié par M. E. Soulié, révèle une large aisance, un confortable et même un luxe, dont l’inventaire fait après le décès de Jean Poquelin, en 1669, ne donnera plus l’idée.
Le 30 mai 1633, juste au bout d’un an de veuvage, Jean Poquelin épouse en secondes noces Catherine Fleurette, sur laquelle on a peu de renseignements. Catherine mourut le 2 novembre 1636, trois ans après son mariage. Elle avait eu deux filles dans cet intervalle, sœurs consanguines de Molière.
Ainsi, le futur Molière fut élevé jusqu’à dix ans par une mère qui paraît avoir été une femme élégante et distinguée. Il eut ensuite une marâtre.La courte existence de celle-ci ne permet pas, toutefois, de croire que Molière, qui avait quatorze ans lorsqu’elle mourut, ait pu comme on l’a dit, peindre d’après elle la Béline du Malade imaginaire.
Jean Poquelin acheta le 30 septembre, une maison sise sous les piliers des Halles
« devant le pilori »
; mais il n’alla s’y établir que dix ans plus tard.
Il y demeura jusqu’à sa mort.
{p. 25}En 1637, Jean Poquelin assure à son fils aîné, alors âgé de près de seize ans, la survivance de la charge de tapissier et valet de chambre du roi, par provision en date du 14 décembre. C’était une formalité à remplir, et la précaution semble toute simple. Elle n’en a pas moins fait accuser l’honorable marchand d’avoir voulu exercer sur la vocation de son fils une contrainte oppressive, d’avoir voulu l’enchaîner à son métier et à son comptoir. On n’insiste plus aujourd’hui sur cette idée erronée, et l’on convient que le marchand tapissier, en assurant à son fils aîné la survivance de sa charge, se conduisait en bon père de famille.
On raconte que le goût du jeune Poquelin pour le théâtre eut l’occasion de se déclarer dès sa première jeunesse. Le grand-père de Jean-Baptiste (c’est à son aïeul paternel que l’on a longtemps attribué ce rôle, mais celui-ci étant mort en 1626, ainsi que l’a prouvé l’acte mortuaire retrouvé par M. Beffara, on a été obligé de recourir au grand-père maternel), ce grand-père, Louis Cressé, aimait dit-on, le spectacle, et il y conduisait son petit-fils. Ils allaient voir ensemble les représentations de l’hôtel de Bourgogne, et c’est là que le fils du tapissier aurait senti naître en lui le dégoût de la profession et de la boutique héréditaire, c’est là qu’il aurait eu la révélation de sa glorieuse destinée. Le fait en lui-même n’a rien que de très vraisemblable. Nous l’acceptons volontiers dans une certaine mesure. Nous croyons qu’on ne doit ni dédaigner ni rejeter absolument ces anecdotes peu authentiques qui s’efforcent de remplir les lacunes d’une biographie insuffisante. Mais, d’autre part, ce qu’il ne faut pas leur permettre, c’est de dénaturer l’aspect véritable de la vie de l’écrivain.
Les biographes qui rapportent les visites fort plausibles du jeune Poquelin au théâtre semblent dire que c’est par là que Molière enfant eut quelque vue sur le monde de la littérature et de la poésie ; ils le peignent comme un apprenti enfermé dans sa boutique et ayant, par des circonstances tout à fait fortuites, la haute fortune d’échapper un moment à des occupations abrutissantes et d’être admis à admirer l’élégant Belle-Rose ou le facétieux {p. 26} Gauthier-Garguille, qui lui apparaissaient sans doute comme des demi-dieux. Ces ornements dénaturent la tradition et présentent la jeunesse de Molière sous un faux jour.
Molière fut élevé comme un fils de famille, et il put aller au théâtre aussi tôt et aussi souvent que pas un jeune Parisien de son temps. Il ne travaillait pas dans la boutique paternelle ; il étudiait au collège. Il suivait en qualité d’externe les cours du collège de Clermont (aujourd’hui Louis-le-Grand). Molière, entré au collège de Clermont à quatorze ans, en 1636, aurait terminé ses humanités au mois d’août 1641. C’était une des plus grandes maisons d’éducation de Paris ; les Jésuites la dirigeaient ; il y avait trois cents maîtres, et quatre cents écoliers internes parmi lesquels les enfants des plus grandes maisons du royaume.
Il y fit ses humanités, comme disent ses camarades La Grange et Vinot, qui ajoutent :
« Le succès de ses études fut tel qu’on pouvait l’attendre d’un génie aussi
heureux que le sien. S’il fut fort bon humaniste, il devint encore plus grand
philosophe. L’inclination qu’il avait pour la poésie le fit s’appliquer à lire les
poètes avec un soin tout particulier. Il les possédait parfaitement. »
Parmi les élèves qui suivaient, vers la même époque que Jean-Baptiste Poquelin, les cours du collège de la rue Saint-Jacques, il faut citer Armand de Bourbon, prince de Conti, frère du grand Condé et de Mlle de Longueville ; le prince était de sept ans et huit mois plus jeune que Molière ; plus tard cependant il ne méconnut pas tout à fait, à ce que l’on dit, cet humble condisciple. Nommons encore, dans un rang moins élevé : François Bernier, le voyageur, qui fut par la suite médecin de l’empereur des Indes et qu’on surnomma le Mogol ; Hesnaut, ami du surintendant Fouquet et poète ; Chapelle, fils adultérin du maître des comptes Luillier, qui devint l’un des hommes d’esprit en renom et en faveur dans la société du XVIIe siècle.
Le conseiller Luillier était étroitement lié avec Gassendi, qu’il logea chez lui pendant longtemps. Il persuada à ce célèbre philosophe de donner des leçons à son fils. A ces leçons furent admis Bernier, Hesnaut, Jean-Baptiste {p. 27} Poquelin et le Périgourdin Cyrano de Bergerac, qui se fit une si grande réputation d’originalité. Cela se serait passé en 1640, pendant que Molière achevait sa rhétorique. C’est du moins une tradition qui n’a pas été contredite jusqu’ici.
Voilà certes une première éducation aussi complète qu’il fût possible de la recevoir alors. On a remarqué qu’elle dut avoir un caractère marqué de libre esprit. Le groupe dont nous venons de citer les noms se distingua en effet par une indépendance singulière de pensée et d’humeur : c’est une qualité qu’on ne contestera ni à Chapelle, l’épicurien, le gai vivant, le franc parleur ; ni au poète Hesnaut, qui attaquait Colbert puissant et traduisait à plaisir ce qu’il y a de plus hardi dans le De Natura rerum et dans les chœurs des tragédies de Sénèque ; ni à Bernier, qui lorsque Louis XIV l’interrogea sur le pays où la vie lui semblait meilleure, répondit que c’était la Suisse ; ni à Cyrano, l’auteur d’Agrippine : et, moins qu’à tout autre, à Jean-Baptiste Poquelin Molière.
On dit que c’est pendant ces études de philosophie que Hesnaut et Jean-Baptiste Poquelin s’enthousiasmèrent du poète latin Lucrèce et le traduisirent. Il resterait de la traduction de Hesnaut l’invocation à Vénus, refaite sans doute plus tard. On voit de même un souvenir de la traduction du jeune Poquelin dans le passage du quatrième livre sur l’aveuglement de l’amour, qu’on retrouve sur les lèvres de la douce Éliante, scène cinquième du deuxième acte du Misanthrope.
On a supposé aussi qu’à la même époque ces jeunes gens, ou du moins Poquelin et Cyrano, s’essayèrent entre eux à composer des comédies. De ces ébauches serait sorti le Pédant joué, qui fut composé à peu près vers ce temps. On expliquerait ainsi les emprunts d’une nature exceptionnelle que Molière fit plus tard à l’œuvre de son camarade ; il n’aurait fait qu’user des droits d’une ancienne collaboration. Nous dirons ce que nous pensons de ces hypothèses, lorsque nous parlerons de la pièce des Fourberies de Scapin.
Après avoir étudié la philosophie, Jean-Baptiste Poquelin étudia le droit. Le Boulanger de Chalussay, dans sa {p. 28}comédie intitulée Élomire hypocondre ou les Médecins vengés, fait parler ainsi Élomire ou Molière :
[…] En quarante, ou quelque peu devant,Je sortis du collège et j’en sortis savant ;Puis venu d’Orléans où je pris mes licences,Je me fis avocat au retour des vacances.Je suivis le barreau pendant cinq ou six mois,Où j’appris à plein fond l’ordonnance et les lois.Mais quelque temps après, me voyant sans pratique,Je quittai là Cujas et je lui fis la nique.
On peut douter, malgré ce témoignage, que le jeune Poquelin ait été reçu avocat. Bornons-nous à constater qu’il fit ses études de droit ; c’est à ces études qu’on a attribué l’exactitude avec laquelle Molière emploie dans son théâtre les termes du langage juridique. Mais il est vrai de dire que Molière, quelque autre langage qu’il parle, défie également la critique des gens du métier.
Le jeune Poquelin fit-il, pendant le deuxième trimestre de 1642, le voyage de Roussillon
à la suite de Louis XIII, en qualité de tapissier valet de chambre ? On sait que le père
Jean Poquelin, qui était de quartier pendant ce trimestre, ne quitta point Paris. On a
conclu de là que son fils aîné, survivancier de sa charge, dut le remplacer. D’autres
remarques rendent ce voyage probable. C’est à ce moment qu’il aurait connu un riche
bourgeois de Sigean, Martin Melchior Dufort, qui logea les gens de service du roi. Pendant
ce voyage, il aurait été témoin de l’arrestation de Cinq-Mars, qui eut lieu à Narbonne le
13 juin 1642. On a ajouté, mais sans preuve, que Molière rejoignit de la sorte Madeleine
Béjart, qui jouait la comédie dans le Midi. Ce qui a donné lieu à cette conjoncture, c’est
la phrase partout citée de Tallement des Réaux :« Un garçon nommé Molière quitta
les bancs de la Sorbonne pour la suivre (Madeleine Béjart) ; il en fut longtemps
amoureux, donnait des avis à la troupe, et enfin s’en mit et l’épousa. »
Cette
phrase, pleine d’inexactitudes, pourrait s’appliquer aussi bien à ce qui se passa en 1643,
comme on le verra tout à l’heure.
Cependant le premier voyage à Narbonne, du mois {p. 29} d’avril au mois de juillet 1642, peut être considéré comme très vraisemblable : les anciens Grecs n’auraient eu garde de le contester, dit M. F. Brunetière :
« Les Grecs, enfants gâtés des filles de Mémoire, […] aimaient ces sortes de rapprochements qui ne coûtent pas beaucoup en somme à la vérité de l’histoire, et qui confondaient le nom de leurs grands historiens ou de leurs grands poètes avec le souvenir des grands événements de leur vie nationale et comme ils se plaisaient à raconter que, dans cette illustre journée de Salamine, Eschyle combattant sur les vaisseaux d’Athènes, Sophocle chanta sur le rivage le péan de la victoire à l’heure même qu’Euripide naissait dans l’île, sans doute ils se fussent complus à cette image d’un Molière assistant à l’arrestation de Cinq-Mars, comme à cet autre souvenir d’un Bossuet contemplant d’un œil avide la litière qui, de ce voyage tragique, ramenait dans Paris le tout-puissant cardinal. »
Jusqu’à la date où nous sommes parvenus, c’est-à-dire jusqu’à la seconde moitié de l’année 1642, nous ne découvrons aucune manifestation sérieuse de la vocation comique qui allait éclater chez Jean-Baptiste Poquelin. Nul doute cependant que cette vocation ne se fût déjà révélée, car on n’en vient pas brusquement à monter sur la scène et à embrasser résolument la vie de théâtre, sans avoir donné quelques signes du penchant dont on est tourmenté.
Si l’on en croit Le Boulanger de Chalussay, le jeune tapissier se serait fait l’élève des charlatans du Pont-Neuf :
Chez deux grands charlatans il apprenait un rôle,Chez ces originaux, l’Orviétan et Bary,Dont le fat se croyait déjà le favori.ÉLOMIRE.
Pour l’Orviétan, d’accord, mais pour Bary, je nieD’avoir jamais brigué place en sa compagnie.ANGÉLIQUE.
Tu briguas chez Bary le quatrième emploi :Bary t’en refusa, tu t’en plaignis à moi :{p. 30} Et je m’en souviens bien qu’en ce temps-là mes frèresS’en gaussaient, t’appelant le mangeur de vipères,Car tu fus si privé de sens et de raisonEt si persuadé de son contre-poisonQue tu t’offris à lui pour faire les épreuves,Quoique dans le quartier nous connussions les veuvesDe six fameux bouffons crevés dans cet emploi.
En d’autres termes, le jeune Poquelin, emporté par la folle passion qu’il avait pour le théâtre, aurait été jusqu’à se proposer pour servir de pitre à ces charlatans. C’est là, à coup sûr, une invention absurde ; mais il est permis de deviner, à travers ces grossières et ridicules exagérations d’un ennemi, le goût déclaré dont nous cherchons les premiers symptômes. Jean Poquelin le tapissier avait deux loges et demie en la halle couverte de la foire Saint-Germain. Là, pendant la durée de la foire, Molière enfant put faire connaissance avec l’Orviétan et Bary, ou du moins manifester pour leurs parades une admiration excessive.
La Grange, dans la préface de l’édition de 1682, a constaté l’inclination que Molière eut, dès ses humanités, pour le poète Térence, et l’étude assidue qu’il en fit. Il n’est pas sans intérêt de reconnaître, suivant des conjectures plausibles, que les parades des tréteaux l’attiraient en même temps. Il n’était pas exclusif dans le choix de ses modèles et il embrassait, dès le principe, dans toute son étendue, ce domaine dont Boileau aurait voulu plus tard lui supprimer la moitié.
CHAPITRE II.
DÉBUTS À PARIS, L’ILLUSTRE THÉÂTRE §
On touchait à un moment remarquable de notre histoire, à une époque pleine d’effervescence et d’élan. Le cardinal Richelieu était mort le 5 décembre 1642, précédant de moins d’une année le roi Louis XIII dans la tombe. Le cardinal-ministre avait rendu son nom redoutable et son joug pesant. La France respira à l’aise lorsqu’il ne fut plus. Le règne d’un roi de cinq ans s’ouvrait par des victoires : les batailles de Rocroy (1643), de Fribourg (1644), de Nordlingen (1645), préparaient le traité de Westphalie. Les triomphes littéraires égalaient les triomphes guerriers. L’année 1640 avait vu représenter coup sur coup Horace, Cinna, Polyeucte : l’année 1642, La Mort de Pompée et Le Menteur ; l’année 1644, Rodogune. Le grand Corneille, âgé de trente-huit ans, était dans toute sa gloire, et, comme dit Voltaire, il élevait le génie de la nation. La génération qui se formait comptait dans ses rangs La Fontaine, qui avait vingt-quatre ans, Pascal, qui avait vingt-deux ans, Bossuet, qui avait dix-huit ans, lorsque Molière en avait vingt-trois. Marie de Rabutin-Chantal venait d’épouser, à l’âge de dix-huit ans, le marquis de Sévigné. C’est la première phalange des illustres écrivains du siècle de Louis XIV, la plus forte et la plus originale.
Jean-Baptiste Poquelin fit, en l’année 1643, le pas décisif dans la voie où son génie le poussait.
{p. 32} Voici comment cette résolution du jeune Poquelin est expliquée et appréciée par l’auteur d’Élomire hypocondre : Le Boulanger de Chalussay fait dire à Angélique, qui représente dans la pièce Madeleine Béjart :
Ce fut là que chez nous on eut pitié de toi :Car mes frères, voulant prévenir ta folie,Dirent qu’il nous fallait faire la comédie,Et tu fus si ravi d’espérer cet honneur,Où, comme tu disais, gisait tout ton bonheur,Qu’en ce premier transport de ton âme ravieTu les nommas cent fois ton salut et ta vie.
Jean-Baptiste Poquelin était donc, au dire de cet auteur, tellement tourmenté du désir de
monter sur la scène qu’il en perdait la tête et qu’on lui sauva la vie en lui en donnant
le moyen. Donneau de Vizé, un autre adversaire de Molière, s’exprimait avec plus de mesure
en 1663, dans les Nouvelles nouvelles, lorsqu’il disait : « Le
fameux auteur de L’École des Maris ayant eu, dès sa jeunesse, une
inclination toute particulière pour le théâtre, se jeta dans la comédie, quoiqu’il se
pût bien passer de cette occupation et qu’il eût assez de bien pour vivre honorablement
dans le monde. »
Il suffisait donc à ces adversaires, pour expliquer la résolution du jeune homme, de sa passion notoire pour le théâtre. Il est de plus admis communément et de tradition que Jean-Baptiste Poquelin s’était épris de Madeleine Béjart, et que son amour pour cette actrice contribua à faire éclater plus irrésistiblement encore son impérieuse vocation. C’est ce qui résulte de l’anecdote de Tallemant des Réaux qu’on a vue tout à l’heure et qui, bien qu’elle contienne diverses erreurs, sert à constater le bruit que l’aventure fit à Paris.
Il nous semble toutefois que c’est tomber dans une sorte de fadeur romanesque que de
prétendre, comme font plusieurs biographes, que c’est à cet amour que nous devons Molière.
Fontenelle dit la même chose de Corneille : « Un jeune homme mène un de ses amis
chez une jeune fille dont il était amoureux ; le nouveau venu s’établit chez la
demoiselle sur les ruines de son {p. 33} introducteur ; le plaisir que
lui fait cette aventure le rend poète, il en fait une comédie, et voilà le grand
Corneille. »
Il est puéril de supposer que la destinée des hommes supérieurs
tienne à de pareils accidents. Le génie trouve tôt ou tard occasion de se faire jour ; les
circonstances favorables qui lui donnent l’élan ne sauraient lui manquer : au besoin il
les provoque ; il n’en dépend pas. Ainsi le jeune Poquelin, transporté d’aise de monter
enfin sur un théâtre, aime la comédie et Madeleine Béjart tout ensemble, celle-ci sans
doute à cause de celle-là. Les deux passions sont d’accord ; la dominante toutefois, c’est
la première, c’est celle qui lui donnera la force de persévérer dans la voie où il
s’élance et de traverser, sans se rebuter, les épreuves qui l’y attendent. À vrai dire,
son amour pour Madeleine Béjart ne semble pas avoir été bien ardent s’il a existé (car des
critiques l’ont nié résolument) : leur liaison a toute l’apparence d’une association dont
le goût des représentations scéniques aurait été et le principe et la fin.
Jean-Baptiste Poquelin, en se faisant comédien, changea de nom, comme c’était le commun usage, et adopta celui de Molière. On ne sait ce qui détermina son choix ; ce nom de Molière était assez répandu : il avait été porté précédemment par un écrivain aujourd’hui inconnu, mais qui jouissait alors de quelque réputation, François de Molière, auteur de deux romans intitulés l’un La Semaine amoureuse et l’autre Polyxène. Un excellent danseur, ordonnateur de ballets, poète galant, musicien ordinaire de la chambre du roi, qui était en renom à cette époque, s’appelait Louis de Mollier, qu’on écrivait souvent Molière. On a fréquemment confondu ce dernier personnage avec le grand comique dont il fut contemporain. Lorsque Scarron dit, dans sa Gazette burlesque du 23 février 1655 :
Je fis chère très singulièreAvecque l’aimable Molière…La femme de Molière aussiEt sa fille, ange en raccourci,
ce n’est point, nous n’avons pas besoin de le dire, du poète comique qu’il s’agit, mais du musicien. À l’époque {p. 34} où nous sommes, celui-ci ne se doutait guère sans doute qu’un jeune étudiant qui se faisait acteur, et qui prenait un nom qui se rapprochait du sien, l’effacerait complètement et le ferait oublier de son vivant même, et à plus forte raison dans l’avenir.
Outre qu’il était presque passé en coutume de se donner, lorsqu’on montait sur les planches, une sorte de nom de guerre, Jean-Baptiste Poquelin eut probablement des motifs particuliers d’en agir ainsi. La famille des Poquelin ne put voir sans un vif déplaisir le fils aîné, qui avait reçu une éducation exceptionnelle, renoncer aux professions régulières et embrasser une carrière qui, dans les classes bourgeoises surtout, était en méchant renom. La tradition a conservé le souvenir de l’opposition que firent les parents à ce qu’ils jugeaient une folie. Perrault raconte que ces parents envoyèrent à l’enfant prodigue un ancien maître de pension pour tâcher de le faire changer de résolution ; et il ajoute que Molière, après avoir écouté les représentations de cet ambassadeur, répliqua par une si agréable peinture de la vie de théâtre qu’il séduisit celui qui le voulait convertir et l’entraîna à faire comme lui. Ces enjolivements sont suspects sans doute ; mais le fond, selon toute apparence, est véritable. Et, à ce propos, on ne se fait point faute d’accuser les Poquelin de vanité ridicule et de sots préjugés. Molière donnait par la suite raison à ses parents, si l’on en croit une anecdote qui est comme la contre-partie de celle qu’on vient de lire et que rapporte Grimarest : à l’époque où il jouissait de toute sa renommée il aurait très énergiquement dissuadé un jeune homme qui, placé dans des conditions fort semblables à celles où il s’était trouvé lui-même à ses débuts, exprimait l’intention d’embrasser la profession du théâtre. Et, en effet, il n’est que sage d’opposer à la jeunesse, que tentent ces destinées exceptionnelles, une prudente résistance ; l’opposition de la famille est surtout légitime. Ceux qui y sont réellement appelés trouveront dans leur volonté la force de surmonter les obstacles ; la conscience de la vocation et du talent, ce qu’on a quelquefois nommé « le diable au corps » leur fera braver les conseils ; quant à ceux que les obstacles arrêtent et que les remontrances {p. 35} font reculer, il n’y a qu’à se féliciter de ce résultat, car ils se trompaient assurément sur la carrière qu’ils voulaient suivre et ils n’étaient pas faits pour y réussir.
La résolution que prit Jean-Baptiste Poquelin, le fils du tapissier, de se faire comédien se manifeste premièrement à nous par la renonciation à la survivance de la charge de son père. Le 6 janvier 1643, il reçoit de son père la somme de 630 livres, tant de ce qui lui pouvait appartenir de la succession de sa mère qu’en avancement d’hoirie future de son père, le priant et requérant en outre de faire pourvoir de la charge de tapissier du roi, dont il avait la survivance, tel autre de ses enfants qu’il lui plairait et se démettant de tout droit qu’il y pouvait prétendre.
Jean-Baptiste Poquelin avait vingt et un ans, ce qui alors n’était pas l’âge de la majorité. On n’était majeur qu’à vingt-cinq ans. La survivance de la charge de tapissier du roi fut donnée par le père à son deuxième fils, également nommé Jean. L’aîné reprit la survivance après la mort de son frère en 1660.
Molière n’a jamais cessé du reste, de se qualifier, à l’occasion, tapissier, valet de chambre du roi, même après la renonciation dont nous venons de parler. Cela se voit dans plusieurs actes et contrats, notamment dans l’acte de baptême du 10 janvier 1650 à Narbonne. Le frère puîné ne fut reçu en survivance qu’en 1657 ; le père continuant ses fonctions n’avait pas jugé à propos sans doute de donner à cet arrangement de famille la sanction de démarches officielles.
Le projet de fonder un nouveau théâtre à Paris ne se réalisa pas immédiatement après la renonciation du 6 janvier. Nous avons dit déjà que les principaux associés de Molière dans ce projet étaient les Béjart. Le père de ces jeunes gens, Joseph Béjart, décéda au commencement de cette année 1643. Le 10 mars, sa veuve Marie Hervé introduisait une requête devant le lieutenant civil pour demander, en son nom et au nom de ses enfants, à renoncer à la succession de son défunt mari. Marie Hervé, mariée le 6 octobre 1615, avait eu onze ou douze enfants. Il lui en restait cinq vivants à l’époque du décès du père ; elle les {p. 36} nomme dans sa requête : Joseph, Madeleine, Geneviève, Louis, et une petite non baptisée. Joseph Béjart avait vingt-six, peut-être vingt-sept ans ; Madeleine, née en 1618, vingt-cinq ans. Geneviève Béjart, si l’on s’en rapporte à l’acte de mariage du 19 septembre 1672, n’aurait eu que onze ans, et, si l’on s’en rapporte à l’acte d’inhumation de juillet 1675, que douze ans, à cette date de 1643. Une erreur semble bien probable dans ces deux actes, car à onze ou douze ans, on ne l’aurait point fait figurer parmi les actrices de l’Illustre Théâtre. C’est elle, sans doute, qui était née le 2 juillet 16244 et elle avait alors dix-neuf ans. Louis Béjart, baptisé le 4 décembre 1630, avait à peine treize ans. Il est probable que le décès du père de ces jeunes gens retarda de quelques mois la constitution de la troupe.
Le 30 juin, le contrat de société fut passé à Paris. La troupe, avec la présomption de la jeunesse, prenait le nom de l’illustre Théâtre, l’adjectif illustre étant alors fort à la mode. Cet acte est trop important pour n’être pas donné ici textuellement.
30 juin 1643.
Contrat de société entre les Comédiens de l’illustre Théâtre.
Furent présents en leurs personnes : Denis Beys, Germain Clerin, Jean-Baptiste Poquelin, Joseph Béjart, Nicolas Bonnenfant, Georges Pinel, Magdelaine Béjart, Magdelaine Malingre, Catherine De Surlis et Geneviève Béjart, tous demeurant savoir :
Led. Beïs rue de la Perle, parse St-Gervais ;
Led. Clerin rue St-Antoine, paroisse Saint-Paul ;
Led. Pocquelin rue de Torigny, parse susdite ;
Lesd. Bejart, Magdelaine et Geneviève Bejart en lad. rue de la Perle en la maison de madame leur mère, parse susd. ;
Led. Bonnenfant en ladite rue Saint-Paul ;
Led. Pinel, rue Jean-de-Lespine, pare St-Jean en Grève ;
Lad. Magdelaine Malingre, vieille rue du Temple, pare St-Jean en Grève ;
Et lad. De Surlis, rue de Poictou, pare Saint-Nicolas des Champs ;
Lesquels ont fait et accordé volontairement entre eux les articles qui ensuivent sous lesquels ils s’unissent et se lient {p. 37} ensemble pour l’exercice de la comédie afin de conservation de leur troupe sous le titre de l’Illustre Théâtre ; c’est à savoir :
Que pour n’ôter la liberté raisonnable à personne d’entre eux, aucun ne pourra se retirer de la troupe sans en avertir quatre mois auparavant, comme pareillement la troupe n’en pourra congédier aucun sans lui en donner avis les quatre mois auparavant.
Item que les pièces nouvelles de théâtre qui viendront à la troupe seront disposées5 sans contredit par les auteurs, sans qu’aucun puisse se plaindre du rôle qui lui sera donné ; que les pièces qui seront imprimées, si l’auteur n’en dispose, seront disposées par la troupe-même à la pluralité des voix, si l’on ne s’arrête à l’accord qui en est pour ce fait envers lesd. Clerin, Pocquelin et Joseph Béjart qui doivent choisir alternativement les Héros, sans préjudice de la prérogative que tous les susd. accordent à lad. Magdelaine Béjart de choisir le rôle qui lui plaira.
Item que toutes les choses qui concerneront leur théâtre et les affaires qui surviendront, tant de celles que l’on prévoit que de celles qu’on ne prévoit point, la troupe les décidera à la pluralité des voix sans que personne d’entre eux y puisse contredire.
Item que ceux ou celles qui sortiront de la troupe à l’amiable suivant lad. clause des quatre mois tireront leurs parts contingentes de tous les frais, décorations6 et autres choses généralement quelconques qui auront été faites depuis le jour qu’ils seront entrés dans ladite troupe jusques à leur sortie, selon appréciation de leur valeur présente qui sera faite par des gens experts dont tous conviendront ensemble.
Item ceux qui sortiront de la troupe pour vouloir des choses qu’elle ne voudra, ou que lad. troupe sera obligée de mettre dehors faute de faire leur devoir, en ce cas ils ne pourront prétendre à aucun partage et dédommagement des frais communs.
Item que ceux ou celles qui sortiront de la troupe et {p. 38} malicieusement ne voudront suivre aucun des articles présents, seront obligés à tous les dédommagements des frais de lad. troupe et pour cet effet seront hypothéqués leurs équipages et généralement tous et chacuns leurs biens présents et advenir en quelque lieu et en quelque temps qu’ils puissent être trouvés.
À l’entretennement duquel article toutes les parties s’obligent comme s’ils étaient majeurs pour la nécessité de la société contractée par tous les articles ci-dessus.
Et de plus il a été accordé entre tous les dessus dits que, si aucun d’eux voulait auparavant qu’ils commenceront à monter leur théâtre se retirer de lad. société, qu’il sera tenu de bailler et payer au profit des autres de la troupe la somme de trois mille livres tournois pour les dédommager incontinent et dès qu’il se sera retiré de lad. troupe, sans que lad. Somme puisse être censée peine comminatoire. Car ainsi a été accordé entre lesd. parties promettant, obligeant chacun.
Fait et passé à Paris en la présence de noble homme André Maréchal avocat en Parlement, Marie Hervé, veuve de feu Joseph Béjart vivant bourgeois de Paris, mère desd. Béjart et Françoise Lesguillon, femme d’Étienne de Surlis, bourgeois de Paris, père et mère de lad. De Surlis, en la maison de lad. veuve Béjart devant déclarée. L’an mil six cent quarante trois le trentième et dernier jour de juin après midi et ont tous signé les présents sujets au sceau sous les peines de l’édit.
BEYS
G. CLERIN
Jean Baptiste POQUELIN
J. BÉJART
BONNENFANT
George PINEL
M. BÉJART
Magdale MALINGRE
Geneviève BÉJART
Catherine DESURLIS
A. MARESCHAL
Marie HERVÉ
Françoise LESGUILLON
DUSCHESNE
FIEFFÉ
Cet acte est du plus haut intérêt pour la biographie de Molière. Il est aussi du plus haut intérêt pour l’histoire des origines de la Comédie française. La Comédie française fut définitivement fondée, comme elle-même le constate sur sous sceau et sur ses affiches, le 25 août 1680 par la jonction des deux troupes de l’hôtel de Bourgogne et de l’hôtel de Guénégaud. L’un de ces affluents, la troupe {p. 39} de Guénégaud, n’était autre que la troupe formée par Molière, et qui, après la mort de son créateur, avait été forcée d’émigrer du Palais-Royal à la rue des Fossés-de-Nesle, en face de la rue de Guénégaud (où se trouve aujourd’hui le passage du Pont-Neuf). Or l’origine de cette troupe de Molière ne peut être fixée ni à son installation dans la salle du Palais-Royal, le 20 janvier 1661, ni à son installation dans la salle du Petit-Bourbon, le 3 novembre 1658, ni à la représentation qu’elle avait donnée au Louvre devant le roi, le 24 octobre précédent. Elle arrivait là toute constituée ; elle avait une longue existence antérieure, elle jouissait d’une réputation déjà étendue. Il faut donc en poursuivre l’origine au delà, à travers ses pérégrinations provinciales, et en arriver finalement à son véritable point de départ, à l’acte de constitution du 30 juin 1643. C’est l’une des sources d’un grand fleuve, source bien humble, mais aujourd’hui bien constatée et vérifiée.
Pour la biographie de Molière, il fixe le moment où commence réellement la carrière
théâtrale du grand comique. Cependant il ressort de l’acte lui-même que ces jeunes gens
s’étaient exercés déjà à jouer la comédie. « Les contractants, y est-il dit,
s’unissent et se lient ensemble pour l’exercice de la comédie, afin de conservation de
leur troupe sous le titre de l’illustre Théâtre. »
La troupe était donc
constituée depuis quelque temps et s’était déjà exercée, probablement dans des
représentations de société. J.-B. Poquelin s’était distingué parmi eux, puisqu’on lui
reconnaît le droit de remplir alternativement avec Germain Clerin et Joseph Béjart, le
rôle du héros dans chaque pièce.
Passons rapidement en revue les signataires de ce contrat.
Denis Beys est considéré généralement comme ne faisant qu’une seule et même personne avec l’auteur de L’Hôpital des fous et de trois ou quatre autres pièces citées dans L’Histoire du Théâtre français des frères Parfait. Si c’était le même personnage, il devait être le doyen de la troupe ; il était né vers 1610 et avait par conséquent environ 33 ans. Dans tous les actes où il figure comme {p. 40} acteur de l’Illustre Théâtre, il signe Denis Beys ou D. Beys ou Beys. Les frères Parfait nomment Charles Beys, l’auteur en question. Mais les contemporains ne lui donnent pas de prénom, et l’on peut croire que le poète et l’acteur ne sont qu’un. Beys était, à ce qu’il paraît, un bon ivrogne, et c’est le vin qui le tua. Loret, dans sa lettre du 4 octobre 1659, lui fait cette épitaphe :
Beys, qui n’eut jamais vaillant un jacobus,Courtisa Bacchus et Phœbus,Et leurs lois voulut toujours suivre.Bacchus en usa mal, Phœbus en usa bien.Mais en ce divers sort Beys ne perdit rien :Si l’un l’a fait mourir, l’autre l’a fait revivre.
Germain Clerin est fort peu connu ; il est nommé ailleurs sieur de Villars, probablement un nom de théâtre.
J.-B. Poquelin avait quitté, à ce que l’on voit, la maison paternelle. Son domicile est désigné rue de Thorigny, paroisse Saint-Paul. On a fait remarquer que Madeleine Béjart possédait une petite maison et jardin au cul-de-sac de la rue de Thorigny.
Joseph Béjart avait vingt-six ou vingt-sept ans. Il était l’aîné de Madeleine, qui était née en 1618, et Joseph Béjart, le père, avait épousé Marie Hervé en 1615. Il était déjà engagé dans le parti de la comédie et avait fait, dit-on, une tournée en Languedoc avec sa sœur Madeleine.
Geneviève ne faisait probablement qu’aborder la carrière.
Le goût du théâtre s’était développé de bonne heure dans cette famille des Béjart. Le père avait le titre de huissier ordinaire du roi ès eaux et forets de France, c’est-à-dire qu’il était huissier audiencier à la grande maîtrise des eaux et forêts, qui tenait ses séances à la table de marbre du Palais. Ce ne devait pas être un emploi assez lucratif pour élever une famille aussi nombreuse que celle que lui donna Marie Hervé. M. Soulié croit que cet huissier audiencier, frère d’un procureur du Châtelet, avait fort bien pu faire lui-même en province une tournée avec les deux aînés de ses enfants et monter {p. 41}même sur le théâtre. Il ne s’explique que comme un nom de théâtre ce nom de sieur de Belleville qui lui est donné dans le contrat de mariage d’Armande Béjart avec Molière. Mais tout cela est trop conjectural. Ce qui est certain et bon à retenir, c’est que les trois Béjart qui sont signataires du contrat du 30 juin formeront, avec J.-B. Poquelin, le noyau solide, le groupe persévérant de la troupe qui aura de si étranges destinées. Continuons notre revue des jeunes artistes de l’Illustre Théâtre.
Nicolas Bonnenfant était un clerc de procureur, qui persista fort peu de temps dans le parti où il s’engageait.
Georges Pinel, maître écrivain, empruntait à Jean Poquelin, le père, au mois de juin 1641 et le 1er août 1643, des sommes de 172 et de 160 livres. On le voit dans un autre acte signer Georges La Couture, un nom de guerre sans doute. La qualité de maître écrivain à Paris qu’il prend dans les actes d’emprunt a fait supposer qu’il était cet ancien maître de pension dont parle Ch. Perrault, que le tapissier aurait envoyé à son fils pour le dissuader d’embrasser la profession de comédien, et que le fils Poquelin aurait au contraire déterminé à s’enrôler avec lui. Mais il y a bien des motifs d’en douter. Il est à noter que le second emprunt de Pinel au tapissier, celui du 1er août, a suivi d’un grand mois son enrôlement dans la compagnie comique. Nous croyons, d’ailleurs, quel expression de maître écrivain n’a pas le sens de professeur d’écriture, mais celui d’écrivain public ou d’homme faisant des travaux d’écriture. Georges Pinel était marié, car pour l’obligation du 1er août, sa femme, Anne Pernay, souscrit avec lui.
Madeleine, ou comme elle signe, Magdale Malingre, est inconnue.
Catherine de Surlis ou Desurlis, fille aînée d’Étienne de Surlis, commis au greffe du conseil privé du roi, et de Françoise Lesguillon, devait être fort jeune en 16437. C’est pour cela sans doute que sa mère signe avec elle le contrat de constitution de l’illustre Théâtre. Elle entra plus tard au théâtre du Marais.
{p. 42} Marie Hervé signe l’acte, comme Françoise Lesguillon, non en qualité d’actrice, mais pour corroborer l’engagement de ses enfants, et particulièrement celui de Geneviève.
« Noble homme André Mareschal avocat en parlement »
est sans doute le même
bel esprit qu’on trouve désigné ailleurs avec le prénom d’Antoine. Les frères Parfait lui
attribuent, outre la Généreuse Allemande, tragi-comédie en deux
journées, huit pièces de théâtre : L’Inconstance d’Hylas (1630), La sœur Valeureuse (1633), Le Railleur (1636), Le Véritable Capitan Matamore (1637). Lisanor ou la cour
bergère (1639), Le Mausolée (1639), Le
Jugement équitable de Charles le Hardy, dernier duc de Bourgogne (1644), Papyre ou le dictateur Romain (1645). Ils constatent que dans le privilège
de L’Inconstance d’Hylas l’auteur est qualifié « Maître Antoine
Mareschal, avocat en notre cour de Parlement »
. Mais M. G. Monval8 cite un
marché authentique passé avec Pierre Rocolet imprimeur et libraire au sujet de la Généreuse Allemande, où l’auteur est appelé maître André Mareschal, avocat
en la cour de Parlement. Il cite encore la « Chrysolite ou le secret
des romans, par André Mareschal »
Paris, Du Bray, 1627, 2 vol. in-8°. On
serait tenté de croire qu’il y eut en même temps à Paris deux Mareschal, tous deux avocats
en parlement, tous deux poètes dramatiques, l’un Antoine, l’autre André ; mais c’est peu
probable. L’initiale A mal interprétée est sans doute la seule cause de cette apparente
dualité. Ce qui est certain c’est que la minute de l’acte du trente juin 1643 porte bien
en toutes lettres André Mareschal.
Les deux autres signatures sont celles d’hommes de loi.
La troupe ainsi constituée, il s’agissait d’avoir une salle pour donner des représentations. Les associés jetèrent les yeux sur un jeu de paume situé au fossé de Nesle (depuis rue Mazarine), appelé, du nom de ses premiers propriétaires, le Jeu de Paume des Mestayers. Mlle.. A. Vitu, dans un opuscule sur Le Jeu de paume des Mestayers (1883), a établi que ce jeu de paume occupait l’emplacement que représentent aujourd’hui (1891) les numéros 10, 12-14 sur la rue Mazarine, les numéros 11 et 13 sur la rue de Seine. Par bail du 12 septembre 1643, le maître paumier Noël {p. 43} Gallois leur loua ce jeu de paume moyennant un loyer annuel de 1900 livres. C’était alors une grosse somme. Ces jeunes gens ne doutaient de rien. Ils traitèrent de plus avec un maître charpentier, nommé Claude Michault, et un menuisier, nommé Jean Duplessis, pour faire construire les loges et galeries et transformer enfin le jeu de paume en salle de spectacle.
Par acte du 31 octobre, quatre « maîtres joueurs d’instruments »
furent
engagés pour former l’orchestre, moyennant vingt sous par jour chacun pendant trois
ans.
Puis, la salle ne pouvant être prête que vers la fin de l’année, les nouveaux comédiens partirent pour Rouen. La première chose qu’ils font en arrivant dans cette ville, c’est de signer, par-devant maître Cavé, notaire à Rouen, un acte de procuration donnant tout pouvoir à un mandataire non nommé de contraindre par toutes voies Noël Gallois, maître du jeu de paume du Mettayer ou des Mestayers, Michault, charpentier, et Duplessis, menuisier, à activer les travaux de la salle de Paris, afin qu’elle soit prête à leur retour. Cet acte est signé par les dix signataires du contrat du 30 juin, plus une nouvelle recrue qui signe Chaterine ou Catherine Bourgeois. Il porte la date du 3 novembre 1643.
La foire du Pardon ou de Saint-Romain s’ouvre le 23 octobre et se continue par delà la fête de la Toussaint. Les jeunes acteurs auraient donc établi leurs tréteaux à Rouen vers la fin de cette foire renommée. On manque d’autres renseignements sur leur séjour dans cette ville, où la présence de Corneille, alors dans toute sa gloire, devait les attirer. Le Menteur avait paru l’année précédente ; ce fait a mis aux champs l’imagination des érudits trop prompts aux conjectures. M. Ed. Fournier, dans son Corneille à la butte Saint-Roch, fait jouer le rôle de Dorante par Molière à Rouen ; et d’autres après lui ont été plus affirmatifs encore sur ce point.
Des critiques plus anciens avaient déjà insisté sur l’impression que Le
Menteur dut produire sur le jeune Molière. « Il est impossible, dit
Voltaire, que Molière ait vu cette pièce sans voir tout d’un coup la prodigieuse
supériorité que ce genre a sur tous les autres et sans s’y livrer entièrement. »
{p. 44}
M. François de Neufchâteau, dans L’Esprit du grand Corneille, a arrangé et développé la réflexion de Voltaire en une anecdote qu’il prétend avoir tirée du Bolœana, mais qui ne se trouve dans aucun des deux ouvrages que l’on connaît sous ce titre :
« - Oui, mon cher Despréaux, disait Molière à Boileau, je dois beaucoup au Menteur. Lorsqu’il parut… j’avais bien l’envie d’écrire, mais j’étais incertain de ce que j’écrirais ; mes idées étaient confuses ; cet ouvrage vint les fixer. Le dialogue me fit voir comment causaient les honnêtes gens ; la grâce et l’esprit de Dorante m’apprirent qu’il fallait toujours choisir un héros de bon ton ; le sang-froid avec lequel il débite ses faussetés me montra comment il fallait établir un caractère ; la scène où il oublie lui-même le nom supposé qu’il s’est donné m’éclaira sur la bonne plaisanterie ; et celle où il est obligé de se battre par suite de ses mensonges me prouva que toutes les comédies ont besoin d’un but moral. Enfin, sans Le Menteur, j’aurais sans doute fait quelques pièces d’intrigue, L’Étourdi, le Dépit amoureux, mais peut-être n’aurais-je pas fait Le Misanthrope.
— Embrassez-moi, dit Despréaux : voilà un aveu qui vaut la meilleure comédie. »
Cette anecdote a le caractère d’une pure invention. Ne dirait-on pas, en la lisant, que Molière s’est mis à écrire ses grandes comédies au lendemain de la représentation du Menteur ? Mieux instruits des commencements du poète comique, nous savons maintenant que c’est l’acteur qui s’éveilla en lui le premier et non pas l’acteur comique, mais l’acteur tragique. Les grands rôles de tragédie, les rôles de héros le tentèrent d’abord. Et il est probable que s’il a joué à Rouen dans quelque pièce de Corneille, il a fait non pas Dorante, mais Pompée, César, Auguste, Cinna. Sans doute Le Menteur fut pour lui un sujet d’admiration et d’étude, mais quand il composa Le Misanthrope, la comédie de Corneille ne pouvait plus avoir sur lui cet effet d’une révélation qu’on lui attribue. Molière s’était élevé lui-même, par degrés, au même niveau, et l’avait dépassé.
Tout ce qu’on peut considérer comme probable, c’est que le jeune acteur noua à cette époque quelques {p. 45}relations avec l’auteur du Cid, s’il lui fut possible, et qu’il en obtint peut-être des encouragements.
On ignore la durée de leur séjour dans la capitale normande. Ils étaient de retour à la
fin de décembre. Le 28 de ce mois, ils purent s’adresser à Léonard Aubry, paveur ordinaire
des bâtiments du roi, et passer avec lui un marché pour faire et parfaire douze toises de
long sur trois toises de large de pavé au devant du jeu de paume, où ils vont jouer la
comédie et pour « esplanader » les approches de ce jeu de paume afin que les carrosses y
puissent aller facilement. Léonard Aubry s’engage à travailler aux dits ouvrages dès le
lendemain et à tout rendre bien et dûment fait « dans jeudi prochain venant, pourvu
que le temps le permette »
. Le 28 décembre 1643 était un lundi ; le jeudi
suivant était le 31. Si le temps le permit et si les conditions du marché furent
exécutées, l’inauguration de l’Illustre Théâtre put avoir lieu le premier jour de l’année
1644.
Si l’on s’en rapporte à Charles Perrault, les frais de décoration et de mise en scène ne
devaient pas être considérables. On n’avait pas encore accoutumé le public à de coûteuses
magnificences. Des tapisseries formaient tout le décor et laissaient beaucoup à faire à
l’imagination. « Ces tapisseries, dit Perrault en parlant de ce qu’était le
théâtre dans les souvenirs des vieilles gens de son temps, ces tapisseries donnaient des
entrées et des sorties aux acteurs par l’endroit où elles se joignaient l’une à l’autre.
Ces entrées et ces sorties étaient fort incommodes et mettaient souvent en désordre les
coiffures des comédiens parce que, ne s’ouvrant que fort peu en haut, elles retombaient
rudement sur eux quand ils entraient ou quand ils sortaient. Toute la lumière consistait
d’abord en quelques chandelles dans des plaques de fer-blanc attachées aux tapisseries ;
mais comme elles n’éclairaient les acteurs que par derrière et un peu sur les côtés,
ce qui les rendait presque tout noirs, on s’avisa de faire des chandeliers avec deux
lattes mises en croix, portant chacun quatre chandelles, pour mettre au devant
du théâtre. Ces chandeliers, suspendus grossièrement avec des cordes et des poulies
apparentes, se haussaient et se {p. 46}baissaient sans artifice et par
main d’homme, pour les allumer et les moucher. La symphonie était d’une flûte et d’un
tambour, ou de deux violons au plus. »
Telle était la scène ; figurez-vous
maintenant la salle : une galerie courant de chaque côté et formant les loges où le prix
des places était de dix sols, le parterre debout où l’on payait cinq sols ; voilà à peu
près dans quelles conditions on jouait alors la comédie. Les représentations, quoiqu’elles
fussent éclairées par les chandelles, avaient lieu l’après-midi, et non le soir. La porte
était ouverte à une heure, on commençait à deux heures, et l’on finissait entre quatre et
cinq.
Le succès ne fut pas brillant. L’auteur d’Élomire hypocondre fait dire à Élomire (Molière), racontant ces commencements difficiles :
Donc, ma troupe ainsi faite, on me vit à la têteEt, si je m’en souviens, ce fut un jour de fête,Car jamais le parterre, avec tous ses échos,Ne fit plus de ah ! ah ! Ni plus mal à propos.Les jours suivants n’étaient ni fêtes ni dimanches,L’argent de nos goussets ne blessa point nos hanches,Car alors, excepté les exempts de payer,Les parents de la troupe et quelque batelier,Nul animal vivant n’entra dans notre salle.
La détresse où nous verrons tomber la malheureuse troupe nous oblige à donner crédit à
ces informations malveillantes. Madeleine Béjart n’était pourtant pas sans talent.
Tallemant des Réaux en témoigne : « Je ne l’ai jamais vue jouer, dit-il, mais on
dit que c’est la meilleure actrice de toutes… Elle a joué à Paris, mais ç’a été dans une
troupe qui n’y fut que quelque temps. Son chef-d’œuvre c’était le personnage
d’Épicharis, à qui Néron venait de faire donner la question. »
Ce
personnage appartient à une pièce intitulée La Mort de Sénèque,
de Tristan l’Hermite, imprimée en 1645.
Et plus tard La Fontaine la louait en ces termes :
Nymphe excellente dans son art,Et que pas une ne surpasse.
La troupe obtint l’autorisation de se dire « entretenue par Son Altesse Royale
(Gaston d’Orléans) »
. Ce fut le {p. 47} premier des divers
patrons sous lesquels elle se plaça avant de devenir la troupe du roi. Elle fut sans
doute maigrement entretenue par ce prince, et ce titre honorable ne lui fut pas d’une
grande utilité.
Un acte notarié du 28 juin contient l’engagement d’un danseur nommé Daniel Mallet, demeurant habituellement à Rouen. Il entre dans la troupe de l’illustre Théâtre moyennant trente-cinq sous par jour, jouant ou ne jouant pas, et quarante, c’est-à-dire cinq sous de plus, les jours où il jouera. Les comédiens énumérés dans l’acte sont : Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, Germain Clerin, Nicolas Desfontaines, Georges Pinel et Madeleine Malingre. C’est la première fois que le nom de Molière apparaît. La signature est « de Molière » ; on ne connaît point d’autre pièce signée ainsi, sans les initiales J-B. P., et avec la particule. On peut remarquer l’absence de tous les Béjart.
L’acte d’engagement du danseur porte le nom d’un nouveau sociétaire, le poète Nicolas Desfontaines, qui, paraît-il, s’était enrôlé dans la jeune troupe. Les historiens du Théâtre Français citent au moins onze pièces de ce poète antérieures à 1645 ; il put accroître le répertoire du nouveau théâtre. Il donna en 1644, d’après les frères Parfait : Perside ou la suite d’Ibrahim Bassa, tragi-comédie, et Saint Alexis ou l’illustre Olympie, tragédie. L’année suivante, deux pièces également : Le Martyre de Saint-Eustache, tragédie, et L’illustre Comédien ou Le Martyre de Saint-Genest, tragédie (antérieure d’un an à la célèbre tragédie de Rotrou). Cet écrivain obscur est un de ceux qui, dans les titres de leurs ouvrages, abusèrent davantage du mot illustre. L’Illustre Théâtre était donc bien fait pour lui, et les quatre pièces que nous venons de citer furent, selon toute apparence, représentées par Molière et ses compagnons.
Deux autres actes, l’un du 1er juillet 1644, l’autre du 9 septembre, signalent l’engagement de deux nouveaux acteurs, l’un nommé Philippe Millot, l’autre Pierre Dubois, « maître brodeur ». D’autre part, Nicolas Bonnenfant, le clerc de procureur, s’est déjà retiré de la troupe.
L’acte du 9 septembre est relatif à un prêt de onze cents livres fait par messire Louis Baulot, prêt destiné {p. 48} tant à payer des pièces achetées aux auteurs, notamment le Scévole de Pierre du Ryer, la Mort de Crispe, de Tristan l’Hermite, qu’à acquitter le loyer de la salle. Quinze ans plus tard, la troupe, établie au Petit-Bourbon, jouait encore les deux tragédies mentionnées dans l’acte de 1644. ainsi qu’on le voit par le registre de La Grange à la date des 5, 7, 18 juin, 15 juillet, 7, 9 octobre 1659.
Voici donc sept pièces que nous savons ou pouvons croire représentées par la jeune troupe : La Mort de Sénèque, de Tristan, La Mort de Crispe, du même, le Scévole, de du Ryer, les quatre pièces de Nicolas Desfontaines très probablement. Ajoutons-y un Artaxerce du poète Magnon, imprimé en 1645, et portant expressément qu’il a été représenté sur L’Illustre Théâtre. En tout huit pièces ; c’est un aperçu du répertoire des compagnons de Molière. Ce sont, comme vous voyez, toutes grandes tragédies. La tragédie était alors en plus grand honneur que la comédie. Pierre Corneille avait fait paraître tous ses chefs-d’œuvre : Le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte, La Mort de Pompée. Ces grandes œuvres dominaient l’esprit public. Les poètes de second ordre renchérissaient tant qu’ils pouvaient sur l’emphase cornélienne. Ces rôles du héros, que se partageaient Joseph Béjart, Germain Clerin et Molière, étaient des rôles pompeux, solennels, boursouflés. Molière s’efforçait d’y plier sa nature en dépit d’elle-même. Pour dompter la volubilité de sa parole, si contraire à la déclamation des tirades ampoulées, il fit de tels efforts qu’il lui en resta une sorte de hoquet qu’il garda jusqu’à la fin de ses jours. On aurait droit de s’étonner que le futur auteur de Sganarelle et du Médecin malgré lui eût été entraîné d’abord si loin de son génie véritable, si l’on ne savait combien c’est là une méprise fréquente et commune. Bien difficilement il renonça à son illusion, et ce n’est qu’à force de chutes, de tentatives douloureuses, de rebuts et d’insuccès qu’il fut contraint d’arracher le laurier tragique de son front, et qu’il consentit à entrer dans la voie où la gloire l’attendait.
Le nouveau théâtre, cependant, se débattait contre la fortune ennemie ; il demeura au Jeu de paume des Mestayers jusqu’à la fin de l’année 1644. Est-ce à l’année 1644 ou {p. 49} à 1645 que se réfèrent les stances adressées (par un anonyme) au duc de Guise sur les présents qu’il avait faits à toutes les troupes, qu’on trouve dans un Recueil de diverses poésies imprimé en 1646 ? Déjà, dit l’auteur de ces vers, qui était probablement un comédien oublié dans la distribution.
Déjà, dans la troupe royale,Beauchateau, devenu plus vain,S’impatiente, s’il n’étaleLe présent qu’il a de ta main.La Béjart, Beys et Molière,Brillants de pareille lumière.M.’en paraissent plus orgueilleux ;Et depuis cette gloire extrême,Je n’ose plus m’approcher d’euxSi ta rare bonté ne me pare de même.
À quelle époque exactement le duc de Guise fit-il ce partage de sa garde-robe ? Est-ce dans l’été de 1644, avant de suivre le duc d’Orléans dans la campagne où le prince s’empara de Gravelines ? Est-ce l’année suivante, avant la campagne de 1645 ? On peut hésiter entre ces deux années. On s’explique aisément la part que Molière et ses compagnons avaient eue dans la distribution. Le comte de Modène, dont on sait les relations avec Madeleine Béjart, était premier gentilhomme du duc de Guise. Le poète Tristan l’Hermite auteur de La Mort de Sénèque et de La Mort de Crispe citées ci-devant était attaché à la maison de ce prince. On trouverait étonnant aujourd’hui que les principaux acteurs de Paris se trouvassent si honorés d’avoir part à une distribution d’habits. Mais alors les habits des grands seigneurs avaient un prix considérable, et ces sortes de libéralités étaient d’ailleurs, depuis les temps féodaux, le moyen le plus usuel de récompenser les artistes ou les poètes qui avaient plu.
Le Jeu de paume des Mestayers n’avait pas été favorable aux débutants. Gomme toujours, ils attribuèrent leur mauvaise chance à la situation du local qu’ils avaient choisi. Ils résolurent de transporter leur théâtre à l’autre extrémité de la ville, sur la rive droite.
{p. 50}Le 19 décembre 1644, Jean-Baptiste Poquelin, tant en son nom que comme se faisant fort de la compagnie de l’Illustre Théâtre, se désista du bail passé avec Noël Gallois. Leur séjour d’une année au faubourg Saint-Germain se réglait par une dette de deux mille six cents livres, ainsi qu’il résulte des actes publiés par M. Eud. Soulié.
Molière et ses compagnons ne se découragèrent pas. Ils louèrent un autre jeu de paume, celui de la Croix-Noire, situé rue des Barrés, ayant issue sur le quai des Ormes, au port Saint-Paul. Ils passent pour cela, à la date du 20 décembre, un marché avec le maître charpentier Girault, qui s’engage à livrer la nouvelle salle pour le 8 janvier suivant. C’est donc vers cette époque, si le charpentier fut exact, que les représentations de l’Illustre Théâtre purent recommencer. Molière, pour se rapprocher de sa nouvelle salle, alla habiter au coin de la rue des Jardins-Saint-Paul.
Le spectacle se trouvait ainsi dans le voisinage de la place Royale, qui était alors le quartier aristocratique, et dans le voisinage du quartier de l’Arsenal.
Ce déplacement ne changea guère la fortune de l’Illustre Théâtre. Les recettes ne furent
pas plus brillantes au port Saint-Paul qu’au faubourg Saint-Germain. Les fournisseurs
n’étaient pas payés ; Jean-Baptiste Poquelin, sieur de Molière, répondant pour tous, fut
arrêté et emprisonné au Grand-Châtelet au commencement du mois d’août 1645, en vertu d’une
sentence donnée par les juges consuls par défaut contre lui, au profit d’Antoine Fausser,
maître chandelier, et faute de payement de la somme de cent quinze livres d’une part, et
de vingt-sept livres d’autre part. Le lieutenant civil Dreux d’Aubray ordonna sa mise en
liberté à sa caution juratoire pour six mois ; mais d’autres créanciers intervinrent.
François Pommier, qui s’est obligé pour eux, demande que Molière soit maintenu sous les
verrous. Un linger nommé Dubourg obtient un décret de prise de corps. Le 4 août, le chef
des comédiens de l’Illustre Théâtre est encore au Grand-Châtelet. Le paveur Léonard Aubry,
avec qui nous avons vu les comédiens traiter, le 28 décembre 1643, consentit à se rendre
pleige caution pour Jean-Baptiste Poquelin de {p. 51} Molière. Le 13
août celui-ci est en liberté et s’oblige, avec ses compagnons, à acquitter, garantir et
indemniser le maître paveur. Ils sont assemblés « au jeu de paume de la
Croix-Noire, six rue de la Barée (des Barrés), proche l’Ave
Maria »
. La troupe est alors en décadence manifeste. Elle ne se dit plus
« entretenue par Son Altesse Royale »
. Elle ne se compose plus que de
sept acteurs et actrices. Denis Beys, Georges Pinel, Nicolas Desfontaines,
Madeleine Malingre, Catherine De Surlis, se sont retirés. Il reste Germain Clerin, Joseph
Béjart, Molière, Catherine Bourgeois et un nommé G. Rabel, qui apparaît ici pour
la première fois.
Les comédiens ne purent s’acquitter envers Léonard Aubry, car on voit Jean Poquelin, le père, s’engager à lui payer, en l’acquit de son fils aîné et à sa prière, la somme de trois cents livres, par promesse du 24 décembre 1646, et Léonard Aubry donner quittance du dernier et parfait payement de ladite somme le 1er juin 1649.
Les pauvres comédiens de l’Illustre Théâtre repassèrent-ils la Seine, comme on le dit communément, et retournèrent-ils jouer au faubourg Saint-Germain, carrefour Buci, dans un jeu de paume dit de la Croix-Blanche ? Grimarest cite le jeu de paume de la Croix-Blanche, mais sans parler du jeu de paume de la Croix-Noire, de sorte qu’on peut supposer qu’il commet une erreur de nom.
Le Boulanger de Chalussay, dans Élomire hypocondre, fait dire à Élomire (Molière), racontant les déboires de sa jeunesse :
N’accusant que le lieu d’un si fâcheux destin,Du port Saint-Paul je passe au faubourg Saint-Germain…
Mais il ne parle pas non plus du jeu de paume des Mestayers, il ne cite que deux stations ; on pourrait croire qu’il en a simplement interverti l’ordre. M. A. Vitu pense que cette troisième station n’a point existé, et M. Eudore Soulié avoue n’avoir rien trouvé, dans les documents, de relatif à ce troisième séjour.
La première période de la vie théâtrale de Molière se limite donc certainement à une année et demie, et {p. 52} peut-être à deux années. Molière s’y jette à corps perdu. Il est en tête de la troupe ; il prend la plus grosse part de responsabilité, et subit les plus graves conséquences de la défaite, défaite d’autant plus cruelle qu’elle avait la famille pour témoin, et qu’il dut, en somme, pour se tirer d’affaires, recourir à son père Jean Poquelin, qui du reste ne lui fit pas défaut.
Molière ne trouva donc point la voie facile, unie et fleurie : il fut dès les premiers pas rudement averti de l’âpreté de la route où il s’engageait. Il connut immédiatement ces premières blessures qu’infligent presque également la moquerie ou l’indifférence du public. Mais il n’était pas de ceux qui se découragent et se rebutent. Il n’avait pas fait, comme on le dit d’ordinaire, un de ces coups de tête qui sont toujours suivis d’un prompt repentir. Une telle conduite n’est pas dans son caractère ; Molière est l’homme qui sait où il va et qui ne livre rien au hasard. En entrant dans la carrière du théâtre, il y portait une volonté arrêtée et une ambition résolue ; rien ne devait le faire reculer.
La jeune troupe prit bravement son parti. Paris ne voulait pas d’elle ; elle quitta Paris
et alla demander à la province, moins exigeante, un plus favorable accueil. L’esprit
d’aventure venait volontiers en aide, à cette époque, au goût de la comédie. Corneille
n’avait-il pas raconté avec quelque complaisance dans L’Illusion, les
escapades et les fortunes diverses du comédien Clindor ? Scudéry n’avait-il pas montré M.
de Blandimare à la poursuite de son neveu Belle-Ombre, s’enrôlant dans la troupe
après avoir entendu « une églogue pastorale de l’auteur du Trompeur
puni »
(Scudéry lui-même) ? Scarron allait écrire son Roman
comique, comme l’espagnol Rojas avait écrit son Viage
entretenido ; tous deux ont reproduit, dans ces étranges peintures, un côté fantasque
des mœurs de leur temps ; tous deux ont retracé une page bizarre de l’histoire morale de
leur pays.
CHAPITRE III.
DÉPART. LES COMÉDIENS DE M. LE DUC D’ÉPERNON §
Les comédiens durent quitter Paris dans les derniers mois de 1645 ou au commencement de 1646. On n’a point la date précise. On ne sait non plus quels étaient les acteurs qui composaient la troupe au moment de ce départ. Le dernier acte souscrit en commun par les comédiens de l’Illustre Théâtre offre sept signatures ; celles de quatre acteurs : Béjart, Poquelin, Germain Rabel, Germain Clérin ; et de trois actrices : Madeleine et Geneviève Béjart et Catherine Bourgeois.
De Germain Rabel et de Germain Clérin, nous n’entendrons jamais plus parler, de Catherine Bourgeois non plus. Furent-ils du premier voyage ? Ou furent-ils remplacés par d’autres ? On n’en peut rien dire.
Lorsque nous avons écrit l’introduction de notre première édition des œuvres de Molière, on ne savait presque rien sur les pérégrinations de Molière en province. Depuis lors, l’érudition a pris à tâche de rechercher partout les traces de la troupe nomade et déjà, elle en a reconstitué en partie l’itinéraire capricieux. Deux sortes d’actes ont servi particulièrement dans ces recherches : d’abord les requêtes ou permissions enregistrées par le bureau des villes : car avant d’installer leur théâtre dans quelque jeu de paume, manège ou grange, les comédiens étaient obligés de demander permission aux autorités municipales. Celles-ci leur imposaient d’ordinaire certaines {p. 54} conditions : un maximum pour le prix des places, fixé le plus souvent à cinq sous pour le parterre et dix sous pour la galerie ; puis une représentation au profit des hospices.
Une autre sorte d’actes n’a pas été moins utile pour suivre les comédiens à la trace ; ce sont les actes de baptême. Les comédiennes de la troupe étaient d’une singulière fécondité. L’enfant était baptisé où il naissait, et les camarades étaient parrains ou témoins. On constate ainsi, grâce aux registres de paroisse, la présence de la troupe dans la ville. Ce sont les cailloux blancs que le Petit-Poucet semait le long de sa route pour retrouver la maison paternelle. Au moyen de ces deux sortes de documents exhumés des archives des principales villes du Midi, nous pouvons suivre la troupe, ou du moins ne pas la perdre de vue trop longtemps.
C’est le commencement qui est le plus obscur. Voici les indications que l’on possède sur ce qui suint la chute de l’Illustre Théâtre.
Parmi les poètes, tombés aujourd’hui dans l’oubli, dont Molière et les Béjart avaient représenté les ouvrages pendant leur établissement à Paris, il faut citer Jean Magnon, M. Magnon, un des favoris du Parnasse, comme dit Loret, un auteur alors estimé, qui avait fait jouer sur l’Illustre Théâtre son Artaxerce, qui n’est pas une tragédie à dédaigner. Cela créa entre Molière, les Béjart et le poète bourguignon, des relations qui furent très durables, puisque quatorze ans plus tard les mêmes comédiens, de retour à Paris, représentèrent de lui une Zénobie qui fut sa dernière œuvre tragique.
Or, ce Magnon dont l’Artaxerce avait été imprimé en 1645, fit imprimer
en 1646 une tragi-comédie de Josaphat dont l’épître dédicatoire est
adressée au gouverneur de Guyenne, au deuxième duc d’Épernon. Et dans cette dédicace il y
a un passage ainsi conçu : « Cette protection et ce secours, monseigneur, dit-il,
que vous avez donnés à la plus malheureuse et l’une des mieux méritantes comédiennes de
France, n’est pas la moindre action de votre vie, et, si j’ose entrer dans vos
sentiments, je veux croire que cette générosité ne vous déplaît {p. 55} pas. Tout le Parnasse vous en est redevable, et vous rend grâce par ma bouche. Vous
avez tiré cette infortunée d’un précipice où son mérite l’avait jetée, et vous avez
remis sur le théâtre un des beaux personnages qu’il ait portés. Elle n’y est remontée,
monseigneur, qu’avec cette belle espérance de jouer un jour dignement son rôle dans
cette illustre pièce où, sous des noms empruntés, on va représenter une partie de votre
vie. »
On s’est demandé quelle était cette actrice que le duc d’Épernon avait tirée d’un précipice, et la réponse presque unanime des écrivains qui ont cherché le mot de cette énigme a été qu’il s’agissait ici, selon toute vraisemblance, de Madeleine Béjart. Mais quand le duc d’Épernon eut-il l’occasion de venir au secours de Madeleine ? Cela se rapporte-il à des aventures plus anciennes que la fondation de l’Illustre Théâtre, à des infortunes qui auraient marqué les courses de la Béjart antérieures à 1643 ? Ou bien la protection du duc se serait-elle manifestée un peu avant l’impression du Josaphat, dont l’achevé d’imprimer est du 12 octobre 1646 ?
À bien lire le passage de Magnon, c’est ce dernier cas qui parait probable :
« Tout le Parnasse vous en rend grâce, elle n’y est remontée, etc. »
sont des
expressions qui n’indiquent pas des faits éloignés de plusieurs années. Ce serait donc
dans la première année des pérégrinations de la troupe que le duc aurait secouru la
comédienne. Madeleine Béjart, Molière par conséquent, et les autres Béjart, auraient été à
Bordeaux pendant cette année.
Autre renseignement de même nature. M. Henri Chardon9 a relevé dans la préface d’une pièce
contemporaine Papyre ou le dictateur romain par André ou Antoine
Mareschal (voyez ce que nous avons dit plus haut de cet auteur et de son double prénom)
quelques lignes qui peuvent servir à fixer l’époque où Molière devint comédien du duc
d’Épernon, gouverneur de la Guyenne. Cette pièce fut achevée d’imprimer à la date du 28
avril 1646, et le privilège du roi accordé au libraire Quinet pour {p. 56} cinq ans est du 9 février précédent. Or dans la dédicace de sa pièce, l’auteur dit au
duc d’Épernon : « Quand votre bouche n’aurait pas avec joie accepté le don que je
lui ai fait avec crainte et respect de cette pièce de théâtre pour la faire passer
heureusement de vos mains libérales en la bouche de ces comédiens destinés seulement aux
plaisirs de votre Grandeur et dont la troupe, que vous avez enrichie par des présents
magnifiques autant que par d’illustres acteurs, se va rendre, sous vos faveurs et sous
l’appui de votre nom, si pompeuse et célèbre qu’on ne la pourra juger indigne d’être à
vous […] la raison seule m’obligeait d’adresser un des plus grands héros et des plus
vertueux de l’ancienne Rome à un des plus généreux, des plus nobles et des plus parfaits
de notre siècle. »
Ces quelques lignes confirment les allusions de la dédicace du Josaphat
de Magnon ; elles y ajoutent en laissant voir que la protection du gouverneur de la
Guyenne n’avait pas eu pour objet seulement Madeleine Béjart, mais aussi ses camarades,
puisqu’il avait enrichi sa troupe « par des présents magnifiques autant que par d’illustres acteurs »
. Elles constatent que cet enrôlement
des fondateurs de l’illustre Théâtre dans la troupe de Bernard de Nogaret d’Épernon eut
lieu dans les premiers mois de l’année 1646, au plus tard.
Elles rendent aussi moins vraisemblable ce qu’on avait cru pouvoir supposer d’une
rencontre possible entre Scarron à la veille de composer son Roman
comique et la troupe de l’Illustre Théâtre voyageant dans l’ouest de la France
pendant ces premiers mois de 1646. Cette troupe n’aurait donc point mené la vie de
comédiens de campagne à cette époque ; la Béjart et ses compagnons auraient été
directement de Paris en Guyenne se joindre à une troupe déjà constituée et y prendre de
nouveaux rôles. Il convient de renoncer à cette imagination amusante qu’on s’était faite
de rattacher plus ou moins légèrement le roman comique de Molière à celui de Scarron.
Séduit par ce rapprochement, on avait fait glisser un peu trop Molière à ses débuts dans
la bohème pittoresque et triviale ; le fait intéressant qui ressort de ces rectifications,
c’est {p. 57} qu’il resta toujours dans la haute société de son
temps. Tout ce qu’on est en droit de retenir du burlesque tableau de l’auteur du Roman comique c’est quelque idée générale du milieu étrange où Molière
allait faire un nouvel apprentissage. Quoique Scarron, par une naturelle tendance, peignît
en laid plutôt qu’en beau, et que les scènes qui ont pour Théâtre Le Tripot
de la biche soient poussées souvent à la caricature, nous apercevons distinctement
dans ce récit fictif la rudesse des mœurs de province, l’absence à peu près complète de
police, l’impertinence seigneuriale et la brutalité soldatesque, et, au milieu de ces
mœurs grossières et batailleuses un épanouissement de l’individu, un relief vigoureux
du caractère. La protection des lois, cette ubiquité du gouvernement que nous voyons à
présent, n’existait guère, ou du moins, ne se faisait que bien faiblement
sentir. Rappelez-vous l’entrée en matière : ces comédiens qui arrivent à la débandade,
« un pied chaussé et l’autre nu »
, fuyant la vengeance des fusiliers de
l’intendant, « à cause d’une disgrâce qui leur est arrivée à Tours, où leur étourdi
de portier a tué un de ces fusiliers »
. C’étaient là les accidents journaliers
de cette vie nomade. On y respirait un air libre que nous aurions peine à
supporter aujourd’hui. Les mots avaient aussi un accent plus sonore, et la franchise
dépassait souvent les limites de ce qui nous paraîtrait tolérable. Si l’on trouve parfois
dans le dialogue de Molière un peu de crudité et de verdeur, on n’en est pas surpris, en
se reportant au temps où il vécut ; s’il y a lieu de s’étonner au contraire, c’est
bien plutôt du progrès qu’il fit faire au style et aux mœurs de la comédie.
« Je suis un gentilhomme d’une maison assez connue dans la province, dit dans le
Roman comique Léandre à Destin ; j’espère un jour d’avoir pour le
moins douze mille livres de rente, pourvu que mon père meure ; car encore qu’il y ait
quatre-vingts ans qu’il fait enrager tous ceux qui dépendent de lui ou qui ont affaire à
lui, il se porte si bien qu’il y a plus à craindre pour moi qu’il ne meure jamais qu’à
espérer que je lui succède un jour en trois fort belles terres qui font tout son
bien. »
Voilà ce qu’on {p. 58} peut appeler parler sans
feinte. Molière exprimera bien les mêmes sentiments dans sa première comédie :
Votre père fait voir une paresse extrêmeÀ rendre par sa mort tous vos désirs contents.(L’Étourdi, Acte II, scène 1.)
Mais il met ces paroles dans la bouche d’un valet, et d’un valet dont son maître est obligé de tout entendre, de sorte que dans cette rudesse même on peut voir une leçon morale. Molière est déjà loin de Scarron, et pourtant il est vrai de dire que l’on ne souffrirait pas de nos jours sur la scène l’expression de pareils sentiments, quelque soin que l’auteur prît d’ailleurs de les atténuer ou de les condamner.
Les quelques lignes de la préface du Dictateur romain répondent aussi à l’objection que l’on pouvait tirer de ce que rien dans les archives de Bordeaux ne révèle la présence des fugitifs de Paris ; que la correspondance administrative du duc d’Épernon avec les jurats, compulsée avec soin par M. Arnaud Detcheverry, ne contient pas un seul passage pouvant se rapporter à eux ; que, de plus, Bordeaux pendant la plus grande partie de cette année, de janvier à octobre, fut désolé par la peste. André Mareschal a soin de nous avertir que ces comédiens du duc d’Épernon étaient destinés seulement aux plaisirs de Sa Grandeur. Rien d’étonnant que leur présence à Bordeaux ait passé inaperçue ; ils n’y firent peut-être point de séjour, divertissant le gouverneur et sa petite cour dans un de ses châteaux.
Aussi
n’accueillons-nous point, au moins pour ce moment, la tradition relative à une tragédie de
la Thébaïde ou d’Étéocle et Polynice que Molière
aurait joué dans cette ville. L’éditeur Bret, en 1773, met cette tradition au compte de
Montesquieu. L’éditeur de Racine, Germain Garnier, en 1807, disait encore :
« Plusieurs personnes ont entendu raconter à Montesquieu un fait qui passait pour
constant à Bordeaux, etc. »
Le fait se
rattachait naturellement à une autre anecdote d’après laquelle Molière passait pour avoir
donné à Racine {p. 59}le sujet de sa première tragédie. Quand Racine dit, dans la préface de sa Thébaïde : « Quelques vers que j’avais faits tombèrent par hasard
entre les mains de quelques personnes d’esprit ; ils m’excitèrent à faire une
tragédie et me proposèrent le sujet de la Thébaïde. »
Ces
quelques personnes d’esprit, ce serait Molière tout simplement. Grimarest raconte
l’anecdote dans sa Vie de Molière, en 1705. La Grange-Chancel la
confirme dans la préface de ses œuvres (1735), avec d’autant plus d’assurance que le temps
s’éloigne davantage. « J’ai ouï dire à des amis particuliers de M. Racine, que
lorsqu’il lit sa Thébaïde, dont Molière lui avait donné le plan,
etc. »
Voltaire surenchérit là-dessus dans sa Vie de Molière.
Il fournit de sa propre imagination un prêt de cent louis de Molière à Racine. Ainsi
croissent les légendes, un trait s’ajoutant à l’autre.
Les lettres de Racine à l’abbé Le Vasseur démolissent cette légende. On y voit que Racine destinait d’abord sa tragédie, non pas à la troupe de Molière mais à celle de l’hôtel de Bourgogne ; qu’elle fut même promise sur les affiches de celle-ci (lettre de décembre 1663), mais seulement après trois autres pièces. Le jeune auteur impatient porta sa pièce à Molière, qui la joua le 20 juin 1664. Il fit cette première fois faux bond à l’hôtel de Bourgogne comme deux ans plus tard il faussa compagnie à Molière. Il est évident que le poète ne croyait avoir envers l’un ou l’autre de ces théâtres aucun engagement particulier, aucune dette personnelle.
Que Molière ait fait représenter une tragédie à Bordeaux en 1646, c’est tout à fait invraisemblable. La troupe fit peut-être, il est vrai, d’autres séjours en cette ville, pendant les trois ou quatre années qui suivirent ; mais l’anecdote de Molière poète tragique reste à l’état d’hypothèse pure ; rien n’est venu la confirmer jusqu’ici.
On voit que l’année 1646 ne nous offre que des indications assez vagues.
En 1647, les renseignements deviennent un peu plus positifs. M. Jules Rolland, dans son Histoire littéraire d’Albi, a publié des documents dignes d’attention. Le premier de ces documents est une lettre adressée aux {p. 60}consuls d’Albi par le comte de Breteuil, intendant de la province du Languedoc. Voici cette lettre :
« Messieurs, étant arrivé en votre ville10, j’ai trouvé la troupe des comédiens de M. le duc d’Épernon, qui m’ont dit que votre ville les avait mandés pour donner la comédie pendant que M. le comte d’Aubijoux y a demeuré, ce qu’ils ont fait sans qu’on leur ait tenu la promesse qu’on leur avait faite, qui est qu’on leur avait promis une somme de six cents livres et le port et la conduite de leurs bagages. Cette troupe est remplie de fort honnêtes gens et de très bons artistes qui méritent d’être récompensés de leurs peines. Ils ont cru qu’à ma considération ils pourraient obtenir votre grâce et que vous leur ferez donner satisfaction. C’est de quoi je vous prie, et de faire en sorte qu’ils puissent être payés. Je vous en aurai obligation en mon particulier après avoir assuré que je suis, messieurs, votre bien affectionné serviteur.
DE BRETEUIL.
Carcassonne, neuvième octobre 1647. »
Quels étaient ces comédiens de M. le duc d’Épernon en faveur de qui le comte de Breteuil use de si pressantes recommandations ? Un autre document va nous les faire connaître : c’est un extrait du Compte des frais de l’entrée de monseigneur le comte d’Aubijoux, lieutenant général pour le roi en la province du Languedoc, extrait ainsi conçu :
« La troupe des comédiens de M. le duc d’Épernon étant venue exprès de la ville de Tholoze en cette ville (Albi) avec leurs ardes et demeurée pendant le séjour de Monseigneur le comte, il leur fut accordé pour le dédommagement la somme de 500 livres payées et avancées par la susdite ville d’Albi, résultant par la quittance concédée par sieurs Charles Du Fresne, René Berthelot et Pierre Rebelhon, retenue par M. Bernard Bruel, notaire, le 24e octobre dudit an 1647. »
Ainsi l’intervention de l’intendant de la province du {p. 61} Languedoc avait été immédiatement efficace : les consuls d’Albi s’étaient contentés de réduire d’une centaine de livres la somme réclamée par les comédiens.
Les noms des acteurs qui ont signé la quittance du 24 octobre 1646 vont nous devenir bientôt familiers. René Berthelot, c’est Duparc, le futur Gros-René. C’est ici, croyons-nous, qu’il apparaît pour la première fois. Charles Dufresne et Pierre Rebelhon (lisez Réveillon) avaient déjà fait partie, à Lyon, en 1643, d’une même troupe comique qui comptait aussi parmi ses membres le poète Nicolas Desfontaines, celui qui s’était agrégé à l’Illustre Théâtre en 1644. S’ils étaient devenus « comédiens du duc d’Épernon », ce ne pouvait être que par suite de la protection accordée à Madeleine Béjart, et parce qu’ils s’étaient associés aux Béjart et à Molière.
« Mais cela n’est pas sûr, objecte M. Brunetière, peut-être leur réunion n’eut-elle
lieu que l’année suivante. »
Nous verrons tout à l’heure que l’année suivante
Dufresne, Berthelot, Réveillon, Molière, Madeleine Béjart, constituent une même troupe ;
nous verrons encore que cette troupe est bien celle de Son Altesse d’Épernon, l’une
des deux troupes provinciales qui passaient pour les plus complètes, et que Scarron cite
au commencement de son Roman. Cet ensemble de faits connus : la
protection accordée à une actrice qui peut bien être la Béjart, le titre porté par la
troupe en passage à Albi, l’association indubitable de ces acteurs à une année de là, tout
cela, sans produire la certitude, s’enchaîne assez bien et prend ainsi quelque consistance
et quelque valeur. Voici donc ce que nous croyons apercevoir : Madeleine Béjart forte de
l’appui trouvé auprès du gouverneur de la Guyenne en 1646, aurait, au printemps de 1647,
époque où les troupes provinciales se reformaient à Paris, renforcé sa compagnie de ces
artistes déjà habitués au train de la comédie errante. Dufresne, qui va prendre dans la
troupe le rôle de directeur ou tout au moins de régisseur, était d’Argentan. « Il
appartenait, dit M. Henri Chardon,à la famille des Dufresne, peintres d’Argentan, dont on
retrouve encore aujourd’hui des tableaux dans les églises du Maine. »
Madeleine
du Freigne qu’il avait mariée à Lyon en 1543, {p. 62} à François de La
Cour, était sans doute sa fille11. Il
avait donc un certain âge.
La pièce de comptabilité que nous venons de reproduire nous donne trois stations des comédiens. Ils étaient à Toulouse vers le mois de juillet. C’est probablement alors que Molière y aurait connu le vieux poète Goudouly, et non, comme on le prétend, en mai 1649, Pierre Goudouly étant à cette dernière date retiré au cloître des Carmes, et proche de sa fin ; il mourut quatre mois après12. Leur séjour à Albi se place en août et en septembre. Enfin on voit, par la lettre du comte de Breteuil, qu’ils étaient au commencement d’octobre à Carcassonne.
Au printemps de l’année suivante, 1648, la troupe est en Bretagne et en Vendée. On lit sur les registres de l’Hôtel-de-Ville de Nantes les actes suivants :
« Du jeudi 23e jour d’avril mille six cent quarante-huit… Ce jour est venu au Bureau le sr Morlierre, l’un des comédiens de la troupe du sr Dufresne, qui a remontré que le reste de lad. troupe doit arriver ced. jour en cette ville et a supplié très humblement Messieurs leur permettre de monter sur le théâtre pour représenter leurs comédies.
Sur quoi, de l’avis commun du Bureau, a été arrêté que la troupe desd. comédiens tardera de monter sur le théâtre jusques à dimanche prochain, auquel jour il sera avisé ce qui sera trouvé à propos.
Du dimanche 26e jour d’avril 1648 […] De l’avis commun du Bureau […] défenses sont faites aux comédiens de commencer à monter sur le théâtre jusques à ce qu’on aie nouvelles de sa reconvalescence. » (Il s’agit de la convalescence du maréchal de la Meilleraye.)
Du dimanche, 17e jour de mai 1648… Ce jour a été mandé et fait entrer au Bureau Dufresne comédien, auquel a été par Messieurs déclaré qu’ils entendent prendre la pièce qui doit être demain représentée, pour l’hôpital de cette ville, ainsi qu’il a été pratiqué ci-devant aux autres troupes de comédiens. De quoi le {p. 63}dit-Dufresne est demeuré d’accord. Et au moyen de quoi a été arrêté qu’il sera mis ordre à ce que l’argent soit reçu à la porte du jeu de paume par personnes que l’on commettra pour cet effet. »
« Le sieur Morlierre, l’un des comédiens de la troupe du sieur Dufresne »
,
n’est autre que J.-B. Poquelin, dont le nom de théâtre a été défiguré, comme cela
n’arrivait que trop souvent, par le greffier du bureau de la ville de Nantes. Un autre
acte achève de dissiper tout ce qui pouvait subsister de doutes à cet égard : le dix-huit
mai, en la paroisse Saint-Léonard de cette ville, fut baptisée une fille de Pierre
Réveillon, le même acteur qu’un autre greffier avait appelé Pierre Rebelhon dans l’extrait
des comptes de la ville d’Albi, l’année précédente. Les témoins sont Dufresne, Du parc
(René Berthelot), Marie Hervé et sa fille, Madeleine Béjart.
Le texte du registre de l’Hôtel de ville donnerait à croire que Dufresne était le chef de la troupe, puisque Molière est désigné comme un de ses comédiens. Mais il est très probable que les chefs réels de la compagnie étaient toujours Molière et les Béjart, surtout Madeleine. Dufresne fut chargé sans doute de se mettre en avant dans les démarches auprès des autorités municipales, étant plus âgé et plus expérimenté.
L’acte de naissance du 18 mai montre que Marie Hervé accompagnait ses enfants dans leurs pérégrinations. Il est bien possible que Louis Béjart, celui qu’on surnommera l’Éguisé, fut venu se joindre au reste de la famille ; il avait alors dix-huit ans. Avec ce dernier et sa mère, nous aurions neuf personnages de cette compagnie, c’est-à-dire bien près de la compagnie entière, car ces troupes de campagne ne comptaient guère qu’une dizaine d’artistes tout au plus.
Les représentations, inaugurées à Nantes le 17 mai, n’eurent pas beaucoup de succès. Les
historiens de Nantes racontent que la malheureuse troupe eut de la peine à soutenir la
concurrence d’un Vénitien nommé Segale, qui fut autorisé, le 24 mai, à organiser
« jeux de marionnettes et représentations à machines »
.
Leur séjour à Nantes paraît avoir été assez court. Au {p. 64}mois de
juin suivant, la troupe alla très probablement à Fontenay-le-Comte en Vendée. Il résulte
d’un acte de procureur retrouvé par M. B. Fillon, contenant une requête adressée au
lieutenant particulier de la ville, en date du 9 juin 1648, que Dufresne, étant à Nantes,
« avait pris à loyer de Louis Benesteau, maître paumier, le logis où se tient le
jeu de paume de cette ville de Fontenay-le-Comte, pour vingt et un jours, qui
commenceront à courir le quinzième de ce présent mois de juin, à raison de sept livres
tournois par jour, y compris les dimanches et fêtes étant en icelui temps, qui fait en
tout la somme de cent quarante-sept livres »
. Dufresne avait donné des arrhes ;
il demande l’exécution du marché ; il l’obtint sans doute, peut-être après quelques jours
de retard. De Fontenay, ils durent gagner les grandes villes de l’Ouest, mais nous cessons
d’avoir la preuve authentique de leur passage. Une tradition fait mention de l’accueil tout à
fait hostile que les comédiens auraient reçu à Limoges. Il en serait resté au cœur de
Molière une longue rancune qui lui aurait fait créer, vingt ans plus tard, Monsieur de Pourceaugnac. Il n’est pas douteux, du
moins, que Molière n’ait été à Limoges, soit à ce moment, soit à un
autre. « N’est-il pas vrai que Petit-Jean, ce traiteur qui fait si bonne chère »,
et le cimetière des Arènes, « ce lieu où l’on se promène », et l’église Saint-Étienne,
ont tout l’air d’être pour lui de vieilles connaissances ? La cathédrale de Limoges est
mise précisément sous l’invocation de Saint-Étienne ; une rue de la ville porte encore
le nom de faubourg des Arènes13. »
Cependant les affaires politiques se compliquaient. Les barricades du mois d’août 1648 commencèrent, à Paris, les guerres de la Fronde. Le 6 janvier 1649, la reine régente Anne d’Autriche s’enfuit de la capitale du royaume, laissant la ville au Parlement, au coadjuteur, au prince de Conti, au duc de Beaufort, roi des Halles, et aux duchesses factieuses qui voulaient devenir des héroïnes de roman. Le mouvement gagna rapidement les provinces, où il redoubla la licence. L’agitation commença à {p. 65} Bordeaux, presque en même temps qu’à Paris ; la guerre entre les habitants de Bordeaux et leur gouverneur éclata au mois d’avril 1649.
La troupe des comédiens, au mois de mai 1649, est à Toulouse. M. Galibert a relevé sur
les anciens registres de cette ville la mention suivante : « 16 mai 1649, payé au
sieur Dufresne et autres comédiens de sa troupe la somme de soixante et quinze livres
pour avoir, du mandement de messieurs les capitouls, joué et fait une comédie à
l’arrivée en cette ville du comte de Roure, lieutenant général pour le roi en
Languedoc14 »
.
« Joué et fait une comédie »
; y a-t-il dans cette double expression le
souci d’une exactitude particulière, et le rédacteur aurait-il voulu indiquer par là deux
choses distinctes ? Non ; il n’y faut voir, selon toute vraisemblance, qu’une simple
redondance de style, sans autre intention.
Un acte de baptême (26 ou 27 décembre de cette année 1649), où figurent comme parrain et marraine Charles Dufresne, bourgeois d’Argentan, et demoiselle Magdelaine de Baisar (sic) de Paris, dénonce la présence de la troupe à Narbonne. C’est volontairement que nous omettons de signaler une demande adressée au conseil de ville de Poitiers par une troupe de comédiens, et sur laquelle le conseil aurait délibéré le 8 novembre 1649. Ce n’est point Molière qui avait adressé cette requête.
En janvier 1650, nouvel acte de baptême où Molière, ou plutôt Jean-Baptiste Poquelin, apparaît cette fois. Nous avions donné dans notre première édition une transcription de cet acte certifiée conforme par les archivistes et bibliothécaire de la ville. Depuis lors, Le Moliériste, dans la livraison du 1er avril 1881, en a donné une transcription un peu différente par le nouvel archiviste de l’Aude, M. Victor Mertet. Voici cette transcription, qui semble plus exacte que l’autre :
« L’an mil six cens cinquante et le dixième janvier, par moi, curé soussigné, a été baptisé Jean, fils d’Anne, ne sachant le nom du père ; le parrain a été Jean-Baptiste Poquelin, valet de chambre du Roi, et la {p. 66} marraine demoiselle Catherine du Rosé ; présents les sieurs Charles Dufresne et Julien Meindre P(r)arisiens. »
Dufresne, De Rochessauve, Vidal, curé.
Catherine du Rosé (ou du Rozet) n’est autre que Mlle de Brie, et Julien Meindre de Rochessauve figure dans un acte du 22 février 1655, passé à Montpellier, comme caution d’une somme de 3200 livres due à Madeleine Béjart15. Il y est qualifié de noble homme, habitant de la ville de Brioude en Auvergne.
Catherine Leclerc du Rozet (voyez l’article de Jal), qui aura une part si grande dans la vie de Molière, apparaît ici pour la première fois.
On a
quelquefois conclu d’une anecdote qui est à la suite des Historiettes de
Tallement des Réaux, que Marie-Hortense Desjardins, plus tard dame de Villedieu,
qui composa des romans et des pièces de théâtre, fit vers cette époque partie de la troupe
et joua la comédie avec Molière et les Béjart : « Un
jour, dit Tallement, qu’il (Molière) la fut voir à Paris dans sa chambre garnie,
une femme qui était encore au lit dit d’un ton assez haut : « Est-il possible que M. de
Molière ne me reconnaisse point ? » Il s’approche entre les rideaux : « Il serait
difficile, madame, que je vous reconnusse », répondit-il. Elle les fait tous lever et
ouvrir toutes les fenêtres ; il la reconnaissait encore moins : « Sans doute,
ajouta-t-il, c’est la coiffure de nuit qui en est cause.
— Allez, lui dit-elle, vous êtes un ingrat ; quand vous jouiez à Narbonne, on
n’allait à votre théâtre que pour me voir. »
Mme de Villedieu entend peut-être qu’on allait au théâtre pour la voir, non pas jouant elle-même un rôle, mais assistant comme spectatrice à la comédie. En 1650, elle avait dix-huit ans et avait déjà fait beaucoup parler d’elle16.
{p. 67} Par une longue marche en retour, la troupe revient à Agen, où elle déploie ses talents au mois de février 1650. M. Adolphe Magen a fait connaître la mention suivante, relevée par lui sur un vieux registre de l’Hôtel de ville, intitulé Journal pour l’année 1649 et finissant en 1652 :
« Le treizième dudit (mois de février) suivant l’ordre de monseigneur notre gouverneur, avons fait faire dans le Jeu de Paume un théâtre pour les comédies et une galerie pour mon dit seigneur, où il a été employé des tables et autres pièces, qui a été prince de chez… (en blanc).
Le même jour, le sieur du Fraisne comédien, est venu dans la Maison de ville nous rendre ses devoirs de la part de leur compagnie et nous dire qu’il étaient en cette ville par 1’ordre de monseigneur notre gouverneur17. »
Le registre où M. Magen a fait cette découverte comprend quatre années, de 1649 à 1652. La mention de la visite de Dufresne aux consuls d’Agen est au f° 101, ce qui correspond, ainsi que M. Magen l’a fait observer dans une lettre à M. Loiseleur18, à février 1650.
On remarquera que les comédiens avertissent tout simplement les consuls de leur présence. Ils sont dans la ville par l’ordre de monseigneur le gouverneur. Ce gouverneur, c’est bien le duc d’Épernon, alors à Agen. Il n’y a guère moins de quatre-vingts lieues de Narbonne à {p. 68} Agen. Le voyage était long et le déplacement coûteux. Le duc n’hésite pas à faire venir ses comédiens, et ceux-ci s’empressent de répondre à son appel. Il y a là une preuve irrécusable des liens qui unissaient le protecteur et les protégés.
On peut s’étonner de cette facilité de locomotion en un temps où il n’y avait sans doute aucun service de transports organisé. Et notez bien que ces comédiens traînaient avec eux un bagage considérable : les costumes d’abord, qui entraient pour beaucoup dans le succès des pièces, devaient tenir une grande place ; les tapisseries, qui donnaient les entrées et sorties aux acteurs, comme le dit Ch. Perrault, n’étaient pas légères. Un certain matériel était indispensable.
Ainsi, une troupe tout à fait semblable à celle dont nous parlons, et portant le titre de comédiens de le duc d’Orléans, voyageait dans les mêmes provinces, un peu plus tard, en 1657. Nous voyons, par des actes publiés par M. Jules Rolland19, qu’elle avait un bagage pesant soixante-huit quintaux (6800 livres), ce qui est un poids respectable. Il résulte de ces mêmes actes que ces troupes comiques, quand leurs services étaient réclamés soit pour des assemblées d’états, soit par de hauts fonctionnaires, étaient transportées aux frais des villes qui étaient sur leur passage. Nous avons vu précédemment dans la lettre du comte de Breteuil, que la ville d’Albi avait promis de rembourser leurs frais de transports aux comédiens du duc d’Épernon. Nous voyons en 1657 les mêmes magistrats obligés de faire transporter à Castres les comédiens de Mgr le duc d’Orléans. Les charretiers Bayrol et Barrau, habitants du bout du pont du Tarn, à Albi, s’engagent à voiturer la troupe et ses bagages (du poids de soixante-huit quintaux, comme nous avons dit) jusqu’à Castres, qui n’est qu’à une dizaine de lieues d’Albi, moyennant la somme de 85 livres. Les consuls acquittent cette somme, pour satisfaire aux ordres de Mgr le duc d’Arpajon, lieutenant général pour le roi en la province. Comme ces comédiens se rendaient à Pézenas, où se réunissaient les états {p. 69} du Languedoc, et auparavant au château de Séverac chez le duc d’Arpajon, il est bien probable, ajoute M. Rolland, que l’on trouverait à Castres de pareils ordres pour les faire transporter dans une autre ville, et ainsi d’étape en étape jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à destination.
Ainsi, lorsque ces troupes ambulantes remplissaient une sorte d’emploi public, une sorte de rôle officiel dans les fêtes et solennités, elles avaient l’appui des autorités locales, aux dépens desquelles leur voyage s’effectuait. Mais, à part ces circonstances, les frais de transport retombaient sur elles et devaient être assez lourds, lorsqu’on songe au modeste prix des places dont on les obligeait généralement à se contenter.
Le Boulanger de Chalussay, dans Élomire hypocondre, fait ressortir, toujours au point de vue satirique, les côtés difficiles de cette existence, lorsqu’il fait dire à Élomire ou Molière racontant ses pérégrinations provinciales :
Nous primes la campagne, où la petite ville,Admirant les talents de mon petit troupeau,Protesta mille fois que rien n’était plus beau ;Surtout quand sur la scène on voyait mon visage,Les signes d’allégresses allaient jusqu’à la rage :Car ces provinciaux, par leurs cris redoublésEt leurs contorsions, paraissaient tout troublés.Dieu sait si, me voyant ainsi le vent en poupe,Je devais être gai ; mais le soin de la soupe,Dont il fallait remplir vos ventres et le mien.Ce soin, vous le savez, hélas ! l’empêchait bien.Car, ne prenant alors que cinq sols par personne,Nous recevions si peu qu’encore je m’étonneQue mon petit gousset, avec mes petits soins,Ayant pu si longtemps suffire à nos besoins.
L’année théâtrale finissait vers le mois de mars. Tous les théâtres fermaient pendant la quinzaine de Pâques, et les troupes ambulantes interrompaient probablement leurs représentations pendant un espace plus long encore. Leurs acteurs et actrices venaient souvent à Paris passer le carême, dit Chapuzeau dans son Théâtre Français, soit pour y contracter de nouveaux engagements, soit pour y prendre des leçons.
{p. 70}Molière revint-il à Paris au printemps de cette année 1650 ? Rien ne le prouve. En 1651, c’est différent ; on sait qu’il y était de sa personne au mois d’avril. Dans l’inventaire, après décès, de Jean Poquelin le père est mentionnée une quittance ou reconnaissance, passée par-devant maîtres Leroux et Levasseur, notaires au Châtelet, le 14e jour d’avril 1651, faite par Jean Poquelin, fils aîné du défunt, c’est-à-dire Molière.
Du 24 octobre 1650 au 14 janvier 1651. Molière et les Béjart furent à Pézenas, au service
des états de Languedoc, présidés par Louis de Cordaillac, et de Levy, comte de Bieule.
Cela est prouvé par un extrait des comptes du trésorier de la bourse de Languedoc Pierre
de Reich de Pennautier, constatant l’allocation de quatre mille livres « aux
comédiens qui ont servi pendant trois mois que les états ont été sur pied (24 octobre
1650 au 14 janvier 1651) »
et par la quittance écrite de la main de Molière et
ainsi conçue : « J’ai reçu de Monsieur Pennautier la somme de quatre mille livres
ordonnées aux comédiens par Messieurs des États. Fait à Pézenas ce 17e décembre mille six cent cinquante. Molière. Pour 4000 livres. »
Les dépenses du compte ou comptereau dont cette allocation fait partie étaient comprises dans « l’état général des dépenses de l’étape » et n’étaient pas discutées publiquement, ce qui explique le silence des procès-verbaux des séances des états sur ces largesses.
Les deux pièces ont été découvertes par M. L. de la Pijardière, archiviste de l’Hérault, et publiés par lui dans Le Moliériste de novembre 1885.
Elles ont une grande importance pour la biographie de Molière. Elles offrent d’abord le premier autographe connu de Molière ayant un caractère absolument authentique ; elles donnent une valeur presque égale au reçu de février 1656, antérieurement découvert par M. de la Pijardière, et dont nous parlons plus loin. Elles font, enfin, remonter à une époque plus éloignée, qu’on n’avait pu l’établir jusqu’ici cette espèce de service officiel de l’ancienne troupe de l’Illustre Théâtre auprès des états de Languedoc. Et notez bien que la troupe, ou tout au moins son chef, inspire évidemment confiance à Messieurs du {p. 71} bureau des comptes, puisqu’il est payé bien avant l’expiration de la session, le 17 décembre 1650 ; on en pourrait conclure que ces comédiens n’étaient point des nouveaux venus. Nous allons désormais les voir presque tous les ans remplir le même emploi.
A la fin de l’année 1651 et au commencement de 1652, Molière et ses compagnons sont à Carcassonne, où se tiennent les états du Languedoc. On en a pour témoignage une lettre de Dassouci à Molière, pour s’excuser de la précipitation de son départ. La voici :
À Monsieur de Molière.
Monsieur,
Je vous demande pardon de n’avoir pas pris congé de vous. Monsieur Fresart, le plus froit en l’art d’obliger qu’homme qui soit au monde, me fit partir avec trop de précipitation pour m’acquitter de ce devoir. J’eus bien de la peine seulement à me sauver des roues, entrant dans son carrosse, et c’est bien merveille qu’il m’ait pu souffrir avec toutes mes bonnes qualités, pour la mauvaise qualité de mon manteau qui lui semblait trop lourd ; cela vient du grand amour qu’il a pour ses chevaux, qui doit surpasser infiniment celui qu’il a pour Dieu, puisqu’il a vu presque périr deux de ses plus plus gentilles créatures sans daigner les soulager d’une lieue. Je ne vous saurais exprimer avec quelle grâce le plus agile de mes pages faisait dix lieues par jour, ni les louanges qu’il a emportées de sa gentillesse et de sa disposition ; pour celui qu’il y a si longtemps que je nourris, peu s’en est fallu qu’il n’ait fait comme le chien de Xantus qui rendit l’âme pour avoir suivi son maître avec trop de dévotion. Je ne m’étonne pas si la cour l’a député aux états pour le bien du peuple, le connaissant si ennemi des charges. Je lui suis pourtant fort obligé de m’avoir souffert avec mon bonnet de nuit, n’ayant promis que pour ma personne. Je remercie Dieu de cette rencontre, et suis, monsieur… C. D.
Cette lettre se trouve dans les Œuvres mêlées de M. Dassoucy à Paris, chez J.-B. Loyson, 1653. Notez la date. M. Auguste Baluffe a découvert qui est ce personnage de M. Frésart20. C’est un M. Frésals ou Frézals, {p. 72}délégué aux états, non par la cour de France (bien entendu), mais par le parlement de Toulouse, au mois de décembre 1651, pour y soutenir des mesures d’économie, et qui, comme les autres membres de la commission du parlement toulousain, quitta Carcassonne pour regagner Toulouse dans les premiers jours de 1652. C’est en cette circonstance que, peut-être à la recommandation de Molière, il emmena dans son carrosse le musicien Dassoucy, mais sans ses pages. La lettre de Dassoucy à Molière prouve que celui-ci était alors à Carcassonne, et, comme les états y tenaient leur session (31 juillet 1651 - 10 janvier 1652), la troupe y était évidemment avec lui en représentations.
CHAPITRE IV.
LES COMÉDIENS DE MONSEIGNEUR LE PRINCE DE CONTI §
La troupe de comédiens de campagne qui porta quelque temps le nom de Comédiens de M. le duc d’Épernon, et que nous avons vue sillonner le Midi de 1646 au commencement de 1652. prend alors son principal établissement à Lyon, pour de là rayonner dans tout ce coté de la France. Elle est dans cette ville au mois de décembre, car un des acteurs, Pierre Réveillon, tient, le 19 de ce mois, un enfant sur les fonts de baptême en l’Église Sainte-Croix. Au mois de février suivant, un autre acteur, René Berthelot dit Duparc, dit Gros-René, épouse demoiselle Marquise-Thérèse de Gorla. On a le contrat de mariage du 19 février 1653, signé par Jean-Baptiste Poquelin, Dufresne. Joseph Béjart. La bénédiction nuptiale fut donnée aux époux le 23 fevrier. Les actes authentiques ont été publiés par M. Brouchoud.
Un événement beaucoup plus remarquable pour nous s’était passé, selon toute
vraisemblance, au commencement de cette année 1653 : Molière avait fait représenter sa
première grande comédie, L’Étourdi ou les Contre-temps, qui obtint un
succès considérable. Les auteurs de la préface des œuvres de Molière de 1682
s’expriment ainsi : « Il (Molière) vint à Lyon en 1653, et ce fut là qu’il exposa
au public sa première comédie : c’est celle de L’Étourdi. S’étant
trouvé quelque temps après en {p. 74} Languedoc, il alla offrir ses
services à M. le prince de Conti, gouverneur de cette province et vice-roi de Catalogne.
Ce prince, qui l’estimait, et qui alors n’aimait rien tant que la comédie, le reçut avec
des marques de bonté très obligeantes, donna des appointements à sa troupe, et l’engagea
à son service, tant pour sa personne que pour les états du Languedoc. »
Il nous paraît résulter clairement de ce texte que L’Étourdi fut représenté avant que Molière eût été offrir ses services au prince de Conti, ce qu’il fit en premier lieu en septembre ou octobre 1653. Dès cette époque, il fut engagé au service du prince et appelé annuellement pour la tenue des états. Sa troupe est celle des comédiens de Mgr le prince de Conti. Cependant le même La Grange, qui fut l’un des rédacteurs de la préface de 1682, a consigné sur son registre manuscrit la date de 1655 pour la représentation de la première comédie de Molière. Il faut donner la préférence à la date indiquée assez nettement dans la préface, et que l’ancien camarade de Molière a dû établir avec plus d’attention et de réflexion.
Il est de tradition que Mlle Duparc n’entra dans la troupe de Molière qu’après le succès de L’Étourdi ; son entrée dut précéder de peu, accompagner ou suivre de près sans doute son mariage avec l’acteur Duparc ; on a donc quelque motif de croire que la représentation de la pièce avait eu lieu dans les premières semaines de 1653. En tout cas, Mlle Duparc est certainement dans la troupe au mois dé septembre, ainsi qu’il résulte du récit de l’abbé de Cosnac, qu’on lira plus loin.
On verra enfin qu’en 1655 il est assez difficile de trouver place pour la représentation de L’Étourdi à Lyon.
Molière écrivain, à en juger par ce qui nous est connu, débute donc à trente ans. Il y avait neuf années qu’il s’était fait comédien, et six qu’il promenait à travers la France sa muse obscure et errante. Il commence par une comédie d’intrigue à la mode italienne. Une comédie de ce genre avait alors une sorte d’à-propos, et semblait reproduire quelque chose de la physionomie de l’époque. L’épisode de notre histoire qui touchait à son dénouement, la Fronde, ressemblait à quelque combinaison grandiose {p. 75} de la Commedia dell’arte. Les ruses, les trames, les brigues, s’étaient croisées de toutes parts, à faire envie aux Dolce et aux Secchi du XVIe siècle. Des étourdis avaient lutté avec le signor Mazarini, le roi des fourbes, un Mascarille homme d’état. Quelles étranges aventures on avait vues ! Quelles volte-face rapides ! Combien de travestissements ! Magistrats portant l’épée, évêques en uniforme, grandes dames suivant tour à tour le quartier général et la procession, princes donnant l’exemple de la sédition, beaux esprits factieux, avaient joué une pièce comme on n’en invente guère. La plus libre fantaisie pouvait à peine atteindre aux spectacles qu’avait offerts la réalité. La première comédie de Molière, avec sa leste désinvolture, ses péripéties multipliées, ses stratagèmes qui avortent, ses contre-temps qui éclatent coup sur coup, ce jeu de Collin-Maillard que semblent jouer les personnages, vient bien à son heure, quoiqu’elle n’ait aucune prétention à être une peinture de mœurs. On y respire comme l’air du temps où elle a été composée. Ces rapports que nous saisissons, qui nous frappent aujourd’hui, n’ont été toutefois ni prévus, ni cherchés par Molière car il est bien évident qu’en empruntant à Nicolo Barbieri le sujet de L’Étourdi, Molière se proposa uniquement d’écrire une œuvre ingénieuse et divertissante.
Cette fois il réussit. Après tant de vains efforts, tant d’échecs et tant de déboires, il obtint un brillant succès. Les Lyonnais coururent en foule au nouveau théâtre. À partir de 1653, les progrès de la troupe de Molière sont visibles. Elle conquiert une certaine notoriété, et sa présence se constate plus facilement que dans la période qui précède. Les souvenirs sont plus nombreux, les traditions moins vagues, les renseignements moins sommaires. La situation est évidemment changée. Molière prend, comme on dit, le haut du pavé. Il est le chef reconnu ; c’est lui qu’on appelle aux États, lui qui touche les gratifications. Il est estimé homme d’esprit et bon poète. Son étoile commence à poindre, bien pâle encore, mais déjà distincte ; et désormais elle ne fera plus que grandir.
Vers la fin de juillet de cette même année 1653, se passaient en Guyenne des événements qui ne devaient pas {p. 76} être sans influence sur l’avenir de Molière. Le prince Armand de Conti, généralissime des troupes de la Fronde, avait traîné jusqu’alors la guerre civile dans cette province ; un traité venait d’être conclu avec lui, et ce traité lui assignait pour résidence le château et domaine de la Grange-des-Prés qu’il possédait à Pézenas. Il y demeura en effet pendant quelques mois ; puis, vers la fin de l’année, il se rendit à Paris : il y vint épouser (le 24 février 1654) la nièce du ministre contre lequel il avait pris les armes, et il en partit le 26 mai, quittant la cour et sa femme pour aller commander l’armée en Roussillon. Mais, pendant les quelques mois qu’il passa à la Grange, voici ce qui arriva, au rapport de l’abbé Daniel de Cosnac, depuis archevêque d’Aix, qui dit dans ses Mémoires :
« Aussitôt que Mme de Calvimont (maîtresse du prince de Conti) fut logée dans la Grange, elle proposa d’envoyer chercher des comédiens. Comme j’avais l’argent des menus plaisirs de ce prince, il me donna ce soin. J’appris que la troupe de Molière et de la Béjart était en Languedoc ; je leur mandai qu’ils vinssent à la Grange. Pendant que cette troupe se disposait à venir sur mes ordres, il en arrive une autre à Pézenas, qui était celle de Cormier. L’impatience naturelle de M. le prince de Conti et les présents que fit cette dernière troupe à Mme de Calvimont engagèrent à la retenir. Lorsque je voulus représenter à M. le prince de Conti que je m’étais engagé à Molière sur ses ordres, il me répondit qu’il s’était lui-même engagé à la troupe de Cormier, et qu’il était plus juste que je manquasse à ma parole que lui à la sienne. Cependant Molière arriva et, ayant demandé qu’on lui payât au moins les frais qu’il avait fait faire pour venir, je ne pus jamais l’obtenir, quoiqu’il y eût beaucoup de justice, mais M. le prince de Conti avait trouvé bon de s’opiniâtrer à cette bagatelle. Ce mauvais procédé me touchant de dépit, je résolus de la faire monter sur le théâtre de Pézenas, et de leur donner deux mille écus de mon argent, plutôt que de leur manquer de parole. Comme ils étaient près de jouer à la ville, M. le prince de Conti, un peu piqué d’honneur par ma manière d’agir et pressé par Sarrasin (secrétaire des commandements du prince de Conti) que {p. 77}j’avais intéressé à me servir, accorda qu’ils viendraient jouer une fois sur le théâtre de la Grange. Cette troupe ne réussit pas dans sa première représentation au gré de Mme de Calvimont, ni par conséquent au gré de M. le prince de Conti, quoique, au jugement de tout le reste des auditeurs, elle surpassât infiniment la troupe de Cormier, soit par la bonté des acteurs, soit par la magnificence des habits. Peu de jours après, ils représentèrent encore, et Sarrasin, à force de prôner leurs louanges, fit avouer à M. le prince de Conti qu’il fallait retenir la troupe de Molière à l’exclusion de celle de Cormier. Il les avait servis et soutenus dans le commencement à cause de moi ; mais alors, étant devenu amoureux de la Duparc, il songea à se servir lui-même. Il gagna Mme de Calvimont, et non seulement il fit congédier la troupe de Cormier, mais il fit donner pension à celle de Molière. On ne songeait alors qu’à ce divertissement, auquel moi seul je prenais peu de part21. »
C’est
dans ces circonstances très précises que Molière se retrouva en présence de son ancien
condisciple du collège de Clermont. Ce condisciple n’avait comme on le voit, conservé
aucune mémoire de cette camaraderie juvénile qui avait dû être bien peu étroite, tant à
cause de la différence d’âge que de l’inégalité de condition. Lorsque Molière, grâce à ces caprices de cour que Cosnac explique si clairement, eut
obtenu la bienveillance du prince, il est possible qu’adroit, spirituel, « sachant
ce qu’il fallait faire pour réussir »
, comme il était au témoignage du critique
Donneau de Vizé22, il saisit quelque occasion de rappeler au
prince le lieu commun de leurs études. S’il l’osa, il y mit sans doute beaucoup de tact
et de finesse, car le jeune frère du grand Condé ne pouvait être bien flatté de se
découvrir un lien quelconque avec l’impresario ambulant qui devait
pourtant se créer bien d’autres titres que Son Altesse Royale aux hommages de {p. 78}la postérité. Ce qui est certain, c’est que Molière réussit à gagner la
faveur du prince, qui lui donna pendant les années qui allaient suivre plus d’une marque
de sa protection spéciale. Il est vrai que plus tard il battit sa coulpe, comme on disait au moyen âge, et se déclara contre l’auteur de L’École des femmes et de Don Juan ; mais Molière était alors
hors de pages.
« Mgr le prince de Conti avait eu en sa jeunesse tant de passion pour la comédie, qu’il entretint longtemps à sa suite une troupe de comédiens afin de goûter avec plus de douceur le plaisir de ce divertissement, et, ne se contentant pas de voir les représentations du théâtre, il conférait souvent, avec le chef de leur troupe, qui est le plus habile comédien de France, de ce que leur art a de plus excellent et de plus charmant. Et lisant souvent avec lui les plus beaux endroits et les plus délicats des comédies tant anciennes que modernes, il prenait plaisir à les lui faire exprimer naïvement, de sorte qu’il y avait peu de personnes qui pussent mieux juger d’une pièce de théâtre que ce prince. Mais après s’être donné tout entier à Dieu, il eut un si grand regret du temps qu’il avait perdu dans ces divertissements criminels, que pour réparer le mal qu’il avait fait, il se crut obligé de donner aux peuples quelques avertissements qui pussent leur faire connaître le danger où s’exposent ceux qui fréquentent les comédies. »
C’est ainsi que s’exprime l’abbé Voisin ou de Voisin, dans la Défense du traité de Mgr le prince de Conti touchant la comédie et les spectacles, écrite en 1667. Cet abbé était attaché à la maison du prince dès le temps du Languedoc, et, par conséquent, parle en parfaite connaissance de cause des relations de Molière avec le prince.
La présence de la troupe à Montpellier en janvier 1654 résulte d’un acte de baptême du 6 de ce mois. Voici cet acte, relevé sur le registre de l’Église paroissiale de Saint-Firmin23 :
« Le 6 janvier 1654 a été baptisé à Saint-Pierre, Jean-Baptiste du Jardin, né le troisième octobre 1653, fils de Jean et d’Élisabeth de La Porte. Le parrain a été Monsr {p. 79} Jean-Baptiste Poquelin, valet de chambre du Roi, la marraine Mlle Magdelaine de l’Hermite. »
Au mois de mars, la troupe est revenue à Lyon ; ce sont des actes de baptême qui l’attestent encore : un acte de baptême d’un fils de René Berthelot et de demoiselle Marquise de Gorla, sa femme24, à la date du 8 mars ; un autre acte du 26, où Marquise Thérèse de Gorla est marraine25.
Dans un autre baptême célébré le 3 novembre 1654, à Lyon, Pierre Réveillon est parrain et Marquise Thérèse de Gorla est marraine26.
Entre mars et novembre la troupe a fait sans doute de nombreuses excursions. C’est dans cet intervalle que se place avec le plus de vraisemblance l’anecdote racontée par Nicolas Chorier dans la vie de Pierre de Boissat, de l’Académie française. Cette anecdote se passe à Vienne en Dauphiné. Si les conjectures de M. Brouchoud sont fondées, on peut désigner l’époque précise : c’est au mois de septembre. M. Brouchoud, en effet, a découvert dans les registres des délibérations consulaires de Vienne, au mois de septembre de cette année 1654, la mention de certaines difficultés qui s’élevèrent entre les magistrats {p. 80} municipaux et des comédiens qui avaient cru pouvoir se passer de la permission de la police. M. Brouchoud suppose que ces comédiens sont Molière et ses compagnons27. Les difficultés furent levées, et les comédiens purent donner leurs représentations. C’est alors que l’incident dont nous allons parler aurait eu lieu.
La vie de Pierre de Boissat, écrite en latin28, fut composée à une époque plus récente. Les souvenirs rappelés par Nicolas Chorier ont un fondement réel, sans doute, mais on sent bien qu’ils sont retracés après les triomphes de Molière, alors qu’il y avait de l’honneur à l’avoir connu, fréquenté et encouragé.
« Jean-Baptiste Molière, y est-il dit, acteur distingué et excellent auteur de comédies, était venu à Vienne. Boissat lui témoignait beaucoup d’estime. Il n’allait pas, comme certaines gens qui affectaient une sotte et orgueilleuse austérité, disant du mal de lui. Quelque pièce que Molière dût jouer, Boissat voulait se trouver au nombre des spectateurs. Il voulait aussi que cet homme distingué dans son art prît place à sa table. Il lui donnait d’excellents repas et, ne faisant point comme font certains fanatiques, ne le mettait pas au rang des impies et des scélérats, quoiqu’il fût excommunié. Cette affection pour Molière, cette passion pour le spectacle finit par susciter une grave querelle à Boissat. Il avait fait retenir plusieurs places au théâtre, parce qu’il devait conduire des femmes de distinction et des jeunes personnes à une comédie que Molière avait composée. Deux ou trois de ces places avaient été, par hasard, louées à Jérôme Vachier de Robillas ; Boissat néanmoins les obtint toutes sans difficulté, à cause de son mérite, de son crédit et de la distinction des femmes qu’il devait amener. Vachier se plaignit qu’on lui eût fait cette injure, et il pensait qu’il y avait là préméditation. Cet homme joignait aux avantages extérieurs un esprit vif et pénétrant, une grande force d’âme ; tout était noble en lui excepté la naissance. Il figurait parmi {p. 81} les familiers du duc Henri de Montmorency, dans le temps même où Boissat y figurait également et jouissait de toutes ses bonnes grâces. Supportant avec peine le chagrin qu’il ressentait de l’affront qu’il lui avait été fait, il cherchait l’occasion d’amener Boissat à un combat singulier et de se venger ainsi. Moi, alors, devinant les intentions de Vachier, car nous étions assez unis par une amitié qui avait existé déjà entre nos parents, j’avertis de tout les amis de Boissat, qui étaient nombreux et bien choisis ; pendant ce temps-là je ne perdais pas de vue Boissat lui-même. À la fin, Georges de Musy, premier président de la cour des aides, et Jacques Marchier, avocat général de la même cour (à Vienne), interposant leur médiation, les deux parties se réconcilièrent et la querelle s’apaisa. »
M. A. Baluffe croit que cet incident aurait eu lieu à une date antérieure, peu après 1641, qui est la date donnée par Chorier, et qu’il se serait produit dans une excursion que Molière aurait faite à Vienne à cette époque.
Mais cette excursion est non seulement hypothétique, mais tout à fait invraisemblable :
Molière à dix-neuf ans, n’eût fait que quitter les bancs du collège. Chorier, dans le
mouvement de son récit, parle des preuves nombreuses de tolérance et d’urbanité que donna
Boissat, malgré une sorte de crise mystique qu’il traversa alors. Le biographe n’a pas
sans doute puisé ces preuves dans un espace de temps rigoureusement circonscrit Sub id tempus, dit-il, « quelque temps après »
, ce qui laisse
une marge assez large, surtout si l’on considère qu’il écrit à une longue distance des
événements. Nous tenons donc avec M. Brouchoud pour l’année 1654.
Si cette page de Chorier était contemporaine des faits, il y aurait beaucoup à en
conclure. Les expressions dont se sert l’auteur : « il devait conduire des femmes
de distinction et des jeunes personnes à une comédie que Molière avait
composée »
, ne pourrait s’appliquer qu’à L’Étourdi, et
attesteraient par conséquent la représentation antérieure de cette pièce. Mais, écrit plus
tard, le récit de Nicolas Chorier est moins significatif, et l’on ne peut attacher aux
termes qu’il emploie autant de valeur.
Le prince de Conti, après chacune des deux campagnes {p. 82} qu’il fit en Roussillon, présida, en vertu d’une commission expresse du roi, les états du Languedoc, la première fois à Montpellier, où la session s’ouvrit le 7 décembre 1654 et dura une partie de l’hiver ; la seconde fois à Pézenas (du 4 novembre 1655 au 22 février 1656). Molière et sa troupe assistèrent à l’une et à l’autre de ces sessions, qui étaient toujours une occasion de divertissements et de fêtes. On tâchait de distraire MM. les députés et peut-être de les étourdir un peu, afin qu’ils fussent moins ménagers des deniers de la province.
Les comédiens furent appelés à Montpellier pendant la session de 1654-55 (7 décembre 1654-14 mars 1655). C’est en décembre 1654, juste au moment de l’ouverture des états, que mourut le poète Sarrasin, secrétaire du prince. On prétend que Son Altesse offrit ce poste de confiance à Molière. C’est Grimarest qui l’affirme. Daniel de Cosnac, d’autre part, rapporte que le prince, dès le lendemain de la mort de Sarrasin, destina sa place à Guilleragues, alors éloigné, à qui il manda de revenir sans retard. Ce serait donc tout au plus à titre provisoire, et à cause du besoin pressant, que le prince aurait eu recours à Molière. Quoi qu’il en soit, Molière ne songea certes pas un instant à sacrifier son indépendance, et il n’eut pas de peine à éviter les pièges que lui tendait la bienveillance de ce capricieux protecteur. Il devait lui être plus utile, du reste, dans la conduite des plaisirs que Son Altesse Royale offrait à ses hôtes et des spectacles dont elle régalait les représentants de la province.
Vers l’époque du carnaval, en 1655, fut dansé à Montpellier, devant Mgr le prince et Mlle la princesse de Conti, un grand ballet intitulé Le Ballet des Incompatibles29. On sait ce qu’étaient ces ballets de cour, qui eurent tant de vogue au XVIIe siècle. Les plus grands personnages, les princes, les rois mêmes, étaient souvent mêlés aux comédiens et aux comédiennes de profession. Presque toujours les danseurs ou danseuses étaient masqués. L’idée du Ballet des Incompatibles, c’est de faire paraître {p. 83}ensemble les extrêmes opposés, par exemple les quatre Éléments, qui passaient alors pour des principes irréductibles, puis la Fortune et la Vertu, la Vieillesse et la Jeunesse, des philosophes et des poètes, l’argent et les beaux-arts, un charlatan et la Simplicité, la Dissimulation et des ivrognes suivant le dicton in vino veritas, l’Éloquence et une harengère, la Sagesse et des amoureux, la Vérité et des courtisans, la Sobriété et des Suisses, une bacchante et une naïade, enfin le dieu du Silence et six femmes.
Il y a deux récits : l’un, en tête de la première partie, est fait par la Nuit ; l’autre, en tête de la seconde partie, est fait par le dieu du Sommeil.
Les personnages du ballet sont partagés, comme cela se voyait le plus souvent, entre les gentilshommes qui faisaient partie de la maison du prince de Conti ou qui avaient été convoqués aux états du Languedoc, et des acteurs. Molière y paraît deux fois. Dans la première partie, il figure le poète qui, avec le peintre et l’alchimiste, sont mis en opposition, en incompatibilité avec l’Argent. Lui, Béjart, qui fait le peintre, et le sieur Joachin, qui fait l’alchimiste, n’ont, dans le livre du ballet, qu’un couplet pour eux tous faisant allusion à la pauvreté à laquelle la poésie, la peinture et l’alchimie réduisaient ordinairement leurs adeptes. Dans la seconde partie, Molière a le rôle de la harengère qui est mise en contraste avec l’Éloquence, et cette fois il a des vers pour lui seul. Les voici. Rappelez-vous que ces vers, imprimés dans le programme du ballet, n’étaient pas, d’ailleurs, récités sur le théâtre.
Je fais d’aussi beaux vers que ceux que je récite,Et souvent leur style m’exciteA donner à ma muse un glorieux emploi.Mon esprit de mes pas ne suit pas la cadence,Loin d’être incompatible avec cette Éloquence,Tout ce qui n’en a pas l’est toujours avec moi.
C’était un lourd compliment :
Je fais d’aussi beaux vers que ceux que je récite,
{p. 84}Molière récitait habituellement les vers des Rotrou, des Corneille :
Et souvent leur style m’exciteÀ donner à ma muse un glorieux emploi.
Il y a ici une allusion assez claire au récit de la Nuit, par lequel débutait le ballet :
Après que ses faits pleins de gloireT’ont rendu le témoin d’une illustre victoire,Dont l’orgueil de l’Espagne a poussé des soupirs.
Les faits pleins de gloire du prince de Conti, c’était la première campagne de Catalogne, qui avait eu lieu en 1654, et l’illustre victoire dont l’orgueil de l’Espagne avait poussé des soupirs, c’était la prise de Puycerda (21 octobre), qui avait terminé honorablement cette campagne. Il est donc très probable que Molière est l’auteur de ce premier récit. Mais, quant au reste de l’ouvrage, on doit supposer qu’il est de plusieurs mains. On ne peut soupçonner Molière d’avoir écrit ces quelques vers qui le concernent, et qui proclament que tout ce qui n’a pas d’éloquence est incompatible avec lui. Presque tous les vers de ce ballet sont d’ailleurs trop mauvais pour être du poète qui avait déjà écrit L’Étourdi.
La session de Montpellier fut très fructueuse pour la troupe. Madeleine Béjart (est-ce en son propre nom ? Est-ce comme caissière de la société ?) place le 18 février une somme de trois mille deux cents livres.
Le 18 février 1655, Antoine Baratier, conseiller du roi, receveur des tailles en
l’élection de Montélimart, reconnaît, par une obligation passée devant le « notaire
delphinal héréditaire de Montélimart »
, devoir à Madeleine Béjart la somme de
trois mille deux cents livres « pour les causes et à payer au terme y
déclarés »
. Le 22 du même mois, noble homme Julien Meindre, sieur de
Rochesauve, habitant de Brioude, en Auvergne30, cautionne, {p. 85} par-devant un notaire de Montpellier, le receveur de Montélimart pour son
obligation « envers ladite damoiselle Béjart »
.
Le 1er avril, elle fit à la province du Languedoc un prêt de dix mille livres. Notez que, si l’on veut avoir la valeur actuelle de ces sommes, il faut les multiplier par cinq.
De quelques indications recueillies par Emmanuel Raymond (M. Galibert)31, on peut conclure qu’une somme de cinq mille livres fut assignée par le prince de Conti à ses comédiens pour leur service pendant cette session de 1654-1655. C’est bien probable, puisque nous avons vu qu’une allocation de 4000 livres leur fut accordée pour la session de 1650-1651 à Pézenas, puisque nous allons voir qu’une allocation de 6000 livres leur sera attribuée pour la session de 1655-1656 tenue également à Pézenas. Il a été établi encore, par l’extrait des comptes du trésorier de la bourse de Languedoc, pour la session de 1650-1651, publié par M. de La Pijardière, que ces allocations aux comédiens étaient ordinairement comprises dans l’état général des dépenses de l’étape. Mais il semble qu’il s’éleva cette fois des difficultés pour le paiement et que la somme allouée aux comédiens fut difficile à recouvrer et peut-être ne le fut jamais intégralement.
Joseph Béjart publia un « Recueil des titres, qualités, blasons et armes des seigneurs barons des états généraux de Languedoc, tenus par S.A.R. Mgr le prince de Conti, en la ville de Montpellier, l’année 1654 ». L’ouvrage, imprimé in-folio à Lyon par Jassermé, dut coûter assez cher à son auteur. Dans la dédicace de la deuxième partie de l’ouvrage qui parut l’année suivante, Béjart put se vanter d’avoir obtenu les encouragements et l’approbation du prince, qui s’était diverti à lire ce livre pendant les entr’actes de la comédie.
La troupe de Molière partit de Montpellier peu après la clôture des états. Elle est à Lyon à la fin d’avril 1655. Un acte de mariage entre deux comédiens nommés Foulle-Martin et Anne Reynis, le 29 de ce mois, est donné par M. Brouchoud en fac-similé32. Les deux époux y sont {p. 86}dits comédiens de la troupe de M. le prince de Conti. Les témoins signataires sont : Pierre Réveillon, Charles Dufresne, J.-B. Poquelin, Joseph Béjart, René Berthelot.
C’est ici, après leur retour à Lyon, qu’il faudrait placer la représentation de L’Étourdi, si l’on adoptait la date consignée par La Grange dans son registre. Mais, outre qu’il serait étonnant que Molière n’eût pas profité de son séjour auprès du prince pour faire jouer sa première œuvre devant lui et devant toute la noblesse de la province, il y a encore une présomption toute défavorable à cette date, que l’on tire du silence de Charles Coypeau Dassoucy, qui arriva à Lyon à peu de temps de là. Il serait vraiment extraordinaire, si Molière venait de remporter cette grande victoire de L’Étourdi, que l’empereur du burlesque (c’est le nom que Dassoucy se donnait volontiers) n’en eût pas dit un mot dans le récit de ses aventures.
Nous avons vu que Dassoucy était en relations avec Molière, et nous avons reproduit une lettre qu’il lui écrivait trois ans avant l’époque où nous sommes. Sa fortune errante le conduisit à Lyon au commencement de l’été de 1656.
« Ce qui me charma le plus (en arrivant à Lyon), dit-il33, ce fut la rencontre de Molière et de MM. les Béjart. Comme la comédie a des charmes, je ne pus quitter de sitôt ces charmants amis : je demeurai trois mois à Lyon parmi les jeux, les comédiens et les festins, quoique j’eusse mieux fait de ne m’y pas arrêter un jour, car, au milieu de tant de caresses, je ne laissai pas d’y essuyer de mauvaises rencontres… Ayant ouï dire qu’il y avait à Avignon une excellente voix de dessus, dont je pourrais facilement disposer, je m’embarquai avec Molière sur le Rhône, qui mène en Avignon, où, comme un joueur ne saurait vivre sans cartes non plus qu’un matelot sans tabac, la première chose que je fis, ce fut d’aller à l’académie (à la maison de jeu). J’avais déjà ouï parler du mérite de ce lieu et de la capacité de plusieurs galants homme qui divertissaient les bienheureux passants qui aimaient à jouer à trois dés. »
{p. 87}Dassoucy resta un mois à Avignon. Il y fut dépouillé de tout son
argent, de sa bague et de son manteau, et demeura à peine mieux vêtu que notre premier
père Adam lorsqu’il sortit du paradis terrestre. « Mais, ajoute-t-il, comme un
homme n’est jamais pauvre tant qu’il a des amis, ayant Molière pour estimateur et toute
la maison des Béjart pour amie, je me vis plus riche et plus content que jamais : car
ces généreuses personnes ne se contentèrent pas de m’assister comme ami elles me
voulurent traiter comme parent. Étant commandés pour aller aux états, ils me menèrent
avec eux à Pézenas, où je ne saurais dire combien de grâces je reçus ensuite de toute
la maison. On dit que le meilleur frère est las, au bout d’un mois, de donner à manger à
son frère ; mais ceux-ci, plus généreux que tous les frères qu’on puisse avoir, ne se
lassèrent point de me voir à leur table tout un hiver ; et je peux dire
Qu’en cette douce compagnieQue je repaissais d’harmonie,Au milieu de sept ou huit plats,Exempt de soin et d’embarras,Je passais doucement la vie.Jamais plus gueux ne fut plus gras ;Et, quoi qu’on chante et quoi qu’on dieDe ces beaux messieurs des états,Qui tous les jours ont six ducats,La musique et la comédie,A cette table bien garnie,Parmi les plus friands muscats,C’est moi qui soufflais la rôtie,Et qui buvais plus d’hypocras.En effet, quoique je fusse chez eux, je pouvais bien dire que j’étais chez moi. Je ne vis jamais tant de bonté, tant de franchise ni tant d’honnêteté que parmi ces gens-là, bien dignes de représenter réellement dans le monde les personnages des princes qu’ils représentent tous les jours sur le théâtre. Après donc avoir passé six bons mois, dans cette Cocagne, et avoir reçu de M. le prince de Conti, de Guilleragues34 et de plusieurs personnes de {p. 88} cette cour des présents considérables, je commençai à regarder du côté des monts ; mais, comme il me fâchait fort de retourner en Piémont sans y amener encore un page de musique, et que je me trouvais tout porté dans la province de France qui produit les plus belles voix aussi bien que les plus beaux fruits, je résolus de faire encore une tentative ; et, pour cet effet, comme la comédie avait assez d’appas pour s’accommoder à mon désir, je suivis Molière à Narbonne. »
Mais revenons un peu en arrière. Molière et ses compagnons arrivèrent à Pézenas au commencement de novembre. Remontons le cours du temps : un mois passé à Avignon nous ramène à la fin de septembre ; trois mois à Lyon, à la fin de juin. On peut bien mettre une quinzaine de jours pour les voyages. Ce serait donc vers la mi-juin que Dassoucy aurait rejoint à Lyon les comédiens, qui y étaient arrivés à la fin d’avril. Cela laisse un intervalle de six semaines si l’on veut que L’Étourdi ait été représenté avant la rencontre. La pièce eût été bien nouvelle, et, comme nous l’avons dit, on a peine à croire que le voyageur n’en eût fait aucune mention. À plus forte raison si cette première représentation mémorable avait eu lieu en sa présence.
Un extrait des procès-verbaux de la session des États de 1655-1656, publié par M.
Galifert et cité par M. J. Loiseleur, établit la présence des comédiens à l’hôtel
d’Alfonce, où résidait le prince, à la date du 2 novembre ; voici cet extrait :
« Messieurs les Évêques de Beziers, Uzès et de Saint-Pons, en rochet et camail,
Messieurs les Barons de Castries, de Villeneuve et de Lanta, les sieurs vicaires
généraux de Narbonne et de Mende, envoyés du comte d’Allais, et de Polignac, et autres
députés de la part de cette assemblée pour saluer Monseigneur le prince de Conti, ont
rapporté qu’étant entrés dans la cour du logis de Monsieur d’Alfonce où ledit seigneur
loge, ils y auraient trouvé les gardes de Son Altesse en aye (en
haie), les officiers à leur tête, et Monseigneur le prince de Conti les attendant à
la porte du vestibule qui regarde ladite cour, lequel, après avoir laissé passer les
trois ordres, serait venu à eux et leur aurait dit qu’il était forcé de les {p. 89} recevoir en cet endroit parce que sa chambre était dans un extrême
désordre à cause de la comédie ; et, après les compliments faits, Messieurs les députés
ayant défilé par la queue, ils auraient été reconduits par son Altesse jusque à la porte
de la rue où Messieurs les Prélats ayant quitté leur rochet et camail, ils seraient
rentrés en la cour, en laquelle étaient les gardes en la même porte et seraient allés
complimenter Madame la Princesse qu’ils auraient trouvée dans le lit, laquelle aurait
reçu leur visite avec beaucoup de civilité »35.
Ces comédiens qui étaient cause que l’on recevait dans un vestibule les ambassadeurs des États, c’étaient Molière et ses camarades.
Ils demeurèrent à Pézenas pendant toute la durée de la session (4 nov. 1655-22 février 1656). Pendant ce séjour et d’autres qu’ils firent en cette ville, ils ne manquèrent pas de faire des excursions dans les pays d’alentour ; ils allèrent donner des représentations dans les châteaux et les villages. Il y a tout un ensemble de traditions recueillies tardivement, plus ou moins suspectes, mais dont il faut tenir compte si l’on veut être complet. En voici trois ou quatre :
La Fontaine de Gignac : Molière traversait un jour Gignac. Une source avait été détournée par les soins d’un consul de cette petite ville, M. de Laurès, et, confondue avec un ruisseau, avait été conduite dans un réservoir à l’usage du public. Le magistrat municipal avait fait inscrire sur la nouvelle fontaine ce pentamètre latin :
Quæ fuit ante fugax, arte perennis erit.Les oisifs, les curieux, s’étaient attroupés devant cette inscription. Molière à quelqu’un qui lui en demandait le sens, donna cette traduction improvisée :
Avide observateur qui voulez tout savoir,Des ânes de Gignac c’est ici l’abreuvoir.La Valise perdue : Molière passait entre les villages de {p. 90}Belarga et de Saint-Pons-de-Mauchiens, au pied du château de Lavagnac, situé sur une des rives de l’Hérault. Sa valise tomba de son cheval. Une paysanne travaillait dans les champs, elle couvrit de la rotondité de ses jupes l’objet tombé à terre. Molière s’étant aperçu de la perte qu’il avait faite, revint sur ses pas ; il interrogea la paysanne sans soupçonner sa ruse ; ses compagnons le pressaient de continuer ses recherches : À quoi bon ? dit-il, je viens de Chignac, je suis à Lavagnac, j’aperçois le clocher de Montagnac ; au milieu de tous ces gnac ma valise est perdue. »
Il y avait, à Pézenas, un barbier nommé Gély dont la boutique était fort fréquentée. Molière s’installait dans un grand fauteuil et observait les originaux de toute sorte que la réunion des États ne manquait pas d’attirer dans la ville, et ceux, en grand nombre aussi que fournissait le territoire, assez fécond. Ce fauteuil a été conservé. On l’a vu à Paris à l’exposition organisée à l’occasion du second centenaire de la mort du poète. Le rôle de Molière dans la boutique n’était pas toujours purement contemplatif. Il devenait parfois acteur lui-même. Il mystifiait les habitués de Gély. Il leur jouait de ces scènes de lazzi à l’italienne qu’il a si bien connues et qui ont tant fourni à son théâtre. Telles sont, par exemple, les scènes de la Barbe impossible, toujours interrompue, et celle de la Lettre improvisée, celle-ci plus piquante et plus digne de la muse comique. Elle a été contée bien souvent. Nous l’avons nous-même redite jadis36, en en indiquant l’origine. Pour la renouveler un peu, nous emprunterons le récit de M. Charles Monselet, qui a essayé de rendre à l’héroïne son dialecte languedocien37.
Une jeune et jolie fille de Pézenas ouvre timidement la porte de la boutique du perruquier Gély. Elle tient à la main une lettre que lui adresse son amant, qui est au service. Malheureusement la pauvre enfant ne sait pas lire.
« Escusatz, mestre Zély, dit-elle de sa voix la plus insinuante, boudriotz pas me léjji aquesto létro ?
{p. 91}- Pourquoi pas, mon enfant ? » répond maître Gély.
Mais, comme il est en ce moment occupé à calamistrer ses perruques, il fait passer la lettre à Molière, en ajoutant :
« Tiens, voilà un monsieur qui la lira bien mieux que moi. »
Molière se prête de bonne grâce à cette substitution ; l’air candide de la jeune fille lui a souri. Il prend la lettre et la décachette ; mais il remplace la rédaction de l’amoureux par une improvisation de son goût. Le milicien, dit-il, a assisté à une sanglante bataille, où il s’est vaillamment distingué ; malheureusement un éclat d’obus lui a fracassé le bras.
« Aï ! moun Dious ! s’écrie la jeune fille, Jésus ! Nostré Seigné ! Lou paouré magnac mèou ! »
Ces exclamations apprennent à Molière qu’il a un peu trop saturé sa phrase de fluide électrique, et il s’empresse d’en amortir les effets. Le milicien, admis à l’hôpital, a dû son salut à l’habileté des chirurgiens ; il est aujourd’hui en pleine convalescence.
Le visage de la jeune fille s’éclaircit ; elle respire, elle sourit.
Cependant Molière ne borne pas là ses expériences : il entame un autre passage de la prétendue lettre. La guérison presque miraculeuse de l’enfant de Mars a fait grand bruit, et lui a attiré la visite des plus riches personnages et des plus belles dames de la ville ; une d’elles s’est éprise d’un violent amour pour lui et veut absolument l’épouser.
Ici, nouvelle interruption de la jeune fille, nouveaux gémissements.
Molière est obligé d’appliquer un remède au mal qu’il vient de créer. Le milicien, continue-t-il. est resté ferme comme un roc aux propositions qu’on lui a adressées ; il n’aspire qu’après le jour qui le réunira à sa bien aimée, et il appelle de tous ses vœux l’heure de son mariage avec elle.
C’est le dernier mot de la lettre, le bouquet. Radieuse, la fillette serre le précieux papier dans sa gorgerette et s’en retourne comme elle est venue, après une belle révérence à Molière accompagnée de ces mots :
« Pla mer cio, moussu. »
{p. 92}La tradition ne l’abandonne pas là, la tradition la suit jusque dans son quartier, où, sautant de joie, elle annonce à tous et à toutes le prochain retour de son amant, parvenu au grade le plus élevé de l’armée. Quelqu’un essaye-t-il à son tour de déchiffrer la lettre, elle la lui arrache dès les premières lignes, en lui disant avec impatience : « Laïssats aco ! Laïssats aco aou sabétz pa ta pla léjji coumo lou moussu dé can Zély ! » (Laissez cela ! Laissez cela ! vous ne savez pas aussi bien lire que le monsieur de chez Gély !)
Autre
tradition. La faveur de Molière auprès du prince était telle, dit-on, que non seulement
celui-ci obligeait les communes à transporter les bagages des comédiens, mais encore qu’il
mettait un impôt sur les habitants pour indemniser les comédiens lorsque les recettes
n’avaient pas été bonnes. C’est, du moins, ce qu’un habitant de Pézenas, Poitevin de
Saint-Cristol, écrivait à Cailhava : « La lettre du prince de Conti aux Consuls de
Pézenas, dont on vous a parlé, ne contient rien de bien remarquable. Elle leur ordonne
d’envoyer des charrettes à Marseillan pour transporter de là à la
Grange-des-Prés Molière et sa troupe. Je n’ai pu m’en procurer la lecture ; elle a été
enlevée, dans ces derniers temps, des archives de la commune, et l’on ne sait ce qu’elle
est devenue. La seule chose relative à Molière, consignée dans les archives de
Marseillan, c’est qu’il fut établi une imposition sur les habitants de ce bourg pour
indemniser Molière qui était allé avec sa troupe y jouer la comédie. »
Mais
cette dernière pièce, qu’il serait bien curieux de vérifier, a disparu aussi. On signale une autre pièce d’un moindre intérêt. « M. de
P…, dit-on38, conserve une quittance de la somme de trente livres
faite au nom de Molière par un voiturier qui l’avait conduit, ainsi que toute la troupe,
à Marseillan et ramené à Pézenas. »
À la fin de la session des états, qui furent clos le 22 février 1656, six mille livres fut accordées à la troupe par le bureau des comptes. Le reçu de Molière a été retrouvé, en avril 1873, par M. de la Pijardière, archiviste de l’Hérault. Il est ainsi conçu :
{p. 93}« J’ai reçu de Monsieur le Secq, trésorier de la bourse des états du Languedoc, la somme de six mille lires à nous accorder par Messieurs du Bureau des comptes, de laquelle somme je le quitte.
Fait à Pézenas ce vingt quatrième jour de février 1656.
MOLIÈRE.
Quittance de six mille lires. »
Joseph Béjart toucha le même jour quinze cents livres pour l’ouvrage dont nous avons parlé. Sa quittance est ainsi formulée :
« J’ai reçu de Monsieur le Secq la somme de quinze cents lires qui m’a été accordée par la délibération des états, pour la composition d’un lire que j’ai présenté à la province, de laquelle somme je quitte ledit Monsieur le Secq.
Fait à Pézenas ce 24 février 1656.
BÉJART.
Pour 1500 lires. »
Pour le généalogiste Béjart, une courte délibération des états est ainsi constatée dans
le procès verbal du 20 février : « Sur ce qui a été représenté que le sieur Béjart
avait présenté un livre à l’assemblée, très curieux et utile pour toute la province, les
états l’ont renvoyé à messieurs du bureau des comptes pour avoir tel égard à son travail
qu’ils le jugeront à propos. »
L’assemblée de l’année suivante se montra, comme nous le verrons, assez peu satisfaite de ces libéralités.
La troupe partit immédiatement pour Narbonne, où elle était le 26 février 1656. Les archives communales de cette ville contiennent à cette date la mention suivante : « Sur ce que M. le premier consul a représenté que les comédiens de S. A. de Conti, sortant de Pézenas de jouer pendant la tenue des états et s’en allant à Bordeaux pour attendre Son Altesse, où elle doit aller à son retour de Paris, désireraient de passer quinze jours en cette ville pour la satisfaction publique, et comme il n’y a point d’autre lieu à représenter que la grande salle de la maison conseillère, ils la demandent, et avec eux tous les honnêtes gens de la ville, à l’assemblée d’y délibérer.
Sur quoi Mrs les consuls ayant conféré ont été d’avis de remercier lesdits comédiens et leur donner la salle. »
Le 3 mai suivant, les comédiens sont encore à Narbonne.
{p. 94} Ce jour, en présence du juge royal de Narbonne, intervint un accord entre les étapiers Dufort et Cassaignes d’une part, et Molière et Madeleine Béjart de l’autre, par lesquels les premiers, prenant à leurs risques et périls l’assignation donnée par le prince de Conti sur le fond des étapes à la fin de la session de 1654-1655, en fournissaient le montant aux comédiens, à savoir : 1250 livres en espèces (il n’est pas sûr que ces 1250 livres furent payées) et 3750 en une lettre de change tirée par Cassaignes sur Dufort, acceptée par ce dernier et payable à un an de date, laquelle traite ne fut point acquittée à l’échéance. Sur toute cette affaire, les pièces documentaires n’ont pas été produites jusqu’à présent.
Les comédiens de S. A. de Conti firent-ils le voyage de Bordeaux dont il est question
dans la délibération des consuls de Narbonne ? Auraient-ils été à Bordeaux entre le 15
mars et le 3 mai, ou seraient-ils partis de Narbonne seulement après cette dernière date ?
On n’a découvert jusqu’ici aucune trace de cette longue excursion. Le plus probable est
qu’elle n’eut point lieu. Le prince était parti, en effet, pour Paris. Une grande et
totale réforme est en train de s’accomplir en lui. Dès les premiers mois de 1656, la
conversion du prince est un fait accompli. (Vie de Pavillon, évêque
d’Alet)
. Au moment où la session des États de Languedoc fut close, le 22
février 1656, il acceptait « avec une docilité d’enfant »
, les règles de
conduite que lui imposait l’austère évêque. « Le bal, la Comédie,
le jeu, dit l’abbé de Voisin, furent interdits à tous ses domestiques. »
Lorsqu’il reviendra à Lyon l’année suivante, ses sentiments à l’égard de ses comédiens
seront bien changés ; ils l’étaient déjà sans doute.
Quoi qu’il en soit, sa protection avait été d’une grande utilité pour Molière et sa troupe. Ne disons pas cependant qu’elle ait tout fait pour eux. Si la situation du poète comédien n’est plus la même que lorsqu’il était arrivé à Lyon en 1652, il ne devait pas seulement cette meilleure fortune au haut patronage qu’il avait rencontré. Il y avait contribué par lui-même, par la révélation de son talent d’écrivain, qu’il parait avoir longtemps ignoré. Il a composé et fait jouer une grande comédie qui, par la {p. 95} verve et le mouvement, surpassait tout ce que la scène française connaissait alors. Il s’est créé de plus la spécialité de petits divertissements, de scénettes facétieuses dont il faisait suivre la grande pièce et qui étaient un régal pour les provinces. Sa réputation d’honnête homme, c’est-à-dire d’homme du monde, d’homme de bonne compagnie, s’établit également et lui vaut des amitiés solides.
En cet automne de 1656, Chapelle et Bachaumont se rendant aux eaux d’Encausse, traversèrent les provinces que parcouraient Molière et ses camarades. Dans leur relation, rien n’indique que Chapelle ait revu en ce moment son ancien condisciple. Toutefois, plus d’un épisode du récit des deux Parisiens mérite d’être retenu, si l’on songe que Molière avait les mêmes tableaux, les mêmes personnages sous les yeux. Vous vous rappelez notamment la réunion des précieuses de Montpellier, et leurs petites mignardises, et leur parler gras, et les discours extraordinaires qu’elles débitent. Il n’est pas possible, en lisant cette page, de ne point penser aux Précieuses ridicules que Molière va nous donner bientôt.
Les états de Languedoc s’ouvrirent, en cette année 1656, à Béziers, le 17 novembre. Le
comte de Bieule39 avait reçu commission du roi pour la convocation et la
direction des états. Entre ce 17 novembre et la fin de l’année, Molière fit représenter sa
deuxième comédie : Le Dépit amoureux. À cet égard, La Grange n’a point
de contradiction ; il écrit sur son registre : « Cette pièce de théâtre a été
représentée pour la première fois aux états de Languedoc l’an 1656. M. le comte de
Bioule, lieutenant du roi, président aux états. »
Et dans la préface
de l’édition de 1682, on lit : « La seconde comédie de M. de Molière fut
représentée aux états de Béziers, sous le titre de Dépit
amoureux. »
Le succès du Dépit amoureux dans sa nouveauté n’a point été contestée
par les adversaires même de l’auteur. De Vizé disait plus tard (en 1663) dans ses Nouvelles nouvelles : « Ensuite il fit Le Dépit
amoureux, qui valait beaucoup moins que la première (L’Étourdi), mais qui {p. 96} réussit toutefois à cause d’une
scène qui plut à tout le monde et qui fut vue comme un tableau naturellement représenté
de certains dépits qui prennent souvent à ceux qui s’aiment le mieux. »
Entre L’Étourdi et Le Dépit amoureux, la légende, qui cherche à suppléer à l’histoire intime de Molière, absolument inconnue, a placé un petit roman amoureux, où le cœur de Molière aurait été vivement engagé. On trouve ce roman raconté tout au long dans un mauvais livre ayant pour titre : La Fameuse comédienne ou l’histoire de la Guérin40. Ce livre, dirigé contre la veuve de Molière, bas, graveleux, généralement indigne de foi, ne peut être consulté qu’avec infiniment de réserve et de précaution. Mais il a été pourtant écrit par un contemporain, et, dit-on, sur les indications d’une actrice ennemie d’Armande Béjart. L’auteur a eu de précieux renseignements et, quoiqu’il n’en ait guère fait usage que pour satisfaire sa jalousie et sa haine, tout n’est pas mensonge dans ses récits. Il faut tâcher nous-même d’en faire jaillir les clartés qui peuvent nous être utiles, et de dégager le fonds de vérité ou de vraisemblance qui a, comme toujours, servi de prétexte aux contes scandaleux et aux perfides calomnies. Or, voici ce que ce livre nous apprend : Mlle Duparc, dont la beauté brillante et un peu apprêtée fit de si illustres conquêtes41, à peine entrée dans la troupe, tourna la tête du jeune directeur. Il en devint amoureux, mais il fut repoussé par elle. Il souffrit de ces rebuts, il en conçut plus de dépit et de ressentiment qu’il n’en avait éprouvé jusque-là dans les liaisons changeantes que ne pouvait manquer de nouer la liberté de la vie comique. Il prit pour confidente de ses chagrins Mlle Debrie, bonne et simple autant que Mlle Duparc était orgueilleuse et façonnière. Mlle Debrie commença alors à le consoler, et elle continua pendant le reste de sa vie à être son recours dans les afflictions de ce genre ; elle lui conserva une amitié tendre, complaisante et paisible, qui reposait Molière des tourments d’une âme naturellement passionnée. Le roman ajoute que, mue à son tour {p. 97}par le dépit, ou flattée par la renommée croissante que Molière acquérait, Mlle Duparc se repentit de ses dédains ; elle chercha à regagner par ses coquetteries le cœur qu’elle avait rebuté ; mais Molière ne répondit à ses tardives avances que comme Clitandre répond à Armande dans Les Femmes savantes42. Tel est le récit que nous trouvons dans les premières pages de l’histoire de La Fameuse comédienne. Que les détails soient plus ou moins véridiques, il est du moins permis d’inférer de ce récit que cette époque fut en effet pour Molière un moment d’émotions et de contrariétés amoureuses. Cet état de son âme se refléta dans la pièce nouvelle qu’il écrivit, et lui fournit les traits d’une peinture charmante, dont les Italiens ni même les anciens n’auraient pu lui offrir de modèle. Il eut une vue soudaine et claire de la vraie comédie.
Messieurs des États se montrèrent peu sensibles à la bonne fortune que le poète leur
avait ménagée. Le procès verbal de la séance du 16 décembre 1656, contient le paragraphe
suivant : « Sur les plaintes qui ont été portées aux états par plusieurs députés de
l’Assemblée, que la troupe des comédiens qui est dans la ville de Béziers fait
distribuer plusieurs billets aux députés de cette compagnie pour les faire entrer à la
comédie sans rien payer, dans l’espérance de retirer quelque gratification : a été
arrêté qu’il sera notifié par Loyseau, archer des gardes du Roi en la prévôté de l’hôtel
de retirer les billets qu’ils ont distribué et de faire payer, si bon leur semble, les
députés qui iront à la comédie, l’Assemblée ayant résolu et arrêté qu’il n’y sera fait
aucune considération, et défendu par exprès à Messieurs du bureau des comptes de
directement ni indirectement leur accorder aucunes sommes, ni au trésorier de la bourse
de les payer, à peine de pure perte et d’en répondre en son propre et privé
nom. »
Les billets de théâtre qui provoquèrent cette délibération avaient-ils été distribués pour la première représentation du Dépit amoureux ? En ce cas, la décision aurait {p. 98} précédé de deux ou trois jours, selon toute apparence, la représentation de cette pièce. Les états n’ont pas dû attendre à la dernière heure pour leur déclaration. La représentation pourrait donc être fixée vers le 19 ou 21 décembre. Mais peut-être est-ce tirer de l’acte des états une conclusion qu’il ne comporte point. On peut se tenir pour satisfait de savoir positivement que la seconde comédie de Molière parut d’abord à Béziers dans les six dernières semaines de l’année 1656 ; il n’y a point grand intérêt à préciser davantage.
Joseph Béjart avait fait un supplément à son Recueil généalogique, il en fit hommage aux
états. Ceux-ci furent moins gracieux que MM. du bureau des comptes ne l’avaient été
l’année précédente. C’est le 16 avril que lui fut votée une allocation de cinq cents
livres, accompagnée d’une imitation à n’y plus revenir ; le procès verbal dit : « A
été accordé au sieur Béjart la somme de cinq cents livres, pour un livre qu’il a fait
des qualités, armes et blasons de messeigneurs les prélats et de messeigneurs les barons
qui composent cette assemblée, et a été arrêté qu’à l’avenir il ne serait fait aucune
considération sur aucun livre qu’il pourra présenter aux états, s’il n’a reçu ordre
exprès de l’assemblée de le composer. »
Si l’on en croit un passage des Aventures de Dassoucy (Paris, 1679, in-12), la troupe aurait encore reçu, à Béziers, la visite du musicien. Le musicien, dans ses Aventures d’Italie, parle d’une chanson qu’il fit chanter devant Madame Royale, Christine, sœur de Louis XIII et veuve de Victor-Amédée, chanson en deux couplets, dont voici le premier :
Loin de moi, loin de moi, tristesse,Sanglots, larmes, soupirs ;Je revois la princesseQui fait tous mes désirs :Ô célestes plaisirs,Doux transports d’allégresse !Viens, mort, quand tu voudras,Me donner le trépas,J’ai revu ma princesse !
Et, après avoir transcrit le second couplet, que nous {p. 99} nous
dispensons de reproduire ici, il ajoute : « Vous, monsieur Molière, qui fîtes à
Béziers le premier couplet de cette chanson, oseriez-vous bien dire comme elle
fut exécutée et l’honneur que votre muse et la mienne reçurent en cette
rencontre ? »
Mais Dassoucy ne se trompe-t-il pas ? N’est-ce pas Montpellier qu’il veut dire, et ne s’agit-il pas de l’hiver de l’année précédente, qu’il passa, en effet, avec Molière ?
Il avait des raisons pour ne pas se rappeler très volontiers ce nom de Montpellier. Peu importe, du reste, que le musicien errant ait ou non redoublé sa visite.
Il n’est pas probable que la troupe soit restée cette fois à Béziers pendant toute la durée des Etats, d’autant que ceux-ci se prolongèrent jusqu’au mois de juin.
À la date du 12. avril 1657, Madeleine Béjart est probablement à Nîmes, où une commission
est donnée « par Pierre Le Blanc, juge pour le roi en la cour de
Nîmes »
, le 12 avril 1657, à l’effet de poursuivre le remboursement de
l’obligation de 3200 livres souscrite par Antoine Baratier, à Montélimart, le 18 février
1655. Molière accompagnait-il Madeleine ? La troupe était-elle avec ses deux principaux
directeurs ? La question ne peut-être décidée. La troupe était à Lyon un mois après. Le
prince de Conti, sur qui l’évêque d’Alet, Pavillon, et d’autres prélats jansénistes,
exerçaient de plus en plus d’influence, écrivait de Lyon à l’abbé Ciron, à la date du 15
mai 1657 :
« Il y a des comédiens ici qui portaient autrefois mon nom : je leur ai fait dire de le quitter, et vous pensez bien que je n’ai eu garde de les aller voir… »
Quelques jours après, le 16 juin, la troupe est à Dijon ; elle est encore connue, malgré
la défense du prince, sous le nom de comédiens de M. le prince de Conti. C’est ainsi du
moins qu’elle est désignée dans la permission qui lui est accordée de donner des
représentations au tripot de la Poissonnerie. Mais on peut être persuadé qu’elle
n’affichait plus sous ce titre, car le frère du grand Condé n’était pas d’un caractère
commode, surtout depuis sa conversion. On peut rappeler ici ce que Racine écrivait d’Uzès
à M. Vitard, le 25 juillet 1662 : « M. le prince de Conti est à trois lieues de
cette ville et se fait furieusement {p. 100} craindre dans la
province. Il fait rechercher les vieux crimes, qui y sont en fort grand nombre. Il a
fait emprisonner bon nombre de gentilshommes et en a écarté beaucoup d’autres. Une
troupe de comédiens s’était venue établir dans une petite ville proche d’ici : il les a
chassés, et ils ont passé le Rhône, pour se retirer en Provence. On dit qu’il n’y a que
des missionnaires et des archers à sa queue. Les gens de Languedoc ne sont pas
accoutumés à une telle réforme ; mais il faut pourtant plier. »
Les magistrats de Dijon accordent à Molière la permission d’ouvrir son théâtre, à charge
de verser 90 livres pour les pauvres de l’hôpital, et de ne prendre que 20 sous pour les
pièces nouvelles et 10 sous pour les anciennes. Le tripotier, qui louait les sièges, ne
devait pas exiger plus de 2 sous pour chaque chaise, à peine de 50 livres d’amende.
« C’étaient à peu près, dit M. H. Chardon43, les mêmes conditions que pour
les autres troupes, sauf que la somme à verser aux pauvres était un peu
plus élevée. »
Vers la fin de l’année, les comédiens redescendirent dans le Midi. En novembre ou décembre, ils étaient à Avignon, où Molière rencontra le peintre Mignard, qui revenait d’Italie, et se lia avec lui d’une durable amitié. C’est l’abbé Monville, l’exact biographe de Mignard, qui constate cette rencontre, et l’on peut s’en rapporter à son témoignage.
Notez de plus que la session des états du Languedoc avait commencé à Pézenas le 8 octobre, et qu’elle finit le 24 février 1658. On ne sait si Molière y alla, mais ces réunions attiraient presque invinciblement nos comédiens, et il serait étonnant qu’ils n’y eussent pas fait quelque apparition.
Les administrateurs de l’Aumône générale de Lyon accordèrent, le 6 janvier, un secours de 18 livres tournois à une demoiselle Vérand, veuve d’un contrôleur de la douane, recommandée par Mlle Béjarre (Béjart), comédienne.
La troupe passa le carnaval à Grenoble. C’est la notice de l’édition de 1682 qui le dit expressément. Elle eut là {p. 101}les mêmes difficultés qu’elle aurait rencontrées à Vienne, en 1654, d’après M. Brouchoud. Comptant peut-être un peu trop sur sa notoriété et l’influence qu’elle s’était acquise, elle aurait négligé de demander la permission de rigueur. M. Eud. Soulié a extrait, en effet, du registre des délibérations de l’hôtel de ville, le texte suivant :
« Du 2 février 1658. Il a été tenu conseil ordinaire dans l’Hôtel de Ville où étaient présents messieurs les quatre consuls, et il a été proposé par M. le premier consul, touchant l’incivilité des comédiens qui ont affiché sans avoir leur décret d’approbation ; il a été opiné et puis conclu que les affiches seront levées et à eux défendu de faire aucune comédie jusqu’à ce qu’ils aient satisfait à la permission qui leur doit être donnée par mesd. sieurs les consuls et du conseil »44.
Ce petit conflit n’eut d’ailleurs pas de suite.
Cependant les amis de Molière, disent les rédacteurs de la Préface de 1682, lui conseillaient de se rapprocher de Paris. Dans les premiers jours d’avril, la troupe, traversant toute la France, vint s’établir à Rouen. Leur séjour assez long dans cette ville a laissé quelques vestiges qui ont été soigneusement recueillis.
Une lettre de Thomas Corneille à l’abbé de Pure, datée du 19 mai 1658, contient le
passage suivant, ainsi imprimé dans les premières éditions de cette lettre : « Le
mariage de Mlle Le Ravon, si précipité, est une aventure
surprenante… Elle s’est lassée du veuvage. Nous attendons ici (à Rouen) les deux beautés
que vous croyez devoir disputer cet hiver d’éclat avec la sienne. Au moins
ai-je remarqué en Mlle Réjac grande envie de jouer à Paris, et je ne
doute point qu’au sortir d’ici, cette troupe n’y aille passer le reste de
l’année. »
M. Bouquet a rétabli45 avec toute vraisemblance les noms altérés dans cette lettre, soit que Thomas se soit plu à déguiser ces noms d’actrices, soit qu’il y ait tout {p. 102} simplement mauvaise lecture des imprimeurs. Au lieu de Mlle Le Ravon, il lit : Mlle Le Baron, c’est la veuve de l’acteur André Baron, mort en 1655 ; elle n’appartenait point à la troupe de Molière. Au lieu de Mlle Réjac, il lit : Mlle Béjar ou Béjart. Les doux beautés qui devaient disputer d’éclat avec Mlle Le Baron étaient Mlles Debrie et Duparc, dont on attendait l’arrivée. Cette conjecture est très plausible, tous ces acteurs s’étant sans doute arrêtés plus ou moins longtemps à Paris en y passant. Nous avons par la lettre de Thomas Corneille la date approximative de l’installation de la troupe à Rouen.
En cette année 1658, deux représentations furent données au profit des pauvres de l’Hôtel-Dieu de Rouen : l’une le 20 juin, qui produisit 77 livres 4 sols et 7 deniers ; l’autre le 21 août, qui produisit 44 livres 15 sols.
Ces représentations avaient-elles été données par la troupe de Molière ? C’est probable, au moins pour l’une d’elles, puisque c’était l’usage. Les registres constatent que la première recette est provenue d’une comédie représentée par les comédiens de Son Altesse. M. F. Bouquet croit que cette Altesse serait Henri II d’Orléans, duc de Longueville, gouverneur de Normandie, qui avait épousé Anne-Geneviève de Bourbon, sœur du grand Condé et du prince de Conti, la fameuse duchesse de Longueville, mais alors bien changée et devenue janséniste comme son frère Conti. La troupe de Molière aurait donc eu un quatrième patronage avant d’obtenir celui de Monsieur, frère du Roi ? Nous croyons que la preuve n’en est pas encore bien faite, et qu’on peut conserver quelques doutes. Il s’agit peut-être d’une autre troupe. Ou peut-être n’était-ce là qu’un souvenir timide de la protection du prince de Conti.
Le 12 juillet, Madeleine Béjart, logée au jeu de paume des Braques, à Rouen, par un acte
passé devant M. Abraham Moisson et Claude Gruchet, prend la fin du bail du jeu de paume
des Marais, à Paris, pour dix-huit mois, du 1er octobre 1658 au 1er avril 1660. La fin du bail était cédée par messire Louis Redhon de
Talhouet, chevalier, lequel le tenait de Marie Troche, veuve de feu Étienne Hubert, et de
Michel Mesuel, maître paumier, copropriétaires {p. 103} dudit jeu de
paume, lequel servait déjà aux représentations théâtrales, puisque les loges, décorations
de théâtre, chandeliers de cristal, font partie du marché. Cette location a lieu moyennant
la somme de trois mille livres par chacun an, « payable aux quatre termes de l’an à
Paris accoutumés »
. Pour l’accomplissement et entretien dudit acte, Madeleine
Béjart élit domicile en la maison de monsieur Poquelin, tapissier, valet de chambre du
roi, demeurant sous les Halles, paroisse de Saint-Eustache. C’est le père de Molière. Il
ne devait pas être donné suite à cet engagement, mais l’élection de domicile que fait
Madeleine en la maison de Jean Poquelin témoigne bien que les ressentiments de celui-ci
étaient totalement dissipés.
Marquise Thérèse de Gorla, autrement dit Mlle Duparc, que nous avons vue épouser à Lyon, en 1653, René Berthelot dit Duparc, obtint à Rouen un brillant succès, succès de beauté autant que de talent. Les deux Corneille s’éprirent d’elle. Le grand Corneille, qui déjà avait passé la cinquantaine, la combla de vers, et de beaux vers. On trouve dans ses Poésies diverses plusieurs pièces à elle adressées sous le nom de Marquise (son vrai nom) ou d’Iris : sonnets, chansons, stances. Tout le monde a dans la mémoire les belles stances souvent citées :
Marquise, si mon visageÀ quelques traits un peu vieux,Souvenez-vous qu’à mon âgeVous ne vaudrez guère mieux, etc.
Thomas marcha sur les brisées de son frère. Il composa pour elle l’élégie :
Iris, je vais parler, c’est trop de violence…
Et Pierre, dans la pièce sur le départ de l’actrice, disait à celle-ci :
J’en ai (des rivaux), vous le savez que je ne puis haïr
faisant allusion à la compétition fraternelle. Tout cela, d’une assez grande innocence, à ce qu’il semble, se passait {p. 104} en famille. Une sorte de post-scriptum, qu’il ajouta plus tard à son Adieu, en témoigne assez clairement :
Ainsi parla Clitandre, et ses maux se passèrent,Son feu s’évanouit, ses déplaisirs cessèrent.Il vécut sans la dame, et vécut sans ennui,Comme la dame ailleurs se divertit sans lui :Heureux en son amour, si l’ardeur qui l’animeN’en conçoit les tourments que pour s’en plaindre en rime,Et si d’un si beau feu la céleste vigueurPeut enflammer ses vers sans échauffer son cœur !
Corneille avait, du reste, jeune encore, en 1632, raillé ces amours d’imagination, sans pouvoir, comme on le voit, s’en corriger jamais :
J’ai fait autrefois de la bête ;J’avais des Philis à la tête…Par là je m’appris à rimer.
On ne sait à quel moment de ces huit dernières années fixer la représentation de L’Andromède de P. Corneille, dont on voit la distribution manuscrite sur un exemplaire de l’édition originale, in-4°, provenant de la bibliothèque de Pont-de-Veyle. Cette distribution, selon M. P. Lacroix, serait de la main même de Molière. De la main même de Molière, c’est bientôt dit ! Mais enfin elle est curieuse par les noms qu’elle rassemble. La voici :
DUPARC : Jupiter.
Mlle BÉJART : Junon et Andromède.
DEBRIE : Neptune.
L’ÉGUISÉ : Mercure et un page de Phynée.
BÉJART : Le Soleil et Timante.
Mlle DEBRIE : Vénus, Cymodoce et Aglante.
Mlle HERVÉ : Melpomène et Céphalie.
VAUSELLE : Éole et Amnon.
Mlle MENOU : Éphyre.
Mlle MAGDELON : Cydippe et Liriope.
VALETS : Huits vents.
DUFRESNE : Céphée.
Mlle VAUSELLE : Cassiope.
CHATEAUNEUF : Phinée.
MOLIÈRE : Persée.
L’ESTANG : Chœur de peuple.
Molière avait d’abord le rôle de Phinée, et Châteauneuf {p. 105} celui de Persée ; mais ils changèrent de personnages. Phorbas, qui n’est pas dans la liste imprimée, y a été ajouté, et attribué à Mlle Hervé, déchargée sans doute de celui de Céphalie, dont le nom a été remplacé à la main dans le courant de l’ouvrage par celui d’Aglante. Scène dernière, Jupiter a été substitué à Junon.
Voilà bien des noms que nous ne connaissions pas encore. Edme Villequin, sieur Debrie, d’abord, le mari de Catherine Leclerc du Rozet, que nous n’avions pas rencontré jusqu’ici dans nos documents. L’Éguisé, c’est Louis Béjart. Vauselle n’est autre que Jean-Baptiste Tristan l’Hermite de Vauselle ou Vaucelles, et Mlle Vauselle, c’est sa femme. Mlle Magdelon ? Serait-ce cette Magdeleine de l’Hermite, qui est marraine avec Molière dans le baptême du 6 janvier 1654 à Montpellier ? Mlle Menou ? On retrouve ce nom comme celui d’une toute jeune personne dans une lettre de Chapelle, dont nous parlerons plus loin. Châteauneuf est un gagiste que nous rencontrerons plus tard sur le registre de La Grange. Enfin L’Estang, qui fait le Chœur de peuple, ne peut être que l’ex-patissier Ragueneau de L’Étang, père de Mlle Marotte de L’Estang, qu’épousera La Grange.
À quelle date aurait eu lieu la représentation d’Andromède ainsi distribuée ? La Grange a consigné sur son registre que son beau-père Ragueneau mourut à Lyon le 18 août 1654. La représentation où il a un rôle est donc antérieure à cette date. Mlle Duparc n’est pas sur la liste : aurait-elle été éloignée de la scène par une maladie ou quelque autre cause, ou faut-il faire remonter la représentation avant l’année 1653, où elle entra dans la troupe ? Mais, d’autre part, si Mlle Menou, qui joue Éphyre, n’était qu’une toute jeune personne vers 1659 ou 1660, date probable de la lettre de Chapelle, elle n’eût été qu’une enfant en 1653, et, quoique Éphyre soit un petit rôle de quatre vers, encore n’est-ce pas un rôle d’enfant : c’est une des Néréides jalouses d’Andromède. On le voit, l’annotation manuscrite de la pièce de Corneille soulève des questions embarrassantes.
En tout cas, ce n’est pas à Rouen, en 1658, que cette représentation aurait été donnée, car la composition de {p. 106} la troupe, alors bien connue, était fort différente de celle que constaterait la distribution d’Andromède. Les comédiens n’étaient venus à Rouen, comme le disent les auteurs de la préface de l’édition de 1682, que pour se rapprocher de Paris. Ceux qui jouèrent à Rouen étaient les mêmes qui rentrèrent à Paris au mois d’octobre, et que nous verrons tout à l’heure.
Tout en jouant la comédie à Rouen, Molière faisait auprès des personnages qui lui voulaient du bien d’actives démarches pour être, avec ses camarades, introduit à la cour. Paris était déjà le seul théâtre où des artistes pussent s’illustrer. Le peintre Mignard lui fut sans doute utile auprès du cardinal Mazarin. D’autres personnes influentes intervinrent certainement en faveur de Molière. Monsieur, frère du roi, qui portait alors le titre de duc d’Anjou et qui allait porter bientôt celui de due d’Orléans (à la mort de son oncle Gaston, en 1660), Monsieur avait deux années de moins que le roi, c’est-à-dire dix-huit ans. On lui fit venir l’envie d’avoir une troupe de comédiens et on lui proposa celle de Molière, qui fut admise à faire son essai devant la cour.
C’était la faveur à laquelle celui-ci aspirait depuis si longtemps, le but qu’il poursuivait avec la ténacité et l’ardeur que lui donnait la conscience de son génie. C’était la fin de son exil, le terme de son apprentissage, le premier et indispensable succès de son ambition. Molière avait trente-six ans au moment où il allait trouver enfin un théâtre digne de lui. Jetons un coup d’œil sur le chemin qu’il a parcouru, et voyons quels sont les résultats de cette période de douze ans qui vient de s’accomplir.
Cette longue odyssée provinciale fut certainement un temps d’épreuves plutôt que de plaisirs. Il ne faut pas regarder ces années à travers le contentement de Dassoucy, bien repu ; les parasites sont enclins à voir tout en beau. Il est aisé de se rendre compte des difficultés de cette existence et des hasards d’une telle profession. Elle créait au chef de la troupe des soucis sans nombre ; elle lui attirait une infinité de froissements et de blessures, que Molière devait d’autant plus vivement ressentir que son éducation avait été mieux soignée. Les comédiens {p. 107} ambulants étaient à la merci de toutes les tyrannies locales. Il fallait déployer dans chaque ville, dans chaque bourgade, des prodiges de diplomatie. Il fallait gagner les personnages influents, capter les bonnes grâces de Mme l’Élue ou de Mme l’Intendante, ménager ces pecques provinciales qui étaient les arbitres du goût dans les limites de chaque banlieue, courtiser la comtesse d’Escarbagnas, qui avait l’air du beau monde, ne trouvait jamais rien de bien, et était toute-puissante sur M. le Conseiller ou M. le Receveur des tailles. Quelques présents faits par un concurrent à la maîtresse du prince de Conti faillirent compromettre, comme on l’a vu, l’avenir de Molière. Ce qui se passa au château de la Grange avait dû se renouveler mille fois dans des circonstances moins importantes, il est vrai, mais non moins pénibles. C’était enfin une servitude sans trêve, dont Molière garda un amer souvenir. Et il ne suffisait pas d’avoir pour soi les gens de condition, on avait à compter encore avec le parterre debout, remuant et bruyant. La soldatesque, dont la brutalité se donnait alors pleine carrière, était surtout à craindre. On peut se figurer jusqu’où devait aller son insolence au milieu des troubles de la Fronde, si l’on songe à ce qui se passera à Paris lorsque les comédiens du Palais-Royal voudront supprimer les entrées gratuites à la maison du roi. Les populations, appauvries par les dissensions civiles, ou pillées ou pressurées, étaient parfois, sans doute, moins disposées à se laisser distraire de leurs maux qu’à prendre de tristes revanches contre les comédiens. Combien il fallait de force de volonté et de patiente énergie pour vaincre tant de chances contraires, combien de prudence pour éviter tant de périls !
Mais si l’apprentissage était rude, il était aussi merveilleusement propre à former l’auteur comique. Molière y avait en effet forgé et trempé une à une, pour ainsi dire, les pièces de son armure. Il avait acquis d’abord une expérience pratique du monde aussi complète que possible, et désormais aucun terrain, pas même celui de la cour, ne sera si glissant qu’il y perde l’équilibre. Puis, quel vaste champ s’était ouvert à son observation, et quel trésor d’impressions et d’images il en devait rapporter ! {p. 108}La province était alors infiniment variée d aspects, de costumes, de types et de mœurs. Il y avait plus de contrastes d’une ville à la ville prochaine qu’il n’y en a maintenant d’une ville de la frontière belge à une ville sise au pied des Alpes ou des Pyrénées. Battre l’estrade, courir la campagne, comme fit Molière pendant douze années, c’était fourrager parmi les originaux ; Molière put en recueillir une rare et abondante collection. Pour comble d’à-propos, la France, participant tout entière à cette ébullition fantasque qui avait commencé à Paris, s’étalait palpitante sous le regard curieux qui l’étudiait. C’était un de ces moments si précieux pour la haute éducation de l’esprit, où les masques se détachent, où les physionomies ont toute leur expression, où les caractères ont tout leur jeu, où les conditions sociales s’opposent violemment les unes aux autres, où les travers, les vices, les ridicules se montrent avec une pétulance fanfaronne. Il n’y avait pas bien longtemps encore que le Lorrain Jacques Callot recueillait sur les grands chemins sa longue et bizarre série de figures caricaturales. Molière, dont le regard scrutateur ne se laissait pas arrêter aux postures grotesques, aux costumes provocants, aux surfaces, s’attachait à voir l’homme dans sa nature profonde et essentielle, qui se révélait avec une exubérante franchise.
Molière, en effet, ne menait pas ce train de jeunesse vagabonde étourdiment et sans but.
Il marchait dans sa voie avec une résolution inflexible. Il savait ce qu’il voulait faire,
et il s’y préparait. Il commença par se donner une instruction spéciale qui surprend par
son étendue. Il pratiqua assidûment les auteurs comiques de l’antiquité. Il éplucha,
suivant un mot qu’on lui attribue, et qui n’est qu’un aveu facile à vérifier, les
fragments de Ménandre : il s’assimila par un travail merveilleusement attentif le théâtre
de Plaute et de Térence, tellement que les traducteurs sont obligés de lui emprunter sans
cesse les tournures de style dont il s’est servi peur adapter à notre scène le dialogue de
ces poètes, ainsi qu’un grand nombre d’expressions qui joutent de concision et d’énergie
avec le modèle ancien. À quel point il fouilla dans le théâtre italien et le théâtre
espagnol, c’est ce qu’il est facile {p. 109} d’apercevoir en faisant
l’anatomie, pour ainsi dire, de ses premières pièces. Il ne négligea pas davantage la
tradition française ; il lisait ses prédécesseurs et ses contemporains dans la comédie ;
il avait de notre littérature du XVIe siècle, et même du XVe siècle, une connaissance qu’on ne trouve plus dans les hommes de la
génération qui suivit la sienne, et que La Fontaine partagea presque seul avec lui. Il
s’était rendu familiers Montaigne, Noël du Fail, Brantôme, Rabelais, les vieux conteurs,
en remontant jusqu’aux Quinze Joies de mariage. Il avait donc une vaste
lecture. Aucun bouquin ne se sauvait de ses mains, dit un auteur du temps. Aussi il a des
réminiscences infinies ; il puise aux sources les plus variées, et « le plus
créateur et le plus inventif des génies, remarque Sainte-Beuve, est celui peut-être qui
a le plus imité, et de partout. »
Ses ennemis ne manquaient pas de le lui
reprocher ou de l’en féliciter ironiquement, écoutons l’auteur de Zélinde46 :
« II faut, si vous voulez réussir, que vous preniez la manière d’Élomire, et que
vous tâchiez de le surpasser ; c’est pourquoi vous devez, pour ajouter quelque chose de
beau à ce que je viens de dire, lire comme lui tous les livres satiriques, prendre dans
l’espagnol, prendre dans l’italien, et lire tous les vieux bouquins. Il faut avouer que
c’est un galant homme, et qu’il est louable de savoir si bien se servir de tout ce qu’il
lit de bon. »
On voit si, pendant ses pérégrinations provinciales, il emploie bien son temps, et s’il perd de vue le soin de sa future destinée.
Molière est lent à se produire ; il marche sûrement, mais pas à pas. Il recule son point
de départ bien au delà de l’époque présente, comme pour mieux s’assurer qu’il est dans la
tradition nationale ; il prend pied le plus loin qu’il peut ; il s’essaye tout simplement,
et comme s’il n’était que le plus ignorant des histrions populaires, dans la vieille farce telle que le XVIe siècle l’avait transmise au
XVIIe siècle, c’est-à-dire un peu transformée par l’influence
italienne, qui lui avait donné plus de mouvement et de pétulance bouffonne. Avant
d’entreprendre {p. 110} d’écrire des pièces régulières, il acquiert
quelque réputation par ces compositions qui avaient toujours la vogue en province.
« II fit des farces, dit de Vizé, qui réussirent un peu plus que des farces, et
qui furent un peu plus estimées dans toutes les villes que celles que les
autres comédiens jouaient. »
Il n’y renonça pas, lors même qu’il fut installé à
Paris, et l’on retrouve dans le journal de la troupe les titres d’un certain nombre de ces
facéties dont le public parisien, à ce qu’il semble, ne s’accommodait pas plus mal que le
public provincial. C’est ainsi que sur le registre de La Grange sont indiqués, de 1659 à
1564 : Les Trois docteurs rivaux, Le Maître d’école, Le
Docteur amoureux (dont Boileau regrettait la perte), Gros-René écolier, Le Docteur pédant, Gorgibus dans le sac, Le Fagotier, La Jalousie
de Gros-René, La Casaque, Le Médecin volant, La Jalousie du Barbouillé.
Ces deux dernières sont les seules que nous possédions. C’étaient là des croquis
comme ceux qu’un peintre en voyage jette sur son album et dont il fait ensuite des
tableaux. Ainsi, Molière se servira plus tard de ces canevas comiques de sa jeunesse, et
on les retrouvera presque tous dans ses grandes compositions : dans Le
Médecin volant, il y a comme un germe du Médecin malgré lui ;
dans La Jalousie du Barbouillé, on voit une première esquisse de George Dandin. On peut conjecturer de même que Gorgibus dans
le sac, contenait l’idée d’une scène fameuse des Fourberies de Scapin.
Les Trois Docteurs rivaux, Le Docteur pédant, Le Maître d’école, ont laissé
certainement quelques traces dans Le Mariage forcé, dans un épisode du
Dépit amoureux, et peut-être dans Le Bourgeois
gentilhomme ; Pancrace, Marphurius et Métaphraste viennent sans doute de là. Le Fagotier, enfin, devait, plus encore que Le Médecin
volant, se rapprocher du Médecin malgré lui. Fort peu de ces
petites pièces, où l’acteur a plus de part que l’auteur, ont donc été inutiles à celui-ci,
et sont en réalité perdues pour nous.
Molière se forma, se perfectionna comme acteur avec non moins de zèle, d’étude et de
volonté, qu’il n’en mit à préparer l’auteur comique ; ces deux parties de son
art paraissent avoir toujours été étroitement jointes à ses {p. 111}
yeux, et peut-être même la première l’emporta-t-elle toujours sur la seconde et
demeura-t-elle pour lui la principale. Et il semble que ce ne fut pas non plus celle qui
lui donna le moins de peine, car la nature était d’abord fort récalcitrante. « La
nature, dit Mlle Poisson47, lui avait refusé les dons extérieurs si nécessaires au théâtre,
surtout pour les rôles tragiques : il avait la voix sourdes, des inflexions dures, une
volubilité qui précipitait trop sa déclamation. Il ne se corrigea de cette volubilité,
si contraire à la belle articulation, que par des efforts continuels qui lui causèrent
un hoquet qu’il a conserve jusqu’à la mort et dont il savait tirer parti en certaines
occasions. Pour varier ses inflexions, il mit le premier en usage certains tons inusités
qui le firent accuser d’un peu d’affectation, mais auxquels on s’accoutuma. »
Molière acteur accomplit par conséquent, pendant ces années d apprentissage, un violent
travail sur lui-même ; il avait vaincu les plus grands obstacles : il avait étudié les
maîtres les plus renommés de son temps, et il s’était, à force de persévérance, approprié
les qualités de leur débit et de leur jeu.
Il ne lui suffit pas de se former lui-même à l’art du comédien, il lui fallut créer une
troupe qui devint entre ses mains un instrument intelligent et docile. « Vrai
poète de drame, dit Sainte-Beuve, ses ouvrages sont en scène, en action ; il ne les
écrit pas, pour ainsi dire, il les joue. »
Il ne sépare pas la composition de la
représentation ; ses acteurs et ses actrices sont pour lui ce que les couleurs sont pour
le peintre, ce que le marbre est pour le sculpteur. Il travaille avec eux ; il leur
applique ses rôles. « Molière a le secret, dit un contemporain48 d’ajuster si bien
ses pièces à la portée de ses acteurs qu’ils semblent être nés pour tous les personnages
qu’ils
{p. 112}représentent. Sans doute qu’il les a
tous dans l’esprit quand il compose. Ils n’ont pas même un défaut dont il ne profite
quelquefois, et il rend originaux ceux-là même qui sembleraient devoir gâter son
théâtre. De l’Espy, qui ne promettait rien que de très médiocre, parut inimitable dans
L’École des maris, et Béjart le boiteux nous a donné Desfougerais au
naturel dans Les Médecins. »
Il identifie ses personnages et
ceux qui les jouent, sans toutefois sortir des caractères généraux qui ont seuls une
vitalité durable. S’il fait allusion à la rotondité de Duparc Gros-René, à la claudication
de Béjart jeune, ce n’est qu’en passant et parce qu’il voit son personnage avec les
attributs physiques de l’acteur ; mais il n’en fait pas un ressort de son invention
comique. De même, il a soin, autant que possible, de placer chacun dans son naturel et
dans sa situation morale ; on lui voit donner les rôles débonnaires et conciliants à Mlle Debrie, les rôles de coquette à Armande Béjart, les ferrailleurs à
Debrie, etc. Il cherche, pour les mettre en face l’un de l’autre dans des rôles hostiles,
ceux qui précisément ne s’aiment point ; et il tâche d’obtenir une semblable harmonie
lorsqu’il s’agit d’exprimer des sentiments plus doux. Il utilise les qualités, les
défauts, les passions même de chacun de ses compagnons, et il leur donne ainsi une valeur
qu’ils n’auraient pas eue sans lui, et qu’ils perdent lorsqu’ils le quittent. « On
a vu par son moyen, dit Segrais, ce qui ne s’était pas encore vu et ce qui ne se verra
jamais : c’est une troupe accomplie de comédiens, formée de sa main, dont il était
l’âme, et qui ne peut avoir de pareille. »
Il entrait dans les plus petits
détails, ainsi que nous le voyons dans un livre de la fin du siècle : L’art
de prononcer parfaitement la langue française (1687), par J. H. (Hindret). L’auteur
attribue à Molière la prononciation correcte des infinitifs en er suivis
d’une voyelle, qu’on prononçait avant lui èr, comme un è ouvert, et qu’il fit prononcer ér, comme un é fermé : acheter une maison.
« Molière, dit-il, prit soin de faire valoir cette réforme, qui est devenue générale au théâtre, en la faisant observer à ses acteurs et en les désaccoutumant peu à peu de la mauvaise habitude qu’ils avaient contractée de jeunesse {p. 113} dans la prononciation de ces syllabes finales. Il a si bien corrigé le défaut de cette manière de prononcer que nous ne voyons pas un homme de théâtre qui ne s’en soit entièrement défait, et qui ne prononce régulièrement les syllabes finales de nos infinitifs terminés en er : ce qui ne se faisait pas, il y a trente ans, particulièrement par les comédiens de province49. »
Quelles peines dut lui coûter la formation d’un tel groupe ! Combien il lui fallut
d’énergie et d’opiniâtreté pour discipliner ces camarades qui deviennent si aisément des
rivaux, et sur lesquels il n’avait d’autre autorité que celle de la volonté, de la
supériorité intellectuelle et de l’adresse ! Ce qu’il dépensa de forces pour dominer
cette troupe d’artistes dont plusieurs, surtout dans le genre sérieux, étaient plus que
lui accueillis et flattés par le public, pour « l’obliger à porter son nom50 »
,
c’est ce qu’on n’imaginera pas sans doute aisément si l’on se rappelle que le gouvernement
d’une telle association a toujours passé pour plus difficile que celui d un empire. Ici
encore, si l’on veut se rendre compte de ces luttes et de ces efforts, les ennemis de
Molière, ne seront pas consultés sans profit : on aura une idée des plaintes,
des querelles, que le directeur, même parvenu à son plus haut point de renommée, avait
encore a subir, si on lit la scène d’Élomire hypocondre, où Le Boulanger
de Chalussay met aux prises Molière et les Béjart. Voici comment il fait parler Angélique
(Madeleine Béjart) :
Ce qui m’a piquée et qui me pique au vif,C’est de voir que le fils… je ne dis pas d’un juif,Quoique juif ou fripier soit quasi même chose ;C’est, dis-je, qu’un tel fat nous censure et nous glose,Nous traite de canaille, et principalementMes frères, qui l’ont fait ce qu’il est maintenant,J’entends comédien, dont il tire la gloireQu’il nous vient d’étaler racontant son histoire.
Le langage est grossier ; mais les jalousies, les révoltes {p. 114} qu’il traduit, les accusations de tyrannie qu’il fait entendre, avaient dû éclater bien souvent ; et ce ne furent sans doute ni le moindre labeur ni la tâche la moins délicate de Molière que de renouer sans cesse des liens si sujets à se briser.
On peut deviner maintenant ce que Molière avait fait pendant ces années préparatoires, et saisir la triple carrière que son activité avait embrassée. Quel auteur comique s’est soumis à un plus terrible noviciat ? Plaute, dit-on, dans l’antiquité, passa par de non moins rudes épreuves. De tels exemples montrent que le génie n’a rien de commun avec les privilèges que s’attribue la vanité naïve, et nous apprennent à quel prix on s’élève au-dessus du reste des hommes.
La troupe, lorsqu’elle rentra à Paris, se composait, outre Molière, de Béjart aîné, Béjart cadet, Duparc, Dufresne, Debrie et Croisac (gagiste à deux livres par jour), et de Mlles Béjart (Madeleine), Duparc, Debrie et Hervé (Geneviève Béjart) ; en tout, onze personnes.
Cette troupe, autant qu’on peut le conjecturer d’après les rares indications fournies par les documents que nous possédons, s’était jusqu’alors plus particulièrement appliquée à jouer la tragédie. Lisez attentivement Dassoucy, Cosnac ; rappelez-vous les titres des pièces qu’elle a représentées. La tragédie domine, en dehors des petites pièces dont nous avons parlé tout à l’heure et qui formaient comme de véritables intermèdes à la mode espagnole. Cette application à la tragédie la rendit plus propre peut-être à élever ensuite le ton de la comédie, que le goût de Paris ne tardera pas à lui assigner comme son véritable domaine.
Cette troupe arrivait à Paris dans une situation assez prospère. Les dernières années de
leurs courses en province avaient été fructueuses. Quelques difficultés et quelques
embarras qu’elle ait pu éprouver d’abord, on la voit, après 1653, faire bonne figure aux
états et partout. Ses décors et ses costumes sont riches, suivant Cosnac ; elle mène un
train de vie fort large et fort hospitalier, suivant Dassoucy. Une autre preuve que les
comédiens avaient fait d’excellentes affaires, c’est que Joseph Béjart, lorsqu’il mourut à
Paris, une année seulement après le retour, {p. 115} laissa une somme
considérable : vingt-quatre mille écus d’or, si l’on en croit Guy Patin, qui écrit, dans
une lettre du 27 mai 1669 : « Il est mort depuis trois jours un comédien, nommé Béjart, qui avait vingt-quatre mille écus en or :
Jampridem Syrus in Tiberim defluit Orontes.
Ne diriez-vous pas que le Pérou n’est plus en Amérique, mais à Paris
51? »
Si Joseph Béjart avait pu faire de si brillantes
économies, il n’est pas probable que ses compagnons fussent dans le dénuement.
CHAPITRE V.
RETOUR À PARIS
PREMIÈRE ÉPOQUE DE LA CARRIÈRE COMIQUE DE MOLIÈRE
DES PRÉCIEUSES RIDICULES À L’ÉCOLE DES MARIS §
Le 24 octobre 1658, Molière et ses compagnons eurent l’honneur de paraître devant Leurs
Majestés et toute la cour, sur un théâtre que le roi avait fait dresser dans la salle des
Gardes du vieux Louvre. Ils jouèrent la tragédie de Nicomède, de Pierre
Corneille. Après la grande pièce, Molière, qui était bon orateur, s’avança vers la rampe,
et, pour emprunter les termes de la préface de 1682, « après avoir remercié Sa
Majesté, en des termes très modestes, de la bonté qu’elle avait eue d’excuser ses
défauts et ceux de toute sa troupe, qui n’avait paru qu’en tremblant devant une
assemblée si auguste, il lui dit que l’envie qu’ils avaient eue d’avoir l’honneur de
divertir le plus grand roi du monde leur avait fait oublier que Sa Majesté avait à son
service d’excellents originaux, dont ils n’étaient que de très faibles copies ; mais que
puisqu’elle avait bien voulu souffrir leurs manières de campagne, il la suppliait très
humblement d’avoir pour agréable qu’il lui lui donnât un de ces petits divertissements
qui lui avaient acquis quelque réputation, et dont il régalait les
provinces. »
Le roi agréa la demande : Le Docteur amoureux fit rire aux éclats l’auguste assemblée, et ce succès enleva l’autorisation et le titre que sollicitait Molière.
La nouvelle troupe eut le droit de s’appeler désormais la « troupe de Monsieur, frère
unique du roi ", lequel {p. 117} accordait à chacun des comédiens une
pension de trois cents livres, « Nota, dit La Grange, que les
trois cents livres n’ont point été payées »
. Elle obtint en même temps la
permission de jouer alternativement avec la troupe italienne du sieur Torelli sur le
théâtre du Petit-Bourbon. Cet événement, qui eut des suites si glorieuses pour notre pays,
passa du reste tout à fait inaperçu ; ni la gazette en vers de Loret, ni la gazette en
prose n’en firent mention. Le surlendemain, 26 octobre, le roi et la cour partirent pour
Lyon, où ils devaient rester jusqu’à la fin du mois de janvier 1659.
Molière s’arrangea immédiatement avec les comédiens italiens, à qui il donna quinze cents
livres pour jouer les jours extraordinaires, c’est-à-dire les lundis, mercredis, jeudis et
samedis. La salle du Petit-Bourbon, que les deux troupes se partagèrent, était située
vis-à-vis du cloître Saint-Germain-l’Auxerrois, dans la rue des Poulies, qui descendait
alors jusqu’au quai. « Cette salle, dit un contemporain52, est de dix-huit toises de longueur
sur huit de largeur ; au haut de laquelle il y a encore un demi-rond de sept toises de
profond sur huit et demie de large : le out en voûte semée de fleurs de lis. Son
pourtour est orné de colonnes avec leurs bases, chapiteaux, architraves, frises et
corniches d’ordre dorique, et, entre icelles corniches, des arcades et niches. En l’un
des bouts de la salle, directement opposé au dais de Leurs Majestés, est élevé un
théâtre de six pieds de hauteur, de huit toises de largeur et de profondeur. »
Telle était la scène où la comédie française allait prendre son vigoureux essor.
Molière s’établit sans perdre de temps dans son droit, et commença à représenter en public le samedi 2 novembre 165853. Il persista d’abord à vouloir jouer la {p. 118}tragédie, si l’on en croit Le Boulanger de Chalussay, qui, probablement, est véridique sur ce point.
Là, par Héraclius nous ouvrons un théâtreOù je crois tout charmer et tout rendre idolâtre.Mais, hélas ! Qui l’eût cru ? Par un contraire effet,Loin que tout fût charmé, tout fut mal satisfait ;Et par ce coup d’essai que je croyais de maître,Je me vis en état de n’oser plus paraître.Je prends cœur toutefois ; et, d’un air glorieux,J’affiche, je harangue, et fais tout de mon mieux.Mais inutilement je tente la fortune :Après Héraclius, on siffla Rodogune ;Cinna le fut de même, et le Cid, tout charmant,Reçut avec Pompée un pareil traitement.Dans ce sensible affront ne sachant où me prendre,Je me vis mille fois sur le point de me pendre ;Mais, d’un coup d’étourdi que causa mon transport,Où je devais périr je rencontrai le port :Je veux dire qu’au lieu des pièces de Corneille,Je jouai L’Étourdi.
L’insuccès d’un côté, les applaudissements de l’autre, le contraindront impérieusement à céder à son véritable génie. Mais combien d’épreuves il aura fallu pour le détromper ! Par quel long détour, par quelle rigoureuse coercition, l’auteur du Misanthrope est devenu, presque malgré lui, le premier des poètes comiques.
Molière donne enfin L’Étourdi comme par un coup de désespoir. Soudain sa fortune se relève. L’Étourdi ou les Contre-temps obtint un brillant succès, auquel Molière contribua surtout comme acteur dans le rôle de Mascarille. Le Dépit amoureux vint ensuite, dans le mois de décembre, et ne fut pas moins bien accueilli. Le registre de Lagrange donne le meilleur témoignage de l’empressement du public parisien : chacune de ces pièces, frais déduits, produisit soixante-dix pistoles à chacun des sociétaires.
Lorsque la cour revint à Paris (28 janvier 1659), le jeune patron de la troupe daigna honorer de sa présence une représentation de l’une de ces comédies. C’est le 12 février {p. 119} qu’il alla rendre visite à ses comédiens, et le 15 du même mois Loret écrivait dans la Muse historique :
De notre roi le frère uniqueAlla voir un sujet comiqueÀ l’hôtel du Petit-Bourbon,Mercredi, que l’on trouva bon,Que les comédiens jouèrentEt que les spectateurs louèrent.Ce prince y fut accompagnéDe maint courtisan bien peigné,De dames charmantes et sages,Et de plusieurs mignons visages.Le premier acteur de ce lieu,L’honorant comme un demi-dieu,Lui fit une harangue expressePour lui témoigner l’allégresseQu’ils reçoivent du rare honneurDe jouer devant tel seigneur.
Ce premier acteur, dont Loret semble encore ignorer le nom, c’était Molière, qui ne manquait jamais l’occasion de débiter un compliment et de prononcer un discours.
Molière, alternant avec les comédiens italiens sur le même théâtre, dut contracter avec eux des relations étroites. C’est de là que date sans doute la familiarité constatée entre eux par Palaprat dans la préface de ses œuvres pour une époque un peu plus tardive (1672). C’est alors, selon nous, que Molière dut étudier avec le plus d’attention ses voisins et rivaux, parmi lesquels il y avait des mimes excellents. S’il prit des leçons de Scaramouche, ce fut sans doute en ce moment où il était obligé de se convaincre qu’il lui fallait renoncer aux grands succès tragiques et se tourner résolument vers la comédie. C’est une tradition que Scaramouche a été le maître de Molière ; au-dessous du portrait qui est en tête de La Vie de Scaramouche (Tiberio Fiorelli) par le sieur Angelo Constantini, on lit ce quatrain :
Cet illustre comédienAtteignit de son art l’agréable manière :Il fut le maître de Molière.Et la nature fut le sien.
{p. 120} Le Boulanger de Chalussay n’a pas manqué d’insister sur ce point dans son Élomire hypocondre :
[…] Par exemple, ÉlomireVeut se rendre parfait dans l’art de faire rire :Que fait-il, le matois, dans ce hardi dessein ?Chez le grand Scaramouche il va soir et matin.Là, le miroir en main et ce grand homme en face,Il n’est contorsion, posture ni grimaceQue ce grand écolier du plus grand des bouffonsNe fasse et ne refasse en cent et cent façons :Tantôt pour exprimer les soucis d’un ménage,De mille et mille plis il fronce son visage ;Puis, joignant la pâleur à ces rides qu’il fait,D’un mari malheureux il est le vrai portrait.Après, poussant plus loin cette triste figure,D’un cocu, d’un jaloux il en fait la peinture ;Tantôt à pas comptez, vous le voyez chercherCe qu’on voit par ses yeux, qu’il craint de rencontrer ;Puis, s’arrêtant tout court, écumant de colère,Vous diriez qu’il surprend une femme adultère,Et l’on croit, tant ses yeux peignent bien cet affront,Qu’il a la rage au cœur et les cornes au front.
La gravure qui est en tête d’Élomire hypocondre représente cette
scène : Scaramouche enseignant, Élomire étudiant, avec ces mots
au-dessous : Qualis erit, tanto docente
magistro ?
L’année théâtrale finissait à Pâques ; c’était à cette époque qu’avaient lieu les congés ou les engagements, et que la troupe se reconstituait. À Pâques de cette année 1659, la troupe subit d’importantes modifications. Duparc et Mlle Duparc en sortirent pour entrer dans celle du Marais54. Dufresne se retira à Argentan, son pays natal. Le gagiste Croisac fut congédié. D’autre part, {p. 121} Jodelet55 et son frère, de l’Épy, acteurs du Marais, passèrent dans la troupe de Monsieur La Grange, Du Croisy et sa femme, « acteurs nouveaux à Paris », y furent enrôlés. Le 11 mai, la troupe jouait au Louvre L’Étourdi pour le roi. Joseph Béjart acheva son rôle de Lélie avec peine ; il mourut quelques jours plus tard, âgé de quarante-deux ou quarante-trois ans. La troupe resta donc composée de onze personnes : Molière, Béjart cadet, Debrie, Jodelet, de l’Épy, La Grange et Du Croisy ; Mlles Madeleine Béjart, Debrie, Hervé et du Croisy.
Au mois de juillet de cette même année, les comédiens italiens, qui partageaient avec la troupe de Monsieur la salle du Petit-Bourbon, quittèrent la France pour s’en retourner dans leur pays, et Molière fixa alors ses représentations aux jours qu’on appelait ordinaires, c’est-à-dire aux dimanches, mardis et vendredis.
Le cardinal Mazarin, le roi et la cour, s’éloignèrent de nouveau de Paris (en juin et juillet) ; ils prirent le chemin des Pyrénées, où de graves événements politiques allaient s’accomplir. La paix fut signée avec l’Espagne (le 7 novembre). Les négociations du mariage de Louis XIV avec l’infante d’Espagne, Marie-Thérèse, conduites avec une officielle lenteur, aboutirent à ce mariage, qui fut célébré au mois de juin de l’année suivante. Ces événements tinrent longtemps la haute noblesse éloignée de Paris. Molière, cependant, maître du terrain qu’il avait si chèrement conquis, allait, malgré ce qu’il pouvait y avoir de défavorable dans les circonstances, commencer son œuvre et son office.
À l’époque où Molière reprenait pied à Paris, ce qui dominait et florissait encore dans la littérature, c’était ce genre maniéré et prétentieux, qui avait été en honneur sous Louis XIII, et dont le fameux hôtel de Rambouillet avait été le principal foyer. Ce genre de littérature, qui outrait la délicatesse dans les sentiments et la recherche dans le langage, avait mérité le nom de précieux, et {p. 122} précieuses s’appelaient les femmes qui le faisaient régner dans les salons et qui le patronnaient dans les lettres. Ce mot n’emportait avec soi aucune idée défavorable ; bien au contraire, ce fut longtemps un titre d’honneur. Grandes dames, nobles seigneurs, poètes, romanciers, écrivains, avaient formé une sorte de secte qui tendait à exagérer de plus en plus ces doctrines morales et littéraires. Dans le principe, la coterie aristocratique n’avait pas été sans utilité, et le pouvoir qu’elle exerça eut plus d’un résultat salutaire ; mais on était vite arrivé à un excès de pruderie romanesque et à un goût purement artificiel.
La phase distincte que le précieux représente dans notre histoire, ce règne de l’affectation, ce fanatisme du bel esprit n’avait rien, du reste, de particulier à la France ; les autres nations en furent plus tôt et plus gravement atteintes que nous : l’Italie eut Marini, l’auteur de l’Adone ; l’Espagne eut Gongora et le cultisme ; l’Angleterre ; l’euphuïsme et Sydney. La France n’évita pas la contagion ; elle y résista mieux toutefois et en triompha plus vite. La raillerie, chez nous, s’éveilla de bonne heure : elle ne devait pas tarder à faire justice de ridicules qui n’étaient conformes ni à la nature de notre esprit ni au génie de notre langue.
Vers le moment où nous sommes (1659), quelques moqueries s’étaient déjà fait entendre. Scarron s’était plaint de ces nobles dames qui allaient colportant des factums, formant des brigues, sollicitant et intriguant pour étouffer un livre ou une pièce de théâtre, comme elles eussent fait pour gagner un procès56. Il avait lancé contre elles plus d’une protestation ; mais par son grossier badinage il donnait trop bien raison à ses adversaires pour que ses protestations fussent efficaces. D’autres écrivains n’avaient pas toujours été respectueux. La parodie, la satire, s’étaient attaquées au roman pastoral, aux langoureuses afféteries du platonisme amoureux. On distinguait déjà de fausses précieuses et de vraies précieuses57.
{p. 123} L’abbé de Pure avait composé un roman, La Précieuse ou le Mystère de la ruelle. Une petite pièce ou canevas comique du même abbé sur le même sujet fut joué en italien, dès 1656, au Petit-Bourbon.
La royauté des précieuses était donc menacée ; il y avait des ferments de révolte. Mais nul n’avait traduit avec énergie et bonheur ce mouvement d’opposition. En apparence du moins, la puissance de la coterie aristocratique n’était pas amoindrie : elle tenait encore toute la littérature. Le grand Corneille ne lui avait point échappé ; le duc de La Rochefoucauld lui restait fidèle ; si Voiture et Balzac étaient morts, la plupart des auteurs qui avaient alors la vogue acceptaient ses lois : on remarquait parmi eux les Scudéry, Gomberville, La Calprenède, Boisrobert, Benserade, Segrais, Chapelain, Godeau, Ménage, etc. Le Grand Cyrus et Clélie ne faisaient que de paraître. Faramond, du célèbre auteur de Cassandre et de Cléopâtre, allait seulement voir le jour. L’hôtel de Rambouillet restait le véritable distributeur de la renommée. À le juger à un point de vue élevé, sa suprématie se prolongeant devenait un danger : si une réaction vigoureuse n’avait pas lieu en ce moment, si son autorité s’était continuée sans interruption jusque dans la seconde partie du règne et avait profité des tendances à la dignité et à l’élégance pompeuse qui se développèrent alors, que serait-il arrivé ? Qui sait si la France n’eût pas manqué son siècle de Louis XIV ?
{p. 124} Molière conjura le péril. Esprit de la vieille souche gauloise, écrivain d’une veine libre et hardie, il venait dresser drapeau contre drapeau ; il comprit qu’il avait là ses ennemis naturels, et il n’hésita pas à se faire l’agresseur. Le 18 novembre 1659, la troupe de Monsieur joua Les Précieuses Ridicules. Il paraît que l’annonce de ce nouvel ouvrage avait produit quelque sensation, car la salle était pleine de spectateurs, et des plus intéressés dans la satire. Mlle de Rambouillet y était ; Mme de Grignan (Angélique-Claire d’Angennes), M. Chapelain, l’arbitre du goût, le docte Ménage, tous les fidèles de l’Hôtel de Rambouillet assistaient, peut-être sur l’invitation de Molière, à ce spectacle dont ils faisaient les frais. D’un autre côté, il y avait, pour faire contre-poids, un nombreux public bourgeois et populaire, car la nouvelle de la paix venait d’arriver à Paris et la ville était en liesse.
La noblesse se trouvait d’ailleurs, comme nous avons dit, en grande partie absente avec la cour. La pièce, lorsque le rideau fut levé, se présenta avec une extrême originalité, et l’on put se demander si l’on était dans la réalité ou dans la fiction théâtrale.
On vit d’abord les deux nouveaux acteurs, La Grange et Du Croisy, s’interpeller sous
leurs propres noms et figurer en gentilshommes qu’ils étaient ou prétendaient être.
Également sous leurs noms, Madeleine Béjart (Madelon), Catherine Debrie (Cathos), et Marie
Ragueneau (la servante Marote), parurent ensuite, non pas, bien entendu, des précieuses de
prix, comme disait Scarron, des précieuses respectables, comme il y en avait tant dans la
salle, mais de ces petites bourgeoises de province, les filles du bonhomme Gorgibus,
récemment débarquées à Paris, qui se permettaient de singer les Arthénice, les Artémise et
les Rosalie58. Elles parlaient un langage d’une vérité
parfaite dans son exagération ; Mlle Madeleine de Scudéry n’aurait pu
reprocher qu’un peu trop de zèle à ces écolières, qui semblaient avoir pris ses Conversations pour modèles. Venaient enfin les héros qui se chargent
d’éblouir et de mystifier nos héroïnes : le {p. 125} marquis de
Mascarille et le vicomte de Jodelet ; le vicomte de Jodelet, représenté par le fameux
Jodelet du théâtre du Marais, la figure enfarinée suivant sa coutume, avec une grande
barbe et les moustaches noires, parlant du nez, grave et imperturbable, faisant de grands
gestes, vêtu à la mode de la vieille cour, le pourpoint de couleur sombre boutonné
jusqu’au menton, « un des vaillants hommes du siècle, un brave a trois
poils »
. Quant au pétulant marquis de Mascarille, il n’était autre que Molière
lui-même dont Madame de Villedieu, témoin oculaire, a décrit comme il suit le costume59 : « Le marquis entra dans un
équipage si plaisant que j’ai cru ne vous pas déplaire en vous en faisant la
description. Imaginez-vous donc que sa perruque était si grande qu’elle balayait là
place à chaque fois qu’il faisait la révérence, et son chapeau si petit qu’il était aisé
de juger que le marquis le portait bien plus souvent dans la main que sur la tête ; son
rabat se pouvait appeler un honnête peignoir, et ses canons semblaient n’être faits que
pour servir de caches aux enfants qui jouent à cligne-musette. Un brandon de glands lui
sortait de sa poche comme d’une corne d’abondance, et ses souliers étaient si couverts
de rubans qu’il ne m’est pas possible de vous dire s’ils étaient de roussi de vache
d’Angleterre ou de maroquin. Du moins sais-je bien qu’ils avaient un demi-pied de haut,
et que j’étais fort en peine de savoir comment des talons si hauts et si délicats
pouvaient porter le corps du marquis, ses rubans, ses canons et sa poudre. Jugez de
l’importance du personnage sur cette figure. »
Tel parut Mascarille, type
caricatural des damerets infatués d’eux-mêmes, beaux esprits bavards et impertinents. Tous
deux, le marquis et le vicomte, mêlent du reste à leur galanterie extravagante certains
traits qui laissent deviner la mascarade ; ils se montrent l’un et l’autre assez impudents
et insupportables pour faire souhaiter les coups de bâton du dénouement.
Ce
spectacle fut accueilli par un éclat de rire qui {p. 126} retentit
encore aujourd’hui. Une partie de la salle surtout dut être transportée d’aise à cette
copie si exacte et si gaie de travers qui, peu à peu, des hautes classes tendaient
à gagner les classes inférieures. La tradition prétend
qu’un vieillard se serait écrié : « Courage, Molière ! Voilà la bonne
comédie ! » C’est tout le parterre qui
probablement en jugea ainsi, et dont cette exclamation peut servir à rendre l’impression.
Quant à l’autre partie de l’assemblée, elle fit sans doute belle contenance, comme le
savoir-vivre le lui enseigne dans des circonstances semblables, et elle ne manqua même pas
d’applaudir, pour bien séparer sa cause de celle des grotesques qu’on lui
montrait. Ménage, s’il faut l’en croire, aurait été
presque héroïque et aurait remporté sur lui-même une victoire que la plupart
des biographes déclarent aussi glorieuse que celle que Molière venait de remporter sur le
ridicule : on lit dans le Menagiana, à propos de cette première
représentation : « La pièce fut jouée avec un
applaudissement général ; et j’en fus si satisfait en mon particulier que je vis dès
lors l’effet qu’elle allait produire. Au sortir de la comédie, prenant M. Chapelain par
la main : « Monsieur, lui dis-je, nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui
viennent d’être critiquées si finement et avec tant de bon sens ; mais pour me servir de
ce que saint Remi dit à Clovis, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré et adorer
ce que nous avons brûlé. » Cela arriva comme je l’avais prédit ; et, dès cette première
représentation, on revint du galimatias et du style forcé. »
Mais le Menagiana, il est
bon de le remarquer, ne fut publié qu’en 1693, c’est-à-dire trente-quatre ans plus tard.
Ménage avait donc eu le temps de se convaincre qu’il eût fort bien fait de prononcer
ces paroles et peut-être de se persuader qu’il les avait prononcées en effet.
Toujours est-il que, dans la puissante coterie dont faisait partie Ménage, la satire de l’audacieux comédien ne fut pas supportée avec tant de bonne grâce et de résignation. On voit dans le Dictionnaire des précieuses, de Somaize, qu’un haut personnage, ami des dames qui pouvaient se croire blessées par la comédie nouvelle, en défendit les représentations. Le succès avait été toutefois trop éclatant {p. 127} pour qu’une pareille mesure pût être maintenue. Molière, qui savait à quels adversaires il avait affaire, et pour qui il s’agissait de ne pas risquer tout son avenir, avait eu soin de frapper ce premier coup assez fort pour qu’il ne fût pas possible d’en étouffer immédiatement le bruit, et d’intéresser assez vivement l’opinion publique à son œuvre pour qu’il devînt malaisé de la supprimer sans façon. La défense fut levée, en effet. La seconde représentation eut lieu quatorze jours après la première, le 2 décembre.
Cette interdiction momentanée ne fit, comme d’ordinaire, que redoubler la curiosité de la foule et l’enthousiasme des spectateurs. Cette deuxième représentation eut lieu au double, c’est-à-dire que le prix de certaines places fut doublé ; on paya trente sous au parterre au lieu de quinze. Le gazetier Loret, attiré comme tout le monde au Petit-Bourbon, rendit compte de ce qu’il avait vu, dans les termes suivants :
Cette troupe de comédiensQue Monsieur avoue être siens,Représentant sur leur théâtreUne action assez folâtre,Autrement un sujet plaisantÀ rire sans cesse induisantPar des choses facétieuses,Intitulé Les Précieuses,Ont été si fort visitésPar gens de toutes qualités,Qu’on n’en vit jamais tant ensembleQue ces jours passés, ce me semble,Dans l’hôtel du Petit-BourbonPour ce sujet mauvais ou bon.Ce n’est qu’un sujet chimérique,Mais si bouffon et si comique,Que jamais les pièces du Ryer,Qui fut si digne du laurier,Jamais l’Œdipe de Corneille,Que l’on tient être une merveille,La Cassandre de Boisrobert,Le Néron de monsieur Gilbert,Alcibiade, Amalazonte60,{p. 128} Dont la cour a fait tant de compte,Ni le Fédéric de Boyer,Digne d’un immortel loyer,N’eurent une vogue si grandeTant la pièce semble friandeÀ plusieurs, tant sages que fous !Pour moi, j’y portai trente sous :Mais, oyant leurs fines paroles,J’en ris pour plus de dix pistoles61.« Tout est d’une rare valeur dans ce feuilleton, qui date de deux siècles, dit M. Bazin, et la confusion des auteurs, et le rassemblement des pièces alors en crédit, et l’absence encore cette fois du nom de l’auteur, qui, jouant le rôle de Mascarille, ne s’appelait pas autrement pour les spectateurs ; et la joie candide de ce brave Loret, homme aussi spirituel qu’un autre, qui s’est amusé pour plus que son argent et qui le dit sans aucun souci d’appréciation littéraire ; et surtout la certitude que ces lignes rimées ont été lues dès le lendemain par Molière, dont elles auront réjoui le cœur. »
« Cet ouvrage, dit un autre témoin62, a passé pour le plus charmant et le plus délicat qui ait jamais paru au théâtre : on est venu à Paris de vingt lieues à la ronde, afin d’en avoir le divertissement. »
Enfin, pour comble d’honneur, la cour, qui était alors au pied des Pyrénées, voulut voir la pièce qui mettait Paris en émoi. Le roi et le ministre, qui n’aimaient pas l’hôtel de Rambouillet, firent jouer devant eux Les Précieuses ridicules, et consacrèrent par leurs applaudissements les applaudissements de la ville. C’était un grand point pour Molière, qui se sentit dès lors à l’abri d’un de ces coups d’autorité qui pouvaient lui fermer subitement la carrière. Ses adversaires n’eurent plus d’autre ressource que le dénigrement pour diminuer la valeur de l’œuvre. On accusa l’auteur de plagiat ; les uns prétendirent qu’il avait pillé l’abbé de Pure (cela nous semble étrange aujourd’hui, {p. 129} mais pouvait alors être dit sérieusement) ; les autres, plus impertinents encore, assurèrent qu’il avait trouvé la pièce dans les papiers de Guillot-Gorju, qui lui auraient été vendus par la veuve du fameux bouffon63. Antoine Baudeau, sieur de Somaize, se mit à composer coup sur coup Le Grand dictionnaire des précieuses, Les Véritables précieuses, Le Procès des précieuses, La Pompe funèbre d’une précieuse, et cela tout en injuriant Molière, qu’il exploitait, copiait, travestissait, et bien plus, qu’il traduisait en vers pour le maltraiter plus sûrement. Ce Baudeau de Somaize était secrétaire de Marie Mancini, qui devint princesse Colonna au mois d’avril 1661. Marie Mancini, célèbre par son roman avec le jeune Louis XIV, était une précieuse émérite ; elle figure sous le nom de Maximiliane dans Le Grand dictionnaire des précieuses, et Loret lui avait décoché ce compliment à brûle-corsage :
Le roi, notre illustre monarque,Menait l’infante ManciniDes plus sages et gracieusesEt la perle des précieuses.
Peut-être Somaize croyait-il venger sa maîtresse en attaquant Molière. Il n’y eut pas
jusqu’à Chapuzeau qui s’avisât de versifier et d’arranger pour la scène son Cercle des Femmes, qui fut joué au Marais sous le titre de L’Académie
des Femmes (1661). Quant aux critiques, ils se contentaient de dire en soupirant,
comme de Vizé, le futur fondateur du Mercure galant : « La
réussite qu’elles eurent (Les Précieuses) fit connaître à l’auteur
qu’on aimait la satire et la bagatelle. Il connut par là les goûts du siècle, il vit
bien qu’il était malade et que les bonnes choses ne lui plaisaient pas. Il apprit que
les gens de qualité ne voulaient rire qu’à leurs dépens, qu’ils voulaient que l’on fît
voir leurs défauts en public, qu’ils étaient les plus dociles du monde, et qu’ils
auraient été bons du temps où l’on faisait pénitence à la porte des temples {p. 130} puisque, loin de se fâcher de ce que l’on publiait leurs sottises, ils
s’en glorifiaient. »
Ni les applaudissements ni les clameurs irritées ne firent dévier Molière de sa route. La victoire était décisive : non pas que le genre précieux fût anéanti, mais un accent ironique fut définitivement attaché à ce mot. Si de grands seigneurs et de grandes dames, le duc de La Rochefoucauld, la marquise de Sévigné, par certaine inclination particulière, continuèrent à lire les romans des La Calprenède et des Scudéry, l’école littéraire qu’ils représentaient tomba en discrédit ; les libraires furent les premiers à s’apercevoir du changement du goût ; le pauvre Faramond, qui parut sur ces entrefaites, ne naquit pas viable. Le public était tout disposé à revenir au vrai, au simple et au naturel. Ce résultat pouvait suffire à Molière.
Il se maintint fermement et prudemment sur le terrain qu’il avait choisi ; il évita avec
soin de provoquer une lutte par trop inégale et d’irriter des ennemis puissants qui
auraient pris bientôt leur revanche. Il chercha au contraire à ôter tout prétexte aux
ressentiments et aux représailles. Aussitôt qu’il en trouva l’occasion, il eut
soin d’établir avec une nouvelle insistance la distinction qu’il avait indiquée dans sa
pièce entre les véritables précieuses et les précieuses ridicules. Ni L’Étourdi, ni Le Dépit amoureux n’avaient eu encore les honneurs
de l’impression ; mais il fut obligé, nous dit-il, de consentir à ce qu’on imprimât sa
nouvelle pièce, parce qu’il était menacé d’une édition subreptice pour laquelle on avait
même obtenu par surprise un privilège, Il fallut prendre les devants et devenir enfin un
auteur. Dans la préface qu’il composa pour la circonstance, Molière s’exprime ainsi :
« J’aurais voulu faire voir que les plus excellentes choses sont sujettes à être
copiées par de mauvais singes qui méritent d’être bernés ; que ces vicieuses imitations
de ce qu’il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie, et que
les véritables précieuses auraient tort de se piquer lorsqu’on joue les ridicules qui
les imitent mal64. »
Enfin, il fit jouer sur son théâtre, en 1660, une {p. 131} comédie de Gilbert intitulée La Vraie et la fausse
Précieuse, que nous ne connaissons pas, mais qui eut sans doute pour objet de faire
ressortir avec éclat les intentions parfaitement innocentes de sa devancière.
Molière, par ce brillant succès, qui avait pris les proportions d’un événement, se
trouvait, comme on dit, hors de pages. Il avait alors près de trente-huit ans. Il
est enfin éclairé sur sa véritable voie ; il voit la carrière qui s’ouvre devant lui, et
il y entre avec décision et avec ardeur. La chronique lui a prêté une parole qui
traduit bien le sentiment qu’il dut éprouver : « Je n‘ai plus que faire, aurait-il
dit, d’étudier Plaute et Térence, ni d’éplucher les fragments de Ménandre ; je n’ai plus
qu’à étudier le monde. »
La préface des Précieuses ridicules
laisse percer, sous une forme plaisante, la joie bien légitime du triomphe. Comment, après
tant de travaux et de luttes, n’aurait-il pas ressenti une satisfaction profonde en
se voyant enfin en position de donner carrière à son génie et de disputer à tant
d’indignes rivaux la gloire dont ils l’accablaient jusque-là ? Cette préface est, en
effet, une préface de conquérant. Il salue avec une ironie victorieuse « messieurs
les auteurs, à présent ses confrères »
. À partir de ce moment, nous allons voir,
pendant près de treize ans, se succéder les chefs-d’œuvre avec une prodigieuse
rapidité.
Jodelet mourut le vendredi saint de cette année 1660. Loret en parle ainsi dans sa gazette :
Notre Démocrite Gaulois,De la mort subissant les lois,À payé tribut à nature ;Et voici pour sa sépulture :« Ici gît qui de JodeletJoua cinquante ans le rôletEt qui fut de même farineQue Gros-Guillaume et Jean-Farine,Hormis qu’il parlait mieux du nezQue lesdits deux enfarinez.Il fut un comique agréable,Et, pour parler selon la fable,Par avant que Clothon, pour nous pleine de fiel,Eût ravi d’entre nous cet homme de théâtre,{p. 132} Cet homme archiplaisant, cet homme archifolâtre,La terre avait son Morne aussi bien que le ciel.
Duparc (Gros-René) et Mlle Duparc, après une année passée au théâtre du Marais, rentrèrent, à Pâques, dans la troupe de Monsieur.
Le 28 mai, pendant que la cour était toujours dans le Midi, Molière fit représenter, sur le théâtre du Petit-Bourbon, une comédie en un acte et en vers ayant pour titre : Sganarelle ou le Cocu imaginaire. Après avoir si rudement flagellé l’affectation et la périphrase, Molière donne une leçon de franche gaieté et de franc langage ; il fait succéder la démonstration, pour ainsi dire, à la critique.
On a reproché à Molière de n’avoir pas continué à marcher dans la route où il venait d’entrer ; quelques critiques auraient voulu qu’il donnât après Les Précieuses ridicules un autre tableau satirique des mœurs contemporaines. On peut répondre qu’il n’eût pas sans doute été prudent de faire suivre immédiatement cette première agression d’une autre pareille ; que l’irritation soulevée par Les Précieuses ne fut pas sitôt apaisée, et qu’il y avait d’excellentes raisons pour que le comédien ne se pressât point de s’attirer de nouveaux ennemis. Molière n’était pas encore assez solidement établi pour n’avoir plus rien à craindre. Que serait-il arrivé, par exemple, s’il eût produit tout de suite la comédie de L’École des femmes ? Sa carrière aurait été probablement interrompue, et pour toujours. Il n’était pas homme à compromettre ainsi sa destinée et à risquer d’être arrêté au premier pas, comme le fut à Rome le comique Nævius. Il savait qu’il avait besoin, pour la lutte qu’il engageait, d’autant d’adresse que d’audace. Après ces créations, qui provoquaient des hostilités sourdes ou des oppositions violentes, il a toujours soin de retourner à la fantaisie comique ; il sépare entre elles les œuvres d’une haute portée et d’une actuelle et périlleuse satire par des œuvres qui ne peuvent soulever les mêmes récriminations, et qui lui restituent le rôle d’amuseur public qu’il n’entend pas abandonner. Molière est un éminent stratégiste : c’est là un des côtés les plus {p. 133} frappants et les plus remarquables de sa vie, et qui explique seul tout ce qu’il lui a été permis de dire et de faire au milieu des circonstances difficiles où il était placé.
La nouvelle pièce, dont un canevas italien fournit la trame assez grossière, était toute pénétrée du vieil esprit de Rabelais et des conteurs ; elle formait la protestation la plus directe contre la fadeur et la pruderie de l’école romanesque ; elle ramenait la raillerie française à ses sources primitives ; il semble, lorsqu’on écoute Sganarelle, entendre l’auteur des Quinze joies de mariage revenu au jour et parlant, non plus ce langage hésitant, et fléchissant du XVe siècle, mais la langue la plus nette, la plus ferme et la plus souple, à laquelle la rime même n’apporte aucune gêne ni aucune entrave.
Il faut remarquer dans cette pièce le personnage de Sganarelle, qui succède désormais
dans la faveur de Molière à celui de Mascarille. « Mascarille avait fait son temps,
dit M. Bazin : valet de L’Étourdi et mystificateur hardi des Précieuses, Mascarille nous représente la jeunesse de Molière, qui s’en
allait tantôt passée. À l’âge de trente-huit ans et plus, il lui fallait un caractère
plus mûr, moins pétulant, moins moqueur. Sganarelle est dans ces conditions, et quoique
Molière doive bientôt prendre son essor fort au delà de ces rôles à
physionomies connues, revenant toujours les mêmes dans des actions différentes, il est
certain que sa pensée était alors de s’approprier celui-ci et de le faire reparaître
souvent ; nous ne tarderons pas à le revoir. »
Sainte-Beuve ajoute : « Né
probablement du théâtre italien, employé de bonne heure par Molière dans la farce du Médecin volant, introduit sur le théâtre régulier en un rôle qui sent un
peu son Scarron, il se naturalise comme a fait Mascarille ; il se perfectionne vite et
grandit sous la prédilection du maître. Le Sganarelle de Molière, dans toute ses
variétés de valet, de mari, de père Lucinde, de frère d’Ariste, de tuteur, de fagotier,
de médecin, est un personnage qui appartient en propre au poète, comme Panurge à
Rabelais, Falstaff à Shakespeare, Sancho à Cervantès ; c’est le côté du laid humain
personnifié, le côté vieux, rechigné, morose, intéressé, bas, peureux, tour à tour
piètre ou [p.134] charlatan, bourru et saugrenu, le vilain côté et qui
fait rire. »
Le Cocu imaginaire ne fut pas accueilli avec moins de faveur que Les Précieuses ridicules. Malgré l’éloignement de la cour, et quoique
l’été achevât de dépeupler Paris, « il se trouva assez de personnes de condition
pour remplir plus de quarante fois les loges et le théâtre du Petit-Bourbon, et assez de
bourgeois pour remplir autant de fois le parterre65 ».
L’acteur eut une grande part dans ce brillant succès. Un des spectateurs les plus assidus
et les plus fanatiques de la nouvelle pièce, nommé Neufvillenaine, a parlé avec admiration
du jeu de Molière dans ce rôle de Sganarelle : « Molière changeait vingt fois son
visage dans le courant de la pièce ; il était admirable à chaque fois qu’il
croyait apercevoir quelque preuve de son malheur ; sa pantomime excitait des éclats de
rire interminables. »
Ainsi s’exprime l’enthousiasme de Neufvillenaine, qui va
jusqu’à regretter de n’avoir, pour reproduire ces postures, le pinceau d’un Poussin, d’un
Lebrun ou d’un Mignard. On aurait pu lui indiquer au commencement des Baliververneries d’Eutrapel, par Noël Du Fail, une assez jolie description de ces
postures d’un client, pour employer le terme adouci dont Eutrapel fait
usage et qui paraît aujourd’hui plus honnête que le mot propre dont Molière
s’est servi.
Neufvillenaine, ce bourgeois inconnu qui s’était pris de passion pour Sganarelle, était doué d’une mémoire excellente ; après avoir assisté plusieurs
fois à la pièce, il s’aperçut, en voulant la réciter à des amis, qu’il la savait à peu
près par cœur. Il y retourna encore une fois pour achever de la savoir, l’écrivit et
s’entendit avec le libraire Ribou pour la faire imprimer. Il y mit, en guise de préface,
une Lettre à un ami, et à chaque scène des arguments destinés à célébrer
le talent du poète et celui du comédien. La pièce fut ainsi publiée au mois d’août
1660. Le nom de l’auteur n’y était pas même mentionné ; et ce qu’il y a de plus singulier,
c’est que ce bénévole éditeur {p. 135} s’était muni d’un privilège pour
cinq ans, avec défense à tous autres
, c’est-à-dire même à
l’auteur, de l’imprimer
.
Molière ne se résigna pas à une spoliation si complète. Il lit saisir les exemplaires de
son ouvrage chez le libraire, et lui intenta un procès. Est-ce avant ou après cette saisie
que Neufvillenaine, sans doute pour adoucir l’auteur, justement irrité, introduisit dans
un nouveau tirage ou dans une réimpression une épître dédicatoire « à Monsieur de
Molière, chef de la troupe des comédiens de Monsieur, frère du roi, »
dans
laquelle il s’efforce d’expliquer sa conduite ? Toujours est-il que cette épître se trouve
dans quelques exemplaires de l’édition de 1660 et dans la plupart des éditions suivantes.
« Cela, dit-il, ne vous pouvait apporter aucun dommage, non plus qu’à
votre troupe, puisque votre pièce avait été jouée près de cinquante fois »
. Il
avait craint, en outre, touchante sollicitude ! Qu’on n’en fît paraître des versions
inexactes ou défigurées. Molière n’en continua pas moins sa poursuite et gagna son procès.
Molière avait obtenu d’autant plus facilement gain de cause qu’il s’était prémuni, à la
date du 31 mars 1660 (trois jours après la représentation du Cocu
imaginaire) d’un privilège, non seulement pour cette pièce, mais encore pour L’Étourdi, pour Le Dépit amoureux et pour Bon Garde de Navarre, non encore représenté, privilège dont il fit transport de sa
main, deux ans plus tard, le 18 octobre 1662, à Claude Barbin et Gabriel Quinet.
Toutefois, il ne changea rien à la publication de Neufvillenaine, quoique celui-ci
reconnût d’ailleurs qu’il pouvait s’être glissé quantité de mots les uns pour les autres ;
et, de son vivant, ce fut presque toujours cette copie faite de mémoire, et ornée de très
médiocres arguments et sommaires, qui fut purement et simplement réimprimée. « Ô
Racine ! Ô Boileau ! Qu’eussiez-vous dit, s’écrie Sainte-Beuve, si un tiers eût ainsi
manié devant le public vos prudentes œuvres où chaque mot à son prix ? On
doit maintenant saisir toute la différence native qu’il y a de Molière à cette famille
sobre, économe, méticuleuse, et avec raison, des Despréaux et des La
Bruyère. »
Un curieux témoignage du bruit que fit l’apparition de {p. 136} Sganarelle se trouve dans le Testament en vers burlesques de Scarron, qui mourut à quelques mois de là, au mois d’octobre de cette même année. Parmi les nombreux legs plus ou moins plaisants faits par l’auteur du Roman comique, qui donne, par exemple, à sa femme Françoise d’Aubigné, depuis Mme de Maintenon, le pouvoir de se remarier, dont elle fera bon usage ; à tous les auteurs, ses confrères, les qualités ou les ridicules dont ils sont déjà riches ; à Loret,
Ma pie qui des mieux caquetteAussi pour joindre à sa gazette ;Item, par libéralité,Cinq cents livres de gravitéÀ l’un et à l’autre Corneille, etc.
il n’oublie pas ce comédien qui fait les délices de tout Paris, ce nouvel auteur comique dont la gloire éclipsera la sienne, et il lègue
À Molière le cocuage.
Il ne fait allusion qu’à la railleuse comédie qui jouissait en ce moment même de la faveur publique ; il ne se doutait pas que le legs pourrait être interprété plus tard en un autre sens qui aurait fait passer le pauvre Scarron pour prophète.
Cependant les événements accomplis aux Pyrénées ramenaient la cour vers Paris. Louis XIV
et sa jeune épouse, Marie-Thérèse, étaient arrivés à Vincennes. Le 26 août, ils firent
leur entrée solennelle. On peut lire dans les Mémoires et dans les gazettes du temps le
détail des fêtes magnifiques auxquelles cette entrée donna lieu. Molière et sa troupe
eurent à lutter d’abord contre la concurrence des réjouissances populaires, des
carrousels et des feux d’artifice ; mais de plus graves périls les menaçaient. Le roi
avait grande hâte de voir élever la colonnade du Louvre, dont Claude Perrault avait
donné le plan ; la salle du Petit-Bourbon, qui se trouvait dans l’alignement, tomba tout à
coup sous le marteau des architectes. Transcrivons ce que La Grange nous apprend {p. 137} à ce sujet : « Le lundi, 11 octobre, le théâtre du
Petit-Bourbon commença à être démoli par M. de Ratabon, surintendant des bâtiments du
roi, sans en avertir la troupe, qui se trouva fort surprise de demeurer sans théâtre. On
alla se plaindre au roi, à qui M. de Ratabon dit que la place de la salle était
nécessaire pour le bâtiment du Louvre, et que, les dedans de la salle qui avaient été
faits pour les ballets du roi appartenant à Sa Majesté, il n’avait pas cru qu’il fallût
entrer en considération de la comédie pour avancer le dessein du Louvre. La
méchante intention de M. de Ratabon était apparente. Cependant la troupe, qui avait le
bonheur de plaire au roi, fut gratifiée par Sa Majesté de la salle du Palais-Royal,
Monsieur l’ayant demandée pour réparer le tort qu’on avait fait à ses comédiens ; et le
sieur de Ratabon reçut un ordre exprès de faire les grosses réparations de la salle
du Palais-Royal : il y avait trois poutres de la charpente pourries et étayées, et la
moitié de la salle découverte et en ruine. La troupe commença, quelques jours après,
à faire travailler au théâtre et demanda au roi le don et la permission de faire
emporter les loges du Bourbon et autres choses nécessaires pour leur nouvel
établissement, ce qui fut accordé, à la réserve des décorations, que le sieur de
Vigarani, machiniste du roi, nouvellement arrivé à Paris, se réserva sous prétexte de
les faire servir au Palais des Tuileries ; mais il les fit brûler jusques à la dernière,
afin qu’il ne restât rien de l’invention de son prédécesseur qui était le sieur Torelli,
dont il voulait ensevelir la mémoire. La troupe, en butte à toutes ces bourrasques, eut
encore à se parer de la division que les autres comédiens de l’hôtel de Bourgogne et du
Marais voulurent semer entre eux, leur faisant diverses propositions pour en attirer,
les uns dans leur parti, les autres dans le leur. Mais toute la troupe de Monsieur
demeura stable. Tous les acteurs aimaient le sieur de Molière, leur chef, qui joignait à
un mérite et à une capacité extraordinaires une honnêteté et une manière engageante qui
les obligea tous à lui protester qu’ils voulaient courir sa fortune et qu’ils ne le
quitteraient jamais, quelque proposition qu’on leur fît et quelque avantage qu’ils
pussent {p. 138}trouver ailleurs. Sur ce fondement, le bruit se
répandit dans Paris que la troupe subsiste, qu’elle s’établit au Palais-Royal avec la
protection du roi et de Monsieur. »
[…] Notre sire a trouvé bon,
dit Loret dans la Muse historique, à la date du 30 octobre 1660.
Qu’on leur donne et qu’on leur apprête,Pour exercer après la fête (de la Toussaint)Leur métier docte et jovial,La salle du Palais-RoyalOù diligemment on travailleÀ leur servir vaille que vaille.
Cette salle du Palais-Royal, autrefois magnifique, maintenant abandonnée et presque en
ruines, était celle que le cardinal de Richelieu avait fait construire en 1639 pour la
représentation de Mirame. Elle était située dans l’aile droite du
palais. Elle avait son entrée rue Saint-Honoré. Elle passait pour le plus grand théâtre du
monde, le « mieux entendu et le plus commode qu’il y ait jamais eu, dit Sauval66, quoiqu’il
ne consiste qu’en vingt-sept degrés et en deux rangées de loges. Il est dressé dans une
salle qui n’a pas plus de neuf toises de large ; l’espace destiné pour les spectateurs
n’en a que dix ou onze de profondeur, et cependant un si petit lieu tient jusqu’à quatre
mille personnes… Les degrés des théâtres anciens, qui n’avaient guère moins d’un pied et
demi de haut, étaient si incommodes qu’à grande peine pouvait-on monter et descendre,
et, qui pis est, dès le huitième degré ils commençaient à s’élever de plusieurs toises
au-dessus des acteurs, et depuis le trente ou quarantième jusqu’à l’infini ; joint
qu’ils occupaient beaucoup de place, et que, servant en même temps de siège et de
marchepied, chacun venait à s’entrecrotter, marchait sur les habits de ceux qui étaient
au-dessous de lui, comme les autres qui étaient au-dessus marchaient sur les siens. Au
Palais-Royal il n’en va pas ainsi ; là, les degrés n’ont que quatre [p.139] ou cinq
pouces de haut, et par ce moyen, dans un lieu où les Grecs et les Romains auraient eu de
la peine à en placer six ou sept au plus, il s’en trouve vingt-sept ; on les monte et
descend aisément, et comme ils ne portent tous ensemble qu’une toise et demie ou
environ, les spectateurs du vingt-septième degré ne sont point au-dessus des acteurs.
Mais parce qu’avec quatre ou cinq pouces de hauteur il n’y aurait pas eu moyen de
s’asseoir dessus, on y rangeait des formes67 qui
n’occupaient qu’une partie, afin de pouvoir passer par derrière ; je laisse là les
autres commodités qui s’y trouvent. Au reste, lorsque ce théâtre fut rendu au public, on
couvrit ces degrés, qui pourtant ne sont pas si bien cachés qu’en entrant on n’en
aperçoive une partie68 ».
Molière avait bien fait de marquer par deux triomphes éclatants les deux années qu’il
venait de passer à Paris. Il est douteux que la troupe fût sortie sans cela du
pas scabreux où elle se trouva tout à coup jetée. La réputation qu’elle s’était acquise et
l’habileté de Molière la sauvèrent ; elles lui ouvrirent d’abord les portes du Louvre. Les
comédiens, après la fermeture de la salle du Petit-Bourbon, furent admis à jouer au Louvre
trois fois de suite, les 16, 21 et 26 octobre. Le 26, ce fut chez le cardinal Mazarin que
la représentation eut lieu. Ce ministre, de qui l’on disait qu’il conservait sa puissance
bien avant dans la mort ou selon le mot de Fuen Saldagne : « Representa muy bien eso defunto cardenal » (voilà un cardinal mort qui
représente très bien)
, Mazarin, toujours paré magnifiquement, était étendu sur
une chaise longue ou plutôt sur un lit de parade. Le roi assistait incognito à
la comédie ; ce jeune prince, qui plus tard disait du vieux ministre : « S’il eût
vécu plus longtemps, je ne sais ce que j’aurais fait »,
s’appuyait au dossier de
la chaise du cardinal ; de temps en temps il rentrait dans un grand {p. 140} cabinet qu’on voyait derrière. Autour de la chambre étaient rangées les
reines et les dames de la cour dans le brillant appareil que les Mémoires nous décrivent.
Le sieur Molière et sa troupe, appelés pour distraire un instant cette fastueuse agonie,
jouèrent L’Étourdi et les Précieuses.
« Il nous semble, remarque M. Bazin, qu’il y aurait là le sujet d’un tableau qui
vaudrait bien celui qu’on a fait des derniers moments du cardinal. »
Sa Majesté
ou plutôt Mazarin gratifia la troupe de trois mille livres ; ce fut peut-être aussi dans
cette occasion que Molière obtint la salle abandonnée du Palais-Royal.
La troupe de Monsieur, pendant qu’elle se trouva sans abri, ne donna pas seulement des représentations au Louvre ; elle alla en visite, comme on disait, chez plusieurs grands personnages de la cour et de la finance ; elle reçut notamment chez le surintendant Fouquet, pour qui elle joua L’Étourdi et Sganarelle, une hospitalité généreuse ; et, dans l’intervalle de trois mois qui s’écoula avant que son théâtre fût prêt, elle gagna cinq mille cent quinze livres.
Nous trouvons les renseignements plus précis dans le registre de La Grange :
« Pendant que l’on travaille à la salle du Palais-Royal, on a joué plusieurs fois la comédie à la ville.
Une visite chez M. Sanguin (c’était le maître d’hôtel du roi), à la place Royale, Le Dépit amoureux, 200 livres.
Une visite chez M. le maréchal d’Aumont, 220 livres,
Une visite chez M. Fouquet, surintendant des finances, L’Étourdi et Le Cocu, 500 livres.
Une visite chez M. le maréchal de La Meilleraye, Le Cocu et Les Précieuses, 220 livres.
Une visite chez M. de La Bazinière, trésorier de l’Épargne, idem, 300 livres.
Une visite chez M. le duc de Roquelaure, L’Étourdi et Le Cocu, 25 louis d’or : 275 livres.
Une visite chez M. le duc de Mercœur, Le Cocu imaginaire, 150 livres.
{p. 141} Une visite chez M. le comte de Vaillac, L’Héritier ridicule (de Scarron) et Le Cocu, 220 livres.
POUR LE ROI.
Le samedi 16 octobre, au Louvre, Le Dépit amoureux et Le Médecin volant.
Le jeudi 21 octobre, L’Étourdi et Les Précieuses, au Louvre.
Le mardi 26 octobre, L’Étourdi et Les Précieuses, au Louvre, chez S. Ém. M. le cardinal Mazarin, qui était malade dans sa chaise. Le roi vit la comédie incognito, debout, appuyé sur le dossier de ladite chaise de Son Éminence (nota qu’il rentrait de temps en temps dans un grand cabinet). Sa Majesté gratifia la troupe de 3000 livres.
Le 23 novembre, un mardi, on a joué à Vincennes, devant le roi et Son Éminence, Don Japhet (de Scarron) et Le Cocu.
Le samedi 4 décembre, joué au Louvre, pour le roi, Jodelet prince (de Thomas Corneille).
Le 25 décembre, joué au Louvre, Don Bertrand (de Thomas Corneille) et Jalousie de Gros-René.
La troupe a reçu, dans l’intervalle qu’elle n’a point joué en public, cinq mille cent quinze livres. »
La salle du Palais-Roval s’ouvrit le 20 janvier 1661 ; la troupe de Monsieur y joua Le Dépit amoureux et Le Cocu imaginaire. Mais Molière faisait répéter pour l’inauguration du nouveau théâtre une nouvelle œuvre. Le retour de la cour et des courtisans, le réveil du goût espagnol auquel la jeune reine servait de prétexte, les souvenirs de cette scène où la tragi-comédie avait fleuri, semblaient favoriser une tentative dans un genre tout opposé à celui des comédies précédentes, se rapprochant davantage du Dépit amoureux, mais allant plus loin dans la noblesse et dans l’héroïsme des sentiments. Molière comptait avoir affaire à un autre public et voulait le servir à son gré. Il conservait l’ambition d’embrasser tout le domaine dramatique ; il se sentait bien capable des créations les plus élevées, et il était préoccupé de voir trop restreindre son rôle et spécialiser son génie. Il ne s’avisait pas encore {p. 142}que le moyen de s’établir dans les régions supérieures de l’art c’était, non pas de sortir de la vraie et franche comédie, mais de l’y porter elle-même.
Il avait depuis quelque temps déjà composé une de ces œuvres d’un caractère mixte qu’on appelait tragi-comédies ou comédies héroïques. Don Garde de Navarre ou le prince jaloux parut sur la scène du Palais-Royal le 4 février 1661 ; il y éprouva le plus malheureux sort. La chute fut à coup sûr plus profonde qu’elle ne l’aurait été, si des rivalités et des hostilités nombreuses n’avaient été excitées contre Molière par ses récents succès. Quoique l’intérêt languisse dans cette pièce, bien peu, entre les nombreuses tragi-comédies des prédécesseurs ou des contemporains, lui sont pourtant comparables. De grandes qualités s’y découvrent. On y voit poindre très visiblement l’idée de la haute comédie que Molière réalisera plus tard. Mais les conditions du genre héroïque où l’auteur s’est placé le dominent fatalement ; elles gênent le développement des caractères et répandent la froideur sur les situations les plus vigoureusement indiquées ; le spectateur n’est pas gagné tour à tour à la pitié ou au sourire ; il reste incertain entre ces deux sentiments, et sans pouvoir se décider pour l’un et pour l’autre.
Est-il vrai toutefois, comme on s’accorde unanimement à le dire, qu’on doive considérer
cette tentative de Don Garde comme « une aberration
malencontreuse, l’erreur d’un homme d’esprit, un faux pas du jugement si droit de
Molière, un retour de sa déplorable passion pour le tragique… »
? Nous
n’acceptons pas ces jugements trop sommaires ; nous voyons dans cet ouvrage un
essai remarquable et un prélude digne de toute notre attention. À travers la phraséologie
élégiaque et souvent précieuse dont l’auteur n’a pas réussi à se
dégager, dans ces personnages glacés par les conventions romanesques, une sensibilité
profonde et délicate çà et là se fait jour, une âme passionnée respire. Don
Garde nous présage Le Misanthrope, et nous doutons que Molière
eût fait l’un s’il n’avait pas fait l’autre. Nous ne dirons pas non plus, « qu’il
se tint pour battu, qu’il fut corrigé et guéri, et qu’il n’y revint plus… »
mais qu’il y revint au contraire, {p. 143} qu’il ne perdit pas
de vue le but qu’il s’était fixé, et qu’il prit pour y atteindre une autre route. Il se
modifia avec la patience et la docilité qu’il porta dans la longue éducation de son génie.
« Jamais homme, disait de Vizé, ne s’est si bien su servir de l’occasion ; jamais
homme n’a su si bien faire son profit des conseils d’autrui »
jamais homme,
ajouterons-nous, n’a plus attentivement obéi aux rudes avertissements de l’expérience.
Aussi le retrouverons-nous bientôt au niveau de Don Garde dans la même
noblesse de ton et dans la même finesse de nuances ; il aura seulement fondé cette fois
son œuvre sur le sol comique, et substitué Alceste au prince jaloux, Philinte à don
Alvare. et Célimène à Done Elvire.
Le rigoureux accueil que reçut sa comédie héroïque le détermina à la retirer à la septième représentation. Il ne fut pas toutefois désillusionné aussi promptement qu’on l’affirme d’ordinaire. Sachant ce qu’il avait voulu faire, quoique l’exécution n’eût pas répondu à son dessein, il tenait à sa pièce. Il la représenta devant le roi, le 29 septembre 1662, en octobre 1663 à Chantilly et deux fois à Versailles. Il essaya même de la reprendre en novembre 1663 (le 4 et le 6 de ce mois) sur le théâtre du Palais-Royal, en l’accompagnant de la première et de la seconde représentation de L’Impromptu. Il interjeta enfin plus d’un appel ; mais la sentence fut partout confirmée. La leçon étant complète, il passa condamnation et ne laissa point imprimer Don Garde. Il se contenta d’en sauver ce qu’il put, et il en utilisa des fragments dans Le Misanthrope, Les Femmes savantes et Amphytrion, fragments qui, placés dans un milieu favorable, éclairés de leur vrai jour, produisent le meilleur effet et ne contrastent en rien avec ce qui les entoure.
Avec Don Garde ou le Prince jaloux se termine la période des esquisses,
des ébauches, des tâtonnements, des coups d’essai, pour ainsi dire, coups d’essai qui,
pour un autre que Molière, seraient des coups de maître. « II y a un écrivain de
génie, dit M. Nisard, dans L’Étourdi, Le Dépit amoureux, Les Précieuses
ridicules et Sganarelle ; il y a une comédie parfaite en son
genre ; il y a un théâtre. Molière en fût-il resté là, c’était assez pour être {p. 144} un des plus grands noms de notre scène ; mais il lui
était donné d’être le plus grand. »
Son génie, stimulé par son dernier revers,
allait prendre un nouvel essor. En même temps, la mort du cardinal Mazarin (mars 1661),
qui changea la face de la cour, devait exercer une influence considérable sur les
destinées du poète comique.
CHAPITRE VI.
DEUXIÈME ÉPOQUE DU THÉÂTRE DE MOLIÈRE
L’ÉCOLE DES MARIS §
Louis XIV, âgé de vingt-trois ans, se trouva, à la mort du cardinal Mazarin, maître
d’exercer la puissance absolue qu’il lui tardait de saisir. Lorsque ses ministres, le
lendemain de la mort du cardinal, lui demandèrent à qui désormais ils devaient
s’adresser : « À moi. »
répondit-il. Ce prince, dont Mazarin disait :
« Il y a en lui de l’étoffe pour quatre rois »
inaugura, au milieu
des circonstances les plus favorables, dans un pays pacifié, plein d’espoir, avide de
plaisirs et de grandeurs, ce long règne, dont la première partie fut si brillante et si
glorieuse.
« Ce fut dans les premiers temps qui suivirent cette prise de possession, dit M.
Bazin, ce fut à ce moment que se manifesta, de la part du prince pour le poète comique,
quelque chose de plus qu’une protection dédaigneuse et frivole, un certain mouvement
d’affection intelligente, prompt comme la sympathie et durable autant que l’égoïsme. Du
moment où ces deux hommes, placés à de telles distances dans l’ordre social, l’un roi
hors de tutelle, l’autre qui n’était encore qu’un bouffon émérite et un moraliste bien
timide, se furent regardés et compris, il s’établit entre eux une sorte d’association
tacite qui permettait à celui-ci de tout oser, qui lui promettait assurance et garantie,
sous la seule condition de respecter et d’amuser toujours celui-là. Nous devons ajouter
que {p. 146}jamais traité public, où la foi du monarque aurait
été solennellement engagée, ne fut exécuté plus sincèrement ; qu’en aucun temps, dans
aucune circonstance, la sauvegarde donnée à l’écrivain contre tous les
ressentiments qu’il pourrait provoquer ne parut se retirer de lui. C’est se moquer de
nous, comme les historiens font trop souvent, que de mettre Molière au nombre des
penseurs qui souffrirent en leur temps la persécution. »
Il n’était nullement
dans l’esprit de Molière d’assumer un tel rôle, et il sut parfaitement l’esquiver. Jamais
homme n’alla plus droit, quoique plus prudemment, son chemin et ne se sentit, dans toute
sa course, moins ébranlé ; non pas qu’il jouît d’une sécurité parfaite, mais il avait
mesuré jusqu’où il pouvait avancer, et, tout en touchant parfois l’extrême limite, il ne
la dépassait jamais. Il eut les ennemis qu’il chercha : des rivaux, des particuliers,
des classes d’hommes, des professions, des cabales, voire des croyances ; mais ni
individus ni corps ne hasardèrent à tenter contre lui rien de ce qui se traduit parla
violence ; et le seul trait d’offense brutale que l’on cite fut sévèrement réprimé,
quoiqu’il eut pour auteur un des plus grands seigneurs de la cour. La guerre incessante
que Molière soutint contre les travers et les ridicules de son siècle lui rapporta plus de
triomphes qu’elle ne lui coûta de blessures. Partout et toujours on le voit
encouragé, récompensé, indemnisé, à la condition d’être infatigable et dévoué jusqu’à la
mort. Quand on voulut l’attaquer par les voies qui agissent sur l’opinion, il eut toute
liberté pour la riposte, et il s’en servit si bien que des personnages peu scrupuleux sous
ce rapport, au moins pour eux-mêmes (Voltaire, par exemple), ont pu dire qu’il en abusa.
Celui à qui ces choses sont arrivées ne fut certainement pas un pauvre hère, faisant son
métier de moqueur à ses risques et périls, exposé à la vengeance et craignant le désaveu.
Un caprice, cette fois éclairé, de la puissance souveraine, lui en avait communiqué ce qui
donne la confiance et la force ; son talent lui fournissait le reste. À vrai dire, il y a
de Louis XIV deux créations du même temps et du même genre, Colbert et Molière.
« Je comprendrais à merveille, disait Charles Nodier, qu’une {p. 147}édition du plus parfait de tous les théâtres du monde fût mise au jour
sous ce titre singulier : Œuvres de Molière et de Louis XIV, car cela
serait juste et vrai. »
Il s’agissait, pour Molière, après la chute de Don Garcie, de prendre une revanche et de la prendre éclatante. Pour cela, il n’eut qu’à revenir à la veine franchement comique. Il composa L’École des maris ; il reprit son personnage de Sganarelle et le plaça dans une situation piquante, où le caractère de ce personnage se développe. Ce caractère brutal, hargneux, égoïste et systématique, bizarre, vaniteux et entêté, mis en opposition avec d’autres caractères, produit des luttes et des complications naturelles, qui deviennent le principal intérêt de la comédie, où l’intrigue perd beaucoup de l’importance qu’elle avait eue jusque-là. C’est le commencement de la révolution que Molière va accomplir dans son art, c’est le point de départ d’une nouvelle série d’œuvres et, en quelque sorte, d’un nouveau théâtre.
L’École des maris marque, dans la manière du poète, un progrès visible. L’observation y est plus profonde que dans les pièces précédentes, et en même temps on y saisit une intention plus haute et un enseignement plus élevé. Molière s’attaque aux tyrannies domestiques, aux moyens de contrainte, à certaine rudesse et grossièreté des mœurs qui restait des guerres civiles. Sganarelle et Ariste personnifient, l’un ce fonds de rugosité et de barbarie morale qui venait du passé, l’autre la société nouvelle qui tendait à un respect plus grand de la conscience et de la personnalité humaines, même dans les faibles, dans les femmes et les enfants.
Je trouve que le cœur est ce qu’il faut gagner
mot qui résume la pièce et n’était pas alors aussi facile à trouver, aussi inutile à dire que nous pourrions le croire aujourd’hui. Ce caractère d’Ariste nous frappe médiocrement, et nous n’apercevons là qu’une contre-partie attendue de celui de Sganarelle : la sagesse bienveillante, une large raison, l’indulgence et la générosité, en regard de l’égoïsme étroit et opiniâtre et de l’aveugle et sotte vanité. {p. 148}Nous avons vu depuis deux siècles des Aristes en nombre presque infini, et il n’est guère de comédies parmi celles que notre théâtre produit chaque jour, où ce personnage essentiel ne figure encore. Les contemporains de Molière en avaient vu beaucoup moins ; ils en rencontraient même plus rarement dans le monde et dans la vie réelle. La création était donc à leurs yeux bien plus saillante qu’elle ne l’est aux nôtres.
D’autre part, les Isabelle se trouvaient en plus grand nombre, par cela même que les
Sganarelle étaient plus nombreux. Les Mémoires sont remplis d’héroïnes qui auraient pu
jouer ce rôle au naturel. On se souvient peut-être du trait que rapporte Fléchier dans ses
Mémoires sur les grands jours d’Auvergne : « M. Chéron, qui a
été grand-vicaire dans l’archevêché de Bourges, étant un jour prié d’assister à la
réception d’une religieuse pour y faire la cérémonie et recevoir les vœux de la jeune
fille, qui paraissait assez disposée à la religion, se rendit au monastère, et, après
l’avoir instruite en particulier et s’être revêtu des habits d’église, il fit les
premières invocations et lui demanda, à la manière accoutumée, ce qu’elle demandait.
Cette fille lui répondit d’un air assez ferme : « Je demande les clefs du monastère,
monsieur, pour en sortir. » Cette réponse extraordinaire surprit tout le monde. Chacun
croyait n’avoir pas bien entendu, jusqu’à ce qu’elle l’eût redit à haute voix, et
qu’elle eût demandé, pour une seconde fois, les clefs du monastère pour en sortir, et
qu’elle eût déclaré qu’elle avait trouvé cette occasion propre à faire ses
protestations, parce qu’il y avait assez de témoins pour les confirmer. Si les
filles qu’on sacrifie tous les jours, ajoute le futur évêque de Nîmes, avaient cette
résolution, les couvents seraient moins peuplés, mais les sacrifices y seraient plus
saints et plus volontaires. »
Ces jeunes filles expertes et résolues, dont
l’esprit est si émancipé, et qui savent tant de choses qu’elles ont l’air d’être des
veuves, n’appartiennent donc pas seulement au théâtre de Molière, elles appartiennent
aussi à l’histoire : leur caractère s’explique précisément par l’indifférence avec
laquelle on traitait leurs sentiments et par la tyrannie qu’on exerçait sur {p. 149} elles. De bonne heure elles apprenaient à se défendre. L’École des maris offrait donc un tableau d’une réalité moins vulgaire et d’une
portée plus haute qu’il ne nous paraît peut-être à distance. Molière se place au cœur
de la famille et combat l’esprit d’oppression et de rigueur qui y régnait encore. Il
s’attaque à un fléau domestique qui est de tous les temps, mais qui était alors plus
redoutable qu’il ne l’est de nos jours, où l’on aurait plutôt à craindre de tomber dans
l’excès contraire et à se plaindre du relâchement. On s’est trompé, par conséquent,
lorsqu’on a prétendu qu’il n’y avait dans L’École des maris ni but moral
ni leçon. « L’École des maris, dit un critique, n’est ni un
sermon, ni une œuvre didactique. Hélas ! c’est la vie. »
Sans doute, mais c’est
la vie avec ses féconds enseignements.
L’École des Maris, représentée pour la première fois sur le théâtre du Palais-Royal, le 24 juin 1661, effaça l’impression désavantageuse que Don Garde avait laissée. Le succès fut confirmé, douze jours après la première représentation, devant un illustre public. Le 11 juillet, la troupe de Monsieur fut appelée à jouer la nouvelle pièce chez le surintendant Fouquet, qui avait reçu dans sa maison de Vaux la reine d’Angleterre, M. le duc d’Orléans et sa jeune femme Henriette.
Outre concerts et mélodie,On leur donna la comédie,Savoir L’École des maris,Charme à présent de tout Paris.
dit Loret69, qui nomme l’auteur « le sieur Molier ». Le sujet parut si riant et si beau, ajoute-t-il qu’il fallut aller le jouer à Fontainebleau devant les reines et le roi.
Cette fois Molière mit lui-même son ouvrage au jour, en le dédiant au duc d’Orléans, frère unique du roi, et en inscrivant son nom (J.B. P. Molière) au frontispice.
Le mois suivant, le surintendant Fouquet donna dans sa magnifique terre de Vaux ces fêtes fameuses qui précédèrent de si peu de jours sa chute, et qui, dit-on, la {p. 150} précipitèrent. Il y reçut le roi, la reine mère, Monsieur, Mme Henriette, les princes, l’élite de toute la cour. Parmi les divertissements qu’il réservait à ses hôtes augustes, le fastueux financier n’avait pas oublié la comédie. Il avait, quinze jours à l’avance, chargé Molière de lui composer une nouvelle pièce à laquelle on put mêler des intermèdes de danse et de musique. En quinze jours il fallait que la pièce fut conçue, faite, apprise et représentée. Molière fut prêt. Le 17 août, après le repas de midi, les conviés, qui étaient, suivant Loret, « la fleur de toute la France », se rendirent dans une allée de sapins, où l’on avait construit sous la feuillée un magnifique théâtre. Lorsque la toile fut levée, Molière parut sur la scène en habit de ville et, s’adressant au roi avec le visage d’un homme surpris, fit ses excuses en désordre sur ce qu’il se trouvait là seul et manquait de temps et d’acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu’elle semblait attendre. On a fait remarquer avec raison qu’il y a dans cette manière de se produire en personne une certaine familiarité de la part de l’auteur comédien ; qu’il semble par conséquent, que la position de celui-ci fût déjà affermie à la cour, et qu’entre le monarque et lui avaient commencé à se former cette entente et ce pacte tacite dont nous avons parlé tout à l’heure. Pendant que le chef de la troupe s’excusait avec un feint embarras, une coquille s’ouvrit au milieu de vingt jets d’eau naturels, et il en sortit une naïade qui récita un prologue, composé par Pellisson, où il est dit que les termes et les arbres vont s’animer pour fournir des acteurs au ballet et à la comédie : ce miracle, que la nature opère pour plaire au plus grand roi du monde, vient à propos tirer de peine le directeur aux abois, et la pièce commence. Ce qui suit, c’est la comédie des Fâcheux, cette revue des ridicules de la cour, cette excellente satire dialoguée, cette galerie de portraits pris sur le vif dans une antichambre de Versailles.
La scène était de niveau et comme de plain-pied avec l’amphithéâtre. « Ici et là,
dit M. Bazin, les mômes hommes, les mêmes canons, les mêmes plumes, les mêmes postures,
excepté que du côté où le ridicule a été copié, {p. 151} on se tait,
on écoute ; et que là où il figure imité on parle, on agit, on fait rire. »
L’assimilation était même plus complète, si l’on en croit de Vizé qui, parlant des
représentations du Palais-Royal, se plaint à ce propos de la complaisance des grands.
« Ce qui fait voir, dit-il, que les gens de qualité sont non seulement bien aises
d’être raillés, mais qu’ils souhaitent que l’on connaisse que c’est d’eux que l’on
parle, c’est qu’il s’en trouvait qui faisaient en plein théâtre, lorsqu’on les
jouait, les mêmes actions que les comédiens faisaient pour
les contrefaire. »
Louis XIV,
félicitant l’auteur après le spectacle, lui montra, dit l’auteur du Menagiana, le marquis de Soyecourt, qui fut plus tard grand veneur, et il lui
dit : « Voilà un grand original que vous n’avez pas encore
copié. »
Ce marquis était un de ces chasseurs
intrépides qui ont toujours aux lèvres le récit de leurs prouesses, et qui abusent des
expressions techniques qui composent le langage du noble divertissement.
« Découplez-moi, écrivait le duc de Saint-Aignan au comte de Bussy-Rabutin en lui
offrant ses services, lorsque vous jugerez que je doive courir. Pardon de la
comparaison ; mais, pour mes péchés j’ai passé une partie de la journée avec le grand
veneur. »
Ce grand veneur, c’était le marquis de Soyecourt, célèbre encore du
reste pour ses reparties ingénues et ses exploits galants. Molière saisit avec
empressement l’indication que lui fournissait le jeune roi ; il se mit aussitôt à
l’œuvre, et intercala dans la pièce la scène VII du deuxième acte. Lorsque Les Fâcheux furent joués une seconde fois, le 27 août, à Fontainebleau, on y vit
figurer un nouveau personnage, celui de Dorante, et Molière put remercier Louis XIV dans
sa dédicace « de l’ordre que Sa Majesté lui donna d’ajouter un caractère dont elle
eut la bonté de lui ouvrir les idées elle-même et qui a été trouvé partout le plus beau
morceau de l’ouvrage »
. C’était une fine et heureuse flatterie. On comprend
combien ce bruit, répandu rapidement, dut grandir le succès.
Pour renchérir sur cette anecdote, on raconte que Molière, ignorant les termes de chasse, alla trouver M. de Soyecourt lui-même, le mit sur son sujet de {p. 152} conversation favori, et se procura de la sorte tous les détails dont il avait besoin.
Les critiques du temps, pour diminuer le mérite de l’auteur, prétendaient du reste que Molière avait en portefeuille tous ces portraits qui lui avaient été fournis par ceux-là justement dont ils étaient la ressemblance. De Vizé est très explicite sur ce point :
« Molière, dit-il, recevait des gens de qualité des mémoires dont on le priait de se servir ; et je le vis bien embarrassé un soir, après la comédie, qui cherchait partout des tablettes pour écrire ce que lui disaient plusieurs personnes de condition dont il était environné : tellement qu’on peut dire qu’il travaillait sous les gens de qualité pour leur apprendre après à vivre à leurs dépens, et qu’il était en ce temps et est encore présentement leur écolier et leur maître tout ensemble. Ces messieurs lui donnent souvent à dîner, pour avoir le temps de l’instruire, en dînant, de tout ce qu’ils veulent lui faire mettre dans ses pièces ; mais comme ceux qui croient avoir du mérite ne manquent jamais de vanité, il rend tous les repas qu’il reçoit, son esprit le faisant aller de pair avec beaucoup de gens qui sont au-dessus de lui. L’on ne doit point, après cela, s’étonner pourquoi l’on voit tant de monde à ses pièces ; tous ceux qui lui donnent des mémoires veulent voir s’il s’en sert bien ; tel y va pour un vers, tel pour un demi-vers, tel pour un mot et tel pour une pensée…
Après avoir fait Sganarelle et L’École des maris, il reçut des mémoires en telle confusion que, de ceux qui lui restaient et de ceux qu’il recevait tous les jours, il aurait eu de quoi travailler toute sa vie, s’il ne se fût avisé, pour satisfaire les gens de qualité et pour les railler ainsi qu’ils le souhaitaient, de faire une pièce où il pût mettre quantité de leurs portraits. Il fit donc la comédie des Fâcheux, dont le sujet est aussi méchant que l’on puisse imaginer et qui ne doit pas être appelé une pièce de théâtre : ce n’est qu’un amas de portraits détachés et tirés de ces mémoires, mais qui sont si naturellement représentés, si bien touchés et si bien finis, qu’il en a mérité beaucoup de gloire. »
Les écrivains dramatiques savent ce que valent ces {p. 153}prétendus mémoires fournis par le public. Tout au plus pourrait-on admettre que l’excellent placet de Caritidès eût été recueilli parmi les suppliques grotesques dont alors comme aujourd’hui la gent solliciteuse était prodigue. Il y règne un accent de conviction auquel il n’est pas permis de se méprendre. Quelque haut fonctionnaire a fort bien pu communiquer ce morceau d’éloquence à Molière, qui l’aurait retouché et mis à point pour le faire figurer dans sa pièce.
La Fontaine, qui recevait les bienfaits du surintendant, et qui les paya d’une noble reconnaissance, assistait à la fête de Vaux ; il en fit la description à M. de Maucroix dans une lettre du 22 août. Il n’oublie pas la comédie des Fâcheux, et voici comment il s’exprime sur le compte de son auteur :
C’est un ouvrage de Molière :Cet écrivain, par sa manière,Charme à présent toute la cour.De la façon que son nom courtIl doit être par delà Rome70.J’en suis ravi, car c’est mon homme.Te souvient-il bien qu’autrefoisNous avons conclu d’une voixQu’il allait ramener en FranceLe bon goût et l’air de Térence ?Plaute n’est plus qu’un plat bouffon,Et jamais il ne fit si bonSe trouver à la comédie ;Car ne pense pas qu’on y rieDe maint trait jadis admiréEt bon in illo tempore :Nous avons changé de méthode ;Jodelet n’est plus à la mode,Et maintenant il ne faut pasQuitter la nature d’un pas.
On aime à
constater que l’un de ceux qui les premiers ont apprécié Molière, c’est La Fontaine. Ces
deux génies, les plus originaux de leur époque, se sont devinés, compris, reconnus avant
leurs plus illustres contemporains. {p. 154} Il y a en effet une
contre-partie aux vers de La Fontaine. Un jour, à deux ou
trois ans de là, que Racine et Boileau avaient raillé un peu vivement le fabuliste,
Molière disait à Descoteaux, célèbre joueur de flûte : « Nos beaux esprits ont beau
se trémousser, ils n’effaceront par le bonhomme71. »
Les Fâcheux ne parurent que trois mois plus tard sur la scène du Palais-Royal. Ce délai fut commandé sans doute par les événements qui suivirent les fêtes de Vaux. Depuis longtemps déjà Colbert, penché sur sa table de travail, découvrait les rapines, les fraudes, les combinaisons monstrueuses, sur lesquelles reposait la fortune inouïe du surintendant des finances. Louis XIV, en parcourant du regard les magnificences plus que royales du séjour de Vaux, n’y avait vu que l’aveu des dilapidations qui ruinaient l’État. D’ailleurs, il entendait être maître de ses finances, et ne pas supporter la tutelle des surintendants. Le 29 août, il partit pour la Bretagne. Le 5 septembre, il fit arrêter à Nantes Fouquet, dont la condamnation ne fut pas obtenue sans peine du parlement, et dont la vie s’acheva dans les cachots de Pignerol. La comédie des Fâcheux, à laquelle se rattachait le souvenir du surintendant, attendit que la première émotion causée par ces mesures politiques fût apaisée. Une occasion se présenta bientôt de la produire à la faveur de réjouissances publiques. Un dauphin naquit à Fontainebleau le 1er novembre. Les Fâcheux furent joués à Paris, le 4 novembre, et eurent quarante-deux représentations consécutives.
Vers la fin de ce mois, le 20 novembre 1661, Molière tint sur les fonts baptismaux une
fille de Marin Prévost, bourgeois de Paris, et d’Anne Brillart, et l’on a remarqué qu’il
se qualifie dans cet acte public : Jean-Baptiste Poquelin Molière, « valet de
chambre du roi »
. Il avait toujours conservé ce titre puisque nous le lui avons
vu prendre à Narbonne, en 1650, dans une circonstance toute semblable. Mais nous avons dit
que son frère puîné, le {p. 155} second fils de Jean Poquelin, nommé
aussi Jean Poquelin, fut, pendant les années que Molière passa en province, associé à son
père dans l’exercice de sa charge. Ce Jean Poquelin le jeune, mort le 6 avril 1660, laissa
sa femme, Marie Maillart, enceinte d’une fille qui est désignée dans l’acte de baptême
comme née de « défunt Jean Poquelin, de son vivant tapissier valet de chambre du
roi »
. Le décès de ce frère de Molière fit en tout cas disparaître
la difficulté, s’il y en avait une, et Molière se retrouva alors valet de chambre du roi.
C’est bien de lui qu’il s’agit dans L’État de France, publié en 1663, où
sont indiqués, au nombre des huit tapissiers valets de chambre, pour le trimestre de
janvier, « M. Poquelin et son fils à survivance »
. Molière garda cette
place jusqu’à la fin de ses jours, et ne manqua pas, dit La Grange, de faire son service
pendant son quartier.
Cette place était loin d’être sans avantages pour l’auteur comique ; elle l’introduisait dans la chambre royale ; elle lui donnait un facile accès auprès du monarque. En outre, il était, grâce à elle, en excellente position pour deviner en quelque sorte les variations de l’atmosphère dans les hautes régions, pour prévoir les changements qui s’annoncaient, pour saisir l’à-propos fugitif, pour distinguer quand il pouvait oser hardiment et quand il fallait se retirer prudemment sous la tente, pour observer enfin les mille indications à l’aide desquels il sut gouverner sa barque à travers tant d’écueils. Ses œuvres capitales ont apparu, en effet, dans l’incident d’un jour ; impossibles avant, elles auraient été impossibles après. Il attrapait, comme dit Michelet, le présent de minute en minute, et devinait le lendemain. À cette époque, sous un tel régime politique, la cour était pour l’auteur comique le terrain sur lequel il devait avoir pied : c’était son vrai champ de bataille. Hors de là, il ne pouvait rien et il devait être arrêté au premier pas. Cet office peu brillant que son père lui transmit fut loin par conséquent d’être inutile à Molière.
Il le garda résolument, et ce ne fut pas sans peine qu’il réussit à s’y maintenir. Les
préjugés, les mépris des sots, les inimitiés, les cabales hostiles, l’y poursuivirent.
Un jour, s’étant présenté pour faire le lit
du roi, un autre {p. 156} valet de chambre, qui devait le faire avec
lui, se retira brusquement en disant qu’il n’avait pas de service à partager avec un
comédien. Bellocq, homme d’esprit et qui faisait de jolis vers, s’approcha dans le moment
et dit : « Monsieur de Molière, voulez-vous bien que j’aie l’honneur de faire le
lit du roi avec vous ? »
Le père de Mme Campan tenait d’un vieux médecin ordinaire de Louis
XIV une anecdote du même genre. Voici les termes mêmes dont se sert Mme Campan : « Un vieux médecin ordinaire de Louis XIV, qui existait encore lors du mariage
de Louis XV, raconta au père de M. Campan une anecdote trop marquante pour qu’elle soit
restée inconnue. Cependant ce vieux médecin, nommé M. Lafosse, était un homme d’esprit,
d’honneur, et incapable d’inventer cette histoire. Il disait que Louis XIV ayant su que
les officiers de sa chambre témoignaient par des dédains offensants combien ils étaient
blessés de manger à la table du contrôleur de la bouche avec Molière, valet de chambre
du roi, parce qu’il avait joué la comédie, cet homme célèbre s’abstenait de se présenter
à cette table. Louis XIV, voulant faire cesser des outrages qui ne devaient pas
s’adresser à l’un des plus grands génies de son siècle, dit un matin à Molière, à
l’heure de son petit lever : « On dit que vous faites maigre chère ici, Molière, et que
les officiers de ma chambre ne vous trouvent pas fait pour manger avec eux. Vous avez
peut-être faim ; moi-même je m’éveille avec un très bon appétit ; mettez-vous à cette
table et qu’on me serve mon en-cas de nuit. » (On appelait des en-cas
les services de prévoyance.) Alors le roi, coupant sa volaille et ayant ordonné à
Molière de s’asseoir, lui sert une aile, en prend en même temps une pour lui, et ordonne
que l’on introduise les entrées familières, qui se composaient des personnes les plus
marquantes et les plus favorisées de la cour : " Vous me voyez, leur dit le roi, occupé
à faire manger Molière, que mes valets de chambre ne trouvent pas assez bonne compagnie
pour eux. » De ce moment, Molière n’eut plus besoin de se présenter à cette table de
service ; toute la cour s’empressa de lui faire des invitations »72.
{p. 157} M. Despois a contesté la vraisemblance de cette anecdote73. Il a objecté d’abord que ladite anecdote s’est produite bien tardivement : Le premier écrivain qui l’ait lancée, dit-il dans son livre sur Le Théâtre français sous Louis XIV, est Mme Campan, en 1823. Elle dit la tenir de son beau-père, qui la tenait d’un vieux médecin ordinaire de Louis XIV. Et elle ne nomme pas ce vieux médecin. On a vu, par l’extrait que nous venons de donner des Mémoires de Mme Campan, que ce dernier reproche n’est pas mérité, qu’elle le nomme au contraire en toutes lettres : M. Lafosse ou de Lafosse. Remarquons qu’en 1773, lorsqu’il s’agit de célébrer le premier centenaire de la mort de Molière, l’Académie fit appel à tous ceux qui pouvaient être de la parenté du poète, et que l’abbé Lafosse, arrière-petit cousin de Molière, figura à ce titre dans la cérémonie. Le médecin Lafosse serait-il un ascendant de cet abbé ? Alors il y aurait eu là peut-être une tradition de famille.
Que l’anecdote soit venue au jour tardivement, c’est ce qui ne peut être nié, et Mme Campan prévoit elle-même la critique lorsqu’elle s’étonne qu’un trait aussi marquant soit demeuré inconnu. Aussi, il faut en convenir tout d’abord, l’anecdote ne saurait avoir l’authenticité que donne un témoignage contemporain. Mais, d’autre part, doit-on, comme on l’a dit, la rayer impitoyablement de toutes les biographies sérieuses du poète ? Il nous semble que ce serait aller trop loin et pousser les choses à l’extrême rigueur.
M. Despois invoque Saint-Simon, qui, parlant de l’étiquette qui régnait à la cour du grand roi, à écrit :
« Ailleurs qu’à l’armée, le roi n’a jamais mangé avec aucun homme, en quelque cas que ç’ait été, non pas même avec aucun prince du sang, qui n’y ont mangé qu’à leurs festins de noces, quand le roi les a voulu faire. »
L’affirmation est précise assurément ; mais les protocoles les plus positifs souffrent des exceptions. N’y a-t-il pas, dans l’existence la plus souverainement réglée par le cérémonial, des heures où l’étiquette chôme ou se {p. 158} relâche ? À Versailles, à Saint-Germain ou à Fontainebleau, au petit jour, Louis XIV, voulant venger d’injustes mépris un serviteur dont il appréciait, les talents et le zèle, n’a-t-il pas pu avoir un de ces moments où il redevenait homme ? Sans doute, le roi n’a pas voulu faire une manifestation, comme on dirait à présent, et comme on le voit dans quelques-uns des tableaux que cette scène a inspirés. Cela, bien entendu, est ridicule et n’a aucun sens historique. Les entrées ne durent être que les premières entrées, celles des personnes domestiques du château (très grands seigneurs il est vrai), et de ceux à qui la leçon devait profiter.
Louis XIV avait ainsi de ces grâces, de ces affabilités qui lui gagnaient les cœurs. À la
suite de l’aventure de Molière, Mme Campan en raconte une autre qui a
le même caractère. Un chef de brigade des gardes du corps, chargé, de placer à la petite
salle de comédie dans le palais de Versailles, fit sortir avec humeur un contrôleur du roi
qui était venu prendre sur une banquette la place que lui assignait la charge dont il
était nouvellement pourvu. Ses protestations sur son droit, sur son état, tout fut
inutile. Le démêlé s’était terminé par ces mots du chef de brigade : « Messieurs
les gardes du corps, faites votre devoir. »
Dans ce cas, le devoir était de
prendre la personne et de la mettre à la porte. Ce contrôleur qui avait payé sa charge
soixante ou quatre-vingt mille francs, était un homme de bonne famille et qui avait eu
l’honneur de servir le roi vingt-cinq ans dans un de ses régiments. Ainsi honteusement
chassé de cette salle, il vint se placer sur le passage du roi dans la grande salle des
gardes et, s’inclinant devant Sa Majesté, lui demanda de rendre l’honneur à un vieux
militaire qui avait voulu terminer ses jours en servant son prince dans sa maison
civile, quand son âge lui interdisait le service des armes. Le roi s’arrêta, écouta son
récit fait avec l’accent de la douleur et de la vérité, puis lui ordonna de le suivre. Le
roi assistait au spectacle dans une espèce d’amphithéâtre où était son fauteuil : derrière
lui était un rang de pliants pour le capitaine des gardes, le premier gentilhomme de la
chambre et d’autres grands officiers. Le chef de brigade {p. 159} avait
droit à une de ces places. Le roi, s’arrêtant à la place qu’il devait occuper, dit à son
contrôleur : « Monsieur, prenez près de moi pour ce soir la place de celui qui
vient de vous offenser et que l’expression de mon mécontentement pour cette injuste
offense vous tienne lieu de toute autre réparation. »
Ni Dangeau ni aucun chroniqueur officiel n’a enregistré ce fait non plus que l’autre. Quel qu’ait été le zèle des courtisans preneurs de notes, il n’est pas impossible que tel détail intime, telle menue action accomplie avec simplicité leur ait échappé. Saint-Simon ne daignait pas sans doute en tenir compte, et en effet cela n’infirmait nullement les règles et observations générales qu’il formulait.
On a tort, encore une fois, de s’armer en guerre contre ces traditions, ces sortes de légendes qui, dans la biographie de Molière, suppléent aux faits positifs et aux documents qui font défaut. Ne leur accordons pas plus d’autorité qu’elles n’en ont ; acceptons-les sous toutes réserves, mais acceptons-les. Elles ont presque toujours l’avantage d’exprimer quelque idée vraie, quelque fait réel, sous une forme saisissante et qui se grave dans la mémoire. Ainsi l’anecdote de l’en-cas de nuit exprime d’une façon pittoresque la protection que Louis XIV donna à Molière non seulement contre ses nombreux rivaux et ennemis, mais aussi contre les tracasseries subalternes, qui ne devaient pas être les moins pénibles.
Cette protection était-elle entièrement efficace ? « Molière, dit Sainte-Beuve,
était-il et demeurait-il aussi touché de la réparation que de l’injure ? »
Molière, clairvoyant comme il était, devait ne rien perdre des humiliations, même les plus
légères, auxquelles dans ce monde hautain sa condition l’exposait sans cesse, et il
souffrait certainement de n’avoir à leur opposer que la protection du maître, protection
qui ne pouvait être constamment efficace. Il subissait toutefois les conséquences de cette
position difficile ; il se résignait aux affronts et à la bienveillance des grands,
quelquefois plus amère que les affronts. C’était encore un sacrifice qu’il faisait à l’art
qui était le but exclusif de sa vie.
CHAPITRE VII.
INTÉRIEUR DE MOLIÈRE ; SON MARIAGE §
Nous venons de toucher par ces dernières observations à l’histoire intime de Molière. Il est temps de pénétrer plus avant dans son existence privée, et de recueillir le peu de renseignements qui peuvent jeter du jour sur son intérieur ou, pour parler comme au XVIIe siècle, sur son domestique, au moment où va s’y accomplir l’acte qui décidera de son sort.
Molière, longtemps associé pour l’administration du théâtre avec Madeleine Béjart, était devenu l’unique chef de la troupe de Monsieur. Il menait un train de vie très large et même somptueux. Il avait non seulement l’aisance, mais la richesse ; les sommes qu’il gagnait annuellement étaient considérables. Il recevait jusqu’ici deux parts dans les bénéfices du théâtre : l’une comme acteur, l’autre comme auteur. À partir de l’année 1663, il eut deux parts à ce dernier titre, par conséquent trois parts de sociétaire. On s’accorde à évaluer ses revenus à environ trente mille livres, ce qui représentait alors plus de cent mille francs d’à présent. À supposer qu’il n’eût pas encore atteint à ce chiffre, il suffit qu’il en approchât rapidement. Il aimait le luxe ; ses ennemis lui reprochaient la magnificence de sa demeure,
Ces meubles précieux sous de si beaux lambris,Ces lustres éclatants, ces cabinets de prix,Ces miroirs, ces tableaux, cette tapisserieQui seule épuisa l’art de la Savonnerie,Enfin tous ces bijoux74
{p. 161}« Il était, ajoute Grimarest, l’homme du monde
qui se faisait le plus servir. »
Quoique ce biographe cite à
ce propos une anecdote qui a bien l’air d’une scène de théâtre, d’une pantalonnade
italienne, et qui mérite fort peu de crédit, on s’explique bien que Molière,
préoccupé comme il l’était, l’esprit tendu par ses créations incessantes, embarrassé de
mille soucis, obligé de ménager soigneusement son temps, ayant d’ailleurs un
caractère naturellement irritable, fût en effet un maître exigeant.
Il ne paraît pas
toutefois qu’il eût rien d’acerbe ni d’atrabilaire ; la tradition relative à cette bonne
Laforest, à qui il aurait lu parfois quelques passages de ses pièces,
« sûr, disait-il, que ce qui produisait sur elle l’impression qu’il attendait ne
manquerait pas non plus son effet sur le public »
, témoigne assez du contraire,
et indique des habitudes de familiarité d’une part et de bonhomie de l’autre. Après cela, croyons « qu’il fallait
l’habiller comme un grand seigneur et qu’il n’aurait pas arrangé les plis de sa
cravate. »
Vigilant, à ce qu’il me semble, sur ses intérêts pécuniaires, il était généreux, libéral,
dépensait grandement, recevait beaucoup de monde, prêtait à ses amis, et répandait de
nombreux bienfaits. On rapporte de lui des traits d’une magnificence presque royale. Le
plus connu est relatif à ce pauvre comédien nommé Mondorge, à qui il fit donner par Baron
vingt-quatre pistoles et un habit de théâtre qui avait coûté deux mille cinq cents livres.
« On a toujours remarqué, dit Grimarest, qu’il donnait aux pauvres avec plaisir,
et qu’il ne leur faisait jamais des aumônes ordinaires. »
S’il se trouvait dans les conditions de fortune les plus favorables, il avait un entourage beaucoup moins rassurant pour la tranquillité et le bonheur de sa vie : il cheminait au milieu d’un groupe de femmes qui devait ajouter bien des tourments aux soucis dont il était chargé. C’était d’abord Madeleine Béjart, âgée alors de près de quarante-quatre ans, à qui il avait laissé la conduite de sa maison ; puis Mlle Debrie, envers qui, dit-on, il avait contracté quelques obligations dès avant Le Dépit amoureux, puis Mlle Duparc, enorgueillie par les applaudissements du {p. 162} public, difficile à maîtriser et sujette à s’échapper. Et ce n’était pas tout ; mais restons-en là pour un instant.
Une lettre de Chapelle à Molière, dont la date est malheureusement incertaine, mais qu’on
pourrait attribuer aux années qui précèdent, a précisément trait aux embarras causés par
cette trinité féminine ; elle est curieuse et peint bien la situation75. Parlant
des vers qu’il a composés et qu’il recommande à son ami de ne pas laisser voir à ses femmes : « Je les ai faits, dit-il, pour répondre à cet endroit
de votre lettre où vous particularisez le déplaisir que vous donnent les partialités de
vos trois grandes actrices pour la distribution de vos rôles. Il faut être à Paris pour
en résoudre ensemble (Chapelle écrit de la campagne), et tâchant de faire réussir
l’application de vos rôles à leur caractère, remédier à ce démêlé qui vous donne tant de
peine. En vérité, grand homme, vous avez besoin de toute votre tête en conduisant les
leurs, et je vous compare à Jupiter pendant la guerre de Troie. La comparaison n’est pas
odieuse, et la fantaisie me prit de la suivre, quand elle me vint. Qu’il vous souvienne
donc de l’embarras où ce maître des dieux se trouva pendant cette guerre, sur les
différents intérêts de la troupe céleste, pour réduire les trois déesses à ses
volontés.
Si nous en voulons croire Homère,Ce fut la plus terrible affaireQu’eut jamais le grand Jupiter.Pour mettre fin à cette guerre,Il fut obligé de quitterLe soin du reste de la terre.
Et après avoir décrit plaisamment les brigues de Pallas, de Junon et de Cypris, Chapelle conclut par ces mots :
Voilà l’histoire ; que t’en semble ?Crois-tu pas qu’un homme aviséVoit par là qu’il n’est pas aiséD’accorder trois femmes ensemble ?Fais-en donc ton profit ; surtout{p. 163} Tiens-toi neutre, et, tout plein d’Homère,Dis-toi bien qu’en vain l’homme espèrePouvoir venir jamais à boutDe ce qu’un grand dieu n’a su faire.
Le conseil était bon, sans doute ; mais comment Molière aurait-il pu le suivre ? Il fallait bien distribuer aux actrices les rôles de ses pièces, et par conséquent satisfaire les unes et blesser les autres. Chapelle en parlait bien à son aise.
Nous venons de citer la dernière partie de cette lettre curieuse. Le commencement n’en
offre pas moins d’intérêt, quoiqu’il soit plus énigmatique. « Votre lettre
m’a touché très sensiblement, dit Chapelle, et, dans l’impossibilité d’aller à Paris de
cinq ou six jours, je vous souhaite de tout mon cœur en repos et dans ce pays. J’y
contribuerais de tout mon possible à faire passer votre chagrin, et je vous ferais
assurément connaître que vous avez en moi une personne qui tâchera toujours à le
dissiper ou, pour le moins, à le partager. Ce qui fait que je vous souhaite encore
davantage ici, c’est que, dans cette douce révolution de l’année, après le plus terrible
hiver que la France ait depuis longtemps senti, les beaux jours se goûtent mieux que
jamais. Toutes les beautés de la campagne ne vont faire que croître et embellir, surtout
celles du vert qui nous donnera des feuilles au premier jour, et que
nous commençons à trouver à redire depuis que le chaud se fait sentir. Ce ne sera pas
néanmoins encore si tôt ; et, pour ce voyage, il faudra se contenter de celui qui
tapisse la terre et qui, pour vous le dire un peu plus noblement,
Jeune et faible, rampe par bas
Dans le fond des prés et n’a pas
Encor la vigueur et la forceDe pénétrer la tendre écorceDu saule qui lui tend les bras.La branche amoureuse et fleurie,Pleurant pour ses naissants appas,Tout en sève et larmes l’en prie,Et jalouse de la prairie,Dans cinq ou six jours se prometDe l’attirer à son sommet.
{p. 164}« Vous montrerez ces beaux vers à Mlle Menou seulement ; aussi bien sont-ils la figure d’elle et de vous… »
Quelle est cette Mlle Menou ? Il est assez curieux que, dans
la distribution manuscrite des rôles de L’Andromède de Corneille, dont
nous avons parlé ci-devant, ce même nom figure comme celui de l’actrice qui fut chargée
du petit rôle d’Éphyre. L’auteur de Molière inconnu, M. A. Baluffe, la
dit « fille de Mathieu Roger (de Menou) de Champluisant, ou Champlivault, ou
Champlisant, ad libitum »
. Ce Mathieu Roger, ajoute-il, était
frère de Roger de Menou de Champluisant qui, vers 1622, avait épousé Edme Luillier, d’une
famille illustre dans la robe, et par conséquent Mlle Menou était
parente de Chapelle. Ce qui est certain, c’est qu’aucune personne de ce nom ne fit
partie de la troupe comique depuis le retour et l’établissement de celle-ci à Paris. Nous
avions conjecturé, dans notre premier travail sur Molière, que ce nom de Menou pouvait
être un sobriquet enfantin désignant Armande Béjart dont nous allons parler. S’il nous est
démontré que cette demoiselle Menou existât réellement, nous devrons renoncer à cette
hypothèse que nous n’avions hasardée, du reste, qu’à cause de la complète obscurité qui
enveloppait ce nom. Mais la démonstration n’est point faite, et l’hypothèse peut être
maintenue sans invraisemblance.
Parlons maintenant de cette Armande Béjart qui, elle, s’offre à nous sous des traits fort
saisissables. Madeleine Béjart avait près d’elle une jeune fille nommée Armande Gresinde
Claire Élisabeth Béjart. Cette jeune fille était destinée, comme tous les Béjart, à entrer
dans la carrière du théâtre. Molière prenait plaisir à former son esprit, à soigner son
éducation. « Elle l’appela son mari, dit Grimarest, dès qu’elle sut
parler. »
Tout en s’occupant de la vive et gentille enfant, Molière se laissa séduire par cette printanière beauté, et il s’éprit pour elle d’un amour qui devait durer toute sa vie. Au commencement de cette année 1662, il se détermina à en faire sa femme. Il avait alors quarante ans. Son existence avait été singulièrement agitée, laborieuse et pareille à une lutte acharnée ; plus d’une année sans doute compta double pour lui. Il ne pouvait se dissimuler {p. 165} l’extrême disproportion d’âge qu’offrait une telle union. D’autre part, le milieu où avait été élevée la jeune Armande n’était guère propre à la préparer aux vertus domestiques ; ce monde du théâtre où elle était lancée de si bonne heure ne pouvait que développer ses instincts de coquetterie naturelle. Molière savait sans doute tout cela. Mais il espérait probablement lui faire partager sa passion pour l’art auquel il dévouait sa vie, et enchaîner ainsi la jeune artiste, qui annonçait déjà des dispositions brillantes. On a dit que le rôle de Léonor, de L’École des maris, fut écrit pour elle. Le fait n’est pas impossible, mais on n’en voit nulle apparence. Molière, qui écrivait volontiers des scènes où il pouvait répandre les sentiments de son cœur, devait songer à sa propre situation vis-à-vis de la jeune fille qu’il allait bientôt épouser lorsqu’il faisait dire à Ariste :
Il nous faut en riant instruire la jeunesse,Reprendre ses défauts avec grande douceur,Et du nom de vertu ne point lui faire peur.Mes soins pour Léonor ont suivi ces maximes :Des moindres libertés je n’ai point fait des crimes ;À ses jeunes désirs j’ai toujours consenti,Et je ne m’en suis point, grâce au ciel, repenti.J’ai souffert qu’elle ait vu les belles compagnies,Les divertissements, les bals, les comédies :Ce sont choses pour moi, que je tiens de tout tempsFort propres à former l’esprit des jeunes gens ;Et l’école du monde en l’air dont il faut vivreInstruit mieux, à mon gré, que ne fait aucun livre.Elle aime à dépenser en habits, linge et nœuds ;Que voulez-vous ? Je tâche à contenter ses vœux :Et ce sont des plaisirs qu’on peut, dans nos familles,Lorsque l’on a du bien, permettre aux jeunes filles.Un ordre paternel l’oblige à m’épouser ;Mais mon dessein n’est point de la tyranniser.Je sais bien que nos ans ne se rapportent guère,Et je laisse à son choix liberté tout entière.Si quatre mille écus de rente bien venants,Une grande tendresse et des soins complaisantsPeuvent, à son avis, pour un tel mariage,Réparer entre nous l’inégalité d’âge,Elle peut m’épouser ; sinon, choisir ailleurs.
{p. 166} Molière, dans ce beau rôle d’Ariste, semble expressément justifier son dessein, expliquer ses espérances, révéler ses illusions. Pourtant, comme pour nous faire voir combien toutes nos spéculations sont vaines, Molière avait donné à l’Épy, le frère de Jodelet, ce rôle d’Ariste, et lui-même joua Sganarelle.
Le contrat de mariage de Molière et d’Armande Béjart fut signé le 23 janvier 1662. Ce document, publié en 1863 par M. E. Soulié, est si important qu’il convient de le reproduire ici in extenso :
Furent présents Jean-Baptiste Poquelin de Molière, demeurant à Paris, rue Saint-Thomas-du-Louvre, paroisse Saint-Germain-de-l’Auxerrois, pour lui en son nom, d’une part ; et damoiselle Marie Hervé, veuve de feu Joseph Béjard, vivant écuyer, sieur de Belleville, demeurant à Paris, dans la place du Palais-Royal, stipulant en cette partie pour damoiselle Armande-Grésinde-Claire-Élisabeth Béjard, sa fille, et dudit défunt sieur de Belleville, âgée de vingt ans ou environ, à ce présente de son vouloir et consentement, d’autre part ; lesquelles parties en la présence, par l’avis et conseils de leurs parents et. amis, savoir, de la part dudit sieur de Molière : du sieur Jean Poquelin, son père, tapissier et valet de chambre du roi, et sieur André Boudet, marchand-bourgeois de Paris, beau-frère à cause de damoiselle Marie-Madeleine Poquelin, sa femme ; et de la part de ladite damoiselle Armande-Grésinde-Claire-Élisabeth Béjard : de damoiselle Madeleine Béjard, fille usante et jouissante de ses biens et droits, sœur de ladite damoiselle. et de Louis Béjard, son frère, demeurant avec ladite damoiselle, leur mère, dans ladite place du Palais-Royal, ont fait et accordé entre elles de bonne foi les traité et conventions de mariage qui ensuivent. C’est à savoir que lesdits sieur de Molière et damoiselle Armande-Grésinde-Claire-Élisabeth Béjard, du consentement susdit, se sont promis prendre l’un l’autre par nom et loi de mariage et icelui solenniser en face de notre mère sainte Église, si Dieu et notre dite mère s’y consentent et accordent.
Pour être les futurs époux uns et communs en tous biens meubles et conquêtes immeubles, suivant et au désir de la coutume de cette ville, prévôté et vicomté de Paris.
Ne seront tenus des dettes l’un de l’autre faites et créées avant la célébration dudit mariage, et, s’il y en a, seront payées {p. 167}par celui qui les aura faites et sur son bien, sans que celui de l’autre en soit tenu.
En faveur des présentes, ladite damoiselle, mère de ladite damoiselle future épouse, a promis bailler et donner auxdits futurs époux, à cause de ladite damoiselle sa fille, la veille de leurs épousailles, la somme de dix mille livres tournois, dont un tiers entrera en ladite future communauté et les deux autres tiers demeureront propres à ladite future épouse, et aux siens de son côté et ligne.
Ledit futur époux a doué et doue sadite future épouse de la somme de quatre mille livres tournois de douaire préfixe pour une fois payé, à l’avoir et prendre, quand il aura lieu, sur tous les biens dudit futur époux, qu’il hypothèque à cet effet.
Le survivant desquels futurs époux prendra par préciput des biens de leur communauté, tels qu’il voudra choisir, réciproquement jusques à la somme de mille livres76, suivant la prisée de l’inventaire, et sans crue, ou ladite somme en deniers à son choix.
Advenant le décès dudit sieur futur époux avant celui de la future épouse, sera permis à icelle future épouse et aux enfants qui naîtront dudit mariage, d’accepter la communauté ou y renoncer et, en cas de renonciation, reprendre ce qu’elle aura apporté audit mariage, lui sera advenu et échu par succession, donation ou autrement même, elle, ses douaire et préciput susdits, le tout franchement et quittement sans être tenue des dettes de la communauté, encore qu’elle y eût participé.
S’il est vendu ou aliéné aucuns, héritages ou rentes rachetées, appartenant à l’un ou à l’autre des futurs époux, les deniers en provenant seront remplacés en autres héritages ou rentes pour sortir pareille nature, et si au jour de la dissolution de ladite communauté ledit emploi ne se trouvait fait, ce qui s’en défaudra sera repris sur ladite communauté si elle suffit, sinon, à l’égard de ladite future, sur les propres et autres biens dudit futur époux.
Car ainsi a été accordé entre les parties, promettant, obligeant, etc. Fait et passé à Paris, en la maison de ladite {p. 168}damoiselle, l’an mil six cent soixante-deux, le vingt-troisième jour de janvier, et ont signé :
J. POQUELIN. Marie HERVÉ. J.B. Poquelin MOLIÈRE. Armande GRESINDE BÉJART. M. BÉJARD. A. Boudet. LOUIS Bejard. Ogier. PAIN.
Ledit sieur Poquelin de Molière, nommé en son contrat de mariage ci-dessus, reconnaît et confesse que ladite damoiselle Marie Hervé, veuve dudit sieur Béjard aussi y nommée, mère de ladite damoiselle Armande-Grésinde Béjard. lui a payé et d’elle confesse avoir reçu ladite somme de dix mille livres que ladite avait promis bailler et donner audit sieur de Molière, par ledit contrat et en faveur d’icelui, dont quittance. Fait et passé ès études, le vingt-quatre juin mil six cent soixante-deux, et a signé :
J. B. Poquelin Molière.
Ogier.
Pain.
Le mariage fut célébré le lundi gras, 20 février 1662, à Saint-Germain-l’Auxerrois, en présence des deux familles. L’acte de mariage, publié d’abord par Beffara, a été réimprimé par M. Jal. En voici la teneur d’après ce dernier :
Du lundi vingtième, Jean-Baptiste Poquelin, fils de Jean Poquelin et de feue Marie Cresé (sic) d’une part ; et Armande Bejard, fille de Joseph Bejard et de Marie Hervé, d’autre part, tous deux de cette paroisse77, vis-à-vis le Palais-Royal, fiancés et mariés tout ensemble, par permission de M. Comtes, doyen de Notre-Dame et grand vicaire de Monseigneur le cardinal de Retz, archevêque de Paris, en présence de Jean Poquelin, père du marié, et de André Boudet, beau-frère dud. marié, et de ladite dame Hervé, mère de la mariée, et Louis Bejard et Magdelaine Bejard, frère et sœur de lad. mariée, et d’autres, avec dispense de deux bans.
Jean Baptiste Poquelin.
Armande Gresinde Béjart.
J. Poquelin.
Boudet.
Marie HERVÉ.
LOUIS BÉJARD.
BÉJART.
{p. 169} Ainsi la mariée était la sœur des Béjart ; c’était cette
« petite non baptisée »
déclarée par Marie Hervé dans l’acte de
renonciation du 10 mars 1643. Née par conséquent ou à la fin de 1642 ou tout au
commencement de 1643, elle avait dix-neuf à vingt ans à l’époque de son mariage. Tous les
documents authentiques que nous possédons constatent également cette filiation : la
procuration des héritiers de Marie Hervé à Madeleine Béjart, du 14 février 1671 ; le
testament et codicille de Madeleine, la procuration de Molière à Armande du 12 mars 1672,
le contrat de mariage de J.-B. Aubry et Geneviève Béjart du 15 septembre 1672, la requête
de l’archevêque de Paris pour l’enterrement de Molière78, la constitution de rentes du 12 février 1674. le contrat
entre la veuve de Molière et les marguilliers de l’église Saint-Paul du 16 mars 1677, et
les lettres de ratification de ce contrat : le contrat de mariage de J.-F. Guérin et
d’Armande Béjart, l’acte de décès de Louis Béjart, enfin tous les actes publics et privés
de la famille : ce qui constitue une possession d’état aussi incontestable qu’on puisse en
avoir.
Pourtant une longue méprise a existé sur la filiation de cette jeune fille : on l’a dite longtemps fille et non sœur de Madeleine. Cette erreur eut cours du vivant même de Molière ; elle s’explique très facilement : la relation apparente qu’offraient entre elles Madeleine et Armande était plutôt celle d’une mère à une fille que d’une sœur à une sœur : la distance rare et presque phénoménale qui séparait l’une de l’autre sous le rapport des années devait être malaisément admise par quiconque ne prenait pas le soin de vérifier le fait par lui même. On savait de plus que Madeleine avait eu une fille, et il était fort naturel de conclure à première vue que cette fille était l’enfant qu’elle avait auprès d’elle : il eût fallu y regarder de près et avoir la mémoire bien fidèle pour se rendre compte de la différence d’âge qu’il y aurait eue entre Armande et la fille du comte de Modène. Ajoutez qu’on ne se procurait pas alors aussi commodément qu’aujourd’hui les actes de {p. 170} l’état civil. On comprend donc bien que des contemporains mêmes se soient trompés sur ce point, et qu’une sorte de notoriété ait abusé Grimarest et après lui tous les biographes79, jusqu’à ce que les recherches de M. Beffara eussent remis au jour, en 1821, le document authentique que nous avons reproduit tout à l’heure.
L’indifférence ne contribua pas seule à propager cette méprise : la haine et la vengeance essayèrent d’en tirer parti. Leur raisonnement fut bien simple : si Armande était la fille de Madeleine, comme elle avait dix-neuf ans, elle était née vers 1643 ; or, les relations de Molière et de Madeleine avait commencé à cette époque ; donc Armande devait être la fille même de Molière. Nous verrons bientôt le comédien Montfleury, exaspéré par les railleries de L’Impromptu, chercher à se faire une arme de cette accusation calomnieuse. Le Boulanger de Chalussay ne dédaigne pas non plus de répéter cette infamie :
ÉLOMIRE.
Je ne suis point cocu ni ne le saurais être,Et j’en suis, Dieu merci, bien assuré.BARY.
Peut-être.ÉLOMIRE.
Sans peut-être; qui forge une femme pour soi,Comme j’ai fait la mienne, en peut jurer sa foi.BARY.
Mais quoique par Arnolphe Agnès ainsi forgée,Elle l’eut fait cocu s’il l’avait épousée.ÉLOMIRE.
Arnolphe commença trop tard à la forger;{p. 171} C’est avant le berceau qu’il y devait songer.Comme quelqu’un l’a fait.L’ORVIÉTAN.
On le dit.ÉLOMIRE.
Et ce direEst plus vrai qu’il n’est jour.
Enfin elle eut son dernier écho dans un Mémoire pour le sieur Guichard contre Lulli, en 1676, trois ans après la mort de Molière80.
Quoique cette odieuse imputation n’eût obtenu de crédit ni du vivant de Molière ni après
lui, comme on le voit du reste par la rareté et le caractère particulier de ces documents
mêmes, M. Beffara, en exhumant l’acte de mariage d’Armande Béjart, à défaut de l’acte de
baptême, qu’il a été impossible de découvrir, a servi la mémoire du grand poète, et il a
bien mérité des admirateurs de Molière, à qui il a fourni le moyen de réfuter
péremptoirement ces diffamations, dont il est souvent difficile d’avoir raison à une date
si éloignée. Le résultat a été moins décisif toutefois qu’on ne devait le croire.
Beaucoup d’érudits n’ont pas voulu renoncer à l’ancienne tradition ; ils ont trouvé un
biais pour échapper au témoignage des registres de l’état civil. « Une naissance
illégitime, dit M. Bazin, aurait pu révolter la famille du marié. Le père, Jean
Poquelin, le beau-frère, André Boudet, devaient assister au mariage ; il leur fallait
offrir une bru, une belle-sœur, dont ils n’eussent pas trop à rougir. Béjart père était
mort. La mère vivait et avait un peu plus de soixante ans : elle consentit à se déclarer
mère et à faire {p. 172}feu son mari père de l’enfant née en 164581.. »
Ce raisonnement a séduit
quelques bons esprits. Comment admettre cependant qu’une possession d’état ait pu
ainsi être changée pour satisfaire à de prétendues exigences de famille dont on n’aperçoit
d’ailleurs pas trace ? Comment supposer que Molière eût osé, pour un motif aussi médiocre,
commettre un faux en écriture publique, et un faux que ses ennemis n’auraient pas eu
beaucoup de peine alors à faire constater ? Le droit jugement de M. Bazin l’a abandonné en
cette circonstance.
La simplicité de la solution donnée à un ancien problème par la découverte de l’acte de mariage et des documents authentiques publiées par M. Eud. Soulié, semble avoir déçu et irrité certaines imaginations. M. Ed. Fournier a bâti, pour y échapper, de véritables romans des plus compliqués et des moins vraisemblables. Le complot, pour substituer comme mère d’Armande, Marie Hervé à Madeleine, aurait commencé à la naissance même de l’enfant, d’où la fausse déclaration de Marie Hervé le 10 mars 1643. Et pourquoi ce complot ? parce que Madeleine avait l’espoir de se faire épouser par le comte de Modène, et que cette seconde fille, née quatre ou cinq ans après l’autre, aurait été une preuve d’infidélité. Un fait est venu ruiner l’échafaudage que M. Fournier a laborieusement élevé. Le comte de Modène était marié ; il ne devint veuf qu’en 164982, alors que la petite Armande avait déjà sept ans. Madeleine aurait donc pris toutes ces précautions, aurait donc imposé à sa mère cette dangereuse supercherie, à toute la famille ce concert frauduleux, pourquoi ? Pour paraître blanche comme neige, pure comme l’hermine, aux yeux du comte de Modène. Rien ne donne à supposer, en vérité, que ce comte de Modène fût si délicat ; on ne voit point que sa jalousie ait jamais gêné la liberté de Madeleine. Tout témoigne, chez ce noble aventurier, une extrême facilité de mœurs. On cherche midi à quatorze heures, comme on dit vulgairement, en prêtant à Madeleine et à son amant {p. 173} de tels scrupules. Ils n’en avaient pas plus l’un que l’autre. Le comte l’avait bien prouvé, au baptême du premier enfant de la Béjart, en reconnaissant cet enfant adultérin et en le faisant tenir sur les fonts par son propre fils légitime.
M. Loiseleur, tout en réfutant M. Édouard Fournier dans quelques-unes de ses hypothèses les plus hasardeuses, l’a suivi toutefois d’assez près et n’a guère fait que ménager un peu mieux les vraisemblances que la témérité de l’auteur du Roman de Molière choquait trop ouvertement. Il a des procédés de juge d’instruction qui veut trouver des coupables. Il faut voir tout ce qu’il découvre de trames ténébreuses dans la déclaration de la veuve Béjart renonçant à la succession de son mari au nom de ses enfants mineurs, car de ces enfants, il y en avait bien trois qui étaient mineurs, mais il y en avait deux qui ne l’étaient plus. Joseph, Madeleine, dit M. Loiseleur, se font passer pour mineurs, afin de ne pas encourir, le cas échéant, la responsabilité des mensonges que cachait cet acte83. On a donné aux enfants un curateur étranger à la famille, Simon Bedeau, maître sellier lormier (carrossier), afin qu’il ne vît pas clair dans les machinations des Béjart. Encore une fois, un motif sérieux manque à toute cette fantasmagorie, qui semble s’inspirer des savantes combinaisons des feuilletonistes populaires.
Renoncer à une succession où il n’y a que des dettes est un acte qu’on simplifie autant que possible. Sur cinq enfants, il y avait trois mineurs ; cela suffisait pour que tous les enfants fussent désignés comme tels, du moment où l’on était assuré qu’il ne s’élèverait de protestation d’aucune part. Parmi les parents et amis rassemblés pour donner leur avis sur cette renonciation, il y a deux procureurs au Châtelet, sans compter M. Pierre Béjart, frère du défunt. Ces hommes de loi n’auraient pas approuvé, favorisé, contresigné une irrégularité qu’ils ne pouvaient ignorer, si elle leur avait paru un peu grave. C’est ainsi que les choses se présentent naturellement à l’esprit de quiconque n’a point de parti pris d’avance. {p. 174} Examinons les objections qu’on élève pour ne point accepter les données résultant clairement des actes officiels. La plus sérieuse, sans contredit, se fonde sur l’âge de Marie Hervé. L’acte d’inhumation de Marie Hervé (9 janvier 1670) lui donne quatre-vingts ans à cette date. Donc à la fin de 1642, au moment où elle donna le jour à Armande, elle aurait eu cinquante-deux ans. C’est là une maternité bien tardive.
D’abord on sait bien que l’âge indiqué dans les actes mortuaires n’est souvent
qu’approximatif ; on n’y regardait pas de si près ; on inscrivait volontiers des chiffres
ronds. Les témoins qui signèrent l’acte mortuaire, son gendre Léonard de Loménie, sieur de
Villaubrun, et son fils Louis l’Éguisé, peuvent fort bien avoir donné à Marie Hervé
quelques années de plus qu’elle n’en avait réellement. Dans un recueil des Épitaphes de l’église, charniers et cimetière de l’église Saint-Paul, à Paris,
cité par M. l’abbé Valentin Dufour84, on lit la mention suivante : « Damoiselle Magdeleine
Béjard, voulant donner à sa mère encore après sa mort, des marques de
reconnaissance qu’elle a de son amitié et des soins qu’elle a eus d’elle, a fait poser
cette tombe ci-dessous, suivant les conventions faites avec MM. les marguilliers. Priez
Dieu pour le repos de son âme. Ci gît le corps de Marie Hervé, veuve de honorable homme
Joseph Béjard, décédée le 9 janvier 1670, âgée de 75 ans. »
Pour une inscription
gravée sur la pierre, on doit croire qu’on a cherché à donner la date précise. Ainsi Marie
Hervé n’aurait pas eu cinquante-deux ans lorsqu’elle donna le jour à Armande,
mais quarante-sept ou quarante-huit, ce qui n’a plus rien d’extraordinaire.
Je sais bien que les critiques qui ont échafaudé le roman des machinations criminelles des Béjard expliqueront aisément cette date de la pierre tombale par une dernière manœuvre de Madeleine, craignant d’éveiller les soupçons sur les fraudes antérieures. Mais on abusera tant de ces explications systématiques que tout le monde s’en moquera.
{p. 175}Lors même qu’on voudrait, du reste, s’en tenir à l’âge inscrit dans l’acte mortuaire, cet âge ne serait pas une raison suffisante pour récuser les documents authentiques que nous possédons aujourd’hui. Les parturitions sont peu communes, sans doute, après cinquante ans, mais, ainsi que le constate M. Jal, ne sont pourtant pas d’une rareté extrême. Marie Hervé avait eu une fille en 1639, c’est-à-dire trois ans avant de donner le jour à Armande, ce qui montre que chez elle la fécondité n’avait pas été interrompue, et ce qui rendrait le cas moins surprenant. Il nous paraîtrait fort difficile de croire que cette maternité tardive n’eût pas été notoire, et que Marie Hervé, précisément parce qu’elle avait un âge insolite, eût pu présenter comme sien un enfant qu’elle n’eût pas mis au monde.
On a vu dans le contrat de mariage que Marie Hervé donne à sa fille une dot de dix mille livres tournois. Là-dessus on se récrie : Où la veuve Béjart aurait-elle trouvé cette grosse somme ? Quand, deux ans plus tard, sa fille Geneviève épousa Léonard de Loménie, elle ne lui donna rien. Donc c’est Madeleine qui fournit cette dot, donc Madeleine n’est pas la sœur, mais la mère de la future épouse.
L’argument ne vaut rien. En admettant que les dix mille livres vinssent de Madeleine, il est fort possible que l’aînée des Béjart eût une affection toute particulière pour cette cadette, plus jeune qu’elle de vingt-cinq ans, qu’elle avait sans doute élevée, traitée plutôt comme une fille, que comme une sœur, et qui avait dû remplacer pour elle l’enfant qu’elle avait perdue, sans parler de l’ancienne amitié qui la liait à Molière et qui pouvait entrer pour quelque chose aussi dans ses déterminations. Elle donna une autre preuve de cette prédilection dans son testament et son codicille, en avantageant Armande et en n’appelant à lui succéder les enfants de Geneviève qu’au cas où ceux de Molière et d’Armande décéderaient sans postérité. Cela ne prouve nullement qu’Armande fût sa fille, mais seulement que c’était sa préférée.
Mais ce qui est plus probable, c’est que cette dot de dix mille livres, que Molière reconnaît avoir reçue par {p. 176} quittance du 24 juin, était une dot fictive. Il n’est rien de plus commun, dans les contrats de mariage, surtout lorsque l’époux est riche et âgé, que ces reconnaissances qui remplacent les donations. Molière était assez généreux et amoureux pour en avoir agi de la sorte.
« On ne voit nulle part, dit M. Victor Fournel85, que Molière ait répondu à ceux
qui l’accusaient d’avoir épousé sa fille, par la production de l’acte de baptême
d’Armande, moyen si facile et si commode, ce semble, de confondre la calomnie. »
Ce n’eut pas été un moyen si sûr de confondre la calomnie, car la calomnie, lorsqu’elle
s’acharne sur quelqu’un, sait parfaitement éluder, rendre suspect l’acte le plus
authentique. Molière ne colporta point l’acte de baptême d’Armande dans les coulisses et
les ruelles, et il lit bien. Si Boileau le lui avait demandé, il le lui aurait communiqué
sans doute, mais il paraît que Boileau ne le lui demanda pas. Quand Montfleury osa, comme
raconte Racine86, faire une requête contre
Molière et la donner au roi, l’accusant (non pas d’avoir épousé sa propre fille, comme on
l’a souvent répété à tort), mais « d’avoir épousé la fille et d’avoir autrefois
aimé la mère »
(ce qui n’est pas tout à fait la même chose, et M. Victor Fournel
a eu soin de relever et noter la différence) ; quand Montfleury, disons-nous, exaspéré par
les railleries de Molière, porta jusque devant le trône cette dénonciation, on voit
que Molière sut victorieusement se justifier et convaincre absolument Louis XIV, puisque
Louis XIV, pour répondre hautement à ces attaques odieuses, accepta d’être le parrain de
son premier enfant. Comment Molière éclaira-t-il le roi ? Sans doute en mettant sous ses
yeux l’acte qui tranchait la question.
Enfin on s’est fait un argument d’une sorte de clandestinité qu’on prétend avoir existé
dans la célébration du mariage. « Au lieu des trois bans publics exigés pour
tous les mariages, on obtint, dit M. Ed. Fournier87, par {p. 177}grâce spéciale du cardinal de Retz, ami de Molière et alors
archevêque de Paris, qu’un seul serait publié ; puis, à bas bruit, sans autres témoins
que les indispensables, parmi lesquels même se faisait remarquer l’absence de la sœur de
Madeleine, on signa le contrat et on se rendit à l’église. Et quel jour encore, et à
quelle heure cette dernière cérémonie ? Le mardi gras, alors que les églises que
repeuplera le carême, sont toutes désertes, vers dix heures du soir, et après que
Molière était allé jouer en visite chez M. d’Écquevilly. »
Ceci est du pur roman. M. Éd. Fournier s’en réfère d’abord à l’acte de mariage du lundi
20 février 166288. C’est là qu’il est dit
que les époux furent fiancés et mariés tout ensemble, par permission de Mgr le cardinal de Retz, archevêque de Paris, avec dispense de deux bans. Cette
dispense de deux bans s’accordait, en ce temps-là, aussi facilement qu’aujourd’hui ;
c’était une simple question d’argent. Le grand-vicaire de Paris en accordait tous les
jours de semblables au nom de l’archevêque, et sans que le prélat s’en mêlât jamais.
Reprenons la suite de l’exposé de M. Fournier : « Puis, à bas bruit, sans autres témoins
que les indispensables, parmi lesquels même se faisait remarquer l’absence de la sœur de
Madeleine… » Cinq témoins ont signé : Poquelin le père, Marie Hervé, André Boudet,
Madeleine Béjart, Louis Béjart ; c était bien suffisant ; mais l’acte constate que d’autres personnes étaient présentes. Geneviève Béjart ne figure, il est
vrai, ni au contrat ni au mariage ; il n’y a rien à conclure de là : elle pouvait être ou
malade ou absente, ou même éprouver du mécontentement de ce mariage, peu
importe. « On signa le contrat et on se rendit à l’église »
, continue M.
Éd. Fournier. Ne dirait-on pas que les contractants passèrent tout droit de l’étude du
notaire à Saint-Germain-l’Auxerrois, alors que vingt-neuf jours (du 23 janvier au 20
février) s’écoulèrent entre le contrat et la cérémonie ?
« Et quel jour encore et à quelle heure cette dernière cérémonie ? le mardi gras
[…] vers dix heures du soir, etc. »
{p. 178} Ici M.
Fournier quitte l’acte de mariage dont il s’autorisait tout à l’heure. Nous avons vu que
cet acte fixait le mariage au lundi 20 février. M. Jal conclut de l’examen du registre
paroissial que le mariage dut avoir lieu le matin, à dix ou onze heures. L’acte est, en
effet, le premier inscrit à la date de ce jour ; sept autres mariages sont enregistrés
après celui-là. Il est clair que si la bénédiction nuptiale avait été donnée à dix heures
du soir, la constatation sur le registre, au contraire, terminerait la journée. Sur quoi
se fonde donc M. Fournier ?
Le registre de La Grange offre les deux mentions que voici. À la fin de l’année théâtrale
1660-1661, La Grange inscrit ces mots : « Avant que de recommencer, après Pâques,
au Palais-Royal, monsieur de Molière demanda deux parts au lieu d’une qu’il avait. La
troupe lui accorda, pour lui ou pour sa femme s’il se mariait… »
Et
d’une écriture plus petite :
« M. de Molière épousa Armande-Claire-Élisabeth Béjard le mardi gras de 1662. »
Et plus loin, au 14 février 1662, il indique comme pièces jouées : « Les Visionnaires, L’École des maris, visite chez Me
d’Écquevilly »
et, en regard de ce jour, sous un beau rond bleu qui semble être
la marque d’une journée heureuse, il écrit : « Mariage de M. de Molière au sortir
de la visite. »
En 1662, le mardi gras fut, non le 14 février, mais le 21 février. Il y a donc
contradiction dans les termes de ces deux inscriptions. La première a certainement été
faite après coup, les souvenirs de La Grange n’étaient plus bien précis. M. Jal explique
ainsi les deux mentions : « Le mardi 14 février, Molière et ses acteurs, après
avoir donné leur représentation publique au Palais-Royal, allèrent jouer L’École des Maris chez Me d’Équevilly ; puis, leur rouge
essuyé, leurs costumes changés, les comédiens se réunirent chez Molière, qui leur
déclara son mariage, pressenti par eux dès la rentrée de Pâques et conclu dès le 23
janvier… Quant au mariage du mardi gras, le mariage civil datant du 23 janvier et le
mariage religieux ayant été fait le lundi dans la matinée, qu’est-ce autre chose que le
repas ou le bal qui eut lieu pour fêter {p. 179} l’évènement ? Sous
la plume de La Grange, mariage est pour noce. »
Il est possible que les choses se soient passées de la sorte. On peut admettre
aussi que le repas, la fête donnée par Molière à ses camarades de théâtre à l’occasion de
son mariage, ait eu lieu le 14 février, sept jours avant la célébration ; et que La
Grange, constatant plus tard sur son registre le mariage du chef de la troupe, à propos de
la double part qui lui fut votée à Pâques 1661, ait fait une confusion expliquée par la
cérémonie du lundi gras. Mais, quoi qu’il en soit, et de quelque façon que les mentions
contradictoires de La Grange doivent s’expliquer, ce qui est incontestable, c’est qu’elles
ne peuvent prévaloir contre l’acte extrait des registres paroissiaux, qui fait loi.
On voit que toutes les objections qu’on a faites pour invalider les documents
authentiques ne résistent pas à l’examen. Le problème est résolu, ou plutôt il n’y a
plus de problème : le problème s’est évanoui à la lumière de ces documents, et tous ceux
qui aiment Molière doivent s’en féliciter. M. Gaston Pâris disait très bien, en terminant
un article sur le même sujet89 : « Si Molière avait fait ce dont
l’accuse M. Fournier, non seulement il aurait commis un acte que la loi qualifie de
crime, mais encore on peut dire que rien, rien de sérieux n’établirait la fausseté de
l’infâme accusation de Montfleury90. Pour se décider à une action
aussi audacieuse que celle qu’on attribue si légèrement à Molière, il faut avoir dans
sa conscience des motifs graves et coupables. Le crime appelle le crime. L’investigation
minutieuse de ces détails domestiques a donc bien sa valeur ; car on a beau faire, on ne
peut abstraire complètement l’homme de l’écrivain ; on aime à se représenter Molière
comme le montrent ses écrits et ce qu’on sait de sa vie, comme le peignent, quelques
années après sa mort, les amis qui le pleuraient, ayant l’âme belle, libérale, en un mot
possédant et exerçant toutes les qualités d’un parfaitement honnête homme »
.
Singulière critique, qui fait de cet homme un {p. 180} faussaire et
peut-être quelque chose de pis, et qui ensuite le proclame un philosophe et presque un
saint, et prétend qu’il s’est peint lui-même avec une vérité frappante dans ce personnage
qui pousse l’honneur jusqu’à l’exagération et qui ressent si profondément
[…] Ces haines vigoureusesQue doit donner le vice aux âmes vertueuses !
Les documents authentiques n’ont pas seulement porté la lumière sur le point capital que
nous venons d’examiner ; ils ont rectifié encore plus d’une fausse opinion et détruit plus
d’un préjugé. La présence de Jean Poquelin, par exemple, a bien forcé de reconnaître qu’il
n’avait pas gardé rancune à son fils le comédien aussi longtemps qu’on le lui avait
toujours reproché. Et la présence de Madeleine, combien de fables ne dissipe-t-elle pas !
On s’était demandé quelle conduite elle avait tenue à l’occasion de ce mariage. Le roman
avait été bien vite bâti ; on peut le lire dans Grimarest ; contentons-nous d’en
indiquer les principaux traits : Madeleine, jalouse et altière, se livrait à des
transports furieux à la seule pensée de cette union. Molière prit le parti d’épouser
Armande secrètement ; il ne put pendant neuf mois échapper à la surveillance que cette
mégère exerçait sur la jeune fille, de sorte que celle-ci « se détermina un matin à
s’aller jeter dans l’appartement de Molière, fortement résolue de n’en point sortir
qu’il ne l’eût reconnue pour sa femme, ce qu’il fut forcé de faire ».
Il n’avait
pas fallu se mettre en grande dépense d’imagination pour inventer cette histoire ;
on n’avait fait que prendre tout simplement le dénouement de L’École des
maris, et l’appliquer à son auteur.
La signature de Madeleine Béjart sur l’acte de mariage, impliquant son consentement très
formel, dérange grandement la fable qui faisait foi avant la découverte de cet acte. À
plus forte raison, si l’on suppose un complot tramé pour dissimuler la véritable naissance
d’Armande et abuser les Poquelin, sera-t-on dans l’impossibilité d’admettre l’épisode
dramatique raconté par Grimarest. Et pourtant, il n’est rien d’impossible à l’esprit
fertile de certains {p. 181} écrivains. « La Béjart, dit un de
ces historiens que rien n’embarrasse91, voyant
Molière ainsi posé, voulut l’avoir pour gendre. Molière, dans la vie infernale de
travail et d’affaires qu’il menait à la fois, ne disputait guère avec elle. Il avait
plus tôt fait d’obéir que de guerroyer. Ce qui porterait à croire que la Béjart savait
Molière père de l’enfant, c’est qu’elle prétendait faire un mariage nominal, faire sa
fille épouse en titre et héritière, la retenir chez elle, et rester la vraie femme :
arrangement ridicule que Molière supporta neuf mois, et qu’il eût supporté
toujours. Mais la petite Mlle Molière rompit sa chaîne un matin, alla s’établir dans la
chambre de son mari et l’obligea de la prendre au sérieux. »
Voilà comment un
roman se retourne, pour ainsi dire, lorsqu’il rencontre un démenti imprévu. Nous n’avons
pas besoin de faire observer combien, dans ce nouveau récit, le dessein que l’on prête
à Madeleine et le rôle qu’on attribue à Molière sont absurdes et odieux. Toutes ces
histoires sont apocryphes et diffamatoires ; il s’en fallait de beaucoup qu’on fût obligé
de pousser Molière, comme malgré lui, à cette union ; et il suffirait de se rappeler, si
l’on éprouvait à cet égard le moindre doute, les paroles d’Armande dans L’Impromptu : « Voilà ce que c’est, le mariage change bien les gens,
et vous ne m’auriez pas dit cela il y a dix-huit mois. »
Nous n’avons plus qu’à donner un crayon de cette jeune femme que Molière épousait. Le principal témoignage qu’il soit à propos d’invoquer est celui de Molière lui-même : voici le portrait qu’il a tracé d’Armande, à une époque où elle lui avait déjà causé beaucoup de chagrins ; le dialogue s’engage entre Cléonte et Covielle, au sujet de Lucile représentée par Mlle de Molière, à la scène IX du troisième acte du Bourgeois gentilhomme :
— Vous trouverez cent personnes qui seront plus dignes de vous. Premièrement elle a les yeux petits.
— Cela est vrai ; elle a les yeux petits, mais elle les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu’on puisse voir.
— Elle a la bouche grande.
{p. 182}- Oui ; mais on y voit des grâces qu’on ne voit point aux autres bouches ; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs, est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde.
— Pour sa taille, elle n’est pas grande.
— Non ; mais elle est aisée et bien prise.
— Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses actions.
— Il est vrai ; mais elle a grâce à tout cela ; et ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s’insinuer dans les cœurs.
— Pour de l’esprit…
— Ah ! Elle en a, du plus fin, du plus délicat.
— Sa conversation…
— Sa conversation est charmante.
— Elle est toujours sérieuse.
— Veux-tu de ces enjouements épanouis, de ces joies toujours ouvertes ? Et vois-tu rien de plus impertinent que les femmes qui rient à tout propos ?
— Mais, enfin, elle est capricieuse autant que personne du monde.
— Oui, elle est capricieuse, j’en demeure d’accord ; mais tout sied bien aux belles, on souffre tout des belles.
C’était donc une beauté plus piquante que régulière, « faisant tout avec grâce,
dit un témoin impartial92, jusqu’aux plus petites choses, quoiqu’elle se mît
très extraordinairement et d’une manière presque toujours opposée à la mode du
temps ».
Elle avait reçu une fort bonne éducation ; elle chantait également bien
le français et l’italien ; et elle devint sous la direction de Molière une excellente
actrice. Elle prit beaucoup de fierté dans sa nouvelle position, mais elle ne
s’enorgueillit pas de ce qui aurait dû faire son véritable orgueil, c’est-à-dire du
génie de son mari, et du rôle secourable qu’il lui appartenait de remplir dans cette
fiévreuse et glorieuse existence. Elle s’enorgueillit de sa brillante fortune, de l’éclat
qui l’entourait ; elle fit la duchesse, comme dit Grimarest. Au baptême d’un enfant dont
elle était marraine (23 juin 1663), elle se faisait inscrire : « femme de
Jean-Baptiste Poquelin, écuyer, sieur de Molière »
. Elle pouvait avoir
de l’esprit, « du plus fin et du plus délicat »
; mais ce n’était {p. 183}ni un cœur généreux ni une intelligence élevée. Il est vrai que
les témoignages contemporains sur lesquels nous la jugeons sont presque tous
malveillants.
Pendant l’été qui suivit ce mariage, la troupe de Monsieur alla passer quelques semaines à Saint-Germain, où le roi séjournait. Loret nous apprend que les acteurs et les actrices, au nombre de quinze, reçurent à cette occasion chacun cent pistoles de récompense. Brécourt et La Thorillière étaient entrés dans la troupe au mois de juin de cette année 1662 ; et ce fut leur adjonction qui éleva à quinze le nombre des parts, qui n’avait été jusqu’alors que de dix, de douze et de treize.
Il est à propos de signaler aussi le retour de la troupe italienne, qui eut lieu au mois de janvier de cette année 166293; les Italiens obtinrent d’alterner de nouveau avec la troupe de Monsieur sur le théâtre du Palais-Royal, comme ils avaient fait autrefois sur le théâtre du Petit-Bourbon. Ils prirent à leur tour les jours extraordinaires, et, sur l’ordre du roi, ils payèrent aux Français la somme de deux mille livres pour moitié des frais d’établissement de la salle du Palais-Royal. Ces comédiens, qui étaient à la fois des mimes merveilleux et des clowns de première force, firent par moment une concurrence redoutable à la Comédie française ; on peut remarquer en passant l’origine de cette dernière dénomination qui s’est conservée jusqu’à nos jours.
CHAPITRE VIII.
DEUXIÈME ÉPOQUE DU THÉÂTRE DE MOLIÈRE
L’ÉCOLE DES FEMMES ET
SES SUITES §
L’auteur comique ne s’accorda pas une longue trêve : pendant cet été qui suivit son mariage, il composa une nouvelle comédie qu’il intitula L’École des femmes. Dans L’École des Maris, Molière enseignait que
[…] Les verroux et les grillesNe font pas la vertu des femmes et des filles.C’est l’honneur qui les doit tenir dans le devoir.
prouvait qu’une tyrannie étroite de la part des maris n’était nullement propre à assurer le bonheur domestique. Il va montrer maintenant qu’une ignorance excessive chez les femmes n’est pas un meilleur moyen d’obtenir ce résultat. L’École des femmes n’est pas une contre-partie de L’École des maris, et ce titre ne serait exact que s’il pouvait signifier l’éducation qu’il convient de donner aux femmes. On doit plutôt la considérer dans l’œuvre de Molière comme une contre-partie des Précieuses ridicules et des Femmes savantes. On n’a pas, en effet, toute la pensée de Molière, si l’on n’oppose à la pédanterie des unes et à l’afféterie des autres la périlleuse naïveté d’Agnès, et aux théories de Gorgibus et de Chrysale la méprise d’Arnolphe. En regard de L’École des Maris, la nouvelle pièce est une continuation, un second chapitre du même traité, un nouveau manifeste, comme on dirait aujourd’hui, en {p. 185} faveur de la même cause, qui n’est autre que l’émancipation de la famille.
L’École des femmes, moins bien construite que L’École des maris, lui est supérieure par la puissance de l’observation et la verve de l’expression. Arnolphe et Agnès sont plus fortement conçus et tracés que Sganarelle et Isabelle ; aussi ont-ils laissé des traces plus profondes dans l’imagination populaire et dans le langage. Nous sommes d’ailleurs en présence d’un préjugé et d’un travers qui sont moins passés de mode. Enfermer les femmes ne se comprend plus guère et n’est plus du tout dans nos mœurs. Prétendre les maintenir dans une sorte d’imbécillité intellectuelle, croire qu’innocence et ignorance sont une même chose, attacher une trop grande vertu à la simplicité d’esprit, s’imaginer qu’il n’est rien de tel que de ne pas connaître le danger pour être capable de s’y soustraire, de ne pas voir les pièges pour ne pas y tomber, ce sont là des idées qui ont toujours de nombreux partisans. Fort peu de maris sont tentés aujourd’hui de suivre les conseils et l’exemple de Sganarelle ; beaucoup de maris font plus ou moins le rêve d’Arnolphe ; on a même été jusqu’à dire, tant il y a une pente naturelle de l’âme à ces illusions, qu’il y avait un Arnolphe en germe dans tout célibataire vieillissant. C’est pourquoi L’École des femmes demeure toujours aussi actuelle, pour ainsi dire, qu’au moment où elle parut.
Composée par Molière pendant les premiers mois de son mariage, cette comédie ne respire point le contentement et la joie. Bien au contraire, on y ressent plus d’ironie et d’amertume que dans l’œuvre précédente. Le personnage d’Ariste, sensé, aimable et heureux, a presque disparu. Il ne reste que le sceptique, le railleur qui sera dupe, l’homme des vieux contes, disant avec un air fin :
Je sais les tours rusés et les subtiles tramesDont, pour nous en planter, savent user les femmes,Et comme on est dupé par leurs dextérités.
« Ce bon jaloux dont je vous conte (c’est un des narrateurs des Cent
Nouvelles nouvelles du roi Louis XI qui {p. 186}parle
maintenant) était très grand historien et avait beaucoup vu, lu et relu de diverses
histoires ; mais la fin principale à quoi tendait son exercice et tout son étude était
de savoir et connaître les façons et manières et quoi et comment femmes peuvent décevoir
leurs maris. Car, la Dieu merci, les histoires anciennes, comme Mathéolet, Juvénal, Les Quinze joies de mariage et autres plusieurs dont je ne
sais le compte, font mention de diverses tromperies, cautèles, abusions et déceptions en
cet état advenues. Notre jaloux les avait toujours entre ses mains, et n’en était pas
moins assoté qu’un fol de sa marotte. Toujours lisait, toujours étudiait ; et d’iceux
livres fit un petit extrait pour lui, auquel étaient décrites, comprises et notées
plusieurs manières de tromperies, aux pourchasses et entreprises des femmes, et ès
personnes de leurs maris, exécutées. Et ce fit-il tendant à la fin d’être mieux prémuni
et sur sa garde, si sa femme à l’aventure lui en baillait de telles comme celles qui en
son livret étaient chroniquées et registrées. Il gardait sa femme d’aussi près comme un
jaloux italien, et si n’était pas encore bien assuré, tant était fort féru du maudit
mal de jalousie. »
Tel est Arnolphe surveillant sa pupille, qu’il veut épouser :
égoïste et cynique, confiant en sa finesse, n’ayant que du mépris pour la nature humaine
et en particulier pour la nature féminine, et, avec cela, passionné. Lorsqu’à la fin la
jeune proie qu’il se réservait lui échappe, Arnolphe devient tragique ; la faiblesse
profonde des tardives et dernières amours se traduit dans ses plaintes désespérées. Malgré
l’égoïsme et le ridicule du personnage, cette souffrance nous touche presque de
compassion, tant elle est réelle : la vérité comique atteint ici les limites suprêmes
qu’elle ne doit pas franchir ; elle est poignante, sans cesser d’être plaisante, et elle
offre une de ces grandes leçons morales comme on n’en peut recevoir que de la
vie elle-même. Arnolphe a des cris, des lâchetés qui font frémir lorsque la réflexion s’y
arrête ; écoutez ces accents de détresse et de rage :
Chose étrange d’aimer, et que pour ces traîtressesLes hommes soient sujets à de telles faiblesses !{p. 187}Tout le monde connaît leur imperfection ;Ce n’est qu’extravagance et qu’indiscrétion ;Leur esprit est méchant et leur âme fragile ;Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile,Rien de plus infidèle : et, malgré tout cela,Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là !
puis, s’adressant à Agnès et implorant celle qui l’abandonne pour le jeune Horace :
C’est quelque sort qu’il faut qu’il ait jeté sur toi,Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi.Ta forte passion est d’être brave et leste,Tu le seras toujours, va, je te le proteste.Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai ;Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai.Tout comme tu voudras tu pourras te conduire,Je ne m’explique point, et cela c’est tout dire.
Jusqu’où la passion peut-elle faire aller !
Enfin, à mon amour rien ne peut s’égaler.Quelle preuve veux-tu que je t’en donne, ingrate ?Me veux-tu voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ?Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ?Veux-tu que je me tue ? Oui, dis si tu le veux,Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme…
C’est le fond d’une âme misérable mis à nu. L’art n’a pas d’effets plus énergiques, et l’on doute qu’on ait une fiction sous les yeux.
On a voulu voir dans plus d’un passage de cette comédie une confidence personnelle, la confession ironique de Molière qui y aurait versé et raillé ses propres douleurs. Il y aurait mis les pressentiments de sa jalousie, pour ainsi dire, l’inquiétude qui le dévorait déjà, l’aveu amer de la folie qu’il avait faite. Dans cette pièce, en effet, comme dans L’École des maris, il est des vers que Molière ne pouvait guère réciter sans faire quelque retour sur lui-même, ceux-ci par exemple :
Quoi ! J’aurai dirigé son éducationAvec tant de tendresse et de précaution ;{p. 188} Je l’aurai fait passer chez moi dès son enfance,Et j’en aurai chéri la plus tendre espérance ;Mon cœur aura bâti sur ses attraits naissants,Et cru la mitonner pour moi durant treize ans,Afin qu’un jeune fou dont elle s’amouracheMe la vienne enlever jusque sur la moustache,Lorsqu’elle est avec moi mariée à demi !Non, parbleu ! non, parbleu !
Sans doute, toute cette situation à la fois risible et pitoyable n’était pas sans avoir pour le récent époux d’Armande Béjart je ne sais quoi de vif et de palpitant. C’est dans ces termes, toutefois, qu’il convient de rester pour être vrai. Il ne faudrait pas chercher des application trop précises. Les écrivains qui entreprennent de distinguer et de démêler ce que Molière a mis, dans ses ouvrages, de sa vie et de son cœur, font merveille, pourvu qu’ils n’abusent pas de ce point de vue et des effets romanesques qu’il est facile d’y trouver. Les esprits à la suite, ces grands corrupteurs des meilleures idées, sont sujets à tomber dans ce dernier travers : ils veulent à tout prix identifier Molière avec quelques-uns des personnages qu’il a créés. Ils oublient ce qu’on leur a dit pourtant avec tant de justesse : que le génie lyrique et élégiaque, qui se chante, se plaint, se raconte, se décrit sans cesse, est l’antagoniste-né du génie dramatique, et qu’en prêtant à Molière ce besoin de « se peindre en tous lieux » on court grand risque de méconnaître sa véritable originalité. Nous serons obligé de signaler plus d’une fois ces excès de zèle. C’est ainsi que des biographes nous montrent Molière, qui dès les premiers mois de son mariage aurait eu de sérieux griefs contre la jeune Armande, traduisant dans le rôle d’Arnolphe sa déception et son désespoir. Ils anticipent de beaucoup sur les événements ; si on ne les arrêtait, ils feraient de Molière un mari trompé avant même qu’il eût songé à prendre femme, tant ils ont hâte et tant il y a là un thème qui leur sourit et qui les attire ! C’est trop se presser : Molière ne fut point si soudainement désillusionné et découragé. Les plaisanteries très impertinentes de Chrysalde, dans L’École des femmes, témoignent, au contraire, de la sécurité présente de {p. 189} l’auteur ; et lorsque, dans L’Impromptu, il se fait rappeler par sa femme, en plein théâtre, les dangers auxquels leurs manières trop brusques exposent les maris, il montre clairement que sa confiance n’est pas encore altérée. Il pouvait seulement, comme nous avons dit, s’avouer et prévoir qu’il ne parviendrait pas à s’attacher le cœur de la jeune femme, et, avec son expérience de la nature humaine, plaindre dès lors l’impuissance et le malheur de son amour. C’est par cette secrète et intime souffrance qu’il entrait sans doute dans le personnage d’Arnolphe et qu’il exprimait, comme s’il les tirait de son propre cœur, ces angoisses divertissantes et ces larmes qui font rire.
Représentée pour la première fois le 26 décembre 1662 sur le théâtre du Palais-Royal, L’École des Femmes, accueillie d’un côté par des applaudissements enthousiastes, souleva d’autre part une opposition violente. La foule s’y porta avec ardeur ; mais la critique se déchaîna avec passion. La fortune grandissante de Molière augmentait le nombre de ses envieux. La force de sa nouvelle création ne touchait pas les raffinés, les précieux, dont le goût trop délicat était blessé par certains détails. Les uns criaient à la grossièreté, les autres à l’indécence, les autres à l’impiété. C’est aux premières représentations de L’École des femmes qu’on peut surtout appliquer les vers de l’épître VII de Boileau :
L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces,En habits de marquis, en robes de comtesses,Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveauEt secouaient la tête à l’endroit le plus beau.Le commandeur voulait la scène plus exacte ;Le vicomte indigné sortait au second acte…
Un bel esprit du temps, nommé Plapisson, s’est par là acquis la seule immortalité qu’il
pût atteindre, celle du ridicule : placé sur le théâtre, il haussait les épaules chaque
fois que le parterre éclatait de rire, et il lui disait tout haut dans son dépit :
« Ris donc, parterre, ris donc ! »
La protestation la plus dangereuse,
quoique la moins bruyante, fut celle qui eut son principe dans le zèle {p. 190}religieux. « L’exhortation d’Arnolphe endoctrinant sa
pupille parut, non sans cause, dit M. Bazin, parodier les formes d’un sermon. Les
chaudières bouillantes dont il menace Agnès, la blancheur du lis qu’il promet à son âme
en récompense d’une bonne conduite, la noirceur du charbon dont il lui fait peur si elle
agit mal ; enfin, ces Maximes du mariage ou Devoirs de la femme mariée avec
son exercice quotidien, tout cela ressemblait trop au langage le moins éclairé du
catéchisme ou du confessionnal pour que beaucoup de gens n’y vissent point un attentat
contre les choses saintes. »
« Je ne dirai point que le sermon qu’Arnolphe fait à Agnès, disait de Vizé, et que
les Maximes du mariage choquent nos mystères, puisque tout le monde
en murmure. »
Le prince de Conti, l’ancien protecteur de la troupe de Molière en
Languedoc, devenu janséniste et théologien, se montra, dit-on, des plus scandalisés ; et,
en effet, dans le traité qu’il écrivit sur La Comédie et les Spectacles selon
la tradition de l’Église, et qui parut après sa mort (1667), L’École
des femmes est citée comme une œuvre licencieuse et offensant les bonnes mœurs. Il
ne faut point trop s’étonner, du reste, de toute cette émotion, car il n’est nullement
certain qu’une comédie aussi audacieuse que L’École des femmes pourrait
être représentée de nos jours.
La critique intervint aussi pour discuter, au point de vue littéraire, le succès de la
nouvelle pièce ; Donneau de Vizé s’exprime comme il suit : « Cette pièce a produit
des effets tout nouveaux : tout le monde l’a trouvée méchante, et tout le monde y a
couru. Les dames l’ont blâmée, et l’ont été voir ; elle a réussi sans avoir plu, et elle
a plu à plusieurs qui ne l’ont pas trouvée bonne ; mais pour vous en dire mon sentiment,
c’est le sujet le plus mal conduit qui fût jamais, et je suis prêt de soutenir qu’il
n’y a point de scène où l’on ne puisse voir une infinité de fautes. Je suis toutefois
obligé d’avouer, pour rendre justice à ce que son auteur a de mérite, que cette
pièce est un monstre qui a de belles parties, et que jamais l’on ne vit tant de si
bonnes et de si méchantes choses ensemble. »
En revanche, Molière vit se déclarer pour lui, outre le {p. 191} public, Boileau-Despréaux et Louis XIV. Boileau lui adressa les stances si souvent citées :
En vain raille jaloux esprits,Molière, osent avec méprisCensurer ton plus bel ouvrage ;Sa charmante naïvetéS’en va pour jamais d’âge en âgeDivertir la postérité…
Que tu ris agréablement !Que tu badines savamment !Celui qui sut vaincre Numance,Qui mit Carthage sous sa loi,Jadis, sous le nom de Térence,Sut-il mieux badiner que toi ?
Ta muse, avec utilité,Dit plaisamment la vérité ;Chacun profite à ton École :Tout en est beau, tout en est bon ;Et ta plus burlesque paroleVaut souvent un docte sermon.
Laisse gronder tes envieux :Ils ont beau crier en tous lieuxQu’en vain tu charmes le vulgaire,Que tes vers n’ont rien de plaisant ;Si tu savais un peu moins plaire,Tu ne leur déplairais pas tant.
L’École des Femmes fut représentée au Louvre, le 6 janvier 1663. Le roi goûta cette comédie,
Qui fit rire leurs MajestésJusqu’à s’en tenir les côtés ;
c’est ce que nous apprend Loret, qui confirme en même temps la lutte engagée autour de cette pièce :
Pièce qu’en plusieurs lieux on fronde,Mais où pourtant va tant de mondeQue jamais sujet important,Pour le voir n’en attira tant94.
Si l’orage était violent, Molière avait, comme on le voit, de {p. 192}
solides appuis. Il marcha en avant, il fit imprimer son ouvrage, qui parut le 17 mars
1663, avec une dédicace à Madame Henriette d’Orléans. Dans la préface qui y est jointe
il parle d’une petite dissertation qu’il a faite en dialogue pour répondre aux censeurs :
« Il ne sait encore, dit-il, ce qu’il en fera. »
Il se résolut bientôt à
prendre l’offensive.
La Critique de l’École des femmes parut sur la scène du Palais-Royal le
1er juin suivant. Cette conversation littéraire, dans un salon du
XVIIe siècle, si vivement retracée, est une des productions de
Molière les plus charmantes et les plus instructives. Il a mis à dessiner ces caractères
une délicatesse nouvelle. Chaque personnage est peint en quelques traits avec une vérité
qui le met sous nos yeux : c’est d’abord le marquis, qui devient décidément un type
comique ; puis Lysidas, le détracteur oblique, l’auteur pédant et envieux, C’est Élise, la
satirique spirituelle, qu’il fit représenter par la jeune Armande Béjart, qui, pour la
première fois peut-être, paraissait sur la scène et y venait défendre son mari. C’est la
précieuse, la prude Climène, qui cherche à prendre sa revanche du coup
terrible qu’elle a reçu en 1659. Molière répond à tout le monde. Il glisse assez
légèrement toutefois sur le reproche qu’on a fait à certains endroits de sa pièce de
choquer la religion : « Ces paroles d’enfer et de chaudières bouillantes sont assez justifiées, dit-il seulement, par
l’extravagance d’Arnolphe et par l’innocence de celle à qui il parle. »
Immoral
et sans pudeur, Arnolphe cherche à exploiter la morale et la religion à son profit ; il y
a là un trait essentiel de ce caractère profondément conçu. Molière n’avait rien de plus à
dire : il réservait d’ailleurs à ce groupe d’accusateurs une meilleure réplique.
Il réfute moins sommairement les prétendus connaisseurs, défenseurs des règles et
invocateurs d’Aristote, gente alors insupportable ; il les fait battre par un homme du
monde avec les arguments du bon sens et de la droite raison. Il défend en même temps sa
cause contre ceux qui, pour déprécier ses ouvrages, leur opposaient sans cesse
les tragédies de Corneille. L’auteur de la Lettre sur les affaires du
théâtre, qui s’est fait l’écho de toutes ces clameurs, développe comme il suit la
comparaison dont on se servait {p. 193} pour rabaisser l’auteur
comique : « Pour faire parler des héros, il faut avoir l’âme grande ou plutôt être
héros soi-même, puisque les grands sentiments que l’on met dans leur bouche et les
belles actions que l’on leur fait faire sont plus souvent tirés de l’esprit de celui qui
les fait parler que de leur histoire. Il n’en est pas de même des fous que l’on peint
d’après nature ; ces peintures ne sont pas difficiles. L’on remarque aisément leurs
postures, l’on entend leurs discours, l’on voit leurs habits, et l’on peut, sans
beaucoup de peine, venir à bout de leur portrait. Si, pour représenter des héros et
entrer dans leur caractère, il faut être capable d’avoir leurs pensées, je vous laisse
à deviner les belles qualités que l’on doit avoir pour bien dépeindre des personnes
ridicules. »
Cette opinion était alors fort communément admise. Le Dorante de La
Critique prend le parti contraire : « Quand pour la difficulté, dit-il, vous
mettriez un peu plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez
pas. Car, enfin, je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands
sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins et dire des injures aux
dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement
sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites
ce que vous voulez. Ce sont des portraits à plaisir où l’on ne cherche point de
ressemblance ; et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se
donne l’essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lorsque
vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature. On veut que ces portraits
ressemblent ; et vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre
siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de
dire des choses qui soient de bon sens et bien écrites ; mais ce n’est pas assez dans
les autres, il y faut plaisanter ; et c’est une étrange entreprise que celle de taire
rire les honnêtes gens. »
On s’est depuis lors aperçu, en effet,
combien l’entreprise est difficile, et combien il est rare d’y réussir.
Molière attaquait sans ménagement et les courtisans qui ne pouvaient supporter les mots de potage, de tarte {p. 194} à la crème, etc., et les prudes, qui se récriaient contre ce le, cet impertinent le, de la scène VI du deuxième acte.
Il dénonçait en passant les cabales de ses rivaux, les comédiens de l’hôtel de Bourgogne, contre la pièce qui leur enlevait la plus grande partie de leur auditoire.
La vérité des caractères mis en scène, les traits de satire, les piquantes controverses, les anecdotes, les allusions, tout cela formait un spectacle fin, distingué, aimable, qui nous ravit encore aujourd’hui, et qui dut avoir un incroyable attrait pour les contemporains. On reconnaît là, mieux même que dans les chefs-d’œuvre, le génie spécial de la comédie et du théâtre.
Mais l’agression était vive ; elle donna lieu immédiatement à un redoublement
d’hostilités de la part des adversaires de Molière, qui se reconnaissaient tous dans les
portraits de la nouvelle comédie. Les comédiens de l’hôtel de Bourgogne se firent
naturellement les interprètes de ces ressentiments divers. C’était attaquer un rival et
profiter de l’intérêt qui s’attachait à son œuvre. De Vizé, que nous avons plus d’une fois
cité, se hâta d’achever Zélinde, qu’il fit imprimer avec privilège du 15
juillet 1663. Cette pièce informe ne laisse pas que d’être curieuse à interroger, si l’on
veut se rendre compte des éléments dont l’opposition était formée, et des moyens
qu’elle mettait en usage ; on y voit, par exemple, que les courtisans, les marquis ne
répondaient guère, pour la plupart, aux espérances qu’on fondait sur eux. De Vizé
déplore qu’ils semblent prendre plaisir à faire rire à leurs dépens : « Ils aiment
mieux se mirer dans les vivants miroirs d’Élomire que dans les leurs, et ils trouvent
que l’amertume de la satire a quelque chose qui leur est utile. »
Bien
plus, ajoute-t-il, depuis que la Critique les a ainsi nommés,
les marquis affectent de s’appeler turlupins entre eux à la cour.
Les précieuses laissaient paraître plus d’emportement et déployaient plus d’ardeur pour la vengeance. Zélinde, en qui elles sont personnifiées, s’écrie :
Ah ! que je ne suis pas si patiente ! Il m’a voulu jouer par ce vers :
Et femme qui compose en sait plus qu’il ne faut.{p. 195} Il aura dit vrai, et j’en sais plus qu’il n’en faut pour me venger de lui. Je ne vous ressemblerai point, pacifiques poudrés, courtisans armés de peignes et de canons, qui faites la cour à celui qui vous joue publiquement ; une femme vous enseignera votre devoir.
Il est possible, comme on voit, de recueillir des indications intéressantes dans cette rapsodie, où il n’a manqué que le talent pour venir en aide à la méchante volonté.
Les comédiens de l’hôtel de Bourgogne ne représentèrent pas l’œuvre de Donneau de Vizé, qui n’était pas faite pour le théâtre. Ils demandèrent une pièce à un jeune auteur de vingt-cinq ans, fort peu connu, qui saisit avec empressement cette occasion de faire du bruit. Boursault composa Le Portrait du peintre ou la Contre-Critique de L’École des femmes. Boursault, joyeux du rôle important qui lui était confié, avait soin de se nommer et de se faire nommer sur le théâtre à plusieurs reprises :
DORANTE.
Et qui donc la fera?
Il s’agit de faire la critique de L’École des Femmes.
AMARANTE.
Un garçon que je sais, qu’on appelle Boursault.LE COMTE.
Je le connais pécore.DAMIS.
Il est bien chez la muse.LE COMTE.
Il s’amuse à la muse et la muse l’amuse.AMARANTE.
Mais les vers de Boursault sont assez bien choisis.{p. 196}LE COMTE.
Je le soutiens, madame, un butor parisis,Une grosse pécore, une pure mazette.DAMIS.
Mais où la jouerait-on, quand Boursault l’aurait faite?AMARANTE.
À l’hôtel de Bourgogne…
L’auteur du Portrait du peintre était donc loin de vouloir garder l’anonyme : il avait même bien soin de répéter son nom assez souvent pour qu’on ne l’oubliât point. La pièce ne faisait, du reste, que reproduire en vers les accusations, les excitations dont nous venons de donner quelques extraits en prose. On peut signaler toutefois plus particulièrement ce passage où Boursault prend la défense de la religion, et cherche à rendre suspects les sentiments et les intentions de Molière :
Au seul mot de sermon nous devons du respect,C’est une vérité qu’on ne peut contredire.Un sermon touche l’âme et jamais ne fait rire ;De qui croit le contraire on doit se défier ;Et qui veut qu’on en rie en a ri le premier.
C’étaient là de ces insinuations qui pouvaient, à cette époque, avoir des suites
dangereuses pour celui qui en était l’objet. Représenté sur le théâtre de l’hôtel
de Bourgogne à la fin de septembre ou au commencement d’octobre 1653, Le
Portrait du Peintre permit à toutes les haines et à toutes les rancunes de se
manifester. Molière, voulant montrer sans doute
qu’il ne méconnaissait pas les droits de la satire, lors même qu’elle s’exerçait contre
lui, alla voir jouer cette pièce et se plaça sur le théâtre, selon la coutume du temps.
Son arrivée excita un brouhaha. Il écouta la comédie d’un bout à l’autre et lit bonne
contenance ; tout ce que ses ennemis purent dire, c’est que « les transports de la
joie qu’il ressentait faisaient trop souvent changer son visage ».
{p. 197} Les appels réitérés à
l’orgueil des courtisans ne devaient pas rester sans obtenir quelque effet. Le duc de La
Feuillade crut se reconnaître dans le personnage du marquis de La
Critique, qui, à tout ce qu’on lui oppose, ne sait que répondre : tarte à la crème, et il voulut prouver qu’il n’entendait pas la raillerie aussi
complaisamment que les autres. C’est dans la Vie de Molière. attribuée à
Bruzen de La Martinière (La Haye, 1725), que l’anecdote est racontée pour la première
fois : « II s’avisa d’une
vengeance aussi indigne d’un homme de sa qualité qu’elle était imprudente. Un jour qu’il
vit passer Molière par un appartement où il était, il l’aborda avec les démonstrations
d’un homme qui voulait lui faire caresse. Molière s’étant incliné, il lui prit la tête
et, en lui disant Tarte à la crème, Molière, tarte à la
crème, il lui frotta le visage contre ses boutons qui, étant fort durs et fort
tranchants, lui mirent le visage en sang. Le roi, qui vit Molière le même jour, apprit
la chose avec indignation et la marqua au duc, qui apprit à ses dépens combien Molière
était dans les bonnes grâces de Sa Majesté. Je tiens ce fait d’une personne
contemporaine, qui m’a assuré l’avoir vu de ses propres yeux. »
Ici encore le témoignage est
tardif ; il se produit soixante-deux ans après le fait ; la critique rigoureuse serait
tentée de le contester. Mais d’un passage de la Zélinde il ressort qu’il
y a bien quelque chose de vrai dans l’anecdote. Voici ce qu’écrit de Vizé en 1663 :
« Vous savez, dit un des interlocuteurs, l’aventure de tarte à la crème arrivée depuis peu à Élomire ; je crois qu’elle lui fera dorénavant bien mal au cœur, et qu’il n’en entendra jamais parler, ni ne mettra sa perruque, sans se ressouvenir qu’il ne fait pas bon jouer les princes et qu’ils ne sont pas si insensibles que les marquis turlupins.
— Vous avez raison, répond un autre, et cette aventure fait voir que ce prince, qui blâma d’abord L’École des femmes, avait plus de lumières que les autres. »
Le roi fit inscrire Molière pour mille livres sur la liste des pensions accordées aux littérateurs, à titre d’« excellent poète comique » ; il l’invita en outre à exercer de nouvelles représailles, et lui offrit pour cela le théâtre même de la cour. En huit jours, Molière composa et fit apprendre L’Impromptu {p. 198} de Versailles, qui fut représenté entre le 15 et le 19 octobre 1663 (14 octobre dans l’édition de 1682 ; mais le roi ne partit de Vincennes que le 15 pour rentrer à Versailles). Molière avait reproduit fidèlement dans La Critique l’aspect d’un salon mondain ; cette fois il ouvrait les coulisses de son théâtre. Il se montrait, lui et toute sa troupe, dans le travail des répétitions, sans noms d’emprunt, chacun dans son costume de ville, chacun avec sa personnalité réelle et son propre caractère. C’est précisément une des entreprises les plus difficiles que de donner ainsi aux occupations de chaque jour assez de relief pour que le tableau en soit à jamais vivant. Molière nous a légué dans L’Impromptu le document biographique le plus curieux sur lui-même. Il s’y montre dans son rôle de directeur et d’auteur ; il nous y révèle sa méthode de travail, sa pratique de la scène, sa théorie de l’art de comédien ; il y est même avec son tempérament, à la fois vif et patient, passionné, volontaire et opiniâtre ; il met sous nos yeux la plupart de ses compagnons, et en quelques traits nous les faits connaître aussi parfaitement que peuvent le faire des biographies complètes.
« Cette révélation de la comédie derrière le rideau, remarque M. Bazin, faite en
un tel lieu et devant un pareil monde, peut sembler passablement hasardée. »
Il
ne borna pas là sa hardiesse : ses attaques sont directes cette fois. Il prend à partie
d’abord les comédiens de l’hôtel de Bourgogne ; il les parodie et les persifle l’un après
l’autre. Il traite les courtisans avec une dureté acerbe et une audace surprenante :
« Qui diable voulez-vous qu’on prenne pour un caractère agréable de théâtre ? Le
marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie ; et, comme dans toutes les comédies
anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans
toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la
compagnie. »
Et c’était en face de la cour, c’était à cette noblesse empanachée
et enrubannée qui servait à décorer le Versailles de Louis XIV, c’était à ces
grands seigneurs impertinents et vaniteux, que le comédien osait jeter ces âpres
paroles !
Il fustige rudement et à plusieurs reprises le {p. 199} malencontreux
Boursault : « Le beau sujet à divertir la cour, que M. Boursault ! Je voudrais
savoir de quelle façon on pourrait l’ajuster pour le rendre plaisant ; et si, quand
on le bernerait sur un théâtre, il serait assez heureux pour faire rire le monde. Ce lui
serait trop d’honneur que d’être joué devant une auguste assemblée ; il ne demanderait
pas mieux ; et il m’attaque de gaieté de cœur pour se faire connaître, de quelque façon
que ce soit. C’est un homme qui n’a rien à perdre, et les comédiens ne me l’ont
déchaîné que pour m’engager à une sotte guerre. »
On a souvent blâmé Molière
d’avoir nommé Boursault. Voltaire, qui a composé L’Écossaise, et qui a
commis les innombrables et incroyables personnalités que l’on sait, Voltaire, sage
pour les autres, déclare que Molière a dépassé les bornes permises, que cette satire est
cruelle et outrée, et qu’il est honteux que les hommes de génie se laissent aller à de
tels emportements. Il y a dans cette appréciation de Voltaire un excès de délicatesse et
de scrupules. Boursault avait affecté de se mettre en cause et de crier son nom sur
la scène ; il ne pouvait s’étonner qu’on le prît au mot, et il eut tort de se plaindre de
la correction sévère qu’il s’était imprudemment attirée. Molière se place sur le terrain
où son adversaire le provoque, et il emploie les mêmes armes. « S’il blessa
cruellement l’amour-propre de Boursault, dit Auger, il ne porta pas du moins la plus
légère atteinte à son honneur, et, en cela, il fit preuve d’une modération dont son
ennemi ne lui avait pas donné l’exemple. »
Les suites de la lutte allaient
encore mieux faire ressortir la différence qu’il y avait entre la satire de Molière et
les attaques que se permettaient ses antagonistes.
Deux ouvrages avaient répondu ou essayé de répondre à La Critique de l’École
des femmes, deux pièces également s’efforcèrent de contre-balancer l’effet produit
par L’Impromptu. L’une s’intitule La Vengeance des
marquis. La colère de l’auteur s’exhale dans les outrages les plus grossiers. Il va
jusqu’à dire que Molière est en réalité ce que le premier Sganarelle n’était qu’en
imagination : « Il a été jusques à trente et un cocus voir Le Portrait
du peintre ; trente de ces cocus applaudirent, et le dernier fit tout ce qu’il
put pour rire, mais il n’en avait pas {p. 200} beaucoup
d’envie. »
Il insulte aussi Madeleine Béjart, et, après avoir cité quelques vers
de la chanson de La Coquille, faite contre elle à propos de son rôle de
nymphe dans le prologue des Fâcheux, il ajoute : « On croyait
nous faire trouver beaucoup de jeunesse dans un vieux poisson." Mais son idée fixe,
c’est toujours d’éveiller les ressentiments des courtisans ; il n’épargne rien pour
atteindre ce but : il leur reproche de « se laisser traiter de valets sur le théâtre à
la vue de tout le monde ». Il montre Philipin prenant les habits de son maître sous
prétexte que, les marquis étant devenus les valets, les valets doivent être les marquis.
Il essaye même de leur faire craindre pour leurs succès amoureux : « Il y avait auprès
de nous une jeune fille qui disait qu’on voulait lui faire épouser un marquis, mais que,
depuis qu’elle les avait vu jouer, elle n’en voulait point. »
La Lettre sur les affaires du théâtre (1664), qui est probablement du
même auteur, revient sur le même reproche et renouvelle la même dénonciation avec des
arguments plus sérieux :
« Pour ce qui est des marquis, ils se vengent assez par leur prudent silence, et font voir qu’ils ont beaucoup d’esprit, en ne l’estimant pas assez pour se soucier de ce qu’il dit contre eux. Ce n’est pas que la gloire de l’État ne les dut obliger à se plaindre, puisque c’est tourner le royaume en ridicule, railler toute la noblesse et rendre méprisables, non seulement à tous les français, mais encore à tous les étrangers, des noms éclatants, pour qui l’on devrait avoir du respect.
Quoique cette faute ne soit pas pardonnable, elle en renferme une autre qui l’est bien moins, et sur laquelle je veux croire que la prudence d’Élomire n’a pas fait de réflexion. Lorsqu’il joue toute la cour, et qu’il n’épargne que l’auguste personne du roi, que l’éclat de son mérite rend plus considérable que celui de son trône, il ne s’aperçoit pas que cet incomparable monarque est toujours accompagné des gens qu’il veut rendre ridicules, que ce sont eux qui forment sa cour ; que c’est avec eux qu’il se divertit ; que c’est avec eux qu’il s’entretient, et que c’est avec eux qu’il donne de la terreur à ses ennemis : c’est pourquoi Élomire devrait plutôt travailler à nous {p. 201} faire voir qu’ils sont tous des héros, puisque le prince est toujours au milieu d’eux et qu’il en est comme le chef, que de nous faire voir des portraits ridicules. Il ne suffit pas de garder le respect que nous devons au demi-dieu qui nous gouverne, il faut épargner ceux qui ont le glorieux avantage de l’approcher, et ne pas jouer ceux qu’il honore d’une estime particulière. Je tremble pour cet auteur, lorsque je lui entends dire en plein théâtre que ces illustres doivent, à la comédie, prendre la place des valets. Quoi ! Traiter si mal l’appui et l’ornement de l’État ! Avoir tant de mépris pour des personnes qui ont tant de fois et si généreusement exposé leur vie pour la gloire de leur prince ? Et tout cela, parce que leur qualité demande qu’ils soient plus ajustés95 que les autres, et qu’ils y sont obligés pour maintenir l’éclat de la plus brillante cour du monde et pour faire honneur à leur souverain. Je vous avoue que quand je considère le mérite de toutes ces illustres personnes et que je songe à la témérité d’Élomire, j’ai peine à croire ce que mes yeux ont vu dans plusieurs de ses pièces et ce que mes oreilles y ont ouï. »
C’est là un langage perfide qu’emploient à toutes les époques ceux qui, non contents de
dénigrer un ouvrage, se croient tout permis pour perdre l’auteur. Ces dénonciations
manquèrent absolument leur but sous Louis XIV. De Vizé reconnaît lui-même sa défaite.
« car, dit-il en terminant, tout ce que l’on écrit contre lui ne sert qu’à faire
voir qu’il triomphe. »
L’autre pièce qui servit de réplique à L’Impromptu de Versailles, et qui devança très probablement la Vengeance des marquis, est L’Impromptu de l’hôtel de Conclé96, de A-J. Montfleurv, fils de l’acteur. On n’a pu extraire de cette pièce qu’une caricature assez méchante de Molière jouant la tragédie. Un personnage nommé Alcidon s’exprime en ces termes :
Il est vrai qu’il récite avec beaucoup d’art ;Témoin, dedans Pompée, alors qu’il fait César.{p. 202}Madame, avez-vous vu, dans ces tapisseries,Ces héros de roman ?LA MARQUISE.
Oui.LE MARQUIS.
Belles railleries !ALCIDON.
Il est fait tout de même; il vient le nez au vent,Les pieds en parenthèse et l’épaule en avant;Sa perruque, qui suit le côté qu’il avance,Plus pleine de lauriers qu’un jambon de Mayence:Les mains sur les côtés, d’un air peu négligé;La tête sur le dos, comme un mulet chargé ;Les yeux fort égarés; puis, débitant ses rôles,D’un hoquet éternel sépare ses paroles;Et lorsque l’on lui dit : « Et commandez ici, »
Il répond :
« Connaissez-vous César, de lui parler ainsi ?Que m’offrirait de pis la fortune ennemie,À moi qui tiens le sceptre égal à l’infamie ? »
Ce portrait est chargé évidemment, mais, par tout ce qu’on sait de Molière, il y a tout lieu de croire qu’il ne manque pourtant pas d’une certaine ressemblance.
Montfleury, l’acteur de l’hôtel de Bourgogne, ne se tint pourtant pas pour suffisamment
vengé par la comédie de son fils. Il eut recours à un expédient honteux qui ne tendait
rien moins qu’à envoyer son ennemi aux galères. Il le dénonça au roi à propos de son
récent mariage. C’est par Racine que nous savons cela. Dans une lettre à son ami l’abbé Le
Vasseur, de novembre ou décembre 1663, il écrit : « Montfleury a fait une requête
contre Molière et l’a donnée au roi. Il l’accuse d’avoir épousé la fille et d’avoir
autrefois aimé la mère97. Mais Montfleury n’est {p. 203} point écouté à
la cour98. »
La réponse du roi ne se fit pas attendre. Un
premier enfant étant né à Molière de son mariage, le 19 janvier 1664, Louis XIV et
Madame lui firent l’honneur de tenir, par procuration, sur les fonts de baptême cet enfant
qui fut nommé Louis par le duc de Créquy, tenant pour le roi, et par la maréchale du
Plessis, tenant pour Madame. Cet honneur insigne fait au comédien par le monarque
équivalait à la plus solennelle justification.
Voici l’acte de baptême relevé sur les registres de Saint-Germain-l’Auxerrois :
Du jeudi, 28 février 1664, fut baptisé Louis, fils de M. Jean-Baptiste Molière, valet de chambre du roi, et de damoiselle Armande-Gresinde Béjart, sa femme, vis-à-vis le Palais-Royal ; le parrain, haut et puissant seigneur messire Charles, duc de Créquy, premier gentilhomme de la chambre du roi, ambassadeur à Rome, tenant pour Louis quatorzième, roi de France et de Navarre ; la marraine, dame Colombe Le Charron, épouse de messire César de Choiseul, maréchal du Plessy, tenante pour Madame Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans. L’enfant est né le 19 janvier audit an.
Signé : Colombet.
Nous n’avons pas fini de citer les pièces que fit naître L’École des
femmes. Il faut mentionner encore : Le Panégyrique de l’École des
femmes ou Conversation comique sur les œuvres de M. de Molière, en un acte, en
prose (octobre 1663), par Robinet, le même qui continua la gazette en vers de Loret.
Robinet par la suite a parlé souvent de Molière avec un chaleureux enthousiasme ; mais en
ce premier moment il fut plutôt parmi ses adversaires que parmi ses partisans. Il n’y a
pas à s’y tromper : Panégyrique est mis là avec une intention ironique,
et les interlocuteurs qui attaquent L’École des femmes ont, dans le
dialogue, la part plus belle que ceux qui la défendent. Ces censeurs reprochent surtout à
Molière d’avoir détruit la belle comédie, c’est-à-dire, comme ils l’entendent, la comédie
des grands sentiments, des sentiments subtils et raffinés, la comédie romanesque que les
Rotrou, les Benserade, les Scudéry et Corneille lui-même avaient {p. 204} empruntée à l’Espagne : « J’entends par belle comédie, dit l’un d’eux, ces
pièces qui sont des tableaux des passions galamment touchés, où l’on voit des moralités
judicieusement répandues, où paraissent ces brillants d’esprit qui charment. Je mets en
ce rang les chefs-d’œuvre du grand Ariste (Corneille), dont je ne prends que Le Menteur pour l’opposer à tout le misérable comique de
Zoïle (Molière) ; tels sont Les Visionnaires, de Polydamas
(Desmaretz) ; le Don Bertrand, Le Feint astrologue et quelques autres
comédies du spirituel Isole (Thomas Corneille) ; et, pour me servir d’un exemple plus
frais, tels sont Les Amours d’Ovide, du doux Bergile (Gilbert), où
l’on voit tant de brillant et de délicatesse. »
Molière avec ses farces grossières, disent-ils, a tellement corrompu le goût public que les grands comédiens eux-mêmes, ceux de l’unique et incomparable troupe royale, c’est-à-dire de l’hôtel de Bourgogne, n’osent plus jouer sur leur théâtre ces beaux poèmes et sont obligés de donner des bagatelles qui n’auraient été bonnes, en un autre temps, qu’à divertir la lie du peuple dans les carrefours et les places publiques.
Pour mieux préciser sa critique, Robinet imagine un laquais qui a la fantaisie de faire des vers et qui prétend imiter le poète à la mode, c’est-à-dire Molière. Ce laquais lit une scène de sa composition, à laquelle les plus réalistes de nos réalistes modernes n’auraient certainement rien à reprendre. On voit qu’il n’y a rien de nouveau dans nos discussions littéraires, et que tout existe dans ce vivant et fécond XVIIe siècle.
Pour triompher plus aisément de leurs adversaires, les interlocuteurs qui, dans le Panégyrique, prennent parti contre L’École des
femmes, usent d’un moyen souvent employé pour battre les auteurs comiques : c’est
d’attribuer au poète lui-même les sentiments qu’il a prêtés à un personnage ridicule et
même à un personnage odieux. Ainsi vous vous rappelez, dans L’École des
maris, les tirades du burlesque Sganarelle contre les modes nouvelles et le luxe
des habits. Les censeurs, du Panégyrique, feignent de croire que cette
satire du tuteur d’Isabelle exprime les sentiments du poète, et ils s’élèvent {p. 205} à qui mieux mieux contre les prétentions d’Élomire (Molière), qui
voudrait leur retrancher ce qui fait le charme et l’agrément de la vie : « S’il en
était cru, dit l’un deux, les hommes se rengaineraient dans leurs étuis du bon temps,
ils reprendraient les grands pourpoints et les grègues étroites qui se liaient sur le
genou ; ils rétabliraient la rotondité et le petit collet pour représenter les vieux
siècles ; ils paraîtraient dans une stérilité universelle d’ajustements. »
Et un
autre renchérit encore : « Les hommes et les femmes deviendraient d’effroyables
créatures ; il faudrait prendre congé les uns des autres et faire bande séparée ; il
faudrait dire adieu aux bals et aux assemblées où il n’y aurait plus rien d’éclatant que
les lustres et les flambeaux ; il faudrait faire banqueroute au Cours, où l’on ne
verrait plus que des grotesques et des épouvantails de chenevières ; et il faudrait
enfin se cacher à soi-même et casser toutes nos glaces de Venise, qui ne pourraient plus
nous montrer que des réformés et des réformées, c’est-à-dire des objets fort maussades
et fort ridicules. »
Peut-on imaginer une critique qui tombe plus à faux et qui ait moins le sens commun ? Ce
qui est pis encore, c’est l’excitation perpétuelle adressée aux marquis, aux courtisans,
de recourir aux moyens violents pour punir Molière de ses moqueries. Robinet ne le cède à
aucun autre sur ce point : « L’École des femmes. fait-il dire à
Lidamon, mériterait tant soit peu l’époussette, si l’on était moins débonnaire en
France »
Il serait à souhaiter, d’après un autre personnage et, c’est notez-le
bien, un des défenseurs de Molière, qu’on fit payer au poète ses offenses : on pourrait
alors composer avec cet incident une pièce qu’on intitulerait : Zoïle bourré
ou le Beau sexe vengé sur les épaules de Zoïle.
La défense, dans cet ouvrage d’ailleurs curieux, est plus faible que l’attaque, et les défenseurs finissent par faire amende honorable et chanter la palinodie pour complaire à leurs maîtresses, de sorte qu’à la fin tout le monde est d’accord contre Molière. La chose serait assez bizarre, il faut en convenir, si Robinet avait entendu prendre le mot panégyrique au sérieux.
{p. 206}La Guerre comique ou la Défense de l’École des femmes, par le sieur de La Croix (février 1664), est une apologie : Apollon, pris pour juge, prononce un arrêt en faveur de la pièce de Molière. Enfin, dans une comédie de Chevalier, intitulée Les Amours de Calotin, en trois actes, en vers99, le premier acte et la première scène du second acte forment une espèce de prologue où Molière est loué au commencement et un peu critiqué à la fin. Auger remarque justement qu’aucune pièce de théâtre, depuis Le Cid, n’avait soulevé de telles controverses ; c’est qu’en effet L’École des Femmes fut dans la comédie une œuvre aussi décisive et éclatante que Le Cid dans le genre tragique.
Molière termine avec L’Impromptu de Versailles la lutte où sa personnalité était engagée. Il avait déclaré dans cette pièce qu’il ne se laisserait plus détourner, par de vaines querelles, des autres ouvrages qu’il avait à faire, et qu’il ne répondrait plus aux critiques et contre-critiques. Il resta fidèle à cet engagement. Quoique ses adversaires se fussent empressés de publier leurs satires, il ne fit même pas imprimer L’Impromptu, qu’il considérait sans doute comme un ouvrage né de circonstances passagères et qui n’était pas destiné à leur survivre.
CHAPITRE IX.
LE TARTUFFE ET DON JUAN §
La protection souveraine dont Louis XIV avait couvert Molière pendant cette guerre, dont il ne faut pas atténuer les périls, obligeait celui-ci à se montrer plus dévoué que jamais aux plaisirs du roi. Il fournit, le 29 janvier 1664, aux divertissements de la cour Le Mariage forcé, à la fois ballet et comédie. Huit entrées de ballet étaient intercalées dans l’action comique : le roi lui-même parut dans l’une d’elles sous le costume d’un Égyptien ; les plus grands seigneurs y figurèrent également. La pièce, puisée aux sources joyeuses de Rabelais, remettait en scène le personnage de Sganarelle : Sganarelle, toujours égoïste et sensuel, et méditant encore de s’immoler la beauté et la jeunesse sous prétexte d’union conjugale. Mais nous avons cette fois une autre face de l’événement, un nouveau côté du tableau : Sganarelle est accueilli avec empressement, c’est un libérateur ; il apporte l’affranchissement et non l’esclavage. Le père de Dorimène est enchanté de se débarrasser de sa fille ; Dorimène est heureuse d’échapper au joug de la famille. La démonstration n’est pas moins saisissante, ni la conclusion moins terrible, parce que c’est le vice qui se charge de punir le ridicule.
« Mais ce n’était là qu’un prélude, dit M. Bazin, aux brillantes folies que devait éclairer à Versailles le soleil de mai. Cette fois, en effet, il ne s’agissait plus d’une après-midi consacrée à quelques inventions de {p. 208}divertissement. C’était une série de jours qu’allait enchaîner l’un à l’autre la succession de toutes les fantaisies dont se peuvent charmer les yeux et les oreilles, travestissements, cavalcades, courses de bagues, concerts de voix et d’instruments, récits de vers, festins servis par les Jeux, les Ris et les Délices, comédies mêlées de chants et de danses, ballets, machines, feux d’artifice, courses, loteries, collations ; une semaine entière (du 7 au 14) passée hors de la vie commune dans les régions de la féerie. »
« Les plaisirs de l’esprit se mêlant à la splendeur de ces divertissements, dit Voltaire, y ajoutèrent un goût et des grâces dont aucune fête n’avait encore été embellie. »
Le dessin de l’action, où figuraient le roi et toute la cour, composée de six cents personnes, était du duc de Saint-Aignan ; cela s’appelait Le Palais d’Alcine ou les Plaisirs de l’île enchantée. Le roi représentait Roger ; les autres personnages de ce drame féerique étaient remplis par tout ce que la jeune cour comptait de plus illustre, de plus élégant et de plus beau. La troupe de Molière servait d’auxiliaire à ces nobles acteurs. La reine et trois cents dames étaient à demi engagées dans l’action, à demi spectatrices ; parmi elles se cachait Mlle de La Vallière, à qui la fête était donnée ; elle en jouissait confondue dans la foule.
Quand, le second jour (8 mai), le paladin Roger voulut donner la comédie aux dames, un
théâtre se dressa aussitôt en plein air, éclairé par mille bougies et flambeaux, et la
troupe du Palais-Royal y joua La Princesse d’Élide. Molière représentait
dans le prologue le valet de chien Lyciscas et dans la comédie le fou Moron. C’est lui qui
faisait avec un ours rencontré dans le bois la scène bouffonne qui termine le deuxième
intermède. Pour satisfaire en temps aux caprices de la volonté suprême, Molière n’avait pu
écrire en vers que le premier acte de la pièce ; il avait été obligé d’écrire tout le
reste en prose. « Il semblait que la comédie, dit spirituellement Marigny, n’avait
eu que le temps de prendre un de ses brodequins, et qu’elle était venue donner des
marques de son obéissance un pied chaussé et l’autre nu. »
Cette négligence elle-même pouvait donc être prise {p. 209} comme
flatterie, et ce n’était pas la seule qu’on trouvât dans l’ouvrage : « Le
gouverneur d’Euryale, qui, au lieu de blâmer les tendres sentiments de son élève,
les justifie et les encourage, lui confesse qu’il s’inquiétait jusque-là de voir qu’un
jeune prince, en qui brillaient tant de belles qualités, ne possédât pas la plus
précieuse de toutes, ce penchant à l’amour qui peut tout faire présumer d’un monarque et
auquel les héros doivent leurs plus grandes actions ; mais lui déclare que, rassuré par
la passion dont il vient de recevoir l’aveu, il le regarde à présent comme un prince
accompli, cet Arbate parle en courtisan de Louis XIV100. »
Molière n’était courtisan que pour être libre : s’il
sacrifiait beaucoup aux amusements du roi, il exigeait d’autant plus de son
patronage. C’était, avons-nous dit, comme un pacte réciproque que l’auteur comique tenait
de son côté, mais sans négliger de mettre le roi à même de le tenir du sien. Ce zèle
et ces complaisances de Molière faisaient présager qu il allait frapper un grand coup, et,
en effet, ce qu’on pouvait prévoir ne se fit pas attendre.
Le 12 mai, sixième jour de la fête, on s’assembla le soir pourvoir une comédie nouvelle : ce que représenta Molière devant ce public de princes, de grands seigneurs et de grandes dames qui venaient d’admirer le ballet des douze signes du Zodiaque, et la chute du palais d’Alcine embrasé, le nouveau spectacle, certes bien inattendu, qu’il leur offrit, ce furent les trois premiers actes d’une comédie nommée Le Tartuffe.
Quelques mots sur les antécédents du Tartuffe sont ici nécessaires. Déjà plus d’une fois Molière avait entendu des murmures s’élever contre lui au nom de la religion. Les idées religieuses faisaient en ce moment de rapides progrès. La réaction contre les désordres du XVIe siècle, retardée par la dissipation et l’esprit romanesque qui régnèrent sous Louis XIII, commençait alors à entraîner les esprits : tout se rangeait par un retour visible à la règle, à la loi et à la foi. Ce mouvement se traduisait en controverses dans le clergé, en brigues dans les hautes {p. 210} sphères sociales, et en cabales à la cour. Les jansénistes et les jésuites, en guerre les uns avec les autres, enrégimentaient dans leurs disputes et dans leurs factions la société tout entière. Les salons, d’où le bel esprit avait été chassé, s’organisaient maintenant dans ce sens, sous cette passion nouvelle de la piété militante. La bourgeoisie suivait, comme d’ordinaire, les exemples qui lui venaient de plus haut. Quant au peuple parisien, c’était toujours, à peu de chose près, le peuple de la Ligue. Le parti qui s’appuyait sur la tendance générale au théologisme et à la dévotion et qui en faisait un instrument d’influence et d’ambition politique, ne l’emportait pas encore, grâce à la jeunesse du roi, mais était déjà puissant et redoutable.
Molière ne pouvait manquer d’entrer en lutte avec ce parti. Il y était forcément conduit
et par sa situation personnelle et par les penchants de son esprit. Il était fort éloigné
sans doute pour lui-même de tout ce qui ressemble à la dévotion. Son éducation et sa
profession l’indiquent assez. « Il ne devait rien avoir pourtant, dit Sainte-Beuve,
de cette forfanterie libertine et cynique des Saint-Amant, Boisrobert
et Desbarreaux. »
Il ne permettait pas qu’on mît en doute sa religion ; il se
tenait dans les bienséances et, pour la pratique même, se conformait à la coutume.
Vis-à-vis de la foi rigide et de la piété intolérante, il se trouvait en état d’hostilité
inévitable. Excommunié, placé hors de l’église par sa profession de comédien, en révolte
contre la loi canonique par le fait de sa vocation et de son génie, il était amené
à combattre un parti dont le triomphe eût été sa condamnation et sa défaite. Ce parti ne
tendait rien moins en effet qu’à supprimer le théâtre, ainsi qu’il résulte du manifeste du
prince de Conti, ou, du moins, à l’annuler autant que possible, comme le proclamait et
l’annonçait ouvertement plus tard le successeur présomptif de Louis XIV, le duc de
Bourgogne. En luttant contre la cabale dévote, qui grossissait visiblement et circonvenait
le pouvoir, Molière combattait pour ce qu’il croyait juste et sensé d’abord, pour cette
religion indulgente dont Cléante est l’éloquent défenseur, puis pour sa passion, son
intérêt et sa gloire.
{p. 211} En Languedoc, quand l’évêque d’Alet était entré en maître au château de la Grange-des-Prés, le comédien, jusque-là en faveur, avait été obligé d’en sortir. Depuis lors, il avait entendu plus d’une fois murmurer contre lui la dévotion intolérante. Le vers de Sganarelle,
Le Guide des pêcheurs est encore un bon livre,
passa pour une irrévérence, car ce traité ascétique, dont l’auteur est Louis de Grenade, dont Arnault d’Andilly et Le Maître de Sacy furent les traducteurs, jouissait, surtout parmi les jansénistes, d’une grande autorité. L’École des femmes souleva des récriminations bien autrement violentes. Nous avons vu les comédiens de l’hôtel de Bourgogne eux-mêmes accuser d’impiété la pièce et son auteur ; que disait-on dans les compagnies austères, lorsqu’on parlait ainsi sur le théâtre ? Quelles influences considérables pouvaient être mises en jeu d’un moment à l’autre par ces scrupules ou par les haines jalouses qui sauraient prendre ce masque ? Molière regarda ses ennemis en face, pénétra leurs desseins et aperçut aussi leurs forces croissantes. Il regarda autour de lui, et, sans s’arrêter à ces joies fastueuses que la jeunesse du roi faisait rayonner sur Versailles, il scruta la cour et la ville, il pressentit le péril, il devina les menaces de l’avenir. Il ne répondit qu’un mot rapide à ses accusateurs dans La Critique et rien dans L’Impromptu. Il comprit qu’il ne s’agissait point d’opposer à ceux-ci quelques railleries spirituelles, quelques plaisanteries piquantes, mais qu’il fallait frapper fort ; et il prépara Le Tartuffe, qui éclata à l’improviste au milieu des féeries de 1664.
Il ne paraît pas que la cour, dans l’éblouissement de ces fêtes, ait aperçu au premier
moment la portée de cette œuvre. Les spectateurs s’en divertirent beaucoup et
la trouvèrent fort à leur gré : ainsi s’exprime le gazetier Loret. Mais le blâme vint
ensuite, et probablement du dehors, de Paris, suivant des conjectures plausibles :
il grandit en peu de temps au point d’embarrasser le roi ; et dans le récit des Plaisirs de l’île enchantée imprimé chez le libraire de la cour, on lit
cette phrase rédigée avec tant {p. 212} de mesure qu’elle semble bien
avoir été concertée entre les intéressés : « Quoique la comédie que le sieur
de Molière avait faite contre les hypocrites, eût été trouvée fort divertissante, le roi
connut tant de conformité entre ceux qu’une véritable dévotion met dans le chemin
du ciel, et ceux qu’une vaine ostentation des bonnes œuvres n’empêche pas d’en commettre
de mauvaises, que son extrême délicatesse ne put souffrir cette ressemblance du vice
avec la vertu, qui pouvaient être pris l’une pour l’autre, et quoi qu’on ne doutât point
des bonnes intentions de l’auteur, il la défendit pourtant en public, et se priva
lui-même de ce plaisir, pour n’en pas laisser abuser à d’autres moins capables d’en
faire le discernement. »
Repoussé de la position qu’il avait gagnée par
surprise, Molière se mit à l’assiéger par tous les moyens de circonvallation ouverte ou
souterraine qu’il sut inventer. Il ne perdit point une occasion de faire faire à sa pièce
un pas vers la publicité ; il déploya une opiniâtreté inouïe ; on assiste à une stratégie
vraiment curieuse, qui dure pendant près de cinq années avec des succès passagers et des
revers, mais sans que l’auteur faiblisse un instant, sans qu’il perde jamais de vue le but
qu’il poursuit. La première démarche de Molière eut lieu dans les circonstances
suivantes : à cette époque, le pape envoyait en France un légat chargé de faire réparation
complète pour l’insulte subie par notre ambassadeur à Rome en 1662. Ce légat, cardinal et
neveu du saint-père, fut extrêmement fêté de la cour, et, parmi les divertissements qu’on
lui offrit à Fontainebleau, la comédie ne fut pas oubliée. Le mercredi 30 juillet 1664,
Molière et sa troupe jouèrent La Princesse d’Élide devant le nonce
romain. Il paraît même qu’on lui fit venir l’envie d’entendre une lecture de cette pièce
du Tartuffe qui causait un si grand scandale. M. Michelet suppose que
l’auteur présenta son ouvrage avec cette adroite explication : « Il avait observé
que certaines gens laïques, sans caractère et sans autorité, sous ombre de piété, se
mêlaient de direction, chose impie et contraire à tout droit
ecclésiastique. Ces intrus, intriguants, hypocrites, usurpaient le spirituel pour
s’emparer du temporel… Rien ne pouvait servir la religion {p. 213}
plus que de démasquer ces directeurs laïques. »
Que Molière ait joué ou non, en
effet, cette petite scène à la manière de Tartuffe, toujours est-il qu’il put se
vanter d’avoir obtenu l’approbation du nonce.
Étaient-ce les
jésuites, étaient-ce les jansénistes que Le Tartuffe attaquait ? Les
deux partis paraissent l’avoir opposé à leurs adversaires : les premiers, jugeant
que l’hypocrite de théâtre jouait la religion outrée, puritaine, chagrine et inhumaine de
Port-Royal ; les jansénistes, d’autre part, prétendant que l’objet de la satire
comique, c’étaient les capitulations de conscience, les doctrines immorales et
corruptrices des molinistes ; et, en effet, dans la scène V du quatrième acte, Tartuffe
parle comme un casuiste de la pire espèce. On lit dans la lettre de Racine aux apologistes
de Nicole cette anecdote qui confirme tout ce que nous disons ici : « C’était
chez une personne qui, en ce temps-là, était fort de vos amies (de Port-Royal) ; elle
avait eu beaucoup d’envie d’entendre lire Le Tartuffe, et l’on ne
s’opposa point à sa curiosité. On vous avait dit que les jésuites étaient joués dans
cette comédie ; les jésuites, au contraire, se flattaient qu’on en voulait aux
jansénistes ; mais n’importe. La compagnie était assemblée : Molière allait commencer,
lorsqu’on vit arriver un homme fort échauffé, qui dit tout bas à cette personne :
« Quoi ! madame, vous allez entendre une comédie le jour que le mystère d’iniquité
s’accomplit, ce jour qu’on nous ôte nos mères ! »
Ce jour était, comme nous l’apprend l’histoire du jansénisme, le 26 août 1664.
Tout le monde voulait voir ou entendre cette pièce, dont on faisait des appréciations si diverses. Molière allait partout la représenter ou la lire.
Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle,
disait Boileau dans la satire III, et il ajoutait en note : « Le
Tartuffe en ce temps-là avait été défendu, et tout le monde voulait avoir Molière
pour le lui entendre réciter »
. C’était le plus vif plaisir qu’il fut possible
de procurer à une réunion de personnes d’élite. L’œuvre n’était pas étouffée ; grâce à
l’énergie du poète, elle faisait son chemin, {p. 214} elle jouissait de
l’attrait d’une publicité privilégiée avant d’obtenir la publicité libre et complète.
Les princes du sang, les membres de la famille royale ne crurent pas, bien entendu, que la défense fût faite pour eux. Trois mois après la surprise du 12 mai, la troupe de Molière est mandée à Villers-Cotterets, chez Monsieur, frère du roi ; elle y reste du 20 au 27 septembre, et, entre autres pièces, elle y joue encore les trois premiers actes du Tartuffe, le 25 septembre. La reine mère, Anne d’Autriche, qui s’était rendue à Villers-Cotterets, n’assista pas à la représentation ; elle revint à Vincennes le 18, et il n’est pas certain non plus que Louis XIV, qui était chez son frère, y ait assisté. D’après La Gazette il serait revenu de Villers-Cotterets le 24.
À la fin de novembre de cette même année 1664, Molière et ses compagnons furent appelés
au château du Raincy, qui était alors la résidence de la princesse Palatine, Anne de
Gonzague, veuve de son second mari Édouard, électeur Palatin, mort le 10 mars 1663. Le 11
décembre 1663. la fille de cette princesse avait épousé le duc d’Enghien, fils du grand
Condé, celui qu’on appelle M. le Duc dans tous les Mémoires du temps. On n’a pas oublié ce
que dit Saint-Simon du fils du grand Condé : « C’était un petit homme très mince,
très maigre, dont le visage, d’assez petite mine, ne laissait pas que d’imposer par le
feu et l’audace de ses yeux. Personne n’a eu plus d’esprit, et de toutes sortes
d’esprit, ni rarement tant de savoir, en presque tous les genres. Jamais encore une
valeur plus franche et plus naturelle, ni une plus grande envie de bien faire ; et quand
il voulait plaire, jamais tant de discernement, de grâce, de gentillesse, de politesse,
de noblesse, tant d’art caché coulant comme de source… Jamais aussi tant de talents
inutiles, tant de génie sans usage et une si continuelle et si vive imagination,
uniquement propre à le rendre son bourreau et le bourreau des autres. »
Ses bizarreries finirent par toucher à la folie pure. C’est ce prince qui se persuada
qu’il était mort et conclut logiquement qu’il ne devait plus manger. Un médecin
réussit toutefois à lui faire croire que les morts mangeaient quelquefois ; il fit
apparaître devant lui des gens couverts de {p. 215} linceuls qui se
mirent à table et firent grand honneur au souper ; vaincu par leur exemple, M. le Duc se
décida à faire comme eux.
Les contemporains ne tarissent pas sur ses excentricites, qui n’étaient pas toutes inoffensives. Mais à l’époque dont nous parlons, il était encore très jeune : il n’avait que vingt et un ans.
La Palatine, Anne de Gonzague de Clèves, est cette princesse dont Bossuet a fait une
magnifique oraison funèbre. Elle avait alors quarante-huit ans, et elle était bien près
d’avoir ce rêve, cette vision dont parle Bossuet dans son discours, et qui la ramena aux
voies du salut, d’où elle était fort éloignée. Le grand Condé lui avait dû sa
liberté pendant la Fronde. Il lui était resté fort attaché, comme le prouve le mariage de
son fils unique avec la fille aînée de la Palatine. Anne de Gonzague fut une des
maîtresses femmes de cette époque, où les femmes furent si distinguées et jouèrent un si
grand rôle. À peine si elle le céda à sa sœur aînée, Marie-Louise de Gonzague, reine de
Pologne. Précisément, une lettre du prince de Condé à cette dernière, à la date du 28
novembre 1664, annonce le voyage de la famille au château du Raincy : « Nous allons
aujourd’hui, dit-il, passer cinq ou six jours au Raincy avec toute la
famille pour tenir compagnie à Mlle la princesse Palatine, à qui on a ordonné
d’aller prendre l’air pour ce temps-là, pour se remettre de sa fièvre tierce, dont
elle est parfaitement guérie. »
Ainsi M. le Duc faisait certainement partie de ce voyage de novembre 1664, et il fut un
de ceux qui assistèrent à la représentation qui y fut donnée par Molière et sa troupe, or
cette représentation fut la première du Tartuffe en cinq actes, La
Grange inscrit sur son registre : « Le 29 novembre, la troupe est allée au Raincy,
maison de plaisance de Mlle la princesse Palatine près Paris, par ordre de Mgr le prince de Condé, pour y jouer Tartuffe en cinq
actes. Reçu 1000 livres. »
Et dans l’édition des œuvres de Molière de 1682, à laquelle le même La Grange donna ses
soins, la petite notice imprimée au verso du titre de la pièce est encore plus explicite :
« Cette comédie, y lisons-nous, parfaite, {p. 216}entière et
achevée en cinq actes, a été représentée, la première et la seconde fois, au château du
Raincy, près Paris, pour S. A. S. le Prince, les 29 novembre 1664 et 8 novembre de
l’année suivante 1665… »
La Grange a-t-il pu se tromper dans une attestation qu’il a répétée ainsi à dix-huit ans d’intervalle, dans une assertion où le soin d’être exact et précis est manifeste ? Non, évidemment. La Grange, acteur de la troupe de Molière, jouant dans la pièce de Molière le rôle de Valère, le fiancé de Marianne, devait être renseigné mieux que personne sur les représentations auxquelles il avait pris part. Et d’ailleurs, lorsque parut l’édition de 1682, Condé, le duc d’Enghien, étaient vivants, et ce dernier surtout n’aurait pas manqué de protester contre une mention erronée.
Cependant une lettre du duc d’Enghien, retrouvée par M. le duc d’Aumale dans les archives de la maison de Condé, semble contredire La Grange. Cette lettre est ainsi conçue :
« Henri-Jules de Bourbon à M. de Ricous,
Monsieur mon père ira à la Saint-Hubert à Versaille et le lendemain de la Saint-Hubert il ira au Raincy où Madame la Princesse Palatine ira l’attendre. On y voudrait avoir Molière pour jouer la comédie des Médecins et l’on voudrait aussi y avoir Tartufe. Parlez-lui en donc pour qu’il tienne ces deux comédies prestes et s’il y a quelque rôle à repasser qu’il les fasse repasser à ces (sic) camarades. S’il en voulait faire quelque difficulté, parlés lui d’une manière qui lui face comprendre que Monsieur mon Père et moi en avons bien envie et qu’il nous fera plaisir de nous contenter en cela et de n’y point apporter de difficulté. Si le quatrième acte de Tartufe était fait demandés lui s’il ne le pourrait pas jouer. Et ce qu’il faut lui recommander particulièrement c’est de n’en parler à personne et l’on ne veut point que l’on le sache devant que cela soit fait.
Dites-lui donc qu’il n’en dise mot et qu’il tienne prêt tout ce qu’il faut pour cela. Je me suis chargé de la part de Monsieur mon père de vous mander ce que je vous mande. N’en parlez du tout qu’à Molière. Si M. le Notre est à Paris, il faudrait faire en sorte qu’il vint le plus tôt qu’il pourrait. {p. 217} Parlez-lui et dites-lui que Monsieur mon Père l’attend pour le Parterre. Parlés à M. Caillet pour la voiture.
Vous êtes un home vigilant et actif. Je sais bien que l’on peut se reposer sur vous. Je vous prie de n’y pas manquer et de me faire savoir la réponse de Molière.
HENRI-JULES DE BOURBON.
Sans aucun doute ce billet est du mois d’octobre 1665 et se rapporte à la représentation
du Tartuffe qui eut lieu au Raincy, le 8 novembre de cette année.
Comment donc le duc d’Enghien écrit-il : « Si le quatrième acte de Tartuffe était fait, demandez-lui (à Molière) s’il ne le pourrait pas jouer (au
Raincy chez la princesse Palatine) »
. Ce prince a-t-il pu se tromper ? C’est
bien improbable. L’idée que Saint-Simon et tous les contemporains nous donnent de lui
n’est nullement celle d’un étourneau, d’un hurluberlu, bien au contraire. Et puis, oublier
en moins d’un an qu’on a vu jouer une pièce entière, une pièce comme celle-là, qui
excitait une telle curiosité, l’oublier non pas dans une parole dite au hasard, mais dans
une lettre qui marque un désir et souci particulier, ce serait vraiment trop
fort : l’impossibilité d’une erreur semble presque aussi absolue de ce côté-ci que de
l’autre.
Il y a là un petit problème à résoudre. M. Régnier, l’ancien sociétaire de la
Comédie-Française, a cherché à expliquer l’apparente contradiction de ces deux témoignages
également irrécusables. Il a fait remarquer que le duc d’Enghien ne s’enquiert, dans sa
lettre, que du quatrième acte, et non pas du cinquième. Or le quatrième acte était celui
qui était le plus dangereux, celui qui avait excité l’opposition la plus violente. C’est
surtout pour une scène de ce quatrième acte que Napoléon Ier, au
commencement de ce siècle, disait encore que, si la pièce avait été faite de son temps, il
ne l’aurait pas laissé jouer : « Une certaine scène, ce sont ses paroles telles que
les rapporte Le Mémorial de Sainte-Hélène, offre une situation
si décisive, si complètement indécente, que, pour mon compte, je n’hésite pas à dire
que, si la pièce eût été faite de mon temps, je n’en aurais pas permis la
représentation. »
{p. 218} À l’origine, selon toute vraisemblance, les corrections, les retouches durent porter sur cet acte et sur cette scène. M. Régnier croit donc que le prince de Condé, ayant vu la pièce entière le 29 novembre 1664, avait conseillé à Molière quelques corrections qui lui paraissaient nécessaires, et que le duc d’Enghien, en s’informant si le quatrième acte est fait, veut demander seulement si Molière l’a retravaillé dans le sens qu’on lui a indiqué, s’il pourra cette fois le jouer avec les suppressions, les variantes qui le rendraient plus acceptable. Il réclame le secret avec instance ; et pour beaucoup de raisons, cela est fort compréhensible. Le prince de Condé ne se souciait peut-être pas que l’on sût la part qu’il prenait à cette comédie ; peut-être croyait-il qu’on jugerait mieux de l’effet produit par les changements demandés, s’ils n’étaient pas connus d’avance. Enfin, l’on conçoit à merveille qu’il ne voulût point que l’affaire fût ébruitée.
L’explication nous paraît très plausible, et nous ne voyons pas de meilleure solution du problème.
Le 16 février 1665, Molière représenta sur le théâtre du Palais-Royal Don Juan ou le Festin de Pierre.
La légende de Don Juan Tenorio, dont le poète Espagnol Tirso de Molina avait fait une comédie, Le Séducteur de Séville et Le Convive de pierre (El Burlador de Sevilla y el Convidado depiedra), était déjà vulgarisée en France. La troupe italienne avait joué une imitation de cette comédie, en 1657 ou 1658, sur le théâtre du Petit-Bourbon. Des pièces françaises sur le même sujet avaient été représentées par la troupe de Mademoiselle, à Lyon en 1658 et à Paris en 1661, par les comédiens de l’hôtel de Bourgogne en 1659, sous ce titre dès lors consacré : Le Festin de Pierre. Joué sans doute à Paris par les acteurs espagnols, l’original el Burlador de Sevilla devait briller à la même époque parmi ses copies. Cette fable, originaire, du moyen âge, frappait vivement l’imagination populaire. Molière s’en empara à son tour et il en fit le drame le plus audacieux du XVIIe siècle, celui qu’on a été le plus longtemps à comprendre et dont la complète révélation, pour ainsi dire, est toute récente encore. On tombait volontiers d’accord au XVIIIe siècle, avec Voltaire et La {p. 219} Harpe, que Molière n’avait fait Le Festin de Pierre que malgré lui et pour contenter ses comédiens, qui voulaient avoir, comme les quatre autres théâtres, leur statue du Commandeur. Il est vrai qu’on ne connaissait qu’imparfaitement cette comédie, qui fut pour la première fois imprimée en France dans son intégrité par M. Simonin en 1813. Disons que si Molière n’avait eu d’autre intention que celle qu’on lui prêtait au siècle dernier, son but aurait été manqué, car la pièce disparut brusquement de l’affiche après la quinzième représentation.
Don Juan ou le Festin de Pierre tend à occuper une place de plus en plus élevée dans l’œuvre de Molière. Cette comédie n’est pas, il est vrai, d’un art aussi irréprochable que Le Misanthrope ou Le Tartuffe. La donnée fantastique et surnaturelle qui sert au dénouement n’y est point assez naïvement acceptée, et ne produit par conséquent sur les spectateurs qu’une médiocre impression. Mais la pensée de Molière s’y est déployée avec une hardiesse extraordinaire ; son génie n’a jamais été à la fois plus indépendant et plus vigoureux. Cette comédie est un monde qui se meut librement sous l’impulsion de l’idée maîtresse qui l’a créé et qui l’anime. Toutes les classes de la société passent tour à tour sous nos yeux. L’unité est au fond, et non dans la forme ; le même souille fait vivre tous ces personnages ; le même air, pour ainsi dire, les enveloppe. Autour d’eux règne d’ailleurs un large espace. C’est tout à fait la puissante manière de Shakespeare.
L’idée qui domine l’ouvrage, Sganarelle l’exprime dès la première scène : « Un
grand seigneur méchant homme est une terrible chose. »
Quel mal peut faire
l’homme a qui sa naissance permet tout, qui ne rencontre dans ceux qui l’environnent que
complaisance et bassesse, qui a tous les moyens de corruption et toutes les chances
d’impunité, lorsqu’il n’a plus aucune croyance qui le retienne et qu’il ne respecte plus
rien ; comment l’impiété peut, dans une telle condition, devenir un fléau social, voilà
bien la leçon qui est au fond du drame. Le Festin de Pierre n’était donc
pas, comme il le parut d’abord, une récidive, une aggravation du Tartuffe, mais sa véritable contre-partie {p. 220}et le
complément de l’idée de Molière. Il offre le spectacle de l’athéisme florissant, après le
spectacle de la fausse dévotion triomphante ; et en effet, l’un succède
presque infailliblement à l’autre. On a nié l’effet moral de la pièce en faisant observer
que, si Tartuffe est absolument odieux, Don Juan, dont l’élégance, l’esprit, la bravoure,
font parfois presque oublier la scélératesse, conserve jusqu’à la fin une sorte de
prestige. C’est qu’en réalité cela se passe ainsi : le vice brillant et audacieux
inspirera toujours moins de répulsion que le vice se couvrant du manteau de la vertu. Ce
qu’il y a de plus haïssable, ce n’est pas un mauvais sentiment, c’est la grimace menteuse
d’un bon sentiment. On pardonne plutôt de faire le mal que de déshonorer le bien ; cela
est dans la nature humaine, et rien d’ailleurs n’est plus justifiable. Je sais bien que
Don Juan finit aussi par recourir à l’hypocrisie, et qu’en dernier lieu il rejoint
Tartuffe ; mais don Juan n’est pas véritablement hypocrite ; l’hypocrisie n’est pas dans
son caractère. Il prend un masque pour se réfugier dans un parti ; après avoir attiré sur
sa tête tant de justes représailles, il ne trouve d’autre ressource que d’intéresser à sa
cause une puissante cabale et de s’abriter derrière d’inviolables privilèges. Il joue et
il feint, pour ainsi dire, l’hypocrisie.
Lorsque Molière lui fait franchir ce dernier degré de la corruption, c’est un peu, il
faut le reconnaître, pour les besoins de sa propre cause : l’auteur du Tartuffe, toujours frappé d’interdiction, a trouvé dans cette péripétie
assez inattendue une occasion de soulager son cœur, et de lancer contre ses adversaires la
violente tirade : « II n’y a plus de honte maintenant à cela. Aujourd’hui, la
profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est
toujours respectée, et, quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les
autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les
attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui de sa main ferme la
bouche à tout le monde et jouit en repos d’une impunité souveraine, etc. »
C’est
pour se ménager cette riposte que Molière a imposé sans doute un suprême travestissement à
son personnage. Mais, en dehors de cette conversion {p. 221} ironique,
Don Juan se montre ce qu’il doit être, redoutable et haïssable, comme tous ces puissants
qui abusent de leurs privilèges pour contenter leurs désirs effrénés, et qui avilissent et
foulent aux pieds le reste des hommes ; supérieur pourtant par l’éducation, et non
dépourvu de séduction et de grâce aux yeux de quiconque reste simple spectateur de ses
méfaits et ne craint pas de devenir sa victime. Combien ne pourrait-on pas citer de tels
personnages qui sont, non pas du domaine de la fiction, mais du domaine de
l’histoire ?
Le Tartuffe et Don Juan sont les deux plus grands efforts du génie observateur. En effet, le regard perçant de Molière y saisit non seulement ce que le présent montrait déjà, mais encore ce qu’il contenait en germe, et ce que développerait l’avenir : l’observation s’y élève jusqu’à la puissance de la seconde vue. Molière, créant Le Tartuffe, a découvert les dangers et les désastres qui allaient naître de l’ambition hypocrite, dirigeant et exploitant la piété étroite et mal entendue. Pour se rendre compte de l’opportunité de la satire, il faut se placer à une trentaine d’années de l’époque où elle parut ; on se trouve alors dans le milieu pour lequel elle a été faite à l’avance. La France était devenue la maison d’Orgon.
Don Juan nous offre une preuve plus surprenante encore de cette faculté
de prévision : il va au delà du P. La Chaise et du P. Tellier ; il annonce le Régent et
le XVIIIe siècle ; il présage le règne de ces fanfarons de
libertinage et d’athéisme qui achèveront de tuer le régime aristocratique. Comment,
aujourd’hui, pourrait-on nier ou incriminer le type dessiné par Molière ? Ce qui pour
lui était l’avenir n’est plus pour nous que le passé. Si l’on voulait supprimer ce
personnage, il faudrait anéantir en même temps tout un ordre de choses qui fut en
quelque sorte conduit aux abîmes par la main du Commandeur. En effet, après le Tartuffe, après Don Juan, le sol s’entrouvre et
engloutit l’ancien monde. L’humanité reste, toutefois. Dans la fameuse scène du pauvre, Don
Juan, trouvant la résistance où il devrait le moins l’attendre, s’arrête et comprend qu’il
y a là quelque chose à quoi il est forcé de rendre hommage. « Après tout, se
dit-il, {p. 222} voilà un coquin qui n’est pas si vil que je l’aurais
cru. Il y a un homme sous ses guenilles. »
C’est dans cette fin de scène que la
note morale résonne, la note morale, mais sans plus : Te dono (una
doppia) per amor dell’huma-nita, per amor dico della miseria nella qual ti vedo, e non
per altro rispetto
, comme dit le traducteur italien Castelli. (Je
te donne ce louis d’or pour l’amour de l’humanité, je veux dire par pitié de la misère
dans laquelle je te vois, sans autre motif, toute considération d’ordre théologique
étant écartée.)
Molière, revenant
un jour d’Auteuil dans son carrosse avec le musicien Marc-Antoine Charpentier, donna
une pièce de monnaie à un pauvre qui lui tendait la main. Comme il continuait sa route, il
entendit le pauvre qui l’appelait, il le vit qui courait après la voiture. Il s’arrêta, et
celui-ci, lui montrant une pièce d’or, lui dit : « Monsieur s’est trompé sans
doute, il ne voulait pas me donner une pièce d’or », Molière, touché de ce trait de
probité, lui en donna une autre, et s’adressant au musicien qui l’accompagnait : « Où la
vertu, dit-il, va-t-elle se nicher ! »
Il y a quelque analogie entre les deux traits. C’est le même sentiment qui perce de part et d’autre, avec une négation de plus dans le personnage de la comédie.
Molière dut supprimer presque toute la scène du pauvre à la deuxième représentation.
Le Festin de Pierre est plus audacieux, plus avancé, plus radical que
Le Mariage de Figaro. Mais il allait trop au delà du temps où il parut
pour que la portée en fût saisie tout entière. On n’en devina qu’à demi la signification
mystérieuse et menaçante. On fut choqué seulement de la témérité d’une telle conception,
qui, parfaitement admissible au moyen âge, n’était plus conforme aux règles de prudence
commandées à la scène moderne. On trouva que les impiétés du personnage principal étaient
dangereuses à ouïr et insuffisamment réfutées par Sganarelle, « Y a-t-il, s’écriait
le prince de Conti, une école d’athéisme plus ouverte que Le Festin de
Pierre où, après avoir fait dire toutes les impiétés les plus horribles à un
athée qui a beaucoup d’esprit, l’auteur confie la cause de Dieu à un valet à qui il fait
dire, pour la soutenir, toutes les {p. 223} impertinences du monde ?
Et il prétend justifier à la fin sa comédie si pleine de blasphèmes, à la faveur d’une
fusée qu’il fait le ministre ridicule de la vengeance divine ! »
Le Festin de Pierre, ainsi compris, aggrava ce qu’il semblait vouloir réparer. Après quinze représentations, la clôture annuelle survint. Don Juan disparut de l’affiche, probablement sur quelque secrète injonction, car les recettes n’avaient pas cessé d’être très productives. Cette pièce ne fut pas publiée du vivant de Molière, et ne le fut, dans l’édition de 1682, qu’avec de graves mutilations. Quoiqu’elle eût été retirée de la publicité avec tant de promptitude, elle souleva un orage plus violent encore que n’avait fait L’École des femmes.
Les deux principales attaques dont Le Tartuffe et Le Festin de Pierre furent l’objet eurent pour auteurs : l’une, le curé de Saint-Barthélemy, nommé Pierre Roullé, docteur en Sorbonne ; l’autre, un sieur de Rochemont, avocat au parlement. Le livre du premier, dirigé contre Le Tartuffe, est intitulé : Le Roi glorieux au monde.
Dans cette amplification où le panégyrique du roi Louis XIV est poussé jusqu’à
l’idolâtrie, il y a un passage contre Molière d’une violence extrême : « Un homme,
disait Pierre Roullé, ou plutôt un démon vêtu de chair et habillé en homme, et le plus
signalé impie et libertin qui fut jamais dans les siècles passés, avait eu assez
d’impiété et d’abomination pour faire sortir de son esprit diabolique une pièce toute
prête d’être rendue publique, en la faisant monter sur le théâtre, à la dérision de
toute l’église et au mépris du caractère le plus sacré et de la fonction la plus divine,
et au mépris de ce qu’il y a de plus saint dans l’Église, ordonné du Sauveur pour la
sanctification des âmes, à dessein d’en rendre l’usage ridicule, contemptible, odieux.
Il méritait par cet attentat sacrilège et impie un dernier supplice exemplaire et
public, et le feu même avant-coureur de celui de l’enfer, pour expier un crime si grief
de lèse-majesté divine, qui va à ruiner la religion catholique, en blâmant et jouant sa
plus religieuse et sainte pratique, qui est la conduite et la direction des âmes et des
familles par de sages guides et conducteurs pieux. Mais Sa Majesté, après lui avoir fait
un sévère reproche, {p. 224} animé d’une juste colère, par un trait
de sa clémence ordinaire, en laquelle il imite la douceur essentielle à Dieu, lui a, par
abolition, remis son insolence et pardonné sa hardiesse démoniaque, pour lui donner le
temps d’en faire pénitence publique et solennelle toute sa vie. »
Le livre du sieur de Rochemont a pour titre : Observations sur une comédie
de Molière intitulée le Festin de Pierre. Le sieur de Rochemont s’efforçait
particulièrement d’exploiter contre l’auteur du Tartuffe les
scrupules de la reine, « Molière ne doit pas, disait-il, abuser de la bonté d’un
grand prince, ni de la piété d’une reine si religieuse, à qui il est à charge et dont il
fait gloire de choquer le sentiment. L’on sait qu’il se vante hautement qu’il fera
paraître son Tartuffe d’une façon ou d’autre, et que le déplaisir que
cette grande reine en a témoigné n’a pu faire impression sur son esprit ni mettre des
bornes à son insolence. »
Si nous en croyons Grimarest, on ne s’en serait pas
tenu là, on aurait fait courir dans Paris un livre infâme que l’on mettait sur le compte
de Molière pour le perdre ; et c’est à cette perfide manœuvre que ferait allusion Alceste
à la première scène du cinquième acte du Misanthrope, lorsqu’il
dit :
Il court parmi le monde un livre abominable,Un livre à mériter la dernière rigueur,Dont le fourbe a le front de me faire l’auteur.
D’autre part, quelques écrivains prirent la défense de Molière. On a deux de ces apologies en réponse au sieur de Rochemont : l’une intitulée « Réponse aux observations touchant Le Festin de pierre de M. Molière » ; l’autre intitulée « Lettre sur les Observations, etc. ». Mais toutes deux sont anonymes, tant l’opposition soulevée contre l’auteur comique était redoutable.
Le curé de Saint-Barthélemy fut présenté à Louis XIV, et lui remit son livre du Roi glorieux au monde. C’est afin de parer ce coup que Molière adressa au
monarque ce premier placet, où il se plaint des calomnies et des insultes de ses
adversaires, et en tire occasion de réclamer « l’autorisation de faire voir au
public son ouvrage pour {p. 225} justifier son innocence »
.
Louis XIV déclina encore cette responsabilité et ne leva point l’interdiction qui pesait
sur la fameuse comédie. Mais il ne laissa pas entamer la faveur dont il couvrait l’auteur
comique, et, comme la tempête grossissait toujours, il jugea à propos de placer Molière et
sa troupe sous sa protection immédiate. Il pria son frère de lui céder ses comédiens, leur
assura une pension de six mille livres, et la troupe de Monsieur devint dès lors (août
1665) la troupe du roi. La Grange écrit sur son registre : « Vendredi, 14e août, la troupe alla à Saint-Germain-en-Laye ; le roi dit au sr de
Molière qu’il voulait que la troupe dorénavant lui appartient, et la demanda à Monsieur.
Sa Majesté donna en même temps six mille livres de pension à la troupe, qui prit congé
de Monsieur, lui demanda la continuation de sa protection, et prit ce titre : La troupe du Roi au Palais Royal. »
C’était une réplique
péremptoire à toutes les plaintes et à toutes les accusations. L’auteur de la Lettre sur les Observations du sieur de Rochemont, profitant habilement de cette
circonstance, s’exprime ainsi : « Le roi, qui fait tant de choses avantageuses pour
la religion, ce prince sous qui l’on peut dire avec assurance que l’hérésie est aux
abois et qu’elle tire continuellement à sa fin ; ce grand roi, qui n’a point donné de
relâche, ni de trêve à l’impiété, qui l’a poursuivie partout et ne lui a laissé aucun
lieu de retraite, vient enfin de connaître que Molière est vraiment diabolique, que
diabolique est son cerveau, et que c’est un diable incarné (c’étaient les termes mêmes
de Rochemont et aussi, comme on l’a vu, de Pierre Roullé) ; et, pour le punir comme il
le mérite, il vient d’ajouter une nouvelle pension à celle qu’il lui faisait l’honneur
de lui donner comme auteur, lui ayant donné cette seconde et à toute sa troupe comme à
ses comédiens. C’est un titre qu’il leur a commandé de prendre ; et c’est par là qu’il a
voulu faire connaître qu’il ne se laisse pas surprendre aux Tartuffes, et qu’il connaît
le mérite de ceux que l’on veut opprimer dans son esprit, comme il connaît souvent les
vices de ceux qu’on lui veut faire estimer. »
Boileau, bon chrétien, mais d’une autre école, répliqua {p. 226}avec vigueur aux Rochemont et aux Roullé ; il dit au roi dans son discours de 1665 :
Tous ces gens éperdus au seul nom de satire…Ce sont eux que l’on voit d’un discours insenséPublier dans Paris que tout est renverséAu moindre bruit qui court qu’un auteur les menaceDe jouer des bigots la trompeuse grimace.Pour eux un tel ouvrage est un monstre odieux ;C’est offenser les lois, c’est s’attaquer aux cieux…Leur cœur qui se connaît et qui fuit la lumière,S’il se moque de Dieu, craint Tartuffe et Molière.
CHAPITRE X.
TROUBLES À LA PORTE DU THÉÂTRE ET AU PARTERRE
LE FAVORI À
VERSAILLES §
Pendant cette année théâtrale si bien remplie qui vient de s’écouler (Pâques 1664 - Pâques 1665), il y a quelques particularités d’un ordre moins littéraire à signaler.
À Pâques 1665, Brécourt sortit de la troupe pour entrer à l’hôtel de Bourgogne. Hubert, l’un des comédiens du Marais, le remplaça dans la troupe de Molière.
Duparc, ce compagnon des premières pérégrinations de Molière, mourut le 4 novembre.
« Mlle Du Croisy, ayant remboursé, de sa part qu’elle recevait, dit La Grange, la moitié de la troupe, qui n’avait pas voulu consentir à sa dite part, l’autre moitié de la troupe, qui avait bien voulu consentir, pour cette année, ne fut pas d’avis de continuer à l’avenir. Ainsi, Mlle Du Croisy se trouva déchue de sa part, et la troupe se trouva déchargée tant de la part du sr Duparc que de celle de Mlle Du Croisy. Ainsi elle resta composée de douze parts. »
À partir du 14 novembre 1664, La Grange remplaça Molière comme orateur de la troupe, et fut chargé d’annoncer le prochain spectacle, ainsi que cela se pratiquait alors.
M. Taschereau a remarqué, en consultant les registres de La Thorillière, qui sont aux
archives de la Comédie-Française101, que les indemnités aux portiers du théâtre {p. 228} avaient été multipliées pendant les mois de juin et de juillet 1664 :
« Le 6 juin, à La Fontaine, portier, 3 livres ; le 17, au portier blessé, 12
livres ; le 29, pour le portier blessé, 9 livres. »
À la représentation
suivante, qui eut lieu, non le mardi 1er juillet, mais le vendredi 4,
La Thorillière inscrit encore : « Au frère de La Fontaine, blessé, 11
livres. »
En outre, la troupe prit le soin de faire venir la garde presque à
chaque représentation de ce mois. Enfin, en regard de celle du 24, on lit : « Pour
l’exempt, 20 livres ; pour le procureur, 20 livres. »
Cela semble indiquer un été orageux et tumultueux. On serait assez porté à se figurer que le populaire parisien était, à cette époque du grand règne, dompté et maté, et qu’il ne fallait plus compter avec lui. Ce serait une erreur. La rue était encore turbulente ; les rixes, les batailles entre gens d’épée étaient journalières. La domesticité des grandes maisons, les pages, les valets, se croyaient au-dessus des lois. C’était surtout à la porte des théâtres qu’éclatait l’humeur querelleuse de tout ce monde peu soumis à la police ; ces gens bariolés, empanachés, aimaient fort la comédie, mais trouvaient volontiers que c’était une impertinence de vouloir leur faire payer leur place, de sorte que l’emploi du portier, chargé d’interdire l’entrée à ceux qui refusaient de payer, était un emploi dangereux, et qu’on était obligé de prendre, pour le remplir, des braves éprouvés.
Grimarest raconte, sans indiquer l’époque où l’affaire eut lieu, l’anecdote suivante. Nous abrégerons un peu son récit :
Les
mousquetaires, les gardes du corps, les gendarmes et les chevaux-légers, étaient en
possession d’entrer au théâtre sans payer, et le parterre en était toujours rempli, au
grand détriment de la troupe. Les camarades de Molière le pressèrent d’obtenir du roi la
réforme de cet abus, et Louis XIV fit droit, en effet, à cette requête ; mais ceux qui se
trouvaient dépouillés du privilège dont ils avaient joui jusque-là s’ameutèrent pour
forcer la porte du théâtre, attaquèrent les gardiens et les dispersèrent. Le portier se
défendit pendant quelque temps ; obligé de céder au nombre, il jeta son épée, espérant
que, désarmé, {p. 229} il aurait la vie sauve. Les assaillants le
percèrent de cent coups d’épée, et chacun d’eux, en entrant, lui donnait le sien. Ils
cherchaient les comédiens pour leur faire éprouver le même traitement. Béjart jeune, qui
était habillé en vieillard pour la pièce qu’on allait jouer, se présenta sur le théâtre :
« Hé ! messieurs, leur dit-il, épargnez au moins un pauvre vieillard de
soixante-quinze ans, qui n’a plus que quelques jours à vivre ! »
La présence
d’esprit de cet acteur calma les furieux. Molière, intervenant à son tour, leur parla
aussi très vivement sur l’ordre du roi, de sorte que, réfléchissant aux dangers de leur
conduite, ils se retirèrent.
Le bruit et les cris avaient causé une alarme terrible dans la troupe ; les femmes croyaient être mortes. Chacun cherchait à se sauver, surtout Hubert et sa femme, qui avaient fait un trou dans le mur du Palais-Royal. Le mari voulut passer le premier, mais comme l’ouverture n’était pas assez large, il ne passa que la tête et les épaules, jamais le reste ne put suivre. Il criait comme un forcené. Ce n’est qu’après que le tumulte fut apaisé qu’on le tira de cette ridicule position.
À la suite de cette scène, les comédiens étaient assez disposés à renoncer à la défense qu’ils avaient obtenue. Mais Molière fut d’avis que, puisque la démarche avait eu lieu, il fallait aller jusqu’au bout et faire exécuter l’ordre royal. Plainte fut portée par lui à Sa Majesté. Les gardes furent rassemblés, afin qu’on pût reconnaître et punir les coupables. Molière prononça, devant les compagnies, une harangue fort adroite : il leur expliqua qu’il n’avait voulu qu’empêcher un grand nombre d’intrus de se glisser dans la salle sous leur nom, et il fit appel à leur amour-propre et à leur dignité de gentilshommes. Il paraît que ce discours, joint aux mesures qui furent sans doute prises par les chefs de corps, prévint momentanément au moins de nouveaux troubles.
M. Campardon, dans ses Documents inédits sur J.-B. Poquelin Molière, a reproduit un certain nombre de rapports et procès-verbaux relatifs à des tumultes semblables, les uns antérieurs, les autres postérieurs à la date où nous sommes. Le samedi 25 février 1662, le portier Germain {p. 230}est attaqué par cinq quidams qui veulent entrer au théâtre. C’était jour de comédie italienne ; mais les comédiens français se joignirent aux Italiens pour demander la punition des perturbateurs. Ces quidams, à ce que dirent les témoins interrogés, étaient des hommes de chambre de MM. de Béthune et de Roquelaure. Deux coups de feu tirés on ne sait par qui avaient tué ou blessé deux des assaillants et dégagé le portier, près de succomber sous leurs coups.
Ce même Germain ou Saint-Germain avait reçu l’année précédente quelque forte estocade,
car La Grange inscrit sur son registre, à la date du 20 mars 1661 : « Donné
à Saint-Germain, portier, pour sa blessure, 55 livres. »
Louis Béjart, l’Éguisé, qui était lui-même assez belliqueux, dépose une plainte le 23
août 1668 contre un particulier qui l’avait menacé de son épée : « Étant dans la
rue Saint-Honoré au coin de la rue Jean-Saint-Denis avec Pierre Loriol, écuyer […]
parlant au nommé Decazes, un des grands mousquetaires, et à son camarade, un
autre particulier, grand de taille, vêtu d’un habit de camelot gris-blanc doublé de
rouge, le serait venu accoster, et entendant le plaignant parler de ce qui s’était
passé dimanche dernier à la comédie touchant le meurtre commis contre le portier et
l’insulte faite à tous les comédiens, aurait dit que la chose ne s’était pas passée de
la façon qu’il en parlait, qu’il en avait menti ; ce que ne pouvant être entendu par lui
plaignant, il aurait mis l’épée à la main, et, sans les autres qui étaient avec le
plaignant qui l’auraient emmené, il y serait arrivé plus grand désordre. »
Probablement, nous avons ici la date exacte de la bagarre racontée par Grimarest : août 1668 ; le meurtre commis contre le portier et l’insulte faite à tous les comédiens s’appliquent parfaitement à son récit. Il y a une interruption du 12 au 19, et du 19 au 26 signalée sur le registre de La Grange.
Quatre ans plus tard, le dimanche 9 octobre 1672, il y eut un grand vacarme au parterre ; on jouait La Comtesse d’Escarbagnas et L’Amour médecin. Pendant que Molière était en scène dans cette dernière pièce, il fut lancé sur le théâtre des pierres et le gros bout d’une pipe à fumer, {p. 231} ce qui interrompit le dialogue pendant quelques instants.
À la fin de la comédie, un page couvert d’une livrée jaune, appartenant à la maison du
maréchal de Gramont, donna plusieurs coups de bâton sur la tête et le corps d’un jeune
homme qui criait qu’on l’assassinait. Le procureur du roi, de Ryant, était sur le théâtre,
en robe, ce qui indique qu’on craignait du tapage et que sa présence avait été jugée
nécessaire. Il s’avança sur le bord et dit aux perturbateurs : « Messieurs, cela
n’est pas honnête de faire un tel désordre dans un lieu de respect tel que le
Palais-Royal. »
Mais ces paroles n’eurent aucun effet, et les violences continuèrent. Le procureur du
roi, reconnaissant la livrée de quelques-uns des plus bruyants, reprit :
« Messieurs, je me plaindrai à M. le maréchal de Gramont. Mettez le bâton bas ! »
Boileau Puymorin, trésorier des menus plaisirs de Sa Majesté, frère de Boileau
Despréaux, qui était fortuitement sur le théâtre, intervint et dit :
« Messieurs, vous devriez considérer que vous êtes devant M. le procureur du roi,
qui est votre juge. »
Un jeune homme vêtu d’un justaucorps de velours noir,
ayant l’épée au côté et son chapeau orné d’une plume blanche sur la tête, leva la main
avec un geste de mépris très grand et cria : « Nous nous moquons des juges, nous
n’avons pas de juges ! »
Le procureur du roi, ne pouvant rien gagner sur ces gens, qui étaient maîtres du
parterre, se retira, et encore fut-il heureux de s’en aller en paix, car, au coin de
la porte de la comédie, le page qui avait donné les coups de bâton, le jeune homme au
justaucorps de velours noir et un autre page se pressaient pour parler au procureur
du roi ; d’autres gens, qui sortaient du théâtre, les retenaient en disant : « Que
voulez-vous faire ? Laissez-le aller. »
Et le magistrat put rentrer chez lui et
demander au lieutenant criminel de procéder sur ces désordres à une enquête dont nous
ignorons l’issue.
Enfin, pour épuiser ce sujet en une fois, la représentation de Psyché,
le 13 janvier 1673, fut grandement troublée. Une trentaine de gens d’épée, entrés au
parterre, empêchaient la représentation « par des hurlements, chansons
dérisionnaires et frappements de pied contre les ais {p. 232}de
l’enclos où sont les joueurs d’instruments. »
Quand Mlle
Debrie (Vénus) parut et que les chanteurs entonnèrent le premier chœur :
« Descendez, mère des Amours »
, la huée fut si grande que l’on fut obligé
de cesser. On appela Me Jean David, conseiller du roi et examinateur
au Châtelet de Paris (ce qu’on nommerait aujourd’hui un commissaire de police). Il engagea
La Thorillière à adresser une petite allocution aux perturbateurs, ce que fit
l’acteur, leur proposant de leur faire rendre leur argent, ou menaçant de faire baisser la
toile. Les perturbateurs répliquèrent : « Nous nous moquons de l’argent que nous
vous avons donné, nous n’en voulons point ! Que l’on recommence la comédie, nous voulons
nous divertir pour notre argent ! »
La représentation fut, en effet,
recommencée, et suivit son cours tant bien que mal.
Tout n’était pas, sous Louis XIV, aussi rangé et soumis qu’on le croit, et, à ce moment du règne, les dessous, pour ainsi dire, étaient encore agités, Versailles, avec ses splendeurs sereines, faisait contraste. Les fêtes n’étaient pas même interrompues par la maladie de la reine-mère. Le roi saisit l’occasion d’un mieux momentané qui se manifesta, et célébra la convalescence illusoire par une des belles journées où Louis XIV signala sa magnificence. Ce fut le 13 juin 1665. La comédie y eut part, bien entendu ; il n’y avait point alors de fête sans elle. Un théâtre avait été élevé dans le parc ; que disons-nous : un théâtre ? Il y en avait trois : un au milieu, destiné à la comédie ; les deux autres pour la musique. C’étaient des théâtres de verdure : ils avaient été construits par Vigarani, l’habile décorateur et architecte, et ils offraient un coup d’œil magique.
« De grandes arcades de cyprès les reliaient les uns aux autres en les séparant, et quarante cyprès de douze pieds de haut, plantés à droite et à gauche de chacun d’eux, faisaient l’admiration de tout le monde. Le théâtre de comédie représentait un vaste jardin d’espaliers, encadré à droite et à gauche par deux grands corps de logis, au fond par un riche portique. Au delà de ce portique commençait une allée de charmes qui s’en allait décroissant à perte de vue et s’enfonçant dans l’épaisseur d’un bois. Le long des {p. 233} espaliers, des deux côtés de la scène, se profilaient trois lignes d’orangers entremêlés de girandes de cristal qui produisaient l’effet charmant de fleurs de feu parmi la verdure. Ajoutez, pour enfermer le tout, des myrtes de dix pieds, formant deux petits bois sous les arcades, et, pour tout éclairer, cent lustres de cristal secondés par plus de quatre mille autres lumières102. »
Qu’allait-on jouer sur ce magnifique théâtre ? Quels comédiens allaient y déployer leur talent ? Ce fut la troupe de Molière qui fut appelée à l’occuper. Molière avait fait représenter, le 24 avril précédent, une tragi-comédie de Mlle Desjardins, qui avait déjà pris à tort ou à droit le nom de Mme de Villedieu. Cette comédie, intitulée La Coquette ou le Favori sur le registre de La Grange (Le Favori seulement dans l’imprimé), avait eu treize représentations jusqu’au 22 mai, avec de médiocres recettes. Elle aurait dû réussir cependant par des allusions assez piquantes, car l’auteur dans le personnage principal avait évidemment voulu peindre le surintendant Fouquet, et l’audacieuse rivalité de celui-ci avec son souverain était un des ressorts de l’action. Il est d’autant plus singulier que cette pièce eût été choisie pour divertir le roi et la cour dans la journée du 13 juin. Mais le souvenir des événements les plus retentissants s’effaçait si vite de la mémoire des hommes, en ce temps-là comme aujourd’hui, que l’allusion ne lui avait valu aucun succès à la ville, et qu’elle ne choqua nullement le roi ni la cour.
Molière avait-il un rôle dans cette tragi-comédie ? On ne sait, mais il ne demeura pas
étranger à la fête. La Grange constate ainsi sur son registre la part que s’y donna
le chef de la troupe : « Le vendredi 12 juin, écrit-il, la troupe est allée à
Versailles par ordre du roi, où on a joué Le Favori dans le jardin,
sur un théâtre garni d’orangers. M. de Molière fit un prologue en marquis ridicule
qui voulait être sur le théâtre malgré les gardes, et eut une conversation risible avec
une actrice qui fit la marquise ridicule, placée au milieu de l’assemblée. »
On a beaucoup remarqué cette note, et elle mérite en {p. 234} effet de l’être ; elle témoigne de la facilité d’improvisation que possédait Molière ; elle prouve que cet artifice consistant à placer des acteurs ou des actrices dans la salle, parmi les spectateurs, dont nos vaudevillistes firent grand usage à une époque encore récente, Molière le connaissait, le pratiquait déjà. Il ne resta rien à innover au théâtre après lui.
CHAPITRE XI.
L’HOMME DANS MOLIÈRE §
Au mois d’août 1665, Molière devint père d’une fille qui reçut du comte Esprit Raymond de Modène, son parrain, et de Madeleine Béjart, sa marraine, les noms d’Esprit-Madeleine Poquelin. Cet enfant est le seul qui ait survécu à Molière.
À côté des rudes combats de sa vie d’artiste et d’écrivain, Molière était à cette époque éprouvé dans sa vie intime par de cruelles souffrances. Les infortunes domestiques du poète sont datées ordinairement des brillantes fêtes de l’an 1664. C’est à Versailles que son bonheur conjugal reçut, dit-on, de mortelles atteintes. Le rôle de La Princesse d’Élide avait été pour Armande Béjart l’occasion d’un véritable triomphe. La coquetterie l’emporta décidément, et Molière, le peintre des maris jaloux et trompés, n’eut plus, suivant l’expression de M. Chasles, qu’à observer sur le vif et à dépeindre son propre supplice.
On n’a, il est vrai, pour garant de ces aventures que ce livre scandaleux et diffamatoire dont nous avons déjà parlé : La Fameuse Comédienne ou Histoire de la Guérin ; et encore ce livre est-il pris sur ce point en flagrant délit de mensonge : il raconte qu’Armande s’éprit du comte de Guiche, qui ne répondit pas à ses avances, et que, pour se dédommager, elle écouta tour à tour l’abbé de Richelieu et Lauzun. L’abbé de Richelieu ayant découvert qu’il était trahi, se serait vengé en instruisant Molière {p. 236} des désordres de sa femme. Une première fois Armande aurait réussi à dissiper les soupçons de son mari. Elle aurait avoué son inclination vaine pour le comte de Guiche, nié tout le reste et versé tant de larmes et fait tant de promesses que Molière se serait laissé attendrir. Il y a à ce roman, comme le remarque M. Bazin, une objection grave, c’est que deux des personnages qu’on y fait figurer se trouvaient en ce moment éloignés de France : l’abbé de Richelieu était en Hongrie, et le comte de Guiche en Pologne.
On doit donc tenir pour absolument suspects les récits de ce libelle ; mais que Mlle Molière ait donné à son mari de plus ou moins justes sujets de plainte, il n’est guère possible d’en douter, car il y eut entre eux une rupture, prouvée précisément par la réconciliation qui eut lieu plus tard et dont on a des témoignages assez nombreux. Pendant plusieurs années, ils vécurent séparément, quoiqu’ils habitassent toujours la même maison, et ils ne se virent plus qu’au théâtre. Molière continua d’avoir pour sa jeune femme, malgré les torts de celle-ci, une tendresse passionnée ; il en fut toujours, et jusqu’à la fin, profondément amoureux. La situation se dessinant ainsi on a pu tirer parti du livre de Fameuse comédienne, où les souffrances intimes du poète sont, en quelques endroits, exprimées avec une justesse de ton et une vérité d’accent qu’à un long intervalle on ne retrouverait pas, et à laquelle, d’ailleurs, on n’oserait plus prétendre. Aussi quelques pages de ce livre, qui ne méritait pas un tel honneur, sont-elles devenues partie intégrante de la biographie de Molière.
Molière avait loué à Auteuil une partie de maison, où il se retirait pour goûter un peu de tranquillité. Voici une conversation que l’auteur de La Fameuse comédienne fait tenir par Molière dans le jardin de cette maison de campagne :
« Ce ne fut pas, dit le romancier, sans se faire une grande violence que Molière résolut de vivre avec sa femme dans cette indifférence. La raison la lui faisait regarder comme une personne que sa conduite rendait indigne des caresses d’un honnête homme. Sa tendresse {p. 237} lui faisait envisager la peine qu’il aurait de la voir sans se servir des privilèges que donne le mariage ; et il y rêvait un jour dans son jardin d’Auteuil, quand un de ses amis, nommé Chapelle, qui s’y venait promener par hasard, l’aborda, et, le trouvant plus inquiet que de coutume, lui en demanda plusieurs fois le sujet. Molière, qui eut quelque honte de se sentir si peu de constance pour un malheur si fort à la mode, résista autant qu’il put ; mais comme il était alors dans une de ces plénitudes de cœur si connues par les gens qui ont aimé, il céda à l’envie de se soulager, et avoua de bonne foi à son ami que la manière dont il était obligé d’en user avec sa femme était la cause de cet abattement où il se trouvait. Chapelle, qui le croyait au-dessus de ces sortes de choses, le railla de ce qu’un homme comme lui, qui savait si bien peindre le faible des autres, tombait dans celui qu’il blâmait tous les jours, et lui fit voir que le plus ridicule de tout était d’aimer une personne qui ne répond pas à la tendresse que l’on a pour elle. « Pour moi, lui dit-il, je vous avoue que si j’étais assez malheureux pour me trouver en pareil état, et que je fusse fortement persuadé que la même personne accordât les mêmes faveurs à d’autres, j’aurais tant de mépris pour elle qu’il me guérirait infailliblement de ma passion : encore avez-vous une satisfaction que vous n’auriez pas si c’était une maîtresse ; et la vengeance, qui prend ordinairement la place de l’amour dans un cœur outragé, vous peut payer tous les chagrins que vous cause votre épouse, puisque vous n’avez qu’à l’enfermer ; ce serait un moyen de vous mettre l’esprit en repos. » Molière, qui avait écouté son ami avec assez de tranquillité, l’interrompit pour lui demander s’il avait jamais été amoureux. « Oui, lui répondit Chapelle, je l’ai été comme un homme de bon sens doit l’être ; mais je ne me serais jamais fait une grande peine pour une chose que mon honneur m’aurait conseillé de faire, et je rougis pour vous de vous trouver si incertain.
— Je vois bien que vous n’avez encore rien aimé, lui répondit Molière ; et vous avez pris la figure de l’amour pour l’amour même. Je ne vous rapporterai point une infinité d’exemples qui vous feraient connaître la puissance de cette passion ; je {p. 238} vous ferai seulement un fidèle récit de mon embarras, pour vous faire comprendre combien on est peu maître de soi-même quand elle a une fois pris sur nous un certain ascendant, que le tempérament lui donne d’ordinaire. Pour vous répondre donc sur la connaissance parfaite que vous dites que j’ai du cœur de l’homme, par les portraits que j’en expose tous les jours en public, je demeurerai d’accord que je me suis étudié autant que j’ai pu à connaître leur faible ; mais si ma science m’a appris qu’on pouvait fuir le péril, mon expérience ne m’a que trop fait voir qu’il est impossible de l’éviter ; j’en juge tous les jours par moi-même. Je suis né avec les dernières dispositions à la tendresse, et, comme tous mes efforts n’ont pu vaincre le penchant que j’avais à l’amour, j’ai cherché à me rendre heureux, c’est-à-dire autant qu’on peut l’être avec un cœur sensible. J’étais persuadé qu’il y avait fort peu de femmes qui méritassent un attachement sincère ; que l’intérêt, l’ambition et la vanité, font le nœud de toutes leurs intrigues. J’ai voulu que l’innocence de mon choix me répondît de mon bonheur : j’ai pris ma femme pour ainsi dire dès le berceau, je l’ai élevée avec des soins qui ont fait naître des bruits dont vous avez sans doute entendu parler ; je me suis mis en tête que je pourrais lui inspirer, par habitude, des sentiments que le temps ne pourrait détruire, et je n’ai rien oublié pour y parvenir. Comme elle était encore fort jeune quand je l’épousai, je ne m’aperçus pas de ses méchantes inclinations, et je me crus un peu moins malheureux que la plupart de ceux qui prennent de pareils engagements. Aussi le mariage ne ralentit point mes empressements, mais je lui trouvai dans la suite tant d’indifférence que je commençai à m’apercevoir que mes précautions avaient été inutiles, et que ce qu’elle sentait pour moi était bien éloigné de ce que j’aurais souhaité pour être heureux. Je me fis à moi-même des reproches sur une délicatesse qui me semblait ridicule dans un mari, et j’attribuai à son humeur ce qui était un effet de son peu de tendresse pour moi. Mais je n’eus que trop de moyens de m’apercevoir de mon erreur, et la folle passion qu’elle eut peu de temps après pour le comte de Guiche fit trop de bruit {p. 239} pour me laisser dans cette tranquillité apparente. Je n’épargnai rien, à la première connaissance que j’en eus, pour me vaincre moi-même, dans l’impossibilité que je trouvai à la changer ; je me servis pour cela de toutes les forces de mon esprit ; j’appelai à mon secours tout ce qui pouvait contribuer à ma consolation : je la considérai comme une personne de qui tout le mérite était dans l’innocence, et qui par cette raison n’en conservait plus depuis son infidélité. Je pris dès lors la résolution de vivre avec elle comme un honnête homme qui a une femme coquette et qui est bien persuadé, quoi qu’on puisse dire, que sa réputation ne dépend pas de la méchante conduite de son épouse. Mais j’eus le chagrin de voir qu’une personne sans grande beauté, qui doit le peu d’esprit qu’on lui trouve à l’éducation que je lui ai donnée, détruisait en un moment toute ma philosophie. Sa présence me fit oublier mes résolutions, et les premières paroles qu’elle me dit pour sa défense me laissèrent si convaincu que mes soupçons étaient mal fondés que je lui demandai pardon d’avoir été si crédule. Cependant mes bontés ne l’ont point changée. Je me suis donc déterminé à vivre avec elle comme si elle n’était point ma femme ; mais si vous saviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi. Ma passion est venue à un tel point qu’elle va jusqu’à entrer avec compassion dans ses intérêts ; et quand je considère combien il m’est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en même temps qu’elle a peut-être une même difficulté à détruire le penchant qu’elle a d’être coquette, et je me trouve plus dans la disposition de la plaindre que de la blâmer. Vous me direz sans doute qu’il faut être poète pour aimer de cette manière ; mais, pour moi, je crois qu’il n’y a qu’une sorte d’amour, et que les gens qui n’ont point senti de semblable délicatesse n’ont jamais aimé véritablement. Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur : mon idée en est si fort occupée que je ne sais rien, en son absence, qui me puisse divertir. Quand je la vois, une émotion et des transports qu’on peut sentir, mais qu’on ne saurait exprimer, m’ôtent l’usage de la réflexion ; je n’ai plus d’yeux pour ses défauts, il m’en reste {p. 240} seulement pour ce qu’elle a d’aimable : n’est-ce pas là le dernier point de la folie ? Et n’admirez-vous pas que tout ce que j’ai de raison ne serve qu’à me faire connaître ma faiblesse sans en pouvoir triompher ?
— Je vous avoue à mon tour, lui dit son ami, que vous êtes plus à plaindre que je ne pensais ; mais il faut tout espérer du temps. Continuez cependant à faire des efforts : ils feront leur effet lorsque vous y penserez le moins. Pour moi, je vais faire des vœux afin que vous soyez bientôt content. » Il se retira et laissa Molière, qui rêva encore fort longtemps au moyen d’amuser sa douleur. »
Il n’est pas permis sans doute de voir dans cette conversation, attribuée à Molière et à Chapelle, des confidences ayant un caractère authentique ; mais, la situation étant connue, on chercherait en vain à décrire avec plus de vraisemblance ce qui devait se passer dans le cœur du poète.
Nous ne connaissons qu’un portrait écrit de Molière, écrit de visu ; c’est celui qui a été tracé par Mlle Poisson, la fille de l’acteur Du
Croisy, dont nous avons parlé précédemment103. Voici comment elle s’exprime : « Il n’était ni trop gras, ni trop
maigre. Il avait la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle ; il
marchait gravement, avait l’air très sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres
épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts, et les divers mouvements qu’il
leur donnait lui rendaient la physionomie extrêmement comique104. »
Cette image est bien celle qui pouvait rester d’un lointain souvenir d’enfance : quelques traits sommaires dans lesquels la distinction de l’acteur à la scène et de l’homme à la ville n’est évidemment pas très bien faite.
Molière, tout l’indique, était, de son naturel, plus triste que gai, ayant la mélancolie
profonde de tous ceux qui font rire les hommes, des Dominique, des Carlin, de
tant d’autres. Chaque fois qu’il touche à sa vie intime, et il ne le fait jamais qu’avec
une discrétion extrême, c’est pour {p. 241} exprimer quelque plainte.
On a pu remarquer le début de la lettre de Chapelle que nous avons précédemment reproduit.
La lettre qu’il écrivit, en 1664, à la Mothe Le Vayer, pour le consoler de la perte de son
fils, s’achève par un retour sur lui-même qui est plus expressif encore : « Si je
n’ai pas trouvé d’assez fortes raisons pour vous obliger à pleurer sans contrainte,
dit-il, il en faut accuser le peu d’éloquence d’un homme qui ne saurait persuader ce
qu’il sait si bien faire. »
Le vaillant comique connaissait donc aussi cette
volupté des larmes dont parle Ovide : est quœdam flere voluptas.
Croirait-on que ces paroles, beaucoup plus remarquables au temps où elles ont été dites
qu’elles ne le seraient dans notre siècle enclin à pleurer, aient été prononcées par celui
qui excita tant de joyeux éclats de rire ? De cette gaieté qu’il répandait sur le monde,
Molière ne gardait rien pour lui-même. Il avait tous les colliers de servitude : labeur
incessant, amour malheureux, santé ruinée. Il avait été au fond des choses humaines, et il
lui était resté plus de pitié que d’illusion. Le rire, du reste, ressemble souvent chez
lui à un défi ; et en pénétrant au fond de ses œuvres, on sent la secrète amertume.
Il
était ordinairement silencieux, comme le grand Corneille ; il fait allusion à cette
manière d’être habituelle dans ce passage de la Critique de L’École des
Femmes : « Vous connaissez l’homme et sa naturelle paresse à soutenir la
conversation, etc. »
Voici ce que de Vizé fait dire à l’un des personnages de la
Zélinde, le marchand Argimont :
« - Madame, je suis au désespoir de n’avoir pu vous satisfaire. Depuis que je suis descendu, Élomire n’a pas dit une seule parole. Je l’ai trouvé appuyé sur ma boutique, dans la posture d’un homme qui rêve. Il avait les yeux collés sur trois ou quatre personnes de qualité qui marchandaient des dentelles ; il paraissait attentif à leurs discours, et il semblait, par le mouvement de ses yeux, qu’il regardait jusques au fond de leurs âmes pour y voir ce qu’elles ne disaient pas ; je crois même qu’il avait des tablettes et qu’à la faveur de son manteau il a écrit, sans être aperçu, ce qu’elles ont dit de plus remarquable.
{p. 242} - Peut-être que c’était un crayon, et qu’il dessinait leurs grimaces pour les faire représenter au naturel sur son théâtre.
— S’il ne les a dessinées sur ses tablettes, je ne doute point qu’il ne les ait imprimées dans son imagination. C’est un dangereux personnage : il y en a qui ne vont point sans leurs mains ; mais on peut dire de lui qu’il ne va pas sans ses yeux ni sans ses oreilles. »
Cette disposition de Molière était donc bien marquée et bien connue. On dit qu’elle l’avait fait surnommer par Boileau le contemplateur.
Il avait dans les choses de la vie pratique un grand sens, beaucoup d’ordre et beaucoup de droiture. Ses relations avec ses amis font toutes le plus grand honneur à son caractère ; l’histoire anecdotique du siècle, si abondante et faite à des points de vue si divers, le montre parfaitement honnête homme, dans l’acception étendue qu’avait alors ce mot, qui comprenait l’ensemble des qualités de l’homme du monde. Il est en relations avec tous ses illustres contemporains, et dans ces relations, souvent délicates, il est toujours irréprochable. On a des torts envers lui ; on ne lui en découvre envers personne. Les personnages qu’on rencontre le plus habituellement dans sa société sont : Chapelle, Boileau, La Fontaine, Mignard, Racine, Pierre Corneille, J.-B. Lulli, l’abbé Le Vayer, le docteur Mauvillain.
Chapelle, son ancien condisciple du collège de Clermont, semble l’avoir fréquenté le plus assidûment, et il était fort avant dans son intimité, quoiqu’il fût sujet à noyer sa raison dans le vin, et qu’il lui arrivât fréquemment de tout sacrifier à une saillie. C’est ce que Molière déplorait sans pouvoir le corriger. Il réussit mieux à refréner certain penchant qu’avait encore Chapelle à laisser croire qu’il était pour quelque chose dans les comédies de son ami ; Molière possédait un moyen excellent pour l’obliger à démentir les bruits que celui-ci aurait peut-être laissés trop complaisamment courir : il gardait le manuscrit de la scène de Caritidès qu’il l’avait prié de faire dans Les Fâcheux, et dont il lui avait été impossible de se servir ; et il lui suffisait de menacer Chapelle de mettre au jour son ouvrage pour que le joyeux {p. 243} épicurien renonçât hautement à toutes prétentions. Chapelle était l’enfant terrible de la maison. Il est un certain nombre d’anecdotes dont ce gai vivant est le héros, et dans lesquelles Molière figure aussi, mais toujours un peu à part, comme l’Ariste, l’arbitre ou le pacificateur. C’est un grand triomphe pour Chapelle lorsque, dans son Épître à M. de Jonsac, en rendant compte d’un souper au cabaret de la Croix de Lorraine, il peut dire que Molière y but assez
Pour, vers le soir, être en goguettes.
On trouve dans les Mémoires pour la Vie de Chapelle, de Saint-Marc, beaucoup d’anecdotes où Molière apparaît au milieu de ses commensaux les plus ordinaires. Nous en reproduirons quelques-unes tout à l’heure.
Boileau admira Molière comme il n’admira personne, presque en dépit de lui-même, et par
entraînement. C’est le plus grand honneur du critique d’avoir senti la supériorité de ce
génie, quoique ce génie n’entrât pas tout entier dans les doctrines littéraires un peu
étroites qu’il s’était faites. Il se déclara hautement et non sans courage, comme nous
l’avons dit, à l’époque orageuse de L’École des Femmes. À partir de ce
moment, il fit cause commune avec Molière, envers et contre tous. Ce n’est pas que sa vue
ne fût par moments troublée, que son jugement ne fût parfois déconcerté. Il a cédé à une
de ces défaillances dans L’Art poétique : trop préoccupé de donner des
lois au Parnasse, il a laissé malheureusement fléchir sa conviction. Mais, d’autre part,
et dans sa vie et dans ses ouvrages, on trouve la preuve qu’il entrevoyait toute la vérité
sur Molière. Il l’aurait même formellement proclamée, si l’on en croit ce que
rapporte Louis Racine dans ses Mémoires ;
« Louis XIV ayant demandé à Boileau quel était le plus rare des
grands écrivains de son siècle, Boileau lui répondit :
— Sire, c’est Molière.
— Je ne croyais pas, reprit le monarque ; mais vous vous y connaissez mieux que
moi. »
Nous avons déjà parlé de la sympathie qui existait entre Molière et La Fontaine. Ils ne
paraissent pas {p. 244}cependant s’être beaucoup fréquentés. Il est une
circonstance où l’on a cru les apercevoir conversant ensemble à loisir. La Fontaine,
composant son roman des Amours de Psyché et de Cupidon, qui parut en
1669, donna aux fabuleuses aventures de ses personnages un cadre très réel : c’est la
promenade de quatre amis : Polyphile, Ariste, Acanthe et Gélaste, dans les jardins de
Versailles. On a cherché naturellement à reconnaître ceux que désignaient ces noms tirés
du grec. Polyphile, c’est La Fontaine sans aucun doute, Ariste, c’est Boileau, et
Acanthe Racine, cela n’est guère douteux non plus. On a quelquefois voulu voir Molière
dans le quatrième, Gélaste, ami de la gaîté, défenseur de la comédie. Mais c’est
une erreur manifeste. En 1664-1665, date où l’entretien est supposé avoir lieu, Molière
était au beau moment de sa carrière, tandis que La Fontaine, Boileau, Racine, ne faisaient
que débuter ; il avait sa renommée acquise, sa faveur à la cour, sa position au théâtre.
Or, dans le quatuor décrit par La Fontaine, Gélaste est ordinairement nommé le dernier ;
il n’a pas le beau rôle dans la discussion ; il exprime des sentiments vulgaires et des
idées médiocres. Si vous suivez les quatre amis dans leur discussion sur le mérite comparé
du pathéthique et du plaisant, du tragique et du comique, vous verrez que Gélaste est un
bon vivant, n’ayant qu’une crainte, c’est que la douleur même feinte ne projette une ombre
sur son esprit : « On ne se lasse jamais de rire, dit-il. On peut se lasser du jeu,
de la bonne chère, des dames ; mais de rire, point. Avez-vous entendu dire à qui que
ce soit : « Il y a huit jours entiers que nous rions ; je vous prie, pleurons
aujourd’hui ? »
À quoi Ariste réplique : « Vous apportez des raisons si triviales que j’en ai
honte pour vous. »
Vous figurez-vous Boileau, presque inconnu, à vingt-neuf ou trente ans, parlant ainsi à
Molière qui en a quarante-trois ou quarante-quatre ? disant un peu plus loin :
« Vous êtes le plus frivole défenseur de la comédie que j’aie vu depuis
longtemps, »
à Molière qui a ait L’École des femmes, Le
Misanthrope et Le Tartuffe ? Vous figurez-vous Acanthe,
c’est-à-dire Racine, à vingt-six ou {p. 245} vingt-sept ans, le
raillant de son penchant à contredire et à engager de longues et opiniâtres
discussions ?
Après avoir raconté comment Psyché et l’Amour se retrouvèrent au dénouement et comment
ils versèrent dans les bras l’un de l’autre des torrents de larmes, Polyphile ajoute :
« Et considérez, je vous prie, ce que c’est d’aimer ; le couple d’amants le mieux
d’accord et le plus passionné qu’il y eut au monde employait l’occasion à verser des
pleurs et à pousser des soupirs. Amants heureux, il n’y a que vous qui connaissiez le
plaisir ! »
À cette exclamation, Polyphyle, tout transporté, laissa tomber
l’écrit qu’il tenait, et Acanthe, se souvenant de quelque chose, fit un soupir. Gélaste
leur dit avec un sourire moqueur : « Courage, messieurs les amants ! Voilà qui est
bien, et vous faites votre devoir. Oh ! les gens heureux et trois fois heureux que vous
êtes ! Moi, misérable, je ne saurais soupirer après le plaisir de verser des
pleurs. »
Molière ignorant la douceur des larmes et dédaignant les soupirs des amants ! Comment supposer qu’un ami ait pu lui prêter cette insensibilité si éloignée de sa nature ? On a donc commis une méprise quand on a cru apercevoir Molière sous les traits de Gélaste. Ce masque nous paraît convenir à Chapelle, insoucieux, moqueur, ennemi du pathéthique et de tout ce qui est capable d’engendrer la mélancolie, répondant plus tard à Racine, quand celui-ci lui demanda son avis sur la touchante Bérénice :
Marion pleure, Marion crie,Marion veut qu’on la marie ;
partisan déclaré de la comédie, et contradicteur habituel de Boileau, avec qui en effet il aimait à avoir de longues et opiniâtres discussions.
Ainsi, des relations de Molière et de La Fontaine, il ne reste, réellement, d’autre témoignage que l’anecdote que nous avons rapportée à propos de la représentation des Fâcheux105.
Racine, âgé de vingt-cinq ans, avait vu son premier {p. 246} ouvrage dramatique, Les Frères ennemis, représenté en 1664 sur le théâtre du Palais-Royal. Molière accueillit encore sa seconde pièce, Alexandre, qui fut jouée le 4 décembre 1668. Le 18 du même mois, à la grande surprise des comédiens du Palais-Royal, cette même tragédie parut sur la scène de l’hôtel de Bourgogne, où l’auteur l’avait mise également en répétition.
La Grange dit à cette occasion : « La troupe fut surprise que la même pièce d’Alexandre fut jouée sur le théâtre de l’hôtel de Bourgogne. Comme la
chose était faite de complot avec M. Racine, la troupe ne crut pas devoir les parts
d’auteur audit M. Racine, qui en usait si mal que d’avoir donné et fait apprendre la
pièce aux autres comédiens. Lesdites parts d’auteur furent partagées. »
Un tel procédé blessa justement Molière, qui cessa de voir Racine. Deux ans plus tard.
Racine enleva à la troupe du Palais-Royal Mlle Duparc, la meilleure
actrice dans le tragique, pour lui confier le rôle d’Andromaque.
Malgré ces griefs, Molière continua de rendre justice à Racine. Lorsque Racine fit jouer
les Plaideurs, Molière, au témoignage de Racine le fils, s’écria :
« Cette comédie est excellente, et ceux qui s’en moquent mériteraient qu’on se
moquât d’eux. »
G. Guéret fait dire, au contraire, à l’un des interlocuteurs de
la Promenade de Saint-Cloud : « Je lui ai entendu dire (à
Molière) que les Plaideurs ne valaient rien. »
Mais Guéret,
avocat et jurisconsulte, était mal disposé lui-même pour la comédie de Racine. Racine, en
sa qualité d’offenseur, aurait conservé une plus longue rancune. Son fils cite de lui, il
est vrai, une noble réponse à quelque complaisant qui cherchait à lui être agréable en
dénigrant Le Misanthrope : « Il est impossible, dit-il, que
Molière ait fait une mauvaise pièce ; retournez-y et examinez-la mieux. »
Mais
il paraît certain que Racine se joignit aux détracteurs de L’Avare. Il
reprochait à Boileau devoir ri seul à une des premières représentations de cette comédie,
qui soulevait une certaine opposition : « Je vous estime trop, lui répliqua le
satirique, pour croire que vous n’y ayez pas ri vous-même, du
moins intérieurement. »
{p. 247} C’est sur le théâtre de Molière que trouva asile le grand
Corneille à son déclin. Corneille et Molière s’étaient vus, pendant un moment, en
antagonisme ; leurs ennemis avaient essayé de les animer l’un contre l’autre. D’Aubignac,
dans un de ses libelles, disait que l’auteur du Cid était jaloux des
succès de Molière, et que le grand homme avait monté une cabale contre L’École des femmes. « Il se ronge de chagrin quand un seul poème occupe
Paris durant plusieurs mois, et L’École des maris et celle des femmes sont les trophées de Miltiade qui empêchèrent Thémistocle de
dormir. »
Ces efforts de la malveillance n’obtinrent pas le succès qu’on se
proposait. Les meilleurs rapports s’établirent entre Corneille et Molière. La troupe du
Palais-Royal joua Attila en 1667 ; elle représenta la tragédie de Tite et Bérénice en même temps que la Bérénice de Racine
se donnait à l’hôtel de Bourgogne. Molière payait ces pièces au vieux Corneille deux
mille livres, ce qui était alors un prix élevé. Nous les verrons bientôt devenir
collaborateurs : c’est Molière qui fournira à Corneille l’occasion d’écrire ses derniers
beaux vers, les scènes amoureuses de la comédie-ballet de Psyché.
Le peintre Mignard fut l’un des plus fidèles amis de Molière. Ils s’étaient rencontrés à Avignon en 1657, lorsque Mignard revenait d’Italie ; ils restèrent étroitement liés. Molière composa le poème sur la Gloire du dôme du Val-de-Grâce, à la louange de son ami, et il lui rendit un signalé service en justifiant aux yeux de Colbert l’humeur indépendante et un peu sauvage du peintre :
Les grands hommes, Colbert, sont mauvais courtisans, etc.
Catherine Mignard, qui devint par la suite comtesse de Feuquières, fut marraine du troisième et dernier enfant du poète. On doit à, Mignard plusieurs des portraits qui ont perpétué les traits de l’auteur comique.
Les relations de Molière avec le musicien Lulli furent moins étroites et finirent par s’altérer tout à fait. Ce fut Lulli qui composa la musique de la plupart des ballets et des divertissements intercalés dans les pièces de {p. 248} Molière. Ils se trouvèrent presque toujours associés pour les plaisirs du roi, et il ne semble pas que Lulli eut jamais à se plaindre de Molière, qui ne lui marchandait pas les éloges. On voit même que ce dernier prêta à l’autre, le 14 décembre 1670, une somme de onze mille livres, moyennant une constitution de rente de cinq cent cinquante livres, somme que Lulli employa à bâtir la maison qui fait l’angle de la rue Sainte-Anne et de la rue Neuve-des-Petits-Champs. Lorsque, deux ans plus tard, le Florentin obtint le privilège de l’Académie royale de musique, son premier soin fut de solliciter une ordonnance (signée le 14 avril 1672) qui portait défense aux autres théâtres d’employer dans leurs représentations plus de six chanteurs et de douze violons. Cette ordonnance n’était pas faite pour être agréable à Molière, qui demanda à un autre compositeur que Lulli, à Marc-Antoine Charpentier, la musique du Malade imaginaire.
L’abbé Le Vayer, fils de La Mothe Le Vayer, avait un attachement singulier pour Molière, dont il était le partisan et l’admirateur. C’est à l’occasion de la mort de cet ami, en 1664, que Molière écrivit le sonnet et la lettre touchante qui figurent dans ses œuvres :
Aux larmes, Le Vayer, laisse tes yeux ouverts :Ton deuil est raisonnable, encor qu’il soit extrême ;Et lorsque pour toujours on perd ce que tu perds,La Sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même.
On se propose à tort cent prétextes diversPour vouloir d’un œil sec voir mourir ce qu’on aime ;L’effort en est barbare aux yeux de l’univers,Et c’est brutalité plus que vertu suprême.
On sait bien que les pleurs ne ramèneront pasCe cher fils que t’enlève un imprévu trépas ;Mais la perte, par là, n’en est pas moins cruelle.
Ses vertus de chacun le faisaient révérer :Il avait le cœur grand, l’esprit beau, l’âme belle ;Et ce sont des sujets à toujours le pleurer.Vous voyez bien, monsieur, que je m’écarte fort du chemin {p. 249} qu’on suit d’ordinaire en pareille rencontre, et que le sonnet que je vous envoie n’est rien moins qu’une consolation. Mais j’ai cru qu’il fallait en user de la sorte avec vous, et que c’est consoler un philosophe que de lui justifier ses larmes et de mettre sa douleur en liberté. Si je n’ai pas trouve d’assez fortes raisons pour affranchir votre tendresse des sévères leçons de la philosophie, et pour vous obliger à pleurer sans contrainte, il en faut accuser le peu d’éloquence d’un homme qui ne saurait persuader ce qu’il sait si bien faire.
Molière.
Enfin, un ami
de la maison qu’il nous faut citer encore est ce « fort honnête médecin dont
Molière avait l’honneur d’être le malade »
, et pour lequel il sollicite du
roi, dans un placet qui se trouve en tête du Tartuffe, un canonicat de
la chapelle de Vincennes. Ce docteur, nomme Jean-Armand de Mauvillain, joue un rôle assez
important dans l’histoire de la Faculté. Après des luttes très vives contre les docteurs
de la vieille roche, Mauvillain fut élu doyen en 1666. Novateur, longtemps persécuté,
il ne devait se faire aucun scrupule de livrer à la satire, les termes, les usages, les
travers de la génération médicale qu’il combattait. Doyen ensuite, il se trouva,
malgré ses liaisons avec Guénaut et Des Fougerais, en opposition et en hostilité avec les
médecins de cour. Intempérant de langage, bilieux et agressif, il fut extrêmement utile à
Molière. Il ne faut pas l’entendre des soins qu’il lui donna, si l’on s’en fie du moins à
l’anecdote rapportée par Grimarest : « Vous avez un
médecin, Molière ; que vous fait-il ? dit un jour Louis XIV.
— Sire, répondit Molière, nous causons ensemble ; il m’ordonne des remèdes, je ne
les fais pas, et je guéris. » Mais ce que disait le
docteur à son malade n’était pas perdu, et, en effet, il eut une certaine part, sans
trop s’en douter peut-être dans plusieurs chefs-d’œuvre. Il resta sous le coup d’une
accusation de traîtrise parmi ses confrères ; on lit en note d’un exemplaire de l’ Index funereus , de Jean de Vaux (édit. 1724) : « Ce docteur, Armand de
Mauvillain, a démérité de la Faculté pour avoir aidé Poquelin Molière à donner la
médecine et les médecins en spectacle et en [p.250] raillerie, et avoir ainsi tellement
diminué la confiance qu’ils inspirent qu’on y a plus recours que pour la forme, et qu’on
n’ajoute presque aucune foi à leurs raisonnements ni à leurs prescriptions
106
. »
CHAPITRE XII.
COMMENCEMENT DES HOSTILITÉS CONTRE LA MÉDECINE ET LES
MÉDECINS §
Molière, à l’époque où nous sommes, en 1665, allait commencer la guerre contre les médecins. Déjà il leur avait décoché quelques traits dans Le Festin de Pierre, où Sgnanarelle paraît déguisé en médecin et défend sa robe contre Don Juan par des arguments pires que des attaques. Mais ce n’était encore qu’une escarmouche. Molière se préparait à exploiter largement l’ample et riche matière de ridicules qu’il y avait de ce côté-là. Souffrant déjà, il savait mieux que personne ce qu’il fallait attendre de la Faculté et de ses représentants. Il n’est pas besoin de chercher une autre cause aux coups redoublés qu’il leur porta : l’indignation suffit, une indignation que justifiaient les nombreux scandales donnés par l’empirisme à cette époque, et que l’expérience personnelle du poète dut exciter et entretenir. De nombreux travaux d’érudition sur l’état de la médecine au XVIIe siècle ont paru nouvellement : nous avons mentionné déjà l’ouvrage spécial de M. Raynaud ; il faut y joindre le Journal de la santé du Roi107, qui abonde en curieux renseignements et en exemples singuliers. Nous ne prétendons pas résumer ici ces recherches et ces documents ; nous nous bornons à dire qu’ils ont {p. 252} mis en pleine lumière et la vérité et la légitimité de la satire du grand comique. Bien souvent même les tableaux réels que nous offrent les historiens font pâlir ceux qu’a tracés la comédie.
Le 15 septembre 1665, les comédiens du roi allèrent représenter à Versailles une petite
pièce intitulée L’Amour médecin, faite, appprise et jouée en cinq jours.
Cet impromptu mettait en scène quatre docteurs dans lesquels les contemporains
s’accordèrent à reconnaître les principaux médecins de la cour. « On a joué à
Versailles, écrit Guy Patin, une comédie des médecins de la cour, où ils ont été traités
de ridicules devant le roi, qui en a bien ri. »
Lorsque la pièce fut donnée à la
ville, le 22 septembre, il écrit encore : « On joue présentement L’Amour malade ; tout Paris y va en foule pour voir représenter les médecins
de la cour, et principalement Esprit et Guénaud, avec des masques faits tout exprès ; on
y ajoute Des Fougerais. »
Guy Patin se trompe sur plusieurs circonstances d’un
événement qu’il ne rapporte que par ouï-dire, et notamment sur les masques qu’il prête aux
acteurs ; mais il ne résulte pas moins de son témoignage que la curiosité
publique distinguait et désignait fort clairement les personnages mis en scène. C’étaient
les princes de la science, des hommes ayant une grande renommée et beaucoup de crédit, et
qu’il n’était pas bon d’avoir contre soi. Les cinq médecins de la comédie de Molière
s’appellent Tomès, Desfonandrès, Macroton, Bahis et Filerin ; Boileau avait forgé ces
noms tirés du grec. Tomès représentait probablement Daquin ; Desfonandrès, c’était Des
Fougerais ; Macroton, c’était Guénaut, qui parlait avec une extrême lenteur ;
Bahis, c’était Esprit, qui bredouillait, ou peut-être Brayer ; et M. Filerin, si l’on veut
continuer les applications, aurait été Pierre Yvelin, le médecin de Madame.
On avait vu près du lit de mort du cardinal Mazarin, en 1661, ces médecins alors fameux :
Guénaut, Valot, Brayer et Des Fougerais. « Ils alterquaient ensemble, dit
leur confrère Guy Patin, et ne s’accordaient pas de l’espèce de la maladie dont le
malade mourait. Brayer dit que la rate est gâtée, Guénaut dit que c’est le foie, Valot
dit que c’est le poumon et qu’il a de l’eau dans la poitrine ; Des [p.253] Fougerais dit
que c’est un abcès du mésentère… Ne voilà pas des habiles gens ? »
Guénaut eut
le dessus, et emporta le malade. On raconte qu’étant un jour engagé dans un embarras de
voitures, un charretier le reconnut et s’écria : « Laissons passer M. le docteur,
c’est lui qui nous a fait la grâce de nous délivrer du cardinal ! »
La scène de Molière n’est-elle pas, après cela, pleinement justifiée ? On sait, en outre,
la spirituelle réponse qu’aurait faite Louis XIV aux plaintes qui lui étaient
adressées : « Les médecins font assez souvent pleurer, dit-il, pour qu’ils
fassent rire quelquefois. »
C’est peu après cette première satire contre l’art de guérir que Molière éprouva un accès de maladie aiguë. Nous en sommes informés par le successeur de Loret, Charles Robinet, qui constate le rétablissement du comédien, dans sa lettre du 21 février 1666.
Épuisé par les veilles, les passions, les chagrins, Molière était attaqué, en effet, aux
sources vives de l’existence. Ces accès, qui mettaient ses jours en danger, se
renouvelleront désormais par intervalles. « Avec une dose ordinaire de faiblesse,
dit M. Bazin, il aurait demandé à tous les traitements une guérison peut-être
impossible. Ferme et emporté comme il était, il aima mieux nier d’une manière absolue le
pouvoir de la science et suivre sa route. Il y avait donc dans son fait, à l’égard de la
médecine, quelque chose de pareil à la révolte du pécheur incorrigible contre le ciel,
une vraie bravade d’incrédulité. »
Avec moins de courage et de dévouement à son
art, ajouterons-nous, il aurait pu de ce moment renoncer au théâtre, s’épargner des
fatigues accablantes, se soigner et prolonger ses jours menacés. Il n’en fit rien, il
demeura dans l’ardente mêlée, résistant avec une obstination invincible au mal, qui
voulait le dompter, et raillant ceux qui prétendaient le guérir. Au lieu de chercher le
repos, il hâta et multiplia ses créations à mesure que le danger augmentait. Comment
n’admirerait-on pas cet âpre entêtement à poursuivre sa tâche, lorsqu’on songe de combien
de chefs-d’œuvre nous aurions été privés si Molière s’était laissé abattre par les
premières atteintes du mal ? Ce mal se révélait par une toux fréquente : il en sut tirer
pour ses rôles des effets plaisants. Il se fait dire {p. 254} à
lui-même par Frosine, dans L’Avare, que sa fluxion ne lui sied pas mal
et qu’il a bonne grâce à tousser.
Oui, c’est lui, je le viens de connaître à sa toux,
dit Le Boulanger de Chalussay. La toux de Molière resta longtemps après lui une tradition et un jeu de théâtre.
CHAPITRE XIII.
TROISIÈME ÉPOQUE DU THÉÂTRE DE MOLIÈRE
DU MISANTHROPE AUX
FEMMES SAVANTES §
Le théâtre du Palais-Royal était resté fermé du 27 décembre 1665 au 21 février 1666, à cause de la maladie de Molière, et par suite de la mort de la reine-mère, Anne d’Autriche, survenue le 20 janvier. Le 4 juin suivant, la troupe du roi joua Le Misanthrope, qui est dans le genre comique ce qu’Athalie est dans la tragédie. On voit combien Molière demeurait maître de lui-même, et dans quelle région élevée et sereine habitait son esprit, pour que la création la plus pure et la plus parfaite de l’art comique soit sortie de sa plume au moment où sa vie était si troublée et assombrie. La maladie venait de lui livrer un redoutable assaut. Son œuvre favorite, Le Tartuffe, restait toujours frappée d’interdiction. Il s’était brouillé avec Racine. Enfin, il avait du se séparer de sa femme Armande, qu’il continuait pourtant d’aimer d’une insurmontable tendresse.
Il mit dans la nouvelle et immortelle comédie beaucoup de son cœur : Alceste, adorant
malgré lui la coquette Célimène, exprimait des peines et des faiblesses que
Molière n’avait pas besoin de feindre. C’était lui qui représentait « l’homme aux
rubans verts »
, et Célimène était jouée au naturel par Armande Béjart ; ces deux
époux se trouvaient donc avoir à peu près la même situation réciproque sur le théâtre que
dans la vie, et leurs rôles ne pouvaient {p. 256} qu’emprunter à cette
conformité un accent de vérité profonde :
CÉLIMÈNE.
Je sais combien je dois vous paraître coupable,Que toute chose dit que je peux vous trahir,Et qu’enfin vous avez sujet de me haïr.Faites-le, j’y consens.ALCESTE.
Et le puis-je, traîtresse?Puis-je ainsi triompher de toute ma tendresse?Et quoique avec ardeur je veuille vous haïr,Trouvé-je un cœur en moi tout prêt à m’obéir?
Ou encore :
Morbleu ! faut-il que je vous aime !Ah ! que si de vos mains je rattrape mon cœur,Je bénirai le ciel de ce rare bonheur !Je ne le cèle pas, je fais tout mon possibleÀ rompre de ce cœur l’attachement terrible ;Mais mes plus grands efforts n’ont rien fait jusqu’ici,Et c’est pour mes péchés que je vous aime ainsi.
Armande était ravissante dans ce personnage de Célimène. Voici comment parlent de cette jeune actrice les gazettes du temps :
Ô justes dieux ! Qu’elle a d’appas !Et qui pourrait ne l’aimer pas ?Sans rien toucher de sa coiffureNi de sa belle chevelure,Sans rien toucher de ses habitsSemés de perles, de rubis,Et de toute la pierrerieDont l’Inde brillante est fleurie,Rien n’est si beau ni si mignon :Et je puis dire tout de bonQu’ensemble Amour et la natureD’elle on fait une miniatureDes appas, des grâces, des risQu’on attribuait à Cypris108
{p. 257}C’est de cette pièce plus que de toute autre qu’il faut
entendre ce que disent les auteurs de la préface de 1682 : « Molière observait les
manières et les mœurs de tout le monde ; et il trouvait ensuite le moyen d’en faire des
applications admirables dans ses comédies, où l’on peut dire qu’il a joué tout le monde,
puisqu’il s’y est joué le premier en plusieurs endroits sur les affaires de sa famille
et qui regardaient ce qui se passait dans son domestique. C’est ce que ses plus
particuliers amis ont observé plus d’une fois. »
Le Misanthrope touchait par bien des points à la réalité ; ayant soin,
toutefois, de faire remarquer d’autre part combien il y touchait discrètement. Si en
certains moments Alceste souffre, se plaint, s’indigne comme ferait Molière, gardons-nous
d’en conclure que nous voyons dans Alceste Molière peint par lui-mème. « Molière,
dit Sainte-Beuve, invente et engendre ses personnages, qui ont bien çà et là des airs de
ressembler à tels ou tels, mais qui, au total, ne sont qu’eux-mêmes. »
On peut
en dire autant des personnages qui reproduisent quelques-uns de ses propres traits. Malgré
ces airs de ressemblance, ils ont une physionomie absolument originale. Molière n’est pas
plus Alceste que Philinte, quoique tous deux tiennent un peu de lui. À plus forte raison,
ne cherchons pas à découvrir d’autres masques historiques dans Le
Misanthrope. Les contemporains eux-mêmes s’abusaient presque toujours lorsqu’ils
prétendaient trouver des portraits sur le théâtre de Molière ; nous ne pourrions
qu’ajouter considérablement à leurs méprises.
« Le Misanthrope, dit M. Michelet, est une œuvre infiniment
hardie : car si Alceste gronde c est sur la cour, plus encore que sur Célimène. Mais
qu’est-ce que la cour, sinon le monde du roi, arrangé pour lui et par lui ? Ces mauvais
choix pour les emplois publics, qui révoltent Alceste, qui donc les fait, sinon le
roi ? »
La satire allait aussi près du trône que possible ; et cette satire,
qu’on ne l’oublie pas, était donnée non plus à la cour elle-même, mais à la ville.
Versailles, ce monde à part, paré et doré, est frondé comme le monde bourgeois d’Arnolphe
et de Sganarelle, non plus seulement pour ses travers superficiels, {p. 258} comme dans Les Fâcheux, mais pour ses faux dehors,
ses trahisons, ses lâchetés, ses misères secrètes et ses vices, au milieu desquels un
honnête homme ne pouvait vivre. C’est ainsi que Molière embrassait de son regard
impartial tous les étages de la société, et qu’il leur faisait une égale justice.
On a prétendu sur la foi de Grimarest, que Le Misanthrope, à son
apparition, fut accueilli froidement par le public. On s’est un peu trop pressé d’accepter
cette preuve si concluante qu’une œuvre de premier ordre peut éprouver un échec au
théâtre. Le Misanthrope, seul, sans autre pièce pour l’accompagner, fut
joué vingt et une fois de suite ; ce nombre de représentations constituait alors un
succès. Il fut apprécié à sa valeur par les gens de goût. Subligny écrit, le 17 juin, dans
sa Muse dauphine : « C’est un chef-d’œuvre inimitable ! »
De Vizé, l’ancien détracteur de Molière, publia une longue lettre apologétique que
le libraire Ribou imprima en tête de la première édition de la comédie (1667). Tout ce
qu’il y avait d’esprits cultivés et délicats fut dans l’enchantement. Mais il est vrai de
dire que le succès ne prit pas les proportions d’une vogue populaire. Cette admirable
causerie exigeait trop des spectateurs. Ainsi il est positif que le sonnet d’Oronte
produisit d’abord un mouvement singulier : « J’en vis qui se firent jouer, dit de
Vizé, pendant qu’on représentait cette scène, car ils crièrent que le sonnet était bon,
avant que le Misanthrope en fît la critique, et demeurèrent ensuite tout confus. »
La foule admira sans doute, mais avec plus d’étonnement que d’enthousiasme.
On dirait, mon benoit Lecteur,
Qu’en entend un prédicateur.
dit Robinet, qui est ici l’écho du parterre. Maintenant que les souveraines beautés du Misanthrope sont inculquées dans toutes les têtes, nous serions tentés de faire au XVIIe siècle un reproche de cette tiédeur. Il n’est pas sûr cependant qu’une œuvre du même art élevé et exquis réussît mieux de nos jours.
Cette médiocre fortune d’une œuvre trop parfaite pour {p. 259}s’accommoder au goût du grand nombre ne prit pas Molière au dépourvu : il composa immédiatement, il tenait prêt peut-être Le Médecin malgré lui, qui fut joué le 6 août, c’est-à-dire deux mois après Le Misanthrope. On donnait l’un à la suite de l’autre ; d’un côté, la vue la plus haute et la plus fine de la nature humaine, l’élévation de la pensée, l’élégance suprême du style et du langage ; de l’autre, la verve entraînante, la franche gaieté, le rire à toutes dents ! Molière, quittant l’habit de cour d’Alceste, endossait la robe doctorale de Sganarelle. Quelle prodigieuse souplesse d’esprit ! Quelle variété d’invention ! Quelle fécondité de ressources ! Génie inépuisable, il fait la part de tout le monde et met d’accord les goûts les plus divers.
Molière, que la ville avait possédé toute cette année, allait être ressaisi par Versailles. Lorsque le deuil de la reine mère fut terminé, les fêtes recommencèrent. Vers la fin de 1666, Louis XIV voulut donner à sa cour le grand divertissement du Ballet des Muses, arrangé par Benserade. Molière composa pour cette circonstance les deux premiers actes de Mélicerte.
C’est pour le jeune Baron que Molière composa l’idylle de Mélicerte. Michel Boyron, dit Baron, était fils d’André Boyron, comédien du roi, et de Jeanne Auzoult, actrice et beauté célèbre en son temps. Il était né le 8 octobre 1653. Demeuré orphelin à l’âge de neuf ans, on l’avait engagé dans une troupe de jeunes acteurs dirigée par un nommé Raisin, et qu’on appelait les comédiens de M. le Dauphin. Raisin étant mort, sa veuve avait dissipé à Rouen l’argent que son mari avait gagné à Paris. Elle était revenue sans ressources dans cette dernière ville en 1665 et avait demandé à Molière de lui prêter sa salle pour trois représentations. À la troisième de ces représentations, Molière assista et fut frappé des dispositions du petit acteur phénomène. Molière le recueillit, l’emmena chez lui et obtint du roi une lettre de cachet pour l’ôter de la troupe où il était. Il prit dès lors le plus grand soin de l’éducation de Baron et fonda sur lui de grandes espérances.
Baron avait
treize ans quand Molière lui donna le rôle de Myrtil dans Mélicerte.
« Objet des innocentes caresses des jeunes femmes de la troupe, dit M. Philarète
Chasles, {p. 260}cet enfant, d’une beauté rare et d’une grâce
parfaite, placé comme l’indien Krichna au milieu des bergères ou gopis, offrait un
spectacle tout à fait digne de la pastorale. Molière mit en scène ce riant ensemble. »
Mais une querelle qui s’éleva pendant les
répétitions vint déconcerter ses projets. « Mademoiselle Molière, raconte
Grimarest, s’emporta un jour jusqu’à donner à Baron un soufflet sur un sujet
assez léger. Le jeune homme crut son honneur intéressé d’avoir été battu par une femme.
Voilà de la rumeur dans la maison. « Est-il possible, dit Molière à son épouse, que vous
ayez l’imprudence de frapper un enfant aussi sensible que vous connaissez celui-là ; et
encore dans un temps où il est chargé d’un rôle de six cents vers dans la pièce que nous
devons représenter incessamment devant le roi ! »
Molière tâcha vainement d’adoucir le jeune acteur irrité. Tout ce qu’il put obtenir, c’est que Baron jouerait son personnage de Myrtil. Après la représentation, celui-ci eut la hardiesse de demander au roi, à Saint-Germain, la permission de se retirer. Elle lui fut accordée, il partit et courut la province. Ce fut sans doute cette circonstance qui détourna Molière d’achever la pièce. Dans la suite des représentations du Ballet des Muses, il substitua à Mélicerte la Pastorale comique.
Ah ! qu’il est beau,Le jouvenceau !Ah ! qu’il est beau ! Ah ! qu’il est beau !Qu’il va faire mourir de belles !Qu’il est joli,Gentil, poli !{p. 261}Qu’il est joli ! qu’il est joli !Est-il des yeux qu’il ne ravisse ?Il passe en beauté feu Narcisse,Qui fut un blondin accompli… »
Après avoir joué Alceste, passe encore de jouer Sganarelle, mais Lycas ! voilà ce que Boileau ne pouvait comprendre.
Ce n’était pas tout,
que ces travestissements fantasques et ces rôles extravagants ; Molière était encore
exposé sur son théâtre à toutes sortes de risibles aventures, celle-ci, par exemple, que
rapporte Grimarest : « On jouait une comédie intitulée Don Quichote ou les enchantements de Merlin (pièce arrangée par
Madeleine Béjart), et, dans cette comédie, Molière remplissait le rôle de Sancho Pança.
Il y paraissait monté sur un âne. Un soir qu’ayant enfourché sa monture il attendait le
moment d’entrer en scène, l’âne, qui ne savait pas son rôle par cœur, n’observa pas ce
moment, et, dès qu’il fut dans la coulisse, il voulut entrer, quelques efforts que
Molière employât pour qu’il n’en fît rien. Il tirait le licou de toute sa force ;
l’âne n’obéissait point et voulait paraître. Moliere appelait « Laforest ! à moi ! ce
maudit âne veut entrer. » Cette femme était dans la coulisse opposée, d’où elle ne
pouvait passer par-dessus le théâtre pour arrêter l’âne : et elle riait de tout son cœur
de voir son maître renversé sur le derrière de cet animal, tant il mettait de force a
tirer son licou pour le retenir. Enfin, destitué de tout secours et désespérant de
pouvoir vaincre l’opiniâtreté de son âne il prit le parti de se retenir aux ailes du
théâtre et de laisser glisser l’animal entre ses jambes pour aller faire telle scène
qu’il jugerait à propos. Quand on fait réflexion au caractère d’esprit de Molière, à la
gravité de sa conduite et de sa conversation, il est risible que ce philosophe fût
exposé à de pareilles aventures et prit sur lui les personnages les plus
comiques. »
Boileau trouvait que son ami compromettait sa
dignité, mais il n’obtenait de lui sur ce point aucune concession. Molière persista
à exercer la profession d’acteur comique dans toute son étendue. Il ne récusa jamais aucun
emploi, même {p. 262} subalterne. Il resta tout entier la proie du
théâtre. Lui, qui soutenait cette périlleuse gageure que nous avons tout à l’heure
expliquée, pouvait-il, en effet, lâcher pied d’un seul pas sans abandonner bientôt tout le
terrain ? S’il renonçait à un rôle, il n’y avait point de motif pour qu’il ne renonçât pas
à la comédie. Boileau tenait le langage de la froide raison à Molière, qui était passionné
et qui ne vivait que par la passion.
Au mois de février 1667, Molière introduisit, dans le Ballet des Muses, Le Sicilien ou l’Amour peintre, délicieuse esquisse qu’on peut considérer comme un modèle d’opéra-comique. La troupe de Molière, qui était partie de Paris le 1er décembre 1666, ne fit sa rentrée au théâtre du Palais-Royal que le 25 février suivant. Le Sicilien ne fut joué à la ville que le 10 juin. Molière, épuisé de fatigues, éprouva dans l’intervalle une nouvelle crise de sa maladie qui, pendant deux mois, le tint éloigné de la scène. Il avait altéré sa santé par de nouveaux efforts, mais il avait acquis de nouveaux droits à la protection royale.
Lorsqu’il fut rétabli, la scène politique avait changé de face. Après la mort de Philippe IV, roi d’Espagne (septembre 1665), Louis XIV, au nom de sa femme, Marie-Thérèse, réclama le Brabant, le Hainaut, le Limbourg, Namur, Anvers, etc. Au printemps de 1667, trois armées, dont l’une avait pour chef le maréchal de Turenne, se mirent en mouvement. Le roi partit le 16 mai, et à sa suite toute la cour ; la reine, les dames même, Montespan, La Vallière, dans de vastes carrosses prirent le chemin des Flandres. Le 3 juin, Louis entrait à Charleroi ; le 25, à Tournai. Le 2 juillet, il était devant Douai, qui se rendit le 6. Le 31, il prenait possession d’Oudenarde. De là, les Français retournèrent sur Lille pour faire le siège de cette place.
Pendant que s’accomplissait cette diversion, et que Paris, au dire de M. de Sévigné,
était désert, Molière joua, le 5 août, sur le théâtre du Palais-Royal, la comédie qui
était interdite depuis trois ans. Il l’avait intitulée L’Imposteur,
avait changé le nom de Tartuffe en celui de Panulphe, adouci quelques passages. Il
espérait {p. 263} peut-être, à l’aide de ces légers déguisements et de
ces artifices, lui faire passer le pas sans encombre, et constituer en sa faveur ce qu’on
nomme un fait accompli. C’est le vendredi 5 que L’Imposteur fut joué. Le
lendemain samedi, jour où l’on ne jouait pas, un huissier de la cour du Parlement vint, de
la part du premier président de Lamoignon, défendre la seconde représentation, qui devait
avoir lieu le dimanche. Il fallait de plus justifier le mépris qu’on avait fait d’une
interdiction notoire et formelle. « Tout ce que j’ai pu faire en cette rencontre
pour me sauver moi-même de l’éclat de cette tempête, dit Molière, c’est de dire
que Votre Majesté avait eu la bonté de m’en permettre la représentation, et que je
n’avais pas cru qu’il fût besoin de demander cette permission à d’autres, puisqu’il
n’y avait qu’elle seule qui me l’eût défendue. »
Molière, espérant obtenir que le roi confirmerait ses allégations, fit partir, le 8 août,
deux acteurs de sa troupe, La Thorillière et La Grange, pour aller présenter à Louis XIV,
sous les murs de Lille, le placet dont nous venons de citer quelques lignes et qui se
terminait par ces mots : « J’attends avec respect l’arrêt que Votre Majesté
daignera prononcer sur cette matière ; mais il est très assuré, Sire, qu’il ne faut plus
que je songe à faire des comédies si les tartuffes ont l’avantage. »
C’était essayer presque d’inquiéter le monarque pour ses divertissements à
venir.
Le 11 août, une ordonnance de l’archevêque de Paris fut dirigée contre la comédie de L’Imposteur.
Voici le texte de cette ordonnance, qui a été retrouvée à la Bibliothèque nationale :
Hardouin, par la grâce de Dieu et du Saint-siège apostolique archevêque de Paris, à tous curés et vicaires de cette ville et faubourgs, salut en Notre-Seigneur. Sur ce qui nous a été remontré par notre promoteur que, le vendredi cinquième de ce mois, on représenta sur l’un des théâtres de cette ville, sous le nouveau nom de L’Imposteur, une comédie très dangereuse, et qui est d’autant plus capable de nuire à la religion que, sous prétexte de condamner l’hypocrisie ou la fausse dévotion, elle donne lieu d’en accuser tous ceux qui font profession de la plus solide piété, et les expose par ce moyen aux {p. 264} railleries et aux calomnies continuelles des libertins, de sorte que, pour arrêter le cours d’un si grand mal, qui pourrait séduire les âmes faibles et les détourner du chemin de la vertu, notre dit promoteur nous aurait requis de faire défense à toute personne de notre diocèse de représenter, sous quelque nom que ce soit, la susdite comédie, de la lire ou entendre réciter, soit en public, soit en particulier, sous peine d’excommunication ;
Nous, sachant combien il serait en effet dangereux de souffrir que la véritable piété fût blessée par une représentation si scandaleuse et que le roi même avait ci-devant très expressément défendue ; et considérant d’ailleurs que, dans un temps où ce grand monarque expose si librement sa vie pour le bien de son État, et où notre principal soin est d’exhorter tous les gens de bien de notre diocèse à faire des prières continuelles pour la conservation de sa personne sacrée et pour le succès de ses armes, il y aurait de l’impiété de s’occuper à des spectacles capables d’attirer la colère du Ciel ; avons fait et faisons très expresses inhibitions et défenses à toutes personnes de notre diocèse de représenter, lire ou entendre réciter la susdite comédie, soit publiquement, soit en particulier, sous quelque nom et quelque prétexte que ce soit, et ce sous peine d’excommunication.
Si mandons aux archiprêtres de Sainte-Marie-Madelaine et de Saint-Séverin de vous signifier la présente ordonnance, que vous publierez en vos prônes aussitôt que vous l’aurez reçue, en taisant connaître à tous vos paroissiens combien il importe à leur salut de ne point assister à la représentation de la susdite ou semblables comédies,
Donné à Paris sous le sceau de nos armes, ce onzième août mil six cent soixante-sept.
HARDOUIN, archevêque de Paris.
Par mondit seigneur, Petit. »
Le 10 du même mois parut une Lettre sur cette comédie, qu’on a attribuée, à tort selon nous, à Molière, mais qui a été probablement écrite par quelqu’un qui se trouvait en étroite communication avec lui. C’est une apologie, où la question de religion et de morale est principalement discutée.
La Thorillière et La Grange, gracieusement reçus au camp de Lille, en rapportèrent une réponse dilatoire :
{p. 265}« Qu’après son retour, le roi ferait examiner de
nouveau la pièce, et qu’ils la joueraient. »
Lille se rendit le 27 août, le roi
revint à Saint-Germain le 7 septembre, et l’on ne vit pas jouer Le
Tartuffe. La troupe, qui avait suspendu ses représentations depuis le départ de La
Grange et de La Thorillière, ne les reprit que le 25 septembre 1667. Ce jour-là le théâtre
rouvrit par Le Misanthrope.
Robinet, parlant de la représentation du 25 septembre ou de celles qui la suivirent immédiatement, écrit sous forme d’apostille à sa lettre du 8 octobre :
J’oubliais une nouveautéQui doit charmer notre cité.Molière, reprenant courage,Malgré la bourrasque et l’orage,Sur la scène se fait revoir :Au nom des dieux, qu’on l’aille voir !
Molière ne joua pas longtemps. Il ne parut pas dans la Délie de de Vizé, qui fut donnée sur son théâtre le 28 octobre110. On ne voit pas son nom dans les représentations données à Versailles du 6 au 9 novembre. Cependant il est assez difficile de croire qu’il y soit resté tout à fait étranger. La troupe lit, à ce qu’il parait, pendant ce séjour un véritable tour de force, en jouant L’Accouchée ou l’Embarras de Godard de de Vizé, à l’improviste. C’est du moins ce que raconte Robinet dans sa lettre du 12 novembre :
Sur toutes nouveautésQui plurent à Leurs Majestés,À vos deux royales altesses,Princes, princesses, ducs, duchesses,Et bref, à toute notre cour,Ce fut ce qui, le dernier jour,Fit de vos ébats la clôture,Ainsi du moins qu’on me l’assure,Savoir ; L’Embarras de Godart,Sujet fort drôle et goguenardEt qui fut comme vent en poupeEn cette rencontre à la troupe{p. 266} Qu’on nomme la troupe du roi,Qui tout à fait en bel arroiJoua cette petite pièceQui remplit le cœur de liesse,Faisant lors, pour Sa Majesté,Presque un miracle en vérité.Car, sans l’avoir étudiéeOu du moins, je crois, repassée.Même sans avoir les habitsQui pour tel cas étaient requis,Sachant que le roi notre sireLa voulait voir, car c’est tout dire.Elle fit, par un heureux sort.De mémoire un si noble effortEt s’acquitta si bien du reste,Qu’au lecteur derechef j’attesteQu’elle remporta grand honneurPour elle et pour monsieur l’auteur.
Le chef de la troupe ne fut-il pour rien dans ce coup bien joué ? On a peine à le croire. Il est certain, toutefois, qu’il y eut une nouvelle éclipse du comédien, car Robinet, à la fin de sa lettre du 31 décembre de la même année, écrit :
Veux-tu, lecteur, être ébaudi ?Sois au Palais-Royal mardi :Molière, que l’on idolâtre,Y remonte sur son théâtre.
Molière joua ce mardi 3 janvier 1668 au Palais-Royal, le 5 aux Tuileries ; puis, le 13 janvier, il représenta sur son théâtre Amphitryon. On a vu une plainte et un aveu de Molière dans ces vers de Sosie entrant en scène :
Sosie, à quelle servitude
Tes jours sont-ils assujettis !
Notre sort est beaucoup plus rude
Chez les grands que chez les petits.
Ils veulent que pour eux tout soit dans la nature
Obligé de s’immoler.
Jour et nuit, grêle, vent, péril, chaleur, froidure.
Dès qu’ils parlent, il faut voler.
{p. 267} Vingt ans d’assidu service
N’en obtiennent rien pour nous.
Le moindre petit caprice
Nous attire leur courroux.
Cependant notre âme insensée
S’acharne au vain honneur de demeurer près d’eux.
Et s’y veut contenter de la fausse pensée
Qu’ont tous les autres gens, que nous sommes heureux.
Vers la retraite en vain la raison nous appelle.
En vain notre dépit quelquefois y consent ;
Leur vue a sur notre zèle
Un ascendant trop puissant,
Et la moindre faveur d’un coup d’œil caressant
Nous rengage de plus belle.
Et de fait Molière était rengagé. Peut-être avait-il obtenu quelque encouragement, quelque espoir, quelque promesse.
On a attribué à cette merveilleuse imitation de L’Amphitryon de Plaute
une signification singulière : on a voulu y découvrir une allusion aux amours encore
secrètes de Louis XIV et de Mme de Montespan, une sorte de
glorification de l’adultère royal. Cette étrange et immorale flatterie a-t-elle été
réellement dans l’intention de Molière ? A-t-il prétendu prouver à M. de Montespan et à la
cour « qu’un partage avec un dieu n’a rien qui déshonore »
? Il semble
que ce soit à la pièce elle-même qu’il faut demander la réponse à cette question. Or,
l’impression qu’elle produit n’est nullement favorable au dieu qui fait un si révoltant
abus de la souveraine puissance ; le beau rôle n’appartient pas du tout à Jupiter. Alcmène
aime son mari ; elle a une sensibilité, une grâce, une sincérité de tendresse dont le dieu
se joue impitoyablement. Amphitryon n’est jamais ridicule, et l’amour qu’il inspire à
sa femme le relève et lui acquiert la sympathie. Il ne se résigne point ; il dévore
l’affront en silence et n’avale qu’à contre-cœur « la pilule que Jupiter prend soin
de lui dorer »
. La conclusion est celle de Sosie.
[…] Coupons aux discoursEt que chacun chez soi doucement se retire ;Sur telles affaires toujoursLe meilleur est de ne rien dire.
{p. 268}Au fond, s’il fallait trouver à cette œuvre étrange un mystérieux à-propos, ne pourrait-on pas dire au contraire que sous cette verve folle et cette gaieté entraînante se cache une railleuse ironie, et que la satire qui, dans Le Misanthrope, allait jusqu’au pied du trône, glisse ici jusqu’au monarque lui-même ?
C’est au prince de Condé que Molière dédia Amphitryon, ce qui achève
d’écarter tout soupçon de basse flatterie. Pendant ce même hiver de 1668. Condé, ayant
rassemblé une armée dans la Bourgogne, dont il avait le gouvernement, entra le 1er février dans la Franche-Comté, que des émissaires avaient travaillée
à l’avance. Le roi partit le 2 février de Saint-Germain. Quatorze jours après,
la Franche-Comté était conquise. Le 2 mai, Louis XIV signait le traité d’Aix-la-Chapelle,
en vertu duquel il rendait la Franche-Comté dont les places avaient été démantelées, et
gardait la Flandre française. Pour célébrer ces glorieux succès, une fête non moins
brillante que celle de 1664 fut, le 18 juillet, donnée par le roi dans les nouveaux
jardins dessinés par Le Nôtre. La comédie y eut sa part ordinaire, et c’est au milieu des
splendeurs du nouveau Versailles que fut « jouée une petite pièce en prose, dit
Félibien111, qui
montre la peine et les chagrins où se trouvent ceux qui s’allient au-dessus de leur
condition. »
Il s’agit de George Bandin, l’un des plus
vigoureux épisodes de la guerre que poursuivait l’auteur comique contre les fléaux de la
famille. Après la comédie antique d’Amphitryon, Molière, revenant à la
tradition française, avait demandé la nouvelle pièce à la veine un peu âpre des
fabliaux.
À quelque temps de là, le 5 août, la reine mit au monde un second fils de France, qui fut nommé duc d’Anjou. Des réjouissances publiques eurent lieu à cette occasion. Les différentes troupes de Paris donnèrent la comédie gratis, et celle de Molière ne fut pas la moins empressée à faire preuve de zèle. Robinet, qui assista au spectacle offert au Palais-Royal, grâce, ajoute-t-il, à l’obligeance de Mlle Hubert, nous fournit d’assez curieux détails :
{p. 269} L’excellente troupe du roiFit, à ravir, en bonne foi,Tant dans Les Fâcheux, qu’on peut direDes fâcheux qui nous font bien rire,Que dans Le Médecin forcé ;Et, depuis qu’on a commencéJusqu’à la fin que l’on fait pouffe.De rire presque l’on s’étouffe.Mais entre les deux, leur auteur,Et qui l’est de telle hauteur,Fit en cinq ou six périodesValant six des meilleures odes,Un discours qui bien reçu fut,Et dans lequel beaucoup me plutUne comparaison d’Hercule,Ou que sa chemise me brûle !Outre cela, sous sept habitsAussi vrai que je vous le dis,Ce brave auteur, le sieur Molière,Joua de façon singulièreEt se surpassa ce jour-là :C’est tout dire, disant cela.
On aperçoit ici le chef de troupe dans ses fonctions d’orateur ; et, de plus, on peut constater que Molière remplissait, dans Les Fâcheux, les principaux rôles de fâcheux ou d’importuns.
Le 9 septembre, moins de deux mois après George Dandin, L’Avare, grande
et profonde étude morale d’un vice qui a presque toujours échappé par sa laideur
aux châtiments de la scène, paraissait sur le théâtre du Palais-Royal. Sous la forme
comique, cette pièce déroule un drame redoutable : elle montre la famille en
révolte contre un chef cupide et méprisable ; les liens les plus étroits rompus, la piété
qui unit le père au fils détruite, le désordre éclatant de toutes parts ; cela forme,
comme dit Gœthe, « un spectacle qui a une grandeur extraordinaire et tragique à un
haut degré »
, sans que la forme s’écarte jamais des conditions du genre de la
comédie. Il est certain cependant que ce chef-d’œuvre fut assez froidement accueilli par
le public ; il n’eut dans le principe que neuf représentations, et, repris deux mois plus
tard, {p. 270}il eut à peine une meilleure fortune. Le retour des
esprits et leur éducation ne se firent qu’avec lenteur.
Le mardi 5 février 1669, la troupe du roi annonça le matin et joua le soir Le Tartuffe ou l’Imposteur. Molière était parvenu à ses fins. Il avait obtenu
l’autorisation sollicitée depuis si longtemps. À quelle occasion lui fut-elle accordée ?
On sait seulement que la comédie proscrite avait été jouée, le 20 septembre précédent, à
Chantilly, devant le prince de Condé, Monsieur le duc d’Orléans et Madame. On a remarqué
aussi qu’un grand apaisement eut lieu à cette époque dans les querelles religieuses, qu’un
bref de Rome réconcilia momentanément les diverses opinions de l’Église de France. Le
roi aurait profité du moment où tout le monde, jésuites et jansénistes, ultramontains et
gallicans, s’embrassait, pour mettre enfin en liberté Le Tartuffe de
Molière, comme s’il eût été tacitement compris « dans la paix de Clément
IX »
. L’explication est bizarre, nous la donnons pour ce qu’elle est.
On s’écrasa aux portes du théâtre pour voir cette pièce dont on avait tant parlé ; c’est
le journaliste Robinet qui le constate : « On disloqua à quelques-uns manteaux et
côtes, dit-il : beaucoup coururent le hasard d’être étouffés dans la presse.
Où l’on oyait crier sans cesse :Hélas ! monsieur Tartuffius,Faut-il que de vous voir l’envieMe coûte peut-être la vie ! »
Quarante-quatre représentations consécutives suffirent à peine à apaiser la curiosité. Molière triomphait : le jour même de la « grande résurrection du Tartuffe », il adressa au roi ce placet, où il sollicite un canonicat pour son médecin.
Sire,
Un fort honnête médecin, dont j’ai l’honneur d’être le malade, me promet et veut s’obliger par-devant notaire de me faire vivre encore trente années, si je puis lui obtenir une grâce de Votre Majesté. Je lui ai dit. sur sa promesse, que je ne lui {p. 271} demandais pas tant, et que je serais satisfait de lui, pourvu qu’il s’obligeât de ne me point tuer. Cette grâce, Sire, est un canonicat de votre chapelle royale de Vincennes, vacant par la mort de…
Oserais-je demander encore cette grâce à Votre Majesté le propre jour de la grande résurrection de Tartuffe, ressuscité par vos bontés ? Je suis, par cette première faveur, réconcilié avec les dévots ; et je le serais, par cette seconde, avec les médecins. C’est pour moi, sans doute, trop de grâces à la fois ; mais peut-être n’en est-ce pas trop pour Votre Majesté ; et j’attends, avec un peu d’assurance respectueuse, la réponse de mon placet.
Le ton enjoué et presque familier qui règne dans ces quelques lignes exprime bien ce que le succès de ses longues et persévérantes démarches lui apportait de contentement et de bonheur.
Quelques nouveaux efforts furent tentés par les ennemis de l’auteur. Il parut une petite comédie en un acte intitulée : La Critique du Tartuffe, qui, selon toute vraisemblance, ne fut jamais représentée et qui était précédée d’une lettre satirique. Cette lettre, où l’on a cru reconnaître le style de Pradon, se termine par ces deux vers :
Un si fameux succès ne lui fut jamais du,Et s’il a réussi, c’est qu’on l’a défendu.
C’est pendant cette année que fut composée aussi la singulière rapsodie que nous avons eu l’occasion de citer à plusieurs reprises ; Élomire hypocondre ou les Médecins vengés, par Le Boulanger de Chalussay, publiée en 1670. Il est fort difficile toutefois de reconnaître de quelle rancune procédait cette œuvre ; l’indignation du parti religieux ne s’y trahit nulle part. Les médecins y sont non moins maltraités que vengés. Elle semble avoir été inspirée par une animosité personnelle dont la source est inconnue. Elle est l’œuvre d’un versificateur expert et d’un écrivain qui n’est pas sans verve.
La véritable opposition au Tartuffe eut lieu dans les chaires des
églises, où l’ordonnance de l’archevêque de Paris eut d’éloquents défenseurs. Le grand
prédicateur Bourdaloue y soutint que « comme la vraie et la fausse {p. 272}dévotion ont un grand nombre d’actions qui leur sont communes, et comme
les dehors de l’une et de l’autre sont presque tous semblables, il est non-seulement
aisé, mais d’une suite presque nécessaire que la même raillerie qui attaque l’une
intéresse l’autre, et que les traits dont on peint celle-ci défigurent celle-là… Et
voilà, chrétiens, ce qui est arrivé lorsque des esprits profanes et bien éloignés de
vouloir entrer dans les intérêts de Dieu ont entrepris de censurer l’hypocrisie, non
point pour en réformer l’abus, ce qui n’est pas de leur ressort, mais pour faire une
espèce de diversion dont le libertinage pût profiter, en concevant et faisant concevoir
d’injustes soupçons de la vraie piété par de malignes représentations de la fausse.
Voilà ce qu’ils ont prétendu, exposant sur le théâtre et à la risée publique un
hypocrite imaginaire, ou même, si vous le voulez, un hypocrite réel, et tournant dans sa
personne les choses les plus saintes en ridicule, la crainte des jugements de Dieu,
l’horreur du péché, les pratiques les plus louables en elles-mêmes et les
plus chrétiennes. Voilà ce qu’ils ont affecté, mettant dans la bouche de cet hypocrite
des maximes de religion faiblement soutenues, au même temps qu’ils les supposaient
fortement attaquées ; lui faisant blâmer les scandales du siècle d’une manière
extravagante ; le représentant consciencieux jusqu’à la délicatesse et au scrupule sur
des points moins importants, où toutefois il le faut être, pendant qu’il se portait
d’ailleurs aux crimes les plus énormes ; le montrant sous un visage de pénitent, qui ne
servait qu’à couvrir ses infamies ; lui donnant, selon leur caprice, un caractère de
piété la plus austère, ce semble, et la plus exemplaire, mais dans le fond, la plus
mercenaire et la plus lâche. »
Plus tard, Bossuet soutint la même thèse avec
encore plus de rigueur et de fougue oratoire. Ces hommes éminents. entiers dans leur foi,
croyaient sans aucun doute, en s’exprimant ainsi qu’ils faisaient, remplir leur mission et
leur fonction sacerdotale. Le danger qui les frappait n’était nullement chimérique, et
l’histoire du Tartuffe jusqu’à nos jours l’a suffisamment prouvé. Il
faudrait être trop naïf pour essayer de démontrer aux hommes d’église qu’ils ont eu tort
de se plaindre du Tartuffe, alors que {p. 273} chaque
fois qu’on a voulu faire une démonstration contre eux ou contre leur influence, on s’est
servi du Tartuffe. Mais ceux que préoccupent avant tout les intérêts de
la religion, et qui sont exclusivement touchés de ce qui lui peut nuire, n’embrassent pas
la question dans toute son étendue. Ils ne s’inquiètent pas assez d’autres dangers non
moins réels ; ils sont portés à se dissimuler l’exploitation plus ou moins hypocrite de la
crédulité publique, les abus qui se couvrent du nom et du crédit de la dévotion, le combat
que livre sourdement à la société civile et laïque ce qui est tantôt un vice odieux,
masque de tous les vices, et tantôt seulement un excès de zèle. Cette contre-partie de
leurs plaintes, ces alarmes qui partent des rangs opposés, ne sont pas non plus sans
fondement. C’est pourquoi, en un autre sens, l’on n’a pas tort de dire que Le
Tartuffe a été dans notre pays une garantie et une sauvegarde. Si les grands
orateurs de l’Église au XVIIe siècle étaient dans leur droit en
protestant contre Le Tartuffe. Molière, placé à un autre pôle d’idées et
d’intérêts, était dans le sien en le faisant jouer. C’est là une lutte qui n’est pas près
de finir et qui est presque toute l’histoire et toute la vie de notre civilisation.
Molière, que ne troublèrent ni les satires personnelles ni les censures publiques, paya
bientôt en plaisirs la dette de reconnaissance qu’il avait contractée envers le roi. Le 6
octobre 1669, il donna à Chambord avec tous les ornements de la musique et de la danse,
Monsieur de Pourceaugnac.
« Si l’on croit, disait Diderot, qu’il y a beaucoup plus d’hommes capables de faire
Pourceaugnac que Le Misanthrope, on se
trompe. »
Ce qu’il y a surtout à signaler dans cette pièce pour la biographie de
Molière, c’est un retour offensif contre les médecins. La consultation de la scène XI est
si vraie dans son exagération, qu on en trouve plus d’une presque aussi baroque et
aussi plaisante dans le Journal de la santé du Roi, rédigé par Valot,
Daquin et Fagon. On serait tenté de supposer, si la chose était possible, que les
consultations données à l’auguste sujet par les princes de la science
contemporaine furent communiquées, par quelque familier du château, à Molière, pour lui
servir de modèle. Molière jouait {p. 274} dans cette cette pièce le
rôle du gentilhomme limousin : « Vous n’avez qu’à considérer cette tristesse, ces
yeux rouges et hagards, ce corps menu, grêle, noir… »
C’est lui-même qu’il
dépeint ainsi : en effet, s’il se reprenait à railler les médecins, ce n’était pas qu’il
fut mieux portant ; sa santé, au contraire, s’altérait de plus en plus.
Il fut pourtant encore l’âme du divertissement royal du mois de février 1670. C’est sur les indications du roi lui-même qu’il composa la comédie-ballet intitulée Les Amants magnifiques, qu’il ne représenta pas sur son théâtre et qui ne fut pas imprimée de son vivant.
La Grange inscrit sur son registre : « Jeudi 30 janvier la troupe est allée à
Saint-Germain pour le Roi. Le retour a été le mardi 18 février. Pour lequel voyage et
celui de Chambord, le Roi, l’a gratifiée de la somme de douze mille livres qui ont été
partagées en douze parts, en comptant une part pour l’auteur. »
Louis XIV, disons-nous, avait lui-même fourni le sujet de la pièce : « Deux
princes rivaux, qui, dans le champêtre séjour de la vallée de Tempé, où l’on doit
célébrer la fête des Jeux Pythiens, régalent à l’envie une jeune princesse et sa mère de
toutes les galanteries dont ils se peuvent aviser. »
Il fallut broder sur ce texte des scènes qui amenaient des danses, des chants, des bergeries, des apothéoses ; créer une intrigue non indigne de la collaboration royale, facile à interrompre et facile à dénouer. Il fallut fournir des prétextes aux décorateurs et aux machinistes, des couplets aux musiciens, des madrigaux aux illustres danseurs.
Le roi prit-il part lui-même à la représentation ? Boileau, dans une lettre à Monchesnai
sur la comédie (septembre 1707), dit : « Croyez-moi, monsieur, attaquez nos
tragédies et nos comédies puisqu’elles sont ordinairement fort vicieuses, mais
n’attaquez point la tragédie et la comédie en général, puisqu’elles sont
d’elles-mêmes indifférentes, comme le sonnet et les odes et qu’elles ont quelquefois
rectifié l’homme, plus que les meilleures prédications ; et, pour vous en donner un
exemple admirable, je vous dirai qu’un grand prince qui avait dansé à plusieurs {p. 275}ballets, ayant vu jouer le Britannicus de M.
Racine, où la fureur de Néron à monter sur le théâtre est si
bien attaquée…
Pour toute ambition, pour vertu singulière,Il excelle à conduire un char dans la carrière,À disputer des prix indignes de ses mains,À se donner lui-même en spectacle aux Romains…il ne dansa plus à aucun ballet, non pas même au temps du carnaval. »
Britannicus avait été représenté, pour la première fois, le 13 décembre 1669. Si Louis XIV avait dansé le 4 février 1670 dans le divertissement des Amants magnifiques, l’assertion de Boileau serait assurément contestable.
Mais il est douteux que le roi ait paru en personne dans ce divertissement. Il y était annoncé, pour ainsi dire ; le livre de ballet indique que le roi fait les personnages de Neptune et d’Apollon. Il renonça au dernier moment à paraître en personne, et ne dansa que par procuration. Robinet et la Gazette sont obligés de revenir sur ce qu’ils avaient d’abord affirmé, et dès lors il n’est pas inadmissible que les vers de Britannicus aient été, en effet, pour quelque chose dans cette réserve.
À Pâques de cette année, quelques changements qui méritent d’être rapportés eurent lieu dans la troupe du roi ; Louis Béjart, âgé de quarante ans, prit sa retraite et reçut une pension annuelle de mille livres. L’acte, passé par-devant Me Levasseur, notaire, rue Saint-Honoré, le 16 avril 1670, existe. Ceux qui ont pris part à cet acte sont : Molière, Armande Béjart, Madeleine Béjart, Debrie, Mlle Debrie, Geneviève Béjart, La Grange, Du Croisy, La Thorillière et André Hubert, composant la troupe du roi, qui, depuis le départ de Mlle Duparc, c’est-à-dire depuis 1667, comptait onze sociétaires, y compris Louis Béjart. C’était la première pension que la troupe constituât. Quelques jours après, l’élève de Molière, le jeune Baron, qui avait quitté Paris depuis les représentations de Mélicerte, en 1661, revint et eut une part dans la société. Molière engagea, en outre, Beauval et Mlle Beauval, sa {p. 276} femme, sortant de la troupe de campagne où Baron avait été enrôlé. Il leur donna une part et demie, a la charge de paver cinq cents livres de la pension de Louis Béjart, et trois livres, chaque jour de représentation, à Châteauneuf, gagiste de la troupe.
CHAPITRE XIV.
MOLIÈRE À AUTEUIL §
Vers l’époque du voyage de La Grange et de La Thorillière à Lille, à la suite de la représentation de L’Imposteur du 5 août 1667, Molière loua une habitation a Auteuil. Auteuil était alors un village isolé sur les bords de la Seine. La vaste plaine de Grenelle était encore agreste. Le bourg de Vaugirard, les petits villages de Javel et de Grenelle étaient sépares par des champs cultivés et des bouquets de verdure.
Sur la Seine il n’y avait point de pont. On traversait le fleuve dans un bac. Quand on était en carrosse, il fallait suivre la rive jusqu’au Cours la Reine. On était donc la à la campagne, séparé de la grande ville par assez d’espace pour n’en plus entendre le bruit.
L’appartement loué par Molière dépendait d’une vaste propriété appartenant à Jacques de Grou, écuyer, sieur de Beaufort, portemanteau de feu Gaston d’Orléans, fie de Louis XIII. Cette propriété avait une superficie de 14500 mètres. Un corps de logis principal, avec perron monumental sur le jardin, était précédé de plusieurs bassins. Les communs entouraient le colombier féodal ; et le jardin était assez étendu pour mériter le nom de parc. Molière ne loua qu’un petit logement dans un pavillon attenant à l’habitation principale occupée par le sieur de Beaufort. Ce logement, situé en majeure partie au rez-de-chaussée, était composé d’une salle a manger, d’une {p. 278} cuisine, d’une chambre à coucher et de deux chambres en mansarde. Le locataire avait le droit de se promener dans le jardin.
Le loyer annuel était de 400 livres. Moyennant 20 écus de plus, Molière eut une chambre d’ami dans le principal corps de logis, chambre qui était le plus souvent occupée par son ami Chapelle.
On sait d’une manière à peu près certaine l’époque où Molière prit possession de cet appartement par un acte d’information auquel donna lieu une rixe qui survint dans la maison le 21 août 1667, acte que M. Parent de Rosan a communiqué à M..J. Loiseleur et que ce dernier a publié dans son ouvrage sur les Points obscurs de la vie de Molière.
Une querelle s’éleva entre Jacques de Grou, le propriétaire, sa femme, leur gendre nommé
de La Vallée et le jardinier Claude, beaucoup moins pacifique que le brave Antoine Riquié
de Boileau. Le sieur de La Vallée fit appeler ce jardinier et alla avec lui parler
« à des bourgeois qui avaient loué une partie du logis et du jardin. »
Ces bourgeois, c’étaient Molière et Chapelle. Le sieur de La Vallée et le jardinier, on ne
dit pas à quel propos, en vinrent aux mains, se colletèrent et se renversèrent l’un sur
l’autre. Le jardinier fut retiré par Molière et Chapelle, dans la chambre qui était au
rez-de-chaussée. Il sauta par la fenêtre et courut chercher un bâton avec lequel il revint
et frappa un autre habitant de la maison, l’abbé de Valory, qui avait voulu s’interposer
et qui fut tout couvert de sang. Un vigneron intervint et emmena le jardinier jurant et
blasphémant, injuriant et menaçant ses adversaires, et principalement la dame de
Beaufort.
Ce serviteur brutal fut-il puni ? Nous n’en savons rien, on n’a point de document sur la suite de l’affaire. Il paraît seulement que ce jardinier incommode fut remplacé par une jardinière nommée la Raviguotte, car on voit dans l’inventaire après décès de Molière la mention de cent dix livres dues au défunt par la Raviguotte d’Auteuil, jardinière du sieur de Beaufort, à moins que la Raviguotte ne fût simplement le nom de la femme du nouveau jardinier.
{p. 279}Dans l’information du 21 août, tout révèle que Molière et son ami étaient arrivés depuis peu de temps et encore presque inconnus. L’un des témoins déposants, employé dans la maison à panser les chevaux du sieur de Beaufort, ne sait pas même les noms de ces bourgeois qui ont loué partie du logis et du jardin. Un autre, le vigneron, connaît le nom du « sieur Molier », mais ignore celui du « gentilhomme » qui était avec lui et qui a fait au jardinier des observations amicales.
Au bout de fort peu de temps, Molière devint un habitant notable du village. Il y jouit de l’estime de tous, et notamment du curé de la paroisse, François Loyseau, prêtre de l’Oratoire, conseiller ordinaire du roi et aumônier de Sa Majesté. On verra que ce prêtre se rendit, aussitôt Molière expiré, à Versailles avec la veuve, pour attester les bonnes vie et mœurs de son paroissien.
Le 30 mars 1671, Molière fut parrain à Auteuil d’un fils de Claude Jennequin, « officier
du roi », cela veut dire comédien (il portait au théâtre le nom de Rochefort), et
de Madeleine Desurlis, également comédienne. « Son parrain, lisait-on sur le
registre paroissial qui a été détruit dans les incendies de 1871, messire Jean-Baptiste
Poquelin Molière, écuyer, valet de chambre du roi ; sa marraine, Geneviève Jennequin,
n’ayant aucun domicile arrêté ».
Ces derniers mots signifient sans doute que
Geneviève Jennequin faisait partie de quelque troupe comique parcourant les provinces,
comme il y en avait alors un grand nombre.
L’acte était signé Jean-Baptiste Poquelin Molière et C. Jennequin.
Dans l’inventaire après décès de Molière, une vacation est consacrée au mobilier de cet
appartement d’Auteuil. Par ce document, il est aisé de se rendre compte de l’installation
de Molière à la campagne. Cette installation n’avait rien de somptueux. Il y avait deux
lits, celui de Molière, celui de la chambre d’ami, plus un lit de sangle pour une
servante. On remarque une grande abondance de rideaux aux fenêtres, aux lits, aux alcôves,
aux portes, même des rideaux « servant au devant d’une cheminée. »
Cela
fait penser au fils du tapissier.
{p. 280} L’article le plus curieux de l’inventaire est l’article qui
concerne les livres et qui est ainsi conçu : « Deux tomes in-folio intitulés les
Œuvres de Balzac ; deux autres volumes des Œuvres et vies de Plutarque ; un autre
des Essais de Montaigne ; un des Métamorphoses d’Ovide ; un autre de Héliodore ; un
autre d’Hérodote ; deux autres de Diodore Sicilien ; un autre de Valère le Grand.
Quatre volumes in-4° : l’un, la Physique de Rohault, un Commentaires de César, un autre
du Voyage du Levant, un autre volume d’Horace. Dix-huit autres volumes in-8° et in-12.
Prisés, ensemble, 30 livres. »
Voilà tous ouvrages de poids. À moins que l’on ne se rabatte sur les dix-huit volumes mentionnés en bloc, il n’y a rien là pour l’auteur comique. Le théâtre est tout à fait absent de la bibliothèque d’Auteuil.
Les Parisiens prenaient volontiers, alors comme à présent, le prétexte d’aller voir un ami pour faire une promenade à la campagne. Molière recevait à Auteuil d’assez nombreuses visites, si l’on s’en rapporte aux anecdotes concernant la dernière partie de sa vie.
La moins vraisemblable et pourtant la plus authentique de ces anecdotes est celle du fameux souper d’Auteuil ; elle est rapportée par Grimarest et confirmée par Louis Racine dans ses Mémoires sur la vie de Jean Racine.
Boileau, Lulli, de Jonsac, Nantouillet, conduits par Chapelle, étaient venus demander à souper à Molière dans sa retraite d’Auteuil ; Molière qui était souffrant et obligé de garder la chambre, pria Chapelle de faire les honneurs de sa table. Ce souper eut lieu sans doute dans cette chambre d’ami dont nous avons parlé et qui était dans un autre corps de logis que l’appartement de Molière. Les convives ne tardèrent pas à avoir la tête fort échauffée ; puis la conversation tomba sur la morale et s’assombrit insensiblement. Ils s’appesantirent sur cette maxime des anciens, que « le premier bonheur est de ne point naître, et le second de mourir promptement. Ils l’approuvèrent d’un commun accord, et résolurent d’en finir sur-le-champ avec l’existence. La rivière était proche ; ils prirent le parti de s’y aller noyer. Ils auraient mis ce projet à exécution, si le jeune Baron n’avait averti Molière, qui fut obligé de {p. 281} descendre pour les arrêter. Voyant qu’ils n’étaient pas en état d’entendre les conseils de la raison, il leur dit qu’il avait à se plaindre de leur manque d’amitié : « Que leur avait-il donc fait pour qu’ils voulussent se noyer sans lui, si c’était là un aussi excellent parti à prendre qu’ils le prétendaient ? »
Chapelle convint que l’injustice était criante :
« Viens-donc avec nous, lui dit-il.
— Oh ! doucement, répliqua Molière ; une si belle action ne doit pas s’ensevelir dans les ténèbres de la nuit. Demain, au grand jour, bien à jeun, parfaitement de sang-froid, nous irons, en présence de tout le monde, nous jeter dans l’eau, la tête la première. »
L’héroïsme de la nouvelle proposition enleva tous les suffrages, et Chapelle prononça gravement : « Oui, messieurs, ne nous noyons que demain matin, et, en attendant, allons boire le vin qui nous reste. » Il n’est pas besoin de dire que le lendemain matin ils ne songeaient plus à se débarrasser des misères de la vie.
Je crois bien, entre nous, que les buveurs arrivés au bord de la rivière auraient bien trouvé d’eux-mêmes quelque bonne raison de remettre la partie.
L’anecdote du frère quêteur se rattache aussi à la résidence d’Auteuil. Pour goûter le sel de l’anecdote, il faut savoir que les frères quêteurs des Bonshommes, Minimes et autres maisons religieuses de l’ordre de Saint-François étaient totalement illettrés.
Molière, Chapelle et Baron s’en revenaient donc d’Auteuil à Paris par eau, sur un bateau où se trouvait un religieux de l’ordre des Minimes. Chapelle était resté gassendiste par souvenir de jeunesse : Molière, au contraire, inclinait vers les principes de Descartes. Une vive discussion s’engagea entre eux, et comme ils n’avaient pour témoin que le religieux, ils parlaient pour lui et l’interpellaient tour à tour. Chaque fois que l’un ou l’autre avait développé ses arguments, le Minime faisait un signe approbatif d’un air entendu. On arriva devant les Bonshommes, où le religieux se fit mettre à terre.
Une besace dont il chargea son bras, en sortant du bateau, apprit aux deux philosophes que cet arbitre qu’ils {p. 282} s’étaient donné n’était qu’un frère quêteur, et qu’ils avaient pris un moine ignorant pour un personnage instruit et capable. Ils se regardèrent d’abord avec étonnement.
Bientôt le comique de l’aventure dérida le front de Molière : « Vous voyez, dit-il
à Baron, ce que fait le silence lorsqu’il est observé avec conduite. »
Autre anecdote sur Chapelle et son valet Godemer. Ce valet, qui servait Chapelle depuis trente ans, avait coutume de se placer sur le devant du carrosse, quand il voyageait avec son maître. Un jour qu’ils étaient gris tous deux, comme il ne leur arrivait que trop souvent, il prit fantaisie au maître, en sortant de la maison d’Auteuil, d’abolir le privilège accordé au valet, et de faire monter Godemer derrière le carrosse. Godemer s’y refuse, Chapelle s’irrite. Maître et valet se gourment dans la voiture.
Le cocher descend pour mettre le holà. Godemer se jette hors de la portière et s’enfuit ; Chapelle le poursuit et le saisit au collet. Le cocher s’efforce en vain de les séparer.
Molière et Baron, qui voyaient tout d’une fenêtre, accourent. Chapelle établit Molière
juge de la querelle. Il se plaint qu’un coquin de valet ait eu, sans sa permission,
l’insolence de se placer dans son carrosse. Godemer veut être maintenu dans un droit
acquis par une longue possession. Chapelle trouve qu’il lui manque de respect et veut
qu’il monte derrière le carrosse ou qu’il aille à pied, Godemer se récrie sur l’inhumanité
de le faire, à son âge, aller à pied. D’ailleurs, après avoir été pendant un si grand
nombre d’années dans le carrosse, que dirait-on de lui s’il montait derrière ? Parties
ouïes, Molière prononce que Godemer, pour réparation de son manque de
respect, ira derrière le carrosse jusqu’au bout de la prairie112, et qu’ensuite il suppliera très humblement son maître de
lui permettre d’y reprendre sa place accoutumée, et que Chapelle le lui permettra :
« Parbleu ! Molière, s’écria celui-ci, tu n’as jamais eu tant d’esprit. Ce
jugement-là te fera de l’honneur. Eh ! bien, en faveur de son équité, je fais grâce
entière à ce maraud. Ma foi, mon cher, ajouta-t-il, en {p. 283}remontant en carrosse, tu juges mieux qu’homme de France. »
Il est assez curieux que dans toutes ces anecdotes, Molière joue le rôle de l’homme raisonnable, du conseiller plein de sens, du pacificateur et de l’arbitre. C’est lui. le comédien, le bouffon, qui a le plus de tenue et de gravité dans la conduite.
Jusqu’à la fin de sa vie, Molière affectionna ce séjour d’Auteuil. Au moindre relâche dans ses travaux, il y courait, il y goûtait la tranquillité et le repos.
La propriété du sieur de Beaufort était située à l’angle de la rue des Planchettes, aujourd’hui rue François-Gérard, et de la grande rue d’Auteuil qui se prolongeait jusqu’à la Seine. Après avoir passé en diverses mains, elle fut achetée par la ville de Paris, en 1867. Les bâtiments furent démolis pour le percement d’une voie nouvelle.
En face de la nouvelle église d’Auteuil, à la jonction de la rue du Point-du-Jour et de
la rue d’Auteuil, à l’angle d’une grande maison moderne, on a posé récemment une plaque de
marbre sur laquelle on lit : « Ici s’élevait une maison de campagne habitée par
Molière vers 1667. »
Les termes vagues dans lesquels cette inscription est
conçue indiquent assez qu’elle n’a pas été établie d’après des renseignements très
positifs. Elle suffit provisoirement à rappeler la présence de Molière dans le quartier,
jusqu’à ce que des recherches plus approfondies viennent en confirmer l’exactitude ou la
rectifier, s’il y a lieu.
CHAPITRE XV.
TROISIÈME ÉPOQUE DU THÉÂTRE DE MOLIÈRE
DU MISANTHROPE AUX
FEMMES SAVANTES (suite) §
Le 14 octobre 1670, la troupe représenta à Chambord Le Bourgeois
gentilhomme. La gaieté de Molière, bien loin de diminuer à mesure qu’il avance vers
le terme de sa carrière, devient au contraire plus étincelante. Une fantaisie exubérante
se déploie dans Le Bourgeois gentilhomme et grandit jusqu’à une sorte de
lyrisme. « II faut admirer, dit Sainte-Beuve, ce surcroît toujours montant et
bouillonnant de verve comique très folle, très riche, très inépuisable, que je distingue
fort, quoique la limite soit malaisée à définir, de la farce un peu bouffonne et de la
lie un peu scarronesque où Molière trempa au début. Que dirais-je ? c’est la distance
qu’il y a entre la prose du Roman comique et tel chœur d’Aristophane
ou certaines échappées de Rabelais. »
Il paraîtrait que le succès de la première représentation à Chambord ne fut pas décisif. C’est Grimarest qui raconte à ce sujet l’anecdote suivante :
« À la première représentation, le roi n’avait donné aucun signe de satisfaction, et, à son souper, il ne dit pas un seul mot à Molière. Ce silence du monarque parut aux courtisans une marque certaine de mécontentement, et ils se mirent à traiter le poète comme un homme en disgrâce, c’est-à-dire à le déchirer : « Molière nous prend assurément pour des grues, de croire nous divertir avec de {p. 285} telles pauvretés, disait M. le duc de ***.
— Qu’est-ce qu’il veut dire, avec son Halaba, balachou ? ajoutait M. le duc de ***. Le pauvre homme extravague ; il est épuisé. Si quelque auteur ne prend le théâtre, il va tomber. Cet homme-là donne dans la farce italienne. »
« Il se passa cinq ou six jours avant que l’on représentât cette pièce pour la seconde fois ; et, pendant ces cinq jours, Molière, tout mortifié, se tint caché dans sa chambre. Il appréhendait les mauvais compliments des courtisans prévenus. Il envoyait seulement Baron à la découverte, qui lui rapportait toujours de mauvaises nouvelles. Toute la cour était révoltée.
Cependant on joua cette pièce pour la seconde fois. Après la représentation, le roi, qui n’avoit point encore porté son jugement, eut la bonté de dire à Molière : « Je ne vous ai point parlé de votre pièce à la première représentation, parce que j’ai appréhendé d’être séduit par la manière dont elle avait été représentée ; mais, en vérité, Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, et votre pièce est excellente. » Molière reprit haleine au jugement de Sa Majesté, et aussitôt il fut accablé de louanges par les courtisans qui tous d’une voix répétaient tant bien que mal ce que le roi venait de dire à l’avantage de la pièce. « Cet homme-là est inimitable, disait le même duc de *** : il y a une vis comica dans tout ce qu’il fait que les anciens n’ont pas aussi heureusement rencontrée que lui. »
Nous voyons, dans la Gazette, que la seconde représentation eut lieu le 16 octobre, trois jours, par conséquent, et non cinq jours après la première. Le Bourgeois gentilhomme fut encore joué à Chambord le 20 et le 21, puis à Saint-Germain-en-Laye le 9, le 11 et le 13 novembre. Lorsque la cour fut bien rassasiée de ce spectacle, Molière fut autorisé à en réjouir la ville. Le Bourgeois gentilhomme fut donné au Palais-Royal le 23 novembre, et y reçut un joyeux accueil.
Louis XIV avait fait construire aux Tuileries, sur les plans de Gaspard Vigarani, la vaste salle des machines destinée à la représentation des pièces à grand spectacle. Molière fut chargé d’inaugurer cette salle. La fable de {p. 286}Psyché, dont La Fontaine avait fait un roman mis au jour l’année précédente, fut le sujet qu’il choisit ; mais, comme le temps lui manquait pour écrire la pièce tout entière, il prit pour collaborateur Pierre Corneille, qui avait alors soixante-cinq ans. Quinault composa les vers destinés à être chantés. Lulli fit la musique. La tragédie-ballet de Psyché parut aux Tuileries dans toute la splendeur de sa mise en scène en janvier 1671.
La troupe, par une délibération qui est mentionnée sur le registre de La Grange, résolut de représenter la nouvelle tragi-comédie sur le théâtre du Palais-Royal. II fallut, bien entendu, rabattre un peu des magnificences et des enchantements de la première mise en scène. On s’imposa pourtant des sacrifices, puisque, sans parler des frais extraordinaires, les frais ordinaires s’élevèrent pour cette pièce au chiffre de 351 livres par jour.
Voici un extrait de la délibération consignée sur le registre de La Grange :
« Ledit jour, mercredi, 15e d’avril, après une délibération de la compagnie de représenter Psyché, qui avait été faite pour le roi l’hiver dernier, et représentée sur le grand théâtre du palais des Tuileries, on commença à faire travailler tant aux machines, décorations, musique, ballet, et généralement tous les ornements nécessaires pour ce grand spectacle.
Jusques ici, les musiciens et musiciennes n’avaient point voulu paraître en public : ils chantaient à la comédie dans des loges grillées et treillissées ; mais on surmonta cet obstacle et avec quelque légère dépense on trouva des personnes qui chantèrent sur le théâtre à visage découvert, habillées comme les comédiens, savoir :
Mlle de Rieux
Mlles Turpin
Grandpré
MM. Forestier
Mosnier
MM. RIBON
Poussin
Champenois
Tous lesdits frais et dépenses pour la préparation de Psyché, en charpenterie, menuiserie, bois, serrurerie, peintures, toiles, cordages, contrepoids, machines, ustensiles. bas de soie pour les danseurs et musiciens, vins {p. 287} des répétitions, plaques de fer-blanc, ouvriers, fils de fer et laiton, et généralement toutes choses, se sont montées à la somme de quatre mille trois cent cinquante-neuf livres un sol.
Frais ordinaires… En tout, 351 livres.
Dans le cours de la pièce, M. de Beauchamps (c’était le premier danseur de l’époque et le maître à danser du roi) a reçu de récompense, pour avoir fait le ballet et conduit la musique, onze cents livres, non compris les onze livres par jour que la troupe lui a données, tant pour battre la mesure à la musique que pour entretenir les ballets. »
On voit combien le théâtre était différent de ce que nous l’avons vu au début de cet ouvrage, et quels progrès avaient faits tous les arts qui s’y rattachent.
Psyché y fut jouée le 24 juillet, et n’eut pas moins de trente-huit représentations consécutives. C’était, en ce temps-là, un grand succès.
Ce fut Baron qui joua le rôle de l’Amour, tant à la cour qu’à la ville. Nous avons dit qu’il était rentré dans la troupe peu après Pâques de 1670. Baron avait alors de dix-sept à dix-huit ans. Il était né en 1653. Il était déjà le séduisant jeune premier qui faisait tourner toutes les têtes féminines. D’une taille avantageuse, d’une figure à la fois correcte et expressive, il fut dans ce rôle de l’Amour, ravissant de grâce et de jeunesse. Armande Béjart remplissait celui de Psyché avec non moins de charme. Ce libelle de La Fameuse comédienne, dont nous avons déjà parlé, raconte que, dans ces représentations, l’aversion qui existait entre ces deux personnages se changea en un sentiment tout contraire.
« Les louanges communes qu’on leur donnait les obligèrent de s’examiner de leur côté avec plus d’attention et même avec quelque sorte de plaisir. Baron n’est pas cruel ; il se fut à peine aperçu du changement qui s’était fait dans le cœur de la Molière en sa faveur qu’il y répondit aussitôt. Il fut le premier qui rompit le silence par le compliment qu’il lui fit sur le bonheur qu’il avait d’avoir été choisi pour représenter son amant ; qu’il devait l’approbation du public à cet heureux hasard ; qu’il n’était {p. 288} pas difficile de jouer un personnage que l’on sentait naturellement, et qu’il serait toujours le meilleur acteur du monde si l’on disposait les choses de la même manière. La Molière répondit que les louanges qu’on donnait à un homme comme lui étaient dues à son mérite, et qu’elle n’y avait nulle part ; que cependant la galanterie d’une personne qu’on disait avoir tant de maîtresses, ne la surprenait pas, et qu’il devait être aussi bon comédien auprès des dames qu’il l’était sur le théâtre.
Baron, à qui cette manière de reproche ne déplaisait pas, lui dit de son air indolent qu’il avait à la vérité quelques habitudes que l’on pouvait nommer bonnes fortunes, mais qu’il était prêt à lui tout sacrifier, et qu’il estimait davantage la plus simple de ses faveurs que le dernier emportement de toutes les femmes avec qui il était bien, et dont il lui nomma aussitôt les noms par une discrétion qui lui est naturelle. La Molière fut enchantée de cette préférence et l’amour-propre qui embellit tous les objets qui nous flattent, lui fit trouver un appas sensible dans le sacrifice qu’il lui offrait de tant de rivales. »
Il eût été bien difficile que dans le monde des coulisses d’où le libelle de La Fameuse comédienne est sorti, le double succès de Psyché et de l’Amour n’eût pas donné lieu à ce bruit. Il suffit d’avoir indiqué la source de l’anecdote pour permettre d’en apprécier la valeur.
Depuis plus de trois ans, Molière travaillait pour les divertissements de la cour. C’est à la ville qu’il donna (le 24 mai) Les Fourberies de Scapin, où il semble faire un retour vers L’Étourdi et les stratagèmes du premier Mascarille.
On a relevé dans cette pièce une double imitation plus caractérisée que celles que
Molière s’est ordinairement permises. Cyrano de Bergerac est auteur d’une
comédie intitulée Le Pédant joué, qui fut publiée chez Ch. de Sercy,
in-4° et in-12, en 1654, mais qui avait été composée plus anciennement. Or, la scène xi du
deuxième acte des Fourberies, où Scapin raconte à Géronte que Léandre
son fils étant allé se promener sur le port, est monté sur une galère turque qui l’emmène
en Barbarie, si lui, Géronte, ne le rachète moyennant cinq cents écus, offre une {p. 289}frappante analogie avec la scène VI du deuxième acte du Pédant joué. Le mot de Géronte, devenu proverbial : « Qu’allait-il
faire dans cette galère ? »
est répété dans la scène du Pédant
comme il l’est dans celle de Molière. L’autre scène qu’on trouve des deux parts est celle
où Zerbinette dans Molière, Genevote dans Cyrano, racontent en riant au vieillard la
fourberie dont il a été victime. La comédie de Cyrano a été composée très probablement
vers 1645. Une allusion qu’elle contient en donne la date. Les Fourberies de Scapin
ont été représentées en 1671. Le Pédant joué a donc sur elles une avance
d’environ vingt-six ans. Il ne semble pas qu’il puisse y avoir de doute sur celui des deux
auteurs qui a le mérite de la priorité, et la tradition rapporte
que Molière, lorsqu’on lui reprochait de s’être approprié les deux scènes de Cyrano, se
contentait de répondre : « On reprend son bien où on le trouve. »
On a épilogué sur le sens de ce mot attribué à Molière. On a rappelé que le jeune J.-B. Poquelin et Cyrano s’étaient rencontrés aux leçons du philosophe Gassendi. Des érudits ont conjecturé qu’il put y avoir entre Molière et Cyrano un échange d’idées et même d’essais comiques. Molière aurait esquissé alors les deux scènes en question, dont Cyrano aurait le premier fait usage. L’auteur des Fourberies, utilisant plus tard ces idées à son tour, aurait été en droit de dire littéralement qu’il reprenait son bien où il le trouvait.
Cette hypothèse est bien hasardée. En dépit même de la tradition dont le P. Niceron s’est
fait l’écho, les relations de jeunesse que Cyrano et Poquelin ont pu avoir
ensemble demeurent très problématiques. Une explication plus simple et plus probable des
ressemblances que présentent les scènes du Pédant joué et des Fourberies de Scapin, c’est qu’il existait avant Cyrano et avant Molière
des scènes qu’ils ont tous deux imitées, l’un maladroitement, burlesquement, l’autre avec
la supériorité de son génie. La scène de la galère devait exister dans la comédie
italienne. On ne l’a pas signalée jusqu’ici dans la comédie soutenue,
c’est-à-dire dans une œuvre développée et écrite tout au long ; mais la commedia dell’arte nous la laisse entrevoir. On l’aperçoit dans les canevas de
Flaminio Scala, {p. 290} qui servaient à la troupe des Gelosi, imprimés en 1611. Dans ces canevas, les scènes sont indiquées seulement
en quelques mots, le propre de la commedia dell’arte étant de laisser
les acteurs broder à leur fantaisie un thème exposé sommairement. Dans le onzième de ces
canevas intitulé Il capitano, au premier acte, une scène est
résumée ainsi : « Pedrolino, afin d’arracher à Pantalon l’argent dont son fils
Horace a besoin, vient lui dire que ce fils est tombé entre les mains des bandits et mis
à rançon de cent écus. Pantalon, après bien des grimaces, lui donne l’argent. »
Ou nous nous trompons fort, ou nous apercevons ici la scène qui a été le prototype des
deux scènes françaises, avec une variante : les ravisseurs ne sont pas des corsaires, mais
des bandits, et dès lors Pantalon ne pouvait plus s’écrier : « Qu’allait-il faire
dans cette galère ? »
Mais on ne peut guère douter, quand on sait la
transformation perpétuelle de ces canevas, que l’imagination du valet fripon ait eu
recours aux corsaires aussi bien qu’aux bandits, selon le lieu de la scène et selon que le
voisinage des bandits ou des corsaires était plus vraisemblable. On en peut d’autant moins
douter que les corsaires barbaresques jouent un rôle plus considérable dans les pièces
italiennes, où ils procurent toutes les péripéties dont on a besoin. L’intervention des
Turcs a dû se produire sur le théâtre italien, et j’oserai presque dire sur le théâtre
italien de Paris. Là, quelque Pantalon a dû trouver l’exclamation si naturelle :
Che voleva
ou Che andava far in
quella galera ?
Cyrano et Molière l’auront tous deux entendue et ne
l’auront pas oubliée. Et, si Molière a dit, quand on lui parlait des ressemblances que sa
pièce présentait avec celle de Cyrano : « On reprend son bien où on le
trouve »
, c’est qu’il considérait comme son bien cette source abondante d’idées
comiques où il a si largement puisé, et qu’il n’admettait pas qu’il fût obligé de renoncer
à faire usage d’une de ces idées parce qu’un autre l’avait prise et gâtée avant lui. On
peut en dire autant, presque avec certitude, de la scène où Zerbinette vient raconter à
Géronte lui-même le tour que son fils lui a joué par l’intermédiaire de son
valet.
Les souvenirs de sa vie errante et de son odyssée {p. 291} provinciale fournirent ensuite au grand peintre les portraits de la comtesse d’Escarbagnas et des personnages ridicules et impertinents dont elle forme sa cour. Il avait appris à ses dépens à connaître ces importants de petite ville, ces hobereaux hargneux, ces arrogants fonctionnaires, tout ce monde si dur au talent qui n’a pas fait ses preuves ; aussi, lorsque le moment fut venu de les passer par les verges de la satire, il n’y manqua pas. La comtesse d’Escarbagnas fut représentée à Saint-Germain-en-Laye, le 2 décembre 1671 pendant les fêtes qui célébrèrent le mariage de Monsieur, devenu veuf de Madame Henriette, avec la princesse Palatine.
Après Les Fourberies de Scapin et La Comtesse d’Escarbagnas, Molière revint à la haute comédie. Il avait attaqué au commencement de sa carrière la pédanterie chez les femmes ; il l’avait attaquée sous sa forme passagère et accidentelle dans Les Précieuses ridicules. Il voulut généraliser sa pensée et peindre le même travers dans ce qu’il a de durable et d’éternel. Il voulut montrer le foyer domestique envahi par les cuistres ; autre espèce digne d’aller de compagnie avec les tartuffes et les empiriques. Il écrivit, dans la plus belle langue qui ait jamais été entendue au théâtre, Les Femmes savantes.
Les deux pédants qui apportent le trouble dans la maison du bonhomme Chrysale, Vadius et
Trissotin, n’étaient autres, suivant une opinion communément admise, que deux beaux
esprits du temps, fort en réputation : Ménage et l’abbé Cotin. Pour ce dernier du moins,
l’allusion n’est pas douteuse. Molière avait même donné d’abord à son personnage le nom de
Tricotin. Le « sonnet à la princesse Uranie »
et le « madrigal sur
un carrosse »
sont tirés textuellement des œuvres galantes de l’abbé
académicien. L’abbé Cotin avait eu le malheur de répliquer par des satires injurieuses aux
satires de Boileau et de mêler Molière dans sa querelle. Le pauvre abbé eut lieu de
se repentir de s’être attaqué à plus forte partie que lui : son nom fut, pour le demeurant
de sa vie et pour l’éternité, voué, au ridicule.
Molière ne put désabuser personne, s’il prit la peine, comme on le raconte, de prononcer une harangue pour {p. 292} détourner les spectateurs de chercher des personnalités dans son œuvre. Ce qui était parfaitement vrai, c’est qu’il n’y avait pas identification complète entre Trissotin et son modèle. Lorsque celui-là cherche à obtenir par tous les moyens la main d’une jeune fille qu’il croit bien dotée, lorsqu’il renonce à ce mariage parce qu’il croit que la dot a disparu, Trissotin n’est plus l’abbé Cotin, qui était un vieillard engagé dans les ordres ; ces traits ne l’atteignent pas. Trissotin n’est l’abbé Cotin que pendant quelques instants, mais la ressemblance en ce moment-là est irrécusable. Ménage, désigné moins clairement, refusa obstinément de se reconnaître dans le savant Vadius, et fit partout l’éloge de la comédie.
On trouve dans Les Femmes savantes, à un plus haut degré que dans toutes les autres pièces du théâtre de Molière une intelligence saine et élevée de la famille. Philaminte, Henriette et Chrysale sont des types admirables : Philaminte est une maîtresse femme habituée à gouverner, et qui croit avoir sur son mari les droits de l’esprit sur la matière. Son ascendant est assez justifié par la force de son caractère. Malgré ses travers, elle a une vraie dignité et elle fait preuve d’un stoïcisme qui est au-dessus des coups de la fortune. Henriette est la plus aimable des filles à marier : c’est non pas sans doute la fiancée idéale que l’on rêve de la seizième à la vingtième année, mais celle que l’on voudrait rencontrer lorsque le moment est venu de choisir sérieusement une compagne de sa vie. Chrysale est faible, et son bon sens est un peu prosaïque, mais il a un si excellent naturel ! Que ne lui pardonnerait-on pas, lorsqu’à la vue d’Henriette et de Clitandre se tenant par la main il s’écrie :
Ah ! les douces caresses !
Tenez, mon cœur s’émeut à toutes ces tendresses ;Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours,Et je me ressouviens de mes jeunes amours !
Cet intérieur de bonne bourgeoisie est honnête et sympathique ; rien ne lui manquerait pour être tranquille et heureux, si une déplorable manie n’y exerçait ses ravages.
{p. 293} Préparées et annoncées depuis longtemps, Les Femmes savantes furent représentées sur le théâtre du Palais-Royal le 11 mars 1671. Elles eurent à peu près la même fortune que Le Misanthrope.
À Pâques de cette année, il n’y eut d’autre changement dans la troupe que la réception à demi-part de Marie Ragueneau de l’Estang, que venait d’épouser La Grange.
CHAPITRE XVI.
DERNIÈRE ŒUVRE ET MORT DE MOLIÈRE §
Au mois de septembre 1671, pendant les représentations de Psyché au théâtre du Palais-Royal, Armande Béjart (Mlle Molière) était tombée assez gravement malade. C’est ce que Robinet constate dans sa lettre du 26 septembre 1671 :
La belle Psyché qui tout charmeJustes dieux ! quel sujet d’alarme !À presque passé tout de bonDans la nacelle de CaronOù, par feinte, on voit qu’elle passeAu ballet, sans qu’elle trépasse.Mais son mal, d’abord véhément,Se modère présentement,Et bientôt, étant drue et saine,Icelle reprendra son rôle sur la scène.
Mlle Beauval la remplaça dans son rôle de Psyché, et la jeune Angélique Du Croisy suppléa Mlle Beauval dans celui d’Aglaure ou de Cidippe. Voici ce que Robinet dit de la jeune Angélique dans sa lettre du 3 octobre 1671 :
On voyait là depuis deux foisCe que noter surtout je dois,Une merveille sans seconde.Laquelle charme tout le monde ;Une actrice de quatorze ansQui, récitant des vers trois cens,Jouait un rôle d’importance,Et des plus forts, certainement,Avec tout l’air, tout l’agrément.Le jugement, la suffisance,La douceur, la belle prestance,Et, bref, les agitationsEt toutes les inflexionsDe voix et de corps nécessairesDedans les théâtraux mystères.L’actrice dont je parle ainsiEst la petite Du CroisiD’esprit et de grâce pourvue,Et de vous assez bien connue,Qui, dans deux jours, avait apprisCe beau rôle, qu’elle avait prisDe la grande actrice choisie,Beauval, qui, d’un beau feu saisie,Sait jouer admirablement,Surtout un rôle véhément.Or cette merveilleuse actrice.Lors de Psyché coadjutrice,Jouait son rôle et le joueraTandis que malade seraMademoiselle de Molière.
Le même nouvelliste annonce, dans sa lettre du 24 octobre, la rentrée de Mlle de Molière au théâtre.
L’assistance se sent saisir,Sans doute, d’un nouveau plaisir,De voir Psyché représentéePar cette actrice tant vantée,Laquelle de Molière a nom,Que l’on craignait voir tout de bonPasser dans la fatale barquePar le coup de l’atroce Parque ;Mais qui, triomphant du trépas,Plus que jamais montre d’appas.Dont l’époux, à gogo, je pense,Reprend nouvelle jouissance.
{p. 296} Armande fut-elle touchée des témoignages d’affection que
Molière lui avait donnés pendant cette maladie ? Toujours est-il qu’une réconciliation eut
lieu dix mois avant Le Malade imaginaire, c’est-à-dire en avril 1672
seulement ; mais il est assez naturel de croire qu’elle dut suivre de plus près la maladie
d’Armande, d’autant plus que Molière, qui, suivant Grimarest, « pour rendre leur
union plus parfaite »
, quitta l’usage du lait et se mit à la viande, eut un fils
le 15 septembre 1672, conçu par conséquent au mois de janvier. La réconciliation avait
donc marqué les derniers mois de 1671.
On dira : Peut-être la conception précéda-t-elle la réconciliation et en fut-elle la cause, non la suite. À quoi bon imaginer ce qui manquera toujours de preuve ? Il y a de la perversité dans ceux qui supposent gratuitement la perversité. Molière n’eut pas de doutes, et nous n’en devons pas avoir plus que lui, nous qui n’y avons pas autant d’intérêt.
Le 17 février 1672, Madeleine Béjart mourut « pendant que la troupe était à
Saint-Germain, dit La Grange, pour le ballet du roi, où on joua La Comtesse
d’Escarbagnas. Elle est enterrée à Saint-Paul, sous les charniers ».
Elle disait dans son testament : « En l’église Saint-Paul dans l’endroit où ma
famille a droit de sépulture »
Il paraît que ce droit de sépulture avait été
acquis par Madeleine elle-même, à peu près deux ans auparavant, lorsque sa mère Marie
Hervé avait été inhumée dans cette paroisse le 9 janvier 1670. Madeleine fut enterrée très
canoniquement, sans aucun obstacle, et pas plus pour elle que pour son frère Joseph,
enterré en 1659, on ne s’abstint de mentionner qu’elle avait été comédienne. Il ne pouvait
y avoir de difficulté parce qu’elle avait reçu les derniers sacrements, et par conséquent
renoncé au théâtre, ainsi que l’exigeaient les rituels. Madeleine avait fait les choses
fort généreusement, fondant deux messes basses de Requiem par
chaque semaine, et une rente de cinq sous par jour à distribuer à cinq pauvres à
perpétuité par le curé de la paroisse. Madeleine n’habitait pas sur le territoire de
Saint-Paul ; elle était décédée rue Saint-Thomas-du-Louvre et par conséquent sur la
paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois. {p. 297} Elle fut d’abord portée
à cette église en convoi, c’est-à-dire sur un brancard à bras, puis, par permission
spéciale de l’archevêque, portée en carrosse, c’est-à-dire dans un corbillard, à
Saint-Paul. C’était l’église où Joseph Béjart et Marie Hervé avaient été fiancés le 7
septembre, et maries le 8 octobre 1615, et elle était restée comme la paroisse
de prédilection de la famille.
Madeleine Béjart mourait riche. Sans parler des costumes de théâtre, non plus que de l’argenterie et des bijoux prisés environ 3000 livres, elle laissait en deniers comptants une somme de 17800 livres, qui représente a peu près 80000 francs de la monnaie actuelle.
Madeleine lègue particulièrement à Louis Béjart la moitié d’un terrain situé dans le faubourg Saint-Antoine ; elle lui laisse, ainsi qu’aux demoiselles de La Villaubrun et de Molière (Geneviève et Armande), ses sœurs, 400 livres de rente viagère, à chacun. Elle nomme Armande, et après elle Madeleine-Esprit Poquelin sa nièce, ses légataires universels. Dans le cas où Madeleine-Esprit Poquelin décéderait sans enfant, elle voulait que son héritage passât à l’aîné des autres enfants de Molière et d’Armande. Si Molière et sa femme décédaient sans autres enfants, alors cet héritage retournerait aux enfants de Louis Béjart et de Geneviève. Le peintre Mignard était charge de recueillir les deniers comptants et de les placer en rentes ou en terres.
Léonard de Loménie, sieur de Villaubrun, époux de Geneviève Béjart, mourut peu après ; Geneviève se remaria au mois de septembre suivant avec Jean-Baptiste Aubry, fils de ce Léonard Aubry, paveur ordinaire des bâtiments du roi, qui avait fait esplanader en 1643 les abords de l’illustre Théâtre aux fossés Saint-Germain. Armande ne signa pas ce contrat de mariage, non plus que Geneviève n’avait signé le sien. Il y avait probablement désaccord entre les deux sœurs, peut-être à cause de la prédilection que Madeleine avait eue pour la plus jeune.
Molière loua pour la Saint-Rémy de cette année 1672 la plus grande partie d’une maison sise rue Richelieu, appartenant à un sieur René Baudellet, tailleur et valet de chambre de la reine. Moyennant 1300 livres par an, Molière {p. 298}et sa femme avaient la jouissance du premier, du second étage, et de quatre entresols au-dessous, plus cuisine, écurie et remise au rez-de-chaussée, caves et greniers. Le bail, publié par M. Eudore Soulié, est du 26 juillet. Cette maison occupait, dans la rue Richelieu, l’emplacement de celles qui portent aujourd’hui les n° 38 et 40114.
Molière devint père, comme nous l’avons dit, le 15 septembre, d’un fils que Pierre Boileau Puymorin et Catherine Mignard tinrent sur les fonts baptismaux, le 1er octobre, et qui mourut le 11 de ce mois.
La santé de Molière allait toujours en déclinant. La Grange sur son registre constate
une interruption du spectacle le mardi 9 et le vendredi 12 août, « M. de
Molière étant indisposé »
. De plus en plus un marasme invincible l’envahissait.
On essaya en vain d’obtenir de lui qu’il renonçât au théâtre. Voici ce que nous lisons
dans Cizeron-Rival : « Deux mois avant la
mort de Molière, M. Despréaux alla le voir et le trouva fort incommodé de sa toux et
faisant des efforts de poitrine qui semblaient le menacer d’une fin prochaine. Molière,
assez froid naturellement, fit plus d’amitié que jamais à M. Despréaux. Cela l’engagea à
lui dire : « Mon pauvre monsieur Molière, vous voilà dans un pitoyable état. La
contention continuelle de votre esprit, l’agitation continuelle de vos poumons sur votre
théâtre, tout enfin devrait vous déterminer à renoncer à la représentation. N’y a-t-il
que vous dans la troupe qui puisse exécuter les premiers rôles ? Contentez-vous de
composer, et laissez l’action théâtrale à quelqu’un de vos camarades ; cela vous fera
plus d’honneur dans le public, qui regardera vos acteurs comme vos gagistes :
vos acteurs, d’ailleurs, qui ne sont pas des plus souples avec vous, sentiront mieux
votre supériorité.
— Ah ! monsieur, répondit Molière, que me dites-vous là ? Il y a un
point d’honneur pour moi à ne point quitter.
— Plaisant point d’honneur, disait en soi-même le satirique qui consiste à se
noircir tous les jours le visage pour se faire une moustache de Sganarelle, et à dévouer
son dos à toutes
{p. 299}
les bastonnades de la
comédie ! Quoi ! Cet homme, le premier de notre temps pour l’esprit et pour les
sentiments d’un vrai philosophe, cet ingénieux censeur de toutes les folies humaines, en
a une plus extraordinaire que celles dont il se moque tous les jours ! Cela montre
bien le peu que sont les hommes. »
Boileau ne comprenait que fort imparfaitement le caractère de son ami, et malgré toute sa philosophie le jugeait superficiellement. Il ne se rendait pas bien compte de cette possession entière de l’auteur comique par la comédie, et de cette résolution obstinée de ne lâcher prise sur aucun point et de rester inébranlable à son poste. Tout ou rien, c’était le mot de Molière ; c’est toujours le mot de la passion. Molière s’était absolument donné au théâtre ; il y avait mis toute sa vie et tout son cœur. On a dit avec raison que, pour l’auteur comédien, pour l’acteur créant ses rôles, l’existence est double : les rêves de son esprit, qu’il traduit sur la scène chaque soir, deviennent une réalité à côté de la réalité ; parfois, sans doute, il ne sait plus où est son véritable moi, où est l’illusion. On peut aller plus loin en parlant de Molière, et affirmer que pour lui c’est à peine si entre ces deux existences une séparation subsistait : la confusion était à peu près complète, et sa vie de théâtre, où tant de vérité se mêlait au mensonge, avait presque totalement absorbé l’autre. Ce monde fictif, c’était le lieu où son âme habitait. Comment pouvait-on lui demander de le quitter ? Comment aurait-il pu s’y résoudre lorsque la nature même n’était plus écoutée et lui adressait d’inutiles avertissements et d’inutiles menaces ?
Loin donc de se rendre aux conseils de ses amis, Molière prit le parti de jeter à la maladie croissante un défi direct. Il voulut opposer au danger devenu plus pressant une moquerie plus décidée. À bout de forces, exténué, il entreprit de railler sur le théâtre l’amour tyrannique de la vie, la crainte pusillanime de la mort. Lui qui était irrémédiablement frappé et qui se sentait vaincu, il ne trouva pas de meilleur personnage à représenter qu’un homme bien portant qui tremble de mourir et qui est le jouet et la victime de tous ceux qui exploitent ses terreurs. Ses ennemis ne l’avaient-ils pas traité {p. 300} lui-même d’hypocondre ? Et bien ! soit, il serait hypocondre, mais avec cette différence que ce qu’il y aurait de fictif dans son rôle, ce serait, non pas la maladie, mais la santé. Lorsqu’on se rappelle la disposition de corps et d’esprit où était Molière au moment où il composa Le Malade imaginaire, cette pièce nous apparaît sous un jour nouveau. Tout y prend un autre sens, jusqu’aux petits vers du prologue :
Votre plus haut savoir n’est que pure chimère,Vains et peu sages médecins ;Vous ne pouvez guérir par vos grands mots latins.La douleur qui me désespère,Votre plus haut savoir n’est que pure chimère.
Le curieux passage de la scène III du troisième acte, où Béralde, parlant de cet
« impertinent de Molière »
, dit : « Il sera encore plus sage que
vos médecins, car il ne leur demandera point de secours, »
a l’air d’une
protestation publique. La folle cérémonie qui termine la pièce, cette fantaisie
étourdissante, où l’ironie et la dérision sont montées au diapason le plus aigu, produit
sur nous l’effet d’une danse macabre. Toute la comédie enfin se transforme en un drame
étrange, téméraire, et le dénouement se perd dans le fantastique.
La première représentation du Malade imaginaire eut lieu le 10 février 1673, au Palais-Royal.
Pourquoi au théâtre du Palais-Royal ? Pourquoi pas à la cour, à laquelle la pièce avait été évidemment destinée ? Une rupture entre Molière et Lulli avait été consommée pendant l’année 1672. Lulli, à qui des lettres patentes avaient permis d’établir à Paris une Académie royale de musique, abusait de son privilège, ne cessait de retendre et de le rendre plus gênant aux autres théâtres.
Lorsque La Comtesse d’Escarbagnas fut jouée au Palais-Royal, Molière
demanda une nouvelle musique à Charpentier, rival du Florentin. De même pour Le Malade imaginaire, c’est à Charpentier qu’il eut recours, et pendant que
l’ouvrage était en préparation, Lulli fit signifier à son ancien collaborateur les
défenses qui limitaient rigoureusement l’emploi des musiciens et des instruments {p. 301}de musique, sur les théâtres autres que l’Opéra. La partition de
Charpentier offre une preuve bien concluante de ce fait. Nous y lisons en tête des
premiers morceaux : « Le Malade imaginaire avant les défenses.
Ouverture du prologue du Malade imaginaire dans sa
splendeur »
. Et plus loin : « Le Malade imaginaire avec
les défenses. Ouverture. »
Il n’eût pas été facile sans doute de faire accepter à la Cour un divertissement dont la musique fût d’un autre musicien que Lulli, car la faveur de celui-ci auprès de Louis XIV était alors presque illimitée, le roi déclarant qu’il ne pouvait se passer de cet homme.
Ce fut là un grand sujet de tristesse pour Molière, et c’est probablement à cette sorte de disgrâce qu’il fait allusion dans les paroles rapportées par Grimarest, et que nous allons citer tout à l’heure.
Peut-être aussi Louis XIV, qui avait fait dans le cours de l’été précédent la première et glorieuse campagne de Hollande, qui avait vu s’accomplir sous ses yeux ce passage du Rhin célébré par Boileau, avait-il l’esprit tourné aux choses héroïques et donna-t-il la préférence au Mithridate de Racine, joué par les comédiens de l’hôtel de Bourgogne. Robinet, dans sa lettre du 18 février 1673, constate en effet le succès de cette tragédie à Saint-Germain :
La cour, à Saint-Germain-en-Laye,Continuant d’être fort gaie.Se divertit en ces jours gras.Entre autres gracieux ébats,À celui de la comédie,Et voit, dit-on, la tragédieDu roi Mithridate ayant nomQui se nourrissait de poison ;Dans lequel poétique régaleL’admirable troupe royaleFit merveilles…
Cela ne devait pas consoler Molière, exclu de ces fêtes dont il était l’âme depuis si longtemps.
Le 17
février, jour de la quatrième représentation, {p. 302}Molière se sentit
plus souffrant. Il faut s’en tenir, pour les détails de cette dernière soirée, au récit de
Grimarest, qui a un caractère assez frappant de vérité : « Molière, dit-il, se trouvant tourmenté de sa fluxion beaucoup plus qu’à
l’ordinaire, fit appeler sa femme, à qui il dit, en présence de Baron : « Tant que ma
vie a été mêlée également de douleur et de plaisir, je me suis cru heureux ;
mais aujourd’hui que je suis accablé de peines sans pouvoir compter sur aucun moment de
satisfaction et de douceur, je vois bien qu’il me faut quitter la partie. Je ne puis
plus tenir contre les douleurs et les déplaisirs qui ne me donnent pas un instant de
relâche. Mais, ajoutage t-il en réfléchissant, qu’un homme souffre avant de de mourir !
Cependant, je sens bien que je finis. » La Molière et Baron furent vivement touchés du
discours de M. de Molière, auquel ils ne s’attendaient pas, quelque incommodé qu’il fût.
Ils le conjurèrent, les larmes aux yeux, de ne point jouer ce jour-là et de prendre du
repos pour se remettre. « Comment voulez-vous que je fasse ? leur dit-il ; il y a
cinquante pauvres ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre ; que feront-ils si
l’on ne joue pas ? Je me reprocherais d’avoir négligé de leur donner du pain un seul
jour, le pouvant faire absolument. »
On fait observer que cette raison, fort honorable sans doute, alléguée par Molière, n’était pas très décisive, puisqu’il aurait pu aisément dédommager ces pauvres ouvriers. Mais, de même que ce point d’honneur avec lequel nous l’avons vu tout à l’heure justifier un pareil refus, ce n’est là évidemment qu’un prétexte qu’il se donnait à lui-même. Au fond, ce qui déterminait sa résistance, c’était, nous le répétons, le pacte intime par lequel il avait irrévocablement engagé sa volonté. Mais reprenons le récit de Grimarest :
« Il envoya chercher les comédiens, à qui il dit que, se sentant plus incommodé que de coutume, il ne jouerait point ce jour-là s’ils n’étaient prêts à quatre heures précises pour jouer la comédie. « Sans cela, leur dit-il, je ne puis m’y trouver, et vous pourrez rendre l’argent. » Les comédiens tinrent les lustres allumés et la toile levée, {p. 303} précisément à quatre heures. Molière représenta avec beaucoup de difficulté, et la moitié des spectateurs s’aperçurent qu’en prononçant juro, dans la cérémonie du Malade imaginaire, il lui prit une convulsion. Ayant remarqué lui-même que l’on s’en était aperçu, il se fit un effort et cacha par un rire forcé ce qui venait de lui arriver.
Quand la pièce fut finie, il prit sa robe de chambre et fut dans la loge de Baron, et lui demanda ce que l’on disait de sa pièce. Baron lui répondit que ses ouvrages avaient toujours une heureuse réussite à les examiner de près, et que plus on les représentait, plus on les goûtait. « Mais ajouta-t-il, vous me paraissez plus mal que tantôt. « Cela est vrai, lui répondit Molière : j’ai un froid qui me tue. » Baron, après lui avoir touché les mains qu’il trouva glacées, les lui mit dans son manchon pour les réchauffer ; il envoya chercher ses porteurs pour le porter promptement chez lui, et il ne quitta point sa chaise, de peur qu’il ne lui arrivât quelque accident du Palais-Royal dans la rue Richelieu, où il logeait.
Quand il fut dans sa chambre, Baron voulut lui faire prendre du bouillon, dont la Molière avait toujours provision pour elle, car on ne pouvait avoir plus de soin de sa personne qu’elle n’en avait. « Eh ! non, dit-il, les bouillons de ma femme sont de vraie eau-forte pour moi ; vous savez tous les ingrédients qu’elle y fait mettre. Donnez-moi plutôt un petit morceau de fromage de Parmesan. » Laforest lui en apporta ; il en mangea avec un peu de pain, et il se fit mettre au lit. Il n’y eut pas été un moment, qu’il envoya demander à sa femme un oreiller rempli d’une drogue qu’elle lui avait promis pour dormir. « Tout ce qui n’entre point dans le corps, dit-il, je l’éprouve volontiers ; mais les remèdes qu’il faut prendre me font peur ; il ne faut rien pour me faire perdre ce qui me reste de vie. » Un instant après il lui prit une toux extrêmement forte, et, après avoir craché, il demanda de la lumière : « Voici, dit-il, du changement. » Baron, ayant vu le sang qu’il venait de rendre, s’écria avec frayeur. « Ne vous épouvantez point, lui dit Molière, vous m’en avez vu rendre bien davantage. Cependant, ajouta-t-il, allez dire à ma femme qu’elle monte. » Il {p. 304}resta assisté de deux sœurs religieuses, de celles qui viennent ordinairement à Paris quêter pendant le carême, et auxquelles il donnait l’hospitalité. Elles lui donnèrent à ce dernier moment de sa vie tout le secours édifiant que l’on pouvait attendre de leur charité, et il leur fit paraître tous les sentiments d’un bon chrétien et toute la résignation qu’il devait à la volonté du Seigneur. Enfin il rendit l’esprit entre les bras de ces deux bonnes sœurs ; le sang qui sortait par sa bouche en abondance l’étouffa. Ainsi, quand sa femme et Baron remontèrent, ils le trouvèrent mort. »
C’est une circonstance intéressante et singulière que la présence de ces deux religieuses qui se trouvent là pour assister aux derniers soupirs de Molière. Lorsqu’il s’était trouvé mal, il avait, comme le rapporte la requête à l’archevêque de Paris, demandé un prêtre pour recevoir les sacrements115 ; on en avait envoyé chercher un. Les deux premiers ecclésiastiques auxquels on s’adressa refusèrent leur ministère. Jean Aubry, le beau-frère du mourant, dut aller en faire lever un troisième, qui n’arriva que lorsque Molière venait d’expirer. Mais, grâce à la présence des deux sœurs, qui recevaient du comédien une charitable hospitalité, la religion ne fut pas absente en cet instant suprême : elle y fut sinon dans ses ministres officiels, au moins dans ses plus doux et plus pieux représentants. Aussi, ce fait inattendu, impossible à inventer, est-il digne d’attention et ajoute-t-il une grâce (entendez ce mot dans le sens que vous voudrez lui donner) à cette mort.
CHAPITRE XVII.
OBSÈQUES DE MOLIÈRE, INHUMATION ET SÉPULTURE, SA
DESCENDANCE §
La Grange, après avoir écrit sur son registre la recette du vendredi 17 février, 1219
livres, ajoute : « Ce même jour, après la comédie, sur les dix heures du soir,
monsieur de Molière mourut dans sa maison, rue de Richelieu, ayant joué le rôle dudit
Malade imaginaire, fort incommodé d’un rhume et fluxion sur la poitrine qui lui causait
une grande toux, de sorte que dans les grands efforts qu’il fit pour cracher, il se
rompit une veine dans le corps, et ne vécut pas demie heure ou trois quarts d’heure
depuis ladite veine rompue… »
La lettre de Robinet, datée du jour suivant, 18 février, traduit assez bien l’émotion causée par cette mort presque soudaine :
Notre vrai Térence françoisQui vaut mieux que l’autre cent fois,Molière, cet incomparable,Et de plus en plus admirable,Attire aujourd’hui tout ParisPar le dernier de ses écrits,Où d’un Malade imaginaireIl vous dépeint le caractèreAvec les traits si naturelsQu’on ne peut voir de portraits tels.{p. 306} La Faculté de médecine,Tant soit peu, dit-on, s’en chagrine,Et… mais qui vient en ce momentM.’interrompre si hardiment ?Ô dieux ! J’aperçois un visageTout pâle, et de mauvais présage !« Qu’est-ce monsieur ? Vite, parlez,Je vous vois tous les sens troublés.— Vous les allez avoir de même.— Hé comment ? Ma peine est extrême.Dites vite. - Molière… - Hé bien.Molière ? - A fini son destin.Hier, quittant la comédie.Il perdit tout soudain la vie.— Serait-il vrai ? » Clion, adieu !Pour rimer je n’ai plus de feu.Non, la plume, des doigts, me tombe,Et sous la douleur je succombe.À l’extrême chagrin par ce trépas réduit.Je mis fin à ces vers en février le dix-huit.
Molière expiré, une grave question surgit aussitôt, celle de la sépulture. Le curé de Saint-Eustache refusa de procéder à l’inhumation. Une requête fut présentée à l’archevêque, qui était alors Harlay de Champvalon, requête signée du notaire de la famille, Le Vasseur, et de Jean-Baptiste Aubry, époux en secondes noces de Geneviève Béjart et, par conséquent, beau-frère du défunt. Cette requête contient les détails les plus intéressants sur les derniers moments de Molière. Elle a été publiée pour la première fois en 1800, dans « Le Conservateur ou Recueil de morceaux inédits d’histoire tirés des portefeuilles de M. François de Neufchâteau ». C’est un document qu’on ne peut se dispenser de reproduire ici :
« À monseigneur l’illustrissime et récérendissime archevêque de Paris.
Supplie humblement Élisabeth-Claire-Grasinde Béjart, veuve de feu Jean-Baptiste Poquelin de Molière, vivant valet de chambre et tapissier du roi, et l’un des comédiens de sa troupe, et en son absence Jean Aubry, son beau-frère ; disant que vendredi dernier, dix-septième du présent mois de février mil six cent soixante-treize, sur les neuf heures du soir, ledit feu {p. 307} sieur de Molière s’étant trouvé mal de la maladie dont il décéda environ une heure après, il voulut dans le moment témoigner des marques de repentir de ses fautes et mourir en bon chrétien, à l’effet de quoi avec instances il demanda un prêtre pour recevoir les sacrements, et envoya par plusieurs fois son valet et servante à Saint-Eustache sa paroisse, lesquels s’adressèrent à messieurs Lenfant et Lechat. deux prêtres habituez en ladite paroisse, qui refusèrent plusieurs fois de venir ; ce qui obligea le sieur Jean Aubry d’y aller lui-même pour en faire venir, et de fait fit lever le nommé Paysant, aussi prêtre habitué audit lieu ; et comme toutes ces allées et venues tardèrent plus d’une heure et demie, pendant lequel temps ledit feu Molière décéda, et ledit sieur Paysant arriva comme il venait d’expirer ; et comme ledit feu Molière est décédé sans avoir reçu le sacrement de confession dans un temps où il venait de représenter la comédie, monsieur le curé de Saint-Eustache lui refuse la sépulture, ce qui oblige la suppliante vous présenter la présente requête, pour lui être sur ce pourvu.
Ce considéré, monseigneur, et attendu ce que dessus, et que ledit défunt a demandé auparavant que de mourir un prêtre pour être confessé, qu’il est mort dans le sentiment d’un bon chrétien, ainsi qu’il a témoigné en présence de deux dames religieuses, demeurant en la même maison, d’un gentilhomme nommé M. Couthon, entre les bras de qui il est mort, et de plusieurs autres personnes ; et que M. Bernard, prêtre habitué en l’église Saint-Germain, lui a administré les sacrements à Pâques dernier, il vous plaise de grâce spéciale accorder à ladite suppliante que son dit feu mary soit inhumé et enterré dans ladite église Saint-Eustache, sa paroisse, dans les voies ordinaires et accoutumées, et ladite suppliante continuera ses prières à Dieu pour votre prospérité et santé, et ont signé.
Ainsi signé, Le Vasseur et Aubry, avec paraphe.
Et au-dessous est écrit ce qui suit :
Renvoyé au sieur abbé de Benjamin, nôtre official, pour informer des faits contenus en la présente requête, pour, information à nous rapportée, être ensuite ordonné ce que de raison. Fait à Paris, dans notre palais archiépiscopal, le vingtième février mil six cent soixante-treize.
Signé : Archevêque de Paris. »
La veuve de Molière ne se contenta pas d’adresser cette supplique au chef du diocèse.
Si l’on ajoute foi à
une anecdote recueillie par Cizeron-Rival dans les papiers de Brossette, elle alla à
Versailles se jeter aux pieds du roi {p. 308} pour se plaindre de
l’injure que l’on faisait à la mémoire de son mari. Cette démarche, disent-ils, n’eut pas
un heureux succès ; « elle fit fort mal sa cour en disant au roi que si son mari
était criminel, ses crimes avaient été autorisés par Sa Majesté même. Pour surcroît de
malheur, la Molière avait amené avec elle le curé d’Auteuil pour rendre témoignage des
bonnes mœurs du défunt, qui louait une maison dans ce village. Ce curé, au lieu de
parler en faveur de Molière, entreprit mal à propos de se justifier lui-même d’une
accusation de jansénisme, dont il croyait qu’on l’avait chargé auprès de Sa Majesté. Ce
contre-temps acheva de tout gâter : le roi les renvoya brusquement l’un et l’autre, en
disant à la Molière que l’affaire dont elle lui parlait dépendait du ministère de M.
l’archevêque. »
Soit que, malgré cet accueil
défavorable, Louis XIV ait fait parvenir à l’archevêché un ordre d’accorder la
sépulture chrétienne, soit que l’autorité ecclésiastique agît d’elle-même, la permission
sollicitée fut enfin accordée, toutefois avec bien des restrictions. L’entrée de l’église
était refusée au corps, et les obsèques devaient avoir lieu sans aucune solennité
religieuse et en dehors des heures régulières. Voici le
texte de l’arrêté épiscopal :
« Vu ladite requête, ayant aucunement égard aux preuves résultantes de l’enquête faite par mon ordonnance, nous avons permis au sieur curé de Saint-Eustache de donner la sépulture ecclésiastique au corps du défunt Molière dans le cimetière de la paroisse, à condition néanmoins que ce sera sans aucune pompe, et avec deux prêtres seulement et hors des heures du jour, et qu’il ne se fera aucun service solennel pour lui, ni dans ladite paroisse Saint-Eustache ni ailleurs, même dans aucune église des réguliers, et que nôtre présente permission sera sans préjudice aux règles du rituel de nôtre église, que nous voulons être observées selon leur forme et teneur. Donné à Paris, ce vingtième février mil six cent soixante-treize.
Ainsi signé : Archevêque de Paris.
Et au-dessous :
Par Monseigneur : Morange, avec paraphe.
Collationné en son original en papier, ce fait, rendu par {p. 309} les notaires au Châtelet de Paris soussignés, le vingt-et-unième mars mil six cent soixante-treize.
Signé : Le Vasseur. »
Toute cette instance avait pris plus de trois jours. Le quatrième jour, 21 février, vers les neuf heures du soir, le convoi eut lieu. De précieux détails sur cette cérémonie sont contenus dans une relation adressée à M. Boivin, prêtre, docteur en théologie116 :
« Mardi, 21 février, sur les neuf heures du soir, lit-on dans ce récit, l’on a fait le convoi de Jean-Baptiste Poquelin Molière, tapissier valet de chambre du roi, illustre comédien, sans autre pompe, sinon de trois ecclésiastiques ; quatre prêtres ont porté le corps dans une bière de bois couverte du poëlle des tapissiers ; six enfants bleus portant six cierges dans six chandeliers d’argent ; plusieurs laquais portant des flambeaux de cire blanche allumés. Le corps, pris rue de Richelieu, devant l’hôtel de Crussol, a été porté au cimetière de Saint-Joseph et enterré au pied de la croix. Il y avait grande foule du peuple, et l’on a fait distribution de mille à douze cents livres aux pauvres qui s’y sont trouvés, à chacun cinq sols. Ledit Molière était décédé le vendredi au soir, 17 février 1673. M. l’archevêque avait ordonné qu’il fût enterré sans aucune pompe, et même défendu aux curés et religieux de ce diocèse de faire aucun service pour lui. Néanmoins, on a ordonné quantité de messes pour le défunt. »
Le rassemblement
populaire que causèrent ces funérailles inusitées se montra menaçant. Le peuple de Paris
était encore, à peu de chose près, le peuple de la Ligue ; c’était le même qui jetait des
pierres aux protestants se rendant au prêche117. On craignit qu’il ne troublât ce {p. 310} restant d’honneurs funèbres marchandés au grand homme. La veuve de
Molière, sur les conseils de ceux qui l’entouraient, jeta par les fenêtres une centaine de
pistoles à ce peuple amassé, « en le suppliant avec des termes si touchants de
donner des prières à son mari, qu’il n’y eût personne de ces gens-là qui ne priât Dieu
de tout son cœur. »
Le cortège se mit en marche tranquillement, mais silencieusement, les prêtres ne chantant point de psaumes comme il était alors de coutume.
Grimarest nous a conservé un trait assez caractéristique des sentiments qui agitaient la
foule : « Comme on passait dans la
rue Montmartre, quelqu’un demanda à une femme qui était celui qu’on portait en terre.
« Hé ! c’est ce Molière », répondit-elle. Une autre femme qui était à sa fenêtre et qui
l’entendit s’écria : « Comment, malheureuse ! Il est bien monsieur pour
toi. »
On arriva ainsi au cimetière qui était derrière la chapelle de Saint-Joseph, rue Montmartre. La dépouille mortelle de Molière y fut inhumée.
Telles furent les funérailles du poète. La gloire immense qui à nos yeux l’accompagne au lieu de repos, et qui déjà, du reste, était entrevue par les contemporains, fait tristement ressortir les concessions tardives et restreintes qu’on obtint pour son cercueil. Boileau a traduit cette impression en des vers vibrants que tout le monde sait par cœur118. Chapelle, qui devait par la suite avoir beaucoup d’imitateurs, jeta une mordante épigramme à ceux dont le mauvais vouloir avait l’air d’une vengeance posthume :
Puisqu’à Paris on dénieLa terre après le trépasÀ ceux qui, pendant leur vie,Ont joué la comédie,Pourquoi ne jette-t-on pasLes bigots à la voirie ?Ils sont dans le même cas.
Mlle Molière eut un cri de fierté et d’indignation dont {p. 311} on doit lui tenir compte : « Quoi ! l’on refusera la sépulture à
un homme qui a mérité des autels
119! »
« Molière était à peine expiré, dit un contemporain, que les épitaphes plurent par
tout Paris. »
Il s’en fit, en effet, une quantité presque incroyable. Aucune
mort, si nous interrogeons notre mémoire, n’en lit naître un pareil nombre, et dans cette
multitude de productions spontanées, on aperçoit la variété d’impressions la plus
significative. La sympathie, le regret, l’admiration, se traduisirent d’une façon à faire
honneur à ceux qui élevèrent la voix en ce moment. Les rimes de Robinet arrivèrent
des premières, et, quoiqu’elles ne soient pas meilleures que de coutume, elles nous
semblent avoir droit de figurer ici pour leur empressement même. Voici l’épitaphe
dont Robinet orna sa lettre du 25 février 1673 :
Dans cet obscur tombeau reposeCe comique chrétien, ce grand peintre de mœurs.De qui les âpres vers et la mordante proseDes défauts de son temps furent les vrais censeurs.
Ci-gît ce rare pantomimeQui, sous divers habits jouant tous les humains,S’acquit des uns la haine et des autres l’estime,Et du jaune métal gagnait à pleines mains.
Ci-gît ce Moine de la terreQui si souvent fit rire et la ville et la cour.Et qui, dans ses écrits que chèrement on serre,Va faire après sa mort rire encor chaque jour.
Il ne lui prit jamais envieD’appeler à son aide aucun des médecinsIl déclama contre eux presque toute sa vie,Et néanmoins par eux il finit ses destins120.
C’est, passant, ce que j’en puis dire,Sinon que tout autant qu’il fut sur le bon piéEt travesti jadis à faire chacun rire.Il l’est sous cette tombe à faire à tous pitié.
{p. 312} La Fontaine, qui, en 1661, s’était si hautement écrié : « C’est mon homme ! » fit le huitain suivant :
Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence ;Et cependant le seul Molière y gît :Leurs trois talents ne formaient qu’un espritDont le bel art réjouissait la France.Ils sont partis, et j’ai peu d’espéranceDe les revoir. Malgré tous nos efforts,Pour un long temps, selon toute apparence,Térence et Plaute et Molière sont morts.
Le savant Huet, qui était alors sous-précepteur du Dauphin et qui fut plus tard évêque d’Avranches, composa quatre vers latins que Grimarest nous a conservés et traduits :
Plaudebat, Moleri, tibi plenis aula theatris ;Nunc eadem mœrens post tua fata gemit.Si risum nobis movisses parcius olim,Parcius, heu ! lacrymis tingeret ora dolor.
« Molière, toute la cour, qui t’a toujours honoré de ses applaudissements sur ton
théâtre comique, touchée aujourd’hui de ta mort, honore ta mémoire des regrets qui
te sont dus : toute la France proportionne sa vive douleur au plaisir que tu lui as
donné par la fine et sage plaisanterie. »
C’est une faible et lâche traduction
qui rend à peine le sens des vers de Huet.
Plus d’un sentiment de regret se fit jour jusque dans les rangs du clergé. Le Père Bouhours, notamment, composa en l’honneur de Molière des vers qui méritent d’être cités :
Ornement du théâtre, incomparable acteur,Charmant poète, illustre auteur,C’est toi dont les plaisanteriesOnt guéri des marquis l’esprit extravagant ;C’est toi qui par tes momeriesAs réprimé l’orgueil du bourgeois arrogant.
Ta muse en jouant l’Hypocrite,A redressé les faux dévots ;La précieuse à tes bons motsA reconnu son faux mérite ;{p. 313} L’homme ennemi du genre humain,Le campagnard, qui tout admire,N’ont pas lu tes écrits en vain :Tous deux se sont instruits, en ne pensant qu’à rire.
En vain tu réformas et la ville et la cour ;Mais quelle en fut ta récompense ?Les Français rougiront un jourDe leur peu de reconnaissance.Il leur fallait un comédienQui mît à les polir son art et son étude ;Mais, Molière, à ta gloire il ne manqueront rienSi, parmi leurs défauts que tu peignis si bien,Tu les avais repris de leur ingratitude.
Voilà des interprètes du sentiment public, qui, a des titres divers, méritaient d’être
entendus. N’omettons pas le vieux poète Chapelain, qui, oubliant qu il parlait de l’ami de
Despréaux, écrivait à un savant professeur de Padoue qui venait d’être malade d’une
affection de poitrine : « Notre Molière, le Térence et le Plante de notre siècle,
en est péri au milieu de sa dernière action. »
N’omettons même pas de mentionner
le pauvre Dassoucy, qui ne marchanda pas ses regrets à celui dont il croyait pourtant
avoir eu à se plaindre, et qui composa, des 1673, L’Ombre de Molière et son
épitaphe.
Un inconnu, peut-être un rival, se souvint en ce moment de la première passion du défunt pour la tragédie et lit ce dizain, qui n’est bienveillant qu’à demi :
Ci-gît dessous ce monumentLe corps de l’illustre Molière,Qui de malade imaginaireLe devint véritablement.Et comme la fin de la vieSe rapporte au commencement.Ce pauvre acteur en ce momentPour achever la comédieVoulut faire son testamentEt finir par la tragédie121.
D’autre part, les ressentiments et les haines n’eurent {p. 314} garde de manquer l’occasion de se satisfaire ; et, dans la série des épitaphes hostiles, il en est quelques-unes dont il n’est pas difficile de distinguer l’origine particulière. M. Maurice Raynaud a reconnu l’ironie triomphante des médecins dans ces vers :
Ci-gît un grand acteur que l’on dit être mort ;
Je ne sais s’il l’est, ou s’il dort :Sa maladie imaginaireNe saurait l’avoir fait mourir ;C’est un tour qu’il joue à plaisir,Car il aimait à contrefaire.Quoi qu’il en soit, ci-gît Molière :Comme il était grand comédien,S’il fait le mort, il le fait bien.
auxquels on peut joindre ceux-ci :
« C’est donc là le pauvre MolièreQu’on porte dans le cimetière ! »En le voyant passer, dirent quelques voisins :« Non, non, dit un apothicaire ;Ce n’est qu’un mort imaginaire,Qui se raille des médecins ! »
La dureté fanatique d’un autre groupe d’ennemis se trahit dans ce sonnet composé
« sur la sépulture de Jean-Baptiste Poclin, dit Molière, comédien, au cimetière
des morts-nés, à Paris. »
De deux comédiens la lin est bien diverse :Genet, en se raillant du baptême chrétien,Fut, mourant, honoré de ce souverain bien.Et souffrit pour Jésus une mort non perverse.
Jean-Baptiste Poclin son baptême renverse.Et, tout chrétien qu’il est, il devient un païen.Ce céleste bonheur enfin n’était pas sienPuisqu’il en lit, vivant, un infâme commerce.
Satirisant chacun, cet infâme a vécuVéritable ennemi de sagesse et vertu :Sur un théâtre il fut surpris par la mort même.
Ô le lugubre sort d’un homme abandonné !Molière, baptisé, perd l’effet du baptême,Et dans sa sépulture il devient un mort-né.
{p. 315} Quant à la jalousie des Trissotins, elle eut son expression la plus basse dans une pièce de vers intitulée L’Enfer burlesque, d’un obscur écrivain du nom de Jaulnay. L’auteur, un des derniers disciples de Scarron, donnait place dans cet Enfer burlesque à Molière, dont il traçait une méchante caricature :
C’était un homme décharnéComme un farceur enfariné…Il semblait pourtant à le voirQu’il était homme de pouvoir.Car, malgré sa mine bouffonne.On voyait près de sa personneUn grand nombre de courtisansFort bien faits et très complaisants.Vêtus d’un beau drap d’Angleterre.Qui pliaient le genou en terreDevant ce marmouset hideuxQui se moquait encore d’euxAvec leurs sottes complaisancesEt leurs profondes révérences…Ceux que l’on voit autour de luiSont les Turlupins d’aujourd’hui.Que ce comédien folâtreA joués dessus son théâtre.Et quoique ce fou, leur ami.Les faquine en diable et demi.Ces marquis de haut apanageLui viennent encor rendre hommage…J’aurais pu jouir davantageD’un si facétieux langage :Mais un tintamarre soudainVint interrompre ce lutin.Lorsque, par une ample satire.Il me figurait ÉlomireQui ne trouva dedans sa finNi Dieu, ni loi, ni médecin ;Car son Malade imaginaire.Lui faisant fermer la paupière.L’envoya prendre possessionDe cette place de renom.Qui est tombée en son partageComme par droit d’héréditage.
{p. 316} Une épitaphe qui paraît être du même auteur, et que M. P. Lacroix a citée dans le Bulletin du Bibliophile (novembre-décembre 1860), va plus loin encore dans l’insulte ; nous ne voyons aucun intérêt à la reproduire ici.
L’impression qui ressort des nombreuses pages que Le Mercure galant consacra à l’oraison funèbre de Molière n’est pas très nette. Les éloges n’y sont pas ménagés ; mais un ton de raillerie intempestif et malsonnant inspire des doutes sur les véritables sentiments de l’auteur. Contentons-nous d’en extraire quelques lignes :
Il était illustre de plusieurs manières, et sa réputation peut égaler celle du fameux Roscius, ce grand comédien si renommé dans l’antiquité et qui mérita du prince des orateurs cette belle harangue qu’il récita dans le sénat pour ses intérêts. Le regret que le plus grand des rois a fait paraître de sa mort est une marque incontestable de son mérite122. Il avait trouvé l’art de faire voir les défauts de tout le monde sans qu’on pût s’en offenser, et les peignait au naturel dans les comédies qu’il composait encore avec plus de succès qu’il ne les récitait, quoiqu’il excellât dans l’un et dans l’autre. C’est lui qui a remis le comique dans son premier éclat ; et depuis Térence, personne n’a pu légitimement prétendre à cet avantage. Il a le premier inventé la manière de mêler des scènes de musique et des ballets dans les comédies, et il avait trouvé par là un nouveau secret de plaire, qui avait ôté jusqu’alors inconnu, et qui a donné lieu on France à ces fameux opéra qui font aujourd’hui tant de bruit et dont la magnificence des spectacles n’empêche pas qu’on le regrette tous les jours…
Samuel Chapuzeau qui publia en 1674 un précieux petit volume sur le Théâtre français, s’exprime ainsi :
Molière sut si bien prendre le goût du siècle et s’accommoder de sorte à la cour et à la ville, qu’il eut l’approbation universelle de côté et d’autre ; et les merveilleux ouvrages qu’il a faits en prose et en vers ont porté sa gloire au plus haut degré et l’ont fait regretter généralement de tout le monde. La postérité lui sera redevable avec nous du secret qu’il a trouvé {p. 317} de la belle comédie. Il a su l’art de plaire, qui est le grand art ; et il a châtié avec tant d’esprit et le vice et l’ignorance que bien des gens se sont corrigés à la représentation de ses ouvrages pleins de gaieté, ce qu’ils n’auraient pas fait ailleurs à une exhortation rude et sérieuse. Comme habile médecin, il déguisait le remède et en ôtait l’amertume, et, par une adresse particulière et inimitable, il a porté la comédie à un point de perfection qui l’a rendue à la fois divertissante et utile. Mais Molière ne composait pas seulement de beaux ouvrages, il s’acquittait aussi de son rôle admirablement, il faisait un compliment de bonne grâce, et était à la fois bon poète, bon comédien et bon orateur, le vrai trismégiste du théâtre. Outre ces grandes qualités, il possédait celles qui font l’honnête homme ; il était généreux et bon, civil et honorable en toutes ses actions, modeste à recevoir les éloges qu’on lui donnait ; savant sans le vouloir paraître, et d’une conversation si douce et si aisée que les premiers de la cour et de la ville étaient ravis de l’entretenir. Enfin il avait tant de zèle pour la satisfaction du public dont il se voyait aimé, et pour le bien de la troupe, qui n’était soutenue que par ses travaux, qu’il tâcha toute sa vie de leur en donner des marques indubitables.
Brécourt s’honora en composant sa petite comédie apologétique L’Ombre de Molière, et les anciens rivaux du poète comique, les acteurs de l’hôtel de Bourgogne, se firent honneur en la jouant au moins une fois (1674).
En même temps, le père Rapin portait sur Molière un grave et droit jugement dans ses Réflexions sur la poétique d’Aristote (1674) :
Personne n’a porté le ridicule de la comédie plus loin parmi nous que Molière : car les anciens poètes comiques n’ont que des valets pour les plaisants de leur théâtre ; et les plaisants du théâtre de Molière sont les marquis et les gens de qualité. Les autres n’ont joué dans la comédie que la vie bourgeoise et commune, et Molière a joué tout Paris et la cour. Il est le seul parmi nous qui ait découvert ces traits de la nature qui la distinguent et qui la font connaître : les beautés des portraits qu’il fait sont si naturelles qu’elles se font sentir aux personnes les plus grossières ; et le talent qu’il avait à plaisanter s’était renforcé de la moitié par celui qu’il avait de contrefaire. Son Misanthrope est. à mon sens, le caractère le plus achevé, et ensemble le plus singulier qui ait jamais paru sur le théâtre.
{p. 318}Il est donc exact de dire qu’il y eut immédiatement après la mort de Molière, une manifestation imposante de l’esprit français. La critique (en prenant ce mot dans le sens le plus favorable), qui n’avait pas alors les organes sans nombre qu’elle possède aujourd’hui, n’en sut pas moins se faire entendre ; et, à la distance où nous sommes, nous pouvons, malgré les protestations qui s’élevèrent de différents côtés, reconnaître la voix dominante de la vérité et de la justice.
Cette manifestation se continua dans les années qui suivirent. Nous n’en recueillerons pas les témoignages. Un seul doit nécessairement figurer ici ; Boileau. dont on aurait pu croire, aux restrictions pédantesque de L’Art poétique, que l’enthousiasme s’était attiédi, prit sa revanche dans l’épître à Racine (1677), à qui il cite, pour le consoler des injustices qui ne lui étaient pas non plus épargnées, le glorieux exemple de Molière :
Avant qu’un peu de terre, obtenu par prière.Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière.Mille de ces beaux traits aujourd’hui si vanté ?Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.L’ignorance et l’erreur, à ses naissantes pièces,En habits de marquis, en robes de comtesses,Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.Le commandeur voulait la scène plus exacte.Le vicomte indigné sortait au second acte.L’un, défenseur zélé des bigots mis en jeu.Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu.L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,Voulait venger la cour immolée au parterre.Mais sitôt que, d’un trait de ses fatales mains,La Parque fut rayé du nombre des humains.On reconnut le prix de sa muse éclipsée.L’aimable comédie, avec lui terrassée,En vain d’un coup si rude espéra revenir.Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.
Molière, des trois enfants qu’il avait eus, ne laissait qu’une fille, Esprit-Marie-Madeleine Poquelin Molière, âgée alors de sept ans et demi123. L’inventaire fait pour {p. 319} la conservation des droits de la veuve et de la fille mineure fut commencé le 13 mars et dura six jours. M. E. Soulié a retrouvé et publié ce document, qui donne une idée du grand luxe dont s’entourait Molière : treize cents livres de lover par an pour son appartement de la rue Richelieu ; quatre cents livres pour son appartement d’Auteuil (il faut quadrupler, quintupler la somme pour avoir le chiffre qu’elle représenterait aujourd’hui) ; un mobilier somptueux, dans lequel le lit des époux entre en compte pour deux mille livres ; deux cent quarante marcs d’argenterie, valant six mille deux cent quarante livres.
Les deux parties les plus curieuses de cet inventaire sont celle qui concerne les habits de théâtre et celle ou sont énumérés les livres du défunt.
La partie relative aux habits de théâtre indique es costumes adoptés par Molière dans la plupart des rôles où il joua, et par conséquent, peut servir de guide aux comédiens.
Voici les principaux articles qu’on y trouve :
Un habit pour la représentation du Bourgeois gentilhomme, consistant en une robe de chambre rayée, doublée de taffetas aurore et vert, un haut-de-chausse de panne rouge, une camisole de panne bleue (M. Soulié fait remarquer avec raison mie dans la seconde scène du Bourgeois gentilhomme, M. Jourdain montre à son maître de musique son haut-de-chausses étroit de velours rouge et sa camisole de velours vert, et nue l’huissier-priseur a dû se tromper ici), un bonnet de nuit et une coiffe, des chausses et une écharpe de toile peinte à l’indienne, une veste à la turque et un turban, un sabre, des chausses de brocart aussi garnies de rubans vert et aurore, et deux points de Sedan. Le pourpoint de taffetas garni de dentelles d’argent faux. Le ceinturon, des bas de soie verts et des gants, avec un chapeau garni de plumes aurore et vert.
Un habit pour la représentation de Pourceaugnac consistant en un haut-de-chausses de damas rouge garni de dentelle, un juste-au-corps de velours bleu garni d’or faux, un ceinturon à franges, des jarretières vertes, un chapeau gris garni d’une plume verte, l’écharpe de taffetas vert ; une paire de gants, une jupe de taffetas vert garni de dentelle et un manteau de taffetas noir, une paire de souliers.
{p. 320} L’habit de la représentation de L’Amphitryon, contenant un tonnelet de taffetas vert avec une petite dentelle d’argent fin, une chemisette de même taffetas, deux cuissards de satin rouge, une paire de souliers avec les lassures garnies d’un galon d’argent, avec un bas de saie céladon124, les festons, la ceinture et un jupon, et un bonnet brodé or et argent fin.
L’habit de la représentation de Tartuffe (rôle d’Orgon), consistant en pourpoint, chausses et manteau de vénitienne noire, le manteau doublé de tabis et garni de dentelle d’Angleterre ; les jarretières et ronds de souliers et souliers pareillement garnis.
Les habits de la représentation de George Dandin, consistant en haut-de-chausses et manteau de taffetas musc, le col de même ; le tout garni de dentelles et boutons d’argent, la ceinture pareille ; le petit pourpoint de satin cramoisi ; autre pourpoint de dessus, de brocart, de différentes couleurs en dentelle d’argent, la fraise et souliers.
Dans la même boîte est aussi l’habit du Mariage forcé, qui est haut-de-chausses et manteau de couleur d’olive, doublé de vert, garni de boutons violets en argent faux, et un jupon de satin à fleurs aurore, garni de pareils boutons faux, et la ceinture.
Les habits de la représentation du Misanthrope, consistant en haut-de-chausses et juste-au-corps de brocart rayé or et soie gris, doublé de tabis, garni de ruban vert ; la veste de brocart d’or, les bas de soie et jarretières.
Les habits de la représentation des Médecins, consistant en un pourpoint de petit satin découpé sur roc ( ?) d’or, le manteau et chausses de velours à fond d’or, garni de ganse et boutons.
Les habits de la représentation de L’Avare consistant en un manteau, chausses et pourpoint de satin noir, garni de dentelle ronde de soie noire, chapeau, perruque, souliers.
Un habit du marquis des Fâcheux consistant en un rhin-grave de petite étoffe de soie rayée bleue et aurore, avec une ample garniture d’incarnat et jaune, de colbertine, un pourpoint de toile colbertine, garni de rubans ponceau, bas de soie et jarretières.
L’habit de Caritidès de la même pièce, manteau et chausses de drap garni de découpures et un pourpoint tailladé. Le juste-au-corps de chasse, sabre et la sangle, ledit juste-au-corps garni de galons d’argent fin, une paire de gants de cerf, une paire de bas à botter, de toile jaune.
{p. 321} Un habit servant à la représentation des Femmes savantes frôle de Chrysale) composé de juste-au-corps et haut-de-chausses de velours noir et ramage à fond aurore, la veste de gaze violette et or, garnie de boutons ; un cordon d’or, jarretières, aiguillettes et gants.
Un habit de Clitidas (des Amants magnifiques), consistant en un tonnelet, chemisette, un jupon, un caleçon et cuissards, ledit tonnelet de moire verte, garni de deux dentelles or et argent ; la chemisette de velours à fond d’or ; les souliers, jarretières, bas, festons, fraise et manchettes, le tout garni d’argent fin.
Un habit du Sicilien, les chausses et manteau de satin violet, avec une broderie or et argent, doublé de tabis vert, et le jupon de moire d’or à manches de toile d’argent, garni de broderie et d’argent, et un bonnet de nuit, une perruque et une épée.
Un jupon de satin aurore, une camisole de toile à parements d’or, un pourpoint à fleurs du Festin de Pierre.
Les habits pour la représentation du Médecin malgré lui, consistant en pourpoint, haut-de-chausses, col, ceinture, fraise et bas de laine et escarcelle, le tout de serge jaune garnie de radon vert ; une robe de satin avec un haut-de-chausses de velours ras ciselé.
Un autre habit pour L’École des Maris, consistant en haut-de-chausses, pourpoint, manteau, col, escarcelle et ceinture, le tout de satin couleur de musc.
Un autre habit pour L’Étourdi consistant en pourpoint, haut-de-chausses, manteau de satin. Et encore un autre habit pour Le Cocu imaginaire, haut-de-chausses, pourpoint et manteau, col et souliers, le tout de satin rouge cramoisi. Une petite robe de chambre et bonnet de popeline.
Nous transcrivons encore les articles concernant les habits de ville à l’usage du défunt :
Item. Un juste-à-corps125, un haut-de-chausses de petite étoffe avec une veste de satin doublée de ouate et un bas de saie, prisé quinze livres, ci XV l.
Item. Un juste-au-corps et chausses de drap d’Hollande noir, une paire de bas de soie ; prisés dix livres, ci X l.
Item. Un juste-à-corps et chausses de droguet brun126, {p. 322} ledit juste-au-corps (sic) doublé de taffetas noir, une paire de bas de laine et une d’estame ; prisé quinze livres, ci xv l.
Item. Un juste-à-corps de rhingrave, de drap d’Hollande musc, avec une veste de satin de la Chine, blanc, les jarretières et bas de soie, avec une garniture de satin ; prisé vingt-cinq livres, ci XXV l.
Item. Une robe de chambre de brocart rayé, doublé de taffetas bleu : prisée vingt-cinq livres, ci XXV l.
« On croit voir Molière dans la rue. dit M. Soulié, vêtu de drap noir ou de droguet brun, ou bien chez le roi en rhingrave de drap de Hollande musc, avec la veste de satin de la Chine, les bas de soie et les jarretières garnies de satin, ou chez lui en robe de chambre de brocart rayé. »
On attendait d’importantes révélations de la liste des livres que Molière possédait dans sa bibliothèque ; on espérait qu’elle nous mettrait dans la confidence de ses lectures. Cette partie de l’inventaire n’a pas tenu ce qu’elle semblait promettre. Voici le catalogue sommaire des ouvrages qui y sont mentionnés :
La sainte Bible, et figures d’icelle. Deux vol. in-fol., à Paris.
Plutarque. Trois vol. in-fol., un à Paris et deux à Auteuil.
Hérodote. Un vol. in-fol., à Auteuil.
Diodore de Sicile. Deux vol. in-fol., à Autouil.
Dioscoride. Deux vol. in-fol., à Paris.
Lucien. In-4°, à Paris.
Héliodore. Un vol. in-fol., à Auteuil.
Térence. Deux vol. in-fol., à Paris.
César. Les Commentaires. Un vol. in-4°. à Auteuil.
Virgile. Trois vol. in-fol., à Paris.
Horace. Un vol. in-4. à Auteuil.
Sénèque. Deux vol. in-fol., à Paris.
Tite Live. Deux vol. in-fol., à Paris.
Ovide. Les Métamorphoses. Un vol. in-fol., à Auteuil.
Juvénal. Un vol. in-fol., à Paris.
Valère le Grand. Un vol. in-fol.. à Auteuil.
{p. 323}Cassiodore. Un vol. in-fol., à Paris.
Montaigne. Les Essais. Un vol. in-fol., à Auteuil.
Balzac. Les Œuvres. Deux vol. in-fol., à Auteuil.
La Mothe le Vayer. Deux vol. in-ful., à Paris.
Georges de Scudéry. Alaric ou Rome vaincue. Un vol. in-fol., à Paris.
Pierre Corneille. Deux vol. in-fol., à Paris.
Rohault. Traité de Physique. Un vol. in-4, à Auteuil.
Comédies françaises, italiennes et espagnoles. Deux cent quarante vol., à Paris.
Poésies. Quelques volumes, à Paris.
Dictionnaire et traités de philosophie. Environ vingt vol., à Paris.
Histoires d’Espagne, de France et d’Angleterre. Quelques volumes, à Paris.
Valdor, Les Triomphes de Louis XIII. Un vol. in-fol., à Paris.
Voyage du Levant. Un vol. in-4°. à Auteuil.
Voyages. environ huit vol. in-4°, à Paris.
Calepin. Dictionnaire des langues latine, italienne, etc. Deux vol. in-fol., à Paris.
Claude Paradin. Alliances généalogiques. Un vol. in-fol., à Paris.
Antiquités romaines. Un vol. in-fol., à Paris.
Un livre italien. in-fol., à Paris.
Nul doute que bien des livres n’aient été omis par l’huissier-priseur. Comment croire, par exemple, que Molière n’eût pas Rabelais, qu’il savait par cœur ; les Contes d’Eutrapel, le roman de Francion. Scarron, et Plante surtout, qu’on ne nous cite pas ? Nous apprenons que Molière avait deux cent quarante volumes de comédies françaises, italiennes et espagnoles ; mais, hélas ! l’huissier-priseur n’a pris le soin de mentionner aucun titre, aucun auteur. On ne peut nier que sur ce point il n’y ait eu un peu de déception, nous ne sommes pas beaucoup plus avancés qu’auparavant.
La fortune de Molière, telle qu’elle résulte de cet inventaire, n’est pas aussi
considérable qu’on devait le {p. 324} supposer. M. Soulié a fait le
calcul suivant : Molière laisse en meubles, linge, habits, livres, argenterie,
deniers comptant, etc., une valeur d’environ 18000 l.
Il est dû à la succession, en y comprenant les dix mille livres réclamées par la veuve aux héritiers Poquelin, un peu plus de 25000.
Total : 43000 l.
Les dettes s’élèvent à près de 3000.
L’actif de la succession est par conséquent de 40000 l.
Si donc le poète avait un revenu de trente mille livres par an, il était loin d’en posséder le capital.
La veuve de Molière, dont la conduite dans les circonstances critiques qui suivirent le trépas de son mari a obtenu grâce, même auprès des plus acharnés détracteurs, ne resta veuve que quatre ans. Les violentes inimitiés auxquelles elle était visiblement en butte devaient rendre sa position difficile. Si l’on veut avoir une idée des invectives qu’on se permettait contre elle, et, du reste, contre les actrices en général, il faut lire les factums d’Henri Guichard, dans le procès qu’il eut avec Lulli en 1676, et où Mlle Molière et d’autres comédiennes furent appelées en témoignage127. Si Molière eut des ennemis, il semble que sa femme en ait eu davantage ; et que cette jalousie effroyable, cette haine sans nom, qui est propre aux coulisses des théâtres, ait sévi contre elle avec une rage particulière. On peut jusqu’à un certain point l’expliquer. Molière tenait sa troupe sous son autorité par l’ascendant du génie et par l’énergie du caractère ; et encore l’on aperçoit bien des traces de résistance et de révolte. Quand Armande Béjart se trouva seule, héritière en partie des droits de son mari et cherchant à maintenir ses prétentions, quelle âpre opposition ne dut-elle pas rencontrer ! On lui fit payer cher sans doute la supériorité que lui avait valu le nom qu’elle portait ; et l’éclat {p. 325} de ce nom multipliait autour d’elle les périls, en aiguisant la malignité et en redoublant le scandale.
Il est une étrange aventure qui se passa deux années après la mort de Molière, et qui mérite d’être rapportée ici. Le libelle de La Fameuse comédienne l’a racontée ; et les registres du parlement en ont confirmé les singuliers détails. Nous reproduirons le récit original, quoique le libelliste fasse tout son possible pour présenter au désavantage de « la Molière » des faits qui ne sauraient, en somme, tourner qu’à sa justification. Aussi effacerons-nous deux ou trois traits qui ne témoignent que de l’hostilité aveugle de l’écrivain :
Il arriva dans ce même temps une aventure à la Molière qui augmenta extrêmement son orgueil. Il y avait une créature à Paris, appelée la Tourelle, qui lui ressemblait si parfaitement qu’il était malaisé de ne pas s’y méprendre ; ce qui lui donna la pensée de profiter de cette ressemblance, de se faire passer pour la Molière, et d’essayer par là si sa fortune n’augmenterait point. La chose lui réussit si bien, pendant quelques mois, que tout le monde y était trompé.
Un président de Grenoble, nommé Lescot, qui était devenu amoureux de la Molière en la voyant sur le théâtre cherchait dans tout Paris quelqu’un qui lui en pût donner connaissance. Il allait souvent chez une femme nommée la Ledoux, dont le métier ordinaire était de faire plaisir au public ; il lui témoigna qu’il souhaiterait connaître la Molière, et que la dépense ne lui coûterait rien. La Ledoux se souvint que la Tourelle pourrait admirablement faire ce personnage ; c’est pourquoi elle dit au président qu’elle ne la connaissait point, mais qu’elle savait une personne qui la gouvernait absolument, qu’elle la ferait pressentir sur ce chapitre, et que dans quelques jours elle lui en dirait des nouvelles. Le président la conjura de ne rien oublier pour le rendre heureux, et qu’elle devrait être sûre de sa reconnaissance.
Du moment qu’il fut sorti, elle envoya chercher la Tourelle, à qui elle dit qu’elle avait trouvé une bonne dupe, qu’il en fallait profiter, qu’elle se tînt prête pour le jour qu’elle l’enverrait quérir, et qu’elle se préparât à bien {p. 326}contrefaire la Molière. Le lendemain, le président revint fort empressé pour savoir le succès de la négociation. La Ledoux lui dit que cela n’allait pas si vite, qu’on lui avait seulement promis d’en parler à la Molière, et qu’il fallait se donner un peu de patience. Le président la conjura de nouveau d’y donner tous ses soins, et venait tous les jours savoir s’il y avait lieu d’espérer.
Enfin, quand la Ledoux eut pris le temps qu’il fallait pour faire valoir ses peines, elle dit au président avec beaucoup de joie qu’elle avait surmonté les obstacles qui s’étaient opposés à sa passion, et qu’elle avait parole de la Molière pour venir chez elle le lendemain ; l’amoureux président lui promit de se souvenir toute sa vie du service qu’elle lui rendait ; il prit l’heure du rendez-vous, où il se trouva longtemps avant la demoiselle, qui vint avec un habit fort négligé, comme une personne qui appréhendait d’être connue ; elle affecta la toux éternelle de la Molière, ses airs importants, ne parlant que de vapeurs, et joua si bien son rôle qu’un homme plus connaisseur y eût été trompé. Elle lui fit valoir l’obligation qu’il lui avait d’être venue dans ces sortes de lieux dont le nom seul lui faisait horreur. Le président lui dit qu’elle n’avait qu’à prescrire la reconnaissance, et que tout ce qu’il avait au monde était en son pouvoir ; la Tourelle fit fort l’opulente, et après s’être longtemps défendue, elle lui dit qu’elle voulait bien prendre un présent de lui, pourvu qu’il ne fût que d’une fort petite conséquence ; qu’elle ne voulait qu’un collier pour sa fille, qui était en religion. Aussitôt notre amoureux la mena sur le quai des Orfèvres où il la pria de le choisir tel qu’il lui plairait ; elle lui dit qu’elle n’en voulait un que d’un prix fort médiocre.
Ces manières magnifiques furent un nouveau charme pour notre amant ; il continua de la voir au même endroit et elle lui recommandait de ne lui point parler sur le théâtre, parce que ce serait le moyen de la perdre entièrement, et que ses camarades, qui avaient une extrême jalousie contre elle, seraient ravies d’avoir une occasion de parler. Il lui obéissait, et se contentait d’aller admirer la Molière, croyant que ce fût elle : il l’admirait alors avec justice dans le rôle de Circé, qu’elle jouait et dont elle s’acquittait {p. 327} parfaitement ; elle y avait un certain habit de magicienne et quantité de cheveux épars qui lui donnaient un grand agrément.
Un jour que la Tourelle avait donné un rendez-vous au président chez la Ledoux, elle y
manqua ; son amant, après l’avoir longtemps attendue, voulut aller à la comédie, et toutes
les raisons de la Ledoux ne purent l’en empêcher. Il fut donc à l’hôtel de Guénégaud, et
la première personne qu’il aperçut sur le théâtre fut la Molière. Il se détermina d’abord
à y monter, contre les défenses qu’il croyait qu’elle lui en avait faites ; mais il crut
qu’un petit emportement de passion ne lui déplairait pas. Il y monta dans le dessein
de lui marquer le chagrin qu’il avait de ne l’avoir pas vue l’après-dîner. D’abord qu’il
fut sur le théâtre il ne put lui parler, à cause d’un nombre infini de jeunes gens qui
l’entouraient ; il se contentait de lui sourire toutes les fois qu’elle tournait la tête
de son côté, et de lui dire, quand elle passait dans une aile de décoration où il s’était
mis exprès : « Vous n’avez jamais été si belle ! Si je n’étais pas amoureux, je
le deviendrais aujourd’hui. »
La Molière ne faisait aucune réflexion à ce qu’il
lui disait ; elle croyait que c’était un homme qui la trouvait à son gré, et qui était
bien aise de le lui faire connaître. Pour le président, il était hors de mesure de voir
avec quelle négligence elle recevait ses douceurs ; la pièce lui semblait donc d’une
longueur insupportable ; dans l’envie qu’il avait de savoir sa destinée, il fut l’attendre
à la porte de la loge où elle se déshabillait, et y entra avec elle lorsque la comédie fut
finie.
La Molière est fort impérieuse, et la liberté du président lui parut trop grande pour un homme qu’elle n’avait jamais vu. Ce n’est pas qu’il ne soit permis d’entrer dans les loges des comédiennes, mais il faut du moins que ce soient gens qu’elles connaissent ; c’est pourquoi la Molière, qui n’avait jamais vu son visage, fut surprise de sa hardiesse, et pour l’en punir elle résolut de ne rien répondre à tout ce qu’il lui dirait. Il crut d’abord qu’elle n’osait parler en la présence de la femme de chambre qui la déshabillait ; ce fut un nouvel obstacle pour le président que cette fille ; et comme il n’osait témoigner son inquiétude devant elle, il faisait signe à la Molière de la renvoyer et qu’il avait {p. 328} quelque chose à lui dire. La Molière n’avait garde de répondre à des signes qu’elle n’entendait pas. Mais notre amant, qui croyait être assez d’intelligence avec elle pour qu’elle dût comprendre cette façon de s’exprimer, toute muette qu’elle était, prenait pour des marques de colère le refus qu’elle faisait d’y répondre ; et l’envie qu’il avait d’apprendre ce qui lui causait cette froideur l’obligea de s’approcher et de lui demander ce qui l’avait empêché d’avoir le bonheur de la voir l’après-dînée.
La demoiselle lui demanda d’un ton fort haut ce qu’il disait ; il lui demanda d’un ton
encore plus bas si l’on osait dire devant cette fille ce que l’on pensait. La
Molière, étonnée de ce discours, lui répondit d’une voix encore plus élevée : « Je
ne crois pas avoir rien d’assez mystérieux avec vous, monsieur, pour devoir prendre ces
sortes de précautions, et vous pourriez avec moi vous expliquer devant toute la terre. »
L’aigreur avec laquelle elle acheva ces mots fit entièrement perdre patience au
président, qui lui dit : « J’approuverais votre procédé si j’avais fait quelque action
qui dût vous déplaire depuis que je vous connais ; mais je n’ai rien à me reprocher, et
quand vous manquez au rendez-vous que vous m’avez donné et que je viens tout inquiet
vous trouver, craignant qu’il ne vous soit arrivé quelque accident, vous me traitez
comme le plus criminel de tous les hommes. »
Il serait impossible de bien représenter l’étonnement de la Molière. Plus elle
considérait le président, moins elle se souvenait de lui avoir parlé, et comme il avait la
mine d’un honnête homme, l’émotion avec laquelle il continuait de lui faire des reproches
lui marquant que ce n’était ni jeu d’esprit ni gageure, augmentait si fort sa surprise
qu’elle ne savait que croire de ce qu’elle voyait. Le président, de son côté, ne pouvait
comprendre d’où venait le silence de la Molière. « Enfin, lui dit-il, donnez-moi
une bonne ou une mauvaise raison qui justifie un procédé pareil au vôtre. »
Il
cessa de parler pour entendre la réponse de la Molière, mais elle n’était pas encore
revenue de son étonnement. Le président, de son côté, était dans la
dernière consternation.
C’était une chose plaisante de les voir se regarder sans {p. 329} se rien dire, et s’examiner avec une attention qu’on ne peut se figurer ; néanmoins la Molière résolut de s’éclaircir d’une aventure qui lui paraissait si surprenante : elle demanda au président avec un grand sérieux ce qui pouvait l’obliger à lui dire qu’il la connaissait ; qu’elle avait pu croire au commencement que c’était une plaisanterie, mais qu’il la poussait si loin qu’elle ne la pouvait plus supporter ; surtout d’où lui venait son obstination à lui soutenir qu’elle lui avait donné un rendez-vous auquel elle avait manqué.
« Ah Dieu ! s’écria le président, peut-on avoir l’audace de dire à un homme qu’on
ne l’a jamais vu après ce qui s’est passé entre vous et moi ! J’ai du chagrin que vous
m’obligiez d’éclater et de sortir du respect que j’ai pour toutes les femmes, mais vous
êtes indigne qu’on en conserve pour vous ; après m’être venue trouver vingt fois dans un
lieu comme celui où je vous ai vue, il faut que vous soyez la dernière de toutes les
créatures pour m’oser demander si je vous connais. »
On peut juger que la
Molière, de l’humeur dont elle est, ne fut pas insensible à ces duretés, et, croyant que
c’était une insulte que le président lui voulait faire, elle dit à sa femme de chambre
d’appeler ses camarades. « Vous me faites plaisir, lui dit cet amant outré, et je
souhaiterais que tout Paris y fut pour rendre votre honte plus publique.
— Insolent ! j’aurai bientôt raison de votre extravagance, »
lui dit la
Molière.
Dans ce moment, une partie des comédiens entra dans la loge, où ils trouvèrent le président dans une fureur inconcevable, et la demoiselle dans une si grande colère qu’elle ne pouvait parler ; elle expliqua pourtant à peu près à ses camarades ce qui l’avait obligée de les envoyer quérir, pendant que le président leur contait aussi les raisons qu’il avait d’en user avec la Molière de cette façon, leur protestant avec mille serments qu il la connaissait pour l’avoir vue plusieurs fois dans un lieu de débauche, et que le collier qu’elle avait au cou était un présent qu’il lui avait fait. La Molière, entendant cela, voulut lui donner un soufflet ; mais il la prévint et lui arracha son collier, croyant avec la dernière certitude que ce fût le même qu il avait donnée à la Tourelle, encore que celui-là fût deux fois plus gros.
{p. 330}À cet affront, que la demoiselle ne crut pas devoir supporter, elle fit monter tous les gardes de la comédie ; on ferma les portes et on envoya quérir un commissaire, qui conduisit le président en prison, où il fut jusqu’au lendemain, qu’il en sortit sous caution, soutenant toujours qu’il prouverait ce qui l’avait forcé à maltraiter la Molière, ne pouvant se persuader que ce ne fût pas elle qu’il avait vue chez la Ledoux.
La Molière, qui avait reçu une insulte furieuse, demandait de grandes réparations contre le président ; on informa de la chose. Elle fut confrontée devant l’orfèvre, croyant que cette seule preuve détruirait l’erreur du président ; mais elle fut bien autrement désolée quand l’orfèvre assura qu’elle était la même qui avait acheté le collier avec le président. Elle était inconsolable de ce que toute son innocence ne pouvait la justifier ; elle faisait faire par tout Paris des perquisitions de la Ledoux, que l’on disait être celle qui l’avait produite ; mais cette femme s’était cachée à la première nouvelle qu’elle avait eue de l’affaire, et on eut beaucoup de peine à la trouver. Enfin elle fut prise, elle avoua toute l’affaire, et qu’il y avait une femme qui, par la ressemblance qu’elle avait avec la Molière, avait trompé une infinité de gens ; que c’était la même qui avait produit l’erreur du président. Enfin la Tourelle fut aussi prise. La Molière en eut une joie inexprimable, espérant par là faire croire dans le monde que tous les bruits qui avaient couru d’elle avaient été causés par la ressemblance qui était entre elle et la Tourelle.
Bref, une sentence du Châtelet du 15 septembre 1675 condamna messire François Lescot,
conseiller du roi, président au parlement de Grenoble, à faire une réparation verbale à
Mlle Molière en présence de témoins et à payer 200 livres pour
dommages-intérêts et dépens ; et « Jeanne Ledoux et Marie Simonet, se disant femme
de Hervé de La Tourelle, à être fustigées, nues, devant la porte principale du Châtelet
et devant la porte de ladite Molière ; et ce fait, être bannies pour trois ans de la
ville, prévôté et vicomte de Paris, etc. »
Jeanne Ledoux subit seule
ce jugement. La Tourelle avait réussi à s’évader. Il n’est personne qui ne soit frappé de
l’analogie extraordinaire qui {p. 331}existe entre cette affaire et un
procès fameux qui eut lieu cent dix ans plus tard.
L’aventure arrivée à la veuve de Molière fournit à un auteur dont on ignore le nom le sujet d’une pièce intitulée La Fausse Clélie, qui ne fut pas représentée. Thomas Corneille y fit allusion dans L’Inconnu (25 nov. 1675). Dans cette pièce, une bohémienne, disant la bonne aventure à la comtesse (acte III, scène VI), lui adresse les vers suivants :
Cette ligne qui croise avec celle de vieMarque pour votre gloire un moment très fatal :Sur des traits ressemblants on en parlera mal,Et vous aurez une copie…
N’en prenez pas trop de chagrin :Si votre gaillarde figureContre vous quelque temps cause un fâcheux murmure,Un tour de ville y mettra fin,Et vous rirez de l’aventure.
C’était Mlle Molière qui remplissait le rôle de la comtesse.
Le dernier jour de mai 1677, c’est-à-dire moins de deux années après cet esclandre,
Armande Béjart épousa « à la Sainte-Chapelle basse de Paris128 »
François Guérin du Tricher ou d’Estriché,
comme elle comédien ; et elle en eut, en 1678, un fils qui fut nommé
Nicolas-Armand-Martial Guérin.
Armande Béjart, qui n’était plus Mlle Molière, mais Mlle Guérin, eut encore de brillants succès au théâtre, ainsi que le constate notamment l’auteur des Entretiens galants à la date de 1681. Elle restait inimitable dans les pièces de son premier mari. Elle prit sa retraite avec une pension de mille livres, le 14 octobre 1694. Dès 1688, l’auteur de La Fameuse comédienne convient qu’elle était tout entière attachée à son ménage, et les auteurs de L’Histoire du Théâtre français ajoutent que, retirée habituellement dans sa maison de Meudon, elle y menait une vie exemplaire. Il n’entre nullement dans notre intention de tenter une réhabilitation d’Armande Béjart, mais nous n’avons {p. 332} pas jugé à propos de suivre pas à pas l’auteur d’un roman graveleux avec autant de complaisance et de zèle que l’ont fait la plupart des biographes de Molière, sans songer qu’à force d’avilir la femme ils pourraient avilir aussi le mari. Elle mourut le 30 novembre de l’année 1700, âgée de cinquante-cinq ans, d’après l’acte de décès129. Les documents retrouvés par M. E. Soulié prouvent qu’elle avait un peu plus : cinquante-sept ou cinquante-huit ans. Son fils Nicolas Guérin mourut en 1707 ou 1708, sans laisser d’enfants d’une demoiselle Guignard qu’il avait épousée.
La fille de Molière, Madeleine Poquelin, était, au témoignage de Cizeron-Rival, grande,
bien faite, peu jolie, mais elle réparait ce défaut par beaucoup d’esprit. « Elle
fait connaître, ajoute Grimarest, par l’arrangement de sa conduite et par la solidité et
l’agrément de sa conversation, qu’elle a moins hérité des biens de son père que de ses
bonnes qualités. »
Elle exigea, à sa majorité, des comptes de tutelle qui lui
furent rendus le 9 mars 1691, et qui soulevèrent des contestations entre elle et les
époux Guérin. Ces contestations ne furent apaisées que deux ans plus tard, le 26 septembre
1693. Elle se maria le 29 juillet 1705, à l’âge de quarante ans, avec Claude de Rachel,
écuyer, sieur de Montalant, âgé de cinquante-neuf ans. M. de Montalant était d’une bonne
famille, mais pauvre ; d’après le témoignage de Titon du Tillet, il avait été quelque
temps organiste de la paroisse Saint-André des Arcs : il n’apportait en mariage que cinq
cent livres de rente viagère, tandis que l’apport de Madeleine Poquelin est évalué à près
de soixante-six mille livres. « C’était, dit M. Soulié, dont les découvertes ont
jeté un {p. 333} grand jour sur ces événements domestiques, tout ce
que la fille de Molière avait pu recueillir des héritages de sa tante, de son père et de
sa mère. »
M. et Mme de Montalant allèrent, en octobre 1713, demeurer à
Argenteuil, rue de Calais. M. Arsène Houssaye a extrait d’un petit livre anonyme : Pèlerinage aux saintes reliques d’Argenteuil, un passage relatif à la
fille de Molière. L’auteur du petit livre raconte que, se promenant au bas des vignes avec
un ami, il vit venir « un vieux monsieur qui levait haut la tête, avec une
dame encore jeune qui paraissait plus grande que lui. J’ai remarqué, chez l’un comme
chez l’autre, dit-il, un air de commandement. Mon ami me dit : « Ne prenez pas
garde, « c’est la fille du fameux Molière… » Quoique fière, elle nous a salués avec
douceur et avec un signe de main. Elle avait des gants avec de grandes franges… On ne
lui voyait rien sur elle qui ne fût de prix. »
La fille de Molière mourut, le 23
mai 1723, sans postérité ; elle fut inhumée le lendemain, sans aucune pompe, dans l’église
de Saint-Denis d’Argenteuil. Claude de Rachel, sieur de Montalant, survécut de quinze
années à sa femme et mourut le 15 juin 1738, âgé de quatre-vingt-treize ans. Par
suite d’héritages que Madeleine Poquelin avait successivement recouvrés, et grâce à des
placements d’argent avantageux, M. de Montalant s’était enrichi ; et son revenu,
dans l’année qui précéda sa mort, s’élevait à trente mille livres. Il désignait pour
exécuteur testamentaire et légataire universel Pierre Chapuis, bourgeois de Paris, qui
avait épousé une demoiselle Poquelin, cousine germaine de la fille de Molière, et
probablement fille de J.-B. Poquelin, avocat au parlement, neveu de Molière. La famille
Poquelin s’éteignit vers 1780 ; celle de Pierre Chapuis a probablement aussi disparu.
Il est une portion de l’héritage de Molière dont il serait bien précieux de pouvoir suivre la trace : ce sont les papiers, les manuscrits qu’il laissa. Que sont-ils devenus ? Il n’est pas douteux que la veuve de Molière n’en ait mis une partie au moins à la disposition de La Grange et de Vinot, pour la publication des Œuvres posthumes en 1682. Restèrent-ils entre les mains du premier ? Et par suite {p. 334} Mlle de La Grange, sa veuve, les vendit-elle avec la bibliothèque de son mari, comme le prétend Grimarest ?
Armande Béjart les aurait-elle gardés en sa possession, et les aurait-elle transmis à la fille de Molière ? Non, sans doute ; le mari de cette dernière, homme d’ordre, ne les aurait pas égarés ; et nous les apercevrions, avec de nombreux restes du mobilier de Molière, dans l’inventaire fait à Argenteuil après le décès de M. de Montalant.
Auraient-ils donc été recueillis par Nicolas Guérin, le fils qu’eut Armande Béjart de son
second mariage ? On pourrait le conjecturer d’après quelques mots de la préface, que ce
Guérin mit, en 1699, à la pastorale de Mélicerte, qu’il avait voulu
refaire et terminer : « J’avouerai, en tremblant, que le troisième acte est mon
ouvrage, et que j’ai travaillé sans avoir trouvé dans ses papiers
(les papiers de Molière) ni le moindre fragment ni la moindre idée. »
Il ne
paraît pas toutefois, à en juger par cet aveu même, que ce que possédait Guérin fils fût
bien complet ni bien considérable. Dans les dispositions où il était, on peut croire qu’il
se fut empressé d’en tirer parti. Quoi qu’il en soit, ces papiers ne se seraient pas mieux
conservés en ses mains qu’en celles des autres héritiers. Après les investigations les
plus patientes et les plus actives recherches, on en est arrivé à connaître aujourd’hui
(mai 1892) huit à dix lignes de l’écriture de Molière.
CHAPITRE XVIII.
CONCLUSION §
Molière, quand il mourut, le 17 février 1673, était âgé de cinquante et un ans, un mois et deux jours. Sa carrière comique, depuis Les Précieuses ridicules jusqu’au Malade imaginaire, avait été d’un peu plus de treize ans. Mais de combien de chefs-d’œuvre il avait semé ce court espace !
Le comte de Bussy-Rabutin écrivait, le 23 février 1673, au père Rapin, jésuite :
« Voilà Molière mort en un moment ; j’en suis fâché. De nos jours, nous ne
verrons personne prendre sa place, et peut-être le siècle suivant n’en verra-t-il pas un
de sa façon. »
« Deux siècles bientôt sont passés, remarque M. Bazin, et nous attendons
encore. »
Nous pourrions bien attendre toujours.
Quels que soient les vigoureux génies que l’avenir enfante, cette personnification originale de la comédie n’aura point, selon toute apparence, un second exemplaire. Une forme de l’art, l’une des plus vivantes et des plus savantes à la fois, restera incarnée en lui. Il en a eu tous les dons, il en a recueilli tous les enseignements, il en a rencontré toutes les bonnes fortunes.
Créateur et observateur, il prend la nature humaine sur le vif, dans ce qu’elle a d’essentiel et d’éternel. Au sein de mœurs déterminées, qu’il reproduit fidèlement, il se trouve qu’il a écrit pour tous les hommes ; il demeure le contemporain des générations qui se succèdent. Il a créé {p. 336} un monde de types immortels : Tartuffe, Agnès, Harpagon, Alceste, M. Dimanche, George Dandin, Purgon, Diafoirus et tant d’autres ne sauraient mourir : ils sont l’expression définitive de vices ou de travers qui ne disparaîtront pas.
Molière, par cela même qu’il a cette puissance d’élever et de généraliser les faits soumis à son observation, est un moraliste. Mais il ne dogmatise, n’enseigne directement ni ne prêche. Les leçons qu’il donne sont contenues dans les tableaux qu’il trace ; il faut presque toujours les en tirer. La perfection morale n’existe guère dans ses créations non plus que dans le monde. Pour avoir la sagesse et la vérité complète, on est forcé d’opposer tantôt une peinture à une autre peinture, tantôt un personnage à un autre personnage : L’École des femmes aux Femmes savantes, Don Juan au Tartuffe, Philinte à Alceste, Dorante à Lysidas. Le bien jaillit du conflit, le vrai ressort du contraste. Sa satire ne procède d’aucune doctrine, elle n’est faite, pour ainsi dire, que de clairvoyance. Aussi les affirmations résolues, rigoureuses et exclusives n’y trouvent point leur compte, et les écoles extrêmes, dans leurs représentants sincères, lui ont-elles toujours été opposées et hostiles.
Si l’on isole telle ou telle de ses créations, il est facile de donner à Molière la physionomie que l’on veut. Les uns en ont fait un simple courtisan, un instrument docile de la politique royale. Les autres en ont fait un précurseur révolutionnaire, un jacobin achevé, comme disait Camille Desmoulins.
Chaque admirateur peut se flatter d’y découvrir ce qui est le plus analogue à son propre esprit. Il semble, en effet, dans la variété de ses attaques, servir des passions qui n’existaient pas de son temps. Mais Molière est réellement impartial ; il prend les vices et les ridicules partout où il les trouve. S’il a souvent flagellé l’homme de cour, il l’a mainte fois aussi relevé et défendu, notamment par la bouche de Clitandre, dans Les Femmes savantes. Il a raillé également la noblesse, la bourgeoisie et les classes populaires : Dorante ne vaut pas mieux que M. Jourdain, M. de Sotenville que Sganarelle, Mlle la {p. 337} comtesse d’Escarbagnas que les filles de Gorgibus. Ses types populaires ne sont nullement flattés ; ils sont caractérisés par la niaiserie, la servilité, la poltronnerie et la convoitise : Pierrot, par exemple, dans Don Juan, Lucas, dans Le Médecin malgré lui.
Si Molière nous paraît avoir eu certaines visions de l’avenir, ces visions étaient dues à
l’étonnante perspicacité de son regard, nullement à l’esprit de prophétie. Il n’est pas du
tout philanthrope et humanitaire à la façon du temps présent. On peut dire seulement de
lui avec Sainte-Beuve : « II considérait volontiers cette triste humanité comme une
vieille enfant et une incurable qu’il s’agit de redresser un peu, de soulager surtout en
l’amusant. Molière, ajoute l’éminent critique, aujourd’hui que nous jugeons les choses à
distance et par les résultats dégagés, nous semble beaucoup plus agressif contre
la société de son temps qu’il ne crut l’être. C’est un écueil dont nous devons nous
garder en le jugeant. Plaute avait-il une arrière-pensée systématique quand il se jouait
de l’usure, de la prostitution, de l’esclavage, ces vices et ces ressorts de la société
ancienne ? »
Une des manies les plus caractérisées de notre époque, c’est précisément de ne pouvoir rencontrer dans le passé la satire et l’ironie sans supposer aussitôt une intention de renversement et de bouleversement social. En résumé, artiste dominé et possédé par son art, Molière n’a négligé aucun des éléments de comédie que lui offraient la vie et le monde. Il a cherché partout des modèles. Ni classes ni catégories n’ont été épargnées par lui. S’il les prend tour à tour en pitié ou en mépris, en amour ou en haine, c’est pour les mieux comprendre et les mieux peindre. On s’abuse lorsqu’on lui prête d’autres préoccupations et d’autres calculs.
Nous ne
reviendrons pas ici sur ce que nous avons dit de sa vaste lecture et de ce que le prince
de Condé appelait son érudition. « Je ne m’ennuie
jamais avec Molière, disait ce prince : c’est un homme qui fournit de tout ;
son érudition, son jugement, ne s’épuisent jamais. »
Les grands écrivains, surtout les grands écrivains classiques, sont
ceux qui donnent une forme définitive à ce qui a été {p. 338}dit ayant
eux. Molière, autant que personne, a joui de ce privilège. Mais il joint à cette puissance
d’absorption, si l’on peut ainsi parler, une puissance d’invention dont bien peu, parmi
les plus grands écrivains classiques, ont été doués. Ce qu’il répète, traduit, imite, ne
fait que s’ajouter à ce qu’il invente. Son esprit créateur domine et vivifie les matériaux
qu’il emprunte. Il leur donne ainsi une nouvelle et incomparable valeur. Du cuivre qu’il
dérobe il fait de l’or.
On dirait plus justement peut-être que son observation ne se contente pas du présent et
qu’elle cherche à faire son propre butin de l’expérience des siècles : « Y
a-t-il, après tout, moins de génie, remarque M. Nisard, à reconnaître la nature dans
l’auteur qu’on lit que dans l’original qui passe ? »
Molière s’est maintenu en possession du domaine entier de la comédie, dont Boileau aurait voulu lui supprimer au moins la moitié en le renfermant dans les hautes régions. Chacun a présents à la mémoire ces vers trop célèbres de L’Art poétique :
Étudiez la cour, et connaissez la ville :L’une et l’autre est toujours en modèles fertile.C’est par là que Molière, illustrant ses écrits,Peut-être de son art eût remporté le prixSi, moins ami du peuple, en ses doctes peinturesIl n’eût point fait souvent grimacer ses figures,Quitté pour le bouffon l’agréable et le fin,Et sans honte à Térence allié Tabarin.Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope.Ce jugement était déjà contesté au temps où Boileau exerçait une autorité presque absolue sur la littérature française. Népomucène Lemercier, au commencement de notre siècle, s’exprimait ainsi : « Boileau, dans ce passage, reproche à Molière d’avoir composé ses tableaux pour l’universalité des hommes, de ne s’être pas gêné dans un cadre rétréci où n’eussent comparu que des personnages pris dans une haute classe peu nombreuse, et d’avoir fait dialoguer les siens, non seulement pour {p. 339} instruire les lettrés et les gens de cour, mais pour corriger la multitude entière. Où voit-il grimacer les figures du peintre ? Est-ce lorsqu’il prononce avec énergie les traits et les gestes des manants grossiers qu’il copie si naïvement ? Entre lui et son juge, ne me fierai-je pas sur cette matière à la justesse du comédien philosophe ? L’un vivait studieux et retiré dans un cercle d’amis littérateurs ; l’autre multipliait par son état et pour son art les relations avec la grande, la moyenne et la petite société. Son coup d’œil saisissait une foule innombrable de bizarreries que Boileau n’avait pu même entrevoir ni soupçonner. Ce qui lui semble faux et outré dans les peintures de Molière n’y est qu’original et vigoureusement tracé. La force n’est pas l’exagération ; et qui descendra des plus nobles maisons dans l’intérieur de la dernière bourgeoisie et au-dessous d’elle encore, verra des contrastes plus marquants et plus tranchés que ceux qu il envisage la scène comme de folles caricatures. Voilà ce que Molière savait mettre en relief ; voilà d’où rejaillit en lui le bouffon, pour lequel on le blâme de quitter l’agréable et le fin, qu’il traitait en son lieu mieux que Térence même et mieux que personne. Le poète latin ne fut que naturel et d’une élégance exquise. L’auteur français lutta victorieusement avec ses grâces et sa finesse, et l’emporta de plus par le feu, la vigueur et le coloris. Lui seul nous donne l’idée de ce Ménandre tout entier, dont César ne retrouvait qu’une faible moitié dans Térence. Mais Boileau ajoute :
Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope.Eh ! Tant mieux s’il ne s’y fait plus reconnaître ! Aurait-il usé de toutes les ressources de son art, s’il n’avait eu le secret de se varier ainsi ? Devait-il produire une fable commune et basse sous les mêmes formes qu un sujet rare et noble ? devait-il confondre les tours patibulaires de deux vils fourbes et l’avarice imbécile de deux crédules barbons avec les mœurs d’Alceste, avec la fatuité de deux jeunes seigneurs et d’un courtisan bel esprit ? {p. 340}Ici, les ressorts de la haute comédie ont l’aisance, la simplicité, le lustre qui lui conviennent, là, les ressorts de la seconde ont toute la vivacité, le vernis brillant et l’impulsion excessive qui pousse au dernier terme l’extravagante gaieté du sujet. Molière a forcé le comique à la manière d’Aristophane. Nos auteurs froids et tempérés blâmeront plus facilement leur vigueur chaleureuse qu’ils ne parviendront à nous faire rire autant qu’eux en les imitant. »
« La critique de Boileau, ajoute M. Géruzez, aurait quelque fondement si Molière eût mêlé dans ses chefs-d’œuvre le bouffon au comique noble ; mais par quelle sorte de contagion Les Fourberies de Scapin et La Comtesse d’Escarbagnas pourraient-elles aller corrompre la beauté dans les pièces où elle se trouve sans alliage, et enlever ainsi à Molière la palme qu’aucun poète comique n’osera lui disputer ? »
Boileau, en cet endroit de L’Art poétique, parle en théoricien littéraire ; il prétend soumettre la comédie aux règles sévères qu’il cherche à imposer au poème en général, et il ne se rend pas compte de la vie propre de cet art distinct et complexe. Molière était trop à même d’apprécier ce qu’il y avait d’inexpérience dans les conseils du critique pour en être ébranlé. En communication constante avec le public et avec des publics divers, il savait ce qu’il faut pour attacher les hommes et pour les rebuter. Il était directeur de théâtre et acteur en même temps que poète, et il ne pouvait faire abstraction du milieu où son œuvre allait se produire.
Directeur de théâtre, il avait une entente extraordinaire de la mise en scène. Il suffit,
pour s’en convaincre, de se rappeler ces grands spectacles qu’il organisait
si promptement, de songer à Psyché, par exemple ; il suffit de voir
encore avec quelle fécondité de ressources il adapte ses compositions aux exigences des
fêtes royales. C’est là une aptitude que son œuvre révèle d’abord. Il était en même temps
acteur de premier ordre ; un grand nombre de témoignages le constatent. « Les
anciens, disait un journal peu de temps après sa mort130, n’ont
[p.341] jamais eu d’acteur égal à celui dont nous pleurons aujourd’hui la perte ; et
Roscius, ce fameux comédien de l’antiquité, lui aurait cédé le premier rang s’il eût
vécu de son temps. C’est avec justice qu’il le méritait ; il était tout comédien depuis
les pieds jusqu’à la tête. Il semblait qu’il eût plusieurs voix : tout parlait en lui ;
et, d’un pas, d’un sourire, d’un clin d’œil et d’un remuement de tête, il faisait plus
concevoir de choses que le plus grand parleur n’aurait pu dire en une heure. »
Cette réunion ou plutôt cette plénitude de talents fit la force de Molière, et c’est à
cela aussi que son théâtre doit d’échapper à toutes les vicissitudes et de ne vieillir
pas.
La même variété, qui est un des grands caractères de son invention, se déploie dans la forme de ses œuvres. Molière n’a dédaigné aucune des traditions de l’art comique ; il a renouvelé et rajeuni celles qui commençaient à tomber en désuétude : la farce, la comédie héroïque, la pastorale ; il a perfectionné celles qui étaient florissantes, et il a introduit des innovations considérables ; c’est lui qui mit à la mode les comédies-ballets. Il a fait, comme nous avons dit, jusqu’à un charmant libretto d’opéra-comique : Le Sicilien ou l’Amour peintre réunit toutes les meilleures conditions du genre.
On a attribué quelquefois à Marivaux le mérite d’avoir inventé, après Molière, une nouvelle forme de comédie, subtile et raffinée. C’est une erreur, cette comédie est déjà dans Molière qui. du reste, l’avait trouvée lui-même chez les Espagnols et leurs imitateurs. Lisez les pièces composées exclusivement pour la Cour, lisez, dans Les Amants magnifiques, par exemple, la scène septième du quatrième acte, entre Sostrate et Eriphile, lisez-la tout haut dans une société non prévenue et demandez l’auteur. On vous répondra Marivaux.
« Molière fait l’effet d’un vaste réservoir, dit M. J.-J. Weiss, d’une immense nappe d’eau, d’où s échappent en tous sens les flots de l’inspiration française ; comme de la région des lacs de l’Afrique centrale se détachent les beaux et grands fleuves qui s’écoulent vers le nord, vers l’ouest et le sud-est. »
Le style de Molière est par excellence le style de la {p. 342} comédie. Aussi n’a-t-il pas toujours été compris ni bien apprécié par les littérateurs purs et les écrivains à période. C’est au théâtre qu’il faut le juger, de même que l’effet d’une fresque doit être apprécié dans le monument pour lequel elle est peinte. Là, tous les défauts qu’on lui a reprochés disparaissent et ses qualités ressortent à merveille. Il donne à la pensée un relief admirable ; il la formule d’une manière saisissante et définitive. C’est pour cela qu’il a mis en circulation tant de vers qui sont devenus des proverbes, tant de sentences qui ne sauraient plus s’oublier, tant de mots naïfs ou plaisants qui ont cours dans la conversation, et que chacun emploie, sans savoir toujours à qui il en est redevable. Aucun poète n’a frappé, pour ainsi dire, une si grande quantité de cette monnaie qui ne se démonétise pas.
Une faculté non moins remarquable du style de Molière consiste à se faire exactement celui du personnage qui est représenté. Il varie avec l’âge, le caractère, le rang, la profession. L’allure même de la phrase change complètement, selon qu’on entend un vieillard, un homme jeune et vif, un type de la haute société ou de la petite bourgeoisie. Chaque fois qu’un personnage doit faire usage d’un vocabulaire à part, il l’emploie avec une perfection incroyable : quelle prodigieuse vérité, par exemple, dans le langage de Tartuffe ! Il en est de même de la langue spéciale de chaque profession, Molière s’en sert avec une exactitude qui porterait à croire qu’il les a exercées toutes. M. Castil-Blaze a fait un livre pour prouver que Molière connaissait à fond la musique, et qu’il a parlé la langue musicale la plus correcte et la plus savante. Un jurisconsulte a démontré que Molière devait nécessairement avoir étudié le droit civil, pour en employer les termes avec tant de justesse et de précision. Un autre nous a appris combien le jargon des médecins de Molière parodie adroitement et fidèlement celui des docteurs de cette époque ; et l’on s’accorde du reste à reconnaître qu’un médecin a pu seul lui fournir les éléments de ses consultations burlesques. Les mêmes recherches pourraient avoir lieu pour les autres gens d’état ou de métier qu’il a mis en scène ; elles {p. 343} obtiendraient un semblable résultat. À une chose toutefois l’on reconnaît que la même plume a écrit tous ces rôles, c’est qu’il y a dans tous la même netteté et la même fermeté d’expression ; enfants du génie, les personnages, même les plus modestes, voient clairement dans leurs pensées et ne manquent jamais de bien dire ce qu’ils sentent à propos.
Molière a, comme Shakespeare, et en dépit du maître de philosophie de M. Jourdain, non pas deux, mais trois modes de langage : les vers, la prose, et les vers blancs, qui forment un terme moyen entre la prose et les vers.
Il a manié le vers français avec une puissance incomparable, il l’a presque seul véritablement dompté et l’a assoupli à toutes les exigences du dialogue comique. Le peu d’efforts qu’il lui en coûtait pour cela émerveillait Boileau, et à bon droit lui faisait envie. On connaît les vers que le critique adresse au poète au début de la deuxième satire :
Rare et sublime esprit dont la fertile veineIgnore en écrivant le travail et la peine ;Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,Et qui sais à quel coin se marquent les bons vers ;Dans les combats d’esprit savant maître d’escrime,Enseigne-moi. Molière, où tu trouves la rime.On dirait, quand tu veux, qu’elle te vient chercher ;Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ;Et, sans qu’un long détour t’arrête ou t’embarrasse,À peine as-tu parlé qu’elle même s’y place.
Boileau n’avait donc pas eu besoin de lui enseigner ce qu’il prétendait avoir enseigné à
Racine, « à faire difficilement des vers faciles »
. Molière possédait
naturellement, par la vigueur et la clarté de son génie, un pouvoir absolu sur notre
langue rebelle.
Depuis longtemps on a fait la remarque que Molière mesure souvent sa prose et écrit en vers blancs d’égale ou d’inégale longueur. Le Sicilien est presque tout entier dans ce mode ; de même les scènes d’amour de L’Avare, les monologues de George Dandin, certaines scènes du Festin de Pierre. Il n’en est pas ainsi dans Les Précieuses {p. 344}ridicules, La Critique de l’École des Femmes ou L’Impromptu, ni dans Le Bourgeois gentilhomme, Le Malade imaginaire, Le Médecin malgré lui, Pourceaugnac, etc. Nous ne saurions être de l’avis de La Harpe et de Génin, qui supposent que Molière, après avoir mis la mesure, se proposait de mettre la rime, mais qu’il n’en eut pas le temps, comme si la rime pouvait se coudre après coup comme une broderie à un pourpoint. Shakespeare passe de la prose aux vers blancs et des vers blancs aux vers rimes, suivant le ton de la scène et le mouvement de l’action. Molière ne mêle pas la rime et la prose ; le rythme qu’il imprime par moments à celle-ci reste un secret de l’écrivain ; et peut-être un instinct de l’artiste.
On a vu au courant de cette biographie si Molière a réuni les qualités morales qui doivent accompagner le génie comique pour qu’il accomplisse sa destinée ; s’il eut la souplesse et l’énergie, la prudence et la hardiesse, la persévérance indomptable. Ces qualités ne sont pas les seules qu’on doive lui reconnaître. On a longtemps célébré sa vertu, qui égalait, disait-on, son génie. C’est la thèse de Chamfort et de Lemercier. J.-J. Rousseau autrefois, M. Weiss récemment, ont affirmé, au contraire, que les mauvaises passions furent les véritables ressorts de son génie. Il y a de l’exagération dans le jugement des uns et des autres, mais surtout, à notre avis, de la part des derniers. Que Molière n’ait pas été une âme paisible et rigide, qu’il ait eu certaine âpreté de caractère, d’opiniâtres rancunes, des entraînements qu’on ne saurait entièrement approuver, on peut n’en pas disconvenir. Faire de Molière un Grandisson, c’est ridiculement se méprendre. Mais de tout ce que l’on sait de lui, il ressort avec une incontestable évidence que ses sentiments étaient élevés et généreux, qu’il avait une vive sensibilité, une droite raison, un grand amour de la sincérité et de la justice : cela doit suffire, pour qui ne place pas son idéal trop au-dessus de l’humanité, à compenser quelques erreurs ou quelques faiblesses ; et, en effet, le spectacle de sa vie ne fait pas tort à l’admiration que ses ouvrages inspirent.
APPENDICE I.
LE THÉÂTRE ET LA TROUPE DE MOLIÈRE §
I. LE THÉÂTRE §
De 1659 à 1673, Molière changea une fois seulement de salle de spectacle. Ce fut deux ans après son retour que ce déplacement eut lieu : au commencement de l’année 1661, il passa de la salle du Petit-Bourbon à celle du Palais-Royal. La première de ces deux scènes ne vit naître que Les Précieuses ridicules et Le Cocu imaginaire. Tout le reste de ses comédies, depuis Bon Garde de Navarre jusqu’au Malade imaginaire, a été joué au Palais-Royal. On peut donc dire absolument que ce fut sur ce théâtre, construit par Richelieu et situé à l’angle de la rue de Valois et de la rue Saint-Honoré131, que défilèrent, sans interruption, les hautes et puissantes créations de Molière.
La salle du Palais-Royal, suivant un calcul de M. Taschereau132, pouvait contenir un millier de personnes. Voici quelles étaient les places et quel était le prix de chaque catégorie :
Billet de théâtre : 5 livres 10 sous.
Billet de loge : 5 livres 10 sous.
{p. 346} Amphithéâtre : 3 livres.
Loges hautes : 1 livre 10 sous.
Loges du troisième rang : 1 livre.
Parterre : 15 sous.
Ces prix étaient, du reste, à peu près les mêmes qu’à l’hôtel de Bourgogne. Dans une affiche rimée, annonçant la représentation de L’Amarillis de Rotrou par les comédiens de l’hôtel de Bourgogne à la fin de 1652, on lit ces vers :
Venez en foule, apportez tous,Dans le parterre quinze sous,Cent dix sous dans les galeries.
110 sous ne laissaient pas que d’être un prix assez élevé pour une place de théâtre, puisqu’ils représentaient alors vingt francs de notre monnaie actuelle.
De plus, on jouait quelquefois au double, autrement à
l’extraordinaire. Dans ces représentations l’on doublait le prix de certaines
places. Le prix des places de théâtre et des premières loges restait le même, 5 livres
10 sous. Mais la place d’amphithéâtre était portée de trois livres à 5 livres 10 sous ;
les loges hautes, de 30 sous par personne à 3 livres ; les loges du troisième rang, de 1
livre à 2 livres ; et le parterre, de 15 sous à 30 sous. Tout cela était déjà loin,
comme on le voit, des usages constatés par une ordonnance de police de l’an 1609, qui,
« sur la plainte que les comédiens exigent du peuple des sommes excessives,
leur défend de prendre plus de 5 sous au parterre et 10 sous aux loges et galeries,
sauf les cas où, ayant à représenter des actes pour lesquels il conviendrait de faire
plus de frais, il y serait pourvu exceptionnellement sur leur requête. »
Au Petit-Bourbon, les recettes ne s’élevèrent jamais à plus de 1400 livres ; ce chiffre fut seulement atteint le mardi 2 décembre 1659, à la seconde représentation des Précieuses ridicules, jouées à l’extraordinaire, après une interdiction de 14 jours. Au Palais-Royal, les recettes montèrent souvent à un chiffre bien plus élevé. Ainsi elles montèrent, le jour de la première représentation du {p. 347} Tartuffe (reprise du 5 février 1669), à 2860 livres ; le jour de la cinquième représentation, à 2320 livres ; le jour de la neuvième, à 2278 livres, La première représentation du Malade imaginaire produisit 1992 livres. Malgré la différence de la dimension des théâtres (le théâtre actuel contient 1650 places), si l’on tient compte de la pâleur relative de l’argent, la Comédie française ne fait pas davantage aujourd’hui dans ses grands jours, puisque ses plus fortes chambrées ne dépassent guère 6000 francs.
On jouait trois fois par semaine, le dimanche, le mardi et le vendredi, quand on était en possession des jours ordinaires, comme le fut la troupe de Monsieur à partir du mois de juillet 1659. Le théâtre était, en outre, souvent fermé, soit que les comédiens fussent appelés pour contribuer aux fêtes princières, à Versailles, à Saint-Germain, à Fontainebleau, à Chambord, à Chantilly, soit que des causes très diverses et très fréquentes les obligeassent à interrompre leurs représentations.
Les heures pendant lesquelles le spectacle avait lieu changèrent peu à peu dans le
courant du XVIIe siècle. Elles tendaient à descendre en quelque
sorte dans la soirée. Cette ordonnance de police de 1609, que nous venons de mentionner,
fait très expresse défense aux comédiens depuis le jour de la Saint-Martin jusqu’au 14
février, de jouer passé quatre heures et demie au plus tard : « auxquels, pour
cet effet, enjoignons de commencer précisément avec telles personnes qu’il y aura, à
deux heures après midi, et de finir à ladite heure, quatre heures et demie, et que la
porte soit ouverte à une heure précise. »
Dans le roman d’Arthémise et Polianthe, par Boursault, roman imprimé en 1670, on voit que le
spectacle commençait à trois heures et finissait à sept heures. La tirade d’Éraste, dans
Les Fâcheux, indique clairement qu’on allait dîner en sortant de la
comédie. Le récit de la mort de Molière, par Grimarest, nous apprend que la
représentation du Malade imaginaire commençait à quatre heures et
finissait vers neuf heures. Quelle que fût l’heure et quelle que fut la saison, qu’il
fit jour ou qu’il fit nuit, on jouait toujours aux chandelles.
Le luxe de la mise en scène fit, depuis l’installation de {p. 348} la troupe à Paris jusqu’à la mort de Molière, des progrès considérables. Les frais ordinaires de chaque soirée, pendant l’année théâtrale 1660-1661, n’étaient que de 42 livres 19 sous. Pendant l’année 1662-1663, ces frais montent par jour à 73 livres 4 sous. Ils vont augmentant encore suivant les circonstances et selon le genre des pièces que l’on joue. Ainsi, les frais ordinaires de Psyché atteignent par jour à 351 livres. Les frais journaliers du Malade imaginaire, à cause de la musique, de la danse, etc., sont de 250 livres.
Parmi les frais journaliers, à partir de 1662, on remarque une charité de 1 livre portée régulièrement à la dépense. Nous voyons, à la date du
17 juin 1663, une somme de 25 livres inscrite comme donnée aux capucins. Était-ce une
charité ? Était-ce une rétribution ? Les capucins remplissaient dans les théâtres133 l’office des pompiers actuels ; ils étaient là pour
éteindre les commencements d’incendie, s’il s’en manifestait. Aussi les faisait-on
venir surtout lorsque la mise en scène comportait quelques jets de flamme, quelques feux
d’artifice. Pendant les quinze représentations du Festin de Pierre,
les capucins sont mandés régulièrement, à cause de l’abîme où tombe Don Juan et des
« grands feux qui en sortent »
.
Ils ont le premier soir, 15 février, 30 sous ; le 20, 7 livres ; le 24, 5 livres 3 sous ; le 27, 3 livres 7 sous ; le 8 mars, 30 sous ; le 10, 3 livres 5 sous ; le 13, 30 sous ; le 15, 19 sous ; le 17, 35 sous ; le 20, 30 sous.
On ne voit plus par la suite de semblables mentions sur le registre de La Grange. Mais
les charités continuaient toujours, et les capucins n’en étaient plus seuls l’objet. Les
pères cordeliers en réclamèrent une part par la lettre suivante (1696) :
« Messieurs, les pères cordeliers vous supplient très humblement d’avoir la
bonté de les mettre au nombre des pauvres religieux à qui vous faites la charité. Il
n’y a point de communauté à Paris qui en ait plus besoin, eu égard à leur nombre et à
l’extrême pauvreté de leur maison, qui le plus souvent manque de {p. 349} pain. L’honneur qu’ils ont d’être vos voisins134 leur fait espérer que vous leur accorderez l’effet de
leurs prières, qu’ils redoubleront pour la prospérité de votre
chère compagnie. »
Les grands augustins adressèrent aux comédiens une requête analogue :
« À messieurs de l’Illustre compagnie de la comédie du roi.
Les religieux augustins réformés du faubourg Saint-Germain vous supplient très humblement de leur faire part des aumônes et charités que vous distribuez aux pauvres maisons religieuses de cette ville de Paris, dont ils sont du nombre, et ils prieront Dieu pour vous.
F.-A. Maché, prieur.
F.-Joseph Richard, procureur. »
Cordeliers, récollets, carmes déchaussés, petits augustins, grands augustins, touchent régulièrement, chaque communauté 3 livres par mois. Tous les dimanches, 18 sous sont inscrits pour les chandelles des religieux (capucins).
Les charités furent prélevées bénévolement jusqu’en 1699. Alors
seulement elles devinrent obligatoires : une ordonnance du 25 février porte que le roi,
« voulant contribuer au soulagement des pauvres, dont l’Hôpital général est
surchargé, a cru devoir leur donner quelque part aux profits considérables qui
reviennent des opéras de musique et comédies qui se jouent à Paris par sa
permission »
. C’est là l’origine du droit des pauvres qui se
perçoit aujourd’hui sur tous les théâtres de France.
Les sociétaires, après le prélèvement des frais ordinaires et extraordinaires, se
partageaient chaque soir le produit de la recette, lorsqu’il y avait surplus. Corneille,
au dénouement de L’Illusion comique, nous montre les comédiens qui, la
toile baissée, « paraissent avec leur portier, comptent de l’argent sur une table
et en prennent chacun leur part »
. Il est peu probable qu’au temps de Molière
{p. 350} la répartition des bénéfices se fît immédiatement ; mais
elle avait toujours lieu suivant la même règle. Il est facile de se rendre compte de ce
que gagnait un acteur de la troupe de Molière. La Grange a consigné sur son registre le
chiffre des sommes qu’il a touchées chaque année.
Total de ce que j’ai reçu depuis que je suis comédien à Paris, 25 avril 1659, jusqu’à la mort de M. de Molière, 17 février 1673, et reste de ladite année :
Jusques au 12 mars 1660 : 2995 livres 10 sous.
Jusques au 1er avril 1661 : 2477 - 6 -
Jusques au 26 mars 1662 : 4310 - 9 -
Jusques au 12 mars 1663 : 3117 -12 -
Jusques au 28 mars 1664 :,534 - 4 -
Jusques au 20 mars 1665 : 3011 - 11 -
Jusques au 11 avril 1666 : 2243 - 5 -
Jusques au 29 mars 1667 : 3352 - 11 -
Jusques au 17 mars 1668 : 2608 -13 -
Jusques au 9 avril 1669 : 5477 - 9 -
Jusques au 23 mars 1670 : 4034 - 11 -
Jusques au 17 mars 1671 : 4689 - 11 -
Jusques au 5 avril 1672 : 4233 - 11 -
Jusques au 21 mars 1673 : 4585 - 13 -
51670 livres 14 sous.
Les conditions faites aux auteurs avaient bien changé depuis un quart de siècle. Une
actrice du théâtre du Marais, Mlle Beaupré, disait naguère :
« Monsieur Corneille nous a fait un grand tort ; nous avions ci-devant des
pièces de théâtre pour trois écus que l’on nous faisait en une nuit ; on y était
accoutumé et nous gagnions beaucoup ; présentement les pièces de M. Corneille
nous coûtent bien de l’argent, et nous gagnons peu de chose. »
On n’était plus
au temps regretté par Mlle Beaupré.
« La plus ordinaire condition et la plus juste de côté et d’autre, dit Chapuzeau135, est de faire entrer l’auteur pour deux parts dans toutes les représentations de sa pièce jusques à un certain temps. Par exemple, si l’on {p. 351}reçoit dans une chambrée (on appelait ainsi la recette d’un jour) 1660 livres et que la troupe soit composée de quatorze parts, l’auteur, ce soir-là, aura pour ses deux parts 200 livres, les autres 60 livres, plus ou moins, étant levées par préciput pour les frais ordinaires comme les lumières et les gages des officiers. Si la pièce a un grand succès et tient bon au double vingt fois de suite, l’auteur est riche et les comédiens le sont aussi ; et si la pièce a le malheur d’échouer, ou parce qu’elle ne se soutient pas d’elle-même, ou parce qu’elle manque de partisans qui laissent aux critiques le champ libre pour la décrier, on ne s’opiniâtre pas à la jouer davantage, et l’on se console de part et d’autre le mieux que l’on peut, comme il faut se consoler en ce monde de tous les événements fâcheux. Mais cela n’arrive que très rarement, et les comédiens savent trop bien pressentir le succès que peut avoir un ouvrage.
Quelquefois les comédiens payent l’ouvrage comptant jusques à 200 pistoles et au delà, en le prenant des mains de l’auteur et au hasard du succès. Mais le hasard n’est pas grand, quand l’auteur est dans une haute réputation et que tous ses ouvrages précédents ont réussi ; et ce n’est aussi qu’à ceux de cette volée que se font ces belles conditions du comptant et des deux parts. Quand la pièce a eu un grand succès, et au delà de ce que les comédiens s’en étaient promis, comme ils sont généreux, ils font de plus quelque présent à l’auteur, qui se trouve engagé par là de conserver son affection pour la troupe. Cette générosité des comédiens se porte si loin qu’un auteur, des plus célèbres et des plus modestes, força un jour la troupe royale de reprendre 50 pistoles de la somme qu’elle lui avait envoyée pour son ouvrage. Mais pour une première pièce et à un auteur dont le nom n’est pas connu, ils ne donnent point d’argent ou n’en donnent que fort peu, ne le considérant que comme un apprenti qui doit se contenter de l’honneur qu’on lui fait de produire son ouvrage. Enfin, la pièce lue et acceptée à la condition du comptant ou des deux parts, le plus souvent l’auteur et les comédiens ne se quittent point sans se régaler ensemble, ce qui conclut le traité. »
{p. 352}On peut relever sur le registre de La Grange quelques exemples de prix faits avec les auteurs : ainsi, on donna à M. Gilbert pour La Vraie et la Fausse Précieuse, 550 livres ;
Le 19 décembre 1662, on donna à M. Boyer 100 demi-louis (550 livres) dans une bourse brodée d’or et d’argent pour la tragédie de Tonnaxare ;
Le 4 mars 1667, à Pierre Corneille, pour Attila 2000 livres.
Le 28 novembre 1670, au même, pour Bérénice, également 2000 livres.
Racine fut traité suivant l’autre méthode, mais non moins favorablement : il eut deux parts d’auteur pour sa première pièce, Les Frères ennemis, en 1664. La troupe étant composée cette année de quatorze parts, cela faisait 2/16 ou 1/8 de la recette. La tragédie de Racine fut jouée seule, sans petite pièce, jusqu’à la cinquième représentation.
Molière, auteur, fut rétribué suivant l’un et l’autre de ces modes. Il commença par recevoir une somme déterminée. On le voit, sur le registre de La Grange, toucher, en décembre 1659 et en janvier 1660, 1000 livres pour Les Précieuses ridicules ;
En juin, août et septembre 1660, 1500 livres pour Le Cocu
imaginaire ; le 7 septembre, La Grange écrit : « Achevé de payer M. de
Molière pour Le Cocu en lui donnant pour la troisième fois 500
livres. »
À la date de février 1661, pour Don Garde de Navarre, 968 livres ; pour Les Fâcheux, 1100 livres (100 louis) en décembre 1661.
À partir de 1662, ce mode de payement est modifié. Molière reçoit, quand on joue ses pièces, tantôt deux parts, tantôt une part d’auteur : deux parts pour L’École des femmes et pour Le Tartuffe, par exemple ; une part pour Monsieur de Pourceaugnac. Ainsi, lorsque l’on jouait L’École des Femmes, la recette de chaque soir était partagée en dix-sept parts au lieu de quinze. Sur ces dix-sept parts, quatre revenaient à Molière : il avait sa part comme acteur, celle de sa femme Armande Béjart comme actrice, et deux parts d’auteur.
{p. 353}Ces conditions qui lui étaient faites n’avaient rien d’exceptionnel, ainsi qu’on le voit par les explications de Chapuzeau. Elles étaient conformes aux règles habituelles. M. Lemazurier a calculé que Molière n’avait pas touché pour ses droits d’auteur plus de 60000 livres ; ce chiffre, du reste, si on l’examine relativement, n’est pas sans importance, quelque mesquin qu’il puisse paraître à nos yeux par comparaison avec les bénéfices des auteurs modernes. Avec tous ces éléments d’appréciation, on arrive facilement à reconstituer ce revenu annuel d’une trentaine de mille livres qu’on s’accorde à attribuer à Molière dans les derniers temps de sa vie.
II. LA TROUPE §
Les acteurs qui composaient la troupe de Molière lorsqu’elle arriva à Paris, sont : Béjart aîné, Béjart cadet, Duparc, Dufresne et Debrie ; les actrices ; Madeleine Béjart, Mlles Duparc, Debrie et Hervé.
Ceux ou celles qui vinrent s’y joindre ensuite sont :
En 1659 : Jodelet, son frère De l’Épi, La Grange, Du Croisy et sa femme ;
En 1662 : Armande Béjart, Brécourt, La Thorillière ;
Hubert, en 1664 ;
En 1670 : Baron, Beauval et sa femme ;
Marie Ragueneau de l’Estang (Mlle La Grange), en 1672.
Nous allons passer en revue cette suite de personnages qui ont été associés à l’œuvre de Molière. Leur vie nous intéresse surtout par les côtés où elle touche à celle de Molière ; leur mémoire ne subsiste, pour ainsi dire, que par reflet ; s’ils ne se trouvaient pas dans la lumière du grand poète, ils seraient pour la plupart ensevelis depuis longtemps dans une obscurité profonde. Cette considération doit, par conséquent, circonscrire notre tâche ; elle réduit et proportionne naturellement nos recherches sur chacun d’eux à la mesure du rôle qu’ils ont eu vis-à-vis de leur illustre camarade et directeur.
JOSEPH BÉJART §
Nous commençons par l’aîné des Béjart, Joseph, qui fut avec sa sœur Madeleine le premier des enfants de Joseph Béjart, huissier ordinaire du roi ès eaux et forêts de France, qui prit le parti de la comédie. Né, comme nous l’avons dit136, en 1616 ou 1617, il fut un des comédiens de l’illustre Théâtre, et prit part à toutes les pérégrinations de la troupe entre les années 1646 et 1658. On l’a vu figurer plus d’une fois dans l’histoire de ces pérégrinations ; à Montpellier, aux États de 1654-1655, il représentait un peintre et un ivrogne dans le Ballet des incompatibles. Nous avons parlé du Recueil des titres, qualités, blasons et armes des seigneurs barons des États de Languedoc, tenus en 1654, ouvrage de Joseph Béjart, dédié au prince de Conti et imprimé à Lyon en 1655.
Joseph Béjart n’assista qu’aux débuts de la carrière comique de ce glorieux compagnon
d’aventures à qui il doit qu’on se souvienne de lui. Il ne put jouer que dans L’Étourdi et dans Le Dépit amoureux. Il ne fit
partie de la troupe de Monsieur que pendant quelques mois ; il tomba malade le 11 mai
1659, dans une représentation de L’Étourdi donnée au Louvre, et il
mourut le 21 du même mois. Les comédiens interrompirent le spectacle du 20 mai au 2
juin, à cause de la perte de ce camarade. Voici la mention qui le concerne relevée par
M. Jal sur le registre de Saint-Germain l’Auxerrois : « Dudit jour (26 mai
1659) convoi de cinquante-quatre, vêpres, de Joseph Beygar (sic),
comédien, pris sur le quai de l’Escholle et porté en carrosse à Saint-Paul. Reçu 20
livres. »
On manque de renseignements sur le mérite de cet acteur, qui joua fort peu de temps à Paris. Il avait un défaut de prononciation : il bégayait. Pour le corriger de ce défaut, sa mère, Marie Hervé, traita, le 14 avril 1644, avec un médecin d’Angers nommé Alexandre Sorin, qui s’engageait à le guérir et qui, paraît-il, n’y réussit pas, puisque, longtemps après, Le Boulanger de Chalussay, dans Élomire Hypocondre, rappelle ce défaut : il fait dire par Élomire à Angélique :
{p. 355} Tes frères ? qui ? ce bègue et ce borgne boiteux ?
Et à propos des premières représentations du Dépit amoureux à Paris, Élomire ou Molière nous montre
Son bègue dédaigneux déchirant ses poulets,
à la grande satisfaction du public parisien. Joseph Béjart jouait donc le rôle d’Éraste dans cette comédie.
MADELEINE BÉJART §
Madeleine Béjart était née le 8 janvier 1618. Elle avait eu, de bonne heure, le goût du théâtre. Elle avait dix-huit ans lorsqu’elle adressa à Rotrou un quatrain qui fut imprimé en tête de la tragédie de Hercule mourant, en 1636 :
Ton Hercule mourant va te rendre immortel ;Au ciel comme en la terre il publiera ta gloire,Et, laissant ici-bas un temple à sa mémoire,Son bûcher servira pour te faire un autel.
Dès l’âge de dix-huit ou dix-neuf ans elle mena le train de la comédie nomade, eut beaucoup de succès en Languedoc à cause de sa beauté et de son talent, et y noua une longue liaison avec Esprit de Raymond de Moirmoiron, baron de Modène, gentilhomme ordinaire de Monsieur (Gaston d’Orléans). Elle en eut une fille, née le 3 juillet 1638 et baptisée sous le nom de Françoise.
Madeleine eut avec son frère Joseph la principale initiative dans la fondation de L’illustre Théâtre, qui ne craignit pas d’entrer en lutte avec l’hôtel de Bourgogne et le théâtre du Marais. Nous avons raconté dans la vie de Molière comment le jeune Poquelin s’enrôla dans la troupe, et comment sa destinée fut à jamais fixée par cette résolution. En même temps que le baron de Modène quittait Paris pour suivre à Rome son nouveau maître Henri de Guise, et prendre part à tous les événements romanesques de la révolution de Naples, Molière, Madeleine Béjart et ses frères, rebutés à Paris, troussaient bagages pour la {p. 356} province et commençaient cette existence de comédiens de campagne qu’ils menèrent pendant treize ans.
Madeleine Béjart, femme de tête et entendue aux affaires, paraît avoir été associée à Molière pour la direction de la troupe pendant cet espace de temps.
Après le retour de la troupe à Paris, elle ne figure plus que comme simple sociétaire ; toutefois, c’est chez Madeleine Béjart que les sociétaires élisent domicile pour la pension constituée au profit de Louis Béjart en 1670. Elle conservait donc toujours une supériorité dans la troupe, en sa qualité de fondatrice et de doyenne.
Madeleine Béjart eut la réputation d’une des meilleures actrices de son temps, dans le tragique et le comique : elle jouait avec un égal succès Dorine, du Tartuffe, et Jocaste, de La Thébaïde de Racine. Elle était rousse, si l’on en croit Le Boulanger de Chalussay, qui fait dire à Élomire :
Mais le même refus de la brune et la blondeMe jeta sur la rousse…
Elle se mêlait un peu de composition, puisque la pièce de Don Quichotte
ou les enchantements de Merlin est indiquée sur le registre de La Grange comme
ayant été « arrangée par Mlle Béjart »
.
Elle mourut au commencement de 1672, un an jour pour jour avant la mort de Molière. Robinet, dans sa lettre du 20 février, où il rend compte de la représentation de La Comtesse d’Escarbagnas, à Saint-Germain-en-Lave, s’exprime ainsi :
Mais j’ai mal dit, mes chers lecteurs,Disant qu’avec tous les acteursQui composent sa compagnieIl (Molière) jouait à sa comédie.Hélas ! ce monstre si camardQui nous perce tous de son dard,Cloton, depuis mainte semaine,Par une avanie inhumaine,Tenait une actrice au collet,Laquelle d’un rôle follet{p. 357}Ou d’un sérieux tout de mêmeS’acquittait avec gloire extrême…C’est mademoiselle BéjartQui, toute flatterie à part,faisait très bien son personnage,Et que ladite anthropophageOccit de son trait meurtrier,À la fin, mercredi dernier ;Ayant paru bonne chrétienneAutant que bonne comédienneEt rempli, ce dit-on, des mieuxCe rôle des plus sérieuxQue, bien ou mal, tout mortel joueQuand la Parque lui fait la moue.
On lit sur les registres de la paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois :
« Le vendredi 19 février 1672, le corps de feue damoiselle Marie-Madeleine Béjart, comédienne de la troupe du roi, pris hier dans la place du Palais-Royal, et porté en convoi en cette église par permission de monseigneur l’archevêque, a été porté en carrosse en l’église de Saint-Paul.
Signé Cardé, exécuteur testamentaire, et de Voulges. »
et sur ceux de la paroisse Saint-Paul :
« Le 17 février 1672, demoiselle Madeleine Béjart est décédée paroisse de Saint-Germain l’Auxerrois, de laquelle le corps a été apporté à l’église Saint-Paul, et ensuite inhumé sous les charniers de ladite église, le 19 dudit mois.
Signé Béjart-l’éguisé, J.-B.-P. Molière. »
Le testament de Madeleine Béjart, en date du 2 janvier 1672, institue Armande Béjart sa légataire universelle après prélèvement des legs particuliers, et Madeleine Esprit Poquelin de Molière, sa nièce, par substitution. Pierre Mignard, peintre du roi, est chargé de placer les deniers comptants.
L’inventaire de Madeleine Béjart, du 12 mars 1672, dressé devant Me Mouffle, notaire, contient le pouvoir donné par Molière à sa femme Armande pour accepter le legs fait à elle par sa sœur. Cette procuration, annexée à l’inventaire même, est signée : J.-B.-P. Molière137.
MADEMOISELLE HERVÉ (GENEVIÈVE BÉJART) §
Geneviève Béjart, sœur de Madeleine, était, selon toute vraisemblance, née le 2 juillet 1624138. On la nommait Mlle Hervé, du nom de sa mère Marie Hervé. Geneviève Béjart se maria deux fois ; elle épousa, le jeudi 27 novembre 1664, Léonard de Loménie, qualifié quelquefois sr de la Ville-Aubrun. Elle se remaria le lundi 19 septembre 1672, à l’âge de quarante-huit ans (l’acte de mariage ne lui en donne que quarante), avec Jean-Baptiste Aubry, âgé de trente-six ans, paveur ordinaire des bâtiments du roi. Aubry composa une tragédie de Démétrius jouée le 10 juin 1689 et non imprimée. Nous lui avons vu prendre une part principale aux démarches qui suivirent la mort de son illustre beau-frère.
Geneviève Béjart fut une des signataires de l’acte de société de l’illustre Théâtre,
du 30 juin 1643. Elle partagea depuis lors les destinées de la troupe, tant en
province qu’à Paris. Lorsqu’après la mort de Molière la troupe du Palais-Royal fut
réunie à celle du Marais, Geneviève (Mlle Hervé-Aubry) figure dans
la nouvelle troupe pour une demi-part. Elle mourut deux ans après. La Grange inscrit
sur son registre : « Le troisième de juillet 1675, Mlle
Aubry mourut ; l’on ne joua point le vendredi cinquième. »
Le registre
mortuaire de Saint-Sulpice contient l’acte que voici :
« Le quatrième jour de juillet 1675 a été fait le convoi, service et enterrement de Geneviève Béjart, âgée de quarante-quatre ans139, femme de Aubry, paveur ordinaire du roi et l’un des entrepreneurs du pavé de Paris, morte le 3e du présent mois, rue de Seyne, à l’hôtel d’Arras, et ont assisté audit enterrement Jean-Baptiste Aubry, son mari, et Louis Béjart Lesguizé, lieutenant au régiment de la Ferté, son frère, et plusieurs autres amis de la défunte.
Signé : Aubry. »
Geneviève Béjart est peu connue comme actrice : on ne peut dire quels rôles lui étaient attribués, ni si elle avait de la beauté ou du talent.
LOUIS BÉJART, DIT L’ÉGUISÉ §
Borgne et boiteux, telles auraient été, suivant Le Boulanger de Chalussay, les infirmités de Louis Béjart, frère cadet des précédents. Boiteux, il l’était devenu certainement à la suite d’un accident dont les détails nous sont connus. Borgne, on peut douter qu’il le fût, car il n’y a que cette satire beaucoup plus violente que véridique qui lui ait reproché cette disgrâce.
Louis Béjart était né le 4 décembre 1630 ; il n’avait que treize ans lorsque fut fondé l’illustre Théâtre. On ne sait à quel moment précis il fut incorporé dans la troupe formée par ses frères et sœurs. Sociétaire de la troupe de Monsieur, il joua avec succès, disent les frères Parfait, dans le comique les pères et les seconds valets, et dans le tragique les troisièmes et quatrièmes rôles.
Il avait de la bravoure et du sang-froid. On en a vu une preuve dans le récit de
l’invasion du théâtre du Palais-Royal par les soldats de la Maison du roi140. fut peu de temps après qu’eut lieu
l’accident qui le rendit boiteux. Se trouvant sur la place du Palais-Royal, il aperçut
deux de ses amis qui venaient de mettre l’épée à la main l’un contre l’autre. Il
voulut les séparer, et en rabattant avec son arme celle d’un des adversaires, il
en fut blessé au pied si grièvement qu’il ne put complètement se guérir141. Il avait été blessé assez souvent pour en garder des traces. M.
Campardon a publié une plainte de Louis Béjart, à la date du 31 mai 1661, contre
un nommé Gené, autrement dit Grand-Maison, qui lui avait fait, d’un coup d’épée, une
large blessure à la cuisse droite, qu’il avait déjà blessée142. Lorsqu’en 1668 Molière donna L’Avare, il fit dire à Harpagon,
parlant du valet de son fils : « Je ne me plais point à voir ce chien
de boiteux-là. »
Louis jouait ce
personnage de Laflèche. Grâce à cette précaution, l’infirmité de l’acteur devint, {p. 360} pour ainsi dire, une partie du rôle ; tous ceux qui jouaient
ce même personnage boitèrent comme Béjart. Bien plus, à, en croire Cizeron-Rival, ils
boitèrent, par esprit d’imitation, dans tous les autres rôles qui appartenaient à
ce comédien.
Béjart l’Éguisé, à Pâques de l’année 1670, prit sa retraite. « Le sieur Béjart, par délibération de toute la troupe a été mis, dit La Grange, à la pension de 1000 livres, et est sorti de la troupe. Cette pension a été la première établie à l’exemple de celle qu’on donne aux acteurs de l’hôtel de Bourgogne » Il mourut le 29 septembre 1678.
Voici la mention relevée par M. Jal sur le registre de Saint-Sulpice : « Le
quatorze octobre, Louis Béjart, sr de Léguisé, officier au régiment de la Ferté, âgé
d’environ quarante-cinq ans143,
mort le 13, rue Guénégaud, au logis du sr Mécard, marchand chandelier, et ont
assisté au dit enterrement Jean-Baptiste Aubry et Isaac-François Guérin,
beaux-frères du défunt.
Signé : Aubry, Guérix. »
Nous avons déjà vu Louis Béjart prendre cette qualité de lieutenant au régiment de la Ferté dans l’acte mortuaire de sa sœur Geneviève, en 1675. On ignore quand ni, comment il avait pu acquérir ce titre.
Un trait de bienfaisance qui se réfère aux dernières années de sa vie mérite d’être
rapporté. Celui qui en fut l’objet est ce malheureux Coypeau Dassoucy, que nous avons
vu hébergé par les Béjart, en Provence, pendant six bons mois de l’année 1655-1656. De
retour de Home, à l’âge de soixante-dix ans Dassoucy fut arrêté (mars 1673) et
incarcéré au Petit-Châtelet. « Là, dit-il, je me couchai sur un peu de paille,
que je regardai non pas comme mon lit, mais comme mon tombeau. J’y restai étendu
comme un homme frappé de la foudre, et y demeurai quatre jours sans remuer ni
prendre aucun aliment. À moins d’un coup du ciel, c’était fait de ma vie. Mais enfin
la Providence, qui ne m’abandonna jamais d’un seul pas, me secourut à point nommé.
Lorsque j’y pensais le moins, je vis entrer dans mon cachot une bouteille de vin, un
pain de Ségovie avec un plat [p.361] d’épinards, et un homme qui portait tout cela
qui me dit, de la part de mon ami Béjart et de toute sa généreuse famille, que je
prisse cœur, que je me consolasse ; et que je ne manquerais d’aucune chose ; et
certes, je puis dire que, sans ce prompt secours, la mort… m’était inévitable144. »
ARMANDE BÉJART (MADEMOISELLE MOLIÈRE) §
La biographie d’Armande Béjart est faite avec celle de Molière qui l’épousa. Nous pouvons, toutefois, reproduire quelques documents et quelques jugements qui la concernent. Il y a d’excellents témoignages d’elle comme actrice. Il faut à ce propos transcrire cette page de l’auteur anonyme des Entretiens galants (1681) :
Cette belle scène du Malade imaginaire (la leçon de chant) que Célinde vient de nous citer, poursuivit Bérélie, n’a-t-elle pas toujours eu sur le théâtre de Guénégaud un agrément qu’elle n’aurait jamais sur celui de l’Opéra ? La Molière et La Grange, qui la chantent, n’ont pas cependant la voix du monde la plus belle. Je doute même qu’ils entendent finement la musique, et quoiqu’ils chantent par les règles, ce n’est point par leur chant qu’ils s’attirent une si générale approbation. Mais ils savent toucher le cœur, ils peignent les passions. La peinture qu’ils en font est si vraisemblable, et leur jeu se cache si bien dans la nature, que l’on ne pense pas à distinguer la vérité de la seule apparence. En un mot, ils entendent admirablement bien le théâtre, et leurs rôles ne réussissent jamais bien lorsqu’ils ne les jouent pas eux-mêmes. Tous ceux qui ont quelque goût pour le théâtre, répartit Philémon, seront bien persuadés de ce que vous en dites. Mais l’actrice et l’acteur dont vous parlez ne doivent pas leurs plus grands succès à la manière délicate dont ils récitent. Leur extérieur a déjà quelque chose qui impose. Leur maintien a quelque chose de touchant. Leur jeu imite si bien la nature, qu’ils font quelquefois des scènes muettes qui sont d’un grand goût pour tout le {p. 362} monde.
— J’ai porté cent fois cette réflexion plus loin que vous, reprit Bérélie ; j’ai remarqué souvent que la Molière et La Grange font voir beaucoup de jugement dans leur récit, et que leur jeu continue lors même que leur rôle est fini. Ils ne sont jamais inutiles sur le théâtre : ils jouent presque aussi bien quand ils écoutent que quand ils parlent. Leurs regards ne sont pas dissipés ; leurs yeux ne parcourent pas les loges. Ils savent que leur salle est remplie ; mais ils parlent et ils agissent comme s’ils ne voyaient que ceux qui ont part à leur action ; ils sont propres et magnifiques sans rien faire paraître d’affecté. Ils ont soin de leur parure avant que de se faire voir, et ils n’y pensent plus dès qu’ils sont sur la scène. Et si la Molière retouche parfois à ses cheveux, si elle raccommode ses nœuds et ses pierreries, ses petites façons cachent une satire judicieuse et naturelle. Elle entre par là dans le ridicule des femmes qu’elle veut jouer ; mais enfin, avec tous ses avantages, elle ne plairait pas tant si sa voix était moins touchante ; elle en est si persuadée elle-même que l’on voit bien qu’elle prend autant de divers tons qu’elle a de rôles différents.
Son talent comme actrice ne peut donc être mis en doute. Il était reconnu même par ses ennemis, et le libelle de La Fameuse comédienne avoue qu’au moins dans les pièces de son mari elle fut, jusqu’à la fin de ses jours, inimitable. Ce furent sous ses traits que parurent d’abord la princesse d’Élide ; Élmire, du Tartuffe ; Célimène, du Misanthrope ; Lucile, du Bourgeois gentilhomme ; Henriette, des Femmes savantes ; Angélique, du Malade imaginaire, etc. Dans le Parisien, de Champmeslé, on la vit jouer admirablement et avec la plus grande finesse un rôle écrit tout entier en italien.
Mais la curiosité s’est plus attachée aux aventures de sa vie privée qu’aux succès qu’elle obtint sur le théâtre. Elle souleva des jalousies et des inimitiés violentes, et presque tous les contemporains qui ont parlé d’elle l’ont fait avec malveillance. Grimarest, le premier biographe de Molière, est fort hostile à Armande Béjart, qu’il ne manque pas d’attaquer toutes les fois que l’occasion s’en présente.
{p. 363} Mlle Molière nous apparaît, malgré toutes les réserves et les protestations de la critique, à travers les récits scandaleux du libelle que nous avons cité souvent et qui a fini par avoir d’autant plus de crédit que le contrôle devenait plus difficile.
Dans ces derniers temps, on a été plus équitable pour elle. M. Édouard Thierry, qui
est un esprit judicieux dans son étude sur La Grange, s’exprime ainsi : «Mlle Molière eut pour biographies un pamphlet anonyme, un
factum plus outrageant encore que le pamphlet (celui du sieur Guichard), et la
postérité s’est fait une loi de cette double infamie. Aujourd’hui le culte de
Molière, il faut bien le reconnaître, se compose d’un juste enthousiasme pour le
génie de l’homme et d’un dénigrement excessif pour la femme qui porta son nom.
Qu’ils aient souffert l’un par l’autre voilà la vérité incontestable. Le mariage
leur fit un enfer domestique ; mais un mauvais ménage ne suppose pas nécessairement
les fautes de la femme145. L’incompatibilité d’humeur suffit entre époux, et un
premier ma entendu devient celui de l’existence entière. On devrait se rappeler
avant tout que Molière n’a jamais cesse d’aimer ni d’excuser Armande, et qu’il la
demandait encore comme la consolation de ses derniers moments. Qui sait le mal que
purent faire dans une telle union, la calomnie de Montfleury le père, Madeleine,
belle-sœur équivoque, Mlle de Brie, confidente suspecte ? Femme
et fière, Armande ne supporta jamais la défiance et les emportements injustes ; elle
se vengea du soupçon en l’irritant par la coquetterie apparente ou réelle, mais
toujours dangereuse. Veuve et libre, aussitôt qu’elle ne dut compte qu’à elle-même,
elle s’interdit d’être coquette. Elle prit chez elle sa sœur et son beau-frère pour
témoins et pour garants de toutes ses actions
146 ; un second mariage la [p.364] rendit femme d’intérieur ; un
second mariage aurait-il rendu Molière moins inquiet et moins
tourmenté ? »
Nous avons donné ci-devant l’acte de décès d’Armande Béjart147.
DUPARC, DIT GROS-RENÉ §
René Berthelot, dit Duparc, dit Gros-René, était nantais. Il était, dit son contrat
de mariage148, « fils naturel et légitime de Pierre
Berthellot, bourgeois de Nantes en Bretagne, et de damoiselle Perrine
l’Évêque ».
La présence de René Berthelot dans la troupe des comédiens de
Mgr le duc d’Épernon est constatée au mois d’octobre 1647149.
Duparc, à partir de cette époque, ne quitta plus la troupe, sauf une absence d’une année, de Pâques 1659 à Pâques 1660, qu’il passa au Marais. C’est pendant cette année que nous le voyons figurer, avec Jodelet et quatre acteurs italiens, dans une pièce jouée à l’improvisade devant la cour à Vincennes. Voici en quels termes Loret, dans sa Muse historique du 31 mai 1659, rend compte de ce divertissement :
La cour a passé dans VincenneCinq ou six jours de la semaine ;Château certainement royal,Où monseigneur le Cardinal(Dont la gloire est partout vantée)L’a parfaitement bien traitée.Leurs Majestés, à tous moments,Y goûtaient des consentementsPar diverses réjouissances,Savoir : des bals, ballets et danses.
D’ailleurs quelques comédiens,Deux François, quatre Italiens,{p. 365} Sur un sujet qu’ils concertèrent,Tous six ensemble se mêlèrentPour faire mirabilia ;Savoir : l’époux d’Aurélia150,Scaramouche à la riche taille.Le signor Trivelin canaille ;Jodelet plaisant raffiné ;Item aussi le Gros-René,Et Gratian le doctissime,Aussi bien que fallotissime.Horace, en beaux discours fréquent,faisait l’amoureux éloquent.Pour Trivelin et Scaramouche,Qui se font souvent escarmouche,Ces deux rares facétieuxTout de bon y firent des mieux.Gros-René, chose très certaine,Paya de sa grosse bedaine.La perle des enfarinés,Jodelet y parla du nez,Et fit grandement rire, parceQu’il est excellent pour la farce ;Et pour le Docteur, Gratian,Estimé de maint courtisan,Avec son jargon pédantesqueY parut tout à fait grotesque.Enfin ils réussirent tousEn leurs personnages de fous ;Mais, par ma foi. pour la folie.Ces gens de France et d’Italie.Au rapport de plusieurs témoins,Valent mieux séparés que joints.
Duparc paraît avoir été l’un des acteurs français qui s’exercèrent le plus heureusement a suivre les Italiens sur le terrain de la farce improvisée. On voit qu’il continua à Paris ce qu’il avait sans doute commencé en Languedoc ; on lit sur le registre de La Grange plusieurs titres de farces qu’il remplissait probablement de son exubérante personnalité : La Jalousie de Gros-René, Gros-René petit enfant ; Gros-René écolier.
{p. 366}Duparc mourut le 28 octobre 1664. Ses camarades ne
jouèrent pas ce jour-là, quoique ce fut un mardi. Mention sur le registre de
Saint-Germain l’Auxerrois du 29 octobre : « Convoi de 20, vespres, de feu René
Du Parc, vivant comédien de Monsieur le duc d’Orléans, pris
rue Saint-Thomas-du-Louvre151. »
Sa part
fut continuée à Mlle Duparc jusqu’à la fin de l’année
théâtrale.
MADEMOISELLE DUPARC §
Marquise-Thérèse de Gorla, qui épousa René Berthelot, dit Duparc, le 23 février 1653, était fille de Giacomo de Gorla, se qualifiant premier opérateur du roi en sa ville de Lyon, et de damoiselle Marguerite Jacquerl, sa femme. Giacomo de Gorla était à Lyon depuis une vingtaine d’années lorsqu’il y maria sa fille152. Il y vendait des drogues comme l’Orviétan à Paris, souvent associé à des comédiens ou farceurs, élevant des théâtres sur les places ou dans les foires. Il ne paraît pas que Marquise-Thérèse soit entrée dans la troupe de Molière et des Béjart beaucoup avant 1653, époque de son mariage. Elle y était certainement au mois de septembre de cette année153.
Une discussion s’est élevée pour savoir si Marquise était un prénom ou un surnom, M.
A. Baluffe prétend que ce n’était qu’un surnom, que Marquise signifiait « belle
des belles, reine de joie et de beauté »
. Il aurait dû ajouter que Marquise
signifiait aussi « femme de gueux »
, ainsi qu’on le voit dans la
troisième série des Proverbes joyeux de Lagniet, où on lit au bas
d’une estampe : « Marquises est le nom des femmes de gueux154. »
Ses contradicteurs, {p. 367} qui sont le plus grand nombre, font remarquer que Marquise,
Marquèse, Marquesa ou Marquesia, est un nom de
baptême donné parfois aux femmes du XVIIe siècle. Dans tous les
actes exhumés par M. Brouchoud ou M. Jal (sauf un seul du 13 octobre 1659, où elle est
dénommée Marguerite-Thérèse de Gorle), elle signe et est prénommée Marquise ou
Marquise-Thérèse. Ainsi, son contrat de mariage est signé : Marquise Gorle, l’acte de
mariage signé : Marquise de Gorla, etc. Marquise-Thérèse donna ses prénoms à une
enfant dont elle fut marraine le 26 mars 1654 (paroisse Saint-Paul, à Lyon) ; son acte
de décès du 13 décembre 1668, à Paris, désigne encore et finalement Marquise-Thérèse
de Gorle. Il est facile à comprendre, d’autre part, que ce prénom de Marquise ait été
quelquefois transformé en surnom par les poètes, notamment par les Corneille, à Rouen,
en 1658. Pierre Corneille a fait de Marquise la marquise, et même la marquise de B.A.
T., que M. Baluffe interprète la Marquise de Beauté Au Théâtre.
Mlle Duparc eut une réputation de beauté que justifient assez les illustres conquêtes qu’elle sut faire. Elle était, à ce que l’on croit, un peu apprêtée et façonnière ; il ne faut pas prendre à la lettre ce que Molière dit de cette actrice dans L’Impromptu de Versailles :
MADEMOISELLE DUPARC
Mon Dieu! Pour moi, je m’acquitterai fort mal de mon personnage, et je ne sais pas pourquoi vous m’avez donné ce rôle de façonnière.
MOLIÈRE
Mon Dieu! mademoiselle, voilà comme vous disiez lorsque l’on vous donna celui de La Critique de l’École des Femmes; cependant vous vous en êtes acquittée à merveille, et tout le monde est demeuré d’accord qu’on ne peut pas mieux faire que vous avez fait. Croyez-moi, {p. 368} celui-ci sera de même, et vous le jouerez mieux que vous ne pensez.
>MADEMOISELLE DUPARC
Comment cela se pourrait-il faire? Car il n’y a point de personne au monde qui soit moins façonnière que moi.
MOLIÈRE
Cela est vrai; et c’est en quoi vous faites mieux voir que vous êtes excellente comédienne, de bien représenter un personnage qui est si contraire à votre humeur.
Il y a dans ce passage une raillerie légère : c’est précisément parce qu’on lui connaissait ce défaut que Mlle Duparc proteste ici qu’il n’y a personne au monde qui soit moins façonnière qu’elle. Rien n’est plus naturel, en effet, et l’on sait que chacun est porté surtout a repousser les critiques qui touchent juste, et à se décerner les louanges qu’il ne mérite pas.
Mlle Duparc était bonne comédienne : elle jouait les princesses
dans les tragédies et « était l’héroïne du théâtre »
, comme dit
l’auteur de La Fameuse comédienne. Elle possédait le talent de la
danse, « Elle faisait certaines cabrioles remarquables, car on voyait ses
jambes et partie de ses cuisses par le moyen d’une jupe qui était ouverte des deux
côtés, avec des bas de soie attachés au haut d’une petite culotte ».
On
retrouve, dit-on, dans la Lettre sur la vie de Molière et les comédiens
de son temps, d’où ces lignes sont extraites, les impressions de Mlle Poisson, la fille de l’acteur Du Croisy, qui avait quinze ans
quand Molière mourut, et qui n’avait pu apercevoir Mlle Duparc que dans sa première
enfance. Il semble vraiment, du moins, que ces lignes traduisent le souvenir d’une
enfant : elles ne laissent deviner ni le charme ni l’originalité de Mlle Duparc.
Mlle Duparc exerça une séduction particulière sur les grands poètes ses contemporains.
Nous avons dit155 que, à Rouen, en 1658, elle eut de {p. 369} vifs admirateurs dans l’un et l’autre Corneille. Lorsque Mlle Duparc quitta Rouen, P. Corneille lui adressa une élégie sur son départ :
Allez, charmante Iris, allez en d’autres lieuxSemer les doux périls qui naissent de vos yeux156
« Iris, dit Conrart transcrivant cette pièce dans ses papiers, c’est une jeune
comédienne, fort belle, nommée la Duparc, autrement la
Marquise. »
Plus tard, le jeune rival du grand Corneille, Racine,
s’éprit de Mlle Duparc, qu il avait vue remplir, avec un brillant
succès, le rôle d’Axiane dans la tragédie d’Alexandre, pendant les
quelques représentations qu’eut cette tragédie sur le théâtre du Palais-Royal. Aussi
ce fut lui qui, à Pâques de l’année 1667, détermina cette actrice à quitter la troupe
de Molière pour entrer à l’hôtel de Bourgogne. Elle y joua supérieurement Andromaque. Elle mourut l’année suivante, le 11 décembre 1668. Voici ce que le
successeur de Loret, Robinet, écrit à la date du 15 décembre :
L’hôtel de Bourgogne est en deuil,Depuis peu voyant au cercueilSon Andromaque si brillante,Si charmante, si triomphante,Autrement : la belle Duparc,Par qui l’Amour tirait de l’arcSur les cœurs avec tant d’adresse.Clothon, sans yeux et sans tendresse,Pour les plus accomplis objetsComme pour les plus imparfaits,Et qui n’aime pas le théâtreDont tout le monde est idolâtre,Nous a ravi cette beauté,Dont chacun était enchanté.Alors qu’avec un port de reineElle paraissait sur la scène ;{p. 370} Et tout ce qu’elle eut de charmantGît dans le sombre monument.Elle y fut mercredi conduiteAvec une nombreuse suite,Dont étaient les comédiens,Tant les François qu’italiens ;Les adorateurs de ses charmes.Qui ne la suivaient pas sans larmes ;Quelques-uns d’eux incognito.Qui, je crois, dans leur memento,Auront de la belle inhuméeFort longtemps l’image imprimée.Item, maints différents Amours.Affublés de sombres atours.Qui pour le pas semblaient se battre.Item, les poètes de théâtre,Dont l’un, le plus intéressé,Était à demi trépassé157.Item, plusieurs peintres célèbres158étaient de ces honneurs funèbres.Ayant de leurs savants pinceauxÉté l’un des objets plus beaux.Item, enfin une cohorteDe personnes de toute sorte,Qui furent de ses spectateurs.Ou plutôt de ses sectateurs ;Et c’est ce que pour épitaphe.En style d’historiographe,Croyant lui devoir ce souci,J’en ai bien voulu mettre ici.
Mention sur le registre de Saint-Roch : « Du 13 décembre 1668, Marquise
Thérèze de Gorle, veuve de feu René Berthelot, vivant sieur du Parc, l’une des
comédiennes de la troupe royale, âgée d’environ vingt-cinq ans159, décédée le onzième du présent mois, rue
de Richelieu : son corps, porté et inhumé aux religieux carmes des Billettes de
cette ville de Paris ; présents au convoi Rault Régnier, marchand apothicaire,
demeurant paroisse St Germain, et Spencer, juré crieur, témoins. »
DEBRIE §
Edme Villequin dit Debrie, était né à Ferrières-en-Brie, le 24 octobre 1607. M.
Charles Constant, dans son opuscule Molière à Fontainebleau, donne
l’acte de baptême de ce comédien : « Ce jourd’hui vingt-quatre octobre, an
que dessus, a été baptisé Edme, fils de Jehan Villequin et de Philiberte Vernet, qui
a été nommé par Edme Vallon ; le second parrain se nomme Roch Fatras, et la
marraine Françoise Vernet. Fait le jour et an que dessus,
signé : Dupré. » (Extrait des
registres paroissiaux de Ferrières-en-Brie, année 1607.) Il était frère
consanguin d’Estienne Villequin, peintre estimé, auteur d’un tableau de Jésus guérissant l’aveugle de Jéricho, qui est au musée du Louvre. On ne
l’aperçoit positivement dans la troupe que lorsqu’elle rentra à Paris au mois
d’octobre 1658 ; il avait alors cinquante et un ans.
Il paraît que, pour des causes qui ne dépendaient point, du reste, de cet acteur,
Molière ne l’aimait pas. « C’est pourquoi, dit M.E. Noël, il ne lui donnait que
des rôles de rien dans ses pièces : le bretteur La Rapière, dans Le Dépit amoureux ; le spadassin La Ramée, dans Le Festin de
Pierre ; le maître d’armes, dans Le Bourgeois gentilhomme.
Ailleurs, dans des rôles de quelques lignes, Debrie sera toujours le plus fâcheux
personnage : c’est ainsi, par exemple, que si Molière est Alceste, Debrie sera le
garde de la maréchaussée ; si Molière est Orgon, Debrie sera l’affreux Monsieur
Loyal. Molière lui attribuait ces sortes de rôles parce que, sans doute,
l’apparition du visage de Debrie lui causait toujours une impression fâcheuse,
et que cela le rendait dans ses colères contre Monsieur Loyal et autres, bien plus
vrai. Ainsi encore Debrie faisait le notaire dans L’École des
Femmes, où, le voyant paraître, Molière se sauvait en criant :
La peste soit fait l’homme et sa chienne de face ! »
Cette observation n’a peut-être pas grand fondement. Il mourut en 1676. Mention sur
le registre de la paroisse Saint-André : « le neuvième jour de mars 1676,
environ six [p.372] heures du matin, Edme Debrie, bourgeois de Paris, est décédé en
sa maison, rue Guénégaud, et son corps a été inhumé le lendemain. »
MADEMOISELLE DEBRIE §
Catherine Leclerc, qui fut plus tard Mlle Debrie, apparaît dans
la vie de Molière pour la première fois à Narbonne en janvier 1650, c’est-à-dire bien
antérieurement à l’époque où on la faisait ordinairement entrer dans la troupe à Lyon.
Elle figure en qualité de marraine avec Molière et Dufresne dans un acte de baptême,
et y est appelée Catherine du Rosé. Elle prit une autre fois ce nom de Catherine du
Rosé dans un autre acte de baptême, où elle figure également comme marraine avec
Molière, à Paris, le 10 septembre 1669. Ce sont les seules circonstances que nous
connaissions où elle ait pris ce nom du Rosé ou du Roset, qui n’était sans doute qu’un
nom de guerre ou de comédie. En toutes les autres, elle signe simplement Catherine
Leclerc. Sa mère s’appelait Nicolle Ravanne ; remariée à Jean Brouart, un des
vingt-quatre violons du roi, Nicolle Ravanne eut une autre fille, Jeanne-Françoise
Brouart, qui épousa, le 23 avril 1672, Jean Baraillon, tailleur ordinaire des ballets
du roi, souvent mentionné sur le registre de La Grange. M. Jal a constaté que Mlle
Debrie donna le jour à deux enfants : elle eut une fille le 9 novembre 1659 ; cette
fille fut baptisée le 10 et nommée Catherine-Nicolle ; le parrain fut le peintre
Etienne Villequin, la marraine Nicolle Ravanne. Ce fut bien justement que la mère dut
être remise pour jouer dans Les Précieuses ridicules, le 18
novembre. Elle eut un fils, Jean-Baptiste Villequin dont on n’a que l’acte de mariage
du 3 avril 1691 ; il épousa « Madeleine Jacob, fille du défunt maître Antoine
Jacob, vivant avocat en parlement, et de Marie-Marguerite de Soulas »
, et
ne paraît pas avoir été comédien.
La date du mariage de Catherine Leclerc est inconnue, ainsi que celle de sa naissance. Nous avons dit160 le rôle {p. 373} que le roman fait jouer à Mlle Debrie dans les amours de Molière.
Elle prit une grande part à toutes les créations du poète comique ; ainsi elle fut
l’Isabelle de L’École des Maris, l’Agnès de L’École des
Femmes, l’Éliante du Misanthrope. Elle remplit le rôle
d’Agnès avec une rare perfection, et cela jusque dans l’âge le plus avancé.
« Quelques années avant sa retraite du théâtre, dit une note de M. du
Tralage161, ses camarades
l’engagèrent à céder son rôle d’Agnès à Mlle Du Croisy ; et
cette dernière s’étant présentée pour jouer, tout le parterre demanda si hautement
Mlle Debrie qu’on fut forcé de l’aller chercher chez elle, et on l’obligea de jouer
dans son habit de ville. On peut juger des acclamations quelle reçut ; et ainsi elle
garda le rôle d’Agnès jusqu’à ce qu’elle quittât le théâtre. »
Il semble constant que Mlle Debrie était bien faite et jolie et conserva longtemps un air de jeunesse. Si elle n’eût été qu’un squelette, comme Grimarest le prétend, on n’eut pas osé lui adresser dans sa vieillesse des vers comme ceux-ci :
Il faut qu’elle ait été charmantePuisque aujourd’hui, malgré ses ans,À peine des charmes naissantsÉgalent sa beauté mourante.162
Elle était d’un caractère doux, conciliant, paisible comme on en peut juger par les
rôles mêmes que Molière lui attribua. C’est d’elle que veut parler Grimarest dans
sa Vie de Molière, lorsqu’il dit : « La […] l’amusait quand il ne travaillait pas. Un de ses amis qui était
surpris qu’un homme aussi délicat que Molière eût si mal placé son inclination,
voulut le dégoûter de cette comédienne. Est-ce la vertu, la beauté ou l’esprit, lui
dit-il, qui vous font aimer cette femme-là ? Vous savez que La Barre et Florimont
sont de ses amis ; qu’elle n’est point belle ; que {p. 374} c’est
un vrai squelette ; et qu’elle n’a pas le sens commun.
— Je sais tout cela, monsieur, lui répondit Molière ; mais je suis accoutumé à
ses défauts, et il faudrait que je prisse trop sur moi pour m’accommoder aux
imperfections d’une autre ; je n’en ai ni le temps ni la
patience. »
On ne sait trop à quoi s’en tenir sur toutes ces anecdotes, qui nous apportent comme un écho des bruits des coulisses du temps.
Mlle Debrie prit sa retraite et fut mise à la pension le 14 avril 1685. Selon Lemazurier, elle mourut le 19 novembre 1706 ; mais on n’a point son acte de décès.
DUFRESNE §
Charles Dufresne quitta la troupe quelques mois après qu’elle se fut installée à Paris. À Pâques 1659, il se retira à Argentan, son pays natal. Il ne fut associé par conséquent à la vie de Molière que pendant ses pérégrinations provinciales. Nous l’avons vu à Alby en octobre 1647, à Nantes en avril 1648, à Narbonne en décembre 1649 et janvier 1650, à Agen le mois suivant, à Lyon en avril 1655, etc. Il a, dans les commencements, certaines apparences de chef de troupe que nous avons essayé d’expliquer.
JODELET §
« Jodelet, dit Tallemant des Réaux dans son historiette de Mondory, pour un
fariné naïf est un bon acteur ; il n’y a de farce qu’au Marais où il est, et c’est à
cause de lui qu’il y en a. »
Jodelet fit partie de la troupe de Molière
un peu moins d’une année : depuis Pâques 1659 jusqu’au vendredi saint de l’année 1660,
jour de sa mort, Il n’y joua d’original que le rôle du vicomte de Jodelet dans Les Précieuses ridicules. Jodelet se nommait Julien Bedeau de son nom
de famille. Cela résulte de l’acte de décès exhumé par M. Jal, et est confirmé par une
plainte signée par son frère François Bedeau de Lespy, le 14 novembre 1662, qu’a
retrouvée M. Campardon. On a cru longtemps qu’il se nommait Julien Geoffrin, parce que
son {p. 375} fils qui fut religieux sous le nom de Dom Jerome, et
prédicateur distingué, avait porté dans le monde ce nom de Geoffrin, qui était
peut-être celui de la mère. Jodelet est en dehors de l’œuvre de Molière ; il
n’appartient pas a ce cycle pour ainsi dire ; c’est l’homme de Scarron, le
protagoniste du Maître Valet, de Don Japhet
d’Arménie, des Trois Dorothées, etc. Il est intéressant,
toutefois, que ce comédien populaire se soit, au dernier moment, tourne vers ces
nouveaux venus, comme s’il eût pressenti qu’avec eux commençait une nouvelle époque de
l’art comique, bien autrement glorieuse que celle qu’il représentait lui-même.
L’ÉPY §
François Bedeau de L’Épy, le frère de Jodelet, entra en même temps que lui dans la
troupe de Monsieur et il y resta jusqu’en 1663. À Pâques de cette année, La
Grange marque sur son registre : « Le sieur de L’Épy, l’un des acteurs de la
troupe, âgé de plus de soixante ans s’est retiré auprès d’Angers, à une terre qu’il
avait achetée du vivant de son frère Jodelet, qui se nomme Vigray.
Molière
sut tirer parti de cet acteur qui, jusqu’alors, comme dit Guéret dans La
Promenade de Saint-Cloud, « n’avait rien promis que de
médiocre ».
LA GRANGE §
Charles Varlet, dit La Grange, passe pour être né a Amiens. Son père, Hector Varlet, et sa mère Marie de La Grange, semblent en tout cas avoir été de Paris, où ils avaient été mariés le 5 mai 1634 à Saint-Germain l’Auxerrois. Le père de Charles Varlet est qualifie, dans l’acte de mariage de son fils, de capitaine du château de Nanteuil. En décembre 1636, il était avec sa femme à Montpellier où il faisait ondoyer un enfant nouveau-né, Achille Varlet plus tard comédien sous le nom de Verneuil ; il y était encore en 1638, où il faisait ondoyer une fille née le 14 mai. On croit qu’il partit de cette ville pour aller a Amiens, et que c’est là que Charles Varlet, le futur compagnon de {p. 376}Molière, aurait vu le jour en 1639, puisqu’il se donne trente-trois ans dans son contrat de mariage, en 1672.
Devenu comédien, ainsi que son frère Achille, parce que leur tuteur les avait,
dit-on, dépouillés de tout ce que leur avaient laissé leurs parents, Charles Varlet,
qui portait le nom de sa mère, de La Grange, entra dans la troupe de Monsieur,
c’est-à-dire dans la troupe de Molière, à Pâques de l’année 1659 ; il ne la quitta
plus jusqu’à sa mort, au mois de mars 1692. Il remplit la plupart des premiers
rôles dans les pièces de Molière ; c’était un excellent acteur ; la simple phrase de
L’Impromptu de Versailles : « Pour vous, je n’ai rien à
vous dire »,
vaut les plus grands éloges.
Molière, six ans avant sa mort lui confia l’emploi d’orateur de la troupe. Cet emploi, dont on n’a plus d’idée aujourd’hui, était fort important à une époque où les comédiens parlaient tous les jours au public. Chapuzeau nous apprend en quoi il consistait, dans le passage suivant :
C’est, dit-il, à l’orateur de faire la harangue… Le discours qu’il vient faire à l’issue de la comédie a pour but de captiver la bienveillance de l’assemblée. Il lui rend grâce de son attention favorable, il lui annonce la pièce qui doit suivre celle qu’on vient de représenter, et l’invite à la venir voir par quelques éloges qu’il lui donne ; et ce sont là les trois parties sur lesquelles roule son compliment. Le plus souvent il le fait court et ne le médite point ; et quelquefois aussi il l’étudie, quand ou le roi, ou Monsieur, ou quelque prince du sang, se trouve présent… Il en use de même quand il faut annoncer une pièce nouvelle qu’il est besoin de vanter ; dans l’adieu qu’il fait au nom de la troupe, le vendredi qui précède le premier dimanche de la Passion ; et à l’ouverture du théâtre après les fêtes de Pâques, pour faire reprendre au peuple le goût de la comédie. Dans l’annonce ordinaire, l’orateur promet aussi, de loin, des pièces nouvelles de divers auteurs, pour tenir le monde en haleine et faire valoir le mérite de la troupe pour laquelle on s’empresse de travailler… Ci-devant, quand l’orateur venait annoncer, toute l’assemblée prêtait un très grand silence, et son compliment court et bien tourné était quelquefois écouté avec autant de plaisir {p. 377} qu’en avait donné la comédie. Il produisait chaque jour quelque trait nouveau qui réveillait l’auditeur et marquait la fécondité de son esprit ; et, soit dans l’annonce, soit dans l’affiche, il se montrait modeste dans les éloges que la coutume veut que l’on donne à l’auteur et à son ouvrage, et à la troupe qui le doit représenter163.
À l’hôtel de Bourgogne, les fameux acteurs Bellerose et Floridor s’étaient distingués dans cet emploi. Molière s’y complaisait, y déployait beaucoup d’habileté et de bonne grâce, et ses fatigues extrêmes l’obligèrent seules d’y renoncer. La Grange, qui le remplaça, s’en tirait du reste à merveille. Voici comment Chapuzeau s’exprime sur son compte :
Quoique sa taille ne passe guère la médiocre, c’est une taille bien prise, un air libre et dégagé ; et sans l’ouïr parler, sa personne plaît beaucoup. Il passe avec justice pour très bon acteur, soit pour le sérieux, soit pour le comique, et il n’y a point de rôle qu’il n’exécute très bien. Comme il a beaucoup de feu, et de cette honnête hardiesse nécessaire à l’orateur, il y a du plaisir à l’écouter quand il vient faire le compliment ; et celui dont il sut régaler l’assemblée, à l’ouverture du théâtre de la troupe du roi (le dimanche 9 juillet 1673), était dans la dernière justesse. Ce qu’il avait bien imaginé fut prononcé avec une merveilleuse grâce ; et je ne puis enfin dire de lui que ce que j’entends dire à tout le monde, qu’il est très poli et dans ses discours et dans toutes ses actions. Mais il n’a pas seulement succédé à Molière dans la fonction d’orateur, il lui a succédé aussi dans le soin et le zèle qu’il avait pour les intérêts communs et pour toutes les affaires de la troupe, ayant tout ensemble de l’intelligence et du crédit164.
La Grange a laissé un registre ou journal où il a consigné, depuis le 28 avril 1659 jusqu’au 31 août 1685, les titres {p. 378} des pièces représentées chaque jour, les recettes, les dépenses, les changements survenus dans la compagnie, les événements tant de sa vie théâtrale que de sa vie privée. Ce précieux registre a été imprimé in-4°, aux frais de la Comédie française, par les soins de M. Jules Claye, imprimeur-éditeur, janvier 1876. Une notice sur La Grange, par M. Édouard Thierry, est en tête du volume. On y recourra pour avoir sur cet acteur de plus amples renseignements que nous n’en pouvons donner ici. On aura soin de ne pas négliger Le Dossier de La Grange, formé par M. E. Thierry, et publié à la suite de la notice dans la brochure à part.
La Grange publia, avec un nommé Vinot qui avait été, disent les frères Parfait, un intime ami de l’auteur, la première édition complète des œuvres de Molière, en 1682. Les deux derniers volumes, tomes VII et VIII de cette édition, mirent au jour Don Garde de Navarre, L’Impromptu de Versailles, Le Festin de Pierre. Mélicerte, Les Amants magnifiques, La Comtesse d’Escarbagnas et Le Malade imaginaire, que Molière n’avait pas édités de son vivant.
La Grange épousa Marie Ragueneau de l’Etang. Il a inscrit sur son registre la date de
son mariage : « Le dimanche de Quasimodo, 24e Avril 1672,
je fus fiancé, et le lendemain lundi, 25e, je fus marié à
Saint-Germain de l’Auxerrois, avec mademoiselle Marie Ragueneau, qui est entrée
actrice dans la troupe »
. Il n’eut qu’une fille unique qu’il aimait
beaucoup ; « l’ayant mariée, dit Granval père, à un homme qui la rendit
malheureuse, il en mourut de chagrin »
. Il mourut le 1er
mars 1692, en son domicile, rue de Buci, et fut enterré à Saint-André des Arts. Il
était, dit-on, très riche.
MADEMOISELLE DE LA GRANGE §
Marie Ragueneau était née le 18 mai 1639 ; elle avait donc trente-trois ans (et non vingt-neuf, comme il est dit dans l’acte de mariage) quand elle épousa La Grange en 1672.
Marie Ragueneau était fille de Cyprien Ragueneau, mort à Lyon le 18 août 1654. Ce
Ragueneau fut une figure {p. 379} originale de ce temps ; il était
d’abord pâtissier rue Saint-Honoré, et poète. Dassoucy a raconté sa
plaisante histoire165 : «Ragueneau, à force de faire crédit à ses confrères du
Parnasse, se ruina, et un beau matin, sans aucun respect pour les Muses, des
huissiers le jetèrent dans une prison. Il en sortit après un an de captivité,
et voulut donner au monde les vers qu’il avait composés ; mais « il ne trouva dans
Paris aucun poète qui le voulût nourrir à son tour et aucun pâtissier qui, sur un de
ses sonnets, lui voulût faire crédit seulement d’un pâté. Il sortit donc de Paris
avec sa femme et ses enfants, lui cinquième, en comptant un petit âne tout chargé de
ses œuvres, pour aller chercher fortune en Languedoc, où il fut reçu dans une troupe
de comédiens qui avait besoin d’un homme pour faire un personnage de suisse,
où, quoique son rôle fût tout au plus de quatre vers, il s’en acquitta si bien qu’en
moins d’un an, il acquit la réputation du plus méchant comédien du monde ; de sorte
que les comédiens, ne sachant à quoi l’employer, le voulurent faire moucheur de
chandelles ; mais il ne voulut point accepter cette condition, comme répugnante à
l’honneur et à la qualité de poète : depuis, ne pouvant résister à la force de ses
destins, je l’ai vu avec une autre troupe mouchant les chandelles fort proprement.
Voilà le destin des fous, quand ils se font poètes, et le destin des poètes, quand
ils deviennent fous ».
Tout le monde n’a pas été aussi sévère que Dassoucy pour le bonhomme Ragueneau. Beys le loue comme poète et comme acteur166 ; et les vers suivants que l’ex-pâtissier adressa au menuisier maître Adam, l’auteur des Chevilles, ne sont pas des plus méchants qu’il soit possible de faire :
Je croyais être seul de tous les artisansQui fut favorisé des dons de Caliope ;Mais, je me range, Adam, parmi tes partisans,Et veux que mon rouleau le cède à ta varlope.{p. 380} Je commence à connaître, après plus de dix ans,Que dessous moi Pégase est un cheval qui chope.Je vais donc mettre en pâte et perdrix et faisans.Et contre le fourgon me noircir en cyclope.Puisque c’est ton métier de fréquenter la cour,Donne-moi tes outils pour échauffer mon four,Car tes muses ont mis les miennes en déroute.Tu souffriras pourtant que je me flatte un peu :Avecque plus de bruit tu travailles sans doute,Mais pour moi je travaille avec plus de feu.
Ragueneau ou M. de Lestang (ce fut son nom de théâtre) était, lorsqu’il mourut, à un titre assez humble, probablement moucheur de chandelles, comme on vient de le voir, dans la troupe de Molière, alors à Lyon.
Sa veuve, Marie Brunet, fut buraliste, receveuse au bureau. Elle partageait ces fonctions avec Mlle Gobert, laquelle déjà veuve, se remaria le 26 août 1659, avec Jean-Louis Citoys, sieur de la Richardière. Elles avaient ensemble trois livres chaque jour de représentation. Chose assez singulière, cette dame Gobert, proposée au contrôle et à la recette, déclare au contrat de mariage ne savoir signer. Elle ne laissait pas d’être fort estimée, puisque toute la troupe, Molière en tête, signa ce contrat de 1659.
La fille de Ragueneau, nommée aussi Marie ou Marotte, commença, dit-on, par être fille de chambre de Mlle Debrie ; elle jouait la comédie, quand il en était besoin, faisant de petits rôles effacés de servantes ou autres. C’est elle qui fut, sous son vrai nom, la servante Marotte des Précieuses ridicules en 1659. En ces occasions, elle avait une rémunération spéciale, comme on le voit sur les registres de la Thorillère. Elle fut admise à demi-part, et encore avec quelques chicanes, dans la troupe, à Pâques de 1672, en devenant Mademoiselle de La Grange.
Elle acquit sans doute une expérience de la scène qui fit d’elle un peu plus qu’une utilité. Molière ne craignit pas de lui confier le rôle de la comtesse d’Escarbagnas. Robinet, dans sa lettre du 1er août 1671, parlant de la manière dont elle avait rempli le personnage de l’une des sœurs de Psyché, lui fait ce compliment modeste ;
{p. 381} Mademoiselle LétangQui rend tout le monde content.
Elle avait fini par obtenir, en somme, une place assez importante dans la compagnie, si l’on en juge par la liste de ses rôles, qui furent distribués aux autres sociétaires lorsqu’elle prit sa retraite en 1692167. Elle eut du roi la pension de mille livres, et mourut le 3 février 1727, à l’âge de quatre-vingt-huit ans.
LES DU CROISY §
Philibert Gassot, sieur Du Croisy, gentilhomme beauceron, entra dans la troupe de Molière en même temps que La Grange, à Pâques 1659. Ce fut un acteur de mérite. Molière lui confia le rôle de Tartuffe.
Après la mort de Molière, Du Croisy, étant goutteux, se retira à
Conflans-Sainte-Honorine, bourg près de Paris, où il avait une maison : « Il
s’y fit estimer de tout le monde, dit M. du Tralage, et particulièrement de
son curé, qui le regardait comme un de ses meilleurs paroissiens. Il y mourut en
1695 (âgé de soixante-six ans). Le curé de Conflans fut si fort touché de cette
perte qu’il n’eut pas le courage de l’enterrer ; et il pria un autre curé de ses
amis de faire les cérémonies à sa place. »
Marie Claveau, femme de Du Croisy, qui entra avec lui dans la troupe, avait peu de talent et dut renoncer au théâtre, où elle ne rendait que de médiocres services.
À Pâques de 1664, La Grange inscrit sur son registre : « Mlle Du Croisy dédommagea la moitié de la troupe de sa part qu’on lui voulait
ôter, la troupe se trouvant mi-partie, de sorte qu’elle tira encore sa part en
remboursant ceux qui ne consentaient pas à sa dite part »
; et à Pâques de
1665, il inscrit : « Monsieur Duparc étant mort le 4 novembre 1664, et Mlle Du
Croisy ayant remboursé, de sa part qu’elle recevait, la moitié de la troupe qui
n’avait pas voulu consentir à sa dite part, l’autre moitié de la troupe, qui avait
bien voulu consentir pour {p. 382} cette année, ne fut pas d’avis
de continuer à l’avenir. Ainsi Mlle Du Croisy se trouva déchue de sa
part. »
Une de ses deux filles, Marie-Angélique Gassot, joua dans Psyché le personnage de l’une des Grâces, puis de l’une des sœurs de Psyché, entra dans la troupe après la mort de Molière, épousa Paul Poisson, et mourut en 1756. à quatre-vingt-dix-huit ans168.
BRÉCOURT §
Guillaume Marcoureau, sieur de Brécourt, fit pendant deux ans partie de la troupe de Monsieur (de juin 1662 à Pâques 1664). Lorsqu’il y entra, il sortait de la troupe du Marais ; il quitta le Palais-Royal pour l’hôtel de Bourgogne.
C’était un bon acteur, dans le comique et dans le tragique. Il obtint également beaucoup de succès dans le rôle d’Alain, de L’École des Femmes, et dans le rôle d’Antiochus, de la Bérénice de Racine.
On cite de lui un trait qui prouve son courage, En 1678, étant à la chasse du roi, il joua une assez longue scène avec un sanglier qui l’atteignit à la botte et le tint quelque temps en échec. Il parvint cependant à lui enfoncer son épée dans le corps jusqu’à la garde et le tua raide. Louis XIV, témoin de cette lutte, lui en fit compliment et lui demanda s’il n’était pas blessé ; il la raconta le soir devant toute la cour, certifiant qu’il n’avait jamais vu donner un si vigoureux coup d’épée.
Brécourt avait mauvaise tête, et son existence fut des plus turbulentes. Ayant tué un cocher sur la route de Fontainebleau, il fut obligé de quitter la France et se retira en Hollande, où il entra dans une troupe française qui était entretenue par le prince d’Orange (1680).
Il revint cependant à Paris ; mais on est forcé de dire que la cause de son retour ne fut pas plus honorable que celle de son départ. Le ministère françois voulut faire enlever un homme qui, de même que Brécourt, s’était réfugié en Hollande. Sans cesse occupé des moyens qui {p. 383}pouvaient faciliter son retour dans sa patrie, Brécourt s’offrit pour cette entreprise dangereuse, et promit d’en rendre bon compte ; il était connu pour un homme de main, et l’on s’en fia à lui. Le coup manqua cependant ; et Brécourt, jugeant que sa vie n’était pas en sûreté après la découverte d’un semblable dessein, prit sur-le-champ la poste et revint en France. La bonne volonté dont il avait donné des preuves au péril de ses jours lui valut sa grâce, et même l’autorisation de rentrer au théâtre.
Brécourt est auteur de quelques pièces de théâtre qui ne sont point toutes dépourvues de mérite. En voici les titres : La Feinte mort de Jodelet (1660), Le Jaloux invisible (1666), La Noce de village (1666), L’Ombre de Molière (1674), Timon (1684),
Pendant qu’il fit partie de la troupe du Palais-Royal, il fit jouer une farce intitulée Le Grand benêt de fils aussi sot que son père.
L’Ombre de Molière, un acte en prose, fut longtemps imprimée à la suite des œuvres du grand comique. On a cessé de faire à cette pièce de circonstance un honneur dont elle n’était pas digne. Elle mérite toutefois d’attirer encore quelque attention au point de vue historique : Elle offre cette particularité curieuse, dit M. Fournel169, qu’elle est, pour ainsi dire, un acte de réparation : à la fois de la part de Fauteur, qui avait, dix ans auparavant, quitté brusquement Molière à la suite d’un dissentiment avec lui ; de la part du duc d’Enghien. auquel la pièce est dédiée, et qui avait été jadis opposé à Molière ; enfin de la part de l’hôtel de Bourgogne, où elle fut jouée, et qui semblait vouloir expier ainsi la guerre faite au poète défunt avec Le Portrait du peintre, L’Impromptu de l’hôtel de Condé et La Vengeance des marquis.
Brécourt avait épousé, le 18 décembre 1659, Estiennette Desurlis, une de ses camarades du Marais.
Il mourut le 28 mars 1685. On a dit qu’il s’était rompu une veine en représentant à la cour le principal rôle de {p. 384} sa comédie de Timon, et en s’efforçant de faire valoir ses vers par le feu de son débit. Mais l’anecdote ne paraît pas absolument vraie ; Brécourt joua encore deux fois après la dernière représentation de Timon à Versailles, et mourut trois mois et demi après cette représentation. Ses dettes montaient à plus de 20000 livres au delà de sa succession. Voici l’acte d’inhumation :
Le 29e jour dud. mois (mars 1685), a été fait le convoi, service et enterrement de Guillaume Marcoureau, comédien de la troupe du roi, qui avait renoncé à la comédie par acte dont la copie est ci-dessous, âgé de quarante-huit ans, mort le 28e de mars, demt rue de Seine, aux Trois Poissons : et ont assisté aud. enterrement François du Perrier, son neveu, André Hubert et autres amis.
Signé : François du Perrier, Hubert.
LA THORILLIÈRE §
M. Jal a relevé, sur le registre de Saint-Nicolas des Champs, l’acte suivant :
Le dimanche 14e jour d’avril 1658, premier banc d’entre François Le Noir, écuyer, sr de La Torillière (sic), capitaine d’une compagnie de gens de pied dans le régiment de Lorraine et maréchal de camp, garçon majeur, jouissant de ses droits, âgé de trente-deux ans, demeurant rue de la Marche, et Marie Petit-Jean, âgée de vingt-un ans, fille de Pierre Petit-Jean, bourgeois de Paris, et de Marie Bidot, demeurant rue de Poictou ; épousé le mardi 30e jour desd. mois et an.
Ainsi La Thorillière était né vers 1626. Pierre Petit-Jean, le père de Marie, jouait
la comédie sous le nom de La Roque. Ils eurent un fils, Pierre de La Thorillière, né
le 3 septembre 1659 ; une première fille, Charlotte, née le 16 avril 1661 ; une
seconde fille, Thérèse-Marie-Jeanne, née le 15 juillet 1663. Au baptême de Charlotte,
La Thorillière se qualifie : « Ci-devant capitaine au régiment d’infanterie de
Lorraine. »
C’est qu’il avait quitté l’armée {p. 385} pour
le théâtre et était entré au Marais. Le 10 juin 1662, La Grange constate l’entrée de
La Thorillière dans la troupe du Palais-Royal, en même temps que Brécourt.
C’était un grand et bel homme, qui jouait fort bien les rois et les paysans. Cependant il pouvait prendre pour lui, dit-on, une partie du reproche que Molière adresse, dans L’Impromptu de Versailles, à Mlle Beauchâteau, de l’hôtel de Bourgogne. Dans les plus tristes situations, dans l’emportement le plus terrible, on lui voyait un visage riant qui s’accordait mal avec les sentiments dont il devait être animé. C’était le bonheur d’être sur la scène, sans doute, qui se reflétait sur sa physionomie.
Il fut quelque temps le comptable de la troupe. Il a laissé deux registres embrassant la période du 6 avril 1663 au 6 janvier 1665. Il composa et fit jouer au Palais-Royal, le 2 décembre 1667, une tragédie intitulée Marc-Antoine et Cléopâtre. Elle eut douze représentations, ce qui indique quelque succès, et ne fut cependant pas imprimée.
La Thorillière quitta le Palais-Royal après la mort de Molière : il entra avec Baron
à l’hôtel de Bourgogne à Pâques de 1673. La Grange signale sa mort sur son registre :
« M. de La Thorillière, écrit-il à la date du 26 juillet 1680, est mort à
l’hôtel de Bourgogne, ce qui a donné lieu à la jonction des deux troupes deux
mois après. »
Son fils fut un très grand comédien, et son petit-fils un bon acteur. Ses filles épousèrent Baron et Dancourt. Toute cette famille remplit un grand rôle dans l’histoire anecdotique de la comédie française à la fin du XVIIe siècle et pendant le XVIIIe.
HUBERT §
André Hubert, acteur de la troupe du Marais, entra dans celle du Palais-Royal au renouvellement de 1664. Il fut, après La Thorillière, le comptable de la troupe. Son registre commence au 28 avril 1672 et finit au 21 mars 1673.
Il se retira avec une pension de mille livres le 14 avril 1685, et mourut le vendredi 19 novembre 1700. De Vizé, en {p. 386}annonçant les changements arrivés dans la troupe des comédiens du roi, en 1687, parle ainsi du sieur Hubert :
« Cet acteur était l’original de plusieurs rôles qu’il représentait dans les pièces de Molière, et comme il était entré dans le sens de ce fameux auteur, par qui il avait été instruit, il y réussissait parfaitement. Jamais acteur n’a porté si loin les rôles d’homme en femme. Celui de Bélise, dans Les Femmes savantes ; Mlle Jourdain, dans Le Bourgeois gentilhomme, et Mlle Jobin, dans La Devineresse, lui ont attiré l’applaudissement de tout Paris. Il s’est fait aussi admirer dans le rôle du vicomte, de L’Inconnu, ainsi que dans ceux de médecins et de marquis ridicules. »
Voyez, dans les Nouvelles Pièces de M. Campardon, l’acte de donation réciproque que Hubert et sa femme, Catherine Morant, se firent en juin 1659.
BARON §
« Molière éleva et forma un homme, dit Voltaire, qui, par la supériorité de ses talents et par les dons qu’il avait reçus de la nature, mérite d’être connu de la postérité : c’était le comédien Baron, qui a été unique dans la tragédie et la comédie… Son mérite était dans la perfection de l’art du comédien, perfection qui n’a presque appartenu qu’à lui. Cet art demande tous les dons de la nature, une grande intelligence, un travail assidu, une mémoire imperturbable, et surtout ce talent si rare de se transformer en la personne qu’on représente. »
Michel Boyron, dit Baron, naquit à Paris le 8 octobre 1653. Michel était fils d’André Boyron, comédien du roi, et de Jeanne Auzoult, fille de Jean Auzoult, aussi comédien du roi, et d’Anne de Crenet. Jeanne Auzoult, ou la Boyron, ou la Baron, ou enfin la Baronne, car on lui donnait ces différents noms (nous avons vu encore Mlle Le Baron, page 102), Jeanne Auzoult ou Auzou fut une beauté célèbre en son temps. Elle avait un grand air avec beaucoup de charme à la fois ; la reine Anne d’Autriche l’avait prise en affection. Lorsqu’elle se présentait pour avoir l’honneur de paraître à la toilette de la reine mère, Sa Majesté {p. 387} disait à toutes ses dames : « Mesdames, voilà la Baron », et elles prenaient la fuite. Veuve en 1655 elle mourut au mois de septembre 1662, à l’âge de trente-sept ans. Loret fit son épitaphe dans la Muse historique (9 septembre) :
Cette actrice de grand renom,Dont la Baronne était le nom,Cette merveille du théâtreDont Paris était idolâtre…Est depuis deux jours dans la bière,Et la mort n’a point respectéCette singulière beauté, etc.
Elle avait eu, non pas seize, comme dit Tallemant des Réaux, mais six enfants. Michel Baron avait neuf ans lorsqu’il demeura orphelin. Grimarest a raconté l’histoire de cet organiste de Troyes, nommé Raisin, qui imagina de faire construire une épinette dans le corps de laquelle il faisait entrer le plus jeune de ses enfants, J.-B. Raisin, âgé de cinq ans, et qui déjà savait jouer de l’épinette. Grâce à cet invention ingénieuse, il obtint des succès merveilleux, non seulement à la foire Saint-Germain, mais aussi à la cour. L’épinette avait l’air de jouer toute seule les airs qu’on lui commandait. Lorsque le secret eut été découvert, il imagina d’ajouter à son spectacle un petit divertissement joué par ses enfants et par quelques autres. Cette troupe juvénile prit le titre de Comédiens de M. le Dauphin, et eut beaucoup de succès. Baron était pendant ce temps en pension à Villejuif. Ses tuteurs, un oncle et une tante, ne savaient qu’en faire. Sur le conseil d’un avocat, ils l’engagèrent dans la troupe de Raisin, où le précoce comédien reçut des applaudissements extraordinaires.
Nous avons dit170 comment Molière l’engagea dans sa
troupe en 1665, et prit dès lors le plus grand soin de son éducation. On connaît l’anecdote de
Mignot ou Mondorge, présenté à Molière par Baron. Ce pauvre comédien avait été, {p. 388}paraît-il, camarade de Molière en Languedoc ; il était tombé
dans la misère ; il résolut de recourir à cet ancien camarade et pria le jeune Baron
de lui servir d’intermédiaire. Celui-ci se prêta volontiers à la démarche. Il alla
trouver Molière et lui transmit la requête de Mondorge : « Il est vrai que nous
avons joué la comédie ensemble, dit Molière, et c’est un fort honnête homme ; je
suis fâché que ses petites affaires soient en si mauvais état. Que croyez-vous,
ajouta-t-il, que je doive lui donner ? »
Baron se défendit de fixer
le plaisir que Molière voulait faire à Mondorge, qui, pendant que l’on décidait sur le
secours dont il avait besoin, dévorait dans la cuisine, où Baron lui avait fait donner
à manger. « Non, répondit Molière, je veux que vous déterminiez ce que je dois
lui donner. »
Baron, ne pouvant s’en défendre, statua sur quatre pistoles,
qu’il croyait suffisantes pour donner à Mondorge la facilité de joindre une troupe.
« Hé bien, je vais lui donner quatre pistoles pour moi, dit Molière à Baron,
puisque vous le jugez à propos ; mais en voilà vingt autres que je lui donnerai pour
vous : je veux qu’il connaisse que c’est à vous qu’il a l’obligation du service que
je lui rends. J’ai aussi, ajouta-t-il, un habit de théâtre dont je crois que je
n’aurai plus de besoin ; qu’on le lui donne ; le pauvre homme y trouvera de la
ressource pour sa profession. »
Cependant cet habit, que Molière donnait
avec tant de plaisir, lui avait coûté deux mille cinq cents livres, et il était
presque tout neuf. Il assaisonna ce présent d’un bon accueil qu’il fit à Mondorge, qui
ne s’était pas attendu à tant de libéralité.
Molière chargea Baron, âgé de treize ans, du personnage de Myrtil dans Mélicerte. Pendant les répétitions, Armande Béjart donna, dit-on, un soufflet
au jeune acteur. Après la représentation du Ballet des Muses, dont
Mélicerte faisait partie, Baron, indigné de l’affront qu’il avait reçu, quitta Paris
et s’engagea dans une troupe de province. « Par la suite, dit Grimarest, l’âge,
le changement, lui firent sentir la reconnaissance qu’il devait à son premier
maître, et le tort qu’il avait eu de le quitter. Il ne cacha pas ses sentiments, et
il dit publiquement qu’il ne cherchait point à se remettre avec lui, parce qu’il
s’en reconnaissait indigne. Ces discours furent rapportés à [p.389] Molière ; il en
fut bien aise, et, ne pouvant tenir contre l’envie qu’il avait de faire revenir ce
jeune homme dans sa troupe, qui en avait besoin, il lui écrivit à Dijon une lettre
très touchante, et lui marqua de prendre la poste pour se rendre plus promptement
auprès de lui. »
Baron partit aussitôt qu’il eut reçu la lettre ; et Molière, occupé du plaisir de revoir son jeune acteur quelques moments plus tôt, fut l’attendre à la porte Saint-Victor le jour qu’il devait arriver ; mais il ne le reconnut point. Le grand air de la campagne et la course l’avaient tellement harassé et défiguré qu’il le laissa passer sans le reconnaître ; et il revint chez lui tout triste, après avoir bien attendu. Il fut agréablement surpris d’y trouver Baron, qui ne put mettre en œuvre un beau compliment qu’il avait composé en chemin : la joie de revoir son bienfaiteur lui ôta la parole.
« Molière demanda à Baron s’il avait de l’argent. Il lui répondit qu’il n’en avait que ce qui était resté de répandu dans sa poche, parce qu’il avait oublié sa bourse sous le chevet de son lit à la dernière couchée ; qu’il s’en était aperçu à quelques postes, mais que l’empressement qu’il avait de le revoir ne lui avait pas permis de retourner sur ses pas pour chercher son argent. Molière fut ravi que Baron revînt touché et reconnaissant. Il n’oublia rien pour le remettre dans son lustre ; et il reprit la même attention et le même soin qu’il avait eus jadis pour l’éducation de ce jeune homme. »
La Grange consigne en effet sur son registre, à la date de 1670 : « Quelques
jours après qu’on eut recommencé après Pâques, M. de Molière manda de la campagne
le sieur Baron qui se rendit à Paris après avoir reçu une lettre de cachet (pour
rompre son engagement), et eut une part. »
Le premier rôle que joua Baron à son retour fut celui de Domitien dans la Bérénice de Corneille (28 novembre 1670). L’année suivante, il joua avec un très grand succès le rôle de l’Amour dans Psyché. Nous avons rapporté précédemment171 comment les représentations de {p. 390} Psyché donnèrent naissance à une anecdote qui ne ferait pas honneur au jeune comédien, mais qui n’a pour garant qu’un libelle sans autorité.
Baron avait à peine vingt ans lorsqu’il joua Alceste dans Le Misanthrope (24 janvier 1673), moins d’un mois avant la mort de son maître. La véritable carrière de Baron, toutefois, ne commence qu’après la mort de Molière ; elle se prolongea jusqu’en 1729 ; il est vrai, avec une interruption de trente ans.
Baron ne fut pas seulement acteur ; il composa un certain nombre de comédies, qui ont été recueillies en deux volumes (1736), ou trois volumes (1759).
Il mourut le 22 décembre 1729, moins de trois mois après avoir quitté la scène. Il avait épousé Charlotte Le Noir, fille de la Thorillère. On peut voir, dans les Nouvelles pièces de M. Campardon, leur contrat de mariage, qui fut signé par Racine.
BEAUVAL §
Après avoir mentionné le retour de Baron dans les termes que nous avons transcrits,
La Grange ajoute sur son registre : « Deux mois après (juillet 1670), M.
de Molière manda de la même troupe de campagne (d’où sortait Baron) M. et Mlle de Beauval pour une part et demie. »
Jean Pitel, sieur de Beauval avait commencé par être moucheur de chandelles dans
cette troupe de campagne ; il sortit de son emploi inférieur moins, dit-on, par
son propre mérite que par l’énergie de Jeanne-Olivier Bourguignon, qu’il épousa.
Il
jouait les rôles de niais, et Molière sut utiliser l’aptitude naturelle que cet
acteur avait à remplir ces rôles. Beauval représenta Thomas Diafoirus, du Malade imaginaire, avec le plus grand succès. On
rapporte que Molière, en faisant répéter cette pièce, parut mécontent des acteurs qui
y jouaient, et principalement de Mlle Beauval, qui représentait le
personnage de Toinette. Cette actrice, peu endurante, après lui avoir répondu assez
brusquement, ajouta : « Vous {p. 391} nous tourmentez tous,
et vous ne dites mot à mon mari !
— J’en serais bien fâché, reprit Molière, je lui gâterais son jeu ; la nature
lui a donné de meilleures leçons que les miennes pour ce rôle. »
Beauval, fort honnête homme du reste et bon camarade, quitta la
comédie en 1704 et mourut le 29 décembre 1709.
MADEMOISELLE BEAUVAL §
Jeanne-Olivier Bourguignon était née en Hollande vers 1649. Actrice de la troupe de
campagne dans laquelle Beauval remplissait les modestes fonctions de moucheur
de chandelles, elle épousa celui-ci de haute lutte. Ils étaient à Lyon, en 1669, quand
elle jeta son dévolu sur ce mari débonnaire. Les frères Parfait (tome XIV) racontent
ainsi les circonstances de son mariage : le directeur de la troupe obtint de
l’archevêque un arrêté défendant à tous les curés de son diocèse d’unir les deux
sujets dont il s’agit. Mlle Bourguigon se rendit un dimanche à sa
paroisse avec Beauval, qu’elle fit cacher sous la chaire où le curé faisait le prône.
Quand ce dernier eut fini, elle se leva et déclara qu’en présence de l’Église et des
assistants elle prenait Beauval pour son légitime époux. Beauval alors se montra, fit
une déclaration analogue, et par suite de cet éclat, on fut obligé de les marier. M.
Brouchoud n’a rien trouvé qui confirmât ces piquants détails. « Il n’existe
aucune trace de leur union, dit-il, dans les diverses paroisses de notre ville, et
rien ne révèle l’intervention attribuée à l’archevêché »
, intervention qui,
ajouterons-nous, n’est pas très vraisemblable.
Voici la lettre de cachet par laquelle cette actrice fut appelée à Paris :
À Saint-Germain-en-Laye, le XXXIe juillet 1670.
S. M. voulant toujours entretenir les troupes de ses comédiens complètes, et pour cet effet appeler les meilleurs des provinces, pour son divertissement ; et étant informée que la nommée de Beauval, l’une des actrices de la troupe des comédiens qui est présentement à Mâcon, a toutes les qualités {p. 392} requises pour mériter une place dans la troupe de ses comédiens qui représentent dans la salle de son Palais-Royal, Sadite Majesté mande et ordonne à ladite Beauval et à son mari de se rendre incessamment à la suite de sa cour pour recevoir ses ordres. Veut et entend que les comédiens de ladite troupe qui est présentement à Mâcon aient à les laisser sûrement et librement partir sans leur donner aucun trouble ni empêchement, nonobstant toutes conventions, contrats et traités avec clauses de dédit, qu’ils pourraient avoir faits ensemble, dont, attendu qu’il s’agit de la satisfaction et du service de S. M., Elle les a relevés et dispensés. Enjoint à tous ses officiers et sujets qu’il appartiendra, de tenir la main à l’exécution du présent ordre.
Signé : LOUIS. Et plus bas : COLBERT172.
Mlle Beauval entra dans la troupe de Molière quelque peu avant les représentations du Bourgeois gentilhomme. Robinet, dans sa lettre du 27 septembre 1670, dit que sur la scène du Palais-Royal :
On voit depuis peu la Beauval,Actrice d’un rare mérite,Qui de bonne grâce réciteAinsi qu’avecque jugement,Et qui, bref, en est l’ornement.
Le Bourgeois gentilhomme fut joué à Chambord le 13 octobre suivant. Mlle Beauval fut chargée du rôle de la servante Nicole.
Le roi, à qui elle
n’avait pas eu à première vue le bonheur de plaire, s’en expliqua à Molière et ajouta
qu’il fallait donner le rôle à une autre actrice. Molière représenta respectueusement
au roi qu’il était impossible qu’une autre personne pût apprendre ce rôle dans un
temps si court ; de sorte que Mlle Beauval joua le personnage
que Molière avait fait pour elle, et le joua si excellemment qu’après la pièce le roi
dit à Molière : « Je reçois votre actrice. »
Mlle Beauval continua à jouer avec applaudissements {p. 393} les soubrettes dans la comédie et les reines-mères dans le tragique. Elle était très exacte à remplir son service : elle ne s’absentait que pour faire ses couches, qui furent nombreuses, mais beaucoup moins qu’on ne l’a dit. L’auteur du Dictionnaire critique n’en a constaté que dix ou douze.
Elle mourut le 20 mars 1720, âgée d’environ soixante-dix ans.
Tel est le groupe d’acteurs et d’actrices dont Segrais a dit : « On a vu,
grâces à Molière, ce qui ne s’était pas encore vu et ce qui ne se verra jamais :
c’est une troupe de comédiens formés de sa main, dont il était l’âme et qui ne peut
avoir de pareille. C’est une des particularités remarquables du siècle dont nous
allons sortir173 »
. Associés à
l’œuvre de Molière, il est juste qu’ils restent jusqu’à un certain point associés à sa
renommée.
III. LA TROUPE DE MOLIÈRE APRÈS SA MORT §
Quelles furent, après la mort de Molière, les destinées de cette troupe comique qu’il avait si laborieusement formée, dont il avait fait l’instrument de son génie, et qu’il avait conduite à la célébrité et à la fortune ? Cette famille artistique, plus large mais non moins chère peut-être au poète que sa famille naturelle, par quelles vicissitudes a-t-elle passé ? et s’est-elle également éteinte parmi nous ? C’est là un autre point sur lequel nous devons des renseignements au lecteur.
Du 17 au 24 février 1673, le théâtre du Palais-Royal fut fermé. On lit sur le registre de La Grange :
« Dans le désordre où la troupe se trouva après cette [p.394] perte irréparable,
le roi eut dessein de joindre les acteurs qui la composaient aux comédiens de l’hôtel
de Bourgogne. Cependant, après avoir été le dimanche 19 et mardi 21 sans jouer en
attendant les ordres du roi, on recommença le vendredi 24 par le
Misanthrope. »
Baron remplissait, à vingt ans, le rôle d’Alceste. Le Malade imaginaire fut repris le vendredi, 3 mars, avec La Thorillière
dans le rôle d’Argan, et continué jusqu’à la clôture ordinaire qui eut lieu le 21.
Pendant la clôture de Pâques, quatre des principaux acteurs de la troupe, La
Thorillière, Baron, Beauval et Mlle Beauval, s’engagèrent dans celle de l’hôtel de
Bourgogne. Et pour comble d’infortune, Lulli, installé jusqu’alors au jeu de paume du
Bel-air près du Luxembourg, obtint du roi la salle du Palais-Royal. L’ancienne troupe du
Palais-Royal se trouva donc désorganisée et sans théâtre.
Il existait alors rue des Fossés-de-Nesle (rue Mazarine) en face de la rue de Guénégaud, sur l’emplacement où se trouve le passage du Pont-Neuf, une vaste salle qui avait servi aux représentations en musique données par Perrin et Cambert, pendant le court espace de temps où ils jouirent du privilège de l’Opéra.
Lorsque cette salle eut été, en vertu du nouveau privilège de Lulli, fermée par ordre à partir du 1er avril 1672, elle demeura en gage au marquis de Sourdéac et au sieur Champeron, bailleurs de fonds et associés de Perrin et de Cambert. Ce fut cette salle que Mlle Molière et ses camarades achetèrent pour s’y établir, le 23 mai 1673. Ils avaient, au préalable, et par contrat du 3 mai, attaché à leur compagnie le sieur Rosimond, comédien du Marais, et Mlle Angélique Du Croisy, âgée de quinze ans.
Le roi, apprenant ces arrangements, déclara qu’il voulait qu’il n’y eût plus à Paris
que deux troupes de comédiens français, l’une à l’hôtel de Bourgogne, l’autre à la salle
de Guénégaud. En conséquence Colbert se fit donner un état des acteurs et des actrices
du théâtre du Marais, et il les incorpora, sauf deux, dans l’ancienne troupe du
Palais-Royal. Le 23 juin 1673, un arrêté de M. de La Reynie autorisa l’établissement du
nouveau théâtre et cassa la compagnie du Marais. La troupe {p. 395}
formée de ces deux fameux débris174 continua de porter le nom de la
troupe du roi, « ce qui, dit Chapuzeau, se voit gravé en lettres d’or dans une
pièce de marbre noir au-dessus de la porte de son hôtel »
. Elle ouvrit
le dimanche 9 juillet 1673, par le Tartuffe, et fit, pour son début,
une recette de 744 liv. 15 s. Parmi les auteurs qui avaient suivi la troupe de Molière,
se trouvait Thomas Corneille. Ce fut lui qui eut principalement le bonheur d’assurer la
prospérité de la nouvelle société, à laquelle vinrent se joindre, en 1679, la célèbre
Champmeslé et son mari.
Les comédiens italiens jouèrent sur le même théâtre les jours extraordinaires, c’est-à-dire les lundi, mercredi, jeudi et samedi, jusqu’en 1680.
Au mois d’août 1680, à la suite de la mort de La Thorillière, le roi fit savoir aux deux troupes de l’hôtel de Bourgogne et de l’hôtel de Guénégaud que son intention était de les fondre en une seule. On dressa la liste des acteurs et des actrices que sa Majesté voulait garder à {p. 396} son service et qui devaient former la nouvelle compagnie. Vingt-sept noms y furent inscrits175.
La lettre de cachet de par le roi, qui confirme ces arrangements, est conçue dans les termes suivants :
« Sa Majesté ayant estimé à propos de réunir les deux troupes de comédiens établies à l’hôtel de Bourgogne et dans l’hôtel de Guénégaud à Paris pour n’en faire à l’avenir qu’une seule, afin de rendre les représentations des comédies plus parfaites par le moyen des acteurs et des actrices auxquels elle a donné place dans ladite troupe176 ; Sa Majesté a ordonné et ordonne qu’à l’avenir lesdites deux troupes de comédiens français seront réunies pour n’en faire qu’une seule et môme troupe, et sera composée des acteurs et actrices dont la liste est ci-dessus arrêtée par Sa Majesté ; et pour leur donner moyen de se perfectionner de plus en plus, Sa Majesté veut que ladite seule troupe puisse représenter des comédies dans Paris, faisant défense à tous autres comédiens {p. 397} français de s’établir dans ladite ville de Paris et faubourgs, sans ordre exprès de Sadite Majesté. Enjoint Sa Majesté au sieur de la Reynie, etc. Fait à Versailles, le 21 octobre 1680.
Signé : Louis, et au bas Colbert. »
« C’est ainsi, dit M. Régnier, qu’en bien peu d’années la troupe de Molière eut absorbé les deux théâtres qu’à son arrivée à Paris elle avait trouvés en possession de la faveur publique. »
La troupe paya 800 livres aux comédiens italiens, qui allèrent s’établir à l’hôtel de Bourgogne, et elle eut seule la jouissance de son théâtre. Elle joua tous les jours. Un brevet du 24 août 1682 lui assura une pension annuelle de 12000 livres.
À quelque temps de là, lorsqu’il s’agit d’ouvrir le collège Mazarin ou des Quatre-Nations, enfin terminé, l’Université exigea que la Comédie fût éloignée du nouvel établissement ; et le roi fit signifier aux comédiens, le 20 juillet 1687, d’aller loger en un autre endroit.
Thalie et Melpomène errantes cherchèrent longtemps un asile. Racine écrivait à Boileau
à la date du 8 août : « La nouvelle qui fait ici le plus de bruit, c’est
l’embarras des comédiens, qui sont obligés de déloger de la rue Guénégaud, à cause que
messieurs de Sorbonne, en acceptant le collège des Quatre-Nations, ont demandé pour
première condition qu’on les éloignât de ce collège. Ils ont déjà marchandé des places
dans cinq ou six endroits ; mais partout où ils vont, c’est merveille d’entendre comme
les curés crient. Le curé de Saint-Germain-l’Auxerrois a déjà obtenu qu’ils ne
seraient point à l’hôtel de Sourdis, parce que de leur théâtre on aurait entendu tout
à plein les orgues, et de l’église on aurait entendu parfaitement les violons. Enfin
ils en. sont à la rue de Savoie, dans la paroisse de Saint-André. Le curé a été aussi
au roi lui représenter qu’il n’y a tantôt, plus dans sa paroisse que des auberges et
des coquetiers ; si les comédiens y viennent, que son église sera déserte. Les grands
augustins ont été aussi au roi, et le père Lembrochons, provincial, a porté la
parole ; mais on dit [p.398] que les comédiens ont dit à Sa Majesté que ces
mêmes augustins, qui ne veulent pas les avoir pour voisins, sont fort assidus
spectateurs de la comédie, et qu’ils ont même voulu vendre à la troupe des maisons qui
leur appartiennent dans la rue d’Anjou, pour y bâtir un théâtre, et que le marché
serait déjà conclu si le lieu eût été plus commode. M. de Louvois a ordonné à M. de La
Chapelle de lui envoyer le plan du lieu où ils veulent bâtir dans la rue de Savoie.
Ainsi, on attend ce que M. de Louvois décidera. Cependant l’alarme est grande dans le
quartier ; tous les bourgeois qui sont gens de palais, trouvent fort étrange qu’on
vienne embarrasser leurs rues. M. Billard177, surtout, qui se trouvera vis-à-vis de la porte du parterre, crie fort
haut ; et quand on lui a voulu dire qu’il en aurait plus de commodité pour s’aller
divertir quelquefois, il a répondu fort tragiquement : « Je ne veux point
me divertir ! »
La troupe de Guénégaud trouva enfin un refuge au jeu de paume de l’Étoile, situé dans la rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés (à présent rue de l’Ancienne-Comédie). Sur l’emplacement de ce jeu de paume et de deux maisons voisines, fut construite la salle qu’on inaugura, le 18 avril 1689, par Phèdre et Le Médecin malgré lui, et dans laquelle pendant près de cent ans la Comédie française eut sa résidence.
Les comédiens italiens, qui étaient demeurés en possession de l’hôtel de Bourgogne,
furent expulses en 1697. Les comédiens espagnols avaient quitté la France au printemps
de l’année 1673. Nous avons dit178
qu’au commencement du règne de Louis XIV, dans les années qui suivirent le retour de
Molière à Paris, il y eut en cette ville jusqu’à six théâtres, dont quatre d’acteurs
français et deux d’acteurs étrangers. À la fin du siècle il n’en subsistait plus qu’un
seul (à ne point compter l’Académie de musique). On voit combien le théâtre avait perdu
de la faveur dont il avait joui sous le gouvernement des cardinaux ministres, et que si
Molière pressentit dans un {p. 399}avenir peu éloigné un péril pour
son art, il n’eut point tout à fait tort. Encore un peu d’années, et l’héritier
présomptif de la couronne, le duc de Bourgogne, allait montrer des dispositions de plus
en plus menaçantes : « L’on sait qu’il s’est répandu un bruit, mais bien fondé,
l’année dernière (1711), que les comédiens, après la mort de Monseigneur, ayant
demandé à notre prince l’honneur de sa protection, surtout pour obtenir du roi une
seconde troupe, il leur répondit qu’ils ne doivent nullement compter sur sa
protection ; qu’il n’était pas en son pouvoir d’empêcher leurs exercices, mais ne
pouvait se dispenser de leur dire qu’il était indigne qu’ils les fissent,
particulièrement fêtes et dimanches179. »
Cette question de la comédie lui tenait à cœur. Mme de Maintenon, qui s’en préoccupait aussi, et qui n’aurait voulu,
pour son compte, que des pièces saintes, des comédies de couvent, lui demandait un
jour : « Mais vous, Monseigneur, que ferez-vous quand vous serez le maître ?
Défendrez-vous l’opéra, la comédie et les autres spectacles ?
— Bien des gens, répondit le prince, prétendent que, s’il n’y en avait point, il
y aurait encore de plus grands désordres à Paris : examinerais, je pèserais mûrement
le pour et le contre, et je m’en tiendrais au parti qui aurait le moins
d’inconvénients. »
Et son biographe ajoute que ce parti eût été sans doute
celui de laisser subsister le théâtre, en le réformant sur le modèle des pièces
composées pour Saint-Cyr.
Terminons ce chapitre par quelques mots sur les migrations de la Comédie française, qui recommencèrent dans la seconde partie du XVIIIe siècle. Elle quitta la rue des Fossés-Saint-Germain en 1770 et s’établit, avec l’agrément du roi, dans la salle des Machines aux Tuileries, où elle demeura jusqu’au 9 avril 1782. À cette époque, elle se transporta au nouveau théâtre que les architectes Peyre et de Wailly lui avaient bâti sur l’emplacement de l’hôtel de Condé, et qui porte aujourd’hui le nom d’Odéon. Bouleversée par la loi de 1791 qui proclama la liberté des théâtres, déchirée par les haines politiques, la troupe fut {p. 400} emprisonnée pendant la Terreur. Rendue à la liberté, elle resta divisée et se partagea entre la salle du faubourg Saint-Germain (Odéon), le théâtre Feydeau, et un nouveau théâtre, élevé rue Richelieu, qui portait le nom de théâtre de la République. Le gouvernement du Directoire parvint, par les soins de M. Mahérault, son commissaire, à rassembler rue Richelieu les débris épars de l’ancienne société, pour en reformer la Comédie française qui a subsisté jusqu’à nos jours. Celle-ci, malgré de nombreuses vicissitudes, est donc vraiment fille de Molière, et elle tire de cette origine non seulement une illustration et une noblesse dont elle a droit d’être fière, mais encore des obligations et des devoirs dont elle ne saurait s’affranchir.
APPENDICE II.
L’ÉPIGRAPHE MOLIÉRESQUE À PARIS §
Lorsque vous montez la rue du Pont-Neuf, dans la partie qui touche aux Nouvelles Halles
et qui s’appelait autrefois rue de la Tonnellerie, vous voyez à votre gauche, au premier
étage d’une maison portant sur la rue actuelle le n° 31 un buste en marbre blanc,
au-dessous duquel on lit cette inscription gravée sur une plaque en marbre blanc :
« J.-B. Poquelin de Molière. Cette maison a été bâtie sur l’emplacement de celle
où il naquit le 15 janvier 1620 »
. Ce buste fut placé et cette inscription
fut rédigée en 1799 par les soins de Cailhava, Alexandre Lenoir et Delaporte, ce dernier
fils du secrétaire de la Comédie-Française.
Si, après avoir considéré ce buste et lu cette inscription, vous prenez la rue
Saint-Honoré qui commence précisément à la rue du Pont-Neuf et vous la suivez
pendant quelques centaines de pas, vous apercevez au deuxième étage d’une maison portant
le n° 96 et formant le coin de la rue Saint-Honoré et de la rue Sauvai, qui jadis
se nommait la rue des Vieilles-Étuves, une plaque noire qui porte en lettres d’or cette
inscription : « Cette maison a été construite sur l’emplacement de celle où est né
Molière, le 15 janvier 1622. »
Cette inscription a été posée en 1876 par les
soins et aux frais du Cercle de la critique dramatique et musicale sur l’initiative d’un
de ses membres, M. Charles de la Rounat.
Nous ne nous attachons point à expliquer la différence des dates données par ces inscriptions pour la naissance de Molière. C’est la première qui a tort. Molière est né en 1622. Il n’y a plus de contestation sur ce point. Mois de ces deux maisons situées à une assez grande distance {p. 402} l’une de l’autre, quelle est celle qui est bâtie sur l’emplacement de la maison natale de Molière ? Ceux de nos contemporains qui ont fait poser la plaque du n° 96 de la rue Saint-Honoré ont été déterminés par les raisons suivantes :
Le contrat de mariage entre Jean Poquelin et Marie Cressé (22 février 1621), les auteurs de Molière, constate que Jean Poquelin demeure rue Saint-Honoré, paroisse Saint-Eustache. L’acte de baptême de Molière (15 janvier 1022), désigne Jean Poquelin et Marie Cressé comme demeurant rue Saint-Honoré. L’inventaire après décès de Marie Cressé (19-31 janvier 1633), l’acte d’acquisition par Jean Poquelin d’une maison sous les piliers des Halles (30 septembre 1633), la transaction entre Nicolas et Jean Poquelin pour l’office de tapissier du roi (29 mars 1637), formulent tous son adresse de la même manière : rue Saint-Honoré, paroisse Saint-Eustache. Enfin, un rôle des taxes levées en 1637 pour le nettoiement des rues de Paris, mentionne la maison occupée par le sieur Jean Poquelin, marchand tapissier, rue Saint-Honoré, au coin de celle des Vieilles Étuves.
Voilà un ensemble de documents qui semblerait tout à fait concluant s’il s’agissait de
connaître le lieu de naissance de tout autre de nos hommes illustres, mais quand il s’agit
de Molière, on est plus difficile. « Ces documents, objecte-t-on, témoignent bien
que les parents de Molière habitaient la rue Saint-Honoré, mais le dernier seul prouve
qu’ils habitaient au coin de la rue des Vieilles-Étuves, quinze ans après la naissance
de Molière. Qui sait s’ils n’avaient point déménagé dans l’intervalle ? »
Il nous semble que la preuve d’un changement de domicile devrait être faite et que
le déménagement, lors même qu’il n’aurait rien d’invraisemblable, ne se suppose
pas, surtout lorsque la désignation reste identiquement la même.
« Les deux maisons à plaques, dit-on encore, celle de la rue des Vieilles-Étuves
et celle de la rue de la Tonnellerie, répondraient également à cette indication des
actes authentiques : rue Saint-Honoré, paroisse Saint-Eustache. »
Je ne trouve
point cela exact. La maison de la rue des {p. 403} Vieilles-Étuves est
bien sur la rue Saint-Honoré, mais celle de la rue de la Tonnellerie n’y est pas. Elle en
est séparée par une autre maison qui fait le coin. On peut dire, il est vrai, que la
maison qui existait avant celle d’aujourdhui s’étendait peut-être jusqu’à la rue
Saint-Honoré ; mais c’est une hypothèse qui n’a point la vraisemblance pour elle, car les
anciennes maisons de ce quartier sont généralement plus étroites que les maisons d’une
date relativement récente. Si les parents de Molière à l’époque de sa naissance avaient
habité la maison existant à la place de celle qui est ornée du buste blanc, les
actes authentiques les auraient désignés, on peut en être certain, comme demeurant, non
pas rue Saint-Honoré, mais rue de la Tonnellerie, paroisse Saint-Eustache.
On invoque la tradition : « Grimarest et Voltaire ont dit que Molière était né
sous les piliers des Halles »
et la maison de la rue de la Tonnellerie
justifierait mieux que l’autre cette façon de parler. La rue de la Tonnellerie n’a plus de
piliers maintenant, mais elle en eut jusqu’à la transformation de ce quartier sous
Napoléon III. Grimarest s’exprime ainsi : « Il (Molière) était fils et petit-fils
de tapissiers valets de chambre du roi Louis XIII ; ils avaient leur boutique sous les
piliers des Halles dans une maison qui leur appartenait en propre. »
Il est
clair que Grimarest veut parler de la maison achetée par Jean Poquelin en 1633 sous les
piliers des Halles, située devant le pilori, ayant pour enseigne l’image de
Saint-Christophe et dont M. Eudore Soulié a publié l’acte d’acquisition. Cette maison
devint le domicile de Jean Poquelin père à la Saint-Jean de 1643. Il la loua plus tard à
son second fils, le frère puîné de Molière, en lui cédant son fonds de commerce, en 1654,
mais il y conservait un logement, et à partir de cette date jusqu’à sa mort, on le voit
presque toujours désigné par cette mention uniforme : demeurant à Paris, sous les piliers
des Halles, paroisse Saint-Eustache. Cette maison resta dans la famille, et M. Soulié a
exhumé des baux de 1695 et de 1700 par lesquels les héritiers de Jean Poquelin, notamment
la fille de Molière, donnaient en location la maison qu’ils possédaient indivis. Grimarest
a cru que la possession de cette maison {p. 404} remontait plus haut
dans la famille, jusqu’à Louis XIII, comme il dit, et que par conséquent Molière y était
né. Voltaire reprit pour son compte l’assertion de Grimarest : « Jean-Baptiste
Poquelin naquit dans une maison qui subsiste encore sous les piliers des
Halles ».
Et toute la tradition du XVIIe siècle se fonda sur
cette erreur.
Quand Cailhava, Lenoir et Delaporte voulurent, après la Révolution, rendre un juste
hommage à Molière en désignant et décorant sa maison natale, c’est cette maison qu’ils
cherchèrent, la maison sous les piliers des Halles. Ils crurent la trouver, non pas elle
précisément, mais celle qui avait pris sa place dans la rue de la Tonnellerie ; et leur
choix ne fut pas sans doute déterminé par le hasard. La maison sur laquelle ce choix se
fixa avait été bâtie sur l’emplacement ou non loin de l’emplacement occupé par celle
d’André Boudet, le beau-frère de Molière, tapissier comme les Poquelin, et qui demeurait,
comme il résulte de plusieurs des actes authentiques publiés par M. Soulié, « sous
les piliers de la Tonnellerie »
. Ils devaient prendre le change d’autant plus
facilement que Grimarest et Voltaire donnent par erreur le nom d’Anne Boudet ou Boutet à
la mère de Molière.
On voit distinctement l’origine du buste et de la plaque de marbre blanc ; ils sont l’expression d’une tradition manifestement égarée et erronée, et, comme tels, il y aurait tout intérêt à les faire disparaître. Quant à l’inscription du n° 96 de la rue Saint-Honoré, il nous semble qu’on peut considérer le fait qu’elle constate comme provisoirement acquis. Il est absolument certain que c’était là que Jean-Baptiste Poquelin (le futur Molière) habitait chez ses parents en 1636 ; il est très probable et il est permis de croire, jusqu’à découverte de documents prouvant le contraire, qu’il y était né. Nous convenons toutefois qu’il eut été plus prudent de n’affirmer absolument le séjour de Molière en cet endroit que pour les années 1636 et suivantes.
Les plaques et inscriptions mortuaires donnent lieu à une difficulté analogue. Si vous
suivez la rue Richelieu en allant du Théâtre-Français au boulevard, vous pouvez lire sur
la maison n° 34 cette inscription : « Molière est {p. 405} mort
dans cette maison le 17 février 1673 à l’âge de cinquante et un ans. »
Un peu
plus loin, sur la maison n° 40, vous lisez : « Ici s’élevait la maison où Molière,
né à Paris le 15 janvier 1622, est mort le 17 février 1673. »
Les deux inscriptions sont récentes. La première est du même temps que le monument qui est en face et eut pour but de justifier l’emplacement de ce monument ; c’est en faisant valoir cette circonstance que la maison mortuaire de Molière se trouvait en face du terrain où l’on construisait alors une fontaine publique que M. Régnier demanda, au nom de la Comédie-Française, qu’on fît de cette fontaine un monument en l’honneur de Molière.
L’inscription de la maison n° 40 est d’hier ; elle a été placée après la publication de
M. A. Vitu : « la Maison mortuaire de Molière, Paris, Alphonse
Lemerre, 1882. »
Cet ouvrage tranchait la question de l’emplacement de la maison
mortuaire par des preuves décisives.
Ici encore une simplification serait désirable, et l’inscription du n° 34 devrait être
supprimée. « Voilà de belles vétilles ! diront quelques-uns ; pourvu qu’on sache
que Molière est né dans le quartier des Halles et qu’il est mort rue Richelieu, quel
intérêt y a-t-il à connaître l’endroit exact ? »
Sans doute il n’y a point là un
intérêt de premier ordre. Mais du moment où l’on pose dans nos rues des plaques chargées
d’inscriptions, encore faut-il s’efforcer de leur faire exprimer une vérité, et ne pas
tromper le passant.
Il faut ajouter, pour compléter l’épigraphie parisienne relative à Molière, la plaque d’Auteuil dont il est parlé ci-dessus, page 283, et celle concernant le théâtre du Palais-Royal dont il est question à la page 345. L’histoire de la sépulture de Molière depuis les obsèques jusqu’à nos jours se trouve dans notre seconde édition des Œuvres complètes de Molière, tome 1, pages 313-385.