Tome I, numéro 10, 1er janvier 1880 §
Alfred Friedmann : Les Femmes savantes et les Meininger à Wien §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome I, nº 10, 1er janvier 1880, p. 302-309.
Le 21 novembre a été donnée au Ring-Theater, l’ancien Opéra-Comique Viennois, une représentation des Femmes savantes par la troupe, en ce moment ambulante, du Duc de Meiningen. Ces artistes, comme l’a dit M. F. Gross dans l’avant-dernière livraison du Moliériste, — se sont fait un nom plutôt par leur ensemble et l’exactitude historique de leur mise en scène que par leur talent individuel : ils brillent comme groupe, sans que chaque pierre de cette couronne ducale soit un vrai diamant. Nous en exceptons pourtant Mme Moser-Sperner, qui a joué dans la pièce précédant celle de Molière, dans le fragment Esther de Frantz Grillparzer, la juive Hadassa, où elle a réussi à personnifier la vierge poétique, la fiancée royale pleine de charme, de naïveté et d’esprit à la fois, pour se métamorphoser tout à coup, l’instant d’après, en cette créature insupportable, en cet éternel bas-bleu : Armande.
La représentation avait un but qui se renouvelle souvent à Vienne, la bienfaisance. M. F. S. Singer, propriétaire d’un journal très répandu, l’Extrablatt, a créé une caisse où l’on puise chaque hiver pour distribuer du bois à l’indigence ; c’est à ce but louable que Molière et Grillparzer ont contribué ; les deux nations, séparées par l’espace, se sont réunies sous la bannière internationale de l’Art et de la Poésie.
L’auditoire était des plus élégants et des plus aristocratiques ; on remarquait S. E. le baron d’Hoffmann, qui devrait être notre ministre des Beaux-Arts, et dans les loges et au parquet, tout ce que Vienne renferme de beauté, de science, de littérature. La pièce a obtenu l’effet d’une première représentation ; l’attention et le succès ont été croissants, et la satisfaction du public s’est manifestée par des bravos et des acclamations à chaque scène.
Les acteurs ont reparu devant le rideau jusqu’à trois fois après le IIe et le IIIe actes. M. Hassel a été très amusant dans Chrysale, M. Kaniz a dit Clitandre d’une manière remarquablement nette et spirituelle ; chacun a contribué à rendre la soirée parfaite. Il ne faut pas oublier de mentionner honorablement M. Louis Kroneck, le directeur artistique, l’âme de cet ensemble merveilleux, qui dispose tous les tableaux en peintre de premier ordre et qui sait grouper des masses de cent personnes comme reproduire un salon du temps de Molière.
Cette traduction des Femmes savantes est du savant Dr Werther, directeur du théâtre de Mannheim. Les costumes sont magnifiques et
exacts ; quant au jeu des acteurs, nous citerons M. Joseph Bayer, le spirituel
feuilletoniste de la Presse : « La principale situation comique
de la pièce, la lecture du sonnet de Trissotin, a été manquée. »
Il est vrai
qu’on a joué cette scène un peu trop vite. « Nous ne savons pas, continue
M. Bayer, comment les Français jouent cette pièce ; si nous ne pouvons pas les prendre
exactement pour modèles, ils doivent néanmoins faire pour nous autorité en fait de
style traditionnel comique. Ici la comparaison serait d’importance. Les “Meineingen”
laissent percer dès le commencement l’intention arrêtée de parodier. Le salon de
Philaminte est arrangé avec érudition, comme la chambre d’Argan avec… maladie ! Ici,
de vieux bouquins, des rouleaux, plans, cartes, estampes, bustes, etc. ; là, des
fioles, des seringues, etc. En un mot, le décor et le costume rendaient plus le siècle
de Molière que le jeu des acteurs. »
La Nouvelle Presse libre pense qu’« il y a encore beaucoup à
trouver dans Molière »
.
L’Extrablatt se fait prophète et présage que « deux des
théâtres de Vienne se livreront bataille pour acquérir la nouvelle
pièce »
.
Le Deutsche Zeitung dit, par la plume de M. I. Meissner, que
« la satire de Molière a été rendue non-seulement avec intelligence, mais avec
une grande verve humoristique et avec finesse »
.
Le Tagblatt, enfin, pense que « Molière aurait eu une vraie
joie s’il avait pu être présent à la résurrection joyeuse de sa “Tartuffe de
l’érudition philosophique” Mlle Armande. »
On ne peut donc trop remercier la troupe ducale de Meiningen de nous avoir rendu il y a quelques années Le Malade imaginaire, et hier Les Femmes savantes.
Mondorge : L’anniversaire du quinze janvier §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome I, nº 11, 1er février 1880, p. 328-334.
Le Moliériste ne pouvait laisser passer le 258e anniversaire de la naissance de Molière — le premier qui se présente depuis sa fondation — sans fêter quelque peu son immortel Patron. Il a donc convié ses rédacteurs parisiens à se réunir dans un Déjeuner chez Douix, au Palais-Royal, à quelques pas du Théâtre-Français, à quelques pas aussi de la maison où est mort Molière.
Nous avions songé un menu de circonstance, où, depuis le « pâté-en-pot garni de
marrons »
de L’Avare, jusqu’à la fameuse « tarte à la
crème »
de L’École des femmes, tous les mets fassent moliéresques, c’est-à-dire au moins cités dans l’œuvre du Maître : et le
« pain de rive, à bizeau doré, relevé de croûte partout »
; et la
« soupe à bouillon perlé, soutenue d’un jeune gros dindon, cantonné de
pigeonneaux, et couronné d’oignons blancs mariés avec la chicorée »
; et le
« bon haricot bien gras »
, et le « carré de mouton gourmandé de
persil
» ; et la « longe de veau de rivière »
; et les
« petits pruneaux »
du Malade imaginaire ; mais un
tel assemblage nous ayant paru dangereux pour l’estomac de nos invités, nous avons dû
nous contenter du menu plus moderne de la maison Douix :
LES HORS D’ŒUVRE.
—
Les Filets de soles Joinville.
Le Filet de bœuf aux pointes d’asperges.
Les Côtelettes de chevreuil purée de marrons*
Sorbets au Rhum.
DEUXIÈME SERVICE
—
Poularde truffée sauce Périgueux.
Pâté de foies gras de Strasbourg.
Salades.
Petits Pois — Cardons à la moëlle.
Petit-Duc glacé — Croûtes à l’Ananas.
Fruits et desserts assortis.
VINS
Haut-Sauterne | Médoc en carafes |
Corton | Léoville |
Moët frappé
Café et Liqueurs.
À onze heures et demie, se trouvaient réunis dans un salon du café Corazza : MM. Émile Perrin, administrateur général de la Comédie-Française, Paul Lacroix, le doyen des moliéristes, Édouard Thierry, Arsène Houssaye, Edmond Got, doyen des Sociétaires, Eug. Garraud, doyen des Pensionnaires du Théâtre-Français, Ch. Nuitter, archiviste de l’Opéra, Victor Fournel, H. de Lapommeraye, Jules Guillemot, E. Thoinan et G. Monval. S’étaient excusés pour absence ou indisposition : MM. Vitu, Sarcey, Regnier, Éd. Fournier, Coppée, J. Claretie, Campardon, Moland et Paul Chéron.
À midi moins un quart on était à table. Au dessert, M. Monval a porté ce toast :
« Messieurs, permettez-moi de boire d’abord aux absents, à ceux de nos
collaborateurs qui n’ont pu se joindre à nous et qui m’ont chargé de vous en exprimer
leurs regrets. Je bois à vous, Messieurs, qui avez si généreusement apporté le
précieux concours de votre expérience et de vos talents à la création du Moliériste. Je bois à la Comédie-Française, aux Sociétaires et aux
Pensionnaires de cette chère Maison de Molière, à laquelle je suis si fier
d’appartenir ! »
MM. Émile Perrin et Got ont répondu très courtoisement au toast du Moliériste en lui souhaitant longue vie et prospérité ; puis M. Garraud a dit sa poésie : À Molière, que nous publions en tête de cette livraison, et qui a été chaleureusement applaudie.
On s’est séparés vers trois heures, en se promettant d’être plus nombreux l’année prochaine.
Le soir, la Comédie-Française a donné Le Misanthrope (MM. Delaunay, Coquelin cadet, Garraud, Baillet, Prudhon, Boucher ; Mmes Croizette et Favart), et Le Malade imaginaire avec la Cérémonie, séparés par un à-propos en vers de M. Eug. Adenis : Diogène et Scapin, où les deux Coquelin ont fait assaut de verve et d’entrain.
Diogène, qui depuis deux mille ans a quitté la terre
« Pour habiter l’Érèbe et son triste séjour »,
s’est échappé des Enfers et se trouve à Paris sur une place publique, en plein xviie siècle. Le hasard de sa fuite l’a conduit devant le logis même de Molière. Il frappe, Scapin paraît. Le Cynique trouve son costume bizarre. Scapin se nomme à lui :
« Je suis la gaîté vive et franche du théâtre,Le rire épanoui du vieux masque de plâtre !L’idéal du valet rusé, souple et moqueur,Qui déteste les sots et s’en rit de bon cœur !Scapin, qui signifie audace, effronterie,Ruse, mensonge, adresse, intrigue, fourberie !Scapin, fripon valet d’un maître aussi fripon !Argante le sait bien, et Géronte en répond !Scapin à l’esprit vif, à l’œil sûr, au pied leste !Intriguant, machinant, démasqué, pris et… zeste !Disparu pour toujours et prêt à revenirÀ la charge… Scapin, enfin, pour te servir. »
Mais Diogène refuse les services de Scapin ; il veut rester philosophe et recommencer à
chercher, lanterne en main, « son homme » qu’il n’a pas trouvé jadis. « Tu n’iras
pas bien loin ; regarde, dit Scapin, cette simple demeure
:
Oui. — Presque triste — Eh bien ! Après ? — Regarde-la,Diogène : celui que tu cherches est là.— Plaît-il ? Tu prétends, toi Scapin, trouver un homme ?— Oui, je l’ai trouvé, moi Scapin. — Bah ! Il se nomme ?— Molière ! — Ah ! oui, je sais. Il n’est pas inconnu :Son nom jusqu’aux enfers est même parvenu.
Mais Diogène hésite et doute. Il ne veut pas se prononcer à la légère, il attendra.
« Eh ! quoi, lui dit Scapin,
L’homme qui va frapper du fouet de la satireCeux que l’intérêt guide ou que le vice attire,Qui méprise la haine et l’orgueil des puissants,Qui promène ses yeux sur le monde en tous sens.Et fatigué de sa complaisance malsaineLui jette pour défi Tartuffe sur la scène,Qui prend l’homme et le peint sous ses aspects divers,Qui, pour le corriger de ses propres travers,Les étale au grand jour, hardiment, et le sommeD’en rire, celui-là, dis-tu, n’est pas un homme ? »
« Je ne dis pas cela »,
répond Diogène avec le mot
d’Alceste. Mais le cynique a lu Boileau et ne reconnaît pas l’auteur du Misanthrope
« dans le sac ridicule où Scapin l’enveloppe »
.
La « Scène du Sac » lui semble insensée, absurde, invraisemblable ; il n’admettra jamais qu’un homme raisonnable puisse être dupe d’un tour pareil. Scapin n’insiste pas, renouvelle ses offres de service et lui dit : au revoir ! En effet, le maître fourbe revient aussitôt hors d’haleine et fait croire à Diogène qu’il court le plus grand danger : les sombres habitants des enfers se sont tous mis à sa poursuite, Cerbère en tête, Pluton, Minos, Éaque et Rhadamanthe. Plus tremblant que Géronte, Diogène supplie Scapin de le sauver : le seul moyen est de se cacher dans ce sac qu’il a dédaigneusement raillé tout à l’heure. La peur l’y fait consentir, il s’y blottit, et Scapin recommence avec lui sa grande scène des Fourberies, contrefaisant plusieurs voix, marchant à grand pas, courant de tous côtés et bâtonnant à tour de bras. Diogène, qui ne trouve plus la scène invraisemblable, demande grâce et avoue que Molière est un homme.
Il éteindra sa lanterne, et Scapin conclut en ces vers :
« L’humble Farce, mon cher, que les petits espritsTraitent sans examen du haut de leur mépris,Malgré son air badin et sa mine étourdie,N’a jamais fait rougir la grande Comédie.Car elle peut donner, elle aussi, quelquefois,Sa leçon de morale… en action, tu vois ?Voilà pourquoi Molière, en créant Mascarille,Mon cousin, dont la verve étincelante brilleEt réjouit comme un gai rayon de soleil,En me créant — si j’ose, après un nom pareilMe citer — n’a jamais, quoi qu’on dise ou qu’on fasse,Mis au monde des fils indignes de sa race !Voilà pourquoi l’on peut nous placer sans dédainÀ côté du bonhomme Orgon ou de Jourdain.Oui, malgré les deux vers qu’on s’est permis d’écrire,Alceste aurait pour nous, j’en suis sûr, un sourire !Ne sois donc pas plus fier que lui, résigne-toi ;Diogène, ta main ; et salue avec moiSans réserve, salue avec nous tous, le PèreDe notre Comédie immortelle : Molière ! »
Cet aimable à-propos a été salué de vifs applaudissements1.
La Cérémonie traditionnelle a été présidée par le doyen des Sociétaires, M. Got, qui a prononcé son discours en latin macaronique avec la plus réjouissante fantaisie.
L’Odéon a donné, en soirée populaire à prix réduits, L’École des maris (MM. François, Amaury, Bremont, Cressonnois ; Mlles Caron, Marie Chéron et Verney), le premier acte du Misanthrope (M. Pujol jouant Alceste pour la première fois), et Le Malade imaginaire (M. Noël Martin, Argan ; M. Cressonnois, Thomas ; Mmes Chéron, Toinette) précédé d’une poésie de M. Paul Ferrier : À Molière, dite par M. Marais au couronnement du buste. Une partie de la troupe étant allée jouer à Compiègne, on avait dû renoncer à la Cérémonie d’usage.
Le Troisième Théâtre français a joué Le Dépit amoureux, Le Misanthrope, et l’à-propos en vers de l’an dernier : Molière et Montespan, par M. Fabié. Au couronnement du buste, M. J. Renot a dit la poésie : À Molière, de M. Ch. Tournay.
Le Théâtre Cluny, quoique en retard de trois jours, a très dignement célébré Molière à sa douzième Matinée des Jeunes, le dimanche 18, par Le Cimetière Saint-Joseph, à-propos en un acte en vers, de M. Gustave Rivet, un vrai poète, représenté pour la première fois le 17 janvier 18742 sur le théâtre de l’Alhambra (faubourg du Temple) et augmenté d’une Apothéose inédite qui a obtenu grand succès. — M. Alphonse Pagès, dans une courte conférence, a résumé l’histoire des hommages à Molière en homme qui possède à fond le sujet.
Le Théâtre-Français de Bordeaux a donné en matinée : Tartuffe (Mme Marie Laurent, Dorine ; M. Depay, Tartuffe ; M. Luguet, le directeur, Cléante ; Mme Lagneau, Elmire), et La Gloire de Molière, stances de Th. de Banville, dites par Mme Marie Laurent au couronnement du buste. Un autre théâtre de Bordeaux, les Variétés, a aussi célébré le 15 janvier en introduisant dans son programme du soir l’intermède suivant : À Molière, strophes inédites de M. Argus, dites par M. Darmier.
Enfin, Genève même a tenu à honneur de célébrer notre Molière : M. Alphonse Scheler, professeur de diction au Gymnase académique de cette ville, a donné, à cette occasion, dans la salle de l’Athénée, une séance littéraire. Il a lu, outre le Sonnet aux Moliéristes de notre cher poète François Coppée, deux comédies de circonstance : Dandin vengé, de M. Marc-Monnier, et Le Magister de M. E. d’Hervilly, ainsi que quelques scènes choisies du Médecin malgré lui.
P. S. — Au dîner intime des Parisiens de Paris, chez Brébant, M. Jules Christophe a porté ce toast :
« Au Bon Sens génial, au grand Rire cruelQui vient de Rabelais et de Pantagruel.À la Justice, au Vrai triomphant, à Molière !À celui qui peignit la grâce singulièreDe Célimène, dont il devait tant souffrir,Et qui vécut son Œuvre, — hélas ! Pour en mourir ! »
Tome I, numéro 11, 1er février 1880 §
Charles-Louis Livet : Deux mots à propos de Tartuffe §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome I, nº 11, 1er février 1880, p. 335-338.
Je viens de relire le Tartuffe, et ma principale préoccupation a été de me faire une opinion personnelle sur deux ou trois points qui me semblent mériter d’être mis en question, bien que les critiques ne les aient pas même soumis à la discussion.
Je me suis demandé, par exemple, à quel monde appartiennent Orgon et Tartuffe ; puis, si l’on peut admettre comme vraie l’anecdote qui nous montre Molière reprochant à sa femme de porter des habits trop riches dans le rôle d’Elmire, parce que le luxe des vêtements ne convient pas à une malade.
On voit généralement dans le Tartuffe des personnages appartenant à un milieu bourgeois : Orgon n’a rien qui révèle nettement l’aristocratie ; Mme Pernelle ne semble pas d’une classe sociale élevée ; au théâtre, le costume de la seconde, comme celui du premier, sentent la pleine roture. — Mais, singulière anomalie ! Cléante, frère d’Orgon, Damis son fils, sont vêtus en gentilshommes. Pourquoi ? Ne sont-ils pas de la même famille ? J’ose penser que dans la différence de costume adoptée au théâtre il doit y avoir une erreur : Orgon doit être vêtu comme Cléante son frère, Damis, comme Orgon son père et son oncle Cléante.
Ceci posé, est-ce Cléante qui devra porter des vêtements plus simples, ou Orgon qui doit s’habiller en gentilhomme ?
Rappelons-nous, pour trancher cette question, qu’Orgon, s’il appartient à la bourgeoisie, a du moins cette grande fortune qui rapproche les rangs : Tartuffe ne l’aurait pas recherché s’il ne l’avait su opulent. Sa femme « reçoit compagnie » ; tout le voisinage souffre du bruit des laquais attendant leurs maîtres, pendant que les carrosses affluent, que les chevaux piaffent à sa porte ; elle-même court ou donne des bals, et fait un échange de visites qui oblige à la croire très répandue dans le monde brillant où l’on mène la même vie. Voyez en effet ce que dit à Dorine Madame Pernelle :
« Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites.« Ce n’est pas lui tout seul qui blâme ces visites.« Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,« Ces carrosses sans cesse à la porte plantez,« Et de tant de laquais le bruyant assemblage« Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage. »
Tous ces traits supposent une maison bourgeoise peut-être, peut-être aristocratique, mais assurément fort riche.
Poussons plus loin : nous verrons qu’Orgon n’est pas seulement riche, mais qu’il est gentilhomme. Que voudrait, sans cela, dire ce vers qui nous apprend que, pendant les troubles de la Fronde, il montra du courage pour servir son prince ?
Aussi le Roi le connaît ; s’il lui fait rendre ses papiers et la cassette d’Argas qui étaient entre les mains de Tartuffe, et s’il rompt la donation faite par lui en faveur du drôle, c’est qu’il se rappelle ses services :
« Et c’est le prix qu’il donne au zèle qu’autrefois« On vous vit témoigner en appuyant ses droits. »
On sait d’ailleurs que Tartuffe qui, dans la pensée première de Molière, était de robe
longue, devint homme d’épée à la reprise de 1667 : il portait « un petit chapeau,
de grands cheveux, un grand collet, une épée et des dentelles sur tout
l’habit »
; ainsi le décrit Molière dans son second placet ; il ne pouvait
donc guère recevoir les avances que d’un homme d’épée comme lui, c’est-à-dire d’un
gentilhomme ; il se trouvait chez Orgon à peu près dans les mêmes conditions que
Chavaroche chez les Rambouillet, Sarrasin chez le prince de Conti, La Chambre ou
Ballesdens chez Séguier, etc.
Mais ni Orgon ni Tartuffe n’étaient de simples gentilshommes, ils étaient gens de cour : c’est à ce titre et non à un autre que Tartuffe peut aller en personne dénoncer Orgon au Roi ; c’est à ce titre et non à un autre qu’Orgon a auprès du Roi le facile accès qui lui permet d’aller avec Cléante se jeter à ses pieds et lui rendre grâces de ses bontés.
Ainsi Orgon est riche ; il est gentilhomme ; il est de la cour : pourquoi donc lui faire porter un |habit bourgeois, et non un habit de cour, comme à son frère ou à son fils ?
Arrivons à Elmire. Elle est « dépensière
» ; elle va « vêtue
ainsi qu’une princesse »
; nous avons vu qu’elle faisait et recevait beaucoup
de visites : elle devait donc être toujours fort propre, comme on disait alors, fort
élégante, comme nous dirions aujourd’hui.
Mais, dira-t-on, si élégante qu’elle fût d’ordinaire, elle devait, pendant les quelques heures que dure la pièce, avoir des vêtements très modestes, comme le lui conseilla, dit-on, son mari.
Tout donne à penser que cette anecdote est fausse. En effet, si Elmire n’est pas malade, elle n’a aucune raison de n’avoir pas son costume habituel. Or, elle n’est plus malade ; elle n’a même eu qu’une légère indisposition qui remonte à deux jours :
« Madame eut, avant hier, la fièvre jusqu’au soir »,
et sa fièvre cessa dès qu’
« Elle se résolut à souffrir la saignée. »
Aussi Dorine pouvait-elle dire d’elle et de Tartuffe :
« … Tous deux se portent bien enfin. »
Molière, en parlant dans la pièce du fichu de dentelles que porte Elmire, de ce
« point »
dont « l’ouvrage est merveilleux »
, prête à la
femme d’Orgon un vêtement qui ne peut pas ne pas être riche.
Armande appuyait donc son élégance sur les vers mêmes de la pièce qui l’exigeaient ; sur quoi donc se serait appuyé le blâme de Molière, puisqu’il est faux qu’Elmire soit encore malade au moment où se passe l’action ?
Admettra-t-on, d’ailleurs, qu’Elmire soit malade au moment de la grande scène du quatrième acte ? Non seulement elle est en pleine santé, mais elle est évidemment en toilette, dans la toilette qu’elle avait au commencement de la pièce et qu’elle n’a pu changer entre la vie scène du IIIe acte et la seconde du quatrième.
D’où il faut conclure, à ce qu’il semble, que l’anecdote si souvent rappelée, et dernièrement encore par M. Zola dans un feuilleton sur l’ouvrage nouveau de M. Jullien, Histoire du costume au théâtre, ne présente pas des caractères suffisants de vérité pour résister à un examen critique.
Je soumets humblement les réflexions qui précèdent à nos savants amis les moliéristes, en leur demandant leur avis, et je les prie de les rectifier ou de les confirmer à l’aide des gravures contenues dans les diverses éditions de Molière, éditions que je ne puis consulter en ce moment.
Eugène Noël : Les valets de Molière §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome I, nº 11, 1er février 1880, p. 339-340.
On s’est étonné quelquefois de la familiarité et de l’espèce de camaraderie qui, dans quelques comédies de Molière, existent entre les maîtres et les valets : Gros-René dans Le Dépit amoureux, Scapin dans Les Fourberies de Scapin, ont surtout en cela paru exagérés.
Molière n’exagère rien ; il peint très exactement les mœurs de son temps. Les fils de noblesse venaient ainsi de leur province à Paris accompagnés de quelque domestique de leur âge, qui ne manquait pas de devenir leur confident. On a de cette coutume et de la camaraderie très réelle qui s’établissait entre le maître et le valet un témoignage décisif.
Patru, le célèbre avocat Patru, a écrit sur Perrot d’Ablancourt, son collègue à l’Académie française, une notice fort sérieuse et fort exacte dans laquelle nous lisons ceci :
« … Il était facile à ses gens et à tout le monde. Il ne sera peut-être pas hors de propos de rapporter en cet endroit deux petites historiettes qui marquent bien sa facilité et son humeur enjouée. À l’âge de dix-huit ou dix-neuf ans, et lorsqu’il s’établit premièrement à Paris, il amena avec lui un laquais nommé Bassan. Ce garçon avait été nourri jeune chez le père de M. d’Ablancourt ; et comme ils étaient à peu près du même âge, le valet vivait fort familièrement avec son maître, qui quelquefois même était obligé de châtier ses insolences : mais du reste il avait des naïvetés non pareilles et faisait toutes ses sottises de tout son sens. M. d’Ablancourt jouait un jour à trois chez à la Pomme de pin et perdait. Bassan, qui voyait ce qui se passait, le tire par le manteau (nous voilà en plein Molière) et lui dit à l’oreille : Morbleu ! vous perdez tout notre argent, et puis tantôt vous me viendrez battre. Il n’y eut perte qui tint, il fallut rire, et Bassan fut l’entretien et tout le divertissement du souper. »
En voici une autre qui n’est guère moins plaisante :
« Le valet s’était mis en fantaisie de marier son maître. M. d’Ablancourt qui s’en voulait divertir le laissait faire. Il fallait que les amants s’entrevissent : on prend jour. La mère et la fille se rendent chez une femme du voisinage (chez la Frosine de L’Avare évidemment). M. d’Ablancourt manque à l’assignation, Bassan boude et pendant cinq ou six jours ne le veut point voir. Sa colère enfin se passe (voir les colères et les apaisements de Scapin avec Léandre) ; il prend une nouvelle assignation avec la mère et la fille. Il en donne avis à son maître ; et en lui donnant cet avis, ne pensez pas, lui dit-il, faire comme dernièrement, car je n’ai que des reproches de vous… »
Ce dernier trait du valet au maître : « Je n’ai que des reproches de
vous… »
, manque dans Molière, qui certainement ne l’eût pas négligé s’il en
avait eu connaissance.
Ajoutons qu’il s’agit de faits absolument contemporains de Molière. Perrot d’Ablancourt était né en 1606, précisément la même année que Pierre Corneille. Paris était rempli de jeunes gentilshommes accompagnés de quelque garçon de leur terroir destiné à montrer -que l’on avait des vassaux en province. Quelques-uns même en amenaient plusieurs, et l’on disait : mes gens. Et puis cela donnait bon air au jeune marquis ou vicomte de bâtonner Scapin ou Gros-René dans la rue ; mais quelles jolies revanches Scapin et Gros-René savaient prendre, surtout lorsque Scapin faisait le loup-garou, pour faire rompre le col à son jeune maître Léandre ! Encore un coup, Molière n’a rien exagéré.
Tome I, numéro 12, 1er mars 1880 §
Georges Monval : Le fauteuil de Molière §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome I, nº 12, 1er mars 1880, p. 355-359.
Il ne s’agit ici ni du fauteuil que Molière n’eut pas à l’Académie et que notre éminent collaborateur Arsène Houssaye lui a si justement restitué ; ni du fauteuil de Pézenas, dont on sait l’histoire et qui est à Paris depuis 1873 ; ni d’aucun des vingt-huit fauteuils que possédait Molière tant à la rue de Richelieu qu’en son logis d’Auteuil.
Non. Pour le premier, j’eusse laissé la parole au spirituel auteur du Quarante-Unième fauteuil ; pour les derniers, je renvoie le lecteur à l’inappréciable inventaire exhumé, voilà seize années, par les soins patients du regrettable Eudore Soulié.
Quant au fauteuil de Pézenas, il a été décrit à plusieurs reprises ; sa noblesse est prouvée, et son authenticité établie ; il est aujourd’hui populaire.
Il n’en est pas de même du Fauteuil du Malade imaginaire, conservé depuis deux siècles à la Comédie-Française, et dans lequel Molière-Argan ressentit les premières atteintes du mal qui devait l’emporter, le soir même de la quatrième représentation de son dernier chef-d’œuvre.
Ce vénérable meuble, de l’époque Louis XIII, sorti peut-être (cela serait plaisant) de l’atelier du tapissier Poquelin, est un bon vieux fauteuil à bras, en bois de noyer tors, à roulettes, solidement garni d’armatures de fer et recouvert en basane jadis noire ; une crémaillère permet de rabattre et de relever son vaste dossier ; deux tiges de fer, sortant des bras, servent à placer devant le malade la petite tablette sur laquelle on range les différents accessoires de la scène première : la bourse de jetons, le mémoire de l’apothicaire monsieur Fleurant, la sonnette, etc. Deux clous à crochet fixés derrière le dossier sont destinés à recevoir le bâton du valétudinaire et les verges à l’usage de la petite Louison.
À la mort de Molière, le fauteuil fut religieusement conservé par ses camarades, et dix
jours ne s’étaient pas écoulés depuis qu’« un peu de terre obtenu par
prière »
recouvrait les restes du grand Comique, qu’il tendait les bras,
— comme dit la Cathos des Précieuses — à La Thorillière, héritier du
rôle d’Argan après avoir créé celui de Béralde.
À Pâques suivant, la troupe quitte le Palais-Royal pour le théâtre de Guénégaud, rue Mazarine ; La Thorillière émigre à l’Hôtel de Bourgogne, Rosimond lui succède et prend place au fauteuil.
En 1689, nouveau déménagement. Cette fois, la Comédie, établie rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés, est fixée pour quatre-vingts ans. Le fauteuil est installé dans la salle des Assemblées, et — s’il faut en croire la tradition — c’était un siège d’honneur, réservé le plus souvent à Baron, l’élève et l’ami de Molière. On ne le porte sur le théâtre que pour le service du Malade, représenté successivement par Guérin d’Estriché (qui, hélas ! ne remplaça pas seulement Molière dans le fauteuil d’Argan), par Raisin cadet surnommé le petit Molière, par le père Duchemin, par Bonneval peint et gravé dans ce rôle qu’il jouait supérieurement, et par l’énorme Des Essarts, dont la rotondité résolvait le problème du contenant plus petit que le contenu.
En 1770, le fauteuil suivit la Comédie aux Tuileries, parut sur la scène « des Machines » où Molière avait joué sa Psyché un siècle auparavant, et repassa les ponts en 1782 pour l’ouverture de la salle du faubourg Saint-Germain, qui est aujourd’hui l’Odéon.
La Harpe n’oublia pas le vieux serviteur du maître dans son prologue d’inauguration : Molière à la nouvelle salle, ou les Audiences de Thalie, comédie épisodique en vers libres, représentée le 12 avril.
Dès la scène première, Mme Vestris, en Melpomène, parlant des sociétaires d’alors, s’adressait à Molière, représenté par Préville :
« Ils ont, comme un riche héritage,« Gardé jusqu’au Fauteuil où vous étiez assis ;« Contre le temps et son outrage« Ils en défendent les débris. »
et Thalie, sous les traits de l’aimable Contat, ajoutait :
« C’est dommage qu’il soit vacant !« La gloire d’y siéger ne serait pas vulgaire.« Mais depuis bien longtemps, et c’est mon désespoir,« Je n’y vois personne s’asseoir« Que le Malade imaginaire ! »
Après la Révolution, qui dispersa la Comédie, le fauteuil était resté au théâtre de la rive gauche avec les bustes, les portraits, la statue de Voltaire, les Archives, etc.
On a prétendu même qu’il s’y trouvait encore le jour de l’incendie de l’Odéon (18 mars 1799), et les journaux du temps, notamment La Décade Philosophique et Le Moniteur, répandirent le bruit qu’il avait été la proie des flammes, ce que quelques personnes croient encore aujourd’hui.
Il est regrettable que Grandménil, l’excellent financier en possession du rôle d’Argan
à cette époque, ne nous ait pas laissé de détails sur ce sujet qu’il devait connaître
mieux que personne, ayant eu sa garde-robe brûlée ; il affirma seulement que des
« papiers de Molière »
avaient été détruits par le feu.
M. Édouard Fournier, sur la foi de M. Regnier, assure que le fauteuil fut sauvé ; il
donne même dans ses Reliques de Molière, le nom du sauveteur :
« Pontus, garçon de théâtre. »
Malheureusement, il n’y avait pas
d’employé de ce nom à la rive gauche en l’an VII : le garçon de théâtre s’appelait
Mayeux.
D’autres, surenchérissant, rapportèrent que le fauteuil, jeté par une fenêtre, s’était cassé un bras dans sa chute et avait été rapporté manchot à la rue Richelieu.
La vérité est que le fauteuil ne fut ni détruit ni sauvé, par la raison qu’il n’était plus à l’Odéon à l’époque de l’incendie.
Il avait, en 1789, figuré avec plusieurs autres meubles dans la tragédie de Charles IX, et ce fut à cette circonstance qu’il dut sa conservation.
Quand Talma remit la fameuse pièce de Marie-Joseph Chénier au théâtre de la République
(8 janvier 1799), l’Odéon prêta pour cette reprise « les meubles de Charles IX »,
parmi lesquels — d’après l’état même du
tapissier : — « 10 tabourets, 2 banquettes, 2 fauteuils, une table antique, et
un mauvais fauteuil en basane noire, dit de Molière (ces trois mots sont raturés et
remplacés par ceux-ci : qui a appartenu à Molière] prisé, ……..
12 fr. »
!
Il était donc rue de Richelieu (à cette époque rue de la Loi) deux mois et demi avant, et il s’y trouvait encore un mois après l’incendie de l’Odéon, car il est déclaré par le tapissier aux commissaires nommés pour faire l’inventaire du théâtre de la République, à leur vacation du 17 avril 1799, comme appartenant aux comédiens français de l’Odéon, ainsi que plusieurs meubles du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro.
Il figure une dernière fois dans l’inventaire de 1815, dont l’extrait suivant prouvera tout le prix que l’on attachait alors à ce meuble :
« 17e VACATION, DU 13 JUILLET 1815. » | |
« Magasin du tapissier. — Mobilier et accessoires pour le service du théâtre. » | |
Le fauteuil de Figaro, recouvert en camelot vert, trente francs, ci |
|
Un Fauteuil de Molière, à crémaillère et couvert en peau noire. |
|
Pourquoi, puisqu’on en connaissait la valeur, ne l’avoir pas, dès cette époque, soustrait aux chances de dégradation ?
On sait que Le Malade est une des pièces de Molière restées au répertoire qui se jouent le plus souvent, et l’emploi du fauteuil n’est pas une sinécure. Depuis soixante ans, il a successivement porté Baptiste-Cadet, Devigny, Grandville, Guiaud, Cossard, Varlet, Provost, Joannis, Alexandre Mauzin, Micheau, Anselme Bert, MM. Talbot, Barré et Thiron, et son cuir deux fois séculaire est presque retourné à sa couleur naturelle.
Encore deux ou trois générations de financiers, et c’en serait fait du pauvre fauteuil !
Fort heureusement, l’administrateur général de la Comédie, M. Émile Perrin, si justement soucieux de tout ce qui touche au passé de la Maison de Molière, a décidé que le précieux meuble, mis hors de service, serait remplacé sur la scène par un sosie de fabrique nouvelle, et conservé comme relique soit au foyer du théâtre, soit dans le Musée de la Comédie, soit aux Archives où nous lui souhaitons une place d’honneur.
Tome I, numéro 13, 1er avril 1880 §
Édouard Thierry : Molière et Tartuffe dans la Préface des Plaideurs §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 13, 1er avril 1880, p. 3-13.
Nous voici arrivés à l’année 1669, mais en laissant derrière nous une comédie qui fut une chute, presque un scandale, avant de se relever tout d’un coup en pleine vogue, et qui d’aucune façon ne dut rester indifférente à Molière.
Il ne s’agit, bien entendu, ni du Duel fantasque de Rosimond, simple parade rimée, ni du Soldat poltron, autre parade du même auteur, et du même goût, ni du Courtisan parfait de Gilbert, imprimée, sinon jouée, vers le même temps, ni du Pausanias de Quinault, qui fut joué, lui, puisqu’il tomba, ni du Baron d’Albikrac, une comédie de l’ancienne école, un de ces grands succès de Thomas Corneille qui n’étaient guère que des succès ; il s’agit des Plaideurs de Racine.
Les relations de Racine avec Molière, nous les connaissons : une suite de regrettables procédés, en retour d’une généreuse bienveillance. C’est peut-être pour cela qu’en voyant Racine chercher dans Aristophane un sujet de comédie, on ne saurait se défendre de suspecter encore son intention et de le trouver fidèle à son ingratitude.
Plus Racine avait de torts envers son ancien protecteur, plus il s’aigrissait contre lui, c’est la règle, et depuis qu’il avait mis ses torts en commun avec ceux de Mlle Du Parc, son inimitié s’était accrue d’autant.
Par éducation et par tempérament littéraire, il avait toujours été l’homme de l’Hôtel de Bourgogne, c’est-à-dire qu’il en était le partisan déclaré, premier point de dissentiment entre Molière et lui. Par son talent et par son orgueil impérieux, il s’en était rendu le maître. Il y avait déjà discrédité le grand Corneille. Il y discréditait Quinault à l’aide de Despréaux. Il voulait y être toute la tragédie, le répertoire même tout entier et disputer au Palais-Royal sa prééminence dans la comédie. C’était aussi l’ambition de l’Hôtel de Bourgogne. Quel triomphe pour la Troupe Royale si elle pouvait la réaliser, grâce à Racine ! Quel triomphe pour Racine, si après avoir pris la place du grand Corneille sur l’affiche des Grands Comédiens, il pouvait aussi prendre dans l’opinion celle de Molière !
Le succès de L’Avare, indécis à l’apparition de la pièce, l’avait rempli de joie. L’applaudissement promis à ses Plaideurs devait achever la défaite du maître de la comédie : mais Racine éprouva bientôt par lui-même que les premiers mouvements du public trompent souvent de légitimes espérances.
À tous ceux que blessait la superbe impatience du jeune poète, Les Plaideurs fournirent l’occasion d’une revanche.
Qu’on n’en croie pas l’injurieuse satire de Barbier d’Aucourt, Apollon vendeur de Mithridate, à la bonne heure. Il faut pourtant bien en croire Valincour, l’ami de Racine, et Racine lui-même. Il faut en croire la préface que l’auteur a mise en tête de sa pièce. Tout y est. Tous les griefs, toutes les censures de la première heure s’y retrouvent. Ce factum à la façon de Beaumarchais les constate en leur répondant.
Racine commence par se défendre et finit par attaquer. Qui attaque-t-il ? On ne l’a pas encore assez remarqué jusqu’ici : Tartuffe et Molière.
Une des impressions défavorables à la pièce était venue du lieu même où elle avait été représentée. Le public, comme il arrive encore quelquefois de nos jours, avait pris parti contre la pièce par trop de respect pour le théâtre et sifflé, par un dangereux excès d’estime, la comédie sur les comédiens. La magistrature et le barreau personnellement attaqués avaient jeté des cris d’indignation et demandaient dans quel moment d’erreur ou de folie l’auteur avait pu offrir à Floridor, Floridor avec ses camarades accepter cette farce criminelle ?
Racine se hâte de protester qu’il n’avait pas mis ses visées aussi haut, et que son premier dessein avait été tout simplement d’essayer quelques-unes des témérités d’Aristophane sur le théâtre de Scaramouche.
Le théâtre de Scaramouche ! Le théâtre des bouffons italiens au Petit-Bourbon ! — Je dis bien : on va voir tout à l’heure qu’il ne s’agit pas de la salle du Palais-Royal. — Voici qui ouvre une perspective inattendue. La troupe italienne était-elle donc autorisée à jouer de véritables pièces françaises, entièrement françaises ?
Racine n’y pense pas : que Molière sous-louât de Scaramouche le Petit-Bourbon en partage ou qu’il lui sous-louât le Palais-Royal à son tour, il n’eût jamais souffert aux Italiens d’introduire dans leurs représentations, le lendemain de ses spectacles, autre chose qu’un peu de dialogue français çà et là pour éclairer et diversifier la pièce italienne.
Ce n’est pas là cependant qu’aurait été la difficulté. Suivant le récit de Racine, un autre obstacle se rencontre plus indiscutable encore, il l’avoue ; avant qu’il mît son projet à exécution, Scaramouche et la troupe italienne avaient repris le chemin de l’Italie.
Soit ; mais c’est en juillet 1659 que la troupe italienne fermait son théâtre, et voilà pourquoi je disais tout à l’heure le Théâtre des bouffons italiens au Petit-Bourbon. À cette époque, il s’en fallait encore de deux ans que Perrault le jetât par terre pour se faire, sur la place nette, les chantiers de construction de la colonnade du Louvre. En 1659 aussi, Racine avait à peine vingt ans. C’est l’âge de l’enthousiasme et de la tendresse rêveuse, l’âge ou les jeunes imaginations s’égarent dans les mystérieux sentiers d’un roman d’amour, s’élancent d’un coup d’aile dans l’empyrée de l’ode ou de la tragédie. À vingt ans, toujours plein de Théagène et Chariclée, Racine composait son Amasie pour Mlle Roste et pour le Théâtre du Marais qui refusait la pièce ; mais il eût dédaigné de descendre sur les tréteaux de la bouffonnerie.
Supposez cependant qu’il voulût prendre le chemin à rebours et commencer par où ne commence jamais l’adolescence poétique, par la farce et la parodie, qui l’en empêchait ? Scaramouche n’était pas pour rester toujours absent : en janvier 1662, la troupe italienne faisait sa rentrée au Palais-Royal et s’y établissait sur un théâtre remis à neuf, l’ancien théâtre de Richelieu, dont les Comédiens-Français avaient essuyé les plâtres. C’était le moment pour Racine de frapper à la porte de Scaramouche. Il ne s’était pas encore brouillé avec Molière comme il devait le faire six ans plus tard en passant avec son Alexandre du Palais-Royal où la pièce se jouait d’original, à l’Hôtel de Bourgogne où il la faisait jouer en concurrence. Il ne s’était pas mis hors d’état de reparaître, fût-ce les jours des Italiens, sur une scène qui leur était commune avec les Comédiens-Français et qu’il s’était fermée lui-même par son inqualifiable procédé envers Molière.
Mais non, tout cela n’est pas sérieux. Racine plaide sa cause, et, pour être son propre avocat, il ne se pique ni d’être moins subtil que les gens du métier, ni d’être plus sincère. Il n’a qu’un but, celui de reculer sa faute et de la repousser au lointain, en sorte qu’elle disparaisse ; un autre but encore, si l’on veut, mais c’est le même, de la partager si bien entre tous ses amis qu’il lui en reste le moins possible.
Son dessein, il l’avait d’abord abandonné, dit-il ; ce sont eux qui n’y ont jamais renoncé. Ce sont eux qui le lui ont rappelé aussi souvent qu’il l’oubliait. Ce sont eux qui lui ont toujours remis la plume à la main. Ils ont fait pis. On l’accuse, lui, personnellement, d’avoir insulté la Justice ; mais il ne s’est pas rendu plus coupable que qui que ce soit, sa pièce est à tous ses amis et chacun y a tenu la plume. Je doute que ses contemporains se soient laissé convaincre : mais la postérité, mieux placée pour reconnaître les chefs-d’œuvre, n’a pas regardé Les Plaideurs comme un pique-nique de société littéraire, ni comme un essai de la première jeunesse. Elle y a senti l’écrivain en pleine possession de sa langue la plus parfaite, et, à l’honneur de Racine, elle affirme, contre lui, que tous ses amis n’ont mis que sa main dans son œuvre.
Sans attendre la postérité, tandis que l’alarme est toujours à l’Hôtel de Bourgogne et que, depuis un mois, le titre des Plaideurs n’a pas osé reparaître sur l’affiche, le Roi s’avise un jour ou permet qu’on lui persuade de demander la pièce qui n’a fait que passer sur le théâtre. Louis XIV surtout qui a de l’honnête homme en toute chose et qui a le goût de l’honnête homme, a le courage de son goût. Quand l’opinion de son siècle a l’air de faire fausse route dans la critique des ouvrages d’esprit, il la ramène sur la voie. La comédie des Plaideurs l’amuse, il en rit franchement. Le rire du Roi gagne naturellement la Cour, et la Cour entraîne la Ville. Lorsque Racine écrit sa préface, l’orage des premières heures s’est dissipé, le succès des Plaideurs n’a plus que le zéphyr dans ses voiles. — Pourquoi donc Racine revient-il sur un débat terminé ? Pourquoi ne saurait-il être heureux d’un éclatant retour de fortune, s’il ne trouve encore à satisfaire contre qui n’a pas triomphé de sa chute, une sourde amertume ?
Pourquoi ? Triste faiblesse de l’auteur jaloux ! On va bientôt le comprendre :
La date de la première représentation des Plaideurs est tout à fait incertaine3. Robinet passe la pièce sous silence et pour cause. Le scandale qu’elle avait soulevé lui rappelait celui de Tartuffe en 1667, et l’enthousiasme indiscret qu’il avait eu le tort d’imprimer trop tôt en cette occasion, lui avait appris à se taire.
À défaut de la date de la première représentation, ce serait déjà quelque chose que de retrouver celle de la représentation à la Cour ; on la cherche où il y a la seule chance de la rencontrer, je veux dire dans la Gazette.
Or, du 1er novembre 1668, au 1er janvier 1669, la Gazette ne signale qu’un voyage de la Cour où aient été appelés les comédiens, c’était pour les fêtes de la Saint-Hubert données à Saint-Germain, le 3, le 4, le 5 et le 6 novembre. Louis XIV quitta Paris le 2, il y rentra le 7. Ce fut la troupe de Molière, la troupe du Roi proprement dite, qui fit son service, et il n’y a pas à croire que l’Hôtel de Bourgogne ait partagé cet honneur. Pendant les cinq jours que Leurs Majestés restèrent à Saint-Germain, les comédiens du Palais-Royal donnèrent cinq représentations, quatre de George Dandin, une de L’Avare.
Il y eut un autre voyage de la Cour à Versailles, les 4, 5 et 6 décembre ; mais la Cour n’y prit d’autre divertissement que celui de la chasse.
Le 29, l’Hôtel de Bourgogne représente enfin devant la Cour, mais c’est à Paris et par ordre de Monsieur.
Le 6 janvier, le Roi et la Reine prennent encore « le divertissement de la comédie », la Gazette n’en dit pas davantage, dans le salon du Palais des Tuileries.
Il faut cependant que ce soit un de ces deux jours-là ou plutôt ce dernier jour, qu’ait eu lieu la représentation des Plaideurs devant le Roi ; or, puisque Racine et Valincour ne s’accordent pas sur le lieu, Valincour disant Saint-Germain, Racine disant Versailles, il se peut, en définitive, que le spectacle n’ait eu lieu ni à Versailles ni à Saint-Germain, mais à Paris.
S’il en était ainsi, rapprochons seulement ces deux dates : le 6 janvier, la revanche des Plaideurs, suivie de la reprise des représentations ; le 5 février, ce grand événement, la reprise triomphante de Tartuffe ; on voit tout de suite baisser les recettes des Plaideurs, la fortune et l’applaudissement passer au Palais-Royal ; inde iræ, de là les douleurs de Racine.
Qu’est-ce que la fin de sa préface ? Un coup de sifflet, que dis-je ? Deux ou trois coups de sifflet dissimulés, à l’adresse de Molière, une furtive protestation contre les pleines chambrées du Palais-Royal, l’effort désespéré du vaincu pour arracher quelque feuille au laurier du vainqueur.
Des Plaideurs et de Tartuffe, suivant la thèse enveloppée de Racine, la véritable comédie n’est pas la seconde, c’est la première. En dépit de tout, Racine soutient son paradoxe contre le sentiment public, il le soutiendrait contre sa conscience littéraire, s’il ne l’avait déjà pas rangée de son parti.
« Et je m’assure, dit-il à demi-mot pour les bons entendeurs, je m’assure qu’il vaut mieux avoir occupé l’impertinente éloquence de deux avocats autour d’un chien accusé que d’avoir mis sur la sellette un véritable criminel et qu’on eût intéressé les spectateurs à la vie d’un homme. »
Cet homme à la vie duquel on intéresse les spectateurs, réfléchissez-y bien, n’est-ce pas Orgon, à qui la calomnie a porté un de ces coups dont on ne sauve sa tête qu’en fuyant ? Ce véritable criminel mis sur la sellette, n’est-ce pas Tartuffe, que Cléante pousse à bout dans deux sévères interrogatoires et oblige dans le second à passer la parole à l’exempt ?
La jalousie de Racine l’avait odieusement prévenu, mais l’avait bien éclairé. Il avait reconnu tout de suite dans la forte conception de Molière quelque chose de sérieux et humain, une œuvre d’un genre mixte qui n’avait pas encore de nom, qui devait s’appeler quelque jour le comique larmoyant, puis la tragédie bourgeoise, finalement le drame, se rattachant au principe de la comédie antique toujours forcée de rire dans son masque immobile ; en vertu de cette règle du rire perpétuel, il trouvait le moyen de mettre le troisième acte des Plaideurs au-dessus du cinquième acte de Tartuffe.
Conséquemment : « Si le but de ma comédie était de faire rire, jamais comédie
n’a mieux attrapé son but. Ce n’est pas, ajoute-t-il, que j’attende un grand honneur
d’avoir assez longtemps réjoui le monde. »
Entendez-vous, à travers tantôt dix ans qui séparent la préface des Plaideurs et La Critique de l’École des femmes, entendez-vous
cette réponse directe à la glorification de la comédie et au juste honneur revendiqué en
face de la tragédie pour « l’étrange entreprise de faire rire les honnêtes
gens »
?
« Mais je ne sais quelque gré »
, c’est Racine qui continue « de
l’avoir fait sans qu’il m’en ait coûté une seule de ces sales
équivoques… »
On est bien forcé de songer, quoi qu’on en ait, au quatrième acte de Tartuffe,
« et de ces malhonnêtes plaisanteries… »
Ceci pour la première scène du second acte),
« qui coûtent maintenant si peu à la plupart de nos écrivains et qui font retomber le théâtre dans laturpitude… »
C’était le mot des ennemis de Tartuffe, je pourrais dire des ennemis de tout le théâtre ; mais on se coalise si aisément avec ses ennemis même contre un commun ennemi !
« d’où quelques auteurs plus modestes l’avaient tiré ».
Racine en était un sans doute, de ces auteurs modestes, et Molière était un fanfaron reconnu à qui le modeste Racine ne pardonnait pas le bruit insolent de ses ouvrages. Ah ! qu’il lui eût voulu moins d’insolence ! qu’il l’eût aimé plus humble, plus discret, plus réservé, plus médiocre !
Lorsque le public ne se laissait pas encore aller sans hésitation au comique de L’Avare, on a vu Racine reprocher à Despréaux d’avoir ri ouvertement sur le théâtre où, selon lui, Despréaux était seul à rire. Avant que Louis XIV se déclarât pour Les Plaideurs, Molière avait dit tout de suite que ceux qui se moquaient de la pièce de Racine méritaient qu’on se moquât d’eux.
Je ne rapproche pas ici les deux procédés pour faire ressortir le plus généreux, ce serait trop facile et moins juste qu’on ne pense. Je les rapproche surtout pour chercher la différente physionomie des représentations, à l’origine, sur les deux théâtres.
Si L’Avare avait eu véritablement l’air d’une pièce qui tombe, Racine se serait sans doute épargné la maladresse de la dénigrer.
Tout honnête homme qu’était Molière, il eût peut-être été moins prompt à reconnaître le singulier mérite des Plaideurs, s’il n’eût pas eu l’honneur et l’avantage de le proclamer devant une pièce à qui les acteurs, découragés par les sifflets, n’osèrent pas d’abord, dit Valincour, donner une troisième représentation.
Malgré les applaudissements qui lui revinrent, satisfait d’avoir publiquement témoigné son dédain pour la comédie, Racine ne voulut pas se démentir et renonça à l’art inférieur de réjouir le monde.
Il eut raison. Il avait fait un chef-d’œuvre, mais de satire plus que de comédie. À son insu, ce n’était pas avec Molière, c’était avec Boileau qu’il était entré en lice ; et, si ce n’est pas Boileau qui s’est vaincu lui-même, si ce n’est pas lui qui a écrit, pour sa part de collaboration, la tirade de Perrin Dandin, par exemple :
« … Qu’est-ce qu’un gentilhomme ? Un pilier d’antichambre ! »
ou le couplet supprimé de Léandre au début du troisième acte :
« Le beau plaisir d’aller, tout mourant de sommeil,À la porte d’un juge attendre son réveil » !
Racine a vaincu Despréaux dans sa propre science.
Quel que soit l’agrément d’une poésie brillante, épigrammatique, spirituelle — et la poésie n’est pas partout à sa place — on ne fait pas une comédie sans l’originalité, sans la vérité des caractères et des mœurs, avec des vers d’épitre ou de satire.
De l’agrément des Plaideurs est sortie la décadence aimable de notre théâtre comique : Collin d’Harleville, Andrieux, Casimir Delavigne (jusqu’à La Popularité). Pour que la décadence s’arrêtât, il a fallu que la comédie moderne allât reprendre de plus haut la forte tradition et, par Ponsard suivi d’Emile Augier, remontât à Molière.
(Extrait d’une Étude inédite sur Le Théâtre de Molière.)
Tome II, numéro 14, 1er mai 1880 §
Charles-Louis Livet : Molière et les scrupules d’un traducteur italien §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 14, 1er mai 1880, p. 35-43.
En 1794 et années suivantes fut publiée en Italie une « Bibliothèque choisie des compositions théâtrales de l’Europe », divisée par nations, (in-18, Venezia, dalla tipografia Pepoliana, presso Antonio Curti q. Giacomo).
La partie consacrée à la « Bibliothèque théâtrale de la nation Française » comprend un certain nombre de volumes, dont chacun contient deux pièces, ayant une pagination particulière sous un titre général commun, et traduites par divers auteurs. C’est ainsi que Le Malade imaginaire, par exemple, a été traduit en italien par Elisabetta Caminer Turra, Les Fourberies de Scapin par Gaetano Faini, Le Sicilien par Girolamo Zanetti, Le Dépit amoureux par Giuseppe Compagnoni, etc.
C’était un austère personnage que ce Giuseppe Compagnoni, et qui ne badinait pas avec les libertés de la parole.
En tête de sa traduction du Dépit amoureux se trouve un sommaire, suivi de jugements, d’anecdotes, etc. À la fin du volume viennent des Observations du traducteur. Je demande la permission de m’arrêter un peu sur ces Observations.
Tout d’abord, le traducteur déclare qu’« il s’est constamment tenu à la lettre
du texte, excepté quand cette méthode l’aurait obligé à employer des
expressions indécentes, ou peu naturelles et peu claires »
4.
Les passages exceptés de la règle d’une traduction scrupuleusement fidèle sont assez nombreux. Le pudique Compagnoni a relevé les principaux, et nous les indiquerons après lui :
La deuxième scène du 1er acte débute ainsi :
GROS-RENÉ.
S’t, Marinette !MARINETTE.
Ho, ho ! que fais-tu là ?GROS-RENÉ.
Ma foi,Demande ; nous étions tout à l’heure sur toi.
Voici à ce sujet la note du traducteur :
« Toute langue a ses idiotismes particuliers et certaines formes de parler qui, consacrées par l’usage, peuvent paraître très convenables, mais qui, transportées littéralement dans une autre langue, présentent un sens tout différent. C’est le cas d’une expression que Molière a mise dans la bouche de Gros-René. Il fait dire à ce valet :
« … nous étions tout à l’heure sur toi. »Notre théâtre (le théâtre Italien) ne permettrait pas l’emploi d’une pareille expression, surtout en parlant à une dame. J’ai donc été obligé de la remplacer. »5
Presqu’à la fin de la même scène, Eraste, s’adressant à Marinette, lui dit :
« Quand puis-je rendre grâce à cet ange adorable ? »
Voici la traduction donnée par Compagnoni :
« Ma dimmi, intanto, quendo porro io ringraziare come vorrei la mia cara Lucilla ? »
C’est-à-dire : « Mais dis-moi, cependant, quand pourrai-je rendre grâce, comme
je le voudrais, à ma chère Lucile ? »
Une nouvelle note explique cette substitution du nom de Lucile à la désignation galante
d’Éraste, qui faisait d’elle un « ange adorable »
6 :
« Les scrupules de notre théâtre (italien) sont très grands. Les Espagnols peuvent mettre en scène les saints, les prêtres, les mystères de la religion ; à nous, il est interdit de nommer aucune chose qui se rattache à ces idées vénérées. Il ne nous est pas davantage permis de reproduire fidèlement des phrases que cependant nous prononçons tous les jours sans aucun blâme. Par exemple, nous disons d’une femme : “Elle est belle comme un ange ; ou elle est bonne comme un ange, on dirait un ange, vous êtes un ange.” Molière le disait au théâtre, où étaient les courtisans si polis, si élégants de Louis XIV. Aussi peut-il mettre dans la bouche d’Eraste ces paroles : “Quand puis-je rendre grâce à cet ange adorable ?”, en parlant de Lucile. J’ai dû sacrifier dans ma traduction cette gentillesse, bien qu’elle convienne au langage comique. »
La même scène, dans Molière, se termine ainsi qu’il suit :
MARINETTE.
… Adieu, Gros-René, mon désir.GROS-RENÉ.
Adieu, mon astre.MARINETTE.
Adieu, beau tison de ma flamme.GROS-RENÉ.
Adieu, chère comète, arc-en-ciel de mon âme.
Le traducteur n’a pas cru pouvoir reproduire textuellement ce passage, et voici comment il termine la scène :
RENATACCIO.
Addio, mia cara Marinetta.MARINETTA.
Io ti voglio propriamente bene.RENATACCIO.
Ed io mi sento tutto fuoco per te.
Forcé de justifier cette inexactitude volontaire, il s’exprime ainsi :
« Les petits changements introduits ici n’étaient réclamés ni par la décence, ni par les convenances nationales, niais par le bon goût. Encore qu’il soit permis de mettre dans la bouche d’un valet et d’une suivante, amoureux l’un de l’autre, quelque expression un peu chargée, celles que Molière place dans la bouche de Gros-René et de Marinette m’ont semblé mauvaises pour mille raisons. Qui pourrait souffrir, dans la bouche de ces gens, les phrases suivantes : “mon astre ; beau tison de ma flamme ; chère comète, arc-en-ciel de mon âme” ? »
M. Compagnoni se plaît à faire de ces corrections qui prouvent sa supériorité sur l’auteur qu’il traduit. Qu’est-ce que Molière auprès de Compagnoni ? — Celui-ci a su singulièrement améliorer la dernière réplique de Gros-René à la fin de la vie scène du Ier acte ; qu’on en juge :
RENATACCIO.
« E hai cuore di domandarmelo, eh ? femina iniqua ! Va, va, a parlar la risposta alla cara tua padroncina… »
Or, on lit dans Molière :
GROS-RENÉ.
M’oses-tu bien encor parler ? femelle inique,Crocodile trompeur, de qui le cœur félonEst pire qu’un satrape ou bien qu’un lestrigon !Va, va rendre réponse à ta bonne maîtresse….
Comment l’auteur fera-t-il passer sa traduction ? — Écoutez :
V’è stato un tempo in cui Moliere ha sacrificato al cattivo gusto che, di Spagna, erasi insinuato in Francia nel seicento, siccome fece pure fra noi. Se ne trovano alcuni spruzzi di tratto in tratto, anche nelle sue commedie, sebbene per lo più abbia egli avuta l’avvertenza di usarne a speze de’ personaggi plebei. Io ho soppresso interamente il seguente passo, che è appunto di tale natura.
Crocodile trompeur, de qui le cœur félonEst pire qu’un satrape, ou bien qu’un lestrigon.
« Il y eut un temps, dit-il, où Molière sacrifia au mauvais goût qui, d’Espagne, s’était glissé en France au xviie siècle, comme il l’avait fait parmi nous. On en trouve quelques traces de temps à autre dans ses comédies, où le plus souvent toutefois il prit le soin de les hasarder aux dépens de personnages populaires. J’ai supprimé entièrement le passage suivant, qui présente ce caractère :
« Crocodile trompeur, de qui le cœur félon« Est pire qu’un satrape, ou bien qu’un lestrigon. »
Au second acte, scène v, Marinette, dans la traduction italienne, dit à Lucile :
… « Quelque autre, sous l’espoir du mariage, aurait cédé à la tentation. Mais moi ! Allez, allez, je ne sais qui vous êtes ; hors d’ici ! ».
Soit, en italien :
« Una qualche altra, colla speranza del matrimonio, avrebbe ceduto alla tentazione : ma io !… andate, andate ; non so chi vi siate ; via ! »
Molière avait dit :
Quelqu’autre, sous l’espoir du matrimonion,Aurait ouvert l’oreille à la tentation ;Mais moi, nescio vos !…
Pourquoi donc le traducteur a-t-il modifié ce passage ? C’est que… sans doute le langage de Marinette est très gracieux en français ; mais Compagnoni n’aurait pu, dit-il, conserver ce qu’il a de chargé, sans tomber dans une inconvenance de mauvais goût. Il a donc dû changer7.
Poursuivons. — Dans la viiie scène du second acte, Albert dit à Métaphraste :
« Mon père….« Ne m’a jamais rien fait apprendre que mes heures,« Qui, depuis cinquante ans, dites journellement,« Ne sont encor pour moi que du haut allemand. »
Compagnoni reconnaît qu’il aurait dû traduire ainsi :
« Mio padre, non mi ha fallo imperare che l’officio della Madonna, il quale, quantunque da cinquantanni in qua io lo legga ogni giorno, pure per me è come se fosse in lingua tedesca. »
Mais voici comment, au contraire, il a traduit :
« Mio padre, e che pur era una gran testa, non mi ha fatto imperare che pocissime code latine, le quali, quantunque io le ripeta spessissimo da cinquantanni in qua, pure mi riescono dure, come se fossero in lingua tedesca. »
C’est-à-dire : « mon père, qui était cependant une forte tête, ne m’a fait
apprendre que quelques petites bribes de latin : et encore, bien que je les répète
très souvent depuis cinquante ans, cependant elles me paraissent dures comme du haut
allemand. »
C’est évidemment le mot « heures » ou « office de la Vierge » qui a effrayé le
traducteur. Aussi ajoute-t-il à la traduction qu’on vient de lire, ces paroles peu
modestes : « Nous sommes (en Italie) plus polis, plus délicats que les parisiens
du siècle de Louis XIV ! »
8
Au même acte, à la même scène viii, Métaphraste dit à Albert :
« Per jovem, je suis ivre ! »« Je n’aime, dit l’auteur, ni l’une ni l’autre de ces expressions ; j’ai changé la dernière, bien que j’aie dû conserver la première. »9
En conséquence, il a traduit : « … Per Jovem, je suis hors de
moi ! »
— Ne voit-on pas tout ce que le bon goût gagne à ce
changement ?
Enfin, à la scène iv du IIIe acte, Albert a l’imprudence de dire :
« Il faut être chrétien… »
Mais Compagnoni sait trop ce qu’il doit aux pieux scrupules du théâtre italien de son
époque, pour rendre une semblable expression. Il traduit donc : « Bisogna ricordarti de buoni principi : »
C’est-à-dire : « il
faut te souvenir des bons principes »
, — et voilà la religion sauvée !
Grâce à tous ces changements, et à bien d’autres de moindre importance, l’éditeur put obtenir des Réformateurs de l’Université de Padoue, à la date du 25 février 1794, les licences nécessaires pour l’impression du Théâtre français traduit en italien, reconnu pur de toute attaque contre la Foi catholique. — Ô puérilité ! Ô procédés infiniment petits d’infiniment petits esprits !
Alfred Copin : L’arbre aux prêcheurs §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 14, 1er mai 1880, p. 48-49.
Il n’y a pas un moliériste qui ne connaisse l’étrange particularité attachée à la maison natale de Molière : je veux parler du poteau cornier tout couvert de sculptures qui formait l’angle de l’édifice, poteau dont M. J. Romain Boulenger nous a raconté l’histoire à cette place. (Voir Le Moliériste du 1er juillet 1879, page 108.)
Mais un fait ignoré de la plupart, assurément, c’est qu’il existe encore à Paris une maison qui possède un poteau cornier à peu près semblable à celui du « pavillon des cinges ». Le sujet représenté diffère, voilà tout.
Cette maison, qui porte le numéro 83 de la rue Saint-Denis, à cent mètres des halles, entre la rue de la Cossonnerie et la rue Rambuteau, fait l’angle de la rue des Prêcheurs. À l’angle cornier de cette maison est appliqué un arbre sculpté, en bois, de la hauteur de trois étages, ayant douze branches, sur chacune desquelles un apôtre est debout dans une espèce de fleur en calice. Au sommet est la Vierge. Cette sculpture, qui paraît remonter au xiiie siècle, a toujours été appelée l’« arbre aux prêcheurs », et je crois qu’il ne faut pas chercher autre part la dénomination même de l’affreuse petite rue dont elle fait l’encoignure.
Certes, l’arbre aux prêcheurs ne joue pas un grand rôle dans la vie de Molière, mais il m’a paru intéressant de signaler à la curiosité des Moliéristes la seule maison possédant encore une poutre sculptée, rappelant par sa forme et ses dimensions celle qui décorait la maison natale du poète, puisque la véritable sculpture, sauvée par Alexandre Lenoir, a si malheureusement disparu dans le musée des Beaux-Arts, où on l’avait trop bien serrée.
L’arbre du « pavillon des cinges » et l’arbre aux prêcheurs sont bien de la même famille.
Tome II, numéro 15, 1er juin 1880 §
Georges Monval : Nécrologie. Édouard Fournier §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 15, 1er juin 1880, p. 67-68.
Le mercredi 12 mai, nous conduisions à sa dernière demeure le cher et vaillant
collaborateur auquel le bibliophile Jacob avait décerné le titre du « plus érudit
et plus ingénieux des moliéristes contemporains »
.
Quatre discours ont été prononcés sur la tombe d’Édouard Fournier. La grande presse a été unanime à retracer les mérites de l’homme, du littérateur, du savant, du critique. Nous n’avons à parler ici que du moliériste, et le plus éloquent éloge sera la liste de ses travaux.
Curieux infatigable et chercheur patient, Édouard Fournier avait prodigieusement lu, noté, recueilli, retenu. Ses premières études sur Molière remontent à 1852 : il publia dans L’Illustration les « Reliques de Molière » qui, réunies plus tard à « Molière et le procès du pain mollet » (Revue française, 1855) et à deux autres notices (« Le Registre de La Grange » ; « Molière et les Anglais ») formèrent un curieux appendice à son Roman de Molière. Ce petit volume, coquettement édité par Dentu en 1863, fut rapidement épuisé. L’auteur venait de faire représenter à l’Odéon (15 janvier 1863) un à-propos en vers, La Fille de Molière, qui témoignait assez de son culte pour le Père de la Comédie.
Cinq ans plus tard, le Théâtre-Français célébrait l’anniversaire du Maître par un autre à-propos : La Valise de Molière, comédie en un acte, en prose, dans laquelle Éd. Fournier avait ingénieusement intercalé des fragments attribués à l’auteur du Misanthrope : il collaborait avec lui.
On ferait un gros volume des articles disséminés par notre regretté confrère, sur Molière, sa vie et ses œuvres : dans la Revue française, « Comment Molière fit le Tartuffe » (1857), « À propos de Don Juan » et « La farce avant Molière » (1858) ; dans cette précieuse Revue des provinces qu’il venait de fonder, « Les Poquelin à Bordeaux » (1865) et « Les vers espagnols de Molière » ; dans la Revue des cours littéraires, sa conférence du Jubilé de mai 1873 : « La famille et l’enfance de Molière », etc., etc.
N’oublions pas sa notice sur les Poésies de Molière dans Les Poètes français de Crépet (1861) ; ses excellentes notes de l’édition belge du Chappuzeau (1867), celles du Récit de la farce des Précieuses qu’il a réimprimé dans le tome IV des Variétés historiques et littéraires de la Bibliothèque Elzévirienne (1856), et enfin ses feuilletons hebdomadaires de La Patrie, où depuis vingt ans il ne perdait pas une occasion de parler de Molière, de ses éditeurs, de ses biographes, de ses interprètes. Que de matériaux épars pour le grand livre qu’il rêvait : Molière au théâtre et chez lui, annoncé dès 1863 par la librairie Didier, et que l’implacable Mort ne lui a pas permis d’achever !
Anton Gerard Van Hamel : Une traduction hollandaise du Tartuffe §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 15, 1er juin 1880, p. 69-80.
La Hollande a toujours été très enthousiaste de Molière. Dès le dix-septième siècle, le grand Comique a trouvé des traducteurs dans ce pays, dont la population n’a jamais manqué de cette gaîté et de cette franchise qui font les amis et les admirateurs de l’auteur du Médecin malgré lui et du Tartuffe. On voit d’ici le gros rire par lequel les contemporains de Téniers, de Van Ostade, de Jan Steen ont dû accueillir les exploits de Sganarelle ou l’aventure de George Dandin. Les âpretés de l’idiome hollandais, loin de trahir l’esprit de ces pièces, devaient même donner au langage de quelques-uns des personnages une saveur qui n’aurait pas déplu au Maître s’il avait pu l’apprécier. Et la comédie hollandaise de cette époque était trop réaliste elle-même pour que les traducteurs eussent à dissimuler certaines libertés de jeu et de langage, ou à hésiter, devant quelques expressions un peu fortes de l’original, sur le choix d’un équivalent hollandais.
Par-ci par-là peut-être la finesse de l’esprit de Molière devait avoir quelque peine à percer sous l’enveloppe à la fois trop grossière et trop raide que lui imposaient les traducteurs hollandais de cette époque. Mais, ce qui fait pardonner ces trahisons légères, c’est une pointe d’originalité comique, moins fine peut-être mais non moins amusante que celle du poète français, qui se dégage de la tournure des phrases hollandaises, du mélange de mots pompeux et d’expressions triviales, des allures un peu gauches de la rime. Car on rimait volontiers les pièces de Molière, même celles que le poète avait écrites en prose.
La plupart de ces traductions serraient l’original de près, ou tentaient du moins de le faire. On changeait les noms propres, on modifiait légèrement la position sociale du héros s’il y avait quelque avantage à lui faire endosser un costume plus familier aux auditeurs. Mais c’était tout. Pour le reste, on prétendait donner des copies, non des imitations. Nous nous rappelons cependant avoir vu une traduction hollandaise en vers de George Dandin de la fin du dix-septième siècle, où Angélique, dans une longue tirade qu’on chercherait en vain dans Molière, déclare à sa suivante que les infidélités qu’elle fait à son mari sont, et seront toujours, purement platoniques. Elle va même jusqu’à dire que, si son mari était un peu plus présentable, elle n’aurait jamais songé à recevoir Clitandre autrement qu’en sa présence. Il y avait là évidemment une concession faite à la vertu hollandaise.
De nos jours, Molière est connu et bien connu de tous ceux qui, en Hollande, s’occupent de littérature française et s’intéressent au théâtre. Et l’on sait que leur nombre est considérable dans ce pays où l’étude des langues étrangères, notamment du français, est admise à tous les degrés de l’enseignement, et où, depuis quelques années, les hommes les plus savants et les plus distingués s’occupent d’insuffler une vie nouvelle à l’art dramatique national. C’est surtout par sa haute comédie que le prince des auteurs comiques attire les Hollandais d’aujourd’hui ; les élèves des écoles secondaires commencent de bonne heure à apprendre et à réciter des scènes de L’École des femmes, des Femmes savantes ou du Misanthrope, et vont même jusqu’à essayer d’en jouer entre eux des fragments. Je ne crois pas que pour un Hollandais quelque peu lettré, qui vient passer quelques semaines à Paris, il y ait beaucoup de plaisirs plus grands que celui de voir jouer du Molière au Théâtre-Français.
Il aime à noter les moindres détails de la représentation, sachant qu’à son retour ses amis vont l’interroger sur les inflexions de voix du Misanthrope, sur les jeux de scène de Tartuffe, ou sur l’accueil fait par Philaminte et par Bélise à Trissotin et à Vadius. Il ne manque pas non plus en Hollande d’hommes de lettres qui, par des conférences ou par des articles de revue, tiennent à initier leurs compatriotes aux beautés et aux finesses des pièces de Molière, à leur faire connaître à fond la sympathique personne de l’auteur et à enrôler au nombre de ses amis tous ceux qui aiment le bon rire, le bon sens et la loyauté. Bornons-nous à citer le nom d’un des plus distingués d’entre eux, M. J. N. Van Hall, un des rédacteurs de la principale revue hollandaise De Gids qui n’est déjà plus un inconnu pour les lecteurs du Moliériste et qui vient de joindre à son intéressant article sur « Les Ennemis de Molière », dont cette Revue a parlé récemment10, une étude non moins intéressante et non moins solide sur Tartuffe11.
Mais il ne suffit pas aux Hollandais de pouvoir lire Molière dans l’original, ils veulent avoir ses pièces au répertoire.
La scène hollandaise a même un intérêt tout particulier à se procurer des traductions de l’auteur français. Car ce qui manque à ce théâtre, c’est un répertoire classique national. C’est à peine si une seule des tragédies en vers du grand Vondel (mort en 1679) Gysbrecht d’Aemstel se joue une fois par an sur la scène d’Amsterdam. Et encore est-ce plutôt par tradition que par goût qu’on continue à maintenir cette représentation annuelle. Les autres pièces du poète tragique se lisent, mais ne se jouent plus. Et il faut avouer que leurs beautés sont de celles qui ressortent plutôt à la lecture qu’à la représentation.
Quant à la comédie hollandaise du xviie siècle, elle n’est connue que des littérateurs. On l’étudie avec intérêt au point de vue de la langue, de la littérature et de l’histoire des mœurs, mais elle ne se prête plus à être jouée. Le goût du public a trop changé.
Le théâtre national de Hollande vit donc presque exclusivement de la comédie moderne. C’est dans ce genre qu’il a paru, ces dernières années, quelques productions originales vraiment remarquables et qui permettent de bien augurer de l’avenir du théâtre hollandais. Le répertoire possède, en outre, un certain nombre de drames historiques du poète moderne, M. Schimmel, dont quelques-uns joignent à leur haute valeur littéraire une valeur dramatique très réelle. Pour le reste, c’est à l’étranger, surtout à la France, à compléter le répertoire. Les grands ouvrages de MM. Dumas, Augier, Sardou n’ont qu’à paraître pour se voir transporter aussitôt sur les scènes d’Amsterdam, de Rotterdam et de la Haye. Mais les hommes distingués qui prennent sérieusement à cœur le relèvement du théâtre national songent surtout à combler les lacunes causées par l’absence d’un répertoire classique.
D’un côté, c’est Shakespeare, dont on prépare de nouvelles traductions, autant que possible sans coupures et sans modifications ; de l’autre, c’est Molière.
L’Avare, qu’il suffisait de traduire en prose, a été joué pendant plusieurs années d’une manière fort remarquable par un comique de premier ordre, M. Albrecht, mort l’an dernier, et qui a trouvé déjà dans M. Bouwmeester un successeur digne de lui. Puis ce sont Le Misanthrope, Tartuffe, Les Femmes savantes qu’on a essayé de traduire en vers. Mais aucune des traductions qui ont paru jusqu’ici n’avait assez de valeur pour que, le premier succès épuisé, on pût songer à les maintenir au répertoire. C’est tout au plus si les élèves du Conservatoire d’Amsterdam en jouent parfois une ou deux scènes.
La traduction des Femmes Savantes, qui d’ailleurs n’était pas neuve, avait en outre l’inconvénient d’être une tentative d’arrangement. L’auteur avait pensé qu’il fallait remplacer le bel esprit du siècle de Louis XIV par une excentricité littéraire d’un autre genre plus hollandais et plus moderne. Conséquemment, il avait transformé Trissotin en un poète pompeux et emphatique, qui emporte ses admirateurs dans les nuages en dépit non-seulement du bon sens, mais de la plus simple clarté. La tentative n’était pas heureuse. La satire s’appliquait à un travers de peu d’importance et de peu d’étendue, et l’on souffrait de ne pas retrouver, dans la bouche des femmes savantes et de leurs acolytes, la finesse du bel esprit et la saveur de la galanterie française.
M. Alberdingk Thym, professeur à l’école des Beaux-Arts d’Amsterdam, littérateur savant et poète distingué, a donc fait une œuvre fort utile, et qui sera appréciée de tous les amis de l’art dramatique en Hollande lorsqu’il a présenté au théâtre hollandais une traduction nouvelle du Tartuffe.
Répugnant à toute idée d’arrangement, il n’a songé qu’à être interprète consciencieux
de l’esprit de Molière : « La scène », dit-il dans son avis au régisseur, « est à
Paris, et je prie les acteurs d’en tenir compte. Voici une pièce essentiellement française, et que nous ne songeons pas à transplanter sur le sol
hollandais, bien que les personnages parlent la langue de notre pays ; les caractères
et les situations nous introduisent dans le cercle de la bourgeoisie parisienne de la
seconde période du règne de Louis XIV. »
Il y a quelques années, dans une
conférence sur la place faite à Molière sur la scène hollandaise, nous avons défendu le
même principe12 ; nous n’avons donc qu’à nous féliciter de voir ce point
de vue partagé par un homme du goût et du jugement littéraire de M. Alberdingk Thym.
L’auteur fait précéder sa traduction d’une préface, dans laquelle, reprenant la
question qui a divisé MM. Veuillot et de Lapommeraye, il tient à mitiger le jugement de
Bourdaloue et à relever les éloges prodigués au grand Comique par quelques-uns des pères
Jésuites. « Je n’hésite pas à déclarer hautement avec le R. P. Rapin », dit
M. Alberdingk Thym, « que Molière est de mes amis »
, et je sais gré à
l’archevêque de Paris d’avoir permis que le « comédien mélancolique, en dépit
d’un certain rigorisme gallican, fût enterré dans de la terre bénite »
.
Pour apprécier cette préface, il faut se rappeler que l’auteur est un des chefs les plus distingués du parti ultramontain en Hollande, et que ses sympathies littéraires ne sont pas sans subir, dans une certaine mesure, l’influence de ses opinions religieuses et politiques. Il a donc éprouvé le besoin de justifier aux yeux de ses amis sa sympathie pour Molière et sa prédilection pour Tartuffe, de rejeter sur le gallicanisme la faute d’avoir songé à refuser au grand comédien les honneurs d’un enterrement religieux, et de montrer que les Jésuites, bien loin d’avoir reconnu un des leurs sous les traits de Tartuffe, ont applaudi la pièce ou ne l’ont blâmée qu’en termes très vagues. D’autre part, M. Thym adopte, sans même la discuter, l’opinion de M. Louis Lacour qui fait de Tartuffe un janséniste.
Il y a là sans doute, sinon une erreur complète, du moins une exagération que de plus compétents que nous ne tarderont pas à relever. Il nous a toujours semblé que la façon dont l’excellent M. Tartuffe éclaire la conscience d’Elmire rappelle un peu les adversaires de Pascal. Mais ce n’est pas le moment de discuter cette question. Elle a été abordée d’ailleurs pour le public hollandais par M. J. N. Van Hall, dont l’intéressant article a fort heureusement coïncidé avec la publication de la traduction de M. Thym. D’après le rédacteur du Gids, Molière a pu emprunter quelques-uns des traits de son héros aux Jansénistes, d’autres aux Jésuites, mais son « imposteur » a été dès l’abord un type général, non un portrait.
Une critique étendue de la traduction de M. Alberdingk Thym ne serait à sa place dans Le Moliériste que si l’on pouvait supposer le hollandais connu de tous ses lecteurs. Nous dirons seulement qu’en somme elle nous a paru fidèle et heureuse. La versification est en général claire et facile. L’inconvénient qui ressort du fait que l’alexandrin n’est pas le vers hollandais par excellence13, inconvénient qui s’était assez fortement fait sentir chez les devanciers de M. Thym, se trouve chez lui réduit à un minimum. Nous savions d’ailleurs, par sa belle traduction de La Fille de Roland, combien, en variant la césure et en faisant de nombreux enjambements, M. Thym sait assouplir l’alexandrin et éviter la monotonie que ce mètre a plus aisément dans une langue germanique qu’en français. Il n’avait, du reste, qu’à imiter en cela les poètes dramatiques hollandais du xviie siècle, qui se servaient de l’alexandrin, mais qui usaient déjà envers lui de toutes les libertés que la révolution du romantisme a introduites en France.
Une traduction, si bonne qu’elle soit, trahira toujours plus ou moins l’original.
M. Thym est tellement convaincu que son travail n’a pas toujours évité cet écueil, que,
pour compenser un peu ses infidélités involontaires, il a pris la liberté d’ajouter
par-ci par-là « une touche »
comme il dit, à la peinture de l’original et
de condenser quelques tirades un peu longues, afin de donner ainsi plus de relief à la
pensée et plus de vigueur à l’expression.
Les infidélités ne sont pas nombreuses, d’ailleurs. Il nous a semblé que, puisque M. Thym avait très bien rendu l’idée de libertin et de libertinage dans la scène de Cléante et d’Orgon au premier acte, il n’aurait pas dû, à propos de Valère (acte II, scène ii), donner à ces mots leur sens moderne et faire soupçonner l’amant de Marianne de courir les filles.
Mais ne nous arrêtons pas à ces petits détails. Si nous avions à faire une œuvre semblable, voici les deux règles auxquelles nous demanderions surtout à nous astreindre : conserver à chacun des personnages son style propre, le ton général de ses discours, et appliquer le plus grand soin à rendre les vers qui sont restés célèbres ; sur ces deux points, nous n’admettrions pas la moindre transaction.
Or, jugé d’après ces règles, le travail de M. Thym nous paraît une œuvre fort réussie
et d’une grande valeur littéraire. Il y a des scènes, des tirades, des expressions qui
ont été traitées de main de maître. La jolie scène des amoureux au deuxième acte, et les
scènes capitales entre Elmire et Tartuffe nous ont paru à peu près parfaites. Nous en
dirons autant de la scène du premier acte entre Orgon et Dorine, tout en regrettant que
l’auteur n’ait pas rendu le fameux « le pauvre homme ! »
par un
équivalent hollandais plus expressif ; il y aurait bien aussi à modifier un peu la
description faite par Dorine du souper de Tartuffe : chez M. Thym il mange un peu trop
et ne mange pas « dévotement… »
.
Puisque nous parlons de Dorine, ajoutons que M. Thym, qui prête en général à chacun des
personnages le style qui convient à son caractère, ne nous paraît pas avoir été aussi
heureux pour elle que pour madame Pernelle, pour Orgon, Elmire, Damis et Tartuffe. Nous
aurions voulu plus de simplicité, plus de spontanéité dans la manière dont elle
s’exprime. Il faut dans son langage une absence totale de recherche. Or, chez M. Thym,
elle fait quelquefois des phrases, elle se sert même de mots étrangers qu’on
n’attendrait pas de sa bouche. Puisque l’auteur, de son propre aveu, a voulu conserver à
son œuvre la teinte « réaliste » de l’original, pourquoi a-t-il traduit : « oui,
c’est un beau museau »
comme si, au lieu de « museau », il y avait
« visage » ? Et pourquoi, dans la fameuse réponse de Dorine à Tartuffe :
« Et je vous verrais nu du haut jusques en bas »,
a-t-il remplacé la première personne du singulier par le pronom
indéfini ? D’autre part, on pourrait lui reprocher d’avoir abaissé « la fille
suivante »
au rang de simple femme de chambre, et d’avoir rendu par un mot
injurieux le doux nom de « ma mie »
qu’Orgon lui donne avant de se mettre
en colère.
Nous aurions une réserve analogue à faire au-sujet des discours de Cléante. Lui aussi
nous l’aurions voulu plus simple et surtout plus raisonneur. Lorsqu’il parle de
« remettre le fils en grâce avec le père »
, cette phrase ne souffre
pas, à notre avis, d’être traduite comme s’il y avait « ramener le fils dans les
bras de son père »
. Cette expression sent un peu son Tartuffe. La grande
tirade de Cléante au premier acte est une de celles que M. Thym a condensées. Nous ne
lui en voudrons pas d’avoir supprimé Ariston, Clitandre et leurs camarades. Mais le ton
général de la tirade nous paraît avoir souffert de cette réduction. Chez M. Thym,
Cléante prêche plus qu’il ne plaide et ne raisonne. Qu’on nous permette de relever, à
propos de ce personnage, un petit détail qui a sa valeur. Dans la première scène du
premier acte, madame Pernelle dit, en montrant Cléante :
« Voilà-t-il pas monsieur qui ricane déjà ! »
Or, M. Thym a traduit « ricaner » comme si Cléante riait à gorge déployée. Il nous semble que ce n’est pas son genre. C’est Dorine qui se rit des gens à leur nez. Cléante est homme du monde. Il y a, dans la manière différente dont chacun de ces deux personnages représente la franchise, l’honnêteté et le bon sens, une nuance que la traduction n’a peut-être pas toujours observée.
Pour ce qui est de Tartuffe, il parle juste avec assez d’onction pour n’être qu’un hypocrite et pour faire croire à de certaines gens qu’il ne l’est pas. Il y avait pour le traducteur hollandais un danger de charger ce rôle, que M. Thym a fort heureusement évité. Par-ci par-là cependant on voudrait les vers un peu plus frappés. Nous n’avons pas retrouvé, par exemple, l’expression énergique et qui est d’un grand effet au théâtre :
« …et planter dans mon âme une constante foi. »
La tirade écrasante du quatrième acte :
« … c’est à vous d’en sortir ! »
souffre, à notre avis, des nombreux enjambements que M. Thym s’est permis d’y apporter. Elle devrait être plus vigoureuse. Pourquoi le traducteur n’a-t-il pas consacré un vers tout entier, bien coupé à l’hémistiche, à traduire :
« Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme ! » ?
Et, puisque nous en sommes à lui poser des questions, qu’il nous permette de lui
demander pourquoi, à l’entrée en scène de Tartuffe, il a remplacé « la
haire »
par le « bréviaire »
et pourquoi il n’a pas reproduit
dans ces quatre vers les sons traînants et les rimes sonores de l’original ?
M. Alberdingk Thym est trop maître de la versification hollandaise, pour y rencontrer
des obstacles.
Dans plus d’un endroit l’auteur a fort spirituellement remplacé l’image de l’expression française par une image hollandaise du même genre. Il y a, par exemple, un joli jeu de mots pour rendre ces vers de Dorine :
Et je lui montrerais bientôt, après la fête,Qu’une femme a toujours une vengeance prête.
En hollandais la lune de miel s’appelle : « les semaines du pain blanc ». Faisant
allusion à cette image, M. Thym fait dire à Dorine : « je ferais en sorte que dès
les premiers jours son estomac se repentirait d’avoir voulu digérer du pain
blanc »
. Nous avons d’autant plus regretté que le calembour de « la
tour de Babylone »
n’ait pas trouvé place dans le hollandais de madame
Pernelle.
Pour citer un dernier détail, la jolie anecdote de la puce aurait mérité, ce nous semble, d’être rendue par une traduction plus consciencieuse. Il y a là, chez Molière, une façon de grouper les mots qui relève fortement le goût de cette bagatelle, et que nous aurions voulu retrouver en hollandais. D’autre part, M. Thym fait accompagner le meurtre que Tartuffe a commis en faisant sa prière d’un « désir sensuel » dont Molière ne sait rien. Si le rédacteur du Moliériste veut bien nous permettre ici deux vers hollandais, voici la rédaction que nous nous permettrions de proposer à M. Thym :
Dat hij een vloo, juist onder ’t bidden, had gegrepenEn al te zeer veroornd het beestje doodgeknepen.
Voilà quelques petites critiques fort aisées, et qui ne prouvent que deux choses, d’abord, que l’art est difficile, et ensuite, que M. Alberdingk Thym s’est acquitté de sa tâche comme on pouvait s’y attendre de la part d’un littérateur aussi instruit et d’un versificateur aussi habile.
Nous apprenons que la troupe du théâtre hollandais a joué la pièce le 18 avril à La Haye et le 20 à Amsterdam. Assurément acteurs et public ont joint alors à l’hommage que réclamait le génie de Molière, le tribut de reconnaissance que M. Alberdingk Thym a largement mérité par l’éminent service qu’il vient de rendre au théâtre hollandais. Il a enrichi le répertoire d’un Tartuffe que la direction sera jalouse d’y maintenir, et que les artistes mettront leur gloire à jouer un peu comme on le joue dans la Maison de Molière.
Ulric Richard-Desaix : La Relique de Molière du Cabinet du Baron Denon §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 15, 1er juin 1880, p. 83-93.
À Monsieur Georges Monval.
Monsieur,
Vous me demandez quel est le degré d’authenticité que peut offrir le Fragment d’os de Molière actuellement conservé par un membre de ma famille ?
Ce curieux petit débris se trouve enchâssé, en compagnie de beaucoup d’autres, non moins précieux, dans un Reliquaire gothique, en cuivre doré, style du xvie siècle, lequel provient, — par ricochet, — du célèbre cabinet du Baron Dominique-Vivant Denon, Membre de l’ancienne Académie de Peinture (de 1787 à 1793), puis de l’Institut de France (Académie des Beaux-Arts) (de 1795 à 1825) ;
Membre-Fondateur de l’Institut d’Égypte (1798-1800) ;
Directeur-général (pendant plus de quinze ans) des Musées Impériaux et Royaux, de la Monnaie, des Médailles, etc. ;
Officier de la Légion d’honneur ;
Chevalier des Ordres de Saint-Anne de Russie, et de la Couronne de Bavière ;
Auteur du Voyage dans la Basse et la Haute-Égypte, pendant les campagnes du général Bonaparte, etc.
La dispersion de cette collection, à jamais regrettable, et qui eût été si digne, à tant de titres, et par sa richesse, et par le goût si sûr du savant qui l’avait formée, de devenir une propriété nationale, eut lieu, au feu des enchères, dans les appartements du Baron Denon, — 5, quai Voltaire, — en 1826, quelques mois seulement après le décès du Collectionneur.
Le Reliquaire en question fut, à cette vente, acheté par le Comte de Pourtalès-Gorgier, qui le conserva jusqu’à sa mort.
À la vente de la Galerie-Pourtalès, — en 1865, — il repassa de nouveau sous le marteau des Commissaires-priseurs.
Il fut mis sur table, — sous le numéro 1958 du catalogue, — à l’Hôtel de Pourtalès même, 7, Rue Tronchet, où se faisait la vente, — devant une salle à peu près vide, le lundi 13 mars 1865. — Ce jour-là, tout le flot des curieux habituels des grandes ventes publiques s’était porté sur les boulevards et aux Champs-Élysées, attiré au dehors par la cérémonie à grand spectacle des obsèques du Duc de Morny, dont le service funèbre se célébrait, — justement à deux pas de la rue Tronchet, — en l’Église de la Madeleine, précisément à la même heure.
Le Reliquaire fut donc adjugé sans grand tapage.
Ce fut M. le Comte Arthur Desaix, petit-neveu du héros de Marengo, qui l’obtint, — pour la modique somme de 300 francs. M. Desaix, dans le salon duquel je l’ai, depuis lors, vu, touché et admiré, maintes fois, en est encore aujourd’hui l’heureux possesseur.
Vous saurez tantôt en quoi ce Reliquaire intéressait particulièrement le Comte Desaix. Mais, tout d’abord, revenons, s’il vous plaît, au Baron Denon, le créateur de cet Objet de « haute curiosité ».
Voici, premièrement, comment est décrit le Reliquaire (Numéro 646 des Monuments historiques) dans le catalogue de son cabinet, dont l’imposant ensemble ne comprend pas moins de trois volumes in-8, de près de 300 pages chacun (N. B. — Cette même description a été, presque littéralement, reproduite par le rédacteur du Catalogue Pourtalès) :
« Nº 646. — Cuivre doré., — Un Reliquaire de forme hexagone et de travail gothique, flanqué à ses angles de six tourillons attachés par des arcs-boutants à un couronnement composé d’un petit édifice surmonté de la croix : les deux faces principales de ce reliquaire sont divisées chacune en six compartiments, et contiennent les objets suivants : — Fragments d’os du Cid et de Chimène, trouvés dans leur sépulture, à Burgos. — Fragments d’os d’Héloïse et d’Abailard, extraits de leurs tombeaux, au Paraclet. — Cheveux d’Agnès Sorel, inhumée à Loches, et d’Inès de Castro, à Alcaboça. — Partie de la moustache de Henri IV, Roi de France, qui avait été trouvée tout entière lors de l’exhumation des corps des Rois à Saint-Denis, en 1793. — Fragment du linceul de Turenne. — Fragments d’os de MOLIÈRE et de La Fontaine. — Cheveux du Général Desaix. Deux des faces latérales du même objet sont remplies, l’une, par la Signature autographe de Napoléon ; l’autre contient un Morceau ensanglanté de la chemise qu’il portait à l’époque de sa mort, une Mèche de ses cheveux, et une Feuille du saule sous lequel il repose dans l’île de Sainte-Hélène14.
« Haut. 16 pouces, 3 lignes. »
À cette énumération déjà longue, il conviendrait d’ajouter encore : « la moitié
d’une Dent de Voltaire »
, classée sous le numéro 1379 du même catalogue, parmi
les « Objets omis », et portée, comme « devant faire partie des Souvenirs
historiques décrits dans l’article 646 qui précède ».
Cette Dent
de Voltaire est parfaitement indiquée dans le catalogue Pourtalès (nº 1958), et
se trouve bien, effectivement, aujourd’hui, en son lieu et place, dans le Reliquaire du
Comte Desaix.
Ici, Monsieur, permettez-moi, — pour vous mieux expliquer ensuite toute ma pensée, — une digression :
À l’époque, déjà lointaine, où le Baron Denon réunissait tant d’étonnantes curiosités, le goût de la collection des Objets d’Art était une science relativement nouvelle, qui n’avait pour adeptes que quelques rares esprits d’élite, sérieux, convaincus, dignes du respect de tous. Cette science n’était pas, comme nous la voyons de nos jours, tombée dans le ruisseau, dégradée dans une monomanie générale de bric-à-brac effréné, qui fait que tout le monde — et jusqu’aux concierges ! — tout le monde est collectionneur, et collectionneur de n’importe quoi, — par pur esprit d’imitation.
La race des naïfs et ignares gobeurs qui prennent si bravement, et sans sourciller, pour du « Palissy » ou de « l’Henri II », des terres-de-pipe émaillées, toutes fraîches sorties… des Batignolles, ou qui couvrent d’or des autographes authentiques de « Judas Iscariote » ou de « Mathusalem », n’avait pas fait naître encore et se développer l’honorable industrie, si lucrative et si florissante aujourd’hui, des fabricants de vieux-neuf, des truqueurs et des faussaires.
C’était le beau temps, alors. C’était l’Âge d’or. — Et le Baron Denon était né collectionneur !
Denon avait en lui, pour réussir, ce goût inné, ce flair artistique en toutes choses qu’apportent avec eux, l’aptitude de l’intelligence, la variété des connaissances et le talent — un talent de dessinateur et de graveur de premier ordre. Il possédait, jeune, avec cette volonté qui appelle et retient le succès, cette clef, indispensable, qui donne accès partout : une belle fortune et une haute situation dans le monde. — Sous Louis XV, il était Gentilhomme de la Chambre et fut le maître en gravure de la Marquise de Pompadour. Pendant toute la durée du premier Empire, nous le retrouvons Directeur-général des Beaux-Arts, et l’on peut dire, en toute assurance, que c’est à son initiative, à son inspiration, à son influence, que doit se rapporter une bonne part de ce qui fut créé de beau sous ce règne de bronze et de marbre. — Et Denon joignait encore à tout cela, une activité prodigieuse, une ténacité au travail extraordinaire, et, — ce qui ne gâte rien, — une santé de fer, qui lui permit d’atteindre à sa soixante-dix-neuvième année, sans avoir redouté jamais ni la peine, ni la fatigue.
Souvenez-vous qu’à cinquante ans bien sonnés, — en 1798, — n’étant plus déjà tout à fait un jeune homme ! — Denon, par pur amour de l’Art, partit, sur sa demande, attaché comme Dessinateur à cette héroïque Expédition d’Égypte, demeurée légendaire dans l’Histoire ; — qu’il fit la mémorable et périlleuse Conquête de la Haute-Egypte, aux côtés de Desaix, et que, toujours aux premiers rangs, dans ce corps d’avant-garde que commandait son jeune ami le Sultan juste, il remonta le Nil jusqu’aux cataractes, explorant Girgeh, Danderah, Thèbes, allant à travers le désert à Cosseïr au bord de la Mer Rouge, puis à Syène et jusque dans la Nubie, au-delà de l’île de Philæ.
« Le portefeuille en bandoulière, le crayon à la main, au galop de son cheval, il devançait les premiers guides en attendant que la troupe le rejoignît. Pendant que l’on se battait, il prenait des vues et fixait le souvenir des événements qui se passaient sous ses yeux15. »
« … Un jour (raconte le Marquis de Pastoret, dans son Éloge de Denon prononcé à l’Institut, en 1851) un jour que l’on remontait le Nil, Denon aperçut des ruines dont il voulut absolument conserver un croquis. Il se fait mettre à terre, court dans la plaine, s’établit sur le sable et se met à dessiner en hâte. Il n’avait pas tout à fait terminé son ouvrage quand un petit sifflement sec, tranchant, résonne et passe entre son papier et son visage. C’était une balle. Il relève la tête, voit un Arabe qui venait de le manquer et qui rechargeait son arme ; il saisit son propre fusil déposé par terre, envoie à l’Arabe une balle dans la poitrine, puis il replie son portefeuille et regagne la barque. Le soir, il montra son dessin. — Votre ligne d’horizon n’est pas droite, lui dit Desaix. — Ah ! répondit-il, c’est la faute de cet Arabe ; il a tiré trop tôt… »
Qu’en dites-vous, Monsieur ? Les compterait-on à la douzaine, les collectionneurs de cette trempe ?
Je reviens maintenant au Reliquaire, — objet de la présente lettre.
Aussi bien, en vous rappelant — sommairement — quel homme véritablement distingué fut le Baron Denon, n’ai-je eu d’autre pensée que celle de vous démontrer qu’un artiste de cette valeur, si sincèrement épris de l’amour de l’Art, chercheur si consciencieux, esprit si universellement considéré, doit rester à l’abri même du soupçon d’avoir voulu, en composant ce Reliquaire, créer pour l’avenir une mystification quelconque.
Quant à croire que Denon aurait pu, lui-même, être pris pour dupe, j’ose espérer qu’il ne viendra à l’esprit d’aucun de vos lecteurs, une pensée que repoussent aussi bien la haute portée de son intelligence que l’élévation de son caractère.
À ceux d’entre eux, cependant, que la longue énumération de toutes ces Reliques, dans la description qui précède, aurait pu étonner ou laisser quelque peu incrédules, quant à l’authenticité des provenances, je répondrai simplement ceci : les Historiens de cette époque nous apprennent que tous les corps des personnages nominativement désignés dans cette description, ont, tous sans exception, été exhumés de leurs tombeaux pendant les années où vivait, collectionnait, et régnait le Baron Denon.
Qu’y a-t-il, alors, d’étonnant à ce qu’un érudit, un curieux, un chercheur toujours en éveil, comme le fut, dès son plus jeune âge, cet infatigable collectionneur, — si bien placé toujours pour être bien renseigné, — se soit empressé de profiter des occasions qui suffiraient tout naturellement à lui de recueillir, pour enrichir son Musée intime, de pareils trésors de curiosités ?
J’en appelle à tous les collectionneurs !
Les tombeaux d’Héloïse et d’Abailard, furent ouverts en 179216. Le tombeau d’Agnès Sorel le fut en 1777 et en 180117 ; celui de Henri IV, en 179318 ; celui de Turenne, en octobre 179319 ; celui de Molière, au cimetière Saint-Joseph, en 1792.
C’est dans ce cimetière que se trouvait encore, à l’époque de la Révolution, — avant
que les administrateurs d’une section du quartier Montmartre ne l’eussent fait enlever
(le 6 juillet 1792) et que les soins pieux d’Alexandre Lenoir ne l’eussent fait déposer
au Musée des Monuments funéraires, enclos des Petits-Augustins, — la « large
tombe de pierre »
dont parle, en ce passage, l’excellent historien de Molière,
M. Jules Claretie : « Elle (Armande Béjart) avait fait transporter à l’endroit où
l’on avait presque furtivement enterré son mari une large tombe de pierre, et durant
un hiver fort rude, elle fit voiturer cent voies de bois dans le cimetière
Saint-Joseph, afin que les pauvres gens se pussent réchauffer au feu d’un bûcher qu’on
alluma sur la tombe de Molière. Il en résulta que la pierre calcinée se fendit en deux
morceaux, mais du moins les indigents avaient eu un foyer contre l’onglée et
bénissaient, grâce à Armande et à cette sorte de bienfaisance posthume, la mémoire de
Molière20. »
Le cimetière Saint-Joseph : voilà certainement le lieu de provenance du Fragment d’os de Molière du Cabinet Denon.
Pour le tombeau de Voltaire, il fut ouvert, lui, en juillet 1791, lorsque, au nom de l’Assemblée Constituante, on alla retirer de la tranquille Abbaye de Scellières en Champagne, les cendres du célèbre Philosophe, — comme trois ans plus tard, sous la Convention, en octobre 1794, celles de Rousseau de l’île des Peupliers, à Ermenonville, — et qu’on les ramena triomphalement à Paris, pour les porter au Panthéon : « Aux Grands Hommes la Patrie reconnaissante. »
Du Panthéon, — sous la Restauration, en mai 1814, — les restes de Voltaire et de Rousseau furent honteusement dérobés par des fanatiques, chargés par eux nuitamment dans un fiacre, et finalement enfouis, sur un lit de chaux vive, dans un terrain vague et abandonné sur le bord de la Seine, vis-à-vis de Bercy21.
Sacrilège ! allez-vous me dire.
Eh ! oui : Mais, si, primitivement, la Révolution eût respecté la paix de Scèllières et d’Ermenonville, qui sait si la réaction de 1815 aurait même songé à la troubler ?
Quant aux reliques d’Inès de Castro à Alcaboça, et du Cid et de Chimène, à Burgos, — dont, je le confesse, vous pourriez sourire, — elles ont, tout prosaïquement, fait partie du butin de guerre provenant du pillage des églises et couvents de Burgos, en novembre 1808, par les troupes françaises.
Ces fragments doivent avoir été rapportés par Denon lui-même, lorsqu’il accompagna Napoléon dans la. Péninsule, pendant la campagne d’Espagne.
Denon aimait à conserver de la sorte et à s’entourer de souvenirs palpables, témoins muets, mais non moins éloquents, de tous ses voyages. C’est ainsi qu’on voit figurer dans ses collections (Nº 628 du Catalogue cité), un Fragment de pierre calcaire détaché du Chéops, la plus haute des Pyramides de Girgeh, et un autre (Nº 629), de grès de la Statue de Memnon.
Les Cheveux du général Desaix ont été coupés par Denon, personnellement, sur la tête du général, lors de l’inhumation du corps de Desaix, dans son tombeau de la chapelle du couvent du Mont-Saint-Bernard, le 19 juin 1805.
Le Baron Denon, vous ne l’ignorez pas, avait été spécialement chargé par Napoléon, d’ordonner la fête solennelle dans laquelle l’Armée rendit à Desaix des honneurs funèbres, sur le sommet du Grand-Saint-Bernard.
Denon présida à cette cérémonie, en compagnie du maréchal Berthier, officiellement envoyé pour représenter l’Empereur22.
Deux autres numéros du catalogue du Cabinet Denon concernent encore le souvenir de Desaix :
Nº 653. « Une Boucle de cheveux coupée sur la tête de Desaix. »
Et Nº 722. « Bronze. — Petit fragment de la statue colossale du général Desaix,
placée en 1810 sur la Place des Victoires, à Paris, et actuellement détruite,
etc. »
Denon, personnellement, a consacré aussi à l’inauguration du Tombeau du Saint-Bernard, de même qu’à celle de la Statue colossale de la Place des Victoires, deux belles médailles officielles signées de son nom, frappées à la Monnaie, et bien certainement destinées, dans la pensée de leur auteur, à perpétuer, pour les générations futures, le souvenir de l’éclat dont furent alors entourées ces deux imposantes cérémonies.
Le Baron Denon avait, au plus haut point, — et cela se voit ! — la mémoire du cœur.
« Avocat, ah ! passons au déluge !… »
allez-vous me dire.
Nous y voici. — Je « tire » mes conclusions :
Ce qui doit, pour des yeux clairvoyants, donner une authenticité évidente à toutes les reliques ci-dessus mentionnées, ce qui doit les rendre par-dessus tout précieuses, c’est le soin que prit le Baron Denon de les classer, de les ranger minutieusement, de les exposer sous verre, réunies dans un même écrin, étiquetées de sa main, tout auprès de souvenirs intimement vénérés par lui, — des Cheveux de Desaix, — des Cheveux de Napoléon, — de la Feuille du Saule de Sainte-Hélène !
Ne tombe-t-il pas, en effet, sous le sens, que Denon qui avait, comme on a pu le remarquer, voué un culte si sincère et si profond à la mémoire de ses deux illustres amis, — Napoléon et Desaix, — n’eût jamais eu la pensée de placer, à côté de reliques si chères à son cœur, des pièces dont la provenance lui eût semblé douteuse ?
Tome II, numéro 16, 1er juillet 1880 §
Charles Nuitter : Les affiches de spectacles au temps de Molière §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 16, 1er juillet 1880, p. 103-107.
Les affiches théâtrales sont d’une excessive rareté. Toutes celles qui sont collées sur les murs sont vouées à une prompte destruction ; celles qui ont pu être conservées chez l’imprimeur ou dans les régies ne tardent pas à être mises au vieux papier. Dans les grands théâtres même, les collections d’affiches ont été formées tardivement. Celle de l’Opéra, par exemple, ne remonte pas au-delà de l’an XII.
Il faut des circonstances particulières pour qu’une vieille affiche ait survécu. Quelquefois elle aura été conservée dans un dossier judiciaire comme pièce de conviction. La Comédie-Française possède ainsi de très curieuses affiches de petits spectacles, représentant au préjudice des droits de la Comédie, et dont M. Bonnassies a publié le texte dans ses Spectacles forains et la Comédie-Française (Paris, Dentu, 1875), pages 6, 7, 25, 26 et 27. D’autres fois l’affiche a servi de chemise à une liasse de pièces, ou bien a contenu les plantes d’un herbier. Souvent enfin, employée comme vieux papier et collée à l’envers, elle a garni quelque vieux carton, ou formé les feuilles d’un paravent. Cette dernière destination est bien connue des collectionneurs : il existait à la fin du xviie siècle un fabricant qui se servait spécialement d’affiches de théâtre, les retournant et peignant à la gouache, sur un fond blanc, des feuillages et des fleurs : presque toutes les affiches de 1775 à 1785 qui ont été retrouvées, trahissent la même origine : texte imprimé d’un côté, papier peint de l’autre.
On ne connaissait jusqu’ici d’affiches du xviie siècle que celle qui est conservée à la bibliothèque de l’Arsenal, et qui provient de comédiens de province23. Les archives de l’Opéra ont pu récemment acquérir les affiches dont Le Moliériste offre à ses lecteurs l’exacte reproduction typographique.
Ces affiches appartenaient à M. Ernest Deseille, archiviste de Boulogne-sur-Mer. Elles avaient été collées à l’envers sur un carton servant à renfermer des dessins ou des gravures. Elles avaient ainsi traversé sans dommage deux siècles environ, quand le propriétaire du carton s’aperçut qu’il y avait quelque chose d’imprimé derrière ces vieux papiers, les décolla avec soin, et les fit de nouveau apparaître au jour.
Il y avait trois affiches, deux des Comédiens du Marais, une de l’Hôtel de Bourgogne. Il y avait de plus un fragment, et, comme par une suite de cette sorte de fatalité qui s’attache aux documents relatifs à Molière, l’affiche incomplète, lacérée, était une affiche des Comédiens de Monsieur.
L’impression est à l’encre rouge ou à l’encre noire, suivant qu’il s’agit d’annoncer le spectacle du jour ou le spectacle du lendemain. Cet usage est constaté par les plus anciens registres de la Comédie.
Il est difficile de préciser l’année où ont été donnés les spectacles annoncés. La
mention placée au bas des affiches du Marais : « En attendant nos
grandes et superbes machines de la Conqueste de la Toison d’or »
, fait
tout d’abord penser à la première représentation de cet ouvrage, qui a eu lieu en 1661 ;
mais le mardi ne se trouve être un 3 février, et le vendredi un 13 février, que dans les
années 1665, 1671 ou 1682. C’est donc une reprise qui est annoncée, et les reprises de
la Toison d’or ont été nombreuses. Loret parle de celle du
12 janvier 1662. En 1746, Parfaict s’exprime ainsi à cet égard : « Pour bien
exécuter cette tragédie, il faut une dépense considérable. C’est la raison qui fait
qu’elle n’a point paru au théâtre depuis longtemps, les comédiens n’étant plus guère
en usage d’y remettre les pièces de ce genre. »
L’affiche de l’Hôtel de Bourgogne est du mardi 17 décembre ; elle annonce Le Feint Alcibiade, de M. Quinault, qui a été représenté pour la première fois en 1658. Le 17 décembre s’étant trouvé un mardi dans les années 1658, 1669, 1675, 1680, etc., c’est à une de ces années, et probablement à la première, que l’on peut faire remonter la date de l’affiche.
Quant au fragment de l’affiche des Comédiens de Monsieur, on ne peut hésiter qu’entre
1658 et 1660 ; les indications fournies par le registre de La Grange sont précises à cet
égard : « La troupe de Monsieur, frère unique du Roi, commença au Louvre devant
S. M. le 24 octobre 1658 […] Le lundi 11e octobre (1660), le
théâtre du Petit-Bourbon commença à être démoli… ».
Le spectacle aurait pu être indiqué à sa date dans le registre ; mais, surtout pour la première année, les mentions sont incomplètes. La Grange ne donne avec précision que les dates des premières représentations ; plus tard même, les petites pièces sont parfois indiquées en interligne, et il n’est pas certain qu’elles aient toujours été mentionnées.
Nos affiches des trois théâtres se rapportent donc à une période de 1658 à 1665 au moins. Elles sont toutes d’un format et d’une composition identiques, et il paraît certain qu’à cette époque, comme de nos jours, les divers théâtres avaient un seul et même imprimeur24. Cette imprimerie spéciale conservait des épreuves, et c’est là, probablement, qu’au hasard on a pris nos affiches dans ce lot dédaigné de papier à la livre, qui contenait l’histoire de notre vieux théâtre, plus précise et plus complète que nous ne la possédons maintenant.
En effet, dans ce petit nombre de pièces annoncées, il en est, comme Le Chevalier de fin matois, comme La Tolédane ou Ce l’est, ce ne l’est pas, dont le titre ne se trouve ni dans Parfaict, ni dans Beauchamps, ni dans Soleinne. L’Illusion comique est annoncée sous le titre principal des Amours du Capitan Matamore. Que de choses ignorées un recueil d’affiches aurait pu nous apprendre !
Celles-ci au moins nous peuvent donner une idée de la façon dont on les rédigeait. On le voit, ce sont les mêmes termes dont se servait sans doute le comédien chargé d’annoncer au public le spectacle que l’on se proposait de lui donner, ce sont les formules ordinaires de l’orateur de la troupe.
Il nous reste un mot à dire au sujet du fragment d’affiche des Comédiens de Monsieur. Il ne contient rien de plus que ceci :
DIENS
SIEVR
DV ROY
auvaise nouvelle en
ous représenterons
ssee de Mons
avec Gorgibvs
sujet d’être satisfai
bon à deux heures.
La restitution des trois premières lignes et des deux dernières nous paraît ne présenter aucun doute. Quant au reste, nous avons indiqué ce qui nous a paru le plus probable, d’après le répertoire tel qu’il nous est donné par La Grange, d’après la disposition typographique et l’espace occupé par les caractères ; mais ce n’est qu’une probabilité, et les lecteurs du Moliériste trouveront peut-être une restitution plus heureuse ou plus certaine.
Jules Claretie : Une maison habitée par Molière §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 16, 1er juillet 1880, p. 108-114.
Nous avons fait naguère, avec M. Victorien Sardou, un voyage dans Paris à la recherche d’une maison habitée par Molière. Esprit toujours en éveil, chercheur curieux, actif, savant jusqu’aux ongles, M. Sardou s’inquiète de tout ce qui se rattache aux vieux souvenirs de son Paris. Il en connaît sur le bout du doigt toutes les ruines. Il se plaît à interroger les ruelles antiques, les tourelles qui se font rares, les logis où ont vécu les grands hommes. Naguère il avait acheté d’un entrepreneur de démolitions l’escalier de bois de la maison de Corneille, la rampe où le grand poète avait posé sa main, et, se réservant d’en garder la moitié pour sa demeure de Marly, il en avait offert l’autre partie au Musée cornélien que les Rouennais, qui ont démoli le logis historique de la rue de la Pie, veulent former à la maison de campagne de Pierre Corneille, au Petit-Couronne, près Rouen.
Nous allons ensemble chez l’entrepreneur de démolitions, M. Sardou voulant réclamer son escalier et me montrer la rampe de bois sur laquelle s’appuya Corneille. On cherche l’escalier parmi les débris. On le trouve, mais quand on nous le montre, quelle déception ! L’entrepreneur n’avait conservé que la rampe de fer postérieure à Corneille, et qui date du xviie siècle, et il avait jeté ou brûlé, comme trop vieille et vermoulue, la rampe de bois que Corneille avait touchée.
Du moins M. Sardou a-t-il découvert un puits, un vieux puits déjà construit lorsque Molière naquit, un puits du temps d’Henri IV, où Molière, alors tout jeune, s’est à coup sûr lavé les mains dans les entractes de ses pièces. C’est au quai Saint-Paul, dans une maison de la rue des Barrés qui, avant peu, doit disparaître. La salle du Jeu de Paume, où Molière joua, vécut, lutta (il était pauvre alors), est encastrée dans ces murailles. Un membre de la Société de l’Histoire de Paris, M. Philéas Colardeau, a publié, il y a trois ans, sur cette salle de théâtre au port Saint-Paul, une brochure des plus attachantes, et qui donne, sur les débuts de Molière, les détails les plus circonstanciés. M. Colardeau a d’ailleurs suivi une à une les indications de M. Eudore Soulié :
« Dès le 20 décembre 1644, dit-il, la troupe de l’Illustre Théâtre, — ainsi s’appelaient les premiers compagnons de Molière, — après avoir, par des emprunts, réglé quelques dettes, — ses premières dettes ! — quitte le jeu de paume des Métayers, dont on démonte les bois et les loges pour les transporter et les remonter dans un autre jeu de paume, où, dix-huit jours après, les jeunes comédiens allaient de nouveau tenter la fortune. »
L’emplacement qu’ils abandonnaient était peu avantageusement situé, dans un quartier où la population n’était guère agglomérée. En outre, les abords du théâtre étaient difficiles, car nous voyons que, pour en ménager l’accès, les associés avaient dû payer une somme importante à un paveur. Le Jeu de Paume de la Croix-Noire, où ils venaient s’établir, se trouvait situé, au contraire, à proximité des riches habitations du Marais et de la place Royale, et par conséquent dans des conditions apparemment plus favorables.
Il était la propriété d’une dame Denise Philippe, épouse d’un sieur Philippe de Parade, contrôleur des gages de messieurs du Parlement, et domicilié rue des Barrés. Cette dame l’avait loué à un maître paumier, avec lequel a dû traiter J.-B. Poquelin.
C’est là, c’est dans ce pâté de maisons où l’on retrouve encore les murs, l’emplacement de ce jeu de paume illustre, que Molière fit ou continua « ses premières armes ».
C’est au jeu de paume de la Croix-Noire, dit M. Colardeau, que fut représenté, en 1645, Artaxerce, tragédie de Magnon, et la seule pièce, jouée par la troupe de l’Illustre Théâtre, dont le titre et l’analyse soient arrivés jusqu’à nous. Ce fut aussi pendant son séjour au port Saint-Paul que la troupe de l’Illustre Théâtre, laquelle était entretenue par Gaston d’Orléans et portait également le titre de Troupe de Son Altesse Royale, figura très probablement dans une fête donnée par ce prince en l’hôtel du Luxembourg, le 7 février 1645.
Molière, à cette époque, logeait à proximité de son théâtre, au coin de la rue des
Jardins-Saint-Paul, « en la maison où demeurait un mercier »
. À quelle
encoignure habitait ce mercier ? Sans doute à l’une des encoignures de la rue des
Barrés. Les deux maisons d’angle qui existent aujourd’hui à cet endroit paraissent fort
anciennes, et bien probablement celle qu’habita le directeur de la troupe de Son Altesse
Royale le duc d’Orléans, est encore aujourd’hui à peu près telle qu’elle était
alors.
Hélas ! Molière ne gagna pas là grand argent. Il fut emprisonné pour dettes.
« Il me semble, nous disait M. Sardou en longeant le quai, le voir passer là,
le pauvre futur grand homme, conduit au Châtelet par des exempts ! ».
L’acte
du 13 août 1645, par lequel J.-B. Poquelin et ses associés
s’obligent envers Léonard Aubry à l’indemniser du cautionnement par lui fait pour
eux, afin de tirer de prison ledit Poquelin
, a été dressé au jeu de
paume de la Croix-Noire. Ainsi ce Molière, qui allait devenir si riche, avait commencé
par la misère, comme Balzac ! Et nos petits grands hommes d’aujourd’hui se plaignent
lorsqu’ils ne font pas fortune avec leur premier livre ou leur première pièce.
La troupe de l’Illustre Théâtre quitta le port Saint-Paul peu de temps après avoir vu son chef sortir du Grand-Châtelet, et revint s’établir au faubourg Saint-Germain, dans le jeu de paume de la rue de Buci.
M. Colardeau décrit cette salle, qu’il serait si intéressant de dégager des
constructions qui l’enserrent, et il en donne le plan exact dans sa brochure :
« Cette salle, d’une assez grande étendue, avait la forme d’un carré long, dans
la direction du nord au sud, entre la rue des Barrés-Saint-Paul et le quai, qui
s’appelait alors quai des Ormes, et qui, depuis, prit successivement différents noms.
Elle était séparée de la rue des Barrés par une maison occupée au rez-de-chaussée par
deux petites boutiques, avec deux petites cours entre elle et le jeu de
paume ».
Tout ce qu’on peut voir aujourd’hui, ajoute-t-il, de la salle où s’exerça, pendant une année, la troupe de l’Illustre Théâtre, se borne au pied des murs laissés à nu, du côté du levant, par la mise à l’alignement de la maison rue de l’Ave-Maria, nº 13, et du côté du couchant par les démolitions auxquelles on travaille en ce moment pour faire place au marché.
À l’exception de la petite partie emportée par l’élargissement du quai, l’emplacement de cette salle, dont les limites sont très nettement déterminées, est exactement le même que celui occupé actuellement par la propriété quai des Célestins nº 32, laquelle a conservé une issue sur l’ancienne rue des Barrés, par l’allée qui existait déjà autrefois.
Cette allée se trouve, comme autrefois, au rez-de-chaussée de la maison, rue de l’Ave-Maria nº 15. Elle sera, elle aussi, détruite bientôt, car l’édification du marché de l’Ave-Maria forcera l’administration à en faciliter l’accès et à en améliorer les abords par l’élargissement de la rue de l’Ave-Maria ; les deux maisons portant, sur cette rue, les nºs 15 et 17, sont donc destinées à être démolies dans un avenir peu éloigné.
Nous avons franchi le seuil de cette maison du nº 15, poussé cette porte verte, du temps de la Régence, où le marteau de fer ne retombe plus. Nous avons mis le pied sur cette marche de pierre, où peut-être Molière a passé. Le boulanger voisin a ouvert pour nous cette porte close, et là, derrière, au bout d’un corridor humide, suintant et gras, nous avons vu le puits mitoyen sur la margelle duquel Molière s’est penché, le vieux puits, qui a pour corde une sparterie roulant sur la poulie qui grince, et dont le ventre de grès a été bâti il y a près de trois siècles. Ce misérable et triste puits ne vaut rien, n’a de valeur que par le souvenir. Du moins qu’on ne l’abatte, qu’on ne l’émiette pas avant qu’un amateur intelligent le recueille. Les démolisseurs doivent bien le puits de Molière à M. Sardou, pour se faire pardonner de lui avoir détruit l’escalier de Corneille.
Une question m’a préoccupé dans cette visite au passé. En quelle maison du coin de la rue des Jardins, chez un mercier, habita Molière ? M. Sardou nous montrait aux deux angles de la vieille rue, à gauche, une maison à trois étages, à droite, une maison à cinq étages portant cette enseigne : À la Croix d’Or ; l’une et l’autre étaient occupées d’ailleurs par un débit de vins.
Et cette question nous venait à tous deux :
Où Molière a-t-il vécu ? Car il a vécu là, dans quelque mansarde de l’un de ces vieux logis ? Où a-t-il rêvé, à vingt ans, les chefs-d’œuvre de son âge mûr ?
Je ne sais rien de plus intéressant que ces problèmes. J’aime à retrouver sur les choses qui restent l’ombre passagère de l’homme disparu.
Pour avoir un renseignement sûr, je me suis adressé à l’impeccable chercheur, M. Édouard Fournier, un moliériste, et des plus autorisés, que la mort vient d’enlever en plein labeur, au milieu de savants travaux, brutalement interrompus.
Voici la réponse de l’auteur du Vieux-Neuf, et je crois sa lettre concluante :
« Je n’ai pas voulu vous répondre avant d’avoir revu cette vieille “rue des Jardins”, où il était si naturel que Molière commençât, puisque Rabelais y avait fini. Vous savez qu’il y est mort.
« Je pense que la maison du mercier, où logea le jeune Poquelin, se trouvait à l’un des angles ou coins qui sont du côté de la Seine. Le jeu de paume de la Croix-Noire, où il joua, était, comme vous savez, tout près. Il n’aurait donc pas été prendre gîte à l’autre bout de la rue, qui est longue.
Mais — autre question à résoudre — quel est maintenant celui des deux coins dont le rez-de-chaussée était occupé par le mercier ? Mon avis est que c’était le coin gauche portant le nº 6 de la rue des Jardins et le nº 16 de la rue de l’Ave-Maria (ancienne rue des Barrés). Un cabaret occupe l’autre encoignure ; or, j’en répondrais, surtout pour un tel quartier, ce cabaret doit être aussi vieux que la maison.
« Ces établissements sont immuables. Celui-ci a de plus, pour preuve d’ancienneté, une enseigne : la Croix-d’Or, dont le nom est tout à fait du temps. Peut-être l’aura-t-on choisi pour faire opposition, avec avantage, à l’enseigne du jeu de paume voisin, la Croix-Noire.
« Ceci posé, c’est, je le répète, à l’autre coin, celui de gauche, que devait se trouver la maison du mercier où Molière logea. Elle est du temps, comme celle du cabaret, et je soupçonne fort que la haute lucarne flamande, certainement contemporaine aussi, qui s’y ouvre tout en haut sur la rue de l’Ave-Maria, devait éclairer le réduit probablement délabré où Poquelin rêvait à devenir Molière. »
Ainsi, ce serait là — et je le pense aussi — que Molière jeune, Molière essayant de vaincre, Molière débutant, Molière endetté a vécu. La mansarde est le cerveau du logis, et c’est là-haut que le songeur abrita ses vingt ans.
N’y aurait-t-il pas à faire placer, sur une de ces murailles, une plaque commémorative, que Molière devrait ainsi à la passion activement érudite de M. Sardou, à la science d’Édouard Fournier, et un peu à la réclamation de celui qui écrit ces lignes, et sur laquelle on écrirait : « Ici vécut Molière » ?
Le logis où il est mort marque le regret. Celui vers lequel il grimpait, avec l’agilité de la vingtième année, marquerait l’espoir et montrerait la route à ceux qui cherchent et à ceux qui attendent, eux aussi, et parmi lesquels je souhaiterais qu’il y eût un Molière.
Paul Lacroix : Le Sonnet d’Oronte §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 16, 1er juillet 1880, p. 115-116.
Plusieurs commentateurs de Molière ont émis des doutes à l’égard du sonnet du Misanthrope, lequel, disaient-ils, pourrait bien n’être pas de l’auteur de la comédie. On sait que ce sonnet fut vivement applaudi, à la première représentation, par le public, qui donna tort ainsi à Alceste contre Philinte. Molière avait espéré, dit-on, que personne ne se méprendrait sur son intention de ridiculiser les fadeurs, les concetti, et le style précieux que la poésie française empruntait alors aux sonnettistes italiens. Il est certain que la tradition du théâtre voulait que le sonnet du Misanthrope fût l’œuvre de quelque poète du temps, Cotin ou autre, que Molière avait signalé à la justice exécutive du parterre.
Cette tradition existait certainement à la Comédie française au xviie siècle, puisque Nivelle de la Chaussée l’a recueillie dans son Épître de Clio, à M. de B… (Bercy), au sujet des nouvelles opinions répandues depuis peu contre la poésie (Paris, Ve Foucault, 1731, in-12 de 33 pages). Voici ce qu’il dit de Molière dans cette épître :
« La Rime avait aussi parmi les siens« Ce successeur des Comiques anciens,« Encor plus grand si dans tous ses ouvrages,« Il eût osé dédaigner les suffrages« Des fats du temps qu’il fallait attirer,« Et s’il n’eût eu qu’à se faire admirer. »
L’éloge est maigre et ne fait pas honneur au créateur de la comédie larmoyante ; mais le passage relatif au sonnet du Misanthrope n’en est pas moins fort curieux. C’est Clio, la muse de l’histoire, qui parle ici :
S’il m’en souvient, on a bien réclaméCertain sonnet fait pour être blâmé.À ce propos, on dit qu’un jour ThalieFut commander des vers à la Folie :« Çà, dit ma sœur, sous ton joyeux bonnet,Il me faudrait trouver un plein sonnetDe traits falots, où l’antithèse brille ;Je veux surtout que la pointe y fourmille…— Soit ! dans ce goût, aurez sonnet exquis :Je sais un fat, et, qui plus est, marquis ;Tous les matins, il rime à sa toilette :C’est là sans faute où j’en ferai l’emplette… »Pas n’y manqua. Dans un papier roulé,Le doux sonnet, bien musqué, bien moulé.Par un Zéphir fut remis à Thalie.« Bon, dit ma sœur, ceci sent l’Italie ;À nos gourmets j’en veux faire un présent ;Sachons au vrai quel goût règne à présent :En plein théâtre il faudra qu’on le lise ».Certain caustique en fit bien l’analyse,Et le siffla ; mais le sonnet trouva,Malgré les ris, quelqu’un qui l’approuva.
Il s’agit maintenant de découvrir quel est ce « fat, et qui plus
est »,
marquis, auquel Molière a pris le sonnet qu’il
a fait accueillir si dédaigneusement par son Misanthrope ou par le duc
de Montausier, dont Alceste était le prototype.
Louis Moland : Le succès des Précieuses a-t-il été pour Molière un succès inattendu ? §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 16, 1er juillet 1880, p. 117-118.
M. Despois, dans la notice préliminaire des Précieuses ridicules (Œuvres de Molière, tome II, p. 11-13), émet cette opinion que Molière ne paraît pas avoir prévu le succès éclatant des Précieuses ridicules. La preuve en est, selon lui, que Molière ne doubla point le prix des places pour la première représentation, usage dont un passage de Tallemant des Réaux et un passage de l’abbé d’Aubignac paraissent établir dès lors l’existence. De plus, la recette peu élevée du premier soir, 533 livres, permettrait de croire que l’on avait négligé d’employer les moyens ordinaires pour piquer la curiosité publique, soit dans les affiches, soit dans les annonces verbales que l’orateur faisait sur le théâtre. Est-ce exact ?
L’examen du registre de La Grange donne seul, à notre avis, la solution de ce petit problème.
D’abord nous ne voyons pas, sur ce registre, que l’usage de jouer les pièces nouvelles au double ou à l’extraordinaire, comme l’on disait, ait été observé au théâtre du Petit-Bourbon, ni même dans les premiers temps du Palais-Royal, ce qui est le point important à constater. Après Les Précieuses ridicules, Le Cocu imaginaire est joué également au simple, avec Nicomède, et produit le premier soir 350 livres. Dom Garcie est joué au simple, et produit 600 livres (au Palais-Royal). L’École des maris est jouée au simple, et produit 410 livres. De même pour les pièces des autres auteurs : elles ne sont point représentées pour la première fois à l’extraordinaire. La Vraie et la Fausse Précieuse, de Gilbert, fait une première recette de 500 livres ; Pylade, de M. Coqueteau de La Clairière, 540 livres ; Don Guichot, raccommodé par Mlle Béjart, 300 livres ; Zénobie, pièce nouvelle de M. Magnon, 125 livres (hélas !), etc. On voit que ce qui eut lieu pour Les Précieuses est exactement, est parfaitement conforme à tout ce qui se passa pendant les premières années qui suivirent le retour de Molière à Paris, et qu’il n’y a rien, par conséquent, à en conclure.
La recette de 533 livres est une bonne recette de première représentation, qui ne laisse supposer aucune, négligence de la part de l’auteur-directeur. Les recettes ordinaires se traînaient, à cette époque, de 130 à 200 livres, et pouvaient passer pour très satisfaisantes quand elles s’élevaient au-dessus de 300 livres. Du 28 avril 1659, où commence le registre de La Grange, jusqu’au 11 octobre 1660, où la troupe quitte le théâtre du Petit-Bourbon, c’est-à-dire dans l’espace d’un an et demi, nous en avons compté quatre-vingt-six, y compris celles des Précieuses et de Sganarelle, qui égalent ou dépassent ce chiffre.
Le succès des Précieuses ridicules se dessina surtout à partir de la deuxième représentation ; l’interdiction momentanée qu’elles subirent, comme l’on sait, y contribua certainement. Mais rien n’autorise à supposer que le poète ne comptât pas sur son œuvre, ni surtout qu’il n’ait pas tout fait pour éveiller à l’avance la curiosité du public parisien. On peut s’en fier pour cela à son ardente envie de réussir et de se faire une place à Paris. Parmi les reproches que lui adressent ses ennemis dans les premiers temps, est précisément celui de travailler au succès de ses pièces avec trop de passion.
Daspit de Saint-Amand : Claude Perrault et le Théâtre du Petit-Bourbon §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 16, 1er juillet 1880, p. 119-120.
Dans le 13e numéro du Moliériste (1er avril 1880), Édouard Thierry a publié une très intéressante étude : Molière et Tartuffe dans la préface des Plaideurs, où nous lisons le passage suivant :
« Mais c’est en juillet 1659 que la troupe italienne fermait son théâtre, et voilà pourquoi je disais tout à l’heure le théâtre des bouffons italiens au Petit-Bourbon. À cette date, il s’en fallait encore de deux ans que Perrault le jetât par terre pour se faire, sur la place nette, les chantiers de construction de la colonnade du Louvre. »
Il nous semble que M. Édouard Thierry attribue à tort au médecin-architecte Claude Perrault — une des victimes de Boileau — un procédé dont les Moliéristes ont le droit de faire peser la responsabilité sur M. de Ratabon, surintendant des bâtiments du roi. Ce haut dignitaire, qui seul avait qualité pour mener cette exécution à bonne fin, fut très probablement poussé à cette mesure discourtoise par les ennemis de Molière, pressés d’en finir avec ce nouveau-venu. Le prétexte était que le bâtiment du Petit-Bourbon gênait M. le surintendant, qui avait besoin de la place pour les chantiers de la façade principale du Louvre, et non de la colonnade, dont il ne pouvait être question, puisque les plans de Perrault ne furent adoptés et exécutés que quatre ans après la prouesse de M. de Ratabon.
Molière ayant plu au Roi en jouant une de ses farces perdues, Le Docteur
amoureux, dans la salle des gardes du vieux Louvre, Louis XIV l’avait gratifié de
l’antique résidence du connétable de Bourbon, transformée depuis longtemps en salle de
spectacles. C’est sur la scène du Petit-Bourbon que les premières pièces de Molière
avaient été représentées avec un succès toujours grandissant, quand Le Cocu
imaginaire vint mettre le sceau à sa réputation. Bien que joué au milieu de l’été
et dans le temps que la Cour, accompagnée d’une foule de gens de qualité, était retenue
à Saint-Jean-de-Luz par le mariage du Roi, le succès fut immense. Quoique Paris fût
désert, il s’y « est trouvé assez de personnes, dit François Donneau, dans l’Avis
au lecteur de La Cocue imaginaire, pour remplir plus de quarante
fois les loges et le théâtre du Petit-Bourbon, et assez de bourgeois pour remplir
autant de fois le parterre ».
La cabale ne se contint plus. Les grands
comédiens de l’Hôtel de Bourgogne et la troupe du Marais, inspirés par le même sentiment
— la jalousie — et ligués dans un but identique, — la suppression du théâtre de Molière
et la dispersion de sa troupe, — redoublèrent d’acharnement dans leurs attaques. Guerre
à ciel ouvert, machinations souterraines, on eut recours à tous les moyens. Les effets
de ce déchaînement se firent bientôt sentir.
« Le lundi 11 octobre 1660, écrit La Grange dans son registre, le théâtre du Petit-Bourbon commença être démoli par M. de Ratabon, surintendant des bâtiments du Roi, sans avertir la Troupe, qui se trouva fort surprise de demeurer sans théâtre. »
Ce n’est donc pas Claude Perrault qui jeta le Petit-Bourbon par terre. Nous en trouvons une nouvelle preuve, et plus concluante, dans les Mémoires de son frère, Charles Perrault.
Lorsque, au premier janvier 1664, Colbert fut fait surintendant des bâtiments du Roi, en remplacement de M. de Ratabon, la façade du Louvre s’élevait à peine à huit ou dix pieds hors de terre. Mais Colbert, mécontent du projet de M. Le Vaux, premier architecte, dont s’était contenté son prédécesseur — aucune mention de Perrault — fit suspendre les travaux et en confia la direction au cavalier Bernin, appelé tout exprès de Rome. Après que les « desseins » du cavalier parurent avoir été suffisamment examinés, le jour fut pris pour mettre la première pierre du fondement de la façade. Mais ce ne fut pas celle de l’architecte italien qui fut exécutée ; car, quelques jours plus tard, dégoûté de celui-ci comme il l’avait été de Le Vaux, Colbert pria le roi d’autoriser le Bernin de regagner l’Italie, et adopta le plan de Claude Perrault.
Mais quatre ans séparent l’érection de la colonnade du Louvre, de la démolition du Petit-Bourbon par M. de Ratabon.
Claude Perrault ne participa donc, ni directement ni indirectement, à l’avanie faite à la troupe de Monsieur, et nous pouvons, en connaissance de cause, l’absoudre du crime d’avoir chassé Molière du théâtre où venaient de se produire L’Étourdi, Le Dépit amoureux, Les Précieuses ridicules et Le Cocu imaginaire.
Tome II, numéro 17, 1er août 1880 §
Charles-Louis Livet : Deux mots à propos du Tartuffe §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 17, 1er août 1880, p. 131-138.
II25 §
À la fin d’un article où j’examinais la valeur d’une anecdote racontée par Grimarest au sujet de la toilette de Mlle Molière dans le Tartuffe, et où je demandais pourquoi les comédiens affectent de donner un costume bourgeois à Orgon, bien qu’il fût gentilhomme et même homme de cour, j’exprimais le regret de ne pouvoir, dans la ville où j’écrivais, comparer entre elles les gravures placées en tête du Tartuffe dans les diverses éditions de Molière, et je faisais appel au zèle des moliéristes pour faire cette comparaison.
Nos collaborateurs n’ayant pas encore répondu, je passerai en revue, non pas toutes les éditions de Molière, mais du moins celles que je trouve dans ma bibliothèque. Rappelons d’abord le passage de Molière qui détermine le costume qu’il crut devoir donner à Tartuffe pour l’accommoder aux modifications introduites dans sa pièce afin de désarmer la coterie « dévote » ; dans sa première pensée, en 1664, Tartuffe portait certainement un costume dont la ressemblance, plus ou moins exacte avec celui des ecclésiastiques, provoqua les colères et les longues rancunes de cette coterie ; à cette date, Tartuffe convoitait-il autre chose que la fortune d’Orgon et sa femme ? Rêvait-il d’épouser sa fille ? Il est permis d’en douter ; car, dès l’instant où se révèle pour lui un projet de mariage, évidemment ce n’est plus un ecclésiastique qui est en scène, et la colère des « dévots » est sans objet, puisqu’il est vrai que ce n’est point des attaques contre la religion, mais des attaques contre eux-mêmes, que furent blessés ceux qui s’en scandalisèrent (Préface du Tartuffe).
Lorsque Molière, résolu à enlever toute équivoque, fit de Tartuffe un personnage incontestablement laïc, à l’amour pour la femme, à la convoitise de la fortune, il joignit le rêve, formé par Orgon bien plutôt que par Tartuffe, d’un mariage possible avec Marianne.
Mais remarquez combien peu Tartuffe tient à ce mariage, et combien peu il en parle, deux fois seulement dans toute la comédie :
ELMIRE.
On tient que mon mari veut dégager sa foi
Et vous donner sa fille. Est-il vrai ? dites-moi.
TARTUFFE.
Il m’en a dit deux mots ; mais, Madame, à vrai dire,
Ce n’est pas le bonheur après quoi je soupire.
N’est-ce pas là une preuve, un indice tout au moins, que dans le premier plan de la pièce, il n’était pas question d’enlever Marianne à Valère, et que, par suite, la jolie scène reprise au Dépit amoureux a été ajoutée après coup ? Ce qui confirme le doute à cet égard, c’est que Molière, qui aurait pu si facilement mettre fin aux réclamations d’une partie du clergé, en faisant remarquer que Tartuffe est un laïc, ne fait même pas allusion aux conséquences qui découlent, à cet égard, du projet de mariage.
Il est donc possible, sinon certain, que Molière n’a introduit dans le Tartuffe ridée d’un mariage entre l’imposteur et Marianne que le jour où il
s’est décidé à modifier son costume. Or, voici ce qu’il dit à ce sujet dans son second
placet : « J’ai déguisé le personnage sous l’ajustement d’un homme du monde ;
j’ai eu soin de lui donner un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une
épée et des dentelles sur tout l’habit »
, c’est-à-dire un costume semblable
à celui de Valère ou de Damis26.
Voyons maintenant ce que nous donnent les gravures :
Édition de 1681 (Paris, D. Thierry, Cl. Barbin et P. Trabouillet), t. III, pas de gravures.
Édition de 1682 (Paris, D. Thierry, Cl. Barbin et P. Trabouillet), t. V, Figures de Brisart, gravées par Sauvé. Reproduction un peu corrigée de l’édition originale. Une salle, sans sièges ni autres meubles qu’une table recouverte d’un tapis ; à gauche, deux fenêtres ; au fond, un tableau, une porte dont la corniche supporte cinq vases, et surmontée d’un tableau rond. Tartuffe est à gauche, Elmire au milieu, Orgon sous la table.
Tartuffe porte le chapeau rond, bas, sans plumes ; cheveux longs ; veste courte, boutonnée dans le haut, ouverte dans le bas et laissant passer la chemise entre le haut de chausses ; le petit rabat uni27, jupon tombant aux genoux et recouvrant presque entièrement le haut de chausses ; manteau de même longueur. Il lève les bras avec effroi ; le corps est de face, la tête tournée à droite, de trois quarts.
Elmire, le corps de trois quarts à droite, la tête de profil regardant Tartuffe à gauche, cheveux ornés de rubans et de fleurs, avec une longue boucle tombant sur l’épaule gauche, corsage montant, sans dentelles, étranglant la poitrine sous ses baleines d’acier, manches demi-courtes, avec manchettes en dentelle basse, basque écourtée, drapée et arrondie, très ouverte par devant ; jupe tout unie, à ramages, plis rigides. La main gauche s’appuie sur la table, ou brûle une chandelle près d’un papier déplié ; la main droite montre Orgon, sortant de dessous la table.
Orgon est accroupi, il a de longs cheveux ; son vêtement, boutonné devant, semble être une soutane, cachant tout le corps ; rabat uni ; la main droite, soulevant le tapis, est étendue vers Tartuffe ; il s’appuie sur sa main gauche, posée à plat sur le plancher ; son costume est celui des gens de robe longue, membres du Parlement, des Conseils suprêmes, des savants, etc. ; c’est celui que portent Pellisson dans le portrait d’Edelinck, P. Corneille dans le portrait de Lubin, le chancelier Le Tellier dans le portrait d’Edelinck, etc., etc. Au bas : l’Imposteur.
Hauteur totale, 128 millim. ; largeur, 75 millim.
Édition de 1693 (Amsterdam, H. Wetstein, à la sphère). La gravure est celle de 1682, retournée, c’est-à-dire ayant à droite ce qui est à gauche dans celle-ci, de sorte que Elmire montre Orgon de la main gauche, qu’Orgon s’appuie sur la main droite, etc. — Au bas, en titre : Tartuffe. — Aucune signature, ni du dessinateur, ni du graveur. — Treize millimètres de moins que la précédente, en hauteur ; 15 millim. de moins en largeur, d’une ligne à l’autre de l’encadrement.
Édition de 1710 (Paris, Michel Clousier, t. V, p. 23). Même disposition des personnages et des accessoires que dans l’édition de 1693, mêmes fenêtres à droite, même porte à gauche surmontée de la garniture de vases, même portrait au-dessus, même paysage à côté : dans ces tableaux, cependant, les sujets sont mieux indiqués. — Sur la table, le papier est posé à plat, au lieu d’être à demi-déroulé. Sous la table, Orgon a une physionomie très accentuée ; dans le dessin un peu confus, on reconnaît un vêtement court, une soutanelle boutonnée, avec rabat uni.
Elmire est coiffée en fontange ; le devant du corsage, les manches sont à peu près semblables dans cette édition et dans les autres ; mais la jupe est chargée de trois rangs de volants à tête froncée ; un collier de perles ; — costume très riche et très élégant : la dentelle, le point paraît un peu en haut du corsage montant, et aux manches.
Tartuffe est le même que dans les éditions précédentes.
Pas de nom de dessinateur ni de graveur ; en titre, au bas : l’Imposteur, comme dans l’édition de 1682.
Hauteur totale : 125 millim. ; largeur, 72 millim.
Édition de 1718 (Paris, par la Compagnie des libraires). Même disposition que dans les éditions de 1693 et 1710 ; la gravure est d’un trait plus fin ; le décor est un peu différent : le plafond est plus simple ; la porte est surmontée d’un panneau oblong, dans lequel on distingue assez difficilement Vénus, assise, abordée par l’Amour ; le paysage est remplacé par un portrait-médaillon. Chandelier rond sur la table, et non carré, comme dans les éditions précédentes ; pas de papier sur la table ; tapis sans franges ; Orgon, visage sans expression, très longue perruque, rabat plat, vêtement boutonné, mais sans qu’on puisse distinguer par le dessin très confus des jambes, si ce vêtement est assez long pour les recouvrir.
Elmire, la tête légèrement de trois quarts, coiffure frisée mais non relevée, une longue boucle de chaque côté ; corsage décolleté, sans dentelles, collier de perles, manches demi-courtes avec manchettes de dentelle, robe à plis droits et drus, sans volants, étoffe à ramage.
Tartuffe, chapeau bas28, large et mou, manteau court tout ouvert, petit rabat en dentelles, pourpoint boutonné, uni, deux poches à ouverture arrondie, haut de chausses collant, les bas au-dessus des genoux ; même pose, même expression insignifiante que dans toutes les éditions précédentes.
Pas de nom de dessinateur ou de graveur ; — en titre : l’Imposteur.
Hauteur totale : 122 millim. ; largeur, 70 millim.
Les conséquences à tirer de ce qui précède sont les suivantes :
1º Le costume d’Elmire, dans la période la plus rapprochée de Molière, a toujours été très élégant ;
2º Dans celui de Tartuffe, on remarque bien « le petit chapeau, les grands
cheveux »
dont parle Molière dans son second placet ; mais ni
« l’épée »
— qu’il portait peut-être dans les autres scènes, dans la
dernière par exemple, — ni « les dentelles sur tout l’habit »
, ni le
« grand collet »
ou grand rabat (voy. Furetière, collet), puisqu’il n’a que le petit rabat, et que ce rabat, excepté dans
l’édition de 1718, est de linge uni : d’où il résulte que, en s’éloignant de la
période où la représentation du Tartuffe avait rencontré tant de
difficultés, l’acteur chargé du rôle ne prenait plus les précautions indiquées par
Molière pour prévenir les plaintes de la coterie ;
3º D’après son costume, Orgon n’est pas d’épée, mais de robe ; d’où il résulte que s’il a rendu, pendant la Fronde, les services dont le Roi a conservé le souvenir, c’est dans le Parlement, qu’il a pu suivre à Pontoise, et non à l’armée, comme j’en avais eu d’abord la pensée : ce qui ne l’empêche pas d’ailleurs d’être homme de cour et d’avoir accès auprès du Roi, ainsi que je l’ai fait remarquer dans ma première note.
Je regrette de donner sur ce sujet un travail que l’éloignement où je suis de Paris, sans autres ressources que ma propre bibliothèque, ne me permet pas de faire plus complet. Mais c’est, je crois, ouvrir une voie nouvelle que de pousser à l’examen comparatif des gravures qui ornent les diverses éditions de Molière, et à l’étude qui s’y peut faire des décors, des accessoires, des costumes et des jeux de scène : en faveur de cette initiative, nos amis les moliéristes voudront bien m’accorder quelque indulgence.
Jules Couet : La Précieuse de l’Abbé de Pure §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 17, 1er août1880, p. 139-142.
Il est aujourd’hui certain que l’abbé de Pure composa et fit jouer une comédie sur les Précieuses. Si le témoignage de Somaize et celui de l’auteur des Nouvelles nouvelles laissaient quelques doutes à ce sujet, ils ont tous été levés par les vers de La Muse royale (3 mai 1660) cités par M. V. Fournel dans ses Contemporains de Molière29.
Quels rapports y a-t-il entre cette pièce et Les Précieuses ridicules de Molière ? C’est ce qu’il est impossible de dire, quoique Somaize réponde, par l’intermédiaire du poète de ses Véritables Précieuses :
« C’est la même chose : ce sont deux valets tout de même qui se déguisent pour plaire à deux femmes, et que leurs maîtres battent à la fin. Il y a seulement cette petite différence que dans la première, les valets le font à l’insu de leurs maîtres, et que, dans la dernière, ce sont eux qui leur font faire30. »
Non seulement le sentiment de Somaize sur cette appréciation délicate est fort suspect,
mais M. Despois fait observer avec raison « que cette petite différence est assez
notable, et que tout l’intérêt de la légère intrigue qui fait le fond des Précieuses
ridicules, est précisément dans la vengeance que les maîtres rebutés tirent des
précieuses31 »
.
À défaut de la pièce elle-même ou du canevas, quelques fragments de correspondances, de mémoires, de romans du temps pourraient élucider la question. Cependant, à part les lignes de Somaize citées plus haut, on ne sait rien de cette pièce, si ce n’est qu’elle fut jouée en 165632 sur le théâtre du Petit-Bourbon33.
J’ai retrouvé dans La Précieuse, ou le Mystère de la ruelle le passage suivant qui, resté inconnu aux moliéristes, donne quelques renseignements intéressants sur une comédie qui ne peut être autre que celle qui m’occupe.
Aurélie avait trouvé un amant parfait en la personne d’un certain « malheureux
dont l’air était plus sévère qu’agréable, et qui paraissait élevé au-dessus du commun
des hommes par la recherche de ses discours et par la vivacité de ses pensées. Il
parlait peu, mais ce qu’il disait, il le tournait d’une façon qui le rendait agréable,
et qui le faisait valoir et écoute34 ».
Les conseils et les blâmes de ses parents, mécontents de
ce choix, n’ayant fait que la confirmer dans son dessein de l’épouser, ceux-ci
demandèrent avis à Gélasire35, qui leur
conseilla de susciter un rival à Scaratide : tel était le nom de l’amant d’Aurélie. Un
jeune homme, nommé Clomire, vint pour « la galantiser » ; s’il possédait peu de fortune,
en revanche il avait « la mine noble, la taille belle, l’air aisé et libre,
l’humeur enjouée, le discours vif et agréable, et l’esprit élevé et plein de feu36 »
; il n’épargna rien
pour lui être agréable, l’emmena à la Comédie, aux Fêtes, fit des vers pour elle, et la
tint au courant de tout ce qui se passait à la Cour et à la Ville, et des ouvrages
nouveaux. En peu de temps, il était parvenu à prendre place dans le cœur d’Aurélie, sans
toutefois en chasser Scaratide, la laissant ainsi partagée entre deux amants, et ne se
décidant pas à faire un choix. Elle était dans ces dispositions, lorsqu’une de ses amies
vint la chercher pour la mener aux Italiens voir la comédie. Ici, je laisse la parole à
Aurélie :
« Vous savez la manière et l’air de ce Théâtre, l’esprit et la liberté des Acteurs. Véritablement, j’eus le repentir tout entier de ma curiosité. Car je n’eus pas vu plutôt paraître un Poète contrefait, que, sans avoir besoin de ces fréquents regards, que celle qui me donnait la Comédie, m’adressait de temps en temps, je connus bien que l’on m’avait jouée sur le Théâtre, et que ma passion avait été exposée au peuple pour m’en faire concevoir, par un conseil public, une honte particulière. J’avoue que le dépit et la colère s’élevèrent dans mon âme avec quelque sorte d’impétuosité. Et je n’eus pas assez de force sur moi-même pour retenir cette indignation que j’avais de l’affront que je recevais de Gélasire tout ensemble et de ma parente37…
« Je ne sais ce que je ne dis point pour ma cause, et contre la Comédie, mais comme je me trouvais seule dans la douleur, au milieu d’une foule qui était toute en joie, et ravie du succès de la Comédie, j’eus recours à la ruse, et ayant gardé le silence avec assez de mortification, je m’en allai trouver deux ou trois personnes de ma connaissance particulière, avec qui j’étais très souvent et très familièrement. Elles sont toutes trois des plus aimables personnes de la Cour, et ont autant d’esprit que de beauté. Je fis tout ce que je pus pour les piquer par le titre de la Comédie, qui porte ce seul mot de PRÉTIEUSE, et ne descendis point au détail de cet endroit où une fille se trouvait préférer un faux Poète à un galant effectif et de condition, et qui, par une erreur d’esprit, donnait au mérite de ses ouvrages et de ses notions, ce qu’elle ôtait au droit des gens du siècle, qui suivent les sens et l’apparence, et tâchent d’y accorder la raison autant qu’ils peuvent par le ciment de l’intérêt, et par les prétextes de la fortune. Mais comme elles sont curieuses, elles y avaient été aussi bien que moi, et ne manquèrent pas de me renvoyer l’esteuf, et de m’assurer qu’elles s’y étaient très-bien diverties38. »
Comme on voit, les quelques détails donnés ici ne correspondent pas à ceux fournis par
Somaize ; nous n’y voyons point « deux femmes », « deux valets », non plus que « leurs
maîtres », mais seulement « une Précieuse »
(prototype de Madelon), un
« faux poète »
(quelque Mascarille), et un « galant effectif et
de condition »
(un La Grange).
Henri Van Laun : Les plagiaires de Molière en Angleterre (premier article) §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 17, 1er août 1880, p. 143-149.
Presque tous les grands écrivains dramatiques de tous les pays du monde ont été pillés et mis à rançon, mais probablement nul n’a souffert davantage des plagiaires que Molière. C’est surtout en Angleterre qu’on a emprunté beaucoup à votre illustre poète, en changeant fort souvent le tuteur où le père en mari, et la jeune première ou l’ingénue en femme. Jusqu’à la fin du dernier siècle, on ne voyait guère sur la scène anglaise comique, que des maris trompés et des femmes assez dévergondées. C’était alors le goût du public, mais depuis ce temps, on est devenu ou plus moral ou plus décent en Angleterre, et on n’y représente, en général, que des jeunes gens amoureux et des demoiselles très comme il faut, qui s’aiment « pour le bon motif », Dans les comédies de Molière, il n’y a de femme adultère que dans George Dandin, et une épouse qui trompe son mari involontairement dans Amphitryon ; mais depuis lors, on a fait en France tout juste le contraire de ce qu’on a fait dans la Grande-Bretagne, on a « changé tout cela », et l’épouse infidèle n’est plus une rareté sur la scène française. Autres temps, autres mœurs !
Il m’a paru curieux de donner une liste de tous les emprunts que les dramaturges anglais se sont permis de faire à Molière, et que j’ai pu découvrir, liste qu’on trouve dispersée dans ma traduction anglaise des Œuvres de Molière, publiée à Édimbourg, 1875-1877. Il est à regretter que, jusqu’à présent, aucun éditeur français des Œuvres de Molière n’ait parlé de ces emprunts.
I §
L’Étourdi, imité par Guillaume Cavendish, duc de Newcastle, arrangé pour le théâtre par John Dryden, le grand poète anglais. Cette pièce a été jouée sous le nom de sir Martin Mar-all (Martin Gâte-tout), pour la première fois en 1667, et fut représentée trente-trois fois. On l’a publiée l’année suivante sans nom d’auteur. Sir Martin est plutôt une imitation qu’une traduction littérale de L’Étourdi. L’héroïne, Mme Millicent (Clélie), épouse à la fin le valet Warner (Mascarille), qui est le parent d’un certain lord Dartmouth, Il y a d’autres caractères dans la comédie anglaise qu’on ne trouve pas chez Molière. Le traducteur y a aussi ajouté plusieurs grossièretés, ayant le goût du terroir de ce temps.
Trois traductions littérales de L’Étourdi ont paru en anglais, la première en 1714, la seconde en 1732, dédiée à lord Chesterfield, et la dernière sous les auspices de M. Foote, en 1742.
M. Arthur Murphy, dans The School for Guardians (L’École des tuteurs), jouée en 1767, s’est inspiré principalement de L’École des femmes, et a emprunté quelques scènes de L’École des maris. Il a aussi imité la troisième scène du second acte de L’Étourdi. Le Dépit amoureux a été, en partie, imité par Edward Ravenscroft, un des plagiaires les plus constants de Molière, dans The Wrangling Lovers, or The Invisible Mistress (Les Amants qui se querellent, ou la Maîtresse invisible). Cette comédie, jouée en 1677, est empruntée principalement d’un conte espagnol, quoique la plupart des rôles aient été inspirés par les caractères de Molière.
Dryden, dans sa comédie An Evening’s Love, or The Mock Astrologer (Une soirée d’amour, ou le Prétendu Astrologue), représentée en 1671, a imité la deuxième scène du premier acte, la troisième scène du quatrième acte et les trois dernières scènes du second acte de la pièce de Molière.
Sir John Vanbrugh a donné une imitation excellente de la comédie de Molière dans The Mistake (L’Erreur), jouée en 1706. L’épilogue de la comédie anglaise, dont l’intrigue se passe en Espagne, a été écrit en anglais par un certain M. Motteux, un Français réfugié à Londres à cause de la révocation de l’Édit de Nantes, et est rempli d’obscénités.
Il existe trois traductions littérales du Dépit amoureux, l’une par
M. Ozell, publiée en 1714, l’autre en 1732 par MM. Miller et Baker, et une troisième,
publiée sous les auspices de l’acteur et auteur dramatique M. Foote, en 1742. Dans
quelques-unes des traductions anglaises, on a donné à Gros-René le nom de Gros-Renard,
tandis que M. Ozell l’appelle « Benjamin trapu à la grosse bedaine, autrement
nommé Renier »
, en anglais « punch-gutted Ben, alias
Renier »
.
Les Précieuses ridicules. — Un certain auteur, M. Richard Flecknoe, qui n’a aucun talent, et que Dryden a attaqué dans une de ses satires, a publié, en 1667, une imitation des Précieuses, avec des scènes prises de Sganarelle, de L’École des femmes et de L’École des maris, qu’il a intitulée Les Damoiselles (sic) à la mode. Cette imitation n’a jamais été représentée, mais dans la liste des acteurs qui devaient jouer dans cette pièce, se trouve le nom de Nell Gwyn, la maîtresse du roi Charles II. Mme Aphra Behn, veuve d’un négociant hollandais, une dame qui a écrit beaucoup de poèmes, de romans et de comédies d’un style léger et tant soit peu érotique, et qui, en outre, s’occupait d’intrigues politiques et amoureuses, fit jouer, en 1682, une comédie, The False Count, or A New Way to Play an Old’ Game (Le Comte prétendu, ou Une nouvelle manière de jouer une vieille partie). Dans cette comédie, écrite d’un style assez libre et avec un épilogue des plus indécents, il y a une demoiselle, fière et orgueilleuse, nommée Isabelle, qui est courtisée par un ramoneur déguisé en noble, un composé de Mascarille et de Jodelet.
Thomas Shadwell, l’auteur dramatique, et à la fin de sa vie le poète-lauréat de
Guillaume III, qui a été violemment attaqué par Dryden et Pope, a imité dans sa
comédie Bury Fair (La Foire de Bury), représentée en 1689,
Mascarille et Jodelet, sous le nom de La Roch (sic), perruquier
français qui se faufile dans la bonne société déguisé en comte de Cheveux. On y trouve
une imitation du langage prétentieux de Madelon et Cathos. M. Ozell, en 1714,
MM. Miller et Baker, en 1737, ont aussi fait paraître une traduction littérale des Précieuses ridicules, tandis qu’une autre, probablement de Foote, fut
publiée en 1742. M. Miller, pasteur protestant, a fait représenter, en 1735, une
comédie The Man of Taste (L’Homme de goût), qui est, en partie, une
imitation des Précieuses ridicules et de L’École des
maris, avec deux caractères pris des Femmes savantes, et
quelques petits discours de La Comtesse d’Escarbagnas. Dans la
préface de la comédie anglaise, dédiée à lord Weymouth, le révérend traducteur dit :
« Quand il n’y a plus de distinction de rang ni de fortune, quand un pair
d’Angleterre et un ouvrier s’habillent de la même manière et ont les mêmes
amusements et les mêmes goûts ; quand on ruine les gens mariés, quand on pille le
bien des enfants et quand on n’achète plus rien, afin de donner des terres à un
Arlequin français ou à un eunuque italien pour une grimace ou pour une chanson,
est-ce que ce n’est pas alors que la satire franche et sans entraves doit s’opposer
à cette insulte faite à la saine raison et au bon sens ? »
L’Homme de goût fut représenté au théâtre royal de Drury Lane,
tandis que des acteurs français attiraient la foule dans un autre théâtre, et que
Farinelli, le fameux soprano italien, faisait courir tout le monde au théâtre de
Lincoln’s Inn Fields. De là vient l’allusion à un Arlequin français et à un eunuque
italien. Cependant M. Cibber, dans le prologue de la comédie anglaise, s’adresse au
public en disant que le traducteur, pour satisfaire le goût à la mode, a importé sa
pièce d’un climat plus méridional, et qu’il est sûr d’être applaudi si l’on aime le
bon sens étranger autant que la musique étrangère. Il appelle Molière « le
classique de la scène française »
, et le loue d’avoir dépeint les niais
ainsi que tous les vices sans aucune exagération, et d’avoir eu le courage de montrer
les honnêtes gens à pied et les coquins en voiture.
Sganarelle, ou le Cocu imaginaire. — Sir William Davenant a écrit une sorte de comédie, The Playhouse to Let (Le Théâtre à louer), en cinq actes, dont chacun forme une pièce différente. On ignore quand cette comédie a été représentée. Le second acte est une traduction de Sganarelle, joué par des acteurs français imaginaires, qui baragouinent un jargon moitié français, moitié anglais. La Biographia Britannica prétend que les quatre derniers actes de cette comédie étaient déjà écrits du temps de Cromwell, mais comme Cromwell mourut le 3 septembre 1658, et que Sganarelle ne fut représenté pour la première fois que le 28 mai 1660, la traduction n’a pu être faite qu’après.
Un graveur et imprimeur de la Monnaie, Thomas Rawlins, fit représenter, en 1677, une comédie : Tom Essence, or the Modish Wife (Tom Essence, ou l’Épouse à la mode), basée sur Sganarelle et sur le Don César d’Avalos, de Thomas Corneille. Le dialogue est des plus graveleux, et il me paraît impossible qu’on ait jamais pu dire le prologue, comme on l’a imprimé. Les parades les plus grivoises peuvent à peine en donner une idée.
Otway, dans The Soldier’s Fortune (La Fortune du soldat), une des comédies les plus obscènes qu’il a publiées, jouée pour la première fois en 1681, a pris la neuvième scène de Sganarelle, quatre scènes de L’École des maris, une plaisanterie de L’École des femmes, et une autre des Précieuses ridicules.
Sir John Vanbrugh a aussi fait représenter une traduction de Sganarelle en 1706, mais elle n’a jamais été imprimée.
Un certain M. Charles Molloy est l’auteur d’une pièce en cinq actes : The Perplexed Couple or Mistake upon Mistake (Le Couple dans l’embarras, ou une Méprise après l’autre), représentée en 1715. Dans la préface, l’auteur avoue que l’incident du portrait, quelque chose dans le quatrième acte et une « suggestion » dans le cinquième de sa comédie, sont pris de Sganarelle, mais que tout le reste est bien à lui. Il a dit une fausseté sciemment, car tout ce qui n’appartient pas à Sganarelle est composé principalement de lambeaux pillés des comédies de Molière. Il a pris des Précieuses ridicules la description que fait Madelon d’un « amant agréable » ; de Mascarille et de Gros-René il a fait un valet qu’il nomme Crispin, et il emprunte un personnage à Georges Dandin. Quoique cette pièce fût remplie d’obscénités, elle n’eut aucun succès.
M. Ozell a publié une traduction littérale de Sganarelle, en 1714 ; Baker en a publié une autre en 1732. Le dernier traducteur, dans une dédicace excentrique à Mlle Wolstenholme, dit que tout le monde sait que le soleil est brillant et que le printemps est agréable, et qu’ainsi il n’a pas besoin de louer la jeunesse florissante, la figure charmante, les manières courtoises, la bonne humeur invariable et le bon sens de cette demoiselle, mais qu’il a la présomption de lui dédier cette traduction, parce qu’il l’a connue depuis son enfance, et parce qu’il a reçu beaucoup de politesses de sa famille.
Le 11 avril 1733, on a représenté à Drury Lane un opéra nommé The Imaginary Cuckold (Le Cocu imaginaire), imitation libre de Sganarelle.
Une autre imitation, ou plutôt une traduction libre de la pièce de Molière, faite par M. Miller, The Picture, or The Cuckold in Conceit (Le Portrait, ou le Cocu imaginaire), mêlée de chansons, a été représentée en 1735. Le héros de la pièce anglaise est un épicier et conseiller municipal. Dans le prologue, on appelle Molière le grand Maître, et l’on remarque que si la pièce ne réussit pas, c’est parce que l’on n’a pu y faire passer l’esprit de l’original.
(À suivre.)
Tome II, numéro 18, 1er septembre 1880 §
Jules Guillemot : La note de l’actualité dans Molière §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 18, 1er septembre 1880, p. 163-176.
Mon cher Monval,
Voulez-vous bien m’ouvrir encore les colonnes de l’hospitalier Moliériste pour quelques observations du genre de celles qui me faisaient, l’an dernier, comparer Molière à Shakespeare ? Il ne s’agit pas, cette fois, d’un rapprochement entre ces deux grands génies, qui, par des chemins différents, sont arrivés à un même sommet : celui d’où les hommes, vus de haut, s’observent dans l’absolue vérité de leurs caractères. Ce que je voudrais rechercher aujourd’hui, dans la mesure des études auxquelles peut faire accueil votre publication si intéressante, c’est la part que Molière a faite, dans son œuvre, aux hommes et choses de son temps. Cette part est assez modeste, il faut le dire, et le xviie siècle est loin de notre littérature boulevardière, où l’allusion des choses du jour prend des airs si marqués de réclame.
La note contemporaine se trouve pourtant, çà et là, chez Molière ; et si le bon goût a pu parfois la réprouver du vivant de l’écrivain, l’intérêt qui s’attache pour nous aux anecdotes et aux curiosités littéraires du siècle de Louis XIV ne laisse pas que de lui donner aujourd’hui un certain attrait.
Je n’ai pas besoin de remarquer, d’abord, toutes les allusions que fait Molière à la ridicule littérature romanesque qu’avait encouragée, au début du siècle, le grand Richelieu, plus éclairé comme politique que comme inspirateur des lettres. Il y aurait peut-être un volume à écrire sous ce titre : Molière critique ; car l’auteur des Précieuses Ridicules eut cela de commun avec Cervantès et avec Shakespeare, — dont il était dit que le nom reviendrait encore sous ma plume, — qu’il aima à flageller du fouet de la satire les méchants poètes, et qu’il se plut à citer ironiquement leurs mauvais vers. Si complète que je désire faire cette étude, [je perdrais mon temps à rappeler les épigrammes jetées aux romans de Mlle de Scudéry : elles se trouvent dans des passages connus de tous et absolument populaires ; car il y a, dans ce Molière, que tout Français devrait connaître par cœur, des parties plus populaires les unes que les autres.
À côté des plaisanteries sur la Clélie, le Cyrus, la Carte du Tendre, sur toutes ces préciosités, ces sentimentalités à froid et à faux, dont Molière était visiblement agacé (passez-moi ce mot moderne, qui me semble le terme juste), le grand Comique cite aussi des ouvrages ridicules de son temps auxquels il assure ainsi (je parle des titres seulement) une immortalité peut-être moins désobligeante que l’oubli complet auquel ils semblaient destinés. Dans Sganarelle, Gorgibus engage sa fille à laisser là la lecture de Clélie pour savourer celle de ces petits livres soi-disant pieux, animés souvent de bonnes intentions, mais qui trouvent moyen de jeter de la dérision sur les choses les plus respectables, la morale et la religion :
« Lisez-moi, comme il faut, au lieu de ces sornettes,« Les Quatrains de Pibrac, et les doctes Tablettes« Du conseiller Mathieu ; l’ouvrage est de valeur« Et plein de beaux dictons à réciter par cœur.« La Guide des pêcheurs est encore un bon livre. »
Arnolphe fait mieux encore avec Agnès : il ne se contente pas de lui indiquer une
« bonne lecture »
. Il lui donne à lire haut devant nous une suite de
maximes en vers fort indiscrètes, dans leur morale prétention, et qu’il extrait d’un
livre intitulé :
LES MAXIMES DU MARIAGE
ou
LES DEVOIRS DE LA FEMME MARIEE
avec son exercice
journalier.
Molière ne connaissait-il pas l’auteur, ou n’a-t-il pas voulu le nommer ? Toujours est-il qu’Arnolphe nous dit :
« J’en ignore l’auteur ; mais c’est quelque bonne âme. »
Ce que sont ces maximes, ce qu’est leur moralité brutalement audacieuse, on s’en
souvient ; mais il n’est tel que ces « bonnes âmes »
naïves pour casser
lourdement les vitres.
Ailleurs, et sans sortir du terrain de la critique littéraire, mais en entrant plus
avant dans la personnalité et dans le plaidoyer pro domo mea, Molière
défendra la Cour, qui a su l’acclamer et le comprendre, contre les pédants bourrés de
grec et de latin, et qui lui jettent à la tête toutes les règles d’Aristote, et les
façons de traiter la protase, l’épitase et la péripétie, que l’écrivain français, ami de
la clarté et du franc-parler, nommera tout simplement l’exposition du sujet, le nœud et
le dénouement. Dorante soutiendra M. Lysidas « qu’on peut être habile avec un
point de Venise et des plumes, aussi bien qu’avec une perruque courte et un petit
rabat uni »
. Et Clitandre reprendra, avec Trissotin, cet autre et plus complet
Lysidas, la défense de cette même Cour, à qui Molière devait tant : « Remarquez bien,
lui dira-t-il,
Qu’à le bien prendre au fond, elle n’est pas si bêteQue, vous autres messieurs, vous vous mettez en tête ;Qu’elle a du sens commun pour se connaître à tout ;Que chez elle on se peut former quelque bon goût ;Et que l’esprit du monde y vaut, sans flatterie,Tout le savoir obscur de la pédanterie. »
« Elle a du sens commun ! »
Voilà le grand mot ! C’est toujours là qu’il
faut en revenir avec cet ennemi des pédants, dont le merveilleux génie est fait tout
simplement de bon sens et de clarté !
Et, puisque j’ai nommé Trissotin, il faut bien reconnaître que Molière rencontre parfois la personnalité agressive, et que, dans cette lutte où il reçoit lui-même des atteintes très rudes et très directes, il ne résiste pas à l’envie de mettre ses ennemis sur la scène, de les y traîner sous leur nom et de leur infliger un ridicule public et éclatant. Ajoutons, à sa décharge, qu’il ne s’agit que d’ennemis littéraires et d’hommes qui l’ont, eux-mêmes, publiquement attaqué, diffamé, odieusement calomnié. Après l’abbé Cotin, dont le nom est si faiblement travesti, c’est Boursault, que Molière nomme, en toutes lettres, dans L’Impromptu de Versailles, en réponse au Portrait du peintre, que celui-ci venait de lancer contre lui. On y discute sur la façon dont le Maître devrait riposter au coup droit qu’on vient de lui porter :
MADEMOISELLE DE BRIE.
Ma foi, j’aurais joué ce petit monsieur l’auteur qui se mêle d’écrire contre des gens qui ne songent pas à lui.
MOLIERE.
Vous êtes folle. Le beau sujet à divertir la cour que M. Boursault ! Je voudrais bien savoir de quelle façon on pourrait l’ajuster pour le rendre plaisant, et si, quand on le bernerait sur le théâtre, il serait assez heureux pour faire rire le monde. Ce lui serait trop d’honneur que d’être joué devant une auguste assemblée ; il ne demanderait pas mieux ; et il m’attaque de gaîté de cœur pour se faire connaître de quelque façon que ce soit.
Je vous renvoie au reste du passage, que vous connaissez bien et qui est l’un des plus fins morceaux du Maître. Rien de charmant comme le dédain avec lequel Molière jette à ses calomniateurs cette réclame qui semble le seul véritable objet de leurs désirs ; rien de juste et de sensé comme la limite qu’il assigne à leurs droits, abandonnant ses œuvres à leur critique, mais ayant soin de réserver sa personne et sa vie privée :
« Qu’ils disent tous les maux du monde de mes pièces, j’en suis d’accord. Qu’ils s’en saisissent après nous ; qu’ils les retournent comme un habit pour les mettre sur leur théâtre, et tâchent à profiter de quelque agrément qu’on y trouve et d’un peu de bonheur que j’ai, j’y consens, ils en ont besoin ; et je serai bien aise de contribuer à les faire subsister, pourvu qu’ils se contentent de ce que je puis leur accorder avec bienséance. La courtoisie doit avoir des bornes, et il y a des choses qui ne font rire ni les spectateurs, ni celui dont on parle. »
Et il se lance dans des considérations dignes de La Bruyère, ce fin esprit si bien fait pour s’entendre avec Molière, et qui l’a pourtant si mal compris !
Cet Impromptu est, au reste, une mine de renseignements contemporains et l’un des plus précieux documents pour l’histoire anecdotique du théâtre au xviie siècle. Molière n’y critique-t-il pas les principaux acteurs de la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, rivale de la sienne : Montfleury, Beauchâteau, Hauteroche, de Villiers, et jusqu’à Mlle de Beauchâteau ? Pour ceux-là, il ne les nomme pas en scène ; il fait mieux : il les imite ; et n’est-ce pas un des petits détails les plus piquants de ce théâtre de Molière, d’y retrouver ces imitations, qui font, chez nous, les délices des revues de fin d’année ?
Quatre ans plus tôt déjà, et avant d’attaquer les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne un par un et corps à corps, il avait enveloppé dans un même ridicule leurs procédés et leur méthode. Quand Cathos demande à Mascarille à quelle troupe il donnera sa comédie : « Belle demande ! répond-il,
« Aux grands comédiens (de l’Hôtel de Bourgogne) ; il n’y a qu’eux qui soient capables de faire valoir les choses : les autres sont des ignorants qui récitent comme l’on parle, ils ne savent pas faire ronfler les vers et s’arrêter au bel endroit. Et le moyen de connaître où est le beau vers, si le comédien ne s’y arrête, et ne vous avertit par là qu’il faut faire le brouhaha ? »
Ceci rentre encore dans le cadre de l’étude que j’indiquais au début de cet article sous l’intitulé de Molière critique.
Mais les ennemis et les adversaires de Molière n’ont pas seuls l’honneur d’être nommés dans ses œuvres. Il cite parfois, et par leur nom, les grands hommes contemporains. C’est Corneille, dans Les Fâcheux :
« Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait,« Et Corneille me vient lire tout ce qu’il fait. »
C’est Lulli, dans le même ouvrage :
« Baptiste le très cher« N’a point vu ma courante, et je le vais chercher :« Nous avons pour les airs de grandes sympathies,« Et je le veux prier d’y faire des parties. »
Le grammairien Vaugelas est nommé dans Les Femmes savantes ; et
Vadius y renvoie Trissotin à « l’auteur des Satires »
. Quant à
La Fontaine, son nom n’est pas prononcé dans les œuvres de Molière, mais une de ses
fables est citée, dans Le Malade imaginaire, à côté d’un conte de
Perrault ; car la petite Louison y dit à son père : « Je vous dirai, si vous
voulez, pour vous désennuyer, le conte de Peau d’âne, ou bien la fable du Corbeau et
du Renard, qu’on m’a apprise depuis peu. »
C’était là, pour les hommes du
temps, de l’actualité, et, comme nous dirions aujourd’hui, du fruit nouveau.
Molière va plus loin : parmi les grands hommes de son siècle, il en est un qu’il cite volontiers, et celui-là c’est… Molière. Philinte ne dit-il pas à Alceste :
« Je crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,« Ces deux frères que peint L’École des maris. »
La comtesse d’Escarbagnas, vantant toutes les ressources et les distractions de Paris,
dit, de son côté : « Lorsque l’on veut voir la revue, ou le grand ballet de
Psyché, on est servi à point nommé. »
Ce qui, soit dit en passant, nous montre
le grand succès de Psyché, attesté, d’ailleurs, par le Registre de La Grange.
Mieux encore : dans Le Malade imaginaire, Molière écrit son propre nom tout au long, et emploie une quinzaine de répliques à justifier ses campagnes contre les médecins :
BÉRALDE.
J’aurais souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l’erreur où vous êtes, et, pour vous divertir, vous mener voir, sur ce chapitre, quelqu’une des comédies de Molière.
ARGAN.
C’est un bon impertinent que votre Molière, avec ses comédies ; et je le trouve bien plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins !
C’est dans ce passage que, par un pressentiment douloureux, qu’on a souvent relevé, Molière, à la veille même de sa mort, fait dire à Argan :
« Par la mort, nom de diable ! Si j’étais que des médecins, je me vengerais de son impertinence ; et quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours. Il aurait beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerais pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement ; et je lui dirais : Crève, crève ; cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté. »
Au reste, cette audace de se citer soi-même a trouvé au moins un imitateur illustre :
Mozart ! Don Juan dit quelque part à Leporello : « Chante-moi donc cet air si
fort à la mode ! »
. Et le valet entonne les couplets que Figaro, dans Les Noces, adresse à Chérubin.
Si je ne me trompe, Molière parle encore de lui-même, bien qu’à mots couverts, dans La Critique de l’École des femmes, lorsqu’Élise raconte la déconvenue de
Climène, qui avait invité Damon à souper, « sur la réputation qu’on lui donne et
les choses que le public a vues de lui »
, convaincue, d’ailleurs,
« qu’il devait faire des in-promptu surtout ce qu’on disait,
et ne demander à boire qu’avec une pointe »
. Il n’en fut rien,
malheureusement. « Vous connaissez l’homme,
dit Élise, et sa
naturelle paresse à soutenir la conversation »
. S’agit-il ici de Molière même
ou de La Fontaine ? Ce qui est certain, c’est qu’il y a, dans ce délicieux passage de la
Critique, le portrait d’un contemporain.
Ailleurs, ce ne sont pas des grands hommes du temps, mais des personnages célèbres à
d’autres titres que Molière mentionnera dans ses ouvrages. C’est Barbin, le libraire du
Palais, le Michel-Lévy de l’époque : « Nous nous verrons seul à seul chez
Barbin »
, dit fièrement Trissotin à Vadius, conviant son rival à un duel de
plumes. C’est un traiteur de Limoges, dont les dîners ont sans doute laissé de bons
souvenirs à la troupe des comédiens nomades :
ÉRASTE.
Comment appelez-vous ce traiteur de Limoges qui fait si bonne chère ?
M. DE POURCEAUGNAC.
Petit-Jean ?
ÉRASTE.
Le voilà. Nous allions le plus souvent ensemble chez lui nous réjouir.
La Comtesse d’Escarbagnas nous révèle l’existence d’un gantier fameux du nom de Martial. Quelqu’un venant à parler devant notre provinciale des épigrammes du poète latin qui porte ce nom :
— « Quoi ! s’écrie-t-elle, Martial fait-il des vers ? Je pensais qu’il ne fît que des gants. »
Et M. Tibaudier lui répond avec un air prudhommesque :
— « Ce n’est pas ce Martial-là, madame ; c’est un auteur qui vivait il y a trente ou quarante ans. »
Dans Les Fâcheux, cette sorte d’actualité, cette improvisation où le détail contemporain fourmille, Dorante le chasseur nous fait connaître le nom de Gaveau, un marchand de chevaux fort en renom, celui de Drécart, piqueur non moins illustre, et jusqu’à celui du garçon de Gaveau, qui se trouve être l’homonyme du traiteur de Limoges.
Bien que les écrivains classiques ne se piquent pas de préciser leur lieu de scène avec cette exactitude que nous imposent les lois du réalisme moderne, il y a, dans Molière, quelques détails intéressants sur la topographie parisienne au dix-septième siècle. Clitandre rencontre Trissotin dans le Palais, où nous avons déjà vu ce même Trissotin donner rendez-vous à Vadius. Un personnage des Fâcheux nous promène
« Au Mail, au Luxembourg ou dans les Tuileries »,
énumérant, dans ce vers, les principales promenades de la ville.
Je ne parle pas des courtisans se rendant au Louvre et assistant au grand ou au petit lever.
L’Amour médecin mentionne la foire Saint-Laurent, et nous montre qu’il s’y vendait des meubles estimés. Sganarelle, voyant sa fille enfoncée dans un morne ennui, cherche à la confesser, et lui dit :
« Est-ce que ta chambre ne te semble pas assez parée et que tu souhaiterais quelque cabinet de la foire Saint-Laurent ? »
Çà et là quelques mots sont jetés sur Paris, bien brefs, bien discrets, et qui ne nous
révèlent pas grand-chose. Mascarille nous dira, dans Les Précieuses :
« Il y fait un peu crotté, mais nous avons la chaise. »
— « Comment trouvez-vous cette ville ? » demande Arnolphe à Horace.— « Nombreuse en citoyens, superbe en bâtiments,Et j’en crois merveilleux les divertissements.
Un des passages les plus curieux, à cet égard, se trouve dans La Comtesse d’Escarbagnas. Nous y voyons énumérés les auberges ou hôtels célèbres de Paris à cette époque :
JULIE.
On sait bien mieux vivre à Paris dans ces hôtels dont la mémoire doit être si chère. Cet hôtel de Mouhy, madame, cet hôtel de Lyon, cet hôtel de Hollande, les agréables demeures que voilà !
Parfois aussi Molière fait allusion aux événements de son temps, solennités, faits de guerre, et, par ces indications, marque ses pièces d’une date impérissable :
Vous irez voir, monsieur, cette magnificenceQue de notre Dauphin prépare la naissance ?
Ainsi s’exprime Valère dans L’École des maris, quand il s’efforce d’amadouer Sganarelle, qui se contente de répondre en bourru :
— Si je veux.
Et Valère, sans se déconcerter, poursuit :
— Avouons que Paris nous fait partDe cent plaisirs charmants qu’on n’a point autre part.Les provinces, auprès, sont des lieux solitaires.
Dans Les Précieuses ridicules, il est parlé des guerres de l’Artois et des Flandres. Jodelet se dit blessé à l’attaque de Gravelines, et c’est devant Arras que Mascarille et lui auraient accompli un de leurs plus beaux exploits :
— Te souvient-il, vicomte, de cette demi-lune que nous emportâmes sur les ennemis au siège d’Arras. »
Ce qui donne lieu à l’une des plus joyeuses répliques qu’il soit possible de trouver dans le théâtre de Molière, lorsque Jodelet, qui ignore absolument ce que c’est qu’une demi-lune, et cherche à surenchérir sur son compagnon, s’écrie avec fierté :
— « Que veux-tu dire avec ta demi-lune ? C’était bien une lune toute entière. »
M. de Sotenville nous apprend qu’il eut « l’honneur, dans sa jeunesse, de se
signaler à l’arrière-ban de Nancy »
.
Et puisque j’ai parlé de ces guerres qui, sous le règne de Louis XIV, tenaient constamment en haleine l’attention publique, il faut signaler un très curieux passage, emprunté encore à La Comtesse d’Escarbagnas. Ce morceau peu connu (et qui donc lit La Comtesse d’Escarbagnas ?) semble en avance d’un siècle, car il y est question de ces lecteurs acharnés de la Gazette de Hollande, nouvellistes à tous crins, qui, avec deux mots, gagnent des batailles et décident du sort des empires, et l’on sait combien ces hommes d’État en chambre, assez clairsemés au dix-septième siècle, ont pullulé dans le dix-huitième ! Je ne parle pas du dix-neuvième, où ils se nomment « tout le monde ».
Le vicomte, amant de Julie, pour s’excuser de venir en retard à un rendez-vous, raconte l’ennuyeuse rencontre qu’il a faite
« d’un vieux importun de qualité ». —
Il m’a fait avec grand mystère, dit-il, une fatigante lecture de toutes les méchantes plaisanteries de laGazette de Hollande, dont il épouse les intérêts. Il tient que la France est battue en ruine par la plume de cet écrivain, et qu’il ne faut que ce bel esprit pour défaire toutes nos troupes ; et de là s’est jeté à corps perdu dans le raisonnement du ministère, dont il remarque tous les défauts, et dont j’ai cru qu’il ne sortirait point. Il sait les secrets du cabinet mieux que ceux qui les font… Il nous apprend les ressorts cachés de tout ce qui se fait, nous découvre les vues de la prudence de nos voisins, et remue à sa fantaisie toutes les affaires de l’Europe. Ses intelligences même s’étendent jusqu’en Afrique et en Asie ; et il est informé de tout ce qui s’agite dans le conseil d’en haut du Prêtre Jean, et du Grand Mogol. »
Certes, le type de ce politicien n’appartient pas spécialement au temps de Molière ; mais cette Gazette de Hollande, ce cabinet, ce ministère (le mot y est), donnent à cette figure, si finement esquissée par le Maître, je ne sais quelle couleur d’actualité qu’il m’a paru intéressant de relever.
L’événement contemporain qui fournit à Molière l’allusion la plus piquante, est
peut-être encore cette visite d’un ambassadeur turc à la Cour de France, dont il aurait
tiré prétexte pour imaginer la Cérémonie du Bourgeois
gentilhomme. Ce qu’il faut dire ici, c’est qu’il y a, dans cette scène baroque,
beaucoup plus d’exactitude qu’on ne serait d’abord porté à le croire. Le « turc
de cuisine »
qu’on y parle :
« Se ti sabir,« Ti respondir. »
n’est pas, à beaucoup près, aussi fantaisiste qu’il en a l’air. Tous ceux qui ont été en Algérie, ou ont voyagé sur le littoral de la Méditerranée, sont en mesure de l’affirmer. Ce baragouin comique, mâtiné de français, d’italien, d’espagnol, de turc et d’arabe, s’y parle journellement, et forme, si je puis dire, le terrain neutre sur lequel s’engagent les transactions entre Européens et Orientaux. Les Français ont même pris l’habitude, en souvenir de Molière et du Bourgeois gentilhomme, de le désigner sous le nom de langue Sabir. C’est une langue, en effet, qu’il faut souvent connaître, et qui a ses dictionnaires et ses grammaires. L’amusante naïveté de sa forme s’augmente encore, pour nous, du réjouissant souvenir qui la rattache à notre Molière ; et je ne sais rien de plus drôle que d’entendre de graves Arabes nous réciter, sans le savoir, des passages du Bourgeois gentilhomme.
J’arrête ici, mon cher Monval, cette causerie déjà bien longue. Il ressort de tout ce que j’ai dit que la note de l’actualité n’est pas absente chez Molière ; mais on ne la trouve guère que dans les œuvres improvisées, dans les pièces de second plan, telles que Les Fâcheux, L’Impromptu de Versailles, La Comtesse d’Escarbagnas. Ces productions du grand poète, littérairement inférieures aux autres, ont ainsi, pour les fureteurs, les chercheurs d’anecdotes, un intérêt tout particulier. Mais il faut bien reconnaître que, dans ses chefs-d’œuvre, Molière évite la note contemporaine ; et l’on ne saurait l’en blâmer. À part Le Tartuffe, où Louis XIV est mentionné (détail de commande), on ne trouverait guère, dans les grandes créations du Maître, des allusions aux hommes et aux choses de son temps. L’écrivain n’aurait garde d’imprimer à ses œuvres cette marque du temps et du lieu, qui les signale aux badauds du jour pour les vieillir et les démoder devant les auditeurs du lendemain. Molière n’écrit ni pour son siècle ni même pour son pays. Son vaste génie s’adresse d’instinct à l’humanité tout entière, en quelque temps et sous quelque latitude qu’elle vive. Il n’y a pour lui ni époque ni frontières. Enfin, il est trop dans la vérité absolue pour s’attarder aux détails de la vérité relative.
Charles Nuitter : Les affiches du Théâtre du Marais [I] §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 18, 1er septembre 1880, p. 180-181.
À M. Louis Moland.
Monsieur,
Je ne demanderais pas mieux que de dater de 1660 les affiches des comédiens du Marais, d’autant plus que, l’affiche de l’Hôtel de Bourgogne étant peut-être de 1658, et celle des comédiens de Monsieur de 1658 à 1660, il y aurait là une concordance qui expliquerait la réunion de ces vieux papiers.
Voici toutefois ce qui me fait encore hésiter :
C’est seulement dans le mois de novembre 1660 que M. de Sourdéac fit représenter La Toison d’or dans son château du Neufbourg.
C’est seulement à la date du 1er décembre 1660 que Sourdéac prêta aux comédiens du Marais les décors et les machines de La Toison d’or, ainsi qu’il résulte d’une reconnaissance signée par Laroque, Hubert, La Thorillière, Chevalier, Brécourt et la demoiselle Desurlis.
C’est seulement le 15 février 1661 (d’après Parfaict) que les comédiens du Marais représentèrent à Paris La Toison d’or.
Or, leur affiche portant cette mention : En attendant nos superbes
machines de la Conqueste de la Toison d’or
, est-il vraisemblable qu’ils
aient annoncé, dès février 1660, une pièce au sujet de laquelle ils ne devaient traiter
qu’en décembre 1660, et qu’ils ne devaient jouer qu’en février 1661, un an plus
tard !
Je vous en fais juge, monsieur, et vous prie d’agréer l’assurance de mes meilleurs sentiments.
Charles-Jules Revillout : Les affiches du Théâtre du Marais [II] §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 18, 1er septembre 1880, p. 181-186.
Parmi les quatre affiches de théâtre auxquelles M. Ch. Nuitter a consacré dans Le Moliériste une si curieuse et si savante notice, deux m’ont paru plus importantes que les autres au point de vue littéraire. Ce sont celles qui proviennent de la troupe du Marais. La première, imprimée à l’encre noire, annonce le spectacle du mardi 3 février ; la seconde, en caractères rouges, est du vendredi 13 du même mois. Toutes deux donnent comme très prochaine la représentation d’une pièce à machines, La Conquête de la Toison d’or, œuvre du grand Corneille.
À quelle année se rapportent ces deux affiches ?
M. Ch. Nuitter répond à cette question de la manière suivante :
« La mention placée au bas des affiches du Marais : En attendant nos grandes et superbes machines de la Conqueste de la Toison d’or, fait tout d’abord penser à la première représentation de cet ouvrage, qui a eu lieu en 1661 ; mais le mardi ne se trouve être un 3 février, et le vendredi un 13 février, que dans les années 1665, 1671 ou 1682. C’est donc une reprise qui est annoncée, et les reprises de La Toison d’or ont été nombreuses.
Il est évident qu’il ne peut s’agir ici de l’année 1661, mais est-il aussi certain que les affiches du Marais annonçaient une reprise et non pas une première représentation ?
En 1660, le 3 février tombait un mardi et le 13 un vendredi ; pourquoi nos deux affiches ne seraient-elles pas de cette année ?
Plusieurs renseignements fournis par ces affiches, semblent, à mes yeux du moins, justifier cette attribution.
D’abord, celle qui est imprimée en noir débute par ces mots : « Comme les
divertissements enjoués sont de saison »
. Cette phrase indique qu’on était
alors en plein carnaval : ce qui était tout à fait vrai en 1660, puisqu’en cette
année-là, comme en 1880, les Cendres tombèrent le 11 février.
Vient ensuite, dans cette même affiche, l’annonce de la « plaisante comédie du
Jodelet Maître de Monsieur Scarron »
. L’omission du mot
feu devant le nom de Scarron ne paraît-elle pas signifier que
l’auteur de Jodelet vivait encore au moment où les Comédiens du Marais
allaient jouer sa pièce ?
Cette explication, il faut bien l’avouer, n’est que plausible : mais si elle était vraie, elle exclurait toutes les années postérieures à 1660, puisque Scarron mourut précisément au mois d’octobre de cette année-là.
L’affiche rouge annonce pour le vendredi 13 février la farce de L’Usse tu
cru. Je n’ai pu trouver, dans les livres que j’ai eus entre les mains, la date
exacte de la première représentation de cette pièce ; mais si nous nous reportons aux
témoignages contemporains, il est certain que sa plus grande vogue eut lieu dans l’hiver
de 1659 à 1660. On peut dire que pendant toute la saison elle fit concurrence aux Précieuses ridicules. Tandis qu’au théâtre du Petit-Bourbon, le faux
marquis de Mascarille faisait rire à gorge déployée aux dépens de deux provinciales, au
jeu de paume du Marais Lustucru amusait un public moins délicat en reforgeant et en
repolissant à coups de marteau la tête des femmes « acariâtres, bigarres ou
diablesses ».
L’opérateur céphalique avait si bien mis son nom à la mode en
1660, qu’on le plaçait partout dans la conversation. Loret divise sa lettre bourrue du
31 janvier en couplets qui se terminent tous par cette question : « l’eusses-tu
cru »
. Quelques jours plus tard, le gazetier-poète, parlant de la mort du duc
d’Orléans, Gaston de France, revient encore au mot en vogue par ces vers
significatifs :
« Hélas, Paris, l’eusses-tu cru ?« Ceci soit dit par parenthèse,« Cet interrogeant ou fadaise« Si publiquement indiqué,« Ne fut jamais mieux appliqué39. »
Voilà pourquoi, lorsque dans sa comédie des Véritables précieuses,
imprimée le 7 janvier 1660, Somaize a l’idée de faire composer par son poète ridicule,
Picotin, une tragédie sur la mort de Lustucru, lapidé par les femmes,
Artémise, une des Précieuses, ne manque pas de s’écrier : « le sujet est bien du
temps ! »
Si bien du temps qu’il me semble difficile de renvoyer à un autre jour qu’au vendredi 13 février 1660 le spectacle annoncé dans l’affiche rouge du Marais.
Quant aux années 1665, 1671 et 1682, proposées par M. Ch. Nuitter, la dernière doit être forcément mise en dehors du débat, puisque, dès le mois de juillet 1673, le théâtre du Marais avait cessé d’exister. Je ne vois pour le moment aucune raison péremptoire de repousser les deux premières, c’est-à-dire 1665 et 1671 ; néanmoins elles sont loin de réunir en leur faveur autant de motifs que 1660.
Mais si les affiches du Marais sont de 1660, comment se fait-il qu’elles annoncent si longtemps d’avance La Conquête de la Toison d’or, qui ne fut donnée au public parisien que vers le milieu de février 1661 ? D’où vient cet intervalle de plus d’un an entre les annonces et la première représentation ?
Il me semble qu’une étude attentive des circonstances qui ont précédé l’apparition de La Toison d’or sur la scène du Marais expliquera suffisamment ce long retard.
On sait que cet ouvrage fut composé pour Alexandre de Rieux, marquis de Sourdéac.
C’était un seigneur normand, original et sans enfants, qui, selon Tallemant,
« avait de l’inclination aux mécaniques, et travaillait de la main
admirablement »
. Il lui prit, dit l’auteur des Historiettes,
« une fantaisie de faire jouer chez lui une comédie en musique, et pour cela il
a fait faire une salle qui lui coûte au moins dix mille écus »
. Avec une
salle, il lui fallait une pièce et des acteurs. Il demanda la pièce à Corneille, qui
avait déjà fait Andromède, et les acteurs à la troupe royale du
Marais. C’était en 1659 que lui était venue cette fantaisie, et, comme à cette époque
Mazarin négociait le traité des Pyrénées, le marquis conçut le dessein de donner, dans
sa maison du Neubourg, pour célébrer la paix, une fête dont ses machines et l’ouvrage de
Corneille devaient faire le principal ornement. Les conférences du cardinal avec don
Louis de Haro, commencées le 13 août 1659, se terminèrent le 7 novembre. Mais diverses
circonstances empêchèrent le marquis de donner sa fête aussitôt qu’il l’aurait voulu. Il
ne put, nous apprend Tallemant, convenir du prix avec Corneille, et l’on put croire que
la représentation n’aurait pas lieu. Mais les difficultés s’aplanirent, le mécanicien et
le poète tombèrent d’accord, et les préparatifs furent poussés avec activité. Si bien
que Thomas, frère du grand Corneille, écrivait le 1er décembre 1659
à l’abbé de Pure : « M. de Sourdéac fait toujours travailler à sa machine, et
j’espère qu’elle paraîtra à Paris vers la fin de janvier. »
Ainsi, dans les calculs des deux Corneille, comme dans ceux du marquis, la première représentation de La Toison d’or, — non pas au château de Neubourg, mais à Paris —, devait avoir lieu dans le premier mois de l’année 1660.
Est-il alors étonnant que les Comédiens du Marais, auxquels Sourdéac avait promis ses machines, les aient annoncées dès le mois de février ?
Par des motifs que nous ignorons, peut-être à cause de l’absence de la Cour, partie de Fontainebleau dès la fin de juillet 1659, La Toison d’or ne fut pas représentée, soit dans la maison du marquis, soit au théâtre du Marais, aux époques espérées. Ce fut seulement après le retour du Roi que Sourdéac donna sa superbe fête en Normandie, au mois de novembre 1660. Si bien que la tragédie de Corneille ne parut devant le public parisien que vers le 13 février 1661. Il y avait alors plus d’un an qu’elle avait figuré sur les affiches. Aussi Loret qui, dès le 1er janvier 1661, avait parlé des grands apprêts auxquels elle donnait déjà lieu au Théâtre du Marais, annonce-t-il cette première représentation tant retardée dans les termes suivants :
« La Conquête de la Toison« Que fit jadis défunt Jason,« Pièce infiniment excellente,« Enfin, dit-on, se représente« Au jeu de paume du Marais. »
Tome II, numéro 19, 1er octobre 1880 §
Édouard Thierry : La Thébaïde au Palais-Royal (1664) §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 19, 1er octobre 1880, p. 195-209.
La troupe du Palais-Royal avait quitté Paris le 30 avril pour se rendre aux Fêtes de Versailles ; la rentrée eut lieu le dimanche 25 mai par L’École des maris et la farce de La Casaque. Recette : 147 livres, ce qui donne à penser que le temps était beau, que la promenade fit tort aux théâtres, et que Molière avait besoin de renouveler son affiche.
Le mardi 27, Don Japhet d’Arménie, qui n’était pas pour la rajeunir. La recette descendit à 134 livres, et, comme il y avait des frais de figuration et d’accessoires, on commença par les payer ; d’où Néant au partage.
Autant presque valait ne pas jouer. En pareil cas, les indispositions ne manquent guère. La Cour était d’ailleurs à Fontainebleau. Rien, de ce côté-là, qui obligeât le théâtre à allumer ses chandelles. Il suffisait d’un prétexte pour les laisser éteintes. Ainsi s’expliquerait, faute de mieux, l’Interruption du 27 mai au 3 juin. Quoi qu’il en soit, c’est encore un assez mauvais moyen, pour remédier aux partages nuls, que de supprimer totalement les recettes ; on rouvrit donc avec L’Étourdi. Les Fâcheux et Sganarelle ensuite donnèrent ensemble, une première fois vingt et une livres de partage, vingt-deux ensuite, ce qui n’était pas à dédaigner ; puis les recettes décrurent. On en revint à L’Héritier ridicule de Scarron. Décidément, le répertoire de Scarron n’était pas heureux chez Molière ; aussi bien était-ce Molière qui l’avait fait tomber en discrédit. La recette de L’Héritier ridicule fut encore plus pauvre que celle de Don Japhet : 106 livres, aussi sèches que possible, et le même Néant au partage.
Il est vrai que Molière annonçait La Thébaïde pour le prochain spectacle, celui du vendredi 20 juin ; c’était une nouveauté, un début dans lequel il avait confiance, une espérance affectueusement caressée.
Verba volant, la parole ne se fixe pas, elle s’envole sans laisser de trace, et, le plus souvent, il n’y a rien à regretter ; mais quel malheur qu’il ne nous reste rien des annonces de Molière ! Si nous avions celle qu’il dût préparer pour Les Frères ennemis, nous verrions de quels soins délicats il entoura le premier essai de Racine, avec quelle chaleur d’affection il amena au jeune poète un public favorablement prévenu, et à quel prix faisant un obligé, il fit naturellement un ingrat.
Ingrat, l’auteur de La Thébaïde devait l’être. Boileau, qui l’a bien
connu, et qui faisait à peu près seul les frais de leur commune amitié, ne dissimulait
pas que Racine était né « railleur, inquiet, jaloux et voluptueux »
.
Mettons irritable et passionné, le portrait se complète. Il y manquerait encore (en
1664), l’impatience de la jeunesse, d’une jeunesse ardente à s’emparer de l’avenir, et
surtout, il faut le reconnaître, ce charme personnel qui est souvent le premier don du
génie, et par lequel un poète de vingt-cinq ans commence à gagner les protecteurs dont
il aura besoin pour ses ambitions.
Ce charme, dès Port-Royal, Racine l’avait exercé sur M. Hamon, ainsi que sur Antoine Lemaistre, qui en firent leur élève favori, et qui eurent bientôt lieu de ne pas croire à sa reconnaissance.
Il l’exerça sur Chapelain, qui lui signa tout de suite son brevet d’homme de lettres ; sur Colbert, qui fit honneur à la signature de Chapelain, et obtint du Roi pour le poète de vingt et un ans, une pension de six cents livres ; sur le duc de Saint-Aignan, qui ne l’introduisit peut-être pas le premier à la Cour, mais qui s’y déclara hautement son protecteur, et le mit probablement en relations avec la troupe du Palais-Royal, par Molière.
Ce n’était pas précisément là ce que désirait Racine, ou du moins, tout heureux qu’il pouvait être de se rapprocher d’un brillant farceur, d’un auteur comique en vogue auprès du public et en crédit auprès du Roi, un théâtre voué à la comédie, comme celui de Molière, n’était pas celui qu’il eût choisi pour y être joué. Son ambition littéraire visait au plus haut, et, de tout temps, son irritable orgueil s’était mis au-dessus de la jalousie.
Quelques années auparavant, un de ses amis, un de ses camarades du collège d’Harcourt, l’abbé Levasseur, lui avait ménagé une ouverture auprès du Théâtre du Marais, où Racine s’était empressé d’apporter une tragédie intitulée Amasie. Le Théâtre du Marais, sans trop pousser la comparaison, était à l’Hôtel de Bourgogne ce qu’est l’Odéon au Théâtre-Français, et, de plus, il avait quelque ressemblance avec notre ancien Théâtre du Cirque. Les deux troupes, entretenues par le Roi, s’appelaient également troupes royales. Les pièces à grand spectacle se jouaient dans la belle salle du Marais. Il s’y donnait de brillantes représentations qui attiraient la foule ; après quoi, le public disparaissait. Les acteurs eux-mêmes disparaissaient, tantôt périodiquement, tantôt par malchance. En général, la troupe s’en allait à Rouen exploiter la saison d’été. C’est ainsi, vraisemblablement, qu’elle avait dû y représenter originairement Le Cid, et qu’elle avait eu l’honneur de le ramener à Paris. Troupe souvent dispersée, souvent refaite et presque toujours bonne. La tragédie avait donc au Marais un refuge honorable, lorsque l’Hôtel de Bourgogne n’était pas en mesure d’accueillir tous les manuscrits qui lui étaient offerts. Amasie s’y serait trouvée en bonne compagnie. Malheureusement, après avoir paru favorablement disposé par une première audition de la pièce, La Roque, l’orateur du Marais, voulut relire lui-même l’Amasie, et revint sur son impression, au grand déplaisir du poète.
Racine, dans sa déconvenue, chercha naturellement un dessous aux variations de La
Roque, et n’eut garde de découvrir que sa tragédie avait pu être refusée, parce qu’elle
n’était pas encore un chef-d’œuvre ; il s’en prit avec colère au mauvais goût des
comédiens « qui n’aimaient plus que le galimatias »,
écrivait-il à son
ami ; prenons garde au mot « galimatias », et retenons encore cette autre impertinence,
« pourvu qu’il vînt du grand auteur »
.
Reste à savoir cependant qui Racine entendait par « le grand
auteur »
?
On se défend autant qu’il est possible de trouver le petit attaché au secrétariat de l’hôtel de Conti aussi peu respectueux envers l’illustre auteur du Cid, devenu l’auteur d’Œdipe. Un commentateur des plus autorisés, un maître en critique littéraire, M. de Saint-Marc Girardin, propose de lire ici Quinault entre les lignes ; mais il n’y a guère moyen de se faire cette illusion. Galimatias, c’est une expression favorite de Boileau. Impitoyable pour tout ce qui n’avait pas la netteté, la justesse et la pleine clarté de langage, le législateur du Parnasse poursuivait le galimatias partout où il le rencontrait. Il le divisait plaisamment en deux degrés, le galimatias simple et le galimatias double : le simple, où le lecteur est seul à ne pas comprendre l’écrivain ; le double, où l’écrivain lui-même ne se comprend pas par surcroît ; et, lorsque Boileau donnait un exemple du galimatias double, c’était dans Œdipe qu’il le cherchait, ce me semble, et l’Œdipe de Corneille s’était joué le 24 janvier 1659 ; la lettre de Racine est du 5 septembre 1660, et il s’en fallait encore de trois ans, quatre ans peut-être, que Quinault ne fût l’heureux auteur d’Astrate.
Pour avoir eu neuf pièces jouées de 1653 à 1659, c’est-à-dire dans l’espace de six ans,
durant lesquels, comme l’Achille d’Homère, Corneille, offensé, se retira sous sa tente
après la chute de Pertharite, Quinault n’était toujours que l’émule
adroit, envahissant, mais inférieur, de Corneille le jeune. On disait « le tendre
Quinault »
avec une pointe d’ironie dans l’éloge, jusqu’à ce qu’on dît
« le tendre Racine »
; mais le dix-septième siècle ne prodiguait pas
volontiers le surnom de grand à ses personnages célèbres. Plus tard même et au plus beau
temps de sa fortune littéraire, le Quinault des opéras n’obtint pas un honneur auquel en
ce moment Louis XIV ne prétendait pas encore, et qui n’appartenait qu’au grand Condé
ainsi qu’au grand Corneille.
Quoi qu’il en soit, Racine eut bientôt pour se consoler le succès de son ode, La Nymphe de la Seine, avec les avantages qui en furent la suite.
Tout à fait remis de l’échec de son Amasie, il ébauchait, l’année suivante, une seconde tragédie ; mais cette fois, homme de lettres authentique et pensionné, ce n’était plus pour la troupe du Marais, c’était pour les grands comédiens, les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne qu’il travaillait. Mlle de Beauchâteau avait accepté d’avance le rôle de Julie dans Les Amours d’Ovide. Le voyage d’Uzès rompit ce beau projet.
En réalité, Racine était oisif. Sa pièce et son emploi lui laissaient trop de loisir. Un ami dangereux l’entraînait dans une vie de dissipation dont il ne pouvait soutenir la dépense. Racine avait des dettes, et les cent louis du Roi étaient loin de suffire à les payer. Il fallait prendre un parti sérieux. La situation de Racine était assez embarrassée pour qu’il n’eût pas d’objection à faire lorsque sa famille l’envoya dans le Languedoc prendre, auprès d’un de ses oncles, l’habit ecclésiastique, et se mettre en état d’être pourvu d’un bénéfice. Au bout d’un an toutefois, lassé d’attendre sans rien voir venir, Racine quitta — ou ne quitta pas — la soutane (je crois plutôt qu’il ne la quitta qu’à demi), mais il reprit le chemin de Paris, poète comme devant, rendu aux hasards d’une vie sans profession bien claire, mûri toutefois par les lectures de la solitude, détaché peu à peu des maîtres suspects par de plus sûrs modèles, enlevé par Sophocle à l’Arioste, voire même à Héliodore, et se proposant de remuer les âmes de ses contemporains avec toutes les horreurs de la race d’Œdipe.
Il y a, dit-on, à Uzès, un débris de l’ancien château des archevêques, qui se nomme encore le pavillon de Racine, et où le neveu de l’oncle Sconin aurait fait ses Frères ennemis.
Que l’idée de reprendre un sujet déjà popularisé par Rotrou lui soit venue à Uzès, qu’il y ait même commencé sa pièce, cela peut être ; pour ce qui est de l’y avoir terminée, la correspondance de Racine ne permet pas d’accepter là-dessus la tradition locale. Racine était à Paris lorsqu’il écrivait à l’abbé Levasseur qu’il venait de faire et de défaire le quatrième acte de sa tragédie, et, en décembre, qu’elle allait bientôt être achevée.
Seulement, si les lettres de Racine ne confirment pas la légende d’Uzès, elles ne confirment pas davantage le dire de Grimarest au sujet de la part que put avoir Molière dans l’œuvre de début du futur rival de Corneille.
S’il était vrai que Molière eût proposé à Racine le sujet de La
Thébaïde, il en résulterait naturellement que la pièce eût appartenu dès
l’origine à la troupe de Monsieur. Eh bien ! cela n’est pas. Dans la même lettre de
décembre, où Racine écrit à son ami que la pièce est tantôt achevée, il lui dit aussi
qui en jouera le rôle le plus touchant : « La déhanchée »
— ô jeunesse
impitoyable ! — « la déhanchée fait la jeune princesse »
, par conséquent
Antigone. Or, qui était « la déhanchée »
? Mlle Beauchâteau, de l’Hôtel de Bourgogne. C’était à elle qu’il destinait le rôle
d’Antigone, comme il lui avait déjà destiné le rôle de Julie : c’était l’Hôtel qui
devait représenter La Thébaïde.
Et cependant Racine était déjà en relations avec Molière. Sa lettre, toujours la même
lettre, est pleine de Molière : Racine ne connaît pas encore L’Impromptu de
Versailles ; il n’a pas vu personnellement l’auteur depuis huit jours ; mais il
ira le voir tantôt. Et puis encore : « Montfleury a fait sa requête contre
Molière ; mais, Dieu merci !
(Non ! Pas Dieu merci ! C’est moi qui
l’ajoute) Montfleury n’est point écouté à la cour »
. Autre chose
enfin : dès le mois précédent, Racine et Molière s’étaient rencontrés au lever du Roi,
bien aises tous les deux, Racine, il le dit, « de ce que le Roi avait donné assez
de louanges
(assez se tient bien sur la réserve) à Molière, Molière de
ce que ces louanges lui avaient été données devant Racine ».
Voyez-vous l’orgueil qui se refait sa part, après avoir retranché sur celle de l’autre ?
On sent toutefois dans la correspondance de Racine, autant que le permet une certaine habitude de froideur et une tenue de discrétion jalouse, on sent un attrait de curiosité qui le porte vers Molière comme vers la faveur et la vogue. Il se plaît à le rechercher. Il se fait un honneur d’être le bienvenu chez lui et se pique de savoir ce qui s’y passe ; mais, à part lui, il a ses visées ailleurs pour sa pièce. L’Hôtel de Bourgogne est son théâtre préféré. Il a l’esprit de la maison. Il en est par avance, et à tel point que la fameuse requête de Montfleury ne le surprend ni ne l’indigne. Peut-être a-t-il été un des premiers à la connaître. En tout cas, il ne se récrie pas autrement contre la calomnie. Ce qu’il trouve de mieux à y répondre, c’est que les choses n’iront pas plus loin, parce que Montfleury n’a pas l’oreille de la Cour, ce qui semble une façon de sous-entendre : que serait-ce s’il était un homme écouté !…
Du reste, il est bien réellement de l’Hôtel. Sa pièce y a été reçue, elle y est promise au public, et Floridor en a parlé dans l’annonce. Comment se pourrait-il faire qu’elle ne s’y jouât pas, et comment se fait-il qu’elle n’y ait pas été jouée ?
Les louanges que le Roi donnait à Molière y sont déjà pour quelque chose, et c’est par où Molière était bien aise — Racine ne s’y trompait pas — de les recevoir devant lui. Les prévenances de Molière contribuèrent à ce résultat. Il tenait à s’attacher Racine, et l’attirait par toute la bonne grâce de ses procédés. Il était séduit d’abord. Il sentait le don merveilleux dans le charme de la jeunesse. Quel théâtre que le Palais-Royal, s’il eût ajouté à la comédie de Molière la tragédie du futur auteur d’Andromaque ! C’était le rêve de l’Illustre Théâtre accompli dans des conditions sans pareilles. Le rêve se réalisa un moment. Racine retira sa Thébaïde de la rue Mauconseil pour passer avec elle au Palais-Royal. Ce qui détermina surtout cette défection, ou ce qui en fut le prétexte, c’est qu’en annonçant La Thébaïde, l’Hôtel de Bourgogne ne lui faisait prendre rang qu’après trois pièces nouvelles. Molière profita de l’impatience de son jeune ami. Il pouvait le jouer tout de suite. C’était de quoi ébranler Racine. Le duc de Saint-Aignan dit peut-être un mot, Mlle Duparc un autre, et ce fut ainsi que La Thébaïde se produisit pour la première fois devant le public, le vendredi 20 juin 1664, représentée par la troupe de Molière.
Avec quelle distribution ? Comme on dit au théâtre ; il est assez difficile de le retrouver aujourd’hui et d’ajuster un peu raisonnablement quelques noms d’acteurs à la liste des personnages. Et d’abord, Molière prêta-t-il lui-même son concours de comédien à la représentation ? Il y a bien de l’apparence. Molière aurait donc joué Etéocle, du même droit qu’il jouait César et Nicomède. Béjard pouvait faire Polynice, La Grange aussi ; toutefois, les qualités de La Grange le désignaient encore mieux pour le tendre et généreux Hémon. Créon allait à Du Croisy ou à La Thorillière, dans le cas où celui-ci n’aurait pas représenté Étéocle à la place de Molière.
Quant aux femmes, le rôle de Jocaste revenait à Madeleine Béjard, la grande Madeleine ; Antigone à Mlle du Parc, Olympe à Mlle de Brie, je suppose, à moins qu’Armande n’eut voulu faire au jeune débutant l’honneur qu’elle devait faire plus tard au vieux Corneille, dans Attila, de jouer le rôle de la confidente.
Ainsi se présentait la pièce sous les auspices de Molière et sous le patronage du duc de Saint-Aignan, auquel Racine la dédia ensuite.
Après le Pylade de Coqueteau de la Clairière, la Zénobie de Magnon, l’Arsace de de Prade, et le Tonaxare de Boyer, c’était la cinquième tragédie nouvelle que donnait la troupe de Molière.
Elle réussit à petites recettes. La chaleur venue (20 juin), la Cour à Fontainebleau ne permettaient pas davantage ; mais elle réussit avec distinction. Du 20 juin au 21 juillet, le Palais-Royal la joua seule d’abord, puis avec Le Médecin volant, puis avec un peu de danse, puis avec Gorgibus dans le sac.
Racine, comme les auteurs les plus favorisés, touchait deux parts sur la recette (on ne voit nulle part que Molière lui ait fait faire une avance de cent louis). Les Frères ennemis en étaient à leur douzième représentation, lorsque la troupe fut appelée à Fontainebleau. Le Roi y recevait en grand appareil le Légat qu’il avait déjà reçu incognito le 3 juillet, et voulait lui offrir un échantillon des Fêtes de Versailles. Molière ferma donc son théâtre. Les comédiens du Palais-Royal partirent pour Fontainebleau et y donnèrent cinq représentations, quatre de La Princesse d’Élide dont la Cour ne semblait pas se lasser, une de La Thébaïde dont le spectacle avait moins d’agrément puisqu’il ne fut pas redemandé.
Le voyage de Fontainebleau dura vingt-trois jours ; Molière et ses camarades revinrent à Paris le 13 août, mais sans rouvrir leur salle. Rien ne pressait avec les jours caniculaires. On afficha cependant le 24 août. C’était un dimanche, et la veille de la fête du Roi. La circonstance fit à La Thébaïde une recette honorable, ce fut la dernière. Le chiffre du surlendemain, descendu à 170 livres, arrêta les représentations de la pièce.
Les Frères ennemis furent donc joués quinze fois devant le public, dix-huit fois en tout, y compris le voyage à la Cour, une visite chez M. de Moran, maître des requêtes, à l’occasion du mariage de Mlle de Moran avec M. de Guiry, plus un voyage à Villers-Cotterêts où Monsieur, recevant le Roi son frère et ayant sa troupe de comédiens pendant huit jours, profita de l’occasion pour se donner le plaisir du fruit défendu : les trois premiers actes du Tartuffe.
Molière n’avait donc rien à se reprocher vis-à-vis de La Thébaïde. Il en avait dirigé les études avec un intérêt tout particulier, il en avait conduit les représentations aussi loin qu’il avait pu, leur épargnant le fort des chaleurs et leur faisant les honneurs des grandes circonstances. En résumé, Racine devait des remerciements à Molière ; il acquitta correctement la dette, mais non pas sans s’avouer que sa pièce n’avait pas fait enthousiasme à la Cour et sans se dire que son succès aurait été plus grand avec les Comédiens de l’Hôtel de Bourgogne.
Pour revenir à Villers-Cotterêts, la troupe de Monsieur passa huit jours au château, du 20 au 27 septembre. Le Roi y alla le 20 et en repartit le 24. On se demande si les trois premiers actes du Tartuffe furent représentés grâce à la présence du Roi qui avait indéfiniment ajourné la représentation de la pièce ; mais sur la liste des spectacles de Villers-Cotterêts, telle que l’enregistre La Grange, les trois premiers actes du Tartuffe viennent en cinquième lieu, par conséquent à peu près le 26. À ce moment, le Roi n’était déjà plus l’hôte de son frère. Il est probable qu’on attendit le départ du Maître pour contrevenir à sa défense, si toutefois la défense concernait les représentations données par ordre de Monsieur.
Après tout, rien n’était encore décidé pour Tartuffe. La pièce devait être soumise à l’examen de juges compétents ; Molière était donc autorisé à la finir. Les applaudissements de Madame et de sa petite Cour l’encouragèrent à reprendre son travail, puisque nous verrons bientôt l’ouvrage représenté au complet ; mais, de l’œuvre achevée à la levée de l’interdiction, il y avait encore bien loin. Heureusement, Molière avait en réserve La Princesse d’Élide. La saison d’hiver était assurée, elle pouvait venir, et elle se présenta d’autant mieux que la troupe fut encore appelée pour douze jours à Versailles où le Roi, parmi ses divertissements et ses chasses, réglait avec la Compagnie des Indes le second armement à diriger sur Madagascar.
À peine les comédiens étaient-ils de retour qu’ils perdirent un de leurs camarades et un des plus anciens compagnons de Molière, Du Parc, le Gros-René du Dépit amoureux, le mari de la belle Antigone et de la fière Alcine.
Nouvelle clôture.
« Mardi, 4 novembre, dit La Grange, on ne joua point à cause de la mort de M. Du Parc40. »
On ne joua pas non plus le vendredi suivant. Le Théâtre rouvrit, le dimanche, par La Princesse d’Élide.
La Princesse d’Élide était un en-cas. Molière ne l’offrit pas autrement au public du Palais-Royal, puisqu’il la laissa telle qu’elle était : le premier acte en vers ; le reste, ou peut s’en faut, à l’état de canevas. Pour tout dire, ce canevas avait réussi devant Louis XIV, et peut-être Molière aurait-il paru manquer de respect à la Majesté Royale s’il n’eût pas trouvé assez bon pour la ville ce qui s’était joué avec l’applaudissement de la Cour.
D’un autre côté, la pièce entièrement mise en vers avait-elle chance de devenir un
chef-d’œuvre ? Dans le doute, Molière ne tenta pas l’entreprise. Tout était pour le
mieux. Après le bruit qu’avaient fait Les Plaisirs de l’Île enchantée,
la curiosité du public parisien devait suffire au succès, et l’opinion prévenue suppléer
à l’économie de la nouvelle mise en scène ; car Molière ne se piqua pas de reproduire le
brillant appareil de Versailles ; on ne voit pas du moins dans le registre de La Grange
un détail de dépenses supplémentaires pareil à celui du Mariage forcé.
La première représentation paie « plusieurs frais extraordinaires »
;
mais ces frais ne montent pas si haut que les comédiens ne touchent encore 32 livres de
part. La recette du 9 décembre passa toute entière dans les frais, mais elle n’était que
de 233 livres. Pour les décorations ou la décoration, le théâtre en fut quitte avec le
produit de deux visites, l’une chez Colbert, l’autre chez M. des Rennes, 330 livres
chacune, dont néant au partage.
C’est qu’en effet La Princesse d’Élide, jouée d’original dans le jardin de Versailles sur une scène sans machines, se réduit à aussi peu de mise en scène que l’on veut : unité de lieu absolue. Le prologue et les cinq actes se passent autour du même arbre, sous lequel l’Aurore éveille les valets de chiens et sur lequel se réfugie Moron poursuivi par son ours.
Pour les intermèdes, même simplicité d’exécution. Sur six, y compris le prologue, Molière faisait le jeu des quatre premiers. Madeleine Béjard jouait le rôle de Philis dans le troisième, le quatrième et le cinquième. Celui-ci est un duo ; mais Madeleine Béjard, aussi bien qu’Armande, avait une voix très agréable. Elle pouvait chanter le duo ; elle pouvait même, pour Paris, remplacer Mlle Hilaire dans le récit de l’Aurore, et, dans le divertissement final des bergers, des bergers héroïques, accompagner aux chansons les mêmes danseurs, — comédiens ou assistants habituels — qui avaient soutenu par un peu d’agrément les représentations des Frères ennemis.
Le calcul de Molière était juste. Sans atteindre aux chiffres du Mariage forcé, les deux premières recettes de La Princesse d’Élide montrèrent tout de suite ce que pouvait donner la pièce. Seulement, elle se rencontra à l’imprévu avec une de ces préoccupations publiques, avec un de ces grands actes de la religion devant lesquels se désavoue — se désavouait lui-même le plaisir du théâtre.
Aux fêtes de Versailles, parmi tous les bonheurs dont on félicitait la Maison royale, se sous-entendait un bonheur plus doux, plus intime, un espoir à peu près annoncé par le Roi, la naissance prochaine d’un second enfant de France. Cet espoir promis à l’automne, l’automne, qui se glorifiait déjà d’avoir donné le Dauphin au royaume, allait s’en faire un nouveau sujet d’orgueil et d’allégresse, lorsque la Reine, sur son terme, se trouva prise d’une fièvre tierce simple.
Rien de grave, disaient d’abord les médecins ; cependant, le 9 et le 11 décembre, le Saint-Sacrement fut exposé dans toutes les églises. L’inquiétude va vite autour des têtes couronnées, où elle se pique de donner la mesure du dévouement. Le 14, la recette de La Princesse d’Élide descendit à 475 livres. Le 16, naissait aux grandeurs de ce monde une royale petite créature, qui avait Madame pour marraine, pour parrain le prince de Condé, et qui reçut les noms de Marie-Anne sur les fonds de baptême.
Il y eut un mouvement de joie générale ; la recette se releva ; mais, deux jours après, l’état de la reine recommençait à inspirer des craintes. Sa Majesté recevait le Saint-Sacrement, et les prières se disaient encore dans toutes les églises. Le 19, la châsse de Sainte-Geneviève — cet objet d’une profonde vénération, à laquelle les religieux même ne pouvaient porter la main sans s’y être préparés par un jeûne solennel — était descendue précipitamment, à titre d’urgence, pour être visitée par les processions de toutes les paroisses et n’était remontée que le 22 sur ses quatre colonnes. Jusqu’à ce moment, on le conçoit, l’intérêt dut se détourner des spectacles ; cependant le Palais-Royal fut loin d’être désert, et la foule y revint le dimanche. La reine était hors de danger. Le Roi, qui ne l’avait pas quittée pendant sa maladie, se permit, le 24, le plaisir de la chasse. Les fêtes recommençaient et, le 29, sur un ordre de M. le Prince, la troupe de Monsieur partit pour donner une représentation au Raincy, chez la princesse Palatine.
Paul Lacroix : Les amis de Molière. Vinot §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 19, 1er octobre1880, p. 214-215.
Je viens enfin de découvrir le véritable Vinot, qui a donné, en 1682, de concert avec La Grange, la première édition complète de Molière, d’après les manuscrits de l’auteur.
Vous savez que je m’étais beaucoup préoccupé de n’avoir pas trouvé, dans les livres contemporains, une indication tout à fait satisfaisante, pour bien établir quel avait été ce Vinot, auquel tous les bibliographes ont attribué une part de collaboration dans la célèbre édition de 1682.
J’avais cru reconnaître notre Vinot dans le Robert Vinot « composeur de sauces », dont B. Moncornet a gravé le portrait, et que Boursault a cité, avec Jodelet et Mascarille, dans la septième scène de son Médecin volant (voyez mon Iconographie moliéresque, nº 305, p. 111).
Je tenais mon homme, en rencontrant, dans les notes manuscrites de du Tralage, le nommé Vivot, qui savait par cœur la plupart des comédies de Molière, son ami, mais pourquoi Vivot au lieu de Vinot ?
Ce matin, en relisant le curieux article de Ch. Livet sur le costume de Tartuffe dans les premières éditions des gravures des Œuvres de Molière, je suis venu à penser que ce n’était pas La Grange, mais Vinot ou Vivot, qui avait fait exécuter par P. Brissart les dessins que Sauvé a gravés pour cette édition.
Autre idée lumineuse, j’ai eu recours à la liste des Noms des curieux de Paris avec leur demeure et la qualité de leur curiosité, publiée par P. Jacob Spon dans sa Recherche des antiquités et curiosités de la ville de Lyon (Lyon, imprimerie de Jacques Koetn, 1673), et, cette fois, j’ai mis la main sur l’éditeur du Molière de 1682 :
« M. Vinot, rue de l’Arbre sec, estampes, tableaux anciens et modernes. »
J’en appelle à tous les moliéristes, n’est-ce pas le vrai Vinot, le seul Vinot, l’ami de Molière, le collaborateur de La Grange, celui qui a choisi le dessinateur P. Brissart et Sauvé pour illustrer l’édition de 1682 ?
Charles-Louis Livet : Nicolas de Tralage §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 19, 1er octobre 1880, p. 216-217.
Notre savant collaborateur Paul Lacroix a publié récemment, chez Jouaust, dans la Nouvelle collection moliéresque, des « Notes et documents sur l’histoire des Théâtres de Paris, extraits du manuscrit de J. N. du Tralage ». Les moliéristes doivent lui savoir gré d’avoir donné cette satisfaction à leur curiosité.
J’aurais beaucoup à dire sur le choix fait par notre ami dans les papiers de Tralage ; mais je n’aime pas les excerpta. Je serais homme à témoigner plus de regret pour ce que l’on me dérobe que de reconnaissance pour ce qu’on m’offre, et ce serait tout à fait injuste. Il est évident que les passages relatifs à Mlle Châteauneuf, à Raisin, à Rosimond sont moins intéressants que les pages où il est parlé de Molière, et pourtant je me consolerai difficilement de ne pas les retrouver dans la publication de M. Paul Lacroix, parce qu’un éditeur ne risquera pas un nouveau volume tout exprès pour les y reproduire, et que, par suite, ils ont grande chance de rester désormais inédits.
Je n’insiste pas. Je veux seulement rappeler à M. Paul Lacroix où il a découvert que
M. de Tralage (et non du Tralage) était parent du lieutenant-général de police
La Reynie. Il dit, en effet, dans sa Préface : « Je découvris,
je ne sais où, que M. du Tralage (lisez : de Tralage) était parent… etc. »
— Cette découverte se trouve dans les Lettres écrites de la Vendée à M.
Anatole de Montaiglon par Benjamin Fillon, Paris, Tross, 1861, in 8º (Lettre V,
p. 68-73). Ce très intéressant ouvrage étant d’une extrême rareté, comme toutes les
œuvres de M. B. Fillon, nous reproduirons ici le passage relatif à Jean Nicolas, sieur de Tralage :
« M. de la Reynie avait un frère aîné, nommé Jean Nicolas, sieur de Tralage, lieutenant-général de Limoges, mort en 165 9… Il a laissé, de Françoise de Carbonnières, un fils et une fille. Son fils, nommé Jean, comme lui, entré dans les ordres, s’était entièrement adonné à la géographie et à la recherche des plans et cartes, dont il avait composé un recueil, le plus ample et le plus complet qui eût paru jusqu’à lui. Il l’a légué, en 1698, à la bibliothèque publique de l’abbaye de Saint-Victor, à Paris, avec les livres de son cabinet et une rente de 2 000 livres sur l’hôtel de ville41. Il a publié quelques cartes et travaux d’histoire et de géographie. Sa fille (c’est-à-dire la sœur de celui-ci), nommée Gillon, épousa, en février 1660, Jean Guillaume, sieur de la Grange et de Rochebrune, fils du président des trésoriers de France de Limousin, qui eut la survivance de la charge de son père42. »
Outre sa collection de cartes et plans, M. de Tralage avait formé, sans beaucoup de goût ni de critique, des recueils de pièces plus ou moins intéressantes ; c’est dans ces papiers qu’étaient dispersés, sans ordre, les notes, les copies, en un mot les documents souvent discutables désignés sous le nom impropre de Mémoires, ou encore de Manuscrits de Tralage. — La parenté de ce collectionneur avec M. de La Reynie a une grande importance, parce que, pour certains faits, certaines opinions qu’il avance lui-même, sinon pour les copies qu’il fournit, nous y voyons une garantie qu’il a pu être bien renseigné.
Tome II, numéro 20, 1er novembre 1880 §
Paul Lacroix : Molière auteur de ballets et de mascarades de cour §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 20, 1er novembre 1880, p. 229-234.
Il y aura toujours à deviner et à découvrir parmi les obscurités de la jeunesse dramatique de Molière. Voilà bien des années que je me préoccupe de retrouver la part que Molière a prise certainement à la composition des ballets et des mascarades qui ont été représentés au Luxembourg, chez Gaston d’Orléans. C’était là l’objet de mes recherches persévérantes et obstinées, lorsque je rédigeais le catalogue de la bibliothèque de Soleinne, lorsque je cataloguais et annotais la belle collection de ballets de Cour, que J. Techener a fait figurer en partie dans la Description bibliographique des livres choisis en tout genre, composant sa librairie (1858), et enfin lorsque je recueillais, avec des peines inouïes, les pièces inconnues ou rarissimes, que j’ai rassemblées et publiées sous le titre de Ballets et mascarades de cour sous Henri IV et Louis XIII, de 1581 à 1652 (Turin, J. Gay et fils, 1868-1870, 6 vol. in-16).
J’avais eu la bonne fortune de trouver à la Bibliothèque royale un exemplaire unique du Ballet des Incompatibles, imprimé à Montpellier en 1655 ; je l’avais attribué à Molière, parce qu’il est bien de Molière et qu’il ne peut être que de lui ; mais j’ai vu depuis, avec une surprise croissante, que cette attribution, si naturelle et si certaine cependant, était contestée et repoussée par la plupart des moliéristes les plus compétents, par ceux-là surtout que j’aurais appelés à la rescousse pour déclarer avec moi que Molière seul avait pu composer ce ballet pour la troupe dont il était le chef et le directeur. Toutes les critiques ont porté sur ces six vers, que l’auteur du ballet a mis dans la bouche de Molière représentant une Harengère :
Je fais d’aussi beaux vers que ceux que je réciteEt souvent leur style m’exciteÀ donner à ma Muse un glorieux emploi ;Mon esprit, de mes pas, ne suit pas là cadence :Loin d’être incompatible avec cette éloquenceTout ce qui n’en a pas l’est toujours avec moi.
Mes chers confrères, les plus raffinés en matière de goût, Loiseleur, Moland, Claretie, etc., n’ont pas compris que le premier vers, qui leur a semblé contradictoire ou impertinent, était à double entente, dans le style ordinaire des ballets, et faisait allusion, non pas aux vers de P. Corneille, de Rotrou, de Tristan l’Hermite, de l’Estoile, de Scarron, etc., que Molière récitait sur la scène comme comédien, mais bien à ses propres vers, qu’il récitait aussi, puisqu’il jouait toujours un rôle dans ses comédies, notamment dans L’Étourdi et dans Le Dépit amoureux, représentés pour la première fois, l’un à Lyon et l’autre à Béziers.
Mon ami Claretie ayant dit dans son charmant ouvrage Molière, sa vie et
ses œuvres (1873) : « Je ne partage pas l’opinion de M. P. Lacroix, qui
pense que ces vers signifient que la pièce était de Molière »
; je lui
adressai, à ce sujet, une lettre qu’il inséra dans la seconde édition de son livre (page
248) :
« Molière, lui disais-je, composait les vers de ballet comme les vers de comédie, et ces vers ont le cachet de son style, ce cachet qu’on reconnaît entre tous, car Molière avait le style précieux, comme s’il était sorti d’une académie de précieuses. Voilà comment deux autres ballets, dansés chez Gaston d’Orléans, ont été reconnus, par Édouard Fournier et par moi, comme étant bien de l’estoc moliéresque. Il est à peu près certain que les prologues et divertissements ajoutés par Molière à ses pièces pour les représentations de la Cour sont remplis de vers qu’il avait faits dès longtemps en province, soit pour les représentations chez le prince de Conti, soit pour d’autres représentations dans les châteaux du Languedoc. »
Les deux ballets que j’avais attribués à Molière, outre celui des Incompatibles, étaient le Ballet des Vrais Moyens de parvenir et le Ballet de l’Oracle de la Sibylle de Pansoust, imprimés sans date à Paris, vers 1645, et qui tous deux appartiennent au répertoire des ballets de Gaston d’Orléans.
Il suffit de citer la douzième entrée du Ballet des Vrais Moyens de parvenir, dans laquelle sont mis en scène les gens de Cour, pour démontrer aux plus incrédules, que Molière s’est révélé tout entier dans cet excellent morceau de poésie satyrique :
Fréquenter un palais, rouler dans une Cour,Repaître son esprit de belles espérances,Rechercher des premiers rapproche des puissances,Bien souvent à midi demander s’il est jour,Du matin jusqu’au soir faire le pied de grue,En tous temps, en tous lieux, avoir la tête nue ;Ce métier est charmant à qui l’a bien goûté,Aux esprits les plus forts il donne de l’envie,Et l’on peut appeler une si douce vieUne éclatante oisiveté.
Tout sexe dans la Cour trouve son intérêt :L’un suit les Favoris et l’autre les Princesses,La Fortune à tous deux partage ses caresses,L’un obtient un bâton et l’autre un tabouret.On languit quelquefois avant qu’on s’enrichisse,Et l’on attend toujours, ou charge ou bénéfice.Mais, quoi que ce moment soit longtemps à venir,Tous les plus rebutés de l’état où nous sommesDisent que c’est le seul qui peut fournir aux hommesLes vrais moyens de parvenir.
Nous trouverions sans peine, dans le ballet, d’autres indices, d’autres témoignages qui confirmeraient l’attribution que nous avons établie après une étude minutieuse du style et de l’esprit de la pièce, où la personnalité littéraire de Molière s’accuse à chaque vers. Nous avons signalé le premier, en le réimprimant, ce curieux ballet, dont l’édition de Paris, sans date, n’a pas été mentionnée par Beauchamps, dans ses Recherches sur les théâtres de France. Beauchamps n’a pas connu davantage une mascarade intitulée également Les Vrais Moyens de parvenir, que nous avons réimprimée aussi, d’après une édition in-4 de 6 pages, sans nom de lieu et sans date, mais que M. Victor Fournel reporte, avec beaucoup de raison, à l’année 1651. Or, Beauchamps (édit. in-4 de ses Recherches, page 63 de la 3e partie) décrit aussi une autre édition du Ballet des Vrais Moyens de parvenir, que le duc de La Vallière ne possédait pas et que nous n’avons pas encore eu la chance de rencontrer :
« Ballet des Vrais moyens de parvenir, dansé à Lion, le 16 février 1654, in-4, divisé en 12 entrées.
« La Nécessité, premier récit.
« Première entrée, un Gagne-Petit ; deuxième, un Cuistre de collège et un Portier de grand seigneur ; troisième, la Poésie, la Chimie et la Magie ; quatrième, un Joueur de gobelets ; cinquième, Scaramouche, Briguelle et Trivelin ; sixième, l’Astrologie, la Musique et la Peinture ; septième, deux Revendeuses ; huitième, deux Pêcheurs à la ligne, aux Dames ; neuvième, l’Académie du jeu de la roue de fortune ; dixième, un Vielleur avec son valet ; onzième, un Vendeur d’oranges et de nougats, et une bouquetière en lierre.
« La Fortune, second récit.
« Douzième et dernière entrée : les Gens de cour. »
La description de ce ballet, dans l’édition imprimée à Lyon, est identique à celle de l’édition de Paris sans date, si ce n’est que, dans cette édition, la cinquième entrée donne le nom de Scapamonte, au lieu du nom de Scaramouche, le maître de Molière dans l’art scénique ou mimique, et son ami.
Il résulte vraisemblablement de l’existence d’une édition lyonnaise du Ballet des Vrais Moyens de parvenir, avec cette indication formelle,
« dansé à Lyon le 16 février 1654 »
, que ce ballet a été représenté sur
le théâtre que la troupe de Molière et des Béjart occupait à Lyon depuis le mois de
décembre 1652. Cette troupe, après avoir suivi le prince de Conti aux États du
Languedoc, était rentrée à Lyon, vers la fin de l’année 1653, avec le prince qu’elle
accompagnait :
« Le 26 décembre, dit M. Loiseleur dans son excellent ouvrage : Les Points obscurs de la vie de Molière (p. 173), le prince s’achemina, par Montpellier, Vienne et Lyon, vers Paris, où l’appelait son prochain mariage. Molière n’avait plus rien à faire au château de la Grange, et nous supposons qu’il suivit Conti jusqu’à Lyon, son quartier central habituel, comme on l’a vu par le passage de Chappuzeau, précédemment cité. Au cours de l’été suivant (1654), la troupe reprit ses tournées dans le Midi et se dirigea enfin vers Montpellier, pour la session des États, qui était une occasion de fêtes et de divertissements. C’est pendant la durée de cette session, ouverte le 7 décembre, que fut représenté le ballet des Incompatibles, imprimé en 1655 à Montpellier, chez Daniel Pech, et dansé en cette ville devant le prince et la princesse de Conti. »
Il est donc certain que la troupe des Béjart et de Molière dansait des ballets, et il est plus que probable que ces ballets étaient composés par Molière, qui y dansait aussi avec deux bonnes danseuses, Mlle de Brie et Mlle du Parc, comme il dansa depuis lui-même, avec son ami Baptiste, dans les ballets du roi, au Louvre et à Versailles.
Ce n’est pas tout : Molière était venu à Paris en 1651, comme je l’avais présumé par induction, et comme l’a prouvé Eudore Soulié dans ses Recherches sur Molière (page 48) : il y passa plusieurs mois. On pouvait donc supposer que, pendant cet intervalle de temps, il ne resta pas étranger aux ballets qui furent composés et imprimés en cette même année, et qui ne sont pas de Benserade, entre autres le Ballet des Fêtes de Bacchus, et la Mascarade des Vrais Moyens de parvenir, tous deux dansés par le Roi, au Palais-Cardinal, le 2 mai et le 12 juin 1651. C’est seulement en cette année-là que Benserade commença d’être chargé de la composition des ballets du Roi, et son coup d’essai fut le Ballet de Cassandre, dansé au Palais-Cardinal le 26 février 1651.
Henri Van Laun : Les plagiaires de Molière en Angleterre (deuxième article)43 §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 20, 1er novembre 1880, p. 235-239.
Le dramaturge Arthur Murphy a fait jouer en 1761 une comédie en cinq actes, All in the Wrong (Tout le monde a tort) qui, quoique bien écrite, n’est que Sganarelle allongé.
Dom Garcie de Navarre n’a été imité, en partie, qu’une fois, dans The Masquerade (La Mascarade), représentée en 1719, et écrite par Charles Johnson, un avocat qui, plus tard, devint aubergiste. Il a traduit assez librement la quatrième, la cinquième et la sixième scène du second acte, et les huitième, neuvième et dixième scènes du quatrième acte de Dom Garcie.
L’École des maris. — Nous avons déjà mentionné les différents emprunts de Richard Flecknoe, auteur des Damoiselles à la mode. Il a imité la première, la deuxième, la cinquième et la sixième scène du premier acte, ainsi que les cinq premières scènes, la huitième, la neuvième et la quatorzième du second acte et les dernières scènes du dernier acte de L’École des maris. En outre, pour donner bonne mesure, il a fait entrer dans sa pièce deux Léonores, qu’il nomme Anne et Marie.
Guillaume Wycherley, élevé en France, et qui avait fréquenté l’hôtel de Mme de Rambouillet, a inséré dans The Gentleman Dancing-Master (Le Gentilhomme maître à danser), joué en 1673, et imité du poète espagnol Calderon, la seconde et la cinquième scène du second acte de L’École des maris. Dans sa comédie fort licencieuse The Country Wife (La Femme campagnarde), représentée probablement en 1675, et dont le héros est un prétendu impotent, Wycherley s’est inspiré surtout de L’École des femmes, mais il a imité de L’École des maris la lettre d’Isabelle à Valère, et la seconde scène du troisième acte.
Otway a inséré dans The Soldier’s Fortune, dont nous avons déjà parlé, une traduction libre des troisième, cinquième, huitième et neuvième scènes du second acte de L’École des maris.
Sir Charles Sedley, un des plus brillants courtisans de Charles II, aussi immoral que
Rochester et Buckingham, et poète dramatique à ses moments perdus, fit jouer en 1688,
une comédie The Mulberry Garden (Le Jardin des mûriers), dans laquelle
on trouve deux Isabelle, deux Léonore et quatre amoureux, et où plusieurs des scènes de
la comédie de Molière sont imitées. M. Langbaine, dans son Account of the
Dramatic Poets (Histoire des poètes dramatiques), publiée en 1688, admet, en
parlant du Jardin des mûriers, que deux des caractères de cette pièce
ressemblent tant soit peu à Ariste et à Sganarelle, mais prétend que « quiconque
connaît les deux langues, donnera facilement, et avec justice, la préférence au bel
esprit anglais ; Sir Charles n’a nullement besoin d’apprendre des Français à copier la
nature »
.
Des traductions littérales ont paru en 1714 et 1732, la première par M. Ozell, et la seconde par M. Baker.
J’ai déjà mentionné le Révérend Miller et sa comédie The Man of Taste, où se trouve une imitation de la première et de la seconde scène du premier acte de L’École des maris. Dans ma notice sur L’Étourdi, j’ai aussi parlé de M. Arthur Murphy et de sa pièce The School for Guardians. Il y a suivi assez librement la première et la quatorzième scène du second acte de L’École des maris.
Les Fâcheux. — Thomas Shadwell, que j’ai déjà cité, fit représenter,
en 1668, une comédie The Sullen Lovers, or the Impertinents (Les
Amants maussades, ou les Impertinents). Il dédia cet ouvrage au duc de Newcastle, et
dans sa préface, où il prend la défense de Ben Jonson, et qui fut une des causes de sa
querelle avec Dryden, il dit qu’il avait entendu parler des Fâcheux
avant d’écrire sa pièce, mais qu’il n’a lu cette comédie qu’après avoir fini la plus
grande partie de la sienne. Il avoue avoir emprunté à Molière la première scène du
second acte et la partie de piquet, dont il a fait une partie de trictrac, et déclare
que « celui qui vole habituellement l’esprit des autres, volerait aussi toute
autre chose, s’il pouvait le faire avec la même impunité »
. Mais M. Shadwell
se garde bien de parler des emprunts qu’il a faits au Misanthrope et
au Mariage forcé, et que nous citerons plus loin. Qu’il nous suffise
de dire que son héros Stanford est un composé de l’Alceste du Misanthrope et d’Éraste, tandis que Sir Positive At-all (Le
Sieur qui est positif en tout) est un abrégé de tous les fâcheux. Shadwell a surtout
imité la première et la cinquième scène du premier acte, et la seconde et la troisième
scène du second acte.
Ozell a publié aussi une traduction littérale des Fâcheux, et une autre, par MM. Miller et Baker, a paru en 1732.
L’École des femmes. — John Caryl, qui était secrétaire de la reine
Marie, femme de Jacques II, fit jouer entre 1669 et 1670, une comédie : Sir
Solomon, or the Cautious Coxcomb (Sir Salomon, ou le petit-maître circonspect),
qui ne fut imprimée que l’année suivante. Il y imite Arnolphe et Agnès, Horace, Alain et
Georgette, mais il ajoute d’autres caractères, et l’intrigue est bien plus compliquée
que dans la pièce de Molière. Dans l’épilogue, l’auteur déclare qu’il a pris sa comédie
de Molière, qu’il appelle « le fameux Shakespeare de ce siècle, et comme auteur
et comme acteur »
. N’oublions pas que Molière était encore vivant lorsque
M. Caryl lui donna ces louanges méritées.
Nous avons déjà parlé de Wycherley et de sa comédie The Country Wife. Il y a emprunté à L’École des femmes toutes les scènes où se trouvent Arnolphe et Agnès, ainsi que plusieurs autres. Dans la pièce anglaise, c’est aussi le mari Pinchwife (Arnolphe) qui dicte la lettre à Horner (Horace), et c’est Mme Pinchwife (Agnès) qui en écrit une autre pour son amant. Disons, en un mot, que l’auteur anglais a déshonoré la création de Molière par d’obscènes additions.
Un autre dramaturge anglais, Edouard Ravenscroft, déjà cité, a imité Arnolphe et Agnès dans sa comédie fort licencieuse : London Cuckolds (Les Cocus de Londres), jouée pour la première fois en 1682. Jusqu’à l’année 1754, on avait l’habitude de représenter cette pièce sur la scène anglaise le jour même de l’installation du lord-maire de Londres, pour montrer le mépris qu’on ressentait pour les gens de la Cité.
M. Ozell a aussi imprimé une traduction littérale de L’École des femmes, en 1714, et une autre, faite par M. Miller ou Baker, a paru en 1732.
Un certain John Lee, écrivit une farce en deux actes, d’après la comédie de Wycherley, et sous le même nom, qu’il fit jouer en 1765, à son bénéfice, mais elle n’eut aucun succès.
M. Isaac Bickerstaffe donna, en 1767, un opéra-comique, Love in the City (L’Amour dans la cité), où il y a deux caractères, Priscilla, demoiselle créole, et Barnacle, qui ressemblent fort à Agnès et à Chrysalde. On y trouve aussi un avoué, Wagg, et un certain Spruce, qui sont des réminiscences du Mascarille et du Jodelet des Précieuses ridicules, et un argument emprunté au Gros-René du Dépit amoureux. La seconde scène du troisième acte de l’opéra anglais me semble basée sur la sixième scène du second acte de L’École des femmes. Plus tard on en a élagué quelques rôles, on en a fait une farce en deux actes qui, sous le nom de The Romp (La Gamine), eut beaucoup de succès en 1781.
Mais Arthur Murphy, comme nous l’avons déjà dit plus haut, a surtout imité L’École des femmes dans sa comédie The School for Guardians. Il a traduit librement la première, la seconde, la quatrième et la sixième scènes du premier acte, la sixième du second, la quatrième du troisième et la quatrième du quatrième acte de la comédie de Molière, ainsi que plusieurs autres scènes de cette même comédie.
Le célèbre acteur Garrick remodela aussi la pièce de Wycherley, changea la femme mariée en demoiselle, prit le dénouement de L’École des maris, en ôta toutes les obscénités et quelque peu de sa vigueur, et fit représenter la pièce ainsi châtrée en 1776, sous le nom de Country Girl (La Demoiselle campagnarde), mais elle ne réussit guère.
Une certaine madame Cowley composa une comédie : More Ways than One (Il y a plus de routes qu’une), jouée en 1783, dont la partie principale est prise de Sir Solomon, de Caryl, imitation de L’École des femmes, à laquelle elle a ajouté un caractère, imité du Sir Positif des Sullen Lovers de Shadwell. La dédicace de cette comédie, faite par cette dame à son époux qui se trouvait alors aux Indes, est écrite dans un galimatias des plus ridicules.
(À suivre.)
Jules Guillemot : Pulcinella et Lustucru §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 20, 1er novembre 1880, p. 240-242.
Depuis quelque temps, Le Moliériste s’occupe beaucoup de Lustucru, ce héros de parade, qui attirait la foule au Marais, tandis que
Molière amusait, avec ses Précieuses ridicules, les spectateurs, plus
fins et plus lettrés, du théâtre du Petit-Bourbon. Après tout, ce successeur des
Tabarin, des Turlupin et des Gaultier-Garguille, qui s’en allait, comme nous le rappelle
M. Revillout, reforgeant et repolissant à coups de marteau les têtes des femmes
« acariâtres, bigarres ou diablesses »
, n’est pas encore trop à
dédaigner, et se trouve, par ce qu’il offre de satirique, plus cousin germain des bons
types comiques qu’il n’en a l’air au premier abord.
Me permettez-vous d’évoquer, à son sujet, un souvenir qui m’est personnel, mais qui ne sera peut-être pas sans intérêt pour les lecteurs du Moliériste ?
Il y a quelque vingt ans, j’ai retrouvé en Italie cette farce de Lustucru, qui pourrait bien en être originaire.
C’était à la fin de décembre 1857. J’avais quitté Rome pour m’embarquer à Civitavecchia. Arrivé dans ce petit port des États du Pape, j’y trouvai une mer si furieuse et un sirocco si terrible, que le bateau de Naples à Marseille, que j’avais à prendre au passage, s’y fit attendre trois jours durant. Trois jours à Civitavecchia, c’était jouer de malheur ! Dans cette Italie, où, généralement, tout est intéressant, où la moindre bourgade est riche en œuvres d’art et en beautés naturelles, cette petite ville est d’une pénurie et d’une insignifiance uniques. Quand j’avais arpenté la Via Trajana, il ne me restait d’autres ressources que de parcourir la Via Paolina, sauf à revenir ensuite de la Paolina à la Trajana ; et toujours ainsi ! Mais comme, par malheur, l’une des rues est aussi dépourvue d’intérêt que l’autre, cette distraction était bien vite épuisée. Enfin, j’avisai un théâtre de marionnettes, avec cette affiche alléchante : Pulcinella acconciatore di teste di donne (Polichinelle, raccomodeur de têtes de femmes). Vous voyez que nous étions en plein Lustucru. En effet, Polichinelle avait une belle forge allumée, où, par charretées, les habitants du pays lui apportaient des têtes de femmes à façonner, chaque mari trouvant que le cerveau de sa ménagère appelait quelques remaniements (la réciproque eût peut-être été vraie, si les femmes eussent été libres d’apporter les têtes de leurs maris). Tout cela était gai, bon enfant, ce que j’appellerais gaulois, si nous n’étions hors de France. Mais ce qui n’était pas le côté le moins curieux de la représentation, c’était l’entière bonne foi des spectateurs, qui suivaient la pièce avec autant d’intérêt et de passion que si les interprètes eussent été en chair et en os. Je dois dire que les petits acteurs de bois étaient gentils à croquer et manœuvraient à peu près comme ceux que nous voyons aujourd’hui chez M. Thomas Holden. La pièce était coupée par un ballet, et il fallait voir les petits danseurs exécuter consciencieusement leurs ronds de jambes, et les spectateurs applaudir, avec une frénésie tout italienne, les ballerines de leur choix. Le spectateur italien représente, par excellence, l’homme qui croit que c’est arrivé ; il a des naïvetés dont nous ne pouvons nous faire idée, même en nous reportant aux beaux jours des titis du boulevard. La blague lui est absolument inconnue. En voici une preuve bien frappante : l’actrice qui est chargée d’un rôle d’homme n’hésite pas, fût-elle jeune, à orner (?) son menton d’une barbe. Quand les sœurs Marchisio chantaient Sémiramide sur le grand théâtre de Parme, Barbara, qui représentait Arsace, jouait le rôle avec de superbes moustaches et une formidable barbiche ; et nul, là-bas, ne songeait à en rire. Les deux sœurs ont, depuis, joué le même opéra chez nous ; mais je vous prie de croire qu’Arsace était soigneusement rasé.
Me voici un peu loin de Lustucru et de Pulcinella acconciatore di teste di donne. Une question se pose à ce sujet : Les Italiens ont-ils copié notre farce du dix-septième siècle, ou notre Lustucru ne reproduisait-il plutôt lui-même un vieux scénario d’au-delà des Alpes ? Je me contente de poser ce point d’interrogation, et laisse à ceux qui ont le bonheur et le loisir de pouvoir se livrer à des recherches bibliographiques le soin d’y trouver une réponse. Il m’a paru seulement n’être pas sans intérêt de signaler ce rapprochement avec une farce contemporaine de Molière, dont les curieuses affiches que Le Moliériste a reproduites dernièrement ont réveillé le souvenir.
Émile Picot : Sur un vers du Misanthrope §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 20, 1er novembre 1880, p. 246.
Les commentateurs se sont plus d’une fois mépris sur le sort auquel Alceste condamne le sonnet d’Oronte :
« Franchement, il est bon à mettre au cabinet. » (Misanthr., v. 376.)
Le sens, aujourd’hui bien fixé, de ce vers est celui qu’ont indiqué MM. Despois et Mesnard, dans leur excellente édition des Œuvres de notre poète : « Votre sonnet est bon à serrer au fond d’un tiroir, à garder pour vous seul. »
Permettez-moi de mettre sous les yeux de vos lecteurs un passage d’un auteur contemporain, qui confirme pleinement cette interprétation. Charles Robinet, constatant, dans sa Lettre en vers à Madame du 23 août 1665, le succès qu’avait obtenu sa précédente épître, s’exprime ainsi :
« D’autant plus qu’on panégyrise« Cette missive que l’on prise,« Qu’on en trouve le style net,« Noble et digne du cabinet ;« Qu’on dit que suivant les matières,« J’ai conservé les caractères« Et que c’est un chef-d’œuvre enfin,« Oui, sans en faire ici le fin,« Je sens que mon cœur est la proie« Plus de la peur que de la joie… »
Dans les deux passages, le cabinet est bien le meuble où l’on serre les papiers que l’on veut conserver.
Tome II, numéro 21, 1er décembre 1880 §
L. de La Pijardière : Comédiens de campagne à Carcassonne en 1649 et 1655 §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 21, 1er décembre 1880, p. 263-269.
Les voyages de Molière dans le Midi peuvent être encore l’objet de fructueuses recherches. Galibert, dans ses Pérégrinations, ne cite qu’un petit nombre de localités où la troupe de l’Illustre Théâtre aurait séjourné. De plus, ce livre est sobre de preuves : il s’appuie principalement sur des traditions contre lesquelles il faut se tenir en garde. Les preuves incontestables ne se rencontrent guère que dans les minutes des notaires, les registres des paroisses et les archives des établissements, des communes ou des familles qui accueillirent les comédiens.
Cette fois, nous croyons avoir trouvé aux archives communales de Carcassonne les traces de deux arrêts de Molière dans cette ville.
I §
La première de ces étapes aurait eu lieu à l’époque où Molière commença de fixer
définitivement son choix sur le Languedoc pour en faire le centre de ses tournées
méridionales. On sait que ce qui l’attira d’abord vers ce point de la France, ce fut
l’espoir d’y voyager sans obstacle avec l’aide de son protecteur Gaston d’Orléans,
« gouverneur et lieutenant-général pour Sa Majesté en
Languedoc »
.
Les biographes de Molière n’ont pas fait assez remarquer que sa présence dans ce pays se lie irrévocablement à la session des États provinciaux ; c’est toujours aux approches de la date de ces réunions annuelles qu’il faut chercher les comédiens dans les localités voisines de celle où les États tenaient séances.
Rappelons les dates de ces sessions et les noms des villes où elles eurent lieu de 1648 à 1658, noms et dates que nous avons relevés sur la minute même des procès-verbaux :
Session de 1648, à Carcassonne, du 13 février au 29 mai.
Session de 1649-1650, à Montpellier, du 1er juin au 25 novembre 1649.
Session de 1651, à Pézenas, du 24 octobre 1650 au 14 janvier 1651.
Session de 1652, à Carcassonne, du 31 juillet 1651 au 10 janvier 1652.
Session de 1653, à Pézenas, du 17 mars au 1er juin.
Session de 1654, à Montpellier, du 16 décembre 1655 au 31 mars 1654.
Session de 1655, à Montpellier, du 7 décembre 1654 au 14 mars 1655.
Session de 1656, à Pézenas, du 4 novembre 1655 au 22 février 1656.
Session de 1657, à Béziers, du 17 novembre 1656 au 1er juin 1657.
Session de 1658, à Pézenas, du 8 octobre 1657 au 24 février 165844.
En 1649, on le voit, les États se réunirent à une époque reculée, anormale, en juin45. Sans doute les comédiens s’étaient préparés depuis longtemps à se trouver dans la ville qui serait désignée pour la tenue de l’Assemblée. L’année précédente elle avait siégé à Carcassonne à partir du 13 février. En février 1649, la troupe de l’Illustre Théâtre errait, encore indécise, aux écoutes, sur les frontières du Languedoc. Il est certain qu’elle éprouvait une déception d’autant plus vive que les événements politiques, compliqués d’un état alarmant de la santé publique, ne lui permettaient pas de s’éloigner.
À cet anniversaire du 13 février elle joue à Agen, conduite par Du Fresne. Les mêmes causes expliquent sa présence à Toulouse le 10 mai suivant ; puis on la perd de vue pendant les États.
Ceux-ci se terminèrent le 23 novembre, et, moins d’un mois après, si nos présomptions ne sont pas erronées, elle apparaît à Carcassonne. Molière devait être, dans cette ville le 21 décembre, en route pour Narbonne, où sa présence vingt jours plus tard est connue.
Notre hypothèse repose sur l’acte suivant, extrait des registres de la paroisse Saint-Michel de Carcassonne :
« Le 21 (décembre 1649) avons bap. Victoire, filhe de Estienne Munier, comédien, et de Françoise Segui, sa femme. P. (Parrain) Nicolas Marin de Fontaine, aussi comédien et M. (Marraine) Victoire de la Chappe. »
Plusieurs des personnes désignées dans ce document sont de notre connaissance ; mais un nom saillant appelle surtout notre attention, c’est celui de « Nicolas Marin de Fontaine » qui s’identifie avec celui de Nicolas Desfontaines, auteur dramatique fécond et créateur de l’Illustre Théâtre avec Molière et les Béjard46.
Nicolas Desfontaines se trouvait à Lyon le 3 février 1643 et signait comme témoin au mariage de François de la Cour et de Madelaine du Fresne, parente de Charles du Fresne, qui devint peu après le directeur nominal de la troupe de nos comédiens, le même Du Fresne qui les conduisit à Agen le 13 février 1650.
Avec Desfontaines et Du Fresne ne sommes-nous pas dans la société de Molière ?
Le nom de Françoise Segui, mère de la baptisée, peut être rapproché (en raison des fautes orthographiques existant dans la transcription des actes des paroisses) de celui de Henry Sequier, marié à une demoiselle Prunier, dont une fille, Jane-Françoise, fut baptisée à Lyon dans ce même mois de décembre 1649 en présence de nombreux témoins parmi lesquels figure un Louis Desfontaine47.
L’acte de Carcassonne présente un cinquième nom familier aux Moliéristes, celui de Victoire de la Chappe, marraine. Parmi les actes publiés par M. Brouchoud, l’un des plus riches en signatures de comédiens est celui du mariage de Jean-Jacques de Hautefeuille avec Anne de la Chappe (Lyon, 1er février 1644). Une Jeanne de la Chappe devint la femme de Montfleury et figure à ce titre sur la liste des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne dans un contrat des 17 et 21 mars 1664 (Soulié, Recherches, p. 205-208).
II §
Un acte, publié l’an dernier dans cette Revue, rappelle que Molière séjourna à Montpellier pendant les Etats de 1654. Ces États, comme on l’a vu, se terminèrent le 31 mars. L’itinéraire de la troupe, après la levée de cette session et en attendant la suivante, n’est pas connu. M. Brouchoud fait rentrer Molière à Lyon, où il aurait demeuré jusqu’à l’automne (page 33), puis il ne constate son retour qu’à la date du 29 avril 1655. Or, un document d’un mois antérieur témoigne de la présence à ce moment d’une troupe de comédiens lyonnais à Carcassonne. C’est, en effet, dans cette ville que mourut François de la Cour, dont M. Brouchoud a retrouvé et publié l’acte de mariage déjà rappelé ci-dessus et que voici en son entier :
« Sieur François de la Cour et Magdeleine du Freigne ont receu la benediction nuptiale en l’esglise de Sainte-Croix le 8 feburier 1643 par moy soubz signé vicaire en lad. esglise, en presence de Gaspard Fregne, prebstre habitué dans lad. esglise de Lyon et de sr Charles Dufresne, sr Nicolas Desfontaines et de Pierre Reueillon.
Freyne, F. de la Cour, Madelaine du Fresne, Ch. Dufresne, Desfontaines, Reueillon, Pale, vic. susd. »
Tel est l’acte de mariage à Lyon. Voici l’acte mortuaire que nous lisons à Carcassonne :
« Le 29 mars (1655) François La Cour, Parisien, de la bande des comediens, muny du sacrement de penitence, décéda agé de quarante cinq ans ou environ, repose au cimetiere de la presente esglise48. »
Malgré l’absence regrettable de noms de témoins, nous supposons avec quelque vraisemblance que François de La Cour, lié avec les Du Fresne et les Desfontaines, faisait partie de la « bande » de Molière, qui se serait rendue à Carcassonne après les États, terminés le 14 mars. Elle aurait séjourné dans cette ville et peut-être à Narbonne avant de revenir à Lyon, où elle figura en corps le 29 avril au mariage de deux camarades : Martin Foulle et Anne Reynis.
Nos conjectures peuvent paraître hasardées ; mais les documents sur lesquels elles reposent demeurent acquis. Tous deux, tirés enfin de la poussière des archives, demeureront pour servir à l’histoire de Molière et pareillement à celle des comédiens ses amis.
Charles Marie : Le vers 376 du Misanthrope §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 21, 1er décembre 1880, p. 270.
Pour confirmer ce que MM. Despois et Mesnard ont dit du vers 376 du Misanthrope, M. Émile Picot reproduit, dans le dernier numéro du Moliériste, un passage d’une Lettre en vers de Robinet, bien
que le sens unique dans lequel on puisse prendre les mots « digne du
cabinet »
figurant dans cette lettre, soit celui de
l’éloge, et de l’éloge à outrance. Or, dans les vers du Misanthrope,
l’opposition de sens est complète, qu’on donne au mot cabinet une
signification restreinte ou étendue.
En effet, Robinet veut dire et dit bien que, par le style, la missive dont il parle est jugée digne d’être conservée comme une pièce rare, tandis qu’Alceste dit… tout le contraire du sonnet d’Oronte.
Que MM. Despois, Mesnard et Picot nous permettent de leur opposer l’article « mettre au cabinet » de l’intéressant Lexique comparé de la langue de Molière, par M. F. Génin. (Paris, Firmin Didot frères, 1845, p. 244.)
M. Génin croit que Molière a recherché l’équivoque.
À notre humble jugement, l’interprétation de M. Génin est la seule acceptable. Étant donnés le caractère tout d’une pièce et la rude franchise de l’homme aux rubans verts, quoi d’étonnant que Molière lui fasse dire que le sonnet n’est bon qu’à mettre au cabinet (entendez aux cabinets) ?
« Et je ne mâche point ce que j’ai sur le cœur. »
Si ce vers n’était prononcé par Mme Pernelle, nous le trouverions certainement dans la bouche d’Alceste.
Georges Monval : Le Jubilé de la Comédie §
Le Moliériste : revue mensuelle, tome II, nº 21, 1er décembre 1880, p. 282-284.
Nous avons clos notre dernier Bulletin théâtral sur la soirée du jeudi 21 octobre et la reprise de L’Impromptu de Versailles. La salle était loin de présenter l’aspect de la veille : il n’est pas rare de voir ainsi les répétitions générales escompter l’effet des premières. Le lendemain, les tentures extérieures avaient disparu, les fleurs étaient rentrées dans les serres de la Ville, l’âge du Théâtre ne flamboyait plus au dehors en chiffres de feu, mais la fête se poursuivait sur la scène et dans la salle. On en lira la description fidèle dans l’excellent article que notre collaborateur M. Édouard Thierry a donné à la Revue de France du 15 novembre, et notre Bulletin Théâtral contient la composition des spectacles et le chiffre des recettes.
Nous ne voulons ici que signaler l’hommage rendu à la Comédie-Française par le Théâtre
hongrois de Pesth, qui a envoyé une très belle couronne de lierre naturel, avec ces mots
frappés en or sur les rubans aux couleurs nationales : « La gloire de Molière
appartient à la France ; le bénéfice de ses œuvres appartient au monde
entier. »
La même pensée était venue aux excellents artistes du Burg-Theater de Vienne ; mais le directeur général des Théâtres impériaux-royaux, M. le baron de Dingelstedt, celui-là même qui célébra Molière en beaux et nobles vers lors du jubilé de 1873, s’est formellement opposé à cette manifestation, alléguant qu’au premier Jubilé du Burg-Theater, il y a quatre ans, la Comédie-Française s’était abstenue de toute adresse ou félicitation !
N’est-il pas regrettable qu’une mesquine question d’amour propre se soit mise au-dessus de la grande fraternité de l’Art universel, et ait privé la Comédie-Française d’une démarche honorable pour les uns, glorieuse pour les autres ?
Autre regret : On va nous trouver bien ambitieux sans doute et taxer d’exagération notre enthousiasme un peu démodé, mais nous sommes sortis de cette fameuse semaine, qui marquera dans les annales du Théâtre, absolument stupéfait de la froideur indifférente et parfois dédaigneuse avec laquelle la presse a généralement parlé de cette solennité qui aurait dû être une fête nationale et, — à l’heure où l’on tend à supprimer l’Église — une fête religieuse.
N’oublions pas que la Comédie-Française est une grande institution que tous les peuples nous envient, que nos voisins ont tenté ou sont sur le point d’imiter, et que célébrer l’anniversaire de sa fondation, c’est glorifier ce qu’il y a de plus incontestablement français. Or, qu’on nous cite un seul article où respire ce respect des aïeux littéraires, ce culte sacré des génies nationaux qui nous semble être le vrai patriotisme !
Quoi ! l’on fête, en son antique Maison, celui qui demeure après deux siècles le plus grand poète-philosophe qui ait été, le peintre de l’humanité, l’incarnation même du bon sens et du génie français… et la Critique se borne à faire dépense ou d’esprit ou d’érudition, sans qu’une note vraiment émue ait vibré dans ce concert d’admirations banales ou blasées !
Certes, j’ai de l’amour pour l’âpre vérité ; mais je n’oublie pas que tel feuilleton
sera lu, traduit et commenté par-delà les Alpes et le Rhin, et j’estime qu’il est d’un
mauvais citoyen de crier par-dessus les monts : « Vous vous imaginiez, bonnes
gens qui regardez Paris comme la capitale du monde, que cette antique
Comédie-Française était l’honneur des lettres, l’école du goût, le conservatoire du
beau langage et des grandes manières ? — Oui, cela était autrefois ainsi, mais nous
avons changé tout cela. Voyez la reprise duBourgeois gentilhomme.
Est-ce assez solennellement ennuyeux ! Cette opérette, bonne tout au plus pour
quelques dilettantes, ne vaut pas le diable ! La cérémonie est funèbre. C’est un
enterrement de première classe, avec exhibition de toilettes qui ont dû coûter bon !
Oh ! que nous aimions mieux la mise en scène de la Gaîté : là, c’était du théâtre ;
ici, ce n’est plus que du bric-à-brac archéologique ! »
Voilà ce qu’on a pu lire, et je ne cite qu’un de nos lundistes. — C’est ainsi que le prestige se perd, et que le respect s’en va !
« Molière n’a pas eu de tombeau, il a son temple »
, a si bien dit notre
cher poète Coppée : mais le Temple ne suffit pas ; qu’est le Temple sans les
fidèles ?