Préface §
On a vu, dans les volumes précédents de cette Histoire, les vains efforts que firent les poètes dramatiques pour imiter les ouvrages immortels de M. Corneille. Dans le grand nombre de pièces qu’ils mirent au jour, à peine en peut-on compter trois ou quatre qui méritent de marcher après celles de ce grand génie.
Les poètes qui leur succédèrent, ayant paru dans un temps où la cour de France était devenue le modèle de la galanterie, saisirent cette circonstance pour prendre une nouvelle route ; ils crurent devoir diminuer {p. II}quelque chose de la sévérité de la tragédie, et pour en faire un spectacle plus riant aux yeux du public, ils rendirent l’amour le maître dominant de la scène.
Le grand, l’héroïque et le sublime étaient le partage de Corneille ; le galant, le tendre et le pathétique furent celui de ces auteurs modernes. Ils prirent la plupart des sujets de leurs poèmes dramatiques dans les romans de Mlle de Scudéry, ou dans ceux de M. de La Calprenède, qui étaient encore à la mode.
Plusieurs de ces poèmes eurent un succès brillant, quoique passager. Tels furent entre autres : La Généreuse Ingratitude ; Les Coups de l’amour et de la fortune ; Stratonice ; Timocrate ; Bérénice ; La Mort de l’empereur Commode, et Cresphonte.
Ces pièces et quelques autres {p. III}d’un moindre mérite durent les succès dont elles furent honorées, et à la nouvelle forme que les poètes leur avaient donnée, et à la persuasion où le public était que Corneille avait pour toujours renoncé au théâtre.
Six années se passèrent en effet sans qu’il reprît le cothurne ; mais après cette longue éclipse, sollicité par M. Fouquet, et comblé de ses bienfaits, il donna la tragédie d’Œdipe, qui fut reçue avec de grands applaudissements, malgré les défauts qu’on remarque dans ce poème, et dont l’auteur semble convenir en partie dans l’examen qu’il en a publié.
Le plus remarquable de ces défauts est l’épisode de Dircé et de Thésée. Corneille, entraîné par l’exemple de ceux qui avaient pris sa place, crut devoir s’y conformer, et tempérer {p. IV}le sujet plein d’horreur et d’effroi qu’il avait choisi par la passion de l’amour, qui en général est toujours du goût des spectateurs.
Pendant que ce nouveau genre tragique s’avançait insensiblement vers le période brillant où M. Racine le porta peu de temps après, le genre comique n’était qu’amusant et gai ; et c’est dans ce goût qu’on vit paraître L’Amant indiscret, ou le Maître étourdi ; La Comédie sans comédie ; Le Geôlier de soi-même ; Le Pédant joué, et Le Campagnard.
Mais tous ces ouvrages ne présentaient point encore la véritable comédie. Ils manquaient de mœurs, de caractères, et de préceptes. Il fallait un génie du premier ordre pour peindre les défauts et le ridicule des hommes, avec cette finesse et cette vérité qui touche en même temps le cœur et {p. V}l’esprit : Molière parut, et la comédie devint l’école du monde.
« Quoique Le Menteur1 soit très agréable, dit M. de Fontenelle2 ; quoiqu’on l’applaudisse encore aujourd’hui sur le théâtre, j’avoue que la comédie n’était point encore arrivée à sa perfection. Ce qui dominait dans les pièces, c’était l’intrigue et les incidents, erreurs de noms, déguisements, lettres interceptées, aventures nocturnes ; c’est pourquoi on prenait presque tous les sujets chez les Espagnols, qui triomphent sur ces matières. Ces pièces ne laissent pas d’être fort plaisantes et pleines d’esprit, témoin Le Menteur, dont nous parlons, Dom Bertrand de Cigarral, Le Geôlier de soi-même ; mais enfin la plus grande beauté de la comédie était inconnue ; on ne songeait point aux mœurs, {p. VI}aux caractères ; on allait chercher bien loin les sujets de rire dans des événements imaginés avec beaucoup de peine, et on ne s’avisait point de les aller prendre dans le cœur humain qui en fourmille. Molière est le premier parmi nous qui les ait été chercher là, et qui les ait bien mis en œuvre. Homme inimitable, et à qui la comédie doit autant que la tragédie à M. Corneille.
« [*]Molière se trouva, par rapport à la comédie, dans la même situation où était Corneille par rapport à la tragédie ; mais avec cette différence que Corneille, pour réformer la tragédie, n’eut à combattre que les dispositions présentes de l’esprit, ou qu’à les ramener au grand et vraisemblable : et pour y réussir il n’eut besoin que de la première de ses bonnes tragédies, qui {p. VII}dessilla les yeux, et servit du moins à faire distinguer le bon d’avec le médiocre et le mauvais. Au lieu que Molière, outre l’esprit qu’il lui fallait ramener, eut encore le cœur à guérir. Les poètes qui l’avaient précédé dans le comique (du moins la plupart) s’étaient permis des licences dans leurs ouvrages, qui marquaient également la malignité de l’esprit et la corruption du cœur. Il fallait donc que Molière effaçât de l’esprit, et qu’il arrachât du cœur des spectateurs les idées d’un comique scandaleux, mais reçu pourtant et applaudi.
« Une pareille entreprise demandait du temps : il n’était possible d’y réussir que par degrés. Molière commença par mettre au théâtre les passions qui avaient déjà été traitées ; mais il les donna en divers temps, et sous des formes {p. VIII}différentes, afin que ce même public, comparant ce qu’il avait vu à ce qu’on lui présentait, en distinguât mieux la manière, et sentît la préférence qu’il devait donner au nouveau système sur l’ancien. »
Ce ne fut ni sans peines ni sans essuyer un nombre infini de critiques que Molière parvint à faire goûter la bonne comédie. On verra dans ce huitième volume ou dans le suivant jusqu’à quel point la jalousie ou la calomnie l’attaquèrent. Ce ne fut proprement qu’après sa mort qu’on commença à lui rendre justice ; c’est ce que M. Despréaux a si bien exprimé dans sa septième Épître, adressée à M. Racine.
Avant qu’un peu de terre obtenu par prière,Pour jamais sous la tombe eût renfermé Molière,Mille de ces beaux traits aujourd’hui si vantés,Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces,En habit de marquis, en robe de comtesses,Venaient pour diffamer son ouvrage nouveau,Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.{p. IX}Le commandeur voulait la scène plus exacte,Le vicomte indigné sortait au second acte.L’un défenseur zélé des bigots mis en jeu,Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu.L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,Voulait venger la Cour immolée au parterre.Mais sitôt que d’un trait de ses fatales mains,La Parque l’eut rayé du nombre des humains,On reconnut le prix de sa Muse éclipsée,L’aimable Comédie avec lui terrassée,En vain d’un coup si rude espéra revenir,Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.
L’histoire de Molière, celle de M. Racine, et le récit de quantité de faits singuliers qui concernent leurs ouvrages, composeront la plus grande partie du neuvième volume.
Nous donnons dans celui-ci, non seulement des extraits que nous croyons capables de satisfaire ceux qui n’ont qu’une idée superficielle des poèmes dramatiques dont nous parlons ; mais qui doivent piquer aussi la curiosité de ceux qui les connaissent avec plus de détail, par les faits historiques qui accompagnent ces mêmes extraits.
Au nombre de ces faits, nous comptons ceux que nous avons {p. X}tirés de la Muse historique de Loret. Cet ouvrage est rare et peu connu ; cependant il est plein d’anecdotes en tous genres et particulièrement de celles des théâtres. On se flatte que le lecteur nous saura gré d’avoir fait usage de tout ce qui regarde ce dernier article.
Nous espérons qu’il ne sera pas moins satisfait de la vie de M. de La Fontaine, et de celle de M. Corneille de L’Isle. Les faits qui concernent ces auteurs, sont dispersés dans plusieurs ouvrages ; nous les avons rassemblés avec attention.
Les articles sur les comédiens qui se sont distingués dans leur profession ont été composés avec le même soin. On y verra en particulier les circonstances les plus intéressantes de la vie du fameux Floridor, dont la réputation s’est conservée jusqu’à présent. Ceux qui aiment les talents {p. XI}ne seront pas fâchés que l’on ait fait revivre un acteur qui en possédait beaucoup, et tous dans un degré supérieur.
Quelque curieux que soient les articles dont nous venons de parler, le lecteur en trouvera dans ce volume beaucoup d’autres qui ne le sont pas moins en leur genre. Tels sont ceux des trois comédies des Illustres Ennemis, qui parurent presque en même temps. La première de M. Corneille de L’Isle ; la seconde de M. de Boisrobert, et enfin la dernière de M. Scarron. L’historique de ces trois pièces fera plaisir aux amateurs des spectacles.
Le Pédant joué de Cyrano de Bergerac ; La Belle Plaideuse de Boisrobert ; Le Parasite de Tristan ; Damon et Pythias de Chappuzeau ; Le Marquis ridicule, ou la Comtesse faite à la hâte de Scarron ; Les Amours {p. XII}de Diane et d’Endimion de Gilbert ; Clotilde de l’abbé Boyer ; Ostorius de l’abbé de Pure ; La Mort de Cyrus de Quinault, et Stilicon de Corneille de L’Isle, présentent des extraits qui ne paraîtront pas inférieurs à ceux que nous avons cités plus haut. Nous devons beaucoup de ces pièces dont nous avons fait usage à la politesse de M. Moussinot, dont nous avons déjà parlé.
L’impression de ce volume était achevée, lorsque nous avons recouvré un exemplaire de la première édition de la tragédie de Timocrate, à la tête de laquelle se trouve un Avis au lecteur qui aurait dû entrer dans l’édition des Œuvres des MM. Corneille, donnée en 1738. Comme cet avis tient à l’historique de la tragédie de Timocrate, nous en mettons ici quelques passages, par forme {p. XIII}de supplément à l’article de cette pièce, que l’on trouvera page 178 et suivantes de ce huitième volume.
« Je ne doute point que je ne hasarde beaucoup en donnant cet ouvrage au public ; il a eu tant de bonheur au théâtre qu’il est difficile qu’il en ait autant sur le papier, et que la méditation de la lecture n’y laisse découvrir des défauts que les agréments de la représentation semblent avoir jusqu’ici assez heureusement déguisés. J’y en connais beaucoup que ma faiblesse m’a contraint d’y souffrir, et je voudrais qu’il me fût aussi facile de l’en purger entièrement qu’il me sera facile de répondre à deux objections qu’on m’a faites.
« La première est qu’il pêche contre la vraisemblance. J’avoue que Timocrate est fort adroit et fort heureux dans sa {p. XIV}conduite, et qu’il faut l’être beaucoup pour trouver toujours au besoin des occasions si justes et si favorables de passer comme lui d’un parti à l’autre, selon les divers intérêts qui l’y obligent ; mais il ne fait rien qui soit impossible, et tout ce qui peut arriver sans violenter beaucoup l’ordre commun de la nature doit être réputé vraisemblable, etc.
« La seconde objection a été plus générale. Ce long équivoque de Cléomène qui, tâchant de rendre la princesse favorable à Timocrate pour prendre l’occasion de se déclarer, semble toujours agir contre soi, laisse les auditeurs dans une suspension d’esprit si agréable que, ce plaisir cessant par la reconnaissance, on veut que la pièce soit finie ; et sans faire un examen plus exact des parties qui doivent composer un {p. XV}poème, on prend droit de dire que le cinquième acte est inutile. Mais il est certain qu’on n’en peut juger de cette sorte sans prendre le nœud pour le dénouement ; et si je puis me servir de l’exemple d’Héraclius, tout ce qui se passe avant le quatrième acte ne tient lieu que de préparatifs pour mettre Phocas entre deux princes, dont il sait que l’un est son fils, et l’autre celui de Maurice, sans qu’il puisse connaître lequel des deux est l’ennemi dont il a juré la perte, et c’est ce qui en fait le nœud. L’on trouvera la même chose dans Timocrate, dont les trois premiers actes ne servent que d’acheminement à mettre la reine dans l’obligation de deux serments, qui la forcent de faire épouser sa fille à celui même qu’elle ne se peut dispenser de perdre, etc.
{p. XVI}« Au reste, comme j’ai toujours rendu justice aux Espagnols, de qui j’ai emprunté presque tous les sujets comiques que j’ai traités avant celui-ci, je n’en dois pas moins à l’incomparable auteur de la Cléopâtre*, et je croirais mal répondre à la profession que je fais de l’honorer, si je n’avouais hautement que l’histoire d’Alcamène et de Ménalippe m’a fourni les premières idées de cet ouvrage. Il l’a traitée avec tant d’art dans la huitième partie de son roman, et l’a enrichie d’incidents si bien imaginés, que si le théâtre, dont l’action est plus resserrée, les avait pu souffrir, il aurait été impossible d’y faire jamais rien paraître de plus beau, ni de plus surprenant. »
1658. Le Docteur amoureux §
Comédie en prose et en un acte, de M. Molière, non imprimée, précédée de Nicomède, tragédie de M. Corneille l’aîné.
Ces deux pièces furent représentées devant le roi, sur un théâtre dressé dans la salle des gardes du vieux Louvre, par la Troupe de Monsieur, (frère unique du roi) le 24 octobre 1658.
{p. 234}[*]L’ordre chronologique demande que nous placions ici le début de M. Molièrea et de sa troupe à Paris, devant le roi (Louis XIV), et pour en rendre compte, nous allons employer un passage de la préface des Œuvres de Molière, édition de Paris, 1682b. L’auteur de cette préface, après avoir parlé des premiers succès de Molière dans différentes provinces, continue ainsi son discours :
« En 1658, ses amis lui conseillèrent de s’approcher de Paris, en faisant venir sa troupe dans une ville voisine. C’était le moyen de profiter du crédit que son mérite lui avait acquis auprès de plusieurs personnes de considération qui, s’intéressant à sa gloire, lui avaient promis de l’introduire à {p. 235}la Coura. Il avait passé le Carnaval à Grenoble, d’où il partit après Pâques, et vint s’établir à Rouen. Il y séjourna pendant l’été, et après quelques voyages qu’il fit à Paris secrètement, il eut l’avantage de faire agréer ses services et ceux de ses camarades à Monsieur, (frère unique de Sa Majesté) qui, lui ayant accordé sa protection, et le titre de sa Troupe, le présenta en cette qualité au roi et à la reine mère. Ses compagnons, qu’il avait laissés à Rouen, en partirent aussitôt, et le 24 octobre 1658, cette troupe commença de paraître devant Leurs Majestés et toute la Cour, sur un théâtre que le roi avait fait dresser dans la salle des gardes du vieux Louvre ; Nicomède, tragédie de M. Corneille l’aîné, fut la pièce choisie pour cet {p. 236}éclatant début : ces nouveaux acteurs ne déplurent point, et on fut surtout fort satisfait de l’agrément et du jeu des femmes ; les fameux comédiens qui faisaient alors si bien valoir l’Hôtel de Bourgogne étaient présents à cette représentation. La pièce étant achevée, M. de Molière vint sur le théâtre, et après avoir remercié Sa Majesté en des termes très modestes de la bonté qu’Elle avait eu d’excuser ses défauts, et ceux de toute sa troupe, qui n’avait paru qu’en tremblant devant une assemblée aussi auguste, il lui dit : Que l’envie qu’ils avaient eu d’avoir l’honneur de divertir le plus grand roi du monde, leur avait fait oublier que Sa Majesté avait à son service d’excellents originaux, dont ils n’étaient que de très faibles copies ; mais que, puisqu’Elle avait bien voulu leurs manières de campagne, il le suppliait très humblement d’avoir agréable qu’il lui donnât un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation, et dont il régalait les provinces.
« Ce compliment, dont on ne rapporte ici que la substance, fut si {p. 237}agréablement trouvé, et si favorablement reçu, que toute la Cour y applaudit, et encore plus à la petite comédie, qui fut celle du Docteur amoureuxa. Cette comédie qui ne contenait qu’un acte, et quelques autres de cette nature, n’ont point été imprimées : il les avait faites sur quelques idées plaisantes, sans y avoir mis la dernière main ; et il trouva à propos de les supprimer, lorsqu’il se fut proposé pour but, dans toutes ses pièces, d’obliger les hommes à se corriger de leurs défauts. Comme il y avait longtemps qu’on ne parlait plus de petites comédies, l’invention en parût nouvelle, et celle qui fut représentée ce jour-là divertit autant qu’elle surprit tout le monde ; M. de Molière faisait le Docteur, et la {p. 238}manière dont il s’acquitta de ce personnage le mit dans une si grande estime que Sa Majesté donna ses ordres pour établir sa troupe à Paris. La salle du Petit-Bourbon lui fut accordée, pour y représenter la comédie alternativement avec les comédiens italiens. Cette troupe, dont M. de Molière était le chef, et qui, comme je l’ai déjà dit, prit le titre de la Troupe de Monsieur, commença à représenter en public le 3 novembre 1658 et donna pour nouveautés L’Étourdi et Le Dépit amoureux, qui n’avaient jamais été joués à Paris. »
Nous allons parler de la première de ces pièces.
1658. L’Étourdi, ou les Contretemps §
Comédie de M. Molière, représentée sur le théâtre du Petit-Bourbona le 3 novembre 1658.
Cette comédie est la première en vers et en cinq actes que Molière {p. 239}ait composée. Elle fut faite en province, et jouée pour la première fois à {p. 240}Lyon en 1653.
« [*]Cette pièce n’est point indigne de son auteur : elle est partie à l’antique, puisque c’est un valet qui met la scène en mouvement, et partie dans le goût espagnol, par la multiplicité des incidents qui naissent l’un après l’autre, sans que l’un naisse de l’autre nécessairement. On y trouve des personnages froids, des scènes peu liées entre elles, des expressions peu correctes ; le caractère de Lélie n’est pas même trop vraisemblablea, et le dénouement n’est pas {p. 241}heureux ; le nombre des actes n’est déterminé à cinq que pour suivre l’usage qui fixe à ce nombre les pièces qui ont le plus d’étendue, mais ces défauts sont couverts par une variété et par une vivacité qui tiennent le spectateur en haleine, et l’empêchent de trop réfléchir sur ce qui pourrait le blesser.
1658. Le Dépit amoureux §
Comédie de M. Molière, représentée sur le théâtre du Petit-Bourbon, au commencement de décembre 1658.
Cette comédie, ainsi que celle de L’Étourdi, avait été composée et représentée en province. Ce fut aux états de Béziers en 1654 que Molière la fit paraître pour la première fois.
« [*]Les incidents du Dépit amoureux sont arrangés avec plus d’art (que ceux de L’Étourdi), quoique toujours dans le {p. 242}goût espagnol. Trop de complication dans le nœud, et trop peu de vraisemblance dans le dénouement : cependant on y reconnaît dans le jeu des personnages une source du vrai comique ; pères, amants, maîtresses, valets, tous ignorent mutuellement les vues particulières qui les font agir : ils se jettent tour à tour dans un labyrinthe d’erreurs, qu’ils ne peuvent démêler. La conversation de Valère avec Ascagne, déguisée en homme, celle des deux vieillards qui se demandent réciproquement pardon, sans oser s’éclaircir du sujet de leur inquiétude, la situation de Lucile, accusée en présence de son père, et le stratagème de Valèrea pour tirer la vérité de son valet, sont des traits également ingénieux et plaisants : mais l’éclaircissement d’Éraste et de Lucile, qui a donné à la pièce le titre de Dépit amoureux, leur brouillerie, et leur réconciliation, sont le morceau le plus justement admiré. »
1659. Les Précieuses ridicules §
Comédie en un acte et en prose de M. Molière, représentée sur le théâtre du Petit-Bourbon le 18 novembre.
« [*]Quoique la comédie des Précieuses ridicules ne soit pas une des meilleures du côté de l’intrigue, quoiqu’elle ne soit pas une des plus nobles, elle doit tenir un rang considérable parmi les chefs-d’œuvre de Molière. Il osa, dans cette pièce, abandonner la route connue des intrigues compliquées, pour nous conduire dans une carrière de comique ignorée jusqu’à lui. Une critique fine et délicate des mœurs et des ridicules qui étaient particuliers à son siècle lui parut être l’objet essentiel de la bonne comédie. La passion du bel esprit, ou plutôt l’abus qu’on en fait, espèce de maladie contagieuse, était alors à la mode. »
« 1Il régnait dans la plupart des conversations un mélange de galanterie guindée, de {p. 310}sentiments romanesques et d’expressions bizarres, qui composaient un jargon nouveau, inintelligible et admiré ; les provinces, qui outrent toutes les modes, avaient encore enchéri sur ce ridicule ; les femmes qui se piquaient de cette espèce de bel esprit s’appelaient précieuses : ce nom, si décrié depuis par la pièce de Molière, était alors honorable, et Molière même dit dans la préface que les véritables précieuses auraient tort de se piquer, lorsqu’on joue les ridicules qui les imitent mal.
« [*]Ce fut dans ces conjonctures que parut la comédie des Précieuses ridicules ; jamais succès ne fut plus marquéa. Il produisit une réforme générale ; on rit, on se reconnutb ; on applaudit en se corrigeant. »
{p. 311}« [*]Il y a très peu de défauts contre la langue (dans cette pièce) parce que lorsqu’on écrit en prose, on est bien plus maître de son style, et parce que Molière, ayant à critiquer le langage des beaux esprits du temps, châtia le sien davantage. Le grand succès de ce petit ouvrage lui attira des critiques2 que L’Étourdi et Le Dépit amoureux n’avaient pas essuyées : mais toutes ces critiques sont tombées dans l’oubli qu’elles méritaient. »
« [*]Un jour que l’on représentait cette pièce, un vieillard s’écria du milieu du parterre : Courage, courage, Molière, voilà la bonne comédie. »
« 3 On eut honte de ce style {p. 312}affecté, contre lequel Molière et Despréaux se sont toujours élevés. On commença à ne plus estimer que le naturel ; et c’est peut-être l’époque du bon goût en France. »
Nous croirions rendre la première partie de cet article incomplète, si nous ne rapportions pas ce qu’en a dit Loret.
Muse historique du 6 décembre 1659.
La troupe des comédiensQue Monsieur avoue être siens,Représentant sur leur théâtre,Une passion assez folâtre,Autrement un sujet plaisant,À rire sans cesse induisant,Par des choses facétieuses,Intitulées Les Précieuses,Ont été si fort visités,Par gens de toutes qualités,Qu’on n’en vit jamais tant ensemble,Que ces jours passés, ce me semble,Dans l’Hôtel du Petit-Bourbon,Pour ce sujet mauvais ou bon,Ce n’est qu’un sujet chimérique,Mais si bouffon, et si comique,Que jamais les pièces Du Ryer,Qui fut si digne de laurier,{p. 313}Jamais l’Œdipe de Corneille,Que l’on tient être une merveille,La Cassandre de Boisrobert,Le Néron de Monsieur Gilbert,Alcibiade, Amalasonte*,Dont la Cour a fait tant de compte,Ni le Fédéric de Boyer,Digne d’un immortel loyer,N’eurent une vogue si grandeTant la pièce sembla friande,À plusieurs, tant sages que fous ;Pour moi, j’y portai trente sousMais oyant leurs fines paroles,J’en ris pour plus de dix pistoles.
Avant de passer à la seconde partie de cet article, qui comprend les critiques qu’on a faites de la comédie des Précieuses, nous croyons devoir proposer notre doute au sujet d’un fait avancé par l’auteur des Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, et par celui de la Vie de Molière, avec des jugements sur ses ouvrages, qui disent également que la comédie des Précieuses ridicules avait été composée et représentée en province, avant que de l’être à Paris. Il y a toute apparence que ces messieurs s’en sont rapportés à {p. 314}Grimarest, auteur d’une Vie de Molière (in-12, 1705), qui est le premier et le seul qui parle des représentations des Précieuses en province, et nous trouvons deux auteurs contemporains* qui disent tout le contraire. Leur témoignage est d’autant moins suspect que l’un et l’autre ont fait la critique de la comédie des Précieuses. Nous allons commencer par celle de M. de Visé, qui est précédée de quelques faits sur la vie de M. Molière.
« [*]Je ne ferai point comme ceux dont on vient de parler, qui louent et qui blâment excessivement, je dirai la vérité, sans que ce fameux auteur (Molière) s’en doive offenser ; et certes, il aurait grand tort de le faire, puisqu’il fait profession ouverte de publier en plein théâtre les vérités de tout le monde : cette raison m’oblige à publier les siennes plus librement que je ne ferais. Je n’irai point toutefois jusqu’à la satire, et tout ce que je dirai sera tant soit peu plus à sa gloire qu’à son désavantage. Je dirai d’abord que si son esprit ne l’avait pas rendu un des plus illustres du siècle, je serais ridicule de vous en entretenir aussi {p. 315}longtemps et aussi sérieusement que je vais faire, et que je mériterais d’être raillé : mais comme il peut passer pour le Térence de notre siècle, qu’il est grand auteur et grand comédien lorsqu’il joue ses pièces, et que ceux qui ont excellé dans ces deux choses ont eu place en l’histoire, je puis bien vous faire ici un abrégé de sa vie et vous entretenir de celui dont l’on s’entretient presque dans toute l’Europe, et qui fait si souvent retourner à l’école1 tout ce qu’il y a de gens d’esprit à Paris.
« Ce fameux auteur de L’École des maris2, ayant eu dès sa jeunesse une inclination toute particulière pour le théâtre, se jeta dans la comédie, quoiqu’il se pût bien passer de cette occupation, et qu’il eût assez de bien pour vivre honorablement dans le monde.
« Il fit quelque temps la comédie à la campagne, et quoiqu’il jouât fort mal le sérieux, et que dans le comique il ne fût qu’une copie de Trivelin et de Scaramouche, il ne laissa pas de devenir en peu de temps, par son adresse et par son esprit, le chef {p. 316}de sa troupe, et de l’obliger à porter son nom.
« Cette troupe, ayant un chef si spirituel et si adroit, effaça en peu de temps toutes les troupes de la campagne. Il n’y avait point de comédien dans les autres qui ne briguât des places dans la sienne.
« Il fit des farces qui réussirent un peu plus que des farces, et qui furent un peu plus estimées dans toutes les villes que celles que les autres comédiens jouaient. Ensuite il voulut faire une pièce en cinq actes, et les Italiens ne lui plaisant pas seulement dans leur jeu, mais encore dans leurs comédies, il en fit une qu’il tira de plusieurs des leurs, à laquelle il donna pour titre : L’Étourdi, ou les Contretemps. Ensuite il fit Le Dépit amoureux, qui valait beaucoup moins que la première, mais qui réussit toutefois, à cause d’une scène qui plut à tout le monde, et qui fut vue comme un tableau naturellement représenté de certains dépits qui prennent souvent à ceux qui s’aiment le mieux ; et après avoir fait jouer ces deux pièces à la campagne, il voulut les faire voir à {p. 317}Paris, où il emmena sa troupe.
« Comme il avait de l’esprit, et qu’il savait ce qu’il fallait faire pour réussir, il n’ouvrit son théâtre qu’après avoir fait plusieurs visites, et brigué quantité d’approbateurs. Il fut trouvé incapable de jouer aucune pièce sérieuse, mais l’estime que l’on commençait à avoir pour lui fut cause qu’on le souffrit.
« Après avoir quelque temps joué de vieilles pièces, et s’être en quelque façon établi à Paris, il joua son Étourdi et son Dépit amoureux, qui réussirent autant par la préoccupation que l’on commençait à avoir pour lui que par les applaudissements qu’il reçut de ceux qu’il avait prié de les venir voir.
« Après le succès de ces deux pièces, son théâtre commença à se trouver continuellement rempli de gens de qualité, non pas tant pour le divertissement qu’ils y prenaient (car l’on n’y jouait que de vieilles pièces), que parce que le monde ayant pris habitude d’y aller, ceux qui aimaient la compagnie, et qui aimaient à se faire voir, y trouvaient amplement de quoi se contenter : ainsi l’on y {p. 318}venait par coutume, et sans dessein d’écouter la comédie, et sans savoir ce qu’on y jouait. »
« [*]Pendant cela notre auteur fit réflexion sur ce qui se passait dans le monde, et surtout parmi les gens de qualité, pour en reconnaître les défauts : mais comme il n’était encore ni assez hardi pour entreprendre une satire, ni assez capable pour en venir à bout, il eut recours aux Italiens ses bons amis, et accommoda les Précieuses au théâtre français, qui avaient été jouées sur le leur, et qui leur avaient été données par un abbé des plus galants*. Il les habilla admirablement bien à la française : et la réussite qu’elles eurent lui fit connaître qu’on aimait la satire et la bagatelle. Il connut par là les goûts du siècle ; il vit qu’il était malade, et que les bonnes choses ne lui plaisaient pas.
« Il apprit que les gens de qualité ne voulaient rire qu’à leurs dépens ; qu’ils voulaient que l’on fît voir leurs défauts en public ; qu’ils étaient les plus dociles du monde, et qu’ils auraient été bons du temps où l’on faisait pénitence à la porte des temples, {p. 319}puisque loin de se fâcher de ce que l’on publiait leurs sottises, ils s’en glorifiaient : et de fait, après que l’on eut joué les Précieuses, où ils étaient bien représentés et bien raillés, ils donnèrent eux-mêmes, avec beaucoup d’empressement, à l’auteur dont je vous entretiens, des mémoires de tout ce qui se passait dans le monde et des portraits de leurs propres défauts, et de ceux de leurs meilleurs amis, croyant qu’il y avait de la gloire pour eux que l’on reconnût leurs impertinences dans ses ouvrages, et que l’on dît même qu’il avait voulu parler d’eux : car vous saurez qu’il y a de certains défauts de qualité dont ils font gloire, et qu’ils seraient bien fâchés que l’on crût qu’ils ne les eussent pas.
« Notre auteur, ayant derechef connu ce qu’ils aimaient, vit bien qu’il fallait qu’il s’accommodât au temps ; ce qu’il a si bien fait depuis qu’il en a mérité toutes les louanges que l’on a jamais données aux plus grands auteurs. Jamais homme ne s’est si bien su servir de l’occasion ; jamais homme n’a su si naturellement décrire ni représenter {p. 320}les actions humaines, et jamais homme n’a su si bien faire son profit des conseils d’autrui. »
Il nous paraît superflu de faire remarquer au lecteur toute la malignité et la calomnie qui règne dans ce passage de M. de Visé. Cet auteur était ennemi secret des grands hommes de son siècle, et jamais il n’a parlé de Molière, de MM. Racine et Despréaux, de Lully, et de M. Quinault, lorsque ce dernier travaillait dans le genre lyrique, qu’en des termes qui exprimaient plus la satire que la louange. En récompense il a porté jusqu’au sommet du Parnasse les abbés de Pure et Boyer, Le Clerc, Pradon, etc. Mais partons à la seconde critique de la comédie des Précieuses ridicules.
Elle est de Somaizea, auteur très ignoré, voici le titre de cet ouvrage : Les Véritables Précieuses, comédie en un acte, en prose, in-12, Paris, Jean {p. 321}Ribou, 1660. À la tête de cette pièce (qui n’a jamais été représentée) est un avertissement extrêmement satirique contre Molière, qui cependant n’y est pas nommé.
« … Il met sur le théâtre une satire qui, quoique sous des images grotesques, ne laisse pas de blesser tous ceux qu’il a voulu accuser : il fait plus ; de critique, il s’érige en juge, et condamne à la berne les singes, sans voir qu’il prononce un arrêt contre lui, en le prononçant contre eux, puisqu’il est certain qu’il est singe en tout ce qu’il fait, et que non seulement il a copié les Précieuses de M. l’abbé de Pure, jouées par les Italiens, mais encore qu’il a imité, par une singerie dont il est seul capable, Le Médecin volant, et plusieurs autres pièces des mêmes Italiens, qu’il n’imite pas seulement en ce qu’ils ont joué sur leur théâtre, mais encore en leurs postures, contrefaisant sans cesse sur le sien et Trivelin et Scaramouche ; mais qu’attendre d’un homme qui tire toute sa gloire des Mémoires de Guillot-Gorju, qu’il a acheté de sa veuve, et dont il adopte tous les ouvrages. »
{p. 322}La comédie qui suit cet avertissement renferme des choses qu’on ne sera pas fâché de trouver ici, et de plus il y est encore parlé de Molière et de sa comédie des Précieuses. Voici l’idée de cette pièce.
Artémise et Iscarie sont deux amies qui affectent dans leurs discours des termes singuliers. Isabelle, femme de chambre de l’une de ces précieuses, devient amoureuse de Flanquin, valet de chambre du baron de La Taupinière. Ce dernier vient chez Artémise et Iscarie, à titre de bel esprit, et leur présente M. Picorin, poète dans le goût précieux. Les précieuses demandent à Picorin des nouvelles des pièces jouées l’hiver précédent sur les théâtres de Paris, et voici le compte qu’il en rend.
M. PICORIN.
Parmi les dramatiques, dont il est question, Corneille l’aîné tient seul cette place. Il n’en va pas de même de son cadet ; et quoique ce soit une divinité parmi les comédiens, les encens qu’on lui donne ne sont pas si généraux que ceux de son frère : ne croyez pourtant pas que j’en veuille dire du mal ; au contraire, je tiens que c’est celui de tous les auteurs qui pense plus profondément : et sans doute l’envie avouera elle-même que son Stilicon est tout à fait beau. Nous avons {p. 323}eu cet hiver le Fédéric1, qui a fort réussi, sans doute avec quelque raison, puisqu’il ne part rien de la veine de son auteur qui ne soit plein de feu ; témoin sa Clotilde, où la boutade est bien exprimée. Ces deux pièces ont été accompagnées de la Stratonice2, dont le style est tout différent : l’auteur de cette pièce ne s’attachant qu’à faire des vers tendres, où il réussit fort bien… Je ne puis m’empêcher de vous dire que le théâtre a perdu l’illustre abbé de Boisrobert, qui par générosité s’est retiré de lui-même, de peur que ses pièces n’étouffassent celles des fameux auteurs qui se sont mis au théâtre depuis peu. Il y en a encore un dont je n’ai point parlé, qui joint l’épée à la plume : il sait faire des vers mieux qu’Homère, et se bat aussi bien qu’Alexandre3. On a joué cet hiver au Petit-Bourbon une pièce de lui, nommée Zénobie. Il est vrai qu’on y remarquait un grand défaut, et ce défaut en un mot est que ces comédiens du Petit-Bourbon ne jouent rien qui vaille, malgré la force de leur brigue.
Après ce discours, M. Picorin commence la lecture d’une tragédie de sa façon, intitulée : La Mort de Lustucru, lapidé par les femmes ; et ensuite d’un monologue de douze vers, qui finit par ces deux-ci :
J’en ai partout la fièvre, et je ne sais par oùPour pouvoir me fourrer, je puis trouver un trou.
{p. 324}Il passe à la comédie de Pantagruel, dont voici les deux premiers vers ; c’est Pantagruel qui parle à son confident :
Où sont les violons ? As-tu vu Dulcinée,Par qui mon âme est, fut, et sera calcinée ?
Cette scène est interrompue par l’arrivée de M. de Gréval, ami des précieuses, qui reconnaît Picorin pour un laquais de feu M. Du Ryer.
PICORIN.
Ma foi, puisque vous me connaissez si bien, je vais vous dire la vérité de la chose ; mon maître étant mort, je me trouvai fort embarrassé de ma personne, parce que je me trouvais fort gueux, et que je n’avais gagné à son service que la méthode de faire des vers (cosi cosi). Le sieur de la Force, dit Gilles le Niaisa, voyant que je ne savais où donner de la tête, et que je lui pouvais être utile dans sa troupe, me pria d’y entrer ; j’y résistai d’abord, ne voulant point passer pour un farceur ; mais il me représenta que toutes les personnes les plus illustres de Paris allaient tous les jours voir la farce au Petit-Bourbon ; et me persuada si bien que les siennes étaient aussi honnêtes {p. 325}que plusieurs de celles que Mascarillea a faites, que je me laissai vaincre, et que j’entrai dans sa troupe. Quelque temps après, voyant que le théâtre de l’Hôtel du Petit-Bourbon nous ôtait tous nos chalands, il fit dessein de jouer dans un lieu fermé, et me faire composer quelques comédies, de mettre de bonnes farces au bout, et d’y prendre de l’argent de même que les autres. Et comme il savait que le succès des pièces ne dépendait pas tant de leur bonté que de la brigue de leurs auteurs, il a trouvé le moyen de m’introduire dans les compagnies, et il y a déjà plus de deux cents personnes qui sont infatuées de mes pièces.
ISCARIE au baron.
Eh ! quoi, monsieur, souffrez-vous, sans l’assommer, qu’un coquin vous joue de la sorte ? Car enfin c’est vous qui avez…
LE BARON.
Dites, dites plutôt, qu’il n’y a que vous seules ; et pour vous le persuader, apprenez que je suis La Force, dit Gilles le Niais, en mon nom de théâtre ; que je vous ai rendu trois ou quatre visites pour connaître votre humeur… Nous nous sommes enquis, mon camarade et moi, de la réputation des auteurs, et de leurs pièces nouvelles. Flanquin que voilà avec moi, et qui est de notre troupe, a bien joué son rôle en contrefaisant le précieux, et bien su duper la suivante.
{p. 326}ISCARIE.
Un farceur chez moi ! Ah, si vous ne fuyez…
LE BARON.
Nous craignons peu vos menaces, et nous sommes tous trois bien résolus de nous défendre si l’on nous attaque. Sachez donc, avant que je sorte, que puisque Mascarille vous rend visite, vous devez bien me souffrir ; que s’il s’est acquis par ses farces la réputation d’avoir de l’esprit, que j’en fais aussi bien que lui, sans l’aide des Italiens : et qu’enfin si la veuve de Guillot-Gorju, mon maître et le sien, ne lui eût vendu les mémoires de son mari, ces farces ne lui eussent jamais donné tant de gloire.
Cette misérable pièce, où Molière est si peu épargné ou, pour mieux dire, si fort calomnié, fut suivie d’une autre intitulée : Le Procès des précieuses, comédie en vers burlesques et en un acte, Paris, 1660a. Elle est du même {p. 327}Somaize, et n’a point été jouée. Enfin Les Précieuses ridicules de Molière, mise en vers, in-12, Paris, 1660. Cette pièce est fort mal versifiée : elle est précédée d’une préface, où Somaize répète encore tout ce qu’il avait dit contre Molière dans ses Véritables Précieuses.
1660. Sganarellea, ou le Cocu imaginaire §
Comédie en un acteb, en vers, par M. Molière, représentée sur le théâtre du Petit-Bourbon, le 28 maic.
« [*]On remarqua, dans Le Cocu imaginaire, que l’auteur, depuis son établissement à Paris, avait perfectionné son style ; cet ouvrage est plus correctement écrit que ses deux premières comédies, mais si l’on y {p. 388}retrouve Molière en quelques endroits, ce n’est pas le Molière des Précieuses ridicules ; le titre de la pièce, le caractère du premier personnage, la nature de l’intrigue, et le genre de comique qui y règne, semble annoncer qu’elle est moins faite pour amuser les gens délicats que pour faire rire la multitude ; cependant on ne peut s’empêcher d’y découvrir en même temps un but très moral ; c’est de faire sentir combien il est dangereux de juger avec trop de précipitation, surtout dans les circonstances où la passion peut grossir ou diminuer les objets. Cette vérité, soutenue par un fond de plaisanterie gaie, et d’une sorte d’intérêt né du sujet, attira un grand nombre de spectateurs. »
« * Le Cocu imaginaire fut joué quarante fois de suite, quoique dans l’été, et pendant que le mariage du roi retenait toute la Cour hors de Paris. »
Le lecteur ne sera peut-être pas fâché de trouver ici de quelle façon Grimarest rend compte de cette pièce.
« [*]Le 18 mai 1660, Molière donna pour la première fois Le Cocu imaginaire, qui eut beaucoup de {p. 389}succès ; cependant les petits auteurs comiques de ce temps-là, alarmés de la réputation que Molière commençait à se former, faisaient leur possible pour décrier sa pièce ; quelques personnes savantes et délicates répandaient aussi leur critique ; le titre de cet ouvrage, disaient-ils, n’est pas noble, et puisqu’il a pris toute cette pièce chez les étrangersa, il pouvait choisir un sujet qui lui fît plus d’honneur. Le commun des gens ne lui tenaient pas compte de cette pièce comme des Précieuses ridicules. Les caractères de celle-là ne les touchaient pas aussi vivement que ceux de l’autre. Cependant, malgré l’envie des troupes, des auteurs et des personnes inquiètes, Le Cocu imaginaire passa avec applaudissement dans le public. »
Un particulier nommé Neufvillenaine, qui, en cinq ou six représentations, avait retenu toute {p. 390}cette comédie, la fit imprimer, et la dédia à Molièrea ; les arguments qu’il a mis à la tête de chaque scène sont extrêmement curieux, parce qu’il y explique tous les jeux de théâtre, et surtout ceux de Sganarelle, qui était représenté par Molière.
Au nombre des ouvrages qui parurent au sujet de la pièce du Cocu imaginaire, il ne faut pas oublier La Cocue imaginaireb, comédie en vers et en un acte, composée par M. Donneauc, mais qui n’a pas été représentée ; ainsi elle n’entre dans l’Histoire du théâtre français qu’à titre d’anecdote sur la comédie qui fait le sujet de cet article. Nous ne dirons rien de la comédie du sieur Donneau, qui est très faible, mais nous croyons devoir rapporter la préface, qui contient plusieurs faits tant sur les {p. 391}représentations du Cocu imaginaire que sur la comédie des Précieuses ridicules.
« [*]Depuis que la comédie est devenue illustre par les soins de l’éminentissime cardinal duc de Richelieu, nous n’avons point vu d’auteur qui ait plus excellé dans les pièces comiques que le fameux M. Molière. Son Étourdi, son Dépit amoureux, ses Précieuses ridicules, et son Cocu imaginaire, sont plus que suffisants pour prouver cette vérité, puisque la Cour les a non seulement approuvées, mais encore le peuple, qui dans Paris sait parfaitement bien juger de ces sortes d’ouvrages ; quelques applaudissements toutefois que l’on ait donnés aux deux premières de ces pièces, la troisième a beaucoup plus fait d’éclat qu’elles n’ont fait toutes deux ensemble, puisqu’elle a passé pour l’ouvrage le plus charmant et le plus délicat qui ait jamais paru au théâtre ; l’on est venu à Paris de vingt lieues à la ronde, afin d’en avoir le divertissement. Cette pièce enfin a tant fait de bruit que les ennemis même de Molière ont été {p. 392}contraints de publier ses louanges, mais non pas sans faire connaître par leurs discours qu’ils ne le faisaient que de peur de passer pour ridicules. Les uns disaient que véritablement la pièce était belle, mais que le jeu faisait une partie de sa beauté, les autres ajoutaient que la rencontre du temps où l’on parlait fort des Précieuses aidait à la faire réussir, et qu’indubitablement ses pièces n’auraient pas toujours le même succès, quand le temps ne les favoriserait pas.
« Mais voyons si le pronostic de ces messieurs est véritable, et si Le Cocu imaginaire, qu’il a fait ensuite, n’a pas eu tous les applaudissements qu’il en pouvait attendre ; cependant cette pièce a été jouée non seulement en plein été, où pour l’ordinaire chacun quitte Paris pour s’aller divertir à la campagne, mais encore dans le temps du mariage du roi, où la curiosité avait attiré tout ce qu’il y a de gens de qualité de cette ville : elle n’en a toutefois pas moins réussi, et quoique Paris fut ce semble désert, il s’y est néanmoins trouvé assez de personnes de condition pour {p. 393}remplir plus de quarante fois les loges et le théâtre du Petit-Bourbon, et assez de bourgeois pour remplir autant de fois le parterre. Jugez quelle réussite cette pièce aurait eu, si elle avait été jouée dans un temps plus favorable, et si la Cour avait été à Paris ? Elle aurait été sans doute plus admirée que les Précieuses, puisqu’encore que le temps lui fût contraire, l’on doute si elle n’a pas eu autant de succès ; jamais on ne vit de sujet mieux conduit, jamais rien de si bien fondé que la jalousie de Sganarelle, et jamais rien de si spirituel que les vers. C’est pourquoi presque tout Paris a souhaité de voir ce qu’une femme pourrait dire, à qui il arriverait la même chose qu’à Sganarelle, et si elle aurait autant sujet de se plaindre quand son mari lui manque de foi, que lui quand elle lui est infidèle. C’est ce qui m’a fait faire cette pièce, qui servira de regard au Cocu imaginaire : puisque dans l’une on verra les plaintes d’un homme qui croit que sa femme lui manque de foi, et dans l’autre celle d’une femme qui croit avoir un mari infidèle. J’aurais bien fait un autre sujet que {p. 394}celui de M. Molière, pour faire éclater les plaintes de la femme, mais ils n’auraient pas eu tous deux les mêmes sujets de faire éclater leur jalousie, il y aurait eu du plus ou du moins ; c’est pourquoi il a fallu, afin que le divertissement fût plus agréable, qu’ils raisonnassent tous deux sur les mêmes incidents ; tellement que j’ai été contraint de me servir du même sujet : c’est ce qui fait que vous n’y trouverez rien de changé, sinon que tous les hommes de l’un sont changés en femmes dans l’autre : je pourrais ici vous parler du mot Cocue, dont je me suis servi : mais je crois qu’il n’en est pas besoin, d’autant que nous sommes dans un temps où chacun parle à sa mode. »
[*]Chappuzeau dans son Théâtre français, livre III, pages 213 et 214, parle d’une troupe de comédiens espagnols qui arriva à Paris en 1660. Voici ce qu’il en dita.
{p. 395}« Nous vîmes aussi arriver à Paris une troupe de comédiens espagnols, la première année du mariage du roi (Louis XIV). La troupe royale lui prêta son théâtre, comme elle avait fait, avant eux, aux Italiens (en 1653), qui occupèrent depuis le Petit-Bourbon avec Molière, et le suivirent après au Palais-Royal. Les comédiens espagnols ont été entretenus depuis par la reine (Marie-Thérèse) jusqu’au printemps dernier (1672) et j’apprends qu’ils ont repassé les Pyrénées. »
Loret marque le début de cette troupe espagnole vers le 20 juillet.
Muse historique du 24 juillet 1660.
Une grande troupe ou familleDe comédiens de Castille,{p. 396}Se sont établis dans Paris,Séjour des jeux, danses et ris ;Pour considérer leur manière,J’allai voir leur pièce première,Donnant à leur porter tout franc,La somme d’un bel écu blanc ;Je n’entendis point leurs paroles,Mais tant Espagnols, qu’Espagnoles,Tant comiques, que sérieux,Firent chacun tout de leur mieux,Et quelques-uns par excellence,À juger selon l’apparence.Ils chantent et dansent ballets,Tantôt graves, tantôt follets ;Leurs femmes ne sont pas fort belles,Mais paraissent spirituelles ;Leurs sarabandes, et leurs pasOnt de la grâce, et des appas,Comme nouveaux ils divertissent,Et leurs castagnettes ravissent ;Enfin je puisse être cocu,Si je leur plaignis mon écu,Et je crois que tout honnête homme,Leur doit porter pareille somme,Pour subvenir à leur besoin,Puisqu’ils sont venus de si loin,Avecque comédie et danse,Donner du plaisir à la France.{p. 397}Les comédiens de Paris,Bien loin d’être contre eux marris,D’entreprendre sur leur pratique,D’un souper ample et magnifique,Ou chacun parut ébaudi,Les régalèrent mercredi*…De l’excellent jus de la treille,On y vida mainte bouteille,On y but des mieux les santés,Des grands princes, et majestés,Et des ministres chasse-guerres,On y cassa plus de cent verres ;Illec, on mangea, ce dit-on,Bien des lapins et du mouton,Avec quantité de volaille ;Et plusieurs, comme rats en paille,Sans être du métier pourtant,Y trinquèrent ma foi d’autant,Exerçant des mieux la mâchoire :Et je collige de l’histoireQue les comédiens d’ici,Ne sont pas gens cosi, cosi ;Mais gens où courtoisie abonde,Et qui savent fort bien leur monde.