Molière à la Comédie-Française §
{p. 899}Depuis plus de vingt ans, j’entends dire que les comédiens du Théâtre-Français possèdent la tradition, qu’ils ne se trompent point sur le sens des rôles de l’ancien répertoire. Cette opinion ne me semble pas fondée, et je crois utile de dire pourquoi. Lors même qu’on arriverait à me prouver que les comédiens d’aujourd’hui ont reçu les révélations de leurs devanciers immédiats, et qu’on remonterait ainsi, preuves en main, par une suite non interrompue de confidences, jusqu’aux dernières années du règne de Louis XIV, il resterait à établir que le secret, en passant de bouche en bouche, est demeuré ce qu’il était au premier jour, que les acteurs qui ont joué pour la première fois les ouvrages de Corneille, de Racine et de Molière, qui ont reçu leurs conseils et profité de leurs leçons, ont pu les transmettre sans les altérer. Or je crois la chose difficile. Il y a donc lieu de mettre en doute l’authenticité de la tradition dont se prévalent les comédiens du Théâtre-Français pour réduire au silence tous ceux qui se permettent de ne pas les approuver sans réserve ; mais le doute n’est pas le seul argument qu’on puisse opposer à leurs prétentions. Non-seulement en effet ils ne réussiront jamais à prouver que le secret de Corneille, de Racine, et de Molière est venu jusqu’à eux, transmis fidèlement de génération en génération, mais il n’est pas malaisé de leur montrer que le sens qu’ils donnent parfois à leurs rôles ne s’accorde pas avec l’intention de hauteur et blesse le goût et la raison. Pour établir la légitimité de mon opinion, je choisis quatre comédies de Molière, l’École des {p. 900} femmes, le Misanthrope, Tartuffe et les Femmes savantes. Le premier de ces ouvrages est de 1662, le dernier de 1672. Je consens à croire que les contemporains découvriraient dans ces admirables compositions des allusions, des portraits qui sont perdus pour nous ; mais le plus grand mérite de Molière est d’avoir mis constamment la vérité humaine, c’est-à-dire la vérité de tous les âges, au-dessus de la vérité locale et passagère. C’est pourquoi nous pouvons sans présomption discuter sa pensée. La mystérieuse tradition invoquée par les comédiens est sans valeur contre le témoignage de la raison, qui n’a pas changé de nature depuis Molière jusqu’à nous. Les quatre comédies que j’ai nommées servent d’épreuve aux débutants, et les élèves couronnés du Conservatoire les jouent non pas comme ils les comprennent, mais comme elles sont comprises par leurs maîtres. J’aurais mauvaise grâce à blâmer leur docilité ; je l’excuse volontiers, pourvu qu’une fois admis dans la compagnie, ils prennent conseil de la réflexion. S’ils voulaient tout d’abord penser par eux-mêmes, ils ne seraient pas couronnés ; s’ils n’étaient pas couronnés, ils n’obtiendraient pas d’audition et n’arriveraient pas jusqu’à la rampe. Qu’ils renoncent pour quelques mois au libre exercice de leur raison, je ne m’en étonnerai pas. S’ils acceptent sans discussion et pour toujours les idées de leurs maîtres, qu’ils sachent bien que le public ne verra jamais en eux que des doublures.
Au Théâtre-Français comme ailleurs, l’erreur est protégée par le temps. Quand on essaie de l’ébranler, de la déraciner, on se trouve en face d’un argument puéril, mais qui pour la foule est souvent sans réplique : Croyez-vous donc qu’une idée fausse ait pu durer si longtemps ? Et les amis de la routine ajoutent sur le ton de la plus fine raillerie : Il est vrai qu’avant vous personne n’avait assez de pénétration pour aller jusqu’au fond des choses ! On dirait que le bénéfice de la prescription est acquis aux bévues qui datent de trente ans. Les comédiens invoquent au besoin leurs études spéciales : ils connaissent Molière mieux que personne, ils vivent avec lui dans un commerce familier, dans une intimité quotidienne. S’ils savent tous les mystères de sa pensée, ils ne songent pas à s’en faire un mérite ; ils ont recueilli le fruit de leur persévérance, voilà tout : leur modestie n’accepte pas d’autre éloge. Cependant, s’ils font bon marché de leur mérite, ils n’abandonnent pas leurs prétentions. Molière leur appartient. Oser dire le contraire, c’est méconnaître l’évidence. Eh bien ! je compte parmi les récalcitrants, parmi les sceptiques. Je ne crois pas que l’intelligence de Molière soit dévolue par privilège exclusif aux comédiens du Théâtre-Français. Je vais plus loin, et après avoir suivi avec attention les représentations de l’ancien répertoire, je suis arrivé à penser que les interprètes de Molière {p. 901} en savent moins sur le vrai sens de ses ouvrages qu’un homme attentif après une première lecture. On va crier au paradoxe, on va m’accuser d’exagération. Au premier aspect, je n’en disconviens pas, ce que j’avance peut paraître singulier ; mais pourtant, si j’arrive à le prouver, si je démontre que dans l’École des femmes, dans le Misanthrope, dans Tartuffe, dans les Femmes savantes, plus d’un rôle est complètement dénaturé, que répondront mes contradicteurs ? Si j’établis que ces méprises font partie d’un corps de doctrines, qu’il faut les accepter pour entrer dans la maison, pour devenir pensionnaire, est-ce de mon côté que se trouvera le paradoxe ? L’origine de ces méprises est presque toujours la même : les comédiens, trop souvent, veulent avoir plus d’esprit que l’auteur. Quand il s’agit de Molière, on m’accordera bien que cette prétention est une imprudence. Il serait plus sage de s’en tenir au sens naturel des paroles écrites, sans essayer de les commenter, de les compléter par le ton, par le geste, par le regard. Un tel conseil n’est pas du goût des comédiens. Quand ils n’ajoutent pas aux vers qu’ils récitent quelques syllabes inattendues, ils prêtent à l’auteur des intentions qu’il aurait peine à comprendre, qu’il désavouerait avec dépit.
Les comédiens ne comprennent pas l’École des femmes. Rien n’est plus facile à établir. Je ne dis pas, Dieu m’en garde ! que tous les rôles de cette comédie sont joués à contre-sens ; mais le rôle principal, le rôle d’Arnolphe, celui qui résume la signification philosophique de la composition, est dénaturé à la représentation. Molière avait quarante ans quand il écrivit l’École des femmes, et chacun sait qu’il venait d’épouser Armande Béjart, presque aussi jeune qu’Agnès. Je n’ai pas à rappeler les mésaventures conjugales du poète : elles sont connues de tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des lettres. Molière a prouvé une fois de plus que pour une fille de seize ans le génie ne remplace pas la jeunesse. Je ne crois pas que dans le personnage d’Agnès il ait voulu peindre Armande Béjart ; le bon sens le plus vulgaire n’accepterait pas une telle conjecture : mais tous les contemporains s’accordent à voir dans Arnolphe l’image des douleurs éprouvées par l’auteur lui-même, et certes, pour ceux qui connaissent la biographie de Molière, ce rapprochement est tout naturel. Vouloir trouver dans le personnage d’Horace le portrait du comte de Guiche serait assurément chose téméraire. D’ailleurs, lors même que cette comparaison pourrait se justifier, elle ne modifierait pas le sens général de la comédie. La seule question importante est de savoir si Arnolphe est un personnage sérieux ou un personnage uniquement destiné à égayer le parterre. Les comédiens qui représentent ce personnage se rangent au dernier avis. Je crois qu’ils se trompent. Ai-je tort de le croire ? Ou le témoignage des {p. 902} contemporains est sans valeur, sans portée, ou nous sommes obligés de prendre au sérieux les douleurs d’Arnolphe. Qu’il égaie le parterre, je le veux bien, mais à la condition qu’il sera ridicule sans le savoir. Or les comédiens qui représentent Arnolphe ne paraissent pas comprendre l’importance de cette condition ; débutants et chefs d’emploi sont à cet égard du même avis ; ils veulent à tout prix égayer le parterre, et craindraient de passer pour inintelligents en donnant du relief à la partie mélancolique de ce rôle. Pour expliquer cette méprise et cette obstination, il faut croire qu’ils n’ont jamais cherché à pénétrer le sens philosophique de l’École des femmes. Arnolphe, dans la pensée de Molière, est un homme très digne d’estime, très digne d’affection, dont le seul travers est d’oublier son âge et de croire qu’une fille de seize ans peut aimer un homme de quarante ans. Sincère dans son aveuglement, il s’étonne de ses mécomptes, et n’a pas conscience de la situation ridicule où il s’est placé. C’est précisément parce qu’il ignore le côté ridicule de ses espérances, de ses prétentions, qu’il intéresse, qu’il est vrai. Acceptez comme juste l’intention que les comédiens prêtent à Molière, supposez qu’Arnolphe ait conscience de sa situation, et cette comédie, admirée par tant de générations, devient une œuvre insignifiante et vulgaire ; le charme du style ne réussira pas à la sauver. Arnolphe ridicule et sachant qu’il est ridicule n’est plus qu’un personnage de tréteaux. Ce qui lui donne de la valeur, de l’intérêt, c’est qu’il est ridicule à son insu, c’est qu’il aime sincèrement Agnès et ne s’aperçoit pas que son affection ne peut être payée de retour.
Les comédiens du Théâtre-Français, depuis M. Provost, professeur au Conservatoire, qui a pourtant donné en d’autres occasions des preuves nombreuses de talent et de sagacité, jusqu’à M. Talbot, jeune débutant, qui a fidèlement copié son chef d’emploi, sont très loin de partager mon opinion. Ils font d’Arnolphe quelque chose de singulier qui n’a rien à démêler ni avec la vie ni avec la pensée de Molière. Non-seulement Arnolphe, tel qu’ils le représentent, prête à rire, ce qui est dans la vérité, mais il exagère à plaisir le ridicule de sa situation, comme s’il voulait dire aux spectateurs : Ne vous méprenez pas sur mon compte ; je ne suis pas si sot qu’on pourrait le croire. Je sais très bien qu’Agnès ne m’aimera jamais, qu’elle m’échappera, que ma mésaventure n’affligera personne. — De cette façon, l’amour-propre de l’acteur se trouve sauvegardé ; mais que devient le sens de la pièce ? N’est-ce pas là une question impertinente ? M. Provost, pour ne laisser aucun doute, sur sa pénétration, semble se moquer d’Arnolphe lorsqu’il joue son rôle de l’École des femmes ; il ne veut pas endosser la responsabilité d’un tel caractère. Une telle crédulité effarouche son bon sens, Il se gausse {p. 903} de lui-même pour mettre les gausseurs de son côté. Il n’oublie qu’une chose, c’est qu’Arnolphe, se moquant de lui-même, échappe à la moquerie et n’est plus un personnage de comédie. Si Arnolphe trompé sait qu’il est justement trompé, pourquoi Agnès, chargée d’un rôle d’ingénue, n’imiterait-elle pas son exemple, et ne dirait-elle pas au public par son regard, par son attitude : Je ne suis pas niaise, croyez-le bien ; je connais de longue main toutes les ruses pratiquées par les femmes, l’ingénuité de mon personnage n’a rien de commun avec moi ? Si Agnès prenait ce parti, elle ne serait pas plus loin de la vérité que le personnage qui l’a élevée dans l’ignorance, et qui la réservé à l’honneur de sa couche. Je me hâte de reconnaître que Mlle Emilie Dubois, chargée maintenant du rôle d’Agnès, ne commet pas cette bévue, et accepte franchement l’ingénuité du personnage. Qu’elle ait adopté spontanément ce parti, qui est le plus sage, ou qu’elle ait suivi les conseils de son maître, peu m’importe : elle est dans le bon sens, dans la vérité, la justice m’oblige à le déclarer ; mais je crois en avoir dit assez pour établir que les comédiens du Théâtre-Français n’interprètent pas fidèlement l’École des femmes. Faire d’un rôle mélancolique, d’un rôle profond et sincère, un rôle tout à la fois ridicule et goguenard, est à mes yeux une des plus grossières méprises qui se puissent imaginer.
On a dit avec raison que Mlle Mars comprenait mieux Marivaux que Molière. Cependant chacun se rappelle que si elle excellait dans Araminte, elle rendait très habilement le rôle de Célimène. Aujourd’hui, je suis forcé de le dire, ce dernier rôle est dénaturé d’une étrange manière. La physionomie que lui donnait Mlle Mars n’a rien à démêler avec la physionomie nouvelle que lui prête Mme Plessy. Autrefois Célimène, malgré sa coquetterie, n’avait rien de mignard ; elle avouait franchement ses défauts, et relevait avec une vivacité presque hautaine les reprochée qu’elle savait bien mériter : aujourd’hui elle s’écoute parler, et parle tantôt comme une femme qui rêve tantôt comme une femme qui se pâme. Il est impossible, en l’écoutant, de comprendre qu’elle ait réuni autour d’elle une cour si nombreuse, car ce n’est vraiment pas une personne vivante. Tous ses gestes sont mesurés, tous ses clignements d’yeux sont comptés. Il y a des moments où sa voix ne s’entend plus ; l’oreille la plus attentive ne saisit qu’à peine un son qui semble être perdu dans le lointain. À parler sans détour, jouer ainsi le rôle de Célimène, c’est le travestir. En cette occasion, je me hâte de le reconnaître pour justifier Mme Plessy, personne ne songe à invoquer la tradition. Mlle Mars en effet, qui avait succédé à Mlle Contat, n’a jamais conçu, jamais essayé ce que nous voyons aujourd’hui. Si le sens nouveau qu’on veut donner à ce rôle est désavoué par la raison, il a du moins {p. 904} le mérite de l’originalité. J’imagine que si l’auteur pouvait assister maintenant à la représentation du Misanthrope, il aurait grand’peine à reconnaître son ouvrage et demanderait ce qu’on joue. Il y a pourtant parmi les spectateurs des esprits complaisants pour qui l’admiration est devenue un besoin impérieux, et qui louent sans hésiter la nouvelle Célimène. On ne sait pas à quel point le goût public est dépravé par les œuvres uniquement destinées à combattre l’ennui. « C’est une vieille pièce, disait-on près de moi ; mais elle est si bien jouée ! Célimène est si gracieuse ! »
C’est-à-dire que tous les contresens attestés par l’intonation, toutes les bévues révélées par le geste et le regard, étaient, aux yeux de ces auditeurs bienveillants, autant de circonstances atténuantes qui plaidaient en faveur de Molière. Heureusement il se défend par lui-même ; autrement sa cause serait perdue. Mme Plessy ne comprend pas le rôle de Célimène et le joue d’une manière inintelligible. Voilà ce qu’il faut dire pour demeurer fidèle à la vérité. — M. Geffroy, dans le rôle d’Alceste, a su se concilier la sympathie. Il est certain qu’il saisit bien toute la partie austère du personnage ; mais il n’a pas l’élégance qu’on pourrait souhaiter. On s’attend à trouver dans l’homme aux rubans verts autant de raillerie que d’indignation, et chez le comédien l’indignation domine trop souvent la raillerie. Ce n’est pas d’ailleurs le seul reproche que je doive lui adresser. Il ne respecte pas assez religieusement la mesure des vers. Quand il est mandé devant la cour des maréchaux, au lieu de dire, comme l’auteur l’a voulu : « Quel accommodement veut-on faire entre nous ? »
neuf fois sur dix il s’écrie : « Eh ! quel accommodement, etc. »
Il paraît croire que cette interjection inattendue donne plus de naturel au débit. De la part d’un acteur aussi studieux, je ne m’explique pas ce caprice, et ce n’est pas le seul que je pourrais relever. Ce qui manque surtout à M. Geffroy, c’est la souplesse, la variété, et le rôle d’Alceste n’est pas un rôle tout d’une pièce, comme on paraît le croire au théâtre. Quand il parle à Célimène de sa tendresse, sa voix devrait s’adoucir. M. Geffroy n’est pas de cet avis. Sa voix est toujours la même, toujours mordante, souvent un peu aigre. Cependant il faut reconnaître que depuis Firmin et Menjaud personne n’a compris ce rôle aussi bien que lui. Peut-être ne lui est-il pas donné de l’exprimer dans toute sa variété : il fait de louables efforts pour se plier à la pensée de l’auteur, et s’il n’est pas complètement vrai, ce n’est pas faute de zèle. — Mirecour rend bien le personnage d’Oronte ; il a toute l’impertinence, toute la fatuité d’un marquis bel-esprit. Je crois pourtant qu’il serait encore plus vrai si dans la lecture du sonnet il apportait moins de lenteur ; à force d’appuyer sur les moindres détails, il arrive à exciter presque autant d’impatience que d’hilarité. Sa prononciation, qui n’est pas nette, {p. 905} se trouve d’accord avec la nature du rôle ; on dirait qu’il a de lui-même une trop haute opinion pour prendre la peine d’articuler toutes les syllabes.
La représentation de Tartuffe soulève des objections bien autrement graves que la représentation du Misanthrope. Dans ce dernier ouvrage, en effet, c’est à Célimène que s’adressent presque tous nos reproches. En parlant du premier, nous sommes forcé de blâmer avec une égale sévérité Elmire et Orgon. Le personnage de Tartuffe est un de ceux que M. Geffroy comprend le mieux, et s’il pouvait corriger l’âpreté de sa voix, chose plus facile à souhaiter qu’à réaliser, il contenterait je crois, les juges les plus difficiles. Dans la scène de la déclaration, il est évident que son accent n’est pas ce qu’il devrait être : hypocrite ou loyal, un séducteur ne parle pas sur ce ton ; mais je ne veux pas insister sur cette remarque : il n’est pas au pouvoir de M. Geffroy d’assouplir, d’attendrir sa voix. Quant aux personnages d’Elmire et d’Orgon, ils ne sont pas compris, et pour le prouver, il n’est pas besoin de prodiguer les argumens : les lumières du bon sens le plus vulgaire suffisent pour arriver à cette conclusion. Elmire, dans la pensée de Molière, est le type de la femme vertueuse et modeste, vertueuse sans fracas, sans forfanterie, attachée à ses devoirs par conviction plus encore que par obéissance. Pour résister aux entreprises de Tartuffe, elle ne songerait jamais à demander le secours de son mari ; elle pense avec raison qu’une épouse fidèle et sensée n’a besoin de personne et se protège elle-même. Sans les révélations de Damis, elle n’imaginerait pas de cacher Orgon, et de l’obliger à entendre de ses oreilles l’aveu d’une passion coupable. Si le caractère d’Elmire n’était pas dessiné aussi nettement, le spectateur serait à bon droit blessé des paroles qu’elle adresse à Tartuffe pour l’engager à renouveler sa déclaration. La franchise de son langage, la simplicité de ses manières dans la première moitié de la pièce la mettent à l’abri de tout reproche. L’auditoire excuse sans se faire prier le piège qu’elle tend à l’hypocrite. Mme Plessy, par son afféterie, a gâté toute la conception de Molière. Son regard, son sourire, l’accent de sa voix, la rendent presque aussi coupable que son interlocuteur. La vertu qui se défend ainsi, qui attise la passion, en se réservant l’honneur d’une facile victoire, est bien près de ressembler au vice. Encourager un amour qu’elle ne partage pas ne sera jamais pour une femme un rôle moral, un rôle d’accord avec la dignité d’épouse et de mère. La coquetterie arrivée à ce point ne mérite pas seulement la colère de l’homme déçu dans son espérance, mais le mépris de tous les honnêtes gens. Je suis obligé de croire que Mme Plessy n’a pas compris le personnage d’Elmire, car si elle le comprenait, elle lui laisserait sa simplicité, sa franchise, et ne s’exposerait pas aux reproches de son mari. Soyons {p. 906} de bonne foi : un homme qui voit sa femme prodiguer les avances pour encourager une passion adultère peut-il être bien sûr de sa vertu ? n’a-t-il pas le droit de lui dire : Si vous n’aviez pas appelé le danger, votre honneur n’eût jamais été menacé ? Il n’y a pas un spectateur qui ne se sente porté à excuser Tartuffe, et ne prenne parti contre la coquetterie poussée jusqu’à la provocation. Il est donc impossible de nier que le personnage d’Elmire est dénaturé. Dans cette méprise, le respect de la tradition n’a rien avoir. Mlle Mars avait très bien saisi la pensée de Molière et la rendait fidèlement. Pourquoi Mme Plessy ne s’est-elle pas résignée à l’imiter, au lieu de chercher la nouveauté en sacrifiant le bon sens ?
Pour le personnage d’Orgon, la question est toute différente. Ici la méprise se transmet du professeur aux élèves, du chef d’emploi aux débutants. M. Provost, malgré ses études, malgré son zèle, malgré le bon sens dont il a donné tant de preuves s’est trompé en jouant le rôle d’Orgon. MM. Anselme et Talbot se trompent après lui, par déférence pour l’autorité qu’il s’est acquise. Je ne veux établir aucune comparaison : il ne s’agit pas de talent, mais de clairvoyance. Or il est évident qu’Orgon, pour se laisser duper par Tartuffe, doit être sincère dans son admiration pour son hôte. S’il a conscience du ridicule auquel il s’expose, s’il le témoigne publiquement, s’il se moque de lui-même, toute la comédie devient impossible. S’il prend un accent narquois en demandant à Dorine des nouvelles de sa femme et des nouvelles de son pieux ami, le spectateur n’a plus aucune inquiétude. Il sait d’avance qu’Orgon ne sera pas trompé, qu’il a trop d’esprit pour se laisser prendre à la dévotion de Laurent et de son maître, Chose triste à dire et qui montre à quel point le sens des grandes œuvres s’obscurcit de jour en jour parmi les gens du monde, le rôle d’Orgon, ainsi compris, c’est-à-dire ainsi dénaturé, n’excite dans la salle aucun murmure. Aussi, quand je parle du spectateur exempt d’inquiétude, ce n’est pas du public pris en masse que j’entends parler, mais d’une minorité attentive. Pour le plus grand nombre, hélas ! le faux Orgon est plus amusant que l’Orgon conçu par Molière. En riant de lui-même, il excite la gaieté. Qu’il se méprenne sur la pensée du poète, qu’il lui prête des intentions réprouvées par le bon sens, ce n’est là pour le plus grand nombre qu’une question sans importance. Le théâtre est un lieu de plaisir et non un lieu d’étude. Et comment s’amuser, si avant de rire on a besoin de se consulter ? Pourvu qu’on rie, c’est le principal. Il faut laisser aux pédants le soin de savoir si le divertissement était de bon aloi, ou si l’on n’avait pas le droit de se divertir. C’est par cette fine sentence qu’on ferme la bouche aux censeurs, et la pensée de Molière se trouve ainsi rangée sur la même ligne que les gaudrioles du boulevard. Cependant je ne crois pas inutile de {p. 907} réclamer, car la cause du bon sens est toujours bonne à défendre ; perdue aujourd’hui, qui sait si elle ne triomphera pas demain ?
À mon avis, les Femmes savantes sont la meilleure comédie de Molière. Non-seulement tous les caractères se recommandent par une incontestable vérité, mais le style est d’une franchise, d’une vivacité qui n’ont jamais été surpassées L’auteur était né neuf ans après la mort de Régnier, il n’y a donc pas à s’étonner qu’il ait plus d’une fois imité son illustre devancier. Nulle part il n’a profité de ses leçons avec plus de bonheur et d’habileté que dans les Femmes savantes. Je n’ai rien à dire aujourd’hui de la thèse soutenue par l’auteur, et qui rencontre parmi les femmes du siècle présent de nombreuses contradictions. Je ne discute pas la pensée du poète, ma tâche est d’examiner comment cette pensée est rendue. Or cet ouvrage, que je considère comme l’expression la plus haute du génie comique de Molière, n’a pas échappé aux caprices et aux méprises des comédiens. Le personnage à qui l’auteur a confié la défense du bon sens, Chrysale, au lieu de prendre au sérieux les paroles placées dans sa bouche, semble effrayé de sa hardiesse, et pour atténuer, pour conjurer le danger de son rôle, il exagère par l’accent le prosaïsme bourgeois de ses sentiments. On dirait qu’il demande grâce pour sa rudesse aux femmes beaux-esprits des loges et des galeries. C’est peut-être un bon calcul, peut-être le moyen le plus sûr d’obtenir les applaudissements. Je me permets pourtant de blâmer le parti adopté par les jeteurs chargés aujourd’hui d’interpréter le rôle de Chrysale, car ils dénaturent la pensée de Molière en essayant de lui faire pardonner ses railleries contre les femmes savantes. Au lieu de se borner à mettre en relief toutes ses intentions, ils lui prêtent des intentions nouvelles qui l’étonneraient fort, s’il revenait parmi nous. Ils ne traduisent pas sa volonté, ils la complètent à leur manière, et Dieu sait comment. Ici, la tradition prétendue qu’on invoque à tout propos sert de réponse aux esprits chagrins qui ne veulent pas se soumettre à l’engouement de la foule. M. Provost et M. Anselme comprennent ce rôle de la même façon : c’est la doctrine du Conservatoire, la doctrine consacrée. Ceux qui comprennent autrement le mari de Philaminte sont bafoués comme des esprits étroits, sans portée, sans clairvoyance. Cependant, si Chrysale ne prend pas au sérieux ses railleries contre les femmes savantes, s’il se trouve ridicule, et s’applique à provoquer le rire de l’auditoire, ce personnage devient un non-sens. Depuis la mort de Duparai, je n’ai vu personne comprendre simplement le mari de Philaminte et le rendre tel que Molière l’a conçu. Les commentaires et les gloses imaginés par les professeurs du Conservatoire ont obscurci le texte au lieu de l’éclairer, si bien que pour revenir au sens primitif pour le revendiquer, on s’expose aux reprochés les plus amers. {p. 908} Il faut pourtant parler : ou le mari de Philaminte ne signifie rien, ou il signifie qu’un père de famille ne peut voir sans dépit sa femme oublier l’éducation de ses enfants pour traiter les questions du beau langage et suivre le cours des planètes. Qu’il soit sincère, que son accent ne démente pas sa parole, et les rieurs seront de son côté, je veux dire qu’ils prendront parti pour les sentiments qu’il exprime.
Clitandre, sous les traits de M. Bressant, n’est pas tout à fait ce qu’il devrait être. Quand il abandonne Armande pour se tourner du côté d’Henriette, il s’attache avec une singulière obstination à peindre la passion qu’il ne ressent plus. Si Armande prenait garde à la voix, à la pantomime de l’amant qui se dit affranchi de sa première affection, elle ne s’emporterait pas contre sa sœur. Si Henriette regardait d’un œil attentif sa nouvelle conquête, elle serait saisie d’une légitime défiance. Comment expliquer l’erreur de M. Bressant, que j’ai vu commettre par bien d’autres ? M. Bressant a prouvé maintes fois que son intelligence ne manque pas de finesse ; je me refuse à croire qu’il n’ait pas pénétré le sens du rôle de Clitandre. Il a cédé aux habitudes de sa profession, il a voulu produire de l’effet dans un passage sans importance, produire de l’effet à tout prix, et ne s’est pas aperçu qu’il altérait ainsi l’unité de son rôle. Bélise, sous les traits de Mme Thénard, n’est pas la joyeuse caricature imaginée par Molière, mais une figure qui, à force de prodiguer les éclats de rire, finit par attrister les spectateurs attentifs. Son hilarité a quelque chose de convulsif, et cependant cette fausse Bélise est applaudie avec entraînement, avec rage. À peine quelques oreilles habituées à la mesure de l’alexandrin s’aperçoivent-elles que Mme Thénard, pour égayer son rôle, ajoute aux vers qu’elle récite des interjections dont la mesure ne saurait s’accommoder. On dit que la tradition le veut ainsi. Je veux bien croire que c’est l’opinion adoptée dans l’école de la rue Bergère et au théâtre de la rue Richelieu : ceux qui l’affirment sont sans doute bien informés ; mais en lisant Molière, je ne réussis pas à comprendre le personnage de Bélise comme le comprend Mme Thénard. Est-ce de ma part défaut de clairvoyance ? Je me résignerais à le penser, si je n’avais vu mon étonnement et mon dépit partagés par des hommes éclairés dont le savoir me rassure. Enfin, et c’est la le dernier reproche que j’adresse aux comédiens du Théâtre-Français à propos des Femmes savantes, Trissotin et Vadius ne sont pas rendus assez simplement. MM. Samson et Régnier, à l’exemple du mari de Philaminte, se trouvent tellement ridicules, que, pour désarmer la sévérité du parterre, ils jouent la scène du sonnet sur la fièvre qui tient la princesse Uranie comme une parade, et non comme une scène de comédie. Cependant, s’ils prenaient la peine de réfléchir, ils, sentiraient qu’ils font fausse route. Que Trissotin et Vadius {p. 909} comprennent la futilité de leur savoir et du fatras entassé dans leur cerveau, ils changent tout à coup de nature ; je ne vois plus en eux des pédants ridicules, mais des hommes sensés. Dès qu’ils commencent à savoir qu’ils ne savent pas, ils sont sur la route de la vraie science, et la pensée de Molière s’évanouit. J’en ai dit assez pour prouver que l’École des femmes, le Misanthrope Tartuffe et les Femmes savantes ne sont ni compris ni rendus au Théâtre-Français d’une manière conforme à l’intention de l’auteur. Pour la représentation de ces grands ouvrages, le caprice et la routine sont plus souvent consultés que la raison.
Ce que j’ai dit de ces quatre grands ouvrages, je pourrais le dire de bien d’autres conçus par le même génie. En parlant de l’Avare et de Don Juan, du Bourgeois gentilhomme et du Malade imaginaire, je serais forcé de répéter à peu près les observations que j’ai présentées en parlant de l’École des femmes et du Misanthrope, de Tartuffe et des Femmes savantes. Je crois bien faire en circonscrivant le champ de mes études dans des limites plus étroites. Si le lecteur en effet a bien voulu suivre avec attention l’enchaînement de mes idées et les preuves que j’ai apportées pour établir la légitimité de mes regrets, il arrivera comme moi à cette conclusion, que Molière n’est pas compris au Théâtre-Français, qui s’appelle pourtant la maison de Molière. Pour bien des spectateurs, ce sera sans doute une conclusion inattendue ; mais il m’est impossible d’y rien changer. Les esprits frivoles m’accuseront de céder à mon insu au besoin de médire, ils m’accuseront d’éplucher la représentation des comédies de Molière avec la ferme résolution de prendre les comédiens en défaut. Si j’étais assez malavisé pour tenir compte de telles objections, je n’aurais plus qu’à me réfugier dans le silence pour assurer mon repos. Heureusement les esprits frivoles, malgré l’imposante majorité qu’ils composent, ne font pas loi dans la discussion. Comme avant de se prononcer ils ne prennent pas la peine de s’informer, — quand ils ont donné leur avis, ils ne se mettent pas en quête d’arguments pour le soutenir. Bien des gens trouveront qu’ils ont raison. Depuis quand le théâtre est-il devenu chose sérieuse ? depuis quand faut-il étudier, faut-il réfléchir, avant de décider si telle ou telle comédie est bien ou mal comprise, bien ou mal rendue ? Je n’essaierai pas de convertir les indifférents. Pour sentir la valeur des questions littéraires, il faut être doué d’une faculté particulière, que les arguments les plus décisifs ne réussiront jamais à développer. Toutes les fois que je trouve en face de moi un contradicteur qui ne paraît pas prendre la discussion au sérieux, qui ne s’en soucie pas, je renonce à le persuader. La comédie est pour moi une chose importante ; elle exerce une action puissante sur les mœurs et sur l’opinion, et lorsqu’il s’agit de Molière, la question s’élève. Il n’est {p. 910} donc pas inutile de signaler les bévues des comédiens et d’éclairer le public sur les contre-sens qu’ils commettent dans l’interprétation de ses œuvres. En toute occasion, on me trouvera prêt à proclamer l’autorité légitime de la tradition ; mais pour que la tradition obtienne le respect, il faut absolument qu’elle démontre son origine et sa légitimité. Or, dans le cas présent, je crois que les comédiens seraient fort empêchés, s’ils avaient à démontrer la valeur de la tradition qu’ils invoquent. Pour comprendre Molière et l’interpréter fidèlement, il ne suffit pas d’être admis dans la compagnie. Les esprits difficiles, parmi lesquels je n’hésite pas à me ranger, exigent quelque chose de plus, une bagatelle, moins que rien, — une lecture attentive et quelques jours de réflexion. Pour une tâche aussi délicate, ce n’est pas trop demander
J’ai connu de vieux comédiens, intelligents d’ailleurs, souvent applaudis à bon droit, qui n’entendaient pas de cette oreille. Quand ils se trouvaient assis près de moi, et que je m’étonnais de voir Orgon tourner lui-même sa crédulité en ridicule, ils me répondaient naïvement : Voulez-vous qu’il passe pour un imbécile ? J’avouerai sans détour que cette réponse n’a pas ébranlé ma conviction. Je persiste à croire qu’il faut jouer les rôles écrits par Molière tels qu’il les a conçus, et laisser au public le soin d’en deviner le sens. C’est faire injure à la sagacité des auditeurs que de leur expliquer la signification des personnages, comme on ferait d’une fable aux enfants réunis dans une école primaire. Lettrés ou illettrés, les spectateurs assemblés pour écouter Tartuffe ou l’École des femmes comprennent la pensée de Molière sans avoir besoin de commentaires. Il y a dans les conceptions de cet heureux génie tant de simplicité, tant de clarté, que tout homme de bonne foi, qui juge par lui-même sans s’inquiéter de l’opinion de son voisin, est à peu près sûr de ne pas se tromper en donnant son avis sur ces œuvres ; mais juger par soi-même est de nos jours une chose assez rare : pour le plus grand nombre, le point important est de ne pas contredire l’opinion reçue. Si l’on veut s’en convaincre, on n’a qu’à écouter les conversations du foyer le jour d’une première représentation. Pour un spectateur qui ose dire : Je m’ennuie, ou je m’amuse, on en trouve cent qui disent : Que pensez-vous de la pièce ? Cette impersonnalité, qui n’est pas de la modestie, nuit singulièrement à la représentation des comédies de Molière. Si les spectateurs en effet ne consultaient qu’eux-mêmes, n’écoutaient que leurs sentiments intimes, ils n’hésiteraient pas à dire que les comédiens font fausse route ; mais habitués à croire que le Théâtre-Français possède la vraie tradition, ils n’osent se prononcer. Avant d’exprimer leur avis, ils attendent l’avis de leur voisin, et comme leur voisin est le plus souvent imbu d’avance de la même opinion, les plus étranges méprises ne soulèvent aucun murmure. {p. 911} Chacun se tait pour ne pas paraître singulier. Si quelqu’un se permet d’élever la voix, on le traite d’original, et pour bien des gens, c’est un cruel reproche. Pour bien vivre, c’est-à-dire pour vivre tranquillement, il faut s’appliquer à copier tout le monde. Penser par soi-même, exprimer sa pensée sans consulter personne, est une conduite dangereuse ; le moindre mal qui puisse vous arriver en pareille occasion est de passer pour mal élevé. Juger par soi-même ! y pensez-vous ? Mais si tout le monde s’avisait de suivre un tel conseil, que deviendraient les convenances ? que deviendraient les opinions accréditées ? On n’entendrait de tous côtés que des pensées discordantes. Dans une société bien réglée, il ne faut qu’une seule pensée comme une seule monnaie. Que chacun s’efforce de ressembler à son voisin, et tout va bien. Qu’un esprit mal fait s’avise de parler à sa guise, et tout se dérange. Eh bien ! au risque de tout déranger et de m’attirer les reproches des spectateurs bien élevés, je dis que les comédiens du Théâtre-Français interprètent Molière d’une façon infidèle.
Ce qui arrive ne doit étonner personne. On a tant répété que les acteurs créaient les rôles confiés à leur intelligence ! Comment n’auraient-ils pas pris cette parole au sérieux ? Ils croient de bonne foi que les vers ou la prose, avant de passer par leur bouche, n’ont guère plus de valeur qu’une ébauche. Quand il s’agissait de Talma, on pouvait dire sans exagération que le comédien était pour moitié dans l’œuvre du poète : je ne vois personne aujourd’hui qui mérite un pareil éloge ; mais les acteurs applaudis se prennent volontiers pour les égaux de Talma, et lorsqu’ils jouent l’ancien répertoire, tout en affirmant qu’ils possèdent la vraie tradition, ils ne s’interdisent pas le plaisir de l’interpréter à leur guise. Avec un peu plus de modestie, ils reviendraient facilement à la vérité. Qu’ils se donnent pour les collaborateurs des écrivains habitués à l’improvisation, qui se contentent d’indiquer leur pensée et ne prennent pas le temps de la développer, ce n’est pas là un sujet de reproche. Quand ils sont chargés de représenter un personnage conçu à loisir, dessiné avec un soin scrupuleux, leur tâche devient plus difficile, et leurs droits sont rigoureusement limités. Ils n’ont pas à compléter la pensée de l’auteur, et si d’aventure ils s’attribuent cette mission, il est à peu près certain qu’ils la mutileront, ou qu’ils lui donneront un sens inattendu, un sens contredit par l’ensemble de l’ouvrage. Un tel sans-façon ne doit pas se perpétuer. Si l’on veut que le Théâtre-Français garde son rang et son autorité littéraire, il faut absolument que les comédiens s’habituent à croire que les œuvres de Molière, de Corneille et de Racine sont achevées depuis longtemps et depuis longtemps comprises, qu’elles n’offrent pas un passage d’une signification douteuse, et qu’il y a témérité à vouloir leur {p. 912} donner un aspect nouveau, une portée nouvelle, par une trop libre interprétation. Plus d’un lecteur trouvera le conseil inutile. À quoi bon inviter les comédiens à ne pas oublier les limites naturelles de leur domaine ? Est-il donc démontré qu’ils les méconnaissent, qu’ils essaient de les franchir ? Pour moi, c’est depuis longtemps un fait acquis à la discussion. Ils s’abusent trop souvent sur l’étendue de leurs droits, et je ne crois pas inopportun d’appeler l’attention sur leur méprise. Pour savoir leur pensée à cet égard, je n’ai pas besoin de leurs aveux. La manière dont ils jouent les comédies de Molière dit assez clairement l’opinion qu’ils ont de leur mérite, l’estime où ils tiennent leurs facultés. Ils traitent l’auteur du Misanthrope sur le pied de l’égalité, et lorsqu’ils ne trouvent pas ses intentions assez nettement exprimées, en bons camarades ils viennent à son secours. Ils se laissent égarer par leur générosité, et malgré la sympathie que m’inspire un tel sentiment, je voudrais les voir quitter cette voie périlleuse. Molière se passera très bien de leurs commentaires ; les découvertes qu’ils s’attribuent resteront stériles, leur sagacité s’épuise en vains efforts : qu’ils se contentent donc du sens naturel, du sens accepté par tous, et renoncent à la tâche téméraire qu’ils se sont donnée.
Ce n’est pas que je veuille réduire les devoirs de leur profession à l’exercice de la mémoire. Je crois avec tous les hommes de bonne foi que pour jouer Arnolphe ou Chrysale, la mémoire la plus excellente ne suffit pas : la méditation n’est pas inutile. Avant de méditer pourtant sur le rôle qui leur est confié, il faut qu’ils en acceptent la donnée. Quand je dis accepter, c’est comme si je disais comprendre ; mais comme il s’agit de ramener les comédiens à la modestie, la première expression me semble mériter la préférence. Il y a dans leur langage un terme qui explique très bien leurs prétentions, et qu’il serait bon de définir. Quand ils ont appris par cœur les vers qu’ils doivent réciter, ils s’occupent de la composition du personnage. Or ce terme ne présente qu’un sens légitime. S’il ne signifie pas l’art de mettre en harmonie toutes les parties d’un rôle, il ne mérite aucune attention. S’il exprime la faculté de greffer sa pensée personnelle sur la pensée de l’auteur, il doit être banni à tout jamais. J’ai lieu de croire que les comédiens ne définissent pas la composition comme je viens de le faire. S’ils ne l’avouent pas, ils se conduisent du moins de façon à justifier le reproche que je leur adresse. Ils attachent en général plus d’importance aux effets de détail qu’aux effets d’ensemble. S’ils composaient leurs rôles dans l’acception vraie du mot, nous ne les verrions pas recourir à tous les artifices de diction enseignés au Conservatoire. Ils ne précipiteraient pas leur débit dans le premier hémistiche pour le ralentir dans le second. Ils ont beau parler de composition, ils émiettent la {p. 913} pensée du poète, et l’unité disparaît. S’ils ne saisissent pas ou s’ils oublient l’enchaînement des idées, ils se dédommagent en créant, en exprimant des intentions qui ne s’accordent pas avec la nature du personnage. Pour les comédies de Molière, ce que j’avance n’est pas douteux.
Quelle défense opposer à l’invasion du caprice dans l’ancien répertoire ? L’auteur n’est plus là pour imposer sa volonté. Comment donc forcer les comédiens à la respecter ? A coup sûr, ce n’est pas chose facile. Je crois pourtant qu’on peut leur enseigner la docilité, même envers les morts.
Le moyen qui se présente naturellement, le seul auquel on puisse recourir, c’est de soumettre l’ancien répertoire aux mêmes conditions que les pièces nouvelles, c’est-à-dire d’en suivre, d’en surveiller les répétitions, sans rien abandonner aux caprices, aux prétentions des comédiens. C’est la méthode la plus sûre pour rétablir le sens primitif, le sens légitime des comédies de Molière. La première fois que le directeur du Théâtre-Français voudra suivre ce conseil, car j’espère que tôt ou tard il le suivra, il y aura des murmures et des railleries dans la compagnie. Les chefs d’emploi ne manqueront pas de se récrier. Ils iront peut-être jusqu’à demander si on les prend pour des écoliers ; ils ne sont plus d’âge à recevoir des leçons, et comprennent mieux que personne l’ancien répertoire. Que le directeur ne se laisse pas déconcerter par cette résistance ; qu’il ne déserte pas, pour s’épargner quelques ennuis, la cause de la justice, et il recueillera bientôt les fruits de sa persévérance. Il n’y a pas de railleries, si fines, si acérées qu’elles soient, qui doivent prévaloir contre l’évidence. Puisqu’il est démontré que les comédiens comprennent mal et rendent mal les comédies de Molière, pourquoi donc hésiterait-on à leur dire nettement qu’ils se trompent ? Qu’ils invoquent tout à leur aise le respect dû à leurs longs services, cet argument ne changera pas l’état de la question. S’il y en a parmi eux qui se trompent depuis trente ans, est-ce une raison pour qu’on ne les éclaire pas sur leur méprise ?
Le Théâtre-Français, il ne faut pas l’oublier, n’est pas seulement un lieu de divertissement : c’est en même temps une institution littéraire. Or, si l’ancien répertoire était livré aux caprices des comédiens, quel bénéfice la nation pourrait-elle retirer d’une telle institution ? La représentation serait moins instructive que la lecture. Il suffit de signaler les conséquences du régime adopté pour démontrer la nécessité d’une réforme. Le vœu que j’exprime n’est pas d’ailleurs aussi singulier que voudraient le donner à penser les amis de la routine. Si l’Opéra, au lieu de jouer toute l’année quatre ou cinq pièces, voulait reprendre l’ancien répertoire et remettre en {p. 914} honneur l’Armide et l’Orphée de Gluck par exemple, il ne laisserait pas aux chanteurs le soin de deviner les intentions du compositeur ; il appellerait pour diriger les répétitions un maître de chant initié à tous les secrets du style musical. Ce qu’on ferait pour Gluck, je demande qu’on le fasse pour Molière. Est-ce donc me montrer trop exigeant ? Entre les comédies nouvelles et les comédies du XVIIe siècle, il y a si peu d’analogie, que les comédiens, fussent-ils animés du zèle le plus ardent, pourraient facilement prendre le change sur le sens du Misanthrope ou de l’École des femmes. La liberté absolue dont ils jouissent dans l’interprétation de l’ancien répertoire a dû refroidir leur zèle, et encourager la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes. Il me semble expédient aujourd’hui de leur enseigner tout à la fois la modestie et la signification des œuvres anciennes.
L’amour-propre des comédiens sera réduit au silence, pour peu que le directeur du Théâtre-Français prenne à cœur la tâche qui lui est imposée. Les fonctions délicates dont il est chargé l’obligent à tenir compte des caractères. Sans cette précaution, il n’arriverait pas à gouverner. Qu’il essaie donc de prouver à ses administrés que la meilleure manière de représenter les comédies de Molière est de s’en rapporter aux lettrés sur le sens de ses personnages. Pour donner son avis en pareille matière, il n’est pas nécessaire de posséder la pénétration d’un Œdipe. Une clairvoyance ordinaire suffît pour résoudre toutes les questions qui peuvent se présenter. Toutes les traditions invoquées par les comédiens seront réduites à néant, dès qu’on voudra les examiner avec bonne foi. Les conséquences de la réforme que je sollicite ne se feraient pas longtemps attendre. L’ancien répertoire, mieux compris et mieux rendu, relèverait le goût des spectateurs, et lorsque le public se serait familiarisé avec les grands ouvrages simplement conçus, écrits dans une langue harmonieuse et hardie, les écrivains dramatiques sentiraient plus vivement le besoin d’étudier ces beaux modèles. On n’aurait pas à redouter le danger de l’imitation, car il n’y a pas de procédés connus pour jeter une idée nouvelle dans le moule du Misanthrope ou de Cinna. Si c’est là le danger qu’on redoute, les partisans de l’originalité peuvent se rassurer. Pour penser, pour écrire comme les maîtres, il faut interroger, comme eux, l’histoire, la philosophie, la société, et l’intelligence enrichie par cette triple étude connaît trop bien ses forces pour abdiquer sa liberté. Ainsi ma pensée se résume en trois points. Que le directeur du Théâtre-Français oblige les comédiens à rendre fidèlement la pensée de Molière : cette réforme profitera aux spectateurs, et la littérature dramatique de notre temps placera plus haut le but de son ambition.
GUSTAVE PLANCHE.