L’Amphitryon de Molière §
{p. 456} On a dit que Molière, en écrivant Amphitryon, avait voulu peindre les amours de Louis XIV et de Mme de Montespan. Le rapprochement des dates se prête à cette conjecture. Cependant je crois que le poète n’avait pas songé à toutes les allusions que les courtisans prétendaient deviner dans cette comédie. Cette opinion est d’autant plus facile à justifier, que les principales scènes de l’ouvrage français se trouvent dans la comédie de Plaute. J’avoue d’ailleurs que je ne saisis pas bien l’analogie qu’on veut établir entre la position du général thébain et celle du marquis de Montespan. Jupiter se donne la peine de tromper le mari d’Alcmène ; Louis XIV en agissait autrement avec les seigneurs de sa cour. Quand il avait distingué une femme dans les salons de Versailles, le mari ne lui causait pas grand souci ; peut-être même croyait-il de bonne foi lui faire beaucoup d’honneur, tant il était pénétré de sa qualité divine. Le marquis de Montespan, ayant eu le mauvais goût de se fâcher et d’adresser à sa femme des remontrances qu’un homme bien élevé n’aurait jamais dû se permettre, fut exilé dans ses terres, et le roi prit sa place sans que personne s’en étonnât. Or je ne trouve rien de pareil dans Amphitryon. Veut-on comparer le général thébain au marquis de Montespan ? Il est vrai qu’il parle à sa femme sur le ton de la colère, quand il apprend à son arrivée qu’Alcmène a passé la nuit dans les bras d’un autre Amphitryon ; mais j’imagine que la marquise de {p. 457}Montespan n’a jamais répondu à son mari comme la femme du général thébain : elle n’a pas essayé de lui persuader qu’elle avait cédé au roi par surprise. Jupiter, pour avoir le champ libre, n’éloigne pas Amphitryon par la violence, mais par la ruse. Ainsi les trois personnages principaux, Jupiter, Alcmène, Amphitryon, ont pu égayer les courtisans et leur rappeler la mésaventure du marquis de Montespan, sans que Molière eût songé au mari mécontent de la nouvelle maîtresse. Si la création de ces personnages lui appartenait, je le croirais difficilement ; comme il les a pris dans la comédie de Plaute, je refuse de le croire. D’ailleurs les objections que je viens d’exposer ne sont pas les seules qui se présentent. Molière, qui frondait les ridicules de la cour avec l’approbation du roi, ne se fût jamais permis de placer le roi lui-même dans une situation désavantageuse. Or Jupiter, que l’on veut nous donner pour l’image de Louis XIV, n’est pas le personnage le plus intéressant de la comédie. Le mari, bien que trompé, mais trompé par une femme de bonne foi, qui ne peut rire de sa mésaventure, puisqu’elle l’ignore elle-même, éveille plus de sympathie que l’amant heureux obligé de prendre les traits d’Amphitryon pour obtenir les faveurs d’Alcmène. Louis XIV eût-il jamais accepté la position de Jupiter ? Une telle pensée ne se concilie guère avec le témoignage des contemporains. À parler franchement, je ne crois pas que Molière, en écrivant Amphitryon, ait voulu faire un tableau d’histoire, ou présenter, sous des noms païens, une leçon philosophique ; je ne vois dans cette comédie qu’un pur jeu d’esprit. Quand il s’agit de Tartuffe ou du Misanthrope, de l’École des femmes ou des Femmes savantes, il est bon, il est utile d’étudier les intentions de l’auteur. Chercher dans Amphitryon des allusions personnelles, un enseignement moral, me parait un pur enfantillage ; autant vaudrait mesurer la portée historique et philosophique des Fourberies de Scapin. C’est mal comprendre Molière que d’admirer sans distinction tout ce qu’il a écrit, et d’attribuer à tous ses ouvrages la même importance. Menant de front les travaux littéraires et la profession de comédien, obligé de songer aux intérêts de ses camarades, dont il était le chef, il n’avait pas toujours le temps de chercher en lui-même ou autour de lui des sujets nouveaux. Plus d’une fois, pris au dépourvu par les besoins de son théâtre, il a dû se résigner à ne pas se contenter pour plaire au public, et renoncer à l’instruire pour l’égayer. Quelque soit le mérite d’Amphitryon, je suis loin de le ranger parmi les meilleurs ouvrages de l’auteur. C’a été sans doute pour Molière lui-même un pur délassement. Dans cette libre imitation de la comédie latine, il a donné carrière à sa fantaisie, et ceux qui l’accusent de stérilité, de prosaïsme, n’ont qu’à relire cette joyeuse bouffonnerie pour comprendre l’injustice de leurs reproches.
Cependant, quand je conteste les allusions personnelles, quand je nie les intentions philosophiques d’Amphitryon, je n’entends pas affirmer par là que Molière, en composant cet ouvrage, n’a tenu compte ni de son temps, ni des épreuves qu’il avait lui-même subies. Plus d’un trait sans doute s’adresse aux courtisans. Quant aux chagrins du général thébain, il est probable qu’ils lui rappelaient ses propres chagrins. Lorsqu’il écrivit Amphitryon, il était marié depuis deux ans, et ne s’abusait pas sur la fidélité de sa femme. Il ne faut donc pas s’étonner de rencontrer parmi les railleries les {p. 458} plus hardies quelques sentences dictées par de cruels souvenirs. Il n’est donné à personne de s’oublier complètement, même en dessinant des personnages qui ne relèvent pas de la réalité. Le poète a beau quitter la terre pour le séjour des dieux, tracer pour le maître de l’Olympe un rôle de fourbe et pour Mercure un rôle d’entremetteur : il ne peut se dégager pour longtemps de ses souffrances morales. Sa vie personnelle intervient malgré lui, souvent même à son insu, dans le travail de son imagination ; il veut rire, il veut égayer ceux qui l’écoutent, et l’amertume se laisse deviner dans ses plus joyeuses railleries. Le don comique est à ce prix. Pour saisir, pour exprimer le ridicule, il faut avoir connu par soi-même le mensonge des promesses, et Molière possédait cette science que les livres n’ont jamais enseignée.
Ce que j’admire dans Amphitryon, c’est l’alliance de la fantaisie et de la raison. Le directeur du Théâtre-Français a donc agi sagement en remettant au répertoire cette comédie négligée depuis trop longtemps. Les poètes de notre temps qui se disent amans de la fantaisie se croient volontiers obligés de témoigner pour la raison un dédain absolu. S’ils prennent la peine d’aller entendre Amphitryon, ils comprendront qu’il n’est pas impossible de concilier l’imagination la plus hardie avec le bon sens le plus sévère et le plus clairvoyant. La fable de cet ouvrage, que Plaute n’a pas inventée, repose sur une donnée qui n’a rien de réel ; l’auteur ne prend aucun souci de la vraisemblance. La donnée une fois admise, et le spectateur l’accepte volontiers dès qu’il connaît les noms des personnages, l’action n’étonne pas, tant il y a de naturel dans le développement des caractères. À l’exception du dénoûment, qui est une nécessité, il n’y a pas une scène qui ne s’accorde avec les idées communes. C’est ce qui a fait le succès d’Amphitryon dès le premier jour, ce qui a charmé les contemporains de Molière, ce qui plaît aux spectateurs d’aujourd’hui. La fantaisie ainsi comprise n’effarouche personne. Pour écouter Mercure et Sosie, Alcmène et Jupiter, on n’est pas obligé d’oublier ou de répudier toutes les notions dont se compose la vie de l’intelligence : c’est pour l’auditoire et pour le poète un immense avantage.
Quant au style d’Amphitryon, s’il n’est pas toujours d’une irréprochable pureté, il étonne constamment par la souplesse et la variété. Les images, les comparaisons se pressent sous la plume de l’auteur, et font du dialogue un singulier mélange de poésie charmante et de détails familiers. Je ne connais guère que La Fontaine dont la manière rappelle parfois le style d’Amphitryon, Cependant, pour dire toute la vérité, je dois avouer que le fabuliste parle une langue plus châtiée que Sosie. Les négligences qu’un œil exercé découvre sans peine dans cet ouvrage peuvent servir à expliquer un juge ment de La Bruyère qui serait pour nous une énigme impénétrable, si nous ne consultions que le Misanthrope et les Femmes savantes. Tout en rangeant Molière parmi les plus habiles écrivains de son temps, il lui reproche de tomber parfois dans le jargon. L’expression nous parait dure à propos d’un tel homme. Pour peu cependant qu’on étudie et que l’on compare ces trois ouvrages, on ne s’étonne plus des paroles échappées à La Bruyère. Il y a en effet dans Amphitryon plus d’une période chargée d’expressions parasites, tandis que dans les Femmes savantes il serait bien difficile de rencontrer des expressions de cette nature. Sans pousser à l’excès la délicatesse, on peut {p. 459} donc affirmer que Molière n’est pas toujours comparable à lui-même. Sans doute bien des choses qui blessaient le goût de La Bruyère ne sont pas aperçues par nos yeux. À certains égards, ce que les contemporains appelaient le jargon de Molière n’offre guère un sens plus clair que la patavinité de Tite-Live. Toutefois, même aujourd’hui, il n’est pas impossible de découvrir quelques-unes des taches qui déparent Amphitryon. Quand il écrivait cette comédie, Molière avait quarante-six ans et venait d’achever le Tartuffe. On est donc forcé de mettre les expressions parasites sur le compte de la nécessité. Sans doute le temps lui a manqué pour son œuvre comme il l’eût souhaité. Si Alcmène parle une langue moins pure qu’Elmire, si Cléanthis ne rend pas sa pensée avec la même franchise, la même simplicité que Dorine, il faut nous en prendre à la double profession de l’auteur. N’oublions pas que dans l’espace de vingt ans il a écrit trente ouvrages, et qu’il jouait un rôle important dans presque toutes ses comédies.
Le succès d’Amphitryon doit encourager le directeur du Théâtre-Français à tenter de nouvelles reprises. On parle du Philosophe marié, de Turcaret. On ne peut qu’approuver de tels choix. Toutefois nous souhaitons que le tour de Rotrou vienne bientôt. Venceslas et Saint Genest offriraient d’utiles enseignemens à la jeunesse lettrée. Il n’est pas donné à l’administration de créer un répertoire nouveau. En attendant qu’il se présente des comédies originales, des drames remplis d’une passion sincère, elle doit s’appliquer à élever le niveau du goût public, et, pour atteindre ce but, le chemin le plus court est de chercher dans l’ancien répertoire les modèles les plus purs. Quoi que Destouches m’inspire une médiocre sympathie, la reprise du Philosophe marié ne me semble pas inopportune, car c’est un ouvrage composé avec soin, et qui peut servir à développer le talent des comédiens. Turcaret n’a pas besoin d’être loué. S’il ne vaut pas les meilleurs chapitres de Gil Blas, il se recommande pourtant par une grande finesse d’observation. Quant à Rotrou, chacun sait qu’il a plus d’une fois parlé une langue aussi belle, aussi précise que celle de Corneille, et ce mérite reconnu de tous, lui assigne un rang considérable dans notre littérature dramatique. Venceslas et Saint Genest, sans offrir au point de vue poétique le même intérêt qu’Horace et Cinna, ne sont pas moins dignes d’attention pour ceux qui aiment à suivre les transformations de notre langue. Le style de Rotrou est de la bonne époque, et, malgré quelques images dont le choix n’est pas toujours réglé par un goût sévère, il y a profit à l’étudier. Venceslas et Turcaret peuvent servir à l’éducation du public. Les vers bien faits, la prose bien faite, ne sont pas un divertissement stérile, lors même que la pensée n’est pas à la hauteur du style.