I. Les tribulations et les luttes finales de la compagnie du très-saint-sacrement de Paris. 1 §
{p. 892} Depuis 1627, date de sa naissance, plusieurs fois, la Compagnie secrète du Saint-Sacrement de Paris avait été en danger d’être découverte; jamais plus qu’au commencement de l’année 1658. Sans parler de ses œuvres qui se multipliaient, de plus en plus téméraires et vastes, de plus en plus propres à la manifester, trop de gens considérables participaient maintenant à sa confidence. Sans doute il était très flatteur pour elle que Mgr de Bagni, nonce du Pape, « honorât »
l’assemblée du jeudi de sa présence; que Mgr le prince de Conti, voulant « établir par toutes ses terres un bon ordre, »
fit prier la Compagnie de lui procurer, par des gens à elle, « des mémoires assurés sur tout ce qui se passait »
dans ses domaines; et qu’à la suite de cette enquête officieuse, le prince émerveillé souhaitât d’entrer dans une société dont la dévotion était si bien outillée ; qu’enfin M. le duc {p. 893} d’Orléans lui-même, Gaston, retiré à Blois, put être à peu près considéré comme membre de la Compagnie, tant « il en avait tout l’esprit... »
L’estime de ces grands personnages n’allait pas sans grands inconvéniens, car toutes leurs démarches étaient signalées à la police, riche en espions, de Mazarin.
Rien d’étonnant donc que le 28 mars 1658, il ait été résolu en la Compagnie de Paris que, pour se cacher mieux, « Messieurs seraient priés de n’amener avec eux que le moins de train qu’ils pourraient, qu’on n’écrirait plus aux groupes de province que des lettres sans suscription et sans signature, qu’on ne donnerait avis des morts qu’une fois par mois et qu’on ne députerait plus de membres de la Compagnie aux œuvres de charité publique. »
Toutes ces précautions n’empêchèrent pas que, celte année même, la Compagnie ne reçût le premier des coups qui la désorganisèrent. Ce coup vint de Bordeaux2, provoqué, ce semble, par des excès de zèle bien imprudens. Il était devenu « de notoriété publique»
qu’il s’assemblait, dans cette ville, « une congrégation illicite de plusieurs personnes, privilégiées et non privilégiées, »
qu’elle « décidait de la réputation des hommes et des femmes et envoyait dans les maisons des billets injurieux ou quelqu’un de ses membres pour troubler le repos des familles; »
même qu’ « elle faisait enlever des femmes et des filles et les enfermait dans le couvent de Sainte-Magdelaine sans information, ni condamnation. »
Par arrêt du 12 juillet 1658, le Parlement de Guyenne interdit à la supérieure du couvent de recevoir ces prisonnières, aux Jurats de prêter main-forte à ces arrestations arbitraires, « à toutes personnes, de quelle qualité et condition qu’elles fussent, de porter ni envoyer aucuns billets injurieux à la réputation... sous peine de punition corporelle; »
enfin de « s’assembler sans permission du Roi ou de la Cour. »
Ce fut à Blois, l’année suivante, que la Compagnie du Saint-Sacrement trembla. Les magistrats municipaux, voyant « qu’elle faisait souvent des coups de force et de grandes œuvres qui les surprenaient, se tourmentaient fort »
pour démasquer ces « mystérieux »
si puissans. La Compagnie pria les grands officiers du Duc d’Orléans de s’abstenir de la fréquenter, de peur que leur présence ne mit les magistrats blésois sur la piste. Et là encore il n’y eut pas d’éclat
{p. 894}Mais il fallait « plus que jamais marcher à pas comptés. »
On avait peur de « donner la moindre peine au gouvernement, »
inquiet de ce qu’il savait déjà sur la Compagnie et irrité de ce qu’il en soupçonnait seulement. Anne d’Autriche qui, depuis longtemps sans doute, non seulement « connaissait »
les plus considérables des confrères, mais encore entretenait avec eux des rapports de charité3, avait été obligée d’avouer à Mazarin le secret de leur existence. Et celui-ci voyait en cette affaire beaucoup moins les édifiantes « bonnes œuvres »
qu’une « correspondance»
organisée « dans tout le Royaume, »
et bien suspecte.
Toutefois, étant donné la mobilité des vues du Cardinal et son goût pour s’allier avec ses ennemis quand il pouvait les espérer utiles, rien encore n’était perdu, lorsque parurent, dans le courant de cette année 1660, à Caen, deux libelles qui portaient brusquement la question devant le public : un Mémoire pour faire connaistre l’esprit et la conduite de la Compagnie establie en la ville de Caen, appellee l’Hermitage, et un Extrait d’une lettre du 25 mai 4060, contenant la relation des extravagances que quelques-uns de l’Hermitage ont faites à Argentan et à Séez, avec la sentence du lieutenant criminel du Bailliage et siège présidial de Caen portant condamnation et de deffences ausdits particuliers de s’assembler à l’avenir.4
A en croire ces factums, la Basse Normandie était depuis quelques mois fort scandalisée. Un jour de février, cinq jeunes hommes, élevés à la maison dite de l’Ermitage, « desseichés par les jeûnes et les veilles, » après avoir communié à Saint-Ouen »
s’étaient ensuite « répandus en la ville, tête nue et le pourpoint déboutonné, »
proclamant que les curés de Caen, sauf deux, étaient fauteurs du Jansénisme, et ameutant contre eux la populace. Amenés devant les magistrats, ils avaient répondu « qu’ils étaient prêts de souffrir la mort pour soutenir la vérité qu’ils annonçaient. »
Un peu plus tard, vers la Pentecôte, {p. 895} « quelques-uns s’acheminèrent, »
hommes et femmes cette fois, à Argentan. Les prêtres, soutane retroussée, les femmes, cheveux épars, ils allaient « ramassant sur le chemin des immondices dont ils se gâtaient le visage, et les plus zélés s’en repurent; »
ils jetaient dans l’eau leur argent, bagues, linge, jupes de rechange, et se roulaient dans les bourbiers; — un prêtre, à la tête du cortège, deux pierres à la main, dont il faisait feu continuellement, hurlait comme une bacchante : « Nous sommes les fous de Jésus-Christ. » « Ils criaient aussi que quiconque voulait se sauver, »
devait, avec eux, « fuir en Amérique, porter au Canada le trésor de la foi, perdue en France par la faction des Jansénistes. »
Les mêmes scènes se passèrent à Séez.
Dans quelle mesure la Compagnie du Saint-Sacrement tout entière, ou seulement son groupe caennais, étaient-ils responsables de ces extravagances ?
Il est certain qu’elle se réunissait à Caen dans cette maison de l’Ermitage, propriété du sieur Bernières-Louvigny, et qu’elle comptait parmi ses membres, que même elle avait eu pour fondateur, ce dévot très mystique, précurseur de MmeGuyon, apôtre d’une « certaine espèce d’oraison, sublime et transcendante, que l’on appelle l’occasion purement passive, parce que l’esprit n’y agit point. »
Même Bernières-Louvigny était parmi les gens du Saint-Sacrement « en si grande vénération »
que « peu s’en fallait qu’ils ne le canonisassent. »
— Il était vrai aussi qu’une « union et correspondance »
toute particulière régnait « entre la Compagnie de Paris et celle de Caen. »
— On ne pouvait nier enfin que l’idée d’implanter le catholicisme au Canada était des plus chères à la Compagnie du Saint-Sacrement, et, spécialement, à celle de Caen : Mgr de Laval-Montigny, le célèbre évêque de Québec, était l’élève en mysticité de M. de Bernières et « avait longtemps demeuré à l’Ermitage. »
En tout cas, pour la Compagnie, la gravité de cette dénonciation consistait en ce qu’à l’occasion de ces indécences ridicules, non seulement le groupe de Caen était complètement dévoilé, avec les noms de son fondateur et de ses membres principaux, avec les lieux et jours de ses séances; mais encore son affiliation à la Compagnie de Paris se trouvait révélée, ainsi que l’existence « d’autres semblables compagnies dans plusieurs grandes villes du Royaume. »
On disait expressément « leurs occupations, »
leur organisation intérieure, leur méthode ; le vrai nom de la Compagnie {p. 896} était imprimé en toutes lettres ; on affirmait qu’elle n’était « autorisée ni par le Roy, ni par les évêques, ni par les magistrats ; »
qu’elle était tout à fait secrète, à la différence des congrégations et « associations » des Jésuites; et bien que l’auteur du Mémoire se défendit de vouloir répandre son pamphlet partout, le tirage en fut assez grand pour qu’aujourd’hui l’on en retrouve de nombreux exemplaires : de l’aveu de d’Argenson, « quelque soin que se donna la Compagnie, pour le supprimer, elle n’en put jamais venir à bout. »
D’ailleurs, le dénonciateur anonyme prenait bien soin de communiquer son factum « à ceux à qui il appartient de connaître et de corriger les excès que l’on y représente, »
c’est-à-dire aux « supérieurs » de l’Etat ou de l’Eglise.
Ces révélations importantes tombaient à un moment où elles devaient faire sensation.
Le monde, que les dévots du Saint-Sacrement avaient la généreuse ambition de conformer à l’idéal chrétien, commençait à s’aviser, au moins vaguement, que des efforts d’une intensité et d’une habileté nouvelles s’appliquaient à sa conversion. Dans ces années-là même, à la plupart de ses plaisirs on attentait avec ensemble, et avec une précision pressante et efficace5. En 1659, les principaux magistrats de Paris recevaient la visite de deux particuliers (deux membres de la Compagnie) qui faisaient une tournée de sollicitation « pour que fût prohibé le jeu de hoca, »
naguère importé d’Italie et dont raffolaient alors toutes les classes de la société. En 1660, le Palais voyait, et d’un fort mauvais œil sans doute, se renouveler, auprès des « principaux magistrats, »
— par les amis intimes du premier président Lamoignon,— des instances pour l’interdiction de cette « cause grasse »
du carnaval, où s’escIaffait depuis le moyen âge la gaité des robins. La même année il était question, dans l’Assemblée générale du Clergé de France, de proposer au Roi « la translation de toutes les foires qui se tenaient les jours de fête, »
et c’était un des membres de la Compagnie du Saint-Sacrement, Mgr de La Barde, qui poussait cette pointe. L’année suivante, la Compagnie de Marseille s’occupait « d’empêcher que les comédiens ne jouassent pendant le jubilé; »
en 1662, elle projetait « de mettre un terme au libertinage des masques. »
Si quelques-unes {p. 897} de ces attaques ne visaient que des désordres récens, les autres s’attaquaient à de vieilles habitudes et allaient bouleverser les réjouissances traditionnelles des grandes villes. On sait quelle institution intangible c’était à Paris que la foire Saint-Germain, et quant à interdire à Marseille les représentations dramatiques pendant le jubilé, — dont la célébration est longue, et peut recommencer, tantôt dans une paroisse, tantôt dans l’autre, — autant valait fermer tout un an le théâtre. Les gens qui tenaient au divertissement, qu’ils fussent peuple, bourgeois ou seigneurs, devaient sentir à tout instant qu’il y avait, quelque part, travaillant, de concert et avec suite, à détruire tous les amusemens profanes, des apôtres puritains, autrement déterminés que les lieutenans de police ou les échevins à faire appliquer les ordonnances de Sa Majesté ou les arrêts des Parlemens, autrement acharnés contre les folies du siècle que les évêques et les curés, et ne se résignant pas, comme eux, à d’oratoires et anodines remontrances.
En même temps, certaines des croisades de la Compagnie, encore que justes, nécessaires et honorables, avaient forcément, aux yeux des gens de la « société polie. » un air d’inélégance. Il était sans doute légitime et moralement beau de poursuivre à toute force, comme le faisaient les confrères, ces duels qui, comme le dit un écrit du temps6, « affaiblissaient tous les jours la France par des saignées mortelles. »
Mais fallait-il associer, comme le lit la Compagnie, à ce sage et patriotique effort, une détestation non moins âpre des « juremens et blasphèmes »
si habituels à la noblesse ? Cette manie de jurer, « qui passait pour un agrément du discours dans la bouche d’une jeunesse étourdie, »
valait-elle, toute grossière qu’elle fût, d’être impliquée dans la même poursuite que l’homicide par point d’honneur ? Puis, quant au duel même, il faut bien reconnaître que de se refuser systématiquement à venger par le sang les insultes, comme s’étaient engagés à le faire, dès 1646-1647, sous les auspices de M. Olier, les Renty, les Liancourt, les d’Albon, les Saint-Mesmes, les Brancas, les Fénelon, « cela ne sentait guère, — comme on disait alors, — son gentilhomme. »
En présence de ces nouveaux scrupules, le prince de Condé hochait la tête. A plus forte raison devait-il bondir quand les « dévots »
s’en prenaient moins {p. 898}au duel qu’aux duellistes. Un combat singulier ayant eu lieu, vers ce temps-là précisément, entre les comtes d’Aubijoux et de Brissac, les chefs notoires de la sainte ligue contre le duel allèrent « solliciter les juges de faire un exemple pour la gloire de Dieu. »
Il y avait là une de ces outrances dans le bien, — selon le mot dont bientôt après devait se servir Molière, — que, par un illogisme heureux, le bon sens français réprouve. « On s’étonna, »
observe non sans quelque dédain Mlle de Montpensier, qui raconte le fait, « que des gens de qualité insultassent ainsi à des malheureux »
même coupables7. En outre, au milieu de l’année 1657, « la Compagnie résolut, dit Voyer d’Argenson, de travailler avec plus d’ardeur que jamais à examiner toutes les lettres des provinces qu’elle avait reçues au sujet des duels et qui pouvaient servir de mémoires (entendons de dossiers judiciaires) pour remédier aux détours par lesquels on éludait la force des déclarations du Roi »
contre le duel. Si ces soins furent heureux, comme il est probable, il était bien difficile que cette nouvelle enquête8, où la Compagnie, par un surcroît de zèle, crut devoir mettre au service de ses vues spirituelles une police de délation répugnante, n’éveillât pas l’attention irritée des victimes. On s’explique ce que le comte d’Argenson est obligé de consigner dans son histoire, vers cette date de 1660 : « L’esprit du monde ne pouvait souffrir la Compagnie. »
Mais il y avait encore, contre elle, autre chose. Alors se produisait, dans la société française cultivée, un de ces mouvemens d’« anticléricalisme, » ou même d’anti-religion, dont M.Faguet a bien vu les très anciennes manifestations et le retour fréquent dans notre histoire9.
A la Cour, autour du jeune Roi sur le point de régner par lui-même, tout un parti travaillait sourdement à perpétuer, malgré Anne d’Autriche convertie, la liberté de mœurs et aussi d’esprit que sa trop « bonne régence »
avait débridée. Dans le {p. 899} groupe de la comtesse de Soissons, de la princesse Palatine et de la Duchesse d’Orléans, du comte d’Harcourt, du marquis de Vardes et du maréchal de Grammont, les « dévots »
étaient à la fois ridiculisés comme des gêneurs, et combattus comme des concurrens au pouvoir. Et la façon dont Louis XIV, s’émancipant de son confesseur et de sa mère, se vengeait sur les dames d’honneur trop rigides des verrous opposés à ses amourettes, semblait présager que le futur souverain malmènerait les « austères »
et les « hypocrites. »
— Dans le monde, qui devenait assez fier et bruyant, des « beaux esprits, »
même impatiente hostilité se marquait contre les influences religieuses militantes. Ninon de Lenclos enfermée, ne fût-ce qu’un instant, en 1057, aux Madelonnettes, parce qu’elle « dogmatisait sur la religion ; »
— L’Agrippine de Cyrano de Bergerac interdite la même année pour quelques vers hardis : — le prince de Conti entreprenant (1656-1657) contre le théâtre une campagne de proscription réglée: toutes ces mesures avaient un air d’inquisition bigote qui taquinait les lettrés. — Enfin il se trouvait alors que la bourgeoisie même, au moins à Paris, la bourgeoisie des avocats et des médecins, faisait chorus avec les épicuriens ou indépendans de la littérature comme avec les courtisans viveurs. D’autant plus « frondeuse »
en paroles qu’elle était guérie de la Fronde en action, de tradition toujours un peu sceptique et déplus en plus gallicane, sévère pourtant au fond, et touchée de jansénisme, elle s’effrayait des complaisances que Mazarin, son vainqueur, paraissait avoir pour les Jésuites; elle se scandalisait de voir (octobre 1660), brûlées par la main du bourreau, ces Provinciales qui respiraient la bonne odeur française de la Satire Ménippée.
De tous ces mécontentemens divers, le pamphlet sur I’Ermitage de Caen bénéficia, bien qu’écrit, lui aussi, par des dévots. Dénonciation d’un péril clérical mystérieux, presque aussi solennelle qu’un siècle et demi plus tard le « Mémoire à consulter »
de Montlosier, il fit, sans tarder, son effet. Guy Patin vient de le lire sans doute, quand le 6 août 1660, il écrit, tout ému, à Falconet : « Paris est plein aujourd’hui de faux prophètes. Nous avons des Scribes et des Pharisiens..., des fripons, des filous même, en matière de religion. On ne vit jamais plus de religion et de moinerie, et jamais si peu de charité... Tous ces gens-là se servent du nom de Dieu pour faire leurs affaires et tromper {p. 900} le monde. La religion est un grand manteau qui met bien des fourbes à couvert. »
Quelques semaines après (28 septembre), il annonce à son ami la découverte de la conspiration où se matérialisait ce danger dévot : « cette congrégation du Saint-Sacrement, »
— il la nomme en toutes lettres, — « qui ne fait jamais ses réunions au même endroit, »
qui a « des intelligences avec la même confrérie à Rome, »
qui « a dessein d’introduire l’Inquisition en France10 »,
et que l’on accuse, comme à Bordeaux, de « mettre le nez dans le gouvernement des maisons et d’avertir les maris des débauches do leurs femmes11. »
En même temps, les « Supérieurs »
d’État ou d’Eglise entendaient l’appel que le réquisitoire de Caen leur adressait. Plusieurs évêques (trois au moins, dont l’archevêque de Rouen, François de Harlay) délibéraient en conférence secrète sur cette illégale confrérie, et, en attendant de présenter à l’Assemblée du clergé, alors réunie, les griefs qu’ils avaient contre elles se plaignaient au Cardinal. Celui-ci, de son côté, recevait de ses informateurs politiques des rapports inquiétans sur les menées de l’un des membres de la Compagnie, le marquis de la Mothe-Fénelon, parmi la noblesse : Mazarin allait-il donc avoir, sur le bord de la tombe, encore un complot à dissiper? A l’automne 1660, il était décidé à « surprendre, »
d’un coup de filet, « tous les confrères assemblés. »
Ceux-ci, avisés « de bonne part, »
— Lamoignon et Anne d’Autriche elle-même, peut -être, les tenaient au courant, — se méfièrent12. Alors la justice fut saisie, et le Parlement de Paris informé par le procureur général que, « sous le voile de la piété et de la dévotion, il s’est introduit plusieurs assemblées, congrégations et communautés dans plusieurs endroits de cette ville, notamment sur les paroisses Saint-Eustache, Saint-Sulpice, faubourg Saint-Jacques et Saint-Antoine, »
et que, de plus, « en un lieu appelé le Refuge Saint-Paul, se sont trouvées plusieurs femmes et filles détenues sans aucun ordre de justice. »
Le 13 décembre 1660, un arrêt de la Cour13 « fit {p. 901} inhibitions et défenses à toutes personnes, de quelque qualité et condition quelles fussent, de faire aucunes assemblées en cette ville et partout ailleurs, sans l’expresse permission du Roi et lettres patentes vérifiées, comme aussi de tenir aucunes prisons pour retenir aucuns sujets du Roi contre leur volonté, sous quelque prétexte que ce fût. »
Et bien que cet arrêt ? rendu sous la présidence d’un des membres de la Compagnie, Lamoignon, fût rédigé et « adouci »
par lui de telle sorte que la Compagnie n’y parut pas expressément, il y avait dans les considérans des mots fâcheux : les mots de « cabale, »
d’« intrigues ruineuses au service du Roi, de l’État et du public... »
Plus fâcheux encore était le commandement donné aux commissaires du Châtelet de se transporter « en tous les endroits où ils auront advis que pareilles assemblées se tiennent. »
Dès lors, il fallait bien que les conditions d’existence de la Compagnie changeassent.
Sans doute, et grâce, selon toute apparence, aux manœuvres protectrices de Lamoignon, elle ne fut pas acculée à une dissolution immédiate. Elle eut cinq années de répit, et qu’elle mit merveilleusement à profit. De 1661 à 1666, dans la gène où elle est réduite, « son esprit se conserve néanmoins tout entier, »
déclare avec orgueil d’Argenson, « l’on y travailla comme on avait coutume de le faire »
dans le temps de la sécurité libre. On travailla aux missions étrangères, — à celle de la Suède, comme à celle des Indes; — aux missions intérieures, — à celle du pays de Gex, comme à celle de Saint-Germain-en-Laye, car il importait plus que jamais d’ « évangéliser »
cette Cour hostile. On continua de chercher les moyens de doter chaque diocèse d’un séminaire. On reprit encore une autre ingénieuse idée des commencemens de la Compagnie : créer, « pour servir dans les cures négligées, »
des « vicaires ambulans. »
On persista, malgré le mauvais succès, à harceler les curés et les évêques pour qu’ils contraignissent les médecins à faire confesser les malades. On s’ouvrit à plusieurs projets nouveaux : celui de faire ensevelir chrétiennement les corps des suppliciés, « après que les chirurgiens en ont fait l’analomie, »
— celui d’une Banque catholique. — Même on resta aussi belliqueux contre tous les ennemis de la foi qu’aux jours de Louis XIII : on empêcha des Huguenots d’entrer dans les Compagnies de commerce; on fit brûler un visionnaire, Simon Morin (14 mars 1663); on contribua grandement, en 1661, à la suppression de « la méchante comédie de {p. 902}Tartufe, »
où les membres de la Compagnie du Saint-Sacrement avaient plus d’une raison, comme on le verra tout à l’heure, de s’estimer pris à partie; on travailla encore en 1660 à « procurer »
contre les blasphémateurs « une forte déclaration du Roi. »
Nulle part on ne « laissa périr l’œuvre de Dieu, »
et d’après la correspondance de Paris avec Marseille14, comme d’après la relation de Voyer d’Argenson, les séances de la Compagnie furent toujours « pleines d’affaires. »
Toutefois, à partir de 1661, les assemblées plénières, jusque-là hebdomadaires, se font rares. Et de cette rareté, le résultat était grave. Au point de vue financier d’abord : « faute de s’assembler en nombre considérable, le coffret »
des quêtes du jeudi « s’épuisait. »
Puis et surtout au point de vue moral. Assurément, une petite élite avait toujours mené le grand nombre. Ce grand nombre, toutefois, était nécessaire : il représentait la pensée dont l’œuvre du Saint-Sacrement était sortie : la coalition énergique des catholiques d’avant-garde en vue de la contre-réformation. Par la suppression des assemblées disparaissait la forme essentielle de cette vie collective. Seuls, les « officiers »
se réunissaient, et encore « chaque quinzaine »
seulement, et « sans forme d’assemblée, »
sans « registre; »
les noms mêmes de supérieur, de directeur, d’officiers étaient abolis, ainsi que toute préséance, de peur d’une descente imprévue de police. Seuls, munis de pleins pouvoirs, ils prenaient les décisions, avec le droit d’en garder, même à l’égard des membres de la Compagnie qu’ils pouvaient encore rencontrer, le secret. Eux seuls se renouvelaient et s’élisaient eux-mêmes. Il est vrai qu’à chaque nouveau bureau s’adjoignaient les membres du bureau précédent et quelques conseillers bénévoles, pour tâcher de « maintenir la Compagnie dans la pureté de son esprit. »
Il est vrai aussi qu’on essaya, en 1660, de remplacer les assemblées plénières par des assemblées de canton, dans les paroisses de Saint-Sulpice, de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, du Louvre, de Saint-Nicolas-des-Champs; mais ces groupemens étroits disparurent en un an. Le contact des âmes disparaissant, le courage faiblissait. La menace, désormais précise, des descentes de justice {p. 903} n’était pas sans effrayer les timides. Les vieux confrères « quand ils se rencontraient se demandaient tout bas, en s’embrassant, des nouvelles... »
Mais, avec le temps, ces fervens de l’âge héroïque disparaissaient. Le recrutement ne se continuait que limité par la crainte qu’on avait de se découvrir davantage, et aussi, « de ne pas pouvoir imprimer aux nouveaux reçus les sentimens, — si particuliers, — de la Compagnie. »
D’Argenson a bien raison de dire qu’en fait le 26 décembre 1660 fut « le jour de la grande décadence de la Compagnie »
de Paris, et que c’est, proprement, à la fin de cette année quelle « finit, »
bien que ce n’ait été qu’à la fin de 1660 ou au commencement de 1660 que les « officiers »
cessèrent tout à fait de s’assembler.
D’Argenson ajoute que, de cette destruction, « on ne connaîtra le secret que dans l’éternité. »
Il semble cependant qu’on puisse dès à présent l’entrevoir. De son récit même, il se dégage qu’à la détruire des causes d’ordres assez divers collaborèrent, qu’il n’est pas indifférent, pour l’histoire générale, d’éclaircir.
II. Les « libertins » de lettres et la compagnie du Saint-Sacrement Molière, Don Juan et Tartufe. §
Il faut d’abord réserver, au moins pour mémoire, la part de ces mécontentemens, dont j’ai parlé plus haut, du monde bourgeois et courtisan.
Les quelque dix années qui suivent l’affaire de L’Ermitage de Caen sont, peut-être, dans la deuxième moitié du xviie siècle, l’époque de la plus forte poussée réactive de la libre pensée contre le courant religieux général. C’est de 1662 à 1605 que Bossuet, nota leur si exact en ses sermons des idées et des senti-mens contemporains, fait sur le mouvement offensif de l’incrédulité des aveux graves : prêchant an Louvre, le deuxième dimanche de l’Avent 1665, il confesse qu’à l’heure où il parle, les libertins sont « déclarés;
» loin de se cacher, — comme ils avaient coutume auparavant et comme ils recommencèrent dus tard, — ils se produisent; on les « trouve »
partout « dans le monde; »
ils y promènent avec impertinence « leurs fines railleries, leurs dédaigneux sourires, leurs demi-mots, leurs branlemens de tête; »
même ils « s’élèvent contre l’Évangile, hardiment, ouvertement, »
et, ce faisant, » dans les « compagnies,»
— {p. 904} entendez: dans les salons, — « ils triomphent 15. »
C’est qu’alors rien ne s’oppose à ce qu’ils espèrent de triompher aussi dans le gouvernement. La Reine mère a beau continuer, jusqu’à sa mort, — arrivée en 1660, — de témoigner aux croyans pieux une faveur que, du reste, même au temps de sa mondanité, elle leur avait toujours marquée. Vieillie, morose, importune à la Cour et à son fils, sa préférence ne l’emporte pas contre l’indifférence des trois ministres qui se partaient alors la confiance du jeune roi. Colbert, Le Tellier, Hugues de Lyonne16 sont tous trois fort peu dévots (le jésuite Rapin, qui les connaît, le déplore dans ses Mémoires à chaque pas,) et l’un d’eux, Lyonne, pousse assez loin le scepticisme de l’homme du monde renforcé de celui du diplomate pour que ses contemporains le classent parmi les libertins avérés. Dans un temps où l’incrédulité, relevant la tête, se prévalait de sympathies si hautes, il est bien probable qu’après que le scandale de 1600 eut dévoilé l’importance et le mystère du Saint-Sacrement, les rancunes et les appréhensions, provoquées à la ville et à la Cour par les agissemens indiscrets de la pieuse coterie, s’exprimèrent avec vivacité. Toutefois, ni les correspondances, ni les mémoires du temps, présentement connus, ne nous révèlent de protestations expresses. Seules les Annales de la Compagnie du Saint-Sacrement de Voyer d’Argenson ont, ici encore, à cette date, un mot significatif, où se résument probablement beaucoup de petits faits que nous ignorons : « le monde était déchaîné contre les dévots. »
Chez les gens de lettres, en revanche, ce « déchaînement »
est historiquement très saisissable. Entre 1663 et 1670, une véritable campagne de plume se mène contre les Dévots, de laquelle ne témoignent pas seulement des écrits oubliés, ni quelques passages des premières poésies de Boileau (alors ami et commensal des plus avancés « libertins »),
où, parlant au Roi même, il dénonce assez vertement 17« des faux zélés la trompeuse [p.905] grimace. »
De ce mouvement deux documens subsistent, que nous ne saurions souhaiter plus illustres : Tartufe et Don Juan, — deux pièces dont aujourd’hui, après tant d’exégèses érudites et de commentaires pénétrons, le lien logique et la filiation apparaissent indiscutablement18; — deux pièces île combat, deux pièces « de colère 19, »
amères d’une amertume qui « ne se contient pas, » « faites toutes deux pour exciter l’indignation et même la haine »
contre les faux dévots.
Vue de ce biais, la seconde de ces pièces, cette tragi-comédie de Don Juan que M. Jules Lemaitre a déclarée plus d’une fois « bizarre, hybride, obscure en diable, »
s’éclaire. D’où vient, — disait avec Paul Mesnard, avec d’autres critiques, M. Lemaître20,— cet aspect si « difficile à prévoir »
sous lequel Molière nous présente au cinquième acte le noble sacripant : « cet air confit, ce masque de dévotion ? »
Quelle contradiction, quelle incohérence, de faire vilainement sombrer dans l’hypocrisie le gentilhomme, criminel sans doute, mais crâne, dont le cynisme de grande allure paraît jurer avec la bassesse de l’hypocrisie? « Il fallait que Molière fût bien enragé contre les faux dévots, »
— écrivait, en 1886, M. Lemaître, — pour imposer à son Don Juan cette singulière transformation finale. Il l’était en effet. Et telle est l’explication de cette incorrection dramatique. Oui, c’est bien la « voix de Molière »
qu’il faut entendre dans l’âpre tirade de Don Juan contre l’hypocrisie. Lui qui, remarque M. Faguet, « ménage son héros en tant qu’athée ne lui pardonne pas en tant que dévot. »
Cette hypocrisie, dernier avatar du grand séducteur, c’est, comme l’avait aperçu Paul Mesnard 21, « le moyen que trouve Molière pour accommoder le Festin de Pierre à sa lutte contre les dévots, »
pour le rattacher au Tartufe qu’il complète. Le Don Juan présente l’achèvement de la thèse du Tartufe. Il prouve que « la grimace étudiée des gens de bien à outrance, le zèle contrefait des faux monnayeurs en dévotion, »
dont se laissent bonnement éblouir tant d’imbéciles, n’est pas plus propre à couvrir les médiocres intrigues et les grotesques galanteries d’un petit fripon bourgeois, que les gros crimes, de {p. 906}toutes sortes, et l’athéisme, entêté et avoué, d’un scélérat du grand monde. La bigoterie peut masquer l’incrédulité tout autant que l’immoralité. Les deux pièces se faisaient suite. Le bloc agressif qu’elles formaient ensemble avait pour effet logique de ne rien laisser subsister du prestige des dévots sur le public, et de l’empire qu’ils prétendaient exercer sur les « honnêtes gens. »
22
. Mais était-ce à ceux des « zélés »
que groupait la Compagnie de M. de Ventadour, de Gaston de Renty et de Du Plessis Montbard, était-ce bien à ceux-là, spécialement, que Molière en voulut ?
Notez d’abord qu’il est fort possible que, même avant Guy Patin, même avant Nicole, Molière ait eu vent de l’existence et de l’organisation de notre Compagnie.
Lorsque Jean-Baptiste Poquelin se fit comédien, on sait que ce fut près de la porte de Nesles, dans la vieille salle du Jeu de Paume des Mestayers, que la dizaine d’« enfans de famille »
dont il était le chef s’installa en 1644. Or, dès la fin de l’année, la jeune troupe résilie son bail et « déménage au galop »
23 pour aller tenter fortune sur l’autre rive de la Seine. « Les résultats de la première saison avaient été lamentables. »
Pourtant les programmes étaient alléchans : tragédies des meilleurs faiseurs, Tristan l’Hermite, Du Ryer, Desfontaines, interprétées par Madeleine Béjart, « dans les rôles passionnés de l’impératrice Fauste et de l’héroïque Epicharie. »
Oui, mais le Jeu de Paume des Mestayers était sur la paroisse Sainl-Sulpice, où M. Olier menait alors grand train une énergique réforme des mœurs: l’Illustre Théâtre s’était vu déserté des « grands »
comme des « petits, »
parce qu’il était mis à l’index. Quelques mois plus tard, Molière quittait définitivement Paris et s’en allait courir les provinces pour treize ans. S’il y resta si longtemps, c’est, — selon le biographe de M. Olier, — qu’il attendit pour revenir à Paris la {p. 907} mort du cure de Saint-Sulpice24. Le comédien traqué, et pour ainsi dire proscrit de la capitale par un terrible prêtre, plus puissant que les amis que Molière pouvait avoir déjà, par son père, à la Cour, n’a-t-il pas dû, dès lors, se documenter sur son persécuteur ? .Y a-t-il pas entrevu dès ce moment quelque chose de la mystérieuse association dont M. Olier faisait partie, et sur laquelle il s’appuyait?
Contre cette hostilité, Molière put croire, quelques années après, avoir trouvé un défenseur. II était devenu l’ami, le confident, il fut, dit-on, sur le point de devenir le secrétaire d’Armand de Bourbon, prince de Conti, frère de Condé et de Mme de Longueville, et de 1653 à 1656, « l’Illustre Théâtre, »
parcourant le midi de la France, jouit de cette protection. Mais voici que tout d’un coup, en 1657, cette amitié s’écroule, ce patronage disparaît. Le prince de Conti, converti, s’affirme adversaire forcené des « spectacles. »
. « Il y a ici, écrit-il de Lyon à l’abbé de Ciron, des comédiens qui portent mon nom; je leur ai fait dire de le quitter, et vous croyez bien que je n’ai eu garde de les aller voir. »
L’abbé de Ciron était membre de la Compagnie du Saint-Sacrement à Toulouse; le prince de Conti le devint à Bordeaux : Molière a bien pu l’apprendre, s’il a voulu se rendre compte de la volte-face de son protecteur. Et il était de retour à Paris en 1660, lorsque dans la Compagnie du Saint-Sacrement un regain de zèle se produisit « pour le service de Dieu que le monde tâchait d’éteindre, »
— lorsque, dans ce duel ardent, le prince de Conti (affilié cette année-là au groupe parisien) se signalait, en faisant à lui seul « par son autorité et sa vertu plus d’ouvrage que plusieurs autres ensemble25, »
— lorsque enfin éclata ce scandale de l’Ermitage qui mit presque complètement au jour la vie intime et l’ambition de la Compagnie.
Sganarelle est joué en 1660, l’École des Maris et l’École des Femmes en 1662, et tout porte à croire que les esprits religieux protestèrent26, — non sans raison, — ici contre les théories, au moins légères, de l’auteur sur la « tolérance des maris, »
là contre ses irrévérencieuses allusions à la Guide des pécheurs, {p. 908}ou contre la parodie qu’il avait osée des « préceptes du mariage»
de saint Grégoire de Nazianze27. En 1662, Molière commence d’être attaqué par des écrits publics : une polémique de deux ans suivit l’École des Femmes. Mais cette polémique, même quand les écrits sont signés ou que les pseudonymes sont transparens, observons quelle a quelque chose d’anonyme. Donneau de Visé, Robinet, Montfleury et Boursault ne sont pas simplement poussés par la jalousie littéraire : Molière le comprend bien28. Quand ils l’accusent de ruiner la religion et la morale, ce n’est pas pour leur propre compte : derrière leurs indignations, une main, et une main vigoureuse se sent, qui les commande, les documente, et qui les enhardit à discréditer le poète favori du Roi. Si Boursault écrit le Portrait du Peintre, c’est pour complaire à des gens « auxquels il ne pouvait rien refuser29. »
Et Jean Loret, cette année-là même, déclare que s’il n’ose pas trop parler, « ni bas ni haut, »
de théâtre, c’est qu’il en a reçu l’avis impérieux30. Molière retrouvait donc ici la même sorte d’opposition sourde et dérobée, sous laquelle, dès ses premiers pas, il avait failli succomber.
Enfin, en 1664 et 1665, il se venge. Il fait coup sur coup ces deux pièces, « où, dit M. Faguet, la satire, contenue en toute comédie, émerge, se dégage, se déploie et éclate, »
où un auteur « irrité et cruel »
transparaît, et, — continuerai-je de dire avec l’éminent critique, — si clairement que « je ne sais pas comment sont faits ceux qui s’y trompent31. »
Dans ces pièces-pamphlets. Molière utilise-t-il ce que son dépit a pu lui faire découvrir sur le compte de ses adversaires cachés de la Compagnie du Saint-Sacrement ? Pour le Festin de Pierre, c’est possible, mais il en faut encore douter par cela même qu’il est assez facile de démêler entre les confrères du Saint-Sacrement l’original vivant que Molière a pu avoir en vue. Cet original, M. Gazier le dénonçait32 avant que nous ne commencions d’étudier la Société mystérieuse de M. de Ronty. Cet original, c’est précisément Conti, l’ancien patron, changé en irréconciliable ennemi des {p. 909}comédiens; Conti de qui, assurément, la personne contrefaite n’avait nul rapport avec le fier et élégant cavalier dont le charme affole les Madelons comme les Elvires, mais dont le passé moral n’avait rien à envier à celui de Don Juan. Perdu de dettes et de débauches comme le héros de Molière, libertin accompli et d’esprit et de mœurs comme lui, et, comme lui encore, spirituel en son « libertinage ; »
séducteur de femmes et de filles dont les trahisons et les « férocités de cœur »
ne se comptaient plus; dévot enfin, lui aussi, au dernier acte, il avait, jusque dans ce dénouement, ce nouveau point de ressemblance avec Don Juan que la sincérité de sa conversion avait, au moins au début, excité bien des doutes; les médisans pouvaient se demander si ce converti par maladie et par peur avait d’abord pris la précaution de « croire en Dieu33. »
Mais encore que l’extrême dissemblance physique entre Don Juan et Conti pût être au poète une espèce de garantie contre des réclamations qui auraient encouru le ridicule d’une fatuité trop injustifiée; — encore que Conti fût alors assez mal en cour et Molière au contraire très fort patronné par Louis XIV, — on hésite tout de même à admettre, jusqu’à plus ample informé, que Molière ait osé s’en prendre à une Altesse Sérénissime, au cousin du Roi.
Pour le Tartufe, au contraire, rien de plus vraisemblable que des emprunts faits par lui au dossier que sa rancune avait pu grossir sur les membres de la Compagnie du Saint-Sacrement. Et ce qui nous autorise à le penser, ce n’est point l’identité des œuvres pies qu’il prête à son Tartufe, et de celles que les messieurs de la Société des Jeudis pratiquaient (aumônes aux pauvres, visites aux prisonniers, poursuite des impudicités mondaines) : quels gestes Molière pouvait-il donner à son hypocrite de religion, sinon les gestes usuels et courans de la dévotion et de la charité ? Ce n’est pas davantage la ressemblance de l’intrusion et de la tyrannie exercée par Tartufe chez Orgon, de son goût avoué pour toutes les intrigues souterraines, avec les méthodes d’action clandestine que la Compagnie du Saint-Sacrement s’imposait, et avec ces ingérences tyranniques dans la vie privée dont les parlemens, — nous l’avons vu tout à l’heure, — s’étaient émus. Ce n’est pas même l’ardeur apportée, nous venons de le voir, par {p. 910} les membres du Saint-Sacrement à faire supprimer le Tartufe comme s’ils s’y fussent reconnus, tous ou quelqu’un des leurs... Ce qui est bien autrement digne d’attention, c’est que plusieurs, — la plupart même, — des personnages que les contemporains ont soupçonnés d’avoir pu servir de modèles à Molière, appartenaient à la Compagnie du Saint-Sacrement : tels, entre autres34, ceux que M. Allier, dans la Cabale des Dévots, signale plus spécialement : le baron de Renty, le marquis de Fénelon, le comte d’Albon, le comte de Brancas. Et les gens du XVIIe siècle, qui nous indiquent ces « clefs »
du Tartufe, sont aussi peu suspects que possible, et appartenaient à des partis religieux diflerens : c’est le Père jésuite Rapin, ami et « domestique »
de Lamoignon, c’est le janséniste Des Lyons, ami de Nicole et de Port-Royal. Sans doute, pour aucun des personnages dont ils nous apprennent qu’il fut question, rien de ce que nous savons de ces personnages ne nous donne le droit d’insinuer qu’ils méritassent le moins du monde l’injure d’une comparaison avec l’imposteur bafoué par Molière. Mais ce qui importe ici, ce ne sont pas les jugemens plus ou moins téméraires de la médisance publique, c’est la piste où se dirigèrent, on le voit, dès l’origine, les soupçons des contemporains.
D’autant plus qu’en dehors de ces « dévots »
respectables, il y en avait certainement d’autres, dans la Compagnie, qui n’auraient pas pu se blesser d’un rapprochement avec Tartufe. Parmi les confrères de M. de Renty, il dut bien se glisser quelques brebis galeuses, quelques intrigans qui voyaient dans la pieuse et puissante Compagnie un « moyen de parvenir : »
la relation môme de Voyer d’Argenson l’avoue parfois à mots couverts. Et justement, il y eut, en ce temps-là, un « dévot »
dont le public de 1664 ne mit pas, que je sache, le nom sous celui de Tartufe, mais que les historiens du XIXe siècle, lorsqu’ils le rencontrèrent, il y a soixante ans, dans la chronique de Tallemant des Réaux, ont tout de suite rapproché du héros de Molière35. Je veux parler de ce Charpy de Sainte-Croix, que les célèbres Anecdotes nous font connaître : aventurier breton qui, après un {p. 911} certain nombre de galanteries bruyantes ou même de friponneries, se jeta dans la dévotion et « hanta les églises. »
Un jour, en celle des Quinze-Vingts, il rencontre une Mme Hausse, veuve de l’apothicaire delà Reine. « Il l’accoste, — raconte Tallemant, — et lui parle de dévotion avec tant d’emportement qu’il charme cette dévote. »
Elle le loge chez elle : il s’éprend de sa fille, Mme Patrocle, femme de chambre de la Reine, de qui son mari, aussi, est domestique. Et, « dans l’esprit de ce Patrocle, Charpy se met si bien, s’impatronise tellement de lui comme de sa femme qu’il chasse de chez eux tout le monde. »
Mme Hausse ouvrit enfin les yeux, et avertit son gendre. « Il répondit que c’étaient railleries ; il prend Charpy pour le meilleur ami qu’il ait. »
On avouera qu’il est difficile de ne pas voir, avec les sa vans éditeurs de Tallemant et de Molière, non seulement dans cette anecdote toute l’intrigue et tous les personnages36 de la pièce de Molière, mais encore dans ce Charpy le personnage véritable qui a dû « fournir le plus de traits »
au portrait de l’imposteur galant. Or Charpy fut-il membre de la Compagnie du Saint-Sacrement ? Nous l’ignorons; ce fripon, qui publiait, nous dit-on, en 165937, un livre édifiant intitulé L’Intérieur chrétien38, a bien pu s’insinuer par fraude dans la troupe de nos honnêtes gens. Ce qu’il y a, en tout cas, de probable, c’est que sa dupe en faisait partie. Une des lettres, étudiées ici même39, de la Compagnie du Saint-Sacrement de Paris à sa succursale de Marseille, nous montre les « messieurs »
de Paris écrivant tout exprès à leurs confrères provinciaux pour leur annoncer sans retard la regrettable mort d’un « M. Patrocle, gentilhomme de grande vertu qui a laissé une bonne odeur de vie par ses bons exemples. »
La date (1612) empêche que ce Patrocle ait été autre chose (juste père ou le frère aîné du trop crédule mari de la réelle Angélique; mais dans la Compagnie du Saint-Sacrement, les dynasties ne sont pas rares : plus d’une fois nous voyons les fils ou les cadets s’y enrôler après leurs pareils ou leurs aînés. Si donc Tartufe ne fut pas membre de la Compagnie, Orgon risque {p. 912}bien de l’avoir été,— cet Orgon, « hébété »
par la bigoterie, dont la caricature, traitée dans le ton de l’ironie haineuse, est,— comme Brunetière l’a bien vu, comme avec lui M. Faguel, M. Jules Le maître, M. Gazier, M. Rigal l’avouent40, — aussi importante au moins, aux yeux de Molière, que le portrait de Tartufe, — sinon plus. C’est un fait menu en soi, évidemment, que cette concordance entre l’intrigue du Tartufe, la chronique de Tallemant des Réaux et les archives authentiques de la Compagnie du Très-Saint-Sacrement ; mais comme cette concordance n’a pu être fortuite, elle nous oblige à penser qu’en composant L’Imposteur, Molière a eu, sinon directement en vue, au moins à la pensée, les confrères de MM. de Renty et de Dernières ; elle s’ajoute, pour les corroborer, aux autres faits propres à nous faire croire que Molière les a visés entre autres « dévots. »
Mais « entre autres, »
dis-je, et pas eux seuls41. Il serait excessif et inexact d’affirmer que les deux grandes pièces « anticléricales »
de Molière ne sont dirigées que contre la Compagnie du Saint-Sacrement. Lors même que Molière eût été mieux renseigné, comme faire se peut, sur ses dessous et sur sa force, que Guy Patin et le P. Rapin, que Colbert et Mazarin eux-mêmes, {p. 913} — qui, lorsqu’ils parlent de la « cabale des dévots, »
désignent moins une société particulière qu’un vaste ensemble de gens pieux très militans, — Molière n’eût pourtant pas réservé aux seuls confrères de M. Olier, du prince de Conti, et de M. Patrocle, la revanche de son indignation. Car elle n’était pas seulement faite, cette indignation, des griefs et des rancunes du comédien traqué et de l’auteur combattu. Elle était faite aussi, — et dans toute la critique, je ne vois pas qui à l’heure présente le contesterait42, — des convictions, ou, si l’on veut, de l’humeur et des instincts du poète penseur, libre penseur. Au fond, à son « naturalisme »
d’épicurien, ou seulement à son positivisme « gaulois, »
à sa défiance des envolées prétentieuses, à son attachement entêté et bourgeois au « bon sens, »
toute montre de dévotion, tout prosélytisme des dévots déplaît. Les « dévots, »
comme Molière le dit avec une franche précision dans son premier placet au Roi pour Tartufe, sont « incommodes, »
et ils sont « dangereux : »
ils appliquent à leur propre vie extérieure la rigueur fâcheuse des maximes chrétiennes, et ils prétendent l’imposer, en vue du « salut, »
à la vie du prochain.
Mais de celte double prétention, anti-sociale et déraisonnable, odieuse et ridicule aux yeux des « libertins
» et de Molière, la Compagnie du Saint-Sacrement n’avait pas le privilège. Ce fanatisme et cet orgueil -étaient communs, il ne pouvait point l‘ignorer, à tous les dévots. Les Jansénistes y participaient, et surabondamment, et même, s’il faut en croire Brossette, c’étaient eux que Louis XIV regarda comme « les vrais objets »
de la comédie de Molière, tandis que les Messieurs de Port-Royal étaient persuadés au contraire que le Tartufe fustigeait les Jésuites. Ni les uns, ni les autres n’avaient tort. Dévots à la façon de Loyola, « Loyolitico more, »
comme disait Guy Patin, ou à la manière de Saint-Cyran, c’est contre eux tous, sans se soucier s’ils étaient frères ennemis, que dans le Tartufe et Don Juan, Molière bataille. Ajoutons que son combat contre tous les ennemis de la « Bonne nature, » contre tous les gêneurs de celte morale humaine qu’il a toujours, dans son théâtre, prêcliée et glorifiée, fut loin d’obtenir un entier succès. Don Juan cessa d’être joué dès 1665 après un petit nombre de représentations et jusqu’en 1669, on le sait, Tartufe resta interdit. Il {p. 914}y avait déjà trois ans alors que la Compagnie du Saint-Sacrement de Paris avait disparu. Donc, dans la campagne qui aboutit, en 1666, à sa disparition, l’effort des « libertins de lettres »
contribua, sans nul doute, aidé par l’impatience dépitée des bourgeois ou des courtisans; ce n’est pas toutefois cet effort qui eut à ce résultat la plus grande part. Autrement redoutables furent à la Compagnie les coups de ses adversaires d’Église.
III. La compagnie du Saint-Sacrement et le jansénisme. §
Du côté ecclésiastique, de multiples inimitiés se manifestèrent contre elle à cette date, selon les renseignemens que donne, tristement, sur cette « Passion » de la Compagnie, la relation de Voyer d’Argenson. L’inimitié des « supérieurs » officiels est trop facile à comprendre : je la rappelle ici sans y insister. Renseignés enfin par les divers scandales de 1658-1660, sur la nature d’une concurrence secrète et universelle dont ils pouvaient ressentir depuis 1630 les sourdes atteintes, et auprès de laquelle la concurrence des congrégations régulières, des moines tant détestés par eux, n’était que bien innocente, ceux des évêques et des curés qui n’avaient point fait partie de la Compagnie, — et même peut-être quelques-uns de ceux qui, en ayant fait partie, la connaissaient trop bien pour s’en accommoder, pour peu qu’ils tinssent à honneur d’être les maîtres en leurs diocèses, — ne purent que travailler, plus ou moins ouvertement, à se débarrasser de cette collaboratrice importune. Je rappellerai ici, seulement pour mémoire, que, de l’aveu de Voyer d’Argenson, « la dernière persécution qui,»
en 1665, « donna le coup de la mort à la Compagnie, fut excitée par un curé de Paris qui crut s’acquérir un grand mérite auprès du premier ministre, de l’avertir de quelque assemblée secrète qui se faisait sur sa paroisse. »
Le rôle joué par le Jansénisme dans la destruction de la Compagnie du Saint-Sacrement fut probablement plus important encore que l’hostilité du clergé constitué, à une date où Port-Royal, soutenu par la faveur publique, allait imposer au pouvoir royal, et au Pape lui-même, la « paix de l Église. »
Ce rôle, l’affaire de L’Ermitage suffirait à nous le révéler. La « Relation, »
si documentée, par laquelle le pouvoir et le public furent saisis de l’existence et des menées du Saint-Sacrement, {p. 915} avait pour autours deux jansénistes, dont l’un n’est rien moins que Pierre Nicole. Le grief que l’on y sent tenir le plus au cœur des rédacteurs contre les disciples de Bernières-Louvigny, c’est d’avoir provoqué en Normandie contre le Jansénisme, qui prospérait en cette province, une sorte de soulèvement populaire. Cette relation est reproduite avec éloge, jusqu’au milieu du xviie siècle, par des livres jansénistes. Parmi les prélats à qui cet éclat fournit l’occasion d’intervenir officiellement, on en nomme un, François de Harlay, l’archevêque de Rouen, qui, précisément alors, était eu coquetterie avec les Jansénistes43. Ce fut donc du Jansénisme que vint à la Compagnie du Saint-Sacrement le coup fatal d’où sa désorganisation suivit.
Ce coup n’était, du reste, qu’une réplique. L’hostilité que le Jansénisme témoigna, efficacement, à la Compagnie du Saint-Sacrement, en 1000, à une époque où il avait le vent en poupe, où les trois ministres Colbert, Lyonne et Le Tellier le favorisaient sous main44, où commençaient pour lui les années, sinon tranquilles, du moins brillantes, d’une victoire temporaire, — cette hostilité, la Compagnie la lui avait témoignée de son côté dès longtemps, depuis leur origine, à peu près contemporaine, à tous les deux. De cette lutte, les preuves s’entr’aperçoivent, nombreuses, dans la Relation de Voyer d’Argenson, quelque soin qu’il prenne de les cacher. Le premier historien moderne de la Compagnie, M. Raoul Allier, a relevé sur le terrain de la charité des conflits bien caractéristiques, et les documens nouveaux par lesquels peu à peu s’illumine l’histoire de la mystérieuse Compagnie nous apportent, sur ce côté fort peu connu des grandes luttes religieuses du xviie siècle, de nouvelles précisions. Sans refaire ici l’histoire de la guerre, qui fut quelque temps clandestine et sournoise, entre la Compagnie et Port-Royal, bornons-nous à indiquer la cause qui animait, l’un contre l’autre, d’une animosité destructrice, ces deux groupes catholiques.
Et d’abord, faut-il croire que si la Compagnie du Saint-Sacrement combattit si violemment les Jansénistes, c’est que les {p. 916}Jésuites trouvèrent le moyen d’y dominer ? « La main des Jésuites »
est, on le sait, l’une des explications qui viennent le plus souvent à l’esprit des historiens politiques ou religieux de la France. Quelque commode qu’elle soit, cette hypothèse ne serait pas, ici, suffisante.
Sans doute la formation de la Compagnie, son organisation savante et pratique, son rapide progrès, ses réussites merveilleuses no purent pas ne pas frapper les Jésuites, d’autant plus qu’il y avait beau temps qu’eux-mêmes ils avaient réalisé, en partie, une semblable association des bonnes volontés laïques au service de l’Église. Elles n’étaient pas, en effet, si différentes de la Compagnie du Saint-Sacrement, ces « congrégations »
de la Sainte Vierge, composées les unes de « messieurs, »
les autres d’artisans et de domestiques ou de militaires, qu’imagina le premier compagnon de saint Ignace, le P. Lefebvre, et que les Jésuites annexèrent, dès les premières années de la Compagnie, à leurs collèges. Elles aussi, elles étaient autre chose que de simples réunions de prière : elles secouraient les pauvres, les malades, les prisonniers, se chargeaient de l’instruction des enfans, dotaient les jeunes filles. Celle que dirigeait à Paris, vers 1640-1650, le P. Bagot, du collège de Clermont, et qui avait son siège au faubourg Saint-Marcel, visitait les hôpitaux, les prisons, les églises45. Et dans ces années du milieu du xviie siècle, où les jésuites Chaurand, Le Valois, Huby travaillèrent admirablement sur divers points de la France, à la régénération spirituelle et à l’amélioration morale et matérielle du sort du peuple, les Congrégations de Notre-Dame secondèrent leurs efforts.
Même l’immixtion dans la vie publique de ces petites sociétés, créées et dirigées par les Jésuites, ne fut pas sans effrayer, vers cette époque, en province, les autorités locales: en 1631, en Normandie, le Parlement essayait de l’enrayer. Outre cetle activité parfois indiscrète, un autre trait de ressemblance qu’avaient les congrégations jésuitiques avec la Compagnie du Saint-Sacrement était leur force de multiplication. Nées au fond des collèges, dit Crétineau-Joly, « elles se propagèrent dans le monde avec la célérité que l’ordre des Jésuites imprimait à toutes ses {p. 917}œuvres. »
Sur « l’Orient et l’Occident, »
sur « le Nord et le Midi, »
ce fut « une grande fraternité qui, doublant les forces morales de la Compagnie, rayonnait de Paris à Goa, »
et de Rome jusqu’à la plus petite ville. On peut supposer, sans invraisemblance, que le spectacle de ces heureux efforts contribua pour quelque chose aux conceptions de M. de Ventadour et du P. de Condren, et qu’en revanche, quand la Compagnie du Saint-Sacrement eut à son tour grandi, les Jésuites n’auraient pas demandé mieux que de s’agréger une société nouvelle, analogue à leurs propres créations, et à la naissance de laquelle l’un des leurs, le P. Suffren, avait, on s’en souvient, présidé.
Mais à cette date, — 1627-1631, — la Société d’Ignace de Loyola, attaquée à la fois par les Parlemens et par des ordres religieux rivaux, était assez mal en cour. Les inspirateurs religieux soit de Richelieu, soit de Marie de Médicis, c’étaient moins alors les Pères Jésuites que le Père Joseph, capucin, que le fondateur de l’Oratoire, Bérulle. Des trois religieux qui répondirent à l’appel du duc de Ventadour, le P. Suffren, jésuite, le P. de Condren, oratorien, le P. Philippe d’Angoumois, capucin, ce fut, — bien des petits faits le marquent, — l’oratorien qui eut la plus grande influence sur l’entreprise nouvelle. Un autre membre de l’Oratoire, le frère François de Coligny, était même dans la Compagnie avant que le Père de Condren n’y fût. Plusieurs autres oratoriens, les PP. Denis Amelote, Nicolas de Braillon, J. -B. Eustache Gault, appartinrent au Saint-Sacrement dès ses origines. Et quand, un peu plus tard, le principe fut posé par la Compagnie du Saint-Sacrement de n’admettre aucun membre d’une congrégation régulière, sans doute cette exclusion louchait les Oratoriens comme les autres, — puisque, suivant l’esprit du P. de Condren, ils ne devaient pas se regarder comme un simple groupement d’« honnêtes gens »
pieux, mais comme une véritable société de « personnes ôtées du monde ; »
— néanmoins, quand des exceptions furent faites par la Compagnie du Saint-Sacrement, elles le furent au profit des membres de cet Oratoire dont l’esprit, toujours selon le Père de Condren, consiste à fuir tout esprit propre et particulier pour n’en avoir point d’autre que celui que Jésus-Christ a donné à son Église : formule identique à la maxime fondamentale du Saint-Sacrement. En outre, cette exclusion, et les raisons dont elle s’appuyait (en particulier l’impossibilité pour « une personne de {p. 918} communauté »
de ne pas mettre ses supérieurs dans la confidence) atteignaient encore plus directement la Congrégation, si disciplinée, des Jésuites, et empêchaient ceux-ci d’entrer, au moins ostensiblement et en nombre, dans les Sociétés secrètes du Saint-Sacrement.
Ce qui ne veut pas dire, assurément, qu’ils n’y introduisirent pas de leurs amis. Si l’on pouvait conférer toutes les listes des Congrégations de Notre-Dame des Jésuites avec les Compagnies du Saint-Sacrement, il y a gros à parier que bon nombre de noms seraient communs aux unes et aux autres. A Paris, de la congrégation du P. Bagot, faisaient aussi partie plusieurs des membres les plus actifs de la Compagnie du Saint-Sacrement : François de Laval-Montigny, François Pallu, Vincent de Meur, les futurs fondateurs de la Société et du Séminaire des Missions étrangères. « A Limoges, la plupart des confrères laïques, sinon tous, se recrutaient probablement dans la division des messieurs de la Compagnie que les Pères Jésuites avaient établie dans leur collège de Sainte-Marie. »
De même à Dijon, à Grenoble46. Quand, en 1657, il fut question de fonder à Borne une Compagnie du Saint-Sacrement, Du Plessis-Montbard conseilla de prendre les premiers membres de la future Compagnie romaine « dans les Congrégations des Jésuites, »
où l’on trouvera, dit-il, des hommes « déjà formés aux exercices de la charité. »
Dans ces congrégations de Notre-Dame, se rencontre l’auteur même de l’histoire du Saint-Sacrement, le conseiller d’État de Voyer de Paulmy d’Argenson. Et lorsqu’en 1696, d’Argenson engage l’archevêque de Paris à ressusciter la Compagnie du Saint-Sacrement, il indique, lui aussi, qu’elle trouverait « des sujets propres » à son dessein « dans les Congrégations des Jésuites tant de la maison professe que du noviciat, surtout parmi ceux qu’on appelle de L’Assemblée secrète, qui ont presque tous l’esprit qu’il faut avoir dans la Compagnie du Saint-Sacrement. »
Toutefois cette admission, par la Compagnie du Saint-Sacrement, d’amis des Jésuites, n’allait pas jusqu’à s’inféoder à eux. En 1657, lorsque Du Plessis-Montbard conseille de recruter d’abord dans les congrégations de la Société de Jésus les membres de la succursale romaine, il recommande pourtant que ce soit « sans faire connaître le dessein. »
Dans le groupe parisien {p. 919} du Saint-Sacrement, parmi les ouvriers de la première heure, il y en avait eu de fort opposés aux Jésuites, de fort attachés aux opinions jansénistes : tels, Hubert Charpentier, mort en 1650, fondateur de la maison des Prêtres du Mont-Valérien, ou le Père Eustache Gault. De ceux-là, il y en eut qui survécurent jusqu’en 1684 et même au-delà : par exemple Mgr Alain de Solminihac, évêque de Cahors, qui, mourant en 1695, dénonça la Compagnie de Jésus « comme un danger de l’Église. »
Nicolas Pavillon, — l’un des « quatre évêques »
et qui, dès 1664, était considéré comme tout à fait janséniste, — et l’abbé de Ciron, mort en 1678 ou en 1680, fondateur avec Mmede Mondonville de ce célèbre Institut des Filles de l’Enfance, le Port-Royal toulousain, — étaient tous deux probablement de la Compagnie. Jean du Ferrier, vicaire général de Rodez, de Narbonne et d’Albi, mort en 1685, l’auteur de Mémoires précieux sur le Jansénisme, en fut certainement. Leur présence dut maintenir dans le Saint-Sacrement, sinon à Paris, du moins en province, la couleur première qu’il avait reçue de Condren. De même un élément laïque janséniste subsista dans la Compagnie. Sans doute, il paraît certain, comme l’a remarqué M. Allier, qu’à partir de 1656, M. de Liancourt, le noble ami d’Arnauld et de Pascal, ne parut plus dans la Compagnie ; depuis ce moment, raconte le P. Rapin, « on eut grand soin d’écarter de la Compagnie »
les dévots « qu’on soupçonnait »
de jansénisme : les jours de vote, « quand on faisait des officiers, il s’élevait à la tête de chaque rang des gens zélés qui criaient à ceux qui allaient voler : Point de Jansénistes ! »
Le P. Rapin affirme que « cette conduite donna tant de chagrin aux plus entêtés de ce parti qu’ils se retirèrent peu à peu et ne parurent plus aux assemblées : »
pour qui connaît la combativité janséniste, il est malaisé de croire qu’ils s’éliminèrent aussi gracieusement. En admettant même, avec M. Allier, que leur influence ait cessé d’y être prépondérante, il n’en est pas moins vrai que M. de Morangis, un fils spirituel de Nicolas Pavillon, est flétri par le même Père Rapin, comme un de ces hommes du monde qui allaient dans Paris prônant les Provinciales. Or, en 1660-1661, si le directeur de la Compagnie du Saint-Sacrement est un sieur Gambard, fougueux auteur de l’Almanach de la déroute des Jansénistes, c’est M. de Morangis qui est supérieur. Le prince de Conti, cet adhérent si enthousiaste, si bouillant, de {p. 920} la Compagnie du Saint-Sacrement, eut toujours une couleur janséniste. J’incline donc à croire que, de gré ou de force, la Compagnie du Saint-Sacrement, même après 1653, ne s’épura pas complètement de ceux de ses membres qui avaient de l’affection pour Saint-Cyran, Arnauld et Port-Royal, et que, volontairement ou non, elle demeura assez éclectique en son recrutement.
Aussi bien faut-il chercher ailleurs que dans un envahissement des Jésuites et de leurs partisans la raison de ses mauvais rapports avec le Jansénisme, mauvais rapports antérieurs, du reste, à la grande bataille de 1650-1661 entre les Jésuites et les Jansénistes et aux décisions d’Innocent X (1653) contre les disciples de Saint-Cyran. Dès 1619, rapporte d’Argenson, un des membres de la Compagnie qui étaient le plus pénétrés de son esprit, M. de Renty, donnait sur son lit de mort à ses intimes amis le conseil de se détacher des opinions du Jansénisme, bien qu’elles ne fussent pas encore condamnées. Si elles le furent quelques années après, ce fut, d’après le P. Rapin, — dont on n’a ici nulle raison de suspecter le témoignage, — l’antipathie de la Compagnie du Saint-Sacrement qui provoqua, dans une certaine mesure, les verdicts de la Sorbonne et de Rome. « Les plus intelligens de la Compagnie, dit-il expressément, résolurent de travailler à la condamnation de la doctrine janséniste, »
parce que, ajoute-t-il, « ils en connaissaient à fond les dangereuses suites.
» C’est bien cela : il y avait dans leur opposition une idée. Laquelle ?
Un des premiers membres de la Compagnie du Saint-Sacrement, le père de son historien, « M. d’Argenson, conseiller ordinaire du Roy en son Conseil d’Etat, »
écrivant en l’année 1640, « pendant sa prison au château de Milan, »
un édifiant traité de la Sagesse, remarque qu’il s’élève parfois « entre les personnes pieuses, une diversité d’opinions »
si chaleureuse qu’elle produit entre elles de « mauvaises émulations »
et des « jalousies »
implacables. Ce fut le cas ici. Sur un programme commun, il y eut entre les Jansénistes et la Compagnie « diversité d’opinions ; »
il y eut, sur l’exécution de ce programme, « mauvaise émulation. »
De l’association du Saint-Sacrement et de la famille des « disciples de saint Augustin
»
le point de départ est le même : une vue nette, une douleur vive de l’état où est l’Eglise de France au commencement du XVIIe siècle. Leur but est le même : purifier, {p. 921}réformer, renouveler cette Eglise, et faire « régner » Dieu dans le monde. Mais les moyens diffèrent. C’est à l’action, nous l’avons vu, à l’action perpétuelle, universelle, ardente, souple, ingénieuse, que la* Compagnie du Saint-Sacrement faisait appel. Dans cette activité, on a vu aussi quelle part tenaient les « œuvres de zèle. »
Or, s’il serait souverainement injuste, et nous n’y pensons nullement, de prétendre que le Jansénisme ne comprit pas, lui aussi, l’obligation de ces besognes de miséricorde47, il ne l’est pas d’observer que l’activité bienfaisante n’apparait point aux Jansénistes comme le principal de la vie chrétienne, et ne pouvait pas être, pour eux, l’idéal d’une association de dévots. Quelle est, pour eux, la fin rationnelle de la vie chrétienne? C’est le soin que chaque individu doit avoir de son propre « salut. »
Là-dessus, tous les moralistes de Port-Royal s’accordent, et, sur ce point essentiel, leurs déclarations sont, parfois, d’une sainteté singulièrement égoïste : « Pourvu, »
disait M. Singlin, « qu’un baptisé conserve soigneusement l’être divin qu’il a reçu, cela suffit. »
Entre Marthe et Marie, ils n’hésitent pas. « Les charges et le monde engagent les hommes dans des occasions dont, à la vérité, ils peuvent revenir victorieux, mais toujours couverts de sueur et de poussière et quelquefois de blessures. »
Donc, la sagesse chrétienne, c’est de s’abstenir, de monter et de rester sur les hauts lieux du recueillement spéculatif et du silence pénitent. S’il n’est pas mauvais que les personnes de piété se groupent, c’est moins pour l’expansion et la propagande que pour l’oraison solitaire. Cinquante ans plus tard, en 1701, l’auteur de la Science du Salut, un intéressant manuel de « perfection »
janséniste, n’enseigne pas autre chose : le péril {p. 922}spirituel, c’est la vie courante, quelque innocente qu’elle soit, mais affairée qu’elle est ; c’est l’action, dont les obligations prétendues et les soucis nécessaires s’accroissent et se compliquent, captivans, absorbans, à mesure que l’existence s’écoule. Pris dans cet engrenage, les plus vertueux n’ont pas le « calme »
indispensable à la conversion, « le dégagement d’esprit nécessaire pour réfléchir sur eux-mêmes et pour s’appliquer comme il faut à l’importante affaire de l’éternité. »
De là, la théorie ascétique de la [« solitude, »]prêchée, — chantée, on peut presque le dire, — en une longue dissertation lyrique par M. Hamon, le poétique docteur de ces duretés : solitude bénie où seulement peut s’épanouir intact le lis de la sagesse chrétienne, jardin sacré où Dieu cache à l’abri de la tempête et couve les âmes qui lui sont chères. Sans doute, l’avocat de cet isolement sauveur n’est pas tout à fait tranquille avec lui-même ; il voudrait bien pouvoir démontrer que cette fuite craintive du siècle ne fait nul tort à l’amour du prochain, qu’au contraire, par une miraculeuse contradiction, le véritable solitaire s’ouvre à toute sorte de compassion sur ses semblables. « Il n’est point toujours nécessaire de sortir du désert pour être utile à ses frères ; on leur fait souvent plus de bien de loin que de près ; il ne faut que parler à Dieu pour eux… »
Mais sa vraie pensée, c’est qu’au fond le chrétien n’a ni le devoir, ni le droit de tant se préoccuper d’autrui, que même c’est presque un péché que cette charité mal ordonnée. Agir sur l’homme est le privilège de Dieu. « Ce ne sont pas nos paroles qui versent l’huile dans les lampes de nos frères, qui entretiennent le feu du ciel dans leurs âmes ; c’est l’opération du Saint-Esprit… que nous attirons en priant. »
Dans nos actes, sans prétendre leur servir, contentons-nous, — c’est un assez grand bonheur, — de ne leur point nuire. Et telle était, dès l’origine, la tendance des « disciples de saint Augustin, »
celle de Saint-Cyran lui-même, en dépit des aspirations combatives et réformatrices de sa nature. Lui aussi, il affirmait que l’action était « autant maligne que la science et la volupté. »
Nul ne croyait plus que lui « à la malignité du monde »
et « à la nécessité de s’en écarter ; »
c’est encore M. Singlin qui l’atteste : « Vous connaissez aussi bien que moi M. d’Andilly, écrit-il, — sa candeur, son innocence, son intégrité… S’il y a quelqu’un qui pût demeurer innocemment dans le monde, c’était lui, sûrement. Et pourtant, M. de Saint-Cyran croyait qu’il lui manquait encore
{p. 923}encore quelque chose, et en mourant il lui a laissé par testament son cœur, à condition qu’il se retirerait du monde. >»
Et c’était encore Saint-Cyran qui, par une conséquence logique de ces principes d’abstention, tenait à saint Vincent de Paul des propos qui le scandalisaient : à savoir, par exemple, « que le dessein de Dieu était de ruiner l’Eglise présente, »
de sorte « que ceux qui s’employaient pour la soutenir le faisaient contre le dessein divin. »
Il se raillait de ces gens de bien empressés, « pareils aux Pharisiens, »
tourmentés d’un zèle si ardent qu’ils « couraient la terre et la mer pour faire un prosélyte, »
et qui n’en étaient pas moins « très aveugles et très corrompus. »
Dans des épigrammes de ce genre, la Compagnie du Saint-Sacrement pouvait bien, dès 1612, voir sa condamnation.
Au fond, il y avait, entre sa conception de la vie chrétienne et celle des Jansénistes, une divergence irrémédiable, entre leur méthode et leur esprit une incurable incompatibilité. Si la Compagnie du Saint-Sacrement se montra toujours hostile au Jansénisme, c’est que, dès l’abord, elle reconnut en lui une concurrence dogmatiquement hostile à ses efforts, dédaigneuse de ses projets, propre à détruire par son scepticisme le bien qu’elle voulait faire, et que souvent elle fit. Et si le nom des hommes de Port-Royal figure au premier rang de ceux qui détruisirent une compagnie que, pourtant, plusieurs d’entre eux avaient contribué à fonder et à développer, c’est que Port-Royal détestait dans ces « zélés »
les soutiens importuns d’une Eglise dont la rénovation ne pouvait se faire, selon eux, que par une révolution radicale de, l’esprit chrétien, et par la substitution d’une haine raisonnée de la nature et du monde à toutes ces charités empressées, gestes vains, selon eux, d’une piété inintelligente, complaisances détestables d’un paganisme inconscient.
Dans une dernière étude nous, verrons comment la Compagnie du Saint-Sacrement mit aussi contre elle les « politiques. »