L’Étourdi de Molière et Le Parasite de Tristan l’Hermite §
Lorsque Molière a composé l’Étourdi, il ne s’est piqué ni de tracer des caractères, ni de peindre les mœurs, ni même de former une intrigue parfaitement claire et bien suivie. Il ne lui importait guère non plus d’être original. L’essentiel était d’amuser, de tenir toujours le spectateur en joie, de laisser le plus possible sur la scène Mascarille tempêtant, s’adoucissant, fourbant, s’agitant, brûlant les planches.
Molière prend l’Inavvertito de Nicolo Barbieri, et le suit pas à pas en supprimant tout ce qui est préparation patiente, explication languissante quoique utile, dialogue précieux ou agréable, mais d’une médiocre gaieté. Parfois il déplace un incident de son modèle : la prétendue lettre du père de Celia passe de l’acte III, scène 13 de l’Inavvertito à l’acte II, scène 10 de l’Étourdi, et plusieurs scènes sont déplacées dans les actes IV et V. Ailleurs, mécontent de Barbieri, Molière l’abandonne pour quelques instants et remplace ses inventions soit par des inventions {p. 292} personnelles, soit plutôt par des emprunts faits à d’autres auteurs : italiens, français ou espagnols, peu lui en chaut.
Au début de l’acte II, six scènes sont consacrées à un stratagème macabre de Mascarille, dont l’Inavvertito ne donnait aucune idée : Molière l’a pris à Noël du Fail.
A l’acte IV, scène 1, Mascarille fait la leçon à Lélie avant de l’introduire chez Trufaldin, et Lélie ne l’écoute point : autant en faisait Flavia, endoctrinée par Chrisoforo dans l’Emilia de Luigi Groto.
Entré chez le marchand d’esclaves, l’amoureux Lélie « s’oublie étrangement auprès de Célie »
et commet mille imprudences : de même Fulvio près d’Angélique dans l’Angelica de Fabritio de Fornaris (acte IV, sc. 4).
A l’acte V, le capitan Bellorofonte de Barbieri a disparu : mais il est remplacé par le Bohémien par amour Andrès, emprunté à la Belle Égyptienne de Cervantès.
Qu’est-ce donc que les commentateurs trouvent encore à mettre au compte de Molière ?
A l’acte I, sc. 4, le prétexte plus dramatique invoqué par Mascarille pour parler à Célie ;
à l’acte I, sc. 5 et suivantes, l’épisode de Mascarille volant sa bourse à Anselme : encore paraît-il avoir été suggéré par un passage de l’Emilia, où Polidoro — aussi bien qu’Anselme — annonce qu’il vient de recevoir de l’argent ;
à l’acte III, sc. 1 à 4, Mascarille calomniant Célie pour en dégoûter Léandre ;
à l’acte III, sc. 5 à 9, le déguisement de Mascarille et de Léandre en masques au lieu du déguisement {p. 293} en serruriers que contenait l’Inavvertito : Barbieri ne nous montrait pas non plus Cintio (Léandre) arrosé par Trufaldin d’une « cassolette »
aux fâcheux parfums ;
à l’acte IV, sc. 1 et 2, Lélie transformé, pour pénétrer chez Trufaldin, en Arménien qui a vu le fils de ce dernier en Turquie ;
à l’acte IV, sc. 6, Mascarille rossant Lélie, et pour se venger enfin de son maître et pour inspirer confiance à Trufaldin ;
à l’acte V, sc. 9, la reconnaissance romanesque que Molière a substituée à une autre reconnaissance et aux piquantes scènes qui la suivaient dans l’Inavvertito.
Les autres modifications de l’Inavvertito que l’on remarque dans l’Étourdi sont trop insignifiantes pour qu’il soit nécessaire de les signaler en ce moment. Mais parmi celles que j’ai citées et dont tout le monde fait honneur à Molière, n’en est-il point qui soient dues aussi à un emprunt ?
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Ni Moland ni Despois ne parlent du Parasite de Tristan l’Hermite à propos de l’Étourdi. Le savant historien de Tristan, M. Bernardin, se contente d’écrire1 : « L’enlèvement par les corsaires ne semblait pas comme aujourd’hui une intrigue démodée, empruntée à la comédie antique ; en se servant de ce procédé commode pour dénouer le Parasite et l’Avare, Tristan et Molière employaient un moyen
{p. 294} dramatique qui était encore de leur temps fondé sur la réalité des choses ; écoutons plutôt Mascarille dans l’Étourdi (IV, 1)
:
C’est qu’en fait d’aventure il est très ordinaireDe voir gens pris sur mer par quelque Turc corsaire,Puis être à leur famille à point nommé rendus,Après quinze ou vingt ans qu’on les a crus perdus ;Pour moi, j’ai déjà vu cent contes de la sorte.
« Peut-être Mascarille exagère-t-il un peu quand il tient ces discours à Lélie, déguisé en Arménien pour abuser Trufaldin par un stratagème analogue à celui du
Parasit
e
; cependant les deux exemples connus de saint Vincent de Paul et de Regnard suffiront ici pour établir que les sujets de Louis XIII et de Louis XIV ne devaient pas juger l’intrigue de la comédie de Tristan et certains dénouements de Molière aussi dépourvus de vraisemblance qu’ils nous le paraissent aujourd’hui. »
M. Bernardin indique une analogie entre les deux comédies de Molière et de Tristan ; je crois qu’il faut aller plus loin et voir dans celle-ci une source de celle-là.
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Manille, mère de Lucinde, va marier sa fille à un capitan ; mais Lucinde aime Lisandre et, par l’intermédiaire de sa servante Phénice ainsi que du parasite Fripesauces, elle informe Lisandre qu’il a un moyen sûr de pénétrer auprès d’elle. Il y a quelque vingt ans que Manille a perdu son mari Alcidor et son fils Sillare, alors âgé de deux ans, qui lui ont été enlevés en mer par « des écumeurs, des Turcs
{p. 295} qui les surprirent »
. Que Lisandre se donne pour le jeune Sillare, enfin revenu de captivité et dont le père sera mort en Turquie : il sera bien accueilli par Manille et pourra autant qu’il le voudra embrasser sa prétendue sœur Lucinde.
Au moment où ce stratagème a réussi, arrive Alcidor qui, contrairement à la fable inventée par Lucinde, s’est sauvé seul après avoir vu mourir Sillare à Memphis. Il est reconnu de Manille, veut faire pendre Lisandre, et enfin consent à unir les deux amoureux.
On voit combien Alcidor, pris sur mer par quelque Turc corsaire, est à point nommé rendu à sa famille après vingt ans qu’on l’a cru perdu.
Il semble qu’Alcidor, de je ne sais pas oùA travers de la mer soit passé par un trou,Ainsi qu’un godenot que, de fine manière,Brioché fait sortir hors de sa gibecière.(Le Parasite, V, 1, p. 1272.)
N’est-ce pas là un des contes
qu’a vus
Mascarille et qui lui ont donné l’idée du stratagème qu’il met en œuvre au quatrième acte de l’Étourdi ? Lélie veut pénétrer chez Trufaldin afin d’entretenir librement Célie, comme Lisandre veut pénétrer chez Manille afin d’entretenir librement Lucinde. Il prétend venir de Tunis, comme Lisandre de Tunis, d’Alger, de Jaffe, de Tyr, du Caire (le Parasite, III, 5, p. 77). Une inquiétude l’arrête un instant, comme elle arrête le parasite Fripesauces, et Mascarille la dissipe à peu près de la même façon que la servante Phénice : {p. 296}
LÉLIE
Écoute, Mascarille, un seul point me chagrine :S’il allait de son fils me demander la mine ?MASCARILLE
Belle difficulté ! Devez-vous pas savoirQu’il était fort petit, alors qu’il l’a pu voir ?Et puis, outre cela, le temps et l’esclavagePourraient-ils pas avoir changé tout son visage ?(L’Étourdi, IV, 1, vers 1351-1356.)PHÉNICE
Qui pourra l’empêcher de passer pour son fils ?L’autre âgé de deux ans fut pris dans cette barque.FRIPESAUCES
Son vrai fils sur son corps peut avoir quelque marque,Qu’elle ne verrait pas sur cet autre.PHÉNICE
Point, point.Nous sommes fortement assurés sur ce point.Manille a dit cent fois qu’elle verrait paraîtreSon fils devant ses yeux sans le pouvoir connaître.(Le Parasite, I, 4, p. 13.)
Lisandre, au lieu de songer à ce qu’il pourra dire à Manille, ne songe guère qu’au bonheur où le mettra la vue de Lucinde ; il oblige Fripesauces à lui faire cent recommandations, après lesquelles il ne laisse pas de poser des questions futiles. C’est aussi l’attitude de Lélie vis-à-vis de Mascarille, et, si l’on peut comparer à l’acte IV, scène 1 de l’Étourdi l’acte II, scène 1 de l’Emilia, à plus forte raison en doit-on rapprocher l’acte III, scène 2 du Parasite :
LISANDRE
Cher ami, je ne sais, je suis tout interdit,Le cœur me bat au sein, je tremble, je frissonne.FRIPESAUCES
Et qui vous fait trembler ? Vous ne voyez personne. {p. 297}LISANDRE
Tu ne saurais penser l’état où je seraiQuand je verrai ma sœur, quand je l’embrasserai.Je me sens tout ému, j’en ai déjà la fièvre,Et mon âme s’apprête à passer sur ma lèvre.FRIPESAUCES
Ma foi ! S’il est ainsi, vous perdrez la raison ;A l’heure qu’il faudra jaser comme un oison,Vous deviendrez muet, et peut-être ManillePrendra quelque soupçon que vous aimez sa fille ;Que de son fils absent vous empruntez le nom,Et venez comme en masque apporter un momon ;Rengainez votre amour, cachez sa violence,Et vous souvenez bien des choses d’importance ;Il faut de la mémoire à qui sait bien mentir,N’oubliez pas les noms de Jaffe ni de Tyr,Vous citerez encore d’autres lieux de SyriePour vous conduire enfin jusqu’en Alexandrie,Où vous avez trouvé ce marchand MarseillaisQui vous a reconnu pour chrétien, pour Français,Pour natif de sa ville, et d’honnête famille,Et vous a racheté.LISANDRE
Mais, s’il faut que ManilleMe demande le nom de ce marchand humain ?FRIPESAUCES
Eh bien ! vous répondrez qu’il s’appelle Romain.LISANDRE
De taille ?FRIPESAUCES
Médiocre, à qui le poil grisonne,Et pour un trafiquant assez bonne personne.LISANDRE
Son logis ?FRIPESAUCES
Vers le port.LISANDRE
Sa femme et ses enfants ?FRIPESAUCES
Vous direz qu’il est mort depuis quatre ou cinq ans ;Ne sauriez-vous tout seul fonder cette fabrique ?(P. 62-64.)
{p. 298} Il est vrai que Lisandre est déguisé en Turc, non en Arménien : mais l’idée même de faire de Lélie un faux Arménien peut avoir été soufflée à Molière par le capitan du Parasite :
Il faut le confronter à quelque Arménien,Qui sache le pays, qui sache le langage,Pour voir s’il n’a pas fait un fabuleux voyage.(III, 7, p. 86.)
Il est vrai encore que Lélie ne se donne pas pour le fils de Trufaldin, comme Lisandre pour celui de Manille : mais il y avait intérêt, pour rendre la situation de Lélie plus embarrassante et plus piquante près de Célie, à n’en faire qu’un marchand, qui avait vu ce fils à la fin de son esclavage ; et nous venons de voir qu’un marchand de ce genre était mentionné dans le Parasite.
Tel qu’il est constitué maintenant, l’acte IV de l’Étourdi implique une reconnaissance possible et, pour quiconque est familier avec les conventions dramatiques, une reconnaissance inévitable et prochaine dans la famille de Trufaldin. Il achemine donc Molière à un dénouement tout autre que celui de l’Inavvertito, où Bellorofonte retrouvait une sœur de Celia qu’il avait autrefois aimée, Laudomia, mais où Mezzetin (Trufaldin) restait sans famille comme auparavant. Ayant commencé à imiter la comédie de Tristan l’Hermite, Molière est entraîné à en imiter aussi le dénouement. Alcidor revenait à point nommé pour assurer le mariage des deux amants : ainsi vont faire la femme et le fils de Trufaldin, bien qu’ils n’aient point, comme Alcidor, été retenus en Turquie.
Évidemment, c’est une hypothèse que je formule ; {p. 299} mais elle me parait vraisemblable, et elle a l’avantage d’aider à la résolution d’un petit problème que les commentateurs de Molière se sont vainement posé. Pourquoi notre poète, après avoir si docilement suivi l’Inavvertito, a-t-il de gaieté de cœur renoncé aux scènes amusantes qui terminent celle pièce, et s’en est-il tenu à une reconnaissance invraisemblable exposée dans un récit fort long et peu clair de Mascarille ? Le succès étourdissant qu’obtenait Coquelin dans ce récit nous peut fournir une première explication : on aimait, au temps de Molière, les longs monologues où un acteur s’essoufflait et gesticulait, comme Gros-René dans le Dépit amoureux, et Molière, qui jouait Mascarille, a pu se ménager par ce récit un succès semblable à celui de Coquelin. Si, de plus, on admet qu’une sorte de vitesse acquise, jointe à la logique de l’intrigue, ait amené Molière à poursuivre l’imitation ébauchée du Parasite, on pourra regretter encore le dénouement de l’Inavvertito, mais celui de l’Etourdi se trouvera pleinement expliqué.
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Ce n’est pas tout. On a peut-être remarqué tout à l’heure ce mot de Fripesauces à Lisandre :
Et venez comme en masque apporter un momon.
Il se retrouve ailleurs dans la bouche du père de Lisandre, Lucile :
Dis-moi : quelle gageure ou quelle humeur fantasqueAvant le carnaval te fait aller en masque ?{p. 300}Qui t’a mis sur le front ce bourlet de bassin ?Portes-tu des momons ? Apprends-moi ton dessein.(Le Parasite, III, 3, p. 71.)
Mascarille et Léandre vont
vraiment en masque
pour enlever Célie à l’acte III, scène 8 de l’Étourdi, et Lélie, qui a révélé si imprudemment leur dessein à Trufaldin, s’écrie ironiquement :
Masques, où courez-vous ? le pourrait-on apprendre ?Trufaldin, ouvrez-leur pour jouer un momon.(Vers 1220-1221.)
Or, il n’y a ni momon ni masques dans l’Inavvertito, mais des serruriers ; ne sont-ce pas les deux passages du Parasite qui ont donné à Molière l’idée de cette substitution ?
A la fin de cet acte III (scène 9) de l’Étourdi, Trufaldin, impatienté par le défilé des masques, arrose grossièrement Léandre ; en quoi il peut fort bien imiter la duègne du Dom Japhet d’Arménie de Scarron (acte IV, scène 6), mais en quoi il peut aussi exécuter une menace de Phénice dans le Parasite de Tristan :
PHÉNICE
Abandonnez cet huis, et n’y revenez plus,Ou sur l’étui chagrin de ce cerveau maladeJ’irai bientôt verser un pot de marmelade.LUCILE
Quel discours ? et quel pot ? suis-je au pays des fous ?PHÉNICE
C’est un pot à pisser tout préparé pour vous.Attendez seulement.(Le Parasite, III, 5, p. 79-80.)
D’autres rapprochements, nullement significatifs par eux-mêmes, ont peut-être droit d’être faits après ce qui précède.
{p. 301} Mascarille qualifie un père, devant son fils, de « penard chagrin »
(l’Étourdi, I, 2, vers 61) ; Phénice de même :
Moi, fille de berlan ? penard injurieux !(Le Parasite, III, 5, p. 76.)
Mascarille dit qu’il époustera
bien Lélie (l’Étourdi, IV, 5, v. 1577) ; Lisandre dit de Fripesauces :
Ensuite je prendrai le temps de l’épouster.(Le Parasite, II, 3, p. 47.)
Mascarille parle des scoffions
de vieilles qui se battent (l’Étourdi, V, 9, v. 1944) ; le parasite dit à la servante :
Et si ton scoffion avait tous les appasD’une rouelle de veau bien cuite entre deux plats,En l’humeur où je suis, Phénice, je te jureQue j’aurais tout à l’heure avalé ta coiffure.(Le Parasite, I, 3, p. 5.)
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Est-il vraisemblable que Molière ait connu le Parasite ? oui certes. En 1644, le célèbre auteur de la Mariane, Tristan l’Hermite, n’avait pas dédaigné de donner à l’Illustre Théâtre, alors établi au jeu de paume des Métayers, ses tragédies de la Mort de Sénèque et de la Mort de Crispe3. Depuis, Tristan envoyait sans doute ses œuvres à Madeleine Béjart ou à Molière, et en tout cas ni Molière, {p. 302} ni Madeleine ne pouvaient se désintéresser des œuvres de Tristan.
Si donc, en 1653, Molière avait pu voir jouer, ou s’il avait pu jouer lui-même le Parasite, il n’y aurait sans doute pas manqué ; mais Molière était en province et les troupes de campagne ne pouvaient faire entrer dans leur répertoire les pièces nouvelles tant que celles-ci n’avaient pas été imprimées.
C’est en 1654 qu’eurent lieu l’impression et la publication du Parasite4. Il est probable que Molière voulut alors représenter cette comédie ; on doit du moins admettre qu’il la lut ; et, s’il composait ou s’il était sur le point de composer l’Etourdi, il dut faire pour l’œuvre de Tristan ce qu’il a fait pour tant d’autres, de Rotrou, par exemple : s’en souvenir et, plus ou moins consciemment, l’imiter.
L’Étourdi est de 1653 d’après certains auteurs. Mais cette date n’est appuyée par aucun témoignage authentique, tandis que La Grange, dans son Registre, a positivement daté la pièce de 1655 et que Despois a confirmé cette indication par les raisons les plus sérieuses5.
Si la comparaison que nous avons établie entre le Parasite et l’Étourdi paraissait suffisamment justifiée, non seulement on connaîtrait une source nouvelle de Molière, mais la date de sa première comédie serait désormais à l’abri de toute discussion.