I. §
{p. 249} On sait à Paris qu’une partie de la Suisse parle la langue française ; mais les mots ont-ils le même sens, les mêmes expressions rendent-elles les mêmes idées des deux côtés du Jura ? — Emile Souvestre en doutait, après un long séjour dans ce joli pays romand qu’affectionnait Voltaire. « Plus je vis en ce pays, disait-il, plus je me persuade qu’il ne parle pas notre langue, et qu’il en est ainsi parce qu’il est protestant et républicain. Tel homme (il nommait Vinet) parle assurément le français aussi purement qu’on puisse le parler en France ; il y a mieux : il donne assez ordinairement aux mots le sens que, dans leur mobilité, ils revêtent à Paris, à l’heure où il parle ; et cependant ses expressions, comme ses idées, ont un point de départ et un rayonnement différent de celui qu’ils ont sur terre française. Non seulement l’on est ici brouillé avec Rome, mais on l’est avec notre philosophie. On y reçoit d’Allemagne, d’Angleterre et même d’Amérique, des idées par d’autres voies que nous. On est accoutumé, sur cette terre du refuge, à procéder en toute question avec liberté. II y existe des partis, mais qui ne sont pas ceux qui existent en France, des coteries mais qui ne sont pas les nôtres. Je me suis pris parfois, disait-il en terminant, à croire qu’il y avait autre chose qu’une plaisanterie dans ce que soutenait Sainte-Beuve lorsqu’il nous disait qu’il fallait chercher l’indépendance littéraire, non pas à Paris, mais aux frontières de la France.»
C’est à Lausanne que Souvestre s’exprimait ainsi. Moins scientifique que Genève, Lausanne est plus littéraire. La littérature française y était enseignée par Monnard et Vinet. Monnard, qui joignait à une connaissance {p. 250} raisonnée de sa langue maternelle une connaissance approfondie des langues anciennes et de celles des principaux peuples de l’Europe, avait fait de ses cours une étude comparée des littératures diverses, l’expression des développements divers de la nature humaine. Vinet avait déployé dans les siens une égale puissance de synthèse et d’analyse, un tact exquis, une noblesse d’âme peu commune, une union rare du sens moral et du sens littéraire et une indépendance d’esprit qui n’était tempérée que par son inépuisable indulgence.
Pour Vinet, la littérature était moins une science à part que le lien commun, l’interprète mutuel de toutes les sciences. Il la nommait l’infatigable messagère qui sans cesse va de l’humanité aux groupes divers dont l’humanité se compose, élevant les faits à l’idéal, agrandissant les aspects de la vie, ajoutant aux richesses de la civilisation. La poésie, à ses yeux, n’était pas la parure des choses, elle en était l’idée intime ; l’élément poétique répondait aux meilleures parties de notre être; il ne pouvait déchoir alors que l’état social se perfectionnait, car une vérité ne pouvait contredire une autre vérité. Vinet ne permettait pas de le confondre avec le goût théâtral. Ce goût naît du besoin de voir la vie où elle n’est pas. Il trahit l’empire de la partie sensitive de l’être sur la partie spirituelle. « Un peuple théâtral, disait le professeur de Lausanne, porte partout la soif des impressions sensibles et de la représentation. Ce qui est obscur, silencieux, intime, ne le touche pas, n’arrive pas même jusqu’à lui. Il n’entend qu’à travers un porte-voix. La vertu qui ne sait pas se poser, et qui ne représente pas, le laisse passablement froid. En morale, le beau le touche plus que le bon. Rien ne sert devant lui d’être juste, si l’on n’est sublime ; d’être vrai, si l’on n’est frappant.
« L’histoire d’un tel peuple est un long drame, où il compte avec complaisance les coups de théâtre sous le nom de journées. Quelques-uns veulent du juste, plusieurs de l’utile, tous du glorieux. Ce n’est point ainsi que j’entends une existence nationale poétique. Elle est plus recueillie. Elle trouve la poésie partout, parce que, en effet, la poésie est partout. Elle est surtout dans les joies, dans les soucis, et jusque dans les tristesses du foyer domestique ; dans ce drame long, monotone et doux de la vie de famille ; dans le retour régulier de ce qu’attend une espérance modeste; dans les épisodes gracieux, sombres eu touchants que la Providence entremêle à l’épopée de chacune de nos vies ; dans le souvenir respectueux des vertus réelles et pratiques des ancêtres; dans l’estime plus que dans la gloire ; dans un amour intime de la terre natale, de tous ses enfants, de tous ses intérêts; dans la vie intérieure du cœur, vaste et profond théâtre où, dans un demi-jour solennel, se meuvent tant d’idées et de sentiments, d’images et de réalités, de souvenirs et d’espérances ; dans la religion enfin, sans laquelle toute poésie est menteuse ou mutilée, et qui, seule, donnant une valeur impérissable à ce qui ne parait pas, en enlève d’autant à tout ce qui parait et qui éclate. Un peuple poétique a peu besoin {p. 251}de spectacles; pour lui, du moins, les plus simples sont les meilleurs ; il lui suffit de ceux qui, en quelques traits, consacrent et symbolisent sa vie sérieuse, active et tranquille. »
Vinet a eu pour successeur, à Lausanne, M. Eugène Rambert. Jeune et d’une génération qui n’a pas connu personnellement Vinet, M. Rambert le continue, sans toutefois lui appartenir. Il s’est frayé lui-même son chemin. Sa notion du beau révèle une tendance panthéistique. Cette notion, manifestation de l’infini, ne peut se renfermer en une formule. Chaque peuple en exprime une idée, chaque homme une lettre ; aucune voix ne J’achève. S’il faut lui trouver une règle, M. Rambert la cherchera dans l’instinct de tous, dans la conscience générale de l’humanité. Le poète entonne, dit-il, mais il faut que le peuple se mêle à ses chants et répète ses refrains. Le barde, dans les anciens âges, ne chantait pas seul. Assis à la table du chef, honoré d’une place à droite, il n’était pas l’unique poète de l’assemblée, car tous chantaient du cœur ce qu’il exprimait des lèvres. Malheur à lui s’il trahissait la pensée commune ! Interprète sublime, malheur à lui s’il faisait prévaloir sa fantaisie sur le sentiment unanime ! De nos jours, le poëte n’a plus la lyre à la main, mais il n’a pas moins besoin de la collaboration de la multitude. Il a reçu du ciel le don d’exprimer ce que chacun dirait, si chacun possédait la baguette magique qui donne une forme vivante à des sentiments confus. Mais, semblable à Antée, il n’a de farce qu’autant qu’il est appuyé.
« Le jour, continue M. Rambert, le jour où Théroulde, l’antique troubadour, entonna la chanson de Roland, il n’y eut pas un chevalier, parmi ceux qui l’entendaient, qui ne se sentît le cœur de Roland. Le jour où Molière peignit les jalousies d’Alceste, il souffrait d’un mal dont plusieurs souffraient avec lai, et, depuis deux cents ans, aucun de ceux qui ont aimé comme Alceste n’a entendu sans émotion ses reproches à Célimène. Le jour où Musset adressa au Christ cette prière pénétrante, ce cantique du regret, magnifique prélude d’une -œuvre impure, tous les cœurs dévorés de ce besoin d’aimer, châtiment du ciel, qui surprend à la dernière heure les âmes que le vice a flétries, tous ont répété sa prière avec pleurs et sanglots» Le jour où Victor Hugo s’assit peur chanter sur la tombe de sa fille, tous les pères qui portent le deuil d’un enfant ont uni leurs larmes aux siennes. Mais le jour où le mène autour, transporté dans un monde inconnu, entendit les oracles de la Bouche d’ombre, il était seul, doublement seul, hélas ! puisqu’à la solitude de la pensée s’ajoutait la solitude de l’exil, et sa voix s’est perdue dans le vide. »
M. Rambert s’attache donc à discerner le beau dans les manifestations diverses du génie de l’humanité, persuadé que le beau qui l’est en soi subsiste au milieu de la variété de ces manifestations. Son ambition serait d’atteindre un point de vue assez élevé pour qu’il pût se montrer juste envers tous. Appelé récemment à desservir une chaire de littérature française dans une école, à la fois industrielle, savante et littéraire, fondée par {p. 252} la Confédération suisse à Zurich, il se sent pressé, dans cette position nouvelle, de travailler, selon la mesure de ses forces, à faire comprendre l’Allemagne par la France et la France par l’Allemagne. L’enseignement de l’esthétique est confié, dans l’université de Zurich, à un homme de science et d’une portée d’esprit peu commune, mais qui, Germain par sang et digne héritier de Schlegel, fait profession d’un profond mépris pour les lettres romanes et n’a d’admiration que pour les littératures germaniques, dont Shakespeare est, à ses yeux, le plus noble représentant. En présence de doctrines pareilles, la tâche du jeune professeur est de combattre les préjugés de la science aussi bien que ceux de l’ignorance, de faire aimer de ses élèves les chefs-d’œuvre de la littérature française et de leur en inspirer l’intelligence avec le goût.
Mais indépendamment de cette tâche, M. Rambert s’en est proposé une spéciale. Tout en étant de son siècle et de sa génération, il n’en est pas moins convaincu que le dix-septième siècle a été le grand siècle des lettres françaises; que le nôtre, pour courir après le naturel, a trop souvent été infidèle à la nature, et que le meilleur service à rendre à de jeunes hommes, à leur entrée dans la carrière littéraire, est de faire avec eux une étude sérieuse de ce que l’on nommait naguère la littérature classique de la France. C’est dans cette pensée que, déjà à Lausanne, il avait fait de ce sujet la matière de cours publics. L’un de ces cours avait pour objet la littérature dramatique; Corneille, Racine et Molière en étaient les grandes figures. C’est ce cours qu’il publie aujourd’hui.
II. §
M. Rambert voit dans Corneille le poète de la liberté. Il le met en face de Descartes et se plaît à rapprocher une philosophie qui commence à la conscience du moi, de la poésie qui dictait à Corneille le Moi
de Médée, le Qu’il mourût
du vieil Horace, le Soyons amis
d’Auguste et la réponse, deux fois répétée, de Polyeucte : Je suis chrétien
. Les héros de Corneille opposent à la destinée une volonté inflexible; ils peuvent être brisés mais non vaincus. Leur vigueur est surhumaine; mais combien souvent ils n’atteignent ce degré de puissance que par le sacrifice de sentiments naturels. Polyeucte ne voit que des idoles à renverser, Horace que la gloire, et si Emilie poursuit Auguste avec tant de haine, c’est qu’elle renonce à ce qu’elle lui doit de reconnaissance. Quand un navire veut voguer rapidement sur les flots irrités, il jette sa cargaison à la mer. Ainsi font certains personnages de Corneille ; ils se débarrassent des sentiments qui les gêneraient. Ce sont des hommes, dit M. Rambert, mais des hommes simplifiés.
« Corneille, continue-t-il, n’est pas le seul poète dramatique qui ait célébré de préférence les gloires de la liberté. Schiller aimait à le faire. Témoins en soient ses sujets favoris : don Carlos, Jeanne d’Arc, {p. 253} Guillaume Tell. Mais il y a cette grande différence que Corneille ne songeait qu’à la liberté individuelle, tandis que Schiller, toujours philosophe, s’inspirait de ses théories sur l’éducation générale de l’humanité, et songeait soit à la liberté politique, soit à celle de la pensée. Les tragédies du poète allemand ressemblent parfois à une interprétation poétique de l’histoire. Les héros de Corneille sont tout simplement des hommes qui pensent et qui veulent ; ils ne doivent représenter ni l’humanité, ni une phase de son développement ; ils ne valent que par eux-mêmes. Le but de Schiller n’est pleinement atteint que sur ceux qui symphathisent à la fois avec ses héros et avec l’idée qu’ils personnifient. Les héros du poète français ne personnifient rien du tout, et son but est rempli quand il nous a fait éprouver le plaisir de l’admiration en présence de la grandeur d’âme d’Auguste ou de la fermeté héroïque de Polyeucte.»
Cela même est à l’avantage de Corneille. Le plaisir de l’admiration est un plaisir si grand qu’il ne faut le subordonner à rien. C’est un nectar divin. Gardons-nous de le verser dans une coupe qui ne soit pas faite du cristal le plus pur, de peur qu’il ne s’y mêle quelque goût étranger. Cette émotion est la plus haute de toutes celles que l’art peut produire. De grâce ne l’altérons pas. Qu’on nous laisse jouir en paix de ce frisson de volupté qui pénètre l’âme et l’enivre lorsque d’un coup d’aile, le poète nous enlève avec lui jusqu’aux dernières profondeurs du monde idéal, où règne l’harmonie éternelle. Vous voulez nous convertir à votre foi ; mais ne croyez-vous pas que la poésie peut prétendre à quelque chose de mieux ? Elle n’enseigne pas, elle inspire.
« Corneille, au moins dans les plus beaux morceaux, est purement poète. Il laisse de côté les maximes de morale pratique qu’il emploie d’ailleurs fréquemment; ou si l’on y en rencontre encore, elles s’adaptent si bien à la situation, qu’elles ne font qu’exprimer d’une manière plus complète les sentiments qui agitent les héros. C’est alors pourtant, alors qu’il ne moralise plus, qu’il exerce l’influence morale la plus sérieuse et la plus profonde. Veut-on savoir exactement de quelle nature est cette influence ? Il est facile de l’indiquer. »
Un prédicateur français et protestant, M. Adolphe Monod, a écrit un beau sermon sur ce texte : «Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive. »
Dans la première partie de ce discours, il met en regard les désirs insatiables de nos cœurs et les amères déceptions que la vie nous réserve toujours. Tous veulent boire, et il n’y a personne qui trouve de quoi étancher sa soif. Le cœur et la vie ne semblent pas faits l’un pour l’autre. Que résoudre en présence d’une telle contradiction ? Rabaisserons-nous le cœur au niveau de la vie, ou chercherons-nous les moyens d’élever la vie au niveau du cœur ? Telle est la question que pose l’orateur, et vraiment il en vaut la peine. N’est-ce pas là la grande question qui revient tous les jours et sous toutes les formes, le problème dont tout dépend ? Je vous laisse le soin de chercher dans son discours la {p. 254} réponse qu’y fait M. Monod ; mais je suppose que, tout préoccupé de ce grand problème, vous ouvriez par hasard un volume de Corneille; vous savez où sont tes belles pages; vous relisez les grandes scènes de Polyeucte ou de Cinna. Que vous disent ces nobles et hautes figures ? Elles vous répondent en répétant l’une après l’autre : « Peu importe la vie, pourvu que le cœur ne s abaisse pas. »
III. §
La Bruyère a dit : Corneille est plus moral et Racine plus naturel. Vinet relève quelque part ce mot et le corrige : « Si Racine est plus naturel, dit-il, il est plus vrai, et s’il est plus vrai, il est plus moral. Point de moralité dans l’art en dehors de la vérité ; représenter l’homme tel qu’il est, c’est déjà faire un pas dans les domaines de la morale ; le bien connaître est le seul moyen de lui donner une impulsion salutaire. Corneille est héroïque, mais sa force est trop souvent en dehors de la vérité; il éveille le sentiment de la grandeur, mais il ne montre pas où réside la véritable grandeur :
« Il renfle l’âme et ne la nourrit pas. »
Comme poète, Racine est plus chrétien ; il ne tente pas de m’apprendre que je puis tout; il me fait voir que par moi-même je ne puis rien
1
. »
C’est du poète que Vinet parle en ces termes, complétant, corrigeant peut-être, ce que nous venons d’entendre de la bouche de M. Rambert. Pour juger l’homme et le caractère, dans Racine, il se place à un point de vue différent2. Il sépare nettement l’homme du poète, « Le talent, dit-il, est du talent, pas autre chose; et il n’y a pas toujours plus de rapport entre le caractère et le talent qu’entre la justesse de l’esprit et celle de l’oreille. La base du talent est l’imagination, qui n’est autre chose que la sensibilité de l’esprit, de même que la sensibilité, peut-être, n’est autre chose que l’imagination du cœur. J’accorderai volontiers que la sensibilité est le principe du talent; mais je nierai que la sensibilité soit la même chose que le principe moral et qu’un homme soit d’autant plus moral qu’il est plus sensible. Etre sensible à tout n’est, trop souvent, qu’être indifférent à tout, et je remarque avec effroi que quelques-uns des plus grands parmi les poètes ont été à peine des hommes. »
Tous deux, Vinet et M. Rambert, portent un jugement sévère sur le caractère de Racine. Ils discernent en lui, dès ses premiers pas, un amour [-] propre irritable, un esprit caustique, une ambition qui cherche à se faire des appuis à la cour, un cœur faible, qui s’enflammait au vent de la prospérité et résistait mal à celui de la tempête; une singulière promptitude à oublier, lorsqu’il voguait sur une mer tranquille, le rivage qui l’avait naguère abrité.
« La vanité, dit M. Rambert3, n’est peut-être pas en soi un des défauts les plus graves; mais elle finit, si on ne la combat pas de bonne heure, par s’emparer à fond d’un homme, et par faciliter l’accès de son cœur à une foule de mauvaises pensées. Elle produit des fruits plus amers qu’elle-même. Il est parlé quelque part dans la Bible de mauvais esprits, qui, après avoir choisi leur demeure, s’en vont chercher des esprits plus méchants qu’eux pour leur en faire les honneurs. La vanité est un de ces démons qui ne tardent pas à amener compagnie. »
Racine avait le cœur trop sensible et trop facile à toucher pour être au fond un homme méchant et ingrat. Mais quand la critique s’en prenait à lui et que son amour-propre était piqué, il avait des mouvements capables de lui faire oublier jusqu’aux plus simples convenances. Il fut ingrat par boutades et par accès de vanité. Il le fut envers Molière; il le fut aussi envers Port-Royal, à qui il devait bien plus qu’à Molière. On peut ne pas suivre la voie de ses premiers maîtres ; mais il n’est pas permis de payer par le persiflage des soins dévoués. On sait avec quelle vivacité railleuse, il relève quelques mots de Nicole sur l’influence du théâtre : « Non, non, Monsieur, on n’est point accoutumé à vous croire si légèrement, Il y a vingt ans que vous dites tous les jours que les cinq propositions ne sont pas dans Jansénius : cependant on ne vous croit pas encore. Mais nous connaissons l’austérité de votre morale. Nous ne trouvons point étrange que vous damniez les poètes ; vous en damnez bien d’autres qu’eux. Ce qui nous surprend, c’est de voir que vous voulez empêcher les hommes de les honorer. Hé, Monsieur ! contentez-vous de donner des rangs dans l’autre monde ; ne réglez point les récompenses de celui-ci, vous l’avez quitté il y a longtemps4. »
M. Rambert relève d’autres traits, plus noirs encore, de l’ingratitude de Racine envers ceux qui avaient été ses premiers et devaient être ses derniers amis. Puis, terminant le récit de tant de faiblesses : « Au reste, dit-il, Racine fut puni par où il avait péché. Il avouait lui-même que la moindre critique, si mauvaise qu’elle fût, lui avait toujours causé plus de chagrin que toutes les louanges ne lui avaient fait de plaisir. »
Jusqu’ici le jeune professeur de Lausanne marche d’accord avec Vinet ; mais il se sépare de lui au moment de tirer les conséquences de son récit. Vinet part de l’étude du caractère de Racine pour signaler le contraste qui souvent existe entre le caractère et le talent. M. Rambert part du {p. 256} même point pour y chercher les secrets du génie du poète. Il n’oppose la conduite au talent que pour reconnaître dans les faiblesses de l’âme, avouées et senties, les sources où le poète a puisé la magie de ses couleurs.
« Racine, dit-il, souffrait intérieurement. Les impressions religieuses de sa jeunesse avaient laissé des traces au fond de son cœur. De temps à autre elles se réveillaient et venaient le troubler jusqu’au milieu de ses triomphes. Toujours il y eut deux hommes en lui. Son théâtre suffirait à nous l’apprendre. Tandis que Corneille s’acharne à cette conception du Romain, dont nous avons signalé le vice, Racine multiplie les héroïnes qui souffrent et ne savent que résoudre. Tous ces cœurs facilement émus, que poursuit le besoin d’aimer, et qui sont en guerre avec eux-mêmes, qu’est-ce, sinon les images variées de ce qui se passait dans l’âme du poète ? Son propre cœur lui expliquait celui de Phèdre. »
Mais ce n’est pas de Phèdre seulement, c’est de l’ensemble de son cœur que la vie intime de Racine sert à nous rendre compte. On le voit d’abord lancé à la cour et au théâtre, aimé et applaudi, s’abandonner à tous les enivrements de la jeunesse, de la poésie et de la gloire. Dans cette première ardeur, il rompit sans ménagements avec Port-Royal, et, après La Thèbaïde et Alexandre, ses essais de jeunesse, il écrivit Andromaque et Les Plaideurs, c’est-à-dire les deux pièces où son génie se déploya avec le plus d’abandon et se montra le plus franchement dramatique sans paraître se replier sur lui-même. Là tout est de verve et de libre essor. Mais déjà dans Britannicus, pièce grave et réfléchie, on vit apparaître la pensée qui devait poursuivre Racine. Elle s’y présente sous une forme toute générale, et sans qu’il y ait moyen de faire des applications directes; mais elle est bien là; Néron est l’homme qui s’arrête et délibère un instant à la croisée des routes du bien et du mal. Dès lors elle reparut souvent et en se marquant parfois d’une manière bien plus précise. Après telle œuvre d’un caractère presque intime et qui laissait voir dans son âme, le poète s’oubliait davantage ; mais ce n’était pas pour longtemps. La lutte dont il soutirait en secret ne tardait pas à se trahir de nouveau. Après Britannicus, Bérénice, qui sont des demi-confidences, vint la période qui nous a valu Mithridate, Bajazet et Iphigénie. Ce fut un temps d’arrêt et de calme relatif, après quoi la lutte se révéla dans Phèdre avec une force et une évidence inattendues- Puis, Racine se tut; sa carrière dramatique était achevée, ou, s’il éleva encore la voix, ce fut pour célébrer la lumière dont son cœur avait été touché. Phèdre était le chant du cygne du poète mondain ; Esther et Athalie furent les hymnes de triomphe du poète chrétien et pénitent.
Ô divine, ô charmante loi !Ô justice, ô bonté suprême !Que de raisons, quelle douceur extrêmeD’engager à ce Dieu son amour et sa foi !
{p. 257} y a tout un drame dans l’œuvre de Racine, un drame qui est l’image de sa vie, qui a ses péripéties, son mouvement progressif, ses épisodes et son dénoûment.
« J’imagine, continue M. Rambert, que lorsqu’il leur fut revenu, les moralistes de Port-Royal, si recueillis et si pénétrants, méditèrent plus d’une fois sur cette vie aussi riche en instructions chrétiennes que celle de l’enfant prodigue. Racine les avait quittés, entraîné par la poésie et par le théâtre. De toutes les brebis qui avaient été élevées dans leur bercail, aucune ne s’était égarée comme lui. Il leur avait déclaré la guerre, et, dans le temps où il se révoltait ainsi, il se faisait en lui, à l’insu des hommes, un travail mystérieux qui devait tout réparer. Pour sauver le poëte, la grâce s’était servie de l’instrument de la perdition : le théâtre avait été le chemin par lequel il était revenu. Oh! que de fois Nicole aura dit : « Les voies de Dieu ne sont pas nos voies ! »
C’est donc dans Athalie que Racine apparaît tout entier à M. Rambert5, qui ne l’a vu se montrer que par un côté dans ses autres tragédies. Dans Eliacin se trouvent les souvenirs de sa jeunesse pieuse. Les émotions de son repentir et les élans de son retour vers une foi perdue lui ont expliqué le cœur de Joad. Ce qu’il avait aimé dans le monde : les larmes d’une sensibilité touchante et prompte à s’alarmer, la droiture d’un cœur fidèle unie au courage des braves ; ce qui fait le charme de la faiblesse dans la femme et la beauté de la force dans l’homme, se laissent deviner sous le voile de la sainteté dans Josabeth et dans Abner. La profondeur de ses études sur le vice et sur la passion se retrouvent dans Athalie et Mathan. « Nous n’aurions que cette seule pièce, dit notre auteur, nous devinerions tout Racine. »
« Indépendamment de cette sève nouvelle dans la création des caractères, continue t-il, la poésie déborde, toujours sans nuire à l’éloquence, dans les situations et les tableaux. Elle abonde dans les cœurs; elle coule à flots dans cette scène prophétique où le grand prêtre voit se dérouler l’avenir, et chante à l’avance le triomphe de l’Eglise; elle brille d’un éclat suprême dans le tableau final, lorsque Joad lève le voile qui cache le descendant des rois de Juda, et s’écrie :
Des trésors de David voilà ce qui me reste.« Enfin, au-dessus de la scène et des hommes qui s’y agitent, le ciel s’ouvre et nous invite à chercher plus haut le héros véritable de cette poésie nouvelle. Dieu, ce même Dieu que Bossuet voyait distinctement tenant le fil de toutes les affaires de l’univers, et préparant le triomphe de son Eglise au milieu du fracas des trônes qui croulent, un Dieu fidèle dans ses promesses, et fidèle aussi dans ses menaces, tient dans sa main les cœurs de ces hommes qui ne sont que les instruments de sa volonté : {p. 258} c’est lui qui aveugle Athalie; ces! lui qui fortifie Joad. Il remplit la scène de sa présence, et cette scène, dont Racine avait fait autrefois un salon, s’agrandit et devient un temple. Voilà le merveilleux chrétien. L’imagination fascinée de Chateaubriand l’a vainement cherché plus tard dans des magnificences qui le fardent et le rabaissent ; la foi tonte simple de Racine l’a prouvé sans effort. Il n’a eu besoin ni de galeries de saphirs et de diamants, ni de génies qui règlent les mouvements des astres, ni de triangle de feu; il n’a eu besoin que de Dieu seul. Ce merveilleux, c’est l’infini. Le poëte chante en sa présence, et les accords de sa lyre s’y prolongent en solennelles symphonies, comme les vibrations de l’orgue sous les arceaux des cathédrales antiques.
Evidemment le talent de Racine s’était fortifié dans la retraite. Mais où chercher la cause de ce rajeunissement de son génie ? On n’en saurait douter, dans l’histoire intime du poêle, dans son cœur. C’est aux larmes et aux prières de Racine, à ses repentirs et à ses combats; c’est à sa foi nouvelle qu’il faut faire honneur de cette poésie nouvelle. Il est deux sortes de conversions : il en est qui tuent le talent, celles-là sont des chutes déguisées sous un nom respecté; il en est qui le renouvellent, tout en lui fermant peut-être telle ou telle carrière; celles-là seules sont vraies et dignes d’être honorées des hommes, parce que, comme celle de Racine, elles sont un relèvement. »
IV. §
Schiller, dans un de ses chants, a dit le lot échu au poète : « Partagez la terre entre vous, crie Jupiter du haut du ciel. Les hommes accourent. Le laboureur s’empare des fruits du sol; le marchand remplit ses greniers; l’abbé recherche les coteaux où croit un vin généreux ; le roi met des barrières à l’entrée des ponts et des routes. Seul, et longtemps après les autres, arrive le poète, alors qu’il n’y avait plus rien, Malheur à moi, s’écrie-t-il, en se jetant à genoux devant le trône de Jupiter, malheur à moi, qui seul suis oublié, moi le plus fidèle de tes enfants ! — Où donc étais-tu, dit Jupiter lorsqu’on a partagé la terre ? — J’étais auprès de toi, répond le poète. Le regard fixé sur ta face, l’oreille tout entière aux harmonies de ton ciel, pardonne si, ébloui de ta lumière, j’ai oublié tout ce qui était de la terre. — Que faire ? reprit Jupiter, le monde est et donné. Fruits de l’automne, de la chasse, du commerce, rien ne m’appartient plus; mais si tu veux vivre avec moi dans mon ciel, il te sera ouvert toutes les fois que tu viendras. »
Tel a donc été le lot du poète. Mais un don pareil n’a sa valeur qu’autant qu’on en jouit avec d’autres. Aussi, dit M. Rambert, si le poète a accepté le ciel en partage, il s’y est réservé le droit d’y introduire de nombreux amis. Maintenant de deux choses l’une : ou bien la foule est disposée à le suivre, et alors, le visage radieux, il entonne l’hymne de l’enthousiasme; ou bien la foule, occupée de choses plus pressantes, le laisse {p. 259} aller seul ; alors le poète, contemplant de haut les mesquines agitations des hommes, leur lance la flèche de l’ironie. Dans tous les siècles, il y a des laboureurs qui ne songent qu’aux fruits de la terre, des marchands uniquement occupés de remplir leurs magasins, des abbés plus soucieux de remplir les celliers du monastère que du salut de leurs vignerons, des Rois qui vivent moins pour le bonheur de leurs peuples que pour celui de percevoir l’impôt. Ainsi, selon qu’il est plus heureux d’être suivi par quelques-uns ou plus triste d’être abandonné par plusieurs, le poète peut, et toujours avec raison, s’abandonner à l’enthousiasme ou se jeter dans la satire : dans tous les temps, Aristophane et Sophocle, Corneille, Racine et Molière peuvent se tendre la main.
Les pages que M. Rambert donne à Molière sont parmi les meilleures de son livre. Il aime Molière; il a pour lui des tendresses de cœur; aussi le suit-il avec sympathie dans les détails de sa vie et de son œuvre. Il dit cette verve inépuisable, que l’âge ne fit qu’augmenter; ce flot toujours montant, toujours bouillonnant, ce rare suprême, inextinguible, de rire des dieux, comme a dit Sainte-Beuve, ce jet continu d’étourdissante gaieté. Puis tout à coup : « Etourdissante, en effet, dit M. Rambert; car Molière avait besoin de s’étourdir. Pendant que sa verve se répandait ainsi en un rire sans fin, la tristesse de son cœur allait croissant avec la gaieté de son génie ; le contraste entre le rire et les pleurs devint chaque jour plus intense jusqu’à celui où Molière, au sortir d’une représentation comique, tomba mourant dans les bras de deux religieuses qu’il avait comblées de ses bienfaits. »
La vie de Molière, comme celle de Racine, se réfléchit dans son œuvre. Du rapprochement de l’une avec l’autre naît un vif et sympathique intérêt. L’homme de cœur se montre derrière l’homme de sens. S’il lutte contre le faux goût, c’est qu’il aime le simple et le vrai. Il accepte les formes dramatiques que sa position et son siècle lui dictaient impérieusement; mais il ne les accepte que pour les agrandir et pour y verser la richesse de ses inspirations. Les règles sont recettes dont il se joue. Alors que tous les prenaient au sérieux, il les réduit à quelques observations de bon sens : « Laissez-vous aller de bonne foi aux choses qui vous prennent par les entrailles, dit-il par la bouche de Dorante, dans La Critique de l’Ecole des femmes, et ne cherchez pas de raisonnements pour vous empêcher d’avoir du plaisir. »
« On a voulu, dit M. Rambert6, non pas inspirer le goût, mais l’inculquer ; on a réduit l’art en préceptes, et pour l’art, comme pour la religion, pour les choses qu’il est le moins possible de réglementer, pour deux puissances divines, qui perdent tout en perdant la liberté, ou a fait... des catéchismes. Chacun a fait le sien. Du Bellay, Malherbe, Boileau, La Harpe, Voltaire, dans les préfaces de ses tragédies, Victor Hugo dans celle {p. 260} de son Cromwell, qui n’a fait son catéchisme à son tour ! On s’étonne que la révolution française ait commencé par une déclaration des droits de l’homme ; mais ne voit-on pas que c’est là un des tics du génie français et qu’il n’a fait en ce cas que ce qu’il avait fait cent fois? Toutes les révolutions littéraires de la France ont eu pour point de départ une déclaration des droits et des devoirs du poète. Molière a secoué ce joug, et il s’en est vanté. Boileau fut son ami, non son maître; Molière profita de ses avis comme il profitait de tous les avis; mais il ne se laissa jamais lier par une rhétorique, si excellente fut-elle. Il lui importait assez peu d’écrire d’une manière conforme aux préceptes d’autrui ; l’essentiel était pour lui d’écrire d’une manière conforme à sa pensée. »
Cependant l’admiration du jeune critique ne lui fait pas méconnaître les côtés faibles de l’œuvre de Molière. Il en signale un premier dans un chapitre remarquable qui traite des Idées de Molière sur l’éducation des femmes. Après avoir exposé ce que ces idées ont de sain et de bienfaisant, et après avoir justifié le poète comique d’avoir plaidé la cause de l’ignorance chez les femmes : « Je ne voudrais pas toutefois, ajoute-t-il, me charger de le justifier complètement. L’acte d’accusation a été rédigé de manière à lui faire la partie belle, à rendre la défense facile. Les termes dans lesquels il a été dressé ne sont pas bien choisis; mais au fond il repose sur le sentiment juste, quoique confus, d’une lacune regrettable dans les pièces de Molière. Les reproches que le poète a réellement mérités sont peut-être plus graves que ceux qu’on lui fait à l’ordinaire, et doivent tomber sur ses comédies dirigées contre les Sganarelle et les Arnolphe aussi bien que sur Les Femmes savantes. »
Dans ces diverses satires, Molière a pu faire admirer la justesse pratique de son jugement; mais ni les unes ni les autres ne découlent d’un principe assez élevé.
« En abordant, dans L’ Ecole des maris et dans L ’Ecole des femmes , la question de la liberté qu’il convient de laisser aux jeunes filles, et celle de l’instruction qu’il peut être utile de leur donner, Molière s’est placé à un point de vue très spécial, et pour lequel la comédie française a une préférence malheureuse. Il se préoccupe moins des intérêts intellectuels et moraux de la femme que des intérêts d’honneur de l’homme qui doit l’associer à sa destinée. C’est pour n’être point sot qu’Arnolphe veut épouser une sotte. Sganarelle en dit autant sous d’autres formes, et Ariste lui-même, le sage vieillard, en suivant une voie opposée, ne met pas en seconde ligne le soin de sa réputation. La conclusion de ces deux pièces n’est pas qu’il faut instruire la femme pour son bien, mais qu’il faut l’instruire pour la sécurité de son futur époux. Elles roulent d’un bout à l’autre sur cette seule idée. Or accorder dans la question dont il s’agit la première place à des considérations de cette nature, c’est déjà condamner la femme à une infériorité irréparable ; c’est en faire un être qui ne vaut pas pour lui-même, mais seulement pour l’homme, son maître et seigneur.{p. 261} Dans Les Femmes savantes, Molière ne s’élève guère plus haut. Les rôles d’Henriette et de Clitandre, si charmants qu’ils soient, ne suffisent pas pour donner à cette œuvre toute l’élévation morale que l’on serait en droit d’attendre. Clitandre consent que les femmes aient des clartés de tout ; c’est une faculté qu’il leur accorde ; ce n’est pas un devoir qu’il leur impose. Il n’a pas l’air de penser que la nature, en leur donnant une intelligence aussi bien qu’aux hommes, les ait appelées par cela seul à la cultiver. Il parle de l’instruction qu’une femme peut acquérir comme d’un agrément de luxe. Et pourquoi permet-il qu’on les instruise ? Si on le pressait sur ce point, peut-être répondrait-il en alléguant des motifs tirés des avantages que cela peut avoir pour les hommes. Clitandre a un sentiment très fin des bienséances que la femme cultivée doit observer; mais il ne laisse nulle part percer un sentiment très vif des devoirs qu’elle a à remplir envers elle-même. »
Au fond, les torts de Molière en ce sujet sont moins encore les siens que ceux de son pays et de son siècle. Réduite à l’abaissement moral dans l’antiquité, relevée par le christianisme, exaltée par la chevalerie, il sembla que la femme eût trouvé dans les salons, qui succédèrent aux cours d’amour du moyen âge, la position sociale qui lui convenait. « Mais, reprend M. Rambert, devenues, dans les salons, des instruments de faveur, les femmes étaient devenues aussi des centres d’intrigue. C’était par elles que l’on parvenait. Leur crédit y avait gagné; leur caractère y avait perdu. On épiait sur leurs lèvres et dans leurs regards le sourire de la fortune autant que le sourire de l’amour. Le culte qu’on leur vouait était un culte intéressé, un culte qui dégrade à la fois l’idole et celui qui s’agenouille devant elle. Sous les adorations se cachait un outrage. Dans les classes inférieures, le préjugé qui asservit la femme subsistait encore, malgré l’adoucissement des mœurs. Elle continuait à n’y être que la ménagère; son esprit y languissait, uniquement adonné à des soins vulgaires et prosaïques. Ainsi, partout entourée d’adorateurs intéressés et de grossiers détracteurs, la femme, du temps de Molière, ne manquait que de vrais amis. »
Mais Molière ne l’a pas traitée mieux qu’on ne le faisait de son temps. Il descend même parfois en ce sujet plus bas que n’avait fait l’antiquité et va jusqu’à rabaisser gratuitement des types qu’il lui a empruntés. Si admirable que soit son Amphytrion de verve et de plaisantes inventions, cette comédie ne vaut pas moralement le modèle tracé par Plaute. Son Alcmène n’a pas la dignité de l’Alcmène du poète romain. Elle dit à peu près les mêmes choses; mais elle ne les dit pas avec cette noblesse grande et simple qui sied à l’épouse outragée. Elle donne dans le bel esprit, qui double les périls de sa situation. Ce n’est pas la matrone innocente et fière ; c’est une belle irritée.
Ce côté faible de Molière se montre dans les pièces qu’il a travaillées avec le plus de soin. Quel est, dans ces pièces, l’idéal qui se révèle ?
{p. 262} « C’est, répond M. Rambert7, celui que rêvait l’élite de la société du temps et que caractérisent la modération, un sentiment exquis de la mesure, une saine culture de l’esprit, un heureux équilibre de goûts et de fatalités, une pratique intelligente du monde. L’homme accompli, tel que le voudrait Molière, évite avec soin l’exagération, le ridicule dont parle Cléante quand il dit:
Les hommes, la plupart, sont étrangement faite ;Dans la juste nature on ne les voit jamais :La raison a pour eux des bornes trop petites ;En chaque caractère ils passent les limites,Et la plus noble chose, ils la gâtent souventPour la. vouloir outrer et pousser, trop avant.Ainsi le modèle que nous propose Molière est loin de ressembler au héros inflexible de Corneille. Il a plus de rapports avec le parfait cavalier des héroïnes de Racine. Il ne passe les bornes en aucun point; il a assez de finesse et de tact pour ne jamais trop appuyer ; c’est le sage formé par le monde, le véritable honnête homme, tel qu’on, l’entendait au dix-septième siècle dans les meilleures compagnies. Aujourd’hui nous attachons à ces deux mots un sens plus moral et plus bourgeois. Alors l’honnête homme devait avoir passé par l’école de la bonne société. Tous les travers qui font faire sotte figure lui étaient rigoureusement interdits. Moins il avait de penchants vicieux, mieux cela valait; toutefois on pouvait lui en passer quelques-uns, s’ils étaient du nombre de ceux qui se laissent porter avec grâce. Il lui fallait éviter toute pédanterie et celle de la rigidité plus qu’aucune autre. On aimait à trouver en lui un fond solide de vertus; mais ces vertus devaient avoir bonne façon et être accompagnées de délicatesse. La plupart des écrivains du temps, poètes ou prosateurs, ont entrevu un idéal semblable et ont contribué à en dessiner les traits; mais il y a pourtant des différences entre eux Chez Racine, l’honnête homme est plus chevaleresque et se montre surtout par les côtés galants c’est dans ses relations avec le beau sexe qu’il aime à déployer toute sa distinction. Les héros de Molière sont, en général, de bonne maison ; mais ils ne sont pas toujours, comme ceux de Racine, de grande maison. Ils n’ont pas moins d’esprit; mais ils ont un tour d’esprit un peu plus libre et dégagé. Ils ont le sang plus gaulois, et leur heureux naturel se trahit dans les domaines les plus divers. L’amour est aussi pour eux une grande préoccupation ; mais ce n’est pas nécessairement leur première pensée. »
C’est avec une verve toujours renouvelée que Molière a raillé les travers qui s’écartaient de ce type de bon goût, auquel nous ramène toute la littérature du temps. Mais l’idéal est peu élevé, et si le poète n’avait pas vu par delà, et qu’il s’en fût tenu à ce type unique, il ne mériterait {p. 263} pas la gloire qui lui est acquise. Mais il est, dans son monde poétique, des héros, de plus haute taille que ceux dont on célébrait alors la grâce et la bonne tournure. Même chose lui est arrivée qu’à Racine. C’est après de longues et secrètes luttes, et lorsqu’il allait quitter le théâtre, que Racine peignit, dans Phèdre des passions et des remords d’une puissante énergie, et c’est, plus tard que, rompant le silence du repentir, il conçut ce type immortel de Joad, la mâle expression de la foi chrétienne. « Quelque chose de pareil se passa chez Molière, dit M. Rambert8, toutefois avec deux différences capitales- Le génie du poète; tragique ne prit tout son essor que vers la fin de sa carrière et sous l’influence d’une grande crise morale, tandis que Molière déploya toute sa puissance an milieu de sa course, et sans qu’il se passât chez lui rien qui ressemble à la conversion de Racine. Racine trouva dans la religion la force qui lui permit de se surpasser et de tenir au delà des promesses de son talent. Molière, pour atteindre à ces types immortels qui dominent et couronnent son œuvre, ne s’inspira que de lui-même et n’eut d’autre maître que son cœur. »
Le premier de ces types est Tartufe.
Il est tout une littérature, en France, qui aboutit au Tartufe. C’est une chose frappante que de voir la poésie française tourner, pendant des siècles, autour de ce sujet, chaque siècle ajouter quelques traits à cette figure repoussante et apporter son tribut à la formation de ce type hideux. C’est que, au fond, dit M. Rambert9, la race latine, admirablement douée pour la politique et le droit, est médiocrement religieuse. Les formes religieuses y ont sans cesse prévalu sur le sentiment religieux. Il en était déjà ainsi au moyen âge. Au seizième siècle, cette vérité se montra sous un nouveau jour. Le sentiment religieux, assez fort en Allemagne pour y opérer un affranchissement, ne le fut pas assez en France. La Réforme s’y montra plus formaliste qu’ailleurs. Elle y fut vaincue et domptée. Aussi, quand s’engagèrent les débats du dix-huitième siècle, n’était-elle plus qu’à l’arrière-plan. On a accusé Voltaire d’avoir, à cette époque, ruiné la religion. Aux yeux des masses, qui jugent sur l’apparence, dit M. Rambert, il sera difficile de le justifier de cet attentat; mais pour quiconque voit d’un peu haut, le mal date de plus loin. Ce qui le prouve, c’est que dans le sein de l’Eglise la foi ne fut pas assez forte pour susciter à Voltaire un seul adversaire digne de lui. Le déisme, dont il fut l’apôtre, n’était que la religion réelle de la France, ce qui restait, une fois le masque levé. Il ne faut pas se le dissimuler, les termes dans lesquels Rengagèrent les discussions du dix-huitième siècle révèlent un vide profond et l’absence du sentiment religieux. Aujourd’hui encore, ce vide n’est pas comblé. En Allemagne, la critique a pu s’attaquer à la tradition sans que la religion ait été frappée au cœur. Les théologiens allemands les plus hardis sont la plupart eux-mêmes des hommes religieux. Mais, en France, la critique a {p. 264}la main sèche; partout où elle a passé, il ne reste que des opinions. Aussi ne faut-il pas s’étonner s’il y a aujourd’hui un si grand nombre de Français qui ne voient de refuge contre Voltaire et ses petits imitateurs que dans Joseph de Maistre, hélas! et dans M. Veuillot.
Assurément l’hypocrisie, cette lèpre hideuse, est un vice humain qui n’a pas de patrie spéciale ; mais, comme tous les fléaux, continue M. Rambert, il redouble d’intensité quand les circonstances lui sont propices, et la France a eu le privilège de lui offrir un sol bien préparé. Aussi, dans le moyen âge, le trouvère épia-t-il le moine, et, dans le dix-septième siècle, quand l’hypocrisie se fut raffinée dans les hautes classes de la société, y jouant son jeu avec audace, Molière prit-il la succession des trouvères, et, au lieu d’un fabliau narquois, on eut le Tartufe.
L’hypocrisie a donc joué un grand rôle dans la poésie française, parce qu’elle en a joué un grand dans la société française. La France a poussé à l’extrême quelques-unes des vertus et des qualités sociales, mais non sans cultiver aussi, et avec un succès trop réel, des vices correspondants. Eh bien, c’est la plaie qui la rongeait que Molière a osé mettre à nu. Il a élevé, en le faisant, la scène à la hauteur d’une tribune. Aussi le Tartufe a-t-il autre chose qu’un intérêt littéraire; il a une portée historique et morale que l’on ne saurait assez méditer.
Mais ici se pose une question : celle de savoir si, en entrant dans la lice, Molière faisait œuvre de religion ou de frivolité ; s’il venait au secours de Pascal, ou s’il ne prenait en main que la cause des plaisirs de la cour, menacés par une feinte sévérité.
« Il est toujours délicat, répond M. Rambert à cette question10, il l’est surtout pour un poète dramatique, de s’attaquer à une fausse imitation des choses saintes. Les hommes irréligieux doivent naturellement s’en réjouir. Ils sont aux aguets, prêts à dépasser les intentions de l’auteur et à faire retomber sur le modèle ce qui ne doit atteindre que l’imitation. Par contre-coup, les âmes pieuses s’alarment; elles soupçonnent un piège, et, somme toute, ce n’est pas la religion qui y gagne. Don Quichotte porta un coup sensible à l’esprit chevaleresque, quoique Cervantès n’eut en vue que les exagérations ridicules auxquelles il avait donné lieu. De même le Tartufe ne paraît pas avoir beaucoup contribué aux succès de la religion. Une œuvre pareille fait scandale, et le mot de Macette est ici vrai : Le scandale est pire que l’offense.
Il pourrait y avoir un préservatif efficace dans l’ensemble de l’œuvre du poète et dans l’autorité de son nom. Bossuet, poète comique en même temps que Père de l’Eglise, s’il était possible de l’imaginer, aurait pu écrire le Tartufe, non sans s’attirer mille rancunes, mais sans donner prise au scandale. L’autorité de son nom eût rassuré les vrais dévots et forcé les autres au silence. Mais Molière était et devait être suspect. Quand {p. 265} le Tartufe fut joué pour la première fois, il avait écrit Les Précieuses ridicules, L’Ecole des femmes, qui, par quelques scènes trop libres, avaient déjà fait grand tapage, et d’autres pièces qui n’étaient pas de nature à lui assurer une haute réputation de piété. C’était, du moins pouvait-on penser ainsi, un libertin qui jouait la fausse dévotion, mais non pas au profit de la bonne.
Mais pour nous, qui sommes à distance, le Tartufe n’aura-t-il pas une autre signification?
Le rôle de Cléante ne suffit pas à contre-balancer celui de Tartufe; c’est un rôle d’éloquence et de sages maximes plutôt que de fortes actions. Il n’y avait pas place à côté de Tartufe pour un héros de sa taille. Cléante fait connaître, par ses discours, le caractère de la vraie piété plus qu’il ne la fait aimer par ses œuvres. C’est un Ariste, un pédagogue chargé de diriger le parterre et de l’empêcher de tirer de la pièce une leçon contraire aux intentions de l’auteur; mais le parterre est un écolier mutin et très indocile, qui se fait sa leçon à lui-même et n’entend pas qu’on la lui fasse.
D’ailleurs Cléante, quoique véritablement touché, n’est pas un homme que dévore le zèle de la dévotion; c’est encore un de ces sages qui ne sortent pas de la juste mesure. Il respecte, il aime la piété; mais ce qui frappe chez lui, c’est moins la ferveur de son Âme que la rectitude de sa raison. Il est peut être le type le plus pur de L’honnête homme dont nous parlions, mais il ne s’élève guère au-dessus...
Mais ce n’est pas Cléante qu’il faut opposer à Tartufe, c’est Alceste. Si de sages discours sont peu de chose en présence de cet abîme de bassesses dont le Tartufe nous fait sonder la profondeur, voici, comme contrepoids, la sublime passion de la franchise, et la voici dans un type qui n’est pas inférieur à celui de Tartufe. Tartufe peut parler d’accommodements avec le ciel, Alceste répond par le vers le plus admirable peut-être que Molière ait jeté à la face de son siècle :
Morbleu ! c’est une chose indigne, lâche, infâme,De s’abaisser ainsi jusqu’à trahir son âme.Alceste nous révèle un idéal nouveau et qui est d’un autre ordre de grandeur que celui de l’honnête homme des salons du temps. Il a quelque chose d’analogue à ces passions énergiques et à cette soif de vérité, la folie de Pascal. De même que l’auteur des Pensées repousse tous les divertissements, tout ce qui détourne et amuse, et que de vive force il ramène l’homme en présence des réalités redoutables de la mort et de l’éternité, de même Alceste condamne tous les ménagements et ne connaît d’autre loi que la loi de la sincérité, en tout et partout. Alceste n’est pas chrétien. Il n’est pas charitable. Il n’unit pas à la haine pour le péché l’indulgence pour le pécheur. Ses perpétuelles colères répondent mal à l’esprit de cette religion qui, par une hardiesse divine, a fait de la joie un devoir. Mais ce {p. 266} n’en est pas moins une grande figure morale. La nature, la vraie nature, droite, saine et forte, l’emporte sans cesse chez lui sur tes habitudes acquises et proteste avec une sublime énergie contre toutes les. déviations et tous les compromis. S’il n’est pas le disciple du Christ, il est bien le disciple de ce précurseur qui tonnait dans Le désert contre la foule perverse et ne cessait de crier : Race de vipères !
On s’étonne que Louis XIV ait été prudent dans la protection qu’il accorda à Molière à propos du Tartufe. Mais il y avait matière à y regarder à deux fois. Il faut plutôt l’en remercier. Qui sait si le Misanthrope serait tout ce qu’il est sans ces longues années de quarantaine que dut subir le Tartufe ?
En tous cas le Misanthrope complète le Tartufe. Ces deux grandes œuvres ne sont que deux parties d’une œuvre unique. Il faut les juger l’une par l’autre. Les contemporains de Molière ont pu ne pas le comprendre; mais, aux yeux de la postérité, c’est Le Misanthrope qui donne à Molière l’autorité dont il a besoin. Dans Le Misanthrope Molière renverse de sa propre main l’idole qu’il avait élevée; après avoir morigéné son siècle au nom de l’idéal que ce siècle rêvait, il s’en prend tout à coup à cet idéal lui-même et le met en pièces dans une œuvre d’inspiration qui est devenue son meilleur titre de gloire. En mettant sur la scène son Alceste, qui est bien décidé à n’être fidèle qu’à sa conscience, il rend hommage à une pensée plus haute. Il y a dans ce rôle une protestation cachée. Si Alceste a voulu être conséquent avec lui-même, il a dû, pour trouver un lieu où il eût pleinement la liberté d’être homme d’honneur, sortir non-seulement de la société, mais de l’Eglise du dix-septième siècle. »
Ainsi s’exprime M. Rambert, On le voit, il continue ses prédécesseurs, mais sans marcher sur leurs traces. Ses connaissances sont étendues, son imagination vive, son œil pénétrant. Sa pensée, jeune, franche et résolue, s’attaque hardiment aux difficultés du chemin. Il s’avance la tête hautes à la fois modeste et confiant : Musa vetat mori
. Son style, abondant en poésie, a de la clarté, du trait et de la vigueur. On y sent le mouvement d’un sang riche et d’un cœur généreux. Je ne sais quel souffle frais et vivifiant des Alpes a passé par là, qui rajeunit et féconde tout ce qu’il touche. Il était difficile, et surtout à un étranger, d’être neuf en un sujet comme celui qu’a choisi M. Rambert, et cependant il a su y découvrir des sentiers inexplorés. Il a aussi laissé dans son œuvre des traces d’une expérience. Il nous eût été facile d’y relever des imperfections. Mais nous avons cru mieux employer l’espace dont nous disposions, en mettant le jeune professeur lui-même en scène, en le laissant se faire connaître par des citations et en le présentant de cette manière au public français comme un homme de cœur, un penseur original et un écrivain d’un beau talent.