**** *book_ *id_memoires-sur-la-vie-et-les-ouvrages-de-moliere *date_1734 *creator_la_serre MEMOIRES SUR LA VIE ET LES OUVRAGES DE MOLIERE. Jean-Baptiste Pocquelin, si célébre sous le nom de Moliere, naquit à Paris en 1620. Il étoit fils & petit-fils de valets de chambre-tapissiers du Roi ; sa mere, fille aussi de tapissiers, s'appelloit N... Boutet. Il passa quatorze années dans la maison paternelle, où l'on ne songea qu'à lui donner une éducation conforme à son état. Sa famille qui le destinoit à la charge de son pere, en obtint pour lui la survivance ; mais la complaisance qu'avoit euë son grand-pere, de le mener souvent à l'hôtel de Bourgogne, ayant déjà commencé à développer en lui le goût naturel qu'il avoit pour les spectacles, il conçut un dessein fort opposé aux vûës de ses parens ; il demanda instamment, & on lui accorda avec peine, la permission d'aller faire ses études au collége de Clermont. Il remplit cette carriére dans l'espace de cinq ans, pendant lesquels il contracta une étroite liaison avec Chapelle, Bernier, & Cyrano. Chapelle, aux études de qui l'on avoit associé Bernier, avoit pour précepteur le célébre Gassendi, qui voulut bien admettre Pocquelin à ses leçons, comme dans la suite il y admit Cyrano. Les belles lettres avoient orné l'esprit du jeune Pocquelin ; les préceptes du philosophe lui apprirent à raisonner. C'est dans ses leçons qu'il puisa ces principes de justesse qui lui ont servi de guides dans la plûpart de ses ouvrages. Le voyage de Louis XIII à Narbonne en 1641, interrompit des occupations d'autant plus agréables pour lui, qu'elles étoient de son choix. Son pere, devenu infirme, ne pouvant suivre la cour, il y alla remplir les fonctions de sa charge, qu'il a depuis exercées jusqu'à sa mort ; mais, à son retour à Paris, cette passion pour le théatre, qui l'avoit porté à faire ses études, se réveilla plus vivement que jamais. S'il est vrai, comme on l'a dit, qu'il ait étudié en droit, & qu'il ait été reçû avocat, il céda bientôt à son étoile, qui le destinoit à être parmi nous le restaurateur de la comédie. Le goût pour les spectacles étoit presque général en France, depuis que le cardinal de Richelieu avoit accordé une protection distinguée aux poëtes dramatiques. Plusieurs sociétés particuliéres se faisoient un divertissement domestique de jouer la comédie. Pocquelin entra dans une de ces sociétés, qui fut connuë sous le nom de l'illustre théatre. Ce fut alors qu'il changea de nom pour prendre celui de Moliere. Peut-être crut-il devoir cet égard à ses parens, qui ne pouvoient que désapprouver la profession qu'il embrassoit ; peut-être aussi ne fit-il que suivre l'exemple des premiers acteurs de l'hôtel de Bourgogne, qui avoient au théatre des noms particuliers, tant pour les rôles sérieux, que pour les rôles de bas comique. On le perd ici de vûë pendant quelques années ; cet intervalle fut le tems des guerres civiles qui agitérent Paris & tout le royaume, depuis 1648 jusqu'en 1652. Moliere l'employa vraysemblablement à composer ses premiers ouvrages. La Béjart, comédienne de campagne, attendoit ainsi que lui, pour exercer son talent, un tems plus favorable ; il lui rendit des soins, & bientôt, liés par les mêmes sentimens, leurs intérêts furent communs. Ils formérent de concert une troupe, & partirent pour Lyon en 1653. On y représenta l'étourdi, piéce en cinq actes, qui enleva presque tous les spectateurs au théatre d'une autre troupe de comédiens établis dans cette ville. Quelques-uns d'entre eux prirent parti avec Moliere & le suivirent en Languedoc, où il offrit ses services à monsieur le prince de Conti, qui tenoit à Béziers les états de la province. Armand de Bourbon le reçut avec bonté, & fit donner des appointemens à sa troupe. Ce prince avoit connu Moliere au collége, & s'étoit amusé à Paris des représentations de l'illustre théatre, qu'il avoit plusieurs fois mandé chez lui. Non content de confier à Moliere la conduite des fêtes qu'il donnoit, on croit qu'il lui offrit une place de secrétaire auprès de sa personne : le sort de la scéne françoise en décida autrement. L'étourdi reparut à Béziers avec un nouveau succès, le dépit amoureux & les précieuses ridicules y entraînérent tous les suffrages ; on donna même des applaudissemens à quelques farces qui, par leur constitution irréguliére, méritoient à peine le nom de comédie, telles que le docteur amoureux, les trois docteurs rivaux, & le maître d'école, dont il ne nous reste que les tîtres. On a pensé jusqu'ici que dans ces sortes de piéces chaque acteur de la troupe de Moliere, en suivant un plan général, tiroit le dialogue de son propre fonds, à la maniére des comédiens italiens ; mais, si on en juge par deux piéces du même genre, qui sont parvenuës manuscrites jusqu'à nous, elles étoient écrites & dialoguées en entier. L'auteur les a probablement supprimées dans la suite, parce qu'il sentit qu'elles ne pourroient lui acquérir le degré de réputation auquel il aspiroit. Sur la fin de l'année 1657, Moliere avec sa troupe partit pour Grenoble ; il y resta pendant le carnaval de 1658. Il vint passer l'été à Rouen ; &, dans les frequens voyages qu'il fit à Paris, où il avoit dessein de se fixer, il eut accès auprès de Monsieur, qui le présenta au Roi & à la Reine mere. Dès le 24 octobre de la même année, sa troupe représenta la tragédie de Nicoméde devant toute la cour, sur un théatre élevé dans la sale des gardes du vieux louvre. A la fin de la piéce, Moliere ayant fait au Roi un remerciement, dans lequel il sçut adroitement louer les comédiens de l'hôtel de Bourgogne qui étoient présens, il demanda la permission de donner un de ces divertissemens qu'il avoit joués dans les provinces, il l'obtint ; le docteur amoureux fut représenté & applaudi. Le succès de cet essai rétablit l'usage des piéces en un acte qui avoit cessé à l'hôtel de Bourgogne, depuis la mort des premiers farceurs. La cour avoit tellement goûté le jeu de ces nouveaux acteurs, que le Roi leur permit de s'établir à Paris, sous le tître de troupe de Monsieur, & de jouer alternativement avec les comédiens italiens sur le théatre du petit Bourbon. L'étourdi y fut représenté au commencement du mois de décembre 1658. On ne connoissoit guéres alors que des piéces chargées d'intrigue ; l'art d'exposer sur la scéne comique des caractéres & des mœurs, étoit réservé à Moliere. Quoiqu'il n'ait fait que l'ébaucher dans la comédie de l'étourdi, elle n'est point indigne de son auteur. Elle est partie à l'antique, puisque c'est un valet qui met la scéne en mouvement, & partie dans le goût espagnol, par la multiplicité des incidens qui naissent l'un après l'autre, sans que l'un naisse de l'autre nécessairement ; on y trouve des personnages froids, des scénes peu liées entre elles, des expressions peu correctes ; le caractére de Lélie n'est pas même trop vraysemblable, & le dénouement n'est pas heureux ; le nombre des actes n'est déterminé à cinq, que pour suivre l'usage, qui fixe à ce nombre les piéces qui ont le plus d'étenduë ; mais ces défauts sont couverts par une variété & par une vivacité qui tiennent le spectateur en haleine, & l'empêchent de trop réfléchir sur ce qui pourroit le blesser. Les incidens du dépit amoureux sont arrangés avec plus d'art, quoique toujours dans le goût espagnol. Trop de complication dans le nœud, & peu de vraysemblance dans le dénouement. Cependant on y reconnoît dans le jeu des personnages, une source de vray comique ; peres, amans, maîtresses, valets, tous ignorent mutuellement les vûës particuliéres qui les font agir, ils se jettent tour à tour dans un labyrinthe d'erreurs qu'ils ne peuvent démêler. La conversation de Valere avec Ascagne déguisée en homme, celle des deux vieillards qui se demandent réciproquement pardon, sans oser s'éclaircir du sujet de leur inquiétude, la situation de Lucile accusée en présence de son pere, & le stratagême d'Eraste pour tirer la vérité de son valet, sont des traits également ingénieux & plaisans. Mais l'éclaircissement du même Eraste & de Lucile, qui a donné à la piéce le tître de dépit amoureux, leur brouillerie & leur réconciliation, sont le morceau de cet ouvrage le plus justement admiré. Quoique la comédie des précieuses ridicules ne soit pas une des meilleures du côté de l'intrigue, quoiqu'elle ne soit pas une des plus nobles, elle doit tenir un rang considérable parmi les chef-d'œuvres de Moliere. Il osa, dans cette piéce, abandonner la route connuë des intrigues compliquées, pour nous conduire dans une carriére de comique ignorée jusqu'à lui. Une critique fine & délicate des mœurs & des ridicules qui étoient particuliers à son siécle, lui parut être l'objet essentiel de la bonne comédie. La passion du bel esprit, ou plûtôt l'abus qu'on en fait, espéce de maladie contagieuse, étoit alors à la mode ; le stile empoulé & guindé des romans, que les femmes admiroient par les mêmes côtés, qui depuis ont décrédité ces ouvrages, avoit passé dans les conversations ; enfin le vice d'affectation répandu dans le langage, & même dans les pensées, s'étendoit jusques dans la parure, & dans le commerce de la vie ordinaire. Ce fut dans ces conjonctures que parut la comédie des précieuses ridicules ; jamais succès ne fut plus marqué. Il produisit une réforme générale ; on rit, on se reconnut, on applaudit en se corrigeant. Ménage qui assistoit à la premiere représentation, dit à Chapelain, nous approuvions vous & moi toutes les sottises qui viennent d'être critiquées si finement & avec tant de bon sens ; croyez-moi, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, & adorer ce que nous avons brûlé. Cet aveu n'est autre chose que le sentiment réfléchi d'un sçavant détrompé ; mais le mot du vieillard, qui du milieu du parterre s'écria par instinct, Courage, Moliere, voilà la bonne comédie, est la pure expression de la nature, qui montre l'empire de la vérité sur l'esprit humain. On remarqua dans le cocu imaginaire, que l'auteur depuis son établissement à Paris, avoit perfectionné son stile. Cet ouvrage est plus correctement écrit que ses deux premieres comédies. Mais si l'on y retrouve Moliere en quelques endroits, ce n'est pas le Moliere des précieuses ridicules. Le tître de la piéce, le caractére du premier personnage, la nature de l'intrigue, & le genre de comique qui y régne, semblent annoncer qu'elle est moins faite pour amuser des gens délicats, que pour faire rire la multitude ; cependant on ne peut s'empêcher d'y découvrir en même tems un but très-moral ; c'est de faire sentir combien il est dangereux de juger avec trop de précipitation, sur tout dans les circonstances où la passion peut grossir ou diminuer les objets. Cette vérité, soutenuë par un fonds de plaisanterie gaye, & d'une sorte d'intérêt né du sujet, attira un grand nombre de spectateurs pendant quarante représentations, quoique ce fût en été, & que le mariage du Roi retînt la cour hors de Paris. Quelques auteurs voulurent critiquer, mais à peine furent-ils écoutés. Ils se déchaînérent avec plus de raison contre Dom Garcie de Navarre. Le choix du sujet, tiré ou imité des espagnols, dans lequel les incidens appartiennent plus à la comédie qu'au genre héroïque, & dont le fonds même est vicieux, put contribuer au peu de succès de cet ouvrage ; Moliere qui jouoit le rôle de Dom Garcie, ne réussit pas mieux comme acteur. Il n'appella point du jugement du public ; il ne fit pas même imprimer sa piéce, quoiqu'il y eût des traits qu'il jugeât dignes d'être insérés depuis dans d'autres comédies, & sur tout dans le misantrope. L'école des maris effaça l'impression désavantageuse que Dom Garcie avoit laissée. Il est peu de piéces, sur tout en trois actes, aussi simples, aussi claires, aussi fécondes que celle-ci. Chaque scéne produit un incident nouveau, & ces incidens développés avec art, aménent insensiblement un des plus beaux dénouemens qu'on ait vûs sur le théatre françois. Les Adelphes de Térence n'ont fourni que l'idée de l'école des maris : dans les Adelphes, deux vieillards d'humeurs opposées, un pere & un oncle, donnent une éducation très-différente, l'un à son fils, l'autre à son neveu ; dans l'école des maris, ce sont deux tuteurs chargés d'élever chacun une fille qui leur a été confiée ; l'un sévere, l'autre indulgent : le poëte françois a enchéri sur le poëte latin, en donnant à ces deux personnages, non seulement l'intérêt de peres, mais encore celui d'amans ; intérêt si fin, si vif, qu'il forme une piéce toute nouvelle, sur l'idée simple de l'ancienne. Le théatre retentissoit encore des justes applaudissemens qu'on avoit donnés à l'école des maris, lorsque les fâcheux furent représentés à Vaux chez monsieur Fouquet, surintendant des finances, en présence du Roi & de la cour ; Paul Pelisson, moins célébre par la délicatesse de son esprit, que par son attachement inviolable à la personne de monsieur Fouquet, jusques dans ses malheurs, en avoit composé le prologue à la louange du Roi ; la scéne du chasseur dont le Roi avoit donné l'idée à Moliere, fut depuis ajoûtée dans la représentation de saint Germain. Cette espéce de comédie est presque sans nœud, les scénes n'ont point entre elles de liaison nécessaire, on peut en changer l'ordre, en supprimer quelques-unes, en substituer d'autres, sans faire tort à l'ouvrage : mais le point essentiel étoit de soutenir l'attention du spectateur, par la variété des caractéres, par la vérité des portraits, & par l'élégance continuë du stile. C'est l'assemblage de ces beautés exquises, c'est cette image, ou plûtôt la réalité même des embarras & des importuns de la cour, qui firent le succès des fâcheux. On vit pour la premiére fois le chant & la danse unis à un sujet, pour ne faire qu'une seule chose du ballet & de la comédie. Quoique les intermédes ne soient pas naturellement liés au sujet, ce mélange plut par sa nouveauté ; on eut peut-être de l'indulgence pour un ouvrage conçû, fait, appris, & représenté en quinze jours. Le théatre de Moliere, si l'on en croit l'auteur de sa vie, essuya pendant l'année 1662, un de ces revers que le bon goût éprouve quelquefois de la part des goûts de mode. Il l'attribuë au retour de Scaramouche en France ; mais cet admirable pantomime, parti de Paris au mois de juin 1662, n'y revint qu'au mois de novembre de la même année, & l'école des femmes qui parut au mois de décembre suivant, attira tout Paris au théatre de Moliere. Cette affluence de spectateurs ne le garantit point des critiques sans nombre qui se répandirent dans le public contre son ouvrage, mais elle servit à l'en consoler. Soit malignité, soit cabale, on insista sur de légers défauts, on releva jusqu'aux moindres négligences ; le défaut le plus essentiel ne fut pas remarqué : il est des images dangereuses, qu'on ne doit jamais exposer sur la scéne. Mais, si l'on ne considére que l'art qui régne dans cette piéce, on sera forcé de convenir que l'école des femmes est une des plus excellentes productions de l'esprit humain. Les ressorts en sont cachés, & la machine en produit un mouvement plus brillant. La confidence réitérée que fait Horace au jaloux Arnolphe, toujours la duppe, malgré ses précautions, « D'une jeune innocente, & d'un jeune éventé, le caractére inimitable d'Agnès, le jeu des personnages subalternes, tous formés pour elle, le passage promt & naturel de surprise en surprise, sont autant de coups de maître. Ce qui distingue encore plus particuliérement l'école des femmes, & dont l'antiquité ni les théatres modernes n'ont donné aucun modéle, c'est que tout paroît récit & tout est en action ; chaque récit, par sa proximité avec l'incident qui y a donné lieu, le retrace si vivement, que le spectateur croit en être le témoin ; & par un avantage singulier que le récit a sur l'action dans cette piéce, en apprenant le fait, on jouit en même tems de l'effet qu'il produit, parce que la personne qui a intérêt d'être instruite, apprend tout de celle qui a le plus d'intérêt à le lui cacher. La ressemblance que l'on pourroit trouver entre l'école des maris & l'école des femmes, sur ce qu'Arnolphe & Sganarelle sont tous deux trompés par les mesures qu'ils prennent pour assûrer leur tranquillité, ne peut tourner qu'à la gloire de Moliere, qui a trouvé le secret de varier ce qui paroît uniforme. Les traits naïfs d'Agnès ingénuë & spirituelle, qui ne pêche contre les bienséances, que parce qu'Arnolphe les lui a laissé ignorer, ne sont pas les mêmes que ceux d'Isabelle fine & déliée, qui n'ont d'autre principe que la contrainte où la tient son tuteur. Moliere n'opposa pendant long-tems que les représentations toujours suivies de sa piéce, aux critiques que l'on en faisoit, & ne songea à les détruire, du moins en partie, qu'au mois de juin 1663, qu'il donna au public sa comédie intitulée la critique de l'école des femmes. Le fonds en devoit être une dissertation, & n'admettoit par conséquent ni intrigue ni dénouement ; mais Moliere ne s'écarte jamais de l'objet que doit avoir un auteur comique, quelque genre qu'il mette sur la scéne. Il sçut, par le tableau de ce qui se passa dans les cercles de Paris, tandis que l'école des femmes en faisoit l'entretien, tracer une image fidéle d'une des parties de la vie civile, en copiant le langage & le caractére des conversations ordinaires des personnes du monde. Par le choix des personnages ridicules qu'il introduit, il paroît n'avoir pas eu moins en vûë de faire la satyre de ses censeurs, que l'apologie de sa piéce ; séduit peut-être par le panchant de la malignité humaine, qui croit ne pouvoir pas mieux se défendre qu'en attaquant. Boursault ne laissa pas de faire jouer à l'hôtel de Bourgogne la contre-critique, ou le portrait du peintre ; il suivit l'idée & le plan de la critique, mais il alla trop loin, en supposant une clef connuë de l'école des femmes, qui indiquoit les originaux copiés d'après nature. Moliere pénétré des bontés du Roi, dont il venoit d'éprouver de nouvelles marques, crut devoir en sa présence & aux yeux de toute la cour, détruire un soupçon dont les impressions lui pouvoient être désavantageuses ; & fit paroître l'impromptu de Versailles. Boursault n'y est pas épargné, il y est nommé avec le dernier mépris ; mais ce mépris ne tombe que sur l'esprit & sur les talens : il avoit attaqué Moliere par un endroit plus sensible. Ce qui regarde, dans l'impromptu de Versailles, les comédiens de l'hôtel de Bourgogne, peut avoir été dicté par l'esprit de vengeance ; mais, du moins, le bon goût l'a-t-il réglé, & l'utilité publique en pouvoit être l'objet, puisque dans l'imitation chargée du jeu de ces acteurs, on découvroit le ton faux & outré de leur déclamation chantante. Si les écrits de Moliere étoient tout-à-fait anciens pour nous, on se feroit un mérite de rencontrer dans cette piéce la datte de son mariage avec la fille de la comédienne Béjart. En 1664, le Roi donna aux Reines une fête aussi superbe que galante. Elle commença le 7 mai, & dura plusieurs jours. Le détail en est imprimé à la suite de la princesse d'Elide, comédie-ballet, qui en faisoit partie. Cette piéce réussit, & la cour ne traita point avec sévérité un ouvrage fait à la hâte pour la divertir. Moliere n'avoit eu le tems d'écrire en vers que le premier acte, & la premiére scéne du second. L'applaudissement du prince, récompense aussi juste que flateuse pour Moliere, les allusions vrayes ou fausses qui pouvoient avoir quelque chose de mystérieux, les agrémens de la musique & de la danse ; & plus encore l'espéce d'yvresse que produisent le mouvement & l'enchaînent des plaisirs, contribuérent au succès de la princesse d'Elide. Paris en jugea moins favorablement ; il la vit séparée des ornemens qui l'avoient embellie à la cour ; &, comme le spectateur n'étoit ni au même point de vûë, ni dans la situation vive & agréable où s'étoient trouvés ceux pour qui elle étoit destinée, on ne tint compte à l'auteur que de la finesse avec laquelle il développe quelques sentimens du cœur, & de l'art qu'il employe pour peindre l'amour propre & la vanité des femmes. Le mariage forcé, ballet du Roi, ainsi intitulé parce que le Roi y avoit dansé une entrée dans la représentation qui en fut faite au louvre le 29 janvier 1664, parut sous le même tître le 13 may, septiéme jour de la fête donnée aux Reines. On veut qu'une avanture réelle, qui avoit un rapport éloigné à l'intrigue, ait alors donné à cette piéce un sel qu'elle n'a plus. Elle parut à Paris sous le tître de comédie, avec des changemens. Le plus considérable est l'addition de la scene de Doriméne & de Lycaste, dont Sganarelle est témoin ; elle supplée au magicien chantant, qui détournoit Sganarelle de son mariage. Ce ne fut point par son propre choix que Moliere traita le sujet de Dom Juan, ou le festin de Pierre. Les italiens qui l'avoient emprunté des espagnols, le firent connoître en France sur leur théatre, où il eut un extrême succès. Un scélerat odieux par ses noirceurs & par son hypocrisie, le prodige insensé d'une statuë qui parle & qui se meut, le spectacle extravagant de l'enfer, ne révoltérent point la multitude, toujours avide du merveilleux. Séduite par le jeu des acteurs, frappée d'une nouvelle espéce de tragi-comique, elle fit grace à un mélange monstrueux de religion & d'impiété, de morale & de bouffonneries. Ce sujet fit tant de bruit chez les italiens, dit Rosimond, que toutes les troupes en voulurent régaler le public. En 1660, Villiers comédien de l'hôtel de Bourgogne, le fit représenter en vers. Moliere le donna en prose en 1665. Ses camarades qui l'avoient engagé à ce travail, furent punis d'un si mauvais choix, par la médiocrité du succès ; soit que le préjugé qui régnoit alors contre les comédies en cinq actes écrites en prose, fût plus fort que l'esprit de vertige qui avoit attiré le public en foule aux italiens & à l'hôtel de Bourgogne, soit que l'on y fût blessé de quelques traits hazardés que l'auteur supprima à la seconde représentation. En 1669, Dorimond, comédien de Mademoiselle, & en 1670, Rosimond, comédien du marais, traitérent en vers le même sujet pour leur théatre. Enfin la troupe formée, en 1673, des débris de celle du marais & de celle du palais royal, représenta à l'hôtel de Guénégaud, en 1677, le festin de Pierre de Moliere, que Thomas Corneille avoit écrit en vers. Il attira sous cette forme un concours prodigieux, & c'est le seul que l'on représente aujourd'hui. L'amour médecin, est encore un de ces ouvrages précipités, que l'on ne doit point juger avec rigueur. Moliere lui-même ne conseille de lire cette comédie qu'aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu de théatre. La brouillerie entre la femme de Moliere, & celle d'un médecin chez qui elle logeoit, quand elle seroit bien avérée, paroît un motif trop peu important pour avoir, comme on l'a dit, déterminé Moliere à mettre depuis les médecins si souvent sur la scéne. Choqué du maintien grave, des dehors étudiés, & du vain étalage de mots scientifiques que les médecins de son tems affectoient, pour en imposer au public, il a crû pouvoir tirer de leur ridicule un fonds de comique plus amusant, à la vérité, qu'instructif. Aussi les médecins, & les marquis, qu'il a peints plusieurs fois dans des attitudes diverses, ne sont-ils jamais la principale figure du tableau. Lorsqu'il avoit en vûë de corriger un ridicule plus essentiel, ou un vice contraire à la société, il réservoit la premiére place pour un de ces caractéres singuliers qui méritent par eux-mêmes de fixer toute l'attention. Tel est celui du misantrope, qui sera toujours regardé chez les nations polies, comme l'ouvrage le plus parfait de la comédie françoise. Si l'on en considére l'objet, c'est la critique universelle du genre humain ; si l'on examine l'ordonnance, tout se rapporte au misantrope, on ne le perd jamais de vûë, il est le centre d'où part le rayon de lumiére qui se répand sur les autres personnages, & qui les éclaire. L'indulgent Philinte qui, sans aimer ni censurer les hommes, souffre leurs défauts, uniquement par la nécessité de vivre avec eux, & par l'impossibilité de les rendre meilleurs, forme un contraste heureux avec le sévére Alceste, qui, ne voulant point se prêter à la foiblesse de ces mêmes hommes, les hait & les censure parce qu'ils sont vicieux. L'intrigue n'est pas vive, mais il ne falloit que réunir avec vraysemblance quelques personnages, qui, par leurs caractéres opposés ou comparés à celui d'Alceste, pûssent mettre en jeu, d'une façon plus ou moins étenduë, la médisance, la coquéterie, la vanité, la jalousie, & presque tous les ridicules des hommes. Il semble que la misantropie soit incompatible avec l'amour ; mais un misantrope amoureux d'une coquette, fournit à l'auteur des ressources nouvelles pour développer plus parfaitement ce caractére. Ce sont là de ces traits où l'art seul ne peut rien, si l'on n'est inspiré par le génie, & guidé par le bon goût. Le mot du duc de Montausier, je voudrois ressembler au misantrope de Moliere, a pû donner lieu au reproche que l'on a fait à l'auteur, d'avoir voulu présenter sous une face désavantageuse, un caractére dont tout homme vertueux pourroit se faire honneur ; mais ce mot est plûtôt l'expression vive du cas que l'on doit faire de la vertu, quand même elle seroit poussée trop loin, qu'une critique solide de la piéce. Moliere, en exposant l'humeur bizarre d'Alceste, n'a point eu dessein de décréditer ce qui en étoit la source & le principe ; c'est sur la rudesse de la vertu peu sociable & peu compatissante aux foiblesses humaines, qu'il fait tomber le ridicule du défaut dont il a voulu corriger son siécle. Les nuances étoient trop fines pour frapper des spectateurs accoûtumés à des couleurs plus fortes. On n'étoit pas dans l'habitude de porter au spectacle de la comédie, ce degré d'attention nécessaire pour saisir les détails & les rapports délicats que l'on a depuis admirés dans cette piéce ; le comique noble qui y régne ne fut point senti ; enfin, malgré la pureté & l'élégance du stile, elle fut reçûë froidement. On rapporte un fait singulier qui peut y avoir contribué. A la premiére représentation, après la lecture du sonnet d'Oronte, le parterre applaudit ; Alceste démontre dans la suite de la scéne, que les pensées & les vers de ce sonnet étoient « De ces colifichets dont le bon sens murmure. Le public confus d'avoir pris le change, s'indisposa contre la piéce. Moliere ne se rebuta point. Il crut devoir rappeller les spectateurs par quelque ouvrage moins bon, mais plus amusant, dans l'espérance que le public se laisseroit insensiblement éclairer sur le bon ; & parviendroit, peut-être, à en connoître tout le prix. Il joignit au misantrope le médecin malgré lui, & Alceste passa à la faveur de Sganarelle. Il supprima la derniére piéce, quand il crut que le mérite de la premiére avoit été reconnu ; sans cette adresse, le misantrope devenoit la victime de l'injustice ou de l'ignorance. Le succès qu'il eut alors, n'a fait aucun tort au médecin malgré lui ; on distingua les genres, & la petite piéce se voit encore avec plaisir. Moliere fit paroître dans la même année Mélicerte, pastorale héroïque en vers, dont il n'avoit composé que les deux premiers actes ; elle fut représentée en cet état à saint Germain. La scéne du second acte entre Mirtil & Mélicerte, est remarquable par la délicatesse des sentimens, & par la simplicité de l'expression ; en général, tout ce que disent les deux amans est du même ton. Guérin le fils qui, en 1699, acheva cette piéce, y joignit des intermédes, & changea la versification des deux premiers actes, qu'il mit en vers libres & irréguliers ; la comparaison n'est pas à son avantage. Il a aussi substitué un bouquet de fleurs au présent du moineau que Mirtil donnoit à sa maîtresse. Le fragment d'une pastorale comique du même auteur, qu'on a ajoûté dans cette édition, ne peut donner lieu à aucun détail ; cette pastorale étoit mêlée d'entrées de ballet, de scénes en musique, & de scénes récitées. Le peu qui nous en reste, suffit pour nous faire admirer la fécondité & l'étenduë du génie de Moliére, qui sçavoit se plier en tant de maniéres, & se prêter à tous les genres. Le sicilien, ou l'amour peintre, suivit de près les représentations de ces deux pastorales. C'est une comédie d'intrigue, dont le dénouement a quelque ressemblance avec celui de l'école des maris, du moins par rapport au voile qui trompe Dom Pédre dans le sicilien, comme il trompe Sganarelle dans l'école des maris. La finesse du dialogue, & la peinture vive de l'amour dans un amant italien & dans un amant françois, font le principal mérite de cette piéce, qui étoit ornée de musique & de danses. Les trois premiers actes de Tartuffe avoient été représentés à la suite des fêtes de Versailles, le 12 may 1664, en présence du Roi & des Reines. Le Roi défendit dès lors cette comédie pour le public, jusqu'à ce qu'elle fût achevée & examinée par des gens capables d'en faire un juste discernement, & ajoûta, qu'il ne trouvoit rien à dire à cette comédie. Les faux dévots profitérent de cette défense, pour soulever Paris & la cour contre la piéce & contre l'auteur. Moliere ne fut pas seulement en butte aux Tartuffes, il avoit encore pour ennemis beaucoup d'Orgons, gens simples & faciles à séduire ; les vrays dévots étoient même alarmés, quoique l'ouvrage ne fût guéres connu ni des uns ni des autres. Un curé de . . . dans un livre présenté au Roi, décida que l'auteur étoit digne du feu, & le damnoit de sa propre autorité. Enfin Moliere eut à essuyer tout ce que la vengeance & le zéle peu éclairé ont de plus dangereux. Des prélats, & le légat, après avoir entendu la lecture de cet ouvrage, en jugérent plus favorablement ; & le Roi permit verbalement à Moliere de faire représenter sa piéce. Il y fit plusieurs adoucissemens, que l'on avoit apparemment exigés. Il la produisit sous le tître de l'imposteur, & déguisa le personnage sous l'ajustement d'un homme du monde, en lui donnant un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une épée, & des dentelles sur tout l'habit ; & crut pouvoir hazarder Tartuffe en cet état, le 5 aoust 1667. L'ordre qui lui fut envoyé le lendemain, d'en suspendre la représentation, le rendit moins sensible aux applaudissemens qu'il avoit reçûs. Il envoya sur le champ les sieurs la Thorilliere & la Grange, au camp devant Lille, où étoit le Roi, pour lui présenter le mémoire qui est imprimé à la tête des différentes éditions de Tartuffe. Ce ne fut néanmoins qu'en 1669, que le Roi donna une permission autentique de remettre cette comédie sur le théatre. Elle reparut à Paris le 5 février de cette année. Dès qu'elle eut été connuë, les vrays dévots furent désabusés, les hypocrites confondus, & le poëte justifié ; on trouva dans le caractére & dans les discours du vertueux Cléante, des armes pour combattre les raisonnemens faux & spécieux de l'hypocrisie. Ce n'est pas seulement par la singularité & la hardiesse du sujet, ni par la sagesse avec laquelle il est traité, que cette piéce mérite des éloges. La premiére scéne est aussi heureuse que neuve, aussi simple que vive ; au lieu de ces confidences que l'on y employe si ordinairement, une vieille grand'mere scandalisée de ce qu'elle a pû voir de peu séant chez sa belle fille, sort en donnant à ceux qui composent cette maison, des leçons aigres qui les caractérisent tous ; car on distingue le vray jusques dans le langage de la prévention. Dès ce moment, tout est en mouvement, & l'agitation théatrale augmente par degrés jusqu'à la fin. La raillerie fine de Dorine, dans la scéne avec son maître, nous découvre Orgon tout entier, & nous prépare à reconnoître Tartuffe dans le portrait de l'hypocrite, que Cléante oppose à celui du vray dévôt. Tartuffe annoncé pendant deux actes, paroît au troisiéme. L'intrigue alors, plus animée, tire également sa vivacité & des nouveaux ressorts qu'on employe contre ce scélérat, & de l'adresse avec laquelle il sçait tourner à son avantage tout ce qu'on entreprend contre lui. L'entêtement d'Orgon, qui s'accroît à mesure qu'on cherche à le détruire, donne lieu à cette scéne si singuliére & si admirable du quatriéme acte, que la nécessité de démasquer un vice aussi abominable que l'hypocrisie, rendoit indispensable. L'éloge de Louis XIV, placé à la fin de la piéce, dans la bouche de l'éxemt, ne peut justifier, aux yeux des critiques, le vice du dénouement. Si ce fut sans fondement qu'on accusa Moliere d'avoir attaqué la religion dans Tartuffe, on eût pû lui reprocher, à plus juste tître, d'avoir choqué la bienséance dans Amphitrion. Mais, soit par respect pour l'antiquité, soit par une suite de l'usage où l'on est d'adopter sans scrupule les rêveries les plus indécentes de la mythologie, soit que l'on fût déja familiarisé avec ce sujet, par les Sosies de Rotrou, on n'y fit pas même attention. On se contenta d'admirer également & l'art avec lequel Moliere avoit mis en œuvre ce qu'il avoit emprunté de Plaute, & la justesse de son goût dans les changemens, & dans les additions qu'il avoit crû devoir faire. Madame Dacier, qui étale toutes les beautés de la piéce latine, n'auroit pas réussi à faire pancher la balance en faveur de Plaute ; le paralléle des deux comédies n'auroit servi qu'à montrer la supériorité de l'auteur moderne sur l'ancien. Thessala dans Plaute, Céphalie dans Rotrou, ne sont que de simples confidentes d'Alcméne ; Moliere a fait de Cléanthis, qui tient leur place, un personnage plus intéressant par lui-même. La scéne de Sosie avec elle, n'est point une répétition vicieuse de celle d'Amphitrion avec Alcméne, quoique le maître & le valet ayent également pour objet de s'éclaircir sur la fidélité de leurs femmes. Les deux scénes ne produisent pas le même effet, par la différence que l'auteur a mise entre la conduite de Jupiter avec Alcméne, & celle de Mercure avec Cléanthis. Plaute, qui finit sa comédie par le sérieux d'un Dieu en machine, auroit sçû gré à Moliere d'avoir interrompu, par le caprice de Sosie, les complimens importuns des amis d'Amphitrion, sur un sujet aussi délicat.  Mais, enfin, coupons aux discours, Et que chacun, chez soi, doucement se retire ;   Sur telles affaires, toujours,  Le meilleur est de ne rien dire. A n'envisager cette réfléxion, qui achève le dénouement, que du côté de la plaisanterie, l'on avouera qu'il étoit difficile de terminer plus finement sur le théatre françois, une intrigue aussi galante. L'on rit, dit Horace, & le poëte est tiré d'affaire. Le succès des vers libres à rimes croisées, que Moliere a employés dans Amphitrion, a pû faire penser que ce genre de poësie étoit le plus propre à la comédie, parce qu'en s'éloignant du ton soutenu des vers alexandrins, il approche davantage du stile aisé de la conversation ; cependant l'ancien usage a prévalu sur le théatre. Soit habitude, soit difficulté de réussir autrement, on continua d'écrire en vers alexandrins. Moliere avoit été moins heureux, lorsqu'il avoit voulu introduire une autre nouveauté dans le stile de la scéne comique. C'étoit alors une singularité, un défaut même pour une comédie en cinq actes, que d'être écrite en prose. On étoit moins difficile sur les piéces qui n'avoient qu'un ou trois actes. Le mérite de l'avare céda pour quelque tems à la prévention générale ; l'auteur qui avoit été obligé de le retirer à la septiéme représentation, le fit reparoître sur la scéne en 1668. On fut forcé de convenir qu'une prose élégante pouvoit peindre vivement les actions des hommes dans la vie civile ; & que la contrainte de la versification, qui ajoûte quelquefois aux idées, par les tours heureux qu'elle donne occasion d'employer, pouvoit quelquefois aussi faire perdre une partie de cette chaleur & de cette vie, qui naît de la liberté du stile ordinaire. Il est, en effet, des tours uniques, dictés par la nature, que le moindre changement dans les mots altére & affoiblit. Dès que le préjugé eut cessé, on rendit justice à l'auteur. La proposition faite à l'avare d'épouser sa fille sans dot, l'enlévement de la cassette, le désespoir du vieillard volé, sa méprise à l'égard de l'amant de sa fille qu'il croit être le voleur de son trésor, l'équivoque de la cassette, sont les traits principaux que Moliere a puisés dans Plaute. Mais Plaute ne peut corriger que les hommes qui ne profiteroient point des ressources que le hazard leur donne contre la pauvreté : Euclion, né pauvre, veut encore passer pour tel, quoiqu'il ait trouvé une marmite pleine d'or ; il n'est occupé que du soin de cacher ce trésor, dont son avarice l'empêche de faire usage. Le poëte françois embrasse un objet plus étendu & plus utile. Il représente l'avare sous différentes faces ; Harpagon ne veut paroître ni avare ni riche, quoiqu'il soit l'un & l'autre. Le désir de conserver son bien, en dépensant le moins qu'il peut, est égal au désir insatiable d'en amasser davantage ; cette avidité le rend usurier, il le devient envers son fils même ; il est amant par avarice, & c'est par avarice qu'il cesse de l'être. Quoique, dans tous les tems, l'expérience ait montré que la disproportion des conditions & des fortunes, la différence d'humeur & d'éducation, sont des sources intarissables de discorde entre deux personnes que l'intérêt, d'une part, &, de l'autre la vanité, engagent à s'épouser, cet abus n'en est pas moins commun dans la société : Moliere entreprit de le corriger. Les naïvetés grossiéres des valets qui trompent George Dandin, le caractére chargé d'un gentilhomme de campagne & de sa femme, sont des moyens mis heureusement en œuvre pour rendre cette vérité sensible ; mais on voudroit en vain excuser le caractére d'Angelique, qui, sans combattre son panchant pour Clitandre, laisse trop paroître son aversion pour son mari, jusqu'à se prêter à tout ce qu'on lui suggére pour le tromper, ou du moins pour l'inquiéter. Ses démarches, qui ne peuvent être entiérement innocentes, quand on ne les accuseroit que de légéreté & d'imprudence, tournent toujours à son avantage, par les expédiens qu'elle trouve pour se tirer d'embarras ; de sorte que l'on est peut-être plus tenté d'imiter la conduite de la femme, toujours heureuse, quoique toujours coupable, que désabusé des mariages peu sortables, par l'exemple de l'infortune du mari. Aussi cette piéce eut-elle des censeurs, & peu de critiques ; elle parut devant le Roi avec des intermédes, qui n'ont encore été imprimés dans aucune des éditions de Moliere, & que l'on trouvera dans celle-ci, avec la relation de la fête ou George Dandin fut représenté. La comédie de m. de Pourceaugnac, embellie aussi de chants & de danses, est d'un comique plus propre à divertir qu'à instruire. Le ridicule outré d'un provincial donne lieu à un intrigant de profession, qui est dans les intérêts d'Eraste, d'imaginer divers moyens pour détourner également, & Oronte de donner sa fille à monsieur de Pourceaugnac, & monsieur de Pourceaugnac de finir le mariage qui l'avoit attiré à Paris. Les piéges dans lesquels Sbrigani fait tomber l'avocat de Limoges, paroîtront plus vraysemblables, si l'on se rappelle que cet adroit napolitain, pour régler les mesures qu'il avoit à prendre, est allé, à la descente du coche, étudier le caractére & l'esprit de l'homme qu'il vouloit jouer. Les intermédes se ressentent du ton peu noble de toute la piéce. Le Roi donna le sujet des amans magnifiques. Deux princes rivaux s'y disputent, par des fêtes galantes, le cœur d'une princesse. Suivant cette idée générale, Moliere réunit à la hâte dans différens intermédes, tout ce que le théatre lui pût fournir de divertissemens propres à flater le goût de la cour. Le personnage de Sostrate est un caractére d'amant qu'il n'avoit pas encore exposé sur la scéne ; Clitidas, plaisant de cour, est plus fin que n'est Moron dans la princesse d'Elide. Un astrologue, dont l'artifice démasqué sert à détromper les grands d'une foiblesse qui fait peu d'honneur à leurs lumiéres, dédommage en partie de la singularité peu vraysemblable d'un dénouement machinal. L'auteur, qui, par de solides réfléxions, & par sa propre expérience, avoit appris à distinguer ce qui convenoit aux différens théatres pour lesquels il travailloit, ne crut pas devoir hazarder cette comédie sur le théatre de Paris. Il ne la fit pas même imprimer, quoiqu'elle ne soit pas sans beautés pour ceux qui sçavent se transporter aux lieux, aux tems, & aux circonstances dont ces sortes de divertissemens tirent leur plus grand prix. La cour fut moins favorable au bourgeois gentilhomme. Elle confondit cette piéce avec celles qui n'ont d'autre mérite que de faire rire. Louis XIV en jugea mieux, & rassûra l'auteur alarmé du peu de succès de la premiére représentation. Paris fut frappé de la vérité du tableau qu'on lui présentoit ; la foule imposa silence aux critiques. On reconnut dans monsieur Jourdain un ridicule commun à tous les hommes dans tous les états ; c'est la vanité de vouloir paroître plus qu'ils ne sont. Ce ridicule n'eût pas été sensible dans un rang trop élevé ; il n'eût pas eu de graces dans un rang trop bas : pour faire effet sur la scéne comique, il falloit que, dans le choix du personnage, il y eût assez de distance entre l'état dont il veut sortir, & celui auquel il aspire, pour que le seul contraste des maniéres propres à ces deux états, peignît sensiblement, dans un seul point & dans un même sujet, l'excès du ridicule général qu'on vouloit corriger. Le bourgeois gentilhomme remplit cet objet. On voit en même tems l'homme & le personnage, le masque & le visage, tellement mis en opposition d'ombres & de lumiéres, qu'on démêle toujours ce qu'il est, & ce qu'il veut paroître. Le sens droit de madame Jourdain, la complaisance intéressée de Dorante, la gayeté ingénuë de Nicole, le bon esprit de Lucile, la noble franchise de Cléonte, la subtilité féconde de Covielle, & la burlesque vanité des différens maîtres d'arts & de sciences, jettent encore un nouveau jour sur le caractére de monsieur Jourdain ; il reçoit de tout ce qui l'environne, une nouvelle espéce de ridicule, qui rejaillit sur lui, &, de lui, sur tous les états de la vie. La cérémonie turque, à laquelle Cléonte ne devoit pas se prêter, a pû passer à la faveur de la beauté de la musique, & de la singularité du spectacle. Si l'on faisoit grace au sac ridicule que l'on a si souvent critiqué après Despréaux, on trouveroit dans les fourberies de Scapin, des richesses antiques qui n'ont pas déplû aux modernes. Plaute n'auroit pas rejetté le jeu même du sac, ni la scéne de la galére, rectifiée d'après Cyrano, & se seroit reconnu dans la vivacité qui anime l'intrigue. Térence ne désavoueroit pas l'ouverture simple & adroite de la piéce ; Octave y fait redire à son valet, ou plûtôt répéte lui-même une nouvelle dont il est affligé, pendant que le valet, comme un écho, la confirme par des monosyllabes. Térence se retrouveroit encore dans la scéne, où Argante raisonne tout haut, tandis que Scapin répond, sans être vû ni entendu d'Argante, pour instruire le spectateur de la fourberie qu'il médite. Enfin, quoique les valets, qui, comme les esclaves dans Plaute & dans Térence, font l'ame de la piéce, ne produisent pas un comique aussi élégant que celui dont Moliere a le premier donné l'exemple à son siécle, on ne peut s'empêcher d'applaudir à ce comique d'un ordre inférieur. Dans Psiché, tragédie-ballet en vers libres, Moliere crut devoir sacrifier la régularité de la conduite, à des ornemens accessoires. Pressé par les ordres du Roi, qui ne lui donnérent pas le tems d'écrire sa piéce en entier, il eut recours au grand Corneille, qui voulut bien s'assujettir au plan de Moliere : les grands hommes ne sçauroient être jaloux. Quinault composa les paroles françoises, qui furent mises en musique par Lulli. La magnificence royale que l'on étala dans la représentation, & le concours des auteurs illustres dont les talens s'étoient réunis pour exécuter plus promtement les ordres de Louis XIV, ajoutérent un nouveau lustre à cette piéce, qui sera toujours célébre par un grand nombre de traits ; &, sur tout, par le tour neuf & délicat de la déclaration de l'Amour à Psiché. Moliere travailla plus à loisir la comédie des femmes sçavantes. Il a voulu y peindre le ridicule du faux bel-esprit & de l'érudition pédantesque. Un sujet pareil ne fournit rien en apparence qui puisse être intéressant sur le théatre ; préjugé qui nuisit d'abord au succès de la piéce, mais qui ne dura pas. On sentit bientôt avec quel art l'auteur avoit sçû tirer cinq actes entiers d'un sujet aride en lui-même, sans y rien mêler d'étranger ; & on lui sçut gré d'avoir présenté sous une face comique, ce qui n'en paroissoit pas susceptible. Des notions aussi confuses que superficielles sur les sciences, des termes d'art jettés sans choix, une affectation mal placée de pureté grammaticale, composent, quoiqu'avec des nuances différentes, le fonds du caractére de Philaminte, d'Armande & de Bélise. La seule Henriette se sauve de la contagion, & en devient plus chére à son pere, qui voit le mal avec peine, sans avoir la force d'y remédier. L'entêtement de Philaminte, & la haute idée qu'elle a conçûë des talens & de l'esprit de Trissotin, font le nœud de la piéce ; un sonnet & un madrigal, que ce prétendu bel-esprit récite avec emphase, dans la scéne seconde du troisiéme acte, la confirment dans la résolution qu'elle avoit déja prise, de marier au plûtôt Henriette avec l'homme du monde qu'elle estime le plus. Il seroit à souhaiter que Philaminte fût désabusée par un incident mieux combiné & plus raisonnable que n'est celui des deux lettres supposées qu'Ariste apporte au cinquiéme acte ; la générosité réciproque de Clitandre & d'Henriette fait en quelque sorte oublier ce défaut. On prétend que la querelle de Trissotin & de Vadius est copiée d'après ce qui se passa au palais de Luxembourg, chez Mademoiselle, entre deux auteurs du tems. La comtesse d'Escarbagnas n'est qu'une peinture simple des ridicules qui étoient alors répandus dans la province, d'où ils ont été bannis, à mesure que le goût & la politesse s'y sont introduits. Les rôles de la comtesse, de monsieur Tibaudier, & de monsieur Harpin, sont le germe de trois caractéres que les auteurs comiques ont depuis si souvent traités & développés sur le théatre. Cette comédie, suivie d'une pastorale comique, dont il ne nous est resté que les noms des personnages, parut dans une fête que le Roi donna à Madame, à saint Germain en Laye, au mois de décembre 1671. Les deux piéces, divisées en sept actes, sans qu'on en connoisse la véritable distribution, y étoient accompagnées d'intermédes tirés de plusieurs divertissemens qui avoient déjà été représentés devant le Roi. Le malade imaginaire fut la derniére production de Moliere. On retrouva, dans le rôle de Béline, un caractére malheureusement trop ordinaire dans la vie civile ; & l'on vit, avec plaisir, la sensible Angélique oublier les intérêts de sa passion, pour ne voir, dans son pere mort, que l'objet de sa douleur & de ses regrets. Les médecins ne sont point épargnés dans cette piéce ; Moliere ne s'y borne pas à les plaisanter, il attaque le fond de leur art, par le rôle de Béralde, comme, dans celui du malade imaginaire, il jouë la foiblesse la plus universelle de l'homme, l'amour inquiet de la vie, & les soins trop multipliés pour la conserver. Il jouë même la faculté en corps dans le troisiéme interméde, qui, quoique mieux lié au sujet que les deux premiers, n'en est pas plus vraysemblable. Le jour qu'il devoit représenter le malade imaginaire pour la troisiéme fois, il se sentit plus incommodé qu'à l'ordinaire du mal de poitrine auquel il étoit sujet, & qui, depuis long-tems, l'assujettissoit à un grand régime, & à un usage fréquent du lait. Ce mal avoit dégénéré en fluxion, ou plûtôt en toux habituelle. Il éxigea, ce jour-là, de ses camarades que l'on commençât la représentation à quatre heures précises. Sa femme & Baron le pressérent de prendre du repos, & de ne point jouer. Hé, que feront, leur répondit-il, tant de pauvres ouvriers ! Je me reprocherois d'avoir négligé un seul jour de leur donner du pain. Les efforts qu'il fit pour achever son rôle, augmentérent son oppression ; & l'on s'apperçut qu'en prononçant le mot juro, dans le divertissement du troisiéme acte, il lui prit une convulsion, qu'il tâcha en vain de déguiser aux spectateurs par un ris forcé. On le porta chez lui, dans sa maison, ruë de Richelieu, où sa toux augmenta considérablement, & fut suivie d'un vomissement de sang qui le suffoqua. Il mourut le vendredi 17 de février 1673, âgé de cinquante-trois ans, entre les bras de deux de ces sœurs religieuses, qui viennent quêter à Paris pendant le carême, & qu'il avoit retirées chez lui. Le Roi, touché de la perte d'un si grand homme, & voulant lui donner, même après sa mort, une nouvelle marque de sa protection, engagea l'archevêque de Paris, à ne lui pas refuser la sépulture dans un lieu saint. Ce prélat, après des informations exactes sur la religion & sur la probité de Moliere, permit qu'il fût enterré à saint Joseph, qui est une aide de la paroisse de saint Eustache. La foule qui s'étoit attroupée devant la porte du mort, le jour qu'on le porta en terre, détermina la veuve à faire jetter de l'argent ; & cette populace, qui auroit peut-être insulté au corps de Moliere, l'accompagna avec respect. Le convoi se fit tranquillement le mardi 21 de février, à la clarté de plus de cent flambeaux portés par ses amis. Il n'a laissé qu'une fille ; & sa veuve épousa dans la suite le comédien Détriché, connu sous le nom de Guérin. La femme d'un des meilleurs comiques que nous ayons eu, nous a donné ce portrait de Moliere. Il n'étoit ni trop gras, ni trop maigre ; il avoit la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle ; il marchoit gravement, avoit l'air très-sérieux, le néz gros, la bouche grande, les lévres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs & forts, & les divers mouvemens qu'il leur donnoit lui rendoient la phisionomie extrêmement comique. A l'égard de son caractére, il étoit doux, complaisant, généreux. Il aimoit fort à haranguer ; &, quand il lisoit ses piéces aux comédiens, il vouloit qu'ils y amenassent leurs enfans, pour tirer des conjectures de leurs mouvemens naturels. A considérer le nombre des ouvrages que Moliere a composés dans l'espace d'environ vingt années, au milieu de tant d'occupations différentes qui faisoient partie de ses devoirs, on croira plûtôt, avec Despreaux, que la rime venoit le chercher, qu'on n'ajoutera foi à ce qu'avance un auteur, que Moliere travailloit difficilement : & l'on y admirera ce génie vaste, dont la fécondité cultivée & enrichie par une étude continuelle de la nature, a enfanté tant de chef-d'œuvres. Semblable au peintre habile, qui, toujours attentif à remarquer, dans les expressions extérieures des passions, les mouvemens & les attitudes qui les caractérisent, rapporte à son art toutes ses observations ; Moliere, pour nous donner sur la scéne un tableau fidéle de la vie civile, dont le théatre est l'image, étudioit avec soin le geste, le ton, le langage de tous les sentimens dont l'homme est susceptible dans toutes les conditions. C'est à cet esprit de réfléxion, prêt à s'exercer sur tout ce qui se passoit sous ses yeux, c'est à l'attention extrême qu'il apportoit à examiner les hommes, & au discernement exquis avec lequel il sçavoit démêler les principes de leurs actions, que ce grand homme a dû la connoissance parfaite du cœur humain. Si on lui a reproché de s'être répété quelquefois, comme dans la scéne des deux marquis du misantrope, imitée en partie de celle de Valere & d'Eraste dans le dépit amoureux ; si Clitandre, dans l'amour médecin, produit à peu près le même incident qu'Adraste dans le sicilien, on peut du moins, dans la comparaison de ces scénes, remarquer le progrès du génie & des talens de Moliere. Ce progrès ne se fait jamais mieux sentir, que par le paralléle des idées semblables, qu'un même auteur a exprimées en différens tems. Mais il ne faut point confondre les deux scénes de l'amour médecin, & du sicilien, que nous venons de citer, avec d'autres qui y ont quelque rapport. Clitandre & Adraste, à la faveur de leur déguisement, trouvent le moyen d'entretenir leurs maîtresses en particulier, quoique Sganarelle & Dom Pédre soient sur la scéne : dans l'étourdi, dans l'école des maris, dans le malade imaginaire, des amans, qui ne peuvent s'expliquer autrement, déclarent tout haut leur passion à l'objet aimé, en présence même des personnes à qui ils ont intérêt de cacher leurs sentimens. Ces derniéres scénes, plus fines & plus piquantes que les premiéres, se ressemblent encore moins entre elles par le tour. Moliere arrive au même but, mais par diverses routes, plus ingénieuses & plus comiques l'une que l'autre. Quelle étenduë & quelles ressources dans l'esprit ne faut-il pas avoir, pour varier avec art les mêmes fonds, & pour les reproduire sous d'autres points de vûë, avec des couleurs différentes & toujours agréables ? La fécondité de Moliere est encore plus sensible dans les sujets qu'il a tirés des auteurs anciens & modernes, ou dans les traits qu'il a empruntés d'eux. Toujours superieur à ses modéles, &, en cette partie, égal à lui-même, il donnoit une nouvelle vie à ce qu'il avoit copié. Les modéles disparoissoient, il devenoit original. C'est ainsi que Plaute & Térence avoient imité les grecs. Mais les deux poëtes latins, plus uniformes dans le choix des caractéres, & dans la maniére de les peindre, n'ont représenté qu'une partie des mœurs générales de Rome. Le poëte françois a non seulement exposé sur la scéne les vices & les ridicules communs à tous les âges & à tous les pays, il les a peints encore avec des traits tellement propres à sa nation, que ses comédies peuvent être regardées comme l'histoire des mœurs, des modes, & du goût de son siécle ; avantage qui distinguera toujours Moliere de tous les auteurs comiques. Comme ses ouvrages ne sont pas tous du même genre, il ne faut pas, pour en juger sainement, partir des mêmes principes. Dans ses premiéres comédies d'intrigue, il se conforma à l'usage qui étoit alors établi sur le théatre françois, & crut devoir ménager le goût du public, accoutumé à voir réunis dans un même sujet, les incidens les moins vraysemblables ; c'est plûtôt un vice du tems, qu'un défaut des fêtes ordonnées par Louis XIV, il a quelquefois sacrifié une partie de sa gloire à la magnificence, à la variété du spectacle, & aux ornemens que la musique & la danse y devoient ajoûter. Uniquement rempli du désir d'exécuter promtement les ordres du Roi, il ne songeoit qu'à répondre, du moins par son zéle, à la confiance que lui témoignoit ce Prince, en le chargeant du soin de l'amuser. Il n'a pas même crû avilir son talent, en se prêtant au peu de délicatesse de la multitude, dans ces piéces, dont les caractéres chargés plaisent toujours au plus grand nombre, & où les gens de goût, sans en approuver le genre, remarquoient des traits que l'usage a consacrés, & a fait passer en proverbes. D'ailleurs, une critique trop sévére ne s'accordoit guéres avec l'intérêt d'une troupe que la gloire seule ne conduisoit pas, & qui ne jugeoit du mérite d'une comédie, que par le nombre des représentations, & par l'affluence des spectateurs. Ce sont apparemment ces espéces de farces, qu'il lisoit à sa servante, pour juger, par l'impression qu'elle en recevoit, de l'effet que la représentation produiroit sur le théatre. Il est peu vraysemblable qu'il l'ait consultée, sur le misantrope ou sur les femmes sçavantes. Ces deux piéces, dont le genre même étoit inconnu à l'antiquité, sont celles que le public a reçûes avec le moins d'empressement, & cependant celles dont il attendoit l'immortalité, & qui, ainsi que l'école des femmes & Tartuffe, la lui assûrent. L'art caché sous des graces simples & naïves, n'y employe que des expressions claires & élégantes, des pensées justes & peu recherchées, une plaisanterie noble & ingénieuse pour peindre & pour développer les replis les plus secrets du cœur humain. C'est enfin par elles, que Moliere a rendu en France la scéne comique supérieure à celle des grecs & des romains. La nature, qui lui avoit été si favorable du côté des talens de l'esprit, lui avoit refusé ces dons extérieurs, si nécessaires au théatre, sur tout, pour les rôles tragiques. Une voix sourde, des infléxions dures, une volubilité de langue qui précipitoit trop sa déclamation, le rendoient, de ce côté, fort inférieur aux acteurs de l'hôtel de Bourgogne. Il se fit justice, & se renferma dans un genre où ces défauts étoient plus supportables. Il eut même des difficultés à surmonter pour y réussir ; & ne se corrigea de cette volubilité, si contraire à la belle articulation, que par des efforts continuels, qui lui causerent un hoquet qu'il a conservé jusqu'à la mort, & dont il sçavoit tirer parti en certaines occasions. Pour varier ses infléxions, il mit le premier en usage certains tons inusités, qui le firent d'abord accuser d'un peu d'affectation, mais auxquels on s'accoutuma. Non seulement il plaisoit dans les rôles de Mascarille, de Sganarelle, d'Hali, &c ; il excelloit encore dans les rôles de haut comique, tels que ceux d'Arnolphe, d'Orgon, d'Harpagon. C'est alors que, par la vérité des sentimens, par l'intelligence des expressions, & par toutes les finesses de l'art, il séduisoit les spectateurs, au point qu'ils ne distinguoient plus le personnage représenté, d'avec le comédien qui le représentoit ; aussi se chargeoit-il toujours des rôles les plus longs & les plus difficiles. Il s'étoit encore réservé l'emploi d'orateur de sa troupe. Le soin avec lequel il avoit travaillé à corriger & à perfectionner son jeu, s'étendoit jusques sur ses camarades. L'impromptu de Versailles, dont le sujet est la répétition d'une comédie qui devoit se jouer devant le Roi, est l'image de ce que Moliere faisoit probablement dans les répétitions ordinaires des piéces qu'il donnoit au public. Rien de ce qui pouvoit rendre l'imitation plus vraye & plus sensible, n'échapoit à son attention. Il obligea sa femme, qui étoit extrêmement parée, à changer d'habit, parce que la parure ne convenoit pas au rôle d'Elmire convalescente, qu'elle devoit représenter dans Tartuffe. Mais il ne se bornoit pas seulement à former ses acteurs ; il entroit dans toutes leurs affaires, soit générales, soit particuliéres, il étoit leur maître & leur camarade, leur ami & leur protecteur ; aussi attentif à composer pour eux des rôles qui fissent valoir leurs talens, que soigneux d'attirer dans sa troupe des sujets qui pûssent la rendre plus célébre. On sçait que le bruit des heureuses dispositions du jeune Baron, alors âgé d'environ onze ans, avoit déterminé Moliere à demander au Roi un ordre pour faire passer cet enfant, de la troupe de la Raisin, dans la sienne. Baron, élevé & instruit par Moliere, qui lui tint lieu de pere, est devenu le Roscius de son siécle. La Beauval quitta la province pour venir briller sur le théatre du palais Royal. Moliere, qui s'égayoit, sur le théatre, aux dépens des foiblesses humaines, ne put se garantir de sa propre foiblesse. Séduit par un panchant qu'il n'eut ni la sagesse de prévenir, ni la force de vaincre, il envisagea la société d'une femme aimable, comme un délassement nécessaire à ses travaux ; ce ne fut pour lui qu'une source de chagrins. Les personnes qui attirent les yeux du public, sont plus exposées que les autres à sa malignité & à ses plaisanteries. Le mariage qu'il contracta avec la fille de la comédienne Béjart, lui fit d'abord éprouver ce que la calomnie a de plus noir. Le peu de rapport entre l'humeur d'un philosophe amoureux, & les caprices d'une femme légére & coquette, répandit, dans la suite, sur ses jours bien des nuages, dont on abusa pour jetter sur lui le ridicule qu'il avoit si souvent joué dans les autres. Il perdit enfin son repos, & la douceur de sa vie ; mais sans perdre aucun des agrémens de son esprit. Plus heureux dans le commerce de ses amis, il les rassembloit à Auteuil, dès que ses occupations lui permettoient de quitter Paris, ou ne l'appelloient pas à la cour. Estimé des hommes les plus illustres de son siécle, il n'étoit pas moins chéri & caressé des grands. Le maréchal duc de Vivonne vivoit avec lui dans cette familiarité, qui égale le mérite à la naissance. Le grand Condé éxigeoit de Moliere de fréquentes visites, & avouoit que sa conversation lui apprenoit toujours quelque chose de nouveau. Des distinctions si flateuses n'avoient gâté ni son esprit ni son cœur. Baron lui annonça un jour à Auteuil un homme, que l'extrême misére empêchoit de paroître ; il se nomme Mondorge, ajouta-t-il. Je le connois, dit Moliere, il a été mon camarade en Languedoc, c'est un honnête homme ; que jugez-vous qu'il faille lui donner ? Quatre pistoles, dit Baron, après avoir hésité quelque tems. Hé bien, reprit Moliere, Je vais les lui donner pour moi, donnez-lui ces vingt autres que voilà. Mondorge parut, Moliere l'embrassa, le consola, & joignit au présent qu'il lui faisoit, un magnifique habit de théatre, pour jouer dans les rôles tragiques. C'est par des exemples pareils, plus sensibles que de simples discours, qu'il s'appliquoit à former les mœurs de celui qu'il regardoit comme son fils. On n'a point inséré dans ces mémoires les traditions populaires, toujours incertaines, & souvent fausses, ni les faits étrangers ou peu intéressans, que l'auteur de la vie de Moliere a rassemblés. Celui dont Charpentier, fameux compositeur de musique a été témoin, & qu'il a raconté à des personnes dignes de foi, est peu connu, & mérite d'être rapporté. Moliere revenoit d'Auteuil avec ce musicien. Il donna l'aumône à un pauvre, qui, un instant après, fit arrêter le carrosse, & lui dit, Monsieur, vous n'avez pas eu dessein de me donner une piéce d'or. Où la vertu va-t-elle se nicher ! s'écria Moliere, après un moment de réfléxion, tien, mon ami, en voilà une autre. On ne peut mieux finir ces mémoires, que par ces vers de Despréaux. Avant qu'un peu de terre, obtenu par priére, Pour jamais sous la tombe eût enfermé Moliere, Mille de ces beaux traits, aujourd'hui si vantés, Furent des sots esprits, à nos yeux, rebutés. L'ignorance & l'erreur, à ses naissantes piéces, En habits de marquis, en robes de comtesses, Venoient pour diffamer son chef-d'œuvre nouveau ; Et secouoient la tête à l'endroit le plus beau. Le commandeur vouloit la scéne plus exacte, Le vicomte indigné sortoit au second acte. L'un, défenseur zélé des bigots mis en jeu, Pour prix de ses bons mots, le condamnoit au feu. L'autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre, Vouloit venger la cour immolée au parterre. Mais si-tôt que, d'un trait de ses fatales mains, La Parque l'eut rayé du nombre des humains, On reconnut le prix de sa muse éclipsée. L'aimable comédie, avec lui terrassée, En vain, d'un coup si rude, espéra revenir, Et, sur ses brodequins, ne put plus se tenir.