Saugeon

1836-1837

Une étude sur Molière. Alceste et Célimène (La Revue de Bordeaux et Gironde unies)

2015
Source : J.-M.-M. Saugeon, « Une étude sur Molière. Alceste et Célimène », La Revue de Bordeaux et Gironde unies, Bordeaux, 1re année de l’Association, 5e année de La Gironde, 1836-1837, p. 65-76.
Ont participé à cette édition électronique : Camille Frejaville (OCR et stylage) et Chayma Soltani (Structuration et encodage TEI).

Alceste et Célimène §

{p. 65}Racine, Boileau, Labruyère, nous font connaître le siècle de Louis XIV, parce qu’ils écrivirent constamment sous l’influence, on pourrait dire sous la dictée de leur entourage ; pour Molière, il nous peint aussi son époque, mais c’est un autre genre d’étude qu’il faut faire avec lui. Il ne s’est point mêlé à la foule pour nous traduire ses impressions; homme supérieur, il est resté en dehors, et c’est à l’écart, d’un point élevé, qu’il observe ses contemporains, qu’il saisit leur physionomie, et que d’une touche sûre il trace leur impérissable portrait. Gomment s’y prend il lorsque dans un seul tableau il veut encadrer et mettre en saillie, non seulement les marquis ridicules, les grands seigneurs qui visent au bel esprit, les prudes et les coquettes, mais encore ces hommes à la vertu souple, {p. 66} ces honnêtes gens, selon le monde, dont ils ne blessent pas un préjugé ? — Pour arriver à son but, il jette dans une société polie et corrompue, un homme au cœur droit et haut placé, aux allures brusques et franches; un homme qui fait contraste avec tout ce qui l’entoure : Alceste, le misantrope, en un mot.

Est-ce parmi ses contemporains que Molière a choisi le modèle de son personnage ? Je ne saurais le croire, et le duc de Montausier fit preuve d’une vanité bien étrange quand il crut se reconnaître, dans Alceste. — Alceste est supérieur à tout son siècle. Celui qui avait conçu ce rôle, Molière seul, pouvait lui prêter quelques traits de son propre caractère. Dans sa vie de comédien et de valet de chambre du Roi, le poète avait souffert bien des mépris; obligé de sacrifier son indépendance à sa gloire, de se créer de puissans protecteurs pour qu’il lui fût donné de lire des marquis et de stygmatiser les tartufes, il avait eu à subir le contact impur de la cour.

Mais qu’importe, dira-t-on, à l’homme supérieur, la haine ou le mépris des autres ? II est des hommes de génie qui ont besoin d’être encouragés par un cercle bienveillant : nés aimans, ils veulent être aimés ; l’opinion des autres leur importe toujours; la médiocrité orgueilleuse se suffît bien plus largement à elle-même que le génie modeste. —Ce n’est pas seulement dans ces affections vagues et indéterminées que Molière eût à souffrir : des douleurs bien plus intimes lui déchiraient le cœur. Celui qui avait écrit le racommodement d’Eraste et de Lucile, était capable de sentir l’amour. Ce penchant eut plus d’une fois prise {p. 67} sur l’âme de Molière, les biographes nous l’attestent ; mais nous ne parlerons que de la passion qui domina toute sa vie, qui lui causa tant de souffrances, qui nous valut les plus beaux traits d’Alceste et la création de Célimène.

Armande Béjart était née en 1645 et Molière en 1622; ainsi, vingt-trois longues années les séparaient Armande, pour plaire, était plus que belle, elle était jolie et gracieuse. Armande était élevée auprès de sa soeur, actrice de la troupe de Molière, et celui-ci la protégea souvent contre les mauvais traitemens de Madeleine Béjart. La jeune fille ne se montra pas ingrate, et Molière eut la faiblesse de prendre la reconnaissance pour de l’amour. — Notre poète joue ici sous quelques rapports le rôle d’Arnolphe, de L’École des Femmes, mais moins heureux, il ne rencontre pas un Horace qui veuille, avant la noce, lui enlever la future. —Les jours heureux que Molière passa avec la jeune Armande, ne furent pas de longue durée, la représentation de la Princesse d’Elide fit connaître la jolie actrice : Guiche et Lauzun daignèrent la remarquer. — Le mariage de Molière est de 1662, et l’anecdote suivante, que nous rapportons d’après un contemporain, peut être placée en 1665.

« Molière rêvait un jour dans son jardin d’Auteuil, quand un de ses amis nommé Chapelle, qui s’y venait promener par hasard, l’aborda, et, le trouvant plus inquiet que de coutume, lui en demanda plusieurs fois le sujet. Molière, qui eut quelque honte de se sentir si peu de constance pour un malheur si fort à la mode, résista autant qu’il put; mais, comme il était alors dans une de ces plénitudes de {p. 68} cœur si connues par les gens qui ont aimé, il céda à l’envie de se soulager, et avoua de bonne foi à son ami, que la manière dont il était obligé d’en user avec sa femme était la cause de l’accablement où il le trouvait. Chapelle qui le croyait au-dessus de ces sortes de choses, le railla de ce qu’un homme comme lui, qui savait si bien peindre le faible des autres hommes, tombait dans celui qu’il blâmait tous les jours.

Je suis né, répondit Molière, avec la dernière disposition à la tendresse, et, comme tous mes efforts n’ont pu vaincre les penchans que j’avais à l’amour, j’ai cherché à me rendre heureux, c’est-à-dire autant qu’on peut l’être avec un cœur sensible. J’étais persuadé qu’il y avait fort peu de femmes qui méritassent un attachement sincère; que l’intérêt, l’ambition et la vanité font le nœud de toutes leurs intrigues. J’ai voulu que l’innocence de mon choix me répondit de mon bonheur: j’ai pris ma femme pour ainsi dire dès le berceau.

Je commençai à m’apercevoir que toutes mes précautions avaient été inutiles, et ce qu’elle sentait pour moi était bien éloigné de ce que j’aurais souhaité pour être heureux. Je me fis à moi-même des reproches sur une délicatesse qui me semblait ridicule et j’attribuai à son humeur ce qui était un effet de son peu de tendresse pour moi. Je n’eus que trop de moyens de me convaincre de mon erreur; et la folle passion qu’elle eût quelque tems après pour le comte de Guiche, fit trop de bruit pour me laisser dans cette tranquillité apparente.

Je pris dès lors la résolution de vivre avec elle comme un honnête homme qui a une femme coquette et qui en est bien persuadé, quoiqu’il puisse dire que sa méchante conduite ne doive point contribuer à lui ôter sa réputation. Mais j’eus le {p. 69}chagrin de voir qu’une personne sans grande beauté, qui doit le peu d’esprit qu’on lui trouve à l’éducation que je lui ai donnée, détruisit en un instant toute ma philosophie. Sa présence me fit oublier toutes mes résolutions; et les premières paroles qu’elle me dit pour sa défense me laissèrent si convaincu que mes soupçons étaient mal fondés, que je lui demandai pardon d’avoir été si crédule. Mes bontés ne l’ont point changée. Je me suis donc déterminé à vivre avec elle comme si elle n’était point ma femme ; mais, si vous saviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi. Ma passion est venue à un tel point qu’elle va jusqu’à entrer avec compassion dans ses intérêts; et, quand je considère combien il m’est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en même tems, qu’elle a peut-être la même difficulté à détruire le penchant qu’elle a d’être coquette, et je me trouve plus de disposition à la plaindre qu’à la blâmer. Vous me direz sans doute qu’il faut être poète pour aimer de cette manière; mais, pour moi, je crois qu’il n’y a qu’une sorte d’amour, et que les gens qui n’ont point senti de semblables délicatesses n’ont jamais aimé véritablement. Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur : mon idée en est si fort occupée que je ne sais rien, en son absence, qui me puisse divertir. Quand je la vois, une émotion et des transports qu’on peut sentir, mais qu’on ne saurait exprimer, m’ôtent l’usage de la réflexion ; je n’ai plus d’yeux pour ses défauts, il m’en reste seulement pour ce qu’elle a d’aimable : n’est-ce pas là le dernier point de la folie, et n’admirez-vous pas que tout ce que j’ai de raison ne serve qu’à me faire connaître ma faiblesse, sans en pouvoir triompher ? — Je vous avoue à mon tour, lui dit son ami, que vous êtes plus à plaindre que je ne pensais ; mais il faut tout espérer du tems. »

{p. 70} Dans le mariage de Molière, dans les chagrins qui le suivirent, nous pouvons trouver le germe du misantrope ; Alceste, l’homme supérieur qui aime Célimène la coquette. — Cette donnée, toute personnelle, s’élargit, se féconda dans la tête puissante de Molière, et devint le chef-d’œuvre de l’artiste et du penseur; ici Molière saisit à la fois l’individu dans tous ses détails et la société dans son ensemble.

Le groupe qui forme le tableau est nombreux : Clitandre le marquis, Arsinoé la prude, Oronte le faiseur de sonnets : tous ont certes leur valeur, mais nous nous attacherons seulement aux personnages du premier plan.

Alceste est grand, il surpasse ses contemporains de toute la tête, et s’il vivait parmi nous, il serait bien haut encore; cependant il n’est point exempt d’imperfections ; Molière peint bien plutôt la nature caractéristique que la nature choisie. Ses héros ont des tics, des ridicules ; il crée un beau visage, mais il y place une verrue : telle est l’humanité.

Alceste est maniaque, emporté ; la vertu même que Molière lui donne exige cet emportement. Ce n’est pas de la vertu chrétienne, modérée, passive ; c’est de la vertu d’application , de la vertu agissante, de la vertu française qui marche droit à l’obstacle, qui ne rêve pas, qui ne gémit pas, qui hait et qui attaque, c’est de la vertu révolutionnaire — Alceste est mal nommé le misantrope, il aime l’humanité, mais il abhorre les hommes vicieux ; il veut l’amélioration du genre humain ; mais il n’y songe pas pour les siècles futurs; il la veut immédiate.

{p. 71} Alceste n’est pas comme les héros de Corneille, un composé d’une ou deux qualités éminentes, il a des défauts et il a aussi des qualités secondaires. — C’est non seulement un homme de génie, mais c’est encore un homme d’esprit et de goût. La critique du sonnet d’Oronte vaut bien les meilleures satires de Boileau.

Mais comment se fait-il qu’Alceste aime Célimène ? Cela s’explique : elle est si brillante ! qcq’est un type de femme si jolie à voir ! Molière lui a imprimé aussi le cachet de l’imperfection. Mais est-elle plus mal partagée que le misantrope ? Qu’on en juge. L’imperfection d’Alceste, c’est le ridicule ; l’imperfection de Célimène, c’est presque le vice. Ce qui approche du vice chez elle n’est cependant qu’une qualité outrée de la femme ; le désir de plaire.

Dans tout cœur d’homme, grand et noble, il y a du mécontentement du présent, un penchant irrésistible vers l’avenir, un besoin constant d’innovations. La mission sociale de la femme est tout autre ; elle sert de lien à la société humaine dont le faisceau pourrait être sans cesse’ rompu par les passions divergentes des hommes. La femme tend à amortir les chocs, à empêcher les secousses violentes. La civilisation serait trop rapidement entrainée vers le mieux si elle ne l’arrêtait. L’homme est l’être de l’avenir, la femme est celui du passé; quand aujourd’hui la société entière marche à l’égalité, qui conserve religieusement les traditions de castes, de rang, de cotterie , qui parque la race humaine en mille petites catégories d’après des distinctions d’habits, de coiffures, de rubans ? La femme.

{p. 72} La femme avancée est donc tout au plus l’être du présent. — Pour amener cette transaction entre le passé et l’avenir, pour remplir cette mission conciliatrice entre des idées et des intérêts représentés par des hommes, la femme doit chercher à plaire à tous, mais non à tous de la même manière; c’est sur ce dernier point seulement que Célimène s’était trompée et que d’autres se trompent encore.

L’amour d’Alceste pour Célimène est facile à comprendre ; il est homme de goût, elle est femme de goût; il est homme d’esprit, elle est femme d’esprit ; mais Alceste a du génie : de là, l’inégalité et le malheur. Célimène devient le supplice d’Alceste ; elle ne souffre pas, elle ; Célimène est sensible comme toute jolie femme qui pleure la mort d’un serin, et qui ne s’émeut guère alors qu’elle brise une à une toutes les illusions dont elle fascina un homme de bien. — Mais du moins elle sera punie ? — Sans doute ; à l’aide d’une de ses propres lettres, elle se trouvera humiliée un moment. — Quoi ! Célimène en sera quitte pour un échec d’amour propre, pourquoi Molière ne la frappe-t-il pas au cœur ? — Au cœur ! une coquette ! cela ne se peut. C’est Alceste, franc et probe, qui doit seul souffrir d’indicibles douleurs, telle est la loi de la société.

On pourrait apprécier la civilisation d’une époque, par la manière dont elle a jugé le misantrope.

Au siècle de Louis XIV, le chef-d’œuvre de Molière était considéré comme une leçon donnée à la vertu.

Telle est aussi l’opinion des critiques du 18e siècle. Mais Rousseau élève la voix ; il accuse l’auteur d’avoir fait {p. 73} de Philinte son héros, tandis qu’il ridiculise Alceste : combattre ainsi Molière, c’était presque le comprendre.

Il appartient aux hommes de notre époque de considérer le misantrope sous un nouvel aspect; je vais, tout en combattant le jugement de Rousseau, exprimer mon opinion personnelle sur le but moral de ce drame.

On peut résumer ainsi les accusations de l’auteur d’Emile :

1° Le caractère du misantrope n’est pas assez soutenu ;

2° Molière a rendu la vertu ridicule dans la personne d’Alceste.

Est-il vrai que le misantrope ne soutienne pas, dans toute la pièce, le caractère qu’il a montré dès la première scène ? — Est-il vrai qu’il soit autre avec Philinte, autre avec Alceste et Célimène ? — Cette absence d’unité dans ce rôle doit-elle être imputée à défaut, ou bien considérée comme une beauté nouvelle ?

Molière, pour nous faire juger des vices de la haute société, introduit, parmi ceux qui la composent, un homme probe et sincère. Mais on n’est tenté d’établir un parallèle qu’entre des objet qui ont quelque analogie ; si d’Alceste à Philinte, par exemple, la distance était incommensurable, on n’eut jamais apprécié l’un par l’autre ; il fallait donc, pour produire de l’effet, humaniser la vertu du misantrope en lui donnant quelques unes de nos imperfections. De plus, la vraisemblance dramatique a ses exigences ; si le misantrope s’expliquait avec tous les personnages, comme il le fait avec Philinte dans la première scène ; si sa rigueur inflexible n’admettait aucun biais, il serait {p. 74} impossible qu’il séjournât à la courf je ne dis pas un jour, une heure, mais même un seul instant; et dès lors la pièce n’existe plus.

Il valait mieux, dira-t-on, ne pas faire de comédie, que d’accumuler, dans un beau rôle, les invraissemblances et les contradictions. — Je dois répéter ici qu’Alceste sans imperfection, non seulement ne serait pas comique, mais qu’il serait même faux et hors de nature. Si l’on admet qu’il a pu prendre fantaisie au misantrope d’aller à la cour, et ce fait ne paraîtra impossible à personne, toutes les autres inconséquences que lui prête Molière seront la suite et la punition de cette première démarche. Une concession en entraîne toujours soûle autres. Alceste au milieu des hommes, que dis-je, au milieu des grands seigneurs, a dû se modifier. On ne s’expose pas impunément au contact des courtisans, il n’est pas donné à un homme de se soustraire à l’influence de son entourage ; l’air que nous respirons agit nécessairement sur nos organes. Aussi, dans les scènes où il est tête à tête avec Philinte, le misantrope redevient-il lui-même ; on est seul avec un ami, et son caractère qui, devant Oronte et Célimène avait quelque peu plié sous les exigences sociales, se redresse alors pour reprendre toute sa raideur primitive.

En reprochant à Molière d’avoir prêté des inconséquences à son sage, on blâme chez lui ce qui est peut-être la perfection de l’art. Le poète observateur a voulu peindre l’homme tel qu’il est, l’homme avec ses passions, ses instincts de bien et de mal, ses sentimens de calme et d’agitation, d’abattement et de courage; l’homme, en un {p. 75} mot, ondoyant et divers, celui qu’a si bien étudié le philosophe Montaigne.

La vertu n’est qu’une chose relative ; le sage est celui qui vaut mieux que ses contemporains ; mais il ne peut jamais se détacher de tout point de son époque : Socrate périt pour avoir nié le polythéisme, et en mourant, il sacrifie un coq à Esculape. Si chaque homme ne suivait qu’une impulsion, rien ne serait si facile que de concevoir un rôle de théâtre, ce serait un ouvrage de mathématicien ; mais la nature humaine n’est pas ainsi faite. Alceste impassible, inébranlable, serait un dieu et non pas un homme. Supérieur au reste de la société, il aperçoit un but grand et noble qu’elle ne voit pas ; mais il ne peut se diriger vers ce but d’un pas ferme et constant, arrêté, tiraillé qu’il est sans cesse par la foule qui l’entoure et qu’il doit traverser. J.-J. Rousseau, lui-même, le critique du Misantrope et de l’Alceste du 18e siècle, fut-il plus exempt d’inconséquences et d’écarts que le héros de Molière ; et dans les salons de Mesdames d’Houdetot ou d’Épinai, était-il moins ridicule qu’Alceste aux pieds de Célimène ?

Ceci nous mène au second reproche adressé à Molière : il est accusé de faire rire aux dépens du misantrope : « Ce caractère si vertueux, dit Rousseau, est présenté comme ridicule. Il l’est, en effet, à certains égards, et ce qui démontre que l’intention du poète est bien de le rendre tel, c’est celui de l’ami Philinte qu’il met en opposition avec le sien : ce Philinte est le sage de la pièce…»Sans doute l’auteur a rendu Alceste {p. 76} ridicule, et il le devait sous peine de n’en faire qu’une doublure de Philinte. La société a ses traditions, ses lois, ou mieux encore son instinct qui la protège contre toute force qui tendrait à la modifier en bien. L’homme supérieur qui est admis parmi ceux qui la composent, doit se rabaisser à leur taille, il doit passer par le lit de Procuste ; car les géans sont tout aussi ridicules que les nains. Le rire des salons, cette arme défensive des préjugés, s’exerce contre tout ce qui n’est pas jeté dans le moule commun. Or, quoi de plus inusité que le langage de la franchise.

Rousseau pense que dans la scène du Sonnet, le comique naît de l’embarras du misantrope et de ses : je ne dis pas cela, répétés ; je suis tenté de croire tout le contraire : ce n’est point le biais que prend Alceste, c’est sa franchise même qui est ridicule ; dire la vérité quand il est de bon ton de mentir, c’est manquer à toutes les convenances.

On se moque d’Alceste, non parce qu’il fait des concessions, mais parce qu’il n’en fait pas assez. Cet homme est à l’étroit dans la société ; il porte un habit qui ne va pas à sa taille, ses mouvemens sont brusques et guindés : on en rit. Mais quand il est face à face avec Philinte, avec l’homme à la vertu souple, dont on ne rit jamais, comme il l’écrase de toute sa supériorité ! Malgré l’hilarité qu’excite le misantrope, qui intéresse le spectateur, qui attire son estime : est-ce l’homme du monde ? Non. — Eh bien la question est résolue : en rendant Alceste ridicule, et nécessairement ridicule, Molière n’avilit pas la vertu, mais il fait le procès à la société tout entière.

SAUGEON.