Henry Becque

1886

Molière et L’École des femmes

2016
Source : Henry Becque, Molière et L’École des femmes : conférence, Paris, Tresse et Stock, 1886, 46 p.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Molière et L’École des femmes §

Mesdames et Messieurs,

{p. 1}

Nous allons, si vous le voulez bien, faire un petit voyage, une excursion d’une heure dans le xviie siècle, ce siècle qui nous paraît bien éloigné aujourd’hui, qui a bien certainement plus de deux cents ans que le nôtre, et que nous ne pouvons plus nous figurer sans rompre avec toutes nos habitudes modernes. Nous allons y rencontrer un auteur dramatique exceptionnel, si {p. 2}exceptionnel qu’à aucune époque et dans aucun pays on ne peut en trouver un autre, je ne dis pas qui lui soit comparable, mais qui ait seulement les grands traits communs avec lui. Enfin nous allons examiner une pièce de théâtre, L’École des femmes n’est pas autre chose, L’École des femmes n’est pas davantage, mais une pièce de théâtre admirable et qui, avec huit ou dix autres ouvrages du même poète, représente ce que la comédie, ce que l’art comique a produit de plus humain, de plus vrai et de plus libre.

En vous disant, mesdames et messieurs, que nous allons revenir au xviie siècle, je ne songe pas, bien entendu, à remettre cette époque sous vos yeux. Je voudrais seulement vous en rappeler quelques points qui me paraissent bien oubliés aujourd’hui ; rétablir quelle était la situation, l’état d’esprit des écrivains qui y ont vécu, et, puisque je dois vous parler de l’un des plus célèbres, du plus célèbre {p. 3}peut-être, je voudrais vous montrer la différence qui s’est produite, avec les années, avec le mouvement des idées et les variations de la critique, avec tout ce travail qui se fait autour d’un grand homme, la différence qui s’est produite entre le Molière de son temps et le Molière du nôtre.

Il faut bien en convenir d’abord, nous marchons à tâtons avec Molière. On connaît peu de chose de sa vie, ou plutôt sa vie ne renferme que fort peu de chose. Elle a été agitée, mais elle est restée fort simple et elle s’est passée tout entière dans un cercle fort restreint. Vous savez qu’il est mort prématurément. Il n’a pas laissé de mémoires ; il n’a pas laissé de correspondance ; on n’a de lui que quelques préfaces, des dédicaces plutôt, qui ne contiennent rien de personnel, où l’on ne trouverait pas la plus petite profession de foi, soit philosophique, soit littéraire, et qui sont d’une réserve, d’une modestie extraordinaire, surtout si on les compare {p. 4}aux préfaces de notre temps. Vous aurez probablement remarqué, mesdames et messieurs, que nos écrivains aujourd’hui sont très préoccupés de la postérité. Les uns, et ils nous le disent, pour conserver plus de liberté dans leurs travaux, y ont renoncé ; et les autres, ils nous le disent aussi, sont absolument certains qu’elle leur appartiendra. Molière n’y songeait pas.

Cette discrétion si admirable de Molière a mis le monde dans un grand embarras. Un auteur dramatique, permettez-moi de vous le dire, est un peu un être à part ; il ne ressemble ni au philosophe, ni au moraliste, ni à l’homme politique. Un homme politique, par exemple, a des principes qu’on lui connaît ; il a des opinions ; il a des idées… quelquefois. Je sais bien ce que vous allez me répondre : il en change. Eh oui, certainement, il en change ; mais peu importe. On en est quitte pour se dire : il pensait de telle manière dans la première partie de sa vie et dans la seconde il a pensé tout le {p. 5}contraire, on n’en est pas moins fixé. Comment être fixé avec un auteur qui se borne à prendre des personnages dans le monde et à les transporter sur la scène, qui nous montre leurs sentiments à eux, qui nous donne leur langage à eux, en un mot, qui nous représente leur vie à eux, sans qu’elle ait jamais une ressemblance véritable avec la sienne ? Si cet auteur n’a pas consigné dans un écrit spécial ses opinions particulières, ses pensées intimes, on en est réduit forcément avec lui à des conjectures. Si, de plus, il ne nous a pas éclairés sur l’esprit de ses compositions et sur la direction qu’il entendait leur donner, alors toutes les conjectures, toutes les suppositions deviennent possibles. C’est ce qui est arrivé à Molière et à ses ouvrages.

Prenons, par exemple, Le Misanthrope. Qu’est-ce que c’est que Le Misanthrope ? C’est un tableau tout simplement, une peinture de la société du xviie siècle, avec des caractères qui sont vrais de tous les {p. 6}temps. Si j’ajoute que Molière est un poète comique, le poète comique par excellence, il est évident qu’il aura rendu le personnage principal de sa pièce aussi ridicule que possible. Eh bien, cette manière de comprendre Le Misanthrope, qui a été bien certainement la première et qui est restée bien certainement la bonne, aujourd’hui elle ressemble à un blasphème. Alceste est devenu un personnage dont il n’est plus permis de rire. On en a fait un type de grand honnête homme, mieux que cela, un citoyen, et on lui a trouvé une bonne dose de républicanisme. Cette invention, qui est déjà fort étrange, en a amené une autre plus étrange encore. On a dit que Molière s’était peint dans Alceste, ou tout au moins qu’il y avait mis la meilleure part de lui-même ; on a ajouté qu’il avait dû souffrir de la charge humiliante qu’il remplissait auprès du roi ; on a rappelé qu’il avait eu à supporter plus d’un procédé injurieux de la part des courtisans ; et alors ce n’est {p. 7}plus Alceste qui est républicain, c’est Molière.

Est-ce que j’ai besoin de vous dire tout ce qu’il y a de vain et de puéril dans de pareilles imaginations ? On oublie que la société française, au xviie siècle, était profondément monarchique, que la nation ne connaît encore que ses rois, ne connaît que le Roi, et les écrivains ne pensent pas autrement que la nation. Voyons donc un peu la situation de ces écrivains. Ce sont pour la plupart des humanistes, ce que nous appellerions aujourd’hui des lettrés. Ils aiment le latin ; ils adorent le grec ; la plus grande partie de leur vie se passe dans l’étude de l’antiquité. Ils restent complètement éloignés des affaires publiques et n’ont aucune part à l’administration du pays. Ils n’en ont pas l’ambition et ils n’en ont pas le regret. Le travail littéraire, l’œuvre d’art, que ce soit une modeste satire pour Boileau ou une grande tragédie pour Racine, l’œuvre d’art les absorbe, les transporte et leur {p. 8}suffit. Qu’est-ce qu’ils attendent ? Ils attendent justement que le monarque les distingue, c’est alors la suprême faveur, et, il faut bien le dire, qu’il leur accorde une pension qui leur est presque toujours nécessaire pour vivre philosophiquement. En voyant toutes les flatteries, toutes les adulations, ce cortège d’honneur que font les écrivains du grand siècle autour du grand roi, est-ce qu’il ne vaut pas mieux penser pour eux qu’ils ont été des sujets très fidèles et très sincères ? Si vous leur prêtez une arrière-pensée, ils tombent au dernier rang des courtisans, au-dessous des petits marquis.

Pour Tartuffe, ça a été la même chose. Qu’est-ce que c’est que Tartuffe ? C’est encore un tableau, une peinture des mœurs du xviie siècle avec des caractères éternellement vrais. C’est le temps seulement, ce sont les progrès de la raison et du scepticisme, ce sont les besoins et les mensonges de la polémique qui ont fait de Tartuffe la satire définitive de l’Eglise {p. 9}et de la religion. On en a conclu que Molière était un incrédule, un impie, et qu’il avait moins songé à écrire une pièce de théâtre qu’à monter une machine de guerre. Eh bien, rien n’autorise cette supposition qui a toutes les vraisemblances contre elle. On oublie encore que le xviie siècle est profondément religieux, et en effet, c’est bien à une époque religieuse que peut se produire une œuvre comme Tartuffe, lorsque la dévotion et la crédulité sont arrivées à leurs dernières limites et que le directeur de conscience a toutes ses aises pour imposer sa domination. Rappelez-vous que les guerres de religion viennent à peine de finir et que la monarchie, lorsqu’elle commettra cette grande faute, la révocation de l’Edit de Nantes, aura la nation avec elle. Quant aux écrivains qui nous occupent plus particulièrement ; souvenez-vous que Pascal ouvre le siècle, ce Pascal qui a écrit les Provinciales et qui n’en est pas moins un chrétien, le plus épouvanté des chrétiens. Vous {p. 10}savez que Pascal avait toujours un gouffre sous les yeux. Il semble que ce gouffre, il l’ait légué à ses successeurs. Corneille, dans sa petite ville, va aux offices et traduit les Psaumes. Racine, encore jeune, en pleine gloire, abandonne le théâtre, qui est condamné par l’Église, et se repent des désordres de sa vie. Les désordres de Racine ! Ce serait la tempérance même, si on les comparait à ceux d’un Chateaubriand ou d’un Alfred de Musset. Enfin La Fontaine, qui a été un bien bon homme, mais qui était aussi, vous le savez, un affreux libertin, La Fontaine est toujours entre deux retraites ; il passe sa vie à se réconcilier avec la religion et il a le bonheur en mourant de se réconcilier une dernière fois. Je suis tout disposé à croire que Molière, avec sa grande raison et sa pleine santé, l’esprit toujours ouvert sur l’excès en toute chose, apportait de l’indépendance, plus que de l’indépendance même, dans les questions religieuses ; mais il y a bien loin de là à en faire un {p. 11}homme de lutte et de propagande, un encyclopédiste de la veille. Son génie n’est pas là ; ce n’est pas là sa besogne d’auteur dramatique. Attendez. L’homme qu’on désire ou qu’on redoute va venir. Ce sera Voltaire, qui multipliera son action philosophique de toutes les manières, sous toutes les formes, qui la portera jusque sur la scène, mais aussi dont le théâtre ne vivra pas, dont le théâtre est mort.

Je sais, mesdames et messieurs, que je dois vous parler de L’École des femmes ; mais justement il s’est passé avec cet ouvrage ce qui s’est passé avec les autres. Voilà une comédie toute simple, toute nue et, si je peux parler ainsi, la plus naturelle de toutes les pièces de Molière. Il ne s’y trouve ni étude de mœurs ni tableau d’une époque. On pouvait croire que celle-là du moins échapperait aux interprétations. Pas du tout. On y a cherché une idée, comme nous disons aujourd’hui ; on y a cherché une pensée d’éducation, je ne sais quelle vue {p. 12}d’avenir. Pour un rien, et si l’on veut voir dans L’École des femmes le contraire de ce qui s’y trouve, on ferait remonter à Molière la création de nos lycées de jeunes filles.

Ouvrons donc L’École des femmes, ouvrons-la simplement, franchement, sans parti pris, et demandons-nous qui a raison. Faut-il croire des critiques bien intentionnés, mais qui mêlent la politique à la littérature, les questions sociales aux questions artistiques, qui exigent d’un auteur qu’il ait un but et que ce but soit d’accord avec leurs préoccupations personnelles ? Ou bien devons-nous nous en rapporter au grand juge littéraire du xviie siècle, à ce pauvre Boileau, qui admirait et recommandait la comédie de Molière pour sa « naïveté » ?

Arnolphe, le personnage principal de la pièce, a pris le parti de se marier. C’est un homme qui ne manque ni d’intelligence, ni d’esprit, ni de fort bonnes qualités. Il en a une surtout qui a été toujours {p. 13}fort rare, et qui peut-être devient plus rare aujourd’hui : il est désintéressé. Arnolphe a de la fortune, il a couru le monde et il a eu des aventures. On ne peut vraiment lui trouver qu’un seul défaut, et je suis bien obligé de vous dire lequel : il a une fort mauvaise opinion des femmes. Il paraît, lorsqu’on a beaucoup fréquenté et beaucoup observé les femmes, qu’on ne prend pas d’elles une opinion bien avantageuse. C’est probablement que nous ne fréquentons pas toujours et que nous n’observons pas assez les meilleures. Arnolphe, dans cet état d’esprit que vous lui voyez résolu cependant à se mettre en ménage ; plus préoccupé, je viens de vous dire qu’il est désintéressé, des garanties que lui donnera sa femme que de la dot qu’elle pourrait lui apporter, a jeté les yeux sur une fillette, presque une servante, qui se trouve placée près de lui dans des conditions particulières. C’est une enfant qu’il a achetée autrefois à sa mère, qui était trop pauvre pour la garder.

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Arnolphe a envoyé la petite Agnès loin de la ville, dans une sorte de couvent, et là, sur ses ordres, elle a été élevée dans la simplicité la plus grande et la plus grande innocence. Je dois ajouter tout de suite un autre mot qu’on me reprocherait de ne pas dire : Arnolphe l’a fait élever aussi dans l’ignorance la plus complète. Il ne lui a donné ni maîtres ni instruction d’aucune sorte, et, comme il nous le dira lui-même, « pourvu qu’elle sache prier Dieu, m’aimer, coudre et filer » elle en sait assez.

Il ne faut pas que j’oublie de vous dire qu’Arnolphe a passé la quarantaine. Il a quarante-deux ans. On pourrait désirer que Molière eût donné à son personnage quelques années de plus. Mais Molière, vous le savez, se tient toujours le plus près possible de la nature, et la nature lui aura dit qu’un homme, à quarante-deux ans, ne doit guère penser au mariage, et surtout à un mariage disproportionné. Il est possible aussi que les hommes autrefois vieillissaient plus vite qu’aujourd’hui ; {p. 15}qu’ils étaient sérieux et retraités de meilleure heure. Vous connaissez, peut-être ce mot si surprenant de Montesquieu, qui s’écriait en se voilant la face : « à vingt-sept ans, j’aimais encore ». On rencontre bien des gens aujourd’hui qui aiment encore à vingt-sept ans, et il faut peut-être croire que la moyenne de la vie amoureuse a augmenté en même temps que l’autre.

Au moment où Arnolphe va mettre ses projets à exécution et faire part à Agnès de ses intentions sur elle, un jeune homme, nommé Horace, débarque à Paris. Qu’est-ce que c’est que Horace ? Je viens de vous le dire : un jeune homme. Et tenez, si vous voulez le connaître, le voilà qui vient d’entrer en scène. Il est leste, il est coquet, il est aventureux. Comment est-il entré dans la ville ? Le nez en l’air, en regardant aux fenêtres. Il a aperçu une jeune fille qui travaillait modestement sur son balcon et il lui a fait un salut ; la jeune fille, surprise et {p. 16}rougissante, l’a salué à son tour ; et voilà ces deux cœurs qui se sont engagés sur une révérence. Horace, quelques instants après, rencontre Arnolphe, qui est un vieil ami de son père et que justement il allait voir, et à peine a-t-il échangé quelques mots avec lui, il lui emprunte cent pistoles. Est-ce que les jeunes gens ne sont pas toujours à court d’argent, surtout lorsqu’ils ont quelque aventure en tête ? Est-ce qu’ils n’en demandent pas à leur mère, à leur sœur, à toutes leurs tantes, et, lorsque ces charmantes femmes leur ouvrent leur bourse, elles se disent : il y a quelque chose là-dessous, c’est de son âge. Horace, après avoir mis les cent pistoles dans sa poche avec un petit air que vous devinez et comme un homme qui se dit : voilà de l’argent qui sera bien employé, se penche sur l’oreille d’Arnolphe et lui raconte la bonne fortune qui vient de lui arriver. Il a besoin d’un confident. Est-ce que tout cela n’est pas charmant et qu’est-ce que tout cela veut dire ? Cela {p. 17}veut dire qu’Horace a pour lui la jeunesse, la grâce, la fraîcheur d’impressions, l’abondance de cœur, en un mot toutes les qualités que l’amour exige et qui entraînent l’amour.

Ah ! ne demandez pas à Molière qu’il vous donne cette explication. Molière n’est pas homme à parlementer avec son public. Ce n’est pas lui qui a inventé ce personnage de nos comédies modernes qui est chargé de nous présenter et d’étiqueter tous ses camarades. Molière, permettez-moi cette expression un peu trop récente, est un grand artiste ; il ne connaît ni les petits moyens ni les procédés vulgaires ; il jette sur la scène des caractères, et ce sont ces caractères qui s’expliqueront eux-mêmes devant vous. Comment ? En vivant.

Vous venez de voir cette entrée triomphante d’Horace ; voyons maintenant comment Arnolphe, lui, rentre dans sa maison. Il a des valets qu’il a choisis soigneusement et qui sont pour lui de {p. 18}véritables complices. Il les interroge avant de se retrouver avec Agnès ; il entend bien contrôler ce qu’elle lui dira. Cette besogne et une assez vilaine besogne faite, il prie la jeune fille de venir ; et quel est le premier mot qu’il lui dit, le premier compliment qu’il lui fait ? Il l’accueille avec ce vers si délicieusement comique :

La besogne à la main, c’est un bon témoignage.

À partir de ce moment, nous avons sous les yeux un homme perplexe, agité, tourmenté, à demi trompé déjà, et qui n’en persiste pas moins dans une entreprise dont il reconnaît lui-même la déraison et l’injustice. Aussi, lorsqu’il va parler à Agnès de l’épouser, aucune précaution ne lui paraîtra de trop. Il lui rappellera les obligations qu’elle lui doit ; il fera valoir les avantages qu’il lui apporte ; en même temps, il lui remettra une sorte de charte où sont consignés tous les devoirs de la femme dans le mariage et qui serait de nature à l’en dégoûter à jamais. Et {p. 19}pourquoi de la part d’Arnolphe tant de ridicules soins ? Ce n’est même pas pour gagner le cœur d’Agnès, il n’y saurait prétendre ; c’est seulement pour s’assurer sa fidélité.

Eh bien, est-ce que cette peinture d’Arnolphe et d’Horace, de deux personnages si différents, ne vous a pas déjà avertis ? Est-ce que le contraste ne vous paraît pas suffisant ? Est-ce qu’en voyant d’un côté cet Horace qui n’a qu’à se montrer pour être aimé et de l’autre Arnolphe qui a passé l’âge de plaire et qui n’y songe même plus, le secret de la comédie ne se manifeste pas à vos yeux ? Est-ce que vous ne vous dites pas : eh oui, c’est bien cela, c’est la vérité même, l’amour est le privilège de la jeunesse.

Et Agnès ? Ah ! de ce côté, s’il est possible, la comédie est encore plus claire. Cette pensée, l’amour est le privilège de la jeunesse, c’est à peu près la seule que nous verrons à Agnès, celle qui remplira et soutiendra son rôle d’un bout à l’autre.

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Elle est un peu sotte, Agnès, bien petite fille. Aussi longtemps qu’Arnolphe a été pour elle comme un tuteur, le maître de la maison, elle s’est soumise à toutes ses volontés. Mais, dès qu’Arnolphe lui parle de l’épouser, elle se réveille, elle se révolte, elle rentre en quelque sorte dans son droit naturel, et ni les services qu’elle a reçus, ni les avantages qu’on lui promet, ni l’amour d’Arnolphe, ni ses prières, ni ses menaces, rien ne sera plus capable de l’émouvoir et de la ramener.

Je ne vais pas, vous le comprenez, vous raconter L’École des femmes. Vous connaissez la pièce aussi bien que moi. Vous savez qu’Horace continue ses confidences à Arnolphe ; qu’Arnolphe cherche à en profiter sans y réussir ; qu’Agnès, chaque fois, trouve une nouvelle ruse et commet une nouvelle imprudence ; que la passion d’Arnolphe augmente, se développe, s’exaspère jusqu’au moment où Agnès retrouve son père qui la reprend à Arnolphe et la marie à Horace.

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Je m’arrêterai seulement sur la scène capitale du Ve acte, qui termine la comédie et qui la résume. Arnolphe, en voyant Agnès le repousser opiniâtrement, tente un dernier effort auprès d’elle. Il lui rappelle encore une fois les obligations qu’elle lui a : c’est assez la coutume des amants malheureux. Et cela fait, il se démasque. Il s’attaque à ce blondin dont elle s’est si follement éprise. Pourquoi le lui préférer ? Sera-t-elle plus heureuse ? Sera-t-elle plus aimée ? L’âge n’a pas encore éteint chez Arnolphe, il voudrait le faire croire, les tendresses et les transports. Ainsi il rentre dans l’esprit de la comédie. Et Agnès, comment répond-elle à cette déclaration désespérée ? Elle pourrait bien avoir un peu de reconnaissance pour Arnolphe et, à défaut de reconnaissance, un peu de pitié. Elle pourrait, je ne dis pas céder, mais s’adoucir. Agnès écrase Arnolphe de ce vers si charmant et si cruel, de ce vers décisif :

Horace avec deux mots en fait bien plus que vous.
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Vous avez entendu :

Horace avec deux mots en fait bien plus que vous.

Et maintenant est-ce que nous ne pouvons pas saisir la comédie tout entière, jusque dans ses détails ? Pourquoi Molière a-t-il donné des qualités à Arnolphe ? C’est qu’il a voulu que ces qualités fussent inutiles. Arnolphe a rendu des services à Agnès ; ces services ne compteront pas. Arnolphe disait : une fille avisée, savante, habile, me ferait courir trop de risques ; Molière lui répond : avec une simple et une ignorante, ce sera bien pis encore ; elle ne voudra de toi à aucun prix. Et pourquoi Molière a-t-il fait d’Agnès une enfant abandonnée ? C’est qu’il a voulu qu’elle fût seule et libre, sans aucune considération à observer. Pourquoi nous l’a-t-il montrée d’une simplicité absolue ? Pour qu’il n’y eût chez elle aucun calcul et aucune hésitation. Il l’a prise en quelque sorte à l’état brut afin qu’elle n’écoutât que la pensée {p. 23}de la nature qui est en même temps la pensée de la comédie : l’amour est le privilège de la jeunesse.

Je viens de vous indiquer, mesdames et messieurs, une manière d’analyser et de comprendre L’École des femmes. C’est, à mon avis, la bonne, c’est la véritable, et il ne devrait pas y en avoir d’autre. Il y en a une autre pourtant, toute différente, très nouvelle, un peu embarrassante pour ses partisans, qui voudraient bien les concilier toutes deux, accepter quelque chose de la nôtre, nous imposer quelque chose de la leur ; il n’y a pas moyen, il faut absolument choisir.

Voici comment procèdent les partisans de la nouvelle manière. C’est précisément l’âge d’Arnolphe qui les préoccupe le moins, et ils trouvent à Arnolphe tous les torts, excepté celui-là. Ils lui reprochent d’abord d’ajouter à son nom celui d’une terre qu’il possède et de se faire appeler sottement M. de La Souche. J’aurais {p. 24}préféré, je l’avoue, que Molière évitât à son personnage un ridicule qui n’a rien à faire ici. Mais Molière y était obligé. Du moment qu’il adoptait pour la marche de sa pièce les récits successifs d’Horace et d’Arnolphe, il fallait bien qu’Arnolphe eût un double nom ; autrement Horace se serait aperçu que l’Arnolphe qu’il connaît est en même temps celui d’Agnès et il ne l’eût pas pris pour confident.

On ajoute qu’Arnolphe est toujours inquiet, sermonneur, soupçonneux ; que les femmes n’aiment pas bien ça et qu’il n’y a rien d’étonnant qu’Agnès le trouve insupportable. Je n’ai rien à répondre. Oui, il pourrait plaire à Agnès s’il était autrement, mais c’est ainsi qu’il doit être et il ne doit pas plaire à Agnès.

Je passe tout de suite à la différence capitale, au fond même de la question.

On nous dit : si Arnolphe est berné par Agnès et si Horace la lui enlève, il n’a que ce qu’il mérite, c’est sa juste {p. 25}punition. Il avait une enfant entre les mains ; il l’a élevée dans une ignorance absurde, dans une innocence coupable ; il lui a refusé l’éducation qui est nécessaire à une femme, qu’elle était en droit de recevoir et qu’il avait le devoir de lui donner ; qu’il ne s’en prenne qu’à lui si Agnès s’est trouvée sans résistance, sans un appui intérieur, sans une force morale et intellectuelle pour se défendre de la première attaque, du premier jeune homme qui a passé sous ses yeux.

Est-ce que je n’ai pas raison de vous dire qu’il n’y a pas moyen de s’entendre ? C’est une tout autre pièce ; c’est la question d’éducation qu’on fait intervenir et qui dominerait alors la comédie.

Eh bien, arrêtons-nous un instant à ce mot d’éducation. C’est un mot fort à la mode depuis quelque temps, une sorte de remède universel auquel on prête peut-être plus de vertus qu’il n’en a. Il est très difficile de décider quelle est l’influence de l’éducation sur une jeune {p. 26}fille. Si cette jeune fille, pour employer le langage un peu brutal d’aujourd’hui, est bien équilibrée ; si l’éducation lui est distribuée avec soin, dans une famille aisée et exemplaire, on peut aller très loin ; ce n’est pas une garantie, ce n’est pas non plus un danger. Mais si l’éducation est comme jetée à tort et à travers, chez des parents imprudents, ou peu corrects, ou besogneux, alors c’est un danger plutôt qu’une garantie, et très probablement l’éducation qu’une jeune fille aura reçue dans ces conditions lui donnera un esprit d’indépendance plutôt qu’un esprit de discipline.

Qui pourrions-nous bien interroger ? Mais nous allons interroger Molière, et c’est lui-même qui va nous répondre. Il y a, paraît-il, doute et obscurité dans un de ses ouvrages, nous allons chercher la lumière dans l’ouvrage à côté. Oh ! Attendez, mesdames et messieurs, je ne vais pas vous parler encore des Femmes savantes. C’est un proche parent {p. 27}d’Arnolphe, c’est George Dandin que nous allons consulter.

George Dandin, vous le savez, est un homme de petite condition, un paysan, qui avait pris, lui aussi, la résolution de se marier. Il ne ressemble pas à Arnolphe bien qu’il ait un point commun avec lui : il est désintéressé. Leurs faiblesses ne sont pas les mêmes, on peut cependant les rapprocher très justement. Arnolphe voulait épouser une fille beaucoup plus jeune que lui ; George Dandin a épousé une fille d’un rang supérieur au sien. Eh bien, est-ce que ce qui arrive à Dandin avec Angélique n’est pas la même chose, n’est pas bien pire encore que ce qui arrive à Arnolphe avec Agnès ? Et cependant Angélique est fille de noblesse, c’est une bien apprise, elle a été élevée. Est-ce que l’éducation lui a donné un appui intérieur, une force morale et intellectuelle ? Voici tout simplement le calcul qu’a fait Angélique : elle s’est dit que ses parents, bien que bons {p. 28}gentilshommes, étaient fort ridicules et fort pauvres ; qu’elle aurait beaucoup de peine à se marier ; qu’un bon parti se présentait pour elle ; qu’elle trouverait avec Dandin une situation, de l’aisance, la liberté ; qu’elle aurait un sot pour mari et qu’elle le traiterait comme tel. Parlez donc de l’éducation après cela ! Mais je ne veux pas aller trop loin à mon tour et verser de l’autre côté. Du rapprochement que je viens de faire entre Arnolphe et George Dandin, je ne veux tirer qu’une conclusion qui me paraît évidente et décisive : Molière nous a peint deux faiblesses, deux ridicules, deux personnages qui se mettent dans leur tort, l’un devant la nature, l’autre devant la société. Il a pensé qu’ils devaient être battus tous les deux, et ils le sont, ils le sont différemment, ils le sont comme ils doivent l’être, le premier par une sauvage, le second par une civilisée. L’éducation et la question d’éducation n’ont rien à voir là-dedans.

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Admettons pourtant qu’entre ces deux interprétations à donner à L’École des femmes il soit permis d’hésiter. Est-ce que nous n’avons pas un moyen de nous renseigner ? Est-ce qu’il n’y a pas de véritables témoignages sur lesquels nous puissions nous appuyer ? Les contemporains de Molière ne compteront donc pour rien ? La pièce a été jouée au grand jour ; elle a eu beaucoup de succès ; elle a fait un bruit énorme ; on en a parlé partout, à la cour, dans les ruelles, dans tous les lieux publics. Elle a donné lieu à une explosion d’écrits, de libellés, de pamphlets, d’imprimés de toute sorte. Il y a plus. Molière, pour la première et la seule fois de sa vie, a pris la défense de son ouvrage, et il a composé, vous le savez, une seconde comédie intitulée La Critique de l’École des femmes. Est-il acceptable, je vous le demande, si la question d’éducation avait été mise en jeu, que personne ne l’eût aperçue, que personne ne l’eût signalée, {p. 30}et peut-on supposer que Molière, qui prenait justement la parole, n’en eût pas dit un mot ?

Il y a dans la vie d’un auteur dramatique, dans cette vie si périlleuse et si douloureuse, un plaisir qu’il n’est que trop souvent à même de connaître : c’est lorsqu’un de ses ouvrages est attaqué, discuté, controversé, et que devant toutes ces interprétations si différentes il peut répondre en souriant : non, ce n’est pas ça ; vous n’y êtes pas du tout ; je pensais à autre chose. Eh bien, croyez-vous que Molière, qui faisait face cette fois à ses adversaires, se serait refusé ce plaisir ? Croyez-vous qu’il ne leur eût pas dit : non, ce n’est pas ça, vous n’y êtes pas du tout. Vous attaquez ma comédie, mais je fais bon marché de ma comédie. Je tiens à une idée que j’y ai mise, à une pensée d’éducation que vous n’y voyez pas ; j’apportais une vérité nouvelle. Eh bien, si les contemporains de Molière n’ont pas soupçonné cette vérité nouvelle {p. 31}et si Molière lui-même n’y a pas fait allusion, soyons donc certains qu’elle ne lui est jamais venue.

Il est bien facile, mesdames et messieurs, lorsqu’un homme est entré pour toujours dans la postérité, lorsque deux siècles d’admiration ont passé sur son nom et sur ses ouvrages, il est bien facile, si belles que soient ses œuvres, de leur trouver de nouvelles beautés. Chacun alors veut y mettre du sien ; on fait avec lui de la collaboration posthume. Il vaudrait peut-être mieux, plutôt que d’attendre deux cents ans pour découvrir dans un ouvrage des mérites qui ne s’y trouvent pas, reconnaître tout de suite et admirer ceux qui s’y trouvent.

Voulez-vous que je vous dise quel est l’accueil que l’on a fait à L’École des femmes ; comment Molière et sa comédie ont été reçus ?

On a accordé d’abord que la pièce ne manquait pas de qualités ; qu’elle avait bien certainement de bonnes parties.

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Cette concession une fois faite, faite avec équité et bienveillance, et pour montrer qu’on en usait généreusement avec l’auteur, on n’en avait que plus le droit de le juger sévèrement. On a dit alors que le sujet, l’imbroglio, les détails accessoires étaient pris un peu partout, et que tout cela d’ailleurs ne dépassait pas la moyenne des ouvrages courants. Ensuite on s’est attaqué à Arnolphe, un caractère complet, qui commence la comédie de caractères en France ; on ne l’a trouvé ni bien profond ni bien comique ; et il ne faisait rire, ajoutait-on, que grâce aux pantalonnades de l’acteur qui était chargé du rôle ; l’acteur chargé du rôle, c’était Molière ; on atteignait ainsi l’auteur et le comédien, on faisait coup double. Pour Agnès, ça été bien autre chose ; elle y a passé tout entière ; on a relevé jusqu’à ses moindres mots, sans seulement remarquer la lettre qu’elle écrit à Horace, un modèle inimitable de grâce, d’ingénuité et d’abandon. Tout compte fait, il a été décidé que {p. 33}cette École des femmes était d’une insupportable grossièreté. Vous voyez que les restrictions entamaient de beaucoup l’éloge et qu’il ne restait plus grand-chose de la comédie.

On ne s’est pas arrêté là. De la grossièreté de l’ouvrage on a conclu tout naturellement à celle de l’auteur. C’était un homme sans goût, sans tact, sans délicatesse, et, en effet, quelle délicatesse pouvait-on attendre d’un homme qui vivait dans ce milieu de théâtre où les mœurs sont si mauvaises ? Et on ajoutait tout de suite que les mœurs de Molière étaient particulièrement épouvantables. Alors on a rappelé son mariage et on l’a accusé d’avoir épousé sa fille.

On ne s’est pas arrêté là. Il y avait un dernier coup à porter à Molière et on l’a tenté. Les dévots s’étaient scandalisés de quelques vers de L’École des femmes ; les hommes de lettres s’allièrent avec les dévots. Pour quoi faire ? Pour enlever à Molière la protection du roi. Or la {p. 34}protection du roi n’était pas seulement honorifique. C’était pour Molière la possession d’une salle de théâtre et la faculté de faire jouer ses pièces. J’ai entendu bien des fois reprocher à Molière cette protection que le roi lui accordait et qui lui a coûté peut-être quelques sacrifices. Ne la regrettons pas. Si Molière n’avait pas été appuyé de ce côté, s’il n’avait pas eu son théâtre et ses acteurs, sait-on ce qui serait arrivé de lui ? Il est possible qu’il se fût découragé, lassé, arrêté devant des difficultés insurmontables, et peut-être aurait-il fini assez misérablement, comme il avait commencé, en promenant une troupe de comédiens dans tous les coins de la France.

Voilà, mesdames et messieurs, comment on a accueilli Molière pour un succès de théâtre, pour une comédie qu’on ne trouvait pas bien fameuse et que le temps n’avait pas encore consacrée. Pensez donc à ce qu’on aurait dit, à tous les cris que l’on aurait poussés, à toutes {p. 35}les huées dont il aurait été l’objet, s’il avait voulu faire œuvre de penseur et de réformateur ! On l’aurait renvoyé à ses tréteaux, à ses chandelles, à son rouge et à son blanc et, puisqu’on allait bientôt toucher à la plaie de sa vie, à son martyre conjugal, on l’aurait renvoyé à son habit de Sganarelle.

Revenons encore un instant au xviie siècle. Est-ce que l’éducation entre pour beaucoup dans les préoccupations et le gros travail de l’époque ? Est-ce qu’on pourrait y apercevoir une question d’éducation, telle que nous l’entendons aujourd’hui ? Je ne dis pas, bien loin de là, qu’il n’y ait pas d’éducation ; que personne ne s’en occupe ; mais qui est-ce qui s’en occupe ? C’est l’Église, ce sont les évêques, c’est Fénelon, que ce sujet intéresse et captive tout particulièrement. Et pour qui s’en occupe-t-on ? Pour les filles de la noblesse, pour toutes ces belles enfants qui auront un rang à la cour et qui occuperont des situations privilégiées.

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Une seule fois il est question des autres, et dans quelle proportion ? Une femme qui a été jugée sévèrement, mais qui n’en avait pas moins de belles qualités, Mme de Maintenon, en souvenir de sa jeunesse, de ses années difficiles, des attaques qu’elle avait repoussées si dignement, en se réservant sans doute pour la dernière, s’apitoie sur le sort de quelques jeunes filles, nobles encore, mais sans fortune, et dont les parents sont morts au service de l’État ; elle fonde la maison de Saint-Cyr. Disons, en passant, que l’œuvre de Mme de Maintenon ne réussit pas d’abord, qu’il y eut de graves mécomptes, qu’il fallut changer plusieurs fois les règles de l’établissement ; tant il est vrai que l’éducation n’est pas toujours pour les femmes un appui et un frein.

C’est seulement au siècle suivant, lorsque les encyclopédistes seront venus, lorsqu’ils auront remué toutes les idées et toutes les questions, qu’on parlera d’éducation comme nous le faisons {p. 37}aujourd’hui. Le premier décret d’éducation publique, en France, va sortir de la Convention. Et que contient-il pour les filles ? Rien. On ne songe pas encore à elles ; leur tour n’est pas venu. Nous avons aujourd’hui une école historique qui charge volontiers la Convention de tous les crimes, de toutes les fautes et de toutes les erreurs ; le plus grand reproche que lui fassent les femmes, c’est de les avoir complètement oubliées.

Il faut, mesdames et messieurs, que la critique nouvelle, que les esprits avancés en prennent leur parti. Molière, dans L’École des femmes, n’a pas mis des idées sur l’éducation, et si Molière avait mis des idées sur l’éducation quelque part, c’est bien certainement dans Les Femmes savantes, c’est là et pas ailleurs qu’il faudrait aller les chercher. N’essayons pas de le dissimuler. La satire, dans Les Femmes savantes, est des plus nettes, des plus vives et des plus dures. La question d’éducation y est dépassée de beaucoup. C’est la {p. 38}femme tout entière, ce sont ses travers, ses lacunes, disons le mot, son insuffisance que Molière nous a montrée, lorsqu’elle sort de l’état et des occupations de son sexe. Molière ne s’est arrêté qu’à la faute pour rester dans la comédie. Bélise est une vieille folle, une échappée de l’hôtel Rambouillet, qui termine dans l’imbécillité une vie stérile, employée tout entière aux puérilités de la Carte du tendre. Armande, lorsqu’elle philosophe comme elle le fait sur le mariage, se plaît surtout aux curiosités malsaines et aux propos scabreux ; elle a perdu la pudeur. Quant à Philaminte, nous la voyons pédantesque avec ses gens, insolente avec son mari, cruelle avec sa fille ; d’un autre côté et dans les choses de l’intelligence justement, elle n’apporte ni sérieux ni finesse, le fond manque ; enfin, et ce trait est le plus terrible, son homme, c’est Trissotin. On a déjà fait remarquer, je crois, que Les Femmes savantes et Tartuffe se ressemblaient par {p. 39}un point : la maison d’Orgon est dominée par un scélérat ; la maison de Philaminte est conquise par un sot.

Et cependant, après avoir recherché dans Les Femmes savantes tout ce qu’elles renferment, dans cette comédie comme dans les autres, nous ne devons voir encore qu’un tableau, une peinture de la société du xviie siècle avec des caractères éternellement vrais. Le spectacle que Molière nous présente est exact ; mais est-ce que le spectacle contraire ne pourrait pas être exact aussi ? Est-ce que nous ne pouvons pas nous figurer des femmes instruites et agréables, cultivées et naturelles, qui gouvernent à la fois leur esprit et leur maison ; qui soient, en un mot, dans une situation privilégiée, de qualité supérieure ? Nous pouvons si bien nous les figurer qu’au temps même de Molière elles ne manquaient pas. On a dit bien des fois que Racine, pour composer ses héroïnes, n’avait eu qu’à regarder autour de lui. Eh bien, ces modèles que Racine {p. 40}avait sous les yeux, Molière les connaissait aussi. Dirai-je plus ? Ce sont les mêmes qui leur servent à tous les deux. Supposez, par exemple, la célèbre Mlle de Scudéry assise un instant entre Molière et Racine, Racine y prend le portrait de Bérénice et Molière celui de Philaminte.

J’ai fini, mesdames et messieurs, et je n’ai plus que quelques mots à vous dire. Un critique parisien, bien connu pour ses développements oratoires et sa bienveillance universelle, auquel on reprochait sa manière de comprendre Molière, répondait par ces mots : « tant pis pour lui s’il est autrement ; je le grandis. C’est une erreur. Il n’appartient à personne de grandir Molière, et, lorsqu’on a dit de lui qu’il est le premier et peut-être le seul poète comique, on lui a rendu un hommage suffisant, celui qu’il mérite. Molière n’est pas un philosophe : le philosophe, c’est Descartes ; Molière n’est pas un penseur : le penseur, c’est Pascal ; {p. 41}Molière n’est pas un démolisseur comme Voltaire, ni un réformateur comme Rousseau. Qu’est-ce que c’est donc que Molière ? C’est un auteur dramatique. C’est un homme dont l’instinct, dont le génie, dont la fonction est de représenter ses semblables. Ne lui demandez pas des idées ; les idées, il ne les voit qu’à travers les caractères, au moment où elles deviennent excessives et où il va les ridiculiser. Ne lui demandez pas une leçon morale ; il est avec Agnès contre Arnolphe, et cependant Agnès est bien un peu coupable ; il est avec Angélique contre Dandin, et Angélique est tout à fait coupable. Ne lui demandez pas un conseil pratique ; il sait très bien qu’il ne corrigera pas Le Misanthrope, ni Le Bourgeois gentilhomme, ni Le Malade imaginaire ; ces personnes-là ont existé de tout temps et elles existeront toujours. Sa besogne, à lui, est de leur donner une seconde vie, la vie littéraire. Sa besogne est de fixer dans le monde de l’art des caractères qui, sans {p. 42}lui, resteraient disséminés et épars dans la nature. Si vous voulez à toute force trouver un enseignement chez Molière, alors que ce soit un enseignement bien autrement élevé, bien autrement supérieur, celui que l’on retire de toutes les grandes manifestations de l’esprit et de la connaissance désintéressée des choses humaines. »

[Annexe] §

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À titre d’exemple des polémiques soulevées dans la Presse par la Conférence d’Henri Becque.

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Et Molière ! pauvre Molière ! C’est le suprême en-cas ! C’est la grande et éternelle ressource ! A-t-on assez bavardé autour de ses pièces ? La Comédie-Française n’en pouvait plus donner une seule sans qu’on vit une nuée d’âmes en peine se jeter sur ce régal, et le découper en petits morceaux pour le faire durer plus longtemps. A-t-on épilogué, notamment, sur L’École des femmes ? Entre M. Becque, qui avait donné le branle, et M. Sarcey, qui avait suivi et prolongé le mouvement, chacun a pris position et dit son mot. On a noirci du papier, on en noircira encore pendant plus de mille ans, et toute cette glose s’en ira en fumée sans obscurcir un seul moment ce petit jet de lumière, qui s’appelle L’École des femmes. Que de commentaires, bons dieux, que d’écritures pour une comédie ! Il s’agissait de savoir — insondable mystère ! — si Molière a bien eu l’idée de mettre, et a bien mis en effet dans L’École des femmes tout ce qu’il nous plaît d’y trouver aujourd’hui, y compris la lune !

« J’y vois ceci ! » disait l’un, « J’y vois cela ! » répondait un autre ! « J’y vois tout ! » reprenait un troisième, encore plus malin que les deux premiers. On se demandait, avant toute chose, si l’auteur a posé et résolu le problème:des lycées de filles. Becque et Sarcey soutiennent que non.

Je me suis reporté au texte, et j’ai relu, avec un plaisir extrême, non seulement L’École des femmes, mais L’École des maris, qui sont deux fois la même pièce, ou même une seule pièce, si bien que la mémoire fourche quelquefois en les citant et met volontiers dans l’une ce qui est dans l’autre, tant il est vrai que le morceau serait également à sa place dans toutes les deux.

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Prenons, par exemple, la fameuse tirade :

En effet, tous ces soins sont des choses infâmes.
Sommes-nous chez les Turcs pour renfermer les femmes ?
Car on dit qu’on les tient esclaves en ce lieu,
Et que c’est pour cela qu’ils sont maudits de Dieu.
Notre honneur est, monsieur, bien sujet à faiblesse,
S’il faut qu’on ait besoin qu’on le garde sans cesse.
Pensez-vous, après tout, que ces précautions
Servent de quelque obstacle à nos intentions ?
Et quand nous nous mettons quelque chose à la tête,
Que l’homme le plus fin ne soit pas une bête
Toutes ces gardes-là sont visions de fous ;
Le plus sûr est, ma foi, de se fier en nous :
Qui nous gêne se met en un péril extrême.
Et toujours notre honneur veut se garder lui-même.
C’est nous inspirer presque un désir de pécher,
Que montrer tant de soins de nous en empêcher ;
Et si, par un mari, je me voyais contrainte,
J’aurais fort grande pente à confirmer sa crainte !

C’est bien le pendant, n’est-il par vrai, de cette autre saillie non moins fameuse :

…………………… Les verrous et les grilles
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles !

Eh bien ! Que celui qui ne les a jamais confondues lève la main ! Que celui qui ne s’est jamais trompé sur le vrai lieu où on les trouve me jette la pierre ! J’avoue que, pour ma part, lorsque j’ai été un peu de temps sans les revoir ou sans les entendre, je m’y brouille un peu, et qu’il en est cinq ou six comme celles-là, soit dans L’École des maris, soit dans L’École des femmes, qui exposent notre esprit à des confusions d’ailleurs instructives et sans danger.

Pour en revenir à cette École des femmes que je viens d’étudier, à mon tour, dans son plus intime détail, il m’a paru {p. 46}que la discussion roulait un peu sur une pointe d’aiguille. Sans doute Molière n’a pas voulu se substituer d’avance aux pédagogues contemporains, ni faire, comme Fénelon, un Traité sur l’éducation des filles. Encore ne faut-il pas perdre de vue ce mot école qui brille en tête de deux pièces et qui signifie bien quelque chose apparemment. Il ne faut pas oublier non plus les intentions, les visées moralisantes de notre vieux théâtre, et son sincère désir et sa ferme résolution de réaliser l’ancienne devise : castigat ridendo. On ne peut nier que, dans la pensée de Molière, vingt fois exprimée par lui-même avec une énergie progressive, ces deux pièces, L’École des maris et L’École des femmes, qui sont la suite l’une de l’autre ou, plus exactement, deux moitiés d’un même tout, ne se proposent expressément pour but de répondre à l’éternelle et redoutable question : Comment faut-il élever les filles pour en faire d’honnêtes femmes ? Notez que le jeu, comme on dit, en vaut bien la chandelle, et que ce n’est pas là une affaire dont nous puissions complètement nous désintéresser. Molière conclut tout à la fois contre la séquestration et contre la science, au moins contre les études compliquées, qui sont à la mode aujourd’hui. Sa formule pourrait assez bien se traduire ainsi : la liberté dans l’ignorance. Une ignorance relative, bien entendu : celle de la bonne et intelligente ménagère, qui a reçu une instruction courante, mais qui trouve, dans la vie, un meilleur emploi de son temps que la chimie ou l’histoire.

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Je disais tout à l’heure : la liberté dans l’ignorance ! Molière eût dit peut-être, si on lui eût demandé de résumer sa devise : la liberté, dans la famille ! Car, pour les femmes trop savantes, la famille n’existe plus.

Telle est, suivant moi, l’idée de Molière ; tels sont les principes qui l’ont guidé, et la leçon qu’il a voulu mettre dans ses deux comédies. Elle y apparaît, elle y éclate, presque à chaque vers, et d’un bout à l’autre, avec une si victorieuse clarté, qu’il me semble vraiment extraordinaire qu’on puisse encore chicaner là-dessus. Il est parfaitement certain que Molière n’a pas cherché midi à quatorze heures, et qu’il ne faut pas plus l’y chercher que lui. On a grandement raison, en l’étudiant, d’observer cette simplicité qu’il pratiquait lui-même, et qui est la bonne règle ; on fait bien de ne pas raffiner outre mesure, et hors de propos, sur les significations à longue portée et les prétentions quasi sibylliques que des philosophes échauffés attribuent à ses comédies. Cependant, il ne faut pas tomber dans l’excès contraire et se figurer qu’étant un auteur comique, il a simplement voulu faire rire. Son siècle, à défaut de son génie, lui eût conseillé et imposé un peu plus d’ambition. Il écrivit aussi pour instruire, au moins dans la mesure où le théâtre peut remplir ce rôle et atteindre ce but.