Francisque Bouillier

1852

Molière, élève de Gassendi (Revue du Lyonnais)

2015
Source : Francisque Bouillier, « Molière, élève de Gassendi », Revue du Lyonnais, nouvelle série, tome IV, 1852, p. 370-382.
Ont participé à cette édition électronique : Camile Frejaville (OCR et stylage) et Chayma Soltani (Structuration et encodage TEI).

Molière, élève de Gassendi §

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Éclipsée et vaincue par la philosophie de Descartes, la philosophie de Gassendi n’a eu que d’obscures destinées et une influence restreinte jusqu’au temps où, avec une autre forme et un autre nom, sous le patronage de Locke et de Newton, elle reprend, au XVIIIe siècle, la faveur et l’empire. Pendant le siècle de Louis XIV, elle ne fut en général cultivée et pratiquée que par quelques hommes d’esprit et de plaisir, et elle n’a régné que dans quelques salons suspects de libertinage d’esprit et de mœurs, dans la société du Temple et chez Ninon de Lenclos. Sauf une seule exception que je vais signaler, tous les grands écrivains du siècle de Louis XIV, relèvent plus ou moins de Descartes et non de Gassendi.

Gassendi avait lui-même enseigné sa philosophie à quelques jeunes gens qui se faisaient remarquer par leur verve et leur esprit. Mais la plupart furent plus propres à discréditer qu’à recommander sa philosophie, par la licence de leurs opinions et de leurs mœurs. Ils se sont fait plus de renommée par leur amour des plaisirs, par leurs débauches, leurs goûts aventureux, leur turbulence, leurs vers anacréontiques, que par leur sagesse ou leurs travaux philosophiques ; ils ont eu plus de souci de mettre en pratique la philosophie d’Épicure, ressuscitée par Gassendi, que d’en approfondir la théorie. Tels furent Chapelle, Cyrano de Bergerac, Hénault, Bernier. Le plus grave et le plus savant d’entr’eux, Bernier, auteur d’un abrégé de la philosophie {p. 371}de Gassendi, était surnommé le joli philosophe et faisait les délices de la société du Temple. Cependant, si l’Épicuréisme pratique de ces joyeux disciples de Gassendi pouvait trouver quelque excuse dans la doctrine de leur maître, assurément il n’en trouvait pas dans son exemple et dans sa vie. Le restaurateur de la philosophie d’Épicure, Gassendi vivait comme un anachorète, il ne buvait que de l’eau, ne mangeait que quelques légumes et jamais de viande, pratiquant fidèlement le principe que l’usage de la viande est contre-nature, au sujet duquel il avait eu une curieuse polémique contre le philosophe mystique, Jean-Baptiste Van Helmont. Les rôles y avaient été intervertis, c’est le disciple d’Épicure qui prescrivait l’abstinence de la viande, c’est le mystique qui ne voulait pas y renoncer. Bientôt, à ces élèves Gassendi en adjoignit un autre qui n’avait pas seulement de l’esprit, mais aussi du génie, Molière, camarade de Bernier et de Chapelle au collège de Clermont, à Paris, qui l’avait frappé par sa vive et précoce intelligence.

Je n’ai pas la prétention, après tant d’autres plus habiles, de faire l’éloge et la critique du génie comique de Molière. Je ne veux pas montrer le rival d’Aristophane et de Ménandre, mais seulement l’élève de Gassendi et les traces de cet enseignement philosophique répandues dans la plupart de ses comédies. On voit, dit Sorbière, autre disciple de Gassendi, les traits d’une belle philosophie dans les comédies de Molière. Cette belle philosophie dont parle Sorbière, est celle de Gassendi. Qu’a fait Gassendi en philosophie? Il a travaillé à restaurer et à réhabiliter la doctrine d’Épicure, il a combattu et tourné en ridicule les péripatéticiens de l’école, il a défendu la liberté philosophique, il a attaqué par le raisonnement et par l’ironie le spiritualisme de Descartes. Or, nous trouvons tout cela dans Molière, sous une forme comique qui elle-même peut-être a été inspirée par cette légère et fine ironie dont Gassendi a su animer la plupart de ses discussions philosophiques, et surtout ses objections contre Descartes.

La traduction en vers du poème de Lucrèce que Molière composa dans sa jeunesse suffirait à manifester l’influence de Gassendi. En traduisant Lucrèce, Molière faisait suite aux grands {p. 372}travaux de son maître sur la philosophie d’Épicure. Un autre des disciples de Gassendi, Hénault, poète anacréontique, avait aussi entrepris une traduction en vers de Lucrèce. De la traduction d’Hénault, il n’est resté que l’invocation à Vénus, l’auteur, avant de mourir l’ayant fait jeter au feu par scrupule religieux. La perte de la traduction de Molière est sans doute beaucoup plus digne de regrets. Il n’en reste que quelques vers piquants du Misanthrope, sur l’illusion qui fait voir tout en beau aux amants dans l’objet aimé, imités d’un passage du IVe livre de Lucrèce1. Mais Molière a porté aussi dans ses comédies l’esprit philosophique de Gassendi. Il nous y fait rire à la fois aux dépens d’Aristote et de Descartes. Il couvre de ridicule ces péripatéticiens fanatiques qui appelaient à grands cris au secours d’Aristote les magistrats et les lois. Il se moque de la scholastique en homme qui la connaît. Il n’épargne pas davantage Descartes et son école. Le doute méthodique, l’autorité du témoignage des sens niée, la {p. 373}distinction profonde de l’âme et du corps, la connaissance de l’âme plus claire que celle du corps, sont tour à tour l’objet de l’ironie de Molière, comme de l’ironie de Gassendi.

Le péripatétisme intolérant appelant la persécution à son aide, ce sont les questions oiseuses, les distinctions subtiles de la scolastique voilà ce qu’il tourne en ridicule dans le personnage de Pancrace du Mariage forcé. Quoi de plus comique que la fureur péripatéticienne de Pancrace contre le misérable qui a osé dire la forme au lieu de la figure d’un chapeau. « Ah ! seigneur Sganarelle, tout est renversé aujourd’hui, et le monde est tombé dans une corruption générale. Une licence épouvantable règne partout, et les magistrats qui sont établis pour maintenir l’ordre dans un état, devraient mourir de honte en souffrant un scandale aussi intolérable que celui dont je veux parler… N’est-ce pas une chose horrible, une chose qui crie vengeance au ciel que d’endurer qu’on dise publiquement la forme d’un chapeau. Je soutiens qu’il faut dire la figure d’un chapeau et non pas la forme. » Par cette risible déclamation de Pancrace contre les magistrats qui tolèrent un pareil scandale, Molière, avant l’arrêt burlesque de Boileau et de Bernier, retenait par le ridicule les théologiens et les péripatéticiens qui sollicitaient, et les magistrats qui étaient tout prêts à rendre un arrêt contre les opinions nouvelles en philosophie. Que d’autres Pancraces depuis Molière, n’avons-nous pas entendus !

Ce n’est pas seulement au sujet de la distinction de la forme et de la figure, mais d’une foule d’autres distinctions non moins oiseuses ou subtiles que Molière se raille de renseignement scholastique. Écoutez ce même Pancrace proposer à Sganarelle de lui enseigner « si la substance et l’accident sont termes synonymes ou équivoques à l’égard de l’être ; si la logique est un art ou une science, si elle a pour objet les trois opérations ou la troisième seulement ; s’il y a dix catégories ou s’il n’y en a qu’une; si la conclusion est de l’essence du syllogisme ; si l’essence du bien est mise dans l’appétibilité ou dans la convenance ; si le bien se réciproque avec la fin, si la fin nous peut émouvoir par son être réel ou par son être intentionnel. »

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Le maître de philosophie du Bourgeois gentillhomme ne se montre pas moins habile que Pancrace dans les divisions et les subdivisions de la logique scolastique. Il offre à M. Jourdain de l’instruire dans la logique qui traite des trois opérations de l’esprit qui sont: la première, la seconde et la troisième. La première, qui est de bien concevoir par le moyen des universaux ; la seconde, de bien juger par le moyen des catégories; et la troisième, de bien tirer une conséquence, par le moyen des figures Barbara, Celarent, Darii, etc. A en croire Grimarest, l’original de ce maître de philosophie serait Rohault, un des plus zélés et des plus célèbres disciples de Descartes, et en même temps ami de Molière. Il raconte même que Molière, afin que tout le monde pût reconnaître Rohault, lui aurait fait demander son chapeau, qui était d’une forme particulière, pour l’acteur qui devait jouer ce rôle, et que Rohault n’aurait pas été assez philosophe pour le prêter, instruit de l’usage qu’on voulait en faire. Mais ce récit est dépourvu de toute espèce de vraisemblance. D’abord, Molière était l’ami de Rohault, et il n’est pas probable qu’il eût voulu l’immoler, comme Cotin, aux risées du parterre, et ensuite les catégories, les universaux, les figures Barbara, Celarent, etc. dont il est ici question, n’ont évidemment aucun rapport avec la philosophie de Descartes et de Rohault, qui n’en faisaient pas plus de cas que Molière lui-même. Cependant, il paraît que l’idée de la fameuse leçon de prononciation est empruntée au discours physique de la parole, par le cartésien Cordemoy2.

Molière raille la physique et non plus la logique de l’école, lorsqu’il fait répondre au malade imaginaire que l’opium fait dormir parce qu’il a une vertu dormitive. Les péripatéticiens scolastiques croyaient, en effet, expliquer tous les phénomènes par des formes substantielles ou accidentelles, c’est-à-dire par des entités mystérieuses, des qualités, des vertus occultes, qu’au {p. 375}gré de leur imagination ils supposaient dans tel ou tel corps, ainsi, par le ridicule, Molière vient-il en aide non seulement à Gassendi mais à Descartes contre ces fameuses formes substantielles, pour lesquelle l’école tout entière combattait avec une si malheureuse opiniâtreté. Molière n’épargne pas davantage ce respect aveugle de l’autorité et de l’antiquité contre lequel avaient lutté Gassendi et Descartes. En médecine surtout, il tourne en ridicule les ignorants et superstitieux adorateurs des anciens. Dans cette même pièce du Malade imaginaire, qu’estime le plus Diafoirus en son fils Thomas Diafoirus ? « C’est qu’il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang et autres opinions de même farine. » Voilà les traits comiques lancés contre le péripatétisme scolastique, voyons maintenant ceux qu’il lance contre Descartes et son école.

Après Pancrace, dans le Mariage forcé, parait Marphurius, dont le risible scepticisme est sans doute une parodie du doute méthodique de Descartes. Car assurément Molière ne veut pas se moquer de Montaigne et de Charron, qui étaient les auteurs favoris de Gassendi et sans doute aussi les siens, mais du scepticisme théorique et absolu par lequel Descartes se fraie hardiment et sûrement les voies à la certitude. A Sganarelle qui lui dit être venu pour lui demander conseil sur une petite affaire, Marphurius répond : « Changez, s’il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point énoncer de proposition décisive, de parler de tout avec incertitude, de suspendre toujours son jugement, et, par cette raison, vous ne devez pas dire je suis venu, mais il me semble que je suis venu… Il vous apparaît que vous êtes là, il me semble que je vous parle, mais il n’est pas assuré que cela soit. » Ce scepticisme obstiné ne cède qu’aux coups de bâton de Sganarelle qui perd patience. Le philosophe se plaint des coups qu’il vient de recevoir, mais, à son tour, Sganarelle le reprend et lui rappelle qu’il ne doit pas dire j’ai été battu, mais il me semble que j’ai été battu.

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N’est-ce pas ainsi que le P. Bourdin dans les septièmes objections travestit le doute méthodique. « Je pense, dites-vous, je vous le nie, vous songez que vous pensez… Je suis, dites-vous, pendant que je pense… Cela est certain et évident, ajoutez-vous ; je vous le nie, vous rêvez seulement que cela vous parait certain et évident. » Votre méthode, dit encore le P. Bourdin, n’est pas une méthode de penser, mais une méthode de rêver. On dirait que Molière a transporté sur la scène et mis en action les attaques et les plaisanteries de ce jésuite contre le doute provisoire de Descartes.

Dans les Femmes savantes, Molière reproduit sous une forme comique l’ironie de Gassendi contre le spiritualisme de Descartes. Il avait attaqué, dans les Précieuses ridicules, la prétention au bel air et aux belles manières, il attaque, dans les Femmes savantes, la prétention à la science et à la philosophie. Depuis les Précieuses ridicules, en 1659, jusqu’aux Femmes savantes, en 1672, le Cartésianisme avait tout envahi ; il était en faveur non seulement parmi les savants et dans les académies, mais parmi les gens du monde et dans les salons. L’enthousiasme pour la philosophie de Descartes avait gagné les femmes elles-mêmes, et quelques-unes se livraient avec ardeur aux spéculations sur la métaphysique et sur la physique. Le Cartésianisme était devenu pour elles une sorte de mode, et, dans son Voyage du monde de Descartes, le P. Daniel tourne cette mode en ridicule, en faisant dire par Aristote à Descartes, que la mode d’être philosophe ne serait pas plus durable parmi les dames françaises que toutes les autres modes3. Les femmes savantes Philaminte, Bélise, Armande sont des cartésiennes qui exagèrent un peu la doctrine de Descartes. A leurs exagérations Molière oppose sans doute beaucoup de bon sens, mais aussi quelquefois d’autres exagérations dont l’origine est dans la philosophie de Gassendi. Chrysale, Henriette, Clitandre représentent, à des degrés divers, l’opposition contre le spiritualisme cartésien porté à l’excès et contre la manie philosophique des femmes savantes. La lutte entre ces divers personnages {p. 377}rappelle la fameuse antithèse ironique, dans laquelle se résume toute la polémique entre Descartes et Gassendi. O esprit, dit Gassendi à Descartes; ô chair, répond Descartes à Gassendi. Ainsi Armande dit à Henriette :

Songez à prendre goût des plus nobles plaisirs,
Et, traitant de mépris les sens et la matière,
A l’esprit, comme nous, donnez-vous tout entière…
Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie.

Philaminte traite la matière encore plus dédaigneusement :

Le corps, cette guenille, est-il d’une importance,
D’un prix à mériter seulement qu’on y pense.

Mais le bonhomme Chrysale n’est pas de son avis, et il réplique en vrai Gassendiste :

Oui, mon corps, c’est moi-même, et j’en veux prendre soin;
Guenille, si l’on veut, ma guenille m’est chère.

Si Philaminte est un peu perdue dans le monde de l’esprit, Chrysale n’est-il pas un peu trop absorbé dans celui de la matière ; et si Philaminte, Armande et Bélise ont tort de faire abstraction du corps et des sens, Chrysale n’a-t-il pas tort, de faire abstraction de l’esprit et de s’écrier : Mon corps, c’est moi-même ? Bélise veut que de l’amour on bannisse la substance étendue, pour n’y admettre que la substance qui pense :

La substance qui pense y peut être reçue,
Mais nous en bannissons la substance étendue.
Selon Armande, dans le parfait amour, on doit tenir la pensée
Du commerce des sens nette et débarrassée,
Ce n’est qu’à l’esprit seul que vont tous les transports,
Et l’on ne s’aperçoit jamais qu’on ait un corps.

Presque tous les adversaires de Descartes, de même que Molière et Gassendi, lui reprochent soit sous une forme sérieuse, soit sous une forme ironique d’avoir fait l’âme indépendante du corps et de prétendre qu’elle ne doive pas s’apercevoir qu’elle ait {p. 378}un corps. Des âmes cartésiennes qui sortent de leur corps, pour errer dans l’espace, et qui y rentrent quand il leur plaît, voilà la donnée commune des romans anti-cartésiens du P. Daniel et de Huet, du Voyage du monde de Descartes, et des nouveaux Mémoires pour servir à l’histoire du Cartésianisme. Mais il y a plus à s’étonner, sans doute, de la lutte de Huet et des Jésuites que de celle de Molière contre le spiritualisme de Descartes, qui, au fond, n’est que le spiritualisme mime, sur lequel reposent les dogmes les plus essentiels de la théologie chrétienne. Cependant Clitandre n’est pas plus de l’avis d’Armande que Chrysale de celui de Philaminte.

Pour moi, par un malheur, je m’aperçois, Madame,
Que j’ai, ne vous déplaise, un corps tout comme une âme;
Je sens qu’il y tient trop pour le laisser à part :
De ces détachements je ne connais point l’art,
Le ciel m’a dénié cette philosophie,
Et mon âme et mon corps marchent de compagnie.

Si le bon sens parle souvent par la bouche de Clitandre. d’Henriette et même de Chrysale, on doit avouer que quelquefois il incline un peu trop du côté de l’empirisme.

Bélise, Philaminte et Armande ne sont pas moins cartésiennes en physique qu’en métaphysique. Bélise trouve le vide à souffrir difficile et goûte bien mieux la matière subtile; Armande aime les tourbillons, et Philaminte les mondes tombants.

J’appliquerai la même remarque au Misanthrope qu’aux Femmes savantes. Je serai cependant moins sévère que Rousseau, et je ne dirai pas, comme lui, qu’après avoir joué tant d’autres ridicules, Molière a voulu jouer dans cette pièce celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu. Ce n’est pas la vertu, mais les travers d’un homme vertueux que Molière a joués dans le Misanthrope. Il ne nous fait rire que de ce qui est digne de risée. Cependant s’il ne tourne pas la vertu en ridicule, il lui oppose souvent, en lui donnant l’avantage, une certaine sagesse où nous reconnaissons, à plus d’un trait, l’esprit de la morale de Gassendi, c’est-à-dire de la morale de la prudence et de l’intérêt {p. 379}bien entendu. On ne peut prétendre que Molière soit impartial entre Alceste et Philinte, et qu’il se borne à représenter les hommes tels qu’ils sont avec leurs travers, leurs maximes et leurs excès opposés. Evidemment il penche pour Philinte, ce n’est pas Alceste, c’est Philinte qui est son sage. Il est vrai que Philinte, de même que Clitandre ou Chrysale, représente le bon sens et la vraie sagesse, en plus d’une occasion, contre certains travers et certains emportements du Misanthrope. Mais Molière ne lui donne-t-il jamais raison que contre les travers et les ridicules réels d’Alceste ? J’accorde qu’Alceste est un peu bourru à l’égard des petits vers d’Oronte ; mais que penser de Philinte qui, intérieurement, juge, comme Alceste, qu’ils sont bons à mettre au cabinet, et qui cependant prodigue les expressions de l’admiration et de l’enthousiasme, et proteste qu’il ne flatte point :

Je suis déjà charmé de ce petit morceau….
Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises !…
La chute en est jolie, amoureuse, admirable…
Je n’ai jamais oui de vers si bien tournés…

Est-ce à raison que, dans la scène de la médisance, Philinte prend le parti de Célimène contre Alceste ? Il n’a pas seulement tort sur les petites choses, mais souvent aussi sur les grandes. Blâmerons-nous, avec lui, Alceste de ne vouloir qu’aucun juge soit par lui visité, et de s’en fier exclusivement à son bon droit et à l’équité ? Sans doute il faut savoir gré à Molière de faire parler Alceste avec tant de chaleur et d’éloquence contre la brigue et l’imposture, et de mettre dans sa bouche de si nobles sentiments si noblement exprimés :

Je veux qu’on soit sincère et qu’en homme de cœur
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur…
Ce me sont de mortelles blessures
De voir qu’avec le vice on garde des mesures.

Mais Molière n’approuve-t-il pas les maximes opposées de Philinte ?

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Je veux que l’on soit sage avec sobriété…
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont.
J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font…
Oui, je vois ces défauts dont votre âme murmure
Comme vices unis à l’humaine nature;
Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants et des loups pleins de rage.

Qui vaut le mieux de cette noble et vertueuse indignation de ces haines vigoureuses d’Alceste contre les méchants, ou de cette indifférence morale de Philinte que Molière nous représente comme le plus haut degré de la sagesse ? Cette indifférence morale parait d’autant plus grave qu’elle se fonde sur ce que l’homme serait naturellement méchant, comme s’il n’avait pas la raison pour voir le bien et la liberté pour le faire. Recommander d’être sage avec sobriété et de s’accoutumer aux vices des hommes, n’est-ce pas mettre en pratique la morale de Gassendi, qui n’a pas d’autre but que de rendre la vie heureuse, et qui fait de la prudence la mère de toutes les vertus ? Si donc c’est une exagération de dire avec Rousseau que les maximes de Philinte ressemblent fort à celles des fripons, il faut y reprendre une trop grande complaisance pour les vices à la mode, une tolérance portée à l’excès, sous le prétexte que l’homme est naturellement fourbe, injuste, Intéressé, comme le singe malfaisant, maxime empruntée à la philosophie morale de Hobbes, non moins qu’à celle de Gassendi.

Cependant, d’après un passage de Grimarest, Molière semblerait avoir été Cartésien et non Gassendiste, et même il aurait eu de vives discussions contre Chapelle en faveur de Descartes. « Molière, dit-il, n’était pas seulement bon acteur et excellent auteur, il avait toujours soin de cultiver la philosophie. Chapelle et lui ne se passaient rien sur cet article-là : celui-là pour Gassendi, celui-ci pour Descartes. » Mais on voit que si Molière est cartésien, il ne l’est que pour la physique, par la charmante anecdote que rapporte ensuite Grimarest, de cette discussion philosophique, {p. 381}dans le bateau d’Auteuil, entre Molière et Chapelle , où chacun rivalise d’esprit et de force de poumons pour mériter quelques signes d’approbation de la part d’un juge prudemment muet, assis à l’avant du bateau, jusqu’à ce que le voyant tirer sa besace de dessous un banc, ils s’aperçoivent, à leur grande confusion, que ce n’est qu’un frère lai et non un profond théologien pour lequel ils se sont mis en si grands frais de verve et de dialectique. Grimarest fait dire à Molière : « J’en fais juge le bon père, si le système de Descartes n’est pas cent fois mieux imaginé que tout ce que M. de Gassendi nous a ajusté au théâtre pour faire passer les rêveries d’Épicure. Passe pour sa morale, mais le reste ne vaut pas la peine que l’on y fasse attention. » Chapelle, à son tour, s’écrie : « que Descartes n’a formé son système que comme un mécanicien qui imagine une belle machine sans foire attention à l’exécution ; le système de ce philosophe est contraire à une infinité de phénomènes de la nature que le bonhomme n’avait pas prévus. » Chapelle l’accuse encore d’avoir rêvé, ne lui accordant d’autre éloge que d’avoir mieux rêvé qu’homme au monde, quand il n’a pas pillé ses rêveries. Molière s’indigne, oublie son régime, s’emporte et s’échauffe de plus en plus contre Gassendi, de même que Chapelle contre Descartes.Mais on voit que dans toute cette discussion il n’est question que de physique, et que le passage de Grimarest se concilie très-bien avec le Gassendisme que nous avons attribué à Molière en métaphysique et en morale. On trouve au XVIIe siècle bien d’autres exemples de disciples de Descartes pour la physique, en même temps disciples de Hobbes ou de Gassendi pour la métaphysique.

Je ne sais jusqu’à quel point, à l’appui du cartésianisme de Molière en physique, on peut prendre au sérieux les éloges de la physique de Descartes qu’il a placés dans la bouche des Femmes savantes. Est-ce le sentiment de Molière sur la physique de Descartes, qu’exprime Bélise ?

Je m’accommode aises pour moi des petits corps,
Mais le vide à souffrir me semble difficile,
Et je goûte bien mieux la matière subtile.
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Ce qu’il y a de certain, c’est que si Molière est devenu cartésien en physique, il est demeuré fidèle aux leçons de Gassendi en métaphysique et en morale. De là un caractère de Molière en opposition avec le spiritualisme cartésien de la plupart des grands écrivains du siècle de Louis XI v, de là l’origine et l’explication d’un certain nombre de traits comiques répandus dans quelques-unes de ses pièces, de là quelques maximes de sagesse plus en harmonie avec la morale de l’intérêt bien entendu qu’avec celle ’ du devoir. Ainsi, Molière lui-même ne peut être entièrement compris par qui est ignorant de la philosophie du XVIIe siècle. Il en est de plus d’une fable de Lafontaine, de plus d’une lettre de Mme de Sévigné, de plus d’un chapitre de La Bruyère comme des comédies de Molière, et à plus forte raison de Pascal, de Nicole, de Bossuet et de Fénelon, même dans les écrits qui n’ont pas la philosophie pour objet. Dans le XVIIe comme dans le XVIIIe siècle, la philosophie est de toute part inspirée et pénétrée par la philosophie contemporaine. Séparez donc l’étude des lettres de celle de la philosophie et de son histoire, et, entr’autres résultats, vous aurez celui de rendre en partie inintelligibles les chefs-d’œuvre de la littérature française.

Francisque BOUILLIER.