Louis-Benoît Picard

1825

Notice sur Molière — Histoire de la troupe de Molière (Œuvres complètes, tome I)

2014
Source : Picard Louis-Benoît, « Notice sur Molière » [1825], in Œuvres complètes de Molière, précédées d’une notice par L. B. Picard, avec des notes et des éclaircissements historiques, nouvelle édition, t. I, Paris, P. Pourrat frères, 1838, pp. I-LV.
Ont participé à cette édition électronique : Claire Bégards (Stylage sémantique).

Avertissement du nouvel éditeur §

{p. 1}Cette édition nouvelle des Œuvres complètes de Molière est enrichie de plusieurs morceaux littéraires importants. Un ingénieux écrivain, dont la longue carrière dramatique a été semée de brillants succès, celui qui peut-être dans notre siècle, par la ressemblance des peintures, la gaieté franche et communicative, et la vérité d’observation, rappelle le plus l’inimitable Molière, M. Picard, a bien voulu se charger d’écrire la vie d’un grand homme dont il est, plus que tout autre, digne d’apprécier le génie.

Un autre littérateur, qui ne connaît point de rival dans les succès de l’esprit, et qui ne s’est pas moins illustré dans nos débats politiques que sur la scène française, M. Étienne, nous a permis de placer en tête du Tartuffe un morceau historique et littéraire au-dessus de tout éloge.

À la suite de la notice de M. Picard on lit une histoire abrégée, mais suffisante, de la troupe dont Molière était le chef, et dont il suivit les diverses fortunes. On ne saurait trouver dépourvue {p. 2}d’intérêt cette histoire, riche d’anecdotes et de faits curieux, qui jette une vive lumière sur les premières années de notre scène nationale.

En regard de la nomenclature des personnages de chaque pièce, on a placé le nom des acteurs de la troupe de Molière qui ont rempli, ou, pour employer une expression reçue au théâtre, qui ont créé les différents rôles. Cette indication fidèle complète l’histoire de la troupe comique dirigée par Molière.

Enfin quelques annotations indispensables ajoutées au texte éclaircissent les obscurités qu’il peut offrir de temps en temps, expliquent le sens d’un petit nombre d’expressions vieillies, qui ont dû être employées par Molière, parce qu’elles étaient, à l’époque où il écrivait, d’un usage fréquent dans la familiarité de la conversation.

La tâche de l’éditeur des Œuvres de Molière a été rendue très difficile par l’incorrection presque incroyable des différentes éditions de ce grand poète. « Je puis affirmer, dit M. Auger dans l’avertissement de celle qu’il a publiée, que dans toutes les éditions, sans en excepter les plus belles et les plus estimées, le texte est scandaleusement défiguré ; et pour prouver cette assertion je n’ai besoin que de l’expliquer… Molière ne s’est jamais occupé de donner une édition de ses Œuvres. Celles de ses comédies qui avaient obtenu du {p. 3}succès étaient imprimées séparément et à mesure, probablement d’après son manuscrit et sous ses yeux ; et ces éditions de pièces détachées se répétaient autant de fois que le besoin s’en faisait sentir. Ce n’est qu’en 1673, année de la mort de Molière, que ses œuvres furent réunies, en partie du moins ; et ce recueil fut entièrement conforme au texte des éditions séparées et originales. En 1682, c’est-à-dire neuf ans après la mort de ce grand homme, deux de ses amis, Vinot et Lagrange, entreprirent de donner une édition complète de ses comédies. Ils annoncèrent qu’elle était purgée de toutes les fautes que la négligence des imprimeurs avait laissé s’introduire dans les éditions précédentes ; mais ils ne dirent pas qu’elle eût été faite sur des manuscrits de Molière, ou sur des exemplaires corrigés de sa main… C’est donc à eux, à eux seuls qu’il faut attribuer les différences plus ou moins nombreuses qu’offre leur édition, comparée aux éditions originales. N’ayant point pour le texte de Molière ce respect que cent cinquante ans de culte rendu à son génie ont imprimé dans nos esprits, ils firent tous les changements que leur suggéra leur caprice, ou que la volonté des comédiens avait introduits dans la représentation, etc.1

{p. 4}Nos soins particuliers se sont naturellement portés sur la correction du texte de Molière. Le travail scrupuleux de M. Auger nous a servi de base, et nous avons consulté en même temps les éditions originales. L’édition publiée en 6 vol., petit in-12, par Wettstein (Amsterdam, 1691), nous a fourni des corrections utiles. Enfin nous nous sommes environnés de tous les conseils et de tous renseignements qu’il nous a été possible de réunir ; et nous espérons être arrivés à un degré d’exactitude qui distinguera cette édition de la plupart de celles qui l’ont précédée.

Notice sur Molière §

{p. I}On voit dans l’étroite rue de la Tonnellerie une maison de la plus mince apparence. C’était au dix-septième siècle la demeure d’un tapissier du roi. Là naquit, dans l’année 16202, Jean-Baptiste Poquelin, dont le génie devait un jour donner à la France la palme de la comédie. Ses parents, qui ne le croyaient pas appelé à de si hautes destinées, négligèrent son éducation. À quatorze ans il ne savait que lire et écrire. Son esprit languissait sans culture, lorsqu’une heureuse circonstance vint lui révéler sa vocation. Son grand-père, qui l’aimait beaucoup, le mena un jour à l’Hôtel de Bourgogne, où les comédiens attiraient la foule. Le spectacle fit une impression profonde sur le jeune Poquelin, qui dès lors eut le pressentiment de son avenir ; et, quoique encore enfant, il dut se dire comme le Corrège, par une inspiration soudaine : Et moi aussi, je suis peintre.

Tourmenté du désir de s’instruire, il obtint de son père qu’il suivrait les cours du collège de Clermont. Il avait alors près de quinze ans ; mais les leçons d’excellents maîtres, son aptitude naturelle, et surtout sa laborieuse application, aplanirent tous les obstacles, {p. II}et bientôt le temps perdu fut réparé, Poquelin eut pour camarades de classe des enfants qui furent depuis des hommes célèbres. Chapelle, Bernier, Cyrano de Bergerac, s’initièrent avec lui aux éléments de la littérature. Au nombre de ses condisciples se trouvait aussi le prince de Conti, dont la protection lui fut fidèle dans plusieurs occasions importantes.

Il serait intéressant de connaître quelles furent les impressions habituelles que Poquelin reçut pendant le cours de ses études, et qui, sans nul doute, favorisèrent le développement de son génie ; car c’est peu que de naître avec des dispositions particulières pour un art ; l’âme s’épuise dans de vagues élans, si les circonstances ne viennent seconder son essor et diriger sa course. Ainsi le vaisseau le mieux construit demeure immobile, ou tourne sur lui-même, si un vent propice ne le pousse à sa destination. Tout ce que nous savons de l’adolescence de Poquelin, c’est qu’il fit des progrès rapides dans toutes les branches des connaissances humaines. Devenu l’élève de Gassendi, il acquit sous ce philosophe célèbre les notions sublimes de la morale. S’il partagea sur la physique les erreurs de son maître, du moins il apprit de lui à ne jamais repousser les améliorations, et à porter dans les discussions scientifiques la même tolérance que dans les matières religieuses. Les leçons d’un sage ne contribuèrent pas peu à doter son âme de cette modération qui fut toujours le fonds de son caractère et la base de ses actions.

C’est dans le temps qu’il suivait le cours de ce professeur, que Poquelin jeta les fondements de sa traduction de Lucrèce, édifice qu’il n’a jamais achevé, et dont plusieurs parties révèlent un grand poète. Il se vit bientôt obligé d’interrompre ses méditations {p. III}philosophiques pour entrer dans le monde. Son père, infirme, ne pouvait plus suivre la cour pour y remplir les devoirs de sa charge. Le jeune Poquelin le remplaça dans le voyage que Louis XIII fit en Languedoc, et, quoique à peine âgé de vingt ans, il se mit à continuer, sur les hommes et la société, des études qu’il ne pouvait plus faire dans les livres. Et quels livres eussent été plus féconds en instruction que cette cour composée d’éléments si hétérogènes ? Là fermentaient encore les vieilles passions de la Ligue, mais si usées, qu’elles n’étaient plus que des ridicules ; là près de la gravité plaisante des débris de l’ancien règne, s’agitait étourdiment la frivolité un peu lourde des courtisans ultramontains ; les beaux-arts, presque méconnaissables, se mêlaient à toutes les affaires ; deux partis conspiraient encore au milieu des fêtes, et la France allait voir bientôt des guerriers en habits de bal, des combats livrés en cadence, et des villes prises au son du violon. Les personnages qui préparaient ce spectacle grotesque posèrent plusieurs mois, sans s’en douter, sous les yeux du plus grand peintre qui jamais ait copié la nature. Que Poquelin dut s’enrichir dans ce voyage fait avec une pareille cour ! combien d’originaux prirent place dans sa mémoire ! Quelle foule de travers fut enregistrée sur ses tablettes !

Ce n’était pas seulement lui qui était dévoré par la passion du théâtre ; la France entière était alors avide de cet amusement, à la fois le plus innocent et le plus instructif des plaisirs. De tous côtés se formaient des sociétés pour jouer la comédie. Poquelin fut admis dans une de ces troupes, composée de jeunes gens pleins de chaleur et d’enthousiasme. Il était heureux : enfin il mettait le pied dans la lice où il devait laisser ses nombreux rivaux si loin derrière lui. La troupe dont il faisait partie {p. IV}éclipsa bientôt toutes les autres ; elle obtint des succès si brillants que le public lui donna le titre un peu emphatique d’Illustre théâtre. Poquelin, qui se distinguait parmi ses camarades, changea son nom en celui de Molière, qui avait été déjà porté, mais sans éclat, par un acteur de l’Hôtel de Bourgogne. C’était un sacrifice qu’il devait, par ménagement pour sa famille, aux préjugés de l’époque contre les comédiens. L’usage d’adopter un nom étranger a duré longtemps au théâtre ; il est presque entièrement tombé en désuétude, depuis qu’on est assez raisonnable pour sentir qu’il ne peut y avoir de honte à présenter, sous les costumes de divers personnages, d’utiles leçons, de sages conseils, un noble divertissement. On estime un grand nombre d’états qui n’ont d’autre objet que le plaisir ; pourquoi refuser de la considération à une profession laborieuse, dont le but est d’instruire les hommes en les délassant de leurs travaux ?

Tel était chez Molière le goût de la comédie, qu’à la tête d’une troupe ambulante il se mit à parcourir les villes de province. On exigeait alors des comédiens plus d’études et de connaissances que l’on n’en réclame aujourd’hui. Combien de nos coryphées de théâtre renonceraient au métier, s’il s’exerçait encore comme dans le dix-septième siècle ! Molière avait recueilli à Paris un grand nombre de scènes italiennes, et, dans ses courses, quand il venait à manquer de nouveautés, il en faisait des canevas que l’acteur devait remplir. Au talent de bien rendre la pensée de l’auteur, le comédien était obligé de joindre celui d’improvisateur.

Les titres de quelques-unes des farces que Molière composa en voyageant dans la France ont été soigneusement conservés. Les érudits citent respectueusement {p. V}Les Docteurs rivaux, Le Maître d’école, Le Médecin volant, Le Docteur amoureux, La Jalousie de Barbouillé. Ces ouvrages sont perdus, mais on retrouve quelques traces des deux derniers dans Le Médecin malgré lui, et dans George Dandin. Les titres de ces essais font deviner sans peine que la Faculté de médecine fut de bonne heure le but des malices de notre auteur ; il lança contre ce respectable corps ses premiers et ses derniers traits. On remarque que presque tous les jeunes écrivains, en débutant dans la carrière dramatique, choisissent leurs adversaires dans les mêmes rangs, et que la profession la plus sérieuse prête le plus aux tableaux comiques.

Il y avait dans la province une actrice qui s’était fait une grande réputation. Madame Béjart n’avait pas seulement un penchant irrésistible pour le théâtre ; cette passion était légitimée par un beau talent. Molière avait eu l’occasion de la connaître dans son voyage en Languedoc : plusieurs rapports de caractère leur inspirèrent le désir de se rapprocher. La troupe qu’ils avaient rassemblée arriva à Lyon en 1653. Molière était âgé de trente-trois ans : il débuta devant le parterre de cette ville par la comédie de L’Étourdi : c’était sa première pièce en vers ; elle étincelle de vives saillies et de boutades comiques ; le rôle de Mascarille est écrit avec une verve entraînante ; seul il suffirait à la réputation d’un auteur, et cependant il disparaît presque dans la gloire immense de Molière. Il faut avoir créé le Tartuffe pour n’être pas fier d’avoir composé L’Étourdi.

La faveur publique se déclara pour la troupe de Molière dans la cité de Lyon. Une société rivale, ne pouvant soutenir la concurrence, fut obligée de se dissoudre ; plusieurs de ses membres se réfugièrent dans les rangs des vainqueurs, où ils furent généreusement {p. VI}accueillis. De pareils succès ne purent enchaîner le poète sur les bords du Rhône : il fut appelé par l’amitié du prince de Conti dans la ville de Béziers, où devaient se tenir les états de Languedoc. Molière se vit chargé de la direction de tous les divertissements ; et des appointements furent donnés à sa troupe. C’est là qu’il fit représenter Le Dépit amoureux, ouvrage que quelques situations charmantes, et des scènes du premier ordre, assurent contre l’oubli : la brouille et la réconciliation des deux amants (incident qu’il a depuis reproduit dans deux de ses chefs-d’œuvre) ont servi de type à une multitude de scènes dans le même genre ; mais personne n’a trouvé ce naturel exquis, cette délicieuse naïveté, qui caractérisent le dialogue de Molière. Le prince de Conti fut frappé des beautés de l’ouvrage, et offrit à l’auteur la place de secrétaire de ses commandements. Heureusement Molière refusa cette faveur ; il était dévoué au théâtre, et préférait sa condition un peu orageuse aux douceurs d’une espèce de bénéfice. Qui sait si son génie ne se fut pas éteint dans le repos ?

Il est probable que ce second voyage lui fournit de nouvelles observations ; un esprit aussi attentif que le sien dut faire de singulières remarques parmi les habitants du midi de la France : plus d’un Pourceaugnac, plus d’une comtesse d’Escarbagnas, vinrent sans doute à sa rencontre ; il trouva sur son chemin plus d’un Sotenville. Ô portraits encore pleins de vérité ! Lorsque certains exemples frappent nos regards, et qu’on relit Molière, on est convaincu que rien n’est plus héréditaire que la sottise.

Comme le naturel et la franchise formaient la base de son talent, il ne put réussir dans les sujets qui demandent des formes plus idéales : il échoua dans ses {p. VII}tentatives tragiques. D’après un de ses biographes, il fit jouer à Bordeaux une Thébaïde, qui n’obtint aucun succès ; quelques années après il éprouva à Paris un nouvel échec avec Don Garcie de Navarre ; et cependant c’est dans ce drame héroïque que se trouve l’idée première de la situation d’Alceste amoureux de Célimène : il en a même extrait plusieurs vers pour les transporter dans Le Misanthrope.

Après avoir parcouru le Dauphiné et la Normandie, Molière, fatigué de cette vie aventureuse, tourna ses regards vers le lieu de sa naissance. La protection du prince de Conti aplanit les obstacles qui s’opposaient à son établissement dans la capitale. Monsieur, frère du roi, prit l’affaire à cœur : il autorisa la troupe à s’intituler : Troupe de Monsieur, et lui fournit l’occasion de se signaler, en la faisant débuter en présence de Louis XIV. Cette représentation eut lieu le 24 octobre 1658, dans la salle des Gardes du vieux Louvre, qu’on avait décorée. Molière, après la tragédie de Nicomède, adressa au roi un discours plein d’esprit et d’adresse ; il terminait en demandant la permission de représenter une des petites pièces qu’il jouait en province. De là l’origine de la petite pièce sous la grande. Le roi fut charmé du spectacle ; il donna sur-le-champ à la troupe l’ordre de s’établir à Paris, et Molière fut installé dans la salle du Petit-Bourbon, à l’emplacement même où s’élève aujourd’hui la colonnade du Louvre. Il n’en sortit qu’en 1660 pour se transporter dans la salle que le cardinal de Richelieu avait fait construire à grands frais au Palais-Royal. C’est dans ces deux établissements qu’il mit au jour la plupart des ouvrages qui constituent sa gloire et celle de notre comédie nationale : quelques autres furent composés {p. VIII}pour des fêtes que donnaient le roi, et même des seigneurs de la cour.

Qu’on nous permette de jeter un coup d’œil rapide sur les pièces de notre grand auteur : les principaux événements de la vie d’un écrivain ne sont-ils pas ses ouvrages ?

Nous avons déjà parlé de L’Étourdi et du Dépit amoureux ; aussi ne reviendrons-nous sur ces deux comédies que pour faire observer qu’en y plaçant les rôles de valets sur le premier plan, Molière avait cédé à une sorte de tradition : c’était presque une obligation à cette époque, une mode empruntée aux Grecs et aux Romains. Les esclaves d’Aristophane, de Plaute et de Térence ont enfanté les valets de Scarron, de Corneille et de Molière : les Daves sont pères des Mascarilles. Ces personnages n’étaient pas plus dans les mœurs du dix-septième siècle que dans nos habitudes actuelles : jamais les valets n’ont mené leurs maîtres aussi tyranniquement ; mais comme ils jetaient du mouvement et de la gaîté dans les ouvrages, on les regardait alors comme presque indispensables. S’ils sont proscrits aujourd’hui, c’est que les originaux de cette famille de convention ont été épuisés, et Molière lui-même ne les admit jamais dans ses pièces importantes.

Après ces deux premiers ouvrages, il s’élance, avec autant de bonheur que d’audace, vers le véritable but de la comédie, celui de combattre nos travers : il donne Les Précieuses ridicules. Une critique fine et mordante distingue cette pièce. Il était impossible de se moquer plus cruellement de ces formes emphatiques, de ce ton guindé, que les beaux esprits de la cour avaient mis à la mode, et qui, des hautes sociétés, s’étaient répandus jusque {p. IX}dans la classe moyenne. On connaît l’exclamation qu’un vieillard laissa échapper à la seconde représentation des Précieuses : « Courage, Molière, voilà la bonne comédie ! » Le temps a confirmé ce jugement.

N’oublions pas de signaler Le Cocu imaginaire comme une pièce remplie de gaîté, et dont le fond n’est pas dépourvu d’intérêt. Il y a beaucoup d’art et d’habileté dans cette succession de quiproquo, qui tous naissent d’une première méprise. Le monologue où Sganarelle délibère pour savoir s’il doit se battre avec le prétendu galant de sa femme, brille d’une foule de traits comiques.

Les Fâcheux peuvent être considérés comme le premier essai de comédie épisodique. La comédie épisodique doit être une galerie de tableaux de mœurs ; elle ne comporte qu’une faible action, pour laisser briller la richesse des détails ; c’est ce que Molière a supérieurement accompli. On remarque dans Les Fâcheux, entre autres scènes plaisantes, celle du chasseur : Louis XIV lui-même désigna l’original, que l’auteur a reproduit d’une manière si piquante.

Les Adelphes de Térence ont fourni l’idée principale de L’École des Maris ; mais les ruses qu’Isabelle met en usage pour tromper son tuteur amènent des situations que le poète latin n’avait pas soupçonnées, et un dénouement des plus ingénieux.

Quoi de plus neuf, de plus intéressant, de plus délicat que L’École des Femmes ! Quelle gaîté dans les confidences perpétuelles que fait Horace au seigneur Arnolphe ! Comme celui-ci rend lui-même sa situation plus comique par ses impitoyables railleries contre les époux et les tuteurs confiants ! Et Agnès ? Peut-on ne pas aimer sa naïve ignorance, les innocentes impulsions de ses premiers penchants, ses aveux pleins de franchise et {p. X}de simplicité, et jusqu’à cette coquetterie instinctive sur laquelle est en partie fondé l’empire des femmes ?

C’est dans Le Mariage forcé que se trouve la fameuse dissertation sur la forme et la figure du chapeau : on ne pouvait mieux tourner en ridicule les subtilités de l’école. La scène du docteur Pancrace et celle du philosophe Marphurius suffiraient pour donner un rang distingué à cette comédie, véritable peinture de mœurs où brillent des éclairs de génie. Il est peu de dénouements plus comiques que celui du Mariage forcé.

On a quelquefois accusé Molière d’avoir sacrifié au goût de son siècle en composant ce que les gens sévères nomment des farces ; et, à ce propos, on ne manque jamais de citer ces deux vers de Boileau :

Dans le sac ridicule où Scapin s’enveloppe,
Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope.

Ces farces, outre un excellent comique, offrent de perpétuelles leçons de morale et de philosophie. Ah ! Si vous voulez absolument critiquer notre grand homme, critiquez-le plutôt d’avoir un peu sacrifié au goût de l’époque dans deux ouvrages, La Princesse d’Élide et Les Amants magnifiques. C’est là véritablement que Molière s’est laissé dominer par l’opinion publique : on reconnaît dans le langage, dans les sentiments de ses personnages, l’affectation et la recherche dont il s’est plus d’une fois moqué lui-même.

En revanche, Le Festin de Pierre est écrit avec une verve et une originalité rares. Que ce caractère de don Juan est profond ! Comme il est peint le vide causé par l’absence des principes, ce vide immense que tous les vices viennent remplir ! Tour à tour séducteur, hypocrite, meurtrier et athée, toujours égoïste à cœur {p. XI}ouvert, Don Juan est un modèle accompli de scélératesse : c’est par lui que Molière préludait à Tartuffe. La scène de M. Dimanche peut être présentée comme un chef-d’œuvre de vérité et de comique. Le rôle entier de Sganarelle, qu’un fatal ascendant attache à un homme dont il a horreur, est marqué au coin du génie. Le merveilleux de l’action, et les fréquents changements de lieu, font de cette pièce un ouvrage à part : il ne mérite pas moins d’être mis à côté des meilleures productions dramatiques.

La consultation des quatre docteurs qui, au lieu de discuter sur la maladie de Lucinde, s’entretiennent de leurs mules et des nouvelles du monde, ne recommande pas moins L’Amour médecin que la scène si originale des donneurs d’avis ; chacun insinue un conseil en rapport avec ses petits intérêts, et les réponses, Vous êtes orfèvre, M. Josse ! Vous vendez des tapisseries, M. Guillaume !sont devenues deux de ces formules heureuses dont on peut à tous moments faire l’application.

Quels éloges donner au Misanthrope ? Est-ce le style, les caractères ou la disposition des scènes qu’il faut le plus admirer ? Jamais, depuis le père du Menteur, Thalie n’avait parlé un langage aussi éloquent, aussi noble ; jamais on n’avait vu des passions contraster plus habilement, ni des intérêts se heurter d’une manière plus dramatique. Quels reflets de comique se renvoient mutuellement Alceste et Célimène ! Qui peut s’empêcher de rire lorsque la coquette et la prude sont en présence ? Ce misanthrope, qui déteste les formes trompeuses de la société, au point de paraître sauvage, le voilà enveloppé de tout ce que la cour a d’hommes médisants, vaniteux et frivoles ! Comme ce vigoureux caractère se dessine admirablement dans ce groupe de petits travers !

L’ordre des dates amène ici Le Médecin malgré lui, {p. XII}Mélicerte et Le Sicilien. La première de ces pièces est une plaisanterie charmante sur la Faculté : la métamorphose soudaine de Sganarelle en docteur fournit une foule de bons mots et de situations bouffonnes. Cette satire mordante, et toutes celles que notre auteur a dirigées contre le docte corps, n’ont pas peu contribué à le guérir de ses nombreux ridicules : Molière peut à juste titre s’appeler le médecin des médecins. Mélicerte est une espèce de pastorale assez gracieuse. Quelques personnes regardent Le Sicilien comme le premier essai d’opéra-comique : les scènes de cet ouvrage sont très bien coupées pour le chant et pour la danse ; les plaisirs et les peines de l’amour s’y trouvent présentés sous le point de vue le plus favorable à la musique.

Molière dans Amphitryon déploya un nouveau genre de talent : au naturel et à la chaleur ordinaire de son style, il joignit une certaine vivacité dans le tour, une finesse, une légèreté nouvelle dans la pensée. Plaute, qu’il a imité, nous prouve que l’on peut bien faire, et être encore loin de Molière. Le monologue de Sosie et sa lanterne, sa querelle avec Mercure, la vertu acariâtre de sa douce moitié, les terreurs croissantes d’Amphitryon et les tendres inquiétudes d’Alcmène, enfin une multitude de jolis vers, voilà les éléments qui donnent à cette pièce un charme que le merveilleux de l’action ne peut pas même affaiblir. Remarquons, en passant, que ce merveilleux justifie la ressemblance des personnages, et qu’elle paraît ici moins étrange que dans d’autres ouvrages, par exemple, que dans Les Ménechmes de Regnard.

C’est encore à Plaute que Molière doit le sujet de L’Avare, et même les principales scènes de son admirable comédie. Vous trouverez dans le poète latin l’idée {p. XIII}du fameux sans dot ; Euclion perd aussi sa cassette, et se livre au plus affreux désespoir ; on séduit sa fille ; il prend l’amant pour le voleur, et cette méprise amène des quiproquo comme dans le poète français ; mais où est le maître Jacques de Molière, où est la situation si morale de ce père qui fait l’usure avec son propre fils ? L’avare de Plaute n’est pas amoureux : aussi cherche-t-on en vain dans cet auteur les scènes où Harpagon, obligé de donner à dîner à sa future, discute le menu du repas, et fait la leçon à ses domestiques ; cette lésinerie, jusque dans la magnificence, met le caractère dans tout son jour. Et que dire du moment où Cléante offre à Marianne la bague de son père ? Il ne faut point louer des conceptions aussi profondes, parce que les termes manquent à l’admiration.

L’auteur fut obligé de retirer sa comédie après la septième représentation : l’usage était alors de versifier les pièces en cinq actes, et le public sut mauvais gré à Molière d’avoir dérogé à cet usage. Il est cependant certain que si la poésie convient mieux aux sujets où les caractères se développent surtout par le discours, la prose est plus avantageuse dans ceux où ils ressortent principalement de l’action.

George Dandin, Pourceaugnac, Le Bourgeois gentilhomme et Les Fourberies de Scapin se succédèrent en peu de temps ; chacun de ces ouvrages a des beautés particulières. M. et madame de Sotenville sont des copies supérieures dont on retrouve encore les originaux. Rien de plus bouffon que les pièges dans lesquels Sbrigani fait tomber l’avocat de Limoges. Rien de plus comique que l’exclamation : Que diable allait-il faire dans cette maudite galère ? La bonhomie de M. Jourdain, ses bizarres prétentions, ses études tardives pour devenir {p. XIV}homme de qualité, le gros bon sens de sa femme et de Nicole, la dispute des trois professeurs, enfin la manière adroite dont le marquis traite sa maîtresse aux dépens du bourgeois, tout se réunirait pour élever Le Bourgeois gentilhomme au rang des chefs-d’œuvre, si les deux derniers actes n’étaient sacrifies aux charges trop grotesques de la cérémonie.

Personne n’était plus en droit que Molière de traduire devant le parterre la manie du bel esprit ; la franchise de son langage et la force de sa raison contrastaient singulièrement avec les idées alambiquées et le style prétentieux, familiers à l’un des plus célèbres salons de l’époque. Les productions vantées de quelques auteurs pleins d’affectation et d’emphase devaient blesser son goût, irriter sa verve : il composa Les Femmes savantes ; Philaminte, Bélise et Armande offrirent à la vindicte publique le pédantisme personnifié ; le bon homme Chrysale adressa les remontrances les plus vives, les plus caustiques, aux personnes du sexe qui savent tant de choses ; la scène du sonnet et du madrigal, les exclamations qu’excitent ces deux chefs-d’œuvre, les éloges exagérés et les grossières injures qu’échangent entre eux Trissotin et Vadius, enfin le plan d’académie dont la devise est devenue celle de presque toutes les coteries littéraires,

Nul n’aura de l’esprit hors nous et nos amis ;

ces traits incisifs et profonds ont porté le dernier coup à un vice que l’auteur avait déjà attaqué dans Les Précieuses ridicules. Pour rendre le travers des femmes savantes encore plus saillant, Molière s’est plu à leur opposer une jeune personne qui doit son plus grand charme à la nature : Henriette a tant de grâce, de modestie et de délicatesse, qu’il n’est aucun spectateur qui ne voudrait {p. XV}que son épouse lui ressemblât, et M. Trissotin lui-même, la préfère à la superbe Armande.

La différence d’humeur des deux sœurs montre encore une de ces oppositions dont Molière savait si habilement tirer des effets comiques ; tous ses ouvrages présentent des contrastes de quelque espèce. Dans Le Misanthrope et L’Avare, le caractère se trouve aux prises avec la passion : Alceste et Harpagon non seulement sont amoureux, mais encore l’un aime une coquette et l’autre une fille pauvre. Dans Le Bourgeois gentilhomme et dans Le Malade imaginaire, c’est la situation qui contraste avec la passion : Jourdain veut s’ériger en homme de cour, et c’est un très mince roturier, le fils d’un marchand de draps ; Argan, qui prétend être malade, jouit d’une santé robuste ; il est assez vigoureux pour jeter une douzaine d’oreillers à la tête de Toinette.

Cette comédie du Malade imaginaire fut le dernier ouvrage de Molière. Elle suivit de près La Comtesse d’Escarbagnas, pièce dans laquelle sont raillés avec tant de gaîté les ridicules que les provinciaux apportent à Paris. Rien n’est plus plaisant que les soins que prend Argan pour se persuader qu’il est indisposé ; sa colère, lorsque sa servante lui soutient qu’il se porte bien, ne manque jamais d’exciter le rire ; il n’est pas moins comique dans ses rapports avec les médecins et les apothicaires ; mais quelle effrayante vérité dans le rôle de cette femme qui compte les derniers moments de l’insensé vieillard, et se montre épouse aussi intéressée que belle-mère injuste. Cette pièce prouve que le génie de Molière était encore dans toute sa vigueur, et que sa mort a sans doute privé la littérature de nouveaux chefs-d’œuvre.

Tels sont les ouvrages qui placent Molière à une si grande élévation : au premier rang nous aurions dû {p. XVI}mettre le Tartuffe ; mais comme il ne fut joué que longtemps après avoir été composé, et que sa représentation tient à des circonstances particulières, il trouvera sa place au moment où nous parlerons des marques de bienveillance dont le roi combla notre auteur.

Molière dans ses écrits est toujours inimitable, et cependant ne ressemble jamais à lui-même. Ce qu’il faut surtout admirer en lui, c’est le génie avec lequel il s’identifie au caractère, aux mœurs et au langage de ses personnages ; on dirait que ces métamorphoses ne lui coûtent rien ; qu’il a été de tous les états ; qu’il s’est trouvé dans toutes les conditions. Depuis le noble empesé de campagne, jusqu’au pétulant marquis de cour, depuis les boutades brutales de Gorgibus, jusqu’au style quintessencié de Philaminte, c’est la même vérité : aucun trait n’échappe à son coup d’œil perçant ; il saisit dans des ridicules semblables des différences imperceptibles. Vingt petits maîtres ont été livrés par lui en proie à la malignité du parterre ; ils ont chacun leur caractère : ce sont des sots de la même famille, à quelques nuances près ; mais ces nuances suffisent pour qu’on ne les confonde pas ensemble. Quelle différence entre les scènes de dépit, que trois fois il a placées dans ses ouvrages ; Le Dépit amoureux, le Tartuffe et Le Bourgeois gentilhomme : il met ses personnages dans les mêmes situations, et jamais il ne se répète, et la scène est toujours nouvelle. Sans doute d’autres comiques ont cherché aussi à donner à leurs acteurs la physionomie qui leur appartient ; mais la plupart n’ont pu s’empêcher d’y mêler leur propre empreinte ; l’auteur se montre toujours plus ou moins à travers ses personnages. Molière seul, en écrivant, avait le don de s’oublier lui-même, et de prendre, pour ainsi dire, une vie étrangère.

{p. XVII}Un des grands secrets de l’art, qu’il a emporté presque tout entier avec lui, c’est d’intéresser le spectateur aux jeunes filles sur le mariage desquelles l’intrigue de sa comédie est fondée ; c’est ce que Regnard, Dancourt et beaucoup d’autres n’ont jamais fait ; leurs amoureuses sont des coquettes commencées ou achevées ; Quoi de plus aimable et de plus vertueux que les amoureuses de Molière ? et en même temps quoi de plus varié ? Que de nuances délicates entre l’innocente et spirituelle Isabelle, la simple Agnès, l’aimable Éliante, l’intéressante Marianne, la modeste et piquante Henriette, la malheureuse fille de L’Avare, et la fille vertueuse du Malade imaginaire ? Tous ses jeunes amoureux ont une physionomie d’honnête homme, tandis que souvent ceux de ses successeurs sont des fats ou des chevaliers d’industrie. Le Valère de L’École des Maris, celui du Tartuffe, Éraste ; Horace, Cléonte ; Cléante, tous sont aimables et passionnés ; une seule fois il a poussé trop loin peut-être ce soin d’inspirer de l’intérêt pour le jeune amant ; c’est dans George Dandin. Certes le mari doit être sot ; mais peut-être eût-il été à désirer qu’on vît dans Clitandre un fat qui tromperait à son tour la perfide Angélique.

La même variété se fait remarquer dans ses rôles de raisonneur. Ariste, Chrysale, Philinte, Cléante, sont philosophes sans parler sur le même ton ; leur sagesse a un accent différent.

Un autre personnage de Molière bien remarquable et bien vrai, c’est la servante, qui n’est jamais la soubrette de convention des autres auteurs, mais la véritable servante de la maison où la scène se passe. Quelle variété entre la gentille Marinette, la verte et brillante Dorine, la naïve Nicole, la franche Martine, et cette Toinette {p. XVIII}qui brusque son maître, trompe la belle-mère, et seconde l’aimable fille d’Argan accablée sous une marâtre !

On a dit que Molière ne savait pas dénouer ses pièces : on met en avant, outre le dénouement du Tartuffe qui se fait par un ordre du roi, ceux de L’Étourdi, de L’École des femmes, de L’Avare, qui se font par une rencontre inopinée, par des reconnaissances romanesques, et de ceux-là on conclut contre les autres. Hé bien ! quoi de plus spirituel que le dénouement de L’École des maris ? Quoi de plus simple que celui des Femmes savantes ? Quoi de plus pathétique et de plus profond que celui du Malade imaginaire ?

Ce grand homme, quand il voulait descendre des hauteurs de son génie et se jouer dans les régions du persiflage, se montrait encore supérieur par l’art avec lequel il maniait la plaisanterie, et par le tour ingénieux qu’il savait donner à l’épigramme. La Critique de l’École des femmes, L’Impromptu de Versailles, petites pièces d’à-propos, sont des modèles de grâce, de finesse, de légèreté. Jamais Voltaire lui-même ne répandit dans ses opuscules plus de sel attique.

Avec des qualités aussi éminentes on doit penser que Molière se fit plus d’un ennemi, et que sa vie littéraire ne fut pas exempte de persécutions. Les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne ne voyaient ses succès qu’avec une profonde envie ; les gens de cour lui gardaient rancune pour les peintures qu’il avait tracées de leurs ridicules. Ces adversaires lui suscitèrent souvent des cabales ; quelquefois aussi il fut victime du mauvais goût des spectateurs désintéressés. Boileau nous a laissé le tableau de ce qui se passait à ces premières représentations :

L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces,
En habit de marquis, en robes de comtesses.
{p. XIX}Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau :
Le commandeur voulait la scène plus exacte ;
Le vicomte indigné sortait au second acte ;
L’un, défenseur zélé des bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu :
L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Voulait venger la cour immolée au parterre.

C’est ainsi que Le Misanthrope fut reçu avec une froideur qui ressemblait à de la malveillance. Les Femmes savantes n’obtinrent pas un accueil plus favorable ; mais comme, dans ce dernier ouvrage, Molière s’attaquait à une coterie puissante, on a lieu de penser qu’il fut victime d’une vengeance secrète. L’Hôtel de Rambouillet, dont quelques écrivains semblent aujourd’hui se rendre les échos, ne souffrit sans doute pas qu’on raillât sa galanterie mystique et les formes péniblement contournées de sa conversation. Le véritable public devint l’instrument de quelques sots et de quelques précieuses ; Boileau seul tint bon, et, peu de temps après, Louis XIV lui ayant demandé quel était le plus grand écrivain qui eût honoré le siècle, il répondit aussitôt : Molière.

Le roi, qui affectionnait Molière, le combla de distinctions et de bienfaits. Il donna à la troupe sept mille livres de pension et mille livres au directeur. Les courtisans, incapables d’apprécier l’homme de génie, affectaient du mépris pour le comédien ; le monarque s’en étant aperçu, fit un jour asseoir Molière à sa table, en présence de la cour, et le traita avec des égards que toutes ces vanités subalternes eurent de la peine à comprendre. Depuis lors les habitants du Louvre le regardèrent d’un peu moins haut, et briguèrent même son amitié. Mais la preuve la plus signalée que Molière ait reçue de la bienveillance royale, ce fut à l’occasion du {p. XX}Tartuffe. Cette comédie était composée depuis longtemps : deux fois l’auteur avait voulu la produire devant le parterre ; deux fois les bigots s’étaient ameutés en fureur, et, par leurs cris, leurs menaces et leurs intrigues, avaient forcé les comédiens à la retirer ; le président Lamoignon lui-même, trompé sur les intentions de l’auteur, prêta l’appui de son autorité à ces cabales remuantes. Si le jeu de mots qu’on attribue à Molière dans cette circonstance n’est pas inventé, il faut convenir qu’il se vengea d’une manière aussi ingénieuse que cruelle. Enfin, au bout de cinq ans, Louis XIV fit lever la défense qui protégeait l’hypocrisie, et les faux dévots furent, dans la personne de Tartuffe, livrés à la risée publique. Jamais pièce, depuis Le Cid, n’avait attiré une aussi grande affluence : quarante représentations consécutives ne suffirent point pour satisfaire la curiosité des Parisiens. Molière n’avait voulu attaquer que d’une manière générale le vice le plus funeste à la société, mais le public d’alors s’amusa à faire des applications ; un abbé Roquette fut victime de ce besoin de personnalités. Mais telle est la vérité profonde du portrait et la plénitude des détails, qu’à toutes les époques on a pu en montrer au doigt les originaux, et aujourd’hui encore le parterre se plaît à substituer au nom de Tartufe des noms contemporains.

On aime à pénétrer dans la vie intérieure de ces génies privilégiés que la postérité environne de ses hommages. Molière peut ouvrir sa maison à ceux qui veulent la visiter. On y trouvera un homme simple, affable, prêt à tendre la main à l’infortune, et à frayer la route au talent : le voilà qui essaie, sur l’esprit de sa servante Laforêt, non la puissance comique du Misanthrope, mais l’impression que doivent produire ses ouvrages d’un ordre moins grave ; il juge qu’il a saisi ce que la nature a {p. XXI}de plus saillant, s’il parvient à émouvoir des organes incultes, des intelligences sans préventions ; aussi veut-il que ses acteurs amènent toujours leurs enfants aux répétitions. Voyez-le donnant au jeune Baron des leçons de son art, et lui révélant peut-être les secrets qui en firent depuis un des plus grands comédiens dont s’honore la scène française. Il lui donnait aussi des exemples de vertu. Un jour, un pauvre diable d’acteur, que Molière avait entrevu en province, vint le voir à Paris, et lui laissa deviner sa pénurie par des demi-confidences que son accoutrement rendait assez claires. Lorsqu’il fut sorti, Molière demanda à Baron combien il croyait qu’il lui fallait donner. Quatre pistoles, répondit le jeune homme. Tenez donc, voici quatre pistoles que vous lui donnerez pour moi, répliqua le noble écrivain, et en voici vingt autres que vous lui donnerez pour vous. Jamais d’anciens camarades ne le sollicitèrent en vain ; souvent même il s’intéressa vivement à des gens qui lui étaient étrangers, et les aida de sa bourse comme de son crédit.

On aime à répéter l’anecdote de ce pauvre auquel il avait donné un louis par mégarde, et qui le lui rapporta. « Où diable la vertu va-t-elle se nicher ? » s’écria Molière en lui en donnant un second. Lorsqu’on le voit ainsi réfléchir sur la vertu d’un pauvre, et sans doute en même temps sur les vices des grands et des riches, pourrait-on lui contester le surnom de contemplateur ?

C’est à Molière que la France doit Racine. Ce poète encore bien jeune se présenta devant l’auteur du Misanthrope, une tragédie à la main ; l’ouvrage n’était pas susceptible d’être joué ; mais Molière pressentit toute la portée de ce génie naissant : il donna au jeune écrivain une forte somme d’argent, et en même temps il lui fit cadeau du sujet de La Thébaïde, dont il distribua {p. XXII}lui-même les actes et divisa les scènes. Arrivés au sommet de leur art, ces deux grands hommes ne se virent plus qu’avec froideur. Sans vouloir examiner de quel côté furent les torts, on peut regretter néanmoins que quelque léger mécontentement ait prévalu dans l’esprit de Racine sur le souvenir du passé.

Tel était l’emploi que Molière faisait d’une fortune considérable : il avait environ trente mille livres de revenu, ce qui représentait alors une valeur triple d’aujourd’hui ; sa maison, située dans la rue de Richelieu, était montée sur un grand pied, et les hommes les plus célèbres de l’époque se plaisaient à la fréquenter. On connaît les soupers d’Auteuil, tantôt dans l’ermitage de Molière, tantôt dans celui de Boileau ou de quelque autre convive. Quelles réunions ! Combien de grands hommes familièrement assemblés ! Il y avait là, dans une seule période de temps et dans un même lieu, de quoi illustrer dix siècles et dix nations.

Rien ne devait manquer au bonheur de Molière ; comblé des faveurs de la fortune et de la renommée, tout semblait lui sourire, et cependant il n’était pas heureux ; son visage portait l’empreinte d’une profonde mélancolie, et lorsqu’il répandait autour de lui la gaîté la plus franche, seul il était en proie à la rêverie. On a peine à croire que l’homme qui poursuivit de railleries si vives la jalousie conjugale, fut lui-même un mari ombrageux ; mais telle est la faiblesse humaine ; il ne suffit pas de connaître un écueil pour l’éviter. Molière, âgé de plus de quarante ans, avait eu l’imprudence d’épouser une très jeune personne, la fille de cette même madame Béjart à laquelle il avait associé sa fortune durant ses tournées de province. La légèreté de sa femme ne tarda pas à le jeter dans des transes continuelles, les soupçons {p. XXIII}empoisonnèrent sa vie ; des querelles de ménage déchirèrent son cœur. Il avait manqué de philosophie en oubliant la disproportion d’âge, il ne sut pas supporter en philosophe les conséquences de sa faute.

La Constitution physique de Molière pouvait seule soutenir son courage contre des épreuves aussi cruelles ; il avait un tempérament vigoureux, comme on en peut juger sur le portrait qu’a tracé de sa personne une de ses contemporaines. « Il n’était ni trop gras, ni trop maigre ; il avait la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle ; il marchait gravement, avait l’air très sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts ; et les divers mouvements qu’il leur donnait lui rendaient la physionomie extrêmement comique. » Il oubliait ses chagrins en s’occupant avec ardeur du théâtre : la mort le surprit au milieu d’un succès. Sa troupe venait de monter Le Malade imaginaire ; la foule se pressait pour voir cette comédie dans laquelle l’auteur remplissait le principal rôle. À la quatrième représentation, au moment de la cérémonie, Molière, en prononçant le mot Juro, fut pris d’un vomissement de sang, et tomba sur la scène ; on le transporta dans sa maison, où il expira entre les bras de deux sœurs de la Charité auxquelles sa bienfaisance donnait un généreux asile. Cet événement funeste eut lieu le 17 février 1673 ; il n’avait encore que cinquante-trois ans.

Il fallut un ordre de Louis XIV pour faire obtenir aux restes de Molière un coin de terre ; l’archevêque de Harlay, obligé de fléchir devant la volonté royale, autorisa son inhumation à Saint-Joseph, dans la rue Montmartre ; deux prêtres allèrent chercher son corps, et cent personnes accompagnèrent le convoi avec des {p. XXIV}flambeaux. La populace, fidèle à ses préjugés contre les comédiens, aurait mis obstacle à la cérémonie, si madame Molière ne l’eût apaisée en lui jetant de l’argent. C’est au milieu de tous ces outrages commis envers les restes d’un homme de bien et de génie, que sa veuve, prenant un moment des sentiments dignes d’un tel mari, s’écria avec amertume : Quoi ! l’on refuserait la sépulture à celui qui, dans la Grèce, aurait mérité des autels !

L’Académie française lui rendit après sa mort des honneurs qu’il avait mérités de son vivant : on assure que lorsqu’il mourut il était sur le point de quitter le théâtre pour se faire recevoir. L’Académie regrettant que ce rare esprit ne lui eût point été associé, voulut du moins faire siéger sa mémoire dans l’enceinte où se réunit sa société. Cette belle inscription fut placée sous son buste :

Rien ne manque à sa gloire ; il manquait à la nôtre3.

Histoire de la troupe de Molière. §

Acteurs et actrices de la troupe de Molière. §

{p. XXVI}Béjart aîné, fondateur de l’Illustre Théâtre.

Béjart cadet.

Brécourt.

Baron.

Beauval.

De Brie.

Duparc, dit Gros-René.

Du Croisy.

De l’Espy.

La Grange.

Hubert.

La Thorillière.

Béjart (Madeleine).

Béjart (Geneviève-Hervé), sa sœur.

Béjart (Armande), sœur des deux précédentes, femme de Molière.

De Brie (Mademoiselle).

Beauval (Mademoiselle).

Beaupré (Mademoiselle Marotte).

Du Croisy (Mademoiselle), femme de l’acteur.

Du Croisy (Mademoiselle), fille de l’acteur, femme de Poisson.

Duparc (Mademoiselle).

La Grange (Mademoiselle).

Acteurs. §

Béjart l’aîné. §

{p. XXVII}Béjart l’aîné faisait, ainsi que son frère, ses deux sœurs, Duparc et Molière, partie de l’illustre théâtre.

Cet acteur était bègue ; il mourut en 1659.

Béjart parait être l’auteur d’un ouvrage intitulé : Recueil des titres, qualités, blasons et armoiries des prélats et barons des états de Languedoc, tenus en 1654, par le sieur J. Béjart, volume in-folio imprimé à Lyon en 1655.

Béjart cadet. §

Béjart, frère des trois actrices de ce nom, prit fort jeune l’état de comédien. Il fut camarade de Molière dans la province, et revint avec lui à Paris en 1658. Son emploi dans le comique était les pères et les seconds valets, et dans le tragique les troisièmes et quatrièmes rôles. Il demeura estropié d’une blessure qu’il reçut {p. XXVIII}au pied en séparant deux de ses amis qui se battaient dans la place du Palais-Royal : en croisant leurs épées avec la sienne, et les rabattant, l’une lui piqua un pied. Molière, qui, peu de temps après, donna sa comédie de L’Avare, chargea Béjart du rôle de La Flèche, dont Harpagon dit par allusion : « Je ne me plais point à voir ce chien de boiteux-là. »Comme Béjart faisait beaucoup de plaisir, on boita aussitôt sur tous, les théâtres de province, non seulement dans le rôle de La Flèche, où cela devenait nécessaire, mais indifféremment dans tous ceux que Béjart remplissait à Paris. Cet acteur se retira en 1670 avec une pension de mille livres que la troupe lui fit, et qui lui fut continuée jusqu’à sa mort, arrivée le 29 septembre 1678. Il fut le premier à qui on accorda la pension de mille livres. Les Béjart étaient d’honnêtes gens ; ils avaient de la générosité, de la bonté, ils n’abandonnaient point leurs amis dans le malheur. D’Assoucy, dont le sort fut d’être calomnié et persécuté par son meilleur ami, à peine de retour de Rome, est arrêté et jeté dans un cachot du Petit-Châtelet à l’âge de soixante-dix ans. « Là, dit d’Assoucy lui-même, je me couchai sur un peu de paille, que je regardai comme mon tombeau. J’y restai étendu comme un homme frappé de la foudre, et y demeurai quatre jours sans remuer ni sans prendre aucun aliments… À moins d’un coup du ciel, c’était fait de ma vie. Mais enfin la Providence, qui ne m’abandonna jamais d’un seul pas, me secourut à point nommé. Lorsque j’y pensais le moins, je vis entrer dans mon cachot une bouteille de vin, un pain de Ségovie, avec un plat d’épinards, et un homme qui portait tout cela, qui me dit, de la part de mon ami Béjart et de toute sa généreuse famille, que je prisse cœur, que je me consolasse, et que je ne manquerais d’aucune chose ; et certes je puis dire que, sans ce prompt secours, la mort m’était inévitable. »

Brécourt. §

Guillaume Marcoureau, sieur de Brécourt, embrassa de très bonne heure le parti de la comédie ; il la joua quelques années en province dans différentes troupes, et enfin dans celle de Molière. Il suivit le dernier à Paris, lorsqu’il vint s’y établir en 1658. Mais, ayant eu le malheur de tuer un cocher sur la route de Fontainebleau, il fut obligé de se sauver, et se retira en Hollande, où {p. XXIX}il s’engagea dans une troupe française qui appartenait au prince d’Orange. Pendant le séjour de Brécourt en ce pays, la cour de France, pour certaines raisons d’état, voulut faire enlever un particulier qui s’était réfugié en Hollande. Brécourt, qui ne cherchait que les occasions de se faire rappeler dans sa patrie, promit d’exécuter ce qu’on demandait. Mais, cette entreprise ayant manqué, Brécourt jugea bien que sa vie n’était pas en sûreté, et sur le champ il revint en France. Le roi, informé de la bonne volonté dont il avait donné des preuves, au péril de sa vie, lui accorda sa grâce, et lui permit de rentrer dans la troupe de Molière, qu’il quitta en 1664 pour passer dans celle de l’Hôtel de Bourgogne. En 1680, lors de la réunion des troupes, Brécourt fut conservé, et continua de jouer sur le théâtre de Guénégaud encore environ cinq années. Il se rompit une veine dans le corps par les efforts qu’il fit en représentant le principal rôle de sa comédie de Timon, et mourut des suites de cet accident vers la fin de février 1685.

Brécourt a été un très grand comédien dans le tragique et dans le comique. Après avoir joué Antiochus dans la tragédie de Bérénice, il représentait le rôle de Colin dans sa petite comédie de La Noce de village. Louis XIV, charmé de son jeu dans le rôle d’Alain de L’École des femmes, qu’il créa, ne put s’empêcher de dire : « Cet homme-là ferait rire des pierres. »

Indépendamment des rôles que nous venons de citer, Brécourt jouait supérieurement ceux de l’Avare et de Pourceaugnac. Il était de moyenne taille, la figure pleine, mais extrêmement pâle. Si nous en voulons croire les Mémoires manuscrits de M. de Tralage, Brécourt aimait avec excès le jeu, les femmes et le vin. Ces trois passions lui firent une réputation assez désavantageuse ; et les dettes qu’il laissa après sa mort ne purent être acquittées parce qu’elles montaient à plus de vingt mille livres au-delà de sa succession.

Brécourt avait beaucoup de valeur ; et on en rapporte un trait qui mérite d’être cité ici. En 1678, ce comédien, étant à la chasse du roi à Fontainebleau, joua une assez longue scène avec un sanglier qui l’atteignit à la botte, et le tint quelque temps en échec ; mais il parvint à lui enfoncer son épée jusqu’à la garde, et le tua raide. Le roi, témoin de cette action, eut la bonté de lui demander s’il n’était point blessé, et de lui dire qu’il n’avait jamais vu donner un si vigoureux coup d’épée. {p. XXX}Brécourt n’avait qu’un faible talent pour le genre dramatique. On a de lui les pièces de théâtre suivantes, qui sont du genre le plus bas et le plus trivial.

La Feinte Mort de Jodelet, comédie en vers, en un acte, 1660.

La Noce de village, comédie en vers, en un acte, 1666.

Le Jaloux invisible, comédie en, vers, en trois actes, 1666.

L’Infante Salicoque, ou Les Héros de romans, comédie en un acte, non imprimée, août 1667.

L’Ombre de Molière, comédie en prose, en un acte, 1674.

Timon, comédie en un acte, 1684.

Brécourt avait épousé la demoiselle N. Étienne Des-Urlis, comédienne du Marais, qui suivit son mari à l’Hôtel de Bourgogne, où elle remplissait, dans la tragédie, les rôles de confidente. En 1680, elle quitta le théâtre avec une pension, dont elle jouit jusqu’à sa mort, arrivée le 2 avril 1713.

F. Boiron, dit Baron. §

« Molière, dit Grimarest, était continuellement occupé du soin de rendre sa troupe meilleure. Il avait de bons acteurs pour le comique ; mais il lui en manquait pour le sérieux, qui répondissent à la manière dont il voulait qu’il fût récité sur le théâtre. Il se présenta une occasion favorable de remplir ses intentions, et le plaisir qu’il avait de faire du bien à ceux qui le méritaient. Baron a toujours été un de ces sujets heureux qui touchent à la première vue. Je me flatte qu’il ne trouvera point mauvais que je dise comment il excita Molière à lui vouloir du bien ; c’est un des plus beaux endroits de la vie d’un homme dont la mémoire doit lui être chère. »

Un organiste de Troyes, nommé Raisin, fortement occupé du désir de gagner de l’argent, fit faire une épinette à trois claviers, longue à peu près de trois pieds, et large de deux et demi, avec un corps dont la capacité était le double plus grande que celle des épinettes ordinaires. Raisin avait quatre enfants, tons jolis, deux garçons et deux filles ; il leur avait appris à jouer de l’épinette. Quand il eut perfectionné son idée, il quitta son orgue et {p. XXXI}vînt à Paris avec sa femme, ses enfants, et l’épinette ; il obtint une permission de faire voir, à la foire Saint-Germain, le petit spectacle qu’il avait préparé. Son affiche, qui promettait un prodige de mécanique et d’obéissance dans une épinette, lui attira du monde les premières fois suffisamment pour que tout le public fût averti que jamais on n’avait vu une chose aussi étonnante que l’épinette du Troyen. On va la voir en foule ; tout le monde l’admire ; tout le monde en est surpris, et peu de personnes pouvaient deviner l’artifice de cet instrument. D’abord le petit Raisin l’ainé et sa petite sœur Babet se mettaient chacun à son clavier, et jouaient ensemble une pièce, que le troisième clavier répétait seul d’un bout à l’autre, les deux enfants ayant les bras levés ; ensuite le père les faisait retirer, et prenait une clef, avec laquelle il montait cet instrument par le moyen d’une roue qui faisait un vacarme terrible dans le corps de la machine, comme s’il y avait eu une multiplicité de roues, possible et nécessaire pour exécuter ce qu’il lui fallait faire jouer. Il la changeait même souvent de place pour ôter tout soupçon. Hé ! épinette, disait-il à cet instrument, quand tout était préparé, jouez-moi une telle courante. Aussitôt l’obéissante épinette jouait cette pièce entière. Quelquefois Raisin l’interrompait, en lui disant : Arrêtez-vous, épinette. S’il lui disait de poursuivre la pièce, elle la poursuivait ; d’en jouer une autre, elle la jouait ; de se taire, elle se taisait.

Tout Paris était occupé de ce petit prodige. Les esprits faibles croyaient Raisin sorcier ; les plus présomptueux ne pouvaient le deviner. Cependant la foire valut plus de vingt mille livres à Raisin. Le bruit de cette épinette alla jusqu’au roi ; sa majesté voulut la voir, et en admira l’invention : elle la fit passer dans l’appartement de la reine pour lui donner un spectacle si nouveau : mais sa majesté en fut tout d’un coup effrayée ; de sorte que le roi ordonna sur-le-champ que l’on ouvrit le corps de l’épinette, d’où l’on vit sortir un petit enfant de cinq ans, beau comme un ange ; c’était Raisin le cadet4, qui fut dans le moment caressé de toute la cour. Il était temps que le pauvre enfant sortit de sa {p. XXXII}prison, où il était si mal à son aise depuis cinq ou six heures, que l’épinette en avait contracté une mauvaise odeur.

Quoique le secret de Raisin fût découvert, il ne laissa pas de former le dessein de tirer encore partie de son épinette à la foire Suivante. Dans le temps il fait afficher, et il annonce le même spectacle que l’année précédente ; mais il promet de découvrir son secret, et d’accompagner son épinette d’un petit divertissement.

Cette foire fut aussi heureuse pour Raisin que la première. Il commençait son spectacle par sa machine, ensuite de quoi les trois enfants dansaient une sarabande ; ce qui était suivi d’une comédie que ces trois petites personnes, et quelques autres dont Raisin avait, formé une troupe, représentaient tant bien que mal. Ils avaient deux petites pièces qu’ils faisaient rouler, Tricassin rival, et L’Andouille de Troyes. Cette troupe prit le titre de Comédiens de Monsieur le Dauphin, et elle se donna en spectacle avec succès pendant du temps.

Je sais que cette histoire n’est pas tout-à-fait de mon sujet, mais elle m’a paru si singulière, que je ne crois pas que l’on me sache mauvais gré de l’avoir donnée. D’ailleurs on verra par la suite qu’elle a du rapport à quelques particularités qui regardent Molière.

Pendant que cette nouvelle troupe se faisait valoir, le petit Baron était en pension à Villejuif ; et un oncle et une tante, ses tuteurs, avaient déjà mangé la plus grande et la meilleure partie du bien que sa mère lui avait laissé5, et lui en restant peu qu’ils pussent consommer, ils commençaient à être embarrassés de sa {p. XXXIII}personne. Ils poursuivaient un procès en son nom : leur avocat, qui se nommait Margane, aimait beaucoup à faire de méchants vers : une pièce de sa façon, intitulée La Nymphe dodue, qui courait parmi le peuple, faisait assez connaître la mauvaise disposition qu’il avait pour la poésie. Il demanda un jour à l’oncle et à la tante de Baron ce qu’ils voulaient faire de leur pupille. « Nous ne le savons point, dirent-ils ; son inclination ne parait pas encore : cependant il récite continuellement des vers. — Hé bien, répondit l’avocat, que ne le mettez-vous dans cette petite troupe de monsieur le dauphin, qui a tant de succès ? »Ces parents saisirent ce conseil, plus par envie de se défaire de l’enfant, pour dissiper plus aisément le reste de son bien, que dans la vue de faire valoir le talent qu’il avait apporté en naissant. Ils l’engagèrent donc pour cinq ans dans la troupe de la Raisin (car son mari était mort alors). Cette femme fut ravie de trouver un enfant qui était capable de remplir tout ce que l’on souhaiterait de lui ; et elle fit ce petit contrat avec d’autant plus d’empressement, qu’elle y avait été fortement incitée par un fameux médecin qui était de Troyes, et qui, s’intéressant à l’établissement de cette veuve, jugeait que le petit Baron pouvait y contribuer, étant fils d’une des meilleures comédiennes qui aient jamais été.

Le petit Baron parut sur le théâtre de la Raisin avec tant d’applaudissements, qu’on le fut voir jouer avec plus d’empressement que l’on n’en avait eu à chercher l’épinette. Il était surprenant qu’un enfant de dix ou onze ans, sans avoir été conduit dans les principes de la déclamation, fit valoir une passion avec autant d’esprit qu’il le faisait.

La Raisin s’était établie, après la foire, proche du vieux Hôtel de Guénégaud ; et elle ne quitta point Paris qu’elle n’eut gagné vingt mille écus de bien. Elle crut que la campagne ne lui serait pas moins favorable ; mais à Rouen, au lieu de préparer le lieu de son spectacle, elle mangea ce qu’elle avait d’argent avec un gentilhomme de M. le prince de Monaco, nommé Olivier, qui l’aimait à la fureur, et qui la suivait partout ; de sorte qu’en très peu de temps sa troupe fut réduite dans un état pitoyable. Ainsi destituée de moyens pour jouer la comédie à Rouen, la Raisin prit le parti de revenir à Paris avec ses petits comédiens et Olivier.

Cette femme, n’ayant aucune ressource, et connaissant l’humeur bienfaisante de Molière, alla le prier de lui prêter son théâtre {p. XXXIV}pour trois jours seulement, afin que le petit gain qu’elle espérait de faire dans ces trois représentations lui servît à remettre sa troupe en état. Molière voulut bien lui accorder ce qu’elle lui demandait. Le premier Jour fut plus heureux qu’elle ne se l’était promis ; mais ceux qui avaient entendu le petit Baron en parlèrent si avantageusement, que le second jour qu’il parut sur le théâtre, le lieu était si rempli que la Raisin fit plus de mille écus.

Molière, qui était incommodé, n’avait pu voir le petit Baron les deux premiers jours ; mais tout le monde lui en dit tant de bien, qu’il se fit porter au Palais-Royal à la troisième représentation, tout malade qu’il était. Les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne n’en avaient manqué aucune, et ils n’étaient pas moins surpris du jeune acteur que l’était le public, surtout la Duparc, qui le prit tout d’un coup en amitié, et qui bien sérieusement avait fait de grands préparatifs pour lui donner à souper ce jour-là. Le petit homme, qui ne savait auquel entendre pour recevoir les caresses qu’on lui faisait, promit à cette comédienne qu’il irait chez elle ; mais la partie fut rompue par Molière, qui lui dit de venir souper avec lui. C’était un maître et un oracle quand il parlait : et ces comédiens avaient tant de déférence pour lui, que Baron n’osa lui dire qu’il était retenu ; et la Duparc n’avait garde de trouver mauvais que le jeune homme lui manquât de parole. Ils regardaient tous ce bon accueil comme la fortune de Baron, qui ne fut pas plus tôt arrivé chez Molière, que celui-ci commença par envoyer chercher son tailleur pour le faire habiller (car il était en très mauvais état), et il recommanda au tailleur que l’habit fût propre, complet, et fait dès le lendemain matin. Molière interrogeait et observait continuellement le jeune Baron pendant le souper, et il le fit coucher chez lui, pour avoir plus de temps de connaître ses sentiments par la conversation, afin de placer plus sûrement le bien qu’il lui voulait faire.

Le lendemain matin, le tailleur exact apporta sur les neuf à dix heures, au petit Baron, un équipage tout complet. Il fut tout étonné, et fort aise de se voir tout d’un coup si bien ajusté. Le tailleur lui dit qu’il fallait descendre dans l’appartement de Molière pour le remercier. « C’est bien mon intention, répondit le petit homme ; mais je ne crois pas qu’il soit encore levé. » Le tailleur l’ayant assuré du contraire, il descendit, et fit un compliment de reconnaissance à Molière, qui en fut très satisfait, et qui {p. XXXV}ne se contenta pas de l’avoir si bien fait accommoder ; il lui donna encore six louis d’or, avec ordre de les dépenser à ses plaisirs. Tout cela était un rêve pour un enfant de douze ans, qui était depuis longtemps entre les mains de gens durs, avec lesquels il avait souffert ; et il était dangereux et triste qu’avec les favorables dispositions qu’il avait pour le théâtre, il restât en si mauvaises mains. Ce fut cette fâcheuse situation qui toucha Molière ; il s’applaudit d’être en état de faire du bien à un jeune homme qui paraissait avoir toutes les qualités nécessaires pour profiter du soin qu’il voulait prendre de lui ; il n’avait garde d’ailleurs, à le prendre du côté du bon esprit, de manquer une occasion si favorable d’assurer sa troupe, en y faisant entrer le petit Baron.

Molière lui demanda ce que sincèrement il souhaiterait le plus alors. « D’être avec vous le reste de mes jours, lui répondit Baron, pour vous marquer ma vive reconnaissance de toutes les bontés que vous avez pour moi. — Hé bien, lui dit Molière, c’est une chose faite ; le roi vient de m’accorder un ordre pour vous ôter de la troupe où vous êtes. » Molière, qui s’était levé dès quatre heures du matin, avait été à Saint-Germain supplier sa majesté de lui accorder cette grâce ; et l’ordre avait été expédié sur-le-champ.

La Raisin ne fut pas longtemps à savoir son malheur ; animée par Olivier, elle entra toute furieuse le lendemain matin dans la chambre de Molière, deux pistolets à la main, et lui dit que s’il ne lui rendait son acteur elle allait lui casser la tête. Molière, sans s’émouvoir, dit à son domestique de lui ôter cette femme-là. Elle passa tout d’un coup de l’emportement à la douleur ; les pistolets lui tombèrent des mains, et elle se jeta aux pieds de Molière, le conjurant, les larmes aux yeux, de lui rendre son acteur, et lui exposant la misère où elle allait être réduite, elle et toute sa famille, s’il le retenait. « Comment voulez-vous que je fasse ? lui dit-il, le roi veut que je le retire de votre troupe ; voilà son ordre. » Raisin, voyant qu’il n’y avait plus d’espérance, pria Molière de lui accorder du moins que le petit Baron jouât encore trois jours dans sa troupe. « Non seulement trois, répondit Molière, mais huit, à condition qu’il n’ira point chez vous, et que je le ferai toujours accompagner par un homme qui le ramènera dès que la pièce sera finie. »Et cela de peur que cette femme et Olivier ne séduisissent l’esprit du jeune homme, pour le faire retourner avec eux. Il fallait bien que la Raisin en passât par là ; {p. XXXVI}mais ces huit jours lui donnèrent beaucoup d’argent, avec lequel elle voulut faire un établissement près de l’Hôtel de Bourgogne.

Molière, qui aimait les bonnes mœurs, n’eut pas moins d’attention à former celles de Baron que s’il eût été son propre fils : il cultiva avec soin les dispositions extraordinaires qu’il avait pour la déclamation. Le public sait comme moi jusqu’à quel degré de perfection il l’a élevé : mais ce n’est pas le seul endroit par lequel il nous a fait voir qu’il a su profiter des leçons d’un si grand maître. Qui, depuis sa mort, a tenu plus sûrement le théâtre comique que M. Baron ?

Baron débuta en 1670 par le rôle de Domitien dans Tite et Bérénice de Corneille, et en 1671, par le rôle de l’Amour dans Psyché. L’année même de la mort de Molière il joua Le Misanthrope. Après la mort de Molière, il passa dans la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, où il remplaça Floridor. Baron avait la plus haute idée de son état : il disait qu’un comédien était un homme nourri dans le giron des rois. « J’ai lu, disait-il, toutes les histoires anciennes et modernes ; la nature, prodigue, a produit dans tous les temps une foule de héros et de grands hommes dans chaque genre ; elle semble n’avoir été avare que de grands comédiens ; je ne trouve que Roscius et moi. »Cette haute opinion que Baron avait de son mérite fut sur le point de lui faire refuser la pension que Louis XIV lui avait donnée, parce que l’ordonnance portait : « Payez au nommé Michel Boiron dit Baron. »

Comblé de gloire et des bienfaits de Louis XIV, il joua pour la dernière fois, le 22 octobre 1691, le rôle de Ladislas dans Venceslas. On a assigné plusieurs causes à la retraite un peu précipitée de ce grand acteur ; les uns prétendent qu’il quitta le théâtre pour traiter d’une charge de valet de chambre du roi, laquelle lui fut refusée ; les autres assurent qu’ayant aspiré à la direction suprême de son théâtre, régi jusqu’alors en société libre par les acteurs eux-mêmes, il fut blessé de ce que le roi ne voulut pas consentir à soumettre ses camarades à son autorité ; on a même cherché à faire entendre que cette retraite était forcée, et le résultat d’une disgrâce ; Louis XIV, ayant été très mécontent de ce que, par une vanité mal entendue, cet acteur s’était obstiné à lui demander la régie de la Comédie française. Mais il y a tout lieu de croire que la retraite de Baron ne fut pas une disgrâce, puisque, outre la pension de mille livres qu’il touchait aux termes du {p. XXXVII}règlement de sa société, il en avait une de trois mille livres qu’il devait à la munificence de Louis XIV.

Quoi qu’il en soit, il parait qu’il renonça formellement au théâtre, afin de pouvoir jouir des droits que l’église refusait alors aux comédiens. Cependant, quelque ferme qu’il fût dans sa résolution, au bout de trente années de retraite et au moment où le public, qui le regrettait tous les jours, n’espérait plus le revoir, il reparut le 10 avril 1720, par le rôle de Cinna, en présence du duc d’Orléans, régent ; et l’on vit avec surprise que cet homme étonnant n’avait rien perdu des talents qui l’avaient fait si justement admirer de la génération précédente6. Il joua successivement les premiers rôles tragiques et comiques, et plusieurs autres, ou qui n’avaient jamais appartenu à son emploi, ou qui semblaient ne devoir plus convenir à son âge7.

{p. XXXVIII}Baron mit tant de soin à cacher son âge pendant sa vie, qu’on ignore aujourd’hui l’âge qu’il avait au moment de sa mort8.

Baron ne fut pas seulement un grand comédien ; il est aussi connu comme auteur ; malheureusement on lui contesta la propriété de ses meilleurs ouvrages : est-ce à tort ou à raison ? La question est encore restée indécise. Quoi qu’il en soit, voici la liste de ses pièces de théâtre :

Le Rendez-vous des Tuileries, ou le Coquet trompé, comédie en trois actes et en prose, avec un prologue.

Les Enlèvements, comédie en un acte et en prose.

L’Homme à bonnes fortunes, comédie en cinq actes et en prose.

La Coquette, ou la Fausse Prude, comédie en cinq actes et en prose.

Le Jaloux, comédie en cinq actes et en vers.

Les Fontanges maltraitées, ou les Vapeurs, comédie en un acte en prose.

La Répétition, comédie en un acte et en prose.

Le Débauché, comédie en cinq actes et en prose.

L’Andrienne, comédie en cinq actes et en vers.

Les Adelphes, ou l’École des pères, comédie en cinq actes et en vers, imitée de Térence ainsi que la précédente.

Beauval. §

Jean Pitel, sieur de Beauval, était frère de Pitel de Longchamp, comédien qui suivit la carrière du théâtre en province. La {p. XXXIX}réputation de madame Beauval ayant percé jusqu’à Paris, Molière obtint un ordre du roi pour la faire passer au théâtre du Palais-Royal, où son mari la suivit ; tous deux y furent reçus. Comme c’était un faible acteur, Molière étudia son peu de talent, et lui donna des rôles qui le firent supporter du public ; mais celui qui lui fit le plus de réputation alors, fut le rôle de Thomas Diafoirus dans la comédie du Malade imaginaire, qu’il joua supérieurement. On dit que Molière, en faisant répéter cette pièce, parut mécontent des acteurs qui y jouaient, et principalement de mademoiselle Beauval, chargée du rôle de Toinette ; cette actrice, peu endurante, après lui avoir répondu assez brusquement, ajouta : « Vous nous tourmentez tous, et vous ne dites mot à mon mari ? — J’en serais bien fâché, reprit Molière, je lui gâterais son jeu ; la nature lui a donné de meilleures leçons que les miennes pour ce rôle. »

Après la mort de Molière, Beauval et sa femme passèrent, en 1673, à l’Hôtel de Bourgogne ; Beauval remplaça Hubert dans les rôles d’hommes travestis en femmes.

Beauval quitta la comédie en 1704, et mourut le 29 décembre 1709. C’était un fort honnête homme, d’un petit génie, mais bon mari, bon père, et vivant avec ses camarades dans une grande union. Son talent était borné aux rôles de niais, à quelques valets et aux vieilles ridicules ; mais il a toujours rempli ces deux emplois au gré du public. Il joua d’original le rôle de Bobinet dans La Comtesse d‘Escarbagnas.

De Brie. §

De Brie (Edme Wilquin) s’engagea à Lyon avec sa femme dans la troupe de Molière, et le suivit à Paris. Il joua au Palais-Royal, et ensuite rue Mazarine. Si l’on s’en rapporte à l’auteur de la Lettre sur Molière et les comédiens de son temps, de Brie succéda à Duparc dans les rôles de Gros-René. On ajoute qu’il était grand bretteur, et que Molière ne l’aimait pas. Il mourut en 1676 ; il avait épousé Catherine Le Clerc, qui se fit plus de réputation que lui.

Duparc, dit Gros-René. §

{p. XL}Duparc fut un des acteurs de la troupe bourgeoise qui joua en 1645 sur l’illustre théâtre. Le dessein que cette société avait formé de s’établir à Paris n’ayant pas réussi, Molière, qui en faisait partie, proposa à ses camarades de se joindre à lui, et de former une troupe pour aller jouer en province. Sa proposition fut acceptée de la plupart de ses camarades. Plusieurs années après, Molière retrouva Duparc, qui prit le nom de Gros-René, à Lyon ; ils allèrent ensemble en Languedoc, et revinrent à Paris en 1658.

Loret, dans sa Muse historique du 31 mai 1669, parle d’une pièce jouée à l’impromptu par deux acteurs français et quatre italiens, à Vincennes, devant le roi et toute la cour, où Gros-René fit un rôle9.

{p. XLI}Gros-René mourut le 4 novembre 1664 ; sa mort affligea tellement ses camarades, qu’ils ne jouèrent pas ce jour-là, quoique ce fût un mardi, jour qui leur appartenait, d’après le partage qu’ils avaient fait de la semaine avec les comédiens italiens. Sa part fut continuée à mademoiselle Duparc jusqu’en 1665.

Du Croisy. §

Philibert Gassaud, sieur du. Croisy, gentilhomme du pays de Beauce, était à la tête d’une troupe de province, lorsqu’il se joignit à celle de Molière, qui, peu de temps après, vint à Paris, et y obtint son établissement. Du Croisy fut un des meilleurs acteurs de la troupe du Palais-Royal, et ce fut pour lui que Molière composa le rôle de Tartuffe.

Cet acteur avait des rôles où il était original, entre autres celui de Tartuffe. Plusieurs années après la mort de Molière, tourmenté par la goutte, il se retira à la campagne ; il y vécut en fort honnête homme, se faisant estimer de tout le monde, et entre autres de son {p. XLII}curé, qui le regardait comme un de ses meilleurs paroissiens. Il y mourut, et le curé en fut si touché, qu’il n’eut pas le courage de l’enterrer ; il pria un autre curé de ses amis de faire les cérémonies à sa place.

Du Croisy avait épousé Marie Claveau, de la province du Poitou. De ce mariage naquirent deux filles : la première, nommée Angélique, qui jouait en 1666, dans la troupe du Dauphin, et mourut en 1670 ; la seconde, Marie-Angélique Gassaud, épousa Paul Poisson, et mourut en 1756, à quatre-vingt-dix-huit ans.

Une sœur de du Croisy avait épousé Bellerose, célèbre comédien de l’Hôtel de Bourgogne. Du Croisy quitta la Comédie le 18 avril 1689, et mourut en 1695 âgé de soixante-cinq ou soixante-six ans.

L’Espy. §

L’Espy, frère de Jodelet, entra dans la troupe de Molière en 1659, et y resta jusqu’en 1663. On ne sait pas quel était son emploi, et on ne connaît aucunes particularités sur sa vie. Il paraît qu’il joua d’original le rôle d’Ariste, dans L’École des maris, car Guéret, dans sa Promenade de Saint-Cloud, dit que L’Espy faisait des merveilles dans cette pièce.

La Grange. §

Charles Varlet, sieur de La Grange, né à Amiens, comédien dans une troupe de province, s’engagea dans celle de Molière ; il débuta en 1658, au théâtre du Petit-Bourbon, avec cet homme illustre, qui avait pris plaisir à le former. Ses soins ne furent pas inutiles, La Grange devint un fort bon acteur. Il passa dans la troupe de Guénégaud en 1673.

La Grange a toujours joué au gré du public ; et, quoique parvenu à un certain âge, il remplissait les rôles d’amoureux d’une manière aussi noble qu’aisée. Il n’avait qu’une fille unique qu’il aimait beaucoup ; l’ayant mariée à un homme qui la trompa, il en mourut de chagrin, le 1er mars 1692, et fut enterré à Saint-André-des-Arcs. La Grange était un homme de bonne mine, d’une taille médiocre, avec assez d’embonpoint.

M. Vinot, ami intime de Molière, et La Grange, son camarade, {p. XLIII}donnèrent une édition de ce poète en 1682. La préface qui est au commencement de ce livre est de leur composition.

Molière avait cédé à La Grange l’emploi d’orateur de la troupe du Palais-Royal : il l’exerça également sur le théâtre de la rue Mazarine ; et lorsqu’il fut admis dans la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, à la réunion générale, on pria Hauteroche, qui était déjà avance en âge, de lui céder cet emploi. Chapuzeau et les frères Parfaict (dans leur Histoire du Théâtre français) lui rendent à cet égard le témoignage le plus flatteur. Voici comme ils s’expriment :

« Quoique la taille de cet acteur ne passe guère la médiocre, c’est une taille bien prise, un air libre et dégagé, et, sans l’ouïr parler, sa personne plaît beaucoup. Il passe avec justice pour très bon acteur, soit pour le sérieux, soit pour le comique, et il n’y a point de rôle qu’il n’exécute très bien. Comme il a beaucoup de feu, et de cette honnête hardiesse nécessaire à l’orateur, il y a du plaisir à l’écouter quand il vient faire le compliment ; et celui dont il sut régaler l’assemblée, à l’ouverture de la troupe du roi (le dimanche 9 juillet 1673), était dans la dernière justesse. Ce qu’il avait bien imaginé fut prononcé avec une merveilleuse grâce ; et je ne puis enfin dire de lui que ce que j’entends dire à tout le monde, qu’il est très poli et dans ses discours et dans toutes ses actions. Mais il n’a pas seulement succédé à Molière dans la fonction d’orateur, il lui a succédé aussi dans le soin et le zèle qu’il avait pour les intérêts communs, et pour toutes les affaires de la troupe, ayant tout ensemble de l’intelligence et du crédit. »

Hubert. §

Molière, qui reconnut d’heureuses dispositions dans cet acteur, s’appliqua à le former lui-même. Il devint un excellent comédien. Après la mort de Molière, Hubert passa dans la troupe de Guénégaud (en 1673). Il se retira avec une pension de mille livres, le 14 avril 1685, et mourut le vendredi 19 novembre 1700. De Visé parle ainsi du sieur Hubert : « Cet acteur était l’original de plusieurs rôles qu’il représentait dans les pièces de Molière, et comme il était entré dans le sens de ce fameux auteur, par qui il avait été instruit, il y réussissait parfaitement. Jamais acteur n’a porté si loin les rôles d’homme en femme. Celui de Bélise, dans Les Femmes {p. XLIV}savantes, madame Jourdain, dans Le Bourgeois gentilhomme, et madame Jobin, dans La Devineresse, lui ont attiré l’applaudissement de tout Paris. Il s’est fait aussi admirer dans le rôle du vicomte de L’inconnu, ainsi que dans ceux de médecins et de marquis ridicules. » Les rôles de femme que Hubert jouait furent donnés à Beauval.

Le Noir de La Thorillière. §

Le Noir, sieur de La Thorillière, était gentilhomme et capitaine de cavalerie, mais il se sentit un goût si décidé pour jouer la comédie, qu’il se détermina à demander à Louis XIV la permission d’entrer dans la troupe de Molière. Le roi, surpris de cette demande, lui donna quelque temps pour faire ses réflexions. La Thorillière persista dans son dessein, et sa majesté y consentit. Il entra dans la troupe de Molière au mois de mai 1662. En 1667 Molière le chargea d’aller avec La Grange, son camarade, présenter un placet au roi, dans son camp devant la ville de Lille en Flandre, sur la défense faite à Molière et à sa troupe, le 6 août (même année 1667), de jouer le Tartuffe. Après la mort de Molière, La Thorillière entra à l’Hôtel de Bourgogne, où il joua vraisemblablement jusqu’en 1679. Il mourut du chagrin que lui causa le mariage de sa fille Thérèse Le Noir avec Dancourt, qui l’avait enlevée.

La Thorillière était grand et fort bel homme ; il avait surtout de beaux yeux, et jouait parfaitement les rôles de rois et de paysans. Cependant on lui trouvait un grand défaut ; dans les sensations les plus tristes, dans le plus terrible emportement, son visage était riant, ce qui s’accordait mal avec les sentiments dont il semblait animé.

Il composa et fit jouer sur le théâtre du Palais-Royal, le 10 décembre 1667, une tragédie intitulée Marc-Antoine et Cléopâtre10.

La Thorillière laissa trois enfants : savoir, la demoiselle Charlotte Le Noir, femme de Baron, la demoiselle Thérèse Le Noir, femme de Dancourt, et Pierre Le Noir de La Thorillière, fils, de ce dernier, acteur du Théâtre français depuis 1722, où il remplissait l’emploi des rôles à manteaux et ceux de financiers, avec l’applaudissement du public.

Actrices. §

MlleBéjart. §

{p. XLV}Madeleine Béjart, née vers 1620, s’engagea dans une troupe de comédiens, en 1637, et parcourut le Languedoc et la Provence avec ses deux frères. Ce fut en Provence qu’elle fit connaissance d’un gentilhomme, nommé de Modène, avec qui elle contracta, dit-on, un mariage secret, dont elle eut une fille le 2 juillet 163811.

Madeleine Béjart revint à Paris, avec ses deux frères, en 1645, et concourut à former l’illustre théâtre. Molière fit alors connaissance avec elle, et fut reçu dans la même troupe.

Après avoir parcouru la province jusqu’en 1650, cette troupe revint à Paris, joua à l’Hôtel de Conti, partit ensuite pour Lyon, en 1653, et s’établit enfin à Paris en 1658.

Madeleine Béjart remplissait les rôles de soubrettes. Elle mourut le 17 février 1672, un an avant Molière. Elle joua d’original le rôle de Dorine dans Tartuffe, et celui de Jocaste dans La Thébaïde de Racine. (La même actrice remplissait alors l’emploi des reines et celui des soubrettes.)

Mlle Geneviève Hervé-Béjart. §

Sœur de Madeleine Béjart, et femme, en secondes noces, du sieur Aubry, maître paveur, qui donna aux français, en 1680, la tragédie de Démétrius, et en 1690 celle d’Agatocle. Mademoiselle Hervé-Béjart fut comédienne de la troupe du Palais-Royal {p. XLVI}et de celle de Guénégaud ; mais elle n’y brilla pas beaucoup, et mourut au mois de juin 1675, après une maladie de trois années.

Armande Béjart (Mlle Molière) §

Armande-Grésinde-Claire-Élisabeth Béjart, sœur des Béjart, épousa Molière au commencement de 166212. Ce mariage fut pour Molière une source de chagrins sans cesse renaissants. Elle était belle, aimable pour tout autre que pour son mari, et sa coquetterie mettait à bout toute la philosophie de Molière. Ce grand homme a peint sa femme sous le nom de Lucile dans la neuvième scène du troisième acte du Bourgeois gentilhomme, entre Covielle et Cléonte.

Madame Molière était excellente comédienne ; elle avait une voix charmante, chantait avec beaucoup de goût le français et l’italien. Elle joua d’original la Princesse d’Élide, Célimène dans Le Misanthrope, Elmire dans le Tartuffe, Psyché, Lucile dans Le Bourgeois gentilhomme, Angélique dans Le Malade imaginaire, Léonore dans L’Homme à bonnes fortunes.

Après la mort de son mari, Mme Molière épousa Guérin d’Estriché, et continua de briller sur la scène jusqu’au 14 octobre 1694, qu’elle obtint son congé et une pension de mille livres. Retirée dans son ménage, elle y vécut d’une manière exemplaire, et mourut le 3 novembre 1700, rue de Touraine. Elle fut inhumée le 2 décembre à Saint-Sulpice. Elle était âgée de cinquante-cinq ans.

Mllede Brie. §

Catherine Le Clerc, femme d’Edme Wilquin, sieur de Brie, faisait partie d’une troupe qui jouait à Lyon, lorsque Molière {p. XLVII}arriva dans cette ville ; il devint amoureux de mademoiselle du Parc, camarade de mademoiselle de Brie ; mais n’ayant pu la rendre sensible à son amour, Molière tourna ses vœux du côté de mademoiselle de Brie, dont il fut, dit-on, accueilli très favorablement. Il l’engagea dans sa troupe avec mademoiselle du Parc. S’il faut en croire un misérable libelle imprimé en Hollande, l’intelligence de Molière avec mademoiselle de Brie dura jusqu’au mariage de cet acteur avec la sœur des Béjart ; mais les chagrins domestiques de Molière le ramenèrent à mademoiselle de Brie. Quoi qu’il en soit de cette histoire, mademoiselle de Brie était une fort bonne comédienne, grande, bien faite et extrêmement jolie ; elle conserva longtemps un air de jeunesse ; elle jouait dans le grand tragique, et le noble comique. Parmi les rôles de ce dernier genre, on cite celui d’Agnès de L’École des Femmes, qu’elle rendait avec une telle supériorité, que quelques années avant sa retraite du théâtre, ses camarades l’ayant engagée à céder son rôle d’Agnès à mademoiselle du Croisy, et cette dernière s’étant présentée pour le jouer, tout le parterre demanda si hautement mademoiselle de Brie, qu’on fut forcé de l’aller chercher chez elle. Elle vint et joua le rôle en habit de ville, parce qu’on ne voulut pas lui donner le temps d’en changer. On peut juger des acclamations qu’elle reçut ; et ainsi elle garda le rôle d’Agnès jusqu’à ce qu’elle quittât le théâtre. Elle le jouait encore à soixante et cinq ans13.

Voici des vers qui furent faits sur mademoiselle de Brie, et qui semblent avoir rapport à cette aventure :

Il faut qu’elle ait été charmante,
Puisque aujourd’hui, malgré ses ans,
À peine des attraits naissants
Égalent sa beauté mourante.

Mlle Beauval. §

{p. XLVIII}Jeanne Olivier Bourguignon naquit en Hollande. Elle fut exposée à la porte d’une église dans un âge où il ne lui était pas possible de donner des renseignements sur son nom et l’état de ses parents. Une blanchisseuse eut pitié de son sort, la prit avec elle, et l’éleva jusqu’à l’âge de dix ans, qu’elle la céda à Filandre, chef d’une troupe de comédiens qui était alors en Hollande. Cet acteur n’avait point d’enfant, et s’était engagé par un vœu solennel à en adopter un qui se trouverait dans la situation où était alors cette petite orpheline ; sa vivacité lui avait plu, et il en eut un soin particulier. Croyant reconnaître en elle quelque talent pour le théâtre, il lui fit jouer quelques petits rôles, dont elle s’acquitta très bien. Filandre, après avoir parcouru la Hollande et une partie de la Flandre, revint en France, et se rendit à Lyon, où Monsinge, plus connu sous le nom de Paphetin, était depuis quelque temps avec sa troupe. Paphetin vit jouer la petite Bourguignon, et, augurant bien des talents futurs de cette enfant, il lui fit proposer de passer dans sa troupe avec des appointements, et de l’adopter pour sa fille. La jeune Bourguignon accepta ses offres, et quitta Filandre, sans lui donner la moindre marque de reconnaissance.

Peu de temps après être entrée dans la troupe de Paphetin, elle prit du goût pour Beauval, qui n’était alors que gagiste de la troupe de Paphetin, et dont l’emploi était de moucher les chandelles. Ce choix convenait à son caractère altier et dominant ; il lui fallait un mari d’une complaisance à toute épreuve, d’une grande docilité. Beauval lui parut être cet homme rare. Paphetin, père putatif de la demoiselle Bourguignon, ayant appris le dessein qu’elle avait d’épouser Beauval, obtint de l’archevêque de Lyon un ordre portant défense à tous les curés de son diocèse de marier ces deux personnes. Un pareil obstacle ne fut pas capable d’arrêter mademoiselle Bourguignon ; elle imagina un singulier moyen de le faire disparaître. Un dimanche matin elle se rendit à sa paroisse, accompagnée de Beauval, qu’elle fit cacher sous la chaire où le curé faisait le prône ; et, lorsqu’il l’eut fini, elle se {p. XLIX}leva et déclara qu’en présence de l’Église et des assistants, elle prenait Beauval pour son légitime époux ; à l’instant parut Beauval, qui dit également qu’il prenait la demoiselle Bourguignon pour sa légitime épouse. Après cet éclat, on fut obligé de les marier ; et, quoique Beauval eût alors très peu de talent pour le théâtre, Paphetin le reçut au nombre de ses acteurs.

Un an s’était à peine écoulé, que la réputation de mademoiselle Beauval se répandit jusqu’à Paris. Molière obtint un ordre du roi pour la faire passer sur son théâtre du Palais-Royal. Elle y débuta avec succès14 ; mais ayant été jouer devant le roi à Chambord, elle n’eut pas le bonheur de plaire au monarque, qui, s’en expliquant nettement avec Molière, lui dit qu’il fallait donner à une autre le rôle de Nicole qu’elle devait remplir dans [L]Le Bourgeois gentilhomme. Molière représenta au roi que, la pièce devant être jouée dans peu de jours, il était impossible qu’une autre personne put apprendre ce rôle dans un temps si court ; de sorte que mademoiselle Beauval le joua, et le joua si parfaitement, qu’après la pièce, le roi dit à Molière : « Je reçois votre actrice. » Cependant il parut toujours mécontent de la figure et de la voix de cette comédienne.

Mademoiselle Beauval continua de jouer avec succès les grands comiques et les reines-mères dans le tragique. Après la mort de Molière, elle passa avec son mari à l’Hôtel de Bourgogne. En 1680 elle fut comprise, ainsi que Beauval, dans la réunion de cette troupe avec celle de Guénégaud.

Un moment de petit dépit l’engagea à quitter le théâtre. Mademoiselle Desmares, ayant paru à Versailles dans la comédie, reçut ordre de Monseigneur d’étudier les rôles de mademoiselle Beauval dans le comique, pour doubler cette actrice. Mademoiselle Desmares, de retour à Paris, communiqua cet ordre à ses camarades. Mademoiselle Beauval, qui était présente, dit d’un air chagrin : « Je vois bien que cet ordre est pour me faire entendre que je commence à n’être plus capable de remplir mon emploi ; ainsi je me retire. » En effet, elle et son mari quittèrent le théâtre à la clôture de Pâques de l’année 1704.

Mademoiselle Beauval était d’un caractère assez difficile à vivre avec ses camarades, aussi bien que dans son intérieur. Baron l’a fait paraître dans son prologue de sa comédie du Rendez-vous des Tuileries, ou le Coquet trompé, sous son propre nom, et l’a peinte assez au naturel. Le prologue des Folies amoureuses de Regnard présente également le personnage de mademoiselle Beauval, et cette actrice y est caractérisée au mieux.

Un esprit naturel tenait lieu à mademoiselle Beauval de l’éducation qu’elle n’avait pas reçue dans sa jeunesse ; la sienne avait été négligée à un tel point, qu’à peine savait-elle lire ; elle épelait ses lettres les unes après les autres. Son mari lui copiait ses rôles ; et c’était la seule personne dont elle pût lire l’écriture.

Depuis sa retraite du théâtre, mademoiselle Beauval fut appelée à plusieurs fêtes que la duchesse du Maine donna à Sceaux ; et elle joua dans différentes pièces qui y furent représentées. [LI]Mademoiselle Beauval mourut le lundi 20 du mois de mars 1720, âgée environ de soixante-treize ans.

Marotte Beaupré. §

Mademoiselle Marotte Beaupré était extrêmement jolie et sage. Elle joua dans la troupe du Marais jusqu’en 1669, époque à laquelle elle passa dans celle du Palais-Royal. En 1671 elle joua d’original la Comtesse d’Escarbagnas. L’emploi de cette actrice était celui des troisièmes rôles dans le tragique, et des ridicules dans le comique. Elle se retira en 1672. On raconte que mademoiselle Beaupré ayant eu un différend avec une autre actrice nommée Catherine Des-Urlis, elles mirent l’épée à la main, et se battirent après la petite pièce15.

Mlledu Croisy [I]. §

Femme de l’acteur du Croisy, était une actrice médiocre ; elle resta pendant quelques années dans la troupe du Palais-Royal, et se retira en 1673.

Mlle du Croisy [II]. §

Fille de l’acteur, femme de Poisson ; elle remplit en janvier 1671 le rôle d’une des Grâces dans Psyché, mais ne fut reçue dans la troupe qu’après la mort de Molière, au mois de mai 1673.

MlleDuparc. §

Cette actrice était femme de Duparc, connu au théâtre sous le nom de Gros-René. Elle s’engagea avec son mari dans la troupe [LII]de Molière lorsque ce dernier partit pour la province, et parut avec succès dans les seconds rôles tragiques et comiques. Elle joignit au talent de la déclamation et du jeu de théâtre celui de la danse.

Mademoiselle Duparc revint avec Molière et sa troupe à Paris, en 1658, et réussit encore plus sur le théâtre du Petit-Bourbon, et sur celui du Palais-Royal, que dans les différentes villes du royaume qu’elle avait parcourues. Molière l’estimait beaucoup : on en trouve la preuve dans la première scène de son Impromptu de Versailles. Voici le passage :

Molière, parlant à Mademoiselle Duparc.

Pour vous, mademoiselle...

Mademoiselle Duparc.

Mon dieu ! pour moi, je m’acquitterai fort mal de mon personnage, et je ne sais pas pourquoi vous m’avez donné ce rôle de façonnière.

Molière.

Mon dieu, Mademoiselle ! voilà comme vous disiez lorsqu’on vous donna celui de La Critique de l’École des femmes ; cependant vous vous.cn êtes acquittée à merveille, et tout le monde est demeuré d’accord qu’on ne peut pas mieux faire que vous avez fait. Croyez-moi, celui-ci sera de même, et vous le jouerez mieux que vous ne pensez.

Mademoiselle Duparc.

Comment cela se pourrait-il faire ? car il n’y a point de personne au monde qui soit moins façonnière que moi.

Molière.

Cela est vrai ; et c’est en quoi vous faites mieux voir que vous êtes une excellente comédienne, de bien représenter un personnage qui est si contraire à votre humeur.

Le rôle d’Axiane, que mademoiselle Duparc joua dans la tragédie d’Alexandre de Racine, lui fit beaucoup d’honneur, et cet illustre poète fut si frappé de ses talents, qu’il forma le dessein de la faire passer à l’Hôtel de Bourgogne, où il avait résolu de donner ses ouvrages ; il en fit faire la proposition à mademoiselle [LIII]Duparc, qui l’accepta. Elle fut chargée du rôle d’Andromaque qu’elle rendit supérieurement. Des connaisseurs, trop sévères peut-être, prétendirent que c’était le seul rôle que mademoiselle Duparc avait bien rendu, et que, dans tous les autres, sa beauté et ses grâces avaient fait tout son succès ; cependant sa perte causa de vifs regrets aux amateurs du théâtre et à ses camarades. Mademoiselle Duparc mourut le 11 décembre 1668. Voici de quelle façon Robinet décrit l’enterrement de cette actrice :

L’Hôtel de Bourgogne est en deuil,
Depuis peu voyant au cercueil
Son Andromaque si brillante,
Si charmante, si triomphante,
Autrement la belle Duparc,
Par qui l’Amour tirait de l’arc
Sur les cœurs avec tant d’adresse.
Clothon, sans yeux et sans tendresse,
Pour les plus accomplis objets,
Comme pour les plus imparfaits,
Et qui n’aime pas le théâtre,
Dont tout le monde est idolâtre,
Nous a ravi cette beauté,
Dont chacun était enchanté,
Alors qu’avec un port de reine
Elle paraissait sur la scène ;
Et tout ce qu’elle eut de charmant
Gît dans le sombre monument
Elle y fut mercredi conduite
Avec une nombreuse suite,
Dont étaient les comédiens,
Tant les français qu’italiens,
Les adorateurs de ses charmes,
Qui ne la suivaient pas sans larmes
Quelques-uns d’eux incognito
Qui, je crois, dans leur memento,
Auront de la belle inhumée
Fort longtemps l’image imprimée.
[LIV]Item, maints différents Amours,
Affublés de sombres atours,
Qui pour le pas semblaient se battre.
Item, les poètes de théâtre,
Dont l’un, le plus intéressé,
Était à demi trépassé16.
Item, plusieurs peintres célèbres
Étaient de ces honneurs funèbres.
Ayant de leurs savants pinceaux
Été l’un des objets pins beaux.
Item, enfin, une cohorte
De personnes de toute sorte,
Qui furent de ses sectateurs ;
Ou plutôt de ses spectateurs ;
Et c’est ce que pour épitaphe,
En style d’historiographe,
Croyant lui devoir ce souci,
J’en ai bien voulu mettre ici.

Mademoiselle Duparc joua d’original Arsinoé dans Le Misanthrope, Dorine dans Le Mariage forcé, dans La Princesse d’Élide, Héro dans Héro et Léandre.

MlleLa Grange. §

Marie Ragueneau, femme de Charles Varlet de La Grange, comédienne de la troupe du Palais-Royal, ensuite de celle de Guénégaud, retirée avec une pension de mille livres, le 1er avril 1692, morte le 2 ou le 3 février 1727. Mademoiselle La Grange n’était goûtée du public que dans Les Caractères ; elle ne jouait point la tragédie : quoique très laide, elle n’en était pas moins coquette, ce qui lui attira le quatrain suivant :

Si n’ayant qu’un amant on peut passer pour sage,
Elle est assez femme de bien ;
[LV]Mais elle en aurait davantage
Si l’on voulait l’aimer pour rien.

La veuve de La Grange avait été femme de chambre de mademoiselle de Brie : on la nommait Marotte.

L. B. Picard.
LI
LIV