Eugène Rambert

1861

Molière (Corneille, Racine et Molière)

2015
Source : Eugène Rambert, « Molière », in Corneille, Racine et Molière : deux cours sur la poésie dramatique française au XVIIe siècle, Lausanne, A. Delafontaine, 1861, p. 309-514.
Ont participé à cette édition électronique : Camille Frejaville (OCR et stylage) et Chayma Soltani (Structuration et encodage TEI).
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Leçon première.
Aperçu général de la vie et de l’œuvre de Molière. §

Messieurs,

Jean-Baptiste Poquelin naquit à Paris, le 15 janvier 1622. Sa mère appartenait à une famille de tapissiers; son père exerçait la même industrie, et avait le titre de tapissier valet de chambre du roi. Il semblait doublement prédestiné à n’être que Poquelin le tapissier, comme ses ancêtres.

Il fut élevé dans ce but, c’est-à-dire qu’il reçut une éducation peu soignée, et qu’il entra de fort bonne heure dans la boutique paternelle. Mais une sphère d’activité si modeste et si prosaïque ne devait pas lui suffire. Son esprit, noblement exigeant, avait trop de sève et de vie pour demeurer dans une médiocrité vulgaire. Il prit le parti d’assiéger son père pour obtenir la permission d’étudier, et il finit par y réussir. Agé {p. 310}de quinze ans environ, il entra au collège de Clermont, dirigé par les jésuites. Inutile de dire que ses progrès y furent rapides et qu’il eut bientôt racheté le temps perdu. Plus tard, il eut Gassendi pour maître de philosophie. À l’inverse de la plupart des grands hommes du XVIIe siècle, dont l’éducation philosophique eut pour base les systèmes scholastiques ou les doctrines cartésiennes, il commença, en compagnie de Chapelle, de Bernier et de Hesnaut, par les leçons du philosophe qui fut l’adversaire le plus décidé de Descartes, et que Descartes accusait de représenter les intérêts de la chair. Plus tard, paraît-il, son génie élevé, hardi, lumineux, fut frappé de ce qu’il y avait de clarté et de vigueur dans le Discours sur la méthode et Les Méditations philosophiques; mais il ne fut jamais un disciple de Descartes, et l’on peut croire qu’il ne lui fut point inutile d’avoir dès l’abord suivi de près Gassendi. La hardiesse de certaines scènes, dans Le Festin de Pierre et ailleurs, témoigne d’une étendue de pensée, qui va au delà de ce qu’on serait en droit d’attendre d’une éducation philosophique purement cartésienne.

Le moment vint de choisir une vocation. Il paraît qu’il se décida pour le droit ; mais, sans que l’on en sache trop le comment ni le pourquoi, il revint de cette décision, et, ses goûts naturels l’emportant, il se mit à la tête d’une troupe de comédiens bourgeois, comme il y en avait alors plusieurs à Paris. Cette troupe, qui prit le nom de l’Illustre théâtre, joua d’abord par divertissement; puis, encouragée par le succès, elle joua par spéculation. Dès lors la carrière de Poquelin {p. 311}fut décidée, et il changea son nom contre celui de Molière.

Ce fut un grand chagrin pour les siens. Ils firent de sérieux efforts pour le ramener; mais tout fut inutile. Ils lui en gardèrent une longue rancune, comme d’une honte pour le nom des Poquelin, et ils l’exclurent, diton, de l’arbre généalogique de la famille.

Molière n’était point un de ces jeunes gens qui, chargés de dettes et ayant manqué deux ou trois vocations, se font comédiens par pis-aller, pour en finir avec un passé sans issue. C’était déjà un jeune homme grave et réfléchi, un contemplateur, comme on l’appela bientôt. Une grande application a l’étude et des dons naturels remarquables le rendaient propre à plus d’un emploi. Il n’était point blasé : il avait conservé dans leur vivacité première le sentiment de l’honneur et celui du prix des affections naturelles. Seule l’irrésistible vocation du génie l’emporta.

Le chagrin qu’éprouva sa famille en fut un très vif pour lui. L’anecdote suivante en fait foi : « Après qu’il fut installé à Paris, dit M. Taschereau, un jeune homme vint un jour le trouver, lui avoua qu’un penchant insurmontable le portait à embrasser la carrière du théâtre, et le pria de lui donner les moyens d’obéir à sa vocation. Pour séduire Molière, il se mit à lui réciter avec beaucoup d’art plusieurs morceaux sérieux et comiques. Notre auteur, charmé d’abord de l’aisance pleine de grâce du jeune aspirant, fut plus étonné encore du talent avec lequel il débitait. Il lui demanda comment il avait appris la déclamation. « J’ai toujours eu inclination de paraître en public, lui répondit celui-ci; {p. 312} les régents sous qui j’ai étudié ont cultivé les dispositions que j’ai apportées en naissant; j’ai tâché d’appliquer les règles à l’exécution, et je me suis fortifié en allant souvent à la comédie. — Et avez-vous du bien ? lui dit Molière. —Mon père est un avocat assez à l’aise. — En ce cas, je vous conseille de prendre sa profession : la nôtre ne vous convient point; c’est la dernière ressource de ceux qui ne sauraient mieux faire, ou des libertins qui veulent se soustraire au travail. D’ailleurs, c’est enfoncer le poignard dans le cœur de vos parents que de monter sur le théâtre; vous en savez les raisons. Je me suis toujours reproché d’avoir donné ce déplaisir à ma famille, et je vous avoue que, si c’était à recommencer, je ne choisirais jamais cette profession. Vous croyez peut-être, ajouta-t-il, qu’elle a ses agréments: vous vous trompez. Il est vrai que nous sommes en apparence recherchés des grands seigneurs; mais ils nous assujettissent à leurs plaisirs, et c’est la plus triste de toutes les situations que d’être l’esclave de leur fantaisie. Le reste du monde nous regarde comme des gens perdus et nous méprise. Ainsi, monsieur, quittez un dessein si contraire à votre honneur et à votre repos. Si vous étiez dans le besoin, je pourrais vous rendre mes services ; mais, je ne vous le cèle point, je vous serais plutôt un obstacle. Représentez-vous la peine que nous avons. Incommodés ou non, il faut être prêts à marcher au premier ordre, et à donner du plaisir quand nous sommes bien souvent accablés de chagrins; à souffrir la rusticité de la plupart des gens avec qui nous avons à vivre, et à captiver les bonnes grâces d’un public qui est en droit de nous {p. 313} gourmander pour l’argent qu’il nous donne. Non, monsieur, croyez-moi, encore une fois, ne vous abandonnez point au dessein que vous avez pris. »

Il y a de l’amertume dans ces paroles de Molière. Il est clair que le mépris attaché à sa vocation et la nécessité de subir l’insolente protection des grands, remplissaient sa vie d’affronts dévorés en silence. Molière avait le cœur fier, et la vocation de comédien, dans ce temps-là surtout, n’était pas de celles où le cœur a le moins à souffrir. Deux choses toutefois le soutinrent. La protection de Louis XIV, souvent éclairée et délicate, ne lui fit pas défaut. En plus d’une occasion, elle fut nnon seulement efficace, mais noble et presque touchante. Le jour où Louis XIV le fit déjeuner avec lui pour confondre l’insolence des valets, qui se trouvaient déshonoré de manger avec le poète; le jour où, pour répondre à d’odieuses calomnies, il voulut être le parrain de son premier enfant, Molière put croire que le roi l’estimait, nnon seulement comme un homme nécessaire aux plaisirs de la cour, mais de la bonne manière, et comme un homme de cœur demande à être estimé, pour son propre mérite. Molière trouva une seconde consolation dans les rapports qu’il établit entre ses acteurs et lui : sa famille l’avait abandonné, il se fit de sa troupe une seconde famille. Généreux, hospitalier, d’un commerce agréable et sûr, prompt à soulager la misère, heureux toutes les fois qu’il pouvait encourager le talent, même au risque de se créer des rivaux, il montra que l’on pouvait être comédien et honnête homme. Il fit preuve d’un beau caractère, capable de faiblesses, sans doute, non de petitesses. Ses {p. 314} biographies abondent en traits qui lui font honneur. Rappelons seulement les soins qu’il prodigua au jeune Baron, qui devait, par légèreté, le payer d’une étrange ingratitude; et la manière dont il faisait l’aumône. Chacun sait l’histoire de ce pauvre à qui il avait jeté un louis d’or au lieu d’une pièce de monnaie. Le pauvre courut après sa voiture : « Monsieur, lui dit-il, vous n’aviez probablement pas dessein de me donner un louis d’or. Je viens vous le rendre. Tiens, mon ami, reprit Molière, en voilà un autre. »Puis il s’écria : « Où la vertu va-t-elle se nicher ? »

Toutefois Molière trouva autre chose que des sujets de consolation dans ses rapports avec sa troupe. Il avait le cœur tendre, tendre à l’excès. La grâce et la beauté, la grâce surtout, exerçaient sur lui un attrait irrésistible. Incapable de lutter contre ce penchant, élevé dans un siècle et dans une société où sur ce point la morale n’était pas très exigeante, dévoré d’un insatiable besoin d’affection et d’intimité, il succomba à plus d’une faiblesse. Il jouit d’un bonheur très mélangé dans ses premières affections; mais il crut avoir mieux trouvé le jour où il épousa Armande Béjart, connue dès lors sous le nom de Mlle Molière.

Armande Béjart avait été recueillie très jeune encore par sa sœur aînée, Madeleine Béjart, femme d’un caractère altier, pour laquelle Molière avait soupiré quelque temps, et qui eut un si grand succès, lorsque, à la fête de Vaux, elle sortit comme une nymphe de sa merveilleuse coquille. Molière avait suivi l’éducation d’Armande ; il y avait contribué, et plus d’une fois il avait protégé la jeune fille contre les emportements {p. 315}de sa sœur. Mais le rôle de protecteur de la beauté est un rôle dangereux. Molière en fit l’expérience : âgé déjà de quarante ans, touché des grâces et de l’innocence d’une enfant de dix-sept ans, il lui offrit sa main et l’épousa.

Ce mariage le mit dans une position fausse et pleine de difficultés. Il n’y avait pas dans sa troupe moins de trois actrices qui avaient sur lui des droits divers. Madeleine Béjart, son premier amour, Mlle de Brie, le. second, et Armande Béjart, sa femme. Évidemment Molière n’avait pas à chercher bien loin pour trouver des situations périlleuses et comiques.

Mais tout cela n’eût rien été, si sa femme avait eu pour lui quelque affection. Il avait pris le mariage au sérieux, et il aimait Mlle Molière. Malheureusement elle ne lui répondit que par une froideur glaciale.

Molière, dit-on, en a tracé le portrait dans ce dialogue du Bourgeois gentilhomme : « Elle a les yeux petits. — Cela est vrai; elle a les yeux petits, mais elle les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu’on puisse voir. — Elle a la bouche grande. — Oui; mais on y voit des grâces qu’on ne voit point aux autres bouches; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs ; elle est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde. — Pour sa taille, elle n’est pas grande. — Non ; mais elle est aisée et bien prise. — Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses actions... — Il est vrai; mais elle a grâce à tout cela ; et ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s’insinuer dans les cœurs. — Pour de l’esprit... — Ah ! Elle en a, du {p. 316} plus fin, du plus délicat. — Sa conversation... — Sa conversation est charmante. — ... Mais, enfin, elle est capricieuse autant que personne du inonde. — Oui, elle est capricieuse, j’en demeure d’accord ; mais tout sied bien aux belles, il souffre tout des belles. »

Cet esprit de caprices, ou plutôt de coquetterie, alla se développant, jusqu’à pousser Mlle Molière à de graves dérèglements. Son innocence, qui avait charmé le poète, était de celles auxquelles il n’a manqué que l’occasion de se perdre. Ils durent se séparer. La Fontaine, qui avait le cœur aussi sensible, mais moins aimant que Molière, s’en fût bientôt consolé. Pour Molière ce fut un long et cruel chagrin. On dit que, à force de voir sa tendresse rebutée, il lui arriva de se laisser distraire, mais il n’en prit jamais son parti. On nous a conservé un entretien qu’il doit avoir eu sur ce sujet avec son ami l’épicurien Chapelle; c’est un morceau un peu long et assez connu, mais trop précieux pour qu’on nous fasse un reproche de le donner de nouveau, sans y rien retrancher, au moins de ce que dit Molière :

« Molière rêvait un jour dans son jardin d’Auteuil, quand un de ses amis, nommé Chapelle, qui s’y venait promener par hasard, l’aborda, et, le trouvant plus inquiet que de coutume, lui en demanda plusieurs fois le sujet. Molière, qui eut quelque honte de se sentir si peu de constance pour un malheur si fort à la mode, résista autant qu’il put; mais, comme il était alors dans une de ces plénitudes de cœur si connues par les gens qui ont aimé, il céda à l’envie de se soulager, et avoua de bonne foi à son ami que la manière dont il était obligé d’en user avec sa femme était la cause de {p. 317}l’accablement où il le trouvait. Chapelle, qui le croyait au-dessus de ces sortes de choses, le railla de ce qu’un homme comme lui, qui savait si bien peindre le faible des autres hommes, tombait dans celui qu’il blâmait tous les jours, et lui fit voir que le plus ridicule de tout était d’aimer une personne qui ne répond pas à la tendresse qu’on a pour elle. « Pour moi, lui dit-il, je vous avoue que si j’étais assez malheureux pour me trouver en pareil cas, et que je fusse fortement persuadé que la personne que j’aimerais accordât des faveurs à d’autres, j’aurais tant de mépris pour elle qu’il me guérirait infailliblement de ma passion... » Molière, qui avait écouté son ami avec assez de tranquillité, l’interrompit pour lui demander s’il n’avait jamais été amoureux. — « Oui, lui répondit Chapelle, je l’ai été comme un homme de bon sens doit l’être... — Je vois bien que vous n’avez encore rien aimé, lui répondit Molière, et vous avez pris la figure de l’amour pour l’amour même. Je ne vous rapporterai point une infinité d’exemples qui vous feraient connaître la puissance de cette passion ; je vous ferai seulement un récit fidèle de mon embarras, pour vous faire comprendre combien on est peu maître de soi quand elle a une fois pris sur nous l’ascendant que le tempérament lui donne d’ordinaire. Pour vous répondre donc sur la connaissance parfaite que vous dites que j’ai du cœur de l’homme par les portraits que j’en expose tous les jours en public, je demeurerai d’accord que je me suis étudié autant que j’ai pu à connaître leur faible; mais, si ma science m’a appris qu’on pouvait fuir le péril, mon expérience ne m’a que trop fait voir qu’il était impossible {p. 318}de l’éviter; j’en juge tous les jours par moi-même. Je suis né avec la dernière disposition à la tendresse, et, comme tous mes efforts n’ont pu vaincre les penchants que j’avais à l’amour, j’ai cherché à me rendre, heureux, c’est-à-dire autant qu’on peut l’être avec un cœur sensible. J’étais persuadé qu’il y avait fort peu de femmes qui méritassent un attachement sincère ; que l’intérêt, l’ambition et la vanité font le nœud de toutes leurs intrigues. J’ai voulu que l’innocence de mon choix me répondit de mon bonheur : j’ai pris ma femme pour ainsi dire dès le berceau; je l’ai élevée avec des soins qui ont fait naître des bruits dont vous avez sans doute entendu parler; je me suis mis en tète que je pourrais lui inspirer, par habitude, des sentiments que le temps ne pourrait détruire, et je n’ai rien oublié pour y parvenir. Comme elle était encore fort jeune quand je l’épousai, je ne m’aperçus pas de ses méchantes inclinations, et je me crus un peu moins malheureux que la plupart de ceux qui prennent de pareils engagements. Aussi le mariage ne ralentit point mes empressements; mais je lui trouvai dans la suite tant d’indifférence, que je commençai à m’apercevoir que toutes mes précautions avaient été inutiles et que ce qu’elle sentait pour moi était bien éloigné de ce que j’aurais souhaité pour être heureux. Je me fis à moi-même des reproches sur une délicatesse qui me semblait ridicule, et j’attribuai à son humeur ce qui était un effet de son peu de tendresse pour moi. Je n’eus que trop de moyens de me convaincre de mon erreur, et la folle passion qu’elle eut quelque temps après pour le comte de Guiche fit trop de bruit pour me laisser {p. 319}dans cette tranquillité apparente. Je n’épargnai rien, à la première connaissance que j’en eus, pour me vaincre moi-même, dans l’impossibilité que je trouvai à la changer; je me servis pour cela de toutes les forces de mon esprit; j’appelai à mon secours tout ce qui pouvait contribuer à ma consolation : je la considérai comme une personne de qui tout le mérite était dans l’innocence, et qui, par cette raison, n’en conservait plus depuis son infidélité. Je pris dès lors la résolution de vivre avec elle comme un honnête homme qui a une femme coquette, et qui en est persuadé, quoiqu’il puisse dire que sa méchante conduite ne doive point contribuer à lui ôter sa réputation. Mais j’eus le chagrin de voir qu’une personne sans grande beauté, qui doit le peu d’esprit qu’on lui trouve à l’éducation que je lui ai donnée, détruisit en un instant toute ma philosophie. Sa présence me fit oublier toutes mes résolutions; et les premières paroles qu’elle me dit pour sa défense me laissèrent si convaincu que mes soupçons étaient mal fondés, que je lui demandai pardon d’avoir été si crédule. Mes bontés ne l’ont point changée. Je me suis donc déterminé à vivre avec elle comme si elle n’était point ma femme ; mais, si vous saviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi. Ma passion est venue à un tel point qu’elle va jusqu’à entrer avec compassion dans ses intérêts; et quand je considère combien il m’est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en même temps qu’elle a peut-être la même difficulté à détruire le penchant qu’elle a d’être coquette, et je me trouve plus de disposition à la plaindre qu’à la blâmer. Vous me direz sans doute qu’il faut {p. 320}être poète pour aimer de cette manière ; mais, pour moi, je crois qu’il n’y a qu’une sorte d’amour, et que les gens qui n’ont point senti de semblables délicatesses n’ont jamais aimé véritablement. Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur : mon idée en est si fort occupée que je ne sais rien, en son absence, qui me puisse divertir. Quand je la vois, une émotion et des transports qu’on peut sentir, mais qu’on ne saurait exprimer, m’ôtent l’usage de la réflexion; je n’ai plus d’yeux pour ses défauts, il m’en reste seulement pour ce qu’elle a d’aimable : n’est-ce pas là le dernier point de la folie, et n’admirez-vous pas que tout ce que j’ai de raison ne serve qu’à me faire connaître ma faiblesse, sans en pouvoir triompher ?»

Évidemment Molière n’est pas un de ces moqueurs à l’âme sèche et à l’esprit dénigrant, au banc desquels il convient de ne pas s’asseoir. Rien de plus attachant, rien de plus instructif pour celui qui désire connaître le cœur humain, que cette alliance du génie comique et de la tendresse du cœur, que ces souffrances d’une âme trop aimante, qui empoisonnent l’existence de l’homme du monde qui a le plus fait rire ses semblables. Il semble que Molière ait été irrésistiblement entraîné par son génie vers un genre qui n’était pas celui que son cœur eût choisi, et qu’il ait souffert d’une lutte sourde et mystérieuse entre les dons de son esprit et les inclinations de son âme. Peut-être faut-il attribuer à cette lutte le fait que Molière a eu quelque peine à accepter la comédie comme le seul genre qui lui convînt, et que, dans la comédie même, il n’a déployé toute l’étendue de ses riches facultés qu’après {p. 321}en avoir reculé les limites, jusqu’à pouvoir y dire tout ce qu’il sentait, et y répandre toute son âme.

Mais nous avons fort anticipé. L’attrait du caractère de Molière nous a fait oublier l’écrivain. Revenons en arrière.

Dans le temps où il suivait les leçons de Gassendi, Molière avait entrepris, de concert avec Hesnaut, son camarade, une traduction de Lucrèce. Il ne nous en reste que quelques vers habilement intercalés dans Le Misanthrope, et qui nous montrent, à son premier éveil, le talent comique du jeune poète. Molière les a mis dans la bouche d’Eliante, et ils doivent servir à réfuter cette doctrine d’Alceste,

Qu’a ne rien pardonner le pur amour éclate.

Les voici :

L’amour, pour l’ordinaire, est peu fait à ces lois,
Et l’on voit les amants vanter toujours leur choix.
Jamais leur passion n’y voit rien de blâmable,
Et dans l’objet aimé, tout leur devient aimable ;
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle est au jasmin en blancheur comparable ;
La noire à faire peur, une brune adorable;
La maigre a de la taille et de la liberté ;
La grasse est, dans son port, pleine de majesté;
La malpropre sur soi, de peu d’attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée ;
La géante paraît une déesse aux yeux ;
La naine, un abrégé des merveilles des cieux ;
L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne;
La fourbe a de l’esprit; la sotte est toute bonne;
{p. 322}La trop grande parleuse est d’agréable humeur;
Et la muette garde une honnête pudeur.
C’est ainsi qu’un amant dont l’ardeur est extrême
Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime.

Ce morceau a bien de la verve et du trait; ce n’était pourtant qu’un essai de jeunesse. Molière était déjà chef de troupe lorsqu’il se fit connaître comme auteur.

La plupart des rhéteurs français distinguent trois sortes de comique : le comique d’intrigue, qui est tout entier dans les événements et résulte des rencontres du hasard ; le comique de mœurs, qui nait de la peinture des travers et des ridicules; le comique de caractère, ou le haut comique, dont la source est au fond même du cœur humain. Cette classification n’a rien de très philosophique; elle prête le flanc à plusieurs objections. Elle est incomplète; plus d’une sorte de comique n’y rentre pas. Pour n’en citer qu’un exemple, la comédie peut exciter sans doute cette espèce de rire que l’on appelle le fou rire, sans tomber ni dans le comique d’intrigue, ni dans celui de mœurs, ni dans celui de caractère. En second lieu, elle distingue des choses qui sont naturellement unies : les événements dépendent en partie des caractères et prennent la teinte des mœurs; les mœurs à leur tour dépendent des événements, et ainsi de suite. Elle est applicable, comme beaucoup d’autres, aux œuvres de second ordre et d’un intérêt restreint; mais les chefs-d’œuvre la dépassent. Toutefois, ces réserves faites, il y aurait quelque sévérité à la condamner d’une manière absolue; et l’on peut reconnaître dans le hasard des {p. 323}événements, dans les mœurs de la société et dans les caractères des hommes, trois sources de comique, d’un intérêt inégal, et que l’analyse réussit, à la rigueur, à isoler. En tout cas, nous l’adopterons un instant : on peut s’en servir pour marquer les progrès du génie de Molière.

Molière a puisé à ces trois sources, en commençant par le comique d’intrigue, et en passant par la peinture des mœurs pour atteindre bientôt à celle des caractères.

Il débuta par quelques farces ou bouffonneries dans le genre italien : Le Médecin volant, La Jalousie du Barbouillé. Dans le même temps, il essayait de compositions plus étendues et plus sérieuses, telles que L’Étourdi et Le Dépit amoureux, comédies excellentes pour l’époque, mais plus faibles pour Molière. Ces diverses pièces furent d’abord jouées en province, où les troubles de la Fronde l’avaient obligé de se retirer, et où nous ne le suivrons point à travers les vicissitudes de sa vocation de comédien ambulant.

Son retour à Paris fut un événement heureux pour sa fortune et surtout pour les progrès de son talent. S’il est un genre pour lequel l’étude des hommes réunis dans un vaste centre d’activité, d’émulation et d’intrigues soit nnon seulement favorable, mais nécessaire, c’est la comédie. La plaintive élégie peut s’abriter partout; il y a longtemps que, dans les vallées les plus reculées de nos montagnes, les bergers, qui chantent leurs ranz des vaches, connaissent une poésie pastorale meilleure que celle de Florian ; le drame intime et domestique naîtra peut-être dans {p. 324}quelque cité ignorée de la province. Mais la comédie est malaisément provinciale. Il y eut des poètes comiques à Athènes, à Rome, à Paris; il n’y en eut point à Weimar. Dans les grands centres, les ridicules et les travers poussent et se multiplient comme les champignons en serre chaude. C’est là que la sottise et la vanité, ces deux inépuisables sources de comique, déploient leurs plus piquants effets. Les maladresses d’un paysan ou d’un petit bourgeois sont chose commune et de peu d’intérêt; mais les maladresses d’un courtisan, sans être nécessairement beaucoup plus rares, sont bien autrement amusantes. La gaucherie en habit de bure ne vaut pas la gaucherie en habit de cour. Comme certaines étoffes qui ont à la lumière des bougies et des lustres des reflets particuliers, il est des ridicules qui n’ont toutes leurs nuances, j’allais dire tous leurs chatoiements, qu’exposés au grand jour d’une civilisation raffinée et brillante. Il faut des contrastes à la comédie, et où donc y en a-t-il plus que dans ces villes populeuses dont on peut dire en général ce que Corneille disait de Paris :

L’effet n’y répond pas toujours à l’apparence ;
On s’y laisse duper autant qu’en lieu de France,
Et, parmi tant d’esprits plus poli et meilleurs,
Il y croît des badauds autant et plus qu’ailleurs.
Dans la confusion que ce grand monde apporte,
11 y vient de tous lieux des gens de toute sorte,
Et dans toute la France il est fort peu d’endroits
Dont il n’ait le rebut aussi bien que le choix.

D’ailleurs la comédie, qui a déjà tant de peine à se ménager dans les grandes villes un peu de liberté, serait bien autrement à l’étroit dans un centre restreint. {p. 325}Qu’on se figure Molière, faisant jouer Les Femmes savantes dans un petit chef-lieu de sous-préfecture, dont le syndic ou le maire serait un Chrysale, époux d’une Philaminte. À Paris, les influences s’annulent les unes les autres, et les ridicules y étant trop nombreux pour se coaliser, il faut bien que la cabale des pédants applaudisse à la satire des hypocrites, en attendant que vienne son tour. Dans les petits centres, au contraire, le poète serait réduit à jouer des ridicules qu’on n’y aurait pas vus depuis deux ou trois générations. Aussi la comédie, pour rester actuelle, s’y fait-elle insaisissable et fugitive : elle se résout en cancans et se joue entre les lavandières de la fontaine.

Paris était donc à tous égards la vraie patrie de Molière en y revenant il rentrait chez lui. Bientôt son génie s’y sentit au large ; il osa s’abandonner et voler de ses propres ailes : Les Précieuses ridicules ne se firent pas attendre. Sans doute, lorsqu’il écrivait cette bluette immortelle, la voix intérieure lui disait à l’avance ce que devait lui crier ce vieillard du parterre : « Courage, Molière, voilà la vraie comédie. »

Des Précieuses au Tartuffe, c’est-à-dire du comique de mœurs finement observé et franchement rendu au haut comique, la distance était moins grande que de L’Étourdi aux Précieuses. Toutefois Molière mit quelque temps à la franchir. Il revint, dans Don Garcie de Navarre, au genre sérieux, pour lequel il avait un secret penchant; il fut distrait par la composition des Fâcheux, destinés aux grandes fêtes de Vaux, et fort occupé par la polémique à laquelle L’École des femmes donna lieu.

{p. 326}Cette polémique apprit à Molière le danger qu’il y a à manier trop adroitement les armes de la raillerie; mais il ne se laissa point intimider, et, dans le temps même où il était l’objet de premières et vives attaques, il osait songer à se prendre à plus forte partie; il écrivait le Tartuffe. Les trois premiers actes en furent joués à la cour le 12 mai 1664, mais, sauf une seule représentation, il ne devait paraître librement sur la scène française que cinq ans plus tard, après d’autres chefs-d’œuvre, Le Festin de Pierre et Le Misanthrope, ses frères puînés.

Molière avait passé quarante ans quand il écrivit le Tartuffe. Il n’avait plus qu’une dizaine d’années à vivre et à travailler; mais il était dans toute la force de son génie, et ces dix années furent fécondes et bien remplies. Jusque-là il n’avait fait qu’étendre pas à pas le domaine de son art ; enfin il le possédait et il pouvait s’y mouvoir à l’aise, passant tour-à-tour, selon les exigences du moment, de cette haute comédie qui fait réfléchir autant qu’elle fait rire à la pure gaîté de la farce, écrivant aujourd’hui pour les divertissements de la cour, demain pour un public qui avait besoin que Le Misanthrope fût égayé du Médecin malgré lui, un autre jour méditant à loisir une de ces œuvres de haute volée, dont la postérité seule devait sentir tout le prix.

Mais partout on le retrouve lui-même. Ce serait tomber dans une grave erreur de penser qu’il ne faut chercher Molière que dans ses pièces les plus réfléchies. Sans doute Le Misanthrope et Le Médecin malgré lui sont des œuvres qu’il serait absurde de placer sur la même ligne : elles ne sont pas du même ordre de {p. 327}grandeur, dirait Pascal ; mais de même que les merveilles de la nature inanimée révèlent une main tout aussi puissante que celles de la nature animée, de même les moindres œuvres de Molière portent la marque de l’ouvrier à qui nous devons le Tartuffe. « Si l’on croit, disait Diderot, qu’il y ait beaucoup plus d’hommes capables de faire Pourceaugnac que Le Misanthrope, on se trompe. »

Parcourez les pièces de Molière : partout vous trouverez, comme le faisait remarquer Boileau, quelque détail précieux dont on chercherait en vain l’analogue dans les grandes œuvres de moins grands poètes. C’est à L’Amour médecin que nous devons le mot fameux : « Vous êtes orfèvre, M. Josse. » C’est au Médecin malgré lui que nous devons cet autre mot non moins connu : « Et voilà justement ce qui fait que votre fille est muette. » Dans toutes, même dans celles qui paraissent le plus dépourvues d’intérêt sérieux, nous surprenons quelque trait de caractère, seulement indiqué parfois, mais qui suffit à révéler cette observation profonde, ou plutôt cette divination des choses humaines, qui fait le grand poète. Voyez dans L’Amour médecin ce père qui adore sa fille, qui mourrait si elle mourait, qui pleure comme un enfant en la voyant malade, qui, pour la soigner, fait accourir tous les médecins de Paris, qui lui promet tout, lui offre tout, lui donne tout, mais qui, lorsqu’elle fait signe que sa peine est une peine d’amour, n’entend pas et la quitte brusquement : « Va, fille ingrate, je ne veux plus te parler et je te laisse dans ton obstination. » Cette affection d’un père égoïste, qui aime sa fille pour lui, affection d’autant {p. 328} plus tendre en paroles et abondante en protestations et caresses, d’autant plus prompte à s’alarmer qu’elle est plus égoïste, n’est-ce pas la nature humaine prise sur le fait ? Ailleurs ce sera telle satire accablante, qui, pour n’exciter que le rire, ne perd rien de sa valeur philosophique et de son sens profond. Ce sera, dans Le Mariage forcé (je ne sors pas des pièces que l’on place en seconde ou troisième ligne), le pyrhonien Marphurius consulté par le bourgeois Sganarelle, et lui apprenant que, toutes choses étant incertaines, il ne faut pas dire je suis venu vous consulter, mais il me semble que je suis venu, puis criant sous les coups de bâton qu’il en reçoit, et s’attirant cette réponse accablante : « Corrigez, s’il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toutes choses ; et vous ne devez pas dire que je vous ai battu, mais qu’il vous semble que je vous ai battu. »

Mais ce à quoi on reconnaît surtout Molière, même dans ses œuvres les moins considérables, c’est à la verve qui ne tarit pas, à l’inépuisable fécondité de l’invention, à l’abondance des traits et des saillies comiques. À cet égard, il alla toujours grandissant. Bien loin de diminuer sa verve, l’âge l’augmenta. Le jour où Molière composa certaines scènes du Tartuffe, il donna sa mesure comme philosophe et moraliste; il put dès lors atteindre aussi haut; mais il ne lui fut plus possible de se surpasser. Comme poète comique et de verve, il eut le rare bonheur, non seulement de ne faiblir jamais, mais de se renouveler sans cesse, en sorte que sa carrière ressemble à une course de plus en plus rapide et pétulante, jusqu’au {p. 329}moment où la mort l’interrompt brusquement. À ce moment-là il avait atteint au lyrisme comique.

Un critique que nous aimons à citer, parce que de tous les critiques français modernes, il est peut-être celui qui a ouvert le plus grand nombre de voies nouvelles, et que, sans rien perdre de sa finesse première, il n’a pas cessé un instant de gagner en naturel et en heureuse simplicité, M. Sainte-Beuve a déjà relevé ce fait, et le premier, à notre connaissance, il lui a donné toute l’attention qu’il mérite : « Molière, jusqu’à sa mort, dit-il, fut en progrès continuel dans la poésie du comique  Il faut admirer ce surcroît toujours montant et bouillonnant de verve comique, très folle, très riche, très inépuisable, que je distingue fort, quoique la limite soit malaisée à définir, de la farce un peu bouffonne et de la lie un peu scarronesque où Molière trempa au début. Que dirai-je ? c’est la distance qu’il y a entre la prose du Roman comique et tel chœur d’Aristophane, ou certaines échappées sans fin de Rabelais. Le génie de l’ironique et mordante gaîté a son lyrique aussi, ses purs ébats, son rire étincelant, redoublé, presque sans cause en se prolongeant, désintéressé du réel, comme une flamme folâtre qui voltige de plus belle après que la combustion grossière a cessé, — un rire des dieux, suprême, inextinguible. C’est ce que n’ont pas senti beaucoup d’esprits de goût, Voltaire, Vauvenargues et autres, dans l’appréciation de ce qu’on a appelé les dernières farces de Molière. M. de Schlegel aurait dû le mieux sentir ; lui qui célèbre mystiquement les poétiques fusées finales de Caldéron, il aurait dû ne pas rester aveugle à ces fusées, pour le {p. 330} moins égales, d’éblouissante gaîté, qui font aurore à l’autre pôle du monde dramatique. »

Déjà l’on aperçoit quelques traces de cette gaie et libre fantaisie dans le rôle remarquable du Médecin malgré lui. Le bûcheron Sganarelle, qui a fait ses classes jusqu’en sixième, et qui se souvient encore de quelques lambeaux de rudiment, finit par prendre goût à son métier de médecin. Son esprit inventif y trouve beau jeu, et, par plaisir plus encore que par nécessité, il se lance, il brode, il argumente, il pérore, il extrevague, il embrouille le cœur et les poumons; il va chercher au fond de sa mémoire quelque bribe rouillée de son latin d’autrefois, et la fait resservir à merveille, s’admirant lui-même de jouer si bien avec l’inconnu. Il n’est jamais meilleur que lorsqu’il prend à part le père de Lucinde, pendant qu’elle cause avec Léandre, l’amant déguisé en apothicaire, et qu’il lui dit gravement : « Monsieur, c’est une grande et subtile question entre les docteurs, de savoir si les femmes sont plus faciles à guérir que les hommes. Je vous prie d’écouter ceci, s’il vous plaît. Les uns disent que non; les autres disent qu’oui : et moi je dis que oui et non ; d’autant que l’incongruité des humeurs opaques, qui se rencontrent au tempérament naturel des femmes, étant cause que la partie brutale veut toujours prendre empire sur la sensitive, il voit que l’inégalité de leurs opinions dépend du mouvement oblique du cercle de la lune.... etc. » Toutefois, ce n’était encore là qu’un essai timide: la fantaisie comique devait se déployer bien plus à l’aise et bien plus riche dans quelques-unes des dernières pièces de Molière, Le Bourgeois gentilhomme, par exemple, {p. 331} et la dernière de toutes, Le Malade imaginaire, qui se termine par de véritables fusées de folle et d’étourdissante gaîté.

Étourdissante, disons-nous : Molière avait en effet grand besoin de s’étourdir. Pendant que sa verve se répandait ainsi en un rire sans fin, il souffrait à la fois et de ses chagrins domestiques et de la maladie qui devait l’emporter. Il semble qu’il ait cherché un refuge dans l’excès et l’ivresse du rire. Le contraste que nous avons déjà remarqué entre la gaîté de son génie et la tristesse de son cœur allait croissant. La vie de Molière ressemble à cette comédie d’Aristophane, où, au commencement, le général Lamachus fait les apprêts du combat, et revient, à la fin, las, blessé et vaincu; tandis que le bon bourgeois Dicaeopolis, après avoir fait pour lui et pour les siens la paix avec Sparte, donne un festin sur une autre partie de la scène, invite ses amis, dirige la cuisine, et, le repas servi, mange, boit, chante et s’enivre. Ce contraste entre les tristes labeurs de la guerre et les joies de la paix est toute la pièce : Aristophane le pousse aussi loin qu’il est possible, et la toile tombe quand il lui a donné sa dernière et sa plus vive expression. De même, dans le drame de la vie de Molière, le contraste entre le rire et les pleurs devient de jour en jour plus intense; puis la toile tombe aussi : Molière meurt au sortir d’une représentation comique, entre les bras de deux religieuses qu’il avait comblées de ses bienfaits.

Vous savez ce qui suivit sa mort; vous savez quelle lâche revanche prit ce siècle hypocrite sur les cendres de celui qui avait osé dessiner les traits de {p. 332} Tartuffe. Vous savez comment l’archevêque de Paris, Harlay de Champvalon, prélat fameux par mille scandales, s’opposa à la sépulture de Molière. Vous savez avec quelle violence de langage de vénérables prélats vinrent plus tard s’associer aux clameurs de cette vengeance tardive. — Détournons nos regards de ce triste spectacle. Associée à l’inconduite d’un Harlay de Champvalon, l’intolérance est odieuse; associée aux vertus d’un Bossuet, elle est doublement triste et funeste. Molière, heureusement, n’est pas tombé au sortir de ce monde entre les mains de ses ennemis.

{p. 333}

Leçon deuxième.
Molière critique. Ses théories littéraires. §

Messieurs,

Nous avons essayé dans notre dernière leçon de tracer un tableau général de la vie et de l’œuvre de Molière. C’est une vue à grands traits que nous avons esquissée; nous allons maintenant en détacher certaines parties les unes après les autres, pour les voir de plus près. Dans nos séances prochaines, nous examinerons quelques-unes des pièces de Molière. Aujourd’hui nous voulons essayer de nous faire une idée des principes qui le dirigèrent. Il est des poètes sur lesquels une étude analogue à celle que nous allons tenter ne serait pas chose facile. Plusieurs semblent avoir écrit d’instinct, sans se rendre compte de ce qu’ils faisaient, et parmi ceux qui ont réfléchi, il n’en est qu’un petit nombre qui aient pris la peine de nous dire leur secret. Molière {p. 334} nous a facilité la tâche. Quelques-unes de ses pièces, Les Précieuses ridicules et Les Femmes savantes, ont une portée semblable à celle des Satires de Boileau ; d’autres, telles que La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles, renferment de réelles discussions de principes et toute une polémique littéraire mise en comédie.

Vous savez le rôle que joua l’hôtel de Rambouillet, au commencement du XVIIe siècle : centre d’une vie de société très brillante et très active, il devint bientôt le centre de la vie littéraire du temps.

L’influence de la société, lorsqu’elle est contrebalancée par celle de la famille, peut être très salutaire. La distinction des manières dont elle donne l’heureuse habitude, ajoute au charme des sentiments vrais et naturels qu’entretient le foyer de la famille, et ces sentiments à leur tour empêchent les convenances sociales de se perdre dans des raffinements puérils, fades, exagérés et menteurs.

Lorsque manque la famille, le souci de quelque grand intérêt religieux, scientifique ou politique peut encore servir de contrepoids aux préoccupations de la vie élégante.

Mais si tous les contrepoids font défaut, si la vie de société s’empare de l’homme tout entier, son influence a pour résultat de renverser l’ordre naturel des choses : de petits soins se transforment en sérieux devoirs; les fautes deviennent moins criminelles que les négligences, {p. 335}les formes dispensent des sentiments, et l’art de plaire supplée à l’art d’aimer.

La haute société française du commencement du XVIIe siècle donna dans ces écarts. Les liens de la famille y étaient passablement relâchés, les hautes préoccupations religieuses ou scientifiques nulles ou peu s’en faut; et l’activité politique s’y rattachait rarement à quelque principe élevé: elle se perdait dans les intrigues auxquelles on dut la Fronde. Restait la vie de société : son influence exclusive produisit ses effets ordinaires.

Je ne voudrais pas dire trop de mal de la belle compagnie qui se réunissait à l’hôtel de Rambouillet. On en a tant dit déjà, trop peut-être. En faisant faire aux mœurs et aux lettres françaises l’apprentissage du bon ton, elle leur a rendu un éminent service; mais tous les apprentissages se paient et celui-là ne fit point exception. De peur de manquer le but on le dépassa. Pour être sûr de ne pas tomber dans le vulgaire, on alla jusqu’au précieux ; l’honnête décence ne paraissant pas assez éloignée de l’ancienne liberté de propos, on poussa jusqu’à la pruderie, et ainsi du reste. Les esprits oisifs s’amusèrent à se raffiner. Toute leur activité se tourna en jeux galants, et l’on fit assaut de gentillesses mignardes.

Il arriva ce qui arrive toutes les fois que l’on néglige de conserver à chaque chose son importance relative : on tomba dans un genre faux et monotone, et à force de chercher l’élégance on rencontra la pédanterie.

Molière a la gloire d’avoir le premier fait sentir cette erreur et d’avoir ramené les esprits à un plus juste {p. 336}sentiment de la véritable mesure. D’autres écrivains lui vinrent en aide, Boileau par ses satires, Racine par ses exemples; mais le succès de la première attaque rendit les autres faciles.

« J’étais, dit Ménage, à la première représentation des Précieuses ridicules, au Petit-Bourbon. Mlle de Rambouillet y était, Mlle de Grignan, M. Chapelain et plusieurs autres de ma connaissance. La pièce fut jouée avec un applaudissement général; et j’en fus si satisfait, en mon particulier, que je vis dès lors l’effet qu’elle allait produire. Au sortir de la comédie, prenant M. Chapelain par la main: « Monsieur, lui dis-je, nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d’être critiquées si finement et avec tant de bon sens; mais croyez-moi, pour me servir de ce que St. Rémi dit à Cloxis, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré d et adorer ce que nous avons brûlé. » Cela arriva comme je l’avais prédit, et, dès cette première représentation, l’on revint du galimatias et du style forcé. »

Molière ne fut que l’instrument d’une révolution qui était dans les esprits, et qui se serait opérée sans lui. L’hôtel de Rambouillet ne devait pas rester toujours le premier salon littéraire de la France ; la cour aspirait à lui enlever cet honneur, et ce simple déplacement de centre devait avoir de grandes conséquences. M. Guizot a déjà remarqué qu’il y a une différence sensible, pour le développement du goût et des lettres, entre la protection d’un roi et celle d’une foule de courtisans, plus ou moins éclairés : si la protection royale impose des lois plus sévères, elle assujettit à une contrainte {p. 337} moins habituelle; Racine, Boileau et Molière, lorsqu’ils avaient quitté Versailles, pouvaient vivre entre eux, et, délivrés de l’écrasante nécessité de plaire tous les jours à une multitude d’amateurs, ils pouvaient consulter plus librement leur sentiment naturel pour le vrai et le beau. Ces observations sont justes et fines; mais il faut y en ajouter une autre à laquelle j’attacherais plus d’importance encore. Louis XIV, en devenant le protecteur des belles-lettres, apporta un contrepoids à l’influence jusque-là unique de la vie de société. Il représentait la seule idée qui pût alors donner un but élevé à l’activité purement littéraire. Il représentait la France. Comme corps politique la noblesse n’était plus, et le peuple n’était pas encore; mais, comme état, comme puissance, la France venait, au travers de luttes séculaires, d’atteindre au sentiment de son indivisible unité. Ce fut ce sentiment que Louis XIV personnifia et qui fit son prestige : en lui vivait le génie d’une nation.

Aussi les représentants les plus distingués de la noblesse, du clergé et des lettres, purent-ils le servir en obéissant à un instinct, qui ne saurait être rangé dans le nombre des mobiles égoïstes. Quand Voiture célébrait la beauté de Julie d’Angennes de Rambouillet, il ne faisait que flatter une femme de mérite et de naissance; mais, en travaillant pour Louis XIV, les Montausier, les Bossuet, les Molière, durent avoir le sentiment, distinct ou confus, peu importe, qu’ils travaillaient pour quelque chose de plus qu’un homme. L’hôtel de Rambouillet n’ouvrit aux poètes que la carrière {p. 338}des succès de mode et d’amour-propre ; Louis XIV leur ouvrit celle de la gloire.

Ce fut là ce qui donna aux travaux des écrivains du XVIIe siècle un caractère sérieux, et les sauva de l’empire des frivoles coquetteries et des grâces affectées. Aussi ne nous hâtons pas de nous récrier, lorsque, dans La Critique de l’École des femmes, Molière affirme que la grande épreuve littéraire est le jugement de la cour. Cette idée nous étonne aujourd’hui. Alors elle était l’indice d’un progrès.

Les Précieuses ridicules donnèrent donc le signal de la guerre au faux goût du temps; mais on n’en comprit pas immédiatement toute la portée. Ménage nous en fournit la preuve, lorsqu’il dit, dans le passage que nous venons de citer, que dès la première représentation on revint du galimatias et du style forcé. Ménage était un juge facile et prévenu, car, sans parler de tant d’auteurs d’un goût douteux qui continuèrent à fleurir, sans parler de ces pensions accordées aux hommes de lettre quatre ans après Les Précieuses ridicules, et qui mettaient Molière bien au-dessous de Ménage, de Benserade, de Chapelain, de Cassagne et de l’abbé Cotin, combien n’y a-t-il pas encore de traces de faux goût dans les premières œuvres de Racine ! Il n’est pas même sûr que Molière ait compris d’abord tout ce que signifiait la satire qu’il venait de lancer. On a discuté sur la question de savoir si, en écrivant Les Précieuses, il avait en vue l’hôtel de Rambouillet ou telles imitatrices de province, qui enchérissaient naturellement sur la mode venue de Paris. À nos yeux, il est hors de doute, quoi qu’il en dise dans une préface {p. 339}adroite et perfide, qu’il songeait bien réellement aux précieuses parisiennes ; mais il nous paraît également certain que, soumis lui-même, sans qu’il s’en aperçût, à l’influence de son temps, il n’en voulait encore qu’aux excès du genre précieux, et que, à dose moyenne, il l’eût volontiers laissé passer. La lecture de la comédie héroïque intitulée Don Garcie de Navarre, écrite par Molière environ deux ans après Les Précieuses, ne laisse pas d’incertitude à cet égard. Voyez, par exemple, la manière dont done Ignés, abandonnée par un amant trop sensible aux attraits de done Elvire, se résigne et pardonne à sa rivale :

C’est un événement dont, sans doute, vos yeux
N’ont point pour moi, madame, à quereller les cieux.
Si les faibles attraits qu’étale mon visage
M’exposaient au destin de souffrir un volage,
Le ciel ne pouvait mieux m’adoucir de tels coups,
Quand, pour m’ôter ce cœur, il s’est servi de vous.

Lorsqu’il écrivait ces six vers et bien d’autres pareils, Molière n’en était pas encore au point où il en vint plus tard ; il n’eût pas encore pu écrire cette fameuse page du Misanthrope :

Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité;
Ce n’est que jeu de mots, qu’affectation pure,
Et ce n’est point ainsi que parle la nature.
Le méchant goût du siècle en cela me fait peur ;
Nos pères, tout grossiers, l’avaient beaucoup meilleur;
Et je prise bien moins tout ce que l’on admire,
Qu’une vieille chanson que je m’en vais vous dire.
Si le roi m’avait donné
Paris, sa grand’ville.
Et qu’il me fallût quitter
L’amour de ma mie ,
{p. 340}"/>Je dirais au roi Henri :
Reprenez votre Paris;
J’aime mieux ma mie, ô gué !
J’aime mieux ma mie.
La rime n’est pas riche, et le style en est vieux :
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces colifichets dont le bon sens murmure;
Et que la passion parle là toute pure.

Les yeux de Molière ne s’ouvrirent donc que petit à petit; ceux du public plus lentement encore, et ce ne fut qu’assez tard dans le XVIIe siècle, qu’on se dépouilla tout à fait du genre précieux.

Est-ce à dire que par cette lente révolution du goût, dont l’honneur revient en grande partie à Molière, le XVIIe siècle ait complètement rompu avec lui-même, et que le ton des œuvres les plus pures de Racine ne rappelle en rien celui des poètes qui s’inspiraient de l’hôtel de Rambouillet ? Non pas : le changement qui s’opéra ne fut pas un changement du blanc au noir ; la couleur générale resta la même, mais les fausses teintes disparurent.

Chacun connaît la déclaration d’amour qu’Alexandre, dans la tragédie de Racine, fait à la princesse Cléophile; elle est souvent citée comme un exemple de ce bel esprit dans lequel Racine trempa au début :

Les beautés de la Perse à mes yeux présentées,
Aussi bien que ses rois, ont paru surmontées :
Mon cœur, d’un fier mépris armé contre leurs traits,
N’a pas du moindre hommage honoré leurs attraits.
Amoureux de la gloire, et partout invincible,
Il mettait son bonheur à paraître insensible.
Mais, hélas! que vos yeux, ces aimables tyrans,
Ont produit sur mon cœur des effets différents !
{p. 341}Ce grand nom de vainqueur n’est plus ce qu’il souhaite;
Il vient avec plaisir avouer sa défaite :
Heureux si, votre cœur se laissant émouvoir,
Vos beaux yeux à leur tour avouaient leur pouvoir !

Y a-t-il une grande différence entre cette déclaration d’amour, et telle autre que nous trouvons dans les pièces de Racine, écrites après l’épuration de son talent, celle de Xipharès à Monime, par exemple ?

Hé quoi, belle Monime,
Si le temps peut donner quelque droit légitime,
Faut-il vous dire ici que le premier de tous
Je vous vis, je formai le dessein d’être à vous,
Quand vos charmes naissants, inconnus à mon père,
N’avaient encore paru qu’aux yeux de votre mère ?
Ah! si par mon devoir forcé de vous quitter,
Tout mon amour alors ne put pas éclater,
Ne vous souvient-il plus, sans compter tout le reste,
Combien je me plaignis de ce devoir funeste ?
Ne vous souvient-il plus, en quittant vos beaux yeux,
Quelle vive douleur attendrit mes adieux?
Je m’en souviens tout seul : avouez-le, madame,
Je vous rappelle un songe effacé de votre âme.
Tandis que loin de vous, sans espoir de retour,
Je nourrissais encore un malheureux amour,
Contente et résolue à l’hymen de mon père,
Tous les malheurs du fils ne vous affligeaient guère.

Si vous vous adressez à un critique français il trouvera la différence très grande; mais, aux yeux d’un critique étranger, d’un critique allemand, par exemple, elle risquera fort de paraître assez minime. Le critique étranger et le critique français auront raison l’un et l’autre. La différence est minime en ce sens que ces deux déclarations supposent entre les deux sexes des relations semblables. Dans l’une et dans l’autre, on remarque les mêmes précautions pour ne rien brusquer, {p. 342}pour éviter toutes les expressions qui, n’étant pas suffisamment préparées et ménagées, fourniraient aux héroïnes une occasion légitime d’interrompre et de se récrier. Dans l’une et dans l’autre, il s’agit de charme, d’attraits, de beaux yeux : le compliment sert de passeport à l’amour. Alexandre et Xipharès envisagent leur passion comme une faiblesse dont ils s’excusent; et la personne pour laquelle ils soupirent, paraît une sorte de divinité peu traitable, dont ils implorent l’amour, non comme un sentiment heureux de s’avouer et de s’abandonner, mais comme une faveur : ils semblent moins désirer une compagne qu’aspirer à une conquête. D’un autre côté, la différence est très grande, parce que, sous des formes analogues, ces deux déclarations expriment, l’une un sentiment factice et de pure imagination, l’autre un sentiment vrai et du cœur. Il importe peu que l’on suppose à Alexandre une véritable passion; il ne parle qu’en homme habitué à manier la flatterie amoureuse, et Cléophile pourrait répondre en se bornant à taquiner le héros macédonien sur ses propos d’amour galants et bien tournés. Monime n’a à reprochera Xipharès aucune gaucherie; mais elle ne saurait lui répondre que sérieusement et en livrant le secret de son cœur. Dans les deux cas, c’est un langage discret et raffiné; mais dans l’un c’est l’amour qui s’en sert, et dans l’autre cette fausse image de l’amour que l’on appelle la galanterie, et qui n’est le plus souvent qu’un des mille jeux de la politesse. Le critique français, qui y est fort habitué, distingue aussitôt s’il exprime le sentiment ou s’il en dissimule l’absence, car il sert également à cette double fin ; {p. 343} le critique allemand habitué au contraire à entendre l’amour parler une langue à part, une langue idéale, née des exaltations solitaires de l’âme, a peine à s’y reconnaître.

Un second exemple achèvera de faire comprendre la portée de la révolution du goût qui s’opéra au XVIIe siècle.

Dans Don Garcie de Navarre, comédie héroïque, dont le sujet fut emprunté par Molière à la littérature italienne, il y a une situation des plus dramatiques. Don Garcie est un amant jaloux, première ébauche du Misanthrope. Vingt fois il a offensé done Elvire de ses soupçons; vingt fois elle a pardonné. Mais don Garcie est incorrigible. Un jour, par une porte entr’ouverte, il la voit en conversation intime avec un jeune cavalier. Il n’a pas le temps de reconnaître sous le costume du cavalier done Ignés, l’amie de done Elvire, et il éclate en reproches insultants. Done Elvire profite de l’occasion pour soumettre le jaloux à une cruelle épreuve. Elle lui demande de la croire innocente sur parole, et dans ce cas elle lui promet sa main; s’il exige des preuves, elle les fournira; mais elle ne reverra plus don Garcie. L’auteur italien, Cigognini, poète de peu de renom, et en tout cas bien inférieur à Molière, n’a point mal rendu cette situation remarquable.

Voici comment il fait parler l’héroïne, qui dans sa pièce s’appelle Delmire.

DELMIRE.

Si vous voulez vous contenter de mon serment {p. 344}pour seule preuve de mon innocence, je suis prête à accomplir la parole que je vous ai donnée de devenir votre épouse.

RODRIGUE.

La belle proposition !

DELMIRE.

Doucement, seigneur ! Je vais vous contenter. Oui, si vous voulez m’en croire, si vous voulez vous rendre à mes serments, fondés sur la vérité, je suis prête à vous donner ma main. Mais si vous exigez de moi une justification dans les formes, si vous voulez voir les preuves de mon innocence, que je vous ferai voir plus clair que le jour, ne prétendez plus au cœur de Delmire; oubliez même que vous l’avez connue, et perdez pour jamais le souvenir de cette malheureuse princesse, que son innocence et sa vertu n’ont pu défendre contre votre injustice. Je ne puis croire que vous ayez le moindre sentiment d’estime pour moi, si vous ne m’en donnez aujourd’hui une preuve, en me jugeant digne de devenir votre épouse, en me croyant vertueuse sur ma parole, malgré les apparences qui déposent contre moi. Hâtez-vous, seigneur, déterminez-vous. Je ne veux point paraître plus longtemps coupable, pas même à vos veux, quoique je connaisse la passion qui vous aveugle. Voici l’instant fatal qui doit terminer tous mes malheurs.

 

Voici maintenant cet énergique discours rendu en vers dans la pièce de Molière :

Il faut que de nous deux le destin s’accomplisse :
Vous êtes maintenant sur un grand précipice,
{p. 345} Et ce que votre cœur pourra délibérer
Va vous y faire choir, ou bien vous en tirer.
Si, malgré cet objet qui vous a pu surprendre,
Prince, vous me rendez ce que vous devez rendre,
Et ne demandez point d’autre preuve que moi,
Pour condamner l’erreur du trouble où je vous voi;
Si de vos sentiments la prompte déférence
Veut sur ma seule foi croire mon innocence,
Et de tous vos soupçons démentir le crédit,
Pour croire aveuglément ce que mon cœur vous dit,
Cette soumission, cette marque d’estime,
Du passé dans ce cœur efface tout le crime;
Je rétracte, à l’instant, ce qu’un juste courroux
M’a fait, dans la chaleur, prononcer contre vous;
Et si je puis un jour choisir ma destinée,
Sans choquer les devoirs du rang où je suis née,
Mon honneur, satisfait par ce respect soudain,
Promet à votre amour et mes vœux et ma main.
Mais prêtez bien l’oreille à ce que je vais dire : etc., etc.

Ces vers n’ont pas la perfection de ceux de Racine; mais ils ne sont guère entachés de bel esprit, et le ton qui y règne est assez bien celui de la poésie dramatique au XVIIe siècle, pour qu’il soit possible de les prendre pour exemple.

Ce sont les mêmes sentiments, souvent les mêmes expressions que dans l’auteur italien, et pourtant quelle différence ! L’héroïne italienne va droit au but et appelle les choses par leur nom ; elle reproche à son jaloux la passion qui aveugle; l’héroïne française parle de l’erreur du trouble où elle le voit. La première n’a pas peur de ce beau mot d’épouse ; l’autre fait Un détour pour l’éviter : elle promet ses vœux et sa main. La première se hâte et ne perd aucune parole, elle craindrait de paraître plus longtemps coupable si elle {p. 346} disait un seul mot inutile; l’autre n’est sans doute pas moins impatiente de se sentir justifiée aux yeux d’un homme qu’elle aime ; mais elle ne sacrifiera rien, même à son impatience, des expressions détournées et des périphrases choisies qu’exige la haute distinction de son langage.

Évidemment la réforme du goût inaugurée par Molière ne fut qu’une demi-révolution. Elle ne tendit pas à désorienter l’esprit français en l’enlevant à ses habitudes et en le forçant à prendre un ton qui ne pouvait pas être le sien. Elle discrédita le bel esprit gratuit et maniéré, mais sans porter atteinte aux exigences recherchées de la vie de société. Après comme avant, cette pudeur ombrageuse d’un esprit délicat pour lequel la dignité n’existe pas en dehors de l’élégance, fut un des besoins de la haute poésie. Ainsi la poésie française ne changea pas complètement de ton : elle chanta des airs semblables et toucha les mêmes cordes, mais sans fausset et en attaquant la note avec justesse.

Tous les peuples donnent à l’expression des sentiments naturels une tournure conforme à leur génie et à leurs mœurs. Ils les envisagent à leur point de vue, et ils en ont le droit. Mais on doit souhaiter que le point de vue particulier à chaque peuple ne s’exagère pas jusqu’à prévaloir sur le sentiment, qui est commun à tous. Le triomphe de l’art et du goût est que chacun soit à la fois fidèle à son génie dans ce qu’il a d’original, et à la nature humaine dans ce qu’elle a d’universel. Avant Molière, l’esprit français ne songeait qu’à se satisfaire lui-même. Après Molière, il {p. 347} suivit les grandes voies naturelles, mais non sans y tracer son sentier à part. Telle est la vraie portée de cette réforme du goût, que commencèrent Les Précieuses ridicules.

La lutte engagée par Molière contre le faux goût eut un résultat pour nous bien précieux. La hardiesse de ses premières attaques lui fit de nombreux ennemis. Il eut l’imprudence de leur fournir des armes par la liberté de quelques scènes de son École des femmes. De là une polémique qui obligea Molière à se défendre et qui nous a valu deux pièces d’un genre tout particulier, La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles. Dans la seconde, Molière se moque avec beaucoup d’esprit de la déclamation prétentieuse de ses rivaux, les acteurs de l’Hôtel de Bourgogne, qui étaient les interprètes de ses ennemis. En faisant répéter sa troupe devant lui, il indique les principes naturels de la véritable déclamation, et, chose intéressante, les principes de Molière se rencontrent à merveille avec ceux qu’expose Shakespeare,, par la bouche de Hamlet. Ils ne peuvent, ni l’un ni l’autre, assez répéter le grand mot: la nature, toujours la nature. La première, la Critique de l’École des femmes, est une pièce charmante, pleine de saillies et d’esprit, dont le sujet, en apparence bien restreint, a pourtant fourni à Molière d’admirables ressources. Rien de plus animé que cette simple conversation sur quelques questions littéraires, qui suffît à Molière pour dessiner avec une rare finesse de touche plusieurs types heureux, pleins {p. 348}d’intérêt et de vie. Après une discussion des plus piquantes sur les indécences dont L’École des femmes était accusée, arrive un poète nommé Lysidas. Comme s’il voulait, avant de se prononcer, prendre l’air de la maison, il affecte une profonde estime pour Molière; puis, encouragé par les attaques dont il le voit l’objet, il prend l’attitude d’un homme qui se tait pour ménager un confrère, et il se fiait tant prier, qu’il est bien obligé à la fin de se faire une douce violence et de dire tout le mal qu’il pense de l’œuvre de son rival.

Lysidas offre de prouver que L’École des femmes est contraire à toutes les règles, et il invoque l’autorité d’Aristote et d’Horace. Uranie et Dorante, les deux défenseurs de Molière, lui répondent ainsi :

URANIE.

Je vous avoue que je n’ai aucune habitude avec ces messieurs-là, et que je ne sais point les règles de l’art.

DORANTE.

Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles dont vous embarrassez les ignorants, et nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde; et cependant ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poèmes; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les fait aisément tous les jours, sans le secours d’Horace et d’Aristote. Je voudrais bien savoir si la {p. 349} grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s’abuse sur ces sortes de choses, et que chacun ne soit pas juge du plaisir qu’il y prend?

URANIE.

J’ai remarqué une chose de ces messieurs-là : c’est que ceux qui parlent le plus des règles, et qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles.

DORANTE.

Et c’est ce qui marque, madame, comme on doit s’arrêter peu à leurs disputes embarrassées. Car enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas, et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait, de nécessité, que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane, où ils veulent assujettir le goût public, et ne consultons dans une comédie que l’effet qu’elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnement pour nous empêcher d’avoir du plaisir.

La plupart des poètes qui ont eu un succès quelconque et dont on a contesté les lauriers pour des raisons bonnes ou mauvaises, ont tenu un langage analogue à celui de Molière. Ils ont ri des efforts de leurs adversaires et se sont bornés à leur répondre : « Et cependant j’ai réussi. »

Mais dans Molière il y a là autre chose qu’un argument toujours facile à invoquer. Cette page renferme {p. 350} le principe de sa poétique, et, s’il faut en dire notre pensée, quoique jeté en l’air dans une scène de comédie, il est digne d’un examen attentif autant que les théories de Boileau, plus doctement exposées. Au risque de l’amplifier inutilement, nous y ajouterons quelques réflexions.

La doctrine de Molière est très simple ; elle se compose de deux articles : par le premier il annule l’autorité des règles ; le second la remplace par celle du public.

Nier l’autorité des règles, c’était se poser en travers du courant qui entraînait les esprits. Presque tout le monde alors les prenait au sérieux; le nombre des hommes qui les réduisaient, comme Molière, à quelques observations de bon sens, était peu considérable. On y croyait comme à des lois absolues, et même comme à d’efficaces recettes. De tout temps la critique française a jugé le rôle d’interprète peu digne d’elle, et a prétendu à l’honneur de régenter. Aussi le peuple le plus spirituel du monde, le peuple français, est-il celui qui a donné, dans le domaine de la critique, le plus d’exemples de pédanterie. On a voulu, non pas inspirer le goût, mais l’inculquer; on a réduit l’art en préceptes, et pour lui, comme pour la religion, c’est-à-dire pour les deux choses qu’il est le moins possible de réglementer, pour deux puissances divines, qui perdent tout en perdant la liberté et la vie, on a fait  des catéchismes. Des hommes de talent et de goût, animés parfois d’un noble enthousiasme, s’y sont laissé prendre en grand nombre. Du Bellay, le second de Ronsard, en appelant la France à une nouvelle activité {p. 351}littéraire, en traça d’avance le programme, dans un catéchisme poétique, connu sous le nom de Défense et illustration de la langue française. Malherbe, l’heureux adversaire de Ronsard, opposa programme à programme, catéchisme à catéchisme. Boileau, qui avait sans doute de l’esprit et du bon sens, a nui à la justesse des observations de son Art poétique, en leur donnant cet air d’autorité, qui sent la férule elle catéchisme. Laharpe n’a pas fait autre chose, dans son volumineux Lycée, que d’appliquer à tout l’ensemble de l’histoire littéraire les règles du catéchisme qu’il avait appris de Boileau. Que sont les préfaces des tragédies de Voltaire, malgré tout ce qu’elles renferment de judicieux et de piquant ? catéchisme. Qu’est-ce enfin que cette préface de Cromwell, par laquelle Victor Hugo, un poète assurément, a préludé à ses réformes dramatiques ? Un catéchisme diamétralement opposé à celui de Boileau-Despréaux, mais un catéchisme encore. On s’étonne que la révolution française ait commencé par une déclaration des droits de l’homme; mais ne voit-on pas que c’est là un des tics du génie français, et qu’il n’a fait en cela que ce qu’il avait fait cent fois? Toutes les révolutions littéraires de la France ont eu pour point de départ une déclaration des droits et des devoirs du poète.

Molière est un des rares écrivains du XVIIe siècle qui aient secoué ce joug et qui s’en soient vantés. Boileau fut son ami, non son maître; Molière profita de ses avis comme il profitait dos avis de tous; mais il ne se laissa jamais lier par une rhétorique, si excellente fût-elle. Il lui importait assez peu d’écrire d’une manière {p. 352} conforme aux préceptes d’autrui ; l’essentiel pour lui était d’écrire d’une manière conforme à sa pensée.

Un frère de Boileau, Boileau-Puimorin, s’était permis un jour de critiquer La Pucelle en présence de Chapelain. « C’est bien à vous d’en juger, lui dit Chapelain, vous qui ne savez pas lire. » Cette impertinence fut suivie d’une vive réplique : « Je ne sais que trop lire, depuis que vous faites imprimer. » Racine et Boileau, le poète, trouvèrent cette répartie si bonne qu’ils en firent aussitôt l’épigramme suivante :

Froid, sec, dur, rude auteur, digne objet de satire,
De ne savoir pas lire oses-tu me blâmer ?
Hélas ! Pour mes péchés, je n’ai que trop su lire
Depuis que tu fais imprimer.

« Mon père, dit à ce sujet Louis Racine, représenta que, le premier hémistiche du second vers rimant avec le précédent et avec l’avant-dernier vers, il valait mieux dire de mon peu de lecture. Molière décida qu’il fallait conserver la première façon : « Elle est, lui dit-il, la plus naturelle ; et il faut sacrifier toute régularité à la justesse de l’expression ; c’est l’art même qui doit nous apprendre à nous affranchir des règles de l’art.»

Ce trait, quoiqu’il ne porte que sur un détail minime, montre bien la différence entre cette fausse rhétorique, qui juge d’après des règles, et la vraie rhétorique, qui, ne faisant de l’éloquence que la peinture de la pensée, comme dit Pascal, cherche sa loi dans la pensée même.

Mais tandis que d’un côté Molière affranchit l’art, de l’autre il l’asservit. Pour lui, la grande règle de toutes {p. 353} les règles est de plaire, et le jugement du publie est un jugement sans appel.

Ainsi Molière entend régler son style sur sa pensée, et sa pensée sur le goût public.

De nos jours on a fait précisément l’inverse. On a réclamé pour le poète je ne sais quelle inviolabilité; on a voulu le soustraire à la juridiction de la foule, et, sous prétexte que l’art est sacré, lui assurer une liberté Chimérique. Que n’a-t-on pas dit sur l’émancipation de l’art ! Si quelque lecteur arriéré s’avise de faire d’humbles remontrances, de dire, par exemple, que la donnée de tel roman de M. Feydeau pourrait bien n’être pas suffisamment morale, ou que M. Victor Hugo risque de s’abuser en employant son beau génie à célébrer les ébats d’un crapaud dans la boue, comme il le fait dans La Légende des Siècles, il ne manque pas de s’élever des voix pour lui imposer silence : « Cela ne te regarde pas, critique malencontreux ! Quoi ! Juger des fantaisies du poète. C’était bon du temps de Racine et de Boileau, gens de mérite, sans doute, mais qui n’entendaient rien à l’esthétique. L’art n’a plus à compter avec le vulgaire; il n’est plus dans l’enfance; il est majeur, il est libre, il est sans limites, il est divin, il sanctifie ce qu’il touche. Tout ce que le public peut attendre de notre condescendance, c’est que nous lui permettions d’examiner si le poète a réussi à rendre sa pensée. Mais quant à cette pensée elle-même, elle ne relève que de Dieu. » Voilà la théorie que l’on a opposée de nos jours à celle de Molière, et les prétentions qui ont succédé à sa modestie. Elles ont eu pour résultat, comme Rigault, le critique excellent que les {p. 354} Débats ont perdu, le fait observer dans un article plein de finesse et de bon sens, de dérouter le public et de le désarmer. Aujourd’hui les œuvres les plus étranges le prennent au dépourvu et se font un succès de surprise.

Il est permis de penser que la position faite par Molière au poète, plus humble en apparence, est en réalité plus digne et plus salutaire.

Le poète qui s’affranchit de toute espèce de tutelle assujettit l’art aux caprices de son imagination, et il n’est que conséquent avec lui-même, lorsqu’il divinise sa fantaisie. S’il voulait l’être jusqu’au bout, il enlèverait au public tout droit de critique, sur la forme comme sur le fond, car la forme n’existe point pour elle-même, elle fait partie de la pensée. Ainsi la grâce que l’on nous accorde est illusoire, et l’on aurait le droit de nous la retirer, comme le reste. Ce petit bout d’estime que, du haut de sa grandeur, le poète nous témoigne encore, ne trahirait-il pas quelque reste d’humaine faiblesse ? Le poète est dieu, ou, tout au moins, il est prophète. Mais il est des prophètes qui n’aiment point à prêcher dans le désert; et, pour tout dire en un mot, le poète-dieu n’est pas fâché de trouver sur la terre des éditeurs, des acheteurs, des lecteurs et des adorateurs. Il a beau dire : l’art est sacré; il a peur que personne n’y touche.

La position de Molière est au moins franche. Il avoue sans honte l’ambition de plaire; il se soumet au jugement de la foule et compte sur son bon sens. Il ne demande qu’à être corrigé, et, {p. 355} jusqu’au bout de sa féconde carrière, il se fait le disciple du parterre. Les avis d’une simple servante, les impressions dont il surprend la trace sur le visage d’enfants qu’il fait assister à ses répétitions, tout lui est précieux; de tout il sait tirer des leçons. Noble et touchante modestie d’un grand homme, qui, au lieu de vouloir commander à la nature, n’a d’autre souci que de s’y conformer.

Sans doute il y a moyen d’abuser de la doctrine de Molière. On peut plaire en flattant des préférences trop exclusives, des penchants secrets et mauvais. Il se pourrait que Molière lui-même eût cherché par quelques complaisances de ce genre des succès trop faciles. Mais, au moins, dans ses grandes œuvres, ne descend-il guère à ces petits moyens ; et, l’eût-il fait plus souvent, il importerait assez peu. Son exemple ne prouverait pas contre sa théorie.

Plaire en faisant appel à des goûts équivoques, c’est ne plaire qu’à demi. De sûrs indices font bientôt reconnaître si le succès est de bon aloi, et les succès que l’on n’ose pas avouer ne durent pas longtemps.    

Grâce à Dieu, l’homme est ainsi fait que ce qu’il a de bon subsiste, et que ce qu’il a de mauvais se modifie et se transforme. La vertu dépend peu de la mode ; ce qui était honorable hier le sera aussi aujourd’hui et demain ; mais les diverses formes du mal et de l’erreur sont obligées de se renouveler. Le luxe a ses modes, le faux goût a les siennes, l’orgueil et le vice ont aussi les leurs. Les travers {p. 356} qui régnent un jour ne tardent pas à être atteints par le ridicule, et cèdent la place à d’autres ; d’où il suit que pour pratiquer réellement la doctrine de Molière, il faut intéresser des sentiments assez nobles pour n’être pas passagers.

C’est donc à tort que l’on croirait flétrir la doctrine de Molière en l’appelant la théorie du succès. Il suffit de la prendre dans son vrai sens pour qu’elle repose aussi sur une base durable, et qu’elle ne le cède à aucune en dignité et en élévation.

Ah ! quelle heureuse fortune pour l’art que le joug du bon sens, non du bon sens de celui-ci ou de celui-là, mais du bon sens de la foule, qui, comme le veut Molière, se laisse prendre par les entrailles et ne cherche point de raisonnement pour s’empêcher d’avoir du plaisir ! Ce bon sens-là est l’expression la plus naïve et la plus juste de la nature; certaines finesses peuvent lui échapper; mais il s’égare rarement : instinct de tous, conscience générale de l’humanité, il est de tous les guides le moins trompeur.

Les grandes œuvres poétiques, d’ailleurs, ne sont pas celles que le poète combine dans le silence du cabinet, animé d’un enthousiasme solitaire. Il lui faut des échos, des voix qui répondent à sa voix et la soutiennent. Le poète entonne ; mais le peuple doit prendre part à ses chants et en répéter les refrains avec lui. S’il ne s’établit pas entre lui et le public une correspondance mystérieuse, s’ils ne s’enflamment pas mutuellement, le poète faiblira ou se perdra dans de bizarres symphonies, dont il aura seul le secret. Voyez les anciens bardes : ils ne chantaient pas seuls, et si, {p. 357} de siècle en siècle, l’écho de leurs chants a retenti jusqu’à nous encore vibrant et sonore, c’est qu’il n’était pas l’écho d’une voix perdue, mais bien d’un immense concert, d’un chœur unanime, dont la puissante harmonie a couvert tous les faux tons. Le barde assis à la table du chef, honoré d’une place à sa droite, n’est pas l’unique poète de l’assemblée; tous les convives le sont; tous chantent du cœur ce qu’il va chanter des lèvres. Malheur à lui s’il trahit la pensée commune, s’il est infidèle aux traditions antiques ! Interprète sublime, malheur à lui s’il veut faire prévaloir sa fantaisie sur le sentiment unanime ! — Les conditions de la poésie ont-elles changé dès lors ? Dans la forme, oui. À cet égard elles sont devenues cruellement prosaïques. Le poète n’a plus de lyre; il écrit comme le vulgaire, peut-être avec une plume qui crie et sur un papier qui boit l’encre. Les chefs invitent à leurs festins plutôt le financier que le barde : au lieu de la part d’honneur qui lui était autrefois réservée, il touchera peut-être une pension au moyen de bons payables à vue. Mais, si les accessoires ont changé, l’essentiel est demeuré le même. Aujourd’hui encore, le poète a besoin, nnon seulement des critiques, mais de la collaboration de la multitude. Il a reçu du ciel la mission d’exprimer ce que chacun dirait, si chacun possédait cette baguette magique, qui donne une forme vivante aux sentiments confus, et/qui du chaos fait éclore la pensée. Les inspirations de l’isolement peuvent produire quelque curiosité littéraire; mais le vrai poète est semblable à Antée; il n’a de force qu’autant qu’il est appuyé.

{p. 358} Aux yeux de quelques personnes, il est regrettable que Molière ait paru lui-même sur les planches; et nous éprouvons je ne sais quel sentiment pénible lorsque Boileau nous rappelle que ce grand homme s’enveloppait dans le sac de Scapin. L’Académie française, dit-on, lui offrit un de ses fauteuils, à la condition qu’il ne parût plus sur la scène. C’était vouloir qu’il renonçât à ce qui fit sa force. La supériorité de Molière tint en partie à ce que, plus que tout autre, plus que Racine, plus que Corneille surtout, il entretint avec son public des rapports intimes et de tous les jours. Molière, membre de l’Académie française, et y paraissant dans son fauteuil plus souvent que sur les planches de son théâtre, c’eût été Samson dépouillé de sa chevelure, et prisonnier chez les Philistins.

Émanciper la poésie ! De toutes les rêveries qui ont fait leur chemin de nos jours, il n’en est pas de plus singulière, sauf peut-être celle de l’émancipation de la femme : deux théories solidaires l’une de l’autre. De quoi veut-on les émanciper ? de ce qui fait leur charme et leur gloire : on veut les dispenser de plaire. Mais elles n’y trouveront leur compte ni l’une ni l’autre. Esclaves, elles avaient des maîtres soumis ; maîtresses, elles n’auront plus que des sujets rebelles.

Qu’est-ce que ce poète qui, vivant pour lui-même, étranger à ce qui fait battre nos cœurs, descend de temps à autre jusqu’à nous et s’écrie : « Je suis le poète; voici ce que la muse m’a révélé, prosternez-vous {p. 359} et applaudissez ? » Oh! que j’aime mieux le poète du bon vieux temps, qui ne croyait pas s’humilier en écoutant les voix de la terre, et dont les plaintes, les colères, les jeux et les chants de victoire n’étaient que l’image embellie de tout ce qui faisait tressaillir les âmes ! Il ne donnait pas de leçons ; mais il entretenait le feu sacré; il soutenait les courages, il prolongeait les souvenirs, il nourrissait les enthousiasmes, il renouvelait les sources de la vie. Sa part était plus modeste, mais elle était meilleure. Le jour où Théroulde, l’antique troubadour, entonna la chanson de Roland, il n’y eut pas un chevalier, parmi tous ceux qui l’entendirent, qui ne se sentît le cœur de Roland, et les preux du moyen âge en gardèrent un long souvenir. Le jour où Molière peignit les jalousies d’Alceste, il souffrait d’un mal dont plusieurs souffraient avec lui, et, depuis deux cents ans, aucun de ceux qui ont aimé comme Alceste n’a entendu sans émotion ses reproches à Célimène. Le jour où Musset adressa au Christ cette prière pénétrante, ce cantique du regret, magnifique prélude d’une œuvre impure, tous les cœurs dévorés de ce besoin d’aimer, châtiment du ciel, qui surprend à la dernière heure les âmes que le vice a flétries, tous ont répété sa prière avec pleurs et sanglots. Le jour où Victor Hugo s’assit pour chanter sur la tombe de sa fille, tous les pères qui portent le deuil d’un enfant ont uni leurs larmes aux siennes; mais le jour où le même auteur, transporté dans un monde inconnu , entendit les oracles de La Bouche d’Ombre, il était seul, doublement seul, {p. 360} hélas ! puisqu’à la solitude de la pensée s’ajoutait la solitude de l’exil, et sa voix s’est perdue dans le vide.

Elle est bien simple la poétique de Molière ; mais elle n’est ni étroite ni superficielle; elle est humaine.

{p. 361}

Leçon troisième.
Le Tartuffe. §

Messieurs,

Nous suivrons avec Molière la même méthode qu’avec Corneille et Racine : avant d’aborder les questions générales, nous étudierons quelques-unes de ses pièces, le Tartuffe, Le Misanthrope, Les Femmes savantes. Commençons par la première.

Molière s’est attaqué plus d’une fois à l’hypocrisie. Dans le temps où l’interdit pesait sur le Tartuffe, il prit lui-même la défense de son œuvre dans le cinquième acte du Festin de Pierre, en faisant exposer par don Juan, avec une froide impudence, tous les avantages qu’il y avait à entrer dans la confrérie des faux dévots. Don Juan n’était espagnol que de nom. En le faisant figurer sur la scène, Molière ne perdait pas la France de vue : il s’en servait, comme Lesage s’est servi {p. 362}de Gil-Blas, pour porter à ses ennemis des coups détournés et d’autant plus sûrs.

« Aujourd’hui, disait don Juan, la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée; et, quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un se les attire tous sur les bras; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres. Ils donnent bonnement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse, qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se font un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues, et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux, rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. »

Voilà une satire de l’hypocrisie bien fortement écrite; mais c’est dans le Tartuffe qu’il faut en chercher la peinture poétique.

{p. 363} Molière envisageait le Tartuffe comme une de ses comédies les plus importantes, et il avait raison. Ce n’est pas une œuvre isolée dans la poésie française. Tartuffe porte à sa plus haute expression le génie d’une race nombreuse, d’une longue série d’aïeux. Déjà dans le roman de la Rose, le personnage de Faux-Semblant fait songer au héros de Molière.

« Tu sembles être un saint hermite.
— C’est vrai; mais je suis hypocrite.
— Tu t’en vas prêchant l’abstinence.
— Oui, oui, mais je remplis ma panse
De bons morceaux et de bons vins... etc. »

Combien de Tartuffes au petit pied dans les fabliaux des trouvères! Le moine incontinent et hypocrite est leur plastron favori. Les anciennes farces et sotties n’ont pas davantage oublié le faux dévot. Il existe, pour n’en citer qu’un exemple, une pièce intitulée, La Farce des brus, dans laquelle deux frères ermites, frère Anselme et frère Ancelot, rencontrent deux jeunes filles dans les champs, et leur tiennent un langage qui rappelle celui de Tartuffe à Elmire :

FRÈRE ANCELOT.

Hélas! jeune bru chrétienne.
Vous avez la chair tendre et jeune...

FRÈRE ANSELME.

Vous avez le viaire angélique..., etc.

Il ne se gênent point, d’ailleurs, d’avouer leur hypocrisie, avec aussi peu de façons que don Juan.

FRÈRE ANSELME.

Quand nous allons par les maisons
Nous sommes pâles et desfaicts,
{p. 364} En disant salmes et oraisons
Pour ceux qui nous ont des biens faicts;
Mais aux champs sommes contrefaicts
Chantant chansons vindicatives
Avecques paroles lascives.

Les contes de Marguerite de Navarre nous offriraient matière à de nombreux rapprochements. Il serait piquant, si les citations étaient faciles, de mettre en présence de Tartuffe ce prieur, dont elle raconte l’histoire, confesseur rigide qui n’était jamais plus sévère envers les religieuses d’un couvent du voisinage, jamais plus prompt à se scandaliser que les jours où il s’y rendait dans un mauvais dessein. Et Rabelais. Il a prédit le sort qui attendait l’homme assez imprudent pour toucher au masque de Tartuffe. Souvenez-vous de ce que dit maître éditüe, lorsque Panurge voulut faire chanter de force un gros villain évesgaut, qui ne faisait que ronfler : « Homme de bien, frappe, féris, tue et meurtris tous rois et princes du monde, en trahison, par venin on aultrement quand tu vouldras ; déniche des cieulx les anges, de tout, auras pardon du papegaut : à ces sacrés oiseaux ne touche, d’aultant qu’aimes la vie. »N’est-ce pas exactement le mot du grand Condé : « Je voudrais bien savoir, disait le roi après avoir vu jouer Scaramouche ermite, pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière ne disent mot de celle de Scaramouche.— La raison de cela, répondit le prince de Condé, c’est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion, dont ces messieurs ne se soucient point; mais celle de Molière les joue eux-mêmes, c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir. » Les {p. 365} poètes de la Renaissance, malgré leur mépris pour le cru gaulois n’ont pas dédaigné d’ajouter quelques traits à la peinture du faux dévot. L’Eugène de Jodelle tient son coin dans cette interminable galerie, et Alix, la maîtresse d’Eugène, a des mots presque dignes de Tartuffe :

Il faut prendre patiemment
Ce que notre Dieu justement
Pour nos commises nous envoie.

Mathurin Régnier a ajouté à tous ces portraits celui de Macette, ce Tartuffe en jupons, comme on l’a heureusement nommée, dont le langage n’a pas moins de doucereuse saveur et de patelinage dévot que celui du héros de Molière :

C’est pourquoi déguisant les bouillons de mon âme,
D’un long habit de cendre enveloppant ma flamme
Je cache mon dessein aux plaisirs adonné.
Le péché que l’on cache est demi pardonné.
La faute seulement ne gît en la défense.
Le scandale, l’opprobre, est cause de l’offense.
Pourvu qu’on ne le sache, il n’importe comment.
Qui peut dire que non, ne pèche nullement.
Puis, la bonté du ciel nos offenses surpasse.
Pourvu qu’on se confesse, on a toujours sa grâce.

Il serait très aisé, mais très inutile de multiplier les exemples. Évidemment ceux qui, à propos d’autres œuvres, ont lancé contre Molière la ridicule accusation de plagiat, pourraient essayer de lui enlever aussi l’honneur de ce chef-d’œuvre; car, sans parler des Provinciales, dont le Tartuffe est un rejeton brillant, mais suspect de bâtardise, sans parler d’une certaine nouvelle de Scarron, Les Hypocrites, à laquelle Molière a {p. 366} emprunté plus d’un trait, sans parler d’une foule d’autres œuvres, obscures ou célèbres, il y a toute une légende, toute une littérature qui aboutit au Tartuffe. Mais cela même en double le prix à nos yeux. Seuls les poètes souverains se rendent coupables de tels plagiats. De même que les grands événements politiques ou religieux, les chefs-d’œuvre littéraires se préparent pendant longtemps. Ils ne naissent pas au hasard demain plutôt qu’aujourd’hui, aujourd’hui plutôt que demain; ils supposent un enfantement laborieux et séculaire. Les œuvres que nous admirons le plus ne sont que l’expression dernière et la mieux réussie d’une pensée qui auparavant avait tourmenté plus d’un esprit. Les artistes de second ordre peuvent venir en tout temps et ne devoir rien qu’à eux-mêmes ; les grands poètes ont des précurseurs.

Mais n’est-ce pas une chose frappante que de voir la poésie française tourner pendant des siècles autour de ce sujet peu fait pour attirer, que de voir chaque génération ajouter un trait à cette figure repoussante, apporter son tribut à la formation de ce type hideux ? Quelle étrange fascination exerce-t-il sur elle ? Certainement ce n’est pas là une tâche gratuite qu’elle ait choisie d’elle-même; elle y a été condamnée par les circonstances. Mais par quelles circonstances ?

Grave question, que je tenais à poser et à laquelle, je l’avoue, je suis embarrassé de répondre.

Peut-être pour démêler toutes les causes qui ont contribué à multiplier dans la poésie française les ancêtres de Tartuffe, faudrait-il remonter très haut; peut-être y a-t-il là une espèce de vengeance ? La religion {p. 367} chrétienne ne s’établit dans les Gaules que par droit de conquête. Elle y rencontra de vives résistances; les races celtiques ne renoncent pas aisément à leur croyance et à leur passé. Enfin elle réussit à l’emporter ; mais qui sait s’il ne faut pas voir dans le zèle des trouvères à blazonner le moine hypocrite une prolongation de ces résistances, ou plutôt une de ces dernières satisfactions d’amour-propre que le vaincu s’accorde après la défaite aux dépens du vainqueur. La poésie est malaisée à convertir; elle est la dernière forteresse dans laquelle se réfugient les religions qui succombent et les nationalités qui disparaissent. Peut-être y a-t-il eu à l’hostilité des trouvères contre le clergé en France, des causes analogues à celles qui ont produit en Angleterre l’hostilité des bardes contre l’Église.

Peut-être aussi et plus certainement faut-il rapprocher ce fait de la tendance de tout temps très marquée de l’esprit français à donner dans les choses de la religion une importance prépondérante aux formes, triste héritage de la civilisation et du génie des Latins. La race latine, admirablement douée pour la politique et le droit, était au fond médiocrement religieuse. À mesure qu’elle étendit son empire, elle le devint de moins en moins, si bien qu’il arriva un jour où l’état fut le premier dogme de la religion romaine, et où le chef de l’état fut nnon seulement un pontife, mais un dieu. La France est un des pays modernes qui, à cet égard, ont subi de la manière la plus profonde l’influence latine. Les droits des formes religieuses y ont sans cesse prévalu sur ceux du sentiment religieux. Il en était ainsi déjà au moyen âge. Au XVIe siècle on le vit mieux {p. 368}encore. Le sentiment religieux fut assez fort pour créer deux Allemagne ; en France, il dut céder à l’ascendant combiné des formes traditionnelles et de l’instinct politique. Le clergé et le pouvoir royal se partagèrent ses dépouilles. Paris vaut bien une messe, avait dit Henri IV : ce mot-là est tout français ; il indique à merveille le résultat des luttes du XVIe siècle ; deux choses en sortirent triomphantes: la messe, c’est-à-dire les formes traditionnelles; Paris, c’est-à-dire l’unité politique. Cette tendance du génie français se trahit jusque dans les révolutions, qui ont eu pour point de départ un réveil de la conscience. La Réforme en France fut plus positive, plus formaliste qu’ailleurs. Elle y produisit Calvin, l’homme qui entreprit de la discipliner, celui des réformateurs qui méconnut le plus Gravement la liberté du sentiment religieux. Sans doute le bûcher de Servet fut salué avec joie dans presque toute la chrétienté protestante; mais il est permis de croire que ni Luther, ni Mélanchthon ne l’eussent allumé. Le XVIIe siècle compléta l’œuvre du XVIe; il acheva la défaite du sentiment religieux. La révocation de l’édit de Nantes le proscrivit une dernière fois sous sa forme protestante ; Fénelon, le plus catholique de tous les Français du siècle de Louis XIV, le défendit sans succès dans le sein de l’Église catholique; avec Port Royal, il fut de môme condamné sous son déguisement janséniste : il fut réduit à la soumission et battu sur toute la ligne, sur les deux ailes et au centre. Aussi, quand s’engagèrent les grands débats du XVIIIe siècle, ne parut-il qu’à l’arrière-plan dans la lutte: ce n’était plus sa cause qui se plaidait; elle avait été déjà jugée {p. 369} et perdue, c’était la cause des formes religieuses qui en avaient revendiqué le privilège exclusif, et que, par un ensemble de circonstances propices, il avait pu animer un instant, mais dont la tyrannie l’avait promptement étouffé. Le silence de la soumission lui est toujours mortel. On accuse Voltaire d’avoir ruiné la religion. Aux yeux des masses, qui jugent des choses sur l’apparence, il aura de la peine à se justifier de cet attentat: elles se le figurent, comme nous le représente Musset, se relevant de son tombeau pour aller encore secouer de ses mains décharnées la croix de Golgotha; mais pour quiconque voit les choses d’un peu haut, il y a longtemps déjà que Voltaire a été absous, au moins sur ce chef d’accusation. Le mal date de bien plus loin. Ce qui le prouve, c’est que dans le sein de l’église la foi ne fut pas assez forte pour susciter à Voltaire un seul adversaire digne de lui; il n’y rencontra d’autre résistance sérieuse que la force d’inertie d’un pouvoir qui a duré. Voltaire fit acte de franchise. En couvrant de ridicule des formes désormais vides, il ouvrit les yeux de tous sur une situation qu’il n’avait point créée; le déisme dont il fut l’apôtre n’était que la religion réelle de la France, ce qui restait, une fois le masque levé. Il ne faut pas se le dissimuler, les termes dans lesquels s’engagèrent les discussions du XVIIIe siècle, révèlent un vide profond, l’absence du sentiment religieux. Aujourd’hui encore ce vide n’est pas comblé. En Allemagne la critique peut s’attaquer aux dogmes et à la tradition sans que la religion en soit frappée au cœur. Les théologiens allemands les plus hardis sont eux-mêmes des hommes religieux. Us gardent une foi et {p. 370} un culte. Nulle part l’adoration n’est plus véritable que dans ce pays, qui ne recule devant aucune des hardiesses de la critique. En France, la critique a la main sèche ; partout où elle a passé, il ne reste que des opinions. Aussi ne faut-il pas s’étonner s’il y a aujourd’hui tant de Français qui ne voient de refuge contre Voltaire et M. About que dans Joseph de Maistre — hélas! et dans M. Veuillot.

Il est difficile, sinon impossible, de concevoir le sentiment religieux dépouillé de toute forme : les formes sont pour lui ce qu’est la parole à la pensée. Mais il n’en est pas moins vrai que partout où il est soumis à une forme établie et jugée seule véritable, partout où l’hétérodoxie est plus dangereuse que l’impiété, l’hypocrisie a beau jeu. Le formalisme en est l’introducteur naturel dans les sociétés humaines : qu’il le veuille ou non, il la traîne partout après lui, il en favorise les progrès et la couvre de son manteau. Aussi les pays où les formes de la dévotion sont plus en honneur que la dévotion même, sont-ils ceux où l’hypocrisie, cette lèpre morale, la plus hideuse de toutes, se plaît à exercer ses ravages. La France en a fait l’expérience. Certes l’hypocrisie est un vice humain, qui n’a pas de patrie spéciale; mais, comme tous les fléaux, il redouble d’intensité lorsque les circonstances lui sont propices, et la France a eu le privilège de lui offrir un sol bien préparé.

Mais l’hypocrisie ne devient nulle part un vice commun sans que la conscience proteste; et la protestation est d’autant plus vive que le mal est plus grand. L’hypocrite a beau se cacher : il y a toujours quelqu’un {p. 371} qui le suit du regard et le dénonce. Dans la France du moyen âge, ce fut la poésie populaire qui s’acquitta de ce rôle. Le trouvère épia le moine. Puis, au XVIIe siècle, le moment étant favorable; le formalisme étant plus rigoureux que jamais, l’hypocrisie s’étant raffinée dans les hautes classes de la société, et y jouant son jeu avec audace et liberté, Molière enfin ayant pris la succession des trouvères, au lieu d’un fabliau narquois, on eut le Tartuffe. Le vice avait été poussé à sa perfection, le châtiment devait y atteindre aussi.

Ainsi, lorsqu’elle s’acharnait sur ce type de l’hypocrite, la poésie française subissait la loi de la réalité. Si dans la poésie française l’hypocrite a joué un grand rôle , c’est que l’hypocrisie en a joué un semblable dans la société française. En donnant à chaque race son génie, la Providence semble avoir imposé à chacune la mission de porter haut certaines vertus , mais aussi d’approfondir certains vices, et de manifester ce dont l’homme est capable dans chaque direction, soit pour le bien, soit pour le mal. La France a poussé à l’extrême quelques-unes des vertus et des qualités sociales, mais non sans cultiver aussi, et avec un succès trop réel, quelques-uns des vices correspondants : c’est la plaie qui la rongeait que Molière a osé mettre à nu. Aussi le Tartuffe a-t-il autre chose qu’un intérêt littéraire : il a une portée historique et morale que l’on ne saurait trop méditer.

Dans le temps où il fut joué, il avait en outre un intérêt politique. Les attaques de Pascal contre les casuistes étaient récentes: le succès des Provinciales avait {p. 372} porté à leur crédit un coup sensible; mais il en avait en même temps révélé la puissance. À la cour, une lutte d’un genre un peu différent venait de s’engager. « Le roi, dit un commentateur de Molière, avait vingt-trois ans, son règne commençait; Mazarin venait de mourir; le goût du jeune roi pour la magnificence et les plaisirs fâchait l’ancienne cour, et commençait à former la nouvelle. La séparation s’établissait peu à peu. » — Cette opposition, tantôt sourde, tantôt plus franche, entre le parti des plaisirs et celui d’une sévérité chagrine se continua avec des chances diverses jusqu’au moment où Louis XIV, vieilli et ennuyé, devenu inamusable, comme disait Mme de Maintenon, se jeta à son tour dans les excès d’une dévotion formaliste. Le Tartuffe survint dans un moment où la lutte était vive, et l’alarme qu’il répandit fit voir que Molière avait frappé juste. Ces circonstances expliquent seules le dénouement de la pièce, amené par l’intervention très invraisemblable du roi. Ce dénouement, dit-on, montre le vice du sujet; mais rien ne prouve qu’il fût le seul possible. À nos yeux il ne trahit ni le vice du sujet, ni l’impuissance de l’auteur, mais bien les périls de l’entreprise. Il est peu littéraire; mais il double l’intérêt historique du Tartuffe; il en fait un manifeste, et il élève la scène sur laquelle jouait Molière presque à la hauteur d’une tribune.

Mais, en entrant dans la lice, Molière venait-il au secours de Pascal, ou bien ne prenait-il en main que la cause des plaisirs de la cour menacés par une feinte sévérité ? Fit-il l’œuvre de la religion ou celle de la frivolité ? Est-ce à Pascal qu’il dut être plus agréable, ou {p. 373}bien serait-ce peut-être à Ninon de Lenclos ? Grave question, que nous aborderons en son lieu, lorsque nous étudierons la portée morale du théâtre de Molière, pris dans son ensemble. Ne cherchons aujourd’hui qu’à bien saisir le caractère de Tartuffe.

Nous avons parlé, dans notre dernier entretien, d’une critique étroite et conventionnelle qui a fait beaucoup de mal en France. L’Allemagne nous a donné plusieurs exemples d’une critique plus savante, mais non moins étroite. Poussés par le désir très respectable de remonter en toutes choses au commencement, et de donner à leurs théories une forme systématique, les littérateurs d’outre-Rhin ont cherché le type premier de chaque genre. Ils n’ont rien fait en cela que de très légitime; mais ils ont eu le tort de donner à ces types une valeur exclusive et absolue, en sorte que leur critique, quoique par de tout autres motifs que la rhétorique française, a eu de même pour résultat d’assujettir l’art à des moules uniformes et à des conceptions arbitraires. Lessing, après s’être fait delà fable une idée particulière, en prenant pour base le peu que l’on sait d’Esope, a cru pouvoir traiter avec dédain tout ce qui s’en éloignait et particulièrement La Fontaine. Mais il est clair que la sentence que Lessing prononce contre le bonhomme n’est pas suffisamment légitimée par les considérants dont il l’appuie. Si le genre de La Fontaine n’est pas celui d’Esope, cela prouve tout simplement qu’il serait peut-être bon d’avoir deux noms pour les désigner; mais cela ne prouve pas que celui du {p. 374} fabuliste français soit nécessairement mauvais. Schlegel en use de même avec la comédie : il l’étudie dans Aristophane; il s’en fait un type aussi, ce que les Allemands appellent un Begriff, mot difficile à traduire, qui trahit le fort et le faible du génie germain; puis il constate que Molière ne s’y est point conformé et il en prend occasion de le maltraiter très fort. Ici encore la conclusion dépasse les prémisses. Il n’est pas absolument nécessaire de répéter éternellement Aristophane. Molière a fait autrement que lui. Mais si, selon son expression, il a su nous prendre par les entrailles, les règles savantes de Schlegel ne nous empêcheront pas de trouver du plaisir au Tartuffe, pas plus que les règles extérieures de Laharpe ne nous empêchent de goûter Shakespeare.

On dit que le sujet du Tartuffe ne convient pas à la comédie ; on affirme que Molière l’a corrompue en la forçant à devenir sérieuse.

À cela on peut répondre deux choses : on peut d’abord écarter l’objection en disant qu’il peut fort bien exister dans la poésie dramatique un genre à part, moitié comique, moitié sérieux, qui n’est ni la tragédie, ni la comédie pure, et qui pourtant n’en a pas moins sa beauté propre. Puis, si l’on veut à toute force avoir des types pour tout, on peut prendre le Tartuffe comme type de ce genre-là, et attendre, avant de pousser plus loin la défense, que la nullité ou la fausseté du genre ait été suffisamment établie.

Ensuite, si on le juge convenable, mais sans préjudice de la première ligne de défense, on peut descendre sur le terrain choisi par les censeurs du Tartuffe, et {p. 375} démontrer que, même à leur point de vue, le poète français est justifiable. Certainement, il y a dans le Tartuffe des scènes qui ne font pas rire ; mais les choses humaines ne se scindent pas de telle façon que le comique ne touche jamais- au sérieux. Aristophane a des parties sérieuses aussi bien que Molière. Ce que l’on peut exiger d’une comédie, c’est que le comique existe dans la donnée essentielle, dans la création qui fait centre. Une pièce où il n’y aurait de comique que les accessoires ne serait pas une comédie. Mais ce n’est point le cas du Tartuffe. Tartuffe est bien une création comique : nous désirons essayer de le prouver.

Il y aurait une troisième manière de plaider la cause de Molière, et ce ne serait pas la moins bonne: on pourrait contester, pour toutes sortes de motifs, la valeur du type comique qu’on essaie de lui opposer; on pourrait établir que ceux qui le mettent en contradiction avec Aristophane entendent mal Aristophane, et se refuser nettement à reconnaître dans les saillies d’une folle gaîté, l’inspiration fondamentale du poète grec. Nous en dirons peut-être plus tard quelque chose ; pour aujourd’hui bornons-nous à dire en quoi Tartuffe est comique.

Mais auparavant indiquons encore une autre critique dont le Tartuffe a été l’objet, une critique toute française, dont l’examen pourra se faire en même temps.

La Bruyère a traité à nouveau le caractère de l’hypocrite et l’a fait dans l’intention évidente de corriger Molière. Il reprend trait par trait le modèle dessiné par Molière, et, après avoir soigneusement effacé chaque coup de crayon, il en donne un autre à la place. Aux {p. 376} yeux de La Bruyère, Tartuffe est un hypocrite de théâtre et non pas un hypocrite observé d’après nature.

« Onuphre (l’hypocrite de La Bruyère) ne dit point ma haine et ma discipline, au contraire; il passerait pour ce qu’il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un homme dévot: il est vrai qu’il fait en sorte que l’on croit, sans qu’il le dise, qu’il porte une haine et qu’il se donne la discipline. Il y a quelques livres répandus dans sa chambre indifféremment; ouvrez-les, c’est le Combat spirituel, le Chrétien intérieur et L’Année sainte : d’autres livres sont sous la clef  Il évite une église déserte et solitaire, où il pourrait entendre deux messes de suite, le sermon, vêpres et complies, tout cela entre Dieu et lui, et sans que personne lui en sût gré : il aime la paroisse, il fréquente les temples où se fait un grand concours; on n’v manque point son coup, on y est vu. Il choisit deux ou trois jours dans toute l’année, où à propos de rien il jeûne ou fait abstinence: mais à la fin de l’hiver il tousse, il a une mauvaise poitrine, il a des vapeurs, il a eu la fièvre : il se fait prier, presser, quereller pour rompre le carème dès son commencement, et il en vient là par complaisance. S’il se trouve bien d’un homme opulent à qui il a su imposer, dont il est le parasite, et dont il peut tirer de grands secours, il ne cajole point sa femme, il ne lui fait du moins ni avance ni déclaration ; il s’enfuira, il lui laissera son manteau, s’il n’est aussi sûr d’elle que de lui-même Un homme dévot n’est ni avare, ni violent, ni injuste, ni même intéressé. Onuphre n’est pas dévot, mais il veut être cru tel, et, par une parfaite quoique fausse imitation {p. 377} de la piété, ménager sourdement ses intérêts: aussi ne se joue-t-il pas à la ligne directe, et il ne s’insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir; il y a là des droits trop forts et trop inviolables; on ne les traverse point sans faire de l’éclat, et il l’appréhende, sans qu’une pareille entreprise vienne aux oreilles du prince, à qui il dérobe sa marche, par la crainte qu’il a d’être découvert et de paraître ce qu’il est. Il en veut à la ligne collatérale, on l’attaque plus impunément : il est la terreur des cousins et des cousines, du neveu et de la nièce, le flatteur et l’ami déclaré de tous les oncles qui ont fait fortune. Il se donne pour l’héritier légitime de tout vieillard qui meurt riche et sans enfants; et il faut que celui-ci le déshérite, s’il veut que ses parents recueillent sa succession : si Onuphre ne trouve pas jour à les en frustrer à fond, il leur en ôte du moins une bonne partie : une petite calomnie, moins que cela, une légère médisance lui suffit pour ce pieux dessein, et c’est le talent qu’il possède à un plus haut degré de perfection : il se fait même souvent un point de conduite de ne le pas laisser inutile; il y a des gens, selon lui, qu’on est obligé en conscience de décrier, et ces gens sont ceux qu’il n’aime point, à qui il veut nuire et dont il désire la dépouille. Il vient à ses fins sans se donner même la peine d’ouvrir la bouche: on lui parle d’Eudoxe, il sourit ou il soupire: on l’interroge, on insiste, il ne répond rien; et il a raison, il en a assez dit. »

Ainsi voilà Tartuffe atteint d’une double critique : {p. 378} d’une part on lui reproche de n’être pas comique, d’autre part de n’être pas naturel.

Nous ne dirons pas avec M. Aimé Martin, dans les notes de sa belle édition de Molière, que le portrait d’Onuphre n’est dans ce qu’il a de bon qu’une copie de celui de Tartuffe , et que dans le reste il ne décèle que l’impuissance de l’auteur. Loin de là. Sauf quelques traits peut-être pour lesquels le crayon de La Bruyère, ordinairement si fin, semble s’être émoussé, il nous paraît vivant et habilement touché. La ressemblance est frappante : chacun connaît quelque Onuphre.

Onuphre et Tartuffe sont deux personnages très distincts. Ils sont vrais l’un et l’autre, mais non pas de la même manière. Le premier, exactement copié sur la nature, serait à sa place dans un roman; le second, idéalisé par le génie, est une création poétique. Idéalisé, disons-nous: la comédie idéalise en effet, mais dans le sens comique; elle accentue le trait comique; elle développe les germes cachés dans la réalité et pousse les travers à leur perfection. Le roman, genre moyen, qui occupe tout l’espace intermédiaire entre la prose pure et la pure poésie, qui aime les détails précis et prend les choses de moins haut, s’accommoderait sans peine du personnage d’Onuphre; mais il ne saurait accepter celui de Tartuffe. Lorsque Marivaux, dans sa Vie de Marianne, a mis en scène M de Climal, il a dû plus d’une fois se rappeler l’esquisse tracée par La Bruyère. La Bruyère a fait l’œuvre d’un observateur pénétrant, Molière celle d’un poète.

En faut-il conclure que Tartuffe soit moins vrai que son {p. 379} digne émule et confrère ? Nullement. Il n’est pas besoin de faire remarquer qu’il a pour lui la vérité poétique. Il est rare que la nature achève ses œuvres; le plus souvent elle se contente d’ébauches. La poésie, en les achevant, les appelle à une vérité plus haute et à une vie plus complète. D’ailleurs, si idéalisé qu’il soit, Tartuffe est historiquement aussi vrai que le prudent Onuphre. Au XVIIe siècle, l’hypocrisie n’était pas si timide. Elle osait marcher le front haut et se trahir impudemment.

D’ailleurs la position de Tartuffe est autre que celle d’Onuphre. La Bruyère a peint l’hypocrite cherchant à parvenir, Molière l’hypocrite parvenu. Tartuffe n’a pas seulement l’astuce du faux dévot; il a encore l’effronterie du pied-plat qui a réussi.

Mais, avant d’insister sur ce point, il n’est peut-être pas inutile de rappeler avec quelle profusion Molière a semé autour de Tartuffe les situations et les personnages comiques. Il y a de quoi rire dans la famille d’Orgon. Dorine, la suivante, est sans doute une création de fantaisie, comme le sont assez fréquemment les valets et les soubrettes de la comédie moderne; elle rappelle les esclaves de Piaule: elle se mêle de tout, son impertinent caquet ne tarit jamais, elle est le génie protecteur des jeunes gens qui s’aiment et que sépare la volonté tyrannique d’un père. Tout cela était fort naturel à Rome du temps de Plaute et l’était moins en France du temps de Molière. Mais ce rôle de convention était accepté et autorisé par l’usage, et Molière s’en est habilement servi. Les brusques réparties de Dorine, les saillies piquantes d’un bon sens un peu {p. 380} cru, qui lui échappent sans cesse, font un heureux contraste avec le jargon mielleux de Tartuffe et multiplient les effets comiques. Le caractère d’Orgon n’est pas moins plaisant. Coiffé de son pauvre homme, Orgon fait sur la scène l’entrée la plus merveilleusement comique que l’on connaisse au théâtre. Molière a tiré de la sottise de la dupe de Tartuffe des effets admirables: ce n’est pas seulement par sa présence, c’est par son caractère qu’il égaie la scène périlleuse où Tartuffe est mis à l’épreuve. Elmire a beau tousser, Tartuffe a beau dire les choses avec une clarté qui ne laisse rien à désirer, on le sent là, sous la table, se refusant à l’évidence et n’arrivant à la conviction que lorsque Tartuffe, perfidement amené sur son chapitre par l’adresse d’Elmire, l’a jugé en deux mots :

Qu’est-il besoin pour lui du soin que vous prenez ?
C’est un homme, entre nous, à mener par le nez.

Il est clair que jusque-là Orgon doutait : malgré tout ce qu’il avait entendu, il lui en eût fallu davantage si Tartuffe se fût borné à parler le langage d’un amour impudique et grossièrement sensuel ; mais ce dernier trait l’a convaincu; c’est que ce trait-là touchait à quelque chose de plus chatouilleux encore que les justes susceptibilités du mari, il touchait à la vanité de l’homme. Cela est d’un comique excellent et profond. Orgon est encore plus amusant quand il voit clair que quand il est aveuglé, et sa sottise n’est jamais plus risible que lorsqu’elle éclate dans son indignation. Mais de tous les ressorts comiques propres à faire diversion ceux que Molière a trouvés dans le rôle de Mme Pernelle, {p. 381} la mère d’Orgon, ne sont pas les moins admirables; elle n’apparaît que deux fois, au commencement et à la fin : elle engage l’action et elle la clôt; mais avec quel art incomparable ! On ne sait si elle fait une plus plaisante figure dans cette exposition que Goethe déclarait un chef-d’œuvre, ou dans cette scène du dénouement qu’elle vient égayer tout à coup, lorsque la situation, de plus en plus tendue, ne laisse guère entrevoir qu’une issue fatale; elle n’a pas vu, vu de ses propres yeux, et, plus engouée que son fils, elle l’oblige à jouer inutilement avec elle le rôle que sa famille a si longtemps joué avec lui. Cette scène aussi est du meilleur comique, d’autant meilleur qu’elle est aussi naturelle qu’inattendue.

Mais tous ces éléments comiques, quoique semés avec art et profusion autour du personnage principal, ne suffiraient pas à justifier Molière, s’ils ne servaient qu’à faire diversion. Molière l’a senti et il a trouvé le secret de déposer le germe comique dans le cœur de Tartuffe lui-mème. Il l’a fait de deux manières : d’abord en donnant à son héros, outre l’astuce du faux dévot, l’effronterie du parvenu. Ce trait de caractère est de toute importance, quoiqu’il ait passé inaperçu de la plupart des critiques : il n’y a qu’à le relever pour répondre à la fois aux observations de La Bruyère et à celles de Schlegel. Ce qui rend Tartuffe comique, c’est qu’arrivé au moment où il se croit sûr de son fait, où il pense avoir assez serré le bandeau sur les yeux d’Orgon, il perd toute retenue, et, par son impudence, devient l’artisan de sa propre ruine. Il a la jactance de l’hypocrisie : il se porte à merveille, il a le teint frais, {p. 382} la joue rose, il mange dévotement les bons morceaux, il censure tout le monde avec une merveilleuse insolence, il se censure lui-même pour avoir tué une puce avec trop de colère, il fait sonner bien haut sa haine et sa discipline; puis quand un homme dont la parole a quelque autorité et qui ne se laisse point abuser par ses grimaces, essaie de lui parler raison, il tire sa montre et rompt l’entretien :

Il est, monsieur, trois heures et demie :
Certain devoir pieux me demande là-haut
Et vous m’excuserez de vous quitter sitôt.

La plupart des commentateurs n’ont vu que le côté odieux de Tartuffe : ils le comparent à Iago; mais la comparaison n’est pas juste. Iago est un homme méchant, Tartuffe est un homme vil. C’est dans la solitude que le génie du mal s’est emparé du cœur de Iago ; c’est dans la société que le génie de la bassesse s’est emparé de celui de Tartuffe. Les passions haineuses qui ont fermenté dans le sein du séducteur d’Othello, lui ont donné cette clairvoyance, cette science diabolique, qui en fait en son genre un homme supérieur. Les faciles triomphes de Tartuffe l’ont aveuglé, et ses bassesses mêmes ont émoussé la pointe de cet esprit de finesse qui seul pourrait prolonger son règne. La passion éclaire parfois, la bassesse jamais. Iago est assez habile pour prendre dans ses filets un homme de la force d’Othello; il n’y a qu’un Orgon qui puisse tomber dans les grossiers panneaux de Tartuffe. La gaîté à part, Tartuffe ressemble plutôt à Scapin ; on peut aussi le rapprocher de Narcisse ; et Narcisse et lui, s’ils eussent vécu dans d’autres {p. 383} circonstances, n’eussent été que des valets obscurs et fripons. On parle toujours de la profonde scélératesse de Tartuffe; profonde, elle l’est en un sens, mais cela ne l’empêche point d’être plate et grossière. On n’a pas encore remarqué, si je ne me trompe, que le jeu de Tartuffe est exactement celui de Scapin dans la scène de la bastonnade. Orgon, comme Géronte, se laisse mettre la tête dans le sac. Tartuffe croit le tenir et se joue de lui comme Scapin. Un moment il semble qu’Orgon va être délivré ; mais, tout aussi facilement que Géronte, il se laisse remettre la tête dans le sac; et cette fois, Tartuffe, toujours comme Scapin, joue son jeu avec si peu de façons, se dispense à tel point de tout ménagement, frappe si fort, se trahit et s’accuse si bien, qu’il se dupe lui-même en croyant duper autrui. Une hypocrisie adroite et ne suivant que des voies souterraines, comme celle d’Onuphre, n’aurait rien de comique; mais l’hypocrisie qui s’affiche, qui frise la forfanterie et l’ostentation : voilà un contraste heureux, propice à la comédie. De là vient, par parenthèse, que, malgré le dire de plusieurs critiques, on n’éprouve pas une angoisse bien vive en voyant les malheurs dont la famille d’Orgon est menacée. On sent que le triomphe de Tartuffe est impossible; on sent que le pied lui glisse; et l’on suit les progrès de l’action, parfois avec une curiosité inquiète, mais sans cesser d’avoir foi au poète.

En second lieu Tartuffe a sur l’Onuphre de La Bruyère un genre de supériorité qui achève d’en faire un type de comédie. Onuphre n’a qu’une pensée. C’est un hypocrite froid, qui se possède, et dont aucun sentiment {p. 384} trop vif ne met en défaut la prudence. Il n’est point rare que les personnages de La Bruyère aient un tic plutôt qu’un caractère, et qu’ils personnifient seulement un penchant ou une mode. Vous connaissez son fleuriste, qui a pris racine au milieu de ses tulipes: « Cet homme raisonnable, qui a une àme, qui a un culte et une religion, et revient chez soi fatigué, affamé, mais fort content de sa journée : il a vu des tulipes.»Dans son genre ce portrait est parfait; mais ce n’est pas celui d’un homme, c’est la vive peinture d’une originalité. Le caractère d’Onuphre n’est pas aussi simple; mais combien il est loin d’avoir l’ampleur et le mouvement de celui de Tartuffe ! Molière ne craint pas d’accuser les contrastes dans le cœur de ses héros et de multiplier, parfois en les opposant, les mobiles qui les font agir. En cela il se montre créateur; ce talent n’appartient qu’aux grands poètes. Il est beaucoup d’officiers capables de marcher à la tête d’une compagnie ; mais il en est fort peu qui sachent faire manœuvrer avec ensemble tous les corps d’une nombreuse armée : de même il n’est pas très rare de rencontrer des artistes assez habiles pour exprimer avec bonheur un sentiment ou une idée ; mais il est beaucoup moins commun d’en trouver qui soient de force à donner la vie a des créations plus complexes et plus riches. Molière est de ces derniers. Souvenez-vous de son Harpagon. Malgré ses mains crochues, Harpagon a la faiblesse d’être amoureux. On lui en a fait un reproche : on a soutenu que le rôle du vieil avare amoureux doit être relégué dans la comédie à masques et l’opéra bouffe des Italiens ? Mais pourquoi ? {p. 385} N’était-ce pas une idée infiniment heureuse de mettre l’avarice aux prises avec l’amour ? On objecte que la soif de l’or est un bon préservatif contre toute autre passion. Mais le cœur humain est si riche en inconséquences et en bizarreries ! Je veux bien que l’avarice s’allie mal avec les affections désintéressées et généreuses; mais toutes les affections ne sont pas désintéressées, et il est à la fois très piquant et très instructif de voir ce que devient l’amour quand l’avarice le domine et le comprime. Chose curieuse ! ce sont les mêmes Aristarques qui reprochent à la poésie de Racine d’être trop simple et à celle de Molière d’être trop compliquée. Molière, nous le disons à sa louange, a le talent de tirer de grands effets de ces contrastes intérieurs. Harpagon en est un exemple, Tartuffe en est un autre. Sous les dehors perfides de cet homme avili par le plus dégoûtant des vices qu’enfantent la vieillesse et la corruption des sociétés humaines, se cachent l’instinct brutal et la sensualité du sauvage. Il n’est pas le maître de ses appétits déréglés, et, si vous l’attaquez par là, le voilà aussitôt hors de garde. Relisez la scène de sa première entrevue avec Elmire : le langage de Tartuffe y est naïf autant qu’astucieux; il respire, malgré les affectations et les grimaces dévotes, un parfum de convoitise grossière. Dans la seconde entrevue, c’est bien pis. Tartuffe, aveugle par impureté, comme Orgon par sottise, se laisse prendre au piège aussi facilement que sa dupe ; c’est à peine s’il a un instant quelques soupçons, et même en les exprimant, il se trahit déjà.

{p. 386} C’est sans doute, madame, une douceur extrême
Que d’entendre ces mots d’une bouche qu’on aime;
Leur miel, dans tous mes sens, fait couler à longs traits
Une suavité qu’on ne goûta jamais.
Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,
Et mon cœur de vos vœux fait sa béatitude;
Mais ce cœur vous demande ici la liberté
D’oser douter un peu de sa félicité.

L’hypocrite se démasquant lui-même dans un accès de sensualité, n’est-ce pas d’un haut intérêt comique? Molière, en écrivant cette scène, a peut-être reculé les limites de la comédie; mais il ne les a pas franchies. Ce n’est pas au hasard d’ailleurs et dans le seul but d’être plaisant, qu’il a fait ressortir ce contraste. Il savait, sans doute par l’expérience des hommes, que les raffinements de la corruption tournent souvent au profit du pur instinct brutal. De tous les traits dont il a dessiné la physionomie de Tartuffe, celui-là est le plus précieux; il couronne l’œuvre, il achève ce type immortel.

{p. 387}

Leçon quatrième.
Le Misanthrope. §

Messieurs,

Lorsque nous nous sommes occupés du Tartuffe, nous avons concentré notre attention sur le héros principal. En procédant de même avec Le Misanthrope, nous manquerions le caractère de la pièce. Tartuffe n’a qu’à paraître pour que tous les autres personnages soient effacés. Dans Le Misanthrope il y a groupe : trois figures se dessinent au premier plan; au second, s’agite et se meut toute une société, qui sert à dessiner le milieu dans lequel l’action s’engage et se déroule.

Nous sommes dans le salon de Célimène, et il n’y a qu’à en regarder l’arrangement plein de grâce et de coquetterie pour deviner le caractère et tirer l’horoscope de la reine de ces lieux. Il ne peut demeurer ici qu’une femme que le monde encense, une de ces femmes d’esprit dont la vive malice s’amuse aux dépens d’autrui ; {p. 388} une de ces enchanteresses qui ont le don de la séduction, qui ont besoin de plaire comme l’oiseau a besoin de voler, parce que c’est leur nature et leur talent. Gare à celui qui s’approchera d’elle avec un de ces cœurs bien atteints, qu’irrite l’apparence même d’un partage; si par malheur ses vœux sont acceptés, sa vie ne sera plus qu’une longue suite d’inutiles souffrances. Si au moins il pouvait briser sa chaîne ; mais le jour où il aura fait serment de haïr Célimène, il n’aura rien de plus pressé que de se jeter à ses genoux. En sa présence, toutes les rancunes disparaissent : on croyait être tout à la rage et l’on est tout à l’amour. Elle a des charmes contre lesquels on ne se met point en garde :

En dépit qu’on en ait, elle se fait aimer;
Sa grâce est la plus forte.

Mais ce n’est pas sa voix que nous entendons, c’est une voix d’homme, mâle et franche, sombre et chagrine. Serait-ce par hasard le malheureux qui s’est laissé prendre aux filets de Célimène ? C’est lui-même, c’est Alceste; il vient accompagné de Philinte qu’il gronde fort pour quelques embrassades données à un inconnu; peu s’en faut que pour ce péché véniel il ne lui retire son amitié.

Alceste est un homme rare au XVIIe siècle : c’est le héros de la franchise, jeté, par un jeu cruel de la destinée, au milieu d’un monde où tout n’est que feinte et duperie. À la vue de tant de mensonges, son cœur se soulève et s’aigrit : il est pris d’une de ces haines vigoureuses,

Que doit donner le vice aux âmes vertueuses,

{p. 389} et il s’écrie dans l’excès de son indignation :

Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile;
J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font.
Je ne trouve partout que lâche flatterie,
Qu’injustice, intérêt., trahison, fourberie;
Je n’y puis plus tenir, j’enrage; et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.

La vue d’un acte de justice, loin de rafraîchir son âme, ne ferait plus que l’irriter: le mal a au moins l’avantage de lui donner raison. Il a un procès; son droit est hors de doute, et il s’en remet à la bonté de sa cause : il ne fera pas un pas pour solliciter les juges. Ce n’est là que la juste susceptibilité d’une conscience délicate; mais il va plus loin : on lui représente que sa partie adverse est puissante et qu’il risque fort d’être condamné ; il ne lui importe, il en veut voir le succès, et, dût-il lui en coûter bon, il voudrait

Pour la beauté du fait avoir perdu sa cause.

Sans Célimène, il aurait déjà pris la résolution

De fuir dans un désert l’approche des humains.

Mais il aime Célimène plus encore qu’il ne déteste les hommes. Elle est pour lui ce qu’est la lumière pour le phalène, qui vingt fois s’y brûle le bout de l’aile, et vingt fois y revient jusqu’à ce que son sort s’accomplisse. C’est chose à la fois comique et touchante qu’un amour si tendre avec des pensées si sombres et des passions si mélancoliques. Cet homme, capable de tant haïr, est aussi capable d’aimer plus qu’un autre. Il n’entre dans son cœur aucun sentiment médiocre, et, {p. 390} quoi qu’il en dise, plus il rentre en lui-même froissé, exaspéré, plus il aurait besoin d’aimer et de s’abandonner. Célimène répond à sa tendresse, en lui offrant ce que le goût du monde et des plaisirs de la vanité lui laisse de temps et de force pour les affections solides; mais lui, Alceste, il lui offre un cœur dont la puissance d’affection est d’autant plus énergique qu’elle a été sans cesse refoulée par ce monde que Célimène adore. La misanthropie qui le tourmente n’est qu’un effet de cette soif de tendresse que rien n’a pu satisfaire. Cette àme ardente n’a pas trouvé d’objet digne d’elle et elle s’est réfugiée dans la haine.

Mais voici Célimène. Alceste était venu pour s’expliquer avec elle et il va droit au fait :

Je ne querelle point. Mais votre humeur, madame,
Ouvre au premier venu trop d’accès dans votre àme :
Vous avez trop d’amants qu’on voit vous obséder,
Et mon cœur de cela ne peut s’accommoder.

CÉLIMÈNE.

Des amants que je fais me rendez-vous coupable ?
Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable ?
Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts,
Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors ?

ALCESTE.

Non, ce n’est pas, madame, un bâton qu’il faut prendre.
Mais un cœur à leurs vœux moins facile et moins tendre.

Au moment où cette piquante scène d’amour menace de devenir tout à fait sérieuse, et où Alceste s’écrie : Parlons à cœur ouvert ! le valet de Célimène annonce une visite, puis deux, puis trois, et bientôt toute une société se trouve réunie chez elle. C’est d’abord {p. 391} Acaste et Clitandre, deux marquis aux manières élégantes, qui vont glissent sur la vie, fort contents d’eux-mêmes, faisant la cour aux belles et attrapant au vol, avec une rare désinvolture, les bonnes fortunes que leur envoie le destin. À côté d’eux, ou plutôt entre Célimène et Philinte, vient se placer Eliante, excellente fille, d’un caractère indulgent, qui s’efface avec modestie, qui a plus de bonté que d’esprit, et plus de jugement que de saillies. Il y a évidemment affinité de nature entre elle et Philinte ; aussi leurs fiançailles, par lesquelles se termine la pièce, n’ont-elles rien que de fort naturel, et leurs rapports sont-ils beaucoup plus faciles que ceux d’Alceste et de Célimène. Alceste, en les quittant, n’aurait pas besoin de faire des vœux pour leur bonheur; ce bonheur est assuré; il n’aura rien d’exalté, rien de très profond, mais il sera égal, doux et tranquille : Philinte et Eliante auront lieu d’être contents l’un de l’autre. Pour que la compagnie soit au complet, il ne manque que l’aigre Arsinoé, une de ces prudes sur le retour, comme il y en eut tant dans ce siècle, qui connut plus d’un genre d’hypocrisie. Arsinoé est dans ce moment critique, propice aux faiblesses ridicules, où échappe la jeunesse. Elle entrevoit la fin solitaire qui la menace, et, à en juger par son langage, elle y semble religieusement préparée; mais au fond elle est dévorée de désirs d’autant plus vifs qu’ils sont de jour en jour plus hors de saison. Elle en est venue à ce point où les passions se changent en dépits et où l’impuissance se tourne en méchanceté.

Tel est le monde qu’attire le salon de Célimène. C’est un tableau en raccourci des brillantes sociétés {p. 392} du temps. Célimène y a des flatteurs, des amis et des envieux. Les deux marquis lui font mille protestations galantes et la prennent par ses côtés faibles ; Eliante l’aime et lui rendra service; Arsinoé en est jalouse et lui fera les plus noires perfidies.

À peine la société est-elle réunie qu’il s’engage une de ces conversations de salon que Molière excelle à rendre. Tous les courtisans ridicules y sont passés en revue. C’est Timante, l’homme tout mystère; c’est Géralde, dont les entretiens

Ne sont que de chevaux, d’équipage et de chiens ;

c’est Bélise, le pauvre esprit de femme; le jeune Cléon, à la table de qui l’on rend visite et qui donne des dîners excellents, sauf en un point :

C’est un fort méchant plat que sa sotte personne.

c’est Damis, enfin :

Il pense que louer n’est pas d’un bel esprit,
Que c’est être savant que trouver à redire,
Qu’il n’appartient qu’aux sots d’admirer et de rire,
Et qu’en n’approuvant rien des ouvrages du temps,
Il se met au-dessus de tous les autres gens.
Aux conversations même il trouve à reprendre;
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre;
Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit,
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.

Inutile de dire que Célimène brille par sa spirituelle médisance, et que tous ces portraits délicieusement touchés sont de sa main. Pendant qu’elle parle et qu’on l’applaudit, Alceste debout, les yeux fixés sur elle, garde un morne et éloquent silence; enfin, n’y tenant plus, il éclate:

{p. 393} Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour;
Vous n’en épargnez point, et chacun a son tour :
Cependant aucun d’eux à vos yeux ne se montre,
Qu’on ne vous voie en hâte aller à sa rencontre,
Lui présenter la main, et d’un baiser flatteur
Appuyer les serments d’être son serviteur.

CLITANDRE.

Pourquoi s’en prendre à nous ? Si ce qu’on dit vous blesse,
il faut que le reproche à madame s’adresse.

ALCESTE.

Non, morbleu ! c’est à vous; et vos ris complaisants
Tirent de son esprit tous ces traits médisants.
Son humeur satirique est sans cesse nourrie
Par le coupable encens de votre flatterie;
Et son cœur à railler trouverait moins d’appas,
S’il avait observé qu’on ne l’applaudit pas.

Et il continue sur ce ton jusqu’à ce qu’un valet vienne le chercher pour une affaire d’honneur à laquelle l’a exposé sa franchise.

Mais Alceste ne s’éloigne pas pour longtemps. Bientôt il vient reprendre le fil de son explication brusquement interrompue. Il trouve chez Célimène, la prude Arsinoé qui, laissée seule avec lui, profite de l’occasion pour exciter sa jalousie, et finit par l’emmener pour lui remettre en mains propres les preuves de la perfidie de Célimène. À peine Alceste a-t-il de quoi confondre la volage qu’il accourt de nouveau.

CÉLIMÈNE.

Quel est donc le trouble où je vous vois paraître ?
Et que me veulent dire, et ces soupirs poussés,
Et ces sombres regards que sur moi vous lancez ?

ALCESTE.

Que toutes les horreurs dont une âme est capable
À vos déloyautés n’ont rien de comparable ;
{p. 394}Que le sort, les démons et le ciel en courroux,
N’ont jamais rien produit de si méchant que vous.

Mais que d’amour sous cette violence, et quel débordement de tendresse et de passion !

CÉLIMÈNE.

Non, vous ne m’aimez point comme il faut que l’on aime.

ALCESTE.

Ah ! rien n’est comparable à mon amour extrême ;
Et dans l’ardeur qu’il a de se montrer à tous,
Il va jusqu’à former des souhaits contre vous.
Oui, je voudrais qu’aucun ne vous trouvât aimable,
Que vous fussiez réduite en un sort misérable ;
Que le ciel en naissant ne vous eût donné rien ;
Que vous n’eussiez ni rang, ni naissance, ni bien ;
Afin que de mon cœur l’éclatant sacrifice
Vous pût d’un pareil sort réparer l’injustice ;
Et que j’eusse la joie et la gloire en ce jour
De vous voir tenir tout des mains de mon amour.

Il était écrit qu’Alceste devait passer en un jour par toutes les sortes d’épreuves. Il ne quitte Célimène que pour apprendre qu’il a perdu son procès, et il ne revient chez elle que pour la voir tomber dans les pièges que, par sa coquetterie, elle s’est tendus à elle-même. Elle est aux prises avec les rivaux dont elle nourrissait les espérances, et qu’elle trompait tous à la fois. Les marquis, blessés dans leur amour-propre, font grand éclat et grand tapage. Seul Alceste reste silencieux : il attend pour parler que les importuns soient sortis.

ALCESTE.

Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits :
J’en saurai dans mon âme excuser tous les traits.
Et me les couvrirai du nom d’une faiblesse
Où le vice du temps porte votre jeunesse,
{p. 395} Pourvu que votre cœur veuille donner les mains
Au dessein que j’ai fait de fuir tous les humains,
Et que dans mon désert où j’ai fait vœu de vivre,
Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre.
C’est par là seulement que, dans tous les esprits,
Vous pouvez réparer le mal de vos écrits,
Et qu’après cet éclat qu’un noble cœur abhorre,
Il peut m’être permis de vous aimer encore.

CÉLIMÈNE.

Moi, renoncer au monde avant que de vieillir !

Mais ce brusque départ de Célimène laisserait le spectateur sous une impression trop pénible. Alceste, dans un accès de sauvage jalousie, avait offert son cœur à Eliante et l’avait plaisamment conjurée de s’unir à lui pour tirer vengeance de la perfide. Maintenant il se connaît mieux et ne songe plus qu’à une chose :

Il veut sortir d’un gouffre où triomphent les vices,
Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.

Eliante n’a pas beaucoup de peine à le dégager d’une parole qu’elle n’a jamais prise au sérieux; elle avoue son amour pour Philinte, et Alceste leur fait ses adieux. Il part; mais Philinte le suit:

Allons, madame, allons, employez toute chose
À rompre le dessein que son cœur se propose.

Dénouement admirable, le plus heureux peut-être qui soit au théâtre français, parce qu’il laisse planer sur le drame le mystère enchanteur de la poésie, parce qu’il invite à la rêverie, et ouvre un monde à la pensée. À l’ordinaire une pièce de théâtre se termine par une conclusion positive et prosaïque, comme le sont plus ou moins toutes les nécessités de la vie, un mariage, {p. 396} une séparation, une mort. Ici tout est achevé, et pourtant rien n’est conclu. Le dernier mot du poète est un mot de doute et d’espérance. C’est vers l’avenir qu’il reporte nos pensées. Il n’en soulève pas même le voile; il ne fait que le montrer; mais cela suffit pour que l’imagination prenne son vol, et que ce drame d’un jour, dont il a déroulé devant nous les rapides péripéties, se prolonge sans fin dans le monde des rêves.

Avons-nous perdu notre temps en parcourant ainsi les scènes principales du Misanthrope ? J’aime à croire que non. Il me semble que cette seule exposition suffit à réfuter la plupart des critiques littéraires dont ce chef-d’œuvre a été l’objet.

Que lui reproche-t-on ?

De manquer d’action, d’abord. Mais Le Misanthrope est, en un sens, la plus dramatique des œuvres de Molière. L’intrigue, sans doute, n’en est pas très compliquée ; mais elle est suffisante. C’est un préjugé commun que de prendre pour l’action le démêlement de l’intrigue, et de ne reconnaître le drame que dans les pièces où se complique l’imbroglio des faits. Mais les Grecs, ces grands maîtres, ne l’entendaient point ainsi. Ils aimaient les situations simples, quoique fortes et capables d’exciter à un haut degré les luttes intérieures, ces luttes de la passion, mille fois plus dramatiques que les rencontres du hasard. Molière, dans Le Misanthrope, a suivi leur exemple. La situation est une; les faits ne s’accumulent pas pour la compliquer; mais ils suffisent à développer tout ce qu’il y a de vie et de {p. 397} ressources dramatique dans l’âme orageuse d’Alceste. Que veut-on de plus ? des accidents, des cas fortuits, des hasards imprévus ? De grâce, n’abaissons pas la scène où joue Molière au niveau des tréteaux de Tabarin

Mais il n’y a là, dit-on, qu’un thème à discussions philosophiques. « On trouve souvent, dit Schlegel, dans les pièces les plus vantées de Molière, mais surtout dans Le Misanthrope, de ces dissertations dialoguées qui ne mènent à aucun résultat: voilà pourquoi, dans cette comédie, l’action, déjà pauvre par elle-même, se traîne si péniblement; car, à l’exception de quelques scènes plus animées, ce ne sont guère que des thèses soutenues dans toutes les formes. » Ce jugement de Schlegel, sans cesse reproduit, ainsi que la plupart de ses observations sur le théâtre de Molière, par les critiques allemands (il y aurait pourtant des exceptions à faire en faveur de quelques auteurs très modernes, M. Arnd, par exemple ), n’est qu’une méprise grossière, et suppose une inintelligence complète des procédés les plus habituels et des besoins les plus légitimes de l’esprit français. À peu près tout ce qui, dans son cours de littérature dramatique, est relatif à la France, pèche par là ; mais nulle part ce défaut n’est plus saillant que dans les pages singulières qu’il consacre au Misanthrope. Il ne faut pas s’étonner s’il a jugé défavorablement la poésie française, car, on ne saurait trop le répéter aux Allemands qui le prennent encore pour guide, il n’en a pas compris le premier mot. Ce n’est pas à un poisson qu’il faut demander comment vivent les oiseaux, ni chez les oiseaux qu’il faut aller chercher des renseignements sur les poissons : de même ce n’est {p. 398} ni aux Schlegel, ni à leurs disciples, qu’il faut s’adresser si l’on veut faire connaissance avec l’esprit français: espérons qu’on finira par le comprendre, et que ce sera bientôt un lieu-commun des deux côtés du Rhin.

En ce qui touche au Misanthrope, il est facile de faire voir l’erreur de ce savant critique.

Les luttes intérieures de la passion, qui sont la source principale de l’intérêt dramatique, s’expriment au dehors de deux manières, par les actions des hommes et par leurs paroles. Chez certains peuples d’un caractère sombre et réservé, l’action proprement dite est le langage par excellence de la passion. D’autres, plus expansifs, l’expriment surtout par la parole. Ces deux tendances ne peuvent ni l’une ni l’autre être poussées à l’extrême; mais elles sont humaines l’une et l’autre. Il est clair que l’esprit français penche plutôt vers la seconde, et il y aurait de l’étroitesse à lui en faire un reproche, aussi longtemps qu’il ne dépasse pas la limite. Or cette limite n’est pas difficile à indiquer. La passion silencieuse tend à l’idée fixe et à la folie : à force de se concentrer, elle prend un caractère animal, et par là, en même temps qu’elle sort des limites de la vérité et de la nature, elle échappe au domaine de l’art. La passion qui parle tend, au contraire, à s’évaporer: à force de se répandre elle se dissipe. Dès cet instant, elle perd tout intérêt dramatique, toute vie, et par cet excès comme par l’autre, elle sort du domaine de l’art. Donc la passion doit parler autant qu’il lui est nécessaire pour rester humaine; elle doit agir autant qu’il le faut pour qu’elle reste vivante.

En outre, il n’est pas inutile de remarquer qu’il y a {p. 399} paroles et paroles. Les unes ne sont que l’expression d’une idée ou d’un sentiment; les autres sont des actions réelles. Lorsque, par exemple, Alceste, hors de lui, s’écrie :

Ah! tout est ruiné;
Je suis, je suis trahi, je suis assassiné.
Célimène... (eût-on pu croire cette nouvelle ?)
Célimène me trompe, et n’est qu’une infidèle.

il ne fait qu’exprimer vivement la passion qui l’obsède; mais lorsque, un instant après, il se tourne vers elle ; et lui dit

Que toutes les horreurs dont une âme est capable
À ses déloyautés n’ont rien de comparable,

alors, il ne parle pas seulement; il met Célimène en demeure de s’expliquer; il fait faire au drame un pas en avant, il agit.

À ces deux égards, le rôle d’Alceste est irréprochable : il est clair, en effet, que la plupart des paroles qu’Alceste prononce sont des paroles agissantes, passez-moi le terme, et que sa passion ne se dissipe pas en vains discours.

Ici encore nous touchons à un de ces points où il faut savoir associer aux exigences générales de la nature humaine les besoins particuliers de chaque peuple et de chaque individu. Ne vous étonnez pas si nous revenons si souvent sur des considérations de cet ordre, c’est là le grand problème de l’art. Or, il faut rendre à Molière cette justice, et je ne saurais en faire un plus grand éloge, qu’il est à la fois le plus humain et le plus français des poètes français.

Il suffît, pour voir avec quel rare bonheur il a résolu {p. 400} ce problème, de jeter les yeux sur une petite pièce dont nous avons déjà parlé, et sur laquelle nous pouvons revenir ici, parce qu’elle n’est pas sans rapports avec Le Misanthrope, soit pour le fond, soit pour la forme. La Critique de l’École des femmes n’est qu’une conversation. Un littérateur, formé à l’école de Schlegel, choqué de cette longue suite de paroles, sans action apparente, ne verrait dans cette œuvre qu’un plaidoyer dialogué. Il aurait tort cependant, et, s’il prenait la peine de se familiariser avec ce genre, peut-être nouveau pour lui, il finirait par trouver dans ce simple dialogue les éléments essentiels du drame.

Tout sert aux grands poètes. Une parole jetée en l’air, au milieu d’un entretien capricieux, peut dessiner un caractère. Peu importe le sujet de l’entretien : il n’est pas de sujets indifférents; les plus petites choses trahissent souvent le fond d’une âme. Au moyen d’une conversation familière sur une question de littérature, Molière a réussi, dans La Critique de l’École des femmes, à esquisser les traits de quelques figures vivantes. Il y a dans cette pièce une femme nommée Climène, dont la pudeur est prompte à s’effaroucher, et qui est un premier crayon d’Arsinoé. Nous ne la voyons que dans son fauteuil, minaudant avec affectation, parlant avec une recherche de pruderie prétentieuse, et nous la connaissons à fond. Ce que le poète nous a fait voir n’est pas grand’ chose; mais il nous a fait deviner d’autant plus. Il n’a fait qu’esquisser la peinture d’un travers de l’esprit; mais les travers de l’esprit se rattachent à l’ordinaire à quelque vice secret et profond : ils sont comme ces tares imperceptibles sur l’épiderme {p. 401} d’un beau fruit, qui, si insignifiantes qu’elles soient, n’en trahissent pas moins les ravages du ver. Un poète superficiel pourra jouer quelque ridicule, sans rien nous laisser deviner au delà; mais Molière, par la vérité et la finesse de ses tableaux, nous fait pressentir infiniment plus qu’il ne nous montre. Dans ses œuvres les plus petites choses ont du rapport avec les plus grandes : une goutte d’eau peut servir de miroir à un monde.

Par le seul fait que cette ingénieuse conversation, intitulée La Critique de l’École des femmes, dessine et accuse des caractères, elle devient autre chose qu’un plaidoyer; elle prend une valeur poétique et dramatique. Mais ce n’est pas tout. Elle renferme encore une véritable action, toute intérieure sans doute, mais réelle: second élément dramatique. Si libre que soit l’entretien, il s’anime, il se concentre, il va serrant la question de plus près; puis, dans chaque personnage, il excite des mouvements qui partent de l’âme, et il crée entre eux des dissentiments, qui deviennent de plus en plus vifs. Il y a lutte et conflit, non entre des idées seulement, non entre de purs esprits, mais entre des hommes, dont la manière de juger ne diffère que parce qu’ils sentent différemment. C’est ainsi que par de simples paroles les ressorts dramatiques les plus importants sont mis en jeu.

Peut-être un genre pareil n’est-il guère possible qu’en France; peut-être, en France même, serait-il beaucoup plus difficile de nos jours qu’au XVIIe siècle; mais il peut avoir, à sa manière, un intérêt général et humain.

{p. 402} Gardons-nous donc, lorsque la poésie’ française abonde en paroles, de nous faire aussitôt les échos des accusations banales dont elle a été l’objet. Que dans les œuvres de poètes de second ordre la parole tue l’action, cela n’a rien d’étonnant ; mais dans Molière elle la sert et la vivifie.

Il est vrai que, dès la première scène, Le Misanthrope fait songer à une question morale, qui reparaît un peu partout; mais c’est là ce qui arrive nécessairement à la haute poésie dramatique. Impossible d’approfondir un caractère, fictif ou réel, sans rencontrer quelque problème philosophique et moral. Sans doute si le poète crée ses personnages en vue d’une thèse, il abandonne les voies de la poésie; mais si le problème naît de lui-même du caractère des héros, le poète rie sort ni de son droit ni de son rôle, et l’on peut prédire presque à coup sûr que son œuvre aura d’autant plus d’intérêt philosophique qu’elle aura plus de valeur poétique.

Peut-être, à cet égard, pourrait-on concevoir quelques doutes sur le rôle de Philinte. Son caractère est moins original que celui d’Alceste; ses idées sont moins à lui; ce sont les idées de tout le monde : non celles des fripons, comme le lui reproche J.-J. Rousseau , mais celles que donnent à l’ordinaire l’esprit pratique et le bon sens : il a cette philosophie assez répandue qui rend la vie facile parce qu’elle consiste à ne pas trop exiger des hommes et à les prendre tels qu’ils sont. En outre, quoiqu’il figure au premier plan, à côté d’Alceste et de Célimène, il est placé pourtant un peu en arrière, et l’on pourrait en conclure qu’il {p. 403} a été mis là uniquement pour avertir Alceste et le réfuter. Ce défaut, toutefois, est plus apparent que réel ; c’est l’effet d’une illusion de perspective, presque inévitable à première vue, parce qu’on est surtout frappé du rôle d’Alceste, mais qui disparaît quand on y regarde de plus près. Au fond, Philinte est moins le contradicteur que l’ami d’Alceste, un ami véritable, sur qui retombent les dures incartades du misanthrope, qui les supporte avec une noble patience : son indulgence pour les autres hommes est moralement discutable; mais son indulgence pour Alceste est touchante : c’est celle d’une amitié désintéressée, qui lui rend ce que sa philosophie trop accommodante lui enlève parfois de noblesse.

Au reste, le rôle de Philinte est le seul qui puisse être en question un instant. Alceste est aussi un grand raisonneur; mais, chez lui, c’est toujours la passion qui dogmatise. Cette forme même, que le langage de la passion se plaît à affecter dans sa bouche, n’est qu’un nouveau trait de caractère d’un effet heureux et d’une grande justesse. Retirées en elles-mêmes, les âmes que le monde a froissées prennent leur revanche sur la société en dressant son acte d’accusation, et dans leur solitude elles argumentent contre lui avec autant de véhémence que de subtilité. Ce qui fait l’originalité d’Alceste, n’est-ce pas ce qui fit plus tard l’originalité de Rousseau, comme lui misanthrope, comme lui raisonneur et passionné ?

Tartuffe est peut-être la plus frappante de toutes les créations de Molière ; mais Alceste est la plus riche, et, à la réflexion, la plus saisissante. Qu’on ne l’accuse {p. 404} pas de n’être, lui aussi, qu’une pâle abstraction. Alceste, c’est la vie même; c’est la nature dans toute sa richesse et sa variété. Il est des hommes que l’on ne connaît jamais complètement, non parce qu’ils dissimulent, mais parce qu’ils réunissent la plupart des attributs de l’homme, en sorte que chez eux il y a toujours quelque découverte à faire. Ce sont là les hommes supérieurs, les fortes individualités : Alceste est du nombre.

Don Garcie, première ébauche d’Alceste, n’était qu’un jaloux vulgaire, dont tous les mouvements pouvaient être prévus, et dont la jalousie avait d’autant moins d’intérêt qu’elle était moins fondée. On concevrait à la rigueur les critiques de Schlegel, si elles tombaient sur don Garcie. Mais Alceste est un homme vivant, dont on devine les traits énergiques, nobles et sombres, dont on croit voir l’œil irrité s’adoucir tout à coup et jeter sur Célimène un regard d’une inexprimable tendresse. Alceste rappelle l’Achille d’Homère : il en a les brusques colères, il en a la mélancolie profonde, et il aime Célimène comme Achille aime Patrocle.

Alceste a d’autres parents plus rapprochés dans les littératures modernes.

Timon d’Athènes, par exemple, est comme lui un misanthrope fameux; mais sa misanthropie est d’une autre nature que celle d’Alceste : elle est le fait des circonstances plus que du caractère. Timon est un de ces grands seigneurs qui le sont trop pour ne pas se ruiner. Chez lui les festins succèdent aux festins. Athènes tout entière prend part à son hospitalité imprévoyante {p. 405} et magnifique. Mais bientôt, quand sa fortune y a passé et qu’il est forcé d’avoir recours à ses nombreux amis, il n’en trouve pas un, parmi ceux qui vivaient de son opulence, pour lui tendre la main dans sa détresse. Alors il en tire une vengeance singulière en les invitant à un festin dérisoire, et, après les avoir maudits, il va s’enfoncer dans un désert, où sa vie n’est plus qu’une longue suite d’imprécations. Deux choses sont admirables dans ce drame, dont Shakespeare a malheureusement affaibli l’impression finale en prolongeant outre mesure les malédictions de son héros : la peinture de l’ingratitude humaine et celle de la chute imprévue de Timon, du renversement soudain de cette haute fortune. Mais le caractère de Timon ne vaut pas celui d’Alceste : il a moins d’originalité, il est moins attachant. La misanthropie de Timon n’est que la rage de l’humiliation, la vengeance d’un homme qui est tombé : c’est Job sur son fumier, mais Job plein de ressentiments et de fiel. Alceste ne descend pas à ce degré de misère matérielle et morale : il ne perd qu’un misérable procès, et sa haine contre l’humanité est autre chose qu’une rancune; c’est la haine d’une âme forte et généreuse, d’un cœur droit, fier et franc. D’ailleurs il y a toujours une insatiable soif de tendresse sous ce bouillonnement de colères et de passions. Timon n’aime pas. Entraîner la foule après soi, se répandre, se prodiguer, s’éblouir : voilà ce que faisait Timon au temps de sa prospérité. Il lui fallait, comme à don Juan, de l’espace pour vivre en grand. Timon n’est pas généreux; il n’est que libéral et magnifique. Dans son désert, où il maudit les hommes, [p.406 il] ne regrette rien tant que les hommes. Le désert serait un paradis pour Alceste, si Célimène voulait l’y suivre. Que ne trouve-t-il une âme qui réponde à la sienne ? Il aimerait avec l’abandon d’un enfant ingénu et la puissance d’affection d’un homme longtemps malheureux. Le cœur d’Alceste est un trésor encore vierge que le monde n’a pas entamé.

Alceste a aussi quelques rapports avec Hamlet, quoiqu’il n’entre pas comme lui en conversation mystérieuse avec les puissances de la nature, et qu’il ne croie pas aux ombres qui reviennent le soir sur les vapeurs de la nuit. Il est né et il a grandi au sein d’une société qui savait les Maximes de La Rochefoucauld, et qui ignorait jusqu’au nom d’Ossian ; il a vécu dans le monde plus que dans la solitude; il est d’ailleurs de race latine; il ne connaît pas les pâles muses du Nord. Mais, comme Hamlet, il a une nature ouverte et généreuse; comme lui il observe et contemple; comme lui il se pose la question fatale : Qu’est-ce que l’homme ? Seulement Hamlet donne à cette question redoutable une étrange portée; il embrasse l’univers dans ses méditations mélancoliques ; il voudrait en savoir le commencement et la fin, et son regard, à la fois vague et profond, scrute éternellement les mystères du néant et de l’infini. Alceste a un esprit plus positif; il n’étend pas au delà des réalités palpables le cercle de ses doutes ; il se demande ce que vaut en réalité la vertu des hommes ; et, la trouvant partout mélangée de complaisance et de feinte, il la rejette avec horreur. Hamlet et Alceste ne sont faits ni l’un ni l’autre pour vivre ici-bas : ils sont tous deux frappés d’impuissance, {p. 407} mais non pas par les mêmes causes. L’impuissance de l’un est celle de l’esprit humain jeté en présence de l’infini, fasciné par les profondeurs de l’abîme et se fatiguant à les sonder. L’impuissance de l’autre est celle de la brusque franchise tombant inattendue au milieu d’une société trompeuse ; celle de la passion véritable éclatant au milieu d’un monde où elle ne saurait se satisfaire, parce que rien n’y est plus commun que les apparences de l’amour et rien plus rare que l’amour lui-même. Au fond, Alceste est un homme fort, mais placé dans une impasse cruelle : il n’y aura de repos pour lui que quand il aura accepté les hommes tels qu’ils sont ou qu’il les aura corrigés : double impossibilité en présence de laquelle cette nature énergique se cabre et se révolte. Les pensées d’Hamlet sont de celles qui donnent le vertige, et contre lesquelles il n’y a de refuge que dans la mort. Alceste a au moins un refuge en lui-même : il pourra vivre dans son désert. Les pensées du premier sont trop étendues; elles ne sont pas faites pour la terre : le cœur de l’autre est trop exigeant; il n’est pas fait pour les hommes.

Il est dans toutes les littératures quelques œuvres, rares entre toutes, semblables à ces cimes souveraines que l’on aperçoit de partout, parce que, de la hauteur où elles atteignent, elles commandent un horizon sans bornes. Le Misanthrope en est une. Nulle, parmi les pièces de Molière, ne donne plus à penser. Jamais il n’a peint d’une manière aussi complète la société de son temps : marquis ridicules et vaniteux, prudes hypocrites et doucereuses, poètes pédants et affectés, coquettes gracieuses et médisantes, hommes de société {p. 408} polis et de bon ton, presque tous les types que Molière a empruntés à son époque s’y sont donné rendez-vous; sans parler de cette multitude de portraits touchés en passant avec un si rare bonheur, et qui augmentent la richesse et l’intérêt de cette grande peinture de mœurs : Le Misanthrope est presque, à lui seul, un livre des Caractères. Et pourtant c’est l’œuvre où Molière a mis le plus de création originale : Alceste, malgré le duc de Montausier, n’est pas un type des ridicules du temps; c’est un homme à part; un héros qui est bien à Molière et qui n’est qu’à lui. D’autres contrastes encore nous frappent dans Le Misanthrope. Comme tous les vrais chefs-d’œuvre, il étonne par la variété de ses aspects. Dans la peinture de la passion , la poésie de Molière y prend une teinte personnelle, elle touche presque au lyrisme; jamais cependant elle n’a été plus franchement dramatique. Enfin, cette œuvre où Molière a tant discuté, est celle qui nous laisse l’impression la plus poétique : nous n’avons pas entendu une satire, nous n’avons pas reçu une leçon; nous avons vu un monde, la vie s’est révélée à nous sous des aspects nouveaux. À cet égard Le Misanthrope est supérieur au Tartuffe. La sombre figure de Tartuffe nous poursuit comme un mauvais rêve, et l’intérêt historique de cette satire qui portait trop juste en balance presque l’intérêt poétique et littéraire : rien de semblable dans Le Misanthrope. La liberté d’impressions que l’art ne doit jamais nous ravir et à laquelle la poésie française, trop aisément didactique, porte atteinte si souvent, y est pleinement respectée. La lecture du Misanthrope {p. 409}nous laisse rêveurs peut-être, mais non pas obsédés d’une idée unique et par là même fatigante; nous posons le livre avec cette liberté et cette sérénité de l’esprit, qui sont les plus bienfaisantes de toutes les jouissances artistiques.

Au reste, Le Misanthrope, de même que le Tartuffe, est né d’autre chose que d’une simple fantaisie de poète; il avait été aussi préparé de longue main, soit par les expériences qu’avait faites la société française, soit par celles que dans sa vie intime avait faites Molière lui-même.

La question morale qui naît du développement de l’action a de tout temps préoccupé les écrivains français : c’est, nous l’avons dit déjà, la question de savoir ce que vaut en fait la vertu des hommes, et s’ils méritent plus de louange ou de blâme, plus d’indulgence ou de haine. L’esprit français, toujours observateur et pratique, n’a pas beaucoup spéculé sur l’essence philosophique et la nature intime du bien; mais il se plaît à prendre la vertu sur le fait et à l’examiner de très près pour savoir si elle est, oui ou non, de bon aloi. Ce genre d’études morales était devenu particulièrement à la mode après les troubles de la Fronde, et l’on comprend sans peine que la physionomie de la société française à cette époque ait fourni aux observateurs du cœur humain une ample moisson de faits piquants. C’est là ce qui fait l’intérêt des Maximes du duc de La Rochefoucauld. La publication de ces Maximes et d’apparition du Misanthrope, séparées par une dixaine d’années, trahissent des préoccupations semblables. Mais quelle différence entre le duc de La Rochefoucauld et {p. 410} le héros de Molière ! Le duc de La Rochefoucauld a reconnu la vanité des vertus dont le faux éclat avait pu éblouir sa jeunesse ; il ne croit plus qu’aux déguisements du vice et aux travestissements de l’égoïsme. Mais il en a pris sans trop de peine son parti. Si les hommes étaient meilleurs, il y aurait moins de plaisir à les observer, et ce plaisir est la grande distraction de sa vieillesse chagrine et morose. Alceste est arrivé à une conviction semblable; mais la vue de la tromperie soulève en lui les flots toujours plus irrités d’une inépuisable colère. La froideur avec laquelle La Rochefoucauld juge et accepte les hommes serait pour Alceste le coup de grâce; elle le révolterait plus encore que le mal lui-même. Alceste est une de ces fières natures qui n’ont pas reçu le don de s’habituer au mensonge et de se résigner à la bassesse.

En ce qui touche à la conception des caractères, Molière avait lui-même préparé Le Misanthrope dans quelques rôles de La Critique de l’École des femmes, et surtout dans Don Garcie. L’amour malheureux et jaloux est de tous les sujets dramatiques que fournissent les passions celui qui l’a plus préoccupé. Il y est revenu sans cesse ; il l’a reproduit sous mille formes. Racine se plaît aux incertitudes et aux luttes d’un cœur partagé ; Molière s’attache de préférence aux tourments d’un amour méconnu. Évidemment ils se trahissent; ils parlent l’un et l’autre de ce dont leur cœur est plein. On disait au XVIIe siècle qu’Alceste était le duc de Montausier; de nos jours on dit plutôt qu’il n’est que Molière lui-même. Il ne faut jamais pousser trop loin ces sortes d’interprétations : un poète tel que {p. 411} Molière ne s’asservit pas. Cependant le rapprochement que l’on a essayé entre Alceste et Molière n’est pas purement gratuit. Sans doute, Molière n’en était pas venu à argumenter contre le genre humain; on nous assure même qu’il était d’un commerce doux et facile; mais il avait aussi des accès de mélancolie, un fond de tristesse et d’amertume ; il avait éprouvé, comme Alceste, les tourments de la jalousie et d’un amour toujours repoussé. De même, il y a une ressemblance réelle entre Célimène et Mlle Molière, coquette aussi, séduisante, et dont Molière aurait pu dire également : Sa grâce est la plus forte. Ce rapprochement redouble d’intérêt si l’on se rappelle que Molière écrivit Le Misanthrope dans le temps où il souffrait le plus de ses peines de cœur, et qu’il y joua le rôle d’Alceste, tandis que sa femme, dont il venait de se séparer, jouait celui de Célimène. Avec quel accent, dans une situation si cruellement dramatique, devait-il parler de ce fatal amour né de vos traîtres yeux, et prononcer des vers comme ceux-ci:

Morbleu ! faut-il que je vous aime!
Ah ! que si de vos mains je rattrappe mon cœur,
Je bénirai le ciel de ce rare bonheur !
Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible
À rompre de ce cœur l’attachement terrible ;
Mais mes plus grands efforts n’ont rien fait jusqu’ici,
Et c’est pour mes péchés que je vous aime ainsi.

Avec quel accent surtout, avec quelle pénétrante éloquence, avec quel déchirement de cœur, et peut-être aussi quelles vagues lueurs d’espérance, Molière-Alceste devait-il, au dénouement, tendre la main à Célimène et lui offrir encore une fois l’oubli, le {p. 412}pardon et l’amour ! Pauvre et grand poète, que de fois sur la scène son rire dut être forcé ! Le dernier jour où il y monta ce fut par un accès de gaîté qu’il dissimula les atteintes du mal dont il allait mourir; mais auparavant que de larmes déjà, que de sanglots étouffés sous de bruyants éclats de rire ! Quelle fut sa secrète pensée en écrivant Le Misanthrope ? Espérait-il vaguement ramener à lui l’infidèle ? Ne songeait-il qu’à donner libre cours à sa douleur et à en alléger le fardeau en la laissant déborder ? On l’ignore ; mais ce qui est sûr, c’est qu’il a répandu son âme dans cette œuvre unique, et que Le Misanthrope est un de ces chants dont parle Musset, un de ces chants immortels entre tous, qui ressemblent au festin du pélican, et par lesquels le poète amuse et charme la foule, mais aux dépens de sa vie et de son cœur.

{p. 413}

Leçon cinquième.
Les Femmes savantes. §

Messieurs,

Molière, à ce qu’on nous assure, envisageait Les Femmes savantes comme la meilleure de ses comédies. C’était sur elle qu’il comptait pour passer à la postérité. Assurément Les Femmes savantes sont une de ses œuvres les plus remarquables. Toutefois le Tartuffe et Le Misanthrope, soit par leur portée philosophique, soit par une empreinte plus forte et plus originale, ont mérité d’être placés plus haut encore. Le jugement de Molière n’a cependant rien qui doive surprendre : le Tartuffe et Le Misanthrope sont des œuvres à part, qui ont reculé les limites de la comédie, et que Molière put envisager comme des témérités littéraires. Les Femmes savantes sortent beaucoup moins du cadre ordinaire de la comédie classique. En les écrivant, {p. 414}Molière dut comprendre qu’il suivait une route moins aventureuse et se sentir mieux appuyé.

Une seule chose dans Les Femmes savantes trahissait la hardiesse du novateur, la satire ouvertement dirigée contre des ridicules connus et fort à la mode. Molière avait petit à petit habitué son public à cette nouveauté : plusieurs pièces lui avaient déjà frayé la voie; plusieurs succès lui avaient assuré la liberté de critique qui lui était nécessaire. Mais par Les Femmes savantes il fit un pas de plus; il osa désigner nettement les auteurs qu’il avait particulièrement en vue, Ménage et Cotin. Tous deux savants et pédants, tous deux choyés dans les cercles des précieuses, où ils lisaient leurs petits vers, ils parurent dans la pièce de Molière, Ménage, sous le nom de Vadius, Cotin, d’abord sous celui de Tricotin, puis de Trissotin. Comme s’il eût désiré que personne ne pût s’y méprendre, Molière mit sur la scène une dispute assez plaisante, qui avait eu lieu entre ces deux auteurs chez Mademoiselle, fille de Gaston de France. Cette princesse aimait beaucoup Cotin. Un jour elle fit voir à Ménage un sonnet que Cotin venait de lui lire. Ménage, qui n’en connaissait pas l’auteur, le déclara du plus mauvais goût, sur quoi les deux poètes se dirent des choses très vives. Enfin, pour rendre l’allusion plus transparente encore, Molière choisit justement ce malheureux sonnet de Cotin pour le faire lire par son héros devant les femmes savantes et le livrer à la risée du public. Cette hardiesse n’a trouvé dès lors qu’un petit nombre d’imitateurs, et elle a été généralement blâmée. Aujourd’hui un poète comique serait très mal venu à suivre l’exemple de Molière. Il n’y a plus {p. 415}guère que des journalistes obscurs et des pamphlétaires sans nom qui conservent le privilège des personnalités blessantes. Il est digne d’une civilisation bien entendue de forcer la raillerie et le persifflage à s’attaquer aux choses et non aux hommes. Toutefois cette hardiesse de Molière est pour nous d’un véritable intérêt. Elle nous le montre prenant au milieu de la société du XVIIe siècle un rôle assez semblable à celui que jouait Aristophane à Athènes. Sans doute il y a entre eux cette différence que, tandis que le poète grec osa s’attaquer à Cléon, Molière cherchait à mettre de son parti le roi et la cour; mais, d’un autre côté, si l’on songe à la liberté qu’un long usage accordait à Aristophane et aux entraves de toute nature qui entouraient Molière, on hésitera peut-être avant de décider lequel des deux fut le plus hardi.

Mais si les attaques dirigées dans Les Femmes savantes contre le faux goût du temps nous rappellent Aristophane, l’heureuse intrigue dans laquelle elles sont encadrées nous rappelle plutôt Ménandre, Térence et le type classique généralement adopté par la comédie française. Nous sommes dans un intérieur de famille et c’est de mariage qu’il s’agit. Dans la réalité, les questions de mariage sont parfois fort épineuses; mais dans la comédie c’est bien autre chose. Henriette joue dans Les Femmes savantes un rôle assez semblable, quoique moins tragique, à celui que dans une pièce de Hardy joue une malheureuse Hélène, Aristoclée, qui, tirée d’un côté par les gens de Straton, un amant très violent, de l’autre par ceux de Callisthène, un mari qui n’y va pas de main morte, meurt sur la {p. 416} scène à demi écartelée. C’est pourtant une charmante personne qu’Henriette. Elle a une qualité précieuse, qui en suppose beaucoup d’autres et qui en double le prix : elle est parfaitement naturelle. Elle a de l’esprit, et, au besoin, du plus piquant; mais elle n’en a qu’à propos, et elle ne cherche pas à en montrer. Nul ne sait ce qu’on lui a enseigné, et, quand on la surprend, elle n’a pas de livre dans les mains; mais ceux qui s’y connaissent devinent bientôt que son intelligence n’a pas langui sans exercice, quoiqu’elle refuse d’embrasser les savants pour l’amour du grec. Elle est jolie; mais on ne le remarque pas tout d’abord, parce qu’elle est encore plus modeste que jolie. Cela même ajoute à ses charmes : la beauté qui se montre éblouit; la beauté qui se cache attache, ce qui est plus sûr et ce qui vaut mieux au fond. Elle est aimante et sensible; mais elle n’a rien de cette sensibilité maladive qui n’est que la fausse monnaie de l’amour. Que vous dirai-je encore ? Ce n’est pas la fiancée que chantent les poètes allemands; elle est plus simple et plus pratique; elle songe moins à ce ciel mystérieux où se continuent les affections nouées sur cette terre et davantage au foyer domestique qu’elle va embellir de sa présence. Ce n’est pas la fiancée que l’on rêve à quinze ans, mais bien celle que plusieurs, revenus des premiers enthousiasmes de la jeunesse, voudraient trouver à vingt-cinq. Henriette n’est pas la plus brillante, mais elle est la plus aimable de toutes les jeunes filles à marier dont Molière a tracé le portrait.

C’est donc pour Henriette que s’allument les flambeaux de l’hymen, ou, pour parler le langage de la {p. 417}comédie, que l’on va chercher le notaire; mais, au moment où le notaire va fonctionner, elle se trouve avoir deux fiancés, ce qui, comme il le remarque judicieusement, est trop pour la coutume. Elle en a un de par son père, Clitandre, qu’elle aime, et un de par sa mère, M. Trissotin, qu’elle n’aime pas. La science a malheureusement semé la discorde dans sa famille, qui s’est divisée en deux camps, le camp des gens simples et celui des savants ou plutôt des savantes. Clitandre est le prétendant des premiers. Il est énergiquement soutenu par Ariste, l’oncle d’Henriette; il a pour lui tous les vœux du bonhomme Chrysale, type unique et admirable, homme faible, soumis à l’empire d’une femme hautaine, humble mari d’autant plus amusant qu’il ose se mettre en révolte, et qu’il a la prétention de reconquérir son indépendance après vingt ou trente ans d’esclavage, et lorsqu’il y a évidemment prescription. Sur les flancs de ce premier corps de bataille manœuvre en tirailleur un personnage secondaire, Martine, une domestique qui parle à moitié patois, mais qui n’en lance pas moins des traits fort piquants contre le bataillon serré des femmes savantes. Martine a un principe :

La poule ne doit point chanter devant le coq.

La phalange des femmes savantes, égale en nombre, est beaucoup plus redoutable dans le combat, soit par sa fermeté, soit par l’ensemble de ses mouvements. Son prétendant, M. Trissotin, est soutenu avec énergie par Philaminte, Bélise et Armande. Ces trois types d’un même ridicule sembleraient devoir jeter quelque {p. 418} monotonie dans l’œuvre du poète ; mais il les a nuancés avec art. Philaminte, la mère, est la maîtresse femme, habituée à gouverner, et qui croit avoir sur son mari les droits de l’esprit sur la matière. Malgré ses travers, elle a une certaine dignité; elle fait preuve d’un stoïcisme élevé, qui est au-dessus des coups de la fortune: elle est l’àme du parti savant, moins par son titre de mère que par l’ascendant de son caractère. Bélise, sa belle-sœur, est une vieille fille un peu simple, chez qui les mêmes travers sont sur le point d’atteindre à la folie ; elle a du sang de Chrysale dans les veines. Remarquons à ce propos que Molière est très attentif et très habile à donner à ceux de ses héros qui sont de même race un caractère de famille, qui est le fond sur lequel se dessine le caractère individuel. Armande, sœur de Henriette, est une femme jalouse, haineuse, vindicative, méchante. Quoique toute à la philosophie, elle ne pardonne pas h sa sœur de lui avoir ravi le cœur de Clitandre, qui a dans le temps soupiré pour elle, mais qu’elle a rebuté par ses dédains; et elle entreprend de ressaisir sa conquête par tous les moyens possibles. Ce qu’il y a de plus intéressant à observer, c’est la manière dont Molière nous montre chez ces trois femmes les sentiments les plus naturels à la femme, le besoin de plaire et d’être aimée, corrompus par l’influence envahissante du travers dont elles sont atteintes. La fière Philaminte ne songe nullement à tromper le bonhomme Chrysale, mais elle le traite de fort haut; elle réserve ses grâces pour les sociétés des beaux esprits; elle veut conquérir doctement les suffrages des hommes; elle est coquette pour l’honneur du beau sexe. La chimère de Bélise est {p. 419}de se croire aimée de tout le monde; elle vit dans cette douce illusion, convaincue que les mots piquants dont la poursuit Dorante sont les emportements d’une jalouse rage; que si Lycidas a pris femme, c’est par le désespoir où elle a réduit ses feux, et ainsi des autres. Avec cette innocente vision, elle est heureuse; elle sera même au besoin une rivale fort arrangeante, et prête à dégager ses amants imaginaires de la parole qu’ils ne lui ont jamais donnée; mais malheur à qui osera porter la main sur ses chimères. Armande tourne à la prude hypocrite et n’est pas sans rapports avec Arsinoé. Malgré sa philosophie, elle n’a pas renoncé de cœur aux choses vulgaires, et elle pourrait, non sans de grands soupirs et de visibles efforts, prendre assez d’empire sur elle-même pour se laisser imposer un mari. Sa pruderie n’est qu’à la surface; elle recouvre d’ardentes passions et sert à les entretenir, comme la cendre sur le brasier.

Entre le parti des simples et celui des savants, la lutte s’engage avec vivacité et se poursuit avec des succès divers. En général pourtant, l’avantage n’est pas aux simples. Il faut dire que c’est bien la faute de leur prétendant. Clitandre a la maladresse d’être franc; il n’a jamais pu se résoudre à louer les écrits de Philaminte ; il ose même en sa présence parler fort mal de la science pédante. Trissotin n’a pas de ces scrupules. En vain Henriette le fait-elle venir pour en appeler à son honneur et le supplier de ne pas se prévaloir de l’autorité d’une mère, il n’entend rien à ces délicatesses de conscience : sa philosophie le rassure contre tous les malheurs des unions mal assorties, et {p. 420} sa vanité lui fait espérer qu’il saura bien se faire aimer.

La scène la plus vive est sans doute celle où les deux prétendants sont en présence et aux prises.

Trissotin à Philaminte.

Je viens vous annoncer une grande nouvelle.
Nous l’avons, en dormant, madame, échappé belle.
Un monde près de nous a passé tout de long,
Est chu tout au travers de notre tourbillon;
Est, s’il eût en chemin rencontré notre terre,
Elle eut été brisée en morceaux comme verre.

PHILAMINTE.

Remettons ce discours pour une autre saison;
Monsieur n’y trouverait ni rime ni raison;
Il fait profession de chérir l’ignorance.
Et de haïr, surtout, l’esprit et la science.

CLITANDRE.

Cette vérité veut quelque adoucissement.
Je m’explique, madame; et je hais seulement
La science et l’esprit qui gâtent les personnes.
Ce sont choses, de soi, qui sont belles et bonnes;
Mais j’aimerais mieux être au rang des ignorants
Que de me voir savant comme certaines gens.

TRISSOTIN.

Pour moi, je ne tiens pas, quelque effet qu’on suppose,
Que la science soit pour gâter quelque chose.

CLITANDRE.

Et c’est mon sentiment qu’en faits comme en propos,
La science est sujette à faire de grands sots.

TRISSOTIN.

Le paradoxe est fort.

CLITANDRE.

Sans être fort habile,
La preuve m’en serait, je pense, assez facile.
Si les raisons manquaient, je suis sûr qu’en tout cas
Les exemples fameux ne me manqueraient pas.

{p. 421} TRISSOTIN.

Vous en pourriez citer qui ne concluraient guère.

CLITANDRE.

Je n’irais pas bien loin pour trouver mon affaire.

TRISSOTIN.

Pour moi, je ne vois pas ces exemples fameux.

CLITANDRE.

Moi, je les vois si bien, qu’ils me crèvent les yeux.

TRISSOTIN.

J’ai cru jusques ici que c’était l’ignorance
Qui faisait les grands sots, et non pas la science.

CLITANDRE.

Vous avez cru fort mal, et je vous suis garant
Qu’un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant.

TRISSOTIN.

Le sentiment commun est contre vos maximes,
Puisque ignorant et sot sont termes synonymes.

CLITANDRE.

Si vous le voulez prendre aux usages du mot,
L’alliance est plus forte entre pédant et sot.

TRISSOTIN.

La sottise, dans l’un, se fait voir toute pure.

CLITANDRE.

Et l’étude, dans l’autre, ajoute à la nature.

Ce n’est pas là seulement une discussion pleine d’esprit et de réparties piquantes; c’est encore une scène très dramatique, parce que Clitandre, emporté par sa franchise, ne dit pas un mot qui n’achève de le ruiner dans l’esprit de Philaminte : nouvel exemple de la manière dont s’unissent, dans la poésie de Molière, la pensée et l’action. Après un pareil débat, Philaminte, de plus en plus irritée, aurait toutes les chances pour elle, si Ariste n’imaginait un stratagème. Au moment où le notaire {p. 422} est là, et où Chrysale commence à faiblir, il fait arriver deux lettres supposées, qui annoncent à Chrysale la perte de sa fortune. Cette nouvelle fait comprendre à M. Trissotin qu’il n’est en effet pas beau de vouloir contraindre les gens. Il se retire au grand scandale de Philaminte, et le combat finit faute de combattants. Alors Chrysale, retrouvant toute sa fermeté, s’adresse au notaire d’un ton de maître:

Allons, monsieur, suivez l’ordre que j’ai prescrit,
Et faites le contrat ainsi que je l’ai dit.

Voilà bien la comédie française, à quelques égards moins poétique que celle d’Aristophane, évitant la fantaisie, se refusant les libertés illimitées de l’allégorie et de la fable, ne bâtissant pas de villes dans les airs, n’ayant ni chœurs de nuées, ni concerts de grenouilles. Elle ne pousse plus l’audace, comme elle l’avait essayé dans le Tartuffe et Le Misanthrope, jusqu’à toucher hardiment aux problèmes les plus graves et aux premiers intérêts de la conscience et de l’humanité; ou, si elle le fait encore, c’est en s’attaquant à des questions plus immédiatement pratiques, qui offrent plus de prise à la comédie et sans sortir d’un intérieur de famille. Elle se montre, comme la tragédie sa sœur, strictement régulière; l’action se développe avec aisance en se resserrant dans de justes limites; tout se fait séance tenante, et les entr’actes sont moins un temps d’arrêt qu’un moment de repos réservé aux acteurs et aux spectateurs. Elle cherche d’ailleurs toutes ses ressources dans la vie réelle, dont elle nous présente, sans {p. 423}dépasser les bornes du possible, une image à la fois piquante et fidèle.

Ce genre simple, sage et de bon goût, n’enlève pas l’imagination; il n’en flatte pas les poétiques caprices; il ne nous ouvre pas à deux battants les portes du monde aérien des songes drolatiques et fantastiques.

Vous vous souvenez de cette comédie d’Aristophane, où l’on voit le bonhomme Trygée monté sur un escarbot voler droit à Jupiter, pour lui demander ce qu’il compte faire de la Grèce, déchirée par la guerre civile. Arrivé au ciel, il trouve que les dieux ont déménagé : seul Mercure garde les derniers restes du mobilier des immortels, amphores, pots et marmites. Dans leur ancien domicile, loge la Guerre, avec son esclave, Tumulte. Elle jette dans un large mortier les villes des Grecs, Prasies représentée par quelques bottes de poireaux, Mégare par quelques gousses d’ail, Syracuse par un fromage, puis elle broie le tout et s’écrie : Quelle capilotade ! Ces allégories, si fantastiques soient-elles, n’en sont pas moins saisissantes, et l’on admire la fécondité créatrice d’un poète dont le génie a ainsi transformé la réalité en une suite de féeries toujours nouvelles. Le vieux génie gaulois avait une inclination naturelle pour ces fantasmagories parlantes. Sans parler de Rabelais, qui y réussit aussi bien qu’Aristophane, et qui les a semées à profusion dans son Gargantua et dans son Pantagruel, plus d’un poète comique avait essayé de les transporter sur la scène. Dans le répertoire de l’ancien théâtre français, il existe, par exemple, une farce ou moralité qui nous représente Église, Noblesse et Pauvreté faisant la lessive. On commence par {p. 424} le linge sale d’Église et de Noblesse. Pauvreté est chargée de l’étendre, ce qui donne lieu à une revue satirique facile à concevoir; puis, la lessive finie, Pauvreté est encore chargée de tout le fardeau du linge: « Au moins, dit-elle, payez votre porteur. » Mais Église répond :

Tu es trop pauvre crocheteur
Pour porter quelque bénéfice ;

et Noblesse:

Va, va, tu auras les restes de notre cuisine.

La forme, comme dans la plupart des anciennes farces françaises, laisse beaucoup à désirer; mais peu importe: le fond seul nous intéresse maintenant. Il est clair que nous avons là un exemple excellent du genre d’Aristophane. Molière paraît avoir été amené par l’expérience à sentir tout le prix de ces libres allégories; dans ses dernières pièces il en essaya quelques-unes. Les cérémonies plaisantes par lesquelles Argant est reçu dans l’ordre des médecins en sont l’exemple le plus saillant. Mais, en général, l’esprit français, en passant par le laminoir des études classiques, et par l’éducation que donne la vie élégante, se dépouilla comme d’un vieux reste du cru gaulois, de ce goût pour les caricatures hyperboliques, qui fut chassé de la scène et ne trouva plus d’asile que dans la fable. Mais ce refuge au moins a été respecté. Peut-être, de tous les poètes français du XVIIe siècle, celui qui se rapproche le plus d’Aristophane est-il La Fontaine.

Il est permis de regretter que la France se soit ainsi dépouillée de tout un ordre de richesses poétiques ; mais cela n’ôte pas à la comédie classique sa valeur {p. 425} propre. Elle peut regagner en finesse tout ce qu’elle perd en liberté ; si elle n’ouvre pas à l’imagination une carrière sans bornes, elle ne la laisse pourtant pas inactive, et elle a pour l’esprit un charme particulier. Tandis qu’Aristophane l’oblige à abdiquer un instant en faveur de la folle du logis, les comiques français cherchent à nous procurer des jouissances poétiques où il ait aussi sa part. D’ailleurs il est tout un ordre de sujets qui ne peuvent être traités que dans ce genre et ce sont ceux-là même que Molière recherche, les sujets comiques fournis par les travers et les ridicules de société.

Les Femmes savantes sont peut-être le type le plus heureux de ce genre vraiment français. Nulle part Molière n’a déployé plus de finesse. Que d’à-propos! que de traits qui frappent avec justesse! que de grâce, que d’esprit, que de légèreté! Rien d’ailleurs qui nuise à ce qui fait la grandeur de Molière. Il est toujours cet observateur profond dont les bons mots ne sont pas des traits d’esprit, mais des traits de nature; toujours ce poète souverain qui, en abordant un type par son côté comique, réussit à le pénétrer tout entier, et qui, comme l’a dit un commentateur, n’ajoute pas les ridicules au caractère mais les en fait découler. Quelques-uns des types nouveaux qu’il a dessinés dans Les Femmes savantes, sont au nombre des meilleurs. Chrysale, par exemple, mériterait une étude attentive. Il ne dit pas un mot qui ne le trahisse. Qu’il est bon, lorsque, n’osant pas encore rompre ouvertement avec sa femme, et voulant pourtant décharger sa bile, il se tourne du côté de sa sœur, la pauvre Bélise, et lui adresse toute {p. 426} la semonce qu’il n’a pas le courage d’adresser à Philaminte ! Qu’il est bon, lorsque, comme si c’était une injure de lui supposer quelque faiblesse, il tance vertement Henriette, qui l’a supplié de tenir ferme, puis, au moment d’engager le combat, se retourne vers les siens et leur dit : « Secondez-moi bien tous ! » Qu’il est bon aussi, lorsque, après les premières charges inutiles, déjà épouvanté de son audace, il profite de la première occasion pour battre honorablement en retraite, et accepte le compromis proposé par sa femme, qui, pour faire passer son M. Trissotin, offre Armande à Clitandre ! Orgon, dans le Tartuffe, est le type un peu chargé et frisant la caricature de la bêtise et de l’engouement; Chrysale est le type éternel et juste de la faiblesse humaine.

C’est toujours aussi cet admirable style de Molière, qui se joue de toutes les difficultés et qui enlève la pensée au lieu de lui courir après. Des critiques délicats l’ont peu goûté, Fénelon surtout. Vêtue de sa blanche robe de lin, la muse de Fénelon, plus délicate que l’hermine de la fable, devait trouver à celle du poète comique des façons un peu cavalières. Boileau, si amoureux de la correction, et qui, il faut l’avouer à sa gloire, n’a pas méconnu le génie de Molière, a pourtant jugé son style avec quelque sévérité : « Molière, disait-il, pensait toujours juste, mais il n’écrivait pas toujours juste. »

Molière s’est rendu coupable, si faute il y a, de quelques irrégularités d’expression, qui ne sont plus admises, et de quelques tours qui ont vieilli. Il lui arrive même de s’affranchir des entraves d’une syntaxe rigoriste {p. 427} et de se permettre une négligence. On a dit de La Princesse d’Elide, dont le premier acte seul est en vers, que la comédie cette fois n’avait eu que le temps de chausser un brodequin : on pourrait en plus d’une rencontre, à propos du style de Molière, répéter cette observation. Les commentateurs minutieux notent çà et là des remplissages, des hémistiches qui ont un peu l’air d’une cheville, celui-ci, par exemple :

Et ne supprimez point, voulant qu’on vous seconde,
Quelque petit savant qui veut venir au monde.

Il ne faut pas dire trop de mal de cette critique à la loupe des beautés et des défauts d’un grand style. Si elle évite l’écueil de la pédanterie, si elle est dirigée par un goût sûr, elle peut être utile, surtout aux jeunes gens dans les mains desquels on met les auteurs classiques. Mais il n’en est pas moins vrai que si l’on accuse Molière de ne pas écrire avec justesse, on méconnaît ce qui fait le charme et la beauté de son style. Il ne faut pas confondre la correction avec la justesse : ce sont choses fort différentes. La correction du style résulte de la fidélité aux lois du langage; la justesse de l’accord du style avec la pensée. Martine ne parle pas correctement ; mais, quoiqu’elle mette en pièces Vaugelas, elle parle avec justesse. Molière a même tiré parti du contraste qui existe entre l’incorrection de son langage et l’à-propos de ses expressions : c’est là, en partie, ce qui fait l’intérêt comique de ce rôle.

Quand on se fait entendre, on parle toujours bien,
Et tous vos biaux dictons ne servent pas de rien.
Ce n’est point à la femme à prescrire, et je sommes
Pour céder le dessus en toute chose aux hommes.

{p. 428} Voilà des solécismes, et pourtant la pensée fut-elle jamais plus nettement accusée ?

Le style de Molière est peut-être moins correct que celui de Boileau; mais il est plus juste. Il faudrait chercher pour trouver dans Molière des vers où la pensée se dénature et s’altère comme dans ceux-ci :

Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.

Il est assez curieux, par parenthèse, de voir le législateur du Parnasse français manquer à la justesse dans le moment même où il prêche la correction.

La justesse, dans le style de Molière, résulte, non d’une attention minutieuse et soutenue, comme c’est le cas pour Buffon, mais de la vivacité avec laquelle l’idée le saisit. Il la rend telle qu’elle s’empare de lui, vivante, admirable de mouvement, de trait et de relief. Si grands que soient les mérites d’un style soigné et savamment correct, on est pourtant plus attiré par les bonnes fortunes et les éclairs soudains d’un style d’inspiration, comme celui de Molière. Il peut y avoir quelques parties plus faibles, mais ce qu’il y a de bien est doublement excellent. Tous les traits heureux en sont relevés par une grâce naturelle et une libre aisance. En fait de style, ce que le génie rencontre par hasard vaut presque toujours mieux que ce que cherche le talent.

Le style de Molière est d’ailleurs franchement dramatique, c’est-à-dire qu’il est varié comme la nature et découle du caractère de chaque personnage.

Sous ce rapport, Molière est certainement supérieur à Aristophane. Les comédies d’Aristophane sont des {p. 429} satires avouées. Il s’agit pour lui de ridiculiser à fond ses adversaires: les démagogues, les ambitieux, les sophistes, les poètes nouveaux, tous ceux qui, en politique ou en littérature, compromettaient les traditions auxquelles Athènes dut sa grandeur. Si grand artiste que soit Aristophane, il est encore plus citoyen. Ses comédies sont des pamphlets. Il fut avec génie le Paul Louis Courrier d’Athènes. Or le caractère du pamphlet se retrouve jusque dans les détails du style. Les allusions cruelles, les boutades méprisantes, dont Aristophane est si prodigue, doivent le plus souvent être mises sur son compte et non sur celui des personnages dont il se sert pour les lancer. Il en est de même des plaisanteries indécentes, dont il n’est pas moins prodigue, et qui étaient à Athènes le sel obligé de la comédie. Lorsque nous voyons dans les cirques de nos petites villes un paillasse qui se laisse tomber lourdement et bruyamment, et la foule qui rit aux éclats, nous pensons peut-être que cela est bon pour notre public; mais dans les centres les plus raffinés on ne dédaigne pas plus qu’ailleurs ce genre de comique. Aristophane, dont l’âme, au dire de Platon, était le sanctuaire des grâces, nous le prouve à chaque page. De là une sorte de vernis d’un goût douteux, une teinte équivoque, qui se répand sur l’ensemble de sa poésie. Les personnages qui, par leur caractère ou leur situation, devraient se respecter, lui servent aussi bien que les autres, quand l’occasion est propice, à lancer quelque allusion grossière. Lisez le rôle du Juste dans Les Nuées, et son plaidoyer contre l’injuste. À côté des plus nobles paroles, au milieu d’une poésie {p. 430} pleine de grâce pudique et de fraîche vigueur, voilà soudain des mots d’un gros sel : c’est la culbute du bouffon de cirque.

Dans les comédies de Molière la satire ne l’emporte pas sur le drame, et la recherche des succès équivoques, par le fait même qu’elle est plus rare, produit moins d’invraisemblances dramatiques. Je ne dirai pas qu’à ce dernier égard Molière soit irréprochable; je n’affirmerai pas qu’il n’ait jamais songé aux goûts éternels d’un certain public; loin de là. Mais les libertés qu’il s’est permises ne sont pas comparables à celles dont Aristophane usait et abusait; elles sont même infiniment moins hardies que celles de la plupart des poètes comiques, ses devanciers. Sans aucun doute, la décence relative de Molière provint, en grande partie, du fait qu’il vit la cour de près, et que de bonne heure il s’habitua à écrire pour elle. À cet égard, comme à d’autres, l’influence de la cour lui fut salutaire. Elle ne l’a point fait sortir des conditions naturelles de son art. Malgré la cour, il a su rester populaire; mais elle lui a donné le sentiment de certaines délicatesses, qui ont d’autant plus de prix dans ses œuvres, que ce sont presque des vertus surérogatoires, dont on l’eût plus facilement dispensé. Grand exemple, qui vient après mille autres prouver qu’il n’a pas de développement complet pour quiconque ne subit qu’une sorte d’influence. Les hommes forts ont tout à gagner à se laisser atteindre par les influences les plus contraires à celles auxquelles, par la nature de leur génie ou de leurs travaux, ils sont ordinairement soumis. S’ils sont vraiment forts, elles ne les enlèveront pas à eux-mêmes; {p. 431} mais elles leur feront éviter mille écarts : elles serviront de correctif à leur force. Ce principe, de tout temps méconnu par la foule, est vrai dans les domaines les plus divers. En politique, en religion, en philosophie, il est susceptible de mille applications; en littérature, il n’est pas moins vrai. C’est un bonheur pour le poète comique, que la nature même de son art risque de faire tomber dans le genre grossier, de voir les sociétés les plus élégantes; en revanche, le poète tragique, à qui l’élévation est nécessaire et naturelle, n’aura jamais tort de se tenir près du peuple.

Je reviens au style de Molière. Je le louais comme dramatique; il convient d’ajouter que la poésie française compte peu de styles plus franchement poétiques. Peut-être les rhéteurs français ne se sont-ils pas toujours fait une idée exacte de ce qu’est la poésie du style. J’en juge par la manière dont ils parlent de l’image. Presque tous envisagent l’image comme une comparaison rapide, qui rend l’idée plus claire en créant des points de rapprochement. Dans la prose didactique c’en est bien là l’emploi le plus fréquent; mais non dans la poésie. Ils ajoutent que l’image a aussi pour but de donner à l’expression plus de vivacité, et c’est en effet à quoi elle sert surtout dans la prose oratoire; mais ce n’est pas en cela que consiste sa principale beauté poétique.

Vous avez lu la satire d’Alfred de Musset, intitulée La Paresse. En faisant la revue des vices et des travers de ce siècle, il en vient au journalisme :

Le seigneur Journalisme et ses pantalonnades;
Ce droit quotidien qu’un sot a de berner
{p. 432} Trois ou quatre milliers de sots, à déjeuner;
Le règne du papier, l’abus de l’écriture,
Qui d’un plat feuilleton fait une dictature,
Tonneau d’encre bourbeux par Fréron défoncé
Dont, jusque sur le trône, on est éclaboussé.

Est-ce que ce tonneau d’encre, défoncé par Fréron, ou ces sots bernés par le seigneur Journalisme ne serviraient qu’à la clarté ou à la vivacité de l’expression ? Dans ce cas, on pourrait les détacher de la pensée, qui garderait sa force et sa valeur propres. Une expérience pareille est possible sur les vers d’un grand nombre de poètes. L’image s’y ajoute à l’idée ; elle l’explique, elle lui prête sa grâce; mais sans faire corps avec elle. Ils semblent jaloux de donner deux formes à leur pensée : l’une, qui est son vêtement de tous les jours, l’autre, qui est sa parure du dimanche. Rien de semblable dans les beaux vers que je viens de citer. Ici l’image c’est l’idée même, l’idée qui est devenue chair et os. Elle n’a pas eu besoin pour cela de subir une métamorphose laborieuse : elle s’est présentée au poète sous cette forme vivante. Chez Musset l’image est une création, chez d’autres elle n’est qu’une traduction.

En faisant l’éloge des vers de Musset, nous faisons celui du style de Molière. Molière aussi a l’image vraiment poétique, animée du souffle de la vie. Que de traits nous aurions à rappeler : ce Damis, dont parle Célimène, et dont le portrait s’achève par deux vers admirables :

Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit,
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit ;

{p. 433} ces femmes savantes, qui savent citer les auteurs Et clouer de l’esprit à leurs moindres propos; ces gens enfin, dont Tartuffe est le modèle,

Ces gens, dis-je, qu’on voit, d’une ardeur non commune,
Par le chemin du ciel courir à leur fortune.

Parmi les poètes comiques de la France, il n’en est pas qui aient eu comme Molière cette puissance de création poétique dans le style. Mais, parmi les satiriques, il en est un qui ne le cède à personne, Mathurin Régnier,

De l’immortel Molière, immortel devancier.

C’est lui qui nous a peint Macette, déguisant les bouillons de son âme, et enveloppant sa flamme d’un long habit de cendre; lui qui a tracé le portrait de ce poète dont les vers sont payés par de bons bénéfices, et dont le génie en travail

Méditant un sonnet, médite un évêché ;

lui qui nous a décrit ce potage

D’où les mouches à jeun se sauvaient à la nage ;

lui qui nous a parlé de cette porte basse par laquelle il ne put entrer qu’en trois doubles plié ; lui qui a décrit cet ivrogne dont le nez prêchait la vendange ; lui qui s’est peint dans ces vers souvent cités :

Un de ces jours derniers, par des lieux détournés,
Je m’en allais rêvant, le manteau sur le nez,
L’âme bizarrement de vapeurs occupée,
Comme un poète qui prend les vers à la pipée.

Voilà ce que l’on a appelé le trait pittoresque, et ce qui est, à proprement parler, le trait poétique, tel qu’il convient à la satire. Boileau, dont le nom vient si facilement {p. 434} sur les lèvres lorsqu’il s’agit de satire, est à cet égard bien inférieur à Molière et au vieux Régnier. Il a la création moins naïve, le trait moins primesautier, et il lui arrive de n’atteindre à la poésie que par la route détournée de la réflexion.

Le point auquel nous touchons maintenant a bien quelque importance. Voltaire n’a-t-il pas dit que l’on reconnaît les beaux vers à ce qu’ils deviennent traduits en prose. Erreur grossière ! La poésie ne se traduit pas; et il n’y a que les vers prosaïques qui se prêtent à une expérience de cette force. Régnier s’était déjà élevé contre cette théorie, qui fut au fond celle de Malherbe : il avait d’un trait vengeur fait justice de ces froids poètes dont nul aiguillon divin n’élève le courage, et qui ne savent

Que proser de la rime et rimer de la prose.

Mais le génie de Malherbe a prévalu sur celui du vieux Régnier.

C’est là certainement une des causes du discrédit dans lequel la poésie française est tombée à l’étranger. Aux yeux de plus d’un critique, elle a paru doublée de prose. À cet égard au moins, l’école romantique moderne a fait une bonne œuvre. Il se peut que, comme monuments de son passage et de son triomphe, elle ne laisse pas beaucoup de chefs-d’œuvre dramatiques; mais elle a fait sentir plus vivement la différence profonde qui existe entre la prose et la poésie : c’est un service qu’elle a rendu pour l’avenir.

{p. 435}

Leçon sixième.
La nature de l’inspiration comique et les formes de la comédie dans le théâtre de Molière. §

Messieurs,

La poésie sérieuse et la poésie comique jouent une sorte de duo, qui se perpétue de siècle en siècle : ce sont les deux voix de la poésie. Elles se répondent l’une à l’autre, et la foule leur prête tour à tour une oreille également attentive.

Chez les Grecs, Sophocle et Aristophane sont contemporains. Au moyen âge, les fabliaux religieux, qui disent naïvement, les merveilles de la vie des saints, se multiplient en même temps que les fabliaux moqueurs et narquois, qui font une grotesque peinture de l’ignorance et des vices du clergé. Au XVIIe siècle, époque de régularité et d’ordre, où les contrastes trop heurtés répugnaient au goût public, à côté de Corneille, qui s’inspire de ce qu’il y avait alors de chevaleresque et {p. 436} de généreux dans la haute société française, à côté de Racine, qui répond si bien aux goûts d’élégance, de politesse exquise et de parfait bon ton dont se piquait la cour de Louis XIV, nous trouvons La Fontaine et Molière : La Fontaine, dans les fables duquel se glissaient des satires dont il n’a pas toujours compris la portée; Molière, qui se rend un compte plus exact de ce qu’il dit et de ce qu’il veut dire, qui mesure ses paroles avec plus d’esprit pratique; mais qui n’en est pas moins hardi dans sa prudence.

Ainsi toujours et partout, à côté de l’enthousiasme, l’ironie; à côté du sérieux, le comique, et la raillerie vengeresse auprès de l’apothéose.

On pourrait croire qu’il y a incompatibilité entre ces deux inspirations; mais non : bien loin de s’exclure, elles s’appellent et se complètent.

Schiller, dans un morceau court, mais excellent, dans un de ces chants où, à l’inverse de ceux de Malherbe, il y a plus de poésie que de strophes, et où je serais enclin à chercher la révélation la plus pure et la plus heureuse de son génie, Schiller a indiqué le lot qui appartient au poète : « Partagez la terre entre vous, » crie Jupiter du haut de son ciel. À cet appel, les hommes accourent sans se faire prier. Le laboureur s’empare des fruits du sol ; le marchand met la main sur tout ce qui peut remplir ses greniers; l’abbé recherche les coteaux où croît le bon vin ; le roi met des barrières à l’entrée des ponts et des routes, et réclame la dîme de tout. Seul et longtemps après les autres, arrive le poète. Hélas! il n’y avait plus rien ; chaque chose avait son maître : « Malheur à moi ! dit {p. 437}le poète, en se jetant à genoux devant le trône de Jupiter, malheur à moi ! Ainsi seul je dois être oublié, moi le plus fidèle de tes enfants. »Mais Jupiter répond : « Si tu t’es attardé dans le pays des rêves, ne me fais point de reproches. Où étais-tu lorsque l’on a partagé la terre ? — J’étais auprès de toi, dit le poète. Le regard fixé sur ta face, l’oreille tout entière aux harmonies de ton ciel, pardonne, si, ébloui de ta lumière, j’ai oublié tout ce qui était de la terre. — Que faire ? reprit Jupiter, le monde est donné. Fruits de l’automne, de la chasse, du commerce : tout cela ne m’appartient plus. Mais si tu veux vivre avec moi dans mon ciel, il te sera ouvert toutes les fois que tu viendras. »

Donc, si nous en croyons cette belle allégorie, le ciel est le lot du poète. Mais un don pareil n’a toute sa valeur qu’autant que l’on en jouit avec d’autres. Aussi soyez bien convaincus que si le poète a accepté le ciel en partage, il s’y est réservé droit d’introduction pour de nombreux amis. Maintenant de deux choses l’une : ou bien la foule est disposée à le suivre, et alors, le visage radieux, il entonne l’hymne de l’enthousiasme ; ou bien la foule, occupée de choses plus pressantes, le laisse aller tout seul; alors le poète, contemplant de haut les mesquines agitations des hommes, leur lance la flèche de l’ironie.

Dans un sens le poète est toujours accompagné. Même dans les siècles les plus déshérités, il y a encore des hommes qui ne font pas seulement de la prose. Dans un autre, il ne l’est jamais assez, parce que dans toutes les époques , même dans les meilleures, il y a, pour en revenir aux images de Schiller, des laboureurs {p. 438} qui ne songent qu’aux fruits de la terre, des marchands uniquement occupés de ce qui peut remplir leurs magasins, des abbés plus soucieux des vignes du monastère que du salut de leurs vignerons, et des rois qui vivent moins pour le bonheur de leurs peuples que pour celui de percevoir la dîme. Ainsi, selon qu’il est plus heureux d’être suivi par quelques-uns ou plus triste d’être abandonné par plusieurs, le poète peut, à. son gré, et toujours avec raison, s’abandonner à l’enthousiasme ou se jeter dans la satire : dans tous les temps, Aristophane et Sophocle, Corneille et Molière, peuvent se tendre la main.

Mais, dans ce duo sans fin que jouent la poésie héroïque et la poésie comique, les voix ne sont pas toujours égales. Tantôt c’est l’une qui soutient le mieux sa partie, tantôt c’est l’autre. Parfois la poésie comique ne sert que comme un accompagnement, parfois elle joue sa partie à part, sans trop se soucier si elle chante à l’unisson ; parfois même elle tourne en dérision les hymnes de sa noble compagne; elle les répète, mais avec un geste ironique et sur un rythme moqueur.

Que fut-elle au XVIIe siècle ? À quelles cordes toucha-t-elle de préférence ? Avec quel degré de puissance réussit-elle à les faire vibrer ? Se mit-elle d’accord avec la poésie héroïque ? Et, à supposer que l’accord n’ait-pas toujours été parfait, en quoi fut-il manqué ? Voilà de nombreuses questions, auxquelles nous chercherons à répondre en partie aujourd’hui, en partie dans nos leçons prochaines.

{p. 439} Les Allemands, qui ont rarement réussi dans le comique, en ont essayé la théorie avec plus de succès que la pratique. Dans les ouvrages déjà nombreux et souvent fort considérables où ils ont traité de la science du beau, ils ont en général consacré au comique une étude à part, et ils ont rencontré sur cette question des idées ingénieuses et profondes. Mais de tous les sujets auxquels touche l’asthétique, celui-ci est peut-être le plus compliqué, le plus délicat et celui dont l’étude a encore le plus de progrès à faire. Le beau et le laid sont choses relativement simples et bien tranchées; le joli, le mignon, le pittoresque sont des manifestations particulières du beau, incomplètes et souvent manquées, dont le caractère n’est pas très difficile à saisir. Mais il n’en est pas de même du comique. L’impression n’en est pas pénible comme celle du laid ; mais elle n’a rien de la sérénité que produit la vue du beau. Le comique peut être gai, et pourtant il n’enfante pas la joie; il peut être sérieux, et pourtant le sérieux poussé à un certain degré le rend impossible. Il est lié étroitement à la réalité; mais il n’en suppose pas moins la présence ou le souvenir de l’idéal. Il se manifeste d’ailleurs sous mille formes; certains peuples le comprennent à merveille lorsqu’il s’offre à eux sous l’une de ces formes, et ne le comprennent plus du tout lorsqu’il se présente sous une autre. Comment faire pour saisir la véritable figure de ce Protée ? Je n’entreprendrai pas de le dire. Une étude de ce genre nous jetterait dans des discussions fort longues, nécessairement abstraites et hérissées de trop de difficultés, pour que j’entrevoie le moyen de les rendre {p. 440} intéressantes, à moins d’y consacrer exclusivement plusieurs séances. Toutefois, sans rien vouloir faire qui ressemble à une théorie du comique, je tiens à présenter quelques observations très simples, qui nous serviront, je le crois, à mieux comprendre la poésie de Molière.

Le comique existe dans la nature, ou, pour parler plus exactement, on rencontre dans la nature des objets capables d’éveiller l’impression comique. La forme d’un nuage ou d’un rocher peut être comique. Les cris des animaux, le chant des oiseaux, selon les espèces qui se trouvent réunies dans un espace assez restreint pour s’entendre et se répondre, donnent lieu parfois à des reprises, à des duos, à des chœurs singulièrement contrastés et vivement comiques. Supposez le rossignol caché dans un vieux saule et entonnant sa chanson divine, puis de temps à autre, entre deux couplets, les grenouilles du marais voisin applaudissant l’hôte des bois de leur refrain nasillard, et vous aurez un effet qui pourra devenir très comique.

Aristophane n’a point dédaigné le comique de la nature. Il aimait la nature : dans Les Oiseaux il en a dit les beautés avec une grâce inimitable, sans y rien mêler de la sentimentalité moderne, en se bornant à reproduire avec une rare prestesse de talent les merveilles du monde aérien, où son sujet nous transporte. Dans Les Grenouilles, la grâce et le comique s’unissent dans des scènes aussi folles que délicieusement poétiques. Bacchus passe dans la barque de Caron le marais {p. 441}qui conduit aux Enfers, et les grenouilles accompagnent le mouvement des rames de leur éternel brékékékex, coax, coax.

BACCHUS.

Puissiez-vous crever avec votre coax, votre éternel coax !

LES GRENOUILLES.

Et pourquoi le varier, grand niais ? Je suis chérie des muses à la lyre mélodieuse, et de Pan au pied de bouc, qui tire de si doux sons du chalumeau; je fais les délices d’Apollon, le dieu de la cithare, parce que je fais croître dans l’eau de mes marécages le roseau qui sert de chevalet à la lyre. Brékékékex, coax, coax.

BACCHUS.

Moi, j’ai des ampoules...

LES GRENOUILLES.

Brékékékex, coax, coax.

BACCHUS.

Allons, race de brailleuses, taisez-vous.

LES GRENOUILLES.

Nous n’en crierons qu’un peu plus fort. Les jours de beau soleil, nous nous plaisons à sautiller dans le souchet et le phléos et à chanter tout en nageant; et quand Jupiter verse la pluie, du fond de nos demeures, nous unissons nos voix agiles au bruissement des gouttes. Brékékékex, coax, coax.

BACCHUS.

Je vous le défends.

{p. 442} LES GRENOUILLES.

Oh ! ce serait trop dur !

BACCHUS.

Et n’est-ce pas plus dur pour moi de m’éreinter à ramer ?

LES GRENOUILLES.

Brékékékex, coax, coax.

BACCHUS.

Puissiez-vous crever ! je m’en moque.

LES GRENOUILLES.

Et nous, de toute la largeur de nos gosiers, du matin jusqu’au soir, nous crierons : Brékékékex, coax, coax.

Aristophane , comme les tragiques grecs, comme Shakespeare aussi, place l’homme au milieu de la création. Elle lui sert à plusieurs fins. La nature étant en général plus sage et plus régulière que l’homme, fait parfois ressortir le comique humain; d’autres fois, elle fait l’office d’un miroir qui reflète, en les altérant d’une façon bizarre, nos défauts, nos travers, notre sottise et nos ridicules prétentions. C’est à elle enfin qu’Aristophane emprunte la plupart de ces inventions fantastiques, de ces féériques caricatures qui sont dans ses œuvres la forme vivante de la satire.

Il serait piquant de comparer ce qu’est le comique de la nature dans Aristophane avec ce qu’il est dans La Fontaine. Le parallèle pourrait avoir un intérêt plus vif encore si l’on y faisait entrer ces illustrations de Grandville, où les animaux prennent la figure de {p. 443}l’homme, et qui nous font deviner, semble-t-il, ce que devait être sur la scène tel chœur d’Aristophane. Mais cette comparaison nous jetterait en dehors de notre sujet. Je me borne à l’indiquer.

Mais la source de comique la plus riche n’est pas dans la nature; elle est dans l’homme. Le comique n’abonde qu’où abonde la liberté, et avec elle les écarts, les abus, les contrastes entre le réel et l’idéal, entre la chose qui est et celle qui devrait être. À mesure que l’on s’élève des êtres d’un ordre inférieur aux êtres d’un ordre supérieur, à mesure aussi on voit se multiplier les chances et les sources de comique. La nature organisée et vivante nous offre plus souvent que la nature morte des tableaux comiques; le règne animal est plus riche en ressources comiques que le règne végétal, et, de tous les animaux, l’homme est incomparablement le plus comique.

Le comique humain est le seul que Molière ait connu. Enfant du XVIIe siècle, né au milieu d’une société qui comprenait peu la nature, qui n’en avait ni le goût ni l’habitude, qui ne l’aimait qu’arrangée à son image, comme dans le parc de Versailles, vaste salon avec plus d’air et de soleil, il a détaché l’homme du monde extérieur, afin de concentrer sur lui seul toute son attention. Il ne l’a entouré ni de guêpes, ni de grenouilles; il ne l’a entouré que de ses semblables. Le comique, dans les œuvres de Molière, ne jaillit que du choc des travers et des ridicules, contre d’autres ridicules et d’autres travers.

À cet égard Molière est bien le frère de Corneille et {p. 444} de Racine. Le XVIIe siècle devait isoler l’homme dans la comédie et dans la tragédie.

Mais l’homme peut éprouver divers sentiments, il peut être dans diverses dispositions de cœur et d’esprit, qui toutes l’amènent à aborder les choses par leur côté comique.

La gaîté est un des sentiments qui animent le plus souvent la comédie. La gaîté n’est possible qu’autant que notre esprit n’est pas tendu, et que les forces n’en sont pas concentrées sur un point donné. Pour être gai, il faut être animé, mais non préoccupé. Dans cette heureuse disposition, nous jouons avec la vie et avec le monde; nous en faisons ce que les jeunes filles font de leurs poupées ; nous les affublons de tous les vêtements possibles; nous les travestissons au gré de notre fantaisie. Le comique de la gaîté est un comique libre et folâtre. C’est un jeu, mais celui des enfants, et pas du tout celui des hommes.

Ce genre de comique abonde dans Aristophane. Molière aussi l’a connu. Preuves en soient les leçons de M. Jourdain, les turlupinades de Scapin, les ballets fabuleux par lesquels Argant est reçu dans le corps des médecins, et bien d’autres scènes. Nous avons observé à ce sujet, dans une leçon précédente, que Molière, à mesure qu’il avança en âge, eut toujours plus l’espèce de verve qu’exige le comique de la gaîté. Toutefois l’on ne peut pas dire que ce soit là l’inspiration dominante de sa poésie. Au moins ses chefs-d’œuvre les plus admirés, ceux où son génie s’est déployé de la manière la plus complète, sont-ils justement les moins gais.

Des sentiments qui n’ont aucun rapport avec la {p. 445}gaîté, les passions haineuses et méprisantes peuvent nous rendre habiles à saisir et à exploiter le comique. La passion n’aveugle pas toujours; elle éclaire parfois. Elle nous enseigne à surprendre, avec dextérité, les contradictions qui existent entre les pensées et les paroles de nos adversaires, à découvrir et à mettre à nu le néant de leurs vertus et de leurs qualités. De plus, la passion inspire. Elle n’aime pas les formes abstraites, elle crée. Elle donne un corps à tous les objets auxquels elle se prend, afin de pouvoir à son gré les adorer ou les fustiger. Voyez les portraits de Saint-Simon. Le mépris, un mépris passionné, est la muse favorite de ce grand artiste. Il fait tenir ses victimes debout devant lui; il leur communique quelque chose de la vie qui bouillonne dans son sein, et cette vie même pousse au dehors tout ce qu’elles ont de laid, de repoussant ou de méprisable. Les portraits de Saint-Simon sont ressemblants, à cela près que les gens y ont plus de vie qu’ils n’en avaient dans la réalité. Les bons y gagnent; tant pis pour ceux qui y perdent.

S’il résulte une impression comique de ce genre de peintures, ce qui n’est pas rare, elle a une sorte d’âpre saveur. C’est le comique tel qu’il apparaît dans la satire.

Ce comique-là abonde dans Aristophane autant que le comique de la gaîté.

Là est la beauté propre et le singulier caractère de la poésie d’Aristophane : il est à la fois le plus gai et le plus mordant des poètes comiques. Dans chacune de ses pièces, le jeu, un jeu d’enfant inépuisable de verve et d’entrain, cache une satire impitoyable.

{p. 446} Il ne serait pas nécessaire de nous étendre longuement sur ce sujet pour faire voir ce qu’il y a de juste et ce qu’il y a de faux dans la théorie comique que Schlegel s’est faite d’après Aristophane. Schlegel a raison lorsqu’il insiste sur la gaîté du poète grec, et lorsqu’il soutient que cette gaîté, malgré ses capricieuses saillies, ne doit point être envisagée comme appartenant à un genre grossier et inférieur. Mais il a tort lorsque, entraîné par son opposition contre la comédie française, il néglige ce qu’il y a de hautement sérieux dans les pièces d’Aristophane; il a tort surtout lorsqu’il s’appuie sur Aristophane pour établir, entre la comédie et la tragédie, un contraste absolu, analogue à celui qui existe entre la parodie et l’objet parodié. La haute et grande comédie, celle des Grecs autant et plus qu’une autre, n’est nullement dépourvue de pensées élevées; elle s’inspire aussi de l’idéal; elle ne compte pas un seul chef-d’œuvre qui ne soit une satire en action.

Molière connaît aussi le comique de la satire vengeresse et méprisante, comme le prouvent suffisamment les railleries dont il poursuivit les médecins charlatans de l’époque, et ses attaques multipliées contre l’hypocrisie ou contre la pédanterie. Il a écrit telle pièce qui est une exécution dans les formes, Les Précieuses ridicules, par exemple. Toutefois ce n’est pas encore là sa veine la plus originale.

Sans haine particulièrement vive, sans la moindre moyens qui ne {p. 447} sont pas conformes au but, des êtres qui ne remplissent pas leur destination, des talents qui s’égarent en dehors des voies du bon sens, des sots qui réussissent, des hommes de mérite qui sont méconnus : il souffre de tout ce qui blesse la règle. Pour peu que dans la société qui nous entoure de pareilles anomalies soient fréquentes, et que nous ayons d’ailleurs l’esprit disposé à prendre les choses par leur côté fâcheux, nous finissons par ne plus voir ce qu’il y a dans la réalité d’heureux et de juste, mais seulement ce qu’elle a d’incomplet, de fortuit, de contradictoire et de manqué. Le monde nous apparaît alors comme l’empire de la sottise, et les hommes comme les innombrables sujets dont ce vaste empire est peuplé.

Le comique qui naît de cette disposition de l’esprit n’est pas absolument incompatible avec celui de la gaîté, comme le prouvent Les Oiseaux d’Aristophane; mais en général il n’en a pas les libres allures; il n’a pas non plus l’âcreté pénétrante du comique de la satire : il a ordinairement quelque chose de calme, de mesuré, de philosophique : il peut même y avoir de la tristesse dans l’impression qu’il produit.

Ce genre de comique peut atteindre à de hautes et vastes proportions, lorsque le poète, s’élevant au-dessus des faits particuliers, ne considérant pas seulement les travers dont sont affligés les hommes de son siècle, les ridicules dans lesquels tombe l’un ou l’autre de ses voisins, embrasse du regard le monde entier. Alors il envisage l’univers comme une vaste machine dont les pièces sont mal assorties, une machine qui crie et qui frotte, et il enveloppe tout dans une ironie universelle. {p. 448} C’est à cette hauteur que s’élève Aristophane dans la plus originale, la plus profonde, et en même temps, chose curieuse, l’une des plus gaies de ses comédies, Les Oiseaux. Les oiseaux bâtissent une cité fabuleuse, la ville des Nuées et des Coucous, et fondent une république aérienne, où il ne doit y avoir place ni pour les prétentions des hommes, ni pour celles des dieux. En vain des philosophes, des législateurs, des devins, des avocats, des dieux même, viennent-ils frapper aux portes de la ville nouvelle; ils sont couverts de huées et honteusement chassés, à moins que, attirés comme Hercule par l’odeur du rôti, ils n’abdiquent, auquel cas les oiseaux les invitent à un joyeux banquet.

C’est un comique assez semblable, où l’observation philosophique et morale joue un rôle important, qui nous frappe dans les principales pièces de Molière, le grand contemplateur. Toutefois, et par là se trahit le génie de la France, il y est employé dans une disposition d’esprit plus positive et plus pratique. Molière s’attaque le plus souvent à des travers spéciaux et soigneusement caractérisés; il aborde l’un après l’autre les ridicules de son siècle, et chacune de ses satires porte coup sur un point donné. Le Misanthrope lui-même, quoique si riche en aperçus et en peintures variées, n’atteint pas à l’ironie universelle d’Aristophane dans Les Oiseaux. Il faut réunir tout le théâtre de Molière, considérer à la fois le Tartuffe, Le Misanthrope, l’Amphytrion, Le Festin de Pierre, Le Malade imaginaire, et bien d’autres pièces, si l’on veut jouir de perspectives aussi vastes. Et encore, à tenir compte de tout, il est permis de se demander si l’horizon de Molière a {p. 449} autant d’étendue que celui du vieux poète grec. Deux institutions auxquelles, au XVIIe siècle, on n’osait guère toucher, qui étaient entourées d’un prestige protecteur, la royauté et l’église, se dressent comme deux hautes murailles autour du champ où glane sa muse, font barrière et ferment l’horizon. Ce n’est que par échappées, et à de rares moments, qu’il peut regarder pardessus les murs. Aristophane est bien plus libre. Dans cette république d’Athènes, où la comédie s’était arrogé la part du lion en fait de privilèges et de libertés démocratiques, rien ne s’opposait à la hardiesse de la satire. Molière n’était qu’un petit bourgeois facile à réduire au silence. La verge d’Aristophane était une puissance : il pouvait marcher le front haut, et rire publiquement de Socrate et d’Euripide, de Cléon et de Jupiter.

La prédominance du comique d’observation dans les œuvres de Molière crée de nombreux rapports entre la comédie et la tragédie française au XVIIe siècle. Nous nous attacherons aujourd’hui à ceux qui concernent la forme.

Nous avons déjà reconnu dans Les Femmes savantes un grand exemple d’un art régulier, élégant et de bon goût, assez semblable à celui de Racine, quoique avec plus de mouvement et de contrastes, comme il convenait à la comédie et à un poète tel que Molière. L’Avare, L’École des femmes et plusieurs autres pièces, sont travaillées dans le même style. Le Tartuffe et Le Misanthrope, malgré ce qu’ils ont de hardi dans la {p. 450} pensée, sont d’une exécution qui n’est pas moins savante, d’un art tout aussi ennemi des lacunes, des soubresauts, des déplacements, des irrégularités et des j complications gratuites.

Ces formes savantes étaient» celles qui cadraient le mieux avec le genre de comique dans lequel Molière a excellé. Les burlesques et folles parodies d’une satire aggressive et véhémente, comme celle d’Aristophane, exigent une extrême liberté. Elles ont besoin de tout le mordant de l’imprévu et de toutes les licences de l’ironie. Elles font flèche de tout bois. Elles ont l’emportement des passions démagogiques. Il leur faut ce rire étincelant et immodéré qui suppose l’absence de tout frein ; ce rire qui naquit à Athènes de l’anarchie démocratique, et en France, au XVIe siècle, de la confusion des idées et du désordre des événements. Mais au comique d’observation appartient à l’ordinaire un rire plus retenu, plus calme, plus froid, quoique plus pénétrant et plus finement ironique : celui de Pascal, dans les premières Provinciales, celui de Molière, dans la plupart de ses grandes œuvres. Le comique d’observation ne mène pas à la parodie, mais bien à une perfide imitation de la réalité, qui en fait ressortir adroitement le côté faux. Molière- ne se jette pas sur les ridicules, comme se jette le chat sur sa proie pour la déchirer à belles dents, tout en jouant : il les relève avec calme, les dégage de ce qui les entoure ou les masque; il les met à nu. Cette vengeance lui suffit, et il a raison, car c’est peut-être la meilleure. Or il est clair que pour atteindre à l’idéal du genre, il faut que le poète s’attache à son objet, le {p. 451} rende avec une maligne exactitude, et renonce aux caprices de sa propre imagination. De là la nécessité d’un art suivi, juste, soutenu, sans écarts, sans boutades.

Ainsi, nous nous retrouvons avec Molière en présence des formes dramatiques que nous avons déjà étudiées dans Racine, mais moins strictes cependant, et dépouillées de ce qu’elles ont de plus raide.

La comédie française, au XVIIe siècle, ne manquait pas aussi complètement de traditions que la tragédie. Elle avait des privilèges dont Molière ne se laissa pas dépouiller. Racine n’aborde l’action dramatique, dans ce qu’elle a de plus fort, que par la voie détournée du récit; Molière représente hardiment l’action comique dans ce qu’elle a de plus saillant et au besoin déplus vulgaire. Dans les tragédies de Racine, les coups d’épées se donnent dans la coulisse ; dans les comédies de Molière, les coups de bâton se donnent sur la scène. Dans Andromaque, Racine nous dérobe ce qui fait la joie de la veuve d’Hector; dans Le Malade imaginaire, Molière expose hardiment tout ce qui fait la joie de son héros (je dis la joie, car Argant est un de ces malades qui vivent de leurs maux, et qui mourraient s’ils avaient le malheur de guérir); il nous le présente avec tous les attributs de son état, bonnet de nuit, robe de chambre, chaise longue, drogues et comptes d’apothicaire. Dans Racine, tous les héros ont le même langage, le langage idéalisé d’une société d’élite; dans Molière, l’homme du monde parle en homme du monde, et le paysan s’exprime en patois.

Ajoutons que Molière était souvent un homme pressé : les divertissements de la cour ne souffraient pas de {p. 452} retard; le public avait des caprices auxquels il fallait satisfaire tout de suite ; aussi lui passait-on bien des choses pourvu qu’il fût prêt à temps. C’est ainsi qu’il a pu dans son Festin de Pierre ouvrir la porte aux innovations que devait réclamer de nos jours l’école romantique. Le Festin de Pierre est un chef-d’œuvre improvisé, au bénéfice des libertés naturelles à l’impromptu. Cependant dans ses œuvres les plus soignées, dans celles qu’il eut le temps de mûrir, il a tenu à honneur de se montrer sévère envers lui-même, et d’introduire dans la comédie quelque chose de ce bel art dont Racine traçait des modèles si exacts. Dans Le Misanthrope, par exemple, tout est habilement enchaîné et préparé, et les trois unités sont rigoureusement observées. C’est d’ailleurs avec une rare aisance que Molière devient régulier dans la haute comédie ! Il semble avoir porté en tout cette facilité à trouver la rime dont Boileau s’étonnait si ingénument. Rien qui ressemble à un sacrifice pour l’amour des règles. Molière ne connaît pas ces peintures de profil si chères à Racine : ses héros posent de face, et, si restreint que soit l’espace, ils ne semblent jamais en manquer.

Ce fait est, à nos yeux, d’une haute signification. En effet, lorsqu’on retrouve ces formes classiques dans une comédie comme Le Misanthrope, il est difficile qu’il ne vienne pas des doutes sérieux sur une théorie très en vogue aujourd’hui, et assez récemment exposée en Angleterre et en France. On dit que la poésie de Shakespeare est supérieure à celle des Grecs en profondeur {p. 453}et en étendue : en profondeur, parce qu’elle va plus loin dans les voies humaines, parce que Shakespeare a derrière lui vingt siècles d’expériences; en étendue, parce qu’elle n’est point spéciale à un pays. Eschyle et Sophocle ne sont que grecs ; Shakespeare est européen. Les premiers ont simplement recueilli ce que les aventures des chefs des familles grecques liguées contre Troie avaient fait naître de fables héroïques et romanesques; Shakespeare est le fils du moyen âge, l’héritier légitime de tout le travail d’imagination né des grandes luttes de cette époque héroïque et remuante, où ce n’étaient pas des tribus seulement, mais des nations qui s’unissaient pour d’aventureuses conquêtes. Il y aurait donc la même différence entre Sophocle et Shakespeare qu’entre la guerre de Troie et les croisades, entre la Grèce et l’Europe. On ajoute que les formes plus libres du théâtre de Shakespeare sont l’effet naturel et nécessaire de cet accroissement de trésors poétiques. Le sujet étant devenu plus vaste, il a bien fallu agrandir la toile et élargir le cadre. Ainsi, soit pour le fond, soit pour la forme, Shakespeare serait en progrès sur les Grecs. Ce système admis, c’est dans un entre-deux bâtard qu’il faut chercher une place pour les poètes dramatiques de la France. Quoique postérieurs à Shakespeare dans l’ordre du temps, ils lui seraient antérieurs dans l’ordre logique. Ils auraient déployé un rare talent dans un genre faux, parce que la simplicité en était déjà dépassée.

Tout n’est pas à rejeter dans cette théorie simple en même temps qu’ingénieuse, et partant séduisante. Toutefois, elle doit être modifiée, ce nous semble, en quelques {p. 454} points essentiels: elle a le défaut dont elle accuse la tragédie française; elle est trop simple pour être exactement vraie.

Et d’abord il est à remarquer que les formes de la poésie dramatique ne résultent pas seulement du fond sur lequel le poète travaille, mais aussi de son genre de culture à lui-même, de son goût et du tour de son imagination. Par la forme chaque poète imprime le sceau de son esprit sur les sujets qu’il aborde. Si un poète italien ou français s’emparait d’une de ces légendes dont Shakespeare a tiré si grand parti, il pourrait concevoir son sujet avec autant d’étendue ou de profondeur, sans le jeter dans le moule shakespearien. Certaines formes de la tragédie de Shakespeare tiennent moins à la nature des trésors poétiques mis à sa disposition par une plus longue expérience, qu’aux habitudes et aux procédés du génie anglais. Donc on ne peut ni dire d’une manière absolue que plus d’étendue et de profondeur dans la conception poétique suppose nécessairement des formes beaucoup plus libres et beaucoup plus compliquées, ni en tirer la conclusion positive et sans correctif que les formes resserrées de la tragédie française appartiennent à un art dépassé. Il faudrait, avant de les condamner ainsi, défalquer ce qu’elles ont d’essentiellement français, et par conséquent de légitime et d’actuel au même titre que le génie de la France.

En second lieu, il n’est pas exact d’envisager les formes de la tragédie française comme un emprunt hors de saison fait à l’antiquité, au mépris des richesses amassées par le moyen âge. Loin de là. C’est de la main du moyen âge que la France du XVIIe siècle a {p. 455} recueilli, par l’entremise de la Renaissance, sinon ces formes elles-mêmes, au moins la pensée qui les a produites, l’esprit dont elles sont nées. Si grand que soit Shakespeare, le moyen âge est encore plus grand que lui. Shakespeare n’en est pas l’unique héritier. La poésie française a eu part aussi à ses dépouilles, et l’on pourrait soutenir que la tragédie de Racine, malgré ses airs aristocratiques et ses dehors grecs ou latins, en dérive et y fait suite mieux encore que celle de Shakespeare. Si paradoxale que semble cette thèse, elle est vraie au moins en un point. Le moyen âge n’est pas une antiquité, c’est, comme le nom l’indique, un âge moyen. Il est né du mélange brusque et violent de deux civilisations fort antérieures : l’une qui dépérissait, mais qui n’en portait pas moins dans ses flancs vermoulus quelques-unes des meilleures richesses dont aujourd’hui se vante le monde; l’autre qui était grossière encore et à l’état rudimentaire, mais qui avait de la sève et de la jeunesse pour deux ; l’une qui était devenue uniforme par la grande centralisation romaine, l’autre qui présentait des contrastes saillants, germe des nationalités modernes, ici germaine, là celtique; l’une qui avait étalé sa gloire et sa décadence sous le ciel du midi ; l’autre qui avait caché ses commencements obscurs sous les brumes du nord ou de l’occident. Partout le moyen âge est double : partout il renferme deux sociétés, deux civilisations, deux sciences, deux langues. Mais ce mélange grossier, fruit de la conquête, c’est-à-dire de la force brutale, devait disparaître ou aboutir à une fusion heureuse. Dans les pays du midi, où dominait le sang latin, dans ceux du {p. 456}nord, où le sang barbare avait décidément la prépondérance, il y eut absorption plus ou moins complète, plus ou moins rapide, du plus faible par le plus fort. Bientôt l’Italie eut sa renaissance, tandis que l’Angleterre et l’Allemagne surtout, au milieu de beaucoup de péripéties, et tout en subissant diverses sortes d’influence, continuèrent à se développer lentement, mais d’une manière relativement conforme aux traditions originales de leur antique génie. Mais en France, pays central, il n’y eut pas absorption. Les deux génies rivaux y demeurèrent en présence avec plus d’opiniàtreté que partout ailleurs. Pendant de longs siècles on vit la science sérieuse, essentiellement théologique et philosophique, qui représentait tant bien que mal, mais très réellement, l’antique culture grecque et latine, rester à l’écart et s’envelopper de sa dignité, tandis que la gaie science, celle des trouvères et des jongleurs, des fabliaux et des grands romans, suivait son chemin en chantant et sans se soucier de rien autre. Entre ces deux puissances, il n’y eut de premier essai de fusion sérieuse qu’au XVIe siècle, sous l’influence d’un progrès des lumières et de l’esprit public longtemps retardé par ce dualisme lui-même. La France est donc, s’il est permis de le dire, la vraie patrie du moyen âge, le pays où il a le mieux fait voir son double visage. Aussi la fusion tentée par la Renaissance française était-elle chose difficile. Le XVIe siècle y travailla avec cette fièvre d’activité qui le caractérisa partout: il en résulta une œuvre sans doute féconde, en quelques parties brillante, mais incohérente et désordonnée. Il fallut recommencer au XVIIe siècle; et cette {p. 457} fois, au milieu d’une société aristocratique et raffinée, on s’y porta avec un goût plus sûr, un sens plus rassis, et l’on réussit, au moins en poésie, à associer, en les renouvelant à l’image du siècle, l’art de Sophocle avec des pensées qui venaient d’ailleurs. Racine est celtique par le fond, nous l’avons vu ; par la forme il est grec. Mais le fond et la forme, tout lui est venu par le moyen âge: le problème qu’il a essayé de résoudre, c’est le moyen âge qui l’avait posé. Il n’est donc pas en dehors du grand courant historique : il est l’héritier direct du moyen âge français.

Vainement oppose-t-on que, pour renouveler la sève épuisée de la tragédie française, il a fallu recourir à Shakespeare. Il faudrait, pour que l’objection eût quelque valeur, que les emprunts faits de nos jours à Shakespeare eussent eu plus de succès. La chute de l’école romantique et la maladresse de ses imitations montrent bien plutôt qu’en jetant par-dessus le bord, comme une vieille défroque du passé, cet esprit de régularité et d’harmonie que respectaient les poètes classiques, on sacrifiait l’une des plus précieuses traditions de l’esprit français, on faisait violence à ce sang latin que de longues et fécondes révolutions ont mêlé au vieux sang gaulois dans les veines de tout homme né français.

On n’est guère plus heureux lorsque l’on objecte que les formes de la poésie dramatique et classique de la France sont incompatibles avec la profondeur et la richesse de Shakespeare. Si l’on ne met que Racine en présence de Shakespeare, l’argument peut séduire, parce qu’on est tenté d’attribuer à l’observation des règles une discrétion timide, qui a sa cause essentielle dans la {p. 458} nature même du talent de Racine. Mais voici des formes semblables employées par un poète plus audacieux et à la touche plus hardie. C’est Molière en main qu’il faut juger la question. Alceste et Hamlet sont deux créations presque également fortes et riches. L’une, sans doute, aurait quelque chose à perdre à se plier aux formes de l’art français; mais l’autre n’aurait rien à gagner à s’en affranchir. Molière ne nous a donné qu’un jour de la vie d’Alceste; mais ce jour vaut une vie. Que si enfin l’on considère que ces formes ne sont pas strictement immuables, ou qu’elles ne le sont qu’aux yeux d’une vaine rhétorique dont le temps est fini, que tout en en conservant l’esprit général, il est facile de les modifier dans le détail, de leur donner plus d’élasticité et de souplesse, de les débarrasser surtout de cette idée ridicule de l’illusion théâtrale que le XVIIIe siècle y a ajoutée, de les rendre par là à leur véritable signification, qui n’est pas autre chose qu’une idée d’ordre et d’achèvement; si, dis-je, on tient compte de tous ces éléments de la question beaucoup trop oubliés, on hésitera, on se refusera à les considérer comme appartenant à un art tout à fait dépassé.

Nous l’avons dit déjà, après les avoir étudiées dans Racine, et nous le répéterons plus hardiment aujourd’hui, que nous les retrouvons dans Molière: malgré ce qu’en a fait la rhétorique du XVIIIe siècle, malgré qu’en les exagérant on puisse, comme par toute autre voie, tomber dans l’absurde, malgré qu’en quelques points elles ne cadrent plus avec nos mœurs, dans leur esprit elles répondent à cet amour de la perfection poussée jusqu’au bout, qui est l’un des plus nobles {p. 459}attributs de l’esprit humain, et l’un de ceux dont l’esprit français a la gloire d’être le représentant le plus accrédité. Par là elles sont et demeurent vraies. Elles ont contribué à l’éclat de l’antique poésie des Grecs. Soyons heureux que le moyen âge, en sauvant de l’oubli, par sa culture philosophique, les traditions de la pensée grecque ait porté jusqu’à nous l’esprit qui les a dictées jadis. Félicitons-nous de ce que la France du XVIIe siècle les a acceptées de sa main, et soyons bien convaincus que la France du XIXe ferait une grave faute, si, cédant à des théories plus spécieuses que justes, ou à un engouement qui a eu le tort d’être exclusif, elle les rejetait en bloc et sans choix.

{p. 460}

Leçon septième.
Idées de Molière sur l’éducation des femmes. §

Messieurs,

Nous devons étudier dans notre prochaine leçon la valeur morale du théâtre de Molière, vaste sujet que nous parcourrons d’un pas trop rapide, et dont il nous a paru utile de détacher une question spéciale pour l’examiner à part.

Nous voulons vous entretenir aujourd’hui des idées de Molière sur l’éducation des femmes.

Molière a parlé de l’éducation des femmes dans plusieurs de ses comédies.

L’École des maris met en scène deux frères, tuteurs de deux jeunes filles. Comme chacun songe à épouser sa pupille, ils les élèvent avec des soins très particuliers. Mais leurs principes sont en parfaite contradiction. Sganarelle, le plus jeune, est un bourgeois grossier et {p. 461} borné, qui tient Isabelle strictement renfermée. Ariste, son aîné, déjà presque un vieillard, est convaincu que l’expérience du monde est chose nécessaire; aussi ne prive-t-il pas Léonor des plaisirs chers à la jeunesse, il sait être pour elle un guide et un ami.

La leçon morale est dans le résultat de ces deux éducations. Léonor rend à son tuteur confiance pour confiance : elle lui avoue ses impressions, se laisse doucement diriger par lui, et reconnaît bientôt combien il est supérieur aux jeunes gens dont le vain babil l’ennuie et l’étourdit. Isabelle, contrariée dans ses goûts, prend en haine Sganarelle, et engage contre lui une guerre sourde, dont le succès n’est pas douteux : c’est la vieille lutte de la ruse contre la force. La nécessité ne tarde pas à développer en elle cet esprit d’adresse et de mensonge, qui fit jadis la fortune de maître Renard, et auquel les opprimés ont naturellement recours. Elle joue à son tuteur les tours les plus perfides. Un beau jour Sganarelle la trouve mariée à un jeune homme, qu’elle aimait en secret, et il abandonne la partie en lançant contre les femmes cette diatribe plaisante :

Non, je ne puis sortir de mon étonnement.
Cette ruse d’enfer confond mon jugement;
Et je ne pense pas que Satan en personne
Puisse être si méchant qu’une telle friponne.
J’aurais pour elle au feu mis la main que voilà.
Malheureux qui se fie à femme après cela !
La meilleure est toujours en malice féconde;
C’est un sexe engendré pour damner tout le monde.
J’y renonce à jamais à ce sexe trompeur,
Et je le donne tout au diable de bon cœur.

{p. 462} Dans L’École des femmes s’agite une question du même genre. Il s’agit de savoir s’il faut retenir les jeunes filles dans l’ignorance, ou s’il convient de les instruire. Arnolphe élève la jeune Agnès dans un esprit tout à fait semblable à celui qui présidait à l’éducation d’Isabelle. Il entend qu’une femme ne sache rien, qu’elle n’ait dans ses meubles ni écritoire, ni encre, ni papier, ni plume, que le mari écrive tout ce qui s’écrit chez lui, et que la femme ne soit en tout que sa très humble servante. Il estime qu’elle ne saurait être mieux préparée que par l’ignorance la plus absolue à l’accomplissement strict de ces devoirs de soumission, sur lesquels il insiste avec tant de force.

Du côté de la barbe est la toute-puissance,
Bien qu’on soit deux moitiés de la société,
Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité :
L’une est moitié suprême, et l’autre subalterne;
L’une en tout est soumise à l’autre qui gouverne;
Et ce que le soldat, dans son devoir instruit,
Montre d’obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
À son supérieur le moindre petit frère,
N’approche point encor de la docilité,
El de l’obéissance, et de l’humilité,
Et du profond respect où la femme doit être
Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.

Arnolphe a parfaitement réussi à faire d’Agnès une jeune fille aussi ignorante que possible; mais elle n’est pas sotte. Ses répliques naïves témoignent en même temps d’une inexpérience complète, et d’un sentiment naturel des choses, qui ne manque ni de charme ni de justesse.

Ici encore c’est le résultat qui donne la leçon morale. {p. 463} Arnolphe, il va sans dire, n’est pas plus heureux que Sganarelle. Il craignait qu’Agnès ne péchât par trop de science; elle péchera par ignorance, et se jettera à la tête du premier damoiseau venu. Heureusement pour elle que le hasard la sert assez bien.

Les questions qui se posent dans ces deux pièces ne manquent assurément pas d’intérêt, surtout si l’on songe à toutes les applications dont elles sont susceptibles. Elles se posent par exemple à propos de l’éducation de l’humanité, aussi bien qu’à propos de l’éducation des jeunes filles. L’humanité a toujours eu des tuteurs, dont le droit est tantôt un droit de conquête, tantôt un droit de naissance : il est à présumer qu’elle en aura longtemps encore. De quelle manière entendront-ils leur tâche ? Prendront-ils exemple sur Ariste ou bien sur Arnolphe et Sganarelle ? Feront-ils de l’humanité une Agnès ingénue, ou bien travailleront-ils à en faire une femme libre et forte, capable de se conduire par elle-même ?

Mais gardons-nous d’élargir le cadre outre mesure. Rentrons promptement dans la question spéciale qui doit nous occuper.

Le XVIIe siècle donnait dans deux extrêmes. Ici l’éducation des femmes était nulle; là elle était chargée et pédantesque. Les Arnolphes étaient nombreux, qui, après avoir laissé languir dans l’ignorance l’esprit de leurs filles, les lançaient à l’improviste dans le monde; nombreuses les Agnès, qui sortaient du couvent pour aller à l’autel, à peu près comme un navire qui ferait voile un beau jour pour des mers inconnues, s’abandonnant aux hasards des vents et des flots, sans boussole, {p. 464} sans gouvernail et sans lest. Aussi que de naufrages ! Mais il n’y avait pas beaucoup moins de Trissotin«, qui arrachaient les femmes au foyer domestique pour en faire les prêtresses galantes du faux savoir et du bel esprit; qui, au lieu de les laisser assises auprès du berceau de leur premier né, leur dressaient dans les salons des belles compagnies un trône de clinquants; qui leur proposaient d’échanger la baguette charmante de ce pouvoir de charme et de séduction que la femme exerce dans la famille contre je ne sais qu’elle férule chamarrée de rubans roses et de devises prétentieuses, sceptre sans grâce et sans majesté, que la sottise seule pouvait être fière de porter. Molière vit ces deux travers et les attaqua l’un et l’autre. Dans L’École des maris et dans L’École des femmes, il joua les Arnolphe et les Agnès. Mais, dans les Précieuses ridicules, avait déjà joué les Cathos et les Madelon, et, dans Les Femmes savantes, il devait livrer à la risée Trissotin, Vadius, Philaminte, Armande et Bélise. Ni la rusticité, ni la pédanterie, ne trouvèrent grâce devant lui. Il se plaça dans le vrai milieu, qui est celui du bon sens, et, selon les circonstances ou les caprices de l’inspiration, il frappa tantôt à droite, tantôt à gauche.

Dans cette satire à double tranchant Molière a déployé une rare justesse d’esprit, et il y a beaucoup à apprendre de lui, soit pour ceux qui veulent rabaisser et asservir la femme, soit pour ceux qui rêvent en sa {p. 465}faveur un empire chimérique et une liberté contre nature.

Il combat les premiers en entrant dans leur point de vue et en leur faisant toucher du doigt la vanité de leurs efforts. Pourquoi donc laisser les femmes dans l’ignorance ? Parce qu’elle est, dit-on, une garantie d’innocence. Le calcul serait meilleur si l’ignorance absolue était possible; mais depuis que l’espèce humaine a touché à ce fruit funeste, à ce beau fruit qui croissait sur l’arbre de la science du bien et du mal, l’ignorance parfaite n’existe plus ici-bas. À défaut d’autre maître, la nature parlera. Or, comme ses premières leçons ne sont pas toujours des leçons de sagesse, comme les instincts qu’elle développe tout d’abord sont des instincts d’égoïsme et de satisfaction personnelle, celui dont la nature est le seul maître est assez mal partagé. D’ailleurs le monde est ainsi fait de nos jours que la position d’une ingénue est bien la plus dangereuse. Il y a partout tant d’arbres aux fruits empoisonnés, et la race des serpents s’est si fort propagée, que l’on peut, presque à coup sûr, prédire à toute Agnès le sort de notre mère commune. Est-ce un bien? Est-ce un mal? D’autres le diront; mais il est de fait que la vertu devient tous les jours plus difficile, parce que tous les jours les tentations se multiplient dans la même proportion que les rapports sociaux deviennent plus nombreux et plus délicats. Dans les sociétés primitives les voies étaient toutes tracées : le vice et la vertu ne se présentaient que sous un petit nombre de formes saillantes, entre lesquelles le choix était facile. Aujourd’hui tous les exemples ont été donnés ; on a essayé de tous les {p. 466} compromis; on rencontre tous les déguisements; rien de plus commun que les situations difficiles. À côté des grandes routes jadis battues on a pratiqué mille sentiers, et il n’y a qu’une certaine connaissance du monde qui puisse préserver des embûches que le monde lui-mème a multipliées sous nos pas.

Molière suit une méthode semblable pour combattre ceux qui, par l’appât d’une fausse science, attirent la femme hors de son domaine. Il se borne à mettre sous leurs yeux les effets d’une éducation pédantesque.

Or il se trouve, par une singulière et pourtant naturelle rencontre, que, tout en suivant des voies opposées, les Agnès d’une part, les Armande, les Cathos et les Madelon de l’autre, arrivent au même point, à savoir qu’elles perdent cette retenue sans laquelle la femme n’est plus la femme. Peut-être pensera-t-on qu’ici le poète exagère. Sans doute il faut faire la part de cette idéalisation comique dont nous avons parlé précédemment; mais au fond Molière a vu juste et dit vrai. Chez les hommes la pédanterie n’est souvent qu’un défaut extérieur, qu’il serait, semble-t-il, facile d’enlever et dont on peut faire aisément abstraction. Chez la femme, et ceci est à sa louange, il est rare que ce travers acquière un certain empire sans que le caractère et le cœur en soient atteints, sans que tous les rouages de l’organisme moral en soient profondément bouleversés. Par le fait même qu’elle y est moins sujette, la chute, quand par malheur elle tombe dans cette faute-là, est plus grave et la désorganisation plus complète. Que l’homme né pour soumettre le monde aux lois de son intelligence {p. 467}se laisse aller à l’orgueil du savoir, cela s’explique aisément : c’est le péril de sa vocation, l’écueil qu’il rencontre sur sa route. Mais que la femme, née pour soumettre l’homme à la douce influence de l’amour, soit prise de cette passion, que Molière trouve justement choquante,

De se rendre savante afin d’être savante, cela s’explique mal aisément : ce malheur ne lui est point naturel; elle ne peut rencontrer cet écueil que lorsqu’elle a perdu sa voie; c’est une faute qui entraîne et suppose l’oubli du rôle que lui a départi la Providence. Dans une vie dont les intérêts du cœur doivent être la grande affaire, il ne saurait y avoir aucune place pour la pédanterie, et il est fort à craindre qu’une femme pédante ne sache plus aimer.

C’est dans Les Femmes savantes que les héros de Molière parlent de la manière la plus explicite et la plus piquante sur les questions nombreuses qui concernent l’éducation de la femme. On pourrait faire dans cette pièce une ample moisson de mots heureux et décisifs, de jugements marqués au coin du bon sens. Je ne relèverai qu’un seul vers, celui qui me semble le plus significatif dans le rôle de Clitandre.

Chrysale, le bon bourgeois que désolent les doctes distractions de Philaminte, et qui ne prise les in-folio de Plutarque que pour y mettre ses rabats, n’est certainement pas celui des héros de cette pièce dont les idées représentent le mieux celles de l’auteur, quoiqu’il lui arrive parfois de dire des choses fort sensées. {p. 468} Si Molière en a choisi un pour lui servir de trucheman, ce doit être Clitandre, l’amant d’Henriette. Or Clitandre indique d’un mot le genre d’instruction qui convient à la femme :

Je consens qu’une femme ait des clartés de tout.

Vous le voyez : Clitandre, heureusement, ne condamne pas le beau sexe à ne savoir

Que connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse.

Il lui accorde le bénéfice d’une réelle instruction, et, sauf erreur, il indique avec justesse dans quel sens il convient de la diriger. S’il s’agissait des hommes, le principe que pose ici Molière serait fort dangereux. Pour eux, rien de plus funeste que ces clartés sur mille sujets sans lumière vive sur aucun point. Pour la femme, c’est autre chose.

Nous ne voulons pas dire qu’il faille la condamner à n’avoir qu’une instruction superficielle et sans portée; encore moins que l’on doive créer pour elle une science toute de roses, en réservant pour les hommes la science aux épines. Loin de là. Il n’y a pas deux sciences, et la femme qui veut savoir, même superficiellement, doit se résigner à se piquer les doigts. Que s’il en est d’ailleurs qui, douées d’une façon particulière, se vouent à la science ou aux lettres, on aurait grand tort de leur en faire un crime. Le génie et le talent ont toujours un privilège d’exception, un droit de faveur qu’il convient de réserver. Peut-être même est-il bon à toute femme d’étudier avec plus de soin une branche ou une question spéciales. Comme elles sont facilement disposées à se contenter à bon marché, un travail {p. 469} suivi sur un point quelconque ne peut que rendre leur esprit plus sérieux. Mais, toutes ces réserves faites, leur instruction doit être, comme le veut Molière, générale et propre à donner des clartés de tout.

Les hommes sont enclins à généraliser. Ils ont le genre d’esprit, qui porte aux systèmes. De là vient qu’une demi-culture est pour eux doublement funeste. Ils veulent prononcer sur l’ensemble des choses sitôt qu’ils en connaissent quelque petite partie. Pour la femme, le danger n’est pas le même, parce qu’elle généralise beaucoup moins. Le fait isolé, la réalité palpable, la touche plus que l’idée abstraite ou la loi. Elle a d’ailleurs un fond de sentiments naturels, qui s’altèrent plus difficilement, et qui la préservent des écarts dans lesquels l’homme tombe sans cesse avec sa dialectique et ses généralisations prématurées. Elle est moins logicienne, et cela même la sauve des périls d’une instruction peu profonde. Une femme peut être exclusive, mais par sentiment, non par logique. Lorsqu’une idée nous a frappés, elle fait son chemin dans notre esprit; elle nous impose tout ce qu’elle renferme de conséquences; elle nous poursuit et nous obsède jusqu’à ce qu’elle se soit emparée de nous, même au détriment des instincts les plus tenaces; chez l’homme, la réflexion peut finir par prévaloir sur le sens intime. La femme est peu sujette à de tels accidents. Une idée aura beau se présenter à elle entourée de preuves si claires qu’elle ne voie pas le moyen de la réfuter, si cette idée blesse certains sentiments, déposés au fond de son cœur, comme un trésor sacré, elle la repousse aussitôt. Elle sait de la plus certaine de toutes les {p. 470} sciences, de celle qui a l’évidence d’un sentiment irrésistible, que, si elle portait atteinte à ce trésor, elle se suiciderait elle-même; et elle le défend avec la persistance que l’on met à défendre nnon seulement son bien, mais sa personne et sa vie. Aussi voit-on sans cesse les femmes tomber dans les plus charmantes inconséquences. Avoir gagné leur esprit, c’est n’avoir rien gagné; leur prouver la justesse d’une idée, ce n’est pas toujours la leur faire accepter, et il n’est nullement certain qu’en les convertissant à un principe, on les ait converties à la première et à la plus simple des conséquences qui en découlent. Elles se défient de notre logique. Elles en ont une à leur usage, qui consiste à faire prévaloir l’instinct du cœur sur les syllogismes de la raison. Les idées fausser peuvent ainsi pousser dans l’esprit de l’homme des racines tenaces, nombreuses et envahissantes, qui vont jusque dans le cœur même, porter leur action dissolvante et absorber le suc vital, tandis que dans l’esprit de la femme, où elles germent, dit-on, sans peine, elle ne pénètrent guère.

Il y a donc moins à redouter pour elle les dangers d’une instruction nui se borne à des clartés de tout. D’ailleurs les hasards de sa destinée et la nature de son rôle lui font une nécessité d’une instruction de ce genre.

Les hasards de sa destinée. La femme, en effet, ne choisit pas sa vocation. Thèse générale, elle se marie. Mais les caprices des circonstances et des affections sont tels qu’il lui est rarement possible de dire à l’avance si elle épousera un médecin, un avocat, un pasteur, {p. 471} un commerçant, un agriculteur, que sais-je ? — Raison toute pratique, mais bien forte pour la préparer de manière à ce qu’elle soit à sa place dans toutes les situations.

La nature de son rôle. Ce n’est pas à la femme qu’appartiennent à l’ordinaire l’action extérieure et la décision des choses de ce monde. Elle ne marche pas à la tête des armées; elle ne fonde guère d’institutions; elle ne promulgue aucune loi; elle ne juge pas de procès; elle ne prêche pas; elle ne professe pas; elle écrit peu de livres. Son rôle est ailleurs. Il est dans la famille, où elle règne sans commander. Il serait ridicule de l’y confiner d’une manière absolue, et de faire une prison de sa demeure. Mais il faut pourtant que le foyer domestique soit le centre de ses affections, et qu’elle ait pour première société son mari et ses enfants. En elle réside le génie de la famille. Les enfants s’abritent sous son aile; elle les suit du regard, elle les dirige dans leurs études préliminaires, études toutes générales aussi, et auxquelles elle ne peut s’associer heureusement que si elle a elle-même des clartés de tout. Le mari, qui agit au dehors, revient chaque jour auprès d’elle pour se rafraîchir, pour faire une nouvelle provision de force et de courage. Il vient dérider son front ou reposer ses bras. Heureux est-il si elle sait lui rendre les heures trop courtes, si elle sait les mettre à profit pour lui inspirer courage, ardeur, gaîté et confiance. Là est le rôle de la femme, là est sa mission par excellence : elle fortifie, elle soutient, elle console s’il le faut, elle anime toujours. O douce paix, aimable sérénité du foyer domestique ! tu es la vraie fontaine {p. 472}de Jouvence, qui entretient la santé morale, qui éternise la jeunesse du cœur et renouvelle la vigueur de l’esprit. À la femme le soin d’empêcher que la source ne tarisse, et d’en verser l’eau pure dans la coupe du travailleur fatigué.

Voyez ce laboureur courbé sur les sillons : l’horloge du village sonne midi ; il pose sa bêche et jette les yeux du côté du sentier. Une femme vient à lui; elle chemine d’un pas alerte; elle lui apporte le repas bienfaisant, qui va lui permettre de labourer de nouveau jusqu’à ce que le soleil soit couché. Bientôt ils sont assis tous deux sur la muraille au bord du champ; et le verre bien plein qu’elle lui tend avec un gai sourire est une récompense pour le travail du matin, un encouragement pour le travail du soir. Modeste et pieux office ! Que celle qui le remplit ne se plaigne point de son rôle. À tous les genres de travailleurs, quel que soit le champ où ils creusent leur sillon, elle a à servir le repas physique, qui restaure le corps, et le repas moral, qui restaure l’esprit. Pour cette double tâche elle a reçu de la Providence tout ce qui lui est nécessaire : d’une part, le goût des choses domestiques et de ces soins d’intérieur, qui occupent tant de place dans la vie; d’autre part, ce trésor de sentiments qu’elle a raison de surveiller d’un œil jaloux.

Si tel est le rôle de la femme, l’instruction qui lui convient est bien celle dont parle Molière. À l’homme qui doit agir au dehors, qui doit choisir une vocation, il faut à tout prix des connaissances spéciales et solides qui lui permettent de marcher d’un pas résolu dans la carrière où il est entré, et de la parcourir avec succès. {p. 473} Mais pour la femme qui reste dans le sein de la la-mille, l’essentiel est de pouvoir prendre intérêt à l’œuvre de celui qui travaille pour elle et pour ses enfants, de pouvoir le suivre d’un regard ami dans le champ où il sème et moissonne. En d’autres termes, ce qu’il lui faut avant tout, ce sont ces clartés dont parle Molière. Une ambition plus haute ne lui est point interdite; mais cela seul est vraiment important.

Il serait facile de relever encore d’autres idées précieuses dans les comédies de Molière qui touchent à l’éducation des femmes, je vous laisse le soin de le faire, et je me demande pourquoi Molière, qui sur ce sujet, comme sur tant d’autres, a fait preuve d’un si parfait bon sens, qui a si bien su fuir les extrêmes et se placer dans le milieu convenable, a été accusé par plusieurs du préjugé qui condamne les femmes à l’ignorance? Cette accusation est-elle fondée, ou repose-t-elle sur une fausse interprétation de sa pensée ?

On n’a fait ce reproche ni à L’École des maris, ni à L’École des femmes, ni même aux Précieuses ridicules; mais seulement aux Femmes savantes.

Évidemment la fausse interprétation y a été pour quelque chose. On a attribué au rôle de Chrysale une importance qu’il n’a pas. Ce n’est certainement pas Molière qui parle lorsque Chrysale dit à Bélise :

Il n’est pas bien honnête et pour beaucoup de causes,
Qu’une femme étudie et sache tant de choses.
Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,
Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,
{p. 474} Et régler la dépense avec économie,
Doit être son étude et sa philosophie.

On ferait tort à Molière en lui supposant l’intention de plaider pour qui que ce fût la cause des bienfaits de l’ignorance. Nnon seulement il n’a pas voulu le faire, mais en réalité il ne l’a pas fait.

Cependant je ne voudrais pas me charger de le justifier tout à fait. L’acte d’accusation a été rédigé de manière à lui faire la partie belle, à rendre la défense facile. Les termes dans lesquels il a été dressé ne sont pas bien choisis; mais au fond il repose sur le sentiment juste, quoique confus, d’une lacune regrettable dans les pièces de Molière, dont nous nous occupons maintenant. Les reproches que Molière a réellement mérités sont peut-être plus graves que ceux qu’on lui fait à l’ordinaire, et doivent retomber sur ses comédies dirigées contre les Sganarelle et les Arnolphe aussi bien que sur Les Femmes savantes.

Dans ces diverses satires, Molière a pu faire admirer la justesse pratique de son jugement; mais ni les unes ni les autres ne découlent d’un principe assez élevé.

En abordant dans L’École des maris et dans L’École des Femmes la question de la liberté qu’il convient de laisser aux jeunes filles, et celle de l’instruction qu’il peut être utile de leur donner, Molière s’est placé à un point de vue très spécial, et pour lequel la comédie française a une préférence malheureuse. Il se préoccupe moins des intérêts intellectuels et moraux de la femme que des intérêts d’honneur de l’homme, qui doit l’associer à sa destinée. Par là il rabaisse la question. Arnolphe déclare que c’est pour n’être point sot {p. 475} qu’il veut épouser une sotte. Sganarelle en dit autant sous d’autres formes, et Ariste lui-même, le sage vieillard, en suivant une voie opposée, ne met pas en seconde ligne le soin de sa réputation. La conclusion de ces deux pièces n’est pas qu’il faut instruire la femme pour son bien, mais qu’il faut l’instruire pour la sécurité de son futur époux. Elles roulent d’un bout à l’autre sur cette seule idée. Or accorder dans la question dont il s’agit la première place à des considérations de cette nature, c’est déjà condamner la femme à une infériorité irréparable, c’est en faire un être qui ne vaut pas pour lui-même, mais seulement pour l’homme, son maître et seigneur.

Dans Les Femmes savantes, Molière ne s’élève guère plus haut. Les rôles d’Henriette et de Clitandre, si charmants qu’ils soient, ne suffisent pas pour donner à cette œuvre toute l’élévation morale que l’on serait en droit d’en attendre. Le mot sur lequel nous avons insisté, il y a un moment, en est une preuve entre plusieurs. Clitandre consent que les femmes aient des clartés de tout : c’est une faculté qu’il leur accorde; ce n’est pas un devoir qu’il leur impose. Il n’a pas l’air de penser que la nature, en leur donnant une intelligence, aussi bien qu’aux hommes, leur ait commandé par cela seul de la cultiver, autant que le leur permet leur position. Il ignore que les dons de la nature sont des dons qui obligent. Il parle de l’instruction qu’une femme peut acquérir, comme on parle d’un mérite surérogatoire ou d’un agrément de luxe. Et pourquoi permet-il qu’on les instruise? Si on le pressait sur ce point, peut-être répondrait-il aussi en alléguant des {p. 476} motifs tirés des avantages que cela peut avoir pour les hommes. Clitandre a un sentiment très fin des bienséances que la femme cultivée doit observer; mais il ne laisse percer nulle part un sentiment très vif des devoirs qu’elle a à remplir envers elle-même.

Ce que le théâtre de Molière présente à cet égard d’incomplet ne doit pas nous surprendre. Les ridicules qu’il attaque ont toujours été plus ou moins communs en France et ailleurs ; mais il les raille sans concevoir pour la femme une position meilleure que celle que depuis longtemps lui avaient faite l’histoire et les mœurs-de la société française.

Le rôle de la femme, dans l’antiquité, était un rôle subalterne, même à Rome, dans les beaux jours de la république. Ce fut bien autre chose quand la sévérité primitive eut disparu : alors, à l’abaissement créé par le préjugé, s’ajouta l’abaissement moral, fruit de la corruption. La Gaule ne connut que la décadence de la civilisation latine; aussi les idées que cette civilisation y fit passer dans les mœurs, sur le rôle et la dignité de la femme, N’eurent-elles rien de bien élevé. Les désordres de la conquête, le long empire de la force brutale pendant la période des invasions, firent à la femme une position de plus en plus dépendante. Enfin l’idée chevaleresque vint lui ouvrir une carrière. Celte idée noble et touchante avait de vieilles racines oubliées dans le sol celtique de la Gaule, qui se mirent un beau jour à pousser des bourgeons verdoyants. Un souffle venu des plages bretonnes en avait ranimé la vie. Mais la chevalerie ne conquit qu’un terrain limité, en sorte que, de même que la science, de même que {p. 477} le langage, le rôle de la femme au moyen âge se trouva équivoque et double. Dans la société chevaleresque, elle fut adulée et courtisée; dans la bourgeoisie et dans le bas peuple, elle resta l’humble servante de l’homme, et fut traitée par lui comme les races inférieures ont coutume de l’être par celles qui se disent supérieures.

Du temps de Molière, bien des choses avaient changé; les deux positions faites à la femme s’étaient modifiées, mais pas toujours à son avantage et sans que, au fond, le contraste eût disparu. Dans la haute société, l’esprit chevaleresque subsistait. Au XVIIe siècle, le vrai gentilhomme français était encore un homme galant et un galant homme. Mais ce qu’il y avait eu d’idéal et de mystique dans le culte que le moyen âge rendit à la femme avait cédé aux envahissements de l’esprit moderne, plus positif et plus politique. Aux cours d’amour avaient succédé les salons, et, pour conserver leur haute influence, les femmes étaient devenues des instruments de faveur, des centres d’intrigue : c’était par elles que l’on parvenait. Leur crédit y avait gagné; mais leur caractère y avait perdu. On épiait sur leurs lèvres et dans leurs regards le sourire de la fortune autant que le sourire de l’amour. Le culte qu’on leur vouait était devenu un culte intéressé, un culte qui dégrade à la fois l’idole et celui qui s’agenouille devant elle. Sous les adorations se cachait un outrage. Dans les classes inférieures, le préjugé qui asservit la femme, malgré un réel adoucissement des mœurs, subsistait encore. Elle continuait à n’y être que la ménagère ; son esprit y languissait, uniquement adonné à des soins {p. 478} vulgaires et prosaïques. Les doctrines qui charmaient le bon sens de Chrysale, ce bon sens cru et terre à terre, y régnaient presque sans partage, et la grande masse de la bourgeoisie française eût volontiers dit avec Martine :

Ce n’est point à la femme à prescrire et je sommes
Pour céder le dessus en toute chose aux hommes.

Ainsi, partout entourée d’adorateurs intéressés et de grossiers détracteurs, la femme, du temps de Molière, ne manquait que de vrais amis. Molière lui-même ne l’a pas beaucoup mieux traitée que les autres. Il fut de son pays et de son temps.

Aujourd’hui encore, la France n’a pas rendu à la femme toute justice. Au moins voyons-nous des hommes éminents faire, pour l’arracher à sa fausse position, des efforts malheureux, qui ne serviront qu’à consacrer et cet abaissement et cette élévation funestes. Les livres de M. Michelet sont-ils beaucoup plus complets que les comédies de Molière ? Leur succès est-il un événement beaucoup plus heureux que le succès des Femmes savantes ? Il est permis d’en douter. Que nous apprennent-ils, ces livres fameux? Qu’en dehors du mariage la femme est un être manqué, et que, dans le mariage même, il n’y a de salut pour elle qu’autant qu’elle passe par une sorte de nouvelle naissance, que son mari l’éduque, l’initie l’absorbe, l’ensevelit en lui. Ici encore, sous mille attentions délicates, au milieu d’un culte où, au mysticisme chevaleresque, s’ajoute une sorte de mysticisme médical, fruit de la science moderne, se cache le levain du mépris. Ici encore la femme ne vaut que par l’homme et pour l’homme.

{p. 479} Là est le point décisif, la racine mère de la plupart des erreurs et des préjugés dont elle est la victime. La vie de la femme qui n’a pas connu les joies de la famille, n’est pas complète, dit-on; mais celle de l’homme célibataire ne l’est pas beaucoup plus. On ajoute que la solitude est plus dangereuse pour elle que pour lui; cela est possible, mais elle est dangereuse pour tous les deux, et il n’y a de différence que dans le degré. Cette différence fût-elle plus grande encore, il n’en resterait pas moins vrai que la femme est un être intelligent et moral dont les plus précieuses facultés ne sont point condamnées à périr, faute d’emploi, en dehors du mariage; que, indépendamment de toutes les relations de la société et de la famille, ces facultés conservent leur prix, et qu’elles devraient être cultivées, n’y eût-il aucun homme au monde.

Tant que ce principe élémentaire n’aura pas pénétré profondément dans les mœurs, le préjugé ne sera pas vaincu, et la position de la femme demeurera fausse. On l’abaissera ou on imaginera pour elle une grandeur équivoque : elle sera la servante de l’homme, — sa servante ou sa maîtresse, — non sa compagne.

Les conséquences d’une erreur dans une question pareille sont innombrables. Nous aurions beaucoup à faire si nous voulions les passer en revue. Je n’en indique qu’une seule, non la plus importante, mais peut-être une de celles auxquelles on songe le moins, et qui est d’autant mieux choisie, ce me semble, pour faire sentir la gravité du sujet, qu’elle est empruntée à un domaine auquel la femme reste souvent étrangère, le domaine de la politique.

{p. 480} La France nous a offert depuis près de quatre-vingts ans un grand et singulier spectacle. Ballottée par les flots des révolutions, elle n’a pu ni jeter l’ancre dans la bourrasque, ni dans les intervalles de calme faire voile avec assurance vers un but marqué. Elle a essayé de tous les vents et de tous les pilotes; puis, de guerre lasse, et la fortune lui ayant fait rencontrer un homme fort, elle s’est jetée entre ses bras en lui disant : sauve-moi. L’avenir nous apprendra si elle y a trouvé un port ou simplement un refuge momentané. Mais d’où lui est venue cette impuissance au milieu de tant et de si brillantes ressources? Comptez les grands capitaines, les ministres habiles, les politiques profonds, les orateurs éloquents, que la France a vus naître depuis le jour où furent proclamés les fameux principes de 1789 jusqu’à cet autre jour, où M. Guizot se refuse à voir une défaite, et où, s’il ne fut pas vaincu, il fut néanmoins renversé. Croirions-nous facilement, si nous ne l’avions pas vu de nos yeux, que tant d’esprit n’ait produit que des agitations répétées et des institutions éphémères ?

Il y aurait de la naïveté à n’attribuer qu’à une seule cause un fait aussi considérable: mais parmi celles qu’il faut mettre en première ligne, comptons le rôle que la femme a joué en France.

Ce ne sont pas les déclarations de principes qui font vivre les institutions politiques; ce sont les mœurs, les traditions, les forces vivantes, mille influences actives, cachées et profondes. Un grand principe est sujet à n’être qu’une grande phrase : une toute petite vertu est une garantie bien autrement sérieuse. Or, de toutes {p. 481} les influences diverses qui agissent ouvertement ou secrètement sur la vie politique d’un peuple, l’une des plus considérables est celle de la mère de famille. Quand elle manque ou quand elle est dénaturée, rien au monde ne saurait la remplacer. La mère de famille joue dans les sociétés humaines un rôle éminemment conservateur, non pas conservateur dans le sens étroit du terme, mais dans le sens le plus élevé. Elle ne conserve pas les constitutions; là n’est pas son affaire: mais elle conserve l’esprit public. Elle entretient le culte des souvenirs, culte bienfaisant, qui inspire et modère, qui attache au passé et empêche les révolutions gratuites. Auprès du foyer domestique elle donne les meilleures leçons de patriotisme; à la douce chaleur de son àme éclosent nos sentiments les plus vivaces, et c’est d’elle que nous tenons ce premier fonds de religion et d’honneur, qui est la sauvegarde la plus assurée des hommes et des nations.

Il n’y a guère qu’une sorte de révolutions qui se préparent dans le sein de la famille, celles qui ont pour mobile une haine de sang et de race, la haine de l’étranger. Or, ces révolutions-là sont les plus légitimes et à l’ordinaire les plus heureuses : elles sont un retour à l’ordre, un affranchissement. Mais ces brusques tempêtes politiques, bourrasques d’un jour ou de quelques années, fécondes en ruines et en violences, ne naissent point dans la famille : elles se préparent dans les clubs ou dans quelque bureau de journal.

L’influence de la mère de famille est une influence régulatrice, qui ne se manifeste nulle part avec éclat, mais qui agit sur tous les points à la fois; qui n’empêche pas {p. 482}le progrès, parce qu’elle n’a rien d’étroit ni de doctrinaire, mais qui empêche les mouvements trop hâtifs et prévient les témérités. C’est le lest du navire dont l’homme est le pilote aventureux.

Mais quelle sera la femme à la hauteur d’une telle mission ?

Sera-ce la ménagère de Chrysale, toujours accroupie devant le pot-au-feu ?

Sera-ce Philaminthe avec son académie pour le beau sexe ?

Sera-ce la jeune femme initiée par M. Michelet ?

Ni les unes, ni les autres.

La femme élevée pour elle-même, qui apporte aussi sa part dans le fonds commun que crée le mariage, capable d’être autre chose que la doublure de son mari; la femme prise au sérieux, dont on a développé les ressources naturelles, qu’il serait difficile d’asservir et qu’il n’est pas nécessaire d’affranchir : celle-là seule y est préparée.

La France a payé cher la fausse position qu’elle a faite à la femme. Au lieu de veiller sur le lest du navire, la femme française, intrigante et mondaine, a soufflé aussi dans les voiles, déjà trop promptes à s’enfler. Faut-il s’étonner si, après avoir couru de brillantes fortunes, et vogué d’orage en orage, il s’est réfugié tout à coup dans le port le plus prochain, couvert de gloire et d’avaries!

{p. 483}

Leçon huitième.
Valeur morale du théâtre de Molière. §

Messieurs,

Il ne faut pas juger de la moralité d’une œuvre d’art comme s’il s’agissait d’un sermon. Une comédie est quelque chose de plus et quelque chose de moins qu’un prêche. Les enseignements qu’elle nous donne ne sont pas des enseignements dans les formes; et, si l’on n’a rien de plus pressé que de se demander ce qu’elle prouve, cela prouve ou que l’on n’y entend rien ou que le poète est sorti des conditions de son art. Mais si le poète n’enseigne par directement, il peut donner à penser. La leçon morale qui résulte de son œuvre est de même nature que celles de l’exemple ou de la vie. Le poète nous montre les choses et les choses parlent. Peut-être parlent-elles avec d’autant plus d’éloquence qu’il n’a pas la sotte prétention de parler pour elles.

{p. 484} Le poète dramatique ne s’impose pas à ses personnages; il s’efface. Mais on aurait tort de penser que l’on ne puisse sentir nulle part dans ses œuvres le souffle de son âme. L’impersonnalité absolue est chose rare, presque impossible. On peut être dramatique sans cependant y atteindre. Au milieu d’une grande variété de créations par lesquelles le poète prouve qu’il sait deviner ou sentir les choses qui lui sont le plus étrangères, règne souvent un certain esprit général, qui, sans qu’il s’en doute, trahit l’esprit dont il est animé.

Donc, dans la plupart des cas, pour saisir la valeur morale d’une œuvre dramatique, il faut l’examiner sous deux points de vue : il faut chercher à bien comprendre l’enseignement qui résulte des exemples qu’elle met sous nos yeux, et chercher à se rendre compte de cet esprit général qui trahit le poète, et par lequel il peut exercer aussi une action morale puissante.

Cette seconde étude ne serait pas facile, peut-être même serait-elle impossible, s’il s’agissait de Shakespeare. Nul ne s’est approché autant que lui de ce que nous appelons l’impersonnalité absolue. Mais avec Molière, elle est possible, partant nécessaire.

Jugée à ce double point de vue, l’ancienne comédie française, dont Molière, tout en la renouvelant, accepta les traditions, laisse beaucoup à désirer. Souvent elle nous offre des tableaux intéressants et instructifs; mais rarement elle est de nature à exercer une influence bienfaisante. Sous ces deux rapports, elle est admirablement représentée par la farce anonyme de maître Pierre Patelin.

{p. 485} Le dénouement de cette farce connue de chacun, au moins sous la forme nouvelle que lui ont donnée Brueys et Palaprat, réalise à merveille ce proverbe digne à la fois de la sagesse divine et de la sagesse populaire, que le méchant fait une œuvre qui le trompe. Si on le retranchait, si on supposait Patelin rentrant chez lui pour y compter l’argent d’Agnelet, tout en contemplant le beau drap volé à maître Guillaume, cette comédie ressemblerait fort à un outrage à la morale : elle révolterait à la fois la conscience et le bon sens, et ne perdrait pas moins en intérêt moral qu’en intérêt littéraire. Le berger Agnelet, ce trompeur d’autant plus fin qu’il a l’air plus niais, est l’instrument dont se sert la Justice pour rétablir ses lois. Il importe assez peu qu’il ne soit pas puni lui-même, parce que nous lui appliquons en pensée la leçon qu’en reçoit Patelin, en sorte que, si le châtiment qui doit l’atteindre n’est pas mis sous nos yeux, nous pouvons cependant le pressentir.

Ainsi l’instruction que renferme les événements est juste et précieuse; mais nous aurons lieu d’être moins satisfaits si nous cherchons ce qui peut trahir l’esprit du poète.

La société au milieu de laquelle il nous place n’est qu’une société de dupes et de fripons. Pas un seul personnage sur lequel le regard se repose avec plaisir. Guillaume, le marchand, est un sot : c’est le corbeau de la fable, victime prédestinée de tous les renards qui passent près de l’arbre où il perche. Quant à Patelin, il ne lui manque qu’une bagatelle, la conscience. Il prise l’habileté, surtout celle qui réussit. Il n’éprouve [p.486] ni l’apparence du plus léger scrupule avant le crime, ni l’ombre du plus petit remords après. C’est un avocat retors et affamé, Villon devenu plaideur et vivant de mauvais procès :

À tromper devant et derrière
Était un homme diligent.

La femme de Patelin est plus repoussante encore. Au moins le mari est-il habile. Il a le génie de l’invention ; mais sa femme n’est qu’une coquine maussade, une friponne que l’on emploie en sous-ordre. Passe encore pour les maîtres filous; mais que l’on nous fasse grâce des apprentis. Agnelet est le sublime du genre. Il ne s’amuse pas à tendre des panneaux aux moutons; c’est chose trop vulgaire : il se fait mouton pour en tendre aux renards. Reste le juge, personnage nul, qui n’a pas de caractère, mais seulement une fonction.

Ce n’est donc pas une belle société que celle où nous transporte l’avocat Patelin, et où l’auteur s’est plu à vivre en imagination. Rien, ni dans les détails ni dans l’ensemble, pas une scène, pas un type, pas un mot, ne nous laisse entrevoir autre chose qu’un mélange comique, mais nauséabond, de plate sottise et de basse méchanceté.

Ce que nous disons ici de l’avocat Patelin, on pourrait le dire d’une manière générale, sauf quelques exceptions sans doute, de l’ancien répertoire de la comédie française. Elle est piquante, mais singulièrement dépourvue d’idéal et d’élévation.

L’œuvre de Molière s’en distingue-t-elle avec avantage ? La question n’est pas de celles auxquelles on peut répondre d’un mot.

{p. 487} À n’en juger que par les tableaux que le poète fait passer devant nous et qu’il nous invite à étudier, le théâtre de Molière est, en général, profondément instructif. À ce point de vue, l’essentiel pour être moral c’est d’être vrai. Quand les leçons que nous donne une œuvre d’art sont d’accord avec celles de l’expérience, elles ne peuvent qu’être utiles et salutaires. Or, c’est là le grand triomphe de Molière. Il a vu juste.

Les accusations dont son théâtre a été l’objet à cet égard, partent d’une critique inintelligente. On s’est beaucoup récrié sur l’immoralité de Georges Dandin ou de la scène de L’Avare dans laquelle Harpagon maudit son fils. C’est bien à tort. Harpagon est un avare qui aime beaucoup plus son or que son fils. Cléante est un enfant mal élevé, qui dresse contre les trésors de son père toutes les batteries que peut imaginer la ruse. Ils se jouent l’un l’autre avec une rare insolence, et se rendent mutuellement la monnaie de leurs pièces. De là les scènes les plus vives, les rencontres les plus scandaleuses. Un beau jour Harpagon indigné s’écrie : « Je te donne ma malédiction. »Cléante réplique aussitôt : « Je n’ai que faire de vos dons. » Sur quoi tous les Aristarques de la morale de pousser de grands cris et d’accuser Molière d’avoir joué la paternité. Non, Molière joue le monde tel qu’il est; or dans le monde il n’est pas rare que des enfants indignes soient le châtiment d’un père avili. Molière ne prend parti ni pour Harpagon, ni pour Cléante; il ne nous fait aimer ni l’un ni l’autre; il se borne à dessiner un tableau, qui n’est pas un tableau de fantaisie, mais une peinture d’une vérité et d’une {p. 488}réalité saisissantes. L’impudence de Cléante est la conséquence de la désorganition profonde et irréparable, où l’avilissement du père a jeté toute la famille; et la moralité de l’œuvre résulte du fait que l’avarice nous y est présentée avec tout le hideux cortège des fléaux qu’elle traîne après elle.

Molière n’entre pas en marchandement avec les exigences d’une sensibilité déplacée. Il ne recule pas devint les traits énergiques : il va droit au fait, et, d’une main hardie, montre le mal produisant tousses fruits. La malédiction qui pèse sur le vice c’est qu’il enfante le vice : voilà ce que nous apprend le spectacle de la vie et ce que Molière ne cesse pas de nous dire. Que ceux dont les yeux n’ont pas la force de soutenir ce spectacle, les détournent. Le théâtre de Molière n’est ni pour des enfants, ni pour des anges, mais pour des hommes.

Je retrouve la même profondeur d’observation, la même vérité dans Georges Dandin, cet autre crime de Molière. Georges Dandin est un bourgeois enrichi et vaniteux qui s’allie à la noblesse : peu lui importe que sa femme ait des vertus; ce sont des titres qu’il lui faut. Mais il est bientôt payé de cette sotte et ridicule ambition : il souffre tous les malheurs de quiconque se déplace mal à propos et se déclasse. Sa femme le traite en demoiselle de haute maison, qui, par des considérations de fortune et de famille, a dû subir l’alliance d’un vilain. Elle lui joue des tours pendables, et réussit toujours à mettre les torts du côté de Georges Dandin. Elle est noble; elle a nom de Sottenville : les de Sottenville ne sauraient faillir. .Le pauvre mari se {p. 489} morfond à répéter ses jérémiades : « Georges Dandin ! Georges Dandin! vous avez fait une sottise, la plus grande du monde. »

On dit aussi que ce spectacle est immoral. On dit que le vice, représenté par la noble épouse de Georges Dandin, quitte la partie impuni et triomphant, tandis que la sottise du mari est seule vertement châtiée.

Il est vrai ; mais est-il nécessaire qu’à la fin d’une œuvre dramatique se fasse une distribution de peines et de récompenses, dont chacun sorte payé selon ses mérites ? Nullement. Les choses, en réalité, ne se passent pas ainsi. Le châtiment, qui s’embusque toujours quelque part pour surprendre le méchant au passage, ne l’attend parfois que dans un autre monde. Si la comédie nous représentait le vice toujours aussitôt puni et la vertu toujours immédiatement récompensée, elle ferait une œuvre funeste; elle rabaisserait l’idée morale. Exiger pour la loi morale une sanction extérieure, immédiate et visible, c’est en compromettre la dignité; et l’on court de grands risques lorsque l’on attire ainsi les hommes à la vertu par l’appât de l’intérêt.

D’ailleurs une œuvre d’art n’embrasse pas le monde entier : on ne saurait tout dire à la fois. Elle prend un moment dans la vie, une scène dans la grande comédie du monde, et le poète laisse au lecteur le soin de les rattacher au grand tout, dont il les a détachés. L’important est que cette scène soit bien observée, et qu’en agrandissant le tableau, en élargissant le cadre, on ne soit pas jeté en dehors des grands principes de la morale et de la vérité.

{p. 490} Georges Dandin est un petit tableau de genre , qui ne fixe notre attention que sur une scène d’intérieur. Qu’est-ce que nous apprend cette scène ? Rien , sinon que la sotte vanité qui porte les hommes à sortir de la condition où Dieu les a placés, est pour eux une source de déboires sans fin. La piteuse mine de Georges Dandin renferme toute l’instruction morale de l’œuvre, et cette instruction est sans doute utile et juste. Que le poète ait concentré notre attention sur ce point, c’était son droit; que les autres personnages servant à dessiner la situation comique et fâcheuse où se trouve Georges Dandin , valant surtout par rapport à lui, ne soient pas châtiés de leurs forfaits, peu importe. Si nous dépassons les limites de l’œuvre du poète, si nous éludions le monde en demeurant fidèles à l’esprit des leçons que Georges Dandin nous donne par son exemple, nous ne courrons pas le risque de nous égarer. Ces leçons ne nous permettront pas de juger de tout; mais elles nous suffiront pour bien apprécier les travers qui ont quelques rapports avec celui dont le poète nous a présenté une image si fidèle. Qu’est-ce que le moraliste peut demander de plus ?

Bien loin de faire chorus avec les commentateurs qui accusent Molière de nous avoir présenté des tableaux immoraux, j’admire la profondeur et la variété des enseignements que l’on peut tirer de son théâtre. Encore une fois, si, en ce point, Molière est moral, c’est qu’il est vrai. Il n’atténue pas le vice dans ses peintures; il va jusqu’au fond et jusqu’au bout; il se plaît à le placer dans des situations violentes, où force lui est de lâcher son dernier mot. Les reproches que {p. 491} l’on adresse à Molière renferment le plus grand de tous les éloges : il est trop vrai.

Des leçons de cette nature, je veux le croire, ne sont pas utiles et bonnes à tous. L’expérience du monde, trop rapidement acquise, peut non seulement faire souffrir les âmes neuves et ingénues; elle peut nuire encore aux caractères trop faciles et aux esprits trop faibles. Aussi serons-nous loin de prétendre que la lecture de Molière n’ait jamais fait de mal ; mais les meilleures choses peuvent en faire, lorsquelles sont employées hors de propos. Les comédies de Molière ne sont pas le lait des faibles.

Aucun poète comique n’a été plus loin dans la peinture du vice. Quand il s’empare d’un sujet déjà traité par Plaute, comme celui de L’Avare, il le renouvelle en le creusant davantage. Là se marque l’influence de ces quinze ou vingt siècles d’expérience de plus, dont Molière a le bénéfice; là se marque aussi d’une façon détournée, mais bien réelle, l’influence du christianisme. Le christianisme a obligé l’homme à se replier sur lui-même; il lui a appris à regarder dans les coins et les recoins de son cœur. En lui donnant de la sainteté une idée plus haute et plus pure, il lui a donné une intuition du mal plus vive et plus profonde. En faisant abonder la lumière, il a renforcé les ombres. Le christianisme seul a rendu possibles des moralistes tels que La Rochefoucauld et Molière, qui ne jettent pas un regard sur le cœur humain sans que l’on entrevoie au fond le noir abîme du mal.

Mais si nous nous plaçons à un autre point de vue, si, comme nous l’avons fait pour la farce de Patelin, {p. 492} nous cherchons de quel esprit général est animée l’œuvre du poète, nous aurons quelques réserves à faire, et nous serons bien forcés d’y reconnaître des traces nombreuses de l’esprit terre à terre qui nous frappe dans la vieille comédie française.

À cet égard, Molière ne l’emporte pas toujours sur ses devanciers grecs ou latins.

Aristophane, vous le savez, est le plus indécent des poètes comiques. Rien n’est assez scabreux pour l’effrayer. Il est en outre le plus impertinent des insulteurs publics. La comédie d’Aristophane fut à Athènes ce qu’a été de nos jours la presse dans les pays on la licence démagogique n’a plus connu ni bornes ni frein. Combien de fois a-t-il reproché à Euripide les légumes que sa mère avait vendus au marché! La mort même n’avait pas de refuge assuré contre les insultes de cet impitoyable railleur. Sa haine a poursuivi Cléon dans le tombeau, avec autant d’acharnement que lorsqu’il était le plus redouté des citoyens d’Athènes.

Et pourtant la poésie d’Aristophane témoigne d’une réelle élévation de génie et de caractère ; elle brille par instants d’une rare beauté morale. Il connaît le prix de la justice. Partisan décidé des mœurs antiques, il préfère aux démocrates les hommes de Marathon, et le pauvre qui travaille au parasite qu’engraisse la fortune des riches ou de l’état. Son œuvre, qui participe de la licence des mœurs athéniennes, en est une ingénieuse et éloquente satire. Il persécuta Euripide, parce que Euripide était le plus habile des poètes novateurs, qui rompaient avec les vieilles traditions. Il persécuta Socrate, parce que Socrate lui parut, bien à tort, le prince {p. 493}des sophistes, le plus grand maître dans cet art, qui, en ébranlant toute croyance, ébranlait par là-même les fondements de l’état. Il persécuta Cléon, parce que Cléon fut le plus audacieux et le plus puissant de ces démocrates corrompus, flatteurs et tyrans de bas étage, qui ruinaient l’esprit public. Aristophane est un patriote et un honnête homme : aussi aucune de ses comédies, malgré la liberté des propos, n’est-elle dépourvue d’idéal.

Il est quelques pièces de Molière où l’on cherche en vain des traces d’une élévation semblable, où l’on ne retrouve que le vieux génie gaulois, si complaisant pour la ruse qui triomphe, et si peu difficile dans le choix des sociétés, où, comme dans Patelin, la peinture de la méchanceté n’est égayée que par celle de la sottise. Il semble parfois se complaire au milieu de ces personnages équivoques : son imagination trouve plaisir à les voir se tendre des pièges grossiers et y tomber lourdement. C’est le cas de plusieurs de ses farces; c’est aussi le cas de Georges Dandin et de L’Avare. Par ce côté-là, ces deux pièces, que nous défendions il y a un instant contre d’autres critiques, sont très attaquables. Si l’Avare n’est pas mis sur le même rang que le Tartuffe ou Le Misanthrope, cela peut tenir à l’originalité moins saillante du sujet; mais cela tient surtout à cette absence d’élévation morale, que les proportions de l’œuvre rendent encore plus sensible.

Molière a même eu le malheur de rabaisser gratuitement quelques types empruntés à l’antiquité. Si admirable que soit son Amphytrion de verve et de plaisantes inventions, cette comédie , qui fait rire aux {p. 494} larmes, ne vaut pas moralement le modèle tracé par Plaute. Le rôle d’Alcmène était un rôle des plus périlleux. Trompée par Jupiter, qui a pris la figure d’Amphytrion, son époux, elle est devenue un personnage bien délicat à introduire sur la scène. Sa seule présence risque fort d’exciter des quolibets irrévérencieux. Le vieux Plaute l’a senti; aussi a-t-il donné à son Alcmène une si grande dignité, une si parfaite noblesse de maintien, un sentiment si énergique de ses devoirs et de son innocence, une pureté si irréprochable, que le sourire ironique fait aussitôt place au respect. L’auréole de la vertu efface sur son front la tache d’une mésaventure bizarre. L’Alcmène de Molière est moins digne que celle de Plaute. Elle dit à peu près les mêmes choses; mais elle ne les dit pas avec cette simple noblesse, qui sied à l’épouse outragée. Elle a dans le langage je ne sais quelle teinte de bel esprit qui double les périls de sa situation. Ce n’est pas la matrone antique innocente et fière; c’est une belle irritée.

Voyez dans les deux auteurs la scène où Jupiter, qui a toujours la figure d’Amphytrion, et sur le compte duquel, par conséquent, elle met les durs reproches que celui-ci lui a faits, entreprend d’apaiser son courroux.

JUPITER.

Il ne faut pas faire d’un badinage une affaire sérieuse.

ALCMÈNE.

Je sais, moi, comment il m’a blessée au cœur.

{p. 495} JUPITER.

Par ta main si chère, Alcmène, je t’en prie, je t’en conjure, grâce! pardonne-moi, ne sois plus fâchée.

ALCMÈNE.

Ma vertu réfutait tes injures. Maintenant, tu ne me reproches plus de me déshonorer par ma conduite: moi, je ne veux plus m’exposer à entendre des discours qui me déshonorent. Adieu, reprends tes biens, rends-moi les miens, et donne-moi des femmes pour m’accompagner.

JUPITER.

Y penses-tu ?

ALCMÈNE.

Tu ne le veux pas. Hé bien, je m’en irai accompagnée de ma vertu.

Une nuance de galanterie de madrigal suffit à faire disparaître dans Molière la sévère dignité du langage d’Alcmène.

JUPITER.

Avez-vous bien le cœur de me traiter ainsi ?
Est-ce là cet amour si tendre
Qui devait tant durer quand je vins hier ici ?

ALCMÈNE.

Non, non, ce ne l’est pas, et vos lâches injures
En ont autrement ordonné.
Il n’est plus, cet amour tendre et passionné ;
Vous l’avez dans mon cœur, par cent vives blessures,
Cruellement assassiné.
C’est en sa place un courroux inflexible,
Un vif ressentiment, un dépit invincible,
{p. 496} Un désespoir d’un cœur justement animé,
Qui prétend vous haïr, pour cet affront sensible,
Autant qu’il est d’accord de vous avoir aimé ;
Et c’est haïr autant qu’il est possible.

Il ne faut pas s’étonner de cette infériorité morale de quelques-unes des pièces de Molière. Acteur, chef de troupe et poète, il a écrit nombre de comédies pour satisfaire aux exigences du moment, pour répondre à la cour et à la ville, qui lui criaient sans cesse: amusez-nous. Ne lui faisons pas un grand crime d’avoir, dans ces pièces-là, trop exactement suivi les traditions antérieures. Il s’agissait de servir le public promptement et selon ses goûts.

Mais, à côté de ces pièces, il en est d’autres qu’il a pu travailler avec plus de soin, qu’il a écrites, nnon seulement pour amuser la foule, mais aussi pour donner essor à son génie et exprimer sa pensée poétique. Or celles-là ont, en général, une portée morale, et témoignent d’un esprit plus élevé.

Quel est l’idéal qui s’y révèle ?

C’est d’abord celui que rêvait l’élite de la société du temps, celui que réalisent diversement Ariste dans L’École des maris, Henriette et Clitandre dans Les Femmes savantes, Cléante dans le Tartuffe, etc., etc. La modération, un sentiment exquis de la mesure, une saine culture de l’esprit, un heureux équilibre de goûts et de facultés, une pratique intelligente du monde : voilà- quelques-uns des traits qui le caractérisent. L’homme accompli, tel que le voudrait Molière, évite {p. 497} avec soin la ridicule exagération dont parle Cléante dans les vers suivants:

Les hommes, la plupart, sont étrangement faits ;
Dans la juste nature on ne les voit jamais :
La raison a pour eux des bornes trop petites ;
En chaque caractère ils passent ses limites,
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.

Ainsi le modèle que nous propose Molière n’est pas le héros inflexible de Corneille; il a plus de rapports avec le parfait cavalier des héroïnes de Racine. Il ne passe les bornes en aucun point; il a assez de finesse de tact pour ne jamais trop appuyer; c’est le sage formé par le monde, le véritable honnête homme, tel qu’on l’entendait au XVIIe siècle, dans les meilleures compagnies. Aujourd’hui nous attachons à ces deux mots un sens plus moral et plus bourgeois. Au XVIIe siècle, l’honnête homme devait avoir passé par l’école de la bonne société: tous les travers qui font sotte figure lui étaient rigoureusement interdits. Moins il avait de penchants vicieux, mieux cela valait; toutefois on pouvait lui en passer quelques-uns, s’ils n’étaient pas trop criants, et s’ils étaient du nombre de ceux qui se laissent porter avec grâce. Il lui fallait éviter toutes les sortes de pédanterie, et celle de la rigidité autant et plus qu’une autre. On aimait à trouver en lui un fonds solide de vertus; mais toutes ses vertus devaient avoir bonne façon, et être accompagnées de délicatesse. La plupart des grands écrivains du temps, poètes ou prosateurs, ont entrevu un idéal semblable et ont contribué à en dessiner les traits. Mais peut-être {p. 498} les trois auteurs les plus, précieux à consulter sur ce point sont-ils Racine, Mme de La Fayette et Molière. Il y a pourtant certaines différences entre eux. Dans les deux premiers, l’honnête homme a quelque chose de plus chevaleresque et de plus finement aristocratique : il se montre surtout par le côté galant; c’est dans ses relations avec le beau sexe qu’il aime à déployer toute sa distinction. Les héros de Molière sont en général de bonne maison ; mais ils ne sont pas toujours, comme ceux de Racine, de grande maison. Ils n’ont pas moins d’esprit; mais ils ont un tour d’esprit un peu plus libre et dégagé. Ils ont le sang plus gaulois; et leur heureux naturel se trahit dans des domaines plus divers. L’amour est aussi pour eux une grande préoccupation; mais ce n’est pas nécessairement leur première pensée.

C’est avec une verve toujours renouvelée que Molière a raillé les travers qui s’écartaient de ce type de bon goût, auquel nous ramène toute la littérature du temps. Fausses prudes, pédants affectés, marquis fats et aux façons recherchées, auteurs ampoulés, bourgeois enrichis, qui se guindaient jusqu’à la noblesse et couvraient d’un titre d’emprunt la roture de leurs manières, sots importuns et sols importants: c’étaient là ses victimes ordinaires et son gibier de tous les jours.

Toutefois, Molière ne s’en est point tenu à ce type unique. Il a vu par delà. Dans le monde poétique où il a vécu par la pensée, il est des héros de haute taille, qui dominent de toute la tète ceux dont la poésie française avait alors coutume de célébrer la grâce et la bonne tournure. Même chose, nous l’avons vu, est arrivée à Racine. Au moment où, à la suite de longues {p. 499} et secrètes luttes, il allait quitter le théâtre pour retourner à Dieu, il peignit, dans Phèdre, des passions et des remords dont la souveraine énergie nous empêche de songer à des bienséances, que pourtant le poète observe toujours. Plus tard, rompant le silence du repentir, son génie fortifié conçut ce type immortel du grand prêtre Joad, qui, de même que Phèdre et plus encore, s’élève au-dessus de cette région moyenne où s’agitent les questions de convenance, et qui est la plus mâle expression de la foi chrétienne. Mais il y a entre Molière et Racine deux différences capitales. Le génie du poète tragique ne prit tout son essor que sur la fin de sa carrière, et sous l’influence d’une grande crise morale; Molière déploya toute sa puissance au milieu de sa course, et sans rien qui ressemble à la conversion de Racine. Racine trouva dans la religion la force nouvelle qui lui permit de se surpasser et de tenir au delà des promesses de son talent. Molière, pour atteindre à ces types immortels qui dominent et couronnent son œuvre, ne s’inspira que de lui-même et n’eut d’autre maître que son cœur.

Arrêtons-nous un instant pour les considérer de plus près.

Le premier est Tartuffe.

La pièce à laquelle il a donné son nom a soulevé des récriminations sans nombre. Il en est qui ne nous arrêteront guères. On s’est récrié, par exemple, en voyant Molière faire prononcer par un acteur des mots consacrés par la vénération des siècles:

O ciel ! Pardonne-lui comme je lui pardonne.

Mais il est clair que Tartuffe, par cela même qu’il {p. 500} est hypocrite, doit mettre un soin particulier à parler le langage de l’église et de l’Évangile. Les faux dévots citent avec componction les saintes Écritures. Ce trait n’est pas un détail que l’on puisse aisément détacher de l’ensemble, quoique Molière ait dû le retrancher; il découle du caractère du héros; c’est encore un de ces traits hardis et francs comme Molière les aime. Il ne peut y avoir là de profanation que si l’œuvre tout entière est une œuvre impie.

À prendre les choses simplement et telles qu’elles sont, sans vouloir faire au poète un subtil procès d’intention, il est difficile de voir dans le Tartuffe une attaque dirigée contre la religion chrétienne. Molière n’a cru et n’a voulu attaquer que l’hypocrisie. Il l’a déclaré de la manière la plus formelle, et il aurait pu se dispenser de le faire : son intention est évidente. Si cela suffisait pour réfuter toutes les critiques, il sortirait blanc comme neige du procès qu’on lui a intenté.

Que cela suffise ou non, c’est un des éléments delà question, et l’un des plus importants. Le Tartuffe n’a pas fait disparaître l’hypocrisie; mais il l’a hautement flétrie, et quelles que soient les réserves qu’il y ait à faire d’ailleurs, cela seul empêche que ce ne soit une œuvre immorale. N’oublions pas qu’une satire pareille était un acte de courage dans un siècle où l’hypocrisie avait trouvé moyen de mettre de son parti presque toutes les puissances de la terre. Malgré la protection de Louis XIV, en ce cas timide et circonspecte, il fallut à Molière, pour écrire le Tartuffe, la hardiesse de la franchise et de l’honnêteté.

Bourdaloue objecte, à la vérité, que la vraie et la {p. 501} fausse dévotion ont tant d’actions communes qu’on ne saurait attaquer l’une sans blesser l’autre. Mais ne serait-il pas plus conforme à la saine logique et aux vrais intérêts de la piété, de conclure au contraire de cette ressemblance à la nécessité absolue de séparer nettement et franchement les deux causes? Mieux la fausse monnaie imite la bonne, plus il est urgent de la signaler et d’en arrêter le cours. La politique de Bourdaloue fut en général celle du XVIIe siècle; mais la religion s’en est mal trouvée. La vérité n’a pas à écouter les conseils d’une mesquine prudence. Les succès que l’on veut obtenir pour elle en lui faisant abriter le mensonge, ne fût-ce que du bout de l’aile, se tournent en déceptions amères et en terribles défaites. Au XVIIe siècle l’église avait jugé prudent de ménager l’hypocrisie; au XVIIIe elle paya cher cette prudence équivoque. Il eût été plus sage et plus digne de dépenser moins de foudres contre le Tartuffe de Molière, et d’en réserver davantage pour les Tartuffes qui abondaient dans le monde et dans l’église.

Ce point nous paraît si important que nous ne saurions faire de grands reproches à ceux qui sont coulants sur le reste. Il faut s’estimer heureux quand il y a dans une satire de l’honnêteté et du courage.

Toutefois, en si grave matière, il est permis d’exiger plus encore. Il est toujours délicat, surtout pour un poète dramatique, de s’attaquer à une fausse imitation des choses saintes. Les hommes irréligieux doivent naturellement s’en réjouir. Ils sont aux aguets, prêts à dépasser les intentions de l’auteur, à étendre la portée de chaque mot, et à faire retomber sur le modèle ce {p. 502}qui ne doit atteindre que l’imitation. Par contre-coup, les âmes pieuses s’alarment; elles soupçonnent un piège, quelque parodie perfide, et, somme toute, ce n’est pas la religion qui y gagne. Don Quichotte porta un coup sensible à l’esprit chevaleresque, quoique Cervantès n’eût en vue que les exagérations ridicules auxquelles il avait donné lieu. De même le Tartuffe; ne paraît pas avoir beaucoup contribué aux succès de la religion. Une œuvre pareille fait scandale, et ici le mot de Macette est vrai: le scandale est pire que l’offense.

C’est qu’il est absolument impossible qu’une satire dramatique, comme le Tartuffe, ne prête pas à mille interprétations. Le poète a beau prendre ses précautions et flanquer le héros d’un Cléante ; Cléante ne saurait être à côté de Tartuffe qu’un nain à côté d’un géant. C’est sur le géant que se portera toute l’attention; c’est lui qui remplira la scène; Cléante effacé ne sera qu’un palliatif inutile.

Il pourrait y avoir cependant un préservatif efficace dans l’ensemble de l’œuvre du poète et dans l’autorité de son nom. Bossuet, poète comique en même temps que père de l’église, s’il est possible de l’imaginer, aurait pu écrire le Tartuffe, non sans s’attirer mille rancunes, mais sans donner prise au scandale. L’autorité de son nom eût rassuré les vrais dévots et forcé les autres au silence. Mais Molière était et devait être suspect. Quand le Tartuffe fut joué pour la première fois, il avait écrit Les Précieuses ridicules, L’École des femmes, qui, par quelques scènes trop libres, avait déjà fait grand tapage, et d’autres pièces, qui n’étaient pas de nature à lui assurer une haute réputation de piété. {p. 503} C’était, du moins pouvait-on le penser ainsi, un libertin qui jouait la fausse dévotion, mais non pas au profit de la bonne.

Pour nous, qui sommes à distance, qui pouvons sans peine placer le Tartuffe dans l’ensemble de l’œuvre de Molière, n’aura-t’il pas une autre signification ? Voyons un peu.

Le rôle de Cléante, nous l’avons dit, ne suffit pas à contrebalancer celui de Tartuffe; c’est un rôle d’éloquence, de sages maximes, de bonnes paroles, plutôt que de fortes actions. Il n’y avait pas place à côté de Tartuffe pour un héros de sa taille. Cléante fait connaître par ses discours le caractère de la vraie piété, plus qu’il ne la fait aimer par ses œuvres. C’est un Ariste, un pédagogue chargé de diriger le parterre, et de l’empêcher de tirer de la pièce une leçon contraire aux intentions de l’auteur; mais le parterre est un écolier malin et très indocile, qui se fait sa leçon à lui-même et qui n’entend pas qu’on la lui fasse.

D’ailleurs Cléante, quoique véritablement touché, n’est pas un homme que dévore le zèle de la dévotion; c’est encore un de ces sages qui ne sortent pas de la juste mesure. Il respecte et il aime la piété; mais, ce qui frappe surtout chez lui, c’est moins la ferveur de son âme que la rectitude de sa raison. Il est peut-être le type le plus pur de cet idéal de l’honnête homme, dont nous parlions il y a un instant; mais il ne s’élève guère au-dessus.

Molière paraît avoir eu quelque hésitation à l’endroit de Cléante. Il est deux tirades satiriques qui rentraient d’abord dans son rôle : l’une est, dit-on, un portrait {p. 504} de la comtesse de Soissons, l’autre un portrait de la duchesse de Navailles, qui toutes deux s’opposaient à la cour au parti de la jeunesse et du plaisir. Voici quelques traits du second :

Il est vrai qu’elle vit en austère personne;
Mais l’âge, dans son âme, a mis ce zèle ardent,
Et l’on sait qu’elle est prude, à son corps défendant.
Tant qu’elle a pu des cœur attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages;
Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser,
Au monde qui la quitte elle veut renoncer,
Et du voile pompeux d’une haute sagesse
De ses attraits usés déguiser la faiblesse.
Ce sont là les retours des coquettes du temps.

Le ton de ce discours était évidemment de nature à compromettre la portée morale du rôle de Cléante. Molière l’a senti, et a corrigé ce défaut en mettant les portraits de ces deux prudes intrigantes dans la bouche de Dorine, où, sauf le style, un peu élevé pour une suivante, ils sont mieux à leur place. Grâce à ce changement, Cléante est devenu un personnage tout à fait grave; mais ce n’était pas encore assez pour donner à Molière et à son œuvre une autorité morale indiscutable.

Ce n’est pas Cléante, c’est Alceste qu’il faut opposer à Tartuffe. Si les sages discours du premier sont peu de chose en présence de cet abîme de platitude et de bassesse dont le Tartuffe nous fait sonder la profondeur, voici, comme contre-poids, la sublime passion de la franchise, et la voici dans un type qui n’est pas inférieur à celui de Tartuffe. Tartuffe peut parler d’accommodements avec le ciel, Alceste répond parle vers {p. 505} le plus admirable peut-être que Molière ait jamais jeté à la face de son siècle :

Morbleu ! c’est une chose indigne, lâche, infâme,
De s’abaisser ainsi jusqu’à trahir son âme.

Alceste nous révèle décidément un idéal nouveau et qui est d’un autre ordre de grandeur que celui de l’honnête homme des salons du temps. Il a quelque chose d’analogue à ces passions énergiques et à cette soif de vérité qui furent la folie de Pascal. De même que l’auteur des Pensées repousse tous les divertissements, tout ce qui détourne et amuse, et que de vive force il ramène l’homme en présence des réalités redoutables de la mort et de l’éternité, de même Alceste condamne tous les ménagements et ne connaît d’autre loi que la loi de la sincérité, en tout et partout. Alceste n’est pas chrétien. Il n’est pas charitable. Il n’associe pas à la haine pour le péché l’indulgence pour le pécheur. Ses perpétuelles colères répondent mal à l’esprit de cette religion, qui, par une hardiesse divine, a fait de la joie un devoir. Mais ce n’en est pas moins une grande figure morale. La nature, la vraie nature, droite, saine et forte, l’emporte sans cesse chez lui sur les habitudes acquises et proteste avec une sublime énergie contre toutes les déviations et tous les compromis; il en appelle à la conscience des mensonges des hommes et des déguisements de la politesse. S’il n’est pas disciple du Christ, il est bien le disciple de ce précurseur qui tonnait dans le désert contre la foule perverse et ne cessait de crier : Race de vipères !

On s’étonne que Louis XIV ait été prudent dans la protection qu’il accorda à Molière à propos du Tartuffe. {p. 506} Mais il y avait matière à y regarder à deux fois. Il faut plutôt l’en remercier. Qui sait si l’opposition que rencontra le poète comique, si les objections qui lui furent faites, si les craintes que manifestèrent des personnes respectables, si l’indécision du roi, ne furent pas l’occasion d’un travail intérieur énergique et salutaire ? Qui sait si Le Misanthrope serait tout ce qu’il est sans ces longues années de quarantaine que dut subir le Tartuffe ? La première alarme amena Molière à achever le rôle de Cléante; peut-être est-ce à la prolongation de la lutte que nous devons Alceste.

En tout cas Le Misanthrope complète le Tartuffe. Ces deux grandes œuvres ne sont que deux parties d’une œuvre unique. Impossible de les séparer; il faut les juger l’une par l’autre. Les contemporains du poète ont pu ne pas le comprendre; mais, aux yeux de la postérité, c’est Le Misanthrope qui donne à Molière l’autorité morale dont il a besoin.

Singulière contradiction, qui fait la richesse et la beauté de l’œuvre de Molière : cette œuvre immense, vaste satire, variée comme le siècle où vécut le poète, semblait n’être destinée qu’à railler les travers de ceux qui passent les limites et outrent les choses; et cependant elle a pour héros suprême un homme qui les passe à son tour, qui, sincère à outrance , franchit les barrières factices de bienséances mensongères. Molière renverse de sa propre main l’idole qu’il avait élevée; après avoir morigéné son siècle au nom de l’idéal que ce siècle rêvait, il s’en prend tout à coup à cet idéal lui-même, et le met en pièces dans une {p. 507} œuvre d’inspiration, qui est devenue son meilleur titre de gloire.

Dans Le Misanthrope, Molière n’invoque plus seulement le droit de la société; il invoque aussi le droit plus élevé de la nature, et les met hardiment en présence.

Par là il fait dans le domaine de la morale ce qu’il avilit fait déjà dans celui de la littérature en raillant les règles convenues : il se pose en travers du mouvement général, il fait barrière contre le flot du siècle.

La simple nature, telle qu’elle apparaît chez Alceste, était rarement la bien-venue au XVIIe siècle. On la voulait renouvelée par un double baptême, celui du monde et celui de l’église. À vrai dire, ces deux baptêmes, le second surtout, n’opéraient pas toujours d’une manière très efficace; mais on les avait reçus; c’étaient les lettres de créance de tout honnête homme. La vie n’était complète alors qu’autant qu’elle se partageait soigneusement entre les salons et le confessionnal. Les bonnes sociétés recevaient deux sortes de personnes : les unes d’une moralité douteuse, qui n’en étaient pas moins régulières à confesse et dociles entre les mains de directeurs, qu’elles avaient soin, il est vrai, de ne pas choisir parmi les plus difficiles; les autres réellement pieuses et convaincues de cœur, mais qui savaient rendre la piété traitable, et, comme dit Philinte, faire grâce à la nature humaine. De même la littérature avait deux arènes, le théâtre et la chaire; elle avait deux héros : le poète séducteur; dont l’amour était le thème favori, et le sévère prédicateur, qui parlait de la mort et du jugement. En général, {p. 508} le poète et le prédicateur restaient strictement dans leurs domaines respectifs. Toutefois, de temps à autre, malgré leur réserve prudente, un mot les trahit : on s’aperçoit qu’ils ont reçu une éducation semblable, et qu’ils doivent un jour ou l’autre se rencontrer. Tantôt c’est Racine qui étudie pour le théâtre cette vertueuse douleur :

De Phèdre malgré soi perfide, incestueuse,

et qui conquiert le suffrage inattendu du grand Arnauld ; tantôt c’est Bossuet qui porte dans la chaire quelque vague réminiscence du monde et qui émaille d’un compliment l’austérité de son éloquence. Dans celui-ci, il reste quelque chose du vieil homme; dans celui-là se prépare le travail de la repentance. Ils sont frères; parfois ils sont complices.

Sans être précisément leur adversaire, et en donnant satisfaction à des idées et à des besoins semblables, Molière se sépare d’eux sur un point capital. Il ne songe guère à une conciliation entre le monde et l’Église, et si parfois le monde ne lui suffit pas, si, à un moment donné, il éprouve le besoin d’un idéal supérieur, ce n’est pas à la religion qu’il le demande, mais à la simple nature.

À cet égard, Le Festin de Pierre est une des comédies de Molière les plus intéressantes à méditer. Ce chef-d’œuvre improvisé ne vaut, dans l’ensemble, ni le Tartuffe, ni Le Misanthrope, mais il renferme des scènes sans égales et des traits infiniment précieux.

Le don Juan de Molière n’est pas le même que le don Juan de Mozart. Il y a dans celui-ci de la {p. 509} et de la poésie. Il s’empare du monde comme d’un jardin créé pour ses plaisirs : il est né pour en cueillir toutes les fleurs et pour en épuiser tous les parfums. Il a la vie qui déborde; il a l’ivresse sans la satiété. Celui de Molière ne veut pas seulement jouir, il veut aussi corrompre. C’est un grand seigneur blasé, dépravé, ruiné, et qui conserve de la noblesse de son origine une brillante bravoure. L’un défie le monde, la mort et le ciel, et boit à longs trails dans la coupe de cette liberté enivrante à laquelle il porte son toast. L’autre, arrêté dans sa course par ses ennemis et par ses dettes, en est réduit à une volte-face piteuse. Pour demeurer impuni, le gentilhomme se fait dévot.

Nous l’avons vu déjà vanter les merveilleux avantages de ce vêtement d’emprunt. Mais avant d’avoir quitté le monde, il laisse tomber de sa bouche impie un mot qui jette sur Le Misanthrope et sur toute l’œuvre de Molière une vive lumière. Un pauvre lui demande l’aumône. Don Juan lui offre un ducat, mais à la condition qu’il jure. Le pauvre s’y refuse. Don Juan insiste.

DON JUAN.

Prends, le voilà, prends, te dis-je, mais jure donc.

LE PAUVRE.

Non, monsieur, j’aime mieux mourir de faim.

DON JUAN.

Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité.

Que signifie ce mot l’humanité ? Évidemment il n’est pas ici un simple synonyme de bonté. Don Juan donne {p. 510} pour l’amour de l’humanité par opposition à Tartuffe qui donne pour l’amour de Dieu. Mais n’est-ce là qu’une ironie de plus, un nouveau blasphème; ou bien s’y glisse-t-il une intention sérieuse ? Les deux interprétations sont possibles ; ce serait diminuer la portée du mot que de choisir. Il faut les accepter l’une et l’autre.

Ce mot humanité est aussi un de ceux dont la signification s’est fort élargie depuis le XVIIe siècle. Molière est sur la voie qui devait conduire à lui donner un sens plus étendu et plus profond. C’est le vrai nom de l’idéal supérieur qu’il entrevoyait déjà lorsqu’il écrivit le rôle de Tartuffe, et qu’il avait saisi par une vive et profonde intuition lorsqu’il écrivit celui d’Alceste.

Molière est au XVIIe siècle le représentant de cette idée haute et puissante. Par là il fait opposition à la littérature chrétienne du temps. Le christianisme, en effet, malgré les vertus et le génie de quelques prélats illustres, se présentait sous plus d’un rapport, comme l’ennemi de l’humanité. L’église, en s’identifiant avec lui, lui avait prêté ses faiblesses, son orgueil, son ambition terrestre et son intolérance barbare. Complaisante pour le vice, surtout lorsqu’il était assis sur le trône, elle était impitoyable pour les protestants, les jansénistes et les philosophes; elle extorquait à son profit la souveraineté de la conscience. Le sentiment humain manquait au christianisme du XVIIe siècle, grave lacune qui se trahit même dans les chefs-d’œuvre des plus grands écrivains : dans les Pensées de Pascal, où les joies de la piété sont empreintes d’une exaltation {p. 511} passionnée, mais non d’une vraie sérénité ; dans le Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, où il n’y a place que pour le peuple juif et pour ses tenants et aboutissants; dans le Polyeucte de Corneille, où le zèle du néophyte se montre intolérant et impérieux, et jusque dans cette admirable Athalie, où, sous le Dieu d’amour, se cache ce Dieu des Hébreux, qui traitait les adversaires à la façon de l’interdit. Chacune de ces œuvres porte quelque part, sur la première page ou sur la dernière, la marque d’une violence faite au génie de l’humanité par un dogmatisme étroit et oppresseur. Cherchez seulement et vous la trouverez.

En mettant sur la scène son Alceste, qui est bien décidé, en dépit de tout, à n’être fidèle qu’à sa conscience, Molière obéit à une inspiration meilleure, il rendit hommage à une pensée plus haute, il invoqua le droit imprescriptible de l’humanité, ce beau droit, dont le nom devait être inscrit plus tard sur des drapeaux infâmes et être traîné avec eux dans le sang et dans la boue; mais qui n’en demeure pas moins un de ces noms suprêmes qui font tressaillir les nobles âmes, qui sont la joie des esprits justes et des cœurs droits. Il y a dans le rôle d’Alceste une protestation cachée. Si Alceste a voulu être conséquent avec lui-même, il a dû, pour trouver un lieu où il eût pleinement la liberté d’être homme d’honneur, sortir nnon seulement de la société, mais de l’église du XVIIe siècle.

Mais si Molière nous entendait, peut-être ouvrirait-il de grands yeux, et dirait-il, à peu près comme Alceste:

{p. 512}Par la sambleu, Messieurs, je ne croyais pas être

Si profond que je suis.

Certainement Molière n’a pas songé à la centième partie des conséquences qui découlent de son œuvre, et dont nous ne faisons qu’indiquer la plus saillante. Sa pensée était de celles dont on n’a pas conscience: pensée de poète, pensée d’enfant. Qui sait s’il n’a pas ri quelquefois avec Célimène et Philinte de son farouche Alceste ? Est-il sûr qu’il ait bien compris le mot de don Juan ? On l’eût fort embarrassé si on lui eût demandé à propos de telle scène, et surtout à propos des plus profondes, s’il plaisantait ou s’il parlait tout de bon. Le poète est comme la Sibylle: sur le trépied où le dieu l’agite, il prononce des oracles qu’il n’entend qu’à demi: il est l’instrument d’une force supérieure.

Molière, à coup sûr, n’a pas eu la prétention de prophétiser. Jamais il n’y a songé. Et cependant, si on le lit avec toute l’attention qu’il mérite, on verra qu’il a prédit de bien des manières le sort qui attendait la société française. Bossuet, qui aimait à soulever le coin du voile de l’avenir, n’est, malgré son regard d’aigle, qu’un petit enfant à côté de Molière. Il n’a jamais eu que le pressentiment de l’avenir; Molière en a eu la vision; seulement il ne s’en est pas douté.

La scène de don Juan et du pauvre n’est-elle pas l’image frappante de ce qui devait se passer quatre-vingts ans plus tard ? Au XVIIe siècle, siècle où trop souvent l’aumône obligea, et où une bonne somme d’argent servit mille fois de pièce de conviction à des huguenots pauvres ou faibles, voici sur la scène un impie qui tente un pauvre diable, et qui, surpris de {p. 513} rencontrer pour la première fois un honnête homme, moitié sérieusement, moitié dérisoirement, fait l’aumône pour l’amour de l’humanité. De même au XVIIIe siècle, pendant que le clergé continuait son œuvre ambitieuse, ou se reposait sur ses richesses, voici venir des impies et des esprits forts, des enfants de don Juan, souillés comme lui de plus d’un vice et de plus d’un désordre, qui réclament sans relâche en faveur de l’humanité, et élèvent les autels de la philanthropie en face des autels déserts de la charité.

Que signifie le dénouement du Tartuffe, sinon qu’il n’y avait plus de barrière dans l’église contre les envahissements d’une ambition hypocrite, dissimulée sous une fausse couleur de dévotion, et que seul le pouvoir politique était capable de lui opposer une digue ?

Que signifie le dénouement du Festin de Pierre, sinon que la noblesse française, ruinée comme don Juan et comme lui corrompue, n’était plus corrigible, et n’avait aussi à attendre que le jour de la justice ?

Qu’est-ce enfin que le dénouement du Misanthrope, sinon un aveu d’impuissance, sinon un cri de détresse parti des entrailles de la société française ? L’homme d’honneur y est à l’étroit, et, le cœur ulcéré, il quitte un monde où il n’y a plus de place pour la solide et franche vertu. Célimène y reste seule : elle s’amusera, elle se divertira, elle médira, elle courra les bals et les . fêtes, elle jouira de sa jeunesse et de sa fortune; elle fera tout ce que la France monachique allait faire pendant quatre-vingts ans, après la mort du grand roi, jusqu’au moment où l’édifice vermoulu, privé de l’appui {p. 514} de la vertu d’Alceste, s’écroula tout à coup sous le poids de sa corruption.

Etrange destinée que celle du poète comique ! Qu’il se nomme Aristophane ou Molière, il est le véritable prophète de ces sociétés déjà atteintes au cœur, qui s’enivrent de leur propre gloire, qu’aveugle l’éclat dont elles resplendissent, et qui, sur le bord de l’abîme ouvert devant elles, dressent le pavillon de leurs fêtes et la table de leurs banquets. Mais à quoi bon ses prophéties ? La foule l’entoure et l’anime; elle rit à ses bons mots; elle applaudit à sa gaieté; elle se fait un plaisir délicat de se railler elle-même. Charmant, dit-elle, farce piquante, spirituelle comédie. Puis elle court à d’autres plaisirs, et, quand elle s’est bien réjouie, elle s’endort sur ses lauriers. Mais le lendemain sonne l’heure du réveil; elle arrive inattendue et terrible. Tantôt, comme dans la patrie d’Aristophane, c’est l’ennemi qui s’approche et la liberté qui succombe; tantôt, comme dans la patrie de Molière, c’est une révolution qui se déchaîne et un trône qui croule: partout c’est l’abîme à côté duquel on riait ou dansait, cet abîme qu’entrevoyait le poète et qui engloutit sa proie. Pauvre poète, nul n’a pris garde à ses discours, sauf pour s’en divertir de plus belle. Il ne croyait pas lui-même dire si vrai. Peut-être riait-il avec les autres, sauf à être pris de temps en temps d’un accès de sombre mélancolie. Hélas ! quand le rôle de prophète est dévolu au poète comique, c’est qu’il est déjà trop tard, et que la chute est inévitable.