Scène première §
Madeleine, Poquelin.
Poquelin, se promène seul, avec agitation, des papiers à la main. La porte s'ouvre, il jette ces papiers dans le bahut et se tourne avec mauvaise humeur vers Madeleine qui entre.
D'où viens-tu ?
Madeleine, se débarrassant de son manteau.
D'où viens-tu ? Que t'importe ?
{p. 6}
Poquelin
D'où viens-tu ? Que t'importe ? Eh ! je veux le savoir !
Madeleine, se dirigeant vers la porte du Jeu de Paume.
Toujours ce ton galant ? Oh ! alors, au revoir !
Poquelin
Madeleine !
(Elle se retourne.)
Madeleine ! Il faudra que ce jeu-là finisse,
Car tes façons d'agir me mettent au supplice.
5 Une coquette qui sourit à tout venant !…
Tiens ! hier encor… ce rustre à l'air impertinent,
Ce financier venu dans notre Jeu de Paume
Pendant qu'on répétait… tu reçus comme un baume,
Un baume exquis, ses compliments dignes d'un sot…
Madeleine
10 Eh bien ! j'en ai reçu, Poquelin, et tantôt
Même, de mieux tournés !
Poquelin
Même, de mieux tournés ! Ici ?
Madeleine
Même, de mieux tournés ! Ici ? Non, dans la rue !
D'un galant cavalier qui, sitôt qu'il m'eut vue,
Me dit mille douceurs, depuis le Nouveau Pont
Jusqu'à notre logis…
Poquelin
Jusqu'à notre logis… Tu n'as pas eu le front,
15 Je pense, de répondre ?
{p. 7}
Madeleine, évasivement.
Je pense, de répondre ? Heuh !
Poquelin
Je pense, de répondre ? Heuh ! Je sens la colère
Qui me prend… Plaire à tous, et chercher à déplaire
À moi seul ! Moi qui t'aime…
(Plus doux.)
À moi seul ! Moi qui t'aime… et qui te l'ai prouvé…
Madeleine, l'interrompant.
Prouvé ? Nous y voilà… Le mot est arrivé !
Prouvé ?… par ton humeur sombre et mélancolique,
20 Et par tes mots grinchus de jaloux tyrannique ?
Oui… je sais… pour moi tu devins comédien !
— L'état de tapissier ne te disait plus rien ! —
Caprice de ta part…
Poquelin, vivement.
Caprice de ta part… Mais tu fus autre chose
Qu'un caprice pour moi ! Tu fus celle qu'on ose
25 À peine contempler de loin, puis que, soudain,
Un bienheureux hasard met sur votre chemin,
Dans votre vie, et puisqu'on aime sans partage
Et dont on est jaloux, jaloux jusqu'à la rage !…
Tu n'as donc pas un cœur à livrer sans retour ?
30 Tu ne m'as donc donné qu'un fantôme d'amour ?
Madeleine, coquette.
Poquelin, mon ami, vous êtes difficile…
{p. 8}
Et j'en connais plus d'un, dans cette bonne ville,
Qui se contenterait de ce fantôme-là !
Poquelin, brusquement.
Eh bien ! moi, je demande autre chose !
Madeleine, ironique.
35 Voilà !… Le malheur est, mon cher, que je suis incapable
De t'offrir mieux !
(Un temps.)
De t'offrir mieux ! Et suis-je, après tout, si coupable ?
Je suis coquette ? Eh ! oui ! N'est-ce pas notre emploi
À nous autres ?… Plier les hommes sous sa loi,
Les voir tous à genoux mendier un sourire
40 Et pour un doux regard être tous en délire.
Mais c'est là notre cas à toutes… Le métier
Veut ça… Nous devons plaire !…
(Riant.)
Veut ça… Nous devons plaire !… Et, pourquoi le nier ?
Nous plaisons volontiers…
Poquelin
Nous plaisons volontiers… C'est ce que je déplore !
(Changeant de ton.)
Au surplus, à quoi bon nous quereller encore ?
45 Tu ne peux te passer de tous tes sots galants ;
Moi, je ne puis souffrir leurs propos insolents…
Ils ne me viendront plus désormais à l'oreille !
{p. 9}
Madeleine, inquiète.
Que dis-tu ?
Poquelin, résolu.
Que dis-tu ? Que je vais partir.
Madeleine, vivement.
Que dis-tu ? Que je vais partir. Comment ! la veille
Du jour où nous ouvrons ce théâtre !
Poquelin
Du jour où nous ouvrons ce théâtre ! Aussitôt !
50 Tout à l'heure !…
Madeleine
Tout à l'heure !… Et ton rôle, alors ?
Poquelin
Tout à l'heure !… Et ton rôle, alors ? Quelqu'un bientôt
Saura me remplacer…
Madeleine
Saura me remplacer… Sur l'heure ?…
(À part.)
Saura me remplacer… Sur l'heure ?… Il déraisonne !
(À Poquelin.)
Mais, Poquelin, voyons, tu sais bien que personne
Ne peut te remplacer ainsi…
Poquelin
Ne peut te remplacer ainsi… Tant pis pour vous !
{p. 10}
Madeleine, persuasive.
Et pour toi ! Car, enfin, n'as-tu pas, comme nous,
55 Intérêt à ce que notre « Illustre Théâtre »…
Poquelin
Bah ! Il s'illustrera sans moi…
Madeleine, désolée.
Bah ! Il s'illustrera sans moi… L'opiniâtre !
(Elle s'assied, l'air consterné.)
Poquelin, l'observant, avec amertume.
Ah ! comme tu t'émeus, quand c'est ton intérêt
Qu'on menace…
Madeleine, relevant la tête.
Qu'on menace… De grâce !
Poquelin
Qu'on menace… De grâce ! … Et quand tu me vois prêt
À partir !
Madeleine, se levant, conciliante.
À partir ! Eh bien ! là ! si ça te contrarie
60 Tant, je surveillerai cette coquetterie.
Madeleine
Allons donc ! Vrai !
Poquelin, hésitant.
Allons donc ! Vrai ! Bien vrai
{p. 11}
Madeleine
Allons donc ! Vrai ! Bien vrai Aucun adorateur
Ici ne viendra plus…
Poquelin
Ici ne viendra plus… Et ton admirateur
De tantôt… dans la rue…
Madeleine, mentant.
De tantôt… dans la rue… Une histoire inventée !…
(Câline.)
Allons, ne prenez plus votre mine attristée,
65 Grand jaloux !…
(Elle est près de la fenêtre et regarde le Jeu de Paume.)
Grand jaloux !… Et tenez… Allez… On vous attend
Pour répéter…
Poquelin
Pour répéter… L'auteur est là ?
Madeleine
Pour répéter… L'auteur est là ? Monsieur Tristan ?
Oui, certes !
(Entrouvrant la fenêtre et parlant à la cantonade.)
Oui, certes ! Il vous rejoint !
(À Poquelin qui va vers la porte.)
Oui, certes ! Il vous rejoint ! À propos… ta tirade…
Quand Chrispe dit qu'il meurt… du feu ! de la bravade.
(Souriant.)
Je suis de bon conseil… pour le métier…
{p. 12}
Poquelin
Je suis de bon conseil… pour le métier… Merci !
(Il va sortir et se retourne vers Madeleine.)
70 Mais si quelque galant jamais paraît ici…
Madeleine, le poussant dehors.
Tu pars… oui !… Mais va donc !…
Poquelin
Tu pars… oui !… Mais va donc !… Tu descends ?
Madeleine
Tu pars… oui !… Mais va donc !… Tu descends ? Non, ma scène
N'est qu'à la fin de l'acte…
(Il sort.)
Scène 3 §
Cyrano, Madeleine.
Cyrano, entrant.
Enfin… Je te revois, ma déesse au doux charme…
(Allant à elle.)
{p. 14}
85 Un baiser tout d'abord.
(Elle refuse de ta tête.)
Un baiser tout d'abord. Non ?
(Fat.)
Un baiser tout d'abord. Non ? J'y perdrais mon nom
De Cyrano !… Le baiser, vite !
Madeleine, agacée.
De Cyrano !… Le baiser, vite ! On vous dit non.
Cyrano
C'est ce que nous verrons… et bientôt…
(Il marche vers elle.)
C'est ce que nous verrons… et bientôt… Une feinte…
Et droit sur l'ennemi…
Madeleine, lui échappant et se mettant à l'abri derrière la table.
Et droit sur l'ennemi… Qui se met hors d'atteinte !
Cyrano, riant.
La friponne ! Elle veut me mettre sur les dents…
90 Second assaut…
(Il va s'élancer, elle l'arrête.)
Madeleine
Second assaut… Au fait… Arrêtez.
(Elle sort de sa retraite.)
Second assaut… Au fait… Arrêtez. Je me rends !
Mais de plein gré.
(Il veut l'embrasser. Elle se recule.)
Mais de plein gré. Eh ! là !… Sachez bien que personne
{p. 15}
Ne peut prendre un baiser… Un baiser, ça se donne !
(Elle lui envoie un baiser du bout des doigts.)
Là !
Cyrano, déconfit.
Là ! C'est tout ?
Madeleine, d'un ton ferme.
Là ! C'est tout ? Maintenant, s'il vous plaît, hors d'ici !
Cyrano
Et… s'il ne me plaît pas ?
Madeleine
Et… s'il ne me plaît pas ? Ce sera tout ainsi !
95 Quand la Béjart s'est mise quelque dessein entête,
C'est vite fait : Ni Dieu, ni galant ne l'arrête.
(Montrant la porte.)
Qu'attendez-vous ?
Cyrano
Qu'attendez-vous ? J'attends… que je veuille obéir !
Car tu m'as mis en goût de ne plus repartir…
On est trop bien ici, ma chère ! Et peux-tu croire
100 Qu'on va battre en retraite au seuil de la victoire ?
Madeleine, éclatant.
La victoire ? Ah ! vraiment ! que vous vous méprenez…
Avec cet air plaisant… ce costume… ce nez !
Cyrano, vexé.
Alors, pourquoi m'ouvrir ?
{p. 16}
Madeleine
Alors, pourquoi m'ouvrir ? Pour vous chasser ensuite.
Madeleine
Et le baiser ? Donné pour être plutôt quitte.
(Très brusque.)
105 … Et d'ailleurs, vous devez comprendre maintenant,
Sans tant de longs discours, que vous êtes gênant.
Madeleine
Gênant ? On ne peut plus !… Autant que l'on peut l'être !
Et la preuve…
(Un peu gênée et se décidant.)
Et la preuve… Tenez… poussez cette fenêtre…
Que voyez-vous ?
Cyrano, regardant.
Que voyez-vous ? Un jeu de paume !
Madeleine
Que voyez-vous ? Un jeu de paume ! Et puis… plus rien ?
Cyrano, regardant d'un autre côté.
110 Ah ! par ici, je vois un théâtre…
Madeleine, lui fermant la fenêtre au nez.
Ah ! par ici, je vois un théâtre… Le mien,
{p. 17}
Lequel ouvre demain au public de la ville…
Vous jugerez, dès lors, qu'il m'est fort difficile,
Ayant mille travaux, ce jour, et cent tracas,
De méditer longtemps, monsieur, sur votre cas,
115 Et, quand ma troupe même à jouer n'est pas prête,
De perdre un grand quart d'heure à parler d'amourette !
Cyrano
Donc, tu veux me chasser ?
Madeleine
Donc, tu veux me chasser ? J'en suis toute au regret.
(Elle le pousse vers la porte.)
Cyrano, à part.
Bah ! tant pis… La mâtine a vraiment trop d'attrait…
(Se retournant brusquement. Haut.)
Quand Cyrano franchit avec succès la porte
120 D'une belle, il faudrait cent hommes pour qu'il sorte…
(Se jetant sur un fauteuil.)
Je ne sortirai pas !
Madeleine, exaspérée et allant à la fenêtre.
Au diable le têtu !
(Regardant par la fenêtre. À part.)
Et Poquelin finit !
Cyrano, de son fauteuil.
Et Poquelin finit ! Ma très chère…
Madeleine, même jeu.
Et Poquelin finit ! Ma très chère… Il s'est tu !
{p. 18}
Cyrano, même jeu.
J'adore le théâtre…
Madeleine, même jeu.
J'adore le théâtre… Il remonte !
(Désignant Cyrano.)
J'adore le théâtre… Il remonte ! Et lui reste !
Cyrano
Tu dois aussi l'aimer ?
Madeleine, s'apprêtant à sortir.
Tu dois aussi l'aimer ? Moi ?… Moi, je vous déteste !
(Cyrano hausse les épaules en souriant. Elle se hâte vers la porte. À part.)
125 Je préfère être loin au moment du contact !
(Elle sort.)
Scène 5 §
Poquelin, Cyrano.
Poquelin, à part.
Un homme ici !… Chez elle !…
(Haut, voix rude.)
Un homme ici !… Chez elle !… Eh ! monsieur !
Cyrano, se redressant à ce ton de voix, mais sans se retourner, à part.
Un homme ici !… Chez elle !… Eh ! monsieur ! Qu'est-ce à dire ?
Poquelin, plus nerveux.
Que faites-vous céans ?
Cyrano, l'air furibond, mais sans se retourner encore.
Que faites-vous céans ? Ce qu'il me plaît !
Poquelin, marchant vers Cyrano, et insolent.
Que faites-vous céans ? Ce qu'il me plaît ! Faquin !
Cyrano, pendant qu'il se retourne, tirant l'épée.
130 Cornebleu ! l'insolent !
Poquelin, le reconnaissant, ébahi.
Cornebleu ! l'insolent ! Cyrano !
{p. 20}
Cyrano, même jeu.
Cornebleu ! l'insolent ! Cyrano ! Poquelin !
Un revenant !
Poquelin
Un revenant ! Or çà, vite que je t'embrasse.
(L'embrassant.)
Ce cher ami !
Cyrano
Ce cher ami ! Trois ans sans se voir face à face !…
Ai-je changé depuis le temps de Gassendi ?
Cyrano
Non, certes… Et toi non plus…
Poquelin, l'examinant avec insistance.
Non, certes… Et toi non plus… Toujours l'abord hardi !
Cyrano
135 Toi, ton air doux et triste… As-tu revu Chapelle ?
Poquelin, comme distrait.
Rarement.
Cyrano
Rarement. Et Bernier ?… Au fait… je me rappelle…
Poquelin, l'interrompant.
Un mot… par quel hasard…
{p. 21}
Cyrano
Un mot… par quel hasard… Je suis ici ?… Mon cher,
(Fat.)
Une femme…
Poquelin, violemment.
Une femme… Et son nom ?
Cyrano, étonné.
Une femme… Et son nom ? Palsambleu ! de quel air
Tu me parles ?
Poquelin, très ardent.
Tu me parles ? Son nom, Cyrano, je t'en prie !
Cyrano, hésitant maintenant.
140 C'est que…
Poquelin, très froid.
C'est que… Sois donc discret si tu veux. Je parie
Que je le sais, ce nom… La Béjart !
Cyrano, se trahissant.
Que je le sais, ce nom… La Béjart ! Qui t'a dit ?…
Poquelin, accablé, avec douleur.
C'est elle !…
Cyrano, courant à lui.
C'est elle !… Ah ! Poquelin ! Je ne suis qu'un maudit
Fou… Tu l'aimes ?
Poquelin
Fou… Tu l'aimes ? Hélas !
{p. 22}
Cyrano
Fou… Tu l'aimes ? Hélas ! Et tu souffres par elle ?
Poquelin, avec rage.
L'infernale coquette !
Cyrano, approuvant involontairement.
L'infernale coquette ! Ah ! ça… la demoiselle
145 Peut se vanter de l'être !…
(Revenant à la situation.)
Peut se vanter de l'être !… Au reste, calme-toi…
C'est la première fois que j'entre sous son toit…
D'honneur !
Poquelin
D'honneur ! Eh ! que m'importe !
Cyrano
D'honneur ! Eh ! que m'importe ! Et même, il faut te dire
Qu'elle m'a mis dehors…
Poquelin, avec ironie triste.
Qu'elle m'a mis dehors… Je le vois !
Cyrano, embarrassé.
Qu'elle m'a mis dehors… Je le vois ! Tout conspire
À me donner les torts… Et, défait, j'eus ces torts.
150 Car moi seul…
Poquelin, l'arrêtant.
Car moi seul… Inutile, ami, tous tes efforts
Sont superflus… Je vois qu'elle est incorrigible…
Et qu'elle m'a menti… Ce ne m'est plus possible
De demeurer ici plus longtemps… Je m'en vais !
{p. 23}
Cyrano
Je suis au désespoir…
Poquelin
Je suis au désespoir… Pourquoi ? Tu te trouvais
155 Là sans savoir… Un autre ou toi… c'est même compte.
Elle ne m'aime plus … Je pars…
Cyrano
Elle ne m'aime plus … Je pars… Mais on raconte
Ces choses-là… L'on n'en fait rien…
Poquelin, très grave.
Ces choses-là… L'on n'en fait rien… Je pars pourtant.
Cyrano, grave aussi.
C'est sérieux ?
Poquelin
C'est sérieux ? Oui, certes…
(Un temps.)
Cyrano
C'est sérieux ? Oui, certes… Il vaut peut-être autant
Après tout… Loin des yeux, dit un proverbe sage,
160 Loin du cœur. En ayant aujourd'hui ce courage,
Ton mal fuira plus vite, ami, j'en suis certain.
Et tu t'éveilleras, je gage, un beau matin,
Content, libre, guéri… Sur ce… l'heure s'avance…
À la « Pomme de pin » l'on doit faire bombance…
165 Viens !
(On entend, par la fenêtre, un bruit de bravos monter du Jeu de Paume où l'on répète ; Poquelin, qui allait suivre Cyrano vers la porte de la rue, s'arrête soudain.)
Poquelin
Viens ! Un instant !
Cyrano
Viens ! Un instant ! Quoi donc ?
Poquelin, la voix émue.
Viens ! Un instant ! Quoi donc ? Ces applaudissements !
Cyrano
Que te font ces bravos ?…
(Nouveaux bravos.)
Poquelin, à part.
Que te font ces bravos ?… Encore !… À tous moments !
(Entraînant Cyrano vers la fenêtre.)
Regarde… Béjart joue… et tous, dedans la salle,
Applaudissent… De fait, la scène est sans égale !
(Emporté et applaudissant à son tour.)
Ah ! bravo ! camarade !
Cyrano, le regardant étonné.
Ah ! bravo ! camarade ! Hein ? camarade ?… Eh ! quoi !
170 Camarades… ces gens ?…
Poquelin
Camarades… ces gens ?… Sont ce que j'étais, moi !…
C'est vrai… tu ne sais pas… Pour suivre Madeleine…
Je fus comédien…
{p. 25}
Cyrano
Je fus comédien… Tu montas sur la scène ?
Poquelin, avec douleur.
Je n'y monterai plus… Tout mon rêve est détruit…
Ces applaudissements… Ces bravos ! Ah !… ce bruit…
(Ardent et s'animant de plus en plus.)
175 Non ! tu ne peux savoir, Cyrano, quelle ivresse
On ressent, quand éclate à l'oreille… sans cesse…
Grondant comme un tonnerre et vous serrant le cœur…
Ce bruit qui vous apprend que vous sortez vainqueur
De la lutte engagée avec l'âme des hommes…
180 Que cette âme est à nous — tout petits que nous sommes,
Car, selon qu'il nous plut de la transfigurer,
Nous l'avons fait sourire ou l'avons fait pleurer !
Voir à deux pas de soi, comme en un grand trou sombre
Tous ces êtres humains, qui paraissent sans nombre,
185 Vivant, dans un éclair, l'existence qu'on veut,
Ardents de notre ardeur, brûlant de notre feu,
Navrés de notre peine et fous de notre joie…
Les pétrir à sa guise… en faire notre proie…
Et les entendre alors — comme un flot de la mer
190 Dont le bruissement monte et grandit dans l'air—
Bénir de leurs deux mains le donneur de magie
Qui sut, pour un instant, les ravir à leur vie…
Cette heure exquise, et grande, et que, moi, je connus,
Et qui t'échappe. — Hélas !… Je ne la verrai plus !
Cyrano
195 Quel ardeur à défendre un état qui, j'avoue,
{p. 26}
A ses plaisirs et ses orgueils… Mais quand on joue,
Ne faut-il pas compter avec les mauvais jours ?
Poquelin
Paris m'accueillant mal, la province toujours
Me fût restée…
Cyrano
Me fût restée… Errant de village en village !
Poquelin
200 … Et que m'importerait ce long pèlerinage
Si je voyais sans cesse… au terme du chemin…
Poindre, après le présent sombre, un clair lendemain !
(S’échauffant encore.)
Et quand même jamais ne luirait cette aurore…
Même désespéré… j'espérerais encore…
205 Puisque j'aurais au cœur un divin cordial,
Réchauffant ma misère au feu de l'idéal !
(Un temps. Retombant de ce rêve.)
Mais à présent !…
(Il demeure pensif et va vers le bahut où il jeta ses cahiers au début.)
Cyrano, à part.
Mais à présent !… Et rien toujours sur sa maîtresse !
C'est de quitter son art qu'il a l'âme en détresse !…
Il faut qu'il reste !
(Il voit Poquelin fouiller dans le bahut. Haut.)
Il faut qu'il reste ! Mais… que vas-tu chercher là ?
{p. 27}
Poquelin
210 Ne me dérange point.
(Poquelin va vers la cheminée.)
Cyrano
Ne me dérange point. Mais, je veux voir cela…
Ces papiers ?… pour brûler ?
Poquelin, évasif.
Ces papiers ?… pour brûler ? Un absurde grimoire !
Cyrano, railleur.
Soigneusement caché dans le fond d'une armoire ?…
Auteur alors ?… On peut voir quel est ton travail ?…
(Il tend la main.)
Donne !
Poquelin
Donne ! Mais non…
Cyrano
Donne ! Mais non… Très bien !
(Il lui prend les papiers par surprise.)
Donne ! Mais non… Très bien ! Je le prends !… En détail
215 On lira ça…
(Il les met dans sa poche.)
Poquelin
On lira ça… Ce sont quelques essais sans forme.
Rends-les-moi…
Cyrano, il les retire de sa poche.
Rends-les-moi… Voyons donc cette sottise énorme…
(Feuilletant et lisant des titres.)
Gorgibus dans le sac… Le Docteur amoureux…
{p. 28}
Le Fagoteux… bon… bon…Le Pédant !…
(S'arrêtant.)
Titre heureux…
(Négligemment.)
Moi-même je le pris pour une comédie
220 Quand je faisais… en vers… de la philosophie…
Poquelin, souriant.
Je m'en souviens fort bien… L'histoire de Grangier…
Un excellent morceau que j'osai copier…
(Il lui montre un feuillet.)
Là !
Cyrano, regardant.
Là ! C'est vrai !
(Lisant.)
Là ! C'est vrai ! « Qu'allait-il faire en cette galère ?… »
(Le menaçant par plaisanterie.)
Voyez-vous cet auteur qui pille son confrère !
Poquelin, plus sérieux.
225 Oui… Je suis né pillard…
Cyrano, vivement.
Oui… Je suis né pillard… Mais je ne t'en veux pas
Pour avoir pris un grain de sel à mon repas !
Poquelin, pensif.
Piller !…
(À Cyrano.)
Piller !… Ouvre au hasard ces notes… Prends la peine
De voir tous ces fragments découpés à main pleine
{p. 29}
Et chez ceux de ce temps, et dans l'antiquité,
230 Et parmi les Français, et chez ceux d'à côté,
L'Italie ou l'Espagne…
(Feuilletant lui-même.)
L'Italie ou l'Espagne… Ici… c'est du Térence ;
Là… du Plaute… Un trait, là, des bouffons de Florence…
Plus loin, c'est un extrait des anciens fabliaux…
À l'autre page, un mot cueilli sur nos tréteaux…
235 Les ai-je assez pillés tous en cours de lecture ?
Et je n'ai cependant nul remords — je t'assure—
D'avoir pillé partout où se trouve mon bien !
Cyrano, souriant.
Ton « bien » !… Pourvu…
Poquelin, grave.
Ton « bien » !… Pourvu… Pourvu que je le fasse mien !
Pourvu que tout ce vieux, au contact d'une autre âme,
240 Rajeunisse aussitôt et jette une autre flamme !
Pourvu que mes larcins à leur tour fassent loi !
Pourvu que sous le masque emprunté je sois Moi !…
Cyrano
Mais être original est chose difficile…
Tout est fait ici-bas… Il faut être docile
245 Et suivre jusqu'au bout les sentiers tout tracés !
Ou… faire comme moi… qui lorsque j'eus assez
De ce monde vieilli, voulus chercher fortune
Au soleil et trouver du talent… dans la lune !
Poquelin
À mon sens, Cyrano, personne n'a besoin
{p. 30}
250 De chercher du talent ni si haut, ni si loin…
Et l'on n'a qu'à jeter les yeux sur cette terre
Pour trouver des sujets à n'en savoir que faire…
La vie est un grand livre où l'on n'a qu'à puiser,
Et l'on peut tout y voir pour, ensuite, en user !
Cyrano
255 Mais on en voit si peu…
Poquelin
Mais on en voit si peu… Le tout est qu'on observe
Ce peu qu'on voit… Et puis qu'on le mette en réserve…
Ces riens accumulés feront un corps plus tard,
Un corps vivant !
Cyrano, avec doute.
Un corps vivant ! Vivant ?… Par la force de l'art !…
Poquelin, fermement.
Vivant… parce qu'il fut fait avec de la vie !…
260 Tout ce que j'aperçois autour de moi, l'envie
Me prend de le graver dans ma tête aussitôt,
Comme un voleur cachant de l'or sous son manteau…
Le vice… la vertu… le désespoir… la joie…
Il faut tout dérober aux passants qu'on coudoie…
265 Coquettes médisant tout bas sous l'éventail,
Ceux dont l'amour trop franc est un épouvantail,
Avare aimant son or jusqu'à la frénésie,
Faux dévots tout confits dans leur hypocrisie,
Tous enfin que toi… moi… tout le monde peut voir
270 Et qu'il faut avoir vus… et bien vus… pour savoir
{p. 31}
De quel train va le monde et que ce qui le mène,
Demain comme aujourd'hui, c'est la bassesse humaine.
Et penses-tu qu'ensuite, en fixant tous ces traits,
Sans faire le pédant, sans rendre des arrêts
275 Rien qu'en montrant à l'homme au théâtre crédule !
Ce qu'il est dans la vie : ou vil, ou ridicule,
On n'aura pas fait mieux que d'être original,
Puisqu'on a fait du bien, en montrant tout le mal !
(Un temps, puis triste et souriant.)
Ah ! Cyrano… tu ris sans doute — et c'est justice !
280 D'entendre ces grands mots à propos d'une esquisse
Ou deux sans importance… un ou deux canevas
De farces… Gorgibus !… Le Fagoteux !…Tu vas
Me prendre pour un sot qui n'a rien fait, en somme,
Et vous a des façons d'oracle et de grand homme…
285 Tu te dis…
Cyrano, grave, l'interrompant.
Tu te dis… Je me dis qu'escompter l'avenir
Est un soin inutile — un monde peut finir
Pour un atome errant en dehors de sa route ! —
Mais que si l'on devait triompher de ce doute,
Si l'on pouvait prédire à quelqu'un qu'il serait
290 Grand quelque jour, d'après ce qu'il nous apparaît
Tout d'abord, et d'après les pensées qu'il révèle,
Et sur les mots qu'il dit, et sur l'âme nouvelle
Qu'on sent éclore en lui… ce serait certes à toi
Qu'il faudrait — oubliant que le hasard fait loi —
295 Dire : « Je suis certain de ta gloire future.
Tu seras grand. Ton nom est de ceux que murmure
{p. 32}
Confusément déjà la voix des grands destins.
Et que l'humanité, les soirs et les matins,
Répétera !… »
(Lentement.)
Répétera !… » Voilà quelle était ma pensée !
(Un petit temps.)
300 Et je pensais aussi que ton âme, blessée
Par un chagrin d'amour, aura sa guérison
Sans que tu sois forcé de quitter la maison
Où je sens que la voix de l'avenir t'appelle…
Poquelin, vivement.
Non, la déception m'y fut par trop cruelle
305 D'aimer sans être aimé… Je veux sans plus tarder
Partir à tout jamais… J'ai soif de m'évader
De cet amour…
Cyrano
De cet amour… Tu n'as donc que ce rêve au monde ?
Poquelin
Oui !… J'ai pu désirer la gloire sans seconde
Que tu me promettais tout à l'heure !… Souvent,
310 Le soir, quand tout dormait, ce songe décevant
M'a pu hanter — si doux quand on sort de l'enfance
Et que l'on est tout plein de noble confiance —
De devenir un jour… qui sait ?… un grand acteur,
Et qui sait même ?… plus… beaucoup plus… un auteur !
315 C'était trop beau… Soyons, comme Poquelin père,
Tapissier… mais moins bon… C'est fini de Molière !…
Pauvre et cher nom choisi !…
{p. 33}
Cyrano
Pauvre et cher nom choisi !… Molière !… un nom parfait !
Et qu'il te faut garder !…
Poquelin
Et qu'il te faut garder !… Le sacrifice est fait !
(Il va vers la porte de la rue.)
Viens-tu ?
Cyrano, cherchant un moyen de le retenir.
Viens-tu ? Partir !… Partir !…
(Trouvant.)
Viens-tu ? Partir !… Partir !… Mais tout d'abord, j'y pense,
320 As-tu le droit de fuir avec insouciance ?…
Je croirais mal agir en quittant… sans émoi…
Ces gens, ces braves gens, qui, tous, comptent surmoi.
Poquelin, remué.
Mes camarades…
Cyrano
Mes camarades… Oui… Qui leur fit la promesse
D'être pour eux, dans la fortune ou la détresse,
325 Le chef qui les défend, l'ami qui les soutient,
Celui qui ne fuit pas quand le malheur survient ?
Poquelin, à voix basse.
C'est moi !
Cyrano
C'est moi ! Tu vois !
{p. 34}
Poquelin, réfléchissant.
C'est moi ! Tu vois ! Oui… oui… Ce serait être lâche
Que les laisser avec tout le poids de la tâche…
(Se reprenant.)
Mais cet amour pourtant m'est odieux…
Cyrano
Mais cet amour pourtant m'est odieux… Ingrat !
330 Ton amour ? Mais c'est lui, oui… lui, qui te vaudra
Peut-être d'être grand… et cette Madeleine
Que tu maudis… c'est le parfum de son haleine
Et l'or de ses cheveux et l'éclat de son teint
Qui te vaudra peut-être un illustre destin,
335 Puisqu'elle t'a cueilli, suivant ta route obscure,
Pour te jeter aux bras de la gloire future,
Et fut le bon hasard, la sainte occasion
Qui te conquit, ingrat, à ta vocation !
Poquelin
Fallait-il me cueillir comme un fruit de souffrance ?
Cyrano
340 La souffrance est parfois un levain d'espérance…
Et quand on veut, ainsi que toi, peindre les maux
Qui, des rois de la terre aux serfs de nos hameaux,
Sont de l'humanité l'éternel apanage,
Il n'est pas suffisant de les voir sur la page
345 D'un livre… et d'avoir vu de la souffrance en l'air…
Il est bon qu'on les ait ressentis dans sa chair
Et que, le cœur meurtri, l'on puisse dire aux autres :
« Ces maux étaient les miens avant d'être les vôtres ! »
{p. 35}
Poquelin
Tu dis vrai… Cet amour… ou bien j'en guérirai,
350 Ou, si j'en dois souffrir… eh bien… je souffrirai.
Mais je demeure, ami…
(Il lui tend la main.)