Jubin, Georges
Molière et Cyrano

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Jubin, Georges

1899

Molière et Cyrano

2018
Jubin Georges, Molière et Cyrano, Paris, H. Simonis Empis, 1899. Source : Google Books.
Ont participé à cette édition électronique : Côme Saignol (Saisie et édition XML-TEI).
{p. 4}

Personnages §

  • Jean-Baptiste Poquelin, M. Marquet.
  • Cyrano de Bergerac, M. Janvier.
  • Madeleine Béjart, Mme Mitsy Dalti.
{p. 5}

Molière et Cyrano §

Au Jeu de Paume des Métayers, berceau de 1'« Illustre Théâtre », la veille de l'ouverture, 31 décembre 1643. La scène représente une pièce attenant à ce Jeu de Paume, au premier étage, et servant de loge à Madeleine Béjart et à Jean-Baptiste Poquelin. Au fond, large porte à judas donnant sur l'escalier de la rue. À gauche, large fenêtre donnant sur le Jeu de Paume. À droite, au milieu, cheminée, et, de chaque côté de la cheminée, deux petites portes conduisant au Jeu de Paume. Un bahut. Une table.

Acte I §

Scène première §

Madeleine, Poquelin.

Poquelin, se promène seul, avec agitation, des papiers à la main. La porte s'ouvre, il jette ces papiers dans le bahut et se tourne avec mauvaise humeur vers Madeleine qui entre.

D'où viens-tu ?

Madeleine, se débarrassant de son manteau.

Que t'importe ?
{p. 6}

Poquelin

Eh ! je veux le savoir !

Madeleine, se dirigeant vers la porte du Jeu de Paume.

Toujours ce ton galant ? Oh ! alors, au revoir !

Poquelin

Madeleine !
(Elle se retourne.)
Il faudra que ce jeu-là finisse,
Car tes façons d'agir me mettent au supplice.
5 Une coquette qui sourit à tout venant !…
Tiens ! hier encor… ce rustre à l'air impertinent,
Ce financier venu dans notre Jeu de Paume
Pendant qu'on répétait… tu reçus comme un baume,
Un baume exquis, ses compliments dignes d'un sot…

Madeleine

10 Eh bien ! j'en ai reçu, Poquelin, et tantôt
Même, de mieux tournés !

Poquelin

Ici ?

Madeleine

Non, dans la rue !
D'un galant cavalier qui, sitôt qu'il m'eut vue,
Me dit mille douceurs, depuis le Nouveau Pont
Jusqu'à notre logis…

Poquelin

Tu n'as pas eu le front,
15 Je pense, de répondre ?
{p. 7}

Madeleine, évasivement.

Heuh !

Poquelin

Je sens la colère
Qui me prend… Plaire à tous, et chercher à déplaire
À moi seul ! Moi qui t'aime…
(Plus doux.)
et qui te l'ai prouvé…

Madeleine, l'interrompant.

Prouvé ? Nous y voilà… Le mot est arrivé !
Prouvé ?… par ton humeur sombre et mélancolique,
20 Et par tes mots grinchus de jaloux tyrannique ?
Oui… je sais… pour moi tu devins comédien !
— L'état de tapissier ne te disait plus rien ! —
Caprice de ta part…

Poquelin, vivement.

Mais tu fus autre chose
Qu'un caprice pour moi ! Tu fus celle qu'on ose
25 À peine contempler de loin, puis que, soudain,
Un bienheureux hasard met sur votre chemin,
Dans votre vie, et puisqu'on aime sans partage
Et dont on est jaloux, jaloux jusqu'à la rage !…
Tu n'as donc pas un cœur à livrer sans retour ?
30 Tu ne m'as donc donné qu'un fantôme d'amour ?

Madeleine, coquette.

Poquelin, mon ami, vous êtes difficile…
{p. 8}
Et j'en connais plus d'un, dans cette bonne ville,
Qui se contenterait de ce fantôme-là !

Poquelin, brusquement.

Eh bien ! moi, je demande autre chose !

Madeleine, ironique.

35 Voilà !… Le malheur est, mon cher, que je suis incapable
De t'offrir mieux !
(Un temps.)
Et suis-je, après tout, si coupable ?
Je suis coquette ? Eh ! oui ! N'est-ce pas notre emploi
À nous autres ?… Plier les hommes sous sa loi,
Les voir tous à genoux mendier un sourire
40 Et pour un doux regard être tous en délire.
Mais c'est là notre cas à toutes… Le métier
Veut ça… Nous devons plaire !…
(Riant.)
Et, pourquoi le nier ?
Nous plaisons volontiers…

Poquelin

C'est ce que je déplore !
(Changeant de ton.)
Au surplus, à quoi bon nous quereller encore ?
45 Tu ne peux te passer de tous tes sots galants ;
Moi, je ne puis souffrir leurs propos insolents…
Ils ne me viendront plus désormais à l'oreille !
{p. 9}

Madeleine, inquiète.

Que dis-tu ?

Poquelin, résolu.

Que je vais partir.

Madeleine, vivement.

Comment ! la veille
Du jour où nous ouvrons ce théâtre !

Poquelin

Aussitôt !
50 Tout à l'heure !…

Madeleine

Et ton rôle, alors ?

Poquelin

Quelqu'un bientôt
Saura me remplacer…

Madeleine

Sur l'heure ?…
(À part.)
Il déraisonne !
(À Poquelin.)
Mais, Poquelin, voyons, tu sais bien que personne
Ne peut te remplacer ainsi…

Poquelin

Tant pis pour vous !
{p. 10}

Madeleine, persuasive.

Et pour toi ! Car, enfin, n'as-tu pas, comme nous,
55 Intérêt à ce que notre « Illustre Théâtre »…

Poquelin

Bah ! Il s'illustrera sans moi…

Madeleine, désolée.

L'opiniâtre !
(Elle s'assied, l'air consterné.)

Poquelin, l'observant, avec amertume.

Ah ! comme tu t'émeus, quand c'est ton intérêt
Qu'on menace…

Madeleine, relevant la tête.

De grâce !

Poquelin

… Et quand tu me vois prêt
À partir !

Madeleine, se levant, conciliante.

Eh bien ! là ! si ça te contrarie
60 Tant, je surveillerai cette coquetterie.

Poquelin

Allons donc !

Madeleine

Vrai !

Poquelin, hésitant.

Bien vrai
{p. 11}

Madeleine

Aucun adorateur
Ici ne viendra plus…

Poquelin

Et ton admirateur
De tantôt… dans la rue…

Madeleine, mentant.

Une histoire inventée !…
(Câline.)
Allons, ne prenez plus votre mine attristée,
65 Grand jaloux !…
(Elle est près de la fenêtre et regarde le Jeu de Paume.)
Et tenez… Allez… On vous attend
Pour répéter…

Poquelin

L'auteur est là ?

Madeleine

Monsieur Tristan ?
Oui, certes !
(Entrouvrant la fenêtre et parlant à la cantonade.)
Il vous rejoint !
(À Poquelin qui va vers la porte.)
À propos… ta tirade…
Quand Chrispe dit qu'il meurt… du feu ! de la bravade.
(Souriant.)
Je suis de bon conseil… pour le métier…
{p. 12}

Poquelin

Merci !
(Il va sortir et se retourne vers Madeleine.)
70 Mais si quelque galant jamais paraît ici…

Madeleine, le poussant dehors.

Tu pars… oui !… Mais va donc !…

Poquelin

Tu descends ?

Madeleine

Non, ma scène
N'est qu'à la fin de l'acte…
(Il sort.)

Scène 2 §

Madeleine.

Madeleine, seule.

Ouf ! Que l'on a de peine
À mettre à la raison ce damné Poquelin !
(Songeuse.)
Jaloux !
(Riant.)
Il tombe bien !… Mon cœur est un moulin
75 Qui tourne à tous les vents…
(Sérieuse.)
L'important est qu'il reste !
{p. 13}
Nous quitter brusquement, un jour semblable…Peste !
C'eût été du joli !
(On frappe à la porte de la rue.)
Qu'est-ce là ?
(Elle regarde par le judas de celte porte.)
Quel ennui !
L'inconnu que je vis au Pont-Neuf aujourd'hui !
Pas beau d'abord… Un nez de longueur insolite…
80 Et puis… pour Poquelin !… Ce serait la faillite,
S'il s'en allait !
(On refrappe.)
Non ! non !
(On refrappe plus fort. — Réfléchissant.)
Mais l'autre peut l'ouïr…
(Se décidant.)
Mieux vaut l'expédier !
(Elle va vers la porte.)

Cyrano, du dehors.

Ah çà ! Va-t-on m'ouvrir ?

Madeleine, en ouvrant, à travers la porte.

Eh là ! taisez-vous donc !… Vous faites un vacarme !

Scène 3 §

Cyrano, Madeleine.

Cyrano, entrant.

Enfin… Je te revois, ma déesse au doux charme…
(Allant à elle.)
{p. 14}
85 Un baiser tout d'abord.
(Elle refuse de ta tête.)
Non ?
(Fat.)
J'y perdrais mon nom
De Cyrano !… Le baiser, vite !

Madeleine, agacée.

On vous dit non.

Cyrano

C'est ce que nous verrons… et bientôt…
(Il marche vers elle.)
Une feinte…
Et droit sur l'ennemi…

Madeleine, lui échappant et se mettant à l'abri derrière la table.

Qui se met hors d'atteinte !

Cyrano, riant.

La friponne ! Elle veut me mettre sur les dents…
90 Second assaut…
(Il va s'élancer, elle l'arrête.)

Madeleine

Au fait… Arrêtez.
(Elle sort de sa retraite.)
Je me rends !
Mais de plein gré.
(Il veut l'embrasser. Elle se recule.)
Eh ! là !… Sachez bien que personne
{p. 15}
Ne peut prendre un baiser… Un baiser, ça se donne !
(Elle lui envoie un baiser du bout des doigts.)
Là !

Cyrano, déconfit.

C'est tout ?

Madeleine, d'un ton ferme.

Maintenant, s'il vous plaît, hors d'ici !

Cyrano

Et… s'il ne me plaît pas ?

Madeleine

Ce sera tout ainsi !
95 Quand la Béjart s'est mise quelque dessein entête,
C'est vite fait : Ni Dieu, ni galant ne l'arrête.
(Montrant la porte.)
Qu'attendez-vous ?

Cyrano

J'attends… que je veuille obéir !
Car tu m'as mis en goût de ne plus repartir…
On est trop bien ici, ma chère ! Et peux-tu croire
100 Qu'on va battre en retraite au seuil de la victoire ?

Madeleine, éclatant.

La victoire ? Ah ! vraiment ! que vous vous méprenez…
Avec cet air plaisant… ce costume… ce nez !

Cyrano, vexé.

Alors, pourquoi m'ouvrir ?
{p. 16}

Madeleine

Pour vous chasser ensuite.

Cyrano

Et le baiser ?

Madeleine

Donné pour être plutôt quitte.
(Très brusque.)
105 … Et d'ailleurs, vous devez comprendre maintenant,
Sans tant de longs discours, que vous êtes gênant.

Cyrano

Gênant ?

Madeleine

On ne peut plus !… Autant que l'on peut l'être !
Et la preuve…
(Un peu gênée et se décidant.)
Tenez… poussez cette fenêtre…
Que voyez-vous ?

Cyrano, regardant.

Un jeu de paume !

Madeleine

Et puis… plus rien ?

Cyrano, regardant d'un autre côté.

110 Ah ! par ici, je vois un théâtre…

Madeleine, lui fermant la fenêtre au nez.

Le mien,
{p. 17}
Lequel ouvre demain au public de la ville…
Vous jugerez, dès lors, qu'il m'est fort difficile,
Ayant mille travaux, ce jour, et cent tracas,
De méditer longtemps, monsieur, sur votre cas,
115 Et, quand ma troupe même à jouer n'est pas prête,
De perdre un grand quart d'heure à parler d'amourette !

Cyrano

Donc, tu veux me chasser ?

Madeleine

J'en suis toute au regret.
(Elle le pousse vers la porte.)

Cyrano, à part.

Bah ! tant pis… La mâtine a vraiment trop d'attrait…
(Se retournant brusquement. Haut.)
Quand Cyrano franchit avec succès la porte
120 D'une belle, il faudrait cent hommes pour qu'il sorte…
(Se jetant sur un fauteuil.)
Je ne sortirai pas !

Madeleine, exaspérée et allant à la fenêtre.

Au diable le têtu !
(Regardant par la fenêtre. À part.)
Et Poquelin finit !

Cyrano, de son fauteuil.

Ma très chère…

Madeleine, même jeu.

Il s'est tu !
{p. 18}

Cyrano, même jeu.

J'adore le théâtre…

Madeleine, même jeu.

Il remonte !
(Désignant Cyrano.)
Et lui reste !

Cyrano

Tu dois aussi l'aimer ?

Madeleine, s'apprêtant à sortir.

Moi ?… Moi, je vous déteste !
(Cyrano hausse les épaules en souriant. Elle se hâte vers la porte. À part.)
125 Je préfère être loin au moment du contact !
(Elle sort.)

Scène 4 §

Cyrano.

Cyrano, seul, entendant fermer la porte.

Partie !…
(Bruit de Vautre côté, à la porte du Jeu de Paume.)
Et quelqu'un vient…
(Réfléchissant.)
L'amant… S'il a du tact,
Je l'épargne… Sinon !
(Il touche son épie.)
{p. 19}
… Il n'aura pas à rire !
(Il se promène, la main sur l'épée, tournant le dos à la porte par où entre Poquelin.)

Scène 5 §

Poquelin, Cyrano.

Poquelin, à part.

Un homme ici !… Chez elle !…
(Haut, voix rude.)
Eh ! monsieur !

Cyrano, se redressant à ce ton de voix, mais sans se retourner, à part.

Qu'est-ce à dire ?

Poquelin, plus nerveux.

Que faites-vous céans ?

Cyrano, l'air furibond, mais sans se retourner encore.

Ce qu'il me plaît !

Poquelin, marchant vers Cyrano, et insolent.

Faquin !

Cyrano, pendant qu'il se retourne, tirant l'épée.

130 Cornebleu ! l'insolent !

Poquelin, le reconnaissant, ébahi.

Cyrano !
{p. 20}

Cyrano, même jeu.

Poquelin !
Un revenant !

Poquelin

Or çà, vite que je t'embrasse.
(L'embrassant.)
Ce cher ami !

Cyrano

Trois ans sans se voir face à face !…
Ai-je changé depuis le temps de Gassendi ?

Poquelin

Non, certes…

Cyrano

Et toi non plus…

Poquelin, l'examinant avec insistance.

Toujours l'abord hardi !

Cyrano

135 Toi, ton air doux et triste… As-tu revu Chapelle ?

Poquelin, comme distrait.

Rarement.

Cyrano

Et Bernier ?… Au fait… je me rappelle…

Poquelin, l'interrompant.

Un mot… par quel hasard…
{p. 21}

Cyrano

Je suis ici ?… Mon cher,
(Fat.)
Une femme…

Poquelin, violemment.

Et son nom ?

Cyrano, étonné.

Palsambleu ! de quel air
Tu me parles ?

Poquelin, très ardent.

Son nom, Cyrano, je t'en prie !

Cyrano, hésitant maintenant.

140 C'est que…

Poquelin, très froid.

Sois donc discret si tu veux. Je parie
Que je le sais, ce nom… La Béjart !

Cyrano, se trahissant.

Qui t'a dit ?…

Poquelin, accablé, avec douleur.

C'est elle !…

Cyrano, courant à lui.

Ah ! Poquelin ! Je ne suis qu'un maudit
Fou… Tu l'aimes ?

Poquelin

Hélas !
{p. 22}

Cyrano

Et tu souffres par elle ?

Poquelin, avec rage.

L'infernale coquette !

Cyrano, approuvant involontairement.

Ah ! ça… la demoiselle
145 Peut se vanter de l'être !…
(Revenant à la situation.)
Au reste, calme-toi…
C'est la première fois que j'entre sous son toit…
D'honneur !

Poquelin

Eh ! que m'importe !

Cyrano

Et même, il faut te dire
Qu'elle m'a mis dehors…

Poquelin, avec ironie triste.

Je le vois !

Cyrano, embarrassé.

Tout conspire
À me donner les torts… Et, défait, j'eus ces torts.
150 Car moi seul…

Poquelin, l'arrêtant.

Inutile, ami, tous tes efforts
Sont superflus… Je vois qu'elle est incorrigible…
Et qu'elle m'a menti… Ce ne m'est plus possible
De demeurer ici plus longtemps… Je m'en vais !
{p. 23}

Cyrano

Je suis au désespoir…

Poquelin

Pourquoi ? Tu te trouvais
155 Là sans savoir… Un autre ou toi… c'est même compte.
Elle ne m'aime plus … Je pars…

Cyrano

Mais on raconte
Ces choses-là… L'on n'en fait rien…

Poquelin, très grave.

Je pars pourtant.

Cyrano, grave aussi.

C'est sérieux ?

Poquelin

Oui, certes…
(Un temps.)

Cyrano

Il vaut peut-être autant
Après tout… Loin des yeux, dit un proverbe sage,
160 Loin du cœur. En ayant aujourd'hui ce courage,
Ton mal fuira plus vite, ami, j'en suis certain.
Et tu t'éveilleras, je gage, un beau matin,
Content, libre, guéri… Sur ce… l'heure s'avance…
À la « Pomme de pin » l'on doit faire bombance…
165 Viens !
(On entend, par la fenêtre, un bruit de bravos monter du Jeu de Paume où l'on répète ; Poquelin, qui allait suivre Cyrano vers la porte de la rue, s'arrête soudain.)

Poquelin

Un instant !

Cyrano

Quoi donc ?

Poquelin, la voix émue.

Ces applaudissements !

Cyrano

Que te font ces bravos ?…
(Nouveaux bravos.)

Poquelin, à part.

Encore !… À tous moments !
(Entraînant Cyrano vers la fenêtre.)
Regarde… Béjart joue… et tous, dedans la salle,
Applaudissent… De fait, la scène est sans égale !
(Emporté et applaudissant à son tour.)
Ah ! bravo ! camarade !

Cyrano, le regardant étonné.

Hein ? camarade ?… Eh ! quoi !
170 Camarades… ces gens ?…

Poquelin

Sont ce que j'étais, moi !…
C'est vrai… tu ne sais pas… Pour suivre Madeleine…
Je fus comédien…
{p. 25}

Cyrano

Tu montas sur la scène ?

Poquelin, avec douleur.

Je n'y monterai plus… Tout mon rêve est détruit…
Ces applaudissements… Ces bravos ! Ah !… ce bruit…
(Ardent et s'animant de plus en plus.)
175 Non ! tu ne peux savoir, Cyrano, quelle ivresse
On ressent, quand éclate à l'oreille… sans cesse…
Grondant comme un tonnerre et vous serrant le cœur…
Ce bruit qui vous apprend que vous sortez vainqueur
De la lutte engagée avec l'âme des hommes…
180 Que cette âme est à nous — tout petits que nous sommes,
Car, selon qu'il nous plut de la transfigurer,
Nous l'avons fait sourire ou l'avons fait pleurer !
Voir à deux pas de soi, comme en un grand trou sombre
Tous ces êtres humains, qui paraissent sans nombre,
185 Vivant, dans un éclair, l'existence qu'on veut,
Ardents de notre ardeur, brûlant de notre feu,
Navrés de notre peine et fous de notre joie…
Les pétrir à sa guise… en faire notre proie…
Et les entendre alors — comme un flot de la mer
190 Dont le bruissement monte et grandit dans l'air—
Bénir de leurs deux mains le donneur de magie
Qui sut, pour un instant, les ravir à leur vie…
Cette heure exquise, et grande, et que, moi, je connus,
Et qui t'échappe. — Hélas !… Je ne la verrai plus !

Cyrano

195 Quel ardeur à défendre un état qui, j'avoue,
{p. 26}
A ses plaisirs et ses orgueils… Mais quand on joue,
Ne faut-il pas compter avec les mauvais jours ?

Poquelin

Paris m'accueillant mal, la province toujours
Me fût restée…

Cyrano

Errant de village en village !

Poquelin

200 … Et que m'importerait ce long pèlerinage
Si je voyais sans cesse… au terme du chemin…
Poindre, après le présent sombre, un clair lendemain !
(S’échauffant encore.)
Et quand même jamais ne luirait cette aurore…
Même désespéré… j'espérerais encore…
205 Puisque j'aurais au cœur un divin cordial,
Réchauffant ma misère au feu de l'idéal !
(Un temps. Retombant de ce rêve.)
Mais à présent !…
(Il demeure pensif et va vers le bahut où il jeta ses cahiers au début.)

Cyrano, à part.

Et rien toujours sur sa maîtresse !
C'est de quitter son art qu'il a l'âme en détresse !…
Il faut qu'il reste !
(Il voit Poquelin fouiller dans le bahut. Haut.)
Mais… que vas-tu chercher là ?
{p. 27}

Poquelin

210 Ne me dérange point.
(Poquelin va vers la cheminée.)

Cyrano

Mais, je veux voir cela…
Ces papiers ?… pour brûler ?

Poquelin, évasif.

Un absurde grimoire !

Cyrano, railleur.

Soigneusement caché dans le fond d'une armoire ?…
Auteur alors ?… On peut voir quel est ton travail ?…
(Il tend la main.)
Donne !

Poquelin

Mais non…

Cyrano

Très bien !
(Il lui prend les papiers par surprise.)
Je le prends !… En détail
215 On lira ça…
(Il les met dans sa poche.)

Poquelin

Ce sont quelques essais sans forme.
Rends-les-moi…

Cyrano, il les retire de sa poche.

Voyons donc cette sottise énorme…
(Feuilletant et lisant des titres.)
Gorgibus dans le sac… Le Docteur amoureux…
{p. 28}
Le Fagoteux… bon… bon…Le Pédant !…
(S'arrêtant.)
Titre heureux…
(Négligemment.)
Moi-même je le pris pour une comédie
220 Quand je faisais… en vers… de la philosophie…

Poquelin, souriant.

Je m'en souviens fort bien… L'histoire de Grangier…
Un excellent morceau que j'osai copier…
(Il lui montre un feuillet.)
Là !

Cyrano, regardant.

C'est vrai !
(Lisant.)
« Qu'allait-il faire en cette galère ?… »
(Le menaçant par plaisanterie.)
Voyez-vous cet auteur qui pille son confrère !

Poquelin, plus sérieux.

225 Oui… Je suis né pillard…

Cyrano, vivement.

Mais je ne t'en veux pas
Pour avoir pris un grain de sel à mon repas !

Poquelin, pensif.

Piller !…
(À Cyrano.)
Ouvre au hasard ces notes… Prends la peine
De voir tous ces fragments découpés à main pleine
{p. 29}
Et chez ceux de ce temps, et dans l'antiquité,
230 Et parmi les Français, et chez ceux d'à côté,
L'Italie ou l'Espagne…
(Feuilletant lui-même.)
Ici… c'est du Térence ;
Là… du Plaute… Un trait, là, des bouffons de Florence…
Plus loin, c'est un extrait des anciens fabliaux…
À l'autre page, un mot cueilli sur nos tréteaux…
235 Les ai-je assez pillés tous en cours de lecture ?
Et je n'ai cependant nul remords — je t'assure—
D'avoir pillé partout où se trouve mon bien !

Cyrano, souriant.

Ton « bien » !… Pourvu…

Poquelin, grave.

Pourvu que je le fasse mien !
Pourvu que tout ce vieux, au contact d'une autre âme,
240 Rajeunisse aussitôt et jette une autre flamme !
Pourvu que mes larcins à leur tour fassent loi !
Pourvu que sous le masque emprunté je sois Moi !…

Cyrano

Mais être original est chose difficile…
Tout est fait ici-bas… Il faut être docile
245 Et suivre jusqu'au bout les sentiers tout tracés !
Ou… faire comme moi… qui lorsque j'eus assez
De ce monde vieilli, voulus chercher fortune
Au soleil et trouver du talent… dans la lune !

Poquelin

À mon sens, Cyrano, personne n'a besoin
{p. 30}
250 De chercher du talent ni si haut, ni si loin…
Et l'on n'a qu'à jeter les yeux sur cette terre
Pour trouver des sujets à n'en savoir que faire…
La vie est un grand livre où l'on n'a qu'à puiser,
Et l'on peut tout y voir pour, ensuite, en user !

Cyrano

255 Mais on en voit si peu…

Poquelin

Le tout est qu'on observe
Ce peu qu'on voit… Et puis qu'on le mette en réserve…
Ces riens accumulés feront un corps plus tard,
Un corps vivant !

Cyrano, avec doute.

Vivant ?… Par la force de l'art !…

Poquelin, fermement.

Vivant… parce qu'il fut fait avec de la vie !…
260 Tout ce que j'aperçois autour de moi, l'envie
Me prend de le graver dans ma tête aussitôt,
Comme un voleur cachant de l'or sous son manteau…
Le vice… la vertu… le désespoir… la joie…
Il faut tout dérober aux passants qu'on coudoie…
265 Coquettes médisant tout bas sous l'éventail,
Ceux dont l'amour trop franc est un épouvantail,
Avare aimant son or jusqu'à la frénésie,
Faux dévots tout confits dans leur hypocrisie,
Tous enfin que toi… moi… tout le monde peut voir
270 Et qu'il faut avoir vus… et bien vus… pour savoir
{p. 31}
De quel train va le monde et que ce qui le mène,
Demain comme aujourd'hui, c'est la bassesse humaine.
Et penses-tu qu'ensuite, en fixant tous ces traits,
Sans faire le pédant, sans rendre des arrêts
275 Rien qu'en montrant à l'homme au théâtre crédule !
Ce qu'il est dans la vie : ou vil, ou ridicule,
On n'aura pas fait mieux que d'être original,
Puisqu'on a fait du bien, en montrant tout le mal !
(Un temps, puis triste et souriant.)
Ah ! Cyrano… tu ris sans doute — et c'est justice !
280 D'entendre ces grands mots à propos d'une esquisse
Ou deux sans importance… un ou deux canevas
De farces… Gorgibus !… Le Fagoteux !…Tu vas
Me prendre pour un sot qui n'a rien fait, en somme,
Et vous a des façons d'oracle et de grand homme…
285 Tu te dis…

Cyrano, grave, l'interrompant.

Je me dis qu'escompter l'avenir
Est un soin inutile — un monde peut finir
Pour un atome errant en dehors de sa route ! —
Mais que si l'on devait triompher de ce doute,
Si l'on pouvait prédire à quelqu'un qu'il serait
290 Grand quelque jour, d'après ce qu'il nous apparaît
Tout d'abord, et d'après les pensées qu'il révèle,
Et sur les mots qu'il dit, et sur l'âme nouvelle
Qu'on sent éclore en lui… ce serait certes à toi
Qu'il faudrait — oubliant que le hasard fait loi —
295 Dire : « Je suis certain de ta gloire future.
Tu seras grand. Ton nom est de ceux que murmure
{p. 32}
Confusément déjà la voix des grands destins.
Et que l'humanité, les soirs et les matins,
Répétera !… »
(Lentement.)
Voilà quelle était ma pensée !
(Un petit temps.)
300 Et je pensais aussi que ton âme, blessée
Par un chagrin d'amour, aura sa guérison
Sans que tu sois forcé de quitter la maison
Où je sens que la voix de l'avenir t'appelle…

Poquelin, vivement.

Non, la déception m'y fut par trop cruelle
305 D'aimer sans être aimé… Je veux sans plus tarder
Partir à tout jamais… J'ai soif de m'évader
De cet amour…

Cyrano

Tu n'as donc que ce rêve au monde ?

Poquelin

Oui !… J'ai pu désirer la gloire sans seconde
Que tu me promettais tout à l'heure !… Souvent,
310 Le soir, quand tout dormait, ce songe décevant
M'a pu hanter — si doux quand on sort de l'enfance
Et que l'on est tout plein de noble confiance —
De devenir un jour… qui sait ?… un grand acteur,
Et qui sait même ?… plus… beaucoup plus… un auteur !
315 C'était trop beau… Soyons, comme Poquelin père,
Tapissier… mais moins bon… C'est fini de Molière !…
Pauvre et cher nom choisi !…
{p. 33}

Cyrano

Molière !… un nom parfait !
Et qu'il te faut garder !…

Poquelin

Le sacrifice est fait !
(Il va vers la porte de la rue.)
Viens-tu ?

Cyrano, cherchant un moyen de le retenir.

Partir !… Partir !…
(Trouvant.)
Mais tout d'abord, j'y pense,
320 As-tu le droit de fuir avec insouciance ?…
Je croirais mal agir en quittant… sans émoi…
Ces gens, ces braves gens, qui, tous, comptent surmoi.

Poquelin, remué.

Mes camarades…

Cyrano

Oui… Qui leur fit la promesse
D'être pour eux, dans la fortune ou la détresse,
325 Le chef qui les défend, l'ami qui les soutient,
Celui qui ne fuit pas quand le malheur survient ?

Poquelin, à voix basse.

C'est moi !

Cyrano

Tu vois !
{p. 34}

Poquelin, réfléchissant.

Oui… oui… Ce serait être lâche
Que les laisser avec tout le poids de la tâche…
(Se reprenant.)
Mais cet amour pourtant m'est odieux…

Cyrano

Ingrat !
330 Ton amour ? Mais c'est lui, oui… lui, qui te vaudra
Peut-être d'être grand… et cette Madeleine
Que tu maudis… c'est le parfum de son haleine
Et l'or de ses cheveux et l'éclat de son teint
Qui te vaudra peut-être un illustre destin,
335 Puisqu'elle t'a cueilli, suivant ta route obscure,
Pour te jeter aux bras de la gloire future,
Et fut le bon hasard, la sainte occasion
Qui te conquit, ingrat, à ta vocation !

Poquelin

Fallait-il me cueillir comme un fruit de souffrance ?

Cyrano

340 La souffrance est parfois un levain d'espérance…
Et quand on veut, ainsi que toi, peindre les maux
Qui, des rois de la terre aux serfs de nos hameaux,
Sont de l'humanité l'éternel apanage,
Il n'est pas suffisant de les voir sur la page
345 D'un livre… et d'avoir vu de la souffrance en l'air…
Il est bon qu'on les ait ressentis dans sa chair
Et que, le cœur meurtri, l'on puisse dire aux autres :
« Ces maux étaient les miens avant d'être les vôtres ! »
{p. 35}

Poquelin

Tu dis vrai… Cet amour… ou bien j'en guérirai,
350 Ou, si j'en dois souffrir… eh bien… je souffrirai.
Mais je demeure, ami…
(Il lui tend la main.)

Scène 6 §

Madeleine, Cyrano, Poquelin.

Madeleine, rentre sans bruit, à part.

Bons amis ! quelle aubaine !
Moi qui pensais les voir s'égorger…
(Elle avance et les deux hommes l'aperçoivent.)

Poquelin

Madeleine,
Ton galant…
(Insistant.)
Inventé… m'a presque converti.

Madeleine, joyeuse.

Vrai ? Plus jaloux ?

Poquelin, avec un sourire triste.

Du moins, je ne suis pas parti !
{p. 36}

Madeleine

355 Ainsi donc, plus amants… hein ?… mais bons camarades ?
(Elle tend la main à Poquelin qui la prend.)

Poquelin, à Cyrano.

Cela finit ainsi que les turlupinades :
(Se désignant.)
L'amoureux…
(Cherchant son mot.)
Malheureux, battu, même content !…

Madeleine

Dame ! il aura demain un succès éclatant !
(À Cyrano.)
Au fait, monsieur, puisque
(Elle désigne Poquelin.)
vous êtes son compère,
360 Vous viendrez applaudir Poquelin ?…

Cyrano, gravement, en étant son chapeau.

Non… Molière !

Rideau

Jubin, Georges. Molière et Cyrano. Table des rôles
Rôle Scènes Répl. Répl. moy. Présence Texte Texte % prés. Texte × pers. Interlocution
[TOUS] 6 sc. 181 répl. 1,6 l. 290 l. 290 l. 50 % 585 l. (100 %) 2,0 pers.
Jean-Baptiste Poquelin 3 sc. 72 répl. 1,8 l. 244 l. (85 %) 130 l. (45 %) 54 % 495 l. (85 %) 2,0 pers.
Cyrano de Bergerac 5 sc. 65 répl. 1,5 l. 233 l. (81 %) 94 l. (33 %) 41 % 472 l. (81 %) 2,0 pers.
Madeleine Béjart 4 sc. 44 répl. 1,5 l. 108 l. (38 %) 65 l. (23 %) 61 % 224 l. (39 %) 2,1 pers.
Jubin, Georges. Molière et Cyrano. Statistiques par relation
Relation Scènes Texte Interlocution
Jean-Baptiste Poquelin
Cyrano de Bergerac
102 l. (57 %) 47 répl. 2,2 l.
79 l. (44 %) 46 répl. 1,7 l.
1 sc. 180 l. (63 %) 2,0 pers.
Jean-Baptiste Poquelin
Madeleine Béjart
29 l. (46 %) 25 répl. 1,1 l.
34 l. (55 %) 25 répl. 1,3 l.
2 sc. 62 l. (22 %) 2,1 pers.
Cyrano de Bergerac 2 l. (100 %) 1 répl. 1,7 l. 1 sc. 2 l. (1 %) 1,0 pers.
Cyrano de Bergerac
Madeleine Béjart
15 l. (32 %) 18 répl. 0,8 l.
32 l. (69 %) 19 répl. 1,7 l.
3 sc. 46 l. (17 %) 2,1 pers.