Mythologie des dames
[Couverture] §
[Plan de l’ouvrage.] §
Une compagnie aimable passait les beaux jours de septembre dans la maison de campagne de madame de L**. Les jours s’écoulaient dans les plus agréables occupations, dans la contemplation de la nature, et dans les exercices des beaux arts : ce séjour invitait à suivre ce genre de vie. Les terrasses des jardins, ornées de superbes statues, servaient comme de bordure à de riants paysages que terminaient des montagnes dont les sommets se perdaient dans les nues. Sortait-on des jardins, la campagne, couverte de bosquets délicieux et sillonnée par des rivières, semblait être un nouveau jardin où l’on ne se lassait jamais de s’égarer ; et le mois de l’année que l’on passait sur cet heureux coin de terre semblait être le commencement d’un nouvel âge d’or.
Chacune des personnes qui habitaient le château n’avait alors d’autre inquiétude que de ne pouvoir point contribuer, autant qu’elle aurait voulu, aux agréments de la société. Les prétentions étaient bannies de ce séjour, et laissaient à une douce liberté le soin de diriger les entretiens et d’ordonner les plaisirs.
Eugène n’avait pu trouver encore le moyen d’augmenter les agréments de ce séjour ; mais les nombreux tableaux que renfermait la galerie, beaucoup de médailles réunies avec soin par un des anciens propriétaires du château, les belles statues qui décoraient le jardin, lui donnèrent occasion de montrer le fruit de ses études dans la mythologie. Quelques unes d’entre les dames qui composaient la société lui avaient adressé diverses questions, et elles finirent par l’inviter à leur présenter le tableau des divinités fabuleuses, qui jouent le plus grand rôle dans l’histoire poétique.
Il fut convenu qu’une demi-heure de chaque journée serait employée à écouter Eugène ; mais on convint, en même temps, qu’il ne serait pas défendu de faire des questions, et même des objections. Le premier entretien fut remis au jour suivant.
Premier entretien. §
Toute la société s’étant réunie dans un bosquet placé au bord d’un ruisseau qui traverse le vallon, Eugène parla ainsi :
Toute la nature était animée par la mythologie, née de l’imagination ardente des anciens peuples de la Grèce : par-tout où ils voyaient le mouvement, ces peuples supposaient la vie. Les phénomènes de l’air, tels que les vents, le tonnerre, l’arc-en-ciel, étaient produits par la volonté d’êtres auxquels ces hommes donnèrent une figure, une voix, des passions. Les terribles éruptions des volcans conduisirent à l’idée d’un monde souterrain, peuplé de divinités puissantes et terribles ; la mer parut agitée par un dieu, et protégée par une déesse environnée de nymphes. Les forêts se peuplèrent de Faunes, de Driades. Enfin le monde physique parut à ces vives imaginations doué de toutes les facultés du monde moral.
Là, pour nous enchanter tout est mis en usage ;Tout prend un corps, une ame, un esprit, un visage ;Chaque vertu devient une divinité ;Minerve est la prudence et Vénus la beauté.Ce n’est plus la vapeur qui produit le tonnerre,C’est Jupiter, armé pour foudroyer la terre.Un orage, terrible aux yeux des matelots,C’est Neptune en courroux qui gourmande les flots ;Écho n’est plus un son qui dans l’air retentisse,C’est une nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse.
C’est ainsi que s’exprime Boileau en parlant de la haute poésie, qui, selon lui, ne peut se passer des fictions de la mythologie antique.
Dans le temps où nous sommes, peut-être, à propos des effets de la foudre, nos savants diraient :
Ce n’est point la vapeur qui produit le tonnerre ;
mais aussitôt ils ajouteraient gravement : C’est l’électricité. Sans doute, quelque intéressantes que soient les expériences faites avec ce fluide, elles sont loin d’être aussi favorables à la poésie que le Jupiter tonnant des anciens. Toutefois, chaque chose a son prix.
Après un moment de silence : Ne pensez-vous pas, dit Eugène en s’adressant à ses auditeurs, que le meilleur moyen d’étudier la mythologie serait de l’envisager sous ses rapports avec les différents phénomènes de la nature dont les scènes variées nous environnent ? Les anciens, fort peu savants en physique, ne connaissaient que quatre éléments, l’air, le feu, la terre, et l’eau. Étudions aujourd’hui les divinités qui habitaient les parvis placés sous la voûte éthérée, et qui avaient une action plus ou moins puissante sur la terre et sur les mers.
L’Olympe. §
Les dieux du premier ordre avaient un palais magnifique dans le ciel ; voici la description de ce séjour divin selon Ovide :
Une voie en tout temps par les dieux fréquentéeBlanchit l’azur des cieux : on la nomme lactée.Elle sert d’avenue à l’auguste séjourOù Jupiter réside au milieu de sa cour.On voit aux deux côtés, sous de vastes portiques,S’ouvrir à deux battants des portes magnifiques,Vestibules pompeux des dieux patriciens.Ailleurs sont confondus les toits des plébéiens.Au milieu du parvis, la façade présenteDes dieux du premier rang la demeure imposante :C’est là, s’il faut le dire en langage mortel,La Cour de Jupiter, et le Sénat du Ciel1.
L’Olympe, selon
, n’était pas fort élevé, et nos ballons nous y auraient conduits facilement. Ce séjour des dieux était sur une montagne de la Grèce où les vents ne soufflaient jamais, et qui jouissait d’un printemps éternel. C’était là que les divinités supérieures s’enivraient de nectar, ou s’occupaient à diriger les choses d’ici-bas. Les dieux du second ordre y étaient rarement admis.Les habitants de l’Olympe étaient Rhée, Jupiter, Junon, Minerve, Cérès, Diane, Mars, Mercure, Vulcain, et Apollon. Hébé et Ganymède leur versaient le nectar, et Iris faisait leurs messages.
Jupiter. §
Le premier des dieux qui frappe nos regards dans l’Olympe est Jupiter, qui nous paraît
avec ces noirs sourcilsQui font trembler les cieux sur leurs pôles assis2.
Il était fils de Saturne et de Rhée. Saturne exilé des parvis célestes descendit sur la terre, il demeura pendant quelques siècles en Italie ; et cet espace de temps est appelé l’âge d’or, qui fut suivi de l’âge d’argent, et enfin de 1’âge de fer, qui est celui dans lequel nous vivons, et dont le Tasse pense qu’il faudrait changer le nom, puisque notre âge est celui dans lequel l’or a un si grand pouvoir :
…… Veramente il secol d’oro è questo,Poichè sol vince, e regna l’oro.
Jupiter ne demeura point paisible possesseur de l’empire du ciel. Les Titans et les Géants, enfants de la Terre, lui firent une guerre terrible : ils entreprirent de l’assiéger sur son trône, et pour y réussir ils entassèrent plusieurs montagnes d’où ils essayèrent d’escalader le ciel ; ils jetaient contre le maître des dieux de si grosses pierres que celles qui tombaient dans la mer formaient des îles, tandis que celles qui tombaient sur la terre y faisaient des montagnes. Jupiter effrayé appela les dieux à son secours, mais, frappés de crainte, ils se retirèrent en Egypte, et se cachèrent sous la forme de divers animaux, pour se soustraire aux terribles Géants. On croit que c’est le souvenir de cette fuite et de cette métamorphose qui fit établir en Egypte le culte des animaux. Enfin, avec le secours d’Hercule, les dieux terrassèrent leurs redoutables ennemis, parmi lesquels on remarquait sur-tout Cottus, Briarée, et Gygès, qui avaient cinquante têtes, cent bras, et de gros serpents au lieu de jambes.
Ceux qui veulent chercher la vérité à travers ces fables antiques, ont pensé que l’histoire des Titans n’est autre chose que le récit allégorique des éruptions des volcans, qui, de l’avis des savants, étaient fort nombreux pendant les premiers siècles de l’histoire du monde.
Dans la guerre contre les Géants, Jupiter devint habile dans l’art de lancer la foudre ; un aigle la lui présentait dans ses serres redoutables ; et depuis ce temps cet oiseau accompagna le maître des dieux. On dit que Jupiter, desirant connaître où était le milieu de la terre, fit partir deux aigles en même temps, l’un vers l’orient, l’autre vers l’occident, et qu’ils se réunirent sur la ville de Delphes, si célèbre par les oracles d’Apollon. Delphes depuis ce moment fut regardé comme occupant le milieu du monde. Les Chinois pensent que c’est leur empire qui jouit de ce privilège, et c’est pour cela qu’ils l’appellent l’empire du milieu.
Jupiter était fier du droit de lancer la foudre, et dont il usait cruellement dans sa colère. Salmonée, roi d’Élide, ayant voulu tenter d’imiter la foudre de Jupiter, en faisant passer son char sur un pont d’airain et en lançant des feux de toute part, le maître des dieux le frappa du véritable tonnerre, et le précipita dans les enfers. On ne peut douter que ce dieu, si jaloux de ses droits, n’eût foudroyé Francklin, le jour même où il aurait songé à faire un paratonnerre. Cependant on assure que Junon a quelquefois lancé la foudre contre ses ennemis.
Le roi des dieux s’ennuyait quelquefois à la cour céleste, et venait rendre hommage à la beauté des jeunes mortelles. Il ne dédaigna point de se métamorphoser pour séduire ses amantes : on le vit tour-à-tour sous la forme d’un taureau, d’un coucou, d’une pluie d’or, d’une flamme, d’un cygne, et sous celle d’Amphitryon, général des Thébains. L’histoire de ses conquêtes amoureuses formerait un volume d’une grosseur raisonnable.
La jeune Léda se baignait dans les eaux de l’Eurotas, près de Sparte : tout-à-coup, elle voit s’avancer vers elle un cygne poursuivi par un aigle aux serres cruelles ; Léda d’une main caressante flatte le col d’albâtre du bel oiseau qui semblait implorer son secours. Cet oiseau était Jupiter lui-même ; l’aigle qui le poursuivait était Vénus, qui avait consenti à servir les desseins du maître des dieux. Les peintres se sont plu souvent à nous montrer la suite de cette aventure amoureuse.
en fit le sujet d’un de ses chefs-d’œuvre. Au bout de neuf mois, Léda accoucha de deux œufs, de l’un desquels sortirent Pollux et cette Hélène si célèbre par sa beauté, et de l’autre Castor et Clytemnestre qui fut l’épouse d’Agamemnon.Sous la forme d’un aigle, Jupiter enleva sur le mont Ida le jeune berger Ganymède, dont il fit son échanson. Transformé en une pluie d’or, il pénétra dans la tour d’airain, où Danaé avait été enfermée par ordre de son père Acrise, roi d’Argos, qui avait appris de l’oracle qu’il serait mis à mort par un fils de sa fille. Le fils de Jupiter et de Danaé fut le héros célèbre sous le nom de Persée. Acrise fit exposer la mère et l’enfant dans une méchante barque, qui alla heureusement aborder dans l’île de Sériphe, dont le roi secourut Danaé et fit élever son fils. Nous étudierons l’histoire de Persée lorsque nous examinerons les demi-dieux et les héros qui étonnèrent le monde par leurs exploits, et par leurs aventures guerrières et amoureuses.
Europe, fille d’Agénor, roi de Phénicie, était extrêmement belle, et d’une blancheur si éblouissante qu’on disait qu’elle avait dérobé le fard de Junon. Jupiter l’aperçut cueillant des fleurs dans une prairie ; il ne put se défendre de l’aimer, et résolut de l’enlever d’entre ses compagnes.
La fille d’Agénor, au matin de ses ans,Occupait ses loisirs à des jeux innocents.Amour et majesté vont rarement ensemble.Ce dieu, père des dieux, devant qui le ciel tremble,Dont la main flamboyante étincelle d’éclairs,Oubliant ce haut rang de roi de l’univers,D’un taureau qui mugit emprunte la figure :Parmi ceux d’Agénor, il foule la verdure,Et dans les prés fleuris il semble avec fiertéPromener aux regards l’orgueil de sa beauté.Son poil passe en blancheur la neige la plus pureQui du pied des passants n’a point senti l’injure.Son fanon à longs plis flotte sur ses genoux ;Le plus beau des taureaux, il en est le plus doux,Ses cornes sur son front se courbent avec grâce ;Son regard est paisible, et n’a rien qui menace.Europe avance, hésite, approche de plus près ;Elle admire son front où respire la paix,Et de son poil si doux la neige éblouissante.Elle cueille des fleurs que sa main lui présente.De ces soins en secret le dieu s’enorgueillit ;Il baise avec respect la main qui les cueillit ;Il triomphe, il jouit du bonheur qu’il espère,Et-que si près d’Europe avec peine il diffère.Tantôt sur l’herbe tendre il bondit mollement ;Sur l’arène tantôt, couché nonchalamment,Il présente son dos à la main délicate,Qui, moins timide alors, le caresse et le flatte.Il se laisse enchaîner de guirlandes de fleurs.La fille d’Agénor a perdu ses frayeurs ;Elle ose, elle ose enfin, dans son erreur extrême,Au dos du ravisseur se livrer elle-même.Orgueilleux de sa charge, il se lève, et d’abordA pas lents et trompeurs, il s’approche du bord :Tout-à-coup à la nage il fend la mer profonde.La fille d’Agénor tremble, et du sein de l’ondeRegarde le rivage, et le regarde en vain :Assise sur le dos de ce taureau divin,Elle attache une main à sa corne puissante ;L’autre dispute aux vents sa robe voltigeante3.
A peine Jupiter fut-il au milieu des flots que Neptune son frère, dieu des mers, courut à sa rencontre, accompagné des Néréides et des Tritons. Au milieu de ce grand appareil, le maître des dieux se fit connaître à Europe, et la conduisit dans l’île de Crète, où ayant repris sa forme naturelle, il la rendit mère de Minos, de Sarpédon, et de Rhadamanthe. Europe donna son nom à cette partie du monde que nous habitons.
Cependant Agénor n’ayant aucune nouvelle de sa chère Europe, ordonna à ses fils de parcourir la terre pour la trouver. Cadmus dirigea son voyage vers la Grèce. Dans l’espoir de rencontrer sa sœur, il consulta l’oracle d’Apollon qui lui répondit : « Vous trouverez dans un champ voisin une génisse ; vous la suivrez, et vous bâtirez une ville dans le pâturage où elle s’arrêtera. Vous donnerez le nom de Béotie à cette contrée. » Cadmus trouva la génisse dont lui avait parlé l’oracle, et desirant faire un sacrifice avant de jeter les fondements de la nouvelle ville, il envoya ses compagnons chercher de l’eau dans une forêt consacrée à Mars ; mais ils furent tous dévorés par un dragon qui avait la garde de ce lieu.
Pour venger la mort de ses compagnons, le fils d’Agénor tua le monstre, et, par l’ordre de Minerve, déesse de la sagesse, il en sema les dents qui firent naître autant d’hommes armés. Le héros ayant jeté une pierre au milieu d’eux, ils s’entre-tuèrent tous, excepté cinq qui furent employés à bâtir la ville de Cadmus, que l’on appela Cadmée, et ensuite Thèbes. Cette ville sous ce dernier nom fut rebâtie par un musicien nommé Amphion.
Aux accords d’Amphion les pierres se mouvaient,Et sur les murs thébains en ordre s’élevaient4.
Cadmus apporta dans la Grèce les arts qui y étaient inconnus.
C’est de lui que nous vient cet art ingénieuxDe peindre la parole et de parler aux yeux,Et par les traits divers de figures tracéesDonner de la couleur et du corps aux pensées5.
Le culte de Jupiter était fort étendu. Ce dieu avait des temples dans la plupart des villes de la Grèce et de l’empire romain. Dans l’île de Crète, où l’on croit qu’il avait été nourri par les Corybantes, il était quelquefois représenté sans oreilles : les Spartiates lui en donnaient quatre. Sur quelques médailles il est présenté avec trois yeux. Les Libyens, qui l’adoraient sous le nom de Jupiter ammon, mettaient deux cornes de bélier sur sa tête. Le Jupiter pluvieux des Romains étendait les bras, et de toutes les parties de son corps tombaient des nappes d’eau qui figuraient les plis de grands vêtements et les flocons de la barbe. Des savants ont compté plus de trois cents Jupiter différents par leurs attributions.
Mais c’était à Olympie que
montra aux Grecs le maître des dieux dans la plus grande pompe : sa statue était d’ivoire et d’une grandeur colossale, et l’aigle reposait sur le bout du sceptre qu’il tenait à la main. Tous les peuples de l’univers accouraient pour admirer Jupiter olympien.
Pendant qu’Eugène achevait ce discours, la nuit descendait sur les montagnes des environs, et étendit bientôt ses voiles sur le vallon. En retournant au château, Eugène fit remarquer une planète d’un vif éclat : Ce n’était point assez, ajouta-t-il, de donner à Jupiter l’empire du ciel et de la terre, les peuples de l’antiquité étendirent son domaine jusqu’aux astres, et donnèrent son nom à cette planète que nous voyons briller sur l’horizon, et dont le jour est de dix heures.
Deuxième entretien. §
Le lendemain on se réunit à la même heure, et Eugène parla ainsi :
Dans les tableaux que les peintres nous ont faits de l’Olympe, on voit auprès de Jupiter une femme belle, le front chargé d’un diadème, et dont le visage peint l’orgueil joint à la majesté ; auprès d’elle est un paon étalant son magnifique plumage ; tous les dieux semblent lui accorder plus de respect que d’amour : c’est Junon, épouse du monarque des dieux.
Junon. §
Lorsque ces divins époux célébrèrent leur mariage, ils y firent inviter tous les dieux, tous les hommes, et même les animaux. Tous les êtres accoururent, excepté une jeune fille nommée Chéloné, fort babillarde de son naturel. Mercure, pour la punir de ses railleries, la métamorphosa en tortue, et, sous cette nouvelle forme, elle devint un des symboles du silence. La plupart de ceux qui assistèrent aux noces de Junon lui firent des présents. Les Hespérides lui ayant apporté des pommes d’or de leur jardin, la déesse fut si charmée de la beauté de ce fruit qu’elle envoya un dragon pour garder l’arbre, et empêcher que personne n’y touchât. Nous verrons bientôt Hercule tuer ce dragon terrible, et s’emparer des pommes d’or des Hespérides.
Junon était d’un caractère altier et jaloux. Ses querelles avec Jupiter causèrent plus d’un scandale dans l’Olympe. Elle poursuivait avec fureur ses vengeances sur ceux qui avaient méprisé ou sa beauté ou sa puissance. L’inconstance de son époux lui donna lieu de montrer sa persévérance dans sa haine.
La jeune Io, fille du fleuve Inachus, ayant cédé aux desirs amoureux de Jupiter, pour se soustraire à la fureur jalouse de Junon, pria le maître des dieux de lui donner la forme d’une génisse ; mais Junon ayant su cette métamorphose, et feignant de l’ignorer, exigea que son époux lui donnât ce bel animal. Jupiter ne put résister à cette demande.
Peu contente d’avoir sa rivale en ses mains,Junon, qui d’un époux craint encor les larcins,A la garde d’Argus livre l’infortunée :Ce monstre a de cent yeux la tête environnée ;Ses yeux toujours ouverts, assidus surveillants,Se ferment deux à deux tour-à-tour sommeillants :Ainsi toujours sa vue était en sentinelle.Même en tournant le dos, Argus a l’œil sur elle.Le jour, il lui permet d’errer sur le gazon ;Mais la nuit il l’enferme. Un antre est sa prison ;Elle a pour lit la terre, et couche sur la dure ;Se nourrit d’herbe amère et boit une onde impure.Hélas ! combien de fois, pour implorer Argus,Elle cherche ses bras, et ne les trouve plus.Elle voudrait se plaindre, et sa voix l’épouvante ;Sa parole n’est plus qu’une voix mugissante6.
Livrée à ce rigoureux destin, elle fut conduite sur les bords du fleuve Inachus son père. Quelle fut sa douleur, lorsqu’elle vit dans cette onde sa nouvelle forme ! En vain elle se présenta devant son père et ses sœurs qui ne cessaient de pleurer sa perte ; ils ne purent la reconnaître : vainement elle versait des larmes et poussait de tristes gémissements. Enfin elle écrivit avec son pied le nom d’Io sur le sable, et ses parents apprirent sa cruelle destinée. Mais l’impitoyable Argus l’éloigne des bords du fleuve paternel, et ses cent yeux sont plus que jamais attentifs à surveiller la fille d’Inachus.
Cependant Jupiter ordonne à Mercure de donner la mort à Argus, afin de soustraire son amante à la fureur de Junon. Mercure endort ce surveillant redoutable au son de sa flûte, et son fer tranche la tête d’Argus.
Cette mort fut pour Junon une nouvelle offense. La déesse fait naître l’espèce de mouche appelée taon, qui ne cessa de poursuivre Io. Tourmentée par ce monstre ailé, elle parcourt plusieurs contrées, traverse la mer, arrive en Égypte, et implore le secours du Nil. Ce fleuve intercède auprès de Junon, qui se laisse fléchir enfin, et l’aimable Io reprend sa beauté première. On dit même que les Égyptiens lui dressèrent des autels, et l’adorèrent sous le nom d’Isis, une des plus grandes divinités de ces peuples.
Pour récompenser Argus de sa fidélité, la reine des dieux plaça les cent yeux de ce gardien sévère sur la queue de l’oiseau appelé paon, et qui s’enorgueillit de cette nouvelle parure. Junon voulut que cet oiseau l’accompagnât toujours, et qu’il lui fût consacré. Le paon devint aussi le symbole du mois de mai, parceque son éclat, rappelle celui des fleurs de cette époque brillante de l’année.
Lorsque nous suivrons Hercule dans le cours de ses aventures héroïques, nous verrons de nouvelles preuves de l’ardeur avec laquelle Junon se vengeait des infidélités de son époux.
Pâris, fils de Priam, roi de Troie, gardait les troupeaux sur les coteaux du mont Ida. Un jour, il vit trois déesses s’avancer dans le bosquet : c’était Junon, Minerve, et Vénus. « Nous venons vers toi, jeune berger, dit Junon, pour terminer un différent survenu entre nous. Nous étions ce matin aux noces de Thétis et de Pélée ; la Discorde, qui n’avait point été invitée à cette fête, a paru dans la salle du festin, et a jeté auprès de nous cette pomme d’or sur laquelle on lit ces mots : à la plus belle. Tu vois devant toi, jeune berger, trois puissantes déesses : je suis l’épouse du grand Jupiter. Prends cette pomme, et donne-la à celle de nous qui la mérite. »
Pâris, intimidé en voyant les trois déesses sans aucune espèce de parure, demeura quelque temps indécis ; ses yeux se portaient tour-à-tour sur chacune d’elle : enfin, il offre-la pomme d’or à la belle Vénus. L’orgueilleuse Junon ne put se consoler de la préférence accordée à sa rivale : elle voulut tirer de cet affront une vengeance éclatante ; et lorsque les Grecs marchèrent au siège de Troie, elle ne cessa de leur prêter de puissants secours jusqu’au jour où cette malheureuse ville, qui avait vu naître Pâris, fut réduite en cendres. Elle poursuivit avec fureur quelques héros qui avaient échappé au massacre des Troyens.
Fatigué des excès de Junon, Jupiter la suspendit à la voûte de l’Olympe, les pieds chargés d’une lourde enclume et les mains d’une chaîne d’or non moins pesante. On ajoute que Vulcain ayant voulu secourir Junon sa mère et tâcher de rompre ses douloureux liens, fut précipité de l’Olympe, et qu’en tombant sur la terre il se cassa la jambe. L’orgueilleuse déesse, indignée de ces outrages, conspira contre Jupiter, de concert avec Apollon et Neptune ; mais Thétis, déesse des mers, dévoila le complot.
Junon avait un grand nombre de temples : les plus célèbres étaient celui de Samos et celui d’Olympie. Le temple élevé à la reine des dieux dans l’île de Samos était le plus grand que renfermât la Grèce : il fut détruit par l’armée de Xerxès lorsqu’elle s’en retournait en Perse, après sa défaite par les Grecs. Voici quelques détails sur le temple d’Olympie, qui nous ont été conservés par Pausanias, à qui nous devons la description de tous les monuments qui existaient dans la Grèce du temps des empereurs romains :
« Seize matrones sont commises pour broder un voile que l’on consacre à Junon tous les cinq ans ; et ce sont elles aussi qui font célébrer des jeux en l’honneur de la déesse. Ces jeux consistent à voir les filles disputer le prix de la course entre elles. Pour cela, on les distribue toutes en trois classes : la première est composée des plus jeunes ; la seconde, de celles d’un âge au-dessus ; la troisième, des plus âgées ; et il y a un prix pour chaque classe. Quand elles courent, elles ont les cheveux flottants, la tunique abaissée jusqu’au-dessous du genou, l’épaule droite toute nue et débarrassée jusqu’au sein. Elles font aussi preuve de légèreté dans le stade d’Olympie ; seulement on abrège la carrière de la sixième partie, par égard pour leur sexe. Les victorieuses obtiennent une couronne d’olivier, et reçoivent une portion de la génisse qui a été immolée à Junon ; même il est permis d’appendre leurs portraits pour éterniser leur nom et leur gloire.
« Les seize matrones président à ces jeux avec un pareil nombre d’associées qui jugent avec elles… Ces matrones n’entrent point en fonctions qu’elles ne soient purifiées par le sacrifice d’un porc, et avec l’eau de la fontaine Piera, qui est dans la plaine par où l’on va d’Olympie à Elis.
« Dans le temple de Junon, la déesse est assise sur un trône. Jupiter est auprès : il est représenté debout, la tête dans un casque, avec de la barbe au menton. Les Heures sont aussi assises sur des trônes, et leur mère Thémis auprès… Une des raretés les plus considérables du temple est un grand coffre de bois de cèdre, dont le dessus est orné de figures d’animaux, les unes d’or, les autres d’ivoire, et les autres gravées sur le cèdre même. »
L’épouse de Jupiter n’inspirait pas en tout lieu le sentiment de la crainte. Plusieurs temples lui furent élevés sous des noms flatteurs. Elle avait des autels dans presque tous les quartiers de Rome. Sous le nom d’Ilithye, elle protégeait les femmes dans l’enfantement. Quelquefois Junon a été regardée comme la déesse de l’air ; on l’invoquait pour obtenir une saison favorable, et nous avons vu qu’elle lançait quelquefois la foudre. Elle présidait aux empires, aux royaumes, et aux mariages. Elle protégeait la parure et la propreté ; et comme les anciens n’eurent point de divinité appelée la Mode, il est probable qu’elle en tenait lieu.
Il faut remarquer que les vêtements chez les anciens peuples changeaient moins souvent de forme que chez nous. La beauté de leur climat ne demandait point cette variété de costume dont les caprices de l’atmosphère sont à Paris le prétexte. Leurs vêtements étaient graves et simples, et Junon pouvait y présider sans déroger à sa dignité.
Les Grecs avaient une divinité qui semblerait avoir quelque rapport avec celle qui a établi son empire à Paris, et que nous nommons la Mode : c’était Phantasia, être qui se présentait en un instant sous mille formes différentes, nous l’appelons Fantaisie.
On sacrifiait à Junon des agneaux et des laies. Le lis lui était consacré : cette fleur était appelée la rose de Junon, rosa junonia.
L’épouse de Jupiter avait à ses ordres Iris, qui faisait quelquefois les messages des autres dieux.
Iris. §
Elle était fille de Thaumas et d’Électre, fille de l’Océan. Sa principale fonction était de dégager les ames des corps au moment du trépas.
Cette jeune divinité fait le charme de l’Olympe : elle s’y présente avec des ailes brillantes de toutes sortes de couleurs, et s’assied ordinairement auprès du trône de Junon. Quelquefois, lorsqu’elle traverse les airs pour faire quelque message, elle étale son écharpe qui brille en demi-cercle, et que nous appelons arc-en-ciel. Les riantes couleurs de cette écharpe font l’espoir du voyageur, qui se croit protégé par l’aimable messagère des dieux.
Aujourd’hui nos physiciens ont voulu connaître cette écharpe : ils y ont vu la décomposition des rayons du soleil.
analysa l’essence de la lumière.Il découvre à mes yeux, par une main savante,De l’astre des saisons la robe étincelante :L’émeraude, l’azur, le pourpre, et le rubis,Sont l’immortel tissu dont brillent ses habits.Chacun de ses rayons, dans sa substance pure,Porte en soi les couleurs dont se peint la nature.Et confondus ensemble, ils éclairent nos yeux,Ils animent le monde, ils emplissent les cieux7.
C’est ainsi que Voltaire exprime la décomposition de la lumière au moyen du prisme triangulaire. Mais les physiciens sont loin d’expliquer d’une manière satisfaisante les sept couleurs qui brillent dans l’écharpe d’Iris ; et l’arc-en-ciel est pour nous aussi incompréhensible qu’il l’était pour les anciens peuples.
Le nom d’Iris a été donné à une plante dont les couleurs ont quelque ressemblance avec celles de la ceinture de la jeune messagère de Junon.
L’arc-en-ciel qui parut alors dans la campagne donna lieu à quelques réflexions qui terminèrent le second entretien. Une des personnes de la société dit que les arcs-en-ciel produits par la lune avaient été vus quelquefois dans les Indes ; mais que l’Iris nocturne avait bien moins d’éclat que celle qui paraît lorsque Phébus se penche vers l’occident.
Troisième entretien. §
La société se réunit un peu plus tard que de coutume. Déjà la planète de Vénus brillait sur l’horizon.
Voici, dit Eugène, en la faisant remarquer à ses auditeurs, un des domaines de la divinité dont nous allons étudier aujourd’hui l’histoire. La plus brillante des planètes devait être consacrée à la déesse de la beauté. C’est donc sous l’influence de Vesper que nous aller parler de Vénus.
Vénus. §
Cette déesse naquit de l’écume de la mer, près de l’île de Cypre. A peine avait-elle essayé la vie que Zéphyre la porta dans cette île. Les Saisons, jeunes divinités filles de Jupiter et de Thémis, l’attendaient sur le rivage : après l’avoir parée comme une divinité, elles la conduisirent dans l’Olympe.
Cette présentation à la cour céleste tut le premier triomphe de Vénus. L’admiration des dieux parut égale à la jalousie des déesses. Elle but le nectar et devint immortelle.
On dit que Jupiter en fut épris, et que, pour se venger de son indifférence, il lui proposa d’épouser Vulcain, fils de Junon, qui avait la direction des Cyclopes occupés à forger les foudres du maître des dieux. Vulcain était boiteux, et d’une figure si bizarre qu’un jour les dieux le voyant verser le nectar furent saisis d’un rire inextinguible.
Vénus obéit ; mais, infidèle à son époux, elle remplit long-temps le monde du bruit de ses aventures amoureuses. Parmi les dieux favorisés de Vénus, Mars obtint le premier rang. Cupidon est regardé comme le fils de Mars et de Vénus ; il eut pour frère Antéros ou le contre amour. C’était un monstre de la figure la plus étrange : il avait les yeux au bout des pieds pour mieux éviter les précipices ; mais sa structure extraordinaire fut la cause du peu de durée de sa vie.
Apollon, dieu de la lumière et des beaux arts, brûlait pour Vénus des mêmes feux que Mars. Ce dieu, qui connaissait aussi la médecine, ne put trouver de remède contre la jalousie : un jour, ayant rencontré le dieu de la guerre avec Cythérée, il alla en prévenir Vulcain. Le dieu boiteux quitte ses fourneaux, arrive, et couvre les deux amants d’un filet tressé en or. Vulcain voulut que tous les dieux de l’Olympe fussent témoins de la perfidie de son épouse, et il donna ainsi un nouveau sujet de rire à ses dépens.
Vénus ne put pardonner à Apollon cette indiscrétion officieuse : elle jura de s’en venger sur toute la race de ce dieu ; et notre théâtre nous montre un des résultats de cette haine, lorsque la malheureuse Phèdre s’écrie :
O haine de Vénus ! ô fatale colère !Dans quels égarements vous jetâtes ma mère…Ariane, ma sœur, de quel amour blessée,Vous mourûtes aux lieux où vous fûtes laissée !…Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable,Je péris la dernière et la plus misérable8.
Mercure et Bacchus furent aussi favorisés de Vénus : le premier la rendit mère d’Hermaphrodite, et le second de Priape, qui était principalement adoré à Lampsaque. Neptune, dieu des mers, fut aussi aimé de Vénus.
Nous avons eu déjà occasion de remarquer que les dieux s’ennuyaient souvent dans l’Olympe.
Quelque bien que l’on soit, l’on veut changer de place9.
Vénus descendit plus d’une fois sur la terre. Un jour, dans une forêt de Syrie, elle aperçut le jeune Adonis, fils de Cynire ; et elle oublia auprès de lui tous les honneurs de l’Olympe, et les hommages des hommes.
Du bruit de ses amours Paphos est alarmée.On dit qu’au fond d’un bois, la déesse charmée,Inutile aux mortels, et sans soins de leurs vœux,Renonce au culte vain de ses temples fameux.Pour dissiper ce bruit, la reine de CythèreVeut quitter pour un temps ce séjour solitaire.Que ce cruel dessein lui causa de douleurs !Un jour que son amant la voyait tout en pleurs :« Déesse, lui dit-il, qui cause vos alarmes,« Quel ennui si profond vous oblige à ces larmes ?« Vous aurais-je offensée, ou ne m’aimez-vous plus ?« Ah ! dit-elle, quittez ces soupçons superflus.« Adonis tâcherait en vain de me déplaire ;« Ces pleurs naissent d’amour, et non pas de colère.« D’un déplaisir secret mon cœur se sent atteint :« Il faut que je vous quitte, et le Sort m’y contraint.« Il le faut : vous pleurez ; du moins en mon absence« Conservez-moi toujours un cœur plein de constance :« Ne pensez qu’à moi seule, et qu’un indigne choix« Ne vous attache point aux Nymphes de ces bois.« Leurs fers après les miens ont pour vous de la honte.« Sur-tout de votre sang il faut me rendre compte.« Ne chassez point aux ours, aux sangliers, aux lions ;« Gardez-vous d’irriter tous ces monstres félons :« Laissez les animaux qui, fiers et pleins de rage,« Ne cherchent leur salut qu’en montrant leur courage :« Des daims et des chevreuils en fuyant devant vous« Donneront à vos sens des plaisirs bien plus doux.« Je vous aime, et ma crainte a d’assez justes causes :« Il sied bien en amour de craindre toutes choses.« Que deviendrais-je, hélas ! si le sort rigoureux« Me privait pour jamais de l’objet de mes vœux ? »
Là, se fondant en pleurs, on voit croître ses charmes. Adonis lui répond seulement par des larmes.
Elle ne peut partir de ces aimables lieux ;Cent humides baisers achèvent ses adieux.O vous tristes plaisirs où leur ame se noie,Vains et derniers efforts d’une imparfaite joie,Moments pour qui le Sort rend leurs vœux superflusDélicieux moments, vous ne reviendrez plus !Adonis voit un char descendre de la nue :Cythérée y montant disparaît a sa vue.C’est en vain que des yeux il la suit dans les airs ;Rien ne s’offre à ses sens que l’horreur des déserts.Les Vents sourds à ses cris renforcent leur haleine :Tout ce qu’il vient de voir lui semble une ombre vaine.Il appelle Vénus, fait retentir les bois,Il n’entend qu’un écho qui répond à sa voix10.
Adonis, inconsolable de l’éloignement de Vénus, cherchait à distraire ses douleurs par les exercices de la chasse. Un sanglier énorme ayant paru dans les bois, le jeune chasseur oublia les conseils de la déesse : il combattit ce monstre, et mourut d’une blessure qu’il reçut à la cuisse. Quelle fut la douleur de Vénus, lorsque à son retour elle vit étendu sur l’herbe le corps de son cher Adonis ! c’était le premier de ses amants qui avait été frappé par la mort. Jupiter, touché de son désespoir, consentit qu’Adonis fût changé en une fleur, dont le peu de durée devait rappeler l’existence trop courte de l’amant de Vénus : cette fleur est l’anémone. On dit que le sang qui s’échappait de la blessure d’Adonis donna à la rose, qui jusqu’alors avait été blanche, la couleur purpurine que nous lui voyons aujourd’hui. Des fêtes à l’honneur d’Adonis furent instituées à Sidon. Les vierges portaient le simulacre du corps du beau chasseur, et faisaient retentir les airs de sons lugubres, pendant qu’on immolait un sanglier. Vénus assistait quelquefois à cette triste cérémonie. On dit que par la suite, on sacrifia des victimes humaines sur le tombeau d’Adonis, et que le culte qu’on lui rendait ressemblait à celui du génie du mal.
La douleur que Vénus ressentit de ce trépas ne lui ôta point son penchant pour les aimables mortels. Sur les coteaux du mont Ida, elle vit Anchise, assis sous les cèdres, et occupé à garder les grands troupeaux de Capys son père : elle crut revoir Adonis, et le traita comme lui. Énée fut le fruit de cet amour que le Mystère devait dérober à la connaissance des hommes, mais que la joie d’Anchise divulgua.
Énée, protégé par sa mère, fut un héros. Après avoir fait d’inutiles exploits pour préserver la ville de Troie de la destruction, il s’embarqua avec son père qu’il avait porté sur ses épaules à travers l’incendie de la ville, avec son fils Iule, et quelques amis courageux. Sa femme Créuse, qu’il avait cru sauver du massacre des Troyens, disparut à ses côtés, lorsqu’il sortait de la citadelle.
Ce héros erra long-temps sur les mers où Junon le poursuivit de toute sa colère ; car elle voulait venger sur le fils le triomphe que la beauté de la mère avait obtenu sur la sienne dans le jugement de Pâris. Le fils de Vénus fut poussé par les tempêtes sur les côtes d’Afrique où Didon, qui venait de fuir la terre de Phénicie, après la mort de son époux Sichée, cruellement assassiné par Pygmalion, élevait la superbe ville de Carthage. Didon reçut Énée avec la pitié qu’inspire le malheur, et bientôt, l’accueillit avec l’amour qu’inspiré un jeune héros, mais le Destin, maître des dieux et des hommes, avait décidé que le fils de Vénus irait fonder la ville de Rome. Didon fut abandonnée ; et, dans son désespoir, elle fit allumer, dans la cour de son palais, un grand bûcher sur lequel elle se donna la mort avec l’épée de son amant, seul objet qui lui restât de ce héros.
Énée, arrivé en Italie, voulut descendre dans les Enfers, dont l’entrée se trouvait sous une caverne près de Cumes, et appelée l’Averne. Des vapeurs infectes s’exhalaient sans cesse de ce lieu redoutable, et les oiseaux qui y passaient en volant tombaient morts sur la terre.
Les dieux permirent à Énée d’entrer dans les Enfers, accompagné de la Sibylle qui rendait les oracles d’Apollon à Cumes. Il vit les tourments des ames criminelles, et le séjour des hommes vertueux : là, il jouit des embrassements de son père, qui lui fit connaître la suite de rois et de héros qui devaient descendre de lui, et faire la gloire de Rome.
Plusieurs fois dans les combats Énée fut sur le point de succomber ; mais Vénus, tantôt le dérobait dans une nue à la fureur de ses terribles ennemis ; tantôt pansait ses blessures, en y versant les sucs de la plante appelée dictame, qui guérissait de tous les maux.
peignit en beaux vers les aventures d’Énée. Les Romains, fiers de descendre du fils de Vénus, accueillirent l’Énéide avec les transports qu’inspirent les beaux vers et l’orgueil national.
Vénus pria Vulcain de forger pour Énée un bouclier divin. L’époux complaisant obéit, même dans cette circonstance ; car personne ne pouvait résister à Vénus.
Elle devait ce charme tout-puissant à une ceinture mystérieuse qui avait la vertu de rendre aimable celle qui la portait, et de faire naître de nouvelles amours.
« Cette ceinture, dit
11. »
Un jour Vénus prêta complaisamment cette ceinture à Junon, et celle-ci trouva dans le cœur de Jupiter tous les feux des premiers jours de leur hymen. , était d’un tissu admirablement diversifié : là se trouvaient tous les charmes séducteurs, les attraits, l’amour, les desirs, les amusements, les entretiens secrets, les innocentes tromperies, et le charmant badinage, qui insensiblement surprend l’esprit et le cœur des plus sensés
Le culte de Vénus était presque autant répandu que celui de Jupiter. C’était sur-tout dans l’île de Cypre qu’elle recevait des honneurs sans nombre : là elle voyait trois villes célèbres, Paphos, Idalie et Amathonte, brûler sans cesse l’encens sur ses autels. Dans un de ces temples, elle était représentée avec une longue barbe. On dit que, durant les grands orages, il ne pleuvait jamais sur son temple de Paphos. Cythère était aussi une des îles de la Grèce où Vénus se plaisait le plus à être honorée : c’est de cette île qu’elle prit le nom de Cythérée. Son fils Énée lui avait élevé sur le mont Éryx, en Sicile, un temple magnifique, sous les-nom de Vénus érycine : les victimes y marchaient d’elles-mêmes, et leur sang était toujours caché par les fleurs et les gazons qu’il faisait naître.
Les temples de Vénus étaient fort nombreux à Rome. Dans l’un d’eux les jeunes filles venaient déposer aux pieds de la déesse leurs poupées, lorsqu’elles devenaient nubiles. Ces poupées des jeunes filles de Rome, réunies dans un sanctuaire, étaient sans doute un spectacle curieux pour les philosophes. On sacrifiait quelquefois à Vénus des sangliers et des colombes.
Les sages de l’antiquité distinguèrent deux Vénus ; c’étaient la Vénus populaire et la Vénus-Uranie. Sous ce dernier nom, la déesse de la beauté inspirait les sentiments délicats, les passions nobles, et l’amour du beau dans les arts. Ce fut Vénus-Uranie ou Vénus pudique que
exposa à l’adoration des Grecs dans le temple de Gnide. On croit que la Vénus de Médicis est une imitation de ce chef-d’œuvre de .Les Lacédémoniens adoraient aussi la déesse de la beauté sous le nom de Vénus armée.
Soit que Vénus habitât l’Olympe ou qu’elle descendît sur la terre, elle était toujours accompagnée des Grâces.
Les Grâces. §
C’étaient trois sœurs, divinités bienfaisantes, jeunes, riantes, et parfaitement belles : elles étaient filles de Jupiter et d’Harmonie ; leurs noms étaient Aglaé, Thalie, et Euphrosine.
Ces déesses présidaient aux libéralités, aux services rendus par l’amitié, à tous les bienfaits ; et c’est à cette heureuse prérogative qu’elles durent les autels que presque tous les peuples de la Grèce leur avaient érigés. Les Grâces sont nues pour marquer la candeur, la sincérité avec laquelle on doit obliger ses amis : elles sont jeunes, parceque la mémoire d’un bienfait ne doit jamais vieillir ; elles sont vives et légères, pour montrer que les services ne doivent point se faire attendre ; elles se tiennent par la main, pour montrer que nous devons nous unir par des services réciproques.
Les Muses et les Grâces n’avaient ordinairement qu’un même temple. En effet, pour plaire aux unes, il faut plaire aux autres ; et les poëtes invoquaient aussi souvent les Grâces que les Muses.
Étéocle fut le premier qui leur éleva des autels dans la ville d’Orchomène. Elles avaient des statues dans les temples de Mercure et de Vénus, pour faire entendre que la beauté, et l’éloquence ont besoin de leurs secours.
Socrate, voyant un homme qui prodiguait ses bienfaits sans distinction, lui dit :
Les Grâces sont vierges, et tu en fais des prostituées.
Lorsque ces aimables filles de Jupiter accompagnaient la déesse de la beauté, l’Amour se mêlait parmi elles. Rarement Vénus marchait sans son fils ; c’est de lui qu’il faut nous occuper maintenant. Mais le temps fixé pour nos entretiens est écoulé : la nuit couvre entièrement la voûte céleste ; jouissons du spectacle d’un ciel étoilé, et remettons à demain l’histoire du dieu ennemi du repos que donne Morphée.
Quatrième entretien.
L’Amour. §
Dans le banquet des dieux, on remarque un enfant au souris malin ; deux ailes aux plumes dorées brillent sur ses épaules : rarement on le voit sans son carquois d’or rempli de flèches acérées, et sans l’arc dont Apollon lui fit présent. Quelquefois il aime à se couvrir les yeux d’un bandeau, et à tenir un flambeau dans sa main. Il est craint de tous les dieux et de toutes les déesses, qui le caressent tour-à-tour, et qui lui prodiguent le nectar. Cet enfant gâté de l’Olympe est fils de Vénus et de Mars : c’est l’Amour que l’on appelle aussi Cupidon.
Il est impossible de le suivre dans tous ses mouvements et dans toutes ses actions. Il va sans cesse du ciel sur la terre, et de la terre dans le ciel : il descend dans les enfers, et le fond des mers est le lieu où il se plaît quelquefois à faire preuve de sa puissance. Souvent il se montre obéissant à sa mère, et demeure auprès d’elle pour servir ses desseins. Il attelle au char de Cythérée les cygnes ou les colombes, et amuse la déesse du récit de ses tours perfides.
Quelquefois on le voit jouer avec des tigres. Si vous témoigniez des craintes de son imprudence : « Rassurez-vous, vous dirait-il en riant, je suis familier avec ces monstres ; souvent même je m’amuse à monter des lions ; et le coursier le plus docile n’est pas plus obéissant à la main du cavalier qu’ils ne le sont à la mienne. »
Il n’est pas de divinité qu’il n’ait percée de quelques traits, et rarement il manque le but qu’il se propose. La mythologie ne nous montre pas une aventure extraordinaire dans laquelle il n’ait joué un rôle plus ou moins important.
Cupidon éprouva une fois lui-même les effets de la flamme qu’il allume dans les cœurs.
La jeune Psyché, fille d’un roi de la Grèce, brillait de tout l’éclat de la beauté. Les peuples en la voyant oubliaient Vénus et négligeaient ses autels ; et sa modestie ne put empêcher que les mortels ne lui rendissent un culte semblable à celui de la reine de Cythère. Cupidon la vit, l’aima, et jura d’en faire son épouse. Cependant un oracle avait prédit que Psyché serait l’épouse d’un monstre affreux : tremblante sur sa destinée, elle n’écoutait qu’avec crainte l’expression des tendres sentiments qu’elle faisait naître.
Vénus, indignée de voir une faible mortelle usurper ses autels, fit transporter Psyché sur un âpre rocher, et voulut l’exposer à toutes les intempéries des saisons ; mais Cupidon chargea Zéphyre, le plus adroit et le plus léger des vents qui agitent l’air, d’enlever Psyché, et de la transporter dans un séjour délicieux qu’il avait préparé pour sa belle amante.
Là, le jeune dieu avait réuni toutes les merveilles des arts. Psyché passa plusieurs heures à admirer tous ces objets ; elle fut sur-tout étonnée de voir des lyres qui, d’elles-mêmes, formaient une douce harmonie. Elle avait entendu parler des trépieds de l’Olympe, fabriqués par Vulcain, et qui s’avançaient d’eux-mêmes devant Jupiter ; mais des lyres, faisant entendre des sons délicieux sans le secours de personne, lui parurent bien plus extraordinaires ; car on ne connaissait pas alors l’instrument que nous appelons la harpe d’Éole, et dont les cordes sont animées par le souffle du vent.
Cependant Psyché connut bientôt l’ennui de la solitude. Lorsque les ombres de la Nuit couvrirent ce séjour enchanté, elle éprouva les frayeurs les plus cruelles ; elle se coucha en tremblant, et dans la cruelle attente du monstre annoncé par l’oracle.
Le lendemain, la jeune épouse eut moins d’inquiétude sur son sort : elle avait cru reconnaître, malgré les ombres de la Nuit, que son époux n’avait rien de semblable aux monstres hideux dont elle avait vu quelquefois la peinture ; Cupidon, chaque nuit, lui témoignait le plaisir de la posséder. Qui le croirait ? il n’était pas sans jalousie, même dans ce palais où nul autre être ne se montrait à Psyché. « Quoi ! vous jaloux ! s’écriait la jeune épouse ; vous ! et de qui ? »
« Je le suis, ma Psyché, de toute la nature.« Les rayons du soleil vous baisent trop souvent ;« Vos cheveux souffrent trop les caresses du vent :« Dès qu’il les flatte, j’en murmure.« L’air même que vous respirez« Avec trop de plaisir passe par votre bouche ;« Votre habit de trop près vous touche ;« Et, sitôt que vous soupirez,« Je ne sais quoi qui m’effarouche« Craint parmi vos soupirs des soupirs égarés12. »
Cependant Psyché brûlait du desir de voir la figure de son époux ; mais l’Amour lui avait dit : « Ne cherchez point à me connaître. Hélas ! si vous braviez les arrêts du Destin à ce sujet, je vous perdrais sans retour : je vous perdrais, et la vie me deviendrait insupportable. »
Vains discours ! la jeune épouse ayant reçu dans son palais ses deux sœurs, jalouses en secret de sa félicité, elles lui donnèrent un poignard et une lampe, et l’engagèrent à profiter du moment où le monstre sommeillerait pour voir sa figure hideuse, et pour lui percer le sein. La curieuse Psyché ne fut que trop facile à séduire : une nuit que l’Amour reposait près d’elle, elle se lève, allume la lampe, prend le poignard, et s’approche en tremblant du lit nuptial.
Quelle fut sa surprise, lorsqu’elle vit le plus charmant des êtres ! Elle laisse échapper le poignard. Sa main tremblante tient la lampe qui lui montre tant de charmes ; mais hélas ! elle laisse tomber quelques gouttes d’une huile brûlante sur l’épaule du jeune dieu. L’Amour s’éveille. « Cruelle Psyché ! s’écrie-t-il. » Il ne peut en dire davantage, et déployant ses ailes, il disparaît. Ce palais magique disparaît aussi ; et la triste Psyché se trouve errante sur des rochers arides, environnés de précipices affreux. « O douleur ! ô lampe fatale ! s’écriait la jeune épouse; funeste curiosité ! J’étais l’épouse du plus aimable des dieux ; j’étais reine ; j’étais aimée. O trop chers souvenirs ! Mort, viens finir mes tourments… »
Ce fut alors que la cruelle Vénus s’empara de Psyché, et lui fit éprouver tous les traitements que peut inventer la furieuse jalousie. La jeune épouse aurait envié le sort des plus humbles esclaves de son père. Obéissant aux caprices impérieux de l’orgueilleuse Vénus, elle descendit dans les Enfers pour y chercher le fard de Proserpine : il était défendu d’ouvrir la boîte qui l’enfermait ; mais la malheureuse Psyché n’était pas guérie de sa curiosité ; elle ouvre cette boîte, et il en sort une vapeur noire qui s’attache à son visage, et qui donne à ses traits, jadis si doux, la couleur des nègres d’Afrique.
L’épouse de Cupidon fut la plus malheureuse des femmes… Enfin la colère de Vénus s’apaisa ; son fils, son aimable fils, obtint le pardon de Psyché. Il voulut qu’un hymen solennel l’unît à l’objet de ses affections. Tous les dieux furent invités à cette brillante cérémonie, dans laquelle Psyché fit l’admiration de toutes les divinités du ciel et de la terre. La Volupté naquit de cet hymen.
Les moralistes voient dans l’histoire de Psyché une allégorie de l’ame et des desirs qui la tourmentent et ne la laissent jamais jouir de son bonheur : cette fable semble aussi adresser une moralité à ceux qui veulent analyser leurs plaisirs.
psyché perdit l’amour en voulant le connaître :
telle est l’inscription que l’on a gravée sur le piédestal d’une des statues de ce jardin.
Cupidon n’était plus enfant lorsqu’il forma les nœuds du mariage : aussi ceux qui nous ont raconté ces aventures, sont-ils des auteurs bien postérieurs à ceux qui nous ont fait connaître les autres parties de l’histoire des dieux.
L’Amour avait des autels dans les temples de Vénus, à Paphos, à Cythère, et quelquefois dans le temple des Grâces. Lorsqu’on examine les traits qu’il porte dans son carquois d’or, ils sont de diverses couleurs, et ces couleurs sont aussi variées que les espèces de sentiment qu’inspire la blessure de ses flèches.
Il est un autre dieu, un peu plus âgé que Cupidon, et qui tantôt semble être son ami fidèle, tantôt son mortel ennemi ; il s’appelle Hymen. Comme l’Amour, il tient un flambeau sa figure est riante ; des cheveux blonds tombent sur ses épaules : il est fils de Bacchus et de Vénus. Sa tête est souvent couronnée de fleurs, sur-tout de marjolaine : il tient quelquefois dans sa main un voile de couleur jaune ; car la couleur jaune était affectée à ce dieu.
Dans les mariages, on l’invoquait par ces mots : Io Hymen ! Hyménée Io ! Junon disputait quelquefois au blond Hymen la prérogative de présider aux mariages ; elle se plaisait sur-tout à être invoquée sous le nom de Domiduca, c’est-à-dire qui conduit la nouvelle épouse dans la demeure du mari. Cependant l’Hymen aime mieux remplir cette fonction de concert avec l’Amour : la fête en est toujours plus gaie.
Mais je m’aperçois que nous nous occupons d’une divinité secondaire, avant d’avoir fini l’histoire des dieux du premier ordre ; ceux-ci pourraient s’en fâcher, car ils sont fort jaloux de leurs privilèges. Continuons notre voyage dans l’Olympe : Apollon se présente la lyre à la main, et le front environne de rayons éclatants… Que dis-je ! pour nous, faibles mortels, il vient de quitter l’horizon, et semble suspendre notre entretien.
Cinquième entretien.
Apollon. §
Parmi les femmes qui furent le plus aimées de Jupiter, on doit distinguer Latone ; elle était extrêmement belle. Cette déesse était fille d’un de ces Titans qui firent à Jupiter une guerre redoutable.
Junon, animée d’une fureur jalouse contre ses rivales, exila Latone du Ciel, et fit jurer à la Terre de ne point lui accorder d’asile, non plus qu’aux deux enfants dont elle allait être mère. Elle fit sortir d’un limon impur qu’avait laissé le déluge de Deucalion, le serpent Python, qui poursuivait par-tout cette amante infortunée ; mais Neptune, touché de son sort, fixa à la surface de la mer Égée l’île de Délos, qui jusqu’alors avait été flottante et cachée dans les eaux. Latone y arriva métamorphosée par Jupiter en une caille ; et ce fut là qu’elle donna naissance à Apollon et à Diane.
A peine Apollon eut-il vu le jour, qu’il se montra sous la figure d’un dieu dans la fleur de l’âge, et fit périr sous ses traits le serpent Python
Avec ces yeux perçants devant qui l’avenir,Le passé, le présent, viennent se réunir,Du haut de sa victoire, il regarde sa proie,Et rayonne d’orgueil, de jeunesse, et de joie13.
Telle est l’image de l’Apollon Pythien ; telle est aussi celle de l’Apollon du Belveder.
Niobé, fille de Tantale, roi de Lydie, avait sept fils et sept filles, qui lui inspirèrent tant d’orgueil qu’elle osa mépriser Latone qui n’était mère que de deux enfants. Apollon et Diane furent chargés par leur mère de la venger des mépris de Niobé, et ils percèrent de traits ses quatorze enfants. Cette malheureuse mère devint immobile de désespoir, et fut changée en rocher sur le mont Sipyle.
Apollon, admis dans l’Olympe, fut le plus beau des dieux ; il excella dans tous les exercices qui développent les grâces du corps, et dans tous les arts qui font le charme de la vie. Le premier, il fit entendre la douce poésie aux dieux, et l’enseigna aux mortels. Mercure lui ayant fait présent d’une écaille de tortue sur laquelle étaient tendues quelques cordes sonores, Apollon en fit l’instrument si cher à l’harmonie, connu sous le nom de lyre. Il étudia les plantes, et pénétra ces secrets qui composent l’art de prolonger la vie des hommes. Il fut le conducteur des Muses ; et aucun poëte ou musicien ne pouvait espérer d’être animé par les feux du génie, s’il n’avait invoqué Apollon. Il eut aussi sous sa direction le Soleil, et placé sur un char étincelant, traîné par quatre chevaux dont les nazeaux vomissaient des feux, il marquait la durée des jours, le cours des saisons, et répandait à son gré la fécondité sur la terre.
Malgré tant de nobles qualités et tant de brillantes attributions, Apollon ne fut pas toujours heureux dans ses tendres affections ; il fut obligé de se métamorphoser en berger pour plaire à Issé, et n’obtint que les faveurs que cette princesse croyait accorder à un autre amant.
Un jour Apollon, fier d’avoir percé de ses traits le terrible serpent Python, raillait l’Amour sur la faiblesse de ses armes et sur le peu d’éclat de ses victoires ; mais Cupidon se vengea bientôt de ces railleries. Il tire deux traits de son carquois ; l’un est de plomb, et inspire la triste indifférence ; l’autre fait naître l’amour le plus vif et le plus délicat. Il blesse Daphné, fille du fleuve Pénée, avec le premier de ces traits, et Apollon avec le second. Ce dieu fut le plus malheureux des amants : en vain il peint à Daphné son amour ; en vain il vante en lui le sang de Jupiter : la nymphe fuit devant lui ; et craignant de ne pouvoir résister à la poursuite de ce dieu : « O Pénée ! ô mon père ! s’écrie-t-elle, viens me sauver de la témérité d’un amant. »
Elle achevait ces mots : ses membres s’engourdissent ;Ses cheveux sur sa tête en feuillage verdissent ;Ses bras tendus au ciel s’allongent en rameaux ;Ses pieds, des vents légers jadis légers rivaux,En racines changés, s’attachent à la terre ;Une écorce naissante autour d’elle se serre ;Ses traits sont effacés : elle est un arbre enfin,Apollon l’aime encore ; il l’embrasse, et sa mainSent palpiter un cœur sous l’écorce nouvelle.Quand il perd son amante, encor tendre et fidèle,A l’arbre qui lui reste il imprime un baiser.L’arbre, rebelle encor, semble s’y refuser.« Hé bien ! puisque du ciel la volonté jalouse,« Dit-il, ne permet pas que tu sois mon épouse,« Sois mon arbre du moins ; que ton feuillage heureux« Couronne mon carquois, ma lyre, et mes cheveux.« Aux murs du Capitole, où des chars de victoire« Des fiers triomphateurs promèneront la gloire,« Tu seras l’ornement et le prix des héros.« Au chêne entrelacés tes mystiques rameaux« Du palais des Césars protégeront l’entrée ;« Et comme de mon front la jeunesse sacrée« N’éprouvera jamais les injures du temps,« Que ta feuille conserve un éternel printemps. »Il dit ; et du laurier la nouvelle verdureS’incline, et lui répond par un léger murmure14.
a présenté l’histoire de cette nymphe d’une manière burlesque :
Daphné, de trop près courtisée,Dit : « Soyons métamorphosée. »Le Pénée entendit sa voix :La voilà madame du bois.
Clytie, nymphe, fille de l’Océan et de Thétys, fut aimée d’Apollon ; elle le payait du plus tendre retour, lorsque ce dieu l’abandonna pour Leucothoé, fille d’Orchame, roi de Perse. Clytie, pour se venger de sa rivale, découvrit à Orchame l’amour de sa fille pour Apollon. Dès-lors ce dieu ne la regarda plus qu’avec mépris. La nymphe, inconsolable, refusa toute nourriture, et au bout de neuf jours, elle fut changée en héliotrope, plante vulgairement appelée tournesol, parcequ’elle se tourne du côté du Soleil ; de sorte que, malgré sa métamorphose, Clytie marque encore son amour pour Apollon.
Les naturalistes nous prouveraient aujourd’hui que l’action de la chaleur sur les fibres du péduncule du tournesol est la cause du mouvement qu’on remarque dans le disque de cette plante ; et que plusieurs végétaux présentent ce phénomène. Mais gardons-nous bien d’appeler les physiciens dans le domaine de la Mythologie ; les brillants édifices qui le décorent s’écrouleraient devant eux.
Coronis était fille de Phlégyas, roi de Béotie ;
A la constance près, en mérite complète,Plus belle que Vénus, et plus fine coquette.
Apollon l’aima, malgré son inconstance. Esculape fut le fruit de cet amour : élevé par le centaure Chiron, fort habile dans la médecine, il surpassa bientôt son maître, et ressuscita Hippolyte, fils de Thésée, à la prière de Diane, qui connaissait l’innocence de ce beau chasseur, et la perfidie de Phèdre. Hippolyte sortit des Enfers.
Alors de l’Achéron le monarque barbare,D’un coup de son trident entr’ouvre le Ténare ;Et sur un tourbillon de bitume et de poix,Pousse au ciel obscurci sa foudroyante voix :« Est-ce de ton aveu qu’on me fait cet outrage,« Jupiter ? n’es-tu pas content de ton partage ?« Et cet audacieux, superbe de son art,« Vient-il me déclarer la guerre de ta part ?…« Ah ! si je le croyais !… » La nature tremblante,A ce cri menaçant tressaille d’épouvante.Jupiter, d’un souris, rassérénant les airs :« Cesse de t’alarmer, monarque des Enfers ;« Pour un qu’ôte Esculape à ton royaume sombre,« Bientôt ses successeurs t’en enverront sans nombre. »Mais, pour calmer l’esprit de son frère irrité,Il lance un coup mortel au dieu de la santé.L’atteinte en est certaine, et la brûlante foudrePrend à sa longue barbe et la réduit en poudre.Qui pourrait d’Apollon dépeindre la douleur ?Lui qui colore tout en perdit la couleur.Il disparut aux yeux. A la nature entièreUne éclipse imprévue interdit la lumière15.
Hippolyte n’était pas le seul que le fils d’Apollon eût ressuscité. Au moyen du sang de la Gorgone, que Minerve lui avait donné, il rendit la vie à Capanée, à Lycurgue, roi de Mémée, à Ériphyle, femme d’Amphiaraüs, à Glacus, fils de Minos roi de Crète, et à Tyndare, roi de Sparte. Esculape avait suivi les Argonautes à la conquête de la toison d’or, en Colchide.
Esculape, à la prière d’Apollon, reçut les honneurs de l’apothéose, et prit rang parmi les dieux de l’Olympe. Il eut plusieurs temples célèbres, entre autres celui d’Epidaure. On représentait ce dieu avec de la barbe, tenant un bâton entouré d’un serpent ; quelquefois tenant d’une main un bâton, et s’appuyant de l’autre sur la tête d’un serpent, symbole de la Prudence.
Apollon, inconsolable d’avoir vu son cher fils foudroyé par Jupiter, s’en vengea en perçant de ses flèches les Cyclopes, qui avaient forgé les foudres. Irrité de son audace, le maître des dieux l’exila en Thessalie, et le condamna à garder les troupeaux d’Admète, roi de Phère.
Le vieillard Termosiris voulant consoler Télémaque de sa destinée qui l’avait conduit à être berger, lui racontait ainsi l’histoire d’Apollon exilé du ciel :
« Apollon, dépouillé de tous ses rayons, fut contraint de se faire berger, et de garder les troupeaux du roi Admète : il jouait de la flûte, et tous les autres bergers venaient à l’ombre des ormeaux, sur le bord d’une claire fontaine, écouter ses chansons. Jusque-là, ils avaient mené une vie sauvage et brutale ; ils ne savaient que conduire leurs brebis, les tondre, traire leur lait, et faire des fromages : toute la campagne était comme un désert affreux.
« Bientôt Apollon montra à tous ces bergers les arts qui peuvent rendre la vie agréable. Il chantait les fleurs dont le Printemps se couronne, les parfums qu’il répand, et la verdure qui naît sous ses pas ; puis il chantait les délicieuses nuits de l’Été, où les Zéphirs rafraîchissent les hommes, et où la rosée désaltère la terre. Il mêlait aussi dans ses chansons les fruits dorés dont l’Automne récompense les travaux du laboureur, et le repos de l’Hiver pendant lequel la folâtre jeunesse danse auprès du feu. Enfin il représentait les forêts sombres qui couvrent les montagnes, et les creux vallons où les rivières, par mille détours, semblent se jouer au milieu des riantes prairies. Il apprit ainsi aux bergers quels sont les charmes de la vie champêtre, quand on sait goûter ce que la simple nature a de gracieux.
« Les bergers, avec leurs flûtes, se virent bientôt plus heureux que les rois ; et leurs cabanes attiraient en foule les plaisirs purs qui fuient les palais dorés. Les Jeux, les Ris, les Grâces, suivaient par-tout les innocentes bergères. Tous les jours étaient des fêtes : on n’entendait plus que le gazouillement des oiseaux, ou la douce haleine des Zéphirs qui se jouaient dans les rameaux des arbres, ou le murmure d’une onde claire qui tombait de quelque rocher, ou les chansons que les Muses inspiraient aux bergers qui suivaient Apollon. Ce dieu leur enseignait à remporter le prix de la course, et à percer de flèches les daims et les cerfs. »
Le bonheur d’Apollon berger fut troublé par Mercure, qui déroba les troupeaux d’Admète, après avoir endormi leur gardien au doux bruit de ses louanges et de sa flûte. Apollon passa en Lydie.
Las de traîner un corps qui lui servait à peine,Sur la croupe d’un mont Phébus prenait haleine,Et couché sur la mousse auprès d’un vert ormeau,Charmait sa lassitude au son du chalumeau.Les oiseaux enchantés suspendaient leur ramage,Les Zéphirs inquiets faisaient grâce au feuillage ;La babillarde Écho n’osait pas soupirer,Et les ruisseaux voisins coulaient sans murmurer.La beauté de son chant en cet endroit attireLe berger, le chasseur, la nymphe, et le satyre.Midas, roi du pays, le premier y parut :Pan, d’un buisson voisin, à la hâte y courut ;Pan, le dieu des forêts, dont la rustique adresseS’est fait un instrument des os de sa maîtresse,Et qui, dans l’art du chant prétendant exceller,Frémit qu’en sa présence on ose s’en mêler.
D’abord, à ce rival, devant la compagnie,Il propose un défi de vers et d’harmonie :Le dieu des vers l’accepte en modeste berger,Midas avec Tmolus est commis pour juger.Sur un gazon fleuri le sénat prend séance,Le vulgaire est debout, et tous prêtent silence.Alors, entremêlant sa flûte avec ses chants,Le dieu Pan de ces vers fit retentir les champs :« L’espoir de ma victoire en votre appui se fonde ;« Déclarez-vous pour moi, belle moitié du monde,« Honneur de l’univers, dernier effort des dieux,« Doux supplice de l’âme, et délice des yeux ;« Vous êtes de l’esprit souveraines arbitres ;« Pour ennoblir les vers vous accordez des titres ;« Et vos décisions font tomber un auteur,« Eût-il, avec ses sœurs, Phébus pour protecteur.« Dans ces chants que mon cœur vous offre pour victime,« Beautés, vous allez voir combien je vous estime. »
On crut, à ce début, qu’il allait débiterTout ce qu’aux cœurs galants apprend l’art de flatter ;Mais changeant tout-à-coup par un froid stratagème,Pan contre le beau sexe insolemment blasphème,Et s’épuise en efforts pour noircir ses attraitsPar une aigre satire et de sanglants portraits.Quelques méchants rieurs à la feinte applaudissent,Le reste paraît froid, et les Nymphes rougissent.Quel courroux enflamma l’œil qui perce en tout lieu !Le berger indigné cache à peine le dieu ;Et, sans l’ordre absolu qui borne sa puissance,Il eût, à coup de traits, puni cette impudence ;Mais, soumis au Destin dont il sent les rigueurs,Pour un tendre prélude il prépare les cœurs.L’Amour suit de ses sons les volantes merveilles,Et, porté sur leur aile, entre par les oreilles.Le sauvage Tmolus, dieu du mont sourcilleux,Baisse, pour applaudir, son sommet orgueilleux ;Et l’épaisse forêt qui lui sert de couronne,S’incline, en le suivant, au beau fils de Latone.
Je n’entreprendrai point ici de réciterL’ode qu’en langue attique il lui plut de chanter :Il suffit de savoir que du sexe adorable,Il fit avec tant d’art l’éloge inimitable,Que, sans délibérer, ses auditeurs surpris,En tumulte au berger accordèrent le prix ;Et, pour rendre sa gloire encore plus complète,Pan lui-même tout haut avouait sa défaite.Midas seul, du bon goût ennemi déclaré,Méprisa le talent de la troupe admiré ;Et du dieu des Forêts, aux yeux des nymphes mornes,De leur noble guirlande il embellit les cornes16.
Le dieu de Délos ne voulant pas que les oreilles d’un si mauvais juge conservassent la figure de celles des autres hommes, les allongea, les couvrit de poil, et les rendit parfaitement semblables à celles de l’âne.
Midas eut soin de cacher sous un grand bonnet cette honteuse difformité ; mais son barbier l’avait vue, et ne pouvant en garder le secret, ni n’osant le confier à personne, il fit un trou dans la terre en un lieu retiré, dit tout bas dans ce trou :
Midas, le roi Midas, a des oreilles d’âne ;
et n’eut pas sitôt parlé, qu’il recouvrit le trou de terre, comme pour y enterrer sa parole. On ajoute que de cet endroit sortit une forêt de roseaux qui, agités par le vent, répétaient ces paroles :
Midas, le roi Midas, a des oreilles d’âne.
Ce roi, célèbre par son mauvais goût et par ses oreilles, était fils de Gorgias, et roi de Phrygie. On dit que Bacchus lui ayant promis d’accomplir le vœu qu’il formerait, Midas desira de convertir en or tout ce qu’il toucherait : mais il ne tarda pas à se repentir de son indiscrétion ; car, jusqu’aux aliments, tout se changeait en métal sitôt qu’il y portait la main. Au milieu des richesses, exposé à mourir de faim, il eut recours au même dieu pour le prier de lui ôter un privilège si incommode.
Apollon trouva dans Marsyas, berger de Phrygie, et fils d’Olympus, un rival redoutable dans l’art de charmer les oreilles par les sons. Minerve, qui avait inventé la flûte, mais qui trouvait que cet instrument lui enflait les joues et la défigurait, en avait fait présent à Marsyas. Lorsque ce berger concourut avec Apollon, il fut convenu que le vaincu recevrait la punition que le vainqueur lui infligerait. Le fils de Latone, couronné par les Nymphes, attacha Marsyas à un arbre, et l’écorcha vif. Cet acte de cruauté irrita la Terre, qui changea le sang de Marsyas en un fleuve de Phrygie qui porte son nom.
Apollon, pendant son exil, traversa plusieurs contrées qu’il étonnait par ses divers talents. A Sparte il eut le malheur de tuer, en jouant au disque, le jeune Hyacinthe qui lui avait inspiré la plus tendre amitié, et qu’il métamorphosa en cette fleur charmante qui porte son nom. On dit que Zéphyre, jaloux de ce jeune homme, dirigea sur sa tête le disque d’Apollon. Ce dieu vit aussi mourir Cyparisse, jeune homme qu’il chérissait, et qui ne put supporter le chagrin que lui causa la perte d’un cerf qu’il avait élevé. Apollon changea Cyparisse en cyprès.
Arrivé dans la Troade, le fils de Latone rencontra Neptune, dieu des mers, que Jupiter avait aussi banni du ciel, pour avoir conspiré contre lui.
Ces deux illustres exilés allèrent offrir leurs services à Laomédon pour bâtir la ville de Troie. L’ouvrage achevé, ce prince refusa de leur donner le prix convenu ; mais il fut puni de son ingratitude par la peste qu’Apollon envoya à ses sujets, et par une inondation qui fut l’ouvrage de Neptune. Il était dangereux d’être injuste envers de pareils serviteurs.
Ce ne fut pas seulement à Troie qu’Apollon exerça le talent de maçon ; il aida Alcathoüs à bâtir la forteresse de Mégare, ville d’Attique. La pierre sur laquelle le dieu avait posé sa lyre, toutes les fois qu’on la touchait, faisait entendre un son semblable à celui de cet instrument.
Enfin Jupiter voyant qu’en l’absence d’Apollon, l’Ennui menaçait de s’établir dans l’Olympe, s’empressa de rappeler le dieu de la lyre et des beaux arts : il le rétablit dans toutes ses fonctions, et de nouveau il lui donna la direction du char du soleil. Mais l’histoire d’un dieu qui avait tant d’attributions diverses ne peut être terminée dans la courte durée que nous avons prescrite à nos séances : remettons à demain la suite de ses aventures.
Sixième entretien. §
Suite de l’histoire d’Apollon. §
Nous avons eu occasion de remarquer combien Apollon était prompt à s’enflammer pour les jeunes habitantes de la terre. Il vit la nymphe Clymène, la plus belle des Océanides, et l’aima comme il avait aimé l’insensible Daphné : Phaéton fut le fruit de cet amour. Sa beauté le rendit cher à Vénus. Fier de ses avantages, il fut indigné d’entendre Épaphus, fils d’Io, nier qu’il dût le jour au fils de Latone. Phaéton ne put cacher à sa mère la douleur qu’il ressentait de ce doute ; et la belle Clymène l’engagea à se présenter devant Apollon, et à le supplier de lui donner une preuve irrécusable de l’honneur qu’il avait d’être le fils du dieu de la lumière. Phaéton arrive dans le palais de son père.
Sur cent colonnes d’or, circulaire portique,S’élève du Soleil le palais magnifique ;Le dôme est étoilé de saphirs éclatants,Les portes font jaillir de leurs doubles battantsL’éclat d’un argent pur, rival de la lumière :Mais le travail encor surpassait la matière…Le Soleil en sa cour rassemble sous ses lois,Les Siècles et les Jours, et les Ans et les Mois,Et les Heures encor, ces légères suivantes,L’une de l’autre en cercle également distantes.Là, paraît, couronné d’une tresse de fleurs,Le Printemps au front jeune, aux riantes couleurs ;L’Été, robuste et nu, ceint d’une gerbe mûre ;L’Automne, dont le pampre orne la chevelure,Rouge encor des raisins que ses pieds ont pressés ;Et l’Hiver aux cheveux de neige hérissés17.
Apollon tend les bras à son fils, l’embrasse, et jure par les eaux du Styx de lui accorder tout ce qu’il voudra pour prouver qu’il est son père. Mais il eut lieu de se repentir de son serment ; car Phaéton ne lui demanda rien moins que de lui laisser conduire un jour entier le char de la lumière. Le dieu eut beau lui représenter les dangers auxquels il s’exposerait, le jeune imprudent ne se départit point de sa demande, et Apollon fut obligé de lui confier son char, chef-d’œuvre immortel de Vulcain.
L’essieu du char est d’or, et d’espace en espaceBrille un rayon d’argent qu’un cercle d’or embrasse ;Autour du timon d’or, du joug, et du harnois,La perle aux diamants se mélange avec choix,Et du feu des rubis l’émeraude enrichieRépété au loin du dieu l’image réfléchie18.
Quatre chevaux le conduisent, et vomissent des feux de leurs narines : ce sont Éthon, Pyroïs, Éoüs, et Phlégon.
A peine Phaéton est-il placé dans ce char magnifique, qu’il sent l’imprudence de sa demande : il ne peut profiter des avis que lui avait donnés Apollon pour se diriger dans ce voyage dangereux. Déjà le char est emporté dans les cieux hors de la foute ordinaire ; les chevaux, ne reconnaissant plus la voix de leur maître, oublient le frein. Le char enflammé du soleil passant trop près de la Terre, brûle les plaines, tarit les fleuves, et met à sec le lit des mers. Les flammes du char, élancées jusque sur les champs de l’Éthiopie, donnent aux habitants de ces contrées la couleur noire que leurs descendants montrent encore.
Enfin, la Terre, sortant des profondes cavernes où elle s’était cachée pour éviter l’incendie général, lève ses mains vers le ciel, et implore Jupiter, qui met fin à ces désastres en foudroyant le malheureux Phaéton.
Le fils d’Apollon tomba dans l’Éridan, aujourd’hui appelé le Pô, fleuve bien éloigné du pays qui avait vu naître ce jeune présomptueux. Les Nymphes prirent soin de l’en retirer, et lui élevèrent un tombeau sur le rivage. Ses sœurs, instruites de son malheur, coururent de tout côté pour chercher son corps. Ayant enfin découvert son tombeau, elles ne cessaient de l’arroser de leurs larmes, lorsque Jupiter, touché de leurs douleurs, les changea en peupliers. Ces Nymphes qui virent envelopper leurs appas d’une écorce épaisse, désignées sous le nom générique de Phaétontides, étaient au nombre de neuf : Mérope, Hélie, Églé, Égiale, Phaétuse, Phébé, Charie, Lampétie, et Aréthuse.
Apollon eut de Cyrène, nymphe des fleuves, Aristée, célèbre par les regrets que lui inspira la perte de ses abeilles.
Orphée fut le fruit des amours du dieu de la lumière pour Calliope, une des Muses. A la fois poëte et législateur, Orphée se montra en tout point digne de son père. Apollon lui ayant fait présent d’une lyre, il y ajouta deux cordes, et produisit les plus grands miracles de l’harmonie. Lorsqu’il mariait sa voix au son de cet instrument, il enchantait les hommes et les dieux, suspendait le cours des fleuves les plus rapides, apprivoisait les bêtes les plus féroces, attirait autour de lui les arbres, les rochers, les montagnes, et charmait enfin toute la nature, qui semblait prendre une ame pour jouir de la divine harmonie.
Les Nymphes des eaux et des forêts le suivaient en tout lieu pour l’entendre, et le desiraient pour époux. La seule Eurydice, fille de Nérée et de Doris, dont la modestie égalait la beauté, lui parut digne de le fixer : il l’épousa, et en fut tendrement aimé ; mais il la perdit peu de temps après l’hyménée. Le jeune Aristée, fils d’Apollon et de Cyrène, dont nous venons de parler, brûlait d’amour pour elle : un jour qu’il lui peignait avec transport ses tendres sentiments,
Eurydice fuyait, hélas ! et ne vit pasUn serpent que les fleurs recelaient sous ses pas :La Mort ferma ses yeux ; les nymphes ses compagnesDe leurs cris douloureux remplirent les campagnes ;Le Thrace belliqueux lui-même en soupira ;Le Rhodope en gémit, et l’Ebre en murmura.Son époux s’enfonça dans un désert sauvage ;Là, seul, touchant sa lyre, et charmant son veuvage,Tendre épouse ! c’est toi qu’implorait son amour,Toi qu’il pleurait la nuit, toi qu’il pleurait le jour.
C’est peu : malgré l’horreur de ses profondes voûtes,Il franchit de l’Enfer les formidables routes,Et perçant ces forêts où règne un morne effroi,Il aborda des morts l’impitoyable Roi,Et la Parque inflexible, et les pâles FuriesQue les pleurs des humains n’ont jamais attendries :Il chantait, et ravis jusqu’au fond des Enfers,Au bruit harmonieux de ses tendres concerts,Les légers habitants de ces obscurs royaumes,Des spectres pâlissants, de livides fantômes,Accouraient plus pressés que ces oiseaux nombreuxQu’un orage soudain, ou qu’un soir ténébreux,Rassemble par milliers dans les bocages sombres ;Des mères, des héros, aujourd’hui vaines ombres,Des vierges que l’Hymen attendait aux autels,Des fils mis au bûcher sous les yeux paternels,Victimes que le Styx, dans ses prisons profondes,Environne neuf fois des replis de ses ondes,Et qu’un marais fangeux, bordé de noirs roseaux,Entoure tristement de ses dormantes eaux.L’Enfer même s’émut ; les fières EuménidesCessèrent d’irriter leurs couleuvres livides ;Ixion immobile écoutait ces accords ;L’Hydre affreuse oublia d’épouvanter les morts ;Et Cerbère, abaissant ses têtes menaçantes,Retint sa triple voix dans ses gueules béantes.
Enfin il revenait triomphant du trépas ;Sans voir sa tendre amante, il précédait ses pas :Proserpine à ce prix couronnait sa tendresse.Soudain ce faible amant, dans un moment d’ivresse,Suivit imprudemment l’ardeur qui l’entraînait,Bien digne de pardon, si l’Enfer pardonnait.Presque aux portes du jour, troublé, hors de lui-même,Il s’arrête, il se tourne… il revoit ce qu’il aime !C’en est fait, un coup d’œil a détruit son bonheur :Le barbare Pluton révoque sa faveur,Et des Enfers, charmés de ressaisir leur proie,Trois fois le gouffre avare en retentit de joie.Eurydice s’écrie : « O destin rigoureux !« Hélas ! quel dieu cruel nous a perdus tous deux ?« Quelle fureur ! voilà qu’au ténébreux abyme« Le barbare destin rappelle sa victime.« Adieu ; déjà je sens dans un nuage épais« Nager mes yeux éteints et fermés pour jamais.« Adieu, mon cher Orphée ; Eurydice expirante« En vain te cherche encor de sa main défaillante ;« L’horrible Mort, jetant son voile autour de moi,« M’entraîne loin du jour, hélas ! et loin de toi. »Elle dit, et soudain dans les airs s’évapore.Orphée en vain l’appelle, en vain la suit encore,Il n’embrasse qu’une ombre ; et l’horrible nocherDe ces bords pour jamais lui défend d’approcher.Alors, deux fois privé d’une épouse si chère,Où porter sa douleur, où traîner sa misère ?Par quels sons, par quels pleurs fléchir le dieu des morts ?Déjà cette ombre froide arrive aux sombres bords.Près du Strymon glacé, dans les antres de Thrace,Durant sept mois entiers, il pleura sa disgrâce :Sa voix adoucissait les tigres des déserts,Et les chênes émus s’inclinaient dans les airs.Telle sur un rameau, durant la nuit obscure,Philomèle plaintive attendrit la nature,Accuse en gémissant l’oiseleur inhumainQui, glissant dans son nid une furtive main,Ravit ces tendres fruits que l’amour fit éclore,Et qu’un léger duvet ne couvrait point encore.Pour lui plus de plaisir, plus d’hymen, plus d’amour ;Seul, parmi les horreurs d’un sauvage séjour,Dans ces noires forêts du soleil ignorées,Sur les sommets déserts des monts hyperborées,Il pleurait Eurydice, et, plein de ses regrets,Reprochait à Pluton ses perfides bienfaits.En vain mille beautés s’efforçaient de lui plaire,Il dédaigna leurs feux ; et leur main sanguinaire,La nuit, à la faveur des mystères sacrés,Dispersa dans les champs ses membres déchirés.L’Ebre roula sa tête encor toute sanglante :Là, sa langue glacée et sa voix expirante,Jusqu’au dernier soupir formant un faible son,D’Eurydice en flottant murmurait le doux nom ;Eurydice, ô douleur ! touchés de son supplice,Les échos répétaient, Eurydice ! Eurydice19 !
On ajoute que les rossignols qui avaient leur nid auprès du tombeau d’Orphée, chantaient avec plus de force et de mélodie que les autres.
De tous les dieux de l’Olympe, Apollon est un de ceux qui a été le plus honoré : il avait des temples dans presque toutes les villes de la Grèce et de l’Italie, et de nombreux oracles. Le plus fameux était celui de Delphes, ville d’Achaïe : on allait le consulter des endroits les plus éloignés. Il y avait dans le sanctuaire de ce temple un trou qui aboutissait à un vaste souterrain, et d’où il sortait des vapeurs qui causaient l’enthousiasme prophétique ; sur ce trou était un siège, percé par le milieu, et soutenu par trois branches de métal qui lui firent donner le nom de trépied. Une prophétesse prononçait les oracles sacrés ; on la nommait Pythie, parcequ’elle seule elle avait droit de monter sur le trépied, qui était couvert de la peau du serpent Python. Avant de recevoir l’inspiration divine, la Pythie mâchait des feuilles de laurier, et buvait de l’eau de la fontaine Castalie : alors on voyait ses yeux s’animer, ses cheveux se dresser, et un tremblement violent s’emparer de tous ses membres. Elle poussait des cris et des hurlements qui remplissaient les assistants d’une sainte frayeur, et elle prononçait des paroles mal articulées, quelquefois des vers, que l’on recueillait avec soin, et qui semblaient devoir annoncer les destinées des empires.
Quand on sacrifiait à Apollon comme au dieu des bergers, on lui immolait un épervier ou un loup, parceque ces animaux sont ennemis des troupeaux. Le coq lui était consacré, parcequ’il annonce par son chant le retour du Soleil ; le griffon, le cygne et le corbeau lui étaient aussi consacrés, parcequ’on croyait que ces oiseaux prédisaient l’avenir. Le palmier et le laurier étaient ses arbres favoris : le palmier, parceque ce dieu naquit au pied d’un arbre de cette espèce ; le laurier, parcequ’on était persuadé que les vapeurs de ses feuilles étaient propres à donner l’inspiration poétique.
L’Aurore. §
Lorsque Apollon se disposait à répandre sur l’univers la lumière du Soleil, il se faisait précéder de l’Aurore, une des plus aimables des jeunes divinités, fille de Titan et de la Terre. La douce clarté qu’amène sa présence prépare nos yeux à la lumière éclatante du soleil. Son front, couvert de fleurs, brille de rayons doux et modérés ; avec ses belles mains, dont les doigts ont la couleur des boutons de la rose, elle écarte les nuages, et elle tient les rênes des chevaux qui conduisent son char brillant des couleurs les plus agréables. Lorsqu’elle se montre, un vent frais, appelé Aure, se répand sur la terre, et annonce son retour aux fleurs et aux oiseaux des bocages. Souvent les fleurs, à son approche, se couvrent d’une brillante rosée que l’on croit être ses larmes. Les pleurs cependant semblent peu naturels à cette riante déité, à moins qu’on ne les attribue aux inquiétudes de l’amour. Plusieurs fois en effet l’Aurore fut soumise à la puissance du dieu de Paphos.
Le premier objet de sa tendresse fut Tithon, fils de Laomédon, roi de Troie, et de Strymo, fille du Scamandre. L’Aurore l’ayant vu un jour à la chasse, lorsqu’elle répandait ses premiers rayons, l’enleva pour en faire son époux ; il la rendit mère de Memnon et d’Émathion. Memnon fut roi d’Éthiopie : s’étant rendu au siège de Troie, il y périt de la main d’Achille. Les Égyptiens lui élevèrent une statue qui prononçait des sons articulés au lever de l’Aurore, et qui le soir, dans l’ombre, rendait des sons lugubres.
Tithon obtint de Jupiter l’immortalité, à la prière de son amante ; mais lorsqu’il avait demandé cette faveur, il avait oublié de demander une jeunesse éternelle. Il devint si vieux, que la vie lui fut insupportable, et que l’Aurore, à sa prière, le métamorphosa en cigale.
Le cœur de cette divinité s’ouvrit de nouveau aux plus tendres sentiments, dès qu’elle eut vu le jeune Céphale, époux de Procris. Elle le transporta dans ses riantes demeures, placées dans les nues : là, elle lui prodiguait les plus douces caresses ; mais jamais elle ne put lui faire oublier sa chère Procris. L’Aurore, trouvant un jour Céphale déterminé à respecter la foi conjugale, consentit qu’il demeurât sur la terre, et lui fit présent, en s’éloignant de lui, d’un dard qui ne manquait jamais le but, et dont les blessures étaient mortelles.
Cependant la jeune épouse, craignant toujours les séductions de l’Aurore, allait souvent se cacher dans les bois pour observer Céphale, lorsqu’il se livrait aux exercices de la chasse. Un jour qu’elle le vit, fatigué, s’étendre sur les gazons, et implorer la fraîcheur du vent léger qui précède l’Aurore, et qui s’appelait Aure, elle crut qu’il appelait la séduisante divinité ; et frémissant de jalousie, elle fit un léger bruit dans le buisson épais où elle était cachée.
O triste jalousie ! ô passion amère !Fille du fol amour, que l’erreur a pour mère !Ce qu’on voit par tes yeux cause assez d’embarras,Sans voir encor par eux ce que l’on ne voit pas.Procris s’était cachée en la même retraiteQu’un faon de biche avait pour demeure secrète :Il en sort ; et le bruit trompe aussitôt l’époux.Céphale prend le dard, toujours sûr de ses coups,Le lance en cet endroit, et perce sa jalouse :Malheureux assassin d’une si chère épouse.Un cri lui fait d’abord soupçonner quelque erreur :Il accourt, voit sa faute ; et, tout plein de fureur,Du même javelot il veut s’ôter la vie.L’Aurore et les Destins arrêtent cette envie.Cet office lui fut plus cruel qu’indulgent.L’infortuné mari, sans cesse s’affligeant,Eût grossi par ses pleurs le nombre des fontaines,Si la déesse enfin, pour terminer ses peines,N’eût obtenu du Sort que l’on tranchât ses jours :Triste fin d’un hymen si divers en son cours20 !
Ici, Eugène s’arrêta quelques instants. Le soleil se penchait vers l’occident, et se montrant à travers une voûte de nuages d’or, offrait le plus beau spectacle que l’œil de l’homme puisse admirer. « Certes, dit alors Eugène, on doit être peu surpris du culte presque universel qu’obtint cet astre sous différents noms. Nous ne pouvons mieux terminer notre entretien sur le dieu de la lumière qu’en récitant ces beaux vers de Delille, dignes également du sujet et du poëte : »
Eh ! qui méritait mieux d’usurper notre hommageQue cet astre, des dieux la plus brillante image,Qui dispense les ans, la vie et les couleurs,Enfante les moissons, mûrit l’or, peint les fleurs,Jusqu’aux antres profonds fait sentir sa puissance,Revêt les vastes cieux de sa magnificence,De saison en saison conduit le char du jour,Nous attriste en partant, nous charme à son retour,Éclaire, échauffe, anime, embellit, et féconde,Et semble en se montrant reproduire le monde ?Ame de l’univers, source immense de feu,Ah ! sois toujours son roi, si tu n’es plus son dieu !Plaisirs, talents, vertus, tout s’allume à ta flamme ;Le jeune homme te doit les doux transports de l’ame,Et le vieillard dans toi voit son dernier ami.Eh bien ! astre puissant ; contre l’âge ennemiProtège donc mes vers et défends ton poëte !Verse encor, verse-moi cette flamme secrète,Le plus pur de tes feux, le plus beau de tes dons ;Encore une étincelle, encor quelques rayons,Et que mes derniers vers, pleins des feux du jeune âge,De ton couchant pompeux soient la brillante image.
Septième entretien.
Diane. §
La compagnie était arrivée dans le lieu du rendez-vous un peu plus tard que les jours précédents. On voyait à travers les peupliers la lune qui s’élevait sur l’horizon, et dont le disque argenté était répété çà et là par le reflet des ruisseaux errants dans la campagne. Ce retard fut agréable à Eugène ; il devait entretenir ses auditeurs de l’histoire de Diane, et il voyait avec plaisir l’astre consacré à cette déesse répandre déjà ses douces clartés sur le lieu de la réunion. Il commença ainsi :
Les mêmes peuples qui virent dans le soleil un dieu toujours brillant de l’éclat de la jeunesse, furent aisément conduits à considérer la lune comme une femme, sœur du dieu qui dirigeait le flambeau du jour.
Diane, comme Apollon, était fille de Latone et de Jupiter ; elle naquit quelques moments avant son frère, dans l’île de Délos. Sa taille était majestueuse et légère ; ses traits joignaient à la beauté un air de gravité qui ne permettait point qu’on la prît pour Vénus. A peine était-elle née, qu’elle s’arma d’un arc et de flèches, et.se plut à poursuivre dans les champs et dans les forêts les daims, et même les animaux les plus farouches. Elle supplia Jupiter de ne point la soumettre au nœud de l’hyménée.
Accompagnée d’une foule de nymphes, libres comme elle de toute chaîne amoureuse, et suivie d’une meute de chiens, aussi rapides que les vents, elle parcourait les bois touffus, les montagnes couvertes de cèdres, et faisait retentir les échos du son de sa conque qui portait la terreur dans le sein des animaux.
Actéon. §
La sévérité de mœurs dont la sœur d’Apollon se faisait gloire, fut quelquefois portée jusqu’à la cruauté. Actéon, fils de Cadmus, fondateur de Thèbes, se livrait à la chasse avec non moins d’ardeur que Diane : un jour ce jeune prince, fatigué de sa course, venait d’inviter ses compagnons au repos, et cherchait un doux ombrage dans la campagne.
Un vallon couronne de pins et de cyprèsEst chéri de Diane, hôtesse des forêts.L’ombre du bois recèle une grotte sacrée :La nature, qui seule en façonna l’entrée,Dans le tuf qu’elle-même a taillé de ses mains,Imita librement l’art savant des humains ;Et de la roche humide et ceinte de verdure,Jaillit, dans un canal, une onde vive et pure.C’est là que, fatiguée, en des flots toujours frais,Diane aime à baigner ses modestes attraits.Elle vient sous la grotte : une nymphe empresséeA déjà détaché sa robe retroussée ;Une autre prend son dard, son arc, et son carquois ;De ses pieds délicats deux autres à-la-foisDélacent la chaussure : et cependant Ismène,De ses cheveux épars tresse la molle ébène ;Ismène aux doigts légers est habile en cet art,Et les siens négligés voltigent au hasard21.
Actéon ose s’avancer dans cette grotte. A son aspect, les nymphes sont effrayées, et poussent des cris aigus. La rougeur couvre le front de Diane ; elle frémit de colère, et se plaint de n’avoir point ses traits pour punir le profane chasseur : ses compagnes l’entourent ; elle cache son sein avec ses mains, et détourne la tête. Toutefois, au défaut de ses armes, elle lance de l’eau au visage d’Actéon : « Fuis, dit-elle, profane ; et vante-toi, si tu le peux, d’avoir vu dans le bain la fille de Jupiter. »
A peine a-t-elle prononcé ces paroles, que le jeune chasseur est métamorphosé en cerf : il veut implorer la déesse, mais sa voix est éteinte ; il fuit, et voyant sa nouvelle forme réfléchie par l’onde d’un ruisseau, il n’a plus que des larmes pour exprimer sa douleur.
Cependant, ses chiens qu’il avait accoutumés à ne lâcher jamais leur proie, s’élancent sur lui avec ardeur ; ses compagnons le poursuivent : il meurt enfin en poussant de tristes gémissements.
Diane donna plusieurs autres preuves de son extrême sévérité. Calisto, fille de Lycaon, était une des compagnes favorites de cette déesse. Jupiter en voyageant pour réparer les maux causés à la Terre par l’imprudence de Phaéton, rencontra dans une forêt cette nymphe, comme elle revenait de la chasse : sous la figure de Diane, il entreprit de la séduire, et y réussit. Calisto ayant connu la métamorphose qui l’avait trompée, redoutait la présence de la chaste déesse ; mais un jour que les nymphes se plongeaient dans les eaux d’un lac pour goûter les douceurs du bain, on reconnut qu’elle portait un fruit de ses amours. Diane indignée lui ordonna de s’éloigner, et de ne point souiller l’onde où elle se baignait. La triste Calisto eut un fils nommé Arcas, et qui dans la suite donna son nom à l’Arcadie.
Alors l’impitoyable Junon, poursuivant sa rivale avec sa haine accoutumée, la changea en ours. Sous cette nouvelle forme, elle rencontra son fils Arcas, qui ne pouvant la reconnaître, et redoutant les caresses d’un terrible animal, allait la percer de ses traits, lorsque Jupiter changea le fils et la mère en étoiles. Mais Junon, toujours ennemie, pria les dieux de la mer de ne laisser jamais descendre ces deux nouveaux astres dans leur empire. Un d’entre eux est l’étoile polaire qui ne disparaît jamais sous l’horizon.
On assure que Diane était tout aussi jalouse de sa beauté que de sa vertu. La fille de Dédalion ayant osé se croire plus belle que cette déesse, elle la perça de ses flèches, et la changea en épervier.
Endymion. §
S’il faut en croire la chronique scandaleuse des anciens, Diane ne fut pas toujours invulnérable aux traits de l’Amour. On dit qu’elle éprouva les plus tendres sentiments pour le jeune chasseur Endymion, fils d’Ethlius, roi d’Élide, et qu’elle le visitait durant la nuit. Les éclipses de lune annonçaient le moment où cette déesse abandonnait le ciel pour venir sur le mont Lathmos auprès du beau chasseur. Quelques uns assurent qu’Endymion dormait toujours lorsque Diane accourait pour le voir ; quelquefois elle faisait retentir les bois de ses soupirs et de ses accents :
« Dors, aimable chasseur. Puisse ton chien fidèle« Écarter loin de toi le farouche lion !« Puisse le chant de Philomèle« Hâter seul le réveil de mon Endymion !
« Puisse sa belle bouche être toujours nourrie« Des trésors par l’abeille au printemps amassés !« Puisse l’herbe toujours fleurie« Se courber mollement sous ses membres lassés ! »
Il paraît que c’est l’opinion qu’a adoptée M. Girodet, lorsqu’il a composé le beau tableau où nous voyons le fils d’Ethlius endormi, el Zéphire écartant le feuillage pour laisser pénétrer les purs rayons de l’astre des nuits sur le visage d’Endymion. Cette aventure de Diane fit beaucoup de bruit dans l’Olympe, où l’amour platonique était peu connu.
On prétend encore que cette déesse ne fut pas insensible à la beauté d’Orion, et qu’elle le tua par jalousie, ne pouvant souffrir qu’il aimât la jeune Aurore. Orion fut placé au rang des astres.
On ajoute que le dieu Pan, transformé en un bélier blanc, sut attirer la sœur d’Apollon dans une forêt, et qu’il reprit sa forme pour lui déclarer son amour et pour lui plaire.
Cependant Diane n’en fut pas moins honorée comme une des plus puissantes déesses. Les peuples la considéraient tour-à-tour comme divinité du Ciel, sous le nom.de lune, comme déesse des Enfers, sous le nom d’Hécate, et comme la divinité des chasseurs, sous celui de Diane ; c’est pour cette raison qu’on l’appelait la triple déesse, la déesse à trois têtes : on lui faisait des sacrifices dans les lieux où aboutissaient trois rues ou trois chemins ; de là le surnom de Trivia qu’on lui a donné.
Elle était quelquefois invoquée sous le nom de Lucine, et protégeait les femmes enceintes qui lui consacraient leur ceinture, et l’apportaient dans son temple. Diane est souvent appelée Délie, du nom de l’île de Délos où elle naquit ; et Phébé, quand on la considère comme la sœur d’Apollon ou Phébus son frère.
Le plus riche et le plus fameux de ses temples était celui d’Ephèse ; on le comptait parmi les sept merveilles du monde. Toute l’Asie enrichit ce temple, pendant plus de deux cents ans, de tout ce qu’elle avait de plus précieux : il fut brûlé par un homme obscur, nommé Érostrate, et qui voulut par ce moyen faire passer son nom à la postérité.
On immolait en Tauride, dans le temple de Diane, tous les étrangers que la tempête y avait jetés. Iphigénie, fille d’Agamemnon, après avoir échappé au couteau sacré du grand-prêtre Calchas, en Aulide, se réfugia dans la Tauride où elle fut prêtresse de Diane : là, elle était sur le point d’égorger son frère Oreste, poursuivi par les Furies, lorsqu’elle le reconnut, et quitta le temple, après avoir aboli les horribles sacrifices que l’on faisait à la déesse.
Les peuples de la Grèce immolaient ordinairement à Phébé des chèvres, ou une biche, ou un bœuf. Le pavot et le dictame lui étaient consacrés. Sur quelques médailles, elle se montre avec un croissant au-dessus du front ; quelquefois elle s’y présente montée sur un char traîné par deux cerfs ; enfin on la voit sur quelques monuments couverte d’un grand voile parsemé d’étoiles.
Cette divinité est une de celles qui offrent aux peintres et aux poëtes le plus de scènes agréables à retracer. La douce clarté que répand l’astre qu’elle conduit inspire les tendres sentiments, et invite aux douces rêveries. Personne n’a mieux peint que Le Mierre les agréments d’un beau clair de lune.
Mais de Diane au ciel l’astre vient de paraître :Qu’il luit paisiblement sur ce séjour champêtre !Éloigne tes pavots, Morphée, et laisse-moiContempler ce bel astre aussi calme que toi ;Cette voûte des cieux, mélancolique et pure ;Ce demi-jour levé sur toute la nature ;Ces sphères qui, roulant dans l’espace des cieux,Semblent y ralentir leur cours silencieux ;Du disque de Phébé la lumière argentéeEn rayons tremblotants sur ces eaux répétée,Ou qui jette en ces bois, à travers les rameaux,Une clarté douteuse et des jours inégaux.Des différents objets la couleur rembrunie,Tout repose la vue et l’ame recueillie.Reine des nuits, l’amant devant toi vient rêver,Le sage réfléchir, le savant observer.Il tarde au voyageur, dans une nuit obscure,Que ton pâle flambeau se lève et le rassure.L’asile où tu me fuis est le sacré vallon,Et je sens que Diane est la sœur d’Apollon.
Huitième entretien. §
Dans l’Olympe des anciens, on trouve le type de tous les caractères des hommes ; et ce n’est pas là que la morale nous invite à chercher des modèles. On fait aisément cette observation, sur-tout lorsqu’on lit l’histoire de Mercure : il semble qu’on ait voulu représenter en lui cette réunion des qualités et des vices dans un même individu, dont le monde nous offre quelquefois des exemples.
Mercure. §
Il était fils de Jupiter et de Maïa, l’une des sept filles d’Atlas, connues sous le nom d’Atlantides. Le jour même de sa naissance, il déroba les troupeaux du roi Admète que gardait Apollon, pendant son exil de la cour céleste.
Aussitôt que d’Admète il eut vu les troupeaux,Bondissant sur les fleurs, s’égayant sur les eaux,Il sort d’une retraite en rustique équipage.D’un-berger du pays empruntant le visage,Il aborde Phébus de l’air riant et douxQue prend la trahison pour faire ses grands coups,Et lui dit : « Étranger, quelle étoile obligeante« Enrichit ce climat d’une voix qui m’enchante ?« Sous cet antique chêne, à rêver occupé,« Mon oreille a reçu tes sons qui m’ont frappé.« O ciel ! qu’ils sont touchants ! que je hais l’inhumaine« Qui charge un tel amant d’une si rude chaîne !« Mais ce n’est qu’une feinte. Est-il quelque beauté« Qui rebute un amour si tendrement chanté ?« De grâce, redis-moi cette dernière stance.« Quel tour ! quels vers nombreux ! quelle heureuse cadence !« Non, le dieu du Parnasse, entouré des neuf Sœurs,« Ne frappe point les airs de pareilles douceurs.« Mais, n’es-tu point lui-même, ou l’amant solitaire« Qui regrette Syrinx par sa plainte ordinaire ? »O piège inévitable et finement tendu !Quel auteur contre toi s’est jamais défendu ?Le plus ferme d’entre eux cède à cette machine ;C’est un poison qui tue, un charme qui fascine.A force de louange Apollon prévenu,D’abord sans réfléchir se livre à l’inconnu ;Il s’applaudit dans l’ame, et sa joie est extrêmeDe voir qu’à ses chansons on le prend pour lui-même.Plus son admirateur s’empresse à l’écouter,Plus le dieu complaisant s’épuise à répéter ;De ses amours chantés Phébus conte l’histoire,Et poussant son récit jusques à la nuit noire,Qui sous son voile obscur les champs ensevelit,Il offre à son flatteur la moitié de son lit :C’est le but où la ruse était acheminée.Phébus dort en berger lassé de sa journée ;La verge narcotique affermit son sommeil.Mercure à son lever devance le soleil,Et faisant des troupeaux un inégal partage,En détourne l’élite au travers du bocage22.
Apollon, éveillé, court à la recherche de ses troupeaux, mais c’est en vain ; et tandis qu’il parcourt le bocage, Mercure trouve le moyen de lui enlever ses flèches et son carquois. On dit qu’Apollon ne put s’empêcher de rire de ce double larcin.
Battus avait vu dérober les troupeaux confiés à la garde d’Apollon, et Mercure lui avait fait jurer de n’en rien dire ; mais Battus n’ayant pu tenir sa promesse, Mercure le changea en pierre de touche, substance dont le contact décèle la qualité des métaux.
Le reste de l’enfance du fils de Maïa fut employé à jouer de pareils tours aux autres dieux. Un jour, en causant avec Neptune, dieu des mers, il lui déroba son trident ; une autre fois, s’égayant avec Mars, il lui enleva son épée et ne lui laissa que le fourreau ; un autre jour, Vénus le caressant et l’ayant mis sur ses genoux, il profita de la circonstance pour lui escamoter sa ceinture. En visitant les forges de Vulcain, il prit plusieurs instruments des Cyclopes : s’il ne déroba point la foudre du maître des dieux, par la crainte de se brûler, il lui enleva du moins son sceptre. Certes, tant d’adresse à dérober méritait à Mercure le titre de protecteur des filous et des voleurs.
Cependant son agilité, son intelligence, et la flexibilité de son esprit, déterminèrent Jupiter à le choisir pour son intendant et même pour son ministre. Il versa d’abord le nectar aux dieux en qualité d’échanson jusqu’à l’arrivée de Ganymède dans l’Olympe ; mais bientôt il fut chargé de fonctions plus importantes. Le maître des dieux, pour le rendre plus agile, lui donna un bonnet ailé, nommé pétuse, et attacha à ses pieds deux talonnières portant des ailes rapides.
Il eut aussi le pouvoir de faire des miracles, de changer de forme à son gré, et de rendre les hommes invisibles. Toutes ses attributions le rendirent propre à exercer tour-à-tour avec succès l’emploi de messager, d’espion, d’orateur, de plénipotentiaire : il ne craignit pas d’être assassin, lorsque Jupiter le chargea de tuer Argus, gardien sévère de la malheureuse Io.
Nous avons déjà observé qu’il avait fait présent à Apollon de la lyre dont il était l’inventeur : elle était alors composée d’une écaille de tortue sur laquelle il avait tendu sept cordes en l’honneur des sept Atlantides. Apollon lui donna en échange la baguette dont il se servait pour conduire les troupeaux d’Admète : elle fut appelée caducée depuis que Mercure l’ayant présentée à deux serpents qui se battaient, les avait vus perdre leur colère, et s’entrelacer autour de la baguette, qui devint un signe de médiation, de paix et de concorde. Le caducée avait la vertu de plonger dans le sommeil ceux qu’on en frappait.
Mercure conduisait les ames aux enfers, et marchait à leur tête comme un berger à la tête de son troupeau : il assistait à leur jugement ; et les reconduisait sur la terre, pour les faire passer dans de nouveaux corps, après qu’elles avaient bu les eaux du fleuve Léthé, qui leur faisait perdre le souvenir de ce qu’elles avaient été auparavant.
Quelque nombreuses que fussent les occupations du fils de Jupiter et de Maïa, il ne laissa pas d’avoir quelques aventures galantes. Nous avons vu qu’il fut aimé de Vénus, et qu’il la rendit mère d’Hermaphrodite, mot qui renfermé le nom de son père et celui de sa mère ; car Mercure était souvent appelé Hermès, et Vénus Aphrodite.
La nymphe Driope, ayant été aimée de Mercure, devint mère de Pan, dieu des bergers et des chasseurs.
Le culte de Mercure était principalement répandu dans les villes où l’on faisait un grand commerce. Les négociants de Rome lui offraient tous les ans de nombreux sacrifices. On dit qu’après s’être arrosés les uns les autres avec des branches de laurier trempées dans l’eau lustrale, ils priaient Mercure de leur être favorable dans leur trafic, et de leur pardonner quelques mensonges qu’ils employaient dans l’occasion pour s’enrichir.
Les historiens parlent d’un autre Mercure, connu sous le nom de Mercure trimégiste, c’est-à-dire trois fois grand. Il enseigna aux Égyptiens l’agriculture et les autres arts utiles, et fut au bord du Nil l’objet d’une grande vénération.
Les anciens donnèrent à Mercure, comme à la plupart des autres dieux, un domaine dans les astres : il obtint la planète la plus voisine du soleil, et qui porte son nom.
A l’histoire du dieu des fourbes et des fripons, hâtons-nous de faire succéder celle de la déesse de la sagesse et des beaux arts. Cette divinité n’était point sans défauts ; car personne n’était parfait dans l’Olympe des anciens.
Minerve. §
Un jour Jupiter éprouvant de vives douleurs à sa tête, il se la fit ouvrir par Vulcain, et il en sortit une déesse déjà grande et tout armée ; c’était Minerve : elle fut admise au rang des premières divinités de l’Olympe, et devint l’ame des conseils de Jupiter. La lance et le bouclier qu’elle portait dans ses mains annonçait son amour pour l’art de.la guerre, qui lui fit donner le nom de Pallas. Quelquefois, elle lançait la foudre comme le maître des dieux ; elle prolongeait à son gré la vie des hommes, et en les dirigeant dans leurs actions, elle les rendait capables de résister aux plus grands périls. C’est ainsi qu’elle conduisit Ulysse à travers les dangers de toute espèce qui l’environnaient sur les mers ; c’est ainsi que, sous la figure de Mentor, elle sut développer l’ame du jeune Télémaque fils d’Ulysse, et le conduire à la vertu par l’essai de toutes les infortunes.
Les habitants de la Cécropie, province appelée depuis Attique, voulant donner un nom à la cité qu’ils venaient de bâtir, Neptune et Minerve disputèrent entre eux à qui donnerait son nom à cette ville qui devait être un jour une des plus célèbres de l’univers. Pour terminer ce différent, il fut convenu que cet avantage serait accordé à celle des deux divinités qui ferait le meilleur présent aux hommes. Neptune frappa la terre de son trident, et fit naître le cheval ; mais Minerve ayant produit l’olivier, remporta la victoire ; et comme le nom grec de cette déesse était Athéné, la nouvelle ville reçut le nom d’Athènes.
On dit que, lors de cette discussion, Neptune était sur le point de l’emporter ; mais que les femmes étant venues déposer leur vote, elles firent pencher la balance en faveur d’Athéné. On ajoute que, dès ce moment, il fut défendu aux dames athéniennes de voter dans les délibérations ; et, certes, jamais défense ne fut plus mal motivée.
On attribue au génie de Minerve l’invention du premier vaisseau qui ait sillonné les ondes : on croit que ce fut celui qui conduisit les Argonautes à la conquête de la toison d’or, et qui s’appelait le vaisseau Argo. La proue était formée d’un bois parlant, coupé dans la forêt de Dodone, et qui avertissait les Argonautes de tous les dangers, en leur donnant les moyens de les éviter.
Un jour que Minerve jouait de la flûte, qu’elle avait inventée, Junon et Vénus ne purent s’empêcher de rire du gonflement de ses joues : s’étant regardée jouant de la flûte, dans une fontaine du mont Ida, elle reconnut qu’en effet cet instrument la rendait difforme, et elle le donna au satyre Marsyas. On sait qu’Alcibiade renonça à jouer de la flûte pour la même cause. Alexandre-le-Grand s’en abstint aussi, parceque son père Philippe lui avait dit : « O mon fils ! n’avez-vous pas de honte de jouer si bien de la flûte ? »
Minerve était fort habile dans tous les travaux de l’aiguille, et ne permettait point qu’on osât disputer avec elle dans l’art de la broderie. Une jeune fille, nommée Arachné, faisait, par son adresse à travailler la soie, l’admiration de tous les peuples de la Grèce : Minerve en fut jalouse ; mais sur-tout elle vit avec colère que l’adroite Arachné ne voulait point avouer qu’elle fût son élève. Arachné osa même concourir avec la déesse. Minerve peignit les dieux dans tout leur éclat ; Arachné les montra sous les formes diverses que l’Amour leur fit prendre pour charmer les jeunes mortelles ; et elle obtint le prix. La déesse, ne pouvant vaincre sa colère, s’arme de sa navette et en frappe sa concurrente au visage : celle-ci ne peut endurer cet outrage, elle veut finir ses jours en se suspendant à un cordon ; mais Minerve la changea en araignée, triste insecte, sans cesse occupé à faire de tristes tissus.
Méduse. §
Les Gorgones étaient trois sœurs, filles de Phocrys, dieu marin, et de Céto, fille de la Terre. Méduse, l’une d’entre elles, avait des cheveux d’une beauté extraordinaire : Neptune, dieu des mers, en fut épris, et parvint à lui donner des marques de son amour dans le temple de Minerve. La déesse irritée de ce sacrilège changea les beaux cheveux de la Gorgone en horribles serpents : tous ceux qui regardaient cette malheureuse amante étaient pétrifiés.
On connaît une statue de Méduse assise sur un rocher, sa tête appuyée sur sa main gauche ; accablée de la douleur de voir ses cheveux se changer en serpents, elle semble dire :
« J’ai perdu la beauté qui me rendit si vaine« Je n’ai plus ces cheveux si beaux,« Dont autrefois le dieu des eaux« Sentit lier son cœur d’une si douce chaîne.« Pallas, la barbare Pallas,« Fut jalouse de mes appas,« Et me rendit affreuse autant que j’étais belle.« Mais l’excès étonnant de ma difformité,« Dont me punit sa cruauté,« Fera connaître en dépit d’elle.« Quel fut l’excès de ma beauté.« Je ne puis trop montrer sa vengeance cruelle.« Ma tête est fière encor d’avoir pour ornement« Des serpents dont le sifflement« Excite une frayeur mortelle.« Je porte l’épouvante et la mort en tous lieux ;« Tout se change en rocher à mon aspect horrible :« Les traits que Jupiter lance du haut des cieux« N’ont rien de si terrible« Qu’un regard de mes yeux.« Les plus grands dieux du ciel, de la terre et de l’onde,« Du soin de se venger se reposent sur moi :« Si je perds la douceur d’être l’amour du monde,« J’ai le plaisir nouveau d’en devenir l’effroi23. »
Persée. §
Persée, fils de Jupiter et de Danaé, se rendit en Libye pour combattre Méduse, la seule des Gorgones qui ne fût point immortelle ; les deux autres dès leur naissance furent des nymphes monstrueuses : leur corps était couvert d’écailles impénétrables, leurs mains étaient d’airain ; elles avaient des ailes couleur d’or, et la tête hérissée de serpents.
La hideuse retraite des Gorgones était gardée par les Grées, monstres épouvantables ; c’étaient trois sœurs qui n’avaient à elles trois qu’une dent et un œil dont elles se servaient alternativement pour faire sentinelle.
Comme Persée était chéri des dieux, Minerve lui prêta son égide, bouclier formé de verre poli, et qui préservait de tous les dangers ; Mercure lui donna une épée faite en forme de faux, et ses talonnières ; Pluton lui prêta son casque qui avait la vertu de rendre invisible celui qui le portait. Persée, armé de la sorte, se présenta devant la terrible Gorgone, après avoir tué les Grées, qui furent changées en grues ; et, secouru de Minerve, il vainquit Méduse, et lui coupa la tête. Des gouttes de sang qui tombèrent à terre, se formèrent autant de serpents dont la Libye a été remplie depuis ; et l’herbe qui en fut teinte se transforma en corail. On dit aussi que du sang de cette Gorgone naquit le cheval ailé, nommé Pégase, qui s’envola aussitôt, et s’abattit sur l’Hélicon, où, d’un coup de pied, il fit jaillir la fontaine Hippocrène.
Persée, fatigué du combat, alla demander l’hospitalité à Atlas, roi de Mauritanie, qui surpassait tous les hommes par l’énormité de sa taille ; mais Atlas, craignant qu’on ne lui dérobât les beaux fruits de son jardin, qu’il avait mis sous la garde d’un affreux dragon, ordonna à Persée de se retirer. Celui-ci, indigné de cet accueil, lui présente la tête de Méduse, et le change en cette montagne qui porte son nom : sa barbe et ses cheveux devinrent les arbres qui la couvrent ; ses os, les rochers qu’on y voit ; et sa tête, l’espèce de pointe qui la termine. Le corps d’Atlas s’accrut tellement qu’il devint capable de soutenir le ciel et le firmament.
Andromède. §
Le lendemain Persée traversant l’Éthiopie, dans le moment qu’Andromède allait terminer ses jours sur un rocher, dévorée par un monstre marin, il aperçut cette jeune princesse ; et, frappé de l’éclat de sa beauté, il s’approche d’elle, l’interroge, et n’est pas plus tôt instruit de son sort, qu’il offre à Céphée son père de la délivrer, s’il consent à la lui donner pour épouse. Céphée accepte avec joie cette proposition. Aussitôt le jeune héros s’élève dans les airs, et bientôt s’abat sur le dragon qui s’élançait sur le rivage, et le tue. Le fils de Jupiter épousa la belle Andromède ; mais, vers la fin du repas, Phinée, oncle de la jeune épouse, étant venu tenter de l’enlever, et de vaincre Persée, celui-ci montra la tête de Méduse à ses ennemis, et ils furent tous changés en statues. Ce héros, après avoir employé la tête de Méduse dans plusieurs autres circonstances périlleuses, eu fit présent à Minerve, qui la plaça sur son égide.
Minerve était principalement honorée en Égypte, en Phénicie, en Grèce, en Sicile, et en Italie. Athènes, Saïs et Rhode se distinguèrent sur toutes les autres villes dans le culte qu’elles rendaient à cette déesse. Jupiter, charmé de voir les Rhodiens élever des autels à sa fille, fit tomber sur leur île une pluie d’or. Les Athéniens élevèrent à Minerve, sous le nom de Parthénos, c’est-à-dire vierge, le temple célèbre appelé Parthénon, et qui était orné des sculptures de
, le plus, fameux des statuaires grecs ; le même peuple institua en l’honneur de cette déesse des fêtes célèbres sous le nom de Panathénées.L’olivier parmi les arbres, la chouette et le coq parmi les oiseaux, le dragon parmi les reptiles, étaient consacrés à Minerve. On lui sacrifiait quelquefois un taureau blanc, et une génisse indomptée. La Minerve de la ville de Troie, connue sous le nom de Palladium, tenait la pique de la main droite et une quenouille de la gauche.
Lorsque Minerve est considérée comme la déesse des beaux arts, elle perte le voile nommé peplus ; elle le quitte lorsqu’elle s’arme pour les combats.
A l’histoire de Pallas, il convient de faire succéder celle de Mars, qui voyait quelquefois une rivale de gloire dans cette déesse.
Mars. §
Il se présente le casque en tête, tenant une pique d’une main et un bouclier de l’autre. Quelquefois, il monte sur un char traîné par deux chevaux plus prompts que les vents, et qui sont appelés la Terreur et l’Épouvante. Ce dieu est à la fleur de l’âge ; et le courage impétueux brille dans ses regards. Fils de Jupiter et de Junon, il a la majesté de l’un et la fierté de l’autre.
Nous avons vu que Mars fut aimé de Vénus, et que l’Amour et le contre Amour furent ses fils. Pour n’être point surpris dans les visites qu’il rendait à la reine de Cythère, ce dieu avait un serviteur, nommé Alectryon, qui faisait sentinelle à la porte du palais de Vulcain ; Alectryon s’étant endormi, Mars, pour le punir, le changea en coq, oiseau qui est devenu un des symboles de la vigilance. Comme il se ressouvient de son ancien état, il annonce, par son chant, l’arrivée ou le lever du Soleil, qui avait dévoilé à Vulcain les amours de Mars et de Vénus.
Mars fut aussi le père de Rémus et de Romulus, qu’il eut de Rhéa-Silvia, fille de Numitor. Les Romains, presque toujours en guerre, étaient fiers de compter parmi leurs premiers rois un fils du dieu des combats ; ils élevèrent à ce dieu plusieurs temples pour lesquels ils créèrent des prêtres particuliers, sous le nom de Saliens. Lorsqu’un général romain partait pour l’armée, il entrait dans le temple de Mars, remuait les boucliers sacrés et secouait la pique de la statue de ce dieu, en lui criant : « Mars, veille à notre conservation. »
La planète la plus voisine de celle de Vénus était consacrée à Mars.
Neuvième entretien. §
Bacchus. §
Battez, bruyants tambours, battez de rive en rive ;Il paraît, c’est lui-même ; il avance, il arrive :Oui, c’est lui. Je le vois sur les monts d’alentour :Battez, et de Bacchus annoncez le retour24.
Tel était l’enthousiasme qu’inspirait par-tout l’arrivée de ce dieu, connu en Grèce sous le nom de Dionysius. Il était fils de Jupiter et de Sémélé ; cette princesse était fille de Cadmus, et par conséquent nièce d’Europe que Jupiter avait enlevée sous la forme d’un taureau. On voit donc combien Junon dut avoir de motifs de haine contre Sémélé, dès qu’elle eut appris que cette jeune princesse portait un fruit de ses amours avec Jupiter : elle alla trouver sa rivale déguisée en vieille femme, et lui persuada d’engager le maître des dieux à la visiter avec tout l’appareil de sa grandeur. A la demande de Sémélé, Jupiter parut armé de toutes les foudres qui l’environnent ; et Sémélé, n’ayant pu soutenir cet éclat, mourut bientôt après. Jupiter eut cependant le temps de retirer l’enfant dont elle était enceinte, et il l’enferma dans sa cuisse pour l’y laisser autant de temps qu’il aurait dû être dans le sein de sa mère. Le jeune Bacchus fut nourri dans l’île de Naxos, par les nymphes Philie, Coronis, et Clyda. A peine sorti de l’enfance, s’étant couvert de la peau d’un tigre, il secourut vaillamment le père des dieux dans la guerre contre les Géants. Un jour, ayant été pris par des corsaires, il fit sur le navire un si grand nombre de prodiges, que le pilote et les matelots tombèrent à ses pieds, et adorèrent sa divinité. Le mât du vaisseau se transforma en cep de vigne chargé de grappes ; et des couronnes de pampre et de lierre couvrirent les voiles et tinrent lieu de cordages. Bientôt Bacchus changea le pilote en lion, et se montra lui-même armé d’un thyrse, couronné de raisins, et environné de tigres, de lynx, et de panthères. Les matelots se précipitèrent dans la mer, où ils furent changés en dauphins ; mais le pilote, ayant repris sa première forme, conduisit le vaisseau dans l’île de Naxos, où il institua le culte de Bacchus.
Bientôt ce dieu descendit dans les enfers pour en retirer sa mère, qui fut admise dans l’Olympe.
Pour se soustraire aux persécutions de Junon, le fils de Sémélé parcourut presque toute l’Asie à la tête d’une armée composée d’autant de femmes que d’hommes : les uns et les autres, agités d’une fureur divine, portaient, au lieu d’armes, des thyrses, des tambours, des cymbales, et toutes sortes d’instruments. Les femmes étaient échevelées, et vêtues de peaux de biches et de panthères ; les hommes portaient des couronnes de lierre ou de feuilles de vigne. Bacchus, vêtu d’une robe de pourpre, couronné de pampres et de raisins, tenant un thyrse à la main, et ayant à ses pieds des brodequins brochés d’or, était porté sur un char à moitié découvert, traîné par des tigres ou par des lynx. Pan, dieu des forêts, et le vieux Silène, étaient à ses côtés : celui-ci, monté le plus souvent sur un âne, l’avait instruit dans le métier des armes et l’accompagnait en tout lieu. Une troupe de Satyres précédait le cortège.
Bacchus n’éprouva aucune résistance de la part des peuples, auxquels il apprit l’usage du vin et la manière de l’extraire de la vigne. Par-tout il vit les hommes lui dresser des autels sur son passage.
Ce dieu montra quelquefois un caractère vindicatif et cruel. Penthée ayant eu la curiosité de voir les cérémonies qu’on pratiquait dans les fêtes de Bacchus, appelées Dionysiaques ou Orgies, fut déchiré par sa propre mère et par ses tantes, dont le dieu troubla tellement l’esprit, qu’elles croyaient voir en leur parent un terrible sanglier. Lycurgue, roi de Thrace, ayant poursuivi le cortège de Bacchus pendant les Orgies, Jupiter, à la prière de ce dieu, le rendit aveugle.
Les filles de Minée, après avoir travaillé un jour de fête consacrée à Bacchus, furent métamorphosées en chauves-souris.
Corésus, prêtre de Bacchus, dans le temple de Calydon, ville d’Étolie, aimait la jeune Callirhoé, et n’obtint d’elle que des mépris. Dans sa douleur, il supplia le dieu de lui être favorable. Pour venger son prêtre de l’insensibilité de Callirhoé, Bacchus répandit dans la ville de Calydon une maladie semblable à l’ivresse, et qui bientôt frappait de mort ceux qui en étaient atteints. L’oracle de Dodone répondit que pour faire cesser cette maladie, il fallait que Corésus immolât sur l’autel de Bacchus l’insensible Callirhoé. Déjà elle était au pied de l’autel, parée de fleurs et des tristes ornements des victimes, lorsque Corésus, sentant tout-à-coup expirer son ressentiment, se frappe lui-même du couteau sacré, et tombe aux pieds de Callirhoé, qui, désespérée d’avoir si mal payé tant d’amour, alla se tuer le même jour au bord d’une fontaine qui fut appelée de son nom.
Bacchus aima avec tendresse la jeune Érigone, fille d’Icarius, et sœur de Pénélope. Modèle de piété filiale, cette princesse fut long-temps insensible aux traits de l’Amour. Bacchus eut recours aux métamorphoses : sous la forme d’une grappe de raisin d’une grosseur extraordinaire, il parvint à se faire aimer, et à conduire Érigone à ses plus joyeuses fêtes et à tous ses mystères. Un thyrse à la main, et le front couronné de lierre, elle suivait le dieu des vendanges, qui la regardait comme sa conquête la plus chère.
Cependant Érigone, ayant appris la mort de son père, assassiné par des bergers ; et, par le secours d’un chien, étant parvenue à découvrir le lieu de sa sépulture, elle l’arrosa de ses larmes, et ne pouvant vaincre sa douleur, elle se donna la mort.
Les dieux placèrent cette fille si pieuse parmi les astres, où elle forme la constellation de la Vierge, un des signes du zodiaque.
Bacchus épousa la belle Ariane, fille de Minos, roi de Crète, après que Thésée l’eut abandonnée dans l’île de Naxos pour suivre Phèdre sœur de cette princesse. Le fils de Sémélé fit présent à son épouse d’une couronne d’or, ouvrage de Vulcain, qu’il plaça ensuite parmi les astres.
Le culte de Bacchus était très répandu : ses prêtresses étaient appelées Ménades, Bacchantes, et Thyades. Le sapin, l’if, le lierre, le figuier, et la vigne lui étaient consacrés. On immolait à ses autels le bouc, parcequ’il est ennemi de la vigne, et la pie, à cause de la ressemblance de son babil avec celui des convives excités par la vapeur du vin.
Cérès. §
Ce n’est pas toujours la crainte qui a fait élever des autels chez les peuples de l’antiquité. Le culte de quelques unes de leurs divinités était celui de la reconnaissance : les temples de Cérès semblent avoir été élevés par ce noble sentiment.
Cérès, déesse des fruits et des moissons, était fille de Saturne et de Rhée, et par conséquent sœur de Jupiter. A peine fut-elle née qu’elle se plut à diriger les travaux des laboureurs, et à protéger les produits de leurs soins. Les champs de la Sicile étaient principalement l’objet de sa sollicitude ; aucune terre ne fut plus féconde en blé que le vallon d’Enna dans lequel elle aimait à résider près du lac de Pergus : là, elle voyait croître la jeune Proserpine sa fille, et goûtait les plaisirs les plus purs de la maternité.
Mais un jour cette fille si chère fut enlevée par Pluton, dieu des Enfers, lorsqu’elle cueillait des fleurs dans le riant vallon d’Enna. Pluton l’emmena dans son royaume sombre, sur son char attelé de quatre chevaux noirs. La nymphe Cyane, ayant voulu arrêter le char du ravisseur, fut changée en une fontaine qui garde son nom.
De contrée en contrée, errante, vagabonde,Cérès cherche sa fille aux deux bornes du monde ;Et l’étoile du soir, l’étoile du matin,La voit incessamment se fatiguer en vain.Aux volcans de l’Etna des sapins qu’elle allume,Pareils à deux flambeaux de poix et de bitume,Lui prêtent leurs clartés dans l’ombre de la nuit ;Et quand le jour succède à l’ombre qui s’enfuit,Redemandant sa fille au lever de l’Aurore,Jusqu’au retour du soir elle la cherche encore…Aux champs de la Sicile à peine de retour,Elle visite encor tous les lieux d’alentour,Vient aux bords de Cyane, et ne peut de sa boucheApprendre le secret du malheur qui la touche.Cyane n’est plus nymphe ; elle n’a plus de voix ;Du destin de sa fille elle sut toutefoisDonner à la déesse un signe manifeste.La ceinture échappée à la vierge modeste,A replis sinueux surnage sur les flots.Cérès la reconnaît : elle éclate en sanglots,Comme si dans l’instant de sa perte cruelle’,Cette mère eût appris la première nouvelle ;Vingt fois dans sa douleur elle meurtrit son sein :Elle ignore le lieu complice du larcin ;Mais à tous les climats elle impute sa peine :Tous, ingrats à ses dons, ont mérité sa haine,Et sur-tout la Sicile où de muets témoinsLui confirment sa perte, et confondent ses soins.Elle brise le soc, elle tue, elle immoleL’innocent laboureur, et le bœuf agricole,Trompe l’espoir des grains confiés aux guérets,Ravage son domaine, et détruit ses bienfaits.La Sicile en moissons autrefois si féconde,Perd sa fertilité célèbre dans le monde25.
Enfin la nymphe Aréthuse apprit à Cérès que Proserpine était devenue l’épouse du monarque des enfers. Cette mère, encore effrayée sur le sort de sa fille chérie, obtint de Jupiter que Proserpine habiterait tour-à-tour le ciel et les enfers. Aussitôt l’abondance reparut sur la terre. L’Attique, province chère aux dieux, avait beaucoup souffert pendant le courroux de Cérès ; cette déesse s’y rendit, et séjourna à Éleusis, où elle instruisit Triptolème de tout ce qui concernait l’agriculture. Bientôt elle lui prêta son char, attelé de deux dragons, et lui ordonna de parcourir toute la terre, pour enseigner un art si nécessaire à ses habitants, qui n’avaient jusqu’alors vécu que de racines et de glands.
Triptolème. §
Triptolème, après avoir parcouru l’Asie et l’Europe, s’arrêta dans la Scythie, à la cour de Lyncus. Ce tyran, jaloux de la préférence que Cérès avait donnée au prince grec, voulut l’assassiner ; mais Lyncus fut changé en lynx, animal qui est le symbole de l’ingratitude et de la cruauté.
Triptolème, de retour à Éleusis, institua en l’honneur de Cérès les fêtes appelées Thesmophories, et dans lesquelles cette déesse était honorée comme ayant donné les lois aux peuples de la Grèce.
Pendant les courses de cette déesse, il lui arriva plusieurs aventures. Un jour, accablée de lassitude, elle entra dans la chaumière d’une vieille femme, où elle métamorphosa en lézard un jeune homme nommé Stellio, qui s’était moqué d’elle en la voyant boire avec avidité.
On prétend que, pendant son séjour dans l’île de Crète, Cérès, devenue amoureuse de Jasion, fils de Jupiter et d’Électre, l’une des Atlantides, se détermina à l’épouser, et que de cet hymen naquit Plutus, le dieu des richesses, qui fut élevé par la Paix.
Plutus. §
Il est aveugle, parcequ’il distribue les richesses sans discernement ; boiteux, parcequ’il arrive lentement ; ailé, parcequ’il s’en retourne fort vite. Lorsqu’on se plaint du peu de discernement avec lequel il répand ses faveurs, il répond :
« Que voulez-vous ? Jupiter est jaloux des gens de bien. Je le menaçai dans ma jeunesse de n’aller qu’avec la Science et la Vertu ; pour m’en empêcher, il m’aveugla26. »
Il y avait une autre divinité dont les attributions étaient les mêmes que celles de Plutus, et dont le culte eut encore plus de célébrité ; c’était la Fortune.
La Fortune. §
Elle était fille de l’Océan : comme le fils de Cérès, elle avait un bandeau sur les yeux ; quelquefois elle est représentée, tenant une corné d’abondance, et ayant auprès d’elle un Amour avec des ailes pour faire connaître l’étendue de son empire. Elle avait neuf temples dans la seule ville de Rome : tous étaient remplis d’offrandes et de présents magnifiques. On dit que, le premier avril, jour consacré à Vénus, les jeunes Romaines, sur le point de se marier, se rendaient dans le temple de la Fortune, et qu’après avoir brûlé de l’encens, sur ses autels, elles offraient aux regards de la déesse tous les défauts de leur corps, en la prient d’en dérober la connaissance aux maris qu’elles auraient. Le temple de la Fortune féminine fut élevé en mémoire de ce que Coriolan, sur le point de ravager Rome, sa patrie, se laissa fléchir par les prières de sa femme et de sa mère.
Mais revenons à Cérès, Les habitants des campagnes faisaient tous les ans des processions autour de leurs champs, en portant la statue de cette déesse, pour obtenir la conservation des fruits de la terre.
Tout dieu veut aux mortels se faire reconnaître.On ne voit point les champs répondre aux soins du maître,Si dans les jours sacrés, autour de ses guérets,Il ne marche en triomphe en l’honneur de Cérès27.
Palès. §
Les fêtes instituées à Rome en l’honneur de Palès, autre divinité des champs, n’étaient pas moins célèbres. Le jour même de la fondation de Rome, on célébra la fête de cette déesse, qui protégeait principalement les pâturages et les bergeries.
Le berger, secouant un humide rame,D’une onde salutaire arrosait son troupeau :« O Palès, disait-il, reçois mes sacrifices,« Protège mes brebis, protège mes génisses« Contre la faim cruelle et le loup inhumain ;« Que je trouve le soir le nombre du matin ;« Qu’autour de mon bercail, vigilant sentinelle,« Sans cesse en haletant rode mon chien fidèle ;« Que mon troupeau connaisse et ma flûte et ma voix ;« Que le lait le plus pur écume entre mes doigts ;« Rends mon bélier ardent, rends mes chèvres fécondes :« Puissent de frais gazons, puissent de claires ondes« Dans un riant pacage arrêter mes brebis !« Que leur fine toison compose mes habits ;« Et quand le fuseau tourne, entre leurs mains légères,« Ne blesse pas les doigts de nos jeunes bergères ! »
Il dit, et tout-à-coup un faisceau pétillantS’allume, et dans les airs s’élève un feu brillantQue trois fois, dans sa vive et folâtre alégresse,D’un pied léger franchit une ardente jeunesse28.
Cérès était représentée avec une couronne d’épis sur la tête, tenant d’une main une torche allumée, et de l’autre un pavot. Quelquefois, sur les monuments, elle se montre assise sur un char attelé de deux dragons ; souvent elle est représentée portée sur un brancard par quatre femmes.
Le culte que l’on rendait à cette déesse variait dans les différents pays. Sous le nom de bonne déesse, les dames romaines célébraient tous les ans une fête en son honneur ; cette cérémonie durait huit jours, pendant lesquels les dames initiées gardaient un silence rigoureux : on punissait de mort quiconque se trouvait à la célébration des mystères de la bonne déesse, sans avoir été initié. On ÿ portait des torches allumées, en mémoire de celles que Cérès alluma sur le mont Etna pour chercher sa fille.
Mystères d’Éleusis. §
Les habitants d’Athènes et d’Éleusis, pour marquer à Cérès leur reconnaissance, se distinguèrent sur tous les autres Grecs, par les temples qu’ils lui élevèrent et par les fêtes qu’ils instituèrent en son honneur : la plus solennelle portait le nom de Mystères, et se célébrait à Éleusis dans le mois d’août.
La fête de la bonne déesse à Rome était une imitation des mystères d’Éleusis, mais elle était loin d’offrir un appareil aussi imposant. Quand on initiait quelqu’un, on l’introduisait de nuit dans le temple, et après lui avoir fait laver les mains en entrant, on le couronnait de myrte ou d’if ; ensuite on lui faisait lire les lois de Cérès. A cette lecture succédait un léger repas, après lequel on était conduit dans le sanctuaire, où régnait une profonde obscurité, : ces ténèbres cessaient tout-à-coup. Une vive clarté était répandue sur la statue de Cérès, magnifiquement ornée ; mais, tandis qu’on était le plus occupé à la considérer, la lumière disparaissait subitement. Aux ténèbres succédaient des éclairs, dont la lueur faisait apercevoir des spectres effrayants : un bruit semblable à celui du tonnerre achevait de porter l’épouvante dans l’ame de l’initié. Enfin, après cette dernière épreuve, on ouvrait une vaste porte, et l’on apercevait, dans un grand jour, un jardin délicieux où l’on se livrait à tous les jeux : c’était là qu’on apprenait tous les secrets des Mystères.
Le nombre des planètes connues des anciens n’était pas assez considérable pour en accorder une à Cérès. Mais les astronomes modernes, en étendant leurs conquêtes dans l’espace, sont parvenus à découvrir une planète à laquelle ils se sont empressés de donner le nom de la déesse des moissons : ils ont rendu les mêmes honneurs à Minerve, et sa planète est appelée Pallas, Nous chercherions en vain ces deux astres sous la voûte étoilée qui nous environne ; ils ne sont visibles qu’à l’aide du télescope.
Dixième entretien. §
Chez les anciens peuples, il n’était point de profession quelconque qui n’eût dans l’Olympe son protecteur ou son maître. De même que Minerve était la déesse des beaux arts, Vulcain était le dieu des arts mécaniques, et principalement de ceux qui emploient les métaux rendus malléables par le feu.
Vulcain. §
On dit que Junon, dès qu’elle eût su que Jupiter avait fait naître Minerve de son cerveau, voulut imiter en ceci son époux, et qu’elle donna naissance à Vulcain. S’il en était ainsi, Vulcain n’aurait pu ouvrir la tête de Jupiter pour en faire sortir Pallas : mais il ne faut pas être fort sévère sur la chronologie, lorsqu’on étudie l’histoire des dieux de l’Olympe.
Quoi qu’il en soit, Vulcain fut regardé comme le fils de Junon. Nous avons vu, dans l’histoire de cette déesse, comment son fils ayant voulu rompre la chaîne à laquelle Jupiter l’avait suspendue, il fut précipité sur la terre, et se rompit la cuisse ; ce qui le rendit boiteux pour toujours. Il tomba dans l’île de Lemnos, dont les habitants l’accueillirent, et lui donnèrent tous les soins que demandait son état. Dès qu’il eut été admis dans le ciel, sa figure fut pour les autres dieux un sujet de raillerie : nous en avons vu plusieurs preuves dans l’histoire de Vénus dont il fut l’époux.
Ce dieu fit de l’île de Lemnos l’objet de sa sollicitude : il établit dans les antres du mont Mosycle ses ateliers et ses fourneaux ; il y appela les Cyclopes, géants qui n’avaient qu’un œil au milieu du front, et qui étaient fort habiles à manier les métaux. C’était dans les profondes cavernes de cette île que Vulcain, aidé des Cyclopes, forgeait les foudres de Jupiter, et fabriqua tant d’objets précieux, qui firent l’admiration des habitants de l’Olympe.
On dit que sa mère l’ayant raillé sur sa figure bizarre, il fit un fauteuil d’or qu’il offrit à cette déesse : Junon s’y étant assise, se trouva saisie par les bras, et ne put s’en arracher sans le secours des autres dieux. Vulcain ayant bâti dans le ciel un palais magnifique où il établit ses ateliers, forma deux statues mobiles qui le servaient dans ses travaux et remplaçaient les Cyclopes. Jupiter fut saisi d’admiration, lorsqu’il vit des trépieds qui d’eux-mêmes s’avançaient devant son trône, et qui étaient l’ouvrage du dieu boiteux.
Vulcain était aussi chargé de fabriquer les armures destinées aux héros, enfants des dieux. Le bouclier d’Hercule, celui d’Achille étaient son ouvrage, ainsi que l’armure d’Énée. Le sceptre que portait Agamemnon au siège de Troie sortait des ateliers de Vulcain, qui en avait fait présent à Jupiter ; de Jupiter, il passa à Mercure, de Mercure à Pélops, de Pélops à Atrée, d’Atrée à Thyeste, et de Thyeste à Agamemnon.
Enfin, on attribuait à Vulcain la formation de la première femme mortelle ; voici à quelle occasion Jupiter le chargea de ce travail difficile.
Prométhée. Pandore. §
Prométhée, fils de Japet un des Titans, avait formé les premiers hommes, et les avait animés avec le feu qu’il avait dérobé du ciel. Le maître des dieux croyait le punir de son audace, en lui présentant la femme tirée des ateliers de Vulcain, et que ce dieu avait pétrie avec de l’argile et des larmes. Tous les dieux et toutes les déesses firent un présent à cette femme séduisante ce fut pour cela qu’elle reçut le nom de Pandore, mot qui, en langue grecque, signifie tout don.
Jupiter, après lui avoir remis une boîte où tous les maux étaient renfermés, avec ordre d’en faire présent à celui qui l’épouserait, chargea Mercure de la présenter à Prométhée : mais celui-ci ne se laissa point éblouir par la beauté de cette créature d’une nouvelle espèce, et l’adressa à son frère Épiméthée qui l’épousa. La boîte de Pandore ayant été ouverte par son époux, il en sortit tous les maux qui, depuis ce moment, n’ont cessé de tourmenter l’espèce humaine. L’Espérance seule demeura au fond de cette boîte.
Prométhée, par ordre de Jupiter, fut enchaîné sur le mont Caucase en Asie : un aigle venait sans cesse dévorer ses entrailles toujours renaissantes. Il fut arraché par Hercule à ce supplice affreux.
Tous les poëtes n’ont pas présenté un si triste tableau des hommes de Prométhée ; quelques uns lui attribuent la formation de la compagne de l’homme. Voici comment s’exprime à ce sujet un de nos poëtes les plus aimables :
Des Titans autrefois l’orgueil ambitieuxVoulut, de monts en monts, escalader les cieux ;Mais Jupiter, armé des fleches du tonnerre,Renversa sous ses coups les enfants de la Terre.Des rochers de l’Etna l’un d’eux est écrasé ;Un autre, sous le poids du Vésuve embrasé,Ébranle avec effort les murs de Parthénope ;Un autre ici mugit sous l’antre du Cyclope ;Et les plus criminels sont, au fond des Enfers,De la voûte du monde étouffés et couverts.A leur affreux supplice échappa Prométhée ;Il frémit en voyant la Terre inhabitée,Et ses fils malheureux à jamais engloutis,Replongés dans les flancs dont ils étaient sortis.Mais à s’humilier rien ne peut le résoudre ;Il relève son front sillonné par la foudre :« Des dieux qui m’ont vaincu soyons encor l’égal,« Dit-il ; dût mon orgueil me devenir fatal,« De ces dieux détestés bravons la tyrannie.« Sans le feu de l’audace il n’est point de génie ;« Osons tout : repeuplons ce globe désolé. »Il projette, exécute, et l’homme est modelé.
D’abord, pour affermir l’édifice fragile,En solides appuis il façonne l’argile.Du sang prêt à couler il creuse les canaux,De la fibre mobile il unit les faisceaux ;Il les enchaîne entre eux, entre eux il les oppose :Des mouvements divers il assure la cause.Au buste assujetti, le bras s’étend soudain ;Les doigts, en s’allongeant, vont dessiner la main.Bientôt de ce beau corps la taille souple et libreSur sa double colonne a pris son équilibre.Le Titan s’applaudit et poursuit son essor.Avec plus Je génie, avec plus d‘art encor,De ce noble édifice il embellit le faite ;Du plus grand caractère il couronne la tête.Superbe et s’entourant de l’ombre des cheveux ;S élève et s aplanit le front majestueux.Au fond de son orbite éclate la prunelle ;Un doux voile se ferme et s’entr’ouvre autour d’elle.Un arc demi-courbé, qui s’abaisse sur l’œil,Donne encore au regard plus d’audace et d’orgueil.Le teint prend son éclat ; la lèvre colorée,En deux filets de pourpre est déjà séparée.Il semble en ce moment que le fils de Japet,Rival de la nature, ait surpris son secret.Comme aux tiges des fleurs une utile rosée ;En émail, en verdure est métamorphosée,Ainsi par le Titan le limon préparé,En organes divers se transforme à son gré.
Mais bientôt du limon qui lui restait encore,Il pétrit les appas dont il orna Pandore ;Pandore, être enchanteur, d’après l’homme imité ;Être semblable à l’homme, avec lui contrasté ;Portrait ingénieux plus brillant que fidèle,C’est en vain qu’il ajoute à l’éclat du modèle ;Chaque trait s’affaiblit dans ses traits répété :Il a bien plus de charme, et moins de majesté.La mollesse toujours accompagne la grace :La fierté disparaît, la douceur la remplace.Figurez-vous enfin deux êtres opposés,Pareils et différents, unis et divisés.L’un de l’autre ennemis, l’un par l’autre sensibles,Rapprochés en secret par des nœuds invisibles ;Amis, amants, époux et rivaux à-la-fois,Confondant leurs plaisirs, se disputant leurs droits ;Société bizarre et pourtant assortie,Où, sans nuire à l’accord, règne l’antipathie.Tel est le couple humain, fier, jaloux, mais heureux.
L’art n’obtenait encor qu’un triomphe douteux :L’automate est formé ; mais ce groupe immobileN’est qu’une vaine image et qu’une froide argile.Le souffle de la vie est le bienfait des dieux :Prométhée osera, dans le palais des cieux,Ravir aux immortels ce noble privilège.Rien ne peut ralentir son essor sacrilège :Il traverse des airs le fluide azuré ;Au foyer du soleil saisit le feu sacré,S’enfuit, se précipite aux antres du Caucase,Il revoit son ouvrage, et l’anime et l’embrase :Le céleste rayon pénètre par degrés :Déjà le sang circule en ruisseaux colorés,Les yeux s’ouvrant au jour, les lèvres au sourire ;Le cœur bat, tout se meut, et le couple respire.
O puissance ! ô prodige ! ô fortuné moment !De ces êtres nouveaux quel fut l’étonnement !Inondés tout-à-coup d’un torrent de lumière,Ils ouvrirent à peine une faible paupière ;Et leur premier regard, confus, embarrassé,Sur eux-mêmes resta timidement baissé29.
Nous avons vu le feu, sous la figure d’Apollon et sous celle de Vulcain, devenir l’objet du culte des anciens peuples. Les Romains rendaient un culte à ce même élément, sous les attributs de Vesta.
Vesta. §
Elle était fille de Saturne et de Rhée. Numa Pompilius fut le premier qui éleva un temple à cette déesse : il n’était pas permis aux hommes de pénétrer dans le sanctuaire où l’on gardait le Palladium. Ce temple était desservi par six vierges chargées d’entretenir le feu sacré : elles le gardaient tour-à-tour ; et celle qui le laissait éteindre était sévèrement punie. Les vestales ne devaient pas moins redouter d’allumer dans leur cœur le feu de l’amour que de laisser éteindre sur l’autel celui de la déesse. Quinze d’entre elles, dans l’espace de onze cents ans que dura le feu de Vesta, furent enterrées vivantes pour avoir donné des preuves de la faiblesse de leur cœur.
On honorait quelquefois la terre sous le nom de Vesta : voilà pourquoi son temple était de forme ronde comme notre planète.
Onzième entretien. §
Nous avons terminé hier l’histoire des divinités de l’Olympe, qu’on appelait les dieux du premier ordre ; mais il y avait un nombre considérable de demi-dieux ou héros qui semblaient destinés à remplir l’intervalle entre le ciel et la terre. Pour se ranger parmi les demi-dieux, il fallait, en général, être né d’un dieu et d’une mortelle, ou d’une déesse et d’un mortel. Or nous avons vu les voyages que les habitants de l’Olympe faisaient sur la terre n’être pas inutiles à la propagation de leur race : ajoutez à cela les demi-dieux créés par la flatterie, et vous verrez que leur nombre était infini. Le plus célèbre parmi eux était Hercule.
Nous avons vu déjà la plupart des qualités et des défauts des hommes personnifiés dans les divinités du paganisme : Hercule va aujourd’hui nous présenter l’image de la force physique jointe au courage, qui tantôt ressemble à l’héroïsme, et tantôt à la brutalité. On dit qu’un orateur de Lacédémone, se présentant à la tribune pour faire le panégyrique d’Hercule, un Spartiate s’écria : « Que peut-on reprocher à Hercule ? » et refusa d’entendre l’orateur. Nous aurons lieu d’observer que ce doyen des chevaliers errants, s’il fut toujours sans peur, ne fut pas toujours sans reproche.
Hercule. §
Il était fils de Jupiter et d’Alcmène, fille d’Électryon, roi d’Argos, petite-fille de Persée, et épouse d’Amphitryon, général des Thébains. Jupiter épris des charmes d’Alcmène parut devant elle sous la figure de son époux absent après avoir fait donner ordre à Phébus de retarder sa marche pendant deux nuits. Une comédie de Molière nous fait connaître les suites de cette métamorphose de Jupiter.
Lorsque le maître des dieux prévit que son amante allait donner naissance à Hercule, il jura, par le Styx et devant les divinités de l’Olympe, qu’il soumettrait tous les héros de son sang au prince qui devait naître ce jour-là. Junon aussitôt pria Lucine de hâter la naissance d’Eurysthée, qui devait naître de l’épouse de Sthénélus, et de retarder l’accouchement d’Alcmène. Ainsi Hercule se trouva soumis aux volontés d’Eurysthée, qui lui ordonna de faire douze actions d’éclat les plus périlleuses, et qui sont connues sous le nom des douze travaux d’Hercule.
Hercule n’avait encore que huit mois, quand Junon, qui le haïssait, envoya dans son berceau deux gros serpents pour le dévorer. Le fils de Jupiter, se levant, sur ses pieds, saisit les serpents dans ses mains et les étouffa. Cette circonstance de la vie d’Hercule faisait le sujet d’un des plus beaux tableaux de
. L’éducation d’Hercule fut confiée au centaure Chiron. A dix-huit ans, il tua un lion, dont la peau lui servit de vêtement, et la tête de casque.Bientôt Eurysthée le fit appeler, et lui ordonna d’exécuter les douze travaux qu’il allait lui prescrire. Ayant d’abord refusé d’obéir, Junon le rendit insensible et furieux ; mais cédant au Destin, il reçut des dieux diverses armes, parmi lesquelles on distinguait une massue hérissée de pointes de fer : c’était Vulcain qui lui faisait ce présent.
Eurysthée ordonna d’abord à Hercule de tuer le lion de Némée. Le fils de Jupiter l’assomma avec sa massue, et l’ayant chargé sur ses épaules, il le porta à Argos. Il reçut ensuite l’ordre de tuer l’Hydre de Lerne, dragon monstrueux qui avait sept têtes. Dès qu’il eut tué ce monstre, Eurysthée lui commanda de lui amener tout en vie la biche aux pieds d’airain. Le sanglier d’Érymanthe devint bientôt l’objet d’un des travaux d’Hercule, qui fut suivi de la tâche difficile de nettoyer l’étable d’Augias : il ne s’agissait de rien moins que d’enlever le fumier de trois mille bœufs amassés dans l’espace de plusieurs années.
Hercule fut successivement chargé de détruire les oiseaux voraces du lac Stymphale ; de prendre vivant un taureau des plus fougueux qui était en Crète ; de dérober au roi des Bistons ses juments qui vivaient de chair humaine ; d’apporter à Eurysthée la ceinture d’Hippolyte, reine des Amazones, femmes guerrières qui habitaient les bords du fleuve Thermodoon ; de tuer Géryon, géant qui avait trois corps d’hommes réunis, de manière qu’on lui voyait six bras, six cuisses, et six jambes. Le fils d’Alcmène fut aussi chargé d’enlever les pommes d’or du jardin des Hespérides ; enfin de pénétrer dans les Enfers, et d’emmener Cerbère. Hercule sortit victorieux de toutes ces entreprises périlleuses, aidé quelquefois de son fidèle ami Iolas, et retourna dans sa patrie.
Tant d’exploits ne suffisaient pas à la gloire d’Hercule. Il s’était embarqué avec les Argonautes pour la conquête de la toison d’or ; mais il était si pesant que ses compagnons le virent avec plaisir abandonner l’expédition pour courir à des exploits d’une autre espèce.
Il apprend que la belle Hésione, fille de Laomédon, roi de Troie, avait été désignée par le Sort pour être la proie d’un monstre marin, à qui les Troyens présentaient tous les ans une jeune fille, pour apaiser Apollon et Neptune que Laomédon avait trompés lorsqu’ils avaient bâti sa ville. Hercule offre de délivrer Hésione, moyennant un attelage de six chevaux. Déjà le monstre marin s’approchait pour dévorer sa proie : le héros le tua à coups de massue. Mais Laomédon ayant refusé de remplir ses engagements, Hercule prit d’assaut la ville de Troie, passa au fil de l’épée tous ses habitants, emmena Hésione, et la fit épouser à son ami Télamon.
Alcide (c’est aussi le nom de ce héros), après la défaite de Géryon, passant en Italie avec un grand troupeau de bœufs, tua le terrible Cacus, qui avait conduit dans son horrible repaire la plus grande partie de son troupeau. Lorsque Énée arriva en Italie, le bon roi Évandre lui raconta ainsi cette action mémorable d’Hercule :
« Voyez-vous dans les airs ces rochers suspendus,Ces éclats, ces débris au hasard répandus,De ce mont entr’ouvert l’horreur désordonnée,Et de son antre affreux la voûte abandonnée ?Là, dans les flancs du mont, bien loin de l’œil du jour,De l’infame Cacus fut l’infame séjour.Des têtes au front pâle et de sang dégouttantesA sa porte homicide étaient toujours pendantes ;Et son antre, du meurtre odieux monument,D’un carnage nouveau sans cesse était fumant.Ce monstre horrible à voir, fier de sa taille immense,Devait au dieu du feu sa funeste naissance ;Et, tel qu’un noir volcan, de son gosier affreuxDes brasiers paternels il vomissait les feux.Un dieu vengeur, un dieu sauva notre patrie.Revenu des beaux champs de l’antique Ibérie,Dans ces riches vallons, sur les bords de ces eaux,Le fils d’Alcmène avait amené ses troupeaux :Du triple Géryon triomphateur superbe,Le prix de sa conquête errait en paix sur l’herbe.Cacus que ne retient ni crime ni danger,Dérobe les troupeaux de l’illustre étranger :Quatre jeunes taureaux, quatre belles génisses,Qui des herbages frais savouraient les délices,Les cache en sa caverne ; et cependant sa main,Pour déguiser aux yeux les traces du larcin,Saisit par leurs longs crins, fait marcher en arrièreLes taureaux, dont les pas marqués en sens contraireDe son infame vol écartaient le soupçon.Enfin, las du repos, le fils d’AmphitryonSe prépare à mener sur de lointains rivagesSes troupeaux engraissés dans ces beaux pâturages,Et des taureaux par-tout les gémissantes voixDe leur adieu plaintif ont fait mugir ces bois.Alors de ce brigand trahissant l’artifice,Du fond de l’antre creux répond une génisse :Alcide entend ses cris. Aussitôt dans son cœurUn fiel noir et brûlant allume sa fureur ;Il s’élance, il saisit sa pesante massue,Cherche du noir séjour la porte inaperçue.
« Alors, les yeux troublés, sans courage, sans voix,L’affreux Cacus trembla pour la première fois :Plus prompt que les éclairs, vers ces roches fidèlesIl court, vole ; à ses pieds la peur donne des ailes :Il fait tomber ce roc que, d’une adroite main,A des chaînes de fer a suspendu Vulcain,S’enferme, oppose au dieu cette vaine défense.Hercule est accouru respirant la vengeance :Pour chercher un accès, il court de tous côtés.Trois fois autour du mont, à pas précipités,Il tourne, va, revient, et frémissant de rage,Trois fois attaque en vain, pour s’ouvrir un passage,Le roc qu’à sa fureur le lâche ose opposer ;Trois fois dans le vallon revient se reposer.
« Sur le dos hérissé de cet antre sauvage,Un roc, séjour chéri des oiseaux de carnage,En pyramide aiguë alongé vers les cieux,Cachait dans le nuage un front audacieux :Ce rocher, à la gauche incliné vers la plage,De son sommet pendant menaçait le rivage.Hercule, sur la droite appuyant tout son corps,Du roc qu’il déracine avec de longs effortsPousse l’énorme poids. Il tombe, il roule, il tonne :La caverne en mugit, l’air au loin en résonne ;Le sol croule ; des eaux le bord est emporté,Et le fleuve écumant recule épouvanté.Alors, ce fut alors que l’antre impitoyable,Jusqu’au fond laissa voir sous sa voûte effroyable,Ce palais de la Mort, ce séjour de terreur,Et de ces noirs cachots la ténébreuse horreur.Tel, si d’un choc soudain l’horrible violenceDu globe tout-à-coup rompait la voûte immense,Et dans ses profondeurs découvrait à nos yeuxLe Styx craint des mortels, abhorré par les dieux,De ce royaume affreux, désolé, lamentable,L’œil verrait jusqu’au fond l’abyme redoutable ;Et dans l’ombre éternelle envoyant ses clartés,Le jour éblouirait les morts épouvantés :Tel, effrayé du jour qui malgré lui l’éclaire,Le monstre en vain s’agite, et rugit de colère.De la cime du mont Alcide le combat ;Tantôt d’un roc brisé lui lance un large éclat ;Et tantôt, à deux mains, d’un arbre entier l’accable.Alors le monstre, en proie à son bras implacable,Se ressouvient du dieu qui lui donna le jour :De son gosier brûlant, dans son hideux séjour,Il vomit des torrents de flamme et de fumée,S’entoure tout entier d’une nue enflammée,Et dans ses noirs cachots, image des Enfers,A leur obscurité mêle d’affreux éclairs.Alcide furieux ne contient plus sa rage ;Il s’élance, il se jette au plus fort du nuage,Aux lieux où la vapeur, sortant à gros bouillons,Roule à flots plus épais ses plus noirs tourbillons.En vain l’affreux Cacus lance ses feux dans l’ombre ;A travers l’incendie, à travers la nuit sombre,Il le prend, il l’étreint entre ses bras nerveux ;Et, de leur creux profond faisant jaillir ses yeux,Du monstre à qui la voix, la lumière est ravie,Arrête dans sa gorge et le sang et la vie30. »
Hercule devenu amoureux d’Iole, fille d’Euryte, roi d’Œchalie, et sachant que son père avait déclaré qu’il la donnerait à celui qui tirerait de l’arc mieux que lui et ses fils, il se présenta, eut l’avantage sur eux tous, et n’obtint point la jeune princesse. Iphitus, l’aîné des frères d’Iole, était d’avis qu’on la lui donnât ; mais il ne fut point écouté, parcequ’on craignait qu’il ne tuât les enfants qu’il aurait de cette princesse, comme il avait tué ceux de Mégare sa première femme, lors de la fureur qui s’empara de lui par ordre de Junon. Ce refus causa à Hercule un second accès de frénésie, dans laquelle il tua Iphitus.
On dit qu’étant allé consulter l’oracle de Delphes, pour la guérison d’une maladie qui lui avait été envoyée par les dieux, et l’oracle ayant refusé de lui répondre, il tenta d’emporter le trépied sacré. Apollon s’y étant opposé, il se battit contre ce dieu, et l’on ignore ce qui serait arrivé, si Jupiter ne les eût séparés en jetant la foudre au milieu d’eux. L’oracle alors lui répondit qu’il ne serait délivré de sa maladie qu’après qu’il aurait été vendu comme esclave. Mercure le vendit à Omphale, reine de Lydie, à laquelle il inspira une vive tendresse. On vit alors Hercule filer auprès de cette reine : tandis que celle-ci portait la massue aux pointes de fer et était vêtue d’une peau de lion, le héros portait une robe de pourpre, travaillait la laine, et souffrait, dit-on, qu’Omphale lui donnât quelquefois des coups de sa pantoufle pour le punir de sa maladresse.
Quelque temps après, l’inconstant Hercule, ayant entendu parler de la beauté de Déjanire, fille d’Œnée, roi de Calydon, alla la demander en mariage à son père ; mais il trouva un rival redoutable dans le fleuve Achéloüs, fils de l’Océan et de Thétys, qui était épris des charmes de cette princesse. Hercule livra au dieu son rival un combat célèbre. Achéloüs prit en combattant la forme d’un homme, d’un serpent, et d’un taureau : sous cette dernière métamorphose, il eut la douleur de voir son rival lui arracher une corne. Les Nymphes, pour le consoler, la ramassèrent, la remplirent de fleurs et de fruits, et en formèrent la corne d’Abondance. Le fils d’Alcmène, après le combat, épousa Déjanire.
Lorsqu’il s’en retournait avec elle à Thèbes, ils furent arrêtés dans leur route par un fleuve débordé, et qui roulait des flots tumultueux. Hercule aurait aisément franchi cet obstacle ; mais il craint pour Déjanire. Le centaure Nessus se charge de la porter à l’autre bord mais à peine a-t-il touché le rivage opposé qu’il fuit en emportant l’épouse d’Hercule.
Furieux de ne pouvoir atteindre ce monstre moitié homme et moitié cheval, et qu’aucun mortel ne pouvait atteindre à la course, le fils d’Alcmène lui lance un trait, l’atteint, et le contraint d’abandonner sa proie.
Le centaure près d’expirer mouille sa tunique de son sang et du sang venimeux de l’hydre de Lerne, et l’offre à la jeune épouse, comme un don précieux pour lui conserver la tendresse de son mari.
Cependant Hercule ne pouvant pardonner à Euryte, roi d’Œchalie, le refus qu’il lui avait fait autrefois de sa fille Iole, lui déclara la guerre, le vainquit, et emmena Iole prisonnière : il la conduisit sur le mont Œta, où il avait élevé un autel à Jupiter. Voulant ensuite faire un sacrifice à ce dieu, il envoya demander à Déjanire, par un de ses serviteurs nommé Lichas, la tunique dont il avait coutume de se servir lorsqu’il sacrifiait solennellement. Déjanire, instruite par Lichas de l’amour de son mari pour Iole, dans le dessein de le guérir de cette passion, et de le ramener à la tendresse qu’il avait eue pour elle, envoya à son mari la tunique que le centaure Nessus lui avait donnée en mourant. Avant de commencer le sacrifice, le fils d’Alcmène se vêtit de cette tunique ; mais à peine avait-il fait les premières libations, et allumé le feu sacré, que le venin de l’hydre de Lerne se répandit par tout son corps.
Son courage lui fit d’abord surmonter la douleur ; mais enfin, il abandonne l’autel et le sacrifice, et il court à travers les bois en s’efforçant d’enlever la fatale tunique. Vains efforts ! Il pousse des cris effroyables, et fait les plus terribles imprécations contre Eurysthée, contre Déjanire, et contre Junon. Cependant, voyant sa fin approcher, il implore le secours de Jupiter, qui lui inspire un courage au-dessus de toutes les douleurs. Il élève un bûcher sur le Mont Œta, après avoir donné à Philoctète son arc et ses flèches ; il étend sur le bûcher la peau du lion de Némée, et s’y étant couché, comme sur un lit, la tête appuyée sur sa massue, il ordonna à son fidèle ami Philoctète de l’allumer.
Alcide, souriant au feu qui l’environne,En suit d’un œil serein le cours impétueux ;Et le bûcher paraît un trôneOù brille du héros le front majestueux.Bientôt Vulcain détruit l’enveloppe grossièreQui l’attache à l’humanité ;Le ciel ouvert attend une divinité :Le fils d’Alcmène est en poussière ;Le fils de Jupiter dans l’Olympe est monté31.
Jupiter enleva son fils dans le séjour des dieux, sur un char traîné par quatre chevaux : le bûcher parut environné d’un épais nuage, et on entendit le bruit du tonnerre.
Hercule, admis dans l’Olympe, apaisa enfin le courroux de Junon ; il eut sur la terre de nombreux autels, et il devint l’époux d’Hébé.
Hébé. §
On croit généralement qu’elle était fille de Jupiter et de Junon. Sa fraîcheur et sa beauté lui firent donner le nom de déesse de la jeunesse. Ses fonctions dans l’Olympe étaient de verser le nectar à la table des dieux. Il serait impossible à nous autres mortels de nous faire une idée des aliments des convives célestes. Le nectar et l’ambrosie étaient les seules substances que l’on servît dans le banquet ; mais l’ambrosie prenait différents goûts, selon le desir de ceux qui en mangeaient. C’était aussi un parfum, dont les déesses ne manquaient pas de faire usage pour leurs cheveux et pour leurs habits : l’odeur d’ambrosie annonçait l’approche d’une déesse une lieue à la ronde. L’huile de Macassar n’eût sans doute été d’aucun prix auprès de ce divin parfum. Cette substance avait la propriété de guérir toutes les blessures des mortels : les déesses s’en servirent plusieurs fois pour guérir les héros auxquels elles avaient donné naissance.
Il faut remarquer qu’il n’y avait que les divinités de l’Olympe qui eussent le privilège de se nourrir de nectar et d’ambrosie. Les dieux terrestres s’accommodaient de ce qu’ils pouvaient trouver : le vin était pour eux une liqueur précieuse. On dit que Silène, le compagnon de Bacchus, marchandant un jour le vin d’Ulysse, en avala d’abord une outre pour en connaître mieux la qualité. Le vin de l’île de Naxos, dans laquelle Bacchus était principalement honoré, passait pour être la liqueur qui avait le plus de rapport avec le nectar.
Hébé ayant fait un faux pas devant le banquet des dieux, Jupiter ne lui permit plus de verser le nectar, et donna cette fonction au jeune Ganymède.
Cette aimable déesse était appelée Dia chez les Grecs et Juventas chez les Romains : elle avait la faculté de rajeunir les hommes… Nos anciens preux connaissaient la Fontaine de Jouvence qui avait la même faculté ; mais la source s’est tarie à mesure que les hommes ont cherché la réalité des choses : on ne sait même plus en quel pays coulait cette fontaine précieuse, qui, disait-on, avait été découverte par le brave Ogier.
Douzième entretien. §
[Les Enfers et les Champs-Élysées.] §
Aujourd’hui nous allons quitter les brillants parvis de l’Olympe pour visiter les sombres cavernes des Enfers, et nous reposer bientôt dans les riants jardins des Champs-Élysées.
Plusieurs personnages des temps héroïques y pénétrèrent et en revinrent ; non sans beaucoup de difficultés, car les divinités qui habitent ces profonds souterrains permettaient rarement aux mortels de connaître et de publier les mystères des Enfers. Parmi ceux qui firent ce périlleux voyage, on distingue Hercule, Pirithoüs, Orphée, Bacchus, Ulysse, et Énée fils de Vénus.
Énée est le dernier qui, vivant, ait vu le séjour des morts ; et c’est l’historique de son voyage qui peut donner les idées les plus exactes sur ces contrées souterraines.
Ce fils de Vénus, conduit par les Destins en Italie, où il devait fonder la ville de Rome, ayant appris que l’entrée des Enfers était dans une caverne près de Cumes, il entreprit d’y pénétrer pour voir Anchise son père qui habitait le séjour des ames heureuses.
L’entrée du séjour des ombres était dans une caverne près de laquelle s’élevait un temple d’Apollon, où une sibylle rendait des oracles. La prêtresse d’Apollon annonça à Énée que les dieux lui permettaient l’entrée des Enfers ; mais qu’il fallait, avant de commencer ce dangereux voyage, se munir du rameau d’or qui brillait sur un chêne de la forêt voisine. Le fils de Vénus vit ce rameau s’offrir de lui-même à sa main, et tout aussitôt être remplacé par un autre rameau du même métal. Après les sacrifices d’usage aux divinités du Ciel et des Enfers, la sibylle accompagne Énée, et lui fait parcourir ces espaces si peu connus des hommes.
Voilà qu’au jour naissant mugissent les campagnes ;La cime des forêts tremble au front des montagnes ;La terre éprouve au loin d’affreux ébranlements,Et les chiens frappent l’air de leurs longs hurlements.Soudain à son approche ont tressailli les mânes.« Loin de ce bois sacré, loin de mes yeux, profanes !« S’écria la prêtresse. Et toi qui suis mes pas,« Énée, arme ton cœur ; Énée, arme ton bras. »Elle dit, et s’élance au fond de l’antre sombre :Et lui, d’un pas hardi, marche, et la suit dans l’ombre32.
Sous le vestibule de ces tristes demeures, ils trouvent le Deuil assis auprès des Remords ; les pâles Maladies à côté de la triste Vieillesse ; la Peur, la Faim, la honteuse Pauvreté, monstres d’un aspect affreux, sont auprès de la Terreur, du pénible Travail, du Sommeil parent de la Mort : là, ils voient aussi la cruelle Joie qui résulte du crime ; la Guerre furieuse ; les Euménides étendues sur un lit de fer ; et la Discorde insensée, dont les cheveux sont des vipères retenues par des bandelettes sanglantes.
Les poëtes ont présenté des descriptions effrayantes de chacun de ces monstres épouvantables, qui, malheureusement pour l’espèce humaine, n’étaient pas toujours dans les Enfers. Voici quelques traits de l’image de la Faim :
Ses cheveux hérissés cachent son œil éteint.La rouille est sur ses dents, la pâleur sur son teint ;De nerfs et d’ossements assemblage difforme,De ses genoux pointus la jointure est énorme ;Et ses talons hideux s’allongent au dehors,Grossis par la maigreur qui dessèche son corps33.
Les Euménides, que l’on distingue dans vie groupe horrible placé à la porte des Enfers, étaient trois sœurs, filles du fleuve Achéron et de la Nuit : leurs noms étaient Tisiphone, Alecto, et Mégère. On les appelait aussi Érynnies et Furies à cause de la fureur qu’elles excitaient dans l’esprit des criminels. Ces terribles sœurs étaient les ministres des vengeances célestes. On sait avec quel acharnement elles poursuivirent Oreste meurtrier de Clytemnestre sa mère. Elles inspiraient une si grande terreur qu’à peine on osait prononcer leur nom.
Mais suivons Énée dans son périlleux voyage. A peine a-t-il avancé quelques pas, qu’il trouve de nouveaux monstres sous les figures les plus bizarres : là, Géryon montre ses trois corps énormes réunis en un seul ; ici, sont couchés les Centaures dont la partie supérieure du corps ressemble à celle de l’homme, tandis que leur dos et leurs pieds sont ceux d’un cheval indompté ; plus loin est l’Hydre de Lerne, monstre qui présente cent têtes menaçantes ; la Chimère, monstre ailé, qui lève trois têtes, l’une de lion, l’autre de chèvre, la troisième de dragon, et dont tout le corps tient de ces trois animaux différents. Ce monstre vomit des torrents de flamme et de fumée. De son accouplement avec le chien Orthos naquirent le Sphinx et le lion de Némée. La Chimère fut vaincue par Bellérophon, monté sur le cheval Pégase, et elle vint grossir le nombre des monstres infernaux.
Dans le même lieu, Énée rencontre les Gorgones, les Titans, et les Harpyes : ces derniers monstres avaient été engendrés par Thaumas, fils de la Terre, et par Électre, fille de l’Océan. Ils naquirent avec une longue crinière, un visage de fille que la Faim rendait toujours pâle, de grandes ailes, et des mains armées de griffes : leurs noms étaient Aëllo, Ocypéto, et Céléno. Ces monstres exhalaient une odeur infecte.
Le fils de Vénus, effrayé à l’aspect de tant d’êtres affreux, tira son épée pour se défendre mais sa conductrice le rassura, en lui disant que ces monstres n’étaient que de vains simulacres.
Bientôt ils aperçoivent les noires ondes des quatre fleuves des Enfers. Le terrible Phlégéton, qui se déborde au loin en brûlant ses rivages, fait retentir ces profonds souterrains des rapides tourbillons de ses flammes, et lance des roches embrasées. Plus loin, l’impétueux Cocyte pousse avec furie ses flots de sang noir, et se précipite en bouillonnant. Le Styx, dont Jupiter et tous les dieux n’attestent qu’avec crainte les ondes livides et formidables, roule une boue fumante mêlée de soufre. Si les divinités ayant juré par le Styx manquaient à leurs serments, elles seraient privées pendant neuf ans des honneurs célestes, et n’approcheraient point de leurs lèvres la coupe pleine de nectar. L’Achéron, plus lent que ces trois fleuves, fait sans cesse fermenter dans son lit une affreuse sanie et d’épais poisons, et descend avec lenteur à travers les lagunes d’un noir marais : ce fleuve sort des sources formées par les larmes, devant la porte du palais de l’inflexible dieu des Enfers.
Les ames, conduites par Mercure, doivent d’abord passer l’Achéron. Caron est le nocher chargé de les transporter à l’autre bord :
D’un poil déjà blanchi mélangeant sa noirceur,Sa barbe étale aux yeux son inculte épaisseur ;Un nœud lie à son cou sa grossière parure.Sa barque, qu’en roulant noircit la vague impure,Va transportant les morts sur l’avare Achéron ;Sans cesse il tend la voile ou plonge l’aviron.Son air est rebutant, et de profondes ridesOnt creusé son vieux front de leurs sillons arides ;Mais à sa verte audace, à son œil plein de feu,On reconnaît d’abord la vieillesse d’un dieu34.
L’impitoyable nocher refuse de passer dans sa barque les ames de ceux qui n’ont pas reçu les honneurs de la sépulture, et dans la bouche desquels leurs parents, lors de leur trépas, n’ont pas mis une obole pour payer le passage de l’Achéron.
Énée présente le rameau d’or à Caron, et passe ce fleuve redoutable, toujours accompagné de la prêtresse d’Apollon. A peine eurent-ils mis le pied sur le rivage des morts, qu’ils trouvèrent le chien Cerbère qui faisait retentir ces vastes souterrains de ses longs aboiements. Ce monstre naquit d’Échidna, moitié nymphe et moitié serpent, et de Typhon, Vent orageux et violent : il a trois têtes. Son office est de garder les Enfers, et d’empêcher aux vivants d’y entrer et aux morts d’en sortir.
La prêtresse lui ayant jeté un gâteau pétri de miel et de fruits, le monstre rentre dans son noir repaire. Alors les deux voyageurs aperçurent le champ des soupirs, où résident les ames blessées cruellement pendant la vie des traits de l’Amour, ou qui périrent en proie à une flamme criminelle : là, Énée distingua Phèdre, qui semble craindre de pénétrer jusqu’au trône du dieu des Enfers, où son aïeul est le juge suprême des crimes des ames ; il y vit aussi Didon, reine de Carthage, qui, n’ayant pu supporter la fuite de ce héros, s’était donné la mort sur un bûcher. Elle parut insensible aux regrets d’Énée, et se retira auprès de Sichée son premier mari.
Bientôt ils voient, à leur gauche, les lieux consacrés aux vengeances des dieux, environnés d’un triple rempart.
Autour, le Phlégéton aux ondes turbulentes,Roule d’affreux rochers dans ses vagues brûlantes.La porte inébranlable est digne de ces murs ;Vulcain la composa des métaux les plus durs.Le diamant massif en colonne s’élance ;Une tour jusqu’aux cieux lève son front immense :Les mortels conjurés, les dieux et JupiterAttaqueraient en vain ces murailles de fer.Devant le seuil fatal, terrible, menaçante,Et retroussant les plis de sa robe sanglante,Tisiphone bannit le sommeil de ses yeux :Jour et nuit, elle veille aux vengeances des dieux.De là partent des cris, des accents lamentables,Le bruit affreux des fers traînés par les coupables,Le sifflement des fouets dont l’air au loin gémit.Le fils des dieux s’arrête, il écoute, il frémit35.
Bientôt la porte terrible roule avec fracas, et laisse voir au héros les divers supplices inventés dans l’affreux Tartare, par le génie des monstres des Enfers. Tisiphone, la plus méchante des Furies, veille jour et nuit à la porte de cette effroyable enceinte. Rhadamanthe préside dans ces tristes lieux ; il force les coupables à avouer leurs crimes, et prononce le genre de tourment auquel ils sont condamnés : les Furies exécutent ses ordres. Là, sont les Titans qui osèrent assiéger les dieux dans l’Olympe ; les fils d’Aloée qui, dès l’âge de neuf ans, leur déclarèrent la guerre ; l’insensé Salmonée, qui voulut]passer pour un dieu, et imiter la foudre de Jupiter ; Thésée qui avait tenté d’enlever Proserpine, femme de Pluton, roi des Enfers ; le téméraire Ixion, qui avait osé se vanter d’avoir séduit Junon qu’il avait cru posséder dans un nuage auquel Jupiter avait donné la forme de cette déesse, et qui est condamné à tourner toujours sur une roue ; Titye qui brûla pour Latone d’un feu profane et audacieux, et dont un vautour cruel dévore les entrailles toujours renaissantes.
Énée trouve aussi dans cet affreux séjour Tantale, qui, pour éprouver les dieux qu’il reçut chez lui, leur servit à souper les membres de son fils Pélops. Ce monstre voit toujours autour de lui des fruits délicieux ; il est plongé dans l’eau jusqu’à la bouche ; et il ne peut goûter à ces fruits, ni se désaltérer à cette onde.
Fatigués de ce spectacle douloureux, Énée et la Sibylle arrivent enfin au palais de Pluton, et vont offrir à Proserpine le rameau d’or qui devait leur obtenir la faveur de continuer leur route, et de pénétrer dans les Champs-Élysées… Mais arrêtons-nous un moment pour connaître la demeure et la cour du roi des Enfers. Déjà nous sommes loin de l’horrible Tartare : observons d’abord Pluton, monarque de ce séjour.
Pluton. §
Il est fils de Saturne et de Rhée, et frère de Jupiter et de Neptune. Ayant partagé avec eux l’empire de l’univers, il eut pour son lot le triste royaume des Ombres, et tous les lieux qui s’étendent sous la Terre. Après la guerre contre les Géants, les Cyclopes forgèrent un casque qui avait la vertu de rendre invisible celui qui le portait, et ils en firent présent à Pluton. Ce dieu tient en main un sceptre à deux pointes, et quelquefois des clefs, pour signifier que son royaume est si bien fermé qu’on n’en revient jamais. Il est aussi puissant qu’inexorable.
Proserpine. §
Pluton n’ayant pu trouver de femme à cause de la tristesse de son royaume et de son caractère, résolut d’enlever la première déesse qu’il trouverait de son goût. Un jour qu’il était sorti des Enfers pour visiter la Sicile, ébranlée par les secousses violentes du géant Typhée, écrasé sous le poids du mont Etna, l’Amour qui jouait alors près de Vénus, sur le mont Éryx, l’aperçut, et, par l’ordre de sa mère, lui lança ses traits les plus puissants.
Non loin des murs d’Enna, murs chéris de Cérès,Le lac Pergus étend son canal toujours frais.Le Caïstre jamais ne vit sur son rivagePlus de chantres ailés humecter leur plumage.Un bocage touffu le couronne à l’entourD’un rideau de verdure impénétrable au jour.L’ombre donne au gazon une fraîcheur plus vive :Un éternel printemps fleurit sur cette rive.
Tandis qu’en se jouant dans ces riants bosquetsL’aimable Proserpine assemble des bouquets,Et moissonne, à l’envi des nymphes de son âge,La violette née à l’ombre du bocage,Pluton la voit ; presse d’un amoureux tourment,La voir et l’enlever n’est pour lui qu’un moment.La déesse pâlit, tremble, se désespère ;Elle appelle à grands cris ses compagnes, sa mère ;Sa mère, hélas ! sa mère… et la moisson de lisQue renferme sa robe échappe de ses plis.O candeur de son âge ! en ce désordre horrible,Un chagrin si léger la trouve encor sensible.Le ravisseur farouche, impatient d’amour,Exhorte ses coursiers, les nomme tour-à-tour ;Il agite leur frein mouillé de leur écume :A travers des sentiers de lave et de bitume,Sur un sol crevassé par le feu des volcans,Déjà du lac Palique il franchit les étangs,Et les bords où la mer que traverse AréthuseEnferme entre deux ports les murs de Syracuse36.
Enfin le dieu, d’un coup de son sceptre fourchu qu’il enfonce dans le fond de l’eau, s’ouvre un chemin qui le conduit dans son palais ténébreux, malgré les remontrances de Minerve accourue aux cris de Proserpine. A peine y est-il arrivé qu’il épouse cette nymphe, et l’établit reine du séjour des Ombres.
Lorsque nous avons étudié l’histoire de Cérès, nous avons vu quelles furent ses douleurs lorsqu’elle apprit l’enlèvement de sa fille. Après avoir inutilement parcouru la terre pour la trouver, elle monte sur son char, traverse l’immense étendue des airs, et se présente devant Jupiter les yeux pleins de larmes. Le maître des dieux décida que sa fille lui serait rendue, pourvu toutefois qu’elle n’eût rien mangé depuis qu’elle était entrée dans les Enfers : mais lorsque Cérès voulut retirer Proserpine du séjour des Ombres, il se trouva que cette fille chérie, en se promenant dans les jardins de l’Élysée, avait cueilli une grenade dont elle avait mangé quelques grains. Ascalaphe, qui révéla cette circonstance aux dieux, fut changé en hibou. Tout ce que put faire Jupiter, fut d’ordonner que Proserpine demeurerait chaque année six mois avec son mari et six mois avec sa mère.
Pirithoüs, accompagné de Thésée son ami, entreprit d’enlever l’épouse de Pluton ; mais il fut retenu dans les Enfers, et livré aux supplices de l’affreux Tartare.
On dit que le monarque des Ombres, épris des charmes de la nymphe Leucé, la transporta dans les Enfers : cette nymphe mourut dans les Champs-Élysées, où elle fut changée en peuplier.
Non loin du palais habité par Pluton et Proserpine, sont trois juges inflexibles, Minos, Éaque, et Rhadamanthe. Minos et Rhadamanthe étaient fils de Jupiter et d’Europe, fille d’Agénor. Le premier fut roi de l’île de Crète, et le second d’une des îles de la mer Égée. La sagesse de leur gouvernement leur mérita l’honneur de juger tous les mortels précipités dans l’empire de Pluton. Minos eut un fils de son nom, et qui montra moins de sagesse que lui sur le trône. Minos II fut l’époux de Pasiphaé, fille d’Apollon. Cette princesse fut victime de la haine que Vénus avait vouée au dieu de la lumière, lorsqu’il dévoila à Vulcain sa tendresse pour le dieu Mars : elle connut les fureurs les plus humiliantes des feux de l’amour ; et ses deux filles, Phèdre et Ariane, connurent aussi les malheurs dont la cruelle Vénus est la cause.
Minos tient dans les Enfers l’urne dans laquelle sont déposés les jugements des coupables. Dans une des plus belles tragédies de Racine, nous voyons Phèdre, brûlant d’un feu incestueux, redouter plus que le trépas l’apparition de Minos dans les Enfers ; elle s’écrie :
« Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ?« Je crois voir de tes mains tomber l’urne terrible. »
Éaque, fils de Jupiter et d’Égine, fut un roi de la Grèce qui fit tellement régner la justice et l’équité, que les dieux, après sa mort, le crurent digne d’être juge dans les Enfers.
Non loin du lieu où résident les trois juges inflexibles, est la demeure des Parques ; elles sont trois sœurs, filles de la Nuit. On les voit sans cesse occupées à filer la destinée des hommes : Clotho, la plus jeune des trois, préside au moment de la naissance ; Lachésis file les événements de la vie ; et Atropos, la plus âgée, en coupe le fil. Elles se présentent sous la figure de trois vieilles femmes, couronnées de gros flocons de laine entremêlés de fleurs de narcisse, et vêtues d’une robe blanche…
Mais quittons enfin ces tristes tableaux du sombre royaume de Pluton, et suivons Énée et la Sibylle dans leur voyage au milieu des Champs-Élysées.
Des vergers odorants l’ombre voluptueuse,Les prés délicieux et les bocages frais,Tout dit : Voici les lieux de l’éternelle paix !Ces beaux lieux ont leur ciel, leur soleil, leurs étoiles :Là, de plus belles nuits éclaircissent leurs voiles ;Là, pour favoriser ces douces régions,Vous diriez que le ciel a choisi ses rayons.Tantôt ce peuple heureux, sur les herbes naissantes,Exerce, en se jouant, des luttes innocentes ;Tantôt leurs pieds légers, sur de riants gazons,Bondissent en cadence au doux bruit des chansons.D’autres touchent la lyre : à leur tête est Orphée,Tel qu’il charma jadis les sommets du Riphée :Son luth harmonieux, qu’accompagne sa voix,Ou frémit sous l’archet, ou parle sous ses doigts :L’œil suit les plis mouvants de sa robe flottante ;L’oreille est suspendue à sa lyre touchante ;Et, sur sept fils divins où résonnent sept tons,Son doigt léger parcourt l’intervalle des sons.Là, brillent réunis dans des scènes champêtresLes héros des Troyens, leurs princes, leurs ancêtres ;Tous conservant les goûts dont ils furent épris,Dans ce séjour de paix offrent aux yeux surprisDes ombres retraçant les scènes de la guerre.Ici, des javelots enfoncés dans la terre ;Là, des coursiers sur l’herbe errant paisiblement,Des armes et des chars le noble amusement,Ont suivi ces guerriers sur cet heureux rivage,Et de la vie encore ils embrassent l’image.Du tranquille bonheur qui règne dans ces lieuxUne scène plus douce attire encor les yeux.Plusieurs, couchés en paix sur l’épaisseur des herbes,Où l’Éridan divin roule ses eaux superbes,Sous l’ombrage odorant des lauriers toujours verts,Joignent leur douce voix au doux charme des vers.
Là, règnent les vertus ; là, sont les cœurs sublimes,Héros de la patrie ou ses nobles victimes ;Les prêtres qui n’ont point profané les autels ;Ceux dont les chants divins instruisaient les mortels ;Ceux dont l’humanité n’a point pleuré la gloire ;Ceux qui par des bienfaits vivent dans la mémoire ;Et ceux qui, de nos arts utiles inventeurs,Ont défriché la vie et cultivé les mœurs37.
Énée rencontre son père parmi ces ombres heureuses. Le vieillard, aimé des dieux, annonce à son fils sa gloire future et celle de ses descendants ; enfin il lui fait le tableau de la grandeur de cette Rome que les Destins l’appellent à fonder, et qui doit remplir tous les siècles du bruit de son nom. Le héros, charmé du dernier spectacle qui vient de frapper ses sens, sort de ces lieux enchantés par la porte d’ivoire, à travers laquelle passent les songes trompeurs, tandis les songes véritables s’échappent par la porte de corne.
Énée, sortant par la porte d’ivoire, nous montre assez que tout ce qu’il vient de voir n’est qu’un rêve de l’imagination.
Treizième entretien. §
[Divinités des eaux.] §
Sur quelle partie de l’univers la Mythologie n’avait-elle point étendu sa puissance ? Hier, nous l’avons vue pénétrer dans les cavernes de la terre, et la peupler de divinités de toute sorte ; aujourd’hui, nous allons la voir promener son prisme magique sur les mers, et faire naître du sein des flots des personnages non moins merveilleux.
Les plus anciennes divinités des eaux étaient l’Océan, fils du Ciel et de la Terre ; il épousa Téthys, grande déesse des mers, une des Titanides. De cette union naquirent les Fleuves les plus fameux, tels que le Nil, l’Alphée, le Strymon, le Méandre, le Danube, le Phase, l’Achéloüs, le Simoïs, le Pénée, l’Hermus, l’Éridan ou le Pô, le Scamandre, etc. Les nymphes Océanides furent aussi les filles de l’Océan et de Téthys : leur nombre était fort considérable ; on en comptait plus de trois mille. Elles sillonnaient les flots pour guider les vaisseaux ; quelquefois elles se retiraient dans des grottes profondes où l’Amour se plaisait à leur tendre des pièges.
Nérée fut un des premiers dieux marins, fils de l’Océan et de la Terre : il épousa Doris, fille de l’Océan et de Téthys ; il en eut cinquante nymphes, non moins célèbres que les Océanides, et qui sont appelées Néréides.
Nérée était doué de la connaissance de l’avenir : ce fut lui qui apprit à Hercule où étaient les pommes d’or qu’Eurysthée lui avait ordonné d’aller cueillir et de lui apporter. Ce dieu faisait son séjour ordinaire dans la mer Égée, où il était environné des Néréides, qui l’égayaient par leurs chants et par leurs danses. On le représente sous la forme d’un vieillard ayant la chevelure et la barbe bleuâtres.
Neptune. §
Lorsque les trois fils de Saturne, Jupiter, Neptune, et Pluton, se partagèrent l’univers, Neptune obtint l’empire des mers, des fleuves, et des fontaines. On dit que Saturne, s’étant engagé à ne point élever d’enfants mâles, dévora Neptune le jour même de sa naissance, et le rendit, quelque temps après, par le moyen d’un breuvage que Métis lui fit avaler. Ne pourrait-on pas voir dans ce conte une allégorie du flux et du reflux de la mer ?
Neptune reçut des Cyclopes un trident en guise de sceptre : après Jupiter, c’était le dieu qui avait le plus de puissance ; elle s’étendait jusque sur la terre, qu’il ébranlait et entr’ouvrait à son gré.
L’Enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie ;Pluton sort de son trône, il pâlit, il s’écrie ;Il a peur que ce dieu, dans cet affreux séjour,D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour,Et par le centre ouvert de la Terre ébranlée.Ne fasse voir du Styx la rive désolée,Ne découvre aux vivants cet empire odieux,Abhorré des mortels, et craint même des dieux38.
Le dieu des mers pouvait aussi faire naître des îles, nouveaux ornements de son empire. A son ordre, l’île d’Hiéra se montra sur les eaux. La mer Égée, depuis quatre jours, était couverte de flammes, lorsqu’on vit sortir du sein des flots des rochers ardents, qui, semblables à autant de parties d’un corps organisé, se rangèrent les uns auprès des autres, et prirent la forme d’une île, sur laquelle on éleva bientôt après un temple à Neptune.
Amphitrite. §
Neptune, devenu amoureux d’Amphitrite, une des Océanides, employa toute sorte de moyens pour la séduire ; car elle avait fait vœu de virginité. La rigueur et les mépris de cette déesse mirent long-temps sa constance à l’épreuve, et peut-être ne serait-il jamais parvenu à la fléchir, sans le secours d’un Dauphin qui la fit enfin résoudre à prendre ce dieu pour époux. Neptune, en récompense du service que le Dauphin lui avait rendu, le plaça parmi les astres, où il forme la constellation de son nom.
Amphitrite partagea l’empire des eaux avec son mari. Il la rendit mère de Triton, un des dieux marins, et de Rhode, qui donna son nom à une île de la mer Égée.
Les poëtes donnent de Triton l’idée d’un dieu puissant, qui règne sur les abymes de la mer, et dont une des fonctions est de faire cesser les tempêtes. Il fait résonner sur les mers une conque recourbée, dont le bruit se fait entendre aux deux extrémités du monde. Ce dieu a la partie supérieure du corps semblable à celle d’un homme, et l’autre pareille à celle d’un dauphin. Quelquefois on le représente par-devant avec deux pieds de cheval.
La plupart des dieux marins étaient appelés Tritons ; mais les poëtes désignent particulièrement sous ce nom ceux qui étaient moitié hommes et moitié poissons. Pausanias, qui avait vu le simulacre de plusieurs Tritons, fait ainsi leur portrait :
« Ils ont une espèce de chevelure d’un vert d’ache de marais, et tous leurs cheveux se tiennent, de manière qu’on ne peut les séparer. Le reste du corps est couvert d’une écaille aussi fine et aussi forte que le chagrin. Ils ont des nageoires au-dessous des ouïes, et des narines d’homme ; l’ouverture de la bouche fort large, avec des dents extrêmement fortes et serrées : leurs yeux, autant que j’ai pu le remarquer, sont verdâtres. Ils ont aussi des mains, des doigts, et des ongles qui ressemblent à l’écaille supérieure d’une huître ; enfin vous leur voyez, sous l’estomac et sous le ventre, des pattes comme aux dauphins39. »
Un des plus beaux spectacles du monde poétique des anciens, était Amphitrite voyageant sur les mers calmées à son aspect, et se montrant entourée de toutes les divinités qui composaient sa cour. Le jeune Télémaque, fils d’Ulysse, fut frappé de ce spectacle merveilleux, et en faisait ainsi le tableau à la nymphe Calypso :
« … Nous aperçûmes des dauphins couverts d’une écaille qui paraissait d’or et d’azur ; en se jouant, ils soulevaient les flots avec beaucoup d’écume. Après eux venaient des Tritons qui sonnaient de la trompette avec leurs conques recourbées ; ils environnaient le char d’Amphitrite, traîné par des chevaux marins plus blancs que la neige, et qui, fendant l’onde salée, laissaient loin derrière eux un vaste sillon dans la mer : leurs yeux étaient enflammés, et leurs bouches étaient fumantes. Le char de la déesse était une conque d’une merveilleuse figure ; elle était d’une blancheur plus éclatante que l’ivoire, et les roues étaient d’or. Ce char semblait voler sur la face des eaux paisibles. Une troupe de nymphes, couronnées de fleurs, nageaient en foule derrière le char ; leurs cheveux pendaient sur leurs épaules, et flottaient au gré du vent. La déesse tenait d’une main un sceptre d’or pour commander aux vagues, de l’autre elle portait sur ses genoux le petit dieu Palémon son fils, pendant à sa-mamelle : elle avait un visage serein, et une douce majesté qui faisait fuir les vents séditieux et toutes les noires tempêtes. Les tritons conduisaient les chevaux, et tenaient les rênes dorées. Une grande voile de pourpre flottait dans l’air au-dessus du char : elle était à demi enflée par le souffle d’une multitude de petits Zéphyrs qui s’efforçaient de la pousser par leurs haleines. On voyait au milieu des airs Éole empressé, inquiet, et ardent : son visage ridé et chagrin, sa voix menaçante, ses sourcils épais et pendants, ses yeux pleine d’un feu sombre et austère, tenaient en silence les fiers Aquilons, et repoussaient tous les nuages. Les immenses baleines et tous les monstres marins, faisant avec leurs narines un flux et un reflux de l’onde amère, sortaient à la hâte de leurs grottes profondes pour voir la déesse40. »
Quatorzième entretien. §
Nous avons contemplé les divinités du Ciel, de la Mer, et des Enfers : portons aujourd’hui le prisme magique de la Mythologie sur les objets qui nous environnent. Un proverbe dit : A beau mentir qui vient de loin ; il semblerait donc que la Fable aurait dû perdre de sa puissance à mesure qu’elle se serait approchée des habitations des hommes ; mais il n’en fut point ainsi ; et le verger d’un villageois renfermait autant de divinités que les parvis de l’Olympe.
La première déité qui doit nous occuper aujourd’hui est la Terre elle-même, adorée en différents lieux sous le nom de Rhée, d’Ops, de Vesta, de Cybèle ou la Bonne Déesse.
Cybèle. §
Elle était fille d’Uranus ou le Ciel, épouse de Saturne, et mère de Jupiter, de Neptune, et de Pluton. On représentait cette déesse sous la figure d’une femme, dont le sein était couvert de deux rangs de mamelles ; tenant une clef d’une main, et un sceptre de l’autre ; portant sur sa tête une couronne de chêne, ou bien une couronne murale chargée de tours ; assise sur un char traîné par deux lions ; et vêtue d’une robe chamarrée de différentes couleurs, pour représenter, sans doute, la variété des objets placés à la surface de notre planète.
Le berger Atys fut aimé de Cybèle : elle lui donna la garde du temple qu’elle avait en Phrygie, à condition qu’il vivrait dans le célibat ; mais ce berger n’ayant pu se défendre des charmes de la nymphe Sangaris, Cybèle se vengea cruellement sur son amant et sur sa rivale. Après la mort d’Atys, la déesse le métamorphosa en pin.
Maintenant examinons les divinités de second ordre qui peuplaient les vastes flancs de la Terre.
Les Montagnes. §
Plusieurs des montagnes qui couvraient les continents et les îles étaient regardées comme le résultat de quelques métamorphoses ; d’autres étaient célèbres par la résidence de différentes divinités, et par les temples bâtis sur leurs sommets.
Le mont Atlas, au nord de l’Afrique, fut autrefois un des Géants, fils de Japet et de Clymène, l’une des Océanides ; il était frère de Prométhée. Ayant épousé Pléione, fille de l’Océan, il en eut sept filles, connues sous le nom d’Atlantides : elles furent toutes unies à des dieux ou à des héros. Parmi elles, on distinguait Maïa, mère de Mercure. Après leur mort, elles furent placées dans le ciel, où elles forment la constellation des Pléiades.
Atlas était roi de la Mauritanie ; il possédait mille troupeaux, et des jardins remplis de fruits délicieux, qu’il avait mis sous la garde d’un affreux dragon. Persée, après avoir tué la Gorgone Méduse, demanda l’hospitalité à Atlas, qui refusa de le recevoir, parcequ’un oracle avait prédit qu’il serait détrôné par un fils de Jupiter. Le jeune héros, pour se venger de ce refus, présenta à ce monarque la tête de Méduse.
A cet aspect hideux, d’horreur inanimé,En un mont sourcilleux Atlas est transformé.Sa taille s’agrandit : son front sombre et terribleEst la cime d’un roc neigeux, inaccessible ;Sa barbe et ses cheveux se changent en forêts,Ses épaules, ses flancs, en coteaux, en sommets ;Ses vastes ossements se durcissent en pierre :Ses pieds sont des rochers affermis sur la terre.Sa hauteur est immense, et par l’ordre des dieux,Ce colosse à jamais porte le poids des cieux41.
Hercule soulagea pendant quelques instants Atlas du poids du firmament.
Lorsque nous avons observé le séjour des dieux du premier ordre, notre attention s’est fixée sur le mont Olympe, lieu consacré à leurs augustes assemblées.
Le Parnasse était une des montagnes les plus célèbres de la Grèce : c’était sur son sommet que les Muses réunies faisaient entendre leurs plus sublimes concerts, sous la présidence d’Apollon. Elles sont neuf sœurs, filles de Jupiter et de Mnémosyne, ou la Mémoire : chacune d’elles préside à un genre de littérature ou à un des beaux arts, et leurs noms sont relatifs au domaine de chacune.
Clio, qui prend son nom de Kléos, gloire, préside à l’Histoire.
Euterpe, ou la Gaieté, dirige la musique instrumentale, sur-tout celle des bergers.
Thalie préside à la comédie et aux divertissements.
Melpomène ou la Mélodieuse, règne sur la scène tragique.
Therpsichore, ou l’Amusante, préside à la danse et aux jeux.
Érato, ou l’Amoureuse, a pour son partage les poésies galantes.
Polymnie est la déesse de la musique vocale.
Calliope est la souveraine des chants nobles et élevés, et préside à l’éloquence et à la poésie épique.
Sur les rochers les plus élevés du Parnasse, on voit sans cesse errer le cheval Pégase, quelquefois porté par ses ailes. Ce fougueux coursier, qui n’obéit qu’à la voix d’Apollon et des Muses, naquit du sang de la tête de Méduse.
Sur les coteaux de cette montagne, coulent deux fontaines fameuses ; l’une est l’Hippocrène, qui jaillit d’un rocher que Pégase avait frappé de ses pieds en prenant son essor ; l’autre est la source de Castalie, spécialement consacrée aux Muses.
Le Parnasse avait deux sommets, dont l’un portait le nom d’Hélicon et l’autre celui de Cythéron. Ce dernier était consacré à Bacchus ; les Muses faisaient de l’autre leur demeure chérie : là, elles voyaient le Permesse rouler ses ondes argentées autour de l’Hélicon, sur lequel ce fleuve prenait sa source. Au pied de cette montagne était la ville de Delphes, si célèbre par son temple et par les oracles d’Apollon.
Le mont Etna, en Sicile, mérite aussi une attention particulière : c’était dans les vastes souterrains de cette montagne enflammée que Polyphème, roi des Cyclopes et Cyclope lui-même, faisait sa demeure. Ce monstre, qui n’avait qu’un œil, et qui se nourrissait de chair humaine, était fils de Neptune et de la nymphe Thoosa, fille de Phorcys, un des dieux marins : il avait dans la Sicile un repaire extrêmement vaste, que l’on appelle encore aujourd’hui l’antre de Polyphème.
Au retour du siège de Troie, Ulysse débarqua dans cette île, et entra avec douze de ses compagnons dans l’antre du Cyclope, qui les retint comme sa proie : il en tuait deux tous les soirs, qu’il mangeait à son souper. Ulysse, pour échapper à ce danger, enivra Polyphème, et lui creva son œil unique avec une perche dont le bout était brûlant. Le monstre pousse des cris effroyables, et pour ne pas laisser échapper les Grecs enfermés dans son antre, il se place sur le seuil de la porte toutes les fois que ses troupeaux vont au pâturage : alors Ulysse et ses compagnons se mettent sous le ventre des béliers qui étaient d’une grosseur extraordinaire, et parviennent ainsi à se soustraire à leur terrible ennemi.
Avant cette mésaventure, ce monstre, qui semblait si peu fait pour l’amour, avait aimé tendrement la nymphe Galatée, une des Néréides : il ne se lassait point de chanter ses peines amoureuses :
« Viens, ô viens, Galatée, et sors du sein des mers ;« Parais, je ne suis pas indigne de tes fers.« Je me suis contemplé dans l’onde transparente :« Mon image m’a plu ; ma taille est imposante :« Celui que dans les cieux vous nommez Jupiter,« S’il est vrai qu’il y règne, a-t-il un port plus fier ?« Mon front aux noirs sourcils de cheveux se couronne,« Et, comme un bois touffu, leur ombre m’environne.« Si des poils hérissés couvrent mes bras velus,« Ne me méprise pas ; je m’en estime plus.« Un arbre est sans honneur dépouillé de verdure ;« Les crins sont du cheval la plus belle parure ;« La plume orne l’oiseau ; la toison la brebis ;« La barbe sied à l’homme et lui donne son prix,« L’œil que je porte au front me rend-il si difforme ?« C’est l’orbe étincelant d’un bouclier énorme :« S’il est unique, hé bien ! il en ressemble mieux« A ce grand œil du monde, unique dans les cieux.« Je dois le jour au roi de ton empire humide ;« Il sera ton beau-père, ô belle Néréide !« Vois les maux que j’endure, adoucis ta fierté ;« Je ne cède qu’à toi ; toi seule m’as dompté42. »
Ces chants étaient inutiles ; Galatée aimait le berger Acis, fils du dieu Faune et de la nymphe Séméthis. Enfin le Cyclope, enflammé de jalousie contre ce berger, lança sur lui un rocher sous lequel il fut écrasé. Les dieux changèrent aussitôt Acis en un fleuve qui porte son nom…
Les mots que je viens de prononcer ont été répétés, comme s’ils étaient prononcés par une autre personne cachée dans ces bosquets ; c’est la voix de la nymphe Écho, fille de l’Air et de la Terre. Jupiter l’ayant mise dans la confidence de ses amours, pour écarter les soupçons jaloux de Junon, elle l’amusait par différents récits ; mais la déesse ayant découvert son artifice, la condamna à ne parler que lorsqu’on l’interrogerait, et à ne prononcer jamais que les derniers mots des phrases.
Avant cette condamnation, Écho avait été aimée du dieu Pan, qui ne put réussir à lui plaire. Bientôt après, elle avait aimé le berger Narcisse, sans pouvoir lui faire partager sa tendresse.
Narcisse, fils du fleuve Céphise et de la nymphe Liriope, ne pouvait aimer que lui-même ; il ne se lassait point d’admirer sa figure dans le cristal des fontaines… Quelquefois il veut fuir l’onde qui le retrace à ses yeux ;
Mais son amour aussitôt l’y ramène.Jeune insensé ! tu suis une ombre vaine,Ce qui n’est point, ce qui n’est rien de soi,Qui vient, s’éloigne, et revient avec toi.Ouvre les yeux. Ses yeux sont sans lumière ;Un voile épais a couvert sa paupière ;Il ne voit plus que l’objet imposteur,Qui, nul par-tout, n’existe qu’en son cœur.Triste jouet d’un penchant indomptable,Il est blessé : sa plaie est incurable.Plein de desirs, et d’amour éperdu,Languissamment sur la terre étendu,Ce fol amant, d’un œil insatiable,Fixe, à loisir, un fantôme agréable ;Vers ce fantôme obstinément penché,A l’observer il demeure attaché.Quoique aveuglé par une erreur trop chère,De ce qu’il sent lui-même est étonné ;Il voit qu’il souffre et qu’il est entraînéPar des desirs d’un nouveau caractère,Et que l’amour dont il est dominéEst différent d’une flamme ordinaire ;Et cependant il se plaît à nourrirSa passion, loin d’en vouloir guérir.Avec plaisir son cœur se laisse abattreSous un pouvoir qu’il ne saurait combattre43.
Enfin, désespérant de posséder jamais l’être dont il chérit l’image, il meurt. Les Dryades lui préparent un bûcher, et lorsqu’elles veulent prendre son corps, elles ne trouvent en sa place qu’une fleur qui porte le nom de ce martyr de l’amour-propre.
Les Forêts. §
C’était sur-tout dans les forêts que l’on rencontrait en foule des divinités, et que l’on trouvait des phénomènes merveilleux.
Dans la forêt de Dodone était placé un temple de Jupiter, près de la ville du même nom, en Épire : là, les chênes eux-mêmes rendaient des oracles célèbres. On voyait dans ce bois une fontaine qui allumait un flambeau lorsqu’on l’y plongeait. Il y avait dans le temple de Dodone un endroit où plusieurs vases d’airain étaient disposés de manière qu’en frappant sur le premier, le son se communiquait successivement jusqu’au dernier ; ce qu’on a pris pour le symbole des babillards.
Les Dryades étaient les nymphes des bois : elles n’étaient point immortelles, et habitaient principalement sous l’ombrage des chênes. Les Hamadryades étaient des nymphes attachées à un arbre particulier. Quelquefois, lorsque la hache du bûcheron frappait un arbre, on entendait de tristes gémissements, et l’on voyait du sang jaillir de l’écorce. Érisichthon ayant été insensible à la voix d’une nymphe enfermée dans un chêne majestueux et chéri de Cérès, cette déesse le livra à la Faim, divinité hideuse, dont nous avons vu l’image effrayante lorsque nous avons suivi Énée dans les Enfers.
Cet homme impie, ayant mangé tout ce qu’il possédait, fut obligé de vendre sa fille Métra, digne d’un meilleur père. Elle avait reçu de Neptune le pouvoir de se métamorphoser ; elle en fit usage pour retourner chez son père, qui la revendit plusieurs fois sous différentes formes. Enfin Érisichthon, privé de toute ressource, mourut en se dévorant lui-même.
C’est aussi dans les forêts qu’on trouve les Faunes, dieux champêtres, qu’on voit errer çà et là avec des jambes, des pieds, et des oreilles de bouc ; le reste de leur corps conserve la figure de l’homme : on les appelle aussi Satyres et Sylvains. Les habitants de la campagne leur offraient des sacrifices dans lesquels ils immolaient un agneau ou une chèvre.
Le dieu Pan, fils de Mercure et de la nymphe Dryope, était le premier des Faunes : il avait deux petites cornes à la tête, le teint rouge, le nez épaté, les cuisses d’un bouc avec sa queue, et les pieds d’une chèvre. Sa nourrice, effrayée d’une figure si grotesque, refusa de l’allaiter, et prit la fuite. Mercure l’enveloppa de peaux d’animaux, et alla le présenter aux dieux, qui ne purent se défendre de rire en le voyant. Ce dieu était l’effroi des nymphes qu’il poursuivait dans l’épaisseur des forêts.
L’Arcadie autrefois si riche en ses campagnes,Vit une Hamadryade habiter ses montagnes :Syrinx était son nom. La beauté de ses traitsDes Nymphes d’alentour effaçait les attraits.Belle, mais inhumaine, elle avait par la fuiteDu Faune et du Satyre éludé la poursuite :L’Amour avec douleur la voyait dans les boisSuivre les daims, léger, et mépriser ses lois.O Diane ! elle avait ta grâce enchanteresse,Ta démarche, ton air, et ta chaste rudesse ;On la prendrait pour toi si son arc était d’or,Et souvent toutefois on s’y trompait encor.
Le dieu Pan l’aperçoit ; il descend des montagnes :« En beauté, lui dit-il, vous passez vos compagnes ;« Je suis dieu, je vous aime, et le ciel m’est témoin… »A peine a-t-il parlé, la nymphe est déjà loin.Vers les bords du Ladon elle fuyait craintive ;Son amant la poursuit et l’atteint sur la rive :Ciel ! comment échapper ? la voilà dans ce lieu,Entre les eaux du fleuve et les transports du dieu.« Nymphes, à mon secours, de loin s’écria-t-elle. »Elle trembla, pâlit, et n’en fut que plus belle.Diane la transforme, et Pan qui sous les eauxCourait pour l’embrasser, embrasse des roseaux.Il se plaint, il gémit ; mais tandis qu’il soupire,Les airs furent émus par un léger zéphire ;Et tout-à-coup, du creux des roseaux frémissants,Il entendit sortir je ne sais quels accents.De quel étonnement son ame fut atteinte !C’était l’air dans les joncs qui répétait sa plainte.« Ingrat objet, dit-il, qui dédaignais ma foi,« Ta forme a disparu, tu ne peux être à moi ;« Mais je veux que jamais, malgré mon sort funeste,« A l’aide de ces joncs quelque entretien nous reste. »Il dit ; et dans l’instant il coupe des roseaux,Ouvre à l’air un passage en ces divers tuyaux,Les presse de sa lèvre, et des sons qu’il en tire,Naissent les doux accents que la flûte soupire44.
Pan fut plus heureux avec Pytis ; mais Borée, en étant devenu jaloux, la précipita du haut d’un rocher ; et les dieux, touchés de son sort, la changèrent en pin. Cet arbre fut depuis consacré à Pan, qui se plaisait à porter des guirlandes et des couronnes de ses feuilles.
Pan fut principalement honoré en Arcadie ; il avait un temple sur le mont Lycée, dans lequel il rendait des oracles. Les Arcadiens célébraient en son honneur des fêtes appelées Lycées, et qui étaient les mêmes que les Lupercales chez les Romains.
Les Îles. §
Nous savons que l’île errante de Délos devint stable par l’ordre de Jupiter, lorsque Latone eut donné naissance à Apollon et à Diane ; et nous avons vu sortir de la mer Égée l’île d’Hyera, au gré de Neptune.
Les îles Éoliennes, sur les côtes de Sicile, étaient célèbres par le séjour qu’y faisait Éole, dieu des Vents, un des descendants de Prométhée. Ce roi puissant tenait ses turbulents sujets enfermés dans des cavernes profondes, d’où ils ne sortaient que par son ordre. Les principaux d’entre eux étaient Notus, Borée, Argestes, et Zéphire ; ils étaient fils du géant Typhon.
Borée étant devenu amoureux d’Orythie, fille d’Érecthée, roi d’Athènes, et n’ayant pu l’obtenir de son père, l’enleva lorsqu’elle passait le fleuve Ilissus, et la conduisit dans ses états, où il l’épousa. Cet enlèvement, exécuté en marbre, fait un des ornements du jardin des Tuileries. Les Vents avaient des autels dans différents pays, et principalement sur les rivages des mers.
Parmi les îles célèbres dans la Mythologie, nous devons aussi distinguer celle où l’enchanteresse Circé faisait sa résidence : elle était fille d’Apollon et de Perséis, une des Océanides. Ayant été obligée de fuir la Colchide, où elle avait fait mourir par le poison le roi son époux, Apollon la transporta sur les côtes d’Italie, dans l’île à laquelle elle donna son nom, et dans laquelle elle bâtit un palais magnifique, entouré de jardins délicieux.
Les compagnons d’Ulysse, après dix ans d’alarmes,Erraient au gré du Vent, de leur sort incertains.Ils abordèrent un rivage,Où la fille du dieu du jour,Circé, tenait alors sa cour.Elle leur fit prendre un breuvageDélicieux, mais plein d’un funeste poison.D’abord, ils perdent la raison ;Quelques moments après, leur corps et leur visagePrennent l’air et les traits d’animaux différents :Les voilà devenus ours, lions, éléphants ;Les uns sous une masse énorme,Les autres sous une autre forme ;Il s’en vit de petits, exemplum ut talpa.Le seul Ulysse en échappa45.
Ce héros, pour se soustraire aux enchantements de Circé, employa l’herbe appelée moly, et dont Mercure lui avait fait présent. Bientôt il courut auprès de la magicienne, et la força, l’épée à la main, de rendre à ses compagnons leur première forme.
Circé vit bientôt Ulysse abandonner sa demeure enchantée ; elle employa vainement pour le rappeler ses plus terribles enchantements. Depuis ce temps, les nochers ne passaient qu’en tremblant près de cet île dangereuse, d’où partaient continuellement les cris et les hurlements des malheureux que Circé avait métamorphosés en animaux de toute espèce.
Les Fleuves. §
Les fleuves, chez les anciens, n’étaient pas seulement des masses d’eau roulant au milieu des terres ; c’étaient des divinités puissantes : ils étaient fils de l’Océan et de Téthys. On les voyait ordinairement sous la forme d’un homme à moitié couché, le coude appuyé sur une urne, et la tête couronnée de roseaux.
Les fleuves les plus célèbres étaient le Nil, l’Achéloüs, le Scamandre, l’Ilissus, le Pénée, père de Danaé, le Tibre, l’Eurotas, et le Permesse dont nous avons vu les ondes rouler au pied de l’Hélicon. Tous ces fleuves eurent des autels, et furent célèbres tantôt par leur puissance, tantôt par leurs amours. Nous avons déjà vu Achéloüs combattre contre Hercule et perdre une corne dans ce combat, où, après avoir pris plusieurs formes diverses, il se présenta sous la figure d’un taureau fougueux.
Le Scamandre, fleuve qui coulait près des murs de Troie, n’est pas moins célèbre par son combat contre Vulcain. Ce fleuve, indigné de voir le carnage qu’Achille faisait des Troyens sur ses bords, et ne pouvant souffrir de rouler dans ses ondes tant de morts, combattit Achille, qui eût succombé, si Vulcain ne fut venu à son secours. Lisons ce combat dans l’Iliade :
« Vulcain allume toutes ses fournaises ; il répand ses feux dans le champ de bataille, et consume tous les morts dont Achille l’avait couvert. Toute la plaine est embrasée, et les eaux commencent à diminuer. Le dieu tourne toutes ses flammes contre le fleuve : les ormes, les peupliers, les joncs, et les cyprès qui bordent ses belles rives, sont brûlés jusqu’à leurs racines ; les poissons qui sont dans ses gouffres sentent l’embrasement, et ne trouvent point d’asile dans leurs cavernes les plus profondes. Par-tout les brûlantes chaleurs de Vulcain les poursuivent et les étouffent ; le Fleuve même est tout en feu, et dans cet état, il s’écrie : “Vulcain, il n’y a pas un des dieux qui puisse vous résister : comment entreprendrais-je de combattre contre vous ? sur-tout lorsque vous venez avec ces flammes dévorantes qui vous environnent ? Éloignez-vous de moi ; et que, dès aujourd’hui, Achille se rende maître de Troie.”
« Il parle ainsi à demi consumé, et l’on entend bouillonner ses ondes écumeuses. Comme on voit la graisse des victimes, dans un vaisseau que les flammes environnent de tout côté, s’élever par gros bouillons, et égaler par leur mouvement la violence du feu qui les agite ; on voit de même les eaux du Xanthe bouillonner avec furie, et se consumer.
« Il ne peut plus se répandre sur la terre ; il est contraint de se tenir dans son lit, et la vapeur de Vulcain le dévore46. »
Mais examinons maintenant les lacs et les fontaines.
Lacs et Fontaines. §
Les lacs étaient peuplés de nymphes, appelées Limniades, et qu’on voyait sans cesse occupées à plonger, ou à jeter de l’eau avec leurs mains pour se mouiller la chevelure et les épaules.
Chaque fontaine avait une nymphe, fille de l’Océan et de Téthys, et par conséquent sœur des Fleuves.
C’était sur le bord des fontaines que se passaient les scènes les plus gracieuses de la Mythologie. Nous avons vu plusieurs personnages transformés en fontaines : la plus célèbre d’entre elles était Aréthuse, qui fut une nymphe aimée du fleuve Alphée. Ce fleuve, conduit par l’Amour, venait de Grèce en Sicile, en passant sous la mer sans mêler son onde à l’onde amère, et réunissait ses flots à ceux de son amante.
Égérie, nymphe chérie de Numa, fut changée en fontaine à la mort de ce prince.
On assure que la fontaine de Salmacis, dans la Carie, rendait efféminés et amoureux tous ceux qui buvaient de son onde, ou qui s’y baignaient. Celle des dieux Palices, en Sicile, décelait les parjures, sans jamais se tromper.
O fontaine d’Ammon ! par quel secret pouvoirEs-tu fraîche le jour, et brûlante le soir ?D’où vient que dans la nuit, au déclin de Diane,La résine s’allume aux sources d’Athamane ?Un fleuve de la Thrace en pierre peut changerQuiconque vient y boire, et même s’y plonger.Dans l’eau du Sybaris et du Cratis encoreL’ébène des cheveux se jaunit et se dore.Que dis-je ? il est des eaux dont les impressionsAltèrent les esprits, changent les passions.On connaît Salmacis, source voluptueuse,Le lac d’Éthiopie, et son onde fameuse :A-t-on bu de ses eaux ? on devient furieux ;Ou le poids du sommeil appesantit les yeux.Si l’on se désaltère aux sources de Clitore,On abjure le vin, on le craint, on l’abhorre…L’onde du Lyncestis, contraire en ses effets,Rend ivre l’imprudent qui la boit à longs traits :Comme un homme enivré du nectar de la treille,Il chancelle, il bégaie, et sa raison sommeille47.
Les Vallons. §
Terminons notre cours de Géographie mythologique par l’étude des vallons. C’était dans leurs sites variés que se réunissaient les divinités les plus riantes : là, souvent les Sylvains, les Oréades, les Nappées, les Dryades, conduits par le dieu Pan, venaient célébrer leurs fêtes joyeuses. Écho s’éveillait sous les rochers, et se plaisait à répéter les refrains harmonieux des nymphes qui dansaient au bord des fontaines, en se tenant par la main et en s’entrelaçant de fleurs.
Souvent au lever de l’Aurore, ou le soir, lorsque Apollon jette ses derniers regards sur la Terre, on voit sortir des plus frais bocages la jeune Flore : elle erre sur le bord des ruisseaux ; sa tête est couronnée de fleurs ; quelquefois elle tient dans ses mains des guirlandes, ou une corne d’abondance remplie de toute sorte de fleurs.
Zéphire, le plus léger des vents, est l’amant de cette aimable déesse. Le premier jour qu’elle le vit, elle prit la fuite ; mais le jeune dieu l’atteignit, lui peignit son amour, et depuis ce temps, ils vont ensemble dans les prés et dans les vallons émaillés. Zéphire de son souffle léger rafraîchit les jeunes tiges, et de son aile il fait courber les roses naissantes qu’il semble caresser avec volupté. Quelquefois on le voit sous des berceaux auprès de son amante.
Sur un lit de rosesFraîchement écloses,Flore du grand jourAttend le retour.Le jeune ZéphireA ses pieds soupire ;Et le dieu badin,Volant autour d’elle,Du bout de son aileDécouvre son sein48.
Quinzième entretien. §
Nous avons eu lieu de remarquer que les scènes et les prestiges de la Mythologie sont aussi variés que les différents spectacles de la nature. Qu’elle était féconde cette imagination qui s’élançait de la terre jusqu’aux étoiles les plus éloignées, en modifiant tout l’univers, et redescendait du firmament dans les vallons pour les peupler de riantes divinités, et pour en faire le séjour des plus aimables prestiges !
Mais ce n’était point assez pour elle que de montrer son pouvoir dans les vallées, au bord des fleuves, sur les coteaux des montagnes ; les murs des habitations des hommes ne l’arrêtaient point ; elle pénétrait dans les vergers, dans les jardins, dans les maisons, et jusque dans les étables des plus vils animaux ; et créait dans ces lieux des objets d’un culte sacré, connus sous le nom de dieux domestiques.
Là régnaient humblement les dieux hospitaliers.Je ne sais quoi me plaît dans leurs humbles foyers :L’homme pouvait les voir, les prier à toute heure ;Ils avaient même table, avaient même demeure ;Ils soignaient de plus près sa vertu, son bonheur,De la vierge modeste ils protégeaient l’honneur ;Présidents des festins, confidents des alarmes,Ils partageaient sa joie et recueillaient ses larmes.Sous le toit parfumé de leur humble réduit,L’imagination moi-même me conduit.J’aime à voir tous les ans le père de famille,Rassemblant son épouse, et son fils et sa fille,Présenter pour tribut à ces dieux innocents,Quelques gouttes de lait et quelques grains d’encens ;Heureux d’en obtenir, par un si simple hommage,L’aisance et le repos, les premiers biens du sage49.
Lorsqu’on entrait dans le domaine d’un villageois, on rencontrait d’abord le dieu Terme, protecteur des limites, et vengeur des usurpations. Il se présentait sous la forme d’une grosse pierre carrée : quelquefois il avait une tête humaine ; mais il n’avait jamais de bras, ni de pieds, pour marquer qu’il devait rester immobile dans le lieu qui lui était destiné. Tous les ans, dans le mois de février, on célébrait sa fête, à Rome, dans son temple, et sur les limites mêmes des champs. Les deux propriétaires voisins ornaient à l’envi de guirlandes la borne principale, près de laquelle s’élevait un autel, et un petit bûcher, auquel un des propriétaires mettait le feu. Bientôt on répandait sur le brasier du vin et des fruits. Après les prières et le sacrifice, les deux propriétaires avec leur famille faisaient un festin, auquel participaient ordinairement les villageois du voisinage. Enfin on frottait du sang de la victime ou d’huile la pierre qui servait de borne.
Numa Pompilius fut le fondateur de ce culte ; il éleva au dieu Terme un temple sur le mont Tarpéien à Rome. Tarquin-le-Superbe ayant voulu bâtir sur le même lieu un temple de Jupiter, et ayant résolu d’abattre les autres temples qui y étaient élevés, tous les dieux, à qui ces temples étaient consacrés, cédèrent volontiers la place à Jupiter ; mais le dieu Terme s’obstina à garder la sienne, et on fut obligé de laisser le dieu immobile dans l’enceinte du nouveau temple. Cette obstination ne pouvait déplaire au maître des dieux, qui, sous le nom de Jupiter terminal, avait été protecteur des limites, avant l’existence du dieu Terme.
Lorsqu’on pénétrait dans les jardins, on trouvait bientôt une autre divinité, dont la figure bizarre était destinée à effrayer les oiseaux et à écarter les voleurs ; c’était Priape, fils de Vénus et de Bacchus. Ce dieu naquit à Lampsaque, ville de l’Asie mineure, dans laquelle il fut principalement honoré. Les Romains lui élevèrent un temple sur le mont Esquilin, et en firent la divinité protectrice de leurs jardins. Il était représenté en forme de terme avec une tête d’homme et des oreilles de chèvre, ou des cornes de bouc, couronné de feuilles de laurier, ou de vigne, ou de roquette, et tenant à la main une baguette, ou une massue, ou une faucille, selon qu’il devait écarter les oiseaux, ou effrayer les voleurs, ou émonder les arbres. Dans le printemps on immolait à ce dieu un jeune bouc, et on lui offrait une couronne de diverses couleurs, en chantant autour de la statue ces vers :
Écarte des raisins mûris sous ces berceaux,La serpe du voleur et le bec des oiseaux,Dieu que Lampsaque adore ; et, couvert de guirlandes,Ton buste va sourire à l’aspect des offrandes.[]
Sous les plus riants asiles des vergers, résidait une jeune divinité, dont la présence semblait répandre la fécondité sur les arbres chargés de fruits délicieux : elle se nommait Pomone.
Jamais Hamadryade, avec autant d’adresse,Ne cultiva des fruits la champêtre richesse,Ne sut mieux diriger un flexible arbrisseau,L’étendre en espalier, le courber en berceau.Ni l’arc, ni l’hameçon n’ont jamais su lui plaire.Armée, au lieu d’un dard, d’une serpe légère,Dans l’écorce entr’ouverte elle insère un bouton,Du rameau qui l’adopte étranger nourrisson ;Et des jets déréglés réprimant la licence,Elle émonde avec art leur stérile abondance.Elle sait d’une source égarée en son cours,Entre ses plants divers partager le secours,Et conduisant son onde à leurs pieds attirée,Abreuver de fraîcheur la racine altérée.Ce sont là tous ses soins, ses plaisirs les plus doux.Son ame effarouchée au seul nom d’un époux,D’un amour séducteur craint la trompeuse amorce.Pour écarter loin d’elle et la ruse et la force,Un rempart de verdure enferme ses jardins,Enclos impénétrable aux amoureux Sylvains.Tous les dieux des hameaux enviaient sa conquête :Pan qui du sombre pin se couronne la tête,Les Faunes bocagers, et ce dieu dont la fauxDe nos fruits mûrissants écarte les oiseaux,Des Satyres badins la folâtre jeunesse,Sylvain, plus jeune encore en sa verte vieillesse,Essayèrent cent fois de lui plaire, et cent fois,Pour cacher leur dépit, s’enfuirent dans les bois50.
Vertumne, dieu des vergers, fut plus constant et plus heureux. Il se déguisa de toutes les manières pour la rendre sensible et pour la déterminer à l’épouser : il parut tour-à-tour devant elle comme un moissonneur, comme un bouvier, comme un faucheur, comme un vigneron ; il prit aussi la figure d’un pécheur, d’un soldat : ce fut en vain. Enfin, métamorphosé en une vieille femme, Vertumne raconta à son amante des histoires si touchantes sur l’amour, qu’il parvint à l’attendrir. Il reprit alors sa première forme, et devint l’époux de Pomone.
Ce dieu est représenté sous la figure d’un jeune homme couronné d’herbes, tenant d’une main des fruits, et de l’autre la corne d’abondance ; tandis que son épouse est assise sur une grande corbeille de fleurs et de fruits, et tient un rameau d’une main, et quelques pommes de l’autre.
C’était aussi sous les berceaux verdoyants et fleuris des jardins que l’on rendait un culte aux Saisons, divinités aimables qui présidaient aux quatre principales époques de l’année : elles étaient filles de Jupiter et de Thémis. Les Grecs les appelaient : Eunomie, Dicé, Irène, et Thallo. On leur offrait les prémices des fruits de l’année, et on les invoquait pour obtenir une température favorable. Chez les Romains, les Saisons furent représentées par des adolescents ailés : le Printemps était couronné de fleurs ; l’Été avait le front chargé d’épis de blé, et tenait dans ses mains un faisceau d’épis et une faucille ; l’Automne portait un panier rempli de fruits de toute espèce ; enfin l’Hiver se montrait la tête voilée, ou couronnée de branches sans feuillage.
Les anciens ont aussi caractérisé le Printemps par Mercure, l’Été par Apollon, l’Automne par Bacchus, et l’Hiver par Hercule. Comme la division des différentes parties du jour fut quelquefois semblable à celle de l’année, on a souvent confondu les Saisons avec les Heures qui étaient chargées d’ouvrir les portes du Ciel et de l’Olympe, fermées par d’épais nuages. Les Saisons et les Heures entouraient le char d’Apollon. Les Heures suivaient aussi le char de la Nuit, qui traversait les airs, escorté du Sommeil et des Songes. Ces dieux devaient leur naissance à la Nuit, fille du Chaos, qui, en parcourant les espaces éthérés, se présentait sous la figure d’une femme couronnée de pavots. Son char était traîné par des hiboux et des chauves-souris.
Si l’on passait des vergers et des jardins dans la maison d’un ancien Romain, on trouvait bientôt de nouveaux autels et de nouvelles divinités. Dans la première pièce, on remarquait souvent une statue de Vesta : cette déesse était vêtue d’une longue robe, son visage était couvert d’un voile, et ses mains portaient un vase à deux anses, et quelquefois une petite statue appelée Palladium. On croit que le nom de vestibule, donné à la pièce d’entrée d’une maison, vient du culte que l’on y rendait à Vesta.
Lorsqu’on pénétrait dans les appartements, on voyait les Lares, dieux domestiques, Génies particuliers à chaque famille, et gardiens de chaque maison. Les Romains en firent d’abord les protecteurs de leur ville. On croit que le culte des Dieux lares est venu de la coutume d’enterrer les corps dans les maisons, et sur les chemins.
Les Lares étaient de petites figures, placées dans des niches pratiquées derrière la porte d’entrée des maisons ou autour des foyers. On plaçait devant eux un petit autel, à côté duquel était la figure d’un chien aboyant. Le jour de leur fête, qui était dans le mois de mai, on les couronnait de feuillages, et l’on brûlait de l’encens sur leur petit autel. On couvrait leurs statues de peaux de chien, pour marquer que leurs fonctions étaient de garder la maison, et l’on entretenait du feu devant elles. On immolait aux Dieux lares un porc et les premiers fruits de l’année : chaque famille leur faisait un sacrifice particulier.
Parmi les dieux domestiques, on plaçait aussi les Mânes, qui étaient les ames des morts, ou des Génies familiers, bons ou mauvais, dont on croyait le monde rempli. Le nombre de trois leur était spécialement consacré : c’était par trois fois qu’on les appelait sur les tombeaux. Les Larves étaient regardées comme les ames des méchants ; c’étaient des fantômes malfaisants, qui, errant pendant la nuit, se plaisaient à troubler le sommeil, et à répandre la frayeur dans les demeures des hommes. C’était dans le mois de février qu’on faisait des cérémonies religieuses en l’honneur des Mânes.
Les tombeaux ont leur culte. O vous, parents pieux !Apaisez en ces jours l’ombre de vos aïeux.Apportez à leur cendre une légère offrande :Ce sont des dons légers que la tombe demande.Pour honorer les morts, le cœur est riche assez,Et leurs dieux ne sont pas des dieux intéressés.De couronnes de fleurs, une tuile couverte ;Dans un vase laissé sur la route déserte,Un peu de lait, des fruits, et quelques grains de sel,Des gâteaux détrempés et de vin et de miel,El quelques brins épars de l’humble violette ;Voilà tout ce qu’il faut : leur ombre est satisfaite.Je ne vous défends pas de plus riches présents ;Mais de ces simples dons les Mânes sont contents.Allumez toutefois une urne cinéraire,Et joignez la prière à l’encens funéraire51.
Souvent en pénétrant dans les appartements les plus secrets, on voyait la statue du Silence ; elle portait un doigt sur sa bouche. Cette divinité, sous le nom d’Harpocrate et de Silanion, recevait en Égypte les prémices des fruits : le pêcher lui était spécialement consacré. Rendre quelqu’un harpocrate, signifiait, chez les Romains, rendre muet.
Enfin, si de la demeure des hommes on pénétrait dans les étables et dans les écuries, on trouvait le dieu Fumier, honoré par les Romains, comme une des divinités de l’Agriculture.
Mais examinons l’homme lui-même au milieu de tant de divinités de toute sorte. Chacune des parties de son corps avait son dieu particulier : la tête était sous la protection de Jupiter ; la poitrine sous celle de Neptune ; la ceinture sous celle de Mars ; les sourcils sous celle de l’orgueilleuse Junon ; les yeux sous celle du dieu de Paphos ; les doigts sous celle de Minerve : que dis-je ! chaque partie de la main, chaque phalange des doigts était en rapport avec les plus puissantes divinités de l’Olympe. De là vint la Chiromanchie, ou l’art de connaître les destinées des hommes par l’inspection de la main. La Métoposcopie, pour annoncer ce que les dieux nous réservaient de biens et de maux, se bornait à examiner la forme, et sur-tout les rides du front, dont chacune était protégée par une divinité puissante. Quelquefois le devin n’avait besoin que d’examiner le bout du pied pour dire la bonne aventure, et cette science s’appelait la Podoscopie. Tous ces arts trompeurs étaient la suite naturelle des idées mythologiques. Un poëte moderne, sans vouloir renouveler ces antiques superstitions qui ont trop long-temps occupé nos ancêtres eux-mêmes, prétendait lire sur la main d’une jeune personne qu’il chérissait ses futures destinées, et s’exprimait ainsi, en tenant la main de son amante :
Lorsque, d’un air de confiance,Vous m’abandonnez votre main,Je l’observe, et souvent je penseQu’avec un peu d’intelligence,On pourrait sans être devinY connaître votre destin.
J’y trouve mainte et mainte ligne,Qui se croisant, se recroisant,Forme maint chiffre qui désigneQue le bonheur seul vous attend.Là, deux traits unis, il me semble,Forment un V ; c’est la Vertu.J’y vois quatre traits joints ensembleQui composent un M ; j’ai cruQu’en cela votre main jolieVeut prouver que vous avez suQue chaque don qu’on a reçu,Soit de l’amour, soit du génie,S’embellit par la Modestie.Je fus fort surpris, un bon jour,Je vis un A ; je crus, Sophie,Que cet A voulait dire Amour,Ou bien l’Amitié qui nous lie.C’est ainsi, mon aimable amie,Que la candeur à l’œil sereinPrésente son cœur sur sa main ;Et prête à la sorcellerie,Sans qu’on ait recours au lutin.
Ce n’était point assez pour les anciens peuples d’examiner les traits de l’homme pour connaître ses destinées ; ils cherchèrent des signes de leur bonheur ou du malheur qui les menaçait, jusque dans les entrailles des animaux qu’ils immolaient sur les autels de leurs dieux.
C’était sans doute un spectacle humiliant pour la raison humaine de voir un pontife, revêtu des ornements sacrés, chercher à lire la destinée de l’empire romain dans les intestins d’un bœuf ou d’une brebis.
Souvent ils tiraient leurs augures des oiseaux sacrés élevés avec le plus grand soin par les prêtres. Si les légions romaines avaient été vaincues, c’était parceque les poulets sacrés avaient refusé de prendre leur nourriture, ou parceque en volant ils avaient décrit tel ou tel cercle, et pris une direction funeste.
Telles étaient les aberrations de l’esprit humain, dans ce monde mythologique, où tout était Dieu, excepté Dieu même.
FIN.