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Ces lettres sont extraites des dossiers de correspondances passives et actives de Jean Paulhan. Elles s’inscrivent dans deux tranches chronologiques :
1925-1936, années pendant lesquelles Jean Paulhan a été nommé rédacteur en chef, puis directeur de La Nouvelle Revue française,
1950-1958, années de redémarrage de La NRF, après l’interruption de la fin de la guerre et de l’après-guerre…
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Marcel Arland
1950/1958
Marcel Arland à Jean Paulhan
Correspondance (1950–1958)
2017
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Nous avons eu un 14 juillet de pluie, de vent et d’orage. Depuis votre arrivée, le ciel
ne cesse guère de changer ; mais enfin, chaque jour, on peut trouver deux ou trois heures
qui permettent une belle promenade. Il n’y a rien de plus beau que l’Auvergne; elle
s’étend d’ailleurs, comme tu le sais jusqu’en Bretagne; elle fait aussi quelques
apparitions dans la haute-Provence, et en Lorraine.
Ce sont des journées bien remplies. Raymond Guérin écrit un livre de 900 pages pour dire
que tout le dégoûte et qu’il ne veut plus écrire. Maurice Toesca pêche la truite. J’ai
pris moi-même quelques goujons : mais leurs cris m’ont déchiré et, de me vie, je ne
recommencerai.
Nous songeons à vous : n’êtes-vous pas trop mal à Brinville? Pouvez-vous y prendre un peu
de repos?
Je crois que Dominique est très déçue que vous n’ayez pas répondu à sa lettre. La vôtre
l’avait fort ébranlée. Et vraiment encouragée à ne plus donner trop de crédit aux
« sornettes hindoues »! Puis-je vous demander, Jean, de m’aider encore à la tirer de
là?
Peut-être pourriez-vous lui dire qu’elle renonce – pour l’instant aux « cours »dont elle
vous parle dans sa lettre. Le changement de vie – les connaissances- qu’elle va faire à la
Cité Universitaire pourront y aider aussi, je l’espère. Dom vous demandait aussi quelques
livres, ou indications de livres, je ne sais plus [liste?]
Enfin, Jean, merci.
Dites à Germaine que je l’embrasse, que je pense à elle et que je viendrai la voir dès
que je le pourrai.
Le chien Nestor et plus parfait que jamais. Mais il y a aussi le chat Bamboula, l’enfant
de la lune, un petit clown étonnant de drôlerie.
je suis bien content que tes yeux aillent mieux. Repose-toi bien.
Nous sommes à Bordeaux, J et moi, depuis deux jours, chez Raymond Guérin. J’ai assisté
dimanche au match Lille-Girondin. C’était la première fois que je voyais une telle
manifestation sportive (c’est comme cela qu’on dit). Très emballé. Si Lille faisait preuve
d’une remarquable finesse, je dirai même de subtilité, notre équipe avait beaucoup plus de
fougue (et d’accent). J’aime mieux les courses de taureaux; mais j’ai trouvé à ce match
une sorte de révélation. Désormais, je lirai l’Equipe.
Est-ce toi qui a fait prendre le roman d’Abelio? Je le trouve assez curieux, assez drôle,
mais pas plus.
Je t’embrasse
Marcel
Tous les peintres de Bordeaux viennent me demander s’ils sont dans la bonne voie.
tu me dis « J’aimerais bien m’en aller du monde, et travailler seul. » Et tu me dis (en
parlant des Cahiers) : Peut-être ne nous parlons-nous pas assez, ne nous
surveillons-nous pas assez. » Ce sont là deux regrets, ou deux désirs, que j’éprouve, moi
aussi. Le premier surtout, le second si je lis Cahiers et les autres
revues, et que je songe à l’ancienne nrf.
Les Cahiers sont plaisants ; ils ont leur prix ; c’est une jolie
formule. C’est un joli fleuron à ta couronne. Ils peuvent s’améliorer encore ; mais il
paraissent trop rarement et coûtent trop cher pour exercer une action importante. De là
vient que l’on hésite à s’y dévouer. Mieux vaudraient cent pages sur mauvais papier mais
qui puissent mener un vrai combat et, par leur périodicité comme par leur prix, atteindre
un vrai public.
- Je relis Liaisons du Monde. Je ne sais pourquoi j’avais gardé le
souvenir d’une oeuvre ennuyeuse. Mais non, je la relis avec plaisir : Et jusqu’à présent
(jusqu’à l’entrée du second tome) je ne suis plus gêné par le mélange de faits vrais et de
faits inventés. Je trouve enfin beaucoup de saveur à ces « Grandes Chroniques du bon géant
Léon Bopp, disciple du vaillant et inestimable frère Thibaudet ».
- Oui je garde et te passerai un article de Suisse. Je ne les écris d’ailleurs (un par
quinzaine) que pour les reprendre un jour en volume. Je crois que les Suisses m’ont
adopté, Jaloux leur ayant dit, quelques semaines avant sa mort, que c’était » la meilleure
chronique et de loin, qui pût se lire aujourd’hui » (Il est vrai que Jaloux lui, même
n’écrivait plus de chroniques...).
- J’ai déjeuné l’autre jour avec Chardonne, inquiet parce que tu ne lui réponds pas.
Scène bizarre. Il m’a déclaré qu’il ne connaissait pas d’homme dont l’amitié fût plus
difficile à porter que la mienne ; que depuis vingt ans cette amitié le torturait, en le
contraignant à se demander à chacune de ses actions ou de ses pages ce que j’en penserais;
que j’étais sa conscience, que je pouvais en être fier, que c’était d’autant plus
monstrueux que je ne m’en apercevais pas, que d’ailleurs il était parfaitement équilibré,
alors que je ferais bien moi-même d’aller vivre un an dans le Midi, tant pour ma santé
physique et mentale que pour celle de Janine, que j’écrasais...
- Il m’est arrivé, depuis longtemps, de trouver certaine « vulgarité » chez Picasso (déjà
en rapprochant ses toiles cubistes de celles de Braque). Mais je crains que les mauvaises
conditions de son exposition récente (l’entassement des toiles, le fâcheux éclairage) ne
t’aient rendu injuste. Je ne le trouve nullement diminué. Mais il est vrai que ses
dernières oeuvres me touchent beaucoup moins que celles de la période 37-45.
- Chez Caputo, un [mot illisible] qui s’affirme comme un des plus jolis coloristes de ce
temps, un air qui me semble avoir perdu de son pathétique. Grande influence de Klee, je
crois.
Je t’embrasse
Marcel
As-tu lu les Carmélites, de Bernanos? J’y ai trouvé de beaux accents;
c’est un théâtre qui rend un peu suspect celui de Claudel (sur les mêmes thèmes) et à plus
forte raison, celui de Montherlant.
Si tu as besoin d’un masseur, ou si tu connais quelqu’un qui en ait besoin, j’en ai un à
recommander. Il est excellent. Il vient à Paris chaque mercredi, en attendant de s’y
installer et va à domicile. Pas cher : 300 F. Je suis enchanté des soins qu’il me donne
(pour ma névrite et mon état général). Il est de beaucoup supérieur à celui que le docteur
Cheval m’avait indiqué.
Je dois m’absenter pour un court voyage et ne pourrai assister à la réunion samedi. Je
vous prie m’en excuse auprès des membres du jury.
Puisque l’on a décidé d’élargir ce jury, il me semble qu’il conviendrait de faire appel à
André Thérive ainsi qu’à Georges Bataille et à Etiemble. J’y verrais fort bien aussi un
représentant de la jeune littérature, particulièrement Roger Nimier.
je suis depuis une douzaine de jours à Varennes, où je continue cette sorte de récit,
dont je t’ai parlé. Lundi prochain, je rejoindrai Janine à Cusset, et, vers la fin de la
semaine, nous irons avec Dominique à Majorque, jusqu’à la rentrée.
Nous ne sommes restés que deux jours à Brinvile, en revenant d’Italie. Le séjour de
Cortina d’Ampeyzo était assez plaisant, surtout grâce aux Campigli. (mais, entre nous, ces
hautes montagnes...! La colline de Varennes me donne beaucoup plus l’impression de la
grandeur). Nous avons passé 3 jours à Venise, avec grand plaisir. Mais je ne comprends pas
ta froideur envers Carpaccio.
Mon article pour les Cahiers? Tu plaisantes; me l’as-tu demandé? Je
commençais même à croire que ces Cahiers ne paraîtraient plus. Mais non, cela ne m’ennuie
nullement d’écrire une chronique des Cahiers. Veux-tu me dire pour quel
jour dont tu en as besoin (mais vraiment, le tout dernier délai)? Me dire aussi si une
chronique sur Cécile conviendrait? Ou bien souhaites-tu autre chose?
Ce n’était point Lhote, m’a dit Campigli, qui ne voulait pas aller à Cortina si je m’y
trouvais. C’était Lapicque; j’avais éreinté l’une de ses expositions, voilà deux ans. Avec
raison, me semblait-il ; mais il n’était pas de mon avis. J’ai trouvé que depuis lors, il
avait quelques progrès; mais je ne l’ai pas encore dit.
Je travaille chaque matin; l’après-midi, je fais à pied une douzaine de kilomètres,
surtout dans les bois. Et même j’y ai passé une nuit toute entière, une nuit merveilleuse,
dans une sorte de hutte, faite de fagots et de rondins, et couvertes de foin.
D’Opéra, je pense tout à fait comme toi. Le journal dont rêvait Delange n’existe pas
encore, et c’est dommage.
Je vous embrasse tous deux
Marcel
Veux-tu bien me répondre à Cusset (14, rue Gambetta-Allier)? J’y serai sans doute
jusqu’au 25 ou 26.
Cher Jean, nous partons ce soir pour les Baléares. Je t’enverrai de là-bas (à Paris) mon
article « Constant ». Tu me le demandes pour le 30; mais il se peut qu’il ait 2 ou 5 jours
de retard, à cause de ce voyage; en tout cas, pas plus.
Ton
m.[d?]
Voici notre adresse :
Cale Ratjada
Mallorca
Espagne
Non, je ne vous ai pas entendu à la Radio dans l’hommage à Larbaud. - Je me suis entendu
2 ou 3 fois, et je me suis d’abord pris pour Thérive. - Je ne t’ai entendu qu’une ou deux
fois; ta voix perd un peu, et même parfois se fausse un peu; cela n’a pas d’importance
pour ceux qui te connaissent; l’accommodation se fait rapidement. - Les autres, je ne sais
pas; je demanderai.
Nous sommes à Majorque depuis samedi soir, après un voyage assez fatigant. Cala Ratjada
est un tout petit port de pêche et une petite station de bain. J’espérais plus de
solitude, plus de sauvagerie. Mais le lieu est simple, modeste, modestement exotique –
avec, toutefois, à un quart d’heure, une admirable plage, de grande allure et de très
noble exotisme. Il fait très chaud et il y a beaucoup de mouches.
Nous voyons chaque jour, avec grand plaisir, Marc Bernard et sa femme. Marc est ici chez
lui, paisible et rayonnant. Mais il s’en va vendredi; et tout le village s’en afflige.
Que vas-tu faire en septembre? Travailles-tu? - Je vais reprendre à loisir le récit dont
j’ai écrit à Varennes la dernière partie. Mais je fais des voeux que vienne un peu de
froid, et même e pluie. Si tout va bien, nous ne rentrerons en France qu’au début
d’octobre.
Je t’embrasse.
Marcel
Tu vas croire que Majorque m’a déçu. Non. Mais j’ai beau faire; j’éprouve une sorte
d’angoisse à rester dans un lieu. Quand j’y viens, il me semble que toute une vie ne
suffirait pas en épuiser l’intérêt; mais le surlendemain... Port-Cros reste le seul
endroit (mis à part Varennes, et peut-être un ou deux coins d’Auvergne) que, le
surlendemain, je n’aie pas eu envie de quitter. Quel fâcheux romantisme, et l’âge ne l’a
certes point allégé...
Le diabète ne me semble pas une maladie « honteuse » mais je suis bien ennuyé que tu en
souffre. Janine prétend que c’est parce que tu ne prends pas assez d’exercice; il est vrai
que les boules ne suffisent pas. Tu devrais chaque jour marcher une bonne heure.
Je ne collaborerai pas à l’hommage à Alain. Il n’est pas d’écrivains
qui m’aient ennuyé davantage (ou du moins il en est peu).
Clara Malraux me téléphone : Duvignaud, dit-elle, est désespéré parce que l’on ne parle
pas de son livre. Elle se trompe : Opéra l’a vilainement éreinté. J’en parlerai un peu,
bien qu’il me soit dédié. J’en vois bien les défauts, qui sont grands, et qui rebutent la
plupart des lecteurs. Mais je ne le trouve point indifférent, et Duvignaud est un garçon
généreux. Si tu vois Blanzat (C’est Clara qui m’a fait penser à lui), te sera-t-il
possible de lui dire deux mots de ce cas ?
Je t’embrasse
Marcel.
J’espère aller pour huit jours à Varennes ; je voudrais y compléter mon récit.
je sais que tu ne peux agir que par souci de justice, d’une justice généreuse. D’autre
part, je ne suis qu’assez peu informé de la question que tu soulèves. Mais il me semble
que ta Lettre est dangereuse, que tu t’y montres excessif, que tu prends plaisir à
provoquer tes adversaires, qu’enfin tu vas nuire à ceux que tu voulais servir.
Réfléchis de nouveau, je te le demande, avant de faire éditer cette lettre. Je crains
qu’elle ne soit – non pas dans l’inspiration, mais dans le ton, dans la forme, dans
certains arguments, dans certain jeu que l’on y croit trouver – une erreur.
Je t’embrasse. Nous vous envoyons à tous deux tous nos voeux et notre affection.
Lhote, à qui j’avais demandé si ma présence dans le jury de Cortina, m’écrit qu’il ne
savait même pas qu’il y eût un jury; que, si on ne l’a pas invité, c’est sans doute parce
que certain peintre français qui ne l’aime pas fait partie de ce jury; que ma présence ait
été pour lui un « attrait » ! enfin qu’il n’a qu’une seule réserve à faire sur ma position
en peinture : c’est que je ne parle jamais de lui.
Mais j’étais sûr qu’il ne pouvait avoir tenu les propos qu’on t’a rapportés. Cela nous
montre une fois de plus quelle méfiance il faut avoir à l’égard de ces ragots.
Le « secrétaire général » du Prix des critiques m’envoie une circulaire (très sottement
rédigée) qui m’apprend que le jury a décidé de s’adjoindre Dominique Aury, Roger Caillois
et Kanters. C’est fort bien (à vrai dire, je n’aurais pas songé à Kanters) ; mais pourquoi
n’être pas plus ouverts? Il me semble que Thérive serait à se place dans ce jury. Et
pourquoi pas Nimier?
As-tu un candidat pour le prix?
Au demeurant, je me demande si tu as eu raison de fondre le prix Florence avec le prix
des Critiques.
Je t’embrasse
m.d
dimanche
Ah! Le cher Gonzague de Gestas avait plus d’allure que (et de discrétion) que M.
Defez.
J’ai vu Roger Nimier; mais l’histoire me semble embrouillée et je n’y ai pas compris
grand’chose. Il va te téléphoner pour prendre rendez-vous avec toi, et te raconter les
faits.
Je ne pourrai assister à la réunion de demain. Ma voiture est en réparation, et, un
samedi, je ne trouverai pas de place dans le car de retour.
Cher Jean, nous reviendrons mardi. Ces 3 semaines à Cannes m’ont un peu reposé ; mais
j’ai toujours des embêtements du côté du bas-ventre : ce doit être un peu rhumatismal,
comme mes douleurs à la nuque l’an dernier. J’ai fait hier une promenade jusqu’à l’abbaye
du Thoronet. Je l’avais vue avant la guerre; mais je ne croyais pas qu’elle était si
belle, si pure, et je ne me rappelais plus qu’elle se trouve dans une belle solitude. Je
ne me souhaiterais pas d’autres Paradis. Un tel spectacle est presque douloureux ; c’est
qu’il vous fait sentir en vous quelque chose qui n’en était pas indigne (puisque vous le
sentez) et qui demeurera à jamais sans issue.
j’ai trouvé hier à la nrf (qui l’avait gardée) la lettre que tu m’écrivais le 10
septembre.
Je n’ai pas lu la pièce de Marc Bernard. Mais il a bien pris tes reproches ; il m’a
simplement conclu que, sur certains points (fort rares), tu pouvais te tromper.
Je relis ta Petite Préface..., qui ne cesse de m’exciter (bien que, çà
et là, l’envie me prenne de renoncer pour jamais à la critique).
Mon récit est achevé; je n’ai qu’une soixantaine de pages à revoir et à recopier. Mais
pour les Cahiers il est beaucoup trop long, et de nature particulière; je t’en donnerai
des fragments.
Non, une plaisanterie de toi ne pourrait me fâcher. Car il me serait impossible de croire
à une pensée inamicale.
Ta lettre me cause une vraie peine.
Que j’aie été maladroit, et sot, je ne le vois que trop. Je ne plaisante plus, puisque je
ne sais pas plaisanter.
Si j’admirais moins ton art, je ne me serais pas permis cette boutade.
Je songeais à certaine « coquetterie » que tu as parfois (précisément, par exemple, dans
l’emploi de l’on). Il est bien rare qu’elle ne me plaise pas : mais
quand Lambrichs (par exemple – exemple éclatant) la reprend, la déforme, cela devient
agaçant.
Cette histoire me navre, plus que je ne puis dire, me décourage un peu.
j’attendais un mot de toi, me disant que tu ne m’en voulais pas. Mais rien. Je te disais
ma peine d’avoir pu te choquer. Tu sais que je n’emploie pas ce mot « peine » à la légère.
J’aimerais mieux ne plus écrire un mot dans un journal ou une revue plutôt que de sentir
une ombre entre nous.
M.
N’es-tu pas guéri? Tous ces rhumes, chaque hiver...
J’ai trouvé ce soir tes deux lettres : j’en suis bien content. En te faisant cette
taquinerie, j’ai fait comme si je te l’adresserais directement, seul à seul ou devant
quelques familiers qui n’auraient pu s’y méprendre. J’ai eu tort, puisqu’il s’agissait
d’un journal, d’un public. Mais j’ai un peu payé mon tort par le tracas qu’il m’a donné
(« tracas » est une litote).
Je n’ai plus sous la main la lettre où tu me parlais de Blanchot. Mais tu penses bien que
je le souhaite vivement.
Char ? J’ai beaucoup d’estime pour lui. Mais je ne parviens pas au plein enthousiasme. Je
suis souvent arrêté. Et même parfois il m’ennuie à peu. Je le dis à ma charge.
Question pour question : que penses-tu de Gracq? Je vois que partout l’on s’extasie sur
la beauté de son style : si l’on a raison, je renonce à composer le second tome de ma Prose Française.
Laissons L’on l’a lu. Tu es un peu responsable de l’usage immodéré que
l’on fait aujourd’hui de l’on. Je ne sais plus ce que dit Vaugelas. C’est une question
d’oreille.
J’aime, par exemple : que l’on fasse, quoi que l’on fasse. Et j’ai bien
fait d’écrire plus haut : partout l’on s’extasie et si l’on
a raison : là j’évitais un son fâcheux; ici, j’introduisais plus de fluidité.
J’admets, dans une langue élégante et serrée, j’admets chez toi, qu’une phrase commence
par l’on : L’on affirme..., L’on méprise … ( je ne l’emploie pas, qui
suis plus simple – comme le prouve ce qui ! - et je crois qu’il vaut
mieux que le mot qui suit l’on commence par une voyelle. Au reste, entre l’on
prétend et on prétend, je vois une nuance : l’on prétend est plus
particulier et fait grand cas de ce on; on prétend,
c’est tout le monde, c’est le commun des hommes, qui prétend.
Mais j’aime peu l’on a lu, qui certes n’est pas ridicule, mais un peu
provocant, ou tout au moins un peu pincé. (Ne l’aurais-tu pas écrit?)
je t’ai mal compris, avant-hier. Tu m’avais entretenu, par lettres, des collaborateurs et
du premier sommaire de la nrf; et voilà que, mardi, tu semblais remettre en question la
revue même...
« Je suis marqué politiquement » me dis-tu. Politiquement me semble
impropre : ta « politique » apparaîtra de plus en plus comme une morale. Et ceux-là mêmes
qui protestent contre cette politique devront bien s’incliner devant ton jugement et ton
attitude en littérature.
Il est trop tard, je crois, pour que la nrf. puisse reprendre avant les vacances. Reste à
décider si elle reprendra le 1er octobre. Pour moi, je le souhaite. C’est donc à toi et à
Gaston G. qu’appartient la décision.
Si la nrf. doit reprendre en octobre, nous y travaillerons dès à
présent, tout en gardant secrète la décision, du moins dans la mesure possible. Je
m’arrangerais pour être présent en septembre.
Chroniques. Blanchot (littérature générale ? Essais ? Roman ? )
Poésie. N’est-ce pas à Thomas que tu songeais ?
Théâtre. Crois-tu que Purnal puisse encore s’exprimer ? - Lemarchand ? - ou plus
jeune ?
Cinéma. Audiberti ?
Arts, je ne sais pas. Solier peut faire de bons « morceaux », mais manque de suite, de
largeur, et d’indépendance.
Quelles chroniques donneras-tu ?
As-tu songé à Caillois ?
Je prendrais la chronique des romans, si elle reste libre, ou celle de littérature
générale.
Notes. A côté de D. Aury, Belaval, [Mayau ?], Parain..., c’est toute
une équipe à former (avec Elsen, Duvignaud, Lambrichs, Simon et beaucoup d’autres). Mais
cette équipe ne demande qu’à se former.
Reprendrais-tu les documents?
Et l’Air du mois?
Textes inédits ou lettres d’écrivains morts.
Première partie du sommaire. Il nous faut songer en même temps aux 3 ou
4 premiers sommaires. Tu parlais de Char, Montherlant, Giono, Céline, Michaux. Bien; et
aussi Malraux, Camus, Supervielle (as-tu lu le conte qu’il écrit ?), Schlumberger, Léger,
Chardonne, Claudel (?), Léautaud, Limbour, Queneau, Jouhandeau, Breton...
Et de plus jeunes : Devaulx, Tardieu, Dhôtel, Mandiargues, Grosjean, Lubin,
Boissonay..
Et de moins connus, comme P. Gascar (dont il faudrait publier l’une des nouvelles que
j’ai lues en manuscrits), Jaccottet, Keru...
Mais enfin, de tout cela, il faudrait que nous parlions de vive voix, dès que tu le
pourras, si la décision est prise.
je te renvoie la lettre. Oui, mais qui est M. Desgranges (ai-je bien lu la signature ?) -
Malraux me disait que les mauvaises réactions, provoquées par ta Lettre,
sont sans importance. Mais il était furieux parce que tel journal avait mal réagi à son
dernier discours.
La Croix de la Haute. [?] écrit, à mon sujet : « Nous mettrions
seulement quelque sourdine à ses accents admiratifs pour tel ou tel de ses collègues de
l’équipe Gallimard, Jean Paulhan par exemple, l’écrivain qui trouve Sade chaste et
pudique, et réduit la poésie en équations algébriques. » C’est bien fâcheux. Ma mère, qui
lit La Croix et, quand elle est à Paris, le Figaro,
m’avait déjà fait quelques perfides allusions.
Plein accord sur les projets nrf. Mais toi, ne prendras-tu pas une
chronique? Et laquelle? (Ce serait tellement utile).
Oui, Duvignaud, très surveillé, pourrait tenir la chronique du théâtre. C’est un garçon
vraiment digne d’estime et de sympathie. Et il se trouve qu’il se passionne en ce moment
pour le théâtre (ou d’ailleurs il peut mieux réussir que dans le roman). Il est
parfaitement loyal, généreux, et peut être guidé. Et nous pourrons lui dire, après essai :
« Cela ne va pas. »
Mandiargues très bien pour la curiosité du mois.
Oui, pour commencer, pas l’Air du mois, c’est usé.
As-tu songé à Audiberti ? Le cinéma ? Une chronique libre (promenades, rencontres, [Cent
jours?]...). Ces chroniques libres pourraient remplacer l’Air du mois.
Mais je ne vois encore personne pour la peinture... Bazaine ? Mais un peintre est partial
et limité. Tardieu ? Mais il n’osera pas.
Pour le 1er n°, oui, Montherlant, Breton ou Michaux, ce serait bien équilibré (je
parlerai à Montherlant). Et puis tu as, je crois, des poèmes de Léger, et la nouvelle de
Supervielle, un texte de Malraux serait souhaitable. Je ne dis pas : tout cela pour le 1er
n°. Et il faudrait au moins un jeune, du moins plus jeune : une nouvelle de Devaulx, ou de
P. Gascar (je t’ai parlé des excellentes nouvelles qu’il a remises à G.G et qui seront
sans doute publiées en automne) ; Thomas, Tardieu, Dhôtel....
Le récit nègre de Queneau me semble convenir (en principe) pour un peu plus tard.
Tiens-tu toujours à un texte ancien (peu connu ou inconnu) ?
Résumons. Pour les 2 ou 3 premiers nos :
Gide – texte inédit
Valéry – [idem ?]
Malraux – art
Montherlant - « moi »
Breton « Je disais »
Michaux « L’étrange pays »
Léger – poèmes
Supervielle – nouvelles
Devaulx [idem?]
Gascar – [idem?]
Dhôtel – roman?
Giono – roman
Grosjean – poèmes
Thomas – [idem?]
Jaccottet – [idem?]
Claudel « moi et Dieu »
- Camus et Char, s’ils ne dirigent pas une autre revue.
- Chardonne, « Propos » (ce pourrait être, [de loin en loin ?] une chronique libre)
Textes anciens, Constant puis d’autres.
Je crois qu’il faut développer les chroniques libres : Audiberti, Chardonne, Jouhandeau,
Léautaud... C’est une formule nouvelle (assez) et qui répond bien à l’époque, comme à ce
que nous voulons tirer de l’époque.
Oui, il est possible que mes inquiétudes soient excessives. Et il est vrai qu’elles
peuvent être dangereuses pour D. Nous avons eu des scènes violentes; cela va un peu mieux
à présent. Elle va demain en Yougoslavie, pour une sorte de rassemblement de jeunesse
européenne, ou de confrontation; cela lui fera du bien, sans doute. Nous irons nous-même,
J et moi (probablement avec Cl. Malraux et J. Duvignaud, dans une petite île du
Monténégro, et de là en Grèce. Je pense que nous reviendrons au début de septembre.
Chacun des écrivains que tu cites (Blanchot, Michaux, Queneau) – et tu pourrais en citer
d’autres (Camus, par exemple, ou Mauriac...) rêve d’avoir une revue à sa dévotion
exclusive. Ce sera l’une des raisons d’être de la N.R.F qu’elle servira, non pas un
écrivain, mais les Lettres. Quand ce sera bien établi, tous les écrivains dont tu parles
viendront.
Avais-tu vu G.G avant son départ? Si, comme il semblait admis, la nrf.
doit paraître, je voudrais bien que tu décides, une fois pour toutes, quel mois elle
reparaîtra; ceci afin que je ne prenne pas d’engagements extérieurs, qu’il me faudrait
brusquement rompre.
N’oublie pas que, si tu veux te reposer et que tu ne puisses aller trop loin, tu n’as
qu’à venir à Brinville, quand tu voudras.
Je t’embrasse.
Marcel
Je passerai mercredi soir à la nrf. Si tu n’y viens pas, et que tu aies un mot à me dire,
écris-moi à Paris; nous partirons mercredi soir, vers 8 heures.
je ne t’ai pas écrit, parce que sans cesse en déplacement, et dans des conditions souvent
rudimentaires. Et puis j’aurais trop à t’écrire sur cet étrange pays, si vieux et si
jeune. J’y ai trouvé quelques-uns des plus beaux paysages que j’aie vus. Aujourd’hui, dans
une jeep, excursion jusqu’à {Celté gué?], à travers un enchevêtrement de montagnes. Des
lieux sublimes; une terre farouche ; ici et là de petites chapelles avec des fresques du
moyen âge : art singulier, entre Byzance et Assise. Soudain Cettipi, l’ancienne capitale :
une petite ville d’eaux française, la plus humble (10.000 h.), avec 2 palais
invraisemblables : l’un de [Négasc?], le poète-prince-prêtre romantique, l’autre du
dernier roi : une grosse maison bourgeoise de notre second empire (ornée d’ailleurs des
portraits de Napoléon III et d’Eugénie, à côté des photographies de tous les rois et
princes d’Europe ; un effarant mobilier français, turc, chinois, viennois; comme je m’en
étonnais : « Que voulez-vous ! M’a dit le guide. Nous avons toujours fait la guerre. »
La France jouit encore d’un assez grand prestige. On m’a parlé du dernier article de
Sartre, que l’on désapprouvait, de la dernière traduction de Lucien
Leuwen, de la Table ronde, etc.; tel journaliste qui n’avait rien
lui de moi, avait pourtant lu sur moi un article, d’où il avait conclu que je suivais une
voie parallèle à celle de Thomas Mann.
Dans un village de la montagne, vit la Jeanne d’Arc du Monténégro C’est une ancienne
bergère, qui conduisit ici la résistance; on la traite en héroïne nationale. Mais, la paix
venue, il est difficile pour une bergère de vivre en héroïne nationale ; celle-ci ne
quitte pas son fusil, même pour garder ses moutons.
Tous les monténégrins ont été des résistants. La Libération venue, gagnés par l’exemple,
ils ont voulu tout mettre en commun ; mais que mettre en commun, sinon leurs pierres.
Beaucoup quittent les villages pour s’instruire, pour savoir, pour être écrivains,
peintres ou professeurs. Beaucoup trop, si bien que, la plupart d’entre eux, on les
renvoie au village, après quelques années d’étude, afin qu’ils instruisent les autres.
Tout cela, plein d’ardeur et de gentillesse.J’aime vraiment beaucoup ce peuple – ces
peuples.
Nous songeons au retour. Nous serons sans doute à Paris vers le [mot illisible?], après
leur jour de Venise et [mot illisible?] de Lausanne.
Veux-tu bien remarquer ceci : si, dès le début, la nrf. se présente
comme une revue de gauche ; nous aurons ensuite tous les écrivains de droite que nous
voudrons. - Si au contraire elle apparaît comme une revue de droite, aucun écrivain de
gauche ne viendra.
Tu me dis : « C’est notre raison d’être (et notre mérite) de courir au danger. » Mais il
ne s’agit pas de nous ; il s’agit de la revue qui doit exister, « prendre » et triompher.
Quant aux dangers personnels, ce n’est pas cela qui nous manquera. - Le premier danger
couru par la revue, c’est qu’on l’interdise : de là mes réserves sur la présentation. Le
second, c’est que la présence immédiate de certains collaborateurs écarte des
collaborateurs plus nombreux et nécessaires.
Je ne sais pas très exactement ce que c’est, d’être gérant. S’il n’y a là qu’une charge,
une responsabilité, oui. Mais s’il y entre quelques « honneurs », c’est à toi d’être
gérant comme tu l’étais jusqu’en 40.
Cher Jean, je suis pourtant ennuyé que Breton, à cause de moi, ne collabore pas à la
revue. Et c’est ma faute; il m’avait envoyé son « Oeuvre Poétique » en m’assurant (à ma
grande surprise) de son amitié. Là-dessus, voilà 1 an, j’ai quelque peu éreinté Gracq et
blagué le surréalisme actuel; il en a été furieux.
(A vrai dire, je ne méconnais pas son importance; mais je n’ai jamais pu encaisser ce
cabotinage, où se rejoignent le Souverain Pontife et le Premier Notaire de France.)
*
Pour ma prochaine chronique, j’hésite entre Zola, Sainte-Beuve et Apollinaire. Il faut
que je me décide ; quel que soit le sujet, je veux tout relire. - As-tu un avis ?
*
L’ennui avec Dhôtel, c’est que ses romans sont si longs (quand ils sont bons) ! Si donc
nous ne publions pas de lui un roman excellent, quel poids pour la revue !
*
[Crastre ?] vient de publier un livre sur Breton. Avec les Entretiens, bon sujet de note,
à demander à quelqu’un qui ne soit pas un fétichiste de B., mais qui l’aime.
Je renvoie à Duvignaud sa chronique, en lui demandant de la refaire entièrement. S’il se
fâche, tant pis ; nous ne pouvons publier ce charabia.
Aurons-nous pour le 1er n° la chronique des essais, de Grenier ? Ce serait bien
utile.
Le Roman. - Faut-il que nous songions au nouveau roman d’Hemingway (son meilleur, me
dit-on) ? Evidemment, mieux vaudrait, pour débuter, une oeuvre française.
A toi,
M
J’ai trouvé très bonne ta réponse à A. Robin – et sa lettre, d’une suffisance assez
odieuse.
je vais « arranger » le Billy et le Béguin, pour en
faire une petite note et une notule. (C’est un peu à cause d’Esprit, que
j’ai parlé de Béguin ; je veux dire : c’est parce que nous ne parlions pas d’Esprit dans la revue des revues)
Bien entendu, j’avais songé à Edith Boissenas ; mais voilà près de deux ans que son
dernier livre a paru. N’importe, j’introduirai son nom.
Oui, beaucoup de suffisance dans la note de Simon ; je lui demande et lui indique) des
coupures.
Schabé a des admirateurs très passionnés, jusqu’à Tardieu, qui me parle de lui avec
recueillement, avec dévotion.
Dhôtel ? Tu as raison. Mais de nous engageons pas de façon absolue pour
le second roman : réservons nous le cas d’une découverte.
L’article de Belaval me laisse froid. C’est un appareil qui fonctionne bien ; mais je ne
vois pas ce qu’il produit (ici du moins) – mais qui ? Je cherche en vain.
- Oui, comment faire tenir tout cela en 192 pages ? Il faut prévoir des suppressions.
Crois-tu que Léger accepterait que son poème parût en 2n° ? Et d’abord crois-tu que le
poème se prête à cette division ?
- Dhôtel (fin). Donc je pense, comme toi, qu’il faudrait, en principe, donner un roman de
Dhôtel après le Giono. Mais à condition que ce roman fût l’un de ses meilleurs. Je le dis
pour la revue, mais aussi pour lui, qui jouerait la une partie peut-être décisive, et qui
se tirerait mal d’un échec.
- J’écris quelques lignes sur une abjecte émission de la radio. Je l’ai entendue hier,
elle était consacée à Utrillo, que l’on bafouait (il ne pouvait pas parler : on lui
demandait de chanter !).
Mais j’avais bien pris la résolution de ne pas écrire ailleurs qu’à la nrf. Et j’en suis
très content. Le seul ennui serait que je ne retrouve pas à la nrf. l’argent que je devais
à mes collaborations. Cela fait à peu près 68.000 F. C’est ce que je pense demander à
Gallimard, en plus de ma rétribution de lecteur (35.000F). Mais il me faut ton avis ; si
tu trouves que c’est trop par rapport à ta propre rétribution (toi qui est beaucoup plus
pris que moi par les éditions Gallimard), dis-le moi, je te prie.
J’ai beaucoup pensé à la revue cette semaine, lu et fait des projets.
Oui, une traduction dans chaque n° (ou tous les deux [n°?]), ce serait bien.
Crois-tu vraiment qu’il est nécessaire que je prenne la chronique des romans ? Pourquoi
pas Caillois, ou D. Aury ? Je prendrais en ce cas la littérature générale, ce qui ne
m’empêcherait pas de consacrer de temps en temps la chronique à tout un romancier, ou à un
roman (comme le faisait Thibaudet), ce qui ne m’empêcherait pas non plus de donner dans
chaque n° une note sur un roman. (Il est nécessaire que, dans les notes,
les signatures des aînés se mêlent à celles des jeunes)...? Par exemple (exemple de mon
embarras) tu me demandais d’étudier dans la 1ère chronique des romans l’évolution du roman
depuis 40 ; mais je l’ai déjà fait 2 ou 3 fois, publié, et repris en livre ! - D’autre
part, je me rappelle bien ce qui se passait jadis ; pour écrire ma chronique, je devais
lire, attentivement, presque tous les romans qui paraissaient .En aurai-je encore le
temps ? En aurais-tu eu le temps ? Il faudra sans doute les parcourir, afin de faire un
choix et de les distribuer ; mais c’est plus rapide … - Bien entendu, je ferai ce que tu
voudras.
Si Blanchot ne veut pas tenir la chronique des essais (ou des romans), ne devrions-nous
pas la demander à Grenier (celle des essais) ?
J’ai vu G.G ce soir, après ton départ. Il me semble un peu alarmé de la présence dans le
premier sommaire, de Fallois et de Cl. Elsen. A ne te rien cacher, je
le suis aussi. Tu as vu la réaction de Belaval et celle du groupe 84. La nrf, dès son
premier n°, sera étiquetée de droite, et ’c’est bien alors qu’on dira qu’elle double la
Table ronde. Je souhaite, comme toi, que nous réussissions un
rassemblement, et nous y parviendrons. Mais le premier n° est extrêmement dangereux. Je
voudrais bien que les signatures de F. et d’E. N’apparaissent pas dans ce n° ; même pour
eux (je songe surtout à E.), cela vaudrait mieux. Dans les n°s suivants, oui. (Peut-être
aussi G.G garde-t-t-il le souvenir des attaques virulentes, et injustes, que Fallois a
faites dans Opéra contre la nrf., contre l’esprit nrf. - et il n’entendait pas l’esprit des éditions. Je regrette d’ailleurs
qu’il ait montré un esprit de parti en s’en prenant à Simon, quand il parlait à Chardonne
de notre première réunion).
G.G m’a aussi demandé si nous avions pressenti J. Lemarchand pour tenir la chronique
dramatique. Je ne sais plus ce qui a été fait. Nous avions pensé qu’il ne voudrait pas la
tenir, lui qui déjà tient celle du Littéraire. Mais lui en avais-tu parlé ?
Je t’embrasse
M.
Nous avons vu hier Robinson, et nous y avons trouvé des choses qui nous ont ravis,
surtout au second acte. J’ai pensé aprfois au plus fou Marivaux, au plus injouable.
- Je demande à Dhôtel d’écrire une note sur les nouveaux Portraits d’oiseaux de
Delaurain.
- Tu sais que dans les oeuvres complètes de Larbaud doivent paraître de nombreuses pages
de carnets inédits ?
Oui, ce serait très bien, ces vieilles pages, et ces brèves chroniques sur un livre qui
aurait pu exister. Il faut que l’on sente, en même temps qu’une permanence d’esprit, un
renouvellement de forme dans la revue.
Léautaud ne donnerait sans doute rien de suivi, mais Audiberti (des papiers libres) ?
L’Air du mois a été repris par plus ’dune revue ; mais il me semble
qu’on pourrait lui donner une une figure et un accent particulier, (et un autre titre)
*
Je te conseillerais ceci, dont tu peux demander l’approbation à ton médecin :
- Chaque matin, un verre d’eau d’Evian, tiède (de préférence au lit).
- Commencer le petit déjeuner par un demi pamplemousse. Composer ce petit déjeuner d’un
thé léger, sucré au miel et mêlé d’un peu de jus de citron. Biscottes beurrées.
- Remplacer partout le vinaigre par du citron.
- N’employer que de l’huile d’olive.
Je parle de tout cela par expérience, une expérience de 3 ans, et, me semble-t-il, assez
heureuse.
Gayelard Hauser conseille de mettre aussi du miel dans la salade ; mais je n’ai aps
encore essayé.
(Bien entendu, ni apéritifs ni alcool ; un peu de Bordeaux rouge aux repas. Entre les
repas, eau d’Evian. Dîner léger : bouillon de légumes, jambon maigre, compote)
Je me suis bien trouvé aussi d’un comprimé de Bévitine ou de Bénerva (la plus faible
dose) à midi.
Et dès que tu le pourras, chaque jour une heure de marche.
Un mois de ce régime : tu commenceras à te sentir mieux.
*
La majorité se fera sans doute lundi sur le livre de POUlet. Ce sera un prix sans éclat,
qui montrera que l’on ne peut rien attendre d’un jury de 17 personnes.
Je t’embrasse
Marcel
Tu as donné une bien belle bouteille à Duvignaud ; il en est très fier.
Eh bien, pour ma conférence « Rouault », j’ai eu le plus bel auditoire, le meilleur
Paris. Et c’était émouvant, ces quatre ou cinq cent personnes, graves, recueillies, le
soir, entre les Clowns et les Saintes Faces. La baronne Bauteny elle-même commençait une
Assomption. Rouault n’avait pas osé venir; mais l’abbé Morel était là ; Isabelle aussi, et
la vieille et bonne madame Rouault, qui s’essuyait les yeux.
J’ai cru, pour l’édition des Pensées, que tu n’avais trouvé personne.
J’ai donc répondu que je ne pouvais pas l’entreprendre, mais que l’on ferait bien de
s’adresser à Dominique Aury. Si elle ne peut s’en charger, elle pourra désigner Rainoird
ou Guiraud.
Mermoud m’a dit qu’il allait publier le Guerrier appliqué dans une
nouvelle collection, où doit paraître Antarès.
Nous sommes arrivés hier soir à Cabris. C’est un lieu très beau et encore assez sauvage.
La maison-pension est parfaite pour le repos comme pour le travail. Je dispose d’une
chambre, d’une salle de bain, d’un grand bureau-bibliothèque complété, à l’extérieur, par
une dizaine de montagnes, le tout pour 700 F par jour. Je ne saurais trop te recommander
l’endroit ; je rêve d’y venir, régulièrement, de loin en loin, pour une huitaine de jours.
Un bon air (600 m.), pas de bruit ; très peu de pensionnaires (2 professeurs, Clara
Malraux et Duvignaud).
Nous resterons ici jusqu’à lundi, puis nous irons en Italie avec les Toesca.
je suis désolé que tu n’ailles pas mieux ; est-ce que l’air du lac ne te fait pas de
mal ? (On dit pourtant, du moins à Evian, que ce n’est pas humide).
Tu me dis que A.M5., après la lettre (vraiment
détestable) de Gaston, ne peut publier Le G.A. ni Ant6. Mais, hier, au
téléphone, j’ai cru comprendre qu’il me demandait d’agir encore auprès de G.G afin que
tout s’arrange. - Que dois-je faire ?
J’ai reçu le petit roman de Giono. C’est amusant, vif, charmant (si extérieurement
stendhalien que l’on en sourit).
Ton étude sur la peinture sera-t-elle prête pour ce n°. Sinon, que donner ? (ou Eliade,
ou le Padoue de Giono) !
Visite de Ponge. Trop long pour te l’écrire ici (dans une demi-heure, je pars pour
Brinville). En résumé : malgré sa modestie, n’ignore pas ce qu’il représente ; accepterait
d’être des nôtres, à condition que ce soit chaque mois ; donnerait donc chaque mois un
« objet » (de 1 ½ à 3 pg.) ou dirigerait un « laboratoire de recherche ) ; il est bien
entendu va de soi qu’il ne pourrait se contenter d’une somme fixe de 6-8000 F alors que sa
femme, chaque après-midi, écrit des adresses. Il faut que Gallimard comprenne et paie ;
fasse de la publicité sur les oeuvres de Ponge ; et d’abord, condition absolue, accepte de
publier la plaquette qu’il a refusée voilà quelque temps.
je n’ai pas l’adresse de Claude Edmonde Magny. Ne pourrais-tu, si tu es d’accord, lui
demander une note sur le nouveau roman de Truman Capote et d’autres notes sur les
meilleurs livres anglais et américains qui viennent de paraître, en particulier chez
Laffont ?
- J’ai été très ennuyé d’apprendre que Janine t’avait écrit au sujet de la revue et du
travail qu’elle demande. C’est la faute de Chardonne, qui lui avait écrit, selon su usage,
que j’allais « me tuer à la tâche ! » C’est idiot. La saule chose dont je puisse me
plaindre, c’est mon défaut d’ordre et de régularité. Mais cela ira mieux, cela va mieux.
Et la seule chose qui pourrait me décourager, c’est que tu en fasses plus que moi.
Je reprends la liste des collaborateurs que nous voulons réunir le 28. J’avais dit :
Elsen. Eh bien, je crois qu’il faut attendre un peu ; je connais au
moins deux collaborateurs qui ne viendront pas en même temps que lui : Duvignaud et
Nourissier. Et puis il appartient trop à la Table Ronde pour que l’on
puisse parler librement devant lui.
- Attendons ; cela de nous empêchera pas de lui demander, sans excès, des notes.
Il faut que je recommence mon « Sainte-Beuve » ; je le vois autrement. Je ne rentrerai
donc que jeudi. Veux-tu me dire à quelle heure nous pourrons nous voir vendredi ?
La réaction de Dutour était à prévoir ; ta notule est cruelle (dans la mesure surtout où
les autres notules sont plus accommodantes, et sur des livres qui ne valent pas celui de
D.).
Oui, pour mars, mieux vaut Adamov que M’Uzan ou Nimier. Peut-être faut-il donner Nimier,
pour alléger.
Tu me dis que ta note Grasset est méchante, et, comme justification,
que le livre est ridicule. Mais non, si le livre est ridicule, ta note doit être joyeuse.
Nous ne devons jamais donner l’impression de méchanceté.
Tant pis pour Bataille ; tant pis pour Leiris. Nous nous passerons d’eux.
Je ne sais pas que [Degnaire?] avait été condamné à mort. Attendons d’être mieux
informés.
Leiris avait écrit à Thomas une lettre très âpre contre le sommaire et l’esprit de la
revue. Mais il est bien que la nrf. gêne, dérange, dès l’instant qu’elle le fait sans jeu
désinvolte ni provocation. Nous menons un combat.
Cher Jean, Purnal m’a dit que tu devais revenir aujourd’hui. Je voudrais bien te voir, te
parler, avant que tu ne prennes certaines décisions, que je crains un peu (par exemple de
répondre à telle ou telle attaque). Veux-tu me téléphoner demain dans la matinée, si tu
n’es as trop fatigué par le voyage?
Il nous faut prendre, ou reprendre trois ou quatre décisions, et les appliquer
strictement :
1° : La revue ne fait pas de politique.
2° : Elle ne se prête pas aux querelles de boutiques, ou de concierge.
3° : Aucun collaborateur ne l’utilisera à des fins personnelles.
4° : Si elle attaque une oeuvre, sur le plan littéraire, c’est en justifiant cette
attaque, et non pas d’une façon désinvolte et insolente.
Exemples :
- Etiemble ne marquera pas ses préférences pour les [?]-nazis contre les staliniens
nazis.
- Mandiargues Tu ne parleras plus de la Chasse spirituelle.
- Etiemble ne mènera pas une querelle privée contre Cl. Roy. Il ne se livrera pas
davantage à une ridicule apologie de [V. Gauclère?]. Cl. Malraux ne louera pas N. [?] en
songeant à sa fille.
- Cournot ne parlera pas sur ce ton à Giono. Rainord n’expédiera pas avec une telle
légèreté un livre (celui de Gadenne) qui représente quatre années d’effort et qui mérite
au moins l’estime.
….
Réserve au 1er principe. Bien entendu, quand la liberté de la
littérature et de l’esprit se trouve menacée, je n’appelle point politique le fait de
protester.
*
Ne crois-tu pas que nous devrions publier, très prochainement, quelques pages inédites ou
peu connues, mais essentielles, de Drieu la Rochelle – peut-être en même temps que
l’article qu’avait écrit Grenier?
moi aussi, j’ai toujours un peu peur de t’importuner. Et je me dis que je ne te sers pas
à grand’ chose.
*
Puis je ne me rends pas toujours compte si tu agis par conviction, par jeu, par défi ou
par entêtement. Cela me paralyse. Par exemple, je n’ai pas osé soutenir jusqu’au bout ma
position à l’égard du Drieu de Grenier. Et j’ai eu tort.
*
Le grand reproche de Gaston, c’est que la revue s’oriente vers un public de plus en plus
restreint. - Je lui donne raison, dans la mesure où ce reproche rejoint celui que je
t’exprimais voilà un mois. Et je n’oublie pas ta réponse ; et je ne la discute qu’à
moitié. Mais il est vrai que la lecture d la N.R.F. Est plus difficile que jadis, avant la
guerre. J’ai pour Blanchot une grande estime ; je le trouve nécessaire ; mais je crois que
le plus grand nombre de lecteurs ne peuvent faire chaque mois l’effort de le suivre. Ce
n’est pas dans les chroniques de Duvignaud, que ces lecteurs vont trouver une détente. Non
plus, certes, dans les notes de Solier (oui, j’y reviens, puisque nous donnons avec raison
une assez grande importance aux arts) ; il faut absolument le limiter ; il faut le
compléter – mais par qui ? Je me creuse en vain la tête. Perros devient souvent agaçant.
Agaçantes, les notules dont l’auteur n’a pas d’autre souci que de montrer son esprit. A
quoi riment d’ailleurs tant de notules sur des livres insignifiants (presque toutes celles
d’Elsen par exemple) ?
- Mais je pense que cela ira beaucoup mieux quand nous choisirons les livres à étudier,
et que nous galvaniserons nos critiques ; et que nous obtiendrons certaine cohésion.
Tu m’as dit l’autre jour que Dom. et toi pourriez à vous seuls terminer la revue lundi et
mardi. Si cela ne doit pas vous donner trop de mal, j’accompagnerais donc Fr., de demain
sois à mercredi ?
De toutes façons, je serai ici demain matin, et continuerai de corriger les épreuves.
Je n’ai pas lu le « Mauriac »; je ne le connais que par des extraits dans Combat.
S’il est tel que je le crois comprendre, mieux vaut ne pas répondre ; mais en ce cas dire
dans la revue, sous notre commune signature, en deux lignes, quelque chose comme « Nous
tenons ces pages pour une ordure. Nous ne répondrons donc pas à M. Mauriac. »
Quant à un procès en diffamation, je ne connais pas assez l’article pour avoir déjà un
avis là-dessus. Qu’en pense Gaston, et qu’en pense Maurice Garçon ?
Je t’embrasse
M.
Oui, Miller au plus tôt, dans le prochain n° si c’est possible
Oui, je crois qu’il faut que nous nous écrivions, comme tu le dis, une sorte de lettre
continuelle.
- Obaldia ? Je n’ai jamais été fou de ses textes ; ils me semblent très artificiels, très
mécaniques.
- Il sera bon que effet que M. Jouh.ne paraisse pas dans chaque n°. Audiberti et Cingria
de même (tous les deux n° ?), et peut-être Mandiargues. Nous aurons recours à Calet et à
des jeunes (Lubin pour leprochain n°, Ferry ensuite, etc.)
- Choisis bien le Benda, pour un seul n° ; ce sera difficile
- Je vais voir Thomas (pour des notes) et Roger Martin du Gard. Ne serait-il pas temps
que tu relances Michaux et Char ? J’écrirai de mon côté à Char. Ainsi qu’à Ponge. Veux-tu
demander à Camus, dans quelques jours, vers le 30, s’il a poursuivi l’un des 2 essais dont
il m’a parlé. Je doute que nous l’ayons à temps (pour le 10-11) ; mais probablement pour
le n° d’avril.
Avais-tu écrit à Bataille et à Leiris ?
- Je suis un peu ennuyé que, pour le n° de mars, nous n’ayons pas de tête de revue (si,
comme je le crains, nous n’avons pas Camus. Grosjean, M’Uzan et Benda, c’est lourd.
J’avais pensé à Guilloux (sans lui en avoir parlé) ; mais il faudrait dans ce cas, comme
dans le cas de Camus reporter ou Mondor ou Lacretelle au n° suivant ; je pense que l’un et
l’autre y consentirait.
- Je n’ai certes aucune tendresse pour Saillet, pas davantage pour Adrienne Monnier !
- Malraux me parle de Poujade (Normalien), [Déguaire?], Gaëtan Picon, Bénichou et
Monnerot. Le premier doit nous écrire ; j’écrirai à Picon. J’ai envie, si c’est ton avis,
de demander à Bénichou une note sur le livre d’Adam (Littérature du 17ème siècle ; en
[30?] tomes vient de paraître). [Déguaire] n e me semble pas mauvais. Je connais peu
Monnerot (peut-être parlerait-il de la sculpture de Malraux?)
- Mais presque tous ces critiques ne me semblent apporter qu’une seule tendance.
Je quitterai la Messinguière le 2 ou le 3 février.
Mais oui, je crois, moi aussi, que nous gagnerons beaucoup à nous corriger l’un l’autre
(surtout moi), et que la revue s’en trouvera bien.
Sept articles, c’est beaucoup, tu as raison. D’abord c’est difficile à tenir, et puis
cela nous amène à négliger un peu la partie critique : grand danger.
- Je crois que 6 articles suffiraient, plus, à la fin du n°, le texte ancien ou récent,
traduit en français. Ce texte, il nous sera facile de le trouver.
- Nous aurions donc pour mars
Grosjean
Benda
M’Uzan
Lacretelle ou Mondor
Nimier
Dhôtel
texte : St Exupéry au [Haphices?]
Mais si nous avions Camus, nous pourrions reporter Nimier ou M’Uzan. Et il serait bien
utile d’avoir une traduction. As-tu le fragment du journal de Kafka, que m’a apporté
Marthe Robert, et que j’ai laissé sur ton bureau à la nrf.? Je ne l’ai
pas lu ; Adamov me dit que c’est un des plus beaux passages du journal.
Dans le Temps, comme il passe: [?],Lubin, Calet ? , Morand...
(Il faudrait que dans cette rubrique, chaque n°, nous ayons un jeune).
Je ne sais plus si je t’ai parlé de J. Lanoë pour des notes. Je n’ai pas son adresse.
Oui, tu devrais parler de Massis-Grasset.
Qui parlera de « 40000 ans de peinture moderne » au Musée d’Art moderne ? Je ne l’ai pas
vu, mais ce doit être intéressant. (Leiris?)
Thomas fera une note sur le dernier Char le dernier Michaux et Schehadé ; moi, sur Tardieu.
J’ai terminé mon Oncle Beuve ; c’est, hélas ! Trop long ; mais je crois
que mon étude est bonne.
Crois-tu que Caillois, dans chaque n° nous donnerait une note ? Il fait bien des notes
pour Critique7.
Il faut beaucoup couper dans Dhôtel, dès le prochain sommaire ; sans quoi nous serons
dépassés. Ce serait dangereux pour la revue, que son roman dépasse 4nos
Nous avons peu de nouvelles. Thomas, oui ; Devaulx n’a-t-il rien ?
Guérin m’écrit : « Je ne reçois pas le service de la nrf. Dois-je donc
m’abonner à la Table ronde ? « Je trouve qu’il exagère.
Il fait beau ; je travaille le matin et fait l’après-midi une quinzaine de kms. Mais
l’air est vif : je ne dors pas.
Thomas fera aussi, comme texte de la fin, un Nietzsche et Baudelaire, traduction de
Nietzsche, qui part de Baudelaire et le prolonge dans son propre sens.
- Connais-tu les Rêves de R.G. [Leconte?]. Adamov me dit qu’ils sont très beaux et qu’il
foit en choisir un pour la revue.
- Oui, une « Correspondance » à la fin de la revue serait à envisager. Mais pas trop
fantaisiste, n’est-ce pas ? Amassons les documents, les plus divers.
- Je fais grand cas de l’Histoire d’O. J’aimerais à en parler, quand le
livre paraîtra. Et j’aime beaucoup ta préface, encore qu’il me semble, çà et là, que tu te
dérobes un peu.
Jean, est-ce toi qui as parlé, de façon précise, à Blanzat, de F. et moi ?
- je voudrais bien que ce fût, sinon secret, du moins impossible à fixer.
Je le voudrais d’autant plus qu’une interprétation précise sera fausse.
Je conduis F à la Messuguière, l’y installe, lui donne quelques conseils pour son roman,
et travaille pour moi. J’y resterai 8 ou 10 jours. Quand je la quitterai, nous aurons fixé
nos rapports. Ce seront ceux d’une amitié tendre. L’estime qu’elle peut avoir pour moi,
l’aide que je peux lui apporter, l’appel que je ferai en elle à une « vocation »
d’écrivain, et jusqu’au souvenir d’heures plus intimes : tout cela permettre des rapports
assez complexes, mais non pas néfastes pour moi et l’autre – et sans doute utiles pour
elle, dans la mesure où elle tiendra à mon opinion, à mon sentiment, se prêtera à ce que
je lui parle plus sévèrement qu’un autre, et donc, avec toute la liberté possible,
cherchera à éviter des choses trop louches, ou basses.
Quant à ce voyage, j’ai dit chez moi [mots raturés] que j’allais rejoindre Borgeaud dans
sa maison près de Gordes, et que, si je ne pouvais travailler, je descendrai à la
Messuguière (seul, bien entendu!). C’est d’ailleurs ce que je ferai, et je m’arrêterai 2
ou 3 jours chez Borgeaud.
Ton
M.
mon adresse est donc, jusqu’à jeudi, chez Georges Borgeaud, le Baluguet, Gordes,
Vaucluse ;
puis, jusqu’au 2 mai, à la Messuguière, Cabris (A.M.)
le voyage a été bon. Nous nous sommes arrêtés 2 jours à Gordes, chez Borgeaud ; puis nous
sommes allés voir Giono. Depuis hier à la Messuguière, il fait humide et froid ; mais tout
de suite je me suis senti reposé et j’ai commencé à travailler. F aussi, qui, dès ce
matin, a repris son roman.
Le Dr Chevalier est ici, avec Marianne Clouyot. Et Boris de Schloezer. Nous irons voir
Thomas ce soir, si le vent le permet.
Oui, l’attaque de Béguin est sans doute la plus basse. As-tu remarqué que, pour le fiel,
la méchanceté, l’attaque sordide, nul ne dépassait certains « purs » catholiques, en
particulier les convertis ?
Soir
Nous sortons de chez Thomas, où nous avons passé, gentiment, l’après-midi. On grelotte,
et les gens du pays annoncent trois semaines de pluie. Mais c’est une bonne école pour les
romanciers, et même pour les critiques.
Belaval vient d’arriver. Comme la Messuguière est pleine, on l’a mis pour quelques jours
dans une pension.
Il est possible que Thomas remonte avec moi à Paris.
Lundi matin
C’est la tempête : pluie, neige et grêle. Ah ! Le Midi ! « Tout est calme, nous disait
Giono. Rien ne se passe ici. A 28 ans les hommes s’endorment, à jamais vieux. Un monde de
paix et d’engourdissement. - Mais, Giono, il me semble qu’à Paris, voilà 1 mois, vous
disiez le contraire. Vous parliez de ces crimes, de ces.... - Bien sûr, Arland (avec un
bon sourire), bien sûr. Et ela aussi, c’est vrai. Il faut joindre ces deux voies (ou
voix), vous comprenez. Ah ! Les crimes, les vols, les incestes, mais il n’y a que cela par
ici. Ainsi, figurez-vous que... etc. »
je ne viendrai pas déjeuner. D’abord parce que ce déjeuner était prévu pour nous eux, non
pour d’autres. Puis parce que je dois voir le docteur [Hunwald?] au sujet de Janine, qui
est malade, et de Dominique, qui est folle.
Le billet que tu m’as remis hier me décourage. Je t’avais quitté jeudi avec le sentiment
d’une entente. Mais non, je m’étais trompé. Tu cherches à tout gâter. Si tu me disais, de
ma chronique sur Drieu : « elle est dangereuse pour la revue », je la retirerais, et ne te
menacerais pas de ne plus écrire dans la revue.
Et tu me parles d’une note que je n’ai pas même lue !
Si nous devons continuer ainsi, dis-le moi : Je remettrai dès ce sois ma démission à
Gallimard.
Cher Jean, je pars donc cet après-midi, jusqu’à mercred. J’ai dit à Janine – qui est à
Brinville avec ses soeurs – que j’allais en Belgique (Bruxelles et Bruges) pour la revue,
dont par suite des grèves, une partie avait été composée là-bas. Je te le dis pour le cas
– vraiment improbable – où elle te téléphonerait. Et si déjà je déteste pour moi-même de
mentir, je me pardonnerais mal de te demander d’avaliser un mensonge. Mais j’espère bien
que cela n’aura pas lieu.
- Oui, je suis fâché, moi aussi, que Fr. ne travaille pas à son roman. J’ai maintes fois
insisté. C’est le seul point, me semble-t-il, où elle ne fasse pas d’efforts, où elle se
dérobe. Mais je vais lui en parler très sérieusement, et, si besoin, me fâcher.
Oui, J. Chardonne a la langue légère. Légère, mais parfois dure dans les attaques.
Il est possible que ses sentiments à l’égard de la nrf. soient très mêlés, soient
troubles.
Et plus d’une foi je l’ai vu attaquer avec violence tel homme qu’un an auparavant il
portait aux nues...
Mais je le tiens pour un ami. Il m’en a donné des preuves. Il sait que je suis le sien.
Je ne puis donc prendre au sérieux ([mettons?] au tragique ) ce qu’en dit ou qu’en suggère
Blanzat.
J’ai dîné vendredi avec Lambrichs. Voici ce qu’il n’a pas osé dire à notre réunion :
Dans le n° d’octobre, pourquoi la note de Toesca ? - Je réponds qu’il a raison, et que
nous avons accepté cette note par faiblesse amicale.
Pourquoi la note de Berthe sur Audirio ? - Il a raison ; la note n’est pas bonne ; et le
livre ne méritait pas qu’on l’on en parlât comme d’un livre important.
Pourquoi la note sur A. Comfort ? - Je me récuse ; je n’ai pas lu le livre.
*
Mais il est vrai que nous acceptons trop de choses par sympathie personnelle.
Toi surtout, Jean.
Tu as pris résolument parti pour toi, cela donne de l’intérêt à la revue, du piquant, du
mordant ; mais cela lui retire de son impartialité.
Tu veux parler du livre de Cassou mais tu ne peux en parler qu’en partisan, en homme dont
la position a été attaquée par Cassou. Tu as tort.
Tu demandes à Lambrichs de parler de Bisiaux. A quoi bon refuser à un ami de Clara M. ,
de parler du livre d’y celle ?
Tu refuses une note de Butor, qui n’était pas excellent, mais qui n’était pas injuste –
dont le grand tort à tes yeux était de faire des réserves sur l’oeuvre d’un de tes
protégés.
*
J’ai lu le livre de Gérard Bautelleau. Ou la note de Rainord est un calcul, ou elle est
une faute de goût. L’un et l’autre sont graves. - Mais il suffirait de quelques coupures,
pour que l’on pût la publier.
*
Chez Solier, ce n’est pas seulement le charabia, qui me semble fâcheux ; c’est aussi le
refus de juger, la crainte de se compromettre.
*
Il nous faudrait dans chaque « Temps » un Duferray, un Narge...
Cher Jean, eh bien ! Moi aussi, figure-toi, « à la réflexion je me trouve un peu sort,
un peu lent. J’aurais dû comprendre bien plus vite... SI tu le veux bien, mon nom figurera
encore sur la nrf de Décembre, et le tien seul à partir de Janvier. Ce qui ne m’empêchera
pas du tout de continuer à travailler avec toi, de t’aider autant que je le pourrai,
etc... » Je t’embrasse,
M.
La seule chose qui me fasse dans tout cela un peu de chagrin est que tu m’aies toujours
prêté, dans ces petites querelles, le parti de G.G. (ou d’autres) contre toi.
Entendu pour Poulot. Essayons de demander à Duvignaud de faire aussi quelques notules –
le cas échéant sur le théâtre.
- Je relance Billy pour le Journal des Goncourt.
- J’écris à N. Sarraute ; mais elle s’est engagée à donner un chapitre de son roman à
Sartre.
- Gaston, catastrophé par l’avalanche de Solier. Il n’est pas le seul, hélas !
- Qu’as-tu pensé du récit de Lambrichs ?
*
Bien entendu, France n’a pas renoncé à son rêve, de travailler pour la revue (elle t’en
parlera sans doute). Bien entendu aussi, nous ne pouvons avoir de vraie secrétaire. Mais
c’est d’abord le titre, qui lui importerait, dans la mesure où il lui servirait de
garantie à l’égard de sa famille. Peut-être, d’une part, pourrions-nous lui donner
quelques menus travaux, peu rétribués. A cela s’ajouteraient, de l’extérieur, des travaux
mieux rémunérés : lectures de manuscrits, dactylographie pour moi-même, pour moi-même
aussi quelques recherches de bibliothèque (je vais en avoir besoin pour la Prose
française, et pour des émissions de radio), traduction pour Stock, etc – Tout cela, je
crois qu’à présent elle le ferai bien (elle a déjà commencé), et que ce serait, avec son
livre, sa meilleure chance de vivre, et de se sauver. - Qu’en penses-tu?
Pour que France ait son permis de travail, il faut, tu le sais, que Gaston lui fasse une
« proposition de contrat ». Ce qui est entendu avec lui.
Mais à la Préfecture, comme au Ministère du travail et comme à l’ambassade belge, on a
dit à France que si le contrat était établi pour un emploi de simple secrétaire, elle
n’avait que très peu de chances d’obtenir son permis ; il faudrait que le contrat portât
sur un emploi de secrétaire de rédaction. Ceci d’ailleurs ne changerait en rien son emploi
et son rôle effectif et il serait entendu que, seule, Dominique serait ainsi qualifiée
dans les pages de la revue.
bien entendu, pour Pierre de [Chevigné?]. Souhaites-tu que je lui écrive aussi ? Je le
ferai volontiers si tu crois que cela puisse être utile.
Comme j’aime tes contes. Je crois que personne ne peut les mieux sentir que moi.
Mais, dans les Passagers, je n’aime pas : « Je fixai le bras qui
s’arrêta. » « Fixer le bras » pour « fixer l’oeil sur le bras », c’est courant (et ce
n’est pas fameux) : mais « fixer un bras qui s’arrête », c’est un mauvais jeu.
À toi
M.
Je trouve le « Nouveau Crève-Coeur » encore plus grotesque que le premier. Il est vrai
que pour le premier tu n’étais pas sans faiblesse.
- A la galerie du siècle, près de St Germain, (où nous sommes allés ensemble voir Ensor),
cinq Braunner, exquis.
*
Mais Masson, cette fois, me laisse un peu déçu, surtout inquiet.
je suis venu à Brinville passer la dernière nuit de l’année avec les chats, les chiens,
quelques vieux souvenirs, et pas mal de solitude dans cette grande maison.
- Nous n’avons pas déjeuner ensemble aujourd’hui. Ce sera pour jeudi prochain, si tu
veux. Je crois que ces déjeuners sont utiles.
- Oui, chacun de nous doit montrer à l’autre toutes les lettres où celui-ci est
critiqué.
- Oui, nous ne donnerons rien à une revue, un journal français (sinon en plein accord,
quand une exception paraîtra souhaitable).
- Mais je comprends que les conditions « assez avantageuses » de la Parisienne t’aient fait un instant rêver. C’est que, me semble-t-il, nous sommes
peu rétribués chez Gallimard. Je dis « nous » songeant que tu ne reçois pas sans doute
beaucoup plus que mois (en fin de compte, je gagne moins que l’an dernier – le travail de
la revue me prenant presque tout mon temps)
- Je suis ennuyé, certes, des récriminations (et même l’on peut dire parfois des
manoeuvres) – disons des procédés inamicaux, de nos collaborateurs. Mais plus encore de
toutes les insuffisances de la revue.
Qui parle de la poésie aujourd’hui ? Qui fait un effort pour la défendre ? Rousseaux,
Saillet. Je suis, honteux de l’attitude de la nrf, de
sa négligence, de son manque de générosité, de son manque de combativité.
Solier, Thomas, Lambrichs etc., n’ont que trop beau jeu, s’agissant d’une revue qui
manque à tel point d’élan, de dévouement, de volonté.
Ne dis pas que je prends les choses au tragique. Si ce n’était pour donner à la revue
tout ce que je puis donner, à quoi bon être entré dans cette histoire ! Nous n’avons pas
le droit de faire les choses à demi.
- Mais je ne manque ni de confiance, ni d’obstination.
Et bien que tu te plaises un peu trop à me faire grimper ;
bien que, si tu poses Rebattet = Proust et Malraux, Dhôtel > Gide+Dickens, défection
de Solier = épouvantable catastrophe..., je songe aussitôt au mot de Talleyrand : « Tout
ce qui est exagéré ne compte pas »;
bien que, si je devine, pour la nrf., l’utilité d’un salon, je voie
beaucoup mieux encore la nécessité d’une caverne,
bien que, au cours de l’an passé, tu aies été deux ou trois fois injuste à mon égard (en
pensée) ;
bien que, si je suis pour le Bulletin, je regrette qu’il se ramène, en somme, à Mauriac,
Aragon et les divers papillons ;
bien que, surtout, je ne connaisse que trop mes faiblesses, mes manques et mes
désagréments.
- Je mets beaucoup d’espoir dans l’année qui vient,
Je suis bien ennuyé, Jean, que Ch. t’ait envoyé une lettre « terrible » par ma faute.
Mais son double jeu m’a révolté. J’ai préféré, en ce qui me concerne, un éclat. En ce qui
te concerne, j’ai pensé que son jeu n’était pas moins double. J’ai dit à A. Bay, qui allai
le voir, et qui me demandait d’où je tenais les propos que je lui reproche, que je les
tenais de dix personnes ; que la semaine dernière, tu ne m’avais communiqué qu’une phrase
d’éloge et que c’était moi qui avais réclamé la lettre entière.
J’ai reçu, moi aussi, une lettre de Ch. Il dit : « Des éloges sur vous, personne n’en a
fait qui puissent se comparer à ceux que j’ai encore l’occasion de répéter quelquefois.
Vous n’avez pas que des qualités. Vous avez, comme nous tous, de grands défauts, des torts
assez lourds, que vous connaissez, qui sont visibles, que personne n’ignore. J’en ai parlé
aussi, jadis surtout. Je n’ai jamais rien appris à personne. Vous êtes ensemble, tant
humains, fort tragique, du meilleur et du pire, peut-être à un degré extrême. » Puis
commentaires sur la phrase : « Il n’existe qu’à sa table d’écrivain. » Enfin rupture tout
rapport avec la N.R.F.
Je lui écris : « Vous avez tort de vous en prendre à Paulhan. Il ne m’avait communiqué,
par lettre qu’une phrase d’éloge, de vous, à propos de ma dernière chronique. Cet éloge
était si opposé aux critiques que vous faisiez sur moi, à d’autres personnes, que j’ai
réclamé de lire votre lettre tout entière. Si P. y a consenti, c’est qu’il ne voyais, dans
vos autres propos, qu’une boutade. - Et sans doute d’autres propos m’auraient moins
blessé, si vous les aviez tenus directement. »
- Laissons passer l’orage. L’essentiel est notre intime entente, c’est qu’il n’y ait
entre nous qui ne soit net ; que notre amitié soit la moins complaisante et la plus
loyale.
- Oui, Mauriac a grandi depuis quelques années (malgré tout). Et bien sûr, s’il donnait
son Bloc-Notes, ce serait piquant, ce serait sans doute utile à la
revue. Mais si, refusant, il se vantait et nous poursuivait de son refus ?
Vraiment « Hors de ma table d’écrivain, je ne suis rien? » - Vous vous trompez : je suis
à tout le moins ceci : un homme qui n’a jamais trahi ses amis10.
Quand une réserve m’est venue à votre égard, c’est à vous que je l’ai faite. Quand j’ai
parlé de vous avec d’autres, pas un mot, pas une pensée de moi ne pouvait vous blesser. Je
n’ai jamais accepté que l’on vous attaquât devant moi. J’ai toujours respecté votre vie
privée. Quand on me répétait telle parole de vous sur moi : que je « pontifiais », que je
devenais « sénile », que j’étais « si vaniteux que j’avais ruiné ma femme en voulant vivre
dans des châteaux » - je répondais : « Vous avez mal compris ; s’il le pensait, il me
l’aurait dit – non pas à d’autres. »
Mais cette fois je cède. Vous me blessez, vous me navrez trop profondément – en un temps
où ce ne sont pas les épreuves qui me manquent.
Oui, tu as raison : n’ayons pas trop honte de nous. Mais je ne sais si mon article sur
Mansfield mérite de venir en tête, fût-ce pour annoncer les lettres de K.M ; tu verras ;
pour moi, aucune importance.
Déjeuné avec André Bay, à qui j’ai dit combien me blessait l’attitude de son beau-père
(mais je l’ai écrit aussi à Chardonne). Il me dit ce que toi-même m’avait dit, mais que
j’hésitais à croire : le ressentiment de Ch. à l’égard de F. Cl. Ou plutôt des rapports
qu’il nous prête. Je lui ai répondu que Ch. aurait dû s’en ouvrir à moi-même,
m’interroger, donner son sentiment : c’était son droit et son devoir d’ami. - il me dit
aussi que Clara M. lui avait tenu (à lui, Bay) les mêmes propos. Que d’autre part Blanzat
lui avait dit que F. Cl. avait habité chez toi, et que, donc... ! (Ai-je
besoin de te dire, en ce qui concerne ce donc, que 1° je ne le crois pas
2° cela ne me regarde pas 3° même exact, cela me serait parfaitement indifférent.)
Mais enfin, Jean, c’est ton sentiment qui m’importe d’abord. Il est un fait que beaucoup
d’embêtements nous sont venus – non pas seulement à moi, mais à toi, à nous, à la revue)
par suite de la présence de F. à la revue et des causes que l’on donne à cette présence.
Tu t’es toi-même plus d’une fois irrité de ses manières ; moi aussi. Nous savons tous
deux, et tu l’as su avant moi, ce qui en elle méritait l’attention et ce qu’elle pouvait
gagner. Elle a eu cette attention et réalisé ce gain ; comme elle le sait, elle en est
devenue parfois plus agaçante, et plus vaniteuse. Ce que je pouvais pour elle, je crois
que je l’ai fait. Reste à savoir si sa présence peut nuire à la revue et peut nuire à
notre entente. Je te demanderai même, égoïstement, en faisant appel à ton devoir d’ami, si
tu estimes que les rapports que nous avons à présent, F. et moi (qui peuvent se résumer en
un essai d’entraide affectueuse, mêlé de piques et de heurts) te semblent pour moi
pernicieux. Si nous avons à prendre une décision qui l’écarte de la revue (et là-dessus ce
que tu jugeras bon me semblera bon, et j’en prendrai toute la responsabilité), mieux vaut
à présent qu’en octobre.
*
Bien entendu, je crois, comme toi, que si je quittais la revue, Ch. me rendrait amour et
admiration. Il se pourrait même qu’à ce moment F. Cl. en bénéficiât !
*
(Mais il faudra bien s’en passer)
*
Je préfère Giraudoux et même A. Fournier à Dh. Mais je préfère Dh; à Robert Francis11, cela va de soi. Et je ne le mettrais pas tellement, tellement au dessous
d’Honoré d’Urfé.
Je viens de terminer une petite préface à Est-il bon, est-il
méchant !
Je t’embrasse
Marcel
Réponds-moi à la revue, s’il te plaît.
- Je n’ai pas encore relu dans son ensemble l’Histoire d’O. Mais j’en
ai relu des pages, des parties, qui m’ont paru (plus encore qu’à la première lecture)
d’une étrange beauté.
Cela dit, comme le caractère de F., maladroit et souvent détestable, peut nuire à la
revue, es-tu d’avis qu’elle s’en retire. Je suis prêt à lui en parler, ce soir même.
Si le ton de ma lettre était blâmable, je t’en demande pardon. Je ne croyais pas qu’il le
fût. Voilà plusieurs semaines que j’essayais en vain de t’écrire ; finalement, je n’aurai
rien fait de bon. - Injuste ? Je voudrais bien, mais je ne crois pas l’avoir été.
Cette lettre aussi sera mauvaise. J’ai trop à dire ; et je ne cherche pas à prouver, si
je ne peux faire sentir.
Je pourrais reprendre tous tes arguments, et répondre :
- Non, la note de Toesca n’est pas excellente ; elle est nulle, et porte sur un livre
nul.
- Non, nous n’avons pas eu tort de ne point publier l’article de Grenier dans les
premiers n°s de la revue : car cet article était mauvais, et c’est à nous seuls – ou
plutôt à toi – qu’il appartenait alors de Drieu.
- Non, tu ne peux rapprocher la note de Cournot de ma chronique. Je me suis montré
parfois moqueur, parfois dur, pour Giono ; mais non pas désinvolte ou grossier ; et je
n’ai plus 28 ans. - Au demeurant, pourquoi n’as-tu pas envoyé à Giono, comme je te le
demandais, comme tu l’offrais toi-même, afin qu’il tranche, la note de Cournot ?
- Non, tu ne peux rapprocher Bisiaux-Lambrichs de Malraux-Arland. J’ai montré, et je
montrerai, que je peux parler de Malraux librement. C’est que nous ne formons pas un clan.
Lambrichs lui-même déclare qu’il serait gêné de parler de Bisiaux.
- Quant à Clara, que veux-tu dire ? N’est-ce pas moi, qui ai refusé, puis fait
recommencer, puis refait moi-même sa note intéressée sur N. Védrès12 ? Et je ne souhaite nullement que l’on parle deux fois
d’elle dans la revue. Mais France Cloquet, malgré mon avis formel, avait demandé à faire
une note sur ce lire. Que Dominique, prenant comme thème le romantisme, ou romanesque,
féminin, soit amenée à dire quelques mots sur le même livre, où est le mal ? - Mais
j’accepte volontiers, même s’il n’y a là qu’une apparence de mal, que l’une ou l’autre
s’abstienne.
….
A quel texte me suis-je « opposé » (Grenier et Cournot mis à part, et je n’étais pas le
seul à m’y opposer)?
Ni à Benda, ni à Romains, ni même à Peyrefitte, ni à rien.
- Je me suis brouillé avec Simon13, avec Frenaud,
que tu as refusés. Je suis prêt à rompre avec Toesca, avec Guérin, avec Clara ou
Duvignaud, … si la revue l’exige.
- Est-ce moi qui ai demandé des notes à Mme Boutny ?
- Lambrichs ? Mais n’étais-tu pas d’accord, au début, pour accepter sa nouvelle ? Je ne
la tiens pas pour excellente ; mais je crois simplement que l’on peut la publier ; mais
peut-être ce qu’il écrit en ce moment est-il meilleur. De toutes façons, nous ne pouvons
la publier avant février ou mars. S’il avait alors terminé son nouveau récit, et qu’il
vous donnât à choisir...
- je ne verrai plus Lambrichs, ni personne de son groupe, hors de la revue. Je veux dire
que je ne me prêterai plus à entendre critique la revue hors de notre bureau. (Et Gaston y
suffirait).
- Mais ne crois-tu pas qu’il serait bon que nous nous voyions, toi, et moi, seuls, hors
de la revue, de temps en temps – par exemple tous les 15 jours, en déjeunant ou dînant
dans un petit bistrot ?
mais non, je n’ai pas demandé les photos, je n’y ai plus songé, j’en suis désolé – comme
de tant d’embarras où je te sens. Veux-tu que je rentre tout de suite ?
Remettre l’hommage à octobre, c’est bien ennuyeux. Octobre est un mois de rentrée, un
mois important : puis nous avons pris des engagements envers Montherlant, Camus, Martin du
Gard.
Est-ce que les 164 pages que tu prévois comportent aussi les articles non remis
(Ponge...) ? Mallet, avant de partir, a-t-il laissé le texte qu’il avait promis ?
- Je travailler, mais je peux facilement m’interrompre pour avancer mon voyage à
Parc.
Il fait beau : il n’a pas plu depuis 1 mois. Une maison charmante. Au coin d’île assez
sauvage. A part Claude Roy, G. Hugnet ,Catherine Gide, [Auzy?] Solidor et moi, pas
d’écrivain. La propriétaire de notre maison est la veuve d’un amiral : quel goût exquis
avaient ces amiraux ! J’ai un gros figuier dans la cour, et chaque nuit, en même temps,
une chatte et la lune, rondes toutes deux.
Il est bien fâcheux que Giono donne son roman à la Parisienne ; il me l’avait promis,
nous l’avions annoncé (et précisément les procédés de la Parisienne ne me semblent guère
plus loyaux que ceux de G.) Lui as-tu écrit ?
Jaccottet me déçoit.
Si nous publions les poèmes de [Larraude?] dans le n° de sept., il me semble très
dangereux de les mettre en tête. Je ne crois d’ailleurs point qu’ils le méritent. Et je
suis sûr que l’effet sur le public, sur les abonnements, sera désastreux.
Je termine mon étude sur K. Mansfield. Mais le séjour de Cusset n’est pas fameux ; voilà
dix jours que je ne peux dormir avant 4 ou 5 h du matin. Nous partirons demain pour un
petit tour des monts d’Auvergne.- Je pense revenir à Paris vers le 14.
Au revoir, Jean. Je t’embrasse
Marcel
J’ai vu à Vichy le Comte de Monte-Chriso : à Cusset « Tarzan dans l’antre des gorilles »
C’est dire que j’use de tout pour me soigner les nerfs. (Je fais chaque matin une heure de
pédalo sur l’Allier).
c’est hier seulement, hier soir en rentrant de voyage, que j’ai reçu ton billet de jeudi.
Je ne peux donc écrire à temps la page que tu souhaitais.
Oui, un petit ensemble de courts hommages à Cingria (Jean Paulhan, Cocteau...) serait à
l’honneur de la revue. Ne laisse-t-il pas d’inédits ?
Nous avons passé 4 jours sur les monts d’Auvergne. Les deux premiers, fort beaux : quel
air libre, quels paysages – les plus exaltants que je connaisse. Mais le troisième jour,
nous sommes allés à Mauriac, et, naturellement, les ennuis ont commencé, panne sur panne.
Nous rentrerons cette semaine ; voilà 15 jours que je ne puis dormir que (somnoler) que 2
heures ou 3 par nuit, malgré les somnifères. J’ai essayé des lectures ennuyeuses ; mais
les « Origines de la France contemporaine », l’« Histoire des institutions politiques de
l’ancienne France », même les romans de Goethe, rien n’y fait. J’oubliais le théâtre de
Voltaire (9 vol.) Le Figaro me passionne : le Journal de
Vichy me trouble ; l’Espoir de Clermont-Ferrand me semble aussi
riche et dramatique que celui de Malraux. Je vais enfin aborder les Nouvelles
littéraires.
j’ai amené le soleil, à travers 500 km. D’orage. Il semble installé, et l’on m’en fait de
grands compliments.
J’ai retrouvé Janine dans une petite auberge de Tourrettes sur Lauf, et demain nous
gagnons Cabris et la Messuguière.
Je t’envoie un choix de lettres de Valéry. A ton tour de choisir.
Nous sommes allés hier à Vence. Je ne connaissais pas encore de chapelle de Matisse. Nous
avons dû faire la queue pendant 2 heures ½. On se battait contre les touristes étrangers
(hollandais surtout) que déversaient les cars et qui forçaient les barrages. Une femme
s’est évanouie ; une autre a été piétinée. Je ne m’étonne plus que Chagall parle avec tant
de perfidie de la chapelle Matisse. Mais dans les rues de Vence, et tout près de la
chapelle, on voit de grandes affiches « Joyeuses Pâques », signées Chagall.
Tourrettes, village au Moyen Age, sur un éperon, est envahi par [Lauza?] Vasto et ses
disciples.
Je crois, Jean, que tu ne devais pas, le premier jour de mon retour, me signaler les
négligences du dernier n° (fautes d’ortographe, signature Duvignaud tout de suite avant
note sur D). Tu paraissais trop me dire que, toi absent, je ne pouvais rien faire de bon.
Alors que, autant que j’ai pu, tje t’ai tenu au courant des modifications apportées au
sommaire. Et alors que je n’ai jamais pensé que, toi absent, la revue pût être ce que tu
la fais.
Si ce n’était pour rabattre le caquet de [Mme de Bie?], bon, mais voilà que tu appliques
en amitié, le caprice personnel (mais, au demeurant, d’une tactique trop sûre) dont tu
peux user ailleurs.
Je suis à Paris depuis lundi. Tout va bien à la revue. Repose-toi, Dominique aussi, le
mieux possible.
Je n’ai pas répondu à ta dernière lettre. C’est qu’elle m’avait peiné, et que je
craignais de réagir trop vivement (Voilà pourquoi d’ailleurs, en grande partie, je suis
allé brusquement dans le Midi). - Tu m’accusais de ne t’avoir pas parlé franchement,
d’être allé chercher un prétexte, et tu m’indiquais ce que tu aurais fait à ma place.
J’ai toujours reconnu que je n’avais pas un caractère facile. Je le regrette de plus en
plus. Mais je ne reconnaitrai jamais que j’aie pu parler, ou agir à ton égard, d’une façon
qui ne fût pas franche, qui ne fût pas guidée par l’amitié.
Tu sais que je suis content (et fier) de [te?] diriger à ton côté la nrf. (diriger qui
veut dire aussi servir). Tu sais aussi que cela même ne compterait pas, si j’étais amené
par là à des actions, ou pensées, dont je ne fusse ni content, ni fier.
Tu m’avais déjà peiné, au début de l’année, quand tu as répondu aux insultes que Thomas
adressait à la revue, à F., à moi-même (à toi aussi : mais pour soi il est facile d’être
généreux) en redoublant d’amitié pour lui – ce même Thomas dont tu me disais, que homme
curieux et écrivain de valeur, il n’était pas un homme estimable ; ce même Thomas devant
qui, dans un déjeuner intime, nous avions parlé intimement, et qui, quelques jours plus
tard, allait répéter à Solier les propos, assez hostiles, que Dominique avait tenu contre
ledit Solier ; ce même Thomas qui, ensuite, demandait à Dominique et à toi de nouveaux
services. - Puisque tu veux bien m’indiquer ce que tu aurais fait à ma place dans les
histoires « G.G.-Bulletin » (et non, tu n’aurais rien fait d’autre, je l’espère) – faut-il
te dire ce que j’aurais fait moi-même dans l’histoire Thomas, ce que j’ai fait en d’autres
circonstances?
Où tu as absolument raison, c’est quand tu dis que de tels incidents sont indignes de
nous.
Je t’embrasse.
Marcel
Schloezer a apporté le choix de Dostoïevski – assez intéressants.
Tout à fait d’accord sur ta conception du Bulletin.
Si tu as quelques minutes, veux-tu jeter un regard sur les poèmes de Birague que je t’ai
remis volà quelques jours ? (Ce titre ressemble à Marines). Je n’aime
pas ces poèmes, mais je lui ai promis de te les communiquer, et de lui écrire avant jeudi
prochain.
*
Franc me dit que tu as cru que les corrections faites au crayon sur son manuscrit
venaient de moi. Non, je n’en ai pas faites. J’ai voulu lire le roman sans m’interrompre –
quitte à lui suggérer, plus tard, quelques coupures ou changement de mots.
je suis tout près de toi dans ce qui t’afflige, et je sais que tu es près de moi. C’est
pour moi un grand soutien nécessaire. Puissé-je t’être aussi de quelque réconfort.
Cher Jean, nous sommes allés hier à Vence, chez Chagall, qui nous a montré ses dernières
toiles (82-84). C’est un renouvellement ; ou plutôt il s’accomplit en dépassant tout ce
qu’il a fait, en lui donnant à la fois une structure et une intensité extraordinaires.
Quelques-unes de ces toiles sont bouleversantes ; le charme cède à la grandeur, sans
toutefois disparaître. Je ne croyais pas qu’il serait allé si loin. Tu verras ces toiles
en juin, chez Maeght ; c’est une série qu’il appelle Paris (de fait, on
reconnaît ça et là une petite tour Eiffel ou un jardin public...) Il apportait, dans la
présentation de ces toiles, d’invraisemblables coquetteries ; mais j’étais très ému, et il
s’est mis à pleurer.
Nous serons ce soir à la Messuguière, pour une semaine.
Cher Jean, voici ma chronique (fin de Saint-Ex) – (Non, je
l’apporterai ; je crains un peu la grève)
Je me disais, en regardant le sommaire de certaines revues (R.des Deux
Mondes, par exemple) que notre Temps comme il passe n’est pas
assez actuel. Bien sûr, il y faut des textes de pur intérêt littéraire ;
mais d’autres aussi, qui joignent à cette qualité un intérêt d’époque. Par exemple sur des
fouilles, sur des conférences, sur une exploration, sur l’organisation d’un musée, sur la
vie à Rome, ou aux Baléares, ou rue Mouffetard...
Cela ne remplacera pas le Bulletin du mois, auquel il faut songer, en
l’élargissant. Ne pourrions-nous en préparer un pour le n° de Juin, avec le concours de
certains de nos collaborateurs : Perros, Judrin, Nourrissier...?
Manquent aussi des Lettres de l’étranger sur l’activité littéraire en
Allemagne, Angleterre, etc...
*
Nous sommes à la Messuguière depuis dimanche ; il ne cesse de pleuvoir. Mais je
travaille. Nous partirons samedi ou dimanche, passerons par Cusset (pour des histoires de
maison à vendre ou à laver), et je peux être à Paris, mardi ou mercredi prochain.
- J’ai beau faire : je ne pourrai plus avoir confiance en Thomas. S’il n’était
qu’instable, ce ne serait rien ; je le crois assez envieux. Je l’ai presque toujours vu
réticent, et souvent blessé, amer, dès que l’on vantait tel écrivain d’une génération
voisine de la sienne. J’ai vu l’autre jour une lettre qu’il venait d’adresser à
Lambrichs : il se plaignait que tu eusses tout « embrouillé » dans l’affaire de Terre ferme ; à en croire Lambrichs, il aurait envoyer à Brenner une
lettre très dure sur toi. - Mais Lambrichs... ! Il nous faut nous préserver (gentiment) de
ce petit monde, dont l’activité la plus « claire » se passe en ragots et en
manoeuvres.
Une maison à l’abandon, c’est une maison délivrée, rendue à soi, et qui commence enfin à
vivre par elle et pour elle-même. Il faudrait plus de patience et de courage que j’en ai,
pour reconquérir celle-ci. Je vais de pièce en pièce ; je m’asseois dans chaque coin ;
mais je ne parviens pas à me faire oublier.
je me rends compte que je suis mal fait pour tenir mon emploi à la revue – pour tenir un
emploi dans le monde littéraire. Trop maladroit et trop vulnérable. L’article de R. Guérin
achève de me convaincre. Permets-moi donc de me retirer de la revue. Je vais essayer de
retrouver un peu de courage loin de tout cela.
Pièce jointe : article « Le huron à Paris » écrit par Raymon Guérin, dans La Parisienne
de Mai 1954 (ces derniers mots écrits en bas de la première page de la main de Jean
Paulhan)
je ne savais pas que tu était aussi Directeur du Disque Vert. Ton dernier n° me paraît
assez bien réussi. Et comme tu as bien fait de couvrir cette nouvelle de Lambrichs, qui,
je crois, avait été payée par la nrf.
(Mais pourquoi m’écrire vers la fin de l’an dernier, que « c’est bien entendu, nous
jurons de ne rien donner à un journal, à une « revue »).
J’ai promis à Grasset – avec qui j’ai déjeuné ce matin – que nous publierions son
prochain essai (sur « le Génie »). Cet essai sera présenté par M. André Marie, qui a
beaucoup d’attachement pour la nrf.
J’ai dit : « Tu n’aimes pas la peinture! » mais sachant fort bien que tu peux me
répondre, sur le même ton : « Toi non plus ! » - Que reste-t-il de ces plaisanteries ?
C’est que d’habitude, chez un peintre, je suis plus ému que tu ne l’es par la sensualité
de la matière et les qualités affectives de l’oeuvre. (De là mon amour pour Rembrandt, Van
Gogh, Rouault, Soutine, Chagall même...). Mais tu es plus directement sensible que moi aux
problèmes, aux expériences, à la métaphysique de l’oeuvre (Picasso). - Cela dit, je crois
que nous différons peu sur le sens de la qualité, et que c’est pour les mêmes « raisons »
que nous aimons, par exemple, Piero, Fouquet, Chardin, Corot, Cézanne...
Si, jeudi, ma réaction à ta lettre a été trop vive, je te prie de m’en excuser. Je
reviens sur cette lettre, plus calmement.
Non, pas un instant, je n’avais établi de rapports entre Landolfi et Claire. Je ne suis pas fou du roman de Landolfi : mais, si nous le [coupons?]
attentivement, ce sera une oeuvre charmante et c’est un nom honorable. Simplement 1° : je
préfèrerais un roman français de même qualité ; 2° il va nous gêner pour
publier en même temps d’autres oeuvre étrangères, qui attendent (Lorca, Heidegger...) Mais
enfin, faute de mieux, je suis d’avis de le publier. J’aimerais bien l’avis de Dominique
A. Janine, qui l’a lu, et qui représente un bon public, même un public assez exigeant,
pense à peu près comme moi – et comme toi.
Claire. Là aussi, mon sentiment est très proche du tien. On ne peut
dire que Fr. ait repris sérieusement son roman. Paresse, facilité, complaisance. Je vois
assez bien comment on eût pu tirer de là une oeuvre remarquable. Voilà un an, j’étais prêt
à aider Fr. ; elle n’a rien voulu entendre. J’y ai complètement renoncé. Me
demanderait-elle aujourd’hui, je refuserais. Mais aucun danger qu’elle le demande !
Avant qu’elle le recopiât, c’est-à-dire quand j’espérais encore qu’elle ferait un vrai
travail, il m’est arrivé de penser que nous pourrions en donner un fragment dans la revue.
Peut-être n’y aurais-je pas pensé, si tu n’y avais pensé toi-même, si tu ne me l’avais
dit, et à elle. Mais je crois que tu as tout à fait raison quand tu dis que, le roman
fût-il mille fois meilleur, il conviendrait encore de n’en rien publier dans la revue.
[page manquante?]
qu’il énoncé, je les ai vingt fois jetés sur un papier, sur mes carnets. Je me proposais
même, au début de l’été, avant d’avoir lu cette lettre, de les exprimer dans une chronique
libre. Publions dans cette lettre, et tenons-en compte, d’abord tous deux, puis gagnons
nos amis, nos collaborateurs. Allumons un esprit de foi et de dévouement, une volonté de
servir (que d’actions nécessaires pour effacer la confusion de ces mots !)
Je regrette que la N.R.F ne publie pas le poème de Carraud – quelques réserves qu’il
m’inspire. Mais le donner en tête ? Je maintiens mon objection. (N’avais-tu pas projeté
toi-même de le publier au milieu de la revue?)
ne savait pas comment nous pourrions mieux faire (Bon!) il avait bien ses petites idées,
et celles de ses amis « lecteurs moyens », et celles de Jeanne, qui a tant d’affection et
d’admiration pour toi, un bon roman, oui, comme autrefois Bella ; et pour rien au monde il
ne se permettrait de donner un avis ; mais peut-être que Blanchot, si estimable, et jadis
si clair, était un peu dur ; et la chronique de Duvignaud, pas bien drôle, pas très
intéressante ; et celle de Nourissier ; et celle des arts. - Bref, rien qu’il n’ait dit
déjà, et il le disait gentiment – et conviens qu’il le disais parfois avec raison,
conviens que Duvignaud est trop rapide et s’en tient à quelques vues, à quelques effets –
surtout depuis qu’il s’occupe d’une revue de théâtre - ; que Nourissier est trop facile ;
que la chronique des arts manque de ton, de variété, de vie, d’efficacité.)
Nous avons ainsi parlé une dizaine de minutes. Puis, le lendemain, j’ai posé une petite
lettre sur son bureau. A peu près ceci : « Très ennuyé que la revue ne marche pas,
matériellement. Mais d’abord pourquoi ne nous tient-on pas au courant, chaque mois, des
abonnements, des invendus, etc ? Quant aux frais, voyez-vous comment ils pourraient être
diminués ? (Ma formule était meilleure que celle-là). J’en viens à me demander, de loin en
loin, si la revue est vraiment souhaitée dans la maison. Vous savez ce
que nous y mettons de nous-mêmes. Si la revue ne devait pas trouver une totale adhésion (dans la maison) je préférerais ne plus m’en occuper du
tout ».
C’est à la suite de cette lettre qu’il est venu me dire, fort gentiment, que je méritais
parfois d’être grondé.
- Petit problème : si nous nous soucions trop du public, nous trahissons notre rôle. Si
nous ne nous en soucions pas assez, la revue tombe et le rôle ne peut être exercé. - Cela
ne doit pas être insoluble.
Je t’embrasse
Marcel
Une des amertumes de G : c’est que la publicité faite sur les textes de Malraux n’a rien
donné. Et là-dessus il signalait le prestige (et le vente) de Camus.
Je n’avais pas abandonné le dessein de parler d’O dans le revue. Mais
Bataille en parlera beaucoup mieux que moi. J’en parlerai bien dans Critique ; mais d’autre part Fr. Cl ne me pardonnerait pas de prendre ce qu’elle
estime être sa juste place.
-
Tout à fait de ton avis sur le roman de Fr.. Il serait bien intéressant de définir plus
complètement ce « manque d’âme ». Mais il y a là des passages remarquables (nettement
écrits).
Marcel Arland à Jean Paulhan (30 septembre 1954) §
Il a pu arriver, autrefois, que telle de tes lettres ait été « surprise » par France. Je
m’en suis fâché. Je lui ai parlé nettement. Je ne lui laisse lire, à l’occasion, que
celles où tu parles de la revue d’une façon qui intéresse son propre rôle, je veux dire
(de secrétaire et d’auteur de notes en notules). - Rien d’autre. Je ne lui ai pas
communiqué la lettre où tu me parlais de son roman.
-
J’en viens à ce roman. Tu me prêtes des sentiments, une attitude et des intentions qui me
blessent.
1° : Je sais, ou crois savoir, ce que c’est que l’amour. Je n’aime pas plus France
qu’elle ne m’aime. Je croyais m’être expliqué là-dessus auprès de toi : d’où vient que tu
n’en tiennes aucun compte.
2° : Je t’ai déclaré, avant-hier, que je jugeais le roman de France exactement, ou
presque, comme tu le fais toi-même. D’où vient que tu me reproches de voir Claire à travers l’image que je me fais (?) de France?
3° : Comment peux-tu songer que, même si j’avais pour Fr. cent fois plus d’affection et
d’indulgence que je n’en ai, je songerais, moi, un seul instant, à la favoriser ? Comment
peux-tu croire que, si j’hésite à propos de Landolfi,c’est dans l’espoir que Claire pourrait être substitué au roman de Landolfi?
- Ai-je mérité ce rappel à l’ordre, cette leçon de morale ? Ne me suis-je pas toujours
montré beaucoup plus sévère envers mes amis (mettons Duvignaud, ou Clara ou...) que tu ne
l’étais toi-même.
Je tire de tout cela une conclusion pratique. C’est que je vais dire à France que les
sentiments et l’attitude que l’on me prête à son endroit (toi le premier) ne permettent
plus sa présence à la revue.
Laisse-moi quelques heures pour songer à d’autres conclusions, qu’appelle aussi bien une
entrevue que j’ai eue hier avec G.G, et dont je te parlerai.
Je t’embrasse
Marcel
Je te répondrai sur les autres points de ta lettre. Je suis là-dessus plus d’accord avec
toi que tu ne l’es toi-même.
Tu aimes le jeu ; tu aimes ton jeu ; tu ne détestes point ta figure ; tu mets parfois une
coquetterie, même un défi, à l’accuser.
J’admire ce grand jeu ; j’aime bien (et j’admire) cette figure. Mais ce qui était
excellent dans les Cahiers de la Pléiade, et qui ravira les biographes,
ne risque-t-il pas de devenir dangereux dans la N.R.F. ?
Jeux, feintes, etc... -Maintes fois, lorsque tu avances une phrase, l’air innocent et
convaincu, c’est pour provoquer, pour faire bondir ton interlocuteur.
Cela m’amuse beaucoup. Mais non pas quand je suis l’interlocuteur. La partie est pour moi
trop sérieuse, et je suis trop peu souple, pour que le jeu enfin ne m’accable pas.
Est-ce que je me trompe ? Choisis-toi même un arbitre ; demande à Dominique, à Malraux, à
Schlumberger, à qui tu voudras. Si une seule voix est contre moi, il sera décidé que j’ai
tort.
Mais vois-tu : entre nous, la partie n’est pas égale. Tu uses à présent envers moi des
mêmes tours que dans le jeu ; de la même dialectique que dans le combat. - Il ne s’agit
pas pour mi d’une discussion ; il s’agit de la peine que tout cela me fait ; et ce n’est
pas tellement à moi que je pense, mais à tout ce qui est depuis si longtemps et doit être
entre nous.
Et même, si Claire paraît un jour, j’estime que l’on ne devra pas en parler dans la
revue. Ce que nous avons décidé, toi et moi, en ce qui concerne nos livres, doit
s’appliquer aussi aux livres de ceux qui nous entourent immédiatement.
- La revue, les raisons de la revue, et nos propres raisons d’y être, comment veux-tu que
je sois là-dessus en désaccord ? Tout ce que tu dis là, je l’ai toujours pensé. La lettre
de Daumal, sauf en quelques points (d’application pratique) pourrait être de moi. Les
principes17
N.R.F - Je suis heureux de ce que tu dis à propos de mes chroniques.
Oui j’espère bien y mettre un jour le meilleur de moi. Et je suis heureux de te voir
toi-même te donner ainsi à la revue. Nous faisons une oeuvre parfois dure, mais qui me
semble belle. - Heureux aussi de voir – mais j’en étais sûr – notre entente. Je crois
qu’une telle entente – je le dis naïvement – ne pouvait appartenir qu’à nous.
Moi non plus : je ne puis dire que je sois tout à fait sans inquiétude, ni crainte. Non
peut-être à cause de ses défauts, et de ses tares ; mais de ses qualités ; non pas à cause
des heures noires, mais des soudaines illuminations.
-
Non, je n’ai pas la moindre crainte qu’il y ait là quoi que ce soit qui puisse nous
écarter, fût-ce légèrement.
nrf : - je comprends bien ton souci pour la Revue des
livres. Je l’ai aussi. Mais que faire ? - Bien sûr, si nous pouvions nous en
charger, toi, ou moi, ou Dominique... Mais déjà le Bulletin et la Revue des revues te
prennent du temps ; pour Dominique et moi, nos chroniques. - Dumur seul, ou un autre
seul ; D’abord c’est leur réclamer un grand effort, puis un grand discernement, puis
quelque modestie. Donc la faire à 3 ou 4, par genres ? A l’un, les romans, à un autre, la
littérature, à un aurte les essais, la philo, à un autre la fantaisie, les voyages ? Et
cette « Revue » s’étendrait au théâtre, aux films, aux petites expositions ?
- Il y a trop de Solier ; il est trop envahissant. Et il n’est pas loyal. (Par exemple il
a poussé Rainoird à protester – assez vivement – contre les corrections que l’on apportait
à ses notes. - Je le tiens d’un témoin de l’entretien).
Je vais essayer. Jean, mais sans grand espoir. Se préciser.
Tandis que nous descendions en voiture, F. et moi, vers le Sud, nous avons eu des heures
paisibles, de violentes querelles (sans cause grave ; presque toujours à propos de tel
comportement enraciné en elle : recours aux somnifères, mutisme grognon du réveil, etc.),
de violentes, et plus violentes, réconciliations ; chez elle alors un abandon, dont elle
prenait un peu honte après ; mais enfin, de querelles en réconciliations, le sentiment
d’une entente plus vive.
À la Messuguière, grâce à certaine « discipline » de vie que nous acceptions, que nous
avions choisie, ce furent, presque toujours, des heures délicates (au meilleur sens), et
parfois belles. Je sentais bien qu’avec la confiance – une confiance qui hésitait un peu,
qui craignait, de s’affirmer – lui venait un équilibre.
Depuis mon départ, elle m’a écrite à peu près chaque jour ; lettres assez réservées,
discrètes, mais en chacune desquelles j’ai pu trouver quelques mots sensibles, quelque
fine attention. Et je répondais de même ; mais…
Mais d’une part le jeu de l’écriture et l’absence m’a fait plus exigeant – à l’égard de
son travail, et d’elle-même, et de ses paroles. C’était une erreur.
Puis c’est ouverte chez moi certaine veine romantique, qui par exemple me faisait
parcourir dès l’aube jusqu’à 9 ou 10h. les quartiers excentriques et la banlieue. Je
connais cette vieille humeur : après tout, elle n’offre rien de grave, et la marche me
fait du bien. Mais j’ai eu le tort de cacher à F. ces bavardages du matin. L’inquiétude
qu’elle y a vue l’a elle-même inquiétée, attristée. Depuis mon départ, ma période
« végétative », qu’elle s’y laissait aller, tant cela lui paraissait nouveau, qu’elle en
oubliait son travail, qu’elle craignait ce travail, qu’elle craignait autant qu’on ne la
rappelât à ce travail. Si bien que je suis sûr que la Messuguière, qui d’abord lui a fait
du bien, lui est à présent néfaste.
C’est pourquoi je lui ai envoyé hier une lettre violente, extrême, blessée en lui disant
qu’elle revienne ; que j’irais l’attendre par exemple à Dijon ; que, pour ménager une
transition, il serait bon qu’elle vécût quelques jours par exemple à Royaumont, où elle
travaillerait mieux, étant plus près de nous ; et que, si elle était d’accord là-dessus,
elle m’envoie un télégramme à Brinville. Elle vient de me l’envoyer, sans toutefois
préciser le jour. Je devine bien qu’elle est furieuse du désarroi où je la jette ainsi ;
mais je sais que je le fais pour elle plus que pour moi.
À la Messuguière, la veille de mon départ, elle envisageait de faire venir sa fille à
Paris dès qu’elle pourrait se débrouiller. Cette vie avec son enfant, avec son travail, et
avec notre appui, serait la seule qui la puisse sauver.
Toute mon attitude avec elle a été de lui faire dire et de lui faire sentir,
que je misais sur le meilleur d’elle-même, qu’elle pouvait avoir confiance en elle et même
pourrait un jour être fière d’elle, qu’elle avait, à côté d’éléments de douleurs en basse
qualité, des éléments nobles (et c’est vrai), qu’elle était supérieure à ses actions et
valait mieux que la vie qu’elle a menée jusqu’à présent (et je le crois)/
Cher Jean, tu attendais sans doute l’autre jour (mercredi) que je te parle de F., et l’on
ne pouvait plus gentiment me tendre la perche. Mais c’était difficile de parler. Donc je
t’écris.
F. t’a dit comment cela s’était passé. Je n’avais jamais pris garde à elle, et même les
premiers jours qu’elle venait travailler en ton absence à la nrf., elle me gênait un peu.
Je me suis fait à la gêne ; puis j’y ai pris quelque amusement. Et le petit personnage
m’intéressait, dont R. Mallet m’avait fait un portrait peu flatté. Ce n’est pas tout à
fait pour moi, plutôt pour elle, qui se disait seule, qu’un soir je l’ai emmenée dîner.
L’ennui est qu’après le dîner, je lui ai dit, sans chercher plus : « Est-ce que je puis
vous embrasser ? » Elle s’y est refusée, très gentiment, mais pensais-je, très sottement.
Piqué, je l’ai querellée, ce soir-là et le lendemain. Puis j’ai dit, et pensé : « Eh bien,
tant mieux. N’en parlons plus. »
Mais quelques jours plus tard, sur je ne sais quelle parole, tout reprend. Elle parlait
d’amitié ; je lui réponds qu’elle ne savait pas ce que c’est et n’avait aucun droit d’en
parler. Là-dessus, je lui reproche ses passades ; elle me répond que, précisément, avec
moi ce serait pas sans conséquences. « Eh bien, dis-je, faisons un essai. » Elle hésite :
« Je ne m’engage pas. - Bon, réfléchissez. »
Et quelques jours s’écoulent encore, où je la vois à peine. Et de nouveau je me prends à
penser : « Tant mieux. N’en parlons plus. » Jusqu’à jeudi dernier, le soir, comme je
quittais la revue, et qu’elle y montait, je lui dis : « Je pars après-demain, pour faire
un tour en Bretagne ; venez ou ne venez pas, mais décidez-vous immédiatement. » Elle
accepte, puis me demande d’attendre, accepte enfin.
Il était entendu qu’elle ne s’engageait qu’à un essai de voyage, non de liaison.
Moi-même, assez seul (Jeanine partait en vacances avec Dom., qui ne voulait toujours pas
me voir), j’attendais surtout le plaisir d’une compagnie, mettons aussi l’intérêt d’une
étude de démonologie.
De fait, le premier jour se passe en confidences, en lectures, en sages conseils. Tout
vint de ce qu’au lieu de nous rendre au Mont Saint-Michel, notre premier but, nous
gagnâmes un coin perdu, Locquirec, où la solidude, le vent, les cailloux, le gîte même,
étaient propices à faire renaître chez un démon certain caractère humain. Elle s’en dit
étonnée. Je l’étais aussi.
__
Que te dire maintenant ? Je ne crois pas que F. m’ait laissé ignorer grand’chose de sa
vie et de sa nature. Il me semble même qu’elle prend plaisir à en montrer les traits
douteux et les traits mauvais, ce qu’elle a de détraqué et de malade. Mais si ces traits
sont très vifs, je lui en ai vu d’autres, qui, peut-être, ne demandent qu’à s’accuser.
J’aimerais bien qu’ils s’accusent.
3
Je ne parlerai certes pas d’un amour, connaissant assez, et connaissant
éprouvant autant que jamais, la valeur du mot. Je ne puis même dire qu’il s’agisse d’un
engouement sensuel, bien que je goûte à son prix le charme de F. J’ai plaisir à la voir,
plaisir à sa détente et à ses furtives métamorphoses. Je suis touché par certaine misère
que je sens en elle. Je voudrais l’aider, la pousser à parier pour le meilleur
d’elle-même. Cela aussi est un plaisir – que je n’ai pu trouver auprès de ma fille. Tu
vois : je prends du meilleur côté l’écart des âges. Reste que l’exercice de tels
sentiments, si complexes qu’ils soient et si peu définissables, exige de part et d’autre
autant de loyauté que de patience.
J’ai vu F. dans une extrême inquiétude, à la pensée de ce que tu dirais en apprenant
cette histoire. J’en étais même un peu étonné ; c’est que, si je savais un peu, ou
devinais, ce que tu as fait pour elle, je ne mesurais pas combien cette aide lui était
précieuse et nécessaire. C’est pourquoi je te demande de la lui continuer, de ne rien
changer ; sans quoi j’aurais la peine de songer (et je ne parle que de moi) qu’au lieu de
l’aider, je la dessers ; et je m’y refuserais.
*
Je reviens à présent sur le bref entretien que nous avons eu, toi et moi, le jour où tu
me dis que F. t’avait demandé un emploi à la nrf. Tu te rappelles que je me susi exprimé
avec réserve, avec froideur. C’est que je me disais que d’abord cette présence étrangère
pouvait gêner l’intime collaboration qu’il y a entre toi, Dom. Et moi ; je me disais aussi
que le but de F. était de se servir de la revue, mais de la servir ; qu’elle répèterait
tout au dehors… Mais, d’une façon plus égoïste, je ne souhaitais point pour moi-même la
présence de cette fille, dont je ne voulais plus entendre parler.
Il va de soi que le refus ne lui avait pas fait perdre tout espoir : elle est tenace,
jusque dans ses inconséquences. Or elle n’ignorait point que, trop intimement uni à elle,
je ne pourrais plus parler en sa faveur. Et même je l’en avais prévenue, au début de notre
voyage. Pourtant, je ne voudrais pas, ici encore, la desservir.
Je ne sais si la chose est possible ; si l’on peut par exemple donner à F., d’une façon
plus permanente, le travail ou une partie du travail que Mme Ruef ne fait que tous les 15
jours. Si elle l’était, resteraient mes objections (sinon, peut-être, la première). Je les
ai faites à F., qui, évidemment, est prête à donner tous engagements, à tenter tout essai,
et proteste de son incomparable bonne volonté. - De toutes façons, la question n’est pas
urgente, puisque F. va bientôt partir pour Cabris.
Veux-tu bien détruire cette longue lettre : je ne voudrais pas qu’elle s’égare un jour.
Mais, bien entendu, montre-la, si tu le juges bon, à Dom. Je t’embrasse ;
Jean, non, quoi que tu me demandes, tu ne peux être indiscret. Mais je ne sais pas encore
que répondre de précis. J’essaierai de te l’écrire à Brinville.
Mais c’est moi qui de demande quelque chose : un service. C’est d’écrire, aujourd’hui
même, à F. ; de lui dire que m’as vu inquièt, que tu souhaites comme moi son retour,
qu’elle travaillera mieux par exemple à Royaumont, où nous pourrons l’aider davantage…
et qu’elle ne se préoccupe
(Et il est vrai que je suis inquiet, parce que ses lettres, très délicates, me laissent
assez deviner qu’elle ne travaille guère, qu’elle connaît un engourdissement qui va lui être néfaste. Mais ne fais pas mine de savoir qu’elle travaille
mal : elle en serait trop blessée, trop honteuse.)
Excuse ma demande, Jean. Peux-tu faire en sorte que ta lettre parte ce soir ? Merci. Je
t’embrasse
a) Bencken n’est pas mon ami. (C’est un mot dont j’ai toujours usé
moins librement que toi).
b) je le tiens pour un sot, qu’il parle de toi ou de moi. Mais d’un genre de sottise que
je préfère à certains gens d’esprit.
c) Je refuse le rapprochement Beucken-Pommerand. Il n’y a chez Beucken ni méchanceté ni
basserie. 1
*
Mais précisément, ce que je reproche au livre de Cailleux, c’est de n’être point
« amusants ». Quant à son « importance », elle apparaît peut-être (?) après 250 pages
(j’aimerais mieux 2000) ; mais, après 10 ou 20 pages, fort peu.
N’importe. Si tu y tiens, publions ces 10 ou 15 pages.
1. Mais quel est le texte de B., à quoi tu fais allusion ? L’a-t-il publié ?
*
Je pense que c’est par plaisanterie que tu proposais de publier Peyrefitte en tête de la
revue.
*
J’aime beaucoup, et je suis satisfait par (presque satisfait) – tout ce que tu m’écris
sur le « don de langues ».
Ne crois-tu pas que, s’il n’y avait pas d’absurdité dans toutes les religions, une
absurdité si manifeste, nous ne pourrions pas même songer à la vérité,
pas même être tentés par la religion ? – Credo quia absurdum : je m’élève à une croyance à
cause de l’absurdité.
Jeanine et moi, après avoir passé huit jours chez M. Toesca, dans le sud de l’Auvergne,
nous sommes venus à Cusset, d’où nous repartons demain pour l’île de Ré. Je l’ai dit, je
crois, que nous avions loué une petite maison dans un hameau de l’île, pour le mois
d’août.
France doit rentrer de Belgique au début de la semaine qui vient (m’écrit-elle). Elle a
remis à l’imprimeur les textes de l’hommage à Claudel ; il en manquait quand je suis parti
(celui de Ponge entre autres). Pour certains textes, que je n’ai pas fait remettre, rien
n’avait été fixé : Jouhandeau, Duras… (peut-être devrions-nous donner le Jouhandeau, et
des extraits…?)
Manquaient aussi les lettres de Claudel à cet Italien – à qui, je crois, tu as écrit.
Elles sont nécessaires.
Je reviendrai à Paris vers le 10 août (mais plutôt, si ma présence est
utile) et je resterai une semaine.
J’ai beaucoup travaillé et je ne suis pas très content des résultats. J’ai hâte d’être,
après-demain, à l’île de Ré, pour reprendre mon travail et le mener d’une façon
poursuivie. Il me reste encore 3 grandes nouvelles à écrire, mais, je crois, les plus
difficiles. Celle que j’écris depuis dix jours était trop périlleuse : j’ai l’impression
que je me suis cassé la figure.
Il me semble que Le Permissionnaire, d’une façon générale, n’a pas été
bien accueilli. Je le regrette.
J’ai toujours pensé que je pouvais me passer de l’Académie. Peut-être entrait-il un peu
d’orgueil dans ce sentiment. Orgueil ou non, je le pense encore.
Il est vrai que je pense d’autre part que je n’ai rien à craindre de l’Académie, et que
jusqu’à présent tout honneur reçu m’a servi à être plus libre, à parler plus nettement.
Que, sans doute, on peut (tu pourrais, je pourrais) y prolonger une influence. Et que les
agents de police, les tribunaux, les médecins et les hôteliers doivent mieux traiter un
Académicien qu’un simple mortel.
Il est arrivé qu’un Académicien (Mondor, Vaudoyer, Bordeaux, Duhamel, peut-être
Lacretelle ou Benoît) ait formé le souhait de m’avoir pour confrère. C’était avant que
nous reprenions la Revue. Je me dérobais en souriant. Aujourd’hui, je ne connais presque
plus personne.
Car enfin, si je puis, d’accord avec toi, accepter d’être de
l’Académie, je ne pourrais accepter de m’y présenter vainement.
- Voilà les conclusions de ma sagesse. Il fallait ta lettre, pour qu’elle s’exerçât si
pleinement.
Je t’embrasse
Marcel
J’ai encore écrit une petite nouvelle. Cela fait six petites et trois grandes. Reste à
écrire 3 grandes et 1 petite, dont j’ai les thèmes.
Ce qui me gênera toujours dans l’oeuvre de Dubuffet, c’est l’absence de générosité ;
c’est une avarice qui veut donner le change. Il connaît – et peut-être en souffre-t-il –
le caractère assez lugubre de sa parade. Saura-t-il pousser ce caractère jusqu’au
tragique ? J’en doute trop sec, trop esthète.
Cela n’a pas été facile, de parvenir dans ce coin étrange, en plein bois, dans un trou,
mais un trou de plateau, sauvage à souhait, un peu lugubre, peut-être maléfique. On prend
une route, elle devient sentier, le sentier s’efface. Aujourd’hui j’ai fait à pied une
bonne quinzaine de kilomètres ; j’ai vu un village de troglodytes ; et des hameaux aux
toits bleus, aux murs de vitriol (on sulfate les treilles) ; des cressonnières ; à un
carrefour, une pierre en pain de sucre, avec une clé rouge, une petite moustache noire et
un chapeau melon : c’est Saint Pierre. Au village de troglodytes, on vient d’arrêter un
conseiller municipal, de 85 ans, qui montrait son derrière aux petites filles et leur
demandait ce qu’elles voyaient ainsi. Il semble que ce soit la question, plus que le
geste, qui ait alarmé l’opinion.
F. Ermine Cloquet-de Bie travaille furieusement à son œuvre romanesque. Le crépitement de
sa machine emplit la vallée et se mêle à celui des pies.
Je t’embrasse. Amitiés à D.
Marcel
-Dubuffet ? Oh ? J’ai sans doute exagéré. Je n’ai même pas envie de lui dire merde.
Je verrai son exposition ; je la crois importante. Je crois aussi que toute infirmité
d’âme (l’insolence par exemple) se fait sentir dans une œuvre.
Ce qui me gênera toujours dans l’oeuvre de Dubuffet, c’est l’absence de générosité ;
c’est une avarice qui veut donner le change. Il connaît – et peut-être en souffre-t-il –
le caractère assez lugubre de sa parade. Saura-t-il pousser ce caractère jusqu’au
tragique ? J’en doute. Trop sec, trop esthète.
Oui, je le comprends bien (me semble-t-il). Je crois que tu as raison. Je crois que dans
ces deux cas – ces deux « scandales » – ta position a été belle et juste (en dépit de
certaines coquetteries ou fioritures).
Et je ne prends pas à la légère ta revendication d’une essence chrétienne, ni celle que
tu fais pour moi. – Je suis, depuis quelques mois surtout, assez hanté par des soucis de
cet ordre. Mais avec beaucoup de méfiance : méfiance de chercher un refuge, un remède, une
justification. Je le sens bien quand il m’arrive, au cours d’une promenade ou d’un voyage,
de passer un quart d’heure ou une heure dans une église, cherchant à ce que quelque chose
monte du sol, monte de dessous l’autel, mais gêné par tout ce qui, visible ou non, règne
au dessus.
- Que me parles-tu de mon Malraux et de ton
Jouhandeau ! Il me semble que j’admire, que je souligne ses erreurs. Les erreurs de
Malraux sont inséparables de ses dons ; et je ne crois pas que ses écrits sur l’art soient
plus imparfaits que La Condition humaine.
Tu m’as dit ce matin que tu pensais à France. J’ai moi-même parlé à F. de notre entrevue.
Elle souhaite avoir cette conversation immédiatement avec toi. Veux-tu aller avec elle
prendre une tasse de thé ? Quant à moi, je voudrais que rien ne soit décidé avant que je
ne vous aie rejoints.
Un « détail », que j’ai oublié de te dire, mais que, comme F. me
reparlait de la classe, me la reprochait – j’ai affirmé t’avoir dit, c’est que, lors de
cette nuit au bar, où je me suis vu insulté par elle – et où j’étais ivre – je lui ai
donné une claque.
__
Je pense que F. serait assez prête, si on fait pression, à faire une sorte de « retraite
- réflexion » peut-être chez Guermantes.
__
Je la sens extrêmement peu solide, inquiète, à la merci d’une chose brusque, à la merci de ces réactions, qu’il faut craindre.
Il est vrai que l’on ne peut guère s’engager sur Fr. À peine à Paris (et même déjà à 100
km. de Paris), elle se réjouissait de reprendre enfin sa vie passée, de revoir enfin
Cormeilles-en-Parisis et les charmants hôtes de Cormeilles, de retrouver les cafés de St Germain, où l’on fait de si belles rencontres (et à ce propos, elle
trouve que la rue Vaneau est un peu loin). Tout cela est bien naturel, et s’arrange, en
somme, à ravir : car elle pourra se partager de telle façon que son esprit, son coeur et
son corps soient satisfaits tous trois ; le subtil et familier plaisir de ton commerce, de
même que l’indulgence mi-assurée, mi-attendrie qu’elle peut avoir pour l’incommodité des
ronces (il s’agit de moi), ne sauraient suffire à toutes ses aspirations. C’est alors
qu’interviendront les satisfactions où depuis longtemps elle excelle. Il me semble que,
dans la mesure où elle met en nous quelque confiance, ce serait à nous à l’aider dans
cette voie délicate, à lui trouver, lui offrir ces satisfactions, ces rencontres
raffinées, tout ce piment du hasard, de l’instant, du lit et des particularités sexuelles,
où une femme comme France se doit de trouver son épanouissement. Ne manque pas de lui en
parler samedi, n’est-ce pas ?
Je te donne l’épreuve de mon nouveau stylo (qui est modeste et manque d’élégance).
J’ai diné hier avec Duvignaud. Lui, gêné ; moi, un peu attristé. Il proteste qu’il n’a
absolument rien contre toi et moi ; mais que 1° : l’attitude bastide de la maison
Gallimard entre pour beaucoup dans sa propre attitude envers la Revue ; 2° : il a besoin,
jusqu’au moment où sa pièce paraîtra sera jouée, demain festes
d’exercer une activité de critique de théâtre… Il nous donnera son enquête sur la
souffrance, puis d’autres, et d’autant plus volontiers les notes sur des livres de
sciences sociales, qu’il lui faut faire ses preuves à la Recherche scientifique… – Je
devine en tout cela l’action de Clara M.
Je voudrais bien, Jean, que nous reprenions, d’une façon régulière, nos déjeuners. J’ai
un plus grand besoin que jamais de me sentir en plein accord avec toi, de sentir que rien
n’est tu entre nous (même tu par délicatesse).
Bien ; s’il en est ainsi, je me suis trompé. Je pouvais m’y tromper : les deux notes de
Pomerand m’ont été remises en juin ; ton avis était de les publier après corrections ou
coupures ; le mien était non. J’ignorais presque tout S.P. ; je n’avais
pas envers lui le moindre sentiment hostile ; bien plutôt, j’étais prévenu en sa faveur,
puisque c’est toi qui le proposais (je le suis toujours, pour qui que ce soit, dès que tu
les proposes). Mais ces deux notes m’ont paru, non seulement mauvaises – haïssables.
Haïssables par la hargne, la méchanceté, l’ignorance et la mauvaise foi tout ensemble, la
suffisance. Je l’ai dit ; j’ai fait lire ces notes à Fr. Cl. et, je crois, à Duvignaud
comme des exemples de notes méprisables. J’étais persuadé que tu avais appris à l’auteur
que je m’opposais à la publication de ces notes. Quel est aussi bien l’auteur qui, ne
voyant pas paraître des notes critiques, ne recevant même pas une épreuve, n’aurait pensé,
au bout de quelques mois, que ses notes étaient refusées ?
Mais je t’en crois, j’en crois P. et je me résigne à penser que sa note des Lettres N. ne relevait que d’un strict jugement critique.
Laissons P. ; voyons plus large. Tu m’as écrit dernièrement qu’il fallait craindre que la
revue, par excès de bon sens, ne devînt ennuyeuse. Je le pense aussi. Mais que
proposais-tu comme remèdes exemplaires ? Céline et Etiemble.
Sur Céline, je t’ai dit ce que j’avais à dire.
Etiemble, c’est différent, et je sais que sa collaboration nous est utile. Mais quel que
soit l’intérêt de ses articles, on y sent toujours ses querelles privées, une inspiration
égoïste, un combat intéressé. Même dans le dernier article que tu m’as remis, s’agit-il de
la pensée chinoise ? Il s’agit essentiellement de Claude Roy.
Nous ne ferons pas une revue avec de tels sentiments. Nous n’irons pas, sur de tels
exemples, demander à nos jeunes collaborateurs de se dévouer à une belle cause.
*
Je ne change pas de propos en te répondant au sujet des chroniques – en particulier de la
chronique des romans. Cette chronique, je n’avais et n’ai aucune envie de l’assumer. Je
trouve que Dom. s’en acquitte bien, souvent fort bien. Oui, je crois nécessaire qu’elle
continue. Mais nous parlions d’un travail d’équipes, d’un effort commun. Or ni toi ni moi
ne pouvons à la fois diriger la revue, lire ou parcourir tous les livres nouveaux, faire
un choix, répartir. Nous ne le pouvons pas à nous seuls. Le résultat, c’est la fantaisie
et la pagaïe.
*
C’est en vain que nous appellerons à nous de plus en plus de jeunes écrivains. Nous ne
ferons pas une revue jeune. L’essentiel manque, qui est la foi et le dévouement.
Rien de plus révélateur que les réceptions du mercredi, où, pour deux ou trois
« contacts » utiles, tout le reste n’est que parade et temps perdu. Une dérision.
… Peut-être suis-je injuste. Peut-être influencée par d’autres poids que celui de la
revue. Il n’est presque rien aujourd’hui qui ne se traduise en moi par de l’angoisse.
Les notes. - Oui, il faut que nous les lisions, les jugions, les acceptions ou non, tous
les deux.
Nous ne pouvons encore, pour le n° d’octobre, faire les 2 réunions de collaborateurs que
nous avons prévues. Mais nous commencerons le mercredi 25 ou le vendredi 28, pour le n° de
novembre.
Je comprends bien ce que tu me dis au sujet de Jeanine. Cela a commencé par une explosion
de Chardonne, qui, voilà 5 ou 6 mois, a déclaré à Jeanine que je me tuais à la revue, que
je n’étais pas aidé comme tu pouvais l’être par Dominique ; etc.. J’ai répondu, bien sûr,
qu’il exagérait ; mais que tu « en faisais » beaucoup plus que moi. Mais il est
vrai que je me sentais alors assez noyé. Et il est vrai que je prends mets
parfois quelque complaisance à me plaindre, alors qu’au fond de moi je ne suis nullement
malheureux d’un « excès » de travail.
Il est vrai enfin que je me suis quelquefois servi, comme excuses, comme prétextes, comme
couverture, de réceptions, dîners ou voyages réclamés par la revue.
Mais cela va beaucoup mieux. L’aide que m’apporte Fr. devient très efficace. Mais seul
ennui, c’est que moi-même je ne t’aide pas assez. Cela vient peut-être de ce que nous
n’avons pas assez de cohésion dans notre travail commun. Mais nous y arriverons.
L’une des « clés » de R.G. m’a été donnée (donnée par sa femme à Simone Toesca) : il
était impuissant. Déjà très faible avant la guerre. Plus rien après.
Finalement, dans le Temps comme…, j’ai remplacé les Trois
plis de R. Duval par la petite bouffonnerie de Max Jacob (la Ste Hermandade). Le Duval ne tranchait pas sur
le Micha. D’autre part la farce de Max balancera le texte, pénible, de
Roger Guérin.
Jamais il n’a régné plus d’ordre à la revue. Et, dans l’ordre, que le travail est
facile ! Il n’est pas jusqu’à la « réception » d’hier, qui n’ait présenté ce caractère.
Chacun en était frappé, la Baronne elle-même ; il y avait place pour le travail, pour la
causerie, pour les confidences, même pour la futilité ; j’allais d’un compartiment à
l’autre avec une tranquille aisance, qui devenait le symbole de la revue. Quelques bonnes
âmes me plaignaient d’abord d’être seul ; peu à peu, la pitié s’est changée en
admiration.
Fr. Cl. m’écrit qu’elle travaille avec acharnement, qu’elle se sent transformée, qu’elle
va nous contraindre à l’estime. Je lui réponds qu’il était temps, que nous ne pouvions
plus nous prêter à ses caprices et à sa veulerie, que je n’ai jamais été plus calme que
depuis qu’elle est absente, et que si elle m’avait écrit qu’elle restait à Bruxelles,
j’aurais dit : tant mieux. Bien entendu, je n’ai pas la moindre confiance dans ses
résolutions. Et s’il arrivait même qu’elle fît un effort, ce serait en vain : je ne peux
m’entendre qu’avec des gens parfaits, comme toi et moi, ou proches de la perfection, comme
Dominique.
J’ai à peu près établi le choix des notes, pas tout à fait celui du Temps… Je t’enverrai l’un et l’autre au début de la semaine prochaine.
J’ai emmené Purnal, avec Jeanine et Dom., à l’Orestie. Il a déclaré que cela ne le
concernait pas. Je le comprends. C’est aussi loin de nous que les Aztèques et les
Assyriens – je veux dire aussi étrange – mais si étonnant dans ce monstrueux baroque. Il
est vrai que Barrault lui avait apporté une frénésie parisienne – la comédie Française en
délire, la danse nègre de la haute couture.
Je t’embrasse. Amitiés à Dominique. Dis à Marceline que loin de Port-Cros, je suis Oreste
en exil, un Oreste sans Pylade.
cela va bien (grâce à l’absence de Fr., mais je crois qu’elle rentre aujourd’hui). Le
choix des notes est fait. Il ne reste plus que la correction des épreuves en mise en
pages.
Comme le « grand » sommaire était un peu réduit (91 pages), j’ai allongé Le
Temps, comme…, qui comprendra 1° des poèmes de Mickiewitz (41 pages). 2° : La
Lettre d’Amérique de Micha (7 pages), 3° : Trois Plis, de Remy Duval (5
pages) 4° : Juifs, peu Juifs, de Lemaître (5 pages).
J’ai donné comme poème celui de Dadelsen, d’abord parce qu’il est très supérieur à celui
de Prévost, puis parce qu’il est long.
Comme « texte », Vigny.
Les notes sont variées. Nous n’avions pas de correspondance ; j’ai donc suscité une
lettre (de Grosjean) ; elle explique à Jean Guérin que, dans sa note sur le P. Avril, il
n’a absolument rien compris à l’Evangile, à l’histoire et à l’esprit chrétien.
Je voudrais que Dominique me permette 3 petites retouches dans sa note sur Les lions sont lâchés.
1° : « Cet agréable petit tableau de mœurs », non, « ce petit tableau... » suffit ;
2° : « Le dialogue… est spirituel et perfide » ; je préfèrerais : « se pique d’esprit et
ne manque pas de perfidie ».
3° : « On s’amuse ». Moi, je me suis très ennuyé, et je ne suis pas le seul. Que
Dominique dise : « Je me suis amusée » ; sinon, ne mettons rien, ce qui vaudra mieux.
Ce qui vaudra mieux, parce que, dans un genre qui devient très répandu et contre lequel
nous devons réagir, ce livre est des moins beaux, et des plus vains.
Je t’embrasse
Marcel
Blanchot parlera-t-il de Leiris ?
J’ai demandé des notes sur un Duras et sur Gadenne (Judrin ; Perros) ; j’en demanderai
d’autres.
Et Dhôtel, lui as-tu écrit ?
Petite attaque (lettre d’un lecteur!) contre l’Histoire d’O, dans le
dernier n° de La Parisienne. Au sommaire du même n°, Nourissier. Je vais
me fâcher.
Il me semble que, dès le début, alors que tu ne connaissais encore que 2 ou 3 de mes
nouvelles, tu as pris une fausse route ; que tu as cherché à expliquer l’ensemble par
certains sentiments au débat précis, que tu me prêtais, qui ne m’ont sans doute pas été
inconnus, mais n’ont servi qu’à l’impulsion, au déclenchement, à la catalyse.
Dès ma première nouvelle (« Le Permissionnaire »), si je ne savais pas encore exactement
le sujet de toutes les autres, je sentais l’accent que chacune devait
prendre, le degré de violence ou de détente, l’intensité de l’ombre ou de la lumière.
C’est là, l’architecture du livre. Architecture intime, celle de ma respiration même, si
j’ose dire, ou de ma vie actuelle. Non pas une architecture linéaire, comme dans la
plupart de mes livres de nouvelles ; mais fondée sur l’opposition et l’accent des ombres
et des lumières. Ses creux et ses bosses, etc.
Après cela, je conviens que le titre « Des eaux courantes » prête à l’erreur. Je préfère
« Les Eaux vives » (si ce titre n’a pas été pris). Il s’agit bien de mes « eaux vives » ;
et il s’agit des eaux vives qui peuvent percer en toute existence, même la plus ingrate,
la plus murée.
__
Tes critiques me seront très utiles ; je t’en remercie. Certaines me font un peu trop
bête. Par exemple quand tu me reproches d’avoir écrit, dans Le Roi
couronné : « On a pu croire que ces gestes et ces mots n’étaient qu’un bizarre
détour de l’ivresse... ». Nous avions compris, dis-tu, mais il ne s’agit pas du lecteur ;
le on, c’est l’enfant, ou c’est l’auteur qui parle pour l’enfant, comme
sur maintes fois dans cette nouvelle.
De même, et plus grave, à propos du Portrait d’Agnès. Elle est trop
parfaite, dis-tu, trop innocente, trop… mais je le sais, je l’ai voulu, et c’est pourquoi
j’ai commencé cette nouvelle par une image de conte. Agnès, c’est une
allégorie que j’engage dans une réalité. Petite fantaisie sur les méfaits de l’innocence.
(Au demeurant, j’ai aussi mon point de vue, ma petite clé – qui échappera à tout lecteur :
c’est qu’Agnès est (en germe) lesbienne. (Il y a à travers le livre une dizaine de petits
traquenards innocents, posés là pour mon seul plaisir)
__
Je reviens à l’« architecture ». Naturellement, j’ai aussi compté sur celle des thèmes et
situations, qui se répètent, changent d’éclairage et presque de sens. Et sur celle des
dimensions et techniques : l’alternance des nouvelles longues et des courtes – celles-ci,
presque toujours, reprenant un point, un instant, un fragment de thème des longues, et le
traitant comme une image, alors que les longues sont fardées d’une part sur le dialogue,
d’autre part sur le double mouvement systole-diastole.
*
Tout cela, je le dirai dans une petite introduction. Mais il va de soi que, si on ne le
sent pas en lisant le livre, si on ne le sent pas en lisant le livre, j’aurai échoué.
*
Si une de ces nouvelles doit paraître dans la revue (c’est comme tu veux, cela ne m’est
pas nécessaire) laquelle verrais-tu ?
Nous avons passé ces 3 ou 4 derniers jours à Villefranche, petit port militaire célèbre
dans la flotte américaine pour ses bordels. Nous prenions chaque matin un car, pour la
montagne ou pour Monte-Carlo. Nous serons dès jeudi chez Marceline, et reviendrons à Paris
lundi.
J’ai écrit quelques pages sur Derain ; j’en projette quelques autres pour une chronique
libre.
Il fait insolemment beau.
- Oui, je crois que nous mènerons avec la revue une belle aventure, et non sans
importance. Et comme je suis heureux que nous la menions ensemble !
Cher Jean, nous sommes arrivés hier à Calvi. C’est très beau. Je songe à y vivre (un peu
plus tard)*. - Jean, est que l’on pourrait faire quelques exemplaires (une vingtaine) en
tirage à part de ma nouvelle l’Ame en peine ? Si cela fait des frais excessifs, je les
assumerai bien sûr.
C’est un curieux voyage. On ne sait quand on peut partir, on ne sait quand on arrivera.
En hiver, les trains existent à peine, les cars sont supprimés ; il faut prendre les
voitures postales qui mettent une journée pour faire 80 km. ON ne sait où l’on arrive ;
simplement, on est sûr que l’hôtel sera sans fin, et que l’on mangera du cabri.
De Calvi, nous avons gagné Corte, puis Bonifaccio (c’est, à quelques kilomètres de la
Sardaigne, l’une des villes les plus étranges que j’aie vues : délicate et baroque, d’une
autre temps, d’une autre monde ; une merveille). Ajaccio, pouilleux et laid ; je m’y suis
d’ailleurs foulé le pied. Portor, où vient Henri Thomas : un gigantesque paysage
pré-romantique. Demain, nous irons à Cargèse, où Thomas habite à présent. Et nous
rentrerons pour le 1er janvier.
Les grandes familles de l’île ont leurs petits cimetières particuliers – toujours
admirablement exposés, loin des villages, à flanc de montagne. Quelle indépendance dans la
mort ! Et cela n’est point funèbre.
Un beau type de vielles femmes. L’abord farouche ; mais l’instant d’après elles vous
racontent toute leur vie. Elles disent : « Les hommes ? Des fainéants. » Mais elles les
craignent. Elles disent encore : « Nous les craignons moins qu’autrefois. » Mais que
survienne le mari, elles viennent à la cuisine.
Comme nous suivions ce matin un chemin perdu, un homme d’une soixantaine d’années est
sorti d’une masure et nous a invités à goûter le vin de sa vigne (du vinaigre). C’était
l’aîné d’une famille de 10 enfants. Il avait vécu en Amérique pendant 50 ans, l’hiver
ouvrier d’usine, l’été garçon de ferme. Il est revenu en 1950, après avoir économisé près
de 800 000 [F?]. Son père et sa mère vivaient encore ; il les a emmenés en avion dans le
Midi, avec sa soeur, et deux enfants de l’un de ses frères. Il a loué une voiture et un
chauffeur, et, pendant trois mois, il leur a fait parcourir la France et visiter les bons
hôtels. Retour en Corse. Avec l’argent qui restait, il a acheté un bout de maquis, pour y
vivre seul.
Quand je te dis (hier), songeant au P.S de ta lettre : « J’ai la même crainte et le même
désir que toi » (la même crainte : de toute ce qui peut agir contre nous – et la revue ;
le même désir : d’être plus que jamais l’un près de l’autre et de ne rien nous cacher) –
et que je te demande des exemples précis, tu me réponds en parlant de la partie critique
de la revue...
Et je dis : la même crainte, le même désir. Non ; je suis sûr que ma crainte et mon désir
sont encore plus vifs, plus profonds que les tiens. C’est que, quelque certitude que j’aie
de ce qu’il faut faire, et quelque effort que je fasse, je me trouve souvent atteint et
meurtri là où tu prends les choses de sang-froid ou même avec un sourire, je tombe à la
merci d’un découragement, d’une maladresse, d’un mouvement d’humeur, d’une réaction
brutale. - Sens-tu pourtant combien, au fond du coeur, je n’aspire qu’au mieux, et ne peux
vivre que de cela ? Et combien je me désespère de mes échecs... Il est naïf de le dire,
plus encore de l’imprimer : naïf et en même temps vaniteux, et dangereux, parce que l’on
en arrive à justifier des faiblesses et des aspirations.
Je ne cesse de voir le haut de la tour, et trébucher à la première marche. Joins à cela
qu’avec les années, avec la répétition, on se rend compte de sa propre fatalité. Et cela
n’apporte rien ; on recommence ; est est condamné à recommencer ; on épouse un peu sa
condamnation, et pourtant on est de plus en plus sensible à l’échec. Non, cela n’apporte
rien, que certaine conscience, beaucoup d’angoisse et de frénésie.
Dominique, qui m’avait conté votre déjeuner avec G. Lambrichs, t’a sans doute mis au
courant de ma réaction.
La démarche de G.L m’a surprise, et déplu. Voici les faits.
L. m’a dit souvent combien il aimerait travailler avec nous... Je ’ai toujours assuré de
notre sympathie. Chaque fois que j’ai pensé que France Cl. Allait quitter la revue, j’ai
envisagé que G.L pourrait très utilement, et largement, la remplacer. Ainsi en
juillet.
Voilà quelques semaines, averti des difficultés, de G.L, je lui ai dit que je souhaitais
toujours qu’il pût travailler avec nous, mais que je ne voyais point comment cela pourrait
se faire en ce moment, donc, qu’il fallait attendre, et surtout ne point t’ennuyer avec
cela. - Si j’avais eu un projet précis, c’est à toi le premier, il va de soi, que j’en
aurais parlé.
Qu’est ce qui a provoqué la démarche soudaine de G.L? - Il t’a dit, et m’a dit ensuite
que j’avais parlé de ce prétendu projet à Robin. C’est faux. A Robin, qui me demandait si
nous pouvions aider G.L., j’ai répondu que nous ferions pour lui tout ce que nous
pourrions – mais n’ai point parlé de la revue.
Autre chose : Après quelques semaines, Fr. Cl., qui jusqu’alors appelait Lambrichs « ce
petit salaud » avait brusquement changé d’attitude , et s’efforçait de me prouver qu’il
était nécessaire à la revue. Je viens d’apprendre que ce revirement venait d’une
explication, où G.L lui avait affirmé qu’il n’avait jamais songé à prendre sa place. Qu’il
soit sorti de là une sorte de petit pacte, je n’en suis pas sûr. - Du poins quant à G. ;
mais il est possible que G. s’en soit trouvé plus ferme, et plus prompt.
Après cela, bien que je goûte peu les coups de tête et les commérages de G.L, je ne
change pas d’avis. L’essai de solution que tu proposais (j’en parle d’après ce que m’a dit
Dominique) me semble impossible. G. Gallimard n’accepterait pas de créer, actuellement du
moins, un nouveau poste (et, bien entendu – mais ce n’est qu’une détail, je n’accepterais
pas que Fr. Cl. Fût promue secrétaire de rédaction). Si enfin elle se décide à partir,
nous pourrons envisager d’une façon précise l’entrée de G.T. À la revue.
Je t’embrasse.
Marcel
Ta revues des revues me semble très bien composée. Mais nous n’avons que 31 pages pour
les notes, etc... Peux-tu prévoir, çà et là, quelques coupures, qui la
ramèneraient à 5 bonnes pages ? Sinon je m’arrangerai.
Suite du délire d’A. Robin : Le Quintrec est venu à la revue hier, nous apportant une
lettre où Robin l’injuriait et lui disait que nous refuserions ses poèmes (les poèmes
préparés par L.Q.) parce que nous le tenions pour un salaud, attendu qu’il s’était fait
photographier à côté du préfet de police.
Le déchirement profond où m’a jeté l’état de Dominique ces derniers temps, les
importantes et douloureuses décisions qu’il a fallu prendre à son sujet, tout cela ne m’a
pas empêchée d’être bouleversée par ce que m’a rapporté Marcel : à savoir que lors de
notre séjour à Brinville – dont je me réjouissais – je vous aurais tenu cet effarant
propos « Qu’on ne vous aurait pas invité... » J’en rirais si les liens amicaux, la
confiance que je vous porte, qui datent de si loin ne me donnaient plutôt envie de
pleurez. Songez que vous avez pu croire, et que vous croyez peut-être encore, que de ma
bouche un pareil propos ait pu sortir !
L’amitié que de tous temps vous avez manifesté à Marcel n’a jamais provoqué en moi que de
l’estime et une certaine fierté, même davantage. Il se peut que les sentiments que je n’ai
cessés d’avoir pour Marcel aient été fortifiés du vif sentiment que j’éprouvais de la
qualité inattaquable de cette amitié. Voilà, il me semble que je ne peux en dire plus.
Mais je suis très peinée.
Janine
Je n’ai pas cessé de penser à tout cela depuis que j’en ai eu connaissance. J’aurais dû
vous écrire plus vite – C’est à cause de ce qui se passait avec Dom. que je n’ai l’ai pas
fait.
je suis absolument sûr que J. était heureux que tu fusses à Brinville, qu’elle ne
souhaitait que de t’y voir rester, et revenir, et t’y sentir chez toi. Si elle a dit (mais
je ne le crois pas) : « On ne vous a pas invité », ce ne pouvait être que par antiphrase.
N’aurait-elle pas dit plutôt : « Vous n’êtes pas un invité? » Quoiqu’il en soit, on ne
pouvait faire de plus gros, de plus total contre-sens que celui que tu as fait. ET que tu
l’aies fait, je n’en reviens pas. S’agissant même d’une personne que J. n’eût pas aimée,
qu’elle eût méprisée, il était impossible et pour moi inconcevable, non pas seulement
qu’elle pût tenir un tel propos, mais d’en avoir la pensée.
- Mais, me dis-tu, je ne me défends guère de l’impression que J. m’en veut. Voilà qui est
plus complexe.
Je pose comme un fait indiscutable que J. a toujours eu pour toi beaucoup plus d’amitié
et d’estime que pour personne, et même qu’elle t’a toujours mis à part, comme je le
faisais et le fais moi-même.
Mais il est vrai qu’elle a regretté plus d’une fois que j’aie repris avec toi la revue,
et qu’elle pense que, sans toi, je ne ’l’aurais pas reprise (naturellement !)
Pourquoi ?
1° : J’ai pu comme tu le dis, tirer prétexte de mon travail à la revue, inventer des
obligations. Je ne le fais plus. Je ne sors plus. Depuis bientôt deux ans je dîne chaque
jour avec J., ou si, de loin en loin, j’accepte ou fais une invitation, elle vient. Quant
aux déjeuners, 2 fois sur 3, à peu près, je la rejoins ou elle me rejoint.
2° : Il est vrai aussi que, par nature, je me laisse souvent aller à dire, sans le
moindre calcul : « Quelle vie ! Que de travail ! Que de fatigue ! J’en ai assez. Je suis
seul. Il n’ay pas au monde un homme qui... ! » C’est une disposition fâcheuse, sotte, dont
il faut que je me débarrasse.
3° : Mais le plus grave, c’est que je crois sentir que J., depuis les folles et
douloureuses et épuisantes histoires de Dom., est jalouse de mon travail, fût-ce du
travail le plus personnel, parce qu’elle y voit une sorte d’évasion, d’abandon, de
trahison ; parce que ce travail m’empêche d’être absolument absorbé par l’unique problème
qui compte : celui de Dom. ; parce qu’elle voudrait, plus ou moins consciemment, que du
matin au soir je reste près d’elle, à parler de D. et de « nous ».
Au cours d’une atroce discussion à propos de ma fille. Janine me demande si mon père
n’est pas mort d’une crise de delirium tremens ; me dit, sans me citer l’intermédiaire,
qu’Edith Thomas le raconte, et le raconte comme le tenant de Dominique, qui le tient de
toi. Même si c’était vrai, même si je te l’avais dit, tu aurais dû le tenir secret. Mais
je ne te l’ai jamais dit et ce n’est pas vrai ; mon père est mort à 27 ans d’une maladie
du coeur compliquée de néphrite, et n’a jamais présenté de déséquilibre. J’ai pu te parler
d’un de mes oncles, un grand-oncle (je ne l’ai pas connu), qui a eu de ces crises,
m’a-t-on dit, et qui au reste est mort de tout autre chose, vers la cinquantaine, étant,
je crois, maire du village. Même si c’est cela que tu as répété, et que l’on a déformé, tu
aurais dû le garder secret, sachant précisément combien tout se déforme, qui peut
atteindre quelqu’un.
Je te jure que je n’avais pas besoin de cela : Si l’on ne peut avoir confiance en
quelqu’un, mieux vaut la parfaite solitude.
Je ne t’en veux pas. Mais cela me fait de la peine.
Il ne s’agissait pas d’amour-propre. Il ’n’y a pas d’amour-propre en amitié ; c’est
l’amour d’autrui, qui, seul, se trouve blessé.
Parlons pourtant ’d’amour-propre, puisque tu le veux. Et tenons pour vérité d’Evangile
que mon amour-propre « est extrêmement irritable ». (Le tien ne l’est sans doute pas, ou
l’est de moins en moins chaque jour ? ) Mais prétendre que mon amour-propre « ne supporte
guère qu’on lui dise ce qu’il dit volontiers à autrui » : non. Je n’ai jamais dit à qui
que ce fût, ami ou indifférent, qu’il avait de la hargne et de la suffisance.
Même quand il en avait. Or je n’en ai pas. Tu es seul à m’en trouver. C’est plutôt le
reproche contraire que l’on me ferait à propos de cette petite introduction. J’ai
interrogé dix personnes , j’[ai pris?] de celles qui ont avec moi leur franc-parler :
« Est-ce que je me trompe, est ce que malgré moi...? » Eh bien, non, nul ne comprenait tes
propos.
Et je ne sais si tu les as compris. Mais je ne doute pas que tu ne les aies sentis, je
veux dire savourés. Ecoute. Tu ne manques ni de tyrannie, ni d’une certaine cruauté, une
cruauté un peu sadique. (Entre nous, Jean, ne te l’a-t-on jamais dit? - C’est, alors, que
l’on tremblait à la pensée de tes réactions, si violentes, ou que l’on avait une tendance
au masochisme). Oh ! Je n’évoque pas une chambre de torture ; il s’agit d’un plaisir très
subtil, d’une jeu de chat. Mais j’aime les chats, jusqu’à leurs griffes. Et je sais bien
que ce jeu n’est que la contre-partie d’une générosité essentielle. C’est ce que je dis
toujours, quand on se plaint de tes caprices (la semaine dernière par exemple, l’un de tes
amis, qui en avait durement souffert).
Je ne le pense pas moins aujourd’hui.
Au demeurant, étais-je blessé ? Non ; surpris, abasourdi. C’est que ton jeu me paraissait
si gratuit, cette fois, si pur (comme on dit), qu’il ne pouvait l’accabler. Et, passé la
première surprise, j’en ai admiré précisément l’imprévu. Bien sûr, j’ai répliqué (le plus
gentiment du monde, un peu comme un ours qui s’est frotté aux maîtres-chats). Car je
souhaite éternellement que tu sois parfait (et je ne renonce pas à te donner l’exemple).
Mais ce trait lui-même de ton caractère a bien son charme (passé, je le répète, la
première surprise). Shakespeare dit de Cléopâtre, qui vient de courire et s’arrête, un peu
défaillante : « Elle faisait d’une défaillance une beauté. »
- Une beauté, c’est trop dire, peut-être, dans le cas présent ; et tu as trop de douceur
et de modestie pour accepter ce compliment. Mettons une parure, la plus piquante.
*
A propos de Shakespeare : Thomas se plaint que nous ne publiions pas sa traduction. Elle
est entre les mains de Dominique, laquelle y a trouvé des contre-sens. Mais pourquoi ne
les point signaler à Thomas ? (C’est le plus conciliant des hommes ; et puis contre-sens
n’est pas vice)
Nous manquons de « textes » pour le prochain n°. Schmidt n’a pas le temps de rassembler
ceux qu’il avait promis. Toutefois Roger Caillois vient de me remettre une dizaine de
pages, tirées de la « Heidreks Saga » : Le Tournoi d’énigmes. Elles me semblent curieuses,
amusantes. Peut-être y prendras-tu plaisir, toi aussi (ton plaisir), s’agissant de jeu et
d’énigmes (et celui qui ne trouve pas les solutions, on l’exécute).
Tout compte fait, cher Jean, et compendieusement, comment ne te remercierais-je pas, toi
qui m’as donné l’occasion d’être si compréhensif et si indulgent. Je me sens tout aise. Au
point que, pour t’être agréable, je me désavoue : donc, si je t’embrasse (pour mon
plaisir), c’est (pour le tien) avec hargne et suffisance.
Du repos ? Mais je ne peux songer à en prendre actuellement (Janine, Dominique...). Et
peut-être ai-je besoin de travail plus que de repos.
Joins à cela que Fr., à qui j’ai dit et répété que j’ai resté sur mes positions, que je
n’avais aucune confiance, aucun espoir dans une collaboration possible – s’obstine, soit
pas des manifestations de douceur, soit par des promesses, soit par des menaces (« Je me
tuerai » ; « J’irai trouver Janine », etc.)
-
Je croyais n’avoir parlé qu’à Lambrichs de notre petite discussion sur la préface de L’Eau et le Feu. Mais certes, il eût mieux valu qu’elle restât entre nous.
C’est ce que je ferai dorénavant pour tout ce qui sera discussion ou ombre de
discussion.
Il est certain d’autre part que ma préface manquait d’habileté.
-
Samedi, je ne serai sans doute pas rentré de Melun pour l’heure du déjeuner. Veux-tu me
fixer un autre jour ? Je crois nécessaire que nous déjeunions régulièrement ensemble, en
nous délivrant là de nos questions secrètes et de nos ombres et de nos petits reproches.
Mais les lettres aussi ont du bon.
Je reçois ta lettre de jeudi. - Trouver de la rage froide dans la dernière phrase de mon
introduction : c’est à la fois de la sottise et de la méchanceté (je me rappelle
exactement comment j’ai écrit cette phrase : je venais de citer Bossuet et Pascal pour
éclairer mon titre. Là-dessus, je me mets à sourire : « quelles références ! Quelles
belles fréquentations !!! Et je réagis en disant : je ne suis qu’un conteur de nouvelles »
- et je le disais en connaissant mes limites, mais en étant fier, ou du moins heureux
d’être un conteur de nouvelles »)
Qu’un Blanzat, par exemple, me prête si odieusement et si méchamment ce sentiment de
« rage froide », je m’en moque. Mais que toi, tu reprennes le reproche en ton nom, c’est
là où je crois rêver.
Il m’est arrivé cent fois d’entendre, à ton sujet, des propos aussi sots que fielleux. En
ai-je jamais été influencé ? Je me contentais de répondre : « Vous ne connaissez pas
J.P. »
- Tout à fait de ton avis en ce qui concerne l’hommage à Ponge et le texte arabe.
voici la lettre de M20. J’avais d’abord mal
compris, l’ayant à peine parcourue, ce qu’il disait à mon sujet (en fin de compte, c’est
plutôt aimable !) Quant à ses explications sur sa politique marocaine, que ne se
reporte-t-il à ce qu’il a publié dans l’Express.
Mais enfin, qu’il te parle de son affection, et d’une « vraie réconciliation avec la
N.R.F. » : ah ! Comme je reconnais là le vrai chrétien, qui sait oublier les injures
(celles qu’il a faites).
Après bien des péripéties, voici le roman d’Audiberti. Peux-tu le lire pour lundi ? SI tu
partages mon avis (tout à fait favorable à la publication dans la revue), nous le
donnerons en 3 numéros : mars, avril, et mai. Le livre en effet doit paraître au début de
mai. Nous le ferions composer dans le caractère des Dimanches ou dans
celui des chroniques, ce qui nous donnerait 40 pages par n°. C’est beaucoup, mais je crois
que le roman aura du succès auprès de nos lecteurs.
« Hargne » et « suffisance ». « Mauvaise humeur » et « importance ». Vraiment, on ne
saurait mieux me connaître. Et que nul autre que toi ne s’en soit avisé, voilà qui montre
comment l’amitié peut être lucide. Ce sont là de ces manières dont on ne devine pas tout
de suite l’à propos et la délicatesse, mais qui n’en frappent que plus sûrement ; on y
rêve, on ne cesse d’en admirer l’imprévu, le tour piquant, la nuance aussi ; on se sent
enfin comblé.
Repose-toi bien, et, si tu le peux, travaille bien. - Nous avons absolument besoin l’un
et l’autre de prendre de temps en temps un « congé ».
Le n° d’avril n’est pas bien composé. Trop tendu ([Kassuer?], Boissenas, Valette,
Gaultier, Guillou...).
Il nous faudrait 1 ou 2 articles courts pour le prochain n°. Est-ce que nous ne pouvons
rien attendre de Michaux? Nous n’avons plus de poèmes (sauf Grosjean).
Et Daumal ? N’avions-nous pas promis à Véra Daumal de publier des lettres, avant qu’elle
n’en donne à une autre revue ?
La revue va son train. Jouve, Kafka, Butor (j’ai revu son texte), Gascar, Jaccottet et
Grenier. Puis, en « témoignage », le poème de Wazyk. Chroniques de Blanchot, Arland, Dom.
Aury, Lemarchand, Ponge (qui termine par « Vive la Hongrie ») et Boulez. - Le Temps comme il passe : Cingria, M; Bernard, Lefebvre et un quatrième texte. - 30
pages de notes, assez diverses et actuelles. Apollinaire, Table des matières.
Ce n’est pas un numéro sensationnel ; mais il est intéressant21.
- Il est possible que Janine aille passer quelques jours à Cannes. Je la souhaiterais
beaucoup, car elle est à bout de forces.
Voici à peu près l’état du n° prochain22. Camus m’a rendu hier soir sa nouvelle
(20 pages) ; mais j’ai dû la donner aussitôt à la composition, sans la lire23. Dormoy est à la composition. Thomas est composé (poèmes). Rougier de même. De même Goyen (qu’il nous faut donner : l’auteur, le
traducteur et l’éditeur s’impatientent. Comme 6ème nom, Ionesco ou Sendrail. Sendrail est composé ; j’ai fait un petit choix dans Ionesco ;
mais je n’ai pu voir l’auteur malgré 2 [mot illisible, tampon]24.
J’ai pensé que la correspondance Daumal-Lecomte pourrait nous servir de « Document » ou
de... (il faudrait trouver un autre titre général).
J’ai donné à composer, comme texte, le Tournoi d’Enigmes.
Pour « Le Temps comme il passe », j’envisage : 2 poèmes d’Arnaud de
Mareuil, très frais. Très court récit de Remizov. Quelques pages,
fort jolies de Liliana Magrini sur l’île de Torcello (le livre paraît le
mois prochain). Vialatte. Et, dans les textes qui nous restaient de Gadenne (sortes de poème en prose, un peu Kafkaïen), j’ai choisi quelques
pages, et écrit quelques lignes à l’occasion de sa mort.
Mais parlerons-nous de M Curtius, et qui? Je le connais mal. Ne peux-tu écrire une page ?
De toutes façons, j’ai dit à Lambrichs de citer dans sa « revue des revues » quelques
lignes de Schlumberger sur Curtius (dans la F. littéraire.)
Nous avons beaucoup de notes.
-
Je te conseille de lire le dernier n° de L’Express. On (?) y parle de
L’Eau et le Feu, pour dire que c’est là pure fabrication, chose
inhabitée, où l’auteur n’est pas.... - Quand je pense comment j’ai vécu ce livre, comment
j’ai été ce livre : je t’avoue que je me sens découragé.
Mais c’est peut-être encore parce que j’ai de « la hargne et de la suffisance »... Et
cette fois, je commence à le croire. Et je répète ces mots sans moquerie, et presque sans
protestation;
Seulement, si je me suis aveuglé ainsi qur moi-même, mieux vaudrait éviter tout contact,
toute occasion, - écrite ou parlée, livres, revue ou autres rapports – d’entendre ce qui
est peut-être des vérités (ou de les surprendre, de les sentir) – ce qui, en tout cas,
m’est dur, un peu plus dur que je n’en puis supporter aujourd’hui.
je m’absente jusqu’à lundi, vers la Normandie. Repose-toi bien dans le Midi, et tout le
temps utile : tout ira bien à la revue. Simplement, dis-moi si tu pourras faire ta Revue
des revues ; sinon, je m’en chargerai.
Je t’embrasse
Marcel
Je ne t’ai pas dit que j’aime beaucoup la « Lettre à un partisan ». Peut-être un peu
sage ? Je veux dire trop confiante en la sagesse. Mais aujourd’hui c’est une forme du
courage, une forme rare et sans doute très utile.
je suis venu cet après-midi à Brinville. Janine est à Cannes. Je n’ai trouvé personne
pour m’accompagner. Le chien et le chat ont fait un effort, sont montés dans ma chambre ;
mais au bout d’un quart d’heure ils s’ennuyaient.
Rarement éprouvé une telle impression de solitude. Qu’est-ce donc qui s’est passé pour
moi depuis une quarantaine d’années ? Comme si un autre avait vécu à ma place. Comme si je
n’avais plus qu’à suivre de nouveau le dimanche, ma mère sur les tombes. Mais non, je ne
suis plus d’âge à goûter ces délicieux plaisirs. Dommage que je n’aie pu les enseigner à
ma fille.
A la revue, cela va.
Je t’embrasse
Marcel
J’ai demandé, moi aussi, à G.G, une augmentation (il ne m’a pas encore répondu).
Je vais partir, jusqu’à vendredi prochain, avec Janine, près d’Alençon. Tu trouveras sur
le registres bleu la liste des textes que j’ai donnés à composer.. Si l’hommage à Ponge
est pour septembre, mieux vaudrait remettre à la composition le plus tôt possible, les
divers articles.
Je t’embrasse
Marcel
Fr. part demain, me demande de réfléchir encore, paraît à demi résignée, fait de la
douceur.
Ce que tu as écris à Fr., je le lui avais dit. Aussitôt après t’avoir parlé d’elle, voilà
5 ou 6 semaines, je lui avais dit de quelle façon j’avais parlé. Je le lui ai répété hier,
en ajoutant que si tu ne l’avais pas invitée, c’était certainement pour cette raison, à
cause de mes paroles. (Au demeurant, je n’étais pas tout à fait sûr qu’il s’agit
exactement d’un déjeuner nrf.) Mais enfin ne crois pas que je t’aie laissé la moindre
responsabilité.
la partie critique de la revue ne me satisfait pas plus que toi. Oui, nous ne prenons pas
assez parti ; nous ne disons pas assez nettement, pas assez douloureusement, ce que nous
aimons et ce que nous détestons. Oui, il faudrait nous expliquer sur Colette, sur Mauriac,
sur Anouilh et Salacrou, et bien d’autres. – Mais Nous n’avons pas formé une
équipe critique ; chacun de nos collaborateurs parle ou se tait à sa guise ; il nous faut
la réunir régulièrement, les prendre en main, leur donner le sentiment et la volonté de
travailler à une œuvre commune. Manque de cohésion, de flamme et de courage.
Et puis il semble que les auteurs de simples notes croient un peu déchoir. Il faudrait
que, dans ces notes, des signatures connues se mêlent aux autres ; que toi-même, et
Dominique, et moi, et Blanchot, Dhôtel, Etiemble, Grenier… nous écrivions de temps en
temps une note.
La rubrique des Lettres étrangères va au hasard ; celle de la musique est presque
inexistante ; celle de la peinture, n’est pas satisfaisante parfois creuse,
parfois ridicule ; celle de la poésie, très incomplète.
C’est là le grand effort qu’il nous faut fournir. – Pour le reste (les textes : essais,
poèmes, nouvelles, etc.), j’ai peu d’appréhension ; il me semble que nous sommes en
progrès.
N’essaierons-nous pas de chercher comment on pourrait développer ou susciter, en province
et à l’étranger, l’amitié de la revue ?
Ce voyage ressemble à une fuite. Je ne parviens pas à oublier. Et même, plus je m’écarte,
mieux je vois ce que je viens de connaître, et ce que j’ai à connaître.
Enfin un peu de mistral et de fraîcheur ; je commence à respirer. J’ai fait quelques
promenades en voiture, soit dans la « Montagnette » (entre Tarascon et Avignon), soit
derrière les Alpilles : Eygalières, Aureille… ; je découvre ou redécouvre un pays qui est
beau, sauvage, d’un dessin exquis ; moins de densité que l’Auvergne, mais un esprit à qui
ne manque même pas le recueillement.
La vie des est curieuse ; on va de l’un à l’autre en traversant ou longeant les
Alpilles ; l’accueil est toujours aimable ; l’existence que l’on y mène, toujours
provisoire et singulière.
Ce que je vois de Beucken confirme une première impression ; il vit dans une fable qu’il
se fabrique, à laquelle il se raccroche. Non pas menteur, mais mythomane, incapable de
discerner ce qui est vrai de ce qu’il invente. Avec tout cela, il ne parvient pas au
pittoresque, à la figure. Ce dont il souffre. Des gentillesses, et même un besoin de
dévouement.
Voici, vérifiée, l’histoire du commissaire de police de Saint-Remy. Né de père canadien
français au Canada, double nationalité canadienne et française, revendiquant le titre de
duc de Malapert (qui n’a jamais existé), conduite courageuse à la Libération, donc nommé
commissaire adjoint à Lyon – d’où, par suite de ses ivresses trop fréquentes, on l’envoie
en exil à St-Remy, dont il devient le commissaire. Il ne met pas les
pieds à son bureau, fait de ses agents de police des maçons, qui lui construisent une
petite maison. Pendant ce temps, il vit au café, entre l’exercice du tutu-ponpon et celui
de la peinture. Ivre chaque soir. Pas une contravention, et tout n’en va que mieux que
dans le pays, qui ne fut jamais si calme. De Lyon, il avait ramené la femme d’un
garagiste, lequel intente un procès en divorce. Un huissier vient à St
Remy, pour dresser établir un contrat constat d’adultère, s’adresse
au commissariat, demande où trouver M. Malapert (ignorant que c’était le commissaire), et,
comme il faut la présence du commissaire de police pour que le constat soit valable, c’est
M. Malapert le commissaire qui établit la faute de M. Malapert le délinquant. – Puis les
choses se gâtent. Un soir qu’il gagnait un mas, sur sa moto, il croit voir un chat, tombe
et se casse la figure ; mais depuis ce jour, avec sa moto, essaie d’écraser tous les chats
qui se présentent. Puis un inspecteur survient, qui vérifie le registre des condamnations,
n’en voit aucune, et fait un rapport sévère. Cependant sa maîtresse, qu’il avait épousée,
et qui n’aimait pas plus la peinture que le tambourin et le galoubet, le quitte. Il se
résigne, mi-contraint, à démissionner, réclame vainement une pension pour avoir été blessé
dans l’exercice de ses fonctions (le soir du chat), gagne l’Angleterre, qui lui semble la
vraie patrie des peintres. Il en est revenu voilà quelques semaines, pour vendre sa
maison. Comme il n’a plus d’argent, mais qu’il ne peut se passer des cafés, il y fait le
matin le plongeur, ce qui lui permet de faire, l’après-midi, le client et parfois encore
le peintre. Il pleure. Nous avons un nouveau commissaire, énergique, et le trouble est
revenu.
Il n’y a que les originaires du pays qui restent secrets, même dans leurs scandales. On a
fait le silence pendant des années pour qu’une mère (je la connais) n’apprenne pas que son
fils avait appartenu à la bande de Pierrot-le-fou ; tandis qu’il était au bagne, elle le
croyait en voyage. Elle parle de lui sur le même ton qu’elle parle de son autre fils, qui
est bâtonnier.
– J’ai achevé le brouillon de mon « Larbaud ». Je vais le mettre au point ; cela fera une
quarantaine de pages dactylographiées. Veux-tu bien dire à Michel ou à Raymond qu’ils
recevront le texte dans une dizaine de jours ?
je suis à la Messuguière depuis une semaine. Les deux ou trois premiers jours :
admirables ; puis la pluie, le vent et le froid. Mais, bon ou mauvais jour, je fais ma
douzaine de kilomètres sur le plateau, et me perds régulièrement ; et me retrouve à la
nuit tombée. Je travaille aussi.
Jeanine navigue entre le mas du Diable et le mas de berne ; j’irai l’y retrouver le jour
de l’an et nous retournerons à Paris vers la fin de semaine.
Ici, personne, que de vieilles dames-professeurs, et Christiane Martin du Gard, avec qui
je suis allé voir à Nice les Ponge, qu’elle avait emmenés en voiture.
Les soirées sont longues, propices à continuer Tacite, et à lire Renan, dont Grenier
s’est fort bien inspiré (le ton, la démarche).
Je vous souhaite, à Germaine et à toi, une bonne année, et vous embrasse.
je connaissais (par toi, qui me l’as dit voilà 10 jours, chez Dom. Aury) les poursuites
relatives à l’Histoire d’O. Mais je croyais que l’affaire du comité des
arènes s’était arrangée. Cette seconde histoire est stupide, et navrante.
J’ai, moi aussi, l’impression que nous ne nous parlons pas assez. Et comme je ne vois
presque personne, ce silence m’est sans doute plus pénible qu’à toi.
Pourtant il n’est rien que je ne te dise, rien d’important. J’ai l’impression d’être sans
secret (ce qui m’est agréable), mais toujours celle d’être compris (ce qui l’est
moins).
Mais comment faire ? Je ne croyais pas un déjeuner aussi silencieux que tu le dis. Mais,
cette année, avons-nous déjeuné plus de deux ou trois fois ensemble ? Est-ce ma faute ?
J’ai vécu presque au jour le jour. Et la plupart de tes déjeuners sont retenus.
De la revue même, je crois que nous ne parlons pas assez. Chacun va de son côté (je ne
vais pas loin). Il y a confiance ; il y a aussi des méprises ; confiance plutôt qu’union ;
pas même cohésion. Mais comment faire ?
*
Tout à l’heure, au restaurant, j’ai rencontré G. Lambrichs qui ne m’a presque dit mot.
Sans doute est-il ulcéré, parce que Ligneris n’a obtenu aucune voix au prix des
Critiques.
Il m’a dit d’autre part, voilà une dizaine de jours, qu’il t’avait demandé à reprendre
les « Revues » à la nrf. J’en avais été un peu ébahi.
Quant au prix des critiques, mieux valait, certes, Un Camp que Tanguy (c’est pourquoi j’ai demandé que l’on se prononçât d’abord entre
ces deux livres.) Et Cabanis, ce n’était pas très excitant. Mais enfin le résultat n’est
qu’une dérobade. Et qu’espérer d’un tel jury !
Je suis ennuyé de te faire attendre mon « Larbaud », et peut-être vaudrait-il mieux ne
pas compter sur lui pour la revue. Je ferai tout mon possible ; mais l’aurai-je terminé
pour la fin du mois... ? Je vais y travailler toute la semaine qui vient.
Dominique Aury m’avait parlé de Caillois sur la revue. Une bonne part me semble injuste.
Reste que les notes critiques ne sont pas très satisfaisantes ; le choix du livre n’est
pas rigoureux ; on en parle souvent trop tard ; on y sent trop la hargne ou la
diplomatie ; Judrin ne parle bien que des auteurs anciens (excellemment de de St
Evremont) ; tout ce qu’écrit Dominique est intéressant, juste, et joliment exprimé, mais
on ne la sent pas responsable d’une chronique du
roman.
Reproche d’inactualité ? Nous avons fait quelques progrès. Mais il nous faudrait une
chronique sur les découvertes et grandes discussions en archéologie, histoire des peuples,
etc.
Je crois que c’est surtout le Temps comme il passe qui devrait être
modifié. Je le crois depuis longtemps. Ce « temps » est intemporel ; il faudrait qu’une
bonne partie en fût consacrée à des événements, des problèmes actuels, des discussions.
D’une façon vive, mais non pas frivole. Mais à quels collaborateurs s’adresser, qui
conjugueraient leurs efforts ? Cioran ? Caillois lui-même ? Et un anti-Caillois ? Et de
plus jeunes. Et toi, bien sûr, d’abord, si tu le veux. Et moi, si tu me donnes
l’exemple.
- J’aime beaucoup l’Etude sur les chansons japonaises. Il faudrait la
donner en deux fois, à partir du 1er octobre. Mais l’alléger, et en reprendre la forme ;
travail nécessaire, l’auteur de la traduction acceptera-t-il qu’on l’aide, et même qu’on
le corrige ?
Est-ce bien pour le n°d’octobre que tu nous donneras une partie de ta « peinture » ?
Nous aurions :
Paulhan
Lefebvre
Follain
Alexis (ou Judrin, ou Garampart)
Boulez
Les Chansons de Narayama
- J’écris à Follain de ne pas s’occuper du livre d’A. Lubin.
Je t’embrasse
Marcel
Je ne crois pas qu’il soit bon de donner dans un même n° un « hommage » à Crémieux et un
hommage à Fernandez. Cela serait très mal pris.
Veux-tu bien me dire quand tu as besoin de moi, et si je peux encore rester quelques-uns
des premiers jours de septembre ? Sinon, rien de plus facile.
As-tu remis à la composition les textes du n° d’octobre ? Je crois que je t’avais
présenté un projet : l’article « marxiste » (de Lefèvre), les poèmes de Follain ou de
Desmeth, la première partie du récit japonais (mais a t-il été revu et allégé?), la
nouvelle d’Alexis. Et ton propre texte, dont tu me parlais ? Il y a aussi Jouhandeau (L’écrivain). Peut-être, c’est court, les pages de Jaccottet, à moins que
tu ne les préfères dans le Temps, comme.... J’avais aussi quelques
« notes », dans l’un des classeurs qui se trouvent sur ma table.
- Est-ce « sottise » chez Bousquet, ou complaisance ? De toutes façons, regrettable et
décourageant.
- Oui, Leconte de Lisle, c’est vrai, j’aurais du me rappeler ce beau vers de prosateur.
Je l’avais volé dès mon enfance. J’en étais venu à me l’attribuer (le partageant toutefois
avec Pascal).
- Vu quelques jeunes écrivains de province. Il n’est pas vrai qu’ils ne lisent pas la nrf. C’est toujours la revue à laquelle ils aspirent, quelles que soient
leurs critiques. Mais il faudrait de la propagande dévouée.
- Ecoute, j’ai un mas pour toi (et Dominique aussi) : Je ne parle pas de celui de
Beucken, bien que le pauvre garçon serait enchanté de te recevoir). Il s’agit d’un très
joli mas, qu’un richard belge met à la disposition d’écrivains belges ou français (mais
pas suisses). Ou plutôt un double mas, dont une partie est habitée par un gentil petit
ménage, et dont l’autre me sera réservée (4 pièces indépendantes) du milieu de septembre
jusqu’à juillet. Cela s’appelle le mas du Diable*. Rien de plus idyllique.
Je ne te comprends pas, Jean (mais il est vrai que tu me le rends bien). Peut-être (sans
doute) es-tu peu porté aux confidences ; moi, je me sens heureux, ou moins malheureux,
quand on me permet d’en faire.
T’ai-je jamais caché la maladie de Dominique ? Si je ne t’en parlais pas plus souvent,
c’est parce que rien ne changeait, ou plutôt que tout s’aggravait – et je n’aime pas
beaucoup me plaindre : les plaintes lassent vite. Mais Dominique Aury était au courant de
cette aggravation, et je pensais qu’elle t’en faisait part.
Pourquoi reviens-tu encore - c’est la cinquième ou dixième fois – sur mes entretiens avec
Gaston et mes rapports avec France ? - Je n’ai jamais eu d’ « entretien » avec G. ; il est
parfois venu causer dans mon bureau, où je ne me trouvais jamais seul ; tu l’as pris,
injustement, en mauvaise part ; les causeries ont cessé. - Les causeries particulières que
tu as pu avoir avec lui, je les ai trouvées naturelles.
Quant à mes rapports avec F, je maintiens ce que j’ai dit et répété. Tout ce qui a suivi
l’a confirmé. - Mais non, il faut que tu aies raison, toujours. Bien.
J’y songe : tu m’as dit un jour que Janine t’avais reproché d’être venu à Brinville sans
y avoir été invité ! Je suis persuadé que tu le penses encore...
Mais tout cela, je le dis, moi aussi, sans critique. Résigné. Et
connaissant bien mes défauts.
L’ennui est que chez moi la résignation ne suffit pas. Pour faire quelque chose, j’ai
besoin d’un peu d’enthousiasme.
Nous sommes rentrés mercredi soir, pour tomber en pleine chaleur. Je me console un peu en
pensant que Jabrun doit être frais. Repose-toi et travaille. Ne pêcheras-tu pas aux
écrevisses ?
Nous sommes allés hier soir fêter l’anniversaire de Chagall. Chagall , un peu vieilli
(traits tirés) mais heureux. Heureux et cherchant son malheur : « Eh bien, demandait-il à
André Masson, qu’en pensez-vous ? (de mes tableaux) – C’est charmant », dit Masson, qui
ajouta, après un silence de catastrophe : « Et solide comme tout ce qui est vraiment
charmant. » Mais l’accent n’y était pas.
J’ai trouvé admirables les toiles en gris, et la toile rouge. Moins bien aimé aussi la
plupart des autres, même le poisson, dont j’ai pensé avec indulgence que tu devais le
chérir.
Nous avons ensuite dîné, mais sans Dominique, avec les Lambrichs et France (qui était
ivre et criait à tue-tête qu’elle voulait changer de sexe et boire un tonneau de
bière.
Je t’écris d’une petite mansarde, qui m’a paru la plus belle chambre de l’hôtel
San-Francisco (île aux moines, Morbihan). J’y travaille (pas tellement bien, je crois) une
bonne partie du jour (à une sorte de longue nouvelle.récit, qui devrait s’intercaler au
milieu de mon livre). Le matin et le soir, je me promène. J’aime beaucoup cette île ;
c’est d’une extrême délicatesse dans la simplicité, parfois même dans la pauvreté. Et le
golfe ne ressemble à rien que je connaisse ; l’eau semble mêlée de mercure, même quand
elle est d’un bleu d’ange ; une eau-lave, on doit en trouver de pareille dans Mars, et
dans Antarès.
Je pensais avoir un mot de toi à propos du jugement qui devait être rendu (les
Arènes).
Nous reviendrons au début de la semaine prochaine ; Si tu dois partir auparavant, ne
m’attends pas, bien entendu.
J’aurais bien voulu la voir avant mon départ. Mais France t’a dit sans doute comment nous
étions partis : Dominique, qui s’était échappée de la clinique, nous poursuivait de Paris
à Brinville, et recommençait ses histoires ; les médecins nous ont demandé de partir
immédiatement. Nous sommes allés au hasard, vers l’Auvergne. En ce moment à Blesle. Dans
ces conditions, impossible de travailler. S nous ne trouvons pas un hôtel tranquille,
peut-être irons-nous à Saint-Rémy de Provence, chez Beucken.
J’ai revu l’église de Briouve – en plein chantier de réparation restauration ;
on met à jour des fresques ; on démolit les bondieuseries. C’est merveilleux.
Dès que j’aurai une adresse un peu fixe, je te la donnerai. Nous resterons à Blesle
(hôtel de l’Hermitage, téléphone n° 18 – Haute-Loire) jusqu’à mardi matin.
Que se passe-t-il ? Pas un mot de France, pas un mot de toi. J’avais demandé à Fr. 1° de
me faire envoyer ici mes appointements du mois ; 2° de me réexpédier les lettres parvenues
rue St Romain.* Elle a reçu ma lettre, puisque les appointements me sont parvenus. Mais je
n’ai rien vu venir d’autre ; pas un mot d’explication, pas un mot qui me donnât des
nouvelles de toi et de la revue. Je sais bien que l’on ne peut jamais compter sur Fr. ; en
trois mois, je ne lui ai demandé qu’une chose ; c’était la veille du jour où Dominique
allait te rejoindre ; j’ai demandé à Fr. devant Dom., de venir le lendemain matin vers 10
heures, pour m’aider dans mon courrier ; le lendemain, elle est arrivée à midi, encore à
demi ivre. Quelle sottise a-t-elle encore faite depuis mon départ ? - Ou bien est-ce toi
qui as des ennuis, qui es malade peut-être ? S’il en est ainsi, n’hésite pas à me le
dire ; je reviendrai aussitôt ; - mais enfin que quelqu’un m’écrive.
Je travaille difficilement, et ne parviens pas à trouver une détente. Les nerfs
malades.
J’ai simplement écrit une sorte d’introduction à une préface. 5 ou 6 pages. « Vers le
pays d’Allen »29, une promenade, une approche. Si je
savais que cela pût être du plus léger apport au n° d’hommage, et qu’il fût encore temps,
je te l’enverrai. Mais c’est bien mince !
Ecris-moi. Il fait une sale chaleur humide. C’est un pays de fous. De
fous et de pédérastes, eux-mêmes cinglés.
Je trouve ton mot de vendredi en rentrant de Brinville. Mais non, sois-en sûr, ton
absence n’ m’apporte aucune charge, puisque tout va bien à la revue et que j’y peux
travailler à mon aise. Je suis heureux que tu puisses achever ta P.M. ;
mais tu devrais aussi songer à prendre de vraies vacances, ne serait-ce que pour passer un
meilleur hiver.
A Brinville, j’ai commencé ma chronique sur Duvignaud ; ce n’est pas facile, mais je
dirai ce que j’en pense, même si D. doit en être fâché. C’est d’ailleurs un sujet de
chronique très intéressant.
J’ai terminé Salluste ; et commencé les Histoires de
Tacite. Les Histoires ne valent pas les Annales, mais
sont, par rapport à Salluste, une excellente transition ; J’en suis charmé. A vrai dire,
tandis que je trimballe Tacite de St Romain à la revue ou à Brinville, lisant deux ou
trois pages au réveil, deux ou trois au coucher, parfois une au bureau, parfois une demie
dans la rue – je me sens redevenir collégien, mais collégien par choix et par recours,
peut-être un peu par vice.
- Je t’a parlé du P. [Charbreux?] que connaît Borgeaud. T’ai-je dit ceci ? Comme Borgeaud
s’émerveillait de la haute vie spirituelle que permet le couvent, le Père hocha la tête,
puis évoqua un souvenir. C’est un vieux moine, qui, à force de rigueur, de piété et de
méditation, passait pour un saint ; il mourut ; on ouvrit l’armoire de sa cellule : à
chaque rayon, sous les vêtements et le linge, entre eux, derrière eux, ou dans des boîtes
de fer ou de carton, jusqu’en des enveloppes – il y avait une formidable provision de
morceaux de sucre, qu’il avait, pendant des années, amassée, morceau par morceau, pris au
réfectoire, dans la crainte que le sucre ne vînt un jour à manquer. *
Nous sommes d’accord pour autoriser la maison Inter-Prensa31à reproduire dans toute l’Amérique latine et l’Espagne les
articles parus dans la Nouv.Rev.Fr.
Nous enverrons 1 collection de l’année 1956 de cette revue à votre adresse du
Mexique :
Rue. Raphaël Solis
Nous enverrons aussi, à partir du 1er janvier 1957 et jusqu’au 31
déc. 58, 1 ex de chaque n° à chacun de vos bureaux :
S’il nous est possible, nous enverrons une petite biographie de chaque auteur afin
d’aider votre prospection de vente.
Vous vous engagez à payer 40 % de toutes les sommes des articles vendus avec un rapport
de votre travail tous les 3 mois, le relevé des articles vendus, des organes où ils
auraient paru et des prix de vente.
Notre pourcentage devra être payé en franc français.
Je viens de relire le Journal (journal ou lettres ?) de Nelly Parmentier, et d’en faire
des extraits. Il me semble que cela constitue un « document » très émouvant, et même très
beau. Qu’en penses-tu ?
Si tu partages mon sentiment, veux-tu le donner à composer, dans le caractère des
« Documents » ou « Dimanches », ou dans un caractère plus petit. Seul doit être composé ce
qui est indiqué par un trait dans la marge. Astérisque entre les diverses lettres.
A toi
M.
Il y a – sur la petite table, je crois ) dans deux chemises, des lettres de Léon Bloy,
dotn je t’avais parlé. Si tu as le temps, veux-tu les regarder ? Je crois qu’on y
trouverait facilement la matière d’un texte.
Je suis rudement content que les choses s’arrangent un peu, pour le n° Claudel. Je suis
honteux de l’avoir si mal préparé. Tu aurais dû m’adresser une semonce : je l’ai
méritée.
Je pense être à la revue vendredi. Je sais bien que ma présence est inutile ; mais
j’avais prévu ce voyage à Paris où m’attendent deux ou trois petites affaires urgentes,
sans parler du plaisir de te revoir, de vous revoir.
J’ai terminé une autre longue nouvelle, la cinquième, la plus détendue (tendue dans la
seule légèreté). - Mieux vaut que tu lises toutes ces nouvelles en même temps:elles sont
tellement associées l’une à l’autre. Je pourrai sans doute te les communiquer au début de
septembre ; à ce moment-là, j’aurai sans doute terminé l’avant-dernière (la plus
dramatique, le dernière, où tous les tons te les thèmes doivent se fondre, sera pour la
fin de septembre ou le début d’octobre.
Le grand charme de l’île, c’est une constante douceur de l’air et de la lumière. Pas une
goutte de pluie, et pourtant on ne peut parler de sécheresse. Tu y travaillerais à
merveille.
Lambert vient de partir pour Pérouse. Catherine ne nous quitte guère, gentille
d’ailleurs, et c’est un plaisir que de la faire marcher. J’ai vu Claude Roy et sa femme, à
qui j’ai raconté quelques petites histoires russes ; ils m’ont fait entendre de la musique
chinoise, c’est à mi-chemin de l’Ecosse et de l’Auvergne.
[Berne?]
Est là, courtois et discret ; qui échange avec Janine des recettes de cuisine.
Ni hier ni aujourd’hui je n’ai pu venir à la Revue. Je me sentais déjà très fatigué à la
fin de la semaine dernière ; et les deux jours que j’ai passés à Brinville, seul avec
Dominique, quoique sans querelles, mais tendus, n’ont pas amélioré les choses. Hier mardi,
je suis allé déjeuner chez ma mère ; mais Dom. attendait aussi Janine et m’a pris
violemment à partie ; une scène atroce ; ma mère a fait venir un médecin pour moi. Puis
Janine est venue et m’a emmené chez un second médecin, qui m’a dit de quitter Paris et de
me reposer quelques jours. Janine m’a donc conduit à Brinville. Mais aujourd’hui,
téléphones de Dominique, qui voulait absolument me rejoindre. J’ai dû dire que je partais
sur la champ pour la Loire. Je partirai demain matin, je je peux ; j’essaierai de trouver
un hôtel du côté d’Amboise, et d’y rester quelques jours – si je peux...
J’ai grand besoin de ne me sentir pas trop seul. Pensez à moi avec affection ; cela me
fera du bien.
Je t’embrasse.
Marcel
Et Janine n’est guère dans un état meilleur – Tout cela est plus pénible encore que je ne
dis, que je n’ose dire...
Peut-être que Dom. (Dom. Aur.) pourrait donner un coup de téléphone à Janine, pour
prendre des nouvelles !
Je ne sais à quel hôtel je descendrai. Mais si tu as un mot à m’envoyer, tu peux le faire
Poste Restante, Amboise (Indre et Loire)
- J’ai pu me rendre compte, cette fois, combien j’était attachée à ma mère. J’aurais
instinctivement donné ma vie pour protéger la sienne. Et combien elle tenait à moi. J’ai
voulu lui demander pardon du mal que j’ai pu lui faire ; mais elle ne voulait pas
m’entendre, disait qu’elle avait toujours su que j’avais « bon coeur » ! Qu’elle était
fière de moi, m’appelait « mon Marcel » … Une telle faiblesse à la fin, que, la tête dans
sa jupe, je lui disais qu’il fallait que nous retournions tous les deux à Varennes dans
notre cimetière, dedans. - Comment ne me suis-je pas dominé, alors que, la nuit
précédente, elle avait eu une défaillance...
Ta lettre de dimanche m’est parvenue aujourd’hui. Je me doutais bien de quelque chose
comme cela. Je plains France. J’ai fait depuis quelques mois ce que j’ai pu pour la
réconforter un peu. Mais il n’y a rien à faire. - Je crois toutefois que notre
responsabilité est engagée, dans la mesure où nos bonnes intentions font que Fr. reste à
Paris, où elle se détruira. Je crois que nous devons mettre sa soeur
exactement au courant des choses, et que celle-ci doit avertir le mari. Il n’y a de chance
de salut pour Fr que si elle peut vivre avec sa fille. Dis-moi ce que tu en penses et ce
qu’en pense Dominique. C’est à l’un de nous trois (à moins que G. Lambrichs ne s’en
charge) de prévenir la soeur (Mme Helsen de Bie, 8 rue Comte de Bruqueville, à Molle). Je
suis peut-être le moins indiqué; mais si vous pensez que c’est à moi d’écrire, je le
ferai. Je répète que je crois notre responsabilité engagée ; si cette dernière histoire
avait mal tourné, je ne me le serais pas pardonné, encore que Fr. ne m’ait mis au courant
de rien.
*
Je n’ai pas lu ce que B. a écrit de toi. Il m’en avait dit quelques mots voilà 3 ou 4
ans : mais, devant mon attitude, s’est tu pour toujours sur ce sujet.
Il n’y a point de changement en lui, cancanier, médisant, mythomane, capable de beaucoup
de gentillesse et même de dévouement, plein de manies, pas heureux, trouble,
désarmant.
Ce n’est pas chez lui que je pensais aller. Mais si Fr. ne t’en a pas parlé, tu n’est pas
au courant. Je pensais rester encore une douzaine de jour à Brinville pour écrire mon
« Larbaud ». là-dessus, Dom. a quitté la clinique, malgré la surveillance. Elle me
téléphone qu’elle vient à Brinville. Je vais aussitôt à Paris ; elle me rejoint et de
nouveau, mais plus que jamais, se comporte avec moi d’une façon qui me donne encore des
cauchemars. Le lundi, elle consent à revoir l’un des médecins de la clinique. Je l’y amène
(difficilement). Il est entendu qu’elle sera libre, mais qu’elle prendra des repas et
dormira à la clinique. Et le médecin nous demande de partir immédiatement, Janine et moi,
afin que notre présence à Paris ou à Brinville ne la détourne pas de la clinique. Nous
sommes partis le soir même, au hasard. Puis, en Auvergne, nous avons écrit et téléphoné à
Marcelin, qui nous a répondu qu’elle avait déjà et attendait beaucoup d’amis. C’est alors
que nous sommes allés chez B., qui m’avait invité depuis longtemps. Nous faisons en commun
la cuisine, les courses et le ménage. (le mas est en pleine brousse, à 2 km. De St Rémy) ;
chaque jour, des mas plus ou moins proches, perdus à travers les Alpilles, arrivent des
visiteurs, quelques Suisses, les autres Belges, peintres, poètes, aventuriers, parasites,
beaucoup de pédérastes (entreteneurs et entretenus), quelques tuberculeux, tous en short
(moi aussi), tous plus ou moins gravement piqués (…), un commissaire de police toujours
ivre, qui peint (curieusement) et passe le reste du temps à la terrasse du caéf, une
vieille paysanne qui nous apporte des tomates et nous parle de Picasso, le chien de la
maison, berger allemand, nommé César, qui a dévoré un facteur et un gendarme, et qui me
suis pas à pas, ouvrant et claquant soudain la gueule pour engouffrer une mouche, à
travers l’effarant plateau lunaire et solaire qui ondule derrière les crêtes. Ce soir,
récital de tutu-panpan chez l’instituteur , qui a retrouvé la musique des troubadours.
Et vous [mot illisible] à tout bout de champ; Ah ! Comme je comprends sa folie !
Je t’embrasse.
Marcel
Comment va Germaine ? Qu’y a t-il de décidé pour ton fils ? Er le procès ?
La veille de notre départ, comme nous dînions au restaurant chevalier, Mme Chevalier nous
a dit que le comportement de Purnal l’effrayait, qu’il prenait à partie les autres
clients, les traitait de racaille indigne d’approcher un homme comme lui, et qu’elle ne
pourrait plus longtemps empêcher son mari de le mettre à la porte...
J’ouvre une vieille revue, et commence à lire un texte de Giraudoux. Comme c’était
maniéré et vide. Je tourne la page : tiens, cela va mieux, mais pas éblouissant, mais
personnel, savoureux. - J’avais tourné deux pages à la fois et continué Giraudoux par Eddy
du Perron.
Aperçus géographiques : - la France a trois capitales : Saint-Malo, Bourges et Le
Puy.
Tout le Midi est faux. Peut-être à cause du Soleil : le Mensonge personnifié (et la
Mort).
Toutefois je sauverai Uzès, ville délicieuse, et comme dit l’autre, aimée des nuits mais
trop de notaires et d’avoués, qui récitent – tu les entends ? Tu les vois ? - qui récitent
– c’est écrit sur tous leurs murs – qui récitent – « Et nous avons des nuits plus belles
que vos jours. » Parpaillots !
Bien entendu, nous n’avons et ne devons pas donner notre adresse à Dom. nous téléphonons
régulièrement à la clinique (où d’ailleurs elle va peu).
Oui, je crois que c’est là ce qu’il faut faire (demander à G. de la
changer de service). Et je ne le dis pas sans peine ; car, dès qu’elle revient à une
meilleure attitude, prend conscience de ce qu’elle a fait ou dit, et me demande un nouvel
effort – je m’attendris, je prends pitié d’elle parce que je sais bien qu’elle est sa
propre victime, et aussi parce que j’ai déjà tant fait pour elle… mais toujours, quoi que
je fasse et quelque bonne volonté désintéressée que je lui montre, elle recommence. C’est
plus fort qu’elle…
J’aimerais mieux que tu parles d’abord à Gaston – au besoin, si tu le
juges bon, en lui montrant la lettre que je t’ai fait remettre ce matin – bien que je ne
l’aie pas écrite pour cela. En lui disant bien qu’il ne s’agit pas d’une querelle, comme
jadis (pour rien au monde, je ne voudrais retraverser cette époque, et j’aimerais mieux
disparaître plutôt que de reprendre avec Fr. un rapport intime). Mais, bien entendu, comme
je n’ai absolument rien à cacher (au contraire), je souhaiterais, dès que tu aurais parlé
à G., vous rejoindre, et que nous parlions tous trois (G., toi et moi) en accord,
calmement, pleinement.
Cela, quand tu voudras – soit demain, soit lundi (pour qu’elle puisse passer ce week-end
en paix.
Rien de bien nouveau à la revue. Peu de difficultés pour le n° en cours. J’ai demandé,
attentivement, le texte de Kern ; je crois que ce sera bon. - Demandé à Follain une note
sur le dernier livre de Lubin.
Je n’ai pas encore commencé ma préface à Larbaud ; je relis et prends des notes ; mais
c’est lent, je travaille mal, et m’en désole. Je ne fais pas la vingtième partie de ce que
je devrais faire, en tout domaine, qu’il s’agisse de la revue, de mon travail personnel,
de mes rapports avec les gens ou de mes rapports avec moi. Ce sont ceux-ci les plus
difficiles, et je vois bien la comédie : s’accuser et rêver à mieux, c’est une erreur
complaisante pour en rester là.
J’ai vu, au théâtre de Lutèce, deux petites pièces de Obaldia, qui sont charmantes.
France, ayant jugé toute nourriture indigne de sa [détresse?], se contente de foie de
veau vitaminé et de wisky [whisky] (avec quelques gouttes d’eau de Vichy).
J’irai sans doute en août à la Trappe ; rien que pour quelques jours, hélas ! Il paraît
que je ne pouvais y entrer définitivement que si Janine, de son côté, entrait dans un
ordre ; mais elle n’y paraît pas décidée.
Mais je ne me sens guère qu’en service à la « nrf ». Je veux dire comme
un soldat qui sert une cause qui lui est chère, qui essaie de la servir de son mieux, qui
n’y parvient certes pas toujours. Ce n’est donc pas à Gide que je puis penser ; mais, au
mieux, à Rivière, ou bien à toi quand tu as succédé à Rivière et n’avais pas encore pris
cette grande figure.
Mais je comprends (quand tu me le dis) que, du dehors, on puisse penser qu’il y a « une
sorte de suffisance ou d’insolence, à être directeur de la nrf. »
*
Je vais chercher et t’apporter la préface aux Oeuvres complètes de F.M. [François
Mauriac] Tu verras qu’elle est anodine. C’est là ce qui justifie sans doute le
ressentiment de Lu.
Mais non, ce n’est pas à Kanters que je voulais répondre dans ma petite présentation.
C’est à toi. Je m’étais mis dans la tête que tu ne comprenais point l’esprit de ces
nouvelles1. (Mais, si tu as relu l’ensemble, tu as pu voir que j’ai
mis à profit beaucoup de tes remarques).
L’esprit de ces nouvelles, est-ce que je le comprenais moi-même, est-ce que je le
comprends à présent ? Je n’en suis pas sûr. Dès le début, sans doute, je sentais les
divers accents qu’allait prendre l’ensemble ; j’en connaissais les thèmes et je devinais
leur évolution. Mais je me suis jeté là-dedans avec passion et tremblement, n’attendant
guère de lucidité que de l’instinct, guère d’équilibre que de l’opposition des excès,
guère de « maîtrise » que dans la mesure où je me donnerais ce [ferment?] des heures d’une
frénésie assez drôle – heureux en pleurant, déchiré en chantonnant. Après cela, j’avance
que je me sentais parfois tout proche des anges ; à Ré et en Auvergne, il y en avait
habituellement deux ou trois qui voletaient sans bruit dans ma pièce, regardaient mon
papier, puis se regardaient, disant : « Ah ! Mon Dieu, Seigneur, que voilà donc de la
belle ouvrage ! »
Je ne les ai plus revus. Mais j’espère qu’ils seront encore là quand j’écrirai, sur ma
mort, quelques pages bien senties et, pour tout dire, définitives.
En attendant, il faut continuer la revue, prêter aux attaques, accepter – ce qui est plus
grand, tu as raison – de faire de la peine, et de se tromper parfois.
Depuis janvier – à cause de Dom ., et des répercussions que sa maladie a eues sur J. – je
me trouve dans un état de nerfs assez pénible (pénible aussi pour les autres, hélas). De
là, peut-être, mes réactions à ce qui eût dû me laisser indifférent.
Mais reprenons, continuons, tendons à mieux. Et d’abord, comme tu le dis, communiquons
davantage.
Je t’embrasse
Marcel
1. un peu irrité peut-être que tu y cherches partout 1 ou 2 faits, 1 ou 2 figures ; que
tu ramènes mon livre à un manichéisme fortuit
Et ne nous ménageons pas les critiques. Ni les conseils et les mises en garde. Ni, tout
de même, les encouragements.
Le jeudi 3, elle va voir Clara Malraux. Clara lui propose de l’emmener à la Messuguière.
Dominique accepte. Puis Clara se ravise, et téléphone à Janine, en lui reprochant d’être
une mauvaise mère, qui ne songe pas à emmener son enfant malade en voyage. Janine (après
être venue pleurer et crier dans mon bureau) propose à Dominique de l’emmener. Dominique
refuse et déclare qu’il lui faut Clara. Clara accepte ; Dom. refuse de partir. Clara part
seule, le dimanche. Janine propose à Dom. de l’emmener rejoindre Clara à Cabris. Dominique
accepte. Le lendemain matin elle refuse. Le lendemain soir, elle décide de partir seule.
Janine l’accompagne jusqu’à la gare. Dominique refuse de partir, refuse de rentrer à la
maison, couche dans un hôtel. Janine le lendemain matin (mardi) la rejoint et cette fois
part avec elle. Depuis ce temps, Dom. décide dix fois par jour tantôt de revenir à Paris,
tantôt de rester, mais seule. Aujourd’hui dimanche elle me téléphone à Brinville, et me
demande de la rejoindre. Pourquoi ? Parce que Clara lui a dit que [Doul ?] était en
permission à Paris et lui a proposé qu’il vienne à Cabris. Dom. a accepté ; [Doral ?] doit
venir demain à Cabris ; mais Dominique s’affole et veut que je sois là, bien qu’elle sache
que ma présence mettra le garçon en fureur…
La suite à demain. (Janine sait me téléphoner au début de l’après-midi).
J’étais parvenu hier, en me promenant autour de Brinville sous la pluie, de 4h à 10h., à
un sentiment de solitude sans angoisse. Voilà longtemps que cela ne m’était arrivé. Je
parle d’un sentiment, le plus nu et le plus intense, où la solitude je
m’incorpore et presque m’identifie à la solitude, et où cette solitude ne me sépare de
personne, au contraire.
Je me souviens qu’un jour, dans un déjeuner, chez Mme Tézenas, je crois – ladite dame, se
penchant vers son voisin (Jouhandeau, je crois) et me désignant du regard, chuchota :
« Regardez comme il paraît seul ! » La sotte ! J’étais seul, mais je les sentais tous en
moi, et, si l’on me pousse, je dirai que j’officiais pour eux.
Reste que ces instants sont de plus en plus rares, et que je connais le plus souvent
qu’une solitude inacceptée, médiocre, médiocrement mortelle.
Je t’embrasse
Marcel
… Je n’ai rien d’autre à t’écrire, sinon sur la pratique, sur l’application de ce
principe, exprimé dans ta lettre et dans la mienne.
1° : Il est nécessaire que nous nous voyions, régulièrement autant que possible, hors de
la revue. Nous pourions par exemple déjeuner tous deux chaque quinzaine ; et, la semaine
suivante, donc chaque quinzaine aussi, nous retrouver, pour le thé ou le café, avec
Dominique et Janine (et, d’aventure, ma fille…) soit chez moi, soit ailleurs. Enfin, comme
tu le dis, dans ce sens-là ; mais il faut trouver.
2° : Il faut que chacun de nous, si quelque chose chez l’autre l’a gêné, le dise
aussitôt. De même, s’il souhaite quelque chose.
Remarques sans malice
(en marge)
1. Tu as pour toi ton heureux caractère, des manières séduisantes, ta maîtrise du jeu,
ton prestige. Tu rencontres autour de toi beaucoup de complaisance (je ne dis pas en
flatteries), peu d’opposition. Tu fais ainsi de la plupart de tes rapports un commerce
agréable et sensible. – Mais, de l’amitié, on peut demander autre chose, qui soit plus
grave. Il est évident que mon commerce pourrait, devrait être plus facile ; s’il l’était
bref, je ne vaudrais pas grand’chose.
2. Tout le monde sait que je m’emporte, puis que je cède. Il ne faut pas en abuser. Car
il est bon de céder (si l’on s’est emporté) ; mais, à trop le faire, on en conçoit à la
fin un malaise contre les autres et surtout contre soi.
3. Voici encore où l’abus est facile. Je connais si bien mes insuffisances, que je me
sens porté à admettre (même si je m’en suis fâché) tous les reproches que l’on me fait. Or
si je les admets tous, je n’ai plus qu’à renoncer. Vais-je admettre, par exemple, ton
reproche d’avoir dit que « tout le travail » de la revue m’incombait ? Je ne l’ai jamais dit. J’ai pu, [mot illisible] voilà quelques années, vers 2 ou 3
heures du matin (comme tu précises) exagérer ce travail ; je le faisais surtout, alors, à
cause de France, dont je voulais que l’on sût qu’elle m’aidait à travailler. – Je l’ai
fait aussi à cette époque, pour d’autres raisons, devant Janine. – Mais si j’en ai parlé
sérieusement (à Lambrichs), c’était, non pas pour me plaindre d’avoir trop de travail,
mais pour exprimer ma crainte que tu ne voulusses bientôt plus m’aider.
Conclusion. La confiance l’un en l’autre. Autant de confiance que de franchise.
Je suis tout à fait de ton avis (et de celui de Dominique) quant au texte de Dubuffet.
C’est beau et important. Et j’en suis bien content pour la revue. – Dis à Dub., quand tu
lui écriras, que je le félicite.
Ramuz. J’aime bien la nouvelle du soldat ; c’est une bonne image d’Epinal. – L’autre (la
vieille femme) me gène par sa complaisance sentimentale.
Il me semble que la revue va bien ; elle prend de la vie ; il s’y passe des choses ; elle
assume des risques. Cela me fait grand plaisir.
Ainsi cette fille, qui dès le début a fait de son mieux pour gâter notre amitié, est en
train d’y parvenir. Soit. Mais n’attends pas que je te donne raison, ni que je lui
pardonne.
Je réponds d’abord à ce que tu appelles le « plus grave ». Il n’est pas vrai que je n’aie
été renseigné que par toi. Quand tu m’as écrit qu’après tout tu n’avais pas de certitude,
j’ai pensé que tu t’étais trompé dans tes suppositions (tu verras pourquoi). Je n’en ai
pas moins écrit à France que je ne pouvais plus travailler avec elle ; je n’ai pas dit un
mot de toi ni de tes conjectures. C’est elle, qui, dans une nouvelle lettre, m’a écrit
qu’à présent qu’il y avait eu une sorte de scandale, elle pouvait me parler de ses
rapports avec G. L. [Lambrichs]
Je réponds à ton troisième reproche : « je ne comprends pas très bien, dis-tu, pourquoi
la conduite de Lambrichs. Il paraît particulièrement condamnable –
pourquoi tu vas y considérer une sorte de trahison qui aggrave encore le cas de France. »
Je m’étonne, Jean, que tu ne le comprennes pas, et j’igonorais que ma conception de
l’amitié fût si singulière.
Le fait que L. et Fr. ait eu une liaison m’est, en soi, indifférent. Pour être plus vrai,
je dirai qu’il me réjouirait plutôt, en soi. Mais :
1° : Pendant des années, L. n’a cessé de faire ce qu’il pouvait pour me détacher de Fr.,
et elle, de moi ; de regretter qu’elle ne restât à la revue que par le bon plaisir de
Dominique et de toi, alors que vous saviez, disait-il, qu’elle m’était dangereuse. Il
avait raison, et je l’en remercie. J’ai pu lui confier plus d’une fois, cette année, le
sentiment de délivrance que j’éprouvais !
2° : Je lui avais dit, voilà un an, que Fr. chercherait à m’atteindre en s’adressant à
l’un de mes amis. Il m’a répondu que cela jugerait l’ami.
3° : Je l’avais dit aussi à Fr., en ajoutant que bien sûr elle serait libre, mais que je
souhaitais, pour la facilité de nos rapports, qu’elle s’adressât à d’autres. Elle m’en
avait assûré, ajoutant qu’en tous cas ce lui serait impossible avec L. (qu’elle appelait
précédemment, comme Nourissier, « le petit salaud »).
4° : Te rappelles-tu que, voilà quelques mois, lors de son avant-dernières crise, tu
m’avais cité les noms de L. et de N. ? Tu m’as écrit aussitôt de n’en rien dire. Je n’en
ai rien dit à Fr. Mais déjà j’avais vu Lambrichs, lui disant que je ne voulais pas de
malentendu. Il m’a mis alors en garde, avec beaucoup d’amitié, et de cet accent que la
seule franchise sait trouver, contre le jeu étrange, cruel, et assez
pervers, dont tu usais envers moi. Je l’ai cru, une fois pour toutes. Je ne t’en ai
point voulu, certes, songeant que tu désirais m’épargner une situation fausse.
5° : Je n’en ai rien dit à France (et à peine ai-je reçu ta seconde lettre, je lui
ai téléphoné à L. pour lui demander le silence).
C’est Fr. elle-même qui a tenu à m’assurer qu’il ne pouvait y avoir entre eux que des
rapports de camaraderie (« La preuve, dit-elle ensuite, c’est que nous nous tutoyons –
chose que je ne fais presque jamais avec une amante »)
6° : Ainsi abusé, il m’est arrivé de tenir à G.L. [Lambrichs] du propos dont, connaissant
la vérité, je me fusse gardé, par simple décence envers lui et sa liaison. Et j’en ai tenu
à Fr., d’un autre ordre, quand elle me demandait par exemple ce qui se passait au Prix des
Critiques (le livre des Ligueris chez Grasset) ou ce que nous pensions du désir exprimé
par G. L. de reprendre la Revue des revues.
7° : Elle a multiplié les occasions de nous réunir tous trois, L., elle et moi, à
déjeuner (que de propos s’éclairent à présent, et la sotte figure!), ou même avec Gilberte
qui l’avait accueillie en amie, et même avec Janine, qui, devant Gilberte, servait avec
moi de couverture.
8° : Quelques jours avant mon départ, comme je m’inquiétais de la voir soucieuse (et la
veille encore, nin, le jour même) elle m’a dit que, hélas ! non, elle n’était attachée à
personne, que tout allait parfaitement, et que je pouvais compter sur elle pour la revue
en ton absence et en la mienne. – C’était aussi bien parce qu’elle n’avait personne
d’autre, que, quelques jours avant, elle s’était adressée à moi et que je lui avais prêté
ce qu’elle me demandait – alors que pour mon voyage j’ai dû avoir recours à mon frère,
puis attendre mes appointements.
Voilà les faits, et j’en néglige. Voici ce que je pense :
1° : L. a manqué de loyauté à mon égard. Je n’ai plus d’amitié pour lui. Et je n’ai pas à
payer les conséquences de sa conduite envers F.
2° : L’attitude de Fr. n’est pas pour me surprendre, bien qu’une nouvelle fois j’en aie
été dupe. Mais elle a touché à un domaine interdit. Il est possible que mes amis ne
résistent pas à l’épreuve, et j’ai pu m’en apercevoir. Mais, même sans amis, je ne
permettrai pas que l’on ridiculise ma conception de l’amitié.
C’est d’autre part sur une base de confiance amicale et de loyauté que Fr., voilà
quelques mois, a souhaité l’établissement de nos rapports, et que je les ai acceptés.
C’est à cause de cela que je me suis prêté à ses absences et aux travaux personnels
qu’elle faisait à la revue. Je l’ai fait sans arrière-pensée. Or, par sa dissimulation,
ses mensonges et son jeu, elle a rendu absolument impossible toute relation cordiale entre
nous.
Tu me dis : cette dernière crise n’a pas trait à la nrf, ni au travail
dont Fr. est chargée. Je réponds que si cette crise, qui couve depuis des mois, n’avait
pas, durant ces mois, servi d’excuse au mauvais travail de Fr., que si elle ne l’avait pas
enfin amenée, malgré toutes ses promesses, à me laisser sans nouvelles de la revue, à m’en
couper, au point que j’ai failli revenir : je me serais tu. Je me serais contenté de
rompre tous rapports cordial entre nous, et si la situation était devenue intenable pour
moi, je serais parti.
Il t’est facile d’envisager un nouvel essai de trois mois. Mais ce n’est pas toi, ni
Dominique, qui aurez à souffrir de cet essai, à contrôler la présence et le travail ; à
vous maudire de cette surveillance ; à vous heurter chaque jour, je ne dis même pas à la
mauvaise volonté de Fr., mais à son impuissance à rien faire de soutenu. Et gardes-tu des
doutes sur l’issue de la tentative ? Je m’en rapporte à G. L. ; qui a déclaré assez
longtemps que la place de Fr. n’était pas à la revue. S’il a changé, moi aussi, et depuis
plus d’un jour.
Cela dit, Jean, agis comme tu l’entendras. Mais n’exige pas de moi d’autres
dispositions.
Je t’embrasse
Marcel
Je rentrerai dans le courant de la semaine prochaine.
Jean, que veux-tu dire par : « Il ne faut provoquer personne » ? Qui provoque ? Qui
est-ce qui est provoqué ? - Il était entendu que Fr.[ance] Cl.[oquet] ne travaillerait
plus à la revue ; tu me l’avais encore dit la veille de mon départ ; tu m’avais dit que ce
n’était pas en question. Et voilà que tu m’informes qu’elle est là depuis 10 heures, met
de l’ordre, tape “sur ton conseil” etc. ! - Que s’est-il passé ?
Pourquoi vous jouez-vous de moi ainsi ? - Et quand je pense aux insultes qu’elle m’a
jetées à notre dernière entrevue, me traitant de “menteur”, etc. !
Mais enfin, Jean, ne comprends-tu pas que je n’en peux plus, que le
contact de tant de fausseté, d’ignominie et de méchanceté foncière me détruit, que j’en ai
assez subi, que je l’ai assez vue, se moquer de tout, et de la revue, et tu
le sais – pour me refuser à la revoir ? Dans mon dégoût d’elle, j’avais encore de
la pitié ; cela s’est tourné en horreur.
Si l’on ne peut lui trouver une remplaçante, je me chargerai moi-même
de tout le travail du bureau ; c’est facile et cela fera des
économies.
Je serai demain mardi chez [mot illisible], au Mas de Berne, Saint-Rémy de Provence, pour
48 heures. Je te demande instamment de m’y dire par télégramme* si Fr. doit, ou non,
rester à la revue. Si elle doit y rester, j’enverrai aussitôt à Gaston ma démission de la
revue et du comité de lecture ; je raconterai à Janine exactement ce qui s’est passé, et
j’irai essayer de vivre à Varennes.
Jamais, après toutes mes lettres, et les tiennes, et nos conversations, et tout, je
n’aurai envisagé que j’eusse à t’écrire ainsi.
Marcel
Ou bien ai-je mal compris ta lettre ?
L’avant-dernier paragraphe de celle que je viens d’écrire peut sembler d’un ton
péremptoire, provocant. J’en serais désolé ! Ah ! non, il ne s’agit pas de provocation, ni
de coup de tête, mais des deux seules solutions que j’envisage depuis deux mois. Et ces
dix jours de calme que je viens de passer à Port-Cros ont achevé de me convaincre.
+
Si je dois encore dire mon mot à la nrf., je dirai qu’il n’appartient pas à Nourissier de
vous “glisser” une note complaisante.
Quant à Cournot, je souhaite sa collaboration, bien sûr. Mais pourra-t-il tenir une
chronique des spectacles qui ait un minimum de justice et d’information ?
C’est entendu. Non pas que j’aie grand espoir. Mais puisque France reconnaît qu’elle
n’avait guère cessé de m’être hostile ; puisque, après réflexion, elle découvre qu’elle
n’en avait pas le droit, se dit transformée, et s’engage à une attitude amicale : une fois
de plus, mais la dernière, j’accepte. Et si j’ai peu de confiance, je souhaite pourtant de
tout cœur que cela réussisse, et ferai de mon mieux pour l’aider.
Si tu veux bien, Jean, je partirai jeudi matin (je crois que la revue sera bouclée), pour
rejoindre Janine à Port-Cros.
Je ne me sens pas très bien. Ta présence m’a beaucoup aidé ; mon petit travail aussi, et
je ne pouvais passer de journées plus régulières. Pourtant samedi, après déjeuner, je ne
sais ce qui m’a pris, et effrayé ; s’abat une grande angoisse, puis des troubles dans la
tête, au point que j’avais peur de devenir fou. J’ai lutté comme j’ai pu, mais vainement,
pendant deux heures ; puis, rencontrant Duvignaud sur le palier, longue crise de larmes.
Cela n’a disparu que vers le soir.
La veille, j’avais déjeuné avec mon frère. Il m’avait dit qu’à partir du milieu
d’octobre, il ne pourrait plus nous aider, que ces déjeuners ne pouvaient durer (plus de
[300.000 f ?] par mois pour Dominique) ; nulle querelle, bien sûr, et comment ne
l’aurais-je pas compris ! Il n’avait que parfaitement raison, et c’est bien ce qui m’a
frappé – et qui sans doute est revenu en moi le lendemain.
Sans doute aussi la peine et le malaise qui me viennent de France et de Lambrichs. Du
moins n’ai-je pas revu L., et je ne veux plus le revoir ; c’est net. J’ai revu Fr., malgré
moi, parce qu’elle m’implorait, me disant par exemple que, si je ne déjeunais pas avec
elle, elle ne mangerait pas (j’ai déjeuné une fois ; aujourd’hui, je viens de refuser). Je
n’éprouve pas à son égard la moindre pensée charnelle (depuis des mois,
depuis la fin de l’autre année, une telle [mot illisible barré] pensée ne m’a pas effleuré
– cela peut te sembler étrange, mais j’étais presque sûr, par d’anciennes expériences,
qu’il en serait ainsi). J’éprouve le même sentiment de lassitude et de dégoût devant ce
qu’elle représente. Mais aussi de la pitié, même pour sa fausseté, pour les milles formes
de cette fausseté, pour celles qu’elle essaie encore de prendre aujourd’hui. Cela
renforcerait, s’il en était besoin, ma résolution de ne plus l’avoir comme collaboratrice
(voilà qui ne doit plus être mis en question) ; mais je sens trop sa misère (de tout
ordre) pour n’en être pas frappé.
3 heures
Là-dessus, je l’ai vue après déjeuner. Sur mon refus de la reprendre à la revue, elle a
changé d’attitude, s’en est prise à moi, a déclaré qu’elle n’admettait que j’appelle
Lambrichs un “salaud”. Avais-je raison de parler de la forme nouvelle que sa fausseté
avait essayé de prendre ? - Mais cela vaut mieux ainsi.
J’ai en effet reçu un mot de Fr., qui m’annonce pour plus tard, pour Paris, une lettre
plus longue ; qui m’annonce aussi de bonnes résolutions, comme toujours. Je lui réponds
aujourd’hui.
« Faut-il la punir parce qu’elle est malade ? » dis-tu. Il ne s’agit point de la punir,
mais, pour puisqu’elle est malade, de la préserver autant que nous pouvons de sa maladie –
et de nous en préserver nous-mêmes. La vie que je dois mener est assez lourde, parfois
assez atroce ; si je ne trouve pas un appui, à tout le moins ai-je besoin de n’être pas
accablé davantage ; je ne vis que trop dans une atmosphère de maladie, de crise et
d’égarement.
Quant à la présence et au travail que, dis-tu, nous devrions exiger d’elle ; je les ai
vingt fois exigés ; elle a fait vingt promesses ; elle ne les a jamais tenues, et tu sais
bien qu’elle ne peut les tenir.
Je suis convaincu depuis longtemps qu’il n’y a de chance de salut pour elle que si elle
vit avec sa fille, auprès de sa fille avec son père ou ses sœurs. - Je la plains
profondément mais tout ce que vous avez essayé de faire pour elle n’est parvenu qu’à
flatter et aggraver son mal.
Après 18 jours passés loin de la clinique, Dom. s’y est présentée ce matin, pour
discuter. On l’y a retenue de force. Que se passera-t-il ?
*
Oui, si tu veux bien m’envoyer dans une grande enveloppe les lettres qui m’ont été
adressées à la revue, j’en serai content. - Mais c’est de celles de la rue St Romain que
j’avais besoin ; Fr. devait les y prendre et me les envoyer (la concierge était
prévenue) ; serait-il possible que Dominique Aury le fasse ? Il ne s’agit que des lettres,
mais pas des plis ou des livres. Certaines étaient urgentes (de mon frère, de mon [mot
illisible], de la banque …) ; de là, pas mal d’embêtements ; mais peut-être, pour
certaines d’entre elles, ne sera-t-il pas encore trop tard.
*
Bien entendu, dans ma lettre à Fr., je ne ferai aucune allusion à L.. Oui, il est
nécessaire (surtout pour moi, qui ne suis pas comblé, « que nous puissions nous parler
l’un à l’autre en toute franchise, sans crainte de voir nos propos répétés. »
*
Je suis bien content que tu songes à nous donner ce récit. Sera-ce pour le n° d’octobre ?
Tu sais combien je le souhaitais.
*
Je travaille – comme je peux – à mon « Larbaud », qui sera assez long.
En lisant le Journal, j’ai été touché, heureux, de voir combien Larbaud
avait de sympathie et d’estime pour toi.
*
Je fais maintenant de l’alpinisme, toujours avec le chien César.
As-tu des écrits (poèmes, essai, roman) d’André Miguel ? Il habite un mas voisin, avec
ses femmes, malade, qui peint (un tachisme assez émouvant ). Garçon sympathique ; il peint
aussi, et non sans qualité.
*
J’y pense : n’oublie pas de me faire envoyer une épreuve de mon Allers ; je la retrouverai aussitôt, mais il y a des erreurs dans mon texte.
*
Je te renverrai dans 1 ou 2 jours le livre d’Aubry. J’y ai trouvé quelques renseignements
utiles. - Au demeurant, c’est un fatras.
*
Quand nous sommes arrivés en Provence, nous arrêtant au fond du Gard, dans un grand café,
j’ai demandé un citron pressé. « Il y a la citronnade », m’a répondu le garçon. Mais il y
avait aussi des citrons, dans une corbeille ; je les lui ai montrés ; il a publiquement
détourné les yeux en disant : « Mais il faudrait les presser », et m’a servi de la
citronnade.
- Oui, mais quelques jours plus tard, en Arles, comme je venais de me récrier dans une
petite rue sur la beauté de la ville, et que nous nous étions arrêtés pour regarder les
maisons, un homme, assis devant sa porte, nous demanda si nous cherchions notre chemin. Je
lui dis que non, que nous regardions, simplement. Et lui : « C’est que je suis là pour
vous servir. »
Je t’embrasse.
Marcel
Quelques jours avant mon départ, j’ai vu dans le dossier « Hommage » des épreuves de
Léger : mais étaient-ce les épreuves corrigées, je ne sais plus.
Bien sûr, si je montre une telle hargne (injuste et comique) contre la Provence, c’est
que sa beauté ne m’échappe pas. - Ah ! hier soir, tout à côté de Montmajour, cette
merveilleuse chapelle parmi les pins et les oliviers, que c’était beau, à peine tolérable
de pureté ; et Arles, auparavant, qui m’a toujours ravi et le fait plus que jamais. -
Mais, tu le comprends, c’est pour moi une terre étrangère, ce n’est pas ma loi, j’éprouve
une sorte de peur. - Alors je déclare insolemment, comme j’ai fait avant hier devant dix
personnes : « Je ne rencontre dans ce pays que des Belges, quelques Suisses, des
Provençans, pas un Français. » - Et le contact de [mot illisible] et de ses amis n’est pas
fait me calmer. Janine va se lamenter pour de B., qui lui dit que, bien pédéraste (mais
oui, il s’en vante à présent!) il la comprend, et que je suis un homme sans éducation – ce
dont ma connaissance d’ailleurs est seule responsable. J’éprouve dans ce pays un sentiment
d’abandon et de désert, qui n’a rien à voir avec la merveilleuse solitude où l’on peut se
retrouver et retrouver le monde.
Et j’ai honte de me plaindre, de t’écrire par exemple une telle lettre, d’empoisonner mes
amis avec mon incohérente frénésie, d’être si malheureusement loin de ce que je voudrais
être. Assez.
J’ignorais les rapports de G.L. Et de Fr.. Je ne vis que parmi les mensonges. Quel
dégoût ! Cette sale petite chose (je parle de la comédie, non du fait), normale de la part
de Fr., moins normale de la part de L., achève de m’écoeurer. - Et même Fr. ; j’étais
absolument en en paix, en paix souriants et amicals [sic], avec tout ce qu’elle pouvait
faire, prêt à la comprendre, et à l’aider ; mais, j’ai beau la connaître, sa fausseté m’en
apprend toujours. Quelques jours encore avant mon départ, me demandant de la avancer
20.000 fr : « c’est que je n’ai personne d’autre à qui m’adresser » - si elle revient à la
revue, je n’y reviendrai pas*. C’est bien là ce qu’elle cherche depuis longtemps.
Je t’embrasse, et te demande de m’excuser.
Marcel
[À droite de la lettre] Au demeurant j’estime que ce n’est plus à nous, mais à G.L. de
prendre la responsabilité de F. Qu’il la fasse entrer chez Grasset, mais non point vivre
mes crochets.
L’île s’est montrée pleine d’attention pour me recevoir ; pas de soleil, pas de vent, un
peu de brume : la journée la plus douce que depuis longtemps j’aie passée. Puis nous avons
eu du soleil, du mistral et même de la pluie, mais je me promène par tous les temps ; je
revois tout, je fais encore des découvertes. Nous habitons le Fort, avec Marceline et
Pierre ; les repas au Manoir, avec l’Intéressante, l’Abbé et sa Gouvernante. J’apprends à
l’Abbé le Lexicon et un peu de latin ; il me semble doué pour la première de ces
disciplines. Marceline mêle à ravir le profane et le sacré, chante et soupire, se découvre
un blason (Sirène aux Anémones), et cherche avec moi comment avancer dans le seul chemin
qui nous convienne : celui de la perfection. Elle hésitait encore sur cette voie ; mais je
lui en ai montré la modestie, lui disant que la sage modération exige une fermeté et un
bonheur où nous ne pouvons guère prétendre, de sorte que c’est par manque de forces et de
courage que nous sommes condamnés à la perfection. (C’est aussi bien la érponse que je te
ferai, quant à l’usage du vin). Tout cela, Marceline l’a fort bien compris, et comme elle
attend un chien des Pyrénées, bête magnifique et redoutable, elle l’appellera Fatum.
Oui, je crois que tu as raison. J’essaierai d’agir dans ce sens. Ce que tu penses et me
dis me donne un appui, très précieux. (Ce n’est pas la première fois ; mais, cette
fois-ci, c’est d’une importance beaucoup plus grave.)
Pendant la première semaine de mon voyage, j’étais hanté, constamment, par une phrase de
Van Gogh (à son frère) : « La tristesse durera toute la vie ». Mais je réagis.
Je serai très probablement rentré lundi. Si tu dois partir ce jour-là, veux-tu bien me
laisser un mot à la revue, pour me ce qu’il y a à faire.
Peu de repos. Janine a l’air de trouver naturelle l’existence que nous allons reprendre
avec Dominique. Naturel que je n’ai aucun logement où je ne puisse être poursuivi et
injurié. Naturel que je ne puisse plus travailler. [mot barré] Naturel que nous vivions
dans la peur. Tout ce que dit et fait Dom., dès l’instant qu’elle est malade : tout le
monde doit s’y prêter.
Je ne vois pas d’issue.
– Pourtant l’Aber Wrach aurait été beau. Comme j’aime ce pays !
tu m’écris : « Songes-tu que cela fait déjà quatre années que nous travaillons ensemble,
sans jamais nous être fâchés ? - Au contraire (enfin, j’espère) »
Je l’espère aussi. Il y a eu des moments de malaise, après quoi nous nous retrouvions
mieux (enfin, j’espère). À présent, je voudrais te dire ceci. J’ai le sentiment, à la fois
sourd et pénible, que cela ne va pas très bien entre nous depuis quelques semaines,
mettons depuis ton retour du Midi. Il se peut que j’aie d’autant plus ce sentiment, que je
dois faire face, chez moi, à une existence assez dure. Mais précisément, je ne trouve
point dans votre amitié une compensation, une aide ; au contraire. Un peu plus de
solitude, c’est tout, et de questions sans réponse.
Il y a beaucoup et trop de silence entre nous. Et quoi dans ce silence ? Je m’interroge
en vain. J’ai l’impression que tu es plein de reproches à mon égard. Il se peut que je
mérite ces reproches ; au moins voudrais-je les entendre formuler.
Même votre collaboration à la revue me semble troublée. Il est difficile de citer des
faits. Je pourrais dire que depuis quelques temps il suffit que j’émette une idée, une
proposition, pour que tu prennes une position contraire. Si cela continue, je me tairai,
et me contenterai d’un travail mécanique ; je ne saurais être trop modeste. Je commence à
me sentir un étranger dans le bureau de la revue.
Il se peut que cela tienne – mais seulement pour ma part – à l’action de Fr. Cl.. Elle a
toujours été – je ne dis pas toujours consciemment – destructrice. Mais quand Fr. essayait
de m’indisposer contre toi, ou contre Dom. j’étais trop sûr de moi, à cet égard, pour rien
redouter. À présent qu’elle sait qu’elle ne peut compter que sur vous, la manœuvre se
développe contre moi. Il n’est pas de jour que je ne la sente, et que Fr. ne m’en donne
les preuves, jusqu’à l’insolence. Elle ne serait vraiment satisfaite, et tranquille, qu’en
me voyant quitter la revue. Je la comprends et l’excuse presque, au nom de cette fausseté
qui lui est propre, et dont, tout compte fait, elle n’est pas la dernière à souffrir,
quelques avantages provisoires qu’elle en puisse tirer. Mais enfin [mots illisibles],
comme vous êtes, heureusement, Dom. et toi, et une troisième hostile et sans délicatesse.
Cela fait, pour la quatrième, assez d’étonnement.
Je répète que je n’explique pas tout par cela – loin de là. J’explique beaucoup de choses
par les reproches que tu crois être en droit de me faire et que tu ne me fais pas, par un
sentiment jaloux de ton infaillibilité et de ton autorité, par certaines erreurs
fondamentales que tu fais sur moi. Car s’il est possible que je te connaisse mal, tu me
connais plus mal encore. Simplement cette méconnaissance est chez toi sans danger ; elle
est pour moi très prévisible.
Je pense que ce tu es et ce que tu fais – sans te combler d’aise, je le sais – ne te
déplaît pas. Ce que je suis et ce que je fais me deviennent parfois intolérables.
Tu penses bien, Jean, que je tiens trop à ton travail et à ta santé pour ne pas faire
tout ce que je pourrai qui les préserve.
Mais je voudrais que tu me dises exactement, et complètement, et un peu minutieusement,
ce que tu désires.
Ce qui me semble nécessaire pour moi et pour la revue, c’est :
- que tu me conseilles.
- que tu m’aides auprès des collaborateurs que tu connais mieux que moi.
- que tu contrôles la revue ; que, pour chaque n°, je puisse te soumettre les textes, et
les projets de sommaire – rien n’étant fait sans ton approbation.
- que tu écrives dans la revue.
De tout le reste : épreuves, lecture de manuscrits courants, correspondances et
entretiens courants, etc., je ferai de mon mieux pour te décharger.
Mais je ne comprends pas comment, même si tu ne consacrais à la revue qu’un minimum de
temps, tu refuserais d’y figurer comme directeur.
je suis bien content que ce n°, qui t’a donné tant de peine, soit achevé.
Je ne me souviens pas du texte d’Ungaretti. Je crois que tu as bien fait de supprimer les
attaques de Ponge contre Léger.
Au demeurant, cela fera un hommage passable, sans éclat (que n’est-il mort plus tôt!)
Je ne doute pas du zèle en France, qui a bien pensé à montrer que la revue, qui peut se
passer de moi, ne peut se passer d’elle. Quand à ses connaissances en latin, elles
parviennent parfois jusqu’au milieu de la deuxième déclinaison. - Je le dis en homme qui,
chaque matin, sur la plage encore déserte, traduit de 5 à 10 pages de Tacite. C’est un bon
professeur de gymnastique, un peu facile.
Je travaille beaucoup (en dehors de la gymnastique). Bien ? C’est autre chose. Mais enfin
je terminerai demain ou après-demain la longue nouvelle dont je t’ai parlé. Bien
saugrenue. J4ai peur que l’on y sente un trop mon éternelle philogymie, le plaidoyer pour
la femme, l’attendrissement sur sa misère, sa servitude etc. Cela s’appelle : Inconsolée.
- Nous avons reçu la visite de Clancier et de sa femme ; Duvignaud et [nom illisible]
s’annoncent pour demain. Catherine est allée retrouver Jean Laurent à Pérouse. Le fakir
birman devait hier donner une soirée dans la salle des fêtes ; mais, au dernier instant,
comme il n’y avait dans la salle que quarante personnes (Janine et moi, et trente-huit
enfants), il a remboursé le prix des places.
Sur la plage, ce matin, treize cadavres de méduses : c’est effrayant.
Pas une goutte de pluie depuis deux mois.
Je suis assez troublé par les évènements d’Afrique. Ce n’est pas la lecture de l’Express qui m’apaise. Je me sens parfois pris d’une sorte d’horreur contre
ce vaniteux, ce gonflé, ce Chateaubriand sans cœur ni noblesse. Il me semble qu’à sa place
j’aurais peine à dormir, songeant aux cadavres dont un vieillard, qui apporte dans la
politique une avidité d’homme de lettres, peut être responsable.
- C’est Claude Gallimard, qui, en juillet, m’a demandé si nous pourrions publier, dans le
n° d’octobre, la préface écrite par Camus pour l’édition des Thibaud
dans La Pléiade, et des fragments où Martin du Gard s’explique sur son œuvre. J’ai
répondu : oui, bien sûr. Claude parti, j’ai demandé les textes à Gaston, vers la
mi-juillet : Gaston m’a dit qu’il fallait s’adresser à Claude. Voilà.
Nous sommes ici jusqu’à la fin du mois.
Je t’embrasse
Marcel
Écris-moi encore, veux-tu, et dis-moi si l’on t’a enfin remis les textes de Camus et de
Martin du Gard.
Remarque : ce ne serait pas un malheur s’ils ne paraissaient qu’en Novembre. Nous avons
Montherlant ; nous pourrions avoir Kafka ou Kierkegaard (dont on va célébrer
l’anniversaire) ; la sculpture chinoise ; la « nouvelle » extraite du long roman
autobiographique de cette jeune femme (il est nécessaire de la donner en octobre ; le
livre va paraître) ; les études de Poulet, Richard, Starobinsky, Sarraute … ; les poèmes
de Fombeure (si le livre n’a pas encore paru) ; la nouvelle chinoise ; la nouvelle de
Remizov (Le Mariage) ; le Témoignage de Parain ; le long poème de
Dadelsen ...
je suis bien content que tu prennes du repos. Je le serai plus encore si ce repos profite
à ton travail. Ce travail, même « particulier » (« privé ») est nécessaire pour la revue.
- Ce que je dis pour toi, je le dirais aussi pour moi. Il est nécessaire que de temps en
temps l’un de nous prenne du répit.
- Sur l’essentiel, ta lettre ne répond pas à la mienne. Il ne suffit pas, pour avoir
raison, de dire que l’on a raison. Ce que tu me dis de Duvignaud, je le savais, je le lui
ai à peu près dit, mais quand il a fallu réagir, c’est moi, aussi de Duv., qui ai tout
pris à ma charge (je n’ai cessé de lui dire que tu le soutenais de plus en plus) – Je vois
très bien, trop bien, comment chacun de nous pourrait avoir ses clients. Les tiens
auraient plus d’assurance de n’être pas sacrifiés à l’autre « patron » (Ce que l’on dit
aujourd’hui, c’est : « Si A. propose un texte, P. le refuse ; si P. propose, A. accepte)
Quoi qu’il en soit, évitons cette confusion.
Oui, l’autre [mot illisible] que l’on ait des « des secrets ensemble. » Mai, à peine
l’ai-je dit : je vois la difficulté.
Parlons sans pudeur. Notre amitié, si longue déjà et nous pouvons dire si stable, aura
été l’un des deux grands sentiments de ma vie – choisis et acceptés – l’autre étant mon
amour pour J. Et, malgré quelques accrochages, ces deux sentiments ne se sont pas nuis
l’un à l’autre ; au contraire.Je me tiens pour un homme privilégié, de les avoir
connus.
Je ne doute point d’autre part de la force de ton amitié pour moi. Mais ta vie et ta
nature t’ont amené à d’autres amitiés, auxquelles tu ne sacrifierais pas la nôtre, j’en
suis sûr, mais qui ont aussi leurs exigences et leurs secrets. C’est juste. Comme il
m’était facile de faire passer mon amitié pour toi avant toutes autres, ces autres
amitiés, d’ailleurs peu nombreuses, n’ont pas eu leurs « secrets ».
Mais tu me reproches d’avoir divulgué nos secrets. As-tu tout à fait raison ? Dans cette
crise, comme dans la précédente, je n’ai pas dit un mot à Fr. de ce que tu m’avais dit.
Dans la précédente, si j’ai parlé à L., c’est que tu ne m’avais pas d’abord demandé le
secret, qu’aussi bien tu m’avais parlé à égal titre de Lambrichs et de Naurissier, et que
j’étais convaincu que l’hypothèse touchant L. était fausse, donc réclamait une
rectification.
Reste qu’il m’est arrivé plus d’une fois de trop parler, et je le regrette. C’était
toujours devant une table où se succédaient les verres de vin au de bière. Bien ; depuis 6
ou 7 mois (demain, le déjeuner que nous avons eu avec Nimier et Boloré), je n’ai pas bu
une goutte de boisson alcoolisée. Je n’en boirai plus une goutte de ma vie.
Je serai à Paris dès vendredi matin (jeudi soir). J’y reviens avec appréhension. Je vois
que tu n’as pas remis ma lettre à G.G.. Mais au moins lui auras-tu parlé ? Si je dois
retrouver Fr. à la revue, je m’enfuirai aussitôt. Je ne veux pas d’explication avec elle.
Tu ne peux guère imaginer le dégoût que j’éprouve.
Trop souvent, je me suis laissé attendrir, et berner. Je ne peux plus. Je ne doute point
des sentiments amicaux de Dominique à mon égard. Mais si elle m’eût détesté, elle n’eût
guère agi autrement dans sa complaisance envers Fr..
Je ne peux plus, Jean. Je demande, je prie, que l’on veuille bien m’épargner des rapports
qui me déstruisent et qui souillent, qui empoisonnent tout ce que je veux encore
estimer.
Je t’embrasse
Marcel
Quant à L, je viens de recevoir un mot de lui. Il me dit qu’il ne se « reproche rien à
mon égard ». C’est parfait ; et, de certaine façon, cela m’enchante : ayant toujours eu un
goût maladif de la perfection.
Cher Jean. Nous irons passer cette journée à la Vigie. Je l’ai déjà revue : je suis bien
content qu’elle soit devenue inhabitable.
Je me suis enfin perdu ; c’était entre Port-Cros et Notre-Dame.
Nous partirons lundi soir. Les nouvelles que nous avons de la clinique ne sont pas
fameuses.
Je me disais pourtant ces jours-ci que, si tout allait bien, et enfin délivré du funeste
contact de Fr., j’allais pleinement goûter, pour la première fois, le plaisir de faire la
revue avec toi, sans oublier Dominique.
Je t’enverrai dans quelques jours la première partie de ma chronique (sur Kern) ; la
seconde (sur Duvignaud) serait pour décembre.
Cher Jean. Nous voici à St Remy depuis hier ; j’espère y rester une quinzaine de jours,
et travailler. Veux-tu bien me faire envoyer la revue d’août, et aussi le n° (juillet, je
crois, ou peut-être juin) où j’ai écrit une page sur Van Gogh.
Donne-moi de tes nouvelles. Je t’écrirai plus longuement.
Comme il y a longtemps que nous n’avons passé de vacances ensemble ! - Cela me ferait
pourtant un bien grand plaisir, et un peu plus.
Je reçois une nouvelle lettre de France. Je lui réponds aujourd’hui, lui répète à peu
près exactement ce que je t’avais dit. Cela m’est dur, très dur, de refuser son appel ;
mais j’ai longuement réfléchi, et je tiens pour un devoir de le faire. Je lui écris donc
que si d’elle-même elle ne se résout pas à quitter la revue, je demanderai à Gaston d’en
décider, étant bien entendu que, si elle revient à la revue, je n’y reviendrai pas.
- Je fais tout mon possible pour corriger et recopier très vite ma Préface. Mais je ne
puis guère travailler plus de cinq ou six heures par jour (ce que j’ai fait chaque jour,
depuis que je suis ici). Cela sera prêt lundi, je l’espère – si tu m’as envoyé le
début.
Les nouvelles sur Dom. nous inquiètent ; pourra-t-elle supporter ces comas de
l’insuline ?
Mais comment se fait-il que je n’aie pas encore reçu les épreuves de mon petit
« Allers » ? Il y avait des erreurs dans mon texte (par exemple, je pare du château des
comtes à Nevers ; non, il s’agit du Palais ducal), des phrases inachevées ou mal tournées
…
À moins que tu aies pensé que ce petit texte convenait mal à Hommage –
et je t’approuverai. Mais de toutes façons, j’ai besoin de ce texte, pour ma préface.
C’est à peine si j’ai pu dormir la nuit dernière. Il y avait vraiment dans ta lettre des
traits trop douloureux.
Je garde toujours dans mon portefeuille un billet que tu m’as écrit, je
crois, l’an dernier. Où tu dis : « Tu comprends, il y a tout de même quelque chose
d’unique dans notre amitié (dans une amitié sans jamais la moindre jalousie). Il nous faut
en être dignes, il nous fait en rester dignes à chaque instant. Il faut nous dire que nous
n’en serons jamais assez dignes, puisqu’après tout elle est là ... »
Je ne songeais à rien d’autre en t’écrivant. Et je n’a rien d’autre à t’écrire.
Pour Joyce, Du Bouchet indique que le choix devrait être fait entre les pages 29 et 59,
qui n’ont pas paru (sauf 2 pages, dans l’art nouveau, mais elles ont été
très remaniées)/
As-tu l’adresse de Jean Baufret (afin qu’on lui envoie les épreuves de Kierkegaard) ?
Sur les conclusions de ta lettre, je suis tout à fait d’accord avec toi – et comment ne
le serais-je pas? - mais, pour le reste, non, et je vais t’écrire.
Je considère que, en ce qui me concerne, vous ne faites plus partie de la revue.
J’éviterai donc tout rapport avec vous, et je vous prie de faire de même à mon égard.
Germaine me demandait pourquoi depuis si longtemps je n’étais pas allé la voir : il y a
plusieurs causes :
- Par un pendant assez lâche : pour ne pas la voir malade.
- Parce que je ne craignais de tomber dans un mauvais instant.
- Par une autre sorte de pudeur aussi : du fait de Fr. Cl.1
Mais je dirai surtout ceci, qui n’est pas précisément une raison, mais qui m’éclaire :
voilà quatre ans que je ne suis pas allé à Varennes. Je l’ai traversé un jour, sans
m’arrêter un instant, en voiture, les vitres relevées. Un autre jour, je suis allé
jusqu’au pied de la colline, et j’ai fait demi-tour.
1 Et par une autre, bien différente, du fait de mon amitié pour Dom. A.
*
Je reprends un point d’une de tes dernières lettres. J’ai su par Fr. que, sur la feuille
que tu as remplie pour la carte du journaliste, tu as indiqué comme appointements 120.000
fr. As-tu voulu me [mot illisible] que la somme que tu avais le plus souvent touchée ? Il
va de soi que, si tu n’as pas été augmenté comme moi, j’irai trouver G.G. afin qu’il
diminue de moitié mon augmentation et te donne l’autre moitié. Mais cela me paraît
invraisemblable ?
Moi non plus, ce n’est pas aux livres ou articles que je songe. Là-dessus, avec quelques
petits écarts, nous avons toujours été et serons toujours d’accord. La maladie de
Germaine est atroce, je le sais, et si j’ose rarement t’interroger, j’y pense chaque jour.
Le courage, le dévouement et la patience dont tu fais preuve me semblent admirables. Je ne
tiens pas à faire une surenchère d’infortune. Je voulais que la maladie de Domin., qui à
tout instant remet tout en débat, en vain débat, nous a nerveusement épuisés, Janine et
moi ; que nous vivons presque constamment en crise, dans la crainte du pire, les
discussions, les reproches, l’impuissance même à nous aider l’un l’autre.
- Tu me dis que je ne suis guère porté aux confidences. Je ne crois pas qu’il y ait
beaucoup d’hommes qui plus que moi souhaitent en faire, qui aient plus que besoin d’une
confiance donnée et reçue. Je pourrais te répondre que tu n’y sembles guère porté toi-même
(le plus souvent, c’est par d’autres que j’apprends telle ou telle chose qui pourtant te
touchent de près). Nous avions décidé voilà 1 ou 2 ans de déjeuner régulièrement
ensemble ; si cela n’a pas duré, ce n’est pas ma faute. Peut-être pas tout à fait la
tienne non plus ; mais précisément j’hésite à faire les confidences que l’on ne me demande
pas, je crains qu’elles tombent mal, je crains d’ennuyer ou de peser. Je le crains
d’autant plus que tes propres soucis sont graves. C’est pourquoi j’hésite à te parler de
Dominique.
Quant à Fr., tu te trompes une fois encore. Jamais je ne t’ai dit qu’elle « n’avait
jamais compté pour moi ». Je t’ai dit que je ne l’avais jamais aimée, selon le sens que je
peux et dois donner à ce mot, je ne suis certes pas sans faiblesses ! Mais je ne pense
être vraiment attaché qu’à un être que j’estime, et je ne peux estimer qq. qui soit
faux.
Et je ne t’ai pas parlé, dis-tu, des suites de la démarche que j’avais faite auprès de
G.G. C’est que tu les connues en même temps que moi, en regardant, devant moi, ton
bulletin de salaire de décembre. J’ai pensé que si G.G. (sans d’ailleurs me répondre,
comme il me l’avait promis) avait fait augmenté mes appointements de 20.000 fr comme il
l’avait fait pour Dom., c’est qu’il n’avait pas fait moins pour toi. Et puis j’attendais
que nous nous revoyons un peu plus intimement qu’à la revue.
Bref, il n’est pas une question qui, venant de toi, me soit la bienvenue. Si je ne la
devance pas, je t’ai dit pourquoi. Mais je n’en conçois pas une que je me soustrais
d’entendre et à laquelle je me soustrais de répondre.
Je t’embrasse
Marcel
« Je ne doutais point de ton amitié », écrit-tu. Mon amitié n’a certes point changé. Je
me plaignais seulement que les manifestations de la tienne eussent changé. Sans doute en
d’autres conditions, j’y eusse été moins sensible, mais ai-je tout inventé ?
J’ai vu Queneau, et je lui ai parlé comme, je pense, il fallait faire, ayant au reste
reçu l’assurance de sa discrétion. Donc, je ne lui ai parlé nullement en ton nom, mais en
tant qu’ami, qui ne voudrait pas que, si … etc.
Eh bien, il n’était au courant de rien. Le dernier déjeuner, en présence de Mr
Courtelins, était un déjeuner mondain, où l’élection n’a pas été abordée. En principe,
elle devrait avoir lieu en janvier. Jusqu’à présent, aucune candidature. C’est d’ailleurs
l’académie G. qui demande à tel écrivain s’il accepterait.
Bien entendu, Queneau pense que ta présence serait un bonheur pour l’Académie, sans
toutefois savoir si tel académicien (Dorgelès par ex.) aurait la même opinion. M’a promis,
comme je te disais, d’être discret, de me tenir au courant, et de me dire si le projet lui
semblait risqué. Ne m’a pas dit (je ne le lui ai pas demandé) s’il voterait pour toi ;
mais il me semble bien qu’il le ferait.
Encore une fois, tout cela n’avait rien d’une démarché, mais a paru venir de mon seul
souci pour toi. Ce qui d’ailleurs était exact.
Je suis depuis quelques jours à Varennes. Je commence à m’y retrouver. Je pense beaucoup
à toi ; à certaines choses que maintes fois j’ai voulu te dire.
La maison est devenue assez misérable, dans son abandon ; mais j’y vis un peu en
Robinson ; je balaie, je fais ma vaisselle. L’ennui est que je ne peux entrer au jardin ;
il n’y a plus de jardin : un monstrueux enchevêtrement d’orties géantes, de vigne folle et
de hautes plantes que je n’avais vues que dans les marécages.
Je reviendrai vers la fin de la semaine prochaine.
J’ai remis hier soir à France Cloquet une lettre dont je te donne la copie. Je ne
puis plus supporter son attitude à mon égard. Depuis des mois, je ne lui demande rien, pas
même de taper une lettre ou de renvoyer un manuscrit. Je n’attends absolument rien d’elle.
Tu as pu voir que je l’ai soutenue autant que je pouvais, mais sans explosions
d’hostilité, de persiflage, d’insolence, de grossièreté ont repris plus que jamais. Elle
me décourage, elle m’empêche de travailler, elle me rend malade. Tout se passe comme si
elle avait juré de m’abattre et de me faire quitter la revue. Et je vois le moment où elle
y parviendra. Je ne sais plus que faire.
J’ai trouvé Jeanine presque remise : ce n’était sans doute qu’un froissement de muscles,
non pas, comme je le craignais, une histoire de vertèbres. Je me demande si je n’ai créé
ma crainte : prétexte à partir
À travailler ? Je l’ai fait furieusement. Des heures. Des journées pour écrire puis
déchirer une page. J’ai pourtant, enfin, écrit une nouvelle, la dixième au [mot illisible]
depuis un an. Mais je ne trouve plus dans le travail un apaisement ; une chose faite,
c’est comme si je n’avais rien fait, et il faut que je me jette dans autre chose qui, à
son tour …
J’ai pour me reposer les étangs, autour desquels je rôde le matin, et les plages vides à
[mot illisible] la nuit.
Nous rentrerons à la fin de la semaine qui vient. Jeanine a quelque peu dessiné. On lui
propose – par l’intermédiaire d’André Miguel – de faire une petite exposition dans la
petite libraire-galerie où Miguel, tu te souviens, exposait voilà quelques mois. Qu’en
penses-tu ?
Et si cette exposition se fait, accepterais)tu d’écrire quelques mots de présentation ?
Comme Jeanine n’oserait point te le demander, il me faut avoir le courage pour deux.
Me voici au bout du monde ; c’est un peu ma spécialité. Le bout du monde, cette fois, est
au bout nord de la Bretagne, au bout d’une pointe, passé le dernier village, dans une
petite maison isolée, qui sert d’annexe à l’un des deux hôtels de ce village. J’y suis
seul, mis à part un jeune peintre tchèque et figuratif, que, donc, j’ignore. Pour vis à
vis une baie très vaste, à demi fermée sur la haute mer par une floraison d’îlots. Je me
promène du matin à la nuit, malgré le vent, les graines et un rhumatisme au genou. Par
delà les îlots de ma baie (la baie des Saints Anges), je devine Ouessant, où je fus
autrefois druide, et dont, comme tu le sais, une pointe et un golfe portent mon nom.
Hier, j’ai relu à loisir la seconde partie de Le Clair et l’Obscur. Je
la trouve très belle, très importante. À vrai dire je ne prévoyais pas que l’essai se
développerait ainsi. Je me préparais à un vagabondage mystico-sentimental (je veux dire
que j’en attendais la permission), et tu m’apportes la clé du monde, mais il faut que je
relise l’ensemble.
Je ne travaille pas. Je me raconte en me promenant de petits bouts d’histoires. Parfois
il me semble sentir qu’elles coïncident avec ce qui est de l’autre côté. Cela ne dure pas.
Je recommence. La nuit venue, pour reprendre pied et figure humaine, je lis Tacite, qui
n’est pas breton pour un sou. Je t’embrasse
Ta Question m’a donné beaucoup de soucis. J’ai enfin pensé que, pour la
revue et pour toi, mieux valait ne la pas publier ; pour la revue : parce qu’elle
détournerait certains de nos collaborateurs ; pour toi et pour la revue : parce qu’on ne
la trouverait pas d’une parfaite justice.
Ta position fondamentale me semble juste et bonne. Mais tu la traduis d’une façon trop
rapide, dont le tour incisif te porte à l’excès. - Ce qui ne serait pas, j’en suis
persuadé, si tu consacrais à la Question une véritable note.
-
Nouveaux ennuis avec ma fille, qui a fui la clinique, est allée à Brinville, dans un très
mauvais état. D’ailleurs les médecins de la clinique reconnaissent qu’ils ont échoué,
n’envisagent pas de la garder, et ne savent quel conseil donner …
Je t’embrasse
Marcel
Il y a pourtant de jolies choses dans le deuxième chapitre de Giraudoux ?
Ce que je désire, c’est que la revue, dans la mesure même où tu as moins de temps pour
t’en occuper, devienne de plus en plus ta revue.
Je le désire à la fois pour le sentiment que j’ai de toi, et pour celui que j’ai de la
revue.
Je la considère donc comme devant être rassemblée autour de toi, afin que prenne un sens
de rassemblement qui va de Jouhandeau à Malraux, de Camus à Audiberti, de Mandiargues à
Grosjean, etc.
Je vois que dans ce sens je peux faire d’assez bonnes besognes, si …
- si je ne suis pas trop accablé par ailleurs. Ce matin, quelques minutes après ma
première lettre, on téléphonait de Brinville que Dom. s’était ouvert les veines (puis
poussée), parce que Janine, sur le conseil du médecin, n’était pas allée la retrouver. On
a envoyé une ambulance à Brinville ; Dom. s’est échappée ; on l’a enfin rejointe dans les
champs et ramenée (je l’espère) à la clinique. De quoi devenir tous fous.
Ne pourrais-tu pas nous donner un petit « Air du Mois » pour le prochain n° ? Je le voudrais bien. Cette rubrique n’est pas au point, loin de là ;
il me semble pourtant que ce pourrait être intéressant (comme « l’Air du Mois »
d’avant-guerre, renouvelé). Et si l’on t’y sentait parfois présent, on serait plus content
d’y collaborer.
Marcel
Pour le prix des critiques, ne faut-il pas aussi songer, en même temps qu’à Grenier, à
Bataille, qui a donné trois livres cette année, à Blanchot. Tu me diras qu’Emile Henriot,
lui aussi, a publié deux livres ; eh bien, réservons-lui son tour, pour l’an prochain
peut-être. Dominique aussi pourrait l’avoir ; faut-il attendre son Laclos ?
J’ai déjeuné aujourd’hui avec Chagall, qui m’a beaucoup parlé des illustrations qu’il
fait pour toi. Il en est très excité. Je ne les ai pas vues, mais Ida m’a dit qu’elles
étaient fort belles.
Je t’embrasse
Marcel
De qui sont les poèmes en prose (Cendre de vous etc.) que tu as envoyés à Dominique ? Bel
accent, belle et haute tenue. Ils me frappent.
Je voudrais bien être sûr que tes vacances sont meilleures que les miennes. Le vent ou la
pluie, tous deux glacés. Et la maison d’Ida. Chagall est dans un train, humide, étouffant
(On grelotte). Dur pays, même quand tombe une heure de soleil.
Mais de belles pierres. Je le sais bien, des villages perdus, en ruines, des bois, des
couleuvres, des salamandres.
Nous resterons sans doute encore quelques jours et reviendrons à Paris à la fin de la
semaine prochaine.
Plusieurs personnes m’ont parlé, avec beaucoup de louanges, de ton essai. Ce que tu me
dis de la suite n’est pas fait pour modérer mon impatience.
Tu as donc donné ailleurs ta préface à Gide ? Dominique m’a dit qu’elle la trouvait
admirable.
Oui, dans la lignée dont tu parles, plutôt Terres Etr. qu’ Antarès. Les thèmes se rapprochent ; mais la figure d’Ant, et sa
famille ne sont pas les mêmes.
Il y a La Vigie, que tu goûtes peu, et dont je ne sais ce que je pense.
Je ne l’ai jamais relu. - Mais la Vigie est irrespirable ; cela ne tient
pas à l’intensité : certaines âges des Carnets de Gilbert sont plus
intenses, et j’y respire à l’aise. - si j’écrivains aujourd’hui La
Vigie, j’y introduirais, soit en sourdine constante, soit par à coups, un accent de
parodie. J’y suis de plus en plus porté, et plus le thème est grave. Ce n’est point que
ces thèmes me tiennent moins au cœur, ni que j’y adhère moins, que j’y crois moins – au
contraire. Et précisément parce que c’est « au contraire ».
Je sens profondément ta lettre, ce que tu me dis sur « l’expérience
intolérable à laquelle il faut désormais faire place », et tout, même les citations. C’est
un réconfort, de savoir que ce que tu penses si lucidement et ce que j’éprouve si
violemment se rejoignent.
Et que l’amitié soit « d’abord, soit surtout se chercher quelque chose ensemble et
d’avancer ensemble dans la recherche », je n’en doute point. Simplement, j’ai besoin d’un
mot, de temps en temps, qui me dise précisément : « Nous sommes ensemble ».
Mais oui, il ne s’est guère passé d’années que je ne te fasse une ou plusieurs scènes. Et
peut-être injustes. Mais si je songe à notre amitié, je n’en vois que le bien, et le
constant progrès malgré ces piques. Je me reproche des accès d’humeur, des craintes, un
peu d’amertume parfois. Mais sur le sentiment et la pensée que j’ai toujours eus de toi,
et de plus en plus – aussi loin que je remonte, je n’ai que certitude, et nul reproche à
m’adresser. Et je suis presque sûr aussi que tu le sais.
Repose-toi, travaille. Aussi longtemps qu’il le faudra. Cela ira bien à la Revue. Mais si
tu t’aperçois de quelque erreur, dis-le moi.
Nous sommes rentrés hier, après avoir traversés des tempêtes de neige sur les monts
d’Auvergne.
Bien sûr, je suis ennuyé que la suite de ton essai ne parasse pas dans le prochain n°. Et
que tu sois aussi ennuyé que moi, ce n’est pas une consolation ! D’autant moins que je
songe que, si tu n’as pu terminer ton essai, c’est que ta santé n’est pas bonne.
Dominique t’envoie les épreuves de la Revue des Revues. Crois-tu tout à
fait juste ton commentaire de Sartre. On te répondra :
1° : Pourquoi n’avez-vous pas parlé vous-même ? Puisque vous aviez
parlé et contre les exactions allemandes et contre celles de la Résistance, vous aviez le
devoir de parler contre les exactions françaises en Algérie.
2° : si Sartre et d’autres ont eu tord de se taire au lendemain de la Libération, du
moins était-il trop tard pour arrêter les tortures ; elles étaient accomplies ;
aujourd’hui, il faut en empêcher de nouvelles.
3° : Ce qui, de Français à Français, était un crime, devient un crime plus grand, plus
dangereux pour la France même, quand les Français le commettent contre un peuple
assujetti.
On ajoutera que les crimes de la Libération n’ont duré que quelques mois, et dans
l’affolement ; alors que les exactions françaises en Algérie durent depuis des années, et
semblent relever d’un plan méthodique.
On pourrait ajouter ceci : que plus les Français commettent de crimes entre eux, plus ils
se portent garants de la liberté et de la fraternité chez les autres peuples. C’est de
grande tradition révolutionnaire. On peut le trouver illogique, mais voilà qui a beaucoup
fait pour la gloire de la France …
- Cela dit, nous ne pouvons être en désaccord. Nous sommes, toi et moi, profondément
Français, et nous voulons être justes. Il me semble donc que nous avions [mots barrés] à
marquer d’une part les atrocités commises par la révolte algérienne, et d’autre part les
excès de la répression française – nettement, mais non pas certes en hommes qui doutent de
leur pays, en hommes qui aboient contre leur pays !
Quels que soient les échecs, l’âme prend enfin la forme de son désir Et chacune
trouve exactement outre-tombe ce qu’il y a apporté : le dieu, le doute ou le néant.
*
Comme la [mot illisible] était pleine, j’ai dû me contenter d’une chambre dans une
pension de village ; mais la chambre est grande, et l’on est très gentil avec moi. Au
point d’avoir délogé une vieille dame qui habitait cette chambre-studio. L’ennui est
qu’elle habite à présent la chambre voisine, et se venge en faisant jour et nuit marcher
son poste de T.S.F.
Pour répondre, il m’a fallu acheter un poste, moi aussi à Grasse ; sa voix est
particulièrement saisissante entre onze heures et minuit.
Janine, de Cannes, est venue me voir deux ou trois fois. Nous avons réveillonné chez
Pierre Herbart, avec [Ekis. Porquerol?]. Et aussi « la Petite Dame », que je n’avais
aperçue qu’une fois, voilà 8 ou 10 ans, mais qui m’enchante. On m’avait prévenu qu’elle
perd la tête. La voici qui s’amène, vive, plaisante, s’installe dans son fauteuil, réclame
son paquet de gauloises, en allume une, et, sitôt fumées, une autre. « C’est ça ! lui crie
sa fille. Une cigarette après l’autre ! Tu n’as pas de bon sens. » Et la petit Dame, l’air
surpris : « Je ne peux tout de même pas les fumer ensemble ! »
Nous rentrerons lundi ; impossible de trouver des places avant ce jour.
Je t’embrasse, cher Jean.
Marcel
[À droite de la lettre] Je travaille, beaucoup, mais, je crois, vainement.
Je t’ai parlé plusieurs fois de consacrer une petite partie du Temps comment
il passe à un groupement de remarques, de petits témoignages, de faits, de petits
« comptes rendus » (non pas sur des livres) qui introduiront une actualité assez directe.
Un petit condensé de ce qu’il y avait souvent, jadis, dans L’Air du
Mois. Une manière aussi de réintroduire les éléments essentiels de ton ancienne Revue du Mois. Oui, quelque chose de plus direct et de plus vivant que le
courant du Temps comme.
Je voudrais bien ne plus tarder ; faire au moins un essai pour le prochain n°. Ne
pourras-tu m’aider ? Je demanderai aussi à Dutourd, à Borgeaud, peut-être à Nimier ?
Crois-tu que Grenier accepterait ? Je vois cela comme une sous rubrique du Temps, 3 ou 4 pages, formées de petits textes de 10 à 20 ou 30 lignes, le plus
variés possible, signés d’initiales.
*
Les Carnets de G. sont toujours restés proches de moi, sauf peut-être pendant
quelques années. Il s’est passé dans mon esprit, pour le texte, ce qui se passait pour les
illustrations de Rouault. Elles m’avaient d’abord un peu surpris ; mais de plus en plus,
et surtout maintenant, elles m’ont paru répondre au caractère fondamental du livre. Par
exemple la belle litho du frontispice, eh bien oui, c’était bien cela, et ça l’est devenu
de plus en plus.
Non, je n’ai jamais été « effrayé » par ces carnets. Ils me semblent simplement
aujourd’hui un peu trop timides. Je les ai menés beaucoup plus loin dans ma vie et dans
mon esprit (mieux vaut dire qu’ils se sont menés eux-mêmes, la vie aidant). J’en avais
donné voilà 7 ou 8 ans une édition augmentée ; j’en pourrais donner une autre, beaucoup
plus augmentée. Hors de cela, j’ai commencé à la [mot illisible] (à côté de l’autre livre
que je poursuis) une suite de textes courts (sont-ce encore des nouvelles?) qui me
semblent relever du même esprit que les Carnets, ou plutôt accuser cet esprit, au point
qu’ils seront sans doute intolérables.
Je serai, bien entendu, heureux de lire ton essai, et de t’en parler.
C’est un grand plaisir, et même un réconfort, que de savoir que tu travailles avec autant
d’ardeur.
*
J’ai fait un choix de lettres (6) de Suarès à Rouault, et une choix dans les lettres de Rouault. Mme Suarès, à qui j’en ai parlé, approuvera ; quant
au choix de fragments de Rouault, je l’ai communiqué à Isabelle. J’ai donné ces textes à
comparer, d’abord parce que je suis à peu près sûr qu’ils sont bien choisis ; puis pour
n’ayons pas trop d’articles à donner à la dernière minute. Mais peut-être y en a-t-il un
peu trop (21 pages) : tu jugeras. Pourrais-je avoir ton essai pour lundi ? - Ce sera
un beau numéro (Paulhan, Butor, Lubin, Thomas, Lufasco, Narayana – Rouault Suarès –
texte : Remizov).
*
Oui, ce droit d’entrée de 450fr au prix Valéry est pénible. Nous ne devons plus
l’accepter.
Même sentiment que le tien sur l’attitude et les crevées de Naurissier. Cela ressemble
beaucoup à de la goujaterie. Et je crains que l’on ne puisse plus guère espérer un
changement.
*
Quand au projet dont je te parlais (sur une partie du Temps comme) ce
sera sans doute trop tard pour le prochain n°.
Non, je n’ai pas lu ta chronique avec tout l’attention et tout le calme souhaitables.
D’abord parce que le temps pressait : il fallait la remettre au courrier de 5h1/2. Puis,
parce que dès le premier commentaire (sur la Lettre au Président de la R.) je me suis
dit : « Ça y est, il reprend son attaque du mois dernier sous une forme plus modérée, sans
doute, mais telle encore que l’on songera que rien ne compte pour lui sinon les erreurs de
la Libération. » Là-dessus, je continue rapidement : voilà qu’il s’agit encore d’une
pétition politique. Et je tombe sur le mot fascisme, appliqué à de
Gaulle. Or peut importe la définition du dictionnaire (et d’ailleurs non, il ne s’agit pas
d’une dictature) ; ce qui importe, c’est le sens qu’a pris aujourd’hui
le mot « fascisme ». Et ce sens ne permet pas qu’on applique ce mot à de Gaulle après
Hitler et Mussolini. Je le dis hors de toute opinion politique.
(Te rappelles-tu le mot de Faguet, ou plutôt de Muller et Rebaux : engueuler ne saurait avoir un sens péjoratif ; cela veut dire strictement prendre
dans la gueule ; un chien engueule un os).
Reste que toute ta chronique tourne de manifestations politiques. C’est beaucoup pour une
revue littéraire.
Reste surtout ceci. Nous sommes parvenus à faire collaborer à la Revue des écrivains de
tendances très diverses, parfois opposées. (Que Pierre Emmanuel, non sans avoir longtemps
hésité, viennent de nous envoyer des poèmes, c’est un signe). Je voudrais bien que la
revue devienne de plus en plus ce lieu de rencontre, ce rassemblement hors des partis.
Encore faut-il que nous le permettions. - de même que nous nous passons, pour le bien de
la revue, sur nos sympathies ou antipathies.
Mais, dès que j’aurai les épreuves, je relirai attentivement ta note et, si tu le veux
bien, je te donnerai mon sentiment.
« Mon » projet de la sous-rubrique du Temps comme (quel titre lui
donner ? Le mois ? Divers? …) n’exclut nullement une reprise, par toi seul, du Bulletin. Au contraire ; le Bulletin pourrait clore
cette sous-rubrique.
Pour le n° d’Avril, cette partie du Temps comme comprendra de petits
textes de Chayssac, Borgeaud, Dutourd, [nom illisible], Bierce, abbé de Voisenon et
moi-même ; j’en attends 2 autres : sur le cabaret Agnès Capri et sur une récente
conférence d’André Masson. Nous choisirons, en vue d’un groupement de 3 ou 6 pages.
J’ai écrit à ce sujet à Dhôtel, Thomas, Jaccottet, Grosjean, Nimier, Lebrau .. Mais
Vialatte accepterait-il de ne nous donner chaque mois qu’une page ?
Janine est extrêmement réconfortée de ce que tu lui as dit et j’en suis heureux.
Par une sorte de miracle (que ma mère attribue à ses propres instances – le premier
miracle du jubilé de Lourdes), mon frère va un peu mieux. Pourtant je l’avais vu moribond,
et le médecin m’avait dit et répété qu’il n’y avait plus aucun espoir.
J’ai pas mal souffert des dents ces dernières semaines – ce qui provoquait aussi une dure
angoisse. Hier, je suis allé chez un spécialiste, qui m’a fait une petit opération dans la
bouche ; il s’agissait de kyste et d’ostéite.
J’ai vu avec curiosité et parfois avec plaisir l’exposition de Max Ernst. Je suis loin de
lui accorder l’importance que tu lui donnes (et Mandiargues) ; mais je peux me tromper.
D’ailleurs je crois que lorsque l’on de nous deux est très emballé,
l’autre, pour la revue, doit négliger ses propres réserves.
Je viens d’écrire, pour le Figaro littéraire, un « Rouault familier ».
J’ai cédé à la demande d’Isabelle et de [mot illisible] Rouault. Mais ce que j’ai fait
n’est pas bon, manque de rigueur. Image d’Épinal. Je ne pourrais vraiment écrire sur
Rouault que pour moi-même ; je le ferai peut-être un jour. En parcourant ses lettres, j’ai
été frappé par l’affection et la confiance qu’ils m’y témoignaient parfois. S’il avait été
plus proche de moi par l’âge, nous aurions eu une amitié plus profonde, plus une, celle
celle qui l’unissait à Suarès. J’aimais sa violence et sa rageuse liberté, et son
acharnement.
Je t’embrasse
Marcel
Janine demande combien de dessins elle doit choisir, et si elle te les [mot barré]
apporter, et quand ?
Je n’ai rien de très sérieux contre les Académies, dès que – et ce serait ton cas – elles
n’entravent point la liberté d’un écrivain. Je vois même bien comment ce couvert officiel
peut la favoriser : c’est la seule utilité de ces titres ou de ces Légions d’Honneur; elle
peut compter pour ton procès.
Il va de soi que c’est faire grand honneur aux Goncourt ; mais pourquoi pas ? Il y a là,
d’ailleurs, des gens sympathiques.
De quelles voix es-tu assuré ? J’imagine que Queneau, Mac Orlan, seront pour toi. Et
Armand ? Et ne peut-on savoir, par Queneau, quelle serait la position de [nom illisible]
et de Hériot ?
Es as-tu parlé à Queneau ? Veux-tu que je « sonde » un peu ?
Je t’embrasse
Marcel
Le mot de Breton et ton interprétation vont loin, et m’énervent sur le reste, je
t’écrirai.
Excuse-moi, j’avais cru trouver un reproche dans ta lettre – mettons une constatation qui
devenait pour moi un reproche, aujourd’hui surtout où je me dis que j’aurai dû triompher
de ce qui vous paralysait l’un à l’égard de l’autre, mon frère et moi.
Et ce qui donnerait aussi le change sur ta pensée, c’est que l’on dirait : « Voilà. Il ne
perd pas une occasion de revenir sur de vieilles querelles. »
Aussi bien, que Sartre ait eu tord de se taire jadis, j’en suis convaincu. Mais non point
que cet ancien silence, si déplorable qu’il ait été, lui impose de se taire aujourd’hui.
Tu parles d’ « hypocrisie ». Le mot est gros, et grave ; je connais peu Sartre, mais je ne
crois pas qu’on puisse le lui appliquer sans injustice.
Voici des contes que m’a transmis J. Grosjean ; ils sont d’un de ses amis, ancien prêtre
comme lui. Quelle que soit leur maladresse (ou peut-être, quelquefois, à cause aussi de
cette maladresse), ils m’ont frappé et retenu. J’en verrai bien quelques-uns dans la
revue. Mais que vas-tu en penser ? (Peux-tu les lire rapidement?)
Voici aussi deux poèmes de Grosjean. Je les trouve très beaux, mis à part quelques vers,
et une faute de syntaxe.
Nous allons demain en Suisse, voir Dominique (qui ne va pas mieux). Nous n’y resterons
que deux jours.
Comment te sens-tu ? Ne vas-tu pas prendre de vraies vacances ?
Est-ce que cela va tout à fait bien entre nous ? Je me le suis demandé souvent, depuis
quelques mois. Non point que quelque chose de précis me gênât, me gêne. Plutôt, justement,
une imprécision. Plutôt ce qui n’a pas été dit que ce qui a pu l’être.
Pour y voir un peu plus clair, je vais être amené à forcer des nuances. Au fond, nous ne
nous sommes pas beaucoup vus, et nous nous sommes peu écrit. Je me suis souvent absenté,
essayant de trouver quelque équilibre dans un travail qui n’est plus pour moi une
délivrance, dont je mesure les limites et parfois la vanité, mais qui m’est nécessaire,
dont le besoin est en moi un peu comme une passion sexuelle. Mais l’appréhension me venait
parfois que tu pusses penser que j’en prendrais trop à mon aise. [mot barré] D’autre part,
présent à la revue, et y faisant en ton absence telle ou telle chose, j’avais parfois
encore la même appréhension.
Ce n’est pas qu’en ce qui concerne les décisions de la revue, un désaccord entre nous me
semble concevable mais j’ai pu craindre que tu ne penses : tantôt que je ne recourais pas
assez à toi, tantôt que j’y recourais trop.
À moins que tu n’aies contre moi un grief plus précis. Je ne peux le deviner.
*
Dominique, hier, s’est enfuie de sa clinique. On ne sait où elle est. Elle se trouvait en
plein traitement d’insuline.
Dominique t’aura dit que j’allais conduire Janine à l’île de Ré, où je resterai quelques
jours, jusqu’à la fin de la semaine prochaine.
Pour la Revue, si tu n’as pu joindre [nom illisible] par téléphone, veux-tu bien lui
écrire, lui demander quels fragments nous pouvons publier, s’il se réserve ceux que nous
avons choisi. Si nous ne pouvons faire cette publication en octobre, ce serait pour
novembre.
Veux-tu bien aussi écrire (je l’aurais fait, mais peut-être l’as-tu fait déjà) à
l’éditeur de Michelet, pour lui demander quelles sont les pages vraiment inédites, et une
présentation ?
Faut-il parler parler de Florent Schmidt dans la revue, et qui ?
Tu trouveras ci-joint un chapitre d’un livre de Weber sur l’art. Ce chapitre a trait à la
musique ; comme je m’y entends peu, il m’a paru le plus intéressant. Veux-tu juger si cela
peut-être donné en chronique ?
Je t’écrirai de Ré, où je vais essayer de réagir contre un état assez pénible.
Je t’embrasse
Marcel
Notre adresse à Ré est :
Les Portes-en-Ré
île de Ré
Charente-Maritime
-
Pour l’hommage à R.M.G, veux-tu bien me dire à qui je dois écrire ?
J’ai vu mon frère ce matin. Il est presque, et presque sans conscience, que celle d’un
corps qui meurt. M’a-t-il reconnu ? Je le crois. Il a seulement pu dire qu’il ne pouvait
plus parler.
Même quand il le pouvait, nous ne nous sommes presque jamais parlé. Ce n’était pourtant
pas faute d’affection. Quelle misère.
Toujours, j’ai eu l’impression que, tant qu’il était là, je me trouvais un peu
préservé.
Ma mère, qui peut à peine marcher et qui n’y voit presque plus, se fait porter d’une
église à l’autre et se prive de manger, pour obtenir de Dieu la vie de mon frère. Que
va-t-elle devenir …
Je n’ai pas eu de chance : à peine arrivé à St Rémy, la grippe. Pourtant il fait beau ;
mais la maison (celle de Bencken, lequel est à Paris) est une cave. Nous rentrerons à la
fin de la semaine.
J’ai vu les Miguel, et trouvé que la peinture de Cécile se développait très
harmonieusement.
Itenn, jeune peintre suisse, a divorcé de Françoise. Ou plutôt c’est Françoise qui a
divorcé. Elle venait d’avoir un enfant. L’enfant n’était pas d’Itenn, qui le savait et
l’avait permis. Mais l’instinct maternel est si fort que Françoise a voulu épouser le père
de son enfant (autre jeune peintre suisse). Itenn, abandonné, a pris pour maîtresse une
jeune Allemande. Françoise, réfléchissant, a compris qu’elle n’aimait qu’Itenn, et le lui
a dit. Itenn a senti qu’il aimait toujours Françoise ; mais, très sagement (il est des
Grisons), il lui a dit de réfléchir encore quelques mois.
J’ai eu une violente querelle avec le gardien du cloître de St Trophime, en Arles.
C’était absolument idiot (j’y pense : c’était le début de ma grippe). Je me suis mis à
hurler d’indignation (car enfin, sur le cloître de St Trophime, j’ai quelques droits,
non?). Il m’a dit (le gardien) : « Vous vous montez, Mossieur ! » J’ai clamé : « Non, je
me descends ! » - Tu vois ça. Et le plus fort, c’est que, pour montrer mon attachement à
cette admirable ville (l’une des deux origines de mon nom, l’autre étant Ouessant), je
venais d’acheter un écusson à ses armes (un lion portant une croix).