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Le projet « Hyper Paulhan » de l’OBVIL [Observatoire de la Vie Littéraire] propose les reproductions numérisées (mode image) et transcrites (mode texte) de lettres déposées dans le fonds Jean Paulhan et quelques autres fonds à l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine (IMEC, Abbaye d’Ardenne, 14280 St-Germain la Blanche-Herbe).
Ces lettres sont extraites des dossiers de correspondances passives et actives de Jean Paulhan. Elles s’inscrivent dans deux tranches chronologiques :
1925-1936, années pendant lesquelles Jean Paulhan a été nommé rédacteur en chef, puis directeur de La Nouvelle Revue française,
1950-1958, années de redémarrage de La NRF, après l’interruption de la fin de la guerre et de l’après-guerre…
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Ont participé à cette édition électronique : Clarisse Barthélemy (Responsable éditorial), Camille Koskas (Responsable éditorial) et Anne-Laure Huet (Édition TEI).
Pour Jouhandeau, vous pourriez peut être lui dire que je suis mort, que c’est vous qui dirigez temporairement la collection et que vous en avez profité pour faire passer un texte de lui - Ainsi il pourrait tenir ses exemplaires de votre main - et vous en avoir quelque reconnaissance - Mais vous me direz que décidément, je ne suis pas en contact avec les réalités -
Un ami* m’envoie votre lettre de « liberté d’esprit » (dec 49) en me disant : « c’est un chef d’œuvre » Je viens de la lire et je me réjouis surtout de vous voir ajouter aux raisons qu’on a de vous aimer -
P.B.
J’imprime un Dubuffet, avez-vous eu le F. [Francis] Ponge ?
(il y a grande vente de taureaux, dans ma ferme cet après-midi) beau soleil.
Benda sera content d’apprendre qu’il n’est pas un sot - II
Comme genre j’aimerais mieux une nouvelle que des lettres pour Marcel J. [Jouhandeau] Mais peut être que des lettres ce serait très bien. Choisissez comme pour vous-même. Je pense partir pour Tahiti dans le courant de décembre. J’aimerais le publier avant. Je reçois un cahier sur pur fil qui me fait grand plaisir - ainsi présentées je ne suis plus tout à fait sûr que ces histoires soient bien de moi. Je les relis pour m’en persuader - (elles ont été admirablement revues et corrigées - par qui ?) – Je viens de lire « La Volonté de Puissance » (et « l’histoire des Mormons), d’où « A la surface ». Je me suis senti soulevé arraché à mes plus vieilles façons de penser. Je n’y peux rien. Et d’ailleurs je m’en trouve mieux. Tout cela m’a fait lire les méditations de Descartes qui finalement m’ont laissé rêveur. Il est temps que je reparte en voyage. Un Joe Bousquet serait très bien – mais sans doute après - « Les Gardiens » sont sous presse (bib.des ch.de fer) –
Je me promène avec la métromanie, que tout le monde lit avec grand plaisir - les feuilles commencent à sortir - c’est un spectacle qu’il ne faut pas manquer - je vais d’ici, voir où elles en sont en Bretagne - La prière et la bande, tout est très bien - Je n’ai pas bien compris que vous soyez intervenu pour l’enterrement civil d’Artaud - Il me semble qu’il faut rendre à César … surtout quand par chance on tient le rôle de Dieu - c’est bon le soleil à nouveau et tout l’été devant soi - Je vous souhaite un heureux premier avril -
Nous sortons de Grenade les yeux eblouis par ses palais, ses jardins des mille et une nuits - nous serons demain à Valence pour la Fête des Fleurs - L’Espagne est remplie de mains tendues, qui arrivent à vous fatiguer : nous leur recitons maintenant les vers de Victor Hugo !
Eh bien ma petite chaise sera pour la prochaine fois (vendre avec vous, ça doit quand même être amusant) et entre temps, nous éduquerons les ministres.
J’ai retrouvé ma tortue. Elle s’est promenée trois mois dans la falaise. Pour le moment elle a plutôt envie de dormir et s’étire comme un enfant les yeux fermés.
Rencontré Dubuffet avec un broc bleu. Il avait l’air d’organiser une farce monstre. Sa façon d’écrire m’enchante. Que cette année s’avale pour vous sans peine. (Et puisse-t-elle vous laisser légèrement grisé)
Je vous envoie 14 ex [exemplaires] des Gardiens - et vous en apporterai 14 autres quand je viendrai à Paris, avant de partir pour Tahiti, en Mars, sans doute.
(si vous préférez les couvertures sans préface de M.S. [Maurice Saillet] dites-moi, je vous les changerai. Les ex. [exemplaires] de vente n’ont que le pétase ailé) -
Je prépare pour les Editions Guillaume Budé les notes et commentaires de l’œuvre de Maurus (Tarquinius Maurus) dont voici quelques échantillons.
Votre ami d’ici -
P.B.
P.S. Saviez-vous que je suis « membre de l’institut » ? - (c’est tout récent).
Le service de presse des Gardiens a déjà été fait à Michaux, Saillet, Claude G. et Dubuffet. Je vous laisse le soin des autres.
Mes seules ambitions pour vous sont que vous soyez membre de l’Académie Française (1),
le reste n’est qu’amusement -
Vous connaissez ce mot de Chamfort: Ne se brouille pas avec moi qui veut - (à propos de X.).
Je vais vous renvoyer d’autres exemplaires sans préface bientôt (celle-ci étant brochée sur feuillet séparé, vous pouvez très facilement l’enlever des exemplaires que vous avez - mais je vous les échangerai).
L’amitié des gens de Paris me laisse toujours rêveur. Elle se fâne vite (elle doit manquer d’air.) Pour moi, les gens que j’aime ont tous les droits, même celui d’avoir les prix de toutes les villes du monde (et sauf celui de se brouiller avec moi) Je n’ai pas compris l’intransigeance de D[ubuffet] : peut-être ne cherchait-il qu’un prétexte.
Je voudrais être à Tahiti (even. [éventuellement] avant les grandes fêtes de Juillet - il y a quelquefois une ou deux heures de soleil de printemps qui viennent vous prendre par la main. Mais pour l’instant en pleins travaux : on installe une salle de bain. Lu Monsieur Ripois.
Pas de réponse du Pape – mais je vais lui envoyer vos questions, cela va commencer à l’inquiéter sérieusement.
Je voulais vous féliciter pour cette belle distinction que vous a donnée la Ville de Paris. (mais mon télégramme n’est pas parti : il portait simplement :
on voit en effet que vous avez atteint la fraîcheur d’âme des plus de cinquante ans - et il est sans doute bon d’y parvenir. Bon de rester en deça aussi - on attrape si facilement froid alors - mais 300 cents mille francs, c’est plutôt remontant et de quoi, pour vos amis, se réjouir avec vous -
Je viens de lire votre lettre à Raymond Dumay, qui fait mon bonheur -
Je suis sorti de la Nomenclature, et débouche dans un roman d’aventures. Ecrire n’a d’intérêt que si le sol cède sous vous, on se perd toujours en travaux d’approche.
Vous recevrez vos exemplaires des « gardiens » avant mon départ -
amicalement -
P.B.
Pierre Bettencourt à Jean Paulhan (12 juin 1951) §
Je viens de faire consciencieusement en 3 jours le tour d’une petite île du Pacifique Huahiné, à pied et en pirogue - les sentiers sont fuyants et les routes, il n’y en a qu’une sur 7 kms entre Faré et Maeva - ces îles apparemment dorées avec leur lumière, leur eau, la beauté de leurs montagnes et de leur végétation, rencontre renferment un nombre extrêmement varies d’enfers sur terre - j’y ai fait connaissance avec les enterrés vivants, 3 colons (depuis 30 ou 40 ans) qui sont venus se terrer là du reste du monde. Ici le péché a un visage, tous ces demi, tous ces ¾ qui n’arrivent pas à bout de leur caractère, mi-juif, mi tahitien, mi chinois - on ne peut plus croire en l’âme humaine ou bien l’âme c’est d’être pur-sang, d’avoir un but, et d’y aller - ici le but s’émiette, les gens se laissent engluer et les velléitaires sont innombrables - les femmes sont belles dix ans de 16 à 25 ans - puis elles épaississent et tournent en eau - on les supporte ensuite toute sa vie comme partout sans doute, mais sans y trouver cet accord de caractère qui permet à la beauté de laisser le pas pour une entente plus profonde - la vegetation comme les filles sont pleines de pièges. Le coprahs avec sa richesse fait du partage des terres la source d’invraisemblables imbroglios. Tel qui se croyait propriétaire depuis 20 ans, ayant acheté sa terre à quelqu’un qui ne la possédait pas, se trouve du jour au lendemain depossédé par un héritier plus valable qui la lui paie son prix d’achat, une somme dérisoire, et s’installe. Huahiné, ou j’habite seul une case du gouvernement, construite sur pilotis dans la mer, n’a pas de voitures, pas d’électricité, et doit représenter assez bien le Tahiti d’il y a 30 ans. Mais les protestants construisent leurs temples encombrants dans les charmants petits villages lacustres, le gouvernement monte ses écoles préfabriquées, Plouvana vient faire des discours électoraux - toutes les bêtes sont à l’attaque - heureusement je ne suis pas d’ici, je viens voir, je souris. Je pourrais rentrer chez moi le cœur tranquille - le paradis est bien dans ma petite imprimerie du bord de la Seine - Votre ami - Pierre B.
Pierre Bettencourt à Jean Paulhan (22 juin 1951) §
Vraiment ce voyage est enfantin. Et je ne comprends pas – si je m’en réjouis - que tout le monde ne vienne pas passer ses vacances à Bora Bora. Le bateau n’est pas venu cette semaine ce qui me permet d’y passer une semaine de plus. Le matin je vais tapper [taper] des lettres de Ropiteau à Vahiné à Térüvala (que j’ai vue l’autre jour à Maupiti) sur la machine du candidat à la deputation d’ici. L’après midi je vais à la pêche, en pirogue à balancier- arrive du large un petit côtre à voile rouge d’ou débarque un sympathique jeune Breton (31 ans) qui fait le tour du monde et est parti depuis deux ans - Il me prête le Regne de la Quantité et la Crise du monde moderne – que je désirais lire depuis longtemps. Je loge dans un commanding officer. Le seul touriste de l’île est un américain Pocke Weiler – il a un frère et une affaire en commun – celui qui la dirige à 60% et celui qui n’est pas là 40%. Il préfère avoir 40 et être absent – on le comprend – pour l’instant il installe une gouttière sur ma maison qu’il convoite - (j’ai un lit à deux) Et lui deux lits à un - mais comme dit l’indigène d’ici - « ça ne fait rien » - (rien ne fait rien)
Des petits sentiers mènent aux cols (dans un paradis terrestre de verdure) d’où l’on a des vues qui vous comblent les yeux de beauté et de joie. Les gens sont gentils je prends mes repas chez un pêcheur qui est marié à une demi-française très gentille. Je mange invariablement du riz, du poisson cru, des bananes frites, et bois de l’eau de coco, le tout pour 65 frs par jour (multipliez par 5) - Je n’ai pas encore éprouvé le besoin de me lier avec l’élément féminin de la population. Peut être qu’a vieillir, le poids des responsabilités morales, ou la peur des complications, vous tient dans le no-women’s land de la vie solitaire. Pourtant par les lettres de Ropiteau (bien plus que par les ouvrages de Loti) j’aurai pu comprendre ce que peut être un amour dans les îles. Mon séjour à Maupiti en a été imprégné d’une vague nostalgie. Et faire l’amour vous parait trop simple, trop loin du compte pour vous satisfaire - J’ai lu sur mer entre Maupiti et ici le journal de Gide 39-42 - on en sort avec le desir de se cultiver et de rentrer en France pour cela. Bien que la culture que j’acquiers ici ne soit pas négligeable – et j’ai besoin d’avoir le monde en tête pour me sentir l’âme en paix. Je vous envoie d’amicals saluts - P.B.
On peut juger un bateau comme un arbre, à la couche de peinture - celui-ci m’a paru récent - (c’est son quatrième voyage pour l’Australie.)
On arrive à ne plus savoir ce qui est le plus important l’emporte des hommes ou de leurs monuments de l’huître ou de la perle. Le temple de Segeste en Sicile justifie des générations d’hommes, les pyramides, je pense, et les temples des Indes. Ira-t-on visiter dans deux mille ans avec la même piété nos raffineries de pétrole défuntes et les carcasses de nos transatlantiques déséchés [désséchés] - pourquoi pas - quelles extravagances dans la tuyauterie pour des gens peu initiés - et qui ressemble plus à une église que l’appartement d’un roi. Je viens d’en visiter un ce matin à Gênes - j’aurais aimé mettre mon matelas pneumatique dans un coin et, à l’aube, me balader dans tout ce vaste espace ocré. Seuls les bordels à Paris donnaient une idée de la munifence [munificence] royale. Il y a aussi l’espace comme vous l’avez fort bien VU. Les pauvres qui habitent de misérables petites pièces pliées en 4, se trouvent agrandis par la présence de tout cet air autour d’eux –
Pourtant une église sans fidèles, un palais royal sans roi, c’est co une raffinerie sans pétrole, c’est comme un violon sans musicien. Je compte bien voir aux Indes une religion, en pleine action, en plein fonctionnement, autre chose que notre culte chrétien, hypocrite et sclérosé, qui n’a plus de manifestations dynamiques – sauf en Espagne. La semaine sainte à Seville, le Juillet à Tahiti (en France on dit « le 14 juillet ») et je pense la première lune à Rangoon voilà de la Fête. Il faudrait aller à la Mecque une fois. Au fond j’arrive encore à temps. Tant que les religions tiennent bon, la vie sur terre garde du charme, de l’excentricité, on se sent heureux de vivre. Et moi je me sens profondément, croyant, indécrotablement presque. J’ai confiance, on tappe [tape] à boulets rouges dans le nuage et il arrive bien à pleuvoir, on frappe à poings fermés contre une porte et elle s’ouvre ; mais c’est là qu’il faut devenir modeste : rien ne répond de rien - dire que la porte s’est ouverte parce qu’on a frappé, c’est de la présomption ; non, on a frappé, la porte s’est ouverte - il y a une coïncidence, une simple virgule = on sentait peut être simplement que la porte allait s’ouvrir - frapper n’était que de l’impatience. Les croyants sont des impatients comme les porcs avec la truffe ; Et Dieu reste « l’intouchable » mais il faut savoir lui sourire d’avance et déjà vivre avec lui.
Votre ami - Pierre B -
[Verticalement, dans la marge de gauche] P.S on m’a rendu votre lettre qui a fait merveille - on s’est contenté de garder dans mon dossier le double de ma réponse -
Je suis rentré des Indes. La plupart des gens trouvent que je ne suis pas resté assez longtemps, aussi je ne compte annoncer mon retour que dans un ou deux mois.
C’est bien les Indes, c’est même très bien. C’est très intéressant. Il faut y aller. Il faut aussi en revenir. Et tout de même quel soupir de soulagement quand on en est revenu; on est à nouveau vivant, on nage à nouveau dans sa vie. Que les gens ont de la chance qui peuvent rester chez eux, qui ne sont pas mis à la porte, qui ne doivent pas périodiquement « tout quitter pour le suivre » - Car c’est Dieu, qu’on rencontre en voyage, c’est lui le compagnon de route, c’est la petite vie locale, à l’intérieur de la grande, l’île sur la mer - mais notre vie sédentaire nous bouche l’horizon, tout y prend trop d’importance, nous ne sommes plus assez détachés. J’ai fait beaucoup d’aquarelles sur le bateau au retour. Je vous les montrerai bientôt. Et je suis content de penser que je vais vous retrouver -
J’étais content de vous revoir. J’aimerais bien que vous puissiez continuer de vivre ainsi très longtemps – quand vous ne serez plus là, il y aura un sourire de la vie qui me manquera. Mais c’est nous qui restons la perle - d’être en vie, c’est cela la merveille. Je ne crois pas qu’une œuvre ait jamais beaucoup d’importance ; on s’en vêt, on s’en pare, on dit : admirez moi, alors que c’est l’homme nu qui compte - c’est un métier trop dangereux d’être homme de Lettres et qui prête trop à la vanité - quelqu’un de vraiment réussi n’aurait besoin ni d’écrire ni de faire, il vivrait de l’unité du monde dans sa tête, tout lui serait matière à contemplation, à rayonnement à l’infini - il n’aurait plus de temps à perdre pour s’exprimer par caractères interposés.
Je sais bien qu’avec « la lumière » j’ai trouvé la clef de l’existence ; c’est un mot qui ouvre toutes les portes. Et qui vous donne la certitude et la joie. Vous me direz que les vers luisants aiment la nuit, que le grand jour les anéantit. Mais il les recharge et j’aime bien penser à la force, la cruauté (contingeante) [contingente] mais aussi à l’intelligence et à la bonté de la lumière, et qui est seule capable de vous anéantir comme il faut ; Je ne tiens pas à être un vers luisant, j’aime bien me sentir peu de choses dans la main des rayons. Et ce sont eux qui nous mènent. Le spectacle de la justice divine sur terre, est si grandiose, si implacable, si mathématique, que la folie et l’aveuglement des hommes ne peut relever que d’un surcroit d’animalité, comme ces animaux poisons, mouches, qui se jettent étourdiment dans la flamme ; or nous sommes fait pour réfléchir, pour nous tenir à bonne distance de Dieu, pour en jouir ; un adorateur est respectueux, parce qu’il est prudent. Mais les hommes sont enragés à cerner Dieu ; leurs sciences sont comme des meutes qui le pourchassent sans repis [répit]. Ils ne savent plus s’arrêter pour voir et profiter du Paradis Terrestre qui leur a été donné. Pour moi j’ai frappé et l’on m’a ouvert - cela suffit. Ma vie est légère maintenant. Sur toute la surface de la Terre je suis chez moi - c’est cela mon Paradis - il y a tant d’hommes à connaître, de bêtes aussi. Votre ami, Pierre B.
Peut-être que ce dernier manuscrit vous a un peu surpris - mais gardez-moi votre amitié cependant - j’ai fait mon devoir en l’écrivant, et je le publierai un jour chez moi, avec le retentissement discret qui lui convient - mais je ne peux pas oublier que j’ai été pendant quelques jours en contact avec la nature (surnature) branché sur le courant universel, béni des dieux et de Dieu, au jour voulu pour que l’approbation des hommes paraissent superflue, encore qu’allant de soi si elle se produit - ainsi j’ai gagné ma liberté, ma vie avance sur les rails avec un horaire de train. Je serai pour la première lune d’octobre à Rangoon. Je suis en vacances, comme un homme qui a vécu, qui n’en demande pas davantage, et qui sourit d’avance à tout ce qui peut lui arriver - mais d’abord à ses amis qui sont les lignes de sa chance et dont vous êtes. Pierre B.
Une rose à la main, Je pense que ce sont ces jeunes filles que je devrais vous envoyer pour vous remercier de votre envoi. Que de richesses - succulentes et tassées - dans ces deux petits livres. On n’a pas fini d’en éprouver les pouvoirs. (J’ai même lu le chapitre VII à la lueur d’une bougie, ayant été surpris dans ma lecture par une défaillance électrique.)
à bientôt,
Votre ami -
Pierre B.
Je vous apporterai mon os à chasser les démons. Dans un tiroir de votre bureau de la N.R.F. c’est là qu’il ferait merveille. Je vous le prêterai 15 jours.
Cette région est fort excitante on voit des thibétains, ils vous vendent des pièces de monnaies thibétaines - on achète dans les boutiques des photos de Lhassa – on visite des monastères thibétains un ermite m’a vendu ce matin un curieux instrument de musique qui se compose essentiellement d’un tibia : on souffle dedans – curieuses processions aussi avec des flutes de 3 mètres de long qu’un ho dont un homme porte les embouches. J’attends le passe qui va me permettre d’entrer dans le SIKKIM, et si tout va bien je serai demain matin à Banjtok [Bangkok?] à 25 miles des passes thibétaines. J’ai fort envie d’aller jusque là –
Ah j’oubliais aussi cette imprimerie où l’on compose un journal en caractères thibétains – et je vous ai parlé de ces beaux livres peints en lettres d’or sur fond noir – Comment peut-on être thibétain – ici cette question a un sens.
Votre ami –
Pierre B –
Je suis allé à Rangoon un jour et revenu le lendemain, malgré ses immenses Dagoba d’or, je ne m’y suis pas plu – Trop de chinois par là, et trop de soleil, aussi –
Pierre Bettencourt à Jean Paulhan (février 1952) §
IMEC, fonds PLH, boîte 102, dossier 095077 – février 1952.
fev.52
Cher Jean Paulhan,
Ce petit mot pour vous souhaiter bon voyage, si vous n’êtes pas déjà parti pour la Guinée - (est-ce pour y prospecter l’or, à nouveau) - Je vois que vous avez trouvé un assez beau divertissement pour cet hiver avec la Lettre aux directeurs : et ses suites : ou « les revanches de la résistance »
Votre ami.
Pierre B.
Dubuffet a l’air de bien travailler à New-York – et Lili d’y être fort heureuse.
Pierre Bettencourt à Jean Paulhan (28 septembre 1952) §
Calcutta - Les vaches se promènent gravement sur les trottoirs ; quelquefois traversent la rue pour voir de près une boutique - non pas une boutique de choux-fleurs, mais le plus souvent une boutique de sacs à mains ou de valise - c’est visiblement l’odeur du cuir qui les intéresse - qu’on puisse devenir si peu vache tout en sentant le cuir, cela visiblement les surpasse. Il y a là pour elles comme un au delà de la vache, auquel elles pourront peut-être prétendre un jour -
Pour l’instant elles se promènent, sans souci des contingeances [contingences] – elles montent même dans des autobus à plate-forme conçus pour elle, et très recherchés des Indiens qui est [estiment] interprètent comme un signe favorable le fait d’avoir voyagé avec une vache - ces autobus sont toujours pleins de gens qui vont n’importe où et qui ne vont nulle part, qui attendent l’instant où une vache va se décider à monter sur la plate-forme, s’y trouvant mal à l’aise et redescendant aussitôt tout de suite par l’autre côté - si le conducteur n’a eu la présence d’esprit de mettre sa voiture en marche [mot biffé illisible] tandis qu’elle passait - alors ce sont des hourras et des tours à n’en plus finir dans la ville, brûlant tous les arrêts, dans une envolée de cortège.
Il n’est pas question de mettre des numéros dans les rues. Je cherche le N°16 dans Stand Road, selon les uns c’est plus haut, selon les autres plus bas. Je fais ainsi la navette 4 ou 5 fois et trouve un policier qui m’indique enfin le 16 près du 18 le grand immeuble là bas. J’arrive et je vois en effet un grand 16 inscrit au charbon noir sur le mur, par un passant désireux de retrouver l’adresse, car il s’agit d’une grande compagnie de navigation qui règne sur deux emisphères [hémisphères].
Le barbier assis sur le trottoir, contre le mur, rase son client qui vient s’asseoir en tailleur devant lui - pas de cette mousse blanche dont se grisent les barbiers d’Europe, non un peu d’eau dont il met deux doigts par moments et qui suffit, plus loin une mère qui fait la quête, son bébé d’un jour gros comme un lapin sur un de la toile de sac à côté d’elle - car il est facile d’appitoyer [apitoyer] un Européen, mais pour apitoyer un indien, il faut atteindre un comble d’horreur, et dans la voix, un espèce de déchirement secret qui déclenche la monnaie. Un mendiant qui a sa cebille [sébile] vide, c’est un mendiant qui ne sait pas mendier; il peut changer de métier, devenir balayeur receveur d’autobus, quelquefois ministre.
L’essentiel pour un mendiant est d’être pourvu d’une maladie rare, un pied en forme de choux fleur par exemple, avec des fleurs en en effet, tirant d’un blanc tirant sur le vert. Il n’a plus besoin de se casser la tête, il sait bien qu’il est quelqu’un, qu’il vaut aussi cher à voir qu’un Rubens, qu’un Ruisdael, ou qu’un Monet - que si d’aventure un collectionneur le trouve, il n’aura plus qu’à vivre dans une vitrine le restant de ses jours. Tendre la main pour voir quelque chose de si fameux, c’est même dérisoire. Il arrive qu’il n’y songe plus, attendant que écoutant ce moi en lui, qui plonge toujours plus avant ses racines.
Il y a de l’eau dans les cendriers - à la porte de l’hôtel un policier en turban avec une ceinture de cartouches en sautoire, le canon du fusil à la main la crosse par terre. Au centre de la ville un énorme jardin, rempli de beaux arbres, abandonné entouré de murs bas, auxquels on a adjoint de hauts treillis de fil de fer barbelé. Nul ne s’y promène.
Les anglais partis, ce peuple misérable s’agite dans leur luxe inutile, comme de la vermine dans une robe de bal. Bientôt on ne saura plus faire de toasts dans les grands hôtels et les luxueux taxis américains à force de trainer une populace en loque, commencent à sentir le [mot biffé illisible] rance par toutes leurs jointures
Madras. / souvenir du bateau : UNE FEMME COMME TOI.
Je ne pense pas que x. en veuille à sa femme des cornes qu’elle lui fait porter. Cela l’intéresse de savoir comment d’autres hommes s’y prennent avec elle, car elle lui raconte tout dans les moindres détails, le nombre de fois, et si la tendresse en elle débordait un peu la zone de la chair, comme l’humidité d’une tache sur un buvard, qui gagne ces régions indécises où la fidélité d’un cœur se compromet. Il comprend bien qu’elle est trop jeune et trop vivante pour pouvoir se contenter d’un seul homme, qu’il lui faut se rassurer sans cesse sur le pouvoir de ses charmes, jeter son dévolu sur l’un, puis sur l’autre et l’avoir. Son retour à lui en devient chaque fois plus flatteur, car elle le préfère secrètement à tous ces amants d’un jour. Mais que de risques il encourtre,[encontre] et comme il craint qu’elle n’arrive à lui échapper, comme il craindrait, s’il ne savait l’aimer plus généreusement qu’aucun autre - attendant qu’elle lui fasse le plaisir de ne plus désirer que lui.
Il ne suffit pas de posséder votre femme pour vous-même, vous devez encore l’offrir à Dieu, l’offrir au genre humain. Votre première éternité à peine rompue, vous allez dans la rue, vous faites signe à un homme, le premier venu, et vous montez avec lui dans la chambre. A votre émoi, à votre précipitation, il sait déjà ce qui l’attend et qu’on ne l’appelle pas pour porter des valises ; il vous rend humainement en frère le service que vous demandez ; mais ce n’est pas tout, vous le faites asseoir dans un coin et vous sortez à nouveau. Cette fois, c’est un prêtre, drappé dans sa robe d’or dont vous sollicitez le concours. Il monte lui aussi dans la chambre, et noblement il donne à votre épouse la marque tangible de la bénédiction de Dieu. Ainsi votre premier enfant, c’est avec humilité qu’il vous faudra l’attendre. Peut être est il de vous, peut être vaincu dans la lutte, a-t-il cédé la place au visage de ce passant, de ce prêtre, dont votre femme intérieurement aura retenu les traits –
Je donnerais bien dans ma collection « L’Air du Temps » des poèmes de Jean Grosjean, le Lama Sabachthani, par exemple et aussi un Leon-Paul Fargue, « Cimetière » peut-être.
Croyez-vous que ce soit possible ?
Avec mes amitiés,
Pierre B.
P.S. Sous presse dans la même collection « Les oraisons funèbres » de G.G. [Gaston Gallimard] (ceci entre-nous)
Les crucifixions n’étaient sans doute pas les bonnes (à l’occasion voulez-vous me renvoyer le manuscrit, en signalant les longueurs par où l’on voit venir). Je me livre en ce moment à des résurrections : il s’agit de détourner le papillon de sa signification habituelle pour l’amener à représenter la tête humaine dans ses rapports avec l’absolu - J’ai fait une tête de mort tigrée aux dents d’émeraude qui s’appelle « Simone » Dès qu’on sait que la mort s’appelle Simone on se sent rassuré et même confiant - « Il est parti coucher avec Simone » - (expression du bas-Languedoc) J’espère vous montrer cela bientôt, en vous priant d’accepter le titre de membre d’honneur de l’Ecole Française de Digne, que nous sommes allés fonder là-bas récemment Dubuffet et moi.
C’est aussi dans le livre de Job qu’il est écrit :
« Si j’ai regardé le Soleil dans tout son éclat et la Lune, quand elle s’avançait brillante et si mon cœur en a ressenti une joie secrète et si j’ai porté ma main à ma bouche en leur honneur, voilà le comble de l’iniquité : j’ai renié Le Dieu Très-Haut. »
(Le tout est de ne pas porter la main à sa bouche).
Je déposerai vendredi à la NRF 3 phrases à 900frs le vol. [volume] et un tableau de papillon. Bien sûr on peut parler du livre. Les papillons craignent le froid. Il faudra peut être demander à Gallimard de chauffer un peu plus. Vous verrez -
Votre ami,
Pierre B.
« un homme qui se prend pour un poulet. » cela fait rêver -
2 « Le tout, pour l’extatique, c’est l’esseulement de l’Unique, en soi. » -
Très bonne idée cet ordre à l’envers. Je le reprendrai.
à vous de tout cœur -
Pierre B
P.S. Je vois bien aussi qu’il n’y que les entreprises anonymes qui me donnent du plaisir. Aussi j’ai bien regretté que Dubuffet signe ses papillons et trahisse « l’Ecole de Digne ».* Mais j’espère le ramener à une plus juste conception de sa valeur, et de celle des papillons - (sur le mont Blanc, par exemple : ou ils se réunissent pour frayer).
[Au dos de la lettre] Quelle idée d’appeler le Débat du cœur : le testament de la fille morte.
La phrase d’Alain est merveilleuse et s’illustre si facilement.
Content d’avoir coupé les ponts avec l’année précédente par quinze jours de vagabondage.
Voici la petite facture – (dont j’ai bien reçu le chèque.)
« Cet homme est dangereux et la Môme Vert de Gris » Comme tous ces gens-là parlent d’une façon poétique. Il n’y a plus que les gens de lettres pour écrire prosaïquement.
« le sentiment continu et simple de mon existence et de sa gravité, il donnait à mes moindres pensées figure de croyance ».
Mais je vais y repenser.
Pour Sade
« Ah ! il y a bien longtemps que je disais à part moi que cette belle et douce nation qui avait mangé les fesses du maréchal d’Ancre sur le gril, n’attendait que des occasions pour s’électriser, pour faire voir que, toujours placée entre la cruauté et le fanatisme, elle se remonterait à son ton naturel dès que les occasions la détermineraient !
C’est trop beau - mais raison de plus - (une phrase ne doit pas avoir honte d’être une phrase. Et nous avec) il existe d’ailleurs un registre de phrases mutilées, ou le mot n’a pas répondu à l’appel de pied de l’esprit et qui s’effondrent et se tarissent en plein cours. Ce sont peut-être des phrases honteuses que l’auteur n’a pas osé soutenir jusqu’au bout. Mais « C’était un réfractaire » Dans quel désert cela sonne tout à coup.
Je collectionne les phrases que vous m’envoyez, quand j’en aurai quarante pourquoi ne pas faire un petit recueil : les plus Belles ph. [phrases] de la L.f. [Littérature française] recueillies par un homme de lettres. (par exemple).
Votre ami d’ici,
Pierre B.
P.S. on s’expliquera peut-être avec mal dans mille à deux mille ans d’ici, cet engouement de près de huit siècles pour la peinture à l’huile - que même D. [Dubuffet] ait cru, extérieurement du moins, devoir s’y conformer, cela surprend.
Je suis très pris depuis quelques temps à confectionner des pharaons, à partir d’un marteau et d’éclats de toutes sortes collés sur une surface - je ne vois pas de limites à cette activité - car tout peut être brisé et réutilisé [ ?] réinventé à partir de ses cassures - l’amitié même.
André Gide n’est pas mort. Il déjeune tous les jours au Grand Orient Hôtel de Colombo.
Son front est aussi beau que dans ses photos, mais il est nettement plus grand et même plus distingué qu’on a bien voulu le dire. Je n’ai pas encore osé l’aborder. Je pars cet après midi pour Kandy et Anuradhapura. De retour à Colombo le 23 où je dois prendre un bateau indien pour Rangoon. J’ai vu ce matin un hindou avec un pied merveilleusement pourri, gonflé, couvert de moisissures en fleurs d’un joli vert-tendre allant sur le blanc
hier, au zoogical garden un tigre royal, et des poissons lions - le soir un temple hindou, un petit temple pauvre construit autour d’un arbre - avec les statues du Boudha, et la table d’offrande où on lui propose des citronnades. Je pense qu’on doit avoir chaud à être Dieu, terriblement chaud -
J’ai été pendant les 5 derniers jours de mon voyage sur « l’australia », la proie des sirènes. Elles ne sont sur la mer que dans les bateaux. Mais alors elles tombent sur vous comme la foudre ; on se sent séduit, charmé, on s’abandonne, on se reprend, mais il est trop tard - quelque chose de vous leur est resté dans les mains –
Je pensais en avoir fini avec l’Ile de Paque. Mais j’entame mon second tableau et le troisième est en vue. Je suis maintenant en possession de mes moyens - là où je passe, ça* se défonce. J’attends toujours votre visite, comme on attend le beau temps, ou la pluie -
Votre ami,
P.B.
Phrase : Et puisque plus personne ne viendrait ce jour là, qu’il était seul et que la vie n’attendait rien de lui, il sortit dans l’ombre grandissante et se branla componctueusement au sein d’une fille
Je suis bien content que vous ayez vu mes tableaux (3 ou 4 personnes au plus devaient les voir, dont vous). Et maintenant je pars jeudi. Je ne me souvenais plus à quel point c’est merveilleux de partir, de tout finir de tout lâcher, et hop ! Libre et léger, d’aller vers l’inconnu, à travers la mer.
Une chose qui me ferait plaisir plus tard, c’est de posseder (un mois seulement) le merveilleux petit Sade illustré que vous m’aviez montré une fois (je le fais chercher vainement). A vous, d’un cœur ami,
Voici copie de la lettre que j’adresse à M.J. [Marcel Jouhandeau]
Le Galet est sorti, vous l’aurez prochainement par Ponge ou par moi.
Je crois qu’il serait bon de rappeler aux écrivains que la typographie est un art aussi délicat qu’une bonne diction : Si je me sers d’eux il peut arriver aussi que je les serve - Et du moins je m’y efforce, c’est à considérer -
Toujours avec plaisir cité par vous - (comme au tableau d’honneur). Mais la pensée déraille bien difficilement - on la prend comme un rapide avec l’espoir de trouver la bombe qui fera tout sauter - non, on arrive - on arrive trop bien - ce n’était pas la peine de partir - Du moins, on s’est assez distrait, et peut être qu’une autre fois - en reprenant un autre rapide .. Je cherche une pièce de 4 ou 5 murs pour exposer 4 ou 5 tableaux cet hiver - j’en exposerai quelques uns à plat par terre - on sera prié de ne pas marcher dessus. Cela m’amuse parfois de penser que je suis seul à les connaître - ils sortiront de chez moi, comme des lions -
Puisqu’on se montre, en effet, pourquoi refuser la dorure. Et si H.M. [Henri Michaux] est d’accord, je le suis – (le mot « hameau » me ravit).
Pour le thibetain [tibétain], il s’en trouvera sûrement cent feuilles un beau matin sous votre main, comme il s’en est trouvé sous la mienne. Cela ne coûte rien.
Quelle bonne bouffée d’air apporte « votre lettre au jeune Partisan » - l’intelligence pourrait rendre la vie bien agréable.
Pierre Bettencourt à Jean Paulhan (8 novembre 1956) §
Dominique Aury n’a-t-elle plus de voiture ? J’ai attendu votre visite tout l’été en faisant des parties de Dames avec mon ami Claude B. Et maintenant je dois comprendre que ce sera pour l’année prochaine.
Comment allez-vous ?
Votre ami,
P.B.
Les derniers numéros de la NRF ont été très brillants - (j’ai retrouvé avec plaisir mes petites fables dans le N° de Juillet, merci).
[au dos de la lettre] Avez-vous vu la couverture que Cocteau a faite pour « Misérable Miracle ». Elle est admirable. Vous pourriez peut être lui en demander une pour votre prochain livre !
« Les procédés d’union du yin et du yan pour nourrir le principe vital » sont une parfaite préface à la Juliette. Sade était-il taoïste ?
Les discours sont mêlés aux exercices pratiques de telle sorte qu’on puisse le lire d’une traite sans perdre son Essence.
L’ensemble me procure un singulier plaisir dont je vous remercie.
Je viens de lire « L’homme sans passé ». Le succès, les relations, une œuvre même peuvent ils servir de passé. Ce qui est grisant c’est peut-être chaque fois de partir de rien comme une puce ; mais les forces s’usent.
Vous étiez en province, pour un enterrement, puis vous étiez grippé.
Mais je dois repasser à Paris bientôt, et j’espère vous voir.
Voici une petite note qui répond à votre lettre et un article qui traite aussi de ce problème.
Ce qui nous manque c’est un troisième oeil, cette glande pinéale dont Descartes avait fait le siège de l’âme – il serait intéressant de pouvoir « se tromper comme un cyclope » - nous ne pouvons hélas que nous tromper comme des hommes.
Je n’avais pas songé aux preuves. Mais en effet, elles y sont. Et celle de Michaux, la meilleure. Cette confiance, que j’ai tant essayé de déraciner, au fond je la garde. Et la haleine, maintenant, je l’entends tousser, j’ai eu « raison ».
J’arrive in extremis [de] la Terre de Feu. Je parts mardi et j’imprime encore. J’espère vous voir à Paris jeudi ou vendredi. (De toutes façons, je ferai remettre la revue, je n’ai rien lu de plus curieux sur le Taoïsme - et la serviette)
amicalement,
P.B.
Le Taoïsme est une politique de balancement et de compromis -
Vous avez eu une royale idée d’attirer mon attention sur les feux d’artifice, pour mes quarante ans j’en ai fait partir un qui m’a prodigieusement diverti. D’autant que mon jardinier avait [biffure] fixé les pièces sur des perches de huit mètres et que j’étais obligé de monter sur une échelle double pour les allumer, à peine descendu la pétarade commençait. Un des plus beaux effets, avec la Marguerite, est donné par la bataille niçoise - il faut en avoir deux jeux et les installer en diagonales - on met sur les quatre côtés du carré des cascades 7 jets et l’on a ainsi un vrai palais des mille et une nuits
Sur mon échelle dans la nuit éclairé par une lampe tempête j’avais l’impression d’être le grand prêtre de quelque culte druidique – cela se passait dans une prairie des marais, n’ayant osé l’installer trop près de la maison – mais le plus beau [mot biffé illisible] n’est pas là. On avait lâché au coucher du soleil une montgolfière et comme nous étions tous fort inexpérimentés, après avoir roulés brûlé forces journeaux [journaux] roulés sous l’orifice que deux aides tenaient à petite distance du sol, quelqu’un à pensé à du coton imbibé d’alcool, le résultat fut immédiat La montgolfière se déploya tel un papillon qui se gonfle au sortir du cocon, et le lâcher tant désiré, d’un beau mouvement, bon monta d’un bond très haut par dessus les grands arbres où un souffle la prit ; nous n’eûmes que le temps de courir pour la voir disparaître toujours [à terre ?] et gonflée, derrière la falaise cambrure de la falaise.
La grâce à la fois majestueuse et fragile du ballon, ses belles couleurs un peu fanées que les établisssements Ruggieri savent reproduire depuis leur fondation (1789), après la grande incertitude ou nous étions d’arriver à la gonfler sous les lazzis des spectateurs, cela vous berçait le cœur d’une musique très ancienne et l’on comprenait - nous fûmes alors chaleureusement félicités, - Colomb abordant au nouveau monde
Si vous êtes sensible aux feux d’artifice je pense que vous aurez grand plaisir à goûter les miens j’espère et votre petit square de la rue des Arènes, s’y prêterait à merveille. La prochaine fois que je vais vous voir, je viens avec une et nous ferons un essai, il faut être quatre et avoir un escabeau ou monter sur un petit muret [mot biffé illisible] - car elles ont 3m50 de diamètre. Pour moi je rêve maintenant d’en avoir une vraie, et je pense que j’ai là, maintenant tout un nouvel avenir qui m’attend - de quoi m’occuper sans doute jusqu’à mes cinquante ans – Votre amical artificier –
P.B.
[Ajouté à la main au bas de la page de titre « d’homme A homme »]
Edité par P. Bettencourt 1957.
[Dédicace figurant sur la page « Le livre d’or de l’humanité »]
Pour Jean P.
Son ami,
Pierre B.
« De sorte que toute la suite des hommes pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. »
La sphinge est accroupie comme une lionne. Le solleone de l’Italie du Sud. Plus rien a faire pour elle que de rester ainsi les yeux dans les yeux du soleil, [mot biffé illisible], chatte éblouie, amour qui ne pourra jamais se perdre dans son amour. C’est la distance qui établit la personne, qui permet la contemplation l’extase. La lévitation commence, foi qui trancende [transcende] la pesanteur et en quelque sorte l’écrase, (car le serpent est bien cet animal qui n’a même pas pu tirer de son corps quatre pattes pour décoller et qui ne se dresse que pour mordre)
La sphinge aux pieds des pyramides, c’est l’âme du monde qui a fui ses tombeaux.
J’ai fait comme pour les romans policiers, j’ai commencé par lire la page 37 (qui n’était pas dans la N.R.F.) à la lueur de laquelle j’ai relu tout le reste. « Libres de quoi ? Ils n’en ont pas souci ». Qu’est ce qu’une liberté que ne guide plus un devoir, disait Gide. Et en effet de quoi nous nourrirons nous le jour ou tout sera clair – nous ne vivons que greffés sur l’obscurité ; c’est elle la grande nuit maladive qui nous gorge de son lait et nous pousse en avant à aimer, à rêver à peindre des tableaux, qui nous force d’être pour se voir – qui s’invente en nous donnant vie
Oh la grande naïveté des penseurs. Comme leurs mondes clairs est sont indigestes. Pour moi je range Le clair et l’obscur a côté du beau texte de Cioran sur l’Utopie - (comme un même texte dont la moitié serait dans l’air et l’autre dans l’eau) bien flatté heureux d’avoir un ami tel que vous, attendant toujours sa visite, pour lui donner quelques meilleures raisons de se flatter d’avoir un ami tel que moi -
Je ne sais pas si la N.R.F. a attiré l’attention sur le fait que le soufisme est en train de envahir convertir l’occident rectifiant nos vieilles façons de pensées chrétiennes.
Il serait bon de citer a ce sujet l’introduction à une ère de formes apparitionnelles par Mounir Hafez publiées dans l’United states lines, et l’ouvrage essentiel de Henry Corbin : l’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, dont les chapitres de la seconde partie : l’imagination créatrice comme théophanie ou le « Dieu dont est créé tout être », le Dieu créé dans les croyances », « La double dimension des êtres » qui nous rappelent effectivement qu’on ne peut pas vivre sans être par le fait même croyant, plus ou moins, sans doute, comme on y voit plus ou moins [ ] - l’athéisme n’étant finalement qu’une éclipse partielle, qui permet à Dieu de se chercher à lui-même.
P.S. Signaler aussi que l’United states lines, à donné un numéro sur le jeu, (on sait que la Théorie des jeux est une de celles qui [mots biffés illisibles] selon Claude Berge, se trouve « au carrefour de tous les grands courants de la pensée de notre époque ». Cette revue dirigée par Georges Mathieu est dans un état d’esprit tout à fait nouveau.
La campagne électorale nous vaut beaucoup d’inscriptions, en voici une : (assez respectueuse.)
Vous MADEMOISELLE (en majuscules) qui aimer tans l’amour Pourquoi que vous avés de beau appas - Belles cuisses et beaux entre deux (dessin). Pourquoi vous laissés l’humanité souffrir après tans de jeunes gens comme moi qui souffre aussi - Ne seriez-vous pas heureuse d’avoir une grosse (dessin) dans vos cuisses. Goutez y seulement une fois et vous m’en diré des nouvelles - Voici mon adresse - J’en bande et j’en veu -
[dans la marge de droite] Celle-ci se trouve dans un kiosque au bord de la Seine en face du Vieux Port, dans les marais.
J’ai l’impression que la NRF s’endort complètement. Comment n’a-t-elle pas parlé du livre tout à fait extraordinaire qu’est FERDYDURKE de Gombrowicz. On n’a rien lu de pareil en France depuis 20 ans. Voilà un livre. Mais qui en parle ? Vous j’espère.