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Ces lettres sont extraites des dossiers de correspondances passives et actives de Jean Paulhan. Elles s’inscrivent dans deux tranches chronologiques :
1925-1936, années pendant lesquelles Jean Paulhan a été nommé rédacteur en chef, puis directeur de La Nouvelle Revue française,
1950-1958, années de redémarrage de La NRF, après l’interruption de la fin de la guerre et de l’après-guerre…
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Gabriel Bounoure
1927/1957
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan
Correspondance (1927–1957)
2017
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Camille Koskas (Responsable éditorial), Clarisse Barthélemy (Responsable éditorial), Manon Le Gourrierec (Transcription), Simon Battistella (Transcription), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale), Anne-Laure Huet (Édition TEI) et Nolwenn Chevalier (Édition TEI).
Votre carte m’a bien touché, dans ce silence de la Sainte Asie plus silencieuse que toute
ses nécropoles et d’un ennui vertigineux & purifiant. Rien n’est plus précieux ici,
pour nous, qu’une approbation, et laissez moi dire qu’une approbation de vous.
Vous avez reçu sans doute une note sur Max Jacob, qui cet été, à Sainte Anne la Palud
apparut comme un gnome et tint les propos les plus gnomiques du monde. Cette note, je dois
le dire est une note enflée ou une étude rabougrie. Ses dimensions l’empêchent d’être
viable : je n’ai pas voulu m’étendre trop, sans savoir me borner justement. Si bien que
cette note est quelque chose d’inqualifiable comme ces pauvres nombres irrationnels aux
yeux des Grecs, qui n’étaient ni pairs, ni impairs, simples scandales esthétiques.
Puisque vous le désirez, je parlerai de Derème, de Cros, de Ponchon, non point poetae
minores, mais poetae minimi Je ne peux pas vous promettre d’être absolument sans
acide.
Je suis très amicalement votre
Bounoure
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (28 novembre 1927) §
Cher Monsieur, me voici bien en retard pour vous adresser quelques notes sur les « œuvres
de poëshie » que vous aviez bien voulu me remettre. Voici quelques jugements sur Essenine
et Cocteau. Peut être trouverez vous que j’ai été sévère pour l’auteur d’Opéra. Je n’ai
point la naïveté de penser que je lui « rendrai service : mais je crois que la poésie
qu’il fait gâte la poésie qu’il doit faire. Cette mystérieuse alliance
de la Frivolité et de la Méchanceté ne vaut rien à la Poésie : c’est un climat ou elle ne
peut vivre. Cocteau le sait et le sent, j’en suis sûr. Il n’a jamais été touché dans le
fond substantiel de la volonté. De là, cet avortement de sa poésie : il m’a paru qu’il
fallait le dire. J'en reparlerai d’ailleurs à propos des Frontières de la
Poésie de Maritain.
Laissez moi vous remercier bien vivement pour l’amabilité que vous avez eue de m’envoyer
le livre d’Henry Michaux, avec la tête de femme, cible des sombres désirs de Baudelaire.
Vous êtes homme d’une délicatesse exquise et dissemblable en rien de l’auteur de vos
livres.
J'ai eu le plaisir de parler de vous ces jours-ci avec le gouverneur Julien qui revient
de Madagascar avec ses manuscrits plus précieux que tous les trésors de Golconde.
Croyez à ma plus vive sympathie.
Bounoure
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (29 décembre 1927) §
Je vous renvoie sans perdre de temps ces épreuves et y joins mes vœux les meilleurs pour
l’an neuf. Puissiez vous avoir tout ce que les artistes envient le plus : le loisir. Je ne
vous souhaite pas la sainte ivresse et le style, car ces jours vous sont assurés par
contrat permanent avec la déesse.
Je vous enverrai prochainement une note sur Max Jacob et une sur André Gaillard.
Ne soyez pas embarrassé, cher ami, au sujet des pages que je vous ai envoyées sur Max le
Gaëllique. Vous les publierez quand vous jugerez le moment venu : je suis très sensible à
l’amical scrupule que vous éprouviez. J'ignorais que Jean Cassou dit parler prochainement
de notre cher missionnaire. J'admire la pénétration et le grand talent de M.Cassou &
je suis bien sûr que Max et les lecteurs seront plus contents d’avoir son étude sous la
dent, plutôt que mon petit écrit. Au reste, croyez bien que, sans affectation, je
n’attribue à ces notes que le mérite qu’elles ont, et non un autre : ce mérite n’est que
de bonne volonté, c’est le désir de bien servir cette belle forme puissante du langage qui
est Poesie. Le rôle de critique – et surtout de critique des poètes, - devient vite
ridicule ou odieux, s’il n’est pas racheté par un constant retour d’humilité. Ce que vous
me dites de la blessure éprouvée par Jeau Cocteau me toucherait beaucoup, si vraiment je
pouvais y voir autre chose qu’une simulation, une coquetterie. Comédie d’enfant gâté. Mais
quel marque d’orgueil. Quelle absence de force vraie. Cet Opéra finit en opérette.
Cependant je me dis, selon le mot de Pascal, qu’on ne fait jamais les gens assez
complexes. J'admire peut être beaucoup plus Cocteau que tels de ceux en sont sont jaloux
& le craignent et n’osent pas dire ses défauts. Cocteau est si intelligent qu’il est
très capable un jour d’avoir par l’intelligence l’équivalent de cette puissance enflammée
et magnifique qui se trouve en tout vrai poète. On verra bien. Mais qu’il est difficile de
parler d’un homme que l’éternité n’a pas encore changé en lui même. Je me reproche un peu
d’avoir rudoyé Guy Charles Cros : mais le moyen de faire autrement. Son livre est un
outrage à l’Amour. Or Amour est le Dieu des Dieux et, comme dit Al Halladj, l’Essence de
l’Essence
Vous m’offrez avec une gentillesse exquise vos bons offices si quelque livre me tente. Je
vous serais très reconnaissant si vous pouviez user de votre influence pour me faire avoir
un exemplaire de la Visite au Musicien. J'ai commandé ce livre à mon
libraire de Beyrouth dès qu’il a été amouré par la NRF, c’est à dire il y a plus d’un an.
Je pense que l’indolence syrienne, malgré plusieurs vives réclamations, l’a empêché de
faire la commande à temps. Je serais très heureux que l’ouvrage me fut envoyé soit contre
facture soit contre remboursement (la poste libanaise admet ce genre d’envoi). Excusez moi
d’user d’une telle indiscrétion. J'ai un furieux appétit de ce livre. Alain est un grand
homme dont on ne peut se passer dans un exil en Phénicie.
J'ai trouvé Roud très émouvant. Kafka est très beau. Ramon Fernandez a dit le mot
décisif, avec sa maitrise habituelle, sur la Trahison des Clercs
Je vous remercie mille fois de votre amicale lettre. Le silence de l’Orient est chose
bienfaisante, mais parfois oppressante comme l’air qu’on respirait au fond des
abris-casernes par gros temps de bombardement.
Je suis très en retard avec vous. J'ai beaucoup voyagé ces temps derniers. J'ai passé
récemment une semaine en Chypre. Essayé d’avoir quelques renseignements sur Rimbaud par le
consul de France. Il ne savait pas son nom. Le gouverneur anglais, administrateur de
Cocteau, de Max Jacob sait il que sa résidence du Mont Olympe fut construite pas l’auteur
des Illuminations. Je n’ai pu m’en assurer : il venait de partir pour l’Europe. Seul
persiste en Chypre le souvenir de Zenon de Cittion. Comment le stoïcisme a-t-il pu sortir
de ce voluptueux pays mi hellénique, mi phénicien. Je ne le vois pas nettement encore.
Je voudrais vous recommander un jeune peintre catalan, Francese Domingo (95, rue de
Vaugirard). Je lui crois les dons les plus rares. Il est farouche et timide (oui, un
peintre, en ce siècle!) Je serais heureux de savoir ce que vous pensez de ses toiles, si
jamais il vous arrive d’en trouver sous votre regard et si son art vous semble le mériter,
je serais très heureux que vous parliez un peu de lui à ceux qui aiment la peinture.
J'écrirai volontiers quelques pages sur Fargue dès que je serai sorti du labeur absurde
de cette fin d’année. Pourriez vous me faire envoyer « Poème, suivis de Pour la musique ».
Je suis très démuni de tout livre , - ma bibliothèque est restée là-bas dans le plus perdu
des villages bretons, où je la retrouverai Dieu sait quand. Je voudrais bien aussi
recevoir Paulina 1880 et le journal métaphysique de Gabriel Marcel. Mon indiscrétion me
fait honte.
Je vais vous envoyer une étude sur Suarès – et prochainement une note sur Hoppenot et les
poètes de Haïti pour qui Morand a écrit une préface.
Beyrouth est un cuveau d’eau chaude, un hammam sâle et poisseux, le lieu le plus impur de
l’Asie. Il m’y faudra passer l’été. Je n’irai vous voir que l’année prochaine, hélas !
Bien Cordialement
G.B
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (26 juillet 1928) §
Je vous envoie une note sur la poésie haïtienne. Je m’accuse de répondre à votre amitié,
si aimable et pleine de bons offices, par une négligence impardonnable. Il faut me
plaindre. Outre mes ordinaires besognes, me voici chargé, pendant la canicule du soin de
diriger « les Affaires Economiques ». Je me débats parmi la hausses des blés , la
dénaturation de huiles, l’exportation des bovins, les maladies de l’oranger, les lignes
aériennes France-Syrie, le traité commercial avec l’Egypte, les franchises douanières etc
– J'en passe. Heureux Claudel dont l’abondant génie peut sans effort écrire La Messe la bas et acheter une flotte au gouvernement brésilien Jamais je n’ai
tant admiré l’auteur de Tête d’Or.
Je croyais que votre jugement sur Benjamin Péret était d’une excessive dureté. Mais non !
C'est une lourde et inconsciente parodie des poèmes de son école avec quelques
grossièretés massives. Il est certain que réduire la poésie au pur comportement verbal
conduit à l’idiotie réelle. C'est fait.
Etes vous bien sur, me dites vous, de ce que vous avancez sur Vitrac ! Mais, non,
évidemment. La sécheresse de Vitrac ne m’a pas échappé. Demain dira si elle est
stérilité ! Toutefois pour parler des jeunes poètes, j’estime qu’il faut être très
généreux, leur prêter même ce qu’ils n’ont pas, leur attribuer largement le bénéfice du
doute. Il ne faut être sévère que lorsqu’il il y a offense manifeste à la Muse et que le
rimeur est une plate canaille comme disait Stendhal. Moins cette largesse à la fois
systématique et naturelle, le critique se rend odieux, ne pensez-vous pas. Les jeunes
poètes, il faut les peindre tels qu’ils sont, mais surtout tels qu’ils devraient être,
qu’ils pourront être, qu’ils seront. Je peins leurs possibilités, leur limite idéale. Tant
pis pour eux s’ils ne remplissent pas leur idée et mentent à leur type. Il se peut que
Vitrac ne soit qu’intelligent et habile, comme tout le monde aujourd’hui. Tout le monde
est intelligent et habile, l’avez vous remarqué ?
Aviez vous reçu une note sur Gustave Roud ? Il y a dans son petit livre, un accent bien
frappant.
Laissez croire que je suis l’abbé Bremond si l’on veut, encore que cette hypothèse
m’agace. Mais rien ne me plait autant que cette identité secrète. Conservez ces ombres sur
ma personne.
Je suis sans nouvelles de vous depuis très longtemps. Je suppose que vous êtes au bord de
cette mer que je vois de mes fenêtres, si belle là-bas, ici chaude et impure, pleine de
dieux - femelles au corps de poissons, plus répugnante que les requins que vit Lautréamont
dans l’Atlantique.
Je vous souhaite tout ce que je n’ai pas : la chaleur sèche, la fraicheur des marais,
l’autonomie de l’esprit, -toutes les présences et toutes les absences qu’il vous faut, qui
me sont si rarement données.
Je vous envoie un essai sur les deux derniers recueils de poèmes publiés par Suarès : Haï
Kaï d’Occident l’an dernier et Soleil de Jade cette année. Je suis très impatient et un
peu anxieux de savoir ce que vous penserez de cette étude. Dites le moi.
Je vais vous envoyer des notes, certaines très courtes, sur des livres dont certains ne
méritent pas grand développement. Je vous ai envoyé récemment quelques pages sur Paul
Morand & les poètes de Haïti.
Croyez moi très fidèlement & avec reconnaissance
votre G.B –
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (22 octobre 1928) §
Me voici bien en retard pour vous écrire, pour vous remercier. J'ai reçu votre belle
étude, – si dense et d’une discrétion hautaine et subtile, - au moment où je partais pour
Damas. Non point pour mon plaisir, helas, mais m’enfoncer dans des broussailles
budgétaires, me plonger dans les comptes de l’Université syrienne. Qui penserait qu’en
Orient, dans la ville des Oummayades, où l’on imagine toutes les soirées consacrées à la
poésie & à la volupté, je comparais des recettes et des dépenses, comme Napoléon en
Italie (ce rapprochement ne vaut que pour un point!) lisait le soir des états d’effectifs.
Vous me plaignez, vous m’excusez. J'ai réservé pour mon retour à Beyrouth le plaisir de
vous parler du « défaut ». Je le fais avec une vraie joie : tout ce que vous écrivez est
extrêmement excitant pour l’esprit. On ne peut pas vous laisser sans réponse. Vous ayant
lu, on parle indéfiniment de vous et de vos idées en soi-même. Vous êtes un peu
inquiétant : votre pas est silencieux et décisif, brusquement dérobé : j’aime ce qu’il y a
de félin dans ces approches glissantes, ce geste qui touche une fois l’essentiel et
s’abstient aussitôt avec une discipline souriante et pleine de force. On vous suit et
soudain vous nous laissez sur une position découverte où tous est nouveau pour un neuf
regard. On se retourne : vous avez ironiquement disparu. Votre art – que j’aime
profondément – est d’établir votre opinion par un déplacement insensible qui tout à coup
ouvre une perspective. L'admirable est de proscrire à ce degré tout ce qui peut ressembler
à un développement et avec si peu de mots d’être si riche et si précis. Votre manière est
de suggérer, mais je ne sais comment vos suggestions valent des définitions.
Votre idée me semble très juste et très féconde. Est-il rien de plus bête et de plus
agaçant que cette accusation de rhétorique lancée d’habitude aux écrivains les plus vrais
& les plus sensibles, aux artistes les plus [mot illisible] (car cela existe) par des
professeurs qui ne conçoivent d’autre vérité que pédagogique, c’est à dire qui sont
enfoncés dans les plus sottes conventions. Dans le cas le plus favorable, le critique
(décidément quel bouffon personnage qu’un critique) est l’homme qui rapporte tout à sa
vérité et juge toujours le langage d’un autre par relation à sa propre pensée et à son
propre discours. Vous nous rappelez le dialogue Valery – Lucien Fabre. Valery lit la
phrase de Pascal : « Le silence éternel ... Il n’entend là que le son creux de l’emphase.
Mais Lucien Fabre dans la même phrase voit réunis les mots les plus simples, les plus
précis, les plus éloignés de toute pensée de tintamarre : il discerne même dans cette
bouche amère et savante l’ingénuité de l’accent auvergnat. Il est évident que c’est Fabre
qui a raison. Le reproche de Valery signifie tout simplement que les mots de Pascal ne
conviennent pas à la pensée valeryenne. On le savait un peu. Pascal s’empare des mots
d’une telle prise souveraine qu’ils ne peuvent plus entrer dans d’autres alliances que
celles qu’il leur a imposées.
Pour moi, je crois que tout acte positif de création littéraire est un acte synthétique
où la pulchritudo vaga résultant des combinaison de mots et de rythmes se mêlent toujours
se mêle toujours à la pulchritudo adhaerens résultant de la fidélité du rendu. Pardonnez
moi ces termes un peu pédantesque, mais commodes et qui vont vite. Or le critique est le
plus souvent un pur analyse, s’attachant à juger la pulchritudo adhaerens, parce que
l’autre échappe à ses grosses pattes et par un grossier présupposé d’absolu et de
réalisme. Et puis le critique est celui qui regarde l’oeuvre en renversant la lunette.
L'artiste et lui ne peuvent jamais s’entendre
Je soupçonne aussi que la vraie définition du critique est la suivante : le critique est
l’homme qui ne lit pas, persuadé qu’il n’a pas besoin de lire pour juger. Et ne lisant pas
il s’arroge à bon marché cette supériorité de dénoncer l’entrainement du langage, la
naïveté de l’écrivain qui s’est laissé piper aux mots. Un liseur, c’est Montaigne. Un
critique c’est Taine.
On m’objectera le critique qui ne juge pas mais s’efforce seulement de comprendre (Non
ridere…sed intelligere). Mais celui là n’est pas plus intelligent que l’autre : sous
prétexte de mettre l’oeuvre dans sa lumière, dans son encadrement, il dissipe toute
l’intériorité de l’oeuvre en facteurs extérieurs : la race, le milieu, le moment. La
sociologie. Toutes les valeurs et les puissances individuelles se résorbent en
extérieur.
Vous avez une distinction d’une rare finesse quand vous montrez qu’on peut entendre un
livre tantôt comme langage, tantôt comme pensée. Il est vrai qu’en un sens le discours
exclut la pensée et la pensée exclut le discours ; mais ce sont là ses limites : l’art est
également éloigné de l’automatisme verbal et de la pensée sans signes. Cette distinction
toutefois est presque inévitable parce que de la pensée d’un artiste, nous voyons d’abord
des signes et beaucoup de lecteurs ne vont pas plus loin. Le grand écrivain est celui
précisément qui sait empêcher son lecteur de faire cette coupure et son vrai critique est
l’homme qui comprend la langue d’artiste comme pensée. L'écrivain de génie est tel que
l’on ne peut penser sa pensée qu’avec les mots dont il s’est servi et auxquels il a su
donner une abondance de signification inépuisable. Sa pensée, loin des signes qui la
manifestent se perd comme une ombre et devient la pensée de tout le monde. Alors le
critique triomphe. Aussi par cette distinction on peut réduire les plus grands à la pure
apparence, c’est à dire à la rhétorique. Montaigne est un rhéteur pour Marphurius, Pascal
est un rhéteur pour Diafoirus, Stendhal est un rhéteur pour [Macrobu?]. S'il est vrai que
le grand écrivain repousse cette dissociation, il ne la repousse que pour ceux qui sont
capables de sa vérité. Pour les autres, c’est un assembleur de phrases. Shakespeare voit
la vérité de Montaigne, mais non Faguet. Platon qui a tant dénoncé la « flatterie » de la
rhétorique est un rhéteur pour Louis Veuillot. C'est aussi comique que les unions nouées
par le hasard entre les hommes et les femmes : le grand artiste trouvant son critique
c’est aussi rare qu’un bon mariage.
La vérité et la beauté des œuvres me sont pas choses faites, mais toujours à faire. Le
critique fait enfuir toutes les idées et toutes les vérités sublimes ou délicates. Il est
vrai cependant qu’il y a une vérité et une fausseté du langage. Il est vrai qu’il y a des
signes derrière lesquels il n’est point de pensée mais la critique se figure que cette
fausseté est un absolu : comme le dit Spinoza de l’erreur, la fausseté littéraire n’est
rien de positif, il n’y a de fausseté littéraire que par rapport à une vérité littéraire.
Vous avez montré cela d’une façon je crois définitive et qui s’imposera : la relativité
inhérente à cette accusation de rhétorique oblige l’accusateur à définir son centre de
référence. Il ne doit point s’y dérober : vous l’avez mis au pied du mur. Tous ces fameux
censeurs n’ont rien fait tant qu’ils n’ont point fait accepter leur étalon. Qu'ils
montrent d’abord cette vérité qui est le rapport de la puissance de l’homme aux moyens de
l’auteur.
Excusez moi d’être si bavard : mais votre étude m’a entrainé dans ses réflexions sans
fin. Je la trouve très forte et très belle. Je me donne le plaisir de relire le « Défaut »
rien que pour jouir de cet effet romanesque par lequel c’est la critique tout à coup qui
se trouve assise sur le banc des prévenus. Il y a là, dans un monde purement idéal, un
effet de comédie très fin et que j’aime extrêmement. Le juge ne se voit plus sur son
siège, mais entre deux gendarmes et sommé de donner ses noms et prénoms.
J'attends avec impatience la suite que vous nous promettez.
_____
Je suis très heureux que vous ayez gouté les pages que j’ai consacrées au Japon, dans
l’oeuvre de Suarès. Je consens volontiers à quelques coupures, ayant eu l’impression qu’il
y avait ça et là quelques vérités ; mais j’ai passé un été si chargé de soirées multiples
que je n’ai pas eu le temps de faire court. Je vous suis très reconnaissant de bien
vouloir prendre la peine de m’indiquer ce qui peut et doit disparaître.
_____
Plus je lis Fargue, plus j’admire cette sensibilité merveilleuse. C'est le don des dons
et le suprêmes cadeau des Muses. C'est par cette sensibilité qu’il est tout ce qu’il est,
qu’il est intelligent, imaginatif, artiste : c’est le fonctionnement de ces seuls organes
de son sensorium.
_____
Excusez cette longue lettre, très désordonnée j’en ai peur & que je redoute de
relire. Vous avez passé de belles vacances, parmi la flore uraguayenne de Port. Cros,
admirant les geckos et les caméléons. Pendant l’été Syrien tout disparaît sous une
poussière intense, la cendre de Nabuchodonosor et du temple de Jerusalem, celle qui
recouvre les bijoux perdus de l’antique Palmyre. Heureusement la mer est là et ce qu’il y
a de sacré, dans tout plongeon dans la mer.
Je songe à votre sérénade relative à Eluard. Savez vous que je ne suis aucunement en
correspondance avec le poete de Dessous d’une Vie. Pensez-vous que je puisse lui écrire
pour lui demander ce que vous souhaitez. Il doit trouver, j’imagine, que j’ai savouré
beaucoup trop près de la surface, une poésie issue du plus profond de l’Existence. Mais si
vous estimez que ma demande a chance d’être accueillie, je lui écrirai bon volontiers. Il
va sans dire que rien dans ma lettre ne lui donnerait à présumer que vous avez formé ce
vœu.
Répondez moi la dessus .
Croyez, cher ami, à mes très fidèles amitiés et acceptez mes bien vifs remerciements.
Bounoure
Je vous envoie une note sur Hoppenot. Envoyez moi ses épreuves : j’aurais il me semble en
la relisant, plusieurs retouches à faire.
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (12 novembre 1928) §
Cher ami, me voici dans l’oasis enchanteresse, au moment où les pentes du [Kassiour?],
sous le soleil d’automne ont la couleur des abricots de la [Ghouta ?] Je viens de
parcourir le Djebel-Druze avec cet extraordinaire Louis Massignon qui est un des plus
grands esprits & une des plus grandes âmes que je connaisse. J'ai vu sans lui Maaloula
où les habitants parlent encore la langue même dont se servit Jesus-Christ. Je n’ai été
nulle part sans la pensée de votre amitié et veux vous le dire, pour me dédommager, au
soir d’une longue journée pleine de laborieuses et sinueuses tractations syriennes.
Très fidèlement
G. Bounoure
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (13 décembre 1928) §
Je repars pour Damas et n’ai que le temps de m’excuser pour un si long silence. Laissez
moi vous dire aussi que je suis sans nouvelles de vous depuis des semaines.
J'ai eu très peu de temps à moi tous ces temps-ci. J'ai beaucoup travaillé avec Massignon
et cet homme admirable vous prend tout entier. On ne lui résiste pas.
Vos observations si fines et si profondes du mois de novembre m’ont pourtant longuement
occupé. Ce que vous dites des interprétations de Levy-Brühl me paraît acquis pour
toujours. La lumière dont vous éclairez les recoins de tous nos raisonnements est si
pénétrante et si fouilleuse, que vous êtes toujours spirituel et qu’on est un peu effrayé
de votre speculum.
J'ai reçu un mot d’Eluard qui me dit brièvement : « Tout ceux qui ne considèrent pas
Benjamin Peret comme le plus grand poète vivant sont de pauvres cons. Par conséquent,
et ? G. Bounoure. Hein ? »
Je suis mécontent parce que j’estime que je méritais mieux, au moins quatre pages de
coprolalie. Je suis très vexé de cette brièveté.
Bien cordialement
G.B.
Cet article sur Hoppenot était très mauvais : Je crois qu’il vaut mieux ainsi. Envoyez
moi toujours ses épreuves, car j’ai l’esprit très lent et comme à [M. de Roanny ?], les
idées me viennent après.
Lettre de Paul Morand [28]
Publiez au plus vite la lettre de Paul Morand. Il ne faut pas faire tort à un poète de sa
pensée véritable sur la poésie.
Si vous aviez sous les yeux « l’Anthologie de la poésie haïtienne indigène, Préface de
Paul Morand » vous constateriez que les opinions cités par moi ne sont aucunement
présentées comme des propos recueillis de la bouche d’un voyageur et transcrit plus ou
moins fidèlement. La page dont elles sont extraites est signée Paul Morand Nul ne pouvait
supposer qu’il ne s’agissait que d’Une Heure Avec. Et comment deviner que dans la préface
d’une anthologie poétique un poète s’adressant à des poètes ne visait qu’à définir l’art
de la prose sans dire un mot de l’art des vers ?
Je suis très heureux d’apprendre que l’auteur des Lampes à Arc pense comme je le pense,
que la poésie doit s’alimenter « à ces fontaines de feu, selon le mot de Yeats, où plus
rien n’est grotesque, où la beauté seule existe. »
Voici, cher ami, deux notes inégales par leurs dimensions2. J'attends avec impatiente votre opinion, votre verdict. Vous verrez que
tout en admirant beaucoup, je n’aime pas cette sensualité de professeur et d’assis, ces
agacements de membre sur les épis d’une Cérés scolaire. Mais ne suis je pas trop sévère.
C'est vous qui me le direz.
Saison des pluies. Suis je aux îles Aran ? Il fait aujourd’hui exactement la même lumière
que le jour où je buvais chez vous, comme sous la tente d’un cheikh bédouin, le plus
odorant café de l’Yemen, singulière allégresse de l’esprit par ces temps irlandais sur ce
rivage de Phénicie. Croyez à ma très vive & fidèle amitié
Bounoure
Je reçois l’anthologie de la poesie haïtienne. Les noirs ont pour mission de civiliser
l’Amérique. Mais d’après le recueil, ce n’est pas près d’arriver.
Au retour d’un long et pénible voyage de trois semaines dans la Syrie du Nord, je trouve
votre lettre, je trouve la « Visite au Musicien ». Laissez moi vous remercier bien
vivement & de la missive & du livre. J'arrivais couvert de la poussière des grands
plateaux entre Alep & Euphrate, sentant l’odeur de suif & de suint qui parfume les
villages turcomans &, tcherkesses, fatigué d’avoir roulé des heures sur les pistes
creusées d’ornières – et je trouve ces choses françaises, amicales, rafraichissantes. Une
pomme de Normandie, un chasselas de Fontainebleau
Avant mon départ, j’avais confié à mon planton le soin de recommander à la poste un pli
pour vous contenant des notes sur Ponchon et sur Gustave Roud. Or mon planton, mebuali, à
été distrait par le Ramadan. Incapable de me donner le récépissé de l’envoi, il a fini par
m’avouer qu’il a mis tout bonnement la lettre à la poste et sans l’affranchir. D'où deux
hypothèses : où vous n’avez rien reçu, ou mon fantaisiste dogman vous aura condamné à
payer une taxe – dont je m’excuse mille fois. Mais l’Orient est l’Orient et un cerveau
mebuali fonctionne suivant ses lois propres : nous n’y changerons rien
Je vais vous envoyer prochainement un trio d’études consacrées à des surréalistes :
Vitrac, Desnos, Eduard.
Croyez, cher ami, à mes sentiments de vive et reconnaissante amitié.
Bounoure
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (17 janvier 1929) §
Ce que vous me dites de votre santé me peine vivement et je forme les vœux les plus
amicaux pour que la lumière vous soit rendue et que vous me soyez pas réduit à la seule
clarté noire de l’intelligence. Votre lettre par bonheur donne à penser que vous êtes sur
le bord de la guérison et que le regard perçant de Jean Paulhan bientôt se posera de
nouveau sur le spectacle du monde. Je voudrais vous remercier de tout ce que votre lettre
contenait pour moi de cordial et d’encourageant. Vous remercier aussi d’avoir bien voulu
me donner un exemplaire spécial de cette pénétrante étude où le fonctionnement de l’esprit
est photographié, mis au ralenti, décomposé. Vos études, laissez moi vous le dire,
inspirent à tous la même peur que le dictionnaire des idées reçues, rêvé par Flaubert
devait inspirer aux écrivains. Ils n’auraient plus osé aventurer un mot de peur de le
retrouver dans ce sottisier universel. On vous lit et du coup, nos idées nous paraissent
dangereuses à manipuler comme une grenade non déchargée. Nous avons peur que Jean Paulhan,
l’incorruptible, nous demontre que la moindre de nos consécution d’idée est viciée par de
subtils sophismes, par d’inconscientes imitations, par le mécanisme d’enchainement verbaux
qui n’ont rien à voir avec la pensée. Mais aussi quelle terrifiante épreuve, contient
cette critique invincible, ce nominalisme subtil et irréfragable.
Vous êtes un peu sévère pour Hoppenot. Vous l’êtes moins que Massignon,
cet archange exterminateur, courroucé perpétuellement contre tout esthétisme. Il est vrai
qu’Hoppenot concède beaucoup aux vanités et même aux niaiseries du snobisme : il croit à
l’opinion des gens dits « intelligents », deux ou trois officiers de marine qui ont lu
Pierre Mac Orlan et Paul Valéry et parlent d’Atikhté seraient des danseuses des casinos
levantins. Mais enfin ce trait est de jeunesse : j’espère qu’Hoppenot le quittera, pour se
réfugier dans la solitude persane où il a écrit déjà quelques pages pleines de
prouesses.
Louis Massignon est un des seuls qui soient capable de nous apprendre quelque chose sur
la nature de la poésie. C'est un homme admirable, à qui vous devez demander une étude sur
la stylisation poétique dans les langues aryennes, sémitiques et polynésiennes. L'article
que contient le n°2 de la Revue Juive = Pro Psalmis, nous a tous laissés sur notre
appétit ; quelques conversations que j’ai eues avec lui sur ce sujet ne l’ont pas encore
calmé. Publiez seulement trois pages de lui et vous verrez éclater soudain le ridicule de
tous ces bavardages sur la poésie pure, la niaiserie des scribes scribouillant sur
Valery.
A ce propos, je vais vous envoyer une étude sur le livre de Guegen. Vous me direz très
nettement ce que vous en pensez. Valery est un philosophe critique d’une netteté extrême.
Je ne crois pas que l’avenir attache autant d’importance à ses vers – encore qu’il y ait
quelques réussites admirables comme la jeune Parque. Je suis très impatient de savoir ce
que vous pensez de lui (Massignon lui applique le mot de Baudelaire sur Gautier = C'est
une huitre dans une perle. Mais à cette opposition Massignin-Valery, il y a les causes les
plus capitales et on peut penser là-dessus indéfiniment...)
Hoppenot m’a promis un poème pour la N.R.F. Encore inachevé.
Voici une note sur Desnos : « la Liberté ou l’Amour ». Je vous enverrai à l’avenir des
choses plus brèves... Ca m’ennuie tellement de faire dactylographier un manuscrit, de
relire, de corriger...
Tous mes vœux les meilleurs et croyez à mes très vives & fidèle amitié.
Bounoure
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (23 février 1929) §
Je dois vous dire que j’attends avec impatience le prochain numéro de la NRF. Non pas
seulement parce que le professeur de la Sorbonne semble être arrivé au bout de sa glose et
qu’ayant mis le point final il nous invite à l’espoir que nous ne l’entendrons plus. Mais
surtout pour lire la suite de votre étude qui, avec l’admirable page d’Alain contient tout
l’or de ce dernier fascicule. Vous nous rendez la vie de l’intelligence, tant vous la
vivez fortement, aussi passionnante, aussi romanesque que la plus belle aventure. J'ai une
hâte extrême de savoir où & par où vous allez nous mener et comment vous vous
prononcerez sur cette question du naturel. Il me semble que Valery est un peu à l’égard du
naturel comme ces philosophes, ennemis de la métaphysique qui ne semblent rien admettre au
delà du phénomène et cependant ne peuvent se tenir de toujours présupposer, même à leur
insu, quelque noumène. Il y a une sorte de passe-passe chez Valéry, moins involontaire
sans doute, que pratiqué par quelque coquetterie de subtilité et pour nous duper par
quelque aporie dont lui seul aurait le secret. Je vis cela un peu au hasard, n’ayant voulu
aucun texte de Valery et par pure impression. Pour lui l’immédiat n’existe pas : il
exténue, il minimise le spontané, - (ce qui n’est pas bien neuf, tous les philosophes de
l’idéalité ont dit ça et très bien) ; mais il ne laisse pas de ressusciter l’immédiat au
moins à l’état de fantôme puisqu’il parle de la comédie du construit. C'est là le
sophisme : pour distinguer la convention, il a besoin d’une nature, comme pour
caractériser l’erreur, il est nécessaire de disposer de la vérité. Or pour lui, il n’y a
pas de nature, si ce n’est un « acte » qui a l’état pur est plutôt de droit que de fait.
Quand tout est illusion, on ne plus parler d’illusoire. Si tout est fabriqué, il ne faut
plus parler de naturel, comme il ne faut plus dire que le fabriquant est comédien. Mais
quoi, j’attends la suite de votre analyse qui dans le marbre le plus impressionnant
découvre merveilleusement les fissures invisibles. Savez vous que j’ai été autrefois un
lecteur du « Spectateur », non point celui de Marivaux dans une autre existence (Et encore
que sait-on!) mais celui qui paraissait vers 1910...
Fargue est entre les mains de la dactylographe. Je vous l’enverrai dans deux jours. Savez
vous que votre radiogramme m’a fait me ruer sur mon encrier. Vous employez des moyens de
pression tout à fait déloyaux !
J'espère que Massignon vous aura promis quelque chose. S'il faut le supplier, dites le
moi.
Mille mercis de m’avoir appris le premier la naissance d’Anne-Marie Supervielle. La
lettre de son père n’est arrivée qu’après la votre.
Il pleut ici comme en Irlande. C'est désolant.
Vives & sincères amitiés.
Bounoure.
[en haut de la page à gauche] Je n’ai pas reçu le livre de Chabaneix
[marge gauche] Je vous l'enverrai sous deux jours
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (27 février 1929) §
Voici quelques pages sur Fargue où j’ai essayé de définir l’essentiel de sa nature
poétique. C'est l’idée que le choix est fait dès l’enfance : le vouloir en descend, les
désirs y remontent. Fargue prolonge et sauvegarde plutôt qu’il n’innove Nous sommes tous
ainsi, mais perdus et sans le savoir. Fargue le sait. Il a décidé de ne point sortir d’une
sorte de Paradis d’Andersen où il fait rire les fées. Et c’est très beau. Mais je l’ai dit
très mal, - toutefois dans les limites que vous m’aviez assignées, seul mérite de cet
essai que je me hâte de vous envoyer pour ne plus le voir
Saviez vous que la Syrie fourmille d’écrivains. A Damas c’est Henri Petit qui se console
par la lecture de Saint Bernard du refus qui a été opposé partout à un « Descartes &
Pascal » venu sans doute un jour sous vos yeux. Oeuvre manquée où l’auteur tente de rendre
la pensée de Pascal et celle de Descartes indistinctes l’une de l’autre en les absorbant
toutes les deux dans une sorte de pathétique vague. J'ai dit à Petit qu’il me paraissait
beaucoup plus intéressant de marquer en quoi ces deux hommes étaient inconciliables. Mais
Petit est persuadé que son intention maitresse a été méconnue et il s’hypnotise sur cet
essai qu’il devait considérer comme un simple exercice. De là, chez lui beaucoup
d’amertume. A Beyrouth, nous avons un jeune romancier, l’auteur de la Vie selon la chair,
roman érotique ainsi jugé par un journal libanais : « beaucoup de chair et très peu de
vie ». Nous avons enfin un capitaine de corvette, qui n’obtenant point son cinquième galon
éprouve le besoin d’obtenir des assurances formelles sur son génie littéraire et vient de
convoquer tout ce que Beyrouth compte de fins lettrés d’avant-garde pour une lecture
publique : « Un poème dramatique... avec des intégrales, des femmes nues... on pleurera
comme à la tragédie grecque !. »
Quand je pense que vous me croyez en train de manger des sauterelles, avec des nègres,
sous des cocotiers.
Croyez à mes sentiments d’amitié fidèle & reconnaissante.
J'admire en vérité, cher ami, qu’il ait pu vous venir un doute sur la valeur de votre
admirable étude. L'on vous fait beaucoup de reproches, dites-vous. Supportez les sans
trouble. Sachez que rien n’est plus pénétrant, ni plus fort, ni plus juste que ces pages
d’une élégance supérieure et d’une lumière souveraine. Je voudrais les avoir écrites et
vous le dis naïvement, tant il s’y mêle de finesse à la vigueur la plus virile. Au prix de
cette analyse, je m’accuse de voir combien l’homme de « l’infatigable esprit » paraît
soudain fatigué, un Narcisse un peu fourbu. Si Valery s’est irrité de votre analyse, il
fait montre d’un petit esprit et d’une grande vanité. A vrai dire, comment l’homme qui se
croyait le seul à si bien connaître son fonctionnement, accepterait-il de voir son
mécanisme démonté d’une façon si simplement victorieuse. Il est vexé de n’avoir pas aperçu
la petite vis, la franche coudée qui mouvait à son insu cette réflexion si jalouse de sa
pureté. Il ne se voyait pas se voir si bien qu’il le disait !
Je me sentis connu encore plus que blessé Et c’est bien la pire des blessures quand on se
croit un poseur d’engins préservé pour toujours de s’engréguer soi-même
J'attendais avec impatience la fin de votre étude. Je puis vous dire qu’aucune lecture
depuis longtemps ne m’avait autant excité. Il y va de tout l’art d’écrire ! Dans cette
jointure si étroite du langage et de la pensée vous avez apporté des restrictions que je
crois définitives et nul ne pourra dans l’avenir réfléchir sur le travail de l’écrivain
sans se référer à une étude aussi lumineuse. C'est d’ailleurs une vraie jouissance de
l’esprit que de voir vos sinuosités si tacticiennes préparer des coups droits décisifs.
Massignon disait peut être que c’est à cause de votre stage dans les langues polynésiennes
que votre rigueur invincible avant de se décrocher s’enveloppe de ces préparations
insinuantes et circulaires. Je dis cela cum grano salis, mais je ne suis pas si éloigné de
le croire. En tout cas j’admire le grand art de votre démonstration : elle était très
difficile à conduire : il s’agissait de ne pas se perdre dans ce jeu de reflets et d’être
attentif à saisir la main qui plaçait les fallacieux miroirs. Sur le fond, je suis tout à
fait d’accord avec vous. Voici redites a quia ses analyses qui traduisent à merveille
l’expérience d’un homme dont la pente est de glisser au monisme de la réflexion pure où
« tout génie est consumé ». Mais contre lui vous avez établi sans réplique qu’il y a les
écrivains de la « saveur secrète » et de « la sève centrale », sans parler de ceux qui au
suprême sommet monistique de la réflexion ont éprouvé « la vivification instantanée et
transcendante du sujet. » Toutes ces expressions viennent de Al Hallahj de Massignon
« Non, tout le monde ne sait pas qu’un homme n’a rien à nous apprendre sur lui-même. Plus
d’un, et parmi les meilleurs, sait tout le contraire. »
–
Puissiez vous venir un jour en Syrie, pour oublier pendant quelques semaines les auteurs,
leurs manuscrits, la monotonie des invectives surréalistes. Nous irons dans le désert avec
Julio et le nom même de M.Joë Bousquet sortirait de nos mémoires – ce qu’il n’aurait
aucune peine à faire.
Toutes les anémones d’Adonis éclatent sous les oliviers en ce moment : cette jeunesse de
l’année, si fugitive en Syrie, est séduisante et consumante. Venez.
Croyez à l’amitié très admirative de votre
G.B.
[En bas à gauche] Le poème d’Hoppenot est, de fait, contourné, long et abstrait. Mais ne
lui soyez pas trop sévère : il y a une inquiétude poussiéreuse, une angoisse fanée qui ont
leur prix.
-Je vous ai envoyé un article sur Fargue – et deux notules sur je ne sais plus plus qui.
- ton Chabaneix a du se perdre, car je n’ai rien reçu.
Voici la fournaise du [mot illisible] et ce bûcher, chaque année, où passe la chair pour
qu’elle soit vaincue, - ce qui nous explique le platonisme arabe et le monisme du Talmud
et tant de pensées qui sont inexplicables pour votre Occident. Spinoza, sans doute, est à
lire ici quand le vent d’est noie sous sa poussière unitaire tous les accidents végétaux
dont se pare le Liban, cette Provence.
Je me réjouis à l’idée de vous voir cet automne, homme ductile comme l’eau & fort
comme le fer.
Me voici loin du Liban, cher ami, dans des lieux aussi beaux que Port Cros, où vous êtes
sans doute. J'ai été jusqu’à ces derniers jours, fort absorbé par une lourde besogne. Un
beau voyage d’une semaine dans cette belle île me donnera la force d’attendre le jour où
je prendrai le bateau pour la France, fin juillet. Dès mon retour à Beyrouth, je répondrai
à vos bonnes et longues lettres. Croyez à ma fidèle & reconnaissante amitié.
Bounoure
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (06 juillet 1929) §
Le silence, cher ami, que j’ai gardé à votre égard, si longtemps et bien contre mon gré,
m’emplit de honte quand je pense à vos lettres si amicales, si généreuses. Il faut
considérer ma triste vie : les besognes ingrates que j’accomplis ici, sous un climat
affreux. Heureux les jours où l’on peut se donner le seul plaisir de ces mornes Échelle :s
le bain dans la mer bleue et lourde qui se caresse aux rochers blancs. Plaisir en ce
moment mêlé d’angoisse : on a vu un requin dans la baie de Beyrouth : un capitaine de
corvette que je veux croire un peu visionnaire a vu le sinistre aileron rayer la vague.
Parmi les amis des eaux, il a semé la panique. Il est vrai que cet officier – homme précis
et qui sait tous les hommages de tous les marins, compense cet excès de rigueur par
quelques mythologie d’imagination.
Il croit fermement que le serpent de mer hante la baie d’Along. Le requin de Beyrouth est
son violon d’Ingres Je souhaite en tout cas que ce squale n’aille pas jusqu’à
Prot-Cros.
Je vous sais gré de m’avoir appris les grands événements qui se sont produits dans la vie
de Jouhandeau. Je suis sans nouvelles de lui depuis plus d’un an et ne romprai point le
premier ce silence que sa volonté seule fait régner entre nous. Qui ne pardonnerait à
Jouhandeau les caprices les plus injustes, voire les cruautés les plus gratuites. J'ai
aimé, j’aime Jouhandeau pour lui-même, non pour moi. Peut être ce silence est-il pour me
mettre à l’épreuve. Jouhandeau est plus femme qu’une femme : il a beaucoup de la tigresse
– et des quatre animaux des Evangélistes. Ai-je besoin de dire que je garde la même
admiration à l’auteur de Jodeau et des Pincengrain. Quelqu’un doit-il parler d’Opales dans
la NRF. Si personne ne s’est chargé du commentaire de ce roman, il me semble que
j’aimerais pendant les vacances écrire une page ou deux sur lui. Il y a six ans j’ai reçu
confidence de ce livre : je sais la place qu’il a dans la vie et l’oeuvre de Jouhandeau :
il représente la prime naissance de l’ironie dans un mysticisme de collégien qui n’est
encore qu’un droit à l’emphase. Je trouve magnifique le courage de Jouhandeau de faire
paraître ce livre maintenant, après tant de livres pleins de maturité, de force et
d’étonnantes découvertes. Il est bien évident que personne n’a compris ce [mot barré],
qu’au total il a fait tort à son auteur. C'est ici le cas de nous servir, cher ami, des
leçons que vous avez données : il ne faut pas interpréter ce livre comme mots, car tous
les mots y semblent faux, mais comme pensée.
Vous m’avez à deux reprises parlé de Lochac, dont j’ai reçu les livres. L'opinion de
Larbaud a tant de prix pour moi que j’en ai commencé la lecture avec l’idée de voir à
chaque ligne la vérification de ses éloges. Et bien, je dois dire, pour être franc que je
n’ai pas pu trouver en Lochac une seule qualité vraiment poétique. Sans doute la poésie
qui s’échappe des cartons renfermant les vieilles estampes, antiques boites à éventails,
verdures de Felletin rongées par les mites. Et puis aussi les effets bien connus qui
résultait d’un cliché. D'une expression plâtreuse mise à la rime. Mais je trouve tout cela
bien au dessous des sonnets d’Henri de Régnier ou des poèmes de Francis Jammes.
Je vous avouerai que je n’ai pas beaucoup aimé non plus le Romains de Jean Prevost. J'ai
l’infirmité d’être sensible à la moindre nuance de cuistrerie. Vous auriez dû publier cet
article traduit en allemand. Ne me croyez pas ennemis des Germains : il leur sera beaucoup
pardonné à cause de leur admiration pour Claudel qui est de nos plus grands poètes.
Hoppenot, étant sous ses ordres à Rio de Janeiro, a subi bien des fois les bombardements
de cette catapulte lyrique. Les engueulades de Claudel sont des typhons de l’Océan
Indien : certain aspirant à la main de sa fille, qui fut refusé au concours des affaires
Etrangères essuya une telle tempête qu’il fut affligé de tremblement des extrémités
inférieures pendant plus d’une semaine. - Pousot m’a dit qu’avec Claudel il ne parlait
jamais que de gastronomie et allaient ensemble manger des poulardes arrosées de vieux
bourgogne. Sur ce sujet le prophète irrité s’apaise et montre belle humeur.
Je n’ai pas beaucoup aimé Variables, je dois dire. Le ton de la sagesse
ne convient pas à Suarès : s’il n’aime, il n’est rien, comme disait Racine. Et puis on ne
peut inventer en philosophie qu’en moyennant une connaissance parfaite de la technique
philosophique.
Je vais écrire à Massignon. C'est un homme qui vit dans une presse inimaginable. Il a été
en Afrique du Nord ce printemps comme membre de la Commission Tardieu pour l’extension du
Droit de Vote des Indigènes. Il ne peut écrire que des billets, faits de deux ou trois
fulgurations.
Je vais vous envoyer un Valery, ou plutôt une étude du livre de Pierre
Guéguen. Vous me direz très nettement ce que vous en pensez et si vous estimez pouvoir
publier ces pages. Vous verrez que je fais la part belle à Valery : je trouve que la jeune
Parque est un poème admirable et je le dis. Ce que je n’aime pas sans Valery, c’est le
didactisme et surtout toutes ces caresses, ces pâmoisons, ces suavités, ces titillations.
Je trouve qu’il y a dans Valery un Pierre Louys en Sorbonne, un Hegel dameret. Cela gâte à
mon goût cette nuance si belle de désespoir dans la parfaite lumière, qui est son
originalité, son fonds propre. Je n’ai pas besoin de vous dire que je trouverai légitime
votre refus, si vous estimez ne pas pouvoir publier cette note et je ne vous en garderai
pas le plus léger ressentiment.
J'ai beaucoup aimé vos dernières études, vous vous défendez très justement du reproche de
subtilité ! Vous savez qu’on vous l’adresse : je l’ai entendu plusieurs fois dans la
bouche de ces gens qui sont incapables de suivre jusqu’au bout la démonstration de la plus
élémentaire proposition d’Euclide. En lisant, ils veulent être uniquement passifs : or
vous exigez de votre lecteur qu’il prenne au moins la peine de vous suivre et s’écartes
des vaines broussailles des habitudes verbales, tant de confusions dont nous préférons
être dupes plutôt que de nous imposer l’effort d’en triompher. Subtil, vous l’êtes, mais
c’est moins un mérite qu’on doit justifier, qu’un mérite qu’on doit déclarer élémentaire.
Ne laissons pas la lourdeur d’esprit et l’opacité des brouillards du lac Copaïs s’arroger
impudiquement tous les droits. Votre démarche dans Secret est pleine de
bonds silencieux. À chaque instant on vous voit inexplicablement plus loin et nous
courrons après vous. Je suis très impatient de vous voir entrer dans l’édifice bergsonien
et critiquer cette fameuse critique du langage.
J'irai surement en France cet été. Peut être m’y rendrai-je en passant par la Turquie et
l’Europe centrale. Pousot veut qu’on aille un peu observer le mobilisme de l’immuable
Turquie, les services que leur rend le nouvel alphabet, ces caractères latins que
Massignon voudrait voir adoptés par le monde arabe : car il est mystique en un sens très
intérieur et méprise les signes, leur caractère esthétique et le faux sentiment
« artiste » ou « passéiste » qui nous attache à eux. Cette si belle écriture arabe, il la
regarde « comme du fumier ».
Mais j’irai surement vous voir à Paris en octobre.
Croyez que je suis, avec beaucoup d’admiration et de fidélité, votre ami
reconnaissant.
Bounoure
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (10 juillet 1929) §
Bien cher ami, je reçois votre carte du 29 juin : c’est ici que le mot parapluie paraît peu attachée à l’objet, car ce que nous appelons parapluie ne
sert ici qu’à deux fins : se préserver du « gros soleil » comme on dit dans mon Auvergne :
mettre à l’abri des regards le visage des musulmanes qui ne pouvant en été supporter leur
tchartchaf s’exposent ainsi aux yeux de ceux qui ne pratiquent pas la vertu islamique
appelée : pudeur du regard.
Je ne sais comment vous remercier de la peine que vous avez prise pour moi. Vous imposer
la maussade corvée de corriger les épreuves d’un long article, - d’un long article
ennuyeux, obscur, écrit à la hâte à Beyrouth entre deux voyages et que j’aurais voulu
modifier beaucoup sur bien des points ! J'avais demandé à Nino Frank avec la dernière
insistance de le renvoyer à ma correction. Il m’a jugé trop loin de cette Bifurcation dont
les directions me sont encore inconnues. Où vont ces embranchements ? Cette revue n’a pas
encore pénétré en Asie. Je vous suis très reconnaissant d’avoir travaillé sur ce méchant
texte. C'est une grande chance pour lui d’avoir passé sous votre regard. C'eût été une
plus grande chance encore si vous aviez pu me faire savoir vos avis, vos critiques et si
j’avais pu y faire les corrections conformes.
Je savais que Suarès étais banni d’une maison qu’il aimait et qu’il considérait comme son
bien le plus précieux. Il vient de m’écrire à son sujet la lettre la plus douloureuse.
Vous savez comme tout est pour lui blessure profonde et plaie inguérissable. Il faut
reconnaître qu’il est honteux qu’on puisse jeter dans la rue un glorieux artiste, alors
que nul n’oserait rejeter un ouvrier de son atelier ou de son échoppe. Mais dans cette
épreuve, Suarès vous aura une reconnaissance sans bornes de l’aider à sortir de son
malheur. Vous savez qu’il a été profondément touché d’avoir trouvé en vous ce qui lui a
été si souvent refusé.
Il y a à Beyrouth un jeune poète plein de talent. J'envoie quelques petits poèmes de sa
main à Supervielle en lui demandant de vous les montrer. Il a une jeune sœur charmante qui
sera une Sapho levantine.
Quel fut le verdict de Gide sur le poème d’Hoppenot ?
Croyez à ma très fidèle affection
Je ne sais encore à quel moment je quitterai la Syrie. En principe, à partir du 1er aout, mon adresse sera : 18, rue Conchette, Thiers (Puy de Dôme)
Bounoure
[note haut de page]
Un certain lieutenant Brun, ancien chef de cabinet du gouverneur de
Damas, est devenu disciple de Virginia Wolf et présente un roman au suffrage de la N.R.F.
Il me demande … je ne vois pas très bien ce qu’il peut me demander et ce que je peux lui
obtenir. Tout ce que je sais c’est qu’il lisait la Revue des Deux Mondes et excitait mon
admiration par son aisance à téléphoner. De ces deux qualités, l’une au moins peut servir
au romancier.
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (25 septembre 1929) §
18, rue Conchette Thiers (Puy de Dôme) 25 Septembre 1929
Bien cher ami
Assez extraordinaire cet événement d’avant hier. Vous savez (je vous l’avais dit) que
j’étais depuis peut être plus de quinze mois sans nouvelles de Jouhandeau. Un silence
opaque comme comme ces lames de plomb que ne traversent pas les rayons de radium.
Maintenant vous me voyez dans une vieille maison du 17e siècle, en
pierre noire, au fond d’une cour, où un magistrat janséniste jadis fit barbouiller sur les
trumeaux l’image de Vénus ou le triomphe d’Amphitrite. Cinq heure du soir, un soir
provincial, assez bourru, d’une sorte de désespoir morose et contenu. On sonne à ma porte.
On vient m’annoncer « un grand jeune homme de Guéret ». Je vais à la rencontre de ce
visiteur. C'est Jouhandeau. Un Jouhandeau souriant, un air dégagé, affecté. « Vous avez
appris mon mariage ? Oui - » Cette chambre était froide et sombre comme la charmille de
Port Royal. Nous l’avons quittée pour aller voir dans son auto Madame Jouhandeau et sa
mère. Madame Jouhandeau à un air démoniaque et flétri, un air Tintinnabula. Nous sommes
allés ensemble par les rues de ma ville qui est une Tolède farouche et sans gloire.
Jouhandeau m’a paru imperceptiblement banalisé par son mariage : un air assez touriste,
assez touriste en auto, une façon satisfaisante d’admirer le pittoresque, une manière
dégagée de réussir à être naturel. Comme si tout Jouhandeau n’était pas dans l’Anti
nature. Il n’a été lui même que dans cette façon de venir me trouver, après tant de
silence, au fond d’une maison austère, bâtie par quelque ami de Dourat ou de Armand.
J'ai quitté ces plages lumineuses de Lesconil. J'ai traversé Paris, où je ne me suis
occupé que d’administration, de budgets ; où j’ai rapporté la grippe la plus incommode et
la plus tenace. L'Auvergne est une terre qui dérive vers le midi pour trois mois, mais qui
en septembre remonte vers le nord, vers la Sorabe et la Franconie. Les Syriens comme moi
souffrent beaucoup du déplacement de cette province sur la grille des coordonnées.
Je suis tout à fait emballé par Pierre Jean Jouve. Merci mille fois, cher ami de m’avoir
fait envoyer Hecate et le Paradis Perdu. Et mille fois encore merci pour tous les beaux
livres que j’ai reçus grâce à vous.
J'irai à Paris en octobre. Y serez-vous. Croyez à mes sentiments de vive & fidèle
amitié !
Que pensez vous de Geroge Schehadé ?
Bounoure
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (24 octobre 1929) §
Helas, je ne reverrai point Paris avant de repartir pour les Orients. Le médecin ne veut
point que je mette le cap sur le Septentrion & ne me permet que les climats plus
tépides. A cette épithète vous vous apercevez que je viens de parcourir l’amusant et
savoureux recueil de Gonzague Frick, bons poèmes à lire dans un lit d’aegrotant [sic]. Je
reçois une lettre de Massignon, toujours « surchargé de travail ». Vous a-t-il promis
quelques pages de sa main magicienne ? Beaucoup des idées exprimées par Claudel dans l’Oiseau Noir, sur les jardins, la signification du jardin oriental et du
jardin occidental viennent de Massignon et de sa très belle étude parue dans Syria en
1920.
Je vous envoie une note sur A. Salmon. Je suis très en retard ; mais vous pardonnerez à
mon infortune, à ma paresse de grippé. Mais mon amitié pour vous ne sera jamais atteinte
d’aucune toxine et trouvez en ici l’expression très sincère.
En votre société et à côté de Julio, combien la Méditerranée encore m’eût paru séduisante
et chèrement aimable. Mais quoi ? Me voici à Lesconil, tous les autres hommes, au bord
d’un Océan tour à tour couleur de mercure ou de turquoise, péchant la sardine ou la
langouste avec des marins communistes, dont les femmes sont possédées du diable. Pays si
beau, si antique et si noble, que je forme le dessin d’y bâtir, à l’extrémité la plus
irlandaise de ce village bleu & blanc, une maison de granit et d’ardoise entourée de
tamaris et de mimosas, où je guérirai lentement les empoissonnements de l’Orient.
Connaissez-vous Lesconil ? Lesconil se trouve au bout d’un estuaire mélancolique, aux
herbes verdâtres & furieuses, à la juste jointure de deux régions cornouaillaises, que
j’aime d’un égal amour : le pays âpre & violent de Saint Guenolé – Penmarc’h et les
anses tièdes & langoureuses de Tudy et de la Forêt, entre la Bretagne tragique &
la Bretagne arcadienne. Lesconil participe à ces deux caractères. Juste au nord s’étend
une palud bordée par des arbres puissants et noirs, décor pour un roman de Balzac,
lithographie romantique, espaces d’une tristesse puissante, avec d’énormes menhirs
auxquels [mot illisible] semblables lichens donnent une couleur chimique, d’une étrangeté
surprenante. J'espère qu’un jour je vous ferai parcourir ces landes et vous emmènerai en
barque aux îles Glénans pour manger la cotriade en écoutant ces marins cornouaillais qui
sous l’empire du vin sont saisi d’une jactance des plus poétiques et savent gaber comme
leurs ancêtres des grands romans & des chansons héroïques. J'admettrai difficilement
que vous ne soyez pas présent le jour ou j’inaugurerai ma chaumière celtique, parmi tous
ces baladins du monde occidental.
Le premier contact avec le père océan, quand on est devenu un pur Phénicien comme moi est
terrifiant à l’égal des discours de ce sophiste venu de Mégare. Couché sur le sable, j’ai
traversé de longs jours ou j’assistais à moi-même devenu ὁμοῖος φυτῷ6 comme le sceptique d’Aristote, flottant dans les profondeurs
abyssales d’une insondable torpeur organique. Cette explication, vous la jugerez bonne,
indulgent aussi, pour me pardonner d’être resté si longtemps sans vous répondre et de ne
joindre à cette lettre aucune note pour la revue. Je m’engage à vous envoyer prochainement
une forte cargaison de manuscrits.
- Quand j’ai demandé, selon votre vœu, un poème à Hoppenot, je n’ai pris très évidemment
aucun engagement que je n’avais aucune qualité pour prendre. Je lui ai dit que vous
souhaiteriez publier un poème de sa main et que moi-même en serais très heureux. Ce double
vœu ne fait pas promesse. L'acceptation de l’oeuvre dépend naturellement de l’avis du
comité de la Revue. Si quelqu’un prenait un engagement, c’était celui qui acceptait de
répondre à ce vœu : il s’engagerait à donner un très beau poème. L'a-t-il fait ? Hoppenot
est un épigone de Claudel & de St John Perse, qui a eu la chance de connaître la
maladie et la souffrance. A ces 4 maitres, il doit tout son talent : il va le gâter par la
superbia diplomatica la plus sotte. Et déjà c’en est fait, peut être. « Retour » respire
une insupportable complaisance à soi-même, la fausse subtilité, enfin la Rhétorique, - et
ce qui est pis, l’abondance rhétoricienne. Massignon l’exterminateur me disait déjà à
propos du Continent Perdu : « le continent, c’est de l’incontinence. » Mais enfin quelle
est la revue à qui il n’arrive pas de publier au lieu d’un poème un morceau de rhétorique.
Et quand il y a deux grands poètes par siècle, il convient de se recrier sur la
prodigalité de la Nature et de s’émerveiller de la générosité avec laquelle sont
multipliés les dons mystérieux du génie. C'est pourquoi je serais heureux qu’en appel le
procès de Hoppenot se terminât par un verdict plus favorable.
Je parlerai avec plaisir de Jouve dont j’ai beaucoup aimé Noces ; mais je n’ai pas reçu le Paradis Perdu. Pourriez-vous me le faire adresser
et ne serais-je point indiscret en vous disant que je recevrais avec grand joie l'Oiseau Noir, l’Ecuador de Michaux, la Ligne verte de Pourrat, Battling le
Ténébreux de Vialatte et le Mouloud de Grenier dont vous me parlez. Je
voudrais bien lire également Hécate de P.J. Jouve et l’Ecole des Femmes de Gide et Allen
de Valery Larbaud et le Molière de Ramon Fernandez. J'ai un arriéré de lecture inouï.
Je suis très impatient de connaître votre avis sur les poèmes de George Schehadé, ces
frêles cristaux, ces sons étranges arrachés par la plus fine aiguille d’acier du fond d’un
sillon d’ébonite, sur un disque qui tourne avec le système solaire.
Je quitte la Bretagne vers le 15 septembre. Après quoi, Flandres, Lorraine, Alsace,
Auvergne. Je serai à Paris en octobre, où j’aurai, j’espère, le plaisir si longtemps
attendu de vous voir.
Croyez à ma très vive & très fidèle amitié.
Max Jacob, poursuivi par le ressentiment de Saturne vient d’être jeté à bas d’une auto
sur les pentes Sud de la Montagne Noire. Voyez vous notre cher Mage pantelant sur un fond
de bitume. Max aime autant les autos que les autos l’aiment peu. Je l’ai vu donner un
merveilleux dessin à un tabellion pour obtenir d’être emmené en auto au Pardon de Sainte
Anne. Saturne a beau jeu avec de telles imprudences
Dernière heure. Un messager que j’avais dépêché à mobylette m’apporte
la nouvelle que Max doit rester 40 jours au lit et ne reçoit visite de personne – Sauf, je
pense, de Dieu et de ses saints.
G. BOUNOURE, à Lesconil, par Pont l’Abbé, Finistère -
Votre lettre, tout ensoleillée du soleil des Baléares et toute lumineuse de votre lumière
est venue me trouver dans ma chambre de malade. Le rude climat de mon Auvergne m’a
gratifié d’une grippe sournoise et tenace avec bronchite & râles au poumon si bien que
me voilà tousseux, aegrotant [sic] et redoutant fort de ne pouvoir aller à Paris avant mon
départ pour Beyrouth, le 4 novembre. Quel ennui ! J'aurais dû être plus docile à vos
amicaux conseils et ne point quitter la Provence. C'est la laideur de la maladie surtout
qui m’est pénible. Et tous ces organes suspendus à nous comme des loques et des
chaines !
Je ne veux point du tout que cette note sur PV [Paul Valery] ait les conséquences que
vous me dites. L'univers se passe très bien de savoir mon opinion sur le Prince de nos
poètes et vous savez comme je suis peu curieux d’informer l’univers de mes opinions. Donc
nous avons tout le temps et si vous estimez que la NRF ne peut publier cette étude ni
aujourd’hui, ni plus tard, ou je la laisserai dans mon tiroir ou je tenterai de la faire
passer ailleurs. Sachez en tout cas que ce refus je ne l’attribuerai jamais à une
pusillanimité de votre esprit ou de votre caractère : je vous connais un peu maintenant.
Mais je connais aussi la vie et je sais que les meilleurs et les plus courageux ne peuvent
pas toujours ce qu’ils veulent.
Je vous envoie une note sur Philippe Chabaneix. Elle est un peu dure. Mais pourquoi
a-t-on voulu guider ce pauvre garçon sur un sommet où il ne peut rester. Ses pieds sont
faits pour le trottoir et non point pour la hune de cacatois.
Croyez, cher ami, à mes sentiments très reconnaissants et fidèles.
Voici le poème d’Hoppenot que vous attendiez. Voici les épreuves de Suarès.
Je vous suis très reconnaissant de ce que vous avez fait en faveur de cette étude et de
l’amitié que vous m’avez montrée en cette occasion, comme tant d’autres fois. Je tenais un
peu à cet essai, non point par un désir puéril de me voir imprimé (je suis à cet égard
d’un détachement absolu et, je vous assure, bien sincère), mais à cause de Suarès qui
souffre cruellement du silence où on l’enferme. Je lui dirai combien vous vous êtes
employé à la défense de ces pages ; merci encore une fois pour cette croisade qui n’était
point sans courage, certainement. Pour moi je refuse d’entrer dans les querelles de nos
ainés, comme dans toutes les Saintes Alliances, Triples Ententes, cartels et trusts de la
vie littéraire. D'abord, vues de l’Asie, ces rivalités sont bouffonnes et encore moins
laides que microscopiques. Ensuite, mon sentiment le plus vif serait certainement le goût
de déplaire par des admirations ou des critiques lancées tout à trac à travers les secrets
des petits conciles que d’ailleurs je ne me soucie pas de connaître. Laissez moi vous dire
combien j’admire votre indépendance, (bien plus difficile à sauvegarder que la mienne) et
l’esprit de largeur et de hardiesse qui est entré avec vous à la Nouvelle Revue
Française.
Votre dernière étude sur Valery, l’hypocrisie de l’art littéraire et les déterminantes du
surréalisme est tout simplement étonnante : il y a une poésie certaine dans une analyse
aussi légère que décisive ; d’ailleurs elle connait sa perfection et en jouit, comme le
grand chirurgien qui voltige sur les lignes du plan organique, aussi claires pour lui que
pour l’ingénieur le plexus des voies à l’entrée d’une grande gare.
Je vous écrirai bientôt une lettre plus longue.
J'ai des notes à vous envoyer. Fargue est entre les mains de la dactylographe. Fargue ne
veut pas que les autres soient paresseux et voués au démon de la procrastination. Et lui ?
Rentre en toi même, Octave.
Croyez à ma vie et fidèle amitié !
Bounoure
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (20 janvier 1930) §
Bien cher ami. Votre radio m’est une occasion de m’adresser de cruels reproches pour ma
négligence, pour un silence qui n’était pas oubli mais en prenait l’apparence. Cependant
vous n’avez jamais été plus près de ma pensée, dans un chaos où je me suis mis un jour,
comme coupé de mon existence, séparé de ma vitalité que je voyais du haut d’une douleur
purifiée. J'ai lu le Pont Traversé, que je ne connaissais pas, admirant avec quelle
souplesse, quelle aisance simple vous saviez approcher de l’indicible, poser doucement la
main dessus : on sent une chaleur de plume, d’oiseau et puis plus rien. Il y a là un
exemple souverain pour dissiper terreur et désespoir sans altérer la merveille. Quelle
essence une seconde s’est faite existence, on ne sait : dans cet amour du feu et de
renversement que je garde, je me souviens salutairement de l’air naturel et magicien avec
lequel vous placez un miroir pur en face du foyer le plus mystérieux de l’âme. En ces
sentiments j’étais bien peu disposé à m’occuper de critiques. Jouve et Claudel sont prêts
cependant, mais n’ont encore d’existence que manuscrite. Je vais vous les envoyer. Pour le
Guéguen, je vous donne toute permission et vous prie de croire que je vous suis très
reconnaissant de vous charger de la tâche ingrate de lire la plume à la main ce misérable
texte. Il se peut, à bien juger, que telle expression ait besoin d’un coup de lime. Je
sais qu’il m’arrive en présence des réputations consacrées à l’Académie et des gloires
d’Universités, d’être saisi d’une sorte de délire d’irrévérence. Cette folie conduit tout
droit ou risque de conduire à l’injustice. Coupez dons si vous le voulez bien une ou deux
branches gourmandes, mais n’altérez pas le tronc et conservez le tranchant et la pointe.
L'honneur du critique – s’il existe – est de s’exposer aux puissantes inimitiés (!?) pour
dire son avis tout net : on se pardonne d’être un peu cruel pour un poète qui publie son
premier livre, si l’on ose, sans plus de ménagement, traiter les plus hautes idoles. Notez
bien que j’admire beaucoup Valery : mais qu’on ne vienne pas me dire qu’il a une
sensualité magnifique. Il a une sensualité de bibliothécaire, de conservateur de
l’enregistrement. Chacun à sa place et qu’il garde son rang. Mais ils sont épatants ces
critiques ! Je me rappelle que Leon Brunschvicg prétendait bien lui aussi avoir part et
droit aux grandeurs de l’action et de l’amour. Mais non, bonnes gens, contentez vous
d’être ce que vous êtes. Ce n’est pas peu d’ailleurs et je vous l’accorde.
Je voudrais bien que vous donniez une page ou deux de moi sur Max Jacob. Vous devez avoir
une étude, dont je ne puis retrouver ici aucun exemplaire. Je me souviens qu’elle est
pleine des lieux communs habituels sur Max : je voudrais faire disparaître ces vulgarités
et dire comment la sensibilité en Max a muri lentement dans le Zohar l’allégorisme des
émanatistes orientaux, revécus par ce cerveau perpétuellement recentré, en proie à la
folie des paronomases mystiques. Vous seriez bien aimable de me renvoyer cette étude pour
que je la remanie profondément.
Entendu pour Desnos : cela me va d’autant mieux que j’ai lu plusieurs fois les vers de sa
main très supérieurs à son roman épique et obscène.
Je vous remercie bien vivement pour m’avoir fait envoyer les épreuves de Claudel : le
Soulier de Satin : mais il me manque la deuxième journée : on m’a, par
erreur, envoyé deux fois la quatrième. - Je me permets de vous demander quelques livres
qui me manquent.
Recevez, bien cher ami, avec tous mes vœux, les assurances de ma reconnaissante et fidèle
affection.
Bounoure
J'ai appris avec une vive peine la mort d’André Gaillard
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (26 février 1930) §
Le courrier vous apportera le premier roman d’un tout jeune écrivain du Levant, de qui,
pendant les dernières vacances, je vous communiquai plusieurs poèmes. Je souhaite que
Rodogune Sinne puisse vous plaire et, vous ayant plu, qu’il puisse être édité. Je
souhaiterais même que votre suffrage, le premier, fût acquis à ce jeune poète qui possède
les dons les plus rares, sait à peine encore s’en servir, mais vous éblouit par une
légèreté, une agilité, une grâce que pour moi, je goûte très vivement. Il n’est point sans
ressemblance à Cocteau, il me semble. Mais Cocteau, en bon Français, est surtout chez lui
parmi les idées : il manipule les mots avec des mains d’acrobates pour faire luire
d’inattendues évidences intellectuelles. Avec Georges Schehadé, c’est tout autre chose. Il
habite le monde des colorations, des parfums, de la chair fleurie : il vit dans la
merveille du concret. C'est là où Cocteau aurait bien voulu pénétrer, car cette « vie de
sensations » comme disent Keats & Dostoïevski est le propre univers du poète. Je pense
que vous admirerez la noblesse de cette légèreté, de ce jeu dont le mécanisme frêle
s’accompagne d’une ironie blanche, impalpable, traversée secrètement de douleur. Mécanisme
ordinairement est signe de lourdeur, mais ici c’est la cage tournante d’un charmant
écureuil. Noblesse d’une très vieille race qui ne croit réellement qu’aux choses pures et
nues. Georges Schehadé, c’est visible, ne tient pas du tout à ce que son roman ait un
sens, une fin, une intrigue aux épisodes bien agencés. Une cascade de perles baroques
tombe, doucement retentissante, au creux d’une coupe rose. C'est un chapelet d’ambre qui
passe sous les doigts de l’imagination, les qualités qui glissent dans un détachement
presque métaphysique. Ces mots, si prestes d’allure, semblent parfois éprouver un
étonnement naïf et cocasse de se rencontrer dans ce carnaval ; puis ils eu prennent leur
parti, se donnent la mains d’un air naturel et un peu ivre. Et les voilà dans une sorte de
fête vénitienne, dans un déguisement universel, qui passe sur un fond d’absolu ou de
néant. Tout est sensations chez Georges Schehadé, mais sensations qui parlent à peine aux
sens : une gymnastique transparente de l’âme jongle avec les colorations le caractère est
tout à fait asiatique et vous y verrez comme moi l’originalité de ce petit roman. C'est un
sentiment tout à fait oriental que nous révèlent ces jeux : le goût de l’âme nue, le
sentiment d’une unité au dessous de laquelle partent toutes ces fusées. Les nuances
spéciales de l’amour et de la tristesse naissent de là [il manque la fin de la
lettre].
Partant pour un voyage vers l’est et la Damascène ravagée de sauterelles, je ne veux pas
différer davantage l’envoi d’une note sur Jouve, que j’espère faire suivre, à bref délai,
des notes que vous m’avez réclamées avec tant d’amicale patience.
Je me suis permis de vous envoyer il y a quelque temps un petit roman qui est plein de
très jolies choses, mais qui a, je le crains, le tort d’arriver à un moment où l’on est un
peu fatigué, ce me semble, du roman poétique. Il est vrai que Rodogune est si peu un
roman : ce ne sont que des aventures écrites sur de l’eau, où même sur de l’air, l’air
tremblant du rivages de ces pays d’Orient.
J'ai été abordé il y a peu de temps dans les couloirs du Sérail par un jeune homme
timide : j’étais en train d’admirer son air poétique et si gentiment perdu quand il
s’approche de moi pour me remettre un mot de votre main. C'était M. Laurentié : Un vieux
colonial qui sait l’annuaire par cœur et connaît tous les arcanes de l’administration m’a
dit que cet Eliacin passait parmi ses pairs pour un intrigant redoutable. Mais j’incline à
croire que c’est simplement un terme péjoratif dont [mot illisible] décore la finesse d’un
poète.
J'ai beaucoup voyagé ces temps-ci. Je suis allé voir les régions encore inconnues de
moi : le Djebel Moussa, sauvage et chenu, avec les sommets hantés des ours et des
bouquetins, avec de vieilles églises arméniennes décimées, ensevelies sous les figuiers et
les néfliers. J'ai vu Soueïdié, l’ancien port d’Antioche et j’ai lu Hölderlin sur le
Djebel Aldra, marquant les pages les plus aimées avec des violettes dont l’éclat et
l’intensité passent toutes celles de Parme et de Toulouse.
J'ai mérité votre silence, mais j’en souffre. Ecrivez moi et croyez moi toujours très
affectueusement votre.
Votre lettre m’a fait grand plaisir, m’a fait grand bien. C'est l’été surtout que l’on
ressent ici ce qu’il y a de désertique, d’oppressant dans cette Asie collective,
millénaire, continent de l’anonymat, qui a réussi à faire rentrer dans le repos le devoir
même de la connaissance. Parfois je souhaite me perdre dans cette indifférence : je la
sens qui m’envahit par en bas comme un brouillard les fonds de vallée. Cependant la
désolation et l’aridité font étinceler ses sommets qui refusent se s’éteindre. Le
fakirisme d’un occidental ne sera jamais complet ni parfaitement réussi.
Hélas, je n’irai pas en France cette année. J'ai beaucoup de travail et du plus obscur.
Heureusement, le petit Schehadé pousse avec moi cette meule, jeune marié de la Poësie,
toujours au matin des Noces les plus charmantes & les plus mystérieuses. Sachez qu’à
mes ordinaires supplices, on a ajouté la tâche ingrate de « préparer l’Exposition de
1931 ». Cette exposition devant avoir un caractère « historique, ethnologique et
sociologique » (!?), il a été a admis que c’était sur moi que devait retomber ce faire. Me
voilà donc ethnologue, sociologue, moi qui ne suis rien et surtout pas ça. Voyez moi
embarqué dans le recensement des costumes, des « objets de chasse, de pêche, des
techniques locales », des objets liturgiques etc... Plaignez moi. Les effarés qui sont
dans les administrations & les comités refusent de se prêter à la recherche de ces
documents propres, disent-ils à les humilier, à les faire passer pour des sauvages, des
polynésiens. Ajoutons que nul ne s’est jamais occupé d’ethnologie syrienne. C'est terra
incognita. Alors on s’avance dans la nuit, en se confiant aux lumières tremblotantes
promenées par une jeune fille « spécialiste du costume » et par les officiers des
« services des Renseignements ». Un seul parti à prendre et que j’ai pris : accepter la
situation avec légèreté et réunir un bric à brac qui sera bien assez beau & bon pour
la badauderie des occidentaux. Mais vous voyez dans quelle perpétuelle offense à nos dieux
je vis sur ces rivages.
Il y a bien longtemps que je voulais vous remercier de m’avoir fait don du Guerrier Appliqué. Par un tour singulier, il m’arrive d’être le plus silencieux
sur ce que je goûte et j’admire le mieux. J'ai aimé peu de livre comme ce livre d’une
Politesse parfaite, racée, asiatique. Il est austère et pur, grave et transparent, d’une
élévation et d’une pudeur bien rare. Parmi ce peuple de ma bibliothèque, je le range parmi
les princes. Il vous ressemble enfin, qui donnez, je me rappelle, l’impression d’une force
grande & sûre soumise à une douceur accomplie, ou il entre un peu de magie &
beaucoup de mystère.
Personne n’a parlé de la guerre comme vous, d’un ton aussi libre, avec un naturel qui est
au niveau de tout événement et qui tient à une certitude que le fait le plus panique
trouvera en vous une réponse d’intelligence & de spiritualité. Ici pas la moindre
nuance d’emphase, pas le moindre asservissement à ses grands mots, à des devoirs, à des
généralités. Voila sur la guerre le livre de l’homme libre. Celui d’Alain – qui est beau,-
a l’accent politique & le ton de l’homme social. Alain est libre des Pouvoirs, sans
doute, mais il n’en est pas si libre puisqu’il y croit. Ce n’est pas Jean Maast qui
essayerait d’imiter l’énormité et la grossièreté de la guerre avec de la métaphysique,
cette artillerie intellectuelle à grande puissance, ni avec les images à déflagration
violente. C'est bien par vous, cher ami, que nous prenons enfin notre revanche sur la
guerre. Vous en triomphez par une puissance d’exactitude intérieure où je vois la plus
belle poésie. Jean Maast est l’exemple de ce que doit donner à la guerre un jeune français
bien né, qui a honte de cette épopée obscène : une application simple et rien de plus.
Jean Maast n’y a jamais engagé une certaine faculté de disposer de son arme, sans
contrainte ni suggestion. Pouvoir réservé, mais qu’il n’emploie pas à juger les
politiciens, les chancelleries, les forces de la cité, - qu’il emploie à connaître les
plus petites oscillations de notre âme, les liaisons les plus ténues de notre corps et de
notre conscience. Jean Maast a réduit la guerre à n’être qu’une occupation parmi les
occupations humaines, gardant pour lui un extraordinaire privilège d’apercevoir comment il
répond en lui même aux situations par ses sentiments qui échappent parfois à toute parole.
Parmi tant de misères et ces exagérations d’horreur, qu’il ne décrit pas, mais qu’il rend
présentes, le jeune soldat se voyait en lui-même tantôt jouissant inexplicablement d’une
compensation de vitalité, tantôt relevé par un esprit de jugement qui cherchait une sorte
d’équilibre, tantôt soumis à un dénuement que la perception imitait. Mais j’ai honte de
ces formules, quand votre voix si près du silence, sait si bien recréer cette « troisième
vie » qui n’est ne la vie organique, ni la vie intellectuelle, mais ce mystère lumineux
que Jean Maast transporte avec lui dans la tranchée de boue et les pauvres guitounes.
« L'Abri qui s’éboule », « Chants dans la tranchée voisine », voilà pour moi des exemples
de récits où l’art est vaincu par l’art même. Il est impossible d’être à la fois plus
savant et plus vrai.
Michaux n’est point venu en nos parages, ou, s’il passa par la Syrie, resta un voyageur
inconnu. J'aime beaucoup ce qu’écrit ce poète qui voit le monde à l’envers et qui coupe sa
vision de brusques détentes imprévues comme une sauterelle suspendue le ventre en l’air à
un caoutchoutier.
Il est entendu que quand les poëmes de Morvan le Gaëlique auront paru, je reprendrai mon
étude sur Max Jacob, qui a des parties faibles, ne dit pas l’essentiel et devra rendre
compte de ce nouveau recueil. Je vous serais bien reconnaissant de me renvoyer mon texte,
car je n’ai plus ici aucune trace de cet essai : je me souviens seulement qu’il était très
imparfait.
Je n’ai pas reçu Corps & Biens. Vous seriez bien aimable de me le
faire envoyer. Je pourrai ainsi compléter les pages déjà écrites sur la Liberté ou
l’Amour.
J'ai deux Claudel, qui dorment dans la poussière et la chaleur. Je vais
les épousseter et vous les envoyer.
-
Mon fils est dans le Finistère : il fait comme mousse de la pêche côtière et hauturière,
sur un sardinier qui s’appelle le Parbleu, et sur un langoustier qui
s’appelle l’Aventurier. Il vient de m’envoyer un recueil de poëmes qu’il
m’a dédié. Il aime la descendante d’un corsaire malouin, qui est la petite fille d’un
grand critique du 19e siècle. Lui manque-t-il une seule des conditions du bonheur ? Le
malheur, il sait en inventer juste ce qu’il faut pour la poësie. Il est vrai que le
baccalauréat grandit à l’horizon...
Je vous souhaite de bonnes vacances. Je vous approuve de fuir la Méditerranée, cette mer
humaine, trop humaine. Croyez à ma très fidèle & très vive affection.
Bounoure
J'ai beaucoup voyagé les temps derniers, avec mon frère venu au Levant. J'ai visité la
Palestine et j’en rapporte deux impressions : 1/ les lieux bas de la Terre (Mer Morte,
Tiberiade) sont pleins de démons 2/ les sionistes m’ont dégouté par leur matérialiste
optimiste, leur bassesse primaire. A mon retour, j’ai eu la peine d’apprendre que ma
chatte s’était noyée et que mon porc épic avait été empoisonné par les boulettes
imbécilement répandues par une équipe municipale de dératisation.
-
Je vous envoie un poème de George Shehadé. Je suis heureux que vous ayez été sensible aux
mérites de Rodogune Sinne. Mais les Orientaux ne veulent pas admettre que l’art est
long...
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (12 septembre 1930) §
Bien cher ami. Me voici dans l’étrange et mystérieuse Alep, blanche & sèche sous un
ciel brûlant & pur, presque sans arbre & pourtant plein d’oiseaux, bénie de grands
plateaux plus roses que tous les ibis des rêves de Monsieur Godeau, annonçant toute cette
Asie que nous ne verrons jamais : Samarcande, Kachgar, dont elle ouvre la porte.
J'ai rencontré l’autre jour, avant mon départ, dans le bureau d’Hoppenot, un voyageur au
visage agité & cruel & qui était André Malraux, revenant justement de cette Asie
que j’ai peur de ne jamais connaître. « Je ne verra jamais la ville de Damas » disait Anna
de Noailles, en un vers très mauvais. Et pour moi, ce sera vrai de Kachgar & de
Golconde. Mais je veux demander au printemps à aller passer quelque temps avec la Légion
sur l’Euphrate, dans les endroits les plus nus du monde.
Bien affectueusement
GB
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (24 octobre 1930) §
Je vous suis très reconnaissant de m’avoir envoyé cette belle étude sur les Haïn teny,
poësie obscure. Une élégance blanche, cristaux de neige. J'ai admiré une fois de plus
votre merveilleuse pénétration et ce talent subtil de réserver ce qui est judicatoire
& ce qui est concret dans la poésie. La poësie ressemble à ces bandes de bédouins
pillards qui jouent sur l’indécision de la frontière désertique entre la Transjordanie et
la Syrie, - devenant citoyens d’outre-Jourdanie quand le gendarme français va les
appréhender, se muant en syriens quand les autorités d’Aman leur demandent des comptes. La
poésie se joue ainsi sur les frontières de deux royaumes que nous appellerons faute de
meilleurs note la nature & l’esprit. C'est pourquoi il est si difficile de dire un peu
ce qu’elle est : on croit la fixer d’un côté et on l’aperçoit qui vous nargue ayant pied
dans un autre monde. Mais comme toutes vos analyses, celle ci fait date et marque une
acquisition pour toujours. J'attends avec une vive impatience la suite que vous nous
promettez, charmeur de serpents, charmeur d’oiseau. L’infâme Bremond, comme dit mon
janséniste de Thiers (avec, il me semble, trop de douceur) ne comprendra jamais que
« l’infini » se présente quotidiennement dans les procédés les plus courants de
l’intelligence. Il est d’une nigauderie très jésuite.
Voici sous ce pli la poësie obscure du plus jeune poëte de la vieille Asie. Je veux
croire que ces poëmes vous plairont et qu’ils plairont à notre cher Julio. Il me semble
qu’en les publiant vous ne donnerez pas seulement le meilleur encouragement à un jeune
homme qui travaille ici dans le plus grand isolement et loin de toute approbation, mais
vous ferez connaître au public français ses vers dont l’essence est très mystérieusement
captivante. C'est une poésie qui est intelligente comme une mort douce, cette mort fleurie
du pays d’Adonis. Je souhaite que vous aimiez comme moi
Les amants, les colombes qui se dégagent
ou bien
Je m’endormirai volontiers jeune femme.
Deux photographies vous feront voir cet enfant sacré sur les balcons de Paola Scala,
villégiature chimérique du Mont Liban.
Tous mes vœux pour vous & les vôtres. Croyez à ma très fidèle affection.
G.
J'écris à Julio, de qui j’ai reçu des contes très beaux.
Je dicte cette lettre à ma femme, -ange gardien du Soulier de Satin et garde-malade, - Je
suis, en effet, à l’Hotel-Dieu de Beyrouth avec une jambe en capilotade à la suite d’un
accident de moto. J. Chevrier que je vous ferai connaître dans quelque mois, ce
surréaliste de la haute mathématique, ce disciple de Cantor, m’ayant emmené en moto sur la
côte de Phénicie, à l’endroit même où Jonas fut vomi par la baleine, nous fûmes au retour
écrabouillé par une auto militaire, engin qui d’après le gendarme chargé des constations
judiciaires est un « préjudice » à l’égal d’un fusil. Est-il dans mon horoscope comme dans
celui de Max Jacob d’être victime des véhicules mécaniques ?
Voyez donc, cher ami, mon triste état, mon impuissance. Je suis condamné à de longues
semaines d’immobilité et tous les livres que votre amitié prévenante et délicate m’enverra
seront les bienvenus.
Je vous renvoie les épreuves du Soulier de Satin. Pour celles de l’Oiseau Noir, il me
semble qu’elles ont été composées sur la première version, celle qui était à détruire. Or
j’ai été pris un jour de cet été d’une grande frénésie de destruction de manuscrits et
dans cet auto-dafé a du périr l’article corrigé que seul j’aurais voulu voir confier au
prote. Ce deuxième article était allégé et l’essentiel s’y trouvait mieux situé et
éclairé. Il est certain qu’il y a chez Claudel une gaieté de gros homme qui est parfois
fort déplaisante. La note signalant la réfutation de Freud avait dans mon 2eme article
disparu. J'avais en effet, à la réflexion, trouvé qu’elle était un peu sommaire et
expéditive. Je serais très reconnaissant à votre amitié de me renvoyer les deux articles
sur l’Oiseau Noir que je vous ai envoyées pour une mise au point définitive et excusez-moi
de vous donner tant d’embarras
Je vous enverrai dans peu de temps un Desnos refait et très bref. Je vous enverrai
d’ailleurs à l’avenir des notes brèves, mon abondance m’inspire à moi même un profond
dégoût. Mais pour Claudel, vous m’aviez vous-même, donné libre carrière. Pour ces longues
notes, je vous laisse toute liberté pour les publier sous la forme qui vous paraitra la
meilleure.
Entendu pour Supervielle, Michaud et Muselli
Bien cher ami, excusez cette morne lettre. Je ne suis que pluies et bosses. Recevez tous
mes vœux pour votre santé & celle de Madame Paulhan et croyez à ma très vive &
reconnaissante amitié !
Je vous remercie bien vivement des livres que vous avez eu l’amabilité de me faire
envoyer. Ils m’ont été secourables pendant un bref congé que j’ai pris dans les montagnes
du Liban. Région de pins & de cigales, avec des ruisseaux d’eau glacée sortant du roc
où l’on prend des bains délicieux. Mais quelle cuisine atroce ! Je ne parle pas des romans
que vous m’envoyâtes, mais de ces ragouts au suif qu’un maitre d’hôtel trop oriental nous
accommodait. Je crois que la décadence de l’Orient tient à ces atroces préparations et à
leur influence sur la muqueuse de l’estomac, tandis que le « miracle grec» s’explique par
ces soupes au poisson dont la bouillabaisse représente le suprême achèvement et la
rayonnante perfection, recette lentement mise au point par les marins de Salamine et par
ceux qui emmenèrent Alcibiade en Sicile.
J'ai reçu de Julio une carte du Brésil. Il ne me parle pas des tatous.
Bien affectueusement
Bounoure
[Sur le côté à gauche :]
Je donne à la dactylographie une note sur le Soulier de Satin.
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (10 janvier 1931) §
Je vous ai une vive reconnaissance pour votre délicate charité :envoyer des livres à un
malade. Rien de romanesque comme de voir arriver sur son lit un paquet de livres. Il est
vrai que depuis plus de six semaines j’ai appris à goûter des plaisirs que notre grossière
vitalité ordinaire ne soupçonnait pas : caresser un livre nouveau, ouvrir son mystère en
tranchant du coupe-papier chaque jour je compare indéfiniment le vert du feuillage de
l’olivier au vert de l’oranger, ma fenêtre ouverte sur le jardin offrant à ma vue deux de
ces nobles enfants des terroirs méditerranées. Et j’admire aussi longuement l’innocence
des roses d’hiver, splendeur stérile offerte non à l’espèce, mais au paradis Enfin vous
voyez que je suis bien « en marge » et tout à fait en situation d’apprendre, si j’en étais
digne, le bon voyage des maladies.
Pour consoler mes misères, Massignon m’a fait de longues visites ces temps derniers. Il a
séjourné en Syrie, venant d’Irak, de Perse et de Russie. Toujours cette activité enflammée
de l’esprit, cette tension , cette rapidité, ce magnétisme. Et quel beau virage tout
modelé par l’ardeur spirituelle, par l’élan incessant de l’âme. Il s’est excusé de n’avoir
pu vous donner encore ce que vous attendiez de lui. Il m’a promis d’y songer dès son
retour à Paris. Il a tant de soucis et de labeur : un si fervent dévouement à tous les
intérêts matériels, politiques, spirituels de tout le monde arabe qu’il ne peut plus rien
donner à l’égoïsme d’écrire. Mais nous pouvons compter sur ce que sa nature n’a pas de
parties grises, qu’il ne connait pas de minutes mortes, que son intensité est
constante.
En Russie, - où il lui est arrivé les aventures policière les plus romanesques,
tentatives de séduction en sleeping par une fille-fleur de la Tcheka, (ceci entre nous) –
il a vu un spectacle qui l’a conquis : un peuple s’offrant en sacrifice pour affranchir
les autres nations des laideurs de l’argent, une tension à la 1792 régnant dans l’immense
république
Il estime qu’il y a bien des chances pour que réussisse le plan des Cinq ans : alors
l’industrie des nations bourgeoises en vacillera sur ses bases et nous assisterons
peut-être à l’horrible empire du Citroen et des constructeurs de tanks. J'aimerais bien
savoir ce que dira son ami Maritain, s’il lui fait ce rapport.
Son voyage en Perse, à mon grand plaisir, l’a amené à réviser les idées un peu
défavorables – à mon sens trop jansénistes,- qu’il se faisait auparavant sur les Iraniens.
Il voyait en eux des nihilistes et des esthètes, s’absorbant dans la délectation morose et
pour être trop persuadé que le devenir universel n’offre à la pensée aucun élément stable,
s’abimant dans une indolence de délicats jouisseurs. Il leur opposait l’austérité du génie
mystique arabe.
Maintenant il leur pardonne beaucoup, en raison de la limpidité incomparable de la
lumière sur ces hauts plateaux, de l’air de spiritualité qui enveloppe le paysage &
les monuments et qui conseille ce détachement par excessive pureté. Et puis ce peuple
délicat met de la poësie dans tous les actes de sa vie. Près de [Cluiraz ?], il était allé
allé visiter l’humble village où naquit Al Hallaj. Il y rencontra un derviche qui
parcourait les montagnes du Fars, venant de Kerinan et de plus loin encore : ce saint
homme vivait d’aumônes et aux paysans qui lui faisait la charité, il récitait pour
s’acquitter et les récompenser quelqu’un des obscures poèmes mystiques de Chamseddine
Tabrizi. Ces deux étranges voyageurs, si bien faits pour ce comprendre entrèrent en
colloque. Massignon apprit au derviche que le petit village, lieu de leur rencontre, était
le berceau d’Al Hallaj. Et le pieux personnage, ravi d’apprendre ce détail qu’il ignorait
récita au savant occidental un poëme du compagnons de Djalal Eddine Roumi. N'est ce pas
charmant? Et incroyable et absurde à souhait ? Hélas, un trait semblable, déjà, ne
s’observerait plus en Syrie où les laideurs de la presse quotidienne, comme en Occident,
sont devenues le triste aliment du peuple, où le cinéma et la TSF commencent leur œuvre
d’abrutissement
Vous me demandiez des nouvelles de Suarès ? J'ai reçu de lui une lettre douloureuse, qui
m’a donné une franche peine. Vous savez qu’il a une faculté exceptionnelle de souffrir,
que le moindre événement le blesse jusqu’à l’âme. Etre transi de la maison qu’il aimait,
plusieurs mois de vie errante, c’a été pour lui une véritable catastrophe. Lui que j’avais
vu une fois gai comme un enfant sur la terrasse des Baux, jouant aux boules avec Louis
Jou, il rumine tous les outrages du siècle et toutes les injures du destin. Il ne prend
pas son parti des conditions de la cité et de la méchanceté des hommes. Il offre une
sensibilité d’écorché à toutes les flèches du sort.
Le petit Laurentie, au bord du désert de Syrie m’a confié d’un mot timide qu’il était
très impatient de voir paraître les poèmes que vous avez acceptés de sa main. Puis-je vous
recommander d’avoir un regard spécialement favorable pour ces fils d’Apollon qui déterrent
ici « les bijoux perdus de l’antique Palmyre », Laurentie, Schehadé ? Et savez vous que la
mystérieuse, l’impénétrable Hama, où ne vivent peut être pas plus de six européens compte
un jeune homme de talent : Jean Gaulmier, auteur des Bourgeois de campagne dans le premier numéro de l’Almanach des Champs. Massignon
qui le connait encore mieux que moi le tient pour un esprit d’une rare distraction.
Avez-vous lu le Journal d’une désintoxication. De plus fort en plus fort. Ce qu’on
n’aurait pas cru possible est arrivé : Cocteau écrivant un livre sot. L'homme qui distrait
le Prince de Galles ! Cela fait penser à l’Homme qui a fait rire le Schah de Perse. Il
restait à Cocteau à étonner par sa bêtise Elle est suivant Dostoïevski le risque du démon.
Les démons de l’opium ne sont pas encore chassés
J'ai lu aussi le second manifeste du surréalisme. Quelle misère. Et ce sont ces poètes
qui nous promettent comme Kiriloff l’éternité rendue présente !
Acceptez, bien cher ami, pour vous et ceux qui vous sont chers, les vœux de ma fidèle et
reconnaissante amitié
Bounoure
[Sur le côté à gauche de la lettre :]
Le numéro de septembre de la NRF ne m’est jamais parvenu ; de sorte que je n’ai pu lire
Malaisie. Je vous serais très reconnaissant si vous pouviez me le
faire envoyer.
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (28 janvier 1931) §
J'ai eu hier la grande joie d’avoir de vos nouvelles par Antoine Tabet retour de France
où il a conclu des arrangements fructueux avec les capitalistes des grands Hôtels
Internationaux, mais où sa souplesse syrienne lui a permis nonobstant de voir la cour et
la ville, de visiter les ateliers et les galeries et de faire provision de ces nouvelles
avidement apprises par les Asiatiques que nous sommes. Mais il n’a accompli qu’une partie
de sa mission : je l’avais chargé de vous voir et de voir Julio. Les capitalistes ne lui
ont pas laissé le temps de voir le père de Guanamiru et je l’ai vivement regretté. Il
devait aussi vous arracher la promesse de venir au Liban pour consoler un peu notre exil.
Mais il a eu l’impression que cette Asie d’Europe où nous vivons est pour vous un terroir
fabuleux, dont il faudrait que l’existence auparavant vous fût démontrée par récits
véridiques et preuves certaines. Cet été je me présenterai donc chez vous bardé des
références des cosmographes les plus dignes de foi et j’obtiendrai de vous une caravelle
où vous montrez le premier.
Je vous remercie bien vivement de la très amicale pensée que vous avez eue de me faire
envoyer les lettres de Sophie Volland. Un malade se sent le devoir de guérir au plus tôt
en lisant les épitres de cet homme éruptif : il n’est pas jusqu’au récit de ses
indigestions et flux de ventre qui ne finissent par vous mettre en appétit. Je serais très
heureux de recevoir pour achever une convalescence le livre de Marcel Arland : Où le cœur
se partage. La note d’Arland sur Thérive dans la dernière NRF était admirable de
pénétration : cet art de remonter aux réactions secrètes de l’homme en partant des
habitudes de l’auteur est la forme la plus haute de la critique. Je serais très heureux de
connaître :
les Pas Perdus d’André Breton (Documents bleus)
Albert Cohen : Solal
Guy de Pourtalès : Louis II de Bavière
et les deux Valery : Cahier B 1910 et Littérature
Je vous envoie deux notes : une note sur Desnos réécrite et complétée : une note sur la
grande gaieté d’Aragon. J'y joins un poëme de George Schehadé, un lys du Cantique des
Cantiques écrit cet été sur la montagne du Liban pour une égyptienne au sein bruni. Je
serais très heureux de savoir ce que vous pensez de cette fleur asiatique.
Nous sommes dans une saison de tempêtes furieuses : rafales du sud ouest, pluies
rugissantes interrompues par les coups des soleil trop chaud, les palmiers se balancent
avec noblesse comme de grands métronomes, hiver manqué, faux printemps, céphalalgie du
ciel.
Croyez, cher ami, à mes sentiments fidèlement affectueux.
Avec discrétion et respect, très cher ami, je voudrais vous dire la part que j’ai prise à
votre deuil et la fidèle compassion qui a répondu en moi à votre douleur. Ce fait
indicible qui passe toute vérité et qui n’offre rien à la prise de notre intelligence
n’est jamais plus cruel que quand la relation de la chair s’est doublée du lien spirituel.
Vous me dites que votre père était aussi votre ami. Je ne sais rien de plus rare & de
plus noble qu’une telle affection où l’estime virile, la tendresse grave, la plus délicate
pudeur semblent accomplir ce que la nature a de plus profond et de plus mystérieux. J'aime
qu’entre Frederic & Jean Paulhan ait régné ce commerce où la vie & le cœur
réchauffent la plus haute vertu de l’esprit. Mais d’abord qui mieux que lui vous aurait
compris, dans vos analyses si vivantes, portant toujours sur le concret et l’esprit au
travail ? Et lui, le philosophe qui a dénoncé les mensonges de la pensée & de l’action
avec une pénétration sans défaut & une probité incorruptible, nul autre mieux que son
fils ne pouvait comprendre la force & la rigueur de son esprit. Frederic Paulhan est à
mes yeux l’héritier de ces moralistes qui sont la gloire de notre pays, Montaigne, La
Rochefoucauld, ces maitres qu’un Nietzsche n’a pu trouver dans aucune autre littérature.
Voyez un homme comme Freud, observateur génial, mais tout de suite il verse dans la
mythologie. Frederic Paulhan est étonnant par sa rigueur à refuser les formules qui
dispensent de penser, qui permettent de diminuer la densité de l’analyse. Son dernier
livre, les Puissances de l’abstraction me paraît un maître livre de la psychologie
française autant par la fécondité de l’idée centrale que par le nuancement dans l’étude
des combinaisons & des types. Pour moi, il n’est rien qui n’ait donné plus à penser
que les dernières pages de ce livre ; mais autant elles ont de force suggestive, autant
elles ont de discrétion de volontaire et hautaine retenue. A côté de cette description
& de cette explication de l’esprit, les « schèmes dynamiques » de Bergson semblent une
machinerie à effet grossier, une métaphore pour cours publics. En Bergson, il me semble
que l’esprit du conférencier a plus d’une fois gâté le philosophe
Le commerce affectueux où vous étiez avec votre père reposait, il me semble, sur un
accord des intelligences, sur une disposition semblable de ses éléments qui composent
l’organisme de l’esprit. Vous avez perdu en une personne ce que plusieurs ne suffisent pas
à vous donner. Je crois mesurer votre solitude et le mur qui bouche toute une ouverture de
votre cœur & de votre âme. Croyez à ma vive & douloureuse affection.
Bounoure
Vous avez « fait une âme moins triste », Georges Schehadé ! Il doutait, il était
malheureux. Maintenant il exulte, il vous est très reconnaissant, il va vous écrire.
Je voue envoie quelques pages sur Eluard, que suivront dans peu de temps des notes sur
Supervielle, Michaux, Muselli. Je commence à marcher un peu : je vais jusqu’à un banc bleu
que j’ai fait placer sous un olivier dans mon jardin : je vais même, aidé d’une simple
canne, surveiller les progrès des rosiers venus de France ; mes chats me suivent. Et pour
corriger ce qu’il y a d’un peu fadement idyllique dans ces occupations j’ai les récits du
capitaine Pechkoff, fis de Gorki, officier à la Légion étrangère, qui connait le monde
entier et vous emmène à sa suite en Floride, au Texas, aux Philippines, à Ceylan...
Morand parcourt la Syrie en société de Hoppenots, ravis de se montrer avec un personnage
d’un parisianisme aussi mondial.
Vous avez transporté dans le ciel de la béatitude le petit Schehadé. Lui & tous les
siens. C'est une famille grecque orthodoxe syro-egyptienne. Gens charmants, auxquels, Dieu
merci, a été refusé tout bon sens, ruinés et menant grand train, tout à fait semblables à
cette religieuse famille Rostov de « la Guerre & la Paix ». Trois jeunes filles aussi
séduisantes que Natacha : un frère de Georges, intraitable bourreau d’automobiles et de
filles et occasion de scène déchirante où le pathétique oriental se donne libre cours sans
jamais amener à une solution raisonnable. C'est délicieux. Soyez sur que votre nom est
recommandé à tous les saints de l’Eglise orthodoxe et aux faveurs spéciales de la
Theotokos. Et c’est justice
J'ai été empêché de vous écrire, ces temps derniers mon cher ami, par des circonstances
pénibles. J'ai perdu mon principal collaborateur qui était en même temps mon ami, emporté
par le typhus après une longue & cruelle agonie. C'est au cours d’une mission dont je
l’avais chargé qu’il a contracté ce mal dans le Djebel Druze. Si bien que je me reproche
parfois à moi-même ce qui n’est imputable qu’au hasard. J'ai vu partir un homme plein
d’honneur, de courage, de générosité, de toutes les vertus viriles. J'ai de la peine à me
détourner des mirages qu’il m’a laissés râlant dans un triste hôpital militaire au milieu
d’un jardin trop beau, étincelant, vernis, éclatant d’hibiscus. Mais comment admettre que
notre être ait quelque chose de commun avec ces apparences ignominieuses de la maladie
Tous ceux que j’admire sont frappés. Massignon vient de perdre sa mère, sa dernière
lettre portait en effet la trace d’une très grave inquiétude
En revenant d’Orient, il a trouvé à Paris une besogne écrasante « J'aurais bien voulu, me
dit-il, envoyer quelques chose de bien pour la NRF à votre ami Paulhan ; mais quand
sera-se ? »
Le « quelque chose de bien » est charmant de sa modestie chrétienne : il y a chez lui des
gentillesses d’archange entre des sévérités fulgurantes. Sa dernière lettre fait une
allusion de blâme à Jouhandeau dont il plaint le désespoir, mais à ce qui il semble
difficilement pardonner d’être devenu « le pauvre époux de Caryatis avec Cocteau et Crevel
comme témoins ». Qui rira si ce mariage n’est pas dû à quelque appétit de blasphémer
saintement contre lui-même quels abimes jouhandesques sont la dessous ? Massignon a des
droits que je n’ai pas pour jeter le blâme : Moi je me contenterai d’aimer Jouhandeau et
de le plaindre s’il est à plaindre. Evidemment Cocteau et Crevel, nouvelles Bouches
d’Ivoire, sont un peu durs à avaler. Mais « il faut des bouffons pour les rois ».
Je n’ai pas eu le temps, ni le goût de vous renvoyer corrigées les épreuves que vous
m’aviez fait parvenir de ma note sur Madame de Noailles. Je le regrette : je m’en accuse.
J'aurais voulu ne pas prêter à V.Hugo un vers faux
Thales n’était pas loin de croire que l’onde
Je citais de mémoire et dans ma mémoire le vers commençait par une conjonction
monosyllabique
Et Thalès n’était pas
ou bien
Or Thalès n’était pas
Supprimant la conjonction, j’avais dans mon manuscrit fait précéder le vers de 3 points
(…) que la dactylographe n’a pas reproduits. J'ai relu mon texte dactylographié avec ma
mauvaise habitude de ne pas relire les citations, les tenant pour correcte (singulière
hypothèse!)
Enfin je suis désolé
Mais ça n’a pas au fond une importance énorme. Je ne sais plus d’où vient ce vers de
V.Hugo et je me demande si le vrai texte ne dirait pas
Thalès n’était pas loin de croire que le vent
Et l’onde avaient crée les femmes....
Il faut savoir ses forfaits disait Nietzsche. Je voudrais surtout savoir que vous me
pardonnez
Je serais très heureux de lire les livres de Frederic Paulhan dont vous me parlez, très
heureux et très impatient. Je n’ai ni les [il manque la fin de la lettre]
Voici bien longtemps que je suis sans nouvelles de vous et c’est une lourde aggravation
de ma solitude. Solitude stérile comme l’Eusophe des juifs & l’Infini de Julien Benda,
infiniment amère et à qui toute créature et toute ma vie est « traumatisme » (comme dit
G.Marcel.) C'est vous dire quel besoin j’ai de l’Occident, de revoir l’Auvergne, la
Bretagne, Paris, et vous, mon cher ami.
G.Schehadé a un culte d’hyperdulie pour vous, qui avez été si généreux pour lui et ses
premiers poëmes. En ce moment il ne travaille pas : il a des amours malheureuses.
Me voici à Paris, mais vous n’y êtes point et je goûte une amère solitude en cette ville
où je me sens aussi étranger que le doge ou qu’un des pauvres Kabyles aimés par Massignon.
Ville dont on sent partout l’âme & les fatalités, mais dont le ciel sinistre me
rappelle à toute heure que j’ai été vraiment, selon le mot de Lyantey au P. de Foucault,
atteint ou frappé d’orientalité. Je me suis senti un cheikh du plus lointain Islam en
fuyant les foules de Vincennes (il me suffira de relire la Céres exotique de Jules
Supervielle) pour aller au Louvre revoir la Pieta d’Avigon et la maison du Pendu. Je suis
allé aussi constater combien Degas reste au fond un peintre de deuxième ordre avec une
vision en grande partie « littéraire ». Et je me réjouis en pensant que mardi matin je
partirai pour la Bretagne où j’aurai, j’espère, de vos nouvelles (à Lesconil, par Pont
L'Abbé – Finistère.)
Il y a de belles choses dans les poèmes de Fondane, mais rendues reconnaissables par le
voisinage redondant de vers boueux, plâtreux et tâtonnants. Cette abondance, qu’il prend
pour un trait de puissance, la manifestation d’un dynamisme whitmanien détruit tout le
mystère de quelques très beaux vers. Je me suis amusé à amener un des ces poèmes à l’état
de pureté : il faut barrer 26 vers sur 43 ; cette circoncision étant faite, ce qui reste
est beau. Mais peut-on dire cela à l’auteur ? L’accepterait-il ?
J'ai passé plusieurs jours en Auvergne, avec la grippe. Il pleuvait ; il pleuvait sans
arrêt. J'ai rencontré ce matin un médecin de Beyrouth qui rentre d’une croisière au
Spitzberg où il a eu un soleil merveilleux. Je souhaite que Port Cros ait, autant que
Reikyavik et Tromsoë les faveurs de Vertumne et les sourires de Baal-Mithra.
Mes vives & chères amitiés à Julio, s’il est près de vous. Croyez à ma très fidèle
affection.
J'ai reçu votre petite carte de Port-Cros qui m’a apporté la vue de vos palmiers sur ma
palud déserte. La Méditerranée est à mes yeux maintenant un monde lointain & dont je
suis très détaché. Ici, où Pytheas est à peine venu, je me fais une patrie d’un jour. Le
vieux Korrigan, Max Jacob, est venu me voir. Je vis parmi les marins les plus rudes de
l’Occident : ils m’acceptent à cause de mon fils devenu l’un des leurs. Je vais
rechercher, perdus derrière les tertres chevelus, faisant pousser des pommes de terre dans
un sol de sables & de goémon, hérissé de menhirs, quelques vieux camarades de guerre
coiffés du chapeau bigouden. En France je me sens étranger partout, mais ici, je suis chez
moi. Un Oriental ne peut se faire qu’à cet Extrême-Occident.
Je m’adresse à vous dans un grand embarras. J'ai besoin d’un collaborateur en Syrie et
depuis deux mois cherche vainement un homme. Auriez vous connaissance de quelque jeune
agrégé (lettres, histoire ou philosophie) qui se sentirait appelé par l’Orient. L'année
prochaine, ma résidence habituelle ne sera plus Beyrouth. Le Haut commissaire veut que je
m’installe à Damas, théâtre d’une action infiniment plus importante que celle que nous
menons depuis des années au Liban. J'aurai donc besoin d’un collaborateur qui résidera à
Beyrouth et dirigera le service que j’administrais jusqu’ici directement. Il travaillera
sous mon autorité et je viendrai à Beyrouth pour toutes les affaires importantes. Ces
fonctions ne comportent donc aucune difficulté réelle et peuvent plaire à un jeune homme
qui aurait le goût de voir d’autres hommes et d’autres horizons. Elles ne manqueront ni
d’avantages ni d’agrément. Malgré cela je n’ai pas pu décider deux jeunes gens,
intelligents & pleins de dons, à quitter pour l’Orient vos tristes climats. Chacun
d’eux a refusé de quitter sa vieille peau, ses habitudes. Le Haut commissaire impose, il
est vrai, une condition qui rend difficile le recrutement de ce collaborateur : il veut un
agrégé. Or parmi les gens qui portent ce titre & ce signe grégaire, il est très
difficile de rencontrer l’homme ayant les qualités que je souhaite & que je cherche.
J'ai pensé à m’adresser à vous et à vous confier mon ennui.
Je me sens malpropre à parler de Romain Jules. Je lui reconnais une intelligence
vigoureuse et même une espèce de démon : de démon [mot illisible], mystificateur, amoureux
des verres de vin blanc de l’amitié, plein d’une cordialité européenne. Mais sa poésie,
réellement je ne la comprends pas. Un critique honnête dois reconnaître ses limites.
Romain ne manque pas d’admirateurs parmi lesquels vous ne serez pas embarrassé pour
trouver un exégète, j’espère brillant. Votre grande amitié m’excusera, j’espère
Je serai à Paris vers le 10 octobre. Vous dirais-je ma joie à l’idée de vous revoir, une
joie attendue depuis quatre ans ? A bientôt donc et croyez à toute mon affection.
Bounoure
Etes vous à la NRF tous les jours ? Depuis que vous avez changé de domicile, je ne sais
plus bien où vous habitez.
Je vais bientôt partir pour la France. À partir du moment où vous aurez reçu cette
lettre, il faudra m’écrire à Thiers (puy-de-Dôme), 18, rue Conchette, car j’aurai revu les
anciens parapets de l’Europe.
J'apporte avec moi la note sur Max Jacob : j’attends pour vous la renvoyer d’avoir reçu
les bonnes feuilles de Morvan le Gaëlique. J'avais beaucoup aimé, nous avions tous aimé à
Beyrouth « J'en passe et des meilleures ». Max est le premier à avoir montré que la poésie
est infiniment plus vaste et plus belle que la beauté. Il a une bouffonnerie juive, ivre,
dérisoire et amère, qui choque le préjugé plastique de l’Occident. On est injuste pour
Max, que j’aime beaucoup.
J'aime beaucoup aussi Veronicana. Pages très belles, très profondes. Il est évident que
le « blasphèmes » de Jouhandeau n’a rien du « blasphèmes » romantique de Villiers de
l’Isle Adamn; nous devons aimer Marcel non seulement parce qu’il est admirable, mais parce
qu’il est malheureux, toujours écartelé dans le supplice essentiel de la Vie & de
l’Amour.
J'ai lu avec un grand intérêt les Esprits logiques de Frederic Paulhan. La pensée de
votre père était d’une vigueur et d’une liberté qui sont bien rares parmi nos philosophes,
tous incurablement professeurs et pense-petit. La façon dont ils prononcent le mot de
Vérité en fait un mensonge. Mais pour votre père la vérité était, sans majuscules, une
atmosphère pure où il a vécu naturellement et fièrement
A bientôt, j’espère et croyez à ma très fidèle affection
GB.
Je vous renvoie le bulletin de souscription au livre de P.J Jouve. Vous recevrez les
mandats séparément.
Votre amitié, bien cher ami, a su trouver pour moi les plus vigoureuses charités. Au
temps où j’étais lié à ma chaise longue, comme on est lié à son tombeau, me sont venus de
vous les livres les mieux choisis ; comme des colombes, la prose & les vers
s’abattaient sur mes genoux, se posaient sur mes mains. Je vous remercie bien vivement.
Après tant de longs jours d’inertie, j’ai repris quelque faculté ambulante. Je me déplace
comme un arthropode, avec une raideur saccadée & une jambe oblique. Mais j’éprouve la
joie immense que doit éprouver la Nature lorsqu’elle inventa la patte de crabe, instrument
imparfait et d’un agencement grossier, mais pourtant fort pratique et dont certaines
espèces paraissent se contenter sans rouspétance. J'en suis là. Pas très haut dans la
série animale comme vous voyez, mais très content tout de même, d’avoir dépassé le stade
des éponges & des coelentérés. Hier je suis allé dans un paysage de Pierre Jean Jouve
et enveloppé de couvertures j’admirais mon fils qui glissait en ski sur des pentes
éblouissantes : c’était un de ces jours fiévreux & voilés où le vent semble répandre
dans le ciel toute la cendre de Sodome. Savez vous que Louis Massignon a écrit une petite
brochure (cent exemplaires) sur les origines démoniaques & sociologiques de péché de
Sodome. Je vous le dis en confidence, car je ne sais jusqu’à quel point il souhaite, pour
ne point troubler les âmes, que cet écrit reste secret. Il est dédié à la mémoire d’un
homme qui fût son ami, qui portait un des plus grands nom de l’Espagne et qui est mort
dans les plus horribles frénésies sensuelles et une effrayante démence. C'est Louis de
Cuadra, dont vous avez peut être lu jadis de curieux poèmes en prose, à la louange de
l’Islam , de la nudité adolescente, des faubourgs de Tanger et du désert ardent et
insensible. Le souvenir de Louis de Cuadra dans la mémoire de Louis Massignon est lié aux
événements les plus dramatiques de sa vie, à ceux qui contiennent pour lui les signes
surnaturels les plus évidents. L'esprit de la poésie platonique, « l’uranisme », est
condamné, dans l’essai en question, et rattaché à cet esprit de transgression qui fit la
perte de Sodome.
Je vous remercie vivement de m’avoir envoyé la plaquette d’Eluard. Je n’ai pas reçu
l’Immaculée Conception. Je vais écrire une note sur ces poèmes, qui ont quelque chose
d’étouffé, d’étranglé & même de prosaïque. Une sorte de précision coupante & de
sécheresse désespérée : on dirait d’un Benjamin Constant s’essayant au lyrisme. Mais rien
de plus intéressant que de voir les nuances de cette sueur paysanne. Quelle salubre peine
quand nous découvrons finalement à portée de notre main, deux ou trois vérités qui sont au
nombre de celles qui nous importent le plus au monde, toutes voisines du point vital et
éternel de l’esprit, où l’esprit pourtant ne peut se tenir et d’où lui vient nonobstant le
but de lui-même.
Enfin, cher ami, il faut dire que vous êtes un mystique de l’analyse des idées ; car
votre perpétuelle reprise [ab vitra?] qui vous permet de rapporter les pensées actualisées
(et les plus inertes, celles qui ne sont presque plus pensées) à la pensée non actualisée
qui les vivifie, on peut bien dire sans abus de mots qu’elle est une méthode mystique.
La discrétion blanche, chirurgicale, magicienne de Jean Paulhan, sa perpétuelle
confrontation du mot & du silence, c’est tout cela qui vous donne cette autorité que vous avez sur nous tous. Votre finesse n’est point cette subtilité
qui est une revanche du manque de force. Il faut une prodigieuse quantité de force pour
arriver à cette délicatesse : penser assez énergiquement le lieu commun que l’on pense y
découvrir le pouvoir de métamorphose de la pensée qui tantôt passe dans le mot et s’y
perdant elle même s’identifie à lui comme objet existant & tantôt le repoussant à
distance le domine comme un simple mode. Votre position à l’égard du problème de lieu
commun restera sans doute ambigüe pour beaucoup, qui n’apercevront point que vous dépassez
à la fois le point de vue de la Rhétorique & celui de la Terreur. Mais le lieu commun
à été pour nous le moyen d’attaquer l’intelligence même & de parvenir à ce degré de la
pensée contemplative où le « voile du nom » est levé, - où le Contrarium
renvoie au Centrum.
Je me reproche d’être resté très longtemps sans vous écrire et sans vous dire tout le profit de pensée, l’enrichissement secret que j’ai tiré des Fleurs de
Tarbes. J'ai un peu du caractère de Johannes de Silentio. Il faut me le pardonner.
Je vous en ai un peu voulu de n’avoir publié de ma note sur Bousquet que la partie de
critique & de réserves. Bousquet mérite mieux qu’un jugement purement négatif. Sa
poësie n’est point encore devenue forme. Mais elle y tend. Et ceux qui trouvent leur forme
trop vite restent sur la grève comme les carapaces de crabes, le ventre en l’air.
Ma femme vous envoie ses bonnes amitiés, à vous & à Madame Paulhan à qui vous ferez
agréer mon très respectueux souvenir. Affectueusement à vous
Il n’est aucune approbation, très cher ami, qui me soit aussi précieuse et aussi chère
que la votre. Mon détachement n’est pas si entier que votre suffrage ne me donne une bien
vive joie. Je pense bien avoir cette année le plaisir de vous revoir, pendant mon bref
séjour en France.
Habiterai-je de nouveau cette patrie terrestre ? Je ne sais pas : il me semble maintenant
que cela m’ennuierait de vivre parmi des gens dont le langage m’est entièrement connu,
parmi des femmes dévoilées. Cela me paraît à la fois ennuyeux et dangereux. Il n’y a que
chez les plus arriérés des Bretons Armoricains que je retrouve salutairement ce mystère,
cette interdiction, qui n’empêchent pas une familiarité avec les choses essentielles, une
communion dont je ne puis plus me passer. Je me rend compte qu’il y a une espèce de
lâcheté dans mon attitude : je fuis le combat. C'est au contraire dans l’abime de la
médiocrité qu’il est beau de mener une vie belle. Et la beauté sans décor de la vie
occidentale n’est elle pas la plus haute ? J'ai peur d’être un peu niaisement romantique.
Mais « la lumière-Nature » est si captivante que la Ville des Villes elle-même, celle où
vous vivez, me paraît souvent envahie par un esprit souterrain. Venez, venez quelque jour
voir avec moi Alep & Palmyre.
Je suis heureux que vous ayez échappé à la grippe perfide de cette année. Prenez bien
soin de vous. Croyez à ma vive affection.
Je commence a être un peu inquiet de vous, n’ayant point de nouvelles depuis si longtemps
– ce qui me fait sentir âprement mon exil. Il y a peu de jours j’ai écrit à Marx pour lui
demander de vous donner place parmi les juges du baccalauréat, cette année. Vous devriez,
de votre côté, en parler ou en faire parler à Cavalier, directeur de l’Enseignement
supérieur. C'est le moment. Et je pris Atargatis, la déesse syrienne de favoriser ce
projet. Quelle joie ce serait de vous faire voir Byblos et Baalbek, Damas et Hamra. Et le
mystère de ce pays où la vie & la mort se renversent l’une dans l’autre avec langueur
ou frénésie. Et le sommeil. Et l’ardeur. Et la qualité cordiale, antibourgeoise, des gens,
des choses, des dieux. Venez.
J'ai maintenant 2 domiciles. Je viens de louer à Damas un petit kiosque, d’un amusant
style Abdul Hamid (qui est le style 1900 de l’Orient) au bord d’un ruisseau, à l’ombre de
magnifiques noyers. Venez. Venez.
Je mets aux pieds de Madame Paulhan mes hommages respectueux.
A vous, ma vive affection
GB [G. Bounoure]
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (10 janvier 1933) §
L'amitié que vous me donnez m’est bien précieuse et bien secourable. Je suis toujours
dans la peine & l’angoisse. Les affections fraternelles, vous le savez, lorsqu’elles
existent en vérité, sont parmi les plus solides qui soient : la nature & le choix
coopèrent : une secrète union des vouloirs prépare l’accord silencieux des esprits. Une
sœur, si réellement elle aime son frère, le comprend, le devine, l’approuve mieux que
personne au monde. C'est vous dire tout ce que je suis à la veille de perdre et mon très
dur chagrin.
Madame Paulhan interrogeait une femme sur le caractère donné par vous à la N.R.F., si
nous approuvions toutes vos innovations, par exemple, la publication des « Documents . »
Douteriez vous de votre entreprise, cher ami ? Je ne puis le croire. Vous avez apporté une
hardiesse et une liberté d’esprit qui ont métamorphosé cette œuvre. Avant vous elle vivait
renfermée dans une sorte de pudeur littéraire et de timidité moraliste : on y avait le
culte de la sincérité, mais dans un cercle de conventions, dans une sphère d’interdits.
Grace à vous, la NRF est devenue le miroir le plus fidèle de notre temps. Elle reste une
revue de pure littérature (sans verser dans la vulgarité de l’encyclopédisme) ; mais elle
comprend l’esprit littéraire comme le rejet de tout ordre établi, comme la volonté de tout
juger du point de vue de l’intériorité, en l’absence de tout dogmatisme, dans une relation
vivante avec la vie de l’individu. L'ancienne NRF était une sorte de renchérie, atteinte
de célimenisme esthétique où se raréfiait la sève de la tradition moraliste française. Le
vif du drame d’aujourd’hui, elle s’en évadait pour raffiner sur des réquisitionnons
[anemiques?] . Maintenant la NRF joue avec virilité un rôle essentiel celui d’encourager
les plus hardies conquêtes et de les consolider par l’opération d’un analyse séculairement
éprouvé. N'ayez point de doute. Depuis plus d’une année, il n’est pas un n° de la NRF qui
ne nous ait apporté quelque chose d’essentiel, quelque chose répondant directement aux
interrogations de notre désespoir ou de notre besoin de rédemption. Et je sens, en chaque
fascicule, la présence de votre esprit si ouvert, si libre, universel, incorruptible, je
sens vos préoccupations, votre inépuisable curiosité, votre besoin d’aller jusqu’à
l’endroit où une facette de vérité fait signe enfin à notre esprit à travers les mots, les
formes & le néant de l’accidentel.
Tous nos vœux, toutes nos amitiés. Je suis fidèlement votre
GB
Vous allez voir George Schehadé ! Sa pureté vous amusera et vous charmera.
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (17 décembre 1933) §
Merci mille fois de votre bonne lettre. J'étais inquiet de votre opinion sur mon
« Suarès ». Vous êtes interrogateur de fontaines et peseur d’or. Vous avez une pupille à
prisme comme les lynx de la Trachonitide : vous dissociez si merveilleusement l’erreur de
la vérité, vous apercevez si bien les rapports de la pensée & du langage, qu’on a un
peu peur de vous : il faut bien que je vous le dise. Vos verdicts intimident et votre
approbation ravit. Quand à Madame Paulhan elle ressemble trop à la princesse de Lamballe,
c’est à dire à une dame qui règne sur la reine (est ce que les horoscopes coïncident?)
[note côté gauche : à vérifier] pour n’être pas elle aussi terriblement intimidante
Je la vois courroucée du grondement de la révolution poétique : les tambours roulent dans
la forêt des piques : la catapulte des faubourgs lance les pavés de la révolte. Et dans ce
fracas, Madame Paulhan discerne la voix de George Schehadé, avec le parfum de sa poësie
plus suave que la nuque de Sakountala. Il faut qu’en 1934, la NRF publie un beau poème de
Georges. J'y tiens infiniment. Je vous le choisirai.
Je m’attendais un peu, je dois dire, cher ami à votre mouvement de recul. Et au fond j’en
suis presque heureux. Dans le désir de rassembler un grand peuple sur le parvis, je
m’étais laissé aller à un excès d’exégèse. Mieux vaut sauter les explications. Abuser du
commentaire, quelle condescendance envers les gens qui ne comprennent jamais. [Ajouté au
dessus : Vous serez gentil de me renvoyer mon manuscrit pour que je puisse travailler
dessus.] Adressons nous par vifs messages ailés à ceux qui ont déjà à moitié compris. Je
vous propose deux brefs essais ayant pour sujet 1°) Le Condottiere ; musique et
biographie ; - 2°) L'itinéraire de Condottiere et la quête de l’Unité. Si vous pouviez les
publier avec un intervalle assez bref, je vous en serais, comme pour tant d’autres preuves
d’amitié, chèrement reconnaissant.
Le Condottiere n’est pas ce que j’aime le mieux dans Suarès. Mais c’est celui de ses
masques qui a égaré le plus de gens et le mieux détruit le mystère de ce poète. D'où
nécessité de l’expliquer d’abord là-dessus.
Des morceaux choisis de Suarès, oui : mais il y a plusieurs livres qui me manquent ici.
Je vous promets d’y travailler.
-
Je vais travailler à vous envoyer une liste d’amis de la poésie. Où sont-ils, Vierge
souveraine ? Mais nous en trouverons quelques uns. Il y en avait, sur cette côte, à
l’époque de Ras Shamra, qui obsédé par les démons comme par Pierre Jean Jouve, invoquait
en vers « les dieux gracieux et beaux ».
Les dieux sont notre seule consolation, avec leurs jardins, leurs enfances. Mais que de
fois, ils se refusent à toute théophanie et nous restons couverts de mouches, couchés
contre des portes de villages dans les pays sans eau comme ceux-ci.
J'ai été repris par le tourbillon de ma vie syrienne, tout de suite enlacé d’intrigues de
sérail au ministère de Damas et les étudiants en révoltes contre le traité et tout le
tremblement. Quelle vie !
C'est assez émouvant de vous voir, comme cela, une fois tous les deux ans, éprouvant une
grande gêne à passer de la correspondance à la conversation. Ma femme vous envoie
à tous les deux de vives amitiés et j’y joins toutes les miennes très affectueusement
Je viens d’arriver à Thiers où j’ai trouvé, qui m’attendait votre lettre du 25. Il faut
que je vous dise enfin aujourd’hui toute la reconnaissance que je vous ai vouée dans le
meilleur de mon cœur pour les lettres pleines d’inquiétude amicale que vous m’avez écrite
pendant les longs mois douloureux. Dans ce deuil où j’étais depuis le mois de janvier, il
me fallait le profond silence et je ne pouvais finir par accepter une telle amertume qu’à
force de la rendre inacceptable dans une solitude infinie. Mais il est vrai que votre
affection m’a beaucoup touché et je vous en dis merci. Tout ce qui vous arrive de
douloureux ou de difficile retentit en moi et je voudrais vous être en aide. C'est une
cruelle chose que de vivre et de racheter minute par minute ce temps qui nous tient si
bien et qui nous fait si mal. Si j’ai tant aimé Suarès, c’est à cause de cette
contradiction qui [éclaire?] sa vie tout entière : à mesure que nous renonçons, nous
sommes plus tendrement attachés et cette durée déclinante me paraît d’autant plus belle
qu’il me semble déjà l’avoir quittée jamais.
Je suis ici pour quelques jours et partirai le 25 août pour la Bretagne, (Lesconil en
Plobannalec, par Pont L'Abbé- Finistère.) où sont déjà ma femme & mon fils. N'y
viendrez vous point faire un tour, si vous n’allez pas revoir la mer latine, les îles
d’Hyères ou les Baléares. Nous avons une grande maison où nous serions heureux de vous
accueillir Madame Paulhan et vous. Nous irons voir les Glénans, plus étranges que les
[Pomoton?], avec les marins de Larvor dans des barques de pêche plus robuste que l’auges
de pierre de Saint Tugdual
Je vais travailler pour vous, puisque vous voulez bien m’y engager. L'Auvergne est
brûlante comme Damas et je crois sentir le rhamsin. Où trouvez quelque fraicheur sinon
dans dans la poësie, la fraicheur que sainte Colette, dans Claudel (je crois) trouve en
Jesus-Christ.
J'ai dans mes papiers une petite note depuis longtemps écrite sur Joë Bousquet. On m’a
dit depuis que c’était un homme profondément souffrant et malheureux. Ne lui communiquez
pas cette opinion si elle soit lui faire de la peine. C'est une si petite chose que
l’écriture, à moins qu’elle ne soit la figure de notre vie & le moyen de notre
Amour
Ils retiennent par leur effort pour vaincre les apparences en retrouvant l’obscurité, qui
est plus réelle, et en triomphant de la lucidité du cerveau de Joë Bousquet, qui est la
lucidité de l’intelligence ancienne, la vieille mémoire
Trop souvent le tour sentencieux, la phrase dicton ou définition, - avec des conjonctions
qui détruisent la valeur magique des mots.
Ce type de phrase promet un secret, promet de vous initier. A quoi ? C'est
présomptueux
Car ne doit pas figurer dans un poeme
Présomptueux, je le suis aussi : j’ai mis entre crochets plusieurs mots inutiles qui ne
font que bouter le poëme hors de la zone de mystère, dans la lumière banale de la
conscience commune
J.B. n’est pas encore sur de son expression : il va de l’aphorisme de Nadja, l’aphorisme
à 100.000 volts, surdémentiel, astral :
« Une main fut tout ton regard : elle venait vers toi te fermer les yeux »
au ton de légèreté symbolique
« Pur profil qui t’es glissé dans le monde entre deux sourires
Il est évident qu’il y a chez JB la promesse des vendanges, l’amour qui [mot illisible]
les longueurs & affreuses convulcations. Sa forme est encore indécise : platre &
diamant, mêlés, et souillée par le fantôme de l’intelligence générale
Survolant Port Cros l’autre jour, dans l’avion de Syrie, j’ai essayé de vous apercevoir
et de vous faire signe mais vous n’étiez point dans les verts tamaris, ni sur ces plages
de Méditerranée qui sont amères & misérables comme des céphalalgies. Votre lettre
m’explique pourquoi : vous étiez au pied des vallons vosgiens. J'ai souci de votre santé,
de vos deux santés. Ma femme m’avait écrit, avant mon départ de Beyrouth, que vous aviez
été souffrant cette année. Voici que maintenant vous m’annoncez que Madame Paulhan a
besoins des eaux de Lorraine. Je fais des vœux bien affectueux pour vous deux. La maladie
est une misère si noire, si injurieuse, si humiliante. Tout ce qui nous enlève l’illusion
que nous sommes des fils glorieux du soleil est si cruel.
Ne viendrez vous point en Bretagne avant l’automne. Nous serions heureux de vous voir, à
Lesconil, et de marcher avec vous sur la Palud et de vous faire connaître cette étrange
peuplade de bretons armoricains. Songez y sérieusement. Nous pouvons vous loger très
commodément et nous mangerons les rougets que mon fils ira pêcher. Veuillez, je vous prie,
faire un examen sérieux de la question & nous répondre avec gravité &
célérité !
L'Auvergne est belle, bourrue, chenue, immensément antique et vulcanienne. Je la quitte
demain. Ecrivez moi à Lesconil en Plobannec, par Pont L'Abbé, Finistère.
Je vous demanderai votre avis sur deux ou trois choses. Vous êtes à mes yeux, un juge
très révéré.
Très aimé, aussi. Mes respectueux souvenir à Madame Paulhan et croyez moi bien votre
Mon cher ami. Je vous envoie quelques pages sur Hugo, ayant vaincu ; mais mal, la peur
dont on ne se défend point, d’encourir le jugement d’un juge tel que vous.
L'Auvergne est disputée par la brume au soleil de l’arrière-saison, bleus froids de neige
& pâle dorure sur ce grand socle de pierre rayé des eaux mystérieuses de l’automne.
Les matins voient de beaux combats : à midi le soleil est vaincu et abandonne ; - ou bien
il triomphe tristement et finit dans un grand opéra.
J'irai à Paris peu après la Toussaint, je pense, avant de prendre l’avion du 14 novembre
à Marignane. Ce sera une grande joie pour nous de vous revoir.
Marcel Martinet est bien meilleur poëte qu’une première lecture ne me l’avait fait
croire. Je vous parlerai de lui, - & de Jean Le Louët & de Bosschère. Quant à
Tristan Derême, c’est le ronflement du tour de Binet.
Nous vous envoyons toutes nos vives & affectueuses amitiés.
Mon cher ami, je vous envoie une petite note sur Suarès & le paradoxe de la Gloire, à
propos des deux prix qu’il vient de recevoir. Puisse-t-elle répondre à ce que vous
attendiez.
Septembre. La péninsule démarre dans la brume et les tourbillons, la mer mêlée au soleil,
un rêve liquide. Mais vous vous restez sur la barque de Port Cros solidement amarrée sur
la mer de diamant. Peut être avez vous raison. Ici il y a vraiment trop d’eau : c’est le
seul élément : l’air en est fait et la terre aussi et la lumière également. Et nos pensées
tout de même. Enfin veuillons croire que l’eau est la vie éternelle, comme dit Claudel.
(Mais je crois que c’est plutôt le vin, comme l’admettent nos poëtes d’Islam.) D'ailleurs
nous buvons du cidre.
Je voudrais vous écrire quelques mots sur Marcel Martinet qui au sein de l’orthodoxie
marxiste (nous sommes tous communistes n’est ce pas, mais pas trop orthodoxes) réalise ce
paradoxe « d’être une âme », une âme de tendresse et de mélancolie. Il est, hélas, un peu
Samain (et même beaucoup) et ses vers respirent une sentimentalité d’universitaire
phtisique. Il est à moitié engagé dans la mort et je voudrais lui donner la joie de penser
qu’on fait attention à lui.
Amitiés de ma femme. Nous faisons les vœux les plus affectueux pour la santé de Madame
Paulhan, pour la votre et celle des enfants.
Mon cher ami. Je vous envoie quelques pages que vos encouragements ont arrachées à ma
paresse et à ces volutes fantastiques de brume dont nous enveloppent ici les jours du
proche équinoxe. C'est un moyen de repeindre le monde humain quand on est comme nous, en
ce Finistère, parmi les dragons et les abysses, dracones et abyssi. Je vous enverrai une
petite note sur Victor Hugo, à qui on fait tort de tous ses dragons et de tous ses abimes,
pour le rendre plus officiel, plus certificat d’études et aussi pour le rendre plus vates
du prolétariat (car les dragons n’est ce pas sont bourgeois). Mais nous, nous voulons
conduire Hugo au prolétariat avec tous ses dragons.
Dites moi qui est Jean Le Louët, dont les poëmes sont loin d’être sans mérite. Un peu
indécis encore, mais pleins de promesses, il me semble.
Nous vous envoyons à tous nos très affectueuses amitiés !
G.B
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (01 novembre 1935) §
Mon bien cher ami. Nous serons à Paris mardi matin, Hôtel Lutetia, Bd Raspail. Ce sera un
grand plaisir pour nous d’aller déjeuner à Chatenay, le dimanche 10 Novembre. J'ai appris
avec peine que je ne reverrai pas ce chat voltairien & télépathique, qui vous montrait
une fidélité digne et sinueuse, passant entre les arbres d’hiver et les sentiers
d’escargots comme votre ombre.
A mon prochain voyage, je vous apporterai un chat d’Alep, violent et sage & d’une
capacité de dédain inouïe, comme ils sont là bas, dans la ville de l’Emir Seif Ed
Dauleh.
Beyrouth 20 Novembre, encore l’abime solaire et la stupeur de la lumière. Ma chatte m’a
présenté un joli chaton nouveau né vers l’équinoxe à l’ombre des frangipaniers. Tout est
étincelant avec on ne sait quelle sourde angoisse
Je vous envoie un poëme de George Schehadé. Je voudrais voir son nom à côté du mien dans
Mesures, cette revue an nom Kabbalistique, car Mesures, comme Organes est un des noms des
Sephiroth. Et d’ailleurs le poëme de George, tout brillant de parfums comme la vie
ionienne & persane, contient une quantité d’Eusophe, qui en fait une amulette d’un
prix infini.
Je pense, avec reconnaissance, à votre accueil si amical, à votre belle promenade dans le
parc de Sceaux, au ciel de la France du Nord. Faites agréer l’hommage de ma respectueuse
amitié à Madame Paulhan et croyez moi affectueusement votre
Mon cher ami, je pars pour un voyage à travers la Syrie du Nord & du Centre en
compagnie de Massignon et je laisse à ma femme le soin de vous envoyer une note sur
Catherine Pozzi. Je l’ai écrite au jour anniversaire de mon voyage à Koufa, patrie du
platonisme poëtique arabe.
Et voici que Massignon vient par hasard de me parler d’elle & de l’office qu’elle lui
confia d’effacer tout autre trace de ses amours terrestres que ces six poëmes, message
essentiel rompant à peine la pudeur du silence
Deuxième coïncidence : Pozzi son frère vient d’arriver à Beyrouth. Il y a un an j’avais
fait sa connaissance dans un [mot illisible] très morne : c’est une sorte de Norpois assez
gris, - mais fin connaisseur, dit-on, en matière de miniatures persanes.
Le printemps est là, violent & doux. Anémones, tulipes & cyclamens
Le mer est fraiche encore et le bain délicieux. En France, nous écrit Jean, pluies &
bourrasques & le maussade ventôse .
Voici une note sur Jean Le Loüet, qui est très certainement un poëte. Il me serait
agréable de parler de la Tisane de Sarments de Joë Bousquet. Le puis-je ?
N'avez vous pas reçu les épreuves d’une note sur Tristan Derême. A vrai dire, ont elles
quitté Beyrouth. Je doute beaucoup de moi-même depuis que ma femme vient de retrouver
plusieurs lettres, vieilles de plus d’une année, & dont je n’avais pas encore ouvert
l’enveloppe. Il est vrai qu’il y a lettres & lettres. Les vôtres sont toujours
décachetées avec impatience & joie.
Ma femme ira en France le mois prochain, car Jean n’a pas encore retrouvé cette santé de
l’âge d’or, qui faisait que l’univers physique semblait s’animer en lui. Il faut le
ramener à Lesconil-en-Plobannalec, avant qu’il ne vienne porter l’univers du spahi à
l’armée du Levant. - Pour moi, je passerai l’été ici, dans la chaleur de l’Asie, entre
Bythos & Sigê.
Ecrivez. La mort de Thibaudet – si affreuse, - nous a beaucoup attristés. Où
retrouve-t-on cette ampleur, ce libéralisme, cette vaste ouverture alors que tous les
esprits d’aujourd’hui ne sont épris que de leurs limites et plus elles sont étroites, plus
elles leur sont chères.
Ma femme & moi vous envoyons à tous les deux nos respectueuses amitiés.
Mon très cher ami. Je ne vous écrirai aujourd’hui qu’un mot très bref, car voici le
moment de l’année où je succombe sous de mornes corvées qui de plus en plus me deviennent
supplices.
Je ne sais en vérité comment vous remercier pour une amitié dont vous me donnez des
preuves si délicates. Vous avez pris la peine de produire au public ces lignes sur
Catherine Pozzi que la NRF ne pouvait accueillir. Réellement je suis très touché d’un tel
procédé, - que ne méritaient certes ni ces lignes, ni leur auteur
J'attends avec impatience la suite des Fleurs de Tarbes. Votre étude (on a presque le
droit de dire votre poëme) Sur un départ de la Pensée Critique nous
faisait vivement désirer que vous poussiez sur cette voie. Il faut au charmeur de serpents
pour saison, en sa fuyante essence, ce Vrai littéraire, au nom duquel il est défendu
d’entrer avec les fleurs à la main...
Joë Bousquet me joue le même tour que Martinet. J'en ai assez de me déchirer
continuellement entre ce que je voudrais pouvoir dire & ce que finalement j’aboutis à
dire. Mon Dieu, qu’on nous donne donc des œuvres où mordre à belles dents
d’admiration.
Ma femme vient de partir pour la France, scruter la santé du fils. Très affectueusement à
tous les deux.
GB
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (26 novembre 1936) §
Les Fleurs de Tarbes, mon très cher ami, n’éclosent point dans les jardins municipaux.
Elles ne fleurissent que pour les alpinistes au cœur aventureux, qui trouvent irrespirable
l’atmosphère épaisse de la pensée commune & dont le regard aigu sais apercevoir ces
filles des sommets dans les anfractuosités des rocs couverts de neige. Je ne tiens point à
ces métaphores, vous vous en doutez ; mais je dois dire qu’elles ont hanté mon esprit,
tandis que je vous lisais. On vous suit avec cette attention un peu haletante qu’on a pour
suivre du regard un grimpeur escaladant une aiguille dans les Alpes cristallines. Vous
arrivez sur des surplombs sans issue; vous revenez alors en arrière et prenant des vires
qui vous obligent à des rétablissements à la force du poignet, vous débouchez sur des
plates-formes d’un demi-pied carré, d’où l’on découvre tout un vaste horizon nouveau.
Enfin vous trouvez la cheminée par où l’on arrive à un certain sommet de complication
politicienne, où l’on vit une seconde vie de l’esprit, - celle de la morâgabah
(contemplation) étage supérieur du [fik?] (réflexion – (en mystique musulmane). Marche
lente et difficile et pourtant miracle d’agilité. Il faut que je vous le dise une fois de
plus, mon cher ami, vous êtes épatant par cette allure intrépide & légère à la fois de
votre esprit. Vous êtes le vrai nietzschéen, celui que Nietzsche s’efforçait d’être
sentant le poids de tout ce pédantisme germanique & bâlois dont il avait fini par
avoir honte. Je tombais l’autre jour sur cette phrase de la Gaie Science = « L'intellect
est chez la plupart des hommes une machine pesante, obscure et gémissante qui est
difficile à mettre en branle ». Chez vous il y a un mélange de force & de grâce qui
est un don admirable, qui nous fait rougir, nous autres qui ne sortons du vague que pour
tomber dans une « lourde précision » (autre mots nietzschéens) comme l’alpiniste sait
trouver un paysage sur des murailles sans penser en des notions où votre esprit myope
n’apercevait presque aucune couleur. Il faut dire que vous nous essoufflez plus d’une
fois, - comme Henri IV essoufflait Mayenne, tant vous êtes un sylphe de l’analyse. Mais
tant pis pour notre[la fin de la lettre est manquante]
Il est très vrai : notre amitié reste, comme dit Al Hallay « entre les parois du cœur
& le coeur », sur la limite de la vraie intimité. Au moment où nous l’allons franchir,
voici de nouveau qui m’appelle cette Asie maternelle, à laquelle je me sens lié de plus en
plus, surtout depuis que j’ai découvert mes origines sémitiques, comme je vous ai dit.
Mais il faudra nous entendre afin de vivre ensemble dans une île, durant quelques
semaines, Port Cros, ou Amorgos, ou l’une des îles Aran ou bien l’île Rouad habitée par
des Phéniciens pêcheurs d’éponges
Soyez le bon champion de Georges Schehadé. Les gens tristes & abstraits, ceux qui ne
sont pas persans, ni fils du soleil, ceux qui n’ont de sensations que données par les
idées lui reprochent, je sais bien de faire le vers trop beau, trop caressant, trop
parfumé, trop Doudou & Suleïka. Mais enfin il ne faudrait pas mépriser les joies de ce
divan oriental-français. Au fond, pour moi, je m’en tiens à Stendhal : son principe est le
plus [mot illisible], le plus juste, le plus profond. Appelons supérieure l’oeuvre d’art
qui nous donne le plus grand plaisir. Il est vrai que nous sommes alors renvoyés aux
conditions de ce plaisir et conduits à nous demander pourquoi nous ne prenons aucun
plaisir à Tristan Derême (au contraire il nous gêne et nous attriste), mais beaucoup à
lire des poëmes comme ceux de Jean Wahl, que j’ai trouvés dans Mesures. Et beaucoup aussi
à lire Georges Schehadé. Je suis très asiatique.
J'envoie à mon fils deux ou trois cartes que vous m’avez remises. Je lui dis d’en
remettre une à une jeune fille juive d’Alexandrie, à qui il apprend la honte de la
richesse (si bien qu’elle ne sait plus que faire de l’argent qu’elle économise sur ses
toilettes!) Il est vrai que c’est tellement bête d’être riche à vingt ans. - et même à
tout âge -
Bien affectueusement. Et nos fidèles amitiés à Madame Paulhan dont l’accueil est un des
bons souvenirs des dernières vacances
Je vous envoie, mon bien cher ami, avec beaucoup de retard, une note sur les deux
derniers livres de Tristan Derême. La Folie Tristan mais comme ce Tristan a peu de folie,
peu de cette folie sans quoi il n’est point de poësie. Peut-être aurais-je dû me borner
aux deux premières lignes de cette note. Ou même au silence. Il vaut beaucoup mieux se
taire, lorsque l’on n’aime point. Le courage & la lâcheté du critique sont souvent
voisins, si communicants, si portés à se camoufler l’un l’autre & l’un en l’autre
qu’il faut avoir mille fois raison pour user de sévérité. On devrait uniquement se montrer
sévère quand il y a usurpation criante de la gloire temporelle et scandale public causé
par le mensonge du faux art. Mais c’est vous, cher ami, qui m’avez engagé à relever les
affirmations intolérables de M. Décalandre sur la nature de la poësie & la poësie
pure. Il y avait là une insulte à ce que nous aimons, qu’il est bien difficile de ne pas
ressentir avec vivacité.
Je tiens mal mes promesses, celles que je vous ai faites de vous envoyer régulièrement
quelques notes. Il faut m’excuser : j’ai trouvé en arrivant ici une besogne fort
accablante et voici que les étudiants de Damas, entrainés par ceux du Caire, nous donnent
beaucoup d’ennui. Il faut que je me fasse l’avocat de ces enfants pour les défendre contre
les conceptions que la Sureté Générale & la Police se font de l’ordre. Un collégien de
quatorze ans a été tué avant hier. Tout cela est affreux, d’une absurdité sans nom &
on a honte d’y être mêlé.
Cependant Beyrouth est plein de narcisses & de roses. La mer où je me baignais
aujourd’hui était élastique, souriante, charnelle & fleuve de vie. Et toute la
campagne du Sahel est verte & fraiche comme les charmants jardins d’Adonis de la
Sainte Barbe grecque-orthodoxe
Nous avons un délicieux petit chat d’Angora, tout blanc, né à l’automne en notre absence
sous les frangipaniers du jardin.
N'avez vous pas aimé le poëme de Georges Schehadé. Il est né lui aussi sous les
frangipaniers.
A vous deux, nous envoyons nos vœux les meilleurs & nos vives, nos fidèles
amitiés
C'est très gentil d’accepter cette agape, avant mon départ pour les Orients. Puisque vous
voulez bien me laisser le choix, fixons au jeudi 12 oct. 12h.30 Café Voltaire à l’Odéon.
Ma femme sera là, sans doute, & aura très grand plaisir à vous revoir (bien que cette
alsacienne continue de rester sévère pour Marcel Jouhandeau...)
Je tacherai, grand Lama, de passer à votre lamaserie le mercredi à 6h. (Je viens
d’envoyer au Mercure (qui m’a tanné jusqu’à ce que j’accepte d’envoyer quelques pages sous
le signe des Caducée) une petite étude sur le pascalisme & le spinozisme de
Suarès...
Très affectueusement
Bounoure
[En note au verso : Edith Th]
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (25 janvier 1951) §
Nous avons été très heureux, ma femme et moi, d’apprendre ce que la renommée volante dit
de vous dans les gazettes. Très heureux de voir que la Ville de l’esprit (nous parlons
ainsi de Paris à tous les Phéniciens) vient de prouver qu’elle n’ignore pas où se trouve
la pensée. Et un certain usage féerique de l’intelligence. Et un art si pur qu’il excède
les limites de l’art (en sorte qu’on se demande si le comble de l’art ne rejoint pas un
suprême naturel, une certaine nudité fraiche de la vérité...
Pas mal, incontestablement que les autorités officielles de Lutèce soient à ce point
sensibles au mythe & à l’honneur de leur ville. Assez incroyable même. Qu'aurait dit
le père de Salammbo. Il y a quelque chose de changé, croirait-on, depuis l’ère de Bouvard
& Pecuchet. Je trouve merveilleux que des messieurs décorés & salués par les
gardes municipaux aient l’idée de faire entrer comme composante dans la gloire de Paris la
légende de Jean Paulhan, ce magicien au geste d’Harpocrate.
Quoi qu’il en soit, nous sommes rudement contents et nous vous envoyons des tonnes de
félicitations.
-
Georges Schehadé est à Paris et connait les affres, les exaltations, les espoirs, les
angoisses du grand Condé à la vieille de Rocroy. A vrai dire ma comparaison est fausse,
car il ne dort pas sur l’affut des canons, ni même dans son lit. Mais son inquiétude est
sans cause réelle, car Bob' le ira aux nues.
-
Nous n’avons pas d’hiver cette année. Je me baigne très souvent dans la mer en venant à
mon bureau le matin. C'est entre solstice d’hiver et équinoxe de mars que les eaux de
Phénicie sont le plus fraiches & revigorantes.
Je me permets de vous envoyer un travail dont l’auteur est un de mes étudiants, Pierre
Coat, garçon à l’esprit distingué & farouche, subtil et abrupt. Il a traduit le
cocktail d’Eliot & sa traduction, - sans que je puisse en apprécier la fidélité, - m’a
paru d’une très bonne langue et d’une excellente tenue. Estimez vous qu’elle pourrait être
communiquée à l’auteur ? Vous êtes très certainement en relation avec Eliot. C'est Mesures, jadis, qui a été une des premières revues à nous faire connaître
ce poëte anglo-américain. Je serais très heureux de rendre service à ce petit Coat qui a
beaucoup de dons et de richesses dormantes. Il nous appartient, maintenant, me semble
t-il, de mettre les jeunes gens sur les rails. Je vous aurai beaucoup de reconnaissance si
votre providentielle influence s’exerce en faveur de mon petit étudiant.
Je suis écoeuré des « ambassadeurs de la pensée française » qui nous sont envoyés de
Paris pour révéler notre littérature à ces marches asiatiques. Le comte Louis
Gautier-Vigual (sic!) succédant à Emile Henriot, c’en est trop ; Il faut que vous veniez
l’année prochaine. Ne me dites pas que vous avez horreur des conférences. Vous ferez autre
chose que des conférences. Vous ferez des séances d’affutage d’apories ultra provocantes,
des expériences de laboratoire mental... Il s’agit, en effet, de détruire la conférence
(qui est une grossièreté) et d’inventer, à la place, une technique capable d’électrifier
le cortex des Phéniciens. Dites moi que vous acceptez et je tenterai d’arranger la chose
avec Lucet et Joxe.
J'ai vu, il y a peu de temps, Pierre David. Il m’a donné des nouvelles peu rassurantes de
Jules Supervielle.
Mais notre ami a toujours été de santé délicate. Je veux croire qu’il ne s’agit que de
cette fragilité particulière aux poètes et qui affecte chez eux la jointure de l’âme et du
corps.
Donnez moi de vos nouvelles, mon cher ami. Et recevez les amitiés affectueuses & de
très fidèles de G. Bounoure
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (05 juillet 1952) §
Ami très cher, la chose est vraie. J'ai osé dire (à un jeune philosophe arabe) que notre
politique musulmane est imbécile. Le quai m’ayant demandé des explications, j’ai confirmé
ce jugement. Que je trouve, entre nous, très modéré ! Car j’aurais pu dire avec encore
plus de raison[s] = grotesque (car tout le monde rit des illusions de notre grand Capital
dindonné en long & en large par les Américains) - & criminel (ratissage du Cap
Bon.) Là-dessus on décide mon rappel en France. Ce qui est une chance inouïe et me fait
quitter l’Orient dans des conditions inespérées. C'est surtout dans les fins de carrière
qu’il faut un peu de romantisme, Ventre Saint Gris !
Vous fûtes zouave. J'ai porté le kepi bleu ciel avec croissant des 16e Tirailleurs
Tunisiens. C'est un élément très important dans notre vérité d’ensemble (secrète.)
Je suis ravi. Dénoncé comme ennemi public par le maréchal Juin, le général Weygaud, M
Henri Bordeaux, la Banque de Paris & des Pays-Bas, le parti des ducs ! J'aurai du mal
à conserver un peu de modestie.
Bien cher ami. La solitude de l’ile Garo devient parfaite, romanesque, absurde. Plus de
facteur, plus de téléphone. Nous revenons au manse merovingien, à Robinson Crusoë.
Cependant les vaches atteintes de mammite continuent d’être traitées à la pénicilline.
Confusion des siècles assez réjouissante.
Dans cet isolement, je lis la Preuve par l’Etymologie. Il me faut tout le silence de
cette ile pour suivre votre dialectique & parvenir (un peu essoufflé) à ces vérités
(nos vérités) qui sont les « pointes très délicates » par quoi l’esprit s’aiguise
lui-même. Près de la votre, toute critique, toute réflexion sur les lettres paraît
grossière & chaussée de sabots. Votre pensée cherche en tout un point lumineux où les
forces contradictoires de l’esprit composent une blanche incandescence. Elle y parvient en
obéissant à un fil invisible & à une ariane secrète (& capricieuse) (Et qui
s’amuse à nous déconcerter en vous renvoyant d’un petit mystère bien délimité à un mystère
si grand qu’il est présent partout...
Ce pauvre M. Benda n’a jamais pu s’en remettre
-
Etymologies sont des rêveries par quoi nous prêtons aux mots des origines & des
intentions que nous inventons de toutes pièces. C'est une façon de leur passer
l’initiative et de nous mettre à leur école. Aussi nous en arrivons à extravaguer
gentiment (ou de façon fort pédante...) ...Or vous, vous pensez qu’il appartiendrait
plutôt à la pensée d’aller devant. Et au langage de suivre... Votre compatriote Court de
Gébelin...
Cependant on ne peut le nier : l’énergie signifiante des mots & le potentiel de
pensée qu’ils contiennent, la recherche etymologisante les dégage, les fait jouer...
Qu'est ce qu’un mot veut dire ? Cette volonté (qui est le sens des mots,
sa flèche, sa ligne de force & de mouvement..) il est naturel de l’éveiller, de la
provoquer. Est-il tellement chimérique de rechercher son certificat d’origine ? Quand ils
achètent un étalon, les éleveurs consultent le stud-book..
Oui, oui, Paul Claudel traite les mots comme il traite toute la Bible. Avec une superbe
qui s’arroge tous les droits. Mais avouons que ses divagations sur les textes sacrés sont
plus intéressantes que le littéralisme des grands séminaires. De même ses divagations
étymologiques font rire les linguistes... Mais prenons les pour des faits claudéliens. Le
« manque de preuves » qui angoissait Pascal n’est qu’un petit obstacle pour ce fougueux
anti-janséniste. Quand les preuves manquent, l’auteur des Cinq Grandes Odes en invente,
avec cette « volubilité d’esprit » que haïssait Port Royal... Par là on comprend que ce
grand poëte ait été si impuissant à convertir ses amis !
Alain, Heidegger, certes c’est bien aventureux leurs explications par la racine verbale !
Mais en bonne méthode paulhanienne, ne peut-on pas « commencer par ces superstitions &
ces rêves, quitte à lentement les ruiner ? » Façon d’inventer qui se justifie par cette
observation que la vérité est erreur rêvassée & qu’il est donc aussi nécessaire de
créer la confusion que de la dissiper, nécessaire de la provoquer pour y mettre fin...
Il y a des découvertes qui ont été faites par la voie d’une hypothèses fausse. J'imagine
une apologie paulhanienne de la recherche d’étymologie considérée comme une expérience.
Donner aux mots une conscience de ce qu’ils sont à leur insu. La convertibilité incessante
des idées en mots ou des mots en idées autorise tous les chemins.
C'est ainsi que je m’amuse à vous taquiner sous les pins de l’île Garo. Au fond je sais
très bien que c’est l’idolâtrie du mot que vous condamnez dans ce petit livre aigu &
subtil. Vous êtes merveilleusement ennemi de toute idolâtrie. Et le « sémite spirituel »
que je suis devenu (grâce à votre ami Massignon) aime ces démarches de votre pensée à
l’état nu. Votre intellect, à la fois logicien & poëte, votre allure de sylphe
essentiel irrite follement les idolâtres
La pureté contient pour les impurs un reproche qu’ils ne peuvent tolérer. C'est pourquoi
ils estiment que vous vous moquez du monde. Votre logique se moque de la logique et votre
art de distinguer ne refuse pas de conclure, quand il le faut, à une indistinction.. Quand
il le faut, c’est à dire quand la distinction est refusée par l’expérience. Comme, par
exemple, dans votre réponse à Aimé Patri.
Votre vérité résulte toujours d’un mouvement nu et inaccessible de la pensée qui
rapproche & éloigne des pôles semblables & contraires.. Vérité toujours à créer et
qui se dissipe quand la tension de l’esprit se relâche.
(Entre nous, je ne suis pas très sûr de tout ce que je vous ai dit dans cette lettre. Ce
sont propos du temps de la grève... « Mettons que je n’ai rien dit »
Très affectueusement à vous
Bounoure
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (21 novembre 1952) §
J'avais écrit pour vous quelques pages, - que je soumets à votre jugement, avec de vives
appréhensions. Ce texte vous parviendra dans quelques jours. Une sorte d’Esmeralda
dactylographe s’en occupe.
J'ai rêvé à la poesie sur le Moqattam, à côté du tombeau d’Ibn Al Farid et puis aussi à
Saqqarah, à côté de cette prodigieuse pyramide à degrés qui ressemble à un monument
mexicain. J'ai été enthousiasmé par ces deux promenades et j’ai eu la naïveté de croire
que cette excitation pouvait aboutir à un texte valable (!). Un tel degré d’illusion à mon
âge est presque comique.
Je ne suis pas sans regret d’avoir quitté Paris emprès Pontoise. Le Caire cosmopolite et
européen (celui où je vis depuis trois semaines) est d’une beauté affligeante. Et je n’ai
pu encore pénétrer dans l’intimité de la ville arabe. En sorte que je suis en proie, assez
souvent, à d’insidieuses nostalgies. - En revanche, beaucoup de plaisir à travailler avec
mes étudiants ; ils aiment les lettres comme on ne les aime plus en Occident. Ce sont
« des magnétisés de la parole », comme disait un ancien soufi.
-
J'ai trouvé très beau le livre de Marcel sur la grandeur. Il faut qu’il garde cette
allure d’Apparition dans notre littérature. Je vais le lui écrire
-
Je suis encore sans foyer ni [mot illisibme]. Mais le proviseur du lycée me donne
l’hospitalité. Ce serait chic & généreux de m’écrire, - (en donnant comme adresse : au
lycée français de la mission laïque, 2, rue Youssef El Guindi, La Caire)
Je vous ai écrit, il y a peu de jours pour vous annoncer l’envoi de quelques pages que
vous n’aurez point. Ou du moins pas si vite. Le trop bel automne africain m’a rendu un peu
souffrant. Et puis, comme dit Levinas, « toute entreprise est un remue-ménage ». Un
« autre », encombrant, huileux, assis sur toutes les chaises, exige qu’un s’occupe de lui.
Gerard au Caire avait sans doute observé la même indiscrétion de « l’autre », de ce double
dont les Pharaons savaient très bien quelles exigences de matérialité il manifestait !
[Entre parenthèses, quand Gerard dit « Je suis l’autre », c’est un cri d’effroi et Breton
se trompe, à mon avis, quand il paraît supposer que Nerval voulait exprimer par là (comme
Rimbaud) l’impersonnalité du moi supérieur
Vous m’avez un jour engagé à lire l’Ennéade sur la Contemplation et l’Un. Ce conseil
n’est pas perdu. Je fais cette lecture en face du Mokattam où nous irons un jour ensemble,
j’espère, retrouver les traces du calife Hakim, le premier en date des surréalistes.
Le Liban est de séduction immédiate. En Egypte, l’amande est bien cachée, - et en outre
très amère. Mais il y a une amande.
-
J'écrirai peut être quelques pages sur Marcel. Il m’a envoyé, avant que je ne quitte
Paris, son livre sur la grandeur. Il me semble que personne ne voit que c’est un admirable
moraliste de l’événement ontologique. On parle toujours à propos de lui de Jules
Renard !
Zut alors !
Au revoir, cher ami, écrivez moi un peu et laissez moi espérer un jour votre venue au
Caire. Je viens de louer un appartement d’où l’on voit à la fois l’échine nue du Mokattam
et les beaux arbres du parc zoologique. Vous y viendrez.
-
Le Proviseur du lycée m’a donné l’hospitalité en attendant que mes lares arrivent de
Beyrouth M’écrire au lycée français, 2, rue Youssef El Guindi.
Bien cher ami. Voici un essai de définition de notre ami Julio. Je connais mal ses
dernières œuvres : elles ne sont point dans la demi douzaine de bouquins sauvés de mon
naufrage Phénicien. Au Caire, elles sont introuvables. En sorte que mon papier a un petit
air provincial et pas au courant, qui vous frappera. Mais n’est ce pas, quand on habite
l’Afrique... Dites moi si je n’ai pas trop mis à côté de la plaque...
[C]
Je suis moins troublé de prendre la parole à côté de Claudel qu’à côté d’Henri Thomas,
dont le sens poëtique, toujours infaillible est un électroscope à feuilles d’or & à
ailes de libellule
[D]
-
Vous serez responsable d’une crise cardiaque chez Marcel Abraham, si vous ne publiez pas,
toutes affaires cessantes, ma note sur ses « Routes ». Cet ami, au cœur sensible et
menacé, s’étonne douloureusement de voir que je ne suspends pas une couronne à son livre.
Il croit que c’est moi le coupable.. Et il n’osera jamais se plaindre directement au
responsable – car il m’a confié que vous étiez le seul homme au monde à le mettre dans un
état de timidité insurmontable. Jusqu’à la paralysie. C'est ce qu’un illustre écrivain à
si bien nommé la Terreur dans les Lettres.
-
[A]
Le Massignon du mois de février est magnifique. Je pense qu’on vous l’a dit de tous les
côtés (sauf bien entendu la clique colonialiste d’Afrique du Nord et les Ubus de la
métropole !) Derrière ce texte violent & raffiné, on voit toutes les fébriles passions
présentes de notre ami [Massignon], la hantise du sacrifice expiatoire de la
vie, sa réconciliation finale avec l’esthétique iranien, - alors que naguère encore il le
maudissait au nom de l’ascétisme dur et calciné des arabes. Il niait toute attache persane
d’Al Hallay, refusant de l’enraciner dans ce sol où fleurit un uranisme délicat –
[B]
Extraordinaire personnalité de cet homme que chaque journée crucifie. Vous devriez faire
un « hommage à Massignon », pour le moment de sa retraite du collège de France. Les
érudits lui préparent, selon une coutume non exempte de comique, un volume de Mélanges mais les érudits se caractérisent par une intelligence absolue des points
de vue massignonesques. Mieux vaudrait une stèle dressée par des arabes illettrés
-
Vous allez recevoir la visite d’Edmond Jabès. Je l’ai encouragé à vaincre une timidité
aussi forte que celle de Marcel Abraham. Un amour de la poesie aussi dévot, aussi fervent
et quelquefois éperdu, je n’en connais point. Il n’y a qu’en Orient qu’on voit ces folies
(chez un agent de change! Cela passe l’imagination !) Son inquiétude, son excitation
devant le mystère de l’homo loquens, son sentiment sémitique à dépasser le concept, au
lieu que pour nous le terme arrête l’idée, tout cela donne grand intérêt & grande
valeur au livre qu’il nous présentera.
Au revoir, bien cher ami, je vous embrasse affectueusement
Bien cher ami. J'ai été infiniment touché par votre affectueux entêtement à parler d’un
bouquet que m’offrirent un jour quelques jeunes gens du vieil Orient. Vous y avez ajouté
la fleur la plus odorante, la tubéreuse du plus bel été. Après ça, comment vous adresser
des reproches, - ceux que vous avez pourtant bien mérités. Où trouver le courage de blâmer
une amitié si délicate et si acharnée à l’être ? Vous savez bien d’ailleurs que vous êtes
l’homme de France dont l’opinion, - comme elle est à tous la plus redoutable, - est pour
moi celle qui compte le plus. Un mot d’approbation sortant de vos lèvres, et de votre
zénith, c’est beaucoup mieux que toute gloire. Car, comme le dit Rilke, « tout ange est
terrible. »
-
Oui, je pense pouvoir vous envoyer sans trop tarder une ou deux pages sur Supervielle,
bien que son dernier recueil « 1939-1945 » (est-ce le dernier en fait ?) n’exprime plus
que faiblement cet étonnement d’habiter la Terre qui autrefois soulevait ses poëmes. Je
parlerai peut être de ce thème du père qui assez étrangement l’a hanté, - mais dont il me
semble qu’il a trop borné la signification familiale, au premier cercle humain autour de
nous...
-
Vous seriez gentil de faire paraître la petite note que je vous ai adressé sur Marcel
Abraham. Le bon ami, qui a vu s’évanouir beaucoup d’objet autour de son cœur malade, s’est
beaucoup attaché à son Buch der Lieder. Parler de lui ; c’est en faire un convalescent :
c’est lui donner l’hiver
-
Vous m’aviez parlé d’Edmond Jabes. C'est un homme que j’aime bien, car il ne cesse de
travailler avec ardeur et innocence, à sa métamorphose en poesie. C'est le plus pur des
possédés. Il se fait destin des mots, de leurs aventures et même de leurs cabrioles dans
cette forêt où il marche à tâtons. Vous avez dû recevoir (second envoi) ce petit livre :
« les mots tracent », accompagné de compléments. Le grand désir de Jabès serait que le
tout pût paraître dans la collection métamorphoses. Et que tout de suite, la NRF donnât
quelques échantillons de ces aphorismes – poemes, où les mots, laissés à eux-mêmes comme
une eau, coulent à l’oreille de l’esprit des confidences singulières. Je voudrais beaucoup
connaître votre jugement et vos intentions concernant Jabès.
J'aime à croire que ni vous ni les autres n’avez souffert d’un hiver qu’on nous a dit si
rude. Je vous embrasse affectueusement
G.B
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (08 décembre 1954) §
Le livre que vous eûtes la gentillesse de me donner à Paris, en le timbrant de vos
initiales & d’une dédicace affectueusement héraldique, je me suis promené dedans, à
tâtons d’abord, - puis un peu éclairé par un rat de cave ou par un bout de bougie sans
mèche... C'est qu’il y a des réalités qui ne supportent pas d’autre luminaire ; elles
seraient anéanties par des tubes au néon, par ces éclairages diaboliques dus à notre
savante technologie moderne. Pour nous les rendre sensibles, présentes, agissantes, vous
vous servez d’une technique bien plus ancienne, & plus subtile, bien qu’elle paraisse
la simplicité même. C'est l’art, tout simplement. Si simplement que je ne mets pas de
majuscule. Mais je devrai écrire comme en 1900 l’Art ! Votre art, le plus malin, le plus
roué, le plus industrieux (& le plus caché), - une sorte d’art de l’art, - sous son
apparence de petite chronique familière, limpide & bon enfant. Le sujet de votre
livre, c’est ce qui ne peut pas se dire. Or ce qui est en dehors des prises de la parole,
ce qui échappe à tout langage, il n’y a que le langage quotidien (manié il est vrai par un
sacré Cagliostro) qui puisse nous le communiquer. Quel pacte avez vous conclu avec la
parole. C'est fantastique ! On dirait qu’ont été pratiqué sur vos lèvres ces « rites de
l’ouverture de la bouche » en usage dans l’antique Egypte. Ces sentiments étranges et qui
refusent tout nom, ces rêves éveillés qui nous feront quelque jour écraser dans les
carrefours, ces constructions genre Luna Park, projections visualisées de troubles
psycho-somatiques, ces savoureuses absurdités d’une Egypte photographiée en rouge, - tout
cela relève uniquement de l’art. De cet art spontané immanent au langage et que votre art à vous porte au niveau de la poesie (une singulière poesie
electro-intellectuelle) et de la plus haute conscience. Il n’y a point d’homme, bien cher
ami, qui donne autant que vous (que de pédants de tous côtés !) l’impression de cet irréel
qui est le vrai réel, c’est à dire le féerique. Votre personne même...
-
Je vais vous envoyer très prochainement une petite note sur les poemes de M. Abraham. Je
ne les goûte pas tous au même degré. Ceux où l’on sent le ton de l’humanisme
universitaire... Cependant il faut leur savoir gré de ne pas trop valéryser. Mais il y en
a d’autres qui font entendre, au bord de la catastrophe physique un accent qui rappelle le
Buch der Lieder. Il n’a manqué à cet ami que de maître au bord de la forêt germanique et
d’être bercé par la Lorelei. Vous serez gentil de donner une place à ma notule
-
Le même courrier vous apportera un manuscrit d’Edmont Jabès. Son rêve (de jour & de
nuit) serait d’être édité dans la collection Métamorphoses. Rien de plus légitime, selon
moi, que cette ambition. Jabès est un fils d’Israël étrangement possédé par « l’esprit de
parole ». Il assiste en lui même à des changes et cabrioles verbales dont Max Jacob jadis,
lui donna la formule. Les mots ne cessent de prendre à nos oreilles & à nos regards
intérieurs des physionomies surprenantes : il est engagé dans les combats ou des amours
sans fin entre consonnes & voyelles. Les voyelles n’en finissent pas d’épater ce
sémite. On ne peut sur la machine ronde rencontrer un homme plus entièrement voué aux
puissances de la parole : il en vit, il en prend son métier en haine : il en oublie « la
corbeille » (il est agent de change) pour nous tresser des paniers légers où niche
l’oiseau Simorg, la huppe de Balkis ou ce hoche-queue qui est l’Homme Régénéré. C'est un
poëte.
-
Je suis confus (et plein de regrets) (depuis bientôt trois mois) à l’idée que je n’ai pu,
au moment de mon départ, me rendre libre pour ce déjeuner où vous me conviâtes et où je
devais rompre le pain avec Marcel Jouhandeau. Puis je formuler avec humilité un vœu ?
C'est que la même invitation demeure valable pour l’été prochain – vers le solstice -
quand je serai de nouveau en Occident. Et mille affectueuses excuses...
Tous nos voeux pour vous et tous les vôtres, - de ma fidèle & profonde amitié.
Bounoure
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (08 juillet 1955) §
Bien cher ami. Grande joie ce matin d’avoir votre lettre. Je vous dois mille mercis de
vous être occupé si diligemment de ce livre que j’avais une immense envie de lire. Ma
femme vous est reconnaissante du soin amical que vous avez pris de satisfaire cette envie.
Misérable Miracle a fini miraculeusement par arriver en Lesconil,
après un crochet égyptiens & mille circuits en France. Bouquin extraordinaire qui
laisse loin derrière lui tout ce que les psychiatres & psychologues ont dit platement
sur la drogue mexicaine. Le frisson vous vient de voir ce qui se produit dans notre cortex
quand les subtiles & heureuses régulations du corps sont suspendues, - quand nous
sommes en proie à ces phénomènes de foules délirantes que déclenche en nous l’auboma
spirituale. Accepteriez vous une petite étude que je vous écrirais sur H. Michaux ?
Il est venu au Caire, farouche, dérobé, (gentil cependant) avec son terrible œil rapace.
Il voulait aller au Cordofan pour observer les oiseaux merveilleux de cette contrée, les
grues cendrées, les adjudants et les grèbes, les ibis. Mais il a été pris par la grippe à
Karboum. Les grippes africaines sont très malignes
J'avais rapporté du Caire la germe d’une de ces influenzas subtropicales. J'ai passé à
Paris quelques journées tristes, la plupart du temps dans mon lit, à côté d’un pot de
tisane. Comme c’est bête !
Ne viendrez vous jamais en Cimmerie, pour faire vos dévotions aux Sept Dormants de
Massignon & aux Quatre Vents de Bounoure – Oui, je vous verrai en septembre avant de
retourner au Caire ( si la pyramidale imbécillité de notre gouvernement ne nous interdit
pas à tout jamais d’aller puiser aux sources de la lumière – Très affectueusement à
vous
GB
[En note en haut : Jabès (& moi même) ne cessons de penser à votre promesse de nous
donner quelques pages sylphides qui s’avanceront en dansant sur le Chemin des
Sources
Bien cher ami – n’allez pas croire que les Quatre Vents soient une de ces appellations
prétentieuses dont les calicozoaires décorent leurs villas en banlieue. C'est réellement
le nom du quartier que j’habite en Lesconil ; ce nom est sorti spontanément de l’ « âme
populaire », et sans aucune allusion hugolienne. Il serait à souhaiter que les brises qui
se donnent rendez vous au bord de ce vieil estuaire fussent authentiquement filles de
l’esprit. Mais rien n’autorise à le croire.
Non, car ce qui règne ici, c’est la stupeur des « climats chauds & bleus ». La
Bretagne s’est transformée cette année en une incroyable Floride. Fuite des sardines car
les eaux sont trop chaudes ! C'est à se demander pourquoi Gauguin a quitté Pont Aven. Il
avait à sa porte les Marquises, sous ses fenêtres les Tuamotou.
Quand j’entends les rudes syllabes du parler bigouden, je crois entendre une de ces
langues « picturales » du Pacifique. Après un tel dépaysement, l’Egypte revêt à mes yeux
le caractère bourgeois & trop connu d’'une grande banlieue
Audiberti est là et tout son être est suffoqué de saisissement devant cette Cimmérie, ces
millénaires qui grimacent dans le faciès des rocs hérissant la pénéplaine & les
paluds, le fantastique des mégalithes, la phonétique cornouaillaise. Il n’avait jamais vu
la marée, ce prodige bi-quotidien. Cet homme d’Antibes n’en revient pas. Attendons nous à
trouver dans son prochain livre l’immense intumescence du Père Océan. Un seul regret : pas
d’oursin à la senteur de violette à déguster au soleil avec du vin de Cassis !
Je vous envoie quelques pages sur Char, l’homme et le poète. Pas d’oeuvre poétique qui
soit plus habitée par l’homme caché dans le poète. Le porteur de cette tumeur maligne qui
s’appelle poésie à réussi à s’en faire une santé. Je suis mécontent de ces pages :
j’aurais voulu un ton froid & neutre. Mais la poesie, avec son indiscrétion
insupportable, impose sa loi, son ton, ses mots. C'est agaçant !
Je serai à Paris dès avant l’équinoxe et vous ferai signe, car j’ai une fringale de vous
voir. Très fidèlement & affectueusement à vous.
Bien cher ami. Je ne puis – malheureusement – (car vous d’abord, le hêtre pourpre
ensuite, ce sont là grand attraits & grands charmes) aller à Ville d’Avray
dimanche.
Le dimanche étant consacré à ces sacrées joies familiales qui sont des joies sacrées.
Dommage, dommage car je pars pour l’Auvergne mardi matin...
Alors la joie de vous revoir est remise à un peu plus tard – soit en juillet – soit en
septembre. Que de choses à vous dire...
Dans un mouvement d’aveugle & amicale confiance, vous me demandâtes l’an dernier
d’écrire quelques pages sur René Char. Elles sont sur le point d’être achevées ; mais je
voudrais bien recevoir les « Recherches de la base et du sommet » (Char
m’a envoyé les Poème des deux Annies) Vous seriez un ange de me faire adresser ce recueil
à l’ile Garo, par Loctudy, Finistère, au fin fond de la Cimmérie où je vais, pour la durée
des brumes afin de me guérir de l’Afrique
Très affectueusement à vous
G.B
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (19 septembre 1956) §
Bien cher ami. Le pli vous apporte une petite (trop longue) étude sur H. Michaux. Je
m’excuse de l’imperfection dactylographique de ce texte. Mais à Lesconil... A vrai dire,
il est presque illisible, et, pour trancher le mot, cochonné. Espérons que les protes de
la NRF (qui en ont vu bien d’autres) ne seront pas trop déconcertés par ce cryptogramme
(si vous le leur confiez). Pour moi, il y a là tant d’épines & de broussailles que ces
pages m’emplissent d’un misérable dégout
-
Vous doutez que Nasser soit plus sympathique que Mollet. Il est certain que huit jours de
défilés militaires en juin et la présence de Chepitov ont rendu quelque peu délirant le
bickbachi. Mais ce n’est pas un sot, il s’en faut : comme chez beaucoup d’Orientaux un peu
de cyclothymie se mêle à la vieille hikma, à la vielle sagesse sémitique. Tout cela est
plus sympathique qu’un couillon comme notre Président. Couillon néfaste, absolument privé
de la moindre antenne, (au point de laisser Lacoste orienter toute sa politique), - et
dont la stérilité intellectuelle eût été jugée irrémédiable, dans cette invention
surprenante et géniale qu’on lui doit, celle d’un socialisme colonialiste & guerrier.
Avouons qu’ici il faut rendre les armes ! Cette trouvaille paradoxale est admirable, tout
à fait inattendue de la part de ces « cancres nidoreux »...
*
Je repars pour l’Egypte le 5 octobre, - afin de montrer une fois de plus que les
sentiments normaux d’un « vrai Français » me sont inconnus. Je passerai quelques jours à
Paris et j’espère bien que je pourrai vous voir un peu de temps. J'aurais bien voulu
m’attarder un peu dans la séduisante Lutèce d’automne. Mais, les circonstances étant ce
qu’elles sont, je ne veux point que mon université m’accuse d’un empressement médiocre ou
d’un manque de zèle. D'autre part, je n’ai pas encore vu mon fils cette année, - car il
était en Argentine. Il va revenir de l’autre face de la Terre et je lui consacrerai
quelques bonnes journées... En réalité, nous devrions passer dans l’hémisphère Sud. La NRF
devrait s’établir à Bahia de Todos os Santos. Parlez en à Gaston Gallimard.
*
Lesconil, avec des brumes tendres & des soleils irréels, retrouve la pureté des
origines. Tous les touristes sont partis. On peut se baigner entièrement sur des plages
aussi vierges qu’avant la création de l’homme. C'est merveilleux -
a bientôt & très affectueusement à vous
GB
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (12 juillet 1957) §
Cette nuit, (épaisse, visqueuse, pleine de chauves-souris) je ne dormais point sur la
pierre blanche, et pourtant j’ai rêvé à vous, j’ai rêvé de vous. Vous me rendiez visite
dans une villa qui par la suite, se révélait libanaise. Vous arriviez en cavalier (pas du
tout apocalyptique) mais familier, très élégant (avec de splendides bottes jaunes),
maniant avec aisance un joli cheval arabe gris nerveux, capricieux. On entrait dans un
salon dont le plancher, comme chez un herboriste, était recouvert de toutes les plantes
odoriférantes que produit la montagne libanaise : zaatar, absinthe, zobar, thym et romarin
et une couche épaisse de feuilles d’orangers. C'était merveilleux. Fenêtres closes,
l’odeur était enivrante : attiré par elle, sans doute, le cheval qu’on avait cru attaché
au perron, entrait aussi dans ce curieux salon et l’on sentait bien que s’il ne prenait
point part à la conversation, c’était par simple discrétion. Singulière conversation
d’ailleurs. Vous sembliez tenir, avec une chaleur inexplicable à rééditer l’Histoire de
Port-Royal de Racine, - alors que j’aurais préféré vous entendre parler des propriétés des
vimples étalées à nos pieds. Puis, abandonnant les jansénistes, vous étiez tout à coup
très animé contre Heidegger, à qui vous reprochiez de ne pas définir « l’être de
l’étant ». Question qui laissait froid mon ami Noureddine Beyhum, propriétaire de la
villa, du salon et des herbes magiques. Sans doute fort déçu de voir que vos
préoccupations n’étaient point partagées, vous vous évanouissiez brusquement, vous et le
ravissant cheval arabe qui avait une chevelure d’ange. Je n’ai trouvé à ce rêve aucune
interprétation raisonnable ou déraisonnable... J'oublie de dire qu’il y avait aussi au
dehors une curieuse ambiance, sans doute celle de la guerre civile libanaise (???)
Tels sont les phantasmes de mes nuits et peut-être serez vous capable de trouver la
logique de ces apparitions logiques, plus obscure qu’elles-même, bien sûr ! Je n’ai lu,
bien cher ami, que la dernière partie de votre passionnante étude sur le « Clarum per
Obscurius » [Les nos [numéros] de la NRF de mars et avril ne me sont
point parvenus, - effet ordinaire du Ramadan et des fêtes qui l’ont suivi ; - d’autre part
depuis les événements, les libraires du Caire ne reçoivent plus les revues de France).
J'ai hâte d’être en France pour lire le commencement de ces analyses où vous déployez ce
mélange extraordinaire de rigueur, de maîtrise et d’élégance où vous excellez. Et ces
découvertes à pas minutieux qui nous font passer de l’énigme d’occasion à l’énigme
essentielle, de problème à l’énigme-solution. Vos démarches sont extraordinaires, et à
tous égards, admirables. - Je vous embrasse affectueusement
G.B
Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (16 décembre 1957) §
Bien cher ami. Je plaide coupable et non coupable. Coupable parce que je n’ai pas scruté
avec assez de soin le texte définitif de cette préface avant de vous le remettre. Je suis
allé le chercher rue Garancière en tout hâte, la vieille de mon départ.. J'ai relu
précipitamment et à la volée dans un café, et en parlant avec un ami avant de le déposer
rue Sébastien Bottin. Votre remarque (qui m’a touché au vif du cœur) me donne à réfléchir
qu’il est de stricte justice que je marque mieux encore tout ce que je vous dois
Cette préface portera donc, dans le corps du texte, page 8 (je crois) après les mots :
« comme si en ce domaine valeur et existence se confondaient » ces deux phrases
suivantes :
« C'est ce que nous a montré Jean Paulhan, avec ce charme je ne sais lequel dont
s’enveloppe sa rigueur intellectuelle. Il a vu mieux que personne, ce subtil platonicien,
la réciprocité mystérieuse, le chiasme, qui fait que l’oeuvre, d’abord existence, doit se
saisir en esprit, et que la valeur qui est jugement et choix, exige d’être vécue pour être
vraiment valeur »
Vous m’obligeriez beaucoup, si vous vouliez bien prendre la peine de faire cette addition
au texte que vous avez. Elle sera portée par mes soins sur les épreuves que Plon a promis
de m’envoyer dans le courant de ce mois
J'ai été bien des fois tenté d’établir avec moi-même (et pour les autres) tout ce que
vous m’avez appris. Si j’ai reculé jusqu’à présent, c’est par crainte de ne pas être assez
perspicace observateur de vos démarches d’esprit. Vous découragez le commentaire, bien
cher ami, par vos allures de « sylphe essentiel » et l’extraordinaire finesse de ces
analyses où vous collaborez avec Harpocrate. Pourtant, comment parler des poètes au temps
présent sans vous ranger dans leur troupe ? Dans le domaine de la pure réflexion logique,
vous introduisez un sentiment de l’étrangeté de la raison, un sentiment de l’ambiguité de
l’expression qui sont d’un poëte, - en même temps que votre art est d’un distinction à
tous nous humilier. Mais il faudra que je me hasarde un jour …
Il n’est personne au monde qui puisse m’empêcher de penser cela & de le dire & de
l’écrire. (Sans parler d’une amitié si enracinée au tissu intime qu’elle n’a jamais été
ternie, au cours de tant d’années par le plus petit cumulo-nimbus.) Vos hypothèses m’ont
fait rire, car elles n’ont pas la moindre réalité. Le texte en question est connu
seulement de Charles Orengo, d’Edmont Jabès à qui je l’ai lu l’hiver dernier et de vous. P
J J [Pierre Jean Jouve] en ignore jusqu’à l’existence et je ne lui ai même jamais fait
part de mon projet de publication.
Les querelles de poëtes et des artistes sont souvent d’une injustices et d’une absurdité
si grandes qu’elles ne résistent pas (du moins en principe !) à une vérité simplement
dite. Gide, sachant que je connaissait et aimais Suarès, s’était exprimé sur lui, à
Beyrouth, dans le privé et en public, fort élogieusement. Venant en France, quelques mois
plus tard, je rapportai le fait au farouche solitaire de Champigny. Il ne me répondit
rien, mais dans le silence qu’il garda pendant quelques minutes, un regret, sinon un
remords, se laissait entrevoir. Pourquoi conspirer avec le mauvais destin. Satan lui même
ne peut dire quelque chose avec certitude sur le secret des cœurs.
Jouve à deux reprises m’a parlé très sévèrement de G.G [Gaston Gallimard], l’accusant
d’avoir voulu enterrer dans une oubliette Paulina, Catherine & Aurora, à cause de
certaines divergences d’opinions politiques. Il ne m’a parlé de vous qu’une fois et
brièvement, pour vous reprocher d’avoir été très injuste à son égard. Je vous ai fait, à
l’époque, confidence de ce propos, mais sans pouvoir vous préciser son grief, lequel fut
exprimé en termes très vagues. Les poètes devraient toujours avoir à l’esprit ce que
disait Kierkegaard : s’il arrive qu’un poete ne soit plus qu’un poëte, alors il cesse
immédiatement d’être poëte. A fortiori s’il n’est plus qu’un homme aigri. Quel avantage on
aurait, à relire de temps en temps Tchouang Tseu !
-
Merci de tout ce que vous faites pour E. Jabès. Il supporte le malheur avec courage, mais
en grande souffrance. Mon fils est en train d’intéresser à son cas toute la S.F.I.O, qui
pour une fois , espérons le, sera bonne à quelque chose
Je suis très inquiet de vous savoir si longuement grippé ! Prenez soin de vous. Nous
aurons besoin très vite de votre étude sur la peinture d’aujourd’hui, - qui, dans ses plus
belles réussites (rares) n’aboutit qu’à nous communiquer un malaise que nous voudrions
fécond. J'attends votre livre avec grande impatience – Très affectueusement à vous , comme
jadis, naguère et toujours
Bien cher ami, déjà dans le souffle de l’hélice et dans l’aile de l’avion, je veux vous
dire combien j’ai eu de joie à vous revoir et emporte le regret de ne point vous avoir
revu
Au cas où vous donneriez suite à l’amical projet que vous eûtes de publier un fragment de
la préface dont nous parlâmes, je vous en communique le texte définitif. Celui qui vous a
été remis doit être annulé et remplacé par la version que vous trouvez ci-jointe. Je tiens beaucoup à cette substitution et la recommande à vos bons
soins
Ce nouveau texte supprime l’indécision entre marin-pêcheur & martin-pêcheur. A vrai
dire cette indécision n’existe pas : le martin-pêcheur est en symbolique musulmane le
symbole de l’homme régénéré et le marin-pêcheur est infiniment près de cet état glorieux.
Infiniment plus près que nous, pauvres pécheurs !