Correspondances écrites et reçues par Jean Paulhan (1925-1936 et 1950-1958), éditées en collaboration avec l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC, Caen) et la Société des lecteurs de Jean Paulhan (SLJP).

Il semble que ce soit votre première visite de notre site (cookie non trouvé). Nous vous invitons à lire la description du projet, afin de comprendre les négociations délicates et fragiles qui ont permis de donner accès à ces documents. Un bouton vous est proposé au bas de cette page pour exprimer votre acceptation des conditions d’utilisation, avant de poursuivre votre navigation.

Le projet « Hyper Paulhan » de l’OBVIL [Observatoire de la Vie Littéraire] propose les reproductions numérisées (mode image) et transcrites (mode texte) de lettres déposées dans le fonds Jean Paulhan et quelques autres fonds à l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine (IMEC, Abbaye d’Ardenne, 14280 St-Germain la Blanche-Herbe).

Ces lettres sont extraites des dossiers de correspondances passives et actives de Jean Paulhan. Elles s’inscrivent dans deux tranches chronologiques :

  • 1925-1936, années pendant lesquelles Jean Paulhan a été nommé rédacteur en chef, puis directeur de La Nouvelle Revue française,
  • 1950-1958, années de redémarrage de La NRF, après l’interruption de la fin de la guerre et de l’après-guerre…

L’OBVIL, dont l’accès et la consultation en ligne sont libres, constitue cependant une base de données protégée, au sens des articles L341-1 et suivants, du code de la propriété intellectuelle française. Il est donc convenu que :

  • La diffusion sur le site de l’OBVIL des lettres, quoiqu’ayant été autorisée par les ayants-droit des auteurs concernés, demeure soumise aux règlementations en vigueur sur les droits d’auteur.
  • Pour toute citation d’une lettre ou diffusion d’une image, dans le cadre d’une utilisation privée, universitaire ou éducative, il doit être fait mention de la source [« Labex OBVIL »]
  • Pour toute citation ou diffusion dans le cadre d’une utilisation commerciale, il faut obtenir l'autorisation préalable des ayants-droit concernés.

L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur.

*

  • Pour obtenir l’autorisation de reproduction d'un document du site HyperPaulhan, contactez la représentante des ayants-droit de Jean Paulhan, soit Claire Paulhan.
  • Pour obtenir des informations biographiques sur Jean Paulhan, ou se renseigner sur les activités de la Société des Lecteurs de Jean Paulhan, consultez le site de la SLJP.
  • Pour consulter les archives-papier originales de Jean Paulhan à l'abbaye d'Ardenne, inscrivez-vous à l’IMEC.

Gabriel Bounoure

1927/1957

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan

Correspondance (1927–1957)

2017
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Source : IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398
Ont participé à cette édition électronique : Camille Koskas (Responsable éditorial), Clarisse Barthélemy (Responsable éditorial), Manon Le Gourrierec (Transcription), Simon Battistella (Transcription), Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale), Anne-Laure Huet (Édition TEI) et Nolwenn Chevalier (Édition TEI).

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1927) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1927.

[Adieu de G.Roud]

Guy Lavaud

Fargue

Jouve

Cher Monsieur & Ami

Votre carte m’a bien touché, dans ce silence de la Sainte Asie plus silencieuse que toute ses nécropoles et d’un ennui vertigineux & purifiant. Rien n’est plus précieux ici, pour nous, qu’une approbation, et laissez moi dire qu’une approbation de vous.

Vous avez reçu sans doute une note sur Max Jacob, qui cet été, à Sainte Anne la Palud apparut comme un gnome et tint les propos les plus gnomiques du monde. Cette note, je dois le dire est une note enflée ou une étude rabougrie. Ses dimensions l’empêchent d’être viable : je n’ai pas voulu m’étendre trop, sans savoir me borner justement. Si bien que cette note est quelque chose d’inqualifiable comme ces pauvres nombres irrationnels aux yeux des Grecs, qui n’étaient ni pairs, ni impairs, simples scandales esthétiques.

Puisque vous le désirez, je parlerai de Derème, de Cros, de Ponchon, non point poetae minores, mais poetae minimi Je ne peux pas vous promettre d’être absolument sans acide.

Je suis très amicalement votre

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (28 novembre 1927) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 28 novembre 1927.

[écrit à Gaillard
(Fond du cœur)]

Cher Monsieur, me voici bien en retard pour vous adresser quelques notes sur les « œuvres de poëshie » que vous aviez bien voulu me remettre. Voici quelques jugements sur Essenine et Cocteau. Peut être trouverez vous que j’ai été sévère pour l’auteur d’Opéra. Je n’ai point la naïveté de penser que je lui « rendrai service : mais je crois que la poésie qu’il fait gâte la poésie qu’il doit faire. Cette mystérieuse alliance de la Frivolité et de la Méchanceté ne vaut rien à la Poésie : c’est un climat ou elle ne peut vivre. Cocteau le sait et le sent, j’en suis sûr. Il n’a jamais été touché dans le fond substantiel de la volonté. De là, cet avortement de sa poésie : il m’a paru qu’il fallait le dire. J'en reparlerai d’ailleurs à propos des Frontières de la Poésie de Maritain.

Laissez moi vous remercier bien vivement pour l’amabilité que vous avez eue de m’envoyer le livre d’Henry Michaux, avec la tête de femme, cible des sombres désirs de Baudelaire. Vous êtes homme d’une délicatesse exquise et dissemblable en rien de l’auteur de vos livres.

J'ai eu le plaisir de parler de vous ces jours-ci avec le gouverneur Julien qui revient de Madagascar avec ses manuscrits plus précieux que tous les trésors de Golconde.

Croyez à ma plus vive sympathie.

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (29 décembre 1927) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 29 décembre 1927.
Cher Monsieur & Ami

Je vous renvoie sans perdre de temps ces épreuves et y joins mes vœux les meilleurs pour l’an neuf. Puissiez vous avoir tout ce que les artistes envient le plus : le loisir. Je ne vous souhaite pas la sainte ivresse et le style, car ces jours vous sont assurés par contrat permanent avec la déesse.

Je vous enverrai prochainement une note sur Max Jacob et une sur André Gaillard.

Croyez à mes sentiments de bien sincère amitié.

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (10 mars 1928) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 10 mars 1928.

Ne soyez pas embarrassé, cher ami, au sujet des pages que je vous ai envoyées sur Max le Gaëllique. Vous les publierez quand vous jugerez le moment venu : je suis très sensible à l’amical scrupule que vous éprouviez. J'ignorais que Jean Cassou dit parler prochainement de notre cher missionnaire. J'admire la pénétration et le grand talent de M.Cassou & je suis bien sûr que Max et les lecteurs seront plus contents d’avoir son étude sous la dent, plutôt que mon petit écrit. Au reste, croyez bien que, sans affectation, je n’attribue à ces notes que le mérite qu’elles ont, et non un autre : ce mérite n’est que de bonne volonté, c’est le désir de bien servir cette belle forme puissante du langage qui est Poesie. Le rôle de critique – et surtout de critique des poètes, - devient vite ridicule ou odieux, s’il n’est pas racheté par un constant retour d’humilité. Ce que vous me dites de la blessure éprouvée par Jeau Cocteau me toucherait beaucoup, si vraiment je pouvais y voir autre chose qu’une simulation, une coquetterie. Comédie d’enfant gâté. Mais quel marque d’orgueil. Quelle absence de force vraie. Cet Opéra finit en opérette.

Cependant je me dis, selon le mot de Pascal, qu’on ne fait jamais les gens assez complexes. J'admire peut être beaucoup plus Cocteau que tels de ceux en sont sont jaloux & le craignent et n’osent pas dire ses défauts. Cocteau est si intelligent qu’il est très capable un jour d’avoir par l’intelligence l’équivalent de cette puissance enflammée et magnifique qui se trouve en tout vrai poète. On verra bien. Mais qu’il est difficile de parler d’un homme que l’éternité n’a pas encore changé en lui même. Je me reproche un peu d’avoir rudoyé Guy Charles Cros : mais le moyen de faire autrement. Son livre est un outrage à l’Amour. Or Amour est le Dieu des Dieux et, comme dit Al Halladj, l’Essence de l’Essence

Vous m’offrez avec une gentillesse exquise vos bons offices si quelque livre me tente. Je vous serais très reconnaissant si vous pouviez user de votre influence pour me faire avoir un exemplaire de la Visite au Musicien. J'ai commandé ce livre à mon libraire de Beyrouth dès qu’il a été amouré par la NRF, c’est à dire il y a plus d’un an. Je pense que l’indolence syrienne, malgré plusieurs vives réclamations, l’a empêché de faire la commande à temps. Je serais très heureux que l’ouvrage me fut envoyé soit contre facture soit contre remboursement (la poste libanaise admet ce genre d’envoi). Excusez moi d’user d’une telle indiscrétion. J'ai un furieux appétit de ce livre. Alain est un grand homme dont on ne peut se passer dans un exil en Phénicie.

J'ai trouvé Roud très émouvant. Kafka est très beau. Ramon Fernandez a dit le mot décisif, avec sa maitrise habituelle, sur la Trahison des Clercs

Croyez à ma très vive amitié

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (21 juin 1928) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 21 juin 1928.
Cher ami

Je vous remercie mille fois de votre amicale lettre. Le silence de l’Orient est chose bienfaisante, mais parfois oppressante comme l’air qu’on respirait au fond des abris-casernes par gros temps de bombardement.

Je suis très en retard avec vous. J'ai beaucoup voyagé ces temps derniers. J'ai passé récemment une semaine en Chypre. Essayé d’avoir quelques renseignements sur Rimbaud par le consul de France. Il ne savait pas son nom. Le gouverneur anglais, administrateur de Cocteau, de Max Jacob sait il que sa résidence du Mont Olympe fut construite pas l’auteur des Illuminations. Je n’ai pu m’en assurer : il venait de partir pour l’Europe. Seul persiste en Chypre le souvenir de Zenon de Cittion. Comment le stoïcisme a-t-il pu sortir de ce voluptueux pays mi hellénique, mi phénicien. Je ne le vois pas nettement encore.

Je voudrais vous recommander un jeune peintre catalan, Francese Domingo (95, rue de Vaugirard). Je lui crois les dons les plus rares. Il est farouche et timide (oui, un peintre, en ce siècle!) Je serais heureux de savoir ce que vous pensez de ses toiles, si jamais il vous arrive d’en trouver sous votre regard et si son art vous semble le mériter, je serais très heureux que vous parliez un peu de lui à ceux qui aiment la peinture.

J'écrirai volontiers quelques pages sur Fargue dès que je serai sorti du labeur absurde de cette fin d’année. Pourriez vous me faire envoyer « Poème, suivis de Pour la musique ». Je suis très démuni de tout livre , - ma bibliothèque est restée là-bas dans le plus perdu des villages bretons, où je la retrouverai Dieu sait quand. Je voudrais bien aussi recevoir Paulina 1880 et le journal métaphysique de Gabriel Marcel. Mon indiscrétion me fait honte.

Je vais vous envoyer une étude sur Suarès – et prochainement une note sur Hoppenot et les poètes de Haïti pour qui Morand a écrit une préface.

Beyrouth est un cuveau d’eau chaude, un hammam sâle et poisseux, le lieu le plus impur de l’Asie. Il m’y faudra passer l’été. Je n’irai vous voir que l’année prochaine, hélas !

Bien Cordialement

G.B

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (26 juillet 1928) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 26 juillet 1928.
Cher ami

Je vous envoie une note sur la poésie haïtienne. Je m’accuse de répondre à votre amitié, si aimable et pleine de bons offices, par une négligence impardonnable. Il faut me plaindre. Outre mes ordinaires besognes, me voici chargé, pendant la canicule du soin de diriger « les Affaires Economiques ». Je me débats parmi la hausses des blés , la dénaturation de huiles, l’exportation des bovins, les maladies de l’oranger, les lignes aériennes France-Syrie, le traité commercial avec l’Egypte, les franchises douanières etc – J'en passe. Heureux Claudel dont l’abondant génie peut sans effort écrire La Messe la bas et acheter une flotte au gouvernement brésilien Jamais je n’ai tant admiré l’auteur de Tête d’Or.

Je croyais que votre jugement sur Benjamin Péret était d’une excessive dureté. Mais non ! C'est une lourde et inconsciente parodie des poèmes de son école avec quelques grossièretés massives. Il est certain que réduire la poésie au pur comportement verbal conduit à l’idiotie réelle. C'est fait.

Etes vous bien sur, me dites vous, de ce que vous avancez sur Vitrac ! Mais, non, évidemment. La sécheresse de Vitrac ne m’a pas échappé. Demain dira si elle est stérilité ! Toutefois pour parler des jeunes poètes, j’estime qu’il faut être très généreux, leur prêter même ce qu’ils n’ont pas, leur attribuer largement le bénéfice du doute. Il ne faut être sévère que lorsqu’il il y a offense manifeste à la Muse et que le rimeur est une plate canaille comme disait Stendhal. Moins cette largesse à la fois systématique et naturelle, le critique se rend odieux, ne pensez-vous pas. Les jeunes poètes, il faut les peindre tels qu’ils sont, mais surtout tels qu’ils devraient être, qu’ils pourront être, qu’ils seront. Je peins leurs possibilités, leur limite idéale. Tant pis pour eux s’ils ne remplissent pas leur idée et mentent à leur type. Il se peut que Vitrac ne soit qu’intelligent et habile, comme tout le monde aujourd’hui. Tout le monde est intelligent et habile, l’avez vous remarqué ?

Aviez vous reçu une note sur Gustave Roud ? Il y a dans son petit livre, un accent bien frappant.

Laissez croire que je suis l’abbé Bremond si l’on veut, encore que cette hypothèse m’agace. Mais rien ne me plait autant que cette identité secrète. Conservez ces ombres sur ma personne.

A vous, avec fidélité & reconnaissance

G. Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (19 août 1928) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 19 août 1928.
Cher ami

Je suis sans nouvelles de vous depuis très longtemps. Je suppose que vous êtes au bord de cette mer que je vois de mes fenêtres, si belle là-bas, ici chaude et impure, pleine de dieux - femelles au corps de poissons, plus répugnante que les requins que vit Lautréamont dans l’Atlantique.

Je vous souhaite tout ce que je n’ai pas : la chaleur sèche, la fraicheur des marais, l’autonomie de l’esprit, -toutes les présences et toutes les absences qu’il vous faut, qui me sont si rarement données.

Je vous envoie un essai sur les deux derniers recueils de poèmes publiés par Suarès : Haï Kaï d’Occident l’an dernier et Soleil de Jade cette année. Je suis très impatient et un peu anxieux de savoir ce que vous penserez de cette étude. Dites le moi.

Je vais vous envoyer des notes, certaines très courtes, sur des livres dont certains ne méritent pas grand développement. Je vous ai envoyé récemment quelques pages sur Paul Morand & les poètes de Haïti.

Croyez moi très fidèlement & avec reconnaissance

votre G.B –

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (22 octobre 1928) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 22 octobre 1928.
Cher ami,

Me voici bien en retard pour vous écrire, pour vous remercier. J'ai reçu votre belle étude, – si dense et d’une discrétion hautaine et subtile, - au moment où je partais pour Damas. Non point pour mon plaisir, helas, mais m’enfoncer dans des broussailles budgétaires, me plonger dans les comptes de l’Université syrienne. Qui penserait qu’en Orient, dans la ville des Oummayades, où l’on imagine toutes les soirées consacrées à la poésie & à la volupté, je comparais des recettes et des dépenses, comme Napoléon en Italie (ce rapprochement ne vaut que pour un point!) lisait le soir des états d’effectifs. Vous me plaignez, vous m’excusez. J'ai réservé pour mon retour à Beyrouth le plaisir de vous parler du « défaut ». Je le fais avec une vraie joie : tout ce que vous écrivez est extrêmement excitant pour l’esprit. On ne peut pas vous laisser sans réponse. Vous ayant lu, on parle indéfiniment de vous et de vos idées en soi-même. Vous êtes un peu inquiétant : votre pas est silencieux et décisif, brusquement dérobé : j’aime ce qu’il y a de félin dans ces approches glissantes, ce geste qui touche une fois l’essentiel et s’abstient aussitôt avec une discipline souriante et pleine de force. On vous suit et soudain vous nous laissez sur une position découverte où tous est nouveau pour un neuf regard. On se retourne : vous avez ironiquement disparu. Votre art – que j’aime profondément – est d’établir votre opinion par un déplacement insensible qui tout à coup ouvre une perspective. L'admirable est de proscrire à ce degré tout ce qui peut ressembler à un développement et avec si peu de mots d’être si riche et si précis. Votre manière est de suggérer, mais je ne sais comment vos suggestions valent des définitions.

Votre idée me semble très juste et très féconde. Est-il rien de plus bête et de plus agaçant que cette accusation de rhétorique lancée d’habitude aux écrivains les plus vrais & les plus sensibles, aux artistes les plus [mot illisible] (car cela existe) par des professeurs qui ne conçoivent d’autre vérité que pédagogique, c’est à dire qui sont enfoncés dans les plus sottes conventions. Dans le cas le plus favorable, le critique (décidément quel bouffon personnage qu’un critique) est l’homme qui rapporte tout à sa vérité et juge toujours le langage d’un autre par relation à sa propre pensée et à son propre discours. Vous nous rappelez le dialogue Valery – Lucien Fabre. Valery lit la phrase de Pascal : « Le silence éternel ... Il n’entend là que le son creux de l’emphase. Mais Lucien Fabre dans la même phrase voit réunis les mots les plus simples, les plus précis, les plus éloignés de toute pensée de tintamarre : il discerne même dans cette bouche amère et savante l’ingénuité de l’accent auvergnat. Il est évident que c’est Fabre qui a raison. Le reproche de Valery signifie tout simplement que les mots de Pascal ne conviennent pas à la pensée valeryenne. On le savait un peu. Pascal s’empare des mots d’une telle prise souveraine qu’ils ne peuvent plus entrer dans d’autres alliances que celles qu’il leur a imposées.

Pour moi, je crois que tout acte positif de création littéraire est un acte synthétique où la pulchritudo vaga résultant des combinaison de mots et de rythmes se mêlent toujours se mêle toujours à la pulchritudo adhaerens résultant de la fidélité du rendu. Pardonnez moi ces termes un peu pédantesque, mais commodes et qui vont vite. Or le critique est le plus souvent un pur analyse, s’attachant à juger la pulchritudo adhaerens, parce que l’autre échappe à ses grosses pattes et par un grossier présupposé d’absolu et de réalisme. Et puis le critique est celui qui regarde l’oeuvre en renversant la lunette. L'artiste et lui ne peuvent jamais s’entendre

Je soupçonne aussi que la vraie définition du critique est la suivante : le critique est l’homme qui ne lit pas, persuadé qu’il n’a pas besoin de lire pour juger. Et ne lisant pas il s’arroge à bon marché cette supériorité de dénoncer l’entrainement du langage, la naïveté de l’écrivain qui s’est laissé piper aux mots. Un liseur, c’est Montaigne. Un critique c’est Taine.

On m’objectera le critique qui ne juge pas mais s’efforce seulement de comprendre (Non ridere…sed intelligere). Mais celui là n’est pas plus intelligent que l’autre : sous prétexte de mettre l’oeuvre dans sa lumière, dans son encadrement, il dissipe toute l’intériorité de l’oeuvre en facteurs extérieurs : la race, le milieu, le moment. La sociologie. Toutes les valeurs et les puissances individuelles se résorbent en extérieur.

Vous avez une distinction d’une rare finesse quand vous montrez qu’on peut entendre un livre tantôt comme langage, tantôt comme pensée. Il est vrai qu’en un sens le discours exclut la pensée et la pensée exclut le discours ; mais ce sont là ses limites : l’art est également éloigné de l’automatisme verbal et de la pensée sans signes. Cette distinction toutefois est presque inévitable parce que de la pensée d’un artiste, nous voyons d’abord des signes et beaucoup de lecteurs ne vont pas plus loin. Le grand écrivain est celui précisément qui sait empêcher son lecteur de faire cette coupure et son vrai critique est l’homme qui comprend la langue d’artiste comme pensée. L'écrivain de génie est tel que l’on ne peut penser sa pensée qu’avec les mots dont il s’est servi et auxquels il a su donner une abondance de signification inépuisable. Sa pensée, loin des signes qui la manifestent se perd comme une ombre et devient la pensée de tout le monde. Alors le critique triomphe. Aussi par cette distinction on peut réduire les plus grands à la pure apparence, c’est à dire à la rhétorique. Montaigne est un rhéteur pour Marphurius, Pascal est un rhéteur pour Diafoirus, Stendhal est un rhéteur pour [Macrobu?]. S'il est vrai que le grand écrivain repousse cette dissociation, il ne la repousse que pour ceux qui sont capables de sa vérité. Pour les autres, c’est un assembleur de phrases. Shakespeare voit la vérité de Montaigne, mais non Faguet. Platon qui a tant dénoncé la « flatterie » de la rhétorique est un rhéteur pour Louis Veuillot. C'est aussi comique que les unions nouées par le hasard entre les hommes et les femmes : le grand artiste trouvant son critique c’est aussi rare qu’un bon mariage.

La vérité et la beauté des œuvres me sont pas choses faites, mais toujours à faire. Le critique fait enfuir toutes les idées et toutes les vérités sublimes ou délicates. Il est vrai cependant qu’il y a une vérité et une fausseté du langage. Il est vrai qu’il y a des signes derrière lesquels il n’est point de pensée mais la critique se figure que cette fausseté est un absolu : comme le dit Spinoza de l’erreur, la fausseté littéraire n’est rien de positif, il n’y a de fausseté littéraire que par rapport à une vérité littéraire. Vous avez montré cela d’une façon je crois définitive et qui s’imposera : la relativité inhérente à cette accusation de rhétorique oblige l’accusateur à définir son centre de référence. Il ne doit point s’y dérober : vous l’avez mis au pied du mur. Tous ces fameux censeurs n’ont rien fait tant qu’ils n’ont point fait accepter leur étalon. Qu'ils montrent d’abord cette vérité qui est le rapport de la puissance de l’homme aux moyens de l’auteur.

Excusez moi d’être si bavard : mais votre étude m’a entrainé dans ses réflexions sans fin. Je la trouve très forte et très belle. Je me donne le plaisir de relire le « Défaut » rien que pour jouir de cet effet romanesque par lequel c’est la critique tout à coup qui se trouve assise sur le banc des prévenus. Il y a là, dans un monde purement idéal, un effet de comédie très fin et que j’aime extrêmement. Le juge ne se voit plus sur son siège, mais entre deux gendarmes et sommé de donner ses noms et prénoms.

J'attends avec impatience la suite que vous nous promettez.

_____

 

Je suis très heureux que vous ayez gouté les pages que j’ai consacrées au Japon, dans l’oeuvre de Suarès. Je consens volontiers à quelques coupures, ayant eu l’impression qu’il y avait ça et là quelques vérités ; mais j’ai passé un été si chargé de soirées multiples que je n’ai pas eu le temps de faire court. Je vous suis très reconnaissant de bien vouloir prendre la peine de m’indiquer ce qui peut et doit disparaître.

 

_____

 

Plus je lis Fargue, plus j’admire cette sensibilité merveilleuse. C'est le don des dons et le suprêmes cadeau des Muses. C'est par cette sensibilité qu’il est tout ce qu’il est, qu’il est intelligent, imaginatif, artiste : c’est le fonctionnement de ces seuls organes de son sensorium.

_____

 

Excusez cette longue lettre, très désordonnée j’en ai peur & que je redoute de relire. Vous avez passé de belles vacances, parmi la flore uraguayenne de Port. Cros, admirant les geckos et les caméléons. Pendant l’été Syrien tout disparaît sous une poussière intense, la cendre de Nabuchodonosor et du temple de Jerusalem, celle qui recouvre les bijoux perdus de l’antique Palmyre. Heureusement la mer est là et ce qu’il y a de sacré, dans tout plongeon dans la mer.

Je songe à votre sérénade relative à Eluard. Savez vous que je ne suis aucunement en correspondance avec le poete de Dessous d’une Vie. Pensez-vous que je puisse lui écrire pour lui demander ce que vous souhaitez. Il doit trouver, j’imagine, que j’ai savouré beaucoup trop près de la surface, une poésie issue du plus profond de l’Existence. Mais si vous estimez que ma demande a chance d’être accueillie, je lui écrirai bon volontiers. Il va sans dire que rien dans ma lettre ne lui donnerait à présumer que vous avez formé ce vœu.

Répondez moi la dessus .

Croyez, cher ami, à mes très fidèles amitiés et acceptez mes bien vifs remerciements.

Bounoure

Je vous envoie une note sur Hoppenot. Envoyez moi ses épreuves : j’aurais il me semble en la relisant, plusieurs retouches à faire.

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (12 novembre 1928) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 12 novembre 1928.

Cher ami, me voici dans l’oasis enchanteresse, au moment où les pentes du [Kassiour?], sous le soleil d’automne ont la couleur des abricots de la [Ghouta ?] Je viens de parcourir le Djebel-Druze avec cet extraordinaire Louis Massignon qui est un des plus grands esprits & une des plus grandes âmes que je connaisse. J'ai vu sans lui Maaloula où les habitants parlent encore la langue même dont se servit Jesus-Christ. Je n’ai été nulle part sans la pensée de votre amitié et veux vous le dire, pour me dédommager, au soir d’une longue journée pleine de laborieuses et sinueuses tractations syriennes.

Très fidèlement

G. Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (13 décembre 1928) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 13 décembre 1928.
Cher ami

Je repars pour Damas et n’ai que le temps de m’excuser pour un si long silence. Laissez moi vous dire aussi que je suis sans nouvelles de vous depuis des semaines.

J'ai eu très peu de temps à moi tous ces temps-ci. J'ai beaucoup travaillé avec Massignon et cet homme admirable vous prend tout entier. On ne lui résiste pas.

Vos observations si fines et si profondes du mois de novembre m’ont pourtant longuement occupé. Ce que vous dites des interprétations de Levy-Brühl me paraît acquis pour toujours. La lumière dont vous éclairez les recoins de tous nos raisonnements est si pénétrante et si fouilleuse, que vous êtes toujours spirituel et qu’on est un peu effrayé de votre speculum.

J'ai reçu un mot d’Eluard qui me dit brièvement : « Tout ceux qui ne considèrent pas Benjamin Peret comme le plus grand poète vivant sont de pauvres cons. Par conséquent, et ? G. Bounoure. Hein ? »

Je suis mécontent parce que j’estime que je méritais mieux, au moins quatre pages de coprolalie. Je suis très vexé de cette brièveté.

Bien cordialement

G.B.

Cet article sur Hoppenot était très mauvais : Je crois qu’il vaut mieux ainsi. Envoyez moi toujours ses épreuves, car j’ai l’esprit très lent et comme à [M. de Roanny ?], les idées me viennent après.

Lettre de Paul Morand [28]

Publiez au plus vite la lettre de Paul Morand. Il ne faut pas faire tort à un poète de sa pensée véritable sur la poésie.

Si vous aviez sous les yeux « l’Anthologie de la poésie haïtienne indigène, Préface de Paul Morand » vous constateriez que les opinions cités par moi ne sont aucunement présentées comme des propos recueillis de la bouche d’un voyageur et transcrit plus ou moins fidèlement. La page dont elles sont extraites est signée Paul Morand Nul ne pouvait supposer qu’il ne s’agissait que d’Une Heure Avec. Et comment deviner que dans la préface d’une anthologie poétique un poète s’adressant à des poètes ne visait qu’à définir l’art de la prose sans dire un mot de l’art des vers ?

Je suis très heureux d’apprendre que l’auteur des Lampes à Arc pense comme je le pense, que la poésie doit s’alimenter « à ces fontaines de feu, selon le mot de Yeats, où plus rien n’est grotesque, où la beauté seule existe. »

G.B

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1928) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1928.

Voici, cher ami, deux notes inégales par leurs dimensions2. J'attends avec impatiente votre opinion, votre verdict. Vous verrez que tout en admirant beaucoup, je n’aime pas cette sensualité de professeur et d’assis, ces agacements de membre sur les épis d’une Cérés scolaire. Mais ne suis je pas trop sévère. C'est vous qui me le direz.

Croyez à ma bien vive amitié

G.B

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1928) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1928.
Cher Monsieur & Ami3

Saison des pluies. Suis je aux îles Aran ? Il fait aujourd’hui exactement la même lumière que le jour où je buvais chez vous, comme sous la tente d’un cheikh bédouin, le plus odorant café de l’Yemen, singulière allégresse de l’esprit par ces temps irlandais sur ce rivage de Phénicie. Croyez à ma très vive & fidèle amitié

Bounoure

Je reçois l’anthologie de la poesie haïtienne. Les noirs ont pour mission de civiliser l’Amérique. Mais d’après le recueil, ce n’est pas près d’arriver.

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1928) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1928.
Cher ami,

Au retour d’un long et pénible voyage de trois semaines dans la Syrie du Nord, je trouve votre lettre, je trouve la « Visite au Musicien ». Laissez moi vous remercier bien vivement & de la missive & du livre. J'arrivais couvert de la poussière des grands plateaux entre Alep & Euphrate, sentant l’odeur de suif & de suint qui parfume les villages turcomans &, tcherkesses, fatigué d’avoir roulé des heures sur les pistes creusées d’ornières – et je trouve ces choses françaises, amicales, rafraichissantes. Une pomme de Normandie, un chasselas de Fontainebleau

Avant mon départ, j’avais confié à mon planton le soin de recommander à la poste un pli pour vous contenant des notes sur Ponchon et sur Gustave Roud. Or mon planton, mebuali, à été distrait par le Ramadan. Incapable de me donner le récépissé de l’envoi, il a fini par m’avouer qu’il a mis tout bonnement la lettre à la poste et sans l’affranchir. D'où deux hypothèses : où vous n’avez rien reçu, ou mon fantaisiste dogman vous aura condamné à payer une taxe – dont je m’excuse mille fois. Mais l’Orient est l’Orient et un cerveau mebuali fonctionne suivant ses lois propres : nous n’y changerons rien

Je vais vous envoyer prochainement un trio d’études consacrées à des surréalistes : Vitrac, Desnos, Eduard.

Croyez, cher ami, à mes sentiments de vive et reconnaissante amitié.

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (17 janvier 1929) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 17 janvier 1929.
Cher ami

Ce que vous me dites de votre santé me peine vivement et je forme les vœux les plus amicaux pour que la lumière vous soit rendue et que vous me soyez pas réduit à la seule clarté noire de l’intelligence. Votre lettre par bonheur donne à penser que vous êtes sur le bord de la guérison et que le regard perçant de Jean Paulhan bientôt se posera de nouveau sur le spectacle du monde. Je voudrais vous remercier de tout ce que votre lettre contenait pour moi de cordial et d’encourageant. Vous remercier aussi d’avoir bien voulu me donner un exemplaire spécial de cette pénétrante étude où le fonctionnement de l’esprit est photographié, mis au ralenti, décomposé. Vos études, laissez moi vous le dire, inspirent à tous la même peur que le dictionnaire des idées reçues, rêvé par Flaubert devait inspirer aux écrivains. Ils n’auraient plus osé aventurer un mot de peur de le retrouver dans ce sottisier universel. On vous lit et du coup, nos idées nous paraissent dangereuses à manipuler comme une grenade non déchargée. Nous avons peur que Jean Paulhan, l’incorruptible, nous demontre que la moindre de nos consécution d’idée est viciée par de subtils sophismes, par d’inconscientes imitations, par le mécanisme d’enchainement verbaux qui n’ont rien à voir avec la pensée. Mais aussi quelle terrifiante épreuve, contient cette critique invincible, ce nominalisme subtil et irréfragable.

  Vous êtes un peu sévère pour Hoppenot. Vous l’êtes moins que Massignon, cet archange exterminateur, courroucé perpétuellement contre tout esthétisme. Il est vrai qu’Hoppenot concède beaucoup aux vanités et même aux niaiseries du snobisme : il croit à l’opinion des gens dits « intelligents », deux ou trois officiers de marine qui ont lu Pierre Mac Orlan et Paul Valéry et parlent d’Atikhté seraient des danseuses des casinos levantins. Mais enfin ce trait est de jeunesse : j’espère qu’Hoppenot le quittera, pour se réfugier dans la solitude persane où il a écrit déjà quelques pages pleines de prouesses.

Louis Massignon est un des seuls qui soient capable de nous apprendre quelque chose sur la nature de la poésie. C'est un homme admirable, à qui vous devez demander une étude sur la stylisation poétique dans les langues aryennes, sémitiques et polynésiennes. L'article que contient le n°2 de la Revue Juive = Pro Psalmis, nous a tous laissés sur notre appétit ; quelques conversations que j’ai eues avec lui sur ce sujet ne l’ont pas encore calmé. Publiez seulement trois pages de lui et vous verrez éclater soudain le ridicule de tous ces bavardages sur la poésie pure, la niaiserie des scribes scribouillant sur Valery.

A ce propos, je vais vous envoyer une étude sur le livre de Guegen. Vous me direz très nettement ce que vous en pensez. Valery est un philosophe critique d’une netteté extrême. Je ne crois pas que l’avenir attache autant d’importance à ses vers – encore qu’il y ait quelques réussites admirables comme la jeune Parque. Je suis très impatient de savoir ce que vous pensez de lui (Massignon lui applique le mot de Baudelaire sur Gautier = C'est une huitre dans une perle. Mais à cette opposition Massignin-Valery, il y a les causes les plus capitales et on peut penser là-dessus indéfiniment...)

Hoppenot m’a promis un poème pour la N.R.F. Encore inachevé.

Voici une note sur Desnos : « la Liberté ou l’Amour ». Je vous enverrai à l’avenir des choses plus brèves... Ca m’ennuie tellement de faire dactylographier un manuscrit, de relire, de corriger...

Tous mes vœux les meilleurs et croyez à mes très vives & fidèle amitié.

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (23 février 1929) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 23 février 1929.
Bien cher ami,

Je dois vous dire que j’attends avec impatience le prochain numéro de la NRF. Non pas seulement parce que le professeur de la Sorbonne semble être arrivé au bout de sa glose et qu’ayant mis le point final il nous invite à l’espoir que nous ne l’entendrons plus. Mais surtout pour lire la suite de votre étude qui, avec l’admirable page d’Alain contient tout l’or de ce dernier fascicule. Vous nous rendez la vie de l’intelligence, tant vous la vivez fortement, aussi passionnante, aussi romanesque que la plus belle aventure. J'ai une hâte extrême de savoir où & par où vous allez nous mener et comment vous vous prononcerez sur cette question du naturel. Il me semble que Valery est un peu à l’égard du naturel comme ces philosophes, ennemis de la métaphysique qui ne semblent rien admettre au delà du phénomène et cependant ne peuvent se tenir de toujours présupposer, même à leur insu, quelque noumène. Il y a une sorte de passe-passe chez Valéry, moins involontaire sans doute, que pratiqué par quelque coquetterie de subtilité et pour nous duper par quelque aporie dont lui seul aurait le secret. Je vis cela un peu au hasard, n’ayant voulu aucun texte de Valery et par pure impression. Pour lui l’immédiat n’existe pas : il exténue, il minimise le spontané, - (ce qui n’est pas bien neuf, tous les philosophes de l’idéalité ont dit ça et très bien) ; mais il ne laisse pas de ressusciter l’immédiat au moins à l’état de fantôme puisqu’il parle de la comédie du construit. C'est là le sophisme : pour distinguer la convention, il a besoin d’une nature, comme pour caractériser l’erreur, il est nécessaire de disposer de la vérité. Or pour lui, il n’y a pas de nature, si ce n’est un « acte » qui a l’état pur est plutôt de droit que de fait. Quand tout est illusion, on ne plus parler d’illusoire. Si tout est fabriqué, il ne faut plus parler de naturel, comme il ne faut plus dire que le fabriquant est comédien. Mais quoi, j’attends la suite de votre analyse qui dans le marbre le plus impressionnant découvre merveilleusement les fissures invisibles. Savez vous que j’ai été autrefois un lecteur du « Spectateur », non point celui de Marivaux dans une autre existence (Et encore que sait-on!) mais celui qui paraissait vers 1910...

Fargue est entre les mains de la dactylographe. Je vous l’enverrai dans deux jours. Savez vous que votre radiogramme m’a fait me ruer sur mon encrier. Vous employez des moyens de pression tout à fait déloyaux !

J'espère que Massignon vous aura promis quelque chose. S'il faut le supplier, dites le moi.

Mille mercis de m’avoir appris le premier la naissance d’Anne-Marie Supervielle. La lettre de son père n’est arrivée qu’après la votre.

Il pleut ici comme en Irlande. C'est désolant.

Vives & sincères amitiés.

Bounoure.

[en haut de la page à gauche] Je n’ai pas reçu le livre de Chabaneix

[marge gauche] Je vous l'enverrai sous deux jours

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (27 février 1929) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 27 février 1929.
Cher ami,

Voici quelques pages sur Fargue où j’ai essayé de définir l’essentiel de sa nature poétique. C'est l’idée que le choix est fait dès l’enfance : le vouloir en descend, les désirs y remontent. Fargue prolonge et sauvegarde plutôt qu’il n’innove Nous sommes tous ainsi, mais perdus et sans le savoir. Fargue le sait. Il a décidé de ne point sortir d’une sorte de Paradis d’Andersen où il fait rire les fées. Et c’est très beau. Mais je l’ai dit très mal, - toutefois dans les limites que vous m’aviez assignées, seul mérite de cet essai que je me hâte de vous envoyer pour ne plus le voir

Saviez vous que la Syrie fourmille d’écrivains. A Damas c’est Henri Petit qui se console par la lecture de Saint Bernard du refus qui a été opposé partout à un « Descartes & Pascal » venu sans doute un jour sous vos yeux. Oeuvre manquée où l’auteur tente de rendre la pensée de Pascal et celle de Descartes indistinctes l’une de l’autre en les absorbant toutes les deux dans une sorte de pathétique vague. J'ai dit à Petit qu’il me paraissait beaucoup plus intéressant de marquer en quoi ces deux hommes étaient inconciliables. Mais Petit est persuadé que son intention maitresse a été méconnue et il s’hypnotise sur cet essai qu’il devait considérer comme un simple exercice. De là, chez lui beaucoup d’amertume. A Beyrouth, nous avons un jeune romancier, l’auteur de la Vie selon la chair, roman érotique ainsi jugé par un journal libanais : « beaucoup de chair et très peu de vie ». Nous avons enfin un capitaine de corvette, qui n’obtenant point son cinquième galon éprouve le besoin d’obtenir des assurances formelles sur son génie littéraire et vient de convoquer tout ce que Beyrouth compte de fins lettrés d’avant-garde pour une lecture publique : « Un poème dramatique... avec des intégrales, des femmes nues... on pleurera comme à la tragédie grecque !. »

Quand je pense que vous me croyez en train de manger des sauterelles, avec des nègres, sous des cocotiers.

Croyez à mes sentiments d’amitié fidèle & reconnaissante.

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (25 mars 1929) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 25 mars 1929.

J'admire en vérité, cher ami, qu’il ait pu vous venir un doute sur la valeur de votre admirable étude. L'on vous fait beaucoup de reproches, dites-vous. Supportez les sans trouble. Sachez que rien n’est plus pénétrant, ni plus fort, ni plus juste que ces pages d’une élégance supérieure et d’une lumière souveraine. Je voudrais les avoir écrites et vous le dis naïvement, tant il s’y mêle de finesse à la vigueur la plus virile. Au prix de cette analyse, je m’accuse de voir combien l’homme de « l’infatigable esprit » paraît soudain fatigué, un Narcisse un peu fourbu. Si Valery s’est irrité de votre analyse, il fait montre d’un petit esprit et d’une grande vanité. A vrai dire, comment l’homme qui se croyait le seul à si bien connaître son fonctionnement, accepterait-il de voir son mécanisme démonté d’une façon si simplement victorieuse. Il est vexé de n’avoir pas aperçu la petite vis, la franche coudée qui mouvait à son insu cette réflexion si jalouse de sa pureté. Il ne se voyait pas se voir si bien qu’il le disait !

Je me sentis connu encore plus que blessé Et c’est bien la pire des blessures quand on se croit un poseur d’engins préservé pour toujours de s’engréguer soi-même

J'attendais avec impatience la fin de votre étude. Je puis vous dire qu’aucune lecture depuis longtemps ne m’avait autant excité. Il y va de tout l’art d’écrire ! Dans cette jointure si étroite du langage et de la pensée vous avez apporté des restrictions que je crois définitives et nul ne pourra dans l’avenir réfléchir sur le travail de l’écrivain sans se référer à une étude aussi lumineuse. C'est d’ailleurs une vraie jouissance de l’esprit que de voir vos sinuosités si tacticiennes préparer des coups droits décisifs. Massignon disait peut être que c’est à cause de votre stage dans les langues polynésiennes que votre rigueur invincible avant de se décrocher s’enveloppe de ces préparations insinuantes et circulaires. Je dis cela cum grano salis, mais je ne suis pas si éloigné de le croire. En tout cas j’admire le grand art de votre démonstration : elle était très difficile à conduire : il s’agissait de ne pas se perdre dans ce jeu de reflets et d’être attentif à saisir la main qui plaçait les fallacieux miroirs. Sur le fond, je suis tout à fait d’accord avec vous. Voici redites a quia ses analyses qui traduisent à merveille l’expérience d’un homme dont la pente est de glisser au monisme de la réflexion pure où « tout génie est consumé ». Mais contre lui vous avez établi sans réplique qu’il y a les écrivains de la « saveur secrète » et de « la sève centrale », sans parler de ceux qui au suprême sommet monistique de la réflexion ont éprouvé «  la vivification instantanée et transcendante du sujet. » Toutes ces expressions viennent de Al Hallahj de Massignon « Non, tout le monde ne sait pas qu’un homme n’a rien à nous apprendre sur lui-même. Plus d’un, et parmi les meilleurs, sait tout le contraire. »

Puissiez vous venir un jour en Syrie, pour oublier pendant quelques semaines les auteurs, leurs manuscrits, la monotonie des invectives surréalistes. Nous irons dans le désert avec Julio et le nom même de M.Joë Bousquet sortirait de nos mémoires – ce qu’il n’aurait aucune peine à faire.

Toutes les anémones d’Adonis éclatent sous les oliviers en ce moment : cette jeunesse de l’année, si fugitive en Syrie, est séduisante et consumante. Venez.

Croyez à l’amitié très admirative de votre

G.B.

[En bas à gauche] Le poème d’Hoppenot est, de fait, contourné, long et abstrait. Mais ne lui soyez pas trop sévère : il y a une inquiétude poussiéreuse, une angoisse fanée qui ont leur prix.

-Je vous ai envoyé un article sur Fargue – et deux notules sur je ne sais plus plus qui. - ton Chabaneix a du se perdre, car je n’ai rien reçu.

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (13 avril 1929) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 13 avril 1929.
Cher ami

Voici la fournaise du [mot illisible] et ce bûcher, chaque année, où passe la chair pour qu’elle soit vaincue, - ce qui nous explique le platonisme arabe et le monisme du Talmud et tant de pensées qui sont inexplicables pour votre Occident. Spinoza, sans doute, est à lire ici quand le vent d’est noie sous sa poussière unitaire tous les accidents végétaux dont se pare le Liban, cette Provence.

Je me réjouis à l’idée de vous voir cet automne, homme ductile comme l’eau & fort comme le fer.

Affectueusement

G.B

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (14 juin 1929) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 14 juin 1929.

Me voici loin du Liban, cher ami, dans des lieux aussi beaux que Port Cros, où vous êtes sans doute. J'ai été jusqu’à ces derniers jours, fort absorbé par une lourde besogne. Un beau voyage d’une semaine dans cette belle île me donnera la force d’attendre le jour où je prendrai le bateau pour la France, fin juillet. Dès mon retour à Beyrouth, je répondrai à vos bonnes et longues lettres. Croyez à ma fidèle & reconnaissante amitié.

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (06 juillet 1929) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 06 juillet 1929.

Le silence, cher ami, que j’ai gardé à votre égard, si longtemps et bien contre mon gré, m’emplit de honte quand je pense à vos lettres si amicales, si généreuses. Il faut considérer ma triste vie : les besognes ingrates que j’accomplis ici, sous un climat affreux. Heureux les jours où l’on peut se donner le seul plaisir de ces mornes Échelle :s le bain dans la mer bleue et lourde qui se caresse aux rochers blancs. Plaisir en ce moment mêlé d’angoisse : on a vu un requin dans la baie de Beyrouth : un capitaine de corvette que je veux croire un peu visionnaire a vu le sinistre aileron rayer la vague. Parmi les amis des eaux, il a semé la panique. Il est vrai que cet officier – homme précis et qui sait tous les hommages de tous les marins, compense cet excès de rigueur par quelques mythologie d’imagination.

Il croit fermement que le serpent de mer hante la baie d’Along. Le requin de Beyrouth est son violon d’Ingres Je souhaite en tout cas que ce squale n’aille pas jusqu’à Prot-Cros.

Je vous sais gré de m’avoir appris les grands événements qui se sont produits dans la vie de Jouhandeau. Je suis sans nouvelles de lui depuis plus d’un an et ne romprai point le premier ce silence que sa volonté seule fait régner entre nous. Qui ne pardonnerait à Jouhandeau les caprices les plus injustes, voire les cruautés les plus gratuites. J'ai aimé, j’aime Jouhandeau pour lui-même, non pour moi. Peut être ce silence est-il pour me mettre à l’épreuve. Jouhandeau est plus femme qu’une femme : il a beaucoup de la tigresse – et des quatre animaux des Evangélistes. Ai-je besoin de dire que je garde la même admiration à l’auteur de Jodeau et des Pincengrain. Quelqu’un doit-il parler d’Opales dans la NRF. Si personne ne s’est chargé du commentaire de ce roman, il me semble que j’aimerais pendant les vacances écrire une page ou deux sur lui. Il y a six ans j’ai reçu confidence de ce livre : je sais la place qu’il a dans la vie et l’oeuvre de Jouhandeau : il représente la prime naissance de l’ironie dans un mysticisme de collégien qui n’est encore qu’un droit à l’emphase. Je trouve magnifique le courage de Jouhandeau de faire paraître ce livre maintenant, après tant de livres pleins de maturité, de force et d’étonnantes découvertes. Il est bien évident que personne n’a compris ce [mot barré], qu’au total il a fait tort à son auteur. C'est ici le cas de nous servir, cher ami, des leçons que vous avez données : il ne faut pas interpréter ce livre comme mots, car tous les mots y semblent faux, mais comme pensée.

Vous m’avez à deux reprises parlé de Lochac, dont j’ai reçu les livres. L'opinion de Larbaud a tant de prix pour moi que j’en ai commencé la lecture avec l’idée de voir à chaque ligne la vérification de ses éloges. Et bien, je dois dire, pour être franc que je n’ai pas pu trouver en Lochac une seule qualité vraiment poétique. Sans doute la poésie qui s’échappe des cartons renfermant les vieilles estampes, antiques boites à éventails, verdures de Felletin rongées par les mites. Et puis aussi les effets bien connus qui résultait d’un cliché. D'une expression plâtreuse mise à la rime. Mais je trouve tout cela bien au dessous des sonnets d’Henri de Régnier ou des poèmes de Francis Jammes.

Je vous avouerai que je n’ai pas beaucoup aimé non plus le Romains de Jean Prevost. J'ai l’infirmité d’être sensible à la moindre nuance de cuistrerie. Vous auriez dû publier cet article traduit en allemand. Ne me croyez pas ennemis des Germains : il leur sera beaucoup pardonné à cause de leur admiration pour Claudel qui est de nos plus grands poètes. Hoppenot, étant sous ses ordres à Rio de Janeiro, a subi bien des fois les bombardements de cette catapulte lyrique. Les engueulades de Claudel sont des typhons de l’Océan Indien : certain aspirant à la main de sa fille, qui fut refusé au concours des affaires Etrangères essuya une telle tempête qu’il fut affligé de tremblement des extrémités inférieures pendant plus d’une semaine. - Pousot m’a dit qu’avec Claudel il ne parlait jamais que de gastronomie et allaient ensemble manger des poulardes arrosées de vieux bourgogne. Sur ce sujet le prophète irrité s’apaise et montre belle humeur.

Je n’ai pas beaucoup aimé Variables, je dois dire. Le ton de la sagesse ne convient pas à Suarès : s’il n’aime, il n’est rien, comme disait Racine. Et puis on ne peut inventer en philosophie qu’en moyennant une connaissance parfaite de la technique philosophique.

Je vais écrire à Massignon. C'est un homme qui vit dans une presse inimaginable. Il a été en Afrique du Nord ce printemps comme membre de la Commission Tardieu pour l’extension du Droit de Vote des Indigènes. Il ne peut écrire que des billets, faits de deux ou trois fulgurations.

Je vais vous envoyer un Valery, ou plutôt une étude du livre de Pierre Guéguen. Vous me direz très nettement ce que vous en pensez et si vous estimez pouvoir publier ces pages. Vous verrez que je fais la part belle à Valery : je trouve que la jeune Parque est un poème admirable et je le dis. Ce que je n’aime pas sans Valery, c’est le didactisme et surtout toutes ces caresses, ces pâmoisons, ces suavités, ces titillations. Je trouve qu’il y a dans Valery un Pierre Louys en Sorbonne, un Hegel dameret. Cela gâte à mon goût cette nuance si belle de désespoir dans la parfaite lumière, qui est son originalité, son fonds propre. Je n’ai pas besoin de vous dire que je trouverai légitime votre refus, si vous estimez ne pas pouvoir publier cette note et je ne vous en garderai pas le plus léger ressentiment.

J'ai beaucoup aimé vos dernières études, vous vous défendez très justement du reproche de subtilité ! Vous savez qu’on vous l’adresse : je l’ai entendu plusieurs fois dans la bouche de ces gens qui sont incapables de suivre jusqu’au bout la démonstration de la plus élémentaire proposition d’Euclide. En lisant, ils veulent être uniquement passifs : or vous exigez de votre lecteur qu’il prenne au moins la peine de vous suivre et s’écartes des vaines broussailles des habitudes verbales, tant de confusions dont nous préférons être dupes plutôt que de nous imposer l’effort d’en triompher. Subtil, vous l’êtes, mais c’est moins un mérite qu’on doit justifier, qu’un mérite qu’on doit déclarer élémentaire. Ne laissons pas la lourdeur d’esprit et l’opacité des brouillards du lac Copaïs s’arroger impudiquement tous les droits. Votre démarche dans Secret est pleine de bonds silencieux. À chaque instant on vous voit inexplicablement plus loin et nous courrons après vous. Je suis très impatient de vous voir entrer dans l’édifice bergsonien et critiquer cette fameuse critique du langage.

J'irai surement en France cet été. Peut être m’y rendrai-je en passant par la Turquie et l’Europe centrale. Pousot veut qu’on aille un peu observer le mobilisme de l’immuable Turquie, les services que leur rend le nouvel alphabet, ces caractères latins que Massignon voudrait voir adoptés par le monde arabe : car il est mystique en un sens très intérieur et méprise les signes, leur caractère esthétique et le faux sentiment « artiste » ou « passéiste » qui nous attache à eux. Cette si belle écriture arabe, il la regarde « comme du fumier ».

Mais j’irai surement vous voir à Paris en octobre.

Croyez que je suis, avec beaucoup d’admiration et de fidélité, votre ami reconnaissant.

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (10 juillet 1929) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 10 juillet 1929.

Bien cher ami, je reçois votre carte du 29 juin : c’est ici que le mot parapluie paraît peu attachée à l’objet, car ce que nous appelons parapluie ne sert ici qu’à deux fins : se préserver du « gros soleil » comme on dit dans mon Auvergne : mettre à l’abri des regards le visage des musulmanes qui ne pouvant en été supporter leur tchartchaf s’exposent ainsi aux yeux de ceux qui ne pratiquent pas la vertu islamique appelée : pudeur du regard.

Je ne sais comment vous remercier de la peine que vous avez prise pour moi. Vous imposer la maussade corvée de corriger les épreuves d’un long article, - d’un long article ennuyeux, obscur, écrit à la hâte à Beyrouth entre deux voyages et que j’aurais voulu modifier beaucoup sur bien des points ! J'avais demandé à Nino Frank avec la dernière insistance de le renvoyer à ma correction. Il m’a jugé trop loin de cette Bifurcation dont les directions me sont encore inconnues. Où vont ces embranchements ? Cette revue n’a pas encore pénétré en Asie. Je vous suis très reconnaissant d’avoir travaillé sur ce méchant texte. C'est une grande chance pour lui d’avoir passé sous votre regard. C'eût été une plus grande chance encore si vous aviez pu me faire savoir vos avis, vos critiques et si j’avais pu y faire les corrections conformes.

Je savais que Suarès étais banni d’une maison qu’il aimait et qu’il considérait comme son bien le plus précieux. Il vient de m’écrire à son sujet la lettre la plus douloureuse. Vous savez comme tout est pour lui blessure profonde et plaie inguérissable. Il faut reconnaître qu’il est honteux qu’on puisse jeter dans la rue un glorieux artiste, alors que nul n’oserait rejeter un ouvrier de son atelier ou de son échoppe. Mais dans cette épreuve, Suarès vous aura une reconnaissance sans bornes de l’aider à sortir de son malheur. Vous savez qu’il a été profondément touché d’avoir trouvé en vous ce qui lui a été si souvent refusé.

Il y a à Beyrouth un jeune poète plein de talent. J'envoie quelques petits poèmes de sa main à Supervielle en lui demandant de vous les montrer. Il a une jeune sœur charmante qui sera une Sapho levantine.

Quel fut le verdict de Gide sur le poème d’Hoppenot ?

Croyez à ma très fidèle affection

Je ne sais encore à quel moment je quitterai la Syrie. En principe, à partir du 1er aout, mon adresse sera : 18, rue Conchette, Thiers (Puy de Dôme)

Bounoure

 

[note haut de page]

Un certain lieutenant Brun, ancien chef de cabinet du gouverneur de Damas, est devenu disciple de Virginia Wolf et présente un roman au suffrage de la N.R.F. Il me demande … je ne vois pas très bien ce qu’il peut me demander et ce que je peux lui obtenir. Tout ce que je sais c’est qu’il lisait la Revue des Deux Mondes et excitait mon admiration par son aisance à téléphoner. De ces deux qualités, l’une au moins peut servir au romancier.

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (25 septembre 1929) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 25 septembre 1929.
Bien cher ami

Assez extraordinaire cet événement d’avant hier. Vous savez (je vous l’avais dit) que j’étais depuis peut être plus de quinze mois sans nouvelles de Jouhandeau. Un silence opaque comme comme ces lames de plomb que ne traversent pas les rayons de radium. Maintenant vous me voyez dans une vieille maison du 17e siècle, en pierre noire, au fond d’une cour, où un magistrat janséniste jadis fit barbouiller sur les trumeaux l’image de Vénus ou le triomphe d’Amphitrite. Cinq heure du soir, un soir provincial, assez bourru, d’une sorte de désespoir morose et contenu. On sonne à ma porte. On vient m’annoncer «  un grand jeune homme de Guéret ». Je vais à la rencontre de ce visiteur. C'est Jouhandeau. Un Jouhandeau souriant, un air dégagé, affecté. « Vous avez appris mon mariage ? Oui - » Cette chambre était froide et sombre comme la charmille de Port Royal. Nous l’avons quittée pour aller voir dans son auto Madame Jouhandeau et sa mère. Madame Jouhandeau à un air démoniaque et flétri, un air Tintinnabula. Nous sommes allés ensemble par les rues de ma ville qui est une Tolède farouche et sans gloire. Jouhandeau m’a paru imperceptiblement banalisé par son mariage : un air assez touriste, assez touriste en auto, une façon satisfaisante d’admirer le pittoresque, une manière dégagée de réussir à être naturel. Comme si tout Jouhandeau n’était pas dans l’Anti nature. Il n’a été lui même que dans cette façon de venir me trouver, après tant de silence, au fond d’une maison austère, bâtie par quelque ami de Dourat ou de Armand.

J'ai quitté ces plages lumineuses de Lesconil. J'ai traversé Paris, où je ne me suis occupé que d’administration, de budgets ; où j’ai rapporté la grippe la plus incommode et la plus tenace. L'Auvergne est une terre qui dérive vers le midi pour trois mois, mais qui en septembre remonte vers le nord, vers la Sorabe et la Franconie. Les Syriens comme moi souffrent beaucoup du déplacement de cette province sur la grille des coordonnées.

Je suis tout à fait emballé par Pierre Jean Jouve. Merci mille fois, cher ami de m’avoir fait envoyer Hecate et le Paradis Perdu. Et mille fois encore merci pour tous les beaux livres que j’ai reçus grâce à vous.

J'irai à Paris en octobre. Y serez-vous. Croyez à mes sentiments de vive & fidèle amitié !

Que pensez vous de Geroge Schehadé ?

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (24 octobre 1929) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 24 octobre 1929.

Helas, je ne reverrai point Paris avant de repartir pour les Orients. Le médecin ne veut point que je mette le cap sur le Septentrion & ne me permet que les climats plus tépides. A cette épithète vous vous apercevez que je viens de parcourir l’amusant et savoureux recueil de Gonzague Frick, bons poèmes à lire dans un lit d’aegrotant [sic]. Je reçois une lettre de Massignon, toujours « surchargé de travail ». Vous a-t-il promis quelques pages de sa main magicienne ? Beaucoup des idées exprimées par Claudel dans l’Oiseau Noir, sur les jardins, la signification du jardin oriental et du jardin occidental viennent de Massignon et de sa très belle étude parue dans Syria en 1920.

Je vous envoie une note sur A. Salmon. Je suis très en retard ; mais vous pardonnerez à mon infortune, à ma paresse de grippé. Mais mon amitié pour vous ne sera jamais atteinte d’aucune toxine et trouvez en ici l’expression très sincère.

G.B.

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1929) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1929.

 

Bien cher ami [1929]

En votre société et à côté de Julio, combien la Méditerranée encore m’eût paru séduisante et chèrement aimable. Mais quoi ? Me voici à Lesconil, tous les autres hommes, au bord d’un Océan tour à tour couleur de mercure ou de turquoise, péchant la sardine ou la langouste avec des marins communistes, dont les femmes sont possédées du diable. Pays si beau, si antique et si noble, que je forme le dessin d’y bâtir, à l’extrémité la plus irlandaise de ce village bleu & blanc, une maison de granit et d’ardoise entourée de tamaris et de mimosas, où je guérirai lentement les empoissonnements de l’Orient. Connaissez-vous Lesconil ? Lesconil se trouve au bout d’un estuaire mélancolique, aux herbes verdâtres & furieuses, à la juste jointure de deux régions cornouaillaises, que j’aime d’un égal amour : le pays âpre & violent de Saint Guenolé – Penmarc’h et les anses tièdes & langoureuses de Tudy et de la Forêt, entre la Bretagne tragique & la Bretagne arcadienne. Lesconil participe à ces deux caractères. Juste au nord s’étend une palud bordée par des arbres puissants et noirs, décor pour un roman de Balzac, lithographie romantique, espaces d’une tristesse puissante, avec d’énormes menhirs auxquels [mot illisible] semblables lichens donnent une couleur chimique, d’une étrangeté surprenante. J'espère qu’un jour je vous ferai parcourir ces landes et vous emmènerai en barque aux îles Glénans pour manger la cotriade en écoutant ces marins cornouaillais qui sous l’empire du vin sont saisi d’une jactance des plus poétiques et savent gaber comme leurs ancêtres des grands romans & des chansons héroïques. J'admettrai difficilement que vous ne soyez pas présent le jour ou j’inaugurerai ma chaumière celtique, parmi tous ces baladins du monde occidental.

Le premier contact avec le père océan, quand on est devenu un pur Phénicien comme moi est terrifiant à l’égal des discours de ce sophiste venu de Mégare. Couché sur le sable, j’ai traversé de longs jours ou j’assistais à moi-même devenu ὁμοῖος φυτῷ6 comme le sceptique d’Aristote, flottant dans les profondeurs abyssales d’une insondable torpeur organique. Cette explication, vous la jugerez bonne, indulgent aussi, pour me pardonner d’être resté si longtemps sans vous répondre et de ne joindre à cette lettre aucune note pour la revue. Je m’engage à vous envoyer prochainement une forte cargaison de manuscrits.

- Quand j’ai demandé, selon votre vœu, un poème à Hoppenot, je n’ai pris très évidemment aucun engagement que je n’avais aucune qualité pour prendre. Je lui ai dit que vous souhaiteriez publier un poème de sa main et que moi-même en serais très heureux. Ce double vœu ne fait pas promesse. L'acceptation de l’oeuvre dépend naturellement de l’avis du comité de la Revue. Si quelqu’un prenait un engagement, c’était celui qui acceptait de répondre à ce vœu : il s’engagerait à donner un très beau poème. L'a-t-il fait ? Hoppenot est un épigone de Claudel & de St John Perse, qui a eu la chance de connaître la maladie et la souffrance. A ces 4 maitres, il doit tout son talent : il va le gâter par la superbia diplomatica la plus sotte. Et déjà c’en est fait, peut être. « Retour » respire une insupportable complaisance à soi-même, la fausse subtilité, enfin la Rhétorique, - et ce qui est pis, l’abondance rhétoricienne. Massignon l’exterminateur me disait déjà à propos du Continent Perdu : « le continent, c’est de l’incontinence. » Mais enfin quelle est la revue à qui il n’arrive pas de publier au lieu d’un poème un morceau de rhétorique. Et quand il y a deux grands poètes par siècle, il convient de se recrier sur la prodigalité de la Nature et de s’émerveiller de la générosité avec laquelle sont multipliés les dons mystérieux du génie. C'est pourquoi je serais heureux qu’en appel le procès de Hoppenot se terminât par un verdict plus favorable.

 

Je parlerai avec plaisir de Jouve dont j’ai beaucoup aimé Noces ; mais je n’ai pas reçu le Paradis Perdu. Pourriez-vous me le faire adresser et ne serais-je point indiscret en vous disant que je recevrais avec grand joie l'Oiseau Noir, l’Ecuador de Michaux, la Ligne verte de Pourrat, Battling le Ténébreux de Vialatte et le Mouloud de Grenier dont vous me parlez. Je voudrais bien lire également Hécate de P.J. Jouve et l’Ecole des Femmes de Gide et Allen de Valery Larbaud et le Molière de Ramon Fernandez. J'ai un arriéré de lecture inouï.

Je suis très impatient de connaître votre avis sur les poèmes de George Schehadé, ces frêles cristaux, ces sons étranges arrachés par la plus fine aiguille d’acier du fond d’un sillon d’ébonite, sur un disque qui tourne avec le système solaire.

Je quitte la Bretagne vers le 15 septembre. Après quoi, Flandres, Lorraine, Alsace, Auvergne. Je serai à Paris en octobre, où j’aurai, j’espère, le plaisir si longtemps attendu de vous voir.

Croyez à ma très vive & très fidèle amitié.

 

Max Jacob, poursuivi par le ressentiment de Saturne vient d’être jeté à bas d’une auto sur les pentes Sud de la Montagne Noire. Voyez vous notre cher Mage pantelant sur un fond de bitume. Max aime autant les autos que les autos l’aiment peu. Je l’ai vu donner un merveilleux dessin à un tabellion pour obtenir d’être emmené en auto au Pardon de Sainte Anne. Saturne a beau jeu avec de telles imprudences

Dernière heure. Un messager que j’avais dépêché à mobylette m’apporte la nouvelle que Max doit rester 40 jours au lit et ne reçoit visite de personne – Sauf, je pense, de Dieu et de ses saints.

G. BOUNOURE, à Lesconil, par Pont l’Abbé, Finistère -

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1929) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1929.
Bien cher ami

Votre lettre, tout ensoleillée du soleil des Baléares et toute lumineuse de votre lumière est venue me trouver dans ma chambre de malade. Le rude climat de mon Auvergne m’a gratifié d’une grippe sournoise et tenace avec bronchite & râles au poumon si bien que me voilà tousseux, aegrotant [sic] et redoutant fort de ne pouvoir aller à Paris avant mon départ pour Beyrouth, le 4 novembre. Quel ennui ! J'aurais dû être plus docile à vos amicaux conseils et ne point quitter la Provence. C'est la laideur de la maladie surtout qui m’est pénible. Et tous ces organes suspendus à nous comme des loques et des chaines !

Je ne veux point du tout que cette note sur PV [Paul Valery] ait les conséquences que vous me dites. L'univers se passe très bien de savoir mon opinion sur le Prince de nos poètes et vous savez comme je suis peu curieux d’informer l’univers de mes opinions. Donc nous avons tout le temps et si vous estimez que la NRF ne peut publier cette étude ni aujourd’hui, ni plus tard, ou je la laisserai dans mon tiroir ou je tenterai de la faire passer ailleurs. Sachez en tout cas que ce refus je ne l’attribuerai jamais à une pusillanimité de votre esprit ou de votre caractère : je vous connais un peu maintenant. Mais je connais aussi la vie et je sais que les meilleurs et les plus courageux ne peuvent pas toujours ce qu’ils veulent.

Je vous envoie une note sur Philippe Chabaneix. Elle est un peu dure. Mais pourquoi a-t-on voulu guider ce pauvre garçon sur un sommet où il ne peut rester. Ses pieds sont faits pour le trottoir et non point pour la hune de cacatois.

Croyez, cher ami, à mes sentiments très reconnaissants et fidèles.

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1929) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1929.

Beyrouth comment y aller ?7

Cher ami

Voici le poème d’Hoppenot que vous attendiez. Voici les épreuves de Suarès.

Je vous suis très reconnaissant de ce que vous avez fait en faveur de cette étude et de l’amitié que vous m’avez montrée en cette occasion, comme tant d’autres fois. Je tenais un peu à cet essai, non point par un désir puéril de me voir imprimé (je suis à cet égard d’un détachement absolu et, je vous assure, bien sincère), mais à cause de Suarès qui souffre cruellement du silence où on l’enferme. Je lui dirai combien vous vous êtes employé à la défense de ces pages ; merci encore une fois pour cette croisade qui n’était point sans courage, certainement. Pour moi je refuse d’entrer dans les querelles de nos ainés, comme dans toutes les Saintes Alliances, Triples Ententes, cartels et trusts de la vie littéraire. D'abord, vues de l’Asie, ces rivalités sont bouffonnes et encore moins laides que microscopiques. Ensuite, mon sentiment le plus vif serait certainement le goût de déplaire par des admirations ou des critiques lancées tout à trac à travers les secrets des petits conciles que d’ailleurs je ne me soucie pas de connaître. Laissez moi vous dire combien j’admire votre indépendance, (bien plus difficile à sauvegarder que la mienne) et l’esprit de largeur et de hardiesse qui est entré avec vous à la Nouvelle Revue Française.

Votre dernière étude sur Valery, l’hypocrisie de l’art littéraire et les déterminantes du surréalisme est tout simplement étonnante : il y a une poésie certaine dans une analyse aussi légère que décisive ; d’ailleurs elle connait sa perfection et en jouit, comme le grand chirurgien qui voltige sur les lignes du plan organique, aussi claires pour lui que pour l’ingénieur le plexus des voies à l’entrée d’une grande gare.

Je vous écrirai bientôt une lettre plus longue.

J'ai des notes à vous envoyer. Fargue est entre les mains de la dactylographe. Fargue ne veut pas que les autres soient paresseux et voués au démon de la procrastination. Et lui ? Rentre en toi même, Octave.

Croyez à ma vie et fidèle amitié !

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (20 janvier 1930) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 20 janvier 1930.

Bien cher ami. Votre radio m’est une occasion de m’adresser de cruels reproches pour ma négligence, pour un silence qui n’était pas oubli mais en prenait l’apparence. Cependant vous n’avez jamais été plus près de ma pensée, dans un chaos où je me suis mis un jour, comme coupé de mon existence, séparé de ma vitalité que je voyais du haut d’une douleur purifiée. J'ai lu le Pont Traversé, que je ne connaissais pas, admirant avec quelle souplesse, quelle aisance simple vous saviez approcher de l’indicible, poser doucement la main dessus : on sent une chaleur de plume, d’oiseau et puis plus rien. Il y a là un exemple souverain pour dissiper terreur et désespoir sans altérer la merveille. Quelle essence une seconde s’est faite existence, on ne sait : dans cet amour du feu et de renversement que je garde, je me souviens salutairement de l’air naturel et magicien avec lequel vous placez un miroir pur en face du foyer le plus mystérieux de l’âme. En ces sentiments j’étais bien peu disposé à m’occuper de critiques. Jouve et Claudel sont prêts cependant, mais n’ont encore d’existence que manuscrite. Je vais vous les envoyer. Pour le Guéguen, je vous donne toute permission et vous prie de croire que je vous suis très reconnaissant de vous charger de la tâche ingrate de lire la plume à la main ce misérable texte. Il se peut, à bien juger, que telle expression ait besoin d’un coup de lime. Je sais qu’il m’arrive en présence des réputations consacrées à l’Académie et des gloires d’Universités, d’être saisi d’une sorte de délire d’irrévérence. Cette folie conduit tout droit ou risque de conduire à l’injustice. Coupez dons si vous le voulez bien une ou deux branches gourmandes, mais n’altérez pas le tronc et conservez le tranchant et la pointe. L'honneur du critique – s’il existe – est de s’exposer aux puissantes inimitiés (!?) pour dire son avis tout net : on se pardonne d’être un peu cruel pour un poète qui publie son premier livre, si l’on ose, sans plus de ménagement, traiter les plus hautes idoles. Notez bien que j’admire beaucoup Valery : mais qu’on ne vienne pas me dire qu’il a une sensualité magnifique. Il a une sensualité de bibliothécaire, de conservateur de l’enregistrement. Chacun à sa place et qu’il garde son rang. Mais ils sont épatants ces critiques ! Je me rappelle que Leon Brunschvicg prétendait bien lui aussi avoir part et droit aux grandeurs de l’action et de l’amour. Mais non, bonnes gens, contentez vous d’être ce que vous êtes. Ce n’est pas peu d’ailleurs et je vous l’accorde.

Je voudrais bien que vous donniez une page ou deux de moi sur Max Jacob. Vous devez avoir une étude, dont je ne puis retrouver ici aucun exemplaire. Je me souviens qu’elle est pleine des lieux communs habituels sur Max : je voudrais faire disparaître ces vulgarités et dire comment la sensibilité en Max a muri lentement dans le Zohar l’allégorisme des émanatistes orientaux, revécus par ce cerveau perpétuellement recentré, en proie à la folie des paronomases mystiques. Vous seriez bien aimable de me renvoyer cette étude pour que je la remanie profondément.

Entendu pour Desnos : cela me va d’autant mieux que j’ai lu plusieurs fois les vers de sa main très supérieurs à son roman épique et obscène.

Je vous remercie bien vivement pour m’avoir fait envoyer les épreuves de Claudel : le Soulier de Satin : mais il me manque la deuxième journée : on m’a, par erreur, envoyé deux fois la quatrième. - Je me permets de vous demander quelques livres qui me manquent.

Recevez, bien cher ami, avec tous mes vœux, les assurances de ma reconnaissante et fidèle affection.

Bounoure

J'ai appris avec une vive peine la mort d’André Gaillard

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (26 février 1930) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 26 février 1930.
Mon cher ami

Le courrier vous apportera le premier roman d’un tout jeune écrivain du Levant, de qui, pendant les dernières vacances, je vous communiquai plusieurs poèmes. Je souhaite que Rodogune Sinne puisse vous plaire et, vous ayant plu, qu’il puisse être édité. Je souhaiterais même que votre suffrage, le premier, fût acquis à ce jeune poète qui possède les dons les plus rares, sait à peine encore s’en servir, mais vous éblouit par une légèreté, une agilité, une grâce que pour moi, je goûte très vivement. Il n’est point sans ressemblance à Cocteau, il me semble. Mais Cocteau, en bon Français, est surtout chez lui parmi les idées : il manipule les mots avec des mains d’acrobates pour faire luire d’inattendues évidences intellectuelles. Avec Georges Schehadé, c’est tout autre chose. Il habite le monde des colorations, des parfums, de la chair fleurie : il vit dans la merveille du concret. C'est là où Cocteau aurait bien voulu pénétrer, car cette « vie de sensations » comme disent Keats & Dostoïevski est le propre univers du poète. Je pense que vous admirerez la noblesse de cette légèreté, de ce jeu dont le mécanisme frêle s’accompagne d’une ironie blanche, impalpable, traversée secrètement de douleur. Mécanisme ordinairement est signe de lourdeur, mais ici c’est la cage tournante d’un charmant écureuil. Noblesse d’une très vieille race qui ne croit réellement qu’aux choses pures et nues. Georges Schehadé, c’est visible, ne tient pas du tout à ce que son roman ait un sens, une fin, une intrigue aux épisodes bien agencés. Une cascade de perles baroques tombe, doucement retentissante, au creux d’une coupe rose. C'est un chapelet d’ambre qui passe sous les doigts de l’imagination, les qualités qui glissent dans un détachement presque métaphysique. Ces mots, si prestes d’allure, semblent parfois éprouver un étonnement naïf et cocasse de se rencontrer dans ce carnaval ; puis ils eu prennent leur parti, se donnent la mains d’un air naturel et un peu ivre. Et les voilà dans une sorte de fête vénitienne, dans un déguisement universel, qui passe sur un fond d’absolu ou de néant. Tout est sensations chez Georges Schehadé, mais sensations qui parlent à peine aux sens : une gymnastique transparente de l’âme jongle avec les colorations le caractère est tout à fait asiatique et vous y verrez comme moi l’originalité de ce petit roman. C'est un sentiment tout à fait oriental que nous révèlent ces jeux : le goût de l’âme nue, le sentiment d’une unité au dessous de laquelle partent toutes ces fusées. Les nuances spéciales de l’amour et de la tristesse naissent de là [il manque la fin de la lettre].

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (24 avril 1930) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 24 avril 1930.

et Supervielle ?

Bien cher ami

Partant pour un voyage vers l’est et la Damascène ravagée de sauterelles, je ne veux pas différer davantage l’envoi d’une note sur Jouve, que j’espère faire suivre, à bref délai, des notes que vous m’avez réclamées avec tant d’amicale patience.

Je me suis permis de vous envoyer il y a quelque temps un petit roman qui est plein de très jolies choses, mais qui a, je le crains, le tort d’arriver à un moment où l’on est un peu fatigué, ce me semble, du roman poétique. Il est vrai que Rodogune est si peu un roman : ce ne sont que des aventures écrites sur de l’eau, où même sur de l’air, l’air tremblant du rivages de ces pays d’Orient.

J'ai été abordé il y a peu de temps dans les couloirs du Sérail par un jeune homme timide : j’étais en train d’admirer son air poétique et si gentiment perdu quand il s’approche de moi pour me remettre un mot de votre main. C'était M. Laurentié : Un vieux colonial qui sait l’annuaire par cœur et connaît tous les arcanes de l’administration m’a dit que cet Eliacin passait parmi ses pairs pour un intrigant redoutable. Mais j’incline à croire que c’est simplement un terme péjoratif dont [mot illisible] décore la finesse d’un poète.

J'ai beaucoup voyagé ces temps-ci. Je suis allé voir les régions encore inconnues de moi : le Djebel Moussa, sauvage et chenu, avec les sommets hantés des ours et des bouquetins, avec de vieilles églises arméniennes décimées, ensevelies sous les figuiers et les néfliers. J'ai vu Soueïdié, l’ancien port d’Antioche et j’ai lu Hölderlin sur le Djebel Aldra, marquant les pages les plus aimées avec des violettes dont l’éclat et l’intensité passent toutes celles de Parme et de Toulouse.

J'ai mérité votre silence, mais j’en souffre. Ecrivez moi et croyez moi toujours très affectueusement votre.

G.B

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (08 août 1930) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 08 août 1930.
Bien cher ami

Votre lettre m’a fait grand plaisir, m’a fait grand bien. C'est l’été surtout que l’on ressent ici ce qu’il y a de désertique, d’oppressant dans cette Asie collective, millénaire, continent de l’anonymat, qui a réussi à faire rentrer dans le repos le devoir même de la connaissance. Parfois je souhaite me perdre dans cette indifférence : je la sens qui m’envahit par en bas comme un brouillard les fonds de vallée. Cependant la désolation et l’aridité font étinceler ses sommets qui refusent se s’éteindre. Le fakirisme d’un occidental ne sera jamais complet ni parfaitement réussi.

Hélas, je n’irai pas en France cette année. J'ai beaucoup de travail et du plus obscur. Heureusement, le petit Schehadé pousse avec moi cette meule, jeune marié de la Poësie, toujours au matin des Noces les plus charmantes & les plus mystérieuses. Sachez qu’à mes ordinaires supplices, on a ajouté la tâche ingrate de « préparer l’Exposition de 1931 ». Cette exposition devant avoir un caractère « historique, ethnologique et sociologique » (!?), il a été a admis que c’était sur moi que devait retomber ce faire. Me voilà donc ethnologue, sociologue, moi qui ne suis rien et surtout pas ça. Voyez moi embarqué dans le recensement des costumes, des « objets de chasse, de pêche, des techniques locales », des objets liturgiques etc... Plaignez moi. Les effarés qui sont dans les administrations & les comités refusent de se prêter à la recherche de ces documents propres, disent-ils à les humilier, à les faire passer pour des sauvages, des polynésiens. Ajoutons que nul ne s’est jamais occupé d’ethnologie syrienne. C'est terra incognita. Alors on s’avance dans la nuit, en se confiant aux lumières tremblotantes promenées par une jeune fille « spécialiste du costume » et par les officiers des « services des Renseignements ». Un seul parti à prendre et que j’ai pris : accepter la situation avec légèreté et réunir un bric à brac qui sera bien assez beau & bon pour la badauderie des occidentaux. Mais vous voyez dans quelle perpétuelle offense à nos dieux je vis sur ces rivages.

Il y a bien longtemps que je voulais vous remercier de m’avoir fait don du Guerrier Appliqué. Par un tour singulier, il m’arrive d’être le plus silencieux sur ce que je goûte et j’admire le mieux. J'ai aimé peu de livre comme ce livre d’une Politesse parfaite, racée, asiatique. Il est austère et pur, grave et transparent, d’une élévation et d’une pudeur bien rare. Parmi ce peuple de ma bibliothèque, je le range parmi les princes. Il vous ressemble enfin, qui donnez, je me rappelle, l’impression d’une force grande & sûre soumise à une douceur accomplie, ou il entre un peu de magie & beaucoup de mystère.

Personne n’a parlé de la guerre comme vous, d’un ton aussi libre, avec un naturel qui est au niveau de tout événement et qui tient à une certitude que le fait le plus panique trouvera en vous une réponse d’intelligence & de spiritualité. Ici pas la moindre nuance d’emphase, pas le moindre asservissement à ses grands mots, à des devoirs, à des généralités. Voila sur la guerre le livre de l’homme libre. Celui d’Alain – qui est beau,- a l’accent politique & le ton de l’homme social. Alain est libre des Pouvoirs, sans doute, mais il n’en est pas si libre puisqu’il y croit. Ce n’est pas Jean Maast qui essayerait d’imiter l’énormité et la grossièreté de la guerre avec de la métaphysique, cette artillerie intellectuelle à grande puissance, ni avec les images à déflagration violente. C'est bien par vous, cher ami, que nous prenons enfin notre revanche sur la guerre. Vous en triomphez par une puissance d’exactitude intérieure où je vois la plus belle poésie. Jean Maast est l’exemple de ce que doit donner à la guerre un jeune français bien né, qui a honte de cette épopée obscène : une application simple et rien de plus. Jean Maast n’y a jamais engagé une certaine faculté de disposer de son arme, sans contrainte ni suggestion. Pouvoir réservé, mais qu’il n’emploie pas à juger les politiciens, les chancelleries, les forces de la cité, - qu’il emploie à connaître les plus petites oscillations de notre âme, les liaisons les plus ténues de notre corps et de notre conscience. Jean Maast a réduit la guerre à n’être qu’une occupation parmi les occupations humaines, gardant pour lui un extraordinaire privilège d’apercevoir comment il répond en lui même aux situations par ses sentiments qui échappent parfois à toute parole. Parmi tant de misères et ces exagérations d’horreur, qu’il ne décrit pas, mais qu’il rend présentes, le jeune soldat se voyait en lui-même tantôt jouissant inexplicablement d’une compensation de vitalité, tantôt relevé par un esprit de jugement qui cherchait une sorte d’équilibre, tantôt soumis à un dénuement que la perception imitait. Mais j’ai honte de ces formules, quand votre voix si près du silence, sait si bien recréer cette « troisième vie » qui n’est ne la vie organique, ni la vie intellectuelle, mais ce mystère lumineux que Jean Maast transporte avec lui dans la tranchée de boue et les pauvres guitounes. « L'Abri qui s’éboule », « Chants dans la tranchée voisine », voilà pour moi des exemples de récits où l’art est vaincu par l’art même. Il est impossible d’être à la fois plus savant et plus vrai.

Michaux n’est point venu en nos parages, ou, s’il passa par la Syrie, resta un voyageur inconnu. J'aime beaucoup ce qu’écrit ce poète qui voit le monde à l’envers et qui coupe sa vision de brusques détentes imprévues comme une sauterelle suspendue le ventre en l’air à un caoutchoutier.

Il est entendu que quand les poëmes de Morvan le Gaëlique auront paru, je reprendrai mon étude sur Max Jacob, qui a des parties faibles, ne dit pas l’essentiel et devra rendre compte de ce nouveau recueil. Je vous serais bien reconnaissant de me renvoyer mon texte, car je n’ai plus ici aucune trace de cet essai : je me souviens seulement qu’il était très imparfait.

Je n’ai pas reçu Corps & Biens. Vous seriez bien aimable de me le faire envoyer. Je pourrai ainsi compléter les pages déjà écrites sur la Liberté ou l’Amour.

J'ai deux Claudel, qui dorment dans la poussière et la chaleur. Je vais les épousseter et vous les envoyer.

-

Mon fils est dans le Finistère : il fait comme mousse de la pêche côtière et hauturière, sur un sardinier qui s’appelle le Parbleu, et sur un langoustier qui s’appelle l’Aventurier. Il vient de m’envoyer un recueil de poëmes qu’il m’a dédié. Il aime la descendante d’un corsaire malouin, qui est la petite fille d’un grand critique du 19e siècle. Lui manque-t-il une seule des conditions du bonheur ? Le malheur, il sait en inventer juste ce qu’il faut pour la poësie. Il est vrai que le baccalauréat grandit à l’horizon...

Je vous souhaite de bonnes vacances. Je vous approuve de fuir la Méditerranée, cette mer humaine, trop humaine. Croyez à ma très fidèle & très vive affection.

Bounoure

J'ai beaucoup voyagé les temps derniers, avec mon frère venu au Levant. J'ai visité la Palestine et j’en rapporte deux impressions : 1/ les lieux bas de la Terre (Mer Morte, Tiberiade) sont pleins de démons 2/ les sionistes m’ont dégouté par leur matérialiste optimiste, leur bassesse primaire. A mon retour, j’ai eu la peine d’apprendre que ma chatte s’était noyée et que mon porc épic avait été empoisonné par les boulettes imbécilement répandues par une équipe municipale de dératisation.

-

Je vous envoie un poème de George Shehadé. Je suis heureux que vous ayez été sensible aux mérites de Rodogune Sinne. Mais les Orientaux ne veulent pas admettre que l’art est long...

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (12 septembre 1930) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 12 septembre 1930.

Bien cher ami. Me voici dans l’étrange et mystérieuse Alep, blanche & sèche sous un ciel brûlant & pur, presque sans arbre & pourtant plein d’oiseaux, bénie de grands plateaux plus roses que tous les ibis des rêves de Monsieur Godeau, annonçant toute cette Asie que nous ne verrons jamais : Samarcande, Kachgar, dont elle ouvre la porte.

J'ai rencontré l’autre jour, avant mon départ, dans le bureau d’Hoppenot, un voyageur au visage agité & cruel & qui était André Malraux, revenant justement de cette Asie que j’ai peur de ne jamais connaître. « Je ne verra jamais la ville de Damas » disait Anna de Noailles, en un vers très mauvais. Et pour moi, ce sera vrai de Kachgar & de Golconde. Mais je veux demander au printemps à aller passer quelque temps avec la Légion sur l’Euphrate, dans les endroits les plus nus du monde.

Bien affectueusement

GB

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (24 octobre 1930) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 24 octobre 1930.
Bien cher ami

Je vous suis très reconnaissant de m’avoir envoyé cette belle étude sur les Haïn teny, poësie obscure. Une élégance blanche, cristaux de neige. J'ai admiré une fois de plus votre merveilleuse pénétration et ce talent subtil de réserver ce qui est judicatoire & ce qui est concret dans la poésie. La poësie ressemble à ces bandes de bédouins pillards qui jouent sur l’indécision de la frontière désertique entre la Transjordanie et la Syrie, - devenant citoyens d’outre-Jourdanie quand le gendarme français va les appréhender, se muant en syriens quand les autorités d’Aman leur demandent des comptes. La poésie se joue ainsi sur les frontières de deux royaumes que nous appellerons faute de meilleurs note la nature & l’esprit. C'est pourquoi il est si difficile de dire un peu ce qu’elle est : on croit la fixer d’un côté et on l’aperçoit qui vous nargue ayant pied dans un autre monde. Mais comme toutes vos analyses, celle ci fait date et marque une acquisition pour toujours. J'attends avec une vive impatience la suite que vous nous promettez, charmeur de serpents, charmeur d’oiseau. L’infâme Bremond, comme dit mon janséniste de Thiers (avec, il me semble, trop de douceur) ne comprendra jamais que « l’infini » se présente quotidiennement dans les procédés les plus courants de l’intelligence. Il est d’une nigauderie très jésuite.

Voici sous ce pli la poësie obscure du plus jeune poëte de la vieille Asie. Je veux croire que ces poëmes vous plairont et qu’ils plairont à notre cher Julio. Il me semble qu’en les publiant vous ne donnerez pas seulement le meilleur encouragement à un jeune homme qui travaille ici dans le plus grand isolement et loin de toute approbation, mais vous ferez connaître au public français ses vers dont l’essence est très mystérieusement captivante. C'est une poésie qui est intelligente comme une mort douce, cette mort fleurie du pays d’Adonis. Je souhaite que vous aimiez comme moi

Les amants, les colombes qui se dégagent

ou bien

Je m’endormirai volontiers jeune femme.

Deux photographies vous feront voir cet enfant sacré sur les balcons de Paola Scala, villégiature chimérique du Mont Liban.

Tous mes vœux pour vous & les vôtres. Croyez à ma très fidèle affection.

G.

J'écris à Julio, de qui j’ai reçu des contes très beaux.

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1930) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1930.

Je dicte cette lettre à ma femme, -ange gardien du Soulier de Satin et garde-malade, - Je suis, en effet, à l’Hotel-Dieu de Beyrouth avec une jambe en capilotade à la suite d’un accident de moto. J. Chevrier que je vous ferai connaître dans quelque mois, ce surréaliste de la haute mathématique, ce disciple de Cantor, m’ayant emmené en moto sur la côte de Phénicie, à l’endroit même où Jonas fut vomi par la baleine, nous fûmes au retour écrabouillé par une auto militaire, engin qui d’après le gendarme chargé des constations judiciaires est un « préjudice » à l’égal d’un fusil. Est-il dans mon horoscope comme dans celui de Max Jacob d’être victime des véhicules mécaniques ?

Voyez donc, cher ami, mon triste état, mon impuissance. Je suis condamné à de longues semaines d’immobilité et tous les livres que votre amitié prévenante et délicate m’enverra seront les bienvenus.

Je vous renvoie les épreuves du Soulier de Satin. Pour celles de l’Oiseau Noir, il me semble qu’elles ont été composées sur la première version, celle qui était à détruire. Or j’ai été pris un jour de cet été d’une grande frénésie de destruction de manuscrits et dans cet auto-dafé a du périr l’article corrigé que seul j’aurais voulu voir confier au prote. Ce deuxième article était allégé et l’essentiel s’y trouvait mieux situé et éclairé. Il est certain qu’il y a chez Claudel une gaieté de gros homme qui est parfois fort déplaisante. La note signalant la réfutation de Freud avait dans mon 2eme article disparu. J'avais en effet, à la réflexion, trouvé qu’elle était un peu sommaire et expéditive. Je serais très reconnaissant à votre amitié de me renvoyer les deux articles sur l’Oiseau Noir que je vous ai envoyées pour une mise au point définitive et excusez-moi de vous donner tant d’embarras

Je vous enverrai dans peu de temps un Desnos refait et très bref. Je vous enverrai d’ailleurs à l’avenir des notes brèves, mon abondance m’inspire à moi même un profond dégoût. Mais pour Claudel, vous m’aviez vous-même, donné libre carrière. Pour ces longues notes, je vous laisse toute liberté pour les publier sous la forme qui vous paraitra la meilleure.

Entendu pour Supervielle, Michaud et Muselli

Bien cher ami, excusez cette morne lettre. Je ne suis que pluies et bosses. Recevez tous mes vœux pour votre santé & celle de Madame Paulhan et croyez à ma très vive & reconnaissante amitié !

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1930) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1930.
Bien cher ami

Je vous remercie bien vivement des livres que vous avez eu l’amabilité de me faire envoyer. Ils m’ont été secourables pendant un bref congé que j’ai pris dans les montagnes du Liban. Région de pins & de cigales, avec des ruisseaux d’eau glacée sortant du roc où l’on prend des bains délicieux. Mais quelle cuisine atroce ! Je ne parle pas des romans que vous m’envoyâtes, mais de ces ragouts au suif qu’un maitre d’hôtel trop oriental nous accommodait. Je crois que la décadence de l’Orient tient à ces atroces préparations et à leur influence sur la muqueuse de l’estomac, tandis que le « miracle grec» s’explique par ces soupes au poisson dont la bouillabaisse représente le suprême achèvement et la rayonnante perfection, recette lentement mise au point par les marins de Salamine et par ceux qui emmenèrent Alcibiade en Sicile.

J'ai reçu de Julio une carte du Brésil. Il ne me parle pas des tatous.

Bien affectueusement

Bounoure

[Sur le côté à gauche :]

Je donne à la dactylographie une note sur le Soulier de Satin.

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (10 janvier 1931) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 10 janvier 1931.
Bien cher ami

Je vous ai une vive reconnaissance pour votre délicate charité :envoyer des livres à un malade. Rien de romanesque comme de voir arriver sur son lit un paquet de livres. Il est vrai que depuis plus de six semaines j’ai appris à goûter des plaisirs que notre grossière vitalité ordinaire ne soupçonnait pas : caresser un livre nouveau, ouvrir son mystère en tranchant du coupe-papier chaque jour je compare indéfiniment le vert du feuillage de l’olivier au vert de l’oranger, ma fenêtre ouverte sur le jardin offrant à ma vue deux de ces nobles enfants des terroirs méditerranées. Et j’admire aussi longuement l’innocence des roses d’hiver, splendeur stérile offerte non à l’espèce, mais au paradis Enfin vous voyez que je suis bien « en marge » et tout à fait en situation d’apprendre, si j’en étais digne, le bon voyage des maladies.

Pour consoler mes misères, Massignon m’a fait de longues visites ces temps derniers. Il a séjourné en Syrie, venant d’Irak, de Perse et de Russie. Toujours cette activité enflammée de l’esprit, cette tension , cette rapidité, ce magnétisme. Et quel beau virage tout modelé par l’ardeur spirituelle, par l’élan incessant de l’âme. Il s’est excusé de n’avoir pu vous donner encore ce que vous attendiez de lui. Il m’a promis d’y songer dès son retour à Paris. Il a tant de soucis et de labeur : un si fervent dévouement à tous les intérêts matériels, politiques, spirituels de tout le monde arabe qu’il ne peut plus rien donner à l’égoïsme d’écrire. Mais nous pouvons compter sur ce que sa nature n’a pas de parties grises, qu’il ne connait pas de minutes mortes, que son intensité est constante.

En Russie, - où il lui est arrivé les aventures policière les plus romanesques, tentatives de séduction en sleeping par une fille-fleur de la Tcheka, (ceci entre nous) – il a vu un spectacle qui l’a conquis : un peuple s’offrant en sacrifice pour affranchir les autres nations des laideurs de l’argent, une tension à la 1792 régnant dans l’immense république

Il estime qu’il y a bien des chances pour que réussisse le plan des Cinq ans : alors l’industrie des nations bourgeoises en vacillera sur ses bases et nous assisterons peut-être à l’horrible empire du Citroen et des constructeurs de tanks. J'aimerais bien savoir ce que dira son ami Maritain, s’il lui fait ce rapport.

Son voyage en Perse, à mon grand plaisir, l’a amené à réviser les idées un peu défavorables – à mon sens trop jansénistes,- qu’il se faisait auparavant sur les Iraniens. Il voyait en eux des nihilistes et des esthètes, s’absorbant dans la délectation morose et pour être trop persuadé que le devenir universel n’offre à la pensée aucun élément stable, s’abimant dans une indolence de délicats jouisseurs. Il leur opposait l’austérité du génie mystique arabe.

Maintenant il leur pardonne beaucoup, en raison de la limpidité incomparable de la lumière sur ces hauts plateaux, de l’air de spiritualité qui enveloppe le paysage & les monuments et qui conseille ce détachement par excessive pureté. Et puis ce peuple délicat met de la poësie dans tous les actes de sa vie. Près de [Cluiraz ?], il était allé allé visiter l’humble village où naquit Al Hallaj. Il y rencontra un derviche qui parcourait les montagnes du Fars, venant de Kerinan et de plus loin encore : ce saint homme vivait d’aumônes et aux paysans qui lui faisait la charité, il récitait pour s’acquitter et les récompenser quelqu’un des obscures poèmes mystiques de Chamseddine Tabrizi. Ces deux étranges voyageurs, si bien faits pour ce comprendre entrèrent en colloque. Massignon apprit au derviche que le petit village, lieu de leur rencontre, était le berceau d’Al Hallaj. Et le pieux personnage, ravi d’apprendre ce détail qu’il ignorait récita au savant occidental un poëme du compagnons de Djalal Eddine Roumi. N'est ce pas charmant? Et incroyable et absurde à souhait ? Hélas, un trait semblable, déjà, ne s’observerait plus en Syrie où les laideurs de la presse quotidienne, comme en Occident, sont devenues le triste aliment du peuple, où le cinéma et la TSF commencent leur œuvre d’abrutissement

Vous me demandiez des nouvelles de Suarès ? J'ai reçu de lui une lettre douloureuse, qui m’a donné une franche peine. Vous savez qu’il a une faculté exceptionnelle de souffrir, que le moindre événement le blesse jusqu’à l’âme. Etre transi de la maison qu’il aimait, plusieurs mois de vie errante, c’a été pour lui une véritable catastrophe. Lui que j’avais vu une fois gai comme un enfant sur la terrasse des Baux, jouant aux boules avec Louis Jou, il rumine tous les outrages du siècle et toutes les injures du destin. Il ne prend pas son parti des conditions de la cité et de la méchanceté des hommes. Il offre une sensibilité d’écorché à toutes les flèches du sort.

Le petit Laurentie, au bord du désert de Syrie m’a confié d’un mot timide qu’il était très impatient de voir paraître les poèmes que vous avez acceptés de sa main. Puis-je vous recommander d’avoir un regard spécialement favorable pour ces fils d’Apollon qui déterrent ici « les bijoux perdus de l’antique Palmyre », Laurentie, Schehadé ? Et savez vous que la mystérieuse, l’impénétrable Hama, où ne vivent peut être pas plus de six européens compte un jeune homme de talent : Jean Gaulmier, auteur des Bourgeois de campagne dans le premier numéro de l’Almanach des Champs. Massignon qui le connait encore mieux que moi le tient pour un esprit d’une rare distraction.

Avez-vous lu le Journal d’une désintoxication. De plus fort en plus fort. Ce qu’on n’aurait pas cru possible est arrivé : Cocteau écrivant un livre sot. L'homme qui distrait le Prince de Galles ! Cela fait penser à l’Homme qui a fait rire le Schah de Perse. Il restait à Cocteau à étonner par sa bêtise Elle est suivant Dostoïevski le risque du démon. Les démons de l’opium ne sont pas encore chassés

J'ai lu aussi le second manifeste du surréalisme. Quelle misère. Et ce sont ces poètes qui nous promettent comme Kiriloff l’éternité rendue présente !

Acceptez, bien cher ami, pour vous et ceux qui vous sont chers, les vœux de ma fidèle et reconnaissante amitié

Bounoure

[Sur le côté à gauche de la lettre :]

Le numéro de septembre de la NRF ne m’est jamais parvenu ; de sorte que je n’ai pu lire Malaisie. Je vous serais très reconnaissant si vous pouviez me le faire envoyer.

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (28 janvier 1931) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 28 janvier 1931.
Bien cher ami

J'ai eu hier la grande joie d’avoir de vos nouvelles par Antoine Tabet retour de France où il a conclu des arrangements fructueux avec les capitalistes des grands Hôtels Internationaux, mais où sa souplesse syrienne lui a permis nonobstant de voir la cour et la ville, de visiter les ateliers et les galeries et de faire provision de ces nouvelles avidement apprises par les Asiatiques que nous sommes. Mais il n’a accompli qu’une partie de sa mission : je l’avais chargé de vous voir et de voir Julio. Les capitalistes ne lui ont pas laissé le temps de voir le père de Guanamiru et je l’ai vivement regretté. Il devait aussi vous arracher la promesse de venir au Liban pour consoler un peu notre exil. Mais il a eu l’impression que cette Asie d’Europe où nous vivons est pour vous un terroir fabuleux, dont il faudrait que l’existence auparavant vous fût démontrée par récits véridiques et preuves certaines. Cet été je me présenterai donc chez vous bardé des références des cosmographes les plus dignes de foi et j’obtiendrai de vous une caravelle où vous montrez le premier.

Je vous remercie bien vivement de la très amicale pensée que vous avez eue de me faire envoyer les lettres de Sophie Volland. Un malade se sent le devoir de guérir au plus tôt en lisant les épitres de cet homme éruptif : il n’est pas jusqu’au récit de ses indigestions et flux de ventre qui ne finissent par vous mettre en appétit. Je serais très heureux de recevoir pour achever une convalescence le livre de Marcel Arland : Où le cœur se partage. La note d’Arland sur Thérive dans la dernière NRF était admirable de pénétration : cet art de remonter aux réactions secrètes de l’homme en partant des habitudes de l’auteur est la forme la plus haute de la critique. Je serais très heureux de connaître :

les Pas Perdus d’André Breton (Documents bleus)

Albert Cohen : Solal

Guy de Pourtalès : Louis II de Bavière

et les deux Valery : Cahier B 1910 et Littérature

Je vous envoie deux notes : une note sur Desnos réécrite et complétée : une note sur la grande gaieté d’Aragon. J'y joins un poëme de George Schehadé, un lys du Cantique des Cantiques écrit cet été sur la montagne du Liban pour une égyptienne au sein bruni. Je serais très heureux de savoir ce que vous pensez de cette fleur asiatique.

Nous sommes dans une saison de tempêtes furieuses : rafales du sud ouest, pluies rugissantes interrompues par les coups des soleil trop chaud, les palmiers se balancent avec noblesse comme de grands métronomes, hiver manqué, faux printemps, céphalalgie du ciel.

Croyez, cher ami, à mes sentiments fidèlement affectueux.

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1931) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1931.

Avec discrétion et respect, très cher ami, je voudrais vous dire la part que j’ai prise à votre deuil et la fidèle compassion qui a répondu en moi à votre douleur. Ce fait indicible qui passe toute vérité et qui n’offre rien à la prise de notre intelligence n’est jamais plus cruel que quand la relation de la chair s’est doublée du lien spirituel. Vous me dites que votre père était aussi votre ami. Je ne sais rien de plus rare & de plus noble qu’une telle affection où l’estime virile, la tendresse grave, la plus délicate pudeur semblent accomplir ce que la nature a de plus profond et de plus mystérieux. J'aime qu’entre Frederic & Jean Paulhan ait régné ce commerce où la vie & le cœur réchauffent la plus haute vertu de l’esprit. Mais d’abord qui mieux que lui vous aurait compris, dans vos analyses si vivantes, portant toujours sur le concret et l’esprit au travail ? Et lui, le philosophe qui a dénoncé les mensonges de la pensée & de l’action avec une pénétration sans défaut & une probité incorruptible, nul autre mieux que son fils ne pouvait comprendre la force & la rigueur de son esprit. Frederic Paulhan est à mes yeux l’héritier de ces moralistes qui sont la gloire de notre pays, Montaigne, La Rochefoucauld, ces maitres qu’un Nietzsche n’a pu trouver dans aucune autre littérature. Voyez un homme comme Freud, observateur génial, mais tout de suite il verse dans la mythologie. Frederic Paulhan est étonnant par sa rigueur à refuser les formules qui dispensent de penser, qui permettent de diminuer la densité de l’analyse. Son dernier livre, les Puissances de l’abstraction me paraît un maître livre de la psychologie française autant par la fécondité de l’idée centrale que par le nuancement dans l’étude des combinaisons & des types. Pour moi, il n’est rien qui n’ait donné plus à penser que les dernières pages de ce livre ; mais autant elles ont de force suggestive, autant elles ont de discrétion de volontaire et hautaine retenue. A côté de cette description & de cette explication de l’esprit, les « schèmes dynamiques » de Bergson semblent une machinerie à effet grossier, une métaphore pour cours publics. En Bergson, il me semble que l’esprit du conférencier a plus d’une fois gâté le philosophe

Le commerce affectueux où vous étiez avec votre père reposait, il me semble, sur un accord des intelligences, sur une disposition semblable de ses éléments qui composent l’organisme de l’esprit. Vous avez perdu en une personne ce que plusieurs ne suffisent pas à vous donner. Je crois mesurer votre solitude et le mur qui bouche toute une ouverture de votre cœur & de votre âme. Croyez à ma vive & douloureuse affection.

Bounoure

Vous avez « fait une âme moins triste », Georges Schehadé ! Il doutait, il était malheureux. Maintenant il exulte, il vous est très reconnaissant, il va vous écrire.

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1931) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1931.
Bien cher ami

Je voue envoie quelques pages sur Eluard, que suivront dans peu de temps des notes sur Supervielle, Michaux, Muselli. Je commence à marcher un peu : je vais jusqu’à un banc bleu que j’ai fait placer sous un olivier dans mon jardin : je vais même, aidé d’une simple canne, surveiller les progrès des rosiers venus de France ; mes chats me suivent. Et pour corriger ce qu’il y a d’un peu fadement idyllique dans ces occupations j’ai les récits du capitaine Pechkoff, fis de Gorki, officier à la Légion étrangère, qui connait le monde entier et vous emmène à sa suite en Floride, au Texas, aux Philippines, à Ceylan...

Morand parcourt la Syrie en société de Hoppenots, ravis de se montrer avec un personnage d’un parisianisme aussi mondial.

Vous avez transporté dans le ciel de la béatitude le petit Schehadé. Lui & tous les siens. C'est une famille grecque orthodoxe syro-egyptienne. Gens charmants, auxquels, Dieu merci, a été refusé tout bon sens, ruinés et menant grand train, tout à fait semblables à cette religieuse famille Rostov de « la Guerre & la Paix ». Trois jeunes filles aussi séduisantes que Natacha : un frère de Georges, intraitable bourreau d’automobiles et de filles et occasion de scène déchirante où le pathétique oriental se donne libre cours sans jamais amener à une solution raisonnable. C'est délicieux. Soyez sur que votre nom est recommandé à tous les saints de l’Eglise orthodoxe et aux faveurs spéciales de la Theotokos. Et c’est justice

Bien affectueusement

GB

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (15 mai 1931) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 15 mai 1931.

J'ai été empêché de vous écrire, ces temps derniers mon cher ami, par des circonstances pénibles. J'ai perdu mon principal collaborateur qui était en même temps mon ami, emporté par le typhus après une longue & cruelle agonie. C'est au cours d’une mission dont je l’avais chargé qu’il a contracté ce mal dans le Djebel Druze. Si bien que je me reproche parfois à moi-même ce qui n’est imputable qu’au hasard. J'ai vu partir un homme plein d’honneur, de courage, de générosité, de toutes les vertus viriles. J'ai de la peine à me détourner des mirages qu’il m’a laissés râlant dans un triste hôpital militaire au milieu d’un jardin trop beau, étincelant, vernis, éclatant d’hibiscus. Mais comment admettre que notre être ait quelque chose de commun avec ces apparences ignominieuses de la maladie

Tous ceux que j’admire sont frappés. Massignon vient de perdre sa mère, sa dernière lettre portait en effet la trace d’une très grave inquiétude

En revenant d’Orient, il a trouvé à Paris une besogne écrasante « J'aurais bien voulu, me dit-il, envoyer quelques chose de bien pour la NRF à votre ami Paulhan ; mais quand sera-se ? »

Le « quelque chose de bien » est charmant de sa modestie chrétienne : il y a chez lui des gentillesses d’archange entre des sévérités fulgurantes. Sa dernière lettre fait une allusion de blâme à Jouhandeau dont il plaint le désespoir, mais à ce qui il semble difficilement pardonner d’être devenu « le pauvre époux de Caryatis avec Cocteau et Crevel comme témoins ». Qui rira si ce mariage n’est pas dû à quelque appétit de blasphémer saintement contre lui-même quels abimes jouhandesques sont la dessous ? Massignon a des droits que je n’ai pas pour jeter le blâme : Moi je me contenterai d’aimer Jouhandeau et de le plaindre s’il est à plaindre. Evidemment Cocteau et Crevel, nouvelles Bouches d’Ivoire, sont un peu durs à avaler. Mais « il faut des bouffons pour les rois ».

Je n’ai pas eu le temps, ni le goût de vous renvoyer corrigées les épreuves que vous m’aviez fait parvenir de ma note sur Madame de Noailles. Je le regrette : je m’en accuse. J'aurais voulu ne pas prêter à V.Hugo un vers faux

Thales n’était pas loin de croire que l’onde

Je citais de mémoire et dans ma mémoire le vers commençait par une conjonction monosyllabique

Et Thalès n’était pas

ou bien

Or Thalès n’était pas

Supprimant la conjonction, j’avais dans mon manuscrit fait précéder le vers de 3 points (…) que la dactylographe n’a pas reproduits. J'ai relu mon texte dactylographié avec ma mauvaise habitude de ne pas relire les citations, les tenant pour correcte (singulière hypothèse!)

Enfin je suis désolé

Mais ça n’a pas au fond une importance énorme. Je ne sais plus d’où vient ce vers de V.Hugo et je me demande si le vrai texte ne dirait pas

Thalès n’était pas loin de croire que le vent

Et l’onde avaient crée les femmes....

Il faut savoir ses forfaits disait Nietzsche. Je voudrais surtout savoir que vous me pardonnez

Je serais très heureux de lire les livres de Frederic Paulhan dont vous me parlez, très heureux et très impatient. Je n’ai ni les [il manque la fin de la lettre]

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (21 juin 1931) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 21 juin 1931.
Bien cher ami

Voici bien longtemps que je suis sans nouvelles de vous et c’est une lourde aggravation de ma solitude. Solitude stérile comme l’Eusophe des juifs & l’Infini de Julien Benda, infiniment amère et à qui toute créature et toute ma vie est « traumatisme » (comme dit G.Marcel.) C'est vous dire quel besoin j’ai de l’Occident, de revoir l’Auvergne, la Bretagne, Paris, et vous, mon cher ami.

G.Schehadé a un culte d’hyperdulie pour vous, qui avez été si généreux pour lui et ses premiers poëmes. En ce moment il ne travaille pas : il a des amours malheureuses.

Très affectueusement

GB.

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (23 août 1931) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 23 août 1931.
Bien cher ami

Me voici à Paris, mais vous n’y êtes point et je goûte une amère solitude en cette ville où je me sens aussi étranger que le doge ou qu’un des pauvres Kabyles aimés par Massignon. Ville dont on sent partout l’âme & les fatalités, mais dont le ciel sinistre me rappelle à toute heure que j’ai été vraiment, selon le mot de Lyantey au P. de Foucault, atteint ou frappé d’orientalité. Je me suis senti un cheikh du plus lointain Islam en fuyant les foules de Vincennes (il me suffira de relire la Céres exotique de Jules Supervielle) pour aller au Louvre revoir la Pieta d’Avigon et la maison du Pendu. Je suis allé aussi constater combien Degas reste au fond un peintre de deuxième ordre avec une vision en grande partie « littéraire ». Et je me réjouis en pensant que mardi matin je partirai pour la Bretagne où j’aurai, j’espère, de vos nouvelles (à Lesconil, par Pont L'Abbé – Finistère.)

Il y a de belles choses dans les poèmes de Fondane, mais rendues reconnaissables par le voisinage redondant de vers boueux, plâtreux et tâtonnants. Cette abondance, qu’il prend pour un trait de puissance, la manifestation d’un dynamisme whitmanien détruit tout le mystère de quelques très beaux vers. Je me suis amusé à amener un des ces poèmes à l’état de pureté : il faut barrer 26 vers sur 43 ; cette circoncision étant faite, ce qui reste est beau. Mais peut-on dire cela à l’auteur ? L’accepterait-il ?

J'ai passé plusieurs jours en Auvergne, avec la grippe. Il pleuvait ; il pleuvait sans arrêt. J'ai rencontré ce matin un médecin de Beyrouth qui rentre d’une croisière au Spitzberg où il a eu un soleil merveilleux. Je souhaite que Port Cros ait, autant que Reikyavik et Tromsoë les faveurs de Vertumne et les sourires de Baal-Mithra.

Mes vives & chères amitiés à Julio, s’il est près de vous. Croyez à ma très fidèle affection.

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1931) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1931.

Lesconil, par Pont L'Abbé

Finistère

Bien cher ami

J'ai reçu votre petite carte de Port-Cros qui m’a apporté la vue de vos palmiers sur ma palud déserte. La Méditerranée est à mes yeux maintenant un monde lointain & dont je suis très détaché. Ici, où Pytheas est à peine venu, je me fais une patrie d’un jour. Le vieux Korrigan, Max Jacob, est venu me voir. Je vis parmi les marins les plus rudes de l’Occident : ils m’acceptent à cause de mon fils devenu l’un des leurs. Je vais rechercher, perdus derrière les tertres chevelus, faisant pousser des pommes de terre dans un sol de sables & de goémon, hérissé de menhirs, quelques vieux camarades de guerre coiffés du chapeau bigouden. En France je me sens étranger partout, mais ici, je suis chez moi. Un Oriental ne peut se faire qu’à cet Extrême-Occident.

Je m’adresse à vous dans un grand embarras. J'ai besoin d’un collaborateur en Syrie et depuis deux mois cherche vainement un homme. Auriez vous connaissance de quelque jeune agrégé (lettres, histoire ou philosophie) qui se sentirait appelé par l’Orient. L'année prochaine, ma résidence habituelle ne sera plus Beyrouth. Le Haut commissaire veut que je m’installe à Damas, théâtre d’une action infiniment plus importante que celle que nous menons depuis des années au Liban. J'aurai donc besoin d’un collaborateur qui résidera à Beyrouth et dirigera le service que j’administrais jusqu’ici directement. Il travaillera sous mon autorité et je viendrai à Beyrouth pour toutes les affaires importantes. Ces fonctions ne comportent donc aucune difficulté réelle et peuvent plaire à un jeune homme qui aurait le goût de voir d’autres hommes et d’autres horizons. Elles ne manqueront ni d’avantages ni d’agrément. Malgré cela je n’ai pas pu décider deux jeunes gens, intelligents & pleins de dons, à quitter pour l’Orient vos tristes climats. Chacun d’eux a refusé de quitter sa vieille peau, ses habitudes. Le Haut commissaire impose, il est vrai, une condition qui rend difficile le recrutement de ce collaborateur : il veut un agrégé. Or parmi les gens qui portent ce titre & ce signe grégaire, il est très difficile de rencontrer l’homme ayant les qualités que je souhaite & que je cherche. J'ai pensé à m’adresser à vous et à vous confier mon ennui.

Je me sens malpropre à parler de Romain Jules. Je lui reconnais une intelligence vigoureuse et même une espèce de démon : de démon [mot illisible], mystificateur, amoureux des verres de vin blanc de l’amitié, plein d’une cordialité européenne. Mais sa poésie, réellement je ne la comprends pas. Un critique honnête dois reconnaître ses limites. Romain ne manque pas d’admirateurs parmi lesquels vous ne serez pas embarrassé pour trouver un exégète, j’espère brillant. Votre grande amitié m’excusera, j’espère

Je serai à Paris vers le 10 octobre. Vous dirais-je ma joie à l’idée de vous revoir, une joie attendue depuis quatre ans ? A bientôt donc et croyez à toute mon affection.

Bounoure

Etes vous à la NRF tous les jours ? Depuis que vous avez changé de domicile, je ne sais plus bien où vous habitez.

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1931) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1931.
Bien cher ami

Je vais bientôt partir pour la France. À partir du moment où vous aurez reçu cette lettre, il faudra m’écrire à Thiers (puy-de-Dôme), 18, rue Conchette, car j’aurai revu les anciens parapets de l’Europe.

J'apporte avec moi la note sur Max Jacob : j’attends pour vous la renvoyer d’avoir reçu les bonnes feuilles de Morvan le Gaëlique. J'avais beaucoup aimé, nous avions tous aimé à Beyrouth « J'en passe et des meilleures ». Max est le premier à avoir montré que la poésie est infiniment plus vaste et plus belle que la beauté. Il a une bouffonnerie juive, ivre, dérisoire et amère, qui choque le préjugé plastique de l’Occident. On est injuste pour Max, que j’aime beaucoup.

J'aime beaucoup aussi Veronicana. Pages très belles, très profondes. Il est évident que le « blasphèmes » de Jouhandeau n’a rien du « blasphèmes » romantique de Villiers de l’Isle Adamn; nous devons aimer Marcel non seulement parce qu’il est admirable, mais parce qu’il est malheureux, toujours écartelé dans le supplice essentiel de la Vie & de l’Amour.

J'ai lu avec un grand intérêt les Esprits logiques de Frederic Paulhan. La pensée de votre père était d’une vigueur et d’une liberté qui sont bien rares parmi nos philosophes, tous incurablement professeurs et pense-petit. La façon dont ils prononcent le mot de Vérité en fait un mensonge. Mais pour votre père la vérité était, sans majuscules, une atmosphère pure où il a vécu naturellement et fièrement

A bientôt, j’espère et croyez à ma très fidèle affection

GB.

Je vous renvoie le bulletin de souscription au livre de P.J Jouve. Vous recevrez les mandats séparément.

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1931) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1931.

Votre amitié, bien cher ami, a su trouver pour moi les plus vigoureuses charités. Au temps où j’étais lié à ma chaise longue, comme on est lié à son tombeau, me sont venus de vous les livres les mieux choisis ; comme des colombes, la prose & les vers s’abattaient sur mes genoux, se posaient sur mes mains. Je vous remercie bien vivement. Après tant de longs jours d’inertie, j’ai repris quelque faculté ambulante. Je me déplace comme un arthropode, avec une raideur saccadée & une jambe oblique. Mais j’éprouve la joie immense que doit éprouver la Nature lorsqu’elle inventa la patte de crabe, instrument imparfait et d’un agencement grossier, mais pourtant fort pratique et dont certaines espèces paraissent se contenter sans rouspétance. J'en suis là. Pas très haut dans la série animale comme vous voyez, mais très content tout de même, d’avoir dépassé le stade des éponges & des coelentérés. Hier je suis allé dans un paysage de Pierre Jean Jouve et enveloppé de couvertures j’admirais mon fils qui glissait en ski sur des pentes éblouissantes : c’était un de ces jours fiévreux & voilés où le vent semble répandre dans le ciel toute la cendre de Sodome. Savez vous que Louis Massignon a écrit une petite brochure (cent exemplaires) sur les origines démoniaques & sociologiques de péché de Sodome. Je vous le dis en confidence, car je ne sais jusqu’à quel point il souhaite, pour ne point troubler les âmes, que cet écrit reste secret. Il est dédié à la mémoire d’un homme qui fût son ami, qui portait un des plus grands nom de l’Espagne et qui est mort dans les plus horribles frénésies sensuelles et une effrayante démence. C'est Louis de Cuadra, dont vous avez peut être lu jadis de curieux poèmes en prose, à la louange de l’Islam , de la nudité adolescente, des faubourgs de Tanger et du désert ardent et insensible. Le souvenir de Louis de Cuadra dans la mémoire de Louis Massignon est lié aux événements les plus dramatiques de sa vie, à ceux qui contiennent pour lui les signes surnaturels les plus évidents. L'esprit de la poésie platonique, « l’uranisme », est condamné, dans l’essai en question, et rattaché à cet esprit de transgression qui fit la perte de Sodome.

Je vous remercie vivement de m’avoir envoyé la plaquette d’Eluard. Je n’ai pas reçu l’Immaculée Conception. Je vais écrire une note sur ces poèmes, qui ont quelque chose d’étouffé, d’étranglé & même de prosaïque. Une sorte de précision coupante & de sécheresse désespérée : on dirait d’un Benjamin Constant s’essayant au lyrisme. Mais rien de plus intéressant que de voir les nuances de cette sueur paysanne. Quelle salubre peine quand nous découvrons finalement à portée de notre main, deux ou trois vérités qui sont au nombre de celles qui nous importent le plus au monde, toutes voisines du point vital et éternel de l’esprit, où l’esprit pourtant ne peut se tenir et d’où lui vient nonobstant le but de lui-même.

Enfin, cher ami, il faut dire que vous êtes un mystique de l’analyse des idées ; car votre perpétuelle reprise [ab vitra?] qui vous permet de rapporter les pensées actualisées (et les plus inertes, celles qui ne sont presque plus pensées) à la pensée non actualisée qui les vivifie, on peut bien dire sans abus de mots qu’elle est une méthode mystique.

La discrétion blanche, chirurgicale, magicienne de Jean Paulhan, sa perpétuelle confrontation du mot & du silence, c’est tout cela qui vous donne cette autorité que vous avez sur nous tous. Votre finesse n’est point cette subtilité qui est une revanche du manque de force. Il faut une prodigieuse quantité de force pour arriver à cette délicatesse : penser assez énergiquement le lieu commun que l’on pense y découvrir le pouvoir de métamorphose de la pensée qui tantôt passe dans le mot et s’y perdant elle même s’identifie à lui comme objet existant & tantôt le repoussant à distance le domine comme un simple mode. Votre position à l’égard du problème de lieu commun restera sans doute ambigüe pour beaucoup, qui n’apercevront point que vous dépassez à la fois le point de vue de la Rhétorique & celui de la Terreur. Mais le lieu commun à été pour nous le moyen d’attaquer l’intelligence même & de parvenir à ce degré de la pensée contemplative où le « voile du nom » est levé, - où le Contrarium renvoie au Centrum.

Je me reproche d’être resté très longtemps sans vous écrire et sans vous dire tout le profit de pensée, l’enrichissement secret que j’ai tiré des Fleurs de Tarbes. J'ai un peu du caractère de Johannes de Silentio. Il faut me le pardonner.

Je vous en ai un peu voulu de n’avoir publié de ma note sur Bousquet que la partie de critique & de réserves. Bousquet mérite mieux qu’un jugement purement négatif. Sa poësie n’est point encore devenue forme. Mais elle y tend. Et ceux qui trouvent leur forme trop vite restent sur la grève comme les carapaces de crabes, le ventre en l’air.

Ma femme vous envoie ses bonnes amitiés, à vous & à Madame Paulhan à qui vous ferez agréer mon très respectueux souvenir. Affectueusement à vous

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1931) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1931.

Il n’est aucune approbation, très cher ami, qui me soit aussi précieuse et aussi chère que la votre. Mon détachement n’est pas si entier que votre suffrage ne me donne une bien vive joie. Je pense bien avoir cette année le plaisir de vous revoir, pendant mon bref séjour en France.

Habiterai-je de nouveau cette patrie terrestre ? Je ne sais pas : il me semble maintenant que cela m’ennuierait de vivre parmi des gens dont le langage m’est entièrement connu, parmi des femmes dévoilées. Cela me paraît à la fois ennuyeux et dangereux. Il n’y a que chez les plus arriérés des Bretons Armoricains que je retrouve salutairement ce mystère, cette interdiction, qui n’empêchent pas une familiarité avec les choses essentielles, une communion dont je ne puis plus me passer. Je me rend compte qu’il y a une espèce de lâcheté dans mon attitude : je fuis le combat. C'est au contraire dans l’abime de la médiocrité qu’il est beau de mener une vie belle. Et la beauté sans décor de la vie occidentale n’est elle pas la plus haute ? J'ai peur d’être un peu niaisement romantique. Mais « la lumière-Nature » est si captivante que la Ville des Villes elle-même, celle où vous vivez, me paraît souvent envahie par un esprit souterrain. Venez, venez quelque jour voir avec moi Alep & Palmyre.

Je suis heureux que vous ayez échappé à la grippe perfide de cette année. Prenez bien soin de vous. Croyez à ma vive affection.

Bounoure

Il y a longtemps qu’on n’a rien lu de vous.

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1931) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1931.

Transmis à Monsieur Jean Paulhan

 

Perles de la mer d’Oman

Larmes estivales sous les plus vieux cyprès du monde

 

Georges Schehadé vous envoie ces poëmes & souhaite qu’ils méritent votre approbation comme ils ont la mienne

Fidèlement

G.B

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (01 mars 1932) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 01 mars 1932.
Bien cher ami

Je commence a être un peu inquiet de vous, n’ayant point de nouvelles depuis si longtemps – ce qui me fait sentir âprement mon exil. Il y a peu de jours j’ai écrit à Marx pour lui demander de vous donner place parmi les juges du baccalauréat, cette année. Vous devriez, de votre côté, en parler ou en faire parler à Cavalier, directeur de l’Enseignement supérieur. C'est le moment. Et je pris Atargatis, la déesse syrienne de favoriser ce projet. Quelle joie ce serait de vous faire voir Byblos et Baalbek, Damas et Hamra. Et le mystère de ce pays où la vie & la mort se renversent l’une dans l’autre avec langueur ou frénésie. Et le sommeil. Et l’ardeur. Et la qualité cordiale, antibourgeoise, des gens, des choses, des dieux. Venez.

J'ai maintenant 2 domiciles. Je viens de louer à Damas un petit kiosque, d’un amusant style Abdul Hamid (qui est le style 1900 de l’Orient) au bord d’un ruisseau, à l’ombre de magnifiques noyers. Venez. Venez.

Je mets aux pieds de Madame Paulhan mes hommages respectueux.

A vous, ma vive affection

GB [G. Bounoure]

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (10 janvier 1933) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 10 janvier 1933.
Bien cher ami

L'amitié que vous me donnez m’est bien précieuse et bien secourable. Je suis toujours dans la peine & l’angoisse. Les affections fraternelles, vous le savez, lorsqu’elles existent en vérité, sont parmi les plus solides qui soient : la nature & le choix coopèrent : une secrète union des vouloirs prépare l’accord silencieux des esprits. Une sœur, si réellement elle aime son frère, le comprend, le devine, l’approuve mieux que personne au monde. C'est vous dire tout ce que je suis à la veille de perdre et mon très dur chagrin.

Madame Paulhan interrogeait une femme sur le caractère donné par vous à la N.R.F., si nous approuvions toutes vos innovations, par exemple, la publication des « Documents . » Douteriez vous de votre entreprise, cher ami ? Je ne puis le croire. Vous avez apporté une hardiesse et une liberté d’esprit qui ont métamorphosé cette œuvre. Avant vous elle vivait renfermée dans une sorte de pudeur littéraire et de timidité moraliste : on y avait le culte de la sincérité, mais dans un cercle de conventions, dans une sphère d’interdits. Grace à vous, la NRF est devenue le miroir le plus fidèle de notre temps. Elle reste une revue de pure littérature (sans verser dans la vulgarité de l’encyclopédisme) ; mais elle comprend l’esprit littéraire comme le rejet de tout ordre établi, comme la volonté de tout juger du point de vue de l’intériorité, en l’absence de tout dogmatisme, dans une relation vivante avec la vie de l’individu. L'ancienne NRF était une sorte de renchérie, atteinte de célimenisme esthétique où se raréfiait la sève de la tradition moraliste française. Le vif du drame d’aujourd’hui, elle s’en évadait pour raffiner sur des réquisitionnons [anemiques?] . Maintenant la NRF joue avec virilité un rôle essentiel celui d’encourager les plus hardies conquêtes et de les consolider par l’opération d’un analyse séculairement éprouvé. N'ayez point de doute. Depuis plus d’une année, il n’est pas un n° de la NRF qui ne nous ait apporté quelque chose d’essentiel, quelque chose répondant directement aux interrogations de notre désespoir ou de notre besoin de rédemption. Et je sens, en chaque fascicule, la présence de votre esprit si ouvert, si libre, universel, incorruptible, je sens vos préoccupations, votre inépuisable curiosité, votre besoin d’aller jusqu’à l’endroit où une facette de vérité fait signe enfin à notre esprit à travers les mots, les formes & le néant de l’accidentel.

Tous nos vœux, toutes nos amitiés. Je suis fidèlement votre

GB

Vous allez voir George Schehadé ! Sa pureté vous amusera et vous charmera.

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (17 décembre 1933) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 17 décembre 1933.
Bien cher ami

Merci mille fois de votre bonne lettre. J'étais inquiet de votre opinion sur mon « Suarès ». Vous êtes interrogateur de fontaines et peseur d’or. Vous avez une pupille à prisme comme les lynx de la Trachonitide : vous dissociez si merveilleusement l’erreur de la vérité, vous apercevez si bien les rapports de la pensée & du langage, qu’on a un peu peur de vous : il faut bien que je vous le dise. Vos verdicts intimident et votre approbation ravit. Quand à Madame Paulhan elle ressemble trop à la princesse de Lamballe, c’est à dire à une dame qui règne sur la reine (est ce que les horoscopes coïncident?) [note côté gauche : à vérifier] pour n’être pas elle aussi terriblement intimidante

Je la vois courroucée du grondement de la révolution poétique : les tambours roulent dans la forêt des piques : la catapulte des faubourgs lance les pavés de la révolte. Et dans ce fracas, Madame Paulhan discerne la voix de George Schehadé, avec le parfum de sa poësie plus suave que la nuque de Sakountala. Il faut qu’en 1934, la NRF publie un beau poème de Georges. J'y tiens infiniment. Je vous le choisirai.

Je m’attendais un peu, je dois dire, cher ami à votre mouvement de recul. Et au fond j’en suis presque heureux. Dans le désir de rassembler un grand peuple sur le parvis, je m’étais laissé aller à un excès d’exégèse. Mieux vaut sauter les explications. Abuser du commentaire, quelle condescendance envers les gens qui ne comprennent jamais. [Ajouté au dessus : Vous serez gentil de me renvoyer mon manuscrit pour que je puisse travailler dessus.] Adressons nous par vifs messages ailés à ceux qui ont déjà à moitié compris. Je vous propose deux brefs essais ayant pour sujet 1°) Le Condottiere ; musique et biographie ; - 2°) L'itinéraire de Condottiere et la quête de l’Unité. Si vous pouviez les publier avec un intervalle assez bref, je vous en serais, comme pour tant d’autres preuves d’amitié, chèrement reconnaissant.

Le Condottiere n’est pas ce que j’aime le mieux dans Suarès. Mais c’est celui de ses masques qui a égaré le plus de gens et le mieux détruit le mystère de ce poète. D'où nécessité de l’expliquer d’abord là-dessus.

Des morceaux choisis de Suarès, oui : mais il y a plusieurs livres qui me manquent ici. Je vous promets d’y travailler.

-

Je vais travailler à vous envoyer une liste d’amis de la poésie. Où sont-ils, Vierge souveraine ? Mais nous en trouverons quelques uns. Il y en avait, sur cette côte, à l’époque de Ras Shamra, qui obsédé par les démons comme par Pierre Jean Jouve, invoquait en vers « les dieux gracieux et beaux ».

Les dieux sont notre seule consolation, avec leurs jardins, leurs enfances. Mais que de fois, ils se refusent à toute théophanie et nous restons couverts de mouches, couchés contre des portes de villages dans les pays sans eau comme ceux-ci.

J'ai été repris par le tourbillon de ma vie syrienne, tout de suite enlacé d’intrigues de sérail au ministère de Damas et les étudiants en révoltes contre le traité et tout le tremblement. Quelle vie !

C'est assez émouvant de vous voir, comme cela, une fois tous les deux ans, éprouvant une grande     gêne à passer de la correspondance à la conversation. Ma femme vous envoie à tous les deux de vives amitiés et j’y joins toutes les miennes très affectueusement

G.B

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1933) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1933.

Thiers (Puy de Dôme)

18, rue Conchette

Bien cher ami

Je viens d’arriver à Thiers où j’ai trouvé, qui m’attendait votre lettre du 25. Il faut que je vous dise enfin aujourd’hui toute la reconnaissance que je vous ai vouée dans le meilleur de mon cœur pour les lettres pleines d’inquiétude amicale que vous m’avez écrite pendant les longs mois douloureux. Dans ce deuil où j’étais depuis le mois de janvier, il me fallait le profond silence et je ne pouvais finir par accepter une telle amertume qu’à force de la rendre inacceptable dans une solitude infinie. Mais il est vrai que votre affection m’a beaucoup touché et je vous en dis merci. Tout ce qui vous arrive de douloureux ou de difficile retentit en moi et je voudrais vous être en aide. C'est une cruelle chose que de vivre et de racheter minute par minute ce temps qui nous tient si bien et qui nous fait si mal. Si j’ai tant aimé Suarès, c’est à cause de cette contradiction qui [éclaire?] sa vie tout entière : à mesure que nous renonçons, nous sommes plus tendrement attachés et cette durée déclinante me paraît d’autant plus belle qu’il me semble déjà l’avoir quittée jamais.

Je suis ici pour quelques jours et partirai le 25 août pour la Bretagne, (Lesconil en Plobannalec, par Pont L'Abbé- Finistère.) où sont déjà ma femme & mon fils. N'y viendrez vous point faire un tour, si vous n’allez pas revoir la mer latine, les îles d’Hyères ou les Baléares. Nous avons une grande maison où nous serions heureux de vous accueillir Madame Paulhan et vous. Nous irons voir les Glénans, plus étranges que les [Pomoton?], avec les marins de Larvor dans des barques de pêche plus robuste que l’auges de pierre de Saint Tugdual

Je vais travailler pour vous, puisque vous voulez bien m’y engager. L'Auvergne est brûlante comme Damas et je crois sentir le rhamsin. Où trouvez quelque fraicheur sinon dans dans la poësie, la fraicheur que sainte Colette, dans Claudel (je crois) trouve en Jesus-Christ.

J'ai dans mes papiers une petite note depuis longtemps écrite sur Joë Bousquet. On m’a dit depuis que c’était un homme profondément souffrant et malheureux. Ne lui communiquez pas cette opinion si elle soit lui faire de la peine. C'est une si petite chose que l’écriture, à moins qu’elle ne soit la figure de notre vie & le moyen de notre Amour

Croyez à ma fidèle & reconnaissante affection

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1933) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1933.

Poeme de Joe Bousquet

Ils retiennent par leur effort pour vaincre les apparences en retrouvant l’obscurité, qui est plus réelle, et en triomphant de la lucidité du cerveau de Joë Bousquet, qui est la lucidité de l’intelligence ancienne, la vieille mémoire

Trop souvent le tour sentencieux, la phrase dicton ou définition, - avec des conjonctions qui détruisent la valeur magique des mots.

Ce type de phrase promet un secret, promet de vous initier. A quoi ? C'est présomptueux

Car ne doit pas figurer dans un poeme

Présomptueux, je le suis aussi : j’ai mis entre crochets plusieurs mots inutiles qui ne font que bouter le poëme hors de la zone de mystère, dans la lumière banale de la conscience commune

J.B. n’est pas encore sur de son expression : il va de l’aphorisme de Nadja, l’aphorisme à 100.000 volts, surdémentiel, astral :

« Une main fut tout ton regard : elle venait vers toi te fermer les yeux »

au ton de légèreté symbolique

« Pur profil qui t’es glissé dans le monde entre deux sourires

Il est évident qu’il y a chez JB la promesse des vendanges, l’amour qui [mot illisible] les longueurs & affreuses convulcations. Sa forme est encore indécise : platre & diamant, mêlés, et souillée par le fantôme de l’intelligence générale

GB

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1935.

Thiers (Puy de Dome)

Mon cher ami

Survolant Port Cros l’autre jour, dans l’avion de Syrie, j’ai essayé de vous apercevoir et de vous faire signe mais vous n’étiez point dans les verts tamaris, ni sur ces plages de Méditerranée qui sont amères & misérables comme des céphalalgies. Votre lettre m’explique pourquoi : vous étiez au pied des vallons vosgiens. J'ai souci de votre santé, de vos deux santés. Ma femme m’avait écrit, avant mon départ de Beyrouth, que vous aviez été souffrant cette année. Voici que maintenant vous m’annoncez que Madame Paulhan a besoins des eaux de Lorraine. Je fais des vœux bien affectueux pour vous deux. La maladie est une misère si noire, si injurieuse, si humiliante. Tout ce qui nous enlève l’illusion que nous sommes des fils glorieux du soleil est si cruel.

Ne viendrez vous point en Bretagne avant l’automne. Nous serions heureux de vous voir, à Lesconil, et de marcher avec vous sur la Palud et de vous faire connaître cette étrange peuplade de bretons armoricains. Songez y sérieusement. Nous pouvons vous loger très commodément et nous mangerons les rougets que mon fils ira pêcher. Veuillez, je vous prie, faire un examen sérieux de la question & nous répondre avec gravité & célérité !

L'Auvergne est belle, bourrue, chenue, immensément antique et vulcanienne. Je la quitte demain. Ecrivez moi à Lesconil en Plobannec, par Pont L'Abbé, Finistère.

Je vous demanderai votre avis sur deux ou trois choses. Vous êtes à mes yeux, un juge très révéré.

Très aimé, aussi. Mes respectueux souvenir à Madame Paulhan et croyez moi bien votre

G.Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1935.

Thiers, Puy de Dôme

18, rue Conchette

Mardi

 

Mon cher ami. Je vous envoie quelques pages sur Hugo, ayant vaincu ; mais mal, la peur dont on ne se défend point, d’encourir le jugement d’un juge tel que vous.

L'Auvergne est disputée par la brume au soleil de l’arrière-saison, bleus froids de neige & pâle dorure sur ce grand socle de pierre rayé des eaux mystérieuses de l’automne. Les matins voient de beaux combats : à midi le soleil est vaincu et abandonne ; - ou bien il triomphe tristement et finit dans un grand opéra.

J'irai à Paris peu après la Toussaint, je pense, avant de prendre l’avion du 14 novembre à Marignane. Ce sera une grande joie pour nous de vous revoir.

Marcel Martinet est bien meilleur poëte qu’une première lecture ne me l’avait fait croire. Je vous parlerai de lui, - & de Jean Le Louët & de Bosschère. Quant à Tristan Derême, c’est le ronflement du tour de Binet.

Nous vous envoyons toutes nos vives & affectueuses amitiés.

G.B

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1935.

Keer Steir

Lesconil-en-Plobannalec

par Pont L'Abbé

(Finistère)

Mon cher ami, je vous envoie une petite note sur Suarès & le paradoxe de la Gloire, à propos des deux prix qu’il vient de recevoir. Puisse-t-elle répondre à ce que vous attendiez.

Septembre. La péninsule démarre dans la brume et les tourbillons, la mer mêlée au soleil, un rêve liquide. Mais vous vous restez sur la barque de Port Cros solidement amarrée sur la mer de diamant. Peut être avez vous raison. Ici il y a vraiment trop d’eau : c’est le seul élément : l’air en est fait et la terre aussi et la lumière également. Et nos pensées tout de même. Enfin veuillons croire que l’eau est la vie éternelle, comme dit Claudel. (Mais je crois que c’est plutôt le vin, comme l’admettent nos poëtes d’Islam.) D'ailleurs nous buvons du cidre.

Je voudrais vous écrire quelques mots sur Marcel Martinet qui au sein de l’orthodoxie marxiste (nous sommes tous communistes n’est ce pas, mais pas trop orthodoxes) réalise ce paradoxe « d’être une âme », une âme de tendresse et de mélancolie. Il est, hélas, un peu Samain (et même beaucoup) et ses vers respirent une sentimentalité d’universitaire phtisique. Il est à moitié engagé dans la mort et je voudrais lui donner la joie de penser qu’on fait attention à lui.

Amitiés de ma femme. Nous faisons les vœux les plus affectueux pour la santé de Madame Paulhan, pour la votre et celle des enfants.

Je suis très fidèlement votre

G.B

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1935.

Ker Steir

Lesconil en Plobannalec par Pont L'Abbé

Finistère

Mon cher ami. Je vous envoie quelques pages que vos encouragements ont arrachées à ma paresse et à ces volutes fantastiques de brume dont nous enveloppent ici les jours du proche équinoxe. C'est un moyen de repeindre le monde humain quand on est comme nous, en ce Finistère, parmi les dragons et les abysses, dracones et abyssi. Je vous enverrai une petite note sur Victor Hugo, à qui on fait tort de tous ses dragons et de tous ses abimes, pour le rendre plus officiel, plus certificat d’études et aussi pour le rendre plus vates du prolétariat (car les dragons n’est ce pas sont bourgeois). Mais nous, nous voulons conduire Hugo au prolétariat avec tous ses dragons.

Dites moi qui est Jean Le Louët, dont les poëmes sont loin d’être sans mérite. Un peu indécis encore, mais pleins de promesses, il me semble.

Nous vous envoyons à tous nos très affectueuses amitiés !

G.B

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (01 novembre 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 01 novembre 1935.

[Carte postale – THIERS (P.DE.D) – La Durolle)]

Mon bien cher ami. Nous serons à Paris mardi matin, Hôtel Lutetia, Bd Raspail. Ce sera un grand plaisir pour nous d’aller déjeuner à Chatenay, le dimanche 10 Novembre. J'ai appris avec peine que je ne reverrai pas ce chat voltairien & télépathique, qui vous montrait une fidélité digne et sinueuse, passant entre les arbres d’hiver et les sentiers d’escargots comme votre ombre.

A mon prochain voyage, je vous apporterai un chat d’Alep, violent et sage & d’une capacité de dédain inouïe, comme ils sont là bas, dans la ville de l’Emir Seif Ed Dauleh.

Bien affectueusement

GB

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1935.

Mon cher ami

Beyrouth 20 Novembre, encore l’abime solaire et la stupeur de la lumière. Ma chatte m’a présenté un joli chaton nouveau né vers l’équinoxe à l’ombre des frangipaniers. Tout est étincelant avec on ne sait quelle sourde angoisse

Je vous envoie un poëme de George Schehadé. Je voudrais voir son nom à côté du mien dans Mesures, cette revue an nom Kabbalistique, car Mesures, comme Organes est un des noms des Sephiroth. Et d’ailleurs le poëme de George, tout brillant de parfums comme la vie ionienne & persane, contient une quantité d’Eusophe, qui en fait une amulette d’un prix infini.

Je pense, avec reconnaissance, à votre accueil si amical, à votre belle promenade dans le parc de Sceaux, au ciel de la France du Nord. Faites agréer l’hommage de ma respectueuse amitié à Madame Paulhan et croyez moi affectueusement votre

GB

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (05 mars 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 05 mars 1936.

Mon cher ami, je pars pour un voyage à travers la Syrie du Nord & du Centre en compagnie de Massignon et je laisse à ma femme le soin de vous envoyer une note sur Catherine Pozzi. Je l’ai écrite au jour anniversaire de mon voyage à Koufa, patrie du platonisme poëtique arabe.

Et voici que Massignon vient par hasard de me parler d’elle & de l’office qu’elle lui confia d’effacer tout autre trace de ses amours terrestres que ces six poëmes, message essentiel rompant à peine la pudeur du silence

Deuxième coïncidence : Pozzi son frère vient d’arriver à Beyrouth. Il y a un an j’avais fait sa connaissance dans un [mot illisible] très morne : c’est une sorte de Norpois assez gris, - mais fin connaisseur, dit-on, en matière de miniatures persanes.

Le printemps est là, violent & doux. Anémones, tulipes & cyclamens

Le mer est fraiche encore et le bain délicieux. En France, nous écrit Jean, pluies & bourrasques & le maussade ventôse .

Croyez à mon affectueuse amitié

GB

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (17 mai 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 17 mai 1936.
Mon bien cher ami

Voici une note sur Jean Le Loüet, qui est très certainement un poëte. Il me serait agréable de parler de la Tisane de Sarments de Joë Bousquet. Le puis-je ?

N'avez vous pas reçu les épreuves d’une note sur Tristan Derême. A vrai dire, ont elles quitté Beyrouth. Je doute beaucoup de moi-même depuis que ma femme vient de retrouver plusieurs lettres, vieilles de plus d’une année, & dont je n’avais pas encore ouvert l’enveloppe. Il est vrai qu’il y a lettres & lettres. Les vôtres sont toujours décachetées avec impatience & joie.

Ma femme ira en France le mois prochain, car Jean n’a pas encore retrouvé cette santé de l’âge d’or, qui faisait que l’univers physique semblait s’animer en lui. Il faut le ramener à Lesconil-en-Plobannalec, avant qu’il ne vienne porter l’univers du spahi à l’armée du Levant. - Pour moi, je passerai l’été ici, dans la chaleur de l’Asie, entre Bythos & Sigê.

Ecrivez. La mort de Thibaudet – si affreuse, - nous a beaucoup attristés. Où retrouve-t-on cette ampleur, ce libéralisme, cette vaste ouverture alors que tous les esprits d’aujourd’hui ne sont épris que de leurs limites et plus elles sont étroites, plus elles leur sont chères.

Ma femme & moi vous envoyons à tous les deux nos respectueuses amitiés.

GB

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (27 juin 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 27 juin 1936.

Mon très cher ami. Je ne vous écrirai aujourd’hui qu’un mot très bref, car voici le moment de l’année où je succombe sous de mornes corvées qui de plus en plus me deviennent supplices.

Je ne sais en vérité comment vous remercier pour une amitié dont vous me donnez des preuves si délicates. Vous avez pris la peine de produire au public ces lignes sur Catherine Pozzi que la NRF ne pouvait accueillir. Réellement je suis très touché d’un tel procédé, - que ne méritaient certes ni ces lignes, ni leur auteur

J'attends avec impatience la suite des Fleurs de Tarbes. Votre étude (on a presque le droit de dire votre poëme) Sur un départ de la Pensée Critique nous faisait vivement désirer que vous poussiez sur cette voie. Il faut au charmeur de serpents pour saison, en sa fuyante essence, ce Vrai littéraire, au nom duquel il est défendu d’entrer avec les fleurs à la main...

Joë Bousquet me joue le même tour que Martinet. J'en ai assez de me déchirer continuellement entre ce que je voudrais pouvoir dire & ce que finalement j’aboutis à dire. Mon Dieu, qu’on nous donne donc des œuvres où mordre à belles dents d’admiration.

Ma femme vient de partir pour la France, scruter la santé du fils. Très affectueusement à tous les deux.

GB

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (26 novembre 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 26 novembre 1936.

Les Fleurs de Tarbes, mon très cher ami, n’éclosent point dans les jardins municipaux. Elles ne fleurissent que pour les alpinistes au cœur aventureux, qui trouvent irrespirable l’atmosphère épaisse de la pensée commune & dont le regard aigu sais apercevoir ces filles des sommets dans les anfractuosités des rocs couverts de neige. Je ne tiens point à ces métaphores, vous vous en doutez ; mais je dois dire qu’elles ont hanté mon esprit, tandis que je vous lisais. On vous suit avec cette attention un peu haletante qu’on a pour suivre du regard un grimpeur escaladant une aiguille dans les Alpes cristallines. Vous arrivez sur des surplombs sans issue; vous revenez alors en arrière et prenant des vires qui vous obligent à des rétablissements à la force du poignet, vous débouchez sur des plates-formes d’un demi-pied carré, d’où l’on découvre tout un vaste horizon nouveau. Enfin vous trouvez la cheminée par où l’on arrive à un certain sommet de complication politicienne, où l’on vit une seconde vie de l’esprit, - celle de la morâgabah (contemplation) étage supérieur du [fik?] (réflexion – (en mystique musulmane). Marche lente et difficile et pourtant miracle d’agilité. Il faut que je vous le dise une fois de plus, mon cher ami, vous êtes épatant par cette allure intrépide & légère à la fois de votre esprit. Vous êtes le vrai nietzschéen, celui que Nietzsche s’efforçait d’être sentant le poids de tout ce pédantisme germanique & bâlois dont il avait fini par avoir honte. Je tombais l’autre jour sur cette phrase de la Gaie Science = « L'intellect est chez la plupart des hommes une machine pesante, obscure et gémissante qui est difficile à mettre en branle ». Chez vous il y a un mélange de force & de grâce qui est un don admirable, qui nous fait rougir, nous autres qui ne sortons du vague que pour tomber dans une « lourde précision » (autre mots nietzschéens) comme l’alpiniste sait trouver un paysage sur des murailles sans penser en des notions où votre esprit myope n’apercevait presque aucune couleur. Il faut dire que vous nous essoufflez plus d’une fois, - comme Henri IV essoufflait Mayenne, tant vous êtes un sylphe de l’analyse. Mais tant pis pour notre[la fin de la lettre est manquante]

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1936.
Mon bien cher ami

Il est très vrai : notre amitié reste, comme dit Al Hallay « entre les parois du cœur & le coeur », sur la limite de la vraie intimité. Au moment où nous l’allons franchir, voici de nouveau qui m’appelle cette Asie maternelle, à laquelle je me sens lié de plus en plus, surtout depuis que j’ai découvert mes origines sémitiques, comme je vous ai dit. Mais il faudra nous entendre afin de vivre ensemble dans une île, durant quelques semaines, Port Cros, ou Amorgos, ou l’une des îles Aran ou bien l’île Rouad habitée par des Phéniciens pêcheurs d’éponges

Soyez le bon champion de Georges Schehadé. Les gens tristes & abstraits, ceux qui ne sont pas persans, ni fils du soleil, ceux qui n’ont de sensations que données par les idées lui reprochent, je sais bien de faire le vers trop beau, trop caressant, trop parfumé, trop Doudou & Suleïka. Mais enfin il ne faudrait pas mépriser les joies de ce divan oriental-français. Au fond, pour moi, je m’en tiens à Stendhal : son principe est le plus [mot illisible], le plus juste, le plus profond. Appelons supérieure l’oeuvre d’art qui nous donne le plus grand plaisir. Il est vrai que nous sommes alors renvoyés aux conditions de ce plaisir et conduits à nous demander pourquoi nous ne prenons aucun plaisir à Tristan Derême (au contraire il nous gêne et nous attriste), mais beaucoup à lire des poëmes comme ceux de Jean Wahl, que j’ai trouvés dans Mesures. Et beaucoup aussi à lire Georges Schehadé. Je suis très asiatique.

J'envoie à mon fils deux ou trois cartes que vous m’avez remises. Je lui dis d’en remettre une à une jeune fille juive d’Alexandrie, à qui il apprend la honte de la richesse (si bien qu’elle ne sait plus que faire de l’argent qu’elle économise sur ses toilettes!) Il est vrai que c’est tellement bête d’être riche à vingt ans. - et même à tout âge -

Bien affectueusement. Et nos fidèles amitiés à Madame Paulhan dont l’accueil est un des bons souvenirs des dernières vacances

GB

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1936.

Je vous envoie, mon bien cher ami, avec beaucoup de retard, une note sur les deux derniers livres de Tristan Derême. La Folie Tristan mais comme ce Tristan a peu de folie, peu de cette folie sans quoi il n’est point de poësie. Peut-être aurais-je dû me borner aux deux premières lignes de cette note. Ou même au silence. Il vaut beaucoup mieux se taire, lorsque l’on n’aime point. Le courage & la lâcheté du critique sont souvent voisins, si communicants, si portés à se camoufler l’un l’autre & l’un en l’autre qu’il faut avoir mille fois raison pour user de sévérité. On devrait uniquement se montrer sévère quand il y a usurpation criante de la gloire temporelle et scandale public causé par le mensonge du faux art. Mais c’est vous, cher ami, qui m’avez engagé à relever les affirmations intolérables de M. Décalandre sur la nature de la poësie & la poësie pure. Il y avait là une insulte à ce que nous aimons, qu’il est bien difficile de ne pas ressentir avec vivacité.

Je tiens mal mes promesses, celles que je vous ai faites de vous envoyer régulièrement quelques notes. Il faut m’excuser : j’ai trouvé en arrivant ici une besogne fort accablante et voici que les étudiants de Damas, entrainés par ceux du Caire, nous donnent beaucoup d’ennui. Il faut que je me fasse l’avocat de ces enfants pour les défendre contre les conceptions que la Sureté Générale & la Police se font de l’ordre. Un collégien de quatorze ans a été tué avant hier. Tout cela est affreux, d’une absurdité sans nom & on a honte d’y être mêlé.

Cependant Beyrouth est plein de narcisses & de roses. La mer où je me baignais aujourd’hui était élastique, souriante, charnelle & fleuve de vie. Et toute la campagne du Sahel est verte & fraiche comme les charmants jardins d’Adonis de la Sainte Barbe grecque-orthodoxe

Nous avons un délicieux petit chat d’Angora, tout blanc, né à l’automne en notre absence sous les frangipaniers du jardin.

N'avez vous pas aimé le poëme de Georges Schehadé. Il est né lui aussi sous les frangipaniers.

A vous deux, nous envoyons nos vœux les meilleurs & nos vives, nos fidèles amitiés

G.B

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1950) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1950.
Bien cher ami

C'est très gentil d’accepter cette agape, avant mon départ pour les Orients. Puisque vous voulez bien me laisser le choix, fixons au jeudi 12 oct. 12h.30 Café Voltaire à l’Odéon. Ma femme sera là, sans doute, & aura très grand plaisir à vous revoir (bien que cette alsacienne continue de rester sévère pour Marcel Jouhandeau...)

Je tacherai, grand Lama, de passer à votre lamaserie le mercredi à 6h. (Je viens d’envoyer au Mercure (qui m’a tanné jusqu’à ce que j’accepte d’envoyer quelques pages sous le signe des Caducée) une petite étude sur le pascalisme & le spinozisme de Suarès...

Très affectueusement

Bounoure

[En note au verso : Edith Th]

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (25 janvier 1951) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 25 janvier 1951.
Mon bien cher ami

Nous avons été très heureux, ma femme et moi, d’apprendre ce que la renommée volante dit de vous dans les gazettes. Très heureux de voir que la Ville de l’esprit (nous parlons ainsi de Paris à tous les Phéniciens) vient de prouver qu’elle n’ignore pas où se trouve la pensée. Et un certain usage féerique de l’intelligence. Et un art si pur qu’il excède les limites de l’art (en sorte qu’on se demande si le comble de l’art ne rejoint pas un suprême naturel, une certaine nudité fraiche de la vérité...

Pas mal, incontestablement que les autorités officielles de Lutèce soient à ce point sensibles au mythe & à l’honneur de leur ville. Assez incroyable même. Qu'aurait dit le père de Salammbo. Il y a quelque chose de changé, croirait-on, depuis l’ère de Bouvard & Pecuchet. Je trouve merveilleux que des messieurs décorés & salués par les gardes municipaux aient l’idée de faire entrer comme composante dans la gloire de Paris la légende de Jean Paulhan, ce magicien au geste d’Harpocrate.

Quoi qu’il en soit, nous sommes rudement contents et nous vous envoyons des tonnes de félicitations.

-

Georges Schehadé est à Paris et connait les affres, les exaltations, les espoirs, les angoisses du grand Condé à la vieille de Rocroy. A vrai dire ma comparaison est fausse, car il ne dort pas sur l’affut des canons, ni même dans son lit. Mais son inquiétude est sans cause réelle, car Bob' le ira aux nues.

-

Nous n’avons pas d’hiver cette année. Je me baigne très souvent dans la mer en venant à mon bureau le matin. C'est entre solstice d’hiver et équinoxe de mars que les eaux de Phénicie sont le plus fraiches & revigorantes.

Amitiés de ma femme. Croyez à ma grande affection

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1951) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1951.

Beyrouth

Samedi Saint

Mon cher ami

Je me permets de vous envoyer un travail dont l’auteur est un de mes étudiants, Pierre Coat, garçon à l’esprit distingué & farouche, subtil et abrupt. Il a traduit le cocktail d’Eliot & sa traduction, - sans que je puisse en apprécier la fidélité, - m’a paru d’une très bonne langue et d’une excellente tenue. Estimez vous qu’elle pourrait être communiquée à l’auteur ? Vous êtes très certainement en relation avec Eliot. C'est Mesures, jadis, qui a été une des premières revues à nous faire connaître ce poëte anglo-américain. Je serais très heureux de rendre service à ce petit Coat qui a beaucoup de dons et de richesses dormantes. Il nous appartient, maintenant, me semble t-il, de mettre les jeunes gens sur les rails. Je vous aurai beaucoup de reconnaissance si votre providentielle influence s’exerce en faveur de mon petit étudiant.

Je suis écoeuré des « ambassadeurs de la pensée française » qui nous sont envoyés de Paris pour révéler notre littérature à ces marches asiatiques. Le comte Louis Gautier-Vigual (sic!) succédant à Emile Henriot, c’en est trop ; Il faut que vous veniez l’année prochaine. Ne me dites pas que vous avez horreur des conférences. Vous ferez autre chose que des conférences. Vous ferez des séances d’affutage d’apories ultra provocantes, des expériences de laboratoire mental... Il s’agit, en effet, de détruire la conférence (qui est une grossièreté) et d’inventer, à la place, une technique capable d’électrifier le cortex des Phéniciens. Dites moi que vous acceptez et je tenterai d’arranger la chose avec Lucet et Joxe.

J'ai vu, il y a peu de temps, Pierre David. Il m’a donné des nouvelles peu rassurantes de Jules Supervielle.

Mais notre ami a toujours été de santé délicate. Je veux croire qu’il ne s’agit que de cette fragilité particulière aux poètes et qui affecte chez eux la jointure de l’âme et du corps.

Donnez moi de vos nouvelles, mon cher ami. Et recevez les amitiés affectueuses & de très fidèles de G. Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (05 juillet 1952) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 05 juillet 1952.

Ami très cher, la chose est vraie. J'ai osé dire (à un jeune philosophe arabe) que notre politique musulmane est imbécile. Le quai m’ayant demandé des explications, j’ai confirmé ce jugement. Que je trouve, entre nous, très modéré ! Car j’aurais pu dire avec encore plus de raison[s] = grotesque (car tout le monde rit des illusions de notre grand Capital dindonné en long & en large par les Américains) - & criminel (ratissage du Cap Bon.) Là-dessus on décide mon rappel en France. Ce qui est une chance inouïe et me fait quitter l’Orient dans des conditions inespérées. C'est surtout dans les fins de carrière qu’il faut un peu de romantisme, Ventre Saint Gris !

Vous fûtes zouave. J'ai porté le kepi bleu ciel avec croissant des 16e Tirailleurs Tunisiens. C'est un élément très important dans notre vérité d’ensemble (secrète.)

Je suis ravi. Dénoncé comme ennemi public par le maréchal Juin, le général Weygaud, M Henri Bordeaux, la Banque de Paris & des Pays-Bas, le parti des ducs ! J'aurai du mal à conserver un peu de modestie.

Je serai bientôt à Paris. Je vous embrasse

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (15 août 1952) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 15 août 1952.

Ile Garo

par Loctudy

(Finistère)

Bien cher ami. La solitude de l’ile Garo devient parfaite, romanesque, absurde. Plus de facteur, plus de téléphone. Nous revenons au manse merovingien, à Robinson Crusoë. Cependant les vaches atteintes de mammite continuent d’être traitées à la pénicilline. Confusion des siècles assez réjouissante.

Dans cet isolement, je lis la Preuve par l’Etymologie. Il me faut tout le silence de cette ile pour suivre votre dialectique & parvenir (un peu essoufflé) à ces vérités (nos vérités) qui sont les « pointes très délicates » par quoi l’esprit s’aiguise lui-même. Près de la votre, toute critique, toute réflexion sur les lettres paraît grossière & chaussée de sabots. Votre pensée cherche en tout un point lumineux où les forces contradictoires de l’esprit composent une blanche incandescence. Elle y parvient en obéissant à un fil invisible & à une ariane secrète (& capricieuse) (Et qui s’amuse à nous déconcerter en vous renvoyant d’un petit mystère bien délimité à un mystère si grand qu’il est présent partout...

Ce pauvre M. Benda n’a jamais pu s’en remettre

-

Etymologies sont des rêveries par quoi nous prêtons aux mots des origines & des intentions que nous inventons de toutes pièces. C'est une façon de leur passer l’initiative et de nous mettre à leur école. Aussi nous en arrivons à extravaguer gentiment (ou de façon fort pédante...) ...Or vous, vous pensez qu’il appartiendrait plutôt à la pensée d’aller devant. Et au langage de suivre... Votre compatriote Court de Gébelin...

Cependant on ne peut le nier : l’énergie signifiante des mots & le potentiel de pensée qu’ils contiennent, la recherche etymologisante les dégage, les fait jouer... Qu'est ce qu’un mot veut dire ? Cette volonté (qui est le sens des mots, sa flèche, sa ligne de force & de mouvement..) il est naturel de l’éveiller, de la provoquer. Est-il tellement chimérique de rechercher son certificat d’origine ? Quand ils achètent un étalon, les éleveurs consultent le stud-book..

Oui, oui, Paul Claudel traite les mots comme il traite toute la Bible. Avec une superbe qui s’arroge tous les droits. Mais avouons que ses divagations sur les textes sacrés sont plus intéressantes que le littéralisme des grands séminaires. De même ses divagations étymologiques font rire les linguistes... Mais prenons les pour des faits claudéliens. Le « manque de preuves » qui angoissait Pascal n’est qu’un petit obstacle pour ce fougueux anti-janséniste. Quand les preuves manquent, l’auteur des Cinq Grandes Odes en invente, avec cette « volubilité d’esprit » que haïssait Port Royal... Par là on comprend que ce grand poëte ait été si impuissant à convertir ses amis !

Alain, Heidegger, certes c’est bien aventureux leurs explications par la racine verbale ! Mais en bonne méthode paulhanienne, ne peut-on pas « commencer par ces superstitions & ces rêves, quitte à lentement les ruiner ? » Façon d’inventer qui se justifie par cette observation que la vérité est erreur rêvassée & qu’il est donc aussi nécessaire de créer la confusion que de la dissiper, nécessaire de la provoquer pour y mettre fin...

Il y a des découvertes qui ont été faites par la voie d’une hypothèses fausse. J'imagine une apologie paulhanienne de la recherche d’étymologie considérée comme une expérience. Donner aux mots une conscience de ce qu’ils sont à leur insu. La convertibilité incessante des idées en mots ou des mots en idées autorise tous les chemins.

C'est ainsi que je m’amuse à vous taquiner sous les pins de l’île Garo. Au fond je sais très bien que c’est l’idolâtrie du mot que vous condamnez dans ce petit livre aigu & subtil. Vous êtes merveilleusement ennemi de toute idolâtrie. Et le « sémite spirituel » que je suis devenu (grâce à votre ami Massignon) aime ces démarches de votre pensée à l’état nu. Votre intellect, à la fois logicien & poëte, votre allure de sylphe essentiel irrite follement les idolâtres

La pureté contient pour les impurs un reproche qu’ils ne peuvent tolérer. C'est pourquoi ils estiment que vous vous moquez du monde. Votre logique se moque de la logique et votre art de distinguer ne refuse pas de conclure, quand il le faut, à une indistinction.. Quand il le faut, c’est à dire quand la distinction est refusée par l’expérience. Comme, par exemple, dans votre réponse à Aimé Patri.

Votre vérité résulte toujours d’un mouvement nu et inaccessible de la pensée qui rapproche & éloigne des pôles semblables & contraires.. Vérité toujours à créer et qui se dissipe quand la tension de l’esprit se relâche.

(Entre nous, je ne suis pas très sûr de tout ce que je vous ai dit dans cette lettre. Ce sont propos du temps de la grève... « Mettons que je n’ai rien dit »

Très affectueusement à vous

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (21 novembre 1952) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 21 novembre 1952.
Mon bien cher ami

J'avais écrit pour vous quelques pages, - que je soumets à votre jugement, avec de vives appréhensions. Ce texte vous parviendra dans quelques jours. Une sorte d’Esmeralda dactylographe s’en occupe.

J'ai rêvé à la poesie sur le Moqattam, à côté du tombeau d’Ibn Al Farid et puis aussi à Saqqarah, à côté de cette prodigieuse pyramide à degrés qui ressemble à un monument mexicain. J'ai été enthousiasmé par ces deux promenades et j’ai eu la naïveté de croire que cette excitation pouvait aboutir à un texte valable (!). Un tel degré d’illusion à mon âge est presque comique.

Je ne suis pas sans regret d’avoir quitté Paris emprès Pontoise. Le Caire cosmopolite et européen (celui où je vis depuis trois semaines) est d’une beauté affligeante. Et je n’ai pu encore pénétrer dans l’intimité de la ville arabe. En sorte que je suis en proie, assez souvent, à d’insidieuses nostalgies. - En revanche, beaucoup de plaisir à travailler avec mes étudiants ; ils aiment les lettres comme on ne les aime plus en Occident. Ce sont « des magnétisés de la parole », comme disait un ancien soufi.

-

J'ai trouvé très beau le livre de Marcel sur la grandeur. Il faut qu’il garde cette allure d’Apparition dans notre littérature. Je vais le lui écrire

-

Je suis encore sans foyer ni [mot illisibme]. Mais le proviseur du lycée me donne l’hospitalité. Ce serait chic & généreux de m’écrire, - (en donnant comme adresse : au lycée français de la mission laïque, 2, rue Youssef El Guindi, La Caire)

Croyez moi, cher ami, très affectueusement votre

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1952) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1952.
Bien cher ami

Je vous ai écrit, il y a peu de jours pour vous annoncer l’envoi de quelques pages que vous n’aurez point. Ou du moins pas si vite. Le trop bel automne africain m’a rendu un peu souffrant. Et puis, comme dit Levinas, « toute entreprise est un remue-ménage ». Un « autre », encombrant, huileux, assis sur toutes les chaises, exige qu’un s’occupe de lui. Gerard au Caire avait sans doute observé la même indiscrétion de « l’autre », de ce double dont les Pharaons savaient très bien quelles exigences de matérialité il manifestait ! [Entre parenthèses, quand Gerard dit « Je suis l’autre », c’est un cri d’effroi et Breton se trompe, à mon avis, quand il paraît supposer que Nerval voulait exprimer par là (comme Rimbaud) l’impersonnalité du moi supérieur

Vous m’avez un jour engagé à lire l’Ennéade sur la Contemplation et l’Un. Ce conseil n’est pas perdu. Je fais cette lecture en face du Mokattam où nous irons un jour ensemble, j’espère, retrouver les traces du calife Hakim, le premier en date des surréalistes.

Le Liban est de séduction immédiate. En Egypte, l’amande est bien cachée, - et en outre très amère. Mais il y a une amande.

-

J'écrirai peut être quelques pages sur Marcel. Il m’a envoyé, avant que je ne quitte Paris, son livre sur la grandeur. Il me semble que personne ne voit que c’est un admirable moraliste de l’événement ontologique. On parle toujours à propos de lui de Jules Renard !

Zut alors !

Au revoir, cher ami, écrivez moi un peu et laissez moi espérer un jour votre venue au Caire. Je viens de louer un appartement d’où l’on voit à la fois l’échine nue du Mokattam et les beaux arbres du parc zoologique. Vous y viendrez.

-

Le Proviseur du lycée m’a donné l’hospitalité en attendant que mes lares arrivent de Beyrouth M’écrire au lycée français, 2, rue Youssef El Guindi.

-

Croyez moi très affectueusement votre

GB

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (25 mars 1954) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 25 mars 1954.

Immeuble du Dr Ibrahim Kadri

Rue Ibu [Raidvan] El Tabib

Giza – Le Caire

Bien cher ami. Voici un essai de définition de notre ami Julio. Je connais mal ses dernières œuvres : elles ne sont point dans la demi douzaine de bouquins sauvés de mon naufrage Phénicien. Au Caire, elles sont introuvables. En sorte que mon papier a un petit air provincial et pas au courant, qui vous frappera. Mais n’est ce pas, quand on habite l’Afrique... Dites moi si je n’ai pas trop mis à côté de la plaque...

[C]

Je suis moins troublé de prendre la parole à côté de Claudel qu’à côté d’Henri Thomas, dont le sens poëtique, toujours infaillible est un électroscope à feuilles d’or & à ailes de libellule

[D]

-

Vous serez responsable d’une crise cardiaque chez Marcel Abraham, si vous ne publiez pas, toutes affaires cessantes, ma note sur ses « Routes ». Cet ami, au cœur sensible et menacé, s’étonne douloureusement de voir que je ne suspends pas une couronne à son livre. Il croit que c’est moi le coupable.. Et il n’osera jamais se plaindre directement au responsable – car il m’a confié que vous étiez le seul homme au monde à le mettre dans un état de timidité insurmontable. Jusqu’à la paralysie. C'est ce qu’un illustre écrivain à si bien nommé la Terreur dans les Lettres.

-

[A]

Le Massignon du mois de février est magnifique. Je pense qu’on vous l’a dit de tous les côtés (sauf bien entendu la clique colonialiste d’Afrique du Nord et les Ubus de la métropole !) Derrière ce texte violent & raffiné, on voit toutes les fébriles passions présentes de notre ami [Massignon], la hantise du sacrifice expiatoire de la vie, sa réconciliation finale avec l’esthétique iranien, - alors que naguère encore il le maudissait au nom de l’ascétisme dur et calciné des arabes. Il niait toute attache persane d’Al Hallay, refusant de l’enraciner dans ce sol où fleurit un uranisme délicat –

[B]

Extraordinaire personnalité de cet homme que chaque journée crucifie. Vous devriez faire un « hommage à Massignon », pour le moment de sa retraite du collège de France. Les érudits lui préparent, selon une coutume non exempte de comique, un volume de Mélanges mais les érudits se caractérisent par une intelligence absolue des points de vue massignonesques. Mieux vaudrait une stèle dressée par des arabes illettrés

-

Vous allez recevoir la visite d’Edmond Jabès. Je l’ai encouragé à vaincre une timidité aussi forte que celle de Marcel Abraham. Un amour de la poesie aussi dévot, aussi fervent et quelquefois éperdu, je n’en connais point. Il n’y a qu’en Orient qu’on voit ces folies (chez un agent de change! Cela passe l’imagination !) Son inquiétude, son excitation devant le mystère de l’homo loquens, son sentiment sémitique à dépasser le concept, au lieu que pour nous le terme arrête l’idée, tout cela donne grand intérêt & grande valeur au livre qu’il nous présentera.

Au revoir, bien cher ami, je vous embrasse affectueusement

GB

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (10 mars 1954) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 10 mars 1954.

Immeuble du Dr Ibrahim Kadri

Rue Ibu [Radwan] El Talib

Giza – Le Caire

Bien cher ami. J'ai été infiniment touché par votre affectueux entêtement à parler d’un bouquet que m’offrirent un jour quelques jeunes gens du vieil Orient. Vous y avez ajouté la fleur la plus odorante, la tubéreuse du plus bel été. Après ça, comment vous adresser des reproches, - ceux que vous avez pourtant bien mérités. Où trouver le courage de blâmer une amitié si délicate et si acharnée à l’être ? Vous savez bien d’ailleurs que vous êtes l’homme de France dont l’opinion, - comme elle est à tous la plus redoutable, - est pour moi celle qui compte le plus. Un mot d’approbation sortant de vos lèvres, et de votre zénith, c’est beaucoup mieux que toute gloire. Car, comme le dit Rilke, « tout ange est terrible. »

-

Oui, je pense pouvoir vous envoyer sans trop tarder une ou deux pages sur Supervielle, bien que son dernier recueil « 1939-1945 » (est-ce le dernier en fait ?) n’exprime plus que faiblement cet étonnement d’habiter la Terre qui autrefois soulevait ses poëmes. Je parlerai peut être de ce thème du père qui assez étrangement l’a hanté, - mais dont il me semble qu’il a trop borné la signification familiale, au premier cercle humain autour de nous...

-

Vous seriez gentil de faire paraître la petite note que je vous ai adressé sur Marcel Abraham. Le bon ami, qui a vu s’évanouir beaucoup d’objet autour de son cœur malade, s’est beaucoup attaché à son Buch der Lieder. Parler de lui ; c’est en faire un convalescent : c’est lui donner l’hiver

-

Vous m’aviez parlé d’Edmond Jabes. C'est un homme que j’aime bien, car il ne cesse de travailler avec ardeur et innocence, à sa métamorphose en poesie. C'est le plus pur des possédés. Il se fait destin des mots, de leurs aventures et même de leurs cabrioles dans cette forêt où il marche à tâtons. Vous avez dû recevoir (second envoi) ce petit livre : « les mots tracent », accompagné de compléments. Le grand désir de Jabès serait que le tout pût paraître dans la collection métamorphoses. Et que tout de suite, la NRF donnât quelques échantillons de ces aphorismes – poemes, où les mots, laissés à eux-mêmes comme une eau, coulent à l’oreille de l’esprit des confidences singulières. Je voudrais beaucoup connaître votre jugement et vos intentions concernant Jabès.

J'aime à croire que ni vous ni les autres n’avez souffert d’un hiver qu’on nous a dit si rude. Je vous embrasse affectueusement

G.B

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (08 décembre 1954) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 08 décembre 1954.

Immeuble du Dr. Ibrahim Kadri

Rue Ibn Radwan El Tabib

Giza – Le Caire

 

Bien cher ami

Le livre que vous eûtes la gentillesse de me donner à Paris, en le timbrant de vos initiales & d’une dédicace affectueusement héraldique, je me suis promené dedans, à tâtons d’abord, - puis un peu éclairé par un rat de cave ou par un bout de bougie sans mèche... C'est qu’il y a des réalités qui ne supportent pas d’autre luminaire ; elles seraient anéanties par des tubes au néon, par ces éclairages diaboliques dus à notre savante technologie moderne. Pour nous les rendre sensibles, présentes, agissantes, vous vous servez d’une technique bien plus ancienne, & plus subtile, bien qu’elle paraisse la simplicité même. C'est l’art, tout simplement. Si simplement que je ne mets pas de majuscule. Mais je devrai écrire comme en 1900 l’Art ! Votre art, le plus malin, le plus roué, le plus industrieux (& le plus caché), - une sorte d’art de l’art, - sous son apparence de petite chronique familière, limpide & bon enfant. Le sujet de votre livre, c’est ce qui ne peut pas se dire. Or ce qui est en dehors des prises de la parole, ce qui échappe à tout langage, il n’y a que le langage quotidien (manié il est vrai par un sacré Cagliostro) qui puisse nous le communiquer. Quel pacte avez vous conclu avec la parole. C'est fantastique ! On dirait qu’ont été pratiqué sur vos lèvres ces « rites de l’ouverture de la bouche » en usage dans l’antique Egypte. Ces sentiments étranges et qui refusent tout nom, ces rêves éveillés qui nous feront quelque jour écraser dans les carrefours, ces constructions genre Luna Park, projections visualisées de troubles psycho-somatiques, ces savoureuses absurdités d’une Egypte photographiée en rouge, - tout cela relève uniquement de l’art. De cet art spontané immanent au langage et que votre art à vous porte au niveau de la poesie (une singulière poesie electro-intellectuelle) et de la plus haute conscience. Il n’y a point d’homme, bien cher ami, qui donne autant que vous (que de pédants de tous côtés !) l’impression de cet irréel qui est le vrai réel, c’est à dire le féerique. Votre personne même...

-

Je vais vous envoyer très prochainement une petite note sur les poemes de M. Abraham. Je ne les goûte pas tous au même degré. Ceux où l’on sent le ton de l’humanisme universitaire... Cependant il faut leur savoir gré de ne pas trop valéryser. Mais il y en a d’autres qui font entendre, au bord de la catastrophe physique un accent qui rappelle le Buch der Lieder. Il n’a manqué à cet ami que de maître au bord de la forêt germanique et d’être bercé par la Lorelei. Vous serez gentil de donner une place à ma notule

-

Le même courrier vous apportera un manuscrit d’Edmont Jabès. Son rêve (de jour & de nuit) serait d’être édité dans la collection Métamorphoses. Rien de plus légitime, selon moi, que cette ambition. Jabès est un fils d’Israël étrangement possédé par « l’esprit de parole ». Il assiste en lui même à des changes et cabrioles verbales dont Max Jacob jadis, lui donna la formule. Les mots ne cessent de prendre à nos oreilles & à nos regards intérieurs des physionomies surprenantes : il est engagé dans les combats ou des amours sans fin entre consonnes & voyelles. Les voyelles n’en finissent pas d’épater ce sémite. On ne peut sur la machine ronde rencontrer un homme plus entièrement voué aux puissances de la parole : il en vit, il en prend son métier en haine : il en oublie « la corbeille » (il est agent de change) pour nous tresser des paniers légers où niche l’oiseau Simorg, la huppe de Balkis ou ce hoche-queue qui est l’Homme Régénéré. C'est un poëte.

-

Je suis confus (et plein de regrets) (depuis bientôt trois mois) à l’idée que je n’ai pu, au moment de mon départ, me rendre libre pour ce déjeuner où vous me conviâtes et où je devais rompre le pain avec Marcel Jouhandeau. Puis je formuler avec humilité un vœu ? C'est que la même invitation demeure valable pour l’été prochain – vers le solstice - quand je serai de nouveau en Occident. Et mille affectueuses excuses...

Tous nos voeux pour vous et tous les vôtres, - de ma fidèle & profonde amitié.

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (08 juillet 1955) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 08 juillet 1955.

Les Quatre Vents

Lesconil

(Finistère)

Bien cher ami. Grande joie ce matin d’avoir votre lettre. Je vous dois mille mercis de vous être occupé si diligemment de ce livre que j’avais une immense envie de lire. Ma femme vous est reconnaissante du soin amical que vous avez pris de satisfaire cette envie. Misérable Miracle a fini miraculeusement par arriver en Lesconil, après un crochet égyptiens & mille circuits en France. Bouquin extraordinaire qui laisse loin derrière lui tout ce que les psychiatres & psychologues ont dit platement sur la drogue mexicaine. Le frisson vous vient de voir ce qui se produit dans notre cortex quand les subtiles & heureuses régulations du corps sont suspendues, - quand nous sommes en proie à ces phénomènes de foules délirantes que déclenche en nous l’auboma spirituale. Accepteriez vous une petite étude que je vous écrirais sur H. Michaux ?

Il est venu au Caire, farouche, dérobé, (gentil cependant) avec son terrible œil rapace. Il voulait aller au Cordofan pour observer les oiseaux merveilleux de cette contrée, les grues cendrées, les adjudants et les grèbes, les ibis. Mais il a été pris par la grippe à Karboum. Les grippes africaines sont très malignes

J'avais rapporté du Caire la germe d’une de ces influenzas subtropicales. J'ai passé à Paris quelques journées tristes, la plupart du temps dans mon lit, à côté d’un pot de tisane. Comme c’est bête !

Ne viendrez vous jamais en Cimmerie, pour faire vos dévotions aux Sept Dormants de Massignon & aux Quatre Vents de Bounoure – Oui, je vous verrai en septembre avant de retourner au Caire ( si la pyramidale imbécillité de notre gouvernement ne nous interdit pas à tout jamais d’aller puiser aux sources de la lumière – Très affectueusement à vous

GB

[En note en haut : Jabès (& moi même) ne cessons de penser à votre promesse de nous donner quelques pages sylphides qui s’avanceront en dansant sur le Chemin des Sources

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1955) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1955.

Les Quatre Vents :

Lesconil (Finistère)

Bien cher ami – n’allez pas croire que les Quatre Vents soient une de ces appellations prétentieuses dont les calicozoaires décorent leurs villas en banlieue. C'est réellement le nom du quartier que j’habite en Lesconil ; ce nom est sorti spontanément de l’ « âme populaire », et sans aucune allusion hugolienne. Il serait à souhaiter que les brises qui se donnent rendez vous au bord de ce vieil estuaire fussent authentiquement filles de l’esprit. Mais rien n’autorise à le croire.

Non, car ce qui règne ici, c’est la stupeur des « climats chauds & bleus ». La Bretagne s’est transformée cette année en une incroyable Floride. Fuite des sardines car les eaux sont trop chaudes ! C'est à se demander pourquoi Gauguin a quitté Pont Aven. Il avait à sa porte les Marquises, sous ses fenêtres les Tuamotou.

Quand j’entends les rudes syllabes du parler bigouden, je crois entendre une de ces langues « picturales » du Pacifique. Après un tel dépaysement, l’Egypte revêt à mes yeux le caractère bourgeois & trop connu d’'une grande banlieue

Audiberti est là et tout son être est suffoqué de saisissement devant cette Cimmérie, ces millénaires qui grimacent dans le faciès des rocs hérissant la pénéplaine & les paluds, le fantastique des mégalithes, la phonétique cornouaillaise. Il n’avait jamais vu la marée, ce prodige bi-quotidien. Cet homme d’Antibes n’en revient pas. Attendons nous à trouver dans son prochain livre l’immense intumescence du Père Océan. Un seul regret : pas d’oursin à la senteur de violette à déguster au soleil avec du vin de Cassis !

Je vous envoie quelques pages sur Char, l’homme et le poète. Pas d’oeuvre poétique qui soit plus habitée par l’homme caché dans le poète. Le porteur de cette tumeur maligne qui s’appelle poésie à réussi à s’en faire une santé. Je suis mécontent de ces pages : j’aurais voulu un ton froid & neutre. Mais la poesie, avec son indiscrétion insupportable, impose sa loi, son ton, ses mots. C'est agaçant !

Je serai à Paris dès avant l’équinoxe et vous ferai signe, car j’ai une fringale de vous voir. Très fidèlement & affectueusement à vous.

Bounoure

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1955) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1955.

Bien cher ami. Je ne puis – malheureusement – (car vous d’abord, le hêtre pourpre ensuite, ce sont là grand attraits & grands charmes) aller à Ville d’Avray dimanche.

Le dimanche étant consacré à ces sacrées joies familiales qui sont des joies sacrées. Dommage, dommage car je pars pour l’Auvergne mardi matin...

Alors la joie de vous revoir est remise à un peu plus tard – soit en juillet – soit en septembre. Que de choses à vous dire...

Dans un mouvement d’aveugle & amicale confiance, vous me demandâtes l’an dernier d’écrire quelques pages sur René Char. Elles sont sur le point d’être achevées ; mais je voudrais bien recevoir les « Recherches de la base et du sommet » (Char m’a envoyé les Poème des deux Annies) Vous seriez un ange de me faire adresser ce recueil à l’ile Garo, par Loctudy, Finistère, au fin fond de la Cimmérie où je vais, pour la durée des brumes afin de me guérir de l’Afrique

Très affectueusement à vous

G.B

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (19 septembre 1956) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 19 septembre 1956.

Les Quatre Vents

à Lesconil

(Finistère)

Bien cher ami. Le pli vous apporte une petite (trop longue) étude sur H. Michaux. Je m’excuse de l’imperfection dactylographique de ce texte. Mais à Lesconil... A vrai dire, il est presque illisible, et, pour trancher le mot, cochonné. Espérons que les protes de la NRF (qui en ont vu bien d’autres) ne seront pas trop déconcertés par ce cryptogramme (si vous le leur confiez). Pour moi, il y a là tant d’épines & de broussailles que ces pages m’emplissent d’un misérable dégout

-

Vous doutez que Nasser soit plus sympathique que Mollet. Il est certain que huit jours de défilés militaires en juin et la présence de Chepitov ont rendu quelque peu délirant le bickbachi. Mais ce n’est pas un sot, il s’en faut : comme chez beaucoup d’Orientaux un peu de cyclothymie se mêle à la vieille hikma, à la vielle sagesse sémitique. Tout cela est plus sympathique qu’un couillon comme notre Président. Couillon néfaste, absolument privé de la moindre antenne, (au point de laisser Lacoste orienter toute sa politique), - et dont la stérilité intellectuelle eût été jugée irrémédiable, dans cette invention surprenante et géniale qu’on lui doit, celle d’un socialisme colonialiste & guerrier. Avouons qu’ici il faut rendre les armes ! Cette trouvaille paradoxale est admirable, tout à fait inattendue de la part de ces « cancres nidoreux »...

*

Je repars pour l’Egypte le 5 octobre, - afin de montrer une fois de plus que les sentiments normaux d’un « vrai Français » me sont inconnus. Je passerai quelques jours à Paris et j’espère bien que je pourrai vous voir un peu de temps. J'aurais bien voulu m’attarder un peu dans la séduisante Lutèce d’automne. Mais, les circonstances étant ce qu’elles sont, je ne veux point que mon université m’accuse d’un empressement médiocre ou d’un manque de zèle. D'autre part, je n’ai pas encore vu mon fils cette année, - car il était en Argentine. Il va revenir de l’autre face de la Terre et je lui consacrerai quelques bonnes journées... En réalité, nous devrions passer dans l’hémisphère Sud. La NRF devrait s’établir à Bahia de Todos os Santos. Parlez en à Gaston Gallimard.

*

Lesconil, avec des brumes tendres & des soleils irréels, retrouve la pureté des origines. Tous les touristes sont partis. On peut se baigner entièrement sur des plages aussi vierges qu’avant la création de l’homme. C'est merveilleux -

a bientôt & très affectueusement à vous

GB

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (12 juillet 1957) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 12 juillet 1957.
Cher ami

Cette nuit, (épaisse, visqueuse, pleine de chauves-souris) je ne dormais point sur la pierre blanche, et pourtant j’ai rêvé à vous, j’ai rêvé de vous. Vous me rendiez visite dans une villa qui par la suite, se révélait libanaise. Vous arriviez en cavalier (pas du tout apocalyptique) mais familier, très élégant (avec de splendides bottes jaunes), maniant avec aisance un joli cheval arabe gris nerveux, capricieux. On entrait dans un salon dont le plancher, comme chez un herboriste, était recouvert de toutes les plantes odoriférantes que produit la montagne libanaise : zaatar, absinthe, zobar, thym et romarin et une couche épaisse de feuilles d’orangers. C'était merveilleux. Fenêtres closes, l’odeur était enivrante : attiré par elle, sans doute, le cheval qu’on avait cru attaché au perron, entrait aussi dans ce curieux salon et l’on sentait bien que s’il ne prenait point part à la conversation, c’était par simple discrétion. Singulière conversation d’ailleurs. Vous sembliez tenir, avec une chaleur inexplicable à rééditer l’Histoire de Port-Royal de Racine, - alors que j’aurais préféré vous entendre parler des propriétés des vimples étalées à nos pieds. Puis, abandonnant les jansénistes, vous étiez tout à coup très animé contre Heidegger, à qui vous reprochiez de ne pas définir « l’être de l’étant ». Question qui laissait froid mon ami Noureddine Beyhum, propriétaire de la villa, du salon et des herbes magiques. Sans doute fort déçu de voir que vos préoccupations n’étaient point partagées, vous vous évanouissiez brusquement, vous et le ravissant cheval arabe qui avait une chevelure d’ange. Je n’ai trouvé à ce rêve aucune interprétation raisonnable ou déraisonnable... J'oublie de dire qu’il y avait aussi au dehors une curieuse ambiance, sans doute celle de la guerre civile libanaise (???)

Tels sont les phantasmes de mes nuits et peut-être serez vous capable de trouver la logique de ces apparitions logiques, plus obscure qu’elles-même, bien sûr ! Je n’ai lu, bien cher ami, que la dernière partie de votre passionnante étude sur le « Clarum per Obscurius » [Les nos [numéros] de la NRF de mars et avril ne me sont point parvenus, - effet ordinaire du Ramadan et des fêtes qui l’ont suivi ; - d’autre part depuis les événements, les libraires du Caire ne reçoivent plus les revues de France). J'ai hâte d’être en France pour lire le commencement de ces analyses où vous déployez ce mélange extraordinaire de rigueur, de maîtrise et d’élégance où vous excellez. Et ces découvertes à pas minutieux qui nous font passer de l’énigme d’occasion à l’énigme essentielle, de problème à l’énigme-solution. Vos démarches sont extraordinaires, et à tous égards, admirables. - Je vous embrasse affectueusement

G.B

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (16 décembre 1957) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 16 décembre 1957.

Bien cher ami. Je plaide coupable et non coupable. Coupable parce que je n’ai pas scruté avec assez de soin le texte définitif de cette préface avant de vous le remettre. Je suis allé le chercher rue Garancière en tout hâte, la vieille de mon départ.. J'ai relu précipitamment et à la volée dans un café, et en parlant avec un ami avant de le déposer rue Sébastien Bottin. Votre remarque (qui m’a touché au vif du cœur) me donne à réfléchir qu’il est de stricte justice que je marque mieux encore tout ce que je vous dois

Cette préface portera donc, dans le corps du texte, page 8 (je crois) après les mots : « comme si en ce domaine valeur et existence se confondaient » ces deux phrases suivantes :

« C'est ce que nous a montré Jean Paulhan, avec ce charme je ne sais lequel dont s’enveloppe sa rigueur intellectuelle. Il a vu mieux que personne, ce subtil platonicien, la réciprocité mystérieuse, le chiasme, qui fait que l’oeuvre, d’abord existence, doit se saisir en esprit, et que la valeur qui est jugement et choix, exige d’être vécue pour être vraiment valeur »

Vous m’obligeriez beaucoup, si vous vouliez bien prendre la peine de faire cette addition au texte que vous avez. Elle sera portée par mes soins sur les épreuves que Plon a promis de m’envoyer dans le courant de ce mois

J'ai été bien des fois tenté d’établir avec moi-même (et pour les autres) tout ce que vous m’avez appris. Si j’ai reculé jusqu’à présent, c’est par crainte de ne pas être assez perspicace observateur de vos démarches d’esprit. Vous découragez le commentaire, bien cher ami, par vos allures de « sylphe essentiel » et l’extraordinaire finesse de ces analyses où vous collaborez avec Harpocrate. Pourtant, comment parler des poètes au temps présent sans vous ranger dans leur troupe ? Dans le domaine de la pure réflexion logique, vous introduisez un sentiment de l’étrangeté de la raison, un sentiment de l’ambiguité de l’expression qui sont d’un poëte, - en même temps que votre art est d’un distinction à tous nous humilier. Mais il faudra que je me hasarde un jour …

Il n’est personne au monde qui puisse m’empêcher de penser cela & de le dire & de l’écrire. (Sans parler d’une amitié si enracinée au tissu intime qu’elle n’a jamais été ternie, au cours de tant d’années par le plus petit cumulo-nimbus.) Vos hypothèses m’ont fait rire, car elles n’ont pas la moindre réalité. Le texte en question est connu seulement de Charles Orengo, d’Edmont Jabès à qui je l’ai lu l’hiver dernier et de vous. P J J [Pierre Jean Jouve] en ignore jusqu’à l’existence et je ne lui ai même jamais fait part de mon projet de publication.

Les querelles de poëtes et des artistes sont souvent d’une injustices et d’une absurdité si grandes qu’elles ne résistent pas (du moins en principe !) à une vérité simplement dite. Gide, sachant que je connaissait et aimais Suarès, s’était exprimé sur lui, à Beyrouth, dans le privé et en public, fort élogieusement. Venant en France, quelques mois plus tard, je rapportai le fait au farouche solitaire de Champigny. Il ne me répondit rien, mais dans le silence qu’il garda pendant quelques minutes, un regret, sinon un remords, se laissait entrevoir. Pourquoi conspirer avec le mauvais destin. Satan lui même ne peut dire quelque chose avec certitude sur le secret des cœurs.

Jouve à deux reprises m’a parlé très sévèrement de G.G [Gaston Gallimard], l’accusant d’avoir voulu enterrer dans une oubliette Paulina, Catherine & Aurora, à cause de certaines divergences d’opinions politiques. Il ne m’a parlé de vous qu’une fois et brièvement, pour vous reprocher d’avoir été très injuste à son égard. Je vous ai fait, à l’époque, confidence de ce propos, mais sans pouvoir vous préciser son grief, lequel fut exprimé en termes très vagues. Les poètes devraient toujours avoir à l’esprit ce que disait Kierkegaard : s’il arrive qu’un poete ne soit plus qu’un poëte, alors il cesse immédiatement d’être poëte. A fortiori s’il n’est plus qu’un homme aigri. Quel avantage on aurait, à relire de temps en temps Tchouang Tseu !

-

Merci de tout ce que vous faites pour E. Jabès. Il supporte le malheur avec courage, mais en grande souffrance. Mon fils est en train d’intéresser à son cas toute la S.F.I.O, qui pour une fois , espérons le, sera bonne à quelque chose

Je suis très inquiet de vous savoir si longuement grippé ! Prenez soin de vous. Nous aurons besoin très vite de votre étude sur la peinture d’aujourd’hui, - qui, dans ses plus belles réussites (rares) n’aboutit qu’à nous communiquer un malaise que nous voudrions fécond. J'attends votre livre avec grande impatience – Très affectueusement à vous , comme jadis, naguère et toujours

GB

Gabriel Bounoure à Jean Paulhan (1957) §

IMEC, fonds PLH, boîte 106, dossier 020398 – 1957.

Bien cher ami, déjà dans le souffle de l’hélice et dans l’aile de l’avion, je veux vous dire combien j’ai eu de joie à vous revoir et emporte le regret de ne point vous avoir revu

Au cas où vous donneriez suite à l’amical projet que vous eûtes de publier un fragment de la préface dont nous parlâmes, je vous en communique le texte définitif. Celui qui vous a été remis doit être annulé et remplacé par la version que vous trouvez ci-jointe. Je tiens beaucoup à cette substitution et la recommande à vos bons soins

Ce nouveau texte supprime l’indécision entre marin-pêcheur & martin-pêcheur. A vrai dire cette indécision n’existe pas : le martin-pêcheur est en symbolique musulmane le symbole de l’homme régénéré et le marin-pêcheur est infiniment près de cet état glorieux. Infiniment plus près que nous, pauvres pécheurs !

Je vous embrasse affectueusement

GB