Correspondances écrites et reçues par Jean Paulhan (1925-1936 et 1950-1958), éditées en collaboration avec l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC, Caen) et la Société des lecteurs de Jean Paulhan (SLJP).

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Ces lettres sont extraites des dossiers de correspondances passives et actives de Jean Paulhan. Elles s’inscrivent dans deux tranches chronologiques :

  • 1925-1936, années pendant lesquelles Jean Paulhan a été nommé rédacteur en chef, puis directeur de La Nouvelle Revue française,
  • 1950-1958, années de redémarrage de La NRF, après l’interruption de la fin de la guerre et de l’après-guerre…

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René Daumal

1930/1936

René Daumal à Jean Paulhan

Correspondance (1930-1936)

Sorbonne Université, Labex OBVIL, license cc.
Source : IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154
Ont participé à cette édition électronique : Clarisse Barthélemy (Responsable éditorial), Camille Koskas (Responsable éditorial), Gabin Pinel (Transcription), Nikolas Behaghel (Transcription), Michel Murat (Transcription), Anne-Laure Huet (Édition TEI) et Nolwenn Chevalier (Édition TEI).

René Daumal à Jean Paulhan (29 septembre 1930) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 29 septembre 1930
Monsieur,

Je vous envoie l’article sur Lautréamont et la critique que, à la suite de vos conversations avec Léon Pierre-Quint, vous aviez décidé de me demander.

Je suppose qu’il n’est pas trop long et vous agréera.
Veuillez me croire très sincèrement votre

René Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (1930) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 1930
Cher Monsieur,

Voici la première lettre que je puisse écrire depuis quinze jours d’une grêle d’événements accablants ou accaparants.

Bien sûr, je me rends compte que ma note sur « Lautréamont et la critique » était bien près de paraître déplacée dans la N.R.F. [Nouvelle Revue Française] Mais elle représente sûrement ce que je pourrais écrire de moins choquant pour les lecteurs de votre revue. Si je vous envoyais un nouvel article, vous le trouveriez insupportable, et pourriez croire à une réaction méchante de ma part ; alors qu’au contraire, essayant, par amitié pour vous et avec une entière bonne volonté, d’imaginer de quel livre je pourrais parler, et de quelle façon,– je voyais, entre autres, « 10 C.V. » d’Ehrenbourg – j’ai constaté que je n’en pourrais parler sincèrement qu’avec des professions de foi telles, et un ton de polémique tel qu’alors vous ne voudriez pas risquer une indignation générale de vos lecteurs.

S’il ne s’agissait que de la N.R.F. [Nouvelle Revue Française] je vous aurais envoyé une note – sur ce livre ou un autre – et vous auriez constaté qu’elle était impubliable. Les choses se seraient arrêtées là. Mais c’est vous considérant que je préfère vous parler en toute franchise d’abord, tenant avant tout à conserver avec vous des relations de sympathie et de sincérité.

Si vous le désirez toujours, je puis vous envoyer quelques poèmes ; puisque vous me les avez demandés en toute connaissance de cause. Mais, comme vous êtes plus familiarisé que moi avec les réactions des lecteurs, si vous pensez que la publication de poèmes après cette note, a, pour des raisons quelconques, des inconvénients, dites-le moi : je puis comprendre toutes vos raisons, (sachant qu’elles seraient bonnes) sans aucune arrière-pensée. Ainsi je suis votre

René Daumal

P.S. Je m’étais proposé de vous porter un exemplaire du Grand Jeu, depuis longtemps. Renéville m’avait dit que vous en étiez impatient ; au reste, votre service de presse a été fait avec beaucoup de lenteur. Mais j’ai demandé à André Delons, qui devait vous voir, de vous porter un exemplaire ; j’espère qu’il l’a fait.

Je n’ai pas reçu le n° [numéro] de la N.R.F. [Nouvelle Revue Française] où ma note a été publiée. Je serais très heureux si vous pouviez me le faire parvenir. Merci.

3, rue de la Fraternité
Arnouville-les-Gonesse
(S. et O.)

René Daumal à Jean Paulhan (16 octobre 1930) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 16 octobre 1930
Cher Monsieur,

Léon Pierre-Quint m’a communiqué votre lettre. Excusez-moi d’avoir négligé de vous donner mon adresse.

Voici comment j’ai résolu la question des corrections que vous me proposiez de faire :

1° Je rappelle en note, en première page, l’article de Spitz. Je pense aussi qu’il était très utile de le faire ; j’avais voulu, vous avais-je dit, vous demander votre avis là-dessus, et je suis heureux qu’il soit le mien.

2° J’ai modifié le passage concernant les déclarations de Breton en tenant compte de tous les éléments de votre objection :
a) j’ai tenu d’abord à conserver le sens essentiel de ce rapprochement, dont vous reconnaissez le grand intérêt.
b) j’ai supprimé la phrase qui vous paraît quelque peu ridicule (« que je puisse vous l’écrire… n’est pas rien ») parce que si, pour mon compte personnel, elle eût pu me paraître intéressante à citer, c’eût été seulement dans une étude sur Breton lui-même. Ici, elle est peu utile.
c) je crois avoir atténué beaucoup l’apparence prétentieuse de ces quelques phrases en soulignant qu’elles sont extraites d’une correspondance privée, et en reprenant pour moi-même les termes de Breton.
d) par le même moyen, et aussi en mettant ce passage sous forme de note, je rends cette citation tellement indirecte qu’elle ne peut plus, à mon sens, être considérée comme déplacée dans la N.R.F. [Nouvelle Revue Française]
Tout cela, d’ailleurs, n’est que question de forme. L’important, qui me réjouit, est que nous soyons d’accord sur le fond.

Veuillez encore m’excuser du petit retard que l’oubli de vous donner mon adresse a causé au [rature] renvoi de ces épreuves, et soyez assuré de ma complète sympathie

votre
René Daumal

P.S. Peut-être, si mes corrections sont un peu confuses, serait-il utile que j’aie de secondes épreuves ; comme vous avez mon adresse maintenant, je vous les renverrais le jour-même. Mais faites comme vous jugerez bon et seulement de façon à ne rien déranger.

René Daumal à Jean Paulhan (6 janvier 1932) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 6 janvier 1932
Cher ami,

Je vous réponds tardivement et quand même à la hâte, parce que le temps, n’est-ce pas, le temps, le temps, eh bien mais c’est ma faute. Je suis très content que vous vouliez publier les Clavicules. J’ai donné à Renéville des instructions, je crois, sur la façon dont, si c’était nécessaire, on pourrait les couper : de fort admissibles pis-aller.
Hélas je suis d’une ignorance [rature] lamentable quant à Goethe : c’est un des grands trous noirs nombreux de ma damnée culture.
Merci, en tout cas. Je suivrai un de ces jours Renéville jusqu’auprès de vous, avec joie.

votre
René Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (1932) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 1932

[début mai 1932]

[en-tête] LE GRAND JEU

        OUI !

      (plutôt deux fois qu’une)

          quand vous voudrez

          (bientôt j’espère)

        car je brûle de m’instruire aussi

              bien à vous

                René Daumal

merci d’avoir placé

la note sur Shankar

René Daumal à Jean Paulhan (1932) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 1932
Cher ami,

hélas, il m’est tout à fait impossible de venir dimanche soir ; et je ne voudrais pas non plus reculer votre réunion de 24h., d’abord pour ne pas perturber votre plan, ensuite parce que je risque d’être fort occupé mardi et les jours suivants.

igitur donc, nonobstant A. R. de R. [André Rolland de Renéville], qui, sans aucun motif ni savoir d’expérience, rit de ma promesse d’arriver chez vous à 8h½ (« ce sont, prétend-il, des choses qu’on dit et qu’on ne fait jamais » – et je souligne cet on pour marquer avec quelle injustice il m’assimile à cet indéfini), malgré donc A. R. de R. et quoi qu’il vous en conte, nous nous ferons un devoir et une joie d’amener notre carcasse fraîche et dispose (autant que les fauves qui s’y agitent le permettront) jusqu’à votre résidence campagnarde, peu après que Papa-Soleil aura accompli le quart de son segment super-horizontal d’ellipse, sauf le respect que je lui dois.

on dit aussi que le Minotaure ne se dissimulait guère mieux dans le palais crétois que vous à Châtenay. Je soupçonne ici de l’excès. Mais, à supposer que vous dédalisiez réellement, ne pourriez-vous, en guise de fil d’Ariane, m’expédier une schématique topographie ? Et sinon même, soyez sûr que seul, à force de tremper dans le vent des doigts mouillés, selon l’usage de la brousse, et d’interroger les rustres, pour peu qu’ils parlent votre langue, je viendrai à bout du pèlerinage, c’est-à-dire jusque chez vous. A. R. de R. tremblait en effet à l’idée du sacrifice qu’il devrait, pensait-il, s’obliger à faire, de l’intégrité musculaire de ses jambes, en allant éclairer ma route. Dissuadez-le, si je ne l’ai fait assez, d’en venir à telle extrémité. J’ai de mon ancêtre-totem le sanglier conservé, à l’instar de mon frère le porc-cherche-truffes (bien que je ne sois arverne, mais d’Ar-Den’, en celtique : La forêt) un flair, un peu, certes, émoussé dans la poussière pétroleuse des cités, mais qui renaît vite et volontiers s’affine à nouveau dès l’aspiration de quelque vent agreste.

Quid magis ?

De très loin le Bœuf sent le pâturage.
De très loin le Lion entend le défi.
De très loin l’Aigle voit le soleil.

Tous trois, si je leur fais un peu justice, conduiront l’homme.

Tout ceci pour vous rassurer. Comptez sur moi.

Bien à vous

René Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (2 août 1932) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 2 août 1932
Cher ami,

Georges Roux m’écrit que son livre (dont je vous avais confié un manuscrit) est pris par un autre éditeur. Excusez-moi de vous avoir demandé ce service pour rien.

Shankar est à Paris ; il a donné, hier après-midi, une audition pour un impresario américain – magnifique, mais j’ai été prévenu 1 heure à l’avance, et je sais que le lundi vous n’êtes pas à Paris. Il y en aura peut-être une seconde, et je ferai tout mon possible pour vous prévenir.

bien sincèrement votre
René Daumal

P.S. à l’instant, justement, on m’apprend que Shankar donnera cette audition mardi prochain à 3h½, mais on ne sait pas encore dans quelle salle : je ne le saurai que lundi. Pourriez-vous, si vous voyez Artaud, le prévenir ? je n’ai pas son adresse.

René Daumal à Jean Paulhan (26 août 1932) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 26 août 1932
Cher ami,

merci de votre carte. Ah! oui que j’aimerais aller vous voir, et Port-Cros que je voudrais connaître. Mais impossible. J’irai passer les deux premières semaines du mois prochain de côté de Dieppe, avec Gilbert-Lecomte, et ensuite j’espère partir pour de plus longs voyages, dont je vous parlerai.

pour le moment je suis malade et la bancheur du papier donne un peu le vertige à ma fièvre, mais ça passera.

(en passant : j’ai surpris une nuance de regret dans la voix de Renéville, l’autre jour, quand il m’a dit n’avoir pas reçu de vos nouvelles.)

je vous écrirai plus quand je serai un peu soulagé du rhume, de Paris, de la fièvre, des passe-ports, des loyers, etc.

merci encore pour votre démarche auprès de M. Leroy.

de tout cœur à vous
René Daumal

7, rue Dombasle
Paris (XVe)

René Daumal à Jean Paulhan (15 novembre 1932) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 15 novembre 1932
Cher ami,

j’ai attendu pour vous écrire d’avoir des poèmes de Gilbert-Lecomteà vous envoyer : et comme j’ai dû en dactylographier quelques-uns, cela m’a pris plus de temps que je ne croyais.

(j’ai choisi à dessein ces poèmes en prenant à peu près dans chaque genre, et aussi variés que possible, d’où l’apparence disparate de ceux que je vous envoie).

Gide se montre donc tout à fait gidien : avec ce que cel, mais tout à fait en fin de compte, représente de bien et de sympathique : je suis très content.

Je suis presque confus de voir que vous vous dérangez tant pour moi ; je n’aurais jamais osé rien vous demander si j’avais su que vous feriez ces démarches : mais j’aurais eu tort. Donc merci, merci.

à bientôt – probablement mercredi.

Votre

René Daumal

[ajout vertical dans la marge gauche]

excusez mon écriture : j’écris très vite et dans un train de banlieue

René Daumal à Jean Paulhan (décembre 1932) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – décembre 1932
Cher ami,

Merci merci beaucoup pour la lettre que vous m’avez fait obtenir. Elle m’aidera beaucoup. Je suis désolé de n’avoir pu passer assez tôt pour vous voir. Mais peut-être vous verrai-je encore, car je ne pars que le 7. Mais non, puisque vous ne serez pas à Paris de samedi à lundi, c’est difficile. Peut-être demain. En tout cas, merci encore. Je vous écrirez écrirai. Je suis toujours fidèlement votre

René Daumal

[verticalement, en haut à droite]

ne prenez pas garde à mon écriture, je suis ivre de fatigues de toutes espèces.

[horizontalement, en bas à gauche]

vous voyez !

Monsieur Jean Paulhan
n.r.f.
5, rue Sébastien Bottin
Paris (VIIe)

René Daumal à Jean Paulhan (1932) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 1932
Cher ami,

je vous renvoie les épreuves par le courrier le plus rapide. J’ai dû faire plusieurs modifications, car le manuscrit que vous aviez n’était pas définitif. Je vous écrirai plus longuement bientôt. Mais merci beaucoup de publier les Clavicules. Je n’ai pas vu encore M. Cons (vacances, christmas…) - Ce pays est plein d’intérêt, dans toutes sortes de sens très contradictoires. Mes meilleurs souvenirs à Madame Paulhan.

votre toujours
René Daumal

Monsieur Jean Paulhan
n.r.f.
5, rue Sébastien Bottin
Paris (VIIème)
France.

[carte postale représentant le George Washington Bridge, New York City]

Jean Paulhan à René Daumal (12 juin 1932) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 12 juin 1932
Mon cher ami,

Voudriez-vous que nous fixions notre réunion au lundi 20 juin ? Voulez-vous aussi que nous nous rencontrions chez moi, à Châtenay, dès le dimanche soir ? Ainsi pourrions-nous commencer notre entretien le lundi matin d’assez bonne heure, et parfaitement reposés.

Il me semble que nous pouvons dès maintenant nous entendre sur plus d’un point. Dites-moi si je me trompe (en ce cas, ce sont ces points mêmes qui pourraient devenir entre nous objets de dispute).

C’est une suite de réflexions sur les Lettres et sur le Théâtre ou la Poésie qui nous a conduits également à l’approche ou à la connaissance d’une vérité – hors de laquelle toute opération proprement littéraire ou toute réflexion sur les Lettres (de l’ordre de la critique littéraire, par exemple) nous paraît misérable. Cela, soit que les Lettres soient en effet plus propres que tout autre sujet à la révéler, soient qu’elles aient été pour nous l’occasion qu’aurait pu offrir aussi bien toute activité.

Sans vouloir préciser ici de quel ordre, de quelle nature est cette vérité et si nous nous accordons sur elle en tout point (ce sera là l’objet de notre entretien) il faut remarquer que sa connaissance prête infiniment à dégradation ou à ruine : et qu’il est extrêmement aisé de la perdre quand on l’a une fois tenue. La déchéance du surréalisme me paraît être ici un symptôme grave.

Nous ne reconnaissons dans l’ordre de la pensée, aucune autorité, à qui nous fier sans réserves. Quelle que soit la place que tiennent, dans les préoccupations de chacun de nous, l’œuvre de Marx, de Guénon, de Freud, de Spinoza ou la philosophie hindoue ce n’est qu’à titre de matériaux que nous les acceptons – nous tenant également libres sur tel point donné de les suivre ou de les repousser.

Rien ne nous paraît plus ridicule qu’une « école » soit littéraire ou philosophique. Si nous nous réunissons c’est pour aller ensemble un peu plus loin dans une voie intérieure et nettement opposée au sensationnel, à l’extérieur, au déclaré et à tout ce dont une « école » se nourrit. Il nous est parfaitement indifférent d’exercer une action, d’être considéré, de nous « imposer ».

Peut-être pourrions-nous convenir pour la matinée de lundi, de ceci : chacun de nous, suivant un ordre fixé par le tirage au sort exposera, pendant trois quart d’heure environ, ses convictions, et ses raisons. Le reste sera laissé au hasard (le jardin est assez grand et les pièces assez nombreuses pour nous permettre de passer le reste de la journée, si nous le préférons, isolés.)

À vous, bien amicalement.

Jean Paulhan.

René Daumal à Jean Paulhan (5 juin 1933) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 5 juin 1933
Cher ami,

merci beaucoup de votre lettre. J’irai vous répondre un jour de cette semaine. J’espère. Dans le métier, on ne sait jamais. J’ai été enfermé pendant 18 jours parce qu’il y avait une épidémie de rougeole. Deux autres jours, ensuite, parce qu’on me vaccinait, piquait, inoculait. Et ce n’est pas fini. J’aurais voulu aller vous voir seulement quand j’aurais eu repris mes esprits et eu un peu de temps, mais c’est long. Alors j’irai sans doute vous voir en courant, et tel quel, vous verrez un triste spectacle. (Mais ça passera) En tout cas vous comprendrez pourquoi je n’ai pas été vous voir encore, pourquoi il m’est pénible en ce moment de voir des hommes, et d’autant plus que je les estime davantage. Je ne crois pas avoir de poèmes, je ne sais plus en faire et je n’ai pas le droit d’en publier.

Pourtant, on verra. À bientôt, j’espère, je voudrais tant vous voir, même si je dois vous infliger une pénible présence

votre, toujours
René Daumal

P.S. Je viens de recevoir une lettre très gentille et désolée de M. Louis Cons, hélas un peu tard. Il avait oublié de lire ma lettre.

[à propos des poèmes] si, tout de même, je crois pouvoir trouver quelque chose.

René Daumal à Jean Paulhan (3 juillet 1933) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 3 juillet 1933
Cher ami,

Ce n’est pas tout à fait ça. Je vous expliquerai. Cette semaine est tout à fait critique pour moi. Hélas je me suis aperçu aujourd’hui que je ne pourrai même pas vous voir jeudi. Pardon. Et merci encore. Vous touchez quelque chose. Je vous expliquerai, je dis, j’essaierai, du moins, après le 16 juillet. Quand je commencerai à retrouver une période (provisoire) d’équilibre consciemment relatif. Vous comprendrez. J’en suis sûr. Ne m’en voulez pas. Ma patience, dont j’étais trop fier, est mise au défi. C’est bien. C’est dur.

à bientôt (2 semaines au plus)
votre toujours

René Daumal

P.S. ce que vous sembliez attendre de moi, ce serait trop facile, ce serait la faillite pour moi – justement –

René Daumal à Jean Paulhan (10 juillet 1933) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 10 juillet 1933
Cher ami,

comme je l’avais deviné, il m’était impossible de venir dîner avec vous jeudi dernier : j’apprenais ce soir-là que je devais être conduit le lendemain matin à l’hôpital, pour observation (d’une durée indéterminée) et décision sur mon sort – et j’avais juste le temps de bondir chez mes parents pour les prévenir. Ainsi, notre entrevue est encore reculée à un temps inconnu. Mais peut-être que je sortirai d’ici pour ne jamais plus rentrer dans l’armée (sauf en guerre). L’ennui est qu’on ne sait rien ici, jusqu’au dernier moment. Je sais aussi qu’on s’occupe de moi, dans les hautes altitudes hiérarchiques médicales, mais dans quelle mesure, et si les médecins (le professeur Pilod) qui s’occupent de moi sont dans la combine, je n’en sais rien. Si bien que je n’ose pas demander à personne d’intervenir maintenant, de peur de brouiller le jeu. J’attends.

Pas question de sortir. Visites seulement le jeudi et le dimanche, de 1 à 3h. Mais des jardins, des arbres, des fleurs, des oiseaux. L’impatience rôde, mais n’approche pas. L’angoisse, rarement. Un peu de dépression. Surtout, en fait, le plaisir de ne plus avoir à porter de godasses ni de bandes molletières. C’est incroyable. On est habillé comme les fous. C’est confortable. Si j’arrivais à dormir la nuit et à ne pas tomber de sommeil le jour, ce serait presque agréable. Mais je suis né à 6h½ du soir, il n’y a rien à faire pour changer mon rythme sommeil-veille.

Dans le jardin, c’est on est vite recouvert de coccinelles. Surtout de larves de coccinelles. Il y a un fou qui pousse des miaulements féroces quand il voit un oiseau.

C’est plein d’oiseaux.

C’est comme le Paradis.

le Paradis selon la tradition gaga.

Eh bien. Attendons. Je vous verrai sans doute avant un mois ou deux.

de tout cœur votre
René Daumal

Dernière minute : on m’a transporté à l’hôp. [hôpital] Percy, Pav. [Pavillon?] 4 à Clamart sans explications, jamais !

René Daumal à Jean Paulhan (1934) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 1934
Cher ami,

Je ne voulais pas vous écrire sans vous envoyer en même temps les Basiles. Et ça m’a pris plus longtemps que je ne croyais : j’ai dû d’abord fabriquer un autre texte pour Présence (ça s’appelle Têtes fatiguées, et ce n’est pas mal non plus) ; puis la fin de celui-ci clochait et était inutilement longue : Basile lui-même l’a brutalement abrégée, (le salaud!) comme vous pouvez lire dans les 5 dernières lignes) ; par contre j’ai ajouté quelques précisions zoologiques, et Basile, qui a horreur de l’exotisme, a censuré le mot : « Inde » (ne le répétez pas, il ne veut pas trop qu’on sache d’où vient la citation pp. 6 et 7 ; ou alors, lui demander un rendez-vous) ; enfin il a tenu à ajouter ridiculiser un peu les mots : « heureux peuple… tibétain » Je m’incline.

L. [Léon] Pierre-Quint m’écrit pour me demander [rature] si vous aviez pensé que l’étude de Mlle Mariani sur M. [Marcel] Proust, dont je vous ai remis quelques chapitres il y a environ un an, serait publiable. Et il aimerait beaucoup (pour être libre envers l’auteur) avoir un mot écrit de vous là-dessus. Voudriez-vous en tout cas lui renvoyer le manuscrit ? (1, Avenue Rodin, XVIe ). Merci.

Ici, on continue. Je ne peux pas vous tenir mieux au courant de ce que je fais qu’avec les Basiles. Pourtant, la situation matérielle est plutôt catastrophique. Si vous pouviez me faire obtenir une avance dès que possible sur les Basiles, ça pourrait au moins reculer sérieusement la catastrophe. Et j’ai oublié de vous demander le même service que lorsque je suis parti pour l’Amérique : une lettre de vous (vous trouverez bien la forme à adopter) qui laisse entendre que je reçois de l’argent de la N.R.F.  ; (si vous m’y demandez aussi des comptes-rendus de spectacles, conférences, expositions, cela me servira aussi à assister à ces spectacles, etc.) C’est utile car quelqu’un qui vit vient en Suisse, y cherche du travail et y fait des dettes risque fort de se faire expulser. Merci.

(Si vous voyez Michaux, dites-lui qu’il m’assomme avec ses lettres : j’ai autre chose à faire que de déchiffrer ses tartines de pattes de mouches bi-hebdomadaires).

Je travaille au Bacillus. J’en ferai quelque chose de très bien. Si vous en parlez, par occasion, à M. Church, dites-lui que je trouve que ça fourmille d’idées et de notations intéressantes, et que c’est seulement une question de « ficelles » de les mettre en valeur et en ordre.

Saluez Fargue de ma part. C’était bien rafraîchissant de le rencontrer de temps en temps.

Mais j’ai un rendez-vous avec un Suisse amorphe, sérieux et débrouillard. À plus tard la suite. Mes amitiés, et celles de Vera, à vous et à Madame Paulhan.

René Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (avril 1934) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – avril 1934
Cher ami,

oui, et l’Air du Mois a l’air assez triste et pauvre, cette fois. Même pas de Cingria ! Enfin on y relève ceci : « très peu de gens pensent. » Une vérité par mois, même dite par-dessous la langue, ça ne serait pas mal. Il faudra soigner le prochain. Très juste d’être rigoureux sur la longueur : l’Or, ici, gâte tout (s’entend des proportions matérielles).

très bien si vous donnez le 1er Mai Spinoza. Je n’y crois pas, bien sûr. Mais je suis très incrédule, ce qui me vaudra, j’en suis convaincu, une heureuse surprise.

Lavelle et Le Senne passaient en effet pour des philosophes intelligents (si ces mots sont compatibles) : je vais demander les 2 livres. Mais comme vous dites.

Sur le Livre des Morts Tibétain, c’est Michaux, je crois, qui devait faire la note : c’est pourquoi, comme je devais et désirais en faire une, je l’ai envoyé, à défaut de mieux, aux Cahiers du Sud. Je vais demander à Michaux pour être sûr. Sinon, Renéville ? Sinon, après tout, je pourrais en faire une autre. Mais ma note sur le Dict de Padma est implicitement faite (j’ai tous les matériaux) ; je n’attends pour la rédiger que de savoir les dimensions approximatives et si vous la voulez pour Mai ou plus tard ?

Sinon la Bretagne, Paris a bien changé. C’est une belle ville. Il y a de très belles sculptures (bronze) sur le pont Alexandre III. Les arbres font des coquetteries. Aux Tuileries se promène l’Interprète du Messie (c’est écrit sur son brassard) je l’interrogerai un jour.

[à droite de ces mots : dessin d’un personnage portant brassard et chapeau à larges bords. Du côté droit une flèche pointe vers le chapeau avec ce mot : (non)]

Sur le Pont des Arts, ou plutôt sur la passerelle, il y a des peintres, des bouquetiers et un accordéoniste. Impossible de songer à une révolution avec un temps pareil : ça viendra avec les grandes chaleurs.

J’ai connu le géant Jurassien. Il disait :

« Che suis le géant churassien. Che messure teux mètrle qua-rante... »

et c’était vrai.

Il faudra même, pour l’Air du Mois, encourager la brièveté (de même pour les Notes, je suggérerais que vous payassiez (hoin?) vos collaborateurs en raison inverse du nombre de lignes. Pour l’Air du Mois, on pourrait créer un « Ordre des Amis de la nrf », avec médaille d’or pour l’airdumoisiste le plus compendieux, d’argent pour Cingria, de vermeil pour moi et de bois pour Benda. Quant à de Tarde, la tringle. Blague dans le coin, faudra que ce soit à la hauteur.

On commence à voir des maisons marquées du signe [trois flèches pointant sud-ouest] qui veut dire pour les fascistes : un type à tuer. Parfois avec une mention explicative : S.F.I.O. [Section française de l’Internationale ouvrière] ou S.F.I.C. [Section française de l’Internationale communiste] – Rien encore 5 rue Bottin.

Bonne fin de vacances à tous deux, ramenez-nous des horizons et des sources et des sapins. Bien à vous

René Daumal

P.S. Vera vous envoie ses amitiés, à Mme Paulhan et à vous

René Daumal à Jean Paulhan (16 août 1934) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 16 août 1934
Chers amis,

voici un mois que chaque jour mon cœur se serre en pensant que je ne vous ai pas encore écrit aujourd’hui. Ce n’est pas oubli et presque pas négligence : toujours les mêmes histoires : la traduction qu’il fallait finir à toute vapeur (et en même temps je ne peux me résoudre à faire du travail salopé), et je croyais toujours que dans 2 ou 3 jours je pourrais me permettre la joie de vous écrire autrement qu’à la hâte, mais ce délai se multiplia dix fois ; sans compter les jours nombreux où je ne pouvais trouver les dix sous pour le timbre. Enfin, ça s’achève, j’envoie le travail à Parrain par morceaux, et aujourd’hui je vous écrirai.

voici la vie qu’on mène : vers 9h, réveil, et dès 9h½, traduction, jusqu’à 5h, avec un court intervalle pour l’estomac. À 5h, Mme de Salzmann nous vient pour le solfège. Il y a deux Anglaises, l’amie de Ph. [Philippe] Lavastine et Vera qui savent déjà quelque chose de la musique ; et Lavastine qui est presque aussi ignorant que moi. Mais enfin je tâche d’assimiler cette nourriture sonore dont j’avais faim depuis des années, et que personne d’autre que Mme de S. [Salzmann] ne pouvait me donner intelligemment. On étudie moins les sons externes que la structure de sa machine humaine sous l’éclairage du son (puisqu’elle est opaque à la lumière). On tâche d’édifier ou de légiférer cette structure avec les selon les nombres sensibles des tons et des accords, des mesures et des rythmes. Quel chaos, et comme ça fonctionne mal ! Comme c’est difficile pour la pointe lumineuse et embrumée de la conscience de se placer exactement à l’étage où elle (je) veux, et de mettre la machine dans le régime voulu – pour qu’alors, de soi-même, elle sonne juste. Mais au moins il y a la possibilité ici d’apprendre plus qu’habileté ou esthétique ; de prendre les nombres ouïs comme instruments d’édification (aedem facere). À 6h, on continue, mais avec les mouvements (y compris l’immobilité active ) de la machine physique, sensitive sentimentale et intellectuelle. C’est encore une heure de plein travail intégral, des pieds à la tête simultanément. Il n’y a pas moyen, c’est vrai, de raconter ce qu’on fait là : même assister à ces « leçons » ne suffirait pas ; il faut, si peu que ce soit, y prendre part. Mais c’est une découverte et des miracles constants. Tout est remis en question : depuis l’action physique la plus simple, comme la marche, jusqu’au fonctionnement réel de l’intelligence ; on est forcé de faire table rase et vide (autant que chacun peut), d’être seul avec soi-même (ou qu’on croit ou qu’on a cru tel) et de recommencer, consciemment (mais comme la flamme est vacillante) à mettre un pied devant l’autre, à lever une main, à chercher un mot dans sa pauvre mémoire, à sentir un rythme, un régime d’existence, une allure, à compter, à calculer, à essayer de mesurer l’espace et le temps, et de se mesurer à eux. Seul avec son chaos intime, sa pauvreté, tous nivellés [nivelés] par le bas, sous une direction qui, par sa connaissance, sait remettre chacun à chaque minute dans cette situation « critique », chacun selon les voies qui lui sont propres. Mais tout ça est du bavardage : il faudrait que vous veniez un jour pour voir. Qu’une telle chose existe, en Occident au XXe siècle, c’est déjà assez miraculeux : ou plutôt, c’est de cette logique supérieure qu’on appelle miracle. Le soir, on reprend la traduction. Parfois, on va chez Ph. [Philippe] Lavastine, un peu hors de la ville, au bord du lac, on canote, on nage, on mange et l’on parle du Hassidisme. On parle aussi de Salzmann, on essaie de retrouver des paroles qu’il a dites, qui souvent soudain, prenant leur plein sens seulement maintenant, sonnent vivantes.

Lavastine, je vous ai dit, traduit les livres de Martin Bubber [Buber] sur le Hassidisme. Il a à peu près terminé une partie de la Légende de Baal-Schem, qui est un des livres cardinaux pour nous. Je vous l’enverrai : je crois que la N.R.F. se doit d’être la première à publier ces textes, encore inconnus ici (le livre de Peretz ne donne aucune idée du Hassidisme : c’est une chose de dernière zone, et sans valeur poétique ; par plus que le livre de J. [Jean] de Ménascé « Quand Israël aime Dieu ».)

Lavastine sait assez l’allemand et le français, et surtout comprend la valeur, la puissance directe, la simplicité souvent fulgurante de ces textes, pour être, à ma connaissance, le seul traducteur convenable de Bubber [Buber]. Salzmann, qui connaissait Bubber [Buber], lui a donné de précieuses indications ; il fait ce travail avec une conscience exceptionnelle, et nous nous y mettons tous pour l’aider et parachever ce travail, d’ailleurs très difficile. Dans quelques jours, cette première partie (Hitlahavut, ou De l’Embrasement), sera finie et tapée, il enverra une copie à Bubber [Buber], et je vous en enverrai une. Vous verrez. Je voudrais que Lavastine s’impose tout de suite comme traducteur attitré de Bubber [Buber]. Je suis sûr en tout cas de ne pas trop m’engager en vous disant de songer dès maintenant à faire une place dans la n.r.f. [nouvelle revue française] pour ces textes, et pour un numéro assez proche (le nom de Bubber [Buber] a été dans l’air à Paris ces temps-ci, et j’aurais peur qu’un idiot, ou qu’un non-poète, un [ou] qu’un lyrique s’empare de cette traduction.)

Je songeais, à ce propos (Bubber [Buber] a fait aussi, en allemand, la meilleure traduction, dit-on de la Bible – et la Genèse, en particulier, prend une toute autre allure) à un travail que j’aimerais faire si cela présentait un intérêt commercial (pour la Pléiade ? ou quelque chose comme ça – ou pour les éditions en marge de la N.R.F. que vous songez à créer?). Ce serait une espèce d’anthologie des grands mythes. Un volume, par exemple, consacré à la Genèse, comprendrait, dans les meilleures traductions, les principaux récits génésiaques des divers peuples et temps (Australie, Polynésie, Amérique, Afrique…. Babylone… Judaïsme… Inde, Perse, Grèce… etc. etc.) : toujours en tâchant de trouver pour chacun la traduction la plus adéquate. Je pourrais me charger de la partie hindoue ([rature] 4 ou 5 récits) en m’appuyant bien entendu sur les traductions existantes – pour la Bible, il faudrait reprendre le texte hébreu en s’aidant de Bubber [Buber] – pour la Grèce, il y a déjà des traductions assez bonnes, et pour Babylone aussi ; il y a aussi le Mendéisme [Mandéisme] ([rature] passage entre la culture babylonienne et le vieux judaïsme) qui est peu connu et très intéressant. Et je pourrais m’occuper de rassembler, choisir, annoter s’il y a lieu, les autres textes. Ensuite viendraient la Chute, ou la Haine (les guerres entres les hommes et les (ou le) dieu(x) (Adam, Jacob, Prométhée, etc.) – le Déluge (ou les Déluges) (Bible, Purânas, Manou, Gilgamesh, Hésiode, – les « primitifs », etc.) – [rature] et ainsi de suite. Qu’en pensez-vous ?

Dès ma traduction finie et payée (c-à-d. [c’est-à-dire] je pense la semaine prochaine), je me mets en quête d’une manière de vivre à Genève. Mme de Salzmann va en effet s’y installer et y ouvrir des cours dès le début de septembre, et nous voulons travailler ensemble longtemps et d’aussi près que possible. Elle veut commencer à Genève pour consolider et développer le petit noyau d’élèves qu’elle a déjà, former des élèves qui puissent l’aider en divers sens, et ensuite seulement, venir de temps en temps, pour une certaine durée, à Paris, à Londres, etc. – de façon à avoir des réalisations à montrer d’emblée – Je vais donc chercher dans le domaine de l’enseignement (dans une école privée ou internationale), des leçons particulières – conférences – et dans le journalisme. L’important est que je me fasse à Genève des relations, surtout dans le monde international. J’ai pensé à Thibaudet : que fait-il exactement à Genève ? croyez-vous qu’il pourrait m’être utile ? et si oui, pourriez-vous me dire quand il y est et comment l’atteindre ? Merci. C’est assez burlesque de s’installer à Genève. Quelle ville ! une lenteur telle qu’on dirait que tout va enfin s’arrêter et se déposer en ordre hygiénique sur les carrelages des trottoirs où c’est écrit Ne crachez pas…, mais non, ça continue, ils n’en finissent pas d’arrêter de se mouvoir. Et quelle bonté, qui sue de partout : Société pour la Protection de la Jeune Fille, Société Humanitaire Zoophile (sic), etc. Il m’est arrivé, comme faisaient faisait Dada, de secouer dans ma cervelle des mots hétéroclites et de les accoupler : je n’ai jamais eu plus de réussite qu’avec les mots : humour et suisse. Impossible de « réaliser » cette association de mots. Mais vous comprenez pourquoi je veux être à Genève. Peut-être aurez-vous une suggestion ou une recommandation à me donner.

Ici pas d’animaux très intéressant[s] : deux ou trois variétés d’épiciers dijonnais (Homo mercantilis var. balneans  ; var. urinopathicus  ; var. aquabibens var. pyjamescus [seu?] rufijambus  ; [symbole masculin] et [symbole féminin] de chaque var. [variété], communément répandus le long du lac, sur les bancs et aux cafés – Homo helveticus, var. constipatus, var. seriosissimus, var. oleovox etc., passim – Homo belgicus, var. calvissimus, qqles spéc [quelques spécimens]. Quant aux espèces indigènes, plus sympathiques peut-être, c’est Homo savoyardus, var. olens , var. pediculifer, etc. – Sur le lac, des mouettes, parfois des cygnes en famille ; j’oubliais encore, parmi les primates, bon nombre d’Ecclesiasticus catholico-romanus, var. philopedes, var. velocipedicus et var. grazalardus. Mais c’est à peu près tout. Et à Port-Cros ? Et vous deux, comment allez-vous ? Ce serait un peu insolent de ma part de me montrer impatient d’avoir de vos nouvelles, mais tout de même.

J’ai encore à vous demander ceci : je n’ai pas demandé explicitement qu’on m’envoie la N.R.F. à Évian ; je n’ai pas encore vu le n° [numéro] d’août. Je suppose que vous écrivez souvent à Mme Simon ou à qui de droit : si oui, voudriez-vous demander qu’on m’envoie la revue ? Je n’ai encore rien fait pour le prochain n° [numéro]. J’ai peur qu’il ne soit trop tard, mais pourtant je vous enverrai quelques choses (une note de Vera sur le film Black Magic qu’elle a vu à Londres, en tout cas). Je vous écrirai encore bientôt. Avez-vous vu les Supervielle, et Michaux, dans votre île ? Si vous avez l’un d’eux à portée de voix, saluez-le vigoureusement. J’ai encore bien des choses à vous dire, mais il y a déjà assez pour vous faire désirer un repos, jusqu’à la prochaine. Excusez-moi de toutes mes questions ; mais dites-moi au moins comment vous allez. Je vous écrirai bientôt sur la lettre-circulaire à Renéville et moi, à défaut du corrobori qui n’a pas eu lieu. Il y a beaucoup à dire. Je vous serre les mains à tous deux

René Daumal
avec les tendres souvenirs de Vera

chez Mme Allemand
5, rue de Clermont
Évian-les-Bains (Hte Savoie [Haute-Savoie])

René Daumal à Jean Paulhan (5 septembre 1934) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 5 septembre 1934

Le 5 septembre [1934]

Cher ami,

cela m’attriste ce que vous me dites de vos vacances. Expertus loquor : à peine y a-t-il 4 jours que le calme et retors lac helvéto-savoyard nous infligeait à Vera et à moi une violente angine, qui s’achève avec grandes peines dans les gorges. Quant à la gingivite, j’ai connu ça, les gencives passées à la paille de fer et le délicat travail de ciselure qui vous dégage les dents en ligne nette. Même des tempêtes, nous les avons eues. Avec des vagues plus grosses que des sangliers.

Je viens d’écrire 2 airs du mois (mais la fièvre m’a récemment si chahuté le grenier que je ne sais ce que ça vaut) ; je vous les envoie, et les autres à mesure. Je regrette de n’avoir pas pensé, au dernier moment, à demande qu’on me fasse suivre Le Mois, qui est la revue favorite du Dr. Faustroll. (le Dr . se porte toujours aussi bien que mal, merci ; il ajoute : ce n’est pas peu dire ! – C’est sa marotte, comme aussi au régiment, dès que sonnée l’extinction des feux, solebat hululare commilitonibus : SKIFÔTÈTKONPOURÈTREUREU!) J’ai beaucoup aimé les pointes (deux ou trois bien plantées suffisent à supporter et mettre en plis des draperies même lourdaudes) de J[ean] G[uérin] dans les 3 derniers A[irs] d[u] M[ois] Suggérez-lui d’en faire souvent, ça donne le ton juste qu’il qu’il faut.

Oui, Philippe Lavastine est le fils du prof[esseur] Laigniel-du-même-nom. Il a en effet connu Max Jacob, et je savais par lui que vous vous étiez rencontrés. J’espère que deux chapitres seront bientôt prêts (il n’y a qu’à les taper) ; il en enverra en même temps qu’à vous copie à Bubber [Buber], ne voulant rien publier sans son assentiment : je suppose que M. Bubber sait assez le français pour juger de la traduction ; sinon, il y a sûrement quelqu’un à la N.R.F. qui connaît Bubber, qui pourrait lire cette traduction, et dire son avis à Bubber ; B[oris] de Schloezer, par exemple.

Ho hu ho hu, très intéressant si cette nouvelle revue vous tend l’oreille.

Merci bien d’avoir écrit à Léon Bopp. Je voulais de toute façon aller le voir (aujourd’hui s’il n’y avait eu cette angine) : j’ai écrit un jour une note sur son livre (la Somme Romanesque) dans l’Intran [L’Intransigeant ] qui m’avait valu une lettre fort chaleureuse de lui ; mieux encore si vous lui avez écrit.

Si j’ai écrit demain ce que je veux vous dire à propos de votre lettre du lundi 28 (juin?), je vous l’enverrai avec ceci. Sinon, nous attendrons encore. À demain en tout cas.

Voici. Je n’ai pas pu écrire grand-chose. Mais à bientôt davantage.

De tout cœur à vous deux

René Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (18 septembre 1934) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 18 septembre 1934
Cher ami,

ceci en hâte, juste pour vous envoyer l’Origine du Théâtre. Tel quel, le texte entier a (environ) :
Introduction  : 11.200 signes
Texte  : 29.900 //
Notes  : 27.000 //
ce qui ferait, dans Mesures, selon les caractères employés, 21 ou 33 pages. Peut-être y a-t-il des notes non absolument nécessaires, que je pourrais supprimer ou abréger. Dites-moi ce que vous en pensez. Je vous écrirai bientôt plus longuement. Saluts et bons souhaits à vous deux

R. Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (19 septembre 1934) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 19 septembre 1934
Cher ami,

supposant que vous êtes encore à la Vigie et espérant que vous y avez enfin de beaux jours, je vous écris encore là. Je vous ai fait envoyer (car je ne sors guère, l’angine, comme il est de mode cet été, ayant récidivé en abcès dolorifique, redoublé et insomnieux) hier La Vie des Hassidim traduite par Ph. [Philippe] Lavastine. C’est la première partie d’un des livres de Martin Bubber [Buber] ; la suite est en anecdotes et apologues, et Lavastine est en train de les traduire ; mais je crois important que ce début paraisse d’abord – Dites-moi ce que vous en pensez – en esprit d’abord, puis du point de vue de la publication possible en revue, et enfin de l’édition – Bien entendu, s’il est utile (comme probable) d’écrire quelques lignes d’introduction pour situer historiquement, c’est facile – Lavastine a écrit à M. Bubber [Martin Buber] en lui envoyant une copie de sa traduction, car il ne voudrait pas la publier avant d’avoir son autorisation – mais il y a peu ou néant de chances qu’il ne l’ait pas.

Pas fameux, mes airs du mois, hon ? Dès que (bientôt) je pourrai sortir vraiment, circuler à Genève et autour, je retrouverai la veine. Ce seront, pour cette fois, des airs du mois mous, des airs de vacances, comme m’écrit Georgette Camille d’une île nordique fortunée en m’envoyant le papier ci-joint : elle a fait un effort méritoire vers la simplicité, mais avec un peu d’excès qui rend [rature] son air un peu sic-sec, [rature] un peu, dit Vera, bédècre, mais c’est quand même un progrès qu’elle ne parle plus de son amamour universel.

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excusez-moi d’avoir oublié de vous rendre le Granet. Je l’ai ici. Voulez-vous que je vous le renvoie à Port-Cros ou à Paris ?

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J’ai vu Léon Bopp, un homme très agréable et qui a ce que les Suisses peuvent avoir de sympathique ; malheureusement presque accablé, ces temps, par des deuils familiaux. Il m’a donné en effet une utile recommandation. Je le reverrai dès que j’irai à Genève.

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J’attends impatiemment la lettre que vous m’annoncez.
Toutes nos amitiés, à vous et à Madame Paulhan

René Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (30 septembre 1934) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 30 septembre 1934
Cher ami,

Merci de votre lettre et de vos envois. J’ai reçu la N.R.F., les 2 « Mois » (communiqués au Docteur), le Gandhi (vous voulez une note, je suppose, pour la revue ? – oui, mais elle ne serait peut-être pas très gentille, et comme c’est un livre de la maison, c’est peut-être mieux qu’un autre la fasse : mais je la ferai, et vous verrez). Pas encore reçu les Merveilles du Becht, mais je l’ai parcouru chez Lavastine qui l’avait, et le juge très mauvais (si je me souviens, une critique d’un point de vue chrétien : « ces gens-là sont bien intéressants, mais les malheureux n’ont pas su reconnaître la Révélation de N.S.J.C. [Notre Seigneur Jésus Christ]… etc. ». Lavastine fera volontiers une note là-dessus.

Comme on ne donne qu’à ceux qui ont, et que vous êtes rentré dans les soucis de la brousse parisienne, qui ne guérit rien, j’y ajouterai encore. Il s’agirait de quelques mots à dire à B. [Brice] Parain. Il m’avait dit, lorsque j’ai entrepris la traduction de Hemingway, que (bien qu’il fût convenu que je toucherais 1250F à la remise du manuscrit – ce qui est fait – et autant à la publication du livre) je pourrais facilement obtenir, 2 ou 3 semaines (elles sont doublement écoulées) après le 1er payment [paiement], l’avance du second, en tout ou (au pis aller) en partie – c’est donc une chose entendue entre nous, et je lui ai déjà écrit pour le lui rappeler ; mais les relations épistolaires sont lentes et [rature] ténues, et vous m’aideriez beaucoup en lui demandant s’il pense toujours possible de m’obtenir cette avance maintenant. Merci beaucoup.

Mais c’est pas fini ! Si vous voyez R. [Ramon] Fernandez, ou si vous entendez parler de traduction (de l’anglais) à faire, voulez-vous faire qu’on n’oublie pas que j’adore ce genre de travail et que je le fais proprement et vite si c’est nécessaire.

« Est-ce tout ? – Non, écoutez encore : (1)  »

(en 3ème importance) : M. Bubber [Martin Buber] a écrit à Lavastine qu’il était très heureux satisfait de sa traduction, et que, si jamais elle paraissait dans la N.R.F., (j’ai cru pouvoir dire à Lavastine de lui faire entrevoir cette possibilité) il en serait très heureux, estimant beaucoup cette revue. Il demande (juste souci hassidique) en passant quelle serait sa rémunération.

Mais j’abrège, et à votre exemple, et non seulement par représailles, je remets à quelques jours la suite de ma lettre. À vous et à Madame Paulhan (quel travail lui donne la longueur de mon adresse : ces étiquettes et son écriture m’ont ramené vivement rue S. Bottin [Sébastien-Bottin], avec la pensée anachronique du manque de stores) mes amitiés et celles de Vera.

René Daumal

[verticalement, à gauche] P.S. Les cousins des Cévennes m’intriguent. Familiaux ou diptères ? Germains ou Culex  ? Après vos histoires de brousse, on ne sait plus.

René Daumal à Jean Paulhan (3 octobre 1934) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 3 octobre 1934
Cher ami,

Pardon de vous importuner : je ne croyais pas si bien dire que je vous ennuierais avec Parain et Hemingway dans ma dernière lettre, ni que la nécessité se ferait si urgente. Voulez-vous le presser, l’urger de voir si c’est possible de m’envoyer les 1250F qui me sont encore dus, ou au moins une grande partie.

Nous avons pu tout juste arranger pour partir demain (Evian, c’est fini pour plusieurs raisons) pour Genève, où l’on espère avoir quelque crédit quelques jours, et il ne me reste (à part les dettes) qu’une possibilité de peut-être trouver 10 sous pour envoyer cette lettre. Si donc il peut faire cela (mais ce serait bien nécessaire) qu’il l’envoie par mandat internat [international] (non par chèque) de préférence télégraphique, à R. Daumal La Ferme 60A route de Chêne, Genève.

Je vous écrirai bientôt plus. D’ailleurs j’irai faire un tour à Paris avant l’hiver. Merci d’avance. De tout [cœur dessiné]

René Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (10 octobre 1934) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 10 octobre 1934
Cher ami,

Je crains que vous n’ayez pas reçu ma dernière lettre (du 4 oct. [octobre]) – C’était encore pour vous demander un service ; je vous disais ceci :

Lorsque j’ai entrepris la traduction du livre de Hemingway, Parain m’a dit qu’une fois le manuscrit remis (et la moitié des droits payés), je pourrais facilement, 2 ou 3 semaines après, obtenir l’avance de la seconde moitié (bien qu’il fût convenu qu’elle me serait versée à la publication) – Il y a plus d’un mois que cette traduction est finie, aussi puis-je demander si cette possibilité existe toujours. Mais J’ai déjà écrit à Parain à ce sujet, mais peut-être est-il absent de Paris – je ne sais si c’est lui, ou M. Chevasson, ou quelqu’un d’autre, qui s’occupe de la chose, et c’est long de discuter de cela par lettres. Ça prend des semaines. Puisque vous êtes dans la maison, voudriez-vous bien en parler soit à Parain, soit à qui de droit ? – (je vous répète, il s’agit d’une chose oralement convenue déjà). Et s’il est possible de m’avancer tout ou (au pis aller) partie des 1250F qui me reviennent encore, voulez-vous demander qu’on me l’envoie aussitôt ; par mandat télégraphique serait le mieux, en tout cas pas par chèque – Cela nous serait bien utile, car nous sommes ici sans un sou – c’est un problème chaque fois pour envoyer une lettre, et on n’y arrive pas toujours.

Il fallait en effet que nous soyons à Genève (j’ai plusieurs espoirs d’y gagner ma vie, mais pas tout de suite) ; nous sommes dans un endroit charmant, campagnard, où l’on nous fait crédit(1) de deux mansardes [rature] (très agréables) et d’un repas par jour – mais pas un sous (français même) en poche. Mme de Salzmann, qui a des difficultés de toutes sortes à s’installer ici, ne s’y fixera que vers la fin du mois ; pour le moment, elle ne vient que 2 fois par semaine, mais le travail continue. D’ailleurs c’est un endroit excellent pour travailler, en général.

Voici la Pataphysique ; rien de bien sensationnel, mais. Je n’ai pu vous l’envoyer plus tôt, toujours pour les mêmes raisons. Merci si vous pouvez obtenir quelque chose. Les épinards sont brûlés et quant aux haricots, ils touchent à leur fin. Et j’attends toujours la lettre que vous m’avez promise. [rature]

Nos amitiés, à vous et Mme Paulhan

René Daumal

P.S. (Non, j’écrirai ce P.S. dans ma prochaine lettre.)

[horizontalement, en haut à gauche]
Pension La Ferme
60A, route de Chêne
Genève

René Daumal à Jean Paulhan (12 octobre 1934) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 12 octobre 1934
Cher ami,

Ma dernière lettre était redondante d’inutilité, puisque j’ai reçu le lendemain l’argent et que j’ai oublié d’insérer la pataphysique. Merci beaucoup pour votre intervention. Ainsi nous pourrons respirer. J’ai en vue plusieurs collaborations à des journaux ou revues suisses, la seule qui semble être à espérer pour prochainement est à la page littéraire du dimanche du quotidien La Revue, de Lausanne. C’est à ce sujet que je voulais, dans mon absent « P.S.  », vous demander de me faire envoyer, dans la mesure du possible des livres dont j’aimerais – je crois – parler : le dernier livre de Jouhandeau (j’ai oublié le titre) – L’Île d’E. [Eugène] Dabit, Anny de M. [Marc] Bernard – et surtout Les Amis Inconnus  : le peu que j’en ai lu m’a fait vraiment joie – Et, quand il paraîtra, Sur les Frontières Religieuses de Schlumberger (ce qui en est paru ds [dans] la revue m’a alléché.

x

Mais je suis vraiment impatient de votre lettre. L. [Léon] Bopp s’inquiète aussi.

x

M. Bubber [Martin Buber] a conseillé à Lavastine, s’il publiait la traduction de son livre, de commencer par l’introduction, et non par ce que je vous ai envoyé. En effet, c’est utile pour le lecteur, à titre de renseignement historique (bref, mais suffisant) ; et surtout Bubber [Buber] y parle assez longuement de la philosophie profane, en particulier de Spinoza, du point de vue juif, ce qui [est] très intéressant (le point de vue est l’inverse du mien, qui regardait Spinoza s’élevant, en les brisant (ou plutôt presque ), au-dessus des cadres de la philosophie profane ; Bubber [Buber] le regarde comme un penseur juif qui commence à tomber dans la philosophie.) Enfin, il y a dans cette introduction de quoi intéresser ceux pour qui l’essentiel à l’état pur est incompréhensible. Je vous l’enverrai dès qu’elle sera traduite.

x

Oui, mais si je vous écris tout d’un coup, vous serez tellement surchargé que votre lettre se fera attendre de plus en plus. J’espère surtout que vous n’êtes pas retombé malade. Je viens d’apprendre que les angines peuvent être très ébranlantes de la santé. Mais sans doute est-ce le travail.

Nos amitiés à vous deux de Vera et de moi

René Daumal

Pension La Ferme –
60A, route de Chêne
Genève

[horizontalement, à gauche en rouge] à envoyer et noter l’adresse

René Daumal à Jean Paulhan (22 octobre 1934) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 22 octobre 1934
Cher ami,

merci de votre lettre – enfin. D’ailleurs, je pense qu’on se verra la semaine prochaine ; j’irai sans doute pour quelques jours à Paris.

Merci bien de vous être occupé de moi à l’étage en-dessous : ça s’est très bien arrangé. Si je pouvais encore trouver 1 ou 2 traductions pour cet hiver, ce serait très bien.

Je vous envoie une note sur un chœur américain – comme il va venir à Paris, et qu’il a un agent de publicité sans vergogne, ça peut être bon d’en parler. Vous verrez. Je crois que quand j’aurai fini cette lettre je verrai Lavastine et qu’il me remettra la note sur le Becht(1) (Est-ce que Lettres est cette nouvelle revue dont vous m’avez dit deux mots mystérieux déjà?)

Sur Monsieur Jean, hélas, j’aimerais bien rendre service à R-Dessaignes [Ribemont-Dessaignes], que j’aime beaucoup, mais je m’en sens incapable. Le livre n’est pas bon, entre nous – surtout par rapport aux plus anciens. En dehors de Une foule de détails très bien, c’est vrai – mais dans l’ensemble ça m’ennuie. J’aime mieux n’en rien dire publiquement qu’en dire du mal. Il faut trouver quelqu’autre qui fasse la note – ou quelqu’autre moyen d’aider R-Dessaignes [Ribemont-Dessaignes].

– C’était en effet inutile que la femme de Lavastine apprenne mon adresse, bien qu’elle ait dû l’apprendre depuis, et d’ailleurs ça n’a pas d’ grande importance.
Je vous ai dit, je crois, que Mme de Salzmann ne serait fixée à Genève que dans 1 ou 2 semaines – mais elle vient 2 fois par semaine, et le travail continue, toujours nouveau et toujours direct. C’est extraordinaire – c’est hier qu’on a vu ça – de voir une certaine réalité prendre corps, une substance se fermer, des êtres humains se décongeler, s’éveiller comme un bois mort où une poussée de sève miraculeuse va faire éclater des bourgeons. De temps en temps seulement on peut ainsi s’arrêter et regarder le chemin parcouru et les nouvelles voies qui s’ouvrent ; mais ça n’a aucun sens d’écrire de cela. Nous parlerons bientôt (peut-être d’autres choses, mais de ce point de vue). J’aimerais beaucoup aussi que vous me parliez de votre travail. Il me semble qu’une de vos vertus spécifiques comme écrivain soit de faire [rature] passer l’esprit d’une idée à une autre – ou d’une non-idée (creux d’idée) à une idée, ou….. (4 combinaisons possibles) – par des chemins que personne ne prendrait et qu’on aurait jamais pris [rature] sans cela. Cela m’intéresse particulièrement, ces voyages. Mais j’ai pensé soudain : comme ce doit être dur, en effet. Si certaines prémisses que j’établis sont justes, de vos 3 dernières lettres je tire la prévision d’une grande mise en branle de machins rotatoires dans votre jeu de boules intellectuel et des gibiers nouveaux dans votre jungle.

Pour moi, j’écris une Vie des Basiles (je vous expliquerai qui ce sont) : une toute petite chose pour la revue Présence que j’essaie de contaminer (au Bacillus Subtilis Basileus ) – et de temps en temps j’ajoute quelques pages à La Grande Beuverie, qui formera peut-être un tout lisible quand je vous verrai.
Audiberti ? Un beau poème ? Y a pas que lui. Tenez, par exemple, il n’y a même pas six mois, j’ai écrit ce quatrain :

Cet abbé qui dit
le Benedicite
Est abasourdi
par son abscondité.

J’ai vu Ch.A. [Charles-Albert] Cingria chevauchant une des 50.000 bicyclettes de Genève, mais il fut trop vite hors de portée de voix : il doit être arrivé à la N.R.F., à ce train là.

J’ai eu enfin l’occasion de ne pas rencontrer P.J. [Pierre Jean] Jouve, ayant été averti à temps de son passage.

Bien sûr, je suis prêt à tout risquer pour le B. [Bacillus ?] Subtilis Artis.

Ainsi à bientôt. Je serai bougrement heureux de vous revoir tous deux.

René Daumal

T.S.V.P.

P.S. Il atige un peu, M. Marcel Heraut, dans ses explications rimbaldiques.

Et J. [Jean] Grenier aussi, dans le même genre, quand il loue Mme Bonaparte et son étude sur Poe.

Tout cela est d’un puéril !

ou plutôt c’est toujours : le moindre effort, trouver un système, une machine à penser.

On ne pourrait pas, un jour, traiter tout ça par la trique et le balai ?

Vera vous envoie et à Mme Paulhan ses amitiés

– à mercredi, probablement, ou jeudi –

René Daumal à Jean Paulhan (1934) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 1934

[1934]

Oui, c’est bien dommage que nous ne puissions maintenant nous « mettre à table » autour de la grosse question. D’ailleurs il est difficile de le faire sans faire du bavardage, des échanges de discours, des assauts dialectiques et rhétoriques. Il faudrait d’abord faire table rase de tout ça (philosophie, métaphysique, goûts, croyances...) au moins provisoirement, ce qui n’est pas si facile qu’on croit : le faire intellectuellement, oui, c’est facile, mais tout cet appareillage idéologique vous tient aussi au corps, au cœur. Avant qu’un tel nettoyage ne soit fait complètement, bien sûr, on peut examiner de loin, avec des jumelles, le pays à parcourir – à condition de ne pas oublier qu’on n’y est pas encore. Et de temps en temps, si l’un se sent chargé de force, qu’il jette un défi aux autres, et on se battra avec profit, pourvu qu’un au moins ait un peu de force réelle (c’est bien se battre, car même seul on se battrait, ou avec l’ange pour le mieux). Règles du combat (entre autres) : admettre que toute question d’un des adversaires lui est utile, s’efforcer d’y répondre honnêtement (i.e. sans mensonge à soi, toutes feintes, ruses, etc. étant permises si l’utilité peut être démontrée.) Oh zut, je vois que j’ai eu la fièvre. Enfin, je vais essayer d’abord de répondre à vos questions ou affirmation, pour faire du matériel.

I. le « langage Baudelaire - Breton »

et « [le langage]Sainte Beuve – Prévost »

non, je ne vois pas bien clairement cette distinction, ni surtout son intérêt pour notre recherche. Pour moi, ça serait perdre mon temps. Il est vrai que la discussion est surtout pour ARR [André Rolland de Renéville]. Il est vrai aussi que si l’on est un peu honnête, on ne peut que se déclarer insatisfait de toute littérature [rature] – si l’on y cherche la plus profonde et complète satisfaction. Je pense que vous ne comprenez pas dans « littérature » les Ecritures sacrées (insatisfaisantes au sens opposé où l’on ne peut s’en rassasier) : ou alors il faudrait en reparler. Mais table rase, oui.

II. recherches étymologiques  : il ne s’agit pas de ça exactement. Mais de recherche des connexions réelles dans la langue que nous parlons et écrivons entre les mots, images, concepts, mouvements, attitudes, etc., de moyens de rendre du poids aux mots fatigués. La prétendue « science étymologique » est bien peu apte à les revivifier. Meillet a beau faire : le sens latin de religio ne peut plus revivre dans notre religion (sauf par des artifices assez obscurs comme de dire : une religieuse relique, – et encore!), c’est un autre mot. De même, il m’importe peu que fesser vienne ou non de fesse  : le fait est que dans notre langue les deux mots sont étroitement parents ; de même legs (surtout avec la tendance à prononcer le g ) et léguer. Les mots peuvent ainsi quitter leur famille et en adopter une autre.

Mais tout cela est encore de petit intérêt : de telles recherches sont pour moi avant tout pratiques, de métier, m’aident à emmailler des chaînes de mots selon d’autres ordres que déjà tout faits, pour les charger de telle ou telle valeur. Ainsi le rapprochement connaître – con-naître n’a aucune valeur sinon fait poétiquement, dans un texte en forme, pour déclencher chez le lecteur un certain mouvement d’idées voulu par moi ; le cas ici est privilégié en ce que le rapprochement est traduisible en plusieurs langues indo-européennes. À ce titre, les recherches des Kabbalistes, leurs jeux de mots – celles des textes post-vêdiques, les combinaisons verbales du Nir ukta hindou (ce qu’E. Senart appelle, à peu près comme vous, de la « philosophie par calembours »), et même les exercices verbaux du Cratyle, tout cela a beaucoup plus de valeur pour moi que l’ « étymologie » prétendue scientifique. Celle-ci en effet considère toute langue comme une donnée morte (c’est en cela seulement, en ce qu’elle traite des produits, non de la production, qu’elle mérite le nom de science) ; les recherches dont je parle veulent au contraire faire vivre la langue, la créer sans cesse ; elles sont poétiques. Et lorsqu’un de ces rapprochements se trouve le plus adéquat à une idée universelle, on le retrouvera presque toujours dans d’autres langues (il y a 4 ou 5 mots de racines différentes, en sanscrit, qui veulent dire la nuit et ce qui nuit, l’exemple n’est pas bon, j’en chercherai d’autres).

De même, on a beau me dire que le c de science est une erreur, désormais cette erreur a créé un mot nouveau, bien plus parent (même par cet artifice) de scire que de sapere  ; de fait la science, le savoir et la sapience n’ont pas la même saveur dans votre bouche.

Par contre voici des parentés scientifiquement reconnues, mais auxquelles je ne vois pas de fécondité poétique : serf, sauf, seul, solide, soldat, (sauf si, dans le langage en acte, je dis : un solide soldat, sauf dans la solide solitude, etc.)

De même pour : jeu, bon, jour, divin – de parenté attestée -, ici les rapports j eu et bon, bon et jour, sont inutilisables – mais le jeu du jour, le jour joueur, seront de bonnes paronomases.

Autrement dit, pour répondre point par point à vos questions :

je ne pense pas qu’une étymologie ou, disons mieux, un rapprochement de mots, puisse prouver quelque chose d’important.

je ne cherche pas l’exactitude historique des étymologies – ni l’ordre d’apparition de deux formes parentes – je ne choisirai pas entre des étymologies douteuses (je n’ai pas de convictions métaphysiques à flatter). Enfin j’accepte ouvertement de « raisonner par calembours » au sens que j’ai précisé : c’est une petite partie de l’art poétique(1) (l’allitération parallèle à une répétition d’idées, sans aller forcément jusqu’à la paronomase – par exemple.

Je continuerai plus tard, suis fatigué et écrit comme un cochon.

René Daumal à Jean Paulhan (2 janvier 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 2 janvier 1935
Cher ami,

J’espère beaucoup que vous êtes remis. Je regrette de ne pas vous avoir donné plus tôt l’adresse de quelqu’un qui, dans les questions santé, fait des espèces de petits miracles ; en particulier dans les cas où les médecins bafouillent ou laissent faire ou pratiquent l’experientia vaga, c.à-d. [c’est-à-dire] presque toujours. Mais comme ça peut hélas toujours servir à l’un de vous, c’est Mme Allemand, 4, rue de Courty, et si jamais vous en avez besoin, allez la voir de ma part. C’est la mère de Mme de Salzmann. Une sorte de réflexothérapie pratiquée par massages : au fond, les mêmes principes, je crois, que l’acupuncture, mais la valeur en réside surtout dans le savoir-faire et la connaissance de l’opérateur. (J’ai vu des hypertrophies cardiaque, hépathiques [hépatiques], des névralgies, sciatiques, un cas de parésie de la langue, sans compter angines(x), grippes, maux de tête et maladies plus anodines, guéries par elle contre tout pronostic médical)

(x) cas personnel

merci pour les Basiles. ce serait très bien si Mesures pouvait les publier dans le premier numéro. Encore mieux (ici je voudrais emprunter le grand lyrisme de Fargue ou l’éloquence de Claudel) si elles (Mesures) m’envoyaient quelque nerf de la guerre qui me permît de tuer une ou deux des dettes les plus pressantes qui m’assaillent ; car inutile de vous dire que je suis de plus en plus au bord du gouffre : or, il faut (et il suffira, j’espère) que je tienne jusqu’au printemps. Mais je sais que vous ferez ce qui est possible.

quant à la conversation au café, elle est nécessaire. C’est justement ce que chacun croit savoir, mais essayez d’expliquer cela à 5 personnes prises au hasard, et vous verrez comme ce leur est peu évident – à moins qu’on ne les force à se regarder vivre, ce que d’ailleurs il ne vous pardonneraient jamais. Mais il y avait quelque chose d’un peu artificiel, allégorique dans la façon dont je présentais le scène : c’était inventé sur une schéma abstrait, et c’est sans doute cela qui vous a déplu, à juste titre, en faisant apparaître le « pédantisme » et la « complaisance à moi-même » (qui, de fait, ne se trouvent ni plus ni moins ici que dans le reste du texte). J’ai écrit donc une autre version plus courte, et qui a surtout le mérite d’être tout à fait authentique : les choses se sont passées, il y a 3 semaines environ, comme je les raconte. Si d’autre part, pour des raisons d’impression, il était utile que je racourcisse [raccourcisse] le texte, c’est facile, mais j’aimerais mieux tailler dans d’autres parties moins essentielles.

Je vous enverrai la semaine prochaine une partie du B. Subtilis A. [Bacillus Subtilis Artis ] J’ai refait le début, mais je veux maintenant dresser un plan d’ensemble précis. Je crois qu’on fera quelque chose de bien.
(J’ai reçu pour mon Noël trois Basiles à cul de plomb, de tailles canoniques, accompagnés d’un petit balai (mais j’ai mangé la paille, il ne reste que le manche) ; je vous les montrerai à notre prochaine rencontre)

On a tiré ce matin 101 coups de canon pour célébrer l’anniversaire de l’expulsion par les guerriers genevois de l’envahisseur français. J’ai patriotiquement refusé d’être réveillé par cette salve.

M. Sachs m’a écrit ce qu’il vous a dit sur les traductions. Dommage. Si vous avez l’occasion de voir M. Fl. [Florent] Fels, voulez-vous lui demander comment est arrangée la question des droits de publication dans Voilà du livre de Hemingway ? merci.

J’ai beaucoup goûté la note si courtoise et si documentée de Mr. Pohl sur l’alphabet de Rimbaud. Ça me console de l’article de M. Hérault.

Vera et moi nous mettons nos mains en cornets, faisons une profonde inspiration et, nous tournant dans une direction voisine du N.N.W→(W) [Nord – Nord-Ouest (Ouest)?], vous crions à vous deux bonne année, grosse année, ronde et pleine, avec une rivière de joie.

René Daumal

et aussi les pensées les plus tendres pour vous deux.

Vera

René Daumal à Jean Paulhan (5 janvier 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 5 janvier 1935

Et alors ? Comment s’est passé la cérémonie nasale ? Bien, j’espère, ça n’est pas tellement sérieux. Mais je sais que c’est embêtant comme médecine. Bien sûr, Julien « (...a) mais ne (...e) plus » comme le nommait bien Aragon – va vous dire que lui aussi s’est fait opérer, mais qu’il l’a fait avant vous. Quant à accoucher, il ne le fera pas. Vous avez remarqué qu’il ne s’est jamais aperçu qu’il était mortel ? Pourtant il périra entre les deux ongles des pouces du Grand Épouilleur, avec un bruit sec. Zut je n’ai plus le temps d’écrire si je veux que la Pataphysique prenne le train de ce soir : peut-être arrivera-t-elle à temps ?

je n’ai pas reçu la N.R.F. de ce mois.. c’est triste.

je continuerai ceci bientôt. « Vale,vale, valétudinez, laitue, laitue, laitue [rature] du dîner, du di, du di, du di du dit nez, dînez, dînez, dînez dînez bien » (répéter 3 fois avant chaque repas, succès certain)

salut et la suite } à 2 min [minutes]

[horizontalement à gauche, en rouge] à lui envoyer

René Daumal à Jean Paulhan (10 janvier 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 10 janvier 1935

merci beaucoup de vos démarches. J’ai bien reçu 800F de M. Church (je ne sais si je dois lui en accuser réception ou s’il est mieux de considérer cela tout à fait commercialement ; dans le 1er cas, voulez-vous me le dire?). Ça lubrifie bien nos rouages.

à propos de ma traduction, je serais fort étonné que M. Fels se trompât ; je crois plus volontiers qu’il ment. S’il se trouvait que vous aviez gardé les Nos [numéros] de Voilà où cela est paru, vous me rendriez grand service en me les envoyant ; je n’ai que le 1er – Je veux en effet relever les « vivacités », les notes d’ « esprit précis, net et franc » que M. Fels a fait ajouter à ma version, mettre ces passages en parallèle avec mon texte, et envoyer cela au principal intéressé. Vera connaît bien Hemingway(1), ce qui hâtera les choses. Enfin, je veux savoir ce que M. Fels a pu faire imprimer sous ma signature en le faisant écrire par ses employés et sans me prévenir ; je crois qu’il y a une loi dans notre pays qui interdit cela ; sinon, on fera un précédent, s’il y a lieu.

Ceci pour Voilà. Quant à la publication en volume, je ne demande pas mieux que quelqu’un sachant bien l’américain et le français revoie ma traduction. R. [Ramon] Fernandez, qui m’avait utilement conseillé quand j’ai entrepris ce travail, pourrait peut-être y jeter un coup d’œil. Il est possible qu’il y ait quelques négligences – mais c’est tout. Il est probable que M. Fels n’a pas lu très attentivement le passage du 1er chapitre où Hemingway explique comment il a changé sa manière d’écrire, qui n’est plus celle de ses premiers livres. Enfin (enfin) je n’oserais guère supposer que M. Fels a trouvé parfois ce texte « trop littéraire et trop raffiné » pour lui – mais sait-on jamais ?

Pardon de vous importuner avec cette histoire.

Parlons de plus intéressants microbes, quoique plus subtils.

Je ne vous envoie pas encore aujourd’hui le travail déjà fait, qui consiste en papelards crasseux, non superposables et roulés aux coins comme les « oublies » qu’on vendait jadis, conjointement au coco, au jardin des Tuileries, du temps du vrai et feu charmeur de pigeons, vedette inépuisable des cartes-postales d’Yvon, à peine concurrencée par le vieux bouquiniste à lavallière et la gargouille de Notre-Dame, où s’arrêtera, vaincue, ma divagation, engendrée par le seul besoin de me reposer d’un travail sur des voies tracées par un autre, comme est celui dont je voulais vous entretenir présentement (style Hemingway, quand il n’a pas tout à fait assez bu).

I. Plan d’ensemble – Je mettrai plutôt l’accent sur le côté fantastique du conte – Pour cela, mettre un peu d’atmosphère dramatique dès le début, en décrivant juste un peu plus explicitement le genre de tension psychologique du personnage.

Le côté philosophique ne sera pas, à vrai dire, sacrifié – Les conversations abrégées un peu, mais précisées ; emploi de notations presque dramatiques, mais indiquées avec ce détachement intellectuel, cette légère ironie qui évitera la ressemblance à Poe, et se trouve assez conforme avec ce que l’auteur a fait – p.ex. [par exemple] – dans Barnum .

La grande confession de M. de Hohenau, l’histoire de sa famille, etc., pourra être très sensiblement abrégée – au profit d’une plus grande précision dans l’exposé de ses idées et expériences. Rendre explicites certaines remarques psychologiques de l’auteur qu’on ne découvre qu’à une lecture très attentive –

La fin sera à peu près conservée ; sauf le ton des quelques dernières lignes, qui est trop Le cas de Mr. Waldemar  : raconter la même chose, mais avec ce détachement dont je parlais.

II. Les détails. Vous m’avez déjà bien mâché le travail en ce qui concerne la correction de la langue. Comme les incorrections viennent en général d’une imprécisions de pensée, je devrai souvent y pourvoir par mon invention ; et, sur le nombre des précisions que j’ajouterai, j’aurai sûrement fait quelques erreurs sur les intentions de l’auteur : ce sera à lui de dire ce qui répond à sa pensée et ce qu’il faudra rejeter.

Somme toute, il s’agit de créer, ou du moins de concrétiser l’atmosphère du conte – atmosphère qui sera à celle de Mr Waldemar dans le même rapport que Barnum est à Monos et Una, c’est-à-dire sans commune mesure ; c’est uniquement ce trop peu d’atmosphère qui fait qu’on a le temps de faire des rapprochements superficiels entre ce conte et un conte de Poe.

J’ai commencé par plusieurs bouts à la fois. Je vous enverrai cela dans peu de jours. J’ai laissé traîner le prospectus de Mesures  ; à votre service pour en distribuer ici. Mais je voudrais bien savoir si les réservoirs d’eau de Tamise qu’emportent les bateaux anglais sont suspendus à la Cardan pour que le limon n’en soit pas sans cesse agité par le roulis et le tangage. Si oui, il faudrait suspendre Mesures d’une façon analogue, le principe de la suspension à la Cardan étant que : plus fortement le réservoir plus lourd l’objet et plus souples ses attaches, plus fixement il tendra vers le centre du globe. Ce serait même un bel emblème à faire dessiner sur la couverture de la revue, si l’on n’y a pas déjà songé à cela. La règle, l’équerre, le compas, ça fait franc-maçon ; le thermomètre, médical ; le baromètre, bazar ; la balance, magistrature et éphectisme ; la chaîne d’arpenteur, c’est un ténia ; tandis qu’une suspension à la Cardan (avec peut-être un compas marin), c’est distingué, pratique et coquet.

Je vois que vous m’écrivez de Paris. Ne faites pas d’imprudences. J’ai prévenu Mlle Marinani, (l’auteur d’un ouvrage sur Proust dont je vous ai annoncé la visite) que vous étiez absent de Paris : elle viendra vous voir bientôt. Cordialement à vous et à Mme Paulhan, de nos deux parts

R. Daumal

P.S. Je suis triste, cher Paulhan que vous n’alliez pas encore bien. Si j’étais à Paris je vous ferais quelques massages moi-même. À défaut, je vous prie d confiez-vous à Mme Allemand – elle n’est pas si jeune que moi, mais infiniment plus efficace. Vous verrez – mes amitiés à vous deux.

Vera.

René Daumal à Jean Paulhan (23 janvier 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 23 janvier 1935
Cher ami,

Bien sûr, si j’avais supposé que vous montreriez ma lettre à M. Church, je ne l’aurais écrite de cette façon. Inutile de mettre, comme vous le faites, sa réaction sur le compte d’une crise de neurasthénie ; n’importe qui, ou presque, aurait mal pris certaines de mes notes, rédigées très sèchement, sommairement, et qui, pour qui n’est pas comme vous accoutumé à mes travers de plume, peuvent paraître ironiques. Mais c’était peut-être le mieux à faire. Oui, au fait, si l’on inaugurait le règne de la sincérité dans le monde littéraire ? Vous avez commencé, je continue. J’envoie la lettre de M. Church à Michaux et la vôtre à M. Church (en le priant de bien vouloir la renvoyer à M. B. [Bertrand] Bouvier, qui me la remettra).(2) Ça mettra un peu d’air frais dans l’atmosphère.

B. [Bertrand] Bouvier a accueilli Mesures comme tout Suisse intelligent le fera. Bopp a dû vous écrire à peu près la même chose ; s’il était à ma place, en ce moment, il serait très embarrassé de choisir entre ces deux expressions : « je l’ai reçu(e) ce matin » ou « je les ai reçues ce matin ». Mais comme je suis français, je m’en contre-escarpe. D’ailleurs Vera semble avoir trouvé des choses passionnantes dans ce numéro, car si bien que j’ai à peine pu le flairer. A. R. de R. [André Rolland de Renéville] pense(1) que la portée musicale vide qui orne le bas de la couverture est le symbole du Silence qui est la Mesure commune de toute Parole. Le Docteur Faustroll prétend qu’on a imité la couverture de sa revue favorite (Le Mois ). Enfin, je vous ferai un cardan. Ci-joint le texte du Dr et les 3 ou 4 premières pages (le reste est peu lisible) du Bacillus, prématurément fauché au moment même où il allait prendre son essor. Tempus et opera perdidi ! O tempora o mores ! Nunc est bibendum. « Suave, (vous direz-vous en lisant ces 3 pages)… magnum alterius spectare laborem. » (Les grands désespoirs me font parler turc.)
– Oui, Mme Allemand soigne aussi la neurasthénie ; au moins l’état nerveux général et les troubles particuliers qui en constituent la base physiologique. Reste l’ennui, le seul élément peut-être de ce genre de maladie que la guérison physiologique ne fait pas disparaître (si l’on peut parler de la « disparition » d’une absence ) – [et encore?] – [rature] Pour l’ennui, venir nous voir : ou bien on le supprimera radicalement, ou bien on le portera à son extrême limite ; c’est un risque à courir.
Je crois que j’ai décidé un certain M. Geneux à s’abonner à Mesures et à conseiller autour de lui d’en faire autant. (Mais le succès de Mesures à Genève et en Suisse est bien compromis par le poème de Claudel et les poèmes du jésuite-communiste, car on est ici calviniste, Action française et chrétien social.[ )]

Dommage que vous ne soyez pas venus ici au lieu d’aller dans les Vosges. Les montagnes sont plus hautes chez nous, et elles seraient éblouissantes de neige sans la [rature] foule des skieurs qui les recouvre. Il y a des oiseaux de toute l’Asie sur le lac, des petits chinois dans le parc, un rouge-gorge et une souris à ma fenêtre et mille autre délices.

On est bien contents de vous savoir guéri. J’espère qu’enfin vous avez pu vous reposer tous les deux.

Merci pour Voilà. C’est bien comme je vous disais. On verra ce qu’en pense Hemingway.

– Est-ce que vous accepteriez pour la N.R.F. une note (½ ou 1 page) sur le livre de Bailly [Bally] (Linguistique Gale [Générale] et Ling. [Linguistique] française), bien qu’il ait paru il y a un an ? Ça pourrait m’être utile, et le livre vaut d’être signalé –

Et votre travail ?

Nous vous serrons les mains

René Daumal

[horizontalement, en bas de la première page]

[coupure dévoilant le verso d’une illustration] D’où sont venus les éléphants ?

[deuxième page en bas à droite, verticalement puis horizontalement autour de l’illustration] (il paraît qu’on les dresse facilement à laver la vaisselle.)

René Daumal à Jean Paulhan (9 février 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 9 février 1935
Cher ami,

merci de penser à moi pour la Bque [Bibliothèque] Doucet. Le temps reviendrait-il de la protection des Belles-Lettres ? Oui, Basile un peu court ; Contre-Ciel trop vieux ; ça m’ennuierait que ce fût le 1er livre à paraître de moi – s’il est jamais publié, mieux vaut que ce soit à titre rétrospectif – à moins que je n’écrive une Préface qui serait une histoire de mes expériences poétiques, avec documents à l’appui, et cette préface pourrait justement faire une plaquette – Mais je penche plutôt pour le 1er chapitre de La Grande Beuverie, qui est d’ailleurs le récit d’une conférence orageuse, embrumée et avinée, sur la puissance de la parole, avec des personnages à clé. Dans l’un ou l’autre cas (surtout dans le second) c’est à peu près fait, et je vous l’enverrai dans peu de, j’allais dire jours, disons semaines. Ce sera de toute façon cette trahison du secret professionnel que j’ai annoncé dans les Basiles. Et, somme toute, c’est une façon de continuer notre conversation interrompue sur la poésie, votre article dans Hermès en étant le plus récent chaînon.

Je ferai tout mon possible pour vous envoyer la note sur le Bally avant le 12 ; j’attends le livre d’E. Huguet. La N.R.F. aussi tarde : pas reçu le N° [numéro] de février. Le Dr. Faustroll est-il toujours bien en cour à l’Air du Mois, ou est-ce qu’on en a assez ?

Maintenant que pensez-vous que je doive faire avec le Bacillus…  ? Si vous pensez que ça vaut la peine d’essayer d’achever le travail, voulez-vous me renvoyer le début que je vous ai envoyé ?

Enfin, comme vous m’avez plusieurs fois demandé des traductions de textes hindous, soit pour la N.R.F. , soit pour Mesures, voici une ébauche, encore à l’état de charabia, du 1er chapitre du Natya-Çastram, le Traité de la Danse et du Théâtre(1), qui n’a pas été traduit jusqu’ici en français, que je sache (ce serait encore à vérifier) – même pas en anglais, je crois, et en tous cas je n’en ai aucune traduction européenne. D’autres chapitres, très techniques et à peine utilisables pour le grand public, ont été traduits par petits fragments, ça-et-là – Mais ce 1er chapitre a, je trouve, un intérêt direct pour nous. C’est une douche pour les dramaturges, metteurs en scène et cabotins d’aujourd’hui. (Le Théâtre en question n’a pas grand rapport avec est pas le « Théâtre indien classique », comme on dit, celui de Kalidâsa et autres, qui est un « théâtre » littéraire comme le nôtre – le Traité de Bharata est beaucoup plus ancien, et quand j’aurai mis ce premier jet en forme, en lui restituant la simplicité martelée, le ton familier-solennel du texte, je crois que ce sera lisible et, comme il y est dit, que « cela fera naître d’utiles enseignements » chez ceux qui « seront clairement présents et ramasseront toute leur pensée pour l’entendre ».) Je sais d’autre part que ça s’est passé ainsi, toute cette histoire du Théâtre. J’ai vu les mêmes histoires (avec les Empêcheurs, la bataille, la paix.:. armée, etc.) se reproduire, en plus petit, bien sûr, pas plus tard qu’hier. Je vous demande de me renvoyer le texte quand vous l’aurez lu – je veux le laisser reposer un peu avant de le reprendre – (Il y a enfin bien des inexactitudes ou à-peu-près, dan les termes techniques d’architecture, en particulier : ce n’est qu’une heure ou deux à passer à la bibliothèque pour mettre ça au point) – Que pensez-vous, en principe, de la traduction ou non-traduction des noms mythologiques, plus chargés de sens traditionnel que de sens étymologique, comme Brahma (« Proférateur »), Vishnou (« Tout-pénétrant »), etc ? j’aimerais avoir votre avis – Si on publiait cela, il faudrait ajouter environ une page d’introduction et quelques notes, malheureusement – (Les stances 26-38 sont supprimables – 112 et 114 aussi)

Léon Bopp se plaint et s’inquiète de n’avoir aucune nouvelle de son livre. Il parle de chercher un autre éditeur. Savez-vous ce qui se passe à ce sujet ?

Mais je vois que continue à vous envoyez des guirlandes de points d’interrogation. Encore un quand-même : pourquoi aller dans les Vosges et pas à Genève ? – (Ah encore : Gilbert Trolliet m’a demandé s’il pouvait vous envoyer parfois une note pour l’Air du Mois sur la Vie Suisse romande ; j’ai essayé de je ne l’ai ni découragé ni encouragé : si tout à coup il avait de l’esprit?) Portez-vous bien, soyez prêt pour le printemps qui sera beau. Je vous serre les mains à tous deux

R. Daumal

[première page, verticalement à gauche] non, il faut vraiment que je tape ce texte par trop raturé – vous l’aurez dans 2 ou 3 jours – Trop tard, hélas, pour la note sur Bailly [Bally] : ce sera pour le mois prochain.

[deuxième page, verticalement à gauche]S. [Sylvain] Lévi a traduit fort platement et tristement les stances 2 à 17 dans Le Théâtre Indien, avec ce commentaire : « La fable racontée par la Nâtya-Çâstra peut suffire à la pieuse crédulité des Indiens ; la critique européenne ne saurait s’en contenter. »

P.S. Est-ce que le Dict de Padma a été relié ?

René Daumal à Jean Paulhan (9 mars 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 9 mars 1935
Cher ami,

Votre médecin commence à me taper sur l’esculape. J’espère qu’on n’entendra plus parler de lui. Voici, sans ordre précis, sur les différents objets de vos dernières lettres.

1. Le Dr Faustroll, à qui j’ai communiqué votre lettre, me dit : « C’était dans mes plans. Est-ce que vous croyez que j’ai inventé la télégnose pour les piafs ? Pourtant, il faudra que je révise mon appareil, car il m’avait mal renseigné sur les motifs de ma défaveur. Et la Pataphysique n’est pas morte. »

2. Ch. [Charles ] Bally. voici la note sur son livre, qui a été à peu près étouffé en France, et qui est intéressant. Ça me serait très utile que la note passât dans la n° [numéro] d’Avril – J’ai marqué de rouge quelques lignes au pis aller ôtables.

3. Lévy-Bruhl. Très content d’avoir le livre. Voici la note. J’espère que ce n’est pas trop long. Si oui, à la rigueur, le 2me alinéa pourrait tomber. Je tiens assez à la note sur É. [Émile] Senart, qui conclut une conversation que j’ai eue l’an passé avec Lévy-Bruhl.

4. Bibl. [Bibliothèque] Doucet. Merci d’avoir proposé le Contre-Ciel : sans cela, il ne serait jamais paru, et c’est la meilleure forme sous laquelle il puisse paraître. Mais je tiens à y faire encore quelques élagages, que la dimension de la plaquette impose d’ailleurs, et à ajouter une douzaine de lignes liminaires en guise de mode d’emploi (quelque chose comme « USAGE EXTERNE » – tout au plus en gargarismes –). J’espère un jour vous montrer de la poésie ; on y travaille.

5. N.R.F. Intime ou Cardan. Ça m’intéresse outrement. Mais je vous écrirai encore à ce sujet, et je ne veux pas vous faire attendre plus longtemps ces deux notes.

6. Hemingway. Je n’ai pas pu me procurer les n°s [numéros] de Voilà (sauf le dernier, que vous m’avez envoyé) et j’aurais voulu envoyer le tout, avec mon manuscrit, à Hemingway. M. Fl. [Florent] Fels, à qui j’avais demandé de me faire le service des n°s où paraîtraient ma traduction, ne l’a jamais fait. Savez-vous quand doit paraître le livre ? Il est possible que Vera puisse se mettre ce printemps en relation plus directe qu’écrite avec Hemingway, et ce sera peut-être mieux d’attendre ce moment. J’ai des rancunes à très longue portée, et M. Fels en pâtira un jour.

7. Cassou. Je veux bien essayer. Je condescendrais même à employer des euphémismes tels que « ne comprend rien » pour « crétin irréductible », « brumeux » pour « vaselinegadouilleux », « hésitant » pour « breguedouille-bredoncheux » et ainsi de suite, dans la mesure du possible. Si je signale qu’ « il est tombé juste, cette fois-ci » je pourrai peut-être m’abstenir d’ajouter que cela lui a fait très mal. C’est tout ce que je puis promettre, mais non jurer.

8. Bharata (le Théâtre). D’après mes recherches, il n’y a décidément pas de traduction de ce 1er chapitre (sauf une 20aine de stances dans S. [Sylvain] Lévi) ni en français ni en anglais, et je ne crois pas non plus en allemand. Il y a encore quelques corrections de détail à faire, et à récrire le tout. J’ai promis à ARR [André Rolland de Renéville] que vous le lui montreriez. Je crois que ça intéressera aussi Artaud.

9. Bacillus. Mais n’ai-je pas répondu à toutes ces questions dans la lettre que vous avez montrée à M. Church ? Les notes que je vous ai envoyées alors étaient selon ce principe : en l’absence d’une indication expresse de l’auteur, changer le moins possible, en serrant au plus près ses intentions ; car vous m’aviez dit alors qu’il ne voulait plus s’occuper de ce conte pour le moment. Si maintenant il veut le reprendre, qu’il me dise plus précisément quelles so étaient ses intentions et pourquoi le texte actuel ne le satisfait pas ; autrement, je travaille dans le vide, et je risque de faire un conte qui soit de moi, alors que je dois faire un conte qui soit de M. Church (genre d’exercice qui m’est d’ailleurs très utile en ce moment et que j’aimerais faire). En règle générale, s’il est entendu que l’on pense avant de faire une œuvre, il doit être possible de formuler cette pensée initiale en quelques mots, pour les besoins exclusifs de la cuisine : c’est cette formule, germe ou « argument », que je voudrais avoir pour aller plus loin.

Serait-ce tout ? si j’en oublie, ce sera pour la prochaine.

Vers fin avril, nous viendrons tous deux vous dire bonjour et vous raconter des choses bien intéressantes. En attendant nous vous serrons les mains à tous deux

René Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (26 mars 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 26 mars 1935
Cher ami,

Maintenant une lettre ennuyeuse. Le mois d’Avril approche où nous devons aller à Paris (Vera pour affaires, moi aussi et pour rencontrer une dernière fois – si j’ose espérer – la Médecine Militaire ; et la joie de vous revoir, et 2 ou 3 personnes, nous sera donnée par surcroît). Mais je dois songer aux moyens de faire ce voyage, et comme le mois d’Avril est aussi celui de Mesures n° [numéro] II, je compte sur elles pour arranger ça. Aussi je vous demande de me dire si je puis compter sur le reste de la vente des Basiles pour les tout premiers jours d’Avril, le 2 ou le 3, (ou avant, bien entendu). Ainsi nous pourrons faire le voyage et payer une petite partie de nos dettes (sans quoi il faudrait encore laisser des bagages, garder les chambres et ça n’en finirait plus) Donc voulez-vous y veiller ? car c’est juste ce dont j’ai besoin pour éclaircir un peu notre position matérielle qui comme toujours frise l’abîme. Merci.

L’hiver a passé en coup de vent. J’enseigne le non-maniement des imparfaits du subjonctif à un homme d’affaires. J’essaie d’écrire des histoires, genre Basiles, à défaut de plus simples que je ne suis pas encore capable de faire. J. [Jean] Cassou a touché mon cœur par ses 2 pages sur Racine. Je pense aux éditions x (Cardan?). On en parlera. Si l’on faisait un partie de boules ? Il paraît que Michaux est en Sardaigne. En ce qui concerne la littérature – ou l’orature – orientale, et spécialement de l’Inde, il y aurait bien des choses à publier. P.ex. [Par exemple], j’ai traduit ces jours-ci les parties principales du traité de Poésie qui fait autorité dans le Vêdânta ; je les publierai dans Présence du mois de mai : c’est une grande chose ; je n’ai pris que les questions de principes (définition de la Poésie, sa place, son but, ses variétés, ses vertus, ses saveurs, etc.) alors que les orientalistes se complaisent d’ordinaire dans le détail technique non utilisable pour nous ; en prenant dans les principaux livres d’esthétique hindoue les chapitres fondamentaux (Poésie-Danse-Drame-Musique-Peinture-Sculpture-Architecture), on aurait un livre d’un intérêt universel et vraiment utile à notre culture. Tout cela est si mal connu, et ces quelques pages que j’ai traduites auraient épargné tant d’égarements à Jean Cassou ! Je pense toujours à une série de recueils portant sur diverses matières, chacun contenant les témoignages les plus haut donnés par différentes civilisations sur ces sujets. Par exemple la Poésie. Ou, comme je vous ai déjà dit, la Genèse(x) (« d’ailleurs, c’est la même chose » me dit un de mes bons amis). Ou la Politique. Le Droit. La Morale – et ainsi de suite.

(x) puis le Déluge, etc.

Quant aux auteurs à publier, c’est question d’espèces. Bien entendu, il faudrait que ce fût toujours une œuvre entière, en forme, tout armée (éviter les essais, les ébauches ; et encore plus les productions de second ordre d’écrivains « arrivés ») ; que chaque livre soit une brique – (Mais tout le monde en dirait autant – Je préciserai). Je verrais, en général, un format uniforme, un peu plus grand(x) que l’habituel, genre « sérieux et soigné » mais non luxueux ; que ça sente l’utilité. On pourrait songer, quant aux auteurs, à un discret noyautage, de 4 ou 5 types genre Renéville, Michaux, liés par une espèce de complicité ; penser un peu d’avance à grouper dans un certain ordre les livres que l’on publierait : qu’ils se complètent, se heurtent, se frottent, s’éclairent mutuellement ; comme une conversation rendue publique artificieusement (la complicité ne se trahirait que par la présentation technique des volumes, même typographie, etc. – certaines proportions dans les formats suffisent déjà à indiquer un sens ; même déjà le signe nrf a aujourd’hui quelque chose comme une valeur idéographique.) Mais tout cela aussi je préciserai.

Dites-moi si vous voyez une possibilité de publier, ici ou là, l’Origine du Théâtre de Bharata. J’ai maintenant tiré au clair presque tous les passages suspects, et il ne faudrait y ajouter qu’une ou deux pages de notes, (ou moins, même).

Je vous enverrai pour le n° [numéro] de mai un ou deux Airs du Mois. Pour mars, c’était trop court. – et aussi les notes sur Cassou et Huguet.

Saluez tout le monde, sauf [rature] (non, même lui ; c’est le printemps), de ma part.

Nous vous serrons la main à tous deux

René Daumal

(qui est-ce qui traduit pour Mesures les poèmes que j’ai vu annoncés de Bhartrhari ? je me demande ce que peut devenir cette poésie, sans ses tambourinages d’allitérations (madhuramadhuvidhuramadhupe madhau…) ses paronomases, ses intrications de double-sens, et son subtil filet de fiel. Sans doute de l’eau de rose.)

[horizontalement, à gauche] (x) ou : un rien plus petit.

René Daumal à Jean Paulhan (8 avril 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 8 avril 1935
Cher ami,

Voici la note sur Cassou – et une autre de Vera et de moi (c’est elle qui a assisté au spectacle) qui vous intéressera peut-être pour l’Air du Mois. Il y encore 2 ou 3 choses que j’aimerais signaler sur Genève (« centre d’éducation » comme disent les affiches touristiques) : je vous enverrai une ou deux notes là-dessus dans quelques jours, avec la note sur L’Évol. [Évolution ] des mots

Dommage, ce que vous me dites de « Mesures ». Si vous pouvez obtenir quelque chose à la N.R.F., merci – cela me permettrait encore quelques calfatages indispensables ; je devrai retarder mon voyage à Paris, mais tant pis.

Suarès a raison, quant au Contre-Ciel, si du moins il veut dire la même chose que ce que j’entends. C’est pourquoi aussi je tiens, vous ai-je dit, à revoir le manuscrit, l’élaguer un peu et l’introduire en quelques lignes claires.

Dommage aussi que ma note sur Bailly [Bally] n’ait pas paru. Il va être bien déçu ; vous savez qu’on a très mal vu, et tu, son livre en France. Je vous [dessin : prie] de la faire passer dans le prochain n° [numéro]. Oui ?

Comme je suis [figure exprimant la joie] d’avoir le Dict de Padma ! Merci.

Eh bien, je serai très content de faire la connaissance de Madame Deharme. Par la lettre que vous m’avez transmise, Fr. [Franz] Hellens me demande la permission de publier mon « poème » (sic) « à Dieu et à l’Homme. » Je lui réponds « trop tard ! » Mais presque tout arrive trop tard. Presque tout le monde se croit l’éternité devant soi.

Tout (x)iste n’est pas suspect. Tout néo -(x) m’ennuie. Le sur -(x) est souvent signe de sous (x’). Donc tout néo-sur -(x)-iste m’est cynocéphale. Corollaire  : x = réel, relation transitive, mais tautologique. Mais Roger Caillois finira par faire son chemin tout seul, et peut-être pas mal. Les autres sont trop conglomératifs. Quant à la bête noire de Vitrac, on la connaît !

Combien Artaud demanderait-il pour transformer une actrice en lady ? Mais il a bien raison. Faut pas gâcher le métier.

Je suis en train de me raconter une espèce d’épopée du Mot. Quand je la saurai à peu près, je l’écrirai. Ça sera beaucoup mieux que la Grande Beuverie. Je me sens décidément un penchant pour la littérature.

Est-ce qu’on donnera le prix d’excellence à L.-P. [Léon-Paul] Fargue pour sa dissertation sur le «bon » La Fontaine ?

Très bien si l’Origine du Théâtre peut passer dans « Mesures » IV. C’est décidément introduit en Europe ; je crois que quelqu’un en prépare une traduction anglaise, mais peu importe. Je pense que vous ne verrez pas d’objection à la note, adjointe à ma critique de Cassou, sur la traduction, que je publie dans Présence  : je le fais pour donner publicité non tant à cette revue qu’à un texte réellement précieux et dont la publication me semblait urgente ; publication qui n’empêchera pas une traduction postérieure plus complète – (quant à la note sur Fargue et Jammes, c’est comme bon vous semble.)

J’aurai bien des choses à vous dire, de vive voix, sur nos travaux ici. Bientôt, j’espère ; surtout si vous convainquez M. Gallimard que je suis un jeune écrivain plein d’avenir. Bonnes vacances et poignées de main à vous deux de nous deux.

René Daumal

« Métamorphose(s) » n’est pas mal. Que penser de Réponses (sous-entendant que chaque volume devrait contenir au moins une réponse positive à une question – c’est une conversation avec Ph. [Philippe] Lavastine, à propos d’autre chose, qui me suggère cela –) ?

Dites à A.R.R. [André Rolland de Renéville] que sa note sur la Bible et l’Inde m’a beaucoup réjoui (blague dans le coin, c’est envoyé!). (Je pense faire une collecte pour lui offrir les œuvres complètes de Voltaire.)

René Daumal à Jean Paulhan (16 juillet 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 16 juillet 1935
Chers amis,

Je suis bien content que vous soyez partis, de votre point de vue. Mais me voici donc forcé d’aller au bistrot, au lieu d’aller vous empêcher de travailler. Et je vais boire, et je vais être saoul, et je vais suer, et je vais me venger en vous écrivant.

Eh bien, si c’est ainsi, Vera et moi avons décidé de prendre aussi des vacances. (j’espère qu’on y arrivera sans recourir à l’assassinat ni même à l’escroquerie ; peut-être à l’alchimie – du Verbe, bien entendu). Nous rêvons d’aller quelque part du côté d’Hyères, d’où il serait possible de temps en temps de naviguer jusqu’à l’Île Mystérieuse pour y rencontrer enfin notre collègue le Captain Cow. Je vous ai entendu dire, en effet, que la côte de l’île était abrupte et renfrognée, impropre à l’habitation et aux plaisirs du bain. Connaîtriez-vous, sur le littoral du Continent, un endroit propice, c’est-à-dire 1) sans mauvaises odeurs 2) sans requins, pieuvres ni dreadnoughts (non, peu importe)

2) pas cher – 3) pas trop populeux – 4) où il soit possible de se baigner – ?

Nous irions là (si existe) vers le 8 ou 10 août (si la Providence ne nous stercorise). (en général, on n’est pas difficile : sauf pourtant sur l’odeur pourvu qu’il y ait de l’eau et pas d’alligators trop grands)

Ça serait bath (cette figure de rhétorique a été cataloguée par les théoriciens hindous sous le nom de « coalescence-de-langues » – ici anglaise et parisienne).

C’est tellement stupide que, tout ce temps que j’étais à Paris, j’ai à peine pu vous parler 2 fois, sauf pour vous enfumer de questions et demandes poussiéreuses.

(au diable l’air du mois pour aujourd’hui, il pue, l’air du mois, paris pue vinaigre et caoutchouc.)

Et Vittel ? c’est pas trop idiot et sénateur ? À votre santé et vive la vie, pourtant !

R. Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (12 août 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 12 août 1935
Chers Amis

De la Rochelle où les astres nous ont séparément, et sous les apparences du hasard, conduit nous vous adressons un affectueux souvenir.

A. [André] Rolland de Renéville et Cassilda
René Daumal et Vera

M. et Mme Jean Paulhan
La Vigie
Port-Cros
par les Salins d’Hyères
Var.

René Daumal à Jean Paulhan (12 août 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 12 août 1935
Chers amis,

Je suis bien content aussi. J’ai vu Mlle Adler la veille de mon départ. Il y avait chez elle Mme X… (je suis, vous savez, atteint de sagesse malgache), chez qui nous ne sommes pas allés en l’honneur de Maillol le jour où vous m’avez proposé de lire un manuscrit sur Sieyès, ou Talleyrand, ou qui sait. Il m’a semblé comprendre dans la conversation que cette personne avait des affinités avec Marie Laurencin. Toutes deux très sympathiques, d’ailleurs. Mais, vous savez, j’ignore à peu près tout du prix Doucet, et c’est la 1re fois que j’entends citer à son propos le nom d’André Suarès : bien sûr, s’il en est ainsi, je vais le remercier de grand cœur ; mais dites-moi exactement quel rôle il a joué et comment a fonctionné cette élection : j’attendrai votre réponse pour lui écrire, de peur de faire des gaffes, et ces 2 ou 3 jours de retard peuvent être mis au compte de mon départ de Paris. Mais c’est surtout à vous que je dis merci.

Nous sommes à La Rochelle et, bien que saignés et gonflés par les moustiques, c’est incroyablement bon de n’être plus à Paris ; nous allons tout à l’heure explorer les îles et chercher un endroit habitable pour 2 ou 3 semaines. De là, je vous écrirai et vous enverrai peut-être même des notes, notices, notules, noticules.

Je suis bien content de vous savoir à Port-Cros. Vittel, ça ne vous va pas ; je n’ai pas grande confiance dans ces villes d’eaux. Dommage que vous ne soyez pas allés à Évian : l’eau n’y a aucune vertu, mais il y a là un grand thérapeute, Mme Allemand, qui vous aurait, Madame Paulhan, délivrée de vos soucis. Mais peut-être Port-Cros vous sera propice.

J’ai mis entre parenthèses pour quelques jours 2 ou 3 ou dix questions littéraires dont je vous piétinerai la scissure de Sylvius et les quadrijumeaux dans quelque quart de lune.

Saluez de ma part les iguanes, les sphinx-tête-de-mort, les lucanes et les dauphins.

On vous serre la main

R Daumal
Chers amis –

Je suis triste d’entendre que Mme Paulhan est toujours fatiguée, et j’espère bien que ce ne durera plus longtemps. J’aurais aimé beaucoup de passer quelques jours près de vous cette été, mais peut-être ce sera pour une autre époque. Entre temps je vous envoie mes plus affectueuses pensées.

Votre
Vera

Hôtel Trianon
La Rochelle
(d’où l’on fera suivre, au besoin)

[verticalement, à gauche] corrections encyclopédiques.

René Daumal à Jean Paulhan (9 novembre 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 9 novembre 1935
Cher ami,

voici toujours une petite note. je cherche encore. si vous avez des livres qui m’intéresseraient ou m’enrageraient, envoyez, je les notulerai, chroniquerai, sabrerai, consacrerai, mais pas de romans.

dommage que vous ne m’ayez pas écrit à Ré ou ici, car par Gonesse le chemin est long.

content qu’enfin ma note sur Bailly soit parue : sans quoi, je faisais grève (mais fallait-il que vous fussiez à court de copie!). Je n’ai pas lu encore les n°s [numéros] d’août ni de septembre. Pourriez-vous demander qu’on me les envoie ? Et si par chance il vous était possible de m’envoyer aussi 1 ou 2 ex. [exemplaires] de Mesures n°3 (j’ai donné l’un et prêté à des mains négligentes l’autre des 2 que je possédais), je serais bien heureux.

Je vous enverrai dans quelques jours l’Origine du Théâtre avec introduction et commentaires. J’ai promis à Church de la lui envoyer pour Mesures, mais j’aimerais d’abord vous la soumettre. J’ai peur que ce ne soit très long sous cette forme.

À Hendaye, les bélugas venaient éternuer sous nos fenêtres. On a vu trop d’arcs-en-ciel doubles et de halos solaires. Une femme s’est noyée. La pieuvre était abondante. À Genève, les moustiques sont énormes et inoffensifs ; tout le reste est normal et non plus offensif.

J’espère que Mme Paulhan va mieux. Tous nos vœux pour qu’elle se remette vite et à vous deux nos amitiés

René Daumal

[première page, en bas à gauche] à lui env. [envoyer]
T.S.V.P
env. [envoi?] Mesures le [1/10?] (2 N°s [numéros])

René Daumal à Jean Paulhan (7 octobre 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 7 octobre 1935
Cher ami

Voici les épreuves. Je suis très beaucoup content que ça paraisse bientôt.

God is my adventure peut être intéressant, ou amusant. Je ne sais rien sur Rom Landau. Je tâcherai de trouver le livre. En effet, il y a de quoi se méfier.

Oui, je serai content de lire le livre de Wartburg, merci – Mais que dit-on de Bally ?

J’ai intéressé quelques personnes à mon projet de l’ « Écrivain public » ; on me conseille de fonder une société anonyme. J’ai déjà deux actionnaires en vue. L’un d’eux pense que c’est un bon placement. Mais c’est dur de démarrer avec un capital non nul, mais négatif (-10.000F [francs] environ). C’est, en outre, amusant. Peut-être trouverai-je des commanditaires en France aussi.

Nos voisins les élèves de l’école fasciste chantent la prise d’Adoua, horriblement faux.

Je vous écrirai encore bientôt. Suis toujours en humeur de faire notes, notules, chroniquettes, etc. [rature] sur livres ou événements orientaux, ethnographiques, linguistiques ou même poétiques que vous me signaleriez. Et Lévy-Bruhl ? (je songe que l’édition de ses morceaux choisis me donnerait peut-être un travail 10 fois plus considérable qu’il ne faudrait au 1er [premier] étudiant en sociologie venu, que je ne suis pas compétent – croyez-vous)

Je cours à la Poste

Quadruple shake hands

René Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (20 octobre 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 20 octobre 1935
Cher ami,

Je feuillette Mesures que je viens de recevoir ; il me semble qu’il y a de bonnes choses dans Ramuz, bien que son esprit soit parfois un peu embrouillé, Max Jacob se néglige un peu trop, mais il arrive quand même à me faire penser qu’il a eu parfois l’illusion d’imiter le reflet d’une ombre d’un faux Omer [Omar] Khayam, en ratant complètement parce qu’il est saoul et non de la bonne ivresse ; Après la mort est juste, paraphrasant un passage de la République. Pelorson a du culot ; malheureusement son poème est beaucoup trop court. Le travail de J. [Jean] Tardieu est respectable, mais je me refuse à dire : « Fo͡n t-ĭls fré͡ mĭr sŏn fl t... » Je dirais : [long long court-tonique long long long-tonique], p. ex. [par exemple] Le résultat sent assez l’huile. On ne fabrique pas un rythme comme ça. J’apprendrai l’allemand. Suarès est aussi venimeux que Claudel, et puisque c’est pour la bonne cause, j’approuve. Le reste à plus tard. Quant à Bharata, j’ai tellement travaillé sur cette traduction, que je ne sais plus si elle est lisible et compréhensible ; peut-être enfin allez-vous me dire ce que vous en pensez ? (Cela m’aidera pour des traductions futures.)

Serait-ce abusif de vous demander si je puis avoir encore 2 ou 3 exemplaires de ce N° [numéro] ? – Ah ! les voici, merci, quelle rapidité, vive Mesures ! –

Voici une note peut-être pour l’Air du Mois, si vous le jugez bon. Le mouvement d’Oxford fait aussi des ravages en Suisse.

Je vous envoie aussi un prospectus de Mme de Salzmann pour ses cours, bien que ce soit écrit à l’intention spéciale des Genévois.

Je voudrais aussi avoir votre avis sur ceci :

un livre fait d’une douzaine d’articles de moi, plus ou moins anciens, serait-il publiable ? Voici à peu près quel serait le contenu :

I Pataphysique  : La Pataphysique et la Révélation du Rire (1929)

Mélanges pataphysiques (choisis dans les feuilles que je vous ai laissées)

Le point d’ironie (?) (1928)

[rature]

II Philosophie – Le non-dualisme de Spinoza

Les limites du langage philosophique.

III Orientalisme – Le livre des Morts Tibétains

Le Dict de Padma (??)

Uday Shankar

IV Ethnographie – De quelques sculptures de sauvages (1929)

……….

IV Littérature La poésie et la critique

…..

V (…….) La vie des Basiles

Têtes fatiguées (1935)

… Divers.

Avec des notes auto-critiques et une brève historique de la disparition successive de mes premières illusions.

Qu’est-il arrivé à Fr. [Franz] Hellens ? Je reçois de lui une lettre très attristée, me disant que vous avez dû me raconter comment on lui a joué de mauvais tours et pourquoi Écrits du Nord n’existent plus.

Il pleut agréablement et la mort des feuilles est splendide.

Je n’ai guère envie d’écrire en ce moment. J’ai d’abord envie de comprendre et d’apprendre, d’une part ; et de publier, d’autre part, parce que j’aime encore mieux que mes ordures salissent la rue que ma chambre. (Où est-ce que je pourrais placer le conte Catéchisme, que je vous ai lu à Châtenay, et que j’avais envoyé à Écrits du Nord ?) J’ai fini par rassembler une bonne partie des manuscrits authentiques de mes productions lyriques pour la Bibliothèque Doucet, qui n’aura jamais eu et n’aura jamais plus de manuscrits aussi dégueulasses.

Et vous ? trouvez-vous le temps, entre la N.R.F. et le Conseil municipal, de travailler pour vous ?

C’était une bonne idée, que vous m’aviez dite, d’avoir une nouvelle journée de conversation avec ARR, Antortaud et Henrmchaux [André Roland de Renéville, Antonin Artaud et Henri Michaux]. Ce sera peut-être pour la fin de cette année. Partirez-vous pendant les vacances de Noël ? Si oui, je m’arrangerais autant que possible pour ne pas venir pendant votre absence.

À vous et Madame Paulhan, toutes nos amitiés

René Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (6 novembre 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 6 novembre 1935
Cher ami,

Excusez-moi, mais je ne peux rien écrire sur Sylvain Lévi. D’abord, si je connais quelques-uns de ses ouvrages, je sais trop peu sur sa carrière pour savoir quel hommage posthume il mérite, et pour le lui rendre compétemment. Ensuite, je ne voudrais pas, ne serait-ce que pour les 3 personnes, y compris moi, qui pourraient en faire la remarque, paraître avoir des remords d’une petite pointe que j’ai lancée à cet estimable érudit dans le dernier n° [numéro] de Mesures. Tout ce que je pourrais dire est ceci :

« S’il n’avait pas été si savant, il aurait peut-être été plus intelligent. Mais s’il avait été plus intelligent, il aurait sans doute été moins savant, et moins utile à ceux qui sont plus intelligents mais moins savants.

Il est mort sans avoir dit pourquoi il s’intéressait tellement au théâtre indien, au bouddhisme népalais, et aux manuscrits koutchéens. C’est un secret qu’il emporte dans la tombe. »

Ce qui, vous le voyez, serait un peu déplacé.

Pourquoi ne demandez-vous pas cette note nécrologique à Jean Grenier, ou à Étiamble [René Étiemble], ou à Adrienne Monnier, ou qui sais-je, qui soient plus gentils et plus respectueux de leur naturel ?

J’ai été bien content d’avoir de vos nouvelles. Pour les vampires, vous n’avez qu’à accrocher de vieux parapluies au plafond, ça fait le même effet, et c’est moins coûteux. Mais les écureuils doivent être bien vivants ; on peut les peindre en vert, avec des bandes rouges, au ripolin, c’est moins automnal.

Non, je n’ai pas de roman, ni sous la main, ni dans la tête. Mais j’ai décidé de terminer quand même La Grande Beuverie, qui ne sera peut-être pas mal. Vous avez peut-être, même sans doute raison sur le projet de livre dont je vous parlais. Je le ferai peut-être un peu autrement. On parlera de cela, si vous voulez, le mois prochain.

Savez-vous si [Ramon] Fernandez est à Paris et habite toujours 1ter rue Mornay ? Il n’a pas répondu à deux lettres consécutives sur un sujet pourtant assez important (il s’agit de la traduction que j’ai proposée à la N.R.F. de Proud Man, qui est vraiment un livre assez exceptionnel). Si vous le rencontrez, voulez-vous lui dire que je m’inquiète des de mes lettres peut-être égarées.

Oui, tâchez de faire revenir Michaux pour Noël.

Mme de Salzmann passera peut-être quelques jours à Paris, en allant à ou revenant de Londres. On pourra peut-être avoir quelques conversations intéressantes.

À vous deux toutes nos amitiés

René Daumal

[première page, horizontalement à gauche] M. [Oumel?] [Daumal?]

René Daumal à Jean Paulhan (18 novembre 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 18 novembre 1935
Chère Madame,

Voici les épreuves.

Dommage que nous ne puissions venir au dîner déjeuner de Mesures. Vera dit que c’est regrettable de laisser passer une occasion de rencontrer Tchouang-Seu [Tchouang-Tseu], Dostoïewsky [Dostoïevski], Pouchkine, Balzac, Tolstoï et autres. Je ne sais pas si Bharata pourra venir ; il se fait vieux maintenant.

En tout cas, portez un toast de ma part nos parts à Mesures et videz votre verre d’un coup.

Présentez mes meilleurs souvenirs à M. et Mme Church.

Nous nous réjouissons fort de vous voir tous les deux le mois prochain

René Daumal

P.S. Ne laissez pas votre mari acheter des vampires. Cela gâte les tentures.

René Daumal à Jean Paulhan (novembre 1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – novembre 1935

Voici l’histoire en question. Il y a encore bien des détails à revoir, mais vous pourrez vous rendre compte de l’ensemble.

« La fable racontée par le Nâtya-Çâstra peut suffire à la pieuse crédulité des Indiens ; la critique européenne ne saurait s’en contenter. » S. [Sylvain] Lévi, Le Théâtre Indien

(et en effet, elle ne saurait)

voulez-vous donner la lettre ci-jointe à ARR. [André Rolland de Renéville] quand il viendra à la N.R.F. ?

à vous
R. Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (1935) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 1935

[[Carte postale représentant La Meije]

Le?] Temps prêté par le Prof [Professeur] Gidon (avec qui et sa nièce passons de très bons moments) nous a appris votre promotion. On en est bien content. Vera vient de partir pour Paris-Le Havre-N-Y [New-York]. Je me réfugie dans une grange avec mon frère et demain nous allons coucher au bord des glaciers, et après-demain paulo majora ascendamus. Pardon pour la pataphysique. Nous la cultivons tant oralement, ces jours-ci, que je ne puis guère écrire les 3 mots qui manquent à ma note. On va essayer. Mugitusque boum se trempe les pieds dans l’eau. Tiendrai au courant. J’aimerais que vous alliez aussi bien.

vôtre
R. Daumal

M. et Mme Jean Paulhan
Chez M. P. Docteur Choffe
29, avenue Jean Jaurès
Sanatorium marin
Châtenay-Malabri
Capbreton (Seine)
(Landes)

René Daumal à Jean Paulhan (4 février 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 4 février 1936
Chers amis,

Nous revoici dans les déserts suisses, et ce n’est pas un mal. Peut-être qu’un jour on pourra transporter ces déserts non loin de Paris et qu’on pourra s’y retrouver parfois devant des réalités nues (plus ou moins). Tout ce que nous nous sommes dits cet hiver tournait encore de si loin autour du pot ! Nous revenons, Mme de Salzmann, Vera et moi, d’un petit week-end à Serrières, chez les Gleizes, qui fut rudement intéressant. Je vous en reparlerai.

Pour l’instant, j’ai un avis à vous demander. Quand vous aurez 20 minutes de tranquillité, supportez donc la lecture de ce qui suit.

L’idée que m’a donnée Jean de fonder une [rature] sorte d’agence de rédaction était excellente, et c’est sur elle que je bâtis mes projets pour cette année : i.e. gagner assez d’argent pour me dégager de mes dettes et être libre de quitter Genève dès que ce sera nécessaire (cette nécessité dépendant d’un complexe de causes, de motifs et de raisons – temporelles et non temporelles – qui seraient trop long à détailler).

Donc 1) je fonde l’ « Écrivain Public » ; je me suis associé pour cela à un docteur en droit et spécialiste en organisations commerciales qui réside et pratique à Genève. Il est prêt à organiser l’affaire en société anonyme, avec des capitaux suisses qu’il se charge de réunir (il en faut peu) ; je la dirigerais en confiant les travaux à des spécialistes que je recruterais en préférence parmi des étudiants en fin d’étude et n’ayant pas encore de situation, et je toucherais pour cela un traitement fixe. Par ailleurs, le bénéfice des travaux exécutés par moi [rature] me reviendrait, bien entendu.

2) en même temps, je ne veux pas me lier à Genève, et d’autre part ma situation d’étranger m’empêche d’y exercer une activité rémunérée (on est très sérieux ici là-dessus)

Il est donc convenu que la société se créera dès que je pourrai apporter moi-même une petite somme d’argent, qui constituera un premier fonds pour une entreprise destinée à fournir du travail à des étudiants pauvres, des chômeurs intellectuels suisses ; ainsi je serai non seulement accepté par les autorités d’ici, mais même le bienvenu.

Pour toutes ces raisons, il ne m’est pas possible de demander des fonds par voie d’action ni de commandite. Et, en résumé, je cherche quelqu’un qui me prête, à titre strictement personnel, une somme de 3.000 francs français que je rembourserais – avec un intérêt qui serait à fixer – peu à peu à partir du jour où, la société étant organisée, je toucherais un traitement fixe ; je m’engagerais volontiers, dans la reconnaissance, à avoir en tous cas remboursé le tout en un temps maximum x – disons un an –

Ainsi, plaçant cette petite somme à fonds perdu, l’affaire pourrait se monter rapidement avec 5 toutes petites actions placées exclusivement en Suisse ; et le jour où je voudrais partir, elle pourra continuer par elle-même d’une part ; et d’autre part je porterais seul la responsabilité de ma dette de 3.000F [francs], ce qui n’est pas lourd. (le chiffre est calculé au minimum nécessaire et suffisant – la somme servira aux premiers frais d’installation : location d’un bureau, matériel sommaire et un peu de publicité au début. Mais, pour les raisons indiquées plus haut, je tiens à ce que cet emprunt soit fait sous la forme d’un prêt personnel pur et simple, sans autre garantie que ma signature.)

Mais les prêteurs sont rares, et encore faut-il que le prêteur ait une certaine confiance en moi. J’ai déjà frappé à quelques portes, sans succès, tantôt pour une raison, tantôt pour une autre : ou bien on me dit qu’on n’a pas le sou, ou bien on veut attendre que l’affaire soit déjà sur pied, ce qui forme cercle vicieux. De même, Vera n’a pas la possibilité de demander ce prêt à ses relations anglaises, dont elle a déjà obtenu le maximum pour l’instant, c’est-à-dire de quoi payer les pommes de terre, le quaker-oats et le gruyère pendant quelques mois.

J’ai songé [rature] enfin à Church, mais je n’ose guère lui faire cette demande. Est-ce que ça ne sent pas le « tapeur » ? J’ai horreur de cette odeur. C’est surtout là-dessus que j’aimerais avoir votre avis. C’est pourquoi aussi je veux faire cet emprunt d’une façon assez of juridique : cela vous permettra peut-être de lui en dire quelques mots plus facilement. À lui ou à un autre. J’aurais tendance à préférer que mes relations d’argent et mes relations intellectuelles ne coïncident pas sur les mêmes individus, mais j’ai peut-être tort ; j’aurais donc tendance à préférer que ce fût un autre. Mais il y a peu d’autres qui répondent aux conditions nécessaires. Qu’en pensez-vous ? Inutile de vous dire que le besoin de ces 3000F [francs] catalyseurs est assez urgent, car l’agence doit déjà marcher à bon rendement [rature] pour le mois d’Avril ; il faudrait donc que je commence à agir… ce soir même ! Mais je sais qu’on ne trouve pas une petite somme en un jour – et je ne suis pas capable de porter la responsabilité d’une plus grosse.

Je dois ajouter que le travail ne manquera pas à Genève pour l’ « Écrivain Public », qui n’a jusqu’à ce jour aucune concurrence en perspective ; qui s’adressera à tous, offrira ses services à tous, depuis l’épicier du coin jusqu’à l’éditeur qui a un manuscrit à revoir, ou à l’écrivain, ou à l’auteur d’une thèse, ou aux organismes officiels, S.D.N. [Société Des Nations], B.I.T. [Bureau International du Travail], etc. J’ai d’ailleurs déjà deux thèses en chantier sur l’ « Histoires des Experts-comptables », grâce à quoi, d’ici un mois, je ne ferai plus de dettes chez la marchande de tabac.

Tout cela a des à-côtés assez gais. Dommage que je ne puisse vous les communiquer ici. Pardon pour cette lettre ennuyeuse. Dans la prochaine, je vous parlerai seulement, j’espère, des choses de la vie réelle. Toutes nos amitiés à vous deux. Mme de Salzmann a été très contente de son séjour à Paris, et en particulier de vous avoir rencontrés. Portez vous bien

R. Daumal

[première page, verticalement à gauche] Merci pour les exemplaires de Mesures.
La librairie Naville en prendra sans doute, et peut-être Payot. Je vous tiendrai au courant.

René Daumal à Jean Paulhan (28 février 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 28 février 1936
Cher ami,

Merci beaucoup d’avoir parlé à Church. Je lui ai écrit aussitôt. Ce matin, j’ai reçu la somme que je demandais. Merci. Cela éclaircit mon chemin.

Il y a une dizaine d’années, je vous ai donné 2 ou 3 notes pour la N.R.F. (sur un livre de Dim Delobson, Les Sorciers nègres – et sur le Principal Jeffreys). Est-ce si mauvais ? ou est-ce l’embouteillage ? Peut-être que je suis devenu un raseur ? Sinon, il est possible (je m’en assurerai demain) qu’en poursuivant la lecture de La Conscience Mystifiée de Guterman et Lefèvre [Lefebvre], j’ai envie d’en parler, si personne ne s’en charge.

Ramon Fernandez commence à me désespérer. Si vous le voyez, dites-le lui.

À bientôt plus longuement.

Nos amitiés à vous deux

R. Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (1 avril 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 1er avril 1936
Chers amis,

C’était de toute façon trop tard pour ce numéro, la note sur Duhamel. La voici. Il me semble que j’étais un peu fatigué en l’écrivant, mais c’est pourtant cela que je veux dire et je ne veux pas recommencer. Et puis j’ai eu un travail du diable jusqu’à il y a 10 jours. Depuis, j’ai eu quelques heures par jour pour coucher par écrit la Grande Beuverie ; si ça continue, elle sera écrite dans 15 jours. Je crois qu’elle vous plaira. Elle fait rire mon entourage, c’est bon signe.

Mégève n’était que promenade de 24h. Je reste encore [rature] un métèque tardigrade pour les Genevois, qui, comme certains Chinois dans des villages de jonques, vivent, mangent, boivent, conversent, composent de la musique et prient Dieu, à la ville sur des bicyclettes, à la montagne sur des skis. Quelques-uns, il est vrai, se balancent sur des béquilles ou clopinent à l’aide de cannes caoutchoutées.

On se verra sans doute au mois de mai, vers le début du mois. Je dois avoir encore d’autres choses à vous dire, mais je ne veux pas vous faire attendre davantage. Est-ce que Michaux s’est replanté à Paris ? J’aime l’annonce du Voyage en Grde C.gne [Voyage en Grande Garabagne ]. J’ai rêvé, je crois de Fargue. Lui est-il arrivé quelque chose ?

Portez-vous bien. Nous vous serrons les mains.

René Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (20 avril 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 20 avril 1936
Cher ami,

Je vous envoie la note sur Duhamel. Genève et moi avons été très attristés par le disparition de Thibaudet. C’est tellement incongru, cela lui va tellement mal.

J’espère que vous avez fait un bon voyage en Bretagne, et que je vous trouverai d’attaque dans une semaine. Je me vous infligerai, je mettrai du sucre en poudre dans vos encriers, enfin ce sera gai. Je suis particulièrement content, cette fois, de venir à Paris. Vera suivra un peu après mais peut-être poursuivra vers le nord. En attendant, on vous envoie beaucoup de doubles poignées de main.

R. Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (2 juillet 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 2 juillet 1936
Cher ami,

je vous écris parce que je crains d’être obligé de disparaître pour quelques jours.

[dessin d’un visage à la joue gonflée] voici en effet à peu près le visage que je présente (de vieilles histoires dentaires – Si l’os maxillaire n’est pas trop profondément atteint, ce sera l’affaire d’une semaine, j’espère – Sinon, eh bien sinon j’écrirai encore un « poème » dans le genre de celui d’hier soir). Mais au fait. Vous m’aviez dit espérer pouvoir m’employer de nouveau à l’Air du Mois à partir de ce mois. Est-ce toujours possible ? L’ennui est que je ne pourrai (si je peux) commencer que dans quelques jours. Peut-être pourrez-vous en parler à Gallimard – et me dire ce qu’il en est ?

Ceci en hâte, je pars pour la banlieue où j’ai un dentiste qui, par bonheur, me fait un crédit illimité.

Tout le monde était très mécontent hier de l’absence de votre lecture. On proteste. À bientôt. À vous deux

R. Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (3 juillet 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 3 juillet 1936
Chers amis,

C’était moins grave que je ne craignais. Ce sera une affaire de métallurgie et non de chirurgie. Mais il était temps (après cela, il faut vous gratter l’os, vous en remettre des morceaux en argent, etc. – je me suis arrêté à temps.) Pour l’instant, je reste toujours la tête enveloppée de compresses chaudes, et quand l’enflure aura cessé la métallurgie pourra commencer. Bientôt, j’espère, et je pense pouvoir aller lundi ou mardi à la revue.

Voici les « Dernières paroles du poète ». Dites-moi ce que vous en penserez après une lecture silencieuse (qui déçoit souvent) et s’il est publiable, dans Mesures p.ex. [par exemple] – À moins, c’est une idée que j’ai derrière la tête depuis quelque temps, que l’on ne constitue un groupe de poètes qui refuseraient de faire imprimer leurs œuvres mais les liraient à haute voix en public (ils refuseraient à plus forte raison de les faire enregistrer sur disques). S’il fallait faire un compromis avec une coutume trop ancienne, les poèmes lus devraient seulement être inédits et la première édition imprimée (s’il y a lieu) serait exclusivement réservée aux auditeurs.

La poésie y gagnerait, en tout cas l’espèce de poésie qui m’occupe. Les poètes y réapprendraient peu à peu l’art de parler et se dégageraient de l’esclavage de l’imprimé. Et ils finiraient même par réapprendre l’improvisation. Je vois fort bien Audiberti troubadour. Et moi, j’apprendrai la guitare. Et Clot la viole d’amour, pour accompagner ses élégies.

Matériellement, les poètes y gagneraient des « cachets » suffisants, surtout si le snobisme s’en mêle.

Michaux s’y guérirait de funestes complexes.

L.P. [Léon-Paul] Fargue s’y épanouirait.

Supervielle se montrerait grand musicien.

Jean Paulhan y démontrerait que les raisonnements même ont leur musique.

Pélorson deviendrait un grand hypnotiseur.

P.J. [Pierre Jean] Jouve apparaîtrait dans toute son horreur.

A. Monnier mettrait tout le monde à l’aise.

Th. [Thérèse] Aubray y perdrait nettement.

Sur la revue, l’éditeur ou le cercle qui patronnerait les débuts de la corporation des Poètes Oraux, il en rejaillirait un très bel éclat.

Je serais prêt à [rature] rédiger la circulaire que l’on enverrait aux poètes pour solliciter leurs adhésions : on pourrait fixer une cotisation qui leur serait largement remboursée par la suite et grâce à quoi l’on pourrait faire les premiers frais. Deux soirées par mois dans les salons de la n.r.f. [nouvelle revue française], et quel prestige pour la maison ! Le Tout-Paris y viendra : ce sera moins cher que l’Opéra ou que les courses, plus nouveau et combien plus passionnant !

Je ne m’étends pas sur tous les autres avantages d’une telle institution : l’accroissement du sens de la responsabilité poétique chez les poètes, du respect chez le public, bien des pertes de temps épargnées aux jeunes qui pourraient éprouver souvent leurs premiers essais, et finalement, je vous assure, une renaissance de la poésie. Il n’y a pas l’ombre d’une plaisanterie dans ce que je dis là. Qu’en pensez-vous ?

(peu à peu, certains mauvais poètes – ou de bons poètes en de mauvaises périodes – se découvriraient excellents lecteurs et iraient par le pays interpréter les œuvres de poètes qu’il serviraient ainsi sans bassesse : plus dignement, en tout cas, qu’en les imitant mal.)

– On aurait aussi des « tournées » en province et à l’étranger, etc.

Il est enfin à peu près certain que j’aurai un travail régulier à l’Encyclopédie : cela (et, si oui, en quelles conditions) sera fixé la semaine prochaine. C’est presque trop tard. Mais je me cramponne à ce presque de toutes mes forces. Maintenant je dois trouver beaucoup de petits travaux qui rapportent tout de suite – car si je n’arrive pas à faire venir Vera avant 15 jours à Paris, je n’ai plus que l’escroquerie pour m’en tirer, et je ne m’y connais guère. Mais enfin le temps s’éclaire : il s’agit de ne pas s’endormir.

Est-ce mon enflure de gueule qui me rend si bavard de la plume ? Et je vous prends votre temps. Et je m’étais promis d’écrire ou de commencer différentes notes pour la revue, aujourd’hui. (le Catalogue de la Révol. [Révolution], le Bouddhisme, Frobenius).

À la semaine prochaine, donc.

Amicalement vôtre
René Daumal

P.S. J’ai écrit « le soleil se levait avec des bruits de bottes ». Cela me sonne maintenant comme une réminiscence. Mais peut-être n’est-ce qu’une paramnésie. Savez-vous ?

René Daumal à Jean Paulhan (12 juillet 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 12 juillet 1936

J’ai été retenu trop tard, vendredi, à l’Encyfraise, pour passer vous voir. J’ai un travail régulier là, mais on ne sait pas exactement ce qu’on me paiera.

Est-ce que cette note peut aller, sur le catalogue ? Ou croyez-vous que je doive mettre du jus ?

Maintenant, nous voilà dans les fêtes. Si je ne vous [vois] pas à la revue mardi, je vous verrai à l’autre, mercredi.

Il faudrait de temps en temps parler dans l’Air du Mois des banquets et des réunions littéraires en dehors de leurs prétextes (Benda m’en parlait fort bien l’autre jour, mais de là à écrire…). En général, parler des êtres humains indépendamment de leur contexte. De ce général, je vais tâcher d’aller au particulier. Et je voudrais trouver quelqu’un qui parle des actualités scientifiques, pour prouver à J. [Jean] Schlumberger que c’est encore pire que la pataphysique.

J’écris tout ça en métro et en pénurie de papier, mais je continuerai. Aussi faire une chronique des « On ne vous le fait pas dire ». (ex : la revue « Acéphale » [- « on ne vous le fait pas dire] « ...c’était si beau que les mots me manquent pour le décrire... » (Gide) [- « on ne vous…. (celui-ci sera censuré)-] (ARR. [André Rolland de Renéville] et moi spécialistes du véritable aveu spontané. Juste encore la place de vous serrer les mains

R. Daumal.

Monsieur et Madame Jean Paulhan
Avenue Jean Jaurès
Châtenay (Seine)

René Daumal à Jean Paulhan (6 août 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 6 août 1936
Chers amis,

je n’ai pas encore le temps de vous écrire vraiment. Demain, je crois. Voici la note sur Frobenius ; c’était assez difficile, car le livre est une forêt entraille et je l’ai lu au bistouri à la hache – en somme, je suis assez content de ma note ; et l’on ne peut guère faire plus court (celle sur Barbarin, elle, peut au besoin être abrégée – vous avez dû la recevoir.

Vera regrette bien de ne vous avoir vu. Elle est avec Mme de Salzmann du côté de Trouville. J’aime mieux ça, car je ne tiens pas à me partager ma vie de ces jours avec personne. Peut-être irai-je la et les rejoindre, si j’arrive à faire quelques tours d’acrobatie financière et temporelle.

J’ai les coupures de l’Argus pour la N.R.F. Je les J’en tirerai des conclusions.

Je me défends d’aborder un autre sujet. À vous de tout cœur

R. Daumal

T.S.V.P.

P.S. Pourtant encore : avez-vous pu joindre Longuet ? (ce que je voudrais, c’est que quelqu’un m’introduise auprès de Marceau Pivert, à qui j’aurais des propositions à faire pour la radio.)

René Daumal à Jean Paulhan (19 août 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 19 août 1936

Où diable ai-je écrit sur la « métaphysique » et « fascistes-antifascistes » ? « Métaphysique », je ne le dis jamais que pour dire que je n’emploie pas ce mot, et il est vrai que je vous disais à peu près cela dans ma lettre (à propos de votre 2me point de vue, entre « mystique » et « sens commun », si je me souviens). Mais je ne me rappelle pas vous avoir parlé de « fascistes-antifascistes » – ni dans mes notes. Suis-je amnésiaque [amnésique] ? Mais comme il a pu m’arriver, et m’arrive dans la conversation, d’employer ces mots, je m’expliquerai quand même.

J’entends « fasciste » au sens très élargi où on l’entend couramment : est fasciste tout ce qui tend à – ou implique – l’assujettissement par la force physique, sans limitations, de l’individu à la prospérité et au prestige [rature] d’une collectivité nationale dont la cohésion est trop récente et ou trop fragile [rature] pour subsister par sa seule existence (comme celle des Italiens ou celle des Allemands, qui datent de moins d’un siècle), cet assujettissement et cette apothéose de la nation étant pris comme des fins en soi – Ou encore, du point de vue de l’individu : l’impuissance et le refus de prendre ses responsabilités, le désir de s’en décharger sur un ou plusieurs individus qui agissent et sentent pour eux, se servent d’eux et deviennent de ce fait leurs proprié possesseurs (plutôt que leurs chefs) : d’où la parenté de l’esprit militaire et de l’esprit (si l’on peut dire) fasciste.

Quant à l’opposition « fasciste-antifasciste », je ne me souviens pas l’avoir employée, même dans un bavardage négligent. « Antifasciste » est un concept négatif qui n’a pas de valeur en soi (sa valeur est en-dehors de lui-même, comme il en est de tout concept négatif) – Si (en simplifiant beaucoup), je résume la compréhension du concept « fascisme » dans les 2 termes {(a) « assujettisst [assujettissement] de l’individu à la nation » (b) « qui est une fin en soi »

les contraires de ce concept seront {1) (non-a)x(b) = démocratie 2) (non-b)x(a) = bolchevisme
et le contradictoire (ou l’opposé) [de ce concept] serait : (non-a)x(non-b) = [communisme parfait?]

(je ne parle pas des contraires selon l’extension qui seraient : telle collectivité opp hostile au mussolinisme ou telle collectivité hostile à l’hitlérisme – ni du contradictoire-extension : bloc anti-fasciste dont la valeur positive serait, ici, historique, si elle était [mais toujours extérieure à l’ext au concept])

(extrait d’un Traité de Patapolitologie en préparation)

La question a encore un aspect émotionnel et un aspect instinctivo-atavique dont je ne parle pas ici.

La question a enfin, outre ses divers aspects, une essence qui peut se trahir par la différence de comportement global entre l’homme qui fait le salut fasciste et celui qui lève le poing : celui qui se soumet et celui qui s’engage – celui qui [rature] se laisse prendre et celui qui s’affirme.

Rectification : « anti-fasciste » n’est pas purement négatif (comme serait « non-fasciste »). Voulez-vous me demander si je nie la possibilité d’une attitude d’indifférence ? Il y a deux sortes d’indifférence : celle qui tient au manque de représentation et celle qui tient à la parfaite représentation des dangers tels qu’ils sont. Je suis entre les deux.

En outre, je n’ai nullement l’envie d’être du côté des vaincus. Ce n’est pas un souci juste. Je ne veux pas vous laisser dire cela. Je hais le défaitisme. J’ai été, jadis, défaitiste en ce sens : tout désir qui semblait devoir se réaliser m’était du même coup odieux ou indifférent. Je ne favorisais que l’impossible. C’était vraiment puéril. Maintenant (ici je pense très peu à la politique) je tâche d’être d’abord avec ce qui est juste, et alors d’être victorieux. Si jamais vous me voyez prendre parti pour des vaincus, c’est que je les regarderai comme des futurs vainqueurs, non en tant que vaincus. [rature]

Vae a priori victis !

(Je ne sais pas ce que vaut la traduction du Frobenius, ne sachant pas l’allemand – mais elle a très l’air « traduit de l’allemand », et le style [?] est bien pénible.)

Il est hélas trop tard pour l’Air du Mois de septembre.

Si j’avais su que vous étiez à Châtenay tout ce temps, je serais allé vous voir. J’espère que vous allez pouvoir partir bientôt. Je n’aime pas vous savoir si près sans vous voir.

J’ai passé 4 jours avec Vera et Mme de S. [Salzmann], ses enfants, sa mère et notre amie Mme Langerhans au bord de la Manche. Elles restent là (à 6 ou 7 personnes, c’est très économique, agréable, reposant, instructif, et tout) jusque vers le milieu de septembre. J’aimerais les y rejoindre encore, mais je suis trop bombardé par des créanciers et occupé à chercher du travail (Il est enfin, enfin, décidé qu’à partir du 1r septembre je serai employé régulièrement à l’Encycl. Frse [l’Encyclopédie Française] pour 1200F [francs] par mois. Il faudrait que je trouve encore autant pour m’en tirer, car pour me libérer de mes dettes, je dois payer environ 800F [francs] par mois pendant 2 ans : ceci pour vous montrer que mes ambitions de gain ne sont pas de la rapacité.)

(S’agit-il d’une brouille entre M. [Marceau] Pivert et les S.F.I.O. [Section française de l’Internationale Ouvrière] en général ? je ne crois pas. Je ne vois pas par où atteindre cet homme. Je me suis adressé aussi à un député communiste, mais c’était mal tomber. Il me semble pourtant que nous aurions profit, la T.S.F. et moi, à nous rencontrer.)

Mme de Salzmann cherche une villa à louer dans la banlieue proche – que nous louerions en commun, pour plus de commodité – et à proximité d’un lycée ou collège pour son fils (qui entrerait en 5me ). Savez-vous si le lycée Michelet à Vanves est bon (vous voyez ce que je veux dire : pas trop mauvais) – ou s’il y a un collège à Saint-Cloud ? – et si l’on peut trouver assez facilement une villa de 9 pièces avec un bout de jardin dans la région S-O. [Sud-Ouest?] ?

Les textes de Tchouang-Tseu dans Hermès sont bien beaux. La Doctrine du Corps Illusoire, et tout ce genre [rature] de publications, me fait songer à une collection de papillons faite par un aveugle : il nous parle de ses beaux papillons et il n’en perçoit qu’une sensation de contact mou et poussiéreux, et l’odeur de l’acide phénique… voyez les résultats. l’Avertissement des éditeurs est une merveille du genre gendarme mystique. Avez-vous l’adresse de Pierre Leyris ? je voudrais lui demander le sens exact du mot qu’il traduit « connaître, connaissance ».

À bientôt davantage. Tous mes vœux pour votre prochain départ et pour vos vacances à Port-Cros.

À vous deux affectueusement.

René Daumal

(voulez-vous que je vous envoie les coupures de presse relatives aux Fleurs de Tarbes ? j’en ai à la maison)

René Daumal à Jean Paulhan (1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 1936
Cher ami, (je continue)

… à savoir des Fleurs de Tarbes, ou plutôt vous écrire que je ne peux pas vous en parler encore : mais voilà, je me suis déjà nié. D’abord, j’attends la suite et la fin (in cauda veritas?). Surtout, je suis encore à digérer ce que j’ai lu ou entendu lire. Enfin, vous me flattez trop en me demandant d’ « approuver ». Pour l’instant, je consens, je complice, je subis, je suis vos détours – je m’y retrouve, je vous y retrouve, et, dans la limite où je perçois, j’approuve ; ou plutôt je profite. Je sais très bien qu’il ne s’agit pas de « littérature » (comme on entend ce mot en général). « Ce n’est pas le vase qui sert, mais le vide qui est à l’intérieur du vase » disait LAO-TZE [Lao Tseu]. Mais le potier ne peut modeler que la terre, et non pas le vide directement. Ainsi il me semble que vous sculptez la langue pour, indirectement, délimiter et mesurer ce qu’on lit entre les lignes – là où votre essence parle. Et je vous répète, pour l’instant j’écoute seulement. Et je vous connais mieux depuis les Fleurs de Tarbes.

(Vous réalisez aussi ce que je réclamais il y a 2 ans, je ne sais plus à quel propos : que quelqu’un traite du langage qui sache aussi le manier ; que l’on ne sépare plus savoir et faire – Mais ce n’est que la couche intermédiaire de la question, entre l’aspect littéraire extérieur et le « vide-plein » intérieur)

Somme toute, je ne peux encore que constater la fécondité de votre entreprise (du germe, en vous, de cette entreprise). Elle me déborde encore. Je crois que les Fl. de T. [Fleurs de Tarbes ] ne sont pas pour peu dans certaines séries de réflexions que je me fais, qui prendront bientôt figure écrite, et dont il serait vain de chercher la relation logique extérieure (par implications et exclusions) avec votre décryptement et votre jardinage. Par exemple, je cherche à dire clairement cette vérité si claire que le sens des philosophies, des sciences et des métaphysiques n’est pas dans leur lettre, ni dans leur arrangement logique, ni même dans leur intellection. Mais qu’il y a une sorte de mythologie intellectuelle où la proposition n’est, en essence, que le symbole d’une attitude. (Deux prop. [propositions] pouvant contradictoires pouvant signifier une même attitude, comme « le je est immortel » et « le je est mortel » – de même que le taureau [rature] porte entre ses cornes le soleil en Égypte mais la lune aux Indes.). Cela est évident dans Eurêka ou dans la Critique de la Raison Pratique (et même explicite dans les Paralogismes de la Raison Pure, explicite mais encore, à la limite extrême, [rature] compris dans ce que j’appelle l’obscurantisme : i.e. prendre le symbole pour la vérité ; et Kant va prendre jusqu’à l’explication du symbole pour la vérité, [et d’ailleurs passe à l’escroquerie métaphysique, mais c’est une autre histoire]). Zut, je prétendais être clair ! Vous voyez que c’est prématuré.

Qu’ils le veuillent ou non, ceux qui vous ont lu ne peuvent plus écrire tranquillement : c’est-à-dire qu’ils sont amenés à penser avant d’écrire. N’importe le prétexte, bien que celui du lieu commun et de la « fleur » soit des plus efficaces. Je n’ai connu qu’Alain qui arrivât, par des moyens beaucoup plus gros, comme la référence aux bons auteurs, à provoquer une attention de même genre envers le langage (il avait institué un terrorisme du mot propre et du mot attesté que je lui rappelais l’autre jour – et il me répondait : « ah oui ! c’est ce que je savais faire de mieux »). Mais il ne forçait pas, comme vous faites, à aller très loin derrière le langage.

Chaque phrase devient ainsi un graphique de l’honnêteté intérieure. Toute tricherie, toute complaisance (encore un mot de vous), toute négligence de pensée y fait un accroc. On n’est plus tranquilles, non. On sera surpris des passions que peut soulever un livre qui traite en apparence de stylistique. Peu s’avoueront ce qu’ils vont auront dû ; et parmi eux, peu l’avoueront ; croyant qu’ils en ont tout le mérite et que vous n’y êtes pour rien, beaucoup profiteront des Fl. de T. [Fleurs de Tarbes ] sans gratitude. Jusqu’au jour où vous aurez abattu votre jeu sur la table.

à mercredi donc.

à vous deux très fort

R. Daumal

J’ai reçu le chèque de Mesures

J’écris à Church.

(il y a derrière cette page les « conventions poétiques » des hindous, mais cela n’a qu’un intérêt pittoresque. Pas grand rapport, sous cette forme, avec votre sujet)

Conventions poétiques

« On attribue la noirceur au ciel et au péché, la blancheur à la gloire, à la gaîté et au renom. La colère et l’amour sont rouges. On met des lots, rouges, bleus et de toute espèce, jusque sur les rivières et sur la mer. Chaque pièce d’eau est fréquentée par les canards sauvages et toute la gent ailée. Le clair de lune est la boisson des (oiseaux) Tchakôras et, à la saison où s’assemblent les nuages, les cygnes s’en vont vers le « Lac de Pensée ». Le pied des [rature] belles en frappant l’(arbre) açoka le fait fleurir et le vin de leur bouche fait s’épanouir les fleurs du vakoula. Les [rature] bijoux sur les membres des jeunes filles éclatent se brisent en même temps que leurs cœurs dans le feu torturant de la séparation. Le dieu aux emblèmes de fleurs (=l’Amour) porte un arc tendu d’une corde d’abeilles et de flèches fleuries ; il convient que ses traits percent les cœurs des jeunes gens, et ainsi font les œillades des femmes. Le lotus s’épanouit le jour et le lis-d’eau la nuit ; la lune luit toujours dans la quinzaine claire (de Nlle L. [Nouvelle Lune] à Pl. L. [Pleine Lune]. Les paons dansent au grondement des nues (d’orage) et l’açoka (arbre) est censé sans fruit. Il est entendu que le (jasmin) djâtî ne fleurit jamais au printemps et que les arbres odoriférants ne portent ni fleurs ni fruits et ainsi de suite – telles sont quelques-unes des conventions poétiques dont on peut trouver encore un [rature] certain nombre dans les compositions de vrais poètes. » (Le Miroir de la Composition, (VII) 590)

[rature] (ces expressions communes aux poètes ne tombent pas sous le coup des règles qui interdisent : 1) d’être en contradiction avec un fait notoire. 2) [d’être en contradiction avec un fait] scientifique.)

(un grand nombre d’ « ornements » poétiques destinés à relever la « saveur » consistent en des manières habiles de présenter sous un aspect nouveau des conventions poétiques et des comparaisons sétréotypées.

Ex. « Comparaison inverse  ». p.ex. [par exemple] : « les lotus bleus, pareils à des yeux... »)

[« Comparaison inverse  »] + compar. [comparaison ] partielle  » : « beaux lacs brillant de bleus lotus comme d’yeux » (donc implicit° [implicitement] comparés à des femmes)

« Métaphore d’excellence extraordinaire  » : « son visage est la lune même – sans les tâches. »

« Commutation extraordinaire  » : « des herbes lumineuses servent de lampes. »

« Cachette  » : « Ce n’est pas la sphère céleste, mais l’océan ; non les étoiles, mais des morceaux d’écume ;... » (qui peut devenir:) « L’océan brille sous la figure des cieux et les étoiles en sont l’écume. » (il s’agit toujours de décrire le ciel)

« comparaison au comparé  » (c-à-d. [c’est-à-dire] comparaison impossible avec des termes pourtant communément employés, comme comparer cuisse et bananier, etc.

« (le) bananier (n’est que) bananier, (l’) éléphanteau (n’est qu’) éléphanteau

« le tronc du bananier ? le tronc du bananier ! la trompe de l’éléphant ? la trompe de l’éléphant ! la trompe du roi des porte-trompe ? la trompe du roi des porte-trompe ! dans tout le Triple-monde rien ne supporte la se peut mettre en balance avec la couple de cuisses de celle-aux-yeux-de-daim »

Hyperboles – « cette queue de paon brille » (pour dire : les tresses)

« Passage de qualité  » – « ton sourire blanchit les abeilles noires »

[passage rayé]

« que l’époux de la Fille du Mont, qui sursauta au contact de sa main que le Seigneur des Rocs accordait à la sienne,

qui frissonna, titubant d’émoi et soudain arraché à la contemplation des rites interminables et dit « Ah ! la froideur des mains de la Montagne des Neiges ! »  , pendant qu’avec des sourires dans le palais intérieur du Mont royal les cercles assemblés des Mères le regardaient – qu’ils vous soient propices, Çiva !

Sur sa tête l’entrechoc tonnant des houles tumultueuses du fleuve des Immortels haut lançant l’eau en poussière simule le jet violent vers les nues d’étoiles par myriades quand droit dressé le sceptre tournant de son pied soulève un vent furieux qui emporte en tourbillon la coquille de l’Œuf divin – que cette danse terrible du Pacificateur vous [rature] conduise à la félicité. » Viçvanâtha Ravirâja

René Daumal à Jean Paulhan (septembre 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – septembre 1936

en hâte en attendant plus, voici les épreuves –

Votre inouï voisin et précieux typeur, Rose Adler et moi avons tout à fait raison d’être fiers et contents si vous placez la bandoulière de votre goût sur le ventre du Contre-ciel  ; je crois que vous êtes seul capable de trouver en ce cas la formule que l’auteur ne veut pas indulgente et que les éditeurs ne veulent pas sévère. (je me mets à votre place : ce n’est pas commode – mais je crois que je le ferais, avec finalement du plaisir. Si vous, merci.)

D’accord pour la propagande N.R.F et merci pour tous les renseignements. Fichez le camp bientôt, ou je m’amène un tsékatre.

À vous deux

votre ami
R. Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (3 septembre 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 3 septembre 1936
Chers amis,

je viens de passer une semaine entre des tas d’épreuves de l’Encyclofraise et des méduses, avec Vera et Mme de Salzmann. Aussi – en tenant compte du temps nécessaire à taquiner les pagures et guetter les langues à coquilles des palourdes quand elles surgissent du sable au jusant – je ne pouvais guère écrire de lettres.

J’avais appris la mort de Dabit avec tristesse – d’abord, égoïstement, parce que j’avais toujours remis à plus tard de lui parler (on ne s’était guère rencontré qu’un jour dans le métro, il y a bien 3 ans) – et, plus objectivement, parce qu’il est parti trop tôt, qu’il n’était même pas encore temps pour lui de « tricher » ou ne pas « tricher », mais simplement de vivre. Il n’y a rien de consolant dans sa mort ; jamais rien de consolant dans la mort d’un enfant. Peut-être peut-on en quelques secondes d’agonie franchir les abîmes que 50 ou 80 ans sont donnés à d’autres pour traverser ; mais encore aurait-il fallu une aide du dehors – il ne l’a pas eue, et ce n’est pas une consolation qu’il n’ait pas eu les sales persuasions rétrogrades d’une canaille ecclésiastique ou pleurnicharde.

Merci pour votre proposition concernant la propagande de la revue. J’y songe. La N.R.F. n’aura-t-elle pas bientôt un quart de siècle ? Ce serait une occasion d’en raconter la naissance et l’histoire. Qui {voudrait pourrait} le faire ? Vous ?

Le grand chic, pour les Bernard-l’Hermite cet été, était de porter une coquille de buccin zébrée noir et blanc, ainsi [flèche qui pointe vers un dessin de Bernard-l’Hermite, puis vers le dernier paragraphe]

Quelle théorie du rire et de l’humour peut rendre compte du comique délicat de la recette ci-jointe du mufle de bœuf ?

(humour non sans rapport avec le Mufle Cul-de-Coquille ou Pagure dont parle Jarry)

René Daumal à Jean Paulhan (12 septembre 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 12 septembre 1936
Chers amis,

ci-joint, d’abord, un bout de lettre déjà vieux (depuis, je n’ai pas pu trouver un timbre-poste : peut-être ce soir enfin. Car jusqu’à la fin du mois, c’est la ruine)

Merci beaucoup pour la lettre de M. [Marceau] Pivert. Je lui écris.

J’ai depuis longtemps l’idée d’une Mythologie universelle. Je la voyais I – composée par sujets (je vous en avais parlé) – Par exemple : la Genèse – le 1er homme – les déluges – ; – les dieux : du ciel, de l’atmosphère, de la terre – etc. – 

II – et faite surtout de traductions de textes originaux et non de résumés ou de reconstitutions modernes –

III – y introduire une iconographie (et symbolique) comparée, science qui n’existe guère encore et qui pourrait servir.

Le point I est peut-être, pratiquement, discutable – II et III feraient, à eux seuls, l’originalité de l’œuvre.

Je serais enchanté d’organiser cela -

(Ce serait en somme une anthologie mythologique  : littéraire et plastique – peut-être aussi musicale –)

J’ai sans doute bien des choses encore à vous dire, qui se sont accumulées depuis 3 semaines. Mais voici pour aujourd’hui. Je guéris d’un mauvais rhume qui m’a laissé épuisé.

Pour quand voulez-vous Kitovras ? (si c’est pressé, j’en ai pour 2 ou 3 jours)

J’espère que vous êtes enfin partis. Si j’avais su que vous étiez à Châtenay tout ce temps, j’y serais allé voir comment vous vous portez. Ainsi, vous êtes prévenus : vous feriez mieux de faire envoyer vos lettres de Port-Cros par l’agence Iris.

De tout cœur votre

R. Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (16 octobre 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 16 octobre 1936
Chers amis,

Pardon pour mon silence. J’ai eu fort à faire, aux-dedans et aux-dehors (mais surtout à la jonction des dedans et des dehors, où j’ai un gros poisson à avaler : de ceux qui vous demandent : « qu’est-ce que la vérité ? » et à qui il faudrait répondre : « la vérité, c’est que tu vas me manger » – ou « Si tu ne me manges pas tu seras mangé. Si tu me manges, mon père te mangera » [le père-poisson, bien entendu, dit à son tour exactement la même chose – jusqu’au jour où le Poisson-sans-Père – piscis suigenitus – ….])

J’ai donc dû vieillir un peu, et un peu vite.

Je suis bien content de vous savoir enfin à Port-Cros. Dommage que ce soit par ce temps : on me dit qu’il fait froid par là.

Nous sommes en train de nous installer à Sèvres (non loin des Church) et il y a beaucoup à faire. Dimanche, j’aurai un peu plus de temps pour vous écrire. Ceci en vitesse, pour vous rassurer.

À vous de tout cœur

R. Daumal

René Daumal à Jean Paulhan (3 novembre 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 3 novembre 1936

Si je ne vous vois pas (je passais pour 1 minute), bonjour par écrit. J’espère que vous êtes guéri. Il faudra trouver bientôt à faire un trou d’une heure ou deux dans la trame de nos occupations.

(On me demande de poser ma candidature (faute d’autres candidats) au Prix des 2-Magots. Ce serait amusant. Mais il faudrait que la Grande Beuverie fût publiée, et elle ne peut l’être pour le 9 décembre : mais peut-être reculerait-on la date?)

Gilbert Trolliet viendra vous voir demain. Il vous parlera d’un livre d’Ed. [Edmond] Gilliard, dont j’ai lu le 1er chapitre : c’est du plus typique, et non du moins bon suisse romand.

Alors, je ne vous verrai pas aujourd’hui. Je vais à la maison.

Bon feu à vous,

René Daumal

[entouré, verticalement] Jean Paulhan

René Daumal à Jean Paulhan (novembre 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – novembre 1936

à mardi.

voici Kitovras. J’y ai fait peu de changements, mais ça suffit pour en faire quelque chose de beau.

2 ou 3 « ? » marquent des passages que je ne comprends pas bien. Je n’avais pas le temps de voir Remizov : puisque je n’avais pas celui de vous voir, a minori d’autres. Encore maintenant je hâte, je cours

Bon dimanche

R.D.

Un service : voudriez-vous transmettre ceci-joint à J. [Jean] Wahl dont je n’ai pas l’adresse (rue de la Pompe ? pas sûr) Merci.

René Daumal à Jean Paulhan (26 décembre 1936) §

IMEC, fonds PLH, boîte 127, dossier 095154 – 26 décembre 1936
Chers amis,

Je n’ai vraiment pas le temps de voir M. Remizov. Je lui envoie les épreuves corrigées par moi avec mes observations ; je lui demande de corriger les quelques passages peu clairs, s’il y a lieu, et de vous renvoyer le tout avant mardi. Prévenez-moi s’il y a réunion mardi au Rond-Point (c’est encore un des rares moments où je sois libre). Ne demanderait-on pas à M. Remizov d’y venir et de régler [rature] ces détails ?

Je vous verrai de toute façon avant la fin de l’année, j’espère.

Comment va Jean ? Nous nous inquiétons tous.

En hâte, et bien affectueusement

René Daumal