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Le projet « Hyper Paulhan » de l’OBVIL [Observatoire de la Vie Littéraire] propose les reproductions numérisées (mode image) et transcrites (mode texte) de lettres déposées dans le fonds Jean Paulhan et quelques autres fonds à l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine (IMEC, Abbaye d’Ardenne, 14280 St-Germain la Blanche-Herbe).
Ces lettres sont extraites des dossiers de correspondances passives et actives de Jean Paulhan. Elles s’inscrivent dans deux tranches chronologiques :
1925-1936, années pendant lesquelles Jean Paulhan a été nommé rédacteur en chef, puis directeur de La Nouvelle Revue française,
1950-1958, années de redémarrage de La NRF, après l’interruption de la fin de la guerre et de l’après-guerre…
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Ont participé à cette édition électronique : Clarisse Barthélemy (Responsable éditorial), Camille Koskas (Responsable éditorial), Nikolas Behaghel (Transcription) et Anne-Laure Huet (Édition TEI).
Il y a eu, ce jourd’hui, échange de coups de téléphone entre P.P. [Paul Pilotaz] (à Gilly),
sa femme (à Paris) et moi. P. [Paul], qui a reçu son livre, est affolé parce qu’il y a
découvert une coquille… Cette innocence est bien touchante. Je l’ai rassuré,
lui faisant dire que les coquilles 1°/ passent 9 fois sur 10 inaperçues des lecteurs 2°/ font,
ensuite, la valeur des « originales »… Il va demain à Lausanne, pour une séance de
signatures. (Il en a une autre samedi, 17h., rue Mazarine.) Tout cela l’agite beaucoup, le cher
garçon.
Il vient me prendre samedi matin chez moi. Sauf avis de vous , nous
passerons vous prendre aux Arènes vers midi, pour nous rendre ensemble au « Cochon de lait »,
rue Corneille, entre 12h30 et 13h, où nous retrouverons les dames. (Je l’aurai mis au fait de
tout ce qui me concerne.)
J’ai terminé ma traduction pour Plon. Je vais à présent achever l’Homo
Eroticus .
C’est curieux : je suis jaloux de R. [Robert] Mallet, moins en raison de l’affaire Gallimard
que parce que j’ai lu l’annonce des « Entretiens avec Jean Paulhan » qu’il prépare pour la
radio.
Le reportage du Prix de la Guilde dans le « Bulletin » de celle-ci m’a fait plaisir. Ne riez
pas : c’est un peu la sorte de plaisir que doit éprouver un père dont le fils est sorti premier
au baccalauréat…
Je vous ai répondu un peu hâtivement, hier soir. (Répondre aussitôt à une lettre est chez moi
une espèce de réflexe…) J’aurais dû mieux vous remercier du souci que vous avez pris de
relancer G.G. [Gaston Gallimard] à mon sujet. Je comprends fort bien qu’il ne tienne pas à se
créer de nouvelles charges, s’il peut l’éviter. Je vais, évidemment, étudier avec G. Gallet
la question « V-Magazine », où, d’ailleurs, il n’est pas certain du tout
qu’il y ait place pour moi. (Mon ami Gallet, beaucoup moins méticuleux et scrupuleux que vous,
est un peu l’homme des propos et des suggestions en l’air…) Si, d’aventure, je pouvais trouver
par là un modeste gagne-pain, en échange de quatre ou cinq heures de travail quotidien, oui.
Mais s’il me fallait retomber dans une autre espèce de bagne Lang, non. Je constate, bien
humblement, que je n’en aurais, que je n’en ai plus le courage. Quatre années ont épuisé mes
ressources de patience, de résignation et d’attente de jours meilleurs. S’il me fallait, dans
l’avenir, retrouver tout cela, je préférerais perdre le peu que j’ai reconquis. Je vous
remercierais bien sincèrement de m’avoir aidé à en (re)connaître le goût,-
et, ma foi, je pense que je prendrais sans cris inutiles le chemin… d’où je me suis échappé il
y a cinq ans. Que voulez-vous, c’est bien fatigant de lutter pour rien. Je suis, je
vous assure, sans amertume. Simplement las. En général, je fais en sorte que cela ne se voie
pas trop : à quoi bon ennuyer ses semblables avec tout cela, surtout s’ils ne peuvent pas tout
savoir, tout comprendre ? Vous le pouvez : pardonnez-moi si c’est à vous que je me confie.
Il est donc bien possible que, d’ici deux, trois mois, si rien ne s’arrange, si je n’ai
pas trouvé un moyen de vivre décemment et pas trop bêtement, je tire ma révérence. En
attendant, je vous promets de ne plus vous ennuyer avec ces épanchements désabusés… Voilà.
C’est fini.
Je ne sais toujours pas quand viendra Pilotaz – qui part le 25 pour Conakry. Je souhaite que
ce ne soit pas le week-end prochain (11-12), car il y aurait un peu « embouteillage » : comme
je vous l’ai dit, je pense avoir la visite de ma femme et de ma fille. Je les verrai sans doute
samedi matin (le 11) chez Spitz. D’où peut-être je vous téléphonerais pour vous demander si, où
et quand nous pourrons vous rencontrer un moment. (Ma femme aussi m’écrit que tout est
bien long et bien difficile, et que seuls la présence de notre fille et l’espoir d’une
solution… pas trop lointaine l’aident à « tenir le coup ». Mais j’ai peur que tout cela soit
sans issue. C’est pourtant leur pensée qui m’empêche d’envisager tout à fait
sereinement les solutions de découragement… Ah, tout cela n’est pas simple.)
Évidemment, je reconnais que sans Pilotaz (c’est-à-dire, en fait, sans vous) j’en serais déjà au point où il n’y a plus d’autres solutions. La générosité de P.P.
[Paul Pilotaz] me donne du moins un ou deux mois de répit. Sait-on jamais ? Cela pourrait
permettre à certaines choses de s’arranger. (Parce que je refuse aussi de désespérer a priori …)
Votre ennuyeux ami Claude Elsen
Mardi matin 11h1 /2 , comme convenu, puisque vous
avez la gentillesse de ne pas me trouver trop ennuyeux...
Gide est bien évidemment l’un de ces assez rares écrivains qui deviennent « classiques » de
leur vivant, c.à.d. [c’est-à-dire] dont l’œuvre cesse d’offrir prise à la critique que
j’appellerai « active », tout en ne l’offrant pas encore à la « re-découverte » (comme, par
exemple, et pour prendre un cas qui nous est familier, celle d’un Laclos). Il me semble que
c’est ce qui ressort de votre introduction aux Caves . Gide n’est déjà plus
un auteur « vivant », un contemporain, et n’est pas encore entré dans ce qu’on pourrait appeler
l’actualité éternelle. Position ambiguë, un peu décourageante pour le commentateur. (Ceci
n’a rien à faire avec l’article que je vous ai promis, bien sûr, et dans lequel il ne sera pas
question de porter jugement sur son œuvre, de quoi je serais bien empêché.)
Je n’ai pas osé vous dire le plaisir que j’aurais, assurément, à avoir chez moi un
Fautrier.
Vous avez – nous étions trois à le penser, hier soir – admirablement réussi à ne
pas répondre à la question « Qui êtes-vous, Jean Paulhan ? », rappelant avec une discrète
opportunité que c’est le type même de la question à ne pas poser à quelqu’un
devant un micro, c.à.d. [c’est-à-dire] devant quelques millions de personnes. Auditeurs
familiers de la radio et – malgré nous – de cette sorte d’émissions (qui sont généralement la
vanité même*, quand elles ne sont pas indécentes), nous avons
goûté le malaise de vos questionneurs, et le plaisant embarras dans lequel les plongeaient vos
réponses. Yvette me demandant naguère : « Que répondrais-tu, si l’on te demandait : qui
êtes-vous, Claude Elsen ? », je répondrais : « Cela ne vous regarde pas. » Il me semble que
c’est ce que vous avez fait, avec beaucoup d’humour… (Et si c’était cela, l’humour :
préserver, de soi, ce qui n’a pas à être livré au premier venu,- en lui donnant de fausses
clefs?)
En fait, le livre que vous m’avez demandé (« Histoires extraordinaires d’animaux ») est
épuisé. Mais dès achèvement de sa réimpression, vous le recevrez.
Ne connaîtriez-vous pas quelqu’un capable de lire un livre suédois , de le
juger – et éventuellement de le traduire ? (C’est chez Hachette que l’on me demande cet oiseau
rare.)
vendredi 12h
Je reçois votre mot. Pour le maquis : moi, la place me tenterait assez, en tant que
savoyard honoraire. Mais je serais fichu de déserter si je m’ennuyais, comme je l’ai fait, en
40, que la Défense Passive. (Ce que c’est que de ne croire à rien de ces choses…)
Plaisanterie à part, Lily Pilotaz m’écrit qu’ils sont assez soucieux à cause de leurs
enfants, restés ici. Je lui réponds en lui demandant ce que je pourrais faire pour eux si
quelque chose arrivait : comme, à ce moment-là, mon propre sort perdrait beaucoup de son
intérêt, j’aimerais assez me rendre utile à quelque chose. (Je commence à me faire à l’idée de
mourir à 38 ans).
Oui, dimanche , 11h1 /2 . Reçu
un mot de Coroli. Vous en parlerai.
Je vous serre la main [signature]
[horizontalement en haut, extraits d’un journal] « Ultimatum »- de Big
Ben , Barry Jones et Hugh Cross interprètent sobrement ce drame moderne diamétralement
opposé aux louables tentatives désarmantes de Garry Davis : mon voisin très bavard le faisait
remarquer, et d’autre part trouvait au premier nommé des ces acteurs une surprenante
ressemblance avec Jean Paulhan, lequel heureusement, homme de lettres s’il en fut, n’a jamais,
révérence garder, poussé aussi loin la plaisanterie… Henry Magnan. (« Le Monde »)
En outre, on me parle, chez Plon, de prendre en mains le service d’ « épouillage » des
manuscrits, savoir : y passer un ou deux après-midi par semaine à examiner sommairement les ms
[manuscrits] reçus, écarter ceux qui à première vue ne présentent aucun intérêt et donner les
autres en lecture. Je dois en parler au début de janvier avec Orengo. Ce ne serait pas
grand-chose sans doute, mais ne me déplairait pas, je crois.
Oui, les jours de « fête » sont assez assommants. Mais j’y aime un certain isolement : cette
« distraction » que vous dites fait, en effet, que l’on sent les gens se désintéresser de ce
qui n’est pas eux-mêmes. C’est assez reposant.
Pour K. [Kerchove], Nadine et leur appartement, je « sens » comme vous. Je ne déteste pas la
richesse des autres, qui, à moi-même, ne m’a jamais manqué.
Je viens – tardivement – de « découvrir » Épictète (le Manuel , éd.
[éditions] Falaize, préfacé par Jouhandeau).
L’adresse de Roger Coroli : 108, boulevard Jourdan (XIV) .
Il paraît que l’on songe à me proposer d’entrer au comité de rédaction de la Table .
Cette école d’Orientation littéraire me semble répondre assez à votre projet. Savez-vous qui
s’en occupe, si c’est sérieux ou – comme souvent – une escroquerie ?
On me dit que la radio annonce une émission « Qui êtes-vous, Jean Paulhan » ? Quand
passera-t-elle ?
J’ai passé, cet après-midi, deux heures fort agréables chez Kerchove et
Nadine Lalys. C’est curieux de se « reconnaître » et d’avoir tant de souvenirs communs, tout en
s’étant, en somme, à peine connu… Non seulement K. [Kerchove] ne me garde aucune rancune
néo-manichéenne, mais il me semble que nous sympathisons assez (il est vrai que je dois avoir
assez changé), et il m’a confié un manuscrit. Je suis, finalement, ravi de cette rencontre.
(Est-ce vous qui donnez ainsi aux choses une couleur plus séduisante, bénéfique?)
Merci, pour Lambrichs. En fait, nous n’avons jamais beaucoup sympathisé, même avant . Je crois vaguement me souvenir qu’il avait assez mal pris, en 37-38, la
sympathie que me portait une dame sur laquelle il avait des vues et, 40-41, le refus d’un texte
de lui par « Cassandre » (ce dont il devrait pourtant me savoir gré, vu la suite…) Quant
aux choses « dangereuses » que j’ai pu écrire (et que je regrette bien de ne pouvoir vous
montrer), si je les publiais aujourd’hui j’imagine qu’on les jugerait marquées au coin du plus
solide et du plus opportuniste bon sens. L’opportunisme n’a malheureusement jamais été mon
fort. Pas plus que ces antipathies durables, qui me surprennent toujours un peu. (J’ai dû
parler de et à L. [Lambrichs] pour la dernière fois en 1940…) Je sais bien que nous étions
vaincus, que nous étions occupés, etc. : mais ne vous ai-je pas dit que je suis, naturellement
et en dehors de tout raisonnement, insensible à ces choses ? Je suis tout prêt à en avoir
honte, mais je suis ainsi fait que rien ne me paraît plus stupide que la guerre ni plus étrange
que les sentiments qu’elle fait naître, que je préfère n’importe quelle paix
à n’importe quelle guerre, que je me sens plus proche d’un Européen (même s’il m’ « occupe »)
que d’un Américain ou d’un Russe (même s’ils affirment vouloir me « libérer »),- et qu’enfin je
ne voyais aucun avantage à ce que Russes et Américains saccagent l’Europe pour, ensuite,
recommencer à s’y « expliquer » entre eux, ainsi qu’ils vont le faire. Mais à quoi bon
revenir sur tout cela, n’est-ce pas ? Je serais, néanmoins, heureux d’en reparler librement
avec vous.
J’espère vous voir un moment (un matin?) la semaine prochaine, et vous souhaite, en
attendant, un Noël paisible (Yvette aussi, qui vous aime beaucoup).
Vous ai-je dit qu’il y a à mon sens beaucoup de choses remarquables dans le Tombeau de Vincent du Bosso , de Kerchove – dont je vais parler dans la Table ? Sur le
besoin d’écrire et l’ « engagement », sur la quête de Dieu, sur l’amour physique (ces dernières
m’ont permis de reprendre avec lui le débat que j’avais ébauché il y a huit ou neuf ans : je ne
sais lequel de nous deux a changé, mais il me semble que nous nous sommes
rapprochés…) Dommage que ce livre n’ait pas trouvé place dans une collection comme Métamorphoses : il risque un peu de passer inaperçu.
Queneau me dit être satisfait de l’ « échantillon » que je lui ai soumis des remaniements à
apporter au manuscrit Hauteclaire. Il va en parler à l’auteur.
J’ai une nouvelle machine à écrire, fort séduisante, et qui me donne envie de travailler. Je
pense à Gide et l’engagement, dont je voudrais pousser assez loin le procès (celui de
l’engagement).
Mme Bour m’a gentiment mais fermement refusé l’album de photos d’Ylla. Je n’ai même pas songé
à lui demander le Vinci du musée de la Pléiade… Mais je voudrais beaucoup avoir, lorsqu’elle sortira, l’édition en un volume, remaniée, de la Psychologie de l’Art de Malraux. Peut-être vous demanderai-je alors de m’y
aider…
Je viens de voir M. Pilotaz, qui est un homme tout à fait sympathique. Votre idée a l’air de
le séduire beaucoup. Il m’a demandé de reprendre son manuscrit et de le transformer à ma guise.
(Il est, je crois, entre vos mains?). Les conditions de ce travail n’ont pour lui, me dit-il,
aucune importance,- ce qui m’a mis un peu mal à l’aise pour les lui fixer : nous sommes
convenus de nous en remettre à votre appréciation. Qui plus est, il m’a proposé d’aller, en
août, passer une quinzaine de jours chez lui, en Savoie. Voilà qui est, aussi, assez tentant –
et fort aimable. Merci encore de cette conjonction, qui est votre fait. Dites-moi quel
jour prochain je puis, sans vous ennuyer, passer rue des Arènes pour prendre le manuscrit (il
n’y a évidemment pas extrême urgence).
Je lirai volontiers ces deux manuscrits. Peut-être pourrai-je vous remettre samedi déjà le
plus court (Schmidt) avec celui de Saint-Elme (« Don Quichotte de Billancourt ») que j’ai en
mains – et des notes sur l’un et l’autre, bien entendu. (C’est fort séduisant, ce cahier à
feuilles mobiles inventé par le Schmidt en question… Mais vous savez l’attrait presque
« fétichiste » qu’exerce sur moi ce genre de choses…)
Je voudrais être l’un des premiers lecteurs du livre sur la peinture que vous préparez.
Je continue de recevoir lettre sur lettre de Mme Françoise d’Eaubonne, qui, sans s’en douter,
alimente le chapitre de l’Homo eroticus consacré au « Point de de vue de
l’Objet »…
Je me sens assez ridicule. Mais je voudrais que vous compreniez. Ni « exigeant », certes, ni
« soupçonneux »,- mais inquiet, et soucieux, énormément, de ne pas vous ennuyer (ce qui me fait
atteindre le résultat que je voulais éviter…). Comme, en général, l’indifférence d’autrui me
laisse fort serein, je suis tout embarrassé moi-même du sens et de l’importance que j’attache à
votre amitié. D’où ces interrogations. Excusez-moi. N’y pensez plus.
Merci pour les Carnets de Braque. Je vous les rapporterai samedi.
Laudenbach (que j’aime bien malgré les petits travers que nous disions) aimerait, un jour,
m’accompagner rue des Arènes. Je crains seulement que cela nous empêche de bavarder librement.
(Il ne sait, évidemment, rien de moi.)
Pilotaz (dont je remanie le manuscrit sans aucun ennui) m’a envoyé 25.000 fr. [francs] avec
beaucoup de célérité et de simplicité. Je n’envisage pas d’aller en Savoie avant la mi-août
(en juillet, il y a la Bretagne). Y amener qui vous savez ne me paraît pas possible : il
m’avait invité avec mon amie (qui ne peut quitter Paris à ce moment là, sauf peut-être pour un
week-end) ; mais de là à me présenter avec une femme et une fille, belges de surcroît… (Ne
m’en écrivez pas, n’est-ce pas?)
Je travaille à mon Homo eroticus . Quant à Fouquières, cette (sotte)
affaire tourne à la consternation générale : Horay (Ed. [Éditions] de Flore) paie avec des
retards inquiétants, le manuscrit prend des proportions de fleuve, dans lequel se noie l’auteur
lui-même, et je suis, pour moi, affolé d’avoir à canaliser cette incontinence sénile.
Non, pas de Mauvais Œil dans la dernière Gazette . Mais il y en aura un, en
plus du papier sur la peinture, dans la prochaine, où je croise le fer avec quelques
championnes du « féminisme de choc » (« Argus et les Amazones ») Pas non plus de
Palais-Royal (il a fait trop chaud). Ni de photos, par suite de la défaillance d’un(e) de
mes modèles, prise soudain de pudeur. (La-relative-sagesse à quoi je suis contraint, pour
de multiples raisons, ces années-ci, me donne un curieux sentiment de vieillissement, de
détachement – pas tellement agréable…)
Je suis bien content d’avoir reçu vos deux billets Mais encore une fois, ne vous obligez
surtout pas à répondre aux miens. L’important est qu’il ne vous agace pas de les recevoir.
À samedi. Votre ami Claude Elsen
Au fait, je crois vous avoir naguère fait part d’une question que je me posais, savoir : que
peuvent être les rêves d’un aveugle de naissance (qui n’a, donc, aucun
« matériau » visuel,– images, formes, couleurs – pour les composer) ? Je viens de pouvoir
en interroger un(e) là-dessus. Elles me dit que ses rêves se composent d’images qui sont la transposition, la transcription « visuelle » (si je puis dire) de
perceptions et de sensations tactiles . Le psychisme serait donc en mesure de
créer des images sans se référer à la vision de la
réalité. Oui, mais quid d’un aveugle qui serait aussi paralytique ? Jusqu’où va ce pouvoir
créateur de l’imagination ?
Voici les deux manuscrits que vous m’avez confiés, et une note sur le Margerit
(décevant). Quant à l’ « Index de la Cruauté », il est, n’est-ce pas, franchement mauvais ?
G.G. [Gaston Gallimard] l’ayant refusé, je ne pense pas qu’il soit utile que je fasse une note
dessus ? C’est abominablement écrit, et, sous des allures révolutionnaires (ou se voulant
telles), un tissu de banalités.
Bien entendu, dans l’intervalle de nos rencontres, n’hésitez pas à me faire [tenir?] tout
manuscrit dont il vous arrangerait de me confier la lecture.
Une lesbienne de mes amis me demande de lui renseigner – s’ils existent – des ouvrages,
techniques, romancés, clandestins ou non, sur le sujet. Mais les érotiques « classiques » ne
lui paraissent acceptables, à elle et à ses consœurs, que dans la mesure où n’intervient aucun
élément masculin : les « spécialistes » ont de ces exigences (ou préjugés…) À première vue,
je ne vois que « Les deux gougnottes » de Monnier,- et encore y est-il fait précisément
allusion au mâle. Cet exclusivisme est bien ennuyeux (à tous égards).
Considérant des nus photographiques, retouchés pour complaire aux [moroses?] policiers, je me
disais que cette épilation atteint le but opposé à celui qu’elle se prétend. Chacun sait qu’en
matière d’érotisme visuel, l’attrait n’est pas dans la chose vue , mais dans
la chose dissimulée . En sorte que par un curieux mécanisme, le poil effacé
devient plus obsédant qu’il ne le serait, visible. Transposez la chose sur le plan de
l’expression littéraire – cela ouvre de curieux horizons… (Je ne sais pas pourquoi je vous
dis cela.)
Je n’ose plus, même pour vous dire ma gratitude, vous parler de tout cela : carte, Lourmarin,
traductions, Reader’s, etc. Il finit par me gêner de ne jamais trouver votre amitié en
défaut… À bientôt, n’est-ce pas ?
Savez-vous qui gravite autour des Éditions Pierre Seghers ? La Table , leur
ayant écrit pour demander qu’on envoie certain livre à mon adresse, en a reçu un coup de
téléphone dont l’auteur désirait savoir s’il y avait quelque chose de commun entre M. Claude
Elsen et M. Gérard Delsenne. (Avec un louable souci de discrétion, on a répondu que non, le
téléphoneur, paraît-il, étant peu amène.) Je me demande qui Gérard Delsenne peut connaître dans
cette maison, et pourquoi cette curiosité. Mais c’est sans doute sans importance, et mon
(léger) souci injustifié.
À tout hasard (n’y voyez aucune insistance déplacée), je crois bon de vous signaler – à
propos de Lourmarin – qu’il se confirme que nous irons sans doute en Bretagne du 8 au 30
juillet environ. Voilà pour les vacances. Mais Lourmarin est, aussi, bien tentant. Il me
semble que ce doit être le site idéal pour se déprendre de l’agitation, de la dispersion
parisiennes, et travailler plus sereinement. Si, grâce à vous, j’avais l’occasion d’y aller en
août, ne fût-ce qu’une ou deux semaines, je serais bien content. Et, toujours si c’était dans
la règle, mon amie essayerait de m’y rejoindre pendant quelques jours (elle pourrait sans doute
avoir une petite semaine de congé supplémentaire, et comme elle voyage gratuitement…) J’insiste , bien entendu, pour que cela ne vous prenne ni temps, ni démarche
importune.
Sans doute verrai-je la semaine prochaine M. Orengo (de Plon) pour mettre au point la
question de l’ouvrage qu’il est question que je traduise pour lui, et celle de l’essai auquel
je m’attaquerais après les vacances. J’espère que cela se réglera favorablement, et me
permettra de décharger quelque peu votre amitié du souci de m’aider sans cesse. Je vous
dirai. (Savez-vous à quel point il peut être embarrassant d’être ainsi l’objet d’une
constante bienveillance, sans pouvoir y répondre autrement que par de l’amitié ? Non, vous ne
devez pas savoir. Et c’est en même temps un sentiment ambigu, car la gêne s’y mélange d’une
certain chaleur assez rassurante…)
Discuté avec Dumay vos réponses à mes questions (l’ « entretien » est paru ce matin, vous
l’avez sans doute). Il semblait enclin à vous faire grief de vous être uni, dans la résistance,
aux communistes, de n’avoir pas, en ce temps-là, envisagé ce que serait leur comportement
ensuite, et le parti qu’ils essayeraient de tirer de votre collaboration (si j’ose dire ; ce
mot est devenu d’un emploi délicat…). J’ai essayé d’expliquer ce que je croyais avoir été votre
position. Débat pour le moins paradoxal, si l’on sait quelle était alors la mienne. Les rôles
étaient, en quelque sorte, inversés… Mais je ne méprise pas l’enseignement de ce genre de
discussion : il me fait sentir (même tardivement) la relativité de la vérité, la fragilité de
la raison et des raisonnements en matière de politique – où je crois bien être désormais
incapable d’avoir rien qui ressemble à une « opinion ». S’il est vrai qu’il n’est, selon
Saint-Just (cité par vous), que des patriotes et des agents de l’étranger, moi qui n’ai jamais
été, ou eu conscience d’être, ni l’un ni l’autre, et moins que jamais ne suis l’un ou l’autre –
pas plus qu’un « partisan » - comment voulez-vous que je prenne parti, ou suive ceux qui le
font ? Il y a quelque quinze ans, il est vrai, au cours d’un débat public sur l’Écrivain et la Politique – j’avais vingt-deux ans… - Charles Plisnier, alors
d’extrême-gauche, me qualifiait déjà de « négateur pur et d’anarchiste bourgeois ». Est-un
« parti », cela ?
Excusez, encore une fois, ce long bavardage. Et à mercredi, 11h30, sauf avis de vous.
Votre ami Claude Elsen
(J’aurai demain, sauf imprévu, l’ampoule électrique dont nous parlions.)
samedi matin
Votre mot. Je reverrai les épreuves, s’il n’est pas trop tard. Je croyais avoir rendu notre
« grammairien » aussi humain et séduisant que possible,- mais sans doute ai-je de l’humanité et
de la séduction une idée assez particulière… (Il faut toujours me dire tout ce que vous pensez
de ce que je vous donne à lire. Votre avis compte beaucoup pour moi.)
Gardez-vous bien : j’ai rêvé la nuit dernière que je recevais de vous un mot par lequel vous
m’annonciez que l’on venait de vous amputer des deux jambes…
Vous ne m’avez pas dit si le Marot « allait ». Le double m’en retombant
sous les yeux, s’y relève un affreux lapsus calami (ou machinae). À la 11e
ligne du premier feuillet, j’ai cité : « donner un sens plus pur aux mots de la cité » (pour tribu ). Mais vous avez peut-être rectifié vous-même ?
Merci, en tout cas.
Pilotaz m’écrit pour me proposer, avec une très élégante simplicité, de m’envoyer 50.000 fr.
[francs] destinés à payer mon travail et mes frais de voyage, en Savoie, en août. (Bien
entendu, je proteste contre cette hâte et cette générosité).
Je ne vois pas ce qu’il pourrait y avoir à changer à votre « Préface à toute critique ». J’en
aime beaucoup (entre autres) la partie III. Je me suis permis de corriger quelques fautes de
frappe, pages 9, 11 et 12 (à moins que vous ne teniez personnellement à « parti-pris » ; chacun
a ses petites idées là-dessus, et j’écris toujours « bon-sens », dont le trait d’union n’est
pas non plus admis par les docteurs…)
Voici le Marot . Ce n’était évidemment pas un sujet extraordinairement
« inspirant » (pour moi). Faites-moi, bien entendu, réserves et critiques.
Voici enfin ces Lettres en vers , où vous trouverez peut-être des choses
amusantes.
Avez-vous vu l’enquête ouverte par Char dans Empédocle (sur les
« incompatibilités » ) ? Il y aurait des choses intéressantes à répondre (par exemple, sur
l’incompatibilité existant entre la « vérité » politique et la vérité intellectuelle ou
morale).
Si vous communiquez avec Chatté, rappelez à son bon souvenir mon ami Thuélin, libraire, 20
rue des Écoles, qui aimerait beaucoup qu’il se mette en rapports avec lui.
Peut-être pourriez-vous suggérer aussi à Fautrier-Aeply de se mettre en rapports (de ma part)
avec Guy Rocca, 110 bis rue de Crimée, XIXe . C’est lui qui a mis au point ce
vernis blanc dont je vous parlais et dont les résultats me paraissent remarquables. (Je vous
signale à tout hasard que Rocca quitte Paris vers le 12 ou le 13 juin pour quelque temps.)
Excusez ma prudente défaillance en ce qui concerne le déjeuner projeté (avec
[Bremier?]). Et à bientôt, n’est-ce pas ?
Votre ami Claude Elsen
(Il faudrait que vous me fassiez tenir avant mercredi vos deux textes pour la Table – à moins que vous ne les envoyiez vous-même à Le Marchand au plus tard vers la
fin de la semaine.)
Entendu : je ne viendrai pas lundi, mais samedi (sauf avis de vous).
Rassurez-vous pour la Table : Le Marchand fera certainement le nécessaire,
et je m’en assurerai de surcroît. Mais l’ordre de composition des textes est assez fantaisiste,
et vous pourriez aussi bien ne recevoir l’épreuve de votre Rousseaux que dans 8 ou 10 jours.
(Je n’ai pas encore celle de ma chronique, remise une semaine au moins avant vos articles.)
Ne pensez plus à ce que je vous demandais touchant Braque : le papier qui m’est demandé doit
être remis mercredi ou jeudi, je le fais donc d’après ma seule inspiration.
Chatté a vu Thuélin. Merci de le lui avoir rappelé.
C’est bien gênant, ce sentiment qui m’est venu de vous importuner en vous écrivant sans
cesse… Il n’est pas nécessaire du tout que vous répondiez à ces billets – mais du moins
voudrai-je savoir s’il ne vous agace vraiment pas d’avoir à les
lire. Vous êtes – je vous le dis très simplement – la dernière personne que je souhaiterais
ennuyer ou indisposer. (Je dis : la dernière, parce que, en général, la sympathie ou
l’antipathie que j’inspire me sont assez indifférentes…)
Marot : oui, volontiers (de préférence aux autres) et dans le délai fixé. Vous
me donnerez plus de précisions lundi. Je m’emploie à (re)mettre la main sur ses œuvres
complètes, ce qui n’a pas l’air tellement facile : il y a le Marot des « Classiques Garnier »,
mais le tome I est épuisé. Peut-être pourriez-vous m’aider ?
Ci-joint notes sur Pilotaz et Weingarten (je vous remettrai les ms. [manuscrits]
lundi). À celle sur P. [Pilotaz] j’ai ajouté quelques suggestions sur les remaniements qui
me paraissent souhaitables. (Ces notes son [sont] peut-être trop laconiques?)
Bonnes et encourageantes nouvelles, en effet, pour Comœdia ! Il me paraît tout à
fait inutile de vous dire que vous pouvez recourir à moi à tout moment, de toutes les manières
et autant qu’il vous plaira.
Puisque nous parlons « affaires » : j’ai passé accord hier avec M. Orengo (directeur
littéraire chez Plon) pour la traduction de Lead, Kindly Light, de Vincent Sheean, sorte de
Pèlerinage aux sources d’un Américain qui a vécu avec Gandhi (ce n’est pas sans
intérêt). Je touche 35.000 d’acompte le 1er juin et la même chose à la
livraison du ms. [manuscrit], le 15 octobre. En gros, mon « minimum vital » semble donc à
peu près assuré jusqu’après les vacances d’été. Je n’en demandais pas plus.
Tout cela représente pas mal de travail. Je songe vaguement, pour m’y consacrer, à
passer, soit en juin, soit plutôt en août, quelques semaines hors Paris, dans quelque coin
tranquille, économique et peu éloigné (vallée de Chevreuse, par exemple). Peut-être
connaîtriez-vous un endroit de ce genre, à prix doux ? (Bien entendu, je sais d’avance
qu’en juillet, en Bretagne, je ne ferai rien pendant 2-3 semaines : la mer exerce sur moi une
espèce de fascination qui m’ôte jusqu’à l’envie de lire…)
Après beaucoup d’hésitation, je me suis décidé à manger le gâteau de pistaches.
C’est aussi délicieux que séduisant à l’œil, en sorte qu’en le croquant, on a le sentiment
ambigu de se frustrer d’un plaisir durable (visuel) pour en connaître un non moins vif, mais
fuyant. Comme dirait Benda : je [livre?] ceci à la réflexion des moralistes… (Le mécanisme
érotique n’est pas tellement différent, au fait.) (Et j’ai aussi l’impression que ceci est
fort banal.)
(suite) Voilà pour les « affaires courantes ». Il n’est pas indispensable que vous
fatiguiez vos yeux à lire le reste.
Je crois que tout homme a un point de moindre résistance, dont le contrôle lui
échappe. Ainsi de mes sentiments pour ma fille. C’est en pensant à elle beaucoup plus qu’à
moi-même, dont le sort ne m’intéressait plus guère, 1° qu’en 1945 j’ai « choisi la liberté »,
2° qu’ensuite j’ai essayé de tenir le coup. Avec d’ailleurs, dans les très mauvais moments, une
espèce de révolte contre son existence dont la pensée m’empêchait de disposer librement de la
mienne. Mais l’idée de ne pas la revoir (avant de mourir par exemple) m’était intolérable,- ou
l’idée qu’elle pût avoir un père en prison et ne pas comprendre pourquoi. En 45, en Allemagne,
le jour de mon arrestation, le hasard a fait que je sois « interrogé » dans une pièce du C.I.C.
[Counter Intelligence Corps] américain dont la fenêtre donnait à peu près sur la chambre (de
l’autre côté de la rue) où étaient ma femme et ma fille. On ne voyait rien, mais on entendait.
Et j’ai entendu ma fille éclater en sanglots (elle avait cinq ans). Eh bien, cela m’a glacé
beaucoup plus que ma propre situation et l’interrogatoire assez… vif que me faisait subir une
sorte de gorille. (À ce propos, et à propos d’ « illusions de langage » : ledit gorille
avait trouvé dans mes papiers une ébauche de manuscrit intitulé Le grand jeu. Connaissant très
mal le français, il avait lu cela : Le grand « jew », c’est-à-dire « juif », et soutenait qu’il
devait s’agir d’un pamphlet antisémite. Juif lui-même, il le prenait fort mal, et entendait me
le faire comprendre avec beaucoup de vigueur. Le curieux, en pareil cas – enfin pour moi –
c’est que si… mal à l’aise qu’on soit, il y a une part de soi qui reste, ou devient,
« spectatrice » de la chose, avec une espèce de détachement lucide, froid, presque ironique.
Mais il ne faudrait sans doute pas que les choses aillent trop loin, j’imagine.) Encore
aujourd’hui, j’essaie de ne pas penser trop précisément à ma fille : cela me fait un mal
bizarre, me donne comme le sentiment (physiquement pénible) d’un manque, d’une frustration. Ce
qui ne veut pas dire nécessairement que je sois un bon père, bien entendu (en ce qui concerne
le refus du suicide, par exemple, il s’agissait peut-être, simplement, d’un alibi que se
donnait mon instinct de conservation).
Oui, je sais, j’ai pris mon parti d’avoir l’air « prétentieux » ou « dédaigneux ».
On me l’a dit si souvent que cela doit être vrai (mais on me le dit généralement lorsque cette
première impression – fausse – s’est dissipée, ce qui est plutôt réconfortant). J’ai d’ailleurs
parfois été amusé par l’idée que j’avais pu intimider des gens qui m’intimidaient bien
davantage… Quant à ce que vous appelez « cruauté », et mon amie « sécheresse » (elle me
dit : « Tu es un cerveau et un sexe ; entre les deux il n’y a rien »…), c’est peut-être aussi
le masque (inconscient) que s’est donné une certaine faiblesse de caractère que mon esprit sent
avec déplaisir et contre quoi il s’irrite depuis vingt ans, au point que je finis par être seul
à en avoir conscience. Pardonnez cette complaisance introspective : c’est qu’il est
toujours curieux d’essayer de se voir avec les yeux des autres, comme si l’on était soi-même un
autre. Je reviens ici au « spectateur » dont il était question plus haut,- et peut-être en
effet que lui est « sec » et « cruel », après tout…
Quelle longue et bonne lettre… Merci. Mais c’est de la provocation (à vous répondre aussi
longuement…) 1°/ Dumay (la Gazette ) semble enchanté de l’
« entretien ». 2°/ Votre proposition de travailler dans votre bibliothèque est trop
gentille. Je ne l’oublierai pas. Pour l’instant, il me semble que je vous ennuie déjà
suffisamment sans cela. 3°/ Il faut me confier tout manuscrit que vous
n’êtes pas absolument tenu de lire vous-même, en me précisant seulement si vous souhaitez une
simple appréciation ou un « rapport » circonstancié. J’y compte, n’est-ce pas ? 4°/ Lourmarin : oui, je serais bien content d’y aller. Ce serait seul (mais mon
amie – qui, si elle ne dispose pas de nombreux jours de liberté, du moins voyage gratis – y
passerait peut-être un week-end?). Nous espérons aller en Bretagne, en juillet, durant une
quinzaine. Avant (juin) ou, mieux, après (août ou septembre), il me semble que je pourrais y
faire de bon travail. 5°/ Traduction(s) : oui, bien sûr, si l’occasion
s’en présente ! C’est un travail qui n’engage guère l’esprit, et un excellent « exercice ». En
outre, il faut bien vivre… 6°/ Carte : ci-joint modèle de celle qu’on
trouve toujours dans le commerce. Ce n’est évidemment pas le modèle
« officiel » , fourni par le Préfecture,- mais il ne faut peut-être pas être trop
ambitieux, et il me semble que ce serait déjà mieux que rien. À tout hasard, j’y ai joint les
indications d’état-civil. Mais peut-être peut-on la remplir après coup, pour éviter les
indiscrétions possibles ? Je vous laisse juge. De cela, merci comme de tout le reste (et plus
encore). 7°/ Samedi, 11h30, avec joie.
Votre ami Claude Elsen
jeudi matin. Je reçois votre mot. Ce que vous me dites de Comœdia est fort
ennuyeux. Cela ne va-t-il pas m’obliger à rentrer chez Lang en juillet-août si c’est encore
possible – ce dont, par surcroît, je doute fort...
Votre silence (épistolaire) depuis deux semaines me donne des scrupules : je crains que mon
goût pour ce mode d’expression et d’échanges ne finisse par vous excéder un peu. Il
faudrait, bien entendu, me le dire.
Je serais heureux pourtant si vous pouviez me dire comment acquérir les reproductions
« Aeply » (pour l’amie canadienne dont je vous ai parlé).
Un propos d’ « Argus » (dans la « Gazette des Lettres ») sur le féminisme littéraire m’a valu
plusieurs lettres [vitriolesques?] de dames-écrivains, dont une (de 12 pages) de Mme Françoise
d’Eaubonne, romancière, adressée à Madame Claude Elsen (suite, sans doute, à
certain écho des « Lettres françaises » que vous savez) et m’accusant proprement de trahir mon
sexe (le « deuxième »)… (Cela fait une curieuse impression de s’entendre appeler « Madame
et chère consœur »…) De tout cela, je tire la matière d’une chronique – mise au point, qui
paraîtra dans 15 jours, et vous amusera peut-être.
Je vous reparlerai sans doute lundi de Braque. Je crois en effet avoir à faire, pour le même
numéro de la « Gazette », un papier sur les rapports de l’écrivain avec la peinture. Dans
lequel j’aimerais parler de Braque. Pourriez-vous éventuellement me confier pendant quelques
jours ses « Carnets » ? À lundi, en tout cas.
Votre ami Claude Elsen
Que pensez-vous du temps qu’il fait ? Je suis, pour ma part, absolument « groggy » (le sang
nordique s’accommode beaucoup mieux de quelques degrés sous zéro...)
Voici l’Anamorphose et (ci-joint) ce que j’en pense. Vous me trouverez sans
doute un peu sévère. D’ici 2-3 jours, je vous enverrai copie de ma chronique pour la Table , sur les Causes , etc. Là aussi, il faudra me dire si
quoi que ce soit vous choque.
Je suis un peu déçu : dans un de vos billets, vous me disiez : « J’aurai, je le crains, plus
d’un service à vous demander ». Moi, je ne le craignais pas, je le souhaitais même : il me
semblait que cela rétablirait un peu la balance entre nous. Et vous ne me demandez rien.
Mieux : vous voulez encore me faire plaisir (je pense à ce que vous disiez à propos de
Lourmarin). Tant mieux, il est vrai, si cela signifie que vous allez mieux… À propos de
Lourmarin : j’aurai, bien sûr, 37 ans en juin, mais pas officiellement .
Officiellement, Gérard Delsenne n’aura que 35 ans en août. (Parfois je nous
confonds…) Ce serait évidemment merveilleux de pouvoir passer là quelques jours, par exemple en
juin, ou en août-septembre mieux encore.
Nous n’avons guère pu bavarder ce matin. (Mais Belaval est fort sympathique, et m’a proposé
de nous revoir : nous habitons à 50m. l’un de l’autre. Il me semble vous aimer
beaucoup.) Je voulais vous dire ceci : 1°) Je suis assez vexé que Kerchove me dise
« prétentieux », ce qui est absolument faux : je serais plutôt timide. 2°) C’est amusant
qu’il ne m’ait pas reconnu, dans votre bureau. Je l’ai pourtant rencontré deux ou trois fois à
Bruxelles. Son propos me confirme ce qui m’est rapporté depuis plus de deux ans : tout le
monde, là-bas, sait que je suis ici. Mais je ne suis sans doute pas assez « intéressant » pour
qu’on s’en préoccupe fort, officiellement. Car enfin je suis persuadé que si, depuis 46, on eût
voulu me retrouver, ç’aurait été assez simple. Je n’en demeure pas moins prudent. (Au fait : en
cas de réunion plénière des collaborateurs de Comœdia , je ne pense pas,
n’est-ce pas, qu’il puisse y avoir de quiproquo, de rencontre fâcheuse ? Je ne crois connaître
– ou avoir connu, avant – aucun de ceux que vous m’avez nommés. Mais je m’en
remets à vous.) 3°) Pour Lang, oui, j’essaie de ne pas couper les ponts. Mais cela me
semble difficile, maintenant. C’est surtout du point de vue matériel que j’aurais voulu y
garder une porte de rentrée, parce que je ne sais pas toujours très bien où je vais, où j’irai
après juillet. Tout de même, il ne faut pas m’en vouloir si j’ai cédé à la tentation de la
liberté : ces 4 ans ont été (moralement) très pénibles, je vous assure. Et si
c’était à refaire, je ne sais pas si je pourrais. Si je n’avais pas eu une fille, je ne sais
pas si j’aurais pu (à vous je peux bien dire que c’est sa pensée qui m’a retenu de me tuer, en
46, par lassitude, et par dégoût – et ajouter, par contre, que si j’ai repris un goût actif à ma propre existence, depuis un an, c’est pour beaucoup à vous que je le
dois : quand je vous parle des services que vous m’avez rendus, c’est d’abord à celui-là que je
pense, voyez-vous…)
Vous absentez-vous à Pâques, ou si je puis espérer vous voir un des ces jours-là ?
Je suis votre ami Claude Elsen
M.J. [Maurice-Jean?] Lefèbve : L’ANAMORPHOSE On pense un peu trop à un pastiche
de Jean Paulhan. Je n’ai rien en principe contre le pastiche, mais la forme de celui-ci
apparaît à la fois trop appliquée et trop lâche, et sa substance un peu mince. C’est souvent du
J.P. [Jean Paulhan] sans contenu. (Les réflexions sur la maladie sont trop directement
inspirées par la Lettre au médecin et par certaines des Causes, par exemple, ou celles sur la
goutte de vin – p.24 – par la fin du Voyage en Suisse.) Quelques maladresses gênantes.
P.10 : « On pourrait se demander si n’importe quelle région épilée prête à pareil raidissement
de l’être ». Il faut ajouter que la seconde partie (après la p.30) corrige parfois
l’impression d’inconsistance laissée par la première.
Nous parlions des Ed. [Éditions] de Minuit. Coïncidence : les hasards de la rue m’ont fait,
ce tantôt, croiser Georges Lambrichs, qui les dirige, je crois. Nous nous sommes assez bien
connus en Belgique, et je crois que ses sentiments pour moi, de 40 à 44, n’étaient pas
extrêmement chaleureux. Il m’a, bien entendu, reconnu. Je me demande dès lors s’il ne
serait pas préférable que je ne rencontre pas trop Brenner, qui travaille avec lui,- pour
éviter recoupements(1) , bavardages, etc. Votre avis ? Mais je
suis ridicule de vous envoyer ce billet, puisque je vous verrai demain.
Mais je n’aurais pas manqué de venir, vous pensez bien, si nous en avions convenu ! Il ne me
souvenait pas que nous l’ayons fait. Samedi, volontiers. (Je prendrai le manuscrit Pilotaz
du même coup.)
À défaut de dactylo, vous pouvez fort bien me confier vos textes manuscrits : je les
« taperai » moi-même, avec plaisir.
La visite de la reine de Hollande a donné lieu çà et là à des contrôles policiers (dans
certains hôtels aussi), qui m’ont rappelé l’utilité qu’aurait la carte que vous savez…
Je travaille beaucoup (un peu affolé par les échéances qui se rapprochent). Ne prenez pas
la peine de répondre au mot que vous devez avoir reçu ce matin, ni à celui-ci. Je voudrais
d’ailleurs vous écrire un peu plus longuement ce soir ou demain.
Oui, Pilotaz est un homme fort sympathique, aussi peu « homme de lettres » que possible.
Je ne suis pas sûr que Brenner le soit autant,- mais ma prévention contre le groupe des Ed.
[Éditions] de Minuit est sans doute assez arbitraire.- Bien entendu, c’est avec joie que je
le reverrais avec vous (et Bisiaux). Le jour qui vous conviendrait.
Vous savez sans doute que Le Marchand a réussi à m’avoir Littérature
engagée (de Gide), sortant de presse. Inutile donc de vous mettre en peine à ce
sujet.
Le problème ce n’est pas tant de travailler beaucoup, mais de faire plusieurs choses à la
fois : il faut, à chaque instant, passer d’un plan à un autre, renouer des fils. Si j’ai
accepté ces multiples travaux (Fouquières, traduction, etc.), vous comprenez, n’est-ce pas, que
c’est parce qu’il me fallait assurer mon existence au moins jusqu’à l’automne ? Dans les
conditions, un peu spéciales, où je vis, je ne puis me permettre d’aller trop à l’aventure.
(D’où le retard subi par mon livre. J’espère que Gallimard ne me fera pas grief de ne lui en
donner le manuscrit terminé qu’en août-septembre, au lieu de juillet ? Mais vous m’avez
conseillé, je crois, de ne même pas poser la question?)
Ces deux ou trois dernières semaines ont aussi été, moralement, un peu difficiles. Je vous ai
dit que de revoir ma femme et ma fille m’avait assez troublé. Il paraît que cela est sensible –
même pour qui n’en connaît pas l’exacte raison. On l’impute alors à je ne sais quel
détachement, quel durcissement, quelle « absence » (et, de fait…). Cela ne va pas toujours sans
quelques complications. Il est vrai – ce n’est pas neuf – qu’on vous reproche toujours assez
volontiers l’amour… qu’on a pour vous. Ce qui est plus curieux c’est que, infiniment moins
« roué », moins calculateur que je passe pour l’être (aux yeux féminins), ce soit précisément
ce qu’on m’accuse d’être – et que, finalement, une absence de calcul presque
coupable me vaille d’être paré de tous les douteux prestiges du plus froid
« suborneur »… Bref, il est bien malaisé, et parfois douloureux, d’avoir à vous défendre
contre qui vous aime, si l’on n’a pas le courage (ou la cruauté) de le décourager tout à
fait. Je ne sais pas si tout cela est bien clair, ni bien intéressant. Tant pis. J’avais
besoin d’en parler. Je ne cherche plus à savoir pourquoi c’est à vous. Votre patience,
peut-être, et le sentiment que vous entendez ? (J’espère que ce besoin
permanent de vous prendre pour confident ne vous ennuie pas trop.)
Voici. Pensez-vous que cela aille ? Et voulez-vous – à votre guise – le transmettre à
Claude Mauriac ou me le retourner ? (Mais si le dialogue est impossible avec les
communistes, je voudrais qu’il soit possible entre nous – peut-être dans un prochain numéro de
Liberté de l’Esprit . Nous en avons parlé, n’est-ce pas?)
J’oubliais de vous dire que la Gazette des Lettres m’a confié le soin de
parler de la Chronique de la peinture moderne d’Arland – que j’aime assez. Je
n’en suis pas fâché. Cela me permettra de revenir sur le sujet effleuré dans le papier que vous
aviez lu, et sur le thème : les écrivains et la peinture.
(Excusez-moi, d’abord, de vous harceler ainsi, et ne retenez de tout cela que ce qui vous
semble en valoir la peine.) Il y aurait peut-être matière à un « exercice de grammaire des
idées » dans le manifeste Sartre-Merleau Ponty [Merleau-Ponty] du n° [numéro] de janvier des
Temps modernes . Cela me paraît riche de confusions extrêmement subtiles
(comme d’ailleurs la conclusion du papier de Villefosse sur Makronissos). Il
ne serait pas question de faire de « politique » ni de traiter la question même des camps, mais
de montrer ce que la dialectique que tout cela inspire est fort spécieuse. Qu’en pensez-vous ?
(Je songe à quelque chose pour un prochain Lib. [Liberté] de
l’Esprit )
Mon ami Gallet, rédac. [rédacteur] chef de « V », m’a convoqué d’urgence. Voilà reparaît, mensuellement, formule de certaines grandes publications américaines,
genre Match mais en plus ambitieux, avec moins de reportages, d’actualité et
de photos et plus de textes. Ils me demandent des papiers très « opinionés » comme ils disent
(c’est ravissant, ce jargon américanisé). Par exemple une défense « percutante » (je cite,
toujours) de l’art abstrait, ou d’un Dubuffet. Il n’est pas impossible qu’ils vous
« contactent » également. Vous voilà prévenu. Ils m’ont montré – par exemple – une série de
fort curieux dessins « freudiens » dont l’auteur restera innommé, étant, paraît-il, un
« collaborateur » notoire, emprisonné depuis 44. Ces dessins seront sans doute présentés et
commentés par Cocteau. Ils me proposaient de le faire, mais, bien que flatté, j’ai décliné
(vous comprenez pourquoi).
Je suis un peu affolé, un peu débordé par tout cela.
Mais comment vont vos yeux ? J’aimerais beaucoup vous voir un moment, quelque matin
prochain.
Ah, merci. Je suis bien content. Vous savez, je n’ai jamais cessé d’étouffer, chez Lang, même
si je n’en parlais pas (on a de ces pudeurs). Alors, voici : oui, une collaboration fixe
et régulière, comme cette chronique radiophonique (ou autre) qui m’assurerait le minimum vital,
ce serait le mieux (sans compter que cela ne m’empêcherait pas d’écrire aussi ce livre). Si
vous pensez que cela pût se faire, j’attendrais. Quitte, si cela ne se fait pas, ou est remis à
plus tard, à adopter la solution du congé de longue durée, d’ici quelques semaines. En somme,
il me reste une fois de plus à m’en remettre à vos conseils. Ce que je fais.
Je termine le papier pour Liberté de l’Esprit . Il y est question de vous,
aussi. J’espère en avoir fini samedi ou dimanche, au plus tard. Je vous le ferai lire, avant de
le donner.
M. Baudy (d’Évidences ) m’a demandé 1° d’autres articles (je pourrais
peut-être lui proposer quelque chose sur les dessins et les peintures de Michaux ; mais il
faudrait l’illustrer) ; 2° d’insister auprès de vous pour que vous lui donniez quelque
chose ; 3° et pour que vous l’aidiez à trouver poèmes inédits ou bonnes pages, susceptibles
d’éclairer sa revue.
Quant à Madame Roubé-Jansky, elle voudrait qu’à partir du mois prochain je consacre quelques
heures par jour à l’aider dans ses travaux pour Samedi-Soir, France-Dimanche
et autres digestes. J’ai laissé la question en suspens jusqu’à nouvel ordre. (Ce serait un
pis-aller.)
Avez-vous vu l’information ci-joint ?
Je suis votre ami Claude Elsen
(Le plus important : pour les yeux, s’il ne s’agit pas de troubles visuels mais de fatigue ou
d’irritation, l’un des meilleurs oculistes de Paris m’a conseillé l’usage régulier de bains
oculaires d’OPTRAEX . C’est un produit simple, sans contre-indication et très
efficace. Je l’emploie depuis longtemps et m’en trouve fort bien. Bien entendu, si je
pouvais vous décharger de quelques travaux urgents et fatigants – lecture, copie, correction de
texte, que sais-je – il faudrait me le dire.)
Voici le ms [manuscrit] Legrand. Voici aussi le texte de cette causerie. Six pages (maximum ), et s’adressant à l’auditeur « moyen » de la radio, cela ne permet
guère d’aller bien loin ni bien profond. Je serais très heureux si vous vouliez bien me
remettre ce texte demain mercredi , à 6h, à la nrf [Nouvelle Revue
Française], où je passerai vous voir. Ce qui me permettrait soit de le retoucher le soir-même,
soit de le remettre tel quel jeudi à Lutigneaux, qui l’attend. (J’en profiterai pour lui
reparler du reste). À demain (mercredi), donc.
Votre ami Claude Elsen
Surtout n’hésitez pas à corriger ce qui vous semblerait faux. (Mais laissez-y ce qui vous
semblerait – je vous connais – trop flatteur : c’est, après tout, mon
affaire, cette fois !..)
J’ai revu R. [Roger] Lutigneaux. Pour la causerie-lecture, tout va bien : j’enregistre
mon texte mardi ; Jean Denynx [Deninx?] (de la Comédie Française, je crois…) lira deux extraits
des Fleurs , et un dialogue de l’Entretien (il se peut que
je lui donne la réplique…). Le tout passera le jeudi 26 à 8h30 (du matin). Vous trouverez
ci-joint 1°/ un mot de moi pour G.G. [Gaston Gallimard] où je lui présente l’affaire de
l’édition des conférences (lisez-le, bien entendu) 2°/ une note de Lutigneaux 3°/
quelques documents sur les émissions en question. Puis-je vous demander de transmettre tout
ceci à G.G. [Gaston Gallimard] ? Merci.
J’ai vu M. Lutigneaux. Tout va bien de ce côté. Je parlerai donc des Fleurs de
Tarbes le jeudi 26, à 8h45* (comme cette causerie sera préalablement enregistrée, je
pourrai m’écouter moi-même…) Ce sera sans doute Pierre Bertin qui lira des textes de vous.
Extraits des Fleurs et peut-être de l’Entretien sur des
faits-divers [faits divers]. Ou tout autre que je suggérerais. Au fait, vous devriez me
dire s’il vous plairait ou vous paraîtrait souhaitable que j’en propose l’un ou l’autre en
particulier. Je pense vous soumettre le texte de cette causerie d’ici une huitaine, avant
de l’envoyer à M. Lutigneaux, qui aimerait l’avoir dans quelque dix jours.
Le Marchand se propose de publier votre note sur Sartre en tête du numéro
du 1er novembre. Il aimerait l’avoir également d’ici une huitaine. Longueur
à votre discrétion.
Il me reste à me mettre au travail. (Je viens aussi de recevoir plusieurs « commandes » pour
« V-Magazine », qui est un inavouable torchon, mais paie fort généreusement. Je ne puis, en ce
moment me permettre de rien refuser. Mais je suis un peu débordé…)
J’attends – si vous en avez à me donner – des nouvelles du côté de chez Gallimard. Voilà qui
me permettrait peut-être de ne pas tomber dans les pièges de la polygraphie alimentaire…
Votre ami Claude Elsen
(Cette référence mystérieuse était portée sur la fiche que vous m’avez remise avec le
n°[numéro] de téléphone de M. Lutigneaux. Je vous la retourne à toutes fins utiles : [traces de
déchirures sur le papier]
vendredi
Je reçois votre mot. Fort bien. Je verrai GG [Gaston Gallimard?] lundi, 11h – et passerai
vous voir aux Arènes à 18h. (Je reçois en même temps que votre mot un coup de tél.
[téléphone] de Laudenbach, qui me demande 1°/ d’interviewer Gonz. [Gonzague] de Reynold pour
« Réforme » ; 2°/ de condenser les énormes romans de Troyat pour Paris-Presse… Je suis l’homme-orchestre en personne.)
M. Robin m’envoie les formulaires à remplir pour l’obtention de la carte de journaliste.
Le postulant est tenu de produire un extrait de casier judiciaire ayant moins
de trois mois , à demander au Tribunal civil du lieu de naissance. La question est
donc réglée – négativement, hélas – en ce qui me concerne. Merci, néanmoins, de l’appui que
vous m’aviez gentiment offert.
J’ai votre n°[numéro] « occultiste » de la Table. Le Marchand est très
désireux d’avoir une note de vous sur Sartre, comme je le pensais.
Ceci vous amusera peut-être : c’est le début de ma prochaine critique pour la Table . Je vous fais grâce de la suite, qui traitera de quelques livres d’un intérêt
relatif.
Au cas où la co-traductrice à qui j’ai fait appel me ferait défaut, ne connaîtriez-vous pas
quelqu’un qui accepterait, sans trop en faire une question d’argent, de traduire pour moi
quelque 200 ou 250 pages du livre dont je vous ai parlé ? À titre documentaire, à la personne
en question j’ai offert 100 fr. [francs] la page (25.000 pour 250 pages, à traduire en 3
semaines environ). Ce n’est pas énorme (je ne puis malheureusement pas faire mieux : vous
connaissez ma situation) – mais en revanche je promets à l’intéressé(e) du travail, au tarif
normal cette fois, dans la collection de romans « fantastiques » traduits de l’américain que va
sortir Hachette, et dont je suis « conseiller littéraire ». Ne me répondez pas avant 2-3
jours : j’attends d’ici là une réponse de Mme Jacqueline Sellers.
Je passe chaque jour par de désagréables alternatives d’espoir et de pessimisme au sujet de
l’avenir immédiat (matériellement parlant). N’est-il pas curieux que les conditions où je
vis depuis cinq ans (cinq ans, très précisément, ces jours-ci) ne m’aient pas encore enseigné à
vivre au jour le jour ? Je n’étais décidément pas fait pour l’aventure…
Évidemment. Je connais vaguement Jacques Ch. (pour l’avoir, notamment, vu faire « Opéra »,
chez Lang). Impossible. Il resterait à R.D. à faire un autre journal.
Je vous verrai lundi, comme prévu (18h.) Si ce que me proposera éventuellement G.G.
[Gaston Gallimard] ne constituait pas une « base » matérielle suffisante, je me tournerais
peut-être, en dernier ressort (et sans enthousiasme), vers « V-Magazine », où l’on me semble accueillant et bien disposé. Après tout, on ne meurt pas de faire le
trottoir… (cela y ressemble un peu.)
Merci encore de votre appui auprès de G.G. [Gaston Gallimard]. Même si la chose n’aboutit
pas,- mais j’ai eu le sentiment qu’elle pourrait aboutir, et, bien sûr, je le souhaite
vivement. Ce serait magnifique si, par exemple, à partir du 1er novembre,
G.G. [Gaston Gallimard] pouvait me confier ne fût-ce qu’une partie des travaux dont se
chargeait Lefèvre, ne fût-ce que quelques heures par jour, ne fût-ce que pour un traitement
modeste,- mais qui serait régulier, et me permettrait de ne pas trop me
disperser. (Je n’ai pas besoin de vous dire que des travaux du genre Fouquières, Troyat,
« V-Magazine », etc., sont à la fois bien absorbants et bien déprimants…) Vous savez,
d’ailleurs, tout cela aussi bien que moi. Vous me direz si ou quand il convient que je
relance G.G. [Gaston Gallimard]
Vous me direz aussi s’il convient que je voie de plus près, avec Lutigneaux, la question de
la publication de ses conférences. La chose paraît l’intéresser – et il m’a laissé entendre
qu’elle intéressait aussi certains éditeurs (il m’a parlé de Plon et de Fayard).
Je pense souvent, ces jours-ci, que tout ce qui, depuis deux ans, m’a rendu
un peu le goût de l’existence est venu du petit mot de cinq lignes que vous m’avez envoyé, sans
me connaître, après certain article de la « Table Ronde »… Je pense à quoi j’ai échappé,
grâce à vous. Le pire n’était peut-être pas ce que je craignais le plus (que je puis toujours
craindre, mais à quoi je n’ai plus beaucoup le temps ni le goût de penser), mais cet enlisement dans un ennui, un isolement, un étouffement sans limites. De toute
manière, cela aurait mal fini. Il y a cinq ans aujourd’hui que je suis à Paris. (Il n’y a
guère qu’un an que je suis redevenu moi-même.) Il fallait tout de même que je vous dédie cet « anniversaire »…
Il m’ennuie un peu de vous parler de mes soucis, alors que les vôtres sont grands (je pense à
votre santé). Mais enfin, voici : Comme je vous l’ai dit, j’ai en théorie, chez Lang, un
mois de congé qui prendra fin à la fin de ce mois. Le prolonger sous prétexte de maladie serait
difficile – et ne saurait en tout cas me donner, au maximum, qu’un autre mois de sursis (fin
avril). À ce moment là au plus tard il faudra soit que j’y rentre, soit que je donne mon congé
définitif. Or j’ai besoin de plus de temps, au moins jusqu’à juin-juillet, pour remplir mes
engagements vis-à-vis de Gallimard et des éditions de Flore (mémoires de Fouquières). Et si ces
travaux assurent à peu près mon existence jusqu’à juillet, ensuite, c’est
l’inconnu . Le problème est, vous le voyez, assez complexe, et je n’arrive pas à le
résoudre. Bien sûr, il y a les perspectives Plon(1) (une traduction cet été, un autre essai ensuite), mais ce n’est pas tout à
fait réglé, et ne suffirait pas en tout cas à me garantir un « minimum vital » pour les six
derniers mois de l’année (sans parler de 1951, mais à chaque an suffit sa peine…) Quelque
certitude , du genre Comœdia , simplifierait tout.
Pensez-vous que je puisse tabler dessus ? Ne craignez pas de me dire. Si je vous prends ainsi
pour confident et pour conseiller – sur un plan où je n’aime pas avoir à vous importuner –
c’est que, connaissant ma situation exacte, vous pouvez comprendre le sens et l’importance
qu’ont pour moi ces problèmes. Nous en bavarderons un moment dimanche, si vous voulez –
entre autres choses.
Votre ami Claude Elsen
Peut-être pourriez-vous m’avoir (ou me prêter) le nouveau Journal de
Gide ? J’aimerais bien le lire – et, sans doute, en parler.
D’accord avec Le Marchand, je parlerai de la Métromanie et des Causes célèbres dans le n°[numéro] du 1er mai de la « Table ». (Vous
serez gentil de me faire envoyer les Causes .) Le Marchand serait très désireux d’avoir un texte de vous pour la revue. Cela nous ferait plaisir à
tous les deux (sans parler des lecteurs). Il vous relancera sans doute à ce sujet dans quelques
jours.
Voici les premières chroniques d’Argus, où vous glanerez peut-être des détails qui vous
amuseront.
Ah, je voudrais bien que Comœdia se fasse. Si vous croyez que la Guerre Mondiale n°III pourrait y paraître en feuilleton (ou en extraits),
dites-le moi : je demanderai à Spitz de vous en faire tenir le manuscrit, à tout hasard.
Pensez à moi 1°/ pour les Causes célèbres et la
Métromanie (j’aurai certainement l’occasion d’en parler) 2°/ à l’occasion, pour la
carte que vous savez (vous me direz s’il vous faut d’autres précisions « biographiques » et,
sans doute, une photo?). Je serais évidemment plus à l’aise avec ce document en poche.
(Dominique Aury vous a-t-elle dit que nous en avons déjà parlé?) Merci, en tout cas, d’y
avoir pensé. (C’est incroyable tout ce que je vous dois déjà, depuis un an. Je voudrais que
vous sachiez combien il m’est particulièrement agréable de ne pas être gêné ,
devant vous, par le fait de me sentir votre obligé…)
Je voudrais que votre santé se rétablisse rapidement et tout à fait.
Votre ami Claude Elsen
P.S. Mais je n’aime pas ces prédictions de P. [Paul] Morand, qui rencontrent trop bien mes
propres appréhensions. Je suis tellement las, si vous saviez, de jouer les… Cassandre (sans jeu
de mots) et d’avoir toujours raison. Tellement las de vivre des temps « historiques »...
Me voici rentré, réinstallé – et (déjà) assez inquiet des nouvelles de Belgique. Les grèves
et les troubles font évidemment que je ne sais pas si tout va bien pour les miens. Je n’ai bien
entendu rien de particulier à craindre pour eux, mais je me méfie toujours des désordres de la
rue. (Voilà aussi qui risque de compromettre le projet de rencontre envisagée pour les
alentours du 15 août.) Ce pays est décidément incurablement stupide. Je me sens de plus en
plus apatride…
Je vais me remettre au travail. Il ne manque fichtre pas. J’ai déjà plusieurs papiers à faire
– et à poursuivre Homo eroticus , la traduction de Vincent Sheean et les
mémoires de Fouquières. La [Nef?] prépare un n°[numéro] spécial sur l’amour, au sommaire
duquel pourrait bien figurer un extrait de mon livre. Je ne pense pas qu’il y ait à cela un
inconvénient quelconque ? Je vais par ailleurs inaugurer ma chronique « romanesque » de la
Table . Empédocle a publié ma réponse (remaniée) à
l’enquête sur les incompatibilités, parmi d’autres qui me paraissent bien
confuses. Lisez-vous durant vos vacances champêtres ?
Que faire pour convaincre Noël et [Merinoud?] de ne pas s’effrayer a priori de la
« sévérité » de mes papiers ? Leur en envoyer d’autres ?
Je pense à ce « cours par correspondance » dont nous parlions. Comment verriez-vous cela pratiquement ?
C’est assez curieux, cet état d’atonie où je suis depuis un mois ou deux. Je l’attribuais
d’abord à la fatigue physique,- mais il semble que ce soit plus profond : la mer n’y a rien
fait. Une espèce d’asthénie, d’indifférence « essentielle ». Curieux, mais pas tellement
agréable.
Votre ami Claude Elsen
Pensez-vous qu’il y ait bientôt de nouveau du côté de Comœdia ?
Reçu de Jean Grenier un mot aimable (et flatteur) à propos de ma dernière chronique de la Table (où je le citais).
Carrefour a posé à une 50aine [cinquantaine] de
« personnalités » la question : « Croyez-vous à la guerre ? » Certaines des réponses sont
ahurissantes de candeur. Dans le genre : « Non, je n’y crois pas, parce que ce serait trop
affreux si j’y croyais... » La réponse la plus brève et la plus nette est celle de von
Choltitz : « La guerre éclatera entre octobre et février ». La plus drôle (involontairement),
celle du couturier Jacques Fath : « Je ne peux pas me permettre d’y penser : j’ai trop de
responsabilités à assumer… Mais les événements actuels m’ont, en tout cas, inspiré une
collection plus sobre que les années précédentes. » Marcel Rochas n’y croit pas non plus, parce
qu’il se sent « inspiré », alors qu’il ne l’était pas en 39…
Pour moi, j’essayais d’expliquer que ma hantise présente n’est pas provoquée par la peur mais
par l’incertitude. C’est assez différent. Chaque fois (et cela m’est arrivé quelques fois)
que j’ai été dans le cas d’avoir réellement peur, je me suis aperçu (avec étonnement, car je me
croyais plutôt lâche) que je me comportais très convenablement, et non sans calme. Mais
j’abomine les perspectives troubles, les situations aux données imprévisibles : avant qu’elles
se réalisent complètement, le doute où l’on est, la tentation que l’on a d’imaginer plusieurs
solutions possibles et d’envisager toutes les attitudes à adopter, cela est détestable.
Surtout, je crois, dans ma présente situation, qui d’une part me donne à imaginer un tas de
dangers et de complications supplémentaires, et d’autre part m’interdit de décider librement du
comportement à adopter. Comprenez-vous cela ?
Mais à quoi bon…
Revenons à nos propos sur l’art. Dans l’apologue de la perdrix, je vois ceci : il
s’agit « non d’un signe de perdrix, mais de la perdrix elle-même », parce que l’un et l’autre
ne font qu’un, objectivement. Mais c’est parce que le « signe » existe aussi dans votre esprit
à vous, chasseur, que vous tirez dessus (si c’était un corbeau ou un pigeon, vous ne tireriez
pas). Dans l’œuvre d’art valable, il me semble que la fusion ou l’adéquation du signe et
de la chose signifiée sont du même ordre : si l’œuvre est valable, je ne doute pas que la
perdrix soit perdrix. Si non, je puis voir en elle un corbeau – ou le contraire. Je n’ai pas ce
doute ou cette hésitation avec Braque. Je l’ai parfois avec Vlaminck, par exemple. En
musique, c’est pour moi plus net encore : Mozart ou Bach ne laissent pour moi aucune place au
doute (ni Vivaldi, que je viens de « découvrir » avec ravissement). Mais chez Beethoven parfois
(et beaucoup d’autres encore plus sûrement) je sens ce hiatus entre le signe (la forme,
dirons-nous pour simplifier) et la chose signifiée, qui me paraît soit peu importante, soit
franchement inexistante,- comme si la perdrix n’étais plus qu’un corbeau couvert de plumes de
perdrix…
Je vous trouve sévère pour Malraux. Oui, sans doute, l’art devenu son propre objet,
pour lui, c’est cela que vous dites. Mais je ne crois pas que « cela veut dire : je renonce à
chercher ce qu’il signifie ». Simplement, il me semble que cette recherche n’entrait pas dans
le cadre de sa Psychologie de l’art : ce serait plutôt l’objet d’une métaphysique ou d’une
philosophie de l’art moderne – dont Jean Paulhan a esquissé une ébauche notamment dans
certaines pages sur « L’espace sensible au cœur » ou sur Braque, que j’ai lues… Et ne me
dites pas qu’il y a contradiction dans le fait que je parle de métaphysique alors que pour
Malraux voit dans « l’art devenu son propre objet » un art qui soit « vidé de la passion
métaphysique » : la signification métaphysique de l’œuvre d’art n’est pas nécessairement voulue
ou exprimée consciemment par l’artiste. Est-ce parce que Mozart n’a pas sciemment mis dans son
Don Juan tout ce qu’on a pu y découvrir par la suite que par exemple l’interprétation qu’en
donne Pierre-Jean Jouve (dans un livre de premier plan, à mon sens) est gratuite ou
fantaisiste ? Encore qu’il soit difficile de tenir le monde pour une œuvre d’art, il existe
comme une œuvre d’art – et nous savons que plusieurs interprétations de sa signification sont
possibles : celle des chrétiens et celle des athées absurdistes ou non-finalistes, pour prendre
les plus sommaires. Une seule de ces interprétations a pourtant un sens et une valeur réels, et
c’est pour celui qui la fait que le signe et la chose signifiée se confondent effectivement.
Mais j’ai peur que tout ceci soit passablement confus. À vouloir trop simplifier,
schématiser…
J’en suis au chapitre d’Homo eroticus sur « Le point de vue de l’Objet ». Au fait,
vous en ai-je dit le plan définitif ? À titre documentaire, je le joins à cette (déjà longue)
lettre. Les chapitres « cochés » en rouge sont écrits. Les autres sont entamés ou en voie
d’achèvement. J’ai imaginé l’Appendice 3 (Le « dossier » Don Juan) d’abord pour éviter de
trop nombreuses ou trop longues citations ou références dans le corps du texte, ensuite pour
étoffer le livre, que je craignais un peu court. (Vous ne m’avez pas dit s’il était
souhaitable que je m’excuse de mon retard auprès de G.G. [Gaston Gallimard] et lui demande
quelque délai.)
Si vous êtes rentré, si tout va bien, me ferez-vous signe un de ces jours ? J’aimerais
beaucoup vous voir. Il me semble que j’ai mille choses à vous dire. Quitté Lang depuis huit
jours. J’en suis encore au stade de la « réadaptation » : vous aviez raison (je ne l’aurais pas
cru), ce n’est pas tellement simple. J’en reste là, dans l’attente de vos nouvelles.
J’aurais trop de petite choses à vous conter. Ce sera de vive voix, quand vous voudrez. (Un
matin, rue des Arènes?) J’espère que votre santé est tout à fait remise ?
Votre ami Claude Elsen
La dernière nouvelle : son Journal d’un condamné à mort
vaut à Robert Poulet un an de prison (en plus de la perpétuité : Ubu n’aurait pas trouvé cela)
et cent mille francs d’amende, et, à sa femme, trois mois et cent mille francs également.
Humour noir. Mais il est peut-être heureux que l’affaire W. Orlando ne se soit pas faite : cela
aurait risqué de compliquer encore les choses.
Un premier et rapide regard sur le ms. [manuscrit] Coroli me le remet tout à fait en mémoire.
Vous me l’avez donné à lire en mai ou juin dernier, je vous avais, à l’époque, remis à son
sujet une note à la fois favorable et réticente. Réticente en ce qui concernait sa longueur et,
parfois, son écriture. L’auteur a déjà élagué. Il y aurait encore à retrancher et à légèrement
remanier,- et cela pourrait donner, je crois, un livre assez fort
. Qu’attendez-vous au juste de moi ?
Au procès D. [David] Rousset - « Lettres françaises », M. Jean Laffitte (communiste), à qui
Me Bernard demandait : « Si par hasard des camps existaient en URSS, les condamneriez-vous ? »,
a répondu : « Vous me demandez : si votre mère était un assassin, la condamneriez-vous ? Je
réponds : Ma mère est ma mère, et elle ne peut être un assassin. » Il me semble que cela va
assez loin. En somme, cela rejoint le « Right or wrong, my country » des nationalistes anglais…
et autres (cf « La France seule » des maurrassiens). Ceux-ci objecteront que « my country »
c’est ma patrie, tandis que M. Laffitte entend choisir sa
mère (patrie). J’avoue que je comprends mieux le second point de vue – même si je ne le partage
pas plus que le premier. Car, je vous l’ai dit, je n’ai jamais eu (et beaucoup de choses sont
venues de là) le « sens » patriotique ou nationaliste. Et je me suis toujours demandé au nom de
quoi on pouvait reprocher à quelqu’un ce manque, plus que le manque de foi
religieuse, par exemple. Comment pourrait-on trahir une chose, une cause ou
une idée à laquelle on ne croit pas ? Pouvoir dire cela tout haut (1) …
Nous étions bien contents, samedi soir, Yvette fût-elle un peu intimidée (me dit-elle), et
moi malgré tout un peu déprimé par les circonstances. Comment échapper à cette fascination
morose, dites-moi ? Comment cesser de penser que si le pire n’est pas toujours sûr – comme dit
Claudel – il est à tout le moins possible, voire probable, et n’en pas être un peu
paralysé ?
Votre ami Gérard
P.S. Pour l’incident Lambrichs-Brenner, ce que je voulais vous demander se ramène à ceci :
1°/ savoir si l’un des deux, ou les deux, ont fait la « conjonction » Elsen – G.D. [Gérard
Delsenne], 2°/ si oui, s’assurer qu’ils n’en ébruiteront rien. Si le 2° en tout cas vous
paraît probable, tout va bien.
Entendu et merci : je vous verrai demain, entre 6 et 7, à la nrf [Nouvelle Revue Française]
(où j’aurai vu Queneau un peu plus tôt). Nous avions envie de voir les Caves
, et je songeais vaguement à vous en parler. Merci d’avoir pensé à des places « invisibles » -
car j’imagine que, mercredi, il y aura foule de gens connus…
Nous réglerons, demain, la question de samedi. Vous me direz aussi si et comment, selon
vous, je pourrais voire Kerchove. (Peut-être me donnerez-vous son livre.)
Les réactions alla Mistler (concernant Mme de Merteuil) ont le don de m’exaspérer,- un peu
comme celles des maris jaloux. Chacun sait, au demeurant, que ces derniers sont beaucoup plus
souvent cocus que les autres.
Croyez-vous vraiment à la valeur de « mythe » du Silence de la Mer ? Il me
semble que ce sont les circonstances et le hasard qui font les mythes, et je crois que publié
en 40, en 44 ou depuis, le Silence serait passé inaperçu (exactement comme,
si le Roman de Tristan avait été écrit un siècle ou deux plus tard, il aurait perdu tout
signification « mythique »).
C’est-à-dire que si la France avait organisé sa défense en 1938 (après Munich) il n’y aurait,
en effet, peut-être pas eu de guerre en 39. Mais les Russes laisseront-ils aux « Occidentaux »
le loisir de se préparer ? Et ceux-ci le feront-ils assez vite ? Et les Américains auront-ils
une parcelle de cette lucidité politique qu’on leur cherche en vain depuis dix ans ? (Je viens
encore de relire quelques unes des prophéties de Drieu : c’est assez
saisissant). Cette façon d’envisager Munich comme une pause, qu’il fallait mettre à profit
pour se préparer, était celle de Robert P. [Poulet?] (et, je crois bien, des maurrassiens). Je
vous avoue tout de suite que, pour moi, pacifiste absolu et anti-nationaliste, j’y voyais
plutôt une occasion de faire la paix (et l’Europe) avec l’Allemagne. Mais je doute que la chose
soit possible aujourd’hui – à supposer qu’il y ait un « Munich » coréen. Entre l’URSS et les
USA, l’incompatibilité est totale. Ce sera l’une ou les autres – et vraisemblablement l’une,
hélas (bien que les autres ne soient pas tellement plus sympathiques, après tout).
Avez-vous lu l’annonce de la mort de Shri [Sri] Aurobindo, l’un des trois ou quatre grands
Indiens ? Avez-vous vu que, sans être embaumé, son corps reste intact ?
Oui, bien sûr, je suis d’accord pour remanier tous les ms. [manuscrits] que l’on voudra !
Merci d’avoir pensé à moi. J’attends donc des nouvelles de vous, de Queneau, de
[Wermand?].
Vercors : on ne songe pas à lui reprocher de poser la question (tout de même, il n’est pas le
premier…), mais de lui proposer des réponses à la fois simplistes et néfastes par leurs
prolongements actuels . Je suis chaque jour un peu plus
convaincu que l’intégration (cœur et esprit) au « social » est la pire des duperies, la plus
dangereuse des démissions. Toutes les positions que l’on peut adopter, sur ce
plan-là, sont à la fois stériles et vaines, toutes aboutissent à quelque trahison (de
soi-même). Je reproche aussi à Vercors de se prendre au sérieux avec une naïveté assez
ridicule. A-t-on idée d’intituler son discours « Postulat apodictique » ? De se vouloir « un
écrivain responsable devant les hommes » ? Je n’ai pas parlé – par pudeur – du Silence de la mer . Mais entre nous soit dit, je trouve ce livre (et plus encore la
pièce et le film qu’on en a tirés) passablement ridicule(s).
Pour ce qui est de la question, telle que vous la posez : « Comment se
sentir chez soi dans le monde et pourtant n’avoir de cesse qu’on ne l’ait changé ; comment en
être à la fois dégoûté et ravi ? », ne croyez-vous pas 1° que ce n’est pas du tout sous cet
angle que V. [Vercors] voit les choses ; 2° que n’importe lequel des écrivains ou des
peintres que nous aimons la pose de manière beaucoup plus aiguë (même si c’est implicitement)
par le seul fait qu’il écrit ou qu’il peint.
Que pensez-vous du tour que prennent les affaires internationales ? Il me semble que l’on en
est arrivé à une impasse qui n’a plus d’autre issue que la guerre, et que la date de celle-ci
dépendra uniquement du désir soviétique : ce peut être aussi bien demain que dans 3 mois ou un
an. Il m’étonnerait que les Russes attendent que les « atlantiques » aient tant soit peu
organisé leur défense.
Si j’étais critique dramatique je serais fort embarrassé. Car il me faudrait, j’en ai peur,
faire un grand effort pour ne pas dire que les Caves sont fort ennuyeuses, si
leurs décors sont charmants. C’était assez, nous a-t-il paru, le sentiment des spectateurs.
Le premier acte est plaisant, le deuxième point du tout, le troisième assez interminable.
Les « monologues intérieurs » s’inspirent d’une formule dont le cinéma n’a que trop usé. Et
l’épilogue a consterné la vieille tendresse que nous gardons tous à Lafcadio : nous croyions
écouter du Bernstein (l’interprète de Lafcadio n’arrangeait d’ailleurs rien). Je suis sûr
que ma franchise ne vous causera pas de peine.
Nous avons essayé de vous faire signe, de nos hauteurs, sans y réussir. J’ai évité de
trop manifester ma présence, étant déjà, à l’entrée, littéralement tombé dans les bras de G.
[Georges] Lambrichs,- qui m’a d’ailleurs fort aimablement dit bonjour. Il était placé non loin
de nous, avec Bremer, ce qui me donne à penser que l’incognito de Claude Elsen se trouve à
nouveau passablement compromis. Il m’ennuierait d’avoir encore une fois à vous demander de
« neutraliser » la chose, si besoin était. Nous en dirons un mot samedi. Nous vous
attendrons, comme convenu, vers 7 heures, rue des Écoles.
Affectueusement, Gérard
Vous seriez gentil de nous donner à lire votre présentation du spectacle. Peut-être y
trouverons-nous des raisons d’être moins sévères ? Merci, en tout cas, pour cette gentille
invitation, qui nous a quand même fait passer une agréable soirée : il y avait quelques
séduisants décolletés (et les décors de Malclès).
Merci, pour Kerchove. Mais cela étant, il me semble que rien ne s’opposerait à ce que je
« renoue » un peu avec lui (il m’est fort sympathique). Vous me donnerez son livre ; si en même
temps vous me donniez son adresse, je pourrais peut-être lui faire signe ?
Sauf empêchement grave, je vous donnerai le Gide le 15 – ou le 16. Si, ce 16, vous ne pouviez
rester avec nous au moins de 71 /2 à 91 /2 , par exemple, nous changerions nos plans, bien sûr. Nous nous
réglerons cela de vive voix, d’ici là.
Je m’enquiers de savoir pourquoi vous n’avez pas reçu la Table . Et
voici le papier demandé. C’est vrai qu’il est joli – mais de mauvaise qualité.
Si nos 5 étages ne vous effraient pas, voulez-vous monter nous dire bonsoir samedi vers 6-7
heures ? Inutile de me prévenir. Si non, dites-moi quel matin, à quelle heure habituelle, je
pourrais passer chez vous.
mercredi soir
J’ai à tout hasard pris un n° [numéro] de la Table pour vous (pour le cas
où le vôtre se serait perdu en route).
Reçu un mot des Pilotaz, arrivés à Coyah sans encombre.
Je vous ai écrit un peu hâtivement, hier. En oubliant de vous dire que, si je n’étais pas
venu vendredi à la nrf [Nouvelle Revue Française], c’était pour ne pas revoir Kerchove sans
avoir, d’abord, votre avis. Voilà qui est fait.
Je serais heureux que vous me disiez 1°/ si vous ne trouvez pas trop sévères les notes de
« Liberté de l’Esprit » de décembre où je parle de Vercors ; 2°/ votre avis sur ma
chronique de décembre dans la Table (en janvier, je parle de Pilotaz, Navel
et Calet).
Vous ai-je dit que si, le 16, je préférais que nous nous retrouvions pour dîner (plutôt qu’à
midi), c’est pur égoïsme : ma condition physique est, le soir, de 75 % meilleure que le
matin… Bien sûr, si cela vous ennuie, il faudra me le dire…
Vous ne m’avez pas indiqué pour quelle date vous souhaiteriez avoir le texte sur Gide.
Yvette a, je crois, envie de bavarder avec vous. Je crains que ce ne soit à mon propos. Je
crains que vous ne sachiez déjà ce qu’elle voudrait vous dire : il s’agit de tout ce que je
vous dois, et de la reconnaissance qu’à travers moi elle vous en a. Il faudra que, ce 16, vous
soyez indulgent à cette indiscrète démonstration d’une affection dont vous devez bien savoir,
déjà, que nous sommes deux ou trois à vous la porter… Savez-vous que, sans le savoir, je
vous ai proposé cette date qui est un curieux anniversaire ? Il y a cinq ans, le samedi
précédant Noël, seul dans cette même chambre, je me suis sciemment saoulé pour échapper à la
tentation de me jeter par la fenêtre… Jean, je suis revenu de très loin, vraiment. Ce fut, pour
une grande part, grâce à vous. (Quand je vous ai connu, le pire était passé, peut-être, mais
j’étais loin encore d’avoir retrouvé mon « centre de gravité » : vous devez comprendre qu’il y
ait encore des moments où je « flotte » un peu…) (Si je n’ai pas trop de scrupules à vous
écrire ainsi, c’est que les lettres, mes lettres en tout cas, n’appellent ni réponse ni
commentaires.)
Et puis, c’est curieux comme on écrit plus aisément qu’on ne parle. Au point qu’on a moins de
pudeur à se répéter, vous voyez bien…
Je me trompe peut-être, mais il m’a semblé vous trouver mieux allant. C’est très gentil à
vous, en tout cas, de me donner une heure, ainsi, de temps en temps. (Il paraît que mon humeur
s’en ressent heureusement…) J’espère que cela ne vous ennuie pas du tout ?
L’ennui que j’ai à parler de ces choses m’a fait oublier de recourir à vos conseils ou
suggestions touchant à ma situation vis-à-vis de Lang. L’avenir (matériel) me préoccupe un peu,
je vous le disais. (La vérité est que je n’étais pas fait du tout pour la vie « aventureuse »
et le jour-le-jour…)
Je suis sûr que Georges Navel exerce un vif attrait sur les femmes ? J’ai toujours envié ces
hommes qui joignent une évidente finesse d’esprit à cet équilibre et cette plénitude
physiques.
Merci, oui, si vous avez l’occasion de convaincre Hirsch qu’il pourrait m’envoyer quelques
livres. (De presque tous j’aurai l’occasion de parler, dans la Gazette des
Lettres , la Table, Réforme et Rivarol , qui semble
devoir paraître sous peu.)
Si je vous ai reparlé de la carte, c’est qu’une certaine activité de la police dans les
hôtels m’a mis, ces dernières semaines, la puce à l’oreille. (Peut-être que, le cas échéant, un
passeport ferait aussi bien l’affaire ? À vrai dire je suis peu averti en ces matières.) À
dimanche prochain, n’est-ce pas ?
Votre ami Claude Elsen
(Je n’ai pas songé non plus à vous redire que si je pouvais de quelque manière que ce fût
vous aider à ménager vos yeux – lectures, corrections, copies, que sais-je – il faudrait,
évidemment, me le dire.)
Je suis fort ennuyé de ces soucis que vous donnent vos yeux. Si votre ophtalmologiste n’y
trouve pas remède, vous devriez essayer le Dr Laignez, rue du Cherche-Midi. Je le crois
clairvoyant (c’est le cas de le dire). Il y a deux ans, en me scrutant le fond de l’œil (au
moyen d’appareils fort curieux) il m’a donné sur mon état général des
lumières bien instructives et de précieux conseils (que bien entendu je n’ai pas suivis).
Je crois bien que mon amitié pour Spitz et le goût que j’ai pour les Dames
et le Voyage muet me rendent un peu partial, en effet. (On me l’a déjà
dit.) Je lui dirai simplement que Comœdia a déjà un feuilleton. Vous me
rendrez le manuscrit à la prochaine occasion.
Il me tarde que Com. [Comœdia ] paraisse : j’écoute déjà
la radio avec l’oreille du chroniqueur sagace et vétilleux…
Je fais l’article sur les Causes et la Métromanie pour la
fin du moi (à paraître le 1er mai). Vous le lirez, bien entendu.
Votre ami Claude Elsen
(J’ai souvent envie de vous écrire,- mais je pense à vos yeux.)
Je ne saurais vous dire à quel point j’ai été sensible à ces quelques mots que vous m’écrivez
(« J’ai beaucoup songé à vous, hier »). Auriez-vous donc senti que ces trois jours seraient
pour moi – et pour « elles » – une grande chose ? Il va falloir,
maintenant, s’accommoder à nouveau de l’attente. Mais je sais mieux ce qui la justifie et lui
donne un sens. Je sais aussi dans quelle mesure votre amitié me la rend plus facile.
Je vous conjure de ne plus me dire que je vous suis, parfois, un petit peu utile. Si c’est
vrai, je vous en veux presque de ne pas me demander davantage.
Oui, Braque est un homme rayonnant . Et j’étais assez ému d’approcher l’un
de ceux qui m’ont « révélé » la peinture. Ah, j’aimerais beaucoup lire ses Carnets , et Braque le Patron . Ne pourriez-vous me les prêter ?
Cette lettre est absurde, puisqu’elle me précédera de peu, lundi matin (11h30, n’est-ce
pas?). Je vous l’envoie quand même.
Votre ami Claude Elsen
Croyez-vous (et pardonnez-moi de vous relancer à ce propos) que le projet Lourmarin se
réalisera ? Croyez-vous aussi que le projet Hirsch ait des suites ? (C’est qu’il faut
tout doucement que je commence à organiser mon existence matérielle durant les mois qui
viennent…)
Je n’aime décidément pas ce R. [Robert] Mallet, qui non seulement me « grille » chez G.G.
[Gaston Gallimard], mais encore s’empare (sans le savoir, d’ailleurs) d’idées que j’aurais aimé
réaliser,- comme celle d’entretiens avec J.P. [Jean Paulhan] à la radio…
Maintenant que je puis un peu souffler ; j’avais envie de reprendre un projet dont nous
avions déjà parlé : celui d’un petit livre exotique – dont l’édition eût peut-être intéressé
Robert Ch. [Chatté] ? Ce ne serait pas nécessairement de la « fabrication » de basse qualité –
enfin, je crois.
Et à propos de Ch. [Chatté], oui, j’aimerais que nous puissions ou que vous puissiez lui
parler, un de ces jours, de cette question « carte » ou « extrait ». (Pour l’extrait, ce serait
sans doute assez malaisé puisque, théoriquement, il devrait émaner de Londres.) Je ne pense
pas seulement aux suggestion de Belaval touchant l’Unesco – mais j’aimerais tant finir un jour
par être débarrassé de ce souci constant, et des ennuis possibles pouvant toujours en
résulter.
Et à propos de projets, aussi, n’avions-nous pas vaguement parlé, pendant les vacances, d’une
manière de service de « conseils littéraires » aux candidats-écrivains ? Ne me disiez-vous même
que vous aviez des idées précises là-dessus ? Si je pouvais de temps à autre faire obtenir
un prix littéraire à quelqu’un, ou seulement un éditeur, cela pourrait devenir assez
rémunérateur…
Je termine actuellement deux gros boulots, bien assommants, encore en cours : la
« condensation » du monstre de Troyat, et la traduction du livre de Vincent
Sheean. Ensuite, j’achève Homo eroticus . Cela fait – dans quelque 3
semaines – si rien de sérieux et de stable ne se présente, et si vraiment l’affaire
« V-Magazine » se présente trop mal (ou ne se présente pas du tout, car cela n’a rien de sûr),
il me faudra bien aviser.
Ah, je déteste vous ennuyer avec ces litanies… Que serait-ce si j’étais déjà et vraiment
acculé ? (Mais j’ai souvent le sentiment que si cela se produisait – d’ici 2, 3, 4 mois – je
serais terriblement tenté de renoncer à poursuivre l’aventure commencée il y a cinq ans et un
mois, exactement.)
Pour parler de choses plus drôles : je propose à Claude Mauriac, pour « Liberté de
l’Esprit », un article sur le livre de Vercors, Plus ou moins homme , qui m’a
bien diverti (sans que l’auteur, bien sûr, l’ait souhaité) et que je recommande au J.P. [Jean
Paulhan] de la Paille et le Grain…
Verrons-nous bientôt Marcel Arland ? J’aimerais bien. Et à ce propos, j’avais envie de
revoir Montherlant, avec qui, avant , j’étais en rapports assez cordiaux.
Croyez-vous qu’il y aurait un inconvénient quelconque ? (Mais vous n’aimez peut-être pas
Montherlant ? J’avoue qu’il est, avec Malraux, un de mes amours de jeunesse, et reste une de
mes « faiblesses »…)
Je bavarde. J’ai, une fois de plus, besoin de et plaisir à bavarder avec vous.
Je vous serre la main Claude Elsen
C’est – en principe – le 11 et le 12 que ma femme et ma fille seront là. Je serais heureux
que nous puissions vous voir un moment ensemble. Ne m’en écrivez pas (vous savez pourquoi) : je
vous verrai certainement d’ici là.
On me dit, à la Table , que 3 exemplaires de la revue viennent de vous être
envoyés chez vous. S’ils se perdent en route, vous me le direz (ou bien téléphonez, dans
l’après-midi, à Laudenbach ou Le Marchand, {DAN 07-29 DAN 04-50).
La vanille et la manille est un texte étrange et beau (savez-vous que – sur
un autre plan – il m’a fait penser à votre Lettre au Médecin ?) Je me
demande si la « manille » ne serait pas la masturbation. La « flèche » deviendrait une image du
sperme,- et le contexte (p.p. 12, 13 ,17 et surtout 18-19) pourrait donner à penser que Sade
souffrait d’un rétrécissement (conséquence fréquente de la blennoragie [blennorragie]).
Que pensez-vous de cette prosaïque interprétation ?
J’écris à P.P. [Paul Pilotaz] que nous pourrions déjeuner tous ensemble le samedi 18 ou le
lundi 20. Je vous dirai en temps voulu.
Votre petit mot de samedi, appuyé par les commentaires de mon amie dans le même sens, m’a un
peu « remis en selle ». Merci. J’essaie de me convaincre que j’ai un peu plus de raisons que je
ne croyais de ne pas « capituler » trop vite.
À propos, la semaine prochaine, avant que nous vous retrouvions, je me propose de mettre P.P.
[Paul Pilotaz] au courant. Cela simplifiera les choses.
C’était fort sympathique, samedi, n’est-ce pas ? Enfin, pour moi : de voir ainsi réunis
autour de moi les gens que j’aime le mieux . Le soir aussi. (J’ai un peu
joué à cache-cache avec les photographes de presse, étant, comme vous savez, d’un naturel
modeste…)
J’ai été fort touché de la manière dont P.P. [Paul Pilotaz], la veille, avait écouté mes
petites histoires. Sur ce plan-là aussi – comme vous le pressentiez il y a plusieurs mois déjà
– je crois qu’il me sera « bénéfique ». Savez-vous qu’il projette déjà de m’emmener l’an
prochain en Italie – en faisant, d’abord, le nécessaire pour que ce soit possible .
Je transmettrai mercredi à Le Marchand La révolte de Mme de Merteuil . Je
suis transporté par ce fragment, et un autre que j’ai lu sur épreuves (la préface à l’édition
guildienne des Liaisons ). Il faudra que nous en reparlions.
Recevez-vous la Revue de la Pensée Juive , que dirige Robert Aron ? J’ai
publié dans le dernier n° [numéro] un article, qu’il m’avait demandé, sur l’incroyance et la
foi. Si cela vous intéresse, je vous le passerai.
Jean, quand aurez-vous, quand aurons-nous quelque nouveau projet, d’article, de livre, que
sais-je (vous voyez ce que je veux dire) ? Je crois que je suis en train – après une période un
peu « dépressive » – de retrouver mon appétit . Encore quelques travaux
assommants à terminer (genre Troyat), et je termine Homo eroticus (auquel la
re-lecture des Liaisons et la lecture des fragments que vous savez m’ont
suggéré certaines ajoutes). Et puis… oui, il y a encore tant à faire, à découvrir, à
creuser. Merci d’avoir fait que j’y croie encore…
Voici le « double » de ma chronique. Si quelque chose vous y déplaît – ou vous semble faux –
il faut me le dire, éventuellement corriger mon texte, et me le remettre (je puis fort bien à
mon tour corriger sur épreuves). Moi, ce qui me déplairait un peu là-dedans, c’est de
devoir rester sommaire et, forcément, incomplet, ou superficiel. Mais les pages de la Table me sont mesurées, et les citations prennent beaucoup de place, qui tantôt
sont nécessaires mais appelleraient des commentaires, et tantôt m’épargnent des commentaires
qui seraient plus longs qu’elles…
Votre ami Claude Elsen
(Je suis allé chez Lang, pour essayer de trouver un « gentlemen’s agreement ». Je dois y
retourner jeudi, n’ayant pu voir le chef du personnel, absent. Vous dirai quoi.)
Merci de votre mot rassurant. À force de lire, d’écrire… et de vivre des romans « noirs », je
finis par avoir des peurs absolument déraisonnables. (Il y a aussi ce « pessimisme béat » que
vous savez être un de mes traits.)
Par contre, vous êtes moins rassurant en ce qui concerne Comœdia , et si
l’existence matérielle ne me paraît pas poser de bien graves problèmes d’ici juillet-août, je
suis un peu perplexe en ce qui concerne la suite. Mais ce serait un comble de vous ennuyer
avec mes soucis post-estivaux…
J’ai acquis une tortue d’eau, naine, au lieu de la couleur aquatique qui me faisait envie,
mais qui, me dit-on, eût risqué de jeter la panique dans mon hôtel. (Il y a de fort jolies
bêtes de ce genre, rue Linné, à trente mètres de chez vous.) La tortue d’eau (naine) semble
fort fascinée par la couleur blanche, et, notamment, s’absorbe des heures durant dans la
contemplation des Malraux (dans l’édition Skira, à couverture blanche) qui avoisinent son
aquarium, de préférence aux multicolores Cahiers de la Pléiade qui se trouvent de l’autre côté.
(Je ne pense pas qu’il faille en déduire quoi que ce soit en ce qui concerne la valeur
respective des ouvrages.)
Pardonnez-moi de vous écrire sans plus de raison. C’est une manière de tromper mon désir un
peu maniaque de vous écrire plus « gravement »… (Surtout ne perdez pas de temps à me
répondre.)
Votre ami Claude Elsen
Mais faites-moi signe, si vous avez des manuscrits à me confier. Je passerais les prendre
quand il vous plairait. (Dimanche matin, par exemple,- ou avant, bien entendu, si c’est plus
urgent.)
Oui, la nouvelle de N. [Noël?] Devaulx est belle, et mérite les Cahiers .
(En la lisant, je l’imaginais inspirant – ou inspirée par – un tableau du surréaliste belge
Paul Delvaux, que j’aime assez et que vous connaissez évidemment, sans penser à la curieuse
assonance des deux noms). Quant au manuscrit Urmuz – dont je vous reparlerai – il
demanderait en tout cas à être sérieusement retravaillé (surtout la partie Ionesco), grouillant
de fautes, impropriétés, etc. Ceci sans préjuger de son intérêt, surtout documentaire, me
semble-t-il.
J’ai passé la journée avec ma femme et ma fille, que je revois demain (elles partent jeudi
matin). Assez ému par ce revoir, je l’avoue, et autrement que je l’eusse imaginé : je croyais
que ce dût être la rencontre de ma fille – c’est, en fait, celle de ma femme, dont le charme et
le fidèle attachement m’ont beaucoup touché. Serais-je plus « sentimental » (et différemment)
qu’on le dit ? Ou si c’est qu’un enfant grandissant nous devient plus lointain, plus étranger
qu’on ne l’imagine ? (Ne m’en écrivez pas, n’est-ce pas…) Si j’en
crois ma femme, il est, là-bas, notoire que je suis ici, mais il semble qu’on se désintéresse
de mon sort (c’est tant mieux). Les miens, en tout cas, ne sont plus du tout inquiétés à mon
sujet, depuis longtemps. Plusieurs opinions ont cours à mon sujet : je suis protégé par le
parti communiste français (!), par Jean-Paul Sartre (!!), je fais la noce (!!!), ou – c’est le
plus beau – je suis ouvrier gazier… (Cet ouvrier gazier me plonge dans le ravissement.) Je
vous dirai, de vive voix, d’autres traits assez drôles.
À samedi, 11h., rue du Douanier – sauf avis de vous.
Votre ami Claude Elsen
(Ma femme est très émue – et reconnaissante – par l’amitié que vous m’avez donnée.)
Nos lettres, une fois encore, se sont croisées. Je suis tout à fait désolé : la vôtre
m’est arrivée trop tard pour que je puisse me libérer d’occupations tardives, hier soir, qui
m’ont empêché d’être ce matin au rendez-vous que vous me proposiez. J’espère que vous ne m’avez
pas attendu ?
L’idée d’écrire un livret de ballet est bien alléchante. (Vous m’avez rappelé que je m’y
étais employé, il y a quelque quinze ou seize ans, après avoir vu les ballets Kurt Joos
[Jooss]. La chose devait s’intituler « La Mort dans l’Âme » ; c’était évidemment détestable,
« littéraire » en diable et plein de réminiscences surréalistes et freudiennes…) Mais il
faudra en reparler. Je vous assure que c’est tentant,- si cela ne suppose pas des connaissances
techniques que, bien entendu, je n’ai pas.
Ah, je serais bien content si, en lisant ces quelques manuscrits, je vous aidais vraiment un
peu. Confiez m’en autant qu’il vous plaira, et dites-moi si mes notes ne sont pas trop
sommaires.
À onze heures 1 /2 , le jour qui vous plaira. Je
préfère que vous me le fixiez vous-même (y compris le dimanche) pour être sûr de ne pas vous
déranger. (Pourquoi ne vous dirais-je pas simplement que nos entretiens sont pour moi les
moments les plus agréables de la semaine?)
Votre ami Claude Elsen
(Si vraiment cette idée de livret était réalisable, serait-il possible d’en lire un ou deux
modèles existants,- pour me faire une idée de la forme à donner à la
chose?)
Lundi, 11h30, avec joie. Je vous rapporterai les manuscrits lus, et les notes.
Je voudrais bien que M. Hirsch ne propose pas de le voir mardi :
j’attends, ce jour-là, femme et fille (à 11h., chez Spitz, et jusqu’à 17h.). Peut-être
seront-elles encore là mercredi, mais je pourrais m’arranger. (Soyez gentil de ne pas m’en
parler par lettre , je vous expliquerai.)
Ceci dit, je serai bien content de le voir, M. Hirsch. L’idée « ballet » fait son petit
chemin, et je n’attends que des précisions « techniques » pour mettre sur papier un Barbe-Bleue qu’il me semble « voir » assez bien.
Je demande qu’on vous envoie deux Gazettes .
Le foie me tracasse un peu, et me rend mélancolique (comme l’indique l’étymologie du
mot). Me fait, notamment, faire du souci au sujet de mon Homo eroticus, un peu en retard
sur l’horaire que je m’étais fixé. La chose est due à la nécessité où je suis de penser aussi
aux mois suivant juillet – la dernière mensualité G.G. [Gaston Gallimard] échéant le 15 juin –
et de garder ou d’essayer d’établir des contacts rémunérateurs. Peut-être faudra-t-il,
d’ici quelques semaines, me cloîtrer et ne plus m’occuper d’autre chose, pour mener ce livre à
son terme dans les délais prévus (juillet). Le cas échéant , pensez-vous que
G.G. [Gaston Gallimard] me consentirait un délai d’un mois supplémentaire ?
À lundi. Votre ami Claude Elsen
(Si vous avez d’autres manuscrits, je les prendrai lundi.)
Merci de cet impromptu chorégraphique. Voilà que vous m’avez donné envie d’écrire ce
livret, si vraiment la chose est faisable. J’imagine un Barbe-Bleue … (Mais
il me semble qu’il serait beaucoup plus sensé d’utiliser la musique de Mozart, que ces sonores
incohérences contemporaines. Il est vrai que ceci ne concerne sans doute pas le
« scénariste »…) Vous ne m’avez pas dit – je n’ai pas osé vous le demander – quand nous
pourrons bavarder un moment. Je vais m’occuper aussi de mes manuscrits. Vous me direz dans
quel délai il vous les faut en retour.
Votre ami Claude Elsen
J’oubliais : mon hôtel, c’est ODÉ 62-14 (je m’en veux vivement de mon
étourderie, qui vous a imposé ce dérangement sous la pluie). J’y suis souvent l’après-midi, et
presque toujours après 19h. (Si j’évite de donner ce n° [numéro] de téléphone, c’est que le
temps qu’on met à m’appeler et que je mets à descendre mes 5 étages risque de lasser la
patience de qui m’appelle.)
Croyez bien que j’essaie de ne pas rompre avec Lang, pour les raisons que vous dites et aussi
en prévision de mécomptes pécuniaires. Mais c’est difficile : il me faut au moins jusqu’à
juillet (inclus) pour faire face aux engagements que j’ai pris (Gallimard, etc.). Et faire
durer aussi longtemps une maladie imaginaire, ce n’est pas tellement commode. Je vais, en
dernier ressort, essayer d’obtenir un congé pur et simple de 3-4 mois, bien que cela soit tout
à fait contraire aux règles de la maison. J’ai pensé, vous vous en doutez, aux avantages
(autres que pécuniaires) qu’il peut y avoir pour mois [moi], dans certaines éventualités, à
faire figure de correcteur plutôt que de littérateur,- notamment en cas d’événements
politiques. Au demeurant, même si je ne pouvais faire autrement que de rompre avec Lang, je
ferais en sorte de demeurer au Syndicat (carte C.G.T. [Confédération Générale du Travail],
etc.) Et c’est en pensant aussi à des éventualités de ce genre que je vous ai reparlé de la
carte que vous savez, qui, je crois, simplifierait bien des choses. Merci en tout cas de
prendre ce souci de mes affaires, qui ne sont pas bien amusantes
Voici l’ « entretien » pour la Gazette des Lettres . Les limites (de
longueur) imposées m’ont amené à réduire au minimum les commentaires : j’attache, pour beaucoup
de raisons, plus d’importance à vos propos – et j’aurai, pour ma part, l’occasion de m’étendre
davantage dans la Table Ronde . Vous serez gentil de me dire dimanche si
vous souhaitez quelque modification de ce texte, que je ne remettrai que lundi.
Votre ami Claude Elsen
(Vous serez en tout cas gentil de me rendre ce « double ».)
Voici une note sur le manuscrit de Giffard (je crois inutile de résumer le « scénario » de
son roman, n’est-ce pas?). Vous me rendrez service en le lui faisant retourner avec quelques
mots pas trop sévères. Merci d’avance.
En vous quittant, j’ai déjeuné avec une camarade canadienne qui – coïncidence – voudrait
acquérir une reproduction « Aeply ». Pourriez-vous me dire où elle doit s’adresser, et si elle
peut se recommander de vous ?
De même, si vous avez l’occasion d’envoyer Chatté chez Thuélin, celui-ci en serait ravi.
Ci-joint : - note sur L.P. [Louis-Paul] Guigues, et son manuscrit ; - le
« Supplice »; - un écho des « Lettres françaises », où il est question de vous (surtout) et
de moi (par raccroc). Me voici devenu « Madame » Claude Elsen. Quels avatars connaîtrai-je
encore, grands dieux ?
Bien entendu, je ne leur réponds pas,- même pour préciser mon sexe. Mais il est amusant
qu’ils avouent ainsi que J.P. [Jean Paulhan] les gêne (en soulignant qu’il
n’est « malheureusement » pas un mythe).
Je reçois une lettre de l’imprimerie Lang, me mettant en demeure soit d’y rentrer
immédiatement, soit d’envoyer « par retour du courrier » un certificat d’arrêt du travail dans
les règles (qui m’imposerait , sans se borner à la recommander , un arrêt de travail d’une durée précise : c’est plus que ne le veut faire
mon médecin, homme scrupuleux). Cette situation ne pouvant se prolonger indéfiniment (ce
qu’elle risquerait de faire), ne pouvant moi-même demander périodiquement à un médecin des
certificats de complaisance pure, je remets donc ma démission. Étant tacitement entendu qu’en
cas d’embauche ou de besoin, dans quelques mois, ils referont appel à moi. Je reste bien
entendu au Syndicat des correcteurs : c’est une précaution matérielle et une « couverture »
morale, en cas de besoin. Il me reste à espérer que je ne mourrai pas de faim après l’été,-
mais pour l’instant, rentrer chez Lang est au-dessus de mes forces…
Votre ami Claude Elsen
Vendredi merci de votre mot, comme vous voyez, j’avais relevé l’écho
hebdomadaire que vous consacrent les Lettres…
Mais oui, avec plaisir, mercredi prochain. Je crois même que je réussirais à faire vendre
quelques livres à Ch. [Chatté?] L’amie dont je vous parlais est, bien entendu, entourée de
« coreligionnaires » friandes de ce genre de choses. (Leur quartier général est un petit
restaurant de la rue des Écoles, « Chez Mimi », où je mange assez régulièrement.)
Je crois que, d’ici là, j’aurai pu vous avoir une de ces ampoules « lumière-du-jour » dont je
vous parlais. (Excusez-moi de m’occuper de choses qui ne me regardent pas : vos médecins
se sont-ils assurés que vos troubles oculaires n’étaient pas d’origine diabétique ? On m’a cité
un cas similaire, me semble-t-il. Ce sont des choses avec lesquelles il vaut mieux ne pas
plaisanter.)
Nous essayons, M. Braspart (Laudenbach) et moi, de prendre en mains la page littéraire de Réforme pour en faire quelque chose de convenable.
Le tour qu’ont pris, ces derniers mois, 1° mes propres affaires, 2° les affaires de Belgique,
m’a donné le sentiment très net que je ne retournerai jamais là-bas et que – si le sort lui est
favorable – Claude Elsen se substituera définitivement à G.D. [Gérard Delsenne] Jusqu’ici
j’avais tout de même le sentiment que tout cela avait quelque chose de provisoire, que ce
n’était qu’un (long) entracte. Si les choses ne tournent pas mal, je finirai pas avoir celui
d’avoir littéralement vécu deux existences distinctes et successives,- et
même trois, si je compte les années 45-50, où j’ai très consciencieusement, mais non sans
peine, essayé d’être, simplement, Gérard Delsenne. Tout cela est assez curieux, vu avec un
certain recul. Je n’aurais jamais cru à cette faculté d’adaptation et de recommencement, chez
un être aussi peu doué que moi pour l’aventure. (D’ailleurs ma volonté y a été pour beaucoup
moins que le hasard.)
À mercredi, 11 heures, donc.
Votre ami Claude Elsen
La Gazette (où paraît demain notre « entretien ») vous retournera (ou à
moi) la photo.
Oui, je vous apporterai dimanche matin manuscrit Pilotaz, note sur le dit, Table
Ronde .
Nos lettres se sont croisées : la mienne vous disait ce qui, malheureusement, m’empêche de
demander la carte de journaliste.
C’est bien la rentrée : Flore une demande, pour l’ « Almanach des Lettres », 10-12 pages
sur les essais parus en 1950 ; Robert Aron, pour la « Revue de la Pensée juive », un papier
sur l’incroyance et la foi ; Tout cela est fort bien (encore que malaisé à concilier avec
les choses qu’il me faut achever). Mais je serais bien heureux de trouver plutôt une occupation
ou une collaboration régulière . C’est pourquoi l’éventuel remplacement
Lefèvre me souriait beaucoup. Je vous laisse le soin de voir si cela est possible – à tous
égards. Si, par exemple, cela n’implique pas trop de contacts avec trop de gens. Je ne suis pas seulement prudent, mais, puisque ceci nous mettrait
directement en cause, soucieux de ne pas vous mettre dans des situations
difficiles.
Oui, dimanche matin, 11h1 /4 , bien
volontiers. (Pourtant, si vous ne me voyez pas, ne m’en tenez pas rigueur : j’ai, depuis
deux jours, une grippe assez virulente. Je ne pense pas pourtant qu’elle m’empêche de vous
voir.)
Je doute fort que j’ai droit à la carte de journaliste, n’étant attaché à
aucun journal. Elle ferait pourtant bien mon affaire, cette carte – à divers points de vue.
Vous pourrez peut-être m’indiquer comment la demander et si, pour l’obtenir, il ne faut pas
trop se « découvrir »…
L’idée de vous revoir me réjouit beaucoup.
Claude Elsen
Pilotaz et sa femme, qui viennent de passer trois jours à Paris, sont repartis [rature] hier
soir (non sans qu’il ait tenu à m’acheter la machine à écrire dont je vous parlais…) Ils
reviendront en octobre. À ce moment, j’espère que nous pourrons nous réunir (avec vous).
Reçu un mot de Pilotaz. Il serait très heureux, dit-il, de pouvoir courir sa chance à la
Guilde. J’aurai son ms. [manuscrit] complet dans quelques jours. Que dois-je en faire ? Le
déposer chez vous ?
Nous avons eu peu de temps pour parler, hier. Vous me direz quand je puis passer vous voir
aux Arènes (dimanche, ou plus tôt?). C’est bien tentant, d’entrer chez Gallimard. J’espère
que ce ne serait pas trop « voyant » ? Mais j’imagine que je ne dois pas m’emballer.
Ce qui m’inquiète plus que les impôts, c’est qu’il est question d’un augmentation sensible du prix des chambres dans mon hôtel. Il manquait encore cela (nous
payons déjà 7.000 pour chaque chambre). Ces problèmes financiers sont bien obsédants…
Il me tarde de voir les Cahiers . J’aurai mercredi un n° [numéro]
« occulte » de la Table pour vous (à moins qu’on ne vous l’envoie). Et il va
sans dire qu’une note de vous sur Sartre sera fort bien accueillie. À bientôt
Votre ami Claude Elsen
Votre visite m’a beaucoup touché. Il me semble que la grippe s’éloigne (à regrets). J’ai
aussitôt écrit à M. Robin. Je vous tiendrai au courant. Merci encore.
Je serais bien heureux (P. [Pilotaz?] aussi) que vous soyez ici. Le décor est admirable, et
le lieu tellement hors du monde. J’ai retrouvé chez P. un certain B. Bernson, psychanalyste
autrichien, d’un commerce fort agréable, et une de ses patientes – qui peint de bien curieuses
aquarelles. Je sens que ces quinze jours me seront très salutaires. Je n’oublie pas que
c’est, en somme, à vous que je les dois (comme à peu près tout, depuis un an).
Occupation russe ? Je ne sais pas si ce sera précisément ainsi que les choses se passeront –
aussi simplement. Au demeurant, il me semble que je redeviens fataliste. Du moins en
cette matière : pour l’heure, mon souci est surtout de savoir comment (et de quoi) je vivrai
après octobre…
Ah, j’aimerais beaucoup rencontrer Arland. Il me semble même qu’il n’y aurait pas trop
d’inconvénient à ce qu’il sache qui je suis. Il me souvient – entre autres – d’avoir lu avec
beaucoup d’intérêt et parlé longuement, pendant la guerre, de sa préface aux Entretiens dans un jardin . Et, depuis (dans la Gazette ), de sa Chronique de la peinture moderne .
Rousseaux est un cuistre. En doutiez-vous ?
Suis en train de me faire un grand ami d’Ansoumani Bangoura, dit Mani, boy noir de P.
[Pilotaz?]
Lequel P. vous adresse son meilleure souvenir. Je vais achever de revoir – avec lui – son
manuscrit. M. Bernson – de qui lui est venu l’idée d’écrire – se réjouit de cette
collaboration.
Nous nous verrons, n’est-ce pas, la semaine du 4 au 10 septbre
[septembre] ? Mais d’ici là, j’espère avoir encore un mot de vous - [&?] y répondre.
Oui, il vous arrivait bien de m’appeler Claude (ou Gérard), et cela me faisait plaisir. Mais
moi, je n’osais pas, sans votre permission.
Le roman de Pilotaz pour la Guilde, hélas, impossible avant 15 jours : le
manuscrit, sur lequel nous avons travaillé, est illisible, et entre les mains d’une dactylo.
(Quant au mien… D’abord il y manque une cinquantaine de pages, disparues et
irrécupérables. Ensuite il est impubliable, pour des raisons politiques et psychologiques que
vous comprendrez en lisant.)
J’attends aujourd’hui ou demain la venue de Pilotaz à Paris, où il a une conférence
bananière. Il compte aussi profiter de son passage pour m’acheter une machine à écrire. C’est
une idée à lui, aussi généreuse qu’un peu embarrassante.
Bien sûr, avec son manuscrit, dans 15 jours, je vous donnerai une note détaillée. Il faudra
que vous me disiez s’il convient d’y parler de ce livre comme d’un ms [manuscrit] jamais lu, ou
comme de la nouvelle version d’un ouvrage retravaillé (n’avait-il pas été refusé par G.G.
[Gaston Gallimard] sous sa première forme?).
Évidemment, je suis au moins aussi ennuyé que vous de ce qui arrive au « cartographe ». Mais
enfin – égoïstement dit – mieux vaut encore que ce soit une autre affaire qui
lui ait valu ces désagréments… (J’espère que la nôtre n’aura attiré l’attention de
personne?)
Je viens de passer, depuis mon retour, quelques jours bien remplis : 1°/ j’ai écrit, pour
un n° [numéro] spécial de La Nef (sur l’Amour), un essai sur La
femme qui se vend ,- qui s’intégrera tout naturellement à l’Homo
eroticus ; 2°/ j’ai entièrement retraduit, pour la Table Ronde ,
une nouvelle de 50 pages de Henry James (ils me l’avaient donné à lire il y a deux mois pour
savoir si elle méritait publication ; sur mon avis favorable, ils l’avaient donnée à traduire à
une Mme Hélène Claireau ; celle-ci leur a fourni un texte impubliable ; je n’ai eu qu’à
recommencer…)
En cas d’infection dentaire, quelle qu’en soit la nature, il est recommandé de prendre
toujours des vitamines C (sous la forme, par exemple, de « Vitascorbol »). Même si cela ne
suffit pas, cela simplifie l’évolution du mal. En Savoie, j’ai fait « couper » P.P. [Paul
Pilotaz] à une nouvelle crise de ce genre en lui faisant prescrire par le médecin local des
vitamines C et B (sous forme, celles-ci, de piqûres de « Bévitine »). Vous devriez en parler
avec votre médecin – avec quelques précautions oratoires, car les médecins, en général,
accueillent très mal les suggestions de leurs patients (ne voulant pas admettre qu’ils auraient
dû y penser tout seuls).
Tant mieux, si les projets Delange sont en bonne voie. (Vous ai-je dit que le percepteur me
réclame 25.000 fr. [francs] sous deux mois ?…) Voici où j’en suis : 1°/ j’achève Homo eroticus ; 2°/ j’ai promis, d’ici la fin du mois, de terminer la mise
au point du ms. [manuscrit] Fouquières ; 3°/ je suis censé – et c’est le plus inquiétant –
livrer en octobre la traduction du livre de V. [Vincent] Sheean (qque [quelque] 300 pages) sur
laquelle j’ai encore 35.000 à toucher. Tout cela m’interdit de me mettre en quête de
nouveaux travaux pour l’instant, et si le pain quotidien est à peu près assuré pendant un mois
encore, ensuite c’est l’inconnu. (Je crois qu’en aucun cas je ne trouverais le courage de
retourner chez Lang – où il n’est d’ailleurs pas sûr qu’il y aurait encore la place pour moi.
(Il me semble que je préférerais la prison – qui y ressemble beaucoup, soucis en moins…)
Votre indisposition retardera-t-elle votre retour à Paris ? P.P. [Paul Pilotaz] aurait
aimé vous voir, et que, par exemple, nous déjeunions ensemble. Mais il reviendra en
octobre.
Merci de votre mot. J’ai peur, hélas, que les événements (internationaux) n’aillent, à
présent, plus vite que nous… Pour le Dr. de la S.N. que vous dire ? Sinon que je m’en
remets entièrement à vous pour le cas où vous entreverriez une possibilité ou
une occasion quelconque , en ce qui me concerne. J’ai en votre amitié et en
votre sagesse une confiance absolue. Merci d’avance. Ceci augmente mon impatience de vous
voir, vendredi.
Oui, vendredi, 11h30, volontiers. Mais je viendrai seul : j’ai plusieurs choses un peu
confidentielles à vous dire,- et notamment touchant l’odyssée de deux de mes ex-compatriotes et
amis, dont je viens d’apprendre l’arrestation, l’un à Paris, l’autre à Rouen. Je n’ai
malheureusement pas beaucoup de détails – mais certaines indications curieuses sur les suites
de la chose. On m’écrit : « Du côté français on leur a assuré qu’ils seront bientôt libres, et
ici la demande d’extradition est assez molle. » Je demande qu’on me donne plus de détails et
qu’on me tienne au courant de la suite. (À ce propos il faudra que je vous raconte un
phénomène prémonitoire absolument extraordinaire.)
Par ailleurs, je voudrais vous demander conseil et, éventuellement, « tuyau » au sujet de la
venue ici, autour du 15 août, pour 2-3 jours, de ma femme et de ma fille, pour qui je devrai
sans doute m’employer à trouver un gîte. J’espère que tout cela ne vous ennuie pas trop –
mais vous-même m’avez encouragé à me confier à vous n’est-ce pas ?
J’ai demandé qu’on vous envoie la dernière « Gazette ». Si vous ne l’avez pas reçue, je
l’aurai avec moi vendredi. À peu près achevé la « revision » Pilotaz. Il me reste à lui
proposer un début et une fin de mon cru.
L’affaire coréenne – pas du tout rassurante par ailleurs – me plonge dans le ravissement
lorsque je lis la presse communiste (manchette de « Ce Soir » d’aujourd’hui : « Séoul LIBÉRÉE »…). Ces gens ont vraiment découvert un nouvel usage des mots !
À vendredi donc Votre ami Claude Elsen
(Je suis extraordinairement las de l’incertitude de ma situation. Il y a des jours où je
souhaiterais presque un dénouement fâcheux, qui y mettrait un terme. Mais je sais que ce sont
là des mauvaises pensées...)
M’ennuyer ? J’ai souvent eu envie de passer vous voir rue Sébastien-Bottin. Mais outre que je
n’avais aucune raison valable d’aller vous y importuner, je craignais (je crains) toujours un
peu les rencontres fâcheuses… La première fois que je suis venu, il y avait Kerchove : ce
n’était pas bien grave, d’autant qu’il ne m’a pas reconnu (c’est étonnant le nombre de gens qui
ne vous reconnaissent pas lorsqu’ils vous rencontrent là où ils n’imaginent pas que vous
puissiez être…) Mais je pense à des Lambrichs, à des Hellens. Il est vrai que ce ne serait
peut-être pas non plus bien grave, et que vous-même pourriez sans doute « neutraliser » la
chose. (Je me méfie moins d’une hostilité, dont je ne crois pas être l’objet, que d’innocents
bavardages pouvant me faire une publicité dont je me passe fort bien) Bref, je ne demande
pas mieux que de passer à la nrf [Nouvelle Revue Française] – où je viendrai demain vendredi,
comme vous me le suggérez.
Pour G.G. [Gaston Gallimard], l’important, me semble-t-il, est qu’il se souvienne de moi
lorsqu’il décidera vraiment de remplacer Lefèvre. Si c’était en novembre, ce serait parfait
encore, puisque, d’ici là, j’ai de quoi m’occuper… et de quoi manger.
Oui, je verrai volontiers le ms [manuscrit] Legrand. Je pourrais même – si cela vous semble
utile – le garder quelques jours et vous le remettre avec un « rapport ».
Je viens d’écrire à Lutigneaux. Je le verrai la semaine prochaine. À la suite de quoi je
pourrais préparer pour G.G. [Gaston Gallimard] une note un peu plus précise sur l’édition
éventuelle des conférences. Je me mets ces nuits-ci à la mienne, sur les Fleurs . Dès à présent, je propose à L. [Lutigneaux], pour la « lecture » qui la
suivra : - dans les Fleurs : p.84 à 87 et p.92 à 95 - dans l’Entretien (suggéré par lui en vue d’une lecture dialoguée) : p.53 à 56 et p. 103
à 108. Si cela vous agrée, bien entendu.
Votre ami Claude Elsen
(Vous pensez au Sartre, pour la Table , n’est-ce pas?)
Vous savez déjà pourquoi je ne vous ai pas répondu plus rapidement : ces quatre jours n’ont
pas été tout à fait ordinaires. Je les ai passés tout entiers en compagnie de celles que vous
savez. Ç’a été très doux et un peu déchirant. Mais c’est le seul sujet qui ne m’inspire aucun
commentaire… Je crois que vous me comprenez. Elles reviendront sans doute et sans imprévu
en novembre. J’aimerais énormément, alors, pouvoir vous les faire connaître, et vous entendre
me dire si c’est à mes yeux seulement qu’elles ont un charme extraordinaire.
Je ne crois pas. On me dit que non. Et c’est bien là le plus déchirant : de savoir que je ne
m’illusionne même pas… (Je crois que tout s’est bien passé, pour l’hôtel et le reste.
Yvette était absente de Paris,- ce qui, à elle aussi, a évité de l’ennui, de la peine. C’est
évidemment en pensant à elle que je vous demande de ne pas parler de cela ,
en général, dans vos lettres, qu’elle est toujours heureuse de lire. J’essaie de faire aussi
peu de mal que possible…) (Mais je pense qu’à celle-ci vous me répondrez en Savoie, où je
pars – seul – lundi. À propos, l’adresse est : G.D., chez M. Paul Pilotaz, Gilly-sur-Isère,
Savoie. Jusqu’au 2 septembre, je pense.)
En Belgique, rien ne se tasse. L’affaire royale, plutôt que d’en distraire les esprits (si
l’on peut ainsi s’exprimer), aurait réveillé toutes les haines. Ce pays est absurde. Je ne
l’aime décidément pas. Il me le rend bien. Nous n’avons plus rien à faire ensemble. Si
seulement, ici…
Évidemment aussi, ces quelques jours ont fait passer à l’arrière-plan mes préoccupations
« internationales ».
Mais je me sens, à nouveau, assez terriblement seul,- ces deux présences étant redevenues
d’obsédantes absences…
Je suis, fidèlement, votre ami Claude Elsen
(Oui, je préférerais que vous m’écriviez, dans quelques jours, chez P.
[Pilotaz]) (J’oubliais : Spitz étant absent jusqu’en septembre, je me suis autorisé à dire
à ma femme au cas – fort improbable – où elle aurait d’ici là quelque chose d’important ou
d’urgent à me communiquer, de vous l’écrire, rue des Arènes.)
Je crois me souvenir que le fait d’avoir le prix de la Guilde et d’être édité par la Guilde
n’empêche pas un livre d’être également édité à Paris. S’il en est ainsi, le Pilotaz
n’intéresserait-il pas G.G. [Gaston Gallimard], même s’il l’a refusé sous sa forme et son titre
premiers ?
Le Marchand s’excuse de ne vous avoir envoyé qu’une épreuve de votre article. Si vous en
souhaitiez une autre (corrigée), il vous suffirait de le dire (à lui ou à moi).
Que vous disais-je, au sujet de la faculté de « reconnaissance » des gens ? Je pense à
Kerchove. Si j’ai bien compris, il m’a reconnu bd [boulevard] Saint-Germain, alors qu’il
n’aurait pas reconnu « Claude Elsen », quelques semaines plus tôt, dans votre bureau ? Et –
toujours si j’ai bien compris – il n’aurait fait aucun lien entre les deux ? Je le
souhaite. J’ai invité Claudine Chonez à observer ses propos à mon sujet en
public . Elle croyait, naïvement, que tout le monde « savait ». (Pour Kerchove, s’il
avait vu plus loin que nous le pensons, j’imagine qu’il ne vous serait pas trop difficile de le
savoir, et d’obtenir sa discrétion?)
Excusez-moi d’avoir insisté pour vous voir chez vous. Votre bureau rue S.-Bottin
[Sébastien-Bottin] est bien sympathique, mais j’y ai peu l’occasion de bavarder avec vous
librement.
À lundi matin, donc Votre ami Claude Elsen
- Mon ami le libraire me dit que, samedi, vous avez pris la peine de passer chez lui pour me
joindre. Je suis ennuyé de tout ce dérangement que vous vous êtes imposé. J’aurais dû vous dire
que lorsque je ne suis pas chambre 21, je suis souvent chambre 22 – où nous aurions été bien
heureux de vous voir. - Jouhandeau a révisé son opinion sur mon Genet lorsque je lui ai dit
qu’il était écrit depuis deux ans. Sartre me fait beaucoup de tort…
[horizontalement à gauche, en haut de la première page en rouge] Mardi
Fait sans précédent : ce matin mon réveil – que j’avais mis à 10h., pour aller vous voir, n’a
pas sonné. Je me suis éveillé à midi. Je descendais pour vous téléphoner et vous demander de
m’excuser, lorsque j’ai trouvé votre mot. La coïncidence est plaisante. Je viendrai
donc samedi.
J’ai reçu la visite de M. Bussurel qui m’a confié – en se recommandant de vous – un petit
essai politique. Je le transmets à la Table Ronde.
J’ai écrit un mot à D.A. [Dominique Aury] pour la remercier de son action lausannoise. Il
paraît, me dit Pilotaz, qu’on lui a demandé de modifier légèrement la fin de mon livre : où il
apparaissait que l’un des deux personnages principaux n’existait pas, n’était qu’un « double »,
une « projection mentale » de l’autre. Je trouvais pourtant cette idée excellente. Il paraît
qu’elle aurait désorienté le lecteur. Est-ce sûr ? Et est-ce tellement grave ?
Trois ou quatre personnes, qui écoutent la radio, m’ont déjà demandé pourquoi je n’y ferais
pas une série d’Entretiens avec Jean Paulhan (après Gide, Colette, Claudel,
Cendrars, Léautaud, etc.). Moi, je trouverais l’idée excellente, et je suis sûr que nous nous
amuserions.
Mon ami Gallet, de « V-Magazine », me laisse entendre que nous pourrions éventuellement
examiner la question de mon entrée à « V » comme secrétaire de rédaction. Mais ce serait de 9 à
midi, de 2 à 6, et m’obligerait, pratiquement, à renoncer à tout le reste.
Cela m’effraie un peu. N’a-t-on vraiment le choix qu’entre deux ou trois prisons ? Et si oui,
pourquoi choisir celle-ci plutôt que celle-là ?
Si vraiment les projets Lutigneaux n’intéressent pas G.G. [Gaston Gallimard], pourrait-il
avoir la gentillesse de m’écrire un mot, ou à L. [Lutigneaux] lui-même, pour que celui-ci voie
que je me suis occupé de la chose et puisse, éventuellement, s’adresser ailleurs ?
L’émission passe jeudi matin, 8h30 , sur la chaîne nationale (347 m. depuis le 15 octobre).
Il y a dans le n° [numéro] d’octobre d’Esprit un article de Gabriel Venaissin qui, je crois,
vous intéresserait (« Rhétorique, Algèbre et Signification »). Si vous ne l’avez pas sous la
main, je vous le donnerai à lire.
J’ai alerté Sigaux au sujet d’Edith Thomas, en lui suggérant de se mettre en rapports avec
elle, ou, à défaut, avec vous.
Je suis à nouveau mal fichu,- rechute grippale, nerfs ou foie, je ne sais pas trop ; et j’ai
une vive horreur de ces malaises indéfinissables.
Un peu partout on me parle des difficultés de l’édition, de restrictions, etc. Cela
m’inquiète un peu. Je me demande si G.G. [Gaston Gallimard] pourra, finalement, quelque chose
pour moi. Si non, après l’ « avortement » de Comœdia , cela me laissera, en
novembre, fort embarrassé. (Je me mettrais bien à écrire des romans policiers (c’est un vieux
violon d’Ingres), mais encore y faudrait-il un peu de temps, pour que ce soit
« rentable »…) Pardonnez-moi de vous ennuyer aussi avec ces médiocres soucis,- mais vous
êtes pratiquement le seul à qui je puisse librement demander conseils et, éventuellement,
« tuyaux ». (Il y a évidemment la possibilité « V-Magazine ». Mais outre que rien n’est
moins sûr, et que je n’ose rien tenter de ce côté avant d’être assuré que rien d’autre n’est
possible, il faut avouer que ce n’est pas bien excitant, ni reluisant…)
J’en viens à penser que l’amour de la littérature est un vice. C’est vraiment le dernier des
métiers. Pourquoi est-ce le seul qui ne me dégoûte pas ? Après tout, un employé, ou un
correcteur d’imprimerie, c’est bien tranquille, et à eu près assuré du pain quotidien !
Pourquoi sais-je qu’à cette condition, que j’ai connue quatre ans, je préférerais à présent n’importe quoi ? Et quand je dis : n’importe quoi, vous savez ce que je veux
dire…)
Votre ami Claude Elsen
(Vous-ai je remercié du « supplément » de 3.000 fr [francs] qui m’a été envoyé pour les Cahiers de la Pléiade ? C’est tout à fait gentil d’y avoir pensé.)
Je reçois un mot de Sigaux. « Flore » ne semble pas alléché par l’affaire Edith Thomas. À qui
vous pourriez éventuellement suggérer d’en parler à Plon ou à la Table Ronde, par le truchement
Laudenbach. Elle pourrait le voir de ma part et de la vôtre. Elle pourrait même y passer
mercredi vers 3h½ – 4h : j’y serai.
Sauf imprévu, je compte passer rue Sébastien-Bottin mercredi 6h.
J’étais assez disposé à tout dire à P.P. [Paul Pilotaz], dont je crois bien
m’être fait un ami. (Sa femme – qui est non moins charmante – me disait que nos rapports
l’influençaient curieusement et heureusement, le libérant d’une forte tendance au repliement
sur soi-même.) Mais les circonstances ne s’y prêtaient pas tout à fait (encore) : durant la
deuxième semaine de mon séjour à la Pommeraie, nous avons été très peu seuls, et certains de
ses hôtes soit, avaient pris la résistance très au sérieux, soit, étant juifs, avaient souffert
de l’occupation. Cela ne m’empêchait pas de sympathiser avec eux – mais m’obligeait tout de
même à une certaine réserve. P. [Pilotaz] viendra prochainement à Paris, où je pourrai lui
parler plus librement. (Cela me soulagerait assez : je déteste assumer à mes
propres yeux le rôle d’imposteur.)
Je rapporte le manuscrit de La part de ciel (titre définitif du roman de
P.P. [Paul Pilotaz]. Je suis chargé de le faire dactylographier, et de vous le transmettre
ensuite, pour G.G. [Gaston Gallimard] Il me semble à présent digne d’être imprimé. Mais je suis
évidemment devenu juge et partie…
Vous me parliez de G. [Graham] Greene. Le papier que j’avais fait sur lui pour la Guilde
aurait-il paru ? Je n’ai plus reçu ni vu le « Bulletin ».
À la fin du Voyage au pays de la peur , film d’Orson Welles, le héros, qui
durant toute l’aventure s’est présenté comme un brave type un peu peureux, que traquent
diverses polices secrètes, se révèle, soudain décidé, voire un brin téméraire. On l’en
félicite. Il s’explique : « C’est simplement que j’étais fatigué de fuir et d’avoir
peur... » Voilà peut-être pourquoi (pour l’instant) j’écarte de mes pensées tout ce qui a
trait à la guerre et à ma situation. J’en suis, depuis dix ans, à mon troisième ou quatrième
« exode ». Vous ne pouvez imaginer à quel point c’est fatigant.
Je voudrais vous écrire plus longuement, mais je « nage » un peu : rentrée, courrier en
retard, travail, gens à voir. Ce sera pour un de ces tout prochains jours. Quand
rentrez-vous à Paris ? Je l’ai, pour ma part, retrouvé sans aucun plaisir… (Avec d’autant moins
de plaisir que m’y attendait ma feuille d’impôts : 25.000 fr. [francs] à trouver d’ici le 15
novembre… je me demande bien où.) Pas de nouvelles de Comœdia ? (Vous
devez trouver que je me répète,- mais c’est que le fond de l’escarcelle commence à affleurer,-
et je ne me sens aucun enthousiasme pour chercher une nouvelle place de correcteur…)
Fidèlement à vous Claude Elsen
(Nous avons d’un commun accord, avec P.P. [Paul Pilotaz] et sa femme, renoncé au « monsieur »
et au « madame » pour le « Paul », le « Lily » et le « Gérard ». Il y a longtemps que je n’ose
pas vous demander la même permission…)
Un mot d’ici encore, puisque le précédent a croisé votre lettre. Nous rentrons demain,
sans grand regret, le temps s’étant sérieusement gâté ces derniers jours. Savoie : du 20-21
août au 1er septembre, je pense. Il faudra dès lors attendre sans doute
le début septembre pour vous voir ? C’est bien long.
Noël et Mermoud ont sans doute raison quand à la « sévérité » de mes papiers. Mais il faut
dire : 1° quant à Mermoud, que les sujets (Malraux, Greene) ne (se) prêtaient guère à la
plaisanterie ; 2° quant à Noël, qu’il ne me donne guère l’occasion de me manifester chez
lui et sur le ton « maison ».
Je vais vous surprendre : je ne pense plus à la guerre. Ce n’est pas que j’aie cessé d’y
croire ; c’est même tout le contraire. L’affaire me paraît réglée. Qu’est-ce que la date
officielle y fait ? Et puis, pour tout dire, tout cela commence à m’être sincèrement
indifférent (n’était l’existence de ma femme et de ma fille, là-bas). Je vous ai dit que
j’étais très fatigué. Je vous écrirai plus longuement lundi ou mardi.
Fidèlement à vous Claude Elsen
(Excusez cette enveloppe funèbre, la seule que j’aie pu trouver ici.)
Ces vacances bretonnes, sous un ciel brouillé, touchent à leur fin. Je serai samedi à Paris.
Quand vous y verrai-je ? J’irai (sauf imprévu) vers le 20 chez Pilotaz, pour huit ou dix
jours. Pas plus : trop de travaux à mener à bonne fin d’ici octobre – pour pouvoir, ensuite, me
remettre à la poursuite du pain quotidien.
Renseignements pris, Le (ou La) Carquois est une francisation de « Ker-Coat », qui veut dire
« Le joli bois ». (Ce pourquoi il arrive de le voir écrit « Carcouat ».)
Il y a, ici, un nombre incroyable de Belges. Je n’en ai reconnu aucun. Mais je me sens
extraordinairement étranger à eux.
Écrivez-moi, voulez-vous, rue des Écoles. Et dites-moi, bien entendu, si je puis vous
être utile en quoi que ce soit à Paris. À bientôt, j’espère. Vous me manquez.
Vous avez « senti » juste : P.P. [Paul Pilotaz] est un homme infiniment sympathique, avec
quelque chose de frais, de pur, de net qui me touche beaucoup. Sa femme – que
je connais depuis hier – est charmante. Et j’ai la plus vive amitié pour Ansoumany, le boy
noir, personnage mi-animal mi-enfantin, avec le meilleur des deux (P.P. [Paul
Pilotaz] n’y est pas pour rien. J’ai fait samedi des débuts très remarqués dans
l’alpinisme, en grimpant avec P.P. [Paul Pilotaz] au Roc du Vent (2.350m.) Il paraît que les
amateurs non aguerris reculent en général devant les 50 derniers mètres. (rochers à pic). Il
est vrai que P.P. [Paul Pilotaz] ne me l’a dit qu’après : la témérité est évidemment surtout
affaire d’inconscience… Hier dimanche, sommes allés à la croix du Vercors, qui est un
haut-lieu, d’une émouvante beauté. En route, avons eu un entretien attachant avec un Dominicain
plein d’intérêt.
Je crois avoir compris que jusqu’il y a dix ans, P.P. [Paul Pilotaz] souffrait d’un
inhibition psychique (c’est au fond un timide par pudeur) dont B. Bernson l’a délivré en lui
suggérant d’écrire. Ledit Bernson est un personnage curieux, un peu tourmenté lui-même, un peu
confus, très hébraïque (il est d’origine polono-ukrainienne) Mais sa femme est une exquise
vieille dame alsacienne, qui me joue du Mozart et me parle du Dr Schweitzer, qu’elle a
connu.
J’ai aussi lié amitié avec un ravissant petit veau, le dernier né de l’étable, qui passait
pour farouche, mais m’a tout de suite pris en affection. (Il me le prouve en me passant sur les
mains et les jambes la râpe à fromage qui lui tient lieu de langue.) C’est très curieux,-
me dit-on,- ce « pouvoir » que j’ai sur les bêtes.
Vous rentrerez le 15 ? J’attends avec impatience de vous revoir. Avec impatience aussi de
connaître Marcel Arland. Je cherche à interpréter – sans y réussir – votre rêve (touchant
ma femme). Je sens pourtant en quoi il lui ressemble.
(Oui, Hellens est un peu triste…)
Votre fidèle ami Claude Elsen
Je suis ici jusqu’à lundi (le 4). Ne m’y écrivez encore que si vous postez votre lettre avant
jeudi : la transmission me semble peu rapide.
Le manuscrit P.P. [Paul Pilotaz] est au point. Titre définitif : « La part de ciel ».
Trois jours d’air marin m’ont déjà retapé physiquement. Quant au moral… ce n’est évidemment
pas si simple. (Et les événements ne sont pas très encourageants.)
Cette idée d’un bureau de conseils littéraires est amusante. Croyez-vous que les auteurs
auraient assez de modestie pour s’en remettre à lui ? Tous n’ont pas la simplicité d’un
Pilotaz. Cela devrait en tout cas se faire très discrètement, pour leur permettre de sauver les
apparences… Et, conseils mis à part, l’on pourrait se charger de « retaper » leurs
travaux. Nous en reparlerons.
Il m’a semblé parfois aussi qu’à certains égards nous nous ressemblions. Je sais surtout
que vous êtes l’un des trois hommes dont l’amitié m’a le plus marqué (les deux autres étant
Robert Poulet et Paul Colin). Et que cela m’est bon.
Pour le n° [numéro] sur l’occultisme de la « Table », je vous comprends fort bien. Ces
numéros spéciaux ressemblent beaucoup aux enquêtes menées par les journaux ou revues, où chacun
répond en cinquante lignes à des questions qui mériteraient un volume. Finalement cela
n’apporte rien à personne.
J’ai eu de plaisants échos de votre notre sur A. [André] Rousseaux, qui a ravi bien des gens
(même s’ils ne partageaient pas votre – notre – estime pour Jouhandeau).
J’essaie de me laisser vivre jusqu’en septembre-octobre. Ensuite se poseront sans doute de
nouveaux problèmes (matériels). Mais peut-être Comœdia m’aidera-t-il à les
résoudre ?
Pensez-vous toujours rentrer à Paris au début d’août ? Moi, ce sera le samedi 29 juillet
(sauf imprévu).
J’ai donc déposé rue des Arènes le gros (et méchant) manuscrit de M.A. [Michel-Aimé]
Baudouy : « Les Chemins de l’Aube »,- avec une note, bien entendu.
Le Marchand serait bien content si vous pouviez lui envoyer quand même quelques lignes pour
son n° [numéro] sur l’occultisme (8, rue Garancière). Un souvenir, une anecdote, le (bref)
récit d’un rêve curieux ou significatif… Je lui promets de vous en parler. Voilà qui
est fait.
Je pars, comme prévu, dimanche matin, pour la Bretagne. Où je serai, sauf imprévu, jusqu’à la
fin du mois. Il était temps : je me sens très las, énervé, excédé, incapable d’une
activité cohérente… J’espère vous voir à mon (ou à votre) retour. Je vous écrirai de
là-bas, bien sûr, où mon adresse sera, du 9 au 29 : G. Delsenne chez Mme F.
Marie LA CARQUOIS-PLÉHÉREL (Côtes du Nord)
Peut-être aurez-vous, vous-même, le loisir – et la gentillesse – de m’y adresser un mot ?
(Vous me direz, n’est-ce pas, à quel moment vous serez à nouveau parisien?)
J’ai peut-être, en parlant d’identification du signe et de la chose signifiée, arbitrairement
étendu à la peinture une notion propre à la musique. Dans sa (remarquable) Introduction à J.S. Bach , Schloezer dit que « l’œuvre musicale n’est pas le signe de
quelque chose, mais se signifie elle-même : ce qu’elle me dit, elle l’est,
son sens lui étant immanent ». Il me semblait possible de considérer la peinture de la même
manière – et que c’est à quoi tendait Malraux en parlant d’art « devenu son propre objet ».
Pour ce qui est de la métaphysique : il en est une formellement incluse (et souvent
explicitement formulée) chez un Goya, ou un Greco, ou un Grünenwald, alors qu’elle est beaucoup
plus implicite chez Braque (vous dites vous-même : « voyez ses écrits »,
qui, en effet, disent ce à quoi seulement se réfèrent ces
tableaux). Il me semble que Gauguin marquerait assez bien le passage d’une attitude à
l’autre.
Oui, je vous avoue que je n’ai pas reconnu la Belgique que je connaissais,
à travers les récents événements. J’ai n’ai jamais si bien senti la cassure qu’a marqué 1944-45
dans le cours des choses.
Pour Homo Eroticus : il me reste 2-3 chapitres à écrire. Il y suffirait de
8 ou 15 jours pendant lesquels je n’aurais rien d’autre à penser. Si G.G. [Gaston Gallimard]
vous en parle, vous ennuyerait-il de lui dire que ce retard est dû 1° aux vacances que j’ai
prises en juillet (et aux quelque dix jours que je vais passer chez Pilotaz à partir du 20), 2°
à la nécessité de mener à bien, simultanément, d’autres travaux « alimentaires ». Si cela vous
ennuie, dites-le moi : je pourrais – si vous le jugiez utile – écrire moi-même à G.G. [Gaston
Gallimard], que je ne voudrais pas indisposer. Je compte bien en finir en septembre. Ce retard,
est-ce grave ? (J’ai sans doute accepté trop de travaux dans un délai trop limité. Mais il
fallait bien assurer mon pain quotidien durant les mois « creux » de l’été.)
Je suis impatient de parler avec vous de cette idée de « cours par correspondance »…
Malheureusement, ma femme et ma fille ne pourront loger – de samedi à mardi – chez la mère de
J. [Jacques?] Spitz. Je vais donc être obligé de les laisser prendre une chambre d’hôtel.
Pensez-vous que ce soit ennuyeux ou imprudent ? Mais je ne vois pas d’autre moyen. (J’ai
envie de dire à ma femme de s’inscrire sous son nom de jeune fille.)
Un mot de vous à ce sujet me ferait plaisir. Il est vrai que celui-ci le croisera
peut-être.
À part cela, c’est toujours le lundi 21 que je compte retrouver Pilotaz, pour une dizaine de
jours. J’en ai fini avec son manuscrit auquel j’ai fait subir – en dehors de quelques
corrections d’écriture – les modifications suivantes : a) originalement, son récit comptait
trois narrateurs : le narrateur impersonnel pour la première partie, le narrateur « présent »
pour la deuxième, le héros pour la troisième. Comme tous trois parlaient le même langage, il en
résultait pour le lecteur une impression gênante : il confondait les trois, et ne savait pas
toujours qui parlait. J’ai imputé à un seul narrateur impersonnel toute l’histoire. b) Il
y avait une introduction et une postface commentant le récit du point de vue « moral », de
manière un peu lyrique et un peu naïve. Vers le milieu du livre, aussi, le narrateur à son tour
faisait des commentaires du même ordre. J’ai supprimé tout cela, le réduisant à une note de
deux pages, à la fin du récit. c) Je compte reprendre avec P. [Pilotaz] lui-même
l’épilogue proprement dit du récit. d) À son titre, que je trouve mauvais (« Noirs, mes
frères »), je lui propose d’en substituer un autre : « Le Cinglé », ou « Le chemin des
hommes ».
Que vous dire encore ? Il me semble que les choses vont, incessamment, prendre un vilain
tour à Formose. Et alors… (Je me demande bien ce qui se passerait pour moi si l’on prenait
des mesures de mobilisation.)
Votre (soucieux) ami Claude Elsen
(Je poursuis néanmoins, activement, mon Homo eroticus )
Votre sentiment (optimiste) des événements est bien réconfortant – mais peu partagé. Je ne
vois que des gens consternés et envisageant le pire. Spitz, que je quitte, met au point des
projets de départ fort précis, et n’est pas seul à le faire. Pour moi, j’ai bien peur
d’être paralysé par ma situation équivoque. Si seulement, nous avions pu avoir la carte que
vous savez (je n’ose plus trop y croire) ou quelque passeport… (Personnellement, dans la
mesure où les Russes mènent le jeu – je crois que nous avons encore un
certain délai, disons d’un an. Mais il se pourrait aussi que les Américains perdent
patience.)
Il se confirme – les choses s’étant calmées là-bas – que ma femme viendra passer ici le
week-end du 15 août. Mais je suis un peu ennuyé : les amis chez qui elle pensait trouver
asile sont eux-mêmes absents, et j’hésite à la laisser passer ces 2-3 jours à l’hôtel (par
prudence). Peut-être pourrai-je arranger quelque chose avec Spitz, chez sa mère. Si cela ne
pouvait se faire (je le saurai lundi), je vous demanderai conseil.
Connaissez-vous ces deux « mots » assez plaisants que l’on me répétait aujourd’hui : - Un
homme âgé meurt avec, à son chevet, son pire ennemi : « Je te souhaite, dit-il, de vivre une
époque intéressante... » - Un homme se présente à l’ambassade américaine et demande à
contracter un engagement pour la Corée : « Vous êtes fou ? » lui demande l’ambassadeur. Et
l’homme : « Pourquoi ? C’est indispensable ? »
Les nouvelles mesures de contingentement du papier-journal ne vont-elles pas contrarier les
projets « Comœdia » ?
Pour reproduire, en appendice à mon livre, les quelques textes que je vous ai dits, ne
convient-il pas d’en demander l’autorisation aux auteurs ou aux éditeurs ? Il s’agit de : -
Don Juan le satisfait , de Montherlant (extrait de Sur les
femmes , Éd. [Éditions] Palimugre) - Le dernier visage de D.J. [Don
Juan] , de Fabre-Luce (extr. [extrait] d’Intermèdes , Éd. [Éditions]
Gallimard) - D.J. [Don Juan] et Sade , de Rougemont (3 pages de l’Amour et l’Occident , Éd. [Éditions] Plon) - quelques pages du Mythe de Sisyphe de Camus - quelques pages du Casanova de
Zweig (Éd. [Éditions] Attinger, réédité par Stock) - un article de Th. Maulnier sur le D.J.
[Don Juan ] de Molière, paru dans le Figaro littéraire
.
J’aime assez le livre de Lionello Venturi : Pour comprendre la peinture (de
Giotto à Chagall). Son parallèle entre Picasso et Braque me semble pertinent.
La « Gazette des Lettres » - pour faire comme tout le monde – va sans doute prendre, en
octobre, la forme d’un « digeste » mensuel.
À notre retour, je sais deux personnes qui aimeraient (séparément) vous voir avec moi :
Laudenbach – et un jeune Américain de ma connaissance, charmant garçon, fidèle lecteur de Jean
Paulhan… et de Claude Elsen. Il se nomme Robert J. Donohue. J’aime beaucoup sa curiosité, son
sérieux, et sa naïveté.
Mais je sais que vous me manquez encore bien davantage.
J’ai eu des éclaircissements sur les deux arrestations dont je vous avais parlé (et qui
m’avaient été « annoncées » par le curieux être prémonitoire dont vous vous souvenez
peut-être). Aucun lien entre elles. Le premier des deux garçons en cause a été banalement
dénoncé. Il est toujours emprisonné (à Rouen) mais ne semble pas devoir être extradé. Le second
a été victime d’un étrange hasard : au cours d’un séjour à Paris (il venait – clandestinement –
d’Espagne), il a été pris pour un gangster que la police recherchait et dont il était,
paraît-il, le sosie. Il a été relâché et renvoyé en Espagne.
Ces quelques beaux jours du 15 août m’ont laissé un goût délicieux, même s’il est un peu
mélancolique. Ils n’avaient pas le caractère hâtif et assez agité de la précédente rencontre.
J’ai aimé chez ma femme – et il doit m’en être resté quelque chose – cette sérénité, cette
confiance en nous , ce courage tranquille. Et je garde un souvenir enchanté
de la longue matinée que j’ai passée, seul, avec ma fille, au Jardin des Plantes : ce reflet de
moi-même (nous avons, paraît-il, et me semble-t-il en effet, d’étranges et profondes
ressemblances), comme épuré de tout ce qu’il peut y avoir en moi d’impur, de pesant, de
marqué…
Ma femme m’a apporté le manuscrit d’un roman que j’achevais en 44. Il s’intitule
Le Regard de Méduse . Il m’amuserait que vous le lisiez : c’est moi, avant . (Mais on change, au fond, si peu.)
Il paraît que j’ai gardé, là-bas, de bons amis. Marcel Lecomte, notamment.
Écrivez-moi en Savoie, n’est-ce pas ?
Votre ami C.E.
G. Delsenne chez M. P. Pilotaz GILLY-SUR-ISÈRE (Savoie)
J’ai, comme on dit, « mauvaise conscience ». J’ai l’impression de vous importuner un peu à
abuser comme je le fais de votre intérêt, de votre amitié et de votre bienveillance, (de votre
temps aussi). Et cela me tracasse dans la mesure où ils me sont précieux. Il faudrait me le
dire. J’ai reçu les Cahiers . Merci. Je viendrai mercredi, 6 heures,
rue Sébastien-Bottin. (Pas de « mauvaises rencontres » à craindre dans votre bureau?) Bien
entendu, ne m’écrivez pas. Mais si vous partez pour quelque temps, vous serez gentil de me
dire où et comment je pourrais, en cas de nécessité, vous écrire, moi.
Fidèlement vôtre Claude Elsen
(J’ai beaucoup aimé – entre autres choses – le papier de Dominique Aury sur
Colette.)
Votre lettre me fait bien plaisir. D’abord, bien sûr, parce qu’elle me dit que vous allez
mieux. Mais aussi parce qu’elle m’assure de votre inlassable intérêt. Merci !
Donc, j’ai signé le contrat de G.G. [Gaston Gallimard] Il m’a demandé de m’engager pour dix
ouvrages futurs – mais, à ma demande, m’a immédiatement délié de cette obligation pour un livre
que la Table Ronde me demande après Homo eroticus . (Il s’agit d’un essai sur
l’incroyance.) Tout cela me ravit et me promet une année bien remplie. Je n’ai pas encore
retrouvé le goût ni l’habitude de la liberté : par prudence, je reste chez Lang jusqu’au 15 ou
20 février (le contrat G.G. [Gaston Gallimard] prend effet le 15). En attendant, je classe
notes, documents, etc. Tout le monde ici regrette votre absence. Et notamment Claude
Mauriac, avec qui j’ai établi des contacts très cordiaux. Il souhaiterait vivement (dit-il) que
nous nous livrions, vous et moi, à quelque dialogue dans Liberté de l’Esprit
. J’y pense : il m’a dit son désir de vous soumettre une réponse à vous adressée par Denis de
Rougemont. Enfin il m’a chargé de vous dire – si j’en avais l’occasion – que le retard apporté
à vous fournir certains « tirés à part » de Lib. [Liberté] de l’Esprit tenait au fait qu’il
avait une dette pendante auprès de l’imprimeur intéressé. Voilà qui est fait. J’aurais
encore diverses petites choses à vous raconter – mais je pense à vos yeux. Je serai bien
content de vous revoir. Faites-moi signe à votre retour, n’est-ce pas ?
Nous nous sommes, une fois de plus, croisés. Mais voici votre texte, j’en ai pris copie.
C’est curieux que vous me disiez être « content de notre matinée de dimanche », car moi aussi… Dieu sait pourtant que nous n’avons résolu (ni posé) aucune question
importante. Mais il faut croire aux impondérables…
Ai demandé à Dumay de me garder une bonne place dans la « Gazette » de vendredi en quinze :
je tiens pour importantes vos réponses à mes petites questions.
À vous Claude Elsen
(Avez-vous vu, dans « Carrefour », le papier de Denis Marion sur Méral?)
L’Horloge de Saint-Sauveur, du R.P. Bruckberger : Les deux premières « journées »
sont belles et émouvantes. Ensuite, cela fléchit, perd en acuité, tourne un peu au prêche
évangélique et non sans longueur(s). Le début me faisait espérer une manière de réplique
chrétienne au « Journal d’un condamné à mort ». La suite m’a fort déçu à cet
égard. D’autant plus que – se souvenant de « Nous n’irons plus au bois »- l’on est tenté,
durant les 40 premières pages, de prêter au condamné les traits de Darnand, ce qui
« circonstancie » ce témoignage. Mais on devine ensuite qu’il s’agit d’un homme condamné par
les Allemands, et il y a là de quoi égarer un peu le lecteur, je le crains. Éditeur, je
crois que je ne publierais pas un livre dont l’intérêt tombe ainsi et se dissout en son
milieu. (Au fait, vous auriez dû me dire si vous attendiez de moi un avis aussi sommaire et
personnel – ou un vrai « rapport de lecture » analytique et détaillé.)
Merci de votre souci de répondre aussi pertinemment à mes questions. J’espère tirer
de là – grâce à votre concours – un bon papier pour la Gazette. Il doit paraître de vendredi en
quinze. Je pense donc avoir le temps de vous le soumettre avant de le donner, dans 8 ou 10
jours. (Tout de même que ma chronique pour la Table.)
Je crois que je vais être amené (devant prendre une décision assez rapidement) à
donner mon congé définitif à M. Lang. Les perspectives Comœdia me paraissent bonnes. Et je vous
avoue que ces quatre années de servitude salariée m’ont amené bien près du point de saturation…
(Il y avait des moments où j’éprouvais une dangereuse tentation d’abattre mes cartes, rien que
pour changer…)
Votre ami Claude Elsen
(Oui, j’avoue, ayant fait l’expérience des deux, qu’entre la prison et l’usine, la différence
me semble assez peu sensible – et pas toujours à l’avantage de l’usine, dont la seule
supériorité est qu’on garde l’illusion de pouvoir en sortir. Mais ce n’est pas toujours plus
qu’une illusion.)
À l’occasion de la sortie des Causes et de la Métromanie
, la « Gazette des Lettres » me propose de faire une manière de
portrait-présentation-interview-rencontre avec Jean Paulhan. Vous voulez bien ? Comme vous
n’avez sans doute pas plus que moi le goût des « interviews », j’ai envie de vous proposer
trois ou quatre questions auxquelles vous pourriez peut-être répondre rapidement par écrit . J’incorporerais cela à une « présentation ». À tout hasard, je joins ces
quelques questions. Ce serait bien si vous pouviez y penser d’ici dimanche et peut-être me
remettre la chose. En modifiant ces suggestions à votre entière guise , bien
entendu.
Votre ami Claude Elsen
(Il va de soi que pour « jouer le jeu » - et en pensant aux lecteurs peu avertis –
l’intervioueur [intervieweur] doit faire mine d’un minimum de naïveté…)
Je reçois votre mot. Les perspectives Comœdia me font plaisir. Mais oui,
vous tiendrez le coup : on vous y aidera de toutes les manières. Pour moi, demandez-moi
n’importe quoi. (Vous savez que techniquement parlant aussi, la confection d’un hebdo ne m’est
pas tellement étrangère…)
Je serais curieux de savoir si vous avez vu Kerchove, et eu l’occasion d’éclaircir cette
histoire ambiguë. Comprenez ce que je crains : que (sans mauvais dessein) il bavarde sur les
rapports existant entre « feu » G.D. [Gérard Delsenne] et Claude Elsen, et que la chose finisse
par arriver aux oreilles qu’il ne faudrait pas (que nous trouvions par exemple, quelque jour,
dans un journal d’ici ou de là-bas un écho ± [plus ou moins] perfide, du
genre : « Est-il exact que sous le pseudonyme de Claude Elsen, etc... »). Voilà à quoi je
souhaiterais parer, simplement en faisant appel à la discrétion de K. [Kerchove] Si, tout en
étant assuré qu’il a compris, vous jugiez préférable que je lui en parle, peut-être me
diriez-vous comment le joindre ? Pardonnez-moi de vous importuner avec cette histoire.
J’ai demandé, chez Hachette, qu’on vous envoie les « Histoires extraordinaires
d’animaux ».
Vous avez raison : Antonini n’est pas du tout sympathique. Je n’aime pas beaucoup ses ronds
de jambe. Et ce qu’il écrit (dans la Table ) est bien dénué d’intérêt.
Je ne vois pas comment on pourrait remanier le manuscrit de K. Varasteh,- du moins comme j’ai
fait pour P.P. [Paul Pilotaz] Ce livre est d’une lecture plaisante, d’une écriture agréable et
aisée, même s’il est – pour mon goût – assez « mince ». (Avec P.P. [Paul Pilotaz], c’était,
somme toute, tout le contraire : son roman était, à l’origine, plus substantiel que bien
construit. Ceci dit, et me plaçant du point de vue « éditeur », je doute un peu que ce
livre soit appelé à une carrière bien brillante. Il n’est pas beaucoup plus que « joli » et
sonne – me semble-t-il – un peu creux. Les titres proposés par l’auteur, d’ailleurs, laissent
entendre qu’il s’en rend compte. Peut-être qu’une édition hors-série, « jolie » elle aussi…
De savoir que vous songiez aux Cahiers m’a fait penser avec une attention
particulière au « Gide » dont vous me parliez. Et je crois que je « tiens » une idée, un fil
conducteur, qui me donnent grande envie de m’y mettre. Cela pourrait s’intituler Gide et l’engagement ou, plus justement, De l’engagement considéré comme
une démission (À propos de Gide, etc.),- et, bien sûr, cela déborderait un peu le « cas »
particulier de Gide, tout en s’appuyant nommément sur lui. Si vous voulez bien, je vais
écrire cela (et nous pourrions ensuite reparler de Léon Bopp.)
Sauf imprévu d’ici-là, donc, gardez-nous votre soirée du samedi 16/12, n’est-ce pas ?
Je vous ferai sans doute le bonjour, mercredi soir, rue Sébastien-Bottin.
Voici le livre de Dumay (j’ai reçu mon exemplaire) et l’ampoule. Je vous avais apporté la
seconde rue Sébastien-Bottin, où je vous ai attendu (en vain) en bavardant avec Antonini… et
Arnold de Kerchove . À propos de ce dernier : j’imagine que, cette fois,
il a dû faire le rapprochement entre G.D. [Gérard Delsenne] et Claude Elsen ? Il n’en a rien
laissé voir,- mais nous n’étions pas seuls. Il ne m’a d’ailleurs manifesté aucune hostilité, et
m’a même promis le livre qu’il vient de publier. J’aimerais pourtant savoir,- car il me
serait désagréable que l’on sache un peu partout (et particulièrement là-bas
) qui est Claude Elsen. Peut-être pourriez-vous vous en assurer, et, éventuellement, faire
appel à l’amicale discrétion de K. [Kerchove] ? (Il ne vous la refuserait
certainement pas.) Ou me dire s’il convient que je m’adresse directement à lui. (J’ignore même
son adresse.) Il passera vous voir à la nrf [Nouvelle Revue Française] vendredi soir, et y
apportera son livre à mon intention. Si vous le jugiez souhaitable, je viendrais. Si non, je
vous suggérerais de prendre ce livre (vous me le donnerez à l’occasion) et d’en profiter, si
vous le jugez utile, pour mettre les choses au point. Qu’en pensez-vous ?
Le Marchand vient de retourner son article à Bosschère, avec une lettre fort aimable (mais
tout de même de refus).
La situation internationale prend à nouveau une tournure rien moins que rassurante, n’est-ce
pas ?
Votre ami Gérard
(Je saurai dans huit jours qui sont Jacques Pleyber et Saint-Germain,- par Le Marchand)
Vous serez certainement heureux de savoir que P.P. [Paul Pilotaz] (qui part aujourd’hui pour
la Guinée) m’a envoyé hier la carte promise. Voici encore un pas de fait. Il me promet, à son
retour, au printemps, de faire mieux encore. Je vous en parlerai lundi (avec l’accent
savoyard qui, désormais, s’impose).
Que « reprochez »-vous à Delange ?
Contemporains, oui, pourquoi pas ? Mais c’est une de ces revues qui, à première vue,
ne semblent pas vouées à une très longue existence. Je peux me tromper.
Je demande à Robert Aron de vous envoyer le n° [numéro] de Revue de la Pensée juive
(où, tout de même, je vous avoue que je me sens un peu dépaysé). S’il ne le faisait pas,
je vous passerais mon exemplaire.
Connaissez-vous M. Gaït, qui, sous le nom de Fabricius Dupont, a publié il y a un an
ou deux un curieux « Manifeste des Inégaux ». C’est lui qui dirige la Fronde. Il me demande
l’un ou l’autre papier, et, connaissant – tout se sait – nos contacts, me demande si vous-même…
Textuellement : « Jean Paulhan ne ferait-il pas pour nous un peu de ce qu’il a fait pour les
Lettres françaises ? Cela ne manquerait pas de piquant. Mais peut-on y penser ? En tout cas,
veuillez considérer, J.P. [Jean Paulhan] et vous-même, que la roulotte de la Fronde, à
l’attelage encore bien incertain, vous est ouverte et autant qu’il vous plaira. » Que lui
répondre ? (Je l’ai connu par Le Marchand). Ne m’aviez-vous pas parlé de quelque chose touchant
l’amnistie ? À tout hasard, voici son adresse : M. Gaït, Hôtel du Croisic, 131 rue du
Cherche-Midi (XVe)
Le Marchand a en mains La révolte de Mme de Merteuil, qu’il va proposer au prochain
conseil de la Table, de lundi en huit. Il suggérerait que cela parût en même temps qu’un
Valmont de Claude Elsen, dont nous avons parlé. Le parallèle pourrait être amusant.
Cette étude sur Gide, dont vous me parlez, serait-elle pour une revue, un journal ?
Et de quelle importance ? Au premier abord, je verrais quelque chose de 5-6 pages sur « Gide et
l’engagement », à propos, notamment, de son Journal 1942-1949. Cela conviendrait-il ?
Je ne sais pas si j’aurai jamais un palais à moi (je n’en demande pas tant). Mais en
attendant, et pour marquer d’une pierre blanche la fin de cette année qui m’a tout de même
beaucoup apporté (grâce à vous), nous serions bien contents si vous acceptiez de retourner avec
nous, dans le courant de décembre, au sympathique « Cochon de lait ». Ce serait par exemple un
samedi midi, dont nous conviendrions. Nous comptons sur vous.
À lundi, 11h½, mon cher Jean.
Votre ami Gérard
(Je me donne beaucoup de mal, en ce moment, pour m’assurer une réputation de misanthrope,
réfractaire aux réunions littéraires – que j’évite pour de tout autres raisons. Aujourd’hui
encore, trois personnes m’ont demandé pourquoi je n’étais pas au dernier « cocktail »
Gallimard.)
Nous n’avons décidément pas de chance (vous non plus, d’un autre point de vue). Nous avons
été désolés de ne pas vous voir, samedi. Ces vingt quatre heures se sont passées très bien
et très vite. Il paraît que, là-bas, mes anciens amis rentrent tous, peu à peu, dans la
vie normale. On espère même que Robert P. [Poulet?], bientôt… (Il envisagerait, à ce moment, de
venir ici.) Quant à l’ami dont je vous avais parlé, et qui avait eu des ennuis à Rouen il y a
quelques mois, tout s’est arrangé au mieux. Ma femme aspire avec courage mais impatiemment
au jour où elle pourrait venir me rejoindre. Mais vous imaginez le nombre de problèmes que cela
pose, et leur complexité (ici aussi, et pour moi…). Je vous raconterai tout cela. (Ne m’en
parlez pas, si vous m’écrivez.)
J’espère vraiment que vous serez rétabli samedi prochain, pour notre petite réunion
« guildienne ». Si je n’ai pas de vos nouvelles d’ici là, je téléphonerai chez vous
vendredi, par exemple.
J’aimerais lire l’article de vous qu’a publié « L’Âge nouveau ». Vous pourrez sans doute me
le passer. Cette revue est-elle donc fréquentable ? J’avais toujours tenu M. Marcello Fabri
pour un doux illuminé. Mais il est vrai qu’il est mort.
Dommergue (le bouquiniste) craint que les Saint-Martin ne soient très malaisés à trouver. Il
essayera. Peut-être (selon lui) auriez-vous plus de chances chez Dobron (bd [boulevard]
St-Germain).
Un ami de Spitz, de passage à Paris et repartant pour je ne sais quelles Philippines, désire
acquérir quelques « curiosa ». Je lui ai suggéré de s’adresser à Chatté, de notre part.
Je crois bien que c’est tout. Soignez-vous bien. Je vous aime bien (et un peu mieux que
« bien »…)
Votre ami Claude Elsen
(Pour l’angine simple – vous savez que je suis un peu médecin à mes heures – il y a de très
honnêtes dérivés de sulfamides, comme le Collusulfamyd, ou les dragées de Solutricine. Ou le
bon vieux « bleu de méthylène »).
Jugez vous-même : M. Orengo ne répond pas à ma lettre, et se dit absent quand je le demande
au téléphone. Cependant, il laisse d’autre part entendre à Claude Elsen que c’est par ma faute
qu’il a dû lui retirer une chronique dont Elsen a besoin pour vivre… Ce
sont là des façons bien étranges, et je ne puis croire que vous les approuviez, vous directeur
d’Opéra . Je suis vôtre, cordialement
Jean Paulhan
[note : lettre de Jean Paulhan, qui ne semble pas adressée à Claude Elsen]
Ceci n’a rien à voir avec notre affaire… Le Marchand est désespéré de
ne pas trouver, pour la Table, un bon roman français, d’auteur connu ou non .
Je lui promets de vous en parler. Je serais heureux si vous pouviez lui faire une suggestion
quelconque,- et si c’était par mon entremise. C’est assez urgent, paraît-il. (Le cas échéant
vous pourriez lui téléphoner à la Table – [DI7N?] 07-29 – où il est de 3 à 6 environ, chaque
jour). Pardonnez-moi de vous accabler ainsi de soucis.
Voici l’ébauche que j’ai faite et vous propose pour notre entretien. Si ces questions vous
conviennent, voudriez-vous y répondre par écrit ? Sous forme de brouillon, bien entendu, et en
modifiant tout ce que vous voulez dans mon texte et mes questions, soit pour ménager des
« enchaînements », soit pour justifier vos réponses. Le tout devrait représenter qque [quelque]
5-6 pages dactylographiées – que je me charge, bien sûr, de dactylographier. L’entretien
était fixé au 19, il me semble que ce serait bien si vous pouviez me donner cela dans une
huitaine (le 10 par ex. [exemple]). Nous pourrions alors prendre date pour l’enregistrement de
la chose. À mercredi matin, sauf contre-ordre.
Votre ami Claude
(Vous ai-je dit que je verrai mon avocat mardi matin ? Cette fois, je crois qu’il faut me
décider à « marcher », pour en finir.)
Il n’y a rien de nouveau. Il n’y aura sans doute rien de nouveau d’ici vendredi (et même
samedi, mais vous ne serez plus là). Je vous le dirais. Voulez-vous que nous convenions de ne
rien faire avant votre retour, et que les choses soient un peu claires ?
Nimier me dit qu’il vous a écrit. Je vous avoue – puisque vous m’en parlez – que je suis
moi aussi (depuis le début de cette histoire) un peu gêné par le manque de netteté de son attitude. Il se retranche résolument derrière Orengo. Mais a priori
je veux faire crédit encore à leur bonne foi et à leur amitié. Ce n’est que si je me sentais
vraiment « lâché » par eux que je vous reparlerais, par exemple, du Figaro
littéraire . (J’avais songé aussi à Rivarol , où je crois que l’on
m’accueillerait très volontiers, mais qui est un peu bien marqué… et marquant.) Je voudrais
que tout ceci ne vous tracasse pas trop. Merci de la gentillesse avec laquelle vous vous
solidarisez avec moi. (Ce qui embarrasse fort les gens de Plon et d’Opéra
…) Il me reste à vous souhaiter bon voyage. Il me semble que les choses ont quelque peine à
« tourner rond », quand vous êtes absent de Paris…
Votre ami CE
P.S. Dernière heure : Le Marchand sera très heureux de vous voir vendredi 11, rue des
Arènes. (S’il y avait contre-ordre de votre part, voulez-vous lui donner un coup de téléphone
soit à la Table demain jeudi vers 4-5h – DAN 07-29 – soit chez lui vendredi matin – LIT
68-94. Je lui ai parlé discrètement de l’incident. Il ne semble pas du tout persuadé de la
bonne foi de nos amis.
Vous avez décidément le génie de l’amitié… Oui, j’étais assez mal en point
mardi (et toute cette semaine), physiquement et moralement. Cela s’accompagne chez moi,
d’instinct, d’un bizarre souci de n’en rien laisser voir, qui me rend un peu « grinçant ». Mais
devant des amis comme vous, ou Paul et Lily P. [Pilotaz], toutes ces défenses (involontaires)
tombent. (Elles tiennent, je crois, à ce que je déteste ennuyer :
connaissez-vous l’histoire, contée je ne sais où par Montherlant – excusez-moi – de l’homme
qui, se sentant pris de malaise en public, et proprement en train de mourir, s’en excuse auprès
des gens qui s’affairent autour de lui, et dit avoir honte du dérangement qu’il leur
cause?) Je suis un peu accablé par la confusion des affaires auxquelles je suis mêlé,
l’ « embouteillage » qu’elle provoque, et l’incertitude matérielle qui en résulte sans que j’en
voie la fin. Ajoutez que, depuis 10 ou 15 jours, je suis physiquement assez mal en point (les
nerfs, ces sacrés nerfs!). Ajoutez enfin que je prévois de désagréables complications
sentimentales, dont je n’avais vraiment pas besoin. (J’ai horreur des « drames », quand je n’en
suis pas le seul acteur…)
En fait, René D. n’a rien demandé à Orengo. Mais assurément il ressortait
de son exposé (d’ailleurs plein de sens) qu’il ne se voyait à Opéra que nanti
de plusieurs pouvoirs et d’un titre correspondant. Et j’ai peur qu’étant donnée l’euphorie qui
y règne encore, une telle suggestion ne soit un peu hâtive. Je me demande s’il ne faudrait pas
les laisser piétiner un peu, d’abord. Ils s’y emploient très consciencieusement. D’ici 2 ou 3
mois, ils pourraient bien ouvrir les yeux. (Mais ne sera-t-il pas trop tard pour « rattraper »
ce qui aura été gâché ? Je crois que la politique de D. devrait être de « garder le
contact » sans trop demander . C’est ce que je m’applique moi-même à faire.
Vous pourriez nous y aider discrètement. (On tient grand compte de vos avis.)
Tout de même, je pense beaucoup à la nrf [Nouvelle Revue Française]… (Dans la mesure même où
le journalisme , aujourd’hui, me semble dépassé, et un peu « pourri ».)
Bien sûr, je viendrai vous dire bonjour mardi matin, 11h30.
Entretien d’une heure, hier, avec Delange et Orengo. Je ne sais pas ce qui en sortira, ni
s’il en sortira quelque chose. Delange, en tout cas, a dit exactement ce qu’il y avait à
dire. Mais je crains un peu qu’Opéra soit et reste prisonnier d’un
mauvais départ, pris dans le désordre et l’improvisation. Il fallait Delange où il y a Orengo
(qui est un homme très bien , mais absolument débordé), et Jean Paulhan où il
y a Nimier (tout à fait charmant, mais par trop dilettante, sans « conviction » et sans
expérience du « métier »). Bref, il fallait Comœdia… Hélas.
Mais ce qui serait merveilleux, ce serait de refaire la nrf [Nouvelle Revue Française] – quoi
que vous en disiez !
Ces semaines m’ont (nerveusement) « claqué ». Je suis un peu épuisé, un peu hors de moi – et
très mal à l’aise, physiquement et moralement. Yvette s’en désole, ne sait
qu’en penser. Je l’impute à Opéra – qui y est, bien sûr, pour une grande
part. Mais je ne puis pas lui dire, tout de même, que j’ai aussi à compter avec le sort absurde
que m’a jeté une petite fille toute claire, toute droite, dont l’entrée en scène a ébranlé
jusqu’aux fondations le bel édifice bâti en quelques années, tout de même, par l’homo eroticus … Est-ce assez extravagant ? Et quels ennuis, quels soucis cela nous
promet-il encore ! Comme si tout, déjà, n’était pas suffisamment compliqué comme ça… (Bien
entendu, ne m’en écrivez pas.)
Faut-il déjà vous souhaiter bon voyage ? Vous seriez gentil de me dire quand vous partez,
et pour combien de temps.
Il me semble que ce dont vous me parlez à propos de Braque, ou de Malraux, serait parfait pour « Opéra ». Je serais moins sûr pour la Lettre aux
directeurs de la Résistance , car la haute direction du journal entend qu’on n’y touche à
la politique en aucun cas. (Par contre, je serais bien content, moi, de la lire, cette lettre -
& qu’elle parût!)
[Lettre coupée]
[mot illisible] soirée chez les Kerchove. Nous aimerions beaucoup nous retrouver avec vous,
une autre fois. Vous les verrez, je crois, jeudi. Je serai en pensée avec vous,- certaines
présences m’interdisant d’y aller.
Si je puis, je passerai mercredi soir à la nrf [Nouvelle Revue Française]. Si non, ne
pourrais-je aller vous dire bonjour, rue des Arènes, dimanche ou lundi matin ?
Je vous serre la main [Lettre coupée]
[Horizontalement en haut de page, sous la date] [soirée] Kerchove
J’ai été bien heureux de vous revoir. J’étais un peu tracassé par toutes ces histoires d’Opéra , me demandant – « scrupuleux » comme vous me savez – si je n’avais pas
tort de m’y dérober à un engagement total . En fin de compte, je ne crois
pas. Pour un enjeu matériel et moral relativement maigre, c’était risquer beaucoup –
matériellement et moralement aussi. Il m’a paru que vous partagiez ce point de vue. Cela m’a
été bon.
Delange m’a téléphoné. Je pense que nous verrons Orengo ensemble, jeudi. (Il me revient
de divers côtés que l’expérience Opéra est hasardeuse, et pourrait rapidement
se heurter à des difficultés réelles.)
Si vous dites à F. [Francis] Ponge d’envoyer quelque chose (on le souhaite), dites-lui de me
l’envoyer à moi , c’est plus sûr. (Vous savez qu’il est devenu inutile
d’indiquer, aux gens à qui vous pouvez dire de m’écrire, que mon nom est G. [Gérard] Delsenne :
celui de Claude Elsen est devenu au moins aussi familier à mes hôteliers…)
Oui, ma femme écrit,- avec un certain désabusement. Elle me dit sentir que cette trop longue
séparation a creusé entre nous des fossés bien difficiles à combler. Et les circonstances ne
laissant, d’autre part, pas plus que devant, prévoir un règlement de fait de ma situation, elle
se prend à douter qu’il y ait beaucoup à attendre pour elle. Je ne sais pas trop moi-même
que penser, ni que dire. Claude Elsen est devenu un personnage bien réel, à la vie, aux
pensées, aux sentiments de qui je me suis laissé prendre, n’étant plus aussi sûr que tout en
soit provisoire… Le passé est bien loin. L’avenir, je n’y pense et n’y crois guère. Le présent
est déjà bien assez confus. Peut-être manqué-je, oui, de cette « inflexibilité » que vous
disiez, et que j’ai sans doute plus grande vis-à-vis de moi-même que des autres : j’ai toujours
répugné à décevoir les sentiments qu’on me porte… C’est bien gênant. Mais assez parlé de
moi.
Purnal m’inquiète un peu. J’ai peur qu’il ne sache pas se plier aux contraintes, accepter les
attentes, les tentatives vaines, à quoi l’on est bien forcé dans son cas – qui fut le mien. Il
me semble qu’il pourrait, qu’il devrait essayer bien plus de choses qu’il ne
fait, même s’il n’est pas assuré du résultat. Il y a des moments où il faut bien accepter
d’être correcteur d’imprimerie, ou de collaborer à des « V-Magazine ».(1) Ce n’est pas
aussi « compromettant » qu’on le dit. Il arrive même qu’on ne le regrette pas.
Votre ami Claude
Je serais bien curieux de lire ce que vous préparez sur Malraux. Ne puis-je en parler à Opéra , ou d’un texte sur Braque ?
À la radio, conclusion aux Entretiens avec Léautaud : une très belle intervention de
Jouhandeau, dont j’ai aimé l’emportement contre « le siècle ».
CE
Dernière heure : R. [Robert] Lutigneaux me demande de faire à la radio, à partir du 22 mai, 4
conférences sur : « La morale chez quelques écrivains d’aujourd’hui », à propos, notamment, de
Sartre, Camus, Malraux & J. Paulhan. Voilà qui me plaît. (D’ailleurs l’idée était de moi,
bien sûr…) J’espère que vous m’autorisez à parler de J. Paulhan « moraliste » ?
C’est un peu hâtivement que j’ai voulu vous épargner l’ennui de recommander Delange à Orengo.
À la réflexion, et considérant le prix qu’on attache, rue Garancière & rue Richelieu, à
votre opinion, il me semble que cela pourrait être d’un poids réel. De toute manière, D.
[Delange] a rendez-vous mardi, 3h., avec O. [Orengo] J’aimerais y assister (je serai chez Plon,
si vous voyez Delange, dites-lui de me demander avant de voir O.) Ce serait tout de même bien
si nous arrivions à superviser un peu « Opéra » (qui en aurait besoin).
La Table Ronde cherche (avec angoisse) un bon roman français, inédit, à paraître ou
non, d’un auteur qui ne fût pas un inconnu. On m’en parle. On me demande si, par votre
entremise, je ne pourrais rien « décrocher » chez Gallimard, qui se prêtât à une
avant-publication de cette sorte dans la revue. Qu’en pensez-vous ?
Plus j’y pense, plus le voyage en Italie me paraît difficilement réalisable pour
moi. Deux difficultés majeures : la question « papiers », l’inconvénient qu’il y aurait à
m’absenter 2-3 semaines avant la période des vacances. Et une difficulté psychologique : selon
les plans de P.P. [Paul Pilotaz], Yvette n’en serait pas (faute de place). Ce qui me gêne un
peu, et la peinerait beaucoup. De toute manière, nous irons à Gilly cet été. Et il est
projeté, je crois, que nous nous y retrouvions ensemble.(*) Ce qui m’enchanterait.
Ne manquez pas de me dire si et quand vous vous absenterez de Paris. Ne me donnerez-vous
rien, avant, pour « Opéra » ?
Je ne sais plus très bien où j’en suis, comment je vis, Jean. Cette année s’annonce bien
agitée, sur tous les plans (y compris le plan sentimental, où je croyais bien pourtant que
l’ordre était à peu près définitivement établi…)
Votre ami Claude
Delange m’a parlé d’un projet de film, me demandant si j’en pouvais faire un projet de
scénario, dont l’action se passerait à l’Opéra. Y a-t-il quelque chose de sérieux,
là-dedans ?
Une ou deux suggestions, pour Comœdia : 1) Il faudrait qu’il y ait,
chaque semaine, en première page, un « billet » de 50 lignes que vous feriez
et qui serait, dans l’esprit de la Paille , une réflexion sur l’actualité,
mais considérée dans l’éclairage de la « grammaire des idées ». 2) Dans la page
littéraire, pourquoi ne pas faire une place à l’inactualité sous la forme d’un petit papier
consacré à un livre oublié, méconnu ou déjà ancien (sous le titre de « Relectures »,
« L’inactualité littéraire », ou quelque chose comme ça) ? 3) Et lorsque paraît un livre
qui vous semble intéressant et menacé de passer inaperçu, pourquoi ne pas demander à l’auteur
de le présenter lui-même ? 4) Ce principe d’inactualité aurait sont intérêt aussi en
matière de cinéma, en ce sens que beaucoup de gens ne voient pas les films à leur sortie, mais
plusieurs semaines ou mois après. Il faudrait que le titulaire de la chronique, ou un autre,
fît chaque semaine cinq ou six notes de 5 lignes sur les films intéressants, même anciens,
passant dans les salles de « reprise » ou de quartier. (Je le faisais jadis, et c’était fort
apprécié de mes lecteurs).
Un ami américain m’a prêté un livre de Bierce que je ne connaissais pas et qui est bien
curieux : The Devil’s Dictionnary (Le Dictionnaire du Diable). C’est un
véritable dictionnaire dressé par lui et dont les définitions sont souvent d’un curieux humour
(assez subversif). Je ne pense pas qu’il ait jamais été traduit ? Comœdia
pourrait aussi en donner des extraits.
Je pense encore à une rubrique, qui pourrait s’intituler Le Violon d’Ingres
, et où vous donneriez des textes écrits par des non-spécialistes du genre auquel ils
appartiendraient. Par exemple une nouvelle d’un essayiste (ou d’un peintre), un poème d’un
critique (ou d’un philosophe), un essai critique d’un romancier, etc.
Pour la radio, je vois trois choses : a) un billet d’ordre général (sur la composition
des programmes, telle émission particulière, la psychologie de l’auditeur, etc.) ; b) des
notes d’écoute sur les programmes de la semaine écoulée ; c) un choix d’écoute pour la
semaine suivante.
À vous Claude Elsen
(Mon médecin prolonge de deux mois mon congé « maladie »).
[Horizontalement en haut de la première page, encadré en rouge] R.D.
J’ai eu l’imprudence de dire devant Nimier que je vous avais accompagné au lit de mort de
Gide, que Léautaud y était, etc. : il n’en faut pas davantage pour qu’on me demande un petit
papier là-dessus. J’espère que cela ne vous ennuie pas. (Yvette m’assure que Gide nous a
plus marqués que je ne le dis, nous qui tournons autour de la quarantaine. Et ma foi, c’est
peut-être bien possible. Certains propos d’Amrouche, à la radio, pourraient me le donner à
penser. Il faudrait, quelque jour, faire une enquête là-dessus).
À « Opéra », tout me paraît se présenter assez bien. Ma collaboration m’assurera,
semble-t-il, quelque 25 ou 30.000 par mois. (5.000 par chronique radio + articles et notes
diverses) J’attends d’être encore un peu mieux « incorporé » à la nouvelle équipe (on me
dit le désirer) pour parler de Delange. (Confidentiellement : il y aura, chaque semaine,
une page consacrée à un écrivain. Nimier songe à une prochaine « page » Jean Paulhan. Et
souhaite que je collabore à sa préparation.)
Jean, je voudrais savoir ce que vous pensez (entre nous) de l’ « affaire » Étienne Gilson.
Avez-vous lu sa lettre, dans le Monde de ce soir (mercredi) ? Moi, je trouve
sa position tout à fait défendable, et me fais régulièrement eng… [engueuler?] parce que je le
dis. Suis-je vraiment inconscient ?
J’en ai fini – pour l’instant – avec les divers travaux de correction, remaniements de ms.
[manuscrits], etc., que j’avais acceptés. Il me reste une traduction à achever, puis – en
dehors d’ « Opéra » - je ne veux plus penser qu’à terminer Homo eroticus
.
Indiquez-moi, s’il-vous-plaît, un jour de la semaine prochaine où je puisse venir vous dire
bonjour vers 11h½ : nous n’avons guère eu le loisir de bavarder, mardi. (Sauf imprévu – dont je
vous avertirais – tous les jours me sont bons, sauf mercredi.)
Votre ami Gérard
« Opéra » songe à me doter d’un poste de télévision ! En plus de dix autres raisons, celle-là
contribuera à me compliquer la vie à l’hôtel . Vous ai-je déjà demandé de
penser à nous si vous entendiez, d’aventure, parler d’un petit appartement libre ?…
Sur tout cela, une ombre tout de même. (Cela ne vous ennuie pas que je vous fasse ces
confidences?) Ma femme, trouvant le temps bien long, et croyant les choses beaucoup plus
simples qu’elles ne sont à bien des égards, s’impatiente. Elle voudrait me rejoindre (ce qui
est évidemment impossible encore). À défaut, venir plus fréquemment ici (ce qui présente des
difficultés de diverses sortes, que je ne puis pas toutes lui expliquer, me
semble-t-il). Et s’insurge contre ma prudence (qu’elle juge excessive) et mes réticences
(qu’elle attribue à de l’indifférence). Et me boude (me laissant sans nouvelles depuis
plusieurs semaines). Jean, ce n’est pas facile de tout concilier et, par
surcroît, de ne pas faire mal à ceux qu’on aime. Dieu sait pourtant que j’essaie. Mais c’est là
que je me sens très seul. J’ai peur aussi, parfois, que le temps et l’espace aient mis
entre elle et moi plus de distance que nous pensions l’un et l’autre. Comment savoir ? Et,
sachant, comment faire en sorte que tout reste clair, net, sans cette misère qui s’attache trop
souvent aux « drames du cœur » ? Y a-t-il en ces choses des compromis
possibles ? J’aime ma femme et ma fille, j’aime Yvette. Je les aime sincèrement, profondément,
et, je crois, honnêtement. Est-ce ma faute ? Et faudra-t-il nécessairement que cela tourne au
drame pour l’un de nous, peut-être pour tous les quatre ? Mais excusez ces inutiles
épanchements…
Voilà bien longtemps (quinze jours au moins) que nous ne nous sommes pas fait
signe… Rhumes et vaccins sont oubliés. On attend le printemps. Moucky va, la semaine
prochaine, voir en compagnie de sa mère s’il s’annonce dans les Ardennes. Moi, vous me savez
sédentaire… Je me suis (tout de même) remis à travailler un peu, vaille que vaille, entre
deux manuscrits Amiot-Dumont, et en ayant fini avec le livre sur le Japon que j’ai riraïté [rewrité ?] pour les Éditions de Paris. La Troisième dimension
prend figure de « commentaire vécu », si j’ose dire, d’Homo eroticus . Les
Cinq lettres , que j’y annonçais aussi (dans Homo ), en
constitueront la seconde partie. Comme je ne me vois pas parti pour écrire énormément de livres
(faute de rentes), je voudrais au moins mener à bien celui-là. J’ai engagé avec Jean-Luc de
Carbuccia la conversation au sujet de la « Série blonde », lui ai soumis un projet, un synopsis
de roman « léger » (et pseudonyme). On verra bien. À Dimanche-Matin ,
c’est toujours la croix et la bannière pour se faire payer, bien que le journal ne me semble
pas en si mauvaise posture. (Qu’il soit bien fait, c’est autre chose…) Quid de Lovecraft ? Si aucune des nouvelles du petit volume américain que j’ai confié à
D.A. [Dominique Aury?] ne convenait pour la nrf [Nouvelle Revue
Française ], elle serait gentille de le retourner à Georges-H. Gallet (3 square du
Thimerais, XVIIe). Merci d’avance. Donnez-nous de vos nouvelles, mon cher Jean.
Vous êtes gentil. Je sais qu’il n’y a guère d’espoir de « raccrocher » les choses du côté
Amiot-Dumont. Mais si Dominique ou (et) vous-même aviez l’occasion de parler à Roditi, ce que
je vous serais reconnaissant de lui dire c’est 1° que je suis extrêmement étonné de la
manière dont on m’a « remercié » (comme on dit) : j’en ai été avisé de vive-voix, le 29 août ;
on m’a informé que la mesure prenait effet immédiatement, sans préavis ni dédommagement
d’aucune sorte (alors que j’avais été engagé, par écrit, dans les règles, en février 54) ; j’ai
écrit à Jean Dumont pour lui demander de me faire savoir la chose « officiellement », par
écrit, en m’indiquant les délais et les conditions de ce renvoi – et n’ai reçu, à ce jour,
aucune réponse à ma lettre. Tout cela est, tout de même, un peu cavalier… 2° que ledit
Roditi pourrait peut-être me faire avoir, sinon un travail régulier, du moins des travaux
occasionnels, et en particulier des traductions. Je connais sa gentillesse et son élégance, et
je suis sûr qu’il le ferait. À part cela, je ne suis nulle part et ne sais pas où je vais.
Impossible de se faire payer à Dimanche-Matin . Les possibilités semblent de
plus en plus minces dans l’édition. Bref, les choses ne se présentent pas très bien…
Désolé de savoir que vous êtes, vous aussi, aux prises avec des difficultés du même genre. Il
n’y a donc pas moyen d’être un peu tranquille ?…
Très étonné, enfin, de n’avoir aucune nouvelle des Pilotaz depuis mai ou
juin, bien que je leur aie, entre temps et il y a huit jours encore, écrit plusieurs fois. Que
se passe-t-il ?
Que puis-je dire à Julien Segnaire, qui me demande quand paraîtra dans la nrf [Nouvelle Revue Française ] la note sur ses Dieux du
sang ?
Moucky me dit de vous suggérer de venir nous dire bonjour, un de ces après-midi vers 6
heures, avec Dominique (en voiture, ce n’est pas le diable) – en nous prévenant, si possible,
pour être sûr que nous sommes là. Nous y sommes souvent, sauf le mardi. Nous vous montrerons
nos peintures buzancéennes…
Bien affectueusement Claude
PS – Je viens de lire Du Pur Amour, de Jouhandeau Je suis
consterné…
[Au verso, réponse de Jean Paulhan]
M. Claude Elsen 1 av.[avenue] de Camoëns (16) Cher Claude Je dirai tt [tout]
cela à Roditi. Oui, ce sont de drôles de manières. Mais Genêt va les voir et ces imbéciles lui
donnent 300.000 d’avance sur un ms [manuscrit] qu’ils n’auront jamais. n [nous] sommes ss
[sans] nouv. [nouvelles] des Pilotaz, ns[nous] aussi.
Je suppose que vous trouverez ce mot (peu « urgent ») à votre retour. Nous partons
demain pour Gilly. Moucky en reviendra le 24, moi le 26 ou le 27. J’ai grand
besoin de me reposer : après avoir eu des ennuis avec mes nerfs et ma tension artérielle, je me
suis offert une superbe grippe, qui a achevé de me mettre à plat. Tout cela étant plus ou moins
la conséquence des ennuis que vous savez. Rien de neuf de ce côté. J’ai obtenu à grand
peine d’Amiot-Dumont – grâce à Roditi – une indemnité d’un mois (40.000).
Mais Dimanche-Matin est toujours au bord de la faillite, et personne n’y est
payé depuis deux mois et demi. Les diverses démarches et tentatives que j’ai faites ça et
là n’ont rien donné. J’ai même écrit à Gaston Gallimard (notamment pour lui offrir mes services
comme traducteur). Il m’a répondu quatre lignes poliment évasives. Tout cela est assez
décourageant. En attendant (quoi?) Moucky fait de petits travaux de dactylographie et songe à
donner des leçons particulières à des enfants. Si rien ne se dessine en novembre, je songe pour
ma part à me mettre à la littérature « alimentaire » (« série blonde », roman policier, que
sais-je?) Mais cela risque de créer des complications du côté de G.G. [Gaston Gallimard], qui
est féroce en ce qui concerne l’observation des clauses du contrat qui lie
les auteurs de la maison et leur interdit de publier ailleurs, même sous un
pseudonyme. Bref, je ne vois pas trop bien comment nous nous en sortirons, d’ici un mois ou
deux.
J’ai reçu – avec surprise – un mot de Marcel Arland me demandant si je m’étais mis d’accord
avec vous sur les livres dont je parlerais dans les prochains n° [numéros] de la nrf [Nouvelle
Revue Française] (!?). Je lui ai annoncé une note sur Pierre Boulle. Serait-il, soudain, mieux
disposé à mon endroit ?
Un mot de vous me (nous) ferait plaisir à Gilly, la semaine prochaine ou au début de la
suivante (je compte rentrer le mercredi 26 ou le jeudi 27). Et puis il faudra se voir.
Quand je pense à tout , je suis assez accablé. Ce qui est grave, c’est que
ces déboires successifs (Plon, Amiot-D. [Dumont], Dimanche-Matin) me rendent un peu
neurasthénique, m’enlèvent le goût et le courage de travailler. Les mois et les années passent,
sans m’apporter le minimum du paix et de sécurité matérielles qui sont tout
de même la condition d’une existence un peu harmonieuse. Ces dix ans m’ont usé les nerfs et,
j’en ai peur, un peu aigri. Cette vie besogneuse et sans cesse aux abois est déprimante au
possible, entraîne une terrible dispersion intérieure. J’en reviens
insensiblement (et quand je dis « insensiblement »…) au nihilisme de mes vingt ans, quand je
pensais avec complaisance au suicide tant me semblait vaine et stérile l’agitation à quoi
contraint la « lutte pour la vie ». Tout cela se sentira fort, je le crains, dans les
propos de mon « Dernier quart d’heure » que me demande de tenir au micro de la radio Pierre
Lhoste – avec un sens involontaire de l’humour noir…
Je suis las aussi, il faut bien le dire, d’importuner mes amis avec mes ennuis, de leur
demander conseils, suggestions ou appui… Vous, c’est différent. Je sais que vous m’écoutez avec
une affectueuse indulgence…
Je trouve votre mot au retour de Gilly, où j’ai prolongé mon séjour jusqu’à hier, rien de
particulier – hélas ! – n’exigeant ma présence ici. L’automne savoyard est toujours
admirable. Paul va beaucoup mieux. L’y aide une récolte de fruits sans précédent. Lily,
toujours charmante, tourmentée, un peu écrasée par ses enfants-vampires. Ils allaient, tous,
passer ce dimanche à Lausanne. Ces deux semaines m’ont, physiquement, un peu « retapé ».
J’en avais grand besoin. Il va falloir, à présent, reprendre la course au travail. Denoël m’a
demandé une autre traduction de roman « fantastique ». Je suis une légende ,
dont je vous ai parlé, vient de paraître. Je vous le recommande : il me semble que ce roman (de
Richard Matheson) apporte quelque chose de nouveau dans le genre. Je vous enverrai dans
quelques jours la note sur Pierre Boulle. Et je dois faire, pour la radio, mon « dernier
quart d’heure ». Pour l’instant, c’est tout. Mais je ne suis pas fâché de mieux me
porter.
Bien affectueusement Claude
Je vous ai dit, je crois, qu’Amiot-Dumont a finalement consenti à me verser 1 mois
d’indemnité, grâce à Roditi ?
Qui diable a poussé G.G. [Gaston Gallimard] à publier La mauvaise
conscience , de Mme Suzanne Allen? Il s’agit là, je crois bien, du plus mauvais livre
qu’on ait lu depuis longtemps… Marcel Arland ou vous-même avez fait montre d’un génie quasi
diabolique en réussissant à en extraire, pour la nrf [Nouvelle
Revue Française ], vingt pages lisibles ! Ledit M.A. [Marcel Arland] vous a peut-être
dit que Plaisir de France lui consacre – avec mon concours – quelques pages
de son numéro de janvier. Je suis toujours en quête de modèles pour des « portraits » de ce
genre. Cela ne vous dit-il rien ? Ils doivent malheureusement être assortis de pages inédites
dudit « modèle », ressortissant pour bien faire à la littérature de fiction
(roman, nouvelle). Mais nous pourrions peut-être faire cela sous forme d’entretien, si par
exemple votre Traité de la peinture moderne « sortait » prochainement. J’ai
aussi mes entrées au Bulletin de Paris .
La vie continue. Rien de bien neuf. Je traduis un roman de science-fiction pour Denoël – et
je bricole. Dimanche-Matin sera, d’ici huit jours, vendu ou en faillite. Il
doit toujours trois mois de piges, bientôt quatre, à ses collaborateurs. C’est vous dire que je
fais un peu de la corde raide, pécuniairement parlant. Cela durera ce que cela durera…
J’ai enregistré, pour la radio, mon « dernier quart d’heure » (l’émission de Pierre Lhoste).
Lhoste serait bien content de vous avoir. Je lui ai promis de vous en dire un mot. Voilà qui
est fait. Il vous relancera sans doute.
On me dit que vous êtes souffrant. Est-ce exact ? J’espère que non – ou du moins que ce n’est
rien de sérieux. J.J. [Jean-Jacques] Pauvert m’envoie son livre sur Leonor Fini. Avez-vous
déjà confié à quelqu’un le soin d’en parler dans la nrf [Nouvelle Revue Française] ? Je le
ferais volontiers. Il ne se passe pas grand-chose. Je suis toujours en quête de travail (en
particulier de traductions). J’en ai écrit un mot à G.G. [Gaston Gallimard], qui m’a répondu
assez évasivement. Et Roditi, au souvenir de qui je me suis rappelé, ne m’a plus donné signe de
vie. Mais plutôt que de vous ennuyer avec tout cela, j’aimerais avoir de vos nouvelles…
Nous vous embrassons Claude
Où en est l’affaire d’Histoire d’O. ?
[Réponse de Jean Paulhan, au niveau de la signature] Elsen 1 av. [avenue] de Camoëns
(16) [puis horizontalement en bas de page] Ch. [Cher] Claude il n’y a rien de nouv.
[nouveau] pour O . Je sais seul[t?] [seulement] que l’aff. [affaire] se
poursuit. On ns [nous] a déjà promis une note sur la Fini de Brion.
[horizontalement en haut de page, encadré en rouge] MA
J’ai toujours trouvé un peu bête le rite des vœux de fin d’année. Mais croyez que si je vous
adresse (et rien qu’à vous, d’ailleurs…) les miens, les nôtres, ce n’est pas pour sacrifier à
une vaine tradition. Les circonstances ont fait que nous ne nous sommes plus vus depuis
bien longtemps. Je le regrette. Je voudrais que très bientôt vous veniez passer un après-midi
ou une soirée avec nous. De toute manière, nous pensons souvent à vous, et avec beaucoup
d’affection. La vie (plutôt recluse) suit son cours, au jour le jour. Nous nous en
accommoderions assez bien, n’était une insécurité matérielle dont je n’arrive pas à sortir
depuis quatre mois. J’imagine qu’on se fait à tout…
Nous vous embrassons Claude
Il faudra que je vous raconte mes deux visites récentes à… l’ambassade de Belgique, à
laquelle mon ex-femme avait demandé de me « faire des ennuis » et où, au contraire, j’ai noué
des rapports on ne peut plus courtois avec l’attaché juridique, manifestement amusé et un peu
embarrassé à la fois d’avoir affaire à un ex-compatriote qui devrait normalement se trouver
depuis dix ans dans la fosse commune, avec douze balles dans la peau...
Je crois que nous avons l’un et l’autre la même antipathie pour le téléphone – et que cela se
sent, si j’en crois Moucky… Je vous remercie d’avoir pensé à,moi pour ce travail sur
Lamennais, mais vous comprendrez mes scrupules : le sujet m’est aussi étranger que la culture
des bananes (à propos, avez-vous enfin des nouvelles de P. [Paul] Pilotaz ? Moi, non) Il
l’est moins, je crois, à Robert Poulet. Ce pourquoi j’ai pensé à lui : j’ai lu récemment un
article de lui sur le livre que Michel Mourre a consacré à Lamennais (chez Amiot-Dumont), qui
me paraissait (l’article) attester une solide connaissance du sujet. J’ai eu, enfin, des
nouvelles de Roditi, à qui j’ai dit tout ce que je vous ai dit déjà touchant mon
« licenciement » assez cavalier. Il m’a promis d’en parler – mais sans me laisser grand espoir
d’obtenir la moindre indemnité de renvoi. Arnold de Kerchove, avec qui j’ai échangé
quelques billets ces temps-ci (il est à l’Île de Ré, où Nadine peint à tour de bras, si j’ose
dire), me suggère de proposer à Plaisir de France un texte de lui, intitulé
Jalousie , qui est, me dit-il, entre vos mains et qu’il désespère de voir
paraître dans la nrf [Nouvelle Revue Française ]. Pourquoi
pas ? À l’occasion, voulez-vous m’envoyer ce texte ? À part cela, il me dit être très
optimiste quant au règlement de ses ennuis. Il est bien le seul… Ne manquez pas de nous
faire signe et de venir nous dire bonjour une de ces fins d’après-midi, avec D.A. [Dominique
Aury], dès que vous pourrez. Nous ne bougeons guère, passablement dégoûtés de l’existence…
Voici. J’avais, je vous l’avoue, perdu de vue le calendrier… La traduction que je
fais pour Denoël m’occupera (et me fera vivre…) jusqu’au début de décembre. Ensuite, c’est
l’inconnu. Je vous signale que ma traduction de Je suis une légende , de
Richard Matheson, est parue (chez Denoël également). Mais vous l’avez sûrement reçue. Il me
semble que c’est un très bon (et très curieux) roman « fantastique ».
Désolé de ce sot empêchement, qui nous a privés du plaisir de vous voir… J’aurais pu, à la
rigueur, me traîner jusqu’à la Reine Blanche , mais en assez piètre forme et
– comme dit très justement Moucky – nous ne vous voyons pas si souvent qu’il faille laisser la
grippe en diminuer l’agrément. J’espère bien que vous nous fixerez un autre jour, par exemple mercredi prochain ? Je me suis alité le 31 au soir, ce qui a résolu le
problème toujours un peu fastidieux du réveillon et des visites du jour de l’An. J’y ai passé
quatre jours (au lit) dans un curieux état « brumeux ». Avec, pour m’occuper, outre des romans
policiers, un mal léger et bizarre : imaginez, entre le cou et l’épaule, une brûlure, une
gerçure invisibles, comme un pincement des nerfs, juste sous la peau ; pendant 24 heures, s’est
mis à apparaître une manière de coup de soleil, sensible au toucher, qui s’est effacé comme il
était venu, laissant subsister – jusqu’à présent – cette gerçure, ce pincement. Cela
permet(tait) toutes sortes d’hypothèses attachantes, depuis le prosaïque zona jusqu’aux
premières séquelles européennes des expériences atomiques. Mais me voilà à nouveau sur pieds,
et aux prises avec de plus modestes préoccupations… À ce propos, Jacques Robichon – par
qui, à la demande de Chardonne, j’ai été introduit chez Amiot-Dumont – me dit que l’on pourrait
y renoncer à mes services : on y a moins besoin de spécialistes de la chose littéraire que de
spécialistes de la typographie, et je serais plutôt des premiers que des seconds… Bref, je vois
poindre à l’horizon une nouvelle période de chômage au moins partiel. Il n’y a donc pas moyen
d’être tranquille ? J’attends, nous attendons de vos nouvelles.
Mon ami Gallet me dit : 1°) qu’il y a, dans les œuvres complètes de Lovecraft (qu’il
possède en anglais) plusieurs nouvelles assez courtes d’un intérêt au moins
égal à celles qu’a traduites J. [Jacques] Papy pour Denoël. Il va voir cela de plus près, en
pensant à nous (et à la nrf [Nouvelle Revue Française ]).
Pour le cas où vous souhaiteriez lui rappeler ou lui préciser vos souhaits : Georges-H. Gallet,
3 square du Thimerais, XVIIe ; 2°) qu’il possède également sur Lovecraft
une documentation inédite et assez passionnante (notamment des lettres de Lovecraft, des
détails biographiques, etc.) dont, ensemble, nous pourrions sans nul doute tirer quelque
chose. Qu’en pensez-vous ? J’espère, d’ici une quinzaine de jours (lorsque j’en aurai
fini avec le rewriting du bouquin sur le Japon dont je vous ai parlé), avoir un peu de temps
libre, pour m’occuper de cela.
Toujours sauf avis de vous, nous vous retrouverons mercredi prochain, 13h, à la
Reine Blanche , n’est-ce pas ?
Nous vous embrassons Claude
Rien de nouveau du côté Amiot-Dumont – pour qui je mets au point, ces jours-ci, les souvenirs
d’un chasseur de baleines (!)
Lily nous écrit 1°) que Paul, à Coyah, a les plus gros ennuis avec un champignon insolite qui
s’en prend aux bananiers, 2°) que ledit Paul a beaucoup goûté le spectacle de striptease auquel
nous les avons entraînés, mais elle (Lily), non. Cela dit, elle nous semble à nouveau
« cafardeuse ». Elle n’est décidément pas faite pour Gilly. Comment est-ce possible ?
Oui, ces vacances furent parfaites – mais la « tuile » du retour ne permet
guère d’en savourer le souvenir… Depuis que je vous ai écrit, j’ai eu des précisions sur la
« crise » Amiot-Dumont. En effet, cela semble aller assez mal. Ce que je voudrais au moins
obtenir (peut-être avec l’appui de Roditi) c’est un préavis ou une indemnité quelconque, de
quoi il n’est pas question, sous prétexte que je ne touchais pas un salaire mais des honoraires
fixes. (Toujours à cause de ma nationalité et du fait que je n’ai pas de carte de travail…)
Puis, éventuellement, que ledit Roditi me confie par exemple l’une ou l’autre traduction. R.
[Roditi] rentre de vacances lundi, sauf erreur. Inutile de vous dire que je vous serais
très reconnaissant si vous pouviez me donner l’un ou l’autre « tuyau » (du
côté Gallimard, Pauvert, que sais-je…). Car me voilà avec un revenu mensuel (et précaire, lui
aussi) de 30.000 fr [francs] – sur lesquels je suis tenu d’en envoyer 14.000 chaque mois à mon
ex-femme et ma fille, sous peine d’ennuis judiciaires… Pardonnez-moi de vous importuner
ainsi – mais la situation est assez critique…
Évidemment, Lambrichs a bénéficié du fait qu’il devait être appointé –
auquel cas l’indemnité de licenciement est automatique. N’ayant pas de carte de travailleur
étranger, on me versait ma rémunération au titre d’honoraires , ce qui non
seulement fait payer plus d’impôts, mais ne permet pas d’exiger une
indemnité. Si j’allais en pareil cas en justice, c’est moi qui serais
poursuivi pour avoir touché une rémunération mensuelle fixe sans permis de travail… Tout ce
que je puis faire, c’est donc en appeler à un certain fair-play. Je l’ai fait, sans plus de
résultat chez Amiot-Dumont qu’il y a deux ans chez Plon. Mon seul espoir serait que Roditi
intervînt avec conviction en ma faveur… Le fera-t-il ? (Bien entendu, je ne fais ni ne
ferai pas allusion au « précédent » Lambrichs.)
Nous ne soupçonnions pas plus que vous les ennuis de Paul Pilotaz. Qui expliquent évidemment
ce long silence.
Les miens (d’ennuis) influent malheureusement sur ma santé : voilà que je me mets à avoir une
tension abusive, moi qui ai toujours été hypo-tendu [hypotendu]. Cela n’arrange rien
(migraines, fatigue, nervosité, etc.) Il paraît que je devrais me reposer, me détendre, au
propre comme au figuré – alors que, justement, je suis contraint à m’agiter pour chercher du
travail, que d’ailleurs je ne trouve pas. C’est un cercle vicieux…
Les ennuis arrivent toujours de manière imprévue, mais ils arrivent (avec beaucoup de
constance). Rentrant des Ardennes, j’ai appris hier que, contraint(s) à des compressions
budgétaires, Amiot-Dumont renonce, à partir de ce jour, à plusieurs de ses collaborateurs
« extérieurs » - dont je suis. Voilà qui non seulement gâte fort ce retour de vacances, mais me
met dans une situation très critique, (d’autant que la vie de Dimanche-Matin
est toujours des plus précaires). Cette collaboration représentait plus de la moitié de mes
(modestes) revenus mensuels. Je ne sais pas si cette décision (qui a été prise pendant ce
mois d’août et ne vise pas que moi, semble-t-il) est déjà connue de Roditi. Je ne sais même pas
s’il est à Paris. Mais il me souvient que, voilà quelques mois, alors que le bruit en avait
déjà couru, vous aviez eu la gentillesse de me proposer de lui en toucher mot. Cette fois il ne
s’agit plus seulement d’un bruit, puisque la chose m’a été signifiée « officiellement » hier. Y
a-t-il encore quelque chose à tenter pour arranger les choses peu ou prou ? Je n’en sais rien.
Mais peut-être me feriez-vous l’amitié d’écrire un mot audit Roditi pour lui dire l’ennui dans
lequel cela me met et lui demander s’il est possible qu’il intervienne en ma faveur ? Je
vous en serais très reconnaissant – même si c’est sans espoir – et vous en remercie
d’avance.
Je crois bien que vous avez raison,- quelle que soit la tentation d’échapper à la servitude
du « second métier » (à l’énorme perte de temps et à la fatigue physique qui en sont la
rançon). Ce qui d’ailleurs, jusqu’ici, me retient d’adopter cette méthode et me fait accepter
des travaux sans (grand) intérêt, c’est seulement la nécessité d’arrondir un peu mon salaire de correcteur.
Nous parlions de Graham Greene. La Gazette des Lettres d’aujourd’hui, Réforme de jeudi prochain passent deux papiers de moi, sur lui, qui vous diront
la nature de mon intérêt pour lui. Si vous ne voyez pas ces journaux, si la chose vous
intéresse, je vous les enverrai.
La dialectique communiste, me semble-t-il, montre assez bien par l’absurde
ce que pourrait être une « grammaire des idées ». Mais vous l’avez parfaitement indiqué dans
La Paille . C’est un peu dans le même sens (sans bien entendu s’en tenir aux
thèmes de ladite dialectique) que je songe à quelque chose pour Liberté de
l’Esprit , et que notre dialogue – ah, j’en serais bien heureux, et flatté – pourrait se
concrétiser. Il me semble qu’il y aurait tant à dire, par exemple, sur ces idées de patrie, de
guerre, de paix, de trahison, de parti, de justice, etc., devenues mortellement ambiguës. Et de même sur le plan des idées « privées » : en ce qui concerne
l’amour par exemple. Je sais que vous avez été sensible à ma tentative de mise au point, en ce
sens, dans cet Homo eroticus de la « Table Ronde » qui fut à l’origine de
notre rencontre,- et l’un des objets du livre que je voudrais écrire sur ce thème serait,
justement, de débrouiller quelques unes des confusions de la grammaire des idées (et des
sentiments) sur ce plan-là. Il faudra que nous en reparlions.
Merci de votre gentille insistance auprès de M. Hirsch. (J’espère qu’il m’enverra, en tout
cas, la Pléiade de Picon.)
Votre ami Claude Elsen
(J’ai reçu un chèque de 3.000 fr. [francs] d’Évidences . Cela me paraît
fort honnête – et rapide. M. Baudy me demande de lui téléphoner, sans doute pour d’autres
papiers. Pourquoi pas?)
Il y a, dans le petit Monnier que vous m’avez donné, un trait qui va plus loin que
l’amusette, peut-être : c’est l’observation de l’actif pouvoir érotique des images mentales et
des mots, des « vilains mots » que l’une des « Deux Gougnottes » invite l’autre et l’amène à
prononcer. L’idée d’un théâtre érotique serait d’ailleurs curieuse à creuser, plus encore
qu’un cinéma. Bien entendu, je le verrais moins sommaire dans son esprit que les piécettes de
Monnier… Tout de même que le caractère enfantin (si j’ose dire) des films de cette sorte les
rendait tout à fait inefficaces, et plutôt bouffons. Mais je vais essayer de m’occuper du
petit « traité » que vous savez.
Je pense aussi à ce « Point de vue de l’Objet » dont nous avons parlé pour un futur cahier de
la Pléiade (Simone de Beauvoir m’y incite).
Le papier au cheval filigrané est si séduisant que je n’ose pas l’utiliser…
Je me suis informé : le Figaro paie ses collaborateurs le 15 du mois
suivant. Je m’étonnais donc à tort.
J’aurai sans doute à voir Raymond Dumay (qui aurait des choses à me demander) mercredi prochain, entre 17 et 18h , rue de l’Université. Je pourrais en profiter pour
passer, avant ou après, rue Sébastien-Bottin – au sujet des livres que vous savez (Sartre,
Bloch-Michel, Cioran, Beauvoir). Qui dois-je demander ? Vous-même ? Dominique Aury ? Ou
qui ?
Nous avons vaguement parlé d’un Michaux pour le Figaro littéraire . Si ce
projet vous séduisait toujours, moi je ne demande pas mieux.
Je vous serre la main Claude Elsen
P.S. Si vous y pensez, signalez à D. [Dominique] Aury que je parle, dans la prochaine Table , du livre de Gusdorf (La Découverte de Soi ) : nous
avions convenu que je la déchargerais de ce soin. P.S.2 – Je fais lire autour de moi le
petit Monnier. « Les Deux Gougnottes » ont beaucoup de succès. C’est, je crois, que l’élément
érotique y est amené et non point brutalement plaqué. Le mécanisme est un peu
celui des « burlesques », où une conclusion connue d’avance prend son efficacité du fait
qu’elle est savamment retardée. (Et je m’aperçois que le trait que je vous disais – les
« vilains mots » provoqués – ne laisse pas indifférent.)
Je relis votre mot de samedi. Faut-il en déduire que les « mal intentionnés » sont revenus à
la charge ? Sur quelles bases ? Avec quels textes ou arguments à l’appui ? Si tout ce
qu’ « on » m’impute ou me reproche est de l’importance et de la gravité de l’écho sur Denis
Marion que vous m’avez montré (et qui n’était même pas de moi…), « on » a vraiment bonne mine –
et du temps à perdre. Chaque fois qu’on vous parlera, éventuellement, de textes de ce
genre, demandez à les voir, montrez-les moi, je vous en prie, et je vous jure
que je vous dirai ce qui en est. Encore une fois, je sais que je n’ai absolument
rien à me reprocher dans l’ordre de la « dénonciation » (que je considère comme l’acte le
plus vil qui soit, que ce soit sous l’occupation… ou depuis). Et, toujours à vous seul (car j’ai autant horreur de me prévaloir de ce genre de choses que d’assumer la
responsabilité de saloperies que je n’ai jamais commises), je puis bien dire 1°) qu’en 41 j’ai
été arrêté… 12 heures par la Feldgeheimpolizei pour n’avoir pas voulu dévoiler l’identité d’un
rédacteur occasionnel et anonyme de Cassandre qui avait parlé insolemment de
la Wehrmacht, 2°) qu’en 41 également je me suis dangereusement « mouillé » pour épargner la
déportation à un ex-combattant des Brigades Internationales (je n’ai d’ailleurs pas réussi, je
l’avoue humblement), 3°) qu’en 42 j’ai encouru de sérieux embêtements pour
avoir « éreinté » des films allemands dans le Nouveau Journal , 4°) que
pendant toute la guerre j’ai été en rapports personnels ou épistolaires avec
de vrais résistants qui, bien qu’autrement « compromis » que des de Beer, de
Beucken, Braun et autres Denis Marion, ne semblaient pas du tout craindre que je les
« dénonçasse »… J’ai été, mon cher Jean, un fasciste et un « collaborateur » convaincus . Je ne vous l’ai jamais caché. Je ne le renie pas. Mais je prétends qu’il
était fort possible d’être cela sans commettre aucune bassesse ou
vilenie. J’avais, à Cassandre , le titre de
rédacteur-en-chef. Je l’étais à peu près autant, en réalité, que Le Marchand peut l’être à la
Table Ronde . En fait, j’assumais très exactement les fonctions de
secrétaire de rédaction + celles de critique littéraire. Tout Belge tant soit peu informé
(questionnez par exemple Robert Poulet) savait et sait que Paul Colin rédigeait lui-même la
majeure partie du journal, et notamment toutes les rubriques non signées, échos, notes, etc. Je
n’aime pas mettre ainsi un mort (assassiné) en cause, mais enfin la vérité est la
vérité. Lorsque Paul Colin a été tué, en 43, lui a succédé à la rédaction de Cassandre son secrétaire et ami intime Paul Herten (fusillé en 44). J’étais très mal avec lui. En des temps plus normaux, j’aurais quitté le journal ou, au moins,
renoncé au titre… purement et de plus en plus honorifique de rédacteur-en-chef. Mais la chose
fût apparue 1°) comme un « dégonflage » à un moment où la défaite allemande apparaissait
inévitable, 2°) comme un reniement de la mémoire de Paul Colin. Cela me dégoûtait davantage
encore que d’assumer, aux yeux de certains « mal intentionnés », la responsabilité de ce
journal. Nous avons tous nos côtés donquichottesques, n’est-ce pas ? (Il m’est revenu tout
récemment que Jean Cassou, notamment, « nous » en veut d’avoir été arrêté, battu par les
policiers allemands, et d’avoir frôlé la mort. En veux-je aux résistants et aux épurateurs
d’avoir été arrêté et emprisonné en 45, battu par les policiers américains, et d’avoir dû au
seul hasard de ne pas être fusillé ? Va-t-on pendant 112 ans se haïr pour ces choses ? J’ai eu,
moi aussi, des amis torturés, tués, traqués, après 44, qui étaient des garçons magnifiques et
parfaitement purs . Je n’en tiens pas rigueur à M. Cassou.) Je pense,
j’espère que tout ceci vous satisfait. Votre jugement seul m’importe, dans
tout cela. Je ne voudrais pas vous mettre dans des positions délicates. Si ma collaboration à
la nrf [Nouvelle Revue Française ] risquait de le faire,
dites-le moi – je céderais volontiers la place aux « irréductibles », par souci de votre
tranquillité et parce qu’il m’importe surtout d’être et de rester
Lovecraft : il y a des années que j’ai lu ses livres en anglais et n’ai
plus un souvenir très précis de ceux que Papy n’a pas (encore) traduits pour Denoël. Au reste
j’ai peur que tous soient bien longs pour être publiés en une fois dans la
nrf [Nouvelle Revue Française]. Enfin, Denoël (et Papy) n’ont-ils pas des vues (et des droits)
sur les inédits en France ? Vous pourriez peut-être en toucher mot à Nourissier, à Kanters ou à
Papy lui-même. Il va sans dire que je vous traduirais volontiers tout texte qu’il vous
conviendrait de me confier – qu’il soit de Lovecraft ou d’un autre. (J’ai eu entre les
mains jadis, chez Plon, un volume de nouvelles plus ou moins fantastiques de Henry James,
encore inédites en français je crois. Est-ce que l’une d’elles ne vous intéresserait pas ? Mais
comment avoir le volume original, dont j’ai oublié l’éditeur?)
À défaut d’Amiot-Dumont, les Éditions de Paris s’intéresseraient peut-être à cet ouvrage sur
les colonies, dont vous me parlez. Je suis en rapports avec cette maison, pour laque [laquelle]
je riraïte [rewrite ] un livre sur le Japon – à la demande de son (jeune)
directeur, Jean-Luc de Carbuccia. Vous pourriez donc me confier cet ouvrage.
Ce riraïting [rewriting ] japonais est un gros travail,
qui m’est tombé dessus à l’improviste, venant s’ajouter à mes autres besognes « alimentaires ».
C’est vous dire qu’une nouvelle fois j’ai dû renoncer à tout travail personnel, ne pouvant
m’offrir le luxe de refuser les travaux « payants » qu’on me propose. C’est la deuxième ou
la troisième fois que les choses se passent ainsi depuis six mois. Chaque fois, je me rends
compte qu’il est absurde, dans ma situation (matérielle), de faire des projets, de vouloir
faire œuvre personnelle – puisque, chaque fois, mes velléités sont tuées dans l’œuf. Je dois,
me semble-t-il, avoir la sagesse de ne plus penser à tout cela – fût-ce avec un peu
d’amertume…
Le mercredi 19, bien volontiers. Si entre temps, vous aviez un empêchement ou
préfériez un autre jour, nous sommes, en principe, toujours libres (à cela près que le lundi et
le mardi, c’est un peu difficile).
Oui, il se peut que j’aie frôle le zona, s’il est vrai que les soucis, la dépression, etc. le
favorisent : j’ai passé 2 ou 3 semaines assez mauvaises (asthénie, neurasthénie). Mais ça a
l’air de s’arranger : un peu comme le monsieur qui, tombant à l’eau, se laisse couler à pic
mais, au dernier moment, donne un coup de talon au fond. Ça m’arrive de temps à autre, ces
années-ci.
Pour Amiot-Dumont, j’en suis toujours au S.O.S. amical et confidentiel de J.
[Jacques] Robichon. Si la menace se précisait, j’avais déjà pensé à en parler à Roditi. Je le
ferais peut-être, dans ce cas, en vous demandant un coup de main. Nous
attendons. Amiot-Dumont, c’est un peu une usine, une administration. On s’y préoccupe moins
de la spécialité ou des compétences de chaque rouage que du rendement de l’ensemble. Et, bien
entendu, le point de vue littéraire y compte très peu. Ainsi, il y a en tout 2 ou 3 lecteurs
(dont R. [Robert] Poulet), auxquels on donne à lire tout et n’importe quoi, en vrac, sans se
soucier le moins du monde des goûts ou des qualifications de chacun. De même, pour la
correction et la mise au point des ms. [manuscrits], on confie n’importe quoi à n’importe qui,
sans suivre aucune espèce de plan. J’avais, au début (il y a un an) suggéré à Roditi que
je pourrais faire mieux et plus utile que préparer typographiquement des ms. [manuscrits] du
genre mémoires de coureurs cyclistes ou manuels de tennis. Il était bien de cet avis. Mais je
ne « dépends » pas directement du lui, mais du service « fabrication », et ne veux pas
l’importuner. Sans compter que je ne sais pas trop quels sont au juste ses pouvoirs et son
influence sur J. Dumont, qui a l’air de tout régenter sans grand souci des nuances. Si
besoin est, je vous reparlerai de tout ça. Vous êtes gentil.
Et nous vous embrassons Claude
[horizontalement, en bas de page] [7h jeudi?] r. [rue] Ste Anne Marcel J
[Jouhandeau?]
Lettre de Lily Pilotaz : Elle nous propose d’aller passer quelques jours à Gilly dans le
courant de ce mois et nous dit de vous en parler : elle serait heureuse que nous y allions
ensemble. Qu’en pensez-vous ?
Je suis chargé par le « Forschungsinstitut für Europäische Gegenwartskunde » de Vienne, de
rédiger 4 articles d’une Encyclopédie de la littérature contemporaine (genre Dictionnaire des
œuvres), concernant Brasillach, Drieu, Montherlant et Jean Paulhan. J’espère que vous n’y voyez
pas d’inconvénient ? Vous seriez gentil de m’indiquer 1°) votre date de naissance (je
m’excuse de cette indiscrétion…), 2°) les points sur lesquels il vous plairait de voir mis
l’accent (dans une note qui ne doit pas excéder 40 lignes…)
Bien affectueusement Claude
(Excusez cette écriture un peu tremblante : je n’ai pas les nerfs en très bon état.)
Comment vont vos yeux ? (J’imagine qu’ils devaient vous tracasser, puisque, voilà 15 jours,
vous m’interrogiez au sujet des ampoules « lumière du jour »). Depuis Noël, ma propre santé
n’est pas excellente. Je déteste ces malaises mal définis dont l’ « épicentre » change tous les
huit jours et qui sont, par le fait, bien malaisés à traiter… Nous partons samedi pour la
Haute-Savoie, où nous allons passer huit jours, dans le chalet familial, avec Julien Segnaire
et sa femme. Deux jours de voyage en 2 CV Citroën, et autant pour le retour. Je trouve cela un
peu extravagant, mais il paraît que j’ai tort.
Toujours en chômage. J’ai relancé. Roditi (qui est aux Presses de la Cité) mais sans effet
(ni réponse). Dimanche-Matin a pu régler ses collaborateurs la moitié des
« arriérés » dus (3 mois sur 6). De quoi nous vivons pour l’instant, tout en voyant venir avec
crainte les prochains mois. Et les feuilles d’impôt s’accumulent… Tout cela n’est pas
brillant.
Vous devriez morigéner Defez à propos de l’exécrable traduction qu’il vient
de publier d’un très curieux Lovecraft (Démons et merveilles ). Cela « tue »
un livre. Sauf erreur, la responsabilité en incombe moins à Defez lui-même qu’à ses
« directeurs de collection » : Louis Pauwels et cet incroyable fumiste qui se fait appeler
Jacques Bergier.
Un peu inquiets de votre long silence. Comment allez-vous? Nous rentrons de Cordon
(Hte-Savoie [Haute-Savoie]) : une semaine dans la neige. Le thermomètre, durant la nuit de
mercredi à jeudi, est descendu à -30°. Mon vieil amour du froid a pu s’assouvir : à partir de
-10°, je suis un homme heureux. G. [Georges] Roditi me confie une assez importante
traduction (importante par le volume, sinon par l’intérêt), et me laisse espérer qu’elle sera
suivie d’autres. Je sais que je vous le dois un peu. Merci. Me voici occupé pour deux
mois. Donnez-nous de vos nouvelles, n’est-ce pas ?
[horizontalement, en rouge] à taper à 3 ex. [exemplaires] à partir de [flèche indiquant la
description de l’ « essai-préface »]
Mon cher Jean,
Heureux de vous savoir bien allant… R. [Robert] Poulet m’avait dit que vous étiez grippé.
Cela m’inquiétait.
Je vous enverrai un papier sur Simenon, à propos du dernier paru, Les
complices , qui est très curieux.
Cette traduction Mailer représente un gros travail, qui va, pendant un mois
ou deux, me laisser peu de loisirs. Je ne m’en plains pas, bien sûr, Mais j’ai peur que
cela ne me laisse guère celui (de loisir) de penser beaucoup à l’érotique dont je vous parlais.
Et dont je m’aperçois qu’il m’est assez malaisé de vous parler : ces choses se « résument »
mal. Grosso-modo je voyais [mot corrigé en rouge] verrais cela ainsi : une
espèce de très court essai-préface posant la question : « Peut-on (et comment) concevoir entre
deux êtres des liens, un rapport purement érotiques – je ne dis même pas sensuels – en dehors
de tout attachement affectif et sans qu’il soit question d’ « amour » ? ». Là-dessus, à titre
d’illustration, le récit de deux soirées passées par des « partenaires » de ce genre, ne
s’ « aimant » pas au sens habituel du terme, mais cherchant ensemble à connaître le maximum de
plaisir, je veux dire d’ « intensité » érotiques. Le premier de ces duos serait relaté par la
femme, à la première personne. Le second serait plus exactement un trio, mes deux complices
(c’est lui , cette fois, qui parlerait, à la fois acteur et spectateur)
s’étant adjoint une tierce partenaire. Ou le contraire (je veux dire : le premier récit fait
par lui , le second par elle ). S’agissant de montrer –
ce que je crois, ce que je sais qu’une telle « complicité » érotique est possible et réalisable
sans que s’y mêlent aucune espèce d’ « amour », aucune passion (jalousie, etc.), rien d’autre
qu’une connivence des corps et de l’imagination, et même si l’un ou l’autre des partenaires, ou
les deux, aime(nt) ailleurs d’un amour réel. Cette dissociation* des sentiments et de l’érotisme m’a toujours semblé être un
thème mal exploité – non seulement en littéraire, bien entendu, mais dans la
réalité . Je m’en veux de l’avoir insuffisamment traité dans Homo
eroticus (il est vrai – d’un point de vue tout subjectif – que je venais de découvrir ce
que j’ai appelé « l’autre amour »…) Bien sûr, présenté de cette manière,
ça a l’air un peu bien « théorique ». Ce pourquoi je voudrais l’illustrer sur le plan narratif,
en montrant dans quel « climat », de quelle(s) façon(s) cet exercice de l’érotisme à l’état pur est possible – et attachant. Bien sûr aussi, cela se prêterait très mal à
une publication « officielle », vu la précision du récit… Épigraphe possible : « Il posa
sur moi le regard froid du vrai libertin » (Sade). N.B. - Moucky n’ignore pas ce projet et
n’en prend nul ombrage…
Nous voilà rassurés : votre silence si long nous inquiétait un peu. Dites-nous lorsque
tous ces soucis vous laisseront un peu en paix : il faudra se voir. J’ai reçu la nrf [Nouvelle Revue Française ] de mars. On me dit que le n°
[numéro] d’avril sera consacré à Claudel. Celui de la Table Ronde aussi. Tout
ces « hommages » sont bien un peu ennuyeux – mais, je crois, inévitables.
Je dois mener, pour « Belles-Lettres », un petit débat (radiophonique) dont j’ai suggéré le
thème : « On publie trop » (de livres). Vous savez que c’est mon sentiment.
Je m’avise qu’il est bien difficile de trouver un contradicteur. Si d’aventure vous voyiez
quelqu’un qui penserait le contraire et qui pourrait défendre au micro le point de vue qu’il
est bon qu’on publie tant, vous seriez gentil de me le signaler ou de suggérer à l’intéressé(e)
de me faire signe* (par ex. [exemple] en me téléphonant, TRO 31-37). Ce serait assez urgent :
on enregistrera cet entretien le mercredi 30 à 11h.
Je viens de lire votre article de la nrf [Nouvelle Revue
Française ] sur Nuptial . Il eût été difficile, me semble-t-il, de
parler de ce livre plus adroitement. J’ai été moi-même un peu embarrassé d’avoir à le faire
dans la Table Ronde , il y a un mois ou deux, à la demande de R.P. [Robert
Poulet] lui-même, pour qui vous connaissez mon amitié, qui ne me facilitait pas les choses.
Car, à la relecture, ce livre que j’avais lu en ms. [manuscrit] en 49, m’est apparu d’une assez
grande naïveté, par cela même qu’il se voulait audacieux, et d’un lyrisme frôlant parfois,
avouons-le, le ridicule. Voilà ce que je ne pouvais pas dire. J’envie la
subtilité avec laquelle vous avez su souligner la « vertu » et le « sérieux » (un peu
sermonneur) de l’auteur. Où je vous suis moins (et, bien sûr, où je suis moins encore R.P.
[Robert Poulet]), c’est lorsque vous voulez inséparables, indissociables l’une de l’autre les
faces de l’amour. « Et pourtant – dites-vous – il est difficile de les accepter toutes deux, de
n’y reconnaître qu’un seul événement. Faut-il dire que c’est impossible ? » D’abord, je lui en
vois non pas deux, mais trois faces, si j’ose dire : la passion, l’érotisme, et ce que
j’appelle « l’autre amour » faute d’un mot qui serait à inventer pour définir ce mélange
d’amitié et de tendresse qui fait un amour partagé, sans passion, où le plaisir et l’érotisme
ont leur place mais une place somme toute secondaire, contingente, je dirais presque accessoire
(au même titre que d’autres goûts ou appétits communs). Mais j’entends bien que les « deux
faces » que vous voulez indissociables sont l’amour-passion et l’érotisme, et c’est ici que je
m’insurge. Car s’il est probable que l’amour-passion se nourrit de désir (de désir plus que de
plaisir, et même de désir insatisfait ou inassouvi, essentiellement) et ne saurait s’en passer,
le contraire n’est pas vrai. Et l’objet du petit livre auquel je vous ai dit que je songeais
serait même, dans mon esprit, de montrer justement que l’érotisme peut fort bien se passer de
toute illusion « sentimentale », de tout levain « amoureux », sans pour autant devenir une
chose mécanique et pauvre. Malraux a déjà avancé une idée du même genre dans sa préface à Lady Chatterley – malheureusement l’exemple était mal choisi car Lady Chatterley est un assez méchant livre, où il s’agit beaucoup moins d’érotisme que
de sensualité, de sexualité, et d’une sexualité tout de même assez fruste. Pour en revenir
à Nuptial , il me semble que R.P. [Robert Poulet], s’il lui arrive de parler
d’une manière assez émouvante de l’amour, lui veut justement des liens trop étroits avec
l’érotisme. La valeur d’exemple du couple qu’il met en scène est tout de même suspecte, ne
serait-ce que par le fait que ces époux viennent de se retrouver après une longue séparation.
C’est ne pas tenir compte, me semble-t-il, du rôle de la durée (donc de
l’habitude, de l’accoutumance et, partant, forcément d’une certaine usure du désir) dans les
rapports physiques entre deux êtres qui s’aiment. R.P. [Robert Poulet] condamne sans appel tout
recours à, toute intervention de l’érotisme à l’état pur dans ces rapports. Voilà où sa
« vertu » me gêne, et son côté « moralisateur ». Je crois, pour ma part, que même dans un amour
de cette sorte (la plus belle, la plus vraie ) l’érotisme peut être accepté,
accueilli, voire cherché comme un « piment » remplaçant celui de la passion – ou celui du
lyrisme poétique, chez R.P. [Robert Poulet] Il me souvient à ce sujet d’une conversation
que nous avons eue naguère, Moucky et moi, avec Robert et Germaine Poulet. Il y était question
d’un couple de nos amis, où l’épouse a des « amies » au su de son mari, sans que celui en
prenne ombrage. La chose scandalisait R.P. [Robert Poulet], et non moins le fait que je ne la
trouvasse pas du tout horrifiante pour ma part. Germaine P. [Poulet] et Moucky, de leur côté,
me parurent beaucoup mieux comprendre que, si je n’admettais pas l’idée que celle que j’aime me
« trompât » avec un homme (en raison des implications affectives de la
chose), ne m’effrayait pas du tout l’idée qu’elle pût me « tromper » avec une femme.
Probablement parce que, sur le plan de l’érotisme à l’état pur (ce plan où, à mes yeux,
l’affectivité n’intervient guère), je ne crois pas beaucoup à ces notions de « fidélité » et
d’ « infidélité », indissociables aux yeux de R.P. [Robert Poulet] de toutes
les formes de l’amour physique. Mais je n’en finirais pas, et j’ai peur d’être un peu
confus (il est très tard et j’ai pas mal travaillé…). La note sur Simenon vous
convient-elle ?
Le Ciel me préserve aussi de juger en ces matières (amour, érotisme, etc.) du point de vue
moral ! Et c’est bien de laisser sans cesse entendre qu’il le fait – et de le faire – que je
tiens un peu rigueur à R.P. [Robert Poulet] De même, ou plus exactement à rebours, ce qui
m’ennuie chez Sade, et par exemple chez « Pierre Angélique » dans Madame
Edwarda , c’est ce côté « moraliste ». J’avoue être tout à fait imperméable aux vertus
(si j’ose dire) du sacrilège.
Que diriez-vous d’une note sur Ambrose Bierce, dont Grasset vient de publier une vingtaine de
contes ? (J’avais, en 44, traduit In the midst of life et obtenu de la
censure qu’elle me laissât publier cette traduction. Mais les circonstances…)
Êtes-vous parfois (ou toujours) rue Sébastien-Bottin le lundi vers 5h ? Il
m’arrive de passer ce jour-là aux éd. [éditions] de la Table Ronde, qui sont à présent 40 rue
du Bac. Je viendrais vous serrer la main.
Bien affectueusement Claude
[réponse de Jean Paulhan, au niveau de la signature] M [Claude] Elsen 1 av. [avenue] de
Camoëns [E.V.?] (16)
[puis horizontalement, en haut de page] Ch. [Cher] Claude je crois que n [nous] allons
partir pour la Savoie, jeudi proch. [prochain] ss [sans] doute. Ns av. gd [Nous avons grand]
besoin de repos (ou + exactt [plus exactement] de travail)
Merci de votre mot. Je vous proposerai au retour (dans huit jours) d’autres notes. Je n’ai
lu, ces jours-ci, que le Cioran, dont je suis assez enthousiaste. (C’est l’un des rares livres,
publiés ces années-ci, que j’eusse aimé signer.) J’ai peur que vous soyez peu d’accord avec
l’article sur le procès Labbé-Algarron que j’ai fait pour la Parisienne (à la
demande de Nourissier, qui me dit qu’il ne paraîtra que le 1er août). Il
s’intitule L’amour bête . Je m’y prends vivement à certains défenseurs de
Denise Labbé – telle Béatrix Beck, tel Louis Pauwels – et donc, indirectement, à vous… Vous
savez que nos vues ont toujours été assez différentes sur la passion (amoureuse), dont je
conteste le caractère « enrichissant ». Nous connaissons, depuis samedi, tous les climats, depuis le froid pluvieux et venteux jusqu’au soleil éclatant. Cela ne
manque pas de charme. J’ai entrepris de charmer (justement) de curieux oiseaux qui
fréquentent le jardin de notre bicoque normande. Ils ressemblent à de vulgaires moineaux, mais
avec des plumes rouges sur la tête et jaunes sur les ailes, et sont friands de « rice
crispies » (un de mes aliments favoris). J’ai également fait la conquête d’un pigeon solitaire,
qui nous rend visite dans la maison. J’ai moins de succès avec les
crabes.
Bien affectueusement Claude
Êtes-vous à Lausanne en même temps que les Chardonne et les Pilotaz ? Les premiers nous
disent grand bien des seconds.
PS – Il y a huit jours – toujours à propos de l’affaire
de Blois – Jacques Spitz me demandait ma définition de la passion. J’ai proposé : le sentiment
aberrant que l’on porte à un fantôme à travers un être réel qui ne le justifie pas.
jusqu’au 29 : chez Mme Feer « Le Courtil » Franceville-Plage (Calvados)
Agréable séjour à Gilly, malgré le très mauvais temps : froid, pluie, neige même… Nous
avons beaucoup parlé de vous. Paul et Lily sont fermement résolus à acheter un appartement
à Paris dans les mois qui viennent. C’est une drôle d’idée. Quant à nous, nous commençons
activement à chercher un pavillon en banlieue. Il ne semble pas que ce soit une mince
entreprise. J’attends avec impatience le n° [numéro] de novembre de la nrf [Nouvelle Revue Française ], que j’ai entrevu à Gilly. Je vous
écrirai au sujet de votre « lettre », dont j’ai lu le fragment paru dans Arts
. Les vacances étant finies, et aussi ma traduction d’Angus Wilson, je vais me mettre au
livre que j’ai promis à Moucky. Mais je préfère ne pas en parler pour l’instant. Comment
vont vos yeux ? Nous vous embrassons affectueusement
Je suis un peu vexé : j’allais prendre la plume pour vous envoyer nos vœux, lorsque les
vôtres nous arrivent. Nous sommes bien contents de savoir que vos yeux vont mieux. Et puisque
vous avez pris les devants, je réponds à vos questions : - pour la maison, il nous faut
attendre mars : c’est dans trois mois seulement que ma belle-mère pourra nous assurer le
soutien financier indispensable. Comme vous savez sans doute, il n’est pas question d’engager
une négociation en ce domaine sans être en mesure de signer immédiatement un chèque assez
considérable… - pour la même raison, je ne me suis pas encore accordé le répit auquel je
songeais dans mon activité « alimentaire » : je traduis en ce moment mon cinquième bouquin depuis 18 mois (un assez méchant roman « fantastique » pour Denoël).
Rien à retenir de tout cela, sauf celui d’Angus Wilson (Anglo-Saxon Attitudes
), qui paraîtra en mars chez Stock, et qu’André Bay, après m’avoir demandé de le traduire, m’a
demandé de préfacer. C’est fait. Hors quoi, Dimanche-Matin , toujours (qui,
vous l’avez peut-être lu, a eu maille à partir avec la justice, ou plutôt la police, M. Pineau
nourrissant une haine corse contre Roger Capgras ; mais cela n’est pas allé bien loin), et
diverses autres petites choses sans intérêt. - ce qui ne signifie pas que j’ai abandonné
l’idée d’écrire le livre dont vous me parlez. Il n’a rien de « mystérieux[»,?] c’est le petit
pamphlet annoncé depuis Homo eroticus sous le titre de Cinq
lettres . À mesure que j’en remets la rédaction et à force d’y penser, je le vois de plus
en plus acerbe. j’espère pouvoir m’y mettre enfin vers la mi-janvier, une fois terminée la
traduction en cours. Dans mon esprit, je crois vous l’avoir dit, il doit effectivement être
constitué de cinq lettres (pour excuser le méchant jeu de mots du titre), adressées à un ami
imaginaire, et traitant de la vie littéraire ces années-ci, de la politique (vue de [Sirins?]),
de la vie en société, etc. Le tout, j’en ai peur, de manière assez nihiliste. Nous ne
savions pas que Françoise P. [Pilotaz] devait renoncer à la danse. Pourquoi ? Paul et Lily ne
nous en ont rien dit, il y a quinze jours. Peut-être l’ignoraient-ils encore? Ils étaient très
occupés à chercher l’appartement que vous savez – avec l’aide de Moucky. Nous est avis que Lily
a besoin de Paris pour se bien porter, physiquement et surtout moralement. Ce
qui nous confond d’ailleurs un peu… Ils nous ont appris l’engagement de votre fils. Le
jeune frère de Moucky est en Algérie depuis le printemps. Il a eu une vie assez dure, jusqu’en
novembre, dans la région de Palestro – sur quoi un léger accident (chute en montagne) l’a
retiré de ce secteur, et le voici quelque chose comme infirmier à Tizi-Ouzou, si j’ai bien
compris. Comment avez-vous réagi aux événements de novembre ? À ma grande surprise, ils ne
m’ont pas fait impression. Nous n’avons pas stocké un seul kilo de sucre (ni de sel). En fait,
je n’ai guère cru que les choses puissent aller jusqu’au bout . Et je dois
avouer que cette perspective même m’impressionnerait beaucoup moins qu’il y a quelques années.
Peut-être mon instinct de conservation est-il moins vif ? Ou si le spectacle de la peur
d’autrui pique au vif mon esprit de contradiction ? (Je n’ai pas oublié tout à fait les années
36-39, où c’était le sot optimisme des autres qui m’inclinait à voir les choses sous le jour le
plus sombre – non sans quelque raison (et de même en 45-50). Enfin, depuis vingt ans, j’ai eu
le temps de m’accoutumer à l’idée que tout finira très mal : plus question de surprise, en
aucun cas… Finissez bien l’année. Je suis bien de votre avis : ces « fêtes » ont (toujours)
quelque chose d’un peu assommant, même si (comme c’est notre cas) on se garde soigneusement d’y
participer. Voulez-vous partager nos vœux avec Dominique ? Il faudra passer une soirée ensemble
en janvier.
Nous vous embrassons Claude et Moucky
Au traditionnel (hélas!) « goûter de Noël », nous nous sommes découverts une dizaine de
neveux et nièces de 6 mois à 8 ans. Il y a belle lurette que nous sommes fermement résolus à ne
point participer à ce mouvement d’accroissement démographique. Ma fille belge (16 ans)
fait, à Bruxelles, ses débuts au théâtre. Nous sommes devenus de très bons amis, tous les trois
(je parle de Moucky).
Le libelle de Frank était moins méchant que bête. (Voyez par exemple les p.46, ou 79 – où il
est question de nous deux…) Je comptais ne pas en parler du tout, n’ayant rien à en dire. Mais
il paraît que ledit Frank se vantait de m’avoir « cloué le bec ». Je n’ai pas trouvé que le
portrait de vous par R.P. [Robert Poulet] fût désobligeant. Sa seule erreur est sans doute
d’avoir abordé, avec une ironie un peu « supérieure », le problème de la peinture, auquel et à
laquelle, de son propre aveu, il n’a jamais rien entendu. Hélas, nous n’avons pas pu
ramener de poulet. Mais ces cinq semaines campagnardes nous ont complètement dégoûtés de la vie
parisienne. Comme nous sommes censés déménager dans deux ans, nous commençons à nous occuper
sérieusement de trouver quelque chose dans une banlieue plus ou moins proche. Si jamais vous
entendiez parler d’une petite maison ou d’un pavillon, à vendre ou à louer ?… Mener de pair
la traduction d’un (gros) livre et la rédaction d’un autre est quasi impossible. Depuis le 1er août, je suis plongé dans la traduction du roman d’Angus Wilson – que je
trouve, Dieu merci, excellent. Elle me tiendra jusqu’au début de novembre. Si, entre temps ou à
ce moment-là, je n’ai pas une autre « commande », je m’accorderai un mois ou deux deux de
chômage volontaire pour travailler en paix. C’est, je crois, le seul moyen. Je serai
curieux d’avoir votre avis sur l’article que j’ai donné à LA PARISIENNE pour son numéro
d’octobre, qui est consacré à « la Droite ». Il s’intitule Les « Ci-devant »
et précise ma position – celle aussi, je crois, de pas mal d’autres « épurés » – en face de la
politique, du conflit gauche-droite, etc. Je regrettais de n’avoir encore lu, sous la plume
d’aucun de mes « compagnons de route » de jadis, une nette déclaration de démission (qui ne fût pas, bien entendu, une tentative de dédouanement), une affirmation
précise de « désengagement », de scepticisme absolu à l’égard de la politique, « avec les
motifs ». C’est très joli, Veyrier-du-Lac. Si vous y allez, donnez-nous votre adresse.
Bien affectueusement Claude
Et merci d’avance pour la note sur Fort.
[réponse de Jean Paulhan, horizontalement en haut de page] Cher Claude je viens de
recevoir Angus Wilson. Merci. Et j’att. [j’attends] avec impatience votre « Droite ». Avec une
impat. [impatience] d’aut. [d’autant] plus grande que je traite ds [dans] la nrf [Nouvelle
Revue Française] de Nov. [Novembre] du probl. [problème] des partis et ds [dans] le n° [numéro]
suivant de « la gauche et la droite ». [puis horizontalement en bas de page] nous venons de
rentrer, après 10 jours passés en Hte Savoie [Haute-Savoie], au dessus du
lac d’Annecy. Il y faisait doux, soleilleux, un véritable été.
J’en ai enfin fini avec la traduction du long roman de Norman Mailer (448 pages
dactylographiées). J’en aurai sans doute une autre à faire, pour Stock, qui m’occupera cet été.
Dimanche-Matin est à nouveau en grande difficulté (on n’y a pas été payé
depuis deux mois, alors qu’en janvier-février la situation semblait s’améliorer). Bref, la vie
continue… Projets pour les mois qui viennent : nous irons en Normandie (sauf imprévu) du 15
au 30 juin, et nous passerons le mois d’août dans notre « ermitage » des Ardennes. J’essaie
– et j’essayerai – d’avoir raison de l’espèce de non-vouloir qui, depuis pas mal de temps déjà,
me retient d’écrire (autre chose que quelques articles). Je voudrais, durant les mois qui
viennent, poursuivre et achever ces Cinq lettres auxquelles je pense depuis
trois ans et pour lesquelles j’ai déjà accumulé pas mal de notes et de brouillons. Ne serait-ce
que pour faire plaisir à Moucky – et pour lutter contre la tentation du non-agir, le sentiment
(vraisemblablement justifié, mais peu importe) de la vanité de toute action (en particulier de
celle d’écrire, d’exprimer sa pensée). J’ai lu avec une espèce d’enchantement, tant le
diagnostic me semble juste, Sur une civilisation essoufflée de Ciroan, dans
la dernière nrf [Nouvelle Revue Française ]. Il
faudrait se voir, d’ici le 15 juin. Vous serait-il possible de venir passer une soirée à la
maison ?
Nous vous embrassons Claude
J’ai corrigé (et renvoyé) les épreuves de mes notes sur Simenon et Bierce. Que penseriez-vous
d’une note de 2 pages sur le Livre des Damnés , de Charles Fort ? Vous seriez
gentil de me le dire assez rapidement, car j’ai l’intention de faire de toute manière un papier
sur ce très curieux livre – et voudrais éviter les « doublons ». (Mais où diable Defez va-t-il
chercher les traducteurs des livres qu’il publie?)
Voici la notule demandée. Voici également l’épreuve de ma note s/ [sur] Charles Fort,
dont j’avais demandé copie à D.A. [Dominique Aury] Peut-être en avez-vous besoin. (C’est une
épreuve non corrigée.) La grippe m’a empêché de prendre tout le plaisir
que je me promettais de notre petite soirée (j’ai passé au lit la journée de samedi et
dimanche) – mais nous avons été bien contents de vous revoir. Nous partons samedi en huit
pour 5 semaines. Notre adresse sera : chez Mme L. Kientz BUZANCY (Ardennes) Si vous
y pensez, vous seriez gentil de m’y faire envoyer la nrf [Nouvelle Revue Française] du 1er août.
Roland Laudenbach, qui m’a parlé avec enthousiasme de votre article du Temps , meurt d’envie de vous voir donner aux éd. [éditions] de la Table Ronde le
pamphlet dont vous me parlez. Je lui ai promis de vous le dire.
Je n’ai jamais ouï parler de ce livre de Jouvenel, je vous l’avoue. Avez-vous lu le
dernier Bardèche : Les Temps modernes (Éd. [Éditions] des Sept couleurs) ?
Vous le devriez. Il vous inspirerait certainement des commentaires.
Bien sûr, il est fort improbable qu’on vous oppose mon objection. Ce ne pourrait être qu’un
ex-fasciste passé au scepticisme, au nihilisme intégraux. Et ceux-là, en général, se taisent.
Je crois dès lors que vous avez raison de poser et de traiter ces problèmes de la manière efficace que vous avez choisie.
Nous vous attendons tous deux dimanche soir, n’est-ce pas ?
Moi aussi, j’attends la Parisienne avec curiosité. Je n’y parle pas, à vrai
dire, de la « droite » (ni de la « gauche ») - mais des « Ci-devant » et de leur refus, ou
plutôt du refus de certains d’entre eux, de jouer encore à ces jeux futiles. Je m’avise
justement que mon papier va assez dans le sens de l’avant-propos du nouveau Koestler (L’Ombre du Dinosaure ). Dans le même n° [numéro], Segnaire parle de la droite
belge, et je crois que Nourissier, sur mes conseils, y publie un extrait de l’Adieu au fascisme , inédit de R. [Robert] Poulet. Sur le problème gauche-droite, je vous
signale l’article dudit R.P. [Robert Poulet] dans Rivarol de cette semaine (à
propos de B. [Bernard?] Frank) On vous envie d’avoir passé ces dix jours à Veyrier. Ou
plutôt, on ne vous envie plus, puisque vous êtes rentré – et que nous projetons nous-mêmes
d’aller passer une dizaine de jours à Gilly, vers la fin du mois. La « rentrée d’octobre »
est toujours un peu accablante. Je travaille beaucoup – et suis assez fatigué. (Il me semble
que c’est « chronique », chez moi, à pareille époque, chaque année. Cela s’accompagne
d’insomnie réfractaire à tous les somnifères, hélas.) Oui, la ligne de Sceaux-Robinson,
etc., c’est bien tentant. Mais, paraît-il, très recherché et par conséquent très coûteux. Nous
allons nous mettre en campagne. Dieu merci, ma belle-mère est disposée à financer (en partie)
l’opération. Nous disposerons d’environ un million « cash ». Je vous dis cela pour le cas où
vous entendriez parler de quelque chose de précis.
C’est toujours ainsi : d’octobre à janvier, je n’ai eu pratiquement rien à faire ; et depuis
trois semaines je suis assailli de « commandes » et débordé de travail… Cela durera ce que cela
durera. Mais l’abondance et l’urgence de ces travaux (alimentaires) font qu’il me serait
difficile de vous envoyer ces jours-ci la note sur Simenon. Je voudrais ne vous la donner
qu’à la fin du mois , si vous voulez bien. Vous serez gentil de dire à
D.A. [Dominique Aury] que c’est également fin mars ou dans les tout premiers
jours d’avril que je lui donnerai l’article convenu sur les Matinales de
Chardonne (pour le Bulletin de la Guilde). (En outre, et entre nous soit dit, il m’arrive
une chose à la fois ridicule et désagréable : il me faut me débarrasser d’un ver solitaire – ce
qui est moins facile qu’on ne pourrait croire…)
L’auteur du petit manuscrit ci-joint est le père d’un de mes amis. Industriel distingué, il
ne s’appelle évidemment pas « Robert de Montaigu », mais désire garder le plus strict
incognito. Il serait heureux et flatté si quelques pages de ce petit recueil pouvaient trouver
place dans la nrf [Nouvelle Revue Française]. Je vous laisse juge… Nous partons lundi pour
Gilly ; pour 10-15 jours. Motif : je suis, nerveusement, très à plat, en raison du vacarme
permanent dans lequel nous vivons avenue de Camoëns, du fait 1°) de voisins odieux (il ne
s’agit évidemment pas de ma belle-mère, mais des voisins du dessous, qui sont bulgares et, de
surcroît, attachés au Readers’ Digest…) 2°) des abominables jésuites de l’institut d’à-côté qui
font effectuer dans leur immeuble d’interminables travaux – en sorte que je dors, quand tout va
bien, 5 ou 6 heures par nuit. Comment faire entendre raison et réduire au silence des
Bulgares ? J’y renonce, et choisis la fuite. C’est vous dire combien nous aspirons à trouver le
pavillon de banlieue que je vous ai dit. Rien encore de ce côté, hélas… Vous serez gentil
de me répondre au sujet de ce ms [manuscrit] – et éventuellement de me le renvoyer – au début
de février. Merci d’avance. On espère que vous allez bien.
Merci de votre lettre. Nous nous inquiétons un peu de votre long silence. Rien de grave,
j’espère ?
J’ai corrigé et renvoyé à D.A. [Dominique Aury] les épreuves de la note sur Lo Duca. Oui, ce
livre est assez décevant. J’ai essayé de le dire avec ménagement.
J’ai un peu lu Larbaud, il y a vingt ans, trop peu sans doute, ou trop tôt : en fait, cela ne
m’a pas fait très grande impression. Mais Moucky m’assure que j’ai tort, qu’elle lui garde un
profond attachement, un peu comme (et pour les mêmes raisons que) Nimier.
L’avenue de Camoëns me pèse toujours. Nous cherchons activement une bicoque banlieusarde. Ce
n’est pas facile : ce qu’on trouve est ou trop cher, ou trop loin, ou inhabitable. Mais nous ne
désespérons pas. Si, dans les 2 ou 3 mois qui viennent, nous n’avons rien trouvé (3 pièces, de
25 à 50km de Paris, à proximité d’un train, et qui ne dépasse pas 2½ à 3 millions, payables
moitié comptant, moitié à terme : il paraît que cela existe), nous nous résoudrons à faire
bâtir, fût-ce assez sommairement. Ce qui aura l’inconvénient de nous obliger à passer encore 1
an ou 1 an ½ ici. (Si je vous donne ces détails techniques, c’est pour le cas – improbable
– où vous entendriez parler de quelque chose. Ce million et demi, c’est le produit de la vente
par Moucky à sa mère des actions qu’elle possédait dans l’usine familiale (1 million) + 500.000
fr [francs] que ladite mère consent à nous prêter (à 4 %…) Nous pourrions encore réunir 500
autres mille francs, en cas de besoin, dans l’immédiat, et produire les garanties nécessaires
pour les règlements ultérieurs.)
Où a paru Fort Frederick , de Françoise des Ligneris ? Chez Gallimard (qui
ne m’envoie autant dire aucun livre) ? Comment le lire ?
Oui, j’ai pensé à mon livre à Gilly, et j’y pense toujours. Mais comment
trouver le loisir de l’écrire ? Il faut sans cesse chercher, trouver, accepter des besognes
« alimentaires » – d’autant que si Dimanche-Matin n’est pas (encore) mort,
les payements y sont aléatoires (et depuis ce mois-ci réduits de 25%) et que le Bulletin de Paris change de formule et ne publiera plus désormais de comptes-rendus de
livres (je m’y « faisais » de 10 à 15.000 fr [francs] par mois). Il faut donc boucher ces
trous… Pourtant, j’aimerais bien l’écrire, ce livre. Vous ai-je dit le titre auquel je
m’étais finalement arrêté : Je refuse de jouer .
Nous vous embrassons Claude
(Lily P. [Pilotaz] vient à Paris, le 21, pour le remariage de [Zouzou?].)
Les choses semblent se préciser et se précipiter, dans le bon et le mauvais
sens. Dans le bon : nous avons trouvé la petite maison que nous cherchions. Elle se trouve
à Janville-sur-Juine, à côté de Lardy, à 40km de Paris, à 10km au sud d’Arpajon. Gare à quelque
minutes, nombreux trains (c’est la ligne d’Étampes) qui mènent en 50 minutes à Austerlitz,
St-Michel [Saint-Michel] ou Orsay. La maison comporte 3 grandes pièces + une grande cuisine (où
l’on peut « vivre ») + une minuscule salle de bain + un grand jardin bordé
par un aimable ruisseau et entouré de pittoresques cressonnières. Il y a à faire quelques
travaux d’aménagement – ce qui ne nous permettra sans doute pas d’emménager avant la fin de
l’été (c’est bien dommage : le coin est charmant). Dans le mauvais : la situation de Dimanche-Matin est désespérée. Pas un sou en caisse. On n’est pas payé depuis
trois mois. C’est miracle que le n° [numéro] d’hier ait paru. Il y a 9 chances sur 10 pour que
ce soit le dernier. Joint à la disparition du Bulletin de Paris , cela me
laisse pratiquement sans revenu fixe . Je vais, bien sûr, essayer de trouver
de nouvelles traductions, mais cela est toujours assez aléatoire (et pas tellement bien payé,
considérant le travail que cela exige). Je suis donc (à nouveau) assez inquiet de l’avenir –
d’autant que l’édition et la presse me semblent être entrées dans une période
difficile. N’auriez-vous pas un conseil à me donner, une suggestion à me faire ? (Il y
a un an et demi, dans des circonstances assez semblables, je m’en étais ouvert à G.G. [Gaston
Gallimard], en lui demandant notamment s’il ne pourrait utiliser mes services en matière de
traductions. Il m’a dit qu’il en parlerait à Queneau – et les choses en sont restées là.
Depuis, j’ai traduit quatre ou cinq livres – mais aucun pour les éditions Gallimard, qui ne
semblent pas s’intéresser énormément au sort – et aux difficultés – de leurs
auteurs…) Donnez-moi, en tout cas, de vos nouvelles[.?] D.A. [Dominique Aury] a dit l’autre
jour à Moucky qu’il vous était difficile de dîner dehors (nous espérions vous avoir un soir à
la maison). Cela ne devrait pas nous empêcher de nous voir : il y a trop longtemps...(1)
Un mot, en hâte, pour vous informer, à titre documentaire, que Dimanche-Matin reparaît, et reparaît sans moi. J’estime en effet ne pas pouvoir
poursuivre ma collaboration à un journal qui ne me donne aucune garantie morale sur ses moyens
de financement, au moment où son directeur, après avoir été pendant trois mois dans
l’impossibilité de payer ses rédacteurs, et avoir pratiquement disparu, annonce son retour du Caire et y a été officiellement en contacts personnels avec M. Nasser. Je
pense que vous comprendrez ces scrupules, quelle que soit la difficulté de la situation
matérielle où ils me mettent.
Ne pourriez-vous pas m’envoyer ou demander qu’on m’envoie le n° [numéro] des Cahiers des Saisons qui vous est consacré ? J’en serais bien heureux (comme j’eusse été
heureux d’y collaborer…) – et j’en parlerai, dans Rivarol ou ailleurs.
Ma note sur Marceau vous convient-elle ? Mais qu’est devenue celle sur L’érotisme au cinéma ?
Les Pilotaz viendront à Paris après Pâques, vous le savez peut-être ?
Je demander à Brenner les Cahiers en question. (Je donne désormais à
Rivarol les échos que je donnais à Dimanche-Matin –
décidément infréquentable – et aux Écrits de Paris un billet mensuel qui sera
un peu, en plus long, l’équivalent de mes « Marginales », dont je garde d’ailleurs le titre et
la formule.)
Vous connaissez sans doute les livres (en général très heureusement présentés) que publie le
Livre-Club du Libraire , pour lequel je rédige divers textes, circulaires,
notes-préfaces, etc. J’ai eu l’idée de leur proposer un ouvrage entrant à la fois dans
l’ordre de leurs publications et dans celui de mes goûts personnels. Il s’intitulerait : Deux Don Juan et réunirait le Don Juan de de Tirso de Molina
et celui de Molière, avec une préface de quelque 20-25 pages de votre serviteur. L’idée a plu à
la direction du Club – mais je n’arrive pas à lui faire prendre une décision « ferme » : on
voudrait associer cette publication à la sortie ou à la représentation du Don
Juan de Montherlant, dont la date est encore inconnue. Voilà qui ne fait pas mon affaire.
Ne voyez-vous pas un autre « club » que cette idée pourrait intéresser ?
Merci d’avance pour la publication des notes sur L’érotisme au cinéma et
sur Marceau.
Nous vous embrassons Claude
PS – Vous ai-je déjà demandé si Nourissier avait renoncé à la critique du cinéma de la nrf [Nouvelle Revue Française ]? Et, dans l’affirmative, ne
pourrais-je poser ma candidature ? PS 2 – Ce qui me gêne (et me gênait) le plus, à Dimanche-Matin , c’était moins la politique capgrassienne (extravagante,
incohérente, et aux « dessous » assez suspects au demeurant) que la tenue générale de cette
feuille, ou plus exactement son manque de tenue.
[horizontalement en haut de page, en rouge] GG [Gaston Gallimard?]
J’espère que je ne vous importune pas ? Je voudrais vous proposer deux notes : 1°)
l’une sur Les écrivains de Michel de Saint-Pierre, dont il me semble qu’il
faudrait dire tout le mal qu’il mérite ; 2°) l’autre sur deux livres « fantastiques » : Morts violentes d’Ambrose Bierce et L’aventurier de l’Espace
de Catherine L. Moore (C. L. [Catherine Lucille] Moore est une sorte de faux
Lovecraft, si j’ose dire). Dites-moi.
Je suis bien ennuyé. Ma rupture avec Dimanche-Matin (que je ne regrette absolument pas du point de vue « moral »), me gêne beaucoup sur le plan
pécuniaire. J’avais, un instant, nourri quelque espoir du côté d’Artalian ,
mais il se trouve que ce journal est fait, pratiquement, par la même équipe que D.M. [Dimanche-Matin ], laquelle me bat froid depuis notre séparation.
Et les traductions suffisent mal à assurer notre subsistance… Vers qui, vers quoi se
tourner ?
Entendu pour ma [la?] note sur M. de Saint-Pierre (bien d’accord avec vous sur la
« qualité » de ce livre ; je crois qu’il n’est pas mauvais de le dire : depuis les
Aristocrates on tient – Dieu seul sait pourquoi ! – M. de St-P. [Saint-Pierre] pour un
grand romancier) et la notule sur Catherine L. Moore. Je suis mauvais juge en ce qui
concerne la traduction de Bierce. Vous ai-je jamais raconté qu’en 1944 j’avais obtenu non sans
mal de la censure allemande l’autorisation de traduire et de publier In the Midst
of Life – et que j’en corrigeais les épreuves lorsque… vous savez la suite ? Oui, je
compte bien relancer Michel Mohrt d’ici quelque temps (pour l’instant je termine une traduction
pour La Palatine et vais en commencer une autre pour Stock) – et merci de votre appui éventuel.
Mais peut-être savez-vous comme moi que la traduction seule nourrit mal son
homme (la traduction d’un livre « normal », qui demande approximativement trois mois de
travail, est rarement payée plus de 150.000 fr – et encore… À moins que Gallimard ne fasse à
ses traducteurs des conditions particulièrement honorables?) Ce serait donc plutôt des
« à-côté » que je souhaiterais trouver. Je sais que c’est très difficile.
Tout bien pesé, il me semble que Les écrivains , eux non plus, ne méritent
guère mieux qu’une notule. N’est-ce pas votre avis ? Vous en ferez ce que vous voudrez.
Les Pilotaz devaient venir le 15 mai, ne viendront sans doute qu’en juin. Lily est à
Saint-Tropez. Paul, à Gilly, pleure ses poires gelées, nous dit Hélène. Lily nous dit que
vous irez sans doute à Gilly en juillet. Nous serons, à cette époque, à Cordon (Haute-Savoie)
avec les Poulet. Vous viendrez nous y voir tous ensemble (c’est à une heure de Gilly, en
voiture).
J’essaie toujours (en vain) de remplacer Dimanche-Matin. Rivarol et les Écrits de Paris n’y suffisent pas. Comme on ne peut guère traduire qu’un livre à
la fois (et j’en traduis un, pour Stock), je n’ai pas encore relancé Mohrt. Que fait au
juste Nimier, rue Sébastien-Bottin ? Quelles collections dirige-t-il ? N’y aurait-il rien à
tenter, pour moi, de ce côté ? (J’ai toujours eu d’excellents rapports avec lui.)
Merci. Ce sera bien volontiers (le 23 juin), si j’en ai fini avec mon Américain (que je vois
un jour sur deux, dont le dimanche). Mais qui est Barbara Church ? (Je suis un
sauvage…)
J’allais vous écrire, pour vous demander si une note sur Les amants de
Margerit et (ou) une autre sur Le livre de Quelques-uns de Robert Poulet vous
agréerai(en)t.
Nous n’avons pu, in extremis, aller à Ville-d’Avray dimanche dernier, Moucky étant un peu
souffrante (c’est passé). Nous l’avons regretté. J’espère que vous avez reçu les deux notes
(sur Poulet et Margerit) que je vous ai envoyées il y a une dizaine de jours. J’espère aussi
qu’elles vous agréent. Moucky a téléphoné il y a deux ou trois jours à Dominique pour lui
proposer que vous veniez dîner un soir prochain à la maison. Si j’ai bien compris, vous comptez
vous absenter pour quelques jours. Ne manquez pas de nous faire signe à votre retour, dès que
vous serez libre(s) et que cela vous conviendra. Nous ne quitterons pas Paris (pour Gilly)
avant le 8 août.
Ce qui m’incite à vous écrire, c’est une espèce de nostalgie… Ce soir, cherchant quelque
chose, je me suis mis à fouiller mes tiroirs, des dossiers. J’ai ouvert celui où j’ai rangé
toutes les lettres et tous les billets que vous m’avez écrits depuis 48. (Je ne conserve
presque jamais les lettres que je reçois. Les vôtres, oui – et celles de Chardonne, et
quelques-unes de Poulet, c’est tout.) Et j’ai pensé avec un peu d’attendrissement aux premiers
temps de notre amitié, aux premières visites que je vous ai faites rue des Arènes, surtout à
l’inlassable gentillesse, à l’inlassable dévouement que vous m’avez témoignés à cette époque –
assez pénible – de mon existence. Aussi à tout ce qui a suivi et dont il faut bien dire que
vous fûtes à l’origine – y compris mon mariage avec Moucky, qui est la grande chose de ma vie.
Mais si ! Réfléchissez-y un instant : c’est par vous que j’ai connu G.G. [Gaston Gallimard],
que j’ai obtenu de lui cette « avance » sur mon Homo eroticus qui m’a permis
de quitter l’imprimerie Lang, donc de « décrocher » d’autres travaux – qui m’ont finalement
fait entrer chez Plon, etc. Vous me demanderez ce qui, dans tout cela, justifie la
« nostalgie » dont je parlais ? C’est qu’à l’époque (1948-1950) je me voyais peu à peu rentrant
dans la vie « normale », retrouvant une activité régulière de journaliste, de critique,
d’écrivain, que sais-je ? Et qu’aujourd’hui je me sens terriblement « en dehors » d’un temps et
d’un monde qui ne me plaisent pas beaucoup, vivant (assez mal et de manière peur sûre) des
besognes sans grand intérêt, un peu las d’une constant insécurité matérielle, qui
périodiquement (pour ne pas dire toujours) m’empêche de travailler vraiment
. … Nostalgie , aussi, pourquoi ne pas le dire, du temps où nous avions des contacts
beaucoup plus étroits, beaucoup plus suivis, un peu parce que nous étions « voisins », un peu
parce que vous n’étiez pas encore absorbé par la revue et moi par la nécessité de trouver et
d’accomplir les besognes que je disais plus haut.
Ces semaines-ci, je profite des demi-loisirs (forcés) que me vaut la « morte saison » pour
travailler au livre dont je vous parle depuis longtemps (Je refuse de jouer )
– depuis si longtemps que je m’avise qu’à force d’y penser, je n’ai guère qu’à le « recopier »
– mais quelques semaines y suffiront-elles ? Nous partons le 11 pour Gilly, jusqu’aux
premiers jours de septembre. Fin septembre ou début octobre, nous emménagerons à
Janville-sur-Juine. Les travaux y vont leur train (qui est lent). La maison sera, je crois,
très accueillante. Elle le sera ou voudrait l’être en tout cas pour vous : il y aura une
chambre d’ami, où l’on aimerait bien vous voir venir passer de temps à autre un week-end, ou
quelques jours. Le jardin est grand, d’un dessin assez singulier, entouré d’un ruisseau, percé
de deux sources. Il y aura des animaux, vous vous en doutez. Un seul point me laisse perplexe :
gagner ma vie, là-bas, sera encore moins aisé, même en venant à Paris un ou deux jours par
semaine (50km, 1h. de train)… Absent de Paris – même de 50km – on est bien vite oublié ! Le
fait en soi ne me gêne guère, mais il y a toujours cette lancinante obsession
du pain à gagner…
Vous voyez, mon cher Jean, que je n’avais rien de bien urgent ni de bien précis à vous
dire… Ne vous verra-t-on pas d’ici le 11 ? (Moucky a essayé de téléphoner à Dominique – qui
était absente – pour arranger quelque chose, un soir, avenue de Camoëns. Nous espérons qu’elle
nous rappellera.) Donnez-nous, en tout cas, de vos nouvelles.
Nous vous embrassons Claude
(Je me propose, en septembre, de voir Nimier ou (et) Mohrt. Je serais heureux, ne fût-ce
qu’occasionnellement, de travailler pour les éditions Gallimard. Dans une lettre de vous non
datée, qui doit remonter à un an ou deux, vous me disiez qu’il y aurait peut-être quelque chose
à faire pour moi du côté d’un certain Club du Livre, vous me parliez d’un certain Gregory. Si
cela vous dit encore quelque chose, voulez-vous me donner quelques précisions?)
PS – Vous ne m’avez pas dit ce qui (sans doute) n’allait pas dans la note que je vous ai
donnée sur le Livre de quelques-uns de R. [Robert] Poulet – ni ce qui est
advenu de celle (dont j’ai corrigé l’épreuve il y a au moins 3 mois) sur L’érotisme au cinéma de Lo Duca. N’y mettez aucun scrupule – et éventuellement
renvoyez-moi la première, voulez-vous ? PS 2 – Croyez-vous qu’on puisse encore, avec un
« érotique », 1° trouver un éditeur (Pauvert?), 2° ne pas avoir d’ennuis, 3° « faire » quelque
argent ? J’ai aussi, dans cet ordre d’idées, depuis deux ou trois mois, un vague projet dont je
vous ai peut-être parlé, et quelques notes. Mais je ne peux pas me permettre de perdre mon
temps…
Votre petite visite impromptue nous a fait bien plaisir. Il m’a semblé, quant à moi, qu’elle
renouait ce lien dont je vous disais avoir la nostalgie. Nous attendons septembre avec
impatience, pour vous avoir toute une soirée à la maison – ou (et) pour passer un après-midi à
Janville. (Je me demande encore où vous aviez pris que Moucky « ne vous aimait pas
beaucoup ». C’était tout à fait absurde.)
L’influence – je dirais mieux : la « fascination » – d’Histoire d’O. sur
ladite Moucky est assez étonnante. Comme sur Germaine Poulet (mais non sur Robert, vous le
savez). Les réactions à sa lecture, surtout celles des femmes, me passionnent – et
m’instruisent souvent plus que n’importe quelle confidence. Je vous en écrirai, de Gilly.
Oui, le soleil nous gâte, depuis quelques jours. Histoire, sans doute, de nous faire
regretter notre départ proche (dans huit jours).
Mais non, j’ignorais que ce vers fût de Leconte de Lisle. Je ne sais pas s’il est beau, mais
je sais que je le signerais volontiers ; que la question qu’il pose est de celles qui, depuis
un quart de siècle, m’abîment beaucoup de choses. (C’est même, entre Moucky et moi, un fréquent
sujet de controverse.)
Très bonne idée que celle de ce dictionnaire (de lieux-communs, citations, etc.) Il
faudra que nous en parlions. J’y travaillerais volontiers. Mais serait-ce possible, habitant à
45km de Paris ? J’ai peur qu’une entreprise de ce genre impose la fréquentation assidue des
bibliothèques.
Nous sommes tous bien contents de savoir que Dominique s’est tirée sans (trop de) dommage de
cet accident.
Excusez-moi : je me sens l’esprit parfaitement vide. (C’est peut-être cela, les vraies
vacances?) Je vous écrirai mieux de Paris. Et il faut nous voir, avant notre départ pour
Janville, n’est-ce pas ?
Moucky a essayé à trois reprises cette semaine, en vain, d’avoir Dominique au téléphone. Nous
aimerions bien vous avoir à dîner un soir prochain. Voulez-vous me dire celui qui vous
conviendrait ? Vers la fin de la semaine prochaine, par exemple…
Ce mois à Gilly fut parfait. Si parfait que nous en sommes revenus avec un gros
cafard. Mais il faut que je me remette en quête de travaux « alimentaires ». Je compte
passer lundi ou mardi rue Sébastien-Bottin pour voir Nimier, ou Mohrt, ou les deux.
Vous seriez gentil de me renvoyer ma note sur le Livre de quelques-uns .
(Et de me dire peut-être quelle(s) autre(s) note(s) je pourrais vous donner).
J’attends de vos nouvelles. Nous vous embrassons Claude
Vous devez me trouver bien silencieux ? C’est que, contre toute attente, les journées à la
campagne sont beaucoup plus remplies qu’à la ville… Elles le sont très agréablement,
d’ailleurs : après quelques semaines d’inévitable « acclimatation », je suis tout à fait
installé dans ma nouvelle existence. C’est sans aucun enthousiasme que je vais à Paris chaque
semaine, pour y chercher ou y rapporter du travail. Pendant quelque 25 ans, j’ai assuré que
j’étais fait pour vivre à la campagne. Pendant quelque 25 ans, on l’a contesté. J’étais, me
disait-on, le citadin-type. Je sais à présent que ce n’était pas vrai, que j’avais raison. Il
m’a fallu deux mois pour m’en convaincre. C’est fait.
Comment faire pour avoir un chien ? Ne connaissez-vous personne qui puisse m’en donner (ou
m’en vendre) un jeune ? J’aimerais l’élever moi-même. (J’ai renoncé au
chimpanzé, Moucky étant décidément contre…)
On espère vous avoir bientôt ici, un jour entier, avec Dominique On espère surtout qu’au
printemps vous viendrez passer un (ou des) week-end(s), une fois la chambre d’amis
installée.
Je n’ai pas encore (re)commencé à travailler sérieusement, les besognes « alimentaires »
prenant tout le temps que me laissent mes tâches de « propriétaire ». Il faut hélas penser surtout à ces besognes, car nous sommes criblés de dettes… Mais j’ai deux ou
trois projets précis.
Je vous écris aussi ce mot, mon cher Jean, pour vous adresser des vœux qui, pour être
traditionnels, n’en sont pas moins sincères.
Nous vous embrassons Claude
- Est-il exact que (comme l’annonce l’Express ) Gallimard a racheté les
éditions Pauvert et les éd. [éditions] de la Table Ronde ? - Croyez-vous qu’il soit
possible d’avoir en S.P. [Service de Presse] le Paul Valéry de la Pléiade ? J’en parlerais dans
les Écrits de Paris . - Je n’ose pas vous proposer une note sur L’érotisme de Bataille : ne m’avez-vous pas dit que le sujet était un peu tabou
dans la nrf [Nouvelle Revue Française ] ? (Mais sur tout
autre livre qui vous agréerait, bien volontiers, toujours)
Sur l’Art du contrepet et les Palindromes, ce serait bien volontiers – mais
je n’ai pas le premier. Merci d’avance, si vous pouvez me faire avoir le Valéry de la
Pléiade (que je n’ose pas demander à Mme Bour). Si vous voulez, je pourrais en parler dans la
nrf [Nouvelle Revue Française]. En tout cas dans les Écrits
. C’est curieux, plusieurs de mes amis nourrissaient comme vous des doutes sur mon
adaptation à la campagne. Je me souvenais, pour ma part, que dès 1937 j’avais songé à acheter
une petite maison à Deurle-sur-Lys, dans les Flandres – et seules la nécessité de gagner ma vie
(à Bruxelles) et la perspective de la guerre m’en avaient retenu. En réalité, je ne suis pas
certain qu’entre vingt et trente ans je me fusse fait à cette existence érémitique : l’homo eroticus s’en fût peut-être mal accommodé… Mais depuis six ou sept ans,
j’ai constaté que même vivant à Paris, je me « détachais » de plus en plus. Dès lors, mon siège
était fait. Les meilleurs moments que j’aie passés au cours de ces années, ce fut à Gilly ou à
Buzancy. J’en ai retrouvé le charme à Janville, passées les premières semaines, un peu
« éprouvantes » en raison des nécessités d’installation et du changement de mes habitudes. Mes
passages hebdomadaires à Paris me font un peu l’impression d’un cauchemar. C’est que je n’aime
plus du tout le bruit, la foule, le commerce de mes semblables, mis à part quelques amis, que
j’avais d’ailleurs peu d’occasions de rencontrer, qui viennent nous voir ici ou dont j’espère
qu’ils le feront. Ce serait bien, mon cher Jean, si, au printemps par exemple, vous nous
faisiez le plaisir de venir passer quelques jours avec nous.
Encore tous nos vœux. Nous vous embrassons. Claude
[horizontalement, à gauche en rouge] à lui envoyer
Je vous ai dit, je crois, que nous partions pour Gilly, jusqu’au samedi 2/2 ? Cette évasion
est bienvenue. Il paraît que, dimanche, paraît le dernier numéro de Dimanche-Matin . Me voici donc – une fois de plus – à demi chômeur… (et les 2
derniers mois n’ont pas été payés). Il y a longtemps que je ne vous ai pas donné de note
pour la nrf [Nouvelle Revue Française]. Si vous voyez un livre dont je pourrais parler… (par
exemple L’érotisme au cinéma , éd. [éditions] Pauvert, ou Toutes
les femmes sont fatales , de Claude Mauriac, ou les très belles Réflexions
sur la vieillesse et la mort de Jouhandeau?) Vous me ferez plaisir en m’écrivant un
mot à Gilly (où je serai lundi).
Il paraît que, lorsqu’on me voit pour la première fois, on me trouve l’air « hautain » - ou
plus précisément « prétentieux ». Chaque fois qu’on me l’a dit (après coup, en reconnaissant
que c’était une illusion d’optique), je suis tombé des nues. Il paraît de même, et votre mot le
confirme, que Moucky donne aisément l’impression d’être « distante » – ou plus précisément
« désinvolte ». C’est aussi faux et peut-être même davantage, et nous surprend autant. Mais
n’avons-nous pas tous, ainsi, ou presque tous une apparence qui
trompe ? Bref, il serait un peu bête de vous dire la manière dont Moucky parle de vous, et
qu’elle vous porte une affection au moins égale à la mienne. Il faut pourtant que vous sachiez
que votre mot lui a fait de la peine… Ce qui se traduit, dans le langage dont nous usons entre
nous, par : « Tu diras à Jean qu’il est bête, et que je lui en veux... » Voilà qui est
fait.
Dommage que Lily P. [Pilotaz] n’ait pu donner suite à son projet de nous recevoir ensemble à
Gilly, cet été. Ç’aurait été, je crois, bien agréable. Mais en juillet et ce début d’août, la
maison était envahie par la famille, les Bernson, Mme Naamé, etc. – et pendant notre séjour (de
dimanche prochain au 4 ou 5 septembre) Lily elle-même ne sera là que fugitivement, entre deux
séjours à St-Tropez [Saint-Tropez]. Nous nous verrons donc, vous et nous, en septembre,
avenue de Camoëns – et nous vous attendrons à partir d’octobre à Janville (il y a à peine une heure de voiture ou de train). Nous voudrions savoir, entre temps, que
vous allez bien.
Pour le Livre des qques-uns [Livre des quelques-uns ],
vous avez sans doute raison. On est souvent mauvais juge, s’agissant des livres de ses amis –
et surtout, je crois, lorsqu’ils vont trop dans le sens de ce qu’on pense soi-même (c’est le
cas). Le mien (de livre) avance assez bien. Ses thèmes ne sont pas tellement éloignés de
ceux du Livre des qques-uns [Livre des quelques-uns ] ou de
la très belle Lettre à un ami lointain de Cioran, que je viens de lire dans
la nrf [Nouvelle Revue Française ] – mais traités sur un
mode plus subjectif, plus familier, moins « oraculaire » si j’ose dire. Cela tient à la fois du
journal intime et, pour reprendre une formule de Cioran qui me plaît assez, du « pamphlet sans
objet ». J’espère l’achever à Gilly et en septembre, avant de me remettre en quête de besognes
alimentaires. Vous serez son premier lecteur, en tout cas.
À bientôt. Nous vous embrassons affectueusement et (pour Moucky) sans rancune…
Claude
Puis-je vous signaler qu’on a indiqué (à tort) dans la nrf [Nouvelle Revue Française ] qu’Attitudes anglo-saxonnes d’Angus Wilson
a paru chez Gallimard (alors que c’est chez Stock) ?
On a été heureux de vous revoir – encore que trop brièvement pour mon goût. Il me semble que
j’avais un tas de choses à vous dire, que je n’ai pas pu vous dire. Il m’arrive souvent de
regretter le temps où – nous étions « voisins » – j’allais vous faire visite rue des Arènes,
sur le coup de midi… Comme le temps passe ! J’ai oublié, en particulier, de vous demander
s’il vous conviendrait que je vous donne une note (1 page, 1 page ½ de la nrf [Nouvelle Revue
Française]) sur L’œuf et Chair et cuir de Marceau. C’est ce
qu’il a fait de mieux. Vous savez que le premier (la pièce) est tiré du second (le roman). Ce
pourrait être l’occasion de regretter (amicalement) qu’il se soit écarté de ce chemin… Il y
a aussi Ce qui est écrit en nous de Fabre-Luce et E=mc² de
Pierre Boulle… Dites-moi. Vous savez que la mort de Dimanche-Matin et
l’ennui dans lequel a sombré la Table Ronde me contraignent à un silence
quasi total (bien que la Revue de Paris et les Écrits de
Paris m’ouvrent leurs portes ; mais est-ce tellement tentant – entre nous?) Un mot de
vous me ferait plaisir.
Nous vous embrassons Claude
- Nourissier a-t-il renoncé à parler des films dans la nrf [Nouvelle Revue Française] – ou la
nrf [Nouvelle Revue Française] à lui demander de le faire ? Vous savez que c’est une de mes
anciennes amours (pas Nourissier : le cinéma) - Vous seriez gentil de me faire renvoyer les
Notes sans portée de « Robert de Montaigu », qu’on me réclame. Merci.
[horizontalement, en bas de page en rouge] à renvoyer [plus bas, au crayon rouge] je ne
ls [les] ai pas 21 mars 57 DA [Dominique Aury?]
Me voici soudain et de manière tout à fait imprévue très occupé (jusqu’à fin juin, date de
notre départ pour la Haute-Savoie). On m’a mis en rapports avec un curieux personnage
hungaro-américain, qui veut publier un petit ouvrage sur la politique américaine (il est pour),
en est empêché par sa méconnaissance du français (qu’il parle mal et n’écrit pas), et m’a
« engagé » pour le faire. Je passe avec lui 2 ou 3 après-midis par semaine, et ma tâche
consiste à tirer de nos entretiens la matière dudit ouvrage. C’est honnêtement payé. Nous
espérons toujours vous voir avec les Pilotaz à Cordon (Haute-Savoie) en juillet. Nous y passons
le mois avec les Poulet, dans le chalet familial. Vous allez toujours à Gilly ? Nous
passerons le mois d’août à Paris (ce n’est pas du tout désagréable) et nous espérons pouvoir, en septembre, emménager dans notre maisonnette de Janville-sur-Juine,
où il nous tarde de vous accueillir.
Voici la note sur Marceau. Nos dernières lettres se sont croisées. Je pense que la
rumeur publique vous aura dit ce qu’il advenait de DIMANCHE-MATIN. Nous sommes déjà trois ou
quatre à nous en être allés. D’autres semblent devoir nous imiter cette semaine-ci. Il n’est
plus guère possible de collaborer à ce journal, dont l’activité et les convictions (?)
politiques de son directeur passent les limites du raisonnable, et dont les moyens de
financement ne laissent pas d’être assez obscurs. J’ai donné à la REVUE DE PARIS, pour son
prochain numéro, une note sur les Réflexions de Jouhandeau. À part cela,
je me remets à de nouvelles traductions. Demandez-moi bien entendu ce que vous voulez pour
la nrf [Nouvelle Revue Française].
Ce mot pour vous apprendre que notre famille s’est accrue depuis hier d’un jeune boxer de 7
semaines, qui porte (s’il n’y répond pas encore) le nom de Golo. Il y avait près de vingt ans
que je rêvais d’avoir un chien à moi, et que j’aurais élevé. Voilà qui est fait. Nous
attendons, je vous le rappelle, que Dominique et vous veniez déjeuner ici, quand vous voudrez,
pour que nous puissions bavarder tranquillement. Prévenez-nous d’un mot quelques jours à
l’avance ou dites à D.A. [Dominique Aury] de nous téléphoner (114 à Lardy).
Nous vous embrassons Claude
Je viens de recevoir L’art du contrepet . Je vais vous faire le papier dont
nous avons parlé.
Je m’avise soudain que, quelque peu noyé par des besognes diverses, ces derniers mois, je
n’ai pas fait la note dont nous étions convenus, sur L’art du contrepet et
les Palindromes . Pardonnez-moi – mais est-il encore temps, ou y
renoncé-je ?
Nous allons bien (Golo compris, qui va allègrement sur ses 4 mois et ses 12 kilos). Le
printemps s’annonce. Il faudra bientôt revenir nous voir. Je termine mes Deux
Don Juan (Molina et Molière) qui doivent paraître cet automne, et dont je vous soumettrai
la préface. Bien entendu, ni celui de Molina ni celui de Molière ne sont des œuvres très
accomplies, mais il est assez passionnant d’y surprendre le mythe « à l’état naissant ». Le
même « Livre-Club » me de mande de préparer une Correspondance amoureuse de Benjamin
Constant. Et je traduis toujours des choses pour Stock.
François Nourissier passe les vacances de Pâques à Megève avec Hélène, Jean-Paul et
Françoise, que Lily lui a confiés.
J’ai enfin réussi à mettre la main sur un des rares exemplaires des Chiens de
paille de Drieu, que je trouve très étonnants dans la mesure même où le Drieu de 43 s’est
livré tout entier dans ce livre manqué, absurde, un peu délirant, mais par là saisissant.
Pourquoi n’en parlerait-on pas, même s’il ne doit pas être rendu public ?
Donnez-nous de vos nouvelles.
Nous vous embrassons Claude
[horizontalement à droite, sous la date] rue de la Pompe Janville s. Juine
[Janville-sur-Juine] [SaO?]
[horizontalement à droite, sous la date] 7 Pass. [Passage] de la Pompe Janville s Juine
[Janville-sur-Juine] SaO
Mon cher Jean,
Une amie qui rentre de Bruxelles m’apprend que dans certains cercles de là-bas, je passe pour
être… votre secrétaire. (Inutile de vous dire que j’en suis extrêmement flatté.) C’est pour
cette raison que j’aurais réussi à « régulariser » ma situation en France…
Pour les oreilles de Golo, tout s’est fort bien passé. Nous avons trouvé un excellent
vétérinaire arpajonnais qui est venu chercher le patient en voiture et nous l’a ramené le
lendemain, opéré – en sorte qu’il ne nous en a tenu aucune rigueur. Il n’empêche que, pendant
24 heures et pour la première fois de ma vie, j’ai éprouvé un sentiment bizarre : le remords. À
titre de compensation, nous avons fait clôturer pour ledit Golo une cinquantaine de mètres du
jardin afin qu’il puisse s’y ébattre en toute quiétude. Il a trois mois depuis huit jours et
pèse 10 kilos. Sa présence nous enchante.
J’essaie de me « réformer ». À force de m’entendre dire (par Poulet, Cioran, etc. etc.) que
si je continue à travailler la nuit et à prendre des somnifères je deviendrai fou ou mourrai
avant l’âge (mais quel est cet âge, après tout?), j’ai décidé de faire effort. Je me couche et
me lève plus tôt (2h du matin au lieu de 3, 10h½ au lieu de 11h½). Le seul résultat
appréciable, pour l’instant, c’est que je travaille une heure de moins. Connaissez-vous
quelques cas de personnes que le travail nocturne et l’usage des somnifères ont fait vivre
vieux en se portant bien ? J’aimerais pouvoir les glisser dans la conversation. C’est que
les nuits, ici, sont si merveilleusement tranquilles qu’il paraît absurde de les passer à
dormir (1)...
Quand reviendrez-vous ?
Nous vous embrassons Claude
P.S. J’avais écrit – après un an de silence – à Arnold de Kerchove et Nadine, pour leur
demander de leurs nouvelles et les inviter à venir nous voir. Nadine me répond qu’ils sont
« séparés de corps », tout en restant excellents amis… Que s’est-il passé ? Le
savez-vous ?
J’allais justement vous écrire, Dominique (à qui, inquiet de votre silence, j’avais demandé
de vos nouvelles) m’ayant dit que vous étiez à Port-Cros. Je demande à Pauvert son
anthologie du non-sense . Je vous enverrai donc une note sur ce livre (s’il
me l’envoie) en même temps que celle sur le Contrepet et les palindromes. Mais vous me parlez
de deux notes (non compris le non-sense ). Sur quoi, la
seconde ? S’agirait-il des Chiens de paille , dont je vous avais suggéré que
parlât la nrf [Nouvelle Revue Française ] ? Défense de l’occident vient de publier un n° [numéro] spécial sur Drieu, qui ne manque
pas d’intérêt – surtout à cause des inédits de Drieu. Mais je suis en discussion avec Robert
Poulet touchant son interprétation du suicide de Drieu, dont il conteste la « nécessité »,
alors qu’à mes yeux D. [Drieu] ne pouvait pas ne pas se suicider un jour ou l’autre, les
circonstances de 44-45 n’en ayant été que l’occasion.
Vous ne reconnaîtriez (vous ne reconnaîtrez) pas Golo, qui va allègrement sur les 13 ou 14
kilos. Il a doublé de taille et de poids depuis que vous l’avez vu. Il nous enchante toujours
autant. On vient de me parler du cas d’un monsieur de 58 ans qui souffrait depuis deux ans
d’une dépression nerveuse que les médecins avaient renoncé à guérir. Il y a quelques mois, un
de ses amis eut l’idée de lui offrir un jeune boxer. Il est guéri.
Oui, les Deux Don Juan sont achevés. Je termine la préface (que vous
lirez). Je viens de lire le Nouvel art d’aimer de Toesca, dont je partage
la plupart des vues, mais dont l’assurance satisfaite ma paraît un peu agaçante – et assez
superficiels les commentaires à Ovide, La Bruyère, Chardonne et… Dutourd (pourquoi Dutourd,
grand Dieu?) En revanche, les Grèves de Jean Grenier m’ont enchanté.
Nous avons eu des nouvelles d’Arnold et de Nadine (séparément). Tous deux nous disent s’être
séparés mais rester les meilleurs amis du monde. Nous espérons avoir leur visite (séparément,
aussi, semble-t-il). Curieuse histoire.
Après des Pâques sibériennes, le printemps vient de faire son apparition à Janville. Nous y
sommes toujours satisfaits de la vie campagnarde. Dès que vous aurez un moment de liberté, il
faudra revenir. Je vous signale à toutes fins utiles que la chambre d’ami sera habitable dans
quelques jours.
À bientôt, mon cher Jean. Nous vous embrassons Claude
Les Éd. [Éditions] de la Table Ronde, pour favoriser le lancement des Guimbardes
de Bordeaux , de Stephen Hecquet, impriment une manière de dépliant réunissant diverses
appréciations sur ce livre (Anouilh, Nimier, Dutourd, Rebatet, etc.) On m’y demande (aux
Éd. de la T.R. [Éditions de la Table Ronde]) de solliciter de vous quelques lignes, ou une
phrase, ou trois mots. Je vous laisse juge. Mais si cela ne vous ennuie ou ne vous déplaît pas,
vous seriez bien gentil d’envoyer ces quelques mots (ou lignes), très vite, à Mlle Catherine du
Vivier, Éd. [Éditions] de la Table Ronde, 40 rue du Bac.
Bien affectueusement Claude
(Que pensez-vous de la lettre de Nourissier à l’Express ? J’ai peur qu’elle – ou plutôt les
commentaires que j’ai adressés à F.N. [François Nourissier?] – nous ai(ent) brouillés…)
[réponse de Jean Paulhan, au niveau de la signature] M Elsen 7 passage de la
Pompe Janville s. Juine [Janville-sur-Juine] [S.aO?] [puis horizontalement en bas
de page] Cher Claude, mais qu’est-ce que c’est que ces Guimbardes ? Je n’ai
aucune idée là-dessus. Comment pourrais-je écrire ? affect. [affectueusement]
Oui, François a de toute évidence un charme auquel il est difficile de
résister. Comme dit Moucky « il finit toujours par vous « avoir »… Même inconsciemment, je ne
crois pas qu’il y ait chez lui d’ « arrivisme », mais un curieux besoin de séduire, d’être
aimé, à la fois féminin et enfantin. Sa versatilité m’a parfois dérouté. Cela finit toujours
par s’arranger… Pour les citations, je crois que vous avez raison. Le goût que j’ai pour
elles, Moucky (plus sévère que vous) l’impute à la paresse et à une sotte humilité plutôt qu’à
la modestie – mais surtout à la paresse(1) ... Je me mets à
transcrire, à votre intention, quelques pages de « journal » – celles qui (me semble-t-il)
présentent une certaine unité d’inspiration.
Vous seriez très gentil de me dire quid des pages
donjuanesques que vous savez. Le livre « sort » le 15 septembre. Si la nrf
[Nouvelle Revue Française ] ne publiait pas ce texte, puis-je vous demander
de me le retourner ? J’essayerais de le « placer » ailleurs. Il vaudrait mieux que je m’y
prenne à temps… Vous me direz aussi ce que vous pensez des pages de journal que je vous ai
soumises, n’est-ce pas ? Et n’hésitez pas, non plus, à me les renvoyer, si vous jugez qu’elles
ne conviennent pas à la revue. Je ne crois pas que nous quitterons Janville de l’été, à
cause 1°) de Golo (trop turbulent encore pour que nous imposions sa présence aux Pilotaz…), 2°)
de mon travail. Quand nous y reverrons-nous (à Janville) ? Entre deux averses, il y fait
délicieux.
Vous avez raison : je me demande encore quelle idée m’a pris de vous soumettre (pour la nrf [Nouvelle Revue Française ] ces notes nullement destinées
à la publication, qui ne sont pas (ne vous y trompez pas!) des pages d’un livre futur, mais, extraits d’un carnet qui disparaîtra avec moi si je ne le
détruis pas avant, des repères, des références à un contexte non écrit et qui ne le sera pas.
Cette idée (assez sotte) revenant (assez paradoxalement) à vouloir publier (sans les énoncer
complètement ) les raisons que j’ai de ne pas publier – à défendre en
quelque sorte le silence… en parlant. Vous avez bien vu que ces pages « semblent faites
pour empêcher tout le reste » (s’il s’était agi d’un livre). Elles marquent pour moi les étapes
d’une route qui aboutit au silence absolu, auquel je tends, auquel j’aurais sans doute déjà
atteint, n’était la nécessité de gagner ma vie, donc (c’est là qu’est le paradoxe) d’écrire et
de publier, dans la mesure où les besognes alimentaires et anonymes auxquelles je me livre ne
suffisent pas à assurer tout à fait ma subsistance. Pour exposer et développer (fortement)
les raisons de cette attitude, de cette morale personnelle si vous voulez, il faudrait
effectivement un livre. Mais écrire un livre pour dire les raisons qu’on a de ne pas l’écrire,
voilà qui me paraîtrait assez extravagant ! Laissons cela.
Ce qui m’ennuie, c’est que je n’ai pas d’autre copie du Don Juan que je
vous ai donnée et qu’a, me dites-vous, Arland. L’original est à l’imprimerie. Le volume paraît
le 15 septbre [septembre]. Il me faut donc souhaiter soit que la nrf [Nouvelle Revue Française ] publie ce texte en août ou en
septembre – soit que M.A. [Marcel Arland] me le fasse tenir avant août. Sinon, tant pis.
Je vous ai dit, je crois, que nous ne quitterions pas Janville cet été. Si vous ne vous
déplacez pas (trop) vous-mêmes, nous espérons beaucoup vous y voir. Avez-vous des projets de
vacances ? Si non, que Dominique téléphone à Moucky un de ces jours : elles arrangeront quelque
chose. On aimerait bien passer une journée avec vous.
Pour Don Juan, merci… Serait-il possible que vous indiquiez quelque part (en P.S. ou en note,
à la fin de la rubrique « Le mois », comme vous faites parfois) que ce texte constitue la
préface d’une édition conjointe du Trompeur de Séville de Tirso de Molina et
du Dom Juan de Molière qui paraîtra en septembre au « Livre-Club du
Libraire » ?
À vrai dire, Golo n’est pas seul à nous empêcher d’aller à Gilly. Il y a aussi mon travail
(deux livres à traduire d’ici la fin de l’année). Il y a encore – tout à fait entre nous – que
nous aurions partagé ce séjour avec François Nourissier, ce qui ne me souriait qu’à demi. Mes
relations avec lui sont un peu incertaines depuis deux ou trois mois. Je me fais décidément
assez mal à ses perpétuels caprices et virevoltes. Je ne suis pas certain non plus de goûter
énormément la « danse de séduction » à laquelle il se livre auprès de Paul et Lily.
Ce que vous appelez mon « pessimisme », mon cher Jean, mieux que personne vous devez en
deviner la nature. Il tient en partie à la mienne (de nature). Il tient aussi aux conditions de
mon existence depuis dix ou douze ans. Il m’a fallu choisir entre gagner (modestement) ma vie
ou écrire ce que j’eusse aimé écrire. Les deux étant inconciliables, le
choix n’allait malheureusement que trop de soi. « Composer » n’a jamais été mon fort. De plus
en plus, depuis 44, j’ai eu le sentiment d’être déplacé , d’être de trop dans cette après-guerre. De là à se replier sur soi-même, à choisir le silence,
le non-agir, à se retirer d’un jeu dont, pour le jouer convenablement, il faudrait pouvoir
feindre d’accepter les règles… De 1944 à 195…, et malgré l’insécurité de ma situation, le
fait d’avoir échappé à la mort, à une mort stupide m’a procuré une espèce d’euphorie. Ensuite,
j’ai pris peu à peu conscience du fait que ce sursis n’avait peut-être pas beaucoup de sens,
que tout se passait un peu comme si j’étais quand même mort en 1944 –
puisqu’il me fallait repartir de zéro et qu’en même temps on ne m’autorisait pas tout à fait à repartir de zéro : j’avais quand même « un passé »,
j’avais quand même quarante ans, j’étais quand même
« marqué » et tenu dans une certaine suspicion, je n’étais quand même pas
tout à fait libre de dire (ou d’écrire) ce que je pensais, il me fallait quand
même demander ma subsistance à des besognes obscures et fastidieuses. Dans ce cas, ne
valait-il pas mieux se résigner à « être encore dans le monde mais à n’être plus du monde »
(comme dit Ruttenbeck) ? C’est ce que j’ai fait. Depuis trois, quatre, cinq, six ans, je
vis de plus en plus comme on scie du bois : machinalement, sans trop y croire, sans attendre
grand-chose. Je ne suis pas seul dans ce cas. Il m’arrive de revoir trois ou quatre amis
de jadis chez qui j’observe la même évolution, la même résignation. Tout le monde n’est pas
soutenu par l’orgueil qui immunise un Robert Poulet contre la tentation du refus, du
détachement, du silence du non-agir… (l’orgueil et le « tonus » vital).
En vous répondant, hier, j’ai omis de vous reparler de Golo. Le « mythe du boxer
féroce » me semble en passe de devenir légendaire. Vous êtes la troisième ou quatrième
personne, depuis six mois, à me citer le cas (différent) d’un boxer qui passait pour être le
plus paisible des chiens et qui un jour, de manière imprévisible, s’est transformé en molosse
redoutable. J’ai connu ou je connais d’autre part une bonne demi-douzaine de propriétaires de
boxers qui, eux, s’accordent tous à dire que leur chien est un modèle d’innocence et de
gentillesse. C’est aussi le sentiment que me donne Golo – mais j’impute la responsabilité du
mythe en question au fait que l’apparence du boxer, sa mine patibulaire, sa
robustesse, sa turbulence et le « volume sonore » de ses aboyements [aboiements] en imposent à
qui ne pratique pas son commerce. Quant à nous, nous aurions plutôt de la peine à modérer
l’affabilité et la sociabilité excessives de Golo. Il ne m’aurait pas déplu
qu’il eût une certaine férocité correspondant à son aspect. Je suis bien forcé de constater
qu’il n’en est rien. Ce qui n’empêche pas les non-initiés de s’écarter de lui avec prudence,
sans se rendre compte que, s’il fait mine de se précipiter sur eux, c’est par un curieux excès d’anthropophilie…
J’ai bien mal répondu, j’en ai peur, à vos questions – à vos reproches – touchant mon
« pessimisme » ; ne vous en indiquant que quelques raisons (concrètes, matérielles, sociales).
C’est qu’il n’est pas aisé, en quelques lignes, d’exposer un cheminement de plusieurs années et
qui, justement, aboutit au silence. Il me semble que je vous dirais mieux tout cela de vive
voix. Disons simplement que tout se passe un peu comme si j’étais vraiment mort en 1944 ou 45,
mais que j’eusse mis encore une dizaine d’années à m’en rendre compte, à constater mon
impuissance à me ré-insérer dans cette après-guerre, à en trouver l’air respirable. Si c’était
à refaire, je ne sais pas si je m’accrocherais encore à l’existence comme je l’ai fait en 45.
J’ai le sentiment (rétrospectif) d’un grand effort inutile . Je comprends que
Drieu s’y soit refusé (Drieu, à qui Robert Poulet reproche son suicide pour
les mêmes raisons que vous me reprochez mon « pessimisme », justement…)
En rangeant des dossiers, j’ai ouvert celui où, depuis dix ans exactement, je conserve vos
lettres. Pourquoi, moi qui ne garde presque aucune lettre (pas plus de 3 ou 4 par an),
ai-je gardé toutes les vôtres ? C’est d’abord – indépendamment de leur
intérêt – que de notre rencontre en 48 date pour moi le début de quelque chose. Il me paraît,
quand j’y songe, que ma vie se partage en deux : un « blanc », je dirais mieux : un « noir » de
trois ans, ces trois ans où je fus, anonyme, solitaire, clandestin, une espèce de mort-vivant
dans ce Paris encore un peu hostile où j’attendais , sans trop savoir
quoi. En 1948, votre amitié si vite chaleureuse, attentive, agissante m’a fait me
raccrocher à une existence que j’avais de bonnes raisons de tenir pour fichue. Et c’est cela
que vos lettres me rappellent – cela, c’est-à-dire : les visites matinales que je vous faisais
avant d’aller chez Lang, les projets que nous faisions ensemble (vous vous rappelez : Comœdia , etc?…) et ceux que vous m’encouragiez à faire, le fait que vous m’ayez
présenté à G.G. [Gaston Gallimard] (ce qui me permit, en 50, de quitter Lang, grâce à
l’ « avance » sur Homo eroticus ), que sais-je… Le malheur a voulu que,
lorsque je crus tout arrangé (ma situation réglée, mon mariage possible), j’aie à compter avec
l’extravagance des gens de Plon, qui me fit me retrouver dans un état d’insécurité matérielle
dont, pratiquement, je ne suis plus sorti depuis. Ce que vous appelez mon « pessimisme » est
venu de là : voilà quelque chose comme six ans qu’il ne m’est guère possible de penser à autre
chose qu’aux moyens d’assurer notre subsistance et aux besognes qui me permettent de le faire
(médiocrement). Il n’en reste pas moins, mon cher Jean, que sans notre rencontre et sans
votre amitié, je ne sais pas trop où j’en serais aujourd’hui – ou je ne le sais que trop : les
choses seraient en tout cas pires qu’elles ne sont… Il serait injuste et
déraisonnable de ma part de ne pas le reconnaître, même s’il me vient un certain accablement de
mener cette existence besogneuse, de n’avoir pas su trouver (ou retrouver) une stabilité
matérielle m’assurant l’indispensable liberté, l’indispensable paix de l’esprit sans lesquelles
il n’est pas dans ma nature de goûter la « volupté d’être »… Au demeurant, ce certain
« pessimisme » que vous me reprochez, il me semble que tout m’y prédisposait. Je relisais, il
n’y a guère, un petit livre que j’ai publié à vingt-trois ans – ce Journal d’un
fantôme que je vous ai donné à lire il y a huit ou neuf ans, et vous m’écriviez
alors : « Ce petit ouvrage est de ceux dont on s’aperçoit plus tard qu’ils expliquent
merveilleusement l’œuvre qui les a suivis (mais à les lire d’abord , on les
trouve trop secs, et inexplicables) ». Voilà qui me paraît étonnamment juste – à ceci près que
« l’œuvre » que ce Journal eût pu expliquer a posteriori est manifestement
destinée à ne jamais prendre forme… Mais n’explique-t-il pas, aussi bien, ce
silence ? À mes yeux, en tout cas, lorsque je relis ce petit livre qu’à quelques détails
près je signerais encore aujourd’hui. Tout cela pour vous dire que mon « pessimisme »
d’aujourd’hui ne me semble nullement insolite, ni allant à l’encontre de ma « vocation »
naturelle, si j’ose dire. Il arriva que j’en sois détourné par une certaine forme d’action
(avant et pendant la guerre), par la chaleur de quelque amitiés (dont la vôtre, tout
particulièrement), par la découverte (à 37 ans) de l’amour ; mais la démarche de mon esprit devait , je crois, m’y ramener tôt ou tard. C’est Renan, n’est-ce pas, qui
disait : « Il se peut que la vérité soit triste » ? Tout se passe comme si j’avais passé ma vie
à vérifier cette hypothèse – et à me convaincre de son bien-fondé… Mais voilà un bien long
bavardage…
Moucky compte vous téléphoner (ou à D.A. [Dominique Aury]) un de ces prochains jours. Nous
aimerions vous avoir ici bientôt.
En même temps que nous parvient votre lettre, nous apprenons – avec stupeur – la mort
d’Yvonne ex-Demange, sœur de Lily. Que lui est-il arrivé ? C’était l’un des êtres qui donnaient
le moins le sentiment de devoir mourir prématurément (et même tardivement).
Il est certain, oui, que j’ai été sensible à la perte de mon « public » (si j’ose dire), que
j’ai un peu le sentiment de parler, ou d’écrire, « dans le vide ». Je crois pourtant que je m’y
serais fait. Le plus accablant, je vous l’ai dit, c’est cette lancinante obsession de devoir
être toujours disposé à faire n’importe quoi – c’est-à-dire, généralement, des choses
ennuyeuses, fastidieuses, sans aucun intérêt – pour gagner quatre sous ; de n’avoir aucun moyen
d’existence fixe . J’avais sans doute une certaine vocation de
fonctionnaire. Le journalisme, tel que je l’ai pratiqué de 1932 à 1944, donnait l’illusion
– assez excitante, même si ce n’était qu’une illusion – d’agir dans quelque mesure sur les
êtres, sur les idées, de « collaborer » (sans mauvais jeu de mots) à ce qui arrivait. Bien sûr,
j’ai dû renoncer à cela après 45. Je l’aurais fait sans trop de peine si, en contrepartie, il
m’avait été accordé de travailler en paix, dans une certain sécurité matérielle. Mais en même temps devoir renoncer à une activité que j’aimais et devoir mener une
existence besogneuse, de « tâcheron » de la plume, ç’a été assez pénible et j’ai peur de ne
jamais m’y être fait tout à fait. Cela dit, vous avez (toujours) raison : il y a sans aucun
doute, dans mon état d’esprit actuel, depuis quatre ou cinq ans, une part de « réaction »
psycho-physiologique. D’abord aux années éprouvantes que j’ai vécues entre 1944 et 1951 ou 2,
ensuite à l’euphorie momentanée qui m’est venue de voir, de croire, en 52-53, tout s’arranger ; de constater ensuite qu’en fait rien n’était vraiment arrangé…
Je ne sais rien, à vrai dire, de la manière dont Paul P. [Pilotaz] réagit aux tentatives de
« séduction » de F.N. [François Nourissier], ni de ses sentiments envers lui (vous pouvez m’en
parler : cela resterait strictement entre nous). Il me, il nous reste une certaine gêne d’avoir
été – bien involontairement – à l’origine de tout cela, en amenant ledit F.N. [François
Nourissier] à Gilly (à un moment, il est vrai, où nous avions tout lieu de le croire violemment
amoureux d’une autre). Notre amitié pour Paul et Lily est très grande, très profonde. Et celle
que Moucky porte à F.N. [François Nourissier] ne l’empêche nullement de le juger lucidement.
Bref, cette « conjoncture » nous tracasse un peu, car nous doutons qu’il en sorte beaucoup de
bien.
Nous n’en savons toujours pas plus long touchant la mort d’Yvonne Bénédict. Je suis, nous
sommes, avouons-le, un peu comme vous : nous n’avons jamais éprouvé pour elle une très vive
sympathie. Mais cela ne tiendrait-il pas à ce que les êtres de sa sorte, je veux dire aussi
sûrs d’eux, aussi assurés , nous en imposent toujours un peu (à vous comme à
nous) et, par le fait, nous inspirent toutes sortes de sentiments – admiration, envie, que
sais-je – qui n’ont rien de commun, précisément, avec la sympathie , si l’on
se réfère à l’étymologie du mor t ? (Il est vrai que vous ne croyez pas aux
explications étymologiques…)
Mais, en ce qui concerne Hélène, je suis tout à fait d’accord avec vous : pour ce qui est
d’elle-même, je ne trouve pas du tout cette aventure regrettable, bien au contraire. Je pense
plutôt au souci que tout cela donne et donnera très certainement à Paul et à Lily, une fois
qu’ils ne seront plus « sous le charme » (de F.N. [François Nourissier]). Ils le sont
« comme tout le monde », dites-vous. Oui, bien sûr, au début, tout le monde y passe. Encore ne
faut-il pas y aller voir de trop près, ne pas avoir un commerce trop suivi et trop prolongé
avec lui. On découvre peu à peu – avec tristesse – ce qu’il a d’instable, de peu « sûr », de
versatile, d’un peu « femelle » (au mauvais sens du terme) – et, pourquoi ne pas le dire,
d’assez dangereux pour qui s’y laisse prendre, pour qui cesse de se tenir sur la défensive.
J’ai peur pour eux que ce soit le cas pour Paul et Lily.
Cette demi-heure quotidienne que vous voudriez me voir consacrer à un travail personnel, je
n’y crois pas beaucoup, mon cher Jean. Il est exact que je travaille vite – quand je travaille.
Mais cela suppose une assez longue réflexion, une assez longue « mise en train » préalables. Et
ce sont elles, justement, qui me sont interdites, faute de vrai loisir. Un enfant ? Mais
c’est fait ! Sans doute oubliez-vous – comme je le fais moi-même – que j’ai une fille (de
dix-huit ans). Et je constate deux choses : 1° que cette idée ne me fait ni chaud ni froid, 2°
que, durant les cinq années de mon existence (et de la sienne) que j’ai vécues avec elle, cela
n’avait aucune influence sur le cours de mes pensées, pas plus (ni pas moins) que l’existence
de Golo, par exemple. Aujourd’hui encore, l’idée de me « survivre » dans un autre être me
laisse extrêmement indifférent. Ce n’est pas par « doctrine » que je suis hostile à l’idée
d’avoir des enfants, c’est (plus simplement) que je trouve cela extrêmement encombrant. Un
chien, déjà, ne l’est pas mal – or j’aime beaucoup les animaux en général, Golo en particulier,
ils m’amusent, ils m’émeuvent, ce que ne font pas du tout les enfants, qui m’horripilent.
Je vous dirai maintenant, mon cher Jean, que les fragments de journal que vous avez lus et
les lettres que je vous ai écrites à leur propos l’on été, en général, sous le signe de la
dépression, d’une espèce d’ubris [hybris] négative, si j’ose dire, à quoi je
succombe périodiquement. Je ne veux pas dire que les opinions, les idées et les sentiments que
j’y exprimais ne soient pas, quant au fond, toujours miens. Mais ils se colorent de nuances
plus ou moins sombres selon les moments. Il y a de longues années que je crois, que je sens
qu’il m’arrivera un jour, assez vraisemblablement, de me tuer, au cours d’une de ces « périodes
sombres ». Mais jusqu’ici j’arrive à « composer » avec elles et même, de temps à autre, à
remonter le courant, si courant il y a. Ainsi depuis quelques jours, l’été, un certain calme de
la vie et des choses aidant – et aussi la nécessité d’aider Moucky à s’accommoder à son tour
d’une certaine fatigue nerveuse, due à une année durant laquelle elle n’a guère eu le temps de
« souffler », entre la maison, son école, etc.
Golo aussi nous donne quelque souci en ce moment, étant affecté d’une « mycose démodécique »,
c’est-à-dire d’une espèce de pelade qui lui fait perdre ses poils par plaques assez
inesthétiques. C’est sans gravité, il s’en accommode très bien, mais c’est d’un effet assez
fâcheux et d’un traitement malaisé.
Nous sommes convenus avec D.A. [Dominique Aury] qu’elle nous téléphonera la semaine prochaine
pour nous dire quand vous viendrez nous voir. Je m’en réjouis d’avance,
et vous embrasse bien affectueusement Claude
[horizontalement, à gauche] curieux « lapsus machinae », en l’occurence...
Nos lettres ne se sont-elles pas croisées ? Pour ce qui est de la paternité, je vous ai
dit ce qui en est au juste. Ce n’est point tant question de principes ou de « doctrine », que
d’égoïsme. Je n’aime pas les enfants (surtout entre 5 et 25 ans). Ils m’ennuient, ils
m’horripilent très vite. Je les trouve encombrants, et sans grand intérêt. Occupant énormément
de place – et, ce qui est grave – faisant de ce qui est parfois un couple
(c’est notre cas), un père et (surtout) une mère de famille… D’ailleurs, je suis trop âgé
(45 ans) pour me lancer dans cette aventure, quand bien même j’en aurais envie – ce qui n’est
pas. Et Moucky ne le souhaite pas (ou plus), trouvant qu’un mari (comme moi) et un chien sont
déjà bien assez lourds à porter…
Je me reconnais assez bien dans votre condamné qui, au 49e coup de
chicotte… Et, bien sûr, il a tort. Mais c’est que, dans son cas, il n’y avait plus qu’un coup de chicotte à subir. Supposez un instant qu’il n’en connût pas le nombre
exact. Qu’il pût se dire qu’il était peut-être appelé à en essuyer encore cinquante autres, ou
cent, ou deux cent ? Voilà qui changeait tout. On ne sait jamais combien de coups il reste
à subir. Il arrive qu’on en ait un peu assez… Le suicide (comme vous dites) est peut-être
un homme qui se méfie, qui doute de la fatigue du bourreau, qui se dit que ça pourrait
continuer longtemps et que ce petit jeu est bien fatigant pour lui .
« La vie n’est pas un spectacle » ? C’est parfois ce que je me demande, depuis une dizaine
d’années. Peut-être est-ce parce que, plus ou moins sciemment, j’en ai fait un spectacle,
auquel je ne me sens plus mêlé (en tant qu’acteur) ? Cela tient en partie à ce que nous
disions : au fait que j’ai dû renoncer au métier d’ « acteur », à ce que l’on m’a renvoyé dans
les coulisses. J’ai protesté timidement. Mais le régisseur est assez inflexible, et les autres
acteurs tiennent à occuper le plateau. On peut se faire à la vie en coulisses. Mais sans grande
conviction. Voilà : je ne suis plus très convaincu… C’est tout.
Je ne suis jamais allé en Angleterre, et je crois bien ne connaître qu’un
anglais : Angus Wilson – ce qui me défend évidemment de porter un jugement sur la race (si race
il y a). A priori, je ne sais pourquoi, je préfère les Américains. Ceux que j’ai connus de près
où de loin étaient extrêmement sympathiques (exception faite pour Roosevelt – et les deux
policiers militaires qui m’ont quelque peu passé à tabac lors de mon arrestation, en
Allemagne ; il est vrai que c’étaient deux juifs allemands naturalisés). Cela dit, autant
que j’en puisse juger, il me semble que le Français-moyen se montre, lui aussi, assez
volontiers « incapable de comprendre que vous ne soyez pas français ». Je l’ai souvent senti,
bien qu’il n’y ait pas entre lui et moi l’obstacle de la langue.
Comment expliquer ceci ? J’ai une montre-bracelet qui, depuis un mois, marche impeccablement
sauf lorsque je la porte. Dès qu’elle est à mon poignet, elle se met à
retarder de vingt minutes par heure – et se remet à marcher avec une précision chronométrique
dès que je l’enlève. S’agirait-il d’une allergie ? (Pendant dix ans, cette montre avait marché
très normalement.)
Avez-vous lu le très curieux livre d’Aimé Michel « Mystérieux objets
célestes » (Éd. [Éditions] Arthaud) ? J’ai lu à peu près tout ce que l’on a publié sur les
« soucoupes volantes ». C’est la première fois que je suis réellement troublé par un ouvrage de
ce genre. L’auteur se garde, au départ, de prendre position pour ou contre l’existence des
« soucoupes », pour ou contre leur origine, si elles existent. Il s’est contenté de relever
tous les récits et témoignages recueillis en France, à leur sujet, depuis 1952, et publiés dans
la presse, au petit bonheur. Eh bien, en portant sur la carte ces témoignages sans
aucun lien entre eux , il apparaît que de leur rapprochement naît un ordre géographique et géométrique. C’est extrêmement curieux. Mais il faut que vous
lisiez ce livre.
Je suis, de nouveau, dans une de ces périodes relativement sereines durant lesquelles je
prends mon parti de ma condition, des besognes auxquelles je suis obligé et de tout le reste.
Je veux dire : durant lesquelles je réussis à ne pas penser à ce que j’aimerais faire, et que
je ne puis pas faire – bref, à ne pas trop penser à moi… Cela durera ce que cela durera
(généralement 15 jours ou 3 semaines tous les 2 ou 3 mois…)
Il y a beaucoup de bonnes choses, dans la dernière NRF [Nouvelle Revue Française] : notamment
l’étude de J.P. [Jean-Paul] Weber sur Poe, la critique de cinéma de F.N. [François Nourissier?]
– et, comme toujours, la revue des revues et des journaux, le Mois, etc. Mais : 1° Blanchot
exagère énormément le rôle néfaste d’Elizabeth Forster-Nietzsche (c’est une
question que j’ai étudiée d’assez près : cette dame s’est, en réalité, contentée de maquiller
une dizaine de lettres de Nietzsche pour servir sa propre « gloire » et d’assembler dans un
ordre un peu arbitraire les morceaux de la Volonté de Puissance ; cela dit,
elle n’en a pas déformé le sens ni la lettre, et Nietzsche se proposait bien d’en faire un
grand ouvrage cohérent, dont il a laissé plusieurs plans) ; 2° me trompé-je en trouvant
tout ce que fait Dutourd d’une lourdeur, d’une épaisseur assez accablantes ? 3° je trouve
D.A. [Dominique Aury] bien indulgente pour Bleu comme la nuit . Il me semble
que Portrait d’un indifférent était beaucoup plus réussi, disait exactement
la même chose en beaucoup moins de pages. « Bleu comme la nuit témoigne que
la littérature est pour certains le seul oxygène possible », écrit-elle. Oui, à condition de
mettre « littérature » entre guillemets, de prendre le mot dans son sens péjoratif (comme on
dit : « Tout ça, c’est de la littérature... »). Ne trouvez-vous pas ? Peu de livres, ces
années-ci, m’ont donné un tel sentiment de gratuité, d’inutilité, même si elle est
admirablement parée…
Je crains un peu que mes Métamorphoses de Don Juan ne se soient égarées en
chemin… Ce n’est pas bien grave. Le livre paraît le 15 septembre (ou le 20). Il se présente
assez bien (je veux dire : du point de vue bibliophilique).
Il fait, depuis trois jours, un temps détestable. Se cela s’arrange, nous vous ferons signe
aussitôt, pour que vous veniez nous revoir.
Nous vous embrassons Claude
PS – Pauvert a publié une Technique de l’érotisme de Lo Duca dont je vous
aurais bien proposé de parler dans la NRF [Nouvelle Revue Française] – mais je me souviens
qu’une note sur L’érotisme au cinéma , du même, dont j’étais l’auteur, ne
passa jamais, bien qu’ayant été composée. (Au fait, ne vous serait-il pas possible de m’en
retourner le texte ou l’épreuve ? Merci d’avance)
Merci de vos deux mots. Pourquoi G.G. n’accepterait-il pas de céder les droits de
reproduction de mon Homo eroticus ? Il me semble que cela devrait « payer »
davantage que l’écoulement hypothétique des exemplaires restants ? Mais dans ce cas (s’il
refusait), oui, j’écrirais un autre ouvrage – puisque vous me dites que vous pourriez le faire
refuser… (J’avoue que je n’avais pas pensé à cette solution.) Lo Duca sera ravi que la nrf
[Nouvelle Revue Française] publie la note sur son Érotisme au cinéma .
Peut-être, pour l’ « actualiser », pourriez-vous indiquer dans le titre qu’elle concerne
également sa Technique de l’érotisme ? Au fond, ce second ouvrage n’est
qu’un appendice du premier. Vous recevrez ces jours-ci mes Deux Don Juan
. À bientôt, n’est-ce pas ?
Comme prévu, G.G. [Gaston Gallimard] (ou plutôt Claude G. [Gallimard?], qui a dicté la
lettre) refuse de me laisser publier ailleurs une nouvelle édition de l’Homo
eroticus . Je vais donc me mettre à un autre ouvrage sur le(s) même(s) thème(s). Ce n’est
peut-être pas plus mal : je me rends compte, en relisant ce livre, 1°) de ce qui lui manque,
2°) de ce qui l’encombre. Cela fait nous verrons comment, avec votre complicité, le faire
refuser par G.G. [Gaston Gallimard].
Vous avez manqué les plus beaux jours de l’année, à Janville : les trois premières semaines
de septembre. À présent, nous entrons dans l’automne maussade. J’y entre, pour ma part, sans
ennui, tout à fait « assimilé » à mon nouveau pays, dont je bouge à peine. J’y travaille mieux
et plus qu’à Paris. Comme disait le comte Molé (je crois) [Royer-Collard] à Vigny : « Je ne lis
plus, je relis. » Il me semble que, depuis cinq ou dix ans, on publie de moins en moins de
livres dignes d’attention. Me fais-je des idées ? Il me semble aussi que la littérature tend à
devenir une manière d’archéologie, que nous assisterons à sa mort (en tant que « langue
vivante »). Je crois que je n’aimerais pas naître en 1958…
Si j’en crois la rumeur publique, Nourissier serait entré chez Grasset ? La
Table Ronde va (une fois de plus) changer de direction. Nouveau rédacteur en chef : J.M.
Créach (?). Elle deviendrait une revue d’esprit « journalistique » (??)
J’ai été bien content de ne pas avoir à voter. Je n’aurais pu dire ni « oui » (avec les
gaullistes et les « dupés » de mai) ni « non » (avec les communistes et la gauche rêveuse).
Tout de même, ces 80 %, c’est beaucoup. Il me semble que 55 ou 60 % auraient suffi. Au
reste, je n’arriverai jamais, je crois, à voir dans le suffrage universel autre chose qu’une
énorme imposture. On ne se refait pas.
Bien affectueusement Claude
J’espère que vous avez reçu mes Deux Don Juan . Le Livre-Club du Libraire
serait très flatté si la nrf [Nouvelle Revue Française ]
pouvait leur consacrer deux lignes.
Quel plaisir ce serait, ce sera de vous avoir ici ! Mais il faudra que nous attendions un
peu : nous sommes à la merci, pour l’instant, du plombier, qui nous a annoncé sa visite
prochaine et qui doit mettre pas mal de remue-ménage dans la maison (travaux à effectuer au
chauffage central – que nous ne pouvons allumer en attendant – installation d’un nouveau
radiateur, etc.) Dès que je saurai sa venue certaine, j’irai très probablement passer moi-même
quelques jours ailleurs, à l’hôtel de Lardy ou à Paris. Autre chose m’ennuie un peu : la
chambre d’ami (qui n’a encore été occupée qu’une nuit…) n’a qu’un lit pour tout ameublement. Ni
table, ni chaise. C’est vraiment très peu de confort si, comme j’imagine, vous souhaitez
pouvoir travailler un peu !
Je ne sais rien du roman d’Yvez [Yves] Régnier. J’ai reçu le Christiane Rochefort, que je
vais lire, puisque vous m’en dites tant de bien. Mais à part cela ? Depuis Les deux étendards et Histoire d’O. , pas un livre ne m’a retenu (sauf
quelques Simenon – avez-vous lu, par exemple, Les complices ou En cas de malheur – quelques romans policiers – mais c’est tout de même un genre mineur
– peut-être un ou deux Pierre Boulle).
Je me sentais assez prêt, à vrai dire, à devenir gaulliste fin mai, début juin (Dieu sait
pourtant si l’homme m’est antipathique!). Mais j’ai grand peur qu’il ne soit lui-même
prisonnier du Système qu’il a restauré en 44, de cette « légalité républicaine »,
parlementaire, démocratique, dont je crois que rien ne peut sortir de solide
et de durable. Puissé-je me tromper.
J’espère aussi que, d’ici le moment où nous pourrons vous dire de venir, nous serons un peu
déchargés de tout ce travail que nous « abattons », tous deux, en ce moment (Moucky a renoncé à
son école, sinon à ses élèves particuliers) pour pouvoir s’y consacrer avec moi[ )]. C’est
l’affaire de deux ou trois semaines, sans doute.
Bien affectueusement Claude
[horizontalement, à gauche] Roy. [Royaume?] de [Bénon?] Jalousie
Le plombier nous promet de venir effectuer à la fin de la semaine les travaux que nécessite
le chauffage (il est temps, car il commence à faire frais). Je passerai une nuit ou deux à
l’ « Auberge de la Tour », à Janville même, à cinq minutes de chez nous, ce qui me permettra en
même temps de me rendre compte du confort de l’endroit (vu de l’extérieur, ça n’a pas l’air
mal). Car l’idée nous est venue que peut-être, si ce confort était réel (plus réel que celui de
notre chambre d’ami, tout de même très sommaire), nous pourrions vous y
retenir une chambre, ce qui vous permettrait d’être à l’aise (la nuit) tout en passant vos
journées avec nous. Je vous dirai, dans quelques jours donc.
J’ai lu Le repos du guerrier de Christiane Rochefort (dont, après vous,
Chardonne m’a parlé avec chaleur). Ce n’est certes pas indifférent. Cela m’a fait penser
parfois au Mémorial secret de Gaulène, au Feu follet de
Drieu, et à ce qu’aurait voulu faire Marie de Vivier.
Pour La bonne soupe , votre formule me semble tout à fait juste (« du
théâtre de boulevard porté à une amère perfection ») – entre l’enthousiasme un peu excessif de
Chardonne et la consternation un peu exagérée de Poulet. L’amertume plus secrète de L’œuf était plus forte, et plus original le procédé.
La fille de Poulet épouse à Fribourg (Allemagne) un géologue bolivien, et va vivre avec lui
dans la Cordillière des Andes.
Nous avons eu, samedi, Lily, Jean-Paul, Hélène et François N. [Nourissier] J’ai peine à
croire que cette conjonction soit durable. Il me semble qu’elle sonne un peu faux. Je puis me
tromper.
Affectueusement Claude
Les P. [Pilotaz] (ils vous le diront) ont été assez impressionnés par la vitalité, la
sociabilité expansive, la force, le volume de Golo. Pour nous, c’est toujours un « petit »
chien. Les autres semblent le considérer plutôt comme un molosse (au demeurant le plus gentil,
le plus farfelu qui soit).
Deux fois déjà, depuis dix jours, ce satané plombier nous a fait faux bond, si bien que le
problème du chauffage n’est toujours pas résolu, que je n’ai pu « expérimenter » l’Auberge de
la Tour, que nous sommes toujours dans l’attente…
François N. [Nourissier] nous a parlé lui-même des histoires Chardonne. Il paraît que le
« petit jeune homme » dont parle celui-ci est Georges Ketman, pédéraste avéré, que F.N.
[François Nourissier] voit assez souvent pour des raisons de travail. Il paraît aussi que Lily
manque un peu de diplomatie, qu’Hélène souffre de n’avoir pratiquement pas de domicile fixe.
Tout cela est d’une grande confusion. Mon sentiment personnel, partagé par Moucky et basé
sur des impressions fugitives, est qu’Hélène est partagée entre son souhait d’échapper à
l’atmosphère un peu « dramatique » que crée cette pauvre Lily et une certaine appréhension du
mariage – pour lequel, de toute évidence, elle n’est pas « mûre ». Quant à F.N. [François
Nourissier], il commence, dirait-on, à manifester quelque nostalgie de la vie mondaine. Tout
cela est mal conciliable, et pourrait finir (c’est une façon de parler, car ce ne serait qu’un
début d’autre chose ) par un mariage un peu hâtif, à l’avenir duquel je ne
crois pas très fort. Je puis me tromper. Je n’en dis rien (qu’à vous).
Moucky est assez satisfaite de la politique gaulliste. Moi, de moins en moins, pour des
raisons bien évidemment inverses de celles de la gauche « expressiste », qui « y vient » peu à
peu. Mais vous savez que je suis resté, au fond, un abominable fasciste, anti-démocrate,
anti-républicain, anti-parlementaire et anti-partis… Je me dis que de Gaulle a (peut-être)
gâché une chose que le 13 mai avait (peut-être) rendue possible.
Bien affectueusement Claude
PS – Est-ce que des notules du genre de celle que vous trouverez ci-inclus vous agréeraient –
s’agissant de livres qui n’en méritent pas plus ?
Votre mot de la Vallée aux Loups a croisé (ou presque) celui que je vous ai écrit aux Arènes,
et qui vous suivra sans doute. Qu’y ajouter ? Nous aurions été heureux que vous veniez vous
reposer ici, mais ce n’est que partie remise (cela dépend du plombier). Nous allons essayer de
rendre plus confortable la chambre d’ami, qui n’est encore qu’un « dormoir » (un lit, et c’est
tout). Si Châtenay-Malabry était plus près, j’irais vous voir, à mobylette. Mais par temps
froid ou pluvieux, c’est un peu téméraire, et j’hésite déjà à pousser jusqu’à Estampes (13km)
ou Arpajon (9km). La vie à la campagne rend très sédentaire. Ce n’est pas pour me déplaire.
Je suis sans nouvelles de Lo Duca – qui doit être au Mexique (où il s’occupe aussi de
cinéma). Où en sont ses projets avec Pauvert ? Je l’ignore. Je viens d’achever la
traduction d’un ensemble de nouvelles d’Angus Wilson. Une ou deux, à mon sens, conviendraient
très bien à la nrf [Nouvelle Revue Française], et j’en ai dit un mot à Dominique, qui aime A.W.
[Angus Wilson] Mais 1°) la nrf [Nouvelle Revue Française] ne publie guère d’écrivains
étrangers, n’est-ce pas ? 2°) je n’ai guère de chance, avec elle… (pas Dominique, bien sûr, la
nrf [Nouvelle Revue Française]).
Ici, la vie est très paisible. Golo, sous ses apparences de bonne brute joviale, a un
instinct, une sensibilité qui me frappent. Deux fois, en quinze jours, il nous a évité de
graves ennuis 1°) en attirant mon attention, une nuit, sur un chauffe-bain qui, resté allumé
par suite d’une fausse manœuvre, menaçait d’exploser (sans qu’il y eût fuite de gaz ou bruit
quelconque) ; 2°) aujourd’hui même, en nous avertissant par des grondements bizarres d’un
imminent court-circuit électrique qui eût pu provoquer un incendie (un fil dénudé, sans
baguette, commençait à « chauffer » ; Golo avait remarqué cette chaleur insolite,
imperceptible, dans un coin où nous ne pouvions nous en aviser). Hors quoi, il nous donne
bien du plaisir. Je ne sais pas si je vous ai dit que chaque jour, à 7h¼, je passe ¼ d’heure à
jouer avec lui. Le rituel est toujours le même : je vais m’asseoir en bas, près de la radio,
commence à le taquiner avec une vieille pantoufle, et nous finissons par nous battre comme des
chiffonniers. Ces derniers soirs, ayant du travail, je laisse passer l’heure. Alors, à 7h¼ précises, il monte dans ma chambre, sa pantoufle dans la gueule, et vient la
poser sur mes genoux. Si je ne donne pas suite à ses avances, au bout de cinq minutes il
redescend en soupirant et, un peu plus tard, il faut que j’aille lui présenter mes
excuses pour qu’il consente à sortir de sa caisse, où il boude. Les boxers ont la
réputation paraît-il, d’être extrêmement « comédiens ». Elle me semble fondée, si j’en juge par
la diversité des expressions dont il disposes pour traduire ses sentiments, de l’air faussement
contrit qu’il prend pour se faire pardonner quelque sottise (qu’il recommencera dix minutes
plus tard) à la manière dont il feint un profond sommeil quand il n’a pas envie qu’on le
dérange (tout en vous suivant du coin de l’œil), en passant par certains soupirs excédés,
reniflements dédaigneux, etc. Nous l’adorons, tous les deux. Moucky, à son grand étonnement
(elle croyait ne pas aimer les bêtes et avoir peur des chiens…)
Je suis certain que vous aimerez ces Guimbardes . Mais ils sont un peu
ridicules, à la Table Ronde, de me charger de vous demander un avis sur un livre qu’on ne vous
avait même pas envoyé. Je suis relancé par William François, des « Essais »[,] qui
m’annonce la reparution de sa revue et me demande d’y collaborer. Ce sera bien volontiers –
d’autant que, me dit-il, nous nous y retrouverons côte à côte, vous et moi. Savez-vous s’il
songe à payer ses collaborateurs ? (Je n’en finis pas de payer les factures et les dettes dont
nous sommes accablés…) Je vous envoie donc (ci-inclus) la lettre de F.N. [François
Nourissier] à l’Express et – à titre documentaire – le mot que je lui ai
envoyé à sa suite et qui, je crois, nous a quelque peu brouillés. Il me semblait pourtant avoir
été très modéré dans mes remarques. Vous seriez très gentil de me retourner les
deux .
Nous vous embrassons Claude
PS – Tant que j’y suis, je vous envoie également la préface que j’ai écrite pour les Deux Don Juan (Tirso de Molina et Molière) que publiera le 15
septembre le « Livre-Club du Libraire ». Vous me direz si, éventuellement, elle ne
trouverait pas place dans la nrf [Nouvelle Revue Française
]. Il n’est pas du tout nécessaire – me semble-t-il – de la présenter comme une préface : il
suffirait sans doute de supprimer le premier alinéa de la deuxième partie (p. 4, sous le
sous-titre du « Séducteur au libertin », depuis « Voici donc... » jusqu’à « … la
complexité ». Dans la négative, vous seriez également gentil de me retourner ce
texte. Et je vous soumettrais peut-être, d’ici peu, des pages du journal que je tiens
depuis six ou sept mois.
Oui, dimanche, Chardonne nous a aussi parlé de la pédérastie de F.N [François Nourissier] et
du « petit jeune homme ». Nous avons bien rien. Il faut préciser que Ch. [Chardonne] est 1°)
extraordinairement « papoteur », avec un mélange d’innocence et de roublardise, 2°) hostile au
divorce et, dans le cas N. [Nourissier], très sensible au grand charme de Marie-Thérèse N.
[Nourissier] (ce n’est pas seulement du charme : depuis 4 ou 5 ans, elle fait montre d’une
« tenue », d’une dignité assez émouvantes), 3°) peu sensible à celui d’Hélène, à son côté un
peu puéril. Il avait fait les mêmes histoires au temps de Florence M. Il va sans dire que
tout ceci est entre nous. Comme ce qui suit : nous non plus , nous ne
souhaitons pas que ce mariage se fasse, nous ne croyons pas à son « avenir ». Mais nus pensons
que plus on en parlera, plus F. [François] et H. [Hélène] se piqueront au jeu, s’obstineront.
Le mieux n’est-il pas de laisser les choses se faire (ou se défaire) toutes seules, sans s’en
mêler ? C’est l’attitude que nous avons adoptée. Je ne crois pas qu’Hélène soit mûre pour
le mariage, ni que F.N. [François Nourissier] ait une vocation « conjugale ». Lily n’a-t-elle
pas, un peu vite, « officialisé » leur liaison – qui en elle-même (en tant qu’ « aventure »)
était très défendable ?
Quant au « petit jeune homme », ne s’agirait-il pas tout simplement de Jean-Paul, avec qui on
a dû voir F.N. [François Nourissier] plusieurs fois ?
J’aimais bien mes « Marginales » des Écrits de Paris . Mais c’est fini : à
partir de septembre, cette revue change d’aspect. Elle comportera désormais une importante
partie de chroniques littéraires et autres, dirigée par Robert Poulet – qui m’a demandé d’y
faire la chronique du cinéma. Cela me plaît assez (vous savez que la critique
cinématographique a été pendant 11 ans – de 1933 à 1944 environ – ma principale activité). Mais
je regrette un peu ces « Marginales ». Je n’ose pas vous les proposer pour la nrf [Nouvelle Revue Française ] : je pense que cela soulèverait toutes
sortes de difficultés. Pourtant, si vous pouviez me charger plus ou moins régulièrement de
quelque chose du même genre – ne serait-ce que de notes de lectures – cela me ferait bien
plaisir ; ne fût-ce que pour ne pas me séparer tout à fait de la littérature.
Il fait toujours aussi agréable (je parle du temps). Et Golo souffre d’une « gale
folliculaire » qui nous donne bien du souci. Plus exactement, il n’en souffre pas du tout : la
chose lui étant manifestement indifférente ; mais c’est assez inesthétique (il a deux ou trois
plaques « dépilées » d’un assez triste effet).
Bien affectueusement à vous Claude
[réponse de Jean Paulhan, horizontalement en bas de page] Elsen 7 Pass. [Passage] de la
Pompe Janville s. Juine [Janville-sur-Juine] S.&O. Ch. [Cher] Claude soyez
très prudent : un psychiatre pour chien que je connais bien me dit que les chiens qui simulent
l’indifférence à l’égard de leurs maladies de peau, tonte manquée, etc. sont en réalité les
plus inquiets et menacés par la neurasthénie. Affecte
[Affectueusement]
Ici arrive votre lettre Bref, nous avons l’un et l’autre senti qu’il y avait comme une
fêlure entre Hélène et F.N. [François Nourissier]. Je me demande si, en ce qui concerne la
première, cela ne tient pas pour une bonne part à ce qu’elle redoute de devoir renoncer au
confort paresseux de sa vie de jeune fille (et d’enfant Pilotaz). Françoise
P. [Pilotaz] dit avec une candeur charmante qu’elle [Françoise] voudrait toujours avoir 13 ans, parce que c’est tellement facile… Nous avons été frappés de
voir Hélène s’inquiéter beaucoup plus de sa chambre rue de Rivoli que de son avenir avec F.N.
[François Nourissier]…
Je voudrais bien lire Yves Régnier.
Lily nous disait samedi que Paul envisageait de renoncer aux bananes et à la Guinée pour des
raisons douanières (résultant du nouveau statut du pays).
Je m’explique mieux, lisant votre « dialogue », le mélange d’affection et d’exaspération que
j’éprouve pour H. [Hélène?] Il y a chez elle une prodigieuse force d’inertie, dont je doute que
quiconque vienne à bout. Paul aurait pu, peut-être – car il sait être plus tenace, plus obstiné
que quiconque. Mais il a toujours été freiné par la crainte de bouleverser Lily. Devant
celle-ci, à propos d’Hélène, il y a un an, je disais à peu près (et avec beaucoup de sympathie,
je vous assure) : « Il y a parfois dans les êtres quelque chose qui doit être brisé ... » Ce seul mot – vous la connaissez – a mis Lily dans tous ses états, elle l’a
trouvé « affreux », comme si j’eusse suggéré de mettre Hélène aux fers ou à la
torture. Bref, je crois que nous voyons tout cela assez de la même manière. Qui s’en
lassera le premier, de François ou d’Hélène ? Ce qui me paraît certain, c’est qu’un des deux
s’en lassera, avant longtemps.
Je vous enverrai bien volontiers d’autres notules, que vous publierez ou ne publierez pas.
(Notamment sur L’autre planète , de R.M. [René Marill] Albérès, trois récits
« fantastiques » manqués, sur Don Juan et le donjuanisme de Maranon, sur Le Président de Simenon.)
Je demande à André Blay de vous envoyer une ou deux nouvelles d’Angus Wilson. Le volume ne
sortira guère avant le printemps prochain, au plus tôt.
Moucky a téléphoné à Dominique pour lui suggérer qu’elle passe vous prendre à la Vallée des
Loups et que vous veniez déjeuner, tous les deux, un jour prochain.