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Entretien avec Pierre Glaudes

19 Janvier 2018

Entretien avec Pierre Glaudes

Vous êtes membre du directoire du Domaine d’Intérêt Majeur « Sciences du Texte et Connaissances Nouvelles » (DIM STCN), créé en janvier 2017 avec le soutien de la région Île-de-France. Qu’est-ce qu’un Domaine d’Intérêt Majeur ?

La région, en tant que collectivité territoriale, a des compétences en matière de financement de la recherche. Elle les exerce avec des moyens qui sont considérables, puisqu’elle affecte à ce poste budgétaire plusieurs millions d’euros. Les « Domaines d’Intérêt Majeur » ou DIM sont sélectionnés par un conseil scientifique externe, composé d’universitaires et de personnalités éminentes. Les DIM couvrent des questions de société, parfois à très forts enjeux sociétaux. Il y a eu pendant quelques années des DIM qui permettaient d’organiser et de financer la recherche sur le cancer, par exemple. Il y en a aujourd’hui sur toute une série de questions émergentes dans le champ des sciences de la vie et de l’environnement, ou dans celui des sciences et des technologies. Les sciences humaines et sociales sont représentées, elles aussi : le DIM « l’Islam en France », qui a été créé dans le contexte des attentats, rassemble plusieurs projets de recherche sur le monde musulman, dont un projet sur la philosophie arabe médiévale par exemple, et il comporte également un volet d’enquête sociale sur la radicalisation, inspiré par les travaux de Gilles Kepel. Le DIM « Sciences du Texte et Connaissances Nouvelles » (DIM STCN) a été créé autour du projet PRADA (« Projet en Recherche d’Attribution d’Auteur »), qui vise à développer des logiciels d’interrogation syntaxique, lexicale et stylométrique capables d’accompagner, par d’autres moyens que ceux de la philologie, des réflexions sur des problèmes d’attribution de textes anonymes ou publiés sous pseudonyme. Le projet PRADA se rattache pour le moment au projet d’édition de l’œuvre critique complète de Barbey d’Aurevilly aux Belles Lettres, que je coordonne, car les textes critiques de Barbey présentent de nombreux problèmes d’attribution. Il faut bien comprendre qu’un DIM est un réseau : la création du DIM STCN résulte à la fois de la reconnaissance du caractère innovant du projet PRADA et de l’idée qu’on pouvait confier aux porteurs de ce projet le soin non seulement de le réaliser mais aussi de constituer un réseau. Nous avons choisi comme idée directrice du réseau : Paris, dans sa dimension de capitale intellectuelle. Paris est un lieu où se concentrent historiquement les maisons d’édition, les grandes institutions culturelles, la presse, d’autres instances de légitimation littéraire et de création de la valeur intellectuelle. Les projets du DIM STCN sont destinés à faire de Paris un foyer de rayonnement des équipes de recherche qui, grâce aux humanités numériques, renouvellent la science des textes et, plus largement, le traitement de l’archive, quelle que soit sa nature.

Un autre dénominateur commun entre les projets actuellement rattachés au DIM STCN est peut-être leur dimension patrimoniale.

En effet, les projets du DIM STCN concernent aussi bien le droit, les sciences politiques, la géographie, l’histoire, l’histoire de l’art, l’histoire des sciences, l’épistémologie des sciences et parfois des disciplines qui sont à cheval sur plusieurs domaines, mais il est vrai que nous avons vocation à réunir tous ceux qui s’intéressent à l’archive. L’intérêt pour les nouvelles méthodes de conservation et d’interrogation des archives, que permet le numérique, sont au cœur de l’idée de « connaissances nouvelles ». L’expression « sciences du texte », quant à elle, n’est pas tout à fait adéquate, car nous agrégeons des projets qui portent sur des questions de cartographie, ou qui prévoient la numérisation de tables astronomiques ou d’emblèmes. L’intérêt pour l’archive caractérise le DIM à un premier niveau. À un deuxième niveau, le DIM est attentif aux évolutions épistémologiques et aux nouvelles méthodes de la recherche scientifique. Les humanités numériques permettent en effet de réaliser des opérations qu’on ne réalise que très difficilement et laborieusement par d’autres moyens. La puissance de l’informatique permet d’opérer assez facilement des extractions, des fouilles. Elle offre de modes de production de connaissances dont on ne bénéficiait pas auparavant. Par exemple, le projet Lex Robotica, qui est un projet porté par des juristes, consiste à collecter les jurisprudences et à les classer par domaines. Son but est de mettre au point un logiciel d’interrogation de la base de données, qui aidera un juge à rendre sa décision, étant entendu qu’à l’heure actuelle les jurisprudences, en s’accumulant et en se multipliant, ne sont plus maîtrisables. Le projet « Lex Robotica » implique donc une réflexion sur l’intelligence artificielle, car il n’est pas question d’inventer des machines qui produisent elles-mêmes des jugements. Ainsi, à un troisième niveau, nous nous intéressons à la mutation cognitive que représentent les humanités numériques et à la façon dont elles modifient notre façon de voir, de penser et de nous comporter.

Vous avez organisé en octobre 2017 un colloque « Humanités numériques et sciences du texte », qui a réuni plusieurs acteurs du DIM STCN. Qu’est-il ressorti de ces journées ?

Le colloque « Humanités numériques et sciences du texte » que nous avons organisé à la Maison de l’Amérique Latine a été une sorte d’acte fondateur. Il a permis de mesurer un premier périmètre des membres de ce réseau qui, je le répète, a vocation à s’élargir. La première chose qui est ressortie de ce colloque, c’est un grand besoin de partager des expériences. En effet, les projets qui se rattachent au DIM STCN sont engagés dans des disciplines spécifiques et constituent en général, à l’intérieur de ces disciplines mêmes, des champs émergeant et encore en voie de constitution. Il s’ajoute que les partenariats avec d’autres disciplines, notamment celles qui sont issues du champ de l’informatique, se font encore de manière un peu intuitive. On ne passe pas sans difficultés de la pluridisciplinarité à l’interdisciplinarité. Naturellement, des problèmes émergent, avec des verrous techniques, théoriques, épistémologiques, pratiques, qu’il faut faire sauter. Le DIM STCN doit être conçu comme un lieu d’échange et nous prévoyons d’organiser régulièrement des ateliers où les membres du DIM pourront présenter leurs travaux, évoquer les difficultés qu’ils rencontrent, voir si elles sont partagées et comment les résoudre. Une autre difficulté soulevée pendant colloque d’octobre dernier est le défaut de formation. Il y a une très forte attente de ce côté également, et le DIM STCN se doit d’être un lieu d’identification des ressources en matière de formation, pour former les membres du DIM et aussi pour trouver des personnes déjà formées qui correspondent aux besoins des projets que nous construisons. Nous avons prévu de créer des partenariats avec un certain nombre d’institutions qui ont de l’avance sur ces questions, par exemple l’École nationale des chartes, qui propose depuis longtemps des formations performantes en humanités numériques. Nous explorons la possibilité de mettre en place d’autres partenariats, avec Mines ParisTech ou l’Université PSL. Nous souhaitons qu’à terme, le DIM STCN puisse offrir une cartographie des formations en Île-de-France et un annuaire des programmes et des chercheurs qui travaillent dans le champ des humanités numériques. Enfin, le troisième point qui a émergé de ce colloque, c’est le problème du passage de la conception à la programmation et à la réalisation des projets, c’est-à-dire le problème de l’ingénierie. Comme l’a dit Thomas Edison : « Le génie, c’est 5% d’imagination et 95% de transpiration. » Le problème de l’ingénierie est complexe, d’une part, parce que les bons ingénieurs, les ingénieurs bien formés, sont rares, et d’autre part, parce qu’on ne sait pas très bien comment imaginer des modes d’organisation du travail qui les intègrent de la manière la plus pertinente à la réalisation des projets en humanité numérique. Il y a là un ensemble de chantiers auxquels le DIM veut s’attacher dans le but de trouver, dans le cadre d’une réflexion collégiale, les meilleures solutions. C’est, parmi ses missions, l’une des plus importantes.

propos recueillis par Romain Jalabert