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Entretien avec Georges Forestier, Florence Naugrette et Élodie Bénard

25 Janvier 2016

Entretien avec Georges Forestier, Florence Naugrette et Élodie Bénard

À l’occasion du colloque « Molière des romantiques », organisé dans le cadre du projet « Molière », La Lettre de l’OBVIL s’entretient avec Georges Forestier, Florence Naugrette, professeurs à l'Université Paris-Sorbonne et directeurs du projet, et Élodie Bénard, post-doctorante au labex OBVIL. Ils retracent l'évolution de la fortune critique de Molière, et nous expliquent quelles méthodes ils emploient pour explorer ce vaste corpus.

Quels sont les objectifs du projet « Molière » ?

Georges Forestier : Ils s’inscrivent dans la philosophie qui est à l’origine de l’OBVIL. Il s’agit, à partir de tous les textes écrits après la mort de Molière, de dégager des axes de réflexion permettant d’étudier la question de la valeur et des jugements de goût, et de comprendre comment s’est formée la doxa sur Molière – ce qu’on appelait autrefois la « réception » de Molière. Dans la mesure où ces questions doivent être traitées avec la plus grande rigueur scientifique, grâce à l’étude du plus grand nombre de textes possible, le projet rejoint à la fois la finalité de l’OBVIL (qui est d’étudier la vie littéraire, et, à travers la vie littéraire, la réception des auteurs et la formation des jugements de valeur) et sa dimension numérique : en effet, l’instrument numérique se révèle indispensable pour dégager des axes, des thématiques constantes et des variantes dans un corpus aussi large.

Ce corpus de textes critiques, comment l’avez-vous l’établi ? Quels choix avez-vous opérés ?

Élodie Bénard : Il a fallu tout d’abord constituer une bibliographie la plus complète possible des textes relatifs à Molière. Nous sommes redevables à Éric Thiébaud de ce travail considérable. Dans la première étape de numérisation, nous avons cherché à privilégier la variété en mettant en ligne des textes de natures différentes : des préfaces d’édition, des chapitres d’histoires de littérature, des monographies, des ouvrages sur différents aspects de la vie et du théâtre de Molière – par exemple des ouvrages consacrés à sa vie privée, des recueils d’anecdotes, des études portant sur la « morale » de Molière, etc. Désormais, nous avons choisi de privilégier les préfaces des éditions de Molière, car elles contiennent des informations qui sont reprises par tous les critiques du XIXe siècle. Celles d’Auger, Martin et Picard sont déjà en ligne, et nous numérisons actuellement celles des éditions de Joly, de Petitot et de Despois-Mesnard.

Molière est à la fois un dramaturge, un chef de troupe et un acteur. Mais il a aussi la particularité d’apparaître en tant que personnage dans un très grand nombre de pièces écrites par d’autres auteurs, et que vous avez intégrées à votre corpus. Comment appréhender ce phénomène ?

Élodie Bénard : Il y a un lien à faire entre ces pièces et les innombrables anecdotes qui circulent autour de la vie de Molière. Elles reposent sur le même fonctionnement. Elles sont produites à partir du discours critique, qu’elles permettent en retour de justifier. Par exemple, de nombreuses anecdotes sont produites au XIXe siècle concernant le séjour en province Molière, et on observe le même phénomène au niveau des pièces : Molière à Bordeaux, Molière à Nantes, etc.

Georges Forestier : Ce qui est intéressant avec ces textes, c’est qu’on se situe plus du côté de la réception de Molière par les auteurs et par l’opinion du public que du côté de la création d’un jugement critique. Dans les textes critiques ou les préfaces, on assiste à un phénomène de récupération qui va façonner le goût et les opinions des lecteurs. Là, ce sont plutôt des lecteurs qui se mettent à utiliser la doxa pour raconter des histoires.

Georges Forestier et Florence Naugrette, vous avez récemment co-organisé avec Olivier Bara et Agathe Sanjuan un colloque consacré à la réception de Molière à l’époque romantique. En quoi cette période est-elle une étape essentielle dans l’évolution de la critique moliéresque ?

Florence Naugrette : Il y a deux choses. D’une part, une récupération de Molière chez les écrivains romantiques qui est assez semblable à celle dont Corneille fait l’objet. Tous deux sont érigés en héros de la liberté créatrice. Ce discours vient des écrivains eux-mêmes, qui présentent Corneille comme s’étant toujours battu contre les règles (et composant ensuite ses discours pour se justifier a posteriori), et Molière comme ayant eu à se battre, sur le plan idéologique, contre toutes les autorités. C’est un discours reconstitué, ad hoc et pro domo des écrivains romantiques eux-mêmes.

De l’autre côté, le XIXe siècle, c’est aussi le moment de la création de l’école républicaine. Dans les années 1880, le discours officiel cristallise un certain nombre de mythes qui ont déjà commencé à se constituer et qui vont devenir très tenaces. C’est un moment où l’on voit apparaître des constantes dans la manière dont Molière est enseigné. Les pièces recommandées alors par l’école républicaine sont les mêmes que celles que j’ai moi-même étudiées au collège dans les années 1970 : L’Avare, Les Femmes savantes, Le Bourgeois gentilhomme et Tartuffe !

Cet aspect de la réception de Molière est extrêmement important, et c’est une des raisons pour lesquelles nous avons organisé ce colloque en collaboration avec le rectorat de l’Académie de Paris et Françoise Gomez, inspectrice de Lettres et des classes théâtre. Il a ainsi pu être inscrit au programme de la formation continue des professeurs du secondaire. C’était vraiment très réjouissant, parce que cela permet que la recherche universitaire soit transmise dans les classes.

Qu’est-ce que le colloque a permis d’apprendre concernant l’évolution de la mise en scène de Molière au XIXe siècle ?

Florence Naugrette : Il y a des traditions de jeu pour chaque personnage, qui se transmettent via les « chefs d’emploi ». Ceux-ci  apprennent aux acteurs plus jeunes et plus récemment recrutés comment on jouait ce rôle. Elles entretiennent le fantasme d’une transmission de que pouvait être l’interprétation originelle du personnage, alors qu’il y a évidemment des glissements.

En même temps, au XIXe siècle, Molière commence à devenir suffisamment lointain pour que certaines mises en scène soient assez inventives pour correspondre (sans qu’on le dise ou même qu’on le pense sur le moment) à de nouvelles interprétations du sens global de la pièce, qui évolue avec les époques. Selon les conflits idéologiques et l’actualité du moment, les pièces peuvent être orientées différemment, et ce avant même la fameuse crise de la représentation de la fin du XIXe siècle, que l’on associe souvent à l’apparition du metteur en scène, perçu comme une espèce d’auteur second des pièces, qui assure la régie générale et propose une herméneutique nouvelle de la pièce.

Finalement, on trouve déjà au XIXe siècle cet aspect immatériel de la mise en scène – c’est-à-dire son aspect herméneutique, et non pas seulement ce qui relève de la régie, de la construction des décors et du placement des personnages. C’est le cas avec la redécouverte du Festin de Pierre dans les années 1840, à l’Odéon d’abord, puis à la Comédie-Française. Comme la pièce n’avait pas été jouée depuis des décennies et qu’on ne pouvait suivre aucune tradition de jeu, il a bien fallu que la mise en scène soit aussi une interprétation originale. Mais cela est vrai aussi de la mise en scène d’autres pièces, qui, tout en possédant une tradition de jeu, peuvent néanmoins être réinterprétées.

La numérisation des textes offre des possibilités inédites d’extraction et de visualisation de données. Quelles perspectives nouvelles ouvrent-elles pour l’étude de votre corpus ?

Élodie Bénard : Il s’agira d’utiliser l’anecdote comme voie d’exploration du corpus. Il faudra tout d’abord répertorier et encoder dans l’édition numérique toutes les anecdotes concernant Molière. C’est un travail énorme, car leur nombre va croissant, et il y en a même de nouvelles qui sont créées au XIXe siècle. Au XVIIIe siècle, par exemple, le séjour en province de Molière n’intéressait personne. On passait vite sur un épisode qui n’était pas un moment très glorieux de sa vie (il y avait eu l’échec de l’Illustre Théâtre avant). On courait tout de suite à la cérémonie de 1658. Au XIXe siècle, au contraire, avec la relecture romantique de l’errance, cette période devient cruciale. On cherche à y déceler les prémices de l’avènement du génie.

Georges Forestier : C’est notamment durant ce séjour que Molière est supposé avoir rencontré tous ses futurs personnages. Le Bourgeois gentilhomme, il l’a vu. Monsieur de Pourceaugnac, il l’a vu. La Comtesse d’Escarbagnas, il l’a vue, etc.

Élodie Bénard : Il se serait vengé du public limousin, qui avait lancé des pommes cuites sur la scène lors de la représentation d’Héraclius, en écrivant Monsieur de Pourceaugnac

Georges Forestier : Il y a aussi toute l’invention de Pézenas, qui devient un lieu culte, avec le fauteuil chez le barbier où l’on raconte qu’il s’asseyait de longues heures pour observer tout le monde. Les anecdotes sont capitales, parce qu’elles nous permettent de tout interroger : le discours critique, le discours fictionnel et les pièces où Molière apparaît comme personnage.

Élodie Bénard : Et une fois qu’on aura répertorié toutes les anecdotes, on pourra les mettre en relation les unes avec les autres, au niveau thématique mais aussi au niveau de la forme : les bons mots de Molière, celles qui se terminent par une chute, etc. Cela permettra aussi de repérer la façon dont elles sont transformées. L’objectif est de voir quel rôle elles ont joué dans la constitution de la doxa sur Molière.

Est-ce qu’on observe ce phénomène de création d’anecdotes à propos d’autres auteurs ?

Élodie Bénard : Oui, mais il y en a moins. Je suis étonnée de l’abondance des anecdotes sur Molière. Même au XVIIIe siècle, Corneille et Racine en suscitent moins.

Florence Naugrette : Cela tient au fait que Molière était comédien et chef de troupe. Ce qui intrigue, c’est que, comme pour Shakespeare, on se demande comment un comédien est capable d’écrire un chef-d’œuvre. Du coup, la vie privée et les coulisses de la création fascinent davantage. En outre, ce qui désarçonne ou émerveille les commentateurs, c’est la variété du comique de Molière, depuis la farce jusqu’à la grande comédie en cinq actes et en vers, avec un empan énorme de registres différents, qui sont même parfois mélangés à l’intérieur d’une seule pièce.

Élodie Bénard : Et l’on a d’autant plus critiqué cette variété que l’on opposait la farce d’un côté et la haute comédie de l’autre, comme s’il y avait une frontière étanche entre les deux – alors que le colloque a bien montré qu’il existe un continuum.

Florence Naugrette : C’est là qu’on voit une différence de discours selon le statut des commentateurs. Le plus souvent, cette partition et cette hiérarchie des comiques sont le fait des doctes et des professeurs, qui font des manuels pour signaler aux élèves que les grandes comédies ont plus de valeur et possèdent une portée morale supérieure à la farce. Et comme certains historiens essayent de voir dans le répertoire moliéresque une progression vers un comique de plus en plus noble, ils ont beaucoup de mal avec Le Malade imaginaire et Les Fourberies de Scapin.

Au contraire, souvent les écrivains refusent cette hiérarchie – comme Gautier par exemple, qui aime beaucoup le théâtre de foire et le théâtre populaire. Hugo dit la même chose de Shakespeare : « J’admire tout » – alors qu’à l’époque, la critique avait tendance à considérer qu’il y a des beautés chez Shakespeare, mais aussi tout un « fumier » à laisser de côté. Selon qu’on est docte ou qu’on est soi-même un écrivain et un dramaturge qui a envie, comme Hugo, d’avoir une palette très large et de conserver sa liberté créatrice, on juge donc positivement ou négativement cette variation des registres.

Propos recueillis le 21 janvier 2016 par Marc Douguet.

Images : ©D.R. | ©Philippe Dobrowolska | ©Marc Douguet