Guillaume Apollinaire

Articles à l’Excelsior

2015
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2015.

Transcription sur les sources originales, voir cartouche bibliographique pour chaque item.

Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Édition et correction) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

1918-09-01, Bloc-Notes §

Excelsior, 1er septembre 1918, p. 000.

Mousse et fumet allemands §

[OP3 1040]

M. Arthur Chuquet, le spirituel professeur au Collège de France, qui est peut-être de notre pays l’homme le plus averti sur les curiosités du caractère allemand autant que sur toutes les particularités de la langue qu’écrivent si lourdement les arrière-neveux dégénérés de Goethe, a déniché en Suisse une savoureuse brochure.

Dans cette brochure, que M. Chuquet feuilletait hier pour ses confrères de l’Académie des sciences morales et politiques, le professeur Salzer, « conférencier impérial aux armées du Kronprinz », relate les soirées « intellectuelles » qu’il a offertes aux officiers et soldats de ces armées, en présence de l’héritier de Guillaume II, « blond aux yeux bleus, droit comme un cierge, svelte comme une baguette, plein de fraîcheur et de force, tantôt riant aux éclats, tantôt sérieux et grave, et donnant, en somme, l’impression d’un grand général »

Il félicite le Kronprinz « d’être sorti de la vie d’exercices et de manœuvres, qui déplaisait à son âme ardente, de déployer ses talents dans une guerre véritable, dans une guerre que le prince avait désirée, appelée avec tant de passion et de fougue ».

Il affirme que « l’Allemand cueillera l’éternelle victoire, lui seul et, après lui, personne ».

On trouve aussi dans la brochure du professeur Salzer ce couplet sur le pain de guerre allemand :

« Ce pain, écrit-il, plus succulent que le chapon, que l’écrevisse et que l’ananas, est le pain de la joyeuse nécessité, et il y a en lui toute l’âme chaude de la pangermanie. »

Les Alliances et la Taxe §

[OP3 1041]

En Angleterre, la taxe sur les objets de luxe s’applique à tous les bijoux, sauf aux alliances.

N’est-ce pas une idée fort juste et très touchante de ne pas appliquer la loi somptuaire à l’anneau d’or qui symbolise la famille et toutes les forces présentes et futures de la nation ?

On est même tenté de regretter qu’une pensée aussi morale et aussi délicate ne soit pas venue à l’esprit de nos législateurs.

II ne serait pas étonnant que cette simple disposition de la loi en faveur des alliances engageât beaucoup de célibataires britanniques à se passer un anneau de mariage au médius. Car la mode se répand parmi les Anglais de porter l’alliance non plus à l’annulaire, mais au doigt du milieu.

1918-09-02, Bloc-Notes §

Excelsior, 2 septembre 1918, p. 000.

Tactique, stratégie §

[OP3 1041-1042]

On emploie beaucoup les deux termes — surtout à l’arrière et souvent l’un pour l’autre. Quel est au juste leur sens étymologique ?

La tactique (au grec τάσσειν, « ranger ») a pour but de former les troupes, de les discipliner, de les mettre en mouvement et de les ranger en bataille. La tactique des Grecs avait pour base le carré, la réunion des carrés formant la phalange ; la tactique romaine reposait sur la combinaison de lignes dont l’ensemble formait la légion.

La stratégie (de στρατὸν ἄγειν, « conduire une armée ») est la science du général en chef : concevoir un plan de bataille, tracer des lignes d’opérations, déterminer les positions offensives et défensives, diriger les masses sur les points décisifs.

À l’usage, surtout des civils, le sens du mot tactique anticipe largement dans le domaine de la stratégie. Au surplus, il importe peu. Les Allemands, qui sont en bonne place pour une critique savante des opérations du maréchal Foch, les attribueront à leur gré au stratège ou au tacticien : l’un et l’autre se confondent en lui pour une série de démonstrations pratiques où la Kriegsakademie trouvera matière à plusieurs leçons.

Bergson et William James §

[OP3 1042]

On sait que l’autorité qu’a en Amérique M. Bergson lui vient de ses mérites personnels, de l’admiration qu’on y professe pour ses œuvres, mais aussi de ce qu’il a été peu ou prou le disciple du grand philosophe américain William James, qui disait de lui à ses élèves d’outre-Mer :

« Quel homme remarquable est ce M. Bergson ! Mais je ne sais pourquoi on l’appelle un “grand philosophe français”. Quand j’entends dire cela, je pense aussitôt à ce qu’on écrivit autrefois du Saint-Empire romain germanique : “Il n’est pas saint, il n’est pas romain, il n’est pas germanique”. Or, à mon sens, M. Bergson n’est pas grand… voyez sa taille ; il n’est pas philosophe, puisque je laisse la philosophie aux Allemands et qu’il est mon meilleur disciple ; il n’est pas français… ou du moins son nom m’a laissé longtemps croire qu’il ne l’était pas. »

Et le sage qui inventa le pragmatisme ajoutait aussitôt :

« Ce n’est pas un grand philosophe français, mais ce petit homme honore l’humanité tout entière. »

Les Tables tournantes §

[OP3 1042-1043]

C’est décidément la mode chez les gens du monde, ou du moins chez certaines gens du monde, de faire tourner les tables.

On fait venir un grand homme d’autrefois et on l’interroge sur les choses du jour : les procès, les livres, le théâtre — sur tout, sauf la guerre, ce qui serait du dernier mauvais goût.

Une poétesse célèbre s’est passionnée pour ce petit sport qui permet de s’entretenir par l’intermédiaire d’un pied de guéridon avec Shakespeare et Victor Hugo. Il paraît que l’un et l’autre ont exprimé leurs regrets de ne pas vivre à notre époque. Ils sont d’avis que nos poètes et nos dramaturges actuels sont impardonnables de ne pas être plus sensibles qu’ils ne sont à la formidable beauté de notre temps.

Oui, c’est l’avis de Shakespeare et celui de Victor Hugo.

L’Unité de langage §

[OP3 1043]

Le tourment de l’unité agit sur nos sensibilités et modifie profondément nos habitudes. C’est généralement en bien. Nous avons le front unique, le commandement unique, et voici que nous allons avoir également le langage unique. Déjà il n’est plus question, dans les récits de guerre, d’abris mais de dug-outs. Depuis peu, le Switch Drocourt-Quéant est à l’ordre du jour. Malgré leur défection, les Russes nous fournissent les termes singuliers de soviets et de bolchevisme. Les Italiens ne nous donnent actuellement aucun vocabulaire militaire ou politique. C’est qu’ils nous en ont fourni beaucoup autrefois. Il ne manque plus qu’une ou deux expressions tchécoslovaques, et l’unité de langage sera complète.

Nelligan §

[OP3 1043-1044]

La jeunesse canadienne française, qui a envoyé sur notre front un contingent important de valeureux soldats, se préoccupe aussi de sa renaissance littéraire.

Il semble qu’elle ait pris comme drapeau un poète canadien français qui mourut jeune et qui, avant de mourir, devint fou, comme Baudelaire. Il s’appelait Émile Nelligan. Son œuvre parut en 1903.

Nelligan était, avant tout, un verlainien. Il paraît avoir subi aussi l’influence d’Albert Samain et de Rodenbach. Son chant est tendre et angoissé.

Quelquefois je suis plein de grandes voix anciennes.
Et je revis un peu d’enfance en la villa :
Je me retrouve encore avec ce qui fut là.
Quand le soir nous jetait de l’or par les persiennes.
Et dans mon âme alors, soudain, je vois groupées
Mes sœurs à cheveux blonds jouant près des vieux feux.
Autour d’elles le chat rôde, le dos frileux.
Les regardant vêtir, étonné, leurs poupées…

On goûterait volontiers en France les poèmes délicats de ce frère lointain, Émile Nelligan, dont la destinée fut obscure et tragique, et dont les anthologies ne donnent rien.

Arrête, bûcheron… §

[OP3 1044]

La branche d’olivier, emblème pacifique, risque-t-elle de manquer lorsque l’on signera la paix ? C’est bien possible, si l’on en croit l’administration italienne.

On sait que pour le charbon l’Italie est tributaire de l’Angleterre et de la France. Tout ce qu’on en importe est utilisé par les chemins de fer et les usines de guerre. Et ce n’est pas encore suffisant, puisqu’en un mois les chemins de fer seuls ont brûlé 50 000 tonnes de bois d’olivier.

On se figure le ravage que les bûcherons sont obligés de faire dans les olivettes italiennes…

Cette rareté du combustible est cause que, seules, huit villes italiennes, les plus grandes, ont le gaz pendant deux ou trois heures par jour.

Quant au chauffage domestique, les Italiens n’y songent même pas. Et il ne faut pas oublier que dans le nord de la péninsule l’hiver est plus rigoureux qu’à Paris.

Aérobus §

[OP3 1044-1045]

Excelsior a décrit cet avion-zeppelin qui enlevait neuf passagers et qui a été capturé près de Soissons.

Cette sorte d’appareil est véritablement l’autobus de l’air ; appelons-le, si vous le préférez, aérobus : le mot ne sera pas plus barbare que le terme autobus.

Quand viendra la paix, nous verrons certainement de ces aérobus mis dans tous les pays au service des civils. Comme ces machines volantes ne seront plus chargées de torpilles ni de mitrailleuses, elles pourront facilement véhiculer une vingtaine, peut-être une trentaine de personnes.

Mais la crainte des accidents ne fera-t-elle pas hésiter la clientèle ? Nullement, croyez-le bien. On voudra aller vite, et le danger de mort ne comptera pour rien.

Quand les trains commencèrent à rouler, tout le monde considérait ce mode de locomotion comme terriblement périlleux. Alfred de Vigny écrivait magnifiquement :

Pour jeter en éclats la magique fournaise
Il suffira toujours du caillou d’un enfant.

Et cependant quoi de plus banal aujourd’hui qu’un voyage en chemin de fer !

Le temps viendra où de bonnes vieilles grand-mères tricoteront placidement en aérobus.

Gastrite chronique §

[OP3 1045]

C’était un vieux médecin de province qui avait grand besoin de repos. Il confia sa clientèle à son fils, tout frais émoulu de la Faculté, et s’en fut à la mer. Quand il revint, le jeune homme avait fait merveille et guéri entre autres la gastrite chronique d’une vieille demoiselle fort riche.

« Très bien, mon fils, et je suis fier de vous, déclara le père. Mais j’aurais peut-être bien fait de vous dire que c’est la gastrite de Mlle B*** qui a payé vos études !… »

1918-09-03, Bloc-Notes §

Excelsior, 3 septembre 1918, p. 000.

Foch jugé en Angleterre §

[OP3 1045-1046]

Dans le Blackwoods Magazine, M. Charles Whibley parle avec enthousiasme de la philosophie du maréchal Foch :

« Le maréchal Foch pense que le résultat de la guerre dépend plus des forces morales et spirituelles que des forces matérielles… Nous savons que, lorsque arrivera l’heure de porter le coup final, de préparer la surprise qui frappera de terreur l’ennemi démoralisé, il lancera triomphalement, simplement, brutalement et vigoureusement l’attaque décisive. »

M. Whibley résume les principes développés par le maréchal dans son cours à l’École de guerre, et appliqués avec succès sur les champs de bataille, et il conclut :

« Tel est l’homme à la sagesse duquel on a remis les destinées de l’Europe et du monde. »

Un « tuyau » certain §

[OP3 1046]

Comme suite à l’article de notre collaborateur Marcel Boulenger sur ceux qui colportent de faux bruits de la guerre, voici une scène prise sur le vif à Trouville :

Il était midi et quart ; ceux qui arrivaient de Paris prenaient contact avec les promeneurs, nombreux à cette heure. L’un de ces voyageurs fut aussitôt entouré.

« Eh bien, cher ami, que dit-on à Paris ? »

La réponse fut immédiate :

« On est joyeux, on fête nos victoires. Mon ami le général Mordacq, m’a donné des détails sur la façon dont l’offensive allait se poursuivre. Ainsi… »

Et le « bien renseigné » débita complaisamment les renseignements les plus invraisemblables dont il se prétendait le dépositaire.

Or, dans le groupe des auditeurs, se tenait un homme âgé qui, par ses fonctions, touche de près au cabinet de notre Premier Ministre. Se tournant vers lui, une personne qui le connaissait lui demanda :

« Qu’en pensez-vous ?

— Moi, répondit cet homme sensé, j’en pense que si un plan d’attaque a été concerté entre le ministre de la Guerre, le maréchal Foch et le général Mordacq, personne en dehors d’eux n’en sait rien ; et ce tuyau-là je vous le donne pour certain. »

Il faut renoncer à décrire la tête du « bien renseigné ».

Il court encore.

Les Moineaux parisiens §

[OP3 1046-1047]

Les moineaux parisiens saluent par de gais piaillements la nouvelle de la bonne récolte et l’amélioration du pain.

On n’a pas augmenté la ration de 500 grammes, et, cependant, on voit, en ces jours de fin d’été, beaucoup plus de « charmeurs » et de « charmeuses » jeter généreusement aux oiseaux des jardins parisiens les miettes de leur goûter. C’est que le pain de la soudure laissait des débris, il ne faisait pas de miettes.

À Moscou, on ne leur jette pas de miettes, mais deux jeunes filles qui brûlèrent leur poudre aux « Moineaux » firent une chasse fructueuse. Quant à l’habitant des « Moineaux », ou, plutôt, du palais des Moineaux, Lénine lui-même, on ne sait où il en est avec la Mort… Mais la garde chinoise qui veille aux barrières du palais n’en défend pas les dictateurs.

Géographie américaine §

[OP3 1047]

Les villes, étant en Amérique, pour la plus grande partie, de fondation récente, ont, en général, des noms choisis par pur caprice. Un petit nombre, comme Chicago, ont des noms dérivés des anciennes dénominations locales employées par les aborigènes. D’autres villes, très nombreuses, portent le nom d’une ville européenne dont étaient originaires leurs fondateurs ou qu’il a paru élégant d’adopter. Mais la fantaisie a présidé au choix de la plupart des noms géographiques américains : Apollon, Diane, Jupiter, Junon, Bacchus sont revenus sur terre sous les espèces de cités du Nouveau Monde. Une ville du Tennessee est désignée par les trois premières lettres de l’alphabet : A.B.C. Il y a des Alpha et des Omega. Il y a quatre Kappa, quatre Thêta et une douzaine de Delta. Le dictionnaire latin a fourni Urbs en Géorgie, Summus (New York), Optima et Nihil (Pennsylvanie), Vox (Caroline du Sud), Vox Populi (Texas), Amicus, Pax, Exit (Texas), Ego, dans le territoire indien, etc.

Il va sans dire que ces noms n’ont pas une action directe sur le caractère des habitants. Le citoyen d’Ego n’est pas nécessairement égoïste, pas plus que celui de Nihil n’est nihiliste. Et l’on peut fort bien imaginer qu’un Amex originaire de Pax est plein d’ardeur au combat, et qu’un habitant d’Optima a des idées noires.

Jeanne d’Arc à Roye §

[OP3 1048]

Roye, que les armées alliées viennent de délivrer, est une ville fort ancienne, dont l’histoire est des plus intéressantes.

Fondée par les Romains, qui lui donnèrent le nom de Rhodium, elle fut détruite au IXe siècle par les Normands, qui, dans la suite, en relevèrent les ruines. Elle se gouverna elle-même jusqu’au moment où Philippe-Auguste lui enleva son indépendance.

Pendant la guerre de Cent Ans, Roye fut assiégée et capturée tour à tour par les Anglais et Jeanne d’Arc. Lorsque l’héroïne eut été livrée par les Bourguignons aux envahisseurs, elle fut emprisonnée aux portes de la ville, dans la forteresse de Beaulieu.

Le souvenir de « la bonne lorraine » nous rend encore plus chère la petite cité, qui sait bien qu’aujourd’hui la délivrance lui est à jamais acquise.

1918-09-04, Bloc-Notes §

Excelsior, 4 septembre 1918, p. 000.

Les Alliés §

[OP3 1048-1049]

La loi sur les loyers n’a pas seulement le mérite de régler des situations qui paraissaient fort embrouillées ; elle fixe aussi la liste de ceux qui, appartenant à une des nations de l’Entente ou à une des nationalités opprimées dont les citoyens se battent avec nous, ont droit, en France, au beau titre d’Alliés. Ce sont :

Les citoyens des États-Unis, de Costa Rica, de Panama, du Guatemala, du Honduras, les Belges, les Brésiliens, les Cubains, les Britanniques, les Grecs, les Haïtiens, les Italiens y compris ceux qui sont originaires de Saint-Marin, les Libériens, les Japonais, les Monténégrins, les Portugais, les Russes, les Serbes, les Siamois, les Polonais, les Tchécoslovaques, les irrédentistes italiens, les Yougoslaves, les Arabes de la péninsule arabique, les Arméniens, les Grecs orthodoxes du Levant, les israélites du Levant, les Latins du Levant, les Libanais, les Rhodiciens, les protégés italiens, les Syriens.

Parmi les Alliés que voilà, n’y a-t-il pas quelque peuple dont vous ignoriez l’existence ?

Cette lacune est maintenant comblée.

Et voilà comment la loi sur les loyers contribue à fixer un point d’histoire, et nous aide à connaître la géographie.

Chiffons de papier §

[OP3 1049]

Les Suisses d’autrefois se seraient-ils toujours méfiés des intentions de l’Allemagne vis-à-vis des traités ?

On le croirait à lire une inscription allemande gravée sur la façade d’un vieil édifice appelé Archives, construit en 1564, dans le bourg de Sigriswyl, sur la rive droite du lac de Thoune.

En voici la traduction, toute d’actualité :

« Je veille sur les vieilles chartes de liberté des Sigriswylois ; quant à la conservation de la liberté même, c’est votre affaire. »

Comme dit le vieux proverbe : « Garde-toi, les dieux te garderont. »

L’Aérochir §

[OP3 1049-1050]

Le nom n’est pas beau, mais l’objet est précieux, car il sauvera beaucoup de nos blessés.

C’est un avion radiochirurgical triplace, imaginé et réalisé par MM. Mémirovsky et Tilmant, et que présentait hier à l’Académie de médecine, le professeur Walther.

L’aérochir emporte, avec son pilote, un chirurgien et un radiographe. Il est pourvu d’un matériel de radiologie et d’un matériel chirurgical, de dimensions restreintes, il est vrai, mais suffisant pour assurer toutes les interventions.

Le courant nécessaire à la radiologie et au fonctionnement des appareils de stérilisation est fourni par le groupe électrogène de l’avion. Enfin une table d’opération, en aluminium et pliante, permet de faire l’extraction du projectile.

Affranchi des retards, des arrêts inévitables sur les routes terrestres, toujours plus ou moins encombrées au moment d’une action, l’aérochir, par la voie des airs, secourt en quelques instants les blessés de première ligne.

Vieux papiers §

[OP3 1050]

La crise du papier est toujours grave. Les acheteurs de vieux papiers parcourent les provinces. Rien de mieux s’ils n’achetaient que de vieux journaux. Malheureusement, beaucoup de gens, tentés par un prix relativement élevé, livrent de la sorte, pour le pilon, des pièces dont ils ne soupçonnent pas l’intérêt documentaire.

Un collectionneur normand signalait, ces jours derniers, qu’il avait pu constater, à Coutances, que des sacs remplis de papiers destinés au pilon contenaient des actes notariés du xviie siècle.

Depuis longtemps il est question de faire verser toutes les anciennes minutes notariales dans les dépôts publics d’archives : ce serait certainement une garantie de leur conservation.

De toute façon il faut trouver un moyen de combattre la destruction de documents renfermant une partie de l’histoire des provinces françaises.

Ce serait rendre un signalé service à tous ceux, en nombre infini, qui s’intéressent chaque jour davantage à la vie provinciale de jadis et aux petits côtés de l’histoire : solides moellons d’un merveilleux édifice.

1918-09-05, Bloc-Notes §

Excelsior, 5 septembre 1918, p. 000.

La Grande Époque §

[OP3 1050-1051]

« Avez-vous déjà payé votre tribut à la grande époque ? »

Telle est, selon le correspondant de la Gazette de Francfort, la phrase que s’adressent actuellement les Viennois et les Viennoises, après avoir échangé le bonjour.

Le but de cette question énigmatique est simplement celui de s’informer si l’appartement de monsieur ou de madame a déjà reçu la visite… des cambrioleurs.

Car la « grande époque » que raillent ainsi les Viennois, l’époque de gloire que promettait à l’Autriche comme à l’Allemagne le militarisme germanique, n’a été marquée pour ces deux nations que par des hécatombes de morts sur les champs de bataille et par un accroissement effroyable de la criminalité parmi la population civile.

C’est paraît-il, la conséquence de la cherté extraordinaire des vivres et autres objets de première nécessité.

Le même journal nous apprend qu’à Vienne un kilo de pain se vend clandestinement de 24 à 30 couronnes autrichiennes (la couronne vaut en temps normal 0,95 franc), une paire de chaussures coûte 300 couronnes, et un complet pour homme se paie de 1 500 à 2 000 couronnes.

Dans les familles des mobilisés, la misère matérielle et morale est extrême. Aussi les enfants et les adolescents s’adonnent-ils au vol pour se procurer du pain, des chaussures, une chemise ou un vêtement.

Et les cambriolés, résignés, acceptent ce mal inévitable en gouaillant. Les Viennois savent encore rire dans l’infortune. C’est leur supériorité sur les grossiers Berlinois.

L’Habit vert §

[OP3 1051-1052]

Tout augmentant, l’habit vert de nos Immortels a suivi le mouvement.

On l’avait autrefois pour trente-trois louis, sans compter le talent ou… les talents. Il coûte aujourd’hui presque le double.

C’est du tailleur de l’Institut lui-même que nous tenons ce détail, qui a son prix, surtout pour les nombreux candidats actuellement en campagne.

Voici les tarifs d’avant-guerre et d’aujourd’hui :

1914 1918
Habit brodé soie verte 460 francs 775 francs
Gilet 22 48
Pantalon 75 130
Chapeau plumes autruche 50 145
Épée 45 85
Porte-épée 7 18
659 1 201

Le tailleur de l’Institut est un bien aimable homme. Après nous avoir donné ces renseignements, en nous reconduisant, il nous dit dans une révérence :

« J’attendrai les ordres de monsieur. »

On est flatté, certes, par de telles paroles, et puis, mélancoliquement, on pense qu’on a des cheveux gris.

1918-09-06, Bloc-Notes §

Excelsior, 6 septembre 1918, p. 000.

Jardins suspendus de Paris §

[OP3 1052]

Place de la Nation, le Triomphe de la République a disparu sous les sacs pleins de terre qui le protègent contre les projectiles ennemis. Mais La République de Dalou n’est pas morte sous la carapace, et il semble qu’ainsi qu’il advint à Daphné, à Philémon et Baucis, aux temps mythologiques, elle se change peu à peu en une végétation d’un beau vert.

Des graines apportées par le vent ont germé dans la terre des sacs que les pluies ont fécondées, et, avant l’hiver, la pyramide se sera peut-être recouverte d’une superbe chevelure de plantes, où le botaniste curieux de la flore de guerre pourra herboriser à son aise.

L’hiver viendra ensuite. Cette végétation de fortune périra, pour regermer au printemps prochain, plus touffue, et pour fleurir sans doute quand viendra l’été.

Les marraines de guerre parisiennes pourront envoyer à leurs filleuls une fleur cueillie sur les sacs à terre d’un monument de la capitale. Ce fétiche vaudra bien le ticket d’aller et retour pris le matin avant 9 heures à la station du Métro : Combat.

Géographie §

[OP3 1052-1053]

Avant la guerre, les Français, à ce qu’on assure, ne savaient point la géographie. Leur pays est si doux qu’ils ne se souciaient point des autres.

Mais au cours de cette guerre les événements nous ont bien forcés d’acquérir force renseignements sur presque toutes les régions de la sphère terraquée.

Tel soldat de l’armée française, s’il évoque ses souvenirs, pourra sans doute raconter qu’il a parcouru l’Europe, l’Asie, l’Afrique et même l’Amérique. Il n’est pas impossible qu’un de nos soldats se soit battu en Belgique, en France, aux Dardanelles, en Macédoine, en Italie, qu’il se soit rendu en Palestine, au Maroc, qu’il ait fait partie du détachement envoyé en visite amicale à New York, et qu’il se trouve aujourd’hui soit à Vladivostok, soit sur la côte mourmane.

Assurément celui-là aura appris la géographie. Il aura connu le chaud, le froid, le sec et l’humide. Tous les langages auront fait vibrer ses tympans.

Les grognards de Napoléon avaient comme l’a dit Victor Hugo, « passé les Alpes et le Rhin ». Ces exploits sont sans doute réservés à nos troupiers. En attendant, les soldats de l’Empire n’avaient point accompli tant de voyages que les nôtres. Ils étaient allés dans le Nouveau Monde, puisque certains d’entre eux s’étaient rendus à Haïti. Mais aucun ne s’était aventuré jusqu’en Extrême-Orient.

1918-09-07, Bloc-Notes §

Excelsior, 7 septembre 1918, p. 000.

Les Ancêtres américains §

[OP3 1053-1054]

Ils sont à l’honneur avec leurs descendants : le prix quinquennal de 5 000 francs — fondation Augrand — a été attribué, pour 1918, « au meilleur ouvrage sur l’histoire, l’ethnographie, l’archéologie ou la linguistique des races indigènes de l’Amérique, avant Christophe Colomb ».

Cette consécration académique est fort heureuse, au moment où les Peaux-Rouges viennent combattre sur notre front. Assurément, les Guaranis, les Incas et les Aztèques réunissent les conditions indiquées par le concours, mais on ne peut s’empêcher d’attribuer à l’Institut une intention particulière en faveur de ceux qui ne se sont point contentés d’être des héros dans les romans de Fenimore Cooper. Eux aussi, La Fayette les attendait : il gardait précieusement, dans le petit musée de son château de Lagrange, près de Meaux, le bonnet du Faucon Noir et son étendard, en peau de faucon, que lui avait envoyés le président Jackson.

Aujourd’hui, les descendants du Faucon Noir portent la bourguignotte.

Les Degas sont authentiques §

[OP3 1054]

Depuis la vente Degas, on fait courir le bruit qu’après la mort du maître ses héritiers auraient fait achever un certain nombre de ses tableaux à peine esquissés. Rumeur absurde ! Du reste, la chose aurait été impossible. Voici pourquoi :

Deux heures après la mort d’Edgar Degas, les scellés furent posés sur son atelier, et, à chaque séance d’inventaire, le greffier du juge de paix venait les lever.

Les séances d’inventaire avaient lieu devant les commissaires-priseurs de chacun des héritiers et devant les représentants des notaires. C’est, devant tout ce monde que chaque tableau, chaque pastel, chaque dessin était décrit. Aussitôt qu’on avait ainsi examiné un certain nombre d’œuvres, elles étaient envoyées à la photographie pour être reproduites et mises au catalogue. De chaque séance d’inventaire il était dressé un procès-verbal signé par toutes les personnes présentes. Tant de précautions n’avaient encore été prises pour aucun peintre.

On a dit aussi que, pour faire monter les prix, on avait agi en sorte que l’État achetât le tableau La Famille. Or, il paraît qu’un commissaire-priseur, agissant en son nom personnel, avait offert de ce tableau, qui fit 400 000 francs, la somme de 500 000 francs de la part d’un acheteur américain. Si bien que l’avidité des héritiers de Degas est encore une légende.

1918-09-08, Bloc-Notes §

Excelsior, 8 septembre 1918, p. 000.

On rentre §

[OP3 1055]

Commencées plus tôt que de coutume, les vacances, influencées par les événements militaires, sont à la veille de prendre fin.

À l’époque où la capitale s’est vidée, on a évalué à 800 000 le chiffre des premiers partants. Aujourd’hui, plus de la moitié sont revenus. Rien que par la gare Saint-Lazare, Paris vient de recouvrer de neuf à dix mille voyageurs par jour du 30 août au 7 septembre, soit quotidiennement 1 500 à 2 000 de plus qu’en période normale.

Les stations et les plages de Normandie, les petits trous jadis pas chers de Bretagne ont du coup perdu une grande partie de leur clientèle. Pour les réseaux qui desservent l’Océan, la Méditerranée, le Midi, les chiffres sont sensiblement plus élevés, et là également les grosses rentrées sont prévues pour le 15 septembre.

Un nouveau règlement fixe au maximum de 50 kilos le poids des bagages qu’un voyageur peut emporter avec soi.

Cette mesure n’est pas sans causer quelques orages dans les gares lointaines, où les belles revenantes se présentent accompagnées des malles d’un poids beaucoup plus respectable qu’elles avaient emplies hâtivement il y a trois mois.

Mais les chefs de gare finissent par se laisser attendrir. Au moment où le communiqué apporte de splendides nouvelles de victoire, il serait trop cruel de forcer une Parisienne à laisser en province ses robes et ses chapeaux.

Censure postale obligatoire §

[OP3 1055-1056]

Sait-on ce que fut, lors de l’établissement de la poste en France, sous Louis XI, le régime normal du courrier ?

L’édit du 19 juin 1464, qui créa un grand maître des Postes et des maîtres coureurs royaux, assurait le transport des lettres du roi, « et des particuliers, sous l’expresse réserve d’ouvrir celles-ci et de s’assurer qu’elles ne contiennent rien de contraire à l’autorité royale ». Il semble, d’ailleurs, que la prescription — ainsi que parfois il arrive en France — tomba vite en désuétude : on lit, en effet, dans le Journal d’un bourgeois de Paris sous le règne de François Ier :

« L’an 1523, le 28 de Juing, fut crié à son de trompe par les quarrefours de Paris, de par le Roy, qu’on ne laissât plus passer nuls courriers ne aultres personnes portant lettres sans estre veües et visitées, et ce sur peine de confiscation de corps et de biens. »

Évidemment notre censure postale a ses rigueurs, mais nous n’en sommes plus — ou pas encore — là.

Au Japon §

[OP3 1056]

Le renchérissement des vivres est un mal qui répand la terreur. Et si tous les pays ne succombent pas, tous du moins sont frappés. Il n’est pas jusqu’au Japon où l’âpreté des mercantis ne se fasse durement sentir. Depuis le début de la guerre, en effet, le prix du riz a augmenté de 300 %, et le peuple réclame. Se figure-t-on Mme Chrysanthème, dont on se rappelle les menus de poupée, réclamer à grands cris son bol de riz biquotidien, et invectivant le gouvernement qui la prive de sa nourriture préférée ? Des troubles regrettables dérangent la belle ordonnance de la capitale nipponne. Ne signale-t-on pas une geisha qui, tirée brutalement d’une auto où elle se prélassait, vit encore sa voiture précipitée dans un canal ?

Le sucre en Russie §

[OP3 1056-1057]

Avant la guerre, c’était en Russie un sujet de conversation plaisante d’énumérer les quatre manières de sucrer le thé.

Chez les Russes riches, on mettait le sucre dans la tasse ainsi qu’on a coutume dans les autres pays civilisés.

Dans la classe simplement aisée, on croquait un morceau de sucre et on buvait par-dessus.

Les paysans, eux, léchaient le sucre et buvaient ensuite. Un même morceau pouvait, par conséquent, sucrer six à huit tasses et faire le bonheur d’une famille entière.

Une quatrième méthode était recommandée aux gens très pauvres. Elle consistait à regarder un morceau de sucre qui pouvait ainsi durer indéfiniment et servir à d’innombrables consommateurs.

Un Russe qui nous donnait en souriant ces détails rétrospectifs ajouta mélancoliquement :

« Aujourd’hui les Russes connaissent une cinquième manière de sucrer leur thé. Ils ne connaissent même plus que celle-là. Ils se contentent d’imaginer un morceau de sucre. Cela doit leur suffire. Car impossible de trouver actuellement en Russie le moindre petit morceau de la blanche denrée givrée. Pour que le sucre reparaisse là-bas avec les autres produits alimentaires, il faut attendre la fin du bolchevisme. »

Le Tigre et les Ânes §

[OP3 1057]

Ce n’est point une fable…

Il s’agit de milliers d’ânes qui sont arrivés, il y a quelques semaines, sur les bords du Tigre. Chaque soldat britannique aura son bourricot qui portera les bagages, et, le soir, à l’heure du repos, les ânes trouveront de plantureux pâturages qui abondent dans l’ancien empire des Achéménides.

Des mules chargées des impedimenta de poids suivront toutes les expéditions qu’il plaira au commandement allié d’organiser en Mésopotamie, où la guerre semble se dérouler avec tout le confort moderne.

1918-09-09, Bloc-Notes §

Excelsior, 9 septembre 1918, p. 000.

« La Dame » §

[OP3 1057-1058]

La Marne, c’est en latin Matrona, c’est-à-dire « la Dame », et l’on pourrait même préciser : « la bonne Dame ».

L’Antiquité connut les fêtes matronales. On les célébrait à Rome en l’honneur de Mars et pour conserver la mémoire des dames qui avaient fait cesser la guerre entre les Romains et les Sabins. Aussi ces fêtes étaient-elles particulièrement solennisées par les femmes.

Ne pourrait-on pas, à l’avenir, célébrer le 6 septembre une fête matronale en l’honneur de la Marne, la bonne Dame de France, qui décida de la guerre entre le monde civilisé et la Barbarie organisée ?

Étoiles §

[OP3 1058]

M. Ralph Shirley, directeur de la Occult Review, a posé, la semaine dernière, une question : « Le maréchal Foch est-il superstitieux ? »

Après force déductions d’ordre astrologique, notre confrère s’est prononcé négativement. Mais il affirme que l’illustre chef croit en son étoile, étoile qu’il a examinée, lui, M. Shirley, et qu’il affirme rayonnante de glorieuses promesses.

Par contre, il nous fait connaître que l’étoile de l’empereur d’Autriche pâlit — on le croit sans peine ! — et que ce monarque perdra sa couronne au cours du prochain automne.

« Correspondant en France » §

[OP3 1058]

Les gazettes allemandes ont des audaces journalistiques qui feraient hésiter la presse des Alliés. C’est ainsi qu’aucun journal français n’a encore osé mettre en tête d’un article : « Notre correspondant de Berlin nous écrit ».

Le bluff dépasserait les limites permises : on n’y croirait pas ou l’on enquêterait et le public trouverait la plaisanterie de mauvais goût.

Le public et les journaux allemands sont d’un autre avis, et l’on voit souvent dans la presse de notre principal ennemi des articles sur la politique française, en tête desquels on peut lire : « Notre correspondant en France nous écrit ». Entre autres, la Gazette de Cologne s’est fait une spécialité de ces correspondances inquiétantes qui sont peut-être fabriquées en Suisse ou sur les bords du Rhin, mais qui méritent toutefois qu’on les examine de très près.

La Couronne de Tantale §

[OP3 1059]

Il semble que la destinée ne permettra jamais à Ferdinand de Bulgarie de ceindre la couronne royale, qui fuit devant lui comme l’onde et la pomme décevaient les mains et les lèvres de Tantale.

En 1902, il commanda pour le vingt-cinquième anniversaire de la libération bulgare, un magnifique diadème à un joaillier de Bruxelles. Mais les grandes puissances, la Russie principalement, refusèrent à Ferdinand le droit de transformer le prince en roi, et la couronne demeura pieusement dans son écrin.

En 1908, il se proclama tsar, et il projetait des fêtes somptueuses pour célébrer dignement son couronnement, quand l’Autriche soucieuse alors de ménager les susceptibilités de la Serbie, opposa son veto.

Lorsque vinrent des temps plus calmes, les évêques de l’Église nationale découvrirent qu’un catholique romain ne pouvait participer aux rites consacrés, et Ferdinand, fort marri, dut reléguer sa couronne en un coin dans l’espoir qu’elle ornerait un jour la tête de son fils.

Une C.G.T. nègre §

[OP3 1059]

Le Bulletin périodique d’information coloniale étrangère nous apprend que les travailleurs noirs de l’Afrique du Sud se sont organisés. Il existe maintenant un Labour Party indigène où fraternise tout le prolétariat des différentes races autochtones qui occupent les territoires de l’Union sud-africaine.

L’Afrique se démocratise, et, bientôt sans doute les derniers rois nègres devront-ils se résigner à déposer le vieux chapeau haut-de-forme qui, généralement, leur tient lieu de couronne.

Le Mort joyeux §

[OP3 1059-1060]

Le célèbre écrivain anglais Conan Doyle a écrit une remarquable histoire de la bataille de la Somme.

Elle lui a valu, d’ailleurs, une amusante mésaventure.

Sur la foi de certains renseignements qui lui parvinrent il raconte la fin glorieuse du colonel Franklin.

Quelle ne fut pas sa stupéfaction lorsqu’il reçut une laconique missive signée : colonel Franklin :

Vous annoncez que j’ai été tué. Il est donc possible que je sois mort. Je crois devoir, toutefois, vous avertir que je n’en ai pas encore reçu la confirmation officielle.

Conan Doyle a sans doute passé ce billet à son ami Sherlock Holmes, aux fins d’enquête.

On pille l’Ermitage §

[OP3 1060]

Le concierge bolchevique du célèbre musée de l’Ermitage, à Pétrograd, s’était mis à « bazarder » les tableaux jugés inutiles par le gouvernement des duumvirs Lénine et Trotski. Les Allemands ont mis le holà à cette petite opération bien minimaliste, puisque les peintures étaient vendues au minimum de leur valeur. Bien plus, certains tableaux ayant fait partie jadis de la galerie de Cassel seront transportés en Allemagne et vont être avant tout exposés à Berlin. Ce sont : la Descente de Croix de Rembrandt, la Métairie de Potter, un Teniers, et Les Saisons de Claude Le Lorrain.

Le Pont des Arts §

[OP3 1060]

Dans ses Poèmes et dessins de la fille née sans mère, le peintre et poète Francis Picabia publie les mélanges plastico-littéraires les plus inattendus et dédiés « à tous les docteurs neurologues en général, et spécialement aux docteurs : Collins (New York), Dupré (Paris), Brunsweiller (Lausanne) ». Quelques titres extraits de cet ouvrage en donneront une idée lointaine : « Pneumonie », « Petit zèbre », « Machines de bons mots », « Rahat-Loukoums », « Immenses entrailles »

Comme le livre leur est dédié, avant de juger cet ouvrage, il serait bon sans doute de connaître l’opinion des médecins mentionnés plus haut.

1918-09-10, Bloc-Notes §

Excelsior, 10 septembre 1918, p. 000.

Vivre de l’air et du beau temps §

[OP3 1061]

La cherté croissante des vivres et leur raréfaction ne sont pas sans causer maint souci aux conducteurs des peuples comme aux peuples eux-mêmes. Si nous en croyons le grand chimiste Berthelot, de si piètres misères cesseront un jour de nous troubler. « Une époque viendra, déclarait-il, lors d’un banquet, où les aliments seront fabriqués avec du carbone extrait de l’acide carbonique, avec de l’hydrogène extrait de l’eau, avec de l’azote extrait de l’air. On n’élèvera plus d’animaux pour les massacrer, et les contrées stériles seront préférées aux régions fertiles, dont les terres sont empoisonnées depuis des siècles par les engrais. Il ne sera plus nécessaire d’enlaidir notre planète par le travail géométrique de l’agriculture ou la hideur des cheminées d’usine, et la terre entière deviendra un vaste jardin d’agrément. »

Mais nous n’en sommes pas encore là. M. Boret a encore fort à faire car Berthelot ne prévoyait la réalisation de cette séduisante prophétie que vers l’an 2000.

Un grand film §

[OP3 1061]

Il n’est question en Angleterre, dans le monde du cinéma, que d’un film dont le succès sera certainement sans exemple. Ce film, qui comprendra un grand nombre de tableaux, représentera, dans toutes ses phases, la vie de M. Lloyd George. On ignore encore quel sera le bébé précoce appelé à l’honneur de figurer sur l’écran l’enfant prodigieux que fut le Premier anglais. Comment le scénario donnera-t-il au public une idée des luttes que le grand démocrate eut à soutenir pour faire prévaloir ses opinions ? Autre mystère…

La Critique et l’Académie §

[OP3 1062]

Une petite conséquence assez imprévue de la guerre aura été la révélation que la critique est une science que peut appliquer dans tous les domaines celui qui la possède à fond.

Ne voyons-nous pas aujourd’hui, en effet, que deux des critiques militaires les plus appréciés, même de nos grands chefs, sont, l’un un critique dramatique, l’autre un critique musical ?

Cette particularité n’avait point échappé à Paul Flat.

Le regretté directeur de la Revue bleue avait aussi remarqué que, parmi les nombreux prix littéraires dont dispose l’Académie française, aucun n’est spécialement destiné à récompenser un ouvrage de critique.

Il a voulu combler cette lacune, et il vient de laisser par testament, à l’Académie, une somme de 100 000 francs pour la fondation d’un prix annuel qu’elle devra attribuer notamment au meilleur ouvrage de critique.

1918-09-11, Bloc-Notes §

Excelsior, 11 septembre 1918, p. 000.

Le Général Shu Chi Tchang §

[OP3 1062-1063]

En l’an VIII de la République chinoise, le parlement de Pékin, par un vote presque unanime, vient de porter à la présidence de la République M. Shu Chi Tchang, un fin lettré qui, n’ayant pas dédaigné de s’occuper tout spécialement de questions militaires, reçut, en 1899, le titre honorifique de général.

Les préoccupations de M. Shu Chi Tchang étaient pour ainsi dire prophétiques. Il s’intéressait à l’armement et à l’organisation des armées modernes à une époque où la Chine tout entière, qui, comme on sait, est un pays charmant, professait pour l’art de la guerre et le métier de soldat le mépris le plus profond.

Le parlement de Pékin a donc été bien inspiré d’élire en temps de guerre un président de la République qui sait, qui saura faire la guerre.

Le Chapeau haut-de-forme §

[OP3 1063]

Il meurt en beauté, mais il meurt… Son origine est incertaine. On la fait remonter à la tiare des Persans, ou à celle que portaient, au cours des autodafés, les victimes de l’Inquisition.

On assure d’autre part que « ce produit de la civilisation », comme l’appelait Alfred Jarry, fut inventé à Florence, en 1760. Cependant il semble qu’une des premières fois qu’il en est fait mention, ce fut en 1790, quand Franklin visita Paris en haut-de-forme. Immédiatement, les chapeliers parisiens en exposèrent dans leurs boutiques, et le haut-de-forme fut adopté par les révolutionnaires parce qu’il venait d’Amérique, la terre de liberté.

Vandalisme §

[OP3 1063]

Le portail du Couronnement de la Vierge, où se trouvait la Vierge souriante, qui était si belle, fut, à l’occasion des Berthas, l’objet d’une sollicitude bien malavisée.

On le cuirassa d’abord de sacs, qui pourrirent bientôt, et, pour empêcher la terre de sortir, on tendit fortement devant eux une toile d’emballage qui ne résista point à l’action de l’humidité.

Les protecteurs de la seule partie de Notre-Dame que n’ait point touchée Viollet-le-Duc ne se tinrent pas pour battus. Ils entourèrent sacs et toile d’emballage d’une carapace de planches qui jouèrent bientôt.

Alors, quelqu’un eut une idée géniale. Dans la pierre vive des ogives qui avaient résisté aux siècles, on creusa, à coups de ciseau à froid, quatre trous dans lesquels quatre crampons de fer furent scellés qui maintiennent l’armature qui cache le noble portail gothique.

Les « Petits Pavés » §

[OP3 1063-1064]

Si la butte Montmartre est, selon le dire des anciens hydropathes, le cerveau du monde, la ville de Butte, dans l’État de Montana (États-Unis), avait l’an dernier des prétentions infiniment moindres. Elle est devenue brusquement célèbre parce qu’on y a trouvé moyen de tirer de l’or du pavé des rues.

Butte est un centre minier important, et, avant la guerre, on y pavait les rues avec du minerai de manganèse qui n’avait, à cette époque, aucune valeur.

L’importance de ce minerai dans la fabrication des munitions en a fait monter le prix jusqu’à 32 dollars la tonne. Aussi la municipalité de Butte fait-elle dépaver ses rues, et les pavés sont aussitôt vendus à l’État, qui les utilise contre les Boches. Les affaires de Butte (Montana) sont prospères, et, par amitié pour la France et pour le manganèse, les habitants fredonnent sans cesse l’air des Petits Pavés.

Le Pont des Arts §

[OP3 1064]

Dans Le Petit Messager qui est l’organe des artistes aux armées, M. Marcel Gromaire publie sur le « Cinéma nouveau » un article plein d’aperçus ingénieux touchant les moyens de « créer cet opéra de la vision que doivent être les images mouvantes ».

1918-09-12, Bloc-Notes §

Excelsior, 12 septembre 1918, p. 000.

Un jury de Poulbot §

[OP3 1064-1065]

C’est la première fois qu’on demande leur avis aux enfants… On ne sait pas encore, d’ailleurs, ce que cette consultation va donner.

La chose se passera aujourd’hui même au concours Lépine.

Un prix de mille francs est offert par un donateur généreux pour récompenser l’inventeur et fabricant du jouet reconnu le plus amusant par un jury de fillettes et de garçons de huit à douze ans.

L’expérience est intéressante. Elle fournira une précieuse indication sur l’orientation des esprits dans le petit monde charmant de Nénette et Rintintin.

On peut se demander, d’autre part, si ce n’est pas la première fois que l’on nomme en France une commission compétente.

À tous égards, l’événement mérite de retenir l’attention.

Héraldisme bolchevique §

[OP3 1065]

Sous le régime bolchevique, le titre officiel de la sainte Russie est République socialiste fédérative russe des soviets.

Les armoiries de la République peuvent se lire ainsi : l’écu de gueules, chargé de rayons d’or entourant une faucille et un marteau d’or, dont les manches sont croisés, ceints d’une couronne d’épis d’or, avec l’inscription de sable : R.S.F.S.R. qui sont les initiales des mots russes qui désignent la République socialiste fédérative russe des soviets. Le tout accompagné d’une devise qui signifie « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! » Le drapeau de la République est rouge incarnat portant en lettres d’or, près de la hampe, les initiales R.S.F.S.R.

Deux États arborent aujourd’hui le drapeau rouge : la République russe et le sultanat de Zanzibar.

« L’Eupantophone » §

[OP3 1065-1066]

Nous avons parlé des expériences que poursuit actuellement à Nice un savant d’origine polonaise, M. Kann, soldat de la Légion étrangère, expériences qui ont pour but de restituer la vue aux aveugles. Sous ce titre : L’Eupantophone, M. Henri Austruy, directeur de La Nouvelle Revue, a publié, en 1904, un roman au cours duquel il décrit un appareil transformant en ondes sonores les ondes lumineuses, et permettant de percevoir par le tympan ce qui doit être normalement perçu par les globes oculaires. C’est une spéculation scientifique adaptée au cadre d’un roman de haute fantaisie, mais c’est quelquefois un incident qui a mis la science sur le chemin d’une grande découverte. La marmite de Papin, la pomme de Newton sont parmi les exemples les plus connus.

Souhaitons, au surplus, que M. Kann ait trouvé autre chose que l’eupantophone — nous parlons de l’instrument et non du livre — pour reconstituer à l’usage des plus intéressantes victimes de la guerre la clé du monde des couleurs.

1918-09-13, Bloc-Notes §

Excelsior, 13 septembre 1918, p. 000.

La Réception du Maréchal Joffre §

[OP3 1066]

L’Académie a consacré sa séance d’hier au dictionnaire.

Cela, c’est la note officielle. Mais nos immortels ont tout de même parlé d’autre chose que de ce fameux dictionnaire qui avance beaucoup moins vite que les armées alliées.

Comme les simples mortels, ils ont commenté les opérations du front et causé des deux victoires de la Marne.

Ils ont été ainsi amenés à se dire que le public attend impatiemment la réception du maréchal Joffre, et qu’il serait bien de placer cette solennité au lendemain de l’anniversaire de septembre 1914, si admirablement fêté par les vainqueurs de 1918.

Bref, plusieurs académiciens ont demandé que M. le maréchal Joffre fût reçu sous la Coupole avant la fin de cette année, et ils seront sans doute écoutés. C’est M. Jean Richepin qui accueillera le premier vainqueur de la Marne.

En attendant, M. Richepin parlera au nom de l’Académie française en séance publique annuelle des cinq Académies le 25 octobre.

Les Restaurants sous l’Empire §

[OP3 1066-1067]

Au temps des grognards les restaurants étaient un peu moins chers qu’ils ne le sont au temps des poilus, mais tout de même on pouvait dépenser facilement chez Very deux pistoles par tête. Le ris de veau à l’oseille coûtait deux livres ; la tête de veau en tortue, deux livres ; la salade de volaille, deux livres dix sous ; le pigeon en crapaudine, deux livres dix sous ; la sole frite, deux livres. Au taux où était alors l’argent, ces prix sont aussi élevés qu’aujourd’hui. Les vins n’étaient pas meilleur marché : ermitage, six livres ; richebourg, cinq livres ; romanée Saint-Vivant, six livres ; bordeaux Lafitte, sept livres ; madère sec, dix livres ; constance, vingt livres.

Il est vrai que les huîtres d’Étraitas [sic] ne coûtaient que douze sous la douzaine, et que l’on avait un perdreau rôti pour deux livres.

1918-09-15, Bloc-Notes §

Excelsior, 15 septembre 1918, p. 000.

La Rue des Allemands §

[OP3 1067]

Les Genevois sont désireux de perpétuer dans leur ville la mémoire du président Wilson.

Un comité s’est formé pour demander au Conseil administratif de donner son nom à la rue des Allemands, qui porte cette dénomination depuis plus de quatre siècles.

Il n’est jamais trop tard pour bien faire, et les confédérés alémaniques ne verront dans cette suppression aucun manque de courtoisie à leur égard. Ceux d’entre eux, et ils sont nombreux, qui éprouvent des sentiments ententophiles, verront avec plaisir le nom du grand républicain d’outre-Mer remplacer celui d’un peuple dont l’impérialisme eût menacé un jour ou l’autre leur liberté, comme il menace la nôtre.

Les Ancêtres des tanks §

[OP3 1067-1068]

Moins anciens que les chars d’assaut employés par Titus devant Jérusalem — simples machines de siège, en somme — les ribaudequins ont avec nos tanks un air de famille plus marqué ; comme eux ils marchaient devant l’infanterie.

Au xive siècle, dans les rangs des Gantois révoltés sous Philippe Artevelde contre le comte de Flandre, les Chroniques de Froissart nous les montrent comme suit :

« Quand le dîner fut passé, ils se mirent tous en ordonnance de bataille et se blottirent derrière leurs ribaudequins. Ces ribaudequins sont des brouettes hautes, bardées de fer, avec une longue pique de fer par-devant la pointe, qu’ils ont usage de mener et brouetter avec eux, et ils les placèrent devant leurs batailles et s’enfermèrent en dedans. »

Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, ni dans les Flandres…

Un mot de Richard Strauss §

[OP3 1068]

Richard Strauss, l’auteur de Salomé, qui refusa de signer l’adresse des intellectuels allemands, ne manque pas parfois d’un certain esprit.

Il se trouvait à un banquet de musiciens. On parlait des prétentions artistiques du Kaiser.

« Que pensez-vous, lui demanda quelqu’un, des peintures, dessins et sculptures de notre grand empereur ?

— Je pense, répondit Richard Strauss, qu’il ne faut pas tourner en ridicule les œuvres du Kaiser lorsque l’on se trouve en public, car on ne sait jamais par qui elles ont été faites. »

1918-09-16, Bloc-Notes §

Excelsior, 16 septembre 1918, p. 000.

L’Heure d’hiver §

[OP3 1068-1069]

À l’approche d’octobre, la réforme à laquelle M. Honnorat a attaché son nom redevient d’actualité.

Le ministère des Travaux publics se préoccupe déjà de nous rendre l’heure d’hiver.

M. Claveille, le maître de l’heure, prendra sous peu une décision qui sera soumise à l’approbation du Conseil des ministres, après avis de l’Agriculture et de l’Armement.

Cette décision, dont l’effet sera d’économiser l’éclairage, sera accueillie favorablement par le public qui se contentera de dire : « À la bonne heure ! »

Le Noir national §

[OP3 1069]

Les étoffes manquent en Allemagne pour la fabrication des vêtements civils.

Les tisserands d’outre-Rhin font maintenant de mauvais tissus en papier, selon la volonté du Kaiser, qui a dessiné lui-même le costume national ; ce tissu sera noir.

La sombre couleur du deuil revêtira désormais tous les Allemands, Guillaume II ayant déclaré qu’il voulait voir tous ses sujets « propres et noirs ».

Sinistre prévoyance ! L’Allemagne tout entière se met en deuil. Sous l’uniforme de la mort, les esclaves du Kaiser seront noirs — c’est entendu, nous ne les voyons pas blancs — ; mais propres, c’est autre chose !

Finance et géographie §

[OP3 1069-1070]

Non content d’avoir été richissime au temps de Louis XIV et de Louis XV, le financier Crozat vient de recevoir — sous les espèces du canal qui porte son nom — les honneurs du communiqué.

Déjà de son vivant, il avait bénéficié d’une réputation géographique. La Géographie de Crozat a initié les jeunes filles bien élevées du xviiie siècle à la connaissance des cinq parties du monde, avant qu’il leur fût permis d’entrer dans le seul monde qui comptât. Crozat n’est pour rien dans cette géographie. Ou du moins pour peu de chose : il avait une fille, Marie-Anne, à laquelle il donna un précepteur, l’abbé Le François. L’excellent abbé, ayant composé un traité de géographie, le dédia « À Mademoiselle Crozat », son élève, et s’abstint de le signer. Ainsi le traité prit le nom de Crozat. Et, comme l’abbé savait en quels termes il convient de s’adresser aux puissants, il débutait par ces mots dans sa dédicace : « Mademoiselle, si j’ai l’honneur de vous offrir ce traité, ce n’est pas que je croie que vous y puissiez apprendre quelque chose… »

Avec une enfant pareille, le père Crozat n’avait pas à craindre de compliquer son éducation en ajoutant un canal au système de notre navigation intérieure.

Les Loups au Soudan §

[OP3 1070]

Kitchener racontait volontiers que le télégraphiste solitaire d’un poste éloigné du Soudan, pris de nostalgie, passa cette dépêche à la station centrale :

NE PUIS PLUS RESTER ICI. DANGER DE MORT. SUIS ENVIRONNÉ DE LIONS, D’ÉLÉPHANTS ET DE LOUPS.

Le sirdar fit répondre aussitôt :

PAS DE LOUPS AU SOUDAN !

Et le lendemain arrivait un nouveau télégramme :

JE MAINTIENS MA DÉPÊCHE, MAIS SUPPRIMEZ LES LOUPS.

1918-09-17, Bloc-Notes §

Excelsior, 17 septembre 1918, p. 000.

Almanach des godasses §

[OP3 1070-1071]

On en a tiré une nouvelle édition…

Les avions de bombardement allemands portent un nom d’almanach. Mais, s’ils ont quelque prétention à la noblesse, le peuple narquois de Paris n’a pas tardé à souligner la roture de ces tard-venus de l’aviation qu’il appelle argotiquement des « godasses ». On ne pouvait trouver de terme plus méprisant pour des appareils volants, qui se voient ainsi ironiquement relégués dans l’aviation « rampante ».

Gotha vient de la ville où sont fabriqués ces aéroplanes géants. Mais les Allemands y ajoutent sans doute le souvenir de Gott, le « vieux Dieu » germanique.

Le gotha abattu a eu, en effet, quelque chose de divin pour ses passagers, dont il a été en quelque sorte le Golgotha.

Au demeurant, l’un d’eux, pour sauvegarder la couleur locale, ne portait-il pas le nom gothique d’Olearius ?

L’Harmonieuse Prophétie §

[OP3 1071]

C’est dans une ivresse d’enthousiasme pour la cause de la nationalité polonaise que Chopin écrivit, en 1831, sa magnifique étude en ut mineur, la douzième de l’opuscule 10.

Il se trouvait à Paris quand il reçut la nouvelle de la capitulation de Varsovie.

Trop faible physiquement pour servir les armes à la main la révolution polonaise, le grand musicien en avait suivi de loin les phases, priant pour le triomphe de la liberté.

Sa rage et sa douleur ne trouvèrent de consolation que dans la musique. Il composa la grande étude en ut mineur, qui parcourt impétueusement toute la gamme des sons — allegro con fuoco — depuis les discordances douloureuses du début jusqu’à l’harmonieuse conclusion en ut majeur.

Il aura fallu à l’Europe près d’un siècle pour parcourir la symphonie telle que Chopin en eut la vision, et pour arriver à la réalisation harmonieuse d’une Pologne libre…

Après sa mort, Chopin fut enterré au Père-Lachaise, mais son cœur fut emporté à Varsovie. À l’arrivée des Allemands, en 1915, le tsar ordonna le transport de cette relique à Pétrograd ; elle s’y trouve sans doute encore.

La Japonisation de l’Europe §

[OP3 1071-1072]

L’action exercée par le Japon sur l’Europe est très grande, surtout dans nos beaux-arts.

Ce sont les Japonais qui nous ont enseigné à noter les très fugitives impressions comme les teintes rares des levers et des couchers de soleil, les mille dessins que forment les vagues à la surface des rivières et des lacs, les précieuses dentelles blanches que brode l’écume de la mer.

Ce sont les Japonais qui nous ont appris à enregistrer les mouvements extrêmement rapides de l’existence quotidienne. Leurs merveilleuses estampes sont pleines d’observations pittoresques dont nos artistes ont fait leur profit.

Ce sont les Japonais qui nous ont fait comprendre que la nature est toujours belle, même dans les fleurs fanées, dans les feuilles desséchées, dans les écorces vrillées par les insectes.

Ce sont les Japonais qui nous conseillèrent de nous débarrasser de notre manie anthropocentrique. Pour eux l’homme n’est point le centre de l’univers. Et quand ils représentent un paysage, il leur arrive de le peindre à vol d’oiseau, comme un aigle pourrait le voir.

Ce sont les Japonais qui nous donnèrent les premiers modèles de la « tranche de vie » en art. Auparavant nos tableaux étaient composés comme des ensembles auxquels on ne pouvait rien ajouter, rien retirer. Chez les Japonais, toute image est découpée dans l’immensité du monde et elle se présente comme pouvant être indéfiniment continuée de tous côtés.

Ce sont les Japonais qui nous ont fait perdre la superstition de la symétrie dans l’art décoratif et qui l’ont remplacée par le goût de la géométrie vivante.

Le Flair du gabelou §

[OP3 1072-1073]

Les préposés d’octroi sont, en ce moment, mis à rudes épreuves, et ce n’est pas un spectacle banal que de les observer à la sortie du P.-L.-M. ou du P.-O. De mémoire de gabelou, on ne vit pareil retour. Cinq cent mille Parisiens étaient partis au printemps : l’automne en voit revenir le double. C’est à croire que les parents de province chez qui l’on s’était réfugié ont hâte de rendre la politesse. On ne les espérait pas si tôt…

Bref, les colis s’amoncellent sur les quais. Dans le tas, le voyageur n’hésite pas à reconnaître, du premier coup d’œil, les siens. Et, du second coup d’œil, il n’hésite pas à les renier. Il y a là une gymnastique émotive que feront bien d’éviter les cardiaques. Cependant, il arrive qu’un voyageur se décide pour l’un des bagages exposés. C’est alors que le gabelou intervient.

Il pose sa question, cligne de l’œil, enregistre la réponse : « Du linge… » — on ne saura jamais tout le linge qui vient de rentrer dans Paris ! — tapote le bagage et puis y trace une croix, dans un grand geste d’absolution qui semble dire aux Parisiens un peu penauds de leur fugue : « Allez, et ne péchez plus ! »

1918-09-18, Bloc-Notes §

Excelsior, 18 septembre 1918, p. 000.

Le Bureau du Président Wilson §

[OP3 1073]

Le bureau sur lequel le président Wilson écrit ses discours a une histoire. En 1852, le vapeur Resolute fut envoyé dans l’océan Arctique à la recherche de l’explorateur Franklin. Pris dans la glace, le bateau fut abandonné par son équipage. Trois ans plus tard, un baleinier américain le remorquait dans un port des États-Unis, où il fut acheté par le gouvernement, qui l’expédia en Angleterre, comme gage de l’amitié qui unissait les deux pays. Mais de nouveaux avatars devaient couronner la carrière du vapeur, qui se brisa dans le port de Plymouth. De ses planches intactes, la reine Victoria fit construire un bureau, « en souvenir de l’aimable courtoisie qui avait dicté l’envoi du Resolute à son prédécesseur ».

Le bureau sert aujourd’hui au président Wilson.

L’Erreur du prophète §

[OP3 1073-1074]

Depuis le début de la guerre, le célèbre romancier anglais Wells a vu se fortifier une réputation de prophète que des prévisions aussi justes que nombreuses avaient préalablement établie. En pareil cas, on éprouve un malicieux plaisir à prendre en faute un habile devin qu’un don de seconde vue instruit des événements cachés aux simples mortels. M. Wells, en janvier 1916, annonçait la fin de la guerre pour les mois qui suivraient. « Une certaine lassitude, écrivait-il alors, se fera sentir dans les opérations militaires, et l’on commencera à discuter des conditions de la paix. »

Peu de temps après, il prévoit l’approche des dernières phases de la guerre. « Des nations anémiques et épuisées s’assoiront autour d’une table sur laquelle on dessinera la nouvelle carte d’Europe. »

L’observateur le plus fin peut parfois négliger un facteur. M.Wells avait oublié les États-Unis.

1918-09-19, Bloc-Notes §

Excelsior, 19 septembre 1918, p. 000.

Mihiel ? §

[OP3 1074]

C’est un saint fort à la mode — mais d’où nous vient-il ? De l’abbaye de Saint-Michel, jadis construite au nord de Commercy et d’où naquit la ville que l’armée américaine vient de reprendre. Ainsi Saint-Mihiel est né d’une fantaisie de la prononciation locale.

Mais, sous l’un ou l’autre nom, ce chef des bons anges dirige la milice céleste : les peintres le représentent avec un casque éclatant, une lance d’or à la main et il précipite dans l’abîme les anges disqualifiés. Bref, cet archange a dans le ciel figure de généralissime.

Mauvaise affaire pour le vieux Dieu…

Sous de mauvais auspices §

[OP3 1074]

Qu’on soit homme ou femme, on tient beaucoup dans la famille des Hohenzollern à porter une couronne, petite ou grande. Le Kaiser vient d’en offrir une à sa plus jeune sœur, Marguerite de Prusse, l’épouse de Frédéric-Charles de Hesse, appointé roi de Finlande. Cette couronne doit être de qualité médiocre, comme le sont souvent les cadeaux de Guillaume II, et peut-être ne sera-t-elle pas fort solidement installée sur la tête de la nouvelle reine. Celle-ci doit considérer l’avenir avec un peu de méfiance, étant donné le sort de sa sœur Sophie et le fait qu’un des prénoms du prince de Hesse se trouve être justement Constantin.

Le Pont des Arts §

[OP3 1075]

Ami déclaré de la France et correspondant d’un grand journal hollandais, M. Franz Coenen est en France pour quelques semaines.

Auteur d’essais remarqués et de romans dans lesquels ses compatriotes reconnaissent de l’observation, de l’humour et une grande vigueur de style, il occupe en Hollande une situation littéraire très enviable.

C’est surtout dans les milieux de la jeunesse intellectuelle que s’exerce son influence, qui, par certains côtés, rappelle celle de M. Anatole France. C’est assez dire la haute qualité de cet esprit farouchement indépendant qui, dès le début de la guerre, n’a pas cessé de manifester ses sympathies pour la France. Il y est accueilli avec l’empressement et la déférence que méritent sa noblesse spirituelle et sa vaste culture.

1918-09-20, Bloc-Notes §

Excelsior, 20 septembre 1918, p. 000.

Un réfugié sous la Coupole §

[OP3 1075-1076]

Revenu du Blaisois, où il a installé sa mère, sa famille et ses vieux serviteurs réfugiés de l’Aisne, M. Gabriel Hanotaux reparaissait hier à l’Académie.

Avec ses confrères, il a travaillé au dictionnaire pour la « forme », car c’est ce mot qui venait en délibération.

Le joli coin de Picardie qu’il dut, avec les siens, quitter il y a quelques mois est historique.

La maison de campagne Le Pressoir est un bijou rustique du xviiie siècle, construit au début du règne de Louis XVI ; la ferme date du temps de Charlemagne, et elle est citée par Eginhard.

Mais c’est au passé, hélas ! qu’il en faut parler aujourd’hui, car il n’en reste à peu près rien. M. Hanotaux a pu seulement sauver quelques livres de sa bibliothèque au moment de l’évacuation devant l’invasion allemande.

Le lieu s’appelle « La Bataille », en souvenir de celle qu’y livra César.

Avant de le quitter, M. Hanotaux y eut pour hôte le général Mangin. Il lui exprima le vœu de le voir vaincre là, comme César.

Le général Mangin est en train de réaliser ce vœu.

Anniversaire d’Albéric Magnard §

[OP3 1076]

Il y a quelques jours, des amis d’Albéric Magnard allaient en pèlerinage voir les ruines du manoir des Fontaines où, il y a quatre ans, le compositeur français fut fusillé et brûlé par les Allemands. Des herbes folles ont poussé dans ce domaine tragique. Mais sur la tombe faite de débris de la maison qu’il défendit contre l’envahisseur des mains pieuses entretiennent des fleurs, guirlande délicate de la stèle où sont gravés les vers que M. Edmond Rostand consacra au premier mort de l’élite française.

Celui que froidement les Allemands assassinèrent sur le seuil de sa propre maison était, en même temps qu’un fervent patriote, un wagnérien. Le forfait allemand se doublait ainsi de sottise, et la Ville de Paris a bien fait de donner le nom d’Albéric Magnard à la rue Richard-Wagner. Cette protestation édilitaire est à l’égard de l’Allemagne une sorte de châtiment moral qui a sa valeur et sa signification.

Pas avant la paix… §

[OP3 1076]

En 1919, tous les évêques catholiques américains devraient se rendre à Rome pour une visite ad limina obligatoire tous les trois ans. Étant donné la guerre et la difficulté des voyages, le Saint-Père vient d’autoriser les prélats américains à ne lui rendre leurs devoirs « qu’en 1920 ou même en 1921 si la guerre se prolonge ». Cette décision donne-t-elle à entendre que le pape ne croit pas que la paix soit fort proche ?

Mais, ni au nom de Dieu, ni au nom du cortège des Apôtres, le Vatican ne rend des oracles !

1918-09-21, Bloc-Notes §

Excelsior, 21 septembre 1918, p. 000.

M. Clemenceau à L’Institut §

[OP3 1077]

L’Académie des inscriptions eut, hier, un collaborateur inattendu : le ministre de la Guerre lui signalait quelques découvertes archéologiques, qui pouvaient l’intéresser, et qui l’ont, en effet, intéressée.

Dans la Dobroudja, on vient de trouver, au cours de fouilles récentes, des établissements et une nécropole de l’âge de Bronze, un retranchement préhistorique, et des céramiques très anciennes ayant quelque analogie avec la céramique slave.

Notre Premier n’a pas hésité à adresser cette communication à l’Institut, bien que les découvertes en question aient été faites par des savants allemands.

Et l’Académie a beaucoup goûté la spirituelle élégance de son geste.

Paquets de tabac §

[OP3 1077]

Les aviateurs allemands nous ont lancé quelques paquets de tabac qui portaient la marque Giessen et l’indication : « Ohne Ersatz ». C’est-à-dire qu’il s’agissait de vrai tabac. Qu’espèrent-ils nous démontrer par là ? Nous savons bien que chez eux ils ne fument que des feuilles de tomates mélangées avec des feuilles de noyer. Les quelques cigarettes de tabac d’Orient que l’on vend encore à Berlin sont minuscules, de la grosseur d’un cure-dent de plume, à peu près, et d’une longueur qui égale à peine celle d’une de nos cigarettes de la régie. Elles se vendent six fois plus cher qu’avant la guerre.

Quant aux cigares, ils sont faits maintenant de papier ordinaire trempé dans de la nicotine.

Nous n’en sommes pas encore là !

« Quelle étrange histoire… » §

[OP3 1078]

Un livre de M. Jean Galmot, qui ne ressemble en rien aux autres livres : extraordinaire dialogue entre un vieux navire et la mer, qui marquera dans la littérature de ce temps. (Éditions et Librairie, 40, rue de Seine.)

Le Vieux Paris §

[OP3 1078]

Vers le haut de la rue Grégoire-de-Tours, un vieux figuier, qui pousse derrière une haute muraille, répand sur la vieille ruelle du paisible quartier Saint-Sulpice l’ombre de sa riche frondaison.

Il est plein de figues qui ne sont pas encore à point ; mais elles mûriront, sans doute, vienne le mois d’octobre.

Plus loin ; dans la rue des Quatre-Vents, au-dessus de l’auvent d’une boucherie, on a planté deux tournesols, qui tournent désespérément vers le grand soleil leurs disques noir et or. Et tout cela fait, dans la quiétude de la rive gauche, un coin presque champêtre et tout à fait inattendu.

1918-09-22, Bloc-Notes §

Excelsior, 22 septembre 1918, p. 000.

Trousseau électoral §

[OP3 1078-1079]

L’horizon politique anglais semble fort agité : pour la première fois, les femmes vont voter, et il semble que les partis soient décidés à s’arracher leurs voix. On assure que dans les prochaines élections il se dépensera plus d’éloquence féminine que masculine ; on cite une femme engagée pour trois ans comme agent électoral.

Et, dans les magasins de Londres, voici le dernier cri : « Trousseau d’élection pour la campagne d’automne ». Ce trousseau comprend une redingote capable d’affronter les plus mauvais temps, des robes du matin et du soir, un manteau de fourrure et des couvertures-châle. Pour 2 500 à 3 000 francs une candidate en verra la farce.

C’est fait de nous ! On pouvait encore espérer que quelques femmes resteraient indifférentes à la politique ; mais il n’en est pas une qui se désintéressera du trousseau électoral. Toutes, elles se présenteront toutes à la députation afin d’avoir l’occasion de s’offrir cet alléchant trousseau !

Bateaux de pierre §

[OP3 1079]

Puisqu’il faut, à l’envi, ménager le bois et le métal, il est évident que l’avenir appartient aux navires de béton ; l’Amérique en construit en grand nombre. Il peut être intéressant de rappeler que le premier essai dans ce genre de construction fut fait en France.

En 1849, un M. Lambot, de Carees, achevait une barque de béton que l’on put voir à Paris, lors de l’exposition de 1855. Encore que l’expérience fût des plus encourageantes, il se passa trente-huit ans avant que personne tentât de bâtir d’autres embarcations de pierre. Puis on en vit une ou deux, en Hollande, en Italie, à Suez ; mais il fallut la guerre pour montrer les avantages de ces nouveaux bateaux, et depuis l’an dernier seulement la construction en est entreprise en grand.

1918-09-23, Bloc-Notes §

Excelsior, 23 septembre 1918, p. 000.

Le Regain de la Treille du roi §

[OP3 1079-1080]

Les grappes de la Treille du roi ont été adjugées, samedi, dans le parc du château de Fontainebleau : 29 lots, de 25 kilos chacun, ont été vendus à des prix très variables — de 31 à 110 francs. Au total, l’adjudication a produit 1 814 francs.

C’est une reprise sérieuse sur le résultat de l’adjudication de 1917, qui avait produit… 74 francs 50 pour une centaine de kilos. Depuis quelques années, la Treille du roi était en baisse : quelque microbe, la difficulté des soins pendant la guerre, peut-être une faiblesse consécutive à l’âge en avaient réduit à rien le produit jadis important : plus de 3 000 francs en 1910 et 1911. Nous ne nous en apercevions pas : les cent kilos de la Treille du roi, en 1917, se sont multipliés aux vitrines : il fallait bien, en attendant mieux, soutenir la vieille réputation. Et le mieux semble être venu.

Notons simplement que l’État, malgré la vie chère, maintient ses prix d’avant-guerre : 1 franc 20 en moyenne la livre de chasselas royal. C’est pour rien : à peine le prix des quatre-saisons !… Mais ce n’est pas pour nous ; le raisin de la Treille paraîtra bientôt en des vitrines somptueuses — et après quels détours ! — sous son étiquette royale, agrémenté de prix royaux.

La Voie étamée §

[OP3 1080]

Nous avions déjà la voie ferrée, la voie lactée : bientôt nous aurons, grâce à la guerre, la voie étamée.

Elle suit les rails du chemin de fer, sur la grande ligne de Bourgogne, entre Laroche et Dijon. Il y a là, brillant au soleil ou sous la lune, pendant d’interminables kilomètres, un large ruban de boîtes de conserve qui en dit long sur le parfait ravitaillement de nos amis d’Amérique ; c’est un de leurs chemins affectionnés, et les succulents corned-beef et les pressed que continrent ces boîtes furent dégustés par eux.

Mais pourquoi — quand le métal est si cher — ne les prions-nous pas de garder les boîtes jusqu’au point terminus où elles seraient utilement récoltées ? Les wagons n’en seraient pas beaucoup plus encombrés. La voie scintillante y perdrait peut-être en pittoresque, mais cette récolte d’étain serait une fructueuse compensation.

Sachons conserver les boîtes de conserve.

1918-09-24, Bloc-Notes §

Excelsior, 24 septembre 1918, p. 000.

Le Moulin de Laffaux §

[OP3 1081]

Les noms géographiques qui paraissent dans le communiqué sont parfumés d’histoire.

Nos troupes viennent de reprendre le moulin de Laffaux. Laffaux joua un rôle important dans la vie de Frédégonde, cette reine cruelle, dont la tour de Saint-Germain-des-Prés, qu’elle fit édifier, rappelle le souvenir aux Parisiens amants du passé.

Nous nous souvenons de cette servante aimée du roi de Neustrie ; pour elle on répudie une reine ; elle en étrangle une autre ; elle épouse Chilpéric, et, fait aussitôt assassiner ses deux beaux-fils. Puis quand, juste retour des choses, les deux premiers-nés de l’intrigante meurent en bas âge, elle accuse de sorcellerie nombre de femmes, qui périssent dans les tortures. Mais, son troisième fils ayant réussi à vivre, la reine aussitôt ordonne le meurtre de son époux, afin de gouverner le pays au nom de l’enfant.

Et comme elle travaille à arrondir son royaume — surtout aux dépens de l’Austrasie —, c’est à Laffaux que ses troupes remportent une grande victoire, en 595.

Le Nom de Metz §

[OP3 1081-1082]

Rien de ce qui touche Metz, surnommée la Pucelle, ne saurait nous laisser indifférents.

Ce nom même, de consonance germanique, particularité que font ressortir les Allemands, retient l’attention. Comme la plupart des villes gauloises qui existaient du temps de César, Metz tire son nom des tribus qui habitaient la région : ainsi Trêves fut nommée d’après les Trevivi, Châlons d’après les Catalauni.

Metz fut d’abord Divodurum et ensuite Mettis, appellations successives dues à la contraction de Mediomatrici, nom de la tribu dont cette ville était la capitale.

Cette étymologie n’a rien de germanique, et, parodiant le mot de Henri IV, on peut dire, par conséquent, qu’au point de vue de la gallicité Metz vaut bien Paris.

L’« As » de la littérature §

[OP3 1082]

À l’occasion de sa fête nationale, qu’elle vient de célébrer solennellement, l’Italie nous fait un inestimable présent. Elle envoie sur notre front l’as des lettres, l’aviateur Gabriele D’Annunzio. Le poète héroïque qui porte si haut, à tous égards, le nom de l’ange annonciateur se plaît à traduire son patronyme par le mot latin de Nuntius, qu’il a fait inscrire au-dessus de son lit.

En effet, n’est-il pas le Missionnaire de la latinité et de la civilisation, l’Envoyé céleste qui vient assister au firmament à la déroute des Barbares ?

Armageddon §

[OP3 1082]

La croisade qui chasse l’infidèle des Lieux saints a délivré l’apocalyptique Armageddon, où beaucoup de prophéties situent la bataille suprême qui doit, dit-on, précéder le millenium de paix.

Le nom d’Armageddon est généralement tenu pour symbolique. Les chroniqueurs britanniques ou même allemands qui le mentionnent volontiers l’appliquent rarement à la plaine de Palestine, théâtre des évolutions héroïques de la cavalerie anglaise.

La bataille d’Armageddon sera celle qui verra le triomphe de la juste cause des Alliés.

Le Quoc-ngu §

[OP3 1082-1083]

Le quoc-ngu, c’est la langue annamite. Les autorités chargées de la tutelle de nos Annamites en France ont pensé avec raison qu’il serait de bonne politique pour l’avenir, et que ce serait en même temps faire œuvre morale que de créer dans les centres où les Annamites se trouvent en nombre des cours de quoc-ngu.

Aujourd’hui dans presque tous les groupements existent des cours non obligatoires de quoc-ngu et de français qui sont cependant assidûment suivis par la plupart de nos indigènes.

Ceux qui n’ont rien à faire peuvent même profiter de l’occasion pour apprendre une langue étrangère. Décidément, le quoc-ngu va être à la mode.

Champs de tabac §

[OP3 1083]

Ici, le tabac se fait rare, non que le gouvernement se désintéresse d’un monopole très productif, mais parce que ceux qui le cultivent préfèrent désormais consacrer leurs terrains à des récoltes qu’ils trouvent plus rémunératrices.

Mais, quelle perspective pour un fumeur ! Les cavaliers britanniques qui opèrent en Palestine ont chargé, autour de Nazareth, dans d’immenses champs de tabac. Certes, il ne doit pas valoir les bons mélanges anglais, notre caporal, ni même notre gros tabac de cantine, mais je connais pas mal de gens qui s’en contenteraient parfaitement, et qui, pour en avoir à discrétion, rimeraient volontiers des madrigaux à leur marchande de tabac.

1918-09-25, Bloc-Notes §

Excelsior, 25 septembre 1918, p. 000.

En Palestine §

[OP3 1083]

La population de la Palestine voit avec un plaisir non dissimulé les Alliés remplacer les Germano-Turcs. Partout où les Anglais s’installent par la victoire, « les pauvres gens deviennent meilleurs ». C’est ainsi que les populations indigènes de la Terre sainte expriment leur satisfaction de voir les Britanniques creuser des puits, curer ceux qui existent déjà, créer des cantines populaires, organiser des garderies où les enfants sont lavés, soignés, sauvés en un mot. La sollicitude que les Anglais montrent pour les petits enfants achève la conquête que la cavalerie britannique a si brillamment commencée. C’est bien là-bas, en effet, que le Christ a dit : « Laissez venir à moi les petits enfants ! » Nos alliés ont eu raison de ne pas l’oublier.

Une ville à vendre §

[OP3 1084]

M. James White vient de faire l’acquisition de toute une ville. Il ne s’est point adressé, pour opérer cet achat, à des milliers de propriétaires, mais à un seul qui trouvait la charge un peu lourde.

La ville de Shaftesbury fut d’abord offerte à la municipalité à un prix raisonnable, mais, en la personne du maire, elle déclina l’honneur de s’appartenir à elle-même. L’innombrable propriétaire s’adressa ensuite par voie d’affiche à ses locataires. Bien que les prétentions émises fussent modestes, les immeubles ne trouvèrent point acquéreur. Les locataires ne se souciaient pas de changer leur qualité.

Mais si personne ne se trouvait qui voulût bien se charger d’une maison, il se présenta un homme qui fit l’emplette de toute la ville, de ses églises, de ses monuments historiques, de ses parcs vénérables.

Par exemple, on ne sait pas ce qu’au juste il veut en faire.

Le Déplacement de l’argent §

[OP3 1084]

M. Funck-Brentano a organisé, rue Falguière, à côté d’un atelier serbe et roumain, une intéressante exposition de poteries et de céramiques. Avant-hier, une femme en cheveux, modestement vêtue, lui demande le prix d’une tasse d’aspect fort ordinaire et sans décoration.

« Oh ! c’est très cher ! répond évasivement M. Funck-Brentano.

— Combien ?

— Dix francs !

— Eh bien ! donnez-m’en une demi-douzaine ! »

Le plus simplement du monde l’ouvrière paya soixante francs des bibelots de collection qui paraîtront sur sa table.

Il y avait là de sa part un désir évident de participer à une belle œuvre de guerre, mais on peut y voir, par surcroît, un signe du déplacement de l’argent. Les preuves de ce genre pourraient être multipliées : nous n’en connaissons pas de plus curieuse.

Goethe parle aux Berlinois §

[OP3 1085]

Le 3 mai 1827, Goethe disait à Eckermann :

« Nous autres, Allemands, sommes d’hier. Nous nous sommes, il est vrai, beaucoup cultivés depuis un siècle. Mais il se passera bien encore deux siècles avant que nos compatriotes acquièrent assez d’esprit et de Kultur pour que la beauté leur soit aussi familière qu’aux Grecs, pour qu’ils puissent se réjouir d’une jolie chanson, et pour que l’on puisse dire d’eux que depuis longtemps déjà ils ne sont plus des Barbares. »

On raconte en Suisse, dans l’entourage d’un diplomate neutre, que, voici quelque temps, des affiches sur lesquelles avait été reproduite la boutade de Goethe ont été apposées sur les murs des voies les plus fréquentées de Berlin. Et, chose curieuse, le nom de Goethe en imposa, paraît-il, si fort que personne n’osa arracher ce sévère jugement d’un Allemand sur la barbarie germanique : il fallut que la police elle-même vint gratter les affiches.

1918-09-26, Bloc-Notes §

Excelsior, 26 septembre 1918, p. 000.

L’Amérique et notre pain §

[OP3 1085-1086]

Nos alliés d’Amérique, avec une grâce parfaite, se sont privés pour nous. Et ils ont poussé la délicatesse jusqu’à ne point préciser leurs restrictions. Une lettre — qu’un de nos amis nous écrit, le 10 juillet, de San Francisco, venant de La Nouvelle-Orléans — permet d’apprécier le sacrifice consenti :

« Partout où nous sommes passés, nous avons eu de la peine à obtenir plus d’une tranche de pain par repas, tranche mince et, pesant au plus 30 grammes. Dans quelques États, même, pas de pain du tout pendant les mois de juin, juillet et août : des gâteaux de maïs à la place. Partout, des affiches invitant la population à économiser pour envoyer le blé aux Alliés. »

Inclinons-nous devant ce beau geste qui sut demeurer si discret.

Couleur isabelle §

[OP3 1086]

Il faut économiser le combustible : prenez moins de bains ! Il faut diminuer le blanchissage : changez de linge moins souvent ! Ciel ! reviendrons-nous au temps où l’Inquisition condamnait les bains comme une infidélité mahométane, et l’habitude de changer de linge le samedi comme une coutume juive ?

Sera-t-il patriotique de porter du linge douteux ? Les magasins annonceront-ils : « Grande exposition couleur isabelle » ?

Car nul ne porta plus loin que certaine princesse l’économie du blanchissage. Qu’il s’agisse d’Isabelle d’Autriche assiégeant Ostende pendant trois ans, ou que l’histoire ait eu pour héroïne Isabelle la Catholique assiégée quelque part dans les Castilles, on sait que le vœu de ne pas changer de linge jusqu’à la victoire fut l’origine de expression « couleur isabelle ».

Quant à nous, s’il le fallait, sans faire aucun serment d’être sales, et tout en sauvegardant autant que possible les droits de l’hygiène, nous sacrifierions allègrement à la Victoire, après le sucre et les pralinés, les bains chauds, le linge et le savon lui-même.

La Croisade §

[OP3 1086]

Nazareth, le Jourdain, la mer de Galilée, tels sont les lieux vénérables et poétiques que viennent de délivrer les modernes croisés.

La mer de Galilée, que mentionnent constamment les Évangiles, est encore célèbre par la beauté de ses rives, et, comme au temps des miracles, les poissons y abondent. À l’époque du Christ, les palais et les villes se pressaient sur ses bords. Rien de ces splendeurs n’a subsisté ; seuls, les ruines et le silence environnaient hier la mer de Galilée.

Le Pont des Arts §

[OP3 1087]

Le poète italien Luigi Amaro, pseudonyme d’un médecin génois, dramaturge estimé et grand ami de la France, dont il est l’hôte en temps de paix, vient de publier en un magnifique in-folio orné de gravures dues au burin du peintre Antonio Moroni, une Élégie héroïque pour la mort de Gallieni. Écrit en français, cet ouvrage empreint d’une grande noblesse patriotique est dédié à notre pays : « Ô France, avec esprit de latin et cœur d’italien je t’offre à travers la célébration de ton grand soldat le chant d’amour et d’espérances latines dans le retour des journées de la Marne, constellation sacrée qui brille dans un nouveau monde qui paraît. »

1918-09-27, Bloc-Notes §

Excelsior, 27 septembre 1918, p. 000.

Journalistes royaux §

[OP3 1087]

Le journalisme vient d’acquérir une auguste recrue en la personne du roi de Siam. Sous sa signature, en effet, un journal indochinois a publié récemment un article très documenté sur « la liberté des mers ». Bien d’autres souverains, avant lui, se sont essayés dans l’art d’écrire pour le grand public. Napoléon III, notamment, a composé ou inspiré d’innombrables articles. Mais nul souverain ne fut plus que Louis XIII entiché du journalisme. Lorsque Richelieu eut fondé la Gazette de France, le roi devint un collaborateur assidu du journal. Il portait lui-même ses courts articles au typographe et surveillait jalousement l’impression.

Cartes §

[OP3 1088]

Cependant que, demain et les deux jours suivants, nous pourrons aller réclamer les nouvelles cartes d’alimentation, les restaurateurs devront placer sur chaque table une carte indiquant les prix de chaque plat.

C’est la multiplication des cartes, moins alimentaire que l’évangélique multiplication des pains.

Le petit de ma concierge, qui fréquente l’école, a fait d’une couverture de cahier une belle chemise, sur laquelle il a écrit en majuscules : ATLAS.

« Tu comprends, maman, a-t-il déclaré c’est pour mettre toutes les cartes ! »

1918-09-28, Bloc-Notes §

Excelsior, 28 septembre 1918, p. 000.

Livres de classe §

[OP3 1088-1089]

Cela ne veut pas dire livres classiques… Voici bientôt la rentrée, et nos enfants — une fois de plus —vont recevoir, de leur nouveau maître, l’indication des ouvrages nécessaires aux études de l’année. Pouvons-nous espérer enfin, dans le choix de ces livres, un peu moins de fantaisie et plus de discrétion ? Notamment dans le compartiment des « morceaux choisis ».

On commença par y noyer les grands classiques, découpés en tranches, au milieu de médiocrités, et l’on finit par truquer les classiques eux-mêmes. Nous avons sous les yeux un recueil de Récitations et lectures enfantines dans lequel on peut noter ceci :

« L’Âne et le Petit Chien », où La Fontaine nous recommande de ne point forcer notre talent, a été amputé de six vers, et, comme le recollement était difficile, le compilateur a simplement « raccordé » par ces deux vers :

Comment, disait en son âme
Un âne,
Ce chien, etc.

La fable « Les Voleurs et l’Âne » est une fable à morale politique dont la seconde partie explique l’apologue du début. Le compilateur a pris l’apologue (où l’on voit deux voleurs en lutte dépouillés par le troisième larron), et il a pensé en résumer l’esprit dans cette épigraphe : « Toute puissance est faible à moins que d’être unie. » Or, cette épigraphe est le premier vers d’une autre fable : « Le Laboureur et ses enfants », dont l’inspiration est toute différente.

Pourquoi nous infliger, et infliger à nos classiques, ces ersatz dont nous n’avons aucun besoin ? Les parents — qui sont contraints, chaque année, de racheter des livres, même quand leurs enfants se succèdent dans une même classe — ont fini par être agacés de ce mercantilisme indiscret.

Il y a là un abus auquel il est grand temps de porter remède. L’occasion est belle pour M. Lafferre : voici la rentrée des classes, et l’on annonce que la majoration des volumes va être portée de 20 à 30 pour cent.

Croix de fer… §

[OP3 1089]

On ne supposerait jamais que le métal manque en Allemagne, si l’on jugeait de la situation d’après le nombre de décorations distribuées. Ainsi, depuis le commencement de la guerre, ils sont plus de quatre millions et cinq cent mille Allemands qui ont reçu la Croix de fer de deuxième classe, tandis que cent trente-cinq mille se pavanent sous la Croix de fer de première classe. En revanche, à part l’empereur, quatre généraux seulement sont grand-croix de la Croix de fer : Hindenburg, Mackensen, le prince Léopold de Bavière et Ludendorff. Et quant à la Croix de fer avec rayons — la croix de Blücher — elle ne resplendit que sur une seule poitrine : elle n’a brillé que pour l’idole nationale, pour l’unique et toujours adulé Hindenburg.

Cartes d’alimentation §

[OP3 1089-1090]

À la section rue Fourcroy, il manque une carte d’alimentation. Celui qui ambitionne d’en être le titulaire, et qui fait queue depuis plus de deux heures, s’entend faire cette seule réponse :

« Revenez dimanche, vers le soir !

— Et si vous n’avez pas ma carte dimanche ?

— Il vous faudra alors aller à la mairie de l’arrondissement.

— C’est ça ! Trois fois deux heures d’attente, parce que l’administration s’est trompée !… »

Et l’administré s’en va fort mécontent. On le serait à moins.

Ne devrait-on pas donner un tour de faveur ou une entrée spéciale à ceux qui sont obligés, sans qu’il y ait de leur faute, de revenir plusieurs fois ? Beaucoup d’entre eux ont autre chose à faire.

1918-09-29, Bloc-Notes §

Excelsior, 29 septembre 1918, p. 000.

L’origine des tanks §

[OP3 1090]

À l’apparition des premiers cuirassés terrestres anglais, que, dans leur pays d’origine, on appelait tanks, on croyait que ce nom avait été donné à la voiture par analogie avec les tanks, ou « réservoirs » à pétrole.

C’est une erreur. Le nom de la nouvelle machine de guerre vient de ce qu’elle a été imaginée par l’ingénieur anglais Tom Tank Burral, pour faciliter le mouvement des machines agricoles dans le terrain labouré et accidenté. Les ouvriers de la fabrique de machines agricoles où travaillait Tank Burral, et qui existe encore dans le comté de Norfolk, ont donné son nom aux machines munies de la chaîne sans fin qu’il avait inventée. Le tank militaire fut copié sur le tank agricole.

Mais les temps ne sont pas éloignés où, suivant le mot de l’Écriture, le glaive sera transformé en charrue. Alors, le tank militaire se civilisera de nouveau, mais le nom du modeste ingénieur anglais ne sera pas oublié.

Les cartes alimentaires §

[OP3 1091]

Les anciennes cartes d’alimentation étaient d’une laideur à faire frémir. Les nouvelles sont toutes pimpantes et discrètement artistiques. Elles ont l’air de billets de banque qui seraient copiés sur le drapeau. À l’endroit, elles sont bleues sur fond blanc. Au dos, qui est rouge sur fond également blanc, il y a un encadrement fort agréable de légumes, de céréales et de fruits appétissants.

Des collectionneurs sont déjà tout disposés à se laisser mourir de faim pour conserver leur carte intacte.

Nous avons vu l’un d’eux qui refusait de laisser couper le ticket lui donnant droit à son brelan de cartes de pain :

« Mais, mademoiselle, puisque je vous dis que je renonce à mes bons de pain ! »

La préposée n’en revenait pas.

1918-09-30, Bloc-Notes §

Excelsior, 30 septembre 1918, p. 000.

Voyages « post mortem » §

[OP3 1091]

L’exhumation et le nouvel ensevelissement de l’ex-tsar ajoutent un nouveau chapitre aux pérégrinations des morts illustres.

Avant d’être transféré aux Invalides, le corps de Napoléon reposa, l’espace de presque vingt ans, à Sainte-Hélène. Ramsès le Grand dort en Égypte de l’éternel sommeil, tandis que son cœur est en exil à Paris. Christophe Colomb, après sa mort, fit d’aussi longs voyages que durant sa vie. Il mourut à Valladolid, fut enterré à Séville, puis transporté à Saint-Domingue, ensuite à La Havane, et, finalement, à la cathédrale de Séville.

Les Trams fantaisistes §

[OP3 1092]

Les tramways de Paris ne suivent pas d’horaire.

Cet alexandrin, qui pourrait être de François Coppée, exprime une regrettable vérité du temps de guerre, Quel que soit l’itinéraire que vous avez adopté, vous ne pouvez compter sur la régularité des trams que les wattwomen conduisent avec la belle gravité d’Apollon menant le tram solaire.

Après le passage coup sur coup en l’espace de dix minutes de six ou sept véhicules portant le même numéro, il se passe parfois trois quarts d’heure avant que ce chiffre réapparaisse à l’horizon.

Les Parisiens des deux sexes, qui, le plus souvent n’ont à leur disposition aucun autre moyen de locomotion, sont justement irrités des libertés qu’à leurs dépens on prend avec l’horaire.

Hier, après une longue attente à Saint-Augustin, en l’espoir de voir poindre un 33, deux dames cherchaient un taxi. J’en arrêtai un au vol. Les dames me jetèrent aussitôt un coup d’œil courroucé.

« C’est pour vous, mesdames ! » leur dis-je en m’inclinant.

Et le courroux laissa place à deux sourires semblables à deux fleurs à peine écloses.

Mais tout le monde ne peut pas prendre de taxis. Ceux qui règlent la circulation des trams dans Paris feront bien d’y songer.

« Chocolat » §

[OP3 1092-1093]

On ne dit plus : un « permissionnaire ». L’usage, qui, selon Malherbe, Vaugelas et le dictionnaire de l’Académie, consacre seul les vocables, veut qu’aujourd’hui l’on dise : un « chocolat ».

Ne croyez pas que ce soit une allusion au fait que nos poilus trouvent leurs permissions aussi rares que le chocolat à Paris. Les poilus disent ; « prendre une perme », et « chocolat » n’est que la contraction du nom de nos alliés les Tchéco-Slovaques, qui ont pris la ville de Perm, ainsi que les journaux l’ont récemment annoncé.

Et c’est une nouvelle façon d’être chocolat qui n’est pas décevante du tout.

1918-10-01, Bloc-Notes §

Excelsior, 1er octobre 1918, p. 000.

Laon et l’Amérique §

[OP3 1093]

De nombreux Amex doivent éprouver un intérêt tout particulier pour la ville de Laon, car il existe un ancien lien entre les États riverains du Mississippi et la pittoresque petite cité. C’est à Laon, en effet, que naquit l’abbé Marquette, le premier Européen qui explora le Mississipi. En compagnie de Joliet, l’abbé s’aventura sur Le Père des eaux, et, l’année suivante, en 1673, il publia une relation de son voyage. Il explorait les parages du lac Michigan, en 1675, lorsque la mort le surprit. Marquette County et Marquette City commémorent, dans l’État du Michigan, le souvenir de l’intrépide abbé de Laon.

En Corse §

[OP3 1093-1094]

Cependant que les armées grecques participent à la brillante victoire macédonienne, où les Alliés font de l’armée austro-germano-bulgare une véritable macédoine, quelques Grecs internés à Ajaccio scrutent tout le jour l’horizon marin en se comparant à Napoléon à Sainte-Hélène.

Ce sont des ministres, des parlementaires, des militaires, des journalistes constantinistes, tels que MM. Gounaris, ex-Premier Ministre ; Mercouris, ex-maire d’Athènes ; Dragoumis, ex-ministre plénipotentiaire ; les généraux Dousmanis et Baisas ; le colonel Metaxas, etc.

Quand ils sont las d’interroger la mer, où n’apparaît point le sous-marin désiré, ces messieurs écrivent des lettres où ils protestent contre leur internement si supportable dans les grands hôtels d’Ajaccio, et les adressent aux ministres anglais ou français et aux journaux anglais d’opposition.

La Maladie à la mode §

[OP3 1094]

… Et la garde qui veille aux barrières de l’Escurial n’en défend pas le roi d’Espagne !…

Alphonse XIII a la grippe espagnole. La nouvelle ne nous étonne qu’à moitié : un bon roi doit avoir à cœur de n’user que de produits nationaux. Le roi d’Espagne ne pouvait avoir l’influenza, qui est italienne, ni la dingue, qui est lorraine. Il a la grippe espagnole, dont l’adoption par un souverain aussi mondain consacre la mode. Désormais, les grands d’Espagne, qui ont le privilège de ne point ôter leur chapeau en présence de Sa Majesté Très Catholique, auront un autre bon prétexte : Leurs Grandesses auront la grippe nationale.

Et comme le roi d’Espagne, dont l’état ne présente d’ailleurs aucune gravité, est néanmoins obligé de garder la chambre, c’est tout naturellement le sous-secrétaire d’État à l’intérieur qui s’est chargé d’annoncer la nouvelle aux journalistes inquiets.

Toutefois, on fera bien de surveiller la croissance de la fâcheuse grippe, et même de l’enrayer. Il ne faut pas qu’on puisse chanter à son propos :

Elle grandira…

1918-10-02, Bloc-Notes §

Excelsior, 2 octobre 1918, p. 000.

Le Champ de bataille §

[OP3 1094-1095]

Avec une concision toute militaire mais en termes qui expriment une intense émotion, un officier français, combattant héroïque de la grande bataille, donne dans une lettre un tableau saisissant du théâtre de la lutte :

Dévastation sur toute la ligne, villages rasés jusqu’aux fondations, arbres coupés, champs ravagés, rails éclatés sur plus de cinquante kilomètres.

Ces terres riantes, fertiles et boisées changées en un désert infernal : voilà le bilan de la civilisation.

Mahomet VI §

[OP3 1095]

On se demande pourquoi l’on persiste à appeler le sultan de Turquie : Mehmed VI.

L’usage veut, en France, que l’on dise Mahomet, et non Mehmed, ni Mahmoud.

Par Mahom ! comme on disait dans les comédies du xviie siècle, le sultan de Constantinople, qui n’est plus calife des musulmans, s’appelle, en français, Mahomet VI.

Le Casque des agents §

[OP3 1095]

Les sombres casques de nos agents ont obtenu un grand succès. Il a fallu les Berthas pour que les soutiens de l’ordre public fussent dotés du seul couvre-chef qui soit digne d’eux.

En effet, dans les bagarres et dans toutes les circonstances de leur vie professionnelle, le casque sera autrement protecteur que le képi.

Souhaitons, par conséquent, que, lorsque ces braves gens seront redevenus… les gardiens de la paix, ils conservent la bourguignotte.

Le Haut-de-forme §

[OP3 1095-1096]

Décidément, il meurt. Les ministres anglais se coiffent maintenant de chapeaux mous, et, seuls, les conscrits parisiens se « déguisent » en mettant un vieux chapeau haut de forme.

Il paraît qu’une modiste les ramasse… Quand elle en aura fait le « trust », elle lancera, l’an prochain, au printemps, par exemple la mode féminine des chapeaux de soie.

Mort à la mode masculine, le tuyau de poêle ressusciterait ainsi sur la tête des belles Parisiennes.

Le Féminisme et l’Aviation §

[OP3 1096]

L’aviation américaine compte des aviatrices. À ce propos, on agitait, ces jours-ci, la question de savoir quelle femme avait osé s’envoler la première sur un plus lourd que l’air.

On voit avec plaisir que les Françaises ont tenu à se distinguer avant toutes les femmes dans un sport qui doit tout son développement à la France masculine. En effet, et sans aucun doute, c’est la baronne de Laroche qui, la première, obtint son brevet de pilote en 1909.

Mme Hewlett, l’épouse du romancier connu, est la première Anglaise à qui le Royal Aero Club de Londres ait décerné un diplôme d’aviatrice, en 1911.

Quant au féminisme d’outre-Mer, il peut s’enorgueillir de l’exploit de Miss Harriet Quimby, qui, la première, traversa la Manche sur une machine Blériot, en 1912.

Le Pont des Arts §

[OP3 1096]

Il vient de paraître, aux éditions de la Sirène, le nouveau poème de Blaise Cendrars : Le Panama ou les Aventures de mes sept oncles, qui se présente sous une couverture bariolée de couleurs vives, et, par l’apparence autant que par le pliage, fait songer à un prospectus-horaire d’une grande compagnie de navigation ou de compagnie de chemin de fer américaine. Au reste chaque partie du poème est séparée, au lieu d’un ornement typographique habituel, par le tracé d’une des lignes de chemins de fer qui sillonnent les États-Unis en tous sens.

1918-10-03, Bloc-Notes

Philosophie apéritive §

Excelsior, 3 octobre 1918, p. 000.
[OP3 1097]

Vu à la vitrine d’un magasin d’épicerie une pancarte donnant aux chalands un sage conseil : « Si vous ne trouvez pas ce que vous aimez, tâchez d’aimer ce que vous trouvez. »

À la porte d’un petit restaurant, rue de Sèvres, on peut lire : « On peut apporter son manger, le faire cuire. La maison fournit sa vaisselle. »

Un mastroquet, près de la place d’Italie, annonce lyriquement :

Pour bien moins de vingt francs.
Bons repas et vins francs.

1918-10-04, Bloc-Notes §

Excelsior, 4 octobre 1918, p. 000.

Salut à l’armée française §

[OP3 1097-1098]

Porté sur ses « ailes sans ombre », Gabriele D’Annunzio est allé saluer l’armée française. Reçu par le général Berthelot, il a prononcé un discours dont l’éloquence et la forme sont également dignes d’admiration :

« Dans la patrie de Guynemer, s’est-il écrié, chaque jour on croit que le sommet de l’héroïsme est atteint ; et, le jour après, un héros nouveau le surpasse ! »

Cet hommage du héros latin, qui n’a pas encore voulu qu’on le couronnât sur le Capitole, ne touchera pas seulement le cœur de nos soldats. Tous les Français, toutes les Françaises le liront avec un légitime orgueil.

D’Annunzio a cité ainsi la France à l’ordre de la latinité.

La Ceinture magistrale §

[OP3 1098]

Elle est peu connue du public : c’est l’insigne vestimentaire que tous les magistrats des cours et des tribunaux civils ont arboré avant-hier — comme chaque année, le 2 octobre — pour l’audience solennelle de rentrée.

Elle est de moire (noire pour le ressort de la cour d’appel de Paris, bleu ciel pour les autres ressorts), large de dix centimètres, avec un beau macaron et une « pente » qui tombe à la cheville. On la porte légèrement de côté, fixée par des agrafes, et c’est une occasion annuelle pour les magistrats de vérifier leur tour de taille.

Depuis la guerre, il faut reconnaître que la magistrature française a maigri. Ç’a été avant-hier l’avis général, et aucun chef de cour ne nous contredira.

Uskub : Skopia §

[OP3 1098]

Uskub est la façon turque de prononcer Skopia, le vieux nom grec encore employé localement par tous les chrétiens. Le mot Skopia signifie « tour de veille » et rappelle le temps où cet important point stratégique était une place de garde d’où l’on surveillait le défilé qui servait de passage aux invasions des barbares illyriens.

L’éclectisme de Barberousse §

[OP3 1098-1099]

Cet empereur d’Allemagne se mêlait de faire des vers provençaux : il en a laissé de peu connus, où il résume ses préférences. Les voici :

Plas my cavallier fronces
H la donna catallana
E l’ovrer del gynnes
E la cour de Castellana
Lou cantar proveníales
E la dansa I révyzana
E lou corps Arragones
E la Perla Julliana
Li mans et cara d’Anglez
E lou donzel de Thus cana.

Cet essai poétique — cité par un candidat Doktor dans une thèse publiée en 1708, à Leipzig, sur les guerriers écrivains — nous révèle une préférence marquée de Barberousse pour les Catalanes et la cour de Castille, la danse italienne et les chants provençaux, la taille des filles d’Aragon et la main des Anglaises, et en première ligne pour le cavalier français. Mais il est vraiment pénible pour la Kultur qu’il ait refusé aux charmes de son empire le moindre petit hexamètre.

1918-10-05, Bloc-Notes §

Excelsior, 5 octobre 1918, p. 000.

Du tapis sur le barbelé §

[OP3 1099]

Désormais nos soldats ne piétineront plus dans le barbelé. Les sapeurs du génie américain, transformés en tapissiers, vont étaler de la « thibaude » sur le no man’s land, où pousse dru le barbelé dont les fleurs, tout comme les roses, ont des épines. De la moquette bien tendue, des semences fixant le tout, et voilà le champ de bataille transformé sinon en appartement confortable, du moins en terrain praticable. Il est vrai que la moquette en question est une sorte de tapis en fil d’acier et armé de barres de fer. Si l’usage s’en généralise, le tapis antibarbelé sera vivement apprécié, et le nom de son inventeur, que l’on voudrait connaître, sera honoré comme celui de l’inventeur des tanks.

Circulez !… §

[OP3 1099-1100]

Jamais ordre ne fut si vite obéi…

C’était dans le couloir des chambres correctionnelles… Deux détenues montant de la Souricière attendaient leur tour d’entrer dans la salle. Survient un garde amenant un autre prévenu.

À la vue des deux femmes, qu’il prend pour deux curieuses, le représentant de la loi pousse un juron sonore.

« Qu’est-ce que vous fichez ici ? Voulez-vous circuler et plus vite que ça !… »

Il n’eut point à le dire deux fois… Elles circulent encore…

1918-10-06, Bloc-Notes

Le muid carolingien §

Excelsior, 6 octobre 1918, p. 000.
[OP3 1100]

L’Académie des inscriptions et belles-lettres a discuté sur la contenance du muid de Charlemagne.

M. Audoin était d’avis que cette mesure valait 50 litres 40 centilitres et, pleine de froment, pesait 120 livres romaines.

M. Babelon a pris la parole sur le même sujet.

La contenance du litre sous la IIIe République donnera-t-elle lieu, dans un millénaire, à des discussions aussi passionnées ?

Il y a lieu de le penser, si l’on se rappelle l’histoire du commis que le pharmacien, son patron, met à la porte.

« Il y a plus d’un an que vous êtes chez moi, lui dit-il, et vous ne savez pas encore distinguer la quinine de l’arnica. Vous ne pourriez pas me citer une chose que vous auriez apprise ici.

— Si fait ! je sais maintenant qu’un kilo ne doit jamais peser en tout plus de huit cents grammes.

— Tiens, il est moins bête que je ne croyais. Restez, mon garçon. Vous faites fort bien mon affaire, et vous ferez votre chemin. »

1918-10-07, Bloc-Notes

Le départ de Ferdinand §

Excelsior, 7 octobre 1918, p. 000.
[OP3 1101]

L’ex-roi de Bulgarie est un grand collectionneur. Sa collection de gemmes est célèbre. Sans doute l’a-t-il mise à l’abri.

Il aura eu plus de mal à déménager sa collection, inappréciable, paraît-il, de plantes alpestres, qui est moins connue. En effet, il s’agit de plantes vivantes, qu’il cultive lui-même avec amour.

Il ne lui reste plus qu’à mettre dans un herbier ses edelweiss, ses arnicas, ses cyclamens et ses gentianes, qu’il pourra aller étudier à son aise en Suisse, dans la montagne.

1918-10-08, Bloc-Notes §

Excelsior, 8 octobre 1918, p. 000.

Les Patrons des poilus §

[OP3 1101]

On a beaucoup disserté sur l’origine du mot « poilu », que nos soldats ont rendu illustre.

On n’a pas encore remarqué toutefois que les saints patrons de l’armée ont eux-mêmes des noms qui évoquent bien curieusement le glorieux sobriquet de nos troupes combattantes.

Le patron du fantassin, en effet, c’est saint Ours. Quant à la patronne des artilleurs, nul n’ignore que c’est sainte Barbe.

Quoi d’étonnant si les clients de ces saints sont appelés des poilus ?

Des lueurs dans la nuit §

[OP3 1102]

Ces lueurs fulgurantes qui, la nuit, illuminent brusquement le ciel et surprennent les Parisiens attardés ne proviennent pas, comme on croit communément, de la station radiotélégraphique qui se trouve à la tour Eiffel.

Ce ne sont pas non plus, comme le prétendent certains oisifs qui font métier d’être bien informés, des aviateurs en train de photographier les profondeurs interstellaires.

C’est tout simplement le chemin de fer électrique des Moulineaux, qui profite de l’obscurité ambiante pour se faire remarquer des Parisiens.

Le Terrain d’Edison §

[OP3 1102]

Business n’est pas toujours business aux États-Unis.

Edison désirait acheter un terrain. Il chargea un de ses représentants de lui trouver ce qu’il désirait.

Deux jours après, le représentant revenait.

« J’ai trouvé ce qu’il vous faut. Une affaire magnifique. On aura le terrain pour un morceau de pain. La femme auquel il appartient n’en connaît pas la valeur. »

« Alors, mon père — c’est Charles Edison qui rapporte l’histoire — fixa son représentant avec sévérité : “Vous allez acheter ce terrain. Mais vous le paierez exactement suivant sa valeur. Parce qu’elle est ignorante de sa qualité, nous n’avons pas le droit de frustrer cette femme. Exécutez ponctuellement cet ordre, sans quoi je vous défends de reparaître devant moi !” »

Discipline allemande §

[OP3 1102-1103]

Elle est d’actualité : le Grand Frédéric la publia en 1760, et le major Faesch, des troupes saxonnes, la traduisit aussitôt. Il convient d’en rappeler certains articles au Kaiser, sur les vingt-huit dont se compose l’opuscule.

« Pour bien établir le corps d’une armée, il faut avoir soin du ventre ; c’est la base de toutes les opérations.

« C’est une règle constatée qu’il faut obliger l’ennemi à faire ce qu’il n’avait pas envie de faire.

« Nos guerres doivent être courtes et vives, puisqu’il n’est pas de notre intérêt de traîner l’affaire : une longue guerre ralentit insensiblement notre admirable discipline, et ne laisse pas de dépeupler notre pays et d’épuiser nos ressources. »

L’article 25 décrète qu’un bon général ne doit pas tenir de conseil de guerre : « Il faut que le général fasse tout d’après ses lumières. »

Si, malgré ces vingt-cinq conseils, la campagne courte, n’a pas réussi, Frédéric donne au général — en trois articles derniers — quelques avis relatifs aux « quartiers d’hiver ». Mais il ajoute : « Ces campagnes abîment les troupes, et la meilleure armée du monde ne soutiendra pas longtemps un pareil service. »

Rien n’interdit de penser que ce monarque prévoyant avait vaguement songé aux inconvénients de l’hiver 1918-1919.

« Le Costaud des épinettes » §

[OP3 1103]

« Tiens, mon vieux Ludovic ! Il y a si longtemps qu’on ne s’était vus !

— Je reviens de mission en Amérique.

— Et tu découvres les boulevards ! Mais tu as l’air un peu… spécial… Tu as certainement dû oublier quelque chose.

— Certes ! mon faux col. Je fais partie de l’Anti-Collar League. Il faut supprimer le faux col, ce carcan que l’homme a inventé après l’abolition de la torture judiciaire. En Amérique, cette ligue compte déjà 325 000 personnes. Son fondateur, M. Leighton Frooks, me disait un jour : “Les premiers adhérents de ma ligue devraient être les écrivains et les savants. Rien n’est pénible comme d’écrire, le cou serré dans un faux col. Le président Wilson lui-même a ôté son faux col pour écrire son grand message. Edison ne peut rien inventer quand il en porte. ”

— Bref, tu fais de la propagande.

— Parfaitement, sans compter que je réalise une sérieuse économie, et on me regarde avec envie. Tout le monde me prend pour un costaud des Épinettes.

1918-10-09, Bloc-Notes §

Excelsior, 9 octobre 1918, p. 000.

Au carrefour des écrasés §

[OP3 1104]

Ceux qui passaient, hier après-midi, au carrefour Montmartre ont pu voir la joie patriotique de la nation se manifester par l’encombrement des voitures… Déjà ! Les agents arboraient le bâton blanc que l’on croyait supprimé, et qui apparaît ainsi, durant la tourmente, comme cette branche d’olivier que la colombe rapporta à Noé, signe que le Déluge était fini et que les eaux descendaient.

Le bâton blanc des agents, qu’est-ce autre chose que la demande d’armistice que les piétons adressent aux véhicules ?

Mais gageons qu’entre adversaires de cette sorte la paix ne sera jamais signée.

Vers la chemise nationale §

[OP3 1104]

Après la chaussure, aurons-nous la chemise nationale ?

La chose n’est pas impossible. En tout cas, M. Géo Gérald, député de la Charente, vient de demander que la question soit mise à l’étude.

En présence de la raréfaction des cotonnades, raréfaction qu’aggravent les réquisitions de l’armée, il propose, en effet, à M. Clémentel, ministre du Commerce, d’établir un « contingentement » entre les services civils et ceux de l’intendance dans le but de provoquer un abaissement du prix des sous-vêtements.

Une chemise d’ouvrier qui valait 3 francs 75 avant la guerre coûte, en effet, 14 francs à l’heure actuelle. Et une nouvelle hausse est encore à prévoir…

Le Pont des Arts §

[OP3 1104-1105]

Les professeurs de blason sont devenus aussi rares que les écrivains publics. Aussi l’art héraldique est-il aujourd’hui si généralement négligé que M. Georges Maurevert peut signaler dans le Mercure de France les graves erreurs qu’ont commises, en blasonnant les armoiries des héros de leurs romans, des écrivains comme Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam et, plus récemment, Joséphin Péladan.

1918-10-10, Bloc-Notes §

Excelsior, 10 octobre 1918, p. 000.

Atrocités bulgares §

[OP3 1105]

On n’imagine pas la cruauté avec laquelle durant l’invasion les Bulgares exterminèrent les populations grecques de la Macédoine orientale. Dans la région de Serrès, il ne reste plus que quelques habitants hâves et vêtus de haillons. Les animaux ont été volés ; les arbres abattus. De nombreux villages ont été rasés. Après avoir réquisitionné tous les petits approvisionnements existants, les autorités bulgares arrachèrent aux Grecs affamés des déclarations signées portant qu’ils demandaient à passer en Bulgarie. Sur les 24 000 habitants que la ville de Serrès comptait en 1916, la moitié fut déportée ; des 11 000 restants,

5 000 moururent de faim plutôt que d’abandonner le sol ancestral. Un employé de la Banque d’Orient, nommé Plakidas, enterra lui-même ses cinq enfants, préférant les voir morts que métamorphosés en Bulgares.

Félicitations aux P.T.T §

[OP3 1105-1106]

On a si souvent critiqué nos braves P.T.T. qu’il ne faut pas négliger une occasion de leur rendre justice : ils viennent, à leur honneur, de se tirer d’un pas difficile.

Un de nos compatriotes qui réside à Shanghaï s’était abonné récemment à L’Officiel, à La Ligue maritime et à l’un de nos grands confrères du matin. Il eut l’agréable surprise de recevoir très exactement les journaux en question, mais sa surprise devint de l’admiration quand il eut constaté respectivement sur les bandes les « situations géographiques » que voici :

« Shanghaï (Indochine) ; Shanghaï (Tonkin) ; Shanghaï (Haïti). »

Dans cette macédoine un peu pimentée — même pour le chaos où se débat le vieux monde — les P.T.T. ont d’une main délicate remis chaque chose à sa place et rendu Shanghaï à la Chine. Car nos fonctionnaires ont, au besoin, de l’initiative.

L’Utilité des cartes géographiques §

[OP3 1106]

Une des causes du désastre ottoman en Palestine est certainement l’ignorance des Turcs, qui ne connaissent pas la géographie des pays soumis à leur férule. En 1912, les officiers du sultan attribuaient leurs échecs au fait que leurs cartes de Turquie d’Europe étaient absolument inexactes ; celles de Palestine qui leur sont fournies maintenant ne valent sans doute pas mieux.

Les Alliés, au contraire, sont en possession d’excellentes cartes de la Terre sainte. Elles furent levées, il y a plus de cinquante ans par le service de topographie de armée anglaise. C’est au cours du travail de triangulation effectué alors qu’on reconnut le niveau de la mer Morte pour être de 430 mètres plus bas que celui de la Méditerranée.

1918-10-11, Bloc-Notes §

Excelsior, 11 octobre 1918, p. 000.

Le Chariot de Drzymata §

[OP3 1106-1107]

Ce fut, dans les dernières années qui précédèrent la guerre, un curieux symbole de la résistance polonaise à l’oppression prussienne.

Drzymata, paysan des environs de Rakoncewice, avait acheté en 1907 une pièce de terre de trois arpents et commençait d’y construire une chaumière, quand l’administration allemande, armée d’une loi spéciale, lui interdit de bâtir sur le sol.

Alors Drzymata se procura une roulotte, l’installa sur son terrain, et brava l’administration allemande, réduite à se taire en attendant une loi nouvelle. La loi ne vint pas, mais les journalistes et les photographes vinrent en foule contempler cette citadelle de la résistance polonaise, et la Koelnische Zeitung déclara que cent journaux pangermanistes ne parviendraient pas à détruire l’effet moral du chariot de Drzymata.

Oui, mais… en 1914, la Koelnische Zeitung a fait chorus avec les pangermanistes. Elle a eu tort : le chariot de Drzymata — qui fut le premier tank polonais contre l’invasion prussienne — finira par avoir raison.

À la conquête des glaces du pôle §

[OP3 1107]

Qui ne sera heureux d’apprendre que l’offensive — toute pacifique — dirigée par Amundsen contre le pôle Nord a débuté de façon très encourageante et se poursuit victorieusement ?

Le patron d’un navire russe briseur de glaces, arrivé d’Arkhangelsk à Vardoe, annonce que l’expédition d’Amundsen a passé le détroit de Yugor le 28 août. Un sans-fil nous apprend de plus que les explorateurs, s’étant ravitaillés abondamment en pétrole à l’île Dickson, se sont dirigés vers l’est. Bien que l’automne soit déjà avancé, le détroit de Yugor et la mer de Kara, à l’est de la Nouvelle-Zemble, sont encore à peu près libres de glaces. Si la ligne Hindenburg laisse ainsi passer l’ennemi, S. A. le pôle Nord n’a qu’à bien se tenir !

1918-10-12, Bloc-Notes §

Excelsior, 12 octobre 1918, p. 000.

Le finlandais tel qu’on le parle §

[OP3 1107-1108]

La Finlande a un roi. Il y a quelque temps déjà un professeur finlandais, personnage de distinction, avait quitté son pays pour se rendre en Allemagne, où il enseigna en fort peu de leçons au nouveau roi, la langue de ses futurs sujets. Charles de Hesse a passé des nuits à s’initier à la poésie du Kalevala, qui est l’épopée finnoise.

On dit qu’il commence à parler fort couramment le finlandais.

Ce savoir lui sera fort utile lorsque, comme son compatriote de Wied, il devra demander la porte.

Les Poètes des P.T.T §

[OP3 1108]

Le ministère des Postes et Télégraphes vient d’attacher des poètes à ses services.

Il n’exige point d’eux qu’ils se creusent les méninges. De petits distiques de mirliton suffisent à la fantaisie administrative. Ce n’est pas que les vérités qu’on demande aux poètes des P.T.T. d’exprimer sous la forme lyrique ne soient élevées. Mais ils les énoncent dans un style lapidaire qui frise l’excessive banalité.

Gaspiller, c’est trahir.
Économiser, c’est servir.

Voilà ce que le timbre humide des agents des postes met sur nos lettres depuis quelques jours.

Il y a du reste pas mal d’administrations publiques où la trahison se perpètre sans arrêt sous forme de gaspillage.

Administration, ô reine de l’univers, ne regarde donc pas la paille dans l’œil de ton voisin !

Les Bagages dans les gares §

[OP3 1108-1109]

Sait-on la raison pour laquelle les colis, les malles, les valises s’entassent dans les gares, où les Parisiens, qui reviennent de faire campagne en province, ne parviennent à se les faire rendre qu’après plusieurs jours d’attente ?

Les causes de ce retard sont bien dues à la crise des transports, mais non, comme on pourrait le croire, à celle des transports par chemin de fer.

Non ! les fourgons font ponctuellement leur service.

Le retard vient, tout simplement, du fait que les fiacres et les taxis font défaut. Les « revenants », lorsqu’ils arrivent à Paris, le soir, finissent par rentrer chez eux sans bagages.

Quand ils reviennent, le lendemain, de nouveaux fourgons sont arrivés, déversant à la consigne de nouveaux bagages.

Les taxis et les fiacres n’augmentent pas à proportion, bien au contraire.

Si bien qu’il faudrait prévoir l’organisation d’un enlèvement général des bagages, par un autre moyen que celui des voitures et autos de place.

Prospérité d’antan §

[OP3 1109]

Quand on énumère les noms des villes du front, ne semble-t-il pas qu’on parle de comptoirs d’une maison de commerce ? Pauvres comptoirs dévastés du plus beau marché de tissus qui fut au monde ! Arras est synonyme de tapisseries ; les Anglais appellent encore cambric et diaper la batiste et le linge damassé qui furent fabriqués d’abord à Cambrai et à Ypres. Le fil de Lille prit naturellement son nom de la grande cité où on le produisit d’abord ; le mot de Valenciennes avant la guerre nous parlait d’une dentelle plutôt que d’une ville.

Qui ne souhaitera que les mécréants qui ont détruit tant de prospérité soient condamnés, leur vie durant, à ne se vêtir que de papier !…

1918-10-13, Bloc-Notes §

Excelsior, 13 octobre 1918, p. 000.

Comme l’Empereur ! §

[OP3 1109-1110]

Lorsque les soldats se lancèrent à l’assaut de Vailly, le général Mangin était parmi eux. Il les accompagna pendant près d’une demi-heure pour s’assurer que les premières vagues progressaient dans des conditions satisfaisantes.

Lorsqu’il en fut certain, il s’arrêta quelques instants pour regarder défiler les prisonniers, les ravitailleurs et toute la théorie de ceux que l’avance met en mouvement.

Soudain l’endroit où se trouvait le général Mangin fut soumis à un bombardement effroyable.

« Je crois qu’il serait téméraire de stationner ici plus longtemps », objecta un officier.

Et cependant que l’avalanche des projectiles se faisait plus drue, Mangin de répondre imperturbable :

« Nous ne risquons rien, capitaine, les obus ne sont pas pour moi. »

Rue Casimir-Périer §

[OP3 1110]

Commissaire sans traitement, M. Diagne va établir son commissariat rue Casimir-Périer. Ce sera pour ainsi dire le quartier général des chéchias de couleur rouge à laquelle tiennent les troupes musulmanes. La légitimité de leur goût pour cette teinte voyante vient d’être reconnue par l’autorité militaire.

Si vous apercevez encore une chéchia de couleur kaki, c’est que celui qui la porte appartient à l’armée du Maroc.

Les troupes marocaines, en effet, se sont vu concéder le privilège d’user le stock existant de chéchias kaki.

Qui sait même si, après avoir illustré cette coiffure distinctive, elles ne tiendront pas à la conserver ? Gloire aux deux chéchias !

Le Camp du Drap d’Or §

[OP3 1110]

Le Cateau, autrefois Cateau-Cambrésis, est une de ces villes où se fait l’histoire. N’est-ce point là qu’en 1520 Henri VIII vint rencontrer François Ier afin de conclure alliance avec lui ? De fait, le roi d’Angleterre fut blessé au cœur en voyant le faste déployé par son rival au camp du Drap d’or, situé tout près de la ville, et de sa vie il ne pardonna à celui qui l’avait éclipsé.

C’est au Cateau également que fut, en 1559, signée la paix de Cateau-Cambrésis entre Henri II de France et Philippe II d’Espagne.

De la viande ! §

[OP3 1111]

La viande est rare, la viande est chère ; pourtant, la victoire nous met en appétit. Il y aurait bien un moyen de nous contenter : on nous avait promis de la baleine, qu’on nous donne de la baleine !

Une baleine, c’est un mammifère au même titre qu’une vache, n’est-ce pas ? Le rôti en est fort savoureux assure-t-on, avec un petit goût relevé des plus agréables.

Or, comme l’été dernier, une seule compagnie baleinière anglaise a capturé, par ses flottilles réunies, neuf cent vingt-huit de ces cétacés ; comme, d’autre part, nous imaginons qu’une baleine a environ les dimensions de la saucisse qui veille aux barrières du Luxembourg, nos yeux s’agrandissent à songer à tant de viande, et nos ceintures se desserrent d’elles-mêmes.

Qu’on nous donne de la baleine !

1918-10-14, Bloc-Notes

Un projet de Parlement féminin §

Excelsior, 14 octobre 1918, p. 000.
[OP3 1111-1112]

C’est en Angleterre, comme il convient, qu’il vit le jour — mais il faut reconnaître que ce fut un enfant de l’humour bien plutôt que de la sociologie. M. Town, son auteur, le lança en 1761, à Londres, dans le périodique The Connoisseur.

« Les sujets qu’on y traitera, y lit-on, seront de la dernière importance. Car enfin le choix des modes, leur institution et leur chute ne sont-ils pas des objets aussi importants que la constitution, le salut et la perte du royaume. ? Une nouvelle intrigue ne vaut-elle pas une nouvelle alliance. ? Ce nouveau Parlement dressera des bills sur les privilèges attachés à la naissance et à la fortune ; sur les peines à prononcer contre l’immodestie, sur les formes de la parure et les lois du cérémonial. »

Simple badinage, mais qui trahit la mésestime des capacités politiques de la femme. Il a fallu plus de cent cinquante ans et la Grande Guerre pour changer — dans tous les pays — les idées des MM. Town et de leurs descendants.

1918-10-15, Bloc-Notes §

Excelsior, 15 octobre 1918, p. 000.

Frère Jonathan §

[OP3 1112]

Le surnom d’oncle Sam donné aux États-Unis n’est pas le véritable surnom de la république sœur.

Son véritable surnom — et celui dont se servent les Américains — est frère Jonathan.

Jonathan Trumbull, gouverneur du Connecticut, était un homme de grande expérience et d’excellent conseil.

Aussi, lorsqu’il s’agissait de prendre une décision délicate, de solutionner un cas grave, le général Washington ne manquait jamais de dire : « Nous allons consulter le frère Jonathan. »

Ces mots de frère Jonathan se sont popularisés et sont devenus la personnification même des États-Unis.

Aux Champs-Élysées §

[OP3 1112]

Avenue des Champs-Élysées, au bout de l’avenue Nicolas-II, sur le refuge, on a construit un singulier monument de bois. Il est à quatre gradins sur ses quatre faces. La médiocre largeur qu’il a à son sommet empêche de penser qu’il soit destiné à servir d’estrade lorsque les poilus reviendront par les Champs-Élysées après avoir passé sous l’Arc de Triomphe.

La foule qui, hier, regardait en goguenardant cette sorte de grande caisse d’emballage en bois blanc, installée en plein dans la plus belle avenue du monde, émettait les avis les plus divers :

« C’est un piano à queue !

— Mais non, c’est un catafalque pour Hindenburg : il y a un clou qui dépasse ! »

Le Pont des Arts §

[OP3 1113]

Le rare et lointain disciple de Mallarmé, Paul Valéry qui n’avait plus donné de vers aux revues depuis bien des années, vient de publier dans Les Trois Roses une ode « Au platane » qui laisse prévoir une évolution semblable à celle que poursuivit Jean Moréas jusqu’aux Stances.

1918-10-16, Bloc-Notes §

Excelsior, 16 octobre 1918, p. 000.

Un précédent §

[OP3 1113-1114]

Max de Bade descend déjà du sommet qu’il avait gravi. Ce chancelier de l’Empire allemand avait mission de nous tromper, avec son masque pacifiste, que ses compatriotes eux-mêmes viennent de lui arracher. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler, à son propos, la petite trahison peu connue dont s’est rendu coupable un de ses ancêtres.

La chose se passait sous Louis XI, en 1477, Charles le Téméraire avait à venger contre les Suisses l’exécution d’un de ses agents, Pierre de Hagenbach, condamné pour ses exactions et ses cruautés.

Il vint mettre le siège devant Granson. La garnison n’ayant pu être secourue, la division se mit parmi les troupes. Cependant, le parti de la résistance à outrance allait l’emporter, lorsqu’un gentilhomme du Saint-Empire se présenta de la part du margrave Philippe de Bade, et vint offrir des « conditions honorables », comme le disent encore, aujourd’hui, les pangermanistes.

La méfiance des défenseurs de Granson s’évanouit devant la caution du margrave de Bade qu’en se rendant à merci ils seraient épargnés.

… On fit deux parts des prisonniers ; la moitié fut pendue, l’autre moitié noyée dans le lac.

Le mois suivant, la victoire de Granson vengeait les martyrs de la fourberie germanique.

Avant de faire la paix avec ces gens-là, n’oublions pas que nous avons à venger les victimes de leurs forfaits, à punir les coupables des atrocités commises, et que, suivant la parole du président Wilson, la meilleure garantie de la paix future, ce sera encore de mettre les coupables dans l’impossibilité de recommencer.

Complet moderne §

[OP3 1114]

Qui n’a vu des assiettes multicolores, laides à souhait, faites de timbres-poste disposés en dessins ingénus ?

L’idée a été reprise — de façon pratique, naturellement — par quelques Berlinois qui promènent fièrement dans les rues de la capitale prussienne des complets — fruits du travail patient des sœurs ou des épouses allemandes — entièrement faits de vieux timbres-poste. Un coquin de chapeau haut-de-forme, non moins en timbres, parachève la silhouette.

On imagine avec plaisir que s’il survient une averse inopinée ces beaux cavaliers laisseront derrière eux une traînée de petits papiers, tout comme si ces sérieux Allemands couraient un rally-paper.

1918-10-17, Bloc-Notes

Les Trophées des Tuileries §

Excelsior, 17 octobre 1918, p. 000.
[OP3 1114-1115]

C’est avec une gravité où il y a la pleine conscience du courage qu’il a fallu déployer pour les prendre que les passants regardent les avions ennemis que l’on expose aux Tuileries.

On ne s’arrête guère parce que c’est un jour ouvrable. On reviendra dimanche détailler à loisir les caractéristiques des appareils trophées.

Ce tableau de chasse de nos héroïques aviateurs confère un air de victoire à la terrasse des Tuileries, où les enfants ont cessé de jouer pour venir les contempler.

Témoignage de la gloire des armées françaises, les monstres inoffensifs gisent sur le sol. Lille et Strasbourg leur tournent dédaigneusement le dos, et la marchande de ballons d’enfants, qui s’éloigne avec son bouquet multicolore, leur jette un coup d’œil chargé de mépris, qui signifie sans aucun doute :

« Ah çà ! Comment veut-on que je vende ma marchandise aux enfants qui ont contemplé ces machines volantes ! Est-ce qu’on n’en aura jamais fini avec la concurrence allemande ! »

1918-10-18, Bloc-Notes

Nich §

Excelsior, 18 octobre 1918, p. 000.
[OP3 1115]

Nich, qui vient d’être occupée par nos alliés serbes, a toujours eu une importance stratégique.

Autrefois Naissus, ville natale de l’empereur Constantin, elle commandait une grande voie militaire romaine, et c’est là que Claude II remporta sa célèbre victoire sur les Goths, dont le nom fait déjà songer aux gothas, de sinistre mémoire.

Il est assez curieux de noter que l’ancienne cité fut détruite par les Huns, desquels — à en croire les meilleures autorités sur l’ethnologie des Balkans — descendent en droite ligne les modernes Bulgares.

1918-10-19, Bloc-Notes

« Passez les premiers ! » §

Excelsior, 19 octobre 1918, p. 000.
[OP3 1115-1116]

Noble courtoisie entre Alliés ! Les Anglais ont répondu héroïquement au mot fameux de Fontenoy.

Le régiment anglais qui allait pénétrer dans Lille s’est arrêté pour réserver à un régiment français l’honneur d’entrer le premier dans la ville.

Ce geste d’admirable confraternité d’armes est digne en tous points de ceux qui, autrefois, firent si bien la guerre en dentelles, et qui, aujourd’hui, font triomphalement la guerre dans la boue.

À Paris la délicatesse britannique a été vivement ressentie, et elle était commentée avec émotion, notamment devant la statue pavoisée de Lille, où la foule admirait la gerbe de roses et de lauriers offerte par l’ambassadeur d’Angleterre.

1918-10-21, Bloc-Notes

Sauvez la dynastie… §

Excelsior, 21 octobre 1918, p. 000.
[OP3 1116]

Dans les sphères officielles hollandaises on raconte l’anecdote suivante :

Le Kaiser venait de mander celui qui devait devenir le nouveau chancelier :

« Il faut sauver la situation gravement compromise, lui dit-il.

— Comment l’entendez-vous ? interrogea Max de Bade.

— Sauver à la fois la patrie d’un désastre, et la dynastie d’une chute irrémédiable. »

Alors le prince, après quelques instants de silence :

« Je doute qu’il soit possible d’atteindre à ce résultat. La patrie ou la dynastie devront payer. On ne pourra sauver l’une qu’au détriment de l’autre. Que Votre Majesté envisage cette éventualité.

La conversation n’alla pas plus avant pour cette fois et, d’un geste accablé, Guillaume II congédia Max de Bade.

1918-10-22, Bloc-Notes

Allumettes de la Régie §

Excelsior, 22 octobre 1918, p. 000.
[OP3 1117]

Avant la guerre, elles poussaient parfois la fantaisie jusqu’à prendre sur une vitre, une semelle, voire un fond de culotte, mais jamais sur la boîte.

Aujourd’hui, la Régie a fait des progrès. Ses allumettes, chose mirobolante ! s’allument fort bien, en général, et sur la boîte même dans laquelle elles nous sont vendues au prix où, avant la guerre, on pouvait avoir un excellent demi-londrès.

Hélas ! elles s’allument, en effet. Mais pour s’éteindre aussitôt.

La raison en est bien simple. C’est que, manquant de bois pour la fabrication de ses allumettes, la Régie achète les vieux baraquements du front quand ils deviennent inutilisables pour les troupes.

Or, ces baraquements sont tous construits en bois ignifugé, et chacun de nous peut se rendre compte qu’ils ont été fort bien ignifugés. Si les allumettes s’enflammaient, l’intendance militaire serait en droit de se plaindre de ses fournisseurs.

Et, en nous réjouissant de ce que tant d’incendies aient pu être évités sur le front, résignons-nous à ce que les allumettes soient, et pour cause, absolument ininflammables.

1918-10-23, Bloc-Notes §

Excelsior, 23 octobre 1918, p. 000.

Le Submersible parisien §

[OP3 1117-1118]

Le sous-marin Montgolfier, amarré auprès du pont de la Concorde, aura aujourd’hui un succès de patriotique curiosité. Nombreux sont ceux qui viendront le visiter

après avoir versé leur souscription à l’emprunt national au guichet ouvert sur le ponton de bateaux parisiens qui se trouve auprès. Pavoisé d’oriflammes aux couleurs alliées et décoré de velours rouge, ce ponton a l’aspect d’une tente du camp du Drap d’or, ou paraît destiné à une fête nautique sur la lagune au temps de la sérénissime république de Venise.

Mais le Montgolfier, à côté, est bien moderne. Dans sa jolie robe gris clair apparaît, comme des lingots précieux, le cuivre rutilant des torpilles.

Et ce gracieux et terrible navire nous fait penser aussi que c’est la glorieuse France qui la première eut des sous-marins, et notre reconnaissance n’oublie pas ces noms d’inventeurs : Delevaque, Goubet, Gustave Zédé, Laubeuf…

Le Charbon anglais §

[OP3 1118]

Pour donner du charbon à la France, les Anglais sont obligés de restreindre leur consommation. Les souverains anglais donnent à leur peuple l’exemple de l’économie, et c’est dans un palais aux foyers éteints qu’ils viennent de rentrer à Londres. Le nombre des feux sera considérablement réduit cet hiver dans les résidences royales, et les pièces chauffées ne le seront, sur ordre de Leurs Majestés, que très chichement.

« Économisons le charbon pour que la France n’ait pas froid », disent nos alliés.

Souvenons-nous-en pour ne point grommeler si, malgré tout, nous avons froid cet hiver.

1918-10-24, Bloc-Notes

Un désillusionné §

Excelsior, 24 octobre 1918, p. 000.
[OP3 1118-1119]

C’est le comte Léon Tolstoï — le fils du grand écrivain russe — qui vient d’arriver en Suède.

Après avoir fait une tournée de conférences en Amérique, au Canada et en Extrême-Orient, pour proclamer les doctrines de son père — paix sur la terre et bonne volonté envers les hommes — il était rentré à Pétrograd, où il avait fondé un journal, le Vestotchka. Ses théories, pensait le comte Tolstoï, ne pouvaient que paraître admirables aux bolcheviques, mais il avait compté sans son hôte. Son journal fut supprimé, ses amis et ses employés arrêtés ; lui-même, stigmatisé comme contre-révolutionnaire, en fut réduit à se cacher jusqu’à ce qu’il réussit à s’embarquer sur un vapeur et à fuir la Russie injuste et déséquilibrée.

1918-10-25, Bloc-Notes

Lacération d’affiches §

Excelsior, 25 octobre 1918, p. 000.
[OP3 1119]

On a remarqué que sur presque tous les murs de Paris on avait lacéré la tête du Kaiser dans la belle affiche où Abel Faivre nous le montre, pâle, courbé et honteux, fuyant devant la triomphale ruée des étendards alliés.

On comprend que le visage du cabotin impérial soit antipathique à tous les Français. Mais en le lacérant, ne dissimule-t-on pas la honte que l’artiste a bien peinte sur la face du dernier Hohenzollern ? Et puis, n’est-ce point faire tort à l’emprunt de la Libération, que de déchirer une des plus belles affiches qui font connaître leur devoir à tous ceux qui veulent la paix par la victoire ?

1918-10-26, Bloc-Notes §

Excelsior, 26 octobre 1918, p. 000.

Le Sphinx de Washington §

[OP3 1119-1120]

Dans leur anxiété, les Allemands trouvent énigmatique la figure du président Wilson, et ils l’appellent : « le Sphinx de Washington ». Les Allemands se trompent, et l’Amérique ne connaît point de monstre mythologique. Puisqu’il n’y a plus de juges à Berlin, comme au temps du meunier de Sans-Souci, il y a, désormais, un juge à Washington. Il ne propose point d’énigme, mais prononce une sentence. Et les Allemands, loin de se comparer à Œdipe, feraient mieux de se voir ainsi qu’ils sont : des accusés devant le tribunal de l’humanité, dont le président Wilson est aujourd’hui le porte-parole.

Forçats chez les Tommies §

[OP3 1120]

Six mille anciens forçats se sont enrôlés dans l’armée anglaise depuis le début des hostilités, et la plupart se sont montrés d’excellents soldats. Deux cent quarante-neuf d’entre eux ont été tués ; un millier ont été blessés ou faits prisonniers ; un bon nombre ont été cités à l’ordre du jour, et l’un d’eux au moins, un ex-voleur, a obtenu la croix Victoria. La police seule connaît leur passé et se tient au courant de leur conduite, qui est, dans l’ensemble, digne de tous les éloges et les réhabilite aux yeux de la nation.

Charles Lecocq et l’opéra bouffe §

[OP3 1120]

Charles Lecocq, qui vient de mourir à quatre-vingt-six ans, ne faisait pas d’opérettes. Il tenait beaucoup à la dénomination d’opéra bouffe dont il qualifiait ses ouvrages.

L’opéra bouffe, proche parent de l’opera buffa italien, dont le Milanais Stendhal faisait ses délices, est, en effet, un genre supérieur à l’opérette, surtout à l’opérette viennoise, qui envahissait notre scène avant la guerre.

L’auteur charmant de la joyeuse et populaire musique de La Fille de Mme Angot et du Petit Duc meurt au moment où beaucoup de jeunes musiciens n’attendent que la fin de la guerre pour faire renaître le genre de l’opéra bouffe, qui paraissait aboli.

Littérature française §

[OP3 1121]

Tandis que les armées françaises battent les leurs, les Allemands s’initient à la littérature française.

Leurs journaux sont pleins de réclames annonçant à des prix avantageux des traductions des œuvres de Jules Verne, de Maupassant, de Balzac, d’Émile Zola.

Déjà, en 70, Bismarck lisait les romans de Gaboriau.

Aujourd’hui c’est l’Allemagne tout entière qui, à travers leurs écrivains, essaie de deviner l’âme de ses vainqueurs.

Et c’est aussi, complétant la victoire par les armes, une victoire intellectuelle que remporte la France.

1918-10-27, Bloc-Notes §

Excelsior, 27 octobre 1918, p. 000.

La Panoplie de Max de Bade §

[OP3 1121-1122]

Pour venir en aide aux ouvriers de guerre, M. Herriot va tirer parti de la panoplie de parade du prince héritier Max de Bade, chancelier actuel de l’Empire allemand.

À la veille de la Marne, Max de Bade était cantonné dans un somptueux château qui, lors de la reprise de l’offensive française, fut surpris par nos zouaves. Ce fut un beau sauve-qui-peut : le futur chancelier s’enfuit en chemise par une fenêtre donnant sur le parc du château, tandis que les zouaves enfonçaient la porte de sa chambre à coucher.

Dans les bagages du prince, on trouva un casque empanaché blanc, jaune et or, dont le cuir était doublé de satin blanc, et qui portait l’initiale gravée M. ; une épée damasquinée à la garde ornée de fines ciselures ; un ceinturon doublé de satin bleu, des épaulettes à longues franges lourdes, des contre-épaulettes au chiffre princier. Le coffre qui renfermait cette panoplie destinée à la parade — dans Paris conquis probablement — était en bois précieux orné d’une guirlande — quelque peu prématurée — de lauriers

Ces objets, que le sénateur Herriot va disperser à la fantaisie des amateurs et des collectionneurs, au bénéfice des œuvres de guerre lyonnaises, tombèrent en possession d’un zouave originaire de la région lyonnaise, et de ses mains passèrent dans celles d’un honorable Lyonnais, qui offrit ces dépouilles opimes au maire de Lyon.

Krupp va disparaître §

[OP3 1122]

La ville de Krupp, dans l’État de Washington, est mécontente de son nom — on le serait à moins ! C’est pourquoi les citoyens de Krupp ont tenu à témoigner de leur patriotisme en souscrivant des sommes très importantes à l’emprunt de la Liberté et en faveur de la Croix-Rouge.

Krupp souhaite du reste qu’on le débaptise. Il ne s’agit plus que de trouver un nom. On a proposé jusqu’ici les noms d’Egbert, un des pionniers de la région, de Wilson et de Clemenceau.

Contre la grippe §

[OP3 1122]

Pour éviter, ou du moins pour restreindre la propagation de la grippe, dont les ravages vont chaque jour en augmentant, le corps médical recommande très instamment de plonger immédiatement le linge contaminé par les malades dans une eau très savonneuse qui sera ensuite portée à ébullition, de façon à détruire les germes de contagion.

C’est là une mesure excellente, dont l’unique inconvénient naît de la rareté et de la cherté du savon. Heureusement, la « Saponite », la bonne lessive qui rend chaque jour de si appréciables services et qui se trouve chez tous les épiciers, droguistes et marchands de couleurs, permet de mettre scrupuleusement en pratique les indications précieuses de la faculté de médecine.

Aussi ne saurait-on trop préconiser son emploi économique dans les circonstances actuelles.

1918-10-28, Bloc-Notes §

Excelsior, 28 octobre 1918, p. 000.

Le Charbon d’Angleterre §

[OP3 1123]

Aux approches de l’hiver, le problème du charbon va se poser toujours aussi angoissant, et, plus d’une ménagère doit songer avec anxiété à sa maigre provision.

Heureusement que l’Angleterre avec ses 3 300 mines de charbon, en s’imposant un rationnement sévère, nous apporte l’appoint de sa production. Avant la guerre, nous recevions du pays de Galles 15 millions de tonnes et maintenant il arrive régulièrement près de 18 millions de tonnes par an.

Songez à ce que représentent ces 18 millions de tonnes. Elles empliraient deux millions de wagons de chemin de fer, c’est-à-dire quelque 80 000 trains de marchandises de 25 wagons. En les mettant bout à bout, ces trains s’étendraient sur une longueur de 14 000 kilomètres, soit seize fois la distance de Paris à Marseille. Donc, nuit et jour pendant toute l’année, l’Angleterre dirige sur la France un train de charbon de 25 wagons toutes les 7 minutes.

Ce sont là des chiffres impressionnants et l’on se représente les difficultés à surmonter pour mener à bien des expéditions de cette importance et pour leur faire traverser la Manche sous la protection de la « marine silencieuse ».

La Carte de priorité §

[OP3 1123-1124]

On sait que, pour faciliter à nos médecins l’exercice de leur profession par ces temps d’épidémie et de crise des transports, il a été créé une carte de priorité et de prise en surcharge.

Avec cette carte, délivrée par la préfecture, nos docteurs devraient pouvoir réquisitionner les taxis, monter dans les autobus avant tous les numéros et même dans les véhicules déjà pleins.

Cette disposition est sage. Elle a été approuvée par le public, qui comprend la hâte de ceux qui ont le pouvoir d’arracher à la mort ses victimes.

Malheureusement, comme le singe de Florian, qui n’avait oublié que d’allumer la lanterne magique, la préfecture a négligé une chose importante : c’est d’avertir officiellement les compagnies de façon à ce que celles-ci donnent des instructions aux chauffeurs et aux conducteurs.

Plusieurs médecins se sont vu répondre par ces honnêtes employés que, n’ayant reçu aucun ordre relatif à la carte, ils ne se croyaient pas autorisés à donner suite à sa présentation.

Une cousine de M. Wilson §

[OP3 1124]

La prise de Courtrai a amené la délivrance d’une très vieille parente de M. Wilson, Irlandaise d’origine. Après avoir connu des temps prospères, elle vivait sous le régime allemand dans une misère profonde. L’adversité n’avait pas cependant abattu son courage ni diminué les grâces de son accueil. Miss Cunningham semblait indifférente aux bris de glace et aux éclatements d’obus qu’on entendait aux alentours. Elle dit cependant au journaliste qui l’interviewait :

« Vous seriez bien aimable de fermer la porte. Je n’aimerais pas voir entrer les bombes chez moi. »

« Les bombes », cependant, avaient causé quelques dégâts à sa demeure, dont une bonne partie était détruite.

Miss Cunningham est persuadée, comme tous les Alliés, qu’en s’adressant à son cousin Wilson les Allemands trouvent à qui parler.

À la mode de chez nous §

[OP3 1124-1125]

« Ce qui tombe, c’est pour le soldat », dit le proverbe. Ce que l’ennemi a cultivé aussi. C’est ainsi qu’aux environs fertiles de Cambrai, tout près de Boussière, les Allemands avaient installé un potager militaire. Oh ! colossal, naturellement ; quatre cents hectares au bas mot. Des ordonnances en masse s’affairaient à le cultiver, peut-être aussi des civils transformés en ilotes. Mais quel résultat ! Les Herren Kolonels ou les Herren Mayors qui, chaque jour, s’y promenaient, l’eau à la bouche, admiraient au long des allées, à perte de vue, la foule obèse des choux, les prairies d’épinards, les céleris sans nombre et les ventripotentes citrouilles. Rien que des légumes de concours agricole.

Mais l’offensive est venue ; les Allemands sont partis précipitamment : le potager qu’ils avaient créé est resté.

Ils avaient planté les choux à la mode de chez eux : les tommies les mangeront à la mode de chez nous.

Malgré la crise §

[OP3 1125]

« La crise du tabac ! Je n’y crois pas », disait dernièrement un parlementaire qui n’a jamais fumé.

« Tenez ! Dernièrement, un médecin de campagne de chez moi devait prendre le train. Il y avait encombrement. Pas de place en première, il monte en troisième classe.

« Dans son compartiment se tient un vieil ouvrier agricole qui, tout aussitôt, bourre sa pipe et se met à fumer à gros nuages. Le tabac était fort, malgré la crise ; aussi l’homme de l’art se met à tousser et, bientôt, n’y tient plus ; il touche à l’épaule son voisin :

« “Vous me pardonnerez, mon brave, mais je suis médecin, et une expérience de vingt ans m’a appris que tous les mauvais cas de cancer de la langue étaient dus au tabac à fumer.

« Eh bien !” fit l’ouvrier, retirant sa pipe et regardant bien en face son interlocuteur, “à moi, une expérience de quarante ans m’a appris que tous les mauvais cas d’yeux pochés ou de nez aplatis étaient dus à une intervention indiscrète dans les affaires d’autrui…” »

1918-10-29, Bloc-Notes §

Excelsior, 29 octobre 1918, p. 000.

Illumination §

[OP3 1125-1126]

Il y a une semaine déjà que la place de la Concorde a fait sa toilette de victoire. C’est surtout le soir que la plus belle place du monde présente un aspect inaccoutumé à cause de l’éclairage a giorno, qui contraste avec l’obscurité des autres quartiers de la Ville Lumière. Obscurité officielle s’entend, car dans les grands centres de circulation, les cafés, les bars populaires et même certains magasins éclairent sans se gêner, et comme si le gaz et l’électricité n’étaient plus rationnés. Mais, place de la Concorde, le spectacle est incomparable. Les Parisiens sortent de nouveau, la nuit, pour aller voir l’illumination. Sous l’œil débonnaire des agents, les gamins jouent avec les engins meurtriers. Des personnes graves lisent le journal ou les affiches de l’emprunt qui sont posées sur les murs de la terrasse des Tuileries.

Et toute cette lumière est une excellente propagande pour l’emprunt.

La Disparition de la tsarine §

[OP3 1126-1127]

Une nouvelle énigme historique est en train de surgir dans les steppes russes. La tsarine et ses filles ont disparu. C’est ce que les autorités bolcheviques ont répondu au souverain pontife, qui s’était inquiété du sort de l’ex-souveraine.

La constitution actuelle de la Russie, d’après ce qu’en racontent ceux qui en reviennent, laisse peu d’espoir de retrouver quelqu’un qui se cache loin des villes. La guerre, telle qu’elle s’y pratique encore, est une guerre de chemins de fer. La garde rouge peut occuper les voies et leurs abords immédiats. Plus loin, le pouvoir des soviets n’existe plus. Les paysans, qui se sont emparés des terres, n’ont qu’une crainte c’est qu’on les leur reprenne. Chaque village s’est constitué en petit État, aussi fermé aux étrangers que pouvait l’être un château fort au temps de la féodalité. Des sentinelles armées de faux, de fusils et parfois de mitraillettes surveillent l’horizon. Nul ne peut approcher du village s’il n’en fait partie et ne possède le mot de passe. Rien ne sort de ces villages fortifiés, ni blé, ni beurre, ni porc, ni légumes.

Les bolcheviques se gardent de troubler la quiétude de ces villageois armés.

Il suffirait que la tsarine et ses filles eussent trouvé un village de paysans dévoués à leur cause pour qu’elles y fussent à l’abri non seulement de ceux qui voudraient les arrêter, mais encore de toute indiscrétion décelant leur présence.

1918-10-30, Bloc-Notes §

Excelsior, 30 octobre 1918, p. 000.

Garros sera vengé §

[OP3 1127]

L’« as des as » britannique, le lieutenant-colonel Bishop, professait une admiration profonde pour Garros.

Aussi son chagrin fut-il très grand lorsqu’on lui apprit la disparition du vaillant pilote français.

Et, mélancoliquement, il déclara à un ami :

« Vous le voyez, on me demande de me consacrer uniquement, désormais, au perfectionnement de nos jeunes aviateurs. Mais le puis-je ? Avec Garros, les Allemands viennent de contracter une nouvelle dette. Ne dois-je pas être parmi ceux qui la leur feront payer ? »

Histoire de nègres §

[OP3 1127-1128]

Les nègres, on l’ignore généralement, s’intéressent à l’histoire contemporaine, où ils ont joué un rôle. Ils y voient matière à récits qui valent peut-être notre sèche documentation. Voici l’une des anecdotes qu’ils content à ce sujet dans le Soudan et l’Yananga.

Au moment de l’entrée en guerre des Britanniques, le Kaiser expédia au roi George un sac accompagné du message suivant :

Je possède autant de soldats qu’il y a de grains de riz dans ce sac.

Le roi George accepta le présent, et envoya au Kaiser un flacon empli de grains de poivre rouge, auquel ces mots étaient joints :

Je possède aussi peu de soldats qu’il y a de grains de poivre dans ce flacon. Mais croques-en un, et tu verras comme il brûle.

Il est douteux que cet apologue trouve jamais place dans les récits officiels. Il n’en est pas moins saisissant et conforme aux événements.

Jusqu’au front ! §

[OP3 1128]

Le rôle du prince Max de Bade ressemble fort à celui d’un tampon placé entre le Kaiser et le monde extérieur. Ce n’est point du vieux grand-duc de Bade que l’empereur eût pu attendre un aussi bon office. Hohenlohe, qui était alors chancelier, confiait à ce prince que l’impératrice Augusta s’inquiétait à juste titre des interminables voyages de son époux, et particulièrement de sa récente visite à Athènes.

Le grand-duc traça de la main une ligne à la hauteur de ses yeux.

« L’empereur n’est prince que jusqu’ici », fit-il.

Et son geste excluait le cerveau.

La Grippe et le Balai §

[OP3 1128-1129]

Ce sont deux complices dont il faut nous méfier, et notre police de voirie, par une tolérance inconcevable, assiste impassible à leur collaboration. Non seulement elle la tolère, mais encore elle l’encourage : quand les vestales préposées à l’entretien de nos appartements ont vigoureusement secoué par les fenêtres, dans la rue, leur récolte de poussières, le balayeur municipal remet en mouvement les microbes à larges coups de son pinceau.

C’est proprement intolérable. Et Paris est peut-être la dernière capitale où l’hygiène soit traitée avec cette désinvolture. Il est reconnu, proclamé, que le balayage « à sec » est un mode actif de transmission bacillaire. Cependant il n’est pas un domestique sur cent qui mouille légèrement son balai avant de le passer sur un tapis, ni un concierge sur dix qui arrose son pas de porte avant de le balayer. Et l’homme au pinceau municipal ignore à tel point l’arroseur qu’en le voyant, tel Romulus, disparaître dans un nuage, l’inaction du Kabyle semble un bienfait d’Allah.

Combien de grippes le balai a semées, nulle statistique ne nous le dira. Mais l’épidémie actuelle serait un excellent « prétexte » à mesures énergiques : rappelons, une fois de plus, qu’en Angleterre, en Suisse (et en Allemagne) les contraventions sont « réglées » de suite entre les mains de l’agent, qui constate et délivre reçu. Pas de contestation, pas d’intervention : la sanction immédiate du fait, qui ne se renouvelle pas.

Seulement… nous avons en France l’amour de la liberté et le goût de la procédure. La grippe et le balai ont beau jeu.

1918-10-31, Bloc-Notes §

Excelsior, 31 octobre 1918, p. 000.

La grippe décroît §

[OP3 1129]

On peut maintenant rassurer le public. La grippe tend à décroître. C’est ainsi que les entrées dans les hôpitaux ont diminué de moitié.

Sans chanter encore victoire, on peut envisager maintenant la fin de l’épidémie.

Du reste, les moyens de la combattre vont se multiplier. L’Institut Pasteur va expérimenter un vaccin destiné à enrayer les complications de la grippe.

On attend beaucoup de ce sérum. Mais l’amélioration progressive de l’état sanitaire permet d’espérer qu’avant de connaître les résultats des expériences, qui vont être tentées en Bretagne, la grippe espagnole ne sera plus qu’un mauvais souvenir.

Talaat pacha §

[OP3 1129-1130]

L’affirmation de Talaat pacha, lorsqu’il prétendait, en avril dernier, que la paix serait signée cet hiver n’était pas tellement exagérée. Seulement il ne l’entendait pas dans le sens que lui donnent les événements actuels.

Les actions de Talaat sont en baisse. L’ascension du modeste télégraphiste a atteint son point culminant.

Car Talaat pacha, sans doute l’ignore-t-on, n’était qu’un humble employé des télégraphes à Salonique.

Il passa ensuite à Constantinople, et, dans cette ville, c’est lui qui fut chargé de transmettre les fameux télégrammes ordonnant l’arrestation des Jeunes-Turcs.

Il effectua ce travail, mais lança immédiatement d’autres télégrammes annulant les premiers.

Deux jours après la révolution éclatait.

1918-11-01, Bloc-Notes

Albert Ier maréchal §

Excelsior, 1er novembre 1918, p. 000.
[OP3 1130]

M. Arthur Meyer rappelle, dans Le Gaulois, que, dès le 1er octobre 1914, il avait demandé que l’on octroyât le bâton de maréchal à Albert Ier, le héros de l’indomptable petite Belgique.

M. Arthur Meyer suggère que ce serait le moment de donner à ce souverain, qui fut si longtemps notre hôte et qui vient de commander en chef à des troupes françaises victorieuses, un témoignage de la reconnaissance du peuple français.

La loyauté du petit roi a indiqué de façon non équivoque à l’univers civilisé de quel côté était le droit.

La plus haute dignité militaire française consacrerait la beauté de ce geste magnifique et spontané.

1918-11-04, Bloc-Notes §

Excelsior, 4 novembre 1918, p. 000.

Le Choix d’un asile §

[OP3 1130-1131]

Que si l’on a près de soi les discours de Cicéron on relise la péroraison de Pro Murena. Murena a été accusé de corruption et, s’il est reconnu coupable, il sera banni. « Où donc se rendra l’infortuné si le jugement est prononcé contre lui ? »

Et l’éloquent défenseur énumère les différentes provinces où s’est distingué son client, et que celui-ci pourrait choisir comme asile.

On est tenté, aujourd’hui de poser une question similaire. Quel est le pays où l’empereur Guillaume pourrait, le cas échéant, diriger ses pas ? Vers la Grande-Bretagne, où sa grand-mère naquit, mais d’où le capitaine Fryatt et Miss Cavell sont également originaires ? Vers l’Espagne, dont tant de vaisseaux ont été coulés sans avertissement ? À toutes les suggestions s’opposent de semblables difficultés. Il est question de la Suède, et d’un ou deux autres pays neutres.

Ce qui conviendrait le mieux au Kaiser chargé de la malédiction du monde serait le rôle du Juif errant.

Un bon moyen §

[OP3 1131]

Chez soi, pour remédier à la crise des allumettes, il n’est que d’employer un peu de tourbe avec le charbon.

Le procédé nous est recommandé par un écrivain anglais qu’une tempête surprit un jour dans les montagnes d’Écosse. Il se réfugie dans une chaumière, et demande du feu pour se sécher. Quelques cendres blanches de tourbe restaient seules dans l’âtre, mais l’hôtesse se baisse, souffle, et le feu se ranime.

« Depuis quand votre feu est-il allumé ? demande le voyageur.

— Allumé ? répond la femme. Mais il y aura trente-cinq ans à la Saint-Martin que Robert et moi nous sommes entrés dans cette maison ; le feu n’a pas été éteint depuis ! »

Poil de chien §

[OP3 1131-1132]

On connaissait le chien gardien, berger, messager, infirmier même. On le connaissait bête de somme : ne remplace-t-il pas le cheval dans les Flandres ? Il va faire mieux encore : il remplacera le mouton. En effet, on file maintenant le poil de chien pour le tricoter. C’est la dernière invention de guerre. On a sorti des greniers les vieux rouets d’antan, et dorénavant caniches et terre-neuve, saint-bernard et loulous seront invités à sacrifier leur toison pour nous tenir chaud. Ce sera très commode pour ne pas payer la taxe. On répondra au fisc :

« Chien de luxe, mon king-charles ? Jamais de la vie… je le garde pour le poil ! »

1918-11-05, Bloc-Notes §

Excelsior, 5 novembre 1918, p. 000.

Au Pérou et au Chili §

[OP3 1132]

Quand, en 1883, se termina la guerre entre le Chili et le Pérou, le traité d’Ancon, dicté par le Chili, décida que les provinces péruviennes de Tacua et d’Arica seraient, pendant dix ans, occupées et exploitées par le Chili. Au bout de ce temps, la population choisirait par un plébiscite celui des deux pays auquel elle appartiendrait. Mais, quand les dix ans furent écoulés, le Pérou assura que, seuls, les habitants originaires des provinces contestées devaient prendre part au plébiscite, tandis que le Chili voulait que votassent les nombreux ouvriers chiliens récemment établis dans la contrée. Le Chili refusa une offre d’arbitrage, et l’affaire resta pendante.

Mais maintenant que souffle un vent de libération sur tous les pays acquis par l’unique force des armes, la presse péruvienne s’occupe avec insistance des deux provinces perdues, qu’elle compare à l’Alsace-Lorraine.

Un duel en pleine mer §

[OP3 1132-1133]

Quatre pilotes anglais — de ceux qui avec un héroïsme obscur protègent quotidiennement les navires alliés contre les sous-marins allemands — étaient attaqués, ces jours-ci, dans le ciel de la mer du Nord, par sept hydroplanes ennemis. Un biplace boche, habilement camouflé, fonce à toute vitesse dans la lumière du soleil sur un des avions britanniques, l’oblige à amerrir, et est contraint, lui-même, de descendre tout près de sa victime. Alors, un duel bref et furieux s’engage, de bord à bord, entre les deux adversaires, duel de mitrailleuses qui se termine par l’incendie des deux appareils et leur brusque disparition dans les flots… Le drame dura trois minutes en tout. Mais peut-on imaginer rien de plus tragique que ce combat d’homme à homme et de vague à vague dans l’immense champ de la mer ?

Les Suffragettes et le Clergé §

[OP3 1133]

Grâce à l’action des suffragettes, les Anglaises vont pouvoir siéger à la Chambre des communes. Mais les membres du clergé, qui en sont exclus, trouvent cette inégalité un peu choquante. Ils ont, pendant des siècles, accepté d’être éloignés de la vie parlementaire, mais les femmes leur ont donné l’exemple… disons le bon exemple, et aujourd’hui ils réclament à leur tour. Font-ils pas mieux que de se plaindre ?

1918-11-06, Bloc-Notes §

Excelsior, 6 novembre 1918, p. 000.

Arbitre du monde §

[OP3 1133]

Si le président Wilson ou quelque autre homme d’État prétendait imposer au Kaiser la nomination d’un chancelier de son choix, il s’autoriserait simplement d’un précédent. D’après une curieuse anecdote rapportée par Grant Duff, le Kaiser nous aurait démontré le premier ce que peut l’assurance d’un très grand pouvoir. Lorsque Faure et Brisson étaient candidats rivaux à la présidence, un étranger se présenta à l’ambassade française de Berlin et demanda à voir M. Herbette, l’ambassadeur.

« Il est occupé, lui répondit-on.

— Je veux le voir immédiatement », répliqua le visiteur.

Et entrouvrant sa pèlerine, il découvrit les décorations qui révélèrent le Kaiser à son interlocuteur. Il fut introduit sans retard, et voici par quels mots il salua M. Herbette :

« J’entends dire que M. Brisson a des chances d’être nommé président, et je tiens à vous faire savoir que, s’il est élu, je mobilise immédiatement ! »

La Paix allemande §

[OP3 1134]

La presse allemande est pleine du mot « paix », que n’accompagne même plus le correctif « honorable ». Elle devait être, on s’en souvient, « pleine d’honneur » ! Et la paix, ce n’est pas seulement pour nos ennemis le repos, le calme reconquis : c’est la bonne chère retrouvée, c’est le beurre à tous les repas. Le beurre ! Il fait, avec les delikatessen, les délices de ce peuple, qui a le culte de ses joies astronomiques. La Berliner Illustrierte Zeitung le reconnaît d’ailleurs sans fausse honte. L’Arabe a deux cent vingt-quatre appellations différentes pour désigner le chameau, qui est, au désert, sa possibilité de vivre. L’Allemand serait tenté d’en avoir autant pour la plus précieuse des substances grasses.