Alphonse de Lamartine

1867

Cours familier de littérature [XXIV]

2015
Alphonse de Lamartine,Cours familier de littérature  : un entretien par mois, tome XXIV, Paris : chez l’auteur, 1867, Source : Gallica. Orthographe modernisée.
Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

CXXXIXe entretien. Littérature germanique. Les Nibelungen

Poëme épique primitif (suite) §

XX §

Maintenant laissons-les occupés à leurs préparatifs. Jamais guerriers d’une âme plus haute ne se rendirent chez un roi en plus superbe façon. Ils avaient tout ce qu’ils désiraient, des armes et des vêtements.

Le prince du Rhin habilla ses hommes au nombre de mille et soixante, ainsi que je l’ai appris, et neuf mille valets, afin de se rendre à la fête. Ceux qui restèrent dans leur patrie les pleurèrent depuis lors.

On apporta à la cour à Worms tous les effets nécessaires. Un vieil évêque de Spire dit à dame Uote: « Nos amis veulent se rendre à cette grande fête ; que Dieu les protége ! »

La noble Uote parla à ses enfants: « Ô bons héros ! demeurez ici. J’ai rêvé cette nuit d’une effroyable calamité: tous les oiseaux de ce pays étaient morts.

« — Celui qui s’en rapporte aux songes, dit Hagene, celui-là ne sait jamais dire la vérité sur ce qui intéresse son honneur. Je désire que mes maîtres, après avoir pris congé, se rendent à la cour d’Etzel.

« Nous chevaucherons avec plaisir vers le pays des Hiunen, où la main des vaillants guerriers servira leurs rois, ainsi que nous le verrons à la fête de Kriemhilt. » Hagene conseilla le voyage. Depuis lors il s’en repentit.

Il s’y serait bien opposé, si Gêrnôt ne l’avait attaqué par des paroles injurieuses. Lui rappelant Sîfrit, l’époux de Kriemhilt, il disait: « C’est pour ce motif que Hagene veut renoncer au grand voyage à la cour d’Etzel. »

Hagene de Troneje répondit: « Jamais je n’agis par crainte. Accomplissez, ô héros, ce que vous avez pris la résolution de faire. Je vous accompagnerai volontiers au pays d’Etzel. » Depuis lors il brisa maints casques et maints boucliers.

Les vaisseaux étaient prêts et un grand nombre de guerriers se trouvaient là ; on chargea tout ce qu’ils avaient de vêtements ; on travailla jusqu’au soir. Bientôt ils quittèrent le pays très-joyeusement.

On établit sur l’herbe de l’autre côté du Rhin les tentes et les huttes à l’endroit où l’on voulait camper. La belle femme du Roi le pria de demeurer près d’elle. Cette nuit encore, elle serra son beau corps dans ses bras.

Un bruit de trompettes et de flûtes s’éleva le matin de bonne heure, au moment du départ. L’ami embrassa encore tendrement ceux qu’il aimait. La femme du roi Etzel les sépara bientôt d’une façon si cruelle !

Les fils de la belle Uote avaient un homme-lige hardi et fidèle. Au moment de leur départ il avoua en secret au Roi ce qu’il avait sur le cœur ; il dit: « Il me faut gémir de ce que vous fassiez ce voyage à la cour du roi Etzel. »

Il s’appelait Rûmolt et c’était un héros à la main prompte. Il ajouta: « À qui comptez-vous laisser vos gens et votre pays ? Personne ne peut-il donc, ô guerriers, vous détourner de votre projet ? L’invitation de Kriemhilt ne me paraît pas de bon aloi.

« — Que le pays te soit confié et aussi mon petit enfant, répondit le Roi, et protège bien les femmes: telle est ma volonté. Console le cœur de celui que tu verras pleurer. La femme du roi Etzel ne nous fit jamais de mal. »

Les chevaux étaient prêts pour les Rois et pour leurs hommes. Maints chevaliers, qui menaient vie honorable, se séparèrent, avec de tendres baisers, de leurs belles femmes, qui devaient, bientôt, les pleurer amèrement.

Quand les guerriers rapides partirent sur leurs chevaux, on vit les femmes demeurer là tout affligées. Leur cœur leur prédisait que cette longue séparation devait leur causer de grands chagrins. Pareilles appréhensions attristent toujours l’âme.

Quand les rapides Burgondes se mirent en marche, un cri de désolation traversa le pays ; des deux côtés des monts, hommes et femmes pleuraient. Mais, quoi que fissent leurs gens, eux ils partirent joyeux.

Mille héros Nibelungen, portant le haubert, les suivaient: ils laissaient dans leur patrie maintes belles femmes qu’ils ne revirent plus. La blessure de Sîfrit faisait toujours souffrir Kriemhilt.

Les hommes de Gunther dirigèrent leur course vers le Mayn, à travers l’Osterfranken. Hagene les conduisait, car il connaissait la route. Leur maréchal était Dancwart, le héros du pays burgonde.

Tandis qu’ils chevauchaient de l’Osterfranken vers le Swanevelt, on pouvait les admirer pour leur superbe allure, ces héros dignes de louange. Au douzième matin, le Roi arriva à la Tuonouwe.

Hagene de Troneje marchait en avant de toute la troupe, et souvent il vint en aide aux Nibelungen. Le guerrier hardi mit pied à terre sur le sable, et en hâte il attacha son cheval à un arbre.

L’eau était débordée et toutes les barques cachées. Les Nibelungen eurent grand souci, ne sachant comment traverser le fleuve, qui était excessivement large. Plusieurs superbes chevaliers mirent pied à terre.

« Prince du Rhin, dit Hagene, de graves accidents peuvent nous survenir. Tu peux t’en convaincre toi-même: l’eau est débordée et le courant est très-fort. Oui, je crains que nous perdions ici maints bons guerriers.

« — Que voulez-vous me dire, répondit le fier Gunther. De par votre valeur ! ne vous découragez point davantage. Cherchez plutôt le moyen de nous faire arriver à l’autre bord, de façon que nous amenions avec nous nos chevaux et nos bagages.

« — Je ne suis pas si fatigué de la vie, dit Hagene, que je veuille me noyer dans ce fleuve si large. Avant cela, plus d’un homme succombera par ma main au pays d’Etzel: j’en ai du moins la bonne volonté.

« Vous, bons et vaillants chevaliers, demeurez au bord de l’eau, j’irai moi-même chercher le long du fleuve les bateliers qui nous passeront dans le pays de Gelpfrât. » Et le fort Hagene saisit son excellent bouclier.

Il était bien armé: outre le bouclier, il portait solidement fixé son heaume très-brillant, et sur sa cotte de mailles, une très-large épée, qui, des deux tranchants, coupait d’une effroyable façon.

Il cherchait et recherchait les nautoniers. Tout à coup il entendit bruire les eaux ; il se mit à écouter: c’étaient des femmes blanches qui faisaient ce bruit dans une source limpide. Elles voulaient se rafraîchir et baignaient ainsi leurs corps.

Hagene les aperçut ; il se glissa invisible jusque près d’elles. Comme elles fuirent rapidement quand elles le virent ! Elles étaient fières de lui avoir échappé. Le héros prit leurs vêtements et ne leur fit nul autre mal.

L’une de ces femmes des eaux, son nom était Habdurc, parla: « Noble chevalier Hagene, si vous nous rendez nos vêtements, nous vous ferons connaître comment se passera votre voyage à la cour des Hiunen. »

Semblables à des oiseaux, elles planaient autour de lui sur les flots. Il lui parut que leurs sens étaient puissants et subtils. Il en fut d’autant plus disposé à croire ce qu’elles allaient lui dire. Elles l’instruisirent clairement de ce qu’il désirait savoir.

Habdurc dit: « Vous pourrez bien chevaucher au pays d’Etzel. Je vous donne ma foi pour garant que jamais héros ne se seront mieux présentés dans nul royaume, et n’auront reçu d’aussi grands honneurs. En vérité, vous pouvez le croire. »

Hagene se réjouit en son cœur de ce discours. Il leur donna leurs vêtements sans plus tarder. Quand elles eurent revêtu leurs voiles merveilleux, elles exposèrent au vrai ce que devait être le voyage dans le pays d’Etzel.

L’autre femme des eaux prit la parole, elle s’appelait Siglint: « Hagene, fils d’Aldriân, je veux t’avertir. Pour ravoir ses vêtements, ma tante t’a menti. Si tu arrives chez les Hiunen, tu seras terriblement trompé.

« Il faut t’en retourner, il en est encore temps. Votre destinée est telle, vaillants héros, qu’il vous faut mourir au pays d’Etzel. Ceux qui s’y rendront ont la mort sur leurs pas. »

Mais Hagene répondit: « Vous trompez sans nécessité. Comment se pourrait-il faire que nous soyons tous tués là par l’inimitié d’une seule personne. » Elles commencèrent alors de lui exposer plus clairement leur prédiction.

L’une d’elles parla: « Il doit en être ainsi: nul d’entre vous n’en réchappera, nul, excepté le chapelain du Roi. Nous le savons de source certaine, il retournera sain et sauf au pays de Gunther. »

L’audacieux Hagene répondit en colère: « Il me serait trop difficile de dire à mes maîtres que nous devons tous perdre la vie chez les Hiunen. Maintenant indique-nous un moyen pour traverser le fleuve, ô la plus sage des femmes ! »

Elle dit: « Puisque tu ne veux pas renoncer à ce voyage, sache que là-haut, au bord des ondes, s’élève un logis. Tu y trouveras un nautonier et nulle part ailleurs. » Il crut à la réponse qu’elle faisait à sa demande.

L’autre parla encore au guerrier impatient: « Attends un moment, sire Hagene, tu es vraiment trop pressé. Apprends encore mieux comment tu arriveras à l’autre bord. Le seigneur de cette Marche s’appelle Else.

« Son frère se nomme Gelpfrât la bonne épée ; il est prince dans le Beier-lant. Vous aurez des obstacles à vaincre, si vous voulez traverser la Marche. Il faudra bien vous mettre en défense, et en agir très-prudemment avec le nautonier.

« Il est d’une humeur si féroce, que vous n’en reviendrez point, si vous n’êtes pas courtois avec cet homme fort. Désirez-vous qu’il vous passe, accordez-lui bonne récompense. Il garde ce pays et il est dévoué à Gelpfrât.

« S’il ne vient point de ton côté, appelle-le de par-delà le fleuve, et dis-lui que tu te nommes Amelrîch. C’est le nom d’un brave héros, qui, pour certaine inimitié, quitta ce pays. Aussitôt qu’il entendra ce nom, le nautonier viendra vers toi. »

L’orgueilleux Hagene s’inclina devant les femmes ; il n’en dit pas davantage et demeura silencieux. Il remonta le flot le long de la rive jusqu’à ce qu’il vît le logis à l’autre bord.

Il se mit à appeler à haute voix jusqu’au-delà du fleuve: « Viens ici me prendre, dit le brave guerrier, et je te donnerai pour salaire un bracelet en or très-rouge ; car sache-le bien, il est absolument nécessaire que je passe. »

Le nautonier était si riche qu’il ne lui convenait pas d’être aux ordres des gens. Aussi acceptait-il rarement un payement quelconque, et ses serviteurs étaient aussi très-fiers. Hagene restait toujours de ce côté-ci de l’eau.

Alors il cria avec tant de force, que tous les échos du fleuve retentirent de la puissance de sa voix ; car le héros était excessivement fort: « Viens me prendre, moi, Amelrîch. Je suis un des hommes d’Else qui ai quitté le pays par suite d’une grande inimitié. »

Il lui présenta, au bout de son épée levée en l’air, un bracelet d’or rouge, beau et brillant, afin qu’il le passât dans la terre de Gelpfrât. Le fier nautonier saisit lui-même la rame en sa main.

Il était d’une humeur très-difficile, ce batelier ! Le désir d’une grande richesse lui amena une mauvaise fin. Il voulut gagner l’or rouge de Hagene et il reçut ainsi une mort affreuse par l’épée du chevalier.

Le nautonier rama vigoureusement jusqu’à l’autre bord. Ayant entendu nommer quelqu’un qu’il ne trouva pas, il entra dans une terrible colère quand il vit Hagene, et, furieux, il adressa la parole au héros:

« Il est possible que votre nom soit Amelrîch. Mais vous ne ressemblez guère à celui que je croyais ici, lequel est mon frère de père et de mère. Maintenant que vous m’avez trompé, vous resterez à l’autre bord.

« — Non point, par Dieu le tout-puissant, répondit Hagene. Je suis un guerrier étranger et d’autres chevaliers sont confiés à mes soins. Acceptez donc de bonne amitié sa récompense que je vous offre pour me passer à l’autre rive, je vous en serai vraiment très-obligé. »

Le nautonier reprit: « Non, cela ne peut se faire. Mes seigneurs bien-aimés ont des ennemis, et pour ce motif, je ne mène aucun étranger dans ce pays. Si vous aimez à vivre, descendez vite de ma barque sur le rivage.

« — N’agissez pas ainsi, dit Hagene, mon cœur en est attristé. Acceptez de ma main, par amitié, cet or très-pur et passez à l’autre bord nos mille chevaux et autant d’hommes. » Le farouche nautonier reprit: « Non, jamais je ne le ferai. »

À ces mots il leva une forte rame large et pesante et frappa sur Hagene, qui, du coup, tomba sur ses genoux au fond de la barque: il en éprouva grande douleur. Jamais le héros de Troneje n’avait rencontré si féroce batelier.

La fureur de celui-ci redoubla contre l’orgueilleux étranger. Il asséna sur la tête de Hagene un coup de son aviron avec tant de force, qu’il le brisa en éclats. C’était un homme fort ; mais il devait en arriver malheur au batelier d’Else.

Plein de colère, Hagene saisit promptement le fourreau de son épée et en tire la bonne lame ; il lui abat la tête et la jette à terre. Bientôt les Burgondes apprirent ce qui venait d’arriver.

Au moment où il frappa le batelier, la barque fut emportée par le courant, ce qui le dépita fortement. Avant qu’il ne parvint à la ramener, il sentit la fatigue. C’est qu’il employait toutes ses forces, l’homme du roi Gunther.

Il ramait à coups si précipités, que la forte rame se rompit dans sa main. Il voulait arriver jusqu’aux guerriers qui se trouvaient sur le bord. Mais il n’y avait point d’autre rame ; il lia les débris en hâte, avec une courroie de bouclier, qui était un cordon étroit. Descendant le courant, il mena la barque vers une forêt, où il trouva son maître sur le rivage. Maints vaillants hommes coururent à sa rencontre.

Les bons chevaliers l’accueillirent avec force salutations. Quand ils virent fumer dans la barque le sang sorti de la terrible blessure que Hagene avait faite au batelier, ils se mirent à l’interroger vivement.

Le roi Gunther, voyant couler le long du bateau le sang encore chaud, prit la parole: « Dites-moi, sire Hagene, qu’est-il advenu du batelier ? Votre terrible force lui a, j’imagine, enlevé la vie. »

Il répondit par un mensonge: « J’ai trouvé la barque près d’un saule sauvage, et ma main l’a détachée. Je n’ai vu d’aujourd’hui aucun batelier par ici, et par mon fait nul n’a souffert aucun dommage. »

Gêrnôt, le prince burgonde, parla: « Il me faudra en ce jour pleurer la mort d’amis bien-aimés, puisque nous n’avons pas les bateliers nécessaires pour nous conduire à l’autre bord. C’est pourquoi mon âme est inquiète. »

Hagene s’écria à haute voix: « Vous varlets, déposez sur l’herbe les bagages. J’étais, si je ne m’abuse, le meilleur nautonier qu’on pût trouver sur les bords du Rhin. Oui, je vous passerai dans le pays de Gelpfrât, j’en ai la conviction. »

Afin d’arriver plus vite à l’autre bord, ils poussèrent à force de coups les chevaux dans le fleuve ; ceux-ci nagèrent si bien, que l’eau n’en engloutit pas un seul ; mais quelques-uns dérivèrent par suite de la fatigue.

La barque était énorme, forte et très-large. Elle transporta à l’autre bord en une fois cinq cents hommes et plus avec leur suite, les vivres et leurs armes. Maints bons chevaliers durent se mettre aux rames, en ce jour.

Ils portèrent dans le bateau leur or et leurs vêtements, puisqu’ils devaient faire la traversée. Hagene les dirigeait ; il conduisit ainsi à l’autre bord, dans le pays inconnu, maints beaux guerriers.

Il transporta à l’autre rive mille nobles chevaliers, ainsi que ses propres guerriers. Il y en avait même davantage. Il passa aussi les neuf mille varlets. De tout le jour, la main de l’audacieux héros de Troneje ne se reposa point.

Tandis qu’il les conduisait sains et saufs sur les ondes, il pensa, la bonne épée, à l’étrange prédiction que lui avaient faite les sauvages femmes des eaux. Peu s’en fallut qu’il n’en coûtât la vie au chapelain du Roi.

Il alla trouver le prêtre près des objets sacrés. La main de celui-ci était appuyée sur les reliques, mais cela ne pouvait le sauver. Quand Hagene le regarda, le pauvre serviteur de Dieu dut se trouver mal à l’aise.

D’un mouvement rapide, il le lança hors de la barque. Plusieurs s’écrièrent: « Arrêtez, seigneur, arrêtez. » Gîselher le jeune commença de s’irriter, mais Hagene n’écouta rien, qu’il n’eùt exécuté son projet.

Gêrnôt, le prince burgonde, parla: « Hagene, à quoi vous sert maintenant la mort du chapelain ? Si un autre avait agi de la sorte, vous en seriez affligé. Pour quelle faute avez-vous pris ce prêtre en haine ? »

Le prêtre nageait bien ; il se fût sauvé, si quelqu’un lui était venu en aide ; mais il n’en put être ainsi, car le fort Hagene (grande était sa colère) le repoussa au fond de l’eau: ce qui ne parut bon à personne.

Le pauvre chapelain voyant qu’il n’aurait nul secours, se dirigea vers l’autre rive ; mais son angoisse était grande. Quand il ne put plus nager, la main de Dieu le soutint et enfin il aborda vivant sur le sable de l’autre bord.

Il se releva, le pauvre prêtre, et secoua ses habits. Hagene reconnut à cela qu’il n’y avait pas à éviter le sort qu’avaient prédit les sauvages femmes des eaux. Il se dit: « Tous ces guerriers doivent perdre la vie. »

Quand ils eurent déchargé la barque et emporté tout ce que les vaillants hommes des trois Rois y avaient mis, Hagene la brisa en pièces qu’il jeta dans les flots. Les bons et valeureux guerriers s’en étonnèrent grandement.

« Pourquoi faites-vous cela, frère, dit Drancwart ; comment passerons nous le fleuve, quand nous reviendrons chevauchant de chez les Hiunen vers les pays du Rhin ? » Hagene lui dit plus tard qu’ils n’y retourneraient plus.

Mais en ce moment le héros de Troneje répondit: « Je le fais de crainte que nous n’ayons quelque lâche avec nous, qui voudrait s’enfuir poussé par la crainte. Celui-là trouvera dans le fleuve une mort honteuse. »

Quand le chapelain du Roi vit Hagene briser le navire, il lui adressa de nouveau la parole de l’autre rive: « Assassin sans loyauté, que vous ai-je fait pour que vous vouliez ainsi me noyer, moi, innocent de tout crime ? »

Hagene lui répondit: « Laissons là ces discours. Sur ma foi, il me peine fort que vous vous soyez aujourd’hui échappé de mes mains. Je le dis sans moquerie. » Le pauvre chapelain reprit: « Certes, j’en remercie Dieu.

« Je vous crains peu, soyez-en sûr. Cheminez vers les Hiunen, moi je repasse le Rhin. Que Dieu ne vous permette plus de revoir le Rhin, voilà ce que je désire ardemment, car vous m’avez presque enlevé la vie. »

Ils emmenaient avec eux un homme du pays des Burgondes, un héros au bras vaillant. Son nom était Volkêr. Quelles que fussent ses dispositions, il parlait toujours avec éloquence. Tout ce que faisait Hagene recevait l’approbation de ce joueur de viole.

Leurs chevaux étaient prêts, leurs bêtes de somme chargées. Ils n’avaient encore éprouvé dans le voyage aucune contrariété qui les affligeât, si ce n’est l’accident du chapelain du Roi ; celui-là dut s’en retourner à pied jusqu’au Rhin.

XXI §

Quand ils furent tous arrivés sur l’autre rive, le Roi se mit à demander: « Qui nous montrera le bon chemin, afin que nous ne nous égarions pas ? » Le fort Volkêr répondit: « Moi je m’en charge.

« — Maintenant, dit Hagene, veillez bien, chevaliers et varlets. Qu’on suive de près ses amis, voilà ce qui me paraît bon. Je vais vous faire connaître une malencontreuse nouvelle, nous ne retournerons pas au pays burgonde.

« Deux femmes des eaux m’ont annoncé ce matin de bonne heure que nous ne reviendrions pas de ce voyage. Maintenant, voici ce que je conseille de faire: armez-vous, héros ! et soyez bien sur vos gardes. Nous avons ici de puissants ennemis, et il ne faut s’avancer qu’en bon état de défense.

« J’espérais convaincre de mensonge ces blanches ondines. Elles m’avaient dit que nul d’entre nous ne reverrait sa patrie, sauf le chapelain. C’est pour ce motif que je l’eusse si volontiers noyé aujourd’hui. »

Cette nouvelle vola d’escadron en escadron. Plus d’un héros agile en devint sombre ; car ils se mirent à penser avec souci à cette dure mort qui les attendait en ce voyage de fête, et certes ce n’était pas sans motif.

Ils avaient passé le fleuve près de Mœringen ; c’était là que le nautonier d’Else avait été tué. Mais Hagene parla: « Puisque je me suis fait des ennemis sur la route, certes ici on nous arrêtera.

« Ce matin de bonne heure, je tuai le batelier, sachez ce fait. Donc mettons hardiment la main à l’œuvre, et si Gelpfrât avec Else ose attaquer notre suite, qu’il leur en arrive malheur !

« Je sais qu’ils sont assez braves pour ne pas attendre longtemps. C’est pourquoi faites aller les chevaux plus doucement, afin que personne ne s’imagine que nous fuyons par le chemin. » — « Je suivrai ce conseil, répondit Gîselher la bonne épée.

« Qui conduira nos troupes à travers le pays ? » — « Ce sera Volkêr, répondit-on, car ce brave ménestrel connaît les chemins et les sentiers. » Avant qu’on n’eût achevé ces paroles, on vit debout et bien armé le rapide joueur de viole. Il attacha son heaume ; son costume de bataille était d’une magnifique couleur. Il fixa au haut de sa lance une banderole rouge. Depuis lors il se trouva avec les Rois dans un terrible danger.

La nouvelle de la mort du nautonier était arrivée à Gelpfrât, roi de Hauteluve.

XXII §

Gelpfrât en effet accourt ; il combat Hagene qui finit par l’immoler.

Arrivés sur les terres de Ruedigêr, ils y sont reçus en frères par cet ancien ami ; il donne la main de la princesse sa fille à Gîselher, fils de Gunther. Le détail de la toilette des femmes et des fêtes qui signalent ces noces est de l’épique le plus gracieux. Volkêr, le brave ménestrel, ami de Hagene, chante son lai aux femmes. Ruedigêr les accompagne avec cinq cents chevaliers.

Le seigneur, en partant, embrassa tendrement son amie ; ainsi fit aussi Gîselher, comme le lui conseillait sa vertu. Ils baisaient leurs belles femmes, les tenant dans leurs bras. Depuis lors les yeux de maintes jeunes dames versèrent des larmes.

Partout les fenêtres s’ouvrirent. Ruedigêr avec ses hommes allait monter à cheval. Leur cœur leur prédisait d’affreux malheurs. Maintes femmes pleuraient et aussi maintes vierges.

Elles avaient grand regret de leurs amis bien-aimés, que depuis elles ne revirent plus jamais à Bechelâren. Et pourtant ils chevauchaient joyeusement sur le sable, descendant la Tuonouwe vers le Hiunen-lant.

Le très-vaillant chevalier, le noble Ruedigêr, parla aux Burgondes: « Annonçons, sans plus tarder, la nouvelle que nous approchons de la terre des Hiunen. Jamais Etzel n’aura appris rien d’aussi agréable. »

Le messager chevaucha rapidement, descendant à travers l’Osteriche. Il annonçait partout aux gens que les héros de Worms d’outre-Rhin arrivaient. Rien ne pouvait être plus agréable aux fidèles du Roi.

Les messagers apportaient donc en toute hâte la nouvelle que les Nibelungen se rendaient chez les Hiunen. « Tu les recevras bien, Kriemhilt, ma femme, dit Etzel ; ils viennent à ton grand honneur, tes frères très-chéris. »

Dame Kriemhilt se tenait à une fenêtre. Elle attendait ses parents ; ainsi fait un ami pour ses amis. Elle vit venir maint homme de sa patrie. Le Roi, également instruit de leur venue, en souriait de joie.

« Quel bonheur ! quel plaisir pour moi, dit Kriemhilt, mes parents apportent avec eux maints boucliers neufs et des hauberts éblouissants. Que celui qui veut prendre mon or, pense à mes afflictions, et je lui serai toujours attachée.

« Quoi qu’il en puisse arriver après, je ferai en sorte que ma vengeance frappe en cette fête l’homme cruel qui m’a enlevé mes joies. Maintenant j’en aurai satisfaction.

« — Je vous donnerai un conseil, dit Hagene: priez le seigneur Dietrîch et ses bons chevaliers de vous mieux expliquer quelles sont les intentions de dame Kriemhilt. »

Ils se mirent à parler entre eux, les trois puissants rois, Gunther, Gêrnôt et le sire Dietrîch: « Maintenant, dites-nous, noble et bon chevalier de Vérone, comment vous avez connu les dispositions de la Reine ? »

Le seigneur de Vérone parla: « Que vous dirai-je ? J’entends chaque matin la femme d’Etzel pleurer, les sens perdus, et se plaindre au Dieu du ciel de la mort du fort Sîfrit.

« — Maintenant nous ne pouvons éviter les dangers dont vous nous parlez, dit l’homme hardi, Volkêr, le joueur de viole ; nous irons à la cour et nous verrons bien ce qui peut nous arriver chez les Hiunen, à nous, guerriers agiles. »

Les intrépides Burgondes chevauchèrent vers la cour. Ils s’avancèrent magnifiquement, suivant la coutume de leur pays. Maint brave guerrier parmi les Hiunen admirait la prestance et l’armure d’Hagene de Troneje.

Comme on faisait le récit, — il circulait partout, — qu’il avait tué Sîfrit du Nîderlant, le plus fort de tous les hommes, l’époux de Kriemhilt, on s’interrogeait beaucoup touchant Hagene.

Ce héros était bien fait, cela est certain. Il était large d’épaules ; ses cheveux étaient mêlés d’une teinte grise ; ses jambes étaient longues, son visage effrayant, sa démarche imposante.

On installa les chefs burgondes dans leurs logements. La suite de Gunther fut éloignée d’eux: c’était un conseil de la Reine, qui lui portait une violente haine. Il en résulta que plus tard on égorgea les serviteurs dans leur logis.

Dancwart, le frère de Hagene, était maréchal. Le Roi lui recommanda instamment sa suite, afin qu’il en prît soin et qu’il lui donnât à profusion ce dont elle avait besoin. Le héros des Burgondes leur portait à tous un cœur dévoué.

Kriemhilt, la belle, alla, suivie de ses compagnes, recevoir les Nibelungen avec une âme fausse. Elle baisa Gîselher et le prit par la main. Voyant cela, Hagene de Troneje attacha plus fortement son casque.

« Après de semblables salutations, dit Hagene, de rapides guerriers peuvent bien prendre souci: on salue différemment le Roi et ses hommes-liges. Nous n’avons pas fait un heureux voyage, en nous rendant à cette fête. »

Elle dit: « Soyez le bien-venu pour ceux qui vous voient volontiers. Moi je ne vous salue pas pour l’amitié que vous me portez. Dites-moi, que m’apportez-vous de Worms d’outre-Rhin, pour que vous soyez tellement le bien-venu pour moi ?

« — Que signifient ces paroles ? répondit Hagene ; est-ce que les guerriers doivent maintenant vous apporter des présents ? Je vous savais très-riche, si j’ai bien compris ce qu’on m’a dit, et c’est pourquoi je n’ai pas apporté avec moi en ce pays de présents pour vous.

« — Eh bien ! maintenant vous m’en direz davantage. Le trésor des Nibelungen, qu’en avez-vous fait ? Il m’appartenait, vous le savez très-bien. Voilà ce que vous auriez dû m’apporter, ici, au pays d’Etzel.

« — En vérité, ma dame Kriemhilt, il y a bien des jours que je n’ai visité le trésor des Nibelungen. Mes maîtres m’ordonnèrent de le couler dans le Rhin, et là il doit rester jusqu’au dernier jour. »

La Reine reprit: « Je l’avais bien pensé ! Vous ne m’avez rien apporté en ce royaume, de tous ces biens qui étaient à moi et dont je disposais. Et à cause de cela, j’ai eu grande affliction et mainte sombre journée.

« — Je vous apporte le diable, dit Hagene. Je suis assez chargé de mon bouclier, de ma cotte de mailles, de mon heaume si brillant et de mon épée en ma main ; voilà pourquoi je ne vous apporte rien.

« Je ne parle pas de la sorte parce que je désire plus d’or. J’en ai tant à donner que je puis me passer de vos dons. Un meurtre et deux vols, commis à mes dépens, voilà ce dont moi, infortunée, je voudrais recevoir satisfaction. »

Alors la Reine s’adressa à tous les guerriers: « On ne portera aucune arme dans la salle. Vous, héros, vous me les remettrez. Je les ferai bien garder. » — Par ma foi, dit Hagene, il n’en sera point ainsi.

« Non, douce fille de Roi, je ne désire point cet honneur, que vous portiez au logis mon bouclier et les autres pièces de mon armure. Vous êtes une Reine ! Mon père ne m’apprit pas cela. Je veux être mon propre camérier !

« — Hélas ! ô douleur ! dit dame Kriemhilt, pourquoi mon frère et Hagene ne veulent-ils pas donner à garder leurs boucliers ? Ils sont prévenus. Si je savais qui l’a fait, je le vouerais à la mort. »

À ces mots le seigneur Dietrîch répondit avec colère: « C’est moi qui ai averti ces riches et nobles princes et l’audacieux Hagene, le guerrier burgonde. Mais, femme de l’enfer, vous ne m’en ferez pas porter la peine. »

La femme d’Etzel fut saisie de confusion. Elle craignait terriblement Dietrîch. Elle le quitta aussitôt sans dire un mot ; mais elle lança sur ses ennemis des regards furieux.

En ce moment, deux guerriers se prirent par la main. L’un était le seigneur Dietrîch et l’autre Hagene. Le héros très-magnanime parla courtoisement: « Votre arrivée chez les Hiunen m’afflige véritablement, parce que la Reine vous a parlé de la sorte. » — Hagene de Troneje répondit: « Nous aviserons à tout cela. » Ils s’avancèrent chevauchant côte à côte, ces deux hommes vaillants. Ce que voyant, le roi Etzel se prit à interroger:

« Je voudrais bien savoir, dit le Roi très-puissant, quel est le chef que le sire Dietrîch a reçu là si amicalement. Il porte le cœur haut: quel que soit son père, il est certes un bon guerrier ! »

Un des fidèles de Kriemhilt répondit au Roi: « Il est né à Troneje. Son père se nomme Aldriân. Quelque gracieusement qu’il se comporte, c’est un homme terrible. Je vous ferai bientôt remarquer, que je ne vous ai pas menti.

« — Comment connaîtrais-je qu’il est si terrible ? » dit le Roi: il ignorait encore tous les piéges cruels dans lesquels la Reine entraîna depuis ses parents, au point qu’elle n’en laissa pas un s’en retourner de chez les Hiunen.

« Je connais bien Aldriân, car il fut mon homme-lige. Il s’acquit ici, près de moi, gloire et grand honneur. Je le fis chevalier et lui donnai mon or. Comme il m’était fidèle, je lui devais être attaché ; c’est pourquoi je connais tout ce qui regarde Hagene. Deux beaux enfants étaient en otages chez moi, lui et Walter d’Espagne. Ici ils devinrent hommes. Je renvoyai Hagene en sa patrie. Walter s’enfuit avec Heltegunt. »

Il se remémorait ainsi des faits qui s’étaient passés autrefois. Il revoyait son ami de Troneje, qui dans sa jeunesse lui avait rendu de grands services. Bientôt, en sa vieillesse, Hagene lui tua maint ami très-chéri.

XXIII §

Les deux héros dignes de louange se quittèrent, Hagene de Troneje et le seigneur Dietrîch. L’homme-lige du roi Gunther regarda par-dessus son épaule pour chercher un compagnon de guerre, qu’il trouva aussitôt.

Il vit, se tenant près de Gîselher, Volkêr le beau joueur de viole. Il le pria de l’accompagner, car il connaissait bien son humeur belliqueuse. Volkêr était de tout point un chevalier bon et vaillant.

Ils laissèrent les chefs à la cour. On les vit partir seuls, à eux deux, traverser la cour et se diriger à quelque distance de là vers un vaste palais. Les guerriers d’élite ne craignaient l’inimitié de personne.

Ils s’assirent devant cette demeure, sur un banc, en face d’une salle où se tenait Kriemhilt. Leurs magnifiques armures répandaient leur éclat autour de leur personne. Beaucoup de ceux qui les voyaient auraient voulu les connaître.

Les Hiunen considéraient avec stupéfaction les audacieux héros, comme on considère des bêtes fauves. La femme d’Etzel les regarda par la fenêtre. L’âme de la belle Kriemhilt fut affligée à leur vue.

Cela la faisait penser à ses souffrances ; elle se prit à pleurer. Les hommes d’Etzel s’étonnaient de ce qui pouvait ainsi assombrir son cœur. Elle dit: « Hagene en est la cause, héros vaillants et bons. »

Ils répondirent à la dame: « Comment cela s’est-il fait ? car naguère encore nous vous avons vue joyeuse. Quelque brave que soit celui qui vous a affligée, dites-nous de vous venger, et il lui en coûtera la vie.

« —À celui qui vengera mon offense, toujours je serai obligée. Je suis prête à lui accorder tout ce qu’il désirera. Je vous en prie à genoux, ajouta la femme du Roi, vengez-moi de Hagene, et qu’il perde la vie ! »

Aussitôt soixante hommes hardis ceignirent l’épée. Pour l’amour de Kriemhilt, ils voulaient aller trouver Hagene et tuer ce guerrier très-vaillant, ainsi que le joueur de viole. Ils se consultèrent à cet effet.

La Reine, voyant la troupe si peu nombreuse, dit aux guerriers d’une humeur irritée: « Quittez la résolution que vous avez prise. Jamais vous ne pourriez lutter en si petit nombre contre le terrible Hagene.

« Mais quelque vaillant et quelque fort que soit Hagene de Troneje, celui qui est assis près de lui, Volkêr le joueur de viole est encore beaucoup plus fort. C’est un homme terrible. Non, vous ne devez pas attaquer si légèrement ces héros. »

Quand ils entendirent cela, un plus grand nombre d’entre eux, quatre cents s’armèrent. La superbe Reine se réjouissait à l’idée du mal qu’elle allait infliger à ses ennemis. Il en résulta maints soucis aux guerriers.

Quand elle vit sa troupe bien armée, la Reine parla aux héros rapides: « Maintenant, attendez encore. Demeurez ici en paix. Je m’avancerai portant la couronne, vers mes ennemis.

« Je reprocherai à Hagene de Troneje, l’homme de Gunther le mal qu’il m’a fait. Je le connais si outrecuidant qu’il ne me le déniera pas. Mais aussi le mal qui lui en arrivera ne m’affligera guère. »

Le joueur de viole, cet homme prodigieusement brave, voyant la noble Reine descendre les degrés pour sortir du palais, s’adressa à son compagnon d’armes:

« Voyez, ami Hagene, comme elle s’avance superbe, celle qui nous a invités traîtreusement en ce pays. Jamais je ne vis avec femme de roi marcher tant d’hommes portant l’épée à la main et armés en guerre.

« Savez-vous, ami Hagene, s’ils ont de la haine contre vous ? S’il en est ainsi, je vous conseille de bien veiller à votre vie et à votre honneur. Oui, cela me paraît sage, car, si je ne m’abuse, ils ont le cœur irrité.

« Et tous sont larges d’épaules, et il est temps pour celui qui veut se défendre ! Je crois qu’ils portent leurs brillantes cottes de mailles, mais personne ne m’a dit à qui ils en veulent. »

Hagene, l’homme hardi, répondit l’âme ulcérée: « Je sais bien que c’est pour m’attaquer qu’ils ont pris en main leurs armes brillantes ; mais je puis encore leur échapper et retourner au pays des Burgondes.

« Maintenant, dites-moi, ami Volkêr, consentez-vous à me secourir, si les hommes de Kriemhilt veulent m’attaquer ? Au nom de l’amitié que vous me portez, répondez ; moi désormais je vous serai toujours fidèlement dévoué.

« — Certes, je vous viendrai en aide, dit le joueur de viole. Et quand je verrais marcher contre nous le Roi avec tous ses hommes, tant que je vivrai, je ne reculerai pas d’un pied de vos côtés, par crainte.

« — Maintenant, très-noble Volkêr, je rends grâces au Dieu du ciel. Quand ils m’attaqueraient, quel autre secours dois-je désirer ? Puisque vous voulez me venir en aide, ainsi que je l’apprends, l’affaire deviendra très-périlleuse pour ces guerriers.

« — Levons-nous de notre siége, ajouta le joueur de viole. Elle est reine. Si elle passe devant nous, rendons-lui honneur, c’est une femme noble. Et ainsi on prisera davantage nos personnes.

« — Non, pour l’amour de moi, dit Hagene. Ils pourraient croire, ces hommes, que j’agis par crainte et que je veux m’en aller. Jamais, pour aucun d’entre eux, je ne me lèverai de mon siége.

« Certes il nous convient de laisser là cette courtoisie. Pourquoi ferais-je honneur à qui me porte de la haine ? Jamais je ne le ferai, tant que la vie me restera. Et d’ailleurs je m’inquiète peu de l’inimitié de la femme du roi Etzel. »

L’arrogant Hagene pose sur ses genoux une épée très-brillante ; sur le pommeau se détache un jaspe éclatant, plus vert que l’herbe. Kriemhilt reconnut bien que c’était celle de Sîfrit.

En reconnaissant l’épée, toute sa douleur la reprit. La poignée était d’or, le fourreau, un galon rouge. Cela lui rappela ses malheurs ; elle se mit à pleurer. Je pense que Hagene le hardi avait ainsi agi à dessein.

Volkêr le rapide plaça près de lui sur le banc un archet puissant, long et fort, tout semblable à un glaive large et acéré. Les deux chefs superbes étaient là assis sans nulle peur.

Ces deux hommes audacieux étaient si altiers, qu’ils ne voulurent point se lever de leur siége par crainte de qui que ce fût. La noble Reine passa devant eux et leur fit un salut plein de haine.

Elle parla: « Maintenant, sire Hagene, qui vous a envoyé quérir, que vous ayez osé chevaucher en ce pays, vous, qui savez bien tout le mal que vous m’avez fait. Avec un peu de bon sens, vous eussiez bien pu renoncer à ce voyage.

« — Personne ne m’a envoyé quérir, répondit Hagene, mais on a invité en ce pays trois chefs qui sont mes maîtres. Je suis leur homme-lige, et en de semblables voyages de cour, je suis rarement resté en arrière. »

Elle reprit: « Mais dites-moi plus: pourquoi avez-vous agi de façon à toujours provoquer ma haine ? Vous avez tué Sîfrit, mon époux bien-aimé, dont je déplorerai de plus en plus la mort jusqu’à ma fin. »

Il dit: « En voilà assez, n’en dites pas davantage. Oui, je suis ce Hagene, qui a tué Sîfrit, le héros au bras puissant. Ah ! comme il a payé cher les paroles injurieuses que dame Kriemhilt a adressées à la belle Brunhilt !

« Oui, sans mentir, cela est ainsi, puissante Reine ; c’est moi qui suis la cause de tous vos maux. Maintenant en tire vengeance qui veut, homme ou femme. Je ne veux pas le nier, je vous ait fait grand dommage. »

Elle reprit: « Vous l’entendez, guerriers, il ne désavoue pas tous les maux qu’il m’a causés. Maintenant, hommes d’Etzel, je ne m’inquiète plus de ce qui pourra en résulter pour lui. » Ces guerriers audacieux commencèrent de s’entre-regarder.

XXIV §

Hagene, le brave ménestrel, Volkêr son ami passent la nuit aux portes extérieures de la salle à veiller pour les Burgondes.

Volkêr s’assit sur une pierre sous la porte du palais ; jamais il n’exista un plus généreux joueur de viole ; il tira des cordes de son instrument des sons si doux, que les fiers étrangers remercièrent Volkêr ! Il endormit sur sa couche maint guerrier plein de soucis. Les guerriers de Kriemhilt viennent au milieu des ténèbres pour égorger les Burgondes assoupis. La voix de Volkêr les fait fuir: « Mais ma cuirasse se refroidit tellement, dit-il, que je pense que la nuit va finir. » Le matin, Hagene et Volkêr appelés à l’église par le bruit des cloches, vont se ranger avec leurs guerriers devant la porte de la cathédrale. Kriemhilt dévorant du regard Hagene, froisse en passant les guerriers de son pays. Un tournoi commence sous les yeux du roi et de Kriemhilt ! Volkêr perce de sa lance par hasard le plus beau des guerriers de Kriemhilt ; que de pleurs coulent des yeux des femmes ! Kriemhilt s’adresse successivement à tous les chefs de son parti ; ils refusent tous d’attaquer déloyalement Hagene et ses guerriers ; un sentiment très-vif d’honneur les retient tous. Kriemhilt désespère de trouver un vengeur, cependant au prix d’une belle veuve qu’elle lui promet, elle décide Blœde à élever une rixe et à faire naître l’occasion d’un combat.

Quand le seigneur Blœde connut la récompense, cette dame lui plaisant à cause de sa beauté, il se prépara à obtenir la femme charmante en combattant. Mais le guerrier devait perdre la vie dans cette entreprise.

Il dit à la Reine: « Rentrez dans la salle ; avant que personne ne puisse s’en douter, je provoquerai une lutte. Il faut que Hagene expie le mal qu’il vous a fait. Je vous livrerai lié l’homme-lige du roi Gunther.

« — Maintenant, vous tous qui êtes à moi, armez-vous, s’écria Blœde. Nous irons trouver nos ennemis dans leur logis. La femme d’Etzel l’exige de moi. C’est pourquoi, ô héros, nous devons tous exposer notre vie. »

La Reine quittant Blœde prêt à combattre, alla à table avec Etzel et avec ses hommes. Elle avait préparé une terrible trahison contre les étrangers.

Je veux vous dire comment elle se rendit au banquet. On voyait des rois puissants la précéder, portant la couronne, puis maints hauts princes et d’illustres guerriers rendre de grands honneurs à la Reine.

Le Roi fit donner des siéges dans la salle à tous ses hôtes, plaçant près de lui les meilleurs et les plus élevés en dignité. Il fit servir des mets différents aux chrétiens et aux païens, mais de tout avec profusion. Ainsi le voulait ce roi sage.

Le reste de leur suite mangea dans son logement. On avait mis près d’eux des serviteurs, qui devaient leur fournir des mets avec empressement. Bientôt cette hospitalité et cette joie furent remplacées par des gémissements.

Comme on ne pouvait autrement provoquer le combat, Kriemhilt — son ancienne douleur était toujours là au fond de son âme — fit porter à table le fils d’Etzel. Comment, pour se venger, une femme pourrait-elle agir plus cruellement ?

Voici venir aussitôt quatre hommes-liges d’Etzel. Ils portèrent Ortlieb, le jeune prince, à la table du Roi, où Hagene était également assis. L’enfant devait mourir sous les coups de sa haine mortelle.

Quand le Roi vit son fils, il parla affectueusement aux parents de sa femme: « Voyez, mes amis, c’est mon fils unique, celui de votre sœur. Aussi tous vous serez bons pour lui.

« S’il se développe en raison de son origine, il deviendra un homme hardi, puissant et très-noble, fort et bien fait. Si je vis encore quelque temps, je lui donnerai douze royaumes, et alors la main du jeune Ortlieb pourra bien vous servir.

« C’est pourquoi, je vous en prie, mes chers amis, quand vous retournerez vers le Rhin, emmenez avec vous le fils de votre sœur et agissez avec affection envers cet enfant.

« Élevez-le dans des idées d’honneur, jusqu’à ce qu’il devienne homme. Et si quelqu’un en votre pays vous a offensés, il vous aidera à vous venger, quand ses forces seront venues. » Kriemhilt, la femme du roi Etzel, entendit ce discours.

« — Oui, ces guerriers pourront se confier en lui, dit Hagene, s’il atteint l’âge d’homme ; mais ce jeune roi est prédestiné à périr vite. On me verra rarement aller à la cour d’Ortlieb. »

Le roi fixa les yeux sur Hagene ; ce discours l’affligeait. Le noble prince ne répondit rien, mais ces paroles troublèrent son âme et assombrirent son humeur. Les intentions de Hagene ne s’accordaient pas avec ces divertissements.

Ce que Hagene avait dit de l’enfant affligea tous les chefs, ainsi que le Roi. Ils étaient mécontents de devoir le supporter. Ils ignoraient ce que devait faire bientôt ce guerrier.

Beaucoup de ceux qui l’entendirent étaient si irrités qu’ils auraient voulu l’attaquer à l’instant. Le Roi lui-même l’eût fait, si son honneur le lui eût permis. Il était poussé à bout. Mais bientôt Hagene fit plus encore: il tua l’enfant sous ses yeux.

XXV §

Les hommes de Blœde étaient prêts. Ils s’avancèrent au nombre de mille, revêtus de hauberts, vers le lieu où Dancwart était à table avec les varlets. La plus grande animosité éclata entre les guerriers.

Quand le sire Blœde passa devant les tables, Dancwart, le maréchal, le reçut avec empressement: « Soyez le bien-venu ici, mon seigneur Blœde. Je m’étonne de ce qui se passe, et qu’allez-vous m’apprendre ?

« — Il ne t’est point permis de me saluer, dit Blœde, car ma venue doit t’apporter la mort, à cause de ton frère Hagene qui a tué Sîfrit. Il faut que les Hiunen t’en fassent porter la peine à toi et à maint autre guerrier.

« — Oh ! non pas, seigneur Blœde, dit Dancwart, car ainsi nous pourrions bientôt nous repentir de notre voyage à cette cour. J’étais encore un petit enfant quand Sîfrit perdit la vie ; j’ignore ce que me reproche la femme du roi Etzel.

« — Je ne puis t’en dire davantage à ce sujet, tes parents Gunther et Hagene commirent le crime ; maintenant défendez-vous, étrangers. Vous ne pouvez en réchapper. Il faut que votre mort serve de satisfaction à Kriemhilt.

« — Ainsi vous ne voulez point renoncer à vos projets ? dit Dancwart. J’ai regret de mes excuses. J’aurais mieux fait de me les épargner. » Le guerrier rapide d’un bond se leva de table. Il tira une épée acérée qui était forte et longue, et il asséna sur Blœde un coup si prompt de cette épée, qu’à l’instant sa tête vola à ses pieds. « Ce sera là la dot, dit Dancwart le héros, pour la fiancée de Nuodunc, à qui tu voulais offrir ton amour.

« On peut la fiancer demain à un autre époux, et s’il veut avoir le don des fiançailles, on le traitera de la même façon. » Un Hiune qui lui était dévoué lui avait dit que la Reine leur préparait de mortelles embûches.

Quand les fidèles de Blœde le virent étendu mort, ils ne voulurent point épargner plus longtemps les étrangers.

Dancwart cria à haute voix à tous les gens de la suite: « Vous voyez bien, nobles varlets, comme il en ira avec nous. Ainsi donc, étrangers que nous sommes, défendons-nous bien. Certes nous sommes en péril, quoique Kriemhilt nous ait invités si gracieusement. »

Ceux qui n’avaient point d’épée prirent les bancs et soulevèrent de dessous les pieds maints longs escabeaux. Les varlets burgondes ne voulaient point reculer. Les lourdes chaises bosselèrent maintes cuirasses.

Ah ! comme ces serviteurs, loin de leur patrie, se défendirent furieusement ! Ils repoussèrent les gens armés hors du bâtiment. Cinq cents d’entre ceux-ci ou même plus restèrent morts sur la place. Tous les gens de la suite étaient humides et rouges de sang.

Cette terrible nouvelle fut racontée aux guerriers d’Etzel, — c’était pour eux une amère douleur, — que Blœde et ses hommes avaient été tués, et que c’étaient le frère de Hagene et les varlets qui l’avaient fait.

Avant que le Roi s’en aperçût, les Hiunen animés par la haine se réunirent au nombre de deux mille ou même plus. Ils allèrent aux varlets, — il devait en être ainsi, — et de toute la suite n’en laissèrent pas échapper un seul.

Les infidèles amenèrent une puissante armée devant ce bâtiment. Les serviteurs étrangers se défendirent bravement, mais à quoi bon leurs valeureux efforts ? ils devaient succomber. Peu de temps après, on en vint à une terrible catastrophe.

Vous pouvez ouïr des merveilles d’un événement épouvantable. Neuf mille serviteurs étaient couchés à terre massacrés, ainsi que douze chevaliers hommes-liges de Dancwart. On le vit tout seul résister encore aux ennemis.

Le bruit s’apaisa ; le fracas cessa. Dancwart, la bonne épée, regarda par-dessus son épaule et s’écria: « Malheur ! que d’amis j’ai perdus ! Maintenant je dois tout seul, hélas ! tenir tête à l’ennemi. »

Les coups d’épée tombaient pressés sur son corps. Mainte femme de héros pleura ce moment: levant son bouclier il en serra plus fort les courroies et fit ruisseler des flots de sang sur plus d’une cotte de mailles.

« Malheur à moi ! quelle souffrance, s’écria le fils d’Aldriân. Maintenant reculez, guerriers Hiunen ! Laissez-moi prendre de l’air ; que le vent me rafraîchisse, car je suis fatigué du combat. » Et l’on vit le héros s’avancer bravement.

Ainsi épuisé de la lutte, il s’élança hors de ce logis. Que d’épées résonnèrent sur son heaume ! Ceux qui n’avaient pas vu les merveilles faites par son bras, bondirent à l’encontre du guerrier du pays burgonde.

« Dieu veuille, dit Dancwart, que je puisse avoir un messager, pour faire savoir à mon frère Hagene en quelle extrémité me réduisent ces assaillants. Il me délivrerait d’eux ou il tomberait tué à mes côtés. »

Les Hiunen répondirent: « Tu seras, toi, le messager, quand nous te porterons mort devant ton frère. Alors l’homme-lige de Gunther connaîtra enfin la douleur. Tu as causé ici tant de maux au roi Etzel ! »

Il reprit: « Cessez vos menaces et éloignez-vous de moi, ou je rendrai encore la cuirasse de plus d’un humide de sang. J’irai raconter moi-même la nouvelle à la cour et je me plaindrai à mon seigneur de vos furieuses attaques. »

Il se défendit si vigoureusement contre les hommes d’Etzel qu’ils n’osèrent plus attaquer avec l’épée. Ils lancèrent leurs piques dans son bouclier, qui en devint si lourd, qu’il dut le laisser tomber de son bras.

Ils crurent bien le vaincre, maintenant qu’il ne portait plus son bouclier. Mais que de profondes blessures il leur fit à travers leurs heaumes ! Maint homme hardi tomba devant lui. L’audacieux Dancwart en acquit beaucoup de gloire.

Des deux côtés ils s’élancèrent sur lui, mais plus d’un s’était avancé trop vite au combat. Il courut devant ses ennemis, comme devant les chiens fuit le sanglier dans la forêt. Pouvait-il se montrer plus brave ?

Il marqua sa route, en la rendant humide du sang qu’il versait. Un seul guerrier a-t-il jamais combattu ses ennemis mieux qu’il ne le fit ? On vit le frère de Hagene se diriger fièrement vers la cour.

Sommeliers et échansons entendant le retentissement des épées, jetèrent hors de leurs mains le vin et les mets qu’ils apportent aux convives. Il rencontra devant les degrés maint ennemi vigoureux.

« Comment donc ! sommeliers, dit le héros fatigué, songez à servir convenablement vos hôtes, apportez de bons mets à ces seigneurs et laissez-moi porter des nouvelles à mes maîtres chéris. »

Parmi ceux qui, confiants en leur force, s’avancèrent devant les marches, il en frappa quelques-uns de si lourds coups d’épée, que tous par crainte remontèrent les degrés. Sa force puissante avait accompli de grands prodiges.

Quand l’audacieux Dancwart pénétra sous la porte, il ordonna à la suite d’Etzel de reculer. Tout son vêtement était couvert de sang ; il portait nue en sa main une épée très-acérée.

Au moment même où Dancwart se présentait à la porte, on portait çà et là, de table en table, Ortlieb, le prince de haute lignée. Ces horribles nouvelles causèrent la mort du petit enfant.

Dancwart cria à haute voix au guerrier: « Frère Hagene, vous restez trop longtemps assis. Je me plains à vous et au Dieu du ciel de notre détresse. Chevaliers et varlets ont été massacrés en leur logis. »

L’autre lui répondit:

« Qui a fait cela ?

« — C’est le sire Blœde avec ses hommes. Mais aussi il l’a payé cher, je veux bien vous le dire: de ma main je lui ai abattu la tête.

« — C’est un léger malheur, dit Hagene, quand on vous apprend qu’un guerrier a perdu la vie par la main d’un héros. Les belles femmes auront d’autant moins à le plaindre.

« — Mais, dites-moi, frère Dancwart, comment êtes-vous si rougi de sang ? J’imagine que de vos blessures vous souffrez grande douleur. Qui que ce soit, dans ce pays, qui vous les a faites, quand le mauvais démon lui viendrait en aide, il devrait le payer de sa vie.

« — Vous me voyez sain et sauf. Mes habillements sont humides de sang. Mais cela m’est venu des blessures d’autres guerriers. J’en ai tué un si grand nombre aujourd’hui, que je ne saurais les compter, dussé-je faire mon serment. »

Hagene parla:

« Frère Dancwart, garde-nous la porte et ne laisse pas sortir un seul de ces Hiunen. Je veux parler à ces guerriers, ainsi que la nécessité nous y oblige. Nos gens de service ont reçu d’eux une mort imméritée.

« — Puisque je suis camérier, répondit l’intrépide jeune homme, — et il me semble que je saurai bien servir de si puissants rois, — je garderai ces marches à mon honneur. » Rien ne pouvait être plus funeste pour les guerriers de Kriemhilt.

Hagene reprit la parole:

« — Je m’étonne grandement de ce que ces Hiunen murmurent entre eux. Je pense qu’ils se passeraient volontiers de celui qui garde la porte et qui a apporté ici aux Burgondes la fatale nouvelle.

« — Il y a longtemps que j’ai entendu dire que Kriemhilt ne pouvait oublier ses afflictions de cœur. Maintenant buvons à l’amitié et payons l’écot du vin du roi. Et d’abord, au jeune prince des Hiunen ! »

Et Hagene, ce brave héros, frappa l’enfant Ortlieb si terriblement, que le sang jaillit le long de son épée sur ses mains, et que la tête sauta jusque sur les genoux de sa mère. Alors commença parmi ces guerriers un grand et effroyable carnage.

Il asséna sur le maître qui soignait l’enfant un si fort coup de son épée, qu’à l’instant sa tête tomba devant la table. C’était une triste récompense qu’il donnait là à ce maître.

Voyant près de la table d’Etzel un ménestrel, il s’élance vers lui, dans sa fureur, et lui abat la main droite sur sa viole:

« — Voilà pour ton message dans le pays des Burgondes.

« — Hélas ! mes mains, s’écria Werbel. Seigneur Hagene de Troneje, que vous ai-je fait ? Je vins en toute loyauté au pays de vos maîtres. Et maintenant que j’ai perdu ma main, comment ferai-je résonner les accords ? »

Et quand il n’eût jamais plus joué de la viole, qu’importait à Hagene ! Plein de fureur, il fit aux guerriers d’Etzel de profondes et mortelles blessures et en tua beaucoup. Ah ! dans cette salle il en mit tant à mort !

Volkêr, le très-agile, se leva de table d’un bond, et son archet résonnait fortement en sa main. Le ménestrel de Gunther joua des airs effrayants. Ah ! que d’ennemis il se fit parmi les Hiunen hardis !

Les trois nobles rois se levèrent aussi de table ; ils auraient aimé séparer les combattants, avant que de plus grands malheurs n’arrivassent. Mais, malgré toute leur bonne volonté, ils ne purent rien empêcher, tant était terrible la colère de Volkêr et de Hagene.

Le seigneur du Rhin, voyant qu’il ne pouvait arrêter le combat, fit lui-même maintes larges blessures à travers les cottes de mailles polies de ses ennemis. C’était un héros adroit: il le fit voir d’une effroyable façon.

Le fort Gêrnôt s’élança aussi dans le combat. Avec l’épée tranchante que lui avait donnée Ruedigêr, il mit à mort plus d’un Hiune. Il causa de terribles maux aux guerriers d’Etzel.

Le plus jeune fils de dame Uote se jeta aussi dans la mêlée. Il poussa son glaive magnifique à travers les heaumes des fidèles d’Etzel, du Hiunen-lant. La main du valeureux Gîselher accomplit maints prodiges.

Quelque braves qu’ils fussent tous, les rois et leurs hommes, on vit avant tous les autres, Gîselher, ce bon héros, se tenir au premier rang en face des ennemis ! Il en renversa plus d’un dans le sang avec une force terrible.

Les hommes d’Etzel se défendirent aussi vigoureusement. On voyait les étrangers parcourir la salle royale, hachant autour d’eux avec leurs épées étincelantes. De tous côtés on entendait un effroyable bruit de cris et de clameurs.

Ceux qui étaient dehors voulaient pénétrer à l’intérieur, où étaient leurs amis. Mais ils gagnaient peu de terrain du côté de la porte. Ceux qui étaient dans la salle en auraient voulu sortir ; mais Dancwart n’en laissa aucun ni monter ni descendre les degrés.

Il en résulta une grande presse vers la porte, et les épées retentissaient en tombant sur les casques. Le hardi Dancwart fut en grand danger ; mais son frère y veilla, ainsi que le lui commandait son affection.

Hagene cria très-haut à Volkêr:

« Voyez-vous là-bas, compagnon, mon frère lutter contre les Hiunen sous leurs coups redoublés ? Ami, sauve-moi mon frère, ou nous perdrons ce héros.

« — Certes, je le ferai », dit le joueur de viole, et il se mit en marche à travers le palais, jouant de l’archet. Une épée de fin acier résonnait en sa main à coups pressés. Les guerriers du Rhin le remercièrent avec empressement.

Volkêr le hardi dit à Dancwart:

« Vous avez supporté aujourd’hui de terribles attaques ; votre frère me prie d’aller à votre secours. Voulez-vous vous placer dehors, moi je me mettrai en dedans de la salle. »

Dancwart le rapide se plaça en dehors de la porte, et il repoussait des degrés quiconque se présentait pour y monter. On entendait ses armes retentir aux mains du héros. Ainsi faisait à l’intérieur, Volkêr du pays burgonde.

Le brave ménestrel cria au-dessus des têtes de la foule:

« La salle est bien fermée, ami sire Hagene. Oui, les mains de deux héros ont mis le verrou à la porte d’Etzel ; elles valent bien mille barreaux. »

Quand Hagene de Troneje vit la porte si bien gardée, il jeta son bouclier sur l’épaule, le vaillant et illustre guerrier. Puis il se mit à tirer vengeance du mal qu’on leur avait fait. Alors ses ennemis perdirent tout espoir de conserver l’existence.

Quand le seigneur de Vérone vit que Hagene, le fort, brisait tant de casques, il sauta sur son banc, le roi des Amelungen, et s’écria:

« Oui, Hagene verse la plus déplorable des boissons. »

Le souverain du pays avait de grands soucis, il n’en pouvait être autrement. — Ah ! que d’amis chéris furent tués sous ses yeux, — et lui-même échappa, à grand’peine, à ses ennemis. Il était assis là plein d’angoisses: à quoi lui servait d’être roi ?

Kriemhilt, la riche, appela Dietrîch:

« Venez à mon aide, noble chevalier, sauvez-moi la vie au nom de tous les princes du pays des Amelungen, car si Hagene m’atteint, je serai tuée à l’instant.

« — Comment vous aiderais-je ici, dit le seigneur Dietrîch, ô noble reine ? Je veille pour moi-même ! Les hommes de Gunther sont si animés de fureur, qu’en ce moment je ne puis sauver personne.

« — Oh ! si vraiment, sire Dietrîch, noble et bon chevalier, montrez aujourd’hui votre vertu et votre courage, en m’aidant à sortir d’ici, ou bien j’y trouverai la mort. La crainte de ce danger m’oppresse. Oui ! ma vie est en danger !

« — Je veux bien essayer si je puis vous être de quelque secours ; car de longtemps je n’ai vu tant de vaillants chevaliers si furieux. Oui, je vois sous les coups d’épée le sang jaillir à travers les casques ! »

Ce guerrier d’élite se mit à élever une voix si puissante, qu’elle résonnait comme le son d’une corne de bison et que le vaste Burg en retentit. La force de Dietrîch était démesurément grande.

Gunther, entendant crier cet homme dans cette terrible tempête, se mit à écouter et dit:

« La voix de Dietrîch est venue à mon oreille. Je crois que nos guerriers lui auront tué quelqu’un des siens.

« Je le vois sur la table faire signe de la main. Amis et parents du pays burgonde, cessez le combat ; laissez-moi voir et écouter ce que mes hommes ont fait ici à ce guerrier. »

Le roi Gunther priant et commandant, ils arrêtèrent leurs épées au fort de la mêlée. Il se fit un effort plus grand encore pour que personne ne frappât plus. Gunther demanda en hâte au chef de Vérone de quoi il s’agissait, et il dit:

« Très-noble Dietrîch, qu’est-ce que mes amis vous ont fait ici ? Je suis prêt à en faire amende honorable et à composer avec vous. Quoi qu’on vous ait fait, c’est pour moi une peine très-amère. »

Le seigneur Dietrîch parla:

— « Il ne m’est rien arrivé. Laissez-moi sortir de la salle et quitter en paix cette rude mêlée avec ma suite. En vérité, je vous en serai toujours obligé. »

Le guerrier Wolfhart s’écria:

« Pourquoi si vite supplier ? Ce ménestrel n’a pas si bien fermé la porte, que nous ne l’ouvrions assez large pour pouvoir en sortir.

« — Taisez-vous donc, dit le seigneur Dietrîch, vous faites le diable ! »

Le roi Gunther répondit:

« Certes, je veux vous le permettre. Emmenez hors de ce palais peu ou beaucoup de gens, excepté mes ennemis. Ceux-là resteront ici ; car ils m’ont fait trop de mal ici au pays des Hiunen. »

Quand il entendit cela, Dietrîch prit à son bras la noble reine, dont l’angoisse était grande, et de l’autre côté il emmena Etzel. Et maints superbes guerriers l’accompagnèrent.

Le noble margrave Ruedigêr prit la parole:

« Si quelqu’un de plus parmi ceux qui sont prêts à vous servir, peut sortir de la salle, faites-le nous savoir. Une paix constante doit régner entre bons amis. »

Gîselher du pays burgonde répondit:

« Paix et concorde régneront entre nous, puisque vous et vos hommes vous nous êtes fidèles. C’est pourquoi sortez d’ici avec vos amis sans nulle inquiétude. »

Quand le seigneur Ruedigêr quitta la salle, cinq cents hommes ou même davantage le suivirent. Les chefs y avaient consenti en toute confiance. Depuis il en arriva grand dommage au roi Gunther.

Un guerrier d’entre les Hiunen, voyant Etzel marcher à côté de Ruedigêr, voulut profiter de l’occasion pour sortir ; mais le joueur de viole lui donna un coup tel que sa tête vola aux pieds d’Etzel.

Quand le souverain du pays fut enfin hors du palais, il se retourna, et considérant Volkêr:

« Malheur à moi, à cause de ces hôtes ! c’est une horrible calamité que tous mes guerriers doivent succomber sous leurs coups !

« Malheur à cette fête ! dit l’illustre roi ; il en est un dans la salle qui se bat comme un sanglier farouche ; il se nomme Volkêr et c’est un ménestrel. Je n’ai évité la mort qu’en échappant à ce démon.

« Ses chants ont une harmonie funèbre, ses coups d’archet sont sanglants, et à ses accords maints guerriers tombent morts. Je ne sais pas pourquoi ce joueur de viole nous en veut, mais jamais je n’eus d’hôte qui me fît tant de mal. »

Le seigneur de Vérone et Ruedigêr, ces illustres guerriers, se rendirent en leur logis. Ils ne voulaient point se mêler de la lutte, et ils ordonnèrent à leurs hommes de ne point rompre la paix.

Et si les Burgondes avaient pu prévoir tous les malheurs qui devaient leur arriver par la main de ces deux hommes, ceux-ci ne seraient point si facilement sortis du palais. Ils eussent d’abord fait sentir à ces braves la force de leurs bras.

Ils avaient laissé sortir de la salle ceux qu’ils voulaient. Alors un effroyable tumulte s’éleva dans cette enceinte. Les étrangers se vengèrent de tout ce qui leur était arrivé. Que de casques il brisa, Volkêr le très-hardi !

Gunther, l’illustre roi, se tourna vers l’endroit d’où venait le bruit:

« Entendez-vous, Hagene, ces chants que Volkêr chante aux Hiunen, quand ils s’approchent des degrés. Son archet est trempé dans le sang.

« — Je regrette vivement, dit Hagene, d’être jamais resté en ma demeure séparé de ce guerrier. J’étais son compagnon et lui le mien. Si jamais nous rentrons dans notre patrie, je veux être encore son ami fidèle.

« Maintenant, vois, noble roi, combien Volkêr t’est dévoué ; il mérite largement ton or et ton argent. Son archet coupe le dur acier. Il brise sur les casques les ornements au loin étincelants.

« Jamais je ne vis joueur de viole combattre aussi bravement que l’a fait le guerrier Volkêr aujourd’hui. Ses chansons retentissent à travers heaume et bouclier. Oui, il doit monter de bons chevaux et porter de magnifiques vêtements. »

De tous les parents et de tous les amis des Hiunen, aucun n’avait échappé. Le bruit cessa, car nul ne combattait plus. Ces héros hardis et adroits déposèrent les épées qu’ils tenaient en leurs mains.

XXVI §

La ruine et le sac de Troie dans l’Iliade n’est pas plus lamentable que cette vengeance de Kriemhilt ; onze mille hommes y succombèrent ; le champ de fête fut un champ de mort. Le récit en est lugubre.

Irinc blessa Hagene à travers la visière de son casque, il porta cette blessure avec Waske qui était une excellente arme.

Quand le sire Hagene eut reçu ce coup, il fit tournoyer effroyablement son épée dans sa main. L’homme-lige d’Hâwart dut céder devant lui. Hagene, descendant l’escalier, se mit à le poursuivre.

Irinc, le très-hardi, leva son bouclier au-dessus de sa tête ; mais quand cet escalier eût eu trois fois plus de degrés, Hagene ne lui eût pas laissé porter un seul coup. Oh ! que de rouges étincelles jaillirent de son casque.

Irinc revint sain et sauf vers les siens, Kriemhilt apprit la nouvelle de la blessure qu’il avait faite à Hagene de Troneje, durant le combat: c’est pourquoi la Reine se prit à le remercier hautement.

« Que Dieu te récompense, Irinc, illustre et excellent héros ! Tu as consolé mon cœur et raffermi mon courage. Oui, je vois en ce moment l’armure de Hagene rougie de son sang. » Kriemhilt reconnaissante lui prit elle-même le bouclier de son bras.

« Remerciez-le modérément, dit Hagene. Veut-il encore tenter la lutte ? cela serait digne d’un guerrier, et alors s’il en survient, ce sera un vaillant homme ; ne vous réjouissez pas trop de la blessure que j’ai reçue.

« Si vous voyez ma cotte de mailles rougie de sang, cela m’excitera à donner la mort à plus d’un. Cette petite blessure anime ma colère pour la première fois. Le guerrier Irinc m’a bien légèrement atteint. »

Irinc du Tenelant se plaça contre le vent. Il se rafraîchit dans sa cotte de mailles et délia son heaume. Tout le monde disait que sa force était grande. Le margrave en conçut un indomptable orgueil.

Alors Irinc s’écria: « Mes amis, sachez qu’il faut que vous m’armiez à l’instant. Je veux encore essayer si je ne puis dompter cet homme outrecuidant. » Son bouclier était haché ; il en reçut un meilleur.

Bientôt le héros fut mieux armé qu’auparavant. Il saisit une lance puissante ; poussé par la haine, il voulait s’en servir pour abattre Hagene. Mais Hagene, l’homme très-hardi, allait le recevoir rudement.

Hagene, la bonne épée, ne l’attendit pas. Il bondit en bas des degrés à sa rencontre, lançant un javelot et brandissant son épée ; sa colère était terrible. La force d’Irinc ne lui servit guère.

Ils frappaient sur leurs boucliers au point que des flammes rougeâtres semblaient les allumer. L’homme-lige d’Hâwart reçut à travers bouclier et cuirasse une profonde blessure de l’épée de Hagene ; elle lui enleva la vie pour toujours.

Quand Irinc le guerrier sentit la blessure, il leva son bouclier à la hauteur de la visière de son casque. Le coup qu’il avait reçu lui semblait mortel. Pourtant, peu après, l’homme-lige de Gunther lui en porta un plus terrible.

Hagene trouva à ses pieds une pique tombée à terre ; il la lança sur Irinc, le héros du Tenelant, avec tant de force, que le bois lui sortait tout droit de la tête ; Hagene, le chef hardi, lui avait fait subir une mort cruelle.

Irinc fut obligé de reculer vers ceux du Tenelant. Avant de délier le heaume, on brisa le bois qui avait pénétré dans sa tête. La mort approchait. Ses parents se prirent à verser des larmes ; leur affliction était profonde.

Voici venir la Reine qui se penche sur lui. Elle commença de pleurer le fort Irinc ; elle s’affligeait de ses blessures. Sa douleur était poignante. Le noble et brave guerrier parla ainsi devant ses parents:

« Cessez vos plaintes, ô très-illustre femme ; à quoi peuvent servir vos pleurs ? Je dois perdre la vie par suite des blessures que j’ai reçues. La mort ne veut pas me laisser plus longtemps à votre service et à celui d’Etzel. »

Puis, il dit à ceux de Duringen et du Tenelant: « Vos mains ne recevront jamais les présents de la Reine, son or rouge et brillant. Et si vous attaquez Hagene, c’est comme si vous couriez au-devant de la mort. »

Sur ses joues pâlies, Irinc le très-vaillant, portait les signes de la mort. C’était pour tous une amère douleur que l’homme-lige d’Hâwart dût succomber. Ceux du Tenemark voulaient recommencer le combat.

Irnfrit et Hâwart s’élancèrent vers le palais avec mille hommes. On entendit de toutes parts, des cris effrayants, un grand et terrible fracas. Oh ! que de javelots acérés on lança aux Burgondes.

Irnfrit, le hardi, courut vers le ménestrel ; mais il reçut grand dommage de sa main. Le noble joueur de viole atteignit le landgrave à travers son casque épais ; il était au comble de la fureur.

Le seigneur Irnfrit frappa le hardi ménestrel si fort que sa cotte de mailles en fut lacérée, et que toute son armure fut couverte d’une flamme sanglante. Pourtant le landgrave tomba mort au pied du joueur de viole.

Hâwart et Hagene s’étaient rencontrés. Celui qui les vit assista à des prodiges. Aux mains de ces héros, les épées retombaient rapides, mais Hâwart devait succomber sous les coups de l’homme du pays burgonde.

Quand les Tenen et les Duringen virent leurs maîtres morts, une épouvantable mêlée s’engagea devant le palais avant que par la force de leurs bras ils pussent atteindre la porte. Maints heaumes et maints boucliers furent hachés en cet endroit.

« Arrière, s’écria Volkêr, et laissez-les entrer ; ils ne parviendront jamais au but qu’ils poursuivent. En peu de temps ils succomberont dans la salle, et ils gagneront en mourant les présents qu’a promis la Reine. »

Quand ces hommes audacieux eurent pénétré dans la salle, plus d’un eut la tête abattue et trouva la mort sous leurs coups précipités. Il se battit bien, le hardi Gêrnôt ; ainsi fit également Gîselher, la bonne épée.

Mille et quatre étaient entrés dans le palais. Les épées rapides en tournoyant lançaient des éclairs. Tous ceux qui étaient entrés furent tués. On put raconter des merveilles des Burgondes.

Le fracas s’apaisa: le silence se fit. De toutes parts le sang des guerriers morts coulait par les ouvertures et par les trous destinés à dégager les eaux. Voilà ce qu’avaient faits les bras puissants des hommes du Rhin.

Ceux du pays burgonde s’assirent pour se reposer. Ils déposèrent leurs armes et leurs boucliers ; mais le hardi ménestrel se tenait toujours debout devant le palais. Il attendait que quelqu’un osât encore venir l’attaquer.

Le Roi se lamentait désespéré et ainsi faisait la Reine. Vierges et femmes avaient l’âme déchirée. Je crois vraiment que la mort était liguée contre eux. Bientôt les étrangers tuèrent encore plus d’un guerrier.

« Maintenant déliez vos casques, dit Hagene le guerrier, moi et mon compagnon nous veillerons sur vous. Et si les hommes d’Etzel veulent encore tenter l’assaut, j’avertirai mes chefs le plus tôt que je pourrai. »

Maints bons chevaliers désarmèrent leur front. Ils s’assirent dans le sang, sur les corps meurtris de ceux que leurs mains avaient tués. Les nobles étrangers étaient surveillés par leurs ennemis.

Avant le soir, le Roi et la Reine firent en sorte que les guerriers Hiunen pussent tenter l’assaut avec plus de succès. On voyait réunis à leurs côtés plus de vingt mille hommes, qui devaient se rendre au combat.

Une épouvantable tempête se déchaîna contre les étrangers. Dancwart, le frère de Hagene, cet homme très-rapide, quitta ses maîtres et bondit devant la porte, en face des ennemis. On crut qu’il était tué ; mais il reparut sain et sauf.

La terrible lutte dura jusqu’à ce que la nuit y mît fin. Les étrangers se défendirent, ainsi qu’il convient à de bons héros, pendant tout un long jour d’été contre les hommes d’Etzel. Ah ! que de braves combattants tombèrent morts devant eux !

Ce fut au solstice d’été que ce grand massacre eut lieu, et que dame Kriemhilt vengea ses afflictions de cœur sur ses plus proches parents et sur maints guerriers. Depuis lors le roi Etzel ne connut plus la joie.

Elle n’avait point prévu un si grand carnage. Dans son cœur, elle avait espéré mener les choses à ce point que nul autre que le seul Hagene n’eût perdu la vie. Mais le mauvais démon étendit le désastre sur tous.

XXVII §

On tente un accommodement ; Kriemhilt s’y oppose ; elle veut le sang d’Hagene à tout prix. Le jeune Gîselher son frère intercède auprès d’elle.

Gîselher, le jeune, de Burgondie, parla: « Vous, héros d’Etzel, qui êtes encore vivants, quel reproche avez-vous à m’adresser ? Que vous avais-je fait ? Je suis venu vers ce pays en ami.

« — Oui, répondirent-ils, c’est votre bonté qui a rempli ce burg et toutes nos terres de désolation ! Ah ! nous souhaiterions que vous ne fussiez jamais venu de Worms d’outre-Rhin. Hélas ! que vous avez fait d’orphelins en ce pays, vous et vos frères ! »

L’âme irritée, Gunther, la bonne épée, répliqua: « Voulez-vous, quittant cette violente haine, en venir à un accommodement avec nous, chefs étrangers ? cela sera bon pour nous tous. Nous n’avons pas mérité tout ce qu’Etzel nous fait subir. »

Le roi parla à ses hôtes: « Mes maux et les vôtres ne sont pas égaux. La cruelle nécessité à laquelle j’ai été réduit, les dommages sans nombre que j’ai soufferts, voilà les motifs pour lesquels nul de vous ne doit revoir sa patrie ! »

Le fort Gêrnôt parla au roi: « Que Dieu puisse nous inspirer de nous traiter amicalement. Voulez-vous nous tuer, nous étrangers, laissez-nous descendre avec vous dans la plaine. Ainsi il vous en reviendra de l’honneur !

« Là le sort qui nous attend se décidera vite. Vous avez encore tant d’hommes valides prêts à nous combattre, que nous ne pourrons leur échapper, nous qui sommes fatigués de la lutte. Combien de temps pourrions-nous résister dans cette mêlée ? »

Le jeune Gîselher prit la parole: « Ô ma très-charmante sœur, je m’attendais bien peu à une semblable extrémité, quand tu m’invitas à traverser le Rhin pour venir en ce pays. Comment ai-je mérité la mort de la part des Hiunen ?

« Je t’ai toujours été fidèle, jamais je ne te fis aucun mal. Je me suis rendu à ta cour dans la pensée que tu m’étais dévouée, ô ma sœur chérie. Pense à nous avec cette affection que tu ne peux nous refuser.

« — Je ne puis avoir de miséricorde pour vous ; je n’ai que de la haine. Hagene de Troneje m’a causé tant de tourments ! Aussi longtemps que je vivrai, il n’y aura ni oubli, ni composition, il faut que vous me le payiez tous, s’écria la femme d’Etzel.

« Voulez-vous me livrer le seul Hagene comme prisonnier ? je ne refuserai point de vous laisser la vie ; car vous êtes mes frères et les enfants de ma mère. Alors je parlerai de réconciliation ainsi que tous ces guerriers qui m’entourent. »

« — Le Dieu du ciel ne le veut point, dit Gêrnôt. Quand nous serions mille, nous succomberions tous, nous, tes parents et tes fidèles, avant que nous te livrions un seul homme prisonnier. Cela ne sera jamais.

« — Il nous faut plutôt mourir, s’écria Gîselher. On n’enlèvera personne de notre garde de chevaliers. Que ceux qui veulent nous attaquer sachent que nous sommes ici ; car je ne trahirai ma foi envers aucun de nos amis. »

Le hardi Dancwart parla, — il ne lui convenait pas de se taire: « Mon frère Hagene ne sera pas seul. Il pourra en arriver malheur à ceux qui nous refusent ici la paix ; nous vous le ferons bien sentir, je vous le dis en vérité. »

La Reine prit la parole: « Vous, guerriers adroits, approchez-vous des degrés et vengez mon offense. Je vous en serai toujours obligée, comme je devrai l’être en effet. Oui, par moi, l’outrecuidance de Hagene recevra son salaire.

« N’en laissez pas sortir un seul de la salle, je ferai mettre le feu aux quatre coins du palais. Ainsi je saurai venger toutes mes offenses. » Bientôt tous les guerriers d’Etzel furent prêts.

Ils repoussèrent dans la salle, à coups d’épée et à coups de javelots, ceux qui étaient dehors. Ce fut un grand fracas. Mais les princes et leurs hommes ne voulurent point se séparer. Ils ne pouvaient renoncer à la fidélité qu’ils se devaient les uns aux autres.

Alors la femme d’Etzel fit mettre le feu à la salle. On tortura par les flammes les corps de ces héros. Bientôt, par suite du vent, l’incendie embrasa tout le palais. Jamais guerriers, je crois, ne subirent pareil supplice.

Beaucoup criaient: « Hélas ! cruelle extrémité ! mieux nous eût valu trouver la mort dans le combat. Que Dieu ait pitié de nous ! Nous sommes tous perdus. Maintenant la Reine fait tomber sur nous sa colère d’une façon effroyable ! »

L’un d’eux prit la parole: « Nous devons succomber ; à quoi nous servent maintenant les salutations que le Roi nous envoya ? La grande chaleur me fait tellement souffrir de la soif, que je crois bien que ma vie s’éteindra bientôt en ces tourments. »

Hagene de Troneje, le bon guerrier, répondit: « Que ceux qui souffrent l’angoisse de la soif boivent du sang. Dans une pareille chaleur, cela vaut mieux que du vin. Il ne peut y avoir rien de meilleur en ce moment. »

Le guerrier se dirigea vers un mort, s’agenouilla devant lui, délia son casque, puis se mit à y boire le sang qui coulait des blessures. Quelque étrange que ce fût, cela parut lui faire grand bien.

« Que Dieu vous récompense, dit l’homme épuisé, pour l’avis que vous m’avez donné de boire ce sang. Rarement un meilleur vin m’a été versé. Si je survis, je vous en serai toujours reconnaissant. »

Quand les autres entendirent qu’il s’en trouvait bien, il y en eut beaucoup qui se mirent aussi à boire du sang. Cette boisson accrut la force de leurs bras. Bientôt maintes belles femmes en perdirent leurs amis bien-aimés.

Les brandons enflammés tombaient de toutes parts sur eux dans la salle ; mais ils les faisaient glisser à terre, s’en préservant avec leurs boucliers. La fumée et la chaleur les faisaient beaucoup souffrir. Je pense que jamais héros ne furent exposés à d’aussi grands tourments.

Hagene de Troneje leur dit: « Tenez-vous près des murs de la salle. Ne laissez point tomber les brandons sur les visières de vos heaumes. Enfoncez-les avec les pieds plus profondément dans le sang. Ah ! c’est une triste fête que la Reine nous offre. »

La voûte qui couvrait la salle préserva beaucoup les étrangers, et un grand nombre parvint à échapper à la mort. Mais ils souffrirent des flammes qui pénétraient par les fenêtres. Fidèles à ce que leur commandait leur courage, ainsi se défendirent ces guerriers.

La nuit s’écoula pour eux au milieu de ces tourments. Le hardi ménestrel et Hagene, son compagnon, se tenaient encore devant le palais, appuyés sur leurs boucliers et attendant de plus rudes assauts de la part des hommes d’Etzel.

Le joueur de viole dit: « Maintenant, rentrons dans la salle: ainsi les Hiunen croiront que nous sommes tous morts dans le supplice qu’ils nous ont fait subir. Mais ils nous verront encore dans la mêlée tenir tête à plus d’un. »

Le jeune Gîselher de Burgondie parla: « Je crois que le jour va venir ; un vent frais se lève. Le Dieu du ciel nous laissera encore vivre heureux quelque temps. Ma sœur Kriemhilt nous a donné une fête épouvantable ! »

L’un d’eux dit: « Je vois le jour, et puisque un sort plus favorable ne nous est pas réservé, armons-nous, et pensons à défendre notre vie. Bientôt nous verrons venir vers nous la femme du roi Etzel. »

Le souverain du pays croyait que ses hôtes étaient morts des suites du combat et par les tortures des flammes. Mais il y avait encore là vivants, six cents hommes hardis, les meilleures épées que jamais roi ait eues à son service.

Ceux qui surveillaient les étrangers avaient bien vu que parmi eux beaucoup étaient vivants, quoi qu’on eût fait pour les faire souffrir et pour tuer les chefs et leurs hommes. On les voyait sains et saufs marcher dans la salle.

On dit à Kriemhilt que beaucoup d’entre eux avaient échappé. La Reine répondit: « Il n’est pas possible qu’aucun d’eux ait survécu à l’assaut des flammes. Je croirais bien plutôt qu’ils sont tous morts. »

Les princes et leurs hommes auraient bien voulu échapper à cette extrémité, si on avait voulu leur faire miséricorde ; mais ils ne purent rencontrer de pitié chez les hommes du Hiunen-lant. Ils vengèrent leur mort d’un bras indomptable.

Au matin de ce jour, on les salua par des attaques redoublées: les héros furent en péril. On leur lança maints forts javelots ; mais ces chefs nobles et hardis se défendirent d’une façon chevaleresque.

Le courage des hommes d’Etzel était singulièrement excité, parce qu’ils voulaient mériter les présents de Kriemhilt ; Ils désiraient également accomplir les ordres du Roi. Aussi maints d’entre eux furent bientôt atteints par la mort.

On peut raconter merveille des promesses et des dons de Kriemhilt. Elle fit apporter de l’or rouge à pleins boucliers. Elle le distribuait à qui le désirait et à qui le voulait accepter. Jamais plus grandes récompenses ne furent données pour attaquer des ennemis.

XXVIII §

Le loyal Ruedigêr, qui avait si bien reçu les Burgondes à leur passage et donné sa fille en mariage au fils du roi de Worms, se croit engagé d’honneurs envers Etzel son souverain et combat ses anciens amis ; il le leur déclare avec franchise, et meurt sur le corps du second fils du roi de Worms tombé sous ses coups: il fut pleuré par les deux partis. Le fidèle ménestrel Volkêr est tué par Hildebrant. De ces milliers de Nibelungen il ne restait plus debout que le vieux roi Gunther et le perfide mais courageux Hagene.

XXIX §

Voici la fin du poëme historique des Nibelungen. Le feu est mis à la salle. Tous les héros y périssent. Les cendres de l’incendie recouvrent tout. Hagene et Kriemhilt vivent encore ainsi que Gunther, le roi de Worms, frère de Kriemhilt.

Le seigneur Dietrîch, chef de Vérone, prit lui-même son armure, et le vieux Hildebrant l’aida à s’en revêtir. Comme il gémissait, cet homme fort ! Tout le palais retentissait de sa voix.

Mais bientôt il reprit son courage de héros. Animé par la colère, le bon guerrier s’arma ; puis bientôt ils partirent, lui et maître Hildebrant.

Alors Hagene de Troneje dit: « Je vois venir le seigneur Dietrîch ; il veut nous combattre à cause des grands malheurs qui lui sont arrivés. On pourra décider aujourd’hui lequel est le plus vaillant.

« Oui, quand même le chef de Vérone serait encore plus fort et plus terrible, s’il veut se venger sur nous de ses pertes, j’oserai rudement lui tenir tête. » Ainsi parla Hagene.

Dietrîch et Hildebrant entendirent ces paroles. Le chef alla trouver les deux guerriers, qui se tenaient hors de la salle, appuyés contre le mur du bâtiment. Le seigneur Dietrîch déposa à terre son bon bouclier.

Plein de douleur et de soucis, Dietrîch prit la parole: « Pourquoi avez-vous agi ainsi, Gunther, roi puissant, contre moi exilé ? Que vous avais-je fait ? Privé de toute consolation, maintenant je reste seul.

« Il ne vous a pas semblé suffisant en cette cruelle extrémité de frapper à mort Ruedigêr, le héros ; vous m’avez maintenant enlevé tous mes hommes. Guerriers, je ne vous avais pas fait, moi, subir de pareilles infortunes.

« En pensant à vous-mêmes et à votre affliction, à la mort de vos amis et à vos rudes combats, ô héros superbes, votre âme n’est-elle pas accablée ? Hélas ! que la mort de Ruedigêr me fait de peine !

« Non, nul homme au monde n’éprouva plus de malheurs ! Vous n’avez guère pensé à ma désolation et à la vôtre. Tous mes amis sont là gisant, tués par vous. Jamais je ne pourrai pleurer assez la mort de mes parents.

« — Nous ne sommes point si coupables, répondit Hagene. Vos guerriers sont venus vers ce palais en bande nombreuse et armés avec le plus grand soin. Il me semble qu’on ne vous a pas conté les faits avec exactitude.

« Que dois-je donc croire ? Hildebrant m’a dit que mes hommes de l’Amelungen-lant vous ont demandé de leur remettre, en dehors de cette salle, le corps de Ruedigêr et que vous n’avez répondu à mes guerriers que par des moqueries. »

Le souverain du Rhin parla: « Ils prétendaient emporter d’ici le corps de Ruedigêr ; je le fis refuser, par haine contre Etzel, non par inimitié contre les vôtres, jusqu’à ce que Wolfhart se mit à nous injurier. »

Le héros de Vérone répondit: « Il devait en être ainsi ! Gunther, noble roi, au nom de tes vertus, répare les maux que tu m’as faits et compose avec moi sur le dommage, afin que je puisse te le pardonner.

« Rends-toi prisonnier avec ton homme-lige, et je te protégerai ici chez les Hiunen, en sorte que nul ne vous offensera, et vous ne trouverez en moi que fidélité et bienveillance

« — Le Dieu du ciel ne peut permettre, dit Hagene, que se rendent à toi deux guerriers, qui, bien armés, peuvent se défendre si vaillamment et qui marchent encore libres et fiers en face de leurs ennemis.

« — Hagene et Gunther, il ne faut pas repousser ma demande ; à vous deux, vous avez tellement affligé mon âme, que vous agirez équitablement en accordant une compensation à mes maux.

« Je vous donne ma foi, et ma main répond de ma sincérité, que je chevaucherai avec vous jusqu’en votre pays. Je vous reconduirai avec honneur ou je souffrirai la mort, et pour vous j’oublierai ma profonde douleur.

« — Renoncez à votre demande reprit Hagene, il ne nous convient pas qu’on dise jamais de nous que deux si vaillants hommes se soient rendus, car auprès de vous, on ne voit personne que le seul Hildebrant. »

Maître Hildebrant prit la parole: « Dieu sait, seigneur Hagene, que cette paix que mon chef offre de conclure avec vous, le moment viendra ou vous la désirerez en vain. Vous devriez accepter avec empressement la composition dont il se contente.

« Oui, j’accepterais cette composition, dit Hagene, plutôt que de fuir honteusement le champ du combat, ainsi que vous l’avez fait, maître Hildebrant. Sur ma foi, je pensais que vous saviez mieux tenir tête à l’ennemi. »

Hildebrant répondit: « Pourquoi m’adresser ce reproche ? Qui donc était assis sur son bouclier au Wasgenstein, tandis que Valther d’Espagne lui tuait un grand nombre de ses parents ? Il y a assez à dire sur votre propre compte à vous. »

Le seigneur Dietrîch parla: « Il ne convient pas à des héros de s’adresser ainsi des injures, comme font les vieilles femmes. Je vous défends, maître Hildebrant, d’en dire davantage. Une assez grande douleur m’afflige, moi guerrier exilé.

« Maintenant, ajouta Dietrîch, répétez-moi, vaillant Hagene, ce que vous vous disiez entre vous, ô guerriers rapides, au moment où vous m’avez vu me diriger armé vers vous. Vous affirmiez que vous vouliez, seul, me tenir tête dans un combat.

« — Nul ne vous le niera, répondit le vaillant Hagene ; oui, je veux tenter la lutte avec des coups terribles, à moins que ne se brise en mes mains la bonne épée des Nibelungen. Je suis indigné de ce que l’on ait osé nous réclamer comme prisonniers. »

Quand Dietrîch connut l’humeur farouche de Hagene, il brandit aussitôt son bouclier, ce bon et rapide guerrier. Avec quelle promptitude Hagene s’élança des degrés au devant de lui. La bonne épée de Nibelung retentit avec fracas sur Dietrîch.

Le seigneur Dietrîch savait bien que cet homme audacieux était d’humeur féroce ; aussi le prince de Vérone se défendit-il avec adresse des coups terribles qui lui étaient destinés. Il connaissait bien Hagene, ce héros superbe.

Il craignait aussi Balmung, cette arme terrible ! Cependant Dietrîch rendit des coups bien dirigés, jusqu’à ce qu’enfin il vainquit Hagene, en lui faisant une blessure longue et profonde.

Le seigneur Dietrîch se dit: « Te voilà donc en péril ! Mais j’aurais peu d’honneur à te tuer maintenant. Je vais essayer si je puis m’emparer de toi et te faire prisonnier. » Et c’est ce qu’il fit avec précaution.

Il laissa tomber son bouclier ; sa force était grande ; il saisit dans ses bras Hagene de Troneje, et ainsi il parvint à dompter l’homme hardi. À cette vue, le roi Gunther se prit à gémir.

Dietrîch lia Hagene, le conduisit à Kriemhilt et remit entre ses mains le plus vaillant guerrier qui jamais porta l’épée. Après de si amères souffrances la joie de la Reine fut vive.

De plaisir elle s’inclina devant le noble prince: « Sois donc toujours heureux en ton corps et en ton âme. Tu me consoles grandement dans ma détresse. Je serai toujours prête à t’obliger. »

Le seigneur Dietrîch prit la parole: « Il faut le laisser vivre, noble reine, et il se peut qu’un jour il répare tout le mal qu’il vous a fait. Il ne faut point qu’il pâtisse de ce que je vous l’ai livré les mains liées.

Elle fit mener Hagene, pour son malheur, dans une prison, où nul ne put voir le prisonnier enfermé. Gunther, le noble roi, se prit à crier: « Où donc est allé le héros de Vérone ? Il m’a rudement affligé. »

Le seigneur Dietrîch alla à sa rencontre. La force de Gunther était vraiment digne de louange. Il n’attendit pas plus longtemps ; il se précipita hors de la salle. Un grand fracas se fit au choc de leurs deux épées.

Quoique la valeur du seigneur Dietrîch fût haut prisée depuis longtemps, Gunther était tellement animé par la colère et le ressentiment, et ses longues souffrances l’avaient tellement irrité contre son adversaire, que ce fut merveille que le seigneur Dietrîch en réchappât.

Le courage et la force de tous deux étaient grands. Le palais et les tours retentirent des coups qu’ils assénaient sur leurs bons casques avec leurs terribles épées. Vraiment le roi Gunther avait un noble courage.

Pourtant le prince de Vérone le vainquit, ainsi qu’il avait vaincu Hagene ; on voyait couler le sang à travers la cotte de mailles, par suite d’un coup de la puissante épée que portait le seigneur Dietrîch. Pourtant, après tant de fatigues, l’illustre Gunther s’était glorieusement défendu.

Ce chef fut lié par la main de Dietrîch d’un nœud si fort, que jamais roi n’en subira plus de pareil. Il craignait que s’il eût laissé libres le Roi et son homme-lige, ils auraient tué tous ceux qu’ils auraient rencontrés.

Dietrîch de Vérone le prit par la main et le mena garrotté devant Kriemhilt. Elle s’écria: « Soyez le bienvenu, Gunther, vous le héros du pays burgonde. » — « Que Dieu vous récompense, Kriemhilt, si vous m’adressez ces paroles avec sincérité, dit Gunther.

« Je m’inclinerais devant vous, ô ma sœur très-chérie, si vos salutations étaient faites par affection, mais je sais, reine, que vous êtes de si sanguinaire humeur que vous ne ferez à Hagene et à moi que de très-funestes saluts. »

Le héros de Vérone prit la parole: « Femme du très-noble roi, jamais prisonniers ne furent si bons chevaliers que ceux que je vous ai remis aujourd’hui, ô illustre dame. Maintenant, par égard pour moi, vous ménagerez ces étrangers. »

Elle répondit qu’elle le ferait volontiers. Alors, les yeux en pleurs, le seigneur Dietrîch s’éloigna de ces glorieux héros. Elle se vengea épouvantablement, la femme d’Etzel. Elle enleva la vie à ces deux guerriers d’élite.

Pour les tourmenter elle les fit enfermer séparément et depuis lors ils ne se revirent plus, jusqu’au moment où elle porta à Hagene la tête de son frère. La vengeance que Kriemhilt exerça sur ces deux guerriers fut vraiment complète !

La reine alla trouver Hagene et parla avec haine au guerrier: « Si vous voulez me rendre ce que vous m’avez pris, vous pourrez encore retourner au pays burgonde. »

Le farouche Hagene répondit: « Ta prière est superflue, très-noble reine, car j’ai juré de ne jamais révéler l’endroit où se trouve caché le trésor, tant que vivrait l’un de mes maîtres. De cette façon il ne tombera au pouvoir de personne. »

Il savait bien qu’elle le ferait mourir. Quelle plus grande déloyauté fut jamais ! Il craignait qu’après lui avoir pris la vie, elle ne laissât retourner son frère en son pays.

« Je pousserai les choses à bout », dit la noble femme, et elle ordonna de tuer son frère. On lui coupa la tête ; elle la porta par les cheveux devant le héros de Troneje. Ce fut pour lui une peine affreuse.

Quand le guerrier vit la tête de son maître, il dit à Kriemhilt: « Enfin tu es arrivée au but de tes désirs, et tout s’est passé ainsi que je l’avais prévu.

« Maintenant le noble roi est mort et aussi Gîselher le jeune et Gêrnôt. Nul ne sait, hors Dieu et moi, où se trouve le trésor. Femme de l’Enfer, il te sera caché à jamais ! »

Elle dit: « Tu as mal réparé le mal que tu m’as fait. Mais je veux conserver l’épée de Sîfrit. Il la portait, mon doux bien-aimé, la dernière fois que je le vis, et de sa perte mon cœur a souffert plus que de tous mes autres maux. »

Elle tira l’épée du fourreau sans qu’il put l’empêcher, — elle voulait enlever la vie au guerrier, — et la soulevant des deux mains, lui abattit la tête. Le roi Etzel le vit et en fut profondément affligé.

« Malheur ! s’écria le roi, comment a été tué, par les mains d’une femme, le plus vaillant héros qui jamais s’élança dans la bataille ou qui porta un bouclier ! Quelqu’inimitié que j’eusse contre lui, j’en suis vraiment affligé. »

Alors le vieux Hildebrant parla: « Elle ne jouira pas de la joie d’avoir osé le tuer. Quoi qu’il ait pu me faire, et bien qu’il m’ait mis en pressant danger, je veux pourtant venger la mort du vaillant chef de Troneje. »

Le vieux Hildebrant bondit vers Kriemhilt, et lui donna un terrible coup d’épée. La fureur d’Hildebrant porta malheur à la reine ; à quoi pouvaient lui servir ses cris lamentables ?

De toutes parts des cadavres couvraient la terre, et la noble femme gisait là presque coupée en deux. Dietrîch et Etzel se prirent à verser des larmes. Ils pleuraient amèrement leurs parents et leurs hommes.

Tant de gloire et d’honneur avait péri. Tous les peuples étaient dans l’affliction et le désespoir. La fête du roi se termina d’une façon sanglante, car souvent l’amour finit par produire le malheur.

Je ne puis vous raconter ce qui arriva depuis, si ce n’est qu’on voyait chevaliers, femmes et nobles varlets pleurer la mort de ceux qu’ils avaient aimés. Ici prend fin ce récit. C’est là la détresse des Niebelungen.

XXX §

Tel est ce beau vestige de la littérature chevaleresque de l’Allemagne dans les premiers siècles du christianisme. À l’exception du Tasse en Italie, il n’en a pas paru de plus poétique et de plus chrétienne et barbare à la fois. L’Allemagne, l’Angleterre, la France, depuis Milton, Voltaire et Klopstock (Paradis perdu, Henriade, Messiade) ne l’égalent pas, si ce n’est en élégance de style moderne, mais comme force, grâce, naïveté, héroïsme et originalité des aventures, les Nibelungen selon moi dépassent tout. Le Faust de Gœthe seul peut renouer victorieusement la chaîne des temps littéraires, car nous l’avons dit, Faust est une épopée surnaturelle bien plus merveilleuse encore que les Nibelungen, car à l’exception du talisman qui rend Sîfrit invisible dans certaines rares circonstances, à l’exception du sang du dragon qui le rend invulnérable dans toutes les parties du corps où il en a été touché et qui n’a laissé que la place couverte par la feuille du tilleul où il peut être atteint par la mort, à l’exception encore de l’apparition des femmes blanches ou des ondines, vieilles superstitions allemandes au bord du Danube, au pays de Hagene, tout est naturel et historique dans ce poëme. Les merveilles du Tasse dans la Jérusalem, les aventures de Roland dans l’Arioste, de Milton, du Camoëns, de la Messiade dans Klopstock, sont mille fois plus romanesques. Antiquité et naïveté, voilà les deux caractères généraux des Nibelungen. L’intérêt y est soutenu, vif, croissant ; la dernière scène, celle du massacre mutuel des deux armées dans la salle d’Etzel est comparable aux scènes les plus funèbres d’Homère dans le palais de Pénélope ; la vengeance d’une seule femme, Kriemhilt, égale la pudeur vengeresse de l’épouse d’Ulysse. Elle donne tout à son premier époux Sîfrit, même son sang ; elle périt pour lui, mais elle périt vengée. Le linceul de la mort s’étend sur tout excepté sur le chapelain qui est revenu de Worms sur ses pas.

XXXI §

Quant aux mœurs des deux peuples combattant par leurs chevaliers, elles sont barbares dans le combat et chrétiennes dans les négociations, et après la victoire, l’honneur que nous croyons une fleur de vertu moderne, y dépasse presque les habitudes des armées de nos temps. D’où cela vient-il ? Est-ce des traditions indiennes transportées des bords du Gange aux bords du Danube et passées dans les âmes du peuple germain, colonie évidente de l’Inde ? est-ce des principes chrétiens commençant à civiliser ces peuples à peine encore baptisés ? Je penche à croire que l’honneur vient de l’Inde, car il n’a été connu en Europe qu’à l’époque où les tribus asiatiques ont paru en Espagne, en Aquitaine, en Turquie, en Arabie, et enfin au Caucase, en Allemagne, et chez les Slaves. L’honneur est vieux, et il est évidemment un mélange de la bravoure et de la religion d’où sort la générosité après la victoire. Ce sentiment vient de l’Orient. L’élégance du costume, la richesse des étoffes, la magnificence des armes, or, argent, tissus, soie, à peine encore connue en Europe, la ponctualité des étiquettes du camp, de cour et d’ambassade, le droit des gens rigoureusement observé dans les négociations attestent aussi que cette prétendue barbarie des peuples germaniques était découlée de l’Inde et du Caucase depuis longtemps quand tout cela était à peine éclos dans nos contrées. C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière, était vrai alors, non pas que le Nord ait rien produit que l’ignorance et la misère, mais parce que le Nord était devenu, on ne sait comment, le grand chemin de l’Orient dont toute civilisation était découlée en Europe. Les Nibelungen sont, sous le rapport historique, le plus grand témoignage de cette vérité. Les mots sanscrits dont le dialecte allemand est étymologiquement composé ne laissent pas de doute à cet égard ; ainsi mœurs, langage, histoire tout concorde pour faire restituer à l’Allemagne féodale et primitive le caractère oriental qu’elle a conservé jusqu’à nos jours. Rendre à une race son origine, c’est lui rendre son histoire.

XXXII §

Aussi ce poëme merveilleux, féodal, historique des premières migrations germaniques est-il une des plus utiles découvertes de ces derniers temps ; il a réveillé l’Allemagne lettrée et la reporte par la science et par l’étude à sa véritable source nationale, le surnaturel, la religion, la philosophie, la chevalerie, les traditions, la féodalité, la philosophie primitive. Une explosion générale du génie teutonique s’est faite, grâce aux Nibelungen, dans tous les pays d’outre-Rhin. Kant, le plus penseur et le plus sublime des philosophes, a scruté le monde et y a retrouvé Dieu dans la raison pure ; comme un Brahmane des derniers temps, Wieland, a rajeuni les traditions obscures et mêlé aux dogmes des Indes les légendes de la Grèce ; Schiller a tenté au théâtre et dans l’histoire de renouveler à Weymar les triomphes d’Athènes ; Gœthe enfin, génie plus fort, plus haut, plus complet, a retrempé Faust à la fois dans l’observation et dans le surnaturel, il a expliqué le monde des vivants par le monde des morts ; il a été le Volkêr des temps modernes, le Ménestrel des grands combats de notre ère, il a laissé en mourant l’Allemagne éblouie et vide comme si rien d’aussi grand ne pouvait naître de longtemps pour le remplacer.

Maintenant tout se tait en Germanie, comme par tout l’univers. On semble attendre je ne sais quoi dans le silence. La poésie, la philosophie, n’ont plus ces grandes voix qui faisaient naguère tressaillir la terre. Dieu prépare-t-il quelque chose dans le secret de ses desseins ? Les peuples qui viennent de passer brillamment par trois grandes phases de philosophie dans le dix-huitième siècle, d’action militaire dans le dix-neuvième et de pensée éloquente dans notre dernière période de la restauration en France, sont-ils donc comme les individus qui se lassent à moitié route et qui déposent leur fardeau pour que d’autres plus jeunes et moins découragés les reprennent et les portent plus loin sur le chemin de l’avenir ? C’est possible, mais ce n’est pas vraisemblable, le progrès est un beau mot ; mais il a ses déceptions comme toute autre chose mortelle. Croyez-y tant que vous voudrez, mais n’oubliez pas que trop espérer n’est pas plus permis à l’humanité que trop craindre, et quel que soit l’enthousiasme de l’esprit humain, il est constamment borné par trois terribles conditions de sa nature, la brièveté de la vie, la rotation éternelle des choses, et la courte étendue de l’espace et du temps que Dieu a accordé à l’homme. Voyez comme la sagesse presque divine des Indes est venue s’obscurcir dans les brouillards de l’Allemagne, et combien le temps où nous vivons, né en apparence pour les progrès sans limite, s’accuse lui-même de décadence intellectuelle ? Est-ce faux, est-ce vrai ? Nos enfants le sauront.

Lamartine.

FIN DE L’ENTRETIEN CXXXIX.

CXLe entretien.
L’homme de lettres

Bernardin de Saint-Pierre §

I §

Il y a eu avant la Révolution, en France, une classe d’hommes à part, dont le principal métier était le style, dont la seule ambition était la gloire, regardant tout le reste comme indigne d’eux. Ces hommes, en effet, ont immédiatement grandi le nom de la France. La Grèce antique avait ses sages, la France moderne avait ses hommes de lettres. Bernardin de Saint-Pierre fut un des derniers et peut-être le plus illustre.

Il fut l’auteur de Paul et Virginie, la plus mémorable pastorale, sans exception, qu’un génie à la fois simple et pathétique ait jamais conçue et écrite pour l’âme des hommes de tous les pays.

Mais étudions d’abord l’auteur avant de nous attacher aux ouvrages. Peu d’écrivains furent plus malheureux dans leur vie privée et aventureuse, peu d’hommes de mémoire furent plus heureux devant la postérité. Le ciel qui l’aimait lui réserva une femme jeune, charmante et belle pour ses vieux jours, et un ami fidèle après sa mort. Le bonheur vint tard, mais il vint, aux doux sourires de sa femme, la gloire à l’appel de son disciple et de son ami. J’ai beaucoup connu cette seconde femme, si belle, si bonne, si aimante, qu’elle semblait une seconde jeunesse éclose sur le front encore vert d’un vieillard ; j’ai beaucoup connu et beaucoup aimé aussi l’ami et le disciple auquel il sembla, comme le Sauveur à saint Jean, léguer en mourant son âme et son génie avec sa femme, pour que rien ne restât sans protecteur après lui.

Cette femme était mademoiselle de Pelleport, âgée alors de dix-huit ans ; ce disciple était M. Aimé Martin, son soutien et son admirateur. Nous y reviendrons.

II §

Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre était né au Havre en 1737. Son enfance fut celle de tout le monde. Sa famille était illustre par sa parenté avec Eustache de Saint-Pierre, maire de Calais, victime dévouée et volontaire du roi d’Angleterre pour ses concitoyens. L’enfant avait deux frères et une sœur, Catherine de Saint-Pierre. Ses frères eurent une vie agitée, mais médiocre. Sa sœur, belle et fière, refusa de se marier. La brillante imagination de Bernardin de Saint-Pierre, mêlée d’un peu de vanité, se signala de bonne heure. Les capucins et les jésuites voulurent plusieurs fois l’attirer à eux. Il préférait à tout les miracles naturels et les études sur l’organisme des animaux.

Dès l’âge de huit ans, on lui faisait cultiver un petit jardin où chaque jour il allait épier le développement de ses plantations, cherchant à deviner comment une grosse tige, des bouquets de fleurs, des grappes de fruits savoureux pouvaient sortir d’une graine frêle et aride. Mais les animaux surtout attiraient son affection, étonnaient son intelligence. Ayant accompagné son père dans un petit voyage à Rouen, celui-ci s’arrêta devant les flèches de la cathédrale, dont il ne pouvait se lasser d’admirer la hauteur et la légèreté ; le jeune Henri levait aussi les yeux vers la cime des tours, mais c’était pour admirer le vol des hirondelles qui y faisaient leurs nids. Son père qui le voyait dans une espèce d’extase, l’attribuant à la majesté du monument, lui dit: Eh bien, Henri, que penses-tu de cela ? L’enfant, toujours préoccupé de la contemplation des hirondelles, lui répondit: Bon Dieu ! qu’elles volent haut ! Tout le monde se mit à rire, son père le traita d’imbécile ; mais toute sa vie il fut cet imbécile, car il admirait plus le vol d’un moucheron que la colonnade du Louvre.

III §

Ce goût des œuvres de Dieu s’accrut en lui avec les années. Un curé de Caen acheva sa première éducation. Il manifesta de bonne heure la passion de la solitude. Sa marraine, Mlle de Bayard, descendante du héros de ce nom, obtint de ses parents sa rentrée dans la maison paternelle. Elle fut pour lui comme une seconde mère. Elle lui inspira sa générosité et sa mélancolie. La lecture du Robinson lui donna l’amour des voyages et des aventures. Après avoir étudié à Paris, il apprit que son père s’était remarié ; il aspira à se placer seul par le mérite transcendant que ses études heureuses avaient manifesté en lui ; il avait vingt ans. Il alla à Versailles solliciter du ministre un emploi dans les ponts et chaussées. Il n’obtint que des éloges. D’autres, plus protégés, furent plus heureux. Il fut réduit à briguer une place dans le génie militaire. Il alla rejoindre à ce titre un corps d’armée de trente mille hommes, que M. de Saint-Germain commandait en Allemagne. Son corps d’armée fut battu. Il revint chez son père. Il y fut froidement reçu par sa belle-mère ; il reprit la route de Paris en 1761, n’ayant pour toute fortune que 120 francs d’argent et une somme à peu près égale en un billet de la loterie de Saint-Sulpice. La ville de Marseille ayant reçu de la marine royale l’invitation d’envoyer quelques officiers ingénieurs à Malte pour élever des fortifications contre les Turcs, il fut choisi, et s’embarqua pour l’île avec le brevet d’ingénieur géographe. Le siége n’eut pas lieu, il rentra en France et revint à Paris dénué de tout. Enfin il rêva d’aller en Russie chercher gloire et fortune ; quelques amis se cotisèrent pour lui offrir, louis par louis, la petite somme de trois cents francs ; son père y joignit l’envoi de ses titres de noblesse, dont il espérait des miracles.

Il monta avec ce léger bagage dans la diligence de Bruxelles et arriva à la Haye. Ses lettres de recommandation ne lui ayant servi à rien, il alla à Amsterdam et à Lubeck, où quelques modiques présents qu’il reçut du chevalier de Chazat lui servirent à s’embarquer pour Cronstadt. La renommée de Catherine, impératrice de Russie, et la beauté de sa figure lui donnèrent les illusions de la vanité et de l’amour.

Obligé de vivre de peu, il passait les jours entiers dans sa chambre, cherchant à s’absorber par l’étude des mathématiques. Le temps s’écoulait, la cour ne revenait pas, et tout annonçait à M. de Saint-Pierre que son hôtesse se lassait de lui faire crédit. Il croyait ne jamais sortir de ce labyrinthe, lorsqu’un dimanche, après la messe, un seigneur vêtu d’une riche pelisse l’aborda poliment à la porte de l’église. Après une conversation assez longue, dans laquelle il lui témoigna beaucoup d’intérêt, il lui offrit de le présenter au maréchal de Munnich, gouverneur de Pétersbourg, dont il était secrétaire. Charmé de cette offre bienveillante, M. de Saint-Pierre accepta un rendez-vous pour le lendemain, trois heures du matin, seule heure à laquelle le maréchal donnât ses audiences.

Il trouva un vieillard de quatre-vingts ans, sec, vif, pétulant, qui l’accueillit de bonne amitié, et qui en moins d’un quart d’heure lui eut montré son cabinet, ses dessins, ses plans, une centaine de volumes sur le génie militaire, qui formaient toute sa bibliothèque. Ces livres avaient servi à sa gloire. Jeté dans les déserts de la Sibérie, il avait ; comme les anciens philosophes, ouvert une école sur la terre de l’exil. Rassemblant autour de lui les soldats commis à sa garde, il s’était plu à leur dévoiler les secrets de la science d’Euclide et de Pascal. Sa patrie avait puni ses vertus, il ne se vengea qu’en lui en montrant de nouvelles ; et l’on vit tout à coup une troupe d’ingénieurs habiles sortir de ces régions barbares, se répandre dans l’armée, et fonder le corps du génie militaire russe. Un homme de cette trempe devait apprécier le mérite de M. de Saint-Pierre. Il était déjà charmé de sa conversation ; mais il voulut le juger sur ses œuvres, et lui ayant remis des couleurs, du papier, des pinceaux, il l’invita à revenir bientôt avec un échantillon de son talent. Cette invitation eut l’heureux effet de prolonger le crédit de notre voyageur. Peu de jours après, il revint avec un plan dont le maréchal fut si satisfait, qu’il promit aussitôt d’en recommander l’auteur à M. de Villebois, grand maître de l’artillerie, et s’adressant en allemand à son premier aide de camp, il se fit apporter un sac de roubles, qu’il présenta à M. de Saint-Pierre en lui disant que cette somme servirait à payer ses frais de voyage jusqu’à Moscou. Celui-ci répondit en rougissant que les ingénieurs du roi de France ne pouvaient recevoir de l’argent que d’un souverain. Et comme il se retirait en prononçant ces mots, le maréchal se leva et lui dit d’un air touché qu’en Russie, l’usage permettait à un colonel, et même à un général, de recevoir des bienfaits de sa main ; que cependant il ne s’offensait pas d’un refus inspiré par un excès de délicatesse ; puis il ajouta, après un moment de réflexion: « Vous ne refuserez pas sans doute de faire le voyage avec un général de mes amis qui se rend à la cour ? » Cette dernière proposition satisfaisait à tout ; M. de Saint-Pierre l’accepta avec reconnaissance: c’était un premier pas vers la fortune, et il commençait à concevoir que la fortune ne lui serait point inutile pour accomplir ses grands projets.

Dans le temps même où il venait de trouver un protecteur, la Providence lui donnait un ami. Un Genevois, nommé Duval, joaillier de la couronne, qu’il avait eu occasion de rencontrer plusieurs fois chez son hôtesse, n’avait pu voir son malheur sans en être ému, ni son courage sans l’admirer. C’était un de ces hommes dont la physionomie laisse lire toutes les pensées, et dont toutes les pensées sont bienveillantes et vertueuses. Une douce mélancolie répandue sur ses traits exprimait la beauté de son âme ; elle semblait plaindre tous les malheureux et leur annoncer un consolateur. Il voulut être la providence d’un jeune homme qu’il voyait sans crainte et sans trouble dans sa lutte avec la misère, et une grande intimité ne tarda pas à s’établir entre eux. Duval était loin d’approuver les projets de son jeune ami ; mais il ne les blâmait pas ouvertement, car il sentait que les dégoûts de l’ambition ne peuvent naître que des mécomptes de l’ambition. Toujours prêt à donner un bon conseil, il laissait faire ensuite, et se trouvait là pour consoler ou pour secourir. C’était l’idéal de l’amitié, et celle qu’il inspira fut bien profonde, puisque non-seulement M. de Saint-Pierre lui adressa les lettres qui composent la relation de son voyage à l’Île de France, mais longtemps après, par une touchante fiction, il attribuait son système de la fonte des glaces polaires à un sage nommé M. Duval, cherchant à répandre sur l’ami qui avait inspiré son premier ouvrage les derniers rayons de sa gloire.

M. Duval, instruit du départ prochain de M. de Saint-Pierre, fit tous ses efforts pour changer sa résolution ; mais, ne pouvant y réussir, il lui ouvrit généreusement sa bourse ; et le même jeune homme qui venait de refuser les dons d’un maréchal d’empire, parce qu’il ne pouvait voir en lui qu’un protecteur étranger, consentit à emprunter dix roubles (50 fr.) d’un simple particulier dans lequel son cœur voyait un ami.

Cependant, le maréchal de Munnich le présenta au général sous les auspices duquel il devait paraître à la cour, et peu de temps après ils se mirent en route pour Moscou. On était alors au mois de janvier. Le général avait deux voitures bien chaudes, bien closes, l’une pour lui, l’autre pour ses adjudants. Un traîneau découvert était destiné à son domestique, et il donna ordre d’y faire placer le jeune Français. Dès la première nuit, le traîneau versa deux fois. Notre malheureux voyageur, exposé à toutes les injures de l’air, éprouvait un froid d’autant plus horrible qu’il n’avait pris aucune des précautions d’usage, et qu’avec son chapeau de feutre et son habit court, il lui semblait qu’il n’était pas vêtu. Le second jour, il eut une joue gelée, et sans un bonnet de laine que lui prêta son compagnon, il y eût sans doute laissé ses deux oreilles. Chaque fois qu’on arrivait dans une maison de poste, le général déballait lui-même les provisions, il distribuait à chacun un petit morceau de pain dur comme le marbre, puis la valeur d’un demi-verre de vin, qu’on coupait avec une hache. Après cette généreuse distribution, le général se mettait seul à table, pendant que ses aides de camp et son secrétaire se tenaient debout derrière lui. M. de Saint-Pierre ne crut pas devoir les imiter ; à la grande confusion des autres officiers, il osa s’asseoir en présence du général, qui ne lui pardonna point ce qu’il appelait un excès de familiarité. L’espèce de mépris qu’on lui avait témoigné en le reléguant parmi les valets avait accru sa fierté et redoublé sa tristesse. Mais l’aspect de la nature aurait suffi pour le plonger dans la mélancolie. Il est impossible d’exprimer l’âpreté de l’air et du froid. Tout était couvert de neige: les bois, les champs, les plaines, les montagnes, les lacs et la mer même. Chaque matin le soleil, semblable à un globe de fer rouge, se levait au bord de l’horizon ; sa lumière était pâle et sans chaleur, seulement elle agitait dans l’air une infinité de particules glacées qui étincelaient comme une poussière de diamants. La nuit ne présentait pas un spectacle moins étrange: les sapins, à travers lesquels murmurait un vent glacé, étaient comme autant de pyramides d’albâtre dont les avenues se prolongeaient à l’infini ; tantôt la lune les éclairait de ses lueurs bleuâtres, tantôt les feux de l’aurore boréale semblaient les couvrir des reflets d’un vaste incendie. On eût dit alors les colonnades, les portiques d’une ville en ruine, au milieu desquels l’imagination frappée voyait se mouvoir des sphinx, des centaures, des harpies, le dieu Thor avec sa massue, et tous les fantômes de la mythologie du Nord.

Emporté rapidement dans un traîneau découvert, il voyait ces êtres fantastiques s’agiter autour de lui, et il avait peine à ne pas croire à leur réalité. Les trois voitures couraient ainsi, sans autre espoir que celui d’arriver dans quelques pauvres villages dont rien n’annonçait les approches, car les coqs et les chiens même étaient tapis par le froid. Cependant on voyait des troupeaux de loups qui, pressés par la faim, suivaient les voyageurs comme une proie. Ces terribles animaux se partageaient en deux meutes sur les deux côtés du chemin ; ils étaient guidés par un chef, qui s’élançait en avant, précédait la voiture, et s’arrêtait de temps à autre en poussant des cris plaintifs, auxquels les deux meutes répondaient par intervalles égaux. Après cet appel, on n’entendait plus que le bruit léger de leur course sur la neige, bruit qui avait quelque chose de plus sinistre encore que leurs gémissements. Ah ! lorsqu’au milieu de ces déserts notre triste voyageur venait à se rappeler les champs fertiles de la France, ces riantes vallées, ces vertes collines où les animaux utiles à l’homme paraissent de toutes parts, où la terre est couverte de moissons, de vignobles et d’agréables vergers, où le champ du coq, les aboiements du chien, le carillon argentin du clocher rustique annoncent chaque jour le retour de l’aurore ; ah ! comme alors il sentait son cœur douloureusement oppressé ! comme il se trouvait misérable d’errer si loin de sa patrie ! C’est ainsi qu’exposé à la rigueur du froid le plus vif, n’ayant pas même un manteau pour se couvrir, il était réduit à envier le sort de ces malheureux paysans qu’il trouvait rassemblés dans de pauvres cabanes, mais qui au moins se consolaient entre eux de leur misère ; il enviait, enfin, jusqu’au sort des chevaux attelés à sa voiture ; car la Providence, prévoyante pour eux, les avait couverts de poils longs et chauds, semblables à d’épaisses toisons: comme pour témoigner, pensait-il alors avec amertume, que l’homme seul est abandonné sur cette terre: comme pour témoigner, pensait-il vingt ans plus tard avec admiration, qu’il n’est pas un seul être au monde qui soit livré à l’abandon: Dieu leur donnant à tous, suivant le besoin, ce que leur intelligence ne leur apprend pas à se donner.

Enfin ils arrivèrent à Moscou. Rien n’est plus magnifique que l’aspect de cette ville, où tout annonce le voisinage de l’Asie. Au milieu des maisons bâties à la chinoise s’élèvent une multitude de dômes étincelants, à travers lesquels on voit briller les flèches dorées de plus de douze cents clochers terminées par des croissants surmontés d’une croix. Notre fondateur d’empires arriva dans cette ville, avec un écu dans sa poche: il est vrai qu’uniquement touché de sa grandeur future, il ne songeait guère à sa misère présente. Sa peine n’était pas de savoir comment il souperait, mais bien comment il approcherait de la grande Catherine: car la voir et la persuader était une même chose pour lui. Parmi ses compagnons de voyage, un seul, frappé de la dignité de sa conduite dans une situation si difficile, s’attacha vivement à son malheur. C’était un officier nommé Barasdine: jeune, bouillant, superbe, poussant la franchise jusqu’à la rudesse, il s’était fait une loi de penser tout haut, regardant comme une lâcheté de se taire devant le vice heureux, et l’attaquant en face avec toute l’âpreté de son caractère. Souvent il avait reproché au général son indifférence pour le jeune Français ; mais ces reproches n’avaient fait que blesser plus profondément l’orgueil d’un homme pour qui rien n’était évident que son propre mérite. Arrivé à Moscou, le général fait arrêter ses voitures devant une grande auberge, et charmé de trouver une occasion de contrarier peut être même d’embarrasser M. de Saint-Pierre, il annonce froidement qu’il est temps de chercher un gîte. Il était nuit, et cette nouvelle répandit le trouble parmi les voyageurs. Aussitôt chacun songe à retrouver ses bagages, et les domestiques font approcher les yswoschtschiki, espèce de traîneaux qui rendent à Moscou les mêmes services que les fiacres rendent à Paris.

M. de Saint-Pierre n’avait qu’un petit porte-manteau, et depuis un moment il faisait de vaines recherches pour le retrouver, lorsqu’il apprit que le général l’avait envoyé aux messageries sous prétexte que ses voitures étaient déjà surchargées. Pendant qu’il témoignait sa surprise d’un pareil procédé, Barasdine s’emportait contre ce qu’il appelait hautement une action indigne ; mais le général, sans daigner lui répondre, ordonna au cocher de partir et laissa les deux jeunes gens exhaler leur colère. Cette circonstance ne fit que les unir davantage, et ils ne se séparèrent qu’après s’être promis de se revoir bientôt. Barasdine alla descendre chez son oncle, M. de Villebois, grand maître de l’artillerie ; et M. de Saint-Pierre ayant loué un traîneau, se fit conduire chez le frère de son hôtesse de Pétersbourg, qui, sur la recommandation de Duval, devait lui donner un logement. Mais les contrariétés s’enchaînent souvent, comme les malheurs. Arrivé chez M. Lemaignan, un domestique lui apprend que son maître n’est point à Moscou, et qu’il ignore l’époque de son retour. Qu’on se figure l’embarras de notre voyageur: isolé au milieu de la nuit dans une ville immense, ignorant la langue du pays, ne pouvant ni s’orienter ni se faire entendre, il était devant son guide comme un homme muet. Enfin, ne sachant que devenir, il remonte machinalement dans le yswoschtschiki. Son conducteur ne le voit pas plutôt disposé à partir, qu’il met ses chevaux au galop, et le ramène comme par inspiration à l’auberge où il l’avait pris. Le payement de la voiture acheva d’épuiser sa bourse, et il entra dans la maison sans savoir comment il en sortirait le lendemain.

À peine avait-il fait quelques pas dans la cour, qu’il vit accourir l’hôte, bon Allemand à ventre rebondi, à face rubiconde, qui, dans un jargon presque inintelligible, protestait de son innocence, de sa probité, de son honneur, et qui termina cette apologie inattendue en plaçant sur les épaules de notre voyageur une assez belle selle en velours qu’il tenait dans ses mains. Ce dernier argument dut lui paraître sans réplique, car il se tut soudain ; on vit sa physionomie s’épanouir, et les yeux fixés sur M. de Saint-Pierre, il resta dans une espèce d’admiration de lui-même. Surpris de cette étrange réception, M. de Saint-Pierre prend froidement la selle, la remet entre les mains de l’hôte, et entre en explication. Enfin, après quelques discours, dont il parvint à saisir une ou deux phrases, il crut deviner que cette selle avait été oubliée par le jeune Barasdine, et qu’on le prenait pour un domestique de cet officier. Loin de se lâcher de ce quiproquo, l’idée lui vint d’en profiler pour passer la nuit dans cette auberge sans être obligé de payer son gîte. Il fit donc entendre à l’hôte qu’il était étranger, que la nuit était avancée, et que son intention était de ne repartir que le lendemain. L’hôte le comprit fort bien, car il ouvrit aussitôt une salle chauffée par un vaste poêle, et l’invita galamment à s’étendre sur une banquette, à la manière des Russes. La selle lui servit d’oreiller, et sans plus s’inquiéter des soucis du lendemain, il s’endormit bientôt du plus profond sommeil.

Le jour commençait à peine à paraître, lorsque Barasdine entra dans la chambre où le pauvre voyageur dormait encore. Il ne fut pas peu surpris de le retrouver là, mollement couché sur une planche et la tête posée sur la selle qu’il venait réclamer. Son exclamation éveilla M. de Saint-Pierre, qui, quoique un peu étourdi de cette brusque apparition, se mit à raconter de la façon la plus comique sa mésaventure de la veille. Ce récit les mit en gaieté ; ils résolurent de passer la matinée ensemble, et, pour la bien commencer, Barasdine fit apporter un déjeuner auquel ils s’empressèrent de faire honneur en philosophes dont le chagrin ne saurait troubler l’appétit. Au dessert, Barasdine voulut voir les lettres de recommandation de son ami. Dans le nombre, il en aperçut une adressée au général du Bosquet ; elle était entièrement de la main du maréchal de Munnich. Barasdine s’en saisit avec vivacité, et dit: « Celle-ci ne sera pas inutile ; le général est Français, et il n’a point oublié sa patrie ; les accents de votre voix suffiront seuls pour le bien disposer. Il faut nous rendre de suite à son hôtel, car je pense que vous n’avez pas de temps à perdre, et le général n’en perdra point dès qu’il saura qu’il peut vous obliger. »

Ils trouvèrent le général du Bosquet enveloppé dans une robe de chambre à fleurs, coiffé d’un bonnet de coton, et fumant sa pipe en se promenant à grands pas. Son air brusque, ses traits courts et ramassés, la rudesse de ses mouvements produisaient au premier abord une impression désagréable ; mais, à mesure qu’il parlait, sa figure prenait une teinte plus douce ; elle semblait s’embellir de je ne sais quoi d’aimable et de bienveillant, et l’on voyait peu à peu cette physionomie sombre s’éclairer, si l’on peut s’exprimer ainsi, d’un sourire de bonté qui attirait à lui.

À peine eut-il appris que M. de Saint-Pierre était Français, que, perdant sa gravité, il se livra sans réserve au plaisir de voir un compatriote et de l’entendre parler de la patrie. Cette conversation, qu’il se plut à prolonger, lui fit aimer de suite notre jeune voyageur, qui ne le quitta pas sans avoir la promesse d’une sous-lieutenance dans le corps du génie. Cinq jours après il reçut son brevet, et le retour inopiné de M. Lemaignan acheva de le tirer d’embarras. Ce brave homme lui offrit non-seulement sa maison, mais, sur la recommandation de Duval, il lui avança tout l’argent qui fut nécessaire pour son équipement. Ainsi, tout allait au gré de ses désirs, et sans doute, lorsqu’il jetait ses regards sur le passé, il était bien excusable de se livrer à quelques illusions pour l’avenir. À peine quatre mois s’étaient écoulés depuis son départ: inconnu, sans argent, sans amis, sans protection, il avait traversé la France, la Hollande, l’Allemagne, la Prusse, la Russie, et tout à coup il se trouvait établi à Moscou, ayant un état, des amis, du crédit et un protecteur. Il dut sentir alors la vérité de cette pensée qu’il développa si bien dans la suite: Où le secours humain fait défaut, Dieu produit le sien.

Jeune encore, il ne fut pas insensible à l’élégance de son nouveau costume. Un habit écarlate à revers noirs, un gilet ventre de biche, des bas de soie blancs, un beau plumet, une brillante épée, tel était à cette époque l’uniforme des ingénieurs russes. Barasdine fut si charmé de la tournure de son ami, qu’il voulut aussitôt le présenter à son oncle M. de Villebois, grand maître de l’artillerie. M. de Villebois était né Français, et ne démentait pas cette noble origine. Des manières pleines de dignité, une physionomie froide mais imposante, l’air supérieur que donne l’habitude du commandement n’ôtaient rien à la cordialité de son accueil, et semblaient même donner du prix à la manière flatteuse dont il savait encourager le mérite. Il devina celui de M. de Saint-Pierre ; et, dès sa troisième visite, il l’admit dans sa familiarité, le pria d’accepter sa table, et, suivant la courtoisie des grands seigneurs russes, ne l’appela plus que son cousin. Il avait beaucoup vu, il racontait bien, et M. de Saint-Pierre écoutait à merveille. À cette époque l’impératrice Catherine était le sujet de toutes les conversations. On ne parlait que de son génie, de ses projets, de son ambition ; on se taisait sur ses vertus. L’imagination de notre jeune législateur s’enflammait à tous ces récits ; il brûlait de voir cette femme extraordinaire, et cependant il ne voulait ni l’adorer en esclave, ni marcher à ses côtés comme un instrument de ses plaisirs ou de ses volontés. S’il flatte l’ambition d’une femme, c’est pour la faire servir au plus noble projet qu’un mortel puisse concevoir: il vient lui demander, non des faveurs pour lui, mais de la gloire pour elle. Assise sur un des premiers trônes du monde, que ferait-elle des louanges d’une troupe d’esclaves ? Les hommages d’un peuple chargé de chaînes ne sont que des marques d’ignorance et d’avilissement ; mais les bénédictions d’un peuple libre sont des témoignages d’intelligence et de vertu ; l’univers y applaudit, et la postérité les entend.

M. de Villebois, ravi de l’enthousiasme de son protégé dont il ignorait cependant les brillantes rêveries, résolut de satisfaire ses désirs en le présentant à Catherine. Un motif secret semblait d’ailleurs le guider dans cette circonstance, et tout doit faire présumer qu’il avait conçu le dessein de renverser le pouvoir d’Orlof par celui d’un nouveau favori, et de s’emparer ainsi de la volonté de sa souveraine. Ce fut un soir, en sortant de table, qu’il annonça à M. de Saint-Pierre le bonheur dont il devait jouir le lendemain. Cette nouvelle pensa tourner la tête de notre philosophe. Pressé de se préparer, il s’échappe à la hâte du salon de M. de Villebois, court s’enfermer dans sa chambre, recommence vingt fois son mémoire, le lit, le relit, le déclame, ouvre son Plutarque, y cherche des souvenirs et des inspirations, et prépare un beau discours sur le bonheur des rois qui font des républiques. La nuit s’écoule ainsi dans les agitations et le délire de la fièvre. Vers le matin, il commence sa toilette, qu’il interrompt à chaque minute pour corriger une ligne, modifier une expression, ajouter une idée qui doit assurer le succès de son entreprise. Mais quelle était donc cette entreprise qui le faisait courir aux extrémités du monde ? quelles étaient ces spéculations séduisantes qui, au milieu des glaces du Nord, avaient eu le pouvoir de lui faire oublier jusqu’à sa patrie ? Près des rives orientales de la mer Caspienne, entre les Indes et l’empire de Russie, il existe, sous le plus beau ciel de l’univers, une heureuse contrée où la nature prodigue tous les biens. Les Tartares l’ont habitée ; ils en ont fait un désert. C’est là que, sous le titre modeste de Compagnie, notre jeune législateur prétend fonder une république. L’impératrice de Russie, éclairée sur ses propres intérêts, protégera un établissement qui doit mettre dans ses mains les richesses de l’Inde et le commerce du monde. Cette république sera ouverte aux malheureux de toutes les nations ; il suffira d’être pauvre ou persécuté pour y trouver un asile. Les Tartares eux-mêmes s’adouciront pour entrer dans cette grande confédération de l’infortune. La bonne foi, la liberté, la justice seront, avec la loi, les seules puissances régnantes. Enfin, le code de cette nouvelle Atlantide s’exprimera en termes clairs et précis. Comme celui de Guillaume Penn, il dira à tous ceux qui gémissent sur la terre: « Venez dans notre fertile contrée ; celui qui y plantera un arbre en recueillera le fruit. » M. de Saint-Pierre se proposait surtout d’imiter ce législateur dans sa confiance en Dieu, la plus grande, à notre avis, qu’aucun fondateur de république ait jamais eue, puisqu’il osa établir une société d’hommes riches et sans armes, et que, par un miracle de la Providence, cette société n’a pas cessé de fleurir au milieu des Sauvages et des Européens. Tels étaient les nobles projets dont le jeune voyageur venait, avec la foi la plus vive, faire hommage à la grande Catherine ; et c’est riche de ces brillantes illusions qu’il était arrivé aux portes de Moscou ayant dépensé son dernier écu.

Enfin l’heure de l’audience approche ; le mémoire est achevé, il le relit encore, court chez M. de Villebois, monte en voiture avec lui, et se voit bientôt dans une galerie magnifique, au milieu des plus grands seigneurs de la cour. Tous affectaient les manières et la politesse françaises. À l’air de franchise et de contentement qui brillait sur leur visage, on eût dit une réunion d’heureux. Chacun s’empressait de paraître ce qu’il n’était pas, de dire ce qu’il ne pensait pas, d’écouter ce qu’il ne croyait pas. Ne pas tromper, c’eût été manquer à l’usage. Il y avait là un échange de félonie dont personne n’était dupe, et dont cependant tout le monde paraissait satisfait. Les rubans, l’or, l’argent, les pierreries éblouissaient les yeux. À l’aspect de cette foule bigarrée, M. de Saint-Pierre perd tout à coup son assurance. Il s’étonne d’avoir pu concevoir la pensée d’apporter un projet de liberté au milieu de tant d’esclaves. Entendront-ils le langage de la vérité, ceux qui ne se plaisent que dans le mensonge ? Voudront-ils protéger des hommes libres, ceux qui ne doivent leurs titres, leurs richesses qu’au joug qu’ils font peser sur de misérables serfs ? Affligé, presque effrayé de ces réflexions, saisi d’une timidité qu’il ne pouvait plus combattre, l’idée lui vient de s’enfuir ; et peut-être allait-il céder au sentiment qui l’oppressait, lorsque les portes de la galerie s’ouvrirent avec fracas: alors tout fut immobile et silencieux, il ne vit plus que l’impératrice. Elle s’avançait seule ; son port était noble, son air doux et sérieux, sa démarche facile ; tout en elle éloignait la crainte, inspirait le respect. Elle s’arrête pour écouter le grand maître. Tandis qu’il parle, les yeux de Catherine se fixent sur notre jeune législateur, qui s’avance à un signe de M. de Villebois, et qui, selon l’usage, met un genou en terre pour baiser la main que lui présentait l’impératrice. Après cette cérémonie, elle lui adressa plusieurs questions sur la France ; il fut heureux dans ses réponses, et un souris charmant lui annonça qu’il pouvait se rassurer. Enfin elle lui dit, avec un grand air de bonté, qu’elle le voyait avec plaisir à son service, et qu’elle le priait d’apprendre le russe ; puis saluant M. de Villebois, elle jeta sur son protégé le regard le plus gracieux, et continua de marcher avec les seigneurs qui l’environnaient. La rapidité de cette scène avait déconcerté les projets de M. de Saint-Pierre ; son discours était resté sur le bord de ses lèvres et son mémoire dans sa poche. Lui, qui était venu pour dire la vérité, n’avait pu trouver que des flatteries. Par quel prestige avait-il donc cédé si vite à l’influence de la cour ? Pourquoi n’avait-il pu vaincre une faiblesse dont il rougissait ? Hélas ! il voyait trop que sa république venait de s’évanouir, et qu’en tenant le langage d’un courtisan il s’était replongé dans la foule.

Dès que l’impératrice se fut retirée, les courtisans environnèrent M. de Villebois, en le félicitant des succès de son jeune cousin, qui devint aussitôt l’objet de l’attention générale. On lui prodiguait les offres de services, on l’accablait de compliments, de protestations, de flatteries ; le comte Orlof lui-même s’avança pour l’engager à déjeuner, et le baron de Breteuil, alors ambassadeur de France, le gronda familièrement d’avoir négligé ses compatriotes. Étourdi, et comme un homme enivré, notre pauvre sous-lieutenant ne pouvait deviner ce qui l’avait rendu si vite un personnage si important. Il s’approcha de Barasdine, qui, témoin de cette scène, le félicitait de loin et semblait assister à son triomphe. Dès qu’ils furent seuls, Barasdine lui expliqua l’empressement d’une cour toujours prête à se prosterner devant les idoles passagères de la fortune. « On croit, lui dit-il, que le grand maître a jeté les yeux sur vous pour ébranler le pouvoir d’Orlof et ressaisir la faveur dont il a connu l’espérance ; on ajoute que l’impératrice, en s’éloignant, a loué votre figure.

IV §

L’impératrice, instruite des dettes qu’il avait contractées à Moscou, lui fit présent de deux cents louis et lui accorda le grade de capitaine du génie militaire à son service. Il revint avec plus d’égards à Pétersbourg. Il partit de là pour un voyage en Finlande. Il en fit de touchantes descriptions ; la solitude des lieux donnent le champ libre à son imagination romanesque. On voit que c’est là qu’il conçut le plan de son immortel ouvrage, Paul et Virginie. Le général du Bosquet, dont il était aide de camp, le conduisit en Pologne. Son cœur s’ouvrit à Varsovie, où il fut aimé d’une princesse polonaise. Ses amours et ses aventures tiennent plus du roman que de l’histoire. On voit qu’il joue avec le sentiment plus qu’il ne l’éprouve. À la fin, la princesse l’abandonne ; il part désespéré pour l’Autriche. M. d’Hémine, ministre de France, lui prête deux mille francs pour revenir à Paris. Une autre aventure amoureuse l’attache à Dresde, il se croit l’objet de la passion d’une des maîtresses du comte de Brelh, ministre tout-puissant et voluptueux du roi de Saxe. Bientôt heureux, puis trahi, il passe à Berlin ; il y voit le roi, qui lui propose un emploi dans le génie militaire ; il lui refuse dans son armée un grade plus actif. Il revient à Paris et va au Havre pour rejoindre sa famille.

Elle était dissoute. La vieille maison ne renfermait que sa mémoire.

C’était lui qui n’était plus le même, dit-il, et il s’affligeait de trouver tout changé. Il arrive dans la vie ce qui arrive sur un fleuve pendant qu’il vous entraîne: vous croyez que tout ce qui est autour de vous chemine, et que seul vous restez immobile. À peine eut-il quitté la voiture publique, que ses pas se dirigèrent vers la rue qu’avait habitée son père. Il la parcourait avec une tendre inquiétude, cherchant en vain à ressaisir les traits des gens du voisinage: il ne reconnaissait personne, personne ne le reconnaissait. Le cœur serré de son isolement dans le lieu même de sa naissance, il reprenait tristement le chemin de son auberge, lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur une vieille femme qui filait devant la porte de sa maison. Ses traits, effacés par l’âge, lui rappelèrent cependant ceux de Marie Talbot, de cette bonne fille qui avait pris soin de son enfance. Frappé de cette ressemblance, il s’approche pour lui adresser la parole ; mais à peine a-t-elle entendu le son de sa voix, qu’elle le regarde et s’écrie avec un accent de surprise et de tendresse que rien ne peut rendre: « Ah ! mon maître, est-ce bien vous que je revois ? » Et avec une vivacité inouïe à son âge, elle jette sa quenouille, renverse son rouet et se précipite dans ses bras. M. de Saint-Pierre l’embrasse, la presse contre son cœur, et croit un moment avoir retrouvé, avec cette bonne vieille, toutes les joies de son enfance. Mais que cet éclair de bonheur fut rapide ! La pauvre Marie, devenue plus tranquille, lui disait tristement: « Ah ! monsieur Henri, les temps sont bien changés ! Votre père est mort ! vos frères sont allés aux Indes ! Je suis seule, seule ici ! — Et ma sœur, dit M. de Saint-Pierre avec anxiété, vous a-t-elle aussi abandonnée ? — Votre sœur a quitté la ville pour se retirer à Honfleur, dans un couvent sur les bords de la mer. Cela est triste, car elle est si jolie et si bonne ! Mais est-il bien vrai, monsieur, que je vous revois ? Vous avez été si loin ! comment avez-vous pu revenir ? On disait que vous étiez au service d’une impératrice, que le roi de Prusse vous menait à la guerre, que vous aviez fait fortune, et cela je l’ai toujours prédit, car vous aimiez tant les gros livres ! Cependant, chaque jour, je priais Dieu pour vous, et je lui demandais de vous revoir avant de mourir. — Bonne Marie, je n’ai pas fait fortune, mais j’ai toujours eu le désir de vous faire du bien. — Oh ! je n’ai besoin de rien, Dieu merci ! Le bon Dieu ne m’a jamais abandonnée, et je ne suis pas si pauvre que je ne puisse aujourd’hui vous offrir à dîner. » Puis, de ses mains laborieuses et tremblantes, elle prit le bras de son jeune maître et dit, en le guidant vers la maison: « Ici, il n’y a plus que moi pour vous recevoir ! Pourquoi avons-nous perdu votre bonne mère ? c’était à elle de vivre, et à moi de mourir ; elle eût été si heureuse de revoir son fils ! mais Dieu l’a rappelée, il faut que sa volonté soit faite. » En disant ces mots, elle ouvrit la porte de sa pauvre demeure. Un lit de paille, une table, un vieux coffre et deux mauvaises chaises composaient tout son ameublement ; il y régnait cependant un air de propreté qui écartait l’idée de la misère. M. de Saint-Pierre y entra avec un sentiment de joie et de respect que son cœur n’avait point encore éprouvé. Sa vieille bonne le fit asseoir, et, nouvelle Baucis, elle s’empressa de ranimer le feu et de couvrir sa table d’un linge blanc, mais un peu usé:

« Il ne servait pourtant qu’aux fêtes solennelles ! »

On eût dit, à son zèle, à son activité, qu’elle avait recouvré sa jeunesse ; et M. de Saint-Pierre croyait encore la voir aller et venir dans la maison de son père. Cette petite scène lui rappela les jours de son enfance. Cependant la pauvreté de cette bonne vieille l’affligeait, et il se mit à la questionner pour savoir comment elle se trouvait dans un pareil délaissement. « Oh ! ce n’est pas la faute de monsieur votre père, dit-elle ; il voulait que je restasse à la maison, mais je ne pouvais m’y résoudre à cause de sa nouvelle femme: ça me faisait trop mal de la voir à toutes les places où j’avais vu ma pauvre maîtresse. Un jour, je demandai mon compte, et je vins ici. Voilà que, dans les commencements, j’étais si triste que je ne pouvais me tenir au travail ; je passais et repassais tout le jour devant la maison, comme si les pierres avaient pu me parler. Le reste du temps je ne faisais que pleurer ; j’en avais presque perdu les yeux ; mais maintenant, grâce à Dieu, je ne pleure plus… » Et en prononçant ces mots, elle essuyait, avec le coin d’un tablier de serpillière, de grosses larmes qu’elle ne pouvait retenir. Pendant qu’elle parlait ainsi, M. de Saint-Pierre avait bien de la peine à lui cacher les siennes ; il admirait comment la seule confiance en Dieu empêchait cette bonne vieille de sentir son malheur, et il l’entendait avec surprise, du sein de la plus profonde misère, remercier la Providence de ses bienfaits. Un spectacle aussi touchant ne fut pas perdu pour notre voyageur. « C’est une pauvre fille, disait-il souvent, qui m’a éclairé sur les voies de la Providence: elle avait mis en Dieu la même confiance que j’avais mis dans les hommes, et jamais je n’ai vu une âme si tranquille dans une situation si malheureuse. Son exemple m’a été plus utile que celui de nos prétendus sages ; et ses paroles, si simples, m’en ont plus appris que tous les livres des philosophes. En effet, les livres des philosophes nous apprennent à braver nos maux, mais non à vivre avec eux ; comme si le destin des êtres les plus heureux de la terre n’était pas toujours de vivre avec la douleur ! »

Après quelques minutes d’entretien, Marie Talbot posa sur la table un morceau de gros pain, une cruche de cidre, une omelette et un peu de fromage. Ensuite elle ouvrit son coffre et en tira un verre ébréché, qu’elle posa doucement auprès de son hôte, en lui disant: « C’est celui de votre mère. » Il le reconnut en effet, et cette vue le remplit d’une telle émotion, qu’il ne pouvait manger et que des larmes involontaires venaient mouiller ses yeux. Alors, voyant que sa bonne se tenait debout pour le servir, il lui dit de se mettre à table à côté de lui ; mais ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à l’y décider. Enfin elle prit une chaise, et ils commencèrent à manger en parlant des temps passés. Peu à peu, leurs idées s’égayèrent ; mille traits charmants revenaient à la mémoire de Marie Talbot ; la vie de son petit Henri était comme une partie de la sienne: elle lui rappelait son admiration pour les hirondelles, sa fuite dans le désert pour se faire ermite ; comment il aimait les livres, comment il les perdait. — « Oui, ma bonne Marie, lui dit M. de Saint-Pierre, je les perdais, et vous m’en achetiez de votre argent, je ne l’ai point oublié. — Dame, monsieur Henri, vous étiez si joli, si caressant, et vous aviez un si bon cœur ! Lorsque je vous menais à l’école, vous n’étiez encore qu’en jaquette, si nous rencontrions un malheureux, vous me disiez: Marie, donne-lui mon déjeuner ; et quand je ne le voulais pas, vous vous fâchiez contre moi. Un jour, vous vous avançâtes d’un air menaçant, et en fermant le poing, contre un charretier qui maltraitait son cheval: c’est que vous alliez l’attaquer tout de bon ! Un autre jour, vous vouliez vous battre avec une troupe d’enfants qui avaient cassé la jambe d’un pauvre chat, et j’eus bien de la peine à les tirer de vos mains. » Ainsi cette bonne fille ramenait insensiblement la pensée de M. de Saint-Pierre vers une époque que le souci de vivre avait presque effacé de sa mémoire, et tous ses souvenirs venant à se réveiller à la fois, il l’accablait de questions sur ses anciens camarades, sur les amis de son père et sur tous ceux qui l’avaient aimé. Les uns avaient quitté le pays, les autres étaient morts, un petit nombre avaient fait fortune ; mais la bonne Marie prétendait que ceux-là étaient devenus si fiers, qu’ils ne parlaient volontiers à personne. Enfin elle lui apprit la mort du frère Paul, cet aimable capucin qui faisait de si jolis contes, et M. de Saint-Pierre donna quelques larmes à sa mémoire. Après tous ces récits, Marie Talbot témoigna le désir d’apprendre à son tour ce que son maître avait fait dans ses voyages. Elle lui demandait si les gens de par-là étaient bons, s’il y faisait froid, si on y buvait du cidre, si le pain y était cher ; et comme si cette dernière question eût fait retomber sa pitié sur elle-même, elle se reprit à pleurer amèrement. Ces pleurs émurent M. de Saint-Pierre jusqu’au fond de l’âme, et lui firent sentir d’une manière bien cruelle la folie de tant de courses inutiles qui l’avaient ramené plus pauvre que jamais sous le toit de la pauvre Marie. Assis à ses côtés, il ne regrettait ni les grandeurs de la Russie ni les délices de la Pologne ; ce qu’il eût voulu ressaisir de lui-même, c’étaient les premières émotions de son enfance et les mouvements si purs d’une âme encore innocente. Au milieu de l’agitation de ces pensées, cédant tout à coup au sentiment qui le pénètre, il embrasse cette brave fille avec une grande effusion de cœur, et prend entre le ciel et lui l’engagement de ne jamais l’abandonner, quelles que fussent d’ailleurs sa position et sa fortune: engagement qu’il remplit avec une exactitude religieuse, dans le temps même où il n’avait d’autre revenu qu’une pension de mille francs ; et pour commencer il tire sa bourse, la verse sur la table et partage sur l’heure avec sa bonne tout ce qu’il possédait. D’abord elle repoussa l’argent: « Je n’ai besoin de rien, disait-elle ; je gagne six sous par jour, et je puis encore faire de petites économies. » M. de Saint-Pierre insista, elle fut obligée de céder ; mais elle reçut l’argent avec indifférence, et l’on voyait que c’était uniquement pour complaire à son maître. Il faut avoir entendu raconter cette scène à M. de Saint-Pierre lui-même, pour se faire une idée de tout ce qu’elle lui fit éprouver. Il en avait retenu jusqu’aux plus petites circonstances, et les expressions si simples de la pauvre Marie ne sortirent jamais de sa mémoire.

Pressé d’embrasser sa sœur, M. de Saint-Pierre s’embarqua pour Honfleur le même soir. Marie l’accompagna jusqu’au rivage, et il la vit longtemps les yeux attachés sur la chaloupe et cherchant par des signes à prolonger leurs adieux. La nuit étant venue, il s’enveloppa de son manteau, et, dans une situation d’âme difficile à comprendre, il ne voyait ni le ciel ni la mer, ni les voyageurs qui allaient et venaient autour de lui. Cependant un bruit formidable vint rompre tout à coup le charme de sa rêverie: il crut un moment que l’abîme s’ouvrait pour engloutir sa frêle embarcation ; mais les matelots paraissaient tranquilles et se contentaient de se ranger à la côte. On était alors près de l’embouchure de la Seine: ayant jeté les yeux sur la vaste étendue de ce fleuve, il vit avec effroi ses eaux couvertes d’écumes se soulever comme une montagne, et remonter vers leur source avec une vitesse que l’œil ne pouvait suivre ; une seconde montagne, plus élevée, plus rapide, suivait en mugissant la première: et ces deux masses effroyables, repoussant le fleuve devant elles, semblaient le rejeter tout entier du sein de la mer. M. de Saint-Pierre a décrit ce phénomène dans le premier livre de l’Arcadie, où il est le sujet d’une fable charmante que les Grecs, comme il le dit lui-même, n’auraient pas désavouée.

Il arriva à Honfleur au milieu du jour, et s’achemina aussitôt vers le couvent de sa sœur, dont on lui montra de loin le clocher gothique, qui s’élevait à mi-côte à l’entrée d’un bois. Quoiqu’il ne fût pas tard, le jour commençait à tomber. Le mois de novembre est, surtout en Normandie, l’époque la plus triste de l’année. L’air y est humide et froid, l’horizon chargé de brouillards ; les ruisseaux ne roulent qu’une eau trouble et jaunâtre, les arbres achèvent de se dépouiller, et l’on entend sans cesse siffler les vents et bruire la mer qui ronge ses rivages. Ces effets de l’automne faisaient une impression d’autant plus profonde sur l’âme de M. de Saint-Pierre, qu’elle était déjà plus vivement ébranlée. Arrivé aux portes du couvent, il s’arrêta avec un saisissement pénible en songeant que cet asile était celui de sa sœur, et qu’après tant d’années d’absence, loin de lui apporter des consolations, il allait peut-être troubler son repos. Il se disait avec amertume: « Pourquoi n’ai-je pas appris à conduire une charrue, à cultiver un champ ? je pourrais dire à ma sœur et à ma vieille bonne ; Venez vivre avec moi, vous partagerez mon sort, vous jouirez de mes travaux. Mais je n’ai rien à leur offrir, et je dois les quitter encore. » En se livrant à ces réflexions, il arrive à la porte du couvent ; mais il était trop tard pour entrer, et tout ce qu’il put obtenir, ce fut de passer la nuit dans la chambre des hôtes. Heureux d’être sous le même toit que sa sœur, il dormit peu, et vingt fois il ouvrit sa fenêtre pour épier les premiers rayons du jour. Enfin, après la prière du matin, il put faire annoncer son arrivée, et bientôt sa sœur fut dans ses bras. La première pensée de cette pauvre demoiselle fut de supplier son frère de ne plus quitter la France, et de lui permettre de vivre auprès de lui. M. de Saint-Pierre, touché de cette marque de tendresse, lui raconta une partie de ses aventures, et promit de tout tenter pour obtenir un emploi dans sa patrie, qui les mît à même de se réunir. En attendant, il céda à sa sœur plusieurs petites rentes sur son patrimoine ; et après une semaine, dont tous les moments lui furent consacrés, il revint tristement chercher fortune à Paris.

V §

Après ce triste retour, il vend ce qui lui revient de l’héritage paternel et sollicite une place dans le génie de la marine. M. de Breteuil lui en accorde une à l’Île de France. Mais le ministre oublie de lui en donner le titre officiel ; il s’embarque et arrive après des tempêtes. Reçu comme un aventurier à cause de l’oubli de M. de Breteuil, il se retire dans une métairie avec un seul nègre pour serviteur. On l’en dépossède au moment où il allait la récolter ; il parcourt l’île entière pour en faire une géographie exacte. Ce voyage, publié à son retour à Paris, eut un certain succès.

Son retour coïncidait avec le commencement de la Révolution française. Elle était alors l’œuvre des philosophes ; il se lie avec eux. Dalembert vend le manuscrit du Voyage à l’Île de France. Il y avait beaucoup d’analogie entre le caractère de ces deux hommes. Le même isolement devait les rapprocher ; ils se rencontrèrent et se lièrent, s’aimèrent et se brouillèrent fréquemment. Mais ils se réconciliaient autant de fois pendant le séjour de Bernardin de Saint-Pierre à Paris.

VI §

Ce fut alors qu’il publia ce poëme de la Providence intitulé les Études de la nature. Un libraire lui prêta 600 francs pour publier ce grand ouvrage. Cela eut un succès vaste, long, sérieux. La religion même sourit à ce livre. Au milieu des attaques qu’elle recevait de toutes parts, il la respecta et la fit aimer. L’exposé des doctrines socialistes et la fureur des révolutions qui allaient éclater ne lui nuisirent pas en cela. On n’y vit que les rêves d’une âme pieuse ; on ne lui demanda pas compte des réalités. Le nom de l’auteur fut inscrit au rang des sages qui adoptaient la maxime du philosophe le Vicaire savoyard, de J. J. Rousseau. Les mères de famille chrétiennes le firent lire à leurs fils ; il fut le pressentiment du petit livre que Bernardin de Saint-Pierre couvait dans son cœur et qui fit enfin éclater son nom: nous voulons parler de Paul et Virginie. Ce poëme suprême et tout philosophique était porté, à son insu, dans le cœur de Bernardin de Saint-Pierre de mer en mer et de climat en climat: le Poëme de la nature.

VII §

Cela commence sans préambule aucun. Une conversation du soir, au coin du feu en automne ; le ton est un peu triste et semble participer seulement de la mélancolie d’un souvenir.

Sur le côté oriental de la montagne qui s’élève derrière le Port-Louis de l’Île de France, on voit, dans un terrain jadis cultivé, les ruines de deux petites cabanes. Elles sont situées presque au milieu d’un bassin, formé par de grands rochers, qui n’a qu’une seule ouverture tournée au nord. On aperçoit à gauche la montagne appelée le Morne-de-la-Découverte, d’où l’on signale les vaisseaux qui abordent dans l’île, et au bas de cette montagne, la ville nommée le Port-Louis ; à droite, le chemin qui mène du Port-Louis au quartier des Pamplemousses ; ensuite l’église de ce nom, qui s’élève, avec ses avenues de bambous, au milieu d’une grande plaine ; et plus loin, une forêt qui s’étend jusqu’aux extrémités de l’île. On distingue devant soi, sur les bords de la mer, la baie du Tombeau ; un peu sur la droite, le cap Malheureux ; et au-delà, la pleine mer, où paraissent à fleur d’eau quelques îlots inhabités, entre autres le Coin-de-Mire, qui ressemble à un bastion au milieu des flots.

À l’entrée de ce bassin, d’où l’on découvre tant d’objets, les échos de la montagne répètent sans cesse le bruit des vents qui agitent les forêts voisines, et le fracas des vagues qui brisent au loin sur les récifs ; mais au pied même des cabanes, on n’entend plus aucun bruit, et on ne voit autour de soi que de grands rochers escarpés comme des murailles. Des bouquets d’arbres croissent à leurs bases, dans leurs fentes, et jusque sur leurs cimes où s’arrêtent les nuages. Les pluies, que leurs pitons attirent, peignent souvent les couleurs de l’arc-en-ciel sur leurs flancs verts et bruns, et entretiennent à leur pied les sources dont se forme la petite rivière des Lataniers. Un grand silence règne dans leur enceinte où tout est paisible, l’air, les eaux et la lumière. À peine l’écho y répète le murmure des palmistes qui croissent sur leurs plateaux élevés, et dont on voit les longues flèches toujours balancées par les vents. Un jour doux éclaire le fond de ce bassin, où le soleil ne luit qu’à midi ; mais dès l’aurore, ses rayons en frappent le couronnement, dont les pics, s’élevant au-dessus des spores de la montagne, paraissent d’or et de pourpre sur l’azur des cieux.

J’aimais à me rendre dans ce lieu, où l’on jouit quelquefois d’une vue immense et d’une solitude profonde. Un jour que j’étais assis au pied de ces cabanes et que j’en considérais les ruines, un homme déjà sur l’âge vint à passer aux environs. Il était, suivant la coutume des anciens habitants, en petite veste et en long caleçon. Il marchait nu-pieds, et s’appuyait sur un bâton de bois d’ébène. Ses cheveux étaient tout blancs, et sa physionomie noble et simple. Je le saluai avec respect. Il me rendit mon salut ; et m’ayant considéré un moment, il s’approcha de moi, et vint se reposer sur le tertre où j’étais assis. Excité par cette marque de confiance, je lui adressai la parole:

« Mon père, lui dis-je, pourriez-vous m’apprendre à qui ont appartenu ces deux cabanes ? »

Il me répondit:

« Mon fils, ces masures et ce terrain inculte étaient habités, il y a environ vingt ans, par deux familles qui y avaient trouvé le bonheur. Leur histoire est touchante ; mais dans cette île, située sur la route des Indes, quel Européen peut s’intéresser au sort de quelques particuliers obscurs ? Qui voudrait même y vivre heureux, mais pauvre et ignoré ? Les hommes ne veulent connaître que l’histoire des grands et des rois, qui ne sert à personne. »

« Mon père, repris-je, il est aisé de juger à votre air et à votre discours que vous avez acquis une grande expérience. Si vous en avez le temps, racontez-moi, je vous prie, ce que vous savez des anciens habitants de ce désert, et croyez que l’homme même le plus dépravé par les préjugés du monde aime à entendre parler du bonheur que donnent la nature et la vertu. »

Alors, comme quelqu’un qui cherche à se rappeler diverses circonstances, après avoir appuyé quelque temps ses mains sur son front, voici ce que ce vieillard me raconta:

« En 1726, un jeune homme de Normandie, appelé M. de la Tour, après avoir sollicité en vain du service en France et des secours dans sa famille, se détermina à venir dans cette île, pour y chercher fortune. Il avait avec lui une jeune femme qu’il aimait beaucoup, et dont il était également aimé. Elle était d’une ancienne et riche maison de sa province ; mais il l’avait épousée en secret et sans dot, parce que les parents de sa femme s’étaient opposés à son mariage, attendu qu’il n’était pas gentilhomme. Il la laissa au Port-Louis de cette île, et il s’embarqua pour Madagascar, dans l’espérance d’y acheter quelques noirs et de revenir promptement ici former une habitation. Il débarqua à Madagascar vers la mauvaise saison, qui commence à la mi-octobre ; et peu de temps après son arrivée il y mourut des fièvres pestilentielles, qui y règnent pendant six mois de l’année, et qui empêcheront toujours les nations européennes d’y faire des établissements fixes. Les secrets qu’il avait emportés avec lui furent dispersés après sa mort, comme il arrive ordinairement à ceux qui meurent hors de leur patrie. Sa femme, restée à l’Île de France, se trouva veuve, enceinte, et n’ayant pour tout bien au monde qu’une négresse, dans un pays où elle n’avait ni crédit ni recommandation. Ne voulant rien solliciter auprès d’aucun homme, après la mort de celui qu’elle avait uniquement aimé, son malheur lui donna du courage. Elle résolut de cultiver avec son esclave un petit coin de terre, afin de se procurer de quoi vivre.

Dans une île presque déserte, dont le terrain était à discrétion, elle ne choisit point les cantons les plus fertiles, ni les plus favorables au commerce ; mais, cherchant quelque gorge de montagne, quelque asile caché, où elle pût vivre seule et inconnue, elle s’achemina de la ville vers ces rochers, pour s’y retirer comme dans un nid. C’est un instinct commun à tous les êtres sensibles et souffrants, de se réfugier dans les lieux les plus sauvages et les plus déserts: comme si des rochers étaient des remparts contre l’infortune, et comme si le calme de la nature pouvait apaiser les troubles malheureux de l’âme. Mais la Providence, qui vient à notre secours lorsque nous ne voulons que les biens nécessaires, en réservait un à madame de la Tour, que ne donnent ni les richesses ni la grandeur ; c’était une amie.

Dans ce lieu, depuis un an, demeurait une femme vive, bonne et sensible ; elle s’appelait Marguerite. Elle était née en Bretagne, d’une simple famille de paysans, dont elle était chérie, et qui l’aurait rendue heureuse, si elle n’avait eu la faiblesse d’ajouter foi à l’amour d’un gentilhomme de son voisinage, qui lui avait promis de l’épouser. Mais celui-ci, ayant satisfait sa passion, s’éloigna d’elle et refusa même de lui assurer une subsistance pour un enfant dont il l’avait laissée enceinte. Elle s’était déterminée alors à quitter pour toujours le village où elle était née, et à aller cacher sa faute aux colonies, loin de son pays où elle avait perdu la seule dot d’une fille pauvre et honnête, la réputation. Un vieux noir, qu’elle avait acquis de quelques deniers empruntés, cultivait avec elle un petit coin de ce canton.

Madame de la Tour, suivie de sa négresse, trouva dans ce lieu Marguerite qui allaitait son enfant. Elle fut charmée de rencontrer une femme dans une position qu’elle jugea semblable à la sienne. Elle lui parla, en peu de mots, de sa condition passée et de ses besoins présents. Marguerite, au récit de madame de la Tour, fut émue de pitié ; et, voulant mériter sa confiance plutôt que son estime, elle lui avoua, sans lui rien déguiser, l’imprudence dont elle s’était rendue coupable. « Pour moi, dit-elle, j’ai mérité mon sort ; mais vous, madame… vous, sage et malheureuse ! » Et elle lui offrit en pleurant sa cabane et son amitié. Madame de la Tour, touchée d’un accueil si tendre, lui dit en la serrant dans ses bras: « Ah ! Dieu veut finir mes peines, puisqu’il vous inspire plus de bonté envers moi, qui vous suis étrangère, que jamais je n’en ai trouvé dans mes parents. »

Je connaissais Marguerite, et, quoique je demeure à une lieue et demie d’ici, dans les bois, derrière la Montagne-Longue, je me regardais comme son voisin. Dans les villes d’Europe, une rue, un simple mur, empêchent les membres d’une même famille de se réunir pendant des années entières ; mais dans les colonies nouvelles, on considère comme ses voisins ceux dont on n’est séparé que par des bois et des montagnes. Dans ce temps-là surtout, où cette île faisait peu de commerce aux Indes, le simple voisinage y était un titre d’amitié ; et l’hospitalité envers les étrangers, un devoir et un plaisir. Lorsque j’appris que ma voisine avait une compagne, je fus la voir, pour tâcher d’être utile à l’une et à l’autre. Je trouvai dans madame de La Tour une personne d’une figure intéressante, pleine de noblesse et de mélancolie. Elle était alors sur le point d’accoucher. Je dis à ces deux dames qu’il convenait, pour l’intérêt de leurs enfants, et surtout pour empêcher l’établissement de quelque autre habitant, de partager entre elles le fond de ce bassin, qui contient environ vingt arpents. Elles s’en rapportèrent à moi pour ce partage. J’en formai deux portions à peu près égales. L’une renfermait la partie supérieure de cette enceinte, depuis ce piton de rocher couvert de nuages, d’où sort la source de la rivière des Lataniers, jusqu’à cette ouverture escarpée que vous voyez au haut de la montagne, et qu’on appelle l’Embrasure, parce qu’elle ressemble en effet à une embrasure de canon. Le fond de ce sol est si rempli de roches et de ravins, qu’à peine on y peut marcher ; cependant il produit de grands arbres, et il est rempli de fontaines et de petits ruisseaux. Dans l’autre portion, je compris toute la partie intérieure qui s’étend le long de la rivière des Lataniers jusqu’à l’ouverture où nous sommes, d’où cette rivière commence à couler entre deux collines jusqu’à la mer. Vous y voyez quelques lisières de prairies, et un terrain assez uni, mais qui n’est guère meilleur que l’autre ; car, dans la saison des pluies il est marécageux, et dans les sécheresses il est dur comme du plomb ; quand on y veut alors ouvrir une tranchée, on est obligé de le couper avec des haches. Après avoir fait ces deux partages, j’engageai ces deux dames à les tirer au sort. La partie supérieure échut à madame de la Tour, et l’inférieure à Marguerite. L’une et l’autre furent contentes de leur lot ; mais elles me prièrent de ne pas séparer leur demeure, « afin, me dirent-elles, que nous puissions toujours nous voir, nous parler et nous entr’aider. » Il fallait cependant à chacune d’elles une retraite particulière. La case de Marguerite se trouvait au milieu du bassin, précisément sur les limites de son terrain. Je bâtis tout auprès, sur celui de madame de la Tour, une autre case, en sorte que ces deux amies étaient à la fois dans le voisinage l’une de l’autre, et sur la propriété de leurs familles. Moi-même j’ai coupé des palissades dans la montagne ; j’ai apporté des feuilles de latanier des bords de la mer, pour construire ces deux cabanes, où vous ne voyez plus maintenant ni porte ni couverture. Hélas ! il n’en reste encore que trop pour mon souvenir ! Le temps, qui détruit si rapidement les monuments des empires, semble respecter, dans ces déserts, ceux de l’amitié, pour perpétuer mes regrets jusqu’à la fin de ma vie.

À peine la seconde de ces cabanes était achevée, que madame de la Tour accoucha d’une fille. J’avais été le parrain de l’enfant de Marguerite, qui s’appelait Paul. Madame de la Tour me pria aussi de nommer sa fille, conjointement avec son amie. Celle-ci lui donna le nom de Virginie. « Elle sera vertueuse, dit-elle, et elle sera heureuse. Je n’ai connu le malheur qu’en m’écartant de la vertu. »

Lorsque madame de la Tour fut relevée de ses couches, ces deux petites habitations commencèrent à être de quelque rapport, à l’aide des soins que j’y donnais de temps en temps, mais surtout par les travaux assidus de leurs esclaves. Celui de Marguerite, appelé Domingue, était un noir iolof, encore robuste, quoique déjà sur l’âge. Il avait de l’expérience et un bon sens naturel. Il cultivait indifféremment, sur les deux habitations, les terrains qui lui semblaient les plus fertiles, et il y mettait les semences qui leur convenait le mieux. Il semait du petit mil et du maïs dans les endroits médiocres, un peu de froment dans les bonnes terres, du riz dans les fonds marécageux ; et au pied des roches, des giraumons, des courges et des concombres, qui se plaisent à y grimper. Il plantait dans les lieux secs des patates, qui y viennent très-sucrées ; des cotonniers sur les hauteurs, des cannes à sucre dans les terres fortes, des pieds de café sur les collines, où le grain est petit, mais excellent ; le long de la rivière et autour des cases, des bananiers, qui donnent toute l’année de longs régimes de fruits, avec un bel ombrage ; et enfin quelques plantes de tabac, pour charmer ses soucis et ceux de ses bonnes maîtresses. Il allait couper du bois à brûler dans la montagne, et casser des roches çà et là dans les habitations, pour en aplanir les chemins. Il faisait tous ces ouvrages avec intelligence et activité, parce qu’il les faisait avec zèle. Il était fort attaché à Marguerite ; et il ne l’était guère moins à madame de la Tour, dont il avait épousé la négresse, à la naissance de Virginie. Il aimait passionnément sa femme, qui s’appelait Marie. Elle était née à Madagascar, d’où elle avait apporté quelque industrie, surtout celle de faire des paniers et des étoffes appelées pagnes, avec des herbes qui croissent dans les bois. Elle était adroite, propre et très-fidèle. Elle avait soin de préparer à manger, d’élever quelques poules, et d’aller de temps en temps vendre au Port-Louis le superflu de ces deux habitations, qui était bien peu considérable. Si vous y joignez deux chèvres élevées près des enfants, et un gros chien qui veillait la nuit au dehors, vous aurez une idée de tout le revenu et de tout le domestique de ces deux petites métairies.

VIII §

Il n’y a point d’aventures. Le récit simple et naturel coule comme l’haleine attiédie d’un vieillard sur la lèvre. On n’éprouve ni émotion ni surprise. La nature seule parle et agit. Ces descriptions sont les lieux mêmes. Les mots disent les sensations, mais n’exagèrent point ; la nature n’a pas besoin de rhétorique. Écoutez-la:

Les devoirs de la maternité ajoutaient encore au bonheur de leur société. Leur amitié mutuelle redoublait à la vue de leurs enfants, fruits d’un amour également infortuné. Elles prenaient plaisir à les mettre ensemble dans le même bain et à les coucher dans le même berceau. Souvent elles les changeaient de lait: « Mon amie, disait madame de la Tour, chacune de nous aura deux enfants, et chacun de nos enfants aura deux mères. » Comme deux bourgeons qui, restés sur deux arbres de la même espèce dont la tempête a brisé toutes les branches, viennent à produire des fruits plus doux si chacun d’eux, détaché du tronc maternel, est greffé sur le tronc voisin: ainsi ces deux petits enfants, privés de tous leurs parents, se remplissaient de sentiments plus tendres que ceux de fils et de fille, de frère et de sœur, quand ils venaient à être changés de mamelle par les deux amies qui leur avaient donné le jour. Déjà leurs mères parlaient de leur mariage, sur leurs berceaux ; et cette perspective de félicité conjugale, dont elles charmaient leurs propres peines, finissait bien souvent par les faire pleurer: l’une se rappelant que ses maux étaient venus d’avoir négligé l’hymen, et l’autre, d’en avoir subi les lois ; l’une, de s’être élevée au-dessus de sa condition, et l’autre, d’en être descendue: mais elles se consolaient, en pensant qu’un jour leurs enfants, plus heureux, jouiraient à la fois, loin des cruels préjugés de l’Europe, des plaisirs de l’amour et du bonheur de l’égalité.

Rien, en effet, n’était comparable à l’attachement qu’ils se témoignaient déjà. Si Paul venait à se plaindre, on lui montrait Virginie ; à sa vue, il souriait et s’apaisait. Si Virginie souffrait, on en était averti par les cris de Paul ; mais cette aimable fille dissimulait aussitôt son mal, pour qu’il ne souffrît pas de sa douleur. Je n’arrivais point de fois ici que je ne les visse tous deux tout nus, suivant la coutume du pays, pouvant à peine marcher, se tenant ensemble par les mains et sous les bras, comme on représente la constellation des Gémeaux. La nuit même ne pouvait les séparer: elle les surprenait souvent couchés dans le même berceau, joue contre joue, poitrine contre poitrine, les mains passées mutuellement autour de leurs cous, et endormis dans les bras l’un de l’autre.

Lorsqu’ils surent parler, les premiers noms qu’ils apprirent à se donner furent ceux de frère et de sœur. L’enfance, qui connaît des caresses plus tendres, ne connaît point de plus doux noms. Leur éducation ne fit que redoubler leur amitié, en la dirigeant vers leurs besoins réciproques. Bientôt, tout ce qui regarde l’économie, la propreté, le soin de préparer un repas champêtre, fut du ressort de Virginie, et ses travaux étaient toujours suivis des louanges et des baisers de son frère. Pour lui, sans cesse en action, il bêchait le jardin avec Domingue, ou, une petite hache à la main, il le suivait dans les bois ; et si, dans ces courses, une belle fleur, un bon fruit ou un nid d’oiseau se présentaient à lui, eussent-ils été au haut d’un arbre, il l’escaladait pour les apporter à sa sœur.

Quand on en rencontrait un quelque part, on était sûr que l’autre n’était pas loin. Un jour que je descendais du sommet de cette montagne, j’aperçus, à l’extrémité du jardin, Virginie qui accourait vers la maison, la tête couverte de son jupon, quelle avait relevé par derrière pour se mettre à l’abri d’une ondée de pluie. De loin, je la crus seule ; et m’étant avancé vers elle pour l’aider à marcher, je vis qu’elle tenait Paul par le bras, enveloppé presque en entier de la même couverture, riant l’un et l’autre d’être ensemble à l’abri sous un parapluie de leur invention. Ces deux têtes charmantes, renfermées sous ce jupon bouffant, me rappelèrent les enfants de Léda enclos dans la même coquille.

Toute leur étude était de se complaire et de s’entr’aider. Au reste, ils étaient ignorants comme des créoles, et ne savaient ni lire ni écrire. Ils ne s’inquiétaient pas de ce qui s’était passé dans des temps reculés et loin d’eux ; leur curiosité ne s’étendait pas au-delà de cette montagne. Ils croyaient que le monde finissait où finissait leur île, et ils n’imaginaient rien d’aimable où ils n’étaient pas. Leur affection mutuelle et celle de leurs mères occupaient toute l’activité de leurs âmes. Jamais des sciences inutiles n’avaient fait couler leurs larmes ; jamais les leçons d’une triste morale ne les avaient remplis d’ennui. Ils ne savaient pas qu’il ne faut pas dérober, tout chez eux étant commun ; ni être intempérant, ayant à discrétion des mets simples ; ni menteur, n’ayant aucune vérité à dissimuler. On ne les avait jamais effrayés en leur disant que Dieu réserve des punitions terribles aux enfants ingrats: chez eux, l’amitié filiale était née de l’amitié maternelle. On ne leur avait appris de la religion que ce qui la fait aimer ; et s’ils n’offraient pas à l’église de longues prières, partout où ils étaient, dans la maison, dans les champs, dans les bois, ils levaient vers le ciel des mains innocentes et un cœur plein de l’amour de leurs parents.

Ainsi se passa leur première enfance, comme une belle aube qui annonce un plus beau jour. Déjà ils partageaient avec leurs mères tous les soins du ménage. Dès que le chant du coq annonçait le retour de l’aurore, Virginie se levait, allait puiser de l’eau à la source voisine, et rentrait dans la maison pour préparer le déjeuner. Bientôt après, quand le soleil dorait les pitons de cette enceinte, Marguerite et son fils se rendaient chez madame de la Tour: alors ils faisaient tous ensemble une prière, suivie du premier repas ; souvent ils le prenaient devant la porte, assis sur l’herbe sous un berceau de bananiers, qui leur fournissait à la fois des mets tout préparés dans leurs fruits substantiels et du linge de table dans leurs feuilles larges, longues et lustrées. Une nourriture saine et abondante développait rapidement les corps de ces deux jeunes gens, et une éducation douce peignait dans leur physionomie la pureté et le contentement de leur âme. Virginie n’avait que douze ans: déjà sa taille était plus qu’à demi formée ; de grands cheveux blonds ombrageaient sa tête ; ses yeux bleus et ses lèvres de corail brillaient du plus tendre éclat sur la fraîcheur de son visage: ils souriaient toujours de concert quand elle parlait ; mais quand elle gardait le silence, leur obliquité naturelle vers le ciel leur donnait une expression d’une sensibilité extrême, et même celle d’une légère mélancolie. Pour Paul, on voyait déjà se développer en lui le caractère d’un homme au milieu des grâces de l’adolescence. Sa taille était plus élevée que celle de Virginie, son teint plus rembruni, son nez plus aquilin, et ses yeux, qui étaient noirs, auraient eu un peu de fierté, si les longs cils qui rayonnaient autour comme des pinceaux ne leur avaient donné la plus grande douceur. Quoiqu’il fût toujours en mouvement, dès que sa sœur paraissait, il devenait tranquille et allait s’asseoir auprès d’elle: souvent leur repas se passait sans qu’ils se dissent un mot. À leur silence, à la naïveté de leurs attitudes, à la beauté de leurs pieds nus, on eût cru voir un groupe antique de marbre blanc, représentant quelques-uns des enfants de Niobé. Mais à leurs regards qui cherchaient à se rencontrer, à leurs sourires rendus par de plus doux sourires, on les eût pris pour ces enfants du ciel, pour ces esprits bienheureux dont la nature est de s’aimer, et qui n’ont pas besoin de rendre le sentiment par des pensées et l’amitié par des paroles.

Cependant, madame de la Tour, voyant sa fille se développer avec tant de charmes, sentait augmenter son inquiétude avec sa tendresse. Elle me disait quelquefois: « Si je venais à mourir, que deviendrait Virginie sans fortune ? »

Elle avait en France une tante, fille de qualité, riche, vieille et dévote, qui lui avait refusé si durement des secours lorsqu’elle se fut mariée à M. de la Tour, qu’elle s’était bien promis de n’avoir jamais recours à elle, à quelque extrémité qu’elle fût réduite.

IX §

M. de la Bourdonnais, gouverneur de l’île, vient un jour visiter madame de la Tour ; il lui fait de graves reproches d’avoir abandonné sa famille riche en France. Les enfants se révoltent contre ces reproches.

Le bon naturel de ces enfants se développait de jour en jour. Un dimanche, au lever de l’aurore, leurs mères étant allées à la première messe à l’église des Pamplemousses, une négresse marronne se présenta sous les bananiers qui entouraient leur habitation. Elle était décharnée comme un squelette, et n’avait pour vêtement qu’un lambeau de serpillière autour des reins. Elle se jeta aux pieds de Virginie, qui préparait le déjeuner de la famille, et lui dit: « Ma jeune demoiselle, ayez pitié d’une pauvre esclave fugitive ; il y a un mois que j’erre dans ces montagnes, demi-morte de faim, souvent poursuivie par des chasseurs et par leurs chiens. Je fuis mon maître, qui est un riche habitant de la Rivière-Noire: il m’a traitée comme vous le voyez. » En même temps, elle lui montra son corps sillonné de cicatrices profondes, par les coups de fouet qu’elle en avait reçus. Elle ajouta: « Je voulais aller me noyer ; mais sachant que vous demeuriez ici, j’ai dit: Puisqu’il y a encore de bons blancs dans ce pays, il ne faut pas encore mourir. » Virginie, tout émue, lui répondit: « Rassurez-vous, infortunée créature ! Mangez, mangez » ; et elle lui donna le déjeuner de la maison, qu’elle avait apprêté. L’esclave, en peu de moments, le dévora tout entier. Virginie, la voyant rassasiée, lui dit: « Pauvre misérable ! j’ai envie d’aller demander grâce à votre maître ; en vous voyant, il sera touché de pitié. Voulez-vous me conduire chez lui ? — Ange de Dieu, repartit la négresse, je vous suivrai partout où vous voudrez. » Virginie appela son frère, et le pria de l’accompagner. L’esclave marronne les conduisit par des sentiers, au milieu des bois, à travers de hautes montagnes qu’ils grimpèrent avec bien de la peine, et de larges rivières qu’ils passèrent à gué. Enfin, vers le milieu du jour, ils arrivèrent au bas d’un morne, sur les bords de la Rivière-Noire. Ils aperçurent là une maison bien bâtie, des plantations considérables, et un grand nombre d’esclaves occupés à toutes sortes de travaux. Leur maître se promenait au milieu d’eux, une pipe à la bouche et un rotin à la main. C’était un grand homme sec, olivâtre, aux yeux enfoncés, et aux sourcils noirs et joints. Virginie, tout émue, tenant Paul par le bras, s’approcha de l’habitant, et le pria, pour l’amour de Dieu, de pardonner à son esclave, qui était à quelques pas de là derrière eux. D’abord l’habitant ne fit pas grand compte de ces deux enfants pauvrement vêtus ; mais quand il eut remarqué la taille élégante de Virginie, sa belle tête blonde sous une capote bleue, et qu’il eut entendu le doux son de sa voix, qui tremblait, ainsi que tout son corps, en lui demandant grâce, il ôta sa pipe de sa bouche, et levant son rotin vers le ciel, il jura, par un affreux serment, qu’il pardonnait à son esclave, non pas pour l’amour de Dieu, mais pour l’amour d’elle. Virginie aussitôt fit signe à l’esclave de s’avancer vers son maître ; puis elle s’enfuit, et Paul courut après elle.

Ils remontèrent ensemble le revers du morne par où ils étaient descendus ; et parvenus au sommet, ils s’assirent sous un arbre, accablés de lassitude, de faim et de soif. Ils avaient fait à jeun plus de cinq lieues depuis le lever du soleil. Paul dit à Virginie: « Ma sœur, il est plus de midi ; tu as faim et soif ; nous ne trouverons point ici à dîner ; redescendons le morne, et allons demander à manger au maître de l’esclave. — Oh ! non, mon ami, reprit Virginie, il m’a fait trop de peur. Souviens-toi de ce que dit quelquefois maman: Le pain du méchant remplit la bouche de gravier. — Comment ferons-nous donc ? dit Paul ; ces arbres ne produisent que de mauvais fruits ; il n’y a pas seulement ici un tamarin ou un citron pour te rafraîchir. — Dieu aura pitié de nous, reprit Virginie ; il exauce la voix des petits oiseaux qui lui demandent de la nourriture. » À peine avait-elle dit ces mots, qu’ils entendirent le bruit d’une source qui tombait d’un rocher voisin. Ils y coururent ; et après s’être désaltérés avec ses eaux plus claires que le cristal, ils cueillirent et mangèrent un peu de cresson qui croissait sur ses bords. Comme ils regardaient de côté et d’autre s’ils ne trouveraient pas quelque nourriture plus solide, Virginie aperçut, parmi les arbres de la forêt, un jeune palmiste. Le chou que la cime de cet arbre renferme au milieu de ses feuilles est un fort bon manger ; mais quoique sa tige ne fût pas plus grosse que la jambe, elle avait plus de soixante pieds de hauteur. À la vérité, le bois de cet arbre n’est formé que d’un paquet de filaments ; mais son aubier est si dur, qu’il fait rebrousser les meilleures haches, et Paul n’avait pas même un couteau. L’idée lui vint de mettre le feu au pied de ce palmiste. Autre embarras: il n’avait point de briquet ; et d’ailleurs, dans cette île si couverte de rochers, je ne crois pas qu’on puisse trouver une seule pierre à fusil. La nécessité donne de l’industrie, et souvent les inventions les plus utiles ont été dues aux hommes les plus misérables. Paul résolut d’allumer du feu à la manière des noirs. Avec l’angle d’une pierre, il fit un petit trou sur une branche d’arbre bien sèche, qu’il assujettit sous ses pieds ; puis, avec le tranchant de cette pierre, il fit une pointe à un autre morceau de branche également sèche, mais d’une espèce de bois différente. Il posa ensuite ce morceau de bois pointu dans le petit trou de la branche qui était sous ses pieds, et le faisant rouler rapidement entre ses mains comme on roule un moulinet dont on veut faire mousser le chocolat, en peu de moments il vit sortir du point de contact de la fumée et des étincelles. Il ramassa des herbes sèches et d’autres branches d’arbres, et mit le feu au pied du palmiste, qui, bientôt après, tomba avec un grand fracas. Le feu lui servit encore à dépouiller le chou de l’enveloppe de ses longues feuilles ligneuses et piquantes. Virginie et lui mangèrent une partie de ce chou crue, et l’autre cuite sous la cendre, et ils les trouvèrent également savoureuses. Ils firent ce repas frugal, remplis de joie par le souvenir de la bonne action qu’ils avaient faite le matin, mais cette joie était troublée par l’inquiétude où ils se doutaient bien que leur longue absence de la maison jetterait leurs mères. Virginie revenait souvent sur cet objet. Cependant, Paul, qui sentait ses forces rétablies, l’assura qu’ils ne tarderaient pas à tranquilliser leurs parents.

Après le dîner, ils se trouvèrent bien embarrassés ; car ils n’avaient plus de guide pour les reconduire chez eux. Paul, qui ne s’étonnait de rien, dit à Virginie: « Notre case est vers le soleil du milieu du jour ; il faut que nous passions, comme ce matin, par-dessus cette montagne que tu vois là-bas avec ses trois pitons. Allons, marchons, mon amie. » Cette montagne était celle des Trois-Mamelles, ainsi nommée parce que ses trois pitons en ont la forme. Ils descendirent donc le morne de la Rivière-Noire du côté du nord, et arrivèrent, après une heure de marche sur les bords d’une large rivière qui barrait leur chemin. Cette grande partie de l’île, toute couverte de forêts, est si peu connue, même aujourd’hui, que plusieurs de ses rivières et de ses montagnes n’y ont pas encore de nom. La rivière, sur le bord de laquelle ils étaient, coule en bouillonnant sur un lit de roches. Le bruit de ses eaux effraya Virginie ; elle n’osa y mettre les pieds, pour la passer à gué. Paul alors prit Virginie sur son dos, et passa, ainsi chargé, sur les roches glissantes de la rivière, malgré le tumulte de ses eaux. « N’aie pas peur, lui disait-il, je me sens bien fort avec toi. Si l’habitant de la Rivière-Noire t’avait refusé la grâce de son esclave, je me serais battu avec lui. — Comment ! dit Virginie, avec cet homme si grand et si méchant ? À quoi t’ai-je exposé ? Mon Dieu, qu’il est difficile de faire le bien ! Il n’y a que le mal de facile à faire. » Quand Paul fut sur le rivage, il voulut continuer sa route, chargé de sa sœur, et il se flattait de monter ainsi la montagne des Trois-Mamelles, qu’il voyait devant lui à une demi-lieue de là ; mais bientôt les forces lui manquèrent, et il fut obligé de la mettre à terre, et de se reposer auprès d’elle. Virginie lui dit alors: « Mon frère, le jour baisse ; tu as encore des forces ; et les miennes me manquent ; laisse-moi ici ; et retourne seul à notre case pour tranquilliser nos mères. — Oh ! non, dit Paul, je ne te quitterai pas. Si la nuit nous surprend dans ces bois, j’allumerai du feu, j’abattrai un palmiste ; tu en mangeras le chou, et je ferai avec ses feuilles un ajoupa pour te mettre à l’abri. » Cependant Virginie, s’étant un peu reposée, cueillit sur le tronc d’un vieux arbre penché sur le bord de la rivière de longues feuilles de scolopendre qui pendaient de son tronc: elle en fit des espèces de brodequins, dont elle s’entoura les pieds, que les pierres des chemins avaient mis en sang ; car, dans l’empressement d’être utile, elle avait oublié de se chausser. Se sentant soulagée par la fraîcheur de ces feuilles, elle rompit une branche de bambou, et se mit en marche, en s’appuyant d’une main sur ce roseau et de l’autre sur son frère.

Ils cheminaient ainsi doucement à travers les bois ; mais la hauteur des arbres et l’épaisseur de leurs feuillages leur firent bientôt perdre de vue la montagne des Trois-Mamelles, sur laquelle ils se dirigeaient, et même le soleil qui était déjà près de se coucher. Au bout de quelque temps, ils quittèrent, sans s’en apercevoir, le sentier frayé dans lequel ils avaient marché jusqu’alors, et ils se trouvèrent dans un labyrinthe d’arbres, de lianes et de roches, qui n’avait plus d’issue. Paul fit asseoir Virginie, et se mit à courir çà et là, tout hors de lui, pour chercher un chemin hors de ce fourré épais ; mais il se fatigua en vain. Il monta au haut d’un grand arbre, pour découvrir au moins la montagne des Trois-Mamelles ; mais il n’aperçut autour de lui que les cimes des arbres, dont quelques-unes étaient éclairées par les derniers rayons du soleil couchant. Cependant l’ombre des montagnes couvrait déjà les forêts dans les vallées ; le vent se calmait, comme il arrive au coucher du soleil: un profond silence régnait dans ces solitudes, et on n’y entendait d’autre bruit que le bramement des cerfs, qui venaient chercher leurs gîtes dans ces lieux écartés. Paul, dans l’espoir que quelque chasseur pourrait l’entendre, cria alors de toute sa force: « Venez, venez au secours de Virginie. » Mais les seuls échos de la forêt répondirent à sa voix, et répétèrent à plusieurs reprises: Virginie… Virginie…

Paul descendit alors de l’arbre, accablé de fatigue et de chagrin: il chercha les moyens de passer la nuit dans ce lieu ; mais il n’y avait ni fontaine, ni palmiste, ni même de branches de bois sec propres à allumer du feu. Il sentit alors, par son expérience, toute la faiblesse de ses ressources, et il se mit à pleurer. Virginie lui dit: « Ne pleure point, mon ami, si tu ne veux m’accabler de chagrin. C’est moi qui suis la cause de toutes tes peines, et de celles qu’éprouvent maintenant nos mères. Il ne faut rien faire, pas même le bien, sans consulter ses parents. Oh ! j’ai été bien imprudente ! » et elle se prit à verser des larmes. Cependant elle dit à Paul: « Prions Dieu, mon frère, et il aura pitié de nous. » À peine avaient-ils achevé leur prière, qu’ils entendirent un chien aboyer. « C’est, dit Paul, le chien de quelque chasseur, qui vient le soir tuer des cerfs à l’affût. » Peu après, les aboiements du chien redoublèrent. « Il me semble, dit Virginie, que c’est Fidèle, le chien de notre case. Oui, je reconnais sa voix: serions-nous si près d’arriver, et au pied de notre montagne ? » En effet, un moment après, Fidèle était à leurs pieds, aboyant, hurlant, gémissant et les accablant de caresses. Comme ils ne pouvaient revenir de leur surprise, ils aperçurent Domingue qui accourait à eux. À l’arrivée de ce bon noir, qui pleurait de joie, ils se mirent aussi à pleurer, sans pouvoir lui dire un mot. Quand Domingue eut repris ses sens: « Ô mes jeunes maîtres, leur dit-il, que vos mères ont d’inquiétude ! Comme elles ont été étonnées, quand elles ne vous ont plus retrouvés au retour de la messe, où je les accompagnais. Marie, qui travaillait dans un coin de l’habitation, n’a su nous dire où vous étiez allés. J’allais, je venais autour de l’habitation, ne sachant moi-même de quel côté vous chercher. Enfin, j’ai pris vos vieux habits à l’un et à l’autre, je les ai fait flairer à Fidèle ; et sur-le-champ, comme si ce pauvre animal m’eût entendu, il s’est mis à quêter sur vos pas. Il m’a conduit, toujours en remuant la queue, jusqu’à la Rivière-Noire. C’est là où j’ai appris d’un habitant que vous lui aviez ramené une négresse marronne, et qu’il vous avait accordé sa grâce. Mais quelle grâce ! Il me l’a montrée attachée, avec une chaîne au pied, à un billot de bois, et avec un collier de fer à trois crochets autour du cou. De là, Fidèle, toujours quêtant, m’a mené sur le morne de la Rivière-Noire, où il s’est arrêté encore en aboyant de toute sa force. C’était sur le bord d’une source, auprès d’un palmiste abattu, et près d’un feu qui fumait encore ; enfin, il m’a conduit ici. Nous sommes au pied de la montagne des Trois-Mamelles, et il y a encore quatre bonnes lieues jusque chez nous. Allons, mangez et prenez des forces. » Il leur présenta aussitôt un gâteau, des fruits, et une grande calebasse remplie d’une liqueur composée d’eau, de vin, de jus de citron, de sucre et de muscade, que leurs mères avaient préparée pour les fortifier et les rafraîchir. Virginie soupira au souvenir de la pauvre esclave, et des inquiétudes de leurs mères. Elle répéta plusieurs fois: « Oh ! qu’il est difficile de faire le bien ! » Pendant que Paul et elle se rafraîchissaient, Domingue alluma du feu ; et ayant cherché dans les rochers un bois tortu, qu’on appelle bois de ronde, et qui brûle tout vert en jetant une grande flamme, il en fit un flambeau qu’il alluma, car il était déjà nuit. Mais il éprouva un embarras bien plus grand quand il fallut se mettre en route: Paul et Virginie ne pouvaient plus marcher ; leurs pieds étaient enflés et tout rouges. Domingue ne savait s’il devait aller bien loin de là leur chercher du secours, ou passer dans ce lieu la nuit avec eux. « Où est le temps, leur disait-il, où je vous portais tous deux à la fois dans mes bras ? Mais maintenant vous êtes grands, et je suis vieux. » Comme il était dans cette perplexité, une troupe de noirs marrons se fit voir à vingt pas de là. Le chef de cette troupe s’approchant de Paul et de Virginie, leur dit: « Bons petits blancs, n’ayez pas peur ; nous vous avons vus passer ce matin avec une négresse de la Rivière-Noire ; vous alliez demander sa grâce à son mauvais maître. En reconnaissance, nous vous reporterons chez vous sur nos épaules. » Alors il fit un signe, et quatre noirs marrons des plus robustes firent aussitôt un brancard avec des branches d’arbres et des lianes, y placèrent Paul et Virginie, les mirent sur leurs épaules ; et, Domingue marchant devant eux avec son flambeau, ils se mirent en route, aux cris de joie de toute la troupe qui les comblait de bénédictions. Virginie, attendrie, disait à Paul: « Ô mon ami, jamais Dieu ne laisse un bienfait sans récompense. »

Ils arrivèrent vers le milieu de la nuit au pied de leur montagne, dont les croupes étaient éclairées de plusieurs feux. À peine ils la montaient, qu’ils entendirent des voix qui criaient: « Est-ce vous, mes enfants ? » Ils répondirent avec les noirs: « Oui, c’est nous » ; et bientôt ils aperçurent leurs mères et Marie qui venaient au-devant d’eux avec des tisons flambants. « Malheureux enfants, dit Madame de la Tour, d’où venez-vous ? Dans quelles angoisses vous nous avez jetées ! — Nous venons, dit Virginie, de la Rivière-Noire, demander la grâce d’une pauvre esclave marronne, à qui j’ai donné, ce matin, le déjeuner de la maison, parce qu’elle mourait de faim ; et voilà que les noirs marrons nous ont ramenés. » Madame de la Tour embrassa sa fille sans pouvoir parler ; et Virginie, qui sentait son visage mouillé des larmes de sa mère, lui dit: « Vous me payez de tout le mal que j’ai souffert. » Marguerite, ravie de joie, serrait Paul dans ses bras, et lui disait: « Et toi aussi, mon fils, tu as fait une bonne action. » Quand elles furent arrivées dans leurs cases avec leurs enfants, elles donnèrent bien à manger aux noirs marrons, qui s’en retournèrent dans leurs bois, en leur souhaitant toute sorte de prospérités.

Chaque jour était pour ces familles un jour de bonheur et de paix. Ni l’envie ni l’ambition ne les tourmentaient. Elles ne désiraient point au dehors une vaine réputation que donne l’intrigue et qu’ôte la calomnie. Il leur suffisait d’être à elles-mêmes leurs témoins et leurs juges. Dans cette île, où, comme dans toutes les colonies européennes, on n’est curieux que d’anecdotes malignes, leurs vertus et même leurs noms étaient ignorés. Seulement, quand un passant demandait, sur le chemin des Pamplemousses, à quelques habitants de la plaine: « Qui est-ce qui demeure là-haut, dans ces petites cases ? » ceux-ci répondaient, sans les connaître: « Ce sont de bonnes gens. » Ainsi des violettes, sous des buissons épineux, exhalent au loin leurs doux parfums, quoiqu’on ne les voie pas.

X §

Le même bonheur existait dans la même simplicité: Paul avait planté un terrain parmi le Repos de Virginie. Au pied du rocher est un enfoncement d’où sort une fontaine qui forme une petite flaque d’eau au milieu d’un pré d’herbe fine. Lorsque Marguerite eut mis Paul au monde, je lui fis présent, dit le vieux colon, leur voisin, d’un coco.

Je lui fis présent d’un coco des Indes, qu’on m’avait donné. Elle planta ce fruit sur le bord de cette flaque d’eau afin que l’arbre qu’il produirait servît un jour d’époque à la naissance de son fils. Madame de la Tour, à son exemple, y en planta un autre, dans une semblable intention, dès qu’elle fut accouchée de Virginie. Il naquit de ces deux fruits deux cocotiers, qui formaient toutes les archives de ces deux familles: l’un se nommait l’arbre de Paul, et l’autre, l’arbre de Virginie. Ils crûrent tous deux, dans la même proportion que leurs jeunes maîtres, d’une hauteur un peu inégale, mais qui surpassait, au bout de douze ans, celle de leurs cabanes. Déjà s’entrelaçaient leurs palmes, et ils laissaient pendre leurs jeunes grappes de cocos au-dessus du bassin de la fontaine. Excepté cette plantation, on avait laissé cet enfoncement du rocher tel que la nature l’avait orné. Sur ses flancs bruns et humides, rayonnaient en étoiles vertes et noires de larges capillaires, et flottaient au gré des vents des touffes de scolopendre, suspendues comme de longs rubans d’un vert pourpré. Près de là croissaient des lisières de pervenche, dont les fleurs sont presque semblables à celles de la giroflée rouge, et des piments, dont les gousses, couleur de sang, sont plus éclatantes que le corail. Aux environs, l’herbe de baume, dont les feuilles sont en cœur, et les basilics à odeur de girofle, exhalaient les plus doux parfums. Du haut de l’escarpement de la montagne pendaient des lianes semblables à des draperies flottantes, qui formaient sur les flancs des rochers de grandes courtines de verdure. Les oiseaux de mer, attirés par ces retraites paisibles, y venaient passer la nuit. Au coucher du soleil, on y voyait voler, le long des rivages de la mer, le corbigeau et l’alouette marine ; et au haut des airs, la noire frégate, avec l’oiseau blanc du tropique, qui abandonnaient, ainsi que l’astre du jour, les solitudes de l’océan Indien. Virginie aimait à se reposer sur les bords de cette fontaine, décorée d’une pompe à la fois magnifique et sauvage. Souvent elle y venait laver le linge de la famille, à l’ombre des deux cocotiers. Quelquefois elle y menait paître ses chèvres. Pendant qu’elle préparait des fromages avec leur lait, elle se plaisait à leur voir brouter les capillaires sur les flancs escarpés de la roche, et se tenir en l’air sur une de ses corniches, comme sur un piédestal. Paul, voyant que ce lieu était aimé de Virginie y apporta de la forêt voisine des nids de toute sorte d’oiseaux. Les pères et les mères de ces oiseaux suivirent leurs petits, et vinrent s’établir dans cette nouvelle colonie. Virginie leur distribuait de temps en temps des grains de riz, de maïs et de millet. Dès qu’elle paraissait, les merles siffleurs, les bengalis, dont le ramage est si doux, les cardinaux, dont le plumage est couleur de feu, quittaient leurs buissons ; des perruches, vertes comme des émeraudes, descendaient des lataniers voisins ; des perdrix accouraient sous l’herbe: tous s’avançaient pêle-mêle jusqu’à ses pieds, comme des poules. Paul et elle s’amusaient avec transport de leurs jeux, de leurs appétits et de leurs amours.

Aimables enfants, vous passiez ainsi dans l’innocence vos premiers jours, en vous exerçant aux bienfaits ! Combien de fois, dans ce lieu, vos mères, vous serrant dans leurs bras, bénissaient le Ciel de la consolation que vous prépariez à leur vieillesse, et de vous voir entrer dans la vie sous de si heureux auspices ! Combien de fois, à l’ombre de ces rochers, ai-je partagé avec elles vos repas champêtres, qui n’avaient coûté la vie à aucun animal ! Des calebasses pleines de lait, des œufs frais, des gâteaux de riz sur des feuilles de bananier, des corbeilles chargées de patates, de mangues, d’oranges, de grenades, de bananes, de dattes, d’ananas, offraient à la fois les mets les plus sains, les couleurs les plus gaies et les sucs les plus agréables.

La conversation était aussi douce et aussi innocente que ces festins. Paul y parlait souvent des travaux du jour et de ceux du lendemain.

XI §

Le tableau de l’innocence de la jeunesse et de l’amour, qui s’ignore lui-même, continue en mille teintes sans jamais se lasser ; il se renouvelle comme la séve des arbustes à chaque saison.

Les périodes de leur vie se réglaient sur celles de la nature. Ils connaissaient les heures du jour, par l’ombre des arbres ; les saisons, par les temps où ils donnent leurs fleurs ou leurs fruits ; et les années, par le nombre de leurs récoltes. Ces douces images répandaient les plus grands charmes dans leurs conversations. « Il est temps de dîner, disait Virginie à la famille, les ombres des bananiers sont à leurs pieds » ; ou bien: « La nuit s’approche, les tamarins ferment leurs feuilles. — Quand viendrez-vous nous voir ? lui disaient quelques amies du voisinage. — Aux cannes de sucre, répondait Virginie. — Votre visite nous sera encore plus douce et plus agréable, reprenaient ces jeunes filles. » Quand on l’interrogeait sur son âge et sur celui de Paul: « Mon frère, disait-elle, est de l’âge du grand cocotier de la fontaine, et moi de celui du plus petit. Les manguiers ont donné douze fois leurs fruits, et les orangers vingt-quatre fois leurs fleurs depuis que je suis au monde. » Leur vie semblait attachée à celle des arbres, comme celle des faunes et des dryades. Ils ne connaissaient d’autres époques historiques que celles de la vie de leurs mères, d’autre chronologie que celle de leurs vergers, et d’autre philosophie que de faire du bien à tout le monde, et de se résigner à la volonté de Dieu.

Après tout, qu’avaient besoin ces jeunes gens d’être riches et savants à notre manière ? Leurs besoins et leur ignorance ajoutaient encore à leur félicité. Il n’y avait point de jour qu’ils ne se communiquassent quelques secours ou quelques lumières ; oui, des lumières: et quand il s’y serait mêlé quelques erreurs, l’homme pur n’en a point de dangereuses à craindre. Ainsi croissaient ces deux enfants de la nature. Aucun souci n’avait ridé leur front ; aucune intempérance n’avait corrompu leur sang ; aucune passion malheureuse n’avait dépravé leur cœur: l’amour, l’innocence, la piété, développaient chaque jour la beauté de leur âme en grâces ineffables, dans leurs traits, leurs attitudes et leurs mouvements. Au matin de la vie, ils en avaient toute la fraîcheur: tels dans le jardin d’Éden parurent nos premiers parents, lorsque, sortant des mains de Dieu, ils se virent, s’approchèrent, et conversèrent d’abord comme frère et comme sœur. Virginie, douce, modeste, confiante comme Ève ; et Paul, semblable à Adam, ayant la taille d’un homme, avec la simplicité d’un enfant.

Quelquefois, seul avec elle (il me l’a mille fois raconté), il lui disait, au retour de ses travaux: « Lorsque je suis fatigué, ta vue me délasse. Quand du haut de la montagne je t’aperçois au fond de ce vallon, tu me parais au milieu de nos vergers comme un bouton de rose. Si tu marches vers la maison de nos mères, la perdrix qui court vers ses petits a un corsage moins beau et une démarche moins légère. Quoique je te perde de vue à travers les arbres, je n’ai pas besoin de te voir pour te retrouver ; quelque chose de toi, que je ne puis dire, reste pour moi dans l’air où tu passes, sur l’herbe où tu t’assieds. Lorsque je t’approche, tu ravis tous mes sens. L’azur du ciel est moins beau que le bleu de tes yeux ; le chant des bengalis moins doux que le son de ta voix. Si je te touche seulement du bout du doigt, tout mon corps frémit de plaisir. Souviens-toi du jour où nous passâmes à travers les cailloux roulants de la rivière des Trois-Mamelles. En arrivant sur ses bords, j’étais déjà bien fatigué ; mais quand je t’eus prise sur mon dos, il me semblait que j’avais des ailes comme un oiseau. Dis-moi par quel charme tu as pu m’enchanter. Est-ce par ton esprit ? Mais nos mères en ont plus que nous deux. Est-ce par tes caresses ? Mais elles m’embrassent plus souvent que toi. Je crois que c’est par ta bonté. Je n’oublierai jamais que tu as marché nu-pieds jusqu’à la Rivière-Noire, pour demander la grâce d’une pauvre esclave fugitive. Tiens, ma bien-aimée, prends cette branche fleurie de citronnier, que j’ai cueillie dans la forêt ; tu la mettras, la nuit, près de ton lit. Mange ce rayon de miel ; je l’ai pris pour toi au haut d’un rocher. Mais auparavant, repose-toi sur mon sein, et je serai délassé. »

Virginie lui répondait: « Ô mon frère ! les rayons du soleil au matin, au haut de ces rochers, me donnent moins de joie que ta présence. J’aime bien ma mère, j’aime bien la tienne ; mais quand elles t’appellent mon fils, je les aime encore davantage. Les caresses qu’elles te font me sont plus sensibles que celles que j’en reçois. Tu me demandes pourquoi tu m’aimes ; mais tout ce qui a été élevé ensemble s’aime. Vois nos oiseaux: élevés dans les mêmes nids, ils s’aiment comme nous ; ils sont toujours ensemble comme nous. Écoute comme ils s’appellent et se répondent d’un arbre à l’autre. De même, quand l’écho me fait entendre les airs que tu joues sur ta flûte au haut de la montagne, j’en répète les paroles au fond de ce vallon. Tu m’es cher, surtout depuis le jour où tu voulais te battre pour moi contre le maître de l’esclave. Depuis ce temps-là, je me suis dit bien des fois: Ah ! mon frère a un bon cœur ; sans lui, je serais morte d’effroi. Je prie Dieu tous les jours pour ma mère, pour la tienne, pour toi, pour nos pauvres serviteurs ; mais quand je prononce ton nom, il me semble que ma dévotion augmente. Je demande si instamment à Dieu qu’il ne t’arrive aucun mal ! Pourquoi vas-tu si loin et si haut me chercher des fruits et des fleurs ? n’en avons-nous pas dans le jardin ? Comme te voilà fatigué ! tu es tout en nage. » Et avec son petit mouchoir blanc, elle lui essuyait le front et les joues, et elle lui donnait plusieurs baisers.

XII §

La puberté apporte à Virginie des souffrances dont on lui laisse ignorer les causes. On propose à Paul un voyage de quelques mois aux Indes voisines ; il s’y refuse avec indignation.

Un vaisseau arrivé d’Amérique apporte à madame de la Tour une lettre de son opulente tante, qui lui redemande Virginie pour achever son éducation européenne et lui assurer sa fortune par un mariage. Madame de la Tour frémit et hésite. M. de la Bourdonnais la décide. Elle part ; le désespoir de Paul est peint avec la simplicité et la force de Théocrite. Une teinte sombre se répand sur les cœurs, les maisons, le ciel et la terre de l’île.

Encore une lettre de Virginie qui annonce à sa mère que sa tante la déshérite et la renvoie pour n’avoir pas consenti à épouser un riche suranné qu’elle lui destinait. Joie de la famille. Mais le tonnerre gronde ; on annonce un vaisseau en vue à quatre lieues en mer. Paul va chercher son ami le vieux colon pour aller au-devant de Virginie au point le plus rapproché de la route du navire. L’ouragan des tropiques l’avait poussé dans la fausse rade d’Aral ; voici la fin des naufragés, on ne peut l’abréger:

À quelque distance de là, nous vîmes, à l’entrée du bois, un feu autour duquel plusieurs habitants s’étaient rassemblés. Nous fûmes nous y reposer en attendant le jour. Pendant que nous étions assis auprès de ce feu, un des habitants nous raconta que, dans l’après-midi, il avait vu un vaisseau en pleine mer, porté sur l’île par les courants ; que la nuit l’avait dérobé à sa vue ; que deux heures après le coucher du soleil, il l’avait entendu tirer du canon pour appeler du secours ; mais que la mer était si mauvaise, qu’on n’avait pu mettre aucun bateau dehors pour aller à lui ; que bientôt après, il avait cru apercevoir ses fanaux allumés, et que dans ce cas, il craignait que le vaisseau, venu si près du rivage, n’eût passé entre la terre et la petite île d’Ambre, prenant celle-ci pour le Coin-de-Mire, près duquel passent les vaisseaux qui arrivent au Port-Louis ; que si cela était, ce qu’il ne pouvait toutefois affirmer, ce vaisseau était dans le plus grand péril. Un autre habitant prit la parole, et nous dit qu’il avait traversé plusieurs fois l’île d’Ambre de la côte ; qu’il l’avait sondé ; que la tenure et le mouillage en étaient très bons, et que le vaisseau y était en sûreté, comme dans le meilleur port. « J’y mettrais toute ma fortune, ajouta-t-il, et j’y dormirais aussi tranquillement qu’à terre. » Un troisième habitant dit qu’il était impossible que ce vaisseau pût entrer dans ce canal, où à peine les chaloupes pouvaient naviguer. Il assura qu’il l’avait vu mouiller au-delà de l’île d’Ambre ; en sorte que, si le vent venait à s’élever au matin, il serait le maître de pousser au large ou de gagner le port. D’autres habitants ouvrirent d’autres opinions. Pendant qu’ils contestaient entre eux, suivant la coutume des créoles oisifs, Paul et moi nous gardions un profond silence. Nous restâmes là jusqu’au petit point du jour ; mais il faisait trop peu de clarté au ciel pour qu’on pût distinguer aucun objet sur la mer, qui d’ailleurs était couverte de brume: nous n’entrevîmes au large qu’un nuage sombre, qu’on nous dit être l’île d’Ambre, située à un quart de lieue de la côte. On n’apercevait dans ce jour ténébreux que la pointe du rivage où nous étions, et quelques pitons des montagnes de l’intérieur de l’île, qui apparaissaient de temps en temps au milieu des nuages qui circulaient autour.

Vers les sept heures du matin, nous entendîmes dans les bois un bruit de tambours: c’était le gouverneur, M. de la Bourdonnais, qui arrivait à cheval, suivi d’un détachement de soldats armés de fusils, et d’un grand nombre d’habitants et de noirs. Il plaça les soldats sur le rivage, et leur ordonna de faire feu de leurs armes tous à la fois. À peine leur décharge fut faite, que nous aperçûmes sur la mer une lueur, suivie presque aussitôt d’un coup de canon. Nous jugeâmes que le vaisseau était à peu de distance de nous, et nous courûmes tous du côté où nous avions vu le signal. Nous aperçûmes alors, à travers le brouillard, le corps et les vergues d’un grand vaisseau. Nous en étions si près que, malgré le bruit des flots, nous entendîmes le sifflet du maître qui commandait la manœuvre, et les cris des matelots, qui crièrent trois fois: « Vive le roi ! » Car c’est le cri des Français dans les dangers extrêmes, ainsi que dans les grandes joies ; comme si, dans les dangers, ils appelaient leur prince à leur secours, ou comme s’ils voulaient témoigner alors qu’ils sont prêts à périr pour lui.

Depuis le moment où le Saint-Géran aperçut que nous étions à portée de le secourir, il ne cessa de tirer du canon de trois minutes en trois minutes. M. de la Bourdonnais fit allumer de grands feux de distance en distance sur la grève, et envoya chez tous les habitants du voisinage, chercher des vivres, des planches, des câbles et des tonneaux vides. On en vit arriver bientôt une foule, accompagnée de leurs noirs chargés de provisions et d’agrès, qui venaient des habitations de la Poudre-d’Or, du quartier de Flacque et de la rivière du Rempart. Un des plus anciens de ces habitants s’approcha du gouverneur, et lui dit: « Monsieur, on a entendu toute la nuit des bruits sourds dans la montagne. Dans les bois, les feuilles des arbres remuent sans qu’il fasse de vent. Les oiseaux de marine se réfugient à terre: certainement tous ces signes annoncent un ouragan. — Eh bien ! mes amis, répondit le gouverneur, nous y sommes préparés, et sûrement le vaisseau l’est aussi. »

En effet, tout présageait l’arrivée prochaine d’un ouragan. Les nuages qu’on distinguait au zénith étaient à leur centre d’un noir affreux, et cuivrés sur leurs bords. L’air retentissait des cris des paille-en-queue, des frégates, des coupeurs d’eau, et d’une multitude d’oiseaux de marine, qui, malgré l’obscurité de l’atmosphère, venaient de tous les points de l’horizon chercher des retraites dans l’île.

Vers les neuf heures du matin, on entendit du côté de la mer des bruits épouvantables, comme si des torrents d’eau, mêlés à des tonnerres, eussent roulé du haut des montagnes. Tout le monde s’écria: « Voilà l’ouragan ! » et dans l’instant, un tourbillon affreux de vent enleva la brume qui couvrait l’île d’Ambre et son canal. Le Saint-Géran parut alors à découvert avec son pont chargé de monde, ses vergues et ses mâts de hune amenés sur le tillac, son pavillon en berne, quatre câbles sur son avant, et un de retenue sur son arrière. Il était mouillé entre l’île d’Ambre et la terre, en deçà de la ceinture de récifs qui entoure l’Île de France, et qu’il avait franchie par un endroit où jamais vaisseau n’avait passé avant lui. Il présentait son avant aux flots qui venaient de la pleine mer, et à chaque lame d’eau qui s’engageait dans le canal, sa proue se soulevait tout entière, de sorte qu’on en voyait la carène en l’air ; mais dans ce mouvement, sa poupe venant à plonger disparaissait à la vue jusqu’au couronnement, comme si elle eût été submergée. Dans cette position où le vent et la mer le jetaient à terre, il lui était également impossible de s’en aller par où il était venu, ou, en coupant ses câbles, d’échouer sur le rivage, dont il était séparé par de hauts-fonds semés de récifs. Chaque lame qui venait briser sur la côte s’avançait en mugissant jusqu’au fond des anses, et y jetait des galets à plus de cinquante pieds dans les terres ; puis, venant à se retirer, elle découvrait une grande partie du lit du rivage, dont elle roulait les cailloux avec un bruit rauque et affreux. La mer, soulevée par le vent, grossissait à chaque instant, et tout le canal compris entre cette île et l’île d’Ambre n’était qu’une vaste nappe d’écumes blanches, creusées de vagues noires et profondes. Ces écumes s’amassaient dans le fond des anses à plus de six pieds de hauteur, et le vent qui en balayait la surface les portait par-dessus l’escarpement du rivage à plus d’une demi-lieue dans les terres. À leurs flocons blancs et innombrables qui étaient chassés horizontalement jusqu’au pied des montagnes, on eût dit d’une neige qui sortait de la mer. L’horizon offrait tous les signes d’une longue tempête ; la mer y paraissait confondue avec le ciel. Il s’en détachait sans cesse des nuages d’une forme horrible, qui traversaient le zénith avec la vitesse des oiseaux, tandis que d’autres y paraissaient immobiles comme de grands rochers. On n’apercevait aucune partie azurée du firmament ; une lueur olivâtre et blafarde éclairait seule tous les objets de la terre, de la mer et des cieux.

Dans les balancements du vaisseau, ce qu’on craignait arriva. Les câbles de son avant rompirent ; et, comme il n’était plus retenu que par une seule ansière, il fut jeté sur les rochers à une demi-encablure du rivage. Ce ne fut qu’un cri de douleur parmi nous. Paul allait s’élancer à la mer, lorsque je le saisis par le bras. « Mon fils, lui dis-je, voulez-vous périr ? — Que j’aille à son secours, s’écria-t-il, ou que je meure ! » Comme le désespoir lui ôtait la raison, pour prévenir sa perte, Domingue et moi lui attachâmes à la ceinture une longue corde dont nous saisîmes l’une des extrémités. Paul alors s’avança vers le Saint-Géran, tantôt en nageant, tantôt marchant sur les récifs. Quelquefois il avait l’espoir de l’aborder ; car la mer, dans ses mouvements irréguliers, laissait le vaisseau à sec, de manière qu’on en eût pu faire le tour à pied ; mais bientôt après, revenant sur ses pas avec une nouvelle furie, elle le couvrait d’énormes voûtes d’eau qui soulevaient tout l’avant de sa carène, et rejetaient bien loin sur le rivage le malheureux Paul, les jambes en sang, la poitrine meurtrie, et à demi noyé. À peine ce jeune homme avait-il repris l’usage de ses sens, qu’il se relevait, et retournait avec une nouvelle ardeur vers le vaisseau, que la mer cependant entr’ouvrait par d’horribles secousses. Tout l’équipage, désespérant alors de son salut, se précipitait en foule à la mer, sur des vergues, des planches, des cages à poules, des tables et des tonneaux. On vit alors un objet digne d’une éternelle pitié: une jeune demoiselle parut dans la galerie de la poupe du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisait tant d’efforts pour la joindre. C’était Virginie. Elle avait reconnu son amant à son intrépidité. La vue de cette aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir. Pour Virginie, d’un port noble et assuré, elle nous faisait signe de la main, comme nous disant un éternel adieu. Tous les matelots s’étaient jetés à la mer. Il n’en restait plus qu’un sur le pont, qui était tout nu et nerveux comme Hercule. Il s’approcha de Virginie avec respect: nous le vîmes se jeter à ses genoux, et s’efforcer même de lui ôter ses habits ; mais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa vue. On entendit aussitôt ces cris redoublés des spectateurs: « Sauvez-la, sauvez-la ! ne la quittez pas ! » Mais dans ce moment, une montagne d’eau d’une effroyable grandeur s’engouffra entre l’île d’Ambre et la côte, et s’avança en rugissant vers le vaisseau, qu’elle menaçait de ses flancs noirs et de ses sommets écumants. À cette terrible vue, le matelot s’élança seul à la mer ; et Virginie, voyant la mort inévitable, posa une main sur ses habits, l’autre sur son cœur, et levant en haut des yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieux.

Ô jour affreux ! hélas ! tout fut englouti. La lame jeta bien avant dans les terres une partie des spectateurs, qu’un mouvement d’humanité avait portés à s’avancer vers Virginie, ainsi que le matelot qui l’avait voulu sauver à la nage. Cet homme, échappé à la mort presque certaine, s’agenouilla sur le sable en disant: « Ô mon Dieu ! vous m’avez sauvé la vie ; mais je l’aurais donnée de bon cœur pour cette digne demoiselle qui n’a jamais voulu se déshabiller comme moi. » Domingue et moi, nous retirâmes des flots le malheureux Paul sans connaissance, rendant le sang par la bouche et par les oreilles. Le gouverneur le fit mettre entre les mains des chirurgiens ; et nous cherchâmes de notre côté, le long du rivage, si la mer n’y apporterait point le corps de Virginie ; mais le vent ayant tourné subitement, comme il arrive dans les ouragans, nous eûmes le chagrin de penser que nous ne pourrions pas même rendre à cette fille infortunée les devoirs de la sépulture. Nous nous éloignâmes de ce lieu, accablés de consternation, tous l’esprit frappé d’une seule perte, dans un naufrage où un grand nombre de personnes avaient péri, la plupart doutant, d’après une fin aussi funeste d’une fille si vertueuse, qu’il existât une Providence ; car il y a des maux si terribles et si peu mérités, que l’espérance même du sage en est ébranlée.

Cependant on avait mis Paul, qui commençait à reprendre ses sens, dans une maison voisine, jusqu’à ce qu’il fût en état d’être transporté à son habitation. Pour moi, je m’en revins avec Domingue, afin de préparer la mère de Virginie et son amie à ce désastreux événement. Quand nous fûmes à l’entrée du vallon de la rivière des Lataniers, des noirs nous dirent que la mer jetait beaucoup de débris du vaisseau dans la baie vis-à-vis. Nous y descendîmes ; et un des premiers objets que j’aperçus sur le rivage fut le corps de Virginie. Elle était à moitié couverte de sable, dans l’attitude où nous l’avions vue périr. Ses traits n’étaient point sensiblement altérés. Ses yeux étaient fermés, mais la sérénité était encore sur son front ; seulement, les pâles violettes de la mort se confondaient sur ses joues avec les roses de la pudeur. Une de ses mains était sur ses habits ; et l’autre, qu’elle appuyait sur son cœur, était fortement fermée et roidie. J’en dégageai avec peine une petite boîte ; mais quelle fut ma surprise, lorsque je vis que c’était le portrait de Paul, qu’elle lui avait promis de ne jamais abandonner tant qu’elle vivrait ! À cette dernière marque de la constance et de l’amour de cette fille infortunée, je pleurai amèrement. Pour Domingue, il se frappait la poitrine, et perçait l’air de ses cris douloureux. Nous portâmes le corps de Virginie dans une cabane de pêcheurs, où nous le donnâmes à garder à de pauvres femmes malabares, qui prirent soin de le laver.

Pendant qu’elles s’occupaient de ce triste office, nous montâmes, en tremblant, à l’habitation. Nous y trouvâmes madame de la Tour et Marguerite en prière, en attendant des nouvelles du vaisseau. Dès que madame de la Tour m’aperçut, elle s’écria: « Où est ma fille, ma chère fille, mon enfant ? » Ne pouvant douter de son malheur à mon silence et à mes larmes, elle fut saisie tout à coup d’étouffements et d’angoisses douloureuses ; sa voix ne faisait plus entendre que des soupirs et des sanglots. Pour Marguerite, elle s’écria: « Où est mon fils ? Je ne vois point mon fils ! » et elle s’évanouit. Nous courûmes à elle, et l’ayant fait revenir, je l’assurai que Paul était vivant, et que le gouverneur en faisait prendre soin. Elle ne reprit ses sens que pour s’occuper de son amie, qui tombait de temps en temps dans de longs évanouissements. Madame de la Tour passa toute la nuit dans ces cruelles souffrances ; et par leurs longues périodes, j’ai jugé qu’aucune douleur n’était égale à la douleur maternelle. Quand elle recouvrait la connaissance, elle tournait des regards fixes et mornes vers le ciel. En vain, son amie et moi nous lui pressions les mains dans les nôtres, en vain nous l’appelions par les noms les plus tendres ; elle paraissait insensible à ces témoignages de notre ancienne affection, et il ne sortait de sa poitrine oppressée que de sourds gémissements.

Dès le matin, on apporta Paul couché dans un palanquin. Il avait repris l’usage de ses sens ; mais il ne pouvait proférer une parole. Son entrevue avec sa mère et madame de la Tour, que j’avais d’abord redoutée, produisit un meilleur effet que tous les soins que j’avais pris jusqu’alors. Un rayon de consolation parut sur le visage de ces deux malheureuses mères. Elles se mirent l’une et l’autre auprès de lui, le saisirent dans leurs bras, le baisèrent ; et leurs larmes, qui avaient été suspendues jusqu’alors par l’excès de leur chagrin, commencèrent à couler. Paul y mêla les siennes. La nature s’étant ainsi soulagée dans ces trois infortunés, un long assoupissement succéda à l’état convulsif de leur douleur, et leur procura un repos léthargique, semblable, à la vérité, à celui de la mort.

M. de la Bourdonnais m’envoya avertir secrètement que le corps de Virginie avait été apporté à la ville par son ordre, et que de là on allait le transférer à l’église des Pamplemousses. Je descendis aussitôt au Port-Louis, où je trouvai des habitants de tous les quartiers, rassemblés pour assister à ses funérailles, comme si l’île eût perdu en elle ce qu’elle avait de plus cher. Dans le port, les vaisseaux avaient leurs vergues croisées, leurs pavillons en berne, et tiraient du canon par longs intervalles. Des grenadiers ouvraient la marche du convoi. Ils portaient leurs fusils baissés: leurs tambours, couverts de longs crêpes, ne faisaient entendre que des sons lugubres, et on voyait l’abattement peint dans les traits de ces guerriers, qui avaient tant de fois affronté la mort dans les combats sans changer de visage. Huit jeunes demoiselles des plus considérables de l’île, vêtues de blanc et tenant des palmes à la main, portaient le corps de leur vertueuse compagne, couvert de fleurs. Un chœur de petits enfants le suivait en chantant des hymnes: après eux venait tout ce que l’île avait de plus distingué dans ses habitants et dans son état-major, à la suite duquel marchait le gouverneur, suivi de la foule du peuple.

Voilà ce que l’administration avait ordonné, pour rendre quelques honneurs à la vertu de Virginie. Mais quand son corps fut arrivé au pied de cette montagne, à la vue de ces mêmes cabanes dont elle avait fait si longtemps le bonheur, et que sa mort remplissait maintenant de désespoir, toute la pompe funèbre fut dérangée ; les hymnes et les chants cessèrent ; on n’entendit plus dans la plaine que des soupirs et des sanglots. On vit accourir alors des troupes de jeunes filles des habitations voisines, pour faire toucher au cercueil de Virginie des mouchoirs, des chapelets et des couronnes de fleurs, en l’invoquant comme une sainte. Les mères demandaient à Dieu une fille comme elle ; les garçons, des amantes aussi constantes ; les pauvres, une amie aussi tendre ; les esclaves, une maîtresse aussi bonne.

Lorsqu’elle fut arrivée au lieu de sa sépulture, des négresses de Madagascar et des Cafres de Mosambique déposèrent autour d’elle des paniers de fruits, et suspendirent des pièces d’étoffes aux arbres voisins, suivant l’usage de leur pays ; des Indiennes du Bengale et de la côte Malabare apportèrent des cages pleines d’oiseaux, auxquels elles donnèrent la liberté sur son corps: tant la perte d’un objet aimable intéresse toutes les nations, et tant est grand le pouvoir de la vertu malheureuse, puisqu’elle réunit toutes les religions autour de son tombeau !

Il fallut mettre des gardes auprès de sa fosse, et en écarter quelques filles de pauvres habitants, qui voulaient s’y jeter à toute force, disant qu’elles n’avaient plus de consolation à espérer dans le monde, et qu’il ne leur restait qu’à mourir avec celle qui était leur unique bienfaitrice.

On l’enterra près de l’église des Pamplemousses, sur son côté occidental, au pied d’une touffe de bambous, où, en venant à la messe avec sa mère et Marguerite, elle aimait à se reposer, assise à côté de celui qu’elle appelait alors son frère.

Au retour de cette pompe funèbre, M. de la Bourdonnais monta ici, suivi d’une partie de son nombreux cortége. Il offrit à madame de la Tour et à son amie tous les secours qui dépendaient de lui. Il s’exprima en peu de mots, mais avec indignation, contre sa tante dénaturée ; et s’approchant de Paul, il lui dit tout ce qu’il crut propre à le consoler. « Je désirais, lui dit-il, votre bonheur et celui de votre famille: Dieu m’en est témoin. Mon ami, il faut aller en France ; je vous y ferai avoir du service. Dans votre absence, j’aurai soin de votre mère comme de la mienne. » Et, en même temps, il lui présenta la main ; mais Paul retira la sienne, et détourna la tête pour ne le pas voir.

Pour moi, je restai dans l’habitation de mes amies infortunées, pour leur donner, ainsi qu’à Paul, tous les secours dont j’étais capable. Au bout de trois semaines, Paul fut en état de marcher ; mais son chagrin paraissait augmenter à mesure que son corps reprenait des forces. Il était insensible à tout ; ses regards étaient éteints, et il ne répondait rien à toutes les questions qu’on pouvait lui faire. Madame de la Tour, qui était mourante, lui disait souvent: « Mon fils, tant que je vous verrai, je croirai voir ma chère Virginie. » À ce nom de Virginie, il tressaillait et s’éloignait d’elle, malgré les invitations de sa mère, qui le rappelait auprès de son amie. Il allait seul se retirer dans le jardin, et s’asseyait au pied du cocotier de Virginie, les yeux fixés sur sa fontaine. Le chirurgien du gouverneur, qui avait pris le plus grand soin de lui et de ces dames, nous dit que, pour le tirer de sa noire mélancolie, il fallait lui laisser faire tout ce qu’il lui plairait, sans le contrarier en rien ; qu’il n’y avait que ce seul moyen de vaincre le silence auquel il s’obstinait.

Je résolus de suivre son conseil. Dès que Paul sentit ses forces un peu rétablies, le premier usage qu’il en fit fut de s’éloigner de l’habitation. Comme je ne le perdais pas de vue, je me mis en marche après lui, et je dis à Domingue de prendre des vivres et de nous accompagner. À mesure que le jeune homme descendait cette montagne, sa joie et ses forces semblaient renaître. Il prit d’abord le chemin des Pamplemousses ; et quand il fut auprès de l’église, dans l’allée des bambous, il s’en fut droit au lieu où il vit de la terre fraîchement remuée: là, il s’agenouilla, et levant les yeux aux ciel, il fit une longue prière. Sa démarche me parut de bon augure pour le retour de sa raison, puisque cette marque de confiance envers l’Être suprême faisait voir que son âme commençait à reprendre ses fonctions naturelles. Domingue et moi, nous nous mîmes à genoux à son exemple, et nous priâmes avec lui. Ensuite il se leva, et prit sa route vers le nord de l’île, sans faire beaucoup d’attention à nous. Comme je savais qu’il ignorait non-seulement où on avait déposé le corps de Virginie, mais même s’il avait été retiré de la mer, je lui demandai pourquoi il avait été prier Dieu au pied de ces bambous ; il me répondit: « Nous y avons été si souvent ! »

XIII §

La même vague avait noyé toutes ces existences, ils meurent tous en peu de mois de la mort de Virginie. Le poëme finit par leur tombeau sur la plage à l’ombre des lataniers des Pamplemousses. Une larme silencieuse y tombe éternellement. On ramasse un grain de sable au pied de ces arbres et on le rapporte en Europe, non comme un monument de l’émigration, mais comme un souvenir personnel. Cette larme du monde, toujours tiède, ne tarit pas et ne tarira jamais.

Bernardin de Saint-Pierre ne fut pas un historien, il fut une voix de l’humanité, un Job du cœur. Dès que l’ouvrage eut paru il fut immortel.

Mais le premier jour où il fit la lecture de son manuscrit à une société d’hommes et de femmes de lettres à Paris, la société se vengea de la nature en le méconnaissant: c’était chez M. Necker, l’homme à la mode, mais le moins naturel des écrivains ; sa femme, vertueuse mais prétentieuse ; sa fille, madame de Staël, capable de tout comprendre, mais non de tout faire ; Buffon, qui ne pouvait écrire qu’à l’ombre des créneaux de la tour de Montbard, et qui rendait dans ce cénacle les oracles de l’emphase ; Thomas, esprit bon et pur, corrompu par la rhétorique ; l’abbé Galiani, Napolitain de sens exquis, mais qui se nourrissait du sel de l’esprit au lieu de la substance du cœur ; enfin quelques grands artistes du temps, juges de forme plus que de fond, tel que le fameux peintre de marine Vernet, faisaient partie de l’auditoire. Après le dîner, on accorda audience à Bernardin de Saint-Pierre. La lecture n’eut aucun succès. Tout le monde s’endormit ou se retira à petit bruit tour à tour. L’auteur s’en alla consterné.

Il était encore accablé de ce double échec, lorsqu’un homme de génie, le peintre Vernet, vint ranimer son courage, et le rendre à ses études chéries. Cet artiste célèbre montait souvent dans le petit donjon que M. de Saint-Pierre occupait alors, rue Saint-Étienne-du-Mont. Le hasard l’y avait conduit quelques jours après sa funeste lecture de Paul et Virginie: il trouva son ami dans un abattement extrême ; et le pauvre solitaire, le cœur plein de sa mésaventure, ne se fit pas prier pour la raconter. Elle surprit Vernet, qui avait entendu plusieurs fragments des Études, et qui voulut juger un ouvrage sorti de la même plume. M. de Saint-Pierre ne cède qu’avec peine à ses instances, mais enfin il prend son manuscrit qui, depuis le jour fatal, était resté roulé sur le coin de sa table, et il commence sa lecture. Vernet l’écoute d’abord avec méfiance, mais le charme ne tarde pas à agir sur lui: à chaque page il se récrie. Jamais il n’entendit rien de si neuf, de si pur, de si touchant ! La description de ces climats lointains développe à ses yeux une nature nouvelle ! Les jardins d’Éden ont moins de fraîcheur ; les amours d’Adam et d’Ève ont moins de grâce et d’innocence ! C’est le pinceau de Virgile ! C’est la morale de Platon ! Bientôt il ne loue plus, il pleure. Il partage les transports de Paul au départ de Virginie ; il ne trouve plus d’expressions assez fortes pour rendre ce qu’il éprouve. On arrive au dialogue du vieillard ; M. de Saint-Pierre propose de passer outre, et raconte l’effet qu’il a produit sur madame Necker. Vernet ne veut rien perdre ; il prête toute son attention, et bientôt son silence devient plus éloquent que ses larmes et ses éloges. Enfin la lecture s’achève ; Vernet transporté, se lève, embrasse son ami, le presse sur sein: « Heureux génie ! charmante créature ! s’écriait-il ; la beauté de votre âme a passé dans votre ouvrage. Ah ! vous avez fait un chef-d’œuvre ! Gardez-vous bien de retrancher le dialogue du vieillard ; il jette dans le poëme de la distance et du temps ; il sépare les détails de l’enfance du récit de la catastrophe, et donne de l’air et de la perspective au tableau: c’est une inspiration de l’avoir placé là ! Mais combien ce site étranger a de charmes par sa beauté naturelle ! et avec quel art l’action se trouve liée au fond du paysage ! Non-seulement on croit avoir vécu avec ces aimables enfants, mais on croit avoir entendu le ramage de leurs oiseaux, cultivé leur jardin, joui de la beauté de leur horizon, parcouru leur univers ! Mon ami, vous êtes un grand peintre, et j’ose vous prédire la plus brillante renommée ! » Ces éloges, qui faisaient entendre d’avance à M. de Saint-Pierre le jugement de la postérité, le pénétrèrent de joie, et lui rendirent cette confiance qu’un excès de modestie fait perdre quelquefois au talent, et qu’une conscience secrète lui rend toujours presque malgré lui. Il disait, du fond de son cœur: « Mon Dieu, pardonnez-moi de ne m’être point fié à vous. » Ce jour fut pour lui un jour de bonheur. Après s’être longtemps promené avec Vernet, il le quitta sur les boulevards, à l’entrée de la rue Saint-Victor. Il revenait seul dans cette rue, lorsqu’il fut surpris par une averse ; comme il hâtait sa marche pour chercher un abri, de longs éclats de rire attirèrent son attention. Il ne voyait cependant qu’une petite fille qui accourait à lui, la tête couverte de son jupon, qu’elle avait relevé par dernière. Mais bientôt il s’aperçut que ce jupon servait d’abri à deux têtes charmantes animées par la course et par la joie. On voyait briller, sous ce parapluie de leur invention, des regards contents et des joues de roses. En rentrant chez lui, il ajouta cette jolie scène à sa pastorale ; et ceci est un trait caractéristique de ce génie observateur: il ne savait décrire que ce qu’il avait vu ; mais quelle riante imagination ne fallait-il pas pour voir dans les jeux de deux enfants du faubourg Saint-Marceau un tableau digne du pinceau de l’Albane !

Le succès de Paul et Virginie surpassa l’attente même de Vernet. Dans l’espace d’un an, on en fit plus de cinquante contrefaçons. Les éditions avouées par l’auteur furent moins nombreuses ; mais elles suffirent pour le mettre en état d’acheter une petite maison avec un jardin, située rue de la Reine-Blanche, à l’extrémité du faubourg Saint-Marceau: véritable chartreuse, dont aucun bruit, aucun voisin ne troublait la solitude. C’est du fond de cette retraite que l’auteur assista, pour ainsi dire, aux premiers mouvements de cette révolution qui devait faire tant de mal à sa patrie et au genre humain. Il l’avait vue de loin sortir de l’antre de l’athéisme, s’élever autour du trône et des autels, et de là se répandre sur les chaumières, qu’elle remplit de ses ténèbres. Mais vainement il avait cherché à ramener sur la France quelques rayons de la lumière céleste ; leurs clartés brillaient aux yeux innocents, et laissaient la multitude dans l’obscurité. Au moment où le royaume se divisait en deux partis, dont l’un voulait faire une république et l’autre conserver la monarchie, il se hâta de rappeler au peuple les anciennes obligations qu’il avait à son roi. Ces observations furent publiées dans les journaux ; mais comment auraient-elles été entendues au milieu de tant de volontés coupables ! Dans les jours de désordre, on ne vous demande pas de suivre votre conscience, mais de suivre un parti. Il faut penser comme les autres, sous peine d’être déshonoré. « Que me parlez vous de modération ! s’écrie le soldat en marchant au combat ; ma vertu, en ce moment, est de tuer mon ennemi. » Telle fut la réponse des factions à l’écrit de Bernardin de Saint-Pierre. Aussi disait-il que ce qui l’avait le plus étonné dans la révolution, c’est qu’on eût fait un crime de la modération. Cependant il persistait dans ses principes. Le duc d’Orléans, qui lui avait accordé une petite pension, voulant mettre sa reconnaissance à l’épreuve, le fit solliciter d’écrire en sa faveur ; Bernardin de Saint-Pierre lui répondit en publiant les Vœux d’un solitaire, qu’il adressait à Louis XVI. La pension fut supprimée.

XIV §

Pourquoi cette indifférence dans les classes lettrées, et cet enchantement dans les classes ignorantes ? car le livre n’eût pas plutôt paru qu’il eut deux éditions immédiates et jusqu’à cinquante contrefaçons en deux ans ? La réponse est simple: c’est que les classes lettrées cherchent l’art et que les classes ignorantes ne cherchent et n’applaudissent que la nature. Elles la reconnurent dans Paul et Virginie et malgré l’engouement du moment pour la métaphysique révolutionnaire qui commençait à fanatiser la France, c’était tout. La passion d’esprit se tut ; et le sentiment vrai fut vainqueur. Jamais livre n’eut un pareil succès.

Bernardin de Saint-Pierre en recueillit en peu de mois assez de bénéfice pour s’acheter dans un des faubourgs de Paris une petite maison et un jardin au milieu des habitations les plus élémentaires du pauvre peuple. Mais il ne pouvait plus se cacher. Son nom était écrit avec des larmes dans le cœur de tous les Français.

XV §

Et d’où venait ce succès inattendu et prodigieux qui arrivait si tard et si laborieusement à ce père inconnu de tant d’ouvrages ? C’est qu’il avait oublié l’art, et écouté seul l’art des arts, c’est-à-dire la nature. Il avait laissé parler son âme, et son âme, répondant à l’universalité des cœurs de toutes les nations, avait étouffé à l’instant toutes les chimères, toutes les fantaisies, tous les systèmes, et donné la parole à Dieu qui parle par le sentiment. L’évangile des cœurs était retrouvé. Ce style était évangélique aussi ; le pauvre comme le riche, le vieillard comme l’enfant avait entendu ce langage.

On avait pleuré ! on pleure encore, on pleurera toujours.

Voilà le triomphe de l’art sur l’esprit. Voltaire avait fait rire et sourire ; Bernardin de Saint-Pierre avait fait prier et pleurer. Le siècle était à lui.

Lamartine.

FIN DE L’ENTRETIEN CXL.

CXLIe entretien.
L’homme de lettres

Bernardin de Saint-Pierre (suite). §

I §

Ce fut après le succès de Paul et Virginie que Bernardin de Saint-Pierre, admis, sur sa réputation des Études de la nature, chez M. Didot, épousa sa fille, et commença sa vie de père de famille ; il en eut deux enfants auxquels il donna les noms immortels de Paul et de Virginie. Indépendamment de ce que lui avait valu le prix des Études et surtout de Paul et Virginie, et de quelques modiques pensions littéraires que Louis XVI et le duc d’Orléans lui avaient données pour récompenser ses ouvrages et secourir sa pauvreté, il avait reçu la dot de sa femme et il appartenait par elle à une famille riche qui pouvait l’aider à tirer parti de ses œuvres. Il fut heureux, mais nous avons peu de détails sur cette époque de sa vie, qui dura moins longtemps que ses jours agités ; il perdit par la mort cette femme, mère de ses deux enfants, avant qu’ils eussent l’âge de connaître leur mère. Bernardin de Saint-Pierre, qui avait écrit tard, touchait lui-même à ses jours avancés. — MM. Didot avaient imprimé, à leurs frais, son premier livre à grand succès, les Études de la nature, en 1784. Un prote distingué, nommé M. Bailly, avait lu avec enthousiasme le manuscrit et avait garanti le succès de cette publication à ses patrons: il ne s’était pas trompé.

Aimé Martin analyse ainsi, et avec trop de faveur peut-être, ce livre de son maître:

Les Études parurent en 1784, et leur succès dédommagea l’auteur de tout ce qu’il avait souffert. C’est une chose digne de remarque, que dans un siècle où des hommes d’une haute éloquence s’efforçaient de chercher des idées nouvelles sur la morale et les sciences, dans un siècle où l’on croyait avoir tout dit, un solitaire inconnu ait publié un livre où tout était nouveau. À cette époque, une fausse philosophie avait tellement usé l’erreur, que, pour être neuf, il ne restait plus à dire que la vérité, aussi vieille que le monde, qui donna tant de charmes aux méditations de M. de Saint-Pierre. Beaux-arts, politique, histoire, voyages, langues, éducation, botanique, géographie, harmonies du globe, l’auteur traite de tout, et toujours il est original. Il révèle des abus, indique des remèdes, attaque l’injustice, soutient la cause du faible ; et, soit qu’il se place sur la route du malheur ou sur celle de la science, il y paraît environné des plus riants tableaux de la nature.

Il est rare que les ouvrages de génie ne renferment pas une idée dominante, qui est l’origine de toutes les autres. L’idée fondamentale de notre auteur est la Providence. Il reconnaît son pouvoir dans la cabane du pauvre comme dans l’ensemble du globe. Elle est partout, parce qu’elle est nécessaire: c’est une domination intelligente et bonne. Elle existe, car sans domination, il n’y a ni peuple, ni ville, ni famille qui puisse subsister ; et si une famille a besoin d’un maître, il faut bien que l’univers en ait un. Plutarque dit1 que lorsque les anciens géographes voulaient représenter la terre, ils laissaient sur leurs cartes de grands espaces vides où ils écrivaient au hasard: Ici, des mers et des montagnes ; là, des abîmes et des déserts. Ce monde ou ce chaos des anciens géographes était à peu près celui des physiciens et des naturalistes modernes. Leur intelligence n’avait supposé aucune intelligence dans l’arrangement du globe ; tout y était dispersé sans dessein, sans ordre, et les sublimes harmonies de l’univers échappaient à leur admiration. Éclairé par une profonde étude de la géographie, M. de Saint-Pierre resta confondu devant les merveilles que la raison humaine méconnaissait, sa pensée devina quelques-unes des pensées du Créateur ; car la vérité est la pensée de Dieu même.

Osons contempler un moment ces soleils lointains, ces zones lumineuses que la nuit nous découvre, et dont aucune intelligence humaine ne peut concevoir ni l’ensemble ni les limites. Un réseau de feu paraît lier entre elles ces constellations innombrables. Dieu y répand les attractions, les consonances, les contrastes, la grâce, la beauté et ces sentiments si doux et si variés des êtres sensibles, connus dans la langue des hommes sous le nom d’amour. Pour nous, jetés sur les rivages d’un de ces mondes, nous ne jouissons que d’une existence fugitive. Mais dès que le soleil, entouré d’une auréole de lumière, vient allumer l’atmosphère de notre planète, quel étonnant spectacle ! quel harmonieux ensemble ! Les montagnes s’élèvent pour diverser les vents et les eaux ; les vents balayent les mers pour les reporter au sommet des montagnes ; la rosée, les pluies, la fécondité naissent de ces grandes harmonies, et la terre se couvre de moissons, en se balançant sur ses pôles autour de l’astre qui l’attire. Voyez quelle influence céleste la pénètre ! Le grain de sable se minéralise, la plante fleurit, l’animal se meut, l’homme adore. Lui seul s’anime des sentiments de la gloire et de la Divinité ; et tandis que les éléments, les végétaux, les animaux sont ordonnés à la terre, et la terre au soleil, il sent qu’un Dieu l’attire par tous les points de l’univers.

Tel est, d’après l’auteur des Études, le système général du monde. Non-seulement les sciences sont pour lui des avenues qui mènent toutes à Dieu, mais son livre nous ouvre une multitude de perspectives ravissantes où l’âme se repose des maux de la vie, en méditant ses espérances. On dit que le Tasse, voyageant avec un ami, gravissait un jour une montagne très-élevée. Parvenu à son sommet, il admire le riche tableau qui se déroule devant lui: « Vois-tu, dit-il, ces rochers escarpés, ces forêts sauvages, ce ruisseau bordé de fleurs qui serpente dans la vallée, ce fleuve majestueux qui court baigner les murs de cent villes ? eh bien ! ces rochers, ces monts, ces mers, ces cités, les dieux, les hommes, voilà mon poëme ! » Ce que le génie du Tasse avait su reproduire, Bernardin de Saint-Pierre sut le peindre et l’expliquer, et il eût pu dire aussi en contemplant la nature: Voilà mon livre !

Les anciens qui, dans presque tous les genres, sont restés nos maîtres après avoir été nos modèles, n’ont dû ni inspirer l’auteur des Études, ni lui servir de guides. Aristote, Pline et Sénèque écrivirent de longs traités de physique et d’histoire naturelle ; mais en expliquant les phénomènes, ils n’avaient d’autre but que d’étaler les prodiges de la science humaine, tandis que Bernardin de Saint-Pierre ne voulait que faire éclater la prévoyance d’un Dieu. Pline, le plus éloquent de tous, a une sécheresse qui flétrit l’âme ; son éloquence ostentatrice accable notre misère. Il ne voit que le désordre apparent du monde, et son génie ne peut s’élever jusqu’à l’ordre éternel qui le gouverne. Le livre de Bernardin de Saint-Pierre est la réponse au sien. Il console celui que Pline désespère ; il relève celui que Pline foule aux pieds. Il adore la Providence que le naturaliste romain a méconnue, mais il l’adore en nous la faisant aimer. Que Pline représente l’homme jeté nu sur la terre nue, créature infirme, pleurant, se lamentant, ne sachant ni marcher, ni parler, ni se nourrir, et qu’il s’écrie d’un ton de triomphe: Voilà le futur dominateur du monde ! Bernardin de Saint-Pierre montre ce roi naissant entre les bras de celle qui lui donna le jour ; et devant cette touchante image, les déclamations de Pline s’évanouissent. Non, l’homme n’est point abandonné ; la prévoyance et l’amour l’accueillent dans la vie. Quel asile plus sûr que le sein maternel ! et, s’il verse des pleurs, quelles mains sauront mieux les essuyer que celles d’une mère !

Ô puissance sublime des idées religieuses ! tout ce qui, aux yeux de Pline, accuse l’imprévoyance des dieux devient, sous la plume de son rival, une preuve irrévocable de leur sagesse ! C’est la vérité qui dissipe le mensonge. L’un veut humilier notre orgueil par le spectacle de nos infirmités, l’autre élever notre âme en lui révélant sa grandeur. L’éloquence de Pline est propre à inspirer la haine du vice ; celle de Bernardin de Saint-Pierre à pénétrer d’amour pour la vertu. Ses observations sont si touchantes, les lois qu’il découvre si pleines de sagesse, qu’on se réjouit de ses victoires, et qu’on ne lui oppose qu’en tremblant les objections qui pourraient en arrêter le cours. Notre âme, au contraire, sent le besoin de résister aux raisonnements de Pline, et d’abattre cette raison si fière: il semble que le convaincre d’erreur, c’est restituer à l’homme tous ses droits, à la nature sa grâce et sa beauté, à Dieu sa justice et son pouvoir. Enfin, un dernier trait les distingue et les sépare. Pline a recueilli ce que savait son siècle ; rien n’est à lui dans son livre que la parole. Au contraire, l’auteur des Études, sans rien emprunter des sciences qu’il connaît, les enrichit toutes de ses observations ; et tandis que son rival reste attaché à la terre, il vole chercher dans le ciel l’explication des phénomènes qui l’environnent.

On lui a reproché de n’être point assez méthodique ; de peindre en amant de la nature, et de ne pas décrire en naturaliste: c’était lui reprocher de créer sa manière, et de rendre les voies de la science agréables et faciles. Il est douteux cependant qu’il eût obtenu ce succès en suivant la marche tracée, c’est-à-dire en composant des genres nouveaux, et en se retranchant dans les systèmes de classifications: toutes choses faciles à la mémoire, qu’il ne faut pas ignorer pour écrire, mais qu’il faut oublier quand on écrit. Ses vues étaient plus vastes, aussi furent-elles plus utiles. Le premier, il observa le globe dans son ensemble et les hommes dans leur généralité. Ce n’est point un peuple, ce n’est point un site qu’il représente, ce sont les nations et le monde. S’il peint les détails, c’est pour les rapporter au tout ; s’il rapproche des faits isolés et stériles, c’est pour en faire ressortir des vérités générales et inattendues.

Nous parlerons peu du style des Études, continue le disciple ; les éloges à ce sujet sont épuisés. Mais comment ne remarquerions-nous pas l’adresse singulière avec laquelle l’auteur sait fondre à propos, dans son livre, des morceaux de Virgile et de Plutarque, de manière qu’ils ne forment qu’une seule pièce avec sa pensée ? D’abord, il dispose ses tableaux, il en prépare les plans, puis, tout à coup, il les éclaire par une citation, avec un art semblable à celui des grands peintres qui jettent sur leur composition un rayon de lumière pour en relever les effets. Mais le but de M. de Saint-Pierre n’est pas seulement de s’enrichir de ces beautés antiques ; il veut encore nous faire entrevoir, dans les auteurs cités, un sentiment exquis, une pensée profonde qui nous auraient échappé. Il nous apprend à lire Plutarque et Virgile ; ses citations sont de véritables découvertes. Voilà, nous osons le dire, les seules obligations qu’il ait aux anciens ; car ce n’est pas dans les livres qu’il étudie la nature, mais dans la nature elle-même: aussi se rapproche-t-il souvent de ces génies créateurs, qui n’avaient pas d’autre modèle. Voyez comme les plus petites circonstances sont pour lui l’origine des plus touchantes observations. Il ne faut ni machine, ni creuset, ni compas pour vérifier ses expériences ; il suffit de regarder autour de soi. Les vains systèmes de la science lui apprennent à se méfier des savants ; mais il converse avec les gens simples, s’arrête dans les champs, entre dans les cabanes, interroge les vieillards, s’instruit avec un enfant, et raconte naïvement ce qu’il vient d’apprendre avec eux. On voit qu’il aime à surprendre le peuple au moment de son travail et de ses jeux, à épier ses vertus et à les peindre ; et cette multitude de petites scènes donnent un charme inexprimable à son ouvrage. Ses personnages savent tout ce que les savants ignorent: c’est une autre expérience, une autre sagesse. Souvent, au milieu des incertitudes de la science, les observations d’un simple villageois nous éclairent, et des vérités inconnues aux académies s’échappent de la bouche d’un berger.

C’est ainsi qu’en écrivant sur les sciences naturelles comme Aristote, Pline et Sénèque, Bernardin de Saint-Pierre est resté original. Essayons de découvrir ce qu’il doit aux modernes. Cet examen nous servira peut-être à montrer le but et le résultat de ses ouvrages. C’est un point de vue qui nous semble avoir échappé à tous ses critiques.

Parmi les écrivains du siècle, Buffon et J. J. Rousseau se présentent les premiers. Buffon ne peut offrir aucun point de comparaison. Trop souvent il suit les traces de Pline: sa force est en lui-même ; il explique l’univers d’après les lois de sa physique, et les lois de la Providence lui restent inconnues. Son style, plein de pompe et d’harmonie, manque de nuances, de sensibilité et de douceur, tandis que celui de Bernardin de Saint-Pierre, simple comme la nature, semble destiné à la peindre dans sa grâce et dans sa sublimité. D’ailleurs, toute la force de l’auteur des Études vient de conviction: c’est parce qu’il y a un Dieu qu’il est éloquent. Sa foi est dans tout ce qu’il écrit, et ce seul trait prouve, selon nous, que Buffon ne fui ni son maître ni son modèle. Reste donc J. J. Rousseau, auquel on l’a souvent comparé, peut-être parce qu’il fut son ami et que leurs destinées furent presque semblables.

Tous deux nés dans une condition moyenne, et tous deux sans fortune, ils errèrent longtemps par le monde, et n’écrivirent que vers l’âge de quarante ans, lorsque l’expérience et le malheur eurent mûri leurs pensées. Mais le point de départ mit entre eux une grande différence. Jean-Jacques, n’ayant ni but ni principe arrêté, promena longtemps son oisive jeunesse entre l’opprobre et la misère. Dénué de toute prévoyance, ne suivant que sa fantaisie, il s’éloigna, par une sorte d’instinct, de tout ce qui aurait pu élever sa condition en lui imposant quelque gêne. Si la lecture de Plutarque lui fit répandre des pleurs sur d’héroïques souvenirs, elle ne le sauva pas toujours du vice, et il commit des fautes que la charité peut seule pardonner au repentir. Il aurait voulu être un Romain, et n’eut pas même la force d’être toujours un honnête homme. D’abord perdu dans les plus basses classes de la société, puis jeté au milieu d’un monde corrompu, il apprit à mépriser les grands et les petits ; mais il ne put apprendre à se passer de leur estime. Il crut en Dieu sans y mettre sa confiance, il aima la vertu sans y croire, et la vérité en prêtant sa voix au mensonge. Malheureux de ne pouvoir accorder ses opinions et sa conduite, il éprouva, jusqu’à sa dernière heure, qu’il vaudrait mieux n’être pas né que de ne rien attendre de Dieu, et de ne pas oser se fier aux hommes. Combien le sort de M. de Saint-Pierre fut différent ! Une éducation ambitieuse égara, il est vrai, sa jeunesse ; mais ce fut en lui proposant un but sublime et d’honorables travaux. On sent que le désir de s’élever donnait des vertus à son âme, et de l’énergie à son caractère. Jeté seul dans le monde, il y commit des étourderies, mais point de fautes que l’honneur pût lui reprocher. Un sentiment vif d’indépendance et de dignité rendit sa probité si sûre, qu’un jour il vendit tout ce qu’il possédait, ses meubles, ses habits, son linge, pour acquitter une dette contractée en Pologne2. Toujours ferme dans ses principes, il fut éprouvé et non avili par ses passions. On s’étonne de la folie qui le conduit aux extrémités de l’Europe pour y fonder une république ; mais on l’admire lorsqu’il refuse de se prêter à des projets ambitieux qui pouvaient le placer près du trône, et lorsqu’à la suite de ses refus on le voit rentrer en France, n’emportant de ses courses aventureuses que des regrets et des souvenirs. Sa confiance en Dieu s’accrut par le malheur, et l’abandon des hommes lui apprit à bénir la Providence, qui ne l’abandonnait pas. Enfin, quoique dévoré d’ambition, il ignora toute sa vie l’art de composer avec sa conscience pour arriver à la fortune, et celui de s’avilir pour arriver au pouvoir. Telles furent les destinées de ces deux grands écrivains.

Lorsqu’ils se rencontrèrent, Jean-Jacques vivait seul, et gémissait d’être devenu célèbre: Bernardin de Saint-Pierre ne l’était point encore, mais il brûlait de le devenir. L’amour de la solitude et de la nature les réunit, et dans les douces relations qui s’établirent entre eux, ils furent toujours d’accord sur les grands principes de la morale, et toujours divisés sur les opinions purement humaines. Bernardin de Saint-Pierre admirait l’éclat et la force entraînante des écrits de Jean-Jacques, mais il condamnait ses paradoxes, et l’on peut dire qu’il ne cessa de les combattre. L’un débuta dans la carrière par attaquer les sciences qui dépravent l’homme, et par médire des lettres dont il faisait souvent un si sublime usage. L’autre, applaudissant aux découvertes du génie, montre que tous les maux viennent de notre orgueil, et que la véritable science ne peut être dangereuse, puisqu’elle est l’histoire des bienfaits de la nature. Jean-Jacques Rousseau ne veut pas qu’on parle de Dieu à son élève avant l’âge de quatorze ans ; Bernardin de Saint-Pierre dit que rien n’est plus agréable à la Divinité que les prémices d’un cœur que les passions n’ont point encore flétri. L’un ramène fièrement l’homme à l’état sauvage, et pour lui rendre son innocence le dépouille de son génie ; l’autre cherche les moyens d’assurer notre repos dans l’état de société, et ne veut nous dépouiller que de nos erreurs. Selon Rousseau, tout dégénère entre les mains de l’homme: la nature n’a songé qu’au bonheur des individus, elle n’a rien fait pour les nations. Bernardin de Saint-Pierre nous montre, au contraire, les plantes et les animaux se perfectionnant sous la main des peuples. L’expérience lui apprend que l’homme, réduit à lui-même, est comme un flambeau sans lumière ; son génie s’éteint et tout périt autour de lui. Plus de moissons, plus de fruits savoureux: l’olive reprend son amertume, la pêche devient acide, le grain du blé disparaît dans son épi, il ne nous reste que des glands et des racines ; car la nature n’a rien fait pour l’homme seul, elle a attaché notre existence à celle de la société. Enfin Rousseau s’indigne des vices de la civilisation, et la rejette ; tandis que toutes les pensées de Bernardin de Saint-Pierre tendent à perfectionner les vertus sociales. Tous deux veulent, il est vrai, vivre au sein de la nature ; mais le premier dans un désert, et le second dans un village et au milieu de sa famille.

Quant à la raison, à la vérité, à la sagesse, j’en vois bien les noms dans les écrits de Rousseau, mais j’en cherche en vain les effets. Malheur à ceux qui lui donnent leur âme ! car c’est notre âme qu’il nous demande, et pour la précipiter dans un abîme d’illusions et de contradictions. Ennemi de tout ce qui est, il faut le mettre d’accord avec lui-même avant de s’accorder avec lui ; il le faut écouter, non le croire. Si vous êtes sage, songez donc en le lisant aujourd’hui à ce qu’il vous disait hier. Tant de propositions opposées, de paradoxes bizarres doivent éveiller vos doutes, et vous avertir du danger. L’écrivain qui vous enflamme pour le mensonge peut vous faire admirer la supériorité de son éloquence ; mais il vous prouve en même temps la faiblesse de ses arguments et la nullité de votre raison.

Il est des inspirations presque divines qui ne nous séparent jamais de la vertu, et qui sont entendues de tous les hommes. Si Jean-Jacques Rousseau subjugue la raison et la trompe, Bernardin de Saint-Pierre touche le cœur et cherche à l’éclairer. Chaque émotion lui fait découvrir une vérité, chaque objet de la nature un bienfait. Ce n’est pas la parole d’un maître qui vous reproche vos erreurs ; c’est celle d’un ami qui craint lui-même de se tromper, qui vous prévient de son ignorance ; qui doute, il est vrai, de la sagesse des philosophes, mais qui doute encore plus de la sienne. Son éloquence est une partie de son âme, elle en a la douceur, elle ne sert qu’à en exprimer les sentiments. Dans la guerre qu’il déclare aux incrédules, son unique but est de les conduire au bonheur: il ne veut pas écraser ses ennemis, il veut les émouvoir et les convaincre. On sent que ce n’est pas pour l’honneur de la victoire qu’il combat, mais qu’il éprouverait une joie infinie s’il ramenait un seul de ses adversaires à la vérité. Il dit: Étudiez la nature ! aimez les infortunés ! adorez la Providence ! soyez heureux !

Jean-Jacques, au contraire, méprise les hommes, que Bernardin de Saint-Pierre veut éclairer: ce qu’il soutient le mieux, c’est l’erreur: ce qu’il redoute le plus, c’est la vérité. La résistance blesse son orgueil ; il ne sait rien apprendre d’elle. Il veut étonner, subjuguer, éblouir ; l’ironie amère, l’invective éloquente, la véhémence, le mépris, voilà ses armes. Il faut que son adversaire tombe à ses pieds, qu’il reste muet d’admiration, ou qu’il meure de honte. Dans cette lutte, il vous repousse, il vous outrage, il vous écrase. Sa parole est un ordre, il faut lui céder ou être haï. Il dit: Aimez-moi, honorez-moi, croyez en moi, je suis la vérité !

Le trait caractéristique de leur génie, c’est que Jean-Jacques s’isole, et rapporte toutes ses spéculations à un seul homme, qui est souvent lui-même, tandis que Bernardin de Saint-Pierre étend les siennes à la nature et au genre humain. S’il écrit de l’éducation, ce n’est pas de celle d’un enfant, c’est de celle des peuples ; s’il parle de la science, c’est en généralisant ses bienfaits pour le bonheur de tous. Ses vues politiques embrassent le globe entier, qu’il réunit par le commerce, par l’intérêt et par l’amour. Il lui est démontré que les nations sont solidaires, que la sagesse d’une seule pourrait se répandre sur toutes les autres, et que sa patrie doit avoir un jour cette heureuse influence, parce qu’elle règne sur l’Europe, et l’Europe sur le monde. Son livre serait encore utile aux habitants des Indes et de la Chine, à ceux qui errent sur les bords de la Gambie et de l’Amazone. Il n’en est pas de même des ouvrages de Jean-Jacques Rousseau. Comment généraliserez-vous ses idées ? Fonderez-vous des peuplades de sauvages et d’ignorants ? Un homme peut renoncer aux sciences, et se croire sage ; mais une nation ne renoncerait pas à ses lumières sans renoncer à sa prospérité. Osez proposer le Contrat social à une ville plus grande que Genève, et ces lois si savamment méditées ne produiront que d’effroyables révolutions. Donnez à un peuple le plan d’éducation de l’Émile, et ce beau traité devient illusoire. Jean-Jacques n’a voulu élever qu’un homme, et ce sont les nations que Bernardin de Saint-Pierre voulait former.

Ce n’est pas qu’il n’y ait dans les ouvrages de Rousseau quelques idées fondamentales qui peuvent servir au bonheur de tous, mais il les trouve en développant des systèmes qui ne peuvent servir qu’au bonheur d’un seul ; au contraire, c’est toujours en partant d’une idée utile au genre humain que Bernardin de Saint-Pierre nous enrichit d’une multitude d’observations qui peuvent assurer le bonheur de chacun.

Mais un dernier point de comparaison se présente. Tous deux ont beaucoup parlé des femmes, et tous deux, par des moyens opposés, ont captivé leurs suffrages. Rousseau attaque sans cesse leur frivolité, leur inconstance, leur coquetterie ; personne n’en a dit plus de mal et n’en a été plus aimé: il les traite de grands enfants, il se plaît à les montrer faibles ; les plus parfaites succombent dans ses écrits. Vainement il emploie des volumes pour former l’épouse d’Émile: à quoi bon tant d’apprêts, tant de soins, tant de sollicitudes ? le fruit de ce chef-d’œuvre d’éducation est l’infidélité de Sophie. Cependant toutes ses accusations ne peuvent éteindre l’enthousiasme qu’il inspire ; les femmes lisent, malgré lui, au fond de son âme: ce sont les reproches de l’amour et non de la haine ; il les décrie et les adore, il les blâme et les rend aimables, il les accable et les déifie, et, dans ses emportements les plus terribles, on reconnaît le langage d’un amant qui veut, mais en vain, rompre ses chaînes. Il est comme ce sauvage qui, voyant du feu pour la première fois, réjoui de sa chaleur et de sa lumière, s’en approcha pour le baiser ; mais en ayant été brûlé, il le maudissait, le priait, l’adorait, ne sachant si c’était un démon ou un dieu.

Bernardin de Saint-Pierre a plus de douceur sans avoir moins de passion. Les femmes apparaissent dans ses écrits telles que nous les voyons dans les rêves de notre adolescence, parées de leur beauté virginale, et ne tenant à la terre que par l’amour. C’est sous leur douce influence qu’il voudrait replacer l’homme pour le ramener à la vertu: il ne voit que leur pureté, il ne peint que leurs grâces, il n’aime que leur innocence. Rousseau consume notre âme par l’exemple de Julie oubliant tout dans les bras de son amant ; Bernardin de Saint-Pierre nous pénètre d’un sentiment divin en nous offrant la douce image de Virginie. Aucun souffle ne ternit cette fleur délicate, qui répand les parfums du ciel. Elle aime de l’amour des anges, et sa dernière action est sublime, car au moment où elle peut espérer d’être heureuse, elle donne sa vie pour ne pas manquer à la pudeur. Ainsi, les tableaux de Bernardin de Saint-Pierre ont toujours quelque chose d’idéal, sans cependant jamais sortir de la nature ; il est comme ces statuaires des temps antiques, qui reproduisaient la figure humaine avec des proportions si parfaites, que sous une forme mortelle on reconnaissait une divinité. Rousseau fut donc l’ami et non le maître de l’auteur des Études ; et s’il eut plus de talent et plus d’éloquence, il eut aussi moins de naturel et moins de grâces.

Enfin, pour mieux caractériser les deux amours de Rousseau et de Bernardin, l’un créa la Nouvelle Héloïse, l’autre Virginie: la Nouvelle Héloïse qui se livre à son précepteur avant de se donner à son époux ; Virginie qui refuse la fortune pour se conserver fidèle à Paul, et qui meurt volontairement pour ne pas manquer aux scrupules de la pudeur. Voilà ces deux hommes se peignant dans leur idéal.

II §

Bernardin de Saint-Pierre avait commencé, peu de temps auparavant, un poëme en prose, Constant Licardie, dont il ne nous reste que des fragments incomplets, et qu’il abandonna avant de les avoir terminés, pour les rejeter dans les Études. Mais les Études n’étaient pas seulement sa poésie, c’était sa philosophie, un plaidoyer en faveur de Dieu dont l’avocat était la Nature. Ce livre, évidemment né de Fénelon ou de Jean-Jacques-Rousseau, était aussi religieux que la nature elle-même ; il était aussi chimérique en beaucoup de points pratiques, mais infiniment plus moral ; en outre, il était plus savant, malgré ce qu’en ont dit depuis les savants de profession ; la pensée générale l’éclairait d’un instinct divin ; il se trompait peut-être sur quelques détails, comme la théorie des marées qu’on lui a tant reprochée sans preuve contraire, mais il ne se trompait certainement pas sur l’ensemble, qu’il interprétait mieux que les astronomes modernes qui, en voyant l’œuvre, ont nié l’ouvrier.

Ce livre, véritablement divin dans son but, plut infiniment aux esprits pieux et droits, qui l’adoptèrent avec une consciencieuse ivresse. C’est ce qu’il écrivit de mieux avant le merveilleux poëme de Paul et Virginie. Cependant les Études de la nature avaient été pour Bernardin de Saint-Pierre ce que le Génie du Christianisme fut, trente ans plus tard, pour M. de Chateaubriand ; on oublia le livre, on se souvint éternellement de l’épisode, pourquoi ? Parce que les livres sont des systèmes et que les épisodes sont du sentiment.

III §

Cependant la Révolution française, toute métaphysique dans ses principes, marchait dans les esprits et croyait de bonne foi alors pouvoir réaliser dans les faits les idées honnêtes, mais souvent émanées des Études de la nature. Nous avons dit que Paul et Virginie ne contenait point d’idées, mais des vérités d’instinct et de sentiment qui plaisent à tout le monde. Aussi Bernardin de Saint-Pierre, mécontent de la lenteur avec laquelle le roi Louis XVI, devenu révolutionnaire modéré, admettait dans les lois ses paradoxes absolus de sa théorie de perfectionnement qui commençaient tous par des destructions du pouvoir royal, s’impatientait contre son disciple couronné. Bonaparte l’a dit plus tard, l’idéologie et la métaphysique ont perdu la France. Les idéologues sont des rêveurs, mais on ne gouverne pas les faits par des rêves. Il y avait dans Bernardin de Saint-Pierre plus du rêveur que de l’homme d’État.

C’est une chose curieuse que de voir Bernardin de Saint-Pierre s’approcher insensiblement de la révolution de 1789, à mesure que la France, entraînée presque unanimement par l’esprit métaphysique, s’en approche elle-même ; puis s’en éloigner par la réaction de ses crimes ou de ses fautes ; d’abord juste et fidèle envers le roi Louis XVI, dont il se déclare le partisan et le serviteur dévoué, puis associant le peuple et le roi, puis enfin se dévouant au peuple seul ; puis, après le 20 août, assistant aux sections dans son faubourg, puis abandonnant les sections à elles-mêmes quand elles ne sont plus gouvernées que par la démagogie, et se retirant seul dans une campagne ignorée pour déplorer les crimes du peuple. Il représente à lui seul d’abord les erreurs honnêtes, puis l’action insensée, puis le repentir, puis l’isolement contristé, jamais les crimes ni les fureurs des partis. On lui reproche quelques condescendances d’opinions envers les différents pouvoirs que ces partis élevaient tour à tour ; c’est malheureusement vrai, mais ces condescendances tenaient à sa situation, jamais à la flatterie ou au crime.

Il était devenu époux et père de famille, il n’avait aucune fortune que son travail et son talent ; il était obligé de garder avec les différentes phases de la révolution une certaine mesure pour conserver le pain à sa femme et à ses enfants ; c’est le secret de ces publications, peu stoïques mais innocentes, qu’il fit tantôt pour être employé dans l’instruction publique, tantôt pour occuper une place au Jardin des plantes, afin d’avoir des appointements et un asile pour sa famille, en s’occupant de sa science favorite, l’histoire naturelle. Mais on ne lui reprocha jamais de faiblesse envers le crime puissant, il ne désavoua jamais ses respects et ses hommages envers l’homme de son cœur et de ses rêves, Louis XVI, son premier bienfaiteur. Ducis et lui, quoique admirateurs, dès le Consulat de Bonaparte, refusèrent la fortune et les honneurs qu’il leur offrit, ainsi qu’à l’honnête Lemercier. Il fut, sous tous ces maîtres de la France, le maître de lui-même, et ne demanda jamais que du pain à sa patrie sous ces différents régimes. Laisser mourir de faim ses enfants eût été sans doute plus romain, mais eût-ce été moins barbare ?

Les riches sont injustes envers les misérables, parce qu’ils s’abaissent pour leurs nécessités vulgaires ; les pauvres ne comprennent pas davantage les riches, parce qu’ils ne comprennent que les besoins de pain. Ce sont deux races qui ne parlent pas la même langue. Comment pourraient-ils être justes les uns envers les autres ? Les mêmes mots chez eux signifient des choses opposées, mais les mots employés par Bernardin de Saint-Pierre étaient les mots: Dieu, Providence et Religion. Voici comment il qualifiait la religion chrétienne:

Ah ! sans doute, en traçant l’apologie du christianisme dans un siècle où l’on n’applaudissait qu’aux blasphèmes de l’athéisme, il sentit toute la dignité de sa mission ; aussi fut-il sublime, et c’est ainsi qu’il échappa à la condamnation que le siècle menaçait de porter contre lui. Il faut l’entendre parler de cette religion, qui « seule a connu que nos passions infinies étaient d’institution divine. Elle n’a pas, dit-il, borné, dans le cœur humain, l’amour à une femme et à des enfants, mais elle l’étend à tous les hommes ; elle n’y a pas circonscrit l’ambition à la gloire d’un parti ou d’une nation, mais elle l’a dirigée vers le ciel et l’immortalité ; elle a voulu que nos passions servissent d’ailes à nos vertus. Bien loin qu’elle nous lie sur la terre pour nous rendre malheureux, c’est elle qui y rompt les chaînes qui nous y tiennent captifs. Que de maux elle y a adoucis ! que de larmes elle y a essuyées ! que d’espérances elle a fait naître quand il n’y avait plus rien à espérer ! que de repentirs ouverts au crime ! que d’appuis donnés à l’innocence ! Ah ! lorsque ses autels s’élevèrent au milieu de nos forêts ensanglantées par les couteaux des druides, que les opprimés vinrent en foule y chercher des asiles, que des ennemis irréconciliables s’y embrassèrent en pleurant, les tyrans émus sentirent, du haut des tours, les armes tomber de leurs mains: ils n’avaient connu que l’empire de la terreur, et ils voyaient naître celui de la charité. Les amants y accoururent pour y jurer de s’aimer, et de s’aimer encore au-delà du tombeau: elle ne donnait pas un jour à la haine, et elle promettait l’éternité aux amours. Ah ! si cette religion ne fut faite que pour le bonheur des misérables, elle fut donc faite pour celui du genre humain ! »3

Ne semble-t-il pas que l’âme du maître ait passé dans celle du disciple ? et comment se refuserait-on à reconnaître l’influence de Fénelon dans un livre qui renferme une multitude de morceaux semblables ? Aussi les philosophes ne pardonnèrent à l’auteur ni sa vertu, ni son éloquence, ni sa gloire. Ne pouvant réfuter ses principes, ils essayèrent d’en affaiblir l’effet en publiant que le clergé lui faisait une pension, voulant montrer une âme vénale où l’on voyait une âme religieuse. Il y avait bien quelque chose de vrai dans cette accusation. L’auteur aurait pu obtenir cette pension, s’il avait voulu la demander à l’assemblée générale du clergé. On le lui fit même proposer, et pour lui offrir cette honorable récompense on ne demandait que son aveu. Mais loin de le donner, cet aveu, il s’opposa aux démarches de l’archevêque d’Aix, qui jouissait alors d’une puissante influence. « Je ne veux, disait-il, ni qu’on puisse soupçonner ma plume d’être vénale, ni la mettre à la solde d’aucun corps. » Ainsi, chaque calomnie dont on a tenté de flétrir ce grand écrivain nous fera découvrir une action honorable. Que les méchants n’espèrent rien de ce qui nous reste à dire ! Caton, le plus sage des hommes, fut accusé quarante-quatre fois ; et ces accusations n’eurent d’autre résultat que de forcer ses ennemis à reconnaître quarante-quatre fois sa vertu.

. . . . . . . . . . .

Les tristes efforts de l’envie et de la sottise ne purent cependant détruire sa tranquillité. « Il me semble, disait quelquefois M. de Saint-Pierre, qu’il y ait en moi plusieurs étages où mon âme habite successivement. J’aime naturellement le fond de la vallée, je m’y repose des maux de la vie ; mais, lorsqu’on vient m’y troubler, mon âme s’élève par degrés au-dessus de tout ce qui voudrait l’atteindre. Si le malheur augmente, je m’élance au sommet de la montagne, et, loin de la vue des hommes, je m’y réfugie dans un monde où je ne suis plus en leur pouvoir. »

Parmi les lettres qu’on lui adressait de toutes parts, il y en avait de si romanesques, qu’on les croirait l’œuvre de l’imagination. Telle est surtout celle d’une demoiselle de Lausanne, qui, se laissant charmer à la lecture des Études, écrivit aussitôt à l’auteur pour lui proposer sa main. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que sa mère autorisait sa démarche et joignait sa prière à la sienne. Cette demoiselle était jeune, belle et riche: elle le disait naïvement ; mais elle était protestante et ne voulait point épouser un catholique, ce qu’elle disait avec la même naïveté. « Je veux, écrivait-elle, avoir un mari qui n’aime que moi et qui m’aime toujours. Il faut qu’il croie en Dieu et qu’il le serve à ma manière… Je ne voudrais pas être votre femme, si ce n’était pour faire ensemble notre salut. »

Ce dernier sentiment avait quelque chose de délicat, que M. de Saint-Pierre ne manqua pas de remarquer dans sa réponse, mais sans s’expliquer sur l’objet principal. Il terminait sa lettre par ces mots: « Je pense comme vous ; et, pour aimer, l’éternité ne me paraît pas trop longue. Mais avant tout, il faut se connaître et se voir dans ce monde. »

L’article de la religion n’étant pas réglé, la jeune personne recommença ses sollicitations, en chargeant une de ses amies, qui habitait Paris, de faire expliquer M. de Saint-Pierre. Celle-ci traita la difficulté légèrement, comme si rien ne lui eût paru plus naturel. « Vous avez écrit, lui dit-elle, qu’il y avait douze portes au ciel. — Cela est vrai. — Vous avez dit que les oiseaux chantaient leurs hymnes, chacun dans son langage, et que tous ces hymnes étaient agréables au Créateur: ainsi, vous vous ferez protestant, et vous épouserez mon amie. — Ah ! madame, reprit Bernardin de Saint-Pierre, vous avez beau vouloir me prendre par mes propres paroles, je n’ai jamais dit qu’un rossignol dût chanter comme un merle ; je ne changerai donc ni de religion ni de ramage. » La négociation en demeura là.

La Chaumière indienne est un beau plaidoyer pour l’existence, la personnalité et la providence de Dieu ; c’était une imitation de Voltaire, attaquant l’intolérance par l’onction, au lieu de l’attaquer par le ridicule, mais mettant toujours le Dieu à part, même avant de purifier son temple. Cela eut un grand succès auprès de cette partie du public qui voulait croire au Dieu auteur et conservateur des choses, mais attaquait l’abus du nom divin.

IV §

Cependant il avait échappé aux dangers de la révolution ; le 9 thermidor et le 18 brumaire avaient tari le sang et ramené l’ordre, quand Bernardin, veuf de mademoiselle Didot et père de deux enfants, nommé membre du premier Tribunat national, comme le premier écrivain de sentiment de la France et investi d’une considération immense et d’une aisance due à son logement du Louvre, à ses opérations littéraires, à ses pensions, éprouva le désir d’assurer une seconde mère à ses enfants. Voici comment ce mariage d’un doux, beau et illustre vieillard et d’une jeune fille presque encore enfant fut conclu, et ne trompa aucune de ses espérances.

V §

Il y avait alors, auprès de Paris, une maison d’éducation aristocratique et religieuse, dirigée par madame la comtesse L. G…, que les malheurs de la révolution avait contrainte à cette condition, à la fois humble et noble, de former des enfants à la science et à la vertu. Bernardin de Saint-Pierre, qui l’avait autrefois connue, fréquentait sa maison. Il y jouissait des égards que son âge et la célébrité de l’auteur de Paul et Virginie lui assuraient partout. Il accompagnait souvent ce charmant troupeau d’adolescentes à la campagne, quand madame la comtesse L. G… conduisait ses élèves dans les champs. C’était lui qui, semblable à Abélard, dirigeait ses jeunes Héloïses dans leurs lectures et dans leurs études. Un instinct plus doux l’attachait à cette maison ; quoique la vieillesse qui s’approchait eût donné de la gravité à ses goûts et imprimé quelques lignes grises aux belles ondes de sa magnifique chevelure, il pouvait plaire encore à l’innocente admiration du premier âge et inspirer naïvement les sentiments qu’il rougissait de ressentir.

Parmi ces jeunes personnes, il y en avait une plus accomplie des dons célestes que toutes ses compagnes. C’était mademoiselle de Pelleport, fille de la marquise de Pelleport, d’une grande maison du midi de la France. Cette famille, tombée dans l’adversité par suite de l’émigration et de quelques désordres de jeunesse de son père, était liée avec la mienne. Ma mère fut assez heureuse pour offrir à madame de Pelleport, tante de celle qui devint madame de Saint-Pierre, des services que l’amitié lui rendait chers et auxquels une liaison d’enfance enlevait toute l’amertume des subsides.

Les hommes et les femmes de cette famille privilégiée étaient doués d’une grâce et d’une séduction, vrai génie des races ; le malheur contre-balançait ce don. Celle qui inspira cette passion tardive à M. de Saint-Pierre joignait, dès l’enfance, à ces séductions de la jeunesse et de la beauté, les précoces inspirations de l’enthousiasme et de la vertu. Sa figure était inexprimable au pinceau et à la langue ; il aurait fallu, pour la peindre, les yeux, les sens et comme l’âme de l’auteur de Paul et Virginie. Le sort, qui lui avait été si contraire jusque-là, lui réservait la plus belle des fleurs de la vie pour la respirer et l’enivrer avant de mourir.

Elle n’avait pas encore dix-huit ans, son innocence révélait dans ses yeux une tendresse qui n’était pas de l’amour, mais une sorte d’admiration enthousiaste pour l’homme qui avait porté Virginie dans son cœur, cette Virginie dont elle se croyait la sœur ! Elle ignorait la nature du sentiment qu’elle avait pour lui ; était-ce un dieu qui lui apparaissait sur la terre dans une forme qui n’avait point d’âge et dont la chevelure blonde semblait parer l’immortalité ? Elle rougissait en le regardant, elle frissonnait à ses paroles ; elle n’osait pas s’avouer qu’elle l’aimait ; mais il lui inspirait seul un attrait sérieux qu’elle n’avait jusque-là imaginé pour aucun autre. Ce fut cet attrait involontaire qui la révéla à Bernardin. Son cœur, que l’infortune avait gardé pur, et qui était, pour ainsi dire, conservé jeune dans la glace du malheur, avait la pudeur timide de l’âge et ne s’avouait pas ce qu’il éprouvait pour cette enfant. Elle était pour lui l’ombre de Virginie, mais Virginie n’était qu’une ombre, et mademoiselle de Pelleport était un idéal qui échauffait ses songes. Il n’osait seulement y penser, mais quand, dans les leçons attentives qu’il lui donnait, il venait à fixer ses regards sur cette taille angélique, sur cette grâce chaste des mouvements, sur ces joues rougissantes, sur ces yeux voilés par de longs cils, sur cette bouche entr’ouverte par le soupir et refermée par la crainte, et quand il entendait l’éclat de cette voix timbrée et sonore, et pourtant tremblante, qui était la principale de ses séductions involontaires, son âme lui échappait et il était prêt à tomber, pour l’adorer, aux genoux de son élève.

Ce fut dans un de ces délires que leurs âmes se rencontrèrent, et qu’ils se turent, ne pouvant plus parler, qu’ils se séparèrent sans pouvoir recouvrer la parole, et qu’ils crurent ne pouvoir plus ni parler ni se taire jamais ainsi.

VI §

Le vieillard revint à Paris, s’enferma dans sa solitude et crut devoir réfléchir longtemps sur ce qui se passait en lui. Il ne pouvait se dissimuler qu’il aimait, et le silence, le frisson, la rougeur muette de mademoiselle de Pelleport lui disaient qu’il était aimé. Après quelques jours de recueillement, il prit la résolution honnête, mais sévère, de revenir à la maison de campagne de la comtesse L. G…, et de lui avouer ses sentiments pour son élève. Il lui demanda un entretien confidentiel et lui parla ainsi:

« Je suis vieux ; j’ai soixante-trois ans ; j’ai deux enfants dans le premier âge ; et n’ai, pour toute fortune, qu’une célébrité dont je vis médiocrement. Il est vrai que mon âme est jeune et que mon imagination est malheureusement passée toute fervente dans mon cœur. Je viens vous confesser une de ses fautes et vous demander un conseil que vous seule pouvez me donner. »

Alors il lui avoua tout ce qu’il ressentait pour mademoiselle de Pelleport, en lui cachant prudemment et honnêtement ce qu’il était très-sûr d’avoir inspiré lui-même à cette jeune personne ; mais il lui demanda confidentiellement s’il se trompait en la croyant sensible à sa tendresse et si elle répugnerait à son union avec un homme de son âge, dont elle soignerait les enfants comme une mère, et dont elle adoucirait les années avancées comme une chaste épouse ? La comtesse n’hésita pas à lui déclarer que mademoiselle de Pelleport était l’âme la plus candide sous le plus bel extérieur qu’elle eût jamais rencontrée, et qu’elle ne doutait pas que l’honneur de se dévouer au premier écrivain de son temps ne fût apprécié par elle bien au-dessus des jeunes gens que sa famille pourrait lui offrir ; elle connaissait assez la mère de cette enfant pour ne pas douter qu’une pareille proposition serait agréée, si elle était autorisée à la lui faire. La famille de Pelleport avait perdu toute sa fortune, et regarderait comme la plus belle des fortunes l’union du plus grand philosophe religieux et du plus sensible poëte du siècle.

Au premier mot qu’elle en dit à son élève, mademoiselle de Pelleport s’évanouit d’émotion ; elle ne cacha point l’attachement secret que ce beau vieillard lui avait inspiré. L’amour avait remonté à sa source, et Bernardin de Saint-Pierre retrouvait Virginie en elle. Il s’unit avec une généreuse imprudence, et la passion cette fois l’inspira mieux que la sagesse. Il fut le plus aimé et le plus heureux des maris. Ses enfants eurent la plus aimable des mères. Aucun nuage ne troubla les beaux jours qui durèrent autant que leur vie. Ce temps-là, la campagne d’Éragny, près de Paris, fut le théâtre de leur félicité.

VII §

Bernardin de Saint-Pierre passait l’hiver à Paris, dans son logement du Louvre, non loin du vieux poëte Ducis, son voisin et son ami. Napoléon les honorait tous les deux, mais ils refusèrent l’un et l’autre de recevoir le titre de sénateur. Ils se défiaient de l’ambition de l’homme d’État, ils préféraient leur innocente indépendance d’hommes de lettres aux engagements sans retour avec le héros du temps. Napoléon les dédaigna, les oublia, mais ne les persécuta pas. Il avait adoré Paul et Virginie dans sa jeunesse, l’auteur lui paraissait comme un dieu de l’Inde inspiré par la nature, une voix des mers et des bois. Sa figure même avait la puissance simple et douce des éléments, sa chevelure blonde et blanche tout à la fois lui faisait comprendre la jeunesse éternelle ou le phénomène de l’immortalité. Il lui donnait, par ses pensions littéraires et celles de ses frères, tout ce qui pouvait lui enlever les soucis amers de la vie.

VIII §

Ce furent les jours heureux de la tardive adolescence de cet homme unique. Il vivait solitaire dans le vallon d’Éragny, entre ces deux génies, la mélancolie et l’amour ; les personnes qui le rencontraient ne pouvaient s’empêcher de s’arrêter devant ce sage conduit, précédé et suivi par cette ravissante figure de jeune femme, jouant avec ses deux enfants dont elle paraissait la sœur aînée. Il se penchait pour cueillir des simples et les effeuillait pour leur en démontrer la structure ; l’histoire naturelle expliquée par un confident de la Providence était l’échelle par laquelle il élevait ces cœurs naïfs à Dieu. Rentré à la maison, il dictait à sa femme docile, et charmée, de beaux passages de l’Arcadie, vaste églogue de Virgile, ou de Fénelon, ou des Harmonies de la nature, suite de ces Études de la nature qui avaient commencé son nom, ce nom que Paul et Virginie avait plus tard rendu populaire et impérissable.

En ce temps-là, un de ses disciples, M. Aimé Martin, venait quelquefois le visiter dans sa retraite et lui servait de secrétaire. Aimé Martin, qui le respectait comme un sage et qui l’admirait comme un écrivain, l’aidait à préparer les éditions de ses œuvres, le patrimoine futur de sa femme et de ses enfants. L’habitude de vivre dans la famille lui en donnait le cœur et l’esprit. Il devint insensiblement comme un fils d’adoption de plus. La beauté de la jeune femme pénétrait dans son âme, mais il la considérait comme un objet sacré qu’il n’aurait pas permis à ses yeux de convoiter sans la profaner et sans se flétrir lui-même.

C’était un ravissant spectacle que celui de ce vieillard encore vert et beau dictant ses notes à ce disciple, de cette femme belle comme un souvenir ressuscité des bananiers de l’Île de France sur le tombeau de Virginie, prenant quelquefois la plume pour achever les peintures de son mari, et de ces charmants enfants jouant entre eux, tandis que le pieux disciple contemplait cette scène de famille et écrivait gravement les dernières inspirations dictées par le maître.

IX §

Ainsi se passaient les années de ce couple accompli d’Éragny ; harmonie suprême de la nature dont la vie de Bernardin de Saint-Pierre offrait l’image en la dépeignant pour les autres ; dans laquelle la belle vieillesse réfléchissait et dictait, la jeunesse sérieuse écoutait et écrivait, l’amour docile admirait et vénérait, et l’enfance heureuse folâtrait, ne sachant lequel il fallait aimer comme un père, comme un frère, comme une sœur ou comme une mère sur la tombe d’une autre mère ! Voilà les matinées d’Éragny.

X §

Aimé Martin était un jeune homme de Lyon, fils unique d’un père qui avait combattu contre la Convention au siége de cette ville. Après l’apaisement de la Terreur, il était venu accomplir ses études à Paris. Son caractère était pur, candide et enthousiaste. Amant de la gloire de loin, comme des choses qui brûlent en éblouissant, sa figure portait le témoignage de son caractère ; il était grand, fort, élancé ; ses traits, pris séparément, n’étaient pas délicatement irréprochables, mais vus de distance ils étaient imposants, doux et fiers ; ses membres souples, sa démarche libre et noble. Ses goûts étaient d’un chevalier né dans un château des campagnes ; il avait l’instinct de l’épée ; à peine celui des lettres et de la poésie l’égalait-il ?

Arrivé à Paris pendant les années du Directoire, il se mêla à la jeunesse dorée qui frémissait à la vue d’un jacobin, et qui se préparait aux duels, cette gymnastique de la vengeance contre les meurtriers de ses pères. Il se fit présenter aux différentes salles d’armes les plus célèbres d’alors ; il devint en peu de temps le modèle et le type de l’escrime.

On ne citait que M. de Bondy capable de lui disputer le palme de l’assaut. Sa célébrité précoce ne coûta rien à sa modération: il jouait avec l’épée et ne s’en servit jamais que pour désarmer son adversaire. C’était en même temps l’époque où les lettres, longtemps oubliées, renaissaient ; on les retrouvait faciles, élégantes, épistolaires, un peu maniérées, en prose et en vers, comme elles étaient mortes. Desmoutiers, dans ses Lettres à Émilie sur la mythologie, avait donné l’habitude et le goût de cette poésie païenne ; le jeune Aimé Martin lui donna, dans la même forme, plus de sérieux, de science et de gravité, en traitant de même un autre sujet, les phénomènes de la nature. Il eut un succès qui commença sa renommée. C’était gracieux comme son âge et poétique comme son sujet. L’abbé Delille et Bernardin de Saint-Pierre le traitèrent en enfant chéri de leur maison ; il préféra à tout l’auteur des Études de la nature et surtout de Paul et Virginie. Il se fit son disciple et s’offrit à lui comme son secrétaire.

C’était l’époque où Bernardin, à qui la mort avait enlevé sa première femme, mademoiselle Didot, choisissait la plus ravissante et la plus vertueuse de ses élèves pour se donner une compagne et pour léguer à ses enfants, après lui, une mère.

Aimé Martin la vit peu d’abord et ne lui plut que par son culte pour son mari, mais insensiblement la familiarité et l’amitié naquirent de l’habitude ; il ne s’aperçut des charmes de la jeune veuve que quand il eut pleuré avec elle son maître disparu. Les deux enfants, qui l’aimaient comme un père, furent le lien qui les rapprocha quelques jours. Ils sentirent bientôt sans se le dire que les convenances leur commandaient de se séparer ; mais, comme Bernardin de Saint-Pierre avait légué toutes ses œuvres imprimées, tous ses manuscrits et toutes ses notes à mademoiselle de Pelleport, et qu’elle ne pouvait les confier qu’à celui qui en avait la clef, elle les lui remit, avec la mission de les recueillir et d’en tirer parti pour elle et pour sa famille. Tout en se séparant de Martin pour vivre seule avec sa mère, elle se réservait la possibilité de le revoir pour ses intérêts littéraires. C’est ainsi que les deux amis se quittèrent sans s’avouer leur penchant secret. Ils se revirent de temps en temps, toujours avec un intérêt plus tendre, mais le silence qu’ils s’imposaient ne faisait qu’accroître leur tendresse muette. Ce ne fut qu’au bout de deux ans qu’ils se l’avouèrent l’un à l’autre à demi-voix, et qu’Aimé Martin demanda mademoiselle de Pelleport en mariage à sa mère, et que cette mère, attentive à donner à sa fille et à ses petits-enfants le plus honnête et le plus aimé des tuteurs dans le plus fidèle des amants, consentit à leur union.

Aimé Martin avait quelque fortune et mademoiselle de Pelleport quelques pensions littéraires et quelque héritage de Paul et Virginie, que le travail de son nouveau mari accréditait tous les jours. Ainsi, la plus belle églogue de l’amour innocent servait à favoriser l’innocent amour de deux cœurs purs sur nos propres rivages. Tel aurait été certainement le vœu de Bernardin de Saint-Pierre en quittant la vie ; ses ouvrages, enrichis de ses notes et achevés par l’amitié de son disciple, devinrent le patrimoine de sa veuve et de ses enfants. Aimé Martin les compléta, les commenta, les orna de préfaces, et de préambules curieux et intéressants, leur donna un prix qui ajouta beaucoup à leur valeur primitive. Les Harmonies de la nature, l’Arcadie, poëme animé du souffle de Télémaque ; les Vœux d’un solitaire, utopie émanée de J. J. Rousseau, les huit volumes d’œuvres diverses complétèrent sous sa plume et encadrèrent Paul et Virginie, et furent couronnés par un remarquable Essai sur la vie et les ouvrages du Platon de l’amour moderne.

XI §

1814 ramena en France la famille de Louis XVI. M. Lainé, le courageux orateur de ce parti, qui était alors le parti de la France, adopta Aimé Martin comme un des jeunes Français à la fois philosophes et royalistes ; il lui voua une affection paternelle et le fit choisir par la Chambre du temps pour secrétaire de l’assemblée. Martin connut là tous les hommes politiques du moment, mais il ne se lia d’une éternelle amitié qu’avec le grand orateur qui avait été son protecteur et son second maître.

M. Lainé ressemblait à Cicéron par la vertu, mais plus ferme, et par le talent de la parole, aussi élégant, mais moins abondant. C’est par Aimé Martin et par sa femme, dont j’étais devenu l’ami, que je connus et que j’aimai M. Lainé au-dessus de tous les hommes politiques que je connus dans les différentes phases de ma longue carrière publique. C’était à mes yeux le saint du royalisme moderne. Le son seul de sa voix et sa physionomie douce et ascétique ne pouvaient être exprimés que par le mot dantique ou romain: Vertu. On ne pouvait le voir sans rentrer en soi-même, ni l’entendre sans rougir de tout ce qui restait d’humain ou d’intéressé en soi ; si la Restauration avait trouvé en France quelques hommes de cette nature et de ce talent, elle eût été le gouvernement de Platon. Aucune utopie de Bernardin de Saint-Pierre ou d’Aimé Martin ne pouvait égaler cette probité de vie publique. Tout gouvernement devait devenir une religion dans ses mains: aussi les sentiments qu’il nous inspirait dans notre jeunesse tenaient-ils d’une religion ; nous ne pouvions, en son absence, parler de lui sans que notre physionomie prît le sérieux un peu sévère de sa figure, et son nom nous est resté comme une relique de ce beau temps représentatif.

M. Lainé se retira dans une petite propriété qu’il avait au bord de la mer, dans les Landes de Bordeaux, et il y restait seul la plus grande partie de l’année, entre ses amis des siècles passés, Moïse, Platon et Cicéron. L’hiver, il revenait chez son frère, à Paris ; il ne voyait que quelques hommes impartiaux et retirés des affaires depuis la révolution de 1830. Aimé Martin et sa charmante femme formaient le fond de cette société de philosophes. Une maladie de poitrine nous annonçait sa fin prochaine: il l’attendait avec cette religieuse résignation à la nature qui laissait sa bouche sourire à la mort. C’est là encore que je le vis quelque temps avant sa fin. Il lisait souvent mes vers et il récitait par cœur mes Harmonies à sa belle-sœur. Il m’aimait comme un homme de même nature, je le vénérais comme un modèle d’homme public et d’homme privé ; enfin il mourut. La France, depuis ce temps, eut des hommes qui lui ressemblèrent, aucun qui l’égala. Il ne fit aucun bruit en s’en allant. Sa famille, Aimé Martin, sa femme et moi nous nous aperçûmes seuls que la plus aimable vertu s’était retirée du monde. Nous ne cessâmes de le pleurer, et quant à moi je le pleurerai jusqu’à ma dernière heure, s’il est permis de pleurer la perfection qui quitte ce séjour de misères pour habiter le pays des vérités éternelles.

XII §

Je m’attachai de plus en plus à Aimé Martin et à l’aimable veuve de Bernardin de Saint-Pierre, qui me rendait l’amitié que je portais à son mari. Je passais peu de jours sans la voir.

J’avais quitté, comme M. Lainé, avec douleur, mais sans colère, la diplomatie, dans laquelle j’avais passé ma jeunesse. Je ne faisais point de vœux pour la chute du gouvernement de Juillet que je ne servais plus dans aucun emploi, mais dont je ne pressais pas la chute, n’aimant pas la chute qui laisse longtemps un peuple se débattre sous les ruines. Je voyais avec dégoût ces coalitions de partis opposés, feignant de s’unir pour renverser un établissement politique quelconque, qu’ils ne pouvaient pas remplacer. Ce gouvernement ne méritait pas de regrets un jour, parce qu’il avait contribué lui-même à la démolition du régime de ses parents ; puisque ce régime avait été vaincu et chassé, en se déclarant incompatible avec le régime constitutionnel modéré, il fallait laisser le roi vaincu fuir dans l’exil, mais garder son héritier innocent sous la tutelle du pays. Louis-Philippe ne le voulut pas, ce fut sa faute, rudement, mais lentement expiée par sa fuite à lui-même devant les émeutes de 1848.

C’est alors que j’entrai en scène et que, sans être républicain, je proclamai la république comme le remède héroïque à l’anarchie. Sans la république, il n’y avait plus de France alors ; ce fut sa raison d’être et son excuse, si elle en avait besoin. Le reste appartient à d’autres temps et à d’autres hommes, il ne m’appartient pas d’en parler.

XIII §

Peu de mois avant ces derniers événements, Aimé Martin était mort d’une lente maladie qui ne nous donnait que des inquiétudes, mais point d’alarmes. J’allai lui dire adieu sur son lit de souffrance. Il mourait dans la religion de son maître, se conformant à la loi de la nature et ne voulant d’autre médecin que la confiance en Dieu et la résignation à la volonté suprême qui appelle les êtres à la vie et qui les rappelle à son heure.

« Mon cher ami, me dit-il, je crois que je mourrai bientôt et que ma femme chérie ne tardera pas à me suivre ; je crois que vous êtes destiné à avoir dans votre existence des fortunes diverses et des besoins auxquels vous ne vous attendez pas ; je laisserai des biens divisés en trois paris: ce qui me vient de mon père d’abord et qui est tout à moi, ce qui vient de mademoiselle de Pelleport ensuite, dont les subsides généreux de votre famille ont soutenu et adouci l’existence ; enfin, ce que j’ai gagné par les ouvrages de mon maître pendant tant d’années d’exploitation, ceci appartient tout entier à ma veuve et à ses enfants, à qui je le laisse. Virginie, femme accomplie, est mariée au général Q… et fait le bonheur de cet excellent homme. Elle n’a pas d’enfants et sa santé nous inquiète pour son existence. Son frère Paul est en Alsace, et son avenir est assuré par ces dispositions. Il me reste une modique somme que je vous demande, au nom de ma femme comme au mien, la permission de vous léguer: promettez-moi de ne pas la refuser. Nous désirons que ce qui a commencé par Paul et Virginie finisse par les Méditations poétiques. Le génie et la poésie ont aussi une famille qu’il n’est pas permis de répudier. »

Je lui promis d’accepter et je lui dis adieu. Je ne croyais pas que cet adieu fût le dernier. Je partis et ne revis plus ni lui ni sa femme. Elle se retira, dans la forêt de Saint-Germain, chez une famille de ses amis ; elle ne survécut pas longtemps à celui sans lequel elle ne voulait plus vivre. Je reçus avec la nouvelle de sa mort l’héritage qu’elle m’avait légué. Ainsi je me trouvai légataire d’une part dans le patrimoine que l’auteur de tant de chefs-d’œuvre avait transmis. Aimé Martin et sa femme étaient dignes de la confiance que ce grand écrivain avait mise en eux ; j’en fis l’usage qu’ils m’avaient eux-mêmes dicté.

Voilà comment je touchai de près à la destinée de ce philosophe et de ce poëte. Que n’ai-je hérité de même d’un atome de sa sensibilité et de son talent ?

XIV §

En perdant Aimé Martin et sa femme, je perdis ces amis de toutes les heures qui occupent, vivants ou morts, une place considérable dans l’existence ; c’étaient deux amours dans le même cœur ; qui aimait l’un aimait l’autre. Je ne puis pas plus les séparer dans mon souvenir de tous les jours que Paul ne put se séparer de Virginie, même au tombeau ; que Dieu nous réunisse sous les lataniers où l’on s’aime éternellement.

XV §

Voilà l’histoire vraie de Bernardin de Saint-Pierre. Il croyait en Dieu au temps où l’on n’y croyait guère. Aimé Martin, qui y croyait comme toute eau croit à sa source, rapporte ainsi le martyre d’amour-propre que Bernardin eut à subir, en 1798, pour confesser sa croyance devant ses premiers collègues de l’Institut. Voici un passage de ses manuscrits où il raconte avec une âme brisée le fanatisme d’impiété qui l’accueillit à l’Institut la première fois qu’il y prononça le nom de Dieu. Il venait de lire sa profession de foi de déisme providentiel. Les murs faillirent s’écrouler.

« Que je me trouvai à plaindre ! disait-il ; mon sort était d’autant plus triste, que c’était des collègues dont je devais espérer le plus de support que j’éprouvais le plus de traverses. Comme les plus accrédités d’entre eux n’avaient pas rougi de se déclarer publiquement athées, je me suis trouvé dans la nécessité de combattre leur système destructeur de toute morale et de toute société. De leur côté, ils ont toujours empêché qu’on n’insérât aucun de mes rapports dans les Mémoires de l’Institut. Le nom de Dieu, dans tout ouvrage qui concourait à ses prix, était pour eux un signe de réprobation. Enfin l’athéisme, accroissant son audace par ses succès, faisait des prosélytes jusque parmi les gens de bien, effrayés de leur ruine future, et bannissait de toutes les grandes places de l’État ceux des académiciens qui osaient croire publiquement en Dieu. »

Ici commence une des scènes les plus scandaleuses de la révolution. Que ne nous est-il permis de nous arrêter ? Pourquoi sommes-nous entré dans cette fatale carrière, et ne devions-nous pas prévoir tout ce qu’il pouvait nous en coûter pour achever de la parcourir ? Mais le choix du silence ne nous est pas laissé ; et lors même qu’il nous serait permis d’arracher cette page de notre livre, nous ne pourrions l’effacer de notre histoire.

On était alors en 1798. Bernardin de Saint-Pierre avait été chargé, par la classe de morale, de faire un rapport sur les mémoires qui avaient concouru pour le prix. Il s’agissait de résoudre cette question: « Quelles sont les institutions les plus propres à fonder la morale d’un peuple ? » Tous les concurrents l’avaient traitée dans l’esprit de leurs juges. Effrayé d’une perversité qu’il ne pouvait croire sincère, l’auteur des Études voulut ramener le siècle à des idées plus justes et plus consolantes, et il termina son rapport par un de ces morceaux d’inspiration4 où son âme répandait les douces lumières de l’Évangile. Au jour désigné, il se rend à l’Institut pour y faire approuver son travail. La plupart de ses collègues étaient assemblés autour d’un ministre qui avait à sa solde des écrivains mercenaires chargés de retrancher des poëtes latins tout ce qui concernait la Divinité, afin de les rendre classiques pour les écoles républicaines. C’est en présence de cet auditoire que Bernardin de Saint-Pierre commença la lecture de son rapport. L’analyse des mémoires fut écoutée assez tranquillement ; mais, aux premières lignes de la déclaration solennelle de ses principes religieux, un cri de fureur s’éleva de toutes les parties de la salle. Les uns le persiflaient, en lui demandant où il avait vu Dieu, et quelle figure il avait ; les autres s’indignaient de sa crédulité ; les plus calmes lui adressaient des paroles méprisantes. Des plaisanteries on en vint aux insultes: on outrageait sa vieillesse ; on le traitait d’homme faible et superstitieux ; on menaçait de le chasser d’une assemblée dont il se rendait indigne, et l’on poussa la démence jusqu’à l’appeler en duel, afin de lui prouver, l’épée à la main, qu’il n’y avait pas de Dieu. Vainement, au milieu du tumulte, il cherchait à placer un mot: on refusait de l’entendre, et l’idéologue Cabanis (c’est le seul que nous nommerons), emporté par la colère, s’écria: « Je jure qu’il n’y a pas de Dieu ! et je demande que son nom ne soit jamais prononcé dans cette enceinte ! » Bernardin de Saint-Pierre n’en veut pas entendre davantage ; il cesse de défendre son rapport, et se tournant vers ce nouvel adversaire, il lui dit froidement: « Votre maître Mirabeau eût rougi des paroles que vous venez de prononcer. » À ces mots il se retire sans attendre de réponse, et l’assemblée continue de délibérer, non s’il y a un Dieu, mais si elle permettra de prononcer son nom.

Cependant M. de Saint-Pierre était entré dans la bibliothèque. Épouvanté d’une scène sans exemple dans l’histoire des sociétés humaines, il se persuade qu’il doit tenter un dernier effort, et se hâte d’écrire quelques pensées qui doivent porter la conviction dans l’âme de ses auditeurs. Cette espèce de mémoire fut fait d’inspiration ; il n’y a que peu de mots d’effacés dans le brouillon, qui est sous nos yeux, et que l’auteur ne recopia jamais. C’est un mélange touchant de douceur et d’énergie, et un modèle de la plus haute éloquence. Il prie, il console, il cherche à ramener à lui ; voilà toute sa réponse aux insultes dont on l’accable. Il ne veut pas se faire à lui-même l’injure de prouver un Dieu ; il dédaigne d’en appeler au spectacle de la nature: ce spectacle ne serait pas aperçu de ses adversaires, flétris par l’aspect de la société ; mais il espère les faire rougir de leur égarement, en les ramenant aux lois fugitives de cette époque. Il oppose à l’athéisme réfléchi de ses collègues l’assentiment involontaire des représentants du peuple, de ces hommes couverts de crimes, qui n’osèrent pas nier le Dieu vengeur qui les attendait. Il pousse enfin ce terrible argument jusqu’à invoquer ce nom que nul être ne prononce sans effroi, Robespierre, au-dessous duquel la classe de morale aspirait à descendre. Ainsi parlait le juste ! et Dieu permit que ces lignes, inspirées par l’amour du genre humain, fussent au-dessus de tout ce que l’auteur de tant d’ouvrages éloquents avait écrit jusqu’alors, afin que, dans sa plus belle page, la postérité pût lire sa plus belle action.

M. de Saint-Pierre rentre alors dans la salle des séances. Ses collègues, encore assis autour de la table verte, s’étonnent de le revoir ; mais il reprend sa place malgré leurs clameurs, et demande à être entendu. Heureux d’obtenir un moment de silence, il rappelle tout son courage, et dit:

« Après avoir porté votre jugement sur les mémoires qui ont concouru pour le prix de morale, vous examinerez sans doute la fin de mon rapport, qui a excité de si étranges réclamations. On vous a proposé de ne jamais prononcer le nom de Dieu à l’Institut. Je ne vous rappellerai point ce qu’on vous a dit personnellement d’injurieux à cette occasion ; je ne désire ici que de rapprocher tous les esprits de leur intérêt commun ; mais, en qualité de rapporteur de votre commission, de membre de votre section de morale, et de citoyen, je suis obligé de vous dire que dans un rapport public sur les institutions qui peuvent fonder la morale d’un peuple, il y va de votre devoir de manifester le principe d’où dérive toute morale privée ou publique. Je ne vous citerai point à ce sujet le consentement universel des nations, l’autorité des hommes de génie dans tous les temps, et notamment celle des législateurs. Je ne vous dirai point qu’il faut nécessairement une cause ordonnatrice et intelligente à tant de créatures organisées et intelligentes qui ne se sont rien donné. Si je voulais vous prouver l’existence de l’Auteur de la nature, je me croirais aussi insensé que si je voulais vous démontrer en plein midi l’existence du soleil. Il s’agit seulement de décider si, pour quelques ménagements particuliers, vous rejetterez de mon rapport sur la morale, dans une séance publique, l’idée d’un Être suprême rémunérateur et vengeur. Pour moi, je rougirais de voiler cette vérité, pour complaire à une faction qui flatte les puissants, en tâchant de leur persuader qu’ils n’ont point d’autres juges de leur conscience que les hommes, c’est-à-dire qu’ils n’en ont point. Je n’ai point été coupable d’une si criminelle complaisance sous le régime même de la Terreur. Robespierre, qui cherchait à couvrir le sang qu’il versait du manteau de la philosophie, sachant que je demandais à son comité la restitution d’une pension, mon unique revenu, me fit dire qu’il n’y avait point de fortune où je ne pusse prétendre, si je voulais représenter sa conduite comme le résultat d’une mesure philosophique. Je répondis à son agent que j’avais étudié les lois de la nature, mais que j’ignorais celles de la politique. Mon refus d’écrire en sa faveur pouvait être suivi de ma mort ; mais j’étais résolu de perdre la tête plutôt que ma conscience: et si le pouvoir et les bienfaits de ce despote, qui voyait à ses pieds la république consternée le combler d’adulations, et qui avait entre ses mains ma fortune et ma vie, n’ont pu me faire parler pour manquer à l’humanité, il n’est aucune puissance qui pût me faire écrire pour manquer à la Divinité, qui m’a donné le courage de ne pas fléchir le genou devant un tyran.

« Si je lis donc à la tribune de l’Institut mon rapport sur les mémoires du concours, j’y serai sans doute l’interprète de vos jugements ; mais je ne changerai rien à sa péroraison. C’est ma profession de foi en morale, et ce doit être la vôtre. Elle est celle du genre humain ; elle est celle des hommes que vous avez honorés par des fêtes publiques: de Jean-Jacques, qu’une faction vindicative a persécuté pendant sa vie, et poursuit encore aujourd’hui, après sa mort, jusque dans ses amis. Si vous redoutez son crédit, chargez quelque autre que moi de faire un discours qui lui convienne: je ne peux dissimuler sur de si grands intérêts. Ma morale est toute d’une pièce: je ne saurais ni contrefaire l’athée à l’Institut, ni le bigot dans un village. Rendez-moi à mes propres travaux, à ma solitude, à mon bonheur, à la nature ; en rejetant le travail dont vous m’avez chargé, il y va non de mon honneur, mais du vôtre. Vous devez être certains que si vous flattez cette secte insensée, elle vous subjuguera, elle vous ôtera jusqu’à la liberté de vos élections, de vos choix, de vos opinions, comme elle a déjà tenté de le faire. Elle forcera chacun de vous de professer l’erreur sur laquelle elle fonde son ambition. Mais pourquoi la craindriez-vous ? La république vous donne à tous la liberté de parler: l’accorderait-elle aux uns pour nier publiquement la Divinité ? et la refuserait-elle aux autres pour en faire l’aveu ? Nos gouvernants ne propagent-ils pas eux-mêmes la théophilanthropie ? La déclaration de l’existence d’un Être suprême n’est-elle pas inscrite sur tous les anciens monuments religieux de la France ? On vous a dit qu’elle était l’ouvrage du régime de Robespierre, et qu’elle avait été abrogée avec lui. Voyez comme l’esprit de parti aveugle les hommes, et leur fait méconnaître jusqu’aux faits qui sont sous leurs yeux: non-seulement cet hommage rendu à la Divinité existe au frontispice des anciennes églises qui servent aujourd’hui à rassembler les citoyens ; mais il est à la tête même de notre Constitution ; il en est le début, le témoignage, la sanction sacrée, c’est sous ses auspices qu’elle est faite. « Le peuple français, y est-il dit, proclame, en présence de l’Être suprême, la déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen. » La classe des sciences morales et politiques rougirait-elle de terminer un rapport sur ces mêmes droits et ces mêmes devoirs, par un hommage dont l’Assemblée nationale s’est honorée à la tête de la Constitution ?

« Mais j’ai honte moi-même de vous exciter à votre devoir, chers confrères, vous dont les lumières m’éclairent et dont les vertus m’animent: décidez-vous donc à l’exemple des représentants du peuple, vous qui êtes les représentants permanents des lois et des mœurs. Il y va de la vérité fondamentale de toute société humaine, du frein à imposer aux méchants qui se feraient une autorité de votre silence, et du repos des gens de bien qui en frémiraient. Vous rappellerez par vos aveux des frères égarés, mais estimables même dans leur misanthropie, au centre commun de toutes les lumières et de tous les sentiments. C’est la méchanceté des hommes qui leur fait méconnaître une Providence dans la nature: ils sont comme les enfants qui repoussent leur mère parce qu’ils ont été blessés par leurs compagnons ; mais ils ne se débattent qu’entre ses bras. Votre confiance ranimera leur confiance. Déclarez donc à l’Institut que vous regardez l’existence de Dieu comme la base de toute morale ; si quelques intrigants en murmurent, le genre humain vous applaudira. »

Je rends grâce au ciel, qui m’a permis de presser la main qui traça ces lignes courageuses ! de contempler ces cheveux blancs, honorés des insultes de l’impiété ! d’entendre enfin celui que les promesses ne purent séduire, que la pauvreté ne put corrompre, et que les menaces trouvèrent insensible !

Cependant, qui le croirait ? une si éloquente réclamation ne put triompher de l’endurcissement des cœurs: le nom de Dieu ne fut pas prononcé ! Condamné au silence dans le sein de l’Institut, M. de Saint-Pierre fit imprimer la fin de son rapport ; elle fut distribuée à la porte de la salle des séances ; mais l’auteur, conservant cette modération, marque certaine de la force, ne voulut point faire connaître les motifs de sa publication. Il lui suffisait d’apprendre à sa patrie que ses opinions ne changeaient point avec les circonstances, et qu’il était resté immuable au milieu des bouleversements du siècle. Peu de temps après, la classe de morale fut supprimée, et l’Institut put aspirer à la gloire de redevenir le premier corps littéraire de l’Europe.

XVI §

Telle fut la destinée terrestre de cet homme de lettres français qui laissa dans les imaginations et dans les cœurs la trace indélébile de son talent, parce qu’il fut l’homme de lettres de la nature, et qu’il n’emprunta qu’à elle ses dessins et ses couleurs.

Montez des premiers jours de notre littérature jusqu’à nos jours d’aujourd’hui, vous trouverez une échelle tantôt progressive, tantôt descendante, de grands génies ; mais tous vous laisseront des admirations ou incomplètes ou contestables, ou sèches ou forcées. Aucun ne vous laissera dans l’âme cette harmonie paisible du beau antique que les Grecs, ou les Latins, ou les Indous appelaient la beauté suprême, parce qu’elle était à la fois vérité et volupté, et qu’elle produisait sur le lecteur un effet divin et éternel sentiment de l’âme à tout ce que l’on désire, qui la remplit sans la laisser désirer rien de plus, ivresse tranquille où les rêves mêmes sont accomplis, et où le style, où l’expression ne cherche plus rien à peindre, parce que tout est au-dessus des paroles.

Le plus grand des écrivains de notre langue, Bossuet, a la force et l’élévation, mais c’est la force écrasante du prophète plutôt que la force persuasive de la vérité: il est terrible, il n’est pas bon ; on ne l’admire pas seulement, on le craint.

Fénelon est trop utopique. On sent qu’il rêve ; sa ville de Salente est construite de fantasmagories qui se détruisent les unes les autres.

Pascal est trop sec et trop railleur. C’est un insensé quand il raisonne, c’est un méchant quand il argumente. D’ailleurs, que reste-t-il dans l’âme quand on l’a lu ? Ou de la piété pour sa sainte démence, ou du sourire amer sur les lèvres.

Voltaire, qui a tout, n’a pas l’onction, le résumé de tout. Il n’a fait naître que le sentiment du ridicule.

Rousseau n’est pas bon, il n’est qu’éloquent. Ses déclamations charment l’esprit, mais ne touchent pas longtemps le cœur ; le cœur sent vite qu’il est dupé par un sophiste de sentiment.

Chateaubriand atteint quelquefois ce double terme de la beauté suprême de l’expression et de la sensibilité de l’âme ; mais il n’y reste pas. Il se traverse lui-même, il s’exagère, il se ment, il devient un rhéteur. Il n’est plus un prophète de Dieu, il est un homme qui veut être plus qu’un homme. Ainsi des autres. Ils ont trop aspiré aux choses humaines, ils ont fini par croire qu’il y avait quelque chose de plus beau que la vérité ; ils ont dit plus qu’ils ne sentaient.

Quant à Bernardin de Saint-Pierre, dans Paul et Virginie, il n’a pas prétendu à dépasser la nature, mais à l’écouter et à l’égaler.

Aussi, lisez ses descriptions: elles sont simples comme le regard d’un enfant qui ne cherche point d’images merveilleuses, mais qui écrit sans prétention ce qu’il sent. C’est comme une eau limpide qui réfléchit les objets, mais qui ne les colore pas plus que l’objet lui-même. Il ne cherche ni à étonner, ni à briller. Dès qu’il a déposé sur le papier ce qu’il a vu dans l’intérieur de sa conception, cela suffit, il s’arrête, son œuvre est accomplie, il ne se croit pas capable d’embellir la nature ; il se regarde comme un traducteur qui ajouterait à son texte et qui mentirait en l’exagérant. En deux mots, c’est l’écrivain français de la vérité. Il n’invente rien, il rapporte. Aussi, quand on a pleuré en lisant Paul et Virginie, on ne croit pas avoir lu un roman, on croit avoir écouté une histoire.

Je demeure, comme je vous l’ai dit, à une lieue et demie d’ici, sur les bords d’une petite rivière qui coule le long de la Montagne-Longue. C’est là que je passe ma vie seul, sans femme, sans enfants et sans esclaves.

Après le rare bonheur de trouver une compagne qui nous soit bien assortie, l’état le moins malheureux de la vie est sans doute de vivre seul. Tout homme qui a eu beaucoup à se plaindre des hommes cherche la solitude. Il est même très-remarquable que tous les peuples malheureux par leurs opinions, leurs mœurs ou leurs gouvernements ont produit des classes nombreuses de citoyens entièrement dévoués à la solitude et au célibat. Tels ont été les Égyptiens dans leur décadence, les Grecs du Bas-Empire ; et tels sont, de nos jours, les Indiens, les Chinois, les Grecs modernes, les Italiens, et la plupart des peuples orientaux et méridionaux de l’Europe. La solitude ramène en partie l’homme au bonheur naturel, en éloignant de lui le malheur social. Au milieu de nos sociétés divisée par tant de préjugés, l’âme est dans une agitation continuelle ; elle roule sans cesse en elle-même mille opinions turbulentes et contradictoires, dont les membres d’une société ambitieuse et misérable cherchent à se subjuguer les uns les autres. Mais dans la solitude, elle dépose ces illusions étrangères qui la troublent ; elle reprend le sentiment simple d’elle-même, de la nature et de son Auteur. Ainsi l’eau bourbeuse d’un torrent qui ravage les campagnes, venant à se répandre dans quelque petit bassin écarté de son cours, dépose ses vases au fond de son lit, reprend sa première limpidité, et, redevenue transparente, réfléchit, avec ses propres rivages, la verdure de la terre et la lumière des cieux. La solitude rétablit aussi bien les harmonies du corps que celles de l’âme. C’est dans la classe des solitaires que se trouvent les hommes qui poussent le plus loin la carrière de la vie ; tels sont les brames de l’Inde. Enfin, je la crois si nécessaire au bonheur dans le monde même, qu’il me paraît impossible d’y goûter un plaisir durable de quelque sentiment que ce soit, ou de régler sa conduite sur quelque principe stable, si l’on ne se fait une solitude intérieure, d’où notre opinion sorte bien rarement, et où celle d’autrui n’entre jamais. Je ne veux pas dire toutefois que l’homme doive vivre absolument seul: il est lié avec tout le genre humain par ses besoins ; il doit donc ses travaux aux hommes ; il se doit aussi au reste de la nature. Mais, comme Dieu a donné à chacun de nous des organes parfaitement assortis aux éléments du globe où nous vivons, des pieds pour le sol, des poumons pour l’air, des yeux pour la lumière, sans que nous puissions intervertir l’usage de ces sens, il s’est réservé pour lui seul, qui est l’auteur de la vie, le cœur, qui en est le principal organe.

Je passe donc mes jours loin des hommes, que j’ai voulu servir, et qui m’ont persécuté. Après avoir parcouru une grande partie de l’Europe, et quelques cantons de l’Amérique et de l’Afrique, je me suis fixé dans cette île peu habitée, séduit par sa douce température et par ses solitudes. Une cabane que j’ai bâtie dans la forêt, au pied d’un arbre, un petit champ défriché de mes mains, une rivière qui coule devant ma porte, suffisent à mes besoins et à mes plaisirs. Je joins à ces jouissances celle de quelques bons livres, qui m’apprennent à devenir meilleur. Ils font encore servir à mon bonheur le monde même que j’ai quitté: ils me présentent des tableaux des passions qui en rendent les habitants si misérables ; et, par la comparaison que je fais de leur sort au mien, ils me font jouir d’un bonheur négatif. Comme un homme sauvé du naufrage sur un rocher, je contemple de ma solitude les orages qui frémissent dans le reste du monde. Mon repos même redouble par le bruit lointain de la tempête. Depuis que les hommes ne sont plus sur mon chemin, et que je ne suis plus sur le leur, je ne les hais plus ; je les plains. Si je rencontre quelque infortuné, je tâche de venir à son secours par mes conseils, comme un passant, sur le bord d’un torrent, tend la main à un malheureux qui s’y noie. Mais je n’ai guère trouvé que l’innocence attentive à ma voix. La nature appelle en vain à elle le reste des hommes ; chacun d’eux se fait d’elle une image qu’il revêt de ses propres passions. Il poursuit toute sa vie ce vain fantôme qui l’égare, et il se plaint ensuite au ciel de l’erreur qu’il s’est formée lui-même. Parmi un grand nombre d’infortunés que j’ai quelquefois essayé de ramener à la nature, je n’en ai pas trouvé un seul qui ne fût enivré de ses propres misères. Ils m’écoutaient d’abord avec attention, dans l’espérance que je les aiderais à acquérir de la gloire ou de la fortune ; mais, voyant que je ne voulais leur apprendre qu’à s’en passer, ils me trouvaient moi-même misérable de ne pas courir après leur malheureux bonheur ; ils blâmaient ma vie solitaire ; ils prétendaient qu’eux seuls étaient utiles aux hommes, et ils s’efforçaient de m’entraîner dans leur tourbillon. Mais si je me communique à tout le monde, je ne me livre à personne. Souvent il me suffit de moi pour me servir de leçon à moi-même. Je repasse dans le calme présent les agitations passées de ma propre vie, auxquelles j’ai donné tant de prix: les protections, la fortune, la réputation, les voluptés et les opinions qui se combattent par toute la terre. Je compare tant d’hommes que j’ai vus se disputer avec fureur ces chimères, et qui ne sont plus, aux flots de ma rivière, qui se brisent, en écumant, contre les rochers de son lit, et disparaissent pour ne revenir jamais. Pour moi, je me laisse entraîner en paix au fleuve du temps, vers l’océan de l’avenir, qui n’a plus de rivages ; et par le spectacle des harmonies actuelles de la nature, je m’élève vers son Auteur, et j’espère dans un autre monde de plus heureux destins.

Quoiqu’on n’aperçoive pas de mon ermitage, situé au milieu d’une forêt, cette multitude d’objets que nous présente l’élévation du lieu où nous sommes, il s’y trouve des dispositions intéressantes, surtout pour un homme qui, comme moi, aime mieux rentrer en lui-même que s’étendre au dehors. La rivière qui coule devant ma porte passe en ligne droite à travers les bois, en sorte qu’elle me présente un long canal ombragé d’arbres de toutes sortes de feuillages: il y a des tatamaques, des bois d’ébène, et de ceux qu’on appelle ici bois de pomme, bois d’olive et bois de cannelle ; des bosquets de palmistes élèvent çà et là leurs colonnes nues, et longues de plus de cent pieds, surmontées à leurs sommets d’un bouquet de palmes, et paraissent au-dessus des autres arbres comme une forêt plantée sur une autre forêt. Il s’y joint des lianes de divers feuillages, qui, s’enlaçant d’un arbre à l’autre, forment ici des arcades de fleurs, là de longues courtines de verdure. Des odeurs aromatiques sortent de la plupart de ces arbres, et leurs parfums ont tant d’influence sur les vêtements mêmes, qu’on sent ici un homme qui a traversé une forêt quelques heures après qu’il en est sorti. Dans la saison où ils donnent leurs fleurs, vous les diriez à demi couverts de neige. À la fin de l’été, plusieurs espèces d’oiseaux étrangers viennent, par un instinct incompréhensible, de régions inconnues, au-delà des vastes mers, récolter les graines des végétaux de cette île, et opposent l’éclat de leurs couleurs à la verdure des arbres rembrunie par le soleil. Telles sont, entre autres, diverses espèces de perruches, et les pigeons bleus, appelés ici pigeons hollandais. Les singes, habitants domiciliés de ces forêts, se jouent dans leurs sombres rameaux, dont ils se détachent par leur poil gris et verdâtre, et leur face toute noire ; quelques-uns s’y suspendent par la queue et se balancent en l’air ; d’autres sautent de branche en branche, portant leurs petits dans leurs bras. Jamais le fusil meurtrier n’y a effrayé ces paisibles enfants de la nature. On n’y entend que des cris de joie, des gazouillements et des ramages inconnus de quelques oiseaux des terres australes, que répètent au loin les échos de ces forêts. La rivière qui coule en bouillonnant sur un lit de roche, à travers les arbres, réfléchit çà et là dans ses eaux limpides leurs masses vénérables de verdure et d’ombre, ainsi que les jeux de leurs heureux habitants: à mille pas de là, elle se précipite de différents étages de rocher, et forme, à sa chute, une nappe d’eau unie comme le cristal, qui se brise, en tombant, en bouillons d’écume. Mille bruits confus sortent de ces eaux tumultueuses ; et, dispersés par les vents dans la forêt, tantôt ils fuient au loin, tantôt ils se rapprochent tous à la fois, et assourdissent comme les sons des cloches d’une cathédrale. L’air, sans cesse renouvelé par le mouvement des eaux, entretient sur les bords de cette rivière, malgré les ardeurs de l’été, une verdure et une fraîcheur qu’on trouve rarement dans cette île, sur le haut même des montagnes.

À quelque distance de là est un rocher, assez éloigné de la cascade pour qu’on n’y soit pas étourdi du bruit de ses eaux, et qui en est assez voisin pour y jouir de leur vue, de leur fraîcheur et de leur murmure. Nous allions quelquefois, dans les grandes chaleurs, dîner à l’ombre de ce rocher, madame de la Tour, Marguerite, Virginie, Paul et moi. Comme Virginie dirigeait toujours au bien d’autrui ses actions même les plus communes, elle ne mangeait pas un fruit à la campagne qu’elle n’en mît en terre les noyaux ou les pépins. « Il en viendra, disait-elle, des arbres qui donneront leurs fruits à quelque voyageur, ou au moins à un oiseau. » Un jour donc, qu’elle avait mangé une papaye au pied de ce rocher, elle y planta les semences de ce fruit. Bientôt après il y crut plusieurs papayers, parmi lesquels il y en avait un femelle, c’est-à-dire qui porte des fruits. Cet arbre n’était pas si haut que le genou de Virginie à son départ ; mais, comme il croît vite, deux ans après il avait vingt pieds de hauteur, et son tronc était entouré, dans sa partie supérieure, de plusieurs rangs de fruits mûrs. Paul, s’étant rendu par hasard dans ce lieu, fut rempli de joie en voyant ce grand arbre sorti d’une petite graine qu’il avait vu planter par son amie ; et, en même temps, il fut saisi d’une tristesse profonde parce témoignage de sa longue absence. Les objets que nous voyons habituellement ne nous font pas apercevoir de la rapidité de notre vie ; ils vieillissent avec nous d’une vieillesse insensible: mais ce sont ceux que nous revoyons tout à coup, après les avoir perdus quelques années de vue, qui nous avertissent de la vitesse avec laquelle s’écoule le fleuve de nos jours. Paul fut aussi surpris et aussi troublé à la vue de ce grand papayer chargé de fruits, qu’un voyageur l’est, après une longue absence de son pays, de n’y plus retrouver ses contemporains, et d’y voir leurs enfants, qu’il avait laissés à la mamelle, devenus eux-mêmes pères de famille. Tantôt il voulait l’abattre, parce qu’il lui rendait trop sensible la longueur du temps qui s’était écoulé depuis le départ de Virginie ; tantôt, le considérant comme un monument de sa bienfaisance, il baisait son tronc et lui adressait des paroles pleines d’amour et de regrets.

XVII §

Le pathétique n’est pas moins simple: lisez encore la description des morts successives, des douleurs de Paul, de Marguerite, de Domingo et du chien Fidèle lui-même. Voyez si les larmes y manquent et si jamais on les fit couler avec des paroles moins ambitieuses. C’est le vieillard lui-même qui parle et qui raconte leur agonie presque muette.

Il cherchait à distraire le pauvre Paul en le suivant partout où l’agitation du désespoir le poussait.

Ensuite nous dormîmes sur l’herbe, au pied d’un arbre. Le lendemain, je crus qu’il se déterminerait à revenir sur ses pas. En effet, il regarda quelque temps dans la plaine l’église des Pamplemousses avec ses longues avenues de bambous, et il fil quelques mouvements comme pour y retourner ; mais il s’enfonça brusquement dans la forêt, en dirigeant toujours sa route vers le nord. Je pénétrai son intention, et je m’efforçai en vain de l’en distraire. Nous arrivâmes sur le milieu du jour au quartier de la Poudre-d’Or. Il descendit précipitamment au bord de la mer, vis-à-vis du lieu où avait péri le Saint-Géran. À la vue de l’île d’Ambre, et de son canal alors uni comme un miroir, il s’écria: « Virginie ! ô ma chère Virginie ! » et aussitôt il tomba en défaillance. Domingue et moi nous le portâmes dans l’intérieur de la forêt, où nous le fîmes revenir avec bien de la peine. Dès qu’il eut repris ses sens, il voulut retourner sur les bords de la mer ; mais l’ayant supplié de ne pas renouveler sa douleur et la nôtre par de si cruels ressouvenirs, il prit une autre direction. Enfin, pendant huit jours, il se rendit dans tous les lieux où il s’était trouvé avec la compagne de son enfance. Il parcourut le sentier par où elle avait été demander la grâce de l’esclave de la Rivière-Noire ; il revit ensuite les bords de la rivière des Trois-Mamelles où elle s’assit ne pouvant plus marcher, et la partie du bois où elle s’était égarée. Tous les lieux qui lui rappelaient les inquiétudes, les jeux, les repas, la bienfaisance de sa bien-aimée ; la rivière de la Montagne-Longue, ma petite maison, la cascade voisine, le papayer qu’elle avait planté, les pelouses où elle aimait à courir, les carrefours de la forêt où elle se plaisait à chanter, firent tour à tour couler ses larmes ; et les mêmes échos qui avaient retenti tant de fois de leurs cris de joie communs ne répétaient plus maintenant que ces mots douloureux: « Virginie ! ô ma chère Virginie ! »

Dans cette vie sauvage et vagabonde, ses yeux se cavèrent, son feint jaunit, et sa santé s’altéra de plus en plus. Persuadé que le sentiment de nos maux redouble par le souvenir de nos plaisirs, et que les passions s’accroissent dans la solitude, je résolus d’éloigner mon infortune ami des lieux qui lui rappelaient le souvenir de sa perte, et de le transférer dans quelque endroit de l’île où il y eut beaucoup de dissipation. Pour cet effet, je le conduisis sur les hauteurs habitées du quartier de Williams, où il n’avait jamais été. L’agriculture et le commerce répandaient dans cette partie de l’île beaucoup de mouvement et de variété. Il y avait des troupes de charpentiers qui équarrissaient des bois, et d’autres qui les sciaient en planches ; des voitures allaient et venaient le long de ses chemins ; de grands troupeaux de bœufs et de chevaux y paissaient dans de vastes pâturages, et la campagne y était parsemée d’habitations. L’élévation du sol y permettait en plusieurs lieux la culture de diverses espèces de végétaux de l’Europe. On y voyait çà et là des moissons de blé dans la plaine, des tapis de fraisiers dans les éclaircies des bois et des haies de rosiers le long des routes. La fraîcheur de l’air, en donnant de la tension aux nerfs, y était même favorable à la santé des blancs. De ces hauteurs situées vers le milieu de l’île, et entourées de grands bois, on n’apercevait ni la mer, ni le Port-Louis, ni l’église des Pamplemousses, ni rien qui pût rappeler à Paul le souvenir de Virginie. Les montagnes mêmes qui présentent différentes branches du côté du Port-Louis, n’offrent plus, du côté des plaines de Williams, qu’un long promontoire en ligne droite et perpendiculaire, d’où s’élèvent plusieurs longues pyramides de rochers où se rassemblent les nuages.

Ce fut donc dans ces plaines que je conduisis Paul. Je le tenais sans cesse en action, marchant avec lui au soleil et à la pluie, de jour et de nuit, l’égarant exprès dans les bois, les défrichés, les champs, afin de distraire son esprit par la fatigue de son corps, et de donner le change à ses réflexions par l’ignorance du lieu où nous étions et du chemin que nous avions perdu. Mais l’âme d’un amant retrouve partout les traces de l’objet aimé. La nuit et le jour, le calme des solitudes et le bruit des habitations, le temps même qui emporte tant de souvenirs, rien ne peut l’en écarter. Comme l’aiguille touchée de l’aimant, elle a beau être agitée, dès qu’elle rentre dans son repos, elle se tourne vers le pôle qui l’attire. Quand je demandais à Paul, égaré au milieu des plaines de Williams: « Où irons-nous maintenant ? » il se tournait vers le nord et me disait: « Voilà nos montagnes ; retournons-y. »

Je vis bien que tous les moyens que je tentais pour le distraire étaient inutiles, et qu’il ne me restait d’autre ressource que d’attaquer sa passion en elle-même, en y employant toutes les forces de ma faible raison. Je lui répondis donc: « Oui, voilà les montagnes où demeurait votre chère Virginie, et voilà le portrait que vous lui aviez donné, et qu’en mourant elle portait sur son cœur, dont les derniers mouvements ont encore été pour vous. » Je présentai alors à Paul le petit portrait qu’il avait donné à Virginie au bord de la fontaine des cocotiers. À cette vue, une joie funeste parut dans ses regards. Il saisit avidement ce portrait de ses faibles mains, et le porta sur sa bouche. Alors sa poitrine s’oppressa, et dans ses yeux à demi sanglants des larmes s’arrêtèrent sans pouvoir couler.

Je lui dis: « Mon fils, écoutez-moi, qui suis votre ami, qui ai été celui de Virginie, et qui, au milieu de vos espérances, ai souvent tâché de fortifier votre raison contre les accidents imprévus de la vie. Que déplorez-vous avec tant d’amertume ? Est-ce votre malheur ? est-ce celui de Virginie ?

« Votre malheur ? Oui, sans doute, il est grand. Vous avez perdu la plus aimable des filles, qui aurait été la plus digne des femmes. Elle avait sacrifié ses intérêts aux vôtres, et vous avait préféré à la fortune, comme la seule récompense digne de sa vertu. Mais que savez-vous si l’objet de qui vous deviez attendre un bonheur si pur n’eût pas été pour vous la source d’une infinité de peines ? Elle était sans bien, et déshéritée ; vous n’aviez désormais à partager avec elle que votre seul travail. Revenue plus délicate par son éducation, et plus courageuse par son malheur même, vous l’auriez vue chaque jour succomber, en s’efforçant de partager vos fatigues. Quand elle vous aurait donné des enfants, ses peines et les vôtres auraient augmenté, par la difficulté de soutenir seule avec vous de vieux parents, et une famille naissante.

« Vous me direz: Le gouverneur nous aurait aidés. Que savez-vous si, dans une colonie qui change si souvent d’administrateurs, vous aurez souvent des la Bourdonnais ? s’il ne viendra pas ici des chefs sans mœurs et sans morale ? si, pour obtenir quelque misérable secours, votre épouse n’eût pas été obligée de leur faire sa cour ? Ou elle eût été faible, et vous eussiez été à plaindre ; ou elle eût été sage, et vous fussiez resté pauvre: heureux si, à cause de sa beauté et de sa vertu, vous n’eussiez pas été persécuté par ceux mêmes de qui vous espériez de la protection !

« Il me fût resté, me direz-vous, le bonheur, indépendant de la fortune, de protéger l’objet aimé qui s’attache à nous à proportion de sa faiblesse même ; de le consoler par mes propres inquiétudes ; de le réjouir de ma tristesse, et d’accroître notre amour de nos peines mutuelles. Sans doute, la vertu et l’amour jouissent de ces plaisirs amers. Mais elle n’est plus ; et il vous reste ce qu’après vous elle a le plus aimé, sa mère et la vôtre, que votre douleur inconsolable conduira au tombeau. Mettez votre bonheur à les aider, comme elle l’y avait mis elle-même. Mon fils, la bienfaisance est le bonheur de la vertu ; il n’y en a point de plus assuré et de plus grand sur la terre. Les projets de plaisirs, de repos, de délices, d’abondance, de gloire, ne sont point faits pour l’homme, faible, voyageur et passager. Voyez comme un pas vers la fortune nous a précipités tous d’abîme en abîme. Vous vous y êtes opposé, il est vrai ; mais qui n’eût pas cru que le voyage de Virginie devait se terminer par son bonheur et par le vôtre ? Les invitations d’une parente riche et âgée, les conseils d’un sage gouverneur, les applaudissements d’une colonie, les exhortations et l’autorité d’un prêtre ont décidé du malheur de Virginie. Ainsi nous courons à notre perte, trompés par la prudence même de ceux qui nous gouvernent. Il eût mieux valu sans doute ne pas les croire, ni se fier à la voix et aux espérances d’un monde trompeur. Mais enfin, de tant d’hommes que nous voyons si occupés dans ces plaines, de tant d’autres qui vont chercher la fortune aux Indes, ou qui, sans sortir de chez eux, jouissent en repos, en Europe, des travaux de ceux-ci, il n’y en a aucun qui ne soit destiné à perdre un jour ce qu’il chérit le plus, grandeurs, fortune, femme, enfants, amis. La plupart auront à joindre à leur perte le souvenir de leur propre imprudence. Pour vous, en rentrant en vous-même, vous n’avez rien à vous reprocher. Vous avez été fidèle à votre foi. Vous avez eu, à la fleur de la jeunesse, la prudence d’un sage, en ne vous écartant pas du sentiment de la nature. Vos vues seules étaient légitimes, parce qu’elles étaient pures, simples, désintéressées, et que vous aviez sur Virginie des droits sacrés qu’aucune fortune ne pouvait balancer. Vous l’avez perdue ; et ce n’est ni votre imprudence, ni votre avarice, ni votre fausse sagesse qui vous l’ont fait perdre ; mais Dieu même, qui a employé les passions d’autrui pour vous ôter l’objet de votre amour ; Dieu, de qui vous tenez tout, qui voit tout ce qui vous convient, et dont la sagesse ne vous laisse aucun lieu au repentir et au désespoir qui marchent à la suite des maux dont nous avons été la cause.

« Voilà ce que vous pouvez vous dire dans votre infortune: Je ne l’ai pas méritée. Est-ce donc le malheur de Virginie, sa fin, son état présent que vous déplorez ? Elle a subi le sort réservé à la naissance, à la beauté et aux empires mêmes. La vie de l’homme, avec tous ses projets, s’élève comme une petite tour dont la mort est le couronnement. En naissant, elle était condamnée à mourir. Heureuse d’avoir dénoué les liens de la vie avant sa mère, avant la vôtre, avant vous, c’est-à-dire de n’être pas morte plusieurs fois avant la dernière !

« La mort, mon fils, est un bien pour tous les hommes ; elle est la nuit de ce jour inquiet qu’on appelle la vie. C’est dans le sommeil de la mort que reposent pour jamais les maladies, les douleurs, les chagrins, les craintes, qui agitent sans cesse les malheureux vivants. Examinez les hommes qui paraissent les plus heureux, vous verrez qu’ils ont acheté leur prétendu bonheur bien chèrement: la considération publique, par des maux domestiques ; la fortune, par la perte de la santé ; le plaisir si rare d’être aimé, par des sacrifices continuels: et souvent, à la fin d’une vie sacrifiée aux intérêts d’autrui, ils ne voient autour d’eux que des amis faux et des parents ingrats. Mais Virginie a été heureuse jusqu’au dernier moment. Elle l’a été avec nous par les biens de la nature ; loin de nous, par ceux de la vertu: et même dans le moment terrible où nous l’avons vue périr, elle était encore heureuse: car soit qu’elle jetât les yeux sur une colonie entière, à qui elle causait une désolation universelle, ou sur vous, qui couriez avec tant d’intrépidité à son secours, elle a vu combien elle nous était chère à tous. Elle s’est fortifiée contre l’avenir, par le souvenir de l’innocence de sa vie ; et elle a reçu alors le prix que le ciel réserve à la vertu, un courage supérieur au danger. Elle a présenté à la mort un visage serein.

« Mon fils, Dieu donne à la vertu tous les événements de la vie à supporter, pour faire voir qu’elle seule peut en faire usage, et y trouver du bonheur et de la gloire. Quand il lui réserve une réputation illustre, il l’élève sur un grand théâtre, et la met aux prises avec la mort ; alors son courage sert d’exemple, et le souvenir de ses malheurs reçoit à jamais un tribut de larmes de la postérité. Voilà le monument immortel qui lui est réservé sur une terre où tout passe, et où la mémoire même de la plupart des rois est bientôt ensevelie dans un éternel oubli.

« Mais Virginie existe encore. Mon fils, voyez que tout change sur la terre, et que rien ne s’y perd. Aucun art humain ne pourrait anéantir la plus petite particule de matière ; et ce qui fut raisonnable, sensible, aimant, vertueux, religieux aurait péri, lorsque les éléments dont il était revêtu sont indestructibles !… Ah ! si Virginie a été heureuse avec nous, elle l’est maintenant bien davantage. Il y a un Dieu, mon fils: toute la nature l’annonce ; je n’ai pas besoin de vous le prouver. Il n’y a que la méchanceté des hommes qui leur fasse nier une justice qu’ils craignent. Son sentiment est dans votre cœur, ainsi que ses ouvrages sont sous vos yeux. Croyez-vous donc qu’il laisse Virginie sans récompense ? Croyez-vous que cette même puissance, qui avait revêtu cette âme si noble d’une forme si belle, où vous sentiez un art divin, n’aurait pu la tirer des flots ? que celui qui a arrangé le bonheur actuel des hommes par des lois que vous ne connaissez pas ne puisse en préparer un autre à Virginie par des lois qui vous sont également inconnues ? Quand nous étions dans le néant, si nous eussions été capables de penser, aurions-nous pu nous former une idée de notre existence ? Et maintenant que nous sommes dans cette existence ténébreuse et fugitive, pouvons-nous prévoir ce qu’il y a au-delà de la mort, par où nous en devons sortir ? Dieu a-t-il besoin, comme l’homme, du petit globe de notre terre pour servir de théâtre à son intelligence et à sa bonté ; et n’a-t-il pu propager la vie humaine que dans les champs de la mort ? Il n’y a pas dans l’Océan une seule goutte d’eau qui ne soit pleine d’êtres vivants qui ressortissent à nous ; et il n’existerait rien pour nous parmi tant d’astres qui roulent sur nos têtes ! Quoi ! il n’y aurait d’intelligence suprême et de bonté divine précisément que là où nous sommes ! et dans ces globes rayonnants et innombrables, dans ces champs infinis de lumière qui les environnent, que ni les orages ni les nuits n’obscurcissent jamais, il n’y aurait qu’un espace vain et un néant éternel ! Si nous, qui ne nous sommes rien donné, osions assigner des bornes à la puissance de laquelle nous avons tout reçu, nous pourrions croire que nous sommes ici sur les limites de son empire, où la vie se débat avec la mort, et l’innocence avec la tyrannie !

« Sans doute, il est quelque part un lieu où la vertu reçoit sa récompense. Virginie maintenant est heureuse. Ah ! si du séjour des anges elle pouvait se communiquer à vous, elle vous dirait, comme dans ses adieux ; Ô Paul ! la vie n’est qu’une épreuve. J’ai été trouvée fidèle aux lois de la nature, de l’amour et de la vertu. J’ai traversé les mers pour obéir à mes parents ; j’ai renoncé aux richesses pour conserver ma foi ; et j’ai mieux aimé perdre la vie que de violer la pudeur. Le ciel a trouvé ma carrière suffisamment remplie. J’ai échappé pour toujours à la pauvreté, à la calomnie, aux tempêtes, au spectacle des douleurs d’autrui. Aucun des maux qui effrayent les hommes ne peut plus désormais m’atteindre, et vous me plaignez ! Je suis pure et inaltérable comme une particule de lumière, et vous me rappelez dans la nuit de la vie ! Ô Paul ! ô mon ami ! souviens-toi de ces jours de bonheur où dès le matin nous goûtions la volupté des cieux, se levant avec le soleil sur les pitons de ces rochers, et se répandant avec ses rayons au sein de nos forêts. Nous éprouvions un ravissement dont nous ne pouvions comprendre la cause. Dans nos souhaits innocents, nous désirions être tout vue, pour jouir des riches couleurs de l’aurore ; tout odorat, pour sentir les parfums de nos plantes ; tout ouïe, pour entendre les concerts de nos oiseaux ; tout cœur, pour reconnaître ces bienfaits. Maintenant, à la source de la beauté d’où découle tout ce qui est agréable sur la terre, mon âme voit, goûte, entend, touche immédiatement ce qu’elle ne pouvait sentir alors que par de faibles organes. Ah ! quelle langue pourrait décrire ces rivages d’un orient éternel que j’habite pour toujours ? Tout ce qu’une puissance infinie et une bonté céleste ont pu créer pour consoler un être malheureux ; tout ce que l’amitié d’une infinité d’êtres, réjouis de la même félicité, peut mettre d’harmonie dans des transports communs, nous l’éprouvons sans mélange. Soutiens donc l’épreuve qui t’est donnée, afin d’accroître le bonheur de ta Virginie par des amours qui n’auront plus de terme, par un hymen dont les flambeaux ne pourront plus s’éteindre. Là, j’apaiserai tes regrets ; là, j’essuierai tes larmes. Ô mon ami ! mon jeune époux ! élève ton âme vers l’infini pour supporter les peines d’un moment. »

Ma propre émotion mit fin à mon discours. Pour Paul, me regardant fixement, il s’écria: « Elle n’est plus ! elle n’est plus ! » et une longue faiblesse succéda à ces douloureuses paroles. Ensuite, revenant à lui, il dit: « Puisque la mort est un bien, et que Virginie est heureuse, je veux aussi mourir pour me rejoindre à Virginie. » Ainsi mes motifs de consolation ne servirent qu’à nourrir son désespoir. J’étais comme un homme qui veut sauver son ami, coulant à fond au milieu d’un fleuve sans vouloir nager. La douleur l’avait submergé. Hélas ! les malheurs du premier âge préparent l’homme à entrer dans la vie ; et Paul n’en avait jamais éprouvé.

Je le ramenai à son habitation. J’y trouvai sa mère et madame de la Tour dans un état de langueur qui avait encore augmenté. Marguerite était la plus abattue. Les caractères vifs, sur lesquels glissent les peines légères, sont ceux qui résistent le moins aux grands chagrins.

Elle me dit: « Ô mon bon voisin ! il m’a semblé, cette nuit, voir Virginie vêtue de blanc, au milieu de bocages et de jardins délicieux. Elle m’a dit: Je jouis d’un bonheur digne d’envie. Ensuite, elle s’est approchée de Paul d’un air riant, et l’a enlevé avec elle. Comme je m’efforçais de retenir mon fils, j’ai senti que je quittais moi-même la terre et que je le suivais avec un plaisir inexprimable. Alors j’ai voulu dire adieu à mon amie ; aussitôt je l’ai vue qui nous suivait avec Marie et Domingue. Mais ce que je trouve encore de plus étrange, c’est que madame de la Tour a fait, cette même nuit, un songe accompagné des mêmes circonstances. »

Je lui répondis: « Mon amie, je crois que rien n’arrive dans le monde sans la permission de Dieu. Les songes annoncent quelquefois la vérité. »

Madame de la Tour me fit le récit d’un songe tout à fait semblable qu’elle avait eu cette même nuit. Je n’avais jamais remarqué dans ces deux dames aucun penchant à la superstition ; je fus donc frappé de la concordance de leur songe, et je ne doutai pas en moi-même qu’il ne vint à se réaliser. Cette opinion, que la vérité se présente quelquefois à nous pendant le sommeil, est répandue chez tous les peuples de la terre. Les plus grands hommes de l’antiquité y ont ajouté foi, entre autres Alexandre, César, les Scipions, les deux Catons et Brutus, qui n’étaient pas des esprits faibles. L’Ancien et le Nouveau Testament nous fournissent quantité d’exemples de songes qui se sont réalisés. Pour moi, je n’ai besoin à cet égard que de ma propre expérience ; et j’ai éprouvé plus d’une fois que les songes sont des avertissements que nous donne quelque intelligence qui s’intéresse à nous. Que si l’on veut combattre ou défendre avec des raisonnements des choses qui surpassent la lumière de la raison humaine, c’est ce qui n’est pas possible. Cependant, si la raison de l’homme n’est qu’une image de celle de Dieu, puisque l’homme a bien le pouvoir de faire parvenir ses intentions jusqu’au bout du monde par des moyens secrets et cachés, pourquoi l’Intelligence qui gouverne l’univers n’en emploierait-elle pas de semblables pour la même fin ? Un ami console son ami par une lettre qui traverse une multitude de royaumes, circule au milieu des haines des nations, et vient apporter de la joie et de l’espérance à un seul homme ; pourquoi le souverain protecteur de l’innocence ne peut-il venir, par quelque voie secrète, au secours d’une âme vertueuse qui ne met sa confiance qu’en lui seul ? A-t-il besoin d’employer quelque signe extérieur pour exécuter sa volonté, lui qui agit sans cesse dans tous ses ouvrages par un travail intérieur ?

Pourquoi douter des songes ? La vie, remplie de projets passagers et vains, est-elle autre chose qu’un songe ?

Quoi qu’il en soit, celui de mes amies infortunées se réalisa bientôt. Paul mourut deux mois après la mort de sa chère Virginie, dont il prononçait sans cesse le nom. Marguerite vit venir sa fin, huit jours après celle de son fils, avec une joie qu’il n’est donné qu’à la vertu d’éprouver. Elle fit les plus tendres adieux à madame de la Tour, « dans l’espérance, lui dit-elle, d’une douce et éternelle réunion. La mort est le plus grand des biens, ajouta-t-elle ; on doit la désirer. Si la vie est une punition, on doit en souhaiter la fin ; si c’est une épreuve, on doit la demander courte. »

Le gouvernement prit soin de Domingue et de Marie, qui n’étaient plus en état de servir, et qui ne survécurent pas longtemps à leurs maîtresses.

Pour le pauvre Fidèle, il était mort de langueur à peu près dans le même temps que son maître.

J’amenai chez moi madame de la Tour, qui se soutenait au milieu de si grandes pertes avec une grandeur d’âme incroyable. Elle avait consolé Paul et Marguerite jusqu’au dernier instant, comme si elle n’avait eu que leur malheur à supporter. Quand elle ne les vit plus, elle m’en parlait, chaque jour, comme d’amis chéris qui étaient dans le voisinage. Cependant, elle ne leur survécut que d’un mois. Quant à sa tante, loin de lui reprocher ses maux, elle priait Dieu de les lui pardonner, et d’apaiser les troubles affreux d’esprit où nous apprîmes qu’elle était tombée immédiatement après qu’elle eut renvoyé Virginie avec tant d’inhumanité.

Cette parente dénaturée ne porta pas loin la punition de sa dureté. J’appris, par l’arrivée successive de plusieurs vaisseaux, qu’elle était agitée de vapeurs qui lui rendaient la vie et la mort également insupportables. Tantôt, elle se reprochait la fin prématurée de sa charmante petite-nièce, et la perte de sa mère qui s’en était suivie ; tantôt, elle s’applaudissait d’avoir repoussé loin d’elle deux malheureuses qui, disait-elle, avaient déshonoré sa maison par la bassesse de leurs inclinations. Quelquefois, se mettant en fureur à la vue de ce grand nombre de misérables dont Paris est rempli: « Que n’envoie-t-on, s’écriait-elle, ces fainéants périr dans nos colonies ? » Elle ajoutait que les idées d’humanité, de vertu, de religion, adoptées par tous les peuples, n’étaient que des inventions de la politique de leurs princes. Puis, se jetant tout à coup dans une extrémité opposée, elle s’abandonnait à des terreurs superstitieuses qui la remplissaient de frayeurs mortelles. Elle courait porter d’abondantes aumônes à de riches moines qui la dirigeaient, les suppliant d’apaiser la Divinité par le sacrifice de sa fortune: comme si des biens qu’elle avait refusés aux malheureux pouvaient plaire au Père des hommes ! Souvent son imagination lui représentait des campagnes de feu, des montagnes ardentes, où des spectres hideux erraient en l’appelant à grands cris. Elle se jetait aux pieds de ses directeurs, et elle imaginait contre elle-même des tortures et des supplices ; car le ciel, le juste ciel envoie aux âmes cruelles des religions effroyables.

Ainsi elle passa plusieurs années, tour à tour athée et superstitieuse, ayant également en horreur la mort et la vie. Mais ce qui acheva la fin d’une si déplorable existence, fut le sujet même auquel elle avait sacrifié les sentiments de la nature. Elle eut le chagrin de voir que sa fortune passerait après elle à des parents qu’elle haïssait. Elle chercha donc à en aliéner la meilleure partie ; mais ceux-ci, profitant des accès de vapeurs auxquels elle était sujette, la firent enfermer comme folle et mettre ses biens en direction. Ainsi ses richesses mêmes achevèrent sa perte ; et comme elles avaient endurci le cœur de celle qui les possédait, elles dénaturèrent de même le cœur de ceux qui les désiraient. Elle mourut donc, et ce qui est le comble du malheur, avec assez d’usage de sa raison pour connaître qu’elle était dépouillée et méprisée par les mêmes personnes dont l’opinion l’avait dirigée toute sa vie.

On a mis auprès de Virginie, au pied des mêmes roseaux, son ami Paul, et autour d’eux leurs tendres mères et leurs fidèles serviteurs. On n’a point élevé de marbres sur leurs humbles tertres ni gravé d’inscriptions à leurs vertus ; mais leur mémoire est restée ineffaçable dans le cœur de ceux qu’ils ont obligés. Leurs ombres n’ont pas besoin de l’éclat qu’ils ont fui pendant leur vie ; mais si elles s’intéressent encore à ce qui se passe sur la terre, sans doute elles aiment à errer sous les toits de chaume qu’habite la vertu laborieuse ; à consoler la pauvreté mécontente de son sort ; à nourrir dans les jeunes amants une flamme durable, le goût des biens naturels, l’amour du travail et la crainte des richesses.

La voix du peuple, qui se tait sur les monuments élevés à la gloire des rois, a donné à quelques parties de cette île des noms qui éterniseront la perte de Virginie. On voit près de l’île d’Ambre, au milieu des écueils, un lieu appelé la Passe du Saint-Géran, du nom de ce vaisseau qui y périt en la ramenant d’Europe. L’extrémité de cette longue pointe de terre que vous apercevez à trois lieues d’ici, à demi couverte des flots de la mer, que le Saint-Géran ne put doubler, la veille de l’ouragan, pour entrer dans le port, s’appelle le Cap malheureux ; et voici devant nous, au bout de ce vallon, la Baie du Tombeau, où Virginie fut trouvée ensevelie dans le sable: comme si la mer eût voulu rapporter son corps à sa famille, et rendre les derniers devoirs à sa pudeur sur les mêmes rivages qu’elle avait honorés de son innocence.

Jeunes gens si tendrement unis ! mères infortunées ! chère famille ! ces bois qui vous donnaient leurs ombrages, ces fontaines qui coulaient pour vous, ces coteaux où vous reposiez ensemble déplorent encore votre perte. Nul, depuis vous, n’a osé cultiver cette terre désolée ni relever ces humbles cabanes. Vos chèvres sont devenues sauvages ; vos vergers sont détruits ; vos oiseaux sont enfuis, et on n’entend plus que les cris des éperviers qui volent en rond au haut de ce bassin de rochers. Pour moi, depuis que je ne vous vois plus, je suis comme un ami qui n’a plus d’amis, comme un père qui a perdu ses enfants, comme un voyageur qui erre sur la terre, où je suis resté seul.

En disant ces mots, ce bon vieillard s’éloigna en versant des larmes ; et les miennes avaient coulé plus d’une fois pendant ce funeste récit.

XVIII §

Essuyez vos yeux et demandez-vous d’où viennent vos larmes ? Elles coulent comme coulent les sources de la terre en été, quand la terre est chaude et qu’aucun tonnerre n’annonce le déchirement des nuages. Il n’y a pas un mot qui fasse ici plus de bruit qu’un autre ; la respiration même de l’âme ne s’y sent pas ; tout finit par le silence éternel et l’ombre des bananiers. Mais ce silence est plus éloquent que des phrases: voilà le style sans style, le murmure du cœur muet de paroles, mais qui n’a pas besoin de paroles pour être entendu. Voilà Bernardin de Saint-Pierre ! Depuis l’Évangile, qui avait ainsi parlé ? Son art est de sentir ; il peint, parce qu’il ne cherche pas à peindre.

Tel est l’homme de lettres accompli, le traducteur de l’âme humaine. Il cherche longtemps son pain dans les travaux de son esprit, il l’avait caché lui-même dans un pli de son cœur, il l’ouvre un jour ; il l’ouvre tard et le monde est pour jamais ravi: le pain, la gloire et l’enthousiasme arrivent à la même heure, puis l’amour avec la femme accomplie née pour éclairer ses vieux jours d’une seconde aurore, aussi pure, aussi fraîche que celle du matin ; puis un disciple semblable au jeune disciple de Platon, consacrant sa vie à glorifier son maître, et héritant de sa femme encore jeune et belle, de ses enfants et de ses amis.

Voilà le sort du grand homme de lettres de la France, Bernardin de Saint-Pierre, il vivra autant que l’amour.

Lamartine.

FIN DE L’ENTRETIEN CXLI.

CXLIIe entretien.
Littérature cosmopolite.
Les voyageurs

Voyages en Perse et en Orient. Par le chevalier Chardin. §

I §

Les voyages sont, après l’histoire ou les mémoires, la plus intéressante partie de la littérature, parce qu’ils sont la littérature en entier. S’ils sont en outre bien écrits, ils réunissent tout ce qui charme l’homme. Ils participent de la science, de la curiosité, de l’histoire, des mémoires et enfin de l’intérêt qui s’attache à la vie privée du voyageur. C’est l’homme tout entier. Si l’on y ajoute la géographie et la description pittoresque de l’univers, c’est le monde peint par lui-même. J’avoue, pour moi, qu’un grand voyageur, parcourant le globe et rapportant à son pays, dans un style clair et précis, sans exagération comme sans déclamation, les spectacles dont il a été témoin, les mœurs dont il a compris la portée, les aventures dont il a été l’acteur, est le plus dramatique des hommes. Il n’y aurait de plus intéressant que lui que les héros ; mais les héros écrivent peu ou ils n’écrivent qu’avec du sang humain, et, de plus, ils mentent ou font mentir beaucoup pour eux ; on ne peut donc s’y fier. Demandez à César la vérité sur les massacres qui suivirent la bataille de Munda, demandez à Alexandre les causes du meurtre de Parménion, demandez à Napoléon le secret de l’empoisonnement des pestiférés de Jaffa, de l’intrigue de Bayonne et des guerres d’Espagne ; ils ne vous répondront pas: les voyageurs sont des témoins, les héros sont complices.

II §

De tous les voyageurs français, le plus intéressant par le temps où il écrit, par les pays qu’il visite, par les récits de mœurs qu’il rapporte, c’est le chevalier Chardin. Son voyage de huit volumes en Perse, au temps de Louis XIV, vous jette en plein Orient ; il vous fait visiter tout un monde nouveau et merveilleux que vous ne connaissiez pas avant lui. La Perse, depuis le golfe Persique jusqu’au Pont-Euxin et à la Turquie, est le pays intermédiaire entre l’Europe et la terre des croisades. Les Persans sont les Italiens de l’Orient. L’Arioste seul pourrait décrire leur poétique histoire. C’est le peuple des merveilles, des poëtes, des héros, de la magnificence, des amours, des fêtes, de la philosophie, des fables. Un Européen, qui, dans ce temps-là, tombait d’Erzeroum à Tauris, à Comon, à Ispahan, en passant par les ruines de Persépolis, croyait voyager à travers l’espace inconnu sur l’aile des miracles.

III §

Ce peuple compte, comme la France, environ quarante millions d’habitants ; originairement, il a été formé par la race des Tartares civilisés, des mahométans sous les califes. Son génie belliqueux et religieux vient de là ; il a été depuis et constamment recruté par les grandes et belles races caucasiennes des Géorgiens, des Abases, qui vivent sur les racines de ces montagnes, tantôt soumis et tributaires des Persans sur les bords de la mer Caspienne, et envoyant leurs plus belles femmes au harem d’Ispahan pour régénérer leurs générations. Deux cents ans de ce mélange du sang caucasien avec le sang tartare ont créé la plus belle et la plus élégante nation qui soit sur le globe.

IV §

Le sang des Persans est naturellement grossier, dit Chardin, cela se voit aux Guèbres qui sont le reste des anciens Perses.

Ils sont laids, mal faits, pesants, ayant la peau rude et le teint coloré. Cela se voit aussi dans les provinces les plus proches de l’Inde, où les habitants ne sont guère moins mal faits que les Guèbres, parce qu’ils ne s’allient qu’entre eux ; mais dans le reste du royaume, le sang persan est présentement devenu fort beau, par le mélange du sang géorgien et circassien, qui est assurément le peuple du monde où la nature forme les plus belles personnes, et un peuple brave et vaillant, de même que vif, galant et amoureux. Il n’y a presque aucun homme de qualité en Perse qui ne soit né d’une mère géorgienne ou circassienne, à compter depuis le roi, qui d’ordinaire est Géorgien ou Circassien, du côté féminin ; et comme il y a plus de cent ans que ce mélange a commencé de se faire, le sexe féminin s’est embelli comme l’autre, et les Persanes sont devenues fort belles et fort bien faites, quoique ce ne soit pas au point des Géorgiennes. Pour les hommes, ils sont communément hauts, droits, vermeils, vigoureux, de bon air et de belle apparence. La bonne température de leur climat et la sobriété dans laquelle on les élève ne contribuent pas peu à leur beauté corporelle. Sans le mélange dont je viens de parler, les gens de qualité de Perse seraient les plus laids hommes du monde ; car ils sont originaires de ces pays, entre la mer Caspienne et la Chine, qu’on appelle la Tartarie, dont les habitants, qui sont les plus laids hommes de l’Asie, sont petits et gros, ont les yeux et le nez à la chinoise, les visages plats et larges, et le teint mêlé de jaune et de noir fort désagréable.

Pour l’esprit, les Persans l’ont aussi beau et aussi excellent que le corps. Leur imagination est vive, prompte et fertile. Leur mémoire est aisée et féconde. Ils ont beaucoup de dispositions aux sciences, aux arts libéraux et aux arts mécaniques. Ils en ont aussi beaucoup pour les armes. Ils aiment la gloire ou la vanité, qui en est la fausse image. Leur naturel est pliant et souple, leur esprit facile et intrigant. Ils sont galants, gentils, polis, bien élevés5. Leur pente est grande et naturelle à la volupté, au luxe, à la dépense, à la prodigalité, et c’est ce qui fait qu’ils n’entendent ni l’économie, ni le commerce ; en un mot, ils apportent au monde des talents naturels aussi bons qu’aucun autre peuple ; mais il n’y en a guère qui pervertissent ces talents autant qu’ils le font.

Ils sont fort philosophes sur les biens et les maux de la vie, sur l’espérance et sur la crainte de l’avenir ; peu entachés d’avarice, ne désirant d’acquérir que pour dépenser. Ils aiment à jouir du présent, et ils ne se refusent rien qu’ils puissent se donner, n’ayant nulle inquiétude de l’avenir, dont ils se reposent sur la Providence et sur leur destinée. Ils croient fortement qu’elle est certaine et inaltérable, et ils se conduisent là-dessus de bonne foi. Aussi, quand il leur arrive quelque disgrâce, ils n’en sont point accablés, comme la plupart des autres hommes. Ils disent tranquillement: Mek toub est. Cela est écrit6, pour dire: il était ordonné que cela arrivât.

C’était l’opinion de bien des gens en Europe, il y a vingt à vingt-cinq ans, et des personnes des plus considérables et des plus habiles, que les Persans embrasseraient la belle occasion de toutes ces grandes défaites des Turcs pour recouvrer Babylone (Baghdâd) sur le Turc, et qu’ils lui feraient la guerre, le voyant dans un si grand désordre, battu partout et toujours, et perdant de si grands pays. Mais j’ai toujours dit, au contraire, qu’assurément ils ne s’en remueraient pas davantage. C’est que les Persans veulent par-dessus tout vivre et jouir. L’humeur guerrière les a quittés. Ils sont uniquement pour la volupté, qu’ils ne croient pas qu’on trouve dans le grand mouvement, et dans les entreprises douteuses et pénibles.

Ces gens-là sont les plus grands dépensiers du monde, et qui songent le moins au lendemain, comme je viens de le dire. Ils ne sauraient garder de l’argent, et quelque fortune qui leur arrive, ils dépensent tout en très-peu de temps. Que le roi donne, par exemple, cinquante ou cent mille livres à quelqu’un, ou que quelque somme aussi bonne lui vienne d’autre part, il l’emploie en moins de quinze jours. Il achète des esclaves de l’un et de l’autre sexe ; il loue de belles femmes ; il fait un bel équipage ; il se meuble ou s’habille somptueusement, et consomme le tout si vite, sans aucun égard à la suite, ou combien cela durera, que, s’il ne vient pas de nouveaux secours, en deux ou trois mois, l’on voit sûrement qu’au bout de ce court terme notre cavalier se remettra à revendre tout ce bien pièce à pièce, commençant par se défaire de ses chevaux, renvoyant après ses domestiques les moins nécessaires, puis ses concubines et ses esclaves, et enfin vendant jusqu’à ses habits. J’ai vu mille exemples de cette conduite, et un qui est étonnant, entre les autres, en la personne d’un eunuque, qui avait été longtemps mehter ou grand chambellan7, et durant deux ans le favori reconnu et tout-puissant, disposant et commandant, comme s’il eût été le roi de Perse, et qui par conséquent pouvait amasser des trésors immenses. Cet eunuque fut disgracié, sans néanmoins qu’on touchât à ses biens en aucune façon. Mais deux mois se furent à peine écoulés depuis sa disgrâce, qu’il se trouva réduit à emprunter sur gages, son crédit étant déjà fini et son argent. Ce n’est pas qu’il n’eût acquis une infinité de biens, mais c’est qu’il les avait dissipés à mesure qu’il les acquérait.

Ce qu’il y a de plus louable dans les mœurs des Persans, c’est leur humanité envers les étrangers, l’accueil qu’ils leur font et la protection qu’ils leur donnent ; leur hospitalité envers tout le monde, et leur tolérance pour les religions qu’ils croient fausses, et qu’ils tiennent même pour abominables. Si vous en exceptez les ecclésiastiques du pays, qui sont, comme partout ailleurs et peut-être encore plus qu’ailleurs, pleins de haine et de fureur contre les gens qui ne professent pas leurs sentiments, vous trouverez les Persans fort humains et fort justes sur la religion, jusque-là qu’ils permettent aux gens qui ont embrassé la leur de la quitter et de reprendre celle qu’ils professaient auparavant ; de quoi le cèdre ou pontife leur donne un acte authentique pour leur sûreté, dans lequel ces sortes de convertis sont appelés molhoud8, c’est-à-dire apostat, mot qui parmi eux est la plus grande injure. Ils croient que les prières de tous les hommes sont bonnes et efficaces ; et ils acceptent, et même ils recherchent dans leurs maladies et en d’autres besoins, la dévotion des gens de différentes religions, chose que j’ai vu pratiquer mille fois. Je n’attribue pas cela au principe de leur religion, quoiqu’elle permette toute sorte de culte religieux, mais je l’attribue aux mœurs douces de ce peuple, qui sont naturellement opposées à la contestation et à la cruauté.

Les Persans étant aussi luxurieux et aussi prodigues qu’ils le sont, on n’aura pas de peine à croire qu’ils sont aussi fort paresseux, car ce sont choses qui vont ensemble. Ils haïssent le travail, et c’est une des causes les plus ordinaires de leur pauvreté. On appelle en Perse, les paresseux et gens sans emploi, serguerdan, qui est le participe du verbe, qui signifie: tourner la tête de côté et d’autre. Leur langue a beaucoup de ces périphrases, comme, par exemple encore, pour dire: un homme réduit à la mendicité, ils disent: gouch negui micoret (khouchenéguy mykhoréd), il mange sa faim.

Les Persans ne se battent jamais. Tout leur courroux, qui n’est pas pétulant et emporté comme dans nos pays, s’évapore en injures. Mais ce qu’il y a de fort louable, c’est que, quelque emportement qui leur arrive et parmi quelques débauchés ou gens perdus que ce soit, le nom de Dieu est toujours sacré et réservé. On ne l’entend jamais outrager. Le blasphème est non-seulement inouï, mais encore inconcevable à ce peuple-là. Ils ne peuvent pas comprendre que, parmi les Européens, on renie Dieu quand on est en colère. Mais on ne saurait les louer de même de ne prendre pas son saint nom en vain, l’ayant à toute heure à la bouche, sans sujet et sans nécessité. Leurs serments ordinaires sont: par le nom de Dieu, par les esprits des prophètes, par les esprits ou le génie des morts, comme les Romains faisaient par le génie des vivants. Les gens d’épée et les gens de cour jurent communément par la tête sacrée du roi, et ce serment est d’ordinaire ce qu’ils ont de plus inviolable. Les affirmations accoutumées sont: sur ma tête, sur mes yeux.

Deux habitudes contraires se rencontrent communément dans les Persans: celle de louer Dieu sans cesse, et de parler de ses perfections ; et celle de proférer des malédictions et des ordures. Soit qu’on les voie chez eux, soit qu’on les rencontre dans les rues, allant à leurs affaires ou à la promenade, on leur entend toujours pousser haut quelque bénédiction et quelque invocation, comme: ô Dieu très-grand, ô Dieu très-louable, ô Dieu miséricordieux, ô Père nourricier des hommes, ô Dieu, pardonne ou aide-moi ! Les moindres choses à quoi ils mettent la main, ils les commencent en disant: Au nom de Dieu ; et jamais ils ne parlent de rien faire qu’ils n’ajoutent: S’il plaît à Dieu. Enfin, ce sont des plus pieux et des plus assidus adorateurs de la Divinité ; mais, en même temps, ces mêmes bouches sont aussi des sources d’où il sort mille ordures. Les gens de toute sorte de conditions sont infectés de ce sale vice. Leurs paroles sales sont toutes prises des parties du corps que la pudeur ne veut pas qu’on nomme ; et quand ils se veulent injurier, c’est en se disant des ordures de leurs femmes, quoiqu’ils ne les aient jamais ni vues ni entendu nommer, ou en leur souhaitant qu’elles commettent des infamies. Il en est de même parmi les femmes ; et quand ils ont épuisé cet impur amas d’injures, ils se mettent à s’entr’appeler athées, idolâtres, juifs, chrétiens ; c’est-à-dire: Les chiens des chrétiens valent mieux que toi ! Puisses-tu servir de victime aux chiens des Francs !

C’est parmi les gens de toute sorte de conditions, comme je l’ai observé, qu’on entend dire de telles saletés ; mais ce n’est pas aussi communément, et avec le même excès: car il faut avouer que le commun peuple en est comme infecté tout entier.

Ils parlent, ils jurent et ils déposent faux pour le moindre intérêt. Ils empruntent et ne rendent point, et s’ils peuvent tromper, ils en perdent rarement l’occasion ; étant sans sincérité dans le service et dans tous autres engagements ; sans bonne foi dans le commerce, où ils trompent si finement, qu’on y est toujours attrapé ; avides de bien et de vaine gloire, d’estime et de réputation, qu’ils recherchent par tous moyens. Destitués comme ils sont de la véritable vertu, ils s’attachent à se revêtir de son apparence, soit pour s’imposer à eux-mêmes, soit pour mieux parvenir aux fins de leur vaine gloire, de leur ambition et de leur volupté. L’hypocrisie est le déguisement ordinaire sous lequel ils marchent. Ils se détourneraient une lieue pour éviter une souillure corporelle, comme de frotter un homme d’une autre religion en passant ; d’en recevoir quelqu’un chez soi en temps de pluie, parce que la moiteur de ses habits rend impur ce qu’il touche, soit les personnes, soit les meubles. Ils marchent gravement. Ils font leurs prières et leurs purifications aux temps marqués, et dans la dévotion la plus apparente: ils tiennent les plus sages discours et les plus pieux qu’il se puisse, parlant continuellement de la gloire et de la grandeur de Dieu dans les plus excellents termes, et avec tout l’extérieur de la foi la plus ardente.

Tel est le caractère de ce peuple le plus civilisé de tout l’Orient.

V §

Chardin, fils d’une famille protestante riche de Paris, et parent des plus opulents joailliers de la capitale, avait été envoyé très-jeune à Ispahan pour nouer de grandes relations de commerce avec l’Orient. Il vint pour la première fois en Perse par les Indes en 1665. Il passa agréablement son temps à la cour du roi Soleyman, fit de belles affaires pendant quelques mois de séjour à la cour du Louis XIV de la Perse, le grand roi Sha-Abbas ; puis, encouragé par ces succès et provoqué par le roi de Perse, il revint à Paris chercher de nouveaux objets de commerce, et rentra en Perse ; mais Sha-Abbas était mort.

Chardin avait passé cette fois par Constantinople et par la mer Noire ; il débarqua ses marchandises et ses bijoux au pied du Caucase, et les achemina par la Géorgie, la Mongolie, et tous ces petits royaumes, moitié chrétiens, moitié barbares, qui bordent la Perse du côté du Pont-Euxin. Protégé par quelques missionnaires qui y vivaient, il échappa avec peine à la rapacité des brigands qui se disputaient ces provinces, arriva en Géorgie, royaume tantôt moscovite, tantôt persan, et s’arrêta à Tiflis, auprès du gouverneur envoyé là d’Ispahan pour régir ce pays tributaire de la Perse. C’est à Tiflis qu’il jeta un coup d’œil sur l’ensemble du royaume qu’il venait de traverser avec tant de périls, et qu’il peignit les gouvernements anarchiques auxquels il échappait enfin. Cette peinture est aussi odieuse que véridique. En voici quelques traits. Ils font connaître cette civilisation soi-disant chrétienne, mais en réalité sans nom. Les femmes y jouent le principal rôle.

VI §

Ces barbares tragédies arrivèrent l’an 1667. Depuis ce temps jusqu’à l’an 1672, il en est arrivé cent autres en ces mêmes pays, toutes pleines de turpitudes et d’inhumanité. Je les passe sous silence, parce que ce sont de trop horribles histoires ; je dirai seulement que le traître Cotzia fut tué aussi en trahison, et que peu après ses assassins le furent aussi à la bataille de Chicaris, qui est un gros village à la vue de Scander, forteresse d’Imirette, où l’armée de ce pays et celle du prince de Mingrélie se rencontrèrent ; et qu’il y a une Providence toute visible dans les histoires modernes de ces méchants peuples, en ce que Dieu y fait de rudes et brèves justices ; les assassins y sont presque toujours assassinés, et avec des circonstances qui font bien connaître que c’est Dieu qui s’en mêle, et qui emploie ainsi les uns pour punir les autres.

L’an 1672, le pacha d’Acalziké, voyant que la guerre ne finissait point entre ces deux petits souverains de Mingrélie et d’Imirette, ni par ses accommodements, ni par ses remontrances, ni par ses ordres, résolut de les exterminer et de donner à d’autres leurs pays. Il avait entre ses mains le véritable et légitime héritier de Mingrélie ; car, lorsque Vomeki-Dadian fut établi prince en ce pays-là, la femme d’Alexandre, fils de Levan, ayant peur que l’ambitieuse Chilaké, mère de Vomeki, ne fît mourir le fils d’Alexandre, elle s’enfuit et l’emporta avec elle. Cette princesse était sœur du prince de Guriel, qui, appréhendant aussi que cette furie de Chilaké ne lui fît la guerre s’il retirait ce petit enfant, conseilla à sa sœur de le porter au pacha d’Acalziké. Elle le fit, et ce jeune enfant a été élevé en cette ville d’Acalziké, auprès des pachas. On ne l’a point fait changer de religion. On s’est contenté de lui donner une éducation qui lui laissât une forte teinture des coutumes et des mœurs des Turcs. Le pacha d’Acalziké résolut donc de mettre ce jeune prince en Mingrélie, parce que le pays lui appartenait de droit, comme on a dit, et parce qu’on pouvait espérer qu’il le gouvernerait bien et qu’il le purgerait des habitudes abominables dont il est tout couvert. Voilà le sujet de la venue des Turcs en Mingrélie. Le prince de Guriel joignit son armée à celle du pacha. Il était ravi qu’on allât faire son neveu prince. Cette entreprise offrait mille biens à son espérance. Le pacha vint d’abord en Imirette, se rendit maître du pays et de la personne du roi Bacrat. La reine son épouse ne fut point prise ; son évêque Janatelle donna quinze mille écus au pacha pour avoir la liberté de se retirer avec elle où il voudrait, et afin qu’on ne brûlât rien sur ses terres. Quand le pacha fut à Cotatis, il envoya dire au dadian (j’ai dit que c’est le titre qu’on donne au prince de Mingrélie) de lui venir rendre obéissance. Le dadian, sachant le changement de maître qu’on voulait faire en Mingrélie, refusa d’obéir, et s’enferma dans la forteresse de Ruchs. Carzia, son vizir, s’enfuit à Lexicom (Letchkom), qui est une principauté dans les montagnes habitées des Soüanes, et manda de là aux Abcas de venir au secours du dadian. Ils vinrent en Mingrélie ; mais au lieu de secours, ils pillèrent les lieux où ils passèrent, et se retirèrent après, comme j’ai dit. Le pacha, ayant attendu vainement pendant un mois que le dadian vînt se rendre et recevoir ses ordres, envoya son armée en Mingrélie. Ce fut le bruit de la marche de cette armée qui m’obligea à fuir.

Le 27, avant le jour, le préfet des théatins nous laissa pour aller à sa maison tâcher d’emporter un peu de vaisselle et de provisions qui y étaient restées. J’avais fait dessein de l’accompagner pour un semblable sujet ; mais il partit deux heures avant le jour. En entrant dans son logis, il le trouva plein de coureurs du pacha et du prince de Guriel, qui le maltraitèrent fort à coups de bâton et de masse d’armes. Ces coureurs voulaient qu’il leur ouvrît l’église, disant qu’il y avait caché les biens du logis. Le préfet en avait adroitement jeté la clef dans les broussailles lorsqu’il avait aperçu ces troupes ; et quelque violence qu’on lui fît, il nia toujours qu’il l’eût, et ne la voulut jamais donner. Enfin, les Turcs ayant quelque considération pour son caractère, ils ne lui ôtèrent qu’une partie de ses habits, et n’emportèrent que les choses légères et de quelque valeur qu’ils trouvèrent dans la maison, sans toucher ni à mes livres, ni à mes papiers.

Le 29, un gentilhomme de Mingrélie y vint de nuit avec une trentaine de gens et y mit tout en pièces. Il découvrit presque toute ma chambre, dans la pensée que j’y avais caché beaucoup de choses. Il emporta ce qui me restait de vaisselle, mes coffres et mes gros meubles, et enfin tout ce que les Turcs et moi y avions laissé pour être de trop peu de prix et trop pesant ; il vint de nuit, comme j’ai dit. Ce tigre, n’ayant point de lumière, fait du feu de mes papiers et de mes livres, après en avoir arraché les couvertures, parce qu’elles étaient dorées et armoriées ; car j’avais fait relier fort curieusement mes meilleurs livres en partant de Paris ; il n’en resta pas un.

Le 30 au matin, j’appris ce saccagement avec une douleur que je ne puis exprimer. Le soir, un chiaoux (tchâoùch) turc vint à la forteresse où j’étais, et fit savoir qu’il venait de la part du pacha. Sabatar (j’ai dit que c’était le nom du gentilhomme à qui elle appartenait) sortit dehors pour recevoir son message. Il portait que le lieutenant du pacha qui était devant la forteresse de Ruchs s’étonnait de ce qu’il ne venait point se soumettre à lui et lui rendre l’hommage, puisque la Mingrélie appartenait au Grand Seigneur ; que le pacha avait ordonné d’en bien user avec ceux qui se joindraient aux Turcs, mais de traiter en ennemis ceux qui refuseraient de le faire ; que s’il voulait sauver ses biens, sa vie, son château et tout ce qui était dedans, il eût à aller recevoir promptement les ordres du pacha. Sabatar fit la réponse qu’il reconnaissait le pacha pour son seigneur, et que de cœur il était Turc et non Mingrélien ; qu’il avait résolu d’aller trouver le pacha dès qu’il avait appris qu’il devait venir ; qu’à présent qu’il entendait que son lieutenant était à Ruchs, il irait le lendemain matin recevoir ses ordres.

Le 31, ce gentilhomme, avec trente hommes armés, alla trouver le lieutenant du pacha ; il lui porta un présent de quatre esclaves, d’une tasse d’argent, de quantité de soie, de cire et de rafraîchissements. Il arriva le soir au camp ; il y trouva plusieurs seigneurs de Mingrélie, qui, comme lui, s’étaient venus rendre, de peur d’être assiégés et de voir le saccagement, tant de leurs châteaux que de leurs terres. Le lieutenant du pacha lui dit que l’ordre que son maître avait reçu du Grand Seigneur portait de détruire tous les lieux forts de Mingrélie ; mais que toutefois il voulait bien conserver ceux des seigneurs qui se montreraient obéissants ; que le Grand Seigneur ôtait la principauté à Levan, qui était à Ruchs, et la donnait au jeune prince qui avait été élevé à Acalziké ; qu’il fallait qu’il lui fît serment de fidélité ; qu’il donnât un de ses enfants pour otage de sa foi et fit un présent au pacha. Le présent que Sabatar convint de faire fut de dix jeunes esclaves d’un et d’autre sexe, et de trois cents écus, ou en argent ou en soie.

Le 1er octobre, Sabatar revint, amenant une sauvegarde du Turc pour son château et pour toutes ses terres. Il fut sur pied toute la nuit, à amasser le présent qu’il devait porter. Il fit savoir à tous ceux qui s’étaient réfugiés en sa forteresse que les Turcs y avaient donné sauvegarde, moyennant vingt-cinq esclaves et huit cents écus ; il leva cela sur tous les gens qui s’y étaient retirés. De chaque famille où il y avait quatre enfants, il en prenait un ; c’était le plus pitoyable spectacle du monde, de voir arracher les pauvres enfants des bras de leurs mères, les lier deux à deux et les mener au Turc. Je fus taxé à vingt écus.

Sabatar ne porta de tout cela au lieutenant du pacha que ce qui avait été accordé entre eux ; il s’appropria le reste. Ses femmes, ses enfants et tout le château jetèrent bien des cris, lorsqu’ils le virent partir et emmener son plus jeune fils. Les enfants que l’on donne en otage au Turc ne sont pas moins ses esclaves ; ils ne sortent jamais de ses mains ; on les envoie d’ordinaire à Constantinople grossir la multitude des jeunes garçons bien faits, qu’on élève dans le sérail. Le lieutenant du pacha reçut le présent et l’otage, et retint Sabatar avec lui. Il somma trois fois le dadian de se rendre ; ce prince n’en fit rien. Sa forteresse était bien gardée par des Soüanes, que son vizir y avait envoyés, et qui en étaient plus maîtres que lui-même. Le vizir lui mandait tous les jours de tenir bon, et qu’il était prêt à aller fondre sur l’ennemi. Enfin les Turcs, après avoir demeuré quatre jours devant Ruchs, et après avoir fait plus de deux mille esclaves et beaucoup de butin, se retirèrent. Ils n’avaient point d’artillerie: c’est ce qui les empêcha d’attaquer la place. Ils emmenèrent tous les seigneurs de Mingrélie qui étaient venus se rendre et qui avaient prêté serment au nouveau prince. Le catholicos était de ceux qui avaient prêté serment ; le pacha manda qu’on le fit vizir du nouveau prince, et qu’on l’envoyât en son nom au prince des Abcas demander en mariage la princesse sa fille.

On croyait que la venue du Turc en Mingrélie rétablirait l’ordre et ramènerait la paix, en faisant mettre bas les armes. Cela n’arriva point ; ils vinrent, ils pillèrent et ils mirent le pays en plus de troubles qu’il n’était auparavant: car ils le divisèrent en deux partis, dont l’un s’était engagé par serment et par otages à un nouveau prince, et l’autre demeurait attaché à l’obéissance de l’ancien. Cette partialité mettait à chacun les armes à la main. Voyant les choses en ce misérable état, si éloignées d’accommodement, je pris la résolution de passer en Géorgie, de quelque manière et à quelque risque que ce pût être. J’en courais tant tous les jours en Mingrélie, que je ne doutais point que je n’en fusse bientôt accablé. Levan menaçait d’engloutir les châteaux, les biens et les terres des seigneurs qui avaient été rendre obéissance aux Turcs. Sabatar était encore avec eux ; ses fils, qui commandaient dans son château, étaient les plus grands assassins du monde et des fripons achevés. Je périssais tous les jours d’angoisse et de disette. C’était une affaire que d’acheter une poignée de grain et une livre de viande ; j’essuyais dans mon four toutes les injures du temps, comme en rase campagne. Le désespoir de mes valets m’accablait ; enfin, je me sentais mourir. Cela me porta à tout hasarder pour me tirer de Mingrélie, tandis que j’avais encore assez de force pour le faire. Je fis chercher partout des guides ; je promis, je conjurai, je donnai, rien ne me servit ; personne ne me voulut conduire. Des armées occupaient, disait-on, tous les passages d’Imirette, pays entre la Mingrélie et la Géorgie, par où il fallait de nécessité passer ; que c’était être fou que de s’y présenter, et qu’il était assuré qu’on y serait fait esclave. Voilà toutes les réponses qu’on me donnait. Je proposai de faire le tour, ou par le mont Caucase, ou par le bord de la mer ; aucun ne me voulait conduire.

C’est une chose incroyable combien les Mingréliens ont peur de mourir ou de se perdre ; il n’y a point de récompense qui les puisse porter à courir un danger connu, quelque petit qu’il soit. Enfin, je fus réduit à prendre la voie de la mer et de la Turquie, c’est-à-dire à faire un tour de soixante-dix lieues. Je vins à Anarghie, village et petit port dont j’ai parlé. J’y trouvai une felouque de Turcs, je la frétai pour Gonié. Dès que j’eus donné les arrhes, je retournai à la maison des théatins et au château de Sabatar pour me préparer au voyage.

Le 10 novembre, assez matin, je partis de ce château, étant convenu avec mon camarade des voies que je tiendrais pour le tirer de Mingrélie, s’il plaisait à Dieu de me donner un heureux voyage. J’emportai avec moi cent mille livres en pierreries et huit cents pistoles en or, avec le peu de hardes qui m’étaient restées. Les pierreries étaient enfermées dans une selle faite exprès pour cacher des bijoux, et dans un oreiller. Je pris un valet pour m’accompagner, celui-là même que j’avais racheté de l’esclavage. C’était un fripon caché, un traître dont la méchanceté ne m’était pas bien connue. On ne me conseillait pas de l’emmener, crainte d’avanie et de quelque méchant tour qu’il avait tout l’air de me jouer. Je n’étais pas moi-même bien résolu à m’en charger ; mais la fortune voulait que je le prisse, et je ne pus l’empêcher. Les raisons qui me portèrent à l’emmener plutôt qu’un autre, c’est qu’il souffrait son mal en désespéré et en furieux, et que je craignais que le désespoir et l’ivrognerie, à quoi il était sujet, ne nous fît découvrir en Mingrélie. Le P. Zampi, préfet des théatins, m’accompagna, comme il avait toujours fait. Le frère laïque me voulut conduire à Anarghie. Nous marchâmes à pied, le préfet et moi, parce qu’on ne put trouver qu’un cheval de louage, quelque argent qu’on offrît pour en avoir, sur lequel je mis mes hardes et mon valet. Le frère laïque était à cheval ; il pleuvait à verse depuis deux jours ; le frère pensa se noyer à une lieue du château, dans un fossé large et débordé, où son cheval tomba, et dont nous le retirâmes à grand’peine et à demi mort. Je ne dirai point les fatigues que j’eus ce jour-là et les suivants ; je fus obligé d’aller en divers lieux à pied, en une saison de pluie, dans des bois pleins d’eau et de fange, où j’en avais d’ordinaire par-dessus les genoux ; je dirai seulement qu’on ne peut au monde avoir plus de peines que j’en eus. J’étais épuisé, en vérité ; il ne me restait que le courage et la résolution de tout faire et de tout souffrir pour sauver le bien qu’on m’avait confié. Le soir, nous arrivâmes à Anarghie, percés de pluie jusqu’aux entrailles. Anarghie est à six lieues du château de Sabatar.

Le 12, je devais m’embarquer ; mais j’en fus empêché par une nouvelle qu’on eut que des barques de Circassiens et d’Abcas croisaient sur les côtes de Mingrélie. Cela était vrai ; elles avaient enlevé des barques du pays, et une, entre autres, où j’avais intérêt. L’indicible ennui que ces retardements me causaient ne venait pas tant de ce qu’ils me tenaient en des dangers et en des maux continuels, que de ce qu’ils semblaient me menacer de n’en sortir jamais.

Le 19, on vint donner avis au P. Zampi que le jour précédent, de nuit, on avait enfoncé la porte de son église, pris ce qui y était, ouvert le sépulcre qui était dedans et emporté tout ce qu’un père théatin, demeuré au logis pour le garder, comme on a dit, avait enfermé dans ce tombeau ; qu’on avait fouillé partout, et qu’il ne restait rien d’entier que la muraille. On peut croire l’épouvante que je pris à cette nouvelle, ayant laissé plus de sept mille pistoles enterrées en cette église. Je dépêchai aussitôt à mon camarade. On ne le trouva point au château ; il était déjà allé à la maison des théatins pour savoir quelle part nous devions prendre à la mauvaise aventure, laquelle il avait apprise aussitôt que moi. Il m’écrivit que, grâce à Dieu, l’on n’avait point touché à notre argent, et qu’il l’avait trouvé au même état où nous l’avions mis en terre. Cette nouvelle me releva merveilleusement le courage, je la regardai comme une nouvelle marque de l’assistance dont le Seigneur me favorisait, et j’allai encourager les Turcs, qui m’avaient loué leur felouque, à partir incessamment.

Le 27, je partis d’Anarghie. Ma felouque était grande. Il y avait près de vingt personnes, la moitié esclaves et le reste Turcs. Je n’y avais laissé embarquer tant de gens qu’afin de me pouvoir défendre des corsaires qui couraient la côte. Après une heure de navigation, nous arrivâmes à la mer. Le Langur (Engouri), que nous descendîmes, est rapide. On le descend très-vite ; mais il faut l’avoir bien pratiqué, quand on descend sur ce fleuve avec des barques chargées, parce qu’il y a quantité de bas-fonds où elles s’ensablent. Je demeurai tout le jour sur le bord de la mer: le patron de la chaloupe m’en pria ; il attendait encore deux esclaves qui devaient arriver sur le soir…..

VII §

L’évêque Lanatelle, amoureux de la reine de Mingrélie, princesse d’une incomparable beauté, et aimé d’elle, quoique le roi son mari eût été aveuglé et exilé par les complices de l’évêque, vivait avec elle, est l’homme principal de ces machinations, Chardin le visite, et le raconte ; il n’y a pas de roman en Europe comparable à ce récit. Les Turcs s’y mêlent par le pacha d’Acalziké, qui intervient et change par ses forces les dynasties et les bornes de ces royaumes. Voici un exemple de ces aventures:

Le fils de la reine d’Imirette vivait retiré, sous la protection du pacha turc, mais ce jeune homme se souvenait de la beauté merveilleuse de la princesse caucasienne, fille de la reine, qu’il avait vue dans son enfance.

Dès que Rustan-Kan fut mort, la princesse Marie, sa femme, apprit que, sur des relations trop avantageuses de sa beauté qu’on avait faites au roi de Perse, Sa Majesté avait commandé qu’on la lui envoyât. On lui conseillait de s’enfuir en Mingrélie ou de se cacher. Elle prit une voie contraire: car, étant bien assurée qu’il n’y avait point de lieu dans l’empire de Perse où le roi ne la découvrît, elle alla s’enfermer trois jours durant dans la forteresse de Tiflis: ce qui était proprement se livrer à la merci de celui qui la voulait avoir ; elle se fit voir tout ce temps-là aux femmes du commandant ; et, l’ayant mandé ensuite à son appartement, elle lui fit dire que, sur la foi de ses femmes qui l’avaient vue, il pouvait écrire au roi qu’elle n’était pas d’une beauté à se faire désirer ; qu’elle était âgée, et même un peu contrefaite ; qu’elle conjurait Sa Majesté de lui laisser achever ses jours dans son pays. En même temps, elle envoya au roi un présent de beaucoup d’or et d’argent, et de quatre jeunes demoiselles d’une extraordinaire beauté. Dès que le présent fut envoyé, cette princesse ne voulut plus voir personne ; elle se jeta dans la dévotion, faisant de grandes aumônes aux pauvres, afin qu’ils priassent Dieu pour elle. Au bout de trois mois, il vint un ordre du roi, à Chanavas-Kan, de l’épouser. Ce prince reçut l’ordre avec joie, parce que Marie est fort riche ; et il l’épousa, quoiqu’il eût déjà une autre femme. Il a toujours une extrême considération pour elle, à cause de ses grands biens. Son premier mari, prince de Guriel, vit encore, mais il est fort vieux et fort cassé. Il est en Géorgie. La princesse lui a donné une de ses demoiselles pour le consoler de l’avoir perdue, et le fait entretenir, à la vérité assez misérablement ; elle témoigne pourtant d’avoir encore de la tendresse pour lui ; car il y a quelques années qu’étant sur les frontières d’Imirette, elle le manda, et le retint huit jours. Chanavas-Kan en témoignant de la jalousie, la princesse se mit à l’en railler: elle lui dit qu’il avait bonne grâce d’être jaloux d’un pauvre vieillard, aveugle, dénué, misérable et tout aussi impuissant qu’il l’était lui-même.

La plupart des seigneurs géorgiens sont extérieurement dans la religion mahométane. Les uns ont embrassé cette créance pour obtenir des emplois à la cour, et des pensions de l’État ; les autres, pour avoir l’honneur de marier leurs filles au roi, ou seulement de les faire entrer au service de ses femmes. Il y a de cette lâche noblesse qui mène elle-même ses plus belles filles au roi. La récompense qu’on leur donne est une pension ou un emploi. La religion mahométane est toujours préalablement embrassée. La pension est selon la qualité des personnes, mais, d’ordinaire, ce n’est pas plus de deux mille écus. Il venait d’arriver à ce sujet, lorsque j’étais à Tiflis, une aventure fort pitoyable. Un seigneur géorgien avait fait savoir au roi qu’il avait une nièce d’une extraordinaire beauté. Sa Majesté commanda aussitôt qu’on la lui amenât. Ce méchant homme se chargea lui-même d’intimer l’ordre et de l’exécuter. Il vint chez sa sœur, qui était veuve, et lui dit que le roi de Perse voulait épouser sa fille, et qu’il fallait qu’elle la disposât à cela. La mère ayant fait savoir cette violence à sa pauvre demoiselle, elle pensa se désespérer ; elle aimait un jeune seigneur qui demeurait en son voisinage, et en était extrêmement aimée. La mère le savait bien ; elles prirent résolution de lui faire part de leur malheur. On le lui envoya dire par un domestique. Le cavalier arriva à minuit ; il trouva la mère et la fille enfermées, qui déploraient à larmes communes et avec une vive douleur la dureté de leur sort. Il se jeta à leurs pieds, et leur dit que pour lui il ne craignait rien tant que de perdre sa maîtresse, et que tout le courroux du roi de Perse ne lui était rien au prix de cet accablement ; qu’au reste, il n’y avait qu’une voie de se tirer d’affaire, qui était de se marier ensemble à l’heure même, et que le lendemain on déclarerait au perfide parent que la dame qu’on demandait n’était plus fille. Le parti fut accepté ; et, la mère s’étant retirée, l’amant essuya les yeux de sa maîtresse et fit le mariage en un instant. L’oncle découvrit l’intrigue. On la fit savoir au roi. Sa Majesté en fut courroucée et donna des ordres exprès d’envoyer à la cour la mère, la fille et le mari. Ces personnes s’étaient cachées ; elles fuirent çà et là durant quelques mois. Enfin, voyant qu’on les serrait de près et qu’elles ne pouvaient plus échapper, elles se sauvèrent à Acalziké, dont le pacha les prit sous sa protection.

La crainte qu’on a en Géorgie de semblables accidents oblige ceux qui ont de belles filles à les marier le plus tôt qu’ils peuvent, et en leur enfance même. Les pauvres gens surtout marient les leurs de bonne heure, et quelquefois dès le berceau. C’est afin que les seigneurs dont ils sont sujets ne les enlèvent pas pour les vendre, ou pour en faire des concubines. Il est certain qu’ils ont grande retenue pour les personnes mariées, encore que ce ne soit que des enfants, et qu’ils ne se portent pas aisément à les arracher de leurs maisons.

Sistan-Darejan était demeurée prisonnière à Acalziké. Les pachas l’y traitaient avec beaucoup de respect. Archyle avait toujours pensé à elle, depuis qu’il l’avait perdue de vue. Son père opéra tant, par ses présents et par ses intrigues auprès du pacha, qu’il la relâcha l’an 1660. Elle fut amenée en triomphe à Tiflis. Archyle l’épousa aussitôt, et acquit, par ce mariage, le droit au royaume de Caket, dont il était déjà vice-roi de fait ; car cette princesse est fille de Taimuras-Kan et sœur d’Heracle, le seul fils que ce prince infortuné a laissé capable de lui succéder, tous les autres ayant été rendus aveugles. Cet Heracle s’est retiré en Moscovie, avec sa mère. On dit que le grand-duc leur entretient un train sortable à leur qualité.

Il y a une autre aventure de cet Archyle, vice-roi de Caket, digne de curiosité. Il avait été fiancé durant sa jeunesse à une fille des premières maisons de Géorgie. La demoiselle s’attendait fort d’être sa femme, étant une chose inouïe en ce pays-là de rompre un contrat de mariage. Lorsqu’elle sut qu’il épousait Sistan-Darejan, elle lui envoya demander satisfaction du meurtre qu’il commettait sur son honneur: c’est ainsi qu’on appelle en Géorgie l’affront qu’on fait à une accordée, de la laisser pour se marier à une autre. Elle prétendit en tirer raison par la justice ; mais cette voie n’ayant pu réussir, à cause de l’autorité et du rang de sa partie, elle vint, à la tête de quatre cents hommes, présenter le combat à son infidèle. Il le refusa, et lui fit dire qu’il ne se voulait point battre contre une fille ; qu’au reste, elle ne fît pas de bruit davantage, autrement qu’il publierait les faveurs que Sizi (c’est un jeune seigneur de la cour) s’était vanté d’avoir reçues d’elle. La demoiselle, outrée davantage qu’on ajoutât au mépris la calomnie, tourna ses ressentiments contre Sizi ; elle l’appela en duel, et n’ayant pu l’y attirer, elle lui dressa une embuscade, où elle le mit en fuite, le poursuivit et lui tua plus de vingt hommes. Elle avait un frère, il prit sa querelle contre Sizi. Le prince et toute la cour firent mille efforts pour les ajuster ; mais cela ne s’étant pu faire, on leur permit de vider leur différend par les armes. C’est une coutume en Géorgie que, quand la justice ne saurait éclaircir une querelle entre des gentilshommes, ni l’ajuster, on leur permet de se battre en champ clos. Les adversaires se confessent et communient, et, ainsi préparés à la mort, ils entrent dans la lice. On appelle cela: aller au tribunal de Dieu, et les Géorgiens soutiennent que cette voie de remettre directement à Dieu la punition d’un crime est très-bonne et très-équitable, quand la justice humaine ne peut connaître si l’accusé est coupable, ou si l’accusateur le charge faussement, Sizi et sa partie arrivés au rendez-vous, une troupe de soldats les séparèrent comme ils mettaient les armes à la main ; et la demoiselle étant morte peu après de honte et de douleur, l’autorité du prince obligea son frère à s’ajuster avec Archyle et avec Sizi.

Chardin, au sortir de Tiflis, traverse L’Arménie en longeant le pied de l’Ararat et arrive en Perse. Com est la première ville sainte qu’il y rencontre, il en décrit ainsi les merveilles:

Com est une grande ville située en une plaine, le long d’un fleuve, et à demi-lieue d’une haute montagne. Sa figure est un carré long, sa longueur prend de l’orient à l’occident. Elle a quinze mille maisons, au dire des gens, car je ne les ai pas comptées. Elle est ceinte d’un fossé et d’un mur flanqué de tours à demi ruinées. Elle est entourée de jardins. Il y en a de grands de l’autre côté de l’eau. On voit, en un des plus beaux qu’il y ait, le mausolée de Rustan-Kan, prince de la race des derniers rois de Géorgie, qui embrassa la religion mahométane pour avoir le gouvernement de ce royaume-là. Ce jardin est une des plus ordinaires promenades de la populace de Com. Il y a deux beaux quais le long du fleuve, aussi longs que la ville, et au bout, à l’orient, un fort beau pont. Il y a aussi de beaux et de grands bazars, où se tiennent les marchés en gros et en détail. Com n’est pourtant pas un lieu de grand commerce. On en transporte des fruits frais et secs, principalement des grenades, beaucoup de savon, des lames d’épées et de la poterie blanche et vernissée. Il ne se fait point en toute la Perse de meilleur savon, ni de plus excellentes lames d’épées qu’en cette ville. Ce que la poterie blanche qu’on en transporte a de particulier est qu’en été, l’eau s’y rafraîchit merveilleusement bien et fort vite par le moyen de la transpiration continuelle. Des gens qui veulent boire frais et délicieusement ne se servent d’un même pot que cinq ou six jours, tout au plus. On l’humecte d’eau rose la première fois, pour ôter la senteur de la terre, et puis on le pend à l’air, plein d’eau et un linge mouillé autour. Un quart de l’eau transpire en six heures de temps la première fois, puis moins de jour en jour, tant qu’à la fin les pores se bouchent par la matière crasse et épaisse qui est dans l’eau, et qui s’arrête dans ses pores. Dès que la transpiration est empêchée dans ces pots, l’eau s’y empuantit, et il en faut prendre de neufs. Il y a en cette ville quantité de profondes caves, où le peuple va puiser l’eau à boire. La plupart de ces caves ont quarante à cinquante marches de descente, et fort hautes. L’eau en est aussi fraîche quand on la tire que celle qui est à la glace. Elle sort par des fontaines qui se ferment au robinet. C’est un grand régal que cette eau durant l’été, qui est furieusement chaud à Com et aux environs. Cette ville a quantité de beaux caravansérails et de belles mosquées. La plus belle est celle où sont enterrés les deux rois de Perse, derniers morts.

Voici le dessin de cette célèbre mosquée, dont l’on parle par tout l’Orient. Elle a quatre cours. La première est plantée d’arbres et de fleurs comme un jardin. C’est un carré long. L’allée du milieu est pavée et séparée des parterres par une balustrade. Il y a deux terrasses carrelées aux deux côtés ; elles sont de la longueur de la cour et hautes de trois pieds. Sur chacune, il y a vingt chambres voûtées de neuf pieds en carré, une cheminée et un portique. À l’entrée de cette cour, il y a à gauche une de ces profondes caves dont l’on a parlé, et à droite une volière. Le lieu est tout à fait récréatif. Un canal d’eau claire, qui en fait le tour, sort d’un bassin d’eau qui est à l’entrée, et se rend dans un autre qui est au bout. Dix distiques en lettres d’or, sur le haut du portail, font l’inscription de ce mausolée ; en voici la traduction:

La date du portail du tombeau de la très-vénérable et pure vierge de Com, sur qui soit le salut.

Au temps de l’heureux règne du roi Abas II, soutien du monde, de qui les jours soient augmentés.

Cette porte de miséricorde a été ouverte à la face des peuples. Quiconque jette les yeux dessus perd l’idée du paradis.

Quiconque a traversé ses cours, dont l’aspect réjouit les cœurs, ne les a point passées vite comme le vent.

Massoum, vicaire du grand pontife, des sages avis duquel le soleil apprend à régler son mouvement, a fait faire par Aga Mourad9, l’un de ses substituts, ce portail, dont la hauteur et l’excellence surpassent le trône céleste.

C’est l’entrée du palais royal de la très-vénérable vierge pure, qui tire son extraction de la maison du Prophète.

Heureux et glorieux le fidèle qui, par révérence, prosternera sa tête sur le seuil de cette porte, à l’imitation du soleil et de la lune.

Tout ce qu’il demandera avec foi, de dessus cette porte, sera comme la flèche qui atteint le but, c’est-à-dire il sera exaucé.

Certes, jamais la fortune n’embarrassera les entreprises de celui qui, pour l’amour de Dieu, a élevé ce portail à la face du peuple.

Ô fidèle ! si tu demandes en quelle année a été construit ce portail, je te réponds: « De dessus le portail de Désir, demande tes désirs. »

Pour entendre ce dernier distique, il faut savoir qu’au lieu que, dans notre alphabet, il n’y a que sept lettres numérales, ou qui servent de chiffres, comme le V qui vaut cinq, l’X dix, l’L cinquante: l’alphabet, chez tous les Orientaux, a l’usage des nombres arithmétiques ; ainsi, par un jeu d’esprit à quoi il faut beaucoup d’imagination, ils marquent l’année d’une chose par des mots qui y ont du rapport, et qui sont composés des lettres qui fassent juste, en leur valeur d’arithmétique, le nombre des années de leur époque. Celles-ci font mille soixante et un ans. Je vais en produire un autre exemple:

Le feu roi de Perse fit faire une tente, qui coûta deux millions. On l’appelle la Maison d’or, parce que l’or y reluit partout. J’en donnerai ailleurs la description. On peut juger quelle riche pièce c’est, tant par le prix qu’elle coûte que par le nombre des chameaux qu’il faut pour la porter, qui est de deux cent quatre-vingts. L’antichambre est faite d’un velours à fond d’or, dont la corniche est ornée de vers qui finissent ainsi: « Si tu demandes en quel temps a été fait le trône de ce second Salomon, je te dirai: Regarde le trône du second Salomon. » Les lettres de ces derniers mots, prises pour chiffres, font mille cinquante-sept ans. Cela tient du galimatias en notre langue ; mais dans les langues orientales, cela a sa beauté et ses grâces.

La seconde cour n’est pas si belle que la première ; mais la troisième ne l’est pas moins. Elle est entourée d’appartements, chacun à deux étages, d’une terrasse, d’un portique et d’un canal, tout de même que la première. Au milieu, il y a un grand bassin. Quatre gros arbres en marquent les coins et le couvrent de leurs feuillages. On entre de cette troisième cour dans la quatrième, par un escalier de marbre de douze marches. Le portail qui est au haut est tout à fait magnifique. Il est revêtu en bas de marbre blanc transparent, semblable à du porphyre et à de l’agate. Le haut, qui est un grand demi-dôme, est peint de moresques d’or et d’azur appliquées fort épais. Cette quatrième cour a des chambres en bas et aux côtés, avec des terrasses et des portiques comme les trois autres. Ce sont les logements des gens d’Église, des régents et des étudiants qui vivent des rentes de ce lieu sacré.

En face est le corps de l’édifice. Il consiste en trois grandes chapelles sur une ligne. Celle du milieu a une entrée de dix-huit pieds de profondeur, tout à fait magnifique. C’est un portail de ce beau marbre blanc dont on a parlé. Le haut, qui est aussi un grand demi-dôme, est incrusté par dehors de grands carreaux de faïence peints de moresques, et, par-dedans, tout doré et azuré. La porte, qui a douze pieds de hauteur et six de largeur, est de marbre transparent. Les valves ou battants sont tout revêtus d’argent, avec des appliques rapportées, de vermeil doré, de ciselé et de lisse, qui font une mosaïque tout à fait riche et curieuse. La chapelle est octogone, couverte d’un haut dôme. Le bas, à la hauteur de six pieds, est revêtu de grandes tables de porphyre ondé, et peint de fleurs tirées avec de l’or et des couleurs, dont la vivacité et l’éclat sautent aux yeux. Le haut est de moresques d’or et d’azur, admirablement vives et éclatantes, et inscrites de sentences et d’aspirations mystiques sur l’amour divin. Le fond du dôme est fait tout de même. Ce dôme est fort gros et admirablement beau, incrusté en dehors comme le portail. Au-dessus, s’élève une grande aiguille ou colophon, surmonté d’un croissant, dont les pointes sont allongées et renversées. Ce colophon, qui est d’une notable grosseur, est composé de boules de diverses grosseurs, posées l’une sur l’autre, et paraît d’en bas avoir plus de vingt pieds de haut, avec le croissant. Le tout est d’or fin. Les Persans disent que tout est massif. S’il est véritable, cela vaut des millions. Quoi qu’il en soit, cet ornement ne peut être que de très-grand prix. Voici quelques-unes des inscriptions dont j’ai fait mention:

Tout ce qui n’est pas Dieu, n’est rien.

Dieu, et c’est assez.

Toute louange non rapportée à Dieu est vaine ; et tout le bien qui ne vient pas de lui n’est qu’une ombre de bien.

Le dévot ne doit pas aimer Dieu en vue de la récompense. L’amant qui se plaint d’être séparé de son objet, et voudrait vivre toujours dans l’union et la jouissance, n’est pas véritable amant, puisqu’il ne se résigne pas au bon plaisir de ce qu’il aime.

Le comble du plaisir est d’être uni à l’objet qu’on aime. Je ne travaille, pour moi, à autre chose qu’à me jeter à corps perdu dans cet abîme.

Au milieu de cette chapelle est le tombeau de Fathmé, fille de Mousa-Cazem (Mouça-Qâcem), un de ces douze califes que les Persans croient avoir été les légitimes successeurs de Mahomed ; après la mort d’Aly, son gendre, Mousa-Cazem était le septième en ordre. Ce tombeau est long de huit pieds, large de cinq et haut de six, revêtu de carreaux de faïence, peints de moresques et couvert d’un drap d’or qui tombe jusqu’en bas. Il est fermé d’une grille d’argent haute de dix pieds et massive, distante de demi-pied du tombeau, et couronnée aux coins de quatre grosses pommes de fin or. C’est afin que le peuple ne souille pas le tombeau par ses baisers et ses attouchements, car on tient le tombeau même une chose sainte. Des les de velours vert, tendus sur la grille en dedans, en interdisent la vue au peuple, et ce n’est que par faveur, ou pour de l’argent, qu’on le voit. Le plancher est couvert de tapis de laine fort fins. On en étend par-dessus de soie et d’or, aux grandes fêtes. Au-dessus du tombeau, à dix pieds de hauteur, pendent plusieurs vases d’argent, qu’on appelle candil (qandyl). C’est une espèce de lampe. Il y en a du poids de soixante marcs. Ils sont autrement faits que les lampes des églises. On n’y allume jamais de feu, et même il n’y en peut tenir, ni aucune liqueur, parce qu’ils n’ont point de fond. Je ne saurais dire la signification du mot de candil ; mais je crois que c’est de ce terme qu’est venu celui de candil laphti (kandil-aphti)10, duquel les chrétiens grecs appellent ceux qui entretiennent le luminaire dans les églises, et qu’est aussi venu le mot chandelle, lequel se trouve en presque toutes les langues de l’Europe, dans une même signification. Les mahométans appellent candilgi (qandyldjy), ces mêmes officiers que je viens de dire, que les Grecs appellent candilaphty.

À la grille, il y a des inscriptions suspendues. Elles sont en lettres d’or.

VIII §

Chardin arrive à Tauris, ville la plus commerçante de l’empire ; il y passe quelques jours, au couvent des capucins. Le gouverneur, fils d’un des premiers seigneurs de la cour, le reçoit à sa maison de campagne. La ville compte un million d’habitants. Enfin il continue son voyage et arrive à Ispahan.

Le roi Abbas II étant mort en son absence, toutes ses espérances de fortune étaient mortes avec lui, la cour avait changé de goût. Le roi actuel méprisait les parures et les bijoux.

J’employai le jour de mon arrivée à Ispahan, et le jour suivant, à recevoir les visites de tous les Européens du lieu, de plusieurs Persans et Arméniens avec qui j’avais fait amitié à mon premier voyage, et à prendre connaissance sur mes affaires. La cour était fort changée de ce que je l’avais vue à mon premier voyage, et dans une grande confusion. Presque tous les grands du temps du feu roi étaient ou morts ou disgraciés. La faveur se trouvait dans les mains de certains jeunes seigneurs, sans générosité et sans mérite. Le premier ministre, nommé Cheik-Ali-Kan, était depuis quatorze mois dans la disgrâce. Trois des premiers officiers de la couronne faisaient sa charge. Le pis pour moi était qu’on parlait de la lui rendre et de le rétablir, parce qu’étant, d’un côté, fort ennemi des chrétiens et des Européens, et qu’étant, d’un autre, inaccessible aux recommandations et aux présents, ayant toujours fait paraître durant son emploi qu’il n’avait rien plus à cœur que de grossir le trésor de son maître, je devais craindre qu’il ne l’empêchât d’acheter les pierreries que j’avais apportées par l’ordre exprès du feu roi son père, et sur les dessins qu’il m’en avait donnés de sa propre main. Cette considération me fit résoudre à faire incessamment savoir au roi mon retour. Ma peine était au choix d’un introducteur auprès du nazir, qui est le grand et suprême intendant de la maison du roi, de son bien, de ses affaires et de tous ceux qui y sont employés: je veux dire, qui je prendrais pour me donner les premières entrées. On me conseilla le Zerguer-Bachy, ou chef des joailliers et des orfèvres de Perse. D’autres me proposaient Mirza-Thaer, contrôleur général de la maison du roi. J’eusse mieux fait de me fier à la conduite du premier ; je le reconnus ainsi dans la suite ; mais, parce que je connaissais de longue main ce contrôleur général, ce fut à lui à qui je résolus de me remettre.

Le 26, le supérieur des capucins prit la peine de l’aller voir de ma part. Je le suppliai de lui dire qu’une indisposition m’empêchait de l’aller saluer ; mais que les bontés qu’il avait eues pour moi, il y avait six ans, me faisaient prendre la liberté de m’adresser à lui pour me produire au nazir ou surintendant, sûr que j’étais de n’y pouvoir aller par un meilleur canal ; que je le suppliais très-humblement de représenter à ce ministre l’ordre que j’avais eu du feu roi, d’aller en mon pays faire faire de riches ouvrages de pierreries et de les apporter moi-même, ce que j’avais fait d’une manière à oser me persuader qu’il n’était pas possible de faire mieux. J’ajoutai à cela de grandes promesses de récompense, comme je savais qu’il fallait faire. La réponse que j’eus de ce seigneur fut que « j’étais le bienvenu ; que je pouvais compter sur lui, et qu’il remplirait tout de son mieux l’attente que j’avais en ses bons offices ; mais que je devais faire compte que le roi avait peu d’amour pour la pierrerie ; que la cour était extrêmement dénuée d’argent, et que, pour mon malheur, le premier ministre, homme si contraire à ces sortes de dépenses et si dégagé de tout intérêt, rentrait en grâce ; qu’il me faisait dire cela non pour me décourager, mais afin de me disposer à donner à bon marché, à faire bien des présents, à prendre bien de la peine et à avoir beaucoup de patience ; qu’au reste, il ferait savoir ma venue au nazir de la meilleure manière qu’il pourrait, et que j’espérasse en la clémence de Dieu. » Les Persans finissent toujours leurs délibérations par ces mots, comme pour dire que Dieu donnera les ouvertures aux affaires qu’on est en peine de faire réussir.

En même temps, j’appris une nouvelle qui confirmait ces avis. C’est que le jour précédent, le roi s’étant enivré, comme il avait de coutume de faire presque tous les jours depuis plusieurs années, il se mit en fureur contre un joueur de luth, qui, à son gré, n’en jouait pas bien, et commanda à Nesr-Ali-Bec, son favori, fils du gouverneur d’Irivan, de lui couper les mains. Le prince, en prononçant cette sentence, se jeta sur une pile de carreaux pour dormir. Le favori, qui n’était pas si ivre, ne reconnaissant nul crime dans le condamné, crut que le roi n’y en avait point trouvé non plus, et que ce cruel ordre était une pure fougue d’ivresse. Ainsi, il se contenta de réprimander sévèrement le joueur de luth de ce qu’il ne s’étudiait pas mieux à plaire à son maître. Le roi s’éveilla au bout d’une heure, et voyant ce musicien toucher du luth comme auparavant, il se souvint de l’ordre qu’il avait donné à son favori contre lui, et s’étant fort emporté contre ce jeune seigneur, il commanda au grand maître de leur couper à tous deux les mains et les pieds. Le grand maître se jeta aux pieds du roi pour avoir la grâce du favori. Le roi, extrêmement indigné et tout furieux, cria aux eunuques et aux gardes d’exécuter sa sentence sur tous les trois. Cheik-Ali-Kan, ce grand vizir hors de charge, se trouva là pour le bonheur de ces malheureux. Il se jeta aux pieds du roi, en les embrassant, et le supplia de leur faire grâce. Le roi, s’arrêtant un peu, lui dit: « Tu es bien téméraire d’espérer que je t’accorde ce que tu me demandes, moi qui ne saurais obtenir de toi que tu reprennes la charge de premier ministre. — Sire, répondit le suppliant, je suis votre esclave ; je ferai toujours ce que Votre Majesté me commandera. » Le roi s’apaisa là-dessus, fit grâce à tous ces condamnés, et le lendemain matin envoya à Cheik-Ali-Kan un calaat (khala’at). On appelle ainsi les habits que le roi donne par honneur. Il lui envoya, outre l’habit, un cheval avec la selle et le harnais d’or, chargé de pierreries, une épée et un poignard de même, avec l’écritoire, les patentes et les autres marques de la charge de premier ministre.

Ce seigneur avait été, comme je l’ai dit, quatorze mois dans la disgrâce, et, durant ce temps-là, il n’y avait point eu de premier ministre, chose dont on n’avait point d’exemple en Perse. Trois des principaux officiers de la couronne faisaient sa charge. Il allait de temps en temps à la cour, le roi ne l’ayant ni exilé, ni chassé de sa présence. La cause de sa disgrâce était qu’il ne voulait point boire de vin, s’en excusant toujours sur sa vieillesse, sur la dignité de premier ministre, sur le nom de Cheik qu’il porte, lequel revient à celui de Kéat, et marque un homme consacré à une étroite observance de la religion, et enfin sur le pèlerinage qu’il avait fait à la Mecque, qui l’engageait à vivre plus purement. Le roi, le voyant seul ferme à ne vouloir point boire de vin, le maltraitait souvent de paroles ; il lui donna même une fois quelques coups pour cela. Il lui faisait jeter des pleines tasses de vin au visage, sur la tête et sur les habits, et lui faisait dans l’ivresse mille indignités de cette nature. Mais, hors de là, il le considérait infiniment pour le parfait dévouement qu’il avait aux intérêts de l’État, pour sa vertu et ses grandes qualités. En effet, c’est un ministre fort sage, tout plein d’esprit et fort intègre. Sa religion est coupable, plus que son naturel, des duretés qu’il a pour les chrétiens. C’est elle qu’il faut accuser des rigueurs avec lesquelles on les maltraite ; sans les emportements de zèle aveugle qu’elle lui inspire, les chrétiens auraient sujet, comme les mahométans, de bénir son ministère. Il est vrai que ceux-ci même ne le bénissent pas, car il empêche le roi de faire des prodigalités et de dissiper ses trésors comme ses devanciers ; ce qui ne plaît guère à la cour, qui est pauvre d’ordinaire quand le roi n’est pas libéral. Ce ministre était âgé de cinquante-cinq ans. Sa taille était bien prise et fort belle, et son visage aussi. Il avait la physionomie la plus avantageuse du monde. Un calme perpétuel et une douceur engageante régnaient dans ses yeux et sur son visage ; et, bien loin d’y apercevoir aucune de ces marques d’un esprit occupé, qui couvrent celui de la plupart des grands ministres, on y voyait briller toutes celles d’un esprit débarrassé, tranquille et qui se possède parfaitement, de manière qu’à le regarder sans le connaître, on ne se serait douté ni de son rang ni de ses occupations.

Le 16, sur les huit heures du matin, on vit la place Royale arrosée de bout en bout et ornée comme je vais le dire. À côté de la grande entrée du palais royal, à vingt pas de distance, il y avait douze chevaux des plus beaux de l’écurie du roi, six de chaque côté, couverts de harnais les plus superbes et magnifiques qu’on puisse voir au monde. Quatre harnais étaient d’émeraudes, deux de rubis, deux de pierres de couleurs mêlées avec des diamants, deux autres étaient d’or émaillé et deux autres de fin or lisse. Outre le harnais qui était de cette richesse, la selle, c’est-à-dire le devant et le derrière, le pommeau et les étriers, étaient couverts de pierreries assorties au harnais. Ces chevaux avaient de grandes housses pendant fort bas, les unes en broderies d’or et de perles relevées, les autres de brocart d’or très-fin et très-épais, entourées de houppes et de pommettes d’or parsemées de perles. Les chevaux étaient attachés aux pieds et à la tête avec de grosses tresses de soie et d’or à des clous d’or fin. Ces clous sont longs de quinze pouces environ et gros à proportion, ayant un gros anneau à la tête, par où l’on passe le licou ou les entraves. On ne peut, en vérité, rien voir de plus superbe ni de plus royal que cet équipage, à quoi il faut joindre douze couvertures de velours d’or frisé, qui servent à couvrir les chevaux de haut en bas, lesquelles étaient en parade sur le balustre qui règne le long de la face du palais royal. On n’en peut voir de plus belle, soit qu’on considère la richesse de l’étoffe, soit qu’on regarde l’artifice et la finesse du travail.

Entre les chevaux et le balustre, on voyait quatre fontaines hautes de trois pieds et grosses à proportion, tout comme celles dont on se sert à Paris à garder l’eau dans les maisons. Deux étaient d’or, posées sur des trépieds, aussi d’or massif ; deux autres étaient d’argent, posées sur des trépieds de même métal. Tout contre, il y avait deux grands seaux et deux gros maillets, des plus gros qu’on puisse voir, tout cela aussi d’or massif jusqu’au manche. On abreuve les chevaux dans ces seaux, et les maillets sont pour ficher en terre les clous auxquels on les attache. À trente pas des chevaux, il y avait des bêtes farouches dressées à combattre contre de jeunes taureaux: deux lions, un tigre et un léopard, attachés, et chacun étendu sur un grand tapis d’écarlate, la tête tournée vers le palais. Sur les bords des tapis, il y avait deux maillets d’or et deux bassins, aussi d’or, du diamètre des plus grandes cuvettes rondes. C’est pour donner à manger à ces belles bêtes lorsqu’on les fait paraître en public. Il faut remarquer que toute la vaisselle d’or qui est chez le roi est de ducat, comme je l’ai éprouvé. Vis-à-vis du grand portail, il y avait deux carrosses à l’indienne, fort jolis, attelés de bœufs, à la façon de ce pays-là, dont les cochers, aussi Indiens, étaient vêtus à la mode de leur pays. Au côté droit, il y avait deux gazelles (c’est une espèce de biches, de poil tout blanc, avec des cornes droites comme une flèche et fort longues) ; et, au côté gauche, étaient deux grands éléphants couverts de housses de brocart d’or, et chargés d’anneaux aux dents et de chaînes et d’anneaux d’argent aux pieds, et un rhinocéros. Ces animaux étaient l’un près de l’autre, sans aversion et sans peine, quoique les naturalistes disent, au contraire, que l’éléphant et le rhinocéros ont une invincible antipathie qui les tient perpétuellement en guerre. Aux deux bouts de la place, on promenait en laisse les taureaux et les béliers dressés au combat ; et il y avait là aussi des troupes de gladiateurs, de lutteurs et d’escrimeurs, tout prêts à en venir aux mains au premier signal qui leur en serait donné. Enfin, il y avait, en huit ou dix endroits de la place, des brigades des gardes du roi rangés sous les armes.

La salle préparée pour donner l’audience était ce beau et spacieux salon bâti sur le grand portail du palais, qui est le plus beau salon de cette sorte que j’aie vu au monde. Il est si haut élevé, qu’en regardant en bas dans la place, les hommes ne paraissent pas hauts de deux pieds, et regardant, au contraire, de la place dans le salon, on ne saurait reconnaître les gens. Le roi y étant entré sur les neuf heures, et toute la cour, au nombre de plus de trois cents personnes, on vit entrer dans la place, par le coin oriental, l’ambassadeur des Lesqui: c’est une nation tributaire de la Perse, qui habite un pays de montagnes, aux confins du royaume, vers la Moscovie, proche de la mer Caspienne. L’ambassadeur était un jeune seigneur fort beau et fort bien couvert. Il n’avait que deux cavaliers à sa suite et quatre valets de pied qui marchaient autour de lui. Un aide des cérémonies le conduisait. Il le fit descendre de cheval à cent pas environ du grand portail et le mena fort vite au salon où était le roi. Le capitaine de la porte, qu’on appelle Ichic-Agasi-Bachi, le prit là, et le conduisit au baiser des pieds du roi. On appelle ainsi le salut que lui font ses sujets et les étrangers qui ont l’honneur de l’approcher, de quelque qualité qu’ils soient. Pabous est le terme persan qui signifie baiser les pieds. On l’appelle aussi zemin bous, c’est-à-dire baiser la terre, où ravi zemin, c’est-à-dire le visage en terre. Ce salut se fait en cette sorte. On mène l’ambassadeur à quatre pas du roi, vis-à-vis de lui, où on l’arrête ; on le met à genoux, et on lui fait faire trois fois un prosternement du corps et de la tête en terre, si bas que le front y touche. L’ambassadeur se relève après, et délivre la lettre qu’il a pour le roi au capitaine de la porte, qui la met dans les mains du premier ministre, lequel la donne au roi, et le roi la met à son côté droit sans la regarder. On mène ensuite l’ambassadeur à la place qui lui est destinée.

Celui de Moscovie parut un quart d’heure après. Il entra du même côté, amené sur les chevaux du roi par l’introducteur des ambassadeurs ; car cet ambassadeur moscovite était un si grand misérable, qu’il n’entretenait pas un cheval. L’introducteur mit pied à terre à cent cinquante pas du palais, et dit à l’ambassadeur de descendre aussi de cheval. Je ne sais si le Moscovite avait été informé que l’ambassadeur des Lesqui n’était descendu de cheval que beaucoup plus proche de l’entrée, ou que, par grandeur et pour l’honneur de son maître, il voulût passer et aller plus avant, tant il y a qu’il fit résistance, et, donnant des talons à son cheval, il le fit avancer trois ou quatre pas, malgré l’opposition des valets de pied de l’introducteur, qui avaient mis la main à la bride de son cheval pour le retenir. On l’arrêta alors tout à fait ; et, comme il faisait encore résistance et voulait avancer, les valets de pied donnèrent de leurs bâtons sur le nez du cheval pour le faire reculer, et l’ambassadeur fut forcé de descendre. Il mit donc pied à terre avec deux de ses gens, qui le suivaient à cheval, savoir: son interprète et son intendant. Les autres domestiques, au nombre de neuf ou dix, allaient à pied, en assez pauvre équipage pour une telle décoration. L’ambassadeur était vêtu d’une robe de satin jaune et, par-dessus, d’une grande veste de velours rouge fourrée de martre qui pendait jusqu’à terre. Il avait un bonnet aussi de martre, couvert de velours cramoisi, fort haut, brodé de petites perles sur le devant, avec deux tresses de perles qui tombaient du derrière sur le dos, jusqu’à la ceinture. C’était un vieillard tout blanc, de bonne mine et fort vénérable. Son interprète marchait à sa gauche, portant la lettre du grand-duc dans un sac de velours cacheté. On le conduisit au baiser des pieds du roi, comme on avait fait à l’ambassadeur des Lesqui, et on le plaça vis-à-vis de lui, à la gauche.

L’envoyé de Basra vint ensuite. On le fit descendre à l’entrée de la place Royale, et on le mena dans le même ordre à l’audience du roi. Basra (Bassorah), que les Européens appellent aussi Balsura, est cette ville célèbre au fond du golfe de Perse, à l’endroit où le Tigre et l’Euphrate se rendent dans la mer.

Les présents de ces ambassadeurs étaient cependant au bout de la place, près de la mosquée royale. C’est toujours là qu’en est l’entrepôt, et d’où on les fait marcher, lorsque le roi donne audience dans ce salon sur la place Royale. Les dévots disent qu’en faisant venir les présents du côté de l’orient et de devant la mosquée, on veut témoigner que Dieu est la source et le donateur de tous les biens temporels, tellement que tout ce que les hommes reçoivent de bien est un présent de Dieu. On fit passer ces présents un quart d’heure après que les ambassadeurs eurent pris séance.

Ceux de l’ambassadeur de Moscovie passèrent les premiers, portés par soixante-quatorze hommes, consistant en ce qui suit: une grande lanterne de cristal, peinte ; neuf petits miroirs de cristal, peints sur les bords ; cinquante martres zibelines ; vingt-six aunes de drap rouge et vert ; vingt bouteilles d’eau-de-vie de Moscovie.

Le présent de l’ambassadeur des Lesqui consistait en cinq beaux jeunes garçons, vêtus de brocart, en une chemise de maille et en une armure de cavalier complète.

Celui de l’envoyé de Basra était une autruche, un jeune lion et trois beaux chevaux arabes.

Il pensa arriver alors une plaisante bévue: c’est que les gens qui avaient été chargés le jour précédent du présent de l’envoyé de la Compagnie française, comme on a dit, n’ayant pas su que l’audience de cet envoyé avait été remise à une autre fois, l’avaient apporté dans la place et s’étaient mis à la suite des autres. Le receveur des présents, s’apercevant de cette lourde méprise, fit charger ces porteurs de coups de bâton, en leur commandant de reporter le tout jusqu’à la huitaine.

Dès que les présents eurent passé, les tambours, les trompettes et plusieurs autres instruments commencèrent à jouer. C’était le signal pour les jeux et pour les combats, et, au même instant, les lutteurs, les gladiateurs et les escrimeurs se prirent ensemble. Les geôliers des bêtes féroces les lâchèrent sur de jeunes taureaux qu’on tenait assez proche, et les gens qui gouvernent les boucs et les taureaux dressés à s’entre-battre les mirent aux prises. C’est un carnage plutôt qu’un combat que ce que les bêtes féroces font avec les taureaux. Voici comment: Deux hommes tiennent la bête féroce par la laisse, à l’endroit du cou. Le taureau, dès qu’il l’aperçoit venir, se jette à la fuite ; la bête le poursuit, et si vite, qu’en trois ou quatre sauts elle l’attache et l’accule. Les geôliers qui ont ces bêtes en garde se jettent alors sur le taureau, lui abattent la tête à coups de hache et donnent son sang à la bête. La raison pour laquelle on ne laisse pas la bête et le taureau se battre jusqu’à la mort, et qu’on se rue ainsi sur le taureau, c’est que le lion étant l’hiéroglyphe des rois de Perse, les astrologues et les devins disent qu’il serait de mauvais augure que le lion qu’on lance sur le taureau n’en fût pas entièrement le vainqueur, peu après l’avoir attaqué. Le spectacle de ces diverses sortes de combats dura jusqu’à onze heures. Ceux qui suivirent étaient plus divertissants et plus naturels. Le premier fut de trois cents cavaliers environ, qui parurent des quatre côtés de la place, fort bien montés, et vêtus aussi richement et aussi galamment qu’il se puisse. C’étaient, la plupart, de jeunes seigneurs de la cour, qui avaient tous plusieurs chevaux de main. Ils s’exercèrent une heure au mail à cheval. On se partage, pour cet exercice, en deux troupes égales. On jette plusieurs boules au milieu de la place, et on donne un mail à chacun. Pour gagner, il faut faire passer les boules entre les piliers opposés qui sont aux bouts de la place et qui servent de passe. Cela n’est pas fort aisé, parce que la bande ennemie arrête les boules et les chasse à l’autre bout. On se moque de ceux qui la frappent au pas du cheval, ou le cheval étant arrêté. Le jeu veut qu’on ne la frappe qu’au galop, et les bons joueurs sont ceux qui, en courant à toute bride, savent renvoyer d’un coup sec une balle qui vient à eux.

Le second spectacle fut des lanceurs de javelots. On l’appelle girid-bas, c’est-à-dire le jeu du dard, et voici comme on s’y exerce: Douze ou quinze cavaliers se détachent de la troupe et, serrés en un peloton, vont à toute bride, le dard à la main, se présenter pour combattre. Une pareille troupe qui se détache les vient rencontrer ; ils se lancent le dard l’un à l’autre, et puis se rendent à leur gros, d’où il se fait un autre pareil détachement, et ainsi de suite tant que le jeu dure. Parmi cette belle noblesse, il y avait une quinzaine de jeunes Abyssins, de dix-huit à vingt ans, qui excellaient en adresse à lancer le dard ou le javelot, en dextérité à manier leurs chevaux, et en vitesse à la course. Ils ne mettaient jamais pied à terre pour ramasser des dards sur la lice, ni n’arrêtaient leurs chevaux pour cela ; mais, en pleine course, ils se jetaient sur le côté du cheval et ramassaient des dards avec une dextérité et une bonne grâce qui charmaient tout le monde.

Tous ces exercices, qui sont les carrousels des Persans, finirent à une heure après midi, après le congé donné aux ambassadeurs. Le roi ne leur dit point une parole, et ne les regarda seulement pas. Il passa le temps à voir les jeux, les combats et les exercices qui se faisaient dans la place, à entendre la symphonie qu’il y avait dans le salon, composée des meilleures voix et des plus excellents joueurs d’instruments qui soient à ses gages, à discourir avec les grands de son État, qui étaient dans l’assemblée, et à boire et manger. Dès que les ambassadeurs furent entrés, on servit devant tout le monde une collation de fruits verts et secs, et de confitures sèches et liquides de toute sorte. Ces collations sont servies ordinairement dans des bassins plus grands que ceux dont on se sert dans nos pays, faits de bois laqué et peint fort délicatement, contenant vingt-cinq ou trente assiettes de porcelaine. On sert de ces bassins devant chaque personne, et quelquefois deux ou trois, selon l’honneur que l’on lui veut faire. Au bout du salon, vis-à-vis de l’entrée, il y avait un buffet garni, d’une part, de cinquante grand flacons d’or de diverses sortes de vins ; quelques-uns de ces flacons émaillés, les autres couverts de pierreries et quelques-uns de perles ; et de l’autre, de soixante à quatre-vingts coupes, et de plusieurs soucoupes de même sorte. Il y a de ces coupes qui tiennent jusqu’à trois chopines ; elles sont larges et épatées, montées sur un pied haut de deux doigts seulement. On ne peut voir en lieu du monde rien de plus pompeux, de plus riche et de plus brillant. Les ambassadeurs ne burent point de vin ; on servit seulement à celui de Moscovie de l’eau-de-vie de son pays. Je m’étonnai qu’on ne donnât point de vin à cet ambassadeur, puisque le roi en buvait à longs traits, et la plupart des grands. J’en demandai le sujet à un seigneur qui était là présent. « C’est par grandeur, me répondit-il, et pour garder davantage le respect de la majesté royale ; et puis, ajouta-t-il en riant, on se souvient de ce qu’un de ses compatriotes fit à une célèbre audience qu’il eut du feu roi. » Je demandai aussitôt ce que c’était. Il me répondit que l’an 64, deux ambassadeurs extraordinaires de Moscovie étant à l’audience du roi, ils burent si fort qu’ils s’enivrèrent jusqu’à perdre la connaissance.

À midi, on servit le dîner. Chaque invité n’eut qu’un bassin, mais d’une grandeur au-dessus de tous ceux dont on se sert dans nos pays. Il y a dans ces grands plats du pilo de cinq ou six sortes, au chapon, à l’agneau, aux poulets, aux œufs farcis avec de la viande, aux herbes, au poisson salé, et, par-dessus, du rôti de plusieurs façons en quantité. Quinze hommes, sans exagération, épuiseraient sur un tel plat la plus ardente faim. Le plat qu’on servit devant le roi fut apporté et posé devant lui sur une civière d’or. On servait avec chaque plat une grande écuelle de sorbet, une assiette de salade et de deux sortes de pain. Le roi se retira sans dire un mot aux ambassadeurs et sans tourner seulement la tête de leur côté. Celui des Lesqui sortit le premier, et trouva ses chevaux au même lieu où il avait mis le pied à terre. L’ambassadeur de Moscovie le suivait de si près qu’il le vit monter à cheval ; il prétendit qu’on lui amenât son cheval au même endroit. L’introducteur des ambassadeurs, qui le reconduisait, lui dit qu’il avait ordre de le faire monter à cheval à la même place où il était descendu, et que la coutume était d’en user ainsi. Le Moscovite allégua l’exemple du Lesqui et protesta de se ressentir de l’affront qu’on lui faisait. Il menaça, il tempêta durant un quart d’heure, frappant des pieds et retroussant son bonnet avec un étrange emportement ; mais, après tout, il fut contraint d’avancer à pied et d’aller prendre ses chevaux au lieu où il les avait laissés. Voilà comment les Persans en usent pour faire honneur à leur religion, et les égards qu’ils ont pour ceux qui la professent. Ils avaient sacrifié à un Moscovite, qui paraissait n’être qu’un simple marchand et n’avoir d’autres intérêts en Perse que ceux de son petit commerce particulier, les envoyés des compagnies de France et d’Angleterre, et cela sur des vues de politique que l’on a remarquées ; ils sacrifièrent par un semblable égard, le rang du Moscovite à l’envoyé des Lesqui, qui sont leurs tributaires, des montagnards à demi sauvages. Ils ménagèrent pourtant les honneurs entre ces envoyés, faisant mener l’ambassadeur de Moscovie par l’introducteur des ambassadeurs, et l’autre par un aide de ces cérémonies seulement, et faisant passer les présents du Moscovite les premiers. Mais il est facile de voir que, dans ce partage d’honneurs, le Lesqui avait les plus essentiels ; car il fut mis à la droite du roi, et quand l’ambassadeur de Moscovie voulut s’en plaindre, on lui répondit qu’on avait donné la droite au Lesqui, parce qu’il était venu le premier. À dire le vrai, c’était parce qu’il était mahométan.

IX §

D’après ces magnificences du palais et des réceptions du roi de Perse, on juge de l’impression qu’un pareil livre produisait sur les lecteurs de Chardin. La cour de Louis XIV elle-même devait rougir d’une civilisation qui dépassait la sienne.

Chardin raconte avec la même naïveté et la même grandeur les autres somptuosités de l’empire. Il reprit ensuite ses négociations avec le grand vizir et le nazir pour la vente de ses pierreries.

La sœur du roi me fit montrer un fil de perles, un bijou et une paire de pendants, qui méritent bien qu’on leur donne un article dans ce journal. Ce fut à propos de mes bijoux qu’elle me fit cette faveur.

On me fit voir à cette occasion une partie du trésor en vaisselle du roi de Perse. Les tasses ordinaires sont d’une pinte. Ce qui me parut le plus royal, ce fut une douzaine de cuillères longues d’un pied, grandes à proportion, faites pour boire du bouillon et des liqueurs. Le cuilleron était d’or émaillé ; le manche était couvert de rubis ; le bout était un gros diamant de quelque six carats. Cette douzaine de cuillères pouvait valoir seize mille écus. Il ne faut pas s’étonner qu’elles aient le manche long d’un pied, parce que, comme dans tout l’Orient, on mange à terre, et non sur des tables, il faudrait trop se baisser pour prendre du bouillon si les cuillères n’étaient aussi longues. La plupart de toutes ces pièces sont antiques. À moins de voir soi-même la quantité qu’il y en a, on ne saurait croire ce qui s’en peut dire. J’ai tâché plusieurs fois de savoir à combien tout cela se monte sur les registres, car il est marqué et on le sait très-exactement ; mais je n’ai pu le découvrir. Toute la réponse que j’en pouvais tirer, c’est qu’il y en avait pour des sommes immenses, et que le compte en était infini. Je suis persuadé, après ce que j’en ai vu, qu’il y en a pour quelques millions. Le chef de gobelet m’a dit une fois que le buffet du roi contenait quatre mille pièces, ou ustensiles, toutes d’or, ou garnies d’or et de pierreries, comme je l’ai rapporté. Ce seigneur me donna à dîner, et me fit boire de plusieurs sortes de vins et d’eaux-de-vie, tant que la tête m’en tourna en un quart d’heure, car ces vins sont violents et les eaux-de-vie le sont encore plus. Si l’eau-de-vie n’est forte comme l’esprit-de-vin, elle ne plaît point en Perse, et le vin qu’on estime davantage est celui qui est très-violent et qui enivre le plus vite. Il me traitait en Persan, croyant que c’était bien me régaler que de m’enivrer d’abord. On appelle le vin en Perse, cherab, terme qui dénote en son étymologie toute sorte de liqueurs. Le nom de sorbet et celui de sirop viennent de ce terme de cherab, que les mahométans religieux ont en telle horreur, à cause que le vin enivre, qu’il est impoli de le proférer seulement en leur présence.

Le 3, je conclus un marché de mille pistoles avec la femme du grand pontife, qui est sœur du feu roi. Le marché fait, elle m’envoya dire qu’étant du voyage du roi, elle avait besoin de son argent comptant, mais qu’elle me donnait le choix de prendre une assignation à deux mois de terme, ou de l’or en plat. J’acceptai de prendre de l’or, et on me remit au soir. Dès que j’eus comparu à l’assignation, un eunuque, intendant de la princesse, apporta un plat-bassin du poids de six cents onces, à fort peu près. J’avais amené avec moi un changeur indien, fort habile en or en argent. Il toucha le plat en divers endroits, et le jugea à vingt-trois carats et demi, et me dit qu’il le garantissait à ce titre. J’en fis le marché à cinquante-six francs l’once. J’eusse volontiers acheté tout le bassin à ce prix-là ; mais on ne m’en voulut donner que ce qu’il me fallait pour mon payement.

Le soir, étant allé chez le roi pour voir plusieurs qui me devaient de l’argent, le premier maître d’hôtel du roi, le capitaine de la porte et le receveur des présents, qui étaient du nombre, me prièrent de voir l’envoyé de la Compagnie française, et de lui dire « qu’on s’étonnait à la cour qu’il ne voulût pas payer la régale des présents qu’il avait faits au roi: qu’on l’informait mal en cela des coutumes de Perse, puisque tous les ambassadeurs, et généralement tous ceux qui font des présents au roi, de quelque part qu’ils vinssent, payaient cette régale, qui était un droit établi, et le principal émolument de leurs charges, et des autres officiers qui y avaient part ; que c’était vainement qu’il se faisait une affaire de ne le payer pas, parce que sûrement il faudrait qu’il le payât. » Ces seigneurs me dirent la chose beaucoup plus fièrement que je ne la rapporte. D’autres intéressés dans ce même endroit me chargèrent aussi du même message, de manière que je crus être obligé de le rapporter à cet envoyé, afin qu’il pût prendre plus sûrement ses mesures. Je le trouvai prévenu pour sa conduite. Il me répondit « qu’il avait fait entendre à ces seigneurs, la première fois qu’on lui avait parlé de ce droit, qu’il était venu faire un présent au roi ; mais qu’il n’avait rien apporté pour les officiers, qu’absolument il ne leur donnerait rien, et qu’il me priait de leur porter cette réponse à ma commodité. » On faisait parler l’envoyé de cette sorte, et on lui avait mis en tête que le nazir l’affranchirait du droit prétendu. Ce seigneur fit effectivement quelques démarches pour cela. Il lut au roi la requête que l’envoyé présenta à cet effet. Les grands, qui étaient intéressés, présentèrent aussi requête à l’encontre, et le différend fit du bruit. Le premier ministre ne se déclarait point. L’envoyé alléguait pour ses raisons que son collègue, qui avait des ordres libres, était mort ; mais que lui n’avait point le pouvoir de rien donner, outre ce que portait sa commission. Les grands alléguaient la coutume, et que ce droit fait une partie de leurs appointements. Enfin, le conseil royal ordonna qu’on informerait la chose chez les Anglais, chez les Portugais et chez les Hollandais, et que s’il se trouvait qu’on eût jamais fait grâce de ce droit à quelque ambassadeur ou envoyé de ces nations-là, on la ferait aussi à cet envoyé. On fit venir les interprètes de ces nations, et on fit apporter les registres du receveur des présents. Ils demeurèrent tous d’accord que nul Européen n’avait jamais été affranchi de ce droit, et il fallut que l’envoyé français en passât par là. On lui fit pourtant grâce de quelque chose, et il en fut quitte pour dix mille huit cents livres.

Ce droit est de quinze pour cent par constitution. Les abus qui s’y sont glissés l’ont fait monter à près de vingt-cinq. Le grand maître d’hôtel en prend dix, lesquels de droit il faudrait qu’il partageât avec les yessaouls, qui sont comme les gentilshommes ordinaires de chez le roi, lesquels sont au nombre de vingt-quatre ; mais il ne leur en donne presque rien. Les autres quinze pour cent sont pour les intendants des galeries ou magasins où le présent est consigné, comme on l’a dit ; ainsi les droits de la pierrerie dont on fait présent au roi sont pour le chef du trésor et le chef des orfèvres, et ainsi du reste.

Le même jour, le grand maître vendit aux Arméniens, au nom du roi, un diamant de cinquante-trois carats, appartenant à la princesse sa mère, cent mille francs, à payer en dix-huit mois. Ce ministre avait fort tâché de le troquer avec moi contre une partie de ce que j’avais apporté ; mais n’ayant pas voulu m’en charger, et la mère du roi en étant dégoûtée et s’en voulant défaire à quelque prix que ce fût, on obligea enfin le corps des marchands arméniens de l’acheter. Ils se défendirent de ce marché tant qu’ils purent ; mais on les sollicita et pressa si fort de faire ce plaisir à la mère du roi, qu’ils furent enfin contraints de se rendre. Si, d’abord, ils eussent fait présent de sept ou huit cents pistoles au nazir, il les eût garantis de cette avanie. Ils m’offrirent, huit jours après, ce diamant à un tiers de perte.

Le 4, l’envoyé de la Compagnie française eut une conférence avec le premier ministre. Il se rendit à dix heures à l’hôtel de ce seigneur. Le nazir y était et plusieurs autres ministres. On mit sur le tapis les lettres qu’il avait présentées et le mémoire de ses demandes, et on lui demanda ce qu’il offrait en échange des exemptions de droits et des autres grâces qu’il prétendait. Il se trouva empêché de répondre, et il supplia qu’on envoyât quérir le supérieur des capucins. On le fit, et ce capucin étant venu, il répondit, au nom de l’envoyé, « qu’il n’avait nul pouvoir de traiter, et qu’il n’était venu pour autre chose que pour faire un présent au roi, et pour demander la confirmation des priviléges accordés par le feu roi à la Compagnie, et confirmés par le roi régnant. » — Les ministres répondirent que « les premiers députés de la Compagnie, qui étaient venus l’an 1665, avaient donné parole, en recevant ces priviléges, qu’au bout de trois ans, il viendrait de nouveaux députés de la Compagnie, non-seulement apporter des présents, mais aussi faire un traité de commerce avec la Perse, et que c’était uniquement sur cette parole qu’on leur avait donné ces priviléges, et que le roi les avait confirmés au commencement de son règne. » Le premier ministre ajouta ces paroles: « Les Anglais ont les exemptions que vous demandez pour avoir mis Ormus dans les mains des Persans. Les Portugais en jouissent pour avoir cédé à la Perse les terres qu’ils tenaient dans le golfe. Les Hollandais les ont aussi en vertu de six cents balles de soie qu’ils prennent tous les ans du roi, à un tiers plus cher qu’elle ne vaut au marché. Les Français, que veulent-ils nous donner pour avoir les mêmes exemptions qu’eux ? » Le supérieur des capucins répondit, pour l’envoyé, « qu’il n’avait point d’ordre de traiter aucune condition ; que M. Gueston, qui était plénipotentiaire, en eût traité s’il fût venu ; mais qu’étant mort, l’envoyé ici présent n’avait d’autre ordre que de faire au roi le présent qu’il avait fait, et demander la continuation de l’octroi accordé à la Compagnie. » — Le premier ministre, se retournant vers les autres ministres, leur dit, avec un faux sérieux, « qu’il croyait que cela était vrai, y ayant toute sorte d’apparence que la Compagnie n’aurait pas fait choix pour une négociation d’importance d’une personne si jeune que l’envoyé. » — Il se retourna ensuite vers le supérieur des capucins, et lui demanda comment il accordait la réponse qu’il venait de faire avec la lettre que l’envoyé avait rendue au roi, de la part de la Compagnie, où il y a que les sieurs Gueston et de Jonchères sont égaux en qualité et en pouvoir ; et qu’elle envoie deux députés, afin que, si l’un meurt, l’autre puisse remplir la députation. » Le père capucin se trouva un peu embarrassé de cette Contradiction, et tâcha de l’éclaircir ; mais le divan en fut si mal satisfait, qu’il ne daigna pas y répondre. Le premier ministre fit là-dessus une longue énumération « des bons traitements qu’on avait faits à tous les gens de la Compagnie et en faveur de leur commerce, depuis leur établissement en l’an 1664, qu’on les avait laissés trafiquer sans leur faire payer aucun droit, et qu’au lieu de tenir la parole que les premiers députés de cette Compagnie avaient donnée par écrit en son nom, on venait leur demander la continuation de ces faveurs sans rien offrir en échange. »

Le conseil de l’envoyé répondit en promesses et en bonnes paroles. Au bout d’un assez long entretien, le premier ministre dit « qu’on informerait le roi de ce qui s’était passé dans cette conférence, et que Sa Majesté, selon sa générosité ordinaire ne manquerait pas de répondre favorablement aux requêtes de l’envoyé, et qu’il pouvait l’espérer ainsi. Il le chargea aussi d’écrire à la Compagnie que le roi était tout à fait bien porté pour l’avancement de son négoce et tous ses ministres pareillement, et que l’on ferait toutes choses favorables en sa faveur. La négociation finie, on servit le dîner, qui fut tout à fait magnifique, et un quart d’heure après on donna congé à l’envoyé.

« Le lendemain, l’agent de la Compagnie anglaise eut une pareille conférence avec le divan ou conseil, sur les affaires. Il représenta fort au long l’injustice que l’on rendait depuis quelques années à la Compagnie en la frustrant de la moitié qu’elle a dans la douane de Bander-Abassi, par le contrat solennel fait avec les rois de Perse derniers morts. Ensuite le peu d’égards qu’on avait pour les Anglais, depuis un certain temps, et les duretés qu’on leur faisait ressentir à certains péages, en visitant leurs valises et leurs meubles. Le premier ministre répondit que l’on avait fait cela sans ordre, et qu’il ferait faire justice, quoique ce ne fût pas tout à fait sans sujet, parce que les Anglais avaient la réputation d’emporter tous les ans de grosses sommes de ducats, contre les lois du royaume et avaient été surpris en le faisant. Il répondit ensuite sur le principal que pour ce qui regardait la douane de Bander-Abassi, les choses étaient fort changées depuis la prise d’Ormus, et que si les Persans faisaient des infractions au traité, c’était sur le modèle de la Compagnie anglaise ; que cela paraissait, en ce que ce même traité portait qu’ils entretiendraient une escadre de navires dans le golfe de Perse, pour tenir la mer nette, et pour assurer le commerce, et que cependant il y avait plusieurs années qu’on n’y avait vu un seul vaisseau anglais pour ce dessein, que cela était cause que les Portugais, et les Arabes l’infestaient étrangement au dommage de la Perse, ceux-là entraînant les vaisseaux par force à d’autres ports que Bander-Abassi et leur faisant mille avanies. Cette conférence fut longue et le grand vizir y fit de rudes reproches aux Anglais, de ce qu’ils faisaient passer sous leur nom des marchandises qui ne leur appartenaient pas. L’envoyé assura que cela se faisait à l’insu et contre les ordres de la Compagnie et qu’il pourvoirait qu’à l’avenir cela ne se fît plus. » Il fut traité ensuite splendidement à dîner. Le même jour, la princesse, femme du grand pontife, me fit montrer un fil de perles, un bijou et une paire de pendants, qui méritent bien qu’on leur donne un article dans ce journal. Ce fut à propos de mes bijoux qu’elle me fit cette faveur.

Elle m’avait fait demander les plus beaux qui me restaient, et j’avais fort estimé un collier de perles que je lui envoyai, qui était de dix mille écus. Quand la princesse l’eut vu, et tous mes autres bijoux, elle m’en fit remercier, et m’envoya son tour de perles. Je n’en ai jamais vu de si beau, ni de si gros. Il est de trente-huit perles orientales, de vingt-trois carats pièce, toutes bien formées, de même eau et de même grosseur. Ce n’est pas un fil pour le cou, mais pour le visage, à la mode de Perse. On l’attache au bandeau, à l’endroit des tempes ; il passe sur les joues et sous le menton. Les deux pendants d’oreilles, qu’elle me fit voir aussi, sont deux rubis balais, cabochons, mal formés, mais nets et de bonne couleur, qui pèsent deux gros et demi chacun.

L’eunuque me dit qu’un ambassadeur de Perse en Turquie, envoyé par le roi Sefi, père de cette princesse, les avait achetés six vingt mille écus à Constantinople. Le bijou était de rubis et de diamants, avec des pendeloques de diamants. Il ne s’en peut voir de plus beaux pour la netteté et la vivacité des pierres.

Les bijoux de cette princesse montent à quarante mille tomans, qui font dix-huit cent mille livres. L’eunuque me dit que la princesse avait tant de bontés pour moi, qu’elle me les eût fait voir, s’ils n’eussent pas été cousus sur des habits, et accommodés en ceinture la plus grande partie ; mais que, parmi eux, ce n’était pas la coutume que les dames fissent voir leurs habits. Cela est vrai, la chose passerait pour une espèce d’infamie ; et de plus, ils disent qu’en voyant les habits d’une dame, on peut juger dessus de sa taille et de sa façon, et faire avec cela des sortiléges sur sa personne. Les Persanes ont l’esprit tout à fait faible sur le sujet de l’ensorcellement ; elles y croient comme aux plus grandes vérités, et le craignent plus que l’enfer.

Le 9, je fus à la maison des orfévres du roi, qui est dans le palais Royal, pour voir forger des plaques dorées en forme de tuile, qu’on faisait pour couvrir le dôme de la mosquée d’Imanreza, à Metched, qu’un tremblement de terre avait abattu, comme je l’ai rapporté. Mille hommes, à ce qu’on dit, étaient employés à rétablir cette mosquée, et ils y travaillaient avec tant d’application, qu’elle devait être achevée à la fin de décembre. Ces plaques étaient de cuivre, carrées, de dix pouces de largeur et de seize de longueur, épaisses de deux écus. Il y avait dessous deux lames larges de trois doigts, soudées en travers, pour enfoncer dans le plâtre, et servir de crampons pour tenir les tuiles. Le dessus était doré si épais, qu’on eût pris la tuile pour de l’or massif ; chaque tuile consumait le poids de trois ducats et un quart de dorure, et revenait à près de dix écus. L’ordre était donné d’en faire trois mille d’abord, à ce que me dit le chef des orfévres, qui en avait l’intendance.

Le 13, au matin, on porta des calates à tous les ambassadeurs et à tous les envoyés qui étaient à Ispahan. Ce sont ces habits que le roi donne par honneur, dont j’ai parlé diverses fois. Le premier ministre leur fit dire de les mettre et de venir recevoir leur audience de congé à la maison de plaisance où était la cour depuis son départ d’Ispahan.

Nul ambassadeur ou envoyé n’a son audience de congé, autrement que revêtu de cet habit ; et lorsqu’on le lui envoie, c’est une marque certaine qu’il va être congédié. Les calates sont de diverses sortes. Il y en a qui valent jusqu’à mille tomans, qui font quinze mille écus. Celles-là sont garnies de perles et de pierreries. Les calates, en un mot, n’ont point de prix limité, et on les donne plus ou moins riches, selon la qualité des gens. Il y en a qui contiennent tout l’habillement, jusqu’à la chemise et aux souliers. Il y en a qu’on prend dans la garde-robe particulière du roi, et entre les habits qu’il a mis. Les ordinaires sont composées de quatre pièces seulement, une veste, une surveste, une écharpe et un turban, qui est la coiffure du pays. Celles qui se donnent aux gens de considération, comme des ambassadeurs, valent d’ordinaire quatre-vingts pistoles ; les autres, qu’on donne aux gens de moindre condition, ne valent que la moitié. On en donne quelquefois qui ne valent pas dix pistoles, et ne consistent qu’en une veste et une surveste. Enfin, la qualité de la personne règle entièrement le prix et la qualité des calates qu’on lui donne. J’en ai vu donner une l’an 1666, à l’ambassadeur des Indes, qu’on estimait cent mille écus: elle consistait en un habit de brocart d’or, avec plusieurs vestes de dessus, doublées de martre, garnies d’agrafes de pierreries ; en quinze mille écus comptant ; en quarante très-beaux chevaux, qu’on estimait cent pistoles la pièce ; en des harnais garnis de pierreries ; en une épée et un poignard qui en étaient tous couverts ; en deux grands coffres remplis de riches brocarts d’or et d’argent, et en plusieurs caisses de fruits secs, de liqueurs et d’essences. Tout cela s’appelait: la calate.

On ne saurait croire la dépense que fait le roi de Perse pour ces présents-là. Le nombre des habits qu’il donne est infini. On en tient toujours ses garde-robes pleines. Le nazir les fait délivrer selon la volonté du roi. On les tient dans des magasins séparés par assortiment. Le nazir ne fait que marquer sur un billet le magasin dont l’habit que le roi donne doit être tiré. Les officiers de ces magasins et garde-robes ont un droit fixe et taxé sur ces habits, qui va à plus de la moitié de la valeur. Ce droit est le principal émolument de ces officiers ; et lorsque le roi commande que quelque habit soit délivré gratis, et défend d’exiger ce droit, chose qui arrive fort rarement, il en fait bon aux officiers, de manière qu’ils ne le perdent jamais. Il en est de même de tous les présents que le roi fait. Si c’est en argent comptant, le surintendant du trésor prend cinq pour cent, qui se partagent en plusieurs officiers de la maison du roi. Le nazir en a seul deux pour cent pour sa part ; si c’est de chevaux, le grand écuyer a un pareil droit dessus ; si c’est de pierreries, le chef des orfévres s’en fait payer deux pour cent, et ainsi des autres choses. Au reste, le roi de Perse ne congédie jamais un étranger qu’après lui avoir envoyé une calate, et aux principaux de sa suite et à son interprète.

La calate de l’ambassadeur de Moscovie consistait en un beau cheval, avec le harnais d’argent doré, la selle et la housse en broderie ; en trois habits complets de brocart, l’un à fond d’or, l’autre à fond d’argent, l’autre à fond de soie ; et en neuf cents pistoles, moitié comptant, moitié en étoffes. Celle de l’envoyé de la Compagnie des Indes orientales de France consistait en un cheval nu, sans harnais, en quatre habits de brocart, deux complets à fond d’or et à fond d’argent, deux à fond de soie non complets, et en cinq cents pistoles, moitié comptant, moitié en étoffes. L’agent de la Compagnie anglaise eut pour calate un cheval nu, comme celui de l’envoyé de la Compagnie française ; trois habits comme ceux de l’ambassadeur de Moscovie, et une épée garnie de turquoises, de la valeur de trois cent cinquante pistoles.

Ces messieurs se rendirent à la cour, l’après-midi. On y avait donné congé le matin aux ambassadeurs mahométans, dans le grand salon qui est au bout du jardin de ce beau palais. Les salles en étaient fort propres. Les cascades jouaient ; les eaux faisaient un charmant murmure, et toute la cour y était dans un ordre et dans une pompe admirables. L’introducteur des ambassadeurs mena celui de Moscovie à l’audience. L’envoyé de la Compagnie française suivait, conduit par un aide des cérémonies. L’agent de la Compagnie anglaise venait après, conduit par un pareil officier. Ils se joignirent tous trois à l’entrée du salon où était le roi et toute la cour. L’ambassadeur de Moscovie entra avec son second et son interprète, revêtus de calates. Ils allèrent jusqu’à quatre pas du roi, et là l’ambassadeur et son second, s’étant mis à genoux, s’inclinèrent trois fois en terre et se relevèrent. En même temps, le nazir prit des mains du premier ministre la réponse du roi à la lettre du grand-duc, et la mit dans celles de l’ambassadeur. Il voulut par honneur se l’attacher au front comme un bandeau ; mais elle ne tint pas et tomba. Il la releva aussitôt, et la porta sur ses mains. Cette lettre était enfermée dans un sac de brocart d’or fort épais, long d’un pied et demi, large comme la main, avec le sceau apposé à des cordons d’or dont le sac était lié. Pendant que l’ambassadeur se retirait, l’envoyé de la Compagnie française avança au même endroit, et fit une pareille révérence. Son second et son chirurgien, qui l’accompagnaient, en firent autant que lui. L’agent anglais s’avança ensuite à la même place ; il fit sa révérence à l’européenne, et son second aussi, et il se retira. Comme il s’inclinait la troisième fois, le nazir lui passa dans les plis de son turban la réponse du roi à la lettre du roi d’Angleterre ; elle était pliée, empaquetée et cachetée comme celle qu’on avait donnée à l’ambassadeur de Moscovie. L’envoyé de la Compagnie française fut le seul qu’on expédia sans réponse. On le remit à quelques jours. Le roi le regarda, et tous ces autres Européens, avec une grande envie de rire de leur voir porter si mal l’habit persan. En effet, on ne pouvait s’empêcher d’en rire, tant cet habit leur allait mal et les défigurait. Le roi donna congé ensuite à quantité de gens étrangers et du pays, qui étaient venus à la cour, et reçut divers présents.

Le 14, le roi partit, sur le soir, et alla coucher dans une maison de plaisance, à deux lieues de celle-ci, à l’autre bout de la ville. Il passa par les dehors, les astrologues ayant trouvé dans le mouvement des étoiles qu’il ne fallait pas passer dans la ville ; les Arméniens l’attendirent en corps sur le chemin, leur chef en tête, pour lui souhaiter un bon voyage ; et parce qu’il ne se faut jamais présenter devant le roi les mains vides, ils lui firent un présent de quatre cent cinquante pistoles.

Le 17, le nazir me mena parler au roi. Il était en robe de chambre, dans un petit jardin, appuyé contre un arbre, sur le bord d’un bassin d’eau. Le roi me dit de lui faire venir les pierreries mentionnées dans un mémoire que le nazir me donnerait, et que je serais content.

Le 18, le roi partit pour continuer son voyage, et alla mettre pied à terre à deux lieues, à un gros bourg nommé Deulet-Abad, c’est-à-dire l’Habitation de la grandeur. Les traites du roi ne sont jamais plus longues que cela, et il trouve à chacune une maison qui lui appartient, dans toutes les provinces de son empire.

IX §

Après avoir décrit ainsi la puissance, la magnificence, la richesse territoriale et mobilière du roi de Perse, Chardin nous conduit dans le harem, dépôt des voluptés de ce prince, et dans le fond du harem, au centre de l’incomparable trésor en réserve de ce monarque. Voici en peu de mots la description qu’il en fait:

L’argent qui reste de net est porté au trésor royal, qui est un vrai gouffre ; car tout s’y perd, et il en sort très-peu de chose. Je n’en ai jamais vu rien tirer que pour des présents que le roi fait sur-le-champ ; mais il est très-rare que l’on en tire pour autre chose, les payements se faisant par assignations, si ce n’est en des cas extraordinaires et en faveur de quelque étranger de pays éloigné. Ainsi, l’an 1666, le roi Abas II me fit payer de cette manière cinquante mille écus de bijoux que je lui avais vendus, sur une requête que je lui présentai, dans laquelle j’exposais qu’étant étranger, une assignation me donnerait bien de la peine ; et de plus, que Sa Majesté m’ayant donné des commissions, il était nécessaire que je partisse incessamment pour les exécuter. Le grand maître me donna le conseil de présenter cette requête, à laquelle il fut répondu comme je le désirais.

On paye dix pour cent de droits au trésor, de tout ce qu’on y reçoit, à moins que le roi n’en exempte expressément, chose qui n’arrive guère ; mais quelquefois on fait grâce de la moitié, et c’est de cette manière que l’on me traita.

Le trésor est sous la garde d’un eunuque, et tous les officiers que l’on y fait entrer sont des eunuques aussi. La chambre des comptes ni le premier ministre ne prennent point connaissance de ce qui y est renfermé ; c’est un bien hors de leur inspection. La chambre tait, à la vérité, ce qu’on y porte par an de la recette des provinces ; mais elle n’est point informée de ce qui y entre provenant des présents. Le premier ministre le pourrait bien savoir ; mais comme il n’a pas commission de le faire, il ne s’en donne pas le soin. Le nazir, ou grand intendant de la maison du roi, est contrôleur du trésor ; il doit savoir tout ce qui y entre et tout ce qui en sort ; mais il ne lui est pas permis de mettre le pied dans les diverses salles où il est réservé. J’y ai été une fois avec lui, par ordre du roi (car aucun ne se peut présenter à l’entrée s’il n’est mandé expressément): c’était pour faire des habits d’hommes à l’européenne, avec quoi je m’imaginai que quelques femmes du sérail voulaient faire une mascarade. Je fus bien une heure à la porte, avec le grand maître, à attendre le roi. L’eunuque, chef du trésor, allait et venait pendant tout ce temps-là dans les salles, me montrant des bijoux sans nombre et sans prix, ce qui me fit croire que c’était par ordre du roi ; car, quand je fus sorti, le grand maître me dit: « On ne fait point une telle grâce à personne. » Je demandai à voir un rubis que j’avais déjà vu l’an 1666, la cour étant en Hyrcanie: ce que le chef du trésor m’accorda d’autant plus volontiers, qu’il me connaissait dès ce temps-là, et m’avait montré aussi alors les plus beaux bijoux de la couronne, par ordre du roi. Ce rubis est un cabochon, grand comme la moitié d’un œuf, de la plus belle et de la plus haute couleur que j’aie jamais vue. On a gravé vers la pointe le nom de Cheik-Sephy, sans se soucier de gâter la pierre, et l’on ne me put dire si ce fut Cheik-Sephy lui-même ou ses successeurs qui le firent faire. On me montrait les choses si fort à la hâte, que je n’avais pas le loisir de les regarder. Les plus beaux bijoux du roi consistent en perles: il y en a des filets, au trésor, de demi-aune et de trois quartiers de long, pour porter en chaînes, et dont les perles sont de plus de dix à douze carats, parfaitement rondes et vives, mais dont l’eau est dorée comme sont toutes les perles d’Orient. On me fit voir, entre les autres, une quantité infinie de pierres de couleur, et beaucoup de diamants de cinquante à cent carats. Pour l’or et l’argent, je crois qu’on n’en saurait supputer la quantité, et je n’en saurais rien dire de positif ; le grand Intendant et d’autres seigneurs me répondaient là-dessus comme sur les revenus du roi. Quand je le mettais adroitement sur ce sujet pour leur donner le moyen d’en parler, ils me répondaient: « Il y a beaucoup de richesses ; Dieu seul en sait le compte ; personne ne se voudrait donner la peine d’en lire le registre ; cela est infini. »

Lorsque j’étais au trésor, on tira un rideau de devant un mur, que je vis tout couvert de sacs, rangés l’un sur l’autre, jusqu’à la voûte ; il y pouvait avoir quelque trois mille sacs, que je jugeai à leur forme être des sacs d’argent. Ces sacs d’argent contiennent cinquante tomans chacun, qui font sept cent cinquante écus de notre monnaie. On me disait que les murs partout étaient couverts de cette manière ; et il faut observer que de temps en temps on change l’argent en ducats, le seul or qui vienne en Perse.

Le lieu du trésor est tout joignant le sérail, grand d’environ quarante pas en carré, divisé en plusieurs chambres. Celles du dedans étant sans fenêtres, le roi y vient souvent avec les dames du sérail, surtout quand il y a quelque chose de nouveau à voir ; mais il en coûte toujours au roi par les présents qu’il leur faut faire. Le garde du trésor s’appelle Aga-Cafour ; c’est le plus brutal, le plus rude et le plus laid personnage qu’on puisse voir, toujours grondant, toujours en fureur, excepté en présence du roi. Il y a plusieurs coffres dans le trésor dont il n’a point le maniement, et qui sont scellés du sceau que le roi porte pendu à son cou.

X §

Après avoir émerveillé et ébloui l’imagination de ses lecteurs par ce panorama de puissance et de richesse du royaume dont on lui découvre les entrailles, Chardin passe à la religion, à la politique, aux mœurs, et nous introduit dans la vie publique et dans la vie privée de ce peuple. Ni Montesquieu qui ricane, ni Chateaubriand qui déclame n’ont compris l’Orient, parce qu’ils ont voyagé d’imagination seulement, et qu’au lieu de voir et de raconter, ils ont imaginé d’éloquentes caricatures. Ces grands écrivains ont été de mauvais voyageurs ; ils ont pensé à faire admirer leur esprit et leur style. Leur glace ne réfléchissait rien, parce qu’elle était pleine d’eux-mêmes. Chacun écrivait en l’honneur de son système, rien par amour de la vérité ; cela ressemblait à certains voyageurs modernes, pleins de mérite d’ailleurs, mais plus pleins encore d’illusions, qui, pour honorer la démocratie, nous peignaient les États-Unis de l’Amérique comme des lieux saints, et les bazars cosmopolites de New-York comme des sanctuaires de patriarches de la vertu.

Rien de cela n’était vrai. Chardin seul est admirable parce qu’il est sincère, et intéressant parce qu’il est vrai ; c’est le voyageur par excellence, parce qu’il n’a d’autre système que la vérité.

Voyons ce qu’il écrit de la politique et des mœurs de l’Orient.

Lamartine.

(FIN DU CXLIIe ENTRETIEN)

CXLIIIe entretien.
Littérature cosmopolite.
Les voyageurs

Voyages en Perse et en Orient. Par le chevalier Chardin (suite) §

I §

Après que ce voyageur parfait a puissamment éveillé et satisfait la curiosité de l’Europe sur ces merveilleuses terres des califes, des contes et des Mille et une Nuits, il passe à la religion, à l’histoire et aux mœurs. La religion, étudiée par lui dans ses détails, est un code complet de l’islamisme persan et du schisme qui le distingue du mahométisme orthodoxe des Turcs. Un volume entier n’y suffit pas. C’est plutôt un livre de théologie à l’usage des mahométans que des chrétiens. Mais, à cette époque, c’était moins connu qu’aujourd’hui des Européens, et on lui pardonne cette longueur sur un schisme qu’on connaissait mal de son temps.

Mais, revenant sur son sujet, il fait une description détaillée d’Ispahan, capitale de la Perse, qu’il habita cinq ans ; il donne pour cela la parole à tous les quartiers et à tous les monuments de cette grande ville, racontant leur histoire anecdotique comme s’ils vivaient et parlaient encore. Aucune ville ne fut aussi complétement décrite que celle-là. Son histoire est l’histoire de ses habitants ; nous allons en citer les plus remarquables passages. On pourrait après cela se promener dans Ispahan, comme dans Paris ou Londres.

II §

La ville d’Ispahan, en y comprenant les faubourgs, est une des plus grandes villes du monde, et n’a pas moins de douze lieues, ou vingt-quatre milles de tour. Les Persans disent, pour exalter sa grandeur: Sefahon nispe gehon11, c’est-à-dire, Ispahan est la moitié du monde: mot qui fait bien voir qu’ils ne connaissent guère le reste du monde, où il se trouve plus d’une ville de qui cela se pourrait dire avec encore plus de fondement. Plusieurs gens font monter le nombre de ses habitants à onze cent mille âmes. Ceux qui en mettent le moins assurent qu’il y en a six cent mille12. Les mémoires qu’on m’avait donnés étaient fort différents sur cela ; mais ils étaient assez semblables sur le nombre des édifices, qu’ils faisaient monter à trente-huit mille deux à trois cents ; savoir: vingt-neuf mille quatre cent soixante-neuf dans l’enceinte de la ville, et huit mille sept cent quatre-vingts au dehors, tout compris, les palais, les mosquées, les bains, les bazars, les caravansérais et les boutiques ; car les boutiques, surtout les grandes et bien fournies, sont au cœur de la ville, séparées des maisons où l’on demeure. Il ne faut pas faire la preuve de ces comptes par nos manières de proportions européennes, en comptant le nombre des maisons par l’étendue du terrain, ni celui du peuple par le nombre des maisons: on s’y méprendrait fort ; car les bazars, qui sont des rues couvertes qui traversent la ville d’un bout à l’autre en divers endroits, ne contiennent que des boutiques, lesquelles sont vides durant la nuit, sans que personne y habite, ni y fasse de garde: ce qui change beaucoup les choses. Après tout, je crois Ispahan autant peuplé que Londres, qui est la ville la plus peuplée de l’Europe. On y trouve toujours une telle foule dans les bazars, que les gens qui vont à cheval font marcher devant eux des valets de pied pour fendre la presse et se faire faire passage, parce qu’en cent endroits on y est les uns sur les autres. Il est vrai que ce n’est qu’en ces lieux-là qu’il se trouve une si grande affluence de peuple, et qu’on va fort à l’aise dans les autres endroits de la ville. Cependant, si l’on fait réflexion sur deux choses singulières, l’une que les femmes, en Perse, hors celles des pauvres gens, sont recluses et ne sortent que pour affaires, on trouvera que cette ville doit être effectivement des plus peuplées.

Elle est bâtie le long du fleuve de Zenderoud, sur lequel il y a trois beaux ponts, dont je ferai la description ci-dessous: l’un qui répond au milieu de la ville, et les deux autres aux deux bouts, à droite et à gauche. Ce fleuve de Zenderoud (Zendéh-roùd) prend sa source dans les montagnes de Jayabat, à trois journées de la ville, du côté du nord, et c’est un petit fleuve de soi-même ; mais Abas le Grand y a fait entrer un autre fleuve beaucoup plus gros, en perçant, avec une dépense incroyable, des montagnes qui sont à trente lieues d’Ispahan, qu’on prétend être les monts Acrocerontes13, de manière que le fleuve de Zenderoud est aussi gros à Ispahan, durant le printemps, que la Seine l’est à Paris durant l’hiver ; mais c’est au printemps seulement que cela arrive, parce qu’alors ce fleuve grossit par les neiges qui fondent, au lieu que dans les saisons suivantes, on le saigne de toutes parts pour lui faire arroser par des rigoles les jardins et les terres. Ce fleuve se jette sous terre entre Ispahan et la ville de Kirman, où il reparaît, et d’où il va se rendre dans la mer des Indes14. L’eau en est fort légère et fort douce partout, et cependant on ne se donne pas la peine à Ispahan d’en aller quérir, quoique tout le monde, généralement parlant, ne boive que de l’eau pure, parce que chacun boit l’eau de son puits, qui est également douce et légère ; assurément, on n’en saurait boire nulle part de plus excellente.

Le fleuve qu’on a fait entrer dans celui de Zenderoud s’appelle Mamhoud Kèr15. Les montagnes dont il sort sont de roche vive, assez égales et assez unies, entr’ouvertes çà et là par des ventouses ou soupiraux pour donner passage aux vents, comme l’on en voit aux murs des bastions en quelques pays. L’eau, en plusieurs endroits, coule au travers des montagnes, entre autres, l’on voit une ouverture de la grosseur de quatre tonneaux en rond, par où elle sort comme par un tuyau, tombant dans un grand bassin, et très-profond, fait dans le roc, soit par la chute de l’eau même, soit par artifice, d’où elle se répand dans la plaine, et se rend dans le lieu qui la conduit à celui de Zenderoud. En montant au-dessus de la montagne, à l’endroit de cette grande ouverture, on voit, par un soupirail qu’a formé la nature, l’eau dans le sein de la montagne, semblable à un lac dormant, qui n’a point de fond: car en jetant des pierres dedans, on entend le retentissement du son répercuté dans les concavités avec un fort grand bruit. L’eau en fait aussi un fort grand en tombant le long du rocher, pour se rendre dans son canal ; et c’est d’où est venu le nom de ce fleuve, qui signifie Mahmoud le Sourd, parce qu’on ne s’entend pas auprès de cette sortie et chute d’eau. On tient que ce n’est pas eau de source, mais eau de neige, qui en fondant distille à travers les rochers dans ce lac enfermé ; et on le juge ainsi, parce qu’en mettant de cette eau sur la langue, on y trouve de l’acrimonie et que l’on n’en est pas désaltéré quand on en boit ; mais elle perd cette qualité en se mêlant dans le fleuve de Zenderoud.

Avant d’entrer dans ce détail, il faut que je donne un avis que je crois nécessaire, pour empêcher de juger peu équitablement de cette description, sur ce que tout y est particularisé et mis en détail, au-dessus de ce qui semble qu’un voyageur ait pu la faire. Je ne dirai pas pour cet effet que, durant dix ans, j’ai passé la plupart du temps à Ispahan, et qu’il n’y avait guère de maison considérable où je n’eusse quelque habitude, soit parce que je parlais bien la langue, soit par le moyen de mon commerce, qui me donnait l’accès libre chez les grands, de même que je l’avais à la cour, en qualité de marchand du roi. Mais voici la manière dont je suis parvenu à la connaissance de tout ce détail. Je contractai, à Ispahan, l’an 1666, une amitié particulière avec le chef du commerce des Hollandais, qui était un très-savant homme, nommé Herbert de Jager. Il me suffira de dire, pour donner une idée de son mérite, que Golius, ce fameux professeur des langues orientales, le jugeait le plus digne de tous ses disciples de remplir sa chaire et de lui succéder. Une passion commune de connaître la Perse et d’en faire de plus exactes et plus amples relations qu’on n’avait encore faites nous lia d’abord d’amitié, et nous convînmes, l’année suivante, de faire aussi, à frais et à soins communs, une description de la ville capitale, où rien ne fût omis de ce qui serait digne d’être su. Nous commençâmes par faire travailler sur notre projet deux molla (on appelle ainsi les prêtres et docteurs mahométans), et à intéresser tous nos amis dans notre dessein. Ces molla nous écrivaient le nom des quartiers, des rues, des églises, des bâtiments publics, des palais et principaux édifices, avec le nom et les emplois de ceux qui les avaient construits, et qui y demeuraient, les antiquités et les fondations, la police des tribunaux, l’ordre qu’on tient dans les registres et dans les comptes de l’État. Nous mettions, jour par jour, les rôles en latin pour nous les communiquer ; et quand nous vîmes nos docteurs épuisés, nous nous mîmes à examiner leurs mémoires sur les lieux, et à en composer une relation, chacun en particulier. Nous allâmes ensuite courir les dehors de la ville, dix lieues à la ronde. La fin de l’automne ayant prévenu celle de notre ouvrage, nous ne pûmes nous le communiquer achevé, parce que nous fûmes obligés de nous séparer ; mais nous le fîmes deux ans après. La relation de mon illustre ami était de quatorze mains de papier, et cependant elle était abrégée en tant d’endroits, que c’était une pièce informe. Enfin, l’an 1676, me trouvant de loisir à Ispahan, je réduisis cette longue relation à une juste mesure, après l’avoir revue sur les lieux ; et la voici presque au même état où je la mis dès lors.

III §

Dès qu’un Persan peut se loger convenablement, il bâtit une maison neuve. Une maison qui n’a pas été construite pour l’usage de son maître ne peut pas plus lui convenir qu’un habit dont on n’aurait pas pris la mesure.

Le premier beau palais que Chardin rencontra est celui de Saroutaki, grand vizir du roi sous le dernier règne.

Saroutaki était fils d’un boulanger de Tauris, capitale de la Médie, qui, n’ayant pas moyen de le pousser, l’envoya à Ispahan chercher fortune. Il y alla, et se fit soldat, pensant ne pouvoir mieux se placer pour faire paraître l’excellence de ses talents naturels. Ses premiers camarades se trouvèrent, pour son malheur, être de jeunes débauchés. Il arriva, au bout de deux ans, qu’un officier du roi, l’ayant reconnu capable de quelque chose de plus que de porter le mousquet, le prit pour son secrétaire ; mais il n’eut pas été là trois mois, qu’un enfant du quartier, qui avait été perdu huit jours durant, fut trouvé dans sa chambre dans l’état des gens qu’on enlève violemment. Les parents de l’enfant, outrés du traitement qu’il lui avait fait, s’allèrent jeter aux pieds du roi, comme il était à la promenade, en lui demandant justice de cet horrible excès. Le roi, qui se trouva gai et de bonne humeur, leur dit en souriant: « Allez le punir. » Ces gens, emportés de fureur, n’entendirent point raillerie ; ils coururent à son logis, et l’ayant rencontré comme il en sortait à cheval avec un laquais seulement, ils le renversèrent par terre, ils lui déchirèrent ses habits, et ils exécutèrent en un instant l’ordre du roi avec la rage qu’on peut s’imaginer en des gens irrités comme ils l’étaient: car c’est ainsi que souvent, en Perse, chacun venge de ses propres mains les torts qu’on lui a faits dès que la justice l’ordonne ou le permet.

Le maître de Saroutaki était proche du roi lorsque la plainte fut faite et la punition ordonnée ; et, comme il vit que le prince se mit à parler assez gaiement de l’arrêt qu’il venait de donner, et en souriait en le regardant, il prit la liberté de lui dire en riant: « En vérité, sire, c’est dommage que ce malheureux garçon meure ; car il a infiniment d’esprit, et il pourrait rendre un jour d’importants services à Votre Majesté. » Le roi répondit: « Eh bien, qu’on le sauve, s’il est encore temps, ou qu’on le fasse panser. » Le pardon du roi arriva trop tard: sa sentence avait déjà été exécutée ; mais elle l’avait été si heureusement, que le criminel n’en mourut pas, comme on en court le risque dès qu’on a dix-huit ans passés. Cependant, comme l’opération avait été faite avec un gros couteau et par des gens acharnés qui ne se souciaient pas de la bien faire, il ne fut jamais bien guéri. Le supplice de Saroutaki l’ayant rendu incapable de débauche, il s’attacha aux affaires, et, en dix ans de temps, il se rendit si habile dans les finances, qu’on le fit contrôleur général du vizir ou intendant de Mazenderan, qui est l’Hyreanie, lequel étant venu à mourir, Saroutaki fut mis à sa place. Il fut fait ensuite gouverneur de Guilan (Guylân) qui est une province voisine, et fut employé en qualité de général et de commissaire général en plusieurs emplois très-importants. Il parvint de là à la qualité de nazir (nâzir): on appelle ainsi le surintendant général, ou maître de la maison du roi et de tout son domaine, et enfin à celle de premier ministre d’État.

L’histoire et les gens de son temps assurent qu’il n’y en a jamais eu de si éclairé dans l’exercice de cette charge suprême. Il savait jusqu’à un denier le revenu de l’État et celui du roi: car, en Perse, le revenu du roi et le revenu de l’État sont distingués et séparés, et il savait de même le revenu de tous les grands du royaume, ce qu’ils pillaient sur le peuple, et même ce qu’ils dépensaient et ce qu’ils amassaient. Le zèle de ce ministre était incomparable, tant pour le bien public que pour celui de son maître. Il haïssait tous ces présents dont l’usage est universel en Orient pour obtenir les grâces et les emplois, et il ne manquait point de faire entrer dans les coffres du roi tous ceux qu’il apprenait que les ministres recevaient ou se faisaient donner à cette fin. Sefi Ier (Sséfy), qui régnait alors, laissait faire ce sage et intègre vizir, étant ravi d’avoir un grand vizir de cette probité ; mais, comme il ne voulait pas avoir part à la haine que ce ministre s’attirait par sa sévérité, il en raillait souvent lui-même en présence de la cour, disant, entre autres choses: « On parle tant d’Omar » (c’est le second successeur de Mohamed, un homme que les Persans détestent parfaitement, le tenant pour hérésiarque et pour tyran) ; « on l’appelle chien, cruel et maudit ; le voilà ressuscité en la personne de mon vizir. » En effet, il était étrangement haï par les grands de l’État, qui l’immolèrent enfin à leur fureur.

La chose arriva l’an 1643, qui était le troisième du règne d’Abas II, et voici comment: Un gouverneur de Guilan, nommé Daoud-Kan (Dâoùd khân), avait fait plus de deux millions d’extorsions durant la première année du règne de ce prince ; lequel étant venu jeune à la couronne, les gouverneurs et les intendants s’imaginaient qu’on pouvait tout faire impunément. Saroutaki fit appeler Daoud-Kan à la cour, et le pressait de rendre compte de sa conduite. Daoud-Kan s’en excusait sur ce qu’on n’a pas accoutumé de faire venir des gouverneurs de province à compte. Janikan, général des courtchis16, qui est le plus puissant corps de troupes qu’ait la Perse, proche parent de ce Daoud-Kan, le défendait de tout son pouvoir ; mais, voyant qu’il ne gagnait rien auprès du premier ministre, et que son parent allait être poussé à bout, il en porta ses plaintes au roi, tant en particulier qu’en public, le suppliant de mettre à couvert le gouverneur de Guilan des recherches du premier ministre. Le roi, qui était jeune, écoutait tout et répondait à tout favorablement ; mais sa mère retenait sa facilité, et l’empêchait de rien accorder qui allât contre le bien de l’État. Le crédit des mères des rois de Perse est grand, tandis qu’ils sont en bas âge, et la mère d’Abas II en avait aussi un fort grand, et qui était des plus absolus. Elle était en étroite confidence avec le premier ministre, et ils s’entr’aidaient tous deux mutuellement. Janikan (Djâny-khân) ne voyant, à cause de cela, aucun moyen de sauver son parent, rompit ouvertement avec le premier ministre et se déclara hautement son ennemi ; mais le ministre se contentait de pousser sa pointe. Il arriva, au mois d’octobre, que, dans une audience d’ambassadeurs, Janikan trouvant le roi chagrin contre le premier ministre, sur un sujet qu’on raconte diversement, il commença à l’accuser de plusieurs choses, les unes vraies et les autres fausses, que le prince écouta assez aigrement. L’audience finie, le roi voulut monter à cheval, et, par malheur pour le premier ministre, il sortit par le grand portail du palais, par où il passe fort rarement, parce qu’il est le plus éloigné du sérail. Le prince trouva le cheval du premier ministre tout contre le sien. On le lui menait toujours le plus proche qu’il se pouvait du lieu où était le roi, à cause de son grand âge et de ses infirmités, et afin qu’il eût moins de pas à faire. Le roi, voyant ainsi un autre cheval près du sien, demanda à qui il appartenait. Janikan, qui était aux côtés du roi, trouvant cette belle occasion de donner un coup de dent au premier ministre, répondit: « Eh ! qui pourrait, sire, avoir l’insolence de faire cela, que ce vieux chien de grand vizir: il ne se contente pas de maltraiter les serviteurs, il perd encore le respect pour le maître. » — « Je le sais bien, Janikan, repartit le roi ; il y faut pourvoir. » Il n’est pas certain si c’est là tout ce que le roi lui dit, car on le raconte diversement ; mais, quoi qu’il en soit, Janikan prit la réponse du roi pour un ordre de faire mourir le premier ministre, et il résolut de l’exécuter le lendemain matin.

Ce jour-là, il fut de bonne heure au palais, et, tirant à part ce qu’il y trouva de gens qu’il savait être ennemis du grand vizir, entre lesquels le plus considérable était le grand maître de l’artillerie, il leur dit qu’il avait ordre du roi d’aller prendre la tête du premier ministre, et les pria de l’accompagner. Ils prirent encore avec eux d’autres gens de leur cabale qu’ils rencontrèrent sur le chemin, sans leur dire pourtant autre chose, sinon qu’ils allaient porter à ce ministre un ordre du roi de la dernière importance. Ce vieux seigneur était dans le sérail quand ils arrivèrent, et, en ayant été averti, il sortit en robe de chambre ; et, entrant par une porte de derrière dans la salle où il les avait fait mener, il leur dit qu’il les priait de s’asseoir jusqu’à ce qu’il fût habillé, et qu’il les allait venir retrouver. Janikan s’approchant là-dessus avec sa troupe, et l’entourant, lui dit: « Chien maudit, nous ne sommes pas venus ici pour nous asseoir, mais pour te couper cette vieille méchante tête qui a rempli la Perse de malheurs, et a fait périr tant de grands seigneurs infiniment plus gens de bien que toi ! » Et, en disant cela, il cria au grand maître de l’artillerie: « Vour ! »17, c’est-à-dire Frappe ! Celui-ci, en même temps, lui enfonça le poignard dans le corps, et, d’un coup de genou, le jeta à bas sur le bord d’un grand rond d’eau, à bord de jaspe, qui tient le milieu de la salle. Le coup ne l’avait pas tué ; il leur dit d’une voix basse: « Que vous ai-je fait, mes princes, et que me faites-vous sur mes vieux jours ? » Janikan, entendant sa voix, cria au grand maître: « Achève ce chien », et, en même temps, il tira l’épée lui-même et s’avança pour se jeter dessus. Le grand maître le prévint et abattit la tête de cet infortuné, qui tomba aux pieds de Janikan, et d’un autre coup lui coupa le corps presque en deux. Janikan prit la tête par la moustache et, s’avançant sur le bord du rond d’eau pour y laver sa main qui était ensanglantée, il la porta ensuite trois ou quatre fois pleine d’eau à la bouche, en disant: « À présent, voilà ma soif apaisée. »

Il mit ensuite une garnison de ses gens dans le palais du vizir, comme s’il eût eu un ordre fort précis de le faire, et remonta à cheval, tenant la tête d’une main et son épée nue de l’autre, prenant le chemin du palais. Sa suite se trouva en un instant grossie de plusieurs grands seigneurs, avec qui il alla se présenter au roi, et lui dit, selon les compliments du pays: « Sire, que votre tête soit toujours glorieuse et saine. Voici celle de ce vieux chien qui perdait le respect pour Votre Majesté, et qui était devenu traître, tant à sa personne qu’à son État, lequel il ruinait par son audace et par sa tyrannie: il tramait une révolte qui eût coûté la vie à Votre Majesté, et c’est ce qui m’a obligé de lui ôter la sienne par l’amour que j’ai pour la vôtre. » Le roi, fort effrayé et consterné du spectacle, ne perdit pourtant pas le jugement, mais lui répondit fort prudemment pour un jeune prince, quoique en tremblant: « Janikan ! que ta main soit exaltée, tu as fort bien fait. Que ne m’avertissais-tu de la perfidie de ce méchant: il y a longtemps que j’aurais fait faire ce que tu as fait aujourd’hui. Je te donne sa charge et ce que tu voudras de ses biens. »

Saroutaki était alors dans la treizième année de son ministère et dans la quatre-vingtième de sa vie.

On sera sans doute bien aise d’apprendre la vengeance qui fut faite de la mort de ce vieux ministre, et je la raconterai d’autant plus volontiers, qu’elle n’est pas moins tragique ni moins exemplaire, et qu’on peut bien assurer qu’il n’a été jamais parlé de grande fortune sitôt faite et sitôt détruite. Janikan, applaudi du roi extérieurement, comme je viens de le dire, et de toute la cour, qui l’allait féliciter de son lâche assassinat comme d’un rare exploit de guerre, crut qu’il était monté en haut de la roue ; et il y était effectivement monté, mais c’était pour rendre sa chute plus éclatante et plus terrible que la fortune l’avait comme guindé si haut. Tout le monde s’empressa d’abord à le suivre, et le jour même de cette vilaine action, il revint du palais, suivi de trois cents personnes à cheval. Deux jours après, il fut fait généralissime de la Perse, ce qui mettait trente mille hommes sous son commandement, qu’il pouvait assembler dans vingt-quatre heures ; et, dans les cinq jours de temps que dura seulement sa faveur, on lui fit la valeur de vingt mille louis d’or de présents pour avoir seulement ses bonnes grâces ou sa recommandation.

J’ai touché un mot du pouvoir que la reine mère avait sur l’esprit du roi, et combien d’ailleurs elle était unie d’amitié et d’intérêt avec le premier ministre ; et j’ai dit aussi la consternation du roi, quand les assassins de ce seigneur lui présentèrent sa tête. La reine, le voyant revenu au sérail avec cette consternation sur le visage, appréhenda que le vizir n’en fût en partie cause, et, en approchant tendrement de sa personne, elle lui dit: « Mon cher prince, pourquoi êtes-vous troublé comme je vous vois ? Ce vieux ministre, qui vous sert de père, serait-il bien assez malheureux pour avoir mérité votre indignation. Soixante années de bons services rendus à Votre Majesté et à ses prédécesseurs, et son extrême vieillesse, valent bien qu’on lui pardonne quelque faute ; toutefois, s’il en a fait de telle nature qu’elle exige punition, ôtez-lui sa charge, et laissez à la mort, qui est si proche de lui, à lui ôter la vie. » Le roi lui répondit: « Anâ kanum18, duchesse, ma mère, son affaire est faite ; il vient de mourir. »

Les femmes, dans tout l’Orient, surtout celles de qualité, ne s’étudient point à réprimer les passions, ce qui fait qu’elles en sont toujours agitées avec fureur. Saroutaki était l’agent et le fidèle de la mère du roi ; il lui amassait des biens immenses ; elle gouvernait la Perse à son gré par son ministre: on peut penser là-dessus à quel excès elle fut irritée. Elle envoya sur le soir un des principaux eunuques à Janikan, lui demander pour quel sujet il avait été assassiner si cruellement le premier ministre, que ses services si longs et si importants devaient rendre sacré à tous les Persans. Janikan, ébloui de sa fortune et emporté de la haine qu’il avait pour la reine mère, à cause du défunt, répondit fièrement à l’eunuque: « Saroutaki était un chien et un voleur qu’il y a longtemps qu’on devait faire mourir. Dites cela à la grande-duchesse (c’est le titre qu’on donne à la mère du roi), et que c’était un franc larron. Julfa (c’est un faubourg d’Ispahan, peuplé d’Arméniens) ne doit payer que vingt-deux mille cinq cents livres de taille, et je prouverai qu’en cinq mois ce chien maudit en a arraché deux cent mille livres. » Il disait cela pour piquer davantage la reine mère, parce que le revenu de ce faubourg est dans l’apanage des mères du roi, et qu’on n’y peut lever un sou sans leur ordre.

La princesse, poussée à bout par ces nouveaux outrages, anima toute cette nuit-là le roi à la vengeance. Il y était bien résolu, mais il ne savait comment s’y prendre. La princesse, désespérée de ce qu’il ne servait pas sa fureur sur-le-champ, conjura le lendemain avec une personne de qualité, qu’elle savait dans ses intérêts, pour faire assassiner Janikan ; mais celui-ci, qui avait déjà semé d’espions la cour et la ville, découvrit la conjuration avant qu’elle fût formée. Il la communiqua à son parti, qui ne crut pas pouvoir se sauver qu’en faisant une conjuration opposée, qui était d’aller arracher la reine mère du milieu du sérail et de la faire mourir. Si ce que je rapporte n’était d’une notoriété publique en Perse, je ne l’aurais jamais pu croire, parce que les sérails sont des lieux si sacrés pour les Persans, particulièrement celui du roi, que c’est une impudence punissable de tourner seulement les yeux vers la porte.

Le chirachi-bachi19, qui est le chef de la sommellerie du roi, était un des conjurés de Janikan. Il était, à la vérité, un des grands ennemis du mort ; mais, faisant réflexion sur le crime et sur le danger de l’entreprise, dont il était moralement impossible d’éviter la punition tôt ou tard, il résolut de la découvrir au roi, ne voyant point d’autre voie de se tirer du mauvais pas où il s’était engagé. Il va sur le soir au palais, s’adresse au capitaine de la porte du sérail, lui conte la conjuration avec les particularités qu’il en savait, et que le jour suivant était destiné à l’exécuter. On avait peine dans le sérail à croire le rapport de ce conjuré ; toutefois, comme la chose était trop importante pour en négliger l’avis, et que la reine et les eunuques, que la conjuration regardait, croyaient à tout moment qu’on les venait mettre en pièces, le roi se laissa pousser à faire mourir le lendemain matin tout ce nombre d’assassins, sans autre forme de procès. Ce jour-là donc, qui était le cinquième de l’assassinat du premier ministre, le roi, vêtu tout de rouge, selon la manière du pays, qui fait que le roi s’habille de cette façon lorsqu’il doit faire mourir quelque grand seigneur ; le roi, dis-je, se rendit le matin à la salle où tous les grands seigneurs étaient assis à l’ordinaire, et s’adressant à Janikan, Sa Majesté lui dit: « Perfide, rebelle, de quelle autorité avez-vous tué mon vizir ? » Il voulut répondre, mais le roi ne lui en donna pas le loisir. Il se leva en disant tout haut: « Frappez ! » et se retira dans un cabinet qui n’était séparé de la salle que par des vitres de cristal. Aussitôt, des gardes apostés se jetèrent sur les proscrits, et, à coups de hache, les mirent en pièces sur les beaux tapis d’or et de soie dont la salle était couverte, aux yeux du prince et de toute la cour. Dans le même temps, d’autres gardes, avec deux des principaux eunuques, coururent exécuter de même manière les autres proscrits, qui étaient les uns dans le bain, les autres dans leurs maisons. Le nombre des grands seigneurs qu’on mit en pièces était quatre gouverneurs de province, le grand maître de l’artillerie et trois autres. Au bout de deux heures, on jeta les corps ainsi coupés en pièces au milieu de la place Royale, vis-à-vis du grand portail du palais, où les crocheteurs les dépouillèrent jusqu’à la chemise, leur jetant seulement un peu de terre sur les parties viriles. On les y laissa trois jours en cet état (grand exemple de la justice céleste et des misères humaines), et après on les porta dans un cimetière hors de la ville, où ils furent enterrés pêle-mêle dans une même fosse.

La mère du roi, se voyant défaite de ses principaux ennemis, étendit sa vengeance sur la maison de Daoud-Kan, comme l’auteur de toute cette longue et cruelle tragédie. On ne se contenta pas de confisquer ses biens, comme aux autres, on ne laissa pas un sou à tous ses parents jusqu’au troisième degré. Ses filles furent vendues publiquement ; ses fils furent faits eunuques, et donnés en qualité d’esclaves à un seigneur qui avait autrefois servi leur père.

Tirant de là vers la place Royale, on trouve sur la gauche un des beaux caravansérais d’Ispahan. C’est un bâtiment carré à double étage, chacun de quelque vingt pieds de haut et de quelque soixante-dix toises de diamètre. On y entre par un portique assez long, sous lequel il y a des boutiques d’un et d’autre côté. Chaque face a vingt-quatre logements en bas et autant en haut, comme un dortoir de couvent, au milieu desquels il y en a un plus grand que les autres, bâti sous un haut portique semblable à celui où est l’entrée, lequel est fait en demi-dôme, plat sur le devant, orné de mosaïques. Les chambres d’en bas sont le long d’une galerie, ou relais ou parapet, comme on voudra l’appeler, haut de terre d’environ cinq pieds, et profonds de dix-huit à vingt pieds, larges de quinze à seize et élevées de deux doigts sur la galerie. Les Persans appellent ces galeries ou rebords de pierre, qui règnent autour des caravansérais, maatab20, c’est-à-dire place à la lune, parce que c’est où l’on couche environ huit mois de l’année, pour être plus fraîchement, et où l’on prend le frais à l’ombre durant le jour. Chaque chambre a, de plus, une place sur le devant, de la largeur de la chambre même, profonde de la moitié et couverte d’une arcade. Les chambres d’en haut ont chacune une antichambre et un balcon ; et c’est d’ordinaire où les marchands logent avec leurs femmes, lorsqu’ils en mènent, le bas étage leur servant communément de boutique ou de magasin. Sur le derrière du caravansérai, il y a encore de grands magasins. Au milieu de la cour, qui est fort bien pavée, il y a un grand bassin d’eau, avec un jet et des puits au coin. C’est là à peu près la structure et la forme de tous les grands caravansérais d’Ispahan, qui sont bâtis de pierres ou de briques, si ce n’est que les uns ont un grand relais carré, de quatre à cinq pieds de hauteur au milieu de la cour, au lieu de bassin d’eau. Les logements, qui sont séparés l’un de l’autre par un mur de deux à trois pieds d’épaisseur, consistent en une antichambre de quelque huit pieds de profondeur, toute ouverte par devant, avec une cheminée à côté, pratiquée dans le mur de séparation, et en une chambre qui est de moitié, ou d’une fois plus profonde que l’antichambre, dont la cheminée est au fond ou à côté. Les chambres ont toutes leurs portes, quoique assez faibles, mais elles n’ont point de fenêtres, recevant le jour par la porte et non autrement, ce qui rend le logement incommode. Derrière le caravansérai, et tout autour, sont des écuries, et dans quelques-uns il y a un côté des écuries accommodé en arcades, de quatre pieds de hauteur, avec des cheminées d’espace en espace, pour placer commodément les palefreniers et les autres valets, et pour faire la cuisine. Il ne demeure d’ordinaire dans ces grands caravansérais que des marchands en magasin. Celui dont je viens de faire la description rend seize mille livres par an au propriétaire, qui était, de mon temps, une cousine du feu roi. On nomme ce caravansérai: Mac soud assar21, c’est-à-dire le caravansérai de Mac soud l’huilier, parce qu’il a été bâti, du temps d’Abas le Grand, par un épicier qui avait fait sa boutique vis-à-vis, laquelle subsiste encore. Lorsque ce grand roi vint établir sa cour à Ispahan, et qu’il conçut le dessein de rendre cette ville aussi magnifique qu’elle l’est devenue, il engageait non-seulement tous les grands seigneurs, mais encore tous les particuliers qu’il savait être gens riches, à construire quelque édifice public pour l’ornement et pour la commodité de la ville. Il apprit que cet épicier était des plus à l’aise ; il l’alla voir un jour à sa boutique, avec la familiarité qui était naturelle à ce grand prince, et il lui dit: « Il y a longtemps que je vous connais de réputation pour homme de bien et pour homme riche. C’est sans doute à cause de votre probité que Dieu vous a béni si abondamment: je serais bien aise qu’un si vertueux vieillard m’adoptât. Je vous tiens pour mon père ; vos fils sont mes frères, faites-moi votre héritier avec eux, je ferai en sorte qu’ils n’y perdent rien ; ou bien, si vous l’aimez mieux, faites bâtir de votre vivant quelque édifice pour la commodité et pour l’embellissement de la ville. » Abas le Grand avait des manières engageantes, qui le faisaient venir à bout de tout. L’épicier lui dit qu’il consentait à la demande de Sa Majesté, et qu’il ne manquerait pas à ce qu’il souhaitait de lui. Il fit bâtir ce caravansérai, qui lui coûta trois mille tomans, qui sont quarante-cinq mille écus, et ensuite le donna au roi, qui en fut fort satisfait, et en récompensa bien ses enfants.

On raconte une chose admirable d’une mule que cet épicier avait (car les gens de cette condition, en Perse, montent la plupart des mules, comme les docteurs de la loi montent des ânes). Cette mule était si fidèle à son maître, qu’il la laissait toujours seule dans la place Royale, au coin qui donnait vers sa boutique. Elle ne bougeait du lieu où il mettait pied à terre, et si quelqu’un pensait d’en approcher, elle lui lançait de si rudes coups de pied, qu’il était contraint de se retirer bien vite. Il arriva la dernière fois que l’épicier fut alité, que sa pauvre bête devint aussi malade, et elle se démena et se tourmenta si furieusement jusqu’au jour de sa mort, qu’elle mourut aussi au même instant.

V §

On arrive ensuite en face du palais royal.

Le roi entretient là trente-deux maisons ou ateliers de tous les ouvrages qu’on fait pour son usage.

J’oubliais de dire que le tour de la place, entre le canal et les maisons, est garni de platanes: c’est un arbre qui jette ses branches fort haut ; ce qui fait que les maisons en sont couvertes comme d’un parasol, sans en être cachées. Cela augmente considérablement la beauté de la place, laquelle, en été, et surtout quand il n’y a rien d’étalé, qu’elle est arrosée et que l’eau court dans le canal jusqu’aux bords, est, à ce que je crois, la plus belle place du monde, et où la promenade est le plus agréable, car il y a toujours quelque endroit où l’on se peut retirer à l’ombre. Cette grande place se vide dans les fêtes et dans les solennités, comme aux audiences des ambassadeurs ; mais, en d’autres temps, elle est pleine de quincailliers, de fripiers, de revendeurs, de petits artisans ; en un mot, d’une infinité de petites boutiques, où l’on trouve les denrées les plus communes et les plus nécessaires. Ces marchands étalent à terre, sur une natte ou sur un tapis, se couvrant d’un parasol de natte, ou de laine, qui pirouette à leur gré sur un haut pivot. Ils n’emportent jamais leurs marchandises de la place, mais ils l’enferment la nuit dans des coffres qu’ils attachent l’un à l’autre, ou bien ils en font des ballots légèrement attachés ensemble par une grosse corde, qui passe tout autour, et ils laissent tomber dessus leur petit pavillon, et s’en vont sans laisser personne à la garde. Cependant, il n’en arrive jamais d’accident, par la sévère justice qu’on fait des voleurs en ce pays-là. Les gardes du chevalier du guet y passent de temps en temps durant la nuit: c’est proprement à eux d’en répondre, parce que c’est à eux qu’il s’en prend. Le soir, on voit dans cette place des charlatans, des marionnettes, des joueurs de gobelets, des conteurs de romances, en vers et en prose, des prédicateurs même ; et enfin des tentes pleines de femmes débauchées, où l’on va en choisir à son gré. Abas II avait défendu toutes ces boutiques quatre ans avant sa mort, sur ce que l’envie lui ayant pris un jour de passer au travers de la place, sans en avoir averti la veille, il y trouva une telle foule et un tel embarras, causé par tout cet étalage, que ses gardes et son train ne lui pouvaient faire faire place ; mais, étant parti peu après pour l’Hyrcanie, il donna permission d’en faire un marché comme auparavant, à cause du profit qu’on en tire: car cette place rend par jour environ cent francs, qu’on lève sur tous ceux qui y étalent, quoiqu’il y ait des boutiques qui ne donnent qu’un sou par jour. Cette rente appartient à l’Église. On la lève journellement, ou tout au plus par semaine, parce qu’on ne se fie pas à tout ce menu peuple qui y fait son trafic. Chaque sorte d’art et chaque sorte de denrée y a son quartier à part, et les gens du pays savent y trouver chaque chose, comme dans les autres lieux de la ville. On dit que du temps d’Abas le Grand, et de son successeur, la place donnait de rente cinquante écus par jour.

Je crois qu’il ne sera pas mal à propos d’entrer un peu plus dans le détail de ce grand marché, qui est le plus universel que j’aie vu, et une vraie foire. Abas le Grand marqua l’endroit où se vendait chaque denrée. D’abord, on trouve près de la mosquée royale le marché aux ânes et au gros bétail, et à côté, celui aux chevaux, aux chameaux et aux mules. Ce marché ne se tient que le matin ; l’après-midi, ce sont les menuisiers et les charpentiers qui étalent à la même place. Ils vendent, entre autres choses, tout ce qu’il faut de charpenterie et de menuiserie pour une maison, des portes, des fenêtres, des gouttières, des serrures de bois, avec des clefs de bois ou de fer. Après, on trouve une poulaillerie ; ensuite, des vendeurs de fruits secs, dont il y a de beaucoup de sortes en Perse ; puis, les vendeurs de coton filé ; après, des quincailliers et des cordiers qui débitent des licous et des harnais de revente ; après, se trouvent les vendeurs de bonnets fourrés, les vendeurs de gros feutres, pour couvrir les chevaux et les autres montures ; les vendeurs de harnais neufs, les fourreurs, qui sont séparés en deux quartiers, celui des mahométans et celui des chrétiens: c’est parce que les Persans tiennent, dans leur religion, que la laine, entre toutes les autres choses, contracte de l’impureté en passant par la main des infidèles, parce qu’elle s’imbibe à la manière d’une éponge de ce qui transpire continuellement du corps ; ainsi il ne faut pas que les mahométans puissent se méprendre, en achetant de ces marchandises-là de la main des chrétiens, sans le savoir. Ensuite, on trouve les marchés de gros cuir, et ceux de cuir fin ; les fripiers de grosses hardes, les vendeurs de grosses toiles, les batteurs de coton, pour la doublure des habits ; les chaudronniers, les changeurs, lesquels sont sur de petits établis de trois à quatre pieds en carré, ayant de petits coffres de fer à côté d’eux, et un cuir au devant pour compter ; les médecins, qui ont leur étalage sur de petits échafauds semblables. Le bout de la place est occupé par des vendeurs de fruits et de légumes, par des bouchers et par des cuisiniers à juste prix. Il y en a qui portent vendre le manger, et des fruitiers aussi qui portent vendre le melon en pièces, et en donnent pour ce qu’on veut, jusqu’à un denier. Enfin, il y a parmi tout cela des revendeurs de toutes sortes de nippes, qu’ils offrent à tous les passants. Il faut observer encore qu’entre le canal et les galeries, il y a des artisans étalés, qui font et qui raccommodent les mêmes ouvrages qui se vendent dans la place, à l’opposite de leurs boutiques22.

Voilà l’aspect du dedans de la place. Il faut présentement décrire les grands édifices qui sont bâtis dessus, comme je l’ai dit, et qui en font le plus bel ornement, savoir: la mosquée royale et la mosquée du grand pontife, le pavillon de l’horloge et le marché impérial ; car pour le pavillon qui est sur le grand portail du palais royal, il entrera dans la description de ce palais.

La mosquée royale est située au midi, ayant au devant un parvis en polygone, avec un bassin au milieu, aussi en polygone. La face de l’édifice est pentagone, et l’on y voit des deux côtés un balustre de pierre polie, à hauteur d’appui, qui s’étend jusque vis-à-vis de l’entrée. Les deux premières faces sont ouvertes en arcades, qui donnent sous les bazars, et sont traversées d’une chaîne pour empêcher les chevaux d’y passer. Les deux autres, au-dessus, sont de grandes boutiques d’apothicaires et de médecins: car à présent, en Orient, comme autrefois en Grèce, la plupart des médecins sont aussi apothicaires et droguistes, et vendent les drogues, comme je l’ai dit. Les étages supérieurs, qui sont à quelque vingt pieds du bas, ont des galeries qui ressemblent à des balcons. La face intérieure, qui forme le portail, est en demi-lune, enfoncée de treize pieds environ, fort élevée et toute revêtue de jaspe du rez-de-chaussée à dix pieds en haut, avec des perrons du même ouvrage. L’ornement en est merveilleux et inconnu dans notre architecture européenne. Ce sont des niches de mille figures, où l’or et l’azur se trouvent en abondance, avec de la parqueterie faite de carreaux d’émail, et une frise plate autour, de même matière, qui porte des passages du Coran, en lettres proportionnées à la hauteur de l’édifice. Ce portail est orné d’une galerie comme celle des côtés. Les linteaux sont de jaspe. La porte est de quelque douze pieds de large, fermée de deux valves ou battants revêtus de lames d’argent massif couvertes de larges pièces de rapport à jour, ciselé et doré, fort massives. Joignant le portail, en dedans, il y a deux hautes aiguilles ou tourelles, avec des loges ou galeries couvertes au-dessus des chapiteaux, le tout de même ouvrage que le contour du portail.

En entrant par ce beau portail, on détourne tant soit peu vers l’occident, et ayant fait quinze pas, on trouve au milieu un beau bassin de jaspe, à godrons, de six pieds de diamètre, soutenu sur un piédestal de même matière, de huit pieds de haut, avec des marches. C’est pour donner à boire aux passants: car, dans les pays où l’on est souvent altéré et où l’on ne boit que de l’eau, c’est une des charités les plus ordinaires, et qu’on croit l’une des plus méritantes, que de donner à boire aux passants ; et c’est pour cela que, dans toutes les bonnes villes, on trouve non-seulement de grandes urnes de terre pleines d’eau, à divers coins de rue, mais qu’aussi il y a des hommes gagés, qu’ils appellent sacab (sâqâb) ou porteurs d’eau, qui vont dans les rues, surtout en été, une grosse outre pleine d’eau sur le dos et une tasse à la main, présentant à boire à tous les passants.

Je vais faire ici tout de suite la description du palais royal. C’est sans doute un des plus grands palais qui se voient dans une ville capitale, car il n’a guère moins d’une lieue et demie de tour. Le grand portail donne, comme je l’ai dit, sur la place Royale. On l’appelle Aly capi (A’âly qâpi), c’est-à-dire la porte Haute, ou la porte Sacrée, et non pas la porte d’Aly, comme quelques-uns pensent, trompés par la conformité du mot. Elle est toute de porphyre, et fort exhaussée. Le seuil est aussi de porphyre de couleur verte, haut de cinq à six pouces, fait en demi-rond. Les Persans le révèrent comme sacré, et qui marcherait dessus serait puni. Toute la porte même est sacrée. Les gens qui ont reçu quelque grâce du roi vont la baiser en pompe et en cérémonie, en mettant pied à terre, et se tenant debout contre, ils prient Dieu à haute voix pour la prospérité du prince. Le roi, par respect, ne la passe jamais à cheval. Au devant, à cinq ou six pas du portail, sont deux grandes salles, en l’une desquelles le président du Divan administre la justice, et expédie les requêtes présentées au roi ; et dans l’autre, le grand maître d’hôtel, qu’on appelle, en Perse, chef des maîtres de la porte, tient son bureau public. À côté, il y a deux autres salles plus petites, qu’on appelle salles des gardes, parce qu’elles ont été faites pour un corps de garde ; mais la personne du souverain est si sacrée en Perse, qu’on néglige cette garde ; de sorte qu’il n’y a jamais là personne durant le jour, et ceux qu’on y met en faction la nuit y dorment dans leurs lits comme dans leur propre maison, sans fermer non plus le grand portail, par où chacun entre et sort comme il veut, sans qu’on crie: Qui va là ? ni qu’âme vivante y soit au guet. Ce portail est un asile sacré et inviolable, et dont il n’y a que le souverain en personne qui puisse tirer un homme. Tous les banqueroutiers et les malfaiteurs s’y retirent pendant qu’on accommode leurs affaires, les hommes et les femmes à part, dans deux grands jardins séparés, qui ont chacun un pavillon contenant une salle et plusieurs petites chambres et cabinets autour. Les mosquées ne sont point des asiles en Perse, ni les autres lieux sacrés. On n’y connaît d’autre asile que les tombeaux des grands saints, cette porte impériale, les cuisines et les écuries du roi ; et ces derniers lieux sont des asiles partout, soit à la ville, soit à la campagne. Le roi seul en peut tirer, comme je le viens de dire, ou son ordre spécial ; or, quand le roi donne cet ordre, ce n’est pas directement, mais en défendant de porter à manger au fugitif dans le lieu où il est, ce qui le réduit enfin à en sortir. Les sofis, qui ont la garde de la porte impériale, ont l’intendance de l’asile, et ils savent bien en tirer du profit. Les sofis23 sont les gardes du corps du roi, lorsqu’il sort du palais, à moins qu’il ne sorte avec ses femmes ; car, alors, ce sont les eunuques seulement qui gardent sa personne, de même qu’ils font dans tout le palais, soit aux lieux où les homme entrent, soit dans ceux où ils n’entrent pas. C’est par une ancienne constitution que les sofis sont les gardes de la personne du roi et du dehors de son palais, sans qu’il puisse entrer aucun dans leur corps, que de leur sang ou de leur race. Ces sofis ont leurs logements dans la grande allée où conduit le portail. Ils y ont aussi une petite mosquée dans laquelle ils s’assemblent tous les vendredis, qu’on appelle taous cané24, comme qui dirait, maison de culte, ou d’obéissance. Vis-à-vis de ces jardins, à main gauche, est le pavillon qu’on appelle Talaar tavileh25, c’est-à-dire le salon de l’écurie, qui est bâti au milieu d’un jardin dont les allées sont couvertes de platanes des plus hauts et des plus gros qu’on puisse voir. Il y a dans celle du milieu, qui fait face au salon, il y a, dis-je, de chaque côté neuf mangeoires de chevaux, auxquelles les jours de solennités, comme à des audiences d’ambassadeur, on attache avec des chaînes d’or autant de chevaux des plus beaux de l’écurie du roi, couverts et harnachés de pierreries, et l’on met auprès tous les ustensiles d’écurie, qui sont aussi d’or fin, jusqu’aux clous et aux marteaux. C’est par cette allée qu’on fait passer les ambassadeurs pour aller à l’audience, et les autres étrangers de qualité aussi, afin qu’ils voient cette pompe merveilleuse. Ce salon de l’écurie a cent quatre pas de face, vingt-six de profondeur et vingt-cinq pieds de hauteur: il est couvert d’un plafond de mosaïque, assis sur des colonnes de bois peint et doré ; et il est séparé en trois salles, dont celle du milieu est élevée de neuf pieds du rez-de-chaussée et celles des côtés de trois pieds seulement ; les séparations sont faites de châssis de cristal de Venise, de toutes couleurs, et le salon entier est garni de courtines tout alentour, doublées des plus fines indiennes, qu’on étend du côté du soleil, jusqu’à huit pieds de terre seulement, sans que cela empêche la vue. Un grand bassin de marbre, avec des jets d’eau autour et au centre, occupe le milieu de la grande salle. C’est celle où le successeur d’Abas II a été couronné.

Celui qui est à droite renferme la bibliothèque et les relieurs de livres. Un nommé Mirza Mughim était alors bibliothécaire, qui est celui qu’Abas II envoya en qualité d’ambassadeur au roi de Golconde l’an 1657. La salle de la bibliothèque est bien petite pour un tel usage, car elle n’a que vingt-deux pas de long sur douze de large. Les murs, de bas en haut, sont percés de niches de quinze à seize pouces de profondeur, qui servent d’ais. Les livres y sont couchés à plat, les uns sur les autres, en pile, selon leur grandeur ou leur volume, sans aucun distinction des matières qu’ils traitent, comme on l’observe si bien dans nos bibliothèques. Les noms des auteurs sont écrits pour la plupart sur la tranche du livre. Des grands rideaux doubles, attachés au plafond, couvrent toutes ces niches, en sorte qu’on ne voit pas un livre en entrant dans la salle, mais seulement ces rideaux, et un double rang de coffres, hauts de quatre pieds, le long des murs, qui sont aussi pleins de livres. Ceux de cette bibliothèque royale sont persans, arabes, turquesques et cophtes26.

Je suppliai le bibliothécaire de me faire voir les livres en langue occidentale. Il me fit réponse qu’il y en avait deux coffres, contenant chacun cinquante à soixante volumes, et il m’en fit voir les plus grands. C’étaient des Rituels romains, et des livres d’histoire et de mathématiques ; les premiers pris apparemment au sac d’Ormus, et les autres ramassés du pillage de la maison de l’ambassadeur de Holstein, il y a soixante et dix à quatre-vingts ans, où Olearius, qui en était le secrétaire, avait une bibliothèque d’excellents livres27.

À côté de ces magasins de livres et des relieurs, est le magasin qu’on appelle la grande garde-robe, parce qu’on y renferme ces habits, ou calaat (khil’at), comme on les appelle, que le roi donne pour faire honneur. Elle consiste en plusieurs grandes salles, les unes où l’on fait les habits, les autres où on les garde ; et en celles-ci, de chaque espèce de vêtement et celle de chaque prix a sa chambre à part. Le roi donne tous les ans plus de huit mille calates, et on assure que la dépense en va à plus d’un million d’écus. Tout proche est le magasin des coffres, et celui qu’on appelle la petite garde-robe, où l’on ne travaille que pour la personne du roi. Ensuite, on trouve le magasin du café, le magasin des pipes, celui des flambeaux, qu’on appelle la maison du suif, parce que la plus commune lumière dont les Persans se servent dans leurs maisons est faite avec des lampes nourries de suif raffiné, lequel est blanc et ferme comme la cire vierge ; et puis suit le magasin du vin. Comme les magasins sont presque tous faits d’une même symétrie, je ferai la description de celui-ci, pour donner une idée de tous les autres. C’est une manière de salon, haut de six à sept toises, élevé de deux pieds sur le rez-de-chaussée, construit au milieu d’un jardin, dont l’entrée est étroite et cachée par un petit mur bâti au devant, à deux pas de distance, afin qu’on ne puisse pas voir ce qui se fait au dedans. Quand on y est entré, on trouve, à la gauche du salon, des offices ou magasins ; et à droite, une grande salle. Le salon, qui est couvert en voûte, a la forme d’un carré long ou d’une croix grecque, au moyen de deux portiques, ou arcades, profondes de seize pieds, qui sont aux côtés. Le milieu de la salle est orné d’un grand bassin d’eau à bords de porphyre.

Près de ces magasins est le plus grand et le plus somptueux corps de logis de tout le palais royal. On l’appelle Tchehel-seton28, c’est-à-dire le Quarante Piliers, quoiqu’il ne soit supporté que sur dix-huit ; mais c’est la phrase persane de mettre le nombre de quarante pour un grand nombre: ainsi ils appellent nos lustres: quarante lampes, parce qu’ils ont beaucoup de branches ; et le vieux temple de Persépolis: quarante colonnes, quoiqu’il n’y en ait à présent que la moitié. Ce corps de logis, qui est bâti au milieu d’un jardin, comme les autres, est un pavillon qui consiste en une salle élevée de cinq pieds sur le jardin, large de cinquante-deux pas de face et de huit de profondeur, à trois étages hauts de deux pieds l’un sur l’autre, dont le plafond, fait d’ouvrage mosaïque, est porté sur dix-huit piliers ou colonnes, comme je l’ai dit, de trente pieds de haut, tournées et dorées. Il consiste de plus en deux chambres qui sont à côté, et grandes à proportion, et en une autre salle, au dos de la grande, de trente pas de face et de quinze pas de profondeur, lambrissée de même que la grande, avec des petits cabinets aux coins. Les murs sont revêtus de marbre blanc, peint et doré, jusqu’à moitié de la hauteur, et le reste est fait de châssis de cristal de toutes couleurs. Au milieu du salon, il y a trois bassins de marbre blanc l’un sur l’autre, qui vont en apetissant, le premier étant fait en carré de dix pieds de diamètre et les autres étant de figure octogone. Le trône du roi est sur une quatrième estrade, longue de douze pas et large de huit. Il y a quatre cheminées dans le salon: deux à droite et deux à gauche, au-dessus desquelles il y a de grandes peintures qui tiennent tous les côtés, dont l’une représente une bataille d’Abas le Grand, contre les Yusbecs, et les trois autres des fêtes royales. Les autres endroits sont peints ou de figures dont la plupart sont lascives, ou de moresques d’or et d’azur appliquées fort épais. On n’y voit nul vide ; tout est couvert de cette manière-là. Au haut du salon, tout alentour, sont attachés des rideaux de fin coutil, doublés de brocart d’or à fleurs, qu’on tire du côté du soleil en les étendant jusqu’à huit pieds de terre, comme une tente, ce qui rend le salon très-frais. On ne saurait voir de plus pompeuse audience que celle que le roi de Perse donne dans ce salon. Le trône du roi, qui est comme un petit lit de repos, est garni de quatre gros coussins brodés de perles et de pierreries. De petits eunuques blancs, merveilleusement beaux, font un demi-cercle autour de lui, et quatre ou cinq autres plus grands eunuques sont derrière, tenant ses armes, tout à fait riches et brillantes. Les plus grands seigneurs de l’État sont sur les côtés de l’estrade où est le trône. Les seigneurs inférieurs sont sur la seconde estrade. La jeune noblesse et tous ceux qui n’ont pas droit de séance sont debout au bas du placitre avec la musique ; et les officiers servants sont debout dans le jardin, à quelques pas du placitre, sous les yeux du roi.

Dans le même enclos où est ce superbe salon, il y en a deux autres: l’un composé de cinq étages octogones, ouverts l’un sur l’autre en perspective ou en étrécissant, chacun soutenu sur quatre piliers tournés et dorés, et orné d’un bassin au milieu. L’autre salon est fait en carré avec plusieurs chambres et cabinets à côté.

Il y a encore deux autres grands appartements pareils dans le palais du roi, qui sont chacun dans un jardin séparé: l’un est presque fait comme les précédents ; l’autre est à deux étages, dont le premier est divisé en salles, et le second en chambres, en galeries, en cabinets, en balcons, avec des bassins et des jets d’eau dans toutes les chambres. Ce sont les appartements du palais où le roi tient ses assemblées. Chacun est, comme je l’ai dit, ou au milieu d’un jardin, ou ouvert sur un jardin. Les murs dont les jardins sont enfermés sont faits de terre, la plupart de la hauteur accoutumée de dix à douze pieds, couverts de haut en bas de petites lampes incrustées pour les illuminations, et surmontés d’un corridor dont le roi seul a l’usage, et par lequel il va partout sans être aperçu.

Le reste du palais royal contient des magasins, des galeries d’ouvrage, et le quartier des femmes, que nous appelons le sérail, et que les Persans appellent haram ou lieu sacré29. Ce sérail contient plus d’une lieue de tour. Je n’en saurais faire une description bien exacte, ne l’ayant pas tout vu ; mais j’en ai vu assez pour faire comprendre ce que c’est. On n’entre dans ces sortes de lieux que par une très-grande faveur, et encore faut-il que ce soit en se déguisant en homme de métier, et par occasion, comme lorsqu’il y faut faire quelque réparation ; car alors on fait passer tout le monde d’une partie du sérail dans l’autre, et les ouvriers entrent dans celle qui est vide et y travaillent, étant conduits et gardés par des eunuques, qui ne permettent pas qu’on regarde autre part que devant soi. Outre ce que j’ai vu du sérail d’Ispahan, j’en ai appris plusieurs fois des nouvelles par des eunuques du palais et par des femmes ; car les femmes y entrent pour vendre des nippes et pour d’autres occasions.

Tout le sérail est enfermé de murs si hauts qu’il n’y a aucun monastère en Europe qui en ait de semblables. Il a trois grandes avenues, une dans la place Royale, comme je l’ai dit, une autre vis-à-vis du petit arsenal ; la troisième, qui est la principale, qu’on appelle la porte des Cuisines, et il y en a une autre, à demi-lieue de là, par laquelle il n’y a que le roi seul qui puisse passer. La première avenue est fermée d’un haut portail, contre lequel il y a trois grandes salles, chacune avec deux cabinets, qui sont des manières de corps de garde. Les officiers de l’État, et ceux qui ont affaire au roi, peuvent entrer dans les deux premières salles, mais les seuls eunuques entrent dans la troisième. Le portail est caché dans un détour, à côté d’une grande et haute tour ; de manière qu’on ne le saurait voir qu’en mettant le pied dessus. Il est large et haut, fait en voûte, revêtu à dix pieds de terre de tables de marbre peint et doré, avec un perron tout autour, sur lequel les eunuques de garde se tiennent assis pour recevoir les messages des eunuques du dehors et les porter au dedans ; car les eunuques ne vont pas tous indifféremment dans l’intérieur du sérail. Les jeunes y vont rarement ; et s’ils sont blancs, ils n’y vont point du tout, à moins que d’être mandés expressément pour le roi. Ces eunuques, qui servent dans le sérail, ont leurs logements sur les dehors, et loin des femmes, et il n’y a que les eunuques vieux et noirs qui les fréquentent et qui les servent à faire leurs messages. Quand on a passé le portail, on découvre des jardins à perte de vue, couverts d’arbres de haute futaie, et quand on a fait environ six vingt pas de chemin, on trouve quatre grands corps de logis, qui ne sont point entourés de murs, parce qu’ils sont à cent cinquante pas de distance l’un de l’autre. L’un s’appelle Méheemancané (Méhmân-khâunéh), c’est-à-dire le palais des hôtes, parce que c’est où on reçoit et où on loge les hôtesses, comme les femmes de qualité qui rendent visite, les princesses du sang royal qui sont mariées, et les femmes et les filles qu’on fait voir au roi pour leur beauté. Un autre s’appelle Amarath ferdous, comme qui dirait le paradis, le troisième Divan hainé30, la salle des miroirs, parce que le salon de ce troisième corps de logis est tout revêtu de miroirs, et même la voûte. Le quatrième se nomme Amarath deria cha, la mer royale, parce qu’il est bâti au devant d’un étang de vingt pieds de diamètre. Les Persans appellent mer royale les étangs et les bassins d’eau, qui sont d’une grandeur extraordinaire, comme est celui-ci, qu’on voit couvert de toutes sortes d’oiseaux de rivière, et au milieu duquel est un parterre vert d’environ trente pieds de diamètre, à six pouces seulement au-dessus de l’eau, entouré d’un balustre doré. Les bords de l’étang, à la largeur de quatre toises tout autour, sont couverts de grands carreaux de marbre. On y voit un petit bateau attaché, qui est garni d’écarlate en dedans, pour se promener sur l’étang et pour aller du parterre. Les quatre rois qui ont régné avant le dernier ont fait bâtir chacun de ces palais ou corps de logis. Ils sont à deux étages, le bas consistant en salons avec des chambres et des cabinets autour, et le haut en chambres, qui sont plus petites, en cabinets, en galeries, en niches de cent sortes de figures et de grandeurs, avec de petits degrés çà et là dans les murs. Ce sont de vrais labyrinthes que ces sortes d’édifices. J’en ai vu un tout garni ; les meubles en paraissaient les plus voluptueux qu’on puisse imaginer. Les lits étaient à terre sur de riches tapis, étendus sur de gros feutres qu’on met par-dessus le plancher pour les conserver ; et ces lits occupaient toute la largeur de l’endroit où ils étaient étendus. Les matelas étaient faits d’ouates et les couvertures aussi. Ces palais sont peints, dorés et azurés partout, excepté où les plafonds sont de rapport et où la boiserie est de senteur. Les vers et les sentences qu’on remarque de çà et de là, dans des cartouches d’or et d’azur, sont aussi sur différents sujets, les uns parlant d’amour, les autres traitant de morale. On voit dans l’un de ces palais un salon à trois étages, soutenu sur des colonnes de bois doré, qu’on pourrait appeler une grotte, car l’eau y est partout, coulant autour des étages dans un canal étroit qui la fait tomber en forme de nappe ou cascade, de manière qu’en quelque endroit du salon que l’on se trouve, on voit et on sent l’eau tout autour de soi. On fait aller l’eau là par une machine qui en est proche et y communique par un tuyau. Au-delà de ces grands corps de logis, on trouve en face un long édifice qui contient un grand appartement, au milieu de trente autres plus petits, tous sur une ligne et à double étage, consistant chacun en deux chambres et un cabinet, avec un perron sur le devant, de dix pieds de profondeur et de quatre pieds de hauteur. Ces logis sont doubles, ouverts derrière et devant sur des jardins, l’un exposé au nord, l’autre au midi, pour les différentes saisons de l’année. C’est là que loge le roi, avec la femme favorite et vingt autres des plus considérées. Les logements du commun sont le long du mur de cet enclos. Ce sont de longues galeries comme les dortoirs des couvents. Le bas étage est pour les femmes, le haut pour les eunuques. Il y a bien cent cinquante à cent quatre-vingts appartements où habitent huit à neuf cents personnes. À cent pas de là sont les offices, les cuisines, les bains, divers magasins, et tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie. C’est en quoi consiste le premier enclos. Il y en a encore trois, l’un plus grand que l’autre, dont le plus proche est un lieu enchanté et fait pour la volupté seulement. Ce ne sont que jardins embellis de ruisseaux, de bassins d’eau et de volières, avec des pavillons çà et là, ornés et meublés le plus somptueusement du monde. Le second enclos est pour les enfants du roi, ou régnant, ou décédé, qui sont trop grands pour converser sans danger avec les femmes. Le troisième, qui est le plus vaste, est pour le séjour des vieilles femmes, des femmes disgraciées et des femmes des rois défunts.

Il ne me reste plus qu’à parler des entrées du palais royal. Il y en a cinq principales: la première et la plus éminente est celle qu’on appelle la porte haute ou glorieuse, qui est ce grand portail au-dessus duquel est un pavillon qui est si haut élevé, qu’en regardant de là dans la place, on ne reconnaît pas les gens qui passent et ils ne paraissent pas grands de deux pieds. Ce beau pavillon est soutenu sur trois rangs de hautes colonnes, et est orné au milieu d’un bassin de jaspe à trois jets d’eau. Des bœufs y font monter l’eau par trois machines, qui sont élevées l’une sur l’autre par étages. On n’est pas peu surpris de voir des jets d’eau dans un lieu si élevé. Je ne dis rien du riche plafond, ni du beau balustre, ni de la carrelure de ce merveilleux salon, parce que le plan en donne l’idée ; la seconde entrée du palais royal est celle qui mène à la porte du sérail ; la troisième est au nord, appelée la porte des Quatre-Bassins ; la quatrième est à l’occident, vers la porte de la ville, qu’on appelle Impériale ; la cinquième est vis-à-vis du petit arsenal, qu’on appelle la porte de la Cuisine, parce que les cuisines du roi en sont proches ; la boulangerie en est proche aussi, qui est divisée en quatre magasins différents pour les diverses sortes de pain ; le pain en feuilles, qui est mince comme du parchemin ; le pain cuit sur les cailloux, qui est grand comme un grand bassin d’argent, et est très-blanc et très-bon ; le petit pain, qui est au lait et aux œufs, et le pain ordinaire, qui, comme les autres, n’est pas si épais que le petit doigt. Il y a encore, du côté de cette porte de la Cuisine, divers magasins du roi: celui des nappes où l’on garde tout le service de table, celui des provisions de bouche, celui de la porcelaine, où l’on comprend toute la vaisselle qui n’est pas d’or, parce que la vaisselle d’or a son office particulier, et celui qu’on appelle le magasin des Valets de pied, parce qu’on y distribue la ration aux petits officiers du palais.

VI §

Voici une bizarre anecdote que Chardin raconte ici sur une femme publique d’Ispahan, de laquelle il habitait alors la maison.

On y verra comment une femme pénitente mourut, par son repentir, avec le courage de la vertu.

Sur la main gauche de ce palais, il y a un autre grand chemin en ligne collatérale, par des rues assez belles, qui sont entrecoupées de bazars. On y passe le caravansérai surnommé: du général des courtches, qui est le plus ancien corps de milices de Perse ; celui qui est nommé Aberganiè (Abergânyéh), et le palais de Siahouch kan (Tchâoùch khân), autrefois Koullar agasi (Qouller âghâcy) ou général des esclaves, qui est un corps de troupes estimé en Perse, comme celui des janissaires en Turquie.

Ces deux chemins se rencontrent à la place Royale, et en continuant sa route, on entre dans une belle rue, qu’on appelle la rue de Gueda Alybec (Guèdah A’ly-beyg), qui était prévôt de la chambre des comptes. Son palais est au milieu, et tout joignant est celui d’un gouverneur de province, nommé Rustan-Kan, avec un bain et une mosquée qui en dépendent.

Cette mosquée est près d’un carrefour, d’où, tournant à l’orient, on rencontre d’abord une maison fameuse, qu’on appelle la maison de la Douze-Tomans, comme qui dirait la Cinquante louis d’or, toman étant une évaluation de monnaie de quinze écus. La Douze-Tomans était une courtisane, à qui on avait donné ce nom, parce qu’elle prenait cette somme la première fois qu’on venait chez elle. À mon premier voyage, l’an 1666, c’était une très-fameuse courtisane, tant par sa beauté que par ses richesses. Son logis, qui n’est pas grand, mais qui est un vrai bijou, consiste en une grande chambre, deux salles et trois petits pavillons, chacun avec deux degrés, en cabinets et en niches: tout cela de différentes figures, un endroit étant carré, l’autre triangulaire, un autre fait en croix, l’autre hexagone. Tous les plafonds sont aussi d’ouvrage différent. Il n’y a point d’endroit qui ne soit peint d’or et d’azur, et orné d’une manière à exciter aux plaisirs de l’amour. Je parle de ce logis comme bien instruit, l’ayant tenu l’an 1675 et 1676, par permission du roi ; car les chrétiens ne sauraient loger dans la ville d’Ispahan sans cette permission. On les a relégués dans un faubourg au-delà de la rivière, à cause du continuel désordre que causait leur mélange avec les mahométans. On les surprenait avec des mahométanes, ce qui attire la mort après soi, ou le changement de religion: les mahométans allaient boire et s’enivrer chez eux, ce qui est encore défendu et faisait répandre du sang. Tous les chrétiens furent donc mis hors de la ville, à la réserve des missionnaires et des gens des Compagnies d’Europe, qui étant, en quelque façon, personnes publiques, sont sous la protection immédiate du roi.

L’envie que j’avais d’étudier la langue et les sciences m’avait toujours porté à demeurer à la ville, parmi le monde persan. J’avais logé deux fois chez les Capucins, et deux fois chez les Carmes ; mais, comme j’avais peur de les incommoder, à cause que je voyais trop de monde, je fus contraint de prendre une maison. J’en demandai permission à la cour, l’an 1675 ; il fut ordonné au gouverneur d’Ispahan de m’en faire donner une, en tel endroit que je voudrais, en qualité de marchand du roi. Le gouverneur et les magistrats d’Ispahan, avec qui j’étais tous les jours, le firent volontiers, et je choisis ce logis-là, n’en trouvant point de plus commode, à cause de sa situation qui est proche du palais royal et de la place Royale, proche des Anglais et des Hollandais, des Capucins et des Carmes. C’était la première fois qu’un Européen particulier avait logé en maison à lui dans Ispahan: celle-ci était, comme je l’ai fait observer, un fort agréable séjour. Des seigneurs qui me venaient voir me disaient souvent: « Ah ! si vous aviez vu comme nous ce logis-ci dans le temps qu’il était meublé si voluptueusement, et qu’il y avait cinq ou six jeunes filles admirablement belles, et leur maîtresse encore plus belle, vous l’auriez trouvé bien plus charmant qu’il ne vous paraît. » La porte du logis était couverte de grosses lames de fer, parce qu’une nuit, de jeunes seigneurs y ayant voulu entrer malgré la dame, et n’en pouvant venir à bout, ils firent apporter un tas de bois devant la porte et y mirent le feu, ce qui obligea la maîtresse de faire faire une porte de fer. On disait que c’était aussi pour servir d’enseigne. Cette femme eut un sort digne de son métier. Après avoir gagné beaucoup d’argent, elle fit taubé (taùbèh), comme on parle en Perse, c’est-à-dire elle fit pénitence et changement de vie, et ne s’abandonna plus: elle alla en pèlerinage à la Mecque, d’où étant de retour, elle prit des filles qu’elle prostituait chez elle ; car la fornication n’est pas un péché dans la religion mahométane, quoiqu’elle ne laisse pas d’être tenue pour déshonnête, et même infâme, aussi bien que le sont les lieux publics ; mais comme cette femme était toujours belle, quoique âgée, il arriva qu’on en voulut jouir à toute force. C’étaient des petits-maîtres passionnée que rien ne pouvait retenir. Elle prit un poignard et en porta un coup au premier qui la voulut toucher ; eux tirèrent les leurs, et la tuèrent sur la place.

Tout joignant cette maison, il y en a une autre presque semblable qui avait été bâtie pour le même usage. Je me souviens que du temps que je demeurais là, la maîtresse du logis étant venue à mourir, les filles qu’elle tenait, qui étaient des esclaves géorgiennes, fort belles et fort bien faites, en menèrent le deuil le plus lamentable qui se puisse imaginer. C’étaient des cris et des gémissements, jour et nuit, qui fendaient l’air. Elles se battaient, se déchiraient et faisaient un bruit furieux, en criant: « Ana, ana, mère, mère, où es-tu allée ? Pourquoi nous abandonner ? Qu’avons-nous fait ? Nous serons plus sages et plus obéissantes que ci-devant ! » et cent sots discours semblables. Au bout de deux jours, le corps ayant été emporté, je crus que les cris cesseraient, ou qu’ils diminueraient du moins ; mais point du tout, cela dura huit jours, et ne fit alors que se ralentir, car de temps en temps ce deuil épouvantable recommençait avec la même fureur. Je voulus voir qui étaient ces crieuses, et si c’était tout de bon qu’elles étaient affligées. Ma terrasse donnait sur le logis. Je me guindai un soir sur le mur de séparation, et je vis trois jeunes filles, qui me parurent très-belles, toutes découvertes par devant jusqu’à la ceinture, échevelées, assises à terre, qui versaient des larmes et se démenaient comme des possédées. Le deuil dura de cette force vingt et un jours, et puis chacune tira pays ; car la défunte leur avait donné la liberté en mourant.

VII §

Le beau faubourg arménien de Youlfa est décrit avec la même splendeur.

C’est là tout l’enclos d’Ispahan ; il faut passer à la description des faubourgs, qui occupent encore plus de terrain que la ville. Je commencerai par la Grande Allée, qu’on peut appeler le cours d’Ispahan, et qui est la plus belle que j’ai vue et dont j’aie jamais ouï parler ; sa longueur est de trois mille deux cents pas, et sa largeur de cent dix31. Les rebords du canal qui coule au milieu, d’un bout à l’autre, et qui sont faits de pierres de taille, sont élevés de neuf pouces, et sont si larges, que deux hommes à cheval peuvent se promener dessus de chaque côté. Les rebords des bassins sont de même largeur, et pour ceux des côtés de l’allée, entre les arbres et les murailles, ils ne sont pas plus hauts, mais ils sont plus larges. Les ailes de cette charmante allée sont de beaux et spacieux jardins, dont chacun a deux pavillons, l’un fort grand, situé au milieu du jardin, consistant en une salle ouverte de tous côtés, et en des chambres et des cabinets aux angles ; l’autre élevé sur le portail du jardin, ouvert au devant et aux côtés, afin de voir plus aisément tous ceux qui vont et viennent dans l’allée. Ces pavillons sont de différente construction et figure ; mais ils sont presque tous d’égale grandeur et tous peints et dorés fort matériellement, ce qui offre aux yeux l’aspect le plus éclatant et le plus agréable. Les murailles de ces jardins sont, pour la plupart, percées à jour, ressemblant à des rangées de mottes qu’on fait sécher ; en sorte que, sans entrer dans les jardins, on voit de dehors toutes les personnes qui y sont, et ce qui s’y passe. Les bassins d’eau sont différents aussi, et en grandeur et en figure. Au contraire, on dirait qu’elle est en terrasses de quelque deux cents pas de longueur, plus basses l’une que l’autre d’environ trois pieds, en la partie de l’allée qui est en deçà de la rivière, et qui sont au contraire plus hautes l’une que l’autre par même proportion, en la partie qui est au-delà ; ce qui fait que, soit en allant, soit en venant, on a toujours devant les yeux une perspective, que ces jets d’eau, avec les bassins et les chutes d’eau qui sont aux bords des terrasses, embellissent merveilleusement. Ce n’est pas tout: à la moitié que la rivière traverse cette charmante allée, elle est plus longue au-delà de l’eau qu’en deçà. Les rues, qui la traversent aussi en plusieurs endroits, sont de larges canaux d’eau, plantés de hauts platanes à double rang, l’un près des maisons, l’autre sur le bord du canal. L’allée finit à une maison de plaisance du roi, qui en occupe la largeur, et qui est si grande, qu’on la nomme Mille-Arpents.

On voit d’abord en entrant dans cette admirable allée un pavillon32 carré, haut et grand, qui fait face à cette maison de mille arpents, que j’ai dit qui est à l’autre bout. Il est à trois étages, sans ouverture sur le derrière, ni au côté gauche, parce que ce sont les côtés qui donnent sur le sérail du roi, et aux deux autres faces, il n’y a que des jalousies au lieu de vitres. Elles sont faites de plâtre, peintes et dorées d’une manière fort agréable. Ce pavillon a été construit de cette sorte par Abas le Grand, afin que les dames du sérail y pussent voir les spectacles, comme les entrées d’ambassadeurs, et les promenades de la cour ; mais depuis ce temps-là, l’humeur jalouse s’est accrue de plus de moitié, car non-seulement on ne s’est pas contenté, comme auparavant, que les femmes ne fussent plus vues des hommes, mais on a voulu qu’elles n’en pussent voir aucun. Ce fut Abas le Grand lui-même qui retrancha jusqu’à cette liberté aux femmes de son palais, par l’aventure étrange qui lui arriva comme il était en Hyrcanie. Les femmes du sérail ne vont guère que la nuit. On les mène d’ordinaire dans des espèces de cunes ou de berceaux qu’on appelle cajavé (kadjâbah, ou Kadjâvah), qui est une machine large de deux pieds et profonde de trois, avec une haute impériale en arc, couverte de drap. Un chameau porte deux de ces grands berceaux, un de chaque côté. Les eunuques aident aux dames à monter dedans, et puis ils abattent les rideaux tout autour, et donnent les chameaux aux conducteurs, qui les attachent fi la queue l’un de l’autre par files de sept, et tirent le premier par le licou. Il arriva, durant une nuit obscure qu’Abas, qui allait avec le sérail, voulut prendre les devants. Il trouva une file de chameaux arrêtés un peu hors du chemin, et un berceau qui penchait tout d’un côté. Il s’en approcha pour le redresser, et il trouva le chamelier dedans avec la dame: de quoi étant également surpris et outré, il les fit enterrer tous deux tout vifs sur-le-champ.

Au devant de ce pavillon de jalousies, il y a un bassin d’eau carré, de quinze pieds de face, et au coin est la porte Impériale, qui est une des portes de la ville, et une des entrées principales de cette merveilleuse allée. À l’autre coin, il y a une autre entrée, mais qui ne sert qu’aux femmes et aux eunuques du palais et au roi, parce qu’elle donne dans le sérail. Les bassins d’eau qui embellissent la partie de l’allée, entre la rivière et la ville, sont sept en nombre, dont quatre sont grands et à fond de cuve, et les trois autres sont plus petits. Le premier de ces bassins est carré, de quinze pieds de face. Le second, qui est carré aussi, est de cent vingt pas de tour, ayant au milieu un échafaud octogone, élevé d’un pied sur l’eau, avec un beau balustre autour où dix personnes peuvent être assises à l’aise pour prendre le frais. Les jardins qui sont à côté s’appellent le jardin Octogone et le Jardin de l’Âne ; et en ce dernier, il y a une grande place pour les tournois. Le troisième bassin est à huit faces, et de cent vingt-huit pas de tour, ayant à ses côtés le jardin du Trône et le jardin du Rossignol, dans lequel il y a un salon charmant. Le quatrième bassin, qui est à la chute de l’eau, n’a que vingt pas de tour. À sa gauche, on voit un grand portail, fort peint et fort doré, qui mène au faubourg ; et l’on en voit un de même à droite, qui mène vers le palais royal. Le cinquième bassin, qui est sur le bord d’une semblable chute d’eau, est aussi petit que l’autre. Les jardins, qui sont aux côtés, s’appellent le jardin des Vignes et le jardin des Mûriers.

On dit que le mari étant parvenu à l’âge de soixante-dix ans, on le faisait entrer dans le sérail, à l’occasion de quelques maladies difficiles et dangereuses, comme n’y ayant plus rien à craindre d’un vieillard de cet âge ; mais sa femme, remarquant qu’on ne voulait plus recevoir que les ordonnances qu’il faisait, et qu’elle allait perdre son crédit, dit un jour au roi que son mari venait d’engrosser une jeune esclave de dix-huit ans, sur quoi il ne lui fut plus permis de voir les femmes du sérail. Le pont est au-delà de ce septième bassin, et les jardins, qui terminent là l’allée, sont la volière du roi, dont le fil est doré, et la maison des lions, à l’autre coin ; et là il y a des chaussées pour descendre à la rivière quand l’eau est basse. On trouve à droite et à gauche un long quai, qui s’étend jusqu’au bout des faubourgs. Le quai à droite est le plus beau. Il est bordé de palais de grands seigneurs, avec de spacieux jardins, de grandes entrées et de grands pavillons le long du quai. Il y a, entre autres, le palais du général des mousquetaires, et la vénerie33, où sont les oiseaux de proie. L’été, que la rivière est basse, la jeune noblesse se rend là tous les soirs, pour faire les exercices, et tout le monde y vient monter des chevaux et des mules pour leur apprendre l’amble. L’autre partie de l’allée est presque semblable à celle-ci. Je ne m’arrêterai pas à nommer les maisons et les jardins des côtés, qui sont au nombre de quatorze, sept de chaque côté ; chacun porte le nom du seigneur qui l’a fait construire. Il fait admirablement beau s’y promener le soir, durant neuf mois de l’année, parce que, durant ce temps, on arrose les parterres et les chaussées, et l’on couvre de fleurs les bassins d’eau. On y voit aussi alors, sur des échafaudages bas et tapissés, au devant de l’entrée des jardins, beaucoup de gens qui prennent du tabac, et beaucoup de beau monde qui va et qui vient à cheval. Cette allée s’appelle Tchar-bag (ou Tchéhâr bâgh), c’est-à-dire Quatre jardins, parce qu’autrefois c’étaient quatre vignobles. Elle a été faite par Abas le Grand ; et, comme le fonds est un bien d’Église, le prince en prit un bail perpétuel à deux cents tomans de rente annuelle, qui font neuf mille francs. Ce prince prenait tant de plaisir à faire faire cette belle allée, qu’il ne voulait pas qu’on y plantât un arbre qu’en sa présence. On assure qu’il mit sous chacun une pièce d’or de huit francs de valeur et une pièce d’argent de dix-huit sols marquées à son coin. Les principaux seigneurs de sa cour firent bâtir à leurs dépens la plupart des jardins qui sont sur les côtés, avec les édifices dont j’ai fait mention.

Allaverdy-Kan34, qui était le généralissime des armées de ce grand conquérant, son grand ami et favori, prit pour sa tâche le bâtiment du pont, qui est une très-belle pièce d’architecture. Ce beau pont se joint à l’allée par une chaussée de quatre-vingts pas à l’un et à l’autre bout, faite en pente insensible. Il a trois cent soixante pas de long, sur treize de large, étant bâti de pierres de taille, hormis les murs, qui servent de parapets ou rebords, lesquels sont de briques et étant flanqué de quatre tours rondes de pierre de taille de la hauteur des murs. Ces murs sont épais de six pieds, et hauts de quatorze à quinze, percés d’un bout à l’autre dans toute leur longueur, et munis au-dessus d’un rebord ou garde-fou à jour, haut de trois pieds, fait de briques disposées comme les mottes des tanneurs: ce qui fait comme des galeries ou plates-formes, où l’on monte par les tours qui sont aux coins. Ces murs, de plus, sont ouverts de neuf en neuf pas en fenêtres ou saillies, de toute la hauteur du mur, ressemblant à des arcades, par lesquelles on a vue sur la rivière, et où l’on prend le frais. Il y a quarante de ces ouvertures à chaque côté, vingt grandes et vingt petites. Tout au milieu du pont, il y a deux petits cabinets bâtis en dehors du côté de l’eau, où l’on descend par quatre marches, et d’où l’on peut puiser l’eau avec la main, quand elle est bien haute. On leur a donné un nom sale, qui marque l’effet que produisent communément sur ceux qui y entrent les peintures impudiques dont ils sont remplis. Abas II fut si honteux d’y avoir mis le pied, qu’il en fit condamner l’entrée.

Ce que je viens de représenter n’est proprement que le dessus de cet admirable pont, lequel est porté par trente-quatre arches35 de belle pierre grisâtre, plus dure que le marbre, mais pas si polie, bâties sur un fondement de même pierre, lequel est plus large que le pont, et l’excède de dix pieds d’un et d’autre côté, avec des soupiraux aux bouts et au milieu, en sorte que, quand l’eau est basse, on peut se promener à sec sur ce fondement-là, l’eau passant toute par ces soupiraux ou ouvertures. Les arches sont percées dans l’épaisseur d’un bout à l’autre, et il y a, de deux en deux pas, de grosses pierres carrées, hautes de demi-toise, sur lesquelles on peut traverser la rivière en sautant de l’une à l’autre. Il y a par-dessus tout cela une petite galerie, pratiquée dans le sommet des arches sur le bord, de manière que huit personnes peuvent à la fois passer ce merveilleux pont par différentes routes. On l’appelle communément le pont de Julfa36, parce qu’il joint la ville au bourg de Julfa, qui est la demeure de tous les chrétiens ; et aussi le pont d’Allaverdy-Kan, lequel en est le fondateur. J’oubliais de dire qu’on descend du dessus du pont au-dessous, à fleur d’eau, par des degrés pratiqués dans les arches.

Le jardin, qui est au bout, est appelé Mille-Arpents, non pas qu’il contienne en effet mille arpents, mais pour faire entendre que sa grandeur est extraordinaire. Il est long d’un mille et large presque autant37, fait en terrasses soutenues de murs de pierres: on y compte douze terrasses, élevées de six à sept pieds l’une sur l’autre, et qui vont de l’une à l’autre par des talus fort aisés à monter, et aussi par des degrés de pierre, qui joignent le canal. Il y a quinze allées dans ce jardin, autant que de terrasses, dont douze sont des allées de traverse ; et de quatre en quatre de ces allées, on trouve un large canal d’eau à fond de cuve, qui traverse le jardin parallèlement, passant sous des voûtes de briques à l’endroit des trois allées longues, afin de ne les pas interrompre. Ces allées longues, qui sont tirées au niveau, mènent d’un bout à l’autre du jardin ; celle du milieu est ornée d’un canal de pierre, profond de huit pouces et large de trois pieds, avec des tuyaux de dix en dix pieds, qui jettent l’eau fort haut. Au bas de chaque terrasse, à l’endroit de la chute du canal, laquelle est en talus et fait une nappe d’eau, il y a un bassin de dix pieds de diamètre, et au haut, il y en a un autre sans comparaison plus grand, profond de plus d’une toise, avec des jets d’eau au milieu et autour. Ces bassins sont tous de différentes figures, ronds, carrés et à plusieurs angles ; celui de la troisième terrasse est dodécagone, de trois cents pas de tour. On voit proche de chaque bassin, sur les ailes, deux grands pavillons fort hauts, peints, dorés et azurés. Au milieu de la sixième terrasse, il y a un pavillon qui coupe l’allée, lequel est à trois étages, et si grand et si spacieux, qu’il peut contenir deux cents personnes assises en rond. Il y a un autre pavillon à l’entrée du jardin, et un autre au bout, qui sont semblables, à la figure et à l’ordonnance près. Quand les eaux jouent dans ce beau jardin, ce qui arrive fort souvent, on ne saurait rien voir de plus grand et de plus merveilleux, surtout au printemps, dans la saison des premières fleurs, parce que ce jardin en est couvert, particulièrement le long du canal et autour des bassins. On est surpris de tant de jets d’eau qu’on voit de toutes parts à perte de vue ; et l’on est charmé, tant de la beauté des objets que de la senteur des fleurs et du ramage des oiseaux, qui sont dans les volières et parmi les arbres.

VIII §

Chardin vous promène ainsi dans toute la ville et dans les environs, jusqu’aux montagnes qui servaient de lieu de plaisance et de divertissement au roi et à ses favorites.

Il revient ensuite aux ruines de Persépolis, qu’il visite et décrit en philosophe et en historien, mais sans en découvrir le mystère.

Il quitte cinq fois Ispahan pour traverser, par Chiraz, jusqu’au golfe Persique (Ormus) la Perse du Midi. Partout son voyage a le même intérêt, sans phrases.

Pendant le dernier de ses voyages, le roi meurt à la campagne, et voici la manière curieuse dont il raconte l’élévation et le couronnement de Solyman, son successeur. La cour s’y dévoile avec un magique intérêt ; lisez:

Les eunuques s’étant présentés au logis des ministres, comme venant de la part de Sa Majesté, les obligèrent de sortir de l’appartement de leurs femmes, et alors ils les informèrent également tous deux de la mort d’Abas II (A’bbâs), et leur en firent un rapport assez exact, qui était que le jour précédent, vers le soir, après que ces ministres se furent retirés, ce monarque avait mangé de bon appétit des confitures que ses femmes lui avaient apprêtées ; ensuite de quoi il avait paru se porter mieux qu’à l’ordinaire, jusque sur les neuf heures du soir, qu’il était tout à coup tombé en pâmoison ; qu’eux y étaient accourus, et l’avaient mis sur son lit ; qu’il était revenu à soi sur les onze heures, mais avec quelque altération de sa raison ; que sa douleur après cela s’était augmentée, et que deux remèdes réitérés qu’il avait pris par l’ordonnance des médecins ne l’avaient point soulagé ; que, vers les deux heures après minuit, la violence de son mal sembla s’être un peu apaisée, mais qu’elle l’avait ressaisi sur les trois heures et lui avait causé une frénésie demi-heure durant ; qu’une autre demi-heure il avait joui de quelque repos ; mais que, enfin, vers les quatre heures, ses yeux, par de tristes roulements, avaient fait connaître les approches de sa mort ; qu’en même temps, il avait rendu l’esprit sans autre agitation, et l’on peut dire sans s’être senti mourir. Aussi n’avait-il témoigné, pendant tout le cours de sa maladie, qu’il s’y attendît ni qu’il en eût la moindre pensée ; et cette dernière nuit, il n’avait même rien ordonné touchant sa personne, sa maison ni son successeur: seulement, dans la force de son dernier accès, un peu avant d’expirer, se tournant du côté de l’appartement public, il avait prononcé avec quelque fureur ces paroles: « Je sais bien que vous m’avez empoisonné ; mais vous boirez votre bonne part du poison, puisque je laisse un fils qui, après ma mort, vous mangera à tous le cœur ! »

Les médecins allèrent donc rendre visite au premier ministre ; et, sous prétexte de lui donner avis de la mort du roi et de lui déclarer la qualité des deux derniers médicaments qu’ils lui avaient fait prendre, ils entrèrent dans des matières plus importantes: ils parlèrent de l’élection, et lui remontrèrent que lui et tous les grands du conseil avaient bien sujet de prendre garde à eux ; que le prince, quelques moments avant sa mort, s’était plaint à haute voix que ses ministres lui avaient fait donner du poison ; mais qu’il laissait un fils qui leur mangerait le cœur ; que ces paroles ni ces plaintes ne pouvaient demeurer cachées au successeur ; que si l’on donnait la couronne à l’aîné, qui était déjà dans un âge assez avancé pour se rendre indépendant, et qui d’ailleurs avait l’esprit fort fier, il ne manquerait jamais de se servir de ce prétexte pour se défaire de tous les grands et de tous les ministres, dans la pensée de se rendre absolu par ce moyen et se mettre en état de faire de nouvelles créatures, vu principalement qu’il devait se ressentir du mauvais traitement que son père lui avait fait depuis deux ans, qu’il attribuerait toujours au conseil de ses ministres. Leur conclusion fut que, comme ils voyaient que le prince aîné ne pouvait pas vouloir du bien aux grands, que c’était à eux une imprudence de lui en faire, particulièrement un bien de cette nature, qui le mettait en pouvoir de leur faire tout le mal qu’il lui plairait ; et dans cette conjoncture, le parti le plus assuré était de faire tomber leur élection sur le puîné, Hamzeh-Mirza ; que ce jeune prince promettait beaucoup et donnait pour l’avenir de grandes espérances pour la grandeur de l’empire des Perses, et pour le présent il leur donnait sujet à tous de s’attendre à un doux repos, puisque, étant incapable des affaires, il leur en laisserait le maniement un fort long temps, qui ne pouvait être moindre que de douze ou quinze ans.

Ces paroles, portées par ces deux seigneurs au premier ministre, et ensuite au second, auquel, sous ce même prétexte, ils tinrent un semblable discours, firent tout l’effet qu’ils en osaient désirer.

L’un et l’autre s’y rendirent, et ils résolurent d’élever sur le trône le plus jeune des enfants du feu roi au préjudice de l’aîné. Ils se figurèrent que si cet aîné venait à régner, leur perte était infaillible ; qu’il y avait tout à craindre d’un esprit hautain comme le sien, qui, à l’âge de vingt ans, se verrait, de captif, tout à coup devenu souverain ; que, quand il ne se croirait pas avoir été offensé par eux, le plaisir qu’il prendrait à faire le maître le porterait à d’étranges résolutions, dont la moindre serait de changer la face de la cour. « Et qui sait, disaient-ils en eux-mêmes, s’il n’attentera point à nos vies ? » Surtout le reproche d’empoisonnement les mettait à la gêne ; car, bien que peut-être ils en fussent innocents, le soupçon en était si plausible, que cette accusation, toute fausse qu’elle était à leur égard, ne leur présentait pas une image de mort moins horrible que si elle eût été véritable, lorsque le prince qui succéderait à l’empire voudrait l’appuyer ; qu’au contraire, si l’on élisait le puîné, ils se maintiendraient sans peine dans le poste glorieux que leurs charges leur donnaient ; qu’ils auraient le loisir d’élever leurs familles et de faire des créatures ; qu’ils gouverneraient avec un pouvoir presque absolu, sous un enfant, un des plus grands empires de l’univers.

Au reste, je n’ai point entendu dire que d’autres seigneurs que ceux-ci se soient trouvés en cette assemblée.

Le premier ministre y prit le premier la parole, et leur exposa ce que le grand chambellan lui avait rapporté de la mort du roi, qui lui avait été confirmée par les deux premiers médecins. Il leur dit « qu’il ne doutait pas qu’ils ne l’eussent tous appris d’eux de la même sorte, et qu’ainsi ils auraient connu comment leur défunt monarque avait rendu l’esprit, sans avoir déclaré par écrit ni de vive voix auquel de ses deux fils il laissait le sceptre, et que, par cela, il était de leur devoir de procéder à cette élection au plus tôt, tant pour ne laisser davantage dans une condition privée celui des princes à qui la Providence avait destiné la couronne, que pour mettre l’État en sûreté, qui courait toujours fortune tandis qu’il n’aurait point de maître, vu qu’il en était des monarchies comme des corps animés, qu’un corps cesse de vivre au moment qu’il demeure sans tête, un royaume tombait dans le désordre au moment qu’il n’avait plus de roi ; que, pour éviter ce malheur, il fallait, avant de se séparer, élire de la sacrée race imamique un rejeton glorieux qui s’assît au trône qu’Abas II venait de quitter pour aller prendre place dans le ciel ; que ce monarque, de triomphante mémoire, avait laissé deux fils, comme il s’assurait que personne de ceux devant qui il parlait ne le révoquait en doute, l’un, Sefie-Mirza, qui était venu au monde il y avait environ vingt ans, et avait été laissé dans le palais de la Grandeur en la garde d’Aga-Nazir ; l’autre, Hamzeh-Mirza, âgé de quelque sept ans, qui se trouvait ici près d’eux à la cour, sous la garde d’Aga-Mubarik, présent en leur assemblée ; que, de ces deux, après avoir invoqué le nom très-haut, ils choisissent celui que le vrai roi avait préparé pour le lieutenant du successeur à attendre. »

Par ce successeur à attendre, les Perses veulent dire le dernier des imaans (îmâm), qui est dans leur opinion comme leur Messie, dont ils attendent à tout moment le retour. Ce n’est pas ici le lieu d’expliquer ceci plus au long, non plus que quelques façons de parler persiennes, que nous avons exprimées en leur naturel, dans la croyance que nous avons eue que les savants y prendraient plaisir.

Ce premier ministre ayant prononcé ces paroles avec une grande démonstration de douleur, et avec un air plein de majesté, qu’à l’âge de soixante ans il a merveilleuse et insinuante, se tut, comme attendant que quelqu’un parlât et donnât son avis. Mais, lorsqu’il vit que tous ceux de l’assemblée lui déféraient (car en effet cet honneur, à cause de sa dignité, lui appartenait), et qu’applaudissant à son discours, et levant les yeux au ciel, ils ne faisaient que répéter le Bism allah’ (Bismîllah), Ainsi soit-il ! Au nom de Dieu ! il reprit ainsi modestement la parole, en regardant tous les grands l’un après l’autre: « Que, dans le besoin où ils se trouvaient, et dans la résolution qu’ils avaient prise d’élire pour monarque un de ces deux princes, son sentiment était qu’ils devaient céder à une fâcheuse mais pressante nécessité, qui les obligeait de préférer Hamzeh-Mirza, quoique le plus jeune, et l’élever au trône au préjudice de son aîné ; que la raison de cela était que tout le monde ne savait que trop la rigueur qu’Abas avait toujours tenue à celui-ci ; qu’il y avait à craindre que ce jeune prince ne fût du moins privé de la vue ; que le bruit en avait couru dès lors que le défunt monarque, au sortir d’Ispahan, fit paraître sur son visage une consternation qui ne marquait rien que de funeste ; qu’on avait eu encore plus de sujet de le croire depuis que le roi, au commencement de sa maladie, avait envoyé en poste, sans aucune participation de pas un des grands, un eunuque en cette même ville avec quelques ordres secrets ; que ces ordres ne pouvaient aller qu’à faire trancher la tête au prince son fils, ou lui arracher les yeux pour le rendre incapable de succéder à la couronne après lui, s’il venait à mourir ; car, pour toute autre chose, ce monarque n’eût pas manqué d’en faire part à quelques-uns de son conseil, et particulièrement à lui, premier ministre, qui avait accoutumé, dans la conduite ordinaire, de sceller de son sceau tous les commandements et les ordres où Sa Majesté mettait le sien ; que si cela était ainsi, ils ne pouvaient l’élire qu’ils n’en reçussent une grande confusion, non-seulement s’il était mort, mais encore s’il était privé de la vue. Car vous savez, dit-il, que les sacrées lois de l’élu de Dieu ne permettent pas qu’une personne à qui cette sorte de disgrâce est arrivée obtienne le souverain commandement sur nous ; après cela, nous serons contraints de recourir à Hamzeh-Mirza ; et de quelle grâce, je vous prie, recevra-t-il notre élection ? N’aura-t-il pas sujet de se plaindre du peu d’affection que nous aurions témoigné à devenir ses esclaves, et que nous ne l’avons reconnu pour notre roi qu’après que son frère n’a pu le devenir ? Prendra-t-il plaisir à recevoir de nos mains une couronne que nous aurions offerte à un autre ? Il se persuadera de ne devoir rien à nos suffrages, qui ne lui auront pas été donnés pour une inclination pleine d’amour, mais qu’une invincible nécessité aura exigés de nous. Et Dieu veuille qu’il en demeure là et qu’il se contente de ne nous en pas savoir gré ! Qui sait s’il ne se vengera pas, et si les froideurs que nous avons eues pour lui n’allumeront pas en son âme un feu de colère contre nous, qui ne s’éteindra que par notre ruine et la désolation de nos familles ? Mais ce n’est pas ce que nous devons considérer. Quand il s’agit du salut de l’État, celui des particuliers est peu de chose. Songez, seigneurs, à ce que j’ai marqué au commencement de ce discours: il faut éviter un interrègne dangereux, qui durerait longtemps dans les allées et venues d’ici à la ville capitale. La Providence nous a mis entre les mains Hamzeh-Mirza ; que nous reste-t-il plus, que suivre ses ordres, et d’aller dès ce moment élever ce favori du ciel au trône sacré du prince du monde. »

Après que le premier ministre eut prononcé ces paroles, il ne laissa pas peu à penser aux autres seigneurs d’où lui pouvait être venu ce sentiment ; néanmoins, comme c’était une personne qui avait toujours vécu dans une haute estime de probité, et que son âge déjà avancé et sa longue expérience dans les affaires le rendaient très-considérable, on ne soupçonna point que l’avis qu’il donnait fût intéressé, ni qu’il y fût porté par d’autres motifs que ceux qui regardaient le bien de l’État, vu principalement qu’il n’avait rien avancé que toute la compagnie n’estimât très-véritable.

Cet enfant royal allait être de cette sorte élevé sur le trône, à l’exclusion de son aîné. Tous les grands donnaient les mains à cette élection, et pas un de ceux qui avaient droit de parler ne lui avait refusé son suffrage. Il ne restait plus que deux eunuques qui n’avaient rien dit ; mais qui eût pensé qu’ils eussent jamais osé rien dire, et encore le moins considéré de ces deux ? Vu que l’un ni l’autre n’ayant ni droit, ni titre, ni autorité pour ce faire, aurait-on pu s’imaginer qu’ils auraient été capables de concevoir des sentiments contraires à ceux que cette illustre assemblée faisait paraître ? Et quand ils en auraient été capables, y avait-il apparence qu’ils eussent eu l’audace de le déclarer, et, en le déclarant, de l’emporter contre tant de voix ?

Cela arriva néanmoins d’une façon que l’on peut appeler miraculeuse, tant pour les circonstances que nous avons déjà observées, que pour celles que nous allons marquer, et qui font dire qu’il y a une puissance supérieure qui se mêle souverainement dans les affaires humaines, qui se rend maîtresse des événements, et qui fait réussir les choses bien souvent contre notre attente, comme il arriva ici, où Sefie fut élu malgré le complot des personnes intéressées, et les dispositions favorables qu’ils avaient données à leur entreprise.

Cet eunuque, qui rompit toutes les mesures qu’avaient prises ces seigneurs, fut Aga-Mubarek, fort considéré en cette cour-là, comme nous l’avons marqué, auquel l’éducation du second fils du monarque avait été commise. Il était, dis-je, le gouverneur de Hamzeh-Mirza, celui que les grands voulaient élever sur le trône ; et, par conséquent, il devait plus qu’aucun autre appuyer leurs suffrages, puisque, apparemment, la grandeur de son illustre nourrisson allait augmenter infiniment son crédit, et lui présentait une fortune la plus éclatante qu’un homme de sa condition pouvait espérer.

Cependant l’amour de la justice prévalut dans son âme, et ce fut avec horreur qu’il entendit la proposition qu’avait faite le premier ministre de préférer le cadet à l’aîné, qui s’augmenta à mesure que les autres du conseil y prêtaient leur consentement. Sur quoi il prit une résolution digne de cette ancienne et constante fidélité dont on a toujours vanté les eunuques. Il crut qu’il y allait de son devoir d’empêcher ce désordre autant qu’il pourrait ; et qu’encore qu’il n’eût pas de droit de parler en cette assemblée, il lui était permis de violer ce droit, qui n’était que de pure cérémonie, pour remettre dans le bon chemin ceux qui violaient une loi que la nature semblait avoir établie et que la religion favorisait.

Il attendit néanmoins que tout le monde eût parlé, tant parce qu’il devait cette déférence aux seigneurs qui tenaient un rang au-dessus de lui, que parce qu’il espérait toujours que quelqu’un d’eux, plus éclairé ou mieux intentionné que les autres, proposerait des sentiments plus légitimes, et le délivrerait de l’embarras où une rencontre si fâcheuse l’allait engager ; mais, lorsqu’il vit que, tout d’une voix, ils avaient conclu à l’élection du cadet, au préjudice de l’aîné, sur des prétextes qui, quelque spécieux qu’ils fussent, paraissaient affectés, et sur des conjectures trop faibles au fond pour être assez considérables dans une si grande affaire ; d’un ton de voix qui, sans perdre le respect, avait beaucoup de vigueur, il leur parla en ces termes:

« Cette proposition que vous venez de faire, princes, seigneurs des seigneurs, d’exclure de la couronne Sefie, fils aîné d’Abas II, à qui elle appartient légitimement, et de mettre en sa place le cadet Hamzeh-Mirza, choque trop visiblement la justice et les lois de l’envoyé élu, pour croire que vous vous y soyez portés par quelque éblouissement qui vous ait surpris. J’oserais bien vous assurer que nul des motifs qui ont été allégués n’est estimé assez puissant de pas un de vous. Non: le prétexte que vous avez emprunté pour élire Hamzeh-Mirza n’est pas raisonnable. Le véritable sujet qui vous y porte, si vous voulez que je vous le dise, encore que vous le sachiez aussi bien que moi, c’est le désir que vous avez de gouverner la Perse, et longtemps et à votre gré ; c’est pour cela que vous voulez élire un enfant, sous la minorité duquel tout vous sera permis, et vous pourrez exercer une puissance absolue: car ce que l’on allègue du prince aîné, que sans doute il est privé de la vie ou de la vue, ne peut passer pour autre chose que pour une pure illusion. Si cela était, n’en aurais-je rien appris, moi qui, depuis le départ du roi de la capitale, ai toujours su précisément tout ce qui s’est passé dans le palais des femmes, qui l’ai toujours suivi partout, et qui ai, outre cela, la conduite du jeune prince ? Si cet eunuque qui fut envoyé en poste, il n’y a pas longtemps, à Ispahan, eût eu des ordres secrets contre Sefie-Mirza, dans le dessein de le rendre incapable de succéder à l’empire, n’en aurais-je rien découvert ; et le feu roi n’eût-il pas changé quelque chose à la condition de son second fils, qu’il eût désigné en ce cas-là pour monter sur le trône après lui ? N’eût-il pas augmenté son apanage et son éclat ? Me l’eût-il celé à moi et à la lumière des femmes, à la duchesse, dis-je, mère du jeune prince ? Et quand il me l’aurait voulu celer, ne m’aurait-il pas été plus aisé qu’à vous d’en découvrir quelque chose, puisque je demeure dans le palais intérieur, et que je sais tout ce qui s’y passe de plus secret ; que vous n’y entrez jamais, et que vous ne le pouvez regarder que par dehors ? Il n’est rien, en un mot, de tout ce que vous feignez de craindre. Sefie-Mirza est vivant et voyant, Dieu en est ma caution ; et, s’il n’en est pas ainsi, voilà ma tête. Vous ne pouvez donc pas sans injustice ou, pour mieux dire, sans une noire trahison, oublier l’aîné et le sacrifier et à vos passions et aux intérêts de son cadet. Que plutôt le cadet soit sacrifié à lui et aux intérêts de l’État ! Ne voyez-vous pas que vous allez jeter le royaume dans une confusion épouvantable et le remplir de divisions ? Pensez-vous que les autres grands veuillent passer pour des gens sans loi et approuvent vos suffrages ? Croyez-vous que les peuples veuillent se charger de votre crime, et souffrir sur le trône des fidèles le plus jeune frère, que vous ne pourrez y avoir mis qu’en foulant aux pieds les plus saints devoirs que la religion nous inspire ? Au contraire, tout le monde s’élèvera contre vous pour soutenir le parti de l’héritier légitime ; et quand il ne le ferait pas, vous serez chargés de malédictions et toujours regardés comme les auteurs d’un attentat exécrable ; vous en rougirez de honte toute votre vie et en aurez un regret perpétuel dans l’âme. Hamzeh-Mirza lui-même, pour qui vous avez prostitué vos consciences, ne vous en saura pas de gré un jour ; il vous regardera comme des chiens, qui ne lui auront procuré cet honneur que dans le désir de faire curée, et qui, dans l’espérance de s’engraisser pendant son bas âge, auront laissé Dieu et la loi, le Prophète et le livre, l’explication, la droite raison et la justice. Je m’assure qu’il vous punira, et que le moindre châtiment que vous en devez attendre est d’être envoyés nus en quelque désert, prier Dieu pour lui de ce qu’il vous aura laissé la vie. » Là-dessus, il s’arrêta tout court, le visage un peu ému ; puis reprenant la parole au même instant avec une exclamation subite: « Hamzeh-Mirza, s’écria-t-il, Hamzeh-Mirza ! à quelle extrémité vois-je que vous le réduisez ? Voulez-vous, seigneurs, que je l’aille étrangler de mes mains et que je vous le vienne apporter mort en votre présence ? J’en ai le pouvoir, il est sous ma charge. C’est par là que je saurai vous ôter le moyen de ne pouvoir plus faire de mauvais choix ; vous serez bien alors contraints de porter la couronne à l’aîné, et je vous laisse à penser de quelle manière il la recevra de vous, quand il verra que vous ne vous serez rendus à votre devoir qu’après une extrémité si fâcheuse. »

Il finit son discours avec cette menace, et laissa les seigneurs de l’assemblée tellement surpris, que si une montagne fût tombée à leurs pieds, comme on parle en Perse, ils n’eussent pas témoigné tant d’étonnement. Ils ne devinaient point le motif qui avait porté cet eunuque à une résolution si déterminée: il n’y était poussé ni par la haine, ni par la crainte, ni par l’espérance. Il n’était point ému par la haine, puisqu’il chérissait tendrement son aimable nourrisson ; moins encore par la crainte, puisqu’il ne pouvait attendre qu’une douce complaisance à son égard de celui qui avait été élevé entre ses bras. Il ne pouvait non plus rien espérer d’aussi avantageux du côté de l’aîné dont il ignorait l’inclination ; car, quand il en aurait eu pour lui, elle aurait toujours été moindre que celle du plus jeune, qui l’avait sucée avec le lait. Ils voyaient tous qu’il parlait contre ses propres intérêts, et que ce ne pouvait être que le zèle pour la justice et pour le bien de l’État, le désir de contenter les peuples et la fidélité qu’il devait à son défunt maître qui le faisaient agir. C’est ce qui leur donna du respect pour lui, et qui les obligea d’admirer des sentiments si généreux, quoiqu’ils fussent contraires à leurs intentions et qu’ils accusassent leur conduite.

Un demi-quart d’heure se passa sans que pas un d’eux ouvrît la bouche: ils se regardaient l’un l’autre, sans dire mot, dans l’embarras que leur donnait ou la honte de se dédire, ou la crainte du péril qu’ils couraient s’ils osaient s’obstiner à maintenir le sentiment qu’ils avaient témoigné d’abord. Enfin, le premier ministre, soit qu’il fût plus ami de l’équité que les autres, comme cette manière d’agir noble et désintéressée qu’il avait toujours fait paraître auparavant le donnait à conjecturer, soit qu’il craignît qu’à son défaut quelque autre prît la parole, ce qui l’eût rendu criminel, puisqu’il lui appartenait de parler le premier, et qu’il le venait de faire lorsqu’il avait opiné si fort au désavantage de Sefie-Mirza ; ce premier ministre, dis-je, rompit le silence et commença à dire: « que véritablement, sur l’assurance infaillible que l’on aurait que le fils aîné d’Abas II ne serait plus en état de recevoir la couronne, l’assemblée pourrait, sans injustice, passer à l’élection du second fils ; mais, puisque maintenant Aga-Mubarik les assurait fortement que Sefie-Mirza n’avait perdu ni la vie, ni la vue, sans délibérer davantage, il le fallait élire: c’est pourquoi il lui donnait de tout son cœur sa voix et ses vœux, et protestait qu’il fallait tout de ce pas lui aller présenter le diadème et l’empire. »

Les autres seigneurs, à ces paroles, perdirent courage, et n’eurent plus la force de soutenir bien ce qu’ils avaient commencé mal. La condition de ces seigneurs les rend naturellement timides ; tout illustres et tout princes qu’ils paraissent, ils ne sont en effet que des esclaves: leur vie, leur liberté, leur honneur et leurs biens dépendent absolument du souverain. Ainsi, bien loin qu’aucun d’eux voulût tenir ferme sur son premier sentiment, ils se hâtèrent à l’envi l’un de l’autre de se rétracter ; et dissimulant leur mécontentement, ils arrêtèrent, tout d’une voix, « qu’attendu que l’aîné se trouvait en état de recevoir la couronne qui lui appartenait par la loi, il fallait sans délai l’aller tirer du palais de la Grandeur pour le porter sur le trône. » Voilà comme Sefie-Mirza (Sséfy-Myrzâ) fut élu monarque des Perses, contre la volonté de ceux mêmes qui lui donnaient leurs suffrages.

IX §

Ainsi, celui qui avait été nommé pour assurer l’élection du cadet fit prévaloir l’aîné. La conscience de l’eunuque, ou sa profonde habileté, l’emporta contre le conseil tout entier.

Le fils aîné fut nommé, et l’ombre du harem couvrit le sort du second fils.

Lamartine.

FIN DE L’ENTRETIEN CXLIII.

CXLIVe entretien.
Mélanges

M. de Genoude et ses fils §

I §

C’est vers 1820 que je connus très-intimement un assez grand nombre d’hommes et de femmes, ou illustres, ou célèbres, qui eurent par la suite une certaine influence sur ma vie. J’aime à me les rappeler et à revivre avec eux, comme si toutes les années qui se sont écoulées entre ces moments et ceux où j’écris ressuscitaient tout à coup pour eux et pour moi, et nous replaçaient dans les mêmes rapports. C’est vivre deux fois ; admirable effet des dons de la mémoire, qui nous permet de revivre les temps que nous avons déjà vécus !

Il faut dire d’abord, pour expliquer l’empressement que tant de personnages, si au-dessus de moi par l’âge, le rang, la naissance, l’illustration, mettaient à me connaître, que, grâce au comte de Virieu, mon camarade des gardes du corps, et à quelques pièces de vers rapportées de Milly et récitées par mes amis dans les sociétés de Paris, je jouissais déjà d’une sorte de renommée à demi-voix dans le monde. Mon extérieur distingué et ma figure agréable, quoique mélancolique, n’y gâtaient rien ; on parlait de moi comme d’un jeune homme bien né et bien pensant, venu à Paris avec les jeunes gentilshommes de sa province pour servir le roi, mais que les dons de Dieu, dont il paraissait comblé, ne tarderaient pas, malgré sa modestie, à tirer de l’obscurité et à faire éclater au grand jour. Cette fleur de renommée dont on ne voit pas l’éclat, mais dont on devine le parfum comme un mystère, semble être la possession secrète de tous ceux qui la respirent ; on se passionne pour elle comme pour un trésor secret qui mettra bientôt dans l’ombre tous les talents alors en lumière. Telle était au juste ma demi-célébrité dans un monde où elle m’avait pour ainsi dire devancée ; cela me valait un accueil peu répandu, mais charmant.

M. de Genoude fut un des premiers à se faire présenter à moi par un beau et excellent jeune homme de son pays, qui faisait avant moi des vers très-agréables: c’était M. Rocher, de la Côte-Saint-André, que j’avais connu dans mes courses en Dauphiné ; il débutait à Paris dans la magistrature et dans les lettres ; il devint plus tard sous-secrétaire d’État du ministère de la justice, sous la République. Je le retrouvai à Bourges, président du jury national chargé de juger l’insurrection étourdie à laquelle on a donné le nom de M. Ledru-Rollin. J’y fus appelé comme témoin.

M. Rocher m’amena donc un matin son compatriote, qui traduisait alors les magnifiques Psaumes de David de l’hébreu en français ; il savait par cœur quelques vers de moi, qu’il avait entendu réciter par hasard ; il en était ou en paraissait enthousiaste. Il me témoigna une bienveillance et un dévouement extrêmes. Il était d’une figure prévenante et empressée, comme ces hommes heureux de rendre service. Né à Grenoble, d’une honorable famille qui tenait une petite auberge où l’on vendait de la bière aux jeunes gens du pays, sa mère, femme pieuse et intelligente, lui avait fait donner par les ecclésiastiques de Grenoble une éducation lettrée, dont elle espérait un jour tirer parti pour son avancement dans le monde. Elle ne s’était point trompée. Il ne rougissait point de sa médiocrité en entrant dans la vie. Un de mes anciens amis, M. de Mareste, homme d’esprit, très-au-dessus des préjugés vulgaires, le rencontrait quelquefois chez moi. Il lui témoignait estime et bienveillance. Il me racontait que, quelques années auparavant, cet enfant, faisant ses études à Grenoble, d’une figure agréable et spirituelle, en aidant sa mère dans les soins de sa petite hôtellerie, servait souvent la chopine de bière mousseuse et le petit verre de ratafia de Grenoble à lui et à ses amis, sans que cette modeste apparence de servilité banale nuisît en rien à l’estime que la jeunesse de Grenoble témoignait à ce jeune homme dévoué à sa famille. Après avoir terminé ses études en Dauphiné, il fut recueilli à Paris, je ne sais sous quelle dénomination, dans la maison de M. Lenoir-Laroche, sénateur de l’Empire, qui lui donna asile et protection. M. de Genoude y fit connaissance de M. de Chateaubriand, de M. de Lamennais et de la plupart des hommes de lettres de l’époque appartenant alors au parti religieux et royaliste, auquel sa mère lui avait recommandé d’être fidèle ; il semblait se destiner à la prêtrise. La décence de sa conduite, ses traductions de la Bible, ses liaisons particulières avec les hommes pieux, la modestie de sa physionomie, les habitudes régulières de sa vie avaient quelque chose des jeunes lévites. Il ne se cachait pas du penchant qu’il avait pour cette profession, même parmi nous, jeunes gens très-profanes, et cela le faisait accepter par les hautes notabilités de Paris comme un futur ministre de l’Église. Mais, soit nature, soit habileté politique, il ne se prononçait pas nettement encore avec le parti des saints de ses amis. Il se bornait à leur donner de l’espérance. On vit bientôt pourquoi.

II §

Quelques jours après cette connaissance sommaire, il vint un matin me revoir en sortant de chez l’abbé de Lamennais. Je ne connaissais l’abbé de Lamennais que par l’enthousiasme que m’avait inspiré, pour son style véritablement supérieur, son premier volume de l’Essai sur l’Indifférence en matière de religion. Je l’avais reçu à Milly pendant l’été précédent. J’y étais seul, pendant un séjour que mon père, ma mère et mes sœurs étaient allés faire en Bourgogne, chez l’abbé de Lamartine, dans sa terre auprès de Dijon. Ma solitude me prédisposait à l’admiration. Le volume m’était arrivé, sans nom d’auteur, par la poste. Les premières pages me transportèrent à d’autres temps, et, bien que je ne fusse pas dévot à la manière de l’auteur, ses doctrines exaltées et passionnées, la nouveauté et la perfection de son style me firent croire pendant quelques jours que l’auteur anonyme de ce livre, encore inconnu pour tout le monde, ne l’était pas pour moi. Je me figurai que ce volume était le coup d’essai du baron Louis de Vignet, neveu du comte de Maistre. Louis de Vignet était mon camarade de collége chez les jésuites de Belley. Plus je lisais, plus je me confirmais dans cette supposition. Il aura voulu, me disais-je, essayer sur moi la portée de son génie. Il en avait ; c’étaient les mêmes idées violentes et hardies, les idées inflexibles, me disais-je, exprimées avec cette hauteur de parole et cette insolence de conviction du prophète de Chambéry, qui n’admettait le doute que comme une impiété. Supposer que Dieu lui-même eût pu avoir une autre idée que celle d’un montagnard de Savoie lui eût paru un blasphème impardonnable de notre risible orgueil. Je lus avec admiration les phrases, avec douleur les principes ; le radicalisme insultant à la bonne foi ne m’allait pas, mais la forme de ce style m’enchantait.

Quand j’eus fini, j’écrivis à Louis de Vignet que je l’avais reconnu et que je le priais de m’avouer son subterfuge ; on m’écrivit de Paris quelques jours après, pour me nommer l’auteur de cette belle diatribe. C’était un jeune ecclésiastique récemment converti, né à Saint-Malo, pays de M. de Chateaubriand, et qui était égal à son compatriote, non en sensibilité, mais en éloquence. M. de Genoude, lui ayant parlé à Paris de mon admiration pour son talent, lui inspira le désir de me connaître ; un matin, la conversation étant tombée entre eux sur la poésie, à propos des Psaumes, Genoude se prit à lui réciter une Méditation, de moi, sur le même sujet, que je venais de lui adresser à lui-même à propos de sa traduction. J’y prenais tour à tour le ton de tous les prophètes, et je finissais par Job, le plus poëte de tous. L’abbé de Lamennais, qui était encore dans son lit, fut tellement ravi de cet essai de mon talent, qu’il jeta à terre sa couverture et ses draps, et s’écria que ce jeune garde du corps était le barde sacré de ce temps-ci, et qu’il voulait que Genoude, sans perdre un moment, le conduisît immédiatement chez lui. Je les vis entrer, peu d’instants après, l’un et l’autre dans ma chambre, et de ce jour l’abbé et moi nous fûmes liés. Cette liaison, toutefois, qui fut assez constante, ne fut jamais tendre: le goût de la haute littérature nous unissait, la différence de nos caractères tendait sans cesse à nous désunir.

III §

L’abbé de Lamennais, devenu depuis si célèbre, n’avait rien à mes yeux d’attachant. Son extérieur était celui d’un séminariste enragé de théologie, plutôt que d’un saint nourri de piété tolérante. Il paraissait plus haineux que sensible. Son costume de prêtre étriqué ne relevait pas son extérieur. Ses gros souliers, ses bas de laine noire mal étirés sur ses jambes grêles, sa redingote étroite et râpée suivait et dessinait la charpente de ses côtes. Sa tête, constamment penchée en avant et un peu de côté, s’harmoniait bien avec son regard mobile et indirect. Il était de la taille d’un enfant de chœur, petit, maigre, chancelant sur ses pieds, une ébauche d’homme. Mais le feu de ses yeux et l’ardeur de son soliloque quand il parlait, et il parlait presque toujours sans écouter les réponses, fixaient sur lui tous les regards. Alors il se levait tout à coup et se mettait à marcher en zigzag dans son appartement avec une volubilité passionnée, mais monotone, qui interdisait la possibilité et même l’idée de le contredire. Ses paroles, entrecoupées d’un rire nerveux et hostile, étaient presque toujours des plaisanteries sarcastiques très-amères contre les absents, auxquels il ne pardonnait pas le moindre dissentiment avec lui ou avec le parti dont il était alors ; puis il lançait, en regardant ses auditeurs, un éclat de rire saccadé et bruyant qui ressemblait à l’écho de son âme. Rien de tout cela ne me plaisait, mais je le regardais comme un homme d’une autre chair et d’une autre âme, destiné à jouer un grand rôle dans un monde à part ; ce monde de la haine et de la colère, le jacobin noir de la révolution posthume du dix-neuvième siècle. Car, quand on a lu comme moi avec attention les diatribes des premiers jacobins et les incroyables absurdités qu’ils vociféraient dans les séances de 1791, contre la cour et l’aristocratie, on les retrouve toutes dans les conversations de l’abbé de Lamennais contre les démocrates de 1818 et de 1820. C’était sur eux alors que tombaient ses sarcasmes.

Il ne tarda pas, moitié par la passion de la propagande religieuse, moitié par l’autorité de son talent royaliste, à se former, dans un petit appartement d’un faubourg de Paris, une espèce de cour de jeunes gens fanatiquement dévoués à ses opinions changeantes, mais toujours extrêmes, qui lui faisait un cénacle. Il les menait l’été à la Chesnaye, maison de campagne solitaire où il composait ses ouvrages en tenant ses jeunes acolytes dans une espèce de couvent rural et religieux ; il revenait à Paris l’hiver. Il n’était rien moins que partisan de l’Église gallicane à cette date de sa vie ; car, en 1820, quelques jours avant mon départ pour Naples, il me fit prier par M. de Genoude de me rendre à une conférence secrète qui devait avoir lieu chez M. de Bonald pour fonder une Revue littéraire. Le but était de m’offrir des articles purement politiques à rédiger ; mais le sens principal de cette Revue était de combattre les principes de l’Église gallicane comme attentatoires à la liberté du souverain pontife et à la spontanéité de la foi catholique en France. Je m’y rendis, car bien qu’éloigné des sentiments de Lamennais en matière religieuse, j’étais et je suis toujours très-ennemi du concordat de Bonaparte assujettissant le prince aux volontés du pape, et le pape aux ordres du prince. L’abbé de Lamennais parla dans le sens contraire, ainsi que M. de Bonald et M. de Genoude. Je fus chargé, en dehors de toute controverse religieuse, de faire un article sur Voltaire dans un des premiers numéros de la Revue. Je le commençai très-modéré ; blâmant les excès de plume de ce grand artiste et louant son merveilleux talent. Mais, forcé de partir inopinément, je laissai à Genoude cet article à peine commencé. Il le finit, ou il le fit finir par une main inconnue, et je fus très-étonné, en arrivant de Naples, de le lire tout autrement conçu et autrement rédigé qu’il n’était dans mon esprit et signé de moi. Je ne réclamai pas contre une erreur qui ne venait que d’une complaisance, et ayant fait paraître moi-même alors les premières pages de mes poésies, attaquées et défendues avec acharnement, j’abandonnai la Revue à elle-même avant de l’avoir commencée. J’écrivis seulement à Genoude de ne plus compromettre mon nom dans des causes qui n’étaient pas selon mes opinions, et tout fut dit.

IV §

Mais il m’avait rendu un grand service quelques semaines avant l’apparition de mes premières poésies. Je lui devais de l’amitié et de la reconnaissance. Je ne l’oubliai jamais. Enthousiaste passionné de mes vers, il se chargea, par pur dévouement pour moi, de la recherche d’un éditeur et de toutes les fastidieuses démarches qui précèdent l’apparition d’un livre de vers ; il s’adressa à M. Charles Gosselin, éditeur des traductions françaises de Walter Scott qui commencèrent sa brillante fortune. M. Gosselin lui remit pour moi la modique somme de six cents francs, prix de ma première édition. Elle fut écoulée en deux ou trois jours, et M. Gosselin continua à des prix tout différents à éditer pendant plusieurs années l’auteur qu’il avait créé. Je contribuai à sa fortune et on voit qu’il l’avait mérité. Le deuxième volume des Méditations confirma le succès du premier. Quelques semaines avant 1830, je lui vendis à un prix considérable les deux volumes des Harmonies religieuses et poétiques. L’ouvrage parut au tocsin de la révolution de Juillet. Je n’étais pas à Paris. Rentré en France quelques jours après, je me hâtai, en passant à Paris pour me rendre en Angleterre, de remettre à M. Gosselin une partie du prix considérable des Harmonies qu’il m’avait payé. Je lui demandai seulement sur sa seule parole de me rendre ce qu’il voudrait de cette somme importante, quand le mauvais effet de la révolution de Juillet aurait laissé mon ouvrage reprendre son cours naturel ; deux ans après, il me rapporta de lui-même les 25,000 francs dont j’avais cru devoir l’indemniser. Nous n’avons jamais eu ensemble que des rapports pleins de loyauté et de délicatesse. Nous en avons été récompensés l’un et l’autre par une honorable fortune et une honorable amitié. Sa femme très-distinguée, et ses enfants, étaient dignes de lui. Mais revenons à M. de Lamennais.

V §

Il resta quelque temps le coryphée du parti légitimiste et ultra-religieux ; puis, après la révolution de 1830, il alla à Rome avec M. de Montalembert et quelques autres jeunes gens de ce parti, offrir au souverain pontife on ne sait quelle alliance équivoque. Le pape déclina tout pacte avec ces hommes de talent, qui pouvaient compromettre l’Église dans des factions humaines. Ils reculèrent tous, avec M. de Montalembert, devant la résistance du sacré-collége. L’abbé de Lamennais espérait, dit-on, rapporter de Rome la dignité de cardinal ; il n’en rapporta que le mécontentement du peu de considération qu’on lui avait montré. Aigri et humilié, il écrivit, à son retour à Paris, une brochure irritée et irritante contre le catholicisme. C’était le signal de sa rupture avec l’Église. Ses amis lui firent des représentations, s’affligèrent et le quittèrent, mais sans éclat et sans reproche ; la prudence et la décence furent de leur côté, il faut en convenir. Quant à lui, une fois lancé, il ne s’arrêta plus. Pour moi, membre alors de la Chambre des députés, je ne lui témoignai ni affection, ni plaisir ; ses tergiversations ne m’étonnaient plus. Je le voyais très-rarement.

Un jour, cependant, on me l’annonça de bonne heure, et, avant d’ouvrir la bouche pour m’entretenir du motif de sa visite extraordinaire, il me dit qu’il mourait de faim et qu’il me priait de lui faire servir un morceau de pain et un verre de vin pour reprendre des forces.

Quand nous fûmes assis ; il tira de sa poche un petit rouleau de papier écrit en très-mince caractère et me dit: « J’ai confiance en vous, voici un ouvrage manuscrit de moi qui, dans l’état actuel des affaires, pourrait produire une émotion dangereuse dans le peuple, et renverser peut-être ce misérable gouvernement. Je vous prie de le lire et de me dire votre avis d’ici à trois jours ; je pars le quatrième jour et je me conduirai d’après ce que vous m’aurez dit. Vous ne tenez pas plus que moi à l’ordre de choses sous lequel nous avons le bonheur de vivre ; mais vous ne voudriez pas, je le sais, jeter le pays dans une révolution mal préparée et dangereuse, qui retomberait sur votre responsabilité. Ni moi non plus, ajouta-t-il. Ainsi lisez-moi. Si le livre vous semble dangereux, vous ne me dénoncerez pas. S’il vous semble utile, nous le corrigerons ensemble. Adieu donc ; je vous reverrai le jour indiqué. »

Il dit, et me laissa le manuscrit du Livre du peuple.

VI §

Il ne fut pas plutôt sorti que je m’empressai de lire. C’était aisé, son écriture était très-belle et très-lisible ; elle ressemblait à celle de Voltaire, quoiqu’un peu plus fine. Dans ce manuscrit, chaque pensée principale formait un chapitre, chaque phrase un alinéa. On voyait du premier coup d’œil que c’était écrit à la manière hébraïque, où chaque verset porte avec lui son idée ou son image. Cela pouvait être très-beau, mais la forme indiquait une imitation. C’était, en effet, le défaut du livre. Nous n’étions pas dans le temps des prophètes ; l’abbé de Lamennais en avait le style, mais le temps n’en avait pas l’esprit. Je compris tout de suite que c’était un peu biblique et que la parodie dans la forme lui ôtait du sérieux dans le fond.

Je lus et je me confirmai dans ma pensée ; c’était superbe, mais cela ne portait que sur l’imagination.

Ce jacobinisme par versets bibliques, c’était Babeuf en Ephod hébraïque, Proudhon socialiste faisant un tremblement de terre pour égaliser tout le monde par la ruine de tout ce qu’on appelait société, un chaos de débris pour un monde réformé par le radicalisme. Rien n’est plus facile au radicalisme, avec l’ombre du talent, que la réforme imaginaire de l’univers. Tout le monde sent les vices de la société, il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour les voir et les montrer, et un cœur pour les sentir. Mais trouver le moyen de les corriger sans détruire du même coup, par l’impraticable utopie, toutes les réalités nécessaires à la vie sociale, l’abbé de Lamennais n’y avait jamais pensé, et le Livre du peuple en était la preuve.

Je remis le livre dans mon tiroir et j’attendis son retour. Il revint le matin du quatrième jour. « Voilà votre roman, lui dis-je. Je n’ai pas besoin de vous dire avec quelle admiration je l’ai lu, mais aussi avec quelle sévérité de jugement je vous le rends. C’est un baril de poudre qui ferait sauter en l’air tout l’établissement social. Je ne doute pas que vous ne le sentiez vous-même et que vous n’ayez jamais songé à l’imprimer sans lui avoir enlevé tout le venin d’une publication pareille.

« — Oh ! certainement, me répondit-il, jamais une pareille idée ne s’est présentée à mon esprit. Je me regarderais comme aussi insensé que coupable s’il en était autrement. Ceci n’est que l’ébauche d’une critique générale de l’œuvre sociale écrite au courant de la plume, et destinée à être revue et corrigée à loisir avant de permettre qu’on l’imprime. C’est pour cela même que j’ai voulu vous la soumettre. Soyez bien persuadé que pas une ligne n’en paraîtra avant d’avoir subi les retouches que ma conscience et vos conseils jugeront propres à enlever à ce livre les dangers qui vous ont frappé.

« — Rien n’est plus facile, lui dis-je alors, sans rien sacrifier des magnificences de détail dont votre livre est plein. Vous n’ayez qu’à changer l’adresse du livre, et tout le venin dont il est rempli deviendra à l’instant vertu. Au lieu de l’appeler le Livre du peuple et de le lancer à cette partie déshéritée, souffrante et irritée de la société, adressez-le, sous un autre titre, à la partie aisée, privilégiée, heureuse et jouissante de l’humanité, et montrez-lui les moyens pratiques d’améliorer sans le renverser l’état social. Au lieu d’appeler le peuple à la colère et la vengeance contre une partie de lui-même, qui sont les riches et les heureux du siècle, vous le porterez à respecter dans les uns ce qui sera un jour leur propre sort ; vous montrerez à ces riches et à ces heureux du siècle la nécessité de pourvoir par bonne volonté au bien-être physique et moral de toutes les classes. En un mot, au lieu de faire une révolution par la haine et par l’envie, vous ferez la révolution sociale par la charité. Ce sera la seule révolution durable, la révolution de la vertu ! »

L’abbé de Lamennais parut convaincu, me promit de suivre ces conseils et me laissa parfaitement persuadé qu’il était résolu à les suivre à son retour de la campagne. Nous nous séparâmes en paix.

VII §

Je partis pour l’Italie quelques jours après, et, à mon retour à Paris, au mois de novembre, j’entendis beaucoup parler d’un nouvel écrit de lui qui devait paraître incessamment et dont on craignait l’effet incendiaire sur la population déjà agitée. « Tranquillisez-vous, dis-je aux conservateurs qui m’en parlaient, je connais l’ouvrage, je l’ai eu dans mon secrétaire. J’ai fait à l’auteur les observations que vous faites vous-mêmes, il les a consenties et vous pouvez être rassurés. Les beaux morceaux de style prophétique dont il est plein ne sont que des allusions éloquentes à la longanimité du peuple et à la bienfaisance du riche. C’est un livre de concorde et nullement de guerre civile.

VIII §

Je le croyais sincèrement ainsi. L’idée ne me venait pas qu’un l’homme qui portait encore l’habit sacerdotal eût pu donner l’autorité de son génie, de ses principes et de son habit à des pages qui ne pouvaient produire que du sang.

Quelle ne fut pas ma surprise, quand l’abbé de Lamennais étant venu me voir le lendemain: « Eh bien, lui dis-je, votre livre paraît donc ? — Oui, me répondit-il avec un air d’embarras et en détournant les yeux. — Mais vous m’aviez promis qu’il ne paraîtrait qu’après que vous me l’auriez fait relire à moi-même, et sans doute vous l’avez rendu aussi inoffensif que nous en étions convenus et vous en avez changé l’adresse et le titre ? — Hélas ! non, reprit-il ; vous connaissez les exigences des libraires et combien il est difficile d’y échapper. Le livre était resté dans les mains d’un éditeur qui n’a pas attendu mon retour, et j’ai été obligé de consentir à sa publication telle quelle. — Ainsi, lui répliquai-je avec un peu d’amertume, des convenances de librairie vont être la cause que la société aura reçu par votre génie un des coups les plus mortels que vous puissiez lui porter ! Je comprends votre prétendue nécessité, mais je ne puis vous dire que je l’excuse. »

Il s’éloigna sans me répondre, et je le laissai partir sans le rappeler et sans croire à ces prétendues nécessités de librairie. Je ne crus qu’à des nécessités d’amour-propre et de respect humain qui lui faisaient augurer de la publication telle quelle du Livre du peuple un effet plus entier et plus bruyant sous sa première forme que sous une forme innocente. Je le revis très-rarement avant les événements de 1848. Il s’était plongé de plus en plus dans le radicalisme révolutionnaire. Ma répugnance à la coalition qui avait réuni tous ces tronçons pour attaquer le gouvernement qu’elle avait elle-même constitué, m’en éloignait de plus en plus. Je ne m’en rapprochai, par la nécessité de diriger et de modérer la révolution triomphante, qu’après qu’elle fut consommée, et que le départ de la famille royale lui eut livré en quelques minutes le terrain des affaires.

IX §

Mais alors je cherchai de l’œil avec anxiété tous les hommes de popularité honnête et de confiance libérale, capables d’influencer le peuple par leurs exemples et par leurs écrits dans le sens de la modération et de l’ordre. L’abbé de Lamennais se présenta le premier. Il rédigeait alors, sous le nom du Peuple constituant, un journal auquel son nom et son talent devaient donner une influence décisive sur l’opinion républicaine. Les doctrines du socialisme y étaient combattues avec une ironie puissante. Je ne comprenais pas pourquoi. L’abbé de Lamennais me paraissait un homme versatile et ambitieux de bruit, tout prêt à profiter de la circonstance pour lancer le peuple dans le désordre à tout risque, pourvu qu’il eût son nom dans les bouches. Je fus prodigieusement étonné en lisant quelques-uns de ses numéros de le trouver au contraire aussi ferme que raisonnable dans ses principes, tout à fait dans mes idées, et persuadant de toute son éloquence au peuple agité que pousser la révolution à la guerre à l’extérieur et à la terreur au dedans, c’était la perdre par une réaction prompte et inévitable, et que les hommes d’ordre étaient les vrais révolutionnaires. Je rendis grâces à Dieu du secours inespéré qu’il m’envoyait dans le péril. Je désirai voir M. de Lamennais pour le féliciter et pour m’entendre avec lui. Je le vis, je fis quelques sacrifices d’argent pour soutenir son journal, et je lui donnai rendez-vous secret à dîner une fois par semaine chez une femme de beaucoup d’esprit et de beauté, déjà célèbre, madame d’***, avec laquelle j’avais été lié plusieurs années avant la révolution et qu’il voyait assidûment lui-même. J’allai de nouveau chez cette intermédiaire, si heureusement trouvée, pour lui faire part du désir que j’avais de dîner confidentiellement avec M. de Lamennais chez elle un soir de la semaine. Elle y consentit avec bonté, bien aise, sans doute, de fortifier, par cette rencontre, les chances de la république acceptable et sage qui était à elle-même sa pensée.

X §

L’Assemblée nationale que nous étions parvenus à atteindre, étant heureusement réunie, s’occupait de choisir parmi ses membres les hommes les plus réfléchis pour lui préparer un plan de Constitution. Ce n’était pas mon avis, je sentais le danger de discuter indéfiniment un plan de Constitution dans un mouvement démocratique et de donner à des passions qu’on ne pouvait pas satisfaire des solutions qu’on ne pouvait pas accepter. Mon idée, que j’avais communiquée à l’Assemblée à la fin de mon discours en lui remettant la dictature, était que je pensais et je pense encore qu’il fallait voter cinq ou six articles d’un régime provisoire, comme nous nous étions si bien trouvés d’être nous-mêmes un gouvernement exécutif provisoire, avec l’espérance de plus et les discussions de moins, et remettre à un temps plus éloigné la Constitution définitive à voter de sang-froid. Chaque article de cette Constitution serait, selon moi, un texte de division dans un moment où l’essentiel était d’agir d’accord. Les dispositions de l’Assemblée étaient excellentes, il fallait en profiter pour fonder une république forte et raisonnable. Mais les corps collectifs sont toujours poussés à prendre dans leurs antécédents les règles de leur avenir, M. de Lamennais fut nommé membre de la commission de Constitution: il se mit à l’ouvrage et chercha par la logique brutale du nombre à fonder sa société comme une troupe de sauvages sortis des bois ; il fonda les communes, puis il réunit toutes ces communes, et de leur réunion il fonda l’État, en sorte que l’État social matérialiste et se comptant par chiffre, et non par capacité ni par droits héréditaires et acquis, était l’expression seule du nombre et de l’impôt, abstraction faite de tout le reste, c’est-à-dire de la société tout entière.

En entendant chez madame d’*** la lecture de ce rêve de démagogie, je ne doutai pas qu’il ne fût rejeté à l’unanimité par des hommes sortis d’un autre œuf que de celui de ce rêve ; je ne voulais pas en décourager trop vite l’auteur, et je me bornai à lui faire quelques critiques sommaires sur son système, en lui présentant le nombre innombrable d’exceptions que la société bien constituée pouvait opposer à cette comptabilité absurde des droits numériques de tous les hommes ; mais je n’insistai pas trop pour lui laisser l’illusion de son système. Je n’en avais pas besoin, ce système fut écarté par tous ; à la première lecture, on reconnut que ce législateur en phrases était le dernier en sens commun. Il sortit furieux et disposé à la plus radicale opposition à toute autre organisation. Cela ne rompit pas cependant nos entrevues politiques. Je me flattai encore quelques jours de le ramener à la raison, aidé par le discrédit qui commençait à atteindre son nom. Mais, soit qu’il voulût trouver dans un parti contraire l’appui qu’il cherchait vainement dans le mien et qu’il désirât se lier avec M. Ledru-Rollin, soit que madame d’*** désirât elle-même réunir chez elle les deux membres du gouvernement provisoire qui lui paraissaient les plus capables de fonder un système mixte de république, j’appris, le dimanche suivant, qu’elle avait invité M. Ledru-Rollin à notre dîner hebdomadaire ; il n’y était pas venu par délicatesse, je lui en sus gré, mais comme M. Ledru-Rollin avait, de son côté, chez lui un conciliabule de républicains extrêmes qui tâchaient de l’engager dans un parti opposé au mien, je sentis l’inconvenance de faire partie d’un cénacle confidentiel dans lequel le feu et l’eau délibéreraient ensemble l’un contre l’autre. Je ne dis pas à madame d’*** les vrais motifs de mon mécontentement, pour ne pas lui confier mes sentiments de réserve envers mon collègue, et je cessai de me rendre chez elle. Elle dut comprendre de même mes motifs. Le silence et l’abstention m’étaient d’autant plus commandés, que je passais alors (ce qui était faux) pour avoir conclu avec Ledru-Rollin un traité secret d’action commune pour nous partager le gouvernement de la république sous le titre de deux consuls, l’un de l’extérieur, l’autre de l’intérieur, s’entendant ensemble pour administrer les ressorts de l’État. Je ne voulais pas donner de la vraisemblance à cette supposition par des rapports intimes avec lui.

Ce qu’il y a avait de vrai était qu’ayant été depuis le 27 février en position et en mesure de connaître M. Ledru-Rollin, chef des journalistes radicaux, et ayant, malgré ses amis, reconnu en lui des facultés de parole et des puissances de conception très-grandes avec des intentions non déguisées contre le socialisme subversif, notre ennemi commun, j’avais conçu pour lui une secrète estime, et je n’étais pas loin d’espérer que le concours d’un homme aussi bien doué ne pût être, sous une forme ou sous une autre, très-utile à la république ; depuis, il suivit légèrement une émeute sans portée qu’il devait répudier courageusement ou conduire ; il se réfugia en Angleterre par une fausse porte, mais il parut de ce jour-là se retirer de la politique, et il vécut en mort de ses souvenirs, de ses regrets et peut-être de son mépris pour les vivants. Nous n’eûmes plus un seul rapport ensemble, soit en Angleterre, soit en France. Je ne m’occupai, après le coup d’État, que de payer mes dettes, que je puis appeler honorables.

XI §

M. de Lamennais, mécontent sans doute du refus de la commission parlementaire d’accepter son plan inacceptable de Constitution, changea subitement de conduite et de politique. Une nuit, quelques vociférateurs allèrent crier sous ses fenêtres, dans la rue de l’Université: Vive Ledru-Rollin ! Il prit ces vociférations pour une menace personnelle ; et sortit en sursaut de sa demeure. Quand il y rentra, le ton de sa polémique était changé: les doctrines conservatrices qui l’avaient signalé avaient fait place aux doctrines radicales et socialistes. Il disparut bientôt après. Il voulut s’essayer devant l’Assemblée, son éloquence ne put supporter le tumulte d’une mêlée. Il quitta la Chambre et il suivit dans tous ses excès les différentes phases de l’opinion qu’il avait adoptée. On sait comment il mourut, luttant contre les opinions religieuses pour lesquelles il avait écrit plus jeune, martyr du doute pour avoir trop affirmé dans tous les sens ; on ne put l’accuser, du moins, d’une mort intéressée, car il mourut avec constance dans son incrédulité. Il avait fait le tour des idées sans s’arrêter jamais dans la modération. Juif errant de la foi et de la politique, il ne restera rien de lui qu’un nom illustré par des versatilités illustres et des essais démentis par des essais contraires. Homme de recherches qui avait marché toujours sans rien trouver que le doute.

Parlons maintenant de M. de Genoude.

XII §

Le bruit se répandit tout à coup dans Paris qu’il avait renoncé au sacerdoce et qu’il allait épouser la fille d’une princesse de l’ancien régime ; dotée par elle, et élevée par une honorable famille de la Touraine, cette jeune personne était accomplie. Ses parents putatifs étaient liés avec la maison de la Roche-Jaquelein, qui lui montrait une grande amitié. Je n’en ai jamais su plus long sur sa naissance. La duchesse de B*** passait pour sa mère. Elle l’avait eue d’un mariage secret dans le temps où elle était exilée, comme membre de la famille royale, en Espagne. La famille qui lui avait donné ou prêté son nom était digne de ce patronage. Le mariage se fit à Paris. Dès ce jour, M. de Genoude fut considéré comme un transfuge qui passait des bras de la Piété dans les bras de l’Amour. Ses premiers amis, tels que le duc de Rohan et ses fidèles, le répudièrent et se plaignirent d’avoir été trompés dans leurs espérances. Genoude, pourtant, n’avait trompé personne ; mais, cherchant fortune sur la route du monde, il avait d’abord été lié avec des groupes d’ecclésiastiques ; puis, ayant rencontré des groupes de royalistes qui lui offraient la naissance, la fortune et l’amour dans l’union d’une jeune personne inespérée, il s’était laissé séduire et avait abandonné ses premiers patrons, mais il avait gardé l’estime de ceux qui étaient plus sensibles à l’amitié qu’à l’esprit de parti. Il me présenta à sa femme, que je trouvai charmante. Celle-ci me fit faire connaissance avec la marquise de L…, qui était la fille aînée de la duchesse de D…, amie de M. de Chateaubriand. Elle avait épousé le prince de T…, dont elle fut veuve de très-bonne heure. Le général marquis de L…, ancien sous-officier de l’armée de Bonaparte, puis colonel des gendarmes de la garde, fut choisi par elle pour son second mari. Un coup de sabre qu’il avait reçu en Russie l’avait balafré à la façon d’un héros ; cette éclatante blessure relevait sa mâle beauté. J’avais connu son frère en 1805 ; il était mort en 1815 dans le premier combat de la Vendée essayant de renaître ; il commandait l’armée royaliste. Son sang éteignit la guerre.

Madame la marquise de L… me présenta à la vieille princesse de T…, sa première belle-mère, pour laquelle elle avait conservé les sentiments d’une fille. J’y connus les hommes principaux du parti royaliste. Je restai jusqu’en 1830 respectueusement lié avec la marquise de L…, une des plus belles et des plus aimables femmes du siècle. À l’époque de la malheureuse expédition de madame la duchesse de Berri en Vendée, elle alla combattre avec la princesse. Elle avait emmené une jeune personne, mademoiselle de Fauveau, célèbre pour son rare talent de sculpteur, qu’elle continua de perfectionner à Florence. J’étais alors en Orient, où je passai deux ans séparé de la France. Je lus un jour, en Syrie, dans les journaux français, que nos troupes s’étaient emparées de deux femmes errantes qui paraissaient être du parti de la duchesse de Berri, mais dont on n’avait pu encore découvrir le nom, qu’elles cachaient avec soin à leurs persécuteurs ; que l’une de ces femmes inconnues portait un poignard attaché à sa jarretière, avec lequel elle s’était défendue. « Oh ! dis-je à mes amis, M. de Parseval, M. de Capmas et M. de Laroyère, qui m’accompagnaient, quoique nous soyons si loin des nouvelles de Nantes et de Paris, je puis par hasard vous dire le nom de ces deux héroïnes: l’une est la marquise de L…, et celle qui portait un poignard passé dans sa jarretière est mademoiselle de Fauveau. — Et comment le savez-vous, me répondirent mes trois amis, puisque nous n’avons depuis trois mois d’autres nouvelles de France que ces feuilles de journaux dont les auteurs ignorent eux-mêmes les noms de ces héroïques aventurières ? — Voici pourquoi je le suppose, repris-je avec assurance: quelque temps après la révolution de Juillet, j’allai, à mon retour d’Angleterre, visiter l’atelier de mademoiselle de Fauveau, déjà célèbre, et que j’avais quelque temps auparavant présentée à la marquise de L… sur la demande de M. de Beauregard, son cousin, un des amis de M. de Genoude. Ces dames se lièrent intimement. En repassant à Paris, il y a deux ans, mademoiselle de Fauveau, ardente royaliste, me dit en plaisantant, en présence de son oncle, qu’elle ne craignait rien des orléanistes, et qu’elle ne marchait jamais sans précaution contre leur police et leurs gendarmes. En parlant ainsi, elle releva légèrement le bord de son tablier de sculpteur et me laissa entrevoir la pointe d’un poignard dont le manche était passé sous sa jarretière et qui pendait jusqu’à son cou-de-pied. Nous rîmes de la précaution. Ne trouvez donc pas étrange que je la reconnaisse à son armure, et qu’en voyant sa belle compagne anonyme, j’y devine madame la marquise de L… Notre reconnaissance dans ce désert ne peut leur faire aucun tort en France. » Les journaux suivants que nous trouvâmes à notre retour de Balbek, nous apprirent que j’avais eu raison. Voilà comment une plaisanterie devenait un indice.

XIII §

Un long emprisonnement et un procès mémorable, où l’illustre avocat et député M. Janvier plaida en chevalier plus qu’en avocat pour ces dames, rendit leur cause retentissante. Madame de L… revint à Paris. J’y étais alors et je l’appris par Janvier, à la Chambre. Je n’eus rien de plus pressé que d’aller avec lui la féliciter de sa libération ; nous allâmes à un hôtel garni des Champs-Élysées, nous donnâmes nos noms et nous demandâmes à voir madame de L… Après avoir attendu longtemps dans l’antichambre, une femme vint prier M. Janvier d’entrer seul, et quant à moi elle m’annonça que sa maîtresse ne pouvait pas me recevoir. Je me retirai et je me promis de ne jamais revenir dans une maison où l’homme qui avait protesté le plus énergiquement contre l’usurpation de Juillet, et qui venait de passer deux ans en Orient pour n’avoir aucun rapport avec le gouvernement, était apparemment regardé comme un transfuge, pour avoir été nommé député par la nation, et pour avoir refusé au roi la moindre concession à son nouveau titre. C’est la seule blessure que j’aie jamais reçue dans ma vie, et par une femme à qui je venais offrir mes services. Depuis ce jour, je ne me présentai plus chez madame de L…

J’avais continué à voir M. de Genoude à chacun de mes retours en France. Il avait eu quatre fils de son mariage ; l’aîné mourut en bas âge pendant que j’étais à Paris. C’est la sensibilité plus qu’humaine d’une chienne danoise qui a fixé cette date dans ma mémoire. J’entrai chez madame de Genoude peu de jours après la perte qu’elle avait faite. Elle pleurait au coin de sa cheminée. Cette belle chienne, assise devant elle, les yeux sur ses yeux, la regardait avec un air d’attendrissement et de pitié qui n’est jamais sorti de mon âme. Elle ne vint point quand j’entrai me flairer et me caresser gaiement, comme d’ordinaire, mais en regardant pleurer sa maîtresse à côté du berceau vide de son enfant, elle posa la tête sur les genoux de la pauvre mère, et en contemplant le berceau, elle se mit elle-même à verser de grosses larmes qui mouillèrent mes mains étonnées. La pauvre bête semblait dire: Ce berceau, vide pour vous, l’est aussi pour moi !

XIV §

J’avais indirectement contribué à faciliter le mariage de M. de Genoude. La famille chez laquelle la prétendue fille de la duchesse de B… avait été élevée répudiait à l’accorder à un homme d’une naissance inconnue. On voulait des preuves de noblesse, M. de Genoude ne pouvait pas en fournir. Il vint un matin chez moi et m’avoua l’embarras où il se trouvait. « N’êtes-vous pas lié, me dit-il, avec Pastoret, qui est poëte distingué aussi et directeur du sceau des titres au ministère de la justice ? — Oui, lui dis-je, et si vous me chargez de lui demander quelque chose qui puisse favoriser votre mariage, je suis certain qu’il se fera un plaisir de vous l’obtenir, si cela lui est possible. — Eh bien, reprit-il, je regarderais mon mariage comme assuré, s’il pouvait me faire obtenir du roi des lettres de noblesse. —À cela ne tienne », lui répliquai-je ; et j’écrivis à l’instant à Pastoret le désir de Genoude et les circonstances qui le rendaient intéressant. Avant que la journée fût achevée, Pastoret me répondit que c’était fait et que le roi Charles X ajoutait à cette grâce la dispense de payer au sceau des titres les douze ou quinze mille francs qu’on payait ordinairement pour la noblesse. Genoude reçut le soir même la lettre qui le faisait noble, et le mariage n’éprouva plus d’obstacle de ce côté.

Mais, quelque temps après, il voulut encore confirmer dans le passé féodal la possession de son nom par la possession d’une terre d’un nom à peu près pareil ; il me demanda si je ne connaissais point quelque terre de ce genre qu’il pût acheter dans un pays voisin du Dauphiné, sa patrie. Je lui répondis que je connaissais, en effet, auprès de Mâcon et de Pont-de-Veyle, en Bresse, la terre de Genou possédée par un gentilhomme de bonne maison et de médiocre fortune qui serait peut-être heureux de la vendre à l’amiable pour cet usage. J’écrivis, en effet, à ce gentilhomme ; mais il me répondit qu’il ne se déferait jamais de sa terre paternelle pour donner à une autre famille l’illustration qui appartenait à la sienne. Tout en resta là, et Genoude fut obligé de renoncer à la noblesse héréditaire pour se contenter de la noblesse de convention.

XV §

Après la naissance de ses quatre fils, il perdit sa jeune femme. Cette mort prématurée m’inspira les vers suivants:

AUX ENFANTS DE MADAME L. DE GENOUDE.

Pauvres petits enfants, qui demandez sans cesse
À votre père en deuil ce que c’est que la mort,
Et pourquoi vos berceaux s’éveillent sans caresse,
Et quand donc finira le sommeil qu’on y dort ;

Taisez-vous, grandissez ! Vous n’aurez plus qu’en songe
Ces baisers sur le front, ces doigts dans vos cheveux,
Ce nid sur deux genoux où votre cou se plonge,
Ce cœur contre vos cœurs, et ces yeux dans vos yeux.

L’amour qui vous sevra vous fait la vie amère ;
Votre lait s’est tari, comme à ce pauvre agneau
Qu’un pasteur vigilant sépare de sa mère
Pour lui faire brouter l’herbe, avec le troupeau.

Vous n’aurez qu’une vague et lointaine mémoire
De tout ce qu’au matin la vie a de plus doux,
Et l’amour maternel ne sera qu’une histoire
Qu’un père vous dira, seul et pleurant sur vous !

Quand vous voudrez, enfants, retrouver dans votre âme
Ces souvenirs scellés sous le marbre étouffant.
Ces sons de voix, ces mots, ces sourires de femme
Où l’âme d’une mère est visible à l’enfant ;

Quand vous voudrez rêver du ciel sur cette terre,
Que de pleurs sans motif vos yeux déborderont ;
Quand vous verrez des fils sur le sein de leur mère,
Qu’un père entre ses mains vous cachera le front,

Venez sur cette tombe, où l’herbe croît si vite,
Vous asseoir à ses pieds pour prier en son nom,
Appeler Léontine, et du ciel qu’elle habite
Implorer son regard, dont Dieu fasse un rayon !

De l’éternel séjour, le regard de son âme
Est un astre toujours sur ses enfants levé.
Ainsi l’aigle est au ciel ; mais son regard de flamme
Veille encor de si haut le nid qu’elle a couvé.

M. de Villèle, ministre tout-puissant, avait donné à Genoude le privilége du journal l’Étoile, dont il joignait la propriété à celle de la Gazette de France. Il m’écrivit en Italie pour me proposer gratuitement la moitié de ce don du ministre. Je le remerciai et je refusai, ne voulant pas m’enchaîner par un intérêt quelconque au gouvernement que cependant j’aimais. « Je suis fâché, lui répondis-je, de vous voir entrer dans cette voie, et je crains que cette Étoile ne soit jamais l’astre de votre fortune et de votre bonheur. » Elle ne le fut pas, en effet, mais la réunion de ces deux journaux dans sa main le rendit pendant longtemps l’organe le plus puissant de la politique de M. de Villèle et de l’opinion royaliste.

Il acheta alors une magnifique terre dans les environs de Provins ; et il pensa à reprendre sa vocation ecclésiastique, qu’il avait abandonnée pour son mariage. Il entreprit aussi, grâce aux annonces perpétuelles et sans frais de ses journaux, le monopole de la traduction de la Bible et l’édition de plusieurs ouvrages mystiques. Il prétendit fonder dans son château de Plessy-les-Tournelles une école d’élèves du sacerdoce, qui n’exista jamais qu’en projet. Enfin, il rentra pour quelque temps au séminaire et reprit l’habit ecclésiastique. Je suivais alors ma carrière diplomatique. Je cessai tout rapport avec lui. Ce mélange de la sainteté sacerdotale avec les œuvres industrielles ne me plaisait pas. Le prêtre, selon moi, ne devait être que prêtre. Il ne pensait pas ainsi, car il donna en ce temps-là un dîner célèbre de coalition aux députés les plus illustres par leur éloquence, tels que Berryer, Mauguin, etc., et il porta un toast au dessert dans lequel il dévoila sa pensée. « Du reste, dit-il en terminant, et en buvant à la santé du cardinal de Richelieu, tout ceci finira bientôt, non par un militaire, non par un orateur, mais par un cardinal. » C’était se désigner lui-même comme le terme de la révolution. Un homme de beaucoup d’esprit, M. de Lourdoueix, qui avait commencé sa carrière littéraire en 1825 par une œuvre satirique contre les excès et les ridicules du royalisme, le soutenait dans une illusion de bonne foi et rédigeait sous son inspiration la Gazette de France. Genoude et lui commençaient leur journée en commun par la messe, que l’un disait à l’autre, et par la communion que Genoude donnait à Lourdoueix. Ce mysticisme et ce fanatisme réunis, qui protégeaient son ambition crédule, ne protégeaient pas ses affaires. Il avait cependant marié richement ses fils, mais les revenus de la Gazette ne suffisant pas à ses dépenses, il se fit nommer député.

Quand la révolution de 1848 éclata, il voulut malheureusement se signaler par un coup d’éclat à la tribune. Son habit et son caractère de prêtre auraient dû l’en détourner. On se souvient que, pour presser le dénoûment de la catastrophe, un certain nombre de membres de la gauche demandèrent que les ministres du roi fussent décrétés d’accusation. C’était une motion de sang, de sang odieux à l’opposition peut-être, mais innocent. Ils m’offrirent de signer cette demande, je la repoussai avec indignation. M. de Genoude monta alors à la tribune et la soutint. Il n’y gagna rien que la répugnance visible de l’Assemblée à entendre un prêtre emporté par la rancune politique se mêler à une proposition téméraire qui pouvait, si elle eût prévalu, compromettre des têtes d’hommes. Ce furent ses dernières paroles. Quelques heures après, la république innocente était accomplie de nécessité, sans avoir porté à la France d’autres paroles que des paroles de paix. Le roi et sa famille partaient sans être poursuivis. Les mouvements d’un grand peuple bien compris sont presque toujours plus humains que les passions d’un parti ; il n’a personne à craindre et personne à flatter. M. de Genoude rentra dans l’ombre et chercha à s’abriter dans le suffrage universel, qu’il avait le premier et le plus énergiquement soutenu. Mais sa politique et sa vie eurent bientôt le même terme, il mourut en 1849, aux îles d’Hyères, et laissa ses fils sans fortune. Avant peu de mois, tout fut vendu en justice. Cette prodigieuse existence ne laissa point de trace.

XVIII §

Il y a quelque temps, je cherchais à découvrir ce qui pouvait en subsister encore. Rien. Les biens étaient évanouis, les fils étaient morts dans le dénûment. Un brave homme, M. Aubry-Foucault, qui avait été la victime expiatoire des nombreux procès de la Gazette et qui l’était encore, vint me voir à sa sortie de prison. Il avait conservé pour M. de Genoude le dévouement qui était son métier, et la reconnaissance qui était son caractère.

« Et que sont devenus ses enfants ? lui demandai-je. — Hélas ! me dit-il, ils sont tous morts, et morts dans le plus complet dénûment ! — Mais quoi ! lui répondis-je, cette magnifique terre de Plessis-les-Tournelles ? — Elle n’était pas payée et on en a vendu les pierres pour en solder les murs. — Et ses fils, si richement mariés ? — Tous morts ruinés, monsieur, pour rendre les dots à leurs femmes. — Mon Dieu ! m’écriai-je, quelle destinée ! Quoi ! il ne reste rien de cette immense existence de parvenu qui faisait envie à tout ce qui tenait une plume ? — Rien, me répondit-il en pleurant, excepté un pauvre jeune homme, le cadet de ses fils, à qui ma femme et moi nous donnons la soupe tous les soirs, et que nous vêtons de temps en temps pour lui donner le courage de porter son nom sous ses haillons dans les rues de Paris. — Et que fait-il ? repris-je avec une tendre pitié. — Rien non plus, me répondit M. Aubry-Foucault ; il a essayé de tout et tout s’est brisé dans sa main ; il est depuis six mois abandonné de tout le monde, excepté de ma femme qui lui raccommode ses habits, et de moi qui lui fais partager mon pauvre repas, et de temps en temps les misérables économies que je tiens de son respectable père. — Et n’y a-t-il personne qui s’intéresse à lui et qui vous aide ? — Personne, monsieur, sauf quelques amis de son enfance, qui vivent en Auvergne et qui l’invitent quelquefois à aller passer une semaine ou deux dans leur désert. — Envoyez-le chez moi, je vais tenter un moyen de lui être utile. Je ne puis pas écrire au duc de Bordeaux, bien que nous ayons chanté sa naissance et conservé nos fidèles respects à son exil dans quelque situation où nous nous soyons trouvés depuis 1830. Mais j’ai un généreux ami à Paris dont je puis emprunter la main pour recommander le fils de M. de Genoude, si dévoué à la légitimité, à son dernier survivant en Europe. Allez, et revenez dans cinq ou six jours. » La reconnaissance est la vertu des malheureux, parce qu’ils savent l’amertume des pleurs et la joie de les essuyer. J’étais touché jusqu’aux larmes de la compassion de ce vieux serviteur partageant son morceau de pain avec le fils déshérité de son maître. Il sortit, et j’allai chez M. de Marcellus. Au premier mot d’un service à rendre au fils de M. de Genoude, il fut à ma disposition ; il écrivit et me remit une lettre pressante pour ce jeune homme à M. de Lévis, ministre des bienfaits du prince. Le jeune fils de M. de Genoude vint la prendre. « Allez, lui dis-je, à la cour exilée de ce jeune prince, dont votre père et moi nous avons célébré la naissance et déploré les catastrophes. Il pourra peut-être, par quelque emploi près de lui, donner une miette de pain à l’orphelin de ceux qui ont tant aimé sa famille. La somme pour le voyage ne vous manquera pas. » Il me remercia, il fut touché, il partit. Quelques semaines après, il revint.

« Auriez-vous de la répugnance, lui demandai-je, à entrer dans la diplomatie secondaire sous le gouvernement de l’empereur ? Mon passé s’oppose à ce que j’aie des rapports avec lui. L’honneur est une loi que je ne dois pas enfreindre. Je ne puis donc rien vous promettre de sollicitations directes près de lui. Mais, en passant par le ministère des affaires étrangères, j’ai conquis des amis qui, sans manquer à leur devoir vis-à-vis du gouvernement monarchique, sont restés fidèles à leur sentiment. Pour moi, ils s’estimeront heureux de vous être utile, et je vais les en prier, si vous le permettez. — Rien ne s’y oppose », me répondit ce malheureux jeune homme. Je m’adressai à M. Cintrat, le chef des archives, en le priant de chercher avec bienveillance un emploi de chancelier consulaire, fût-ce même dans la cinquième partie du monde, dans cette Océanie où l’Angleterre avait appelé à Sidney des consuls européens. Dans peu de jours, l’admirable sollicitude de M. Cintrat eut instruit et intéressé le ministre, et M. de Genoude fut nommé, pour partir à l’instant, chancelier du consulat de France à Sidney. Son existence était assurée. Il partit en remerciant Aubry-Foucault, qui s’était fait son second père. En arrivant, six mois après, à Sidney, il trouva le consul mort la veille. C’était M. de Chabrillant, gentilhomme de mon pays, ruiné par quelque folie de jeunesse à Paris. Il avait épousé l’actrice d’un petit théâtre, objet de sa passion, et elle n’avait pas hésité à suivre au bout d’un autre monde la destinée qui s’était perdue pour elle dans ce monde-ci. M. de Genoude, en arrivant, succéda dans ses fonctions et dans ses appointements à M. de Chabrillant. Il m’écrivit de prolonger, s’il m’était possible, ce provisoire inattendu, secourable pour lui. Je le fis et je lui en donnai la nouvelle quand je reçus celle de sa mort. La destinée n’avait pas voulu qu’il restât rien sur la terre de sa charmante mère et de son infortuné père. Mais il resta au pauvre et généreux Aubry-Foucault le souvenir de sa fidélité jusqu’après la mort et d’une reconnaissance qui mesure ses bienfaits non à ses actes, mais aux bons sentiments de son âme. Que Dieu le récompense, ainsi que sa pauvre femme, du bien non qu’ils ont fait, mais qu’ils ont voulu ! Quant à moi, je n’ai eu que des larmes stériles données trop tard au nom de mes premiers amis.

Lamartine.

FIN DE L’ENTRETIEN CXLIV.

FIN DU VINGT-QUATRIÈME VOLUME.