Désiré Nisard

1889

Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.)

2015
Désiré Nisard, Histoire de la littérature française, tome II, Seizième édition, Paris, Firmin Didot, 1889. Source Archive.
Ont participé à cette édition électronique : Marine Riguet (Edition TEI).

Livre troisième §

Chapitre premier §

§ I. Du mot qui sert à caractériser le besoin de l’esprit français au commencement du dix-septième siècle, et de l’écrivain qui le premier a contenté ce besoin. — § II. Balzac. — Estime qu’en fait Descartes. — De l’applaudissement qu’excitent ses premiers écrits. — § III. En quoi consiste l’éloquence dans les lettres de Balzac, et des progrès que fait faire cet auteur à la langue française. — § IV. Des défauts de Balzac et de ses critiques. — Le père Goulu. — Les traités de Balzac. — § V. De ce qu’il y a de durable dans les œuvres de Balzac. — Théorie de la prose française. — § VI. Les lettres de Voiture.

§ I. Du mot qui sert à caractériser le besoin de l’esprit français au commencement du dix-septième siècle, et de l’écrivain qui le premier a contenté ce besoin. §

Après Charron et saint François de Sales, mais loin d’eux, de bons écrivains continuent cet esprit de méthode et ce commencement de choix dans les idées et dans la langue. Deux, entre autres, alors fort goûtés, le cardinal Duperron et Coeffeteau, évêque de Marseille, rendaient ce progrès sensible à tous les esprits par des ouvrages bien faits et d’une lecture facile. Duperron réfutait, avec une méthode et une modération jusqu’alors inconnues, les écrits de Duplessis-Mornay en faveur du protestantisme. Coeffeteau, plus bel esprit, plus adonné aux lettres profanes, écrivait une histoire de Rome sous les empereurs, d’un style doux, coulant, précis, non moins nouveau que la modération théologique de Duperron. Ces deux noms ont été fort retentissants au commencement du dix-septième siècle, celui de Coeffeteau surtout, un des auteurs modèles de la naissante Académie française. Les exemples de cet auteur sont de ceux qui ont le plus de poids aux yeux de Vaugelas, si embarrassé et si plein de scrupules quand il lui faut prononcer entre les deux plus grandes autorités, selon lui, du langage, l’Usage et Monsieur de Coeffeteau.

Il n’y a pourtant pas d’invention ni d’originalité dans Coeffeteau non plus que dans Duperron. Leur seul mérite est de s’être débarrassés de certains défauts et d’avoir perfectionné certaines qualités de la langue littéraire courante. Ils avaient su faire un choix dans ce que leurs devanciers avaient trouvé et comme entassé.

La prose française en était arrivée à ce point vers le premier quart du dix-septième siècle. On voulait dans la langue ce qu’on voulait dans les choses : choisir pour appliquer. On avait reconnu un état de l’esprit meilleur que la curiosité, cet appétit un peu grossier, qui se jette sur toute sorte de nourriture ; meilleur que le doute, qui, après avoir été si doux, devient insupportable, à mesure que la curiosité s’affaiblit. On voulait, à la place de la curiosité, le choix, qui, parmi toutes ces nourritures, distinguât enfin les plus substantielles ; à la place du doute sur toutes choses, le discernement des choses indispensables et certaines. Dans la langue on demandait des règles, un triage entre tant de mots d’origines si diverses, un usage commun qui prévalût sur le caprice individuel.

Pour caractériser cette disposition des esprits et pour la rendre plus générale, il manquait un mot qui en donnât une image claire et frappante, une théorie qui en déterminât le sens, un écrivain qui réalisât cette théorie avec éclat.

Ce mot, ce ne fut pas vérité. On n’eût pas encore osé le prendre à la théologie, qui en avait le privilège exclusif. Il fallait d’ailleurs que la langue y fût comprise, et que le même mot s’étendît aux pensées et aux paroles. Ce fut éloquence, mot magique alors par tout ce qu’il exprimait de certain et d’acquis et par tout ce qu’il promettait ; signe de ralliement pour les esprits, déjà en très grand nombre, qui, en s’occupant de lettres et de langue, croyaient fonder un grand et glorieux établissement. Richelieu le suggérait à Louis XIII, dans ses lettres patentes pour la fondation de l’Académie française.

L’éloquence, y est-il dit, est le plus noble des arts. Ce mot remplissait les imaginations et contentait les esprits les plus sévères. On ne savait rien au-delà.

Eloquence, art de dire ce qui doit être dit, de persuader ce qu’il faut faire ou ce qu’il faut croire ; ainsi l’entendait tout le monde. L’idée d’instruire, d’enseigner, d’agir sur la conduite des hommes, de prouver une vérité, n’était plus distincte de l’idée des ouvrages d’esprit. Ecrire était une façon d’agir ; l’éloquence, un instrument de direction. « C’est, écrivait-on alors, cet art qui commande à tous les autres ; qui ne se contente pas de plaire par la pureté du style et par les grâces du langage, mais qui entreprend de persuader par la force de la doctrine et par l’abondance de la raison. »

Qui donc en donnait une idée si exacte, en des termes si nobles et si précis ? Le même homme qui le premier en avait prononcé le nom, et qui en allait donner au moins la première image. C’était Balzac, grand nom alors, vain nom aujourd’hui, dont il faut expliquer les fortunes si contraires et toutefois si méritées, le même bon sens public ayant fait sa grandeur et sa chute.

§ II. Balzac. — Estime qu’en fait Descartes. — De l’applaudissement qu’excitent ses premiers écrits. §

Il ne s’agit pas de la réhabilitation de Balzac, quoique Bayle, qui l’appelle « l’une des plus belles plumes de France », la lui ait promise. Il faut seulement en faire une mention proportionnée, dans une histoire où la première place, après les ouvrages durables, appartient de droit à ceux qui y ont préparé le goût public. D’ailleurs Balzac est recommandé par un jugement de Descartes, d’autant plus digne de considération que l’éloge n’y paraît être qu’un sentiment juste du mérite de cet auteur, légèrement exagéré par une disposition bienveillante1.

Descartes admire dans les lettres de Balzac précisément ce qui en faisait la nouveauté : l’accord et le tempérament de toutes les parties, la composition, la proportion, et cette harmonie de l’ensemble, qu’il compare à la beauté dans une femme parfaitement belle. Il élève Balzac au-dessus des autres écrivains pour la vérité et la noblesse de son élocution ; enfin, il y remarque un si grand art de persuader, qu’il croit devoir, à l’occasion, donner une théorie de cet art. « M. de Balzac, dit-il, explique avec tant de force ce qu’il entreprend de traiter, il l’enrichit de si grands exemples, qu’il y a lieu de s’étonner que l’exacte observation de toutes les règles de l’art n’ait point affaibli la véhémence de son style ni retenu l’impétuosité de son naturel…

Plus une personne a d’esprit, ajoute-t-il, et plus infailliblement elle est convaincue de la solidité et de la vérité de ses raisons, principalement lorsqu’elle n’a dessein de prouver aux autres que ce qu’elle s’est auparavant persuadé à elle-même. »

Plus loin, parlant du caractère moral et des écrits de Balzac : « Il y a, dit-il, dans ces écrits une certaine liberté généreuse qui fait voir qu’il n’y a rien de plus insupportable que de mentir2. »

Descartes interprète en bien même sa vanité, disant que Balzac ne parle de lui avec avantage que par l’amour qu’il porte à la vérité, et par une générosité naturelle. « Et la postérité, ajoute-t-il, lui faisant justice et voyant en lui des mœurs tout conformes à celles de ces grands hommes de l’antiquité, admirera la candeur et l’ingénuité de cet esprit élevé au-dessus du commun, quoique les hommes jaloux maintenant de sa gloire ne veuillent pas reconnaître une vertu si sublime. » C’est sa franchise qui lui attire ces libelles diffamatoires dont les auteurs ont pris dans ce qu’il dit de lui le spécieux prétexte et la matière de toutes leurs accusations. Le tour de cette apologie peut sentir l’affection ; mais le fond n’en fait pas tort à l’intégrité de jugement dont Balzac loue Descartes. Quatre circonstances y sont particulièrement notées, que l’on doit regarder comme les plus belles parties de l’écrivain :

Le choix, la composition, le mérite d’ensemble ;

L’art de persuader aux autres ce qu’on s’est d’abord persuadé à soi-même ;

La pureté de l’élocution ;

Les qualités du caractère, non moins nécessaires que les qualités de l’esprit pour former les écrivains excellents.

Cet éloge convient à Balzac. J’y ferai des restrictions. Mais quelque chose que la critique en puisse retrancher, c’est une belle recommandation pour la mémoire de Balzac d’avoir inspiré à Descartes cette théorie du grand écrivain.

Balzac avait à peine vingt ans3 quand le cardinal Duperron, sur quelques pages que Coeffeteau lui fit voir de ce jeune homme, étonné comme l’avait été Desportes des premiers vers de Malherbe, « Si le progrès de son style, dit-il, répond à si grands commencements, il sera bientôt le maître des maîtres. » Duperron et Coeffeteau admiraient dans ce jeune homme ce qui manquait à leurs écrits, de l’imagination et un certain feu d’expression dans cette sage conduite du discours, qu’il avait pu apprendre à leur école.

Balzac était né avec une grande délicatesse de tempérament, une santé faible, que ses ennemis disaient ruinée, pour le décrier ; une imagination vive, avec un grand fonds de justesse. Il ne sentait rien médiocrement. Son éducation fut excellente. Il rend ce témoignage à l’un de ses maîtres, M. Bourbon, homme fort savant, qu’il avait appris de lui à juger du mérite des auteurs, à distinguer les styles et les caractères, à faire la différence entre le bien et ce qui n’en est que l’apparence.

En Italie, où les circonstances le firent aller très jeune, il apprit que « pour écrire comme il faut il fallait se proposer de bons exemples, et que les bons exemples étaient renfermés dans un certain cercle d’années, hors duquel il n’y avait rien qui ne fût ou dans l’imperfection de ce qui commence ou dans la corruption de ce qui vieillit. » Il vit là de curieux exemples de superstition classique : un gentilhomme vénitien qui, à son jour de naissance, avait coutume de brûler un exemplaire de Martial en l’honneur de Catulle ; un autre délicat, qui faisait voir à son fils, dans les Métamorphoses d’Ovide, le commencement de la décadence latine. Cette sévérité, qu’il n’approuvait pas sans réserve, avait, dit-il, « subtilisé son goût de telle façon, et lui avait mis devant les yeux une telle idée de pureté, que les moindres souillures les offensaient, et qu’il ne trouvait pas supportable ce qu’il avait autrefois trouvé excellent. » Il dit ailleurs : « Je m’étais rendu si délicat en français et en latin, qu’il n’y avait rien de si aisé que de me faire rejeter un mauvais livre. » En français tout lui était suspect de gasconisme ; sur chaque mot d’un écrivain de province, il consultait l’oreille d’un habitant de Paris, et « peu s’en fallait, disait-il, que la Touraine, si proche de Paris, ne lui en parût aussi éloignée que le Rouergue. »

On reconnaît à ce trait un disciple de Malherbe. C’est à l’école de ce grand maître en l’art d’écrire, que Balzac avait perfectionné, et peut-être exagéré, cette délicatesse d’imagination qui ne se contentait de rien de douteux, « et qui recevait de la douleur de tous les objets qui n’étaient pas beaux. » « Cet homme, dit-il, qui ne pardonnerait pas une incongruité à son père, m’avait mis en cette humeur, et m’avait fait jurer sur ses dogmes et ses maximes. Vous entendez bien par là notre M. de Malherbe, et savez bien qu’en qualité de premier grammairien de France, il prétend que tout ce qui parle soit sous sa juridiction, comme il est cause en effet qu’on parle plus régulièrement qu’on ne faisait, et moins au hasard et à l’aventure4. » La déclaration n’est point suspecte : c’est à la forte discipline de Malherbe que nous devons la double réforme de la poésie et de la prose. Quelques-unes de ses lettres seraient de fort bons modèles de l’art d’écrire en prose. Mais le maître y a été surpassé par le disciple, et ce fut Balzac qui montra le premier ce que gagne un bon naturel à recevoir une règle qui l’aide à mettre au jour ses qualités et à vaincre ses défauts.

Il y a, d’ailleurs, de grandes ressemblances entre ces deux hommes, destinés à constituer la langue française dans ses deux formes, la poésie et la prose. Tous les deux sont nés gentilshommes, et tous les deux s’attachent au parti royal : Balzac y avait plus de mérite que Malherbe, parce qu’il était plus jeune, qu’il avait vu ce parti avoir le dessous, et qu’il avait rempli des fonctions de confiance auprès du duc d’Epernon et du cardinal de la Valette, deux des chefs les plus marquants du parti des princes. Balzac est animé contre les huguenots de 1631 du même enthousiasme que le vieux Malherbe contre ceux de 16275. Il écrit à une dame huguenote, qu’il aimait, « que les huguenots n’ont fait de bon qu’elle ; mais qu’à cela près, ce sont les plus grands ennemis de la France. » Tous les deux ont une grande vanité ; mais la vanité de Balzac, quoiqu’en ait dit Descartes, allait beaucoup au-delà de l’impression forte qu’un homme de mérite reçoit de sa supériorité sur les autres. Malherbe, à quelques excès près, ne fit, comme Horace, que prédire de ses vers ce qu’en devait penser la postérité. Dans tous les deux je remarque un jugement plus ferme et plus sûr qu’étendu ; un esprit net et droit plutôt que vaste ; trop peu de cette sensibilité qui vient d‘une âme que les passions ont remuée, mais beaucoup de facilité à prendre feu sur les ouvrages de l’esprit. Tous les deux ont été d’excellents précepteurs pour le public, qui devient à son tour le meilleur précepteur des hommes de génie. Malherbe et Balzac sont dignes d’admiration, pour avoir formé la foule, et l’avoir comme préparée, celui-ci, aux sublimes beautés de Corneille ; celui-là, à des écrits en prose plus substantiels et plus décisifs que les siens, par exemple ceux de Descartes.

J’ai dit quelle était la disposition des esprits au commencement du dix-septième siècle. Entre tant de choses recueillies par le seizième, on voulait savoir ce qui était le bien, le vrai : on avait soif d’être persuadé. Pour la langue, on y voulait des changements conformes : plus de netteté et de précision, un ton d’autorité approprié à ce besoin de persuasion, quelque chose de pressant et d’impérieux comme les odes de Malherbe. C’est ce qu’avaient cherché, en s’assujettissant à un ordre, en suivant une méthode, saint François de Sales et Charron : c’est ce que parut réaliser Balzac.

Aussi ses premières lettres furent-elles très admirées. Duperron ne les avait vues qu’en manuscrit, quand il en porta le jugement que j’ai rappelé, et qu’il s’avoua surpassé par un jeune homme de vingt ans, dans la seule chose qu’il pensât posséder du consentement de tous. On crut voir dans ces lettres l’image même de l’éloquence. Tout le monde y trouvait ce que tout le monde cherchait ; avec trop de faveur, avec exagération, qui peut le nier ? mais avec un accord qui prouve combien tous les bons esprits appelaient ce progrès, le dernier à faire avant d’arriver aux chefs-d’œuvre.

Il y a de curieux témoignages de l’enthousiasme qu’excitèrent les lettres de Balzac. Richelieu, déjà cardinal, en parle comme Bois-Robert : « Les conceptions de vos lettres, lui écrit Richelieu, sont fortes, et aussi éloignées des imaginations ordinaires qu’elles sont conformes au sens commun de ceux qui ont le jugement relevé6. » Bois-Robert, pour le louer plus dignement, emprunte le langage de l’ode :

Balzac, tes discours relevés
Par ses caractères gravés
Étonnent comme les miracles ;
Et je croirais assurément
Que ce serait autant d’oracles,
Si tu parlais moins clairement.

Et plus haut :

Rome, qui fut si glorieuse
Au temps de sa grande beauté,
N’eut jamais tant de majesté
Dans sa parole impérieuse7.

On lui dédie des vers espagnols avec cette inscription : A l’unique éloquent ! C’est son éloquence que vante Racan dans une ode où il ne veut pas rester en arrière de Bois-Robert :

Les choses les plus ordinaires
Sont rares quand il les écrit,
Et la clarté de son esprit
Rend les mystères populaires.
La douceur et la majesté
Y disputent de la beauté.
Son éloquence est la première
Qui joint l’éloquence au savoir,
Et qui n’a point d’yeux pour la voir,
N’en a point pour voir la lumière.

Un autre poète du temps, Jean Sirmond, dans d’excellents vers latins, salue en Balzac la personnification de l’éloquence : « Telle apparaîtrait, dit-il, l’Éloquence, heureuse de se faire voir sous ses propres traits, si elle descendait du ciel, soit pour accabler le crime, soit pour diviniser la vertu8. » Il peint l’étonnement de la cour, entendant cette parole si vive et ce qu’il appelle les miracles de la déesse de la persuasion. Chacun, dit-il, aime qu’on lui fasse ainsi violence ; impossible de se roidir contre la force des pensées de Balzac, impossible d’y contredire.

C’était donc là la grande nouveauté du temps. L’éloquence, l’art de convaincre les autres de ce dont on est convaincu soi-même, voilà ce qu’on reconnut dans Balzac avec un applaudissement universel. On prenait l’ombre pour la chose : illusion féconde, à la veille d’une grande époque littéraire ; illusion fâcheuse le lendemain.

§ III. En quoi consiste l’éloquence dans les lettres de Balzac, et des progrès que fait faire cet auteur a la langue française. §

Les lettres de Balzac sont des réflexions morales et politiques sur les événements de l’époque. Les affaires de religion, les conclaves, l’hérésie, les troubles politiques, la guerre, la paix, en fournissent la matière. Balzac en avait reçu l’idée du cardinal de la Valette, « lequel lui avait commandé, dit-il, de ne rien laisser passer dans le monde sans lui en écrire son sentiment, et de faire des sujets de lettres de toutes les affaires publiques9. » Certains personnages y sont appréciés, certaines actions louées ou blâmées par des raisons générales qu’il appuie d’exemples du passé. La civilité et la flatterie y tiennent une grande place, et ont coûté bien des tours de force à Balzac. D’autres lettres sont purement littéraires. Quelques-unes, écrites de Rome, pourraient être regardées comme les premiers modèles de cette description passionnée où notre siècle a excellé. Elles forment, à l’avantage de Balzac, contraste avec la sécheresse des lettres écrites de Rome et d’Italie par Montaigne, resté froid parmi ces grandeurs passées, qui remplissent l’imagination de Balzac.

L’éloquence, dans les lettres de Balzac, consiste en un beau choix de pensées se rapportant à un sujet déterminé, rangées dans un ordre approprié pour persuader, et exprimées avec feu ; c’est le ton de l’éloquence plutôt que l’éloquence elle-même. Mais cette première image charmait les esprits ; chacun, pour parler comme Sirmond, aimait cette douce violence que nous font les ouvrages écrits par un auteur persuadé.

Ce caractère devint plus sensible dans certaines lettres composées, comme les harangues antiques, sur quelque vérité générale, avec toutes les parties du discours. Ce que Descartes y admirait n’a pas cessé d’être admirable. Ce mérite de composition, après tant d’ouvrages sans méthode et sans plan ; cet art de persuader ce dont on est convaincu, après ce doute et cette peur de s’engager dans quelque vérité à laquelle il eût fallu faire des sacrifices ; cette harmonie, cette pureté de l’élocution, après ce mélange de toutes les langues et de tous les tons dans un discours dont les parties ne tiraient pas leur valeur de l’ensemble ; le caractère de l’homme, pour accréditer les principes de l’écrivain, et pour montrer que le plus homme de bien est l’écrivain le plus habile : tout cela était si nouveau que Balzac put faire impression même sur un homme de génie ; avec combien plus de raison sur tous les esprits cultivés de l’époque ! La composition, c’est-à-dire l’art de disposer et de développer avec ordre et proportion toutes les parties d’un sujet, de lui donner l’étendue qu’il comporte, de n’y faire entrer que les idées qui s’y rattachent, d’en écarter toutes celles qui lui sont étrangères, de l’approprier aux intelligences les moins préparées, est un art presque inconnu au seizième siècle. On a vu, dans les premières années du dix-septième, Charron tenter d’y arriver, former un plan, couper et diviser sa matière. Est-ce pour ce mérite de composition qu’on le lit encore, ou pour quelques-uns des charmants caprices de la langue de son maître, conservés dans la sienne, et pour ses naïves infractions à ses propres règles ?

Au seizième siècle, le manque de composition ne frappait pas les esprits, parce qu’on était plus pressé de savoir que de choisir parmi ce qu’on savait, et d’être instruit que d’être persuadé. Or, le talent de la composition naît du besoin de persuader. C’est pour s’emparer de l’esprit des autres qu’un auteur fait faire un si violent effort au sien. La composition dans les écrits est comme un plan d’attaque dans la guerre : on enferme les esprits dans un cercle, on leur ôte toute communication avec le dehors, afin de les mieux convaincre de ce dont on est convaincu soi-même. Il fallait pour ce grand art la maturité du dix-septième siècle. Au seizième on n’était pas assez mûr, ni l’écrivain pour la force de méditation qu’exige un plan, ni le public pour le plaisir qu’on éprouve à être persuadé.

L’élocution ne laissait pas moins à désirer que la composition ; c’est même par la grossièreté de la composition, où chaque partie formait un tout, chaque détail une partie, que l’élocution était si vicieuse. Les mots y avaient la valeur de chaque soldat dans une armée sans chefs. De là ce défaut de précision, qui devient sitôt insupportable, après avoir flatté d’abord l’esprit d’une fausse idée de son étendue. N’en ayant pas besoin dans les pensées, on ne la regrettait pas, on ne la désirait pas dans le langage. On voyait avec une curiosité très vive ces nuances qui paraissaient l’enrichir, ces mots qui en grossissaient à vue d‘œil le vocabulaire ; on assistait, comme à un tournoi, à cette lutte entre notre langue et les langues anciennes et modernes, à qui aurait l’avantage des détails et du nombre des mots dans une description. L’excès en ce genre charmait le public lettré. Les mots étaient plutôt comptés que pesés. Joignez à cela les illusions de l’analogie, et ces conquêtes téméraires sur les langues anciennes et modernes, où l’on ne distinguait pas ce qui pouvait s’incorporer à la nôtre de ce qu’elle devait rejeter. Et par suite l’encombrement, l’embarras, la pesanteur, ce je ne sais quoi de traînassier. comme on disait alors, dans un style sans précision, qui craignait d’autant moins de se charger en chemin de nuances, d’épithètes, d’emprunts aux autres langues, que le discours, n’ayant à aller nulle part, n’était point pressé d’arriver.

On ne sentait pas non plus le défaut de noblesse dans le langage. Le goût ne pouvait sur ce point devancer les mœurs. Or, au seizième siècle, un mélange de rudesse gauloise et de grandeur imitée de

Plutarque, la licence propre aux temps où la violence et le danger rendent la vie précaire, la corruption de l’Italie en décadence, formaient les mœurs de la cour, sur laquelle se modelait la nation. Il s’en voit des traces même dans Malherbe, qui donnait les premiers exemples du langage noble dans la poésie ; et Balzac n’y échappe pas toujours, même dans ses pages les plus soutenues.

Après lui, et grâce à lui, le public lettré comprit toutes les conditions des écrits durables, et l’esprit français prit une plus haute idée de lui-même. On appela tout cela l’éloquence, et l’on se fit de l’éloquence un idéal auquel j’aime à voir tous les auteurs du temps aspirer, même au risque d’un peu d’emphase, et de cette « raisonnable fureur » à laquelle Balzac avoue naïvement s’être laissé parfois emporter.

Les lettres de Balzac touchaient à tout ce qui occupait alors les esprits : à l’érudition, qui s’était plutôt réglée que ralentie ; à la morale générale ; aux matières de foi, vues d’un esprit plus libre ; à la politique, nouveauté si attrayante alors ; aux événements de l’époque, aux rôles qu’y jouaient les principaux personnages. C’est à la faveur de ces préoccupations du jour ou simplement des idées à la mode, que s’introduisait la réforme littéraire ; et le goût se formait par ce qui d’ordinaire le corrompt. Ces lettres étaient comme la conversation d’un esprit sérieux et élevé, tirant quelque vérité morale de tout ce qui était pour le public sujet d’entretiens superficiels. On y touchait du doigt ces perfectionnements que Descartes loue dans Balzac : cette suite, cette liaison des parties, ce plan conçu avec force et clarté, ce langage précis, figuré avec mesure, ce tour libre et majestueux, cette noblesse qui n’est que l’unité de ton dans un sujet où il n’est rien entré qui n’y convienne. Nulle autre forme d’ouvrage n’était mieux appropriée à l’époque. Quand on considère l’état de la France alors, les guerres entre la royauté et la noblesse, entre le roi et sa mère, les meurtres et les intrigues, un gouvernement sans cesse contesté et flottant, quel genre d’écrit pouvait être plus goûté que des lettres, dont les plus longues l’étaient moins que le plus court traité ? Aussi étaient-elles lues de tout le monde. On les attendait, on se les passait de main en main ; c’était une mode. Heureusement qu’aux époques favorisées il n’entre pas moins de raison que de frivolité dans la mode ; l’effet de la frivolité est passager, l’effet de la raison demeure.

C’était une frivolité de dire que « les malades se guérissaient à la vue des lettres de Balzac » ; que « son livre n’était guère moins connu que l’eau et le feu » ; que « c’était le philtre qui faisait aimer le français aux nations qui habitent les bords de la mer Glaciale » ; que Sénèque, auprès de Balzac, n’était que monotonie, et Cicéron que vide ; qu’il était l’empereur des orateurs, comme si le titre d’orateur, objecte judicieusement un de ses critiques, pouvait appartenir à qui n’a jamais parlé en public.

Mais c’était de la raison de remarquer dans Balzac ce style relevé, ce beau choix de paroles, cet ordre et cet arrangement d’où elles tiraient leur force, tant de perfectionnements de détail dont ses critiques mêmes étaient d’accord avec ses apologistes.

Au reste, critiques et apologistes, tout le monde attisait comme à l’envi la vanité de Balzac. Ses critiques n’imaginaient rien de plus fort à lui dire, sinon que toute la France était empuantie de son éloquence, reconnaissant ainsi ce grand succès en le calomniant. Quant aux apologistes, il se trouvait des corps savants, la Sorbonne par exemple, pour qualifier de sujet royal tel des sujets qu’il avait traités. Aussi voit-on sans mauvaise humeur l’infatuation de Balzac écrivant d‘un de ses critiques : « Un d’eux ne pouvant souffrir cet éclat, je ne sais lequel, qui me rend plus visible que je ne veux, et cette réputation incommode que je changerais de bon cœur avec le repos de ceux qui ne sont connus de personne, a entrepris de parler plus haut que la renommée et d’obliger tout un royaume de se dédire. » Et plus loin : « Il m’est pourtant bien doux de recevoir aujourd’hui, avec vos prières, celles de la moitié de la France10. » Bayle cite l’anecdote de cet homme qui lui demandait des nouvelles de messieurs ses livres. Comment recevoir tout cet encens et n’en être pas enivré ? Pour comble, Richelieu prenait ombrage de sa gloire, et de la même main qui en 1624 l’avait loué d’un style si délicat, lui écrivait en 1627, au plus fort de ses succès : « Je n’ai point celé à un de vos amis que je trouvais quelque chose à désirer en vos lettres, en ce que vous y mettez d’autrui ; craignant que la liberté de votre plume ne fit croire qu’il y en eût en leur humeur et en leurs mœurs, et ne portât ceux qui les connaîtraient plus de nom que de conversation à en faire un autre jugement que vous ne souhaiteriez vous-même11. » Est-ce à cause de cette indépendance d’esprit, ou de cet éclat qui le rendait si visible, que Balzac manqua l’évêché dont Richelieu l’avait quelque temps flatté ? Peut-être le cardinal l’en trouva-t-il trop digne au temps de son succès, et trop peu digne le jour où ce succès diminua, et où la santé de Balzac cessa de compter parmi les événements qui occupaient le public.

§ IV. Des défauts de Balzac et de ses critiques. — Le Père Goulu. — Les Traités de Balzac. §

Ce jour arriva bientôt, et, dans la vie de Balzac, la gloire du jeune homme fut comme un embarras pour l’homme mûr. Ses apologistes eux-mêmes, croyant raffiner sur l’éloge de son éloquence, avaient dénoncé le défaut qui allait en dégoûter le public. A ceux qui reprochaient à Balzac le titre de

Lettres donné à ses pièces d’éloquence, disant qu’une inscription si basse ne devait couvrir que des choses ordinaires, ses admirateurs répondaient « qu’il n’avait tenu qu’à la fortune que ce qu’on appelait Lettres n’eussent été harangues ou discours d’Etat ; mais que, dans un pays où la volonté d’un seul avait remplacé le gouvernement populaire, n’y ayant ni peuples opprimés à défendre devant un sénat, ni oppresseurs à accuser, il n’y avait pas lieu à l’éloquence politique ; que quant au barreau, les affaires y étaient tellement étouffées par la chicane, que là non plus il n’y avait pas place pour l’éloquence judiciaire : qu’il restait les chaires des prédicateurs, mais que ce n’étaient pas des hommes tels que M. de Balzac qu’on appelait aux fonctions ecclésiastiques », — allusion à Richelieu, qui l’avait critiqué et ne l’avait pas fait évêque, pas même abbé, à quoi Balzac, dit-on, s’était rabattu ; — « que dès lors il avait fallu que son éloquence s’enfermât dans ce petit espace. » C’est là, en effet, le malheur de cette éloquence. C’est l’éloquence hors de son lieu, sans les grands intérêts qui l’alimentent, sans ce sérieux qui la préserve des hyperboles ou des vaines subtilités du travail à froid, dans une matière qui n’a pas de richesses naturelles. C’était de l’éloquence sans sujet.

Ses critiques n’avaient pas manqué de s’en apercevoir. Aussi le blâmaient-ils d’employer hors de temps la magnificence du langage, et de chercher de grands mots pour amplifier de petites choses. Ils

n’exagéraient pas. Le défaut le plus choquant de Balzac, c’est ce manque de proportion entre les mots et les choses. A qui croit-on, par exemple, qu’il fasse allusion dans les lignes qui suivent :

« Et ici, Ménandre, avant que de passer outre, admirons ensemble les moyens dont Dieu se sert pour procurer le repos du monde, et le soin qu’il a de trouver quelquefois le bien public dans le malheur des particuliers. Avouez-moi que ce n’est pas un petit effet de la Providence de s’être visiblement opposée au premier genre de vie qu’avait choisi un homme si dangereux12. »

Quel est donc cet homme ? et de qui parle Balzac sur ce ton de Bossuet parlant des révolutions des empires, ou tout au moins de quelque Cromwell ?

Il s’agit d’un des noms les plus obscurs de l’histoire littéraire, du père Goulu, provincial des feuillants, qui, sous le pseudonyme de Phyllarque, avait attaqué Balzac. Ce faste de mots signifie que le père Goulu avait commencé par être avocat, mais qu’au grand profit du public il avait renoncé à cette profession pour se faire feuillant. C’est dans ce style majestueux que Balzac s’en plaint à Ménandre (Costar ou Chapelain), et qu’il fait intervenir les desseins secrets de la Providence dans l’histoire de sa vanité blessée.

Voici comment s’était émue la querelle. Un jeune feuillant, frère André, avait publié un petit écrit

« De la Conformité de l’éloquence de M. de Balzac avec celle des plus grands personnages du temps passé et du présent.  » Cet écrit était injuste. On luisait un tort à Balzac de l’un de ses principaux mérites : car si cet auteur est digne de louange, c’est surtout pour la façon dont il imite les anciens. Ce n’est plus une traduction commentée avec originalité, comme dans Montaigne, ni une glose pédantesque des aphorismes de la sagesse antique, comme dans Charron. C’est cette sagesse elle-même s’exprimant en français ; l’érudition y est si bien fondue dans la pensée originale, que Balzac put croire qu’il inventait ce qu’il s’était approprié.

Il fit répondre aux attaques du jeune feuillant par une apologie, où lui-même, en beaucoup d’endroits, avait tenu la plume. Goulu, quoiqu’il n’y fût que nommé, s’en irrita. Soit esprit de corps, soit que le jeune feuillant n’eût été que le prête-nom de sa jalousie, il répondit à l’Apologie par des lettres qui, parmi beaucoup de critiques passionnées ou puériles, exprimaient les vrais principes et donnaient les vraies raisons du refroidissement qui suivit le premier enthousiasme pour les écrits de Balzac.

Il l’appelle assez plaisamment Narcisse. Il n’entend pas, d’ailleurs, lui ôter la louange d’avoir « un peu de capacité, et quelque chose de bon et de relevé dans ses discours. » Mais pour cette réputation d’unique éloquent, d’empereur des orateurs, qu’on fait à Narcisse, « comment, dit naïvement Goulu, lui pourrait appartenir le titre d’orateur, vu qu’il n’a jamais parlé en public ? » Et il le veut réduire à la qualité de simple écrivain. Excellente leçon pour certains apologistes de nos jours, qui, par la même intempérance d’admiration, donnent le nom de grands poètes à des écrivains en prose.

C’est l’écrivain qu’il met en regard de « cette perfection du bien dire, laquelle consiste plus en la rondeur, en la netteté et en la simplicité du langage, avec quelque ornement, quand la matière l’exige, que non pas en ces sottes et ridicules affectations d’hyperboles extravagantes, de manières recherchées de s’expliquer, qui sont nouvelles parce qu’elles sont sauvages et monstrueuses. » Il y poursuit et y signale avec une sagacité qu’éclaire un vrai savoir, et que la passion rend cruelle, toutes les formes qu’affecte cette éloquence sans sujet, sans chaire, sans tribune, sans barreau. Il y fait voir ce que les anciens appelaient le froid, c’est-à-dire, selon Théophraste, ce qui est énoncé par des paroles plus grandes qu’il ne faut pour le déclarer. Balzac y tombe, quand il dit : « J’ai un éventail qui lasse les mains de quatre valets, et qui fait un vent en ma chambre qui ferait des naufrages en pleine mer. » Goulu relève le défaut de couler d’une pensée noble dans une pensée basse. C’est Euripide disant de Polyxène qu’en tombant sous le couteau elle prit grand soin que sa chute fût honnête, et ajoutant, par l’effet de ce défaut, « qu’elle cacha les parties qu’il faut couvrir aux yeux des hommes. » C’est Balzac disant au roi, après des paroles

plus enflées que solides, « qu’il ne faut plus qu’il parle d’agir puissamment, et de ne faire des coups d’Etat qu’avec la reine. »

Il se moque de ses ridicules comparaisons : « Il n’y a de reptiles en mon jardin que des melons. » Il blâme le défaut de variété, la stérilité, le retour des mêmes idées et des mêmes mots. Enfin, il refuse le don de faire un livre à cet homme, « qui, pour avoir écrit, dit-il, moins de lettres qu’un banquier n’en dépêche pour un ordinaire, a déjà épuisé tous les panégyriques13. »« Après tout, dit-il ailleurs, il fait voler de malheureux tronçons avortés par force de son esprit, que je juge incapable de produire jamais un ouvrage en perfection14. » Goulu avait prédit juste. Ainsi, un critique passionné, partial, connut mieux la véritable mesure de Balzac que ses admirateurs les plus éclairés et les plus sincères, et le jugement de Descartes sur cet écrivain ne doit être admis qu’avec les réserves du père Goulu. Il y avait d’autant plus de mérite alors à refuser l’allégeance à cet empereur des orateurs, qu’il courait déjà de main en main, au milieu d’une grande attente, des fragments de son Prince, « et probablement pas les pires pièces, dit judicieusement Goulu, puisqu’il les a proposées comme échantillons, et une montre, pour débiter mieux sa marchandise15. »

C’est en 1628 que le général des feuillants faisait cette guerre à Balzac. De toutes les critiques du père Goulu, la plus sensible avait été ce défi de produire une œuvre de longue haleine. Cela fit hâter le Prince, dont tous les amis de Balzac disaient merveilles, et qui parut en 1631. C’était, à les entendre, la philosophie des rois. Quand l’ouvrage parut, la Sorbonne en approuva solennellement « le style relevé, les paroles choisies, l’éloquence vraiment chrétienne. » Le public resta froid. Cette théorie d’un prince parfait d’après un idéal rêvé dans la solitude, loin des affaires et des princes, et dont Balzac, à la fin de chaque chapitre, rapportait uniformément les traits à Louis XIII, fut médiocrement goûtée. Le livre n’ajouta pas à sa réputation, et donna fort à railler à ceux qui avaient dit que « qui le tirerait hors de ses lettres lui ferait tomber la plume de la main, et que ce genre d’écrire, dans lequel on a la liberté de finir quand on veut, était la borne de son insuffisance. »

On avait opposé le Prince de Machiavel à celui de Balzac, pour relever d’autant ce dernier. C’était lui rendre un mauvais office. Quoi de moins ressemblant au portrait du prince que Machiavel a tracé d’après nature, et dont chaque détail est pris à quelque personnage connu, que ce vain idéal, mélange de souvenirs de lecture échauffés par le travail, et de digressions où Balzac tantôt fait sa cour au roi, tantôt défend sa réputation attaquée ? Sur ce dernier point surtout, il est très abondant, et il tire à chaque instant son discours sur les blessures faites à sa vanité. Il répondait, directement ou par allusion, à ce qu’on avait écrit de fort injuste sur ses mœurs et sur son prétendu dessein de troubler le repos public, de trop vrai sur sa vanité, sur son peu de savoir en théologie, sur la stérilité de son imagination. On lui reprochait de ne pouvoir se soutenir que dans l’hyperbole. « Il n’y en a pas une seule dans le Prince », disaient ses amis. Mais l’ouvrage tout entier n’est qu’une longue hyperbole, soit par cette perfection impossible qu’il exige de son prince, soit par la comparaison qu’il y fait de Louis XIII avec cet idéal. L’admirable public que Balzac avait contribué à rendre plus difficile, même pour lui, ne fut pas dupe de ces secrètes caresses qu’il se faisait à lui-même, ni de ce soin laborieux de sa gloire. C’est au fond la seule morale qu’il voulait qu’on tirât de toutes les pages de son livre. L’enthousiasme tomba ; mais il resta l’estime. On ne cessa pas d’être juste pour quelques morceaux que feront toujours lire avec plaisir et profit les belles qualités de Balzac.

L’Aristippe n’eut pas un meilleur sort. C’est une théorie de la cour, comme le Prince est une théorie de la royauté. Quoique à en croire Balzac, l’idée lui en fût venue de conversations entre de grands personnages, où il avait été mêlé, ces spéculations sur la cour, sur les bons et les mauvais ministres, sur le caractère des gens de la cour, n’étaient pas plus près de la réalité que la chimère de son Prince. Les mêmes défauts y gâtaient l’effet des mêmes qualités. Comme Louis XIII avait été l’idéal du Prince, Richelieu fut l’idéal d’Aristippe. Tous les mauvais ministres, tous les vilains traits des gens de cour servaient d’ombre au portrait du cardinal. Balzac d’ailleurs ne s’était pas plus oublié dans Aristippe que dans le Prince. On y retrouvait cette même complaisance du rhéteur, tournant toute chose à sa gloire, aimant sans doute la vérité, mais d’une bien moindre affection que sa réputation d’esprit.

Le défaut général de ces traités, qui furent suivis d’un autre, le Socrate chrétien, où la morale est trop théologique et la théologie trop peu savante, est le même que celui des Lettres. Je l’ai dit : c’est de l’éloquence sans sujet.

Il y avait pourtant alors un sujet ; mais il y fallait un esprit plus politique que littéraire, un autre Machiavel. Les écrivains du parti des politiques, à la fin du seizième siècle, Bodin, les auteurs de la Ménippée, l’avaient indiqué, et c’est peut-être un titre pour Balzac que, l’ayant manqué, il l’ait néanmoins aperçu. Ce sujet, c’était en effet le prince, mais le prince considéré au point de vue de l’unité monarchique, dans la réalité des besoins de la France à cette époque. La cour eût été un autre sujet non moins pratique, soit que l’on considérât les nouveaux rapports de la noblesse avec la royauté victorieux de toutes les souverainetés particulières, soit qu’on l’observât en moraliste et sur le lieu même. Mais que pouvait-il sortir, sinon d’ingénieuses déclamations de cette solitude où Balzac se croyait en vue à tout le monde parce qu’il ne voyait personne ? De tels écrits ne pouvaient contenter longtemps un public assez formé déjà pour demander aux écrivains la première condition de l’art d’écrire, c’est à savoir un sujet.

Le bon effet d’ailleurs était produit, et le mauvais commençait. Ce soin du langage, après avoir fait la réputation de Balzac, donnait naissance au purisme, qui en est le ridicule. Déjà la fureur en était allée si loin, que la fille adoptive de Montaigne, Mlle de Gournay, qui en 1626, et plus tard, en 1634, avait lancé l’anathème contre quiconque oserait, après sa mort, « ajouter, diminuer, ou changer jamais aucune chose, dans les Essais, soit aux mots ou en la substance », en donnait, en 1635, une édition châtiée, pour obéir aux libraires, complaisants intéressés du goût public.

Il est vrai qu’elle s’avoue contrainte et forcée, et qu’elle renvoie « au vieil et bon exemplaire in-folio » ceux qui préféreraient la véritable leçon. Cet aveu n’en prouve que mieux l’impatience du public sur ce qui lui paraissait être le progrès de la langue. Il y procédait comme en toute espèce de changement, par le mépris et la destruction du passé, s’en remettant à la fortune du soin de remplacer ce qu’il détruisait.

§ V. De ce qu’il y a de durable dans les écrits de Balzac. — Théorie de la prose française. §

La vie littéraire de Balzac fut attristée, après quelques années brillantes, par une double disgrâce : ses qualités ne lui valurent pas les récompenses solides qu’il ambitionnait, et ses défauts suscitèrent contre lui un injuste retour d’opinion. Richelieu ne le tira pas de sa campagne de Balzac. Offusqué d’abord de son éclat, il l’avait été ensuite de la liberté généreuse dont le loue Descartes, et qui perçait à travers ses laborieuses flatteries. On a vu la vivacité de sa querelle avec le père Goulu. Dans tous les lieux de l’obéissance de ce feuillant, il était qualifié de monstre ; on le dénonçait auprès des cours étrangères ; on ameutait le peuple contre sa prétendue impiété. Goulu mort, et après quelque répit, il lui vint un adversaire plus redoutable, qui, au lieu de l’attaquer, lui disputait le prix dans l’art qui avait fait sa gloire et tirait un meilleur prix de ses Lettres. Cet adversaire, c’était Voiture. Ces misères de la gloire littéraire firent tourner son esprit à la dévotion. Ses dernières années furent d’un chrétien, presque d’un théologien. Il les occupa de spéculations religieuses, et les honora par des aumônes et des actes de piété, faisant des charités d’une partie de sa fortune, et demandant par testament à être enterré dans l’hôpital de Notre-Dame des Anges, à Angoulême, aux pieds des pauvres qui y étaient inhumés. Il mourut en 1654. Bien des chefs-d’œuvre avaient déjà paru : le Cid, Polyeucte, le Discours de la méthode. L’année 1656 allait en voir paraître un autre, les Lettres provinciales.

C’est le lieu de remarquer, en ce qui regarde les Lettres provinciales, ce que font quelques années de plus dans le développement d’une littérature, et comment de sujets analogues naissent, selon les talents, des ouvrages médiocres ou des chefs-d’œuvre. La querelle entre le père Goulu et Balzac est comme l’escarmouche du combat qui devait se livrer plus tard entre les jésuites et Port-Royal, représenté par Pascal. Mais ce que Balzac appelle Discours, et qu’il adresse à un personnage imaginaire du nom pompeux de Ménandre, par-dessus la tête du général des feuillants et de tout son ordre, Pascal l’appellera Petites lettres, et les adressera, comme autant de flèches mortelles, droit au cœur de la Société de Jésus. Où Balzac déploie tout l’appareil oratoire, Pascal ne mettra que le style vif de la conversation, sans chercher l’éloquence, et sans l’éviter. Balzac prend le monde à témoin de la violence de ses ennemis ; il s’échauffe et se travaille pour faire de son grief le grief même du genre humain ; il veut y intéresser la Providence elle-même. Pascal, par le langage de la raison animée et piquante, mettra de son côté tous ceux qui cherchent la vérité dans ces sortes de querelles, comme tous ceux qui n’y veulent trouver qu’à rire. L’un promet plus qu’il ne tient, l’autre tiendra plus qu’il n’aura promis.

Mais Balzac avait formé des lecteurs pour les Lettres provinciales. Il apprit à bien écrire, même à ses ennemis. Les lettres de Goulu sont d’un bon style. En évitant les fautes qu’il note dans Balzac, il imite les qualités qu’il est forcé d’y louer. Balzac avait donné le goût de quelque chose de meilleur que ses écrits ; c‘est la première gloire après celle de contenter ce goût.

Ses ouvrages sont médiocres, mais son influence fut excellente. Balzac est un honnête homme qui cherche la vérité, et qui tâche de la persuader aux autres. Il la cherche un peu au hasard et sur trop de points, et il emploie trop d’appareil à la persuader. Mais l’exemple en était utile ; et si Balzac n’eut pas de génie, il enseigna du moins que l’homme de génie n’est qu’un homme de bien qui a le don de trouver et d’exprimer la vérité. On n’en a pas imaginé depuis lors une autre définition, ou si quelques-uns l’ont osé, il leur en est arrivé mal.

Le caractère personnel de Balzac ne démentit pas ses principes. Il écrivit à Richelieu, au risque de ne pas plaire : « S’il m’était défendu de faire profession de la vérité, je ne serais pas pour cela rebelle, ni ne m’opposerais à l’ordre établi. J’obéirais à une loi si fâcheuse, à cause que je suis bon citoyen ; mais ce serait par mon silence et non par ma lâcheté, et à la charge de ne point parler, et non pas de parler contre ma conscience16. » Vaugelas, un autre homme de bien à qui nous aurons aussi à rendre justice, défiait Phyllarque de trouver un meilleur cœur que Balzac, une plus grande douceur que « celle qui accompagnait toutes les parties de sa vie. » « Sa probité, ajoute-t-il, lui paraissait une des plus rares choses de ce siècle, comme son esprit est un des plus grands ornements de la cour17. »

Quant à la langue, les services que Balzac lui a rendus suffiraient pour le sauver de l’oubli. Il ne fut guère moins utile à la prose que Malherbe à la poésie. Les réformes qu’il y fit ont été définitives ; c’est, pourrait-on dire, la constitution même de la prose. Il n’y a rien été changé depuis lors, qu’au prix de l’altération même de la langue française et du génie de notre pays. Cette langue devait recevoir des développements infinis de la variété des sujets et des talents ; mais tout ce que le génie y ajouta de durable est conforme au type sorti des mains de cet homme de talent, le premier auquel on appliqua le vir bonus, dicendi peritus, maxime aussi vraie de l’écrivain que de l’orateur, et d’aussi étroite obligation pour l’un que pour l’autre.

§ VI. Les lettres de Voiture. §

Tandis que Balzac donnait les premiers modèles de la bonne prose, dans l’ordre des idées nobles et relevées, un écrivain non moins célèbre que lui, qui pensa gâter La Fontaine, Voiture écrivait, dans le genre familier, beaucoup trop de lettres qui veulent être piquantes et enjouées. Le fond de ces lettres n’étant guère que la galanterie, quand elles sont à l’adresse des femmes, ou la flatterie, quand Voiture écrit à des hommes, la lecture en est à peine supportable. Il faut du courage pour aller chercher quelques tours heureux et neufs, qui manquaient à notre langue et y sont demeurés, dans cette multitude de lettres « toutes pures d’amour, pleines de feux, de flèches et de cœurs navrés », dont l’auteur, selon Mlle de Bourbon, une des plus agréables précieuses de la cour, « devrait être conservé dans du sucre. »

Voiture, doué d’un esprit vif et ingénieux, très goûté des princes et des gens de la cour, agréable au grand Condé et au comte duc d’Olivarès, chargé de missions diplomatiques, ayant sur Balzac, qui rêvait, dans son orgueilleuse solitude, des cours et des princes imaginaires, l’avantage de voir de très près la cour et les princes de son époque, Voiture aurait pu employer sa finesse d’esprit à pénétrer le fond de tant d’intrigues politiques, et sa plume à en écrire gravement. Il aima mieux le plaisir que les affaires, et la vogue d’un bel esprit que la considération d’un moraliste ; et il passa de mode comme ces galands de ruban d’Angleterre, qu’il offrait à Mlle de Rambouillet, avec ces billets d’envoi si musqués et si peu dignes d’un homme.

On peut dire de Voiture, avec bien plus de vérité que de Balzac, que tout cet esprit et ce talent ont eu le tort d’être sans sujet. Du moins, Balzac eut le solide mérite d’indiquer la voie à de plus habiles ; et s’il est vrai que son édifice se soit écroulé, une partie des matériaux, employée par des mains plus heureuses, a servi à des constructions qui ne périront pas. On pourrait reconnaître, dans la Relation à Ménandre, de grands traits de mélancolie, que Pascal semble avoir recueillis et placés en meilleur lieu ; dans la fameuse lettre sur Rome, et dans beaucoup de pensées de religion, la hardiesse et la pompe solide de Bossuet ; dans Aristippe et le Prince, des portraits que La Bruyère n’a fait que retourner. Presque tout Voiture n’est qu’une défroque de cour, dont les rubans fanés et les paillettes ternies ne peuvent plus servir, et qu’on garde par curiosité d’antiquaire. J’excepte pourtant la lettre sur le siège de Corbie, où le cardinal de Richelieu est peint dans la grande manière de Balzac, et avec une aisance dans le relevé, qui a manqué à Balzac.

Il faut, en outre, tenir compte à Voiture d’une vanité plus commode, et de n’avoir pas cru que les lettres qu’on arrachait à sa paresse occupassent la moitié du monde. Soit frivolité, soit plus de justesse d’esprit, il parut n’abonder dans les fautes de son temps que pour y être plus à l’aise. J’en vois un aveu dans une de ses lettres à Mlle de Rambouillet. Après un récit qui a pu paraître extraordinaire à l’aimable précieuse, il ajoute : « Il me vient de tomber dans l’esprit que vous imaginerez que tout cela est faux, et que ce que j’en ai dit n’était que pour trouver moyen de remplir ma lettre. Quand cela serait, Mademoiselle, je serais en vérité excusable ; car, pour vous parler franchement, on est souvent bien empêché à trouver que dire, et je ne puis pas comprendre que, sans quelques inventions comme cela, des personnes qui n’ont ni amour ni affaires ensemble se puissent écrire souvent. »

Les fastueuses épîtres à Ménandre et les billets galants de Voiture faisaient désirer des lettres qui fussent simplement des lettres. Balzac vivait encore, que déjà, sous la plume d’une mère, d’une femme de génie, des lettres de famille, qui ne voulaient être rien de plus, allaient faire oublier les exercices épistolaires de Balzac et de Voiture. Celles-là n’étaient ni commandées, ni attendues à la porte de l’auteur par le courrier de quelque grand personnage ; elles étaient écrites à propos, pour un besoin d’esprit ou de cœur, pour causer de loin, pour le simple plaisir de les écrire. Les lettres allaient devenir un modèle, parce qu’elles n’avaient plus la prétention d’être un genre. Au moment où la vogue quitte Balzac et Voiture, la gloire de Mme de Sévigné commence18.

Chapitre deuxième §

§ I. Comment Descartes réalise l’idée de l‘éloquence, et quelles circonstances marquent ce progrès de l’esprit français et de la langue. — § II. Prodigieux génie de Descartes, et de quels moyens il se sert pour assurer la liberté de son esprit. — § III. Du cartésianisme comme philosophie et comme méthode littéraire. — § IV. Du Discours de la méthode. — § V. Comparaison entre l’esprit du cartésianisme et l’esprit du seizième siècle. — § VI. En quoi Descartes est plus original et plus naturel qu’aucun des écrivains qui l’ont précédé. — § VII. Influence littéraire du cartésianisme. — § VIII. Descartes porte la langue française à sa perfection.

§ I. Comment Descartes réalise l’idée de l’éloquence, et quelles circonstances marquent ce progrès de l’esprit français et de la langue. §

Nous connaissons enfin le caractère fondamental de la littérature française au dix-septième siècle : c’est la recherche et l’expression de la vérité.

La recherche implique le choix, parmi les vérités diverses, de celles qui sont nécessaires à la conduite de la vie.

L’expression s’entend de la communication de la vérité, de l’art de la persuader aux autres, de leur en faire partager la possession.

La vérité cherchée, trouvée et bien exprimée, tel est l’éloge qu’on fait de tous les bons écrits au dix-septième siècle. Tous les grands hommes de cette époque se sont comme distribué le domaine de la vérité universelle ; ils en font valoir toutes les parties.

Balzac n’avait pas mérité une médiocre estime, puisqu’il avait le premier compris cette fin de toute grande littérature. L’impatience même du mieux, qui lui ôta sitôt la faveur publique, avait été en partie son ouvrage.

Quel était ce mieux dont il eut l’honneur de donner le goût, et qu’il essaya vainement de réaliser ?

Les adversaires de Balzac l’avaient indiqué. C’était, d’une part, un sujet, c’est-à-dire un corps de vérités sur une matière déterminée, d’où il résultât un enseignement pour la conduite de l’esprit et de la vie ; d’autre part, un langage exact et naturel, approprié à ces vérités.

Il n’y a pas d’indication plus sûre que celle des critiques. J’entends même ceux qui le sont de parti pris. Eux seuls voient ce qui manque, peut-être parce qu’ils ne veulent voir que ce qui manque. Pour peu qu’ils aient de sens et d’esprit, l’ardeur même de la partialité leur donne la sagacité qui fait distinguer le bon du mauvais, et deviner ce qui reste à faire. Comme ils ont besoin de bonnes raisons pour justifier ou dissimuler leur prévention, il leur arrive, tout en ne cherchant qu’à donner tort aux écrivains, de trouver à quel prix se font les écrits qui durent.

Que reprochait-on à Balzac ? D’être un orateur sans tribune, sans chaire, sans barreau ; de n’avoir pas d’haleine pour un ouvrage de quelque étendue ; de ne point parler naturellement, c’est-à-dire de n’avoir point les qualités des grands écrivains qui allaient suivre, et d’avoir les défauts dont ils devaient purifier l’esprit français et la langue. Ainsi, avant qu’aucun modèle eût paru, on savait à quelles conditions un écrit est un modèle.

Nous avons admiré, dans le cours de cette histoire, avec quel merveilleux à-propos les hommes naissent comme tout exprès, dans notre pays, pour accomplir certains progrès pressentis par la partie saine du public.

Il n’est pas une époque où cet à-propos paraisse plus manifestement une loi de l’esprit français, qu’au lendemain de la gloire de Balzac. Il nous fallait un sujet, un corps de vérités, d’où sortît un enseignement pratique ; un langage approprié, naturel, où les mots ne fussent que les signes nécessaires des choses. Qui pouvait mieux y pourvoir qu’un grand géomètre, devenu grand écrivain, qui allait traiter des vérités les plus essentielles à l’homme avec les habitudes rigoureuses de l’algébriste, posant ces vérités comme des problèmes au moyen de mots exacts comme des chiffres, et les résolvant par un enchaînement de propositions évidentes ?

C’est là le caractère de Descartes ; ce sera encore, vingt ans après, avec des circonstances particulières, le caractère de Pascal. Exemple illustre, que notre littérature offre seule entre toutes, apparemment pour que nous en tirions un enseignement, de deux hommes de génie, grands géomètres et grands écrivains, qui, à vingt ans d’intervalle, nous apprennent successivement le secret des ouvrages parfaits, c’est-à-dire de ceux qui sont les plus conformes à l’esprit humain et au génie de notre pays.

§ II. Prodigieux génie de Descartes, et de quels moyens il se sert pour assurer la liberté de son esprit. §

La qualification de génie effrayant, que Chateaubriand donne à Pascal, ne serait guère moins vraie de Descartes. Pour moi, je ne puis me représenter Descartes sans un certain effroi, soit à cause du sentiment de mon infirmité, soit en pensant à tant d’efforts sublimes osés avec un corps comme le mien, afin d’arriver à cette puissance d’abstraction qui le fit appeler par Gassendi : O idée ! Seulement Gassendi ne croyait que le railler ; il voulait qu’on l’entendît d’un esprit dépourvu du sens de la réalité ; mais Descartes, aussi attentif à toutes les réalités que les plus doués de ce sens, avait sur eux l’avantage d’avoir su se dégager de leur servitude par une force de volonté extraordinaire, et par une contention d’esprit vraiment effrayante.

Imaginez, si vous le pouvez sans épouvante, un homme au sortir du seizième siècle, après tant d’esprits qui viennent de recueillir toutes les traditions de l’esprit humain, et dont les plus hardis n’ont pensé

qu’à la suite des deux antiquités ; un homme qui se sépare de toutes ces traditions, des deux antiquités, du présent, de l’humanité tout entière, regardant comme provisoires toutes les notions qui ont fait la croyance des temps écoulés jusqu’à lui, n’en voulant croire aucune définitivement qu’après l’avoir reconnue vraie par une opération de son libre jugement ; un homme qui, sans autre contrôle ni témoignage que sa raison, soutenu par le seul amour de la vérité dans ce laborieux affranchissement de sa pensée, se pose hardiment le triple problème de Dieu, de l’homme et des rapports qui lient l’homme à Dieu, du monde extérieur et de ses rapports avec l’homme !

L’effroi augmente quand on considère comment cet homme dispose sa vie pour ce grand dessein, et par quelle suite de méditations il trouve enfin un point d’appui, une première vérité évidente, pour y bâtir ses croyances.

Ce fut en l’an 1619, après avoir quitté Francfort, où il avait assisté au couronnement de l’empereur, que, s’étant retiré sur les frontières de la Bavière, dans une solitude où il se tenait tout le jour enfermé seul avec lui-même, « n’ayant d’ailleurs par bonheur, dit-il, aucuns soins ni passion qui le troublassent19 », il arriva, de pensée en pensée, à mettre son esprit tout nu, et à se dépouiller en quelque sorte de lui-même.

Il se crut tout à fait libre, à l’état de table rase, ne conservant que le désir ardent de découvrir la vérité en toutes choses par les seules forces de son esprit. La recherche des moyens d’y atteindre le jeta dans de violentes agitations. Cette solitude et cette contention opiniâtre le fatiguèrent tellement, que, s’il faut en croire son biographe Baillet, le feu lui prit au cerveau et qu’il fut troublé par des songes et des visions. Il en eut de si étranges dans la nuit du 10 novembre 1619, qu’au dire du même Baillet, si Descartes n’avait déclaré qu’il ne buvait pas de vin, on eût pu croire qu’avant de se coucher il en avait fait excès, « d’autant plus, ajoute naïvement le biographe, que le soir était la veille de Saint-Martin20. »

Après quelques années passées soit dans des voyages, où il étudiait les mœurs, et par la vue de leur diversité et de leurs contradictions, se fortifiait dans son dessein de chercher la vérité en lui-même, soit à la guerre, où il s’appliquait tout à la fois à étudier les passions que développe la vie des camps, et les lois mécaniques qui font mouvoir les machines de guerre ; après quelque séjour à Paris, où il cacha si bien sa retraite que ses amis même ne l’y découvrirent qu’au bout de deux ans, il se fixa en Hollande, comme le pays qui entreprenait le moins sur sa liberté, et dont le climat, selon ses expressions, lui envoyait le moins de vapeurs.

En France, outre les obligations que lui eût imposées son rang, la température lui paraissait troubler la liberté de son esprit, et mêler un peu d’imagination à la méditation des vérités qui ne veulent être perçues que par la raison. Il avait remarqué, dit Baillet, que l’air de Paris était imprégné pour lui d’une apparence de poison très subtil et très dangereux, qui le disposait insensiblement à la vanité, et qui ne lui faisait produire que des chimères. Ainsi, au mois de juin 1628, il n’avait pu achever un travail sur Dieu, faute d’avoir le sens rassis. La Hollande convenait mieux à son humeur et à sa santé ; il y goûtait la liberté de l’incognito, l’ordre, l’aisance de la vie. C’est l’éloge qu’il en fait à Balzac, en l’invitant à s’y venir fixer ; peut-être parce qu’il n’a pas peur d’être pris au mot. Car, même dans ce pays de choix, ou il séjourna vingt-trois ans, il changeait continuellement de résidence, non moins pour dépister les visiteurs que pour trouver le point où il espérait jouir le plus pleinement de lui-même. Un seul homme connaissait le lieu de sa solitude ; c’était le savant père Mersenne, par lequel il communiquait avec le monde, n’ayant affaire qu’aux idées, et libre de tous rapports avec les personnes.

Sa retraite en Hollande fut comme une fuite. Il n’en laissa rien savoir à ses parents, pour éviter leurs observations et leurs reproches, et ne se confia qu’au père Mersenne, auquel il avait fait promettre de lui garder le secret. C’était au mois de mars 1629. Il avait alors trente-quatre ans. Dans cette solitude, si opiniâtrement défendue contre tout le monde, contre sa gloire même, qui attirait tous les yeux du côté d’où partaient des lumières si nouvelles, il conçut et mit à fin l’ouvrage étonnant qu’il appela d’abord l’Histoire de son esprit21.

Il s’était fait un régime de vie accommodé à ses études, qui tînt son âme dans la moindre dépendance possible du corps. Il mangeait fort peu, à des heures réglées, sans jamais dépasser la quantité qu’il s’était prescrite, ni par des caprices d’appétit, ni par complaisance pour ses amis ; évitant les viandes trop nourrissantes, pour échapper à cette oppression des aliments dont parle Pascal, et préférant aux viandes les racines et les fruits. Il étudiait l’influence de ses affections morales sur son appétit ; il expérimentait toutes choses, son sommeil, son réveil ; d’une condescendance pour les besoins de son corps qui venait moins d’un désir excessif de prolonger sa vie, que de la curiosité d’éprouver sur lui-même ce qu’il jugeait le plus propre à conserver la santé. Placé comme un arbitre impartial entre ses facultés, le même homme qui était parvenu à penser sans l’aide de ce qu’on avait pensé avant lui, tenait comme éloignés de lui, et sous une sorte de surveillance jalouse, son imagination et ses sens, afin de se préserver de leurs erreurs, et de se réduire à sa seule raison. Ainsi, avant qu’il eût résolu par le raisonnement le sublime problème de la distinction de l’âme et du corps, il la démontrait par cet effort même, et, dès cette vie, il avait détaché et fait vivre son âme à part de son corps. Il n’y a pas, dans l’histoire de l’esprit humain, un second exemple d’un homme s’élevant à ce haut état de spiritualité, dans l’ordre de la science ; et peut-être, dans l’ordre de la foi, le plus haut état de spiritualité n’est-il pas plus absolument pur de tout mélange de l’imagination et des sens.

§ III. Du cartésianisme comme philosophie et comme méthode littéraire. §

Je juge moins Descartes comme auteur d’une philosophie plus ou moins contestée, que comme écrivain ayant exercé sur la littérature de son siècle une influence décisive.

Le cartésianisme, comme système philosophique, a eu la destinée de tous les systèmes. Après avoir régné pendant la seconde moitié du dix-septième siècle, il s’est vu discrédité au siècle suivant. Aujourd’hui, la science n’y compte que quelques vérités évidentes, répandues dans un corps de doctrines jugé faux. C’est ce qui est arrivé à toutes les philosophies. En sorte qu’on peut se demander si c’est par le fond même de leur système que les grands philosophes sont immortels, ou bien par leur méthode, leur logique, par la beauté de leurs discours, par l’art de faire servir les vérités de la vie pratique à rendre leurs spéculations plus claires ou plus familières.

Il n’en est pas de même du cartésianisme comme méthode générale pour rechercher et exprimer la vérité. Ce cartésianisme-là est demeuré intact : c’est la méthode même de l’esprit français.

Les vérités d’évidence, qui ont survécu aux vicissitudes du cartésianisme philosophique, doivent être comptées parmi les plus nobles conquêtes de l’esprit humain, sous la forme de l’esprit français. Ces vérités se rapportent à deux des grands problèmes que Descartes s’était proposé de résoudre : Dieu et l’homme. La science les a recueillies comme des dogmes qu’elle transmet par l’enseignement public, et il ne paraît pas qu’on les ait remplacées ou qu’on puisse les remplacer par des vérités plus évidentes, ni que les réfutations qu’on a essayé d’en faire les aient affaiblies.

La première de ces vérités est le fameux axiome : « Je pense, donc je suis. » C’est la première vérité que rencontre Descartes, au sortir de son doute universel. Il y a reconnu le signe même de l’évidence ; or, l’évidence étant le caractère du vrai, et notre raison seule pouvant recevoir et juger l’évidence, voilà la raison établie juge suprême du vrai et du faux. Et quelle raison ? Ce n’est ni la sienne, ni la mienne, ni la vôtre, avec les différences qu’elle reçoit du caractère de chacun, du pays, du temps, mais la raison universelle, impersonnelle et absolue. Ce fut là la grande nouveauté de la philosophie cartésienne ; ce privilège de juger le vrai et le faux, Descartes en dépossédait l’autorité pour le restituer à la raison.

Cette première vérité, ou plutôt ce principe même de toute certitude, le mène invinciblement à une seconde vérité, la distinction du corps et de l’âme, fondée sur l’incompatibilité absolue de leurs phénomènes. Le corps se manifeste par l’étendue ; l’âme par la pensée. Or, quoi de plus absolument incompatible que la pensée et l’étendue ? Voilà donc les deux natures parfaitement distinctes, et la même évidence qui fait reconnaître à Descartes l’existence du corps lui révèle l’existence de l’âme.

En vain Hobbes et Gassendi le somment, soit de prouver comment il peut penser hors ou indépendamment de son cerveau, soit de montrer la substance de la pensée et la nature de son lien avec le corps. Descartes, avec une admirable réserve, se contente de distinguer les deux ordres de phénomènes, et de démontrer leur coexistence et leur incompatibilité. Quant au secret de leur union, l’ignorance où nous sommes et serons toujours à cet égard détruit-elle la connaissance que nous avons de leur existence distincte ? Pour ne pas voir toute la vérité, ce que nous en voyons cesse-t-il d’être évident ?

Après avoir tracé d’une main ferme la ligne de séparation entre l’esprit et la matière, Descartes pénètre plus avant dans le problème. Il rencontre bientôt une troisième vérité également évidente, et qui découle de la seconde : c’est l’existence de certaines idées qui ne sont le résultat ni des impressions organiques de notre esprit, ni des déductions de l’expérience, mais qui sortent naturellement de l’âme. Il les appelle innées, parce que nous naissons avec la faculté de les concevoir. De ce nombre est l’idée de l’infini. Vous voyez d’avance où va le conduire ce nouveau degré, si hardiment franchi, de l’échelle mystérieuse par laquelle il s’élève de la notion de son existence à la connaissance de Dieu. Car cette idée de l’infini, qui est en nous naturellement et universellement, qu’est-ce autre chose que l’image d’une réalité qui est hors de nous ? Et que peut être cette réalité, sinon Dieu lui-même, qui s’est comme imprimé en nous par l’idée de l’infini ?

Ainsi Descartes conclut de l’idée de l’infini l’existence de Dieu ; et cette quatrième vérité, dont la démonstration est le titre le plus glorieux de Descartes, couronne l’édifice reconstruit de la religion naturelle.

Ces vérités, exposées avec un ordre et un enchaînement extraordinaires, frappèrent les esprits d’admiration. Grandes nouveautés quant à la science de la philosophie, qui admettait encore plusieurs âmes, l’âme sensitive, l’âme intelligible, l’âme végétative, c’étaient aussi de grandes nouveautés dans la littérature. Elles en renouvelaient l’esprit, en même temps qu’elles retrouvaient les fondements de la philosophie. Ces vérités dominent l’art tout entier. L’existence révélée par la pensée plus sûrement que par la vie physique ; la raison juge du vrai et du faux ; l’évidence, signe infaillible du vrai ; l’âme vivant d’une vie à part, et concevant spontanément l’idée de l’infini ; Dieu, se révélant comme l’objet qui répond à cette idée : que peut revendiquer le philosophe, dans ces vérités capitales, qui n’appartienne également au poète, au moraliste, à l’historien ?

Ajoutez-y tant de vues profondes sur la vie, tant d’idées tirées du monde extérieur, des usages, des mœurs, pour appeler notre mémoire et notre imagination à l’aide de notre esprit, et qui sont comme le connu dont se sert Descartes pour rechercher l’inconnu. Il y a dans ce grand homme un moraliste supérieur qui a profondément observé la vie, et qui a ce privilège des hommes de génie de n’en être jamais touché médiocrement : mais il sait taire tout ce qui ne va pas à son propos. On dirait qu’il se défie de toute observation externe. C’est trop peu, pour cette intelligence sublime, de l’évidence relative des vérités de l’expérience ; il lui faut l’évidence absolue des vérités de la raison. Elle doute de ce qui fait la certitude pour le commun des hommes, et ce fondement où nous nous reposons ne lui est qu’un sable mouvant. Toutefois l’emploi discret que fait Descartes des vérités d’expérience, pour nous rendre plus sensibles les vérités métaphysiques, et nous aider à monter le degré quand il est trop haut, répand sur ses écrits je ne sais quel agrément qui ajoutait à leur influence littéraire.

Mais c’est surtout par sa méthode que le père de la philosophie moderne tient une si grande place dans l’histoire de notre littérature. J’entends par sa méthode, tout à la fois ce dessein de rechercher la vérité par les seules forces de la raison, et l’art de la communiquer.

La recherche de la vérité, dans tous les ordres d’idées, et la communication de cette vérité par les moyens mêmes que Descartes a employés, toute la littérature du dix-septième siècle est là. Que chercheront les grands prosateurs et les grands poètes de cette époque favorisée, si ce n’est la vérité universelle, celui-ci des passions, celui-là des vices, cet autre des faiblesses de notre nature, la vérité des caractères, la vérité des esprits, la vérité des cœurs ? Que chercheront Pascal, La Rochefoucauld, Bossuet, Bourdaloue, La Bruyère, Fénelon ; et, dans la poésie, Racine, Molière, La Fontaine, Boileau, sinon, dans les genres les plus divers, des parties de la vérité universelle ? En quoi consistera la beauté de leur art, sinon dans l’expression parfaite et définitive de cette vérité ?

La méthode de Descartes est la théorie même de la littérature au dix-septième siècle. Rechercher la vérité par la raison, la faculté la plus générale à la fois et la plus véritablement personnelle à chaque homme ; ne rien admettre dans son esprit qui ne soit évident ; bien définir les termes pour ne point confondre les principes, pour pénétrer toutes les conséquences, pour ne jamais raisonner faussement sur des principes connus ; subordonner toutes les facultés à la raison, et l’homme qui sent à l’homme qui pense ; réduire au rôle d’auxiliaires de la raison l’imagination et la mémoire, par lesquelles nous dépendons des choses extérieures et sommes à la merci de l’autorité, de la mode, de l’imitation : les grands écrivains du dix-septième siècle ne font pas autre chose. C’est leur naturel et leur habitude. Au lieu des personnes capricieuses, variables, ondoyantes du seizième siècle, je vois de belles et pures intelligences, auxquelles Descartes a transmis le secret de cette domination de l’âme sur le corps, de la raison sur la passion.

Ces grands hommes ont eu la gloire d’aller plus loin que Descartes dans ce profond spiritualisme. Descartes, qui place la raison si haut par rapport aux autres facultés de l’homme, l’avait trop rabaissée par rapport à Dieu. Il ne voyait dans les notions de la raison que des décrets arbitraires de la Providence. Ses disciples y verront des vérités absolues, contre lesquelles d’autres vérités ne peuvent prévaloir ; ils en feront des images de la raison divine, des portions même de Dieu. Mais cette vue sublime n’était que la conséquence du principe que Descartes avait posé.

C’est là, si je puis m’exprimer ainsi, le cartésianisme littéraire, dont le cachet est empreint sur

tous les grands esprits du dix-septième siècle, sauf Corneille, lequel écrivait le Cid l’année même où paraissait le Discours de la méthode.

§ IV. Du Discours de la méthode. §

Tant de nouveautés si étonnantes et si fécondes parurent pour la première fois dans ce fameux Discours de la méthode, le premier de nos ouvrages en prose où l’esprit français ait atteint sa perfection, et la langue son point de maturité. Les autres écrits de Descartes ne furent que les développements de ce Discours, et les preuves des principes qui y sont exposés. Ouvrage formidable, Descartes y avait résumé près de vingt années de cette réflexion si opiniâtre et si intense, à laquelle le monde n’offrait ni assez de solitude ni assez de liberté, et qu’il défendit contre toutes les distractions extérieures avec la même jalousie et le même esprit de conservation qu’on met à défendre sa vie.

Voilà enfin un sujet, et quel sujet ! Qui suis-je ? Qu’est-ce que ce corps et qu’est-ce que cette âme, si étroitement liés et si incompatibles ? Qui suis-je par rapport à Dieu ? Qu’est-ce que le monde où il m’a placé ? Descartes remonte encore plus haut. Suis-je en effet ? Qui me le fait voir évidemment ? Y a-t-il une âme distincte du corps ? Y a-t-il un Dieu ? Quelle chose en moi m’en révèle invinciblement l’existence ? Quels sont les rapports entre le monde extérieur et moi ? Sujet d’un intérêt éternel et toujours pressant, le premier qui s’offre à la pensée sitôt qu’elle est libre de l’autorité, de l’imitation, de l’exemple, et rendue à elle-même ; problème dont tous les esprits ont l’instinct, mais auquel la plupart se dérobent, sous l’empire des choses qui ne souffrent pas de délai ! Nous naissons avec le devoir de le résoudre ; car que sommes-nous, sinon ce problème ? Quoi de plus près de nous que nous ?

Descartes entreprend de se mettre en paix là-dessus. Il veut connaître par la raison naturelle son existence, celle de Dieu, celle du monde extérieur ; il veut y arriver par sa propre force, sans le témoignage des siècles, sans donner au consentement de l’univers le poids d’une prémisse dans un raisonnement rigoureux ; poussant la difficulté à l’extrême pour rendre la solution plus évidente, et reculant par-delà le doute jusqu’à une sorte de néant de toute croyance, afin de rendre invincible celle où il se fixera.

Cette croyance ne dépend ni du pays, ni du temps, ni des religions établies, ni de la forme des sociétés, bien qu’elle puisse s’accommoder de toutes ces circonstances. Ce que Descartes veut croire avec certitude, c’est ce qu’aurait cru un païen, c’est ce que croirait en tous pays et en tout temps un homme doué de raison, capable de concevoir un premier principe et d’en tirer des conséquences. Supposez cet homme rebelle par impuissance à la foi de son pays, ou entraîné vers l’incrédulité absolue ; Descartes veut le retenir sur le bord de l’abîme, l’aider à trouver en lui-même les principes qui le ramèneront à la croyance philosophique, et par elle peut-être à la croyance religieuse. Y a-t-il dans l’histoire de l’intelligence humaine une œuvre plus bienfaisante ? Y a-t-il une tâche plus noble que de rendre l’athéisme et le matérialisme impossibles, et d’arriver là sans s’aider de l’autorité, de la tradition, de l’exemple, qui engendrent le doute par la fatigue de leurs contradictions ? Quel service rendra Descartes au genre humain, s’il y réussit !

Mais jusqu’à ce qu’on ait formé sa croyance, il faut, pour le lieu et le pays où l’on vit, adopter une conduite provisoire, afin d’éviter l’irrésolution et de vivre heureusement. Descartes y a pourvu. On se réglera par le respect des coutumes, par la religion établie, par les opinions modérées ; on tâchera d’être ferme dans ses actions, de se vaincre plutôt que sa fortune, « à cause, dit-il, qu’on n’est maître que de ses pensées », de ne rien désirer qu’on ne puisse avoir. C’est là la morale de Descartes.

Il donne ensuite son attention au corps, à la santé. Il a sa physique et sa médecine. Partant de ce principe, qu’il y a plus de biens que de maux dans la vie, il recommande comme nécessaire la science par laquelle on conserve la santé, le premier bien et le fondement de tous les autres. Il voulait préserver l’homme d’une infinité de maladies du corps et de l’esprit, et peut-être même de l’affaiblissement de la vieillesse. Ses spéculations s’arrêtent à la mort. Trop occupé de l’éloigner comme cessation violente d’un état où le bien lui paraissait l’emporter sur le mal, il ne songea pas à la méditer comme le commencement d’une autre vie.

Le Discours de la méthode est le récit des réflexions qu’il avait faites, et des résolutions qu’il avait prises successivement, pour se satisfaire sur tous ces points. C’est pour cela qu’il pensa d’abord à l’appeler l’Histoire de son esprit. Les événements de cette histoire, ce sont les vérités conquises ; le détail où il entre, dans les traités qui suivirent, c’est la suite des raisonnements qui ont amené et assuré ces conquêtes. Il faut contempler ce plan admirable, sur lequel a été bâti tout l’édifice littéraire du dix-septième siècle.

§ V. Comparaison entre l’esprit du cartésianisme et l’esprit du seizième siècle. §

Une comparaison entre l’esprit du cartésianisme comme méthode générale, et l’esprit du seizième siècle, rendra plus sensible la nouveauté de ce plan.

Le seizième siècle, personnifié dans ses libres penseurs, Montaigne en tête, était arrivé au doute par le savoir. Le Que sçais-je ? de Montaigne, le Je ne sçai de Charron, telle est la conclusion du seizième siècle, conclusion fort douce dont il s’accommode. Le doute était le fruit de la curiosité ; je ne dis pas le châtiment, car qu’y avait-il de plus innocent et de plus légitime que la curiosité après le moyen âge ? C’était, de plus, un système, par opposition à l’esprit d’affirmation des sectes religieuses, et une sagesse, eu égard aux excès de cet esprit. Le doute à cette époque est ce port dont parle Lucrèce, d’où il y a tant de douceur à contempler le péril d’autrui.

Descartes trouve le doute établi ; mais au lieu d’en faire un but, il en fait un moyen. Il veut douter, mais pour arriver à la croyance. De ce port où se repose Montaigne, il va s’élancer à la recherche des vérités qui régleront sa vie. Le doute pour Descartes c’est le commencement du laborieux voyage. Au seizième siècle on y arrivait par la multitude des connaissances et par la difficulté d’y faire un choix. On s’y plaisait toutefois, soit par le souvenir de l’ignorance passée, soit par le dégoût des affirmations violentes. Le doute de Descartes est l’état le plus actif : c’est une démolition, pièce à pièce, de tout ce qui est venu en son intelligence par l’imagination et les sens, sans l’assentiment de sa raison. Il en arrache, une à une, toutes les notions qui s’y étaient attachées, et, pour les empêcher d’y rentrer par surprise, il se violente en quelque manière à parler contre elles et à les dédaigner. Il suivait en cela la prescription de saint François de Sales contre les passions, dont on parvient à se défendre, dit ce saint, en parlant fort contre elles, et en s’engageant, même de réputation, au parti contraire. C’est ainsi que Descartes allait jusqu’à ce paradoxe, qu’il n’est pas plus du devoir d’un honnête homme de savoir le grec et le latin que le langage suisse ou bas-breton.

Son effort pour se rendre libre à cet égard était d’autant plus violent que, parmi les idées qu’il rejetait, il en devait reprendre un grand nombre, et que ce qu’il niait provisoirement, il devait y croire le jour où l’évidence lui en serait révélée par la raison.

Descartes fit servir ainsi le doute à l’établissement de la vérité ; il la nia pour la faire rentrer victorieuse dans son esprit par la voie légitime, c’est-à-dire par l’évidence. Aussi lui doit-on donner la gloire d’avoir été le premier écrivain français qui ait sérieusement cherché la vérité. Ce jugement ne dépossède pas Montaigne ; il lui fait sa juste part. Montaigne se plaît dans les vérités d’expérience, les dissemblances individuelles, les contradictions, les fluctuations de l’homme, les particularités et les bigarrures des opinions, des gouvernements, des polices, de la morale ; il cherche à son aise des faits vrais plutôt qu’il ne poursuit la vérité elle-même, pour y trouver une croyance et une règle. La spéculation, pour Montaigne, est comme un doux exercice de son esprit ; il y fait entrer en leur lieu, à la suite d’autres objets de réflexion fort secondaires, ces grands problèmes auxquels Descartes s’est attaché uniquement, après avoir déraciné de son esprit toutes ces contradictions, tous ces préjugés, toutes ces opinions venues de toutes les sources, dont la diversité infinie fait les délices de Montaigne.

Tous les deux se prennent pour sujet de leurs méditations ; mais tandis que Descartes se cherche et s’étudie dans la partie de nous-mêmes qui dépend le moins des circonstances extérieures, et qui porte en elle-même la lumière par laquelle nous la connaissons, la raison, Montaigne se regarde dans toutes les manifestations de sa nature physique et morale, et dans sa raison ni plus ni moins curieusement que dans son humeur. Cette faim de se cognoistre, qui ne doit pas avoir pour résultat de se fixer, qu’est-ce autre chose, le plus souvent, qu’un vif amour de soi, qui se cache sous un air de curiosité pour ce qui est de l’homme en général ? Quelquefois ce n’est que le plaisir puéril de faire voir par quoi l’on ne ressemble pas aux autres. Aussi toute cette connaissance aboutit-elle à se nier elle-même : Que sçais-je ?

Il n’est pas étonnant que Descartes et Montaigne ne communiquent pas de la même manière ce qu’ils ont cherché par des voies si opposées. Montaigne n’a aucun désir de propager ses idées. Comment prendrait-il de la peine pour convaincre ses lecteurs de son doute ? Ce doute deviendrait alors une affirmation, et Montaigne n’affirme pas même qu’il doute. « Croyez ce qu’il vous plaira » est le corollaire du « Que sçais-je. » C’est même un des charmes de Montaigne, qu’il ne prétend convaincre personne, et, entre autres libertés qu’il caresse en chacun de nous, il y a celle de n’être pas de son avis. Avec quelle ardeur, au contraire, Descartes communique la vérité, et combien cette ardeur tout intérieure, que ne rendent suspecte aucun excès de langage, aucune affectation d’éloquence, est une première marque que ce qu’il tient si fort à communiquer aux autres est en effet la vérité ! Avec Descartes, il faut pénétrer au fond des choses, revenir à la charge, ne pas se rebuter. Si deux lectures n’y suffisent pas, il faut lire une troisième fois ces raisons « qui s’entre-suivent de telle sorte, dit-il, que comme les dernières sont démontrées par les premières qui sont leurs causes, ces premières le sont réciproquement par les dernières, qui sont leurs effets22. » Qu’on ne s’imagine pas qu’il suffise d’une attention ordinaire pour s’approprier ou pour avoir le droit de rejeter ses raisons ; il ne le souffre pas, il ne permet pas « qu’on croie savoir en un jour ce qu’un autre a pensé en vingt années23. » La fuite n’est pas possible avec honneur ; car comme il nous fait connaître toute la puissance de la réflexion, et qu’il agrandit notre raison par la sienne, ce serait nous avouer incapables d’application que de lâcher prise après un premier effort, ou que de n’oser le tenter.

L’excès dans le désir de convaincre rend Descartes dur pour ses contradicteurs, outre le faible humain, qui fait que les meilleurs esprits ne peuvent défendre la vérité sans s’opiniâtrer, ni sans en confondre l’intérêt avec le leur. On a dit de Descartes : Ce fut plus qu’un homme, ce fut une idée. Je ne l’entends pas seulement de la nouvelle philosophie, par laquelle il est une idée personnifiée ; je l’entends aussi de ce prodige d’abstraction par lequel cet homme qui avait un corps, des sens, une imagination, était arrivé à ce qu’Aristote dit de Dieu : « C’est la pensée qui se pense, c’est la pensée de la pensée. » Il y a dans sa polémique je ne sais quelle sécheresse et quel ton absolu qui tient de l’idée plutôt que de l’homme ; on dirait une vérité aux prises avec des sophismes, et, là où la conviction devient superbe, une âme qui s’étonne d’être contredite par des corps. Ô chair ! dit-il au plus illustre de ses contradicteurs, Gassendi, qui lui répond : Ô idée ! C’est en effet la querelle entre l’âme et le corps. Que cette ardeur est peu dans le tempérament de Montaigne, lui qui, pour conjurer toutes les contradictions, s’est fait son propre contradicteur, et qui ne soupçonna guère qu’un jour viendrait où son doute serait attaqué et presque calomnié par un homme de génie, par Pascal !

Mais, par la même raison qu’on se lasse bientôt de la liberté où nous laisse Montaigne, on est saisi, entraîné par l’autorité et la domination de Descartes. Cette clarté admirable, cette précision, cette généralité du langage, dans une matière d’un intérêt si grand, ôtent tout prétexte de reculer ou de s’abstenir. Qui donc oserait se dire ou incompétent ou médiocrement touché du sujet ? On n’y échappe que par imbécillité d’esprit ou paresse. Pour celui qui parvient à s’y attacher, il y trouve cette douceur de déférer et d’obéir qui est plus un témoignage de force que de faiblesse ; et, dût-il ne pas se rendre aux résultats, c’est assez qu’il soit pénétré de la méthode ; il est dans la voie de la vérité.

Telle est en effet la force de cette méthode, telle en est la conformité avec l’esprit français, qu’il y eut, au temps de Descartes, des superstitieux de ce beau génie qui prirent pour le législateur même de la nature des choses celui qui ne faisait qu’en reconnaître les lois. Les écrits du temps parlent des convictions extraordinaires qu’il produisit. On le croyait si en possession de la vérité sur tous les principes des choses, qu’on lui attribuait le pouvoir de prolonger sa vie, et qu’on regardait son régime particulier comme un principe éternellement vrai de longévité. Lui-même n’avait-il pas été dupe de la rigueur de sa méthode ? Tout lui étant cause et effet, là où il n’apercevait pas de cause, il ne redoutait pas d’effet, et il n’attendait pas la maladie de la santé, ni de la maladie la mort. « Je me sentais vivre, dit-il, — il avait alors quarante ans, — et, me tâtant avec autant de soin qu’un riche vieillard, je m’imaginais presque être plus loin de la mort que je n’avais été en ma jeunesse. » Il mourait pourtant-moins de quinze ans après, ne causant pas moins de surprise que de deuil à ses amis, qui ne pouvaient comprendre qu’il fût mort sans l’avoir prédit. Quelques-uns même crurent qu’il n’avait cessé de vivre que pour n’avoir pas voulu résister à la mort.

L’autorité, la domination de Descartes, s’est communiquée aux écrits du dix-septième siècle. Nous en faisons l’aveu par la qualification de maîtres que nous donnons aux grands écrivains de cette époque. Pourquoi les appeler maîtres, sinon parce qu’il y a là une doctrine et des disciples, et qu’à l’idée de la supériorité du génie se joint celle d’un enseignement éternel ? Nous ne le disons pas seulement de ceux qui exposent dogmatiquement la vérité ; le mot s’applique à tous sans exception ; car, soit qu’ils tirent ou nous laissent tirer la morale des peintures qu’ils nous font de la vie, leur dessein d’exprimer la vérité et d’en persuader les autres hommes est si manifeste, qu’à moins d’une grande médiocrité d’esprit et de cœur, on éprouve les effets de cette autorité, et l’on fait le ferme propos d’y obtempérer. Nous les trouvons, pour ainsi dire, sur le chemin de toutes nos actions, qu’ils ont comme prévues et réglées d’avance, et si nous ne faisons pas ce qu’ils conseillent, c’est avec le sentiment d’une sorte de désobéissance envers des maîtres infaillibles.

L’attachement à la vérité pratique et l’ardeur de la communiquer, c’est le génie même de notre pays. Nous avons donné le plus bel exemple, dans le monde moderne, de cette propriété de la vérité, qui est de susciter dans l’esprit qui la possède le désir et le devoir d’en faire part aux autres. Sitôt qu’elle est apparue à un esprit supérieur, elle cesse de lui appartenir ; il faut qu’il la rende incontinent au public, appropriée à l’intelligence de tous, et à peine signée, en un coin, du nom de l’inventeur. Celui qui croit la garder pour soi ne l’a pas trouvée ; c’en est quelque ombre dont il se leurre, et il n’y a pas de plus grande erreur en critique que de dire d’un écrivain qui n’est pas vrai, qu’il lui était libre de l’être, et qu’ayant dans une main la vérité, et le mensonge dans l’autre, il lui a plu de laisser échapper le mensonge et de retenir la vérité. Ne rabaissons pas la vérité, cette portion de Dieu, jusqu’à penser qu’elle n’a pas assez de charmes pour se faire préférer au mensonge. Ne calomnions pas même les écrivains faux, jusqu’à dire que, pouvant prétendre à la gloire de la vérité exprimée dans un beau langage, ils ont mieux aimé la notoriété qui s’attache aux scandales du talent. Ils n’ont pas été libres de choisir ; je n’en veux pour preuve que les préfaces où ils essayent de nous donner leurs défauts pour des beautés et le faux pour le vrai.

§ VI. En quoi Descartes est plus original et plus naturel qu’aucun de ceux qui l’ont précédé, et le premier, dans l’histoire de la prose française, qui ait atteint la perfection de l’art d’écrire. §

Si Descartes a été marqué le premier de ce grand caractère, et s’il en fait par son exemple une loi de notre littérature, il n’y a point d’exagération à dire qu’il est plus original qu’aucun des écrivains ses devanciers.

A moins que, par un étrange abus de mots, on trouve moins d’originalité dans la plus grande liberté de la pensée unie à la plus grande justesse, que dans un certain mélange de raison et de folie, de génie et de débauche d’esprit, tel qu’on le voit dans Rabelais, il faudra bien que Rabelais soit moins original que Descartes.

Il est vrai que Montaigne nous fait goûter une autre sorte d’originalité, qui n’est ni ce dérèglement d’imagination où la raison brille par éclairs, ni la plus grande liberté de la pensée unie à la plus grande justesse. C’est le laisser-aller d’un esprit qui s’abandonne naïvement à toutes ses idées, se fiant, pour ne pas tomber dans l’excès, à une certaine modération naturelle. Je suis loin de ne pas trouver cette originalité-là de bon aloi. Mais l’originalité d’un écrivain qui, différant des autres hommes par le caractère, l’humeur, la condition, ne fait attention qu’aux points qui le rendent semblable à tout le monde, et fonde la vérité sur cette ressemblance, me paraît d’un ordre plus élevé. C’est là l’originalité du penseur dans Descartes.

Il est un autre trait par où Descartes est plus véritablement original que les écrivains ses prédécesseurs : il se passe de l’antiquité. Depuis la Renaissance, les plus grands esprits ne sont que des érudits de génie, et l’esprit français se forme, se discipline, s’enrichit, à l’école des idées et des souvenirs des deux antiquités. Nous avons applaudi à cette dépendance, parce qu’elle était féconde ; c’était la dépendance du disciple à l’égard du maître, d’une nation jeune à l’égard du monde ancien, d’un esprit qui se développe à l’égard d’un esprit achevé. Après avoir suivi avec curiosité, dans les siècles antérieurs, ces vagues traditions de l’antiquité qui sont comme les lisières à l’aide desquelles l’esprit français marche d’un pas de plus en plus assuré, nous avons été heureux de voir de grands écrivains, Rabelais, Calvin, Amyot, Montaigne, égaler sur quelques points la pensée française à celle de l’antiquité, notre langue aux deux langues universelles. Mais personne n’a marché seul ; personne n’a quitté la main des anciens. L’érudition est la cause ou le but de toutes les productions de l’esprit. Sa diversité excite la pensée, et l’empêche de se fixer. Elle fait des livres agréables, mais sans proportion, sans conclusion. La littérature au seizième siècle n’est le plus souvent qu’un commentaire original des littératures grecque et latine.

Descartes, par le Discours de la méthode, a mis du premier coup l’esprit français de pair avec l’esprit ancien. L’érudition a fait son temps. Descartes est un disciple devenu maître. Le premier de tous les préjugés dont il s’est délivré, c’est la superstition de l’antiquité. Il marche seul, et d’un pas si hardi, qu’on s’imagine qu’il crée ce que le plus souvent il ne fait que restaurer. Avant lui, la raison n’ose guère se séparer de l’autorité, ni le nouveau de l’ancien ; tout se prouve par des témoignages discutés et interprétés, par des livres, par des auteurs ; toute argumentation est historique. Descartes ne veut pour preuves que des raisons pures, des vérités de sens intime. Jamais les témoignages humains n’interviennent dans son raisonnement ; point de citation, point de commentaire.

Lui-même est enivré de cette indépendance. Dans son orgueil naïf de novateur et d’émancipé, il raille l’étude de l’antiquité, et va jusqu’à regretter d’avoir appris le latin, qui empêche, dit-il quelque part, d’écrire en français24. Ne lui en voulons pas. C’était une si grande nouveauté, et si hardie, que de marcher seul et de ne pas tomber ! La gloire en était si extraordinaire, qu’elle a pu, sur ce point, troubler son grand sens. Il traita l’antiquité comme il allait être traité lui-même par un de ses plus chers disciples, Leroy, si longtemps attaché à lui, lequel, pour avoir poussé plus loin une de ses pensées, et développé quelques points de sa doctrine, se crut un jour grand philosophe. Descartes n’avait plus besoin de l’antiquité ; mais elle était dans ses veines. C’était de sa part faiblesse de dire qu’il avait fort peu de lecture. Sans accorder à ses contradicteurs qu’il était aussi instruit en toutes choses qu’homme de son siècle, et de beaucoup le plus instruit dans les matières de science et de philosophie, on peut dire que l’antiquité, qu’il avait arrachée de sa mémoire, comme corps de doctrines, y était restée comme méthode générale ; et c’est par l’effet d’une illusion qu’il crut inventer beaucoup de choses qu’il retrouvait. Il avait pu se dépouiller de toutes les opinions ; mais il gardait les bonnes habitudes, et c’est du commerce même de l’antiquité qu’il tirait la force de s’en rendre indépendant.

Il y a d’ailleurs une preuve que, même au plus fort de ses spéculations, loin de négliger l’antiquité, il y puisait des sujets de méditation, et il en portait des jugements pleins de goût. Ce sont ses admirables lettres à la princesse Elisabeth, sur le traité de Sénèque : De la vie heureuse. Il y avoue que, s’il a choisi le livre de Sénèque pour le proposer comme un entretien qui pourrait être agréable à cette princesse, « il a eu seulement égard à la réputation de l’auteur et à la dignité de la matière, sans penser à la façon dont il la traite, laquelle ayant depuis été considérée, ajoute-t-il, je ne la trouve pas assez exacte pour être suivie25. » Ailleurs il dit : « Pendant que Sénèque s’étudie ici à orner son élocution, il n’est pas toujours assez exact dans l’expression de sa pensée26. » Et plus loin : « Il use de beaucoup de mots superflus. » Et encore, parlant de diverses définitions que donne Sénèque du souverain bien : « Leur diversité, dit-il, fait paraître que Sénèque n’a pas clairement entendu ce qu’il voulait dire : car, d’autant mieux on conçoit une chose, d’autant plus est-on déterminé à ne l’exprimer qu’en une seule façon27. »

Ce jugement admirable est une critique indirecte de Montaigne, et accuse en général la façon de penser du seizième siècle, où l’on goûtait si fort cette inexactitude de Sénèque. Là encore Descartes est plus original que ses devanciers, parce qu’il est plus dans la vérité. En discréditant les mauvais modèles, il ramenait aux bons, à ceux qu’on peut étudier sans courir le risque de les imiter, parce qu’ils sont inimitables. Balzac avait eu l’honneur de les indiquer le premier. Cet idéal de l’éloquence, considérée comme l’art de persuader la vérité, le conduisait à Cicéron. Mais il ne prit de ce grand modèle qu’un certain appareil de harangue disproportionné à des spéculations de cabinet. Pour le fond des choses, il demeura attaché aux écrivains ingénieux qui songent plus à orner leur élocution qu’à éclaircir leurs pensées, et chez lesquels chaque détail est, à son tour, tout le sujet. C’est de ceux-là que Descartes se sépare, et, sans en faire l’objet de réflexions particulières, il quitte les pensées et la langue du seizième siècle, et entre le premier dans la grande manière inimitable. Grandeur et importance pratique des idées, exactitude du langage ; le discours réduit à ce qui est essentiel ; les nuances négligées ; l’auteur au service de sa matière ; le soin de prouver substitué au stérile travail d’orner, l’éloquence elle-même remplaçant l’image fardée qu’en avait donnée Balzac, c’est là Descartes, et c’est là le dix-septième siècle !

En caractérisant l’originalité de Descartes, on explique plus qu’à demi comment, plus original que les écrivains du seizième siècle, il est aussi plus naturel.

Qu’est-ce que le naturel dans les écrits ? Il y a à cet égard des vérités d’instinct ; il faut s’y fier. Que signifie le mot naturel, si ce n’est conforme à la nature ? Et qu’entend-on par la nature dans l’ordre intellectuel, sinon ce qu’il y a de semblable et d’identique dans tous les hommes, c’est-à-dire la raison ? Les idées sont donc naturelles lorsqu’elles sont conformes à la raison ; et comme il n’y a rien de plus conforme à la raison que la vérité, plus les idées sont vraies, plus elles sont naturelles.

Ne quittons pas les vérités d’instinct. Qu’est-ce qu’on entend par une personne naturelle, sinon une personne dont tous les mouvements sont réglés, qui est vraie et judicieuse, qui parle et agit selon la vérité et la raison ? Ajoutez-y une grâce particulière, une certaine facilité à faire toutes ces choses si excellentes : voilà le charme des personnes naturelles ; c’est l’impression même qui résulte de ce que toute chose en elles est conforme à la raison.

Vivre conformément à la nature, ce n’est pas s’abandonner à tous ses mouvements, à tous ses instincts ; c’est suivre la raison. Pour être naturel, il faut se rendre libre de toutes les impressions, de tous les jugements qui nous viennent du dehors, et qui substituent une fausse nature à la véritable ; il faut arracher cette foule d’idées parasites qui ont fait ombre sur notre propre jugement, et se faire, à force de réflexion, une sorte de naïveté. Descartes, par la manière dont il défendit toute sa vie sa liberté, par la jalousie de sa solitude, nous a donné à cet égard un plan de conduite. Il regardait l’inconvénient d’être trop connu comme une distraction dangereuse au dessein qu’il avait formé, disait-il, de ne jamais sortir de lui-même que pour converser secrètement avec la nature, et de ne quitter la nature que pour rentrer en lui-même. Il craignait beaucoup plus la réputation qu’il ne la souhaitait, estimant qu’elle diminue toujours quelque chose de la liberté et du loisir de ceux qui l’acquièrent ; deux choses qu’il considérait comme les deux plus précieux avantages de sa retraite. Nos conditions, pour la plupart dépendantes, nous rendent cette conduite difficile ; une certaine retraite en soi-même n’est impossible à personne.

On dit d’un homme qu’il est à la mode, quand sa vanité ou sa légèreté l’a rendu l’esclave de toutes les opinions passagères qui ont aujourd’hui la faveur de la foule, pour la perdre demain. C’est cet homme qui se fait une taille pour toutes les formes d’habit ; qui imite tout ce qui plaît ; qui se règle en toutes choses par la réputation plutôt que par la raison. On dit d’un autre qu’il est singulier, quand il rejette sans modération tout ce que l’homme à la mode adopte sans volonté, et, s’il a raison, quand il le fait trop voir, perdant ainsi, par l’orgueil qu’il y mêle, l’avantage d’être dans la raison. Toutefois, on estime plus l’homme singulier que l’homme à la mode. La foule la plus entraînée éprouve un certain respect pour celui qui se tient à l’écart ; elle sent involontairement qu’elle agit plus par passion que par raison, et qu’en ne la suivant pas on fait preuve de raison. De quel homme, au contraire, dit-on qu’il est naturel, sinon de celui qui ne suit l’opinion commune que jusqu’où elle cesse d’être raisonnable, qui au-delà résiste, et qui, loin de tourner son rôle à son avantage sur les autres et de s’enticher même de sa raison, ne prend pas moins garde de se trop distinguer de la foule que de l’imiter.

Il est remarquable que nous ne séparons pas l’idée du naturel de l’idée de raison ; car qui en a jamais vu donner la louange à une personne commune ou à une personne extravagante ? Le naturel dans les écrits n’est pas d’une autre sorte que le naturel dans la vie humaine. Ecrire naturellement c’est écrire conformément à la raison.

Pascal dit de la lecture des bons auteurs : « Quand on lit des écrits naturels, on est tout étonné et ravi ; car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. » Quel est cet homme ? Est-ce l’individu, dans ce qui le distingue de tout le monde, les particularités de son caractère, ses humeurs, ses dispositions qui changent selon les variations de sa santé ?

Je n’imagine pas que Pascal eût été ravi d’apprendre d’un auteur par quoi cet auteur différait de lui, ni de le voir estimer ces différences au point d’en entretenir la postérité. C’est donc l’homme, dans ce qui lui est commun avec tous les autres hommes, avec Pascal tout le premier, dans ce qui est conforme à la nature immuable et universelle, la raison. Ce qui ne veut pas dire, on le comprend de reste, l’homme qui raisonne ou enseigne, mais l’homme qui sent, imagine, s’émeut, se passionne dans une mesure telle, que tout lecteur se reconnaît dans ses écrits, et que nous tenons pour nôtres ses sentiments, ses passions et sa raison.

A nul mieux qu’à Descartes ne s’applique l’idée que nous nous faisons du naturel. Quel homme s’est rendu plus libre des opinions et des impressions du dehors, a mieux réussi à dégager sa pensée de tout ce qui ne lui était pas propre, ou ne venait pas directement de sa raison ? Qui a écrit plus conformément à la raison ? Il n’y aurait pas de justice à n’en pas étendre l’éloge à tout ce qu’il a écrit d’accessoire à ses spéculations, dans lesquelles on n’est pas surpris de trouver le grand naturel de la raison, puisque c’est la raison elle-même qui s’y manifeste par l’évidence. Tout ce qui est sorti de la plume de Descartes est marqué de cette exactitude qui, selon son jugement, a manqué à Sénèque, et qui consiste dans le rapport parfait des paroles aux pensées et dans le choix, parmi les pensées, de celles qui peuvent servir de preuves à un raisonnement.

Je trouve là encore à admirer la justesse de ce qu’on a dit de Descartes, qu’il était une idée faite homme. Descartes est une idée, dans ce sens qu’il recherche la vérité universelle, l’idée pure, avec la seule faculté universelle qui soit en nous, la seule qui ne dépende pas de l’individu, la raison. Il ne s’occupe pas des circonstances extérieures qui pourraient faire flotter sa vue, ni de lui-même à titre d’individu offrant matière à un examen peu sûr et peu désintéressé. Toutes ses paroles sont exclusivement pour l’idée ; elles sont nécessaires, par conséquent parfaites. Elles ne peuvent être ni plus fortes ni plus ornées, telles sont ainsi, parce qu’il est impossible qu’elles soient autrement. Qu’est-ce donc que le naturel par excellence, si ce n’est tout cela ? Plus l’individu qui voit la vérité se met lui-même dans l’ombre, plus nous voyons la vérité qu’il nous montre. S’il disparaît complètement, comme fait Descartes, nous ne voyons plus que la vérité toute seule ; c’est elle qui nous parle directement, et qui nous persuade.

Le seizième siècle n’a jamais eu ce naturel. Est-ce dans Montaigne qu’on en trouverait un exemple ? Mais à qui s’applique moins l’idée du naturel par excellence qu’à Montaigne, à cet homme occupé à se peindre, et par conséquent à se farder ; à s’analyser, et par conséquent à se prêter ou à se retrancher certains traits, par la subtilité même de son esprit, et par cette curiosité qui se crée un spectacle ; penseur à la suite d’autrui, à propos d’une lecture qui le pique ; qu’une idée ingénieuse attache tout un jour, et qu’une citation fait changer de chemin ; qui suspecte la nature universelle et ne se plaît qu’en la nature variable ; qui pense plus pour le plaisir d’écrire, qu’il n’écrit pour éclaircir ses pensées ; auquel ses amis reprochent d’épaissir sa langue, comme on reprocherait à un peintre d’empâter ses couleurs, par trop d’attention donnée au détail ?

Il y a là pourtant une sorte de naturel, c’est celui d’une personne dont la raison ne règle point toujours l’imagination et la sensibilité, mais qui met une certaine grâce à ne s’en point cacher, et qui, n’ayant d’ailleurs que des caprices supportables ou des défauts modérés, s’y abandonne naïvement, dans une mesure qui n’incommode personne. Montaigne est tout plein de ce naturel ; il a plus rarement celui qui vient de la raison appliquée à la recherche de la vérité. Il se jette à chaque instant hors de la raison générale, qu’il n’a pas d’ailleurs reconnue ; et bon nombre de ces délicatesses de pensée et d’expression, de ces nuances dont son style est chargé, ne peuvent passer de son esprit dans l’esprit de ses lecteurs. Je n’admire pourtant pas médiocrement le naturel de Montaigne. Il a une perfection qui lui est propre ; il n’est que trop conforme à toutes les faiblesses de la nature variable et individuelle, dont il est comme l’image la plus naïve. Mais l’exemple en est ou dangereux, par la tendresse qu’il nous donne pour nos faiblesses et nos bizarreries, ou stérile, comme tout ce qui provoque à l’imitation. Quel guide moins sûr qu’un auteur qui fait une égale estime de toutes ses pensées, qui professe la doctrine que la langue de son pays en doit être la servante, et qu’où elle fait défaut, le patois peut y suppléer !

Le naturel de Descartes a des effets tout contraires. Outre qu’il soutient l’âme, et qu’il la met en garde contre toute pensée qui ne lui arrive pas par la bonne voie, il rend l’imitation impossible. On n’a pas ce grand naturel à demi, ni par imitation ; on l’a tout entier, et on l’a de génie, comme Descartes. Je l’ai dit du reste, on n’imite d’un auteur que le tour d’esprit ou les défauts de l’individu ; on n’imite pas ce qui est de l’homme ; et c’est une mauvaise mesure de la grandeur d’un écrivain, que le nombre de ses imitateurs. J’y vois seulement la preuve que, dans cet écrivain, l’humeur domine la raison, et qu’il a plus de physionomie que de beauté. Je suis sûr d’y découvrir un certain défaut familier, un côté où penche son esprit, faute de force pour se tenir en équilibre ; une faiblesse qu’il a su rendre séduisante par l’adresse dont il la déguise. Un écrivain n’est grand qu’à proportion qu’il est inimitable, et il est d’autant plus inimitable que sa raison est plus maîtresse de ses autres facultés, et qu’en lui l’homme l’emporte sur l’individu.

L’exemple d’un tel écrivain est salutaire, parce qu’il nous met en défiance de tout ce qui ne vient pas en nous par la raison ; il est fécond parce qu’en nous défendant contre toutes les servitudes extérieures, et en nous ramenant sans cesse comme au centre de nous-mêmes, il nous apprend le secret de valoir et de produire.

Tel fut l’enseignement donné par Descartes. Aussi n’eut-il pas d’imitateurs. Ceux qui purent pratiquer sa méthode y trouvèrent le secret d’être à leur tour inimitables. On n’imita pas Descartes, on l’égala. Même les hommes de génie qui devaient immoler la raison à la foi n’usèrent pas d’une autre logique que Descartes, qui avait institué la raison juge suprême du vrai et du faux. La même conduite de l’esprit, dans les écrits de ces grands confesseurs de la foi, amena invinciblement la même raison à connaître ce qui la surpasse. Il y eut entre eux et Descartes cette seule différence, que ce qui avait contenté Descartes, au sortir du seizième siècle, ne put, après lui, contenter des hommes que sa méthode avait rendus avides de vérités plus certaines que l’évidence même. Quant à ceux qui, à son exemple, continuant de tenir la science séparée de la foi, gardèrent, dans la plus entière soumission d’esprit sur les choses de la religion, la plus grande indépendance sur toutes les choses de la raison, à quoi en furent-ils redevables, sinon à sa méthode, qu’ils eurent la force d’appliquer à la conduite de leurs pensées et de leur vie ?

§ VII. Influence littéraire du cartésianisme sur les plus grands écrivains du dix-septième siècle. §

Descartes n’exerça donc pas sur son époque cette sorte d’influence qui se manifeste par l’imitation, et qui est comme la livrée qu’un écrivain brillant fait porter à ses contemporains. Ce grand nombre d’imitateurs ne rehausse pas la gloire du modèle ; il prouve tout au plus que ses défauts venaient du mauvais emploi qu’il a fait de grandes qualités, et que ses contemporains ont été médiocres. L’influence de Descartes fut celle d’un homme de génie qui avait appris à chacun sa véritable nature, et, avec l’art de reconnaître et de posséder son esprit, l’art d’en faire le meilleur emploi. Voilà pourquoi les écrivains qui vinrent immédiatement après lui, quoique les plus originaux et les plus naturels de notre littérature, sont presque tous cartésiens. Ils le sont par ses doctrines, qu’ils adoptent entièrement ou en partie ; ils le sont par sa méthode, qu’ils appliquent à tous les ordres d’idées comme à tous les genres.

Tout près de lui, les premiers qui portent cette glorieuse marque de liberté, Pascal, le grand Arnauld, l’avaient personnellement connu. Dans Pascal, le mépris de l’antiquité comme autorité scientifique, la souveraineté de la raison dans tout ce qui n’est pas du domaine de la foi, sont du plus pur cartésianisme ; mais celui qui l’applique une seconde fois était capable de l’inventer. La ferme et droite raison d’Arnauld, cette méthode exacte, cette vigueur de déduction, sont des traditions cartésiennes. C’est l’esprit de Descartes qui souffle dans le chef-d’œuvre d’Arnauld et de Nicole, la Logique de Port-Royal. Ce manifeste de l’esprit moderne contre l’esprit du moyen âge, dans les deux discours préliminaires ; ce titre d’Art de penser, substitué au titre d’Art de raisonner, qui servait à définir la logique ; cette recherche des causes qui font les jugements faux ; l’autorité de la raison proclamée dans les choses de la science : tout cela est cartésien. Les règles données dans le corps de l’ouvrage, pour ce qui regarde la conduite de la vie, ne sont que des développements de la Méthode. Du reste, les auteurs ne manquent pas de s’en reconnaître redevables à Descartes, « un célèbre philosophe de ce siècle, disent-ils, qui a autant de netteté d’esprit qu’on trouve de confusion dans les autres. » Ce n’est pas seulement un acte d’honnêtes gens ; c’est la preuve que ces excellents esprits préféraient la vérité à l’honneur de l’avoir trouvée, et tenaient à ce qu’on sût, dans son intérêt même, que ce qu’ils pensaient à leur tour, un homme célèbre l’avait pensé avant eux. Les imitateurs ne font pas ainsi : ils n’avouent pas celui qu’ils imitent, l’imitation n’étant qu’une médiocrité d’esprit, mêlée de beaucoup de vanité, qui cache ses emprunts, ou quelquefois ne s’aperçoit même pas qu’elle emprunte.

C’est par sa logique que Descartes mit sa marque sur Port-Royal. Sa métaphysique a inspiré deux hommes de génie. L’un s’en appropria les principes avec la liberté d’esprit et la mesure admirable qui lui sont propres ; l’autre les reçut en disciple fidèle et les développa en disciple ingénieux ; ce furent Bossuet et Fénelon.

Bossuet suit Descartes dans son beau traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, ouvrage tout cartésien par ses principes et par son titre même. Il y donne la même définition de la philosophie, et y comprend de même les sciences ; il distingue, dans nos sensations, les phénomènes de l’esprit et ceux du corps ; il assigne la même origine à nos idées, et trouve dans l’entendement des idées supérieures aux idées sensibles ; il donne la même preuve de l’existence de Dieu ; il reconnaît, comme Descartes, la souveraineté de la raison dans toutes les opérations de l’esprit, dans l’appréciation du vrai et du faux, dans la conduite de la vie.

Fénelon, avec moins d’indépendance que Bossuet, abrège ou développe Descartes. Son traité de l’Existence de Dieu reproduit les principales vérités de la métaphysique cartésienne, à laquelle il mêle des ornements agréables, afin d’intéresser l’imagination à des vérités de raison.

La psychologie de Descartes attira au cartésianisme les compagnies de beaux esprits ; c’est par là qu’il fut un moment à la mode. Il en faut voir de piquantes anecdotes dans madame de Sévigné, dont la société était toute cartésienne. On y disputait de la nouvelle philosophie, à la suite d’une partie d’hombre et de reversi. Le marquis de Sévigné y soutenait contre tout venant celui que sa sœur, madame de Grignan, appelait son père. Il semble à madame de Sévigné, dans son admiration pour Descartes, que les nièces de ce grand homme dansent mieux le passe-pied que les autres. Puis ce sont nombre de mots fins et charmants qui sentent fort leur cartésianisme : « Je vous aime trop pour que les petits esprits ne se communiquent pas de moi à vous, et de vous à moi. » Et ailleurs : « J’aimerais fort à vous parler sur certains chapitres ; mais ce plaisir n’est pas à portée d’être espéré. En attendant, je pense, donc je suis ; je pense à vous avec tendresse, donc je vous aime ; je pense à vous uniquement de cette manière, donc je vous aime uniquement. »

Boileau, dans l’Arrêt burlesque, vengeait la philosophie de Descartes des dénonciations de l’université de Paris, et en gravait le précepte essentiel, « Aimez donc la raison », à toutes les pages de l’Art poétique, ce Discours de la méthode de la poésie française.

Qui ne sait par cœur l’enthousiaste déclaration de foi de La Fontaine sur Descartes :

Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu
Chez les païens, et qui tient le milieu
Entre l’homme et l’esprit…28

D’autres fables, parmi ses plus belles, portent la marque des idées philosophiques de Descartes. Racine en avait recueilli et comme respiré la tradition vivante dans son commerce avec Port-Royal ; et si ses personnages raisonnent moins et pensent plus que ceux de Corneille, j’y vois un fruit de cette doctrine qui avait changé la définition de la logique, et remplacé l’art de raisonner par l’art de penser.

L’ordre des temps excepte de cette influence Corneille, qui, comme Descartes, n’eut pas d’ancêtres ni de tradition. Mais Molière dut en être touché plus directement et plus tôt que les autres. Il était disciple de Gassendi ; et comment douter que Gassendi ne prît ses disciples à témoin de ses débats avec Descartes, et, d’après ce qu’on sait de son caractère, qu’il ne leur donnât à lire les écrits de son rival ? Pourquoi cet ordre admirable de Descartes, cette simplicité toujours noble, cette exactitude sans recherche, cette profonde connaissance de l’homme, qui perce à chaque instant sous la discussion métaphysique, n’auraient-ils pas aidé Molière à connaître son naturel ? C’est Descartes que je sens dans une des plus étonnantes beautés du théâtre de Molière, dans cette logique du dialogue si libre dans ses tours, et toutefois si serrée. Il serait puéril d’ôter à Gassendi, pour la donner à Descartes, la gloire des premières impressions que reçut le génie de Molière ; mais il est vrai de dire que tous les deux y ont eu part, Gassendi par son attachement même pour les vérités d’expérience, qui sont le fond de la comédie ; Descartes par sa méthode, qui donnait, pour tous les genres d’ouvrages, les règles de l’art, c’est-à-dire de l’expression durable.

L’histoire des lettres offre plus d’un exemple d’une école littéraire dont le maître a été un homme de talent, faisant illusion par quelque défaut séduisant, que ses disciples imitaient en plagiaires. Mais où trouve-t-on ailleurs que dans l’histoire des lettres françaises l’exemple d’une école dont les disciples ont été des hommes de génie, parce que le génie même du maître a été d’enseigner à chacun sa véritable nature, de mettre les esprits en possession de toutes leurs forces, en leur disant ce qu’il en fallait faire ? Les grands hommes du dix-septième siècle ont appris de Descartes à connaître le naturel de leur pays, ce naturel qui fait de l’esprit français l’image la plus parfaite de l’esprit humain dans les temps modernes. Et de même que chacun de nous n’acquiert toute sa force que le jour où il se connaît, et ne vaut tout son prix, que le jour où il sait exactement sa mesure ; de même une nation n’acquiert toute sa grandeur, dans les choses de l’esprit, que le jour où elle a une connaissance exacte de son génie. Elle se soutient, tant que cette connaissance s’y conserve. Le jour où elle se fatigue de son génie et où, croyant l’étendre, elle le dénature, il lui arrive la même chose qu’aux individus qui se cherchent hors d’eux-mêmes et qui abdiquent dans l’imitation. Descartes a eu la gloire d’apprendre aux Français leur véritable génie ; cette gloire durera tant que ce génie se souviendra de ce qu’il a été. La méthode cartésienne ne cessera pas d’être l’une de nos facultés : instrument admirable, qui, faute de mains assez robustes pour le manier, pourrait bien être délaissé, mais qui ne sera jamais remplacé par un meilleur.

§ VIII. Descartes a porté la langue française à sa perfection. §

En même temps que Descartes donnait le premier une image parfaite de l’esprit français, il portait la langue française à son point de perfection. La première chose d’ailleurs impliquait la seconde ; car comment concevoir la perfection d’une langue sans la parfaite conformité des idées qu’elle exprime avec le génie du pays qui la parle ?

Ce n’est pourtant pas toute la langue, mais c’est tout ce qui n’en changera pas et la rendra toujours claire pour les esprits cultivés ; c’est, si je puis parler ainsi, la langue générale. Toutes les qualités d’appropriation y sont réunies. L’usage d’une langue étant de rendre universelle la communication des idées, et les hommes ne communiquant point entre eux par leurs différences, mais par leurs ressemblances, dont la principale est la raison, une langue est arrivée à sa perfection quand elle est conforme à ce que nous avons de commun, la raison. Telle est la langue de Descartes. Les choses n’y peuvent toujours être comprises du premier effort, ni se communiquer par une première lecture. Peut-être même sont-elles inaccessibles à bon nombre d’esprits, ou trop peu cultivés ou trop indifférents à ces grandes matières : mais la faute n’en est jamais à la langue. Jamais le rapport des mots aux choses n’y est incertain ; jamais la langue n’y reste en deçà ou ne s’emporte au-delà des idées. Si le lecteur n’arrive pas jusqu’à la force du mot, c’est par trop peu d’attention ; s’il la dépasse, c’est que son imagination s’est ingérée dans le travail de sa raison. Il ne manque à la langue de Descartes que ce qui n’y était pas nécessaire : et c’est une beauté de cette langue que de s’être privée des beautés qui n’appartenaient pas au sujet. Je reconnais là pour la première fois le goût, ce sentiment de la langue de chaque sujet, commun aux écrivains du dix-septième siècle, Descartes en tête, lesquels n’étonnent guère moins par ce qu’ils rejettent de leurs discours que par ce qu’ils y reçoivent.

Descartes a donné le premier modèle de la langue de la prose, mais il ne lui a pas posé de limites. La raison devant être souveraine dans tous les ordres d’idées et dans tous les genres d’écrire, il n’est d’expression juste, même dans les sujets d’imagination, que celle que la raison approuve. C’est dans ce sens-là que le premier qui par la la langue de la raison donna le modèle de la langue française. Mais sous l’empire de cette règle, qui ne gêne que nos défauts, la prose française allait recevoir de grands accroissements de la variété des sujets et du génie propre de chaque auteur. Les langues sont comme l’humanité, qui, tout entière en chacun de nous, s’y personnifie néanmoins par des traits individuels. La même langue, parlée par deux hommes avec la même exactitude, reçoit du caractère de chacun quelque variété qui en fait la grâce.

Nous verrons donc le français s’enrichir à la fois de la diversité des genres et de la langue personnelle de chacun des grands hommes qui vont suivre Descartes, frères par la ressemblance de la raison, différents par le tour d’esprit. Mais le premier type pur qui en a été frappé, et auquel il faudra revenir toujours pour en reconnaître les véritables traits, nous le devons à Descartes.

Chapitre troisième §

§ I. Histoire du poème dramatique jusqu’à la venue de Corneille. — § II. Corneille, inventeur des deux principales formes du poème dramatique, donne le premier modèle de la tragédie. — § III. Le Cid. — § IV. Caractère général des tragédies de Corneille. — § V. Des imperfections du théâtre de Corneille, et de leurs causes. — § VI. De ce que la tragédie laissait à désirer après Corneille.

§ I. Histoire du poème dramatique jusqu’à la venue de Corneille. §

Le siècle qui portait ainsi l’empreinte des créations du génie de Descartes devait assister à d’autres créations non moins étonnantes, mais plus aimables et plus populaires. La même génération put le même jour lire le Discours de la méthode et battre des mains au Cid. Le père de la philosophie moderne, Descartes, n’était l’aîné que de dix ans du père du théâtre, le grand Corneille.

Aucun écrivain n’a plus mérité que Corneille le titre de génie créateur. Il est unique dans l’histoire de notre littérature par la prodigieuse distance qu’il y a entre lui et ceux qui le précèdent immédiatement. Depuis la Renaissance, les écrivains supérieurs semblent à quelques égards procéder les uns des autres et, selon la belle image de Lucrèce, se passer de main en main le flambeau de la vie, qui brille de plus en plus à mesure qu’on approche de l’époque de perfection. Cela est vrai des principaux prosateurs, Rabelais, Calvin, Montaigne, et, dans la poésie, de Malherbe lui-même, quoique si au-dessus de ses prédécesseurs immédiats. Mais un abîme sépare Corneille de tout ce qui peut s’appeler le théâtre avant lui. Et peut-être, pour la langue, y a-t-il plus loin de ce grand poète à la meilleure pièce de théâtre antérieure à lui, que de Descartes lui-même aux meilleurs écrivains du commencement du dix-septième siècle. Descartes crée la méthode, et ne fait que régler la langue ; Corneille crée la langue et la méthode.

Jusqu’à lui, l’histoire du théâtre n’offre que de vains noms, et pas une pièce. Ce grand art, qui n’a pour ainsi dire point de passé, sort consommé de la tête de Corneille.

C’est au quinzième siècle seulement qu’on peut reconnaître une ébauche de théâtre dans les mystères et soties, joués sur des tréteaux par deux confréries, l’une de bourgeois, dite des Confrères de la Passion ; l’autre d’enfants de naissance, dite les Enfants sans souci. Une troisième confrérie, les Clercs de la basoche, jouait, sur la table de marbre du Palais de justice, des pièces analogues au répertoire des Enfants sans souci.

L’histoire de ce triple théâtre dans ses rapports avec les mœurs et les progrès de la civilisation, serait un point intéressant de l’histoire générale de notre pays ; mais ce point n’est pas de mon sujet. Il me suffit, pour faire apprécier, par la bassesse des commencements de cet art, la hauteur où l’a porté le génie de Corneille, de déterminer le caractère des pièces qui s’y jouaient.

Les Confrères de la Passion avaient seuls le privilège de jouer les mystères. Le mot indique la chose. Ce sont ces mêmes mystères que Boileau repousse du théâtre, comme n’étant point susceptibles d’ornements égayés. Sous le nom de mystères on représentait généralement les récits de l’Ancien et du Nouveau Testament, les vies des prophètes et des apôtres, celles des saints. Dieu, les anges, la Vierge, le Christ, le diable, en étaient les personnages principaux. Le théâtre était divisé en trois compartiments : au-dessus était le paradis, au-dessous l’enfer, le monde au milieu. L’événement se passait dans le compartiment du milieu, le dénoûment s’accomplissait dans celui d’en haut ou dans celui d’en bas. Quant au dialogue, c’est le plus souvent une sorte de glose du texte sacré, qui n’a de poétique que la rime. Tels ont été les humbles commencements de la tragédie. C’est d’ailleurs à la même tendance d’esprit que répondent les mystères du moyen âge et la tragédie moderne. L’idéal que nous cherchons dans la représentation d’événements tragiques, nos pères le cherchaient dans la mise en scène de l’histoire de leur foi.

Les soties que jouaient les Enfants sans souci répondaient à un autre besoin d’où est née la comédie. Les mœurs du temps en fournissaient les sujets ; les contemporains, sous des noms allégoriques, en étaient les personnages. Il fallut, sur ce point, modérer à plusieurs reprises, par des règlements, la liberté de la langue des Enfants sans souci. Le seigneur Abus, personnage commun à quelques-unes de ces pièces, n’était rien moins que le roi, ou l’Eglise, ou les seigneurs et tout ce qui était privilège. Louis XI ne put endurer les leçons du Prince des sots29 ; il le menaça de la hart s’il ne s’abstenait de toucher aux vivants. Louis XII lui rendit son franc parler, que lui ôta de nouveau la Sorbonne, sous le règne de François Ier.

Enfin, un troisième genre, intermédiaire entre les mystères et les soties, les moralités contentaient ce goût moins franc, mais non moins général, auquel s’adresse aujourd’hui le drame. Le privilège de jouer les moralités appartenait exclusivement aux Clercs de la basoche30. Les moralités, en grande partie tirées des vies des saints, participaient des mystères par le mélange de la religion, des soties par les allusions satiriques. Dans cette analogie évidente entre ces trois formes du poème dramatique naissant, et ce qui s’appellera plus tard la tragédie, la comédie et le drame, je vois une preuve de plus que les genres sont comme les cadres naturels de l’esprit humain. Avant les chefs-d’œuvre qui en feront voir la parfaite conformité avec cet esprit, on en trouve les premiers traits aux époques les plus barbares et dans les plus grossières ébauches.

Le caractère commun de ces pièces est le même que j’ai remarqué dans tous les ouvrages d’esprit de cette période. C’est l’expression unique et exclusive du moment présent. Voltaire, dans le roman de l’Ingénu, fait dire à son héros, à propos de l’histoire ancienne : « Je m’imagine que les nations ont été longtemps comme moi, qu’elles ne se sont instruites que fort tard, qu’elles n’ont été occupées pendant des siècles que du moment présent qui coulait, très peu du passé, et jamais de l’avenir. » Rien n’est plus vrai de notre littérature, et en particulier de notre théâtre, jusque vers le milieu du seizième siècle. Deux choses alors remplissent le moment présent : la foi sans la science de la religion, sans l’intelligence de ses rapports avec la civilisation ; la critique, qui n’a pas d’idées générales, et n’est guère que l’impression vive d’un malaise actuel. Hors des croyances et de la critique des abus présents, il n’y a pas de sujets. On dirait que la France est seule au monde, et que dans cette France il n’y a qu’une génération, qui n’a rien appris de ses pères, et qui ne transmettra rien à ses descendants.

Cette singulière beauté du théâtre ne se forme que lentement : c’est le dernier, c’est peut-être le plus beau développement littéraire d’une grande nation. De tout ce qu’on peut appeler le théâtre d’alors, il n’est resté qu’une pièce qui mérite d’être lue : c’est la farce de Pathelin. Il y eut en ce temps-là, sinon un homme de génie, du moins un esprit heureux qui a tracé quelques ébauches de caractères finement observés, et, comme il arrive, trouvé une langue toute formée pour exprimer ces premiers traits de la vérité dramatique.

Peut-être importait-il plus encore, pour cette branche de la littérature nationale que pour les autres, que l’esprit français fût renouvelé par la Renaissance. Ce qui prouve à quel point l’art dramatique avait besoin de l’antiquité païenne, c’est l’oubli profond où sont tombés les ouvrages composés depuis lors par quelques superstitieux de l’ancienne mode, derniers représentants de ce qu’ils appelaient le théâtre national. La naïveté surannée des Confrères de la Passion, les grossières railleries des Enfants sans souci, ne méritaient pas les mesures de répression qui y mirent fin vers le milieu du seizième siècle. Ces restes de l’esprit gaulois auraient cédé naturellement place à l’esprit français entrevoyant pour la première fois, sous les mots charmants de tragédie et de comédie, l’idéal d’un art que le dix-septième devait réaliser.

Les premières imitations du théâtre antique sont de l’époque où du Bellay exhortait, avec tant de chaleur, les poètes ses contemporains à mettre la Grèce et Rome au pillage. Ronsard, en 1549, traduisait en vers français le Plutus d’Aristophane. En 1552, Jodelle, un des plus hardis de la Pléiade, faisait jouer dans un collège une Cléopâtre taillée sur le patron du théâtre grec. Le prologue de cette pièce accusait les Confrères de la Passion d’écrire et de jouer pour la populace en sabots. Dans l’enthousiasme de leur succès, les amis de Jodelle offrirent au jeune poète le bouc de l’antique tragédie, et en firent, dit-on, un sacrifice, à la mode des païens.

Qu’était-ce que cette Cléopâtre ? Un calque inanimé de la tragédie grecque. De longs monologues, des chœurs, une vaine application de toutes les règles de ce grand art ; rien n’y manque de tout ce qui peut s’emprunter. C’est en effet une dépouille arrachée à un corps plein d’embonpoint, pour en affubler une ombre. Jodelle avait laissé à ses modèles tout ce qui ne se prend point, les caractères, les passions et leurs contrastes, la vie enfin, qui ne peut être copiée. Mais ces noms tirés de l’histoire générale, cette gravité, cette rhétorique, grossière image de l’éloquence, charmaient les esprits. Quoique ce ne fût que l’apparence de l’art, l’admiration pour cette apparence était féconde ; elle préparait les esprits à admirer l’art lui-même.

A Jodelle succéda Garnier. Il continua cette imitation du théâtre antique, mais il se tint plus près de Sénèque que des Grecs. Préférer Sénèque était un progrès. On recherchait alors les vérités générales ; elles étaient tellement prisées, qu’on les distinguait dans le discours par des guillemets, et qu’on les y enchâssait à la façon des pierres précieuses, afin que le lecteur fût averti, même par les yeux, de leur présence. Or Sénèque est plein de ces vérités, sous forme de sentences. Sans doute elles y sont en trop grand nombre, et souvent où elles ne conviennent pas ; elles y tiennent la place de l’action, la première des vérités dans un poème dramatique. Mais il était bon qu’on en aimât le nombre avant d’en discerner la valeur relative, et qu’on les estimât comme pièces à part, avant de comprendre la beauté qu’elles tirent de l’ensemble de l’ouvrage, et de l’emploi discret qu’on en doit faire.

Les pièces de Garnier offrent d’ailleurs quelques traits de sensibilité et de noblesse, dont il a tout l’honneur. Sa versification, quoique sans beautés éclatantes, est plus régulière et plus facile que celle de Jodelle. Le mélange alternatif des rimes féminines et masculines y est observé invariablement. Mais le titre le plus honorable pour Garnier, c’est d’avoir fait une tragédie biblique, les Juives, peut-être son meilleur ouvrage. L’invention était heureuse. Il en a bien pris à Corneille et à Racine de la suivre, le premier dans Polyeucte, le second dans Esther et dans Athalie.

La fortune de Garnier fut de courte durée. C’était de la tragédie pour les savants. Le seul plaisir qu’on y pût prendre, celui d’y retrouver l’imitation des formes du théâtre ancien, ne pouvait guère toucher le public. Il voulait confusément un théâtre national, moins grossier que celui des Confrères de la Passion, moins savant que celui de Jodelle et de Garnier. On était las de la tragédie de collège ; tout au plus la trouvait-on bonne à lire. L’instinct du public en jugeait mieux que l’enthousiasme des érudits. Son impatience montrait assez où était le vice de ce théâtre ; ce qu’il voulait sans pouvoir le dire, c’était la vérité dramatique, l’action. Il y eut donc, à la fin du seizième siècle, contre la tragédie savante, une sorte d’insurrection, dont le chef et le héros fut Alexandre Hardi.

Hardi n’inventa rien. Il emprunta partout où il put. Il imita les pastorales italiennes et les drames espagnols ; il imita les imitations de Jodelle et de Garnier. Il mêla les chœurs, les nourrices, les messagers du théâtre antique, avec les Pantalons italiens et les Matamores espagnols ; et comme on n’imite que les défauts, il n’eut que les défauts de tous les théâtres auxquels il fit des emprunts. Mais il intéressa par un certain mérite d’action. Il n’attendait pas d’ailleurs qu’on s’ennuyât d’une pièce pour la remplacer par une autre. Il n’en fit pas moins de douze cents, qui défrayèrent pendant vingt ans le théâtre du Marais.

Cet homme, qui fut moins un poète qu’un entrepreneur de représentations théâtrales, était de l’école de Lope de Vega, au temps où Lope de Vega, sourd aux reproches secrets de son génie, enseignait, à titre de recette, l’art de faire deux mille pièces dans une vie d’homme. « Ce n’est pas, disait-il, que j’ignore les préceptes de l’art, Dieu merci ! Mais qui les suit meurt sans gloire et sans argent. J’ai quelquefois écrit suivant l’art, que très peu de gens connaissent ; mais quand je vois les monstruosités auxquelles accourent le vulgaire et les femmes, je me fais barbare à leur usage. Aussi, avant d’écrire une comédie, j’enferme les règles sous six clefs, et mets dehors Plante et Térence, pour que leur voix ne s’élève pas contre moi ; car la vérité crie dans les livres muets. Je fais des pièces pour le public ; et puisqu’il les paye, il est juste, pour lui plaire, de lui parler la langue des sots. » Lope du moins n’était pas dupe des défauts d’une telle fécondité. Je n’en dirais pas autant de Hardi.

Ce grossier pêle-mêle de toutes les imitations réussit pendant vingt années, alors même que Malherbe donnait les premières règles et les premiers modèles de l’art d’écrire en vers. On finit par s’en dégoûter, et on en revint à la tragédie savante. Les règles du théâtre antique furent remises en honneur, et de ce respect pour les unités, et de l’imitation du théâtre espagnol, il sortit des pièces fort supérieures à celles de Hardi, quoique tombées dans le même oubli. Huit de ces pièces sont signées du nom de Corneille. On les lit par curiosité ; on veut voir ce qu’était Corneille avant que son génie se fût éveillé ; mais il faut toute la beauté de ses chefs-d’œuvre pour intéresser à ces commencements. Une certaine fermeté pourtant dans les vers, quelques passages où l’expression est parfaite, parce que la pensée est vraie, font soupçonner un esprit supérieur qui ne se connaît pas encore, et qui commence par imiter ce qui réussit, en attendant qu’il crée des choses inimitables.

§ II. Corneille, inventeur des deux principales formes du poème dramatique, donne le premier modèle de la tragédie. §

Tout était donc à créer au temps de Corneille ; car si l’on ne peut sérieusement donner le nom de poèmes dramatiques à des ouvrages sans caractères, sans passions, sans mœurs, sans style, sans ressemblance avec la vie, il n’y a rien d’exagéré à dire que Corneille avait tout à créer.

Ceux-là surtout le savent qui, n’étant point auteurs de poèmes dramatiques, n’ont point à faire une poétique particulière pour justifier leurs productions, et acceptent l’idée qu’on se fait généralement du poème dramatique. Si la tragédie est la représentation d’une action importante où figurent des personnages illustres, animés de passions dont la lutte doit produire un événement funeste ; si la comédie est une action où le contraste des caractères et des mœurs, chez des gens de condition privée, produit le ridicule, ou seulement des images frappantes de la vie commune ; s’il n’y a ni tragédie ni comédie sans la convenance suprême d’une langue durable, on ne peut contester à Corneille l’invention du poème dramatique.

Fontenelle, dans la Vie de Pierre Corneille, son oncle, a dit : « Pour juger de la beauté d’un ouvrage, il suffit de le considérer en lui-même ; mais pour juger du mérite d’un auteur, il faut le comparer à son siècle. » Il aurait dû ajouter : Et à ses devanciers. Pour juger du mérite d’un génie créateur, il faut le comparer au chaos d’où sont sorties ses créations. A ce point de vue, il n’y a pas de plus grand nom dans l’histoire de notre littérature que le nom de Pierre Corneille. Mais si l’on considère ses ouvrages en eux-mêmes, et qu’on les compare à l’idéal du poème dramatique, tout en ne mettant aucun nom au-dessus du nom de Corneille, on peut croire qu’il existe des ouvrages plus parfaits que les siens.

Au reste, avant de regretter ce qui a manqué à Corneille, donnons-nous le plaisir d’admirer tout ce qu’il a créé. Il a créé toutes les formes du poème dramatique. Il a donné les premiers modèles de la tragédie à Racine ; Molière a appris de lui le ton et le style de la comédie. On lui fait honneur d’une troisième création, la tragi-comédie, aujourd’hui appelée du nom spécieux de drame, afin de déguiser le vice originel du mélange des deux genres, qui en fera toujours un genre douteux. Mais peut-être est-ce trop peu ajouter à sa gloire que de dater de lui un genre de composition équivoque, qui, de l’aveu même de ceux qui le goûtent, est inférieur aux deux genres dont il participe. Il ne s’est pas fait une bonne tragi-comédie depuis Nicomède et Don Sanche ; et, même dans ces deux pièces, on admire moins le mélange du tragique et du comique que les scènes détachées où la tragédie et la comédie parlent la langue qui leur est propre.

Enfin, les partisans du drame bourgeois, qui tire son tragique du même fonds d’où la comédie tire son ridicule, c’est-à-dire de la société et des mœurs du temps, pourraient en trouver la première théorie dans Corneille, tant ce grand homme avait approfondi la matière du poème dramatique. « S’il est vrai, dit-il dans la préface de Don Sanche, que la crainte ne s’excite en nous par la représentation de la tragédie que quand nous voyons souffrir nos semblables, et que leurs infortunes nous en font appréhender de pareilles, n’est-il pas vrai aussi qu’elle pourrait être excitée plus fortement en nous par la vue des malheurs arrivés aux personnes de notre condition, à qui nous ressemblons tout à fait, que par l’image de ceux qui font trébucher de leurs trônes les grands monarques, avec qui nous n’avons aucun rapport qu’autant que nous sommes susceptibles des passions qui les ont jetés dans ce précipice, ce qui ne se rencontre pas toujours ? » A cette invitation de Corneille il a été répondu par le drame bourgeois, dont nous verrons au dix-huitième siècle la triste fortune. Le drame bourgeois n’a pas à se faire honneur d’un ouvrage durable. Voltaire oppose à la théorie de Corneille une raison qui, pour être très générale et très sommaire, n’en est pas moins invincible : « Il ne faut pas, dit-il, transporter les bornes des arts. » Tous les raffinements de l’esthétique échouent contre cette raison ; c’est un article de foi littéraire dans notre pays.

Les arts sont en effet des domaines distincts, circonscrits dans des limites hors desquelles les séductions même du génie ne peuvent nous entraîner ; car ces limites ne sont elles-mêmes que les dispositions et les instincts de notre esprit. Par un de ces instincts que développe et fortifie en nous l’éducation, nous cherchons l’idéal de la tragédie au-dessus de nos têtes, dans les événements considérables qui affectent directement des personnes illustres. On ne la fait pas descendre impunément jusqu’aux événements et aux mœurs des personnes de condition privée ; la tentative n’en a jamais réussi. Corneille lui-même se paye ici de mots ; car si don Sanche passe pour n’avoir point de naissance, il n’en est pas moins fils d’un roi ; la grandeur de son origine perce sous l’obscurité de sa condition présente. Mais que de justesse dans cette remarque, que nous ne sommes touchés des malheurs des princes « qu’autant que nous sommes susceptibles des passions qui les ont fait tomber dans le précipice ! » Voilà le secret même de la tragédie ; voilà cette ressemblance avec la vie, qui en fait toute la vérité. Voilà par contre la condamnation de tout poème dramatique où l’on met en scène des passions « dont nous ne sommes pas susceptibles. » Cette vue supérieure de Corneille, Racine en fera la règle même de son théâtre.

Dans la comédie, Corneille laissait beaucoup à faire après lui. Sans doute, en apprenant à Molière à chercher la comédie dans les mœurs et les caractères, le Menteur l’avait averti de son génie ; mais il n’avait fait que le mettre sur la voie de la comédie bourgeoise, et il lui laissait à créer tout entière la haute comédie. Il n’en est pas de même de la tragédie. Corneille en avait si bien fait voir les caractères et comme l’essence, que, même en la perfectionnant d’après ses exemples, on ne pouvait guère arriver qu’à la gloire de l’égaler.

A l’autorité des exemples Corneille joignit celle des préceptes. Ses discours sur le poème dramatique, les jugements qu’il fit de ses pièces sont remplis d’observations délicates et profondes sur toutes les parties de ce grand art. Tantôt Corneille commente en homme de génie les règles de la critique ancienne ; tantôt il en établit lui-même de nouvelles, tirées d’une connaissance encore plus profonde de l’homme. Ainsi, au prologue de la tragédie antique il substitue le premier acte de la tragédie moderne, et il pose cette règle, « que le premier acte doit contenir les semences de tout ce qui doit arriver, tant pour l’action principale que pour les épisodiques ; en sorte qu’il n’entre aucun acteur dans les actes suivants qui ne soit connu par ce premier, ou du moins appelé par quelqu’un qui y aura été introduit. » Le prologue de la tragédie antique, tel qu’Aristote le caractérise, est un artifice dramatique dont la grossièreté ne peut pas être dissimulée par le mérite des paroles : il nous avertit que nous allons assister à un mensonge. Le premier acte de la tragédie moderne, c’est l’action elle-même, où nous entrons si soudainement, que le temps nous manque pour réfléchir qu’il s’agit d’aventures imaginaires et d’un plaisir de convention. Quoi de plus semblable d’ailleurs à la vie que cette maturité de l’événement, qui fait que, dès les premières scènes, le spectateur connaît tous ceux qui doivent y figurer, et qu’avant d’avoir pu penser qu’il y a là un habile homme dont la fable ingénieuse va le transporter du réel dans l’imaginaire, il est saisi dès le lever de la toile de ces images frappantes de la vie, et prend parti dans la lutte qui va s’engager ?

Théoricien admirable, Corneille ne fait pas de règles pour excuser ses fautes. En même temps qu’il donnait, sous la forme de règles, le secret des beautés de son théâtre, en critiquant ses propres défauts il donnait le secret des beautés qui lui ont manqué. Jugeant l’art en homme de génie, et ses propres œuvres en honnête homme qui ne craint pas d’avouer en quoi il a failli à l’idéal, Corneille inventait à la fois l’œuvre et les perfectionnements. Aucun écrivain ne s’est examiné avec plus de désir véritable de connaître ses défauts, et d’en faire tourner la critique à la gloire de l’art. Il se jugeait lui-même comme il eût fait d’un autre ; aimant ses qualités jusqu’à les admirer, comme s’il n’y avait eu aucun mérite ; critiquant ses défauts sans les grossir par fausse modestie, ni les atténuer par vanité. Voltaire a dit beaucoup plus de mal de ses tragédies qu’il n’eût souffert qu’on en dît ; se trop critiquer touche à s’estimer trop. Combien j’aime mieux la sincérité de Corneille se rendant justice dans le bien et se faisant justice dans le mal ! Mais il y a peut-être une vertu supérieure : c’est celle de ne rien dire de soi, ou de n’en dire que des choses qui laissent chacun libre de son jugement. Ce devait être là le mérite de Racine.

§ III. Le Cid. §

Ce fut un grand jour dans l’histoire de notre littérature, vrai jour de fête pour les contemporains, que celui qui vit paraître, après des commencements si obscurs et des progrès si lents, après les prédécesseurs de Corneille, après Corneille lui-même, s’essayant dans ces huit pièces, meilleures seulement que ce qui s’était fait avant lui, le Cid, cette merveille, comme on l’appela tout d’abord, qui mit Corneille bien plus au-dessus de ses premiers ouvrages que ceux-ci ne l’avaient mis au-dessus de ses devanciers !

Deux amants qu’attache l’un à l’autre une passion profonde et légitime, et que va rendre ennemis la loi du devoir filial et de l’honneur domestique ; Rodrigue aimant Chimène, mais forcé de venger l’affront de son père dans le sang du père de sa maîtresse ; Chimène forcée de haïr celui qu’elle aime, et de demander sa mort, qu’elle craint d’obtenir ; Rodrigue, tout plein des grands sentiments qui feront bientôt de lui le héros populaire de l’Espagne ; Chimène, héritière de l’orgueil paternel,

fière Castillane, qui veut se battre contre Rodrigue avec l’épée du roi ; ce roi, si plein de sens et d’équité, image de la royauté de Salomon, par sa modération, par sa connaissance des hommes, par sa justice ingénieuse : les deux pères si énergiquement tracés ; le comte, encore dans la force de l’âge, qui a été vaillant à la guerre, mais qui se paie de ses services par le prix qu’il en exige et par les louanges qu’il se donne ; le vieux don Diègue, qui a été autrefois ce qu’est aujourd’hui le comte, mais qui n’en demande pas le prix, et ne s’estime que par l’opinion qu’on a de lui ; le duel de ces deux hommes, si rapide, si funeste, d’où va naître entre les deux amants un autre duel dont les alternatives seront si touchantes ; Rodrigue, après avoir tué le comte, défendant son action devant Chimène, qui n’en peut détester le motif, puisque c’est le même qui l’anime contre Rodrigue ; la piété filiale aux prises avec l’amour ; l’ambition désappointée ; l’idolâtrie de l’honneur domestique ; des épisodes étroitement liés à l’action ; un récit qui nous met sous les yeux le sublime effort de l’Espagne se débarrassant des Maures, d’un pays rejetant ses conquérants : quel sujet ! Et comme je comprends l’enthousiasme dont furent saisis nos pères, il y a un peu plus de deux siècles, quand ils virent cette aimable et pathétique image de la vie, et qu’ils entendirent cette voix des passions parlant le langage de tous les temps et de tous les pays !

La ressemblance avec la vie, c’est en effet ce qui rendra cette pièce éternellement nouvelle. Le même charme qui attirait nos pères nous y attire nous-mêmes, quoique nous n’ayons plus le tour d’imagination de l’époque, qui faisait aimer jusqu’aux défauts d’une si charmante nouveauté.

Entrez dans le détail du Cid. Toutes les parties de l’œuvre tirent leur beauté de cette ressemblance avec la vie. La compétition des deux pères pour les fonctions de gouverneur du fils du roi, les hauteurs du comte, la dignité du vieux don Diègue, l’intervention du roi entre Rodrigue et Chimène, le rôle de don Sanche, estimé, mais point aimé, que Chimène accepte pour champion, tout en désirant secrètement qu’il succombe ; tout cela, c’est la vie universelle et qui ne change pas. Mais nulle part l’image n’en est plus frappante que dans le combat entre Rodrigue et Chimène.

La lutte de la passion et du devoir, qu’est-ce autre chose en effet que la vie elle-même ? A quoi nous reconnaissons-nous le plus, sinon aux alternatives de cette lutte dans laquelle cèdent tour à tour, chez les meilleurs, la passion et le devoir, et chez les autres le devoir plus souvent que la passion ? Et en quel temps de la vie cette lutte prend-elle fin ? A quel âge n’avons-nous plus à choisir entre une passion et un devoir ? Si, pour ceux qui sont jeunes, le Cid est l’idéal même de la passion qu’ils ont dans le cœur, ceux qui sont agités par les passions de l’âge mûr ou de la vieillesse n’y trouvent-ils pas le souvenir de ce qu’ils ont été, et l’image de ce qu’ils sont ?

Corneille, dans ce chef-d’œuvre, n’a rien conçu d’absolu, ni la passion sans quelques remontrances secrètes du devoir, qui la troublent lors même qu’elle est la plus forte, et qui la contraignent à se voiler ; ni le devoir sans que la passion s’insinue jusque dans ses protestations les plus exaltées, et qu’il ne ressemble par moments à la passion elle-même se donnant le change. Rodrigue veut tuer le père de Chimène. Voilà le devoir. Mais n’y a-t-il pas pour Rodrigue un moyen honorable d’y échapper ? Une mort volontaire le rendrait libre. Il y paraît décidé :

Allons, mon âme, et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.

Chimène, à son tour, veut venger la mort de son père par celle de Rodrigue : c’est pour elle le devoir. Elle s’y oblige par les plus fortes raisons ; elle y appelle son imagination au secours de sa conscience, qui va fléchir ; elle s’y engage de réputation par l’éclat de ses plaintes devant le roi. Mais ne sentez-vous pas sa passion pour Rodrigue jusque dans la violence de son ressentiment, jusque dans cet excès de paroles dont elle réchauffe le devoir languissant ? N’a-t-elle pas secrètement l’espoir que le roi lui refusera la mort d’un ennemi auquel elle a résolu de ne pas survivre ? Et quand elle fait parler avec tant d’éloquence la plaie par où son père lui demande vengeance, n’avoue-t-elle pas que, pour la mieux convaincre de son devoir, il a fallu que le sang paternel le lui traçât sur la poussière31?

Ainsi le devoir et la passion se suivent comme l’ombre suit le corps ; ils s’observent, ils se pressent, ils ne se laissent pas respirer. Cette lutte remplit la pièce ; c’est la pièce tout entière ; on ne s’en lasse point, tant cette image de la vie est forte et attachante. Ces combats sont nos combats. Jamais notre passion n’est si forte que nous ne sentions quelque chose qui y résiste : aujourd’hui un avertissement, demain un remords. Jamais non plus le devoir n’est si impérieux ni si certain que, sous la forme d’un répit, d’un regret, d’un doute, la passion ne le contredise tout bas et n’ait quelque chance de se faire écouter. Le Cid est l’idéal de ceux qui peuvent faire des fautes sans souiller leur âme, et qui ne peuvent être vertueux que dans la mesure de la faiblesse humaine.

On a admiré l’esprit que déploie Corneille pour varier par les détails une situation qui est toute la pièce. Corneille lui-même avoue qu’il y en a trop. Vingt ans après le succès du Cid, examinant son ouvrage, non en père, mais en juge, il reconnaissait qu’en certains endroits il ne s’était pas défendu de complaire au goût de son temps. Sur la foi d’un si excellent juge, on peut reprocher au Cid l’abus de l’esprit ; encore cet abus ne vient-il que de trop de fidélité dans la ressemblance avec la vie. Le trop d’esprit est le trait de gens qui ont besoin de justifier leur passion ou de s’exagérer leur devoir. Des scènes moins développées auraient laissé trop à deviner au spectateur ; au théâtre, il importe que nous ayons peu à suppléer. Je veux que la passion plaide sa cause, qu’elle soit abondante, ingénieuse ; que les personnages de la tragédie soient à la fois passionnés et gens d’esprit.

Mais, dans tout cet esprit du Cid, le trait le plus semblable à la vie, c’est que le devoir a plus d’esprit que la passion. Parmi les raisons dont se sert Chimène pour se convaincre de son devoir, combien, pour quelques-unes très solides, n’en donne-t-elle pas qui sont seulement ingénieuses ! L’excès même en ce point est une vérité de plus. Tout en effet dans ce devoir est-il également naturel ? Tout vient-il du cœur ? Ne s’y mêle-t-il pas quelque chose du dehors, l’influence des mœurs locales, et ce que le roi lui-même appelle un point d’honneur32? Comment faire que ce devoir soit assez fort pour balancer la passion, où tout est si naturel, et qui s’est formée de convenances si invincibles, la jeunesse, la gloire, la beauté ? Comment égaler deux forces si inégales, sans appeler l’esprit au secours de la première, et sans que le cœur, qui n’accepte le devoir qu’à demi, se fasse aider par la tête pour l’accepter tout entier ? Voilà pourquoi Chimène, si spirituelle et si subtile quand elle combat son amour par son devoir, est d’une bonne foi si naïve et d’un naturel si charmant quand elle laisse parler sa passion. Pour s’exciter à venger son père, elle ne se refuse pas même le sophisme ; mais qu’elle a peu d’efforts à faire, et que tout cet esprit lui est inutile, quand elle cède à son amour !

Va, je ne te hais point…
Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix…
Adieu, ce mot lâché me fait rougir de honte.

L’Académie française, dans la critique que Richelieu lui commanda de faire du Cid, et qu’elle fit plus modérée qu’il n’eût voulu, crut de bon goût de prendre le parti du devoir contre la passion. Elle condamna Chimène comme une fille dénaturée. Ce jugement eût été vrai du haut d’une chaire ; d’une compagnie de gens d’esprit, il était excessif. Tout Paris réclama pour la vérité selon la nature humaine, contre la vérité selon les casuistes de Richelieu.

Tout Paris pour Chimène eut les yeux de Rodrigue.

Une Chimène comme l’eût voulue le rédacteur fort habile du jugement de l’Académie, Chapelain, eût ennuyé tout des premiers Richelieu et son Tristan littéraire, Chapelain.

Nos pères avaient donc meilleur goût que les beaux esprits du temps, quand, après avoir applaudi ce chef-d’œuvre, ils s’obstinèrent dans leur admiration, en dépit des censures du cardinal. Le public d’un jour jugea comme la postérité. Le mérite en est à Corneille, qui, en créant l’art, avait créé un public pour le goûter. Quel esprit sain n’eût fait son éducation dramatique à la première représentation du Cid ? Tout en était si vrai, caractères, situations, langage ! Avant le Cid, le plaisir de la curiosité était le seul que l’on connût au théâtre. Jodelle et Garnier l’avaient contentée par de froides imitations du théâtre antique, Hardy l’avait saturée par un plagiat de tous les théâtres. Corneille fit connaître le premier le plaisir de la raison, en présence de la vérité durable ; le plaisir du cœur, averti de ses propres passions par des personnages vivants ; le plaisir du goût, par la perfection de l’art d’écrire en vers. Quelle nouveauté, en effet, même après Malherbe, que ces vers si pleins, si nerveux, où la rime enfonce le sens, et cette propriété, cette force, après la fadeur romanesque des poésies du temps ! Quelle joie dut causer à nos pères ce langage si bien approprié à la diversité des sentiments qu’il exprime, si haut et si fier dans les scènes d’explication et de défi, si naïf et si fin dans les scènes d’amour combattu, si poétique dans les épisodes ! On aurait mauvaise grâce à noter, dans les créations du poète, les endroits où trébuche l’écrivain. De la hauteur où de si rares beautés transportent l’esprit ébloui et charmé, il n’aperçoit pas les fautes. Corneille d’ailleurs ne fut pas longtemps sans contenter ses critiques. Trois ans après le Cid, il écrivait Horace et Cinna ; un an après Cinna il donnait Polyeucte, son chef-d’œuvre.

Après ces grands ouvrages, on ne trouve plus à admirer que des actes dans des pièces imparfaites ; et plus tard, des scènes, des traits sublimes dans quinze pièces qui rappellent le Corneille d’avant le Cid. La gloire de Corneille est donc toute dans ces quatre années (1636-1640) ; quatre années dans une vie de septuagénaire ! Mais ce n’était pas trop de tout le temps qui avait précédé ces quatre années pour en préparer les fruits immortels ; et peut-être, après des productions si fortes, l’épuisement était-il permis.

§ IV. Caractère général des tragédies de Corneille. §

Quoique le génie de Corneille semble avoir grandi dans Horace, Cinna et Polyeucte, on garde néanmoins une préférence de cœur pour le Cid, si on ne l’admire pas plus, peut-être l’aime-t-on davantage. Un charme extraordinaire de jeunesse et de passion est répandu dans ce chef-d’œuvre. Le génie de Corneille, qui s’était cherché pendant dix années, s’est enfin trouvé. Lui-même était très vif sur le sentiment de l’honneur, et l’on sait qu’à vingt ans il avait connu dans toute sa force la passion qu’il peint dans Rodrigue. Il faisait, pour la première fois, parler son cœur encore ému de souvenirs personnels, et déjà le poète savait choisir entre les sentiments qu’avait éprouvés l’homme. Cette première révélation du génie intéresse singulièrement. Oserai-je la comparer au premier épanouissement d’une fleur, plus belle quand elle s’est ouverte tout entière, plus charmante quand elle vient de s’entrouvrir ? Ce sera plus tard l’attrait de l’Andromaque de Racine, le premier épanouissement de ce divin génie.

Le Cid est d’ailleurs, de toutes les pièces de Corneille, la plus humaine, c’est-à-dire la plus conforme à l’homme tel qu’il est. Le devoir n’y est peut-être pas au-dessus de notre vertu, ni la passion plus forte que notre cœur. Nous sommes plus près de Rodrigue et de Chimène que nous ne le serons d’Auguste, d’Horace, de Polyeucte, de Sévère. Ceux-ci sont plus des héros que des hommes ; ou, si l’on veut y voir des hommes, ce sont des hommes tels qu’ils devraient être.

Tel est en effet le caractère général des tragédies de Corneille, et ce qu’en a dit La Bruyère a l’autorité d’une tradition. « Corneille, dit-il, nous assujettit à ses caractères et à ses idées… Il peint les hommes comme ils devraient être. Il y a plus dans Corneille de ce que l’on admire et de ce que l’on doit imiter33… » Ce jugement est complet : il indique à la fois et le genre de vérité propre au théâtre de Corneille, et l’effet qu’elle produit. Cette vérité, c’est celle d’une nature supérieure non à nos conceptions, mais peut-être à notre vertu : cet effet, c’est le devoir de l’imiter.

Entre les héros fabuleux et ceux de Corneille, il y a cette différence que la grandeur des premiers est trop inaccessible pour nous tenter, tandis que la grandeur des seconds n’est pas si hors de notre portée, que nous ne sentions le désir de nous en rapprocher, ou du moins quelque honte d’en être loin.

Une certaine grandeur, également éloignée d’un héroïsme impossible et d’une vertu ordinaire, est le trait commun aux principaux personnages de Corneille. C’est le vieux don Diègue, qui pour se venger du soufflet du comte, pousse son fils à un duel où ce fils peut périr.

… Meurs ou tue !

C’est le vieil Horace apprenant que le dernier survivant de ses trois fils a pris la fuite, et prononçant le fameux Qu’il mourût ! C’est ce fils disant à Curiace, qui va devenir le mari de sa sœur :

Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.

C’est Auguste tendant la main à son assassin. C’est Polyeucte renversant le sacrifice ; Cornélie bravant César ; Cléopâtre buvant le poison, pour qu’on ne suspecte pas la coupe qu’elle offre à Rodogune, et ne voulant que vivre assez pour voir mourir sa rivale. C’est Nicomède défiant Rome dans la personne de Flaminius ; c’est Sertorius, du fond de l’Espagne, disant à Pompée :

Rome n’est plus dans Rome ; elle est toute où je suis.

Un des plus fiers enfants de cette famille cornélienne, don Sanche, s’asseoit dans le conseil de la reine de Castille, du droit de son courage, et malgré l’étiquette qui l’interdit à un soldat de fortune. La reine, invitée par ses Etats à choisir un époux entre trois seigneurs de sa cour, le fait juge du plus digne. Elle lui remet son anneau pour celui qu’il aura choisi. Don Sanche reçoit l’anneau, et s’adressant aux trois seigneurs :

Comtes, de cet anneau l’or vaut un diadème ;
Il vaut bien un combat : vous avez tous du cœur,
Et je le garde…

DON LOPE.

A qui, Carlos ?

DON SANCHE.

A mon vainqueur.

Cette grandeur est quelquefois hors de la nature. La force d’âme y paraît toucher à la dureté, par exemple dans les deux Horaces, chez qui le citoyen a étouffé l’homme. Corneille lui-même en a du scrupule. A ces paroles du jeune Horace, d’un sublime un peu sauvage :

Albe vous a nommé, je ne vous connais plus,

le poète, par la bouche de Curiace, fait cette réponse si touchante :

Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue…

corrigeant ainsi par ce qu’il y a de plus naturel dans l’homme ce qu’il y a d’outré dans le héros.

Le plus souvent cet héroïsme n’est pas au-dessus des grandes âmes ; il n’excède pas ce qu’en fait de vertus nous concevons de possible par la comparaison et par l’expérience de nos vertus médiocres. D’ailleurs, parmi ces héros, quelques-uns ont vécu ; leur grandeur est une tradition historique. Si l’histoire ne les a pas exagérés, ils ont pu être tels que Corneille les a faits. Pour ceux qu’il a tirés de son imagination, et qui sont comme les frères de ceux que lui fournissait l’histoire, leurs actions, si au-dessus qu’elles soient des actions communes, nous paraissent pourtant vraisemblables, grâce à la faculté que Dieu nous a donnée d’être meilleurs dans le jugement que dans la conduite, et de nous reconnaître même dans les vertus dont nous sommes incapables.

Il se mêle de l’étonnement au plaisir que nous prenons aux pièces de Corneille. La Bruyère, qui l’a bien senti, ajoute à l’excellent portrait qu’il en a tracé : « Corneille élève, étonne, maîtrise. » Quand Descartes définit l’admiration « une subite surprise de l’âme qui fait qu’elle se porte à considérer avec attention les objets qui lui semblent rares et extraordinaires34 », ne semble-t-il pas définir l’impression que nous recevons, soit de la représentation, soit de la lecture des pièces de Corneille ? L’admiration dont ce grand homme a trouvé le secret est bienfaisante et féconde. Si elle ne peut enfanter des héros, ces ouvrages de prédilection de Dieu, elle nous attache aux vertus dont l’héroïsme n’est que le suprême degré ; elle remue la nature engourdie ; elle nous rend, du moins pour un moment, plus dignes de nous-mêmes. Sur qui donc seraient sans effet les beautés qui arrachaient des larmes au grand Condé ?

La popularité de Corneille honore notre pays. Elle y est née de cet amour pour les grandes choses et de cette passion pour les grands hommes, deux traits de notre caractère national. Nous aussi nous sommes un peuple héroïque. Qu’y a-t-il que nous préférions à l’honneur, à ce que nous regardons comme notre devoir envers les peuples opprimés et la justice violée ? Ne sommes-nous pas toujours tentés d’être le vieux don Diègue, Horace, Auguste, Nicomède, Sévère ? A peine souffrons-nous qu’on nous veuille donner le goût de vertus moins sublimes, mais plus sûres. Nous n’avons qu’une justice étroite et tardive pour les gouvernements sages qui ménagent notre sang et notre argent. Mais la faveur populaire est assurée aux gouvernements héroïques qui ont fait de grandes choses, au prix du sang des générations, du deuil des mères, de la ruine publique. Nous sommes idolâtres des héros, et du fond de notre misère nous battons des mains à ceux qui nous font jouer quelque grand rôle sur la scène du monde, et qui nous attirent les applaudissements du genre humain. A Dieu ne plaise que cette superstition pour l’héroïsme s’affaiblisse dans notre pays ! C’est le ressort de nos âmes ; c’est ce qui rendra toujours parmi nous la paix glorieuse et le repos respectable. Le jour où le grand Corneille cesserait d’être populaire sur notre théâtre, ce jour-là nous aurions cessé d’être une grande nation.

§ V. Des imperfections du théâtre de Corneille, et de leurs causes. §

Si les beautés du théâtre de Corneille sont si populaires en France, le sentiment de ses imperfections ne l’est pas moins. De même que rien ne plaît plus à notre nation que l’idéal d’héroïsme qui brille dans ces pièces, rien n’effarouche plus sa délicatesse et son goût que l’inégalité dans les ouvrages de l’esprit. Quelques réflexions, qui n’ôteront rien à la gloire de Corneille, sont nécessaires sur ce point, soit pour justifier le goût de la nation, soit pour apprécier l’espèce d’autorité que voudraient tirer des défauts do Corneille certaines innovations téméraires dans le poème dramatique. Il faut d’ailleurs rechercher ce qui restait à faire après lui, et ce qui devait être la création personnelle de Racine.

Aucun esprit sérieux n’a songé à dissimuler la singulière inégalité du génie de Corneille. Quatre de ses pièces, sur plus de trente, sont seules des chefs-d’œuvre. Encore, parmi ces quatre, les esprits difficiles n’en trouvent-ils que deux parfaites, le Cid et Polyeucte ; les deux autres, Horace et Cinna, leur paraissent défectueuses dans l’ensemble. Je ne souscris pas à cette restriction. Je plains même ceux que de si grandes beautés laissent assez maîtres d’eux-mêmes pour songer à prendre avantage, sur ce grand homme, d’imperfections qui sont plus de l’homme en général que de Corneille. Le précepte d’Horace semble fait pour ces pièces : « Où les beautés l’emportent en nombre, je ne me blesse pas de certains défauts échappés à la négligence ou à la faiblesse humaine. » Mais ce précepte ne convient qu’aux quatre chefs-d’œuvre que je viens de nommer. Dans les sept autres pièces qui suivent, en rang de mérite, Rodogune, la Mort de Pompée, Nicomède, Don Sanche, Sertorius, Othon, Héraclius, les défauts prennent le dessus, et il faut déjà que le respect soutienne l’esprit dans une lecture inquiète et difficile. Enfin, dans le reste, à peine y a-t-il à recueillir, parmi les mille défauts d’une conception vicieuse, quelques beautés de bonne fortune.

Cette courte durée du génie de Corneille, cette décadence dans l’âge viril, cette inégalité qui le fait glisser à chaque instant de ses qualités les plus élevées dans les défauts opposés, de la grandeur dans l’emphase, de l’éloquence dans la déclamation, du raisonnement dans la subtilité de l’école, des plus hautes pensées dans l’abus des sentences, le dirai-je enfin ? du sublime dans le ridicule ; cette naïveté même, une des séductions de ce beau génie, qui lui fait mettre sa Mélite sur le même rang que ses chefs-d’œuvre, et trahit ainsi, jusque dans une connaissance si précise de son art, une si singulière illusion sur ses œuvres ; tant de maladresse dans une si grande habileté ; des défauts si peu soupçonnés par lui et si mal surveillés, parmi des qualités supérieures dont il paraît avoir une conscience si claire : tous ces contrastes ont de quoi confondre d’abord, et Corneille n’est guère moins étonnant par sa hauteur que par l’impuissance de s’y soutenir.

Voltaire se tire de l’explication par un trait plaisant, qui d’ailleurs a le mérite de donner une vive idée de ces inégalités du génie de Corneille. Il imagine un lutin qui lui inspirait ses beaux endroits et l’abandonnait dans les mauvais. Où Corneille a tout son génie, c’est plus qu’un homme, c’est la Muse même de la tragédie ; sitôt que le génie l’abandonne, c’est à peine l’habileté incertaine d’un tragique de profession. Pourtant, Voltaire s’y est plus d’une fois trompé. Outre ses impatiences contre les incorrections d’une langue où Corneille semble créer, par la façon dont il les fait siennes, jusqu’aux expressions que lui fournissait l’usage, on peut reprocher au Commentaire sur le théâtre de Corneille le trop facile avantage que Voltaire s’y donne sur certains défauts de ce théâtre dont il n’a pas toujours su préserver le sien. Là est le plus grave tort de ce commentaire si sensé et si piquant, où d’ailleurs, soit crainte du reproche d’envie, soit complaisance d’auteur pour des fautes où il était tombé lui-même, la critique de Voltaire souvent hardie jusqu’à l’imprudence, est par endroits timide. Une explication plus générale et moins tracassière, un examen approfondi des causes de certaines imperfections capitales, d’où sont nées toutes ces fautes de détail dont le goût de Voltaire triomphe trop aisément, eussent été plus dignes de lui, et l’auraient sauvé de l’accusation, d’ailleurs fort injuste, d’avoir voulu rabaisser Corneille35.

On a indiqué quelques-unes de ces causes. Son séjour presque continuel à Rouen, loin de la cour, expliquerait tout au plus les locutions provinciales qui gâtent son beau langage. D’autres auraient leur excuse dans le tour d’esprit de son temps, dans ce changement de mœurs qui fit succéder aux intrigues politiques, mêlées de galanteries, la galanterie sans intrigues politiques. Enfin, sa pauvreté, honteuse pour la France, l’aurait forcé de travailler trop vite. Ces causes n’ont pas été sans influence, mais je les crois secondaires. La principale, c’est le système dramatique suivi par Corneille.

Ce grand homme s’était fait une idée du poème dramatique d’après deux sortes de modèles bien différents : les anciens, dont il dissertait plus qu’il ne les lisait, et les Espagnols, qui lui avaient inspiré le Cid. Son penchant fut toujours plus de ce côté ; et, quoique fort occupé des doctrines d’Aristote, il suivit bien plus les exemples de Lope de Véga que ceux de Sophocle.

Or, entre la conduite du théâtre antique et celle du théâtre espagnol, la différence est profonde.

Des situations vraisemblables ou non, mais toujours surprenantes ; des complications, ou, selon le mot consacré, une intrigue pour amener ces situations ; des caractères à peines indiqués et qui sont subordonnés aux situations : voilà la marche du théâtre espagnol.

Le théâtre antique se conduit tout à l’inverse. Le poète conçoit d’abord des caractères qu’il emprunte soit à l’histoire, soit aux traditions religieuses ; il les place au milieu d’événements vrais ou vraisemblables, avec des passions et des intérêts opposés, dont la lutte donne naissance aux situations.

Prenez la meilleure des pièces du théâtre espagnol, qu’y voyez-vous ? Des situations inattendues, qui piquent plus la curiosité qu’elles ne contentent la raison, et une prodigieuse abondance de complications pour les produire. Pour des caractères, n’en cherchez pas, à moins qu’un jeune homme épris, un jaloux, un seigneur entêté du point d’honneur aragonais ou castillan, ne soient des caractères. Ce sont là, je le veux bien, des conditions, des mœurs. Mais si l’on entend par caractère un naturel toujours le même, qui marque toutes les actions d’un homme, une habitude de l’âme ancienne et profonde, indépendante des circonstances extérieures de condition, de temps et de lieu, j’attends encore qu’on m’en montre un exemple dans le théâtre espagnol. Il est très vrai qu’une fois engagés dans les situations, les personnages y gardent leur condition et leurs mœurs, et c’est là une première vérité dramatique qui a son prix. Mais il est une autre vérité bien plus profonde et plus attachante : c’est celle qui résulte de caractères fortement conçus, ou plutôt empruntés vifs à la nature pour la scène, dont les passions, très compliquées au milieu d’événements très simples, ont assujetti à leur empire ou employé à leur service toutes les facultés de l’homme. Cette vérité-là je ne la trouve que dans le théâtre antique, et j’en vois l’expression parfaite dans le nôtre.

La fatalité, ce grand ressort du théâtre antique, qu’est-ce, au fond, que cette loi de la nature humaine par laquelle certains caractères sont invinciblement entraînés à certaines actions ? Qu’est-ce que ce dieu qui pousse les personnages antiques, sinon une grande passion, née avec eux, qui a grandi et vieilli avec eux, et a réduit leur volonté en servitude ? C’est une force si impérieuse, si supérieure à la raison séduite ou subjuguée, que les anciens n’en ont pas voulu laisser la responsabilité à l’homme, et qu’ils l’ont rejetée sur les dieux : en cela moralistes médiocres, mais observateurs profonds, qui ont connu toute la faiblesse de la volonté. Aussi, dans le théâtre antique, où tant de choses touchent le cœur et contentent la raison, où il y a tant à admirer, rien n’étonne. Dès que les caractères se sont fait connaître, les situations sont prévues. A la différence du théâtre espagnol, où l’art du poète consiste à dérouter cette logique intérieure, qui de certaines causes conclut par pressentiment certains effets, et à amuser l’imagination de l’embarras même où il jette la raison, l’art du poète, dans le théâtre antique, est de développer cette logique, et de faire profiter la raison des plaisirs de l’imagination. C’est la différence de la tragédie de situation à la tragédie de caractère.

Les chefs-d’œuvre de Corneille sont des tragédies de caractère. Les personnages du Cid, de Polyeucte, de Cinna, d’Horace, ne sont si vivants que parce qu’ils représentent des caractères. Ils font eux-mêmes les situations où ils sont jetés, et je ne m’étonne ni que les uns y succombent, ni que les autres en triomphent. Chacun recueille ce qu’il a semé. C’est là le grand art, et c’est pour en avoir quitté la voie à partir de Polyeucte, que le génie de Corneille s’est affaibli tout à coup.

Depuis ce chef-d’œuvre, en effet, Corneille inclina de plus en plus vers la tragédie de situation et vers les procédés du théâtre espagnol. Par une erreur qui me surprend d’un si grand esprit, il crut qu’il y avait plus d’invention dans les pièces embarrassées, comme il les appelle ; qu’il fallait plus d’esprit pour les imaginer et plus d’art pour les conduire36; et il fit des pièces embarrassées. Il confondit les expédients avec l’art ; et cet homme qui avait réalisé dans le Cid et dans Polyeucte l’idéal de la tragédie, parut avoir perdu son propre secret.

Qu’entendait-il par des pièces embarrassées ? Des situations inattendues, amenées par des moyens artificiels sans aucune ressemblance avec la vie, les situations pour but, l’intrigue pour moyen. C’était la voie espagnole. Une fois qu’il y fut engagé, il lui devint impossible de revenir sur ses pas, et dans la force de l’âge et du talent, l’auteur d’œuvres sublimes ne put retrouver sa propre tradition. Il avait abandonné sans retour le grand chemin frayé par lui, où allaient entrer, pour y marcher jusqu’au bout, Molière et Racine.

Là est la véritable cause de la précoce décadence du génie de Corneille. Les circonstances extérieures y aidèrent ; mais le mal venait d’une fausse vue, et sous ce rapport Corneille est un grand exemple de ce que dit Descartes, qu’un homme est moins supérieur aux autres hommes par l’esprit que par l’emploi qu’il en fait. Il tomba au-dessous de lui-même le jour où, pour nouer par l’intrigue des situations surprenantes, il employa le même esprit qui avait fait sortir de caractères bien conçus et admirablement tracés des situations fortes, naturelles et prévues.

Cet art parasite qui a les situations pour but, et l’intrigue pour moyen, gâte toutes les pièces où Corneille a suivi le système espagnol. Quand la situation lui manque, il semble que tout lui manque à la fois. Que de vaines combinaisons, pour suspendre, pour embrouiller l’action ! Que d’artifices pour forcer l’intérêt, lequel naît sans effort, dans la tragédie de caractère, des rapports nécessaires qui lient les caractères aux situations ! Ne cherchez pas une autre cause de l’incertitude et des obscurités soudaines de la langue de Corneille, après cette lumière, cette force, cette netteté, ce feu divin des belles scènes. Pourquoi sa langue s’éclipse-t-elle tout à coup ? C’est qu’il n’y a plus de situations, et qu’il n’y a point de caractères. Il reste je ne sais quelles idées vaines, équivoques, auxquelles résiste la langue même que Corneille a créée.

On sait d’ailleurs, par l’anecdote de Baron, lui demandant le sens de quelques vers de Tite et Bérénice, qu’il ne se reconnaissait pas toujours dans ses propres ténèbres, et qu’il l’avouait avec candeur. Ce qu’il avait fait comme poète, par un mauvais emploi de son esprit, comme juge il l’appréciait de ce premier coup d’œil toujours sûr d’un homme de génie rendu à son naturel.

Ces remarques s’appliquent exclusivement aux pièces de Corneille qui peuvent être dites de second ordre dans son théâtre. Quand on y compare les beaux endroits avec le reste, il semble que le génie de Corneille, délivré des entraves de sa théorie, se retrouve tout entier, tant il a d’élan, de vigueur et de netteté. Le même écrivain qui tout à l’heure était si obscur, si incertain, et qui paraissait vouloir se donner le change sur la pauvreté de son fonds, redevient l’écrivain le plus clair, le plus franc, le plus sûr de sa pensée, le plus maître de sa langue.

Mais, dans les dernières pièces de Corneille, au lieu de belles situations amenées par des moyens défectueux, je ne vois plus que de stériles efforts pour tirer des situations médiocres d’un fond sans événements et sans caractères. Les ténèbres du plan et de la langue s’épaississent de plus en plus. Il est vrai que, pour la plupart, la vieillesse s’était jointe au mauvais système. Mais l’habitude était si forte, que, même dans ces chétifs enfants de la vieillesse de Corneille, où l’on ne s’étonnerait pas de trouver plus de faiblesse d’exécution que de vice de plan, le plan est toujours plus vicieux que l’exécution.

Par malheur, on le louait beaucoup trop de l’esprit qu’il déployait dans cette mauvaise sorte d’invention. C’était l’enfoncer dans son faible. Il avait en effet plus de tendresse pour l’intrigue, où portait le plus fort de son travail ; et telle était son illusion à cet égard, qu’il égalait à ses chefs-d’œuvre ses pièces les plus défectueuses, pour y avoir mis, pensait-il, la même quantité d’esprit. La seule différence qu’il en fît, c’est que, dans les premiers, « ayant eu, disait-il, moins de secours du côté du sujet, il lui avait fallu plus de force devers, de raisonnement et de sentiment, pour les soutenir » ; et que, dans les autres, la richesse du sujet, l’art de la conduite, l’imagination des détails, les soutenaient assez sans qu’il y fallût autre chose. Le poète reçoit ses sujets de l’histoire et de la nature humaine ; Corneille croyait qu’il doit les inventer. Rien de plus naïf que l’éloge qu’il se donne, dans la préface de sa Sophonisbe, de n’avoir rien imité de celle de Mairet. Il en a, dit-il, tout changé. Où Mairet suivait l’histoire, il s’en est écarté ; où Mairet l’avait altérée, il l’a rétablie. Il a fait, en un mot, toutes les choses autrement que son devancier, non pour rendre sa pièce plus vraie, mais pour ne pas ressembler à Mairet ; tant il est vrai qu’il voyait dans le sujet, non pas un événement vrai ou vraisemblable qui s’accomplit par un enchaînement de circonstances invincibles, mais une matière à pétrir, à laquelle le poète est libre de donner toutes les formes, pourvu qu’on y voie la marque de l’inventeur.

Ce droit du poète sur les sujets est une théorie du théâtre espagnol ; je la trouve excellente pour des pièces qui ne prétendent pas plus à la gloire d’être relues qu’à celle d’être redemandées. Mais dans un pays où la tragédie est le premier des arts, où l’idée d’art implique l’idée d’une vérité durable, l’autorité même du grand Corneille n’a pas pu consacrer sa théorie. Autant vaudrait dire que la nature humaine est du droit du poète. Je m’étonne qu’un si grand homme se soit si fort mépris à cet égard, et qu’ayant si admirablement résumé la beauté d’un poème dramatique en ces trois choses : force de vers, de raisonnement et de sentiment, il se soit imaginé que, là où brille cette beauté, il n’y ait pas nécessairement un sujet tragique, ou qu’il y en ait un là où cette beauté manque. Qu’est-ce en effet que la force du vers, le raisonnement, le sentiment, sinon autant de traits de ressemblance avec la vie ? et peut-il y avoir ressemblance avec la vie là où la vie elle-même n’est pas tout le sujet ?

Un autre vice de la tragédie de situation, c’est qu’elle se fait trop vite. Corneille tombait dans ce double défaut, bien plus par l’effet de cette vue fausse sur le théâtre, que pressé par la pauvreté dont il n’est que trop vrai qu’il sentit les atteintes. On trouve plus aisément des situations indépendantes des caractères, que des caractères qui amènent des situations. L’histoire abonde en personnages dont la vie offre une situation, une vicissitude dramatique, de quoi fournir quelques scènes à effet. Il suffit de la feuilleter d’un doigt distrait, pour trouver des sujets à situations. Mais il faut joindre à de longues recherches une grande force de réflexion, pour trouver un sujet où les situations naissent des caractères. Le petit nombre des pièces de Racine pourrait s’expliquer par la rareté des sujets tout aussi bien que par ses scrupules de religion. L’histoire littéraire du temps parle de sujets essayés par lui, puis rejetés après une première ébauche. Elle ne dit pas que Corneille en ait rejeté aucun.

Dans la tragédie de situation, le nœud n’est qu’un artifice plus ou moins grossier, un moyen de théâtre, à la disposition du moins habile. Aussi est-ce à l’endroit même où la pièce devrait se serrer, qu’elle languit et se relâche.

Le nœud est, au contraire, la suprême beauté de la tragédie de caractère, parce qu’il en est la plus grande vérité. C’est au moment où l’on voit les caractères s’engager d’une manière irrésistible dans les situations, et se compléter ainsi la vraisemblance avec la vie, qu’éclate la perfection du poème dramatique. Là se révèle l’invention, qui n’est que la connaissance et le sentiment profond de la réalité ; là est le trait par lequel l’œuvre du génie se rapproche le plus des œuvres de Celui qui sonde les cœurs, et pour lequel toute vie qui s’écoule est un drame qui s’accomplit. On peut avec du talent traiter heureusement une situation ; c’est un bonheur échu à bon nombre d’auteurs du second ordre. Mais il n’y a pas d’exemple, dans un auteur sans génie, d’une pièce où le nœud soit formé des rapports nécessaires qui lient un caractère à une situation.

Je reconnais un autre vice du système espagnol dans ce mélange de la vérité héroïque et de la vérité bourgeoise, qui marque la plupart des pièces de Corneille. Le personnage du roi dans le Cid, celui de Félix dans Polyeucte, en sont les types les plus adoucis. Aristie, dans Sertorius, en est l’excès. Femme divorcée de Pompée, elle le presse de la reprendre et de se joindre à Sertorius contre Sylla. Pompée, qui aime sa femme, mais qui craint Sylla, résiste ; il la supplie d’attendre l’abdication ou la mort du dictateur. Aristie insiste :

Mais il est temps qu’un mot termine ces débats.
Me voulez-vous, seigneur ? ne me voulez-vous pas ?

Si dans cette pièce, comme dans beaucoup d’autres de Corneille, les personnages, au lieu de n’être que de grands noms groupés autour d’une situation, étaient des caractères concourant à une action, ils ne tomberaient pas dans ces scènes de ménage et dans ces vers de comédie. Dans la tragédie de caractère l’action est si forte, l’événement marche d’un pas si rapide, que les personnages ne peuvent s’en arracher un moment, et qu’ils ressemblent à des coureurs emportés vers le but.

Telle fut l’influence du goût espagnol sur le génie de Corneille. Le tour d’esprit de son temps lui imposa le mélange de la politique et de la galanterie. Il fit des politiques galants : Sertorius, Pompée et plusieurs autres. Plus tard, ses héros parlèrent comme Benserade. Non qu’il ne sentît cette servitude de la mode : « J’ai cru jusqu’ici, écrit-il à Saint-Evremond, que la passion de l’amour est trop chargée de faiblesse pour être la dominante d’une pièce héroïque ; j’aime qu’elle y serve d’ornement et non de corps. » Mais cette mesure n’est-elle pas chimérique ? Oh l’amour n’est qu’un ornement, un épisode, qui intéresse-t-il ? Et s’il n’intéresse pas, il n’est même plus un ornement ; c’est un vain remplissage. Un amour épisodique n’inspirera pas au poète un langage touchant, pathétique, durable, et s’il l’emploie comme embellissement, il risque de ne donner qu’une image bientôt surannée de la manière dont on comprenait l’amour de son temps. Là au contraire où l’amour est une partie essentielle de la pièce, il rend la tragédie plus semblable à la vie, où l’amour est mêlé à tous les événements, comme cause ou comme nœud. Alors il peut recevoir toutes les beautés du langage ; car, au lieu d’être imité du tour d’imagination d’une époque, il est tiré du fond du cœur humain, cette source inépuisable où Boileau nous conseille d’en aller chercher la peinture. Ainsi l’avait compris Corneille dans le temps de ses chefs-d’œuvre : c’est pour un amour de ce genre qu’on pardonne à Chimène d’hésiter entre son père et son amant ; à Camille, de haïr la patrie qui lui a coûté la vie de Curiace ; à Cinna, de conspirer contre son bienfaiteur ; c’est cet amour qui rend Pauline adorable, et fait de Sévère une des plus nobles figures du théâtre. Au contraire, l’amour épisodique, l’amour employé comme ornement, rend ridicules César dans la Mort de Pompée ; Sertorius et Pompée, dans Sertorius ; Thésée, dans Œdipe.

Ces erreurs de jugement, dans un si grand homme, prouvent à quel point le poète dramatique est dépendant du tour d’esprit et des mœurs de son temps. Il n’est guère de défauts dans Corneille qui ne lui soient venus de ses contemporains. C’est presque toujours quelque mode littéraire qu’il accepte avec trop de facilité : ainsi l’emploi de l’amour comme ornement. Par là il pensait faire pièce aux doucereux et aux enjoués, comme il appelait les partisans de Quinault. Racine eut à connaître lui aussi cette dépendance : mais alors le goût s’était épuré, et le naturel, réglé par la raison, était à son tour à la mode. Voilà pourquoi l’on peut remarquer utilement pour l’art les imperfections de Corneille, sans manquer à sa gloire. Avec plus de génie peut-être que Racine, il tira moins de secours de son époque ; et s’il est juste de laisser la plus grande partie de ses fautes à la charge de ses contemporains, il faut, pour admirer Racine sans superstition, laisser à l’époque plus saine où il lui fut donné de vivre37 une part dans cette perfection de son théâtre, au-delà de laquelle l’art ne pouvait que descendre.

§ VI. De ce que la tragédie de Corneille laissait à désirer. §

Après la vérité héroïque, il restait à voir sur la scène la vérité humaine ; après les hommes tels qu’ils devraient être, les hommes tels qu’ils sont ; après l’idéal, la réalité.

Il restait à arracher la tragédie à l’imitation du théâtre espagnol, à la ramener dans la voie du théâtre antique, à subordonner, non plus les caractères aux situations, mais les situations aux caractères.

Il restait à se rapprocher de plus en plus de ce qui fait la beauté durable et populaire du poème dramatique, la ressemblance avec la vie.

Sauf Chimène et Pauline, les deux plus touchantes créations de Corneille, les femmes, dans son théâtre, participent de la nature héroïque des hommes. On appelait l’Emilie de Cinna adorable furie, croyant n’en faire qu’un éloge raffiné. Corneille lui-même se vantait de préférer le reproche d’avoir fait ses femmes trop héroïques à la louange d’avoir efféminé ses héros Il fallait que, dans un pays où la religion et les mœurs ont fait de la femme l’égale de l’homme, la tragédie nous en fît voir de vivantes images dans les passions qui lui sont propres, ou dans celles qui lui sont communes avec l’homme : dans l’amour violent, ou dans l’amour timide et chaste ; dans la tendresse maternelle, ou dans la passion de dominer ; dans le crime, ou dans la vertu.

Il restait à perfectionner la langue des chefs-d’œuvre de Corneille, non pour le nerf, l’élévation, la hardiesse, le feu, mais pour la correction, qui est un degré de vérité de plus ; en soutenant les créations de ce grand homme, et en y ajoutant. Il y avait en effet toute une langue nouvelle à créer, pour la variété, la profondeur, la finesse de nuances que le poème dramatique tire de l’analyse et du développement des caractères. Il y avait à faire parler la femme dans une langue aimable, où l’on sentît l’exquise délicatesse de sa nature jusque dans l’emportement de ses passions. Enfin, il était d’un intérêt pressant de réparer la langue des mauvaises pièces de Corneille, autorisée par la gloire de ses chefs-d’œuvre.

Si la poésie est à la fois un langage, une peinture et une musique, si elle doit plaire à l’âme, à l’imagination et à l’oreille, il restait à faire connaître, après le style de Corneille, plus oratoire que poétique, plus énergique qu’harmonieux, plus ferme que varié, où il y a plus de feu que de douceur et plus de mouvement que d’images, un style qui réunît à toutes les beautés du style de Corneille, dans des vérités dramatiques du même ordre, toutes les beautés propres aux vérités dramatiques qui restaient à exprimer ; un style qui contentât la raison par l’exactitude des paroles, l’âme par leur accent, l’imagination par leur éclat, l’oreille par leur harmonie.

Corneille laissait à désirer Racine.

Chapitre quatrième §

§ I. Influence de Descartes sur Pascal. — Ce qu’ils ont de commun. — § II. Comment Pascal quitte de bonne heure la philosophie et les sciences pour la morale, et est conduit par la morale à la religion. — § III. En quoi l’éloquence de Pascal diffère de celle de Descartes. — § IV. Des pensées de Pascal sur la religion, et de ce qu’il faut croire de son mépris pour la philosophie. De ses pensées sur la morale générale. — § V. Les Provinciales. Perfection de la langue française dans les écrits de Pascal.

§ I. Influence de Descartes sur Pascal. Ce qu’ils ont de commun. §

Dans une lettre que le P. Mersenne écrivait à Descartes, le 12 novembre 1639, il est question d’un jeune homme de seize ans qui venait de composer un traité des Coniques, et qui promettait d’effacer tous les mathématiciens du temps. Descartes en recevait la nouvelle assez froidement, et n’en témoignait aucune admiration. Huit ans après, ce jeune homme se rencontrait pour la première fois avec Descartes ; il s’entretenait avec lui de ses expériences sur le vide, de la pesanteur de l’air, de ce que Descartes avait appelé la matière subtile. Celui qui donnait presque de l’ombrage à Descartes par ces commencements extraordinaires, cet adolescent qui refaisait Euclide à, seize ans, ce jeune homme qui, à vingt-quatre ans, avait une conférence de pair à pair avec Descartes sur des points de la nouvelle science, c’était Blaise Pascal.

Le génie de Pascal se forma d’abord, comme celui de Descartes, seul et sans secours. Il en donnait les premières marques vers le temps où Descartes, dans son Discours de la méthode, faisait voir les plus beaux fruits du sien. Mais il n’est pas douteux qu’à l’âge de vingt-quatre ans, Pascal ne dût être occupé des travaux et de la méthode de Descartes, et qu’il n’en eût senti l’influence. Son père, savant de mérite, s’était mêlé personnellement aux discussions de Descartes avec Fermat et Roberval, et Pascal n’en avait pas ignoré l’objet. Enfin, dans l’entretien de 1647, n’y avait-il pas eu comme une sorte de transmission directe de l’esprit nouveau de Descartes à Pascal ?

Pascal retrouva cette influence à Port-Royal, où florissait l’étude des écrits de Descartes. On peut juger de l’admiration qu’on y professait pour ce grand homme, par le ton si modéré et si respectueux des objections que fait le grand Arnauld aux Méditations de Descartes. Ces objections, qui d’ailleurs ne touchent pas le fond de la méthode, font dire à Descartes « qu’il se réjouit de ce qu’il n’y a point plus de choses en son écrit auxquelles M. Arnauld contredise. » Sur la religion, les solitaires de Port-Royal ne s’en rapportaient qu’à eux-mêmes ; mais au regard de ce qu’ils appelaient la philosophie humaine, c’est-à-dire la connaissance du vrai et du faux par la science, ils étaient cartésiens. Ils avaient adopté la démonstration cartésienne de l’existence de Dieu et de l’âme, et quant à la méthode générale pour la recherche de la vérité et la composition des écrits, tout Port-Royal s’y était rangé38.

Ce fut la plus illustre marque de l’excellence de cette méthode, qu’un homme de génie, Pascal, n’y trouva rien à changer. Il reprit des mains de Descartes, pour les appliquer à la recherche de vérités d’un autre ordre, les procédés de cette méthode : la nécessité du doute provisoire pour arriver à ne plus douter ; le mépris de l’antiquité et de l’autorité dans tout ce qui n’est pas du domaine de la foi ; l’évidence, comme marque unique à laquelle le vrai se distingue du faux ; la raison comme seul juge de l’évidence. Enfin, avec la méthode de Descartes, Pascal continua les habitudes d’esprit de ce grand homme, sa passion pour la vérité, sa soif de l’évidence. « Il ne pouvait, dit madame Périer, sa sœur, se rendre qu’à ce qui paraissait vrai évidemment ; de sorte que quand on ne lui disait pas de bonnes raisons, il en cherchait lui-même. »

En tout ce qui touche la conduite de l’esprit dans la recherche de la vérité, Pascal ne fit donc que s’approprier les idées de Descartes, après lequel il n’y avait plus rien à trouver.

Les principes de l’Art de persuader, dans Pascal, sont ceux du Discours de la méthode dans Descartes, et plus particulièrement des Règles pour conduire notre esprit dans la recherche de la vérité, ouvrage posthume de ce grand homme39. Que veut persuader Pascal dans son Art de persuader ? La même chose que Descartes recherche dans ses Règles, la vérité. Tous les deux ne veulent pas moins rendre le faux impossible que le vrai évident. L’Art de persuader la vérité, comme les Règles pour la rechercher, supposent l’ardeur de la connaître, d’où naît nécessairement l’ardeur de la communiquer. Connaître le vrai pour le communiquer, voilà la nouvelle rhétorique ; c’est l’art des honnêtes gens remplaçant l’art des gens habiles : l’emploi d’une telle méthode est le commencement de la vertu.

A cet égard, Descartes et Pascal ont donné les mêmes exemples. Cette ressemblance entre deux hommes de génie, d’ailleurs si différents, tirant de la rigueur de l’esprit géométrique une règle pour la recherche et la démonstration de tous les ordres de vérités, a fait de la méthode de Descartes une loi de l’esprit français. On ne peut tenir une plume avec honneur dans notre pays qu’en faisant de la vérité l’objet de ses recherches, qu’en doutant pour mieux assurer ses croyances, qu’en ne communiquant aux autres que ce qu’on tient soi-même pour évident. Les écrits qui vivent sont tous marqués de cet esprit, on le sent même dans certains ouvrages d’agrément, qui en ont dérobé la sévérité sons les grâces et la légèreté de l’exécution. La même méthode sert à convaincre et à plaire ; et quand on remonte de l’ouvrage à la pensée de l’auteur, de l’exécution à la conception, on peut retrouver jusque dans un roman cette préparation sévère que prescrivent Descartes et Pascal pour les ouvrages de raisonnement.

Pascal, par le trait qui lui est commun avec Descartes, allait donc ajouter à la force de l’esprit français. Il faut voir maintenant par quelles qualités personnelles il devait ajouter à sa beauté.

§ II. Comment Pascal quitte de bonne heure la philosophie et les sciences pour la morale, et est conduit par la morale a la religion. §

Pascal, comme Descartes, commença par la science. Qui l’empêcha d’y persévérer ? Pourquoi cet homme qui tout enfant jouait avec des problèmes de mathématiques, qui composait des traités à seize ans, qui plus tard dans des problèmes de physique montrait la même profondeur précoce et la même force d’invention ; pourquoi, pouvant être Leibnitz et Newton, Pascal, après quelques hésitations et sauf quelques retours passagers40, quitta-t-il la science pour la morale, et finit-il par s’abîmer dans la foi ?

Serait-il vrai de dire que, jetant à son tour ses regards sur ce double monde de la philosophie et de la science, dont Descartes venait de rouvrir les chemins, et y trouvant les profondes empreintes d’un homme de génie, il se détourna vers un ordre de vérités moins exploré, pour la seule gloire mondaine de ne marcher à la suite de personne ?

Cette explication ferait injure à Pascal. Si touché qu’il ait été de la réputation, dans ces courtes années de vie flatteuse et brillante qui précédèrent sa retraite à Port-Royal, jamais il ne le fut jusqu’à faire passer la fortune de son esprit avant la vérité, et à chercher la célébrité dans l’éclat de quelque différence entre son illustre devancier et lui.

Il y en eut une cause plus profonde. S’il a été exact de dire de Descartes qu’il est moins un homme qu’une idée, il ne l’est pas moins de dire de Pascal qu’il est plus un homme qu’un esprit.

Cet ascétisme passionné, cette dureté pour lui-même, ce détachement de toutes les affections, témoignent d’une nature tendre et sympathique. De tels combats ne se rendent que là où la résistance est sérieuse. Les hommes sont plus considérables pour Pascal que les idées ; et à la différence de Descartes, qui ne s’occupe que du vrai et du faux, par rapport à la raison, Pascal ne s’en occupe que par rapport au malheur ou au bonheur de l’homme. Le vrai ne l’intéresse qu’en tant qu’il est le bien ; le faux qu’en tant qu’il est le mal. Il ne parle jamais sans émotion de la faiblesse de l’homme.

Tant de grandeur le frappe d’admiration, et il proclame l’homme supérieur à l’univers ; mais bientôt tant de misères le confondent, et il met l’homme au-dessous du néant. Quelquefois il le regarde, entre ces deux états extrêmes, dans la médiocrité de la vie réelle ; il raille ses ridicules, et il laisse percer quelque chose du génie de Molière ; jamais sa pensée ne se détache de ce sujet unique de son étude.

Or, c’est cette sympathie, c’est le besoin, pour ses méditations, d’un sujet vivant, qui, peu à peu, dégoûtèrent Pascal de la science, à cause de sa stérilité pour le bonheur de l’homme. Après y avoir apaisé une première curiosité de jeunesse par des découvertes admirables, il en sentit le côté aride, et il l’abandonna.

Le génie du moraliste s’était révélé de bonne heure en lui par un goût très vif pour les livres où l’on traite de l’homme. Le beau morceau sur Epictète et Montaigne, qu’on sait être l’extrait d’une conversation de Pascal avec M. de Sacy, n’est pas une première impression à la suite d’une lecture récente. On y sent une habitude ancienne et presque une pratique de ces penseurs, une comparaison déjà douloureuse de son propre intérieur avec ce qu’ils ont découvert de celui de l’homme. L’esprit chrétien habitait d’ailleurs dans sa famille, et l’esprit chrétien, c’est le plus pénétrant et le plus profond des moralistes. Pascal en avait reçu des impressions si fortes, que, même dans le temps qu’il se livrait au monde, ajournant, par une sorte de résistance de la nature, l’heure de la foi qui devait être pour lui l’heure du martyre, la morale chrétienne lui donnait déjà des scrupules là où le dogme ne lui en avait pas encore donné.

Enfin, sa mauvaise santé y servit. Pascal était né faible et languissant. Dans l’entretien de 1647, Descartes, qui se piquait de médecine, lui avait prescrit quelques soins pour sa santé. Il ne paraît pas qu’elle ait été jamais bonne ; les meilleurs moments ne furent que des suspensions d’assez vives souffrances. C’est par la douleur que Pascal continua de communiquer avec les hommes, dont il s’était séparé par la solitude la plus étroite. Le secret de ces misères infinies, qu’il devait peindre avec tant de vérité, il le connut par ses propres maux.

Je ne m’étonne donc pas qu’il ait vu sitôt les bornes du prodigieux travail de Descartes, et qu’il ait cherché la vérité ailleurs. Que lui apprenait la philosophie de Descartes sur les vérités métaphysiques, qu’il ne put connaître plus sûrement par son seul instinct ? Quant à la science, même celle qui a pour objet de rendre la vie meilleure, de quel fruit est-elle, par exemple, pour les pauvres, pour les malades atteints à mort ? Quels maux de l’âme peut-elle guérir ? La philosophie de Descartes est tout à l’usage de son esprit ; sa science est presque tout au service de sa santé. Il avait borné ses vues, c’est lui qui l’a dit, à la recherche de tout ce qui peut contribuer à la félicité temporelle de la vie. Or, combien peu d’hommes peuvent, par leur condition, se contenter de la philosophie de Descartes, ou tirer parti de sa science, pour la conservation de leur vie ? Essayez, au contraire, de dénombrer la multitude de ceux que cette philosophie et cette science laissent en dehors !

Le sentiment vif et passionné de l’inefficacité de cette philosophie a fait dire à Pascal, par allusion aux travaux de Descartes, « qu’il n’estime pas que la philosophie vaille une heure de peine41 » Pour la science, il y renonça sans la dédaigner. Les découvertes pouvant en être bienfaisantes, il n’en regarda jamais l’étude comme inutile. Lui-même avait trouvé quelques moyens d’alléger le travail de l’homme ; il y prit intérêt assez longtemps, et, jusque dans la ferveur de sa retraite à Port-Royal, il y revint par intervalles. Quant aux spéculations de mathématiques, qui ne contribuent en rien au bien public, il s’en éloigna pour toujours.

Ce fut après de longs combats. Quel jour se passa sans combat dans cette âme si orageuse et si passionnée ? Les mouvements en étaient si impétueux que sa sœur Euphémie, parlant de son humeur bouillante, dit « qu’il paraît clairement que ce n’est plus son esprit naturel qui agit en lui. » Il lui arriva de quitter la science et la philosophie, d’éteindre en lui toute curiosité des choses de la nature, avant d’avoir fait choix de ce qu’il devait mettre à leur place. De même, il lui arriva d’être saisi d’un grand mépris du monde, et d’un dégoût insupportable do toutes les personnes, avant de sentir aucun attrait du côté de Dieu. Il vécut comme suspendu dans le vide, n’ayant plus les goûts qui, sans jamais le contenter, l’avaient du moins tenu occupé de recherches ou distrait par la réputation, et n’ayant pas encore cette curiosité des choses de la foi qu’il devait garder jusqu’à la mort. C’est même la peur de la perdre, et de ne retrouver ni la curiosité des choses de la science, ni le goût du monde, c’est l’horreur de ce vide qui fut la passion d’une partie de sa vie ; voilà le précipice qu’il avait sous les yeux, et au bord duquel il se tint comme accroché avec ses mains sanglantes, quelquefois affaibli, jamais épuisé.

En 1654, les plus rudes de ces combats avalent enfin cessé. L’accident du pont de Neuilly, arrivé dans l’automne de cette même année, où Pascal avait vu les chevaux de son carrosse précipités dans l’eau, et le carrosse s’arrêter sur le bord, hâta ce dégoût du monde et ce retour à la foi. Ses sœurs, qui étaient fort pieuses, suivaient avec le plus tendre intérêt ses progrès dans cette nouvelle voie. L’une d’elles, madame Périer, écrit vers cette époque « qu’elle le voit peu à peu croître en humilité, en soumission, en défiance, en mépris de soi-même, et en désir d’être anéanti dans l’estime et la mémoire des hommes. » Enfin, au commencement de l’année 1655, à l’âge de trente-deux ans, il entrait à Port-Royal, alors sous la direction de M. de Sacy. Il remettait entre les mains de ce saint homme au cœur tout frémissant encore des passions vaincues de la veille ; et c’est peut-être sous l’impression des premières douceurs que la parole de M. de Sacy avait fait couler dans son âme, qu’il écrivait sur un parchemin, en manière de mémorial, ces mots si pathétiques : « Joie, joie, pleurs de joie ! Renonciation totale et douce42 ! »

Dans cette solitude de Port-Royal, au sein de fortes études théologiques et littéraires, il concentra toutes ses pensées sur ce sujet vivant, l’homme, dont il portait en lui toutes les grandeurs et toutes les misères : non pas l’homme tel que Montaigne le peint, arrivant par le doute universel à ne croire qu’à lui-même ; ni l’homme selon Descartes, qui se contente de savoir qu’il y a un Dieu, qu’il existe une âme distincte du corps, et qui s’arrange dans ce monde de façon à y vivre le plus agréablement et le plus longtemps possible ; mais l’homme tel que le christianisme l’a expliqué, l’homme dont Montaigne n’avait pas vu toute la grandeur, ni Descartes toute la petitesse.

Pascal seul en devait sonder les deux fonds, de manière à n’en rien ignorer. L’homme qu’il étudie, qu’il cherche en lui et dans le témoignage de l’humanité, c’est, selon ses propres paroles, cet être si grand, qui n’est produit que pour l’infinité ; qui, à l’égard du néant, est tout ; le plus prodigieux objet de la nature ; capable de connaître le bien ; grand, puisqu’il connaît sa misère ; plus noble que l’univers qui l’écraserait, parce qu’il connaîtrait qui l’écrase. Mais c’est aussi cet être infiniment petit, perdu dans un tout dont il fait partie et qu’il ne peut connaître ; qui n’est que vanité, duplicité, contrariété ; si vain et si léger que la moindre bagatelle suffit pour le divertir ; dont l’état est plein de misère, de faiblesse, d’obscurité ; grand et petit tout ensemble et dans le même moment ; incapable de ne pas souhaiter la vérité et le bonheur, de savoir tout et d’ignorer tout absolument ; une chimère, une nouveauté, un chaos, un sujet de contradiction, un monstre incompréhensible43. Voilà en quels termes énergiques il se pose ce problème ; voilà l’être pour lequel il songe à chercher quelque chose de meilleur et de plus solide que trois ou quatre vérités de religion naturelle, et quelques inventions physiques au service des besoins du corps.

Pascal cherche une certitude pour tous ceux auxquels ni Montaigne ni Descartes n’ont songé ; c’est l’infinie multitude. Le doute de Montaigne, à combien d’hommes sied-il ? Combien peu qui, en venant au monde, ont, selon le mot de Montaigne, où planter leur pied, et auxquels suffit une certaine mesure de sagesse mondaine, pour ne pas gâter la bonne condition qu’ils n’ont pas eu à se faire ! Comptez, au contraire, ceux qui, ayant à lutter contre les difficultés de la vie, mal partagés du côté des biens réels ou d’opinion, pauvres, souffrants, trouveraient de quoi se consoler dans une croyance philosophique, fruit du raisonnement, et que le raisonnement aurait bientôt ruinée, si l’instinct ne lui venait en aide ! Le doute de Montaigne, comme la croyance philosophique de Descartes, veulent la réunion des biens de fortune et de santé dans le même homme, avec assez de raison pour ne les point compromettre, et pour en honorer la possession par quelque noble occupation de l’esprit. Mais quel profit en peuvent tirer tous ceux pour qui surtout l’Evangile a été annoncé ; tant d’hommes qui ne connaissent ni contentement ni repos sur la terre, et qui ont une telle soif de croire, qu’ils sont plus près de la superstition que du doute ! Pascal seul a songé à eux. Pour mieux connaître leurs besoins, il est entré dans leur condition. En même temps que Dieu lui envoyait la maladie à la suite de la santé, lui-même s’infligeait la pauvreté pour expier la fortune qu’il avait connue ; traversant ainsi les divers états de l’homme, dont il voulait pénétrer le mystère redoutable.

Mais ce mystère n’était-il pas depuis longtemps révélé ? La vérité que cherchait Pascal était-elle encore à trouver ? Ne disait-on pas, dans la maison de son père, que Dieu lui-même l’avait directement annoncée aux hommes ? La foi, dans Pascal, avait été souvent languissante, jamais éteinte. A défaut des exemples domestiques, le goût des spéculations de morale eût entretenu en lui la croyance du chrétien, tant il est impossible de s’occuper de morale sans rencontrer le christianisme, qui en est la science la plus complète. Pascal en avait été frappé tout d’abord. Avant de se passionner pour les remèdes à l’aide desquels la religion nous guérit, il avait admiré la profonde connaissance qu’elle a de nos maladies ; avant d’y croire comme à la seule certitude, il lui avait semblé, selon ses paroles, qu’on ne pouvait avoir que de l’estime pour une religion qui connaît si bien tous nos défauts. De toutes les misères en effet que nous portons en nous, laquelle lui a échappé ? Laquelle de nos contradictions n’a-t-elle pas expliquée ? Quel mal a-t-elle laissé sans guérison ? C’est donc par la morale que Pascal fut ramené à la religion, comme à la source de toute science, de toute explication et de tout remède. Dès lors la vérité pour lui fut uniquement dans la révélation, et il entreprit de la prouver, non pas à titre d’autorité transmise par des témoignages, ou d’établissement fondé par les siècles, mais comme une vérité évidente. On vit, chose inouïe, la méthode de Descartes appliquée à la démonstration de la foi, la rigueur de l’esprit géométrique, qui ne marche que par évidences, employée à prouver la religion des miracles, l’instrument même de la science servant à confondre la science, et le raisonnement dirigé contre la résistance de la raison.

§ III. En quoi l’éloquence de Descartes diffère de celle de Pascal. §

Il est aisé d’imaginer d’avance quel accent allait donner aux Pensées de Pascal, comparées aux écrits philosophiques de Descartes, la différence des vérités qui y sont traitées, soit qu’on en regarde l’ordre, soit qu’on en apprécie l’intérêt pour celui qui les cherche, comme pour ceux qu’il en veut convaincre.

Les vérités que recherche Descartes sont de l’ordre spéculatif ; elles sont du domaine de l’intelligence pure. Une fois que de la raison de Descartes elles sont passées dans la mienne, elles y demeurent à l’état de notions claires, indestructibles, mais inactives. Je crois que je suis, parce que je pense ; je crois à Dieu, je crois à l’immortalité de l’âme ; oui, sans doute et de toute la force de mon intelligence : est-ce assez pour me conduire dans la vie ? Ces connaissances, sous leur forme abstraite et philosophique, à cette hauteur où mon œil les aperçoit à peine, pareilles à ces lumières qui brillent dans les espaces infinis et qui ne percent pas l’ombre où nous sommes, de quel usage me sont-elles dans les détails de mes actions ? Quel secours en puis-je tirer contre les incertitudes de mon esprit et les défaillances de ma volonté ? S’il n’existe pas de vérités intermédiaires qui m’en rapprochent et me les rendent plus présentes, que puis-je faire de cette inaccessible philosophie ? Hélas ! elle me laisse le plus rude de la tâche. Il faut que j’édifie moi-même l’œuvre de ma sagesse ; il faut qu’à la lueur de ces flambeaux qui brillent si loin de moi, je me guide dans un monde plein de ténèbres, moi-même formé de ténèbres et d’incertitudes, et que je me gouverne par des vérités provisoires au milieu des autres et au milieu de moi. Et d’ailleurs, que m’apprend cette philosophie sur ma fin ? Que m’importe de croire que j’existe, quand la mort va faire disparaître la seule partie visible de moi-même ? Quel bien me revient-il de ne pas douter de l’immortalité de mon âme, si j’ignore de quelle façon il en sera disposé après la vie ?

C’est ce qu’avait compris l’intelligence de Pascal, non moins sublime, mais plus sympathique que celle de Descartes. Aussi les vérités qu’il recherche sont-elles exclusivement pratiques. Descartes m’avait appris que j’existe, parce que je pense : Pascal va m’enseigner quel usage je dois faire de ma pensée. Cette âme dont Descartes a prouvé l’existence, Pascal s’occupera de la conduire. Quand on demandait à Descartes quel serait l’état de l’âme après la mort : « Adressez-vous, disait-il, à M. d’Igby, qui en a bien plus de connaissance que moi44 », se déchargeant ainsi sur un obscur théologien de ce qu’il y a de plus difficile dans le problème de l’existence de l’âme. Descartes nous avait montré l’idée de Dieu dans l’idée de l’infini, avec laquelle nous naissons. Pascal cherchera si ce Dieu n’a pas parlé en nous par une voix plus claire encore, et s’il n’y a pas quelque marque plus sensible à laquelle non seulement nous connaissons qu’il existe, mais nous sentons qu’il est présent : il nous fera voir sa trace sur cette terre où nous vivons ; il nous fera ouïr ses paroles ; il le rapprochera de nous sans l’abaisser.

Regardons maintenant quel est le degré d’intérêt de ces deux ordres de vérités, soit pour celui qui les enseigne, soit pour ceux auxquels il s’adresse.

Pour parler d’abord de la religion naturelle de Descartes, quel risque fait-il courir aux autres on court-il lui-même, à ne se pas convaincre ou à ne les pas persuader, par la raison naturelle, de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme ? Pour lui, y croira-t-il moins ? Pour les autres, en douteront-ils plus ? Il ne dépend pas de Descartes qu’on croie plus ou moins, ou qu’on ne croie pas du tout à Dieu et à l’âme ; son pouvoir est petit, à cet égard, sur ceux qui le liront. Il a voulu faire, d’un instinct naturel à tous les hommes, une science ; d’une croyance universelle, une théorie : entreprise sublime ! Mais cet instinct et cette croyance ne seront-ils pas toujours de meilleurs gardiens des vérités qu’ils nous révèlent que la science et la théorie cartésiennes ? Que Descartes démontre avec plus ou moins d’évidence l’existence de Dieu et de l’âme, et celle du moi humain : laquelle de ces vérités va être en péril ? L’intérêt de cette recherche est tout métaphysique : ou, s’il est pratique, c’est seulement pour un petit nombre d’esprits, trop attachés à la terre pour pouvoir s’élever à ces connaissances sans le secours ou plutôt sans la violence de la logique.

Pour Descartes, le doute n’était pas possible. Ce qu’il avait à craindre, ce n’était pas de douter, mais de prouver trop peu. Or, par combien de choses n’était-il pas soutenu contre cette crainte, outre la gloire humaine, qui fait qu’on a foi même à ce qui est faux, pour peu qu’on y soit engagé de réputation ? Si Descartes faiblit dans ses preuves, tout au plus en sera-t-il troublé, à cause des curieux qui ont les yeux sur lui, et qui regardent s’il ne va pas être contredit par sa propre méthode. Mais pour lui, dût-il s’avouer à lui-même que sa logique a fléchi, l’invincible force du consentement du genre humain le défendrait contre le doute, même à son insu, même en dépit de sa résolution de refuser tout secours qu’il ne tire pas de lui-même, de rejeter tout ce qui ne lui paraît pas évident.

Combien est différente la condition de Pascal ! Les vérités qu’il s’est proposé d’établir obligent la conscience de l’homme ; elles règlent toutes ses actions ; elles ne le quittent pas d’un instant dans cette course de la naissance à la mort qu’on appelle la vie ; elles ne peuvent pas être méprisées ni éludées impunément ; elles perdent ou elles sauvent. Est-il pour l’homme quelque intérêt plus grand et plus pressant ? Quel péril à ne pas rendre ces vérités assez évidentes ? Si le logicien faiblit, c’est un homme, ce sont tous les hommes qui ont fait dépendre leur foi de son raisonnement, dont il peut mettre les âmes en danger de mort éternelle !

Et pour lui-même, lui qui n’a pas trouvé la philosophie digne d’une heure de peine, qui, après avoir goûté de la gloire attachée aux découvertes de la science, s’en est lassé comme d’un vain amusement, lui qui a rompu tout lien avec la terre, quel risque affreux, s’il manque de se convaincre, si cette chaîne, dont il forme un raisonnement, vient à se rompre dans ses mains ? Quel gémissement égalera cette parole qui lui échappera un jour : « Il n’y a de certitude que dans la religion, et la religion n’est pas certaine. »

Le doute assiège de tous côtés Pascal. Il pouvait lui venir même de la science ; car il en faisait plus d’estime que de la philosophie, et s’il l’avait quittée, c’est moins par manque de créance dans ses découvertes, que parce qu’il préférait les vérités qui touchent l’âme à celles qui n’intéressent que le corps. Or, quelques années avant qu’il cherchât toute vérité dans les livres saints, la science, par la bouche de Galilée, prouvait que la terre tourne, et troublait toute la chrétienté par ce démenti donné à la tradition de ces livres. De plus, Pascal pouvait s’étonner de l’obscurité et de la contrariété des témoignages humains dans les choses de la foi. Il dut lui paraître étrange que la lumière de la révélation eût été refusée au monde ancien, et qu’à deux âges différents du genre humain, la morale eût eu deux principes contradictoires. Mais à quoi bon demander si le doute était possible pour Pascal ? Ne savons-nous pas bien qu’il en connut toutes les angoisses ? Que de traces, dans ses Pensées, des défaillances de cet esprit qui, ayant abaissé la raison au profit de la foi, ne voulait néanmoins prouver la foi que par la raison ! Ce sont comme des gouttes de la sueur de sang qui a coulé de son corps, plus fatigué du doute que des macérations, dans cette laborieuse aspiration au repos de la foi, qui ressemble à la montée du Calvaire.

De ces dissemblances entre Descartes et Pascal, dans leur objet, et dans l’intérêt qu’ils ont à le rendre évident, naissent, entre les écrits de ces deux grands hommes, des différences qui tournent en beautés nouvelles pour notre littérature. Dans Descartes, c’est une éloquence de raisonnement, d’où le pathétique est exclu ; c’est la domination, avec je ne sais quelle insensibilité dédaigneuse. Pascal a les grands mouvements, la tendresse, l’ironie poignante ou la profonde pitié, une logique qui, pour convaincre la raison ou la forcer d’abdiquer, s’aide de la faiblesse même de l’imagination, qu’elle épouvante par ses dilemmes45 ; des nuances ou se peignent les divers états de son âme, tantôt calme et sereine, quand la foi la possède, tantôt troublée et exaltée par le doute qui la ressaisit ; jamais médiocrement touchée. Descartes — et c’est par là qu’il est admirable — ne veut convaincre la raison que par la logique ; tout le tissu de son discours est un enchaînement de prémisses et de conclusions. Les mots y sont entre eux dans des rapports mathématiques. Pascal emploie contre la résistance de la raison l’imagination et la sensibilité ; il y fait servir toutes les passions tour à tour, l’admiration, le désir, l’espérance, la joie, la tristesse, et, s’il le faut, la peur. Et de même qu’il a une langue pour tous les états de son âme, il en a une pour toutes les passions de ceux qui le lisent. Les mots n’y sont plus seulement des chiffres qui fixent l’esprit, ce sont des paroles sonores qui font vibrer toutes les cordes du cœur.

§ IV. Des pensées de Pascal sur la religion, et de ce qu’il faut croire de son mépris pour la philosophie. — Des pensées diverses. §

Ce jugement s’applique surtout aux pensées de Pascal sur la foi, et aux pensées de morale chrétienne qui ont pour objet d’y amener. C’est la partie la plus originale de ses écrits. Dans les Provinciales, Pascal n’a fait que tenir la plume pour Port-Royal ; dans les pensées qui regardent la foi, c’est pour son compte, c’est sur ce qui l’intéresse personnellement que Pascal écrit. Là est son âme tout entière, et pour ainsi dire toute nue ; là se fait sentir le trouble de la chair et du sang ; là est ce long combat où, à travers les espérances d’une autre vie, jusque dans l’ardeur pour la mort qui doit les réaliser percent tant de fois la révolte de la nature et les inquiétudes de la raison.

Pascal n’est pas un docteur de l’Eglise, héritant d’une croyance de tradition, qu’il est chargé de transmettre aux autres par la prédication ou de défendre par la théologie, au nom et avec l’appui d’un culte établi.

C’est l’esprit le plus indépendant, le plus exact, c’est un cartésien par le mépris de l’autorité, c’est un grand géomètre, c’est un physicien de l’école de Bacon, qui entreprend de se convaincre par sa raison de la vérité de la religion.

Rien n’est donné au hasard ; rien n’est admis pour preuve de la révélation que l’évidence, comme le veut Descartes pour la religion naturelle. Jamais Pascal n’abonde dans son sens, n’exagère ses preuves, ne force ses interprétations, ou ne se contente de voir à demi, comme il arrive au docteur que le zèle du mandat, l’esprit de la profession, l’habit, rendent moins délicat sur la qualité et la force des preuves.

Pascal, si impatient qu’il soit de se mettre en paix sur des vérités si capitales, quoique brûlant de cette soif dont parlent les docteurs, ne fait jamais un pas en avant qu’après s’être assuré sur le terrain qu’il va quitter. Il voit pourtant la source divine où il aspire à se rafraîchir ; il la voit avec la foi, et il pourrait en prendre les ailes pour aller d’un seul essor y apaiser ses ardeurs douloureuses. Mais il aime mieux ajourner le moment de la possession que de n’y pas arriver par la voie légitime. Aussi bien, s’il laissait derrière lui, oubliée ou surprise, cette raison superbe, qui empêcherait qu’elle ne vînt le troubler dans sa possession prématurée ?

Il ne s’agit pas pour lui d’une opinion spéculative, dans laquelle sa réputation de bel esprit serait seule engagée, ni d’une découverte, dans l’ordre des choses physiques, que la science plus exacte d’un émule aurait contestée. Il s’agit de savoir ce qu’il est, où il va, comment il doit se conduire dans la vie, quel sens donner à la vertu ou au vice, à la santé, à la maladie ; il s’agit d’un pari — il l’a dit lui-même — où la vie est engagée, où il importe, de toute la différence qu’il y a entre la vie et la mort, de mettre toutes les bonnes chances de son côté. Ce n’est donc pas trop de l’évidence même pour le mettre en paix là-dessus ; il y a trop de danger dans la chute pour qu’il s’appuie sur un bâton qui pourrait se rompre. Lui-même pèse toutes les preuves avec la sévérité d’un contradicteur qui aurait intérêt à les nier. Que dis-je ? il est le plus sévère et le plus exercé de ses contradicteurs, et, dans cette effrayante dialectique contre lui-même, c’est avec sa raison qu’il écarte et réfute les objections de sa raison. Ni enthousiasme, ni emportement ; une conviction lente, qui s’acharne à son objet, qui craint de le laisser échapper : une foi non d’habitude, mais qu’il faut disputer tous les jours à quelque objection nouvelle, et risquer tous les jours de perdre, si l’objection est la plus forte ; une foi, pour ainsi dire, arrachée et convulsive. Pascal s’attache à ses preuves, comme le naufragé à la planche de salut ; et de même qu’en embrassant cette planche de toute la force de ses mains, le naufragé ne peut se défendre de l’affreuse pensée qu’il va périr, de même, aux endroits où Pascal croit le plus à la force de ses raisons, lisez-le d’un cœur que touche cette sublime misère, et vous verrez jusque dans sa conviction l’horreur secrète du doute qui s’y glisse, et l’idée de la possibilité de la mort ?

Aucune littérature n’offre de pages comparables, pour le pathétique du raisonnement, aux prières de Pascal, et particulièrement à celles où il demande à Dieu le bon usage de la maladie.

Il semble qu’on devrait trouver dans une prière quelque abandon, quelque transport, une confiance qui ne pèse plus ses motifs, et que l’homme qui prie n’ait plus rien à rechercher sur l’existence et les attributs de l’être auquel s’adresse sa prière. Celle de Pascal n’a point ce caractère. C’est une argumentation passionnée, dans laquelle un homme mortel raisonne avec Dieu. Du fond de l’humilité la plus absolue, il lie sa cause à la bonté de Dieu par des rapports si invincibles, qu’il rend évidentes les dispositions de la Providence divine à son égard ; et, s’il m’est permis de me servir de mots si profanes, il l’enchaîne dans ses propres attributs, comme il enchaînerait un juge dans les devoirs et les responsabilités de sa charge. Et pourtant nulle prière humaine n’a été plus assurée de monter jusqu’au trône de Dieu. Mais ce n’est ni par l’enthousiasme du Psalmiste, ni par l’imagination échauffée des ascètes, que cette prière s’élève si haut ; c’est par des raisons qui se déduisent les unes des autres, et se succèdent comme les degrés d’une échelle mystique : on sent qu’aucun échelon ne manquera sous les pieds de Pascal. Telle est la force de cette logique, qu’elle nous engage invinciblement dans la situation de celui qui prie ; on oublie l’écrivain sublime pour le chrétien convaincu, et si l’on résiste à le suivre, ce n’est pas sans une secrète inquiétude. Car qui peut estimer sa raison plus forte que celle dont Pascal a fait le sacrifice à la foi ?

Cette raison si puissante, à force d’être toujours aux prises avec l’incompréhensible, a-t-elle fini par se troubler ? Est-il vrai que ce ressort, pour avoir été trop tendu, se soit brisé un jour ? On l’a dit, on pourrait le croire, sans manquer de respect à cette grande mémoire. Si Pascal a été fou, sa folie a dû être de haïr sa raison. Il triomphe si durement des contradictions de la raison d’autrui ! Voyez quel dédain il fait de celle de Descartes, laquelle avait le tort à ses yeux de s’être attachée à des choses qui ne valent pas une heure de peine ! Ailleurs, prenant à partie Descartes lui-même, « Je ne puis pardonner à Descartes, dit-il ; il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu ; mais il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement ; après cela il n’a plus rien à faire de Dieu. » N’y a-t-il, dans ces sévères paroles, que l’indignation du croyant contre un acte d’orgueil humain ? N’est-ce point plutôt dépit que Descartes se fût mis en paix par le seul secours de cette raison qui faisait le supplice de Pascal, et qu’il eût pu vivre tranquille et content, dans l’indifférence pour des vérités auxquelles Pascal s’était attaché avec désespoir ? Cette ironie sur l’usage que fait Descartes de Dieu, seulement pour mettre en mouvement le monde, touche à l’injustice.

Mais quoi ? Valait-il donc mieux que Pascal transigeât, qu’il conciliât la foi et la philosophie ? L’exemple en eût-il été meilleur pour l’esprit humain et pour les lettres françaises ? Bossuet, Fénelon, a-t-on dit, les deux gloires de la théologie en France, ont été philosophes ; Leibniz, un des plus grands noms de la philosophie moderne, a été chrétien. Sans doute ; mais pour les deux théologiens, la philosophie n’a été qu’une connaissance accessoire, et pour Leibniz, est-il certain qu’il n’ait pas été chrétien à la façon de Descartes, plus par le respect que par la foi ? Bossuet et Fénelon étaient trop engagés dans la religion pour pousser les spéculations philosophiques jusqu’au point où elles prétendent tout résoudre, où elles nous donnent à choisir entre les vérités qui leur sont propres et les vérités de la foi. Et quant à Leibniz, il était trop engagé dans la philosophie pour pousser la science de la foi jusqu’au point où elle rend superflues, si même elle ne les trouve impies, les spéculations de la religion naturelle. Ni Bossuet, ni Fénelon, ni Leibniz, n’ont pensé à concilier la philosophie avec la foi ; mais tandis que, pour les deux premiers, la philosophie est un ordre de notions élevées qu’il ne faut pas ignorer, quoiqu’il n’y ait à en tirer aucune preuve auxiliaire de la foi ; pour le second, la foi n’est peut-être qu’une tradition respectable à laquelle on fait sagement de croire, mais qui n’ajoute rien à la force des preuves naturelles de la philosophie. Il ne peut pas y avoir d’accord véritable entre deux sciences, dont l’une est poussée jusqu’à ses limites extrêmes, et dont l’autre est à peine étudiée au-delà de ses éléments ; et je suis surpris qu’on ait vu une conciliation sérieuse entre la foi et la philosophie, dans Bossuet, parce qu’il a donné à la philosophie quelques moments d’une vie tout entière dévouée à la foi ; dans Leibniz, parce qu’il a donné à la foi quelques heures de sa longue vie de savant.

Aucun de ces grands hommes ne fit d’ailleurs son unique affaire d’établir sa foi ; aucun n’eut à choisir entre ne pas croire et croire, entre le néant et la vie. Je ne vois, en aucun endroit de leurs écrits, le doute qui m’apprendrait qu’ils ont eu à faire ce choix redoutable ; mais je les vois tout d’abord, et dans toute la vie, jouir pleinement, ceux-ci de la foi chrétienne, celui-là de ses croyances philosophiques. Ils y sont engagés d’éducation d’abord, puis de profession, de réputation, d’habit ; ils n’ont pas à faire leur religion, ils l’enseignent. Bossuet a-t-il jamais songé à fortifier sa foi de quelque preuve tirée de la philosophie ? Leibniz, sa croyance philosophique de quelque preuve tirée de la foi ? Il en est tout autrement de Pascal, qui n’était ni théologien ni philosophe. Il n’avait ni le surcroît de foi que donne la profession et qu’entretient la polémique, ni un attachement d’inventeur ou de disciple à un système de philosophie. Il ne voulait que croire, et se mettre en paix, dans la solitude de sa pensée et le secret de sa vie, sur le mystère de sa destinée. Comment donc s’étonner qu’après avoir demandé l’explication de ce mystère à deux ordres de vérités, dont l’un est à peine aussi sûr que l’instinct populaire, et dont l’autre offre de répondre à tout, il se soit attaché au dernier ? Comment s’étonner qu’ayant fait choix de la foi, il ait eu du dédain pour la philosophie, ne fut-ce que pour l’avoir trompé dans ce besoin de croire, dont la satisfaction était l’unique emploi de sa vie ?

« Les preuves de la philosophie, a dit Nicole, ne laissent pas d’être proportionnées à certains esprits, elles ne sont pas à négliger. » Je doute qu’il l’ait entendu des esprits excellents, et qu’il estimât autant ceux qui s’en peuvent contenter que ceux qui y préfèrent les preuves de la religion. Quant aux habiles gens qui en auraient fait un mélange, se composant une foi de la réunion de ces deux ordres de preuves, on n’en avait pas même l’idée à cette époque, et l’on n’y eût vu que le calcul d’esprits médiocres, aussi incapables d’être philosophes que d’être chrétiens. Que pouvait donc faire Pascal qui fût plus digne de son génie que ce qu’il a fait ? Ne pouvant être ni Bossuet, puisqu’il avait à conquérir ce que Bossuet n’avait qu’à conserver, ni Leibniz, puisqu’il avait reconnu l’impuissance de la philosophie à résoudre les questions capitales, ni quelqu’un de ces esprits médiocres qui se font une croyance molle et languissante du mélange d’une certaine philosophie et d’une certaine foi, Pascal n’a pu faire mieux que de rester Pascal.

C’est là l’incomparable beauté de ce génie, qu’ayant vu tout d’abord les limites de la philosophie, et s’étant porté tout entier vers la religion, il n’ait estimé la raison que le jour où elle connaît qu’elle doit abdiquer pour la foi. La violence de ses efforts, ses angoisses, ses doutes qui l’épuisent sans le vaincre, parce qu’il sait que, pour l’objet qu’il poursuit, hors de la religion il n’y a qu’impuissance et désespoir, et qu’il faut croire ou mourir ; l’audace même de cette entreprise, qui le mène à rechercher si cette lutte de dix-sept siècles, entre la foi et la raison, ne vient pas de ce que la raison n’a pas été assez haute, ou la foi assez raisonnée, et si la foi n’est pas la perfection même de la raison ; qui donc connaît un emploi plus noble des facultés humaines ? Eût-il été plus beau que Pascal lâchât pied, ou que, s’éblouissant de sa propre raison, il la mît au-dessus du mystère qu’il essayait d’expliquer par elle ? Le spectacle de cette raison sublime arrivant, par sa force et son étendue même, à toucher ses bornes, vous plaît-il moins que celui de l’industrie d’un habile homme qui mélangerait par doses égales la philosophie et la foi, afin de ne pas se rendre suspect, et qui tirerait de cette combinaison une bonne condition dans cette vie ? Où est le philosophe qui s’estime assez éclairé sur sa nature, par les seules lumières de sa raison, pour s’étonner que Pascal ait senti l’insuffisance de la sienne, et qu’il l’ait employée à croire à une lumière venue d’en haut, qui découvre aux plus humbles esprits ce qui se dérobe à la curiosité des plus superbes ? Où est l’homme de bien assez assuré de son innocence par les vérités de la morale commune, pour blâmer Pascal d’avoir cherché dans la foi une règle, auprès de laquelle cette morale n’est qu’une science de condescendance et de transaction avec nos faiblesses ? Quelles conceptions sont plus hautes, quel dessein plus digne d’un homme de génie, que d’avoir anticipé, par le détachement de son corps et la destruction de ses passions, la vie de pure intelligence qui nous est promise après la mort ? Aimerait-on mieux la découverte de quelque loi des corps, ou l’invention de quelque nouvelle preuve métaphysique de l’existence de Dieu, laquelle n’a pas besoin de preuves ?

Je voudrais voir juger avec le cœur seul un homme qui a volontairement habité avec la souffrance, et qui, à l’exemple du Christ, a voulu, par sa mort au monde, racheter quelques-uns d’entre nous. Les habiles gens s’entendront mieux avec Descartes écrivant que « les poils blancs qui commencent à lui venir l’avertissent qu’il ne doit plus étudier, en physique, à autre chose qu’au moyen de les retarder. » Et ailleurs : « Qu’il n’a jamais eu tant de soin de se conserver que maintenant. » Et plus loin : « Qu’il fait un abrégé de médecine, dont il espère pouvoir se servir par provision pour obtenir quelque délai de la nature. » Ceux qui souffrent, et c’est le grand nombre, ceux qui ont la mauvaise part dans la distribution des biens de fortune, d’opinion ou de santé, ceux pour qui en particulier le Christ est venu, aimeront mieux Pascal disant dans cette sublime prière que j’ai citée : « Je ne trouve en moi, Seigneur, rien qui vous puisse agréer ; je ne vois rien que mes seules douleurs, qui ont quelque ressemblance avec les vôtres. Faites, ô Seigneur, que si mon corps a cela de commun avec le vôtre, qu’il souffre pour mes offenses, mon âme ait aussi en commun avec la vôtre qu’elle soit dans la tristesse pour ces mêmes offenses. » Celui qui a demandé à Dieu la maladie, et qui, comme un héroïque médecin s’inoculant la peste, pour l’étudier de plus près, s’est comme inoculé toutes les misères humaines pour les mieux connaître, sera toujours plus populaire que l’habile homme qui étudie l’art de vivre en santé et d’éloigner le terme fatal. Le premier aura cent amis contre un que se fera le second ; car pour un qui peut s’appliquer ce régime de santé et de longévité, il y en a cent qui ne peuvent qu’offrir à Dieu, en compensation de leurs offenses, le mérite de souffrances irréparables.

C’est pour cela que les Pensées de Pascal ont toujours été en plus de mains que les écrits de Descartes. La gloire est venue chercher celui qui la fuyait. C’est que le doute de Pascal est au fond de toutes les âmes élevées, trop raisonnables pour borner l’usage de la raison à l’art de rendre la vie heureuse, et qui portent cette marque de l’origine divine, qu’elles ne se peuvent point contenter du bonheur de la terre. Pour ces âmes d’élite, comme pour la multitude souffrante, il est le Curtius qui s’est dévoué au gouffre, pour voir ce qui est au-delà du bonheur et de la souffrance terrestres. Il porte au front cette tristesse où la philosophie chrétienne a reconnu le souvenir d’une chute, et qui suit nos joies de plus près que l’ombre ne suit le corps. Il a le premier parlé, dans notre pays, la langue de la mélancolie, cette passion dont le christianisme a enrichi la nature humaine, et qui est comme un certain détachement des joies et des plaisirs de la terre, par lequel nous sommes préparés doucement à la séparation irrévocable.

Pascal me rappelle involontairement les héros de Corneille. Lui aussi a sacrifié la nature au devoir ; lui aussi est l’homme tel qu’il devrait être, le héros dont le grand Corneille a tracé l’idéal. Mais ce que l’imagination du poète pouvait concevoir de plus grand, Pascal seul l’a surpassé par cette lutte sublime de la nature immatérielle qui, dans le temps de son union intime avec le corps, veut néanmoins s’en tenir séparée, et, dans la cohabitation même, se défend du contact. Ce n’est pas assez pour Pascal de fuir les hommes, pour n’avoir aucun des vices qui naissent de leurs rapports entre eux ; il veut se fuir lui-même et s’arracher à son propre corps, pour échapper aux imperfections attachées à sa condition de créature. Pascal est par moments Polyeucte. Je reconnais le détachement du sublime martyr dans l’homme qui conseille à ses amis de ne point s’attacher à qui ne s’appartient plus, à qui ne peut donner ce qui n’est plus à lui. Noble exemple, dans ce monde où tant d’habiles gens, qui n’ont rien à donner, invitent néanmoins les autres à les aimer, afin de les avoir plus sous la main pour le service de leur fortune ! Pascal est trop honnête homme pour se servir de ceux qu’il n’aimerait pas ; il est trop humble pour se laisser aimer gratuitement.

Maintenant, n’est-ce pas lui rendre un hommage que son cœur eût dédaigné, que de parler avec louanges de la profondeur d’esprit qui se révèle dans ses Pensées ? Dans celles qui touchent à la religion, il a vu plus loin que Bossuet, venu après lui, et pourtant un si grand homme ! Toute la polémique de Bossuet est dirigée contre les protestants : il n’y est question que de dissidences sur des points secondaires, qui ne touchent ni à la révélation, ni à la divinité de Jésus-Christ. La polémique de Pascal est dirigée contre les incrédules, et ce génie prophétique guerroie déjà contre l’esprit du dix-huitième siècle, par-dessus la tête de Bossuet, qui l’entrevoit à peine dans les témérités voilées des libertins. Si je regarde celles des Pensées qui touchent à la société, aux gouvernements, à la justice, aux grands, Pascal voit plus loin que Descartes, dont la politique est de s’accommoder de ce qui est établi ; plus loin que Bossuet, qui bornait ses vues à la monarchie absolue tempérée par des lois fondamentales. Dès le milieu du dix-septième siècle, il prévoit et indique les grands changements de la fin du dix-huitième. Enfin, dans toutes ses pensées mélancoliques, dont quelques-unes semblent capricieuses, et dont aucune n’est indifférente, je reconnais le doute de notre temps, non ce doute des esprits médiocres qui n’est qu’impuissance de penser et de vouloir, mais celui qui est au fond des esprits les plus élevés et des caractères les plus fermes, après deux siècles qui ont vu tant de grandeurs et tant de chutes.

§ V. Les Provinciales. — Perfection de la langue française dans les écrits de Pascal. §

Quand on quitte les Pensées pour les Provinciales, on éprouve du soulagement, un peu pour soi-même, au sortir des méditations douloureuses où nous jettent les Pensées, un peu pour Pascal, parce qu’il semble, dans les Provinciales, tirer quelque contentement de cette raison qui le rend si misérable dans les Pensées. Les Provinciales ont, en effet, précédé les Pensées. C’a été comme une distraction pour ce grand homme, avant qu’il se trouvât en face de lui-même, tous liens avec le dehors rompus, seul, en proie au besoin de croire, et à l’impossibilité de croire sinon par la raison. On y sent à la vérité le sérieux d’un esprit qui n’a jamais été médiocrement touché des vérités morales, et que la première ardeur d’une conversion récente pousse à défendre la foi, avant même de l’avoir approfondie. Mais, du moins, cet esprit paraît jouir encore de lui-même ; l’habileté du travail, les premières caresses de la réputation qui le découvre derrière l’anonyme, quelque reste des idées du monde qui l’ont suivi dans sa retraite à Port-Royal, la vivacité de la polémique, le désir de n’avoir pas le dessous, la joie secrète de voir les gens de bon sens et les rieurs de son côté, toutes ces choses qui ont leur douceur honnête et permise, même pour les parfaits, le tiennent dans une disposition qui nous paraît heureuse, comparée à l’ardeur fébrile des Pensées. Il semble respirer plus à l’aise dans les Provinciales ; et plus on a senti ce qu’il y a d’efforts violents, d’ardeurs trompées, de résistances, de combats, dans les Pensées, plus on trouve de douceur à voir le même homme prendre du plaisir à relever des ridicules, à railler gaiement des sophismes, et, par comparaison avec le relâchement de ses adversaires, à jouir noblement de cette innocence qui lui paraîtra corruption et orgueil dans les Pensées.

Dans une lettre manuscrite à M. Périer, beau-frère de Pascal, on lit ce passage significatif : « Il y a une nouvelle théologie morale d’Escobar, et de casuistes comme Mascarenhas, Busembaum, etc., où il y a les meilleures choses du monde pour nousJe perds beaucoup, et nos amis, que les jours n’ont que vingt-quatre heures46. » Cette lettre, copiée sur l’original, sans nom d’auteur, est-elle de Pascal ? On le voudrait. Pourquoi ? C’est que cette chaleur de la polémique, cette joie de voir ses adversaires s’enferrer, ce pressentiment d’une facile victoire, c’est du répit, en attendant la tristesse non interrompue ou la moquerie sans gaieté des Pensées.

Pascal a eu toutes les qualités et toutes les dispositions de l’esprit humain. Après avoir pénétré, par l’intelligence toute seule, dans le secret des sciences physiques et de la science des nombres, il entreprend l’étude de la morale avec cette même intelligence aidée de sa sensibilité. Puis, avec toutes ses facultés réunies, sous le gouvernement de sa raison, il veut voir clair dans la foi, et recherche si, au lieu d’être la raison qui abdique, elle n’en est pas le plus haut usage et la perfection. Dans cette carrière que parcourt sa pensée, touchant à tout ce qui intéresse l’homme, il ne rencontre pas un seul homme auquel il n’ait fait sa part, et qui ne soit sur quelque point en sympathie avec lui. Mais les Provinciales n’enfoncent pas si avant que les Pensées ; elles ne jettent point dans la réflexion et la rêverie ; elles s’adressent, pour ainsi dire, à ce qui est toujours prêt en nous, à la raison courante, à la conscience d’habitude, à ce sentiment du ridicule qui cherche sans cesse où se prendre.

Les mémoires de madame Périer racontent ainsi l’origine des Provinciales : « Ce fut M. Pascal qui attaqua la morale des jésuites en 1656, et voici comment il s’y engagea. Il était allé à Port-Royal des Champs, pour y passer quelque temps. C’était alors qu’on travaillait en Sorbonne à la condamnation de M. Arnauld, qui était aussi à Port-Royal. Lorsque ces messieurs le pressaient d’écrire pour sa défense, et lui disaient : Est-ce que vous vous laisserez condamner comme un enfant, sans rien dire ? il donna un écrit qu’il lut en présence de tous ces messieurs, qui n’y donnèrent aucun applaudissement. M. Arnauld, qui n’était pas jaloux de louanges, leur dit : Je vois bien que vous trouvez cet écrit mauvais, et je crois que vous avez raison. Puis il dit à M. Pascal : Mais vous qui êtes curieux, vous devriez faire quelque chose. M. Pascal fit la première lettre, la leur lut ; M. Arnauld s’écria : Cela est excellent, cela sera goûté ; il faut le faire imprimer. On le fit ; cela eut un succès que l’on a vu ; on continua47. »

Que de choses édifiantes dans ce récit ! La sincérité de ces solitaires qui sont sans complaisance pour l’ouvrage de leur ami ; l’auteur qui s’en aperçoit et les en loue ; Pascal prié d’entreprendre un travail où Arnauld n’a pas réussi, et qui accepte la tâche par déférence et dévouement ; ce grand succès produit par des causes si pures ; où y a-t-il un plus bel exemple et un meilleur enseignement ? Le mot d’Arnauld à Pascal, « Vous qui êtes curieux », éclaire une époque de cette noble vie, et nous fait voir quelle était, à l’heure où parlait Arnauld, la direction d’esprit de Pascal. C’était la première qu’il eût suivie, ce fut la dernière où il persévéra. Il cherchait sa foi après avoir cherché les lois du monde physique ; il cherchait l’homme ; il était curieux de la vie et de la mort ; son dernier jour le trouvera cherchant encore. Arnauld lui donnait un problème de morale à résoudre, des intentions à découvrir derrière des doctrines : il se met à l’œuvre ; et, comme dit madame Périer : « Cela eut un succès que l’on a vu. »

Au reste, en attaquant la morale des jésuites, Pascal accomplissait à son insu une menace prophétique de son père. Il avait eu pour contradicteurs, dans ses travaux sur le vide, les jésuites de Montferrand, qui le firent accuser de s’être attribué les découvertes des Italiens. Il voulut leur répondre. L’un d’eux, le père Noël, le fit prier de ne s’en point donner la fatigue, à cause de sa santé, qui était fort mauvaise ; un entretien, disait-il, dissiperait les difficultés qui les séparaient. Ce qui ne l’empêcha pas de faire paraître un traité où Pascal était attaqué jusqu’à l’injure. Pascal le père en écrivit de vifs reproches à ce jésuite, et c’est dans cette lettre qu’il lui dit, en père du futur auteur des Provinciales : « Vous vous êtes exposé à ce qu’un jeune homme provoqué sans sujet se portât à repousser vos invectives en termes capables de vous causer un éternel repentir48. » Pour les Pascal, comme pour les Arnauld, la guerre avec les jésuites était une affaire de famille.

Qui fait vivre les Provinciales de Pascal ? Le sujet même de la querelle nous touche assez peu, outre le sort commun des ouvrages de polémique, dont la partie la plus personnelle se refroidit le plus vite. Qu’est-ce pour nous aujourd’hui que l’histoire des lâches condescendances de casnistes qui enseignaient l’art de gouverner les puissants de ce monde, comme les valets gouvernent leurs maîtres, en se faisant les complaisants de leurs vices secrets ? Toute cette guerre de citations, toute cette théologie, si claire à l’époque de la condamnation d’Arnauld, parce qu’on s’y intéressait, si obscure aujourd’hui, parce qu’on y est indifférent ; ces triomphes remportés sur l’odieux de quelques propositions particulières dont on rend responsable tout un corps ; quoi de plus étranger à nos idées, et qui puisse nous moins toucher ? Pourquoi donc prenons-nous un si vif intérêt aux Provinciales, et qu’y trouvons-nous qui nous soit conforme ? La méthode, qui est comme une première vérité générale et éternelle, et donne de la vie à tout écrit ; l’invention ; l’expression parfaite de toutes les vérités générales intéressées dans le débat ; le style, par lequel se révèlent avec éclat ces trois grandes qualités des écrits durables.

Pour la méthode, qui consiste à proportionner chaque lettre au sujet, à en disposer les parties dans l’ordre le plus naturel, à n’y faire entrer que les détails qui s’y rapportent, à faire valoir chacun par la place qu’il occupe, à approprier, en un mot, l’écrit au lecteur, aucun ouvrage ne surpasse les Provinciales. Si, de plus, on entend la méthode dans le sens cartésien, où trouver une plus belle application de cet art de chercher la vérité, dont Descartes avait donné les règles ? Aucune preuve n’y est admise qui ne soit évidente, et dont l’évidence ne se puisse percevoir par la raison. Les faits ont pu être contestés ; l’esprit le plus droit, engagé dans un parti, peut-il échapper à des erreurs de fait ? Mais les inductions sont incontestables ; c’est cette rigueur géométrique que veut Descartes dans sa Méthode, Pascal dans son Art de persuader. La méthode des Provinciales y rend tout vraisemblable ; on sent que la bonne cause doit être du côté où sont les meilleures armes, et qu’il n’est pas possible qu’un esprit qui se sert de moyens si droits ne s’en serve pas pour la vérité.

Mais, quel que soit le mérite de composition dans les Provinciales, l’invention m’en paraît la partie la plus admirable. Proportionner, approprier, est une œuvre de la raison. Il y suffit d’un très bon esprit, et l’exemple, qui en a été donné par d’autres, y peut beaucoup aider. Inventer est l’œuvre du génie. Ce que Pascal imagine pour rendre sa matière agréable, pour être enjoué en restant sérieux, savant sans fatiguer de sa science ; ce qu’il déploie d’invention pour faire sortir la vérité d’où on l’attend le moins, et pour en rendre l’effet plus sûr, rappelle toutes les grâces des Dialogues de Platon, auxquels on a judicieusement comparé les Provinciales.

La fiction de ce bon père jésuite qui, dans six des Provinciales 49, sert si agréablement de plastron à Pascal, est une création du comique le plus fin. J’entends par la fin comique l’art de tirer le ridicule de l’observation, plutôt que de certains contrastes inattendus d’où naît le plaisir fugitif de la surprise. S’il est vrai que l’idée en soit venue à Pascal du Gorgias de Platon, combien l’imitation est plus originale que le modèle ! Le bon père jésuite qui trahit sa société sans le savoir, qui professe honnêtement une méchante morale, sera toujours bien plus dans la nature que Gorgias, lequel, après tout, n’est pas dupe de sa fausse rhétorique. Regardons un moment cette piquante image de l’homme de bonne foi dans un parti malhonnête.

Que voulait l’auteur des Provinciales ? Attaquer la morale des jésuites, déshonorer la compagnie par ses propres doctrines. Un autre, Amauld peut-être, en aurait discuté méthodiquement tous les points condamnables : mais, quelque habileté qu’il y eût mise, cette accusation en forme eût été monotone, et la vérité même, prenant l’allure d’un plaidoyer, eût été suspecte. Pascal imagine50 un dialogue entre un jésuite et une personne scrupuleuse en matière de direction, qui le consulte sur certaines maximes de la compagnie. Ce jésuite, casuiste accrédité, est bon homme au fond, mais si plein de l’esprit et de la morale de sa compagnie, qu’il accepte la responsabilité de tout ce que lui dénonce l’homme aux scrupules, et qu’il lui révèle d’abondance ce que celui-ci feint d’ignorer. La vivacité du dialogue entre deux interlocuteurs dont l’un joue l’autre, la malice de l’homme aux scrupules et la naïveté du père, l’inattendu des incidents, un art infini poulies varier, font des cinq lettres qu’égaye cette fiction comme autant d’actes d’une petite pièce, où l’intérêt ne languit pas un moment.

Le premier article sur lequel le consultant entreprend le père, c’est le jeûne, qu’il a, lui dit-il, de la peine à supporter. Le père l’exhorte à se faire violence. L’interlocuteur continuant à se plaindre, le père, après y avoir songé, lui demande s’il n’a pas quelque difficulté à dormir salis souper. « Oui, dit celui-ci. — J’en suis bien aise, dit le père, allez, vous n’êtes point obligé de jeûner. » Et il le mène à sa bibliothèque, où il lui fait lire le cas de dispense dans Escobar.

Ainsi commence ce dialogue, qui a tour à tour la grâce d’une conversation entre des personnes du monde, la solidité d’une discussion, le piquant d’une scène de comédie. La candeur du père ajoute à l’énormité de la morale qu’il professe ; ses aveux chargent d’autant plus sa compagnie qu’ils sont moins d’un complice sachant qu’il fait mal, et s’en vantant, que d’un homme engagé, sans s’en douter, dans une doctrine criminelle. L’interlocuteur ne perd pas une occasion d’en tirer parti. Tantôt il joue si bien l’étonné, que le père, prenant ses exclamations pour des cris d’adhésion involontaire, s’empresse de compléter la révélation qui l’a si fort ému. Tantôt il feint l’indignation, pour rendre plus fortes les apologies du père ; tantôt il loue, comme sagesse, l’odieuse complaisance de certaines maximes, pour exciter le père à en citer d’autres qui vont encore plus loin. Une autre fois, il affectera de ne pas comprendre, pour que l’explication soit plus catégorique. Le plus grand nombre de ses questions et de ses réflexions a ce caractère de double entente, si plaisant au théâtre, par lequel on blâme ce qu’on paraît approuver, et on loue ce qu’on paraît blâmer. L’art de Pascal est de ne jamais dépasser la mesure ; il fait une comédie qui n’a pas besoin du théâtre, sans machine et sans décors, dans ce juste degré de dramatique et d’illusion auquel nous pouvons nous prêter hors de la scène.

Quelquefois l’interlocuteur feint de trouver qu’une si belle morale aurait dû penser à tout, et il lui fait un tort de certains cas auxquels elle n’a point pourvu. Et le père de le prendre comme un bon conseil, et de se promettre de ne pas l’oublier. Ainsi, dans la sixième lettre, après l’anecdote de Jean d’Alba, ce valet des jésuites qui, devant le Châtelet, se défendait par les maximes des pères d’avoir volé leur vaisselle, l’interlocuteur fait remarquer au père que c’est peu d’avoir mis les gens en assurance à l’égard de Dieu, de leur conscience et du confesseur, si l’on n’est pas parvenu encore à les mettre en assurance du côté des magistrats ; et il ajoute : « Votre pouvoir est de grande étendue : obligez-les d’absoudre les criminels qui ont une opinion probable, à peine d’être exclus des sacrements. — Il y faudra songer, reprend le père : cela n’est pas à négliger. Je le proposerai à notre père provincial. »

Ailleurs le père, excité par la condescendance narquoise de l’interlocuteur, énumère, avec l’orgueil de l’esprit de corps, les difficultés de morale résolues par la société ; et comme celui-ci n’en témoigne que de l’étonnement : « Quoi, dit le père, vous dites simplement que cela vous étonne ! » Et la manière plaisante dont l’interlocuteur s’en corrige aggrave les confidences du père : « Je ne m’expliquais pas assez, mon père. Je tiendrais la chose impossible, si, après ce que j’ai vu de vos pères, je ne savais pas qu’ils peuvent faire facilement ce qui est impossible aux autres hommes. »

Ailleurs, l’interlocuteur se montre impatient d’en savoir plus ; il excite le père, qui voudrait bien garder quelque chose du secret de la société. Mais quel moyen de résister à une impatience si honorable pour elle ? « Puisque vous le prenez ainsi, dit-il, je ne puis vous le refuser. » Et ce qui restait à dire, il le dit.

Une autre fois, l’interlocuteur affecte d’être troublé de l’excès des propositions du père : « Je vois, dit-il, que par là tout sera permis ; rien n’en échappera. » A quoi le père répond : « Vous allez toujours d’une extrémité à l’autre ; corrigez-vous de cela. » Ailleurs, si c’est l’insuffisance ou le peu de solidité des preuves qui laisse du doute à l’interlocuteur : « Vous me faites tort, dit le père ; je n’avance rien que je ne prouve. » Et il accumule les autorités, c’est-à-dire les chefs d’accusation contre la compagnie. Enfin, à certains endroits, l’interlocuteur se fâche tout de bon. Le père ne se fâche pas moins. Pour peu qu’on le pousse, il va faire des ignominies de cette morale une affaire d’honneur ; et n’y a-t-il pas péril à offenser, dans la personne d’un de ses membres, une société qui permet de tuer pour une pomme ?

Une profonde connaissance de l’homme se révèle dons la diversité des tours qu’emploie Pascal, pour se décharger sur le père jésuite de ce qu’il y a de plus dur, dans l’accusation qu’il dresse contre la société. Il n’est aucun de ces tours qui ne lui soit fourni par l’expérience de nos côtés faibles : l’un va à l’orgueil, l’autre au fonds d’honnêteté qui persiste dans les plus corrompus, ou au fonds de corruption qui sommeille chez les plus honnêtes gens ; tel autre à l’humeur particulière de l’homme ; aucun n’est de pur caprice. Changez la matière de la discussion, vous saurez le même casuiste avec d’autres doctrines. Tout homme de parti, s’il peut être vrai avec lui-même, se reconnaîtra dans le bon père jésuite ; s’il ne s’y voit pas, il y verra du moins son contradicteur du côté opposé. Pour quelques-uns d’entre nous, ce père pourrait bien être une ancienne connaissance. Je ne le vois pas, sans regret, quitter la scène à la fin de la dixième Provinciale, alors que Pascal, passant tout à coup de la raillerie déguisée à l’attaque ouverte, et prenant le père à partie sur la maxime qui dispense d’aimer Dieu, l’exhorte à ouvrir les yeux et à se retirer des égarements de sa Société, ajoutant ainsi à l’effet moral de cette petite pièce par le sérieux du dénoûment.

A partir de la onzième lettre, la fiction cesse, et Pascal paraît en personne, prenant la compagnie corps à corps dans une polémique toujours sérieuse, dont la véhémence va quelquefois jusqu’à la colère. C’est là que, revenant sur tous les griefs dont il s’est joué dans les dix premières lettres, il en ôte le ridicule pour en faire voir l’odieux à nu, et s’indigne en chrétien et en moraliste de ce qu’il avait raillé en homme d’esprit. Dans ces dix lettres, il avait mis son esprit au service d’une cause qu’il n’avait pas choisie ; les suivantes, il les écrit pour son compte, et quoiqu’il continue de garder l’anonyme, son humeur le désigne à tous. Ce n’est plus l’esprit curieux dont parle Arnauld, mais l’ardent solitaire qui sentait, dans son cœur et dans sa foi, les blessures faites par ces odieuses maximes à la nature, à la raison, à la piété. Tout Pascal se découvre dans cette magnifique apostrophe à ses adversaires : « Vous vous sentez frappés par une main invisible ; vous essayez en vain de m’attaquer en la personne de ceux auxquels vous me croyez uni. Je ne vous crains ni pour moi ni pour aucun autre. Tout le crédit que vous pouvez avoir est inutile à mon égard. Je n’espère rien du monde, je n’en appréhende rien, je n’en veux rien. Je n’ai besoin, par la grâce de Dieu, ni du bien ni de l’autorité de personne. Ainsi, mes pères, j’échappe à toutes vos prises. »

Pascal ne quitte plus guère ce ton véhément. Le même homme qui, tout à l’heure, maniait la raillerie avec la grâce de Socrate se jouant de Gorgias, entre sans effort dans les grands mouvements de l’éloquence de Démosthène. Il semble avoir deux naturels qui s’excluent, et le second aussi pleinement que le premier. Les Philippiques ne surpassent pas les Provinciales dans l’art d’interpréter les intentions, de découvrir les endroits faibles, de dénoncer les pièges, d’embarrasser, de réduire l’adversaire. Si Démosthène a eu quelques avantages du côté de la matière et du théâtre, je n’en admire que plus Pascal d’avoir égalé ses plus beaux mouvements dans de simples lettres, et dans une matière dont l’intérêt devait sitôt se refroidir. Cette grande éloquence n’a d’ailleurs rien de disproportionné, ni avec son objet, ni avec les dispositions du lecteur ; ce n’est jamais témérairement que ces lettres s’élèvent au ton des antiques harangues. Tel est, en effet, le prix que le christianisme a donné aux vérités de la morale, qu’il n’y a pas d’intérêt purement humain, fût-ce la liberté ou l’indépendance d’un peuple, qui pût inspirer à un politique une éloquence plus durable qu’à un chrétien, qui a la foi et le génie, la défense de ces vérités. Vérités, ou plutôt principes de conservation devenus si nécessaires aux peuples chrétiens, qu’il leur serait aussi impossible de s’en passer que de liberté ou d’indépendance. Aussi la société moderne se manquerait-elle à elle-même, si Démosthène, défendant sa ville contre l’ambition de Philippe, la touchait plus que Pascal défendant les vérités de la morale, l’honneur chrétien, la vie humaine, au prix où l’a mise le christianisme, contre des sophistes qui autorisaient le vice, la calomnie et l’homicide.

De toutes les beautés qui font vivre les Provinciales, celles-là sont les plus hautes. Ce sont toutes les vérités sans lesquelles un Etat chrétien ne peut subsister, le devoir de l’aumône, l’ignominie attachée à la simonie, l’union de la spéculation et de la pratique dans les choses de la morale, l’horreur de la calomnie, le respect de la vie humaine. En défendant ces vérités contre les complaisances mondaines de la compagnie de Jésus, Pascal les a défendues d’avance contre tous ceux qu’elles ont gênés depuis, ou qu’elles pourront gêner dans l’avenir. La lettre sur l’homicide ne condamne pas moins les casuistes politiques, qui veulent tuer les personnes pour détruire les opinions, que les casuistes moralistes de 1656 qui permettaient de tuer pour un soufflet.

Une dernière et suprême beauté a immortalisé les Provinciales, c’est la langue. Descartes avait laissé quelque chose à faire à Pascal ; après Pascal, l’œuvre de la langue française, dans la prose, est consommée.

Les écrits de Pascal sont plus parfaits que ceux de Descartes : non que le style de Descartes soit en aucun endroit moins clair, moins précis, moins frappant que sa matière ne le voulait ; mais cette matière n’a pas eu besoin de toutes les nuances d’expression, de toute la force d’accent, qui varient et passionnent la langue de Pascal. Outre un tour plus libre, plus dégagé, sans que le tissu du style en soit moins serré, ni les rapports des mots aux choses moins exacts que dans Descartes, il y a de tous les styles dans le style de Pascal, parce qu’il y a de tous les hommes dans l’écrivain.

Je ferais toucher du doigt, dans les Provinciales et les Pensées, des passages qu’on dirait de Bossuet pour la magnificence solide et l’audace toujours sensée, ou de Bourdaloue pour la suite d’un discours sévère à la fois et passionné, ou de La Bruyère pour l’éclat des couleurs et la vivacité des contrastes, ou de Voltaire pour la facilité et l’enjouement. Tous les genres d’écrire ont un premier modèle dans cet homme, qui ne s’est jamais piqué de la gloire d’écrire. C’est que Pascal a eu tous les dons de l’esprit en perfection : la rigueur scientifique d’un grand géomètre et l’imagination d’un grand poète ; une raison que ne contente pas ce qui paraît évident à celle de Descartes, et que ne rebute ni ne lasse jamais la difficulté de se contenter ; plus de sensibilité que n’en ont eu Descartes, Bossuet, La Bruyère ; de l’esprit comme Fénelon ; de la gaieté railleuse comme Voltaire. Chacun des grands écrivains qui ont suivi Pascal ont eu, non plus pleinement, mais plus exclusivement, chacune de ses qualités. Ils en ont donné plus d’exemples ; mais rapprochez les exemples du modèle, ce sont des monnaies du même or dont Pascal a marqué pour la première fois le titre.

N’est-ce point pour avoir réuni tous les dons de l’écrivain, à ce point de perfection où aucun n’est dominant, que le style de Pascal est peut-être, de tous les grands styles des dix-septième et dix-huitième siècles, le plus soutenu ? Tout y est choisi, et tout y est naturel. La sévérité n’en gêne pas la liberté, et la liberté n’y produit pas le relâchement. Rien de vague, ni de commun. On ne fait pas de choix dans les œuvres de Pascal ; car quelle page est au-dessous du sujet ou quel sujet a traité Pascal qui soit au-dessous de son génie ?

Boileau regardait Pascal comme le meilleur écrivain en prose de son siècle51. Ai-je trouvé dans mon admiration pour Pascal quelques-uns des motifs de son jugement ?

Chapitre cinquième.
De l’influence de certaines institutions sur le perfectionnement de l’esprit français et sur la langue. §

De l’influence de certaines institutions sur le perfectionnement de l’esprit français et sur la langue. — § I. Fondation de l’Académie française. — § II. Vaugelas. — § III. De l’excès de l’esprit académique. — Les puristes. — § IV. Port-Royal des Champs. — § V. Le grand Arnauld et Nicole. — § VI. La Grammaire générale raisonnée et la Logique de Port-Royal.

Après la gloire d’avoir donné les premiers modèles de l’esprit français et de la langue dans leur perfection, vient l’honneur d’avoir, par des ouvrages de doctrine, initié le gros de la nation aux raisons et comme aux secrets des beautés de ces modèles.

L’ordre des temps ajoute au mérite des hommes qui ont rempli cette tâche dans notre pays ; c’est dans l’intervalle du Discours de la méthode aux Provinciales que s’achève cette sorte d’éducation du goût national.

Les écrivains qui en ont été comme chargés par la force des choses, ont tiré leur plus grande valeur de deux institutions dont l’une subsiste encore, et dont l’autre a survécu dans des écrits excellents, l’Académie française et Port-Royal.

On ne considère ici Port-Royal que comme une compagnie où, parmi les occupations de piété, on donnait du temps aux études profanes et aux lettres, et où l’on rédigeait en commun de très bons écrits. Mais, bien que la fondation de Port-Royal, comme institution de piété, soit antérieure à la création de l’Académie française, celle-ci ayant commencé la première la tâche de former le goût du public, c’est son influence qu’il convient en premier lieu d’apprécier.

§ I. Fondation de l’Académie française. §

L’esprit académique a eu tout d’abord dans notre pays un caractère particulier ; c’est un esprit de discipline, de règle, de choix. On voit des personnes instruites se réunir en compagnie, non pour amuser leur curiosité du spectacle de leurs dissemblances, ni pour se faire réciproquement les honneurs de leurs productions, mais pour se mettre d’accord sur ce qu’il faut penser des ouvrages d’esprit, et sur l’art d’en composer de durables.

L’institution de l’Académie, en France, c’est la règle et le gouvernement introduits dans la littérature, et, chose admirable ! dans le même temps que l’ordre et l’administration s’introduisaient dans l’Etat. Voilà pourquoi l’idée n’en est pas venue au seizième siècle, quoique l’Italie nous eût donné l’exemple de quelques sociétés académiques, et qu’il fût de mode d’imiter tout ce qui se faisait dans ce pays. Le temps n’était pas encore arrivé de discipliner la littérature, d’instituer des règles, de choisir. Les amis de Ronsard, tour à tour la Brigade pendant qu’ils faisaient la guerre à l’école de Marot, et la Pléiade quand ils forent les maîtres, ne se réunissaient pas pour se mettre d’accord sur des doctrines. Il ne sortait de cette confraternité que des éloges, donnés peut-être de bonne foi, mais très certainement à titre de réciprocité, à des poésies médiocres. Incapables de se faire une idée de la perfection, ils se crurent parfaits, et se mirent au ciel de leurs propres mains. On se rappelle avec quelle brutalité Malherbe les en délogea.

C’est dans la petite chambre de Malherbe que naquit le véritable esprit académique, cet esprit de discipline et de choix qu’Henri IV appliquait au gouvernement et à la société civile. Les entretiens du poète réformateur avec ses amis roulaient exclusivement sur l’art d’écrire. Au lieu d’un vain échange d’éloges prodigués à de méchants vers, il y eut, entre les hôtes de la petite chambre, un échange efficace de conseils et de remarques sur les défauts de chacun. On sait avec quelle jalousie Malherbe y tenait l’emploi de président, et dans quels termes énergiques il rendait ses arrêts. Lui-même est le premier de nos poètes qui ait choisi, qui ait eu du goût, qui ait fait des sacrifices à une raison générale, qu’il connaissait d’instinct avant qu’elle se fût clairement manifestée. Les sujets, les pensées, les tours, les mots, tout était contrôlé d’après cette règle, éprouvé à ce sens commun par lequel les hommes, si différents d’humeur et d’esprit, se ressemblent et se mettent d’accord. Chacun restait libre de suivre son génie particulier, et de se porter vers les genres qui l’attiraient ; mais ce génie devait se régler sur l’image qu’ils s’étaient faite du génie de la nation ; ces genres devaient s’accommoder des convenances générales au nom desquelles Malherbe avait condamné presque tous ses devanciers. Pour la langue, on ne l’imaginait pas, on la tirait du peuple même ; le plus habile était celui qui se servait le mieux de la langue de tous.

Après la mort de Malherbe, quelques-uns de ses interlocuteurs, Racan, Maynard, recommencèrent les entretiens de la petite chambre chez Conrart, savant protestant, et compilateur d’esprit. Ils s’y réunissaient chaque semaine, dans l’après-midi, à cause du peu de sûreté des rues le soir. Ils se communiquaient leurs écrits, dit Pellisson, et s’en donnaient librement leur avis. « Le cardinal de Richelieu, ajoute-t-il, qui aimait les grandes choses, et surtout la langue française, en laquelle il écrivait lui-même fort bien, vit dans la société Conrart le germe d’une grande institution, et un moyen de gouverner la langue par un conseil régulièrement établi. Il lui fit offrir de se changer en une académie, et de préparer la forme et les lois qu’il serait bon qu’elle reçût à l’avenir52. » Ils y résistèrent d’abord, par l’esprit d’indépendance propre aux gens de lettres, et par crainte de se mettre en servitude en s’agrandissant. Mais le cardinal devenant pressant, il fallut céder à l’homme à qui tout cédait ; ils finirent par lui adresser une lettre où ils développaient le plan qu’il avait conçu.

Dans cette pièce admirable, ils déterminent leurs fonctions par l’idée même qu’ils se font de la langue française, « laquelle, disent-ils, plus parfaite déjà que pas une des langues vivantes, pourrait bien enfin succéder à la latine, comme la latine à la grecque, si on prenait plus de soin qu’on n’avait fait jusqu’ici de l’élocution, qui n’était pas, à la vérité, toute l’éloquence, mais qui en faisait une fort bonne et fort considérable partie. » Il ne s’agit donc pour eux que de l’empêcher de manquer à cette grande destinée, de l’épurer et non de la créer, et, comme ils le disent avec une naïveté énergique, de « la nettoyer des ordures qu’elle avait contractées, ou dans la bouche du peuple, ou dans la foule du palais et dans les impuretés de la chicane, ou par les mauvais usages des courtisans ignorants, ou par l’abus de ceux qui la corrompent en écrivant, ou par les mauvais prédicateurs53. » Ils se tiennent dans les bornes d’une institution réelle et pratique, n’outrant rien, ne s’exagérant pas leur autorité, n’entreprenant ni sur la liberté ni sur l’originalité des esprits. Ils ne se donnent des droits que sur les abus, et à la condition de se mettre d’accord. Du reste, ils ne s’exemptent pas eux-mêmes de cette censure publique. Ils s’engagent à examiner leurs propres ouvrages, le sujet, la manière de le traiter, les arguments, le style, le nombre et chaque mot en particulier. Plus tard, par un règlement spécial, voulant se défendre de l’illusion des lectures, ils décidèrent qu’on ne lirait aucun discours dans la compagnie, sans en apporter en même temps l’analyse à part, afin que l’Académie pût juger du corps aussi exactement que des parties.

Les fonctions réglées, il restait à ajouter au titre d’académie, proposé par Richelieu et accepté, l’épithète qui convînt le mieux au rôle de la compagnie. Les académies de l’Espagne et de l’Italie leur offraient de mauvais exemples. Là, les compagnies littéraires tiraient leur nom, soit d’une localité, soit d’un genre d’études particulières, soit du caprice des fondateurs. Pellisson loue avec raison la nouvelle compagnie d’avoir évité ces titres ou trop particuliers, ou ambitieux, ou bizarres, et de s’être intitulée tout simplement : Académie française. Les futurs académiciens n’y virent eux-mêmes que la qualification la plus modeste et la plus propre à leurs fonctions. C’était en même temps la plus haute qu’ils pussent prendre. Un titre pris du lieu où ils habitaient, de Paris, par exemple, en eût dit trop peu. Paris, en fait de langue, c’est plus que les provinces ; mais la France, c’est plus que Paris. Ils allaient plus loin que Malherbe qui s’était borné à opposer la langue de Paris au patois des provinces. L’Académie française, c’était la représentation officielle de l’esprit français.

Les lettres patentes par lesquelles Louis XIII institua l’Académie française consacrent sa principale fonction, « qui est, disent-elles, d’établir des règles certaines pour le langage français, et de le rendre capable de traiter tous les arts et toutes les sciences. » Ces lettres, données en 1635, ne furent enregistrées au parlement qu’en 1637, sur les injonctions du cardinal. Le parlement n’avait pu voir, sans jalousie, l’institution d’une sorte de juridiction nouvelle sur les plus hautes productions de l’esprit. Tel paraissait être en effet le caractère de cette fondation, et c’est ce qui en fit une nouveauté, non seulement pour la France, mais pour l’Europe civilisée.

Il est remarquable, en effet, que dans les deux pays qui ont connu avant nous la gloire des lettres, l’Espagne et l’Italie, la fondation des académies soit postérieure à la belle époque de leurs littératures. En France, au contraire, l’institution de l’Académie française semble ouvrir le dix-septième siècle ; et, sauf le Discours de la méthode et le Cid, qui parurent vers le temps de son établissement définitif, les plus beaux monuments de notre littérature sont postérieurs à cette fondation. Je n’en veux pas conclure que l’Académie française les ait suscités, ni que ses décisions sur le langage eussent produit des chefs-d’œuvre. Il ne serait pas plus vrai de lui en donner la louange, que de lui contester toute influence sur les auteurs. Ce que je note ici, c’est qu’une institution qui nous est commune avec toutes les nations littéraires de l’Europe moderne, chez celles-ci vient après les modèles, et chez nous vient avant, en sorte que l’esprit français semble faire d’avance ses conditions à tous ceux qui prétendront en donner dans leurs écrits des images ressemblantes.

Comment croire que la seule cause de cette différence soit une idée heureuse venue à l’esprit du cardinal de Richelieu ? Il agrandit l’institution, mais il la trouva toute faite. L’esprit académique était né avant l’Académie. Le grand ministre en sentit lui-même les effets tout le premier, alors qu’ayant changé quelques phrases dans la lettre que lui avait adressée, sur son invitation, la société Conrart, il lui fut dit que si ces changements étaient un ordre, la compagnie y déférerait ; mais que les phrases, dans leur première rédaction, avaient paru à tous les membres assez nobles et assez françaises. Au reste, Richelieu eût-il eu tout seul l’honneur de la pensée et de la fondation, le fait d’une institution publique de langage antérieure aux plus beaux monuments de la littérature n’en serait pas moins un fait caractéristique, particulier à notre pays.

La règle en France a donc précédé les chefs-d’œuvre ; la discipline a prévenu la liberté. Nos écrivains ont été bien avertis que la langue n’est point leur propriété particulière, et que, de même qu’il ne faut rien penser qui ne soit conforme à l’esprit de la nation, il ne faut rien écrire qui ne soit conforme à sa langue. Le génie dans notre pays c’est la réunion, dans un seul homme, de tout ce qu’il y a de bon sens répandu dans tous ; la langue écrite de génie, c’est celle que parle chacun de nous quand il est dans la vérité. Les écrivains les plus originaux de notre littérature ne sont pas ceux qui ont secoué les règles de langage établies par l’Académie, mais ceux qui en ont étendu et multiplié les applications, et qui ont été créateurs par l’analogie, cette carrière presque sans bornes, où le génie peut marcher en avant sans risquer de s’égarer.

Chez les autres nations, qui ont possédé avant nous, ou fondé après nous, sur notre modèle, des institutions académiques, ces compagnies se sont formées sous l’influence d’un autre esprit. Il ne s’agissait plus d’établir les règles de la langue ; on les avait reçues des écrivains supérieurs : la fonction de ces académies a été de les conserver. En Italie, la fameuse académie della Crusca faisait des commentaires et des critiques des principaux auteurs italiens. L’académie espagnole se fonda en 1714, quand il n’y avait plus de littérature espagnole, sur le patron de l’Académie française apporté par Philippe V, parmi les instructions de Louis XIV. En Portugal, l’Académie du langage est postérieure de plus d’un siècle au seul écrivain de génie de ce pays, le Camoens, dont elle défendit la langue contre l’influence de la littérature espagnole en décadence. Ces académies ont été dès l’origine des corps conservateurs. L’Académie française a seule été un corps fondateur ; et c’est peut-être parce qu’elle a eu la gloire d’établir les règles, qu’elle n’a pas toujours assez estimé le modeste honneur de les maintenir.

Ce qui donna confiance en l’institution nouvelle, c’est la parfaite mesure qui marqua tous les actes relatifs à sa fondation, et ses premiers travaux. On n’y voit percer aucun esprit de domination sur la langue, ni cette prétention de tout régenter, que lui reprochaient certains auteurs laissés en dehors de ses premières listes. La résistance modeste de la petite société à devenir une académie ; le soin de se réduire à la fonction de nettoyer la langue des défauts qui la gâtaient ; l’adoption du titre d’Académie française comme le plus propre à cette fonction ; une modération qu’inquiète, sans la corrompre, l’impatience du cardinal fondateur ; tout cela prouve qu’il y avait, au fond de cette institution, une vérité supérieure et générale qui dominait les volontés particulières. L’Académie française rendait le plus beau témoignage du caractère pratique de notre littérature par le spectacle d’esprits très divers, presque tous gâtés par les louanges, subordonnant leur tour d’esprit particulier à l’esprit de la compagnie, et, du sacrifice des vanités individuelles à une raison commune, faisant sortir des actes pleins de sagesse et d’équité.

Cette sagesse et cette équité paraissent dans une pièce dont presque toutes les observations sont justes, quoiqu’elles n’y soient pas toutes également nécessaires, et que la condescendance pour Richelieu y ait rendu l’éloge trop timide. Je veux parler du jugement sur le Cid, qui ne fut peut-être pas inutile à Cinna. Quoique Boileau ait dit,

Au Cid persécuté Cinna dut sa naissance54,

ce n’est pas la persécution qui anime le génie ; ce sont plutôt les réserves que font les hommes d’un jugement sain, et le prix qu’ils mettent à la gloire. L’injustice décourage ; mais une justice froide, qui ne s’étourdit pas des beautés et ne s’irrite point des défauts, est un puissant aiguillon pour les hommes supérieurs, secrètement d’accord avec ceux qui les jugent. Corneille, en répondant aux observations sur le Cid par Cinna, Horace, Polyeucte, prouva qu’il ne les avait point dédaignées. Il fut moins heureux quand sa gloire ne fut plus contestée, et qu’au lieu de juges défiants auxquels il fallait arracher un éloge, il eut affaire à des amis prévenus, qu’il pouvait contenter avec les négligences de son génie.

Sur ce célèbre examen du Cid, je suis de l’avis de Pellisson. Il y loue « la solidité des observations, beaucoup de savoir et d’esprit, sans aucune affectation ni de l’un ni de l’autre ; des termes choisis, mais sans scrupule et sans enflure, et des mots qu’on disait bannis par l’Académie, employés où il était nécessaire, pour protester contre le reproche d’innovation55. » On peut regretter de n’y pas trouver cet étonnement naïf et généreux qui nous saisit encore aujourd’hui à la vue de ces beautés si neuves et si charmantes, de ces vers si vigoureux et si délicats, de toutes ces grâces de la jeunesse dans le génie et dans les personnages qu’il crée. Mais l’Académie n’avait point à faire valoir les séductions de la pièce ; son rôle était de défendre contre les défauts du Cid le goût public, qui se formait pour les beautés de Cinna et de Polyeucte. D’ailleurs, par la résistance qu’elle fit au cardinal, avant de rendre ce jugement, par la lenteur qu’elle mit à en donner connaissance au public, elle témoigna clairement que si elle relevait des défauts, c’était dans un objet admiré.

Je n’aime pas moins les décisions que prit successivement l’Académie, pour que le sentiment commun prévalût toujours sur le sentiment particulier, et ne l’opprimât point, et j’admire la juste mesure qu’elle sut garder entre les droits de l’esprit français et ceux de l’écrivain. Elle eut à cet égard à résister à quelques superstitieux de son principe, qui voulaient immoler en toutes circonstances l’écrivain au public, et se montraient plus académiciens que l’Académie. Ainsi Jean Firmond, quoique homme de mérite et d’un jugement solide, avait proposé que les académiciens fissent serment d’employer les mots approuvés par la pluralité des voix dans l’assemblée. C’était aller trop loin. L’Académie refusa cet excès de pouvoir ; elle laissa chacun libre d’employer tels termes qu’il voudrait, et de n’user des mots approuvés par le corps que s’il les jugeait les plus propres à rendre ses pensées. Toutefois, elle insinua sagement que l’emploi d’un terme repoussé par la pluralité des voix pouvait être au moins périlleux.

Ce qui suit n’est pas moins sage. Gombauld avait demandé si un académicien, faisant examiner un ouvrage par la compagnie, serait tenu d’en suivre les sentiments. Il fut résolu « que l’on n’obligerait personne à travailler au-dessus de ses forces, et que ceux qui auraient mis leurs ouvrages au point qu’ils seraient capables de les mettre, en pourraient recevoir l’approbation, pourvu que l’Académie fût satisfaite de l’ordre de la pièce en général, de la justesse des parties et de la pureté du langage. » De cette façon, l’Académie n’empêchait pas plus l’invention qu’elle ne l’imposait : elle ne demandait aux écrivains que les qualités essentielles, d’obligation, sans lesquelles un écrit est mauvais et l’auteur de cet écrit ridicule. Elle voulait de la raison, de l’ordre, un langage exact. Elle faisait comme le moraliste raisonnable qui demande aux hommes d’être, non des héros, mais des gens de bien.

Je sais qu’à la distance où nous sommes de la fondation de l’Académie française, après tant d’effets de cette force irrésistible qui emporte et renouvelle tout ce qui est de l’homme, une institution, chargée de fixer les règles du langage, nous peut paraître chimérique, et sa sagesse même la marque la plus sensible de son impuissance. Cette institution, en effet, n’a rien fixé, ni rien empêché. Peut-être même aurait-on le droit de lui reprocher d’avoir été, à certaines époques, de complicité avec ce qui détruit les littératures et les langues, je veux dire la mode. Trop souvent cet esprit collectif qui en a fait, à l’origine, un corps imposant et influent, malgré la médiocrité individuelle de plusieurs de ses membres, n’a été que l’accord de gens complaisants en faveur de méchants écrits et de méchants auteurs. Aussi, n’aurai-je plus à en parler dans la suite de cette histoire, l’Académie française ayant plus ordinairement reçu qu’imprimé depuis lors l’impulsion littéraire. Mais la pensée qui lui a donné naissance et l’esprit de ses premiers travaux la rendent digne d’avoir une place parmi les choses qui durent ; cette pensée et cet esprit ont compté parmi les forces de l’esprit français à cette époque, et même en cessant de le servir, ils n’ont pas cessé de lui être conformes.

§ II. Vaugelas. §

L’esprit de l’Académie naissante se personnifie dans un homme que Boileau appelle le plus sage des écrivains de notre langue56, et qui est tout au moins un des meilleurs dans le second rang : c’est Vaugelas57.

Vaugelas est moins une personne, un esprit individuel et original, qu’un esprit, si cela peut se dire, collectif. Il passa sa vie non pas à imiter, mais à s’approprier, à se conformer à autrui. Depuis son enfance, il avait montré un goût extraordinaire pour la langue française. Ses auteurs de prédilection étaient Duperron et Coeffeteau, qui figuraient parmi les autorités du nouveau dictionnaire. Le dernier surtout, par l’élégance précoce et la pureté originale de son style, lui avait inspiré une sorte de culte ; il se décidait avec peine à tenir pour bonne une phrase qui n’eût pas été employée dans l’Histoire romaine de Coeffeteau. Gentilhomme ordinaire, et plus tard chambellan de M. le duc d’Orléans, il vécut quarante ans à la cour, non pour s’y mêler d’intrigues politiques ou pour y avancer sa fortune, mais pour y être plus au centre du bon langage.

C’est là qu’il se forma, par le raisonnement et la comparaison, un style d’une exactitude admirable dont les tours et les expressions étaient à tout le monde, mais qui lui appartenait en propre par la force même du consentement qu’il y donnait.

Tant d’années d’études comparées, d’entretiens, de consultations auprès de juges compétents, pour n’admettre dans son langage que des termes dont tout le monde fût d’accord, rappellent l’effort de Descartes n’admettant dans sa croyance que ce qui lui avait paru évident. Seulement Vaugelas n’inventa pas comme Descartes ; mais il voulut vérifier tout ce que les autres avaient inventé.

Vaugelas se considérait comme un simple témoin du grand travail de la langue. Il se défendait de toute prétention de la réformer, d’abolir des mots ou d’en faire ; et il avait intitulé son ouvrage sur la langue, Remarques, et non Décisions, afin d’éloigner tout soupçon de vouloir établir ce qu’il ne faisait que rapporter. Outre, dit-il, l’aversion qu’il avait pour ces titres ambitieux, son rôle se bornait à montrer ou à éclaircir l’usage et à distinguer le bon du mauvais. Le bon usage, selon lui, c’était l’accord, sur le sens d’un mot, de la partie saine de la cour, des bons auteurs et des gens savants en la langue. Où l’unanimité manquait, Vaugelas s’en rapportait à la majorité : par exemple, si la cour et les gens savants en la langue s’accordaient à laisser mourir quelque mot employé par les bons auteurs, dût ce mot se recommander de monsieur Coeffeteau, il reconnaissait l’empire de l’usage, et il y déférait, regrettant, mais ne défendant pas le mot sacrifié.

Voiture, pour qui les idées n’étaient qu’un commerce de civilité, et la langue qu’une affaire de mode, raillait Vaugelas de ses scrupules, et de la lenteur avec laquelle il rédigeait ses Remarques. Il le défiait de les achever. L’usage changeait, disait-il, dans le moment même que Vaugelas cherchait à le constater. Il le comparait à l’Eutrapelus de Martial, ce barbier qui rase si lentement Lupercus, que tandis qu’il passe le rasoir d’un côté, la barbe repousse de l’autre58. Vaugelas n’en allait pas plus vite, aimant mieux assurer l’exactitude de son travail, que faire preuve de vitesse. Il tirait du temps même une autorité de plus pour ses remarques ; car, pour peu qu’il attendît, il pouvait discerner l’usage passager de l’usage définitif, et il n’enregistrait qu’avec plus de confiance des mots qui avaient pu résister à la double épreuve de l’usage et du temps.

Malgré tout ce soin pour n’admettre que des mots en quelque sorte légitimes, Vaugelas ne laissait pas d’avoir encore des scrupules, non sur l’usage, mais sur la manière dont il en avait expliqué les décisions. Dans le doute, il avait coutume de consulter ses amis, s’adressant à ceux qu’il savait sincères, et qu’il avait habitués à ne point le flatter. Il ne leur lisait point son travail ; il le leur donnait à lire, « la censure des yeux, disait-il, étant plus sensible que celle de l’oreille, à qui il est très aisé d’imposer59. » Si ces personnes avaient des doutes, il condamnait ce qu’elles n’approuvaient pas. C’est à cette pratique salutaire qu’il s’avouait redevable de ce qu’il y a de meilleur dans ses écrits60.

Aussi ne suis-je point étonné que cet homme si modeste eût foi en des remarques qui, pour tous les mots, étaient comme autant d’arrêts prononcés après l’instruction la plus complète et la plus patiente. Vainement lui disait-on qu’il survivrait à ses règles. A ceux qui prétendaient qu’il n’en subsisterait rien après vingt-cinq ans, il répondait par ces belles paroles : « Je ne demeure pas d’accord que l’utilité de ces remarques soit bornée sur un si petit espace de temps, non seulement parce qu’il n’y a nulle proportion entre ce qui change et ce qui demeure dans le cours de vingt-cinq ou trente années, le changement n’arrivant pas à la millième partie de ce qui demeure ; mais à cause que je pose des principes qui n’auront pas moins de durée que notre langue et notre empire. Quand on changera quelque chose de l’usage que j’ai remarqué, ce sera encore selon les mêmes remarques que l’on écrira autrement… Il sera toujours vrai aussi que les règles que je donne pour la netteté du langage ou du style subsisteront sans jamais recevoir de changements61. »

Il n’y a rien d’outrecuidant dans ce noble témoignage que se rend Vaugelas, sous l’autorité du sentiment général qu’il avait cherché toute sa vie. La proportion qu’il indique, entre ce qui demeure et ce qui change dans la langue, pendant vingt-cinq ou trente ans, n’a pas varié depuis plus de deux siècles. Le changement n’est pas arrivé à la millième partie de ce qui demeure. La langue française n’a pas donné de démenti au plus grand de ses grammairiens.

Le sens de Vaugelas était si sûr et si impartial, qu’en même temps qu’il laissait mourir, sans protester, certains mots rejetés par l’usage, fussent-ils de Coeffeteau, il hasardait quelques vœux timides en faveur de mots que l’usage n’avait pas encore autorisés. Sans en prescrire formellement l’emploi, il les invitait à se produire, sentant bien qu’ils étaient conformes au génie de la langue. « Pour exactitude, dit-il naïvement dans ses Remarques, c’est un mot que j’ai vu naître comme un monstre, contre qui tout le monde s’écriait ; mais enfin on s’y est apprivoisé, et dès lors je fis ce jugement, qui se peut faire de même de beaucoup de mots, qu’à cause qu’on en avait besoin et qu’il était commode, il ne manquerait pas de s’établir. » Il regrettait les mots perdus, mais sans les vouloir restaurer. S’il favorise certains mots nouveaux, c’est qu’il les juge à la fois nécessaires et commodes ; mais il les recommande discrètement, sans les imposer, également ferme entre l’archaïsme et le néologisme.

Peu d’ouvrages ont eu une action plus directe et plus salutaire sur le langage que les Remarques de Vaugelas. Ses adversaires même ne furent pas les derniers à en profiter. Ils l’accusaient d’entraver les conceptions du génie de scrupules impertinents et de superstitions puériles ; mais ils n’osaient se servir d’aucun mot mal noté dans ses Remarques. Si leur amour-propre en rejetait les principes, leur bon sens en suivait les exemples, et Vaugelas pouvait dire de leurs écrits, « que leur pratique ne s’accordait pas avec leur théorie. » Le plus hostile d’entre eux, Lamothe-le-Vayer, n’est nulle part meilleur écrivain que là où il combat les Remarques, dans la langue épurée dont Vaugelas donnait les règles.

On ne put jamais reprocher à l’homme les sévérités du critique. Vaugelas s’était qualifié de « témoin de la censure générale » ; il ne sortit pas un moment de l’impartialité du témoignage. Nul ne s’aperçut qu’il se fût mis à la place de l’usage pour frapper ses contradicteurs, ni qu’en enregistrant quelque décision de l’usage qui leur était défavorable, il parût prendre plaisir à exécuter contre eux un arrêt public. Dans ses critiques, il ne désigne aucun auteur, sinon parmi les morts, et seulement ceux qu’il loue. « Je ne veux pas, disait-il, en servant le public, nuire aux particuliers que j’honore. » S’il lui faut critiquer un vivant, il altère le passage où se trouve la faute, afin qu’on ne reconnaisse pas qui l’a faite. Au contraire, a-t-il à louer, l’altération est calculée de telle sorte qu’il ne passe pas pour flatteur, et que l’auteur loué se reconnaisse derrière un voile qui sert « à soulager sa modestie. » Du reste, il n’affectait point la louange de certaines personnes, si le sujet ne les avait présentées62. Le même trait caractérise, en Vaugelas, l’homme et le critique ; la personne ne se montre pas plus dans l’un que dans l’autre. Tout, chez lui, vient de cette raison générale qui, dans la conduite, se manifeste par la vertu, et, dans les travaux de l’esprit, par le goût. « Il y a, dit Pellisson, dans tout le corps de l’ouvrage, je ne sais quoi d’honnête homme, tant d’ingénuité et tant de franchise, qu’on ne saurait presque s’empêcher d’en aimer l’auteur63. » C’est la gloire de Vaugelas qu’un contemporain ait fait de lui un éloge dont, après deux siècles, il n’y a rien à retrancher.

§ III. De l’excès de l’esprit académique. — Les puristes. §

D’autres hommes, dans cet ordre, concoururent au travail dont Vaugelas seul devait consigner les résultats. Les plus notables, Chapelain et Patru, ont plus d’une fois tenu la plume ou pris la parole au nom de l’Académie. Si c’est un jeu d’esprit de trouver un poète dans l’auteur de la Pucelle64 et de vouloir le relever des arrêts de Boileau, il n’y a que justice à dire que, dans ses écrits en prose, quelques pages sont sensées, ingénieuses et naturelles. J’ai d’autant plus de plaisir à reconnaître la part qu’il prit à un travail utile et durable, et à trouver quelque endroit où le nom de Chapelain ne soit pas ridicule, que j’aurai plus tard à louer Boileau de la guerre qu’il lui fit dans l’intérêt de la poésie. L’abbé d’Olivet le représente comme un homme qui ne fut le rival d’aucun des savants de son temps, mais l’ami et le confident de tous, le directeur de leurs études et le dépositaire de leurs secrets, que l’ambition ne tenta point et que n’aigrit pas la satire. Je veux bien que ce portrait soit vrai de Chapelain prosateur et académicien, pourvu qu’au chapitre sur Boileau, le titre d’excuseur de toutes les fautes, que je vois percer sous ce portrait, soit vrai de Chapelain poète.

Pour Patru, l’esprit de choix, le goût s’étaient révélés chez lui, comme chez Vaugelas, dès la première jeunesse. Sa mère voulait lui faire quitter les livres de droit pour les romans de d’Urfé ; son excellent naturel résista. Outre l’honneur qu’il eut de réformer l’éloquence judiciaire, dont il avait appris le secret dans les ouvrages de Cicéron, il ne fut guère moins versé que Vaugelas dans la connaissance de notre langue. Son Remercîment à l’Académie française, après son élection, parut si excellent, qu’on fit une loi à tous les académiciens futurs de remercier la compagnie ; de là l’usage des discours de réception. Patru s’était proposé de donner une Rhétorique, et, selon l’usage du temps, on ne parlait guère moins de cette rhétorique à venir que de la Pucelle inédite. On décernait d’avance à l’auteur le titre de Quintilien français. Vaugelas annonçait ainsi cette Rhétorique : « Quant aux beautés de l’élocution, la gloire d’en traiter est réservée tout entière à une personne qui médite depuis longtemps notre Rhétorique, et à qui rien ne manque pour exécuter ce grand dessein ; car on peut dire qu’il a été élevé et nourri dans Athènes et dans Rome comme dans Paris, et que tout ce qu’il y a d’excellents hommes dans ces trois fameuses villes a formé son éloquence65. » Cette Rhétorique ne parut point ; elle fut plus habile que la Pucelle. Patru courait pourtant moins de risques que Chapelain ; mais c’est un trait propre à cette école d’écrivains théoriciens : le goût les rendait timides. La timidité de Patru le trompa sur le génie de La Fontaine et de Boileau, qu’il dissuada, dit-on, l’un de mettre ses fables en vers, et l’autre de faire l’Art poétique.

L’idée que ces hommes se faisaient de notre langue est loin d’en embrasser toute la grandeur. Ils comprenaient mieux ce qu’il fallait éviter que ce qu’il fallait faire. Ils donnaient aussi trop de prix à certaines qualités extérieures qui peuvent s’acquérir indépendamment des idées ; par exemple, an nombre et à la cadence des périodes, en quoi Vaugelas faisait consister la véritable marque de la perfection des langues. Si je goûte beaucoup ce qu’il dit de la répugnance de la nôtre pour les images forcées, les équivoques, les subtilités, si goûtées de nos voisins d’Espagne et d’Italie, je n’aime pas qu’il la loue d’observer, plus que toute autre langue, le nombre et la cadence dans les périodes. On reconnaît là la superstition d’alors pour Cicéron et pour Quintilien, grands précepteurs de langue parlée, mais qui ne font pas, que je sache, à la langue écrite une obligation si étroite de cette complaisance pour l’oreille. Trop de louange donnée au mérite du nombre et de la cadence détourne les esprits des choses, pour les attacher aux mots.

Le purisme donna naissance aux Précieuses. Il y eut des partis pour ou contre les mots ; on cabalait pour faire entrer celui-ci dans le dictionnaire, ou pour exclure celui-là. Vaugelas parle de courtisans, hommes et femmes, qui, ayant rencontré la locution à présent, dans un livre d’ailleurs très élégant, en quittèrent soudain la lecture, « comme faisant par là un mauvais jugement de l’auteur66. » Il y a cent anecdotes du même genre. L’imagination se mit dans la grammaire, où elle sied si mal ; et l’admission, comme le rejet des mots, se décida par la passion. L’usage, qui doit être une sorte d’habitude, où l’on incline insensiblement, et un peu plus chaque jour, était devenu le caprice, qui est un mouvement brusque et irréfléchi de l’esprit. Au lieu de s’établir peu à peu, il s’imposait, du jour au lendemain, par le crédit de quelque délibération féminine, ou d’un académicien à la mode. On oubliait le fond par trop d’attachement à l’expression, on se flattait dépenser assez noblement, si l’on savait se passer de quelque mot proscrit.

Le mal eût été grand si, à cette époque privilégiée, où la mode même avait plus de bon que de mauvais, le besoin de produire n’eût pas été plus fort que celui de choisir les termes, et s’il n’y avait eu plus d’ardeur pour enrichir la langue que pour l’épurer. A côté des esprits timides ou stériles, qui ne songeaient qu’à échapper à des écueils de grammaire, d’autres, en suivant naïvement leurs pensées, rencontraient, par l’analogie, des beautés nouvelles de langage, et les hasardaient dans quelque écrit, où souvent les lecteurs croyaient les revoir plutôt que les voir pour la première fois. L’invention, soit celle qui crée de nouveaux termes, soit celle qui en fait renaître d’anciens par une appropriation nouvelle, non seulement remplaçait ce qui avait dû disparaître, mais réparait les pertes que coûtait l’excès dans le choix. C’est ainsi que se prépara l’époque de notre littérature où l’on a eu le plus de goût, et où l’on a le plus inventé.

§ IV. Port-Royal des Champs. §

Aucune influence n’y fut plus efficace que celle des écrivains de Port-Royal. Le correctif le plus naturel du purisme était d’appliquer l’esprit de choix, dont le purisme n’est que l’exagération, à des ouvrages d’un fond assez attachant pour que le lecteur y fût plus occupé des choses que des mots. Tels furent quelques ouvrages de théologie, de grammaire et de logique que publia Port-Royal, et qui rendirent aux lettres ce caractère pratique sans lequel tout ce soin de la langue eût dégénéré en un abus d’esprit.

Port-Royal des Champs était, comme on sait, une institution de filles. Le premier supérieur de cette communauté, Saint-Cyran, théologien subtil et écrivain distingué, s’était fait mettre à la Bastille pour quelques doctrines sur la grâce, qui sentaient fort la prédestination de Calvin. La supériorité de son caractère, l’autorité de sa vertu, que relevait la persécution, l’ardeur d’une sorte de renaissance du catholicisme, réunirent autour de lui, dans une solitude à la fois pieuse et savante, plusieurs personnages de distinction. On y comptait, entre autres, des membres de deux familles illustres, les le Maistre et les Amauld. Ces hommes apportaient au désert, comme ils appelaient la solitude de Port-Royal, de fortes études, une connaissance profonde de l’antiquité, la passion de la théologie, l’esprit chrétien si enclin aux spéculations sur l’homme. Ils partageaient leur temps entre la pratique des devoirs religieux, le soin de l’enseignement, quelques travaux manuels, à l’exemple des anciens solitaires, et des écrits sur des sujets de morale ou de piété.

L’institution de ces solitaires, leurs études, leurs travaux, sont marqués du même caractère que l’Académie française. Là aussi on avait substitué à l’esprit particulier un esprit collectif, formé sur une règle et sur une discipline consenties. La profonde piété, l’esprit de détachement qui faisait le fond de la vie des solitaires, leur rendait ce sacrifice de la personne plus facile qu’aux esprits mondains dont se composait l’Académie française. Se conformer, se proportionner au prochain, n’estimer les dons de son esprit que comme des avantages qui nous sont prêtés d’en haut, dont le fruit appartient à tous et l’honneur à Dieu seul, tel était le principe des écrits de Port-Royal.

On avait poussé le devoir de l’abnégation jusqu’à effacer des ouvrages le nom de l’auteur, et l’œuvre n’y portait pas la marque de l’ouvrier. On avait détruit le moi de la plus jalouse espèce, le moi littéraire. L’inégalité des talents ne se faisait point sentir, là où la supériorité n’était que la plus grosse part de la tâche commune. Les solitaires ne se surpassaient pas les uns les autres ; ils se complétaient. On n’eût pas osé donner des rangs, désigner les premiers et les derniers, après la parole du Christ, qui laisse cette question de rang dans une incertitude redoutable. Celui que Dieu avait choisi pour une tâche particulière, si habile qu’il y fût, ne s’y croyait néanmoins que l’instrument de tous. Il ne s’estimait ni l’inventeur de ce que les autres auraient pu penser comme lui, ni l’auteur de ce que lui commandait l’esprit ou le besoin de la communauté. La tâche terminée, s’il s’agissait de quelque travail de plume, il le rendait à ceux dont il croyait l’avoir reçu. Il abandonnait tous les droits du moi sur une œuvre collective, et n’en tirait tout au plus que le contentement d’avoir rempli, à son tour, une de ces modestes tâches de couvent, dans lesquelles les solitaires se relevaient d’après la discipline monastique.

Telle était la force du devoir qui obligeait les individus envers la compagnie, qu’il ne vint à l’idée d’aucun d’eux, quand on imprima les Pensées de Pascal, de trouver indiscrets, ni surtout criminels envers une grande mémoire, les retranchements et les changements qu’on y fit. Celui qui ne verrait dans ces altérations du texte original que des gages de paix donnés aux jésuites, aux dépens de la gloire d’un mort, calomnierait Port-Royal. Le sacrifice que les amis de Pascal firent en son nom, il l’eût fait lui-même, plus discrètement peut-être, ou au prix de moindres pertes ; et encore qui l’oserait dire ? Qui sait s’il n’eût pas été plus dur pour lui-même que ses amis ? Il faut parler de ces choses avec réserve, et ne pas prendre feu, par un excès de délicatesse littéraire, contre la pensée qui a inspiré ces changements. Le temps où nous vivons nous prépare mal à juger cette censure exercée par une compagnie sur le travail d’un de ses membres. Nous en sommes venus à mieux aimer l’esprit que l’emploi qui s’en fait, et l’écrivain que la vérité. Ces sacrifices nous font horreur comme des mutilations de la personne, et nous en souffrons, pour ainsi dire, dans notre chair et notre sang. Mais, au temps de Pascal, et dans le saint asile de Port-Royal, l’œuvre passant avant l’ouvrier, on ne croyait pas faire tort à un écrit, en le retouchant au profit des doctrines communes ou de la paix chrétienne. C’est ce que ne doit pas oublier le critique qui parle de ces choses-là. A moins qu’il ne veuille tirer quelque gloire pour lui-même de cette affectation de jalousie pour l’intégrité des œuvres d’autrui, il prendra garde que le regret tout littéraire de quelques tours pittoresques effacés, de certaines hardiesses de pensée adoucies ou supprimées, ne lui fasse méconnaître l’innocence et la vertu de ceux que Port-Royal avait chargés de cette pieuse commission.

Il est tout simple que, dans les écrits où l’auteur n’était en quelque façon que la main de la compagnie, il n’y eût pas place pour le bel-esprit. La passion ne s’y montre pas non plus, et j’entends par là non l’intérêt passionné qu’un écrivain met à défendre une croyance commune, mais la vanité qui y trouve une occasion, ou le tempérament qui s’y donne cours. Il y avait pourtant, parmi les solitaires, pour ne parler que des gens de plume, de grandes diversités de caractères. Tel d’entre eux n’est dans son naturel que quand il faut combattre. Pour lui, l’exil n’est qu’une épreuve ordinaire, parce que la patrie est partout où est Dieu, partout où l’on peut emporter le dépôt de la doctrine. Tel autre aspire sans cesse au repos, préfère à la guerre ses paisibles études, conseille la paix, regrette la patrie dans l’exil. Mais ces différences ne servaient qu’à faire les affaires communes, et les caractères n’étaient que des aptitudes particulières, distribuées par Dieu même, aux diverses parties de la tâche de tous. La force de la discipline et de la foi réglait de telle sorte ces diversités, qu’au lieu de dégénérer en traits d’humeur particulière, elles restaient comme les qualités distinctes d’un être collectif.

Ainsi, une langue générale appropriée à des matières qui intéressent la conduite de la vie ; les mots toujours subordonnés aux choses ; toujours quelque point de doctrine à démontrer, quelque vérité à enseigner ; chacun se proportionnant, s’ajustant à tous, rien de donné à l’humeur ni au caprice ; le génie de la personne approprié, comme le meilleur outil, à l’œuvre qui lui est échue : tel est le caractère des écrits dits de Port-Royal, soit signés, soit sans nom d’auteur, qui virent le jour dans le même temps que les ouvrages de Vaugelas, et après lui. Et de même que l’esprit académique se personnifie dans Vaugelas, de même l’esprit de Port-Royal, dans ce que les solitaires ont fait pour la conduite de l’esprit français et pour le perfectionnement de la langue, se personnifie dans Arnauld et Nicole.

§ V. Arnauld et Nicole. §

De tous les suffrages qui soutinrent Boileau dans sa guerre contre les poètes à la mode, aucun ne lui fut plus doux que celui d’Arnauld. Sa sensibilité à cet égard l’emporte en des remercîments qui pourraient sembler outrés si l’on ne savait à quel point le poète admirait le théologien. Il faut lire la lettre où Boileau lui témoigne sa reconnaissance pour avoir défendu l’une de ses satires contre les critiques de Perrault. Rien ne l’a plus touché, dit-il, dans cette apologie, que d’être qualifié par Arnauld du titre d’ami. Cette amitié, il s’en fait honneur devant tous ; il en fatigue les jésuites qui le viennent visiter à Auteuil ; les échos de son jardin retentissent de tout ce qu’il dit, non seulement du génie d’Arnauld, de l’étendue de ses connaissances, deux points sur lesquels les jésuites sont d’accord avec lui, mais d’autres qualités qui leur font jeter les hauts cris, la droiture de son esprit, la candeur de son âme, la pureté de ses intentions. Du reste, tout l’a charmé, ravi, dans cette pièce ; jamais cause n’a été mieux plaidée, etc., etc67. Entre gens médiocres, je verrais là un échange banal d’éloges excessifs et de remercîments sans sincérité ; entre Boileau et Arnauld, c’est le contentement qu’éprouve un excellent poète de l’approbation d’un excellent juge.

Je ne sais si la faveur même de Louis XIV a plus flatté Boileau que les louanges d’Arnauld. Il y voit son plus beau titre, la plus grande faveur de son étoile, dans cette épître où, parlant de tout ce qui lui est arrivé d’heureux, il dit :

Mais des heureux regards de mon astre étonnant
Marquez bien cet effet encor plus surprenant,
Qui dans mon souvenir aura toujours sa place,
Que de tant d’écrivains de l’école d’Ignace
Étant, comme je suis, ami si déclaré,
Ce docteur toutefois si craint, si révéré,
Qui contre eux de sa plume épuisa l’énergie,
Arnauld, le grand Arnauld fit mon apologie.
Sur mon tombeau futur, mes vers, pour l’énoncer,
Courez en lettres d’or de ce pas vous placer68 .

Ces vers, dans lesquels Boileau reconnaît l’influence d’Arnauld par le prix même qu’il met à en être loué, marquent la part qui revient au grand théologien dans la perfection littéraire du dix-septième siècle. C’est la part du juge qui voit mieux au fond de nous que nous-mêmes, qui se range du côté de notre raison contre notre imagination, qui nous avertit des pièges de la mode, et nous fait trouver plus de douceur dans le travail méconnu que dans la négligence en réputation. Si la reconnaissance de Boileau est si vive, c’est qu’il y entre un souvenir du secours qu’il avait tiré de la discipline et de l’influence d’Arnauld.

Cette influence, qui s’est exercée sur des hommes de la trempe de Boileau (et combien plus sur tout le public éclairé d’alors !), est aujourd’hui presque toute la gloire d’Arnauld. Des innombrables écrits qui sortirent de sa plume dans l’espace de soixante ans, aucun n’est demeuré. Peu de noms ont été plus grands dans le siècle qui compte le plus de grands noms, et où la gloire a été le plus exactement mesurée au mérite ; mais ce nom n’est attaché à aucun ouvrage durable, et, chose plus étonnante, aucun des écrits d’Arnauld ne porte son empreinte personnelle.

Et pourtant, quel caractère vit-on plus énergique et plus tranché ? Malgré une vertu admirable, il ne fut exempt ni d’ambition ni de haine. L’esprit de piété et beaucoup d’honneur en tempérèrent les mouvements, et il n’en parut aucun excès dans ses écrits. Mais s’il sut se contenir à l’endroit des autres, pour lui-même il fut impitoyable, et il ne s’épargna aucun des maux attachés à ces deux passions. Son ardeur pour la persécution et la disgrâce, cette vie de cachettes et de fuites, l’exil où il emportait la liberté d’écrire, préféré au silence dans la patrie ; ce mépris du repos, cette vieillesse toujours prête à combattre, cette soif de tout ce qui pouvait, dans ce temps-là, lui tenir lieu du martyre de la primitive Église, voilà des traits qui auraient dû laisser quelques marques dans ses ouvrages. On les y chercherait vainement. Il ne paraît d’Arnauld que sa fécondité prodigieuse, et cette science du sacré et du profane, amassée pendant plus de soixante ans. Mais ni dans cette fécondité, ni dans cette science, ne se trahit le caractère de l’homme. Voilà le triomphe de l’esprit collectif de Port-Royal. Il s’agit en effet non de faire briller son esprit dans quelque matière spéculative, simplement curieuse ou d’une application éloignée, mais de faire prévaloir des vérités de foi quotidienne qu’il y a danger de mort éternelle à méconnaître. Quelle place y a-t-il là pour le talent de la personne ? Il n’y faut que des qualités appropriées, la méthode, le raisonnement, la clarté, la propriété du langage, une mesure qui aille à tout le monde. On songe moins à arrêter les lecteurs sur la beauté d’un esprit particulier, qu’à raffermir leur conscience troublée par la contradiction, et à conserver intact le dépôt de la doctrine.

La plume d’Arnauld est la plume d’un parti. Tout est donné aux choses, rien à ce qui pourrait distraire le lecteur de l’objet traité, pour l’attirer sur la personne de l’écrivain ou sur son art. Sa méthode est toute pour l’action. Comme il s’agit toujours de réfuter quelque maxime contraire à la doctrine, la maxime est mise en tête à la manière d’un théorème de géométrie, et la réfutation suit, comme la démonstration suit, le théorème. Si les redites et les divisions y sont nombreuses, c’est qu’Arnauld craint plus les équivoques que les redites, et l’obscurité que les divisions. Tous les termes sont employés dans le sens le plus général. On ne voit là aucun de ces artifices de style où ne brille que l’esprit de la personne.

Le premier ouvrage dans lequel Arnauld tint la plume de Port-Royal est antérieur de plus de dix années aux Provinciales ; c’est le livre de la Fréquente Communion. Deux dames de la cour s’étaient communiqué les règles de direction qu’elles recevaient, l’une de Saint-Cyran, l’autre du père Sesmaisons, jésuite. Le jésuite fit une réfutation du règlement de Saint-Cyran, et y établit, entre autres doctrines, que plus on est dépourvu de grâce, plus hardiment on doit s’approcher de la sainte table. C’était la doctrine catholique proscrite à Port-Royal, où l’on enseignait, d’après saint Augustin, que la grâce seule permet de participer à la communion efficacement. On jugea qu’il fallait répondre au père Sesmaisons, et l’on en chargea Arnauld. Il écrivit le livre de la Fréquente Communion, où il rétablissait la doctrine de saint Augustin.

Depuis l’Introduction à la vie dévote, de saint François de Sales, aucun livre de dévotion n’avait été si populaire. Les gens du monde, les gens d’épée, les beaux esprits, les femmes, n’en furent guère moins occupés que les théologiens. Il fit beaucoup de conquêtes à la doctrine, et le nombre des solitaires de Port-Royal s’en accrut. Les jésuites relevèrent le défi de Port-Royal, et, de 1643 jusqu’à 1694, ils poursuivirent, dans la personne de celui qui avait tenu la plume au nom de la compagnie, une doctrine qui ruinait leur empire en substituant, comme fondement de la pénitence, la grâce, qui vient d’en haut, à l’absolution, qui venait de leurs mains. La clarté, l’ordre, un style ferme et animé, feraient lire encore avec fruit le livre de la Fréquente Communion. A quelques endroits près, où Arnauld semble imiter de Balzac une certaine redondance que Balzac avait lui-même laborieusement imitée de Cicéron69, ce fut un excellent modèle pour le temps. L’habitude qu’on avait des matières théologiques en fit rechercher la lecture. On y prit le goût des livres qui vont à un but, et qui, au lieu d’être les jeux d’esprit d’un érudit solitaire, comme la plupart de ceux de Balzac, sont les actes les plus considérables d’un homme qui veut persuader aux autres les vérités dont il est convaincu.

Les mêmes qualités, un charme particulier de douceur et d’onction, font aimer les écrits de Nicole, cette autre plume de Port-Royal, et, comme l’appelle Bayle, une des plus belles plumes de l’Europe. C’est la même langue, la même méthode ; la personne n’y paraît pas plus, quoique Nicole fût tout l’opposé d’Arnauld, et quoiqu’il eût dû lui coûter plus d’une fois de cacher dans ses écrits cet amour de la paix qui, toute sa vie, le fit soupirer après le bonheur que l’Evangile promet aux pacifiques.

Entré à Port-Royal après des études brillantes, il y avait été chargé de la direction des classes de belles-lettres70. La querelle d’Arnauld avec les jésuites, sa condamnation par la Sorbonne, sa fuite, arrachèrent Nicole à ses paisibles fonctions. Il défendit son ami, et fut bientôt forcé de fuir à son tour et de se cacher. Mais les brouilleries, où se plaisait Arnauld, faisaient le désespoir de Nicole. Tout en combattant pour la cause commune, il parlait sans cesse de paix, de repos. « Vous reposer, lui disait Arnauld, ah ! n’avez-vous pas pour vous reposer l’éternité tout entière ? » Toutefois, Nicole ne le suivit pas dans son exil volontaire en 1679 ; il fit même, dit-on, avec les jésuites un accommodement où se peint son caractère. Il voulait bien ne pas écrire contre eux, mais il ne voulait pas rompre avec ses anciens amis. Plus moraliste que théologien, il avait fait de la polémique pour sa compagnie et par devoir : la paix, qui le rendait à ses études de morale, le rendait à lui-même. Il avait souscrit avec joie à la réconciliation des jansénistes et des jésuites en 1668 ; il ne fit rien désormais pour la troubler.

Parmi ses nombreux ouvrages, celui qui porte le plus la marque de son caractère, et qui lui est le plus propre, c’est le traité des Moyens de conserver la paix avec les hommes ; chef-d’œuvre, dit Voltaire, auquel on ne trouve rien d’égal en ce genre dans l’antiquité. « Devinez ce que je fais, écrit Mme de Sévigné à sa fille : je recommence ce traité, et je voudrais bien en faire un bouillon et l’avaler », Le jugement de Voltaire n’est qu’un bel éloge de cet écrit ; la phrase de madame de Sévigné nous en donne comme la saveur. C’est en effet un livre à la fois si court, si nourrissant et si pratique, qu’on voudrait le faire passer tout entier en soi et se l’assimiler. Tout en est juste, clair, proportionné, et tous les jours, que dis-je ? à chaque instant, nous en pourrions faire l’application, les préceptes se rapportant surtout aux disputes de paroles, si fréquentes entre les hommes, et à la part qu’y prend l’amour-propre. Comment s’y conduire, soit pour les éviter, soit pour ne pas les envenimer ; par quelles illusions nous confondons la vérité avec notre intérêt ; par quel sophisme de la vanité, croyant ne faire que redresser notre prochain, nous l’opprimons ; dans quelle mesure doit-on résister ou déférer aux opinions établies, respecter les personnes d’autorité ou ceux qu’elles, accréditent, prétendre à la créance des autres ; quels sacrifices nous conseille notre intérêt bien entendu, et nous commande la charité chrétienne : voilà les points que touche Nicole, et sur lesquels il n’est pas d’esprit droit qui ne soit d’accord avec lui.

On peut trouver trop d’obstacles en soi, ou dans autrui, pour exécuter un plan de conduite qui ferait succéder à la témérité des paroles la réserve et la retenue ; au désir de prévaloir, l’empressement à déférer ; à l’amour-propre selon le monde, l’esprit de charité chrétienne. Mais personne n’a le droit de se faire de ces difficultés mêmes un prétexte ou une excuse pour persister dans l’esprit de dispute, ni de noter d’utopie une perfection si près de nous et si à notre portée. Seulement, on craint de n’être plus à temps pour essayer utilement d’y atteindre, et il semble à ceux qui lisent ce traité, d’un esprit sincère, qu’ils sont trop engagés pour ses conseils, ou trop malades pour ses remèdes. Ils ont le sentiment d’avoir manqué une chance certaine de bonheur, ou négligé une prescription de médecine qui suivie plus tôt eût prévenu la maladie.

Nicole a mis toute son âme dans cette douce et persuasive exhortation à la paix. Il avait été témoin du ravage que fait la dispute parmi les hommes, des violences de parole et de plume, des excès où s’emportent les plus gens de bien, dans la chaleur des querelles. Il avait vu l’amour-propre, ce tyran de la vie humaine, tour à tour si habile contre les autres, et si dupe de soi-même. Il avait souffert plus que personne de l’esprit de dispute ; et quoiqu’il n’en laisse rien voir dans son écrit, où la sévère discipline de Port-Royal n’a pas permis à la personne de se montrer, cette sagacité qui pénètre dans les causes secrètes de nos brouilleries n’est que l’impression personnelle, et encore brûlante, des blessures qu’il en avait reçues. Il est probable que certains traits sur l’opiniâtreté, « laquelle, dit-il, est d’autant plus grande qu’elle est de bonne foi et accompagnée de plus de lumière d’esprit71 », sont des allusions à Arnauld. On peut croire aussi, sans faire injure à la charité de Nicole, qu’il s’est souvenu, dans certains endroits, de quelques avis conciliants donnés à son ami, et repoussés. C’est de l’expérience personnelle, mais pure de tout ressentiment. Si La Rochefoucauld, qui écrivait ses Maximes vers le même temps que Nicole composait son traité, n’évite pas toujours l’excès, c’est que son expérience a été le plus souvent chagrine. Nicole n’exagère rien, parce que toutes les blessures faites à l’homme, dans le temps qu’il était mêlé aux querelles religieuses, ont été reçues par le chrétien, qui se défie de soi et qui pardonne.

Comment un livre si apprécié par Voltaire, si aimé de Mme de Sévigné, n’est-il pas plus populaire ? On le lit fort peu, et ceux qui le lisent le lisent tard, par curiosité ou nécessité d’étude plutôt que par goût. Cela peut s’expliquer sans faire tort ni au livre, ni aux suffrages illustres dont il a été l’objet, ni à la postérité qui le néglige. Il en est du traité de Nicole comme de certaines vertus modestes : on les ignore, parce qu’elles ne sont pas actives, et parce que leur perfection, tout intérieure, consiste moins à agir qu’à s’abstenir. Ceux qui par hasard les rencontrent en sont charmés ; mais le plus grand nombre passe outre sans les voir. De même le traité de Nicole n’attire pas ; le titre même éloignerait plutôt qu’il n’allécherait. Car qu’y a-t-il en apparence de plus oiseux que de chercher les moyens d’être en paix avec les hommes ? Autant poursuivre les moyens de concilier tous les partis, d’empêcher la calomnie, de gouverner au contentement de tout le monde. On soupçonne donc quelque rêverie de solitaire ou quelque utopie de perfection chrétienne, et on ne s’y arrête pas. S’il s’agissait de la thèse opposée, et d’un auteur qui fit voir l’impossibilité d’établir la paix parmi les hommes, on s’y porterait avec plus de penchant ; on y serait préparé par un commencement de conviction.

Il manque d’ailleurs au traité de Nicole l’attrait d’un style original. Rien n’y paraît propre à l’auteur, si ce n’est peut-être une certaine douceur, de même qu’on pourrait reconnaître la marque d’Arnauld à une certaine impétuosité de style. La langue de ce traité, c’est la langue générale écrite avec une correction qui en faisait alors l’originalité. Les quelques hardiesses qui s’en détachent nous paraissent aujourd’hui de la langue générale, faute d’en connaître la date. A cette époque, c’étaient des nouveautés qu’on introduisait sous la protection d’un pour ainsi dire. Pourquoi cette perfection de la langue générale n’est-elle pas ce style dont on a dit que seul il fait vivre les écrits ? Y avait-il donc moyen de dire les mêmes choses que Nicole, dans une langue plus originale, et de donner au même fonds plus de relief ? On pouvait dire d’autres choses, non les mêmes choses autrement, tant la langue y convient aux idées, et les idées à la langue. Mais le style n’est original qu’à proportion de l’importance et du degré d’intérêt des idées. S’il s’agit de ces vérités par lesquelles les sociétés subsistent, mais qui, sans cesse oubliées ou éludées, veulent être exprimées dans un langage qui les rende toujours sensibles et présentes, la langue générale n’y suffit pas. Il faut une langue individuelle, et comme le don n’en a été accordé qu’à des personnes extraordinairement douées, ces personnes impriment à leurs écrits une marque qui les fait reconnaître de loin, y attire le lecteur. Il en est de même des vérités très délicates, d’une pratique restreinte aux esprits d’élite, lesquelles échapperaient à une attention ordinaire, si nous n’en étions avertis par quelque particulier du style. Mais là où la matière est familière, et les vérités à la portée de tous, la perfection du style est dans l’absence même de cette marque de la personne. Si, par des artifices de composition, ou des ornements de langage, l’auteur voulait se persuader à lui-même ou faire croire aux autres qu’il a inventé ces vérités, on l’accuserait soit d’avoir ignoré ce que tout le monde savait, soit d’aimer moins le vrai que l’honneur qu’il s’est fait en l’exprimant.

Ce grand style qui attire tous les regards vient soit de la raison émue par la présence des grandes vérités qu’elle reconnaît, et par l’ardeur de les communiquer, soit d’une imagination forte qui se représente les idées comme des objets distincts, palpables et colorés, soit enfin d’une sensibilité très vive, qui intéresse la chair et le sang aux conceptions de l’esprit. Dans Nicole je ne vois qu’une raison douce qui éclaircit à loisir quelques principes de morale chrétienne. L’imagination n’y est le plus souvent qu’une mémoire heureuse, qui lui fournit à point pour chaque pensée le mot le plus juste. La sensibilité de Nicole n’est que la charité.

Il n’y a donc pas là de grand style, mais un langage doux, uni, d’une pureté expressive, qui soutient l’esprit plutôt qu’il ne le secoue, qui s’insinue plutôt qu’il ne pénètre de force, qui attire la confiance plutôt qu’il ne s’en empare. C’est le ton d’un de ces pieux entretiens de direction spirituelle, si communs au dix-septième siècle, ou de quelque conversation sur des points délicats de morale chrétienne, entre deux solitaires de Port-Royal, dans les allées de ce jardin qu’ils cultivaient de leurs mains. Telles devaient être l’insinuation, la clarté, la douceur des leçons que Nicole donnait à Racine, et par lesquelles il initiait ce grand poète à la connaissance du cœur humain.

Le charme sensible de ce livre, c’est l’intérêt que met Nicole à communiquer aux autres la vérité, non pour l’honneur de celui qui l’enseigne, mais par l’obligation de rendre ce qu’il n’a reçu qu’à titre de dépôt. La gloire de bien écrire ne paraît point le toucher, et il songe bien moins à ce qu’on dira de lui qu’au dommage que pourrait souffrir la vérité de l’insuffisance de l’écrivain. Aussi tout est-il vrai dans ces pages où l’auteur n’est que l’interprète de l’homme et du chrétien. Si, pour goûter, parmi ces vérités, les vérités de pure foi, il faut l’esprit de mortification qui reconnaît, avec l’auteur, tantôt le mal dans ce qui est le bien selon la sagesse humaine, tantôt le bien dans ce qui paraît le mal, toutes les autres sont goûtées par tous les esprits droits, fussent-ils prévenus contre la religion.

Il serait bien temps, sur le crédit d’aussi grandes autorités que Mme de Sévigné et Voltaire, de revenir à cet ouvrage, plus négligé qu’oublié. L’impression en est si bonne et en pourrait être si efficace ! N’ai-je pas, à la suite d’une lecture récente et renouvelée, fait quelques sacrifices à la paix dans le petit cercle où je vis ? N’ai-je pas pris plus de soin de ne point m’offenser des jugements désavantageux qu’on peut faire de moi, de supporter l’indifférence ? N’ai-je pas été d’accord avec ce doux maître, qu’il est injuste de vouloir être aimé ? Ne lui suis-je pas redevable de quelques impatiences évitées, d’un peu moins d’attache à mon sens, en présence de ceux qui pouvaient s’en blesser ? Et quand la nature et la mauvaise habitude ont été les plus fortes, ne lui dois-je pas d’avoir senti ces regrets qui sont le commencement de la réforme ?

Dans la jeunesse on n’est touché que des pensées extraordinaires et surprenantes, et l’on dispute beaucoup du style, qui est la partie la plus apparente des écrits. Plus tard, à mesure qu’on avance dans la vie, on aime de plus en plus les vérités familières qui se présentent avec un air naturel, et l’on préfère les auteurs qui ne sont que des gens de bien faisant voir leurs sentiments, aux écrivains qui étalent leur dextérité. Alors le style qui nous plaît le plus est celui dont il n’y a pas à disputer ; c’est cet habit décent d’un galant homme dont parle Fénelon ; c’est un langage ferme sans affecter la force, clair sans vouloir reluire, précis sans sécheresse, qui n’enfle ni n’outre rien, un style qui ait la perfection qu’un Athénien voulait dans les femmes, dont la meilleure est celle de qui l’on ne parle pas.

Tel est le style de Nicole, dans ce petit traité si substantiel, et tel est aussi le style de ses Essais de Morale, qu’on lirait plus s’ils étaient moins longs. La meilleure critique qu’on en ait faite est l’usage qui s’est établi de n’en publier que les extraits les plus marquants. Je n’approuve pas cette mutilation. Nous lisons les ouvrages avec une disposition d’esprit particulière, et le mérite de l’auteur est de se rencontrer si bien avec cette disposition que, pour parler comme Nicole, « il ne manque jamais de nous proposer sur chaque sujet les parties dont nous pouvons être touchés72. » Notre disposition en ouvrant un livre de pensées détachées, c’est une certaine curiosité qui, n’ayant aucun objet distinct, n’est contentée que par la rareté et la diversité de ceux qu’on lui offre. Des vérités familières, de simples remarques sur les caractères et sur les mœurs, quelle qu’en soit d’ailleurs la justesse, risquent fort de ne pas piquer notre attention. Nous ne sommes si attentifs aux pensées de Pascal et de La Rochefoucauld, que parce que leur rareté nous surprend, ou que leur profondeur nous jette dans la rêverie. Mais pour celles qu’on a extraites du livre de Nicole, autant elles sont agréables dans la suite de son discours, où elles égayent la sévérité de la matière, autant elles nous sont indifférentes, ainsi détachées et mises au grand jour, pour être vues hors de leur place et pour elles-mêmes. Il vaut mieux les laisser chercher dans les Essais ; elles nous y causent une douce surprise, et nous aident à marcher où nous mène l’auteur, à une conclusion pratique.

§ VI. La Grammaire générale raisonnée et la Logique de Port-Royal. §

Il existe deux ouvrages où cet esprit collectif, ce sacrifice de la personne qui faisaient le fond de la doctrine de Port-Royal, ont été des qualités originales : ce sont la Grammaire générale et raisonnée et la Logique. En aucun ouvrage du même genre on n’a poussé plus loin l’art de s’approprier, ni mieux connu le chemin de toutes les intelligences saines, ni enseigné en termes plus exacts des notions plus précises et plus accessibles à tous. Arnauld est-il l’auteur de la Grammaire générale, ou seulement le principal, comme le déclare l’un de ses plus savants collaborateurs, Claude Lancelot ? Nicole y aurait-il contribué, ou serait-il lui-même le principal auteur de la Logique ? Tous les deux ont-ils été aidés par les autres solitaires de Port-Royal, de la plume, ou du conseil ? Il y aurait peu de profit à le savoir, et peut-être y a-t-il une sorte d’indiscrétion à le chercher. Les auteurs n’ont pas signé leurs ouvrages ; pourquoi vouloir y mettre des noms, au risque de diminuer la vertu de tous pour ajouter à la gloire de quelques-uns ? Pourquoi n’y pas voir ce qui rend ces écrits si admirables, l’esprit collectif qui dicte, des plumes particulières qui écrivent, une révision en commun qui arrête le travail ? Respectons un anonyme qui n’a pas été un raffinement de l’orgueil, rehaussant le prix de son œuvre par l’énigme d’une origine mystérieuse, mai » le secret d’honnêtes gens qui faisaient le bien sans vouloir être connus.

Il n’est pas d’ouvrages où l’on ait mieux traité, ni plus à fond, de ce qui fait le plus beau privilège de l’homme parmi tous les êtres créés, la parole et la pensée. Il faut chercher là les grandes définitions de la grammaire et de la logique. La grammaire, c’est l’Art de parler ; la logique, c’est l’Art de penser. Nous avons eu tort de ne pas nous en tenir là, d’étendre la définition de la grammaire à l’art de parler et d’écrire correctement, de réduire celle de la logique à l’art de raisonner. En voulant compléter ces définitions, on les a rapetissées et rendues contestables ; on a persuadé aux esprits légers, qui sont le grand nombre, que parler est autre chose qu’écrire, et qu’on peut penser sans raisonner.

Il n’est pas indifférent d’observer l’ordre dans lequel se succédèrent ces deux écrits. La Grammaire vit le jour la première : le privilège qui en autorise la publication est antérieur de deux ans aux Provinciales73.

La Logique ne parut qu’après la mort de Pascal. On la composa pour l’éducation du jeune duc de Chevreuse, élevé à Port-Royal, et ce fut le premier modèle de ces ouvrages d’éducation qui, dans les mains de Bossuet et de Fénelon, allaient devenir des chefs-d’œuvre littéraires.

La raison voulait cet ordre : car la grammaire, qui traite des signes et de la forme de nos pensées, n’est-elle pas la clef même avec laquelle nous pénétrons dans l’intérieur de notre esprit ? C’est l’art de parler qui nous apprend l’art de penser. Nos pensées ne nous étant révélées que par les signes mêmes qui nous servent à les exprimer, combien ne nous importe-t-il pas, pour être assurés de nos pensées, de connaître à la fois la mécanique et la métaphysique du langage ?

La Grammaire générale et raisonnée comprend la nature ou le matériel des signes, leur signification, la manière dont les hommes s’en servent pour exprimer leurs pensées. Les observations n’en sont pas particulières à la langue française. Port-Royal a regardé au-delà du bon et du mauvais usage propres à notre pays. Les langues ont été comparées dans leurs ressemblances plutôt que dans le détail de leurs différences, et l’on nous fait voir les lois du langage dans la raison même, qui est commune à tous les hommes, quels que soient les diversités des signes et les caprices de l’usage dans chaque pays.

De même, c’est dans la raison que la Logique va chercher les lois de l’art de penser, ou plutôt c’est la raison elle-même qu’elle cherche à ses sources les plus profondes. Elle met l’homme en liberté et en franchise à l’égard de l’individu et de toutes les circonstances extérieures dont il dépend, le temps, les pays, le tempérament particulier. On l’émancipe, pour ainsi dire, selon l’esprit de Descartes, qui souffle dans toutes les pages de cette Logique, et qui en a inspiré le langage.

Mais c’est peu de nous apprendre à diriger nos pensées par la raison, afin d’en former de bons jugements et de bien raisonner par le bien juger ; il faut savoir appliquer nos pensées, nos jugements et nos raisonnements à la conduite de la vie. La Logique y a pourvu dans la partie qui traite de la morale. Elle y détermine les causes morales de nos mauvais jugements ; elle nous éclaire sur nos sophismes, sur le tortueux de nos prétextes ; sa vive lumière nous découvre à la fois le secret des fautes passées et le principe des fautes futures. La Logique nous donne des armes aussi bien contre les mauvaises actions que contre les mauvaises raisons, et c’est toujours au profit de notre volonté qu’elle éclaire notre entendement. On n’y peut pas apprendre à penser sans apprendre à bien penser, tant les auteurs nous font voir avec évidence par quels détours insensibles le meilleur raisonnement nous peut, mener à une mauvaise conclusion, et comment cette corruption de l’esprit peut se glisser dans le cœur.

C’est principalement à ces deux ouvrages que Saint-Simon fait allusion, à l’endroit de ses Mémoires où, parlant de la dispersion de Port-Royal par l’influence des jésuites, il loue ces « saints solitaires illustres que l’étude et la pénitence avaient assemblée à Port-Royal, qui firent de si grands disciples, et à qui les chrétiens seront à jamais redevables de ces ouvrages fameux qui ont répandu une si vive et solide lumière pour discerner la vérité des apparences, le nécessaire de l’écorce, en faire toucher au doigt l’étendue si peu connue, si obscurcie, et d’ailleurs si déguisée ; pour développer le cœur de l’homme, régler ses mœurs…74 » Cet éloge comprend tout en quelques paroles, le mérite des personnes, celui de la communauté, les grands exemples qu’ils ont donnés, les traditions qu’ils ont laissées, ce qu’ils ont réglé, ce qu’ils ont inventé. Développer le cœur a été l’invention de Port-Royal, et la gloire en est d’autant plus pure, que ce n’est point par esprit de curiosité qu’ils y ont pénétré si avant, mais par l’ardeur du médecin qui veut atteindre le mal dans sa racine, et par la charité qui veut le guérir.

L’Académie française et Port-Royal ont été en quelque manière, et avec des différences propres à chaque institution, les précepteurs du dix-septième siècle. Dès 1660, l’Académie française, par ses travaux sur la langue, Port-Royal, par son enseignement, avaient fort avancé la double tâche de fixer la langue et de faire l’éducation du public. A partir de cette époque, il fut d’obligation, dans les ouvrages de l’esprit, d’être vrai, solide, naturel ; de chercher la vérité ; de donner le dessus à la raison sur l’imagination, à l’homme sur l’individu. C’est la fin du règne du bel-esprit, et, chose singulière ! l’Académie, qui se composait en grande partie d’écrivains célèbres par le bel-esprit, ne travaillait pas moins à le détruire que Port-Royal, où l’on n’entrait qu’après l’avoir en quelque façon abjuré au seuil du saint asile. C’est qu’à l’Académie comme à Port-Royal il y avait une foi : à Port-Royal, la foi en certaines traditions particulières du christianisme ; à l’Académie française, la foi dans l’excellence de la langue dont ils s’appelaient les ouvriers, « travaillant, disaient-ils, à l’exaltation de la France. » Or la foi en une chose que nous estimons meilleure que nous, c’est la destruction de la personne. Par cette foi notre raison devient la raison de tous ; par elle, dans la naissante Académie, des poètes médiocres pensaient et écrivaient sainement en prose ; par elle toutes les plumes de Port-Royal ont été excellentes.

Chapitre sixième §

§ I. Pourquoi Boileau est tout à la fois si attaqué et si populaire. — § II. Ce qui restait à faire après Malherbe. — Influence des littératures italienne et espagnole. — § III. Des poésies de Toiture et de Saint-Amant. — § IV. Condition et mœurs des poètes de 1627 à 1660. — § VI. Des obstacles et des secours que rencontre Boileau dans sa tâche de législateur de la poésie française. — § VI. Caractère et tour d’esprit de ce poète. — § VII. Principes de sa poétique. — § VIII. Des liaisons de Boileau avec Racine, Molière et La Fontaine, et de son influence sur ses amis. — § IX. Du vrai dans les ouvrages de Boileau. Ce qui le met au-dessus de Regnier. — § X. Perfection de l’art d’écrire en vers. — Ce qu’il faut penser du Lutrin.

§ I. Pourquoi Boileau est tout à la fois si attaqué et si populaire. §

Les écrits de Descartes et de Pascal, les doctrines de l’Académie française et de Port-Royal, avaient assuré l’art d’écrire en prose. Il n’en était pas de même de la poésie, ni de l’art d’écrire en vers, en quoi consiste la perfection de la poésie. Il restait beaucoup à faire après Malherbe pour consolider son ouvrage. Ce devait être la tâche de Boileau. Il faut ajouter, à la gloire de Port-Royal, que ses leçons et ses exemples dans l’art d’écrire en prose donnèrent de grandes lumières à celui de nos poètes qui a le mieux connu, et peut-être le mieux pratiqué, l’art d’écrire en vers.

Depuis deux siècles, Boileau a été comme un épouvantail dont tous les poètes ont eu peur. Tous en effet le trouvent sur leur chemin, menaçant de difficultés sans nombre, de fatigues, de sueurs, quiconque veut arriver à la gloire des vers. Le poète dramatique, le poète lyrique, l’élégiaque, le poète comique, et jusqu’à l’auteur de sonnets, ont à compter avec lui. Tous sont importunés de cet idéal de chaque genre que leur présente Boileau, et de cet autre idéal d’une langue parfaite, d’obligation pour tous les genres, sans laquelle il ne s’écrit rien de durable. De là, tantôt des attaques ouvertes contre ce poète, et tantôt des admirations, comme celle de Voltaire, où les critiques se mêlent de si mauvaise grâce aux éloges. Ces critiques, du reste, ne lui ont pas plus porté bonheur, qu’à Marmontel le « mal qu’il dit de Nicolas », selon le mot piquant et si inconséquent du même Voltaire. De là, de notre temps, ce mépris pour Boileau, renouvelé, pour la violence des termes, de celui de Pradon, et qui, comme toute impiété, n’a réussi à personne. Les seuls poètes qui n’aient pas attaqué Boileau sont Molière, Racine et La Fontaine. Tous les autres ne lui en veulent-ils si fort que pour n’avoir pas donné les règles d’un art inférieur à celui de ces grands hommes, ni ménagé de degrés de l’excellent au pire ?

Si Boileau est le plus contesté de nos poètes classiques, en revanche il est un des plus populaires. Depuis près de deux siècles, aucun gouvernement, aucun système d’enseignement ne l’a retranché des études nécessaires. Nous apprenons à lire dans ses ouvrages ; nous en sommes imbus ; Boileau est dans nos veines. On n’est pas libre en France de ne pas lire Boileau. Ne serait-ce point comme faisant partie de l’autorité publique, qu’il a le privilège d’être contesté ?

Ces attaques et cette popularité ont une même cause. Boileau est la plus exacte personnification, dans notre pays, de l’esprit de discipline et de choix, de la règle qui nous enjoint de nous proportionner, de nous approprier aux autres, de donner le plus haut degré de généralité à nos pensées. C’est à quoi tous les grands esprits ont travaillé depuis le commencement du dix-septième siècle. Descartes, Pascal, l’Académie française, Port-Royal, qu’ont-ils fait autre chose, que de chercher cette règle des ouvrages de l’esprit ? Seulement ils l’ont prescrite en l’appliquant, et non, comme Boileau, sous la forme de lois qui ne souffrent point d’infractions. Cette règle marque la grandeur de l’esprit français ; car n’est-ce pas dans l’intérêt du genre humain qu’il s’en est imposé les difficultés redoutables, et qu’il s’y soumet ? Nous n’aurions pas tant d’efforts à faire si nous n’écrivions que pour un temps ou pour un lieu. Boileau a sans cesse revendiqué cette grandeur pour l’esprit français et pour notre langue ; voilà ce qui le rend et le rendra toujours populaire. Mais comme on n’y peut atteindre, ni s’y soutenir sans de grands efforts, sans le travail qui fait du privilège de bien écrire le plus difficile de nos devoirs envers nos semblables, il n’est pas étonnant que Boileau, qui enjoint le travail, qui immole la liberté de chacun à l’utilité de tous, soit toujours attaqué. S’il est attaqué avec plus de vivacité qu’il n’est admiré, c’est que nous l’admirons par raison et l’attaquons par tempérament. Je m’explique par là comment l’admiration pour Boileau a toujours été, dans notre pays, une sage coutume plutôt qu’un entraînement, et comment l’opposition qu’on lui a faite a toujours été moins un progrès du goût qu’une mode.

§ II. Ce qui restait à faire après Malherbe. — Influence des littératures italienne et espagnole. §

Il semblait qu’après Malherbe il n’y eût plus qu’à perfectionner l’art d’écrire en vers selon les règles qu’il avait tracées. On peut s’étonner aussi qu’après les chefs-d’œuvre de Corneille, la fortune de ce grand art eût continué d’être douteuse, et que Corneille lui-même n’eût pas trouvé dans sa sublimité le secret de ne point reculer, en tant d’endroits de ses ouvrages, en deçà des réformes de Malherbe. Mais telle est la condition de la poésie, telle est sa dépendance du tour d’imagination propre à chaque époque, que les beautés pour ainsi dire dogmatiques de Malherbe, et tant de morceaux de génie de Corneille, n’en avaient pu donner une idée définitive, ni en assurer la tradition. De 1627 à 1660 tout avait été remis au hasard ; et, quoiqu’il y eût déjà des modèles, il n’y avait pas de doctrine.

Deux sortes de poètes jouissaient alors de la faveur publique. Il y avait, d’une part, les continuateurs de Ronsard, qui persistaient à le suivre en dépit de Malherbe, d’autant plus attachés à leur idole qu’elle avait été plus attaquée. Ils regrettaient le passé, fidèles à la ballade, à la villanelle, aux vieux mots gaulois, au système de poésie facile qui permettait à Ronsard de faire, si on l’en croit, quatre cents vers dans sa journée. Balzac parle agréablement d’un de ces poètes « qui n’appelait jamais le ciel que la calotte du monde ; qui rimait toujours trope à Calliope ; qui n’eût pas voulu changer cil pour celuy, la mesure du vers le lui eût-elle permis ; qui tenait bon pour pieça, pour moult, pour ainçois, contre les autres adverbes, plus jeunes, disait-il, et plus efféminés75. » Mais ce poète était fort vieux, et il avait pu connaître Ronsard. D’autres, de l’âge de Balzac ou plus jeunes, avaient abandonné les mots surannés, mais retenu, quelques-uns l’exagérant, la prolixe facilité de Ronsard. C’était Godeau, évêque de Grasse, qui faisait en un jour trois cents vers en stances de dix ; Magnon, qui entreprenait sous le titre d’Encyclopédie un poème qui devait avoir trois cent mille vers. Il y a cent cinquante descriptions dans l’Alaric de Scudéry ; celle de la bibliothèque d’un ermite forme près de la moitié du cinquième livre.

D’autre part. il y avait les disciples de Malherbe, les puristes, qui outraient quelques-unes de ses prescriptions, et, déplaçant la condition de la difficulté vaincue, la transportaient des choses aux mots, du choix des pensées à la pratique de quelque règle de détail, par exemple la richesse de la rime. Ils rimaient donc richement des pauvretés, ou s’amusaient à emprisonner des pensées lâches et vagues dans les liens d’une métrique difficile, qui rendait le contraste plus ridicule. Ceux-là participaient des deux écoles : de celle de Ronsard, pour la prolixité et la négligence ; de celle de Malherbe, pour le soin excessif donné au détail.

Ces deux défauts vont d’ordinaire ensemble. C’est en négligeant les pensées que l’esprit se repose de l’effort que lui a coûté le travail des mots. Où l’arrangement tient tant de place, la conception doit être médiocre. Les mêmes auteurs, qui se donnaient en poésie pour disciples de Malherbe, et que Malherbe eût désavoués, savaient, dans de volumineux romans en prose, se garder d’employer un mot en disgrâce. Gomberville, qui s’était rendu célèbre par sa haine pour le mot car, et s’opiniâtrait à en demander l’abolition à l’Académie française, se vantait de ne l’avoir pas mis une seule fois dans son roman de Polexandre, qui n’avait pas moins de cinq gros volumes. Le purisme se rencontrait dans les mêmes pages avec la prolixité.

Ainsi, deux écoles, dont l’une était sans discipline, et dont l’autre suivait une discipline fausse, Ronsard continué et Malherbe mal compris, tel était l’état de la poésie dans la première moitié du dix-septième siècle.

Veut-on connaître le fond de tous ces ouvrages en vers ? Le langage du temps les divisait en deux genres : le galant et le soutenu. Le soutenu comprenait les pièces de théâtre, les poèmes descriptifs, les épopées, fort communes alors. Le galant s’entendait surtout de ces vers à Iris, badinage imité de l’Italie, dont ni quelques vers gracieux de Charles d’Orléans, ni l’esprit de Marot, ni ce que Malherbe y met quelquefois de son grand style, ni la faveur de Henri IV, de Richelieu et de Louis XIV, n’ont pu faire un genre durable. C’est le détail de tous ces Amours, que Sarrazin, dans une pièce coquette, fait assister, sous la forme de personnages, aux funérailles de Voiture. On y voyait, dit-il,

Les Amours d’obligation,
Les Amours d’inclination,
Quantité d’Amours idolâtres,
Une troupe d’Amours folâtres,
Force Cupidons insensés,
Des Cupidons intéressés,
De petits Amours à fleurettes,
D’autres petites Amourettes,
Mêmement de vieilles Amours,
Qui ne laissent pas d’avoir cours,
En dépit des Amours nouvelles.
Et, bref, tant d’Amours qu’à vrai dire
On ne pourroit pas les décrire.
Comme l’on voit les étourneaux
Tournoyant aux rives des eaux,
Lorsque la première froidure
Commence à ternir la verdure,
Leur nombre, qui surprend les yeux,
Noircit l’air et couvre les cieux ;
Tels, ou plus épais, ce me semble,
Se pressant, cheminoient ensemble
Tous les Amours de l’Univers.76

Le galant comprenait encore toutes ces pièces plus que libres, reste de l’ancienne poésie, moins excusables à mesure que les mœurs se poliçaient. Les petites pièces courtisanesques rentraient aussi dans ce genre ; c’étaient des billets en vers, des demandes de faveurs ou des remercîments, les quittances rimées des gages que certains poètes recevaient des grands seigneurs à titre de domestiques, redevance de flatterie qu’ils payaient à l’échéance de chaque quartier ; c’était enfin tout le langage de la civilité d’alors, embelli, affadi, surchargé de vaines métaphores, auxquelles le mauvais goût du temps donnait un prix de convention.

La France avait reçu ce mauvais goût, par contagion, de l’Italie, où il était né après l’épuisement des grandes œuvres, et de l’Espagne, où il florissait au plus beau moment de la littérature nationale, comme une sorte d’ivraie qui avait crû en même temps que le bon grain. Ses gentillesses et ses puérilités charmaient les courtisans et les grands, et, par esprit d’imitation, toute la société polie, provoquaient l’émulation intéressée des poètes, et retardaient le dernier progrès qui restait à faire en France, pour que désormais, dans les œuvres de l’esprit, la raison et la vérité fussent maîtresses.

La mode italienne, si malmenée par Malherbe, dans ses dédaigneuses remarques sur Desportes, avait gagné jusqu’au réformateur lui-même. Lui, qui traite si cavalièrement Pétrarque, donnait de temps en temps dans le pétrarchisme. Plus d’une pièce nous le montre atteint du mal dont il voulait guérir les autres. Dans une ode à Marie de Médicis, à l’occasion de son mariage, c’est le réformateur qui a écrit cette vigoureuse et imposante strophe :

Ce sera vous qui de nos villes
Ferez la beauté refleurir,
Vous qui de nos haines civiles
Ferez la racine mourir ;
Et par vous la paix assurée
N’aura pas la courte durée
Qu’espèrent infidèlement,
Non lassés de notre souffrance,
Ces Français qui n’ont de la France
Que la langue et l’habillement.

Plus loin, dans la même pièce, voici l’imitateur du pétrarchisme qui, de la même plume, à propos de l’arrivée par mer de la nouvelle reine, écrit ces fadeurs solennelles :

Quantes fois, lorsque sur les ondes
Ce nouveau miracle flottoit,
Neptune en ses caves profondes
Plaignit-il le feu qu’il sentoit !
Et quantes fois, en sa pensée
De vives atteintes blessée,
Sans l’honneur de la royauté
Qui lui fit celer son martyre,
Eût-il voulu de son empire
Faire échange à cette beauté77 .

Ailleurs, retournant à trente ans en arrière, à l’époque où il paraphrasait les Larmes de saint Pierre, il renchérit sur les exagérations du Tansille78 dans cette peinture des pleurs que coûte à Marie de Médicis la mort d’Henri IV :

L’image de ces pleurs, dont la source féconde
Jamais depuis ta mort ses vaisseaux n’a taris,
C’est la Seine en fureur qui déborde son onde
Sur les quais de Paris.
Nulle heure de beau temps ses orages n’essuie,
Et sa grâce divine endure en ce tourment
Ce qu’endure une fleur que la bise ou la pluie
Bat excessivement.

Le poète italien n’a rien écrit de si mauvais. C’est la punition des imitateurs, de n’imiter que les défauts, en les aggravant79.

C’est par ces pauvretés qu’on plaisait à Marie de Médicis et à ses amis d’Italie, fort pardonnables, d’ailleurs, d’aimer des choses accommodées au goût de leur pays. Malherbe ne s’y trompait-il pas lui-même, et faut-il croire que ces méchants vers n’aient été que des flatteries intéressées ? Il en a mérité le soupçon, lui qui écrivait à un ami à propos d’une de ses pièces : « Ces vers sont au goût de la cour ; ils seront au mien s’ils produisent quelque chose de bon pour moi. Jusque-là je tiendrai mon jugement suspendu80. » Il n’est donc, pas dupe de son intention ; mais ne l’était-il pas un peu de son art ? Ne confondait-il pas encore par moments la poésie avec la versification ? Dans son Commentaire sur Desportes, il s’en prend plus aux mots qu’aux choses. La faute de français paraît lui cacher la faute de goût. C’est pour cela qu’il restait à faire après Malherbe, même contre Malherbe.

Le poète le plus en renom alors à la cour de France n’était pas Malherbe ; c’était l’Italien Marini, qu’avaient attiré en France la faveur et les pensions de Marie de Médicis. Il y était précédé par la renommée d’éclatants succès dans tous les genres de poésie connus, sauf l’épopée et le poème dramatique, et dans des genres sans nom dont il était à la fois l’inventeur et le modèle, tels que « Louanges, Larmes, Dévotions, Caprices », et autres choses semblables. Plus populaire que l’Arioste, plus goûté que le Tasse, qui lui-même l’était plus pour les concetti de son Aminta que pour les beautés de la Jérusalem délivrée, il travaillait à son poème d’Adone, dans une sorte d’attente universelle, comme celle que devait exciter, plus tard, un poème destiné au même oubli, la Pucelle de Chapelain.

Fêté par les courtisans et par les gens de lettres, ayant, s’il faut l’en croire, « assez d’argent pour en faire part à ses amis », c’est au sein de cette opulence, si nouvelle dans la maison d’un poète, qu’il acheva ce poème tout plein des futilités ingénieuses, de la mollesse, des satisfactions de vanité, au milieu desquelles il l’écrivait, œuvre brillante et frivole comme sa vie.

Il en faisait des lectures, dont le bruit flatteur entretenait l’impatiente curiosité du public. Chapelain, qui commençait à poindre, y était admis ; il avait, disait-il, « admiré et réadmiré » le poème. L’œuvre paraissait enfin, ayant en tête une préface où Chapelain louait « la floridité » et l’élégance du style, et déclarait le poème « tissu dans la nouveauté selon les règles de l’épopée, et le meilleur en son genre qui sortira jamais en public81 ! » Plus tard il modéra son admiration. « Le bonhomme Chapelain, écrit Mme de Sévigné, trouve l’Adone délicieux en certains endroits, mais d’une longueur assommante82. » Il est vrai qu’il était alors octogénaire, et que déjà les satires de Boileau avaient fait peur aux amis de l’Italianisme des admirations de leur jeunesse. Cependant, même à cette date, Mme de Sévigné, bien qu’avertie par ce retour de goût de Chapelain, qualifiait d’admirable le cinquième chant, qui ne l’est guère. Elle trouvait charmante cette peinture tout au plus ingénieuse d’un « petit rossignol qui s’égosille pour surmonter un homme qui joue du luth, se perche sur sa tête et meurt enfin. » — On l’enterre, dit Marini, dans « le ventre creux du bois sonore83. »

Tous les lettrés, toute la cour, les grands, tout ce qui lisait en France, était sous le charme. Quand Marini, quittant la France, pour aller jouir de sa gloire dans sa patrie, recevait sur son chemin des honneurs qu’on ne rend qu’aux princes, voyait les villes lui ériger des statues, et leurs plus nobles habitants se disputer à qui l’aurait pour hôte, la France lettrée s’associait d’esprit à un enthousiasme dont le retentissement arrivait jusqu’à ses oreilles.

Cependant la mode commençait à se tourner vers les Espagnols. Durant nos longues luttes avec l’Espagne, les haines nationales avaient ôté aux deux peuples l’envie de se connaître. Quelle apparence que, dans le pays de la Ménippée, on fût d’humeur à imiter les gentillesses du bel-esprit espagnol ? A la paix de Vervins, les préventions s’adoucirent. Les deux cours, et, à leur suite, les deux peuples se rapprochèrent. En 1595, le ministre et le secrétaire de Philippe II, Antonio Perez, entrait au service d’Henri IV, et il en recevait une pension, que Sully ne se montrait pas toujours très empressé à payer. Par lui le goût des lettres espagnoles s’introduisait à la cour, et de la cour se répandait parmi les auteurs, avec le désir d’imiter ce qu’il était de mode d’admirer.

On lisait à l’envi, on se passait de mains en mains les lettres et les billets galants d’Antonio Perez. Ses dissertations sur l’amour étaient le grand attrait des festins magnifiques qui se donnaient alors à Paris, et dont il était le convive le plus recherché. Henri IV aimait son esprit ; il prenait un vif plaisir aux anecdotes que lui contait Perez sur Philippe II et sur sa cour ; il l’appelait un maître dans l’art de conter, maestro de cuentos. On criait dans les rues un recueil des aphorismes et des pensées d’Antonio Perez. Il y avait joint des lettres dédiées aux « curieux de la langue espagnole. » Le nombre de ces curieux allait croissant84.

Un événement de cour vint encore y ajouter. Ce fut un double mariage, qui, en créant des liens de parenté entre les deux familles régnantes, acheva de mêler les deux nations85. Pendant quelques années, les deux cours n’en firent qu’une, où il était à la fois d’étiquette et de bon goût de parler les deux langues. Malherbe, prenant la lyre espagnole, pour chanter « ces deux grands hyménées »,

Dont le fatal embrassement
Doit aplanir les Pyrénées86,

apostrophait ainsi le futur époux d’Anne d’Autriche :

Roi que tout bonheur accompagne.
Vois partir du côté d’Espagne
Un soleil qui vient te chercher.
Ô vraiment divine aventure
Que ton respect fasse marcher
Les astres contre leur nature87 !

Ces vers sont un vrai bouquet de fleurs espagnoles. Malherbe imitait, sans qu’il crût mal faire, les conceptos de l’Espagne, qui n’étaient eux-mêmes qu’une imitation, avec renchérissement, des concetti de l’Italie.

Telle avait été en effet la marche de ce singulier tour d’esprit, qui durant tout un siècle, formé de la dernière moitié du XVIe et de la première moitié du XVIIe, domina dans les œuvres d’imagination chez les trois grands peuples de race latine. Même l’âpreté du génie saxon n’en sut pas défendre l’Angleterre, au temps où l’Angleterre avait Shakespeare88.

Au fond, la mode espagnole n’était que la mode italienne transplantée à Madrid, et aggravée. Pendant tout le seizième siècle, l’Italie, sauf Venise, avait été espagnole ou sous l’étroite dépendance de l’Espagne. Les dominateurs du pays en avaient pris les mœurs. Les étudiants espagnols affluaient aux universités d’Italie, comme autrefois les jeunes Romains aux écoles de la Grèce vaincue par leurs pères. Mais, à la différence de la Grèce, qui renvoyait les fils de Rome dans leur pays, policés par ses philosophes et ses poètes, et conquis au goût des lettres et des arts, l’Italie du seizième siècle renvoyait en Espagne ses élèves espagnols, gâtés par le bel esprit, qu’elle tenait plus en honneur que le génie.

La communauté de race avait porté, dès le siècle précédent, les deux pays et les deux esprits l’un vers l’autre. Mais l’imitation italienne ne domina en Espagne que vers le temps de Boscan (1526-1553), dont les poésies, calquées sur le modèle italien, donnèrent naissance à une école qui rivalisa désormais avec l’école nationale, et qui finit par avoir le dessus. Les poètes formés par la poétique nouvelle s’appelèrent cultos, ou, comme nous dirions en français, puristes. C’est qu’en effet le purisme le plus étroit est le fond de cet art, qui pourrait être défini l’art de versifier difficilement des bagatelles. On y travaillait avec un soin extrême à n’être point compris, et l’on pensait atteindre la hauteur de l’art en se rendant inaccessible aux lecteurs. Le chef et le héros de cette école, Gongora (1561-1627), s’y employa si bien qu’il fallut une succession de commentateurs pour expliquer ses poésies à un public qui s’obstinait à les admirer sans les comprendre

Ce que j’ai cité plus haut des faiblesses de Malherbe pour la mode italo-hispanique donne une idée du genre de poésie auquel Boileau allait avoir affaire. Les actes de la vie publique des souverains, leurs mariages, les naissances et les morts de leurs enfants, leurs fêtes, leurs plaisirs, et tout ce que la ville imitait des mœurs de la cour, telle en est la principale matière. Il n’y avait pas à parler aux souverains de leurs affaires, la chose n’eût pas été de leur goût ; ni des grands sujets de la pensée, religion, politique, philosophie : la domination espagnole en Italie, en Espagne l’inquisition y eût mis bon ordre. Il ne restait qu’à les regarder et à les peindre du dehors, tels qu’ils se montraient en public, et c’est à quoi se bornaient les poètes qui vivaient de leurs dons, et qui les avaient à la fois pour protecteurs et pour lecteurs.

Voilà près de la moitié de cette poésie. Le reste consiste en un mélange, ou plutôt en un entassement de poésies de toutes sortes, depuis celles qui portent des noms de genres, jusqu’à ces jeux d’esprit, sans nom et sans nombre, qui sont aux vraies œuvres de l’esprit ce que sont au travail fécond de l’ouvrier vigoureux les tours de force du bateleur. La production est immense et incessante. Imaginez une sorte de défi général entre tous les poètes de l’Espagne et de l’Italie, à qui mettra en vers le plus de choses disparates et les choses les moins poétiques, à qui produira l’antithèse la plus inattendue, la métaphore la plus extravagante, la pointe la plus énigmatique. Supposez chez les tenants de ce défi poétique une sorte de furie, semblable à celle qui fait chanter tous à la fois les oiseaux d’une volière, non pour exprimer leurs petites passions, mais pour s’imiter et se surpasser, vous aurez une idée assez juste de cette poésie. J’ai recours à des comparaisons, ne trouvant pas de manière droite pour caractériser cette espèce de dépravation de l’art, où il y a moins d’art que d’artifice, moins de choses que de figures, et où l’esprit, faute d’avoir à s’employer au service de la raison et de la vérité, en arrive à jouer avec ses qualités comme avec ses défauts, et à s’amuser de soi-même.

C’est vers le temps que cette mode florissait, je devrais dire plutôt sévissait en France, qu’un des beaux esprits de l’Espagne, Balthazar Gracian (1601-1658), donnait aux poètes de son pays la recette de cette falsification littéraire, qui avait remplacé le grand naturel et l’ampleur de style des Mariana et des Cervantes. « Les conceptos, dit-il, sont la vie du discours, l’esprit de la parole ; ils ont d’autant plus de perfection qu’ils ont plus de subtilité. Il faut tâcher que les propositions embellissent le style, que les difficultés l’avivent, que les mystères le rendent curieux, les exagérations saillant, les renchérissements profond, les allusions dissimulé, les métaphores subtil ; que les ironies lui donnent du sel, les sentences de la gravité. » Il est vrai que Gracian ajoute : « A tout cela il faut mêler un grain de justesse ; car la prudence assaisonne tout. » Ce grain lui a plus d’une fois manqué1.

Telle était la tyrannie exercée par la mode italo-hispanique, qu’à côté des mauvais poètes qui s’y jetaient, en pleine illusion, par médiocrité et frivolité, des esprits supérieurs, de grands poètes, qui avaient goûté de la vraie gloire, allaient demander à la mode les succès bruyants et lucratifs. Ils n’ont pas l’excuse d’avoir pris de bonne foi l’une pour l’autre. Le premier et le plus brillant de tous, Lope de Vega, s’y était si peu trompé qu’il avait commencé par se moquer des cultos. « Faire une composition toute de figures, disait-il, est chose aussi ridicule et aussi absurde que si une femme se fardait non seulement le visage, mais le nez et les oreilles. Qu’est-ce qu’un style chargé de tropes et d’images ? Un visage enflé et coloré, comme celui des anges qui sonnent de la trompette, ou des quatre vents qui soufflent aux quatre coins des cartes géographiques. » Il n’épargnait pas les épigrammes aux poètes à la mode, qu’avait portés, disait-il, vers le genre nouveau « un calcul qui leur a réussi ; car, dans le style ancien, ils n’eussent jamais été poètes, dans le nouveau ils le sont devenus du jour au lendemain. » Il appelle plaisamment le nouveau style cultidiablesco. Il termine par ce tercet un sonnet écrit dans le goût du jour :

Entends-tu Fabio, ce que je viens de dire ?
Parbleu, si je l’entends ! — Non, tu mens, Fabio,
Car c’est moi qui le dis et je ne l’entends pas.

Qui croirait qu’après avoir raillé les novateurs avec cet esprit, et s’être engagé avec cet éclat contre la mode, Lope de Vega lui ait emprunté, dans plus d’une pièce, les mignardises dont il se moquait ? Lui aussi fait des « anges bouffis et colorés », quand il dit de Polyxène : « C’est un lis immolé sur des autels rouges » ; du signe du Taureau, « Le Taureau de Phénicie paît des étoiles dans le céleste parc » ; du tonnerre, « l’artillerie céleste crache des balles de grêle » ; d’un aveugle ivrogne, « Il n’y voyait goutte, quoiqu’il en bût beaucoup. » Lope de Vega dédiait un de ses ouvrages à Marini ; il lui envoyait son portrait ; il disait que « le Tasse n’avait été que l’aurore du soleil de Marini. »

L’exemple donné par Lope de Vega, et suivi plus tard par Caldéron, ne séduisit pas Cervantes. On est heureux de voir qu’au temps où le cultéranisme faisait le plus de bruit et rapportait le plus d’argent, le plus grand nom de la littérature espagnole, un nom qui se présente tout d’abord à l’esprit quand on pense à faire une première liste et comme un premier choix parmi les hommes de génie chez toutes les nations, l’auteur du Don Quichotte n’ait pas eu pour la mode des complaisances intéressées. Il était témoin des succès du bel esprit, il avait le génie assez fécond et assez souple pour se passer la fantaisie de s’y essayer ; le gain qu’on en tirait pouvait tenter sa pauvreté ; il s’en moqua doucement, et il ne changea pas d’avis. Je ne me fie pas aux railleries de Lope de Vega et de Caldéron contre la nouvelle poésie ; elles sont trop vives pour qu’ils y persévèrent. Cervantes se contente de les livrer au bon sens de Sancho, qui raille finement la prétention de « vouloir faire du pain meilleur que le pain de froment. »

D’un critique si fin et si modéré je ne crains pas de palinodie. Cervantes juge la mode avec le bon sens de Sancho, et il se défend de ses profits avec le désintéressement chevaleresque de Don Quichotte.

§ III. Les poésies de Voiture et de Saint-Amant. §

Le produit le plus brillant et le plus agréable de l’imitation italo-hispanique en France, c’est Voiture ; et tout Voiture, sauf quelques pages supérieures, que j’ai appréciées ailleurs89, est dans cette épitaphe que lui fit Ménage :

Les Grâces italiennes, les Muses ibériques,
Le Mercure gaulois, la Sirène latine,
Les rires, les délicatesses, les malins propos,
Les jeux d’esprit et les gentillesses,
Et tout ce qu’il y eut jamais d’élégances,
Tout cela gît avec Voiture dans le même tombeau90.

Tout cela, en dépit de l’énumération, est peu ; mais ce peu était encore en 1660 en haute estime. Même après les Satires de Boileau, des personnes de marque, des seigneurs de la cour tenaient que tout était précieux de M. de Voiture, et qu’il fallait se donner bien de garde de supprimer ses moindres billets91. Même après le Lutrin, dont le libraire Barbin disait à l’auteur : « Monsieur, votre Lutrin s’enlève ; s’il plaît à Dieu, nous en vendrons cinq cents exemplaires », il paraissait une septième édition des œuvres de Voiture. Telle est la ténacité des modes littéraires. Changer souvent de mode en fait d’habit paraît une grâce, et garder la même un ridicule ; témoin les railleries qu’on faisait des gens restés fidèles, sous Louis XIV, au pourpoint qui se portait du temps du roi son père. Changer de goût littéraire, c’est tout au moins confesser qu’à une certaine époque on ne l’a pas eu bon, et personne n’aime à faire cet aveu-là. Aussi en dépit du nouvel esprit qui allait chasser de notre poésie toutes ces fausses grâces, la société polie résista-t-elle longtemps. Elle devait finir par se rendre, mais elle ne voulait pas se rendre sans défense. Il y avait d’ailleurs dans la poésie qui allait disparaître du bon mêlé au mauvais, et si la mode avait gardé des partisans, c’est grâce au « grain de bon sens » que, même avant le conseil de Balthazar Gracian, nos Français savaient mettre jusque dans des jeux d’esprit qui semblent l’exclure.

Un autre produit moins aimable de l’école italo-hispanique, Saint-Amant, en imitait les jeux d’esprit avec la furie française, et n’était pas toujours assez de sang-froid pour y mettre « le grain de bon gens. » Celui-là possédait tellement à fond son Marini, qu’il pouvait parier avec Chapelain à qui saurait au juste le nombre de stances dont se compose l’Adone, et il gagnait son pari. Voici un spécimen de ce que lui inspirait, peut-être après boire, la muse de Marini. Il s’agit d’Andromède délivrée par Persée des griffes du monstre marin. Persée s’approche du rocher où est enchaînée Andromède. Il est tenté un moment de la confondre avec le rocher ; mais, voyant « sa pudeur virginale, son teint pareil

A la clarté matinale
Qui devance le soleil,

il revient de sa méprise, qu’il explique ainsi :

Il est bien vrai que, sans peine,
Il auroit pu desja mieux
Sortir d’une erreur si vaine,
Par les rayons de ses yeux :
Mais, quoy qu’ils fissent parestre.
Ne pouvoit-ce pas bien estre
Quelques diamans aussi,
Qui, sur la roche natale,
Où nature les estale,
Reluisoient à l’heure ainsi ?
D’ailleurs estoit-il croyable,
Se pouvoit-il concevoir
Qu’en un climat effroyable
Rien de si doux se peust voir ?
N’y qu’au milieu de l’Afrique,
A qui le chaud qui la pique
Noircit mesme jusqu’au sang,
Parmi des visages sombres,
Où les corps passent pour ombres,
Il s’en trouvast un si blanc ?

Saint-Amant disait dans une pièce sur la nuit :

Paisible et solitaire Nuit,
J’aime une brune comme toi.

Dans des Plaintes sur la mort d’une Sylvie :

Ruisseau, qui cours après toi-mesme,
Et qui te fuis toi-mesme aussi,
Arreste un peu ton onde icy,
Pour escouter mon deuil extresme.
Puis, quand tu l’auras sceu, va-t’en dire à la mer
Qu’elle n’a rien de plus amer…
Que si par mes regrets j’ay bien pu t’arrester,
Voici des pleurs pour te haster.

Ailleurs, parlant d’un bel œil malade, il dit de l’œil resté sain :

Le cher frère, obligé de ce que son pareil
Luy va donner moyen d’estre appelé soleil.

Veut-on savoir ce qui l’empêche de décrire le front d’Orante ? Le voici :

Je dépeindrais son front, si le jaloux zéphire
Redoutant que l’amour ne me le fist décrire,
Et qu’un autre que luy ne lui portast ses vœux,
Ne me le cachoit point avec ses blonds cheveux.

Je ne m’étonne pas que cette poésie impatientât Saint-Évremont, et que, dans un moment de mauvaise humeur contre Chapelain, il ait fait cette jolie scène de comédie où il le représente seul, faisant des vers avec un soin ridicule et peu de génie :

Tandis que je suis seul, il faut que je compose
Quelque ouvrage excellent, soit en vers, soit en prose.
La prose est trop facile, et son bas naturel
N’a rien qui puisse rendre un auteur immortel.
Je quitte donc la prose et la simple nature,
Pour composer des vers où règne la figure.
« Qui vit jamais rien de si beau.
(Il me faudra choisir pour la rime flambeau.)
« Que les beaux yeux de la comtesse ?   »
(Je voudrois bien aussi mettre en rime déesse.)
Qui vit jamais rien de si beau
« Que les beaux yeux de la comtesse ?   »
«   Je ne crois point qu’une déesse
Nous éclairât d’un tel flambeau.
« Aussi peut-on trouver une âme
Qui ne sente la vive flamme
« Qu’allume cet œil radieux ?   »
Radieux me plaît fort : un œil plein de lumière,
Et qui fait sur nos cœurs l’impression première
D’où se forment enfin les tendresse d’amour.
Radieux ! J’en veux faire un terme de la cour.
« Sa clarté qu’on voit sans seconde,
« Éclairant peu à peu le monde,
« Luira même un jour pour les dieux !
Je ne suis pas assez maître de mon génie ;
J’ai fait, sans y penser, une cacophonie.
Qui me soupçonneroit d’avoir mis peu à peu ?
Ce désordre me vient pour avoir trop de feu.

Au vers : Éclairant peu à peu le monde, il substitue

S’épand déjà sur tout le monde,
Voilà ce qui s’appelle écrire avec justesse !
Et ce qui m’en plaît plus, tout est fait sans rudesse :
Car tout ouvrage fort a de la dureté,
Si par un art soigneux il n’est pas ajusté.
a Chacun admire en ce visage
a La lumière de deux soleils :
« Si la nature eût été sage,
« Le ciel en auroit deux pareils. »
La pièce finie, Chapelain se loue de l’art qu’il y a déployé :
Je n’ai fait que vingt vers, mais vingt vers raisonnés,
Magnifiques, pompeux, justes et bien tournés.
Par un secret de l’art, d’une grande déesse
J’oppose les attraits à ceux de ma comtesse,
Et des charmes divins, dans l’opposition,
Je fais voir la confusion.
Quant à l’autre couplet, j’y reprends la nature,
Qui des corps azurés a formé la structure,
De n’avoir su placer à ce haut firmament
Qu’un soleil seulement.
La comtesse en a deux : c’est au ciel une honte
Qu’un visage ici-bas en soleils le surmonte.
J’achève heureusement : il me falloit finir ;
Aussi bien nos auteurs commencent à venir92 .

Cette pièce ingénieuse nous donne le secret du frivole travail qu’on appelait alors la poésie. Chaque détail de la scène en est une critique précise. Ainsi Chapelain hésite d’abord s’il écrira en prose ou en vers. Pourquoi se décide-t-il pour les vers ? C’est que les vers sont plus de mode. Mais sur quel sujet rimer ? Eh ! n’a-t-il pas quelque bel œil à chanter ? Comme Saint-Amant a sa Sylvie et son Orante, Chapelain a sa comtesse. C’est, sous trois noms, la même « Iris en l’air. » Cette négligence du peu à peu qu’il prend pour un excès de feu poétique, c’est la facilité de Ronsard ; ce soin d’éviter la cacophonie, c’est le purisme. Le radieux qui lui plaît si fort, et dont il veut faire un terme pour la cour, c’est le néologisme à froid des Précieuses. Il n’est pas jusqu’au titre de la scène qui ne soit caractéristique. Dans l’image de Chapelain faisant des vers avec un soin ridicule et peu de génie, je reconnais la recherche dans la négligence, et le mauvais emploi de l’esprit qui choque surtout chez ceux qui en ont.

Quelques vers heureux peuvent être tirés de ce fatras, et cités, comme circonstances atténuantes, à la décharge de quelques-uns des coupables ; ils ne changent rien au jugement qu’on doit porter de tous. Que le naturel chez certains d’entre eux ait quelquefois percé sous la livrée de l’imitation ; que le grain de justesse dont parle Gracian s’y mêle à de froides extravagances : au fond, ce ne sont que des jeux d’esprit d’imitation étrangère sur des inventions communes ; des pointes espagnoles ou italiennes parmi des platitudes gauloises. Je n’ai, pour mon compte, aucun chagrin à reconnaître que, poètes ou prosateurs, nous perdons tout à imiter l’étranger, et que nous avons toujours payé du plus pur de notre naturel le tort de copier le tour d’esprit de nos voisins.

§ IV. Conditions et mœurs des poètes de 1627 à 1660. §

La condition des poètes et trop souvent leur caractère étaient conformes à ces habitudes d’esprit. Sauf très peu d’exceptions, ils avaient des mœurs misérables. Voiture, assez homme d’esprit pour se faire respecter, souffrait qu’on le bernât. On sait ce qu’était la berne. L’usage en était venu des Romains, chez qui c’était un passe-temps fort goûté, sous les Césars, de berner les chiens et les ivrognes93. Les Espagnols l’avaient imité des Romains, avec des raffinements ; et nous, nous l’imitions des Espagnols. Le pis, c’est que Voiture berné contait la chose avec des enjolivements à mériter qu’on recommençât 94.

La plupart de ces poètes étaient joueurs, avares, parasites. Le même Voiture jouait avec tant d’ardeur, dit Tallemant des Réaux, qu’il était forcé de changer de chemise toutes les fois qu’il sortait du jeu. Chapelain, comblé de pensions, associait deux ou trois personnes pour leur faire don de sa Pucelle ; il en donnait un exemplaire à la condition de le prêter à tels et tels qu’il désignait. La Calprenède, qui traitait avec son libraire pour un ouvrage en deux ou trois volumes, menaçait de l’allonger jusqu’à trente, pour se faire donner de l’argent. Scarron souffrait que les courtisans de sa femme, depuis madame de Maintenon, portassent chez lui de quoi faire bonne chère. Colletet, « homme de peu de sens, dit le même Tallemant, mais qui aime fort à chopiner », renchérissait sur Scarron, et menait sa femme dîner et coucher en ville. Ménage, qui était nourri chez le cardinal de Retz, y faisait fort indiscrètement manger un laquais. Sorti de chez le cardinal, il y envoyait quérir tous les soirs sa chandelle, et se faisait saigner par le chirurgien de ses domestiques. Faret dans Boileau rime avec cabaret, et il le mérite. Saint-Amant avait les mœurs de Faret.

Un puéril commerce de louanges était la seule amitié qui liât ces poètes entre eux. Il n’était si petit auteur qui ne pût faire imprimer en tête de ses productions, en manière de certificats, des pièces de vers à sa louange, signées des poètes les plus à la mode. Les écrivains de Port-Royal s’émurent de cette prostitution de la louange à cette époque : « : Il y a sujet de s’étonner, est-il dit dans la Logique, qu’on trouve des personnes qui soient si avides de louanges, et qui ramassent avec tant de soin celles qu’on leur donne. Cette complaisance détruit toute la force du langage, les mots n’étant plus les signes de nos jugements, mais d’une civilité tout extérieure qu’on rend à ceux qu’on veut louer, comme pourrait être une révérence. » La peur de la critique était égale au désir d’être loué. On fermait par des louanges la bouche qui pouvait parler, et, pour conjurer la critique, on prodiguait aux lecteurs les caresses dans des préfaces où l’on intéressait leur vanité à la fortune du livre. La réciprocité des louanges était devenue un devoir de civilité ; on en demandait en proportion de ce qu’on en donnait. Personne ne trouva ridicule le neveu de Voiture, Pinchêne, recommandant les œuvres de son oncle à la bienveillance du lecteur, « par la raison, disait-il, qu’on n’avait rien lu de lui qui ne fût à l’avantage de ceux dont il avait parlé95. »

Cette complaisance n’était si grande et si universelle que parce que la vanité était sans bornes. Les anecdotes en abondent ; quelques-unes passent la vraisemblance. Balzac, dans une lettre écrite à Costar sous le pseudonyme de Girard, se faisait envoyer par le roi et la reine, à leur passage à Bordeaux, des ambassadeurs plénipotentiaires, comme au plus grand homme du siècle. Il donnait une édition de ses ouvrages où toutes les lignes finissent par un mot entier, afin qu’aucune hésitation des yeux ne trouble l’attention du lecteur et ne compromette l’effet du discours. Par un raffinement de la même vanité, il parlait des moindres auteurs non moins magnifiquement que de lui-même ; excellent moyen d’en tirer le double. Par exemple, à qui croit-on qu’il écrive ceci : « Votre sujétion est si noble et si glorieuse, que les Muses mêmes et les Grâces voudraient faire ce que vous faites ? » A un certain Pauquet, secrétaire de Costar ! Et il ajoute pour Costar : « Sans doute elles voudraient toujours écrire, s’il voulait toujours dicter. »

Balzac, en louant Costar, savait à quel homme il avait affaire, à quel intérêt il plaçait ses louanges. Ce Costar avait tellement fait de la louange son habitude, qu’il louait le plus souvent sans sujet, persuadé que la louange rapporte toujours à qui la donne. Il n’y avait pas de non dans sa conversation, « de telle sorte, dit plaisamment Tallemant des Réaux, qu’on pouvait lui dire, comme fit un ancien à un approbateur obstiné : « Réponds-moi donc une fois non, afin que l’on puisse reconnaître que nous sommes deux. »

Chapelain n’était pas moins complaisant que Costar. Voiture l’avait appelé l’excuseur de toutes les fautes. Il disait de tout écrit, de quelque main qu’il vînt : « Cela n’est pas méprisable. » C’est ainsi qu’il parvint à tenir suspendu, pendant de longues années, le ridicule qui, au premier cri de guerre de Boileau, fondit sur lui, dissipant cette gloire poétique formée de complaisance, de crédit, d’attentes prolongées, d’un certain art de se faire désirer et de forcer les gens, par des louanges données à leurs vers inédits, à soutenir ses vers imprimés.

Qui ne connaît la vanité de Scudéry, les défis de ses préfaces à ceux qui ne goûteront pas ses vers, ses caresses mêlées de menaces au public ? Cette vanité a survécu à ses livres. Scudéry est le type de la vanité littéraire. Ses complaisances, moins connues, n’étaient pas moindres que sa vanité. Il faut lire les éloges qu’il met au-devant des livres de ses amis. Gare à son épée de garde française, si l’on hésite à les admirer !

Gomberville, le grand ennemi du mot car, enjoignait à tous les faiseurs de comédies de ne point prendre, sans sa permission, des sujets de pièces dans son roman de Polexandre. Il se faisait graver en taille-douce, au frontispice d’une pièce morale, vêtu comme un des sept sages de la Grèce, avec cette traduction gréco-latine de ses nom et prénoms :

THALASSIUS BASILIDES A GOMBERVILLA.

ce qui veut dire :

Marin Leroy de Gomberville.

N’exagérons pas les torts de ces auteurs. Une part en doit revenir à l’époque, aux mœurs générales, qui forçaient le grand Corneille de prostituer ses vers au financier Montauron. Les auteurs faisaient partie de la domesticité des grands seigneurs. On les prenait à gages, la mode ayant remplacé les fous par les beaux esprits, et ils faisaient des vers misérables, des épigrammes, des sonnets, des chansons galantes, pour égayer des gens de grande maison, occupés d’intrigues politiques.

Veut-on voir comment un poète entrait au service d’un grand seigneur ? L’anecdote regarde Chapelain, pourtant la plus haute tête d’alors. M. Arnauld d’Andilly avait fait voir à M. le duc de Longueville les deux premiers livres de la Pucelle. Le duc en fut si charmé qu’il voulut sur-le-champ arrêter M. Chapelain. Mais Chapelain faisait alors partie de l’ambassade de M. de Noailles à Rome. Il se dégage d’auprès de l’ambassadeur, et redevient disponible. M. de Longueville l’apprend : il se fait amener Chapelain, et, après quelque conversation avec lui, il tire d’une cassette un parchemin, demande à Chapelain son nom de baptême, et l’y inscrit. Chapelain rentré chez lui trouve la pièce, et y voit le brevet d’une pension de 2,000 francs à prendre sur tous les biens de M. de Longueville, sans être obligé à quoi que ce fût.

Sarrazin appartenait au même titre au prince de Condé. Il se mêla d’une affaire qui déplaisait à son maître, et il perdit les bonnes grâces du prince, qui le frappa, dit-on, avec des pincettes. L’anecdote, vraie ou fausse, fut crue et répétée, parce qu’elle était vraisemblable.

Telle était la condition des auteurs sous Louis XIII, et pendant la régence d’Anne d’Autriche. Il n’en est plus de même sous Louis XIV. Les auteurs sont au roi, en qui se personnifie l’Etat, et qui leur décerne des pensions à titre de récompenses publiques. Le roi vient au secours du talent sans fortune ; il ne gage plus les successeurs des bouffons de ses ancêtres96.

Il ne faut pas trop s’indigner contre ceux qui par leur conduite et leurs mœurs s’ajustaient à la bassesse de cette condition. J’en fais la remarque pour qu’on ne donne rien à Boileau au-delà de son dû. Si les poètes de la première moitié du siècle étaient seuls responsables de l’état de la poésie, et seuls coupables de leurs propres mœurs, et si Boileau avait seul le mérite du grand art et de la belle conduite qu’il y opposa, il n’y aurait pas de termes pour le louer. Laissons aux deux époques une part dans les fautes des uns et dans le mérite de l’autre, pour blâmer comme pour admirer dans de justes bornes.

§ V. Des obstacles et des secours que trouve Boileau dans sa tâche de législateur de la poésie française. §

Le secours que Boileau reçut de la partie saine du public fut très puissant. En outre, dans le temps qu’il écrivait ses satires, Racine composait, comme pour lui donner raison, Andromaque et Britannicus ; Molière, le Tartufe et le Misanthrope, après les Précieuses ridicules ; La Fontaine, ses pins belles fables. Mais les obstacles qu’il avait à vaincre ne furent pas médiocres.

Ces obstacles venaient à la fois des choses et des personnes.

Il nous est aisé aujourd’hui de séparer le dix-septième siècle en deux moitiés distinctes, et d’y reconnaître deux époques littéraires différentes. Mais vers le milieu de ce siècle les deux moitiés se confondaient en une seule société, et les principaux personnages appartiennent aux deux époques à la fois. Les vieillards de la fin du siècle avaient été les jeunes gens du commencement ; et tels qui, dans les écoles de l’Université ou aux jésuites, avaient appris par cœur les poésies de Ronsard, devaient opposer le préjugé de leurs premières admirations aux doctrines qui les discréditaient. Les plus modérés pouvaient n’être pas contents qu’un jeune homme de vingt-quatre ans prétendît les détromper et leur faire trouver ridicules des vers qu’ils avaient récités ou applaudis dans les compagnies. Le grand Condé, né en 1621 et mort en 1686, avait vu successivement l’hôtel de Rambouillet et Molière. On lui donnait à rire, dans les Femmes savantes, de ce qu‘il avait peut-être goûté chez les Précieuses. Malgré les vives lumières d’esprit dont le loue Bossuet, il osait à peine se prononcer entre les poètes contemporains de sa jeunesse et les nouveaux venus ; et si à une lecture de la Pucelle il avait trouvé les vers « un peu ennuyeux », il n’allait pas jusqu’à ne les point trouver admirables. Mme de Sévigné, cet esprit si naturel, admirait les Précieuses, et quelquefois en était. Elle ne cachait pas ses tendresses pour ce qu’on appelait les vieux. Et qui donc représente plus exactement que le grand Corneille lui-même les deux époques et les deux goûts, le subtil et le grand, la déclamation et le naturel, l’imitation espagnole et le pur génie français ?

Il y avait, d’ailleurs, du bon dans tout ce que Boileau allait attaquer, et peut-être de quoi justifier les anciens attachements. Les Précieuses, en raffinant, ce qui était leur ridicule, avaient souvent rencontré la délicatesse, qui était leur but. Dans ces pièces à Iris, dans ces épigrammes, dans ces saletés même, où il faut bien aller fouiller pour suivre les traces de l’histoire de notre poésie, il y a plus d’un vers heureux, et la langue des successeurs de Ronsard a senti la discipline de Malherbe. Les mêmes hommes qui faisaient de méchantes poésies faisaient de la prose sensée et correcte ; et l’on peut dire qu’au temps du Discours de la méthode et des Provinciales il s’écrivait beaucoup de choses où, sans être ni aussi forte ni aussi passionnée, la prose n’est ni moins exacte, ni moins française. Il résultait de ce mélange du bien et du mal, que, vers 1660, le goût du public était encore incertain, et que le siècle offrait le spectacle d’une nation saine au fond, où la langue de la prose était bonne et la langue poétique mauvaise et artificielle.

Outre ces obstacles de choses, Boileau en trouvait de plus grands dans les personnes.

Des contempteurs de Boileau, peu au fait de l’histoire de notre littérature, ont estimé qu’il n’était ni de bon goût ni généreux d’attaquer des poètes obscurs, et d’entretenir la postérité des ridicules de poètes oubliés. Obscurs et oubliés, oui ; mais à quoi le doit-on, sinon aux doctrines qu’a fait prévaloir Boileau ? Quand il se prit corps à corps avec eux, souvenons-nous qu’il avait vingt-cinq ans, qu’il s’attaquait à des poètes en crédit, que ces poètes étaient tous contre un seul.

Ils étaient puissants par les grands seigneurs qui les avaient à leurs gages. Chapelain, en particulier, l’était par M. de Longueville. Attaquer le domestique, c’était attaquer le maître. Deux hardis critiques97, dit l’abbé d’Olivet, avaient osé chagriner Chapelain : son Mécène prit soin lui-même de faire son apologie. De quelle façon ? en doublant sa pension. Un autre de ses patrons, M. de Montausier, parlait de donner des coups de bâton à l’un et de berner l’autre98.

Puissants comme clients des grands seigneurs, ces poètes ne l’étaient pas moins comme coterie. Ils s’assemblaient tous les samedis chez Mlle de Scudéry. On disait : « Je suis de tous les samedis de Mlle de Scudéry », comme plus tard on devait dire des Marly de Louis XIV : « Je suis de tous les Marly. » Chapelain s’y montrait fort assidu ; il était l’âme de la cabale. On y intriguait contre les nouveaux talents ; on se soutenait, on s’entre-louait, on se concertait, tantôt pour négliger, tantôt pour discréditer tous ceux qui ne cabalaient point, ou dont on n’avait pas peur. Faut-il insister sur ce que devait avoir de puissance, soit pour égarer, soit pour intimider le goût du public, une association de poètes ligués par le danger commun, tenant à tous les grands personnages de la cour, loin d’ailleurs d’être sans mérite, et dont quelques-uns, très médiocres poètes, étaient de fort habiles gens ? Ils avaient la possession, qui est une si grande puissance. Leur coterie durait encore en 1696 ; on les voit cabaler contre le Discours de réception de La Bruyère, et prendre le parti de tous les ridicules flagellés dans son livre.

Enfin, plusieurs d’entre eux étaient puissants par eux-mêmes. N’est-ce point, par exemple, une preuve assez frappante du crédit personnel de Chapelain, qu’à une époque où Descartes et Pascal avaient écrit, où Bossuet se faisait entendre dans la chaire, où Molière, Racine, La Fontaine, Boileau avaient produit quelques-uns de leurs chefs-d’œuvre, le choix de Colbert ait désigné Chapelain pour régler la distribution des libéralités du roi, et tenir la feuille des bénéfices littéraires ? Que dire du chancelier Séguier, qui donne un privilège à la Ménardière pour imprimer une critique de Chapelain, qu’il n’aimait pas, et, sur la réclamation de Chapelain, retire ce privilège et déclare qu’on le lui a surpris ? Attaquer Chapelain, c’était presque un délit contre l’ordre public. Des comédiens de Clermont l’avaient joué sur le théâtre ; ils furent réprimandés99.

Voilà en quel crédit étaient ces poètes « obscurs » pour qui se sont attendris les contempteurs de Boileau. Ils avaient tout ce qui donne la force dans ce monde : ils étaient puissants par leurs patrons, par ces sots de qualité dont parle Boileau100, lesquels peuvent impunément juger de travers ; ils l’étaient par leur ligue même, par la vogue qui faisait prospérer leurs vers et suscitait, en dix-huit mois, six éditions du premier tome de la Pucelle ; par le roi, qui prenait Chapelain pour distributeur de ses munificences, et qui pensait à le donner pour précepteur au dauphin ; par la cour, où ils avaient la protection de tout ce qui y tenait un rang ; par la ville, où l’on ne s’avisait guère d’avoir d’autres admirations qu’à la cour. Celui qui leur déclara la guerre était le fils d’un greffier, sans autre appui que ses vingt-quatre ans, et cette haine que lui avait inspirée, dès quinze ans, tout sot livre. Ce jeune homme osa blâmer les bienfaits du roi, et indirectement Colbert, qui en avait confié la distribution à Chapelain ; il prit la défense du public sensé, qui se taisait, contre le public de la mode, qui parlait par toutes les voix ; il plaida, selon ses paroles, la cause de la raison contre la rime, c’est-à-dire de l’esprit français contre une mauvaise école de poésie, et il la gagna.

Aujourd’hui que le danger est passé, il est commode de le croire moins sérieux qu’il n’a été. Mais rappelons-nous ce qu’il y avait à craindre. La prose aurait pu ne pas sauver la poésie, l’une n’étant point sous l’empire de la mode qui faisait toute la valeur de l’autre, et la prose n’étant pas jugée assez noble pour donner des exemples à la poésie101.

Les sublimes beautés du grand Corneille n’avaient pu le garder lui-même de ses fautes, parce que ses fautes lui venaient de la mode ; comment en auraient-elles gardé le goût du public ? Le respect même pour sa gloire trompait les plus habiles : témoin La Bruyère, qui, dans le jugement qu’il en a porté, met Œdipe sur le même rang que les Horaces. Molière n’avait pas encore fait de beaux vers ; il en avait fait beaucoup d’agréables, et sa prose, plus saine que ses premiers vers, ne promettait pas l’incomparable poésie du Misanthrope.

Rien n’était assuré. Les souvenirs et les habitudes prévalaient sur les écrits nouveaux. Le Cid n’avait nullement dégoûté des vers de Scudéry et de Chapelain. On mettait le père Lemoine au même rang que Virgile. Racine débutait par des madrigaux ; il prenait Chapelain, « qui enfin avait de l’esprit », dit le cardinal de Retz, pour juge de ses premiers vers ; il disait : « Voici le jugement de M. Chapelain, que je rapporterai comme le texte de l’Evangile, sans y rien changer. » Qui peut dire qu’il n’eût pas continué à s’affadir ou à raffiner, dans ce style dont il apostrophait ainsi l’Aurore :

Et toi, fille du jour, qui nais avant ton père…

Molière résistait presque à composer le Tartufe et

dans la bouche de Chapelain, dans la comédie des Académistes  :
La prose est trop facile, et son bas naturel
N’a rien qui puisse rendre un auteur immortel.

le Misanthrope, faute de temps, disait-il, pour faire des vers travaillés. Ne pouvait-il pas être tenté par la gloire, plus commode, des deux mille pièces de Lope de Vega ? La Fontaine, si supérieur dans les fables qu’il avait faites difficilement, d’après la nouvelle discipline, pouvait s’en tenir au genre facile et aimable, dans lequel il donnait quittance à Fouquet des quartiers de sa pension, et continuer de haïr le travail. Tout autour de Boileau, l’admiration publique se portait sur d’autres que ses amis. Mme de Sévigné s’obstinait à ne pas admirer Racine et à admirer Mlle de Scudéry, dont les livres lui plaisaient, disait-elle, par-dessus tout.

Même après les Satires, même après les Précieuses ridicules et les Femmes savantes, en 1672, un personnage de marque écrivait à Mlle de Scudéry : « L’occupation de mon automne est la lecture de Cyrus, de Clélie et dû Ibrahim. » Ce personnage était un évêque et un prédicateur de talent, Mascaron. « Je vous avoue, écrivait-il à la même, que dans les sermons que je prépare pour la cour, vous serez très souvent à côté de saint Augustin et de saint Bernard. » Chargé de l’oraison funèbre de Turenne, il priait Mlle de Scudéry de lui dire de quelle façon elle s’y prendrait si elle avait à traiter ce sujet. C’est peu encore. Des hommes d’affaires, en correspondance directe avec Louis XIV, qui avaient pu jouir de la conversation de cet esprit si droit, si naturel, donnaient, comme Mascaron, dans le galant de Cyrus et de Clélie.

Un neveu du grand Arnauld, le principal négociateur de la fameuse ligne du Nord en 1671, un homme que Louis XIV mandait de Suède, où il était ambassadeur, pour le mettre à la place de M. de Lyonne, M. de Pompone enfin, échangeant son nom contre celui de Célidamant, écrivait de Stockholm à M. Duplessis-Guénégaud, transformé en Alcandre, les fadeurs que voici102 :

« Je ne vous dis point, mon cher Alcandre, la « joie que me donne le souvenir de nos Nymphes et de nos Tritons ; s’il a souvent adouci l’exil de vos montagnes, il fait aujourd’hui ma consolation au milieu des neiges et des glaces de la Suède, et ne peut pas moins contre le chagrin du Nord que contre celui des Pyrénées. L’amitié de la Brévone remplit en tous lieux le cœur de ses habitants…, et un Triton, qui y a été nourri comme moi, soupire pour son aimable cœur. Quoique je nage en pleine eau, comme vous voyez, et qu’après avoir traversé les plus beaux fleuves d’Allemagne, j’aie presque aujourd’hui toute la mer Baltique pour me promener, je me trouve loin de la Brévone comme un vrai poisson hors de l’eau ; car, de nous autres Tritons à un poisson, il y a peu de différence… Vous croyez bien que pas une des Muses n’a voulu me faire compagnie dans le Nord, et que des demoiselles nourries au doux climat de la Grèce ne s’embarquent pas volontiers pour la mer Glaciale… Les intérêts du Nord, de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la Hollande sont les plus galantes choses dont je m’entretienne. Peut-être serai-je assez heureux pour reprendre bientôt le langage de la cour d’Amalthée ; et c’est en celui de l’amitié, que l’on y parle mieux qu’en lieu du monde, ou plutôt que l’on ne parle que là, que je vous assure que nul Triton n’est si inviolablement acquis que moi à toutes les Nymphes et à tous les Tritons de la Brévone.

« Célidamant.   »

On sent à quel point les écrivains devaient être dupes d’un tour d’esprit auquel les ministres et les politiques payaient tribut. Je ne m’étonne pas que ce qui faisait l’amusement de M. de Pompone fût, par exemple, l’unique profession de Benserade. Les esprits médiocres, qui ne sont que les esclaves de la mode, s’y jetaient sans réserve, et vivaient de cette fumée ; les hommes de génie, tant le succès leur est nécessaire, l’auraient cherché dans le galant plutôt que de s’en passer. Témoin les premiers écrits des Molière, des Racine, des La Fontaine, des Sévigné, où la critique a trouvé des traces du galant, et qui purent hésiter un jour, jour de grand péril, entre le tour d’esprit d’une époque et le génie même de la nation, dont chacun d’eux était un admirable type.

Le culte de Ronsard avait encore des fidèles.

« Rendons grâce à la Providence, écrivait, après l’Art poétique, le sieur de Lerac (anagramme de Carel) d’avoir donné à la France cet écrivain incomparable. L’antiquité latine ni la grecque n’a point produit d’homme plus né qu’il était pour la poésie. » Et ailleurs : « Il produisait des images sans nombre sur toutes sortes de sujets… Vous trouvez en lui Pindare, Horace, Callimaque, Anacréon, Théocrite, Virgile, et Homère. » Et ailleurs : « Tandis que notre langue durera, il sera en vénération aux personnes de capacité, et qui ne sont point touchées d’envie. » Ce Carel qualifiait de blasphèmes les critiques que Boileau fait de Ronsard103. Il s’imprimait des extraits d’auteurs où Molière figurait à côté de Scudéry et de Gomberville, et des livres portant ce titre : « Décret d’un cœur infidèle, suivi de l’état et de l’inventaire des meubles d’un cœur volage, et tordre de la distribution qui en fut faite. »

Je ne conteste pas la maxime qu’il ne faut disputer ni des genres ni des goûts. Il est pourtant certaines productions littéraires qui ont eu leur jour, et dont il est impossible de dire ni à quel genre elles appartiennent, ni quels goûts ont pu s’en accommoder. Tel est Dom Japhet d’Arménie, pièce en vers, un moment célèbre, que l’indulgence des histoires littéraires appelle une comédie, et la plus comique des pièces de Scarron. Bien loin d’être une comédie, à peine est-ce une farce, surtout pour qui se rappelle la gaieté fine et les grâces naïves de la Farce de Patelin. Il n’y faut voir qu’une bouffonnerie sans invention, sans style, où manque même le gros sel pour tenir lieu d’esprit, et que, faute de termes entre le mauvais et le pire, on ne peut pas juger par comparaison.

Cependant Dom Japhet d’Arménie, composé et probablement représenté en 1653, se jouait encore en 1665, et comme on dit, en style de théâtre, faisait plus d’argent que Cinna104. Ni l’École des maris qui date de 1661, ni l’École des femmes, représentée l’année suivante, ni le progrès du goût qui ne laissait pas à Molière le temps d’achever le Tartufe, et qui lui en arrachait des mains les trois premiers actes, pour les faire jouer en 1664, rien n’avait réussi à chasser Dom Japhet du répertoire. Il restait encore un parterre que Corneille et Molière n’avaient pas guéri de Scarron. Il y eut tel spectacle, composé de Dom Japhet et des Précieuses ridicules, où le plus gros de la recette ne venait pas de la pièce de Molière, et les mêmes spectateurs, après avoir ri à Dom Japhet, riaient de plus belle aux Précieuses ridicules, sans se douter qu’ils se moquaient de leur mauvais goût105.

A l’époque, où parut Boileau, les forces se balançaient, ou, s’il y avait avantage quelque part, c’était plutôt du côté du tour d’esprit personnifié dans les poètes en possession, que du côté du génie national s’annonçant par des nouveautés et par des auteurs de trente ans. La république des lettres en France pouvait alors se comparer à un État où deux partis, à peu près d’égale force, se disputent le gouvernement. Qu’un caractère, un talent s’y produise, voilà l’un des partis qui devient le maître, et l’État est assuré. Ainsi pour les lettres, entre le tour d’esprit du moment et le génie national, Boileau se range du côté du génie national et lui donne l’empire.

Je ne doute pas que ce génie ne l’eût emporté à la fin par ses propres forces, tout comme je ne doute pas que, sans Richelieu et Louis XIV, la France ne se fût à la fin tirée de l’anarchie et n’eût conquis son unité politique. Mais de même que ce grand résultat se serait accompli plus lentement, avec plus d’alternatives et de sacrifices, si la Providence n’eût fait naître à propos Richelieu pour le préparer, et Louis XIV pour le consommer ; de même, si Boileau ne fût venu à temps faire cesser l’hésitation de tout un siècle, les destinées de la poésie française n’eussent pas été si tôt ni si complètement assurées. Sans l’aiguillon de Boileau, Molière et Racine risquaient de s’égarer, ou de ne pas remplir tout leur génie, Molière en s’en tenant à la comédie bourgeoise ou d’intrigue, Racine en raffinant sur la tendresse, où le portait sa nature délicate et passionnée, tous les deux en n’acceptant pas dans toute sa rigueur la loi, imposée par l’Art poétique, de faire difficilement des vers faciles.

Il faut songer à l’influence qu’un esprit excellent, ferme, sans complaisance, supérieur par la raison, peut exercer même sur des hommes qui le surpassent par l’étendue et la fécondité du génie. Le dix-septième siècle venait d’en donner un exemple éclatant. L’influence du grand Arnauld sur Pascal, sur Racine, sur La Fontaine, qui songeait naïvement à lui faire hommage de ses Contes, sur Boileau lui-même, que cette influence aida et soutint, n’explique-t-elle pas celle que Boileau allait exercer, à son tour, sur ses illustres amis, esprits plus rares, génies plus heureux, qui lui fournissaient les types d’après lesquels il traçait ses règles ?

Toutes les facultés, toutes les forces du génie, et, si je puis parler ainsi, la matière d’un grand siècle littéraire, existaient en France avant Boileau ; de même, avant Louis XIV, dans la France victorieuse de l’Espagne et de la féodalité, il y avait la matière d’une grande nation. Mais comme il fallait un Louis XIV pour organiser cette nation, et lui apprendre tout ce dont elle était capable, de même il fallait un Boileau pour diriger toutes ces facultés, discipliner toutes ces forces, et faire voir à la France une image éclatante de son génie dans les lettres.

§ VI. Caractère et tour d’esprit de Boileau. §

On peut le dire de Boileau, avec non moins de raison que de Malherbe : personne n’était plus propre à la dictature qu’il allait exercer sur la poésie. Il possédait toutes les qualités opposées aux défauts qu’il avait à corriger ; c’étaient comme autant d’armes appropriées à tous les genres de combat qu’il allait livrer.

Parmi tant de gens qui s’ignorent, qui font des vers sans inspiration, qui se passionnent à froid pour une maîtresse imaginaire, le premier, Boileau, se connaît, ne fait des vers que sur ce qui le touche, ne chante pas les maîtresses qu’il n’a pas, rompt avec le galant, tire sa poésie de son cœur et de sa raison. Il s’en est rendu témoignage dans l’épître où, traçant son portrait avec cette candeur « qui a fait tous ses vices », il rappelle le temps où son esprit

A tout le genre humain sut faire le procès,
Et s’attaqua lui-même avec tant de succès.

Comment s’attaquer sans se connaître ? S’il a cherché en ses écrits « la seule vérité », il ne l’a point évitée, quand elle lui était contraire. C’est ainsi qu’il s’avoue :

Ami de la vertu plutôt que vertueux.

Beau vers, qu’il s’applaudissait beaucoup d’avoir fait, dit un de ses biographes, moins sans doute pour le mérite du vers que pour la justesse du trait ; moins en poète charmé de son art qu’en homme sincère qui se peint tel qu’il est. Je suis pourtant plus touché de l’hémistiche qui précède :

…. très peu voluptueux.

Le premier aveu était facile ; il coûtait peu à l’amour-propre. En un temps surtout ou la vertu était la perfection chrétienne, qui eût osé se dire vertueux ? Mais le second aveu demandait du courage. Quand la mode voulait qu’on brûlât de quelque belle passion, quand l’exemple en venait de la cour, ce n’était pas d’une vertu ordinaire de s’avouer peu sensible à l’amour. Il n’est aucun temps où un tel effort ne soit violent pour l’amour-propre, et où le ridicule qui s’attache à l’indifférence sur ce point n’empêche un homme, non seulement de la confesser aux autres, mais de se l’avouer à lui-même. Je n’en admire que plus Boileau d’avoir fait cet effort, et d’avoir pu le faire sans prêter à rire. Il n’y fallait pas moins de vertu que de talent.

On sait par cœur les vers charmants où il se moque de toutes ces galanteries de tête, le lieu commun universel de la poésie d’alors :

Faudra-t-il, de sang-froid et sans être amoureux,
Pour quelque Iris en l’air faire le langoureux,
Lui prodiguer les noms de Soleil et d’Aurore,
Et, toujours bien mangeant, mourir par métaphore ?

Il y avait pourtant payé tribut. Quel auteur n’est tout d’abord touché par la mode et enlevé quelque temps à sa propre nature ? C’est par l’imagination que nous commençons à voir les choses, et par l’imitation que nous commençons à écrire. Les meilleurs n’échappent pas à cette condition. « J’ai une espèce de confusion, écrit Boileau à M. le Verrier, d’avoir employé quelques heures à faire des vers d’amourette, et d’être tombé moi-même dans le ridicule dont j’accuse les autres. » Voilà donc un homme qui se connaît, et un poète qui n’est que cet homme-là se faisant voir dans ses vers106 ! Seulement, c’est en satirique que Boileau confesse ce qui lui manque. Il voulait bien se reconnaître peu propre à la poésie amoureuse, pourvu que cet aveu tournât contre ceux qui s’y livraient sans génie.

Cette disposition d’esprit et cette humeur semblaient faire de Boileau l’ennemi naturel de ces riens galants, de ce grand fin, de ce fin des choses, de ce fin du fin, après lequel couraient tous les poètes de l’époque ; mais il s’en faut qu’elles l’aient rendu indifférent au langage de l’amour véritable. Nul, avant lui ni mieux que lui, n’en reconnut l’accent dans Andromaque et dans Phèdre, et les charmantes douceurs des vers de Racine n’eurent pas d’admirateur plus ému que le critique de Pradon La même disposition le tourna contre cette licence grossière qui salissait tous les recueils de poésie du temps. Le licencieux était le seul naturel de ces poètes, comme les subtilités du galant étaient tout leur art. Boileau, en frappant le galant de ridicule, atteignit le licencieux du même coup. Je sais bien qu’on n’a pas cessé depuis lors de faire des vers licencieux, qu’on en fit même sous ses yeux et, pour ainsi dire, sous sa férule ; mais il était fort différent que le licencieux ne fût que le travers secret de certains poètes, ou qu’il continuât d’être un genre à la mode qu’on pouvait cultiver sans s’en cacher. Boileau n’aida pas peu à faire faire cette différence, et à rétablir dans les écrits non la pudeur qui s’effarouche de la vérité, mais celle qui, acceptant ce qu’il y a dommage à ignorer, veut ignorer tout ce qu’il y a dommage à apprendre107.

La connaissance qu’il eut de la nature de son esprit m’explique l’infaillibilité de ses jugements sur ses contemporains. Quiconque se fait illusion sur son esprit s’exagère ou rabaisse l’esprit des autres. L’erreur où il est sur lui-même le suit dans ses jugements sur les personnes ; car l’erreur sur nous-mêmes venant de notre vanité, l’erreur sur les autres vient de l’intérêt qu’elle peut avoir à les grandir ou à les rabaisser. Pradon ne jugeait si mal que parce qu’il se connaissait plus mal encore. Il est tout simple que, s’étant cru capable de faire une tragédie, et de disputer le prix à Racine, il ait dit de son rival, en parodiant un vers de Boileau108 :

Si je veux exprimer une muse divine,
La raison dit Corneille, et la rime Racine.

Il est tout simple qu’il mît Regnier au-dessus de Boileau, et qu’il contestât le don de l’observation à Molière, prétendant qu’avant lui on ne connaissait ni marquis ni précieuses109. De même, avant Boileau qui donc connaissait de méchants poètes ? Ces marquis et ces méchants poètes, qu’était-ce que de vains fantômes créés par des imaginations malfaisantes ? Ainsi tous ces poètes étaient les jouets de leur vanité. S’ils s’admirent si fort, c’est qu’ils se mesurent aux louanges dont ils se payent entre eux.

Boileau ne craignit pas de se voir tel qu’il était, ou plutôt il eut assez de génie pour être vrai avec lui-même ; c’est pour cela qu’il fut si bon juge des autres.

L’histoire des littératures n’offre peut-être pas un second exemple d’une telle sûreté de jugement dans un auteur qui apprécie les ouvrages d’esprit de son époque. Rien ne troubla la main qui pesait ainsi les réputations contemporaines. Ni l’influence des personnes, ni la mode qui prévalait au moment où ces ouvrages avaient vu le jour, ni aucun intérêt de vanité, rien ne fit hésiter Boileau. La raison d’un contemporain fut aussi infaillible que la raison des siècles, laquelle met toute chose à sa place et tout homme à son rang. Boileau a dit avant nous de Molière qu’il est le plus grand poète du siècle de Louis XIV ; de Pascal, qu’il en est le prosateur le plus achevé ; d’Athalie, que c’est le chef-d’œuvre de Racine. Il parlait ainsi de Molière alors qu’on imprimait des recueils de poésie où Molière figurait à côté des Gomberville, des d’Urfé, des Benserade, des Scudéry, au même titre d’auteur célèbre du temps ; de Pascal, malgré la défaveur du jansénisme, qui rendait suspectes les Lettres provinciales ; d’Athalie, malgré le doute de Racine, qui fut près de se faire un tort de la froideur du public pour ce chef-d’œuvre. Quant aux auteurs qu’il a critiqués, que n’a-t-on pas fait pour les relever de ses arrêts ? Un seul a-t-il été cassé ? Est-ce pour Quinault qu’on donnerait un démenti à Boileau ? Ne sait-on pas d’ailleurs que les épigrammes de Boileau s’adressent à certaines tragédies de ce poète, dont le succès troubla la vieillesse du grand Corneille, et que n’ont pas rachetées quelques beaux vers d’opéra, auxquels Boileau a rendu justice110?

La connaissance de lui-même, en le délivrant de la vanité, l’avait soustrait à la double servitude des écrivains qui s’ignorent : l’influence des personnes, et le tour d’imagination du moment. Comme il n’eut aucun intérêt de vanité soit à élever les uns, soit à dénigrer les autres, ses jugements sont demeurés. On a si peu suspecté ses critiques de vanité, que, pour y trouver à reprendre, il a fallu l’accuser d’en avoir montré trop peu en triomphant si haut d’adversaires si au-dessous de lui. Pour ses éloges, il ne les gâta point par cet excès qui prouve que, dans nos admirations, c’est notre propre goût que nous admirons. Les éloges que Boileau donne à ses illustres amis sont l’effet d’une affection solide et raisonnée ; c’est celle que doit inspirer le beau ; c’est de cette façon qu’admire la postérité.

Le caractère de Boileau, la dignité de sa vie, ne rendirent pas moins méprisables les mœurs des poètes contemporains, que ses satires n’avaient rendu leurs vers ridicules. Au milieu de ces joueurs, de ces cupides, de ces avares, il eut les mœurs des solitaires de Port-Royal, avec l’enjouement et la facilité de la vie civile. En recevant les dons du roi, depuis que le roi était devenu l’État, il n’aliéna pas son droit de dire la vérité, même au roi111. J’ajoute que se trouvant assez payé de ses ouvrages par les nobles libéralités de Louis XIV, il en abandonnait le profit au public. Quand Boileau écrivait :

Je sais qu’un noble auteur peut sans honte et sans crime
Tirer de son travail un tribut légitime,

c’était une justification délicate de Racine, forcé, par ses nécessités domestiques, de vendre ses ouvrages ; pour Boileau, il donnait les siens. Il achetait la bibliothèque de Patru, et lui en laissait la jouissance sa vie durant. Il appelait les dons du roi sur Corneille, vieux et pauvre. Le plus beau vers qu’ait écrit Boileau, parmi tant de vers faits de génie, comme dit La Bruyère, a été inspiré au poète par l’homme, au génie par la vertu ; c’est celui-ci :

Le vers se sent toujours des bassesses du cœur.

Ne craignons pas d’accorder aux censeurs de Boileau qu’il lui a manqué, outre l’imagination qui crée les événements pour l’épopée et les caractères pour le théâtre, la sensibilité qui sait faire parler les passions. L’imagination dans Boileau n’est que la faculté de recevoir des impressions très fortes des vérités morales et littéraires, ainsi que des ridicules ; elle éclate dans les détails plutôt que dans les plans, qui ne sont que des développements logiques ornés d’une main habile. A la différence de Racine, où il y a tant à admirer, même quand on en ôte les vers, dans Boileau, les vers ôtés, on sent une certaine faiblesse de conception.

Pour la sensibilité de Boileau, pourquoi nierait-on ce qu’il n’a caché ni à lui-même ni au public ? Certes il ne sent pas comme Virgile, comme Molière, comme Racine. Mais s’il n’eut pas cette force de sympathie qui communique au poète toutes les passions qu’il peint, et qui lui révèle le secret de ces larmes des choses112 dont parle Virgile, il connut la sensibilité de l’homme de Térence : rien de ce qui est de l’homme ne lui fut étranger. C’est la sensibilité du juge connaissant les passions humaines, moins pour en avoir éprouvé tous les effets que par la lumière de la raison, qui lui en montre le germe dans son propre fond, et le fait compatir aux misères dont il s’est gardé lui-même.

Ce qui n’a pas manqué à Boileau, en aucun endroit de ses écrits, c’est la faculté souveraine en toutes les choses de la vie, comme en tous les ouvrages de l’esprit, c’est la raison. Aucun poète de son temps n’en avait reçu le don plus pleinement ; nouvelle preuve qu’une loi préside à la diversité des talents, et les approprie, selon les temps et les lieux, aux besoins de l’esprit humain. C’était à d’autres à donner les grands exemples de l’imagination qui crée les types, et de la sensibilité qui fait parler les cœurs. Boileau avait à établir des règles, à fixer des esprits incertains, à réparer la poésie, à relever la condition morale du poète ; il avait à remplir la tâche de législateur du Parnasse, titre qui lui fut déféré par son siècle, tant on y croyait une législation nécessaire pour régler et pour assurer l’art d’écrire en vers ! Nul ne convenait mieux à cet emploi qu’un poète chez lequel dominait la raison. Aussi bien, la raison dans Boileau n’est pas la raison d’un géomètre ; c’est celle d’un homme qui sent en poète ce qu’il enseigne en théoricien.

§ VII. Principes de sa poétique. §

La raison est l’âme des écrits, le vrai en est l’unique objet : telle fut la doctrine fondamentale de Boileau ; c’est la loi mère de toutes les autres, lesquelles ne sont que des manières diverses d’appliquer la raison à la diversité des genres, et de rechercher le vrai qui convient à chacun. Il l’a gravée dans des vers devenus proverbes :

Aimez donc la raison ; que toujours vos écrits
Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix…
Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.

Le mot seul est à la fois la limite et la sanction du précepte. Hors de la raison il n’y a ni lustre ni prix, c’est-à-dire ni forme ni fond ; hors du vrai il n’y a pas de beau. Ces vers, que chacun de nous sait par cœur, que l’usage a rendus communs sans les rendre vulgaires, paraissaient inouïs aux contemporains de Boileau, et aux poètes qui ne se sentaient pas en règle sur ce point. Pradon, qui qualifiait Boileau d’Attila badaud, ne lui reproche-t-il pas de parler toujours « à tort et à travers de bon sens et de raison, refrain de sa morale de campagne113 ? » C’étaient en effet des maximes inconnues jusque-là. Malherbe les avait pressenties, et il paraît bien, par ses critiques de détail, que ce qu’il avait en vue, c’est la raison sous la forme du vrai. Mais il n’en eut pas d’images aussi claires que Boileau. Ni la chose ni le mot ne s’en trouvent dans ses notes critiques. Outre la difficulté, même pour un esprit supérieur, de voir toute la portée de ses pensées, et, pour un réformateur, de connaître et d’exprimer d’avance toutes les conséquences de sa réforme, Malherbe n’était-il pas sous l’empire de l’ancien préjugé qui faisait de la poésie un art agréable plutôt qu’utile ? Il lui est arrivé de dire qu’un bon poète n’est pas plus nécessaire à la république qu’un bon joueur de flûte.

En quoi donc la poésie est-elle moins utile aux hommes que la morale et la philosophie ? A quel titre l’empêcherait-on de chercher, comme la morale et la philosophie, le vrai par la raison ? Après avoir été dans notre pays un art frivole, dont les difficultés donnaient un prix de convention à des galanteries, à un vain badinage d’esprit, n’était-il pas temps qu’elle prît enfin son rang parmi les productions de l’esprit qui prétendent à l’empire des âmes, et qu’elle demandât cet empire aux seules choses qui le donnent, la raison et le vrai ? Voilà ce qu’avait pu soupçonner Malherbe et ce que consacra Boileau. Il est juste d’y reconnaître l’influence de Descartes, le père de l’art de penser, qui n’est que l’art de choisir, parmi ses pensées, celles qui ont la marque du vrai, reconnue par la raison ; mais il fut glorieux pour Boileau d’introduire dans la poésie l’esprit du Discours de la méthode. Ce jour-là il n’y eut plus d’un côté des penseurs, et de l’autre des poètes : le poète fut le plus divin des penseurs.

Ces doctrines ne plaisaient guère au plus fougueux des ennemis de Boileau, le « sieur Carel de Sainte-Garde. » Il trouvait tout cela bourgeois, comparé à la poésie des ruelles, à la poésie gagée par les grands seigneurs, au galant, qu’il continuait de défendre contre Boileau. Il lui a même donné quelque part l’épithète de bourgeois. Après une réflexion qu’il estime sans réplique, « Le bourgeois, dit-il, n’y prendra pas garde114. » Je ne trouve pas le mot si malheureux, pour être de l’auteur de Childebrand. Oui, bourgeois ; et pourquoi pas ? C’était en effet la poésie bourgeoise dont le règne commençait ; c’était la poésie de cette classe éclairée et indépendante qui s’était formée au seizième siècle, entre les grands seigneurs et le peuple, et qui prend si hautement parti, dans la Ménippée, pour la royauté contre la féodalité, pour la nation contre l’étranger. Alors elle était une classe, aujourd’hui elle est la nation. Boileau reconnaissait les premiers traits de cette poésie dans Villon, au grand scandale de Sainte-Garde, indigné qu’il fît cet honneur « à un voleur de nuit, dit-il, lequel non seulement tirait la laine, mais perçait les maisons et montait aux fenêtres avec des échelles de corde. » N’eût-il pas été plus juste, plus séant, de faire descendre la poésie française « de Thibaut, comte de Champagne, le chaste amant de la reine Blanche, voire d’Octavien de Saint-Gelais, évêque d’Angoulême, de la noble maison de Lusignan115 ? » De même, pour personnifier le progrès de la poésie française après Villon, quel goût d’aller choisir Marot, cet autre poète bourgeois, un Villon avec des inclinations plus honnêtes, au lieu de Guillaume de Salluste, seigneur de Dubartas !

Ce reproche de bourgeoisie, que Sainte-Garde faisait à Boileau, a été renouvelé par d’autres grands seigneurs de la souche des Sainte-Garde et des Pradon. Mais les premiers l’entendaient surtout de son mépris pour la poésie chère aux grands, laquelle leur paraissait noble, parce qu’elle avait des nobles pour patrons ; les seconds l’ont entendu, comme Marmontel, d’un prétendu défaut d’élévation et d’étendue.

Quoi donc ? est-ce que la raison dans Boileau serait d’une autre sorte que la raison générale ? Est-elle assujettie à quelque système, ou circonscrite à de certains genres d’écrire ? Lequel a-t-elle exclu ? Boileau a-t-il seulement exprimé une préférence pour le genre dans lequel il excellait ? Quelle est la poésie si haute, si passionnée ou si rare, qu’ait proscrite cette libre raison ?

Est-il vrai que Boileau ait parlé froidement de la passion ? Voici des vers où il la recommande au poète, en même temps qu’il en peint avec une brièveté admirable les principaux effets :

Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue116 .

A-t-il interdit au poète les inspirations de l’amour, lui qui admet l’amour le moins honnête, pourvu qu’il soit exprimé chastement ; lui qui en conseille la peinture comme la route la plus sûre pour aller au cœur117 lui qui décide qu’il faut être amoureux pour bien exprimer l’amour118?

Le conseil qui suit vous paraît-il d’un moraliste étroit :

…. Aux grands cœurs donnez quelques faiblesses,

Si l’on regarde la variété des genres, Boileau en a-t-il borné le nombre, lui qui admet quelques genres morts avec le vieil esprit gaulois ? Le rondeau, la ballade, le madrigal n’existent plus que dans l’Art poétique119.

Aurait-il du moins exclu le roman ? Loin de là, il lui donne des privilèges120.

Il convie les auteurs à l’invention, cet homme qu’on a accusé d’avoir voulu borner la puissance de l’esprit humain121 il leur ouvre tous les trésors et toutes les libertés du style122, ce poète dont on fait un grammairien timide, blâmant en autrui les hardiesses où son esprit ne pouvait s’élever. A la vérité, invention, genres, style, il veut que tout se subordonne à la raison.

Mais qu’est-ce donc que la raison ? Boileau s’est bien gardé de la définir. Il ne l’eût pas définie assez clairement pour les gens qui en manquent, et il savait que les bons esprits la sentent assez pour n’avoir pas besoin qu’on la leur définisse. Quand je fais appel à la raison d’un homme de bonne foi qui s’est trompé, ou qui a fait une faute, je ne la lui définis pas, car je sais qu’elle lui parle en même temps que moi, et qu’elle s’est déjà mise de mon côté. J’offenserais même cet homme, au lieu de le ramener, si je prétendais découvrir en lui sa raison. Tout ce qu’il peut supporter de moi, c’est que je l’aide à voir ce qui n’y est pas conforme. A cela se borne Boileau. Par tout ce qu’il défend au nom de la raison, on reconnaît qu’il s’agit toujours de ce sens de l’humain, par lequel non seulement rien de ce qui est de l’homme ne nous est étranger, mais tout ce qui n’est pas de l’homme nous choque.

Quelque chose donc que vous écriviez, il faut que ma raison en soit d’accord. Si, dans la peinture des passions, vous allez au-delà, non de celles que j’ai pu connaître, car je ne réduis pas le vrai à mon expérience personnelle, mais de celles que je puis concevoir, ma raison ne vous suivra pas. Elle résistera à vos fictions, si vous y excédez la vraisemblance ; elle sera offensée de votre langage si vous sortez non du mien, qui est sans doute trop humble pour exprimer les conceptions de l’art, mais de celui que je tiens pour bon et pour mien, parce qu’il exprime en perfection des choses conformes à ma raison.

L’objet de la raison, comme l’entend Boileau, n’est point une sorte de vrai ; c’est tout ce qui est vrai. C’est à la fois le vrai du devoir et le vrai du fait ; le vrai de Pascal, comme celui de Montaigne. Seulement Boileau veut, et qui l’en blâmerait ? que ce que nous connaissons serve à nous conduire, et que de la peinture de ce qui se fait il sorte toujours quelque enseignement sur ce qui doit se faire. Il invite le poète à chercher la passion au fond du cœur ; il fait plus, il veut que pour la bien exprimer on l’éprouve ; mais c’est sous la réserve qu’en s’y intéressant, le lecteur ou l’auditeur la condamne.

Didon a beau gémir et m’étaler ses charmes,
Je condamne sa faute en partageant ses larmes.

S’il conseille la peinture de l’amour, c’est à la condition que cette passion, souvent combattue de remords,

Paraisse une faiblesse et non une vertu.

Mais cette condition, loin de borner le vrai, n’en fait-elle pas elle-même partie ? Quand nous sommes témoins des effets d’une passion violente, le jugement que nous en portons n’est-il pas mêlé de blâme et de pitié ? Que dis-je ? quand nous sommes nous-mêmes sous le joug de la passion, ne nous jugeons-nous pas tour à tour avec complaisance et sévérité, et ne sommes-nous pas tout aussi près de nous la reprocher comme une faiblesse, que de nous en faire honneur comme d’une vertu ?

Ces principes de la raison et du vrai, Boileau les applique aux genres dont les règles particulières ne sont que les conditions imposées à chaque genre pour être conforme à la raison. Boileau n’a raffiné sur aucun ; il les caractérise sommairement, tantôt par leurs limites, tantôt par la disposition d’esprit à laquelle ils répondent, faisant voir par là qu’ils sont moins des cadres arbitraires, consacrés par leur antiquité, que les convenances mêmes de notre esprit. Quand le poète mêle les genres et confond leurs limites, il fait pis que violer une règle de la poétique, il contrarie notre nature, qui n’a jamais au même moment deux dispositions contradictoires, et qui ne supporte pas l’écrivain qui veut lui faire cette violence.

La raison pour chaque genre, consiste à se conformer à la disposition d’esprit particulière qui y répond ; le vrai, c’est tout ce qui est conforme à cette disposition. On l’a si bien senti, qu’il est d’usage de dire : la vérité des genres. Or, qu’entend-on par là, sinon la conformité de ces genres, ou de la manière dont ils sont traités, avec la disposition que nous y apportons ? Quand je vois ou lis un poème dramatique, ce que j’y veux trouver, c’est la ressemblance avec la vie ; tout ce qui n’y est pas marqué de cette ressemblance, je le juge hors de la vérité du genre. Qu’on me donne à lire une ode, je m’attends à quelque chant sublime ou gracieux ; si l’inhabileté du poète me jette dans quelque récit, ou me détourne vers des idées satiriques, il mécontente ma disposition lyrique, sans contenter la disposition que je prête soit à l’épopée, soit à la satire.

Le poète n’est pas si maître de nos âmes que le lui disent ses flatteurs : l’empire appartient à celui qui connaît toutes les avenues de notre esprit, non à celui qui les évite ou qui les confond.

Boileau n’entre pas dans cette métaphysique des genres : ce n’était ni dans son plan, ni propice aux développements poétiques, ni nécessaire à une époque où l’on avait foi aux grands exemples de l’esprit humain dans les lettres, comme à la tradition en matière de foi. Mais quiconque n’interprète pas de cette façon ses préceptes sur les genres, les vives descriptions qu’il en fait et les limites qu’il leur a tracées, n’a pas compris Boileau.

C’est faute d’avoir été au fond de sa théorie que des critiques en ont trouvé certaines prescriptions communes et superficielles, et tout au plus bonnes pour les versificateurs de profession. Pour le poète, qu’a-t-il affaire de tous ces préceptes sur la langue, sur la rime, sur le travail ? Par exemple, on s’est scandalisé de ce vers de l’Épître à Molière :

Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime123 ?

La haute idée qu’il a de Molière, a-t-on dit, de n’y voir qu’un poète qui a le secret de la rime ! N’est-ce pas pitié que Boileau demande à Molière où il trouve la rime, au lieu de lui demander où il a trouvé le Misanthrope ? On oublie que le même homme, invitant ailleurs le poète à s’accoutumer aux difficultés de la rime, dit que, par l’habitude de la bien chercher,

Au joug de la raison sans peine elle fléchit,
Et, loin de la gêner, la sert et l’enrichit124 .

Ainsi, pour avoir le vrai sens de l’admiration qu’inspire à Boileau cette facilité à trouver la rime, il faut se souvenir qu’il l’entend de la rime enchaînée au joug de la raison, de la rime qui enrichit le sens au lieu de le gêner, de la rime telle que la manie Molière dans le Misanthrope. Qu’y a-t-il alors dans ce vers qui fait sourire dédaigneusement d’Alembert, Marmontel et d’autres, sinon un cri d’étonnement à la vue de cette richesse de génie qui faisait trouver à Molière, du même coup, la raison et la rime, et un candide retour de Boileau sur lui-même, qui ne les trouvait pas toujours, même en se consumant à les chercher ? Toute la querelle de Boileau avec les poètes contemporains porte sur la rime qui ne sert pas au sens. C’est à cette rime-là qu’il a déclaré la guerre :

Quand son esprit, poussé d’un courroux légitime,
Vint devant la raison plaider contre la rime125 .

Une irréflexion du même genre a fait blâmer ce vers qui termine l’excellente description du sonnet :

Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème126 .

« Cela est un peu fort, s’écrie la Harpe, et c’est porter un peu loin le respect pour le sonnet ! » Un admirateur de Boileau a voulu le justifier par une raison de chronologie. Le genre, du sonnet, remarque-t-il, étant encore très populaire en 1674, une poétique ne pouvait ni l’omettre ni l’estimer médiocrement127. Je n’accepte point cette excuse pour Boileau ; il me paraît ici doublement à louer : d’abord, pour avoir fait sentir, par un exemple si vif, le prix de la perfection dans tous les genres ; ensuite, pour n’avoir pas omis le genre du sonnet. C’est la discipline assurée, sans rien ôter à la liberté.

D’autres censeurs se sont offensés de l’estime qu’il fait des transitions, « le plus difficile chef-d’œuvre de la poésie », écrit-il à Racine128. Pénétrons au fond de ces paroles. S’agit-il donc d’une certaine soudure artificielle pour dissimuler le décousu d’une pièce de poésie ! Dans ce cas, ni la peine qu’il y a prise n’intéresserait, ni l’aveu qu’il en fait ne serait utile à l’art. Mais ne l’entend-il pas plutôt du fil même du discours qu’il est si malaisé de ne pas laisser échapper ? Les transitions ne sont-elles pas des vérités intermédiaires qui lient les vérités principales ? Le bon discours pourrait se comparer à une chaîne dont tous les anneaux, quoique de grosseur inégale, seraient d’or. Les plus petits sont les transitions ; mais ils sont d’or comme les plus gros. Où les transitions sont forcées, la faute en est au plan qui a été mal conçu. Vanter l’art des transitions, c’est donc conseiller, par le tour le plus vif, l’art des plans ; et de même qu’en louant le soin donné à la rime, c’est la raison que Boileau recommande, de même, en nous prescrivant le soin des transitions, il nous invite à concevoir fortement le sujet et à en lier toutes les parties. Il donnait ainsi des règles qui nous ont servi à connaître ses fautes ; car si la satire des femmes l’a tué par la multitude des transitions, c’est peut-être parce que cette satire pouvait être mieux conçue, et qu’elle sort par moments de la raison et du vrai.

Il n’est pas une des prescriptions de Boileau où l’on ne trouve la raison pour principe de l’inspiration, et le vrai pour objet. Que dis-je ? il n’en est pas une qui n’assure la liberté du poète par la manière même dont elle la règle. Une doctrine littéraire, qui m’impose la raison et le vrai, a plus de souci de ma liberté que celle qui autorise mes caprices. C’est ainsi que la loi morale, qui m’impose l’honnête, me veut voir plus véritablement libre qu’une certaine philosophie, qui s’en fie à ma sagesse du soin de me conduire, et qui se rend ainsi complice de mes erreurs et de mes défaillances. Car que veulent toutes ces prescriptions, sinon nous exciter à nous connaître ? Où est la liberté véritable, sinon dans la connaissance de soi-même ? Il est vrai que nous ne le croyons pas d’abord ; nous goûtons plus les doctrines qui flattent cette autre liberté fausse, qui vient de l’humeur et des sens, et qui nous trompe sur ce que nous sommes. On s’insurge contre Boileau par la crainte qu’on a de se voir au vrai. Outre qu’il juge les questions brièvement, sans entrer dans des motifs qui provoqueraient la contradiction, et qu’il rend ses décisions en poète, non en philosophe, par de vives images tirées de l’art dont il trace les règles.

Au temps où Boileau écrivait, la simplicité même de ses doctrines en faisait l’autorité. A tous ces jeux d’esprit, où s’évertuait alors tout ce qui tenait une plume, il oppose la raison, le vrai, comme à un siècle déréglé on se contente de rappeler la probité, l’honneur, la foi publique. Car à quoi bon expliquer, subtiliser ?

Notre condition intellectuelle serait bien misérable si, en fait d’écrits, nous n’attachions pas tous le même sens aux mots raison et vrai, comme, en fait de conduite, aux mots probité, honneur, foi publique. Mais il arrive que ces idées, qui sont si claires, ou sont obscurcies par des préjugés, ou cessent de nous être présentes. Les rappeler à propos, en réveiller les images au fond des esprits, c’est une création. Boileau n’avait pas à faire autre chose. Ni la subtilité d’Aristote, ni cette philosophie de l’art, où ce grand homme semble vouloir donner la raison de la raison, n’eussent été de mise là où il suffisait de quelques principes simples, éternels, ou plutôt de quelques-uns de ces mots qui contiennent en eux tout un ordre de vérités, raison, vrai, langue, perfection ; mots de ralliement pour l’esprit humain, aux époques où il oublie ses propres lois et perd l’idée de sa grandeur.

Boileau dut sa célébrité à l’honneur d’avoir prononcé ces mots tout-puissants avec un admirable à-propos. Si la postérité l’a jugé comme son époque, il le doit à ce que cet à-propos se renouvelle sans cesse, l’esprit humain, comme un vaisseau qui chasse sur ses ancres, s’agitant incessamment sur ces points d’appui, dont il ne s’arrache un moment que pour revenir s’y fixer de nouveau.

Cette raison, ce vrai, importunaient comme des fantômes tous les poètes de la vieille école. Rien ne les irritait plus que de s’y voir ramener par le satirique que Pradon faisait fustiger, aux frontispices de ses libelles. Pour comble, Boileau ne prenait pas la peine de discuter avec eux. Il se bornait à leur montrer ces mots magiques ; prenant à témoin son siècle, qui peu à peu s’y reconnaissait lui-même, et se retournait contre ce qu’il avait aimé. C’est avec ces mots que Boileau dissipa toute cette vaine poésie : et telle en a toujours été la force dans notre pays, que tous les poètes qui n’en ont pas compris le sens, ou qui ont osé y contredire, sont allés ou iront rejoindre ceux qu’on a spirituellement appelés les victimes de Boileau.

En même temps qu’il opposait à la poésie contemporaine la raison et le vrai, réintégrés pour ainsi dire dans la langue poétique, d’où la mode les avait bannis, il opposait aux mœurs des poètes un idéal formé de toutes les qualités de l’homme de bien. Le poète, selon Boileau, doit se défendre contre les éloges, et ne jamais dédaigner les critiques, fût-ce même celles d’un sot, qui peut quelquefois donner un bon avis ; chercher un véritable ami qui l’éclaire sur ses fautes ; faire reluire dans ses vers la pureté de sa vie ; fuir la jalousie et les intrigues ; travailler pour la gloire, et non pour le gain129. Beau type de poète, surtout si l’on songe que Boileau en avait pris les traits dans sa propre vie, et qu’il se donnait lui-même en exemple à des poètes pour lesquels chacun de ces traits était un reproche. C’était trop peu de dire :

Aimez donc la raison ;

ce précepte voulait un corollaire. Boileau le trouva dans sa conscience :

Aimez donc la vertu : nourrissez-en votre âme130 .

Voilà l’idéal au complet : car si la vertu n’est que la raison dans la conduite de la vie, quel poète pourra donner une image plus sensible de la raison, que celui qui, sous le nom de vertu, la prendra pour guide de sa propre vie ?

Telles sont les doctrines de l’Art poétique, ce code si vainement attaqué depuis deux siècles, qu’aucun changement de goût n’a pu faire abroger, et dont quelques prescriptions à peine sont tombées en désuétude : encore y aurait-il du péril à les indiquer. Les articles de ce code, exprimés, tantôt par des sentences vives et laconiques comme les réponses des oracles, tantôt par de poétiques images des règles de la poésie, sont présents à tous les esprits cultivés. Juges des ouvrages d’autrui, nous nous dirigeons par ses règles ; auteurs, nous tâchons de nous y conformer, et de nous en aider contre nos défauts. Non seulement l’application en est commune à la prose et aux vers, mais elles s’étendent à l’art de concevoir et d’exprimer toutes choses. Il n’y a pas de législation plus conforme au génie de notre pays. Ceux qui lui résistent ne témoignent pas moins de cette conformité que ceux qui lui obéissent : car ce qu’ils défendent contre Boileau, ce sont le plus souvent leurs propres défauts, et ce dont ils lui en veulent, c’est d’avoir été connus par lui et raillés avant qu’ils fussent nés. On ne cite pas un bon ouvrage en vers qui ait été fait de parti pris contre les règles de l’Art poétique. En peut-on citer un, même chez les nations étrangères, pour peu que tous les esprits cultivés soient d’accord de sa beauté, dont les doctrines de Boileau eussent empêché les belles parties, ou n’aient pas par avance signalé les défauts ? Il resterait à prétendre qu’il peut y avoir de beaux ouvrages, qui ne portent pas la marque de la raison et du vrai, ou qu’il y a une sorte de vrai qui n’est pas conforme à la raison. Mais qui oserait aller jusqu’à cet excès-là ?

§ VIII. Des liaisons de Boileau avec Racine, Molière et La Fontaine, et de son influence sur ses amis. §

L’Art poétique est quelque chose de plus que l’ouvrage d’un homme supérieur : c’est la déclaration de foi littéraire d’un grand siècle. Les doctrines en avaient été débattues entre les grands poètes de ce siècle, Molière, Racine, La Fontaine, Boileau, dans des entretiens dont la tradition est demeurée. La Fontaine y fait allusion dans le début des Amours de Psyché. Il parle de quatre amis, dont la connaissance avait commencé par le Parnasse, et qui avaient lié une sorte de société « d’où l’on avait banni, dit-il, les conversations réglées et tout ce qui sent la conférence académique. L’envie, la malignité ni la cabale n’avaient de voix parmi eux. Ils adoraient les ouvrages des anciens, ne refusaient point à ceux des modernes les louanges qui leur sont dues, parlaient des leurs avec modestie, et se donnaient des avis sincères, lorsque quelqu’un d’eux tombait dans la maladie du siècle, et faisait un livre, ce qui arrivait rarement. » Ces quatre amis ne sont autres que Molière, qui y est désigné sous le nom de Gélaste (γελαστός, plaisant) ; Boileau (Ariste) qui était sérieux sans être incommode ; Racine (Acante), et La Fontaine (Polyphile), dont « on pouvait dire qu’il aimait toutes choses131. »

Racine et La Fontaine s’étaient liés les premiers. Ils attirèrent bientôt Molière et Boileau. Celui-ci avait loué un petit appartement, rue du Vieux-Colombier, où ces quatre amis, et Chapelle, leur égal par le goût, se réunissaient deux ou trois fois la semaine, à souper, pour causer de leurs écrits. A l’exception de Molière, déjà célèbre, ils étaient tous à leurs débuts. Racine avait fait la Thébaïde ; La Fontaine, le premier livre de ses Contes ; Chapelle, son Voyage ; Boileau, ses premières satires. De temps en temps, La Fontaine emmenait à Château-Thierry Racine et Boileau. A leur retour, les soupers et les entretiens recommençaient. Il y avait une punition pour les fautes de table : c’était de lire quelques vers de la Pucelle. La peine capitale était une page entière.

Les entretiens roulaient sur toutes les parties de l’art. Chacun donnait, ou son sentiment, comme auteur, sur le genre qu’il cultivait, ou son jugement, comme lecteur, sur les genres que traitaient ses amis. Molière et Racine révélaient les secrètes beautés du poème dramatique. L’amateur de toutes choses, La Fontaine, indiquait le délicat de tous les genres ; Boileau ramenait tout à la raison et au vrai. Le contrôle amical qu’ils exerçaient les uns sur les autres ne s’arrêtait pas aux écrits ; il s’étendait jusqu’à la conduite. Ainsi Molière, Racine et Boileau grondaient Chapelle sur sa faiblesse pour la table, en présence de La Fontaine, qui se taisait, n’ayant guère qualité pour faire la morale à autrui ; ainsi Boileau et Racine engageaient, pour réconcilier La Fontaine avec sa femme, des négociations dont on comprend trop bien que Molière ne se mêlât point.

Déterminer avec rigueur ce que chacun de ces quatre grands écrivains a retiré de ce commerce, personne n’y pense ; nier qu’ils y aient tous beaucoup gagné serait un paradoxe insoutenable. On cite à ce propos une anecdote piquante, dont on n’a peut-être pas tiré toute la morale. Nos quatre amis discutaient sur l’usage des aparté au théâtre132. Molière et Boileau les approuvaient ; La Fontaine n’en voulait point. Il les jugeait contraires à la nature. Boileau imagina, pour les justifier, un moyen plaisant. Pendant que La Fontaine défendait avec chaleur son avis contre Molière, Boileau se mit à lui dire des injures. Il n’en entendit rien, tant il était animé. Alors Boileau de triompher, et de prouver victorieusement à La Fontaine que les aparté sont dans la nature, puisqu’il vient d’être injurié à haute voix et presque à la face, sans qu’il ait rien entendu.

La démonstration n’était pas péremptoire. Ce qu’on en peut tout au plus conclure, c’est que les aparté, pour être vrais, veulent des personnages aussi distraits que La Fontaine. Au fond, il n’avait pas tort de se montrer plus difficile sur ce point que Molière lui-même, lequel tenait aux aparté comme à un moyen commode d’effet, dont le spectateur souffre volontiers l’invraisemblance s’il y trouve à rire. Mais qui nous dit que Molière n’ait pas été touché des bonnes raisons de son ami, et que si les aparté, devenus de plus en plus rares dans son théâtre, disparurent tout à fait de ses chefs-d’œuvre, on ne le doive pas à La Fontaine ?

Des griefs qui laissèrent l’estime intacte, les misères des amitiés humaines, rompirent ces douces réunions, si utiles à tous. Molière et Racine se brouillèrent à cause de l’Alexandre, que Racine eut le tort de retirer à la troupe de Molière. Ils cessèrent de se voir sans cesser de se rendre justice. Ce fut ensuite Boileau et La Fontaine qui se refroidirent. La sévérité de mœurs de Boileau, ses scrupules de religion, sa probité peut-être trop exigeante, le gênaient devant La Fontaine, qui pratiquait de plus en plus la morale de ses contes. Leurs relations en devinrent moins intimes, mais il n’y eut pas brouille. Nous voyons, vers la fin de la vie de La Fontaine, Racine et Boileau le décider à mettre au feu un conte qu’il songeait à adresser au grand Arnauld, qui l’avait loué de ses fables. Entre Racine et La Fontaine l’amitié subsista sans nuage : et qui donc aurait pu brouiller La Fontaine et Molière ?

Quand la séparation ou le refroidissement arriva, tout le bien qui pouvait sortir de leur union était déjà fait. Ils s’étaient entendus sur toutes les conditions de l’art, et comme engagés à la fois par l’émulation et par l’amitié à les remplir. Nous devons à ces liaisons illustres non leurs grandes qualités, mais l’unité de direction et d’objet qui leur fit chercher et atteindre, dans les genres très divers où chacun d’eux est le premier, la perfection, c’est-à-dire le vrai par la raison. Pourquoi vouloir séparer Molière et La Fontaine de Racine et de Boileau, et les rattacher à je ne sais quelle tradition plus nationale, qui n’est point celle de du Bellay, l’étude de l’antiquité et le pur français de Paris ? Cela n’est guère soutenable de Molière, mais combien moins de La Fontaine ? N’est-ce pas lui en effet qui, dans la querelle des anciens et des modernes, se prononça le premier pour les anciens ? Huit jours après la séance académique où Perrault avait immolé, dans une ode, les anciens aux modernes, paraissait cette charmante épître à Huet, où, faisant allusion à ces ridicules attaques, l’amateur de toutes choses, Polyphile, disait :

Je vois avec douleur ces routes méprisées :
Art et guides, tout est dans les champs Élysées.
Je le dis aux rochers…

Ne distinguons donc pas deux écoles dans ce groupe de grands hommes. N’ôtons à aucun la part qu’il a eue, comme juge supérieur, comme conseiller sincère, dans les œuvres de ses amis. Laissons surtout à Boileau, qui fut peut-être le moins libéralement traité du côté du génie, la part que lui donnèrent sa ferme raison, son goût incorruptible, dans la composition d’ouvrages qu’il nous a appris lui-même à mettre au-dessus des siens. L’Art poétique a été discuté et convenu entre Molière et Racine, La Fontaine et Boileau ; mais celui-là dut le mieux connaître les lois de l’art, qui eut la gloire de les exprimer si bien.

§ IX. Du vrai dans les ouvrages de Boileau. — ce qui le met au-dessus de Régnier. §

Il y a trois époques distinctes dans la vie de Boileau. La première, de 1660 à 1668, est, pour ainsi parler, toute militante. Neuf satires, dont quatre exclusivement littéraires, et les autres semées de traits contre les poètes contemporains, des préfaces agressives, des ouvrages satiriques en prose133, des apologies de la satire, remplissent ces huit années, qui conduisent Boileau de la jeunesse à l’entrée de l’âge mûr134. Le combat est engagé entre les poètes en possession et le nouvel arrivant. Du côté de Boileau, la raison est soutenue par la confiance de la jeunesse, et les attaques sont sans ménagements. Les mauvais poètes, « nation farouche qui prend feu si aisément, ces esprits si gourmands de louanges135 », y ripostent par tous les moyens. A défaut d’apologies écrites dans le style des Satires. ils publient contre Boileau des libelles diffamatoires, calomnient sa vie, sèment de faux bruits sur sa personne. Un traiteur du temps, Mignot, qui s’était cru insulté dans la satire du Repas ridicule, enveloppe sa marchandise dans la Critique désintéressée de Cotin. La neuvième satire, le chef-d’œuvre du genre, fait définitivement passer tous les rieurs du côté de Boileau, et met hors de combat, outre Cotin, les plus déterminés de ses adversaires.

Dans le même temps, Boileau allait récitant dans les compagnies le Dialogue des héros de roman, petit ouvrage à la manière des dialogues de Lucien, où il tournait en ridicule le Cyrus et la Clélie de Mlle de Scudéry. La moquerie était d’autant plus vive, que lui-même (qui le croirait ?) y avait été pris comme tout le monde. Le repentir avait été prompt. La raison, nous dit-il, lui ayant ouvert les yeux, il n’avait pas eu de cesse qu’il ne fît un petit écrit pour se venger d’avoir donné dans ce travers136. Ce dialogue paraît faible aujourd’hui ; il a perdu le sel de la critique personnelle et de l’à-propos. Mais si l’on imagine Boileau le récitant devant des personnes dont la tête était pleine de toutes ces belles passions, et donnant à chaque personnage le ton et le geste qui lui convenaient, on comprend qu’il y fût très applaudi. Un scrupule de cette bonté, dont le loue Saint-Simon137, l’empêcha de livrer à l’impression ce dialogue ; il ne le mit même pas sur le papier, et le garda dans sa mémoire jusqu’à la mort de Mlle de Scudéry. Il n’avait pas voulu « donner de chagrin à une fille qui, après tout, disait-il, avait beaucoup de mérite, et qui, s’il faut en croire ceux qui l’ont connue, avait encore plus de probité et d’honneur que d’esprit138. »

Dans la seconde époque, de 1669 à 1674, la bataille est gagnée. Le roi s’est déclaré pour les nouveaux poètes contre les anciens. Molière dîne à la table de Louis XIV. Continuer la guerre contre des vaincus eût été peu généreux. Boileau a désarmé. Durant ces cinq années, aucune satire n’est sortie de sa plume. C’est le moment d’affermir les conquêtes que l’esprit français vient de faire sur le tour d’esprit contemporain, et de donner des lois à la poésie rentrée dans le devoir. Boileau écrit l’Art poétique. Il en entremêlait le travail de l’ingénieuse plaisanterie du Lutrin, dont les quatre premiers chants furent composés dans le même temps que les deux derniers de l’Art poétique. Si l’humeur satirique s’y fait voir encore, ce n’est plus contre les poètes vaincus, mais contre les gens d’église, touchés d’une main légère qui effleure les personnes et n’atteint pas les choses. Ses préfaces sont pacifiques. Il ne parle plus des beurrières qui lui feront justice des injures de ses calomniateurs ; il ne trouve pas mauvais qu’on l’attaque à son tour, et il fait une sorte de réparation à certains auteurs qu’il avait maltraités.

Ce changement d’humeur le mène insensiblement de la satire à l’épître. Dans l’épître à Guilleragues, il annonce le désarmement :

Aujourd’hui, vieux lion, je suis doux et traitable.

Et plus loin :

Je ne sens plus l’aigreur de ma bile première,
Et laisse aux froids rimeurs une libre carrière.

Il avait alors trente-huit ans. Il rappelle, sans le désavouer ni le regretter, le temps où on l’avait vu éclater, non sans tumulte, dans le champ de la satire. Aujourd’hui, il est devenu amoureux de plus sévères plaisirs :

J’aime mieux mon repos qu’un embarras illustre…
Mes défauts désormais sont mes seuls ennemis.
C’est l’erreur que je fuis, c’est la vertu que j’aime :
Je songe à me connaître, et me cherche en moi-même.

Il citait volontiers ce dernier vers comme sa devise, indiquant ainsi à la postérité le secret de sa gloire, qui est de s’être cherché le premier parmi tous les poètes de son temps, et de s’être connu.

Cette disposition philosophique139 persiste de 1674 à 1703, époque de ses honneurs à la cour, qui ne l’étourdissent point et ne le rendent point servile. Choisi par le roi pour historiographe, il en remplit d’autant plus mal les fonctions, qu’il se connaissait peu propre à ce genre de travail. C’est le temps de ses plus belles épîtres. Les grandes vérités de l’art, dont la principale, Rien n’est beau que le vrai, fait le sujet de l’épître à Seignelay140; l’utilité qu’on doit tirer des critiques injustes, pour s’exciter à n’en pas mériter de justes141; l’amour de la campagne, pour s’y étudier soi-même commodément, et en devenir meilleur142; le noble témoignage qu’il se rend à lui-même des motifs qui ont conduit sa plume et dirigé sa vie143 ; l’éloge du travail et la critique de l’oisiveté144; l’amour de Dieu, selon la doctrine catholique, c’est-à-dire avec l’espoir des récompenses éternelles145 ; des remercîments délicats à Louis XIV pour les bienfaits qu’il en a reçus146 : tels sont les sujets de ces épîtres, où s’épanche une humeur pacifique et indulgente. Une seule satire en interrompt le cours : c’est la satire contre les femmes, ouvrage qui parut froid, malgré de grandes beautés, soit qu’on y sentît un poète déshabitué, depuis plus de vingt-cinq ans, de la satire147, et qui en forçait le ton, soit que l’idée ne lui en fût venue ni des mœurs du temps, ni de son expérience personnelle.

L’humeur satirique reprit le dessus dans les dernières années de sa vie. La mort de Racine, qui le laissait seul, et le dernier survivant des grands poètes du dix-septième siècle, des infirmités douloureuses, une sorte de disgrâce de cour, certaines critiques qu’on faisait de ses ouvrages, la vieillesse chagrine, en un mot, lui inspirèrent ses deux derniers ouvrages envers, la satire sur l’Honneur148 et celle sur l’Équivoque149. Celle-ci naquit du souvenir d’une équivoque de mots, qui l’avait arrêté au début d’un poème projeté contre les critiques de son temps. Un procès de famille lui suggéra l’idée de l’autre. Deux sujets peu dignes de lui, et qui prouvent que les vraies sources de l’inspiration étaient taries et que son rôle était fini. L’aigreur remplaçait l’indignation, et le jeu de mots la plaisanterie. Quelques beaux vers de la veine d’autrefois témoignent que la poésie vit encore où la raison est restée entière. Boileau avait gardé cinq ans en portefeuille la satire sur l’Equivoque ; réserve de l’homme qui sait douter de lui-même. Un vain prétexte, où son amour-propre vit un motif d’honneur, le décida à la publier. Il manqua à ce sage la sagesse la plus rare, celle de savoir finir à propos. Heureusement on ne va point chercher Boileau dans la satire sur l’Equivoque, pas plus que dans l’Ode sur la prise de Namur, écrite un jour qu’il ne se connaissait pas.

Ceux des ouvrages de Boileau auxquels nous avons à demander le secret de leur empire sur tous les bons esprits de notre pays, ont été écrits de vingt-quatre à cinquante ans. Ils portent la marque des trois dispositions d’esprit qui forment comme autant d’époques dans sa vie. Ce sont les satires littéraires et quelques satires morales, fruits de cet âge où l’on a un sentiment si vif des défauts et des vices des hommes, et la prétention de les corriger ; l’Art poétique, et les épîtres, qui marquent, l’un, l’âge de la pleine maturité et le désir d’établir ses principes et de confesser sa foi ; les autres, l’expérience, qui croît à mesure que les jours s’écoulent, et qui nous rend plus faciles sur les défauts d’autrui et plus attentifs aux nôtres. Pour le Lutrin, qui n’est qu’un cadre de fantaisie, où le poète des trois époques fait entrer des beautés propres à la satire, au poème didactique et à l’épître, peut-être devrons-nous lui demander pourquoi la fiction y refroidit quelquefois la vérité.

Dans la satire, dans l’épître, Boileau avait eu un devancier illustre, Mathurin Begnier150. Il en fait l’éloge en plusieurs endroits de ses ouvrages. Ici il le nomme parmi les modèles du genre satirique ; là il le loue d’avoir connu le mieux, avant Molière, les mœurs des hommes ; ailleurs il ne réclame pour lui-même que l’honneur de s’être assis sur le Parnasse assez près de Regnier151. En avait-il reçu en effet des impressions aussi fortes qu’on le pourrait conclure de ces éloges ? ou bien n’était-ce qu’excès de justice, par peur d’être accusé de jalousie envers un devancier qu’on lui opposait comme un rival ? Boileau n’a-t-il pas ménagé quelques admirateurs considérables de Regnier, plutôt que donné son vrai sentiment ? Quoi qu’il en soit, il n’y a guère que les poètes, ou les critiques intéressés à relever le drapeau de Pradon, qui pourraient songer à mettre Boileau au-dessous de Regnier.

Regnier n’a fait qu’une seule satire littéraire, et par malheur elle est dirigée contre Malherbe, qui, parmi les poètes de son temps, n’estimait guère que Regnier. Il y confond la cause des Grecs et des Latins avec celle de Ronsard et de Baïf, et, estimant la poésie d’après ce qu’elle rapporte, il défie les nouveaux poètes de tirer de leurs vers les dix mille livres de rentes qu’ont values à son oncle Desportes les stances et les psaumes biffés par Malherbe. Le morceau le plus piquant est le portrait de ces regratteurs de syllabes, qui prennent garde

… qu’un qui ne heurte une diphtongue152 ;

portrait excellent, parce qu’il y aura toujours des superstitieux de grammaire pour y ressembler. Regnier s’était d’ailleurs ôté toute autorité littéraire, par l’idée qu’il se faisait de la poésie. Au lieu d’y voir l’expression la plus haute de la raison et du vrai, il n’y reconnaissait que l’art et la science, c’est-à-dire le métier et l’érudition, comme l’avait entendu l’école de Ronsard. Sa doctrine favorite,

N’estimer rien de vrai qu’au goût il ne soit tel,

est, en fait de poésie, d’un poète qui prend son caprice pour règle, et, en fait de morale, d’un satirique inconséquent.

C’est peut-être le reproche d’inconséquence que je ferais aux satires de mœurs du bon Regnier. Beaucoup de vers heureux, et qu’on peut dire faits de génie, ne rachètent pas son tort d’être moraliste sans morale. Pourquoi Regnier s’indigne-t-il et à qui en veut-il ? Ce satirique, qui fustige les vices d’autrui, ne s’aperçoit pas qu’il oublie son fouet dans les mauvais lieux. Je l’aime mieux quand il peint, parce que l’imagination y suffit, et quand il raconte, parce qu’il n’y faut que de l’enjouement et de l’esprit, avec une raison ordinaire. Mais pour sentir les vices et avoir le droit de s’en indigner, il faut une raison passionnée, et une hauteur de cœur qu’il n’avait pas.

Bon nombre des pensées de ce poète n’ont pas toute la clarté dont les écrivains de son temps étaient capables. Non qu’il n’eût assez de talent pour les rendre plus claires ; mais il y fallait quelque effort, et sa paresse s’y refusait. Au lieu de chercher des rimes qui enrichissent le sens, il en laisse échapper qui ne l’indiquent même pas ou qui l’obscurcissent. Il manque de proportion et d’ordre ; ses digressions, au lieu d’être calculées pour la variété, sont des divagations ingénieuses auxquelles le caprice l’a entraîné. Il imite les anciens, comme faisaient ceux qu’il appelle les plus vieux, en paraphrasant, dans une langue incertaine des pensées exprimées dans des langues parfaites153. Voilà pourquoi Regnier ne fait pas époque dans l’histoire de la littérature française. Formé, malgré lui, par la discipline de Malherbe, il se range à des règles qu’il n’approuve pas, et il traite un genre sans le porter à sa perfection.

Si, au contraire, Boileau occupe dans cette histoire une place à part, où l’ont affermi successivement tous les retours de goût qui la lui ont disputée, c’est qu’il a, du même coup, porté à sa perfection l’art d’écrire en vers et donné des modèles dans tous les genres qu’il a traités.

Cet empire dont j’ai parlé tout à l’heure, à quoi le doit-il ? Au vrai, qu’il a su trouver et exprimer dans la satire, dans le poème didactique et dans l’épître, trois genres si unis quoique si différents.

Le vrai qui fait vivre ses satires littéraires, le plus original peut-être de ses ouvrages, c’est le vrai d’un excellent plaidoyer en faveur de l’esprit français contre le tour d’imagination qui, au dix-septième siècle, en avait pris la place et usurpé le nom. Mais le plaidoyer va plus loin que le temps et l’ennemi présents. Boileau défend l’esprit français contre ses deux ennemis éternels, la mode et l’imitation de l’étranger ; il le défend contre les passions imaginaires, qui changent de forme selon les époques, et tantôt sont tournées à la galanterie, tantôt affectent la violence ; contre toutes les poésies de tête, élégies amoureuses sans amour, idylles composées dans le cabinet par des savants154 ; contre tous les défauts de langage attachés au mauvais emploi de l’esprit, et en particulier contre la froide épithète, qui les résume tous155. Changez les noms des poètes immolés par Boileau à l’esprit français, sous d’autres noms je vois les mêmes défauts. Les Chapelain, les Scudéry, les Cotin, ne sont si populaires que parce que les défauts qui se personnifient en eux sont éternels. Tel novateur n’est qu’un vieil ennemi de l’esprit français : il y a deux siècles, on le nommait Pradon.

Mais le Boileau des satires littéraires n’est-il pas l’esprit français lui-même, tour à tour lecteur, critique et poète ? Comme lecteur, il revendique son droit de blâmer les méchants vers, et de se choquer de ce qui choque le bon sens156 ; comme critique, il attaque les méchants poètes, à la seule condition de distinguer l’homme de l’auteur, et la vie de l’écrit157 ; comme poète, justiciable à son tour du lecteur et du critique, il s’impose, pour chaque droit qu’il a exercé, un devoir correspondant ; il se demande compte de ce qui le pousse à rimer, si c’est démangeaison ou inspiration véritable158; il se roidit contre toutes les difficultés de l’art159 ; scrupuleux jusqu’à la peur sur le choix des mots160, même alors qu’il plaît à tout le monde, il ne peut se plaire à lui-même161. Il ne manque à cette image de l’esprit français ni la franchise qui nomme toute chose par son nom162, ni l’éveil sur tout ce qui est ridicule, ni la haine des sots et de tout succès qui n’est point mérité163.

Le vrai de l’Art poétique n’est pas d’une autre sorte que celui des satires littéraires. Seulement, au lieu d’une défense de l’esprit français, plaidant sa cause par la bouche de Boileau, c’est un retour de cet esprit sur lui-même, après sa victoire. Alors il considère sa nature, il se compare à l’esprit humain tel que l’ont peint les grands poètes, il distingue dans ces peintures ce qui lui ressemble ; dans les règles appliquées ou inventées par ces poètes ce qui lui est conforme. Mais ce serait méconnaître la portée de l’Art poétique, que d’en réduire l’application aux ouvrages de poésie. Les prescriptions de Boileau ne se bornent ni aux pensées qui peuvent s’exprimer en vers, ni au seul langage de la poésie ; elles s’étendent à toutes les pensées et à toutes les manières de les exprimer, et, par analogie, à tous les arts dont l’idéal est le vrai. C’est ce qui m’explique pourquoi tous les esprits excellents en tous genres dans notre pays sont d’accord sur Boileau, et comment chaque art y reconnaît en quelque sorte sa règle et sa morale. Non que le poète y trouve le secret des vers faits de génie, ni le statuaire et le peintre l’art de créer des figures qui vivent, ni le musicien ce don de la mélodie par lequel il remue au fond de nos cœurs nos sentiments et nos souvenirs ; mais tous se rappellent l’idéal commun, le vrai par la raison, et ils se tournent vers celui qui a proclamé le premier ce principe suprême, qui les règle sans les gêner ni les borner.

Les préceptes de Boileau ne donnent pas le génie ; qui a jamais dit le contraire ? Mais en perfectionnant le goût du public, qui juge et qui inspire les productions des arts, ils élèvent les conditions auxquelles s’obtient la gloire des succès durables.

Ils excitent le talent de l’artiste par la difficulté de plaire à ses juges ; et si, par des causes plus fortes que toutes les règles et tous les exemples, le niveau du talent a baissé en même temps que le goût du public s’est corrompu, ils retardent le mal et sauvent l’espérance. Pourvu que l’Art poétique forme de bons juges des ouvrages de l’esprit, qu’importe qu’il n’ait pas la vertu de faire des poètes de génie ? Il ne les empêche pas du moins de naître, et il nous apprend à les attendre avec patience en lisant leurs devanciers.

L’Art poétique exprime l’instinct de l’esprit français en ce qui touche les choses de l’art ; il réduit tout à des principes généraux dont chaque lecteur, selon l’étendue ou la délicatesse de son esprit, tire des conséquences qui forment ce qu’on a, de nos jours, appelé l’esthétique. Boileau n’a pas fait un traité d’esthétique ; le nom même n’en était pas connu de son temps. Cette sorte de spéculation, moitié littéraire, moitié philosophique, qui le plus souvent dégénère en une sorte de rêverie laborieuse et confuse, ne s’accommode pas de cet enthousiasme intérieur, de ce feu sans lequel il n’y a pas de poète. Ce n’est pas au poète à spéculer et à raffiner ; il sent et il peint. Voilà ce qu’a fait Boileau dans l’Art poétique, et je ne puis trop m’étonner que d’Alembert ni Marmontel ne l’aient compris, eux qui donnent à Boileau de si singulières leçons, d’Alembert de sensibilité, Marmontel de finesse d’esprit. Vous semble-t-il que Boileau n’ait pas eu l’âme aussi tendre que d’Alembert, duquel on disait : « Il n’est pas donné à tout le monde d’être si sec », et qu’il n’ait pas vu aussi loin dans son art que Marmontel ? Certes, il a bien fait de laisser à ses censeurs ces vues de détail, qui ne sont pas compatibles avec la poésie, et d’avoir mieux aimé écrire de verve un poème vif et frappant, que languir sur un livre de théorie ingénieux et froid. C’est marque de génie d’avoir compris que, dans une forme de langage qu’on a appelée la langue des dieux, il faut n’exprimer que ce qu’il y a de plus universel et de moins sujet à dispute parmi les pensées des hommes.

Chaque fois d’ailleurs que les idées de d’Alembert et de Marmontel sont justes, remontez à leur source : vous les trouverez dans l’Art poétique, et vous pourriez les en tirer comme du fruit on tire la semence. S’ils ne les y ont pas vues, c’est que l’amour-propre leur a caché l’origine et la tradition de leurs pensées, et qu’ils ont cru inventer des principes, quand ils ne faisaient que tirer des conséquences. Et nous aussi, pour peu que nous fassions attention aux motifs de nos jugements sur les productions de l’art, nous découvrons toujours à l’origine, et comme premier germe, quelque aphorisme proverbial de l’Art poétique, exprimant une loi éternelle de l’esprit humain.

Le vrai des satires morales et des épîtres est d’une autre sorte que celui des satires littéraires et de l’Art poétique. C’est le vrai dans la conduite de la vie. Boileau ne s’adresse plus au poète ni au juge des écrits, mais à l’homme ; non plus au goût, mais à la conscience. Il nous fait de vives peintures du vrai, plus souvent du vrai de Pascal que du vrai de Montaigne, du vrai selon l’esprit chrétien, qui est moins l’expression de ce qui se fait que la règle de ce qu’il faut faire. Il nous enseigne l’honneur, la probité, la connaissance de soi-même, le bonheur par la vertu. La sagesse de Boileau n’est pas cette sagesse indifférente d’Horace, pour lequel les vices ne sont que des folies, dont le plus sage n’est pas exempt, et qui soupire après le sommeil sur l’herbe, au bord d’un ruisseau164 ; c’est une sagesse active qu’il emploie à corriger son fonds, à se rendre plus homme de bien pour se rendre plus heureux. A soixante ans il y travaillait encore, et il disait à son jardinier :

Oh ! que de mon esprit triste et mal ordonné,
Ainsi que de ce champ par toi si bien orné.
Ne puis-je faire ôter les ronces, les épines,
Et des défauts sans nombre arracher les racines165 !

L’idée d’un dialogue avec son jardinier a pu lui venir d’Horace disant, lui aussi, à son fermier : « Disputons qui de nous deux saura le plus bravement arracher les épines, moi de mon esprit, toi de ton champ, et lequel vaut le mieux d’Horace ou de sa chose166. » Mais le sentiment est différent : ce qui n’est dans Horace qu’un agréable trait de douce et oisive philosophie, dans Boileau est un vœu ardent de s’amender, avec l’inquiétude chrétienne de n’y pas réussir.

§ X. Perfection de l’art d’écrire en vers. — Le Lutrin. §

Le vrai commun à tous les ouvrages de Boileau, c’est la perfection de l’art d’écrire en vers. Ne regardons pas les fautes : où le bien l’emporte, le mal vient de la faiblesse humaine ; de même, où le mal l’emporte, le bien est de hasard. Ne tenons compte que de l’impression dernière ; c’est la bonne. Or, que nous reste-t-il, soit d’une lecture récente de Boileau, soit du souvenir que nous en ont laissé nos études, sinon une impression de perfection ? Tout est vif, tout fiait image ; tout est neuf, parce que tout est exprimé. C’est ainsi qu’il faut entendre l’éloge que se donnait Boileau, de ne rien dire qui eût été dit avant lui. Il voulait parler, non de pensées qui ne pouvaient venir qu’à lui, — c’est un ridicule qu’il a raillé chez les autres167, — mais de celles qu’il s’était avisé le premier d’exprimer. « L’esprit de l’homme, dit-il, est naturellement plein d’un nombre infini d’idées confuses du vrai, que souvent il n’entrevoit qu’à demi, et rien ne lui est plus agréable que lorsqu’on lui offre quelqu’une de ces idées bien éclaircie et mise dans un beau jour168. » Regnier, soit paresse, soit infirmité de sa langue, nous donne trop rarement ce plaisir. Boileau, plus travailleur que Regnier, et venu au meilleur temps de la langue, s’attache à la poursuite de ses idées jusqu’à ce qu’il les ait saisies et amenées sous son regard. S’il reste parfois au-dessous de l’idéal qu’il a tracé des bons ouvrages, « dont l’agrément, dit-il, et le sel consistent principalement à ne jamais présenter au lecteur que des pensées vraies, et des expressions justes », c’est que ses forces trahissent son goût. Ceux qui sourient de la naïveté de ce vers :

Je trouve au coin d’un bois le mot qui m’avait fui,

prennent au propre ce qui doit être entendu au figuré. Ils voient un versificateur à la chasse d’une rime, au lieu d’un poète s’opiniâtrant à éclaircir toutes ses pensées, et qui sait en poursuivre l’expression jusqu’à ce qu’il l’atteigne, fût-ce au coin d’un bois, si le travail du cabinet la lui a refusée.

Tel est l’effet de la vérité des pensées, et la justesse de l’expression, dans les ouvrages de Boileau, qu’à moins de notes qui vous en avertissent, on n’y peut pas distinguer ce qu’il imite des anciens de ce qui lui est propre. S’il n’existait pas des érudits dont cette recherche est la profession, personne ne s’en aviserait. Pour ceux qui, à l’exemple de Pradon accusant Boileau de dépouiller Horace, pensent ôter à la gloire d’un auteur célèbre tout ce qu’ils notent d’endroits imités, ils se méprennent sur l’imitation. Oui, si les pensées empruntées ne font pas corps avec l’ouvrage ; si je les rencontre parmi des pensées faibles et languissantes, et comme en mauvaise compagnie ; si elles ne sont point amenées invinciblement par la suite du discours ; si je puis les en ôter sans qu’il y ait lacune ; si exprimées en perfection dans l’original, elles ne sont qu’ébauchées dans l’imitateur, oui, il y a imitation, ou plutôt il y a plagiat. Mais qui pourrait dire que Boileau n’eût pas trouvé dans son fonds pour la mettre à l’endroit où la voulait le discours, telle vérité de détail exprimée par quelque illustre ancien, ou qu’ayant pu trouver ce qui précède et ce qui suit, l’idée intermédiaire lui eût seule échappé ? Eût-il mieux valu, pour éviter l’emprunt, soit rompre la chaîne du discours, soit ne pas l’entreprendre, de peur de rencontrer des pensées exprimées, il y a deux mille ans dans une langue qui ne se parle plus ? Eût-il été plus beau, pour ne rien devoir à personne, d’omettre des vérités propres au sujet, du même ordre, et, pour ainsi dire, de la même famille ? Si, pour contenter Pradon, Boileau eût pris un soin si puéril de sa gloire d’inventeur, il n’eût guère fait l’affaire de tant de lecteurs qui ne s’inquiètent pas d’où viennent les pensées vraies et les expressions justes, et qui, ne pouvant juger de ces sortes d’emprunts, ne se choquent que du défaut de suite et des lacunes.

Boileau fait une poétique après Aristote, après Horace. Valait-il mieux ne pas la faire ? Pradon lui-même ne va pas si loin. Il s’est borné à reprocher à Boileau de n’avoir fait que traduire Horace, quoique dans un ouvrage de onze cents vers, tout au plus cinquante ou soixante soient imités d’Horace169. S’il a été bon que Boileau fît l’Art poétique, devait-il en exclure, par la seule raison qu’Horace les avait exprimées avant lui, certaines prescriptions communes à tous les ouvrages d’esprit, et laisser volontairement son code incomplet, pour n’y pas donner place à des règles déjà tracées par un autre ? Parce qu’Horace a dit de la tragédie :

… si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi…170,

interdirez-vous à Boileau, donnant des règles du même art, dans la langue de son pays, de dire à son tour, où l’endroit le voulait, où l’omission eût été une lacune :

Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez ?

Mon père était un homme de bien, de la plus rare probité ; toutes ses actions ont été des fruits de vertu. Si par les mêmes motifs, par le même instinct du bien, par les mêmes principes d’honneur, par ma raison, qui m’appartient quoiqu’elle ne diffère pas de la sienne, je fais le bien comme lui, et le même bien, et de la même façon, et dans les mêmes circonstances, est-ce que je suis un plagiaire de vertu ?

Il en est de même pour les ouvrages d’esprit. L’écrivain moderne crée dans sa langue ce que, dix-sept siècles avant lui, un autre écrivain de génie a créé dans la sienne. Si j’évitais de faire le bien, pour ne pas le faire à la façon de mon père, je ferais le mal, en manquant l’occasion de faire le bien. De même, si, par un vain scrupule, l’écrivain moderne, qui traite des mêmes choses que l’ancien, évite de reproduire une vérité déjà dite, là où l’exigent impérieusement la matière et la suite du discours, il risque de tomber dans le faux pour n’avoir pas voulu répéter le vrai. L’imitation, au sens défavorable qu’on y attache, n’existe pas entre écrivains de génie ; je ne la reconnais que chez un esprit médiocre qui fait des emprunts à un esprit excellent. Regardez bien l’endroit imité. Je suis sûr que les pensées empruntées n’y viennent ni dans leur ordre, ni par un enchaînement nécessaire ; et s’il arrive qu’elles soient exprimées heureusement, le bonheur de ce passage fait d’autant plus de tort au reste. Il y a encore imitation quand une langue imparfaite se guinde à traduire une » langue consommée. Pourquoi Regnier paraît-il plus imitateur que Boileau ? C’est parce que sa langue est au-dessous de celle d’Horace, qu’égale au contraire la langue de Boileau.

Mais pour que l’art d’écrire en vers, dont Boileau a donné les règles et les exemples, vaille les efforts qu’il exige, il faut qu’il ne surpasse pas la matière. Or, n’est-ce point pour n’avoir pas gardé, dans le Lutrin, cette juste proportion entre la matière et l’art, que ce poème, si riche en détails charmants, est pourtant un ouvrage froid ? J’en admire avec tout le monde les belles parties. Cette fine satire des mœurs des gens d’église, cette gaieté maligne, c’est le vieil esprit français, c’est la veine des fabliaux, du Roman de la Rose, dont je suis pourtant fâché de retrouver les personnages allégoriques171, de Villon, de Marot. Les descriptions en sont vives, celles surtout qui sont du même temps que l’Art poétique172. Mais ces beaux côtés du Lutrin ne m’en dérobent pas le principal défaut, qui est la disproportion entre la richesse de l’art et la pauvreté de la matière.

Boilean ne nous le donne, à la vérité, que comme un ouvrage de pure plaisanterie, une bagatelle, une réponse à Lamoignon, qui l’avait défié de tirer un poème d’une querelle entre le chantre et le trésorier d’une église. Pour venir d’un si grand maître, l’exemple n’en est pas plus à suivre. Le Lutrin pourrait être responsable du vain emploi qu’on a fait du talent poétique au dix-huitième siècle : ce sont des défis du même genre qui nous ont valu des poèmes sur le trictrac et sur le café. Quoique Boileau s’en soit tiré à sa gloire, on aimerait mieux qu’il n’eût jamais abaissé l’art d’écrire en vers ; et s’il est une prescription essentielle qui manque dans sa poétique, c’est celle de n’employer ce grand art qu’à de grands sujets.

Tous les poètes d’ailleurs sont enclins à s’y tromper. L’habitude de donner un tour poétique à toutes leurs pensées leur en cache souvent la valeur, et la préoccupation d’orner peut abuser les plus habiles sur le prix de ce qu’ils ornent. Ainsi ce vers de Boileau :

Dans mes vers recousus mettre en pièces Malherbe173

faisait dire à La Fontaine : « Je donnerais le plus beau de mes vers pour avoir fait celui-là. » Il eût donné sa meilleure fable pour ces deux-ci, qu’il citait avec admiration :

Et nos voisins, frustrés de ces tributs serviles
Que payait à leur art le luxe de nos villes174 ;

beaux vers assurément, mais de cette beauté qui sent plus l’adresse que l’inspiration ; un versificateur de talent y peut arriver. Il y a peut-être un trop grand nombre de ces beaux vers dans le Lutrin. En revanche, il y en a un plus grand nombre qui sentent leur poète. Cependant le tout est un peu froid. On pense à la peine que Boileau s’y est donnée. On regrette qu’un esprit si viril, qui a enseigné l’art de travailler lentement, s’épuise à peindre un lutrin, à allumer poétiquement une chandelle, à parodier les plaintes de Didon dans le discours d’une perruquière délaissée, et les paroles d’or de Nestor dans la harangue de la Discorde aux amis du trésorier ; à décrire un combat à coup d’in-folio arrachés de la boutique de Barbin ; et l’on revient aux Satires, à l’Art poétique et aux Épîtres, « ces chefs-d’œuvre, dit Voltaire, de poésie autant que de raison175. »

Dans une nation civilisée, où la poésie n’est point la forme naturelle et directe du discours, mais un art de convention difficile et savant, l’écrivain qui fait choix, pour s’exprimer, de la langue des vers, ne doit l’appliquer qu’à des pensées qui mettent l’esprit dans un haut état, et qui le disposent à entendre quelque chose d’exquis dans une langue inusitée. Il faut qu’on sente, à un certain air de sérieux et de grandeur, que l’homme qui les a conçues a en besoin de quelque langage plus grand que l’humain. S’il s’impose le travail du poète pour dire précieusement des choses au-dessous de ce haut état, il fait ressembler la poésie à cet art qui donne à de viles matières le lustre de l’or, ou qui, par la richesse de l’enchâssement, simule des diamants avec des grains de verre.

On trouve plus d’un diamant de ce genre dans Boileau, et quelquefois, la matière n’y vaut pas le travail. Mais, dans ses chefs-d’œuvre, il est grand écrivain en vers, parce qu’il s’est servi des vers pour exprimer ce que concevait de meilleur un esprit excellent, conduit par un cœur droit176. Les vérités de goût et de devoir qu’il a exprimées sont d’ailleurs si élevées et si hors de débat, qu’on ne veut les lire que dans la langue privilégiée, sous la forme de sentences descendues du trépied sacré. Je ne me figure pas aisément Boileau méditant d’autres vérités, ni se servant d’une autre langue, tant il y est dans son naturel. Ce qu’il a écrit en prose, sauf quelques pages fines et piquantes sur les détails de l’art177, et quelques lettres d’une simplicité éloquente, est bien loin de ses poésies. Il n’arrive pas toujours à sentir vivement en prose, et il semble qu’il s’y détende l’esprit, après les nobles fatigues de la poésie.

Voltaire, à un moment de pleine justice envers Boileau, en a fait le plus bel éloge, quand il a dit de lui : « Despréaux a très bien fait ce qu’il voulait faire178. » Et ailleurs : « Boileau a dit ce qu’il voulait dire179. » Voltaire sous-entendait ceci : Il n’a fait ni voulu dire que ce qui était vrai selon sa nature et sa raison. Aussi est-il d’une injustice puérile de juger Boileau sur ce qu’il n’a pas voulu dire, et de lui opposer une sorte d’idéal formé de traits empruntés à tous les grands poètes de toutes les nations. Il est très évident que Boileau n’est ni Homère, ni Virgile, ni Racine, ni Molière ; mais il faut le prendre tel qu’il est ; il faut ne le juger que pour ce qu’il a voulu dire et pour la manière dont il l’a dit. Or, à moins de croire qu’il n’y a rien de poétique à défendre l’esprit français contre certains défauts, non moins éternels que ses qualités180 ; à moins de prétendre que ni les lois qui président aux œuvres de l’esprit et immortalisent des choses qui sont de l’homme181, ni les vérités qui règlent la vie et la rendent meilleure par le devoir182, ne sont des sujets de poésie, il faut bien avouer que Boileau est un poète. Pour moi, je l’estime si excellent, qu’il n’en est pas un, dans notre pays, dont je trouve plus vrai ce que lui-même a dit d’Homère :

C’est avoir profité que de savoir s’y plaire183 .

Chapitre septième §

§ I. Influence du gouvernement de Louis XIV. — Trait de ressemblance entre ce gouvernement et l’état des lettres. — § II. Influence personnelle de Louis XIV. — Des qualités de corps et d’esprit de ce prince, et comment on reconnaît son image dans les écrits contemporains. — Des rapports de Louis XIV avec les écrivains. — § III. Sur quels genres s’est fait sentir pins particulièrement l’influence personnelle de Louis XIV. — § IV. De ce que lui doit la comédie. — § V. La tragédie. — § VI. La satire littéraire et la poésie didactique. — Motifs de la faveur constante de Boileau auprès de Louis XIV. —§ VII. L’éloquence religieuse. — § VIII. De l’influence personnelle de Louis XIV sur le génie et les travaux de Bossuet. — § IX. Des genres et des écrivains que Louis XIV a moins goûtés, et s’il est juste d’appeler le dix-septième siècle de Louis XIV.

§ I. Influence du gouvernement de Louis xiv. — Trait de ressemblance entre ce gouvernement et l’état des lettres. §

De toutes les influences qui contribuèrent à perfectionner l’esprit français au dix-septième siècle, soit en agissant directement sur les hommes de génie, soit en formant la nation pour laquelle ils travaillaient, la plus puissante et la plus générale fut l’influence du gouvernement et des qualités personnelles de Louis XIV. Ici encore il n’y a pas un jugement nouveau à porter, avec tous les risques attachés aux opinions nouvelles ; c’est le jugement de deux siècles dont il faut donner les motifs.

Il importe de distinguer l’influence du gouvernement de Louis XIV de l’influence personnelle du roi ; non que le gouvernement ne portât en toutes choses la marque de la personne, mais parce que ces deux influences ont eu des effets distincts, celle du gouvernement ayant été générale, et celle de la personne individuelle.

Depuis le temps des Périclès, des Auguste, des Médicis, l’influence des bons gouvernements sur les lettres est la moins contestable des vérités littéraires. La grandeur dans l’ordre est le caractère commun de tous les gouvernements bien réglés ; c’est aussi le caractère de tous les écrits durables. Toutes les qualités de l’invention et de l’exécution se peuvent ramener à celles-là. Un grand génie peut naître au sein d’une époque orageuse ; mais il y naît tout seul, et ses œuvres, pleines de cette grandeur déréglée qui ne plaît qu’à certains esprits, manquent de l’ordre et du goût qui rendent les écrits populaires. Les bons gouvernements suscitent les hommes de génie en foule, dans toutes les voies de l’esprit et ils impriment aux écrits les plus divers ce caractère commun d’ordre et de grandeur dont ils sont marqués. C’est ce qui s’est vu pendant l’époque glorieuse qu’on appelle le siècle de Louis XIV.

Je sais qu’une certaine opinion veut ôter au règne de Louis XIV l’honneur d’avoir vu naître les hommes de génie qui l’ont rendu fameux, à la gloire personnelle du roi l’honneur de les avoir inspirés. Il est très vrai que la plupart des écrivains contemporains de Louis XIV étaient ses aînés de plusieurs années. Le génie avait parlé en eux bien avant que Louis XIV fût roi et que la nation eût connu son goût. Mais jusqu’au moment où se révéla l’autorité de ce prince, il n’était sorti d’aucun de ces écrivains un ouvrage durable. Louis XIV ne créa pas les talents ; il leur ouvrit la carrière et il les régla. De même, dans la guerre, il est bien vrai qu’il n’avait créé ni la brillante valeur du grand Condé, ni la profonde habileté de Turenne ; mais ce fut du jour seulement qu’il parut sur la scène que cette valeur de Condé, et cette habileté de Turenne, trop longtemps égarées au service de l’étranger, furent restituées à la France.

Il faut se souvenir de quelle profondeur de désordre Louis XIV tira la France, en prenant en main les affaires. Les plus grands maux venaient de l’usage funeste de donner le gouvernement à un premier ministre. Tout en était abaissé, vertu et talents, forcés d’être séditieux pour ne pas plier sous le premier ministre, ou de s’avilir pour ne lui pas faire ombrage ; tout, jusqu’à la condition de courtisan, devenue la domesticité du premier ministre. Il n’y avait plus que deux situations possibles, la servitude ou la révolte, et c’est ainsi qu’on vit tous ceux pour qui la servitude était insupportable, se jeter dans la révolte, et tel qui se serait soumis au roi, prendre les armes contre le premier ministre.

Quand Louis XIV, enfin roi de fait, déclara sa résolution de régner par lui-même, tout le monde sentit son maître, et la révolte cessa, parce que la dépendance légitime et naturelle remplaça la servitude. Le premier qui fit sa soumission fut le prince de Condé. « Il fut alors convaincu, dit un grand prédicateur, qu’il y avait quelque chose de nouveau sous le soleil ; et parce qu’il avait un cœur droit, il vit avec joie un plus fort que lui, selon les termes de l’Ecriture, sur le théâtre du monde, obscurcissant tous les héros, et lui causant à lui-même de l’étonnement184. » A l’exemple de Condé, qui avait fait la guerre pour son compte, deux hommes qui l’avaient faite, l’un pour le compte de la Fronde, l’autre pour une femme, Turenne et La Rochefoucauld s’empressèrent de désarmer, et de faire oublier au roi leurs torts envers l’Enfant royal. Les plus hautes têtes s’abaissèrent sous cette jeune main, dans laquelle un fouet de chasse fit un moment l’office du sceptre.

Je ne sais de comparable aux changements qu’opéra l’avénement de Louis XIV, que ce que nos pères ont vu du général Bonaparte, quand il nous rendait, dans la même année, la victoire sur les champs de bataille, à l’intérieur l’ordre, la religion, un bon état de finances, une administration, une société civile. Le temps que Mazarin avait perdu à mal régner, Colbert l’employait à bien servir le roi. Il contentait la première ardeur de gloire du jeune prince par toutes les réformes et toutes les créations de la paix. Il réalisait, dans les institutions du gouvernement intérieur, l’ordre qui régnait dans les pensées du roi, en même temps qu’il préparait les moyens de faire la guerre sans accabler les peuples. Aussi, quand la guerre avec l’Espagne éclata en 1667, Louis XIV trouva, pour l’y suivre, une armée bien organisée, et, pour l’y soutenir, une nation unie. L’Europe, comme la France, sentit son ascendant ; et dès lors s’amassa contre nous cette jalousie européenne, aujourd’hui encore notre honneur et notre péril.

On sait comment Louis XIV la mérita. La conquête de la Flandre, le passage du Rhin, la prise de la Franche-Comté en plein hiver, malgré la triple alliance de la Suède, de l’Angleterre et de la Hollande ; plus tard, la Hollande envahie, la Franche-Comté reconquise après avoir été perdue, et, pour cette fois, réunie définitivement à la France ; l’Alsace devenant française ; Strasbourg échangeant avec joie son titre de ville libre contre celui de ville de France ; les deux paix glorieuses d’Aix-la-Chapelle et de Nimègue, pendant lesquelles la marine, le commerce, les manufactures, les lettres et les arts prospéraient, comme à l’envi, sous l’influence d’un roi qui avait toutes les grandes vues : telle est la matière de nos annales, de 1660 à 1683, pendant plus de vingt années, les plus belles d’un règne qui devait en compter soixante-douze.

Les changements qui s’opérèrent dans la société ne furent pas moins étonnants. L’esprit de faction, de fureur et de rébellion, si vivace depuis François II, devint, dit Voltaire, une émulation de servir le prince. L’Etat fut un tout régulier, dont chaque ligne aboutit au centre. L’idée et l’amour de la patrie prirent naissance le jour où nos armées ne virent plus en face d’elles, dans les rangs ennemis, des Français, princes ou grands seigneurs, et où la France fut toute seule contre l’Europe. A l’esprit de classe et de distinction succéda l’esprit de société et de commerce. Ce fut là un des plus beaux résultats de la politique de Louis XIV ; et le dépit qu’en montre Saint-Simon, si entêté de titres et de rangs, prouve tout à la fois et la nécessité et la difficulté de ce changement. Comment Louis XIV n’eût-il pas préféré à cette noblesse, qui avait attiré sur la France tous les maux de la Fronde, la partie de la nation née de ses œuvres, qui se personnifiait en Colbert ? Il releva d’ailleurs la petite noblesse, qui s’était tenue honorée jusque-là d’être dans la domesticité de la grande ; il rapprocha les intervalles qui séparaient les classes, et les mit toutes de plain-pied en présence de la royauté, devant laquelle tout se subordonnait sans se rapetisser. Qu’il eût quelque secret contentement d’orgueil à ne souffrir de grandeur, comme dit Saint-Simon, que par émanation de la sienne, à faire donner du monseigneur à ses ministres, à leur permettre l’habit de qualité au lieu de l’habit noir, à recevoir leurs femmes à sa table et dans ses carrosses, le dernier coup n’en fut pas moins justement porté à tout ce reste de féodalité turbulente, qui avait relevé la tête sous Mazarin ; et l’idée d’égaler, par l’étiquette de cour, les roturiers capables aux hommes simplement nés, fut plutôt une vue supérieure qu’un raffinement de l’égoïsme royal.

Le grand acte de gouvernement dont les lettres furent l’objet était une vue du même ordre. Le jour où Louis XIV donna des pensions aux gens de lettres, au nom de l’Etat, il les mit hors de servitude. Jusqu’alors, pour deux ou trois qui gagnaient des abbayes à la loterie de la faveur royale, la plupart tiraient du roi, à titre d’aumônes honteusement mendiées, quelques dons précaires, ou figuraient sur l’état des gages des domestiques dans les maisons des grands seigneurs. Louis XIV, en pensionnant les gens de lettres sur sa cassette, les enleva à la clientèle des nobles. En même temps la régularité du don fit regarder, comme un droit attaché au mérite, ce qui n’avait été jusqu’alors que le prix capricieux de quelques flatteries bien tournées, et l’Etat parut avoir donné ce que le roi s’interdisait de reprendre. Dès lors, flatter ne fut plus nécessaire où le caprice ne distribuait plus les récompenses ; et ce que Saint-Simon a dit de ce poison de l’adulation qui « déifia Louis XIV jusque dans le sein du christianisme », n’est pas vrai des gens de lettres pensionnés, auxquels la reconnaissance n’a rien fait dire que la postérité n’ait ratifié.

Au reste, le plus bel éloge qu’aient fait de ce prince les écrivains ses contemporains, ç’a été de réfléchir dans leurs ouvrages les qualités de son gouvernement, dans ces années si glorieuses et si fécondes. La création qui produit des faits nouveaux, et celle qui tire de faits connus des applications nouvelles, la hardiesse réglée par le goût, l’esprit d’ordre et d’unité, telles sont les qualités du gouvernement de Louis XIV. Ouvrez les chefs-d’œuvre écrits sous l’impression de ce magnifique spectacle ; tous ne sont-ils pas marqués des mêmes qualités, création, hardiesse, goût, ordre, unité ? Les livres sont l’image la plus fidèle de l’État : ils sont aussi, dans une certaine mesure, l’image du roi, ou plutôt et cette réserve est à l’honneur seul des écrivains l’image de ce qu’il y avait du grand homme dans le roi.

§ II. Influence personnelle de Louis xiv. §

Chaque époque se forme de ce qu’elle désire et de ce qu’elle regrette, une sorte d’idéal du bien public dont toutes les imaginations sont occupées, et qui se manifeste dans tous les ouvrages de l’esprit. Au dix-septième siècle, l’idéal, c’est la royauté. C’est que la royauté seule pouvait donner à la France ce dont elle avait soif, la stabilité, l’ordre, l’unité. Tout le monde avait besoin du roi : la bourgeoisie contre les grands seigneurs ; la petite noblesse, contre la grande ; le peuple, contre la gabelle et la guerre civile. Ce ne fut pas une pure idée de rhétorique qui fit faire à Balzac son Prince ; il en trouva le sujet dans ce désir universel qu’on avait alors d’une royauté forte, respectée, qui mît fin aux guerres civiles et à l’anarchie. Je trouve dans ce livre le roi, tel que l’appelaient les bons citoyens. Les qualités que Balzac prête à Louis XIII sont celles qu’on eût voulu voir dans ce prince, pour que Richelieu fut moins nécessaire. La vaine déclamation qu’il y mêle, par fausse chaleur on par flatterie, n’empêche pas de sentir ce que ce portrait a, pour l’époque, de vrai et de vivant.

Les désordres de la Fronde ne firent qu’attacher plus fortement la nation à cet idéal. Ceux même qui avaient trouvé un moment leur compte à l’effacement du roi, sous le règne d’un premier ministre, s’étaient enfin convaincus qu’il vaut mieux qu’un seul possède ce qui ne peut se partager sans dommage entre plusieurs. Mazarin mort, le rideau qui cachait le roi tomba, et l’idéal rêvé par tout le monde apparut dans la personne d’un jeune prince qui, comparé aux autres hommes, était lui-même une sorte d’idéal.

Il avait les plus rares qualités du corps, de l’esprit et du caractère. Un air d’empire et d’autorité qui, même sous le masque, le faisait reconnaître entre ses courtisans les mieux faits185 ; un visage qui remplissait la curiosité des peuples 186 ; une majesté qui n’avait rien de farouche ; un abord charmant ; un air grand et auguste qui tout seul annonçait le souverain187; un roi, tel que les poètes nous représentent ces hommes qu’ils ont divinisés188 ; que sa taille, son port, sa beauté et sa grande mine, et jusqu’au son de sa voix, l’adresse et la grâce naturelle et majestueuse de sa personne, faisaient distinguer jusqu’à sa mort comme le roi des abeilles189 ; c’est ainsi que tous les yeux voyaient la personne de Louis XIV. Les poètes, non les Benserade, mais les plus grands, le célébraient à l’envi, et les prédicateurs n’y contredisaient pas.

Quelle taille, quel port a ce fier conquérant !
Sa personne éblouit quiconque l’examine ;
Et quoique par son poste il soit déjà si grand,
Quelque chose de plus éclate dans sa mine190 .

Ajoutez à cet avantage « incomparable et unique » de toute sa figure191, que l’abbé de Choisy, qui va trop loin, appelle un visage solaire, une adresse merveilleuse à tous les exercices du corps, danse, mail, paume, cheval, chasse, voiture ; du courage à la guerre dès sa plus grande jeunesse, lorsqu’aux sièges de Belle-Garde et d’Etampes « on tirait, dit la Porte, force coups de canon sur lui, sans que cela lui donnât de la crainte192 », et plus tard, dans la guerre de Flandre, quand personne ne souhaitait la bataille de meilleur cœur, et ne voulait être plus résolument que lui au premier rang193. Il est vrai que ce courage était sans fougue, sans oubli de la majesté royale, comme cette majesté était elle-même sans roideur. Tout, dans ce prince, sa marche, son port, sa contenance, tout, jusqu’au moindre geste, était mesuré, décent, noble, grand, majestueux, et toutefois très naturel194. C’est là le dernier trait, et la perfection même des qualités de la personne, la majesté unie au naturel. Les témoignages du temps sont unanimes sur ce point.

Pour les qualités de l’esprit, Louis XIV eut au plus haut degré toutes celles que demande la royauté, et, dans une mesure marquée par les devoirs du rang, la plupart de celles qu’on admire dans un homme privé. Cet esprit se montra tout à coup et tout entier dans ses premiers actes. « Son grand sens, dit Mme de Motteville, et ses bonnes intentions firent connaître les semences d’une science universelle qui avaient été cachées à ceux qui ne le voyaient pas dans le particulier ; car il parut tout à coup politique dans les affaires d’Etat, théologien dans celles de l’Eglise, exact en celles de finance195. » On était frappé tout d’abord de la précision de ses paroles, image, dit Bossuet, de la justesse qui régnait dans ses pensées196. Leur rareté et leur brièveté ajoutaient à leur force, outre le choix et la majesté qui rendaient tout précieux197. On les recueillait comme les maximes de la sagesse. Cette précision et cette majesté qui donnaient tant de poids à ses paroles, soit dans ses réponses aux ambassadeurs des princes, soit dans les conseils, étaient tempérées, dans les entretiens avec les particuliers, par une politesse et une grâce de discours, qui trouvait toujours à placer ce qu’on aimait le plus à entendre198. « Le roi, dit l’abbé de Choisy, est peut-être l’homme de son royaume qui pense le plus juste, et qui s’explique le plus agréablement. Ses moindres paroles ont toujours un certain sel qui leur donne de la force et de l’agrément. Il est véritablement roi de la langue, et peut servir de modèle à l’éloquence française199. »

A en croire le maréchal de Berwick, ses réponses les moins préparées renfermaient en peu de mots tout ce qu’il y avait à dire de mieux selon les temps, les choses et les personnes200. C’est ce que confirme Saint-Simon. Jamais homme, selon lui, ne fut si naturellement poli, ni d’une politesse si fort mesurée, si fort par degrés, ni qui distinguât mieux dans ses réponses l’âge, le mérite et le rang201. « S’il fallait badiner, dit encore le maréchal de Berwick, c’était avec des grâces infinies, un tour noble enfin, que je n’ai vu qu’à lui. » « Il faisait, dit Saint-Simon, un conte mieux qu’homme du monde ; et aussi bien un récit. Ses discours les plus communs n’étaient jamais dépourvus d’une naturelle et sensible majesté. » On sait par cœur ces vers du Tartufe :

D’un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue.

Ceux-ci sont moins connus :

Ce monarque, dont l’âme aux grandes qualités
Joint un goût délicat des savantes beautés,
Qui, séparant le bon d’avec son apparence,
Décide sans erreur, et loue avec prudence,
Louis, le grand Louis, dont l’esprit souverain
Ne dit rien au hasard et voit tout d’un œil sain202 .

Sur les qualités de la personne, comme sur l’esprit de Louis XIV, on n’en est pas réduit à choisir entre des jugements contradictoires. Ses ennemis ne l’admirent guère moins que ses amis, et les mémoires secrets ne démentent point les éloges publics. Louis XIV avait imprimé dans tous les esprits une image de beauté, de grandeur et de naturel, demeurée plus forte que les préventions personnelles.

La perfection des qualités de l’esprit, c’est le goût, comme la perfection des qualités de la personne, dans un rang si élevé et au sein même de la majesté, c’est le naturel. Je ne m’étonne donc pas qu’un prince que Molière qualifie de roi judicieux203 eût du goût, le goût n’étant que la plus grande délicatesse du jugement. De là son éloignement tout d’abord pour Mme de Maintenon, qu’il soupçonnait d’être une précieuse, et son goût trop vif quand il la vit si sensée et si naturelle. C’est par le goût qu’il apercevait les travers aussi vite que Molière, et qu’il laissait aux autres à en faire des railleries204. Il ne rendait les gens ridicules que par la comparaison qu’on faisait d’eux avec ce type de décence, de noblesse et de naturel, qui se personnifiait en lui. Il en est resté un témoignage piquant : c’est ce mot de Vardes, un des seigneurs les plus à la mode au commencement du règne, qui disait, en revenant d’un long exil : « Sire, quand on est loin de Votre Majesté, on n’est pas seulement malheureux, on devient encore ridicule. »

Le portrait que font de son caractère les mêmes témoins n’est guère moins beau : « Dieu, dit l’un d’eux, lui avait donné toute l’élévation nécessaire à un grand roi205. » Un autre loue en lui la parfaite égalité d’humeur ; un cœur ouvert, sincère, et dont on croyait voir le fond ; un esprit de droiture et d’équité jusqu’à prononcer contre soi-même206. C’était, dit un autre, un maître humain, facile, bienfaisant, affable, ayant un fonds d’honneur, de droiture, de probité, de vérité207. Bossuet parle de sa bonté, qui, dit-il, « ne pouvait pas être assez estimée208. » La Fontaine la célèbre en ces vers :

Vous témoignez en tout une bonté profonde,
Et joignez aux bienfaits un air si gracieux,
Qu’on ne vit jamais dans le monde
De roi qui donnât plus et qui sût donner mieux209 .

Celui de tous ces témoins qui lui rend la justice la plus étroite, et qui serait plutôt suspect de retrancher que d’ajouter, Saint-Simon, rappelle ces audiences où il écoutait avec patience, avec bonté, avec envie de s’éclairer et de s’instruire, et où il n’interrompait que pour y parvenir. « On y découvrait, dit-il, un esprit d’équité et de désir de connaître la vérité, quoique en colère quelquefois, et cela jusqu’à la fin de sa vie. » Mais ce sont là seulement des qualités de commerce. Pour les parties héroïques du caractère, on croit lire une Vie de Plutarque, aux endroits où Saint-Simon parle « de sa fermeté dans les malheurs de toutes sortes qui accablèrent le dernier tiers de son règne ; de sa tranquille constance dans les derniers jours de sa vie ; de cette égalité d’âme qui fut toujours à l’épreuve de la plus légère impatience ; de cette gravité, de cette majesté qui l’accompagna jusqu’au dernier moment, de ce naturel qui y surnagea, avec un air de vérité et de simplicité qui bannirent jusqu’au plus léger soupçon de représentation et de comédie210. »

Une des qualités les plus caractéristiques de Louis XIV, ce fut l’art d’emprunter à autrui sans imitation et sans gêne, et de s’approprier toutes choses avec une facilité admirable211. Sans doute la médiocrité de son éducation lui rendait ce secours nécessaire ; mais c’est le trait d’un caractère droit et d’un esprit excellent, non seulement d’en avoir usé quand on le lui offrait, mais de l’avoir recherché. Le goût de la vérité, le don de l’attirer par la douceur et les grâces, en mettant à l’aise ceux qui pouvaient la lui dire, le don non moins rare de se l’approprier, pour en faire usage dans sa conduite, ce sont là des qualités supérieures, parce que la volonté y a peut-être plus de part que la nature. Je n’en trouve pas le mérite diminué par cette complaisance en lui-même que lui reproche Saint-Simon, et qui lui persuadait que ce qu’il tirait ainsi des autres lui venait de son fonds. La remarque même en est puérile ; car en quoi la connaissance qui nous vient du commerce des hommes nous est-elle moins propre que celle que nous tirons de l’éducation ? En quoi diffère du don « d’emprunter sans imitation et sans gêne » le don de créer ? La complaisance en soi-même de Louis XIV ne ressemble-t-elle pas à celle de Molière, disant des emprunts qu’on l’accusait de faire aux anciens : « Je prends mon bien où je le trouve ? »

Il nous reste une image magnifique des qualités de Louis XIV : c’est ce palais de Versailles, qui porte une si sensible empreinte du grand roi. Personne n’en a fait un plus bel éloge que Saint-Simon, par la manière même dont il le critique. « Saint-Germain, remarque-t-il, offrait à Louis XIV une ville toute faite et que sa position entretenait par elle-même. » Il l’abandonna pour Versailles, le « plus triste et le plus ingrat de tous lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sans terre, parce que tout y est sable mouvant ou marécage ; il se plut à y tyranniser la nature, à la dompter à force d’art et de trésors. Il n’y avait là qu’un très misérable cabaret ; il y bâtit une ville entière212. » Que manque-t-il à ce jugement, sinon d’être conséquent, pour être le plus bel éloge des travaux de Versailles ? Louis XIV « abandonna Saint-Germain » : qu’avait-il à faire pour une ville toute faite et s’entretenant par elle-même ? « Il choisit le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux » : où donc les embellissements étaient-ils plus nécessaires ? « Sans bois » : il en fit planter, qui font de Versailles un des plus beaux lieux du monde. « Sans eau » : il en fit venir par-dessus les montagnes, en suscitant les inventions de la science. « Sans terre » : il répandit la terre et la végétation sur ce sable mouvant et sur ces marécages. « Il se plut à y tyranniser la nature » : où donc est la beauté du travail de l’homme, si ce n’est dans sa lutte avec la nature ? « Il fit une ville entière où il n’y avait qu’un cabaret » : mais c’est là le génie même : faire quelque chose de rien. Racine y voyait toute l’invention dans la tragédie213. Où la nature a tout fait, faut-il que l’art vienne étaler son impuissance à l’embellir ?

Marly réunissait la plupart des beautés naturelles qui manquaient à Versailles ; et pourtant le palais et les jardins de Marly ont disparu. La création de Versailles était un acte de roi fondateur ; une ville s’élevait autour du palais. Marly fut bâti quand Louis XIV était fatigué de la foule, peut-être las du beau, et qu’on parlait déjà de la difficulté de l’amuser. Enfermer dans l’étroite anfractuosité d’une colline une immense construction solitaire, ce n’était plus une pensée du grand roi, mais un caprice de l’homme. Aussi un excellent air, des bois magnifiques tout alentour, la même vue que des hauteurs de Saint-Germain, avec l’avantage d’une colline plus douce et plus accessible, d’où l’on peut suivre de l’œil les charmantes sinuosités de la Seine, tant de beautés ne sauvèrent pas Marly de la destruction qui a épargné Versailles.

C’est donc à Versailles qu’il faut aller chercher l’image du génie et de la personne de Louis XIV. C’est là qu’on y sent, pour ainsi dire, sa présence et qu’on y respire sa grandeur. Le palais y a la grande mine de l’hôte. La justesse de ses pensées reluit dans ces belles proportions ; sa faculté d’emprunter à autrui sans gêne paraît dans ces libres imitations de l’art antique ; son goût est marqué dans la beauté de l’exécution. La majesté royale remplit ces vastes galeries, et il semble que l’impression s’en fasse encore sentir dans celles des parties de ce prodigieux édifice qu’il n’a pas été nécessaire de transformer pour les conserver. Que dirai-je des jardins, dont le dessin est si grand, qu’en même temps que les sens y sont flattés par toutes les commodités de la promenade, la majesté du lieu y tient sans cesse l’esprit occupé de l’idée du beau, dont l’étendue est si vaste, qu’à côté de ces immenses allées, où il peut y avoir foule sans entassement, il est, pour ceux qui n’aiment pas la foule, des solitudes secrètes et salubres ? Ce lieu sans air est inondé d’air ; les yeux ne rencontrent que des bois et des eaux dans ce lieu sans eau et sans bois ; le soleil se couche chaque soir au bout de la nappe d’eau lointaine qui termine ce lieu sans vue. Où trouver plus de plaisirs pour les yeux et plus de sujets pour la pensée, que dans cet horizon tracé de la main du grand roi ?

Cette image de grandeur que Louis XIV a comme imprimée à Versailles, je la reconnais dans tous les écrits qui ont paru sous son règne. Chaque chef-d’œuvre réfléchit tous les traits de l’idéal. L’amour de la vérité, la grandeur dans le naturel, la faculté d’emprunter sans imitation, la perfection du goût, je ne sache pas un écrit durable de cette époque où l’on ne trouve toutes ces qualités appropriées au sujet.

Est-il besoin de faire une réserve, et de dire que, pour donner tout à Louis XIV, je n’ôte rien à personne ? Sans doute les écrivains de son temps avaient naturellement tous ces dons, par la même faveur du ciel qui donnait à la France un grand gouvernement et un grand roi. Qu’on aille plus loin encore, pour ne rien diminuer de leur gloire ; qu’on réduise l’influence de Louis XIV à des ressemblances heureuses entre ses contemporains et lui. Écrivains et roi, je le veux bien, se sont simplement entendus : le roi n’a pas eu à diriger, ni les écrivains à suivre. Mais, à moins de nier le caractère le plus saillant de la société au dix-septième siècle, c’est-à-dire l’ascendant du roi sur la nation, il faudra bien reconnaître que les écrivains ont dû rechercher les qualités qui se recommandaient de l’exemple de Louis XIV, et se défendre des défauts qui choquaient son goût. La Bruyère l’a dit, dans une réflexion sur ce goût de comparaison qu’ont les princes, sans autre science ni autre règle : « Tout ce qui s’éloigne trop de Lulli, de Racine et de Lebrun est condamné214. » Ne serait-ce pas une assez belle part pour Louis XIV, dans les pompeuses merveilles de son siècle, d’avoir tenu en disgrâce tout ce qui s’éloignait de l’excellent ?

Au surplus, que ne s’en rapporte-t-on aux écrivains eux-mêmes, à titre d’esprits justes et d’honnêtes gens ? J’en crois La Fontaine, quand il dit :

Vous savez conquérir les Etats et les hommes ;
Jupiter prend de vous des leçons de grandeur,
Et nul des rois passés, ni du siècle où nous sommes,
N’a su si bien gagner l’esprit avec le cœur…
Vos moindres volontés sont autant de décrets,
Vos regards sont autant d’arrêts215 .

J’en crois ces vers si nobles et si éloquents de Boileau :

… Ma muse, occupée à cet unique emploi,
Ne regarde, n’entend, ne connaît plus que toi.
Tu le sais bien pourtant, cette ardeur empressée
N’est point en moi l’effet d’une âme intéressée.
Avant que tes bienfaits courussent me chercher,
Mon zèle impatient ne se pouvait cacher ;
Je n’admirais que toi. Le plaisir de le dire
Vint m’apprendre à louer au sein de la satire216 .

J’en crois Bossuet, s’écriant du haut de la chaire, après un éloge du roi à peine monté sur le trône : « Je ne brigue point de faveur, je ne fais point ma cour dans la chaire, à Dieu ne plaise ! Je suis Français et chrétien ; je sens, je sens le bonheur public, et je décharge mon cœur devant Dieu217. » Cette admiration universelle des lettres pour Louis XIV n’est pas une conspiration de flatterie, mais l’impression forte que de grands écrivains recevaient des qualités du roi et de la grandeur de la France, depuis que sous ce roi, comme dit encore Bossuet, elle avait appris à se connaître218.

Louis XIV exerça une autre sorte d’influence, la plus directe et la plus puissante, par ses rapports personnels avec les écrivains. Ses libéralités discrètes et proportionnées contribuèrent à la fortune de quelques-uns, et furent toute la fortune de quelques autres. Il n’en combla aucun ; c’eût été faveur excessive et caprice. Certains de ses prédécesseurs en avaient donné des exemples qui n’ont pas tourné à leur louange, les dons ayant été trop souvent au-dessus des mérites. Mais aucun homme de lettres n’eut à arracher de lui, par des importunités ou par des flatteries affamées, des grâces précaires et embarrassantes. Louis XIV fixa la condition des gens de lettres : il les honora dans sa faveur, il les respecta dans ses bienfaits. S’il ne trouva pas bon qu’ils s’occupassent des affaires de l’Etat, ce fut moins jalousie de son pouvoir ou impatience de la critique, que par une juste idée du rôle de l’écrivain. La tâche de gouverner était la sienne, et, eût-il été d’humeur à la partager, il ne pouvait pas lui venir à l’idée de la partager avec des poètes. Mais nul écrivain n’eut à immoler aux défauts du roi, ou à taire, pour faire sa cour, aucune vérité de l’ordre moral, ni à entretenir la protection royale par des redevances régulières d’adulation. Depuis l’exemple donné par Louis XIV, il n’y a eu que deux conditions honorables pour les écrivains : ou cette dépendance à l’égard du roi, par des libéralités régulières et méritées ; ou l’indépendance absolue, par la faveur du public qui enrichit l’écrivain, et par des lois justes qui l’appellent aux premiers rangs dans l’Etat.

§ III. Sur quels genres s’est fait sentir plus particulièrement l’influence personnelle de louis xiv. §

Voilà ce qu’a fait Louis XIV pour la condition des écrivains : voici ce qu’il a fait pour les écrits.

Son influence s’est marquée plus particulièrement sur trois genres, le poème dramatique, la satire littéraire et l’éloquence religieuse. Le théâtre surtout et la chaire se sont ressentis de sa fréquente présence : le théâtre, pendant la plus glorieuse époque de son règne ; la chaire, depuis la fin de son âge mûr jusqu’à sa mort, après avoir été un goût sérieux dans ses plus belles années.

Le théâtre n’eut pendant longtemps qu’un idéal, dont les traits sont répandus dans tous les poèmes dramatiques d’alors : c’est Louis XIV jeune homme ; c’est cette puissance si facilement portée, tant de gloire en si peu de temps, ses passions mêmes, qui tiraient je ne sais quelle grandeur de sa jeunesse, de la beauté de sa personne, de l’éclat de ses victoires, de la dignité royale jamais oubliée, de tous les devoirs de bienséance et d’affection sérieuse gardés envers la reine, non pour atténuer de graves torts par des égards, mais parce qu’il savait se gouverner dans l’entraînement. L’impression qu’en avait reçue Quinault lui inspira et fit réussir ces pièces, plus doucereuses que passionnées, qui donnaient tant de dépit à Corneille vieillissant. Les sujets applaudissaient à ces agréables peintures du roi. On s’intéressait, faut-il le dire ? à ses amours, à cause de la décence qui en écartait le mépris, et parce qu’on le savait d’ailleurs appliqué aux soins de l’Etat, exact au travail qui lui était si nouveau, et capable, quand il le fallait, de se rendre maître de sa passion.

Je devrais avoir du scrupule à rechercher comment le théâtre a tiré des beautés durables d’actes que réprouve justement la morale même la plus mondaine. Mais le même attrait qui intéressait les contemporains aux fautes domestiques de Louis XIV me porte, comme malgré moi, à toucher un point si délicat et à examiner par quelles circonstances l’art ni la morale dramatiques n’ont souffert de la faveur accordée à un mauvais exemple.

Un mot expressif de Saint-Simon, si fertile, comme on sait, en mots de ce genre, et qui n’est suspect ni d’indulgence pour Louis XIV, ni de complaisance pour ses amours, me met sur la voie. Parlant de la jeunesse du roi, comprimée par Mazarin, sous le joug duquel il commençait à pointer, ce prince, dit-il, sentit l’amour. Ce ne fut donc pas seulement ardeur du sang ; Louis XIV aima sérieusement, jusqu’au sacrifice. Il connut cette passion qui développe le cœur, et qui tire l’homme de lui-même par la séduction du plus grand amour de soi. Quand il fallut rompre avec la nièce du cardinal Mazarin, Marie Mancini, il faisait pitié à la reine sa mère, par la profonde tristesse où l’avait jeté, disait celle-ci, la perte de ce qu’il aimait. Mais, ajoutait-elle, il était « tendre et raisonnable tout ensemble » ; il trouva des forces dans sa raison, dans son bon naturel, « dans une âme à qui Dieu avait donné toute l’élévation nécessaire à un grand roi219. » Mme de la Fayette, dont la réserve à peine obligeante sur Louis XIV trahit l’âme de quelques frondeurs plus résignés que réconciliés, rend le même témoignage de la tendresse extraordinaire du roi220. Le sérieux et la profondeur de ses passions adoucirent les jugements qui furent portés sur ses désordres, où d’ailleurs ne parut jamais l’odieux du pouvoir absolu, et où le roi ne prit que ce qu’on offrait à l’homme : témoin la Vallière, qui mourut pour le monde le jour où elle cessa d’être aimée.

Quand la politique maria Louis XIV avec une princesse qui ne sut jamais parfaitement la langue de son époux et de ses enfants, le cœur du jeune roi était encore tout frémissant d’un premier amour qu’il avait dû vaincre. Le goût du devoir, une affection d’estime pour la reine, ne le défendirent pas des tentations de la jeunesse et de la toute-puissance. Il aima de nouveau, et il succomba. Une certaine faveur de l’opinion encouragea cette faute, et, dans la facilité des mœurs d’alors, il ne se trouva personne pour s’indigner qu’un prince jeune, charmant, adoré, après avoir accepté, pour le bien de l’Etat, la contrainte d’un mariage politique, eût cédé à une passion sérieuse, en gardant à la reine les égards et la bonté, et en ne négligeant aucun des devoirs du roi. Les lettres, qui sont pleines de condescendance pour tout ce qui est de l’homme, et surtout pour les faiblesses des grandes âmes exprimèrent, sous mille formes cette faveur de l’opinion. A aucune époque l’amour n’a été mieux peint, ni sous des traits plus nobles et plus touchants. On en avait pris l’image dans Louis XIV lui-même, chez qui l’amour était à la fois passionné et réglé, outre cette décence qui avait le mérite d’un sacrifice à la pudeur publique. Tous les héros du théâtre d’alors sont tels qu’Anne d’Autriche représente son fils, « tendres et raisonnables. » Ceux-là seuls intéresseront toujours l’esprit humain. L’amour n’est touchant que dans les grands cœurs, parce qu’il s’y trouve accompagné de la raison qui le rend naturel en lui ôtant tout air d’imitation, et honnête en le subordonnant au devoir ou en l’y sacrifiant.

Ces remords même, dont Boileau veut que l’amour soit combattu au théâtre, pour que la peinture en soit plus pathétique221, n’ont pas été inconnus à Louis XIV. Dans sa passion pour Mme de la Vallière, et plus tard pour Mme de Montespan, le devoir se fit sentir bien longtemps avant la satiété, et troubla le passé par des regrets, le présent par des scrupules douloureux. Le roi, pour se guérir de ce dernier amour, demanda l’aide de Bossuet, et il souffrit ces conseils sévères qui lui montraient dans les malheurs du royaume le châtiment des fautes du roi. Telle était encore la violence de sa passion, que le grand évêque ne lui enjoint pas, au nom du devoir chrétien, d’en triompher en un instant : « Ce serait, écrivait-il au roi, vous demander l’impossible. » Il l’invite seulement à « tâcher de la diminuer un peu ; à craindre de l’entretenir. » Mais, dans une autre lettre écrite plus tard, « avec une indépendance absolue, aussi bien qu’avec un zèle et une ardeur extrêmes », il l’en pressait au nom des peuples souffrants. En lui prescrivant comme l’unique remède des maux publics « la résolution de changer dans sa vie ce qui déplaisait à Dieu », Bossuet le rendait responsable de ces maux222. A la vérité, c’est par le commandement même du roi que Bossuet lui tenait ce sévère langage : mais n’était-ce pas l’effet d’un secret mécontentement de soi-même que de commander à la voix la plus libre alors, à la voix de l’évêque, de lui parler de ses fautes ? Croit-on que l’homme le plus obéi et le plus flatté qui fût au monde ne sentît pas, sans quelque humiliation, le reproche sous la déférence, et la condamnation dans le conseil même de se corriger ?

Ce sérieux de la passion, cette violence, ces combats qui agitèrent le cœur de Louis XIV, le théâtre d’alors en est l’image fidèle. Là aussi l’amour est sérieux : il est violent, il est combattu. Dans les pièces où le devoir succombe, l’amour est à la fois malheureux et criminel ; dans celles où le devoir l’emporte, l’amour est encore malheureux, quoiqu’il soit innocent. Toujours profond et noble, on ne le confondit point avec ce désordre grossier de l’imagination et des sens, qui usurpe son nom et prétend vainement à l’intérêt qu’il inspire ; toujours combattu, souvent sacrifié au devoir, Louis XIV n’en put regarder la peinture comme une flatterie adressée à ses fautes, ni le public garder des doutes dangereux sur les suites toujours funestes d’un amour illégitime.

§ IV. De ce que doit la comédie à Louis XIV. §

Que ne doit pas la comédie à Louis XIV ? Il lui fournit La société même qui devait lui servir de matière ; il lui indiqua ses originaux, et la protégea contre leurs cabales ; il fit amitié avec elle dans la personne du grand poète qui la personnifie. Molière.

Avant Louis XIV, l’état de la société n’était guère propice à la comédie. Les circonstances avaient exagéré tous les caractères. Les troubles civils, en faisant peser sur tout le monde la nécessité d’attaquer ou de se défendre, avaient jeté, pour ainsi dire, chacun hors de sa mesure et de sa vérité. L’esprit de faction empêchait le développement de l’esprit de société, lequel est l’âme de la comédie. Un autre mal, non moins profond, affligeait la France. L’imitation des mœurs étrangères, cette tyrannie secrète qui s’insinue dans une nation sous la forme d’une mode, y avait altéré insensiblement les caractères et les esprits. Tout, à cette époque, jusqu’à l’héroïsme, portait la livrée espagnole. Ainsi, d’une part, point d’esprit de société à cause de l’état de guerre, qui rendait toutes les situations précaires et isolait toutes les classes ; de l’autre, une grave altération du caractère national, fruit de la longue intervention de l’Espagne dans nos affaires, tel est le double trait qui caractérise la société française pendant la minorité de Louis XIV.

Cet état s’est peint dans un genre de poème dramatique qui n’a jamais pu prendre racine dans notre pays, la tragi-comédie, si populaire en Espagne. Presque tous les ouvrages de théâtre, à cette époque, en affectaient la forme. Il y eut un jour où, à l’exemple de la société qui cherchait à se dégager de l’état de faction, la comédie rompit cette union forcée avec la tragédie, et Corneille essaya de la produire seule sur la scène où il avait fait jouer Polyeucte. Mais la société d’alors n’offrant au poète, au lieu de ridicules, que des passions violentes, au lieu de caractères, que des emportements, il alla prendre au théâtre espagnol des travers imaginaires et des caractères de convention. Tel fut le Menteur, ce premier crayon de la comédie qui devait révéler à Molière son génie. Molière lui-même, dans ses premières pièces, n’alla guère plus loin. Beaucoup d’esprit sur des incidents imités du théâtre italien, qui les avait imités du théâtre antique ; des amants dans la dépendance de valets de fantaisie ; un dialogue dont la gaieté vient d’un certain feu d’esprit, et non de ridicules vivement présentés, voilà la comédie qui a précédé l’École des femmes, voilà Molière avant l’avènement de Louis XIV, et quoiqu’il eût passé l’âge où Corneille avait fait le Cid et les Horaces. Le grand peintre attendait ses originaux ; la comédie attendait une société.

Le gouvernement de Louis XIV y pourvut. En détruisant l’esprit de faction, il fit rentrer chacun dans ses limites. Les caractères que les troubles civils avaient exaltés ou comprimés, se calmaient ou se développaient librement dans l’ordre et dans la paix. Toutes les passions avaient été longtemps subordonnées à deux principales, l’ambition du pouvoir et la peur, ces deux mobiles de l’homme dans les temps de troubles. C’est trop peu dire ; ces deux passions avaient régné seules. Sous le nouveau gouvernement, l’ambition du pouvoir perdit toutes chances, et la peur disparut ; dès lors toutes les passions qui en avaient subi le joug retrouvèrent, avec leur liberté, leur physionomie, et l’on vit autre chose que des ambitieux et des poltrons. Les crimes, si communs dans les temps de faction, firent place aux vices, qui sont de tous les temps, aux travers, encore plus universels que les vices, et qui sont la vraie matière de la comédie. Enfin, le cœur humain, où Molière allait lire si avant, s’étendit, pour ainsi dire, et devint plus profond et plus libre, par l’effet d’un changement qui, en délivrant chaque particulier du poids des préoccupations publiques, le rendait tout entier à lui-même, et le livrait, dans tout son naturel, aux regards de l’observateur.

Deux circonstances contribuèrent surtout à faire naître l’esprit de société : ce fut le mélange des classes et le commerce des femmes.

Avant Louis XIV, l’intervalle qui séparait la noblesse de la bourgeoisie s’était agrandi de tout le terrain que la noblesse avait empiété sur le roi. Il en était résulté des distinctions très tranchées entre les deux classes, et, par l’effet de l’imitation, d’autres distinctions non moins marquées, dans chaque classe, entre les rangs et les professions. La grandeur et l’ascendant de Louis XIV, en abaissant la noblesse, la firent reculer sur les rangs de la bourgeoisie, que, dans le même temps, il élevait vers lui par d’habiles choix pour toutes les grandes charges de l’Etat. Le rapprochement de ces deux parties de la nation fit disparaître les plus choquantes des distinctions qui les tenaient isolées, et, de proche en proche, toutes les distinctions particulières entre les rangs et les professions. L’esprit de société se forma de ce rapprochement des deux classes, et du mélange des deux esprits propres à chacune.

Le commerce des femmes y mit le charme qui lui est propre. Rien ne fut plus efficace pour rendre les esprits agréables, les mœurs polies, le langage civil et délicat. La place de plus en plus grande que prirent les femmes dans la société, les bons effets qui en résultèrent, sont l’ouvrage personnel de Louis XIV. Ce fut une émulation entre les citoyens d’imiter la recherche de politesse du roi envers les femmes, cette déférence charmante qui dans le sexe ne distinguait pas le rang, et « qui lui faisait soulever son chapeau, dit Saint-Simon, devant la moindre coiffe qui passait, je dis aux femmes de chambre, et qu’il connaissait pour telles. » Les gens de lettres quittèrent le cabaret pour les compagnies. Le seul inconvénient de ce changement, l’abus du bel esprit, ne gâtait que les esprits médiocres ; les esprits distingués en devenaient plus délicats.

Enfin, sous le règne d’un prince dont le premier acte politique avait été de faire reconnaître par l’Espagne la préséance de l’ambassadeur français sur l’ambassadeur espagnol à Rome, l’imitation, étrangère disparut. L’esprit français fit comme le roi ; il revendiqua enfin son droit de préséance, en France, sur l’esprit espagnol. La langue espagnole, si longtemps familière à tous les esprits cultivés, une politique malheureuse l’avait introduite en France ; une grande politique l’en bannit. Ainsi, la société française, considérée soit comme une image des sociétés humaines, soit comme type de la vie civile dans notre nation, était rentrée dans son naturel et sa vérité. On n’y voyait plus rien de forcé ni d’étranger. Le cœur et l’esprit s’y étaient assez développés pour offrir à l’observateur ces traits généraux auxquels l’humanité se reconnaît dans tous les temps. La langue avait toutes les qualités qui font la perfection d’une langue pour le pays qui la parle, et qui en assurent l’universalité au dehors. Tout était donc prêt pour la comédie ; Louis XIV lui avait préparé un théâtre de ses mains. Il faisait poser les originaux devant le peintre.

C’est une anecdote connue et non contestée, que Louis XIV en dénonça quelques-uns à Molière, qui les transporta tout vivants de la cour sur le théâtre, où ils ne se reconnurent pas. Nul n’était plus capable de saisir les travers au passage que le prince qui, selon l’expression fort juste de la Harpe, avait établi une sorte de législation des bienséances. Bienséance ne signifie pas étiquette ; l’étiquette n’est que la forme particulière que les mœurs d’un pays, la vanité, la mode, donnent à certaines relations de cour ou de société. Il faut entendre par bienséance la science de ce qui sied, la raison dans les relations de la vie civile. Louis XIV se mit du côté de Molière contre tous ceux qui n’avaient pas cette science, ou qui ne se réglaient pas sur cette raison. Et quand Molière, regardant au-dessus des ridicules, voulut, de sa libre invention, et sans l’indication royale, montrer dans le Tartufe le plus odieux de tous les vices, l’hypocrisie religieuse, exploitant le plus commun des travers, la crédulité, Louis XIV protégea le poète et la pièce, et le plus religieux des rois consacra cette éternelle leçon donnée au genre humain sur l’abus qu’on peut faire de la religion.

En dépit de la critique, qui en a justement contesté l’authenticité, l’anecdote de Louis XIV, faisant asseoir Molière à sa table, et lui servant une aile de son « en cas de nuit223 », trouve encore et trouvera longtemps créance dans notre pays224. C’est une de ces anecdotes qui, par la facilité avec laquelle une nation les accepte et s’obstine à y avoir foi, acquièrent tout au moins la valeur morale de croyances populaires. Pourquoi tient-on à croire que Louis XIV a fait asseoir Molière à sa table, et l’a servi lui-même ? C’est qu’on ne doute pas que ce grand prince ne fût capable de se mettre au-dessus de l’étiquette royale pour honorer un poète tel que Molière. Ces traditions sans origine connue, qui se transmettent de livre en livre, forment, à côté de l’histoire authentique, une sorte d’histoire légendaire qui l’explique et la confirme.

Le roi prit toujours la défense du poète contre la cour, où tous les ridicules attaqués par Molière trouvaient protection. Le duc de la Feuillade avait cru se reconnaître dans la Critique de l’École des femmes ; il s’en était vengé en déchirant avec les boutons de son habit le noble visage de Molière, qui se baissait pour le saluer. Quelques paroles sévères de Louis XIV vengèrent le poète de la brutalité du grand seigneur. Le roi tint sur les fonts de baptême le premier enfant de Molière, deux mois après la requête de Montfleury, qui l’accusait d’avoir épousé sa propre fille. L’honnête homme dans le roi avait protégé le Tartufe ; l’homme de goût releva le Bourgeois gentilhomme, accablé à la première représentation par la froideur des courtisans, et, plus tard, les Femmes savantes, qui avaient si fort blessé tout ce qui restait de bel esprit dans ce siècle du naturel et du grand goût.

Quand le roi hésitait sur une pièce, qu’il n’en avait rien dit à son souper, tout aussitôt on s’échappait en mille critiques contre Molière. Les originaux trouvaient les copies détestables ; on espérait accabler Molière sous le mécontentement du roi ; le grand poète lui-même était dans l’angoisse. Mais, à la seconde représentation, quelques paroles charmantes du roi dissipaient la cabale, et, comme dit Grimarest, faisaient reprendre haleine au poète225. Celles-ci sont à citer pour la bonté et le grand sens : « Je ne vous ai point parlé de votre pièce à la première représentation226, parce que j’ai appréhendé d’être séduit par la manière dont elle avait été représentée ; mais, en vérité, Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, et votre pièce est excellente. » Ainsi jugeait Louis XIV, toujours de sens rassis, jamais sur une première impression. Pour les Femmes savantes, s’il ne dit pas tout d’abord à Molière que sa pièce était très bonne, « c’est qu’il avait dans l’esprit autre chose qui l’avait empêché de l’observer à la première représentation. » Une approbation qui se faisait ainsi attendre n’en était que plus précieuse ; outre l’autorité d’un jugement porté avec réflexion, elle vengeait le poète du plaisir que s’étaient fait à l’avance les Trissotins et les Bélises de le voir désapprouvé.

Il n’est pas jusqu’au théâtre où Molière représentait ses pièces qu’il ne dût à la libéralité du roi. La première fois que Molière et sa troupe jouèrent devant la cour la tragédie de Nicomède, ce fut sur un théâtre que le roi avait fait dresser dans la salle des gardes du vieux Louvre. Il leur donna ensuite le théâtre Bourbon. Enfin, il les attacha tout à fait à son service, avec une pension pour la troupe et

une pension pour Molière. L’époque où Molière reçut cette nouvelle faveur en relève le prix. C’était au fort des réclamations qu’avait excitées le Festin de Pierre, et en dépit d’un libelle, imprimé avec permission du lieutenant de police, dont l’auteur menaçait le royaume du déluge, de la peste et de la famine, si la sagesse du roi ne mettait un frein à l’impiété de Molière. L’auteur de ce libelle, le sieur de Rochemont, n’était-il pas Tartufe lui-même, prévoyant de loin à qui il allait avoir affaire, et essayant d’étouffer la voix qui, deux ans plus tard, le dénonça au genre humain227 ?

Voilà ce que fit Louis XIV pour la comédie ; car Molière, c’est la comédie. Il lui donna protection, pensions, appui, contre ses originaux ; il lui donna l’hospitalité dans son palais ; il le fit de sa suite et de sa cour ; enfin, il lui apprêta une société à la vue de laquelle Molière pouvait s’écrier : « Je n’ai plus que faire d’étudier Plante et Térence, et d’éplucher les fragments de Ménandre : je n’ai qu’à étudier le monde. »

§ V. De ce que la tragédie doit à Louis XIV. §

La tragédie est moins redevable à Louis XIV que la comédie. Corneille n’en avait rien laissé à créer. La société doit tout fournir à la comédie, événements, caractères, langue. La tragédie, qui emprunte ses personnages aux traditions héroïques ou à l’histoire, peut naître et fleurir même aux époques d’agitation politique. Ce qui reste d’âpreté dans les mœurs civiles, et de violence dans le gouvernement, n’y nuit pas à certains égards ; elle en tire des lumières pour éclairer les passions fortes et les situations violentes, où elle va chercher ses principales beautés. C’est ce qu’avait fait Corneille. Les traditions de l’Espagne du moyen âge lui avaient donné le Cid ; il trouva dans l’histoire romaine Horace, Cinna, Polyeucte. L’état de la société française à cette époque, presque autant que le tour de son génie, lui avait donné le goût des sujets héroïques et lui fournissait des ressemblances pour les comprendre et les traiter. Les caractères avaient conservé quelques restes de l’énergie farouche des guerres civiles ; cette grandeur un peu forcée qui marque le théâtre de Corneille avait des types vivants à l’époque où il écrivait. Le mépris de la vie, quand elle est en balance avec le devoir, la passion ou seulement quelque bien d’opinion, est le fond des mœurs de cette époque. C’est aussi la source du sublime dans Corneille. Cet excès même de grandeur qui y pousse toute vertu à l’héroïsme, tout vice au crime, ne vient que d’une ressemblance trop fidèle avec un temps où l’imitation étrangère avait donné un air de mode même à la vertu. Nous devions à l’Espagne l’exagération qui ôte au grand le naturel par lequel il se distingue du grandiose.

C’était un des fruits de cette intervention étrangère, que je charge de tous nos défauts d’alors, et qui ajoutait à la dépendance politique la servitude littéraire.

Mais si la tragédie n’était plus à créer après Corneille, il restait, comme on l’a vu228, à la perfectionner, à en donner un type plus pur, plus varié, plus complet. Il restait à développer la plus touchante des passions, l’amour, soit qu’il s’assujettisse la raison et triomphe du devoir229; soit que, dans sa lutte avec l’une et l’autre, il s’autorise de la fatalité ou essaye du crime pour leur résister230 ; soit que, chaste et innocent, l’issue d’événements plus forts que lui le rende heureux ou malheureux231. Il restait à créer des rôles de femmes pour personnifier tous ces aspects et toutes ces nuances de l’amour. C’est de ce côté-là surtout que le domaine de la tragédie devait s’étendre, et que des créations nouvelles étaient possibles après Corneille. Il fallait aussi rapprocher du réel les types de la tragédie, tempérer la grandeur par ce quelque chose d’humain que Curiace se félicite d’avoir conservé, et par le naturel qui en est le signe le plus expressif. Ce devait être l’œuvre de Racine. On sent combien l’influence de Louis XIV l’y aida. Dans la part que le poète a faite à la passion de l’amour, dans ces créations de rôles de femmes, on reconnaît la séduction des exemples du roi ; dans les héros du poète, chez qui la grandeur est toujours accompagnée du naturel, on reconnaît la personne même de Louis XIV.

Louis XIV est dans presque toutes les pièces de Racine « invisible et présent » par ses beaux côtés, est-il besoin de le dire ? Pour ses faiblesses, elles n’y trouvent pas à revendiquer un seul vers à leur excuse. Loin que le roi y soit flatté dans ses fautes, il put voir avant tout le monde des conseils directs dans certains passages, où l’allusion devait être d’autant plus efficace qu’elle était plus discrète. Le beau passage de Britannicus, « où la fureur de Néron à monter sur le théâtre est si bien attaquée, dit Boileau, avertit Louis XIV qu’il ne pouvait plus figurer décemment dans un ballet232. » Il est vrai qu’à ce témoignage de Boileau on oppose ce fait qui est exact, que trois mois après la première représentation de Britannicus, Molière destinait au roi les rôles de Neptune et d’Apollon dans les Amans magnifiques. La pièce fut en effet donnée ; mais le roi n’y joua point. C’est assez pour que Boileau ait raison. Et s’il n’est pas impossible que Louis XIV eût gardé jusqu’au temps de Britannicus quelque envie de figurer encore dans les ballets, pourquoi ne pas faire honneur aux vers de Racine de la résolution qui l’y fit renoncer ?

Quant aux allusions d’Esther, ceux-là sans doute se trompaient, qui voulurent reconnaître dans « l’altière Vasty » Mme de Montespan ; Louvois dans Aman ; dans Assuérus signant, par trop de crédulité, l’édit de persécution contre les Juifs, Louis XIV révoquant l’édit de Nantes233. Mais Mme de Sévigné ne se trompait pas lorsque, se ravisant sur Esther, qu’elle s’était d’abord défendue d’admirer, elle y trouvait « mille choses si justes, si bien placées, si impartantes à dire à un roi 234. » Racine ne pensait pas plus à rechercher le succès des allusions qu’à éviter, de peur que le public ou le roi n’y vissent des allusions, les vérités de son sujet et les vérités du cœur humain.

Des deux grands poètes dramatiques de ce temps, le plus touché de l’influence de Louis XIV, et, pour ainsi dire, le plus marqué de son empreinte, c’est Racine. Né un an seulement avant le roi, doué comme lui des plus rares qualités du corps et de l’esprit, ayant aussi ce grand air et cette majesté naturelle dont parle Saint-Simon, une sorte de fraternité rapproche le poète et le roi. L’œil fixé sur les destinées du roi, et comme dans la contemplation de cet idéal, Racine semble suivre dans son théâtre la vie de Louis XIV. Il fait pour la première époque des pièces toutes pleines d’amour : c’était le temps de la gloire sans revers, des amours qu’excusaient, aux yeux indulgents des contemporains, la jeunesse du prince, la froideur d’un mariage politique, le sérieux de la passion toujours conciliée avec les devoirs de la royauté. Puis, après douze ans de silence, c’est à la prière de la personne la plus chère au roi, c’est pour le roi lui-même tournant à la piété sévère, qu’il écrit Esther et Athalie. Il est à la fois le poète des années brillantes et le poète des années de retour.

Il y eut même, entre la vie de Racine et celle de Louis XIV, cette analogie touchante, que Racine, comme Louis XIV, eut son époque de passion pour la gloire235, d’orgueil de la vie, et son époque de retour chrétien et d’austères pratiques dans l’obscurité de la vie de famille. Seulement Racine coupa court à la jeunesse avant qu’elle fût écoulée ; et c’est ce même cœur, d’où Phèdre venait de sortir, qu’il voulut un jour éteindre dans un cloître de chartreux. Un prêtre de sa paroisse, auquel il s’en était ouvert, l’en détourna ; il lui persuada de rester dans le monde, et de s’y marier à une personne pieuse. Catherine de Romanet fut la madame de Maintenon de Racine. Depuis lors, il vécut tout aux soins de ses enfants et à Dieu, qu’il aima, dit Mme de Sévigné, comme il avait aimé ses maîtresses. Mot charmant, qui fait sentir si vivement la beauté de son sacrifice.

On ne peut pas donner le nom d’amitié aux rapports qui unirent Racine et Louis XIV. Ce n’est pas que le roi fût au-dessus ou le poète au-dessous du nom et de la chose ; mais le goût personnel ne pouvait pas être plus fort que les rangs et les mœurs. Telle était pourtant la force de ce lien, surtout du côté du poète, que le jour où il parut se rompre, la piété même n’en put consoler Racine. Le faire mourir du malheur d’avoir déplu, comme un de ces courtisans qui n’existent que par la faveur, et pour qui la disgrâce est le néant, c’est calomnier sa mort. Mais qu’il ait fait, comme dit son fils236, trop de réflexions sur son changement à la cour, lui qui se peint comme « un homme passant sa vie à penser au roi, à s’informer des grandes actions du roi ; lui à qui Dieu, dit-il, avait fait la grâce de ne rougir jamais ni du roi ni de l’Évangile237 » que le chagrin qu’il en ressentit ait aggravé une maladie qui, plus tard, l’eût sans doute emporté, même au milieu de tous les sujets de contentement ; c’est ce qu’on peut admettre sans faire tort à Racine. Entre deux personnages qu’unissaient, dans une prodigieuse inégalité extérieure, tant de rapports d’âge, de figure, d’esprit, quand l’accord vint à être troublé, ce fut au plus petit et au plus sensible à en porter la peine.

Au temps où nous vivons, dans une société qui, entre autres dépendances, a peut-être secoué la déférence et le respect, il nous est aisé de railler cet excès de sensibilité dans un si grand homme. Mais prenons garde qu’il vivait à une époque où les plus grands voyaient au-dessus de leurs têtes un plus grand qu’eux, et où l’idée qu’on avait de la royauté mettait hors de toute mesure la personne royale. La disgrâce du roi était insupportable aux plus fermes caractères. On perdait, avec sa faveur, sa place dans une société où chacun tenait son rang du prince ; on perdait sa fonction dans l’Etat, et, pour ainsi dire, sa raison d’être. Pour Racine en particulier, le seul soupçon d’un refroidissement du roi dut être un malheur. C’était plus que la brouille de deux amis, c’était une rupture entre le poète et son idéal. S’il était quelqu’un parmi nous qui, après avoir « passé sa vie à penser » à une personne illustre, « à s’informer de ses grandes actions », eût tout à coup perdu ses bonnes grâces, je lui demanderais, comme au seul bon juge, si la douleur de Racine a été indigne de lui238.

Telle fut l’influence de Louis XIV sur l’art dramatique au dix-septième siècle. Molière a peint la société telle que Louis XIV l’avait faite ; Racine a peint Louis XIV lui-même.

Pourquoi ces peintures sont-elles durables ?

C’est, pour la comédie, qu’à ce moment unique la société française réunissait tous les grands traits de toute société civilisée, tous les rapports des caractères, toutes les diversités des esprits, toutes les physionomies : c’est, pour la tragédie, que le personnage héroïque qui lui servait d’idéal réunissait les principaux traits des hommes à qui Dieu a donné l’empire sur les autres. Voilà pourquoi les peintures de Molière et de Racine seront toujours vraies, non seulement pour notre nation, mais pour tous les esprits cultivés de toutes les nations.

Une circonstance propre à la comédie du dix-septième siècle en explique la durée et la popularité sans vicissitudes dans notre pays. A aucune époque notre société n’a offert une image plus parfaite de l’esprit français. On a vu comment Louis XIV, en abattant les distinctions, en tirant du peuple des ministres, des généraux, des têtes pour le commandement, avait créé une sorte d’égalité en présence de sa grandeur personnelle et de sa gloire. Les classes, en se mêlant ainsi, ne perdirent aucun de ces traits propres à chacune, dont l’ensemble forme la physionomie française. Mais toutes furent débarrassées de ce qui les tenait à l’écart les unes des autres, celles-ci de privilèges stériles, celles-là d’indignités insurmontables ; en sorte qu’il y eut tout à la fois, dans l’esprit français, du prince sans l’étiquette de cour, du grand seigneur sans la morgue aristocratique, du bourgeois, sans la petitesse bourgeoise, du peuple sans la trivialité de la populace. C’est ce je ne sais quoi de grand, de hardi, de judicieux, de naïf, qui respire dans le théâtre de Molière. J’ignore quels changements le temps amènera dans la société française ; mais, dût-on voir s’effacer de plus en plus les distinctions qui y séparent, non plus les classes, mais les conditions, l’esprit français, tel que Molière l’a représenté, sera toujours l’esprit type, l’esprit national, parce que tous les rangs s’y reconnaîtront toujours à ces traits généraux qui les distinguent et les unissent.

Qu’on ne s’effarouche pas de la part que je fais à Louis XIV dans les chefs-d’œuvre du théâtre au dix-septième siècle. On risquerait d’être moins juste que ne l’ont été les auteurs mêmes de ces chefs-d’œuvre. Pour vouloir être plus jaloux qu’eux de leur originalité, il faudrait taxer d’aveuglement ou de flatterie leur admiration pour Louis XIV. Le génie, dans les lettres, ne tire pas moins d’avantage d’un gouvernement qui le comprend et le protège, que ce gouvernement ne tire de gloire des lettres qu’il fait éclore et prospérer. Il y a une fort grande différence pour l’homme de génie, qui vient de naître à la vie de l’esprit, d’ouvrir les yeux au magnifique spectacle d’une nation bien conduite, dont tous les actes sont marqués d’invention, de force et de raison, grande au dedans et grande au dehors ; ou d’avoir à percer les ténèbres d’une société qui se débat dans des luttes tumultueuses où l’action déréglée a forcé et dénaturé tous les caractères. Il est fort différent, surtout pour la comédie, d’avoir à peindre ses personnages au repos, dans le naturel de leurs habitudes, où d’être forcée de les saisir dans quelque mêlée, au passage, dans le flot qui les pousse avec le poète lui-même. Louis XIV n’a fait ni Molière ni Racine, mais il les a mis dans leur naturel et leur vérité. En cherchant dans la gloire de ces grands hommes ce qui leur est venu de Louis XIV, loin de les diminuer, on les fait voir dans leur vrai jour, et l’on explique leur admiration.

§ VI. Ce que la satire littéraire et la poésie didactique doivent à Louis xiv. — Motifs de la constante faveur de Boileau auprès de ce prince. §

J’ai parlé, au chapitre sur Boileau, du secours qu’il avait reçu de ses contemporains dans sa lutte contre les méchants poètes et les méchants vers. Rien ne l’aida plus que la protection de Louis XIV.

Le bienfait d’une société reconstituée et au repos, si favorable à la comédie, ne l’était guère moins à la satire littéraire, qui est à sa façon une comédie. Ce bienfait que la France devait à Louis XIV, Boileau en eut sa part comme Molière, avec cette différence qu’avant Louis XIV, et sans Louis XIV, Molière faisant jouer, dès 1659, les Précieuses ridicules, avait commencé l’œuvre de la satire et montré à Boileau où il avait à frapper. La belle satire qui commence par ce vers :

Enseigne-moi, Molière où tu trouves la rime

ne serait-elle pas une première réponse de Boileau à l’appel de Molière239 ?

Mais ce n’était pas assez de discréditer les méchants poètes. Il fallait, dans une œuvre de doctrine, établir au nom de quels principes ils avaient été combattus, faire distinguer au public le rimeur du poète, et lui apprendre ce qu’est le vrai poète, en lui en donnant à voir un de plus. Œuvre nécessaire, surtout dans la nation littéraire par excellence, où, de toutes les grandes affaires, les plus grandes sont celles de l’esprit. Les modèles anciens avaient beaucoup fait sans doute pour l’éducation publique ; mais les meilleurs n’y suffisent pas. Ils éveillent le goût par les comparaisons, ils le détachent peu à peu des mauvais exemples ; les doctrines seules le règlent et le fixent. En nous enseignant à découvrir dans notre propre fonds les raisons des beautés des lettres, elles nous accoutument à remplacer les admirations de surprise par des affections réfléchies, dont le propre est de s’accroître et de s’épurer par la durée.

Ce fut la seconde partie de la tâche de Boileau et le sujet de l’Art poétique. Ce code du goût, comme l’appelèrent les contemporains, eut pour premier effet d’aigrir les inimitiés que Boileau s’était attirées par les satires, et de lui en attirer de nouvelles. Les poètes qu’il avait attaqués, en face et en les nommant, se sentirent de nouveau atteints indirectement par les doctrines de l’Art poétique. Ceux qu’il avait omis ou dédaigné de prendre à partie n’eurent pas de peine à reconnaître qu’ils étaient exclus d’une poétique qui faisait aux appelés des conditions si difficiles. On imagine quelle clameur souleva parmi le petit peuple des rimeurs une législation si dure, et combien, contre des assauts renouvelés, Boileau eut besoin d’appui !

Son auxiliaire le plus efficace, dans cette seconde tâche, comme dans la première, fut Louis XIV. Quand on sut que le roi se faisait lire les satires et goûtait l’Art poétique, l’approbation d’un souverain, à la fois si judicieux et si obéi, donna aux jugements du satirique la force d’arrêts de justice, aux doctrines du législateur littéraire l’autorité de lois de l’Etat. Tout le monde s’y soumit. Peu s’en fallut que les récalcitrants n’eussent l’air de factieux. Telle fut proprement la part de Louis XIV dans l’œuvre de Boileau, sans compter que, pour l’Art poétique en particulier, la pensée en avait pu venir au poète du spectacle de grandeur, d’ordre et de raison, que lui présentait le gouvernement de Louis XIV.

Un spectacle du même genre, dix-sept siècles avant Boileau, avait inspiré à Horace l’idée de donner des règles de goût et de tracer à sa façon, en se jouant plutôt qu’avec la sévérité didactique, le code poétique de son pays. Il y avait vingt ans que Rome et le monde romain jouissaient d’une paix profonde, quand il imagina d’écrire à Auguste la belle épître où il le fait juge d’une question de poésie et d’histoire littéraire240. Vers ce temps-là dans le cadre aimable et libre d’une lettre familière à ses amis les Pisons, il composait son Art poétique à lui. C’est cette communauté de sujet dont on n’a pas manqué de faire une critique au poète français, accusé d’avoir par dénûment d’invention imité le poète latin. On eût été plus juste envers Boileau, et l’on eût mieux servi la cause des lettres, en reconnaissant là une convenance supérieure, et comme une loi de l’histoire des lettres qui, aux deux époques et dans les deux pays, avait suscité, avec des besoins d’esprit et des mœurs littéraires analogues, deux grands poètes pour les observer, les décrire et les régler, et deux grands princes pour protéger les deux poètes.

La faveur dont Louis XIV honora Boileau en s’honorant lui-même, est marquée de ce trait particulier qu’elle s’adressa encore plus à l’homme qu’au poète. Louis XIV eut-il du poète l’idée que s’en font aujourd’hui tous les gens de goût, et l’estima-t-il jamais à son prix ? Au temps des premiers succès des satires, il ne se connaissait guère en poésie, et il l’avouait avec grâce. Plus tard, avec l’aide de Boileau, y devint-il compétent ? Je l’ignore ; mais ce qu’on peut affirmer d’un prince si sensé et si bon juge des hommes, c’est qu’il connut tout de suite et apprécia, dans Boileau, la raison supérieure, la sincérité, la droiture de cœur, par lesquelles Boileau est le plus grand parmi de plus grands que lui par le génie. Qui doute que, de son côté, Boileau, dont la majesté royale ne troublait pas le ferme regard, n’ait su voir l’homme sous le souverain, et qu’il n’ait aimé le premier dans un respect profond, mais non timide, pour le second ? Si, par une réserve de situation, qui des deux côtés modérait le penchant, il n’y eut pas là deux amis, du moins il y eut deux hommes qui s’aimèrent, et qui s’aimèrent parce qu’ils se connurent.

Quand Voltaire, parlant de Boileau, a écrit ce vers cruel :

Zoïle de Quinault et flatteur de Louis241,

voulait-il nous persuader que la faveur de Louis XIV avait coûté à Boileau des flatteries indignes de lui ? Singulier flatteur, chez qui l’histoire ne saurait note un vers à l’excuse de ce qu’elle reproche à Louis XIV ! Boileau, — on lui en a rendu la justice, — n’a loué dans ce roi que ce qui est du grand roi. C’est trop peu dire. De peur que Louis XIV ne s’y méprît, il l’avertit qu’il mettrait des conditions à ses louanges. Témoin les beaux vers du Discours au Roi, beaux surtout parce qu’ils « se sentent de la hauteur du cœur » d’où ils sont sortis.

On ne me verra point d’une rime forcée,
Même pour te louer déguiser ma pensée,
Et quelque grand que soit ton pouvoir souverain,
Si mon cœur en ces vers ne parle par ma main,
Il n’est espoir de biens, ni raison ni maxime,
Qui pût en ta faveur m’arracher une rime242 .

Admis à la cour, et gratifié d’une pension, le voit-on s’évertuer à enchérir sur la louange ? Il en retrancherait plutôt quelque chose, tant il a peur qu’on n’impute son admiration à la reconnaissance et que « son vers discrédité » par les présents du roi en pèse d’un moindre poids dans les jugements de la postérité243. Je ne sais en quel pays ni en quelle histoire on trouverait un second exemple d’un flatteur de roi, touché de scrupules si élevés et si délicats. Assurément ce n’est pas dans la correspondance de Frédéric II et de Voltaire.

Il y a, dans le règne de Louis XIV, une période où l’éloge le plus magnifique pouvait à peine égaler la grandeur des actions. C’est cette suite de guerres heureuses et glorieuses qui se terminaient par la paix de Nimègue, et qui plaçaient en moins de dix ans la France à la tête de l’Europe. Même de nos jours, en dépit du scepticisme historique qui rabaisse toutes les grandeurs et ravale toutes les gloires, il n’est pas un historien qui ne s’émeuve en retraçant cette partie de nos annales, pas un abréviateur dont le style ne s’anime en la résumant Boileau avait donc bien le droit de s’y donner carrière. Il n’en pouvait dire plus que n’en disait la France, il n’en pensait pas plus que n’en pensait l’Europe, partagée entre l’admiration et l’envie. Et si, en louant une gloire si solide, l’excès eût été possible, à qui était-il plus permis qu’à un Français et à un poète !

Et pourtant Boileau n’y est pas tombé. Là même où la vérité de la louange pouvait l’entraîner, où les plus sévères auraient souffert l’exagération poétique, comme on sent qu’il aimerait mieux avoir à louer des exploits pacifiques ! Ses aveux sur son peu d’aptitude pour le genre héroïque, sa crainte de faire des « vers ennuyeux, sans appas » qui déshonorent sa plume et n’honorent pas le roi, ne trahissent-ils pas le peu de goût qu’il a pour les gloires si coûteuses de la guerre ? Il est vrai qu’il était d’humeur peu belliqueuse244. Mais si une moitié de ses scrupules lui vient de la connaissance qu’il a de lui-même, l’autre est d’un homme sensé qui à la guerre la plus glorieuse préfère la paix. Et il ne se contente pas de le laisser deviner ; il le dit clairement au roi, en manière d’exhortation :

Jouissons à loisir du fruit de tes bienfaits
Et ne nous lassons pas des douceurs de la paix.

Quelle liberté et quelle grâce dans les conseils qu’il fait donner à Louis XIV par Cinéas, conseillant à Pyrrhus, qui se prépare à courir le monde, de rester chez lui et d’y prendre du bon temps ! Et c’est au lendemain du traité d’Aix-la-Chapelle qu’à ce roi victorieux, qui venait de conquérir Lille et la Flandre par Turenne, Vauban et Louvois, d’occuper la Franche-Comté par Condé, qu’il osait dire :

Eh ! Seigneur, dès ce jour, sans sortir de l’Epire,
Du matin jusqu’au soir qui vous défend de rire ?

L’occasion était belle pour les ennemis de Boileau de se récrier contre l’air d’hésitation et la parcimonie de ses louanges, et de dénoncer l’audace de ses conseils. Aussi n’y manquèrent-ils pas. L’un lui reprochait « le froid assez étrange avec lequel il ne faisait qu’effleurer en passant les louanges du roi. » — « N’était-ce pas, disait un autre, traiter le roi avec bien peu de respect que de conseiller le repos à un héros tel que lui ? » Il se trouva sans doute quelque grand seigneur mal disposé pour Boileau, un duc de la Feuillade, par exemple, qui en fit sa cour à Louis XIV. Le roi ne s’en rapporta qu’à lui-même, et il sut un égal gré à Boileau de ses louanges et des conseils qu’il avait pris si peu la peine d’y cacher.

Ce duc de la Feuillade est le même qui vantait un jour avec bruit devant Boileau un méchant sonnet très goûté, disait-il, du roi et de la dauphine.

« Le roi, dit le poète, est expert à prendre des villes, et madame la dauphine est une princesse accomplie ; mais je crois me connaître en vers un peu mieux qu’eux. » Louis XIV ne manqua pas de le savoir. « Pour cela, dit-il, Despréaux a bien raison. »

Cette anecdote me mène à un autre point sur lequel il pouvait être périlleux de ne pas louer Louis XIV. Ce prince s’était un jour piqué de bel esprit, et avait eu la fantaisie de rimer. Quoiqu’il s’avouât moins bon juge que Boileau en fait de vers, ne se pouvait-il pas qu’il en exceptât les siens ? Chez tout homme qui fait des vers, il y a plus ou moins l’homme au sonnet du Misanthrope. La pièce achevée, le roi la montre à Boileau. « Sire, dit celui-ci, rien n’est impossible à Votre Majesté ; Elle a voulu faire de mauvais vers, et Elle y a réussi. » Cette fois encore sa franchise ne déplut pas. Le cardinal de Richelieu, lui aussi, s’était mêlé de vers, et il n’en faisait pas de meilleurs que Louis XIV. Je me demande si, parmi les poètes qu’il protégeait, il en est un que pareille hardiesse eût tenté.

Contredire le roi sur la propriété des mots, où, d’instinct, et sans qu’il s’en doutât, il ne s’entendait guère moins bien que Boileau, c’était s’exposer à ne pas plaire. Boileau en courut le risque. Historiographe du roi, il lisait à Louis XIV un récit de guerre ou parlant d’une marche en arrière, commandée par ce prince pour tromper l’ennemi, il se servait du mot rebrousser. Louis XIV ne voulait pas de ce mot. Il ne lui convenait pas qu’un lecteur pût s’y tromper, et que, du fait du roi, des troupes françaises parussent, même par feinte, avoir reculé. Boileau défendit rebrousser malgré Racine qui, d’humeur plus complaisante, donnait tort à son ami. Pour Boileau comme, plus tard, pour La Bruyère, il n‘y a en français qu’un mot pour exprimer une chose. Un roi de France n’y peut rien, et vraiment c’eût été faire bien mal à propos le courtisan que se relâcher de cette maxime devant un roi qui l’appliquait si bien.

Ces anecdotes honorent les lettres françaises ; il ne faut pas craindre de les répéter. En les taisant, sous prétexte qu’elles sont trop connues, on encourage l’oubli, qui couvre si vite en notre pays les bons exemples, et on fait tort au poète et au roi du meilleur de leur gloire.

Il y a d’autres saillies d’indépendance de Boileau. Chacun sait les railleries qu’il osa faire de Scarron, en présence de Louis XIV et de Mme de Maintenon, et sa réponse à la fois si naïve et si maligne, à Racine, qui l’en gourmandait doucement. « Ignorez-vous donc, lui disait Racine, l’intérêt que Mme de Maintenon prend à Scarron ? — Hélas ! non ; mais c’est la première chose que j’oublie quand je la vois. » Il l’oublia de nouveau, parce qu’il le voulut bien, un jour qu’au lever du roi on parlait de la mort du comédien Poisson. « C’était un bon comédien », dit Louis XIV, avec un air de regret, « Oui, reprit Boileau, pour faire un Dom Japhet. Il ne brillait que dans ces misérables pièces de Scarron245. » On voit d’ici l’embarras de Racine. Il n’osait ni blâmer ni approuver son ami, et comment le faire taire ? N’eût été l’étiquette, il aurait volontiers tiré l’imprudent par son pourpoint. Il se contentait de l’avertir par des regards furtifs, et toujours quand il n’était plus temps.

Si Louis XIV avait l’orgueil assez délicat pour s’accommoder des louanges conseillères de Boileau sur la guerre, que, de son propre aveu, « il aimait trop », s’il était assez homme d’esprit pour trouver bon que le poète lui en remontrât en fait de vers et de grammaire, quelle apparence, qu’un prince, assez éclairé de son seul fonds pour se croire, en toutes les choses d’Etat, son meilleur conseiller, souffrît de Boileau des avis sur les affaires de religion ! C’est comme on sait, le genre d’affaires où il tenait le plus à décider par lui-même. L’histoire le lui reproche justement, sans lui tenir assez compte de l’idée supérieure d’unité et de paix sociale qui était au fond de cet excès de jalousie de son autorité. Le jansénisme surtout le trouvait défiant et ombrageux.

Témoigner tout haut quelque intérêt, soit aux choses, soit aux personnes qui y touchaient, c’était courir au devant d’une disgrâce. Il n’en coûta pourtant rien à Boileau d’avoir dit, dans l’antichambre même du roi, qui faisait, disait-on, chercher partout Arnauld pour le mettre à la Bastille : « Le roi est trop heureux pour trouver M. Arnauld.246 » Tout aussi impunément, à l’époque de la première persécution de Port-Royal, il avait pu dire des religieuses, menacées des dernières rigueurs pour leur refus de souscrire au formulaire : « Et comment le roi fera-t-il pour les traiter plus durement qu’elles ne se traitent elles-mêmes ! » Tous ces propos hardis, d’un tour si fin et si charmant, où l’esprit n’est que le sel d’une courageuse raison, ne firent que le rendre plus agréable au roi. C’est d’ailleurs le sort de telles paroles, que le prince qui a le cœur assez haut pour ne pas s’en fâcher a toujours l’esprit assez délicat pour en goûter les grâces.

Tel est ce « flatteur de Louis », auquel, si l’on en croyait Voltaire, Louis XIV aurait passé la liberté de « censurer tout » pourvu qu’il fut loué. En tout cas, de ce « tout » abandonné à la censure de Boileau, Louis XIV avait eu le bon goût de ne pas s’excepter. Mais non ! il n’y eut pas, entre Louis XIV et Boileau, cet indigne marché d’un roi qui vend et d’un poète qui achète à ce prix la liberté de penser. Des raisons plus dignes du roi et du poète expliquent la bienveillance constante du premier pour le second. Elles sautent aux yeux de quiconque en croit plus le Voltaire du Siècle de Louis XIV que le Voltaire de Boileau, ou mon Testament. Si Louis XIV eût été capable d’une telle petitesse de sentiments, il n’aurait plus le droit de donner son nom à son siècle. Il aima Boileau par le goût qu’il avait pour les hommes distingués, par la préférence qu’il donnait ouvertement au mérite sur la naissance. Il l’aima par l’attrait que devaient avoir pour lui ses propres qualités réfléchies dans les œuvres de Boileau, la raison, la justesse, la mesure et, ce qu’on pourrait appeler chez un législateur du goût, l’esprit d’autorité.

Mais ce que Louis XIV dut goûter avant tout dans Boileau, c’est cet art de se conduire, — si cet art n’est pas chez notre poète le naturel même de l’homme, — par lequel il sut se rendre libre en se tenant à sa place, ne se point mêler des choses où il ne se voyait ni appelé ni compétent, ne point prendre parti dans les querelles, afin de garder le droit d’aimer les personnes. C’est par ce trait que se distingue, entre tant de figures imposantes, la figure du grand critique. Et c’est ainsi qu’en un temps de pouvoir absolu, il put jouir de la douceur de penser tout haut, parce que, d’humeur comme de principe, par instinct comme par réflexion, il s’était rendu comme incapable de ne pas penser juste.

Sans doute, quand Louis XIV en usait de cette sorte avec Boileau, il n’ignorait pas le crédit que donnait aux louanges du poète l’intégrité de l’homme, ni, pour parler comme Boileau lui-même, de quel poids pèseraient devant l’histoire les paroles d’un tel témoin de son règne. Qu’il y ait eu dans ses sentiments une secrète complaisance pour lui-même, le nier est presque aussi oiseux que le rechercher. Un seul fait importe à établir, et ce fait est à l’honneur des deux hommes, c’est que de tous les écrivains illustres qui firent cortège à Louis XIV, aucun ne fut en faveur plus constante auprès de ce prince que celui dont il eut le plus souvent à entendre la vérité. Si l’on songe à ce qu’il fallait de libre et généreuse humeur chez Boileau pour la dire, de bon sens et de bon vouloir chez Louis XIV pour la goûter, on reconnaît que, des deux côtés, dans ce noble commerce, le mérite fut égal. J’estime toutefois, en comparant les services échangés, que le roi fit plus pour le poète que le poète pour le roi.

§ VII. De l’influence personnelle de Louis XIV sur l’éloquence religieuse. §

Louis XIV, pendant tout son règne, donna à l’éloquence religieuse le plus efficace des encouragements, ce fut d’en user. Les prédicateurs de son temps n’eurent pas d’auditeur plus assidu. « Il manquait peu de sermons, dit Saint-Simon, l’avent et le carême. » Il apportait au pied de la chaire évangélique, outre une foi demeurée intacte, même dans le plus grand emportement des passions, l’amour de la vérité qu’il cherchait sans cesse, qu’il savait entendre, pourvu qu’elle gardât la déférence qui ne messied à aucune vérité ni devant personne. Il avait, autant qu’homme de son temps, cette délicatesse de conscience qui fait qu’on ne s’approuve pas de céder à ses penchants, et qu’on sent une sorte de plaisir sévère à s’accuser, à se repentir, à donner, au moins pour quelque temps, l’avantage à sa conscience sur ses passions. Louis XIV pouvait se dire, comme Boileau,

Ami de la vertu plutôt que vertueux ;

le premier pas, le seul possible aux meilleurs d’entre nous, vers cet idéal que nous propose la morale chrétienne. Dans ce temps-là, Bossuet, par une connaissance admirable de nos forces et de notre faiblesse, faisait passer le repentir avant l’innocence même.

Le goût de Louis XIV pour les enseignements de la chaire était sérieux et solide. Il en faisait passer le fond avant la façon, et, quoique fort sensible à un beau sermon, il savait ne pas s’ennuyer à un sermon médiocre. « Il nous en a dit assez pour nous corriger », répondait-il à des courtisans qui se montraient mécontents d’un prédicateur. Nul auditeur n’était plus appliqué aux instructions, ni moins difficile sur les défauts des ministres. Il souffrait d’ailleurs la plus grande liberté évangélique ; et si sévère que dût être le conseil, pour peu qu’on sût l’y attirer par le miel de quelque hommage rendu à sa gloire, il s’en faisait volontiers l’application.

Nulle tribune, en aucun pays, n’a été plus libre que la chaire sous le règne de Louis XIV. Ce serait calomnier ce prince que de prétendre qu’elle ait retenu par crainte aucune leçon, ni tu aucune vérité par flatterie. La grandeur d’un tel auditeur, le prix que la religion devait mettre à l’édifier ou à l’amener au repentir, la liberté de tout dire tempérée par l’obligation de parler avec déférence et à propos, la délicatesse d’un auditoire qui pouvait assister le même jour à un sermon de Bourdaloue et à une tragédie de Racine, toutes ces circonstances portèrent à la perfection cet art de la chaire qui n’est connu que des nations chrétiennes, et dont les plus beaux modèles appartiennent à notre pays. L’assiduité aux sermons était à la fois un devoir de religion et le plus noble des plaisirs de l’esprit. Le goût s’y perfectionnait par les mêmes choses qui affermissaient la foi. Bossuet, puis Bourdaloue, et après Bourdaloue, Massillon, prêchèrent devant Louis XIV et firent entendre, pendant cinquante ans, la parole chrétienne à ce grand auditeur, celui de tous qui goûtait le mieux la vérité des instructions, et qui mettait le plus juste prix à l’art de les administrer.

Par une convenance admirable, les talents parurent appropriés aux différents âges et aux besoins de conscience de Louis XIV. Ce fut Bossuet qui lui parla le premier, « avec le respect d’un sujet, mais aussi avec la liberté d’un prédicateur. » A ce jeune prince si porté à la tendresse, si bien fait, si magnifique, « dont les belles qualités, dit Mme de Motteville, causaient toutes les inquiétudes des dames », il peignit la violence des désirs de la jeunesse, « ces cœurs enivrés du vin de leurs passions et de leurs délices criminelles, l’habitude qui succède à la première ardeur des passions, et qui est quelquefois plus tyrannique247. » Il lui découvrit les pièges de l’impudicité, « laquelle va tête levée, et semble digne des héros, si peu qu’elle s’étudie à se couvrir de belles couleurs de fidélité, de discrétion, de douceur, de persévérance 248. » Il lui représenta le « plaisir sublime que goûtent ceux qui sont nés pour commander, quand ils conservent à la raison cet air de commandement avec lequel elle est née ; cette majesté intérieure qui modère les passions ; qui tient les sens dans le devoir, qui calme par son aspect tous les mouvements séditieux, qui rend l’homme maître en lui-même249. » A ce roi si absolu, si maître de tout, si obéi, il montra le cœur d’un Nabuchodonosor ou d’un Balthasar, dans l’histoire sainte, d’un Néron, d’un Domitien dans les histoires profanes, « pour qu’il vît avec horreur et tremblement ce que fait dans les grandes places l’oubli de Dieu, et cette terrible pensée de n’avoir rien sur sa tête250. »

Le premier, devant ce roi si plein de vie, et qui paraissait si loin de la mort, devant cette cour si attachée aux choses du monde, il ne craignit pas de soulever la pierre d’un tombeau, et d’y faire voir « cette chair qui va changer de nature, ce corps qui va prendre un autre nom, ce je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue, tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu’à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes251. » A ce roi entouré de tant de faveur, d’une si grande complaisance des jugements humains, il révéla les secrets de la justice « de ce Dieu qui tient un journal de notre vie, et qui nous en demandera compte dans ces grandes assises, dans cette solennelle convocation, dans cette assemblée générale du genre humain252. »

Ce qui sied le mieux à l’âge où l’imagination et la passion dominent, ce sont de fortes peintures. Bossuet, dans ses sermons devant le roi, peint plus qu’il ne prêche. Le raisonnement eût fait languir l’attention de l’auditeur ; une analyse trop délicate et trop raffinée lui eût paru suspecte de bel esprit. A cet âge-là, on ne sent pas encore en soi l’homme double ; on n’est pas préparé à goûter l’art du moraliste qui nous démêle de nous-mêmes. Le jeune homme est simple, parce que chez lui la raison laisse l’empire à l’imagination et à la passion ; et comme il n’y a pas encore de lutte, il n’est pas averti qu’il y a deux combattants. C’est en opposant l’imagination à l’imagination, la passion à la passion, que l’orateur sacré peut agir sur le jeune homme. Ainsi fit Bossuet. Lui-même entrait à peine dans l’âge mûr, après une jeunesse qu’il avait traversée sans l’épuiser253, tout échauffé des méditations de sa solitude dans le commerce des Pères, le cœur ému de ses victoires sur ses propres passions, dont il se faisait encore un objet d’épouvante, pour en mieux triompher. Une certaine fougue de jeunesse, dans les peintures du prédicateur, les rendait d’autant plus sensibles au jeune roi. On lui parlait la langue de son âge ; on se servait de son imagination pour mûrir sa raison.

Après Bossuet, parut, comme à propos, pour accommoder la parole chrétienne à l’attention plus forte du roi entrant dans l’âge viril, un prédicateur doué du talent de raisonnement et d’analyse au même degré que Bossuet possédait le talent de peindre. On vit monter dans la chaire un homme d’une pénétration extraordinaire, qui lisait au fond des consciences les plus enveloppées, d’une parole plus animée que véhémente, dédaignant d’émouvoir et de plaire, tant il était occupé de convaincre. Ce fut Bourdaloue qui, le premier, fit voir au roi son propre fonds et qui dans des sermons que Mme de Sévigné qualifie de courageux et de généreux, lui révéla la présence de l’homme double. Louis XIV entendit prêcher Bourdaloue dix carêmes de suite, et cet esprit si droit, si capable de s’approprier les lumières d’autrui, apprit, dans ces profondes analyses de tous les états du péché, non seulement à se mieux connaître, mais à mieux connaître les autres. Telle était, en effet, l’exactitude des descriptions du prédicateur, qu’il passa pour mettre les personnes dans ses sermons, et que chacun put craindre d’être à son tour étalé, du haut de la chaire de vérité, en exemple au prochain. Nul du moins ne put se flatter de protéger par la hauteur du rang un vice ou désordre contre cette redoutable analyse. Si Bourdaloue, en faisant la revue de toutes les conditions, et des formes que le vice affecte dans chacune, s’arrêtait toujours devant la condition royale, par l’esprit de déférence et de respect que prescrit l’Évangile, il n’exemptait pas de la censure évangélique les désordres où le roi était tombé, et il prêcha contre l’adultère en présence de l’amant de Mme de Montespan254.

Toutefois, au temps de ce grand éclat de Bourdaloue, malgré quelques avertissements de la fortune, la gloire était encore si nouvelle et les passions si fortes, que peut-être il n’obtint pas du roi ce mécontentement de soi-même qui est le but et le triomphe du prédicateur chrétien. La chaire ne réussit à courber les têtes que quand déjà les événements, ou plutôt la main même de Dieu, par les événements qu’elle dirige, les a frappées. La parole sacrée n’a toute sa force contre l’orgueil de la vie que quand cet orgueil a été humilié, et que l’homme qui s’est « enivré du vin des passions » en a senti la lie. Dans l’âge mûr, d’ailleurs, le soin des affaires, une certaine passion d’établissement, le besoin de connaître les choses et les hommes, au milieu desquels on a soit à se conduire, soit à se défendre, tant de soucis pressants ne laissent guère le temps de se recueillir. A quel moment peut-on être mécontent de soi, si l’on ne peut pas être seul avec soi ? Ainsi dut-il arriver souvent à Louis XIV de rapporter des sermons de Bourdaloue plus d’instruction sur les autres que de résolutions contre lui-même, et plus de curiosité satisfaite que de mécontentement de soi. C’est ce mécontentement que lui apporta la vieillesse, en décolorant toutes les choses où il s’était si fort complu en lui-même. Des guerres calamiteuses, les mécomptes de tous les calculs, les bornes des passions les plus obéies, le vide de tous les plaisirs, les devoirs s’accumulant à mesure que les ressources diminuaient, tant de faiblesse au sein de tant de puissance, lui firent goûter de plus en plus les vérités de la chaire chrétienne, et cette hardiesse mêlée de respect qui lui montrait le néant de sa gloire et la misère de tout ce qu’il avait aimé.

A l’époque même où Louis XIV, par un désir soudain de la paix, qu’on interpréta par la politique, mais où il faut plutôt voir une sorte de fatigue de sa gloire, et peut-être un remords secret de tout ce qu’elle avait coûté à la France, signait le traité de Ryswick et restituait une partie de ses conquêtes, un jeune prêtre de l’Oratoire, Massillon, appelé à prêcher à la cour, vint relever à ce poste d’honneur Bourdaloue vieillissant. Moins peintre que Bossuet, moins logicien que Bourdaloue, Massillon parlait plus au cœur, ou plutôt à la raison par la sensibilité. Le caractère insinuant de la censure aidait l’auguste auditeur à apercevoir son vice le plus caché. Cette sévérité chrétienne, plus mondaine par le tour, moins hérissée de théologie, fit incliner le cœur du roi du désenchantement des choses du dehors au mécontentement de soi-même. Il parut en faire l’aveu à Massillon, lorsqu’après la prédication du premier avent, en 1699, il lui dit ces belles paroles, le jugement le plus flatteur qu’on ait fait de Massillon : « Mon père, j’ai entendu plusieurs grands orateurs dans ma chapelle, et j’en ai été fort content ; pour vous, toutes les fois que je vous ai entendu, j’ai été très mécontent de moi-même. »

La parole de Massillon ne fut pas moins hardie que celle de ses prédécesseurs. Bourdaloue n’avait pas craint de faire allusion au plus grand désordre de la vie domestique du roi ; Massillon, du même droit, tempéré par la même déférence, ne craignit pas de toucher aux plus grandes fautes de son gouvernement, à ses guerres, dont il s’accusait lui-même sur la fin de sa vie. Louis XIV eut à entendre de sévères paroles sur « ces victoires et ces conquêtes qui remplissent ici-bas la vanité des histoires, auxquelles on élève des monuments pompeux pour en éterniser le souvenir, et qui ne seront regardées, au jour du jugement, que comme des agitations stériles ou le fruit de l’orgueil et des passions humaines255. » Il se vit représenter les malheurs que ses fautes, avaient en grande partie suscités ; des batailles perdues lors même que la victoire paraissait assurée ; des villes imprenables tombées à la présence seule des ennemis ; un royaume, le plus florissant de l’Europe, frappé de tous les fléaux que Dieu peut verser sur les peuples dans sa colère ; « la cour remplie de deuil, et toute la race royale presque éteinte : malheurs singuliers que Dieu préparait à Louis XIV pour purifier les prospérités de son règne256. » Il eut à se reconnaître dans la peinture de ces guerres « où l’on voit les disciples de celui qui vient apporter la paix aux hommes, armés du fer et du feu les uns contre les autres ; les rois s’élever contre les rois, les peuples contre les peuples ; les mers, qui les séparent, les rejoindre pour s’entre-détruire ; chacun voulant usurper sur son voisin, et un misérable champ de bataille, qui suffit à peine pour la sépulture de ceux qui l’ont disputé, devenir le prix des ruisseaux de sang dont il demeure à jamais souillé257. » Massillon, devant ce roi plus que sexagénaire, parlait déjà le langage sévère de l’histoire.

Si j’ai noté, dans les trois grands sermonnaires du dix-septième siècle, ce qui dut aller plus directement à la conscience ou à la sensibilité du roi, c’est pour faire voir que ce grand art de la chaire dut à Louis XIV, outre un roi pour auditeur assidu, et une cour, la plus exercée qui fut jamais au jugement des ouvrages de l’esprit, la liberté, qui en fait la vie et la durée. Mais la liberté même, sans le frein de la déférence et du respect, lui aurait été funeste. Ce lui fut donc, de la part de ce prince, un double secours, de ne lui rien retrancher des privilèges de la parole évangélique, et de se rendre lui-même si respectable par tant de belles qualités, la majesté constante, la droiture, la naturelle grandeur, que cette parole ne pût jamais être tentée de dépasser ce juste degré où la leçon faite à une personne, dans un temps, profite éternellement à tous.

Cette règle d’ailleurs ne protégea pas seulement la majesté royale, mais encore tous les particuliers dont la vie privée, connue du prédicateur, soit par la confession, soit par la notoriété, aurait pu mériter les sévères allusions de la chaire. Libre comme au seizième siècle, la prédication ne fut plus le privilège de dire sans courage des personnalités impunies ; ce fut l’enseignement moral le plus haut et le plus général. Sa hardiesse était d’autant plus efficace qu’elle lui venait, non de témérité et d’impunité, mais d’une connaissance plus exacte des droits qu’elle tire de la foi, et des limites que doit y mettre la charité. Pour la chaire, comme pour les autres genres, le temps présent ne fut qu’un terme de comparaison pour connaître la vie dans tous les siècles ; les personnes particulières ne furent que des indications vivantes pour faire le portrait général de l’homme. Aussi ne lit-on pas ces sermons, que Louis XIV a entendus, pour y trouver des détails de mœurs sur une époque, mais pour y voir une image de notre intérieur éclairé à jamais, dans ses profondeurs les plus reculées, par la lumière de la morale chrétienne.

§ VIII. De l’influence personnelle de Louis XIV sur le génie et les travaux de Bossuet. §

Le plus grand de ces trois prédicateurs, Bossuet, fut celui dont le génie s’ajusta le mieux au génie de Louis XIV. Ce prince ne lui offrit pas seulement dans sa personne une image vivante de la grandeur que respirent ses ouvrages ; il lui en suggéra les desseins et lui en fournit les sujets par les emplois mêmes auxquels il l’appela.

Les sermons qu’il avait prêchés à la cour258 ; un éloquent plaidoyer pour la faculté de théologie, en présence du roi et du grand Condé, qui lui en témoigna son admiration en l’embrassant ; ses travaux si efficaces pour la conversion des protestants ; celle de Turenne, qui fut surtout son œuvre ; un écrit célèbre : l’Exposition de la foi et de la doctrine catholique, avaient appelé sur lui l’attention du roi. Il fut, en 1669, nommé à l’évêché de Condom.

Les plus populaires de ses chefs-d’œuvre datent de son avènement à l’épiscopat. Avant cette époque, Bossuet s’était essayé sans éclat dans l’oraison funèbre. Devenu évêque de Condom, il imagina cette manière inouïe de déplorer la mort des personnes royales, qui devait surpasser toutes les merveilles de la parole humaine. Il est vrai que la mort parut choisir, tout exprès, les plus nobles têtes, pour fournir matière à cette éloquence sans exemple dans l’histoire des lettres. Moins d’un an après l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre, Louis XIV le chargeait de celle de Henriette, duchesse d’Orléans, qu’il avait, comme confesseur, aidée à mourir, et dérobée, dit-on, au sentiment des plus horribles souffrances par l’onction de sa parole. On parla dans ce temps-là de l’heureuse inspiration du roi, qui, en lui confiant cette tâche, lui avait donné l’occasion de faire un chef-d’œuvre. Cette sorte d’intimité avec les personnes royales, qui permit à Bossuet de voir de si près « ce que les yeux des rois peuvent contenir de larmes », plus de liberté dans l’évêque, pour abaisser des grandeurs si fragiles devant celles de Dieu, voilà ce qui avait manqué aux premières oraisons funèbres composées par Bossuet, encore simple abbé. Les sujets en étaient d’ailleurs au-dessous de ce genre d’éloquence. Louis XIV, en élevant la chaire de Bossuet, lui donna le moyen de parler de plus haut. La grandeur personnelle du prince, celle que tiraient de lui, non seulement la royauté d’alors, mais l’idée même du pouvoir suprême parmi les hommes, servirent à Bossuet à se former des images plus hautes de la grandeur de Dieu. Par les impressions qu’il recevait, comme par les comparaisons qu’il faisait du monde selon la gloire humaine, et du monde au regard de Dieu, il se nourrissait, pour ainsi parler, du sublime, qui fut comme le tour naturel de son esprit.

En nommant Bossuet précepteur du dauphin, Louis XIV provoqua le Discours sur l’histoire universelle. L’obligation d’enseigner à l’élève les langues anciennes les fit rapprendre au maître. Bossuet lut de nouveau, la plume à la main, Homère, dont il savait par cœur les plus beaux endroits ; Virgile, Horace même, en dépit des scrupules que lui donnait la morale du poète épicurien ; Térence, dont il expliquait l’aimable sagesse à son royal élève259. L’effet de ces études renouvelées fut de perfectionner son goût, de régler cette force qui, dans ses premiers sermons, a paru à de bons critiques excessive. Le commerce avec l’antiquité profane le garda des deux dangers auxquels l’exposait son commerce jusque-là exclusif avec l’antiquité chrétienne, la subtilité et le mysticisme. Il n’en retint que la profondeur et ce vif sentiment des misères humaines qu’elle a exprimé par une si grande variété d’images tirées de la vie. Les deux antiquités sont de moitié dans le Discours sur l’histoire universelle, et l’esprit propre à chacune semble y avoir dit son dernier mot.

En même temps que, par un devoir particulier de sa charge, Bossuet se faisait historien, le spectacle de tous les actes du gouvernement de Louis XIV lui apprenait, avec la langue de la politique, le secret de ces ressorts des empires dont la connaissance fait le grand historien.

Par un autre de ses devoirs, Bossuet devint un grand métaphysicien. Je parle du chef-d’œuvre qu’il composa pour le dauphin, la Connaissance de Dieu et de soi-même, titre qui définit si admirablement la philosophie ; car toute philosophie qui ne nous mène pas à la connaissance de Dieu par la considération de nous-mêmes n’est qu’une vaine et désolante spéculation.

De nouvelles convenances de Louis XIV furent comme de nouvelles occasions, pour Bossuet, de donner carrière à son génie. Le roi avait eu besoin, pour régler quelque difficulté avec le pape, de fixer les rapports de dépendance de l’Eglise de France à l’égard du saint-siège. Ce fut Bossuet qu’il en chargea. Il se servit de son caractère et de ses grandes lumières pour diriger les travaux de rassemblée de 1682 ; il se servit de sa main pour tracer les prérogatives de l’Eglise gallicane. Il lui commanda ce magnifique discours d’ouverture sur l’Unité de l’Église, où Bossuet s’exalte en termes si passionnés sur la grandeur du saint-siège, tout en lui mesurant si exactement sa part dans le gouvernement de l’Église de France. Ce choix du roi fit désormais de Bossuet le docteur de cette Eglise. C’est à ce titre qu’il en soutint successivement les querelles, d’abord contre les protestants, dans son Histoire des variations et ses Réponses à Jurieu, et, plus tard, contre la nouvelle spiritualité de Fénelon.

Le roi, soit par une disposition religieuse de plus en plus forte, soit désir de connaître personnellement de toutes les matières où il y avait lieu de décider, avait pris goût aux ouvrages de théologie. Il lut ces fameux écrits qui, par toutes les qualités du grand siècle, la méthode, la proportion, la majesté jointe au naturel, les vues les plus profondes sur l’homme, sont des monuments littéraires d’un intérêt éternel.

Tous ces travaux furent entrepris après l’éducation du dauphin par Bossuet, devenu évêque de Meaux. Cet évêché fut, avec quelques charges de cour dans la suite, toute la fortune que Louis XIV fit à Bossuet. Ses admirateurs trouvèrent la récompense bien au-dessous de si éminents services rendus au roi et à l’Église, et quand l’archevêché de Paris devint vacant, le choix de l’opinion l’y désigna. Louis XIV y nomma M. de Noailles. Quel qu’ait été son motif, il fit plus pour la gloire de Bossuet en le laissant évêque, que s’il l’eût tenu plus près de lui, ou s’il l’eût placé dans un poste ecclésiastique où l’administration lui aurait ôté le temps d’écrire. La foi et les lettres doivent à cette conduite de Louis XIV les beaux travaux de l’épiscopat de Bossuet : ces prédications, ces exhortations appropriées aux auditoires les plus différents, à des enfants, à des religieuses, aux gens du monde ; ces lettres spirituelles, où la lumière qu’il jette sur les inquiétudes et les troubles obscurs de la vie dévote éclairent tant de circonstances de la vie mondaine ; deux chefs-d’œuvre d’éloquence et d’onction chrétiennes, les Elévations sur les mystères, et les Méditations sur l’Évangile.

Aucun des grands écrivains du siècle de Louis XIV n’a d’ailleurs reçu de ce prince des impressions plus fortes que Bossuet. Aucun n’en a parlé dans des termes plus expressifs. Un des premiers peut-être, Bossuet fut frappé de ce grand air du jeune roi, et il y prit la définition qu’il donne de la majesté, « laquelle n’est pas une certaine prestance, dit-il, qui est sur le visage du prince et sur tout son extérieur, mais un éclat plus pénétrant qui porte dans le fond des cœurs une crainte respectueuse260. » Il devina les grandeurs de son règne.

« Il se remue pour Votre Majesté, disait-il dès 1660, quelque chose d’illustre et de grand et qui passe la destinée des rois vos prédécesseurs : ne mettez point par vos péchés obstacle aux choses qui se couvent261. » Plus tard, quand tout ce qu’il avait prophétisé se fut accompli, il disait du roi entrant dans l’âge mûr : « Un roi a été donné à nos jours, que vous nous pouvez figurer en cent cc emplois glorieux et sous cent titres augustes : grand dans la paix et dans la guerre, au dedans et au dehors, dans le particulier et dans le public ; on l’admire, on le craint, on l’aime. De loin il étonne, de près il attache ; industrieux par sa bonté à faire trouver mille secrets agréments dans un seul bienfait ; d’un esprit vaste, pénétrant, réglé, il conçoit tout, il dit ce qu’il faut ; il connaît et les affaires et les hommes ; il les choisit, il les forme, il les applique dans le temps, il sait les renfermer dans leurs fonctions. Puissant, magnifique, veut-il prendre ses résolutions, la droite raison est sa conseillère ; après, il se soutient, il se suit lui-même ; il faut que tout cède à sa fermeté et sa vigueur invincible262. »

Douze ans après, son discours semble s’élever encore. « Sous lui, dit-il, la France a appris à se connaître. Elle se trouve des forces que les siècles précédents ne savaient pas… Si les Français peuvent tout, c’est que leur roi est partout leur capitaine ; et après qu’il a choisi l’endroit principal qu’il doit animer par sa valeur, il agit de tous côtés par l’impulsion de sa vertu… Les politiques ne se mêlent plus de deviner ses desseins. Quand il marche, tout se croit également menacé… Qui veut entendre combien la raison préside dans les conseils de ce prince n’a qu’à prêter l’oreille, quand il lui plaît d’en expliquer les motifs… La noblesse de ses expressions vient de celle de ses sentiments, et ses paroles précises sont l’image de la justesse qui règne dans ses pensées. Pendant qu’il parle avec tant de force, une douceur surprenante lui ouvre les cœurs et donne, je ne sais comment, un nouvel éclat à sa majesté qu’elle tempère263. »

Les éloges sont suspects, lorsqu’ils sont exprimés en termes dont le vague et la généralité trahissent le lieu commun et l’admiration de commande, ou lorsque les détails en sont si particuliers qu’on peut soupçonner le panégyriste d’avoir, dans un intérêt de flatterie, substitué, à son original trop difficile à louer, un portrait de son invention. L’éloge que Bossuet fait de Louis XIV, dans ces passages, ne sent ni la rhétorique officielle ni le raffinement intéressé. Bossuet ne voit que ce que voyait tout le monde ; mais il le voit mieux, et il en est plus frappé. Il ne dit rien qui ne fut dans toutes les bouches et que n’aient confirmé les Mémoires publiés après la mort de Louis XIV ; mais il le dit en homme de génie qui ne sent rien médiocrement. Au reste, c’est à la gloire de ce prince que plus les témoins de son règne sont illustres, plus leur témoignage est favorable. Ceux qui l’ont le mieux loué sont les plus grands parmi les grands hommes de son siècle ; il semble que l’admiration pour le prince y ait été en proportion du génie et de la gloire. Bossuet parle du roi comme Molière, et cet accord de sentiments, entre l’évêque et le poète, fait regretter d’autant plus que Bossuet se soit montré cruel envers la mémoire de Molière264, et qu’un scrupule de discipline ecclésiastique lui ait caché un des plus beaux traits de la grandeur de Louis XIV, qui est d’avoir aimé et honoré Molière et Bossuet.

§ IX. Des genres et des écrivains que Louis XIV a moins goûtés et s’il est juste d’appeler le dix-septième siècle le siècle de Louis XIV. §

D’autres écrivains du dix-septième siècle ont senti l’influence du gouvernement plus que celle de la personne : ainsi La Rochefoucauld, Mme de Sévigné, La Bruyère ; et parmi les poètes, La Fontaine. La société, telle que l’avait faite Louis XIV, a inspiré les premiers, et les mêmes causes générales qui ont donné à Molière un théâtre ont fourni des personnages à La Fontaine pour son ample comédie à cent actes divers, comme il appelle ses fables. Mais le roi goûta peu ceux d’entre ces écrivains que leur condition approchait de sa personne ; pour les autres, il ne les connut pas. Les souvenirs de la Fronde lui avaient laissé un fonds de défiance contre La Rochefoucauld. La liaison de Mme de Sévigné avec Fouquet, peut-être la défiance du bel esprit, qu’il n’aimait pas plus que l’esprit de faction, l’empêchèrent de goûter le plus aimable génie de son époque. Il ne paraît pas avoir aperçu La Bruyère, dans ses modestes fonctions auprès de M. le Duc, d’où l’auteur des Caractères observait la cour sans s’y faire voir, et la ville sans s’y mêler. Pour La Fontaine, si Louis XIV ne l’attira pas à la cour malgré les charmantes flatteries du fabuliste, c’est moins par l’esprit de dévotion, qui ne fut dominant qu’après la publication des Fables, qu’à cause des mœurs abandonnées du bonhomme. Peut-être aussi, par la même erreur de goût qui lui faisait dire d’une pièce décorée de peintures flamandes : « Otez-moi ces Chinois de paravent », ne comprit-il pas le naturel sans la majesté, ni la grandeur dans les petites choses. Enfin, le vieux français, qui s’est fait sa part dans La Fontaine et qui s’y est perpétué, n’aurait-il pas paru suranné à celui que l’abbé de Choisy qualifie de Roi de la langue ?

Louis XIV ne goûta pas non plus Malebranche ni Fénelon. Il n’aimait point les pures spéculations de l’esprit, et, dans la métaphysique comme dans la religion, il ne souffrait que ce que peut en comprendre le bon sens d’un homme éclairé. Malebranche avait d’ailleurs le tort de susciter des disputes. Pour Fénelon, rien ne devait plus déplaire au monarque absolu que ce mélange de subtilité et d’inquiétude, dans un esprit supérieur porté aux chimères, et dans un homme d’église occupé de plans de gouvernement. Au reste, la même répugnance pour tous les excès d’esprit le rendit aussi ennemi, en matière de religion, des raffinés que des libres penseurs. Le même exil vit le grand Arnauld et Bayle emportant avec eux, l’un la doctrine de la grâce, l’autre le doute raisonné qui allait devenir l’incrédulité du dix-huitième siècle.

Malgré ces inégalités de la faveur de Louis XIV pour les lettres et les écrivains, c’est à la fois d’instinct, et par un sentiment d’équité, que la France a rapporté à ce prince la grandeur littéraire de son temps. Le titre de Siècle de Louis XIV s’entend surtout de la gloire des lettres ; car, pour la politique, outre qu’il y a là matière à contester, l’appréciation en appartient plus à l’histoire qu’à l’instinct populaire. Ce titre ne s’est pas glissé dans la langue générale par hasard, ni sur la seule foi de Voltaire, qui l’a mis en tête de son histoire du règne de Louis XIV. Le même Voltaire a dit : le Siècle de Louis XV ; cette qualification n’a pas prévalu. Pourquoi dit-on le Siècle de Louis XIV ? Parce que le roi conduit le siècle. Pourquoi dit-on le Dix-huitième siècle ? Parce que le siècle efface le roi. Ne changeons rien à ces dénominations populaires ; et quand nous voyons les plus grands esprits de cette époque fameuse, lesquels en étaient aussi les plus honnêtes gens, rivaliser à qui fera de Louis XIV le portrait le plus ressemblant, et ceux qu’il négligeait lui donner les mêmes louanges que ceux qu’il favorisait, tenons pour vérité leur commun témoignage, afin de ne pas les suspecter d’avoir été ses flatteurs, les uns par reconnaissance, les autres par ambition.