Édouard Rod

1888

Études sur le XIXe siècle

2016
Édouard Rod, Études sur le XIXe siècle : Giacomo Leopardi ; les préraphaélites anglais ; Richard Wagner et l’esthétique allemande ; Victor Hugo ; Garibaldi ; les véristes italiens ; M. E. de Amicis ; la jeunesse de Cavour, Paris, Didier, Perrin et Cie, 1888, 251 p. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Haykuhi Gzirants (OCR, Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Giacomo Leopardi
(d’après des publications nouvelles1) §

Quoique empêché par la nature même de son génie de jamais devenir populaire, Leopardi a été l’objet de nombreuses et sympathiques études. Sa biographie a été plusieurs fois racontée dans toutes les langues : en français, par Marc-Monnier ; dans son livre l’Italie est-elle la terre des morts ? par M. Bouché-Leclercq ; par M. Aulard, auquel nous devons la traduction de ses œuvres principales (Lemerre, 1880). Avant M. Aulard, M. Valéry-Vernier avait déjà traduit les Poésies (1877). Après lui, M. Auguste Dapples nous a donné une excellente traduction d’un choix des Opuscules et Pensées (1880). Enfin, tout récemment, M. Eugène Carré vient de reprendre les Poésies. Nous sommes donc loin de l’époque où Leopardi n’était connu du public français que par quelques vers d’Alfred de Musset.

En Italie, de son vivant même, Leopardi a inspiré à plusieurs de ses contemporains un enthousiasme presque fanatique : Giordani recourait aux expressions les plus chaudes de la chaude langue italienne pour lui exprimer sa sympathie ; Antonio et Paolina Ranieri ont entouré ses dernières années de soins touchants et dévoués jusqu’à l’abnégation, et consacré une partie de leur vie à faire connaître son œuvre. Cet enthousiasme s’est perpétué : plusieurs érudits, M. Mestica, M. Viani, M. Piergili, M. Costa, ont dépensé beaucoup de temps et d’efforts à rechercher ses écrits inédits et les documents relatifs à sa biographie. Et à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, le 15 juin 1887, on a pu réunir dans une sorte d’album un recueil d’articles à l’hommage du poète, où figurent les noms des d’Ancona, des Antona Traversi, des Della Giovanna, des Rapisardi, des Ferrari, des Fogazzaro, etc.

Les premiers documents qu’on a publiés sur Leopardi, c’est-à-dire sa correspondance avec ses amis et sa famille, étaient choisis avec un évident souci d’éviter les révélations trop précises. Mais ils deviennent plus indiscrets, et partant plus intéressants, à mesure qu’ils sont plus rares ; les « Leopardistes », que des raisons de convenance avaient à un moment donné empêché de livrer telle ou telle pièce à la publicité, finissent toujours par céder à la tentation et se ravisent : c’est ainsi qu’en 1878 M. P. Viani a donné un appendice à la « Correspondance » qu’il avait publiée en 1849, que M. Piergili est plus hardi dans son dernier recueil (Lettere dei suoi parenti a Giacomo Leopardi), et que M. Costa n’hésite plus à nous communiquer les lettres de Paolina, la sœur préférée du poète, à ses amies Marianna et Anna Brighenti. Ces diverses publications achèvent de mettre en pleine lumière la figure du malheureux poète de Nérine, en même temps qu’elles permettent d’étudier le problème intéressant que les premiers critiques qui se sont occupés de Leopardi ont posé dès l’abord : celui des rapports entre les circonstances extérieures qu’il a traversées et sa philosophie de l’Infelicita. Ce problème a été fort discuté et résolu en sens contradictoire. Les uns, M. Paul Heyse, Sainte-Beuve, Marc-Monnier, M. Boucher-Leclercq, ont vu en Leopardi un pessimiste de hasard, dont des circonstances plus heureuses auraient corrigé l’amertume et changé le caractère ; les autres, M. Dapples surtout et jusqu’à un certain point M. Aulard et M. Caro, ont admis que son pessimisme reposait sur des idées philosophiques indépendantes de ses souffrances personnelles. C’est cette seconde thèse que défendait Leopardi lui-même, qui écrivait à son ami de Sinner, dans une lettre souvent citée : « Ce n’a été que par un effet de la lâcheté des hommes, qui ont besoin d’être persuadés des mérites de l’existence, que l’on a voulu considérer mes opinions philosophiques comme le résultat de mes souffrances particulières et que l’on s’obstine à attribuer à ces circonstances matérielles ce qu’on ne doit qu’à mon entendement. Avant de mourir, je vais protester contre cette invention de la faiblesse et de la vulgarité, et prier mes lecteurs de s’attacher à détruire mes observations et mes raisonnements plutôt que d’accuser mes maladies. » Si Leopardi, qui passait sa vie à se regarder penser, a vu juste en lui-même sur ce point important, c’est ce que nous allons rechercher en reprenant, aidés des documents nouveaux, encore une fois, le problème.

I. La vie extérieure §

Les causes positives de tristesse qu’on reconnaît dans la vie de Leopardi peuvent se ranger sous quatre chefs :

Sa santé était fort mauvaise. — Il vécut dans une petite ville qu’il détestait. — Il fut malheureux dans sa famille. — Il fut malheureux en amour. Les deux premiers points n’ont jamais été contestés, et ne pourraient l’être.

Les lettres de Leopardi, en effet, ne sont qu’une longue plainte, et décrivent tout au long les symptômes des trois ou quatre maladies qui le dévoraient : la phtisie, l’hydropisie, la névrose, sans parler de ses maux de tête habituels et de ses maux d’yeux « qui, disait sa sœur Paolina, rendent sa vie très malheureuse ». Il supportait ses souffrances avec ce courage résigné qu’acquièrent avec le temps les valétudinaires, et se contentait des plus légères améliorations. Il est touchant, par exemple, de l’entendre dire dans une lettre a son père : « Ma santé, grâce à Dieu, est toujours passable : les nerfs me tourmentent, et aucun moyen ne me réussit pour digérer : mais il faut bien savoir supporter quelque chose avec une complexion comme la mienne. » Quelquefois le mieux s’accentuait, Leopardi se mettait au travail avec ardeur, s’abandonnait à des espérances nouvelles : « Giacomo est beaucoup mieux, écrivait alors Paolina. On dit qu’il a changé de genre de vie, qu’il mange comme mange tout le monde, qu’il a fait connaissance de la veuve Bonaparte (il s’agit de la princesse Charlotte) et la trouve très aimable… » Mais le mal reprenait bientôt le dessus. Leopardi devait abandonner ses travaux commencés : « Tous ces travaux… restent et resteront dans ma pensée, car ma santé est réduite à un tel état, que je ne puis fixer mon esprit dans la plus petite application, même pour un instant, sans me sentir aussitôt défaillir… Et quant à l’avenir, je n’ose former aucun projet. » Cette santé déplorable, que des excès de travail, dans sa première jeunesse, avaient achevé de ruiner, ôtait l’obstacle insurmontable qui se dressait entre lui et toute espèce de joie, il le savait bien, et il fait dire à l’un des interlocuteurs de ses dialogues :

« Le corps, c’est l’homme ; car, en négligeant tout le reste, — la magnanimité, le courage, les passions, la puissance d’action, le pouvoir de jouir — tout ce qui rend la vie vivante et noble dépend de la vigueur des corps et sans elle ne peut pas exister. Le débile n’est pas un homme, mais un enfant et moins qu’un enfant, car son sort est de voir vivre les autres, tandis que lui doit se contenter de parler, et encore — puisque la vie n’est pas faite pour lui2. » Notez — et ceci n’a rien que de fort naturel — qu’il était porté par un immense désir vers les cercles d’action dont l’excluait sa faiblesse : il fut quelque temps patriote, et il s’écriait, le pauvre infirme, en enflant la voix de telle façon que son cri aurait semblé ridicule s’il n’eût été touchant d’impuissance et de bonne volonté : « Des armes ! des armes ! Je combattrai moi seul, et moi seul je succomberai3… »

Du reste, cet accès de patriotisme était tout artificiel et fut de brève durée. C’était ce qu’on pourrait appeler un sentiment littéraire. Leopardi l’avait probablement conçu en lisant Pétrarque, qu’il imite : on le sent déjà dans l’allure de ses vers, dans la qualité des images qu’il évoque, jusque dans le portrait allégorique qu’il trace de l’Italie, « … assise à terre abandonnée et désolée, pleurant et se cachant la face entre les genoux » ; on le sent mieux encore dans une de ses lettres à Giordani, où, comme pour s’excuser de haïr sa ville natale, il écrit naïvement : « Ma patrie est l’Italie, pour laquelle je brûle d’amour, remerciant le ciel de m’avoir fait naître Italien, parce qu’en fin de compte notre littérature, quoiqu’elle soit peu cultivée, est la seule fille légitime des deux seules vraies parmi les anciennes. » Bien autrement réelle que ce patriotisme si bizarrement expliqué, qui lui fit écrire ses trois premiers canzones et qui ensuite ne l’inspira plus guère, est son horreur insurmontable pour Recanati. Quitter Recanati lui semble la condition première, non pas du bonheur, — il affirme à mainte reprise qu’il y a renoncé, — mais de cet « art de ne pas souffrir » qui est « le seul qu’il tâche d’apprendre » et auquel il s’exerce. En vers et en prose, il décrit « ce sauvage bourg natal » sous les traits les plus noirs, avec la sourde rancune que peut éprouver un homme pour un milieu où il est forcé de vivre et où tout le blesse, la grossièreté des gens, leur indifférence pour le savoir, l’antipathie qu’ils lui témoignent à lui-même, « non certes par envie, car ils ne me jugent pas supérieur à eux, mais parce qu’ils supposent que je m’estime ainsi en mon cœur, bien qu’au dehors je ne l’aie jamais laissé voir à personne (les Souvenirs) » ; où il souffre d’un isolement absolu, car les choses qui l’intéressent paraissent ridicules à ses compatriotes, gens aux cerveaux déprimés par la mesquinerie des intérêts et les commérages des petits endroits ; où lui, qui aurait besoin de distractions continuelles pour éviter de penser à ses maux, n’en trouve aucune et se voit forcé de se replier toujours sur lui-même ; où les livres lui manquent pour son travail autant que la conversation désirée des lettrés ; où il est si loin du reste du monde, que ses rêves d’ambition et de gloire littéraire ne lui semblent plus que d’irréalisables chimères : « Qui vit enterré dans un pays comme celui-ci ne peut jamais espérer de se rendre, je ne dirai pas célèbre, mais connu, dans aucune autre partie de la terre. » Remarquez que ses frères et sœurs partagent ses sentiments. Paolina déclare qu’à tous les désagréments de Recanati s’ajoutent encore ceux d’un climat intolérable : « Tu te plains de l’humidité et du vent de Fermo ? écrit-elle à son amie Anna Brighenti. Oh ! que tu es heureuse, toi qui au moins as vécu dans un pays sec à l’abri du vent. Pour moi, je ne puis endurer notre air infâme, qui est une véritable ruine pour la santé, pour les dents, pour tout. Et je ne sors jamais, mais c’est la même chose ! » — Et ce vent, cette humidité, cette ignorance des habitants, leur manque de culture, leur indifférence aux belles-lettres, l’isolement, tout cela fort exagéré sans doute par les imaginations exaltées du poète et de sa sœur préférée, grossi dans leurs confidences intimes, dans leurs plaintes réciproques, tout cela les tourmente, les poursuit de mille piqûres, leur met de l’amertume dans le cœur. « Ne me parlez pas de Recanati, écrit Giacomo à Giordani, dans la même lettre où il l’assure de son brûlant amour pour l’Italie ; je l’aime tant, qu’il m’inspirerait de belles idées pour un traité sur la haine de la patrie. »

Si ces deux premiers points sont faciles à établir, il n’en est pas de même des deux autres. Les relations surtout, de Leopardi avec sa famille, ont donné lieu à de vives discussions : les uns se sont plu à représenter son père, le comte Monaldo, comme un abominable tyran, sans affection pour ses enfants ; les autres ont essayé de le défendre. Les Nuovi Documenti de M. Piergili et surtout les Lettres de Paolina, permettent enfin d’élucider cette question.

Le comte Monaldo ne fut point un méchant homme, tant s’en faut : Paolina loue sa grande conscience, son bon sens, sa connaissance du monde ; elle raconte sa mort en termes qui révèlent une pieuse admiration filiale et même un sincère attachement : « … Il a fait une mort de saint, Dieu a couronné par une fin très tranquille sa vie très vertueuse, et nous a donné, dans notre désespoir, la consolation de croire que notre cher mort était déjà arrivé au ciel. Mais cela ne suffit pas à sécher nos larmes, ni à remplir le vide terrible que son absence nous fait sentir à chaque instant. » Plus tard, lorsque, après la publication de l’Epistolario, des appréciations désagréables sur le compte de son père défunt commencèrent à circuler dans la presse italienne, Paolina en souffrit beaucoup, s’en plaignit à son amie Marianna Brighenti, à laquelle elle écrivait : « … Il n’y a pas de doute qu’à notre âge les choses se voient sous un bien autre aspect que dans la jeunesse, époque d’illusions et d’erreurs. Mais, s’il plaît à Dieu, nous publierons les lettres de mon père à Giacomo, et alors la vérité se fera jour, et on reconnaîtra mon pauvre père pour l’homme sincèrement attaché à ses enfants qu’il fut. »

Mais cet homme de bon sens et de grande conscience était en même temps un gentilhomme de province et un érudit de petite ville : dès l’âge de dix-huit ans, il s’habillait de noir des pieds à la tête, ce qui, selon son propre jugement, lui évitait « beaucoup de dépenses » et lui valait « le respect du peuple ». De plus, il persévéra le plus longtemps possible à porter l’épée, malgré que la mode en fut passée : l’épée au côté, il ne pouvait « compromettre sa dignité, même en le voulant ». Il se plut à garder une attitude jusqu’à son dernier moment : « Quand il vit que sa fin approchait, raconte Paolina, il nous appela autour de lui, nous adressa de sérieux avertissements, puis nous exhorta à apprendre comment on meurt en conversation, car il parla toujours avec la plus grande présence d’esprit, en nous étonnant tous par tant de paix et tant de calme. » Dernier descendant des chefs du parti guelfe de Recanati, il écrivit plusieurs ouvrages de polémique politique et religieuse, inspirés par l’esprit le plus conservateur ; aussi, les idées de son fils l’inquiétaient-elles beaucoup ; une fois, il intercepta sa correspondance ; ou peut supposer qu’il finit par se désintéresser complètement de ce qu’écrivait Giacomo, car, peu de temps après la mort du poète, il demandait à Ranieri de le renseigner, non seulement sur les choses que Giacomo avait composées, mais sur celles qu’il avait publiées depuis son départ de Recanati.

Le comte Monaldo aimait à se croire aussi despote que ses ancêtres dans les beaux jours du parti guelfe. C’était une illusion : en réalité, cet homme grave, aux opinions arrêtées, aux allures de tyranneau du xve siècle, n’était point maître dans son ménage, et sa femme le tenait dans un état d’absolue dépendance. La comtesse Leopardi, née comtesse Adélaïde Antici, était entrée à dix-neuf ans dons une maison presque ruinée, elle n’eut jamais d’autre ambition que de la restaurer, et sacrifia tout à ce but, la dignité de son mari et le bonheur de ses enfants. Paolina toute respectueuse qu’elle est, ne peut s’empêcher de railler un peu la passivité de son père, dont elle souffre pourtant : « Il arriva, quand j’étais toute petite, raconte-t-elle plaisamment dans une de ses lettres, ou même avant ma naissance, que les jambes de mon père s’embarrassèrent je ne sais comment dans la jupe de ma mère. Eh bien, il n’a jamais pu s’en dépêtrer. Autrement, nous obtiendrions tout de lui, car il est très bon, il a un cœur excellent et nous aime bien ; mais il lui manque le courage d’affronter la mine de maman, même pour une toute petite chose… » — Avec cette personne ultra rigoriste, comme rappelle ailleurs sa fille, véritable excès de perfection chrétienne, qui mettait « une dose inimaginable de sévérité dans tous les détails de la vie domestique », l’existence était intenable. La maison était un tombeau : « Je voudrais que tu pusses passer une seule journée chez nous, pour te faire une idée de la façon dont on peut vivre sans vie, sans âme, sans corps » ; et la règle de fer de la comtesse Adélaïde s’appesantissait sur ses enfants, tous de nature vive, aimante, ardente, et durement réprimés dans leurs expansions. Elle interdisait à Paolina de lier amitié avec personne, « parce que, prétendait-elle, cela distrait de l’amour de Dieu » ; et Paolina, à trente ans, en était réduite à se faire adresser sa correspondance chez un voisin complaisant. Son fils Carlo ayant épousé, contre son consentement, une de ses parentes, la jeune femme fut impitoyablement bannie de la maison.

Ce fut-elle également qui retint Giacomo à Recanati, pour éviter les quelques avances qu’il aurait fallu lui faire jusqu’à ce qu’il pût suffire à ses besoins ; ce fut elle surtout qui, quand il avait réussi à s’échapper de Recanati malgré tous les obstacles et se trouvait à Bologne ou à Rome, arrêté dans son travail par quelque crise aiguë de l’une de ses maladies, empêchait le comte Monaldo de le secourir.

Le pauvre homme en souffrait dans sa conscience et dans son cœur : « Les temps vraiment mauvais, écrivait-il à son fils, mais surtout votre mère qui, comme vous le savez, me tient non seulement à la diète, mais complètement à jeun, m’ont imposé une conduite que réprouvent d’abord mon cœur, ensuite l’équité et presque les convenances… » Et il lui envoyait quelques écus en cachette. Parfois, il n’osait même pas remplir secrètement, honteusement, ce devoir, et il priait son fils d’écrire directement à sa mère. Giacomo, forcé par le besoin, s’exécutait, et sur quel ton, après quelles hésitations ! « Je ne vous écris jamais, ma chère mère, et le fais maintenant pour vous troubler par une prière. Cela m’est très désagréable, mais vous connaissez les causes de mon silence habituel, et c’est la nécessité qui m’oblige à cette prière extraordinaire. Il y a déjà quelque temps que j’ai écrit à mon père, en lui rappelant les circonstances où je me trouve ; je lui ai exposé tous les efforts faits par moi jusqu’à présent pour subvenir à mon entretien sans incommoder ma famille : je lui ai montré comment et pourquoi cela m’est devenu impossible, et j’ai fini en le priant de bien vouloir m’accorder un subside mensuel de douze francesconi, à l’aide desquels je pourrais péniblement me tirer d’affaire. Mon père m’a répondu de vous écrire directement. J’ai été malade, et la convalescence m’a laissé une telle faiblesse des yeux que, malgré la pressante nécessité, je n’ai pas pu écrire… »

Quels horizons vous ouvre ce ton de mendiant pris par un fils pour écrire à sa mère, et comme une telle lettre évoque aussitôt la vision d’un de ces intérieurs d’où une fausse conception du devoir a chassé la bonté, d’où l’intérêt a chassé l’affection !

Privé de l’appui de sa famille, le malheureux Giacomo passa donc toute sa vie, jusqu’au moment du moins où il rencontra Ranieri, à se débattre dans cette alternative : ou bien rester à Recanati, et renoncer à ses travaux, à son ambition, à tout espoir de bonheur ; ou bien quitter Recanati, et se trouver en lutte avec la misère. Il se confond en efforts pour échapper à ce cercle vicieux. Il écrit lettre sur lettre pour obtenir un emploi : une fois, c’est une chaire de professeur de latin vacante à la bibliothèque du Vatican qu’il demande ; on lui répond qu’il ne s’agit pas d’une chaire de professeur, mais d’un simple emploi de copiste ; qu’importe ? il s’en contenterait : « fonction vile, mais qu’y a-t-il de plus vil que ma vie ?… » Une autre fois, il s’adresse au cardinal Consalvi, pour obtenir n’importe quelle petite fonction, et prie Niebuhr de le recommander. On lui répond par des promesses, on s’occupe de lui, et finalement l’affaire n’aboutit pas. Il en est réduit à se contenter des rétributions insuffisantes et peu sûres que lui rapportent quelques travaux pour des éditeurs, et encore, pour pouvoir se mettre en route, est-il obligé de recourir à ses oncles, au marquis Carlo Antici ou au comte Ettore Leopardi : « Que la somme qu’il vous plaira de m’accorder soit petite ou grande, elle me serait un gage de votre bonté, et je vous en serais reconnaissant jusqu’au fond de l’âme : surtout je vous prie de me pardonner la liberté que j’ai prise, et de croire qu’en dehors d’une telle circonstance (il s’agit d’un départ pour Milan), je n’aurais jamais eu le courage de vous incommoder… »

Voilà des faits qui éclairent définitivement les relations de Leopardi avec sa famille, et l’on est forcé d’admettre qu’il fut malheureux par elle : il souffrit de la sécheresse de cœur de sa mère, de la faiblesse de son père, de la gêne où on le laissa ; et, par ce qu’il en dit dans ses lettres, par ce qu’en dit aussi sa sœur Paolina, nous pouvons jusqu’à un certain point deviner tout ce qu’il n’y a pas dans les documents : l’enfance morose, sans joie, sans caresses, sans sourires, sans jouets ; puis les blessures continuelles infligées au jeune cœur qui veut se donner et qu’on repousse et qui crie désespérément : « J’ai besoin d’amour ; amour, amour, feu, enthousiasme, vie ! » puis encore la sourde révolte contre cette absurde compression et cette inintelligente tyrannie, sans parler des soucis d’argent qu’aiguise la maladie.

Il est facile de se représenter par quelles crises de sentiments passaient des jeunes gens élevés dans de telles circonstances, privés de l’affection maternelle, à peine aimés timidement par un père qui n’avait pas la pudeur de sa faiblesse, gênés dans leurs amitiés naissantes, forcés à vivre en eux-mêmes et rien qu’en eux-mêmes : leur sensibilité et leur imagination devaient s’unir et travailler ensemble, et, gênées dans leur essor, les tourmenter cruellement. Ce fut le cas surtout pour Paolina et pour Giacomo, les deux mieux doués de la famille, et ceux justement que les circonstances devaient condamner à la solitude du cœur.

Les lettres de Paolina nous montrent à chaque page un cœur qui cherche à se donner et souffre du besoin d’aimer. Dès sa quatrième lettre à Marianna Brighenti qu’elle n’avait encore jamais vue, qu’elle connaissait seulement par son frère, elle lui dit : « La vive amitié que vous me témoignez et que j’éprouve avec une égale tendresse, me fait éprouver des sentiments que je ne croyais plus devoir goûter, à présent que depuis longtemps je suis devenue froide et insensible même à l’amour. Et comment ne le serais-je pas, après avoir perdu depuis longtemps l’espoir de m’unir à l’objet que j’aimais et après avoir vu mourir sous mes yeux un frère, véritable ange de bonté et d’esprit ? Nous avions passé ensemble vingt-trois ans sans nous séparer un instant, nous nous aimions très tendrement, et il était presque mon préféré ! Vous ne pouvez-vous imaginer, ô ma Marianne, quel spasme de douleur j’ai éprouvé, quelle inépuisable source de chagrin et de mélancolie cette perte terrible est pour moi, combien je désire de tout mon cœur voir finir une vie qui est continuellement abreuvée de douleur et de plainte… » — À chaque instant elle exprime les mêmes sentiments exaltés, se plaint de n’être « jamais montée au troisième ciel », ou de réveils violents de ses douleurs passées, exprime en un langage excessif, même en tenant compte des formes passionnées et romanesques de l’italien, les mouvements tumultueux de son âme : « Je n’ai jamais ri (jamais est souligné dans le texte), précisément parce que je ne me suis jamais contentée de rire seulement : je veux rire et pleurer ensemble, aimer et me désespérer, mais aimer toujours, et être aimée également, monter au troisième ciel, puis en tomber — et j’en suis vraiment tombée ! » — Elle eut plusieurs sympathies très vives, qui ne durèrent pas. Elle fut plusieurs fois demandée en mariage et refusa, quel que fût son désir d’échapper à la tyrannie maternelle, pour des raisons toujours singulières : une fois, c’était pourtant « celui qu’elle avait rêvé dans ses songes », et elle l’adorait, elle était fiancée, ses parents consentaient au mariage quoique le jeune homme ne fût pas riche ; mais un jour il lui vint « un doute » — elle n’explique pas lequel — que son fiancé ne sut pas lui enlever ; et « adieu les chères espérances, adieu les rêves enchanteurs, adieu le bonheur ! » — Une autre fois, plus tard, il s’agissait d’un habitant de Recanati dont la mère était « une horreur en tout genre » et qui, du reste, quoique excellent jeune homme, était complètement illettré : « Je devrais donc passer ma vie avec un homme avec qui je ne pourrais jamais causer du peu que je sais ! » Le pauvre garçon revint à la charge, mais fut toujours repoussé. Du reste, Paolina vivait du souvenir de son premier amour et, si elle songeait encore à se marier, c’était pour fuir son milieu plutôt que dans l’espoir de réaliser son ancien idéal de jeune fille. À la fin de sa vie, elle se consola en s’attachant à sa belle-sœur (la femme de son frère Pierre-François) et à sa petite nièce qu’elle eut encore la douleur de perdre. L’histoire sentimentale de Paolina est à peu de chose près celle de Giacomo, sur laquelle les détails précis nous manquent davantage.

Les « Leopardistes » se sont livrés à de patientes recherches pour établir l’identité des femmes qu’il chante dans ses poésies, sans que les résultats obtenus soient de grande importance.

« Plus romanesques que vraies, avait dit son frère Carlo à M. Viani, ont été ses amours pour Nérine et pour Silvia. Nous voyions de nos fenêtres ces deux jeunes filles, et quelquefois nous leur parlions par signes… Leurs douloureuses destinées —  elles moururent dans la fleur de l’âge — contribuèrent à enflammer l’imagination de Giacomo et à créer deux des plus belles figures de ses poésies. L’une était la fille d’un cocher, l’autre d’un tisserand. »

Guidés par ces données, M. Mestica, M. Piergili et autres, en fouillant les archives de Recanati et en interrogeant les souvenirs des plus vieux habitants, sont, arrivés à la conviction que Nérine, la fille du tisserand, se nommait de son vrai nom Maria Belardinelli, qu’elle était née le 15 novembre 1800 et mourut le 13 novembre 1827, et qu’elle était blonde ; que Silvia, la fille du cocher du comte Monaldo, se nommait Teresa Fattorini. — Cela ne nous renseigne guère sur le sentiment qu’éprouva Leopardi pour les deux jeunes filles qu’il a chantées en termes si touchants et si purs :

« Quels chœurs de douces pensées et d’espérances ô ma Silvia ! Sous quel aspect nous apparaissaient alors la vie humaine et le destin ! Quand je me souviens de cette grande espérance, un sentiment amer et désolé m’oppresse et je recommence à déplorer mon malheur. Ô nature, ô nature, pourquoi ne tiens-tu pas plus tard ce que tu nous as promis ? Pourquoi trompes-tu tellement tes enfants ? »

Quelques autres rencontres marquèrent dans sa vie : celle de sa cousine, la comtesse Gertrude Cassi Lazzari, qu’il aima comme on aime à dix-huit ans et sans être payé de retour ; plus tard, pendant un séjour à Bologne, celle de la comtesse Carniani Malvezzi, femme lettrée et même femme de lettres, qui lui fit peut-être rêver des Isabelle d’Este et des Victoria Colonna, et se contenta de l’utiliser pour corriger ses vers. À Bologne également, il s’éprit de Marianna Brighenti : fille d’un avocat, lettrée, remarquablement belle, douée d’une voix admirable, Marianna appartenait au théâtre, où sa réputation demeura sans tache. Elle ne répondit pas à l’amour du poète, qu’elle admirait pourtant avec enthousiasme, mais lui voua une amitié fraternelle, qui fut de longue durée ; et Giacomo, dont l’aspect débile et un peu difforme était plus fait pour inspirer la pitié que la passion, sut se contenter de ce sentiment tranquille et sérieux. La cantatrice, qui disparut assez promptement du théâtre et eut une vieillesse presque misérable, conserva jusqu’à la fin de sa vie un culte respectueux pour la mémoire du grand homme qui l’avait aimée : elle ne consenti jamais à livrer à la publicité une précieuse lettre dans laquelle il lui avouait son amour, malgré les démarches réitérées et pressantes de M. Viani auprès d’elle, et la détruisit avant de mourir. Cette idylle d’amitié fut ce que Leopardi eut de meilleur dans sa vie.

Du reste, quelques années plus tard, nous le trouvons de nouveau sous le coup d’une passion, plus ardente peut-être que ses précédents attachements, dont on ignore les péripéties, mais qui, en tout cas, finit mal, car en 1831, il quittait subitement Florence en donnant à ses parents divers prétextes pour expliquer son départ, et en confiant à son frère Carlo que la cause en était « un long roman, beaucoup de douleurs et beaucoup de larmes ». Paolina a supposé que l’héroïne de ce nouvel amour, — probablement le plus réel de tous — était la princesse Charlotte Bonaparte, qui avait fait grand accueil à Leopardi, et dont Leopardi parlait avec sympathie. Quelle qu’ait été cette inconnue, elle fit probablement oublier à Leopardi toutes les autres, et c’est sans doute à elle qu’il s’adressait dans son Aspasie :

« Maintenant, vante-toi, tu le peux. Raconte que devant toi, seule de ton sexe, j’ai consenti à courber ma tête fière, j’ai spontanément offert mon cœur indompté. Raconte que la première, et je l’espère sûrement la dernière, tu as vu mes yeux supplier, tu m’as vu devant toi timide, tremblant (je brûle, en l’avouant, d’indignation et de honte), tu m’as vu épier humblement chacun de tes désirs, chacune de tes paroles, chacun de tes gestes, pâlir à tes orgueilleux dédains, briller de joie à un signe aimable, changer d’expression à tous les regards. »

Si l’on prend ces vers au sérieux, si Aspasie est bien l’inconnue qui chassa brusquement Leopardi de Florence, on peut admettre que, cette fois-là, il éprouva un amour plus réel que ces divers caprices d’imagination, un amour qui triompha de sa timidité et lui fit connaître, à lui chaste et réservé, les supplications humiliantes où s’égare le commun des hommes. D’ailleurs, il était de ceux qui demandent autre chose à l’amour que ce qu’il peut donner, et il n’a jamais pardonné aux femmes, je ne dirai pas de ne pas l’avoir aimé, mais de n’être pas des anges. Dans un de ses dialogues, le Tasse et son génie familier conversent sur ce point en termes d’une touchante naïveté. Le Tasse explique que, depuis qu’il est séparé de Léonore, elle lui apparaît comme une déesse. — « Ces déesses-là veulent bien, lui répond le Génie, quand on approche d’elles, se débarrasser de leur divinité, arracher les rayons dont elles s’entourent et les mettre dans leur poche pour ne pas éblouir le mortel trop empressé. » Le Tasse ne proteste pas, mais il demande, — et l’état de son cerveau à ce moment-là semble seul pouvoir excuser une question d’une gravité aussi puérile : « Ne trouves-tu pas que c’est un grand tort des femmes de se montrer, en réalité, si différentes de l’image que nous nous faisons d’elles ? » En sorte que le Génie est obligé de lui expliquer, avec beaucoup de bon sens, qu’on ne peut reprocher aux femmes « d’être de chair et, de sang, comme nous, et non d’ambroisie et de nectar ». « Quelle chose nu monde, lui dit-il, possède seulement la millième partie de la perfection dont votre esprit revêt les femmes ? Il est étrange, en vérité, que, ne vous étonnant pas de voir les hommes être des hommes, c’est-à-dire des êtres peu estimables et peu aimables, vous ayez tant de peine à admettre que les femmes ne sont pas des anges. » Le Tasse n’a pas l’air de comprendre cette élémentaire vérité, et Leopardi, qui a su l’exprimer, ne l’a probablement jamais comprise. De là peut-être, du moins en partie, ses échecs et ses souffrances ; mais de là aussi le caractère de sa poésie, unique dans la littérature de l’Italie moderne, et qui nous reporte par-dessus les âges au Dante de la Vie Nouvelle, au Pétrarque des derniers Sonnets et des Triomphes. Cette poésie, en réalité, a sa source dans le cœur même de Leopardi, non point dans ses diverses mésaventures, nous pourrons nous en persuader en examinant, non plus les circonstances fortuites de sa vie, mais ce qu’il était en lui-même.

II. La vie intérieure §

Les faits que je viens d’analyser ont pu faire une existence malheureuse : ils n’auraient suffi à faire ni un grand poète ni un pessimiste. Il y a, dans le monde, beaucoup de gens qui sont pauvres, qui se déplaisent dans l’endroit où ils demeurent, qui se portent mal, qui ont à se plaindre de leur famille, et que les femmes repoussent. Généralement ils en prennent leur parti, et finissent même par trouver que le monde est beau et que la vie est bonne : tant il est vrai, selon le lieu commun des anciens, que nous sommes les artisans de notre destinée. Pour que ces circonstances aient amené Leopardi à juger tout autrement la vie et les choses, pour qu’elles l’aient conduit à la négation raisonnée du bonheur, il fallait qu’elles trouvassent en lui une nature particulière : les mêmes coups, frappés avec la même force par le même marteau, ne produisent-ils pas des sons différents selon la matière qu’ils font vibrer ?

Si l’on essaye, autant du moins qu’un pareil travail est possible, de mesurer l’impression produite sur Leopardi par les circonstances de sa vie, on est forcé d’abord de reconnaître que ses embarras et ses chagrins s’exagèrent et se cristallisent dans son esprit. Il n’est pas de ceux qui réussissent à écarter une pensée fâcheuse, un souci angoissant. Quoi qu’il fasse, l’idée pénible, une fois entrée en lui-même, y demeure, s’y installe, y travaille, « le lime et le dévore, s’alimente par l’étude et par l’étude augmente ». Parfois il se figure que des « distractions » le sortiraient de cet état ; mais son « unique distraction », à Recanati, c’est l’étude, et l’étude le tue. C’est du reste une illusion : à peine a-t-il quitté sa ville natale si détestée et a-t-il réussi à se transporter ailleurs, qu’il se trouve aussi mal là où il est que là où il était. Il s’en va de ville en ville, passant par de rapides alternatives d’enthousiasme pour les paysages et de dégoût pour les habitants. Il ne peut rester à Milan, où tout l’exaspère. Il parle de Rome et des Romains sur un ton qui rappelle les colères indignées de Luther. Naples lui paraît peuplé de « lazzaronis et de polichinelles, tous voleurs, f… coquins dignes des Espagnols et de la potence ». Pendant ses dernières années, à Capodimonte où Ranieri et sa sœur l’ont conduit, il tombe dans des caprices de maniaque que ses hôtes s’ingénient à satisfaire : il ne veut manger que d’un pain spécial qu’on ne trouve qu’à Naples et qu’on va lui chercher chaque jour ; il vit dans l’obscurité, dîne à minuit, se couche le jour, etc…

Qu’il ait beaucoup souffert avant d’en arriver à un pareil état presque voisin de la folie, c’est incontestable ; mais la vraie source de ses souffrances était en lui-même. Sa sensibilité extrême lui rendait la moindre démarche extrêmement pénible : ses nombreuses lettres pour demander un emploi sont remplies d’aveux sur l’effort qu’elles lui coûtent : « Il est toujours pénible de demander, tant pour celui qui demande que pour celui à qui il s’adresse… » La rapidité avec laquelle elles se succèdent trahissent une sorte de fièvre, un désir tendu et impatient, en même temps que leur ton général laisse percer un découragement anticipé. En voyant le malheureux s’adresser, avec force formules d’humilité, à tous ceux qui peuvent l’aider directement ou indirectement, on devine qu’ils se disaient à la fois dans la même minute : « Mon Dieu ! si je pouvais réussir ! » et : « Hélas ! Je ne réussirai pas ! » Un des symptômes les plus curieux de cet état d’effroi continuel devant un échec, une humiliation, un mal possibles, c’est sa crainte naïve et continuelle de la douleur physique. Lui qui souffre sans cesse de toutes sortes de maux chroniques fort douloureux, il est pris de terreurs indescriptibles, dès qu’il est menacé d’une douleur aiguë. Obligé d’aller chez un dentiste, il en devient malade, et il écrit à son frère : « Ma mélancolie ne venait pas vraiment du déplaisir de devoir perdre des dents, mais de la frayeur panique de l’opération, qui est toujours devant ma pensée comme une condamnation à subir et qui m’épouvante comme un enfant. » Quand le choléra éclate à Naples, il s’imagine tout de suite qu’il y est prédisposé, et Ranieri est obligé de prier ses amis de ne jamais parler de l’épidémie en sa présence. On lui a reproché cette crainte comme une lâcheté et comme une contradiction : comment l’homme qui parlait sans cesse de son désir de la mort, l’homme dont l’œuvre entière n’est qu’un hymne à la mort, pouvait-il trembler au moment où la mort approchait ? N’était-ce pas l’éternelle fable du bûcheron, que débitent sans cesse les gens heureux de vivre à ceux qui perdent leur temps à déplorer les conditions humaines ? Rien de plus naturel, pourtant : entre la vie haïssable et la mort désirée, il y a la maladie, avec son cortège d’épouvantements plus horribles encore quand une épidémie sème autour d’elle la crainte, l’égoïsme et la cruauté. C’était la maladie qui faisait peur à Leopardi : les gens habitués à souffrir la redoutent toujours beaucoup plus que les autres, parce qu’ils savent ce que c’est.

Notez que Leopardi n’a jamais rien fait pour échapper à la tyrannie de ses idées. Bien au contraire, il s’y complaisait. Il trouvait une sorte de satisfaction amère et orgueilleuse à proclamer, au nom de tous les êtres, le malheur de vivre : « J’estime peu viril, dit Tristan à son ami, de se laisser tromper comme de simples sots et de devenir, pour ainsi dire, la risée de la nature et du destin, après avoir souffert tous les maux imaginables. Je ne sais si mes sentiments proviennent d’une infirmité, mais je sais que, malade ou bien portant, je foule aux pieds la lâcheté des hommes, je repousse toute illusion et toute consolation puériles, et je me sens le courage de me passer de toute espérance, de considérer en face la solitude de la vie, de ne me dissimuler aucune face de notre infortune et d’accepter toutes les conséquences d’une philosophie douloureuse mais vraie. Cette philosophie, à défaut d’autre utilité, fournit aux hommes courageux la satisfaction hautaine de déchirer le manteau dont se couvre la mystérieuse et hypocrite cruauté du destin. » Souvent, cette « philosophie » le tourmentait comme un mal positif : il se plaint de sentir « le vide de l’existence comme si ç’avait été une chose réelle qui pesait lourdement sur son âme » ; le « néant des choses » lui « était toujours présent comme un fantôme affreux » ; il ne concevait pas qu’on pût « s’assujettir aux soins journaliers que la vie exige, en étant bien sûr que ces soins n’aboutissent jamais à rien ». Mais d’autres fois, résigné, il se consolait dans la souveraineté de sa pensée, qui lui paraissait alors seule réelle parmi les vaines visions dont se compose la vie :

« … Et toi, ô ma pensée, toi qui seule animes mes jours, source chère d’infinis chagrins, tu ne t’éteindras dans la mort qu’en même temps que moi : car je sens à des signes vivants dans mon âme que tu m’as été donnée pour souveraine à jamais. Mes autres douces illusions s’évanouissent toujours davantage à l’aspect de la vérité. Mais plus je revois celles dont je vis en m’entretenant avec toi, plus augmente ce grand malheur qui est toute ma vie. Angélique beauté ! les plus beaux visages que je regarde me semblent vouloir imiter ton image. Tu es la seule source de toutes les grâces, la seule vraie beauté !

« Depuis que je t’ai vue pour la première fois, de quel souci constant n’as-tu pas été le suprême objet ? combien de moments se sont écoulés dans la journée sans que j’aie pensé à toi ? combien de fois la souveraine image a-t-elle manqué à mes rêves ? Angélique vision, belle comme un rêve, dans cette demeure terrestre et dans les hauts chemins de l’Univers entier, ai-je jamais demandé, espéré, désiré autre chose que voir les yeux, rien de plus doux que de posséder ta pensée ? »

Voilà comment Leopardi parlait à son Pensiero dominante, c’est-à-dire à la source vive de souffrance qui jaillissait en lui. Cette funeste disposition d’esprit qui le poussait à déchirer « en toute occasion le manteau dont se couvre l’hypocrite cruauté du destin », à dépouiller les choses de leurs apparences pour en découvrir la laide nudité, à regarder en face l’idée de la douleur sans se laisser distraire par aucun des mille objets qui aident les hommes ordinaires à fuir ce spectacle, cette irrésistible disposition à l’analyse a donc été en même temps pour lui une cause de lâcheté physique et d’héroïsme moral. D’un bout à l’autre de sa correspondance et de son œuvre, nous assistons à une sorte de lutte, tantôt sourde, tantôt violente, entre les deux hommes qu’il y a en lui : l’un, le sensitif, s’abandonnant à des confidences pleureuses, à des frayeurs puériles, à des obsessions presque ridicules ; l’autre, le stoïque, acceptant avec un calme vainqueur les dernières conséquences de sa désolante et cruelle observation. C’est cette singulière dualité qui donne à sa théorie de l’Infelicita plus d’humanité et d’élévation que n’en ont les autres doctrines pessimistes : celles de Schopenhauer, que gâte une misanthropie haineuse, et de M. de Hartmann, trop préoccupées de leurs résultats pratiques.

Une autre conséquence de cet esprit d’analyse tel que nous l’avons défini, conséquence que nous chercherions également en vain chez les autres pessimistes, c’est un raffinement tout particulier des idées morales, et qui nous donnera la clef de la vie sentimentale de Leopardi.

Leopardi, nous l’avons vu, n’a pas vécu, dans le sens vulgaire du mot. Une seule fois, il paraît avoir éprouvé une vraie passion, une passion des sens ; Ranieri, qui reçut toutes ses confidences, affirma qu’il mourut vierge à trente-neuf ans ; c’est l’imagination qui a fait tous les frais de ses amours pour Silvia, pour Nérine et pour les autres. Il ne connut donc pas les peines d’amour qu’ont chantées les autres poètes de l’amour de notre siècle, Alfred de Musset, ou Henri Heine, ou Byron : les ruptures forcées, les changements de maîtresses, les tromperies de femmes perfides, quelquefois même l’insensibilité de créatures indignes, aimées pourtant par caprice ou par dépravation d’esprit. De fait, il n’a pas souffert, comme eux, de l’amour ; il a souffert du manque d’amour. Il s’en rend compte, il le dit à chaque instant : « Je croyais que la faculté d’aimer, comme celle de haïr, était éteinte dans mon âme », écrit-il en 1819 à Giordani en lui offrant son amitié. Plus tard, quand ils sont devenus plus intimes : « … Je suis desséché comme un roseau ; aucune passion ne trouve plus rentrée de cette pauvre âme, et la puissance éternelle et souveraine de l’amour est anéantie en moi à l’âge où je suis… » Et encore à Brighenti : « … J’ai le cœur si glacé, si flétri par le malheur et aussi par la triste connaissance de la vérité, qu’avant d’avoir aimé, j’ai perdu la faculté d’aimer ; un ange de beauté et de grâce n’arriverait pas à m’enflammer. » Et il définit son personnage de Consalvo en deux phrases qu’on pourrait lui appliquer : « Toujours dans cette âme une crainte souveraine avait été plus forte que le désir. C’est ainsi que l’excès d’amour avait fait de lui un esclave et un enfant. » Sa sœur Paolina, qui lui ressemblait tant, connut les mêmes crises : sans cesse elle évoque l’amour, et sitôt que l’amour se présente, elle recule : « Le trop de réflexion me tue », dit-elle aussi ; et elle s’écrie avec désespoir : « Oh ! je n’ai pas eu un seul jour serein, pas un seul jour dont je puisse dire : Aujourd’hui j’ai été heureuse ! »

Mais s’il n’a pas connu l’amour dramatique et bruyant, Leopardi a connu un autre sentiment, qui a dominé toute sa vie sans trouver jamais à se fixer sur aucun objet précis, qui lui a donné pour un instant l’illusion de se croire patriote à cause de la belle littérature de sa patrie, puis celle de se croire amoureux de la fille du tisserand voisin, à cause de ses beaux cheveux blonds et de sa grâce maladive, et toutes les illusions qu’il a caressées et dont il s’est toujours trop pressé de revenir.

Leopardi a été élevé à la plus grande école qui puisse élever et épurer le cœur : à celle de Dante, de Pétrarque et des platoniciens de la Renaissance. De ces trois influences, la première est la moins sensible. Leopardi n’était guère enclin au mysticisme, et une partie de Dante dut lui échapper. Celle de Pétrarque, au contraire, se montra dès les débuts du poète. M. Aulard, dans son Essai si pénétrant et si érudit, n’a eu aucune peine à démontrer que les poésies patriotiques À l’Italie, À Angelo Mai et Sur le monument de Dante, ont leur source dans les célèbres Canzones de Pétrarque, Italia mia et Spirto gentil, bien plus que dans un réel enthousiasme pour le réveil de l’Italie ; et que d’autre part, quelques-unes des poésies amoureuses rappellent les Rime, et surtout les Triomphes. Le fait que Leopardi connaissait de beaucoup plus près qu’on ne les connaît d’habitude les platoniciens du xve siècle, nous est attesté entre autres par son « Discours à propos d’un discours grec de Georges Gémisthe Pléthon4 ». Or, ce qu’il a trouvé dans ces modèles, ce n’est pas seulement une forme littéraire d’une admirable pureté, c’est encore et surtout le profond idéalisme dont leurs œuvres sont imprégnées et la toute particulière conception de la vie qu’elles dégagent.

Dante et Pétrarque, en effet, se sont élevés à une hauteur où les sentiments particuliers se confondent en un sentiment unique qui les englobe tous : la foi, l’amour et le patriotisme sont pour eux, s’il m’est permis de parler par image, trois formes différentes de la même pensée ; et cela est si vrai, que d’ingénieux commentateurs ont pu soutenir, sinon prouver, que Laure et Béatrice n’ont jamais eu d’existence réelle et n’ont été pour les deux poètes que les symboles de leurs opinions. Chez leurs successeurs, la foi est plus factice ; mais ils s’émancipent des dogmes catholiques, les quattrocentistes essayent de se rattacher au spiritualisme le plus pur de la philosophie antique. Eux aussi, aboutissent à la synthèse de leurs sentiments dans une religion : religion mal définie peut-être, peu orthodoxe à coup sûr, mais de si noble essence, que le catholicisme l’a longtemps respectée. Or, Leopardi s’efforce de pousser sa pensée dans cette direction, d’enfermer ses sentiments dans une absorbante unité. « La beauté, écrit-il une fois, est l’école des profondes passions » ; et l’on croirait entendre quelqu’un de ses ancêtres intellectuels proclamer que : « La source de l’amour est la beauté, principalement la beauté de l’âme5 », ou que « chacun est nécessairement plus ou moins noble ou parfait, selon qu’il connaît plus ou moins la beauté6 ». Comme eux, il retourne à l’hellénisme, et pour la même raison : parce que l’hellénisme lui fournit, dans son culte de la beauté, cette unité qu’il recherche et dont il a besoin.

Ce n’est donc pas par pure imitation littéraire que ses pièces patriotiques sont presque calquées sur celles de Pétrarque : il voudrait bien aimer sa patrie comme l’aimait le noble poète, qui eut l’illusion de croire à Rienzi ; ou comme l’avait aimée Dante, qui, victime d’une chimère encore plus invraisemblable, crut à l’empereur Henri VI. Mais, ayant quatre siècles d’expérience de plus qu’eux, il était moins confiant et moins facile à tromper ; et. à une époque où le rêve de tous les grands Italiens, l’unité de l’Italie, approchait de sa réalisation ; entouré d’hommes qui, comme Manzoni, Gino Capponi, Giordani, croyaient à cette réalisation sans soupçonner du reste comment elle se ferait, Leopardi demeura sceptique et découragé : l’Italie lui apparut dépourvue de gloire, désarmée, le front nu, la poitrine nue, couverte de plaies, de sang et de meurtrissures, les deux bras chargés de chaînes, dans un si lamentable état que si même ses yeux étaient deux sources vives, jamais ses pleurs ne pourraient égaler sa misère et sa honte (All’Italia). Et il s’éloigna bientôt de cette malade pour paraphraser les paroles désespérées de Brutus mourant. Aussi bien, le patriotisme n’est-il pas, comme la justice, la vertu, la gloire, une de ces « chimères sublimes et surhumaines » que les dieux avaient envoyées aux hommes pour les consoler de leur ennui, et dont l’influence bienfaisante a cessé depuis que les hommes leur ont « imprudemment préféré la Vérité ? » (Histoire du genre humain).

De même, Leopardi aurait voulu aimer comme Dante aima Béatrice, comme Pétrarque aima Laure ; mais à quelle source aurait-il puisé l’extase qui inspire la Vie nouvelle, le Paradis et les poèmes écrits « après la mort de Madame Laure » ? Pour régler son cœur sur celui de ses illustres modèles, il lui manquait l’élément essentiel de leur inspiration : la foi. Dante écrivait après la mort de Béatrice : « Elle s’en est allée dans le haut ciel, dans le royaume où les anges ont la paix… Bien des fois, quand je pense à la mort, il m’en vient un désir si doux que mon visage change de couleur… Puis, pleurant seul, j’appelle Béatrice et je lui dis : Tu es donc morte ? Et en l’appelant, je me console. » Il peut donc l’évoquer quand il veut, elle est toujours auprès de lui, c’est elle qui le guidera à travers sa sublime vision du paradis. Pareillement, la mort n’a séparé Pétrarque de Laure que comme un accident passager ; quand il « la cherche et ne la trouve pas sur la terre », elle lui apparaît « plus belle et moins altière » ; il lui prend doucement la main et lui dit : « Si mon désir ne me trompe, tu me rejoindras dans cette sphère » ; en sorte « qu’au son de paroles si pieuses et si chastes, il s’en fallut de peu, dit-il, que je restasse au ciel ». — À Leopardi, quand elle lui apparaît en songe, sa dame dit sur un tout autre ton : « Oublies-tu donc que je suis dépouillée de ma beauté et que c’est en vain, malheureux, que tu brûles et frémis d’amour ? Adieu maintenant pour jamais (or finalmente addio). Nos esprits malheureux et nos corps sont séparés pour l’éternité. Pour moi, tu ne vis pas et ne vivras jamais plus : le destin a rompu la foi que tu m’as jurée… » Béatrice et Laure, vivantes ou mortes, n’ont jamais un instant quitté leurs poètes ; sans cesse ils les voient à côté d’eux. Pétrarque est si absorbé par la pensée de sa dame, que lorsqu’il se promène, il oublie son chemin et tombe dans une fondrière ; Dante associe Béatrice à tous ses rêves, et se plaît à démontrer lui-même que son amour pour elle est inséparable de son amour pour sa patrie et de son amour pour Dieu, Qu’est-ce, en comparaison, que la petite place qu’occupent, dans l’œuvre de Leopardi, Nérine et Silvia ? Tandis que Dante et Pétrarque espèrent en leur bien-aimée pour leur ouvrir les portes de la vie éternelle, il fuit sans cesse la sienne, lui, pour courir à la recherche de ta vérité qui dessèche son cœur. Depuis que Jupiter a envoyé la vérité sur la terre, l’amour, la seule des divines chimères qui puisse encore venir nous visiter, n’use que fort peu de cette permission.

« … Il ne vient dans le monde que fort rarement, et ne demeure guère, à cause de l’indignité générale des hommes et de l’impatience que les dieux montrent de le voir revenir. À son arrivée sur la terre il choisit les cœurs les plus tendres et les plus aimables des hommes généreux et loyaux entre tous, il pénètre pour quelques instants dans ces cœurs élus, les remplissant par sa présence d’une douceur si étrange et si délicieuse, leur inspirant des sentiments si élevés, une vaillance et une vertu telles, que ses favorisés éprouvent, pour un instant, chose inconnue jusque-là au genre humain, la réalité même et non l’apparence du bonheur. Il est rare qu’il réunisse deux cœurs embrasés l’un et l’autre en même temps de la même ardeur de désir, bien que ses élus l’en supplient avec une ferveur sans égale. Jupiter lui a défendu d’exaucer ces prières, sauf dans un très petit nombre de cas, attendu que la béatitude inénarrable d’une telle rencontre se rapproche trop complètement de la félicité réservée aux dieux. Mais la simple présence de l’amour procure à l’homme plus de bonheur que les heureux n’en connurent aux meilleurs temps du monde. Où il va, rentrent avec lui, invisibles pour les autres, ces nobles chimères enlevées aux hommes. Il les ramène sur la terre avec la permission de Jupiter et malgré la défense de la Vérité, leur ennemie, exaspérée de leur retour. On sait qu’il n’est pas donné aux génies de résister aux ordres des dieux… » L’amour n’est jamais descendu dans le cœur de Leopardi, qui l’appelait de tous ses vœux : son ennemie, la Vérité, y régnait en souveraine, assez puissante dans cette forteresse pour résister aux ordres même des dieux, et il savait bien qu’elle aurait détruit tous ses enchantements.

 

Après avoir pénétré dans la vie intérieure de Leopardi, ne faut-il pas reconnaître que la petite part seulement, dans la formation de sa philosophie, peut être attribuée aux circonstances ? Ce n’est pas à dire toutefois que, comme il l’aurait voulu, tout l’honneur en revienne à son entendement : l’intelligence, quelque développée qu’elle soit, ne peut fonctionner isolément ; si elle est assez forte pour échapper à la tyrannie des faits particuliers, elle ne peut se soustraire à celle de la sensibilité. Aussi, si l’on peut affirmer que ce n’est pas parce qu’il était malheureux que Leopardi devint pessimiste, on peut affirmer qu’il le fut par excès maladif de sensibilité. Le rôle de son intelligence consista simplement à élargir la sphère de douleurs dans laquelle il se mouvait et à dégager les traits généraux de l’infélicité humaine. Mais en même temps, inséparable de sa sensibilité, elle l’attribuait à tous les êtres, oubliant que la faculté de souffrir est toute subjective. Dans un de ses plus beaux poèmes, le Genêt, Leopardi se loue de son courage à regarder en face la douleur et reproche aux hommes leur lâcheté à s’en distraire.

« Un homme pauvre et faible de corps, mais d’âme généreuse et haute, ne se dit ni ne se croit riche et robuste et ne fait pas, parmi les gens, ridicule parade d’opulence et de vigueur ; mais il laisse voir sans honte sa pauvreté et sa faiblesse, il les reconnaît ouvertement et il estime son état pour ce qu’il vaut. Je n’estime pas généreux, mais insensé, celui qui, né pour la mort, nourri dans les peines, dit : “J’ai été fait pour la joie”, et remplit les livres de son dégoûtant orgueil, promettant de hautes destinées et des félicités nouvelles, tel que le ciel, et non la terre seulement, les ignore, aux peuples que détruisent presque jusqu’au souvenir un flot de la mer soulevée, un souffle d’air malfaisant, une secousse souterraine. De noble nature est celui qui ose lever ses yeux mortels contre la commune destinée et qui, d’une langue franche, sans rien changer à la vérité, confesse que le mal nous a été donné en partage et que notre condition est misérable et fragile ; celui qui se montre grand et fort dans la souffrance, et qui n’ajoute pas à ses misères les haines, les colères fraternelles plus lourdes encore que tous les autres maux, en accusant l’homme de sa douleur, mais en rejette la faute sur celle qui est la vraie coupable et qui, dans le fait, mère des mortels, est par volonté leur marâtre. »

Le poète ne se rappelle plus ici ce qu’il a souvent lui-même proclamé : cette marâtre, la Nature, toute cruelle qu’elle est, s’ingénie cependant à ourdir mille ruses bienfaisantes pour tromper les hommes sur leur vraie condition ; elle ne leur donne point le bonheur, peut-être parce que ce n’est point sa fonction, ou parce que le bonheur est un pur caprice de leur esprit ; mais elle leur en donne l’illusion, qui le remplace. Un Islandais, peut-on lire dans les Dialogues moraux, rencontra un jour la Nature dans le Sahara. Il lui posa diverses questions, d’autant plus indiscrètes qu’elle ne lui devait aucune explication sur rien ; elle lui répondit cependant avec complaisance. De question en question, il en arriva au point ou la Nature allait être amenée à tout lui expliquer ; et elle l’aurait fait, si deux lions ne s’étaient jetés bien à propos sur le questionneur et ne l’eussent dévoré. Sans ce fâcheux accident, voici, je crois, ce qu’elle lui aurait dit :

« Vous êtes, en réalité, vous les hommes, méchants et misérables ; vous avez plus de besoins que les autres êtres, vous êtes dévorés par plus de maladies, vous souffrez davantage des intempéries des climats, toute la peine que vous prenez n’aboutit qu’à augmenter votre tourment d’esprit : je vous ai persuadés que vous êtes les rois de la création, que votre pauvre intelligence réfléchit le monde, que tout ce que vous voyez — comme le croient aussi vos enfants dans une boutique de joujoux — a été fait pour vous, que vous êtes bons et heureux et que vous devenez de siècle en siècle plus heureux et meilleurs. Ce n’est pas tout : descendant du souci de l’espèce à celui de l’individu, j’ai pris la peine de vous persuader à chacun en particulier : si vous avez quelque difformité, que vous êtes encore, en somme, plus beau que la moyenne de vos congénères, ou plus spirituel, ou plus brave, bref, supérieur par un ou plusieurs points ; si vous êtes pauvre, que vous ne manquerez pas de vous enrichir grâces à vos prodigieuses facultés ; si vous êtes malheureux, que l’ordre des choses se modifiera de lui-même pour corriger votre condition ; si vous êtes sot, que vous ne l’êtes pas et que les autres le sont. Après cela, il en est parmi vous qui méprisent mes dons, sous le fallacieux prétexte qu’ils sont illusion et non réalité ; tant pis pour eux. Qu’ils soient malheureux à leur aise, c’est leur affaire ; mais, au moins, qu’ils n’écrivent pas de livres pour persuader à leur prochain que le malheur est universel : d’autant plus qu’ils perdent leur peine et que leurs livres ne convaincront personne. Si ces esprits chagrins, qui n’existent du reste qu’à l’état d’insignifiantes exceptions, persistent dans leur fâcheuse direction ils en porteront la peine, et, comme un certain Philippe Ottonieri dont vous avez peut-être entendu parler, après avoir vécu “oisifs et inutiles”, ils mourront “sans renommée, mais non sans connaître leur nature et leur sort”. C’est là ce qu’ils appellent, dans leur niais orgueil, une “hautaine satisfaction”. Mais cette “hautaine satisfaction” est peu de chose, et, si vous m’en croyez, vous ne la rechercherez pas ; vous retournerez dans les pays civilisés, vous oublierez ce que je vous ai dit, et vous vous rattacherez aux illusions que je vous ai données ; plus vous les croirez réelles et plus vous en jouirez. Grâce à elles, vous serez peut-être “actif et utile”, et, si vous mourez sans connaître votre nature ni votre sort, vous laisserez peut-être après vous une grande renommée, et en tout cas un bon souvenir à vos proches et à vos amis. Abandonnez donc à quelques sots vaniteux la “hautaine satisfaction” d’avoir le courage de leur malheur, et ayez, vous, le courage de votre ignorance ; vous vous en trouverez bien, et n’éprouverez plus aucune envie de venir me déranger dans mes solitudes. »

Voilà, à peu près, ce qu’aurait dit la Nature à l’islandais, car c’est ce qu’elle dit à tous ceux qui l’interrogent. Après cela, les uns l’écoutent et les autres ne l’écoutent pas. Nous savons pourquoi Leopardi ne l’a pas écoutée, nous l’en plaignons peut-être ; mais en relisant les deux petits volumes où il s’est mis tout entier, nous ne pouvons nous empêcher de croire qu’il a eu raison.

Les Préraphaélites anglais §

Le mouvement « préraphaélite », qui a commencé vers 1850 en Angleterre et y a exercé une si profonde influence sur l’art, la poésie et le goût, est encore assez peu connu parmi nous. La faute en est d’abord à la dispersion des œuvres de cette école : quelques-unes, comme la Veille de la Saint-Barthélemy et le Garde de la Tour de Millais, comme la Lumière du Monde et Ombre de la mort de Holman Hunt, ont produit, lorsqu’elles ont été exposées pour la première fois, une très vive sensation ; mais très peu d’entre elles ont été recueillies dans les galeries publiques, et les étrangers qui veulent les voir sont obligés d’aller les chercher dans des collections particulières. Cette recherche devient d’ailleurs le jour en jour plus difficile, à mesure qu’augmente la valeur marchande des peintures préraphaélites, et que les collections se dispersent, comme se dispersa, par exemple, il y a une année environ, la riche galerie de M. Graham. Il faut dire aussi que pendant longtemps on ignorait plus ou moins comment s’était formé et développé le mouvement, quelle part d’initiative revenait à chacun des membres de l’école, quelle cohésion existait entre eux : un certain nombre d’ouvrages publiés dans ces trois dernières années nous ont enfin livré, non des matériaux complets, mais quelques renseignements sur ces divers points. Tels sont entre autres les « Recollections of D.-G. Rossetti »7, de M. Hall Caine, le « Dante-Gabriel Rossetti »8, de M. W. Sharp, l’intéressante préface que M. William-Michael Rossetti a écrite pour l’édition complète en 2 vol. des œuvres de son frère9, et surtout trois articles de M. Holman Hunt, dans la Contemporary Review d’avril à juin 1886, qui ont la saveur et le charme des souvenirs personnels. C’est d’après ces divers écrits10, et en m’aidant des éclaircissements qu’a bien voulu me donner M. W.-M. Rossetti, que je vais essayer de retracer brièvement l’histoire de la « Préraphaélite Brotherhood ».

I. La Confrérie préraphaélite §

C’est au début même de leur carrière que se rencontrèrent les trois fondateurs du préraphaélitisme anglais : Dante-Gabriel Rossetti, Holman Hunt et Millais. Millais, le plus jeune des trois, était cependant le plus avancé dans la carrière, et l’un des meilleurs élèves de l’Académie, Holman Hunt, au contraire, contrarié dans sa vocation par un père qui redoutait pour lui les dangers de la profession artistique, alors peu estimée, venait seulement, après deux essais infructueux, d’être admis à profiter de l’enseignement officiel. Rossetti, élève de Madox Brown — à peine son aîné de deux ou trois années, — avait déjà composé quelques-uns de ses poèmes, entre autres sa Damoiselle élue, qui devait rester un de ses sujets préférés :

La Damoiselle élue se penchait en dehors,
Appuyée sur la barrière dorée du ciel ;
Ses yeux étaient plus profonds que l’abîme
Des eaux apaisées le soir ;
Elle avait trois lys à la main
Et sept étoiles dans les cheveux…

Ces trois jeunes gens étaient fort dissemblables de tempérament : « Je puis dire de moi-même, dit Holman Hunt, que j’étais un travailleur appliqué et même enthousiaste, poussé par la longue suite de mes difficultés antérieures et par l’opposition que j’avais rencontrée, et déterminé à trouver le droit chemin pour mon art. Rossetti, avec son esprit à la fois subtil et ardent, était essentiellement un “prosélytiste”, parfois à un degré presque absurde, mais possédé, autant dans sa poésie que dans sa peinture, d’un idéal de beauté de la qualité la plus intense. Millais se trouvait en un certain sens entre nous deux, montrant la combinaison rare d’une capacité artistique extraordinaire avec une somme de vrai bon sens anglais. » Mais tout dissemblables qu’ils étaient — et la vie devait, dans la suite, faire éclater ces dissemblances — les trois jeunes gens se trouvèrent réunis par des idées et des aspirations communes.

Aucun des maîtres alors en vogue ne pouvait les satisfaire entièrement : Etty, le plus respecté de tous, « peignait des sujets classiques avec le goût d’un colleur de papier parisien » ; Mulready dessinait sans hardiesse et sacrifiait tout à l’élégance ; Maclise était trop souvent entraîné par son goût pour les « vulgarités mélodramatiques » ; Leslie avait ses qualités gâtées par un style de miniaturiste ; William Dyce, « le plus cultivé des peintres d’alors, avait interrompu sa carrière et l’avait reprise quand il était déjà trop tard pour son génie ».

Ce sont là quelques-uns des jugements de Holman Hunt sur ceux auxquels il aurait pu demander de lui servir de maîtres. Rossetti, nous l’avons vu, s’était adressé à Madox Brown, presque son camarade. Ils se trouvaient donc en quelque sorte forcés de pourvoir par eux-mêmes à leur éducation et bien placés pour découvrir un art indépendant. Holman Hunt fut mis sur la voie par un hasard : un jour, pendant qu’il copiait le « Violoniste aveugle », un ancien élève de Wilkie lui fit remarquer que le maître l’avait peint sans couleur morte, en achevant chaque morceau comme dans les fresques ; son attention fut ainsi attirée, indirectement, sur la pureté de travail des quattrocentistes : « Ce fut une révélation pour moi, dit-il, et je commençai à attribuer la pureté de leur travail à la discipline de manipulation à coup sûr que la fresque leur avait donnée et j’essayai de renoncer à la manière relâchée à laquelle j’avais été formé, et qui était universelle à cette époque, pour adopter ce procédé de peinture qui ne laissait aucune excuse à un faux trait. Je n’étais pas capable de réussir complètement, mais le goût d’un travail soigné, de formes et de nuances nettes (clean), augmenta en moi, et l’œuvre des quattrocentistes, comme je le vis dans les Francia, les Garofalo, les Van Eyck et autres, me devint plus chère à mesure que je progressai, dans l’essai de purifier mon style. » La lecture des Peintres modernes, de Ruskin, qu’il fit à la même époque, acheva de convaincre Holman Hunt de la nécessité de l’exactitude absolue du détail à laquelle les plus grands maîtres s’étaient soumis, sans jamais permettre à leur pinceau « l’incertitude ni l’obscurité ». L’éminent esthéticien, en effet, avait trouvé et réuni des expressions précises et des exemples frappants pour formuler l’idéal encore vague qu’entrevoyait le jeune peintre : « Quand Salvator, disait-il, met sur son premier plan une chose de laquelle je ne puis dire si elle est du granit, de l’ardoise ou du tuf, je déclare qu’il n’y a là ni union harmonieuse, ni simplicité d’effet, mais seulement monstruosité pure. » Et à cet exemple d’obscurité, il imposait le Bacchus et Ariane de Titien, où l’on peut reconnaître parmi les fleurs du tableau l’iris bleu commun, l’aquilegia et la capparis spinosa, et la Pêche miraculeuse de Raphaël, où le terrain est couvert de cette espèce de chou marin connu sous le nom de crambe maritime. — Ce n’est pas là du reste le seul point sur lequel l’artiste et l’esthéticien devaient se rencontrer.

Pendant que Holman Hunt se trouvait conduit, par l’intelligence d’un détail technique de son art, à l’étude des préraphaélites, Rossetti y arrivait par un autre chemin. Son père, on le sait, était un exilé napolitain, poète et critique, auteur de plusieurs ouvrages sur Dante et son temps, dont le plus connu, la Béatrice de Dante (publié en 1852), reprenait, à un nouveau point de vue, la thèse déjà ancienne de la non-réalité de Béatrice et des Dames célébrées par les poètes contemporains de la Vita Nuova. Dante-Gabriel avait été élevé dans le culte de cette superbe époque où l’âme humaine semblait apte à des sentiments plus profonds et plus riches, et dans celui de sa mystérieuse poésie, dont le sens enveloppé, les images empruntées à des visions plutôt qu’à des impressions réelles, les préoccupations transcendantes, les habitudes de langage qui font disparaître toute démarcation entre l’amour profane et l’adoration mystique, nous échappent souvent. Et il s’était si bien assimilé ces poètes, qu’il put, dans la suite, traduire les pièces les plus obscures de Dante, de Guido Cavalcanti et de Guido Guinicelli. Quoi d’étonnant qu’il fût conduit des poètes de l’âme aux peintres de l’âme, des extases de la Vita Nuova à celle d’un Beato Angelico ?

Placé entre Holman Hunt et Rossetti, Millais, plus qu’eux en possession de son talent, mais d’un esprit moins philosophique et plus facile, rempli du reste, comme eux, d’ardeur et de noble ambition, devait facilement accepter leurs enthousiasmes. Dès ce moment, du reste, il semble que Rossetti ait pris sur ses amis un ascendant considérable : d’apparence austère et taciturne, sa figure presque émaciée éclairée par un regard méditatif — « intérieur », dit un de ses biographes —, négligé dans sa toilette, il ne frappait ni ne séduisait à première vue. Mais sa conversation spirituelle dans le meilleur sens du mot, riche en aperçus ingénieux et profonds, d’une suprême élégance et d’une politesse raffinée, lui gagnait en un instant toutes les sympathies.

Unis par leurs aspirations, les trois jeunes gens travaillaient ensemble, dans le même atelier, et ils abordèrent ensemble le public, en 1849. Millais et Holman Hunt exposèrent à la Royal Academy, le premier son Isabella — dont le sujet était emprunté à Keats, un de leurs poètes favoris —, le second son Rienzi ; Rossetti, qui se trouvait en retard, exposa chez un marchand son Enfance de la Vierge. Ces trois œuvres attirèrent tout de suite l’attention ; mais les tendances communes qu’elles révélaient inspirèrent déjà à la critique une inquiétude qui devait bientôt se changer en hostilité.

Aux trois compagnons s’était joint William-Michaël Rossetti, le frère de Dante-Gabriel, qui songea un moment à étudier la peinture, et y renonça pour se vouer tout entier à la poésie et à la critique. Jusqu’à ce jour, leur accord était demeuré tacite : ils jugèrent nécessaire de l’affirmer, et constituèrent la Confrérie préraphaélite (Préraphaélite Brotherhood), en prenant l’engagement de mettre au bas de leurs tableaux les lettres P. R. B., en signe de ralliement !

« Ce fut, dit Holman Hunt, par un petit esprit de paradoxe que nous convînmes que Raphaël, le prince des peintres, était l’inspirateur de l’art du jour ; car nous savions bien à quel point la pratique des peintres contemporains diffère de celle du maître qu’ils invoquaient… Ni alors ni plus tard nous n’avons nié qu’il n’y ait eu beaucoup d’art sain et grand après l’époque de Raphaël ; mais il nous semblait que l’art postérieur était si souvent entaché de corruption, que c’était seulement dans les œuvres plus anciennes que nous pouvions trouver la santé avec une méthode absolue. »

Constitué donc sur cette double base du retour aux procédés exacts et patients des quattrocentistes et à l’inspiration sérieuse des trécentistes, le petit groupe recruta trois nouveaux adhérents, le sculpteur Thomas Woolner, et les peintres F.-G. Stephens et James Collinson. Madox Brown avait refusé d’en faire partie, craignant que l’association ne tournât à la coterie ; mais il sympathisait avec les efforts vaillants et désintéressés des sept jeunes gens, ainsi que d’autres artistes du dehors comme W.-H. Deverell, Charles Collins, Arthur Hughes. En revanche, la presse et le grand public commençaient à les plaisanter, et ce fut une véritable explosion de colère et de raillerie qui accueillit, en 1850, leurs trois nouvelles œuvres : les Missionnaires chrétiens en Bretagne de Holman Hunt, l’Échoppe du charpentier de Millais, et l’Annonciation de Rossetti — le seul des tableaux du maître, si je ne me trompe, qui se trouve maintenant à la National Gallery. W.-M. Rossetti essaya de défendre ses camarades dans une petite revue : The Critic ; mais son article passa inaperçu au milieu du déchaînement général de la presse. Un journal alla jusqu’à demander que les toiles des P. R. B. fussent, contre l’usage, enlevées avant la fin de l’exposition, par respect pour le public ; et le public partageait ces sentiments. Holman Hunt raconte que, navré de l’injustice des critiques, pris de découragement et peut-être de doute, il allait souvent à l’exposition, de bonne heure, dans l’espoir que quelque visiteur matinal — de ceux qui viennent pour la peinture et non pour la foule — s’arrêterait devant ses « Missionnaires » en exprimant peut-être une opinion favorable. Mais non. Dès qu’on voyait les P. R. B., on s’écriait avec dédain : « Oh ! c’est d’un de ces Préraphaélites ! » et l’on se détournait sans regarder. Personne ne voulait admettre qu’il y eût, dans cet effort collectif de jeunes hommes dont on ne pouvait méconnaître le talent, autre chose qu’une soif malsaine de succès hâtif.

« Un de mes camarades d’étude un peu plus âgé que moi, raconte encore Holman Hunt, me dit un jour qu’il regrettait de me voir mêlé à un tel charlatanisme ; qu’il comprenait parfaitement que notre but était d’attirer l’attention sur nous par notre extravagance, et que, quand nous serions arrivés à la notoriété (à laquelle nous devions arriver, étant assez forts pour cela), nous ferions des œuvres d’un vrai mérite. Je lui répondis ironiquement qu’il avait deviné notre dessein et le priai de nous garder le secret. »

On comprend que, dans de telles conditions, la vente des tableaux était difficile ; pourtant quelques amateurs éclairés s’intéressèrent à la tentative des jeunes novateurs et leur firent quelques commandes. Ceux-ci, du moins pour la plupart, étaient obligés de suffire à leurs besoins ; la bravoure avec laquelle ils persévéraient dans leur voie n’était point sans leur causer de vives inquiétudes.

L’insuccès, du reste, ne les décourageait pas : rapprochés plus étroitement par les attaques auxquelles ils étaient en butte, ils songèrent à s’organiser pour la résistance et fondèrent un journal, The Germ, qui devait expliquer leurs idées et défendre leur cause. Au troisième numéro, la petite publication prit le titre de Art and Poetry, et après le quatrième, elle cessa de paraître. Malgré sa brève existence et l’extrême jeunesse de ses rédacteurs — les frères Rossetti avaient vingt et vingt et un ans —, elle a cependant sa signification : plusieurs des articles qui y furent insérés posaient très nettement les problèmes d’esthétique que la « Confrérie préraphaélite » essayait de résoudre. Ainsi fut, entre autres, une étude de F.-G. Stephens, sur le But et la tendance de l’Art primitif en Italie :

« L’objet que nous nous sommes proposé en écrivant sur l’art, disait le jeune critique, c’est un effort pour encourager et stimuler une adhésion complète à la simplicité naturelle ; et aussi, comme moyen auxiliaire, de diriger l’attention sur les œuvres relativement peu nombreuses que l’art actuel produit dans cet esprit… On a dit qu’il y a, dans ce mouvement de l’école moderne, présomption, manque de déférence envers les autorités établies, abandon des anciennes traditions du pays. À cela on peut répondre qu’il n’y a rien de plus humble que la prétention à l’observation des faits seulement, et que l’essai de les rendre dans leur vérité. » Outre cette sincérité absolue dans l’observation et dans l’exécution, F.-G. Stephens insiste encore sur les qualités nécessaires à l’artiste qui veut entrer dans « l’ère nouvelle » : il doit être doué d’un large esprit de sacrifice, prêt à travailler « en humilité et vérité », décidé à ne rien céder à la dégradation du goût régnant, et surtout pur de cœur, libre de toute sensualité intellectuelle.

Je me réserve d’insister plus tard sur ce dernier point ; mais, si cette recommandation devait étonner, je rappellerai que le mouvement préraphaélite correspondait au réveil religieux d’Oxford. La tendance religieuse indiquée déjà dans l’article de F.-G. Stephens, s’accentue encore dans un Dialogue sur l’art, de M. Orchard, que publia le dernier numéro de Art and Poetry. Les quatre personnages qui discutent dans ce curieux morceau, Kalon, Sophon, Kosmon et Christian, représentent, comme leurs noms l’indiquent, les divers points de vue auxquels se placent, pour juger les œuvres d’art, le pur artiste, le philosophe, le savant et le chrétien. Mais c’est évidemment au dernier que l’auteur donne raison, et il s’écrie avec lui sur un ton un peu apocalyptique :

« Quoi ! Est-ce que l’artiste doit dépenser des semaines et des mois, parfois des années, dans la réflexion et dans l’étude, formant et perfectionnant quelque magnifique invention, dans le but seulement d’accélérer le pouls de l’homme ! Quoi ! peut-il, comme un jésuite, vivre dans la maison de son âme seulement pour découvrir ou saper ses fondements ! Comme Satan, doit-il rendre son ange de lumière au démon des ténèbres et employer contre Dieu la puissance que Dieu lui a donnée, faisant qu’Astarté et Moloch poussent ensemble des millions d’innocentes vies dans les étreintes du péché ? Et quant à vous, Kosmon, je juge l’intention comme je juge l’âme : l’une n’est pas plus la lumière de la pensée que l’autre n’est la lumière du corps ; et toutes deux, l’âme et l’intention, sont nécessaires pour une intelligence complète ; et l’intelligence du monde intellectuel — dont les beaux-arts sont les membres principaux — ne peut pas être davantage attendue que demandée. Je crois que la plupart des peintures dont vous parlez sont plutôt des peintures d’histoire naturelle de la partie animale de l’homme. Les Hollandais, certainement…, pour leurs couleurs et leurs subtilités d’exécution, ne seraient tolérés par aucun homme de goût. »

À ce moment déjà, les différences de tempérament qui devaient éclater dans la suite se faisaient jour dans les conversations des Préraphaélites. Millais, esprit plus positif que les autres, ne paraît pas avoir joué un rôle important dans ces discussions sur l’art où intervenaient aussi des amis du dehors, comme M. Orchard, Mais les diverses tendances qui se trouvaient en germes dans la « confrérie » et que nous avons vues à l’œuvre dans le Dialogue sur l’art, se trouvaient assez bien incarnées en Rossetti et Holman Hunt. Ce dernier, esprit réfléchi, sérieux, qui aimait à faire le tour des questions, travaillait à compléter son instruction première en lisant de nombreux ouvrages d’histoire et même de science, Rossetti ne s’intéressait guère à l’histoire que parce qu’elle touche à la poésie, et dédaignait la science : « Que m’importe, disait-il, si c’est la terre qui tourne autour du soleil ou le soleil autour de la terre ! » tandis qu’à son ami les études d’astronomie, de géologie et même de mathématiques, semblaient « remplies de suggestions poétiques ». Holman Hunt, profondément Anglais, protestant, religieux, cherchait inconsciemment à combiner ses enthousiasmes artistiques et ses autres aspirations ; Rossetti, presque Italien, catholique (d’esprit non de foi11), était le vrai poète, le pur artiste — je dirais le Kalon de tout à l’heure si, d’un bout à l’autre de sa double carrière, il n’avait montré une préoccupation continuelle de la vie intérieure incompatible avec l’idée que nous nous faisons de l’homme épris avant tout des formes et de la beauté.

Ce ne furent cependant point ces différences qui amenèrent la rupture de la « confrérie », mais des considérations d’un autre ordre. La plupart des « frères », nous l’avons vu, étaient obligés de songer au lendemain, et les trois lettres mystiques suffisaient à mettre le public en fureur. Ils avaient tenu bon deux années, ils ne pouvaient prolonger la lutte : ils se résignèrent donc à renoncer à leur signe de ralliement, et la confrérie fut momentanément dissoute. Elle ne devait jamais se reconstituer.

La disparition du Germ, des P. R. B., et de la « confrérie » ne suffît pas tout d’abord à faire cesser la mauvaise chance qui poursuivait les jeunes artistes ni à apaiser les colères qu’ils avaient soulevées. Holman Hunt, surtout, se débattait au milieu de difficultés sans nombre. Les « Missionnaires chrétiens » ne se vendaient pas. On lui refusait un tableau commandé, et de la façon la plus désobligeante. Un éditeur, qui l’avait chargé d’illustrer une édition de Longfellow, retirait sa parole en voyant les trois premiers dessins. Le jeune artiste était sur le point de renoncer à cette carrière qu’il avait embrassée avec tant d’enthousiasme et de partir pour le Canada : « Non pas, dit-il, comme un homme disgracié du sort, mais comme un qui, pareil à bien d’autres meilleurs, n’a pas trouvé le monde prêt à subir son action. » Je ne puis m’empêcher de le laisser raconter lui-même comment la générosité de Millais l’empêcha d’exécuter sa résolution.

« … Millais ne voulut pas entendre parler de mon projet ; il était sûr que je devais réussir, et me dit qu’il avait 500 livres et que j’en pouvais disposer selon mes besoins. “Que penseraient de moi votre père et votre mère ?” lui répondis-je. Et quand il me rappela que je devais venir chez lui le lendemain dans la matinée, je lui dis : “Surtout, gardez-vous de dire un mot de notre conversation à qui que ce soit” ; mais le jour suivant dès que le domestique m’eut ouvert la porte, le bon couple se précipita au-devant de moi : “Est-ce Hunt ?… Entrez donc !… Jack nous a raconté son projet et il a toute notre approbation” Je m’étais promis de ne pas céder, mais c’était impossible devant tant de bonté. »

Le seul appui que les préraphaélites avaient reçu jusqu’à ce moment de la grande presse, était un article de William-Michaël Rossetti que le Spectator avait consenti à publier. Un secours inespéré vint leur rendre courage. En 1851, Holman Hunt avait exposé une scène des Deux gentilshommes de Vérone, et le critique du Times avait accusé d’erreurs dans la perspective et de mauvais dessin : M. John Ruskin prit la défense de l’artiste dans une lettre chaleureuse à laquelle l’agresseur ne sut ou n’osa rien répondre.

Ce n’est pas la seule fois que M. John Ruskin soit intervenu en faveur des préraphaélites, dont les théories esthétiques se rapprochent d’ailleurs beaucoup de celles qu’il a développées dans ses divers écrits, dont les œuvres semblent parfois la démonstration de certains passages des Peintres modernes. Toutefois — et c’est là une erreur qu’ont commise la plupart des écrivains français qui se sont occupés des beaux-arts en Angleterre, — il ne faut point considérer M. Ruskin comme l’initiateur du mouvement préraphaélite. La Renaissance du moyen âge en Angleterre a été un fait général, dont les livres de M. Ruskin et les peintures et les poèmes des préraphaélites sont des manifestations parallèles et différentes, qui ont agi sur le goût public dans le même sens, mais non par les mêmes mobiles ni de la même façon.

L’intervention de l’éminent critique ne rallia pas du coup la sympathie du public aux préraphaélites, et Holman Hunt raconte une anecdote qui montre bien à quel point ils étaient encore un objet de raillerie pour les badauds. Séjournant aux environs de Hastings, il faisait des études de marine. Un jour, les brouillards l’empêchant de travailler, il s’était mis à lire, quand il fut dérangé par un visiteur qui arrivait avec un grand chevalet et l’interpella par un : « Quelle belle matinée ! » — Mais laissons-lui la parole : l’épisode est caractéristique, et le ton du conteur aussi :

« Je répondis un peu sèchement qu’elle n’était pas de mon goût. Mais le visiteur ne s’éloigna pas, et me demanda si je travaillais à l’huile ou à l’aquarelle. Je répondis que, quand le temps le permettait, je m’exerçai la main avec des couleurs à l’huile. Il continua à me parler, tellement que je commençai à trouver que ma réserve devenait impolie. Il me raconta que plusieurs artistes distingués avaient récemment travaillé dans le voisinage ; Clint était parti la semaine dernière. Est-ce que je le connaissais ? “Oui, je le connais de nom”, répondis-je. — Tom Danby avait aussi dessiné ici : “Le connaissez-vous ? — Oui, j’ai le bonheur de posséder une de ses toiles dans ma petite collection de choix.” L’opinion qu’il avait de moi sembla croître à cette réponse, et il continua à me parler d’autres artistes célèbres, sans se laisser décourager par le désir que je montrais de continuer ma lecture. À la fin, pour ne pas avoir l’air d’un ours, je fis observer que les peintres actuels semblaient attacher une grande importance à l’étude d’après nature. “Oui, répliqua-t-il, à l’exception des préraphaélites. — Je me suis laissé dire au contraire qu’ils avaient pour principe de ne travailler que d’après nature. — C’est une farce ! Ils essayent de faire croire cela aux ignorants ; mais en réalité, ils ne sortent pas de leurs ateliers.” À ces mots, je levai les yeux de mon livre : “Sans doute, fis-je, je ne sais pas ce qui en est : comment le saurais-je ? Pourtant, j’ai entendu affirmer si positivement que, malgré leurs défauts et leur impéritie ils s’efforcent d’arriver à la vérité en remontant à la source, que votre affirmation m’étonne. Puis-je vous demander si vous parlez par ouï-dire ou de votre propre expérience ?” Et j’ajoutai encore : “Je croyais réellement que Millais et Hunt, ainsi que Collins, étaient l’été dernier dans le Surrey, et que c’est là qu’ils ont peint les Huguenots, Ophélie et le Hireling Shepherd, qui étaient cette année à l’Académie. — Il n’y a pas là un mot de vrai ! s’écria-t-il. On vous a trompé ! Je les connais comme moi même ! — Personnellement ? demandai-je en le regardant bien en face. — Oui… Et ce sont tous de vrais charlatans. Vous ne savez pas comment ils font, leurs paysages ? Je vais vous le dire, je les ai vus faire. Quand ils veulent peindre un arbre, ils se procurent une feuille et un morceau d’écorce, et ils copient ces deux objets jusqu’à ce que leur arbre soit achevé. Ils peignent un champ de la même manière, en répétant un unique brin d’herbe jusqu’à ce que tout l’espace soit couvert ; c’est ce qu’ils appellent la nature. — Par Jupiter ! m’écriai-je, je suis bien étonné d’apprendre qu’ils sont de si effrontés imposteurs !” Mon visiteur me souhaita de nouveau le bonjour, en me disant qu’il était heureux d’avoir eu l’occasion de me détromper ; et se dirigeant vers un cottage sur une hauteur, où il peignait, il me cria encore : “Je vous en donne ma parole d’honneur !”… Je ne le revis jamais plus, sinon je serais devenu plus sage. »

Pourtant, au moment où Holman Hunt s’entendait traiter de la sorte, les Huguenots de Millais, dont parlait si étourdiment l’inconnu, avaient gagné la bataille et forcé enfin l’approbation de la presse. Mais, avec la lutte, finit aussi la vie commune des préraphaélites, qui désormais se développeront chacun dans son sens particulier.

Millais, auquel revient, en somme, l’honneur d’avoir remporté la victoire décisive devant le public, ne devait pas tarder à abandonner les principes qu’il avait professés avec ses amis. Cette évolution a peut-être contribué à lui assurer la première place qu’il occupe aujourd’hui parmi les peintres de son pays ; et pourtant, je l’avoue, les dernières œuvres que j’ai vues de lui m’ont fait regretter ses premières, même cette Veillée de sainte Agnès que M. Taine maltraite si fort et qui laisse pourtant un tel sentiment d’angoisse et de mystère.

Holman Hunt inclinait de plus en plus vers la peinture mystique : les deux sujets qu’il traita pour l’Exposition de 1854, la Lumière du monde et le Réveil de la conscience, traduisent d’une façon particulièrement caractéristique cette préoccupation ; le Réveil surtout, qui eut le double honneur d’être placé à la cimaise et de provoquer une nouvelle lettre de Ruskin. — Il n’avait pas de plus haute ambition que d’illustrer le drame par excellence de la foi : la vie de Jésus ; et, comme la signification morale qu’il entendait donner à ses tableaux ne détruisait pas en lui le goût de la recherche exacte, il résolut de partir pour la Palestine. À son retour, au bout de deux ans, il était célèbre et avait trouvé sa voie.

L’existence de D.-G. Rossetti présente des particularités plus singulières. À partir de son Annonciation, il renonça à exposer ses œuvres, sauf, en 1852, trois aquarelles à Liverpool, parmi lesquelles la première esquisse de sa Vision de Dante, le plus grand de ses tableaux à l’huile. Et dès cette époque, autant du moins que j’en puis juger par ses biographies, il paraît s’être retiré de parti pris dans un cercle de choix, sans chercher à s’imposer directement au public, sans demander à l’opinion la sanction de ses œuvres qu’un petit nombre d’amis connaissaient et qu’achetaient quelques admirateurs. Je ne crois pas qu’on trouverait dans l’histoire des arts un cas plus curieux que cette retraite d’un artiste tout jeune, célèbre avant l’âge, doué des facultés les plus exceptionnelles, et qui, pendant plus de trente ans, inconnu de la foule, exerça sur une partie considérable de l’élite intellectuelle de son pays une sorte d’occulte royauté. Autant ses débuts avaient été bruyants, autant sa carrière devint silencieuse, et sa vie s’écoula dans une intimité que la curiosité des critiques n’a presque aucune raison de troubler. C’est la réalisation du rêve de Pétrarque ; la gloire presque assurée après la mort, et l’existence libre des fardeaux qu’elle impose ; la célébrité discrète, c’est-à-dire auprès des frères d’élection dont on éprouve directement la sympathie intellectuelle, la caresse douce de ces admirations délicates et qui vous sont chères, loin du bruit fastidieux des applaudissements vulgaires. Une douleur brutale vint pourtant troubler cette existence : après deux ans de mariage, Rossetti perdit la femme qu’il adorait, cette gracieuse Elisabeth Siddal, peintre elle-même, dont il a célébré l’amour dans son beau recueil de la Maison de vie, dont on retrouve les traits dans plusieurs de ses œuvres, et qu’il a décrite dans ce beau poème vague comme un souvenir, le Portrait.

« Voici son portrait, telle qu’elle fut : — il semble chose aussi émerveillante à voir — que si mon image restait dans la glace — après que je me suis éloigné. — Je regarde jusqu’à ce qu’elle paraisse remuer, — jusqu’à ce que mes yeux affirment presque — que maintenant, oui, maintenant, les douces lèvres s’entrouvrant pour exhaler les mots qui viennent de son cœur si doux. — Et à présent la terre la recouvre. »

C’est de cette époque que datent quelques-unes de ses plus belles œuvres : la Beata Beatrix, la Sibylla Palmifera, Monna Vanna, Venus Verticordia, Lady Lilith, The Beloved, exécutées à l’abri de toute préoccupation de succès ou de lucre, sans que l’artiste songeât à autre chose qu’à laisser mûrir et tomber les fruits de sa pensée et de son cœur. Une fois encore, pourtant, il devait descendre dans l’arène : en 1870, cédant aux sollicitations de ses amis, il se décida à publier ses Poèmes. Ce fut comme un recommencement des anciennes batailles : toutes les discussions qu’avaient provoquées les premiers tableaux des préraphaélites se trouvaient rouvertes et transportées dans le domaine de la poésie. Un article de M. Robert Buchanan, publié sous le pseudonyme de Thomas Maillard dans la Contemporary Review, puis développé en pamphlet, déchaîna une longue polémique. Le titre même de l’article, The fleshly School of Poetry (l’École sensualiste de poésie), en indique la tendance : Rossetti était accusé d’immoralité, et d’avoir imité Baudelaire et… le marquis de Sade : « C’est là votre double faute, lui disait son censeur, d’avoir une influence nuisible et de l’avoir de seconde main. Nous aurions été plus indulgents pour “une chose malpropre” (sic), si elle avait été en certain sens un produit du sol. » L’article était d’autant plus inexplicable que, si l’on trouve quelque hardiesse de sujets dans les poèmes de Rossetti, il est impossible d’en méconnaître le caractère essentiellement spiritualiste ; mais il y a dans tous les pays une critique étroite et bornée, qui, incapable de rien comprendre au jeu des idées, se venge de son intelligence en invoquant ses « principes ». Quoi qu’il en soit, Rossetti releva le gant, et répondit à cette attaque, qui l’avait profondément blessé, par une lettre qui parut dans l’Athenæum ; en même temps ses amis, M. William Morris et surtout M. Swinburne, entraient en campagne avec moins de modération.

Au moment de cette polémique, Rossetti était déjà depuis longtemps fort souffrant, la santé minée et le système nerveux affaibli par un usage immodéré du chloral. « Cette attaque, dit M. W.-M. Rossetti, produisit sur lui un effet disproportionné à son importance, et développa en lui un excès de sensibilité et d’hypocondrie que ses amis les plus proches n’avaient pas soupçonné jusqu’alors. » Pourtant, en 1881, il devait publier son second volume, Ballades et Sonnets, qui, cette fois, fut accepté sans protestation. Sa mort, qui survint l’année suivante, produisit en Angleterre une profonde sensation, même dans le monde officiel des arts qu’il n’avait jamais fréquenté :

« … C’était, dit sir Frédéric Leigthon, président de la Royal Academy, dans son “banquet-speech” annuel, c’était un homme étrangement intéressant qui, vivant dans une retraite presque jalouse, a cependant exercé à une période de sa vie une considérable influence sur le monde de l’Art et de la Poésie. Mystique par tempérament et par droit de naissance et pénétré de la littérature italienne de l’époque mystique, ses œuvres dans les deux arts sont remplies d’une fascination et d’une ferveur particulière, qui lui ont valu, de la part de ceux qui ont joui de son intimité, une dévotion admirative poussée à un rare degré. »

L’exposition de ses œuvres, qui suivit de quelques mois sa mort, ne déçut aucune attente ; cependant, les musées royaux les laissèrent se disperser au gré des enchères ; un grand nombre sont maintenant en province et la seule collection nombreuse qui subsiste est celle de M. Leighland, l’ami intime et fidèle de l’artiste.

En terminant le récit de ses souvenirs, Holman Hunt dit que souvent, pendant, qu’il travaille, il pense qu’il pourrait encore mettre au bas de ses tableaux les P. R. d’autrefois, mais plus le B., puisqu’il est le seul maintenant12. Pourtant, la voie ouverte par la « confrérie » est aujourd’hui suivie et illustrée par plusieurs artistes un peu plus jeunes dont les œuvres sont d’un haut intérêt, mais qui n’ont pas joué un rôle comparable à celui de Hunt ou de Rossetti dans le développement du préraphaélitisme.

En 1850, Rossetti fit la connaissance de trois étudiants d’Oxford : deux d’entre eux devaient devenir les poètes William Morris et Swinburne, le troisième était M. Edward Burne Jones. M. Burne Jones se destinait à la théologie, mais Rossetti, à qui il avait communiqué quelques esquisses, ne résista pas au plaisir de l’engager parmi ses prosélytes et le décida à changer ses projets d’avenir. Les difficultés qu’avaient rencontrées ses aînés ne furent pas épargnées au nouvel adepte ; on rit beaucoup le lui pendant ses premières années, et, comme Rossetti, il renonça à exposer, après que sa Daphné eut été mal placée à cause du sujet. C’est, je crois, en 1876, qu’il fit sa rentrée à la Grosvenor Gallery, avec les Sept jours de la Création. L’an dernier, il rentrait également en triomphateur à la Royal Academy.

Enfin, de nombreux artistes, sans se rattacher positivement à l’école préraphaélite, en ont fortement subi l’influence : tels sont entre autres sir Noël Paton, M. Crane, M. Richmond, etc. Une visite toute superficielle aux expositions de Londres, et presque aussi bien à la Royal Academy qu’à la Grosvenor Gallery, suffit à montrer quelle a été l’action des préraphaélites sur l’art de leur pays.

À présent que nous avons indiqué les diverses phases du mouvement, nous chercherons les traits généraux qui ressortent des œuvres. Nous nous en tiendrons à celles de D.-G. Rossetti, de Holman Hunt et de Burne Jones, les plus remarquables qu’ait produites l’École, et celles qui nous en livrent le mieux les caractères.

II. Les théories et les œuvres §

Les groupements de littérateurs et d’artistes auxquels on donne le nom d’Écoles, sont en général des plus artificiels et ne servent guère qu’à imposer à leurs adeptes des conventions gênantes : l’École préraphaélite a en partie évité ce danger, grâce sans doute à la haute culture et à l’esprit d’analyse de ses principaux membres ; et, quoiqu’elle représente un ensemble de tendances communes, elle n’a point arrêté dans leur libre développement des individualités aussi marquées et aussi distinctes que celles de Rossetti, de Holman Hunt et de Burne Jones. Sur d’autres, sur des talents de moindre envergure ou de moindre portée, l’influence qu’elle a exercée a été plutôt bienfaisante ; peut-être a-t-elle poussé dans l’excentricité quelques honnêtes artistes qui, sans cela, auraient suivi la voie commune, et il est toujours mauvais pour des gens qu’aucune faculté supérieure ne distingue de chercher à sortir des sentiers battus ; mais, en revanche, elle a enseigné la poésie à un artiste comme Millais, qui, sans la Brotherhood, serait probablement demeuré un peintre exclusivement peintre, et à un portraitiste comme Richmond, qui, dans ses compositions, est aussi insignifiant qu’il est intuitif dans ses portraits. Un examen plus attentif des principes et des tendances de l’École nous rendra compte de cette action.

Tout d’abord il faut constater que le mouvement préraphaélite n’est point un fait isolé : né après la période de transition qui a suivi la mort de Shelley, de Byron, de Keats et de Coleridge, il a ses racines dans les préoccupations les plus générales de l’Angleterre de cette époque, il se trouve en connexion étroite avec le réveil religieux d’Oxford et la renaissance gothique.

En effet, le caractère essentiellement religieux ou mystique des œuvres de l’École est le premier qui frappe, celui qu’on voit le plus clairement s’affirmer chez Holman Hunt et chez Rossetti, avec des différences qui tiennent autant à la nature complexe du sentiment inspirateur lui-même qu’aux dispositions et au tempérament des deux artistes.

Holman Hunt, Anglais et protestant, demeure dans son œuvre ce qu’il est probablement dans sa foi, ce que sont dans leurs convictions la plupart des hommes de sa race, de son éducation et de son âge : un croyant robuste et simple, qui retrouve dans toutes les choses de la vie l’esprit du christianisme tel qu’il le comprend, et qui le comprend comme une morale autant que comme une métaphysique. Comment une telle conception religieuse peut se manifester dans des tableaux, comment elle peut être la principale source inspiratrice d’un peintre, voilà ce que des critiques habitués à la peinture flamande, italienne ou française, auront peine à s’expliquer ; avant même d’avoir vu une seule toile de Holman Hunt, ils seront pris de méfiance en lisant dans son catalogue des titres comme le Réveil de la conscience, la Lumière du monde, l’Ombre de la Mort, le Bouc expiatoire ; après avoir vu, ils conserveront des doutes, et se demanderont jusqu’à quel point l’artiste a atteint son but. Ainsi, d’après les explications du catalogue, le Réveil de la conscience nous représente une jeune femme qui a été entraînée au mal par un homme « vulgaire et léger » et installée par lui dans un petit cottage de Londres ; elle a la conscience soudain réveillée par les sons d’une vieille romance : « Oft in the stilly night », que joue son amant sur un piano et qui lui rappelle le temps où elle marchait dans le droit chemin. Si vous regardez le tableau sans tenir compte du catalogue, mais en cherchant à en dégager l’impression morale, vous remarquerez que le visage de la jeune femme qui se renverse douloureusement dans un fauteuil, indique, par la tension des traits, un sentiment pénible ; que l’air indifférent et souriant avec lequel l’homme laisse errer ses mains sur le piano marque que ce n’est pas la musique en elle-même qui a pu produire un tel bouleversement ; que l’homme est plus vulgaire, plus banal, et la femme plus fine ; mais vous n’y verrez rien de plus. Tandis que l’artiste, lui, est convaincu qu’aucun doute ne peut s’élever sur la situation respective de ses personnages, que la douleur qu’exprime le visage de la femme ne saurait être que le remords, qu’il suffit de les regarder pour deviner l’histoire du petit cottage, les paroles et l’air de la romance « Oft in the stilly night »… De même pour la Lumière du monde : il s’agit d’un Christ recouvert d’un manteau brodé de pierreries, et marchant dans la nuit une lanterne a la main, tandis que derrière lui la lune lui fait une gloire. M. Taine, qui a vu cette toile sans le secours d’aucune explication, l’appelle tout bonnement13 : Un Christ la nuit avec une lanterne. Pour le spectateur indifférent, ce n’est pas autre chose ; mais pour l’auteur, c’est le Christianisme venant éclairer l’univers, c’est la mystique lumière de la foi traversant les ténèbres de l’ignorance. Et c’est avec ce sens, c’est peut-être à cause de ce sens que le tableau a eu en Angleterre une fortune unique, qu’il a été promené de ville en ville et reproduit avec un succès énorme par la gravure. Donc, quelque étrange que cela nous paraisse, il faut reconnaître que le but du peintre, quoiqu’il ne soit pas de nature pittoresque, est accessible. J’ajouterai qu’avec un effort d’esprit, on arrive à se placer au point de vue de l’artiste : ainsi, le Bouc expiatoire, paré d’ossements fantastiques, transportant les péchés du monde dans un endroit inhabité… Il s’avance lourdement sur une plage bordée de montagnes, que baignent les tons sanglants d’un soleil oriental, parmi de bizarres ornements jonchant le sable, et finit par produire une impression toute autre que celle d’un simple animal. Cet effet tient-il à la puissance de l’artiste, à la robustesse de sa foi où à la bonne volonté de l’imagination qui ne demande qu’à se laisser séduire ? Je ne sais, mais il est très réel, et le public anglais presque tout entier l’a éprouvé : ce n’est pas pour rien que Holman Hunt est, plus peut-être qu’aucun autre, un peintre national.

À côté de ces trois toiles et de l’Ombre de la Mort, j’en pourrais citer plusieurs autres du même artiste qui dénotent la même tendance, qui rentrent au plus haut degré dans cette peinture d’intentions qu’aime et défend l’esthéticien auquel les préraphaélites durent leurs premiers succès, John Ruskin. Le programme du célèbre « gradué d’Oxford » se trouve ici presque entièrement réalisé : nous n’avons plus affaire, comme avec les peintres de la renaissance italienne, à des madones qui deviennent de « simples mères italiennes », des « sujets convenables pour étaler des ombres transparentes, des teintes habilement choisies, des raccourcis scientifiques », qui ne peuvent guère être que « des pièces d’ameublement agréables pour le coin d’un salon » ; nous ne sommes plus en présence d’un art rationaliste « marqué par le parti pris avec lequel il revient aux systèmes païens, non pour les adopter et les élever jusqu’aux christianisme, mais pour se ranger à leur suite comme imitateur et comme disciple » ; nous avons devant nous un homme qui méprise profondément les « folles sensualités » des « mythologies mal comprises », qui ne peut croire que le but de la peinture soit seulement de représenter des formes harmonieuses, qui est toujours prêt à sacrifier la beauté à la vérité, qui se croirait sacrilège s’il se servait « de la religion pour mettre l’art en lumière », et qui, lorsqu’il pense au Christ, ne pense point à un corps humain, mais au sauveur du monde. Avec Rossetti, quoique son inspiration soit encore religieuse, nous nous éloignons déjà beaucoup de cet idéal d’ascète et de puritain.

Rossetti, nous l’avons vu, était catholique d’esprit, et plus qu’à moitié italien : car son père, le patriote napolitain, le commentateur de Dante, avait épousé la fille du secrétaire d’Alfieri, miss Frances Polidori, qui n’était Anglaise que par sa mère ; et, chez lui, l’esprit religieux se manifeste dès l’abord d’une toute autre façon ; il n’est point prédicant, comme les Anglais le sont par tempérament ou par habitude nationale, il est dépourvu de toute visée pratique, il s’intéresse plus au sentiment qu’à la morale. D’instinct, il se méfie des idées abstraites, qui séduisent si fort son ami Holman Hunt, et tout aussi spiritualiste que lui dans son art, il est pourtant d’un symbolisme moins exclusif. Rossetti a ce trait commun avec les grands peintres de la Renaissance italienne, qu’il s’attache plus à la peinture de l’homme qu’à celle de la nature. Mais, — et voici où il est bien du Nord, — ce n’est pas l’homme physique qui l’attire, l’« animal humain », comme dit M. Taine, c’est l’homme intérieur. Aussi, dédaigneux des belles formes du corps, ne recherche-t-il que l’expression et le genre de beauté qui peut le mieux la faire ressortir. Ce qu’il y a de religieux en lui, ce n’est donc pas la foi au surnaturel, l’idéal transcendantal, le besoin d’établir la vie sur des bases fixes : c’est une disposition toute subjective, une faculté très moderne, l’extase. Lui est-elle naturelle, ou l’a-t-il apprise par un effort d’intelligence et de cœur, à force de vivre avec Dante et les quattrocentistes ? Nulle critique ne pourrait le deviner. Ce qui est certain, c’est qu’il s’est fait une âme capable de ce sentiment excessif, absolu, qui demeure le même quand il se porte sur un objet terrestre ou céleste, qui absorbe tout l’être comme dans une sorte d’hypnotisme, qui supprime la différence entre le réel et l’imaginaire. Ce sentiment avait disparu presque entièrement pendant le xviie et le xviiie siècle, où on ne le trouve qu’à l’état d’exception chez quelques malades ; et il éclate de nouveau dans la Maison de vie14. Là, tout à fait comme dans certains sonnets de Dante, ou comme dans certains morceaux du Paradis, les mots s’acharnent à traduire des nuances inaccessibles, le sens échappe par moments pour se révéler soudain en ouvrant à l’imagination des perspectives infinies, la pensée n’est plus emprisonnée dans la réalité, mais flotte librement à travers le rêve, où les images se déforment et s’étirent comme des nuages disloqués, où l’on a la poignante impression d’un être éperdu, arraché à lui-même, qui n’est plus le maître de ses sensations.

« Ô toi qui, à l’heure de l’Amour, avec extase — offres sans cesse à mon cœur — enveloppé du feu de l’Amour, ton cœur, testament de l’Amour ; — toi que j’ai approchée et dont j’ai respiré le souffle —

« Comme le plus pur encens du sanctuaire de l’Amour, — toi qui as rendu témoignage de l’Amour sans parole, et, soumise — à sa volonté, as confondu ta vie avec la mienne, — et murmuré : “Je suis à toi, tu ne fais qu’un avec moi !”

« Oh ! que de grâces tu me fais, quelle récompense tu m’accordes — et quelle gloire pour l’Amour, quand — descendant les noirs degrés jusqu’aux sombres écueils —

« Battus par les ondes amères de la région des soupirs, — tu apporteras la délivrance ; quand tes yeux — attireront mon esprit enchaîné jusqu’à ton âme. »

Cela nous reporte directement à la Vita Nuova, à laquelle d’ailleurs est emprunté le titre du recueil. Nous sommes, selon la magnifique expression du poète, dans « la sphère des images infinies de l’âme », et nous y restons du commencement à la fin du recueil, que Rossetti célèbre la joie de l’amour ou le désespoir du regret. Lui, ne l’a jamais quittée ; et quand il posait la plume pour prendre le pinceau, quand il abandonnait l’outil libre et subtil de la poésie pour le royaume des lignes et des couleurs, le caractère de son inspiration ne changeait pourtant pas. Comme ses sonnets et comme ses ballades, ses peintures sont des visions : dans le Rêve de Dante, la plus vaste de ses compositions, dans la Beata Beatrice, dans la Mort de Béatrice, dans la Damoiselle élue, dans la Pia, dans bien d’autres encore, ses figures ont une immobilité, un silence, une attitude presque suspendue, une hésitation lente dans leurs rares mouvements, qui les font ressembler à ces figures de rêve qui demeurent comme posées devant l’imagination, sans cependant se préciser entièrement. Parfois, il se plaît à les entourer de brillants accessoires, il sème autour d’elles des fleurs, — des roses surtout, qu’il peint avec une rare perfection ; — il les drape à la vénitienne ; les riches vêtements dont il les habille ont des couleurs qui font penser à celle de Giorgione, — sans que pour cela elles perdent un instant leur apparence surnaturelle, le je ne sais quoi qui montre qu’elles n’ont pas d’existence réelle, que, même fixées sur la toile, elles sont encore en union profonde et discrète avec l’âme de l’artiste. Religieux, profanes, mythologiques, les sujets ne sont pour Rossetti que des prétextes : sous des formes diverses, il n’exprime jamais que son rêve ; les attitudes, les traits, les couleurs changent, — et c’est toujours lui.

Burne Jones, qui représente la seconde période du préraphaélitisme, a encore les mêmes tendances religieuses que ses aînés, mais peut-être moins accentuées. Il est plus imaginatif qu’eux, il attache plus d’importance à la représentation figurée de la pensée qu’à la pensée elle-même. Sans doute, la légende chrétienne l’inspire encore à l’occasion : il aime surtout à lui emprunter des anges dont les robes ont des plis anciens, dont les figures sont d’une beauté parfaite, hiératique et monotone. Mais il se dirige plus volontiers encore vers d’autres époques : vers l’antiquité, qu’il interprète librement, comme on peut le voir par sa Sybilla delphica, que nous avons gravée dans notre précédent article ; vers le moyen âge, chevaleresque surtout, dont il aime le vague symbolisme et la grave mièvrerie. Son Chant d’amour, par exemple, est presque une page du Roman de la Rose. Un chevalier est assis aux pieds de sa dame, qui joue de l’orgue, et derrière eux, se montre la figure de l’Amour inspirateur : non pas l’enfant railleur et gai, le fils d’Aphrodite dont Anacréon chantait les tours plaisants, mais un adolescent à figure sérieuse, un « esprit » — comme disaient les trécentistes — descendu du ciel, tenant les cœurs sous sa douce domination et leur inspirant les subtils raisonnements qui mitigent et nuancent la passion. Nous sommes très loin de l’art prédicant de Holman Hunt, nous n’en sommes plus à l’art qui manifeste la religion comme le veut Ruskin, mais nous sommes encore dans un art religieux, en ce sens du moins que son inspiration est plus transcendantale que pittoresque.

C’est probablement en partie à cause de ces dispositions religieuses et mystiques, à cause de l’importance presque apostolique que la peinture prenait dans leur esprit, que, dès leurs débuts, les préraphaélites se mirent à l’œuvre avec un sérieux exceptionnel. Jamais école n’a eu de l’art une plus haute conception, jamais jeunes gens n’ont travaillé avec une foi plus profonde à leur œuvre. Aussi, malgré l’importance primordiale qu’ils attribuaient à la pensée, n’ont-ils reculé devant aucune des difficultés du métier. Là encore, nous les trouvons d’accord avec les théories de Ruskin, avec son goût pour l’exactitude des détails qu’il exprime à chaque instant et à propos de tous les sujets :

« Chaque herbe, chaque fleur des champs, a sa beauté distincte et parfaite ; elle a son habitat, son expression, son office particulier, et l’art le plus élevé est celui qui saisit ce caractère spécifique, qui le développe et qui l’illustre, qui lui donne sa place appropriée dans l’ensemble du paysage, et par là rehausse et rend plus intense la grande impression que le tableau est destiné à produire… Chaque classe de roche, chaque variété de sol, chaque espèce de nuage doit être étudiée et rendue avec une exactitude géologique et météorologique ; cela n’importe pas seulement à la vérité du détail, cela est encore plus important pour obtenir ce caractère simple, sérieux et harmonieux qui distingue l’effet d’ensemble des sites naturels. Toute formation géologique a ses traits essentiels qui n’appartiennent qu’à elle, ses lignes déterminées de fracture qui donnent naissance à des formes constantes dans les terrains et les rochers, ses végétaux particuliers parmi lesquels se distinguent encore des différences plus particulières par suite des variétés d’élévation et de température. De ces circonstances modifiantes résulte la multiplicité infinie des ordres de paysages, dont chacun présente un accord parfait entre ses parties. »

Il n’est pas besoin de réfléchir longtemps sur ces conditions imposées à la peinture pour voir à quel point, malgré une superficielle analogie, elles s’écartent des diverses théories réalistes. Pour les réalistes, la représentation exacte de la nature est un but en soi, les modèles ne sont ni beaux ni laids et n’ont d’autre sens que leur forme, l’artiste a atteint son but lorsqu’il a reproduit cette forme telle que la voit son œil. Pour Ruskin, la vérité n’est pas dans l’exactitude, n’est pas dans la reproduction des formes sensibles, mais dans le sens que l’artiste peut découvrir dans ces formes et mettre en relief par son art : « Surprendre dans l’herbe ou dans les ronces ces mystères d’invention et de combinaison par lesquels la nature parle à l’esprit ; retracer la fine cassure et la courbe descendante et l’ombre ondulée du sol, qui s’ébranle avec une légèreté et une finesse de doigté qui égale celle de la pluie ; découvrir jusque dans les minuties en apparence les plus insignifiantes et les plus méprisables l’opération incessante de la puissance divine qui embellit, et glorifie : proclamer enfin toutes choses pour les enseigner à ceux qui ne regardent pas et ne pensent pas : voilà ce qui est vraiment le privilège et la vocation spéciale de l’esprit supérieur ; voilà, par conséquent, le devoir particulier qui lui est assigné par la Providence. »

Holman Hunt ne s’exprime guère autrement. Il proteste hautement contre la qualification de réaliste. L’art, selon lui, cesserait d’avoir le moindre intérêt s’il n’était qu’une représentation plus ou moins soignée d’un fait dans la nature. Compris ainsi, il rabaisserait l’artiste au niveau d’un simple imitateur, et limitation trouble la vision que l’homme peut avoir des choses, « à peu près comme quand la maladie vous met un nuage épais devant les yeux ». Aussi les œuvres de pure imitation, au lieu de faire sentir au spectateur « combien le monde est plus beau qu’il ne se le figurait », finissent-elles par le lui représenter comme un vrai cauchemar. Mérimée, un des premiers critiques français qui se soient occupés des préraphaélites, a fort bien caractérisé leurs rapports avec le réalisme :

« L’imitation exacte de la nature, dit-il, tel est le mot d’ordre des novateurs. Si vous faites un portrait, ce n’est point assez, vous diront-ils, de bien copier la figure et l’expression de votre modèle ; vous devez encore copier tout aussi fidèlement ses bottes, et si elles sont ressemelées, vous aurez soin de marquer ce travail du cordonnier. Sous ce rapport, la nouvelle école anglaise et celle de nos réalistes ne s’entendraient que sur un point : c’est à nier presque tous leurs devanciers. Les réalistes sont venus protester contre les habitudes académiques, contre les poses de théâtre, les sujets tirés de la mythologie, l’imitation de la statuaire antique. Ils ont voulu prendre la nature sur le fait et l’ont trouvée chez les commissionnaires au coin de leur rue. En Angleterre il n’y avait ni académie ni mythologie à combattre. Jamais on n’y avait connu la peinture qu’on nomme classique.

« La seule convention qui fût à renverser, c’était un coloris d’atelier, une méthode de barbouillage. Il faut remarquer encore que c’est à l’instigation des littérateurs que les préraphaélites ont levé leur étendard, tandis que nos réalistes sont des artistes qui se révoltent contre les jugements des gens de lettres. »

La phrase que j’ai soulignée marque la tendance la plus générale et la plus frappante des préraphaélites ; mais il ne suffit pas de dire que c’est à l’instigation des littérateurs qu’ils ont levé leur étendard : ils étaient littérateurs eux-mêmes, et leur peinture est de la littérature. Cela est vrai pour tous, même pour Millais, le plus « peintre » de l’École. Dès leurs débuts, nous les voyons chercher leurs sujets dans la poésie et s’imprégner de poésie, chacun choisissant d’instinct les poètes qui lui conviennent le mieux. C’est une commune admiration pour Keats qui met pour la première fois en rapport Hunt et Rossetti. Holman Hunt s’inspire spécialement de la Bible et des poètes anglais, Rossetti de Dante et des trécentistes, Burne Jones des poèmes chevaleresques. Aussi, arrive-t-il parfois que certains de leurs motifs sont de qualité exclusivement littéraire : ainsi, les Sept jours de la Création, de Burne Jones : un ange symbolique, sept fois le même, changeant à peine d’attitude d’une toile à l’autre et portant toujours un globe dans lequel on voit successivement apparaître, en formes vagues, les divers résultats des paroles de Dieu. Toute la grâce du sujet est dans la conception même d’une si charmante affectation de naïveté. Ainsi une autre composition bien connue, du même artiste, Merlin et Viviane, inintelligible pour quiconque ne connaît pas la légende du cercle magique où le barde et la fée avaient à jamais enfermé leur amour. Ainsi plusieurs tableaux de Holman Hunt, qui sont presque des illustrations : Claudio et Isabella, sur un passage de Mesure pour mesure15, Isabelle et son pot de Basilic, sur un conte célèbre de Boccace16, etc…

Ainsi sont la plupart des toiles de Rossetti, dont les figures ont toujours un sens profond, et qu’il a presque toujours expliquées et commentées dans des sonnets ou des poèmes. Avec tous les trois, avec aussi les artistes moins importants ou moins significatifs qui les entourent, nous sommes aussi loin que possible de l’art pur, tel que le conçoivent les réalistes modernes, qui ne pensent qu’à représenter des objets ; tel que le concevaient les artistes de la renaissance qui ne pensaient qu’à reproduire de beaux corps ; et, à ce point de vue, ils se rattachent directement aux primitifs, bien plus que par certaines imitations plus ou moins réussies de procédés techniques, comme l’acuité des couleurs et la netteté du dessin. Du reste, par la qualité de leur peinture comme par la nature de leurs goûts littéraires, ils diffèrent profondément les uns des autres : et si, comme nous l’avons vu, leurs tendances générales sont communes, les applications en sont tout individuelles.

Rossetti, d’un bout à l’autre de son œuvre, demeure un pur poète. Du peintre, si par ce mot on entend l’artiste qu’intéressent avant tout les choses sensibles à la vue, il n’a guère que le goût des belles couleurs et des riches accessoires. Son dessin est souvent médiocre, avec des fautes évidentes : presque toutes ses femmes ont des mains trop grandes, et le défaut est d’autant plus frappant qu’il aime à les représenter jouant des instruments à cordes ; très souvent, les étoffes qui les drapent paraissent révéler d’étranges imperfections physiques, un bras trop court ou une épaule rentrée. Mais le coloriste, qui sait employer et harmonier de magnifiques nuances, qui sème autour de ses figures, comme dans la Ghirlandata, des fleurs éblouissantes, fait pardonner les négligences du dessinateur. D’ailleurs, on sent si bien que le but qu’il poursuit l’autorise à négliger les détails de la perfection technique ! Avec ses doigts trop longs et amaigris par la fièvre, la Pia tourne doucement la bague passée à son annulaire gauche, et ce simple mouvement raconte son angoisse et le lent drame de sa mort parmi les miasmes de la maremme avec autant de puissance d’évocation que les deux vers du Purgatoire par lesquels Dante a consacré son souvenir ; et malgré une épaule peut-être défectueuse la Proserpine, serrant entre ses doigts la grenade à laquelle elle a imprudemment goûté, dresse devant nos yeux une tragique image de mortelle inquiétude et de mélancolie sans espoir. En sorte que l’art du peintre demeure intact, en dehors de la technique, dans cette intensité suprême d’expression qu’il parvient à donner à ses figures, sans le secours de grands gestes ni de mouvements violents. C’est là, me semble-t-il, qu’est la valeur artistique des toiles de Rossetti, dont la haute valeur poétique ne supporte aucun doute : il a compris que l’époque plastique de la peinture était passée ; que le corps humain, sa vigueur et sa beauté, ne jouissant plus de la même estime qu’autrefois, la simple représentation du corps ne pouvait être l’unique objet de l’art ; qu’en une époque tout intellectuelle, la peinture elle-même devait obéir au courant général et poursuivre un autre idéal que celui de la forme pure, et que cet idéal ne pouvait être que l’expression. Bien d’autres, sans doute, l’ont compris avant lui, en France aussi bien qu’en Angleterre : mais ils ont commis l’erreur de chercher, comme Delacroix par exemple, l’expression dans le mouvement, qui est insaisissable et ne peut être peint. En retournant aux sources de la peinture, à l’époque où les Botticelli, les Beato Angelico, les Pollajualo, les Ghirlandajo, indifférents aussi à la beauté du corps, attentifs seulement à la pensée religieuse que les corps peuvent révéler, arrivaient à traduire leur sentiment tout entier en représentant des figures presque immobiles, il a vu que l’attitude la plus calme et le geste le plus lent sont parfaitement compatibles avec la plus grande intensité de la vie intérieure ; et il a rendu à l’art des qualités expressives qu’il avait perdues depuis la Renaissance.

Holman Hunt paraît avoir poursuivi le même but, mais avec un bonheur moins complet. Il a trop sacrifié, d’une part, à la complication des sujets, d’autre part, à l’imitation de quelques procédés qui ne peuvent pas être rajeunis ; ses tableaux sont parfois des énigmes, auxquels la légende est indispensable, et qui ont le tort de chercher à traduire, non des sentiments, mais des situations : ainsi son Rienzi, ses Deux Gentilshommes de Vérone, etc. Très supérieur à Rossetti comme dessinateur, il a travaillé avec un soin infini le détail de ses tableaux : ainsi, pour le fond de l’Ombre de la Mort, qui représente les collines de Nazareth et les plaines de Jezréel, il a étudié le paysage jour par jour aux mêmes heures, avec l’ambition d’arriver à la plus grande exactitude possible ; il a passé plusieurs années à ce travail. Il a atteint son but, sans aucun doute. Mais cet effort même implique un effet fatigant sur le spectateur, et la trop grande netteté du dessin finit par nuire à l’illusion ; d’autant plus que Holman Hunt emploie des couleurs trop crues, des verts aigus, des jaunes vifs, des bleus implacables, des rouges flamboyants, qui rappellent peut-être les tons préférés des Filippino Lippi et des Botticelli, mais qui sont véritablement pénibles à des yeux accoutumés à des dégradations plus nuancées.

Burne Jones est certainement, comme peintre, le plus complet des trois : il est à la fois dessinateur et coloriste. Il a profité des expériences de ses aînés dans la voie nouvelle qu’ils ont ouverte, et, s’il a acquis une merveilleuse sûreté de main, s’il est aussi consciencieux que Hunt dans ses études, il a l’avantage de ne pas le laisser voir. De plus, il est arrivé à se créer une palette qui est bien à lui : à l’inverse de Hunt et de ses couleurs crues, de Rossetti et de ses couleurs chaudes, il n’emploie guère — sauf, bien entendu, dans ses aquarelles, — que des tons très doux, qui se marient dans une exquise symphonie de gris infiniment délicate. Ses figures apparaissent comme dans un jour effacé par un ciel non couvert, mais voilé, et quelquefois parmi des paysages, peut-être imaginaires, mais qui rappellent pourtant les dunes de la côte anglaise. Toutes traduisent d’ailleurs une unité de sentiment un peu monotone, mais combien séduisante ! Burne Jones ne nous fait pas parcourir, comme Rossetti avec la Damoiselle élue, la Vénus Verticordia, la Pia et la Proserpine, la gamme des sentiments extrêmes ; il nous tient toujours dans une douceur un peu mièvre et très tendre, qu’exprime si bien son roi Cophétua : un beau jeune roi revêtu d’une armure noire et sa forte tête nue, à demi agenouillé aux pieds d’une mendiante qu’il a fait asseoir sur son trône, et qui regarde dans l’infini avec des yeux sereins sans désir trouble.

Tels qu’ils sont, avec leurs différences et leurs inégalités, ces trois artistes se complètent merveilleusement : leur idéal n’est pas le même, mais il est également haut ; Rossetti est plus génial, Holman Hunt et Burne Jones sont plus savants, mais la conscience qu’ils ont de leur art est également noble, fière et désintéressée. Et leur œuvre demeure, à notre avis, la plus belle protestation que des artistes et des penseurs aient pu dresser contre le mercantilisme vulgaire, la platitude satisfaite et les mesquines habiletés de l’art contemporain. Leur effort collectif était en telle opposition avec le mouvement général qu’on a commencé par les trouver ridicules ; puis, comme toujours les hommes qui ont le courage de concevoir la beauté, ils ont fini par rallier un certain nombre de suffrages, dont la distinction pouvait consoler du petit nombre ; le grand public est venu à son tour, comme toujours également, apportant en ces matières plus de bonne volonté que de discernement, et on a vu naître les exagérations esthètes dont il serait injuste de rendre les préraphaélites responsables ; enfin, l’équilibre s’est établi et l’on peut se rendre compte de la place qu’occupera, dans l’histoire de l’art, le mouvement dont les trois peintres que nous avons étudiés sont les représentants les plus complets. À coup sûr, il n’est pas et ne sera jamais général, comme l’a été le romantisme, comme le redeviennent d’époque en époque les diverses formes du réalisme : il est pour cela beaucoup trop aristocratique, et il faut bien le reconnaître aussi, beaucoup trop spécial. Tout le monde ne peut se faire une âme quattrocentiste ; un petit nombre de personnes seules trouvent du plaisir à raisonner leurs sentiments ; un plus petit nombre encore parviennent, si je puis m’exprimer ainsi, à dégager leurs passions et leurs idées de leurs attaches matérielles pour les emporter dans une région où l’intelligence les transforme et les ennoblit. C’est à ces élus que s’adresse la peinture des préraphaélites anglais, comme c’est à eux que s’adressaient déjà la Vita Nuova, le Convito, les Trionfi, le Cortigiano, les Ragionamenti Amorosi, toute cette étrange et séduisante littérature qui a vécu plus de deux siècles de l’impulsion de Dante, et à laquelle Rossetti et ses émules sont retournés à travers les âges.

Wagner et l’esthétique allemande §

Dans un récent ouvrage17, M. Émile Grucker s’est appliqué à démontrer qu’en Allemagne, inversement à la marche habituelle, la poétique précède toujours la poésie. Jusqu’à Lessing, l’histoire de la littérature allemande n’a guère à recenser que des œuvres qui sont la mise en application de doctrines. Lessing est lui-même le plus frappant exemple de ce souci continuel de la théorie qui semble hanter les poètes de sa race. Les poètes de l’époque classique ont pris au moins autant de peine pour déterminer la direction de leur génie que pour en réaliser les conceptions. Il serait superflu d’insister sur l’influence générale des ouvrages d’esthétique dans le pays de Hegel. Enfin, le dernier grand mouvement artistique de l’Allemagne, dont Wagner est jusqu’à présent la seule incarnation, repose tout entier sur des théories depuis longtemps esquissées. Les idées d’Opéra et drame se trouvent en germe dans des écrits bien antérieurs, et Tristan et Yseult n’est en somme que la réalisation d’un idéal dès longtemps entrevu. Dans la continuation du Laocoon, Lessing disait déjà :

« Il semble que la nature n’ait pas seulement destiné la Musique et la Poésie à marcher ensemble, mais plutôt à se fondre en un art unique… Il y a certainement eu un temps où elles ne formaient qu’un seul et même art. Je ne prétendrai pas que leur séparation ne s’est pas opérée d’une manière naturelle, encore moins blâmerai-je l’exercice de l’une ou de l’autre ; mais je regrette que cette réparation soit devenue si complète que l’on ne pense même plus à réunir les deux arts, ou que, si l’on y pense encore, ce soit pour réduire l’un des deux au rôle d’auxiliaire inférieur de l’autre, sans viser à un effet commun auquel chacun contribuerait également. »

Et Herder, dans la Causerie sur Alceste :

« Si le musicien ordinaire qui met orgueilleusement la poésie au service de son art, descendait de ses hauteurs, il s’appliquerait, autant du moins que le permet le goût de la nation pour laquelle il compose, à traduire dans sa musique les sentiments des personnages, l’action du drame et le sens des mots. Mais il se borne à imiter ses prédécesseurs en les surpassant selon ses moyens ; et bientôt un autre le laissera loin derrière lui en renversant toute la boutique des opéras à clinquant et en élevant un monument lyrique dans lequel la poésie, la musique, l’action et les décors seront combinés en vue d’un effet commun. »

Il est difficile d’annoncer le Parsifal en langage plus clair. Et notez bien que ce ne sont point là des desiderata tombés par hasard sous la plume d’un critique : des idées analogues reviennent souvent dans la correspondance de Goethe et de Schiller18, elles préoccupent tous les artistes et tous les esthéticiens qui ont travaillé à émanciper la pensée allemande des influences étrangères auxquelles elle est restée si longtemps soumise. Pour comprendre à quel point cela est vrai, il faudrait citer ici tout le chapitre de l’Esthétique de Hegel sur le rapport des moyens d’expression musicale avec le sujet exprimé19. Après avoir soigneusement distingué de la musique indépendante la musique d’accompagnement20, Hegel définit en ces termes le rôle de la dernière :

« De ce qui a été dit précédemment sur la position respective du texte et de la musique, se déduit immédiatement cette règle que, dans le premier domaine, l’expression musicale doit se lier bien plus étroitement au sujet déterminé que là où la musique peut s’abandonner librement à ses propres mouvements et à ses inspirations. En effet, le texte, donnant par lui-même des perceptions précises, enlève l’esprit à cet état de rêverie dans laquelle il se laisse aller, sans être troublé, au cours de ses impressions et de ses pensées. Nous n’avons plus cette liberté de sentir et de goûter ceci ou cela dans un morceau de musique, d’être ému de telle ou telle manière, selon nos dispositions personnelles. Toutefois, en s’alliant avec le texte, la musique ne doit pas descendre à une subordination telle que, pour reproduire, avec leur caractère précis, les mots du texte, elle perde le libre cours de ses mouvements. Dès lors, au lieu de créer une œuvre d’art indépendante, son rôle se bornerait à montrer une habileté intelligente dans l’application des moyens musicaux d’expression à une désignation, aussi fidèle que possible, d’un sujet donné en dehors d’elle et déjà complet et parfait sans elle. Or, toute notable contrainte, tout empêchement apporté, sous ce rapport, à la libre production, détruit l’impression. D’un autre côté, la musique ne doit pas cependant non plus, comme cela est passé en mode chez la plupart des nouveaux compositeurs italiens, vouloir s’émanciper presque complètement de la pensée du texte, le secouer comme une chaîne, et par là se rapprocher tout à fait du caractère de la musique indépendante. L’art consiste, au contraire, à se pénétrer du sens des mots, des situations ou des actions exprimées, et ensuite, par une inspiration intérieure, à trouver une expression pleine d’âme et à la développer musicalement. »

L’étude du développement historique de l’art musical nous conduit au même résultat : au début, la musique, enfermée dans des moules presque hiératiques, ne semble pas avoir d’autre fin que de produire des successions de sons agréables combinés selon de savantes formules ; puis elle devient expressive, elle s’applique à rendre des sensations, elle éprouve le besoin de les préciser de plus en plus. Or, par sa nature même, elle est incapable de traduire les sensations et les sentiments autrement que dans leur essence la plus abstraite. Il faudra donc qu’elle s’adresse à des arts définis, qu’elle explique ses paysages par des décors, les sentiments qu’elle développe par le développement d’une action, les nuances qu’elle note dans son langage particulier par les mots et les phrases du langage habituel. C’est cette nécessité que Wagner a connue presque à ses débuts, qu’il a démontrée dans l’Œuvre d’art de l’avenir, sur laquelle il est revenu avec plus de précision, en résumant ses affirmations précédentes, dans sa Lettre à Frédéric Villot (1861) :

« … Je crus ne pouvoir m’empêcher de reconnaître, dit-il dans ce dernier morceau, que les différents arts, isolés, séparés, cultivés à part, ne pouvaient, à quelque hauteur que de grands génies eussent porté en définitive leur puissance d’expression, essayer pourtant, sans retomber dans leur rudesse native et se corrompre fatalement, de remplacer d’une façon quelconque cet art d’une portée sans limites, qui résultait précisément de leur réunion. Fort de l’autorité des plus éminents critiques, par exemple des recherches d’un Lessing sur les limites de la peinture et de la poésie, je me crus en possession d’un résultat solide : c’est que chaque art tend à une extension indéfinie de sa puissance, que cette tendance le conduit finalement à sa limite, et que cette limite, il ne saurait la franchir sans tomber dans l’incompréhensible, le bizarre et l’absurde. Arrivé là, il me sembla voir clairement que chaque art demande, dès qu’il est aux limites de sa puissance, à donner la main à l’art voisin ; et, en vue de mon idéal, je trouvai un vif intérêt à suivre cette tendance dans chaque art particulier ; il me parut que je pouvais la démontrer de la manière la plus frappante dans les rapports de la poésie à la musique, en présence surtout de l’importance extraordinaire qu’a prise la musique moderne. »

Le passage souligné a la précision d’une loi : il me sera permis de l’accepter comme telle, et de m’en servir pour quelques déductions nécessaires :

En s’étendant, la musique finit par s’épuiser en efforts stériles pour sortir de ses limites et confondre ses procédés avec ceux des arts qui lui sont, par nature, le plus opposés : c’est ainsi que Berlioz en arrive à sa théorie de la description musicale, et intitule gravement certains morceaux : « Le cabinet d’études de Faust » ou « Les bords de l’Elbe ». Une telle tendance n’est d’ailleurs pas exclusive à la musique : la poésie aussi, dans ses tâtonnements de l’heure actuelle, semble cherchera se débarrasser d’une indépendance qui la gêne : avec Théophile Gautier et les parnassiens, elle vise à la peinture ; à la science avec Sully-Prudhomme ; à la musique avec MM. Mallarmé et Verlaine et leurs harmonies de mots, leurs consonances de syllabes, leurs rythmes étranges et nouveaux. Tant d’efforts n’aboutissent d’ailleurs qu’à des résultats incomplets : si Berlioz arrive jusqu’à un certain point à donner l’impression d’un homme qui marche à petits pas, il ne persuadera à personne que ses accords représentent un cabinet d’études en général, encore moins celui de Faust ; un poème comme la Justice demeure une œuvre hybride, dans laquelle la poésie et la science ne font que de se gêner réciproquement, quel que soit le génie déployé par l’auteur ; malgré leur prodigieuse connaissance de la langue, quoiqu’ils s’appliquent à préparer certains effets de sonorité par des procédés analogues à ceux qu’emploient les musiciens pour amener un effet dissonant, malgré que certains d’entre eux, grâce à une disposition particulière et connue, du système nerveux, en arrivent à trouver un rapport déterminé entre les voyelles et les couleurs, les poètes de l’école de Gautier et de M. Mallarmé ne sont jamais ni des musiciens, ni des peintres, et leur poésie ne provoque point chez leurs lecteurs des impressions musicales ou picturales. Les mots, les couleurs et les sons demeurent donc des éléments dissemblables. D’ailleurs, ramener un art à un autre, c’est simplement créer une confusion, où peut seule se plaire un moment cette badauderie qui se plaît à voir une bonne actrice exécuter des pas de danse comme une mauvaise coryphée. Mais si des arts différents ne peuvent être confondus, ils ont tout intérêt à être réunis en vue d’effets communs : et cette réunion est surtout indiquée pour la musique et la poésie qui ont toutes deux pour but essentiel l’expression des sentiments et des sensations.

Il va de soi que la fusion des deux arts aura pour premier résultat de les modifier l’un et l’autre, surtout quand leur moule commun sera le drame lyrique dans lequel les sensations et les sentiments qu’elles ont à exprimer sont incarnés en des personnages déterminés. La poésie, art concret, cherchera à se rapprocher de l’abstraction autant qu’elle le pourra sans méconnaître sa nature, et la musique, art abstrait, devra se préciser autant que possible. De là, d’une part, les « motifs-guides » (Leitmotif), qui représentent, annoncent et accompagnent chaque personnage ; et d’autre part, une œuvre poétique dégagée des exigences du drame, purement littéraire, s’appliquant à « dépouiller les actions humaines de leur forme conventionnelle21 », et accoutumée à montrer « la vie dans ce qu’elle a d’essentiellement humain, d’éternellement compréhensible ».

C’est par l’intelligence de cette double nécessité que Wagner a été amené, depuis Rienzi, à puiser tous ses sujets dans le mythe : « Tout le détail nécessaire pour décrire et représenter le fait historique et ses accidents, dit-il dans le précieux document que j’ai déjà cité plusieurs fois, tout le détail qu’exige, pour être parfaitement comprise, une époque spéciale et reculée de l’histoire, et que les auteurs contemporains de drames et de romans historiques déduisent par cette raison d’une manière si circonstanciée, je pouvais le laisser de côté. J’étais affranchi de l’obligation de traiter la poésie, la musique surtout, d’une manière incompatible avec elles et principalement avec la dernière22. La légende, à quelque époque et à quelque nation qu’elle appartienne, a l’avantage de comprendre exclusivement ce que cette époque et cette nation ont de purement humain23, et de le présenter sous une forme originale très saillante, et, dès lors, intelligible au premier coup d’œil. Une ballade, un refrain populaire suffisent pour vous représenter un instant ce caractère sous les traits les plus arrêtés et les plus frappants. Ce coloris légendaire que revêt un événement purement humain, possède de plus un avantage essentiel entre tous, c’est qu’il rend extrêmement facile au poète le rôle que je lui ai imposé il y a un instant, de prévenir et de résoudre la question du pourquoi. Le caractère de la scène et le ton de la légende contribuent ensemble à jeter l’esprit dans cet état de rêve qui le porte bientôt jusqu’à la pleine clairvoyance, et l’esprit découvre alors un nouvel enchaînement des phénomènes du monde, que ses yeux ne pouvaient apercevoir dans l’état de veille ordinaire : de là lui venait cette inquiétude qui le portait à demander sans cesse “pourquoi ?” comme pour mettre fin aux terreurs qui l’obsédaient en face de l’incompréhensible mystère de ce monde, qui lui est devenu maintenant si intelligible et si clair. Comment enfin la musique achève et complète l’enchantement d’où résulte celle sorte de clairvoyance, vous n’avez maintenant aucune peine à le comprendre. — Ainsi, le caractère légendaire du sujet assure dans l’exécution, par la raison que je viens de dire, un avantage du plus haut prix ; car, d’une part, la simplicité de l’action, sa marche, dont l’œil embrasse aisément toute la suite, permet de ne pas s’arrêter du tout à l’explication des incidents extérieurs, et elle permet, d’autre part, de consacrer la plus grande partie du poème à développer les motifs intérieurs de l’action parce que ces motifs éveillent au fond de notre cœur des échos sympathiques. »

 

C’est maintenant le moment de revenir à notre thèse du début et de montrer la connexion intime qui unit l’œuvre de Wagner à la tradition esthétique allemande, telle que Hegel, avant lui, l’avait exprimée. Dégagée des motifs d’expérience invoqués par Lessing, Herder et Schiller, la conception de la synthèse des arts — surtout celle de l’union de la poésie et de la musique, qui constituent ensemble l’art subjectif opposé à l’art objectif (architecture, sculpture et peinture) — est toute hégélienne, et, chez le philosophe comme chez le musicien, en tenant compte, bien entendu, des modifications qui doivent résulter de la mise en pratique réalisée par Wagner, elle aboutit à la suprématie de la forme dramatique24. De même, l’idéalisme transcendantal appliqué à l’art est encore une revendication de Hegel pour qui l’art, c’est « l’idée pénétrant et transformant la matière » : en sorte que, selon lui, l’art grec, où l’idée, sacrifiée à la beauté plastique, ne se dégage pas de la forme extérieure, serait inférieur à l’art oriental, dont le symbolisme révèle une profonde aspiration vers l’infini. De même encore, Hegel et Wagner sont tous deux extrêmement préoccupés de l’action de l’art dramatique sur le public : le premier, dans le parallèle qu’il établit entre la poésie dramatique chez les anciens et chez les modernes, a marqué, dans le drame ancien « le caractère général élevé du but que poursuivent les personnages25 » en opposition avec la passion personnelle qui « fait l’objet principal » du drame moderne ; ailleurs, il assigne à l’art une mission nationale26. Or, le but avoué de Wagner a été de donner à son pays un art national, qui soit pour l’Allemagne ce que la tragédie a été pour la Grèce ; jugeant qu’un tel but ne pouvait être atteint avec les médiocres ressources que les théâtres existants lui offraient, il a construit le théâtre-modèle de Bayreuth, et toute la hauteur et la vraie nature de son ambition se révèle dans les paroles qui lui échappèrent dans l’ivresse du triomphe qui suivit à la fin de la première représentation de la tétralogie : Jetzt, meine Herren, habt Ihr eine Kunst : « À présent, Messieurs, vous avez un art ! » Enfin, chez Hegel, le sentiment esthétique finit par se fondre dans le sentiment religieux : « La représentation de l’Amour religieux, dit-il27, est le sujet le plus favorable pour les belles créations de l’art chrétien. » Et Wagner est amené de même à considérer l’expression la plus générale du besoin métaphysique de l’humanité, c’est-à-dire la religion, comme la principale source de l’inspiration artistique. Dans son esprit, l’art et la religion sont deux manifestations d’un besoin unique, ou, pour employer les expressions qu’il emprunte volontiers à Schopenhauer, deux représentations intellectuelles (Vorstellungen) d’une même idée : l’art et la religion se complètent l’un l’autre et poursuivent des fins communes. Il a exposé ses théories à ce sujet dans une de ses dernières brochures28, dont voici le passage le plus caractéristique : « On pourrait dire que, quand la religion devient artificielle, il appartient à l’art de sauver l’âme de la religion en rendant à leur valeur figurée les symboles mythiques que celle-ci prend au sens propre pour mettre en lumière la vérité cachée dans leurs représentations idéales. Tandis que le prêtre s’applique à considérer les allégories religieuses comme des vérités de fait, l’artiste, au contraire, donne ouvertement et librement son œuvre pour un fruit de son invention. Mais la religion ne peut vivre pour l’art qu’autant qu’elle développe ses symboles dogmatiques, et qu’elle voile son élément de vérité sous un entassement toujours croissant de choses incroyables qu’elle impose à la foi. Elle l’a senti, et c’est pour cela qu’elle a toujours recherché le concours de l’art, qui n’a pas pu lui-même arriver à son plus haut développement tant qu’il a dû représenter cette prétendue réalité des symboles sous forme d’idoles destinées à faciliter l’adoration sensuelle, le culte, et n’a rempli sa véritable mission que lorsqu’il a facilité l’intelligence de la vérité divine, inexpressible, que renferme la religion, par une représentation idéale de ses allégories. »

Je n’ai pas l’intention de rechercher ici ce que deviennent, dans la pratique, les théories de Wagner ; mais il faut préciser sa pensée sur cette question de l’union de l’art et de la religion, qui est certainement une des plus intéressantes que soulève son œuvre.

Telle qu’elle se manifeste dans la tétralogie, et surtout dans Parsifal, la religion de Wagner n’a rien de commun avec les cultes établis. Elle n’est certainement pas la foi à telle ou telle révélation, à telle ou telle morale : elle est le sentiment profond des mystérieux rapports qui subsistent entre l’âme humaine et l’inconnu de tous les êtres, elle est l’effort d’une pensée inquiète et doutante pour s’élever à l’intelligence du suprême mystère et à l’universelle compassion : « Action inouïe ! dit Gurnemans à Parsifal dont la flèche vient d’abattre un cygne. Tu as pu tuer !… ici, dans cette forêt paisible et sacrée !… Est-ce que les animaux du bois ne t’approchaient pas sans crainte ?… Ne te saluaient-ils pas amicalement ? Que t’a fait ce cygne inoffensif et fidèle ? Il cherchait sa femelle pour voleter avec elle sur le lac qu’ensemble ils consacraient au bain bienfaisant… Il nous était cher ; qu’est-il à présent pour toi ? Regarde, c’est ici que tu l’as atteint : le sang se glace, les ailes retombent brisées ; le duvet neigeux est terni ; l’œil s’éteint… » — La pensée chrétienne qui fait graviter toute la nature autour de l’homme, se trouve singulièrement élargie et adoucie par ce sentiment de respect pour la vie, quelque infime qu’elle puisse être. Elle est élargie aussi par l’idée de la rédemption telle que la comprend Wagner, la rédemption par la compassion (Mitleid), et par la simplicité d’esprit (der reine Thor). Elle l’est encore par la substitution d’un pur symbole (le Graal), à toute la mythologie hébraïque. Et c’est précisément là qu’est le triomphe de l’art symbolique. De même qu’au lieu d’analyser les sentiments humains par le détail, il les prend en eux-mêmes et les présente dans toute leur force au moment où ils absorbent une individualité, de même il s’élève au-dessus des conceptions moyennes des apôtres et des théosophes, jusqu’à l’âme même de la religion ; seul, il en peut traduire l’essence, et, comme il ne songe à en tirer ni prescriptions, ni promesses, il parvient à nous faire sentir le tragique de l’inconnu, comme à traduire toutes nos aspirations vers le mystère éternellement gros d’angoisses et d’attraits.

Il y aurait peut-être encore lieu de montrer comment cette conception de la religion aboutit, ainsi que le pessimisme contemporain, ainsi que le pessimisme contemporain, ainsi que le bouddhisme dont elle est proche, à la conclusion de la délivrance dans l’anéantissement29. Mais ce serait sortir du cadre que je me suis imposé. J’ai seulement voulu démontrer que l’esthétique de Wagner, très consciente et très réfléchie, est la résultante logique de l’esthétique allemande, et qu’elle est liée par tous ses points essentiels avec les principales théories de l’art que l’Allemagne a produites depuis le siècle dernier. Je voudrais encore indiquer en deux mots la portée et la conclusion de ce fait.

En faisant passer ses théories dans la pratique, Wagner a certainement créé, comme il l’a dit, un art national allemand. Il a été compris dans son pays : les triomphes de Bayreuth sont là pour le prouver. Les esprits les plus distingués des pays étrangers sont aussi arrivés à le comprendre, et, comme l’intelligence devient de plus en plus cosmopolite, comme chaque race a perdu ses caractères distinctifs pour s’assimiler ceux des autres races, il est probable que le nombre de ces esprits augmentera d’année en année. Mais, par là même qu’il a réalisé l’idéal intime et profond de la nation à laquelle il appartient, Wagner ne sera jamais réellement populaire que pour cette nation-là, et l’on voit déjà se produire cette étrange contradiction, qu’en Allemagne son art est démocratique et soutenu par la foule, tandis qu’à l’étranger il est réservé à l’aristocratie intellectuelle.

Victor Hugo30 §

Ceux qui professent l’amour des lettres conserveront certainement un inoubliable souvenir des funérailles de Victor Hugo, car le spectacle a été aussi grandiose par le sens qu’on pouvait lui prêter que par la pompe de la mise en scène. Victor Hugo, en effet, quoiqu’il ait été mêlé aux luttes de la politique, quoiqu’en plusieurs circonstances sa personnalité ait servi de drapeau à des partis dont les doctrines passagères ont été fort au-dessous de son génie, quoiqu’il ait souvent représenté des idées plus aptes à passionner les foules qu’à fournir des thèmes à la vraie poésie, — Victor Hugo a été dès ses débuts et est demeuré durant sa longue carrière, avant tout un poète. C’est donc à un simple poète qu’un peuple entier, unanime et recueilli, a rendu un hommage jusqu’à présent réservé aux seuls souverains, et il faut saluer ce fait comme un glorieux triomphe pour les lettres.

Mais au lendemain de l’apothéose, la critique reprend ses droits ; et un mois après ces solennelles funérailles, il serait aussi inconvenant de répéter les déclamations dithyrambiques qui les ont accompagnées, qu’il l’eût été de parler froidement de l’illustre poète au moment où chacun ressentait le deuil de sa perte. Après tout, quelque grand qu’il soit, quelques honneurs que la reconnaissance publique ait cru devoir lui décerner, il ne saurait échapper à la commune mesure. Malgré son immensité, son œuvre appartient aux hommes, et ne bravera pas leur analyse. Sans doute, il faudra du temps pour que cette analyse puisse s’exercer sainement et justement : nous sommes encore trop près de la montagne pour pouvoir juger de ses proportions exactes. Tout ce que le critique peut tenter pour le moment, c’est de relever quelques traits et de découvrir quelques aperçus ; surtout quand, talonné par les exigences de l’actualité, il n’a eu que peu de jours pour relire une œuvre qui demanderait plusieurs mois d’étude et pour grouper et coordonner ses impressions diverses et nombreuses.

I §

Victor Hugo est, probablement pour longtemps, le dernier représentant de ces génies à large envergure en lesquels peuvent s’incarner les caractères les plus saillants d’une époque ou d’un siècle et qui peuvent, en quelque sorte, symboliser le développement d’une nation pendant toute une période de sa vie. La loi de la différenciation nous enferme dans ses domaines étroits de plus en plus et nous pousse à nous eu contenter. Avec le développement de nos connaissances ; avec la conscience que nous avons de la somme d’inconnu qui nous entoure et de la somme d’efforts qu’il faut pour en conquérir une parcelle ; avec notre besoin croissant d’exactitude et notre croissante défiance des idées générales, les facultés des hommes qu’on appelle à tort ou à raison des génies universels ne se trouvent plus guère de mise, et leur activité nous apparaîtrait presque comme de l’outrecuidance ; ils sont déjà une famille d’esprits disparus, à peu près comme les grands animaux des premiers siècles. Or, quoiqu’il n’ait pas eu la puissance d’intelligence d’un Goethe ni peut-être même d’un Voltaire, Victor Hugo appartient à cette famille. Sa personnalité se confond en quelque sorte avec le siècle, malgré tout ce qu’il en a ignoré, parce qu’il l’a vécu dans toutes ses phases, parce que le développement de sa conscience s’est toujours trouvé d’accord avec celui de la conscience de son pays, parce qu’il a contribué à toutes ses résurrections, parce qu’il a su réunir autour de lui les ouvriers des grands mouvements qui nous ont entraînés et leur imposer sa royauté.

Au lendemain des désastres de Napoléon, quand la France arrachée de l’Empire se jette éperdument dans la réaction, il est avec elle, il partage les illusions que fait naître le retour du drapeau blanc et de l’ancien régime, et, quoique tout jeune, il devient bientôt le poète de ce parti qui paraissait alors répondre aux vœux de tous et auquel la nation ne marchandait ni ses suffrages, ni ses acclamations. Puis, quand le pays, las des excès de la réaction, évolue vers le libéralisme, il suit le mouvement, obéissant peut-être davantage, comme tant d’autres, à la pression des faits extérieurs qu’à une tendance naturelle de son esprit :

… Lorsque j’entends, dans quelque coin du monde,
Sous un ciel inclément, sous un roi meurtrier,
Un peuple qu’on égorge appeler et crier ;
Quand, par les rois chrétiens aux bourreaux turcs livrée,
La Grèce, notre mère, agonise éventrée ;
Quand l’Irlande saignante expire sur sa croix…
… Alors, oh ! je maudis dans leur cour, dans leur antre,
Ces rois dont les chevaux ont du sang jusqu’au ventre !

On pressent déjà dans ces vers le révolutionnaire humanitaire qui écrira Claude Gueux et les Misérables. Mais ces vers sont de 1831, et en ce temps-là le poète s’était rallié à la monarchie constitutionnelle ; il n’avait pas trouvé, dans l’idée républicaine, la formule qui convenait le mieux à son idéal, et sa haine des rois n’était pas sans condition, puisqu’en 1838 il appelait encore le czar Nicolas le « Noble et pieux empereur31 » et puisqu’il se montrait encore très sincèrement orléaniste dans sa réponse au discours de réception de Sainte-Beuve à l’Académie, en 1845. Il est probable — toutes les pièces n’étant pas datées, on ne peut suivre les phases de cette évolution — que le changement fut assez brusque ; car c’est de 1846 qu’est la pièce adressée au marquis du C. d’E…32, qui constitue, sinon un programme, du moins une confession de foi républicaine et démocratique. Depuis lors, Victor Hugo est resté fidèle à cette confession, et si l’on voulait caractériser son activité postérieure, on ne pourrait mieux faire que d’emprunter à cette pièce certains vers où se trouvent résumées, avec ce qu’elles ont de vague et d’absolu, certaines des idées les plus chères au proscrit du 2 décembre :

Ce sont les rois qui font les gouffres…
J’ai réhabilité le bouffon, l’histrion,
Tous les damnés humains, Triboulet, Marion,
Le laquais, le forçat et la prostituée…
… Tendre, j’ai demandé la grâce universelle…
… J’allais criant : « science ! écriture ! parole ! »
Je voulais résorber le bagne par l’école, etc.

Son attitude dans l’exil, l’éloquence et la fermeté de ses protestations, le ton des nombreux ouvrages qu’il publia de Guernesey, tout son rôle jusqu’au moment où la France lui fut rouverte, devaient à la fois l’ancrer de plus en plus dans cette philosophie mal définie où un vague déisme se mêle aux aspirations les plus idéologiques de bonheur universel, et préparer sa légende. En sorte que, depuis 1870 jusqu’à sa mort, il a pu jouer un rôle de prophète qui ne varie pas et qu’on ne discute point.

Si j’ai rapidement retracé les phases de cette évolution, c’est pour montrer qu’elle correspond parfaitement à celle du pays, dont Victor Hugo se trouve donc résumer jusqu’à un certain point l’existence politique, et nullement pour le vain plaisir de mettre le poète en contradiction avec lui-même.

En effet, à ceux qui lui reprochent d’avoir changé, il peut toujours répondre : « J’ai grandi », et c’est précisément à ses transformations successives qu’il faut attribuer sa constante popularité. On remarquera pourtant que, sauf sous le second Empire, il n’a jamais fait que suivre une impulsion déjà donnée. Jamais il n’a appartenu à aucun des partis qui professaient l’opinion du lendemain, qu’une fois ce lendemain sonné et commencé. En réalité, ce révolutionnaire était de ceux qui suivent les mouvements, non de ceux qui les créent, et, malgré la légende qu’on lui a faite, il n’a pas été un initiateur davantage en littérature qu’en politique.

De même qu’il a été royaliste avant d’être républicain, Victor Hugo a été classique avant d’être romantique ; et il l’a été comme il a été romantique, en théorie et en pratique. Ses premières Odes, quoique dans ses préfaces postérieures il se soit efforcé de les rattacher au mouvement qui devait l’entraîner plus tard, ne diffèrent que par le talent des productions des Baour-Lormian et des Népomucène Lemercier. On peut ouvrir le recueil au hasard : on est sûr de tomber sur une pièce qui n’est que le développement banal et froid d’un thème quelconque, en vers correctement coupés, fort brillants de forme, et semés de toutes les figures et de toutes les formules chères aux classiques. Le poète « s’élance, armé de sa lyre, comme Orphée au sein des Enfers » ; le crime est un « Python livide » ; Alexandre est appelé le « fier conquérant de la Perse avilie » ; il est question quelque part de « laisser tout l’Olympe aux fils de l’Hippocrène », etc. Il faut noter qu’au moment où parurent ces premiers essais (1822), quelques œuvres d’André Chénier étaient déjà connues (l’édition de Latouche est de 1819), les premières Méditations passionnaient depuis deux ans le public, et les premiers poèmes d’Alfred de Vigny avaient déjà révélé le vers plus libre que les romantiques devaient perfectionner plus tard. Ces tâtonnements — ceux de Lamartine étaient déjà du génie — ces révélations, cette découverte d’un art nouveau — c’était là lettre morte pour Victor Hugo, qui résistait de son mieux à l’entraînement de sa génération, ainsi que le prouve le recueil qu’il rédigea avec son frère de 1819 à 1821, le Conservateur littéraire33. Là, il reprochait à Delille une excessive « recherche d’expressions antithétiques », déclarait couramment que « les pièces de Shakespeare et de Schiller ne diffèrent des pièces de Corneille et de Racine qu’en ce qu’elles sont plus défectueuses », conseillait à Michelet de « resserrer sa pensée dans un petit nombre de vers », s’extasiait sur le talent de Scribe et la nouveauté du sujet de la Somnambule. Ainsi Améric Vespuce, le jour où Colomb posa le pied sur un sol nouveau, ignorait encore la découverte du continent auquel il devait donner son nom.

En avançant dans sa carrière, Victor Hugo a persisté dans cette voie de découvertes de seconde main. Après Walter Scott, il s’est passionné pour le moyen âge ; Hernani est venu après l’Othello d’Alfred de Vigny, après l’Henri III d’Alexandre Dumas ; les Misérables descendent directement des romans sociaux d’Eugène Sue. Et pourtant, il faut le dire, ce n’est pas absolument à tort qu’on l’a considéré comme l’incarnation de ce grand mouvement de 1830 auquel nous devons une langue nouvelle, la réhabilitation de la passion et du mouvement, la politique sentimentale, et une éclosion lyrique peut-être unique dans l’histoire des lettres. S’il n’en a pas été l’initiateur, il en a été le porte-drapeau. Ce n’est pas autour d’Henri III, c’est autour d’Hernani qu’a eu lieu la bataille. Quelle qu’elle soit, la préface de Cromwell a servi de signe de ralliement. Comme une éponge dans un baquet, Victor Hugo a absorbé tout ce qui l’entourait, et son mérite est d’avoir rendu à larges flots ce qu’il avait aspiré goutte à goutte. L’esthétique élaborée en commun, il l’a perfectionnée à lui tout seul, inconsciemment, par la seule force de son génie ; tandis que ses compagnons, Théophile Gautier, par exemple, demeuraient sagement dans les limites du raisonnable, il a su commettre des excès, assez pour que l’attention se porte sur lui tout entière, pas assez pour compromettre son œuvre. Surtout, il a su éviter de se perdre comme Vigny dans les dédales d’un art trop savant et trop noble, son extraordinaire puissance de rhétorique l’a arrêté naturellement sur la pente de l’art facile où devait rouler Alexandre Dumas, et la contexture même de son esprit l’a fait demeurer dans un champ assez vaste pour qu’une foule puisse s’y presser autour de lui. Il a été réellement l’homme de son temps, non parce qu’il a surpassé en génie certains de ses contemporains, mais parce que son œuvre a réussi à satisfaire à la fois les artistes et le grand public, ceux-là par la forme, celui-ci par le fond. C’est là un rare bonheur, mais qui repose sur une contradiction inévitable dont il faut bien qu’à la fin on s’aperçoive, et que nous allons essayer d’indiquer.

II §

Si l’on cherche à pénétrer la substance de l’œuvre immense de Victor Hugo, si l’on examine les charpentes qui soutiennent ce prodigieux amas de phrases et de mots, les idées, on sera tout d’abord étonné de leur faiblesse et de leur pauvreté. Chaque œuvre, chaque recueil de vers, comme l’Âne, Religion et religion, etc. ; chaque drame, comme le Roi s’amuse ou Ruy-Blas ; chaque roman, comme les Misérables ou les Derniers jours d’un condamné, n’est qu’une suite de variations dans lesquelles le thème est noyé. Si on parvient à le saisir, on découvre tantôt une de ces notions toutes générales, comme la justice, l’humanité, Dieu, en elles-mêmes insaisissables et fluides et défiant la pensée, tantôt une simple opposition d’idées ou de mots. Lucrèce Borgia, Marion Delorme et presque tous les drames ne sont que la mise en action de passions artificiellement géminées. Si l’on faisait la genèse des Deux trouvailles de Gallus, on trouverait que la pièce entière se ramène à la moralité d’une fable latine : Gallus, escam quærens, margaritam reperit. Victor Hugo a expliqué lui-même le sens qu’il prête à ses Misérables : « Ce livre, a-t-il dit, est un drame dont le premier personnage est l’infini. L’homme est le second. » Or, l’infini et l’homme, dégagés de toute idée contingente, ne sont plus que des notions absolument banales, des mots vides de sens. Enfin, la phrase suivante de la préface de la Légende des siècles suffit à montrer comment ces idées générales, dans l’esprit du poète, se suffisent à elles-mêmes, sans exiger d’autre commentaire ni d’autre recherche que d’interminables amplifications : « Exprimer l’humanité dans une espèce d’œuvre cyclique ; la peindre successivement et simultanément sous tous ses aspects, histoire, fable, philosophie, religion, science, lesquels se résument en un seul et immense mouvement d’ascension vers la lumière ; faire apparaître, dans une sorte de miroir sombre et clair — que l’interruption naturelle des travaux terrestres brisera probablement avant qu’il ait la dimension rêvée par l’auteur — cette grande figure une et multiple, lugubre et rayonnante, fatale et sacrée, l’homme : voilà de quelle pensée, de quelle ambition si l’on veut, est sortie la Légende des siècles. »

Si l’on descend aux morceaux particuliers dont chaque grande œuvre ou chaque cycle d’œuvres est composé, on verra subsister la même observation34. Lisez, pièce à pièce, les quinze volumes de vers qui constituent l’œuvre poétique et demandez-vous ce que chaque pièce veut dire. Vous verrez qu’avec un luxe inouï d’images et de mots elles déclarent qu’il est douloureux de voir mourir les jeunes filles et cruel de tourmenter les animaux, qu’il faut faire l’aumône, qu’il existe des injustices sociales, qu’une prostituée est encore susceptible de sentiments humains, etc. Quelquefois, la solennité qui drape ces pauvres idées devient comique : dans la Pente de la rêverie35, après un début qui invoque les deux pôles, la mer, le monde, les siècles passés, les villes disparues, on arrive à cette grande affirmation : « Ainsi, j’embrassai tout. » Mais comment cet embrassement se traduit-il ? Qu’est-ce qu’embrasser tant de choses ? Est-ce les pénétrer, les comprendre, revivre leur vie, les évoquer ? Non, c’est simplement entasser une succession d’images qui ne représentent à l’esprit qu’un heurt confus de métaphores. Il est vrai qu’entre-temps, le poète avait prudemment glissé cet avis :

Or, ce que je voyais, je doute que je puisse
Vous le peindre…

La Vision de Dante36 est tout aussi caractéristique. On assiste longuement à un de ces tableaux dont le poète lui-même a pu dire :

Jean à Pathmos, Manou rêvant sur les Védas
N’ont rien vu de pareil à ce que je raconte.

Les cohortes célestes s’entremêlent, les millions de victimes de la guerre et du fanatisme se précipitent dans l’infini en demandant justice, l’ange est à son tribunal, c’est l’appareil complet du jugement dernier. On s’attend à quelque chose d’immense, à une réconciliation suprême, à un universel pardon, peut-être à une vision de l’éternité pareille à celle de la Divine Comédie. — Eh bien, il s’agit simplement de damner Pie IX, coupable surtout d’avoir béni Napoléon III !

Si nous rétrécissons encore notre analyse, et si nous l’exerçons sur les aphorismes et les sentences dont Victor Hugo parsème ses œuvres, nous voyons s’accentuer encore cette pauvreté de la pensée. — À chaque page on tombe sur des niaiseries solennelles dans ce goût-ci : « À quoi servirait le soleil si ce n’est à réveiller la sombre endormie, la conscience37 ? » ou bien : « Il y a dans ce monde deux êtres qui tressaillent profondément : la mère qui retrouve son enfant et le tigre qui retrouve sa proie38 » ; sur des définitions vides comme celle-ci : « L’amour, c’est la salutation des anges aux astres39 » ; sur des absurdités pures : « S’il n’y avait pas quelqu’un qui aime, le soleil s’éteindrait40. » Et certaines de ces pensées, quand on les rapproche, montrent combien peu le poète se préoccupait du sens de ce qu’il disait ou avait dit. Dans les Misérables, on trouve ceci : « Qu’est-ce que la conscience ? C’est la boussole de l’inconnu » ; et, plus loin, ceci : « L’égout est la conscience de la ville. »

Un homme qui tient les yeux ouverts sur des vérités de cette force est naturellement dépourvu de tout esprit d’analyse ; de fait, on n’en trouve aucune trace dans les pièces lyriques de Victor Hugo, ni dans les œuvres où il a voulu mettre en scène d’autres êtres que lui. Sa conception la plus compliquée de l’homme est résumée en ce vers :

Tout homme sur la terre a deux faces, le bien
Et le mal…

Généralement, ses personnages n’en ont qu’une : ils sont tout bons, comme l’évêque Myriel et Déa, ou tout mauvais, comme les Thénardier et Barkilphedro, correspondant le plus souvent à une notion abstraite très ordinaire41. Quand ils ont deux faces, ce sont deux faces opposées, qui s’appellent en quelque sorte l’une l’autre : Lucrèce Borgia est courtisane et mère ; Triboulet, dépourvu de tout sentiment humain, adore sa fille ; Ursus, qui affecte la misanthropie, est le plus bienveillant des hommes, etc. Quand ils se transforment, leurs changements sont instantanés : « Jean Valjean, peut-on lire, n’était pas, nous l’avons vu, d’une nature mauvaise. Il était encore bon lorsqu’il arriva au bagne. Il y condamna la société et sentit qu’il devenait méchant ; il y condamna la providence et sentit qu’il devenait impie. » Ruy-Blas n’éprouve aucune difficulté à devenir grand ministre. Voyez encore Gwynplaine entre Josiade et Déa.

Ce goût pour la généralité persiste dans la partie sentimentale de l’œuvre de Victor Hugo. Il n’a par exemple jamais traduit l’amour que par des accumulations d’images concrètes dont la splendeur même semble exclure toute idée de passion ; et cela dès le début de sa vie, à l’âge où l’on peut s’attendre à trouver l’amoureux derrière le poète. Dans les Odes et Ballades, les deux pièces intitulées À toi et Encore à toi sont caractéristiques. La première, datée de 1821, débute par une invocation à la « lyre longtemps oisive » et se termine par une sorte de paraphrase de la Chute des feuilles.

Voici les premiers vers de la seconde :

À toi ! toujours à toi ! que chanterait ma lyre ?
À toi l’hymne d’amour ! à toi l’hymne d’hymen !
Quel autre nom pourrait éveiller mon délire ?
Ai-je appris d’autres chants ? sais-je un autre chemin ?

Jamais classique ne célébra plus froidement son « amoureuse flamme ». Plus tard, sous l’agencement plus habile des métaphores, sous la splendeur des variations plus brillantes, c’est toujours la même absence de sentiment réel. On peut citer presque au hasard parmi les chants d’amour, et toute la froideur de leur rhétorique apparaîtra si on les compare à n’importe quelles stances amoureuses de Musset. Le même sentiment qui inspire à celui-ci la communicative éloquence des Stances à Ninon ne donne à celui-là que des oppositions artificielles dans ce goût-ci :

… Je bénissais Dieu, dont la grâce infinie
Sur la nuit et sur loi jeta tant d’harmonie,
Puis, pour me rendre calme et pour me rendre heureux,
Vous fit, la nuit et loi, si belles et si pures,
Si pleines de rayons, de parfums, de murmures,
              Si douces toutes deux42.

Dans Hernani, la musique des vers empêche heureusement d’apprécier l’inopportunité du bavardage des deux amants ; mais dans les Misérables, il faut subir la déclaration de Marins, et entendre Cosette répondre à ce discours échevelé : « Ô ma mère ! »

C’est sans doute à cette propension aux idées et aux sentiments généraux que nous devons le vague humanitarisme dont tous les livres de Victor Hugo sont imprégnés. Certes, nous n’entendons aucunement interdire au poète le vaste champ de la misère sociale, et nous ne sommes pas de ceux qui croient qu’une œuvre perd de sa valeur parce qu’elle exerce quelque action bienfaisante. Mais la société est un organisme extrêmement compliqué, et pour l’améliorer il ne suffit pas d’en signaler les faiblesses les plus évidentes. Or, Victor Hugo, accoutumé à ne jamais voir les choses que d’un seul côté, s’est attaqué aux plus gros problèmes avec une légèreté qui l’a empêché de les éclairer de la moindre lumière. Frappé, par exemple, par l’horreur de la peine de mort et du bagne, il s’en est pris au bagne et à la peine de mort sans s’inquiéter en aucune façon des monstruosités dont ces deux monstruosités ne sont que les corollaires. Ailleurs, il a solennellement ramené toute la question sociale à trois problèmes qu’il appelle : « La dégradation de l’homme par le prolétariat ; la déchéance de la femme par la faim ; l’atrophie de l’enfant par la nuit43. » Que ces trois questions soient connexes et inséparables, il ne semble pas s’en douter : et il est persuadé qu’il suffirait d’abolir le prolétariat pour que les hommes devinssent parfaits, de supprimer la misère pour que la prostitution disparût, et de diminuer l’ignorance pour que l’enfant se développât sainement. Quant aux moyens pratiques de réaliser ce triple idéal, ils sont les plus simples du monde : il suffit d’écrire beaucoup de romans sociaux en dix volumes.

S’il n’a guère à sa disposition que des idées banales et des sentiments superficiels, Victor Hugo possède une faculté de grossissement qui lui permet de tirer un merveilleux parti de cette pauvre matière première. Avec rien, il fait des choses gigantesques. Il amoncelle des montagnes de nuages qui donnent l’illusion d’Alpes authentiques, et dans le vide de beaucoup de ses pièces on voit remuer des mondes et des océans. De là sa prédilection pour les époques légendaires et les luttes épiques, pour les chevaliers du moyen âge et les héros du premier empire. Qu’ils se nomment Eviradnus, Olivier, Charlemagne, Barberousse, Napoléon ; qu’ils luttent dans les défilés des Pyrénées ou dans les plaines de Waterloo, ses héros, en action comme en paroles, crèvent presque toujours les bornes de l’humanité. Ils sont sublimes ou ridicules : les combattants du cimetière d’Eylau sont d’une bravoure simple qui exalte comme une fanfare, et la charité des pêcheurs des Pauvres gens devient de l’héroïsme. En revanche, Olivier et Roland, après avoir brisé leurs épées, déracinent des chênes pour continuer leur duel ; Jean Valjean, qui s’est évanoui dans son cercueil, répond prétentieusement à Fauchelevent qui réussit à le ranimer : « Je m’endormais » ; et Gwynplaine se suicide comme si tout un peuple le regardait.

Mais si cette faculté de grossissement n’est pas toujours heureuse quand elle s’exerce sur des réalités humaines ou concrètes, elle permet au poète de s’attaquer avec une puissance unique à certaines abstractions énormes, de taille à braver toutes les amplifications, comme les ténèbres, l’éternité, l’infini. Ces mots, dont le sens à jamais caché nous épouvante, il en joue comme nous jouons avec les termes de la vie usuelle. Il se meut à l’aise dans ces idées vagues qui nous échappent et dont nous nous écartons prudemment. Il arrive à traduire les sentiments d’effroi, de néant ou d’horreur qu’elles laissent derrière elles, quand elles nous ont harcelés en des heures mauvaises. Et ces thèmes-là abondent dans ses romans, dans ses drames, dans ses vers. Tantôt, ce sont des sensations mystérieuses dont on croirait entendre le vol au-dessus ou au-dedans de soi :

Tandis que, la tête inclinée,
Nous nous perdons en tristes vœux,
Le souffle de la destinée
Frissonne à travers nos cheveux44.

ou des vers qui condensent l’immensité de nos incertitudes :

Où va, Seigneur, où va la terre dans l’espace ?…

ou des évocations qui semblent appeler toute la majesté de l’inconnu :

Ô Sépulcres ! j’entends l’orgue effrayant de l’ombre
Formé de tous les cris de la nature sombre
            Et du bruit de tous les écueils ;
La mort est au clavier qui frémit dans les branches,
Et les touches, tantôt noires et tantôt blanches,
            Sont vos pierres et vos cercueils45.

Ou encore, sans parler d’inoubliables morceaux tels que l’entrée de Gwynplaine dans la prison, la tempête de neige qui engloutit l’ourque biscayenne, la fuite éperdue de Jean Valjean, et tant d’autres — des pages comme celle-ci, consacrée aux religieuses de Picpus :

« Quant à nous, qui ne croyons pas ce que ces femmes croient, mais qui vivons comme elles par la foi, nous n’avons jamais pu considérer sans une espèce de terreur religieuse et tendre, sans une sorte de pitié pleine d’envie, ces créatures dévouées, tremblantes et confiantes, ces âmes humbles et augustes qui osent vivre au bord même du mystère, attendant, entre le monde qui est fermé et le ciel qui n’est pas ouvert, tournées vers la clarté qu’on ne voit pas, ayant seulement le bonheur de penser qu’elles savent où elle est, aspirant au gouffre et à l’inconnu l’œil fixé sur l’obscurité, immobiles, agenouillées, perdues, stupéfaites, frissonnantes, à demi soulevées à de certaines heures par les souffles profonds de l’éternité. »

III §

Les moyens favoris de Victor Hugo sont eu réalité des plus simples, et ne diffèrent en rien de ceux de la rhétorique courante ; ils peuvent se ramener à la répétition, à l’antithèse et à la métaphore.

Pour ce poète aux romans volumineux, aux drames trop longs pour la scène, aux interminables digressions, une idée n’est pas exprimée lorsqu’elle n’est exprimée qu’une fois. Il faut qu’il la ramène sous toutes les formes qu’elle peut revêtir, qu’il l’impose par des retours successifs, comme on plante un clou à coups répétés. Si, par exemple, il demande :

De quel droit mettez-vous des oiseaux dans des cages ?

il ajoutera aussitôt :

De quel droit ôtez-vous ces chanteurs aux bocages,
Aux sources, à l’aurore, à la nuée, aux vents ?
De quel droit volez-vous la vie à ces vivants ?

La plupart de ses pièces, même les meilleures, sont construites sur un plan analogue, ramenant sans cesse le même thème et l’exprimant à la fin dans tout son éclat. Ainsi dans la Légende des Siècles, le magnifique morceau intitulé Booz Endormi, qui n’est en somme que la description du calme d’une nuit d’Orient. Souvent, cette insistance devient fatigante : Ruy-Gomez de Silva abuse de la patience de Charles-Quint en le promenant devant les portraits des aïeux, et l’on comprend l’irritation de Zim-Zizimi auquel tous ses sphinx, l’un après l’autre, adressent le même discours. Les descriptions, quelque longues qu’elles soient, ne sont presque jamais établies que par l’accumulation du même trait, répété tantôt en termes différents, tantôt en images itératives. Quand un nouveau personnage apparaît, sa qualité dominante revient de page en page : ainsi l’écrivain se croit obligé de répéter à plusieurs reprises dans le début de l’Homme qui rit, qu’Ursus est un saltimbanque et qu’Homo est un loup. On pense à l’épithète permanente d’Homère ; seulement, tandis que le poète de l’Iliade se contentait d’un seul adjectif, toujours le même, pour caractériser les bras blancs de Héra, la prudence d’Ulysse et les yeux de hibou d’Athéné, le poète des Orientales trouve un millier d’expressions différentes pour rendre le même trait.

Si la répétition est le moyen essentiel de Victor Hugo, l’antithèse est devenue, en quelque sorte, un mode de son esprit. D’abord, elle lui sert à donner à ses phrases un singulier relief : il se plaît à accoupler des mots qui peuvent à bon droit s’étonner d’être ensemble, et ses comparaisons favorites reposent toujours sur des contraires, en sorte qu’on dirait que dans son esprit ce sont des idées opposées, non des idées similaires, qui s’appellent. À ce point de vue, la strophe suivante est caractéristique :

Au souffle de l’enfant, dôme des Invalides,
Les drapeaux, prisonniers sous tes voûtes splendides,
Frémissent, comme aux vents frémissent les épis,
Et son cri, ce doux cri qu’une nourrice apaise
Fit, nous l’avons tous vu, bondir et hurler d’aise
Les canons monstrueux à ta porte accroupis.

Si nous remontons de l’expression du détail à la contexture de l’œuvre et à la conception elle-même, nous verrons que le rôle de l’antithèse demeure en tout prépondérant : c’est elle qui fournit au poète des effets comme le passage de M. de Saint-Vallier dans le Roi s’amuse, ou la transformation du mendiant dans les Burgraves ; c’est elle encore, nous l’avons déjà vu, qui lui fournit des sujets et des caractères ; c’est elle qui lui a dicté sa fameuse théorie du mélange du comique et du tragique dans le drame, laquelle est le thème unique de la préface de Cromwell.

Les images naissent naturellement de la répétition. Mais chez Victor Hugo, elles sont autre chose et plus qu’une nécessité de rhétorique, elles correspondent, si je puis m’exprimer ainsi, à un besoin particulier de matérialisation. Victor Hugo ne pense pas aux objets qu’il décrit, ou aux choses dont il, parle : il les voit avec leurs contours et leurs couleurs, et quand il traite de pures abstractions, il faut qu’il arrive à les faire tomber sous ce sens de la vue qu’il possède à un si haut degré. Suivez la marche habituelle de sa pensée, vous verrez que jamais il ne part de l’observation concrète pour arriver aux vérités abstraites, mais qu’au contraire il ne s’empare jamais des idées abstraites que pour les concrétiser. Quelque inexprimables que soient ses sujets, qu’il erre en plein ciel ou eu pleine nuit, ou qu’il écoute les paroles de la bouche d’ombre, il tend toujours à se rapprocher de la forme matérielle, à expliquer l’invisible par ce qu’on peut voir et l’intangible par ce qu’on peut toucher. Dans la pièce intitulée Abîme46 la voie lactée dit :

C’est moi qui suis l’amas des yeux et des rayons,
L’épaisseur inouïe et morne des lumières,

et les nébuleuses se proclament des îles de l’inconnu. Enfin, dans ses morceaux les plus apocalyptiques, on peut noter par centaines des vers comme ceux-ci :

Le rafale qu’on voit aller, venir, passer ;
L’onde, linceul ; le ciel, ouverture de tombe
Les nuages ayant l’aspect d’une forêt, etc.

La répétition, l’antithèse et la métaphore sont des moyens très ordinaires, dont on divulgue la recette dans tous les lycées et que les plus mauvais poètes pratiquent avec succès. D’où vient donc que chez Victor Hugo ils se suffisent à eux-mêmes ? d’où vient que, sans être soutenus par la pensée, ils arrivent à une intensité d’expression sans précédent dans l’histoire des lettres, prêtant une force grandiose à des déclamations vulgaires, et un sens en apparence élevé aux notions les plus banales ?

La puissance des figures et la puissance de la phrase dépendent essentiellement de la qualité des mots qui servent aux figures et à la phrase. Or Victor Hugo a possédé à un degré unique cette faculté suprême de l’expression : le génie des mots. On pourrait même croire qu’il a eu conscience de cette disposition maîtresse de son esprit, car il a déifié le mot dans les deux pièces célèbres des Contemplations où il revendique — peut-être égoïstement — l’honneur d’avoir révolutionné la langue :

… Le mot, qu’on le sache, est un être vivant.
La main du songeur vibre et tremble en l’écrivant.
La plume qui d’une aile allongeait l’envergure,
Frémit sur le papier quand sort cette figure.
Le mot, le terme, type on ne sait d’où venu,
Forme de l’invisible, aspect de l’inconnu
rouvant toujours le sens comme l’eau, le niveau ;
Formule des lueurs flottantes du cerveau…
Oui, vous tous, comprenez que les mots sont des choses
Du sphinx Esprit Humain le mot sait le secret…
De quelque mot profond tout homme est le disciple ;
Toute force ici-bas a le mot pour multiple…

… Le mot fait vibrer tout au fond de nos esprits.
Il remue en disant : Béatrix, Lycoris,
Dante au Campo-Santo, Virgile au Pausilippe.
De l’Océan pensée il est le noir polype…
Oui, tout-puissant, tel est le mot. Fou qui s’en joue :
uand l’erreur fait un nœud dans l’homme, il le dénoue,
Il est foudre dans l’ombre et ver dans le fruit mûr,
Il sort d’une trompette, il tremble sur un mur,
Et Balthazar chancelle, et Jéricho s’écroule.
Il s’incorpore au peuple, étant lui-même foule.
Il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu ;
Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu.

Ce morceau est très connu, mais il fallait le citer ; car il suffit de serrer le sens de toutes ces images pour trouver, non seulement le secret de la puissance de Victor Hugo, mais celui de son génie. Le mot lui suffit, il n’a d’autre idée que celle qu’implique le mot, chacune de ses idées peut s’incarner dans un mot, il est réellement le « disciple » du mot, le mot est le critère auquel il recourt dans le doute. C’est peut-être parce qu’il faut que les mots aient un sens concret qu’il a admis sans hésiter la réalité de ces abstractions qui épouvantent et troublent nos esprits. Les mots, qui en poussent d’autres au scepticisme par toutes les idées contingentes qu’ils soulèvent, l’ont conduit directement à la foi. Les notions les plus compliquées lui apparaissent toutes simples, telles qu’elles se révèlent dans les mots avant qu’ils soient soumis à l’analyse. M. Sully Prudhomme s’est demandé douloureusement : « Qu’est-ce que la justice ? » Nous nous demandons tous : « Qu’est-ce que Dieu ? qu’est-ce que l’éternité ? qu’est-ce que l’infini ? » Et Victor Hugo joue avec ces grands mots comme avec des hochets, les réduit en images qui correspondent à une notion des plus ordinaires, les sème éperdument dans son œuvre, se sert de leur prestige pour nous tenir en arrêt. Et les mots sont sa force. C’est parce qu’il les a acceptés tels qu’ils sont, avec leurs splendeurs et leurs mensonges, avec la foule d’erreurs qu’ils révèlent sous leur apparence d’absolue vérité, avec leur simplicité attirante et trompeuse, qu’il s’est trouvé en continuelle communion avec la foule. C’est parce qu’il a déployé pour les manier plus de puissance que d’autres en déploient à manier des idées qu’on l’a pris pour un penseur. Et, avec les mots, il a fait de tels prodiges, qu’à une époque ses contemporains, éblouis, aveuglés, comme des gens auxquels on montre trop de lumière, ont pu l’accuser, lui, le maître par excellence du rythme et de la grammaire, de cacophonie et d’incorrection.

 

Nous avons essayé de dégager les caractéristiques les plus générales d’une œuvre immense, et — il faut bien le répéter — nous ne pouvons donner notre étude, préparée en quatre semaines pour répondre aux exigences de l’actualité, que pour une esquisse incomplète, qui demanderait à être beaucoup plus développée et beaucoup plus nuancée. Nos lecteurs seront peut-être étonnés de la trouver, sur plus d’un point, en désaccord flagrant avec les enthousiasmes qui ont accueilli, depuis dix ans, toutes les œuvres de Victor Hugo et qui ont fait de sa mort un deuil universel. C’est que cette mort marque peut-être une date davantage encore qu’on ne le pense. Peut-être qu’elle est aussi bien le terme où une époque commence que celui où une autre finit. Peut-être que la notion du génie est en train de changer. Qui sait ? peut-être aussi que la critique, après avoir oublié du vivant du poète qu’il n’était point un penseur pour l’adorer sans restriction, oubliera après sa mort qu’il a été le roi suprême des mots, des rythmes et des images. Cette hypothèse est d’autant plus plausible, que la forme littéraire est un moule changeant, que la langue se modifie de période en période et très vite, et que l’art disparaît plus vite encore que les idées dans le gouffre d’oubli que nous appelons l’immortalité.

Les mémoires de Garibaldi47 §

Voici un livre qui aurait fourni un beau chapitre à cette « Histoire de l’énergie en Italie » que Stendhal rêvait d’écrire et qui reste à faire. On l’attendait depuis longtemps : il ne décevra personne. La figure de Garibaldi en ressort bien telle qu’on aime à se la représenter, avec son relief presque légendaire ; et l’ouvrage, en lui-même, a cette saveur fruste des récits de batailles contés par les grands capitaines. Ce n’est pas un journal écrit au jour le jour, ce ne sont pas non plus des mémoires composés avec le parti pris de raconter sa vie comme on désire qu’elle soit fixée dans l’histoire, en se jugeant comme on voudrait être jugé. L’auteur passe sous silence, entièrement, celles de ses années où il n’a pas combattu, qui furent, selon ses expressions, « inertes et inutiles ». Il dit peu de chose de sa famille, peu de chose de son enfance, peu de chose même de cette Anita qui partagea ses fatigues. Le récit de ses expéditions, avec leurs détails à la fois circonstanciés et précis, pourrait peut-être paraître sec, s’il n’était interrompu de place en place par des élans lyriques coupés de points d’exclamation, qui font éclater à la fois la sincérité et la naïveté du héros. Et qu’on ne leur reproche pas leur éloquence parfois un peu déclamatoire : elle est propre à la langue et au génie italiens, on la retrouve dans tous les livres vraiment italiens, depuis les Scènes de la vie militaire, de M. Edmondo de Amicis, qui ne ressemblent guère aux Memorie autobiografiche, jusqu’aux mémoires de Benvenuto Cellini, qui, à travers trois siècles de distance, s’en rapprochent beaucoup.

Cette indifférence à tout ce qui n’est pas action est le trait saillant du livre de Garibaldi : elle frappe jusque dans les divisions des chapitres, dont chacun presque porte pour titre un nom de bataille. Sans doute, Garibaldi a joué un rôle dans l’élaboration des idées qui entraînent ce siècle ; mais sa véritable pensée, ce fut sa vie. Au fond, quoiqu’il se donnât pour disciple de Beccaria, ennemi de la peine de mort et de la guerre, il méprisait profondément les théoriciens ; il n’aimait pas Mazzini, qu’il traite de « conspirateur en chambre », et auquel il attribue le désastre de Mentana ; il ne comprit jamais Cavour ni sa diplomatie : la diplomatie est à ses yeux une sornette qu’il accable de ses dédains. Il n’admet pas un instant que l’Italie doive quelque reconnaissance aux diplomates qui ont fait son unité ; on l’aurait faite plus vite, et mieux, si le gouvernement, au lieu de rechercher l’appui de Napoléon, avait aidé sérieusement les volontaires. Il faut l’entendre s’écrier, en 1866, au début de la campagne du Tyrol : « Sur les côtes dalmates, avec trente mille hommes, il y avait vraiment de quoi renverser la monarchie autrichienne. » Les hommes du Risorgimento pour lesquels il a de la sympathie, ce sont Montanelli, Filopanti et Massimo d’Azeglio, parce qu’ils ne sont pas restés enfermés dans les bureaux d’un ministère : « En eux, je vénère l’idéal du grand citoyen. Deux d’entre eux ont pu être doctrinaires un moment, mais ils ont payé de leur personne au jour du danger. À Curtalone et à Vicence, ces deux illustres chefs de gouvernement ont été blessés en combattant comme de simples soldats aux côtés des patriotes italiens ! Filopanti, le grand astronome, le courageux député à la Constituante romaine, je l’ai vu combattant seul avec un mousquet à la défense de Rome… » Garibaldi est si reconnaissant à Massimo d’Azeglio de s’être fait blesser à Vicence, qu’il s’oublie, je crois, jusqu’à admirer Niccolò de Lapi. Victor-Emmanuel ne lui déplaît pas non plus : il regrette seulement que le roi galant homme soit « si mal entouré ».

De même qu’il mesure les hommes à leur action directe, Garibaldi ne juge les théories qu’à leurs effets immédiats. À chaque instant, de la meilleure foi du monde, il se met en contradiction avec celles qu’il professe. Il condamne la guerre, et pourtant c’est une si belle chose ! « Amant de la paix, du droit, de la justice, dit-il en terminant sa préface, nous ne pouvons-nous empêcher de conclure avec l’axiome d’un général américain : La guerre est la véritable vie de l’homme ! » Républicain, il sait pourtant, parce que les circonstances l’exigent, renoncer à son rêve et abdiquer sa dictature entre les mains du roi : cela, au mépris des « mazziniens », qui devaient le lui reprocher sans cesse. Défenseur de la liberté pour laquelle il a livré toutes ses batailles, il ne la voyait cependant qu’à travers une dictature : la dictature d’abord, pour assurer la liberté ensuite. Dans sa superbe honnêteté, il sépare inconsciemment l’idée du dictateur et celle de la dictature ; il parle avec confiance d’un dictateur honnête homme, auquel l’exercice du pouvoir n’insufflerait aucune ambition personnelle, quand bien même cet exercice devrait se prolonger jusqu’au moment indéterminé où le peuple serait mûr pour la liberté. Lui qui ne croit pas qu’on puisse accomplir de grandes choses par de petits moyens, lui qui par loyauté déteste la diplomatie, il croit fermement qu’on peut arrivera la liberté par la dictature ! Au fond, ce n’est pas, je crois, une conviction raisonnée, c’est une affaire de tempérament : tout ce qui nuit à faction et à la rapidité de l’action est funeste : une fois décidé, il faut agir, tout est là.

Je ne sais si, en aucune période de sa vie, Garibaldi put se déployer et s’épanouir plus librement que pendant ses premières années passées dans l’Amérique du Sud. Il les a racontées longuement, il leur a consacré plus d’un tiers de son volume, et avec quel enthousiasme il évoque ce temps lointain ! « Aujourd’hui, 20 décembre 1871, recroquevillé devant le foyer et les membres raidis, je me rappelle avec émotion les scènes d’une vie passée où tout souriait, au plus magnifique spectacle que j’ai jamais vu ! » Il était marin : « Que tu étais belle, ô Constance, vaisseau sur lequel je devais pour la première fois parcourir la Méditerranée et la nier Noire ! » Il était corsaire au service du Rio-Janeiro révolté contre le Brésil : « Corsaire ! lancé sur l’Océan avec douze compagnons à bord d’un garopera, on défiait un empire, et l’on faisait flotter au vent, pour la première fois sur ces côtes méridionales, une bannière d’émancipation, la bannière républicaine du Rio-Grande ! » Il était soldat, presque un boucanier, presque un « frère de la côte », et toujours avec le même enthousiasme il passait au service du Montevideo.

Tout le ravissait, dans ce pays où la nature est libre, dans cette vie qui n’est pas encore ployée et domestiquée par les usages de la civilisation. Il a des accents lyriques de vrai poète pour célébrer la gazelle ou l’étalon des pampas, et il éprouve une sympathie admirative pour « l’homme des champs », le matrero, qui est indépendant, sans gouvernement, qui parcourt en maître les immenses étendues ouvertes devant lui : « Pourquoi devrait-il vivre dans une société corrompue, entre la dépendance d’un prêtre qui le trompe et d’un tyran qui nage dans le luxe et les ripailles, lorsqu’il peut vivre dans les champs libres et infinis d’un monde nouveau, libre comme l’aigle et le lion ?… » Jamais, même lorsqu’il combattait pour l’indépendance de sa patrie, Garibaldi n’a éprouvé des impressions aussi fraîches et aussi puissantes. Sa robuste jeunesse s’épanouissait, son amour presque sauvage de la liberté se satisfaisait à l’aise : « Parmi les nombreuses péripéties de ma vie agitée, dit-il, je n’ai pas manqué d’avoir de beaux moments : et tels ont été ceux où, à la tête de quelques hommes, débris de nombreux combats qui avaient justement mérité le titre de vaillants, je marchais à cheval à côté de la femme de mon cœur, me lançant dans une carrière qui, plus encore que celle de mer, avait pour moi un immense attrait. Et que m’importait de n’avoir d’autres vêtements que ceux qui me couvraient, et de servir une pauvre république qui ne pouvait donner un sou à personne ? J’avais un sabre et une carabine que je portais en travers sur le devant de ma selle. Mon Anita était mon trésor, non moins passionnée que moi pour la sainte cause des peuples et pour une vie aventureuse. Elle s’était figurée les batailles comme un jeu, les peines de la vie de camp comme un passe-temps : aussi quoi qu’il pût arriver, l’avenir nous souriait, et plus sauvages se présentaient les vastes déserts américains, plus séduisants et plus beaux ils nous apparaissaient… »

Rien de plus charmant et de plus noble à la fois que ce roman d’amour dans les pampas, parmi les hasards de la vie de partisan.

Garibaldi avait une haute idée de la femme, et dans ses souvenirs de jeunesse, il n’y en a que trois dont il évoque le souvenir.

La première est une apparition presque fantastique, rencontrée pendant la vie de corsaire, dans une estancia au bord de la mer où l’on cherchait des vivres : une belle jeune femme, poétesse, qui, tout en offrant à l’Italien l’habituel maté, lui parlait de Dante et de Pétrarque et qui, au dessert, lui récita des vers de sa composition. Il ne savait pas l’espagnol, mais il les trouva superbes. « On me dira : Comment avez-vous pu les admirer, ne sachant que peu d’espagnol et ne vous connaissant guère en poésie ? — C’est vrai que je me connais peu ou pas en poésie, mais le beau de la poésie me semble propre à émouvoir même des sourds… »

Une autre était une nièce du président du Rio-Grande, le général Bento Gonçales. Elle se nommait Manuella, et « gouvernait absolument mon âme »« Je n’ai jamais cessé de l’aimer, quoique sans espérance, puisqu’elle était fiancée à un fils du président. J’adorais la beauté idéale de cette angélique créature, et mon amour n’avait rien de profane. À l’occasion d’un combat où l’on m’avait cru mort, je reconnus que je ne lui étais pas indiffèrent, et cela suffit à me consoler de ne pouvoir la posséder… »

La troisième fut Anita. Tous les Italiens, compagnons de Garibaldi, avaient péri dans un combat sur mer. Il se trouvait seul, sans intimité avec ses nouveaux compagnons qu’il connaissait à peine, il avait besoin « d’un être humain qui l’aimât », qui restât près de lui, sans la compagnie duquel l’existence lui devenait intolérable. Et, quoique le mariage lui eût toujours paru incompatible avec son existence, il rêvait pourtant de trouver une femme. Et lorsqu’il vit Anita, il fut frappé du coup de foudre : « Nous demeurâmes tous deux en extase et silencieux, nous regardant l’un l’autre comme deux personnes qui ne se voient pas pour la première fois, et qui cherchent dans leurs traits comme une réminiscence. Je la saluai enfin en lui disant : “Tu dois être à moi !” Je parlais peu le portugais, et je prononçai ces téméraires paroles en italien. Quoi qu’il en soit, je fus magnétique dans mon insolence. J’avais lié un nœud que seule la mort pouvait défaire ! J’avais trouvé un trésor défendu, mais un trésor de grand prix ! »

Cette soudaineté de la sensation, immédiatement suivie d’une résolution qui s’exécute aussitôt, n’est pas un trait de notre âge. On en trouve de pareils chez Benvenuto Cellini, et chez les hommes de la Renaissance, si spontanés, si irréfléchis, toujours prêts à réaliser le désir qui les a frappés. Seulement, Garibaldi était un honnête homme, et ce qui est de lui, de son temps aussi, c’est le cri de la conscience qui proteste et se trouble :

« S’il y a eu faute, qu’elle retombe sur moi tout entière ! Et… il y a eu faute !… Oui, deux cœurs s’unissaient dans un amour immense, mais l’existence d’un innocent était brisée !… Elle est morte, je suis malheureux, il est vengé !… J’ai connu le mal que j’ai fait le jour où, espérant encore la rappeler à la vie, j’ai serré la main d’un cadavre et pleuré de désespoir… J’ai péché grandement, et j’ai péché seul !… »

Cet amour, né subitement dans une rencontre de hasard, devait être une sorte de roman héroïque dont Garibaldi ne parle qu’avec une extrême discrétion. Anita l’accompagne dans toutes les marches aventureuses de son expédition de Montevideo. Elle le précède en Italie ; de nouveau elle le suit pendant la campagne de Rome (1849), aux fatigues de laquelle elle ne devait pas résister. Et le roman se dénoue tragiquement par une nuit de la fatale retraite, dont le récit est d’une entraînante éloquence :

« … Je vous laisse à penser qu’elle était ma position dans ces moments désespérés. Ma malheureuse femme moribonde ! L’ennemi qui nous poursuivait sur la mer, avec la rapidité que donne une facile victoire, et la perspective d’aborder sur une côte où seraient sans doute d’autres et nombreux ennemis, non seulement des Autrichiens, mais des papistes alors en violente réaction.

« Quoi qu’il put en être, nous abordâmes. Je pris ma chère compagne dans mes bras, je débarquai et la débarquai sur la grève. Je dis à mes compagnons, qui me demandaient du regard ce qu’il fallait faire, de se mettre en chemin séparément et de chercher un refuge où ils pourraient ; en tout cas, de s’éloigner de l’endroit où nous étions, l’arrivée des bâtiments ennemis étant imminente. Quant à moi, il m’était impossible de continuer, je ne pouvais pas abandonner une femme mourante.

« Les hommes auxquels je m’adressais m’étaient aussi chers : Ugo Rassi et Ciceruacchio avec ses deux fils ! Bassi me dit : “Je vais chercher quelque chaumière où je puisse trouver un pantalon ; celui-ci est trop suspect.” Il portait un pantalon rouge, enlevé, je crois, par un des nôtres au cadavre d’un soldat français à Rome, et qu’on lui avait donné quelques jours auparavant. Ciceruacchio me dit un adieu affectueux et s’éloigna avec ses fils. Nous nous séparâmes de ces courageux Italiens pour ne plus nous revoir. La cruauté autrichienne et papale rassasiait sa soif de sang en fusillant ces braves, et se vengeait ainsi de ses frayeurs passées.

« … Je restai proche de la mer dans un champ de blé noir, avec mon Anita et le lieutenant Leggiero, mon compagnon inséparable, qui était aussi resté avec moi en Suisse, l’année précédente, après l’affaire de Morazzone. Les dernières paroles de la femme de mon cœur avaient été pour ses enfants qu’elle pressentait de ne plus revoir !

« Nous restâmes un moment dans ce champ de blé noir, un peu indécis sur ce qu’il fallait faire. Enfin, je dis à Leggiero de s’avancer un peu dans l’intérieur pour découvrir quelque maison dans le voisinage. Lui, en audacieux qu’il avait toujours été, partit tout de suite. Je restai un instant en attente. Mais bientôt j’entendis des gens qui s’approchaient. Je sortis de mon refuge et je vis Leggiero accompagné d’un individu que je reconnus tout de suite et dont la vue me réconforta. C’était le colonel Nino Bonnet, un de mes officiers les plus distingués, blessé à Rome pendant le siège, où il avait aussi perdu son vaillant frère. Il s’était retiré chez lui pour se soigner. Rien de plus heureux ne pouvait m’arriver que la rencontre de ce frère d’armes. Habitant les environs où il avait une propriété, il avait entendu la canonnade, et pressentant notre débarquement, il s’était rendu sur la plage pour nous venir en aide. Courageux et intelligent, Bonnet, avec grand péril pour lui-même, nous chercha et nous trouva. Ayant trouvé un tel auxiliaire, je me remis entièrement à sa volonté, ce qui fut naturellement notre salut. Il proposa tout de suite de nous rendre dans une cahute qui se trouvait dans le voisinage, pour y procurer quelque soulagement à ma malheureuse compagne. Nous nous mîmes en chemin, en soutenant Anita à nous deux, et nous atteignîmes avec peine cette pauvre demeure, où nous trouvâmes de l’eau, dont la malade avait surtout besoin, et je ne sais quoi d’autre. De cette chaumière, nous passâmes dans la maison de la sœur de Bonnet, qui fut très aimable. De là nous traversâmes une partie des vallées de Comacchio, nous dirigeant vers la Mandriola, ou il devait y avoir un médecin. Nous y arrivâmes. Anita était couchée sur un matelas dans la charrette qui l’avait conduite. Je dis alors au docteur Zanzini qui venait aussi d’arriver : “Tâchez de sauver cette femme !” Le docteur me répondit : “Tâchons de la transporter dans un lit.” Nous prîmes tous les quatre chacun un coin du matelas, et nous le transportâmes dans le lit d’une chambre de la maison, qui se trouvait au haut d’un petit escalier. En la déposant sur le lit, il me sembla voir sur son visage l’expression de la mort. Je sentis son pouls… il ne battait plus ! J’avais devant moi la mère de mes fils, que j’aimais tant, un cadavre !… Ils me demandèrent des nouvelles de leur mère à notre première rencontre.

« Je pleurai amèrement la perte de mon Anita ! de celle qui fut ma compagne inséparable dans les circonstances les plus aventureuses de ma vie ! Je recommandai aux jeunes gens qui m’entouraient de donner la sépulture à ce cadavre, et je m’éloignai, sollicité par les gens de la maison que je compromettais en restant plus longtemps. »

Ce n’est certes pas de la littérature, et il n’y a là aucun effet calculé : mais de tels faits ont leur éloquence, et quels horizons ne nous ouvrent-ils pas sur ces deux vies si intimement unies, sur cette douleur qui s’exprime en phrases gauches, en termes maladroits, et qui communique pourtant au lecteur ce qu’elle eut de poignant et de tragique !…

Après ses batailles de Rio-Grande et de Montevideo, la période de sa vie dont Garibaldi parle avec le plus d’enthousiasme est celle de l’expédition des Mille, de sa campagne de Sicile (1800). Il avait passé quelque temps dans l’inaction, suivant avec dégoût les intrigues d’une diplomatie qui ne refaisait pas d’un coup la grande Italie, et qui, doutant des forces italiennes, doutant surtout des forces populaires qu’elle refusait d’utiliser, laissait dans la servitude certaines contrées et certaines populations. C’était, de nouveau, « la joie du danger, des aventures et de la conscience de servir la cause sainte de la patrie », qui recommençait. Et pendant que Garibaldi s’y abandonnait avec ses chasseurs des Alpes revenus avec enthousiasme se ranger sous ses ordres, Cavour voyait l’expédition sous un tout autre jour : « Les circonstances sont graves, écrivait-il à L.-C. Farini, le 6 mai, le lendemain du départ des Mille. Le départ de Garibaldi avec une véritable expédition, les enrôlements qu’il fait partout, les excitations de la presse vont attirer sur nous une véritable tempête diplomatique48. » Le jour suivant, il se disposait à empêcher l’expédition et télégraphiait au gouverneur de Cagliari d’arrêter l’expédition si elle mouillait dans un port de la Sardaigne49. Si nous en croyons le journal de M. Darimon, les craintes de Cavour n’étaient pas sans fondement : le 9 mai, le prince Napoléon prédisait que l’expédition de Sicile serait une source de complications de toutes sortes : « Que feront les Italiens, disait-il, si l’Autriche appelée par Naples intervient en Sicile ? De quoi auront-ils à se plaindre ? Que pourra pour eux la France ? L’expédition de Sicile, soufferte et encouragée par-dessous main par un gouvernement régulier, constitue une véritable violation du droit des gens. Le Piémont, après avoir été l’objet de toutes les sympathies, va être placé au ban de l’Europe. » Le jour suivant, l’inquiétude de Cavour augmentait : « Une série de circonstances, écrivait-il dans une lettre confidentielle au vice-amiral Serra, ont réduit le gouvernement à ne pas opposer d’obstacles efficaces à l’expédition organisée et dirigée par le général Garibaldi. À présent qu’elle peut avoir de graves conséquences pour nous, c’est la ferme intention du ministère d’empêcher que de tels actes se renouvellent50 ! » Et six jours après, il explique les tergiversations de sa conduite, le doute où il se trouve, l’impossibilité de prendre un parti décisif pour ou contre l’expédition garibaldienne : « Garibaldi est débarqué en Sicile, écrit-il au baron Ricasoli 51. C’est un grand bonheur qu’il n’ait pas exécuté son projet d’attaquer le pape. Qu’il fasse la guerre au roi de Naples, on ne peut l’en empêcher. Ce sera un bien ou un mal, mais c’était inévitable. Garibaldi retenu par la violence serait devenu dangereux à l’intérieur. À présent, qu’arrivera-t-il ? Il est impossible de le prévoir. L’Angleterre l’aidera-t-elle ? C’est possible. La France le contrariera-t-elle ? Je ne le crois pas. Et nous, le seconder ouvertement ne se peut, et non plus comprimer les efforts individuels en sa faveur. Nous avons donc décidé de ne pas permettre qu’il parte de nouvelles expéditions des ports de Gênes et de Livourne, mais de ne pas gêner les envois d’armes et de munitions pourvu qu’ils s’exécutent avec une certaine prudence. » Garibaldi, qui voyait les effets de cette politique qu’il ne comprenait pas et qu’il n’aurait jamais comprise, qui trouvait plus de sympathie chez les officiers des navires anglais et américains en rade dans les ports de Sicile que dans la marine nationale, Garibaldi éclate sans cesse en invectives contre « les armées cavouriennes ». Le parti que peuvent prendre la France, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche, il n’en a cure. Il combat pour la liberté et pour le bon droit, cela lui paraît une force suffisante : « L’Autriche est puissante, ses armées sont nombreuses. Quelques voisins formidables sont contraires, pour de misérables visées dynastiques, au relèvement de l’Italie. Le Bourbon a cent mille soldats ! Et qu’importe ? Le cœur de vingt-cinq millions d’hommes palpite, frémit d’amour pour la patrie ! La Sicile, qui les résume tous, impatiente de l’esclavage, a jeté le gant à la tyrannie. Elle la défie partout, combattant dans les murs des monastères et sur les sommets de ses volcans toujours en action. Mais ils sont peu ! Les phalanges des tyrans sont nombreuses, et les patriotes sont chassés de la capitale, obligés de se cacher dans les montagnes. Les montagnes ne sont-elles pas l’auberge, le sanctuaire de la liberté des peuples ! Les Américains, les Suisses, les Grecs ont occupé les montagnes quand les cohortes des tyrans les ont chassés de la plaine. La liberté ne manque pas “à ceux qui la veulent”. Et ces fiers insulaires le prouvent bien en entretenant le feu sacré dans les montagnes ! Fatigues, peines, privations, qu’est-ce que cela, quand on combat pour la sainte cause de son propre pays et de l’humanité ? » D’ailleurs, les Mille avançaient de succès en succès : Calatafimi, Palerme, Milazzo, Garibaldi rappelle tous ces noms avec une dramatique émotion. Cette fois, la victoire lui était fidèle, il marchait de succès en succès, les populations l’acclamaient, il pouvait croire que cet enthousiasme se communiquait dans le pays et que l’heure de la libération sonnait enfin pour toute l’Italie. De fait, quelques-uns de ceux qui d’abord n’avaient pas cru à l’expédition se ravisaient et s’enflammaient à leur tour ; c’était, par exemple, le cas de Ricasoli52, Cavour lui-même changeait d’attitude : « Pour faire l’Italie à l’heure qu’il est, écrivait-il à un ami intime53, le 9 août 1860, il ne faut pas mettre en opposition Garibaldi et Victor-Emmanuel. Garibaldi a une grande puissance morale, et il exerce un immense prestige, non seulement en Italie, mais surtout en Europe. Si demain j’entrais en lutte avec Garibaldi, il est probable que j’aurais pour moi la majorité des vieux diplomates, mais l’opinion publique européenne serait contre moi. Et l’opinion publique aurait raison, car Garibaldi a rendu à l’Italie les plus grands services qu’un homme pût lui rendre, il a donné aux Italiens confiance en eux-mêmes ; il a prouvé à l’Europe que les Italiens savaient se battre et mourir sur le champ de bataille pour reconquérir une patrie. » Et le mouvement s’étendait, Garibaldi passait le détroit de Messine, faisait à Naples une véritable entrée triomphale, gagnait la bataille du Volturne, et ses proclamations et ses menaces d’attaquer les Français dans les États du pape inquiétaient de nouveau le gouvernement. Après s’être en partie rallié à lui, en voyant que l’expédition de Sicile ne provoquait pas les complications redoutées, on s’en écartait de nouveau, par crainte qu’il ne passât la mesure. « Garibaldi est un illuminé, écrivait alors Cavour au chevalier Nigra (22 septembre). Il croit avoir reçu une mission providentielle et être autorisé pour l’accomplir à se servir de tous les moyens. Maintenant il s’imagine que c’est avec les hommes de la Révolution qu’il doit marcher. Il s’ensuit qu’il sème sur sa route le désordre et l’anarchie. Si nous ne portions remède à cet état de choses, l’Italie périrait sans que l’Europe s’en mêlât. Nous sommes décidés à ne pas le souffrir. Déclarez-le bien nettement à l’empereur, si Garibaldi persiste dans la voie funeste où il s’est engagé, dans quinze jours nous irons rétablir l’ordre à Naples et à Palerme54… » C’est à cette énergique opposition que Garibaldi comprit qu’il fallait renoncer à son rêve de république : il se résigna à déposer sa dictature entre les mains de Victor-Emmanuel. Ce ne fut pas sans un profond déchirement, qui lui rendit plus sensibles encore les reproches que lui adressèrent à cette occasion les « mazziniens », ses autres ennemis, qu’il déteste encore plus que les « cavouriens » : « Vous deviez proclamer la république, crièrent les mazziniens, et ils le crient encore aujourd’hui ; comme si ces docteurs, accoutumés à donner des lois au monde du fond de leurs bureaux, pouvaient connaître mieux que nous l’état moral et matériel des populations que nous avions eu le bonheur de commander et de guider à la victoire. Que les monarchies, comme les prêtres, prouvent chaque jour que rien de bon n’en peut sortir, c’est un fait patent ; mais qu’il fallait proclamer la république de Palerme à Naples en 1860, c’est faux ! Et ceux qui prétendent le contraire, le font par cette haine de parti qu’ils ont manifestée à partir de 48, à chaque occasion, non parce qu’ils sont convaincus de ce qu’ils avancent… » Il n’abandonna pas ses convictions, il céda aux circonstances, simplement, recommanda ses compagnons au roi, et se retira. Cavour de son côté l’avait recommandé à Victor-Emmanuel : « Aucune transaction avec les mazziniens, lui écrivait-il le 6 octobre, peu de jours avant la solution définitive de l’affaire ; pas de faiblesse avec les garibaldiens, mais des égards infinis pour leur chef. Garibaldi est devenu mon plus cruel ennemi, et pourtant je désire ardemment, pour le bien de l’Italie et pour l’honneur de Votre Majesté, qu’il se retire pleinement satisfait55. »

Tels furent, indiqués dans leurs grandes lignes, les rapports de Cavour et de Garibaldi. Si Garibaldi avait connu les sentiments exacts de Cavour à son égard, s’il s’était rendu compte de ses embarras et de la situation diplomatique de l’Italie, peut-être l’aurait-il jugé autrement. Et peut-être même sa foi dans son entreprise aurait-elle été ébranlée, s’il avait su que Massimo d’Azeglio, dont il ne mettait en doute ni le patriotisme ni l’énergie, se prononçait dans le même sens que Cavour, avec plus de netteté et moins de respect : « L’entreprise de Garibaldi, écrivait-il en effet le 29 septembre 1860 au marquis Emmanuel d’Azeglio, alors ambassadeur à Londres, je l’ai toujours considérée comme une erreur… Je suis reconnaissant de tout ce qu’on a fait en Angleterre pour Garibaldi, à cause de l’intention. Mais on voit, comme d’habitude, qu’ils ne connaissent pas notre situation. Je sais bien que la légende de Garibaldi, comme sa personne, est sympathique, poétique, etc. etc., et que ce sont choses à provoquer ces fièvres à la mode que tous éprouvent plus ou moins. Je n’ai rien voulu t’écrire à ce sujet parce que c’était inutile. Qui ferait entendre raison à la vogue ? Mais si tu me l’avais demandé, je t’en aurais donné la clef. En somme, on la trouve à présent. L’habituelle révolution cosmopolite, qui se jette partout où l’on fait du tapage, et surtout partout où se trouve une personnalité qu’on peut exalter, comme ce fut le cas avec Gioberti. Garibaldi est un homme intègre, très audacieux, plus heureux encore. Mais c’est un caractère faible, et par conséquent victime de tous les imbroglios. Et ceux qui savaient bien ce qu’ils faisaient ont été pour plus d’une moitié dans sa vogue56… »

Garibaldi aurait été certainement fort étonné d’un tel langage tenu par le blessé de Vicence. « Hé quoi ! lui aurait-il à peu près répondu, faut-il penser à tant de choses, quand il s’agit de la liberté d’un peuple qui la réclame ? Agissons d’abord, il sera toujours temps de raisonner. Et vous voyez bien que j’avais raison, puisque les Bourbons sont chassés de Sicile… » Il était de ceux qui ne calculent pas leurs actes et n’en savent pas mesurer la portée ; c’est peut-être cela que Massimo d’Azeglio, esprit plus pondéré et, de plus, rompu aux habitudes diplomatiques, appelle de la « faiblesse de caractère ». Il avait l’enthousiasme et la foi, et, confiant en sa propre force, en celle du droit, en celle du peuple, il ne comprenait pas qu’on pût chercher son salut ailleurs qu’en soi-même. Est-ce qu’Annibal, demande-t-il quelque part, a pu prendre Rome, malgré ses victoires ? Et où Rome a-t-elle puisé la force de le repousser enfin, sinon dans son patriotisme et dans son énergie ? Est-ce qu’une nation qui se veut libre n’est pas toujours plus forte qu’un tyran ? Est-ce que le dernier mot ne reste pas toujours à la grande cause des peuples ? Quand l’histoire venait donner un démenti à ces nobles croyances, il ne l’écoutait pas : il demeura convaincu, par exemple, que les revers de la Défense nationale ont tenu à des fautes, surtout aux morcellements du pouvoir, et qu’il aurait suffi d’une dictature militaire pour sauver la France à laquelle il prêta généreusement son concours. Il allait droit devant lui, les yeux fixés sur son beau rêve humanitaire, n’en voyant que le rayonnement, grisé par l’ivresse des deux mots magiques qui résument toute sa pensée : justice et liberté. C’était un esprit simple, qui refusait de s’ouvrir aux complications des intrigues comme aux calculs des moyens ; c’était une âme pure, qui se trompait sur les individus et se consolait avec les principes. Et cette simplicité et cette pureté furent sa force, lui donnèrent la décision, la droiture et la poésie ; firent de lui, en même temps qu’un croyant, un homme qui inspirait la foi ; lui permirent d’accomplir, contre les prévisions des sages, de grandes choses avec de petits moyens. Au fond, il est de la famille des exaltés, des saints ; lui, l’ennemi des prêtres, il eut un grain du désintéressement sublime qui fit les François d’Assise. C’est pour cela qu’il fut aimé, qu’il fut vainqueur, et qu’il est aujourd’hui légendaire.

Les Véristes italiens §

En France, où la vie littéraire est tout entière condensée à Paris, où la communauté des intérêts ou des relations crée un lien entre les hommes de lettres et rapproche des tempéraments souvent très divers, il se forme des groupes auxquels on donne facilement le nom d’écoles. En Italie, au contraire, les écrivains étant disséminés dans les centres principaux du pays, les groupes sont rares, ou plus restreints : ils se constituent et se développent isolément dans certaines villes : c’est ainsi qu’à Bologne, M. Giosué Carducci, professeur et poète, rallie autour de lui quelques admirateurs qui l’imitent avec plus ou moins de talent. Mais, à ce qu’il semble, un grand mouvement, comme fut par exemple le mouvement romantique de 1830, aurait beaucoup de peine à se former et à se propager de ville en ville, arrêté qu’il serait sans doute, en presque tous les endroits, par des courants d’idées opposées ou par des influences locales. Si nous cherchons, dans le seul genre du roman, la démonstration pratique de cette différence entre les conditions des deux littératures, nous verrons qu’en France il est toujours possible d’établir une sorte de parenté intellectuelle entre plusieurs écrivains ; il est certain, par exemple, que George Sand, J. Sandeau, M. Octave Feuillet forment une espèce de noyau autour duquel d’autres talents sont venus se ranger ; de même, pour MM. de Goncourt, Zola et Daudet. Certes, il y a d’énormes différences entre l’auteur de la Mare au diable et celui de Monsieur de Camors, entre l’auteur de Chérie et l’auteur de l’Assommoir ; et pourtant, ce ne sont ni les hasards de la vie littéraire, ni la fantaisie arbitraire de la critique qui ont séparé en deux groupes opposés ces chefs de file du roman contemporain. La division s’est faite d’elle-même, et elle a sa raison d’être dans le fait qu’avec leurs différences de talent, de tempérament et d’habitudes, la philosophie respective de ces deux groupes a des traits communs dont on ne saurait nier l’évidence, mais qu’il n’y a pas lieu d’analyser ici. Dans l’Italie actuelle, on serait fort embarrassé de trouver un lieu pareil entre les œuvres de MM. Barrili, de Amicis, Salvatore Farina, Luigi Gualdo, Capracina, etc., dont les noms sont les plus saillants parmi ceux des romanciers dits « idéalistes » et dont chacun vaut ce qu’il vaut et va son chemin sans grand souci des autres. Les romanciers « véristes », qu’on leur oppose, et qui ne se sont guère affirmés que dans ces dernières années, ont entre eux plus de rapports de ressemblance : peut-être simplement parce que les deux leaders du mouvement, MM. Giovanni Verga et Luigi Capuana, sont tous deux Siciliens, sont amis intimes et ont longtemps habité Milan ensemble. Cependant, ils ne constituent pas une école dans le sens habituel du terme, et pour réunir sous une dénomination commune des esprits aussi opposés que MM. Tronconi, Dossi, Ciampoli, Chelli, Mme M. Serao et quelques autres, il faut toute la bonne volonté de la critique, amie par nature des généralisations qui simplifient sa besogne. Aussi serait-il oiseux de dégager les traits communs de cette partie de la production contemporaine à laquelle notre étude se bornera, et vaut-il mieux, croyons-nous, présenter isolément ces forces séparées.

I §

L’initiateur du mouvement fut M. Luigi Capuana, qui, connu depuis longtemps déjà par de remarquables études critiques, débuta dans le roman, en 1879, par un livre autour duquel la lutte s’engagea tout de suite : Giacinta. M. Capuana n’entrait pas dans la littérature d’imagination comme on y entre d’habitude, avec un premier livre écrit un peu au hasard, ou en débutant qui cherche à apprendre « le métier », à jeter plus ou moins pêle-mêle ses premières observations : il y arrivait préparé par de longs travaux antérieurs, par une connaissance approfondie des littératures étrangères aussi bien que de la littérature nationale, en écrivain réfléchi, conscient de ses moyens, connaissant ses défauts comme ses qualités et capable de développer celles-ci et d’atténuer ceux-là. Aussi, quelque important que soit son premier, et jusqu’à ce jour son unique roman, quelque retentissement qu’il ait eu en Italie, n’est-il pas absolument nécessaire de l’analyser pour comprendre et apprécier le talent de l’auteur : dans Giacinta, comme dans les recueils de nouvelles publiés avant et depuis, comme dans deux volumes d’Études littéraires qui traitent de sujets très divers, comme dans une étude toute récente sur le Spiritisme, c’est le même tempérament d’écrivain et d’homme qui se manifeste par des moyens différents : c’est avant tout et toujours un esprit curieux, d’une curiosité que rien ne rebute ; en même temps, profondément épris d’art, surtout de l’art spécial qu’il a conçu ; et capable de déployer une volonté rare pour arriver au but qu’il s’est assigné.

Tout le monde sait comme il faut entendre le mot curieux appliqué à un écrivain contemporain. La curiosité, aujourd’hui, n’est plus le simple désir de savoir et d’élargir sans cesse le cercle de ses connaissances : elle est un besoin presque maladif, en tout cas tyrannique, de pénétrer certains secrets, de toucher à certaines anomalies de la nature dont jusqu’à présent on ne s’était guère inquiété, d’aborder de préférence des problèmes très circonscrits et de peu d’intérêt pratique, mais toujours choisis parmi les plus inquiétants, parmi ceux dont la solution demeure obstinément impossible. C’est cette curiosité que Flaubert a définie dans la phrase inoubliable qu’il prête à la Chimère : « Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés. » C’est cette curiosité qui forme et développe nos goûts actuels, et nous lui devons aussi bien l’amour du bibelot que les recherches des spécialistes sur les maladies nerveuses, aussi bien le goût croissant de l’archéologie que la gourmandise des aliments rares. De cette curiosité nous avons fait une sorte de critère, et, dans toute une partie du public intelligent, on ne trouve pas de plus bel éloge à faire d’un tableau, d’un livre ou d’un poème, que de le proclamer curieux. Or, M. Capuana s’est avancé à travers plusieurs littératures et marche à travers la vie en notant au jour le jour ce qui lui semble curieux dans ce sens-là. Une fois, ce sont, les œuvres étranges de N. Carlos Dossi, parce qu’elles l’étonnent ; une autre fois, ce sont les Frères Zemganno, parce qu’il croit pouvoir demander à ce livre la clef du talent et du but littéraire des frères de Goncourt ; ou bien, c’est le problème du spiritisme avec tout ce qu’il a d’inquiétant ; c’est encore cette Giacinta qui médite de choisir et choisit effectivement le jour de ses noces pour se livrer à l’amant préféré ; ce sont de menus faits, des anecdotes dont l’étrangeté sollicite soudainement son attention, qu’il s’applique à regarder de près, dont il poursuit la signification intime, puis qu’il livre aux lecteurs tels quels, souvent inexplicables et contradictoires comme il les a trouvés. Une de ses nouvelles est l’histoire de la passion désespérée d’un mari pour sa femme qui le trompe et le méprise ; et cette passion, qui avait résisté à toutes les douleurs, aux fatigues et aux écœurements d’une lutte quotidienne, cette passion s’évanouit un jour brusquement, quand la femme, par un revirement inattendu, aime à son tour, demande grâce et souffre. Une autre est la notation minutieuse des sentiments d’un médecin qui regarde mourir peu à peu la femme qu’il aime. Plusieurs analysent ces sentiments raffinés et complexes qui se traduisent, en dehors des événements, par de simples manières d’être, par des états d’âme comme on en rencontre surtout dans la promiscuité des grandes villes, comme il s’en produit plus facilement entre deux êtres appartenant à des classes différentes ou profondément inconnus l’un à l’autre et séparés par un abîme que le caprice réciproque se charge de combler un instant. Toujours des sujets et des êtres d’exception : « La recherche de l’exception dans le sujet, dit M. Capuana à propos de M. de Goncourt, toute capricieuse qu’elle semble, est une antique nécessité que la méthode analytique actuelle rend seulement plus frappante, comme si elle était nouvelle. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’art poursuit l’exception : toute l’histoire de ses plus splendides créations le montre. L’unique différence, c’est qu’autrefois le choix se faisait inconsciemment, tandis qu’aujourd’hui on recherche volontairement l’exception » Il est bon d’ajouter que M. Capuana — et par là il tente d’élargir le cadre dans lequel il se meut de préférence — donne du caractère exceptionnel la définition légèrement paradoxale que voici. « Le caractère exceptionnel est celui dans lequel toutes ou presque toutes les forces naturelles qu’il a en germe ont pu se développer avec une ampleur et une richesse que les mille circonstances sociales tolèrent rarement. »

Les moyens artistiques de M. Capuana se trouvent en quelque sorte impliqués dans la disposition essentielle de son esprit.

D’abord, il est presque entièrement dépourvu du sens du pittoresque. Au risque de se mettre en contradiction flagrante avec l’esthétique réaliste, il se hasarde rarement à des descriptions un peu longues. Quand il le fait, il ne réussit jamais qu’en partie : les mots qu’il emploie manquent de couleurs, semblent même souvent choisis exprès pour montrer que la nature n’est pas ce qui préoccupe le plus l’auteur :

« … Quel ciel ! un azur poussiéreux, un azur neutre, indécis, indescriptible, il faut le voir. Et quel horizon ! les montagnes et les collines des environs, noyées dans une atmosphère caligineuse, se voient et ne se voient pas. La distance paraît doublée ; on croirait regarder avec une longue-vue renversée : le contraire de ce qui arrive en hiver ou au printemps quand la limpidité excessive de l’air fausse la perspective et montre les objets l’un sur l’autre… Regardez : cette immense voûte cristalline a quelque chose de terriblement dur, qui pèse sur l’âme et n’éveille plus le sentiment de l’infini. On dirait qu’en se dressant sur la pointe des pieds on donnerait de la tête dans la voûte céleste… »

Vous le voyez, M. Capuana, à proprement parler, ne décrit pas la nature ; il n’en étale pas complaisamment les splendeurs, comme les brillants coloristes de l’école ; il n’en cherche pas non plus les détails ; mais, après avoir essayé par quelques traits assez pauvres de montrer un paysage, il en arrive tout naturellement à décrire l’impression produite par ce paysage sur l’être qui le contemple. La nature extérieure n’est pas pour lui comme elle est pour beaucoup d’autres, le grand Tout dont l’homme n’est qu’une parcelle, qui le domine, qui lui impose ses sensations, qui tyrannise sa volonté, — décor immense dans lequel se fond tout le théâtre. Loin de là, il la voit et la laisse au second plan. L’homme seul lui paraît digne d’intérêt, et, quand il dresse un paysage autour de l’homme, il le fait d’une façon qui rappelle celle des peintres primitifs, les espaces à peine entrevus, les squelettes d’arbre dont l’ombre grêle ne cache jamais rien du visage… N’est-il pas plaisant de constater cette indifférence pour le monde matériel chez un écrivain auquel on a attaché l’étiquette de réaliste ? et n’est-ce pas là une fois de plus l’occasion de protester contre la déplorable terminologie que les feuilletonistes ont mise à la mode ? Comme beaucoup de prétendus réalistes, M. Capuana est bien plus près de nier la réalité du monde extérieur que celle de la personnalité humaine. Volontiers il s’écrierait avec le poète :

En spectacles pompeux la nature est féconde,
Mais l’homme a des pensers bien plus grands que le monde

Et c’est à l’homme qu’il s’intéresse, c’est l’homme qu’il scrute.

Mais, sur ce point encore, il faut établir une distinction.

Sous prétexte que nous ne pouvons pas savoir ce qui se passe à l’intérieur de l’homme, que nous ne pouvons connaître de ses passions que les actes qui les manifestent, et point le mécanisme qui les gouverne, certains romanciers s’en tiennent de préférence à l’étude générale des mœurs ; leurs œuvres deviennent alors des sortes de livres d’histoire qui renseignent la postérité sur l’état moyen de la société beaucoup mieux que sur la façon de sentir particulière à leur génération. M. Capuana n’a pas grand goût pour cette espèce d’inventaire social : il ne recule pas non plus devant l’obstacle en question, et, au risque de se tromper, s’applique à dépeindre non pas des groupes d’hommes, mais des individus. Et de fait, c’est dans l’étude de l’individu, de ses particularités, de ses bizarreries, de ses contradictions, qu’éclate sa supériorité : il sait pénétrer une âme, il sait montrer un être sur le vif de ses habitudes, et, des détails de son analyse, reconstituer une figure complète. Voici le début d’une des bonnes nouvelles de M. Capuana, qui caractérise bien son procédé.

« Ce fut une rapide apparition, et pourtant elle a laissé dans mon cœur une trace ineffaçable. Peu de jours se passent sans que cette aimable figure se présente devant moi et vienne me faire rêver tristement. Alors une foule mobile de légères images lumineuses dansent autour de moi comme attirées par un tourbillon qui les entraîne, qui les mélange et n’en laisse à la fin qu’une seule… Alors, sa physionomie, le son de sa voix, ses paroles, ses gestes les plus insignifiants évoquent pour moi le souvenir des joies jamais eues, des désirs perdus dans le vide, d’espérances mortes eu un instant comme une bulle de savon dissipée dans l’air ; et c’est une grande partie de ma vie qui se résume en elle, sans que j’aie encore pu comprendre pourquoi ?

« Qui était-elle ?

« Je ne le sais pas ; j’ignore jusqu’à son nom. Rien ne peut me faire supposer qu’elle ait voulu me tromper, il n’y aurait aucun motif pour justifier un tel soupçon. Jugez vous-même.

« Je la vis pour la première fois à Florence, au moment où elle descendait de voiture dans la cour de la gare.

« Elle était vêtue de noir, avec une rare simplicité et une élégance plus rare encore. Une bourse de cuir rouge à son bras, un éventail et une ombrelle, c’était tout son bagage.

« Elle s’avança rapidement vers le perron, puis vers le guichet où l’on distribuait les billets.

« Je la suivis : elle m’avait paru agitée. Une femme jeune, belle (oh ! immensément belle !) qui semble sous le coup d’un sentiment vif et douloureux, qui voyage seule, sans bagage…, de qui donc ne piquerait-elle pas la curiosité ?… »

Et je voudrais pouvoir la suivre jusqu’au bout, cette Fasma, — apparition, vision presque confuse, — pour montrer à quel point « on voit et ne voit pas » les personnages les mieux réussis de M. Capuana, comme ils sont vivants et tangibles, et comme ils conservent pourtant leur mystère, — ce secret que tout être humain garde vis-à-vis des autres, cet inconnu que le plus perspicace d’entre les psychologues ne pourrait jamais pénétrer, et que seul l’écrivain de race peut pressentir et indiquer.

II §

Les premiers romans de M. Verga, Histoire d’une fauvette, Eva, ceux même de sa seconde manière, Tigre royal et Eros, semblaient promettre un peintre distingué de la vie mondaine : l’auteur y révélait une connaissance approfondie d’un monde que les romanciers, en général, ignorent qu’ils abordent rarement et ne décrivent presque jamais que sous un jour faux et conventionnel. M. Verga avait l’avantage d’appartenir à ce monde-là, sans en avoir les préjugés : on peut donc présumer que, s’il avait persévéré dans la même voie, il serait arrivé à nous tracer de la bonne société italienne une peinture remarquable et sincère ; d’autant plus que, par sa propre nature délicate, raffinée, complexe, il semblait destiné à devenir le peintre de l’existence ultra-civilisée des grandes villes. Pourtant, dès 1877, dans un volume de nouvelles intitulé Nodda, à coté de quelques exquises études se rattachant à son précédent courant d’idées, il publiait des croquis de mœurs villageoises qui montraient son talent sous un aspect inattendu. Et bientôt après, dans un autre recueil de petits récits, tous consacrés à la vie champêtre, Vita Dei Campi, son talent s’affirmait d’une façon définitive.

La plupart des héros de ses contes vivent en Sicile, à Aci-Trezza. Figurez-vous, au bord de la mer, un village délicieux, un de ces endroits d’aspect tranquille où l’on voudrait vivre. On y descend, on s’y arrête, — et au bout d’un séjour de vingt-quatre heures, on n’en garde qu’une impression de trouble et d’ennui. Aci-Trezza est un amas de masures habitées par des pêcheurs à peau noire, qui n’attendent leur pain que de la mer avec laquelle ils sont toujours en guerre. Quelquefois elle les attire par ses airs de tranquillité menteuse, ou bien elle se soulève furieusement, et il faut alors « se contenter de la regarder du rivage, — couché sur le ventre, ce qui vaut mieux quand on n’a pas dîné… Ces jours-là, il y a foule devant l’auberge, mais on n’entend guère le bruit des sous sur le zinc du comptoir, et les gamins, qui pullulent dans ce pays comme si la misère était un bon engrais, crient et se battent entre eux comme s’ils avaient le diable au corps. De temps en temps, le typhus, le choléra, les fièvres, la tempête viennent faire des vides dans ce fourmillement ; puis les vides se comblent, et la côte pullule comme avant, on ne sait comment ni pourquoi… » Dans ce décor trompeur, sous la tyrannie de celle nature magnifique, fatigante et cruelle, se déroulent les drames infimes de l’existence misérable : les angoisses quand la récolte des olives est mauvaise et la mer avare ; les frissons du malheureux que les fièvres terrassent ; les catastrophes qui résultent de huit jours de pluie, d’une grêle, d’une brebis perdue, d’un rien ; et les hérédités de la misère ; et les luttes d’un pauvre petit auquel son père n’a laissé qu’une dette de dix francs, contractée pendant la dernière maladie, et qu’il faut payer. Les passions dont les romanciers jouent d’habitude sont transformées et simplifiées chez ces êtres primitifs : la jalousie n’est qu’une sorte de mal latent, qui éclate soudain en violences brutales ; l’amour, quand il n’est pas une fureur sensuelle, est une simple préférence, très douce, prête à s’effacer et à se sacrifier sans murmure ; et il y a des douleurs presque bestiales, des affaissements, des révoltes soudaines, du sang répandu.

Comme M. Capuana, M. Verga raisonne sur ces propres ouvrages et sur la théorie du roman. Il a écrit plusieurs préfaces de formes un peu confuse maïs qui s’appliquent à rompre — poliment d’ailleurs — avec les doctrines du « passé », et il a défini l’esthétique de la nouvelle école. Mais, en réalité, il n’est pas un théoricien. Il a en lui une force d’inconscience qui fait ses livres meilleurs que ses préfaces. À l’inverse de M. Capuana, il sait voir la nature, et il en traduit le spectacle avec une couleur qu’aucun de ses compatriotes n’a jamais atteinte. La nature est le héros de ses livres : c’est elle qui en conduit le drame, elle qui, avec ses séductions de sirène et ses cruautés de marâtre, en noue et en dénoue les intrigues ; et, fatalistes comme leurs ancêtres arabes, les paysans, les marins, les pécheurs, milices asservies à ses exigences, les subissent avec une résignation stoïque qui donne à leur rude figure une singulière grandeur. Cette grandeur, qu’on devine déjà dans les courtes esquisses de la Vie des champs, éclate dans le roman auquel M. Verga doit le meilleur de sa réputation : les Malavoglia.

Les Malavoglia sont le premier volume d’une série qui a pour titre général : les Vaincus ; les personnages des divers livres qui doivent la composer appartiendront à des classes opposées de la société : le lien n’est donc pas, comme dans l’œuvre de Balzac, dans la rencontre des mêmes individus et le retour, de volume en volume, des mêmes héros ; il est seulement dans l’idée philosophique de l’auteur, qui se propose de représenter les vaincus dans toutes les phases de la lutte pour la vie. Dans les Malavoglia, au premier degré de l’échelle des besoins, l’auteur recherche « comment doivent, selon toute probabilité, naître et se développer dans les plus humbles conditions les premières inquiétudes du bien-être ; et quelles perturbations doit apporter dans une petite famille jusqu’alors relativement heureuse, la vague convoitise de l’inconnu, le sentiment d’aises plus grandes et de plus de bonheur possible ». Les besoins sont encore simples et se ramènent presque tous aux préoccupations matérielles ; mais à mesure qu’on monte dans la hiérarchie sociale, quand la sphère s’élargit, quand disparaît le souci absorbant du pain quotidien, les besoins se raffinent, les passions se compliquent : les types, moins originaux peut-être, deviennent plus intéressants, par l’influence de leur éducation et de tout ce qu’il y a d’artificiel dans la civilisation, Alors apparaîtraient l’activité des richesses, les vanités aristocratiques, des ambitions de toutes sortes, jusqu’à ce qu’on arrive au dernier héros de la série, l’homme de luxe, « qui réunit toutes ces convoitises, toutes ces ambitions, tous ces besoins, toutes ces vanités pour les comprendre et en souffrir, qui les a dans le sang et en est consumé ». Jusqu’à présent, le premier volume de la série a seul paru, mais il constitue une œuvre qui mérite l’attention.

Les Malavoglia avaient été une nombreuse famille, dont les membres étaient dispersés sur la côte de Sicile ; mais peu à peu, elle s’est réduite, et de ses diverses branches une seule demeure, celle de Trezza, qui se compose du patron ’Ntoni, de son fils Bastianazzo, marié à la Maruzza, et de ses petits-enfants. Ils habitent ensemble une maison à eux, vivant très convenablement du produit de leur pêche : l’aîné des garçons appelé ’Ntoni comme son grand-père, fait son service militaire, et l’on songe déjà à marier sa sœur Mena ; même on rêve pour elle le plus beau parti du village, le fils du patron Cipolla. Seulement il lui faut une dot, et c’est pour gagner d’un seul coup cette dot que le patron ’Ntoni se laisse entraîner à la spéculation. Il achète pour cinq cent francs, à crédit, de « l’oncle » Crocifisso, une charge de lupins sur laquelle il compte réaliser un beau bénéfice et qu’il s’agit de transporter par mer. Or, la mer est mauvaise : elle engloutit les lupins, Bastianazzo, et les deux hommes qui gouvernaient la Providence, — et l’on ne retrouve la barque que quelques jours après, avariée, presque perdue.

Voilà par cet accident tous les projets renversés et l’existence matérielle de la famille mise en question ; Mena, sans dot et orpheline, ne peut songer à se marier pour le moment ; avant tout, il faut radouber la barque pour payer l’oncle Crocifisso… Et avec quoi ? Crocifisso est un vieil usurier sans cœur, que tout le village a beau implorer ; il fait semblant de patienter un peu, il vend très cher quelques courts délais, puis il se lasse, il envoie l’huissier, — et s’empare de la maison, de la « maison du néflier » que les Malavoglia habitaient depuis des générations et des générations.

Cependant le jeune ’Ntoni a fini son temps de service et revient travailler avec les siens : la besogne marche bien, la pêche est souvent bonne, on se console, on respire de nouveau… Mais la mer recommence avec ses traîtrises : le grand-père est blessé pendant un orage, il faut le soigner, payer le médecin, payer les remèdes, et les sous amassés dans le matelas disparaissent bien vite. À peine le vieux patron est-il sur pied, qu’un nouveau malheur frappe la famille : Luca, le second fils, qui avait été pris à son tour par la conscription, est tué à Lissa. Presque en même temps, une épidémie de choléra, comme il en passe à chaque instant sur cette plage malsaine, emporte Maruzza. Et le jeune ’Ntoni, qui a écouté à l’auberge les conversations d’aventuriers de passage, qui est las de peiner sans trêve pour se retrouver toujours au même point, qui veut être riche et faire le bonheur de sa famille, quitte Trezza pour aller chercher fortune à travers le monde. Ainsi, il ne reste plus que le grand-père, Mena et les deux enfants cadets de Bastianazzo, Alexis et Lia : plus de bras assez vigoureux pour gouverner la barque. Il faut la vendre, n’être plus « patron », aller en journée chez Cipolla, connaître les angoisses des chômages — et quoique Mena s’efforce aussi de gagner quelques sous, le pain manque souvent.

Puis, une nouvelle charge : le jeune ’Ntoni revient, sans avoir fait fortune et paresseux, dérouté, ivrogne. Il passe ses journées à l’auberge, dont la propriétaire est bonne pour lui parce qu’il est beau garçon, il s’enivre en compagnie des pires sujets du village qui l’entraînent à tous leurs mauvais coups ; enfin, dans une expédition de contrebande, il donne un coup de couteau au brigadier don Michel, ce qui le conduit en cour d’assises. Pour le défendre, son avocat affirme que c’était une « vendetta », don Michel ayant séduit Lia. Et le grand-père, qui assiste à l’audience, tombe comme une masse en apprenant cela.

Il est à bout, maintenant, le vieux patron : à force de souffler sur lui, la misère, les orages et le malheur l’ont abattu tout de bon. Il traîne encore quelque temps, puis un jour, en cachette des deux enfants qui lui restent et qu’il veut soulager, il se fait porter à l’hôpital où il va finir sa pauvre vie à côté d’autres malheureux comme lui.

Il est impossible, par une simple analyse, de donner une idée de ce roman, qui est l’œuvre la plus complète et la plus remarquable que la littérature italienne ait produite depuis bien longtemps. Par quel phénomène un esprit complexe comme l’est M. Verga a-t-il réussi à s’identifier avec des êtres aux mœurs primitives, aux sentiments simples ? Comment le peintre subtil et délicat de la vie élégante est-il parvenu à décrire, sans fadeurs bucoliques, une existence si différente de la sienne ? c’est là ce que je ne saurais dire, mais ce que reconnaîtront, je l’espère, les lecteurs français du roman.

Depuis les Malavoglia, M. Verga a publié, outre plusieurs recueils de nouvelles, un autre roman, le Mari d’Hélène, qui, sans avoir une égale portée, est cependant une œuvre distinguée. Il est en pleine maturité de talent, et l’on est en droit, après ce qu’il a produit, d’attendre de lui des œuvres de premier ordre : car bien peu, parmi les contemporains, sont doués d’une façon plus complète des qualités qui constituent le véritable écrivain ; bien peu possèdent au même degré une égale puissance d’analyse unie au sens du pittoresque et de l’expression.

III §

Au moment même où les Malavoglia achevaient de mettre le nom de Verga hors de pair, on discutait aussi beaucoup les œuvres d’un écrivain milanais, M. Cesare Tronconi.

Il s’agissait de trois livres, que revendiquaient les critiques véristes, mais qu’en réalité il est assez difficile de rattacher à un genre précis. Passion maudite, Mères pour rire et les Comédies de Vénus sont des pamphlets pour le moins autant que des romans ; et ce n’est pas seulement contre le peintre peut-être trop hardi de mœurs très vives que le public se souleva, c’est surtout contre le contempteur de la société établie et des idées reçues. Les procédés littéraires de M. Tronconi n’étaient d’ailleurs pas propres à calmer cette impression : sortant de l’impassibilité habituelle aux écrivains réalistes, il entrait en campagne avec des allures belliqueuses de satiriste et un drapeau franchement affiché. Ses romans présentent à chaque instant des tirades violentes, des sentences agressives ; et, dans une brochure qu’il publia pour sa défense sous le titre de Delitti — en la dédiant à la jeunesse italienne « pour qu’elle ne se laisse pas imbécilliser » — on trouve des aphorismes comme ceux-ci :

« La société est stupide, ridicule, méchante, cruelle, — donc il faut que chacun lui donne un soufflet. » — « En art il faut être révolutionnaire. » — « Et il faut être aussi sauvage, parce que si l’on peut se figurer la société comme on veut, les passions seront toujours sauvages. » — « La vraie immoralité, en art, consiste à écrire des livres qu’on appelle romans. » — « Le réalisme a pour mission de changer le sens de beaucoup de choses, de n’en point laisser du tout à beaucoup d’autres, et d’en donner un, au contraire, à plusieurs de celles qui n’en ont jamais eu. »

C’est, en substance, la théorie révolutionnaire transportée dans le roman, c’est une sorte de jacobinisme littéraire ; dans ces phrases affirmatives, on reconnaît Jean-Jacques Rousseau, le Contrat social, la haine de la civilisation, l’idée mère de tous les socialistes : le retour à la primitive nature. Sans entrer dans la discussion de cette théorie, il est certain que la forme tranchante et absolue qu’elle revêt sous la plume de M. Tronconi présente l’aspect le plus paradoxal : il n’est pas vrai que les passions sont toujours sauvages ; la civilisation les modifie comme elle modifie tout ce qui passe sous son niveau. Quant au réalisme, il est une forme de la pensée qui convient aux uns et ne convient pas aux autres, et qu’il serait aussi injuste de repousser que de recommander exclusivement. Si la base de la société est mauvaise, il n’y a pas de livres immoraux, pas plus ceux de Manzoni que d’autres, puisque alors les principes de la moralité demeurent à établir et attendent un fondement nouveau. La première vérité — et peut-être la seule — qu’il soit possible de constater, c’est qu’en aucun domaine les affirmations absolues ne sont probantes ; et en s’avançant, comme il le fait surtout, sur un terrain aussi personnel que celui de l’art, M. Tronconi crée une sorte de présomption contre lui.

De fait, ses romans, avec les incontestables qualités d’observateur qu’il y déploie, avec la verve d’un style incisif et rapide, quoique souvent incorrect, malgré leur manque d’unité d’ailleurs plus apparent que réel, sont des œuvres incomplètes, mais qui sortent de la banalité de l’habituelle production littéraire. Je ne crois pas que les purs lettrés puissent les goûter beaucoup. Mais ils doivent plaire à ceux qui s’intéressent aux problèmes sociaux. Mères pour rire et Passion maudite, au point de vue de l’affabulation, ne sont guère que le roman galant tel qu’on l’écrit plusieurs centaines de fois l’an dans les divers pays où sévit la littérature. Mais il suffit d’y regarder d’un peu près pour voir que ce n’est pas la faute avec ses péripéties plus ou moins dramatiques qui préoccupe l’auteur, que ce sont les causes de la faute et leurs rapports avec les conditions de la société. L’héroïne de Passion maudite, par exemple, est, au début, honnête dans le meilleur sens du mot, n’a pas de mauvais instincts, pas d’hérédité fâcheuse. Pourtant, elle roule très bas. Et ce qui la perd, c’est le mariage, qui la jette dans les bras d’un viveur fatigué et la promène de déception en déception. Ah ! si le mariage eût été un simple engagement facile à dénouer !… Mais non, le mariage est définitif : de plus, il est mal compris, il est une duperie réciproque. Ce n’est pas contre l’adultère qu’il faut s’élever, c’est contre le mariage, parce que l’adultère n’est qu’un effet dont le mariage est la cause… Pareillement, Proudhon disait : « Dieu, c’est le mal ; la propriété c’est le vol » ; et, bien avant lui, saint Paul découvrait que la vraie cause du péché, c’est la loi… Quant aux Mères pour rire, le titre en indique le sujet : et ce n’est pas seulement à l’éducation des jeunes filles que M. Tronconi s’attaque, c’est à la façon dont les devoirs de la maternité sont compris toujours de travers, selon lui ; c’est au sentiment maternel lui-même, qu’il juge dérouté et vicié par les préjugés du monde et par les erreurs de la civilisation.

Après ces trois romans à tapage, M. Tronconi publia, sous le titre intraduisible de Caro Fuoco, une histoire d’amour très douce et très passionnante, d’un mérite artistique supérieur à celui des précédents ouvrages. Et depuis lors, c’est-à-dire depuis six ans environ, il s’est tu. Il est possible que son silence soit momentané, mais il est possible aussi que les discussions violentes, souvent injustes et injurieuses, engagées autour de son nom, l’aient dégoûté de la lutte : il est singulièrement pénible, pour un esprit honnête, d’entendre calomnier ses meilleures intentions, et le vacarme des critiques est un bruit fatigant. D’ailleurs, l’auteur de Delitti, — à mon sens le meilleur écrit de M. Tronconi, — s’était peut-être trompé en choisissant le roman pour défendre des idées auxquelles aurait mieux convenu la tribune retentissante du théâtre ou le moule plus libre du pamphlet. S’il a eu le sentiment de cette erreur, il peut pourtant s’en consoler et être bien sûr qu’elle n’est point restée inféconde.

 

M. Carlo Dossi forme, avec M. Tronconi, le contraste le plus frappant. Ce n’est pas lui qui rêve l’amélioration de la société : il la déteste et la méprise bien trop pour cela. Il occupe parmi les véristes italiens une place correspondante à celle qu’occupent en France, parmi les naturalistes, certains outranciers épris de la bizarrerie du langage et du byzantinisme de la pensée.

M. Dossi est, avant tout, un lettré dans le sens le plus raffiné du mot : on dit qu’il connaît une dizaine de langues. Il a fait lui-même son éducation littéraire et mené longtemps une vie très retirée. Pendant plusieurs années, il a écrit pour lui-même, publiant à ses frais des livres qu’il faisait tirer à cent exemplaires, en éditions excentriques et luxueuses. M. Capuana, dans ses Études de littérature contemporaine, trace de lui le portrait suivant, dans lequel se trouve condensée toute la psychologie de l’écrivain :

« Il est maigre, aussi maigre qu’on peut l’être sans paraître un squelette. Il a la tête très grosse, le front large, si large que sa tête prend la forme d’une toupie. Né avant terme, par suite des frayeurs que traversa sa mère le jour de la bataille de Novare, dans le désordre d’une fuite, devant une maison qui brûlait, il devait se ressentir toujours de sa précoce venue au monde. Jusqu’à la virilité, il resta entre la vie et la mort, impressionnable comme une sensitive, étrange enfant, taciturne, dévorant des livres qu’il ne comprenait pas, collectionneur passionné de médailles ou de pierres, fuyant la compagnie de ses camarades, timide ou impérieux selon les circonstances. Toute l’histoire de son enfance, il l’a racontée avec les particularités les plus minutieuses, dans sa Vie d’Alberto Pisani, qui semble un roman et qui est une autobiographie jusque dans le nom du héros, Carlo Dossi étant un pseudonyme. »

Ce que sont les livres d’un pareil homme, on pourrait presque le deviner : l’excessive sensibilité, celle-là même qui s’épanchait autrefois dans les déclamations mélancoliques des Werther et des René, se traduit aujourd’hui par la recherche maladive de l’expression, par les entortillements du style et de la pensée, par des affectations d’ironie, d’insensibilité, de cruauté, par le dégoût des idées simples, comme d’ailleurs de tout ce qui est facile et général, par un pessimisme qui s’exagère volontiers. M. Dossi, comme ses congénères français et étrangers, trouve que la société est inepte, odieuse ou ridicule, que le monde est une comédie grotesque qui livre la scène à de méprisables appétits, et il n’écrit guère que pour mettre en relief les travers de l’espèce humaine. Que les mots dont il se sert existent ou non dans le dictionnaire, c’est le moindre de ses soucis. Que le moule qu’il choisit soit ou non reconnu par ce qu’on appelait jadis la théorie des genres, il ne s’en inquiète guère. Et en une langue tourmentée, incorrecte, mais singulièrement pittoresque et chatoyante sous ses incrustations de néologismes et de barbarismes, sans souci d’aboutir à un tout qu’on puisse appeler roman ou nouvelle, M. Dossi disserte autour de menus faits finement observés, esquisse avec une ironie incisive des scènes de la vie mondaine, transcrit des conversations prises sur le vif ou délicieusement fantaisistes. Tout cela, d’ailleurs, avec le même parti pris presque avoué de dénigrement, tout cela semé de paradoxes horrifiants, et aboutissant à des effets d’un comique amer et triste. Le fragment que voici, d’une scène de confession amoureuse que j’emprunte à la Désinence en A, peut donner une idée assez exacte du procédé habituel de l’auteur.

Nino vient d’avouer à un ami qu’il est éperdument amoureux et qu’il va se marier :

« — Bravo, Nino, lui dis-je en lui serrant les mains avec expansion, j’en suis bien aise !… Un jeune homme comme toi doit avoir rencontré une personne digne de lui. Je serais prêt à jurer qu’elle est une perfection sur tous les points, à commencer par le plus minime de tous, la dot…

« — Non, non, interrompit-il gaiement, Gilda n’a rien. Je n’ai écouté que mon cœur. Je la voulais pour elle-même.

« — … Sentiments, repris-je, qui te rendraient digne de la médaille civique, surtout aujourd’hui où la guida d’amore est le registre du cens. Du reste, tu as agi prudemment. Souvent la fortune des femmes coûte plus cher aux maris que la pauvreté, tandis que le pain et l’amour suffisent toujours… Ta mère, elle-même…

« — Ma mère, fit le jeune homme en rougissant un peu, ne sait encore rien pour le moment. Et j’ai un peu peur de lui en parler. La famille de Gilda est si… si…

« — Inférieure, veux-tu dire ? Eh ! qu’importe ? Dans l’univers social, comme dans l’univers physique, il n’y a ni haut ni bas.

— Non, ce n’est pas l’infériorité qui me décourage, c’est une tache, une tache morale…

« — Et que t’importe ? je te le répète ! Chacun se fait soi-même… Il y a des corps qui passent intacts à travers n’importe quelle contagion ; il y a des âmes si musicalement douées…

« — Gilda n’a pas d’oreille, soupira Nino… »

Et le dialogue continue, jusqu’à mettre en pleine évidence la manie ridicule d’un sentiment qui ne repose que sur un échafaudage d’illusions.

Depuis quelques années, M. Dossi s’est résigné à mettre ses livres en circulation. Mais, s’il a groupé autour de lui quelques admirateurs, il ne s’est pas imposé au grand publie qui se venge d’avoir été d’abord dédaigné et persiste à le regarder comme un excentrique de la littérature.

Si je voulais passer en revue tous les romanciers véristes dignes d’attention, j’aurais encore quelques noms à citer : M. Domenico Ciampoli, d’abord, qui s’est fait peintre de mœurs des Abruzzes, et a révélé dans Tresses noires et dans Diana un talent peut-être un peu confus, mais pittoresque et intéressant ; Mme Mathilde Serao, qui dégage peu à peu une personnalité fortement impressionnée par la lecture des romans français ; M. Chelli, l’auteur d’un roman finement observé, l’Héritage Fieramonti ; d’autres encore. Mais il faudrait sortir des bornes de cet essai ; et d’ailleurs, les quatre écrivains dont j’ai essayé d’analyser le talent peuvent être considérés comme les chefs de file de l’école vériste. Ce sont eux, en tous cas, qui se sont jusqu’à ce jour le plus nettement affirmés, et c’est à eux que je m’en tiendrai.

M. Edmondo de Amicis57 §

Parmi les quelques écrivains étrangers dont la réputation a passé les frontières de la France, M. Edmondo de Amicis occupe une bonne place. On le connaît non seulement par son nom, mais par plusieurs récits de voyages écrits avec entrain et bonne humeur, rendus plus piquants par l’emploi de certains procédés de conteur et dont le succès semble avoir été assez vif, puisqu’il en a paru plusieurs éditions illustrées. Mais M. de Amicis ne s’est point borné à voyager et à raconter ses voyages. Il s’est exercé dans d’autres genres et toujours avec bonheur, en sorte que ses divers ouvrages lui ont valu dans son pays une véritable popularité. Dès son premier livre, les Récits de la vie militaire, il a pris rang parmi les écrivains en faveur. Il a réuni des articles écrits au jour le jour, qui ne se distinguent pas autrement de la production moyenne du journalisme, et ses lecteurs l’ont suivi sur ce terrain. Il a publié un volume de vers, dans lequel on retrouve surtout des impressions éparses déjà dans ses précédents écrits, et ses vers ont été aussi lus que ceux de n’importe quel poète de sa patrie déjà connu. Ses voyages ont mis à la mode un genre jusqu’alors peu cultivé en Italie, et de jeunes écrivains se sont empressés d’entrer dans une voie où M. de Amicis obtenait des succès si inaccoutumés. Enfin, il y a quelques mois, l’heureux auteur pouvait publier, sans lasser la patience de son public, deux gros volumes sur le sujet banal et déjà tant exploité des Amis. — Un tel succès est assez peu fréquent pour qu’il ne soit pas inopportun de faire connaître aux lecteurs français, dans son ensemble, l’œuvre d’un écrivain qu’ils ne connaissent encore que par un seul de ses côtés.

 

M. Edmondo de Amicis, en parcourant le palais de l’Exposition de 1878, traverse rapidement les salles réservées à la presqu’île scandinave. Tout de suite, ils se sont pris de tristesse devant « ces images et ces couleurs dont l’ensemble forme un grand cadre mélancolique, dans lequel la blancheur argentée des filigranes de Christiania met à peine un sourire »… Cette brève apparition d’une vie trop grave, où rien ne répond aux besoins de sa nature, suffit à le troubler ; mais il se remet bien vite en se retrouvant en pays de connaissance : « Aux brumes du Nord, s’écrie-t-il avec un soupir de soulagement, succède en un clin d’œil la vaste étendue sereine d’un ciel printanier ; un peuple de blanches statues, un éclat de cristaux, un miroitement de soieries et de mosaïques, une gaieté de couleurs et de formes qui éclaire tous les visages, égaie tous les cœurs, arrache à toutes les bouches le cri : “C’est l’Italie !” » — En présence de son œuvre, on ne peut s’empêcher, je ne dirai pas de pousser le même cri d’enthousiasme, mais bien de s’écrier : « Voilà qui est méridional ! » Cela brille, cela luit, cela scintille. Il arrive que les cristaux sont de la verroterie, que la mosaïque est de couleurs trop vives, mais le bon soleil se charge d’harmoniser les nuances, et la variété des objets nouveaux déconcerte la réflexion. On part pour Constantinople, pour Fez ou pour Amsterdam, on patine sur les canaux de la Hollande, on se risque dans les caïques du Bosphore, on entre à l’Escurial, on considère du dehors une mosquée interdite aux giaours, — et les images s’entassent, et l’on passe par une série d’impressions qui ont à peine le temps de se formuler tant elles se suivent pressées ; puis ces visions s’évanouissent, on en garde le sentiment d’un voyage trop rapide dont il ne reste que de vagues souvenirs. Ou, plus exactement, on croit qu’un causeur habile vous a conduit dans un panorama et vous a montré de petits tableaux à travers un verre grossissant, en vous racontant ses petites impressions particulières, que sa sensibilité facile et sa faconde naturelle exagèrent et multiplient.

Cette sensibilité rapide, mobile, démonstrative, toujours en mouvement, toujours prête à s’épancher sur quelque chose, est la clef du talent de M. de Amicis. Elle exerce d’abord une continuelle influence sur sa manière de composer. M. de Amicis n’écrit pas tranquillement, en relatant ses souvenirs avec méthode, en entremêlant le récit de ses aventures de symétriques dissertations d’histoire ou de géographie, selon l’usage de beaucoup de voyageurs. Il parcourt ses notes prises au jour le jour : sa mémoire, à mesure qu’elle lui présente les objets qu’il a vus et qu’il veut dépeindre, les transforme et les embellit ; ses impressions ne lui reviennent point exactes, sèches, mortes, mais métamorphosées par un travail intérieur et inconscient, beaucoup plus fortes qu’elles ne l’ont été. Le raisonnement, à son tour, se met bientôt de la partie, s’exerce sur les données du souvenir, leur prête parfois des significations singulières. Ainsi, l’abbaye de Westminster devient « un immense argument de marbre en faveur de l’immortalité de l’âme ». En racontant sa visite au musée Tussaud, l’écrivain piémontais en arrive à croire tout de bon qu’il a eu réellement peur des assassins de cire : « Si quelqu’un, en ce moment, avait jeté un cri derrière un rideau, j’aurais cru qu’un de ces assassins lui avait planté un couteau dans le cœur. » Il a vu patiner les Hollandaises et il s’enthousiasme si fort en évoquant leurs gracieuses images penchées en avant et glissant sur la glace, qu’il affirme « qu’elles font jaillir avec leurs patins les étincelles amoureuses qui vont susciter des incendies ». Le récit de son entrevue avec Victor Hugo est plus caractéristique encore : pour traduire son émotion au moment où la gouvernante du poète vient lui annoncer qu’il serait reçu, M. de Amicis est obligé de remonter jusqu’à ses années de collégien, quand, après une longue attente, il voyait sortir de la salle des délibérations un secrétaire qui lui disait : « Admis ! » Cela va si loin que, quelquefois, effrayé de l’ardeur de ses propres enthousiasmes, l’écrivain doute de lui-même, en appelle au témoignage de ses amis, regrette, par exemple, que M. Gonzalo Segovia y Ardizione ne soit pas là, derrière lui, pendant qu’il écrit, pour attester qu’il a jeté un cri, un vrai cri, en voyant le Saint-Antoine de Padoue, le chef-d’œuvre de Murillo.

Ce sont là des amplifications et des accès de lyrisme un peu voulus qui me rappellent je ne sais quel guide des étrangers qui affirme avec conviction qu’en entrant dans l’église de Santa-Croce, à Florence, on sent son crâne près d’éclater en songeant à tous les grands morts de la république florentine dont on voit les tombeaux réunis. Mais cette même faculté qui entraîne l’écrivain à des fautes de goût et le pousse, sans qu’il s’en rende compte, à chercher, pour rendre des impressions certainement sincères, des exagérations choquantes, cette faculté de sentir si vite et de passer si facilement d’une sensation à une autre, est, en bien des cas, utile au voyageur. Elle tient continuellement son attention en éveil, elle lui découvre des rapports entre des choses en apparence très dissemblables, elle lui multiplie les curiosités et les satisfactions. M. de Amicis se met en route avec une joie communicative. Dès la première page, par un rapide aperçu général du pays qu’il va visiter, il vous donne l’envie de partir avec lui. À peine a-t-il pénétré dans la contrée nouvelle qu’il commence tout de suite à s’émerveiller sur tout ce qu’il voit, avec tant de bonne foi et de bonne humeur qu’on se laisse aller à s’émerveiller avec lui. Cette manière d’entrer en campagne en déployant une curiosité naïve, presque enfantine, est bien à lui. Et cette curiosité, une fois excitée, restera en éveil tant que durera le voyage. Quelquefois la moindre des choses, un sourire, une légende, un mystère, suffira à la soutenir et à l’exciter encore. En arrivant en Hollande, par exemple, le voyageur italien entend parler du village de Broek. Il demande ce que c’est ; on lui répond en riant et sans lui donner d’explication satisfaisante. Il demande pourquoi l’on rit : « Parce que Broek est quelque chose de ridicule. » À Amsterdam, le propriétaire de son hôtel, auprès duquel il revient à la charge, lui répond : « Enfantillages ! » D’autres lui disent : « Vous verrez. » Et le voilà tourmenté par le désir de voir Broek, Broek devient son idée fixe. Il en rêve toutes les nuits : « Je pourrais faire un volume si je voulais décrire tous les villages fantastiques, merveilleux, impossibles que j’ai vus dans mes songes. » Enfin le moment est arrivé ou son plan de voyage lui permet de partir pour Broek. Il monte sur un bateau à vapeur, descend un canal, débarque et s’achemine à pied vers le village mystérieux, but de tant de désirs. D’abord il ne voit rien qui diffère de l’aspect habituel de la Hollande : une campagne implacablement verte, sillonnée de canaux, avec, ici et là, une haie, un groupe d’arbres, un moulin à vent ; des vaches couchées sur l’herbe, des troupes de canards ou d’oies et, glissant sur l’eau d’un canal, une barque où rame un paysan. Il avance. Il rencontre une maison, puis deux, puis plusieurs, et, devant toutes, des ustensiles de campagne peints en couleurs vives. Les maisons se multiplient : elles sont en bois verni ; voilà aussi des moulins aux fenêtres garnies de rideaux roses, des arbres dont le tronc est peint en bleu du pied jusqu’à la naissance des branches. Ces bizarreries l’étonnent un peu, mais point outre mesure : dans un pays qui a été fait par les hommes plus que par la nature, il faut s’attendre à tout. Il rencontre quelqu’un et demande : « Où est Broek ? » On lui répond : « Vous y êtes. » Vous croyez qu’après s’être attendu à des merveilles, il éprouve un instant de déception en trouvant simplement un joujou de Nuremberg à la place du village des Mille et une Nuits ? Point. « Alors, dit-il, je regarde mieux, et je vois briller au milieu du vert des arbres des couleurs si charlatanesques, si impertinentes, si enragées, qu’il m’échappe une exclamation d’étonnement. » D’ailleurs il rencontre une bonne femme qui lui fait visiter l’intérieur d’une maison, — faveur que n’avait pu obtenir l’empereur Joseph II, — et, après avoir décrit longuement cette espèce d’arche de Noé, il s’en retourne « avec ce sentiment de tristesse que laissent dans le cœur toutes les grandes curiosités satisfaites ». Avec une humeur pareille, les moindres aventures deviennent des événements, les plus petits détails prennent des proportions importantes. Broek, ses maisons lavées, ses rues polies et ses arbres peints ne répondaient certainement à aucun des endroits vus en rêve, dont la description aurait rempli un volume. Mais M. de Amicis l’accepte tout de même et en prend occasion, soit dit en passant, pour écrire quelques-unes de ses meilleures pages : de même que les grandes émotions semblent lui être interdites, de même il n’est à l’aise que dans les cadres resserrés.

Si, dans ses récits de voyage, M. de Amicis met quelquefois sa sensibilité au service de son imagination, il procède inversement dans ses nouvelles, qui n’ont pas, à beaucoup près, le même intérêt. Il choisit de très petits sujets attendrissants, puis il les divise méthodiquement en très petits chapitres, et il les traite avec un luxe inouï de détails sur un ton de perpétuelle émotion. C’est, par exemple, l’histoire d’un pauvre jeune homme, employé chez un avocat, qu’on accuse d’avoir volé un billet de cent francs et qu’on met à la porte. Désespéré, il s’en va errer dans des jardins publics, s’assied sur un banc, sort de son carnet le portrait de sa mère ; et fait sur le verso le calcul de ses dernières ressources. Il égare ce portrait, qui, trouvé naturellement par les enfants de l’avocat, amène la réconciliation finale. Cette historiette, agrémentée d’un amour idyllique, remplit plus de cent pages bien serrées. De même, dans ses Scènes de la vie militaire, les soldats emploient le temps de leur service à s’attendrir, à pleurer et à faire de bonnes actions. Les ordonnances se dévouent corps et âme à leurs officiers, qui se dévouent à leurs ordonnances et adoptent en commun des enfants égarés. De temps en temps, une bataille vient verser un peu de rouge sur tout ce bleu ; mais les combattants s’entretuent avec tant de douceur, de bonne grâce et d’aménité, ils meurent si gentiment dans les bras les uns des autres, ils se réconcilient d’une façon si touchante sous l’invitation pressante des boulets, que la guerre finit vraiment par paraître une bonne chose, — comme le reste. Et M. de Amicis peut, sans sortir de sa ligne habituelle, terminer la série des douze sonnets qu’il consacre à ce pathétique sujet par une rêverie innocente et consolante :

« Un jour viendra qui mettra terme à l’horrible querelle, où la fraternité tarira, dans les nations, ce fleuve aux tourbillons sanglants, — cette mer de larmes infinies.

« Mais les générations ainsi unies se rappelleront, pieuses et respectueuses, les massacres énormes, le sang, la valeur auxquels elles devront leur vie plus facile.

« Et les drapeaux vénérés et saints, souvenirs des époques passées, seront célébrés par des chants.

« Et chaque nation construira un temple grandiose, sur la façade duquel on écrira : Gloire à tous les morts des guerres humaines ! »

En examinant dans son ensemble l’œuvre de M. Edmondo de Amicis, on remarquera qu’il n’a jamais entrepris un travail fatigant. Ses livres semblent s’être faits d’eux-mêmes, Ses voyages ne sont point des études approfondies sur les peuples qu’il a visités, et, sauf le Maroc, il a toujours choisi des pays où l’on est sûr de trouver les aises de la vie civilisée. Il a écrit ses vers au hasard, quand sa pensée se moulait sans effort dans la forme poétique, et il a dû être fort étonné lui-même de constater un jour qu’il en avait de quoi remplir quelques feuilles d’impression. Seuls, ses deux volumes sur les Amis pourraient sembler une exception, par le fait même de la peine sans laquelle un tel sujet est condamné à demeurer banal. Mais il suffit de les parcourir pour voir que l’auteur n’est point sorti de son domaine habituel. Il a été amené un jour, par je ne sais quelle circonstance fortuite, à réfléchir sur l’amitié. Des souvenirs attendrissants sont venus se grouper autour de ses premières réflexions, il a évoqué des figures disparues, de légères amertumes l’ont fait sourire avec une paisible ironie. Or, les observations de détails et les souvenirs étant sa matière littéraire habituelle, il s’est mis à les rassembler et à les diviser à mesure qu’ils se présentaient à lui, donnant ainsi satisfaction à son besoin naturel d’analyse microscopique : « Parlons donc de l’amitié puisqu’elle occupe une si grande place dans notre vie. Voyons comment elle naît, comment elle se brise et se renoue, quels sont ses divers caractères suivant l’âge, l’esprit et l’éducation intellectuelle ; quels sont ses obstacles, ses dangers, ses plaisirs, ses ennuis, ses amertumes ; de quelle manière on discute entre amis, etc. » Ces minutieuses recherches amènent des anecdotes, des préceptes de morale, des réflexions humoristiques, des digressions dans des sens inattendus, — et cela remplit tout doucement sept cents pages. À une époque où la production littéraire est presque toujours un travail pénible, une telle manière de travailler ne suffit-elle pas à constituer une petite originalité ?

C’est peut-être à ce procédé, attrayant parce qu’il est agréable, que M. de Amicis doit, en partie du moins, son succès auprès de ses compatriotes. Les Italiens sont avant tout des dilettanti. Quand ils vont à l’Opéra, dans leurs théâtres organisés bien plus en vue de la conversation que du spectacle, ce n’est pas pour suivre d’un bout à l’autre le développement d’une savante œuvre d’art, c’est pour entendre un morceau favori ou un chanteur à la mode, l’air de bravoure du ténor ou la cavatine de la prima donna. Une fois le morceau entendu et applaudi, ils font la conversation ou rentrent chez eux. Ce n’est point non plus par hasard que la mosaïque tient une si grande place dans l’art industriel national. Or, les écrits de M. de Amicis sont justement de ceux qui peuvent le mieux satisfaire des goûts pareils : ses livres n’exigent aucune application ; on n’est point obligé de les commencer à la première page et de les suivre jusqu’à la fin ; on peut les ouvrir où que ce soit, on est sûr de trouver une jolie description, une anecdote amusante, une fine miniature d’un alinéa. Comme en outre, selon l’expression si juste que Beyle, qui comprenait l’Italie, applique à l’un de ses plus brillants contemporains, il aime mieux « peindre peu profond que s’appesantir », on n’a pas à craindre un morceau absorbant ou troublant.

En raison même de ce dilettantisme de caractère, en raison aussi de sa sensibilité si facilement excitée et si facilement satisfaite, M. de Amicis est un de ces écrivains, — rares à l’heure actuelle, — qui trouvent la vie bonne et la savourent en toute saison. Il est sceptique, mais sans aigreur, juste assez pour rester tranquillement établi dans un épicuréisme modéré. Il a de l’esprit, mais un esprit aimable, qui ne se déverse jamais en railleries : on trouve deux ou trois satires dans son recueil de poésies, mais elles ont une portée toute générale et ne blessent personne : ici, par exemple, il prend à partie un critique impuissant et rageur qu’il ne nomme pas, qu’il s’abstient même de caractériser par un trait qui pourrait le désigner plus clairement, et auquel il se borne à déclarer qu’il se moque de lui ; là, un parasite qui exprime à un grand homme son admiration désintéressée en lui empruntant un louis ; des personnages dont les petits ridicules et les petits vices choquent à peine, — tant nos contemporains nous ont accoutumé à des peintures plus violentes, à des figures plus marquées, — et qu’on ne reconnaîtrait certainement pas parmi la foule de leurs pareils.

La façon dont un écrivain comprend la nature est souvent décisive pour caractériser ses goûts et son esprit. M. de Amicis la comprend comme il comprend la vie. On trouvera difficilement, dans ses voyages, une description mélancolique. Ses paysages favoris sont gais et s’étendent en plein soleil, à peine teintés quelquefois par ces vapeurs légères que dégagent dans les lointains les premières chaleurs du printemps, par ces sfumatures qui brodent leurs fines dentelles sur les rivages méditerranéens. Dans ses poésies, qui portent encore plus nettement l’empreinte de sa personnalité, puisque rien ne l’y gêne dans le choix de ses sujets, la même tendance est encore plus accentuée. Les poètes modernes se font une nature à leur image, changeante et complexe comme eux, souriante quand ils ont la joie au cœur, navrée quand ils s’assombrissent, reflétant tous les nuages qui leur voilent le ciel, bouleversée par toutes les tempêtes dont ils sont secoués : en sorte que c’est presque toujours eux-mêmes qu’ils dépeignent dans leurs descriptions, qu’ils imposent aux choses la violence et la fugacité de leurs sensations raffinées, qu’ils leur prêtent leur vie intense et si souvent maladive. Chez M. de Amicis, la nature est toujours simple, et si je puis me servir de cette expression, égale à elle-même. Dans ses sonnets sur l’Espagne, sur la Hollande, sur le Maroc, sur Constantinople, on croirait voir, on voit « les maisons blanches et isolées qui semblent recouvertes d’un voile de gazon » succéder aux « ondes azurées dans lesquelles tremblent les blancs minarets », et faire place à leur tour « à la paix de ces grandes prairies coupées de canaux où une voile blanche de temps en temps passe, puis se perd, comme une somnambule solitaire et pensive ». Vous remarquez que le mot blanc revient sans cesse dans ces descriptions ; et vraiment cette couleur qui, à proprement parler, n’en est pas une, qui n’est que la résultante du mélange de toutes les autres, et qui est particulièrement chère à M. de Amicis, peut encore servir à caractériser sa nature mobile, dont les oscillations ne sont cependant jamais assez violentes pour ne pas aboutir à une tranquille quiétude. Car, de même qu’il aime la nature en pleine lumière, M. de Amicis l’aime en plein repos, et il l’avoue dans son sonnet à la mer, qui, à ce point de vue, mérite d’être cité :

« Salut, ô grande mer ! Comme un avril éternel, — ton sourire m’invite toujours à chanter, — et fait, dans mon corps auquel il rend la vigueur, — bouillir les îlots de mon sang juvénile.

« Salut, mer adorée ! épouvante du lâche, — joie du brave, santé du malade, — mystère immense, jeunesse infinie, — beauté formidable et charmante.

« Je t’aime lorsque tes colères se brisent sur le rivage, à la lueur funèbre des éclairs, — j’aime tes flots énormes et leurs mugissements.

« Mais, plus encore, j’aime ton murmure — lent et solennel qui berce le cœur, — ô cimetière d’azur sans limites ! »

Ce dernier vers, cette évocation d’une chose triste, est la plus forte note de mélancolie qu’on trouve chez le poète italien ; et, pour la lui arracher, il n’a fallu rien moins que le spectacle grandiose auquel tant de poètes ont mesuré leurs désespoirs. D’ailleurs, au fond de lui-même, le peintre de la Hollande doit préférer à tout le reste la vie artificielle, et je ne crois pas qu’il ait jamais eu d’élan sincère vers la vraie nature délivrée de l’homme.

M. de Amicis a-t-il conscience de son état d’optimisme ? En tous cas, il s’y complaît et s’efforce de s’y maintenir, il évite avec soin tout ce qui lui paraît attristant. Ses nouvelles finissent toujours bien, même quand la logique voudrait qu’elles finissent mal. Leurs péripéties sont rarement dramatiques. Si le sujet comporte des détails pénibles, l’auteur les enveloppe de toutes les précautions imaginables, et il sacrifie sans hésiter les données de la physiologie, ou même celles de la simple observation, au besoin de tout arranger. Un des plus importants récits des Scènes de la vie militaire, Carmela, est, sur ce point, tout à fait caractéristique. Carmela est une jeune paysanne, à demi sauvage, qui s’est passionnément éprise d’un officier en garnison dans son village ; mais, — est-il besoin de le dire ? — du plus pur des amours. Au bout de trois mois, son amoureux reçoit un ordre de départ, la quitte en lui promettant de revenir, — et ne revient pas. Carmela ne tarde pas à apprendre, par un malheureux hasard, qu’il se marie. Elle en devient folle. Sa folie consiste à prendre pour l’infidèle tous ses successeurs, l’un après l’autre. Elle les suit, les poursuit, les embrasse, les tourmente, se place sur leur chemin, couche devant leur porte, — et toujours en conservant sa vertu, quand bien même quelques-uns, gens peu délicats, auraient volontiers oublié, en faveur de sa beauté, qu’elle n’avait plus sa raison. Un jour, arrive un jeune lieutenant au cœur tendre, qui, touché par ses malheurs, entreprend de la guérir. Il y réussit en reproduisant devant elle, dans tous ses détails, la scène du départ de son prédécesseur. Et, comme il s’était épris d’elle en travaillant à la sauver et en méditant des ouvrages spéciaux sur la folie, — d’ailleurs singulièrement choisis, — il l’épouse dès qu’elle est rentrée en possession d’elle-même.

En voyage, M. de Amicis éloigne de même de son attention tout ce qui pourrait être pénible ou douloureux. De temps en temps, un fugitif accès de spleen ou de nostalgie interrompt brusquement la série de ses impressions émerveillées. Mais il se hâte de le chasser, pour s’abandonner de nouveau à ses étonnements et à ses joies. À Londres, il subit la pluie, la terrible pluie anglaise, qui semble suinter les maisons, qui donne à toutes les choses des aspects fantomatiques et lugubres, qui fait passer dans les rues obscures des frissons de terreur splénétique. Sans doute il n’en évite pas l’invincible et poignante mélancolie : « On éprouve, dit-il après l’avoir décrite, un sentiment désagréable de fatigue, un dégoût de tout, une envie inexprimable de disparaître comme un éclair de ce monde ennuyeux. » Mais c’est tout, il se garde bien de s’appesantir sur cette impression : il ouvre son parapluie et se croit en plein soleil. D’ailleurs, de Londres comme de Paris, M. de Amicis ne voit que le côté brillant : à travers ses récits, les deux immenses villes apparaissent comme des capitales de royaumes de Cocagne, où des foules heureuses se promènent sur des boulevards bordés de somptueux palais et d’admirables édifices. Quand il s’aventure dans les faubourgs, il se hâte de les dépeindre en deux mots et passe son chemin : la misère trouble sa conception du pittoresque, elle manque trop de cristaux et de mosaïque. Dans les pays non civilisés, on le retrouve encore décidé à ne regarder que ce qui flatte sa vue, à glisser sur le reste. Le Maroc et Constantinople offrent pourtant un spectacle capable d’inspirer quelques tristes pensées au voyageur le plus indifférent : celui des races épuisées qui n’ont pas pu résister au contact de la civilisation, qui en ont les maladies sans en avoir les remèdes, et qui finissent peu à peu, qui s’éteignent dans une fatale consomption… M. de Amicis, si facilement attendri par de petites choses, et que nous avons vu tout effrayé devant des figures de cire, ne s’émeut point à un si grand spectacle. On n’en sent à peine la mélancolie dans quelques-unes de ses pages, où il a noté des faits particulièrement caractéristiques, quand il montre, par exemple, tous les fils d’un chef arabe, de superbes jeunes gens qu’on eût dit choisis parmi les plus beaux de la race moresque, s’approcher d’un médecin européen et découvrir tous ensemble leur bras droit, rongé par la même plaie ; encore laisse-t-il au lecteur le soin de tirer lui-même les terribles conclusions, il passe et ne s’appesantit pas. Pour qu’il se sente à l’aise, pour qu’il puisse développer librement ses qualités, il lui faut des cadres plus animés, plus vivants que les vastes horizons de l’Orient ou de l’Afrique. Il lui faut le clinquant et le cliquetis des villes modernes. La vie heureuse, large, grasse, la santé épanouie, la prospérité générale qui se manifeste par l’ordonnance du repas et le bon entretien des trottoirs, voilà ce qui lui convient le mieux. Aussi est-ce en Hollande, qu’il s’est trouvé dans son véritable élément et son livre sur la Hollande est-il son meilleur ouvrage, celui qui donne du pays parcouru l’impression la plus complète, celui qui seul révèle un accord intime nécessaire entre le tempérament de l’auteur et le sujet traité. M. de Amicis s’est promené, la loupe à la main, dans ce pays étrange, conquis par l’homme sur la mer. Il en a examiné les moindres détails, depuis la médiocre statue d’Érasme qui se dresse sur une place de Rotterdam jusqu’au merveilleux Taureau de Putter ; depuis ces paisibles paysages verts où seul quelque héron, immobile sur une patte, représente la vie, jusqu’aux rues d’Amsterdam si pleines de mouvement, jusqu’aux vastes parcs de la Haye, où des arbres énormes abritent une patriarcale résidence. Il a pris sa part des kermesses, il est entré dans un club d’Alkmaar, il a causé avec un paysan qui lui a répété en italien le premier vers de la Divine Comédie, il s’est extasié sur les casques d’or des servantes frisonnes, il a visité le marché de Groningue. Sans doute, certains détails l’ont étonné : sa vivacité méridionale s’est mal accommodée du flegme hollandais, et il n’a pu comprendre que des gens qui l’avaient reçu en ami se séparassent de lui sans déclamation. Peut-être même ce contraste l’a-t-il servi : le fait est que son tableau de la Hollande est d’une exactitude de proportions et d’une sûreté de lignes qu’on ne retrouve qu’en partie dans ses autres voyages.

Comme les gens heureux, M. de Amicis est bon. Mais il est bon, comme il est heureux, sans se douter qu’on puisse ne pas l’être. Il le sait et il l’a dit, dans une suite de quatre sonnets où il s’est disséqué lui-même d’une main sûre : « Cette bonté n’est qu’une affectueuse courtoisie (un’a morosa cortesia), — la courtoisie des âmes sereines. C’est une bonté qui ne vient pas de la volonté, — c’est un instinct de paix et d’harmonie, — c’est une douceur que ma mère — a répandue dans mes os et dans mes veines. — Oh ! que quiconque a pu m’affliger ou me blesser, — vienne à moi dans un jour de douleur, — il trouvera des larmes dans mes yeux. Et jusqu’à ce que je descende au tombeau, — sur ma bouche brillera un sourire, — une affection frémira dans mon cœur. » Certains morceaux des Scènes de la vie militaire suffisent à confirmer l’exactitude de cette analyse intime. Il faut voir, dans les petits récits intitulés : le Fils du régiment, le Conscrit, la Sentinelle, comment un certain officier, dans lequel on n’a pas de peine à reconnaître l’auteur, est bon et obligeant pour les soldats, comment il écoute leurs confidences, s’intéresse à leurs ennuis, les aide de ses conseils, les encourage de sa sympathie. Au pauvre conscrit, ridicule dans son uniforme qu’il ne sait point encore porter, il apprend à nouer la cravate d’ordonnance, à arranger les plis de la capote ; il le met à l’abri des railleries des camarades, il s’efforce de le familiariser doucement avec les exigences de la vie militaire. — Ou bien il s’en va trouver la sentinelle qui grelotte en montant sa garde, il s’applique à lui abréger les longues heures de nuit et de solitude où toutes les tristesses du service s’accumulent dans le cœur. Tout cela est honnête et délicat. Mais rarement M. de Amicis s’élève à une conception plus vaste, à un sentiment plus haut : il reste un officier bon au soldat, la vie militaire lui sert à exercer les qualités de son cœur toujours affectueux mais n’élargit pas sa pensée ; il la pratique en homme consciencieux, — il ne la domine pas, il n’en fait pas jaillir des aperçus nouveaux sur la condition des hommes comme sut le faire, par exemple, Alfred de Vigny. Pourtant, dans sa nouvelle intitulée : Fortezza (Bravoure), il a raconté avec puissance l’héroïsme d’un soldat qui, porteur d’un ordre écrit, et pris par les brigands, supporte silencieusement, en gardant l’ordre dans sa bouche, les épouvantables tortures auxquelles il est soumis. Ce récit, seul peut-être dans l’œuvre de M. de Amicis, est d’une lecture douloureuse ; on dirait que l’énergie du héros a agi sur le conteur : ses couleurs, d’habitude un peu molles, prennent une vivacité extraordinaire ; sa douceur se transforme en une vigoureuse fermeté, son imagination devient plus virile, et sa nouvelle laisse dans la mémoire du lecteur une trace plus profonde, une impression inattendue de vaillance morale et de courage humain.

Un tel écrivain n’a guère le choix de ses procédés littéraires : il est condamné à une abondance de style qui peut facilement devenir fastidieuse. M. de Amicis évite le plus souvent cet écueil, grâce à son enjouement et à sa souplesse, grâce aussi à un tact qui l’abandonne rarement. On pourrait demander à ses voyages plus d’ampleur dans les vues, il serait injuste de méconnaître le goût qui préside au choix des détails, le charme de beaucoup de descriptions. M. de Amicis n’est point un philosophe, tant s’en faut : toute sa nature répugne au trop grand effort intellectuel ; il est un dilettante aimable, qui se promène à travers le monde en curieux, avec le parti pris de le trouver très bon, et qui, toujours content, fait quelquefois partager sa satisfaction à ses lecteurs. Artiste réfléchi, il connaît ses facultés, il évite autant que possible de leur demander ce qu’elles ne peuvent rendre. Il sait, par exemple, que dans un vaste ensemble, il aperçoit un fourmillement de détails qu’il traduit isolément avec exactitude et pittoresque, mais sans parvenir à dégager les traits principaux, ceux-là justement qui suffiraient à caractériser la physionomie du paysage : aussi tente-t-il rarement un grand tableau. Il l’a fait quelquefois, avec une extrême application, mais pas toujours avec bonheur. Son arrivée à Constantinople, par exemple, malgré la profusion des lignes et des couleurs, ou plus exactement peut-être à cause de cette profusion, reste un morceau confus. Après avoir lu les Souvenirs de Paris, qui sont divisés en grands chapitres, et où M. de Amicis semble avoir imité les procédés de nos romanciers contemporains, on n’a de la ville qu’une impression vague et même fausse en bien des endroits. La description des grands boulevards, par exemple, est toute factice, emphatique, cérébrale : « Là, c’est le peuple suprême, c’est la métropole de la métropole, le royaume ouvert et perpétuel de Paris auquel tout aspire et tend. Là, la rue devient place, le trottoir devient rue, la boutique devient musée ; le café est un théâtre ; l’élégance, du faste ; la splendeur, un éblouissement ; la vie, une fièvre… » Et les métaphores se succèdent pendant des pages : il y a « de grandes inscriptions d’or qui courent sur les façades des maisons comme les versets du Coran sur les parvis des mosquées » ; on passe sans interruption devant « les hôtels des princes et des Crésus ». Nous sommes dans le Paris des hallucinations et des fièvres, dans le Paris conventionnel qu’ont mis à la mode les visions de certains héros de roman, et qu’il ne faut pas confondre avec le Paris de tous les jours, dont les agitations sont moins apparentes, dont les couleurs n’ont pas tant de crudité. En revanche, on retrouve en M. de Amicis un peintre de race, un miniaturiste charmant, dès qu’il enchâsse dans un cadre restreint une vue particulière, dès qu’il s’applique à une étude de détail. En Hollande, la disposition même du pays lui a fourni une succession presque ininterrompue de dessins d’une rare finesse ; à Fez et en Espagne, il a réussi à prendre nombre de croquis admirables. Et, pour se rendre compte de la patience et de la sagacité du voyageur italien, il faut lire dans Constantinople le chapitre plein d’observations curieuses qu’il consacre aux chiens errants.

Mais si, dans les voyages, la multiplicité même des images qui se pressent devant ses yeux, des objets qui s’offrent à son observation, empêchent M. de Amicis d’abuser de sa facilité à voir pour trop regarder et de son abondance pour trop décrire, il n’en est malheureusement pas toujours de même dans ses nouvelles. Là, en effet, il est libre, il peut choisir un thème selon son goût et le développer comme il lui convient ; sa manière même de comprendre l’art d’écrire, son habitude de chercher dans la littérature un plaisir immédiat, l’empêchent de réagir contre les suggestions de son tempérament ; aussi choisit-il presque toujours de tout petits sujets sur lesquels il exerce impitoyablement la minutie de son analyse. Les faits les plus simples se décomposent pour lui : il consigne soigneusement les moindres gestes de ses personnages, et ces gestes même, il cherche à les démonter, à en montrer le mécanisme. Un soldat reçoit une lettre de sa mère : il la décachette à la lueur d’une lanterne, « de ses deux mains tremblantes, sous deux yeux dilatés où brillent deux belles larmes. Il lit la lettre très vite, en accompagnant d’un mouvement de tête le mouvement des yeux et en murmurant des mots sans suite. L’ayant lue, il la serre dans ses mains, laisse tomber ses bras en levant les yeux vers le ciel, et les deux grosses larmes, après avoir tremblé incertaines sur ses paupières, s’échappent, roulent intactes le long de ses joues et viennent tomber toutes chaudes sur ses mains. » Les conversations sont quelquefois construites d’une façon analogue, — interminables et surtout oiseuses. Au début d’un des récits militaires (Quel Giorno) une dame demande à un officier de lui raconter quelques-unes de ses impressions pendant la guerre. L’officier répond : « Comme cela, tout de suite, sans préparation ? Donnez-moi au moins le temps de rassembler mes souvenirs, sinon je vous ferai un papotage sans queue ni tête. — Non, Monsieur, ne préparez rien ; je ne veux pas une dissertation philosophique, et encore moins une page d’histoire militaire, Dites-moi, comme cela vous viendra, tout ce que vous avez vu. — Vous le voulez absolument ? — Je le veux. — Alors, je parlerai ; mais… » Vous pouvez penser si des récits commencés sur ce ton marchent vite !

Ce sont là, si l’on veut, des défauts. Mais ces défauts, qu’il ne faudrait pas confondre avec les maladresses et les imperfections de forme d’un écrivain inhabile, tiennent à la nature même du talent de M. de Amicis et ont la même source que ses qualités, dont ils sont inséparables. Ils rendent tel ou tel morceau fatigant à lire, mais ils ne nuisent pas trop à l’effet d’ensemble d’une œuvre déjà assez considérable. On est forcé de les mettre en lumière, puisqu’ils servent à éclairer le tempérament de l’auteur ; on ne pourrait raisonnablement s’attendre à les voir s’atténuer dans la suite, M. de Amicis est encore jeune et produira sans doute encore beaucoup ; mais il n’est pas probable que ses livres futurs modifieront sensiblement l’opinion qu’on a pu se former de lui jusqu’à ce jour. Si même il tombe de temps en temps, comme cela lui est arrivé avec ses Amis, dans de fâcheuses exagérations d’analyse, il restera pourtant, on peut l’affirmer, un écrivain aimable et agréable, qu’un public nombreux suivra toujours avec plaisir. Son domaine n’est pas et ne sera probablement jamais des plus vastes ; mais il y cultive plus d’une fleur délicate, il y crée des sites qui, pour être artificiels, n’en ont pas moins leur charme. Cela ne suffit-il pas à marquer sa place parmi les contemporains ?

La jeunesse de Cavour58 §

Le sixième et dernier volume de l’énorme Correspondance de Cavour vient enfin de paraître, complétant la riche collection des documents publiés ces dernières années sur l’illustre homme d’État. Tous les matériaux nécessaires à une biographie de Cavour, — à l’exception d’un journal intime qu’il a tenu pendant quelque temps vers 1835 et que M. D. Berti nous promet — sont donc maintenant réunis. M. Luigi Chiala, l’éditeur de la « Correspondance », et quelques autres nous ont déjà donné d’importantes notices ; mais leurs travaux sont trop compacts, trop chronologiques pour être définitifs, et le champ reste ouvert. Il ne se passera sans doute pas longtemps avant qu’il tente quelque historien.

L’existence de Cavour comprend deux périodes bien distinctes l’une de l’autre : la vie privée et la vie publique. Dès l’instant où il entre dans la vie publique, Cavour est absorbé tout entier par elle ; sa volonté se tend dans un effort unique, il n’a plus d’autre préoccupation que son œuvre, il laisse en quelque sorte sa personnalité disparaître dans son action. Jusqu’à ce moment-là, au contraire, c’est-à-dire jusqu’en 1848, il avait cherché sa voie à travers diverses hésitations et diverses aventures. Cette première période de sa vie est la moins connue ; c’est elle que nous voudrions analyser.

I §

Les hommes de la génération de Cavour, ceux qui ont fait avec lui l’unité de l’Italie, ont eu presque tous une jeunesse incertaine et inquiète. Les Souvenirs de Massimo d’Azeglio et la correspondance du baron Ricasoli nous révèlent un état d’esprit très curieux et très caractéristique : ces jeunes gens, nés sous l’empire, entraient dans la vie avec de hautes ambitions, et surtout avec un grand besoin d’action ; tous rêvaient d’être « les premiers » dans quelque chose, tous entrevoyaient comme but suprême à leurs désirs le maniement des hommes. Mais les circonstances dans lesquelles se trouvait leur patrie semblaient mettre un obstacle invincible à la réalisation d’un tel rêve. Ils le voyaient bien, et cherchaient à se détourner d’un autre côté. D’Azeglio, on le sait, se fit peintre et romancier ; Ricasoli songea aussi à poursuivre la carrière des arts et regretta longtemps de l’avoir abandonnée. Du reste, la littérature, les arts, les sciences morales, auxquelles ils parurent un moment s’adonner avec ardeur, n’étaient guère pour eux que des dérivatifs ils demeuraient tendus vers la politique, occupant comme ils pouvaient leurs facultés et leurs forces, mais guettant le moindre symptôme de réveil national pour se jeter dans la mêlée.

Cavour traversa cette crise, qu’un extrême amour-propre et sa position de cadet de famille dut rendre particulièrement aiguë. Il n’avait le choix, en effet, qu’entre la carrière militaire, une fonction modeste ou une existence parcimonieuse de gentilhomme campagnard. La première de ces alternatives, à laquelle il s’était d’abord résolu, ne tarda pas à lui être enlevée. S’étant permis, pendant qu’il était en garnison au fort d’Exilles, de désapprouver vivement les décrets de Charles X, il fut signalé par la police comme suspect : « À mon retour de Gênes à Turin, écrit-il à son père à ce propos, à force de commenter mes paroles et d’interpréter défavorablement toutes mes actions, on me fit passer pour un clubiste et un anarchiste, et non pour ce que j’étais, c’est-à-dire pour un jeune homme qui prenait vivement part aux événements présents et exprimait ses opinions avec une franchise souvent imprudente… Vous savez ce qui en résulta ; quoique quelques hauts, puissants et bienveillants personnages détournassent les coups les plus lourds qui m’étaient portés, je n’en fus pas moins signalé à mes camarades et à l’armée comme une personne à éviter, capable du plus noir et du plus ténébreux des crimes, la trahison. » Dans de telles conditions, il ne pouvait continuer à servir. Du reste, il avait peu de goût pour la carrière militaire qu’il poursuivait sans ardeur, en employant ses loisirs à d’autres études auxquelles il se jugeait mieux approprié, les sciences administratives, l’économie politique ; et, quand des dangers de guerre qui l’avaient retenu encore quelque temps furent écartés, il quitta l’armée.

Au cours des différents voyages qu’il fit après avoir recouvré son indépendance, il vit d’autres carrières s’ouvrir devant lui. Mais, pour devenir homme de lettres ou publiciste, comme on le lui conseillait, il aurait fallu quitter l’Italie, où ses écrits n’auraient jamais été tolérés, et malgré l’exemple donné par quelques-uns de ses compatriotes, il ne pouvait s’y résoudre. Il sentait que sa destinée était inséparable de celle de sa patrie, et que, dans un pays étranger, son action serait limitée et inféconde. C’est ce qu’il explique dans une lettre éloquente à la comtesse Anastasie de Circourt (1835) :

« … Pourquoi, Madame, abandonner mon pays ? Pour venir en France chercher une réputation dans les lettres ? Pour courir après un peu de renommée, un peu de gloire, sans jamais pouvoir atteindre au but que se proposerait mon ambition ? Quel bien pourrais-je faire à l’humanité hors de mon pays ? Quelle influence pourrais-je exercer en faveur de mes frères malheureux, étrangers et proscrits, dans un pays où l’égoïsme occupe toutes les principales positions sociales ? Que font à Paris toute cette masse d’étrangers que leurs malheurs ou leur volonté ont jeté loin de leur terre natale ? Qui parmi eux s’est rendu vraiment utile à ses semblables ? Qui d’eux est parvenu à se créer une grande existence, à conquérir une influence sur la société ? Aucun. Ceux-là même qui auraient été grands sur le sol qui les vit naître végètent obscurs au milieu des tourbillons de la vie parisienne.

« Les troubles politiques qui ont désolé d’Italie ont forcé ses plus nobles enfants à fuir loin d’elle. Ce que mon pays contenait de plus distingué en tout genre s’est expatrié : la plupart de ces nobles exilés sont venus à Paris. Pas un seul n’a réalisé les brillantes espérances qu’il avait fait concevoir. Tous ceux que j’ai connus personnellement m’ont attristé jusqu’au fond du cœur par le spectacle de grandes facultés demeurées stériles et impuissantes. Un Italien seul s’est fait un nom à Paris, y a gagné une position, c’est le criminaliste Rossi. Mais quelle place ! quelle position ! l’homme le plus spirituel de l’Italie, le génie le plus flexible de l’époque, l’esprit le plus pratique de l’univers est parvenu à avoir une chaire à la Sorbonne et un fauteuil à l’Académie, dernier but auquel son ambition puisse prétendre en France ! Cet homme, qui a abjuré sa patrie, qui ne sera jamais plus rien pour nous, aurait pu, dans un avenir plus ou moins éloigné, jouer un rôle immense dans les destinées de son pays et aurait pu aspirer à guider ses compatriotes dans les voies nouvelles que la civilisation fraye tous les jours, au lieu d’avoir à régenter des écoliers indociles. Non, non, ce n’est pas en fuyant sa patrie, parce qu’elle est malheureuse, qu’on peut atteindre un but glorieux. Malheur à celui qui abandonne avec mépris la terre qui l’a vu naître, qui renie ses frères comme indignes de lui ! Quant à moi, j’y suis décidé, jamais je ne séparerai mon sort de celui des Piémontais. Heureux ou malheureux, ma patrie aura toute ma vie, je ne lui serai jamais infidèle quand même je serais sûr de trouver ailleurs de brillantes destinées. »

Ce mélange de patriotisme désintéressé, de profonde ambition et d’intentions généreuses apparaît dans tout ce qu’écrit et dans tout ce que fait Cavour à cette époque : un but précis lui manque ; il travaille sans trop savoir où il va, sans savoir surtout si ses facultés seront jamais utilisées, si ses études trouveront une application ; le seul parti bien arrêté qu’il prend, c’est de rester dans son pays et d’attendre. Et les années passent sans que son avenir s’éclaire. En 1840, il essaye de sortir de son insuffisante position de fortune et spécule : il perd 20 000 francs. Son père, qui le tire d’embarras, profite de l’occasion pour lui donner une leçon de modestie :

« Tu te crois le seul jeune homme fait pour devenir ministre d’emblée, et d’emblée être banquier, industriel, spéculateur ; et cet amour-propre ne te fait pas même admettre à toi-même que tu aies pu être trompé… Il n’est pas douteux que la Providence t’a donné des moyens, de la perspicacité, des connaissances dont tu aurais pu, pour le passé, tirer un grand parti, si tu avais été moins persuadé de ta supériorité… »

Tout confiant qu’il était en lui-même et en l’avenir de son pays, Cavour avait des heures de découragement, voyait s’éloigner le but de son ambition, jugeait alors sa vie manquée, les forces qu’il sentait en lui inutiles et perdues.

« Renoncer à jouer un rôle, écrivait-il à une femme qui voulait lui faire promettre de ne plus se mêler de politique, mais en vérité il vaut bien la peine de s’évertuer pour l’obtenir de moi, tandis que je ne suis plus bon à rien. Tout est fini pour moi, politiquement parlait. J’ai vieilli tellement en peu d’années, sans acquérir un seul talent ou une seule connaissance de plus, qu’il serait ridicule que je conservasse encore les illusions de grandeur et de gloire qui ont bercé mes jeunes années. Il faut faire de nécessité vertu, et se résigner à n’être toute sa vie qu’un honnête et paisible bourgeois de Turin. Ah ! si j’étais Anglais à l’heure qu’il est, je serais déjà quelque chose, et mon nom ne serait pas inconnu. Mais enfin je suis Piémontais, et comme je ne puis pas me changer, je dois au moins éviter de me rendre ridicule par de sottes prétentions. »

II §

Malgré les accusations de « clubisme » qui vinrent interrompre sa carrière militaire, Cavour fut de très bonne heure l’homme pratique et raisonnable qu’il devait être au pouvoir. Ses idées de jeunesse n’ont rien d’excessif : il manquait d’imagination, comme il se plaît à le reconnaître : « Chez moi, la folle du logis est une vieille paresseuse que j’ai beau exciter, elle ne se met jamais en mouvement. » Cette qualité négative le poussait aux sciences d’application et aux questions pratiques. Il a consigné dans un journal les inquiétudes que ses facultés donnaient à ses deux tantes, la duchesse de Clermont-Tonnerre et la comtesse d’Auzers :

« As-tu remarqué, disait ma tante Victoire à sa sœur, combien Camille s’est montré froid quand je lui ai parlé des spectacles de Paris : en vérité, je ne sais pas ce qui l’intéressera dans son voyage. Ce pauvre enfant est entièrement absorbé par les révolutions. — C’est vrai, répondit ma tante Henriette, Camille n’est pas curieux des choses, la politique l’intéresse seule ; cependant, il est revenu sur bien des choses, mais l’idée d’être cadet le domine toujours ; il ne peut pas s’y soumettre, cela fait le tourment de sa vie. Ma tante Victoire appuya beaucoup sur cette excellente explication de mon libéralisme, puis elle ajouta : Il s’occupe avec ardeur de l’économie politique, de cette science erronée qui fausse l’esprit, et n’est d’aucune utilité. »

Il était mieux compris par son oncle, le comte Jean-Jacques de Sellon, homme distingué, mais un peu idéologue. Dans des lettres remarquables qu’il lui adressa dans le courant de sa dix-septième année et qui révèlent une étonnante maturité d’esprit, Cavour discute avec lui des questions comme le jeu, l’éducation, l’abolition de la peine de mort, le duel, l’arbitrage international, etc. Le comte de Sellon avait épousé toutes les idées généreuses, et les défendait en philanthrope ; son jeune neveu lui répondait en homme d’État qui s’occupe moins d’un principe que de l’opportunité de sa mise en pratique. « La cause que vous défendez, lui écrit-il par exemple à propos de l’abolition de la peine de mort, est celle de l’humanité, de la civilisation. Elle a déjà fait de grands progrès ; mais on ne peut tout obtenir d’une fois, ni prétendre que les personnes qui ont été élevées sous l’empire d’autres idées entrent de plain-pied dans la voie de la justice et de la raison… Je comprends bien que les bruyantes exécutions qui se sont accomplies en France aient réveillé le zèle et la sollicitude des fauteurs de l’abolition de la peine de mort. La question se résume, pour ainsi dire, dans les cas de Lacenaire et de Fieschi, On ne pourrait imaginer ni de pires coupables, ni des circonstances dans lesquelles les inconvénients de la publicité de l’exécution soient moindres. Si les abolitionnistes pouvaient persuader que, même pour ces énormes scélérats, une commutation de peine serait utile et sans danger, ils feraient triompher définitivement leur cause. Mais la bassesse de Lacenaire au pied de l’échafaud, ce démenti solennel donné par la peur, en présence de la mort, à ses cyniques vanteries et a son horrible scepticisme, n’a certainement pas été sans utilité. Je ne sais si Lacenaire, condamné aux galères ou aux travaux forcés, aurait donné un exemple plus utile que celui qu’il a donné par son supplice. »

Dans tous les moments, devant tous les problèmes, il conserve la même liberté d’esprit qui lui montre le salut et la vérité dans les solutions mixtes. En politique, le juste milieu lui semble « le système le plus apte à sauver la société des deux excès qui la menacent : l’anarchie et le despotisme ». Ce qu’il entend par juste milieu, ce n’est d’ailleurs pas un système particulier ou défini, c’est un art pratique qui « consiste à céder à la nécessité des temps tout ce que la raison peut trouver juste », et à lui refuser « ce qui n’a d’autre fondement que les clameurs des partis et la violence des passions anarchiques ». Toujours donc la méfiance des principes, qui peuvent conduire à l’« absolutisme », et le goût des applications pratiques. Au fond, son juste milieu n’est autre chose que l’art de gouverner avec mesure. Et, oubliant peut-être un peu vite qu’un tel art, ainsi compris, dépend exclusivement des aptitudes et des qualités de ceux qui l’exercent, il finit par l’ériger en article de foi ; il entrevoit, comme dans rêve, le juste milieu régnant sur la terre et répandant les bienfaits que d’autres attendaient de la liberté, de l’égalité ou de la justice : « Toute l’Europe gravite vers le juste milieu, et l’Angleterre, qui a voulu s’en écarter pour un instant, y sera ramenée et n’en sortira plus. En France, le juste milieu prend racine ; en Allemagne il croît et renforce dans l’ombre. Enfin, pour nous, il est notre unique chance de salut ».

En religion, il essaye également de se faire des convictions tempérées : il lui est aussi impossible de croire à l’infaillibilité du pape « que de croire que deux et deux font trois ». Après avoir fait cet aveu à son oncle de Sellon (8 août 1829), il ajoute : « Nous devons cependant conserver les apparences ; mais il est très pénible de feindre quand on est persuadé qu’on a raison. » Un peu plus tard, il confesse à une de ses tantes qu’en relisant la Bible il a été « frappé de la divinité de la morale de l’Évangile ». « Cependant, continue-t-il, je vous avouerai que, quelque attention que j’aie mise à la lecture de ce livre divin, j’ai trouvé qu’il nous laisse un champ immense à l’interprétation, sans bornes quant aux dogmes, et restreint quant à la morale, quoique bien loin de la précision absolue qu’une foule de gens croient y trouver. » Et, en terminant sa lettre, il laisse voir qu’il n’est pas sans éprouver quelques doutes sur la divinité de Jésus-Christ.

Des lectures pieuses, des prédications qu’il entend pendant un séjour en Suisse, combattent sans le détruire son rationalisme naissant. Il reconnaît que « la raison toute seule est un guide défectueux et trompeur pour arriver à des convictions religieuses solides », et qu’il faut se laisser guider, non par elle seule, mais aussi par « ce sentiment, qui nous porte à rechercher avec avidité et à établir un rapport direct avec la force inconnue qui régit l’univers et agit sur notre cœur ». Mais, en même temps, il conserve tous ses doutes « sur la rigueur logique dont on se sert pour établir certaines vérités religieuses », et repousse sans hésitation la doctrine protestante sur la question de la grâce. Au fond, les conditions religieuses de la société moderne l’occupent plus que la religion même, et il devait finir par s’inquiéter assez peu des dogmes et beaucoup des rapports entre l’Église et l’État.

Ainsi, en religion comme en politique, il est guidé par le même esprit libéral. Plus tard, à la veille d’entrer dans la carrière politique, il se plaît à rappeler qu’il n’a varié ni dans ses opinions, ni dans sa conduite : « Si j’étais libéral en 1831, écrit-il à son ami Santa-Rosa dans une longue lettre qui est une sorte d’examen de conscience, je le suis encore en 1843. Certainement, l’expérience et l’étude ont dissipé bien des illusions de mon jeune âge, ou modéré l’exaltation de mes sentiments et fait concevoir une grande indulgence pour les opinions différant des miennes et pour les systèmes politiques qui ne sont pas conformes à mes principes. Mais sur tous les points essentiels de la politique, à l’égard de toutes les grandes questions sociales, je n’ai point varié et je ne varierai jamais. J’étais en 1831 partisan du progrès modéré là où il était possible : je n’ai jamais un seul instant cessé d’approuver la politique de Casimir Perier. Là où le progrès était impossible, je croyais alors qu’on pouvait chercher à l’obtenir par des moyens violents. À cet égard, mes opinions se sont fort modifiées, et j’avoue que je suis infiniment moins disposé à sacrifier le présent aux chances incertaines de l’avenir. Mais, à cela près, je ne sache pas de points importants sur lesquels il y ait divergence entre ma manière de voir actuelle et celle que j’avais à vingt ans. Sans être très vieux, j’ai été témoin de bien des évolutions opérées autour de moi, Fidèle au système du juste milieu, j’ai vu plus d’une personne passer devant moi allant de gauche à droite et de droite à gauche. »

Cette modération d’esprit était chez Cavour une condition de pensée, un besoin ; il l’imposait à ceux qui l’approchaient ; il ne pouvait comprendre qu’on s’en écartât, et haïssait ou méprisait tout ce qui ressemblait à de l’exaltation : la révolution intransigeante et le patriotisme démagogique. Il convertit au modérantisme jusqu’à la femme qu’il aimait.

Elle n’était modérée en rien, elle ; elle avait voué une fervente admiration à Mazzini ; elle envoyait de l’argent à la Jeune Italie ; elle avait pour dieu Armand Carrel, et pour héros Raspail et Trélat. Cavour se donne une peine infinie pour l’amener « à des sentiments plus raisonnables », Il discute, il ergote, et, naturellement, il réussit. « La raison, dit-il gravement à ce propos, est toute-puissante quand elle a pour auxiliaire l’amour. » Trélat et Raspail disparaissent. « Je l’ai encore laissée adorer Armand Carrel, soit parce que je le crois infiniment supérieur à ses confrères républicains, soit parce qu’il est dangereux de détruire d’un seul coup tous les objets que notre âme est habituée à respecter, et auxquels se rattachent des sentiments généreux et de nobles pensées. » Son triomphe, du reste, était complet : « Tu penses que je m’occupe trop de politique, lui écrivait-on. C’est peut-être vrai. Mais sache que je suis toujours fauteur de ta politique, et que je me range sous ta bannière. Tu n’as qu’à me dire ce que tu veux et penses, et je voudrai et penserai ce que tu me diras. » Ou bien : « Camille est arrivé à temps pour me montrer ce qui est pratique et ce qui est chimérique. » Ou encore : « J’ai déserté la bannière de nos démagogues, et je m’enrôle aveuglément sous la tienne. »

III §

Rien de plus singulier, on pourrait dire de plus dissonant, que cet épisode sentimental dans la carrière de Cavour : ce fut son tribut aux besoins romanesques qui sommeillent dans tous les cœurs, et pour une fois, tout en prêchant le juste milieu à son Inconnue, — c’est le nom qu’il donne dans son journal à la femme aimée, — il se laissa entraîner hors de ses règles de modération par le vent de passion qui passait sur lui.

Il avait vingt ans lorsqu’il rencontra pour la première fois l’Inconnue, évidemment plus âgée que lui. Leur première liaison fut de courte durée ; et ce fut seulement deux ou trois ans plus tard qu’ils se retrouvèrent à Turin et que s’engagea leur roman. Ils ne correspondaient pas, ils s’étaient perdus de vue. Un jour Cavour, alors à Grinzane, reçoit une lettre de l’Inconnue qui se trouvait à Turin et lui exprimait le désir de le voir. Il part aussitôt, n’ayant d’autre désir « que la revoir, lui être utile et lui vouer une amitié désintéressée ». Il arrive à Turin le soir, court à l’Opéra où il sait la rencontrer, l’aperçoit dans sa loge « en grand deuil, portant sur la plus douce des figures des traces de longues et cruelles souffrances ». Le coup de foudre est immédiat et réciproque… Sa loge était pleine,

« les insupportables ennuyeux assommaient ma pauvre amie des plus fades et insipides discours. En vain nos yeux tâchaient-ils d’exprimer les sentiments de nos cœurs, nous brûlions d’impatience ; enfin nous restâmes un moment seuls. Hélas ! l’abondance des choses que nous avions à nous dire étouffa la parole dans nos gorges ; après un long silence, elle me dit : “Qu’avez-vous pensé de moi ? — Ce que j’ai pensé, ai-je répondu, pouvez-vous me le demander ? Vous avez bien souffert ! — Ai-je souffert ! Oh ! oui, j’ai bien souffert !” Voilà les seuls mots dont je me rappelle…

… « Je la quittai ce soir-là plein d’espérances, d’amour, de regrets et de remords. Je croyais à la constance de sa passion ; j’étais fier et enivré d’un amour si pur, si constant, si désintéressé, mais d’autre part quand je songeais à ma conduite envers elle, quand je me représentais les souffrances terribles que l’Inconnue avait subies à cause de moi, et dont j’avais toujours présentes les traces profondes qu’elle portait sur sa belle et triste figure, je me mettais en fureur contre moi-même, je m’accusais d’insensibilité, de cruauté, d’infamie. »

Le jeune homme grave, épris d’économie politique, accoutumé à discuter les questions sociales avec J.-J. de Sellon, est arraché à lui-même, gagné par la contagieuse exaltation qu’il a inspirée. À vrai dire, il doute encore un peu, il est beaucoup plus froid que son amie, il s’aperçoit de temps en temps, non sans honte, qu’il aime moins qu’il n’est aimé. Quand il transcrit dans son journal les paroles passionnées de l’Inconnue, qu’il fait suivre de trois points d’exclamation et de plusieurs points suspensifs, il ajoute : « Malheureux ! je suis indigne de tant d’amour ! Comment, comment le reconnaîtrai-je ? Ah ! je le jure, jamais, jamais je n’oublierai, je n’abandonnerai plus cette femme céleste. Mon existence lui sera consacrée. Elle sera le but de ma vie, l’unique objet de mes soins, de mes efforts. Puisse la malédiction du ciel s’appesantir sur ma tête, si jamais il m’arrive de lui causer volontairement le moindre chagrin ou de froisser le plus petit sentiment de ce cœur parfait et adorable ! »

De leur correspondance, les lettres de Cavour sont perdues ! il ne nous reste que celles de l’Inconnue, dont M. de Berti a publié quelques morceaux. Elles dénotent à la fois une rare distinction et une grande exaltation d’esprit. Sans doute, elles sont remplies de formules qui nous semblent aujourd’hui exagérées et rappellent un peu celles de la Nouvelle Héloïse ; mais elles abondent aussi en traits profonds ou touchants, et le sentiment qu’elles expriment est d’une sincérité chaleureuse et communicative que n’ont pas les fragments du « journal intime » de Cavour, De fait, malgré la résolution de dévouement que prenait Cavour, la position des deux amants était bien différente : pour lui, l’inconnue était un accident, quand même il se jurait de ne l’abandonner jamais ; pour elle, il était tout. Elle le savait bien ; elle lui écrivait : « Ma vie est usée ! la tienne commence. J’accepte ton secours ; il me vient du ciel. Mais il est de mon devoir de te dire que ce qui, de ma part, pourrait sembler un sacrifice, serait au contraire un pur acte d’égoïsme, tandis qu’en toi la même action prendrait sa source dans un dévouement que je ne mérite pas. » Et son sentiment survit, dans toute sa force, à la séparation devenue nécessaire. De temps en temps, d’année en année, ils échangent encore une lettre : Cavour l’engage à chercher le bonheur ; elle répond sur le ton douloureusement résigné de quelqu’un qui n’attend plus rien de la vie. Enfin, quand elle sent la mort approcher, elle lui envoie un dernier adieu qu’il n’est pas possible de lire sans émotion :

« La femme qui t’aimait est morte — Elle n’était point belle — elle avait trop souffert ; ce qui lui manquait, elle le savait mieux que toi. Elle est morte, te dis-je, et dans ce domaine de la mort elle a rencontré d’anciennes rivales.

« Si elle leur a cédé la palme de la beauté de ce monde, où les sens veulent être séduits, ici elle les surpasse toutes. Aucune ne t’a aimé comme elle, — aucune. Car, ô Camille, jamais tu n’as pu apprécier l’étendue de son amour. — Comment te l’aurait-elle dévoilé ? nulle parole humaine ne pouvait l’exprimer — nulle action, si dévouée qu’elle te parût, n’était l’ombre de ce que ce cœur désirait produire pour toi. Aussi m’as-tu souvent vue silencieuse et concentrée, renonçant à toute manifestation incomplète, et espérant en moi-même que la vérité aurait son jour. Eh quoi ! ce sentiment inconnu existe-t-il pour être à jamais comprimé ? Ce germe brûlant n’aurait-il pas son entier développement ? et tant d’amour est-il créé pour consumer le cœur qui le recèle ?

« Camille, adieu. Au moment où j’écris ces lignes, je suis dans l’inébranlable résolution de ne te revoir jamais. Tu les liras — j’espère — mais lorsqu’une barrière insurmontable s’élèvera entre nous — lorsque j’aurai reçu la grande initiation aux secrets de la tombe — lorsque peut-être (je frémis en y songeant) je t’aurai oublié. »

Pendant la période d’éclat de sa passion, Cavour notait dans son journal, — nous avons vu en quels termes, — les impressions vives et nouvelles que cet ardent amour lui communiquait. Peu à peu, ces notes deviennent plus rares. En 1835, nous n’en trouvons plus qu’une seule, et combien significative dans sa brièveté : « J’ai reçu une lettre qui m’annonce qu’il y a des négociations ouvertes entre la femme que j’aime et ses parents pour arriver à une réconciliation ; Dieu fasse que cette chère enfant réussisse. » Des années se passent, et Cavour ne parle plus de son Inconnue ; répond-il à ses lettres ? On ne sait ; un jour elle lui écrit cette phrase ambiguë qui laisse le champ ouvert à toutes les supposions : « Je ne vous engage pas à m’écrire, mais je vous remercie de l’avoir fait. Il est doux d’avoir la certitude que sur cette terre tout ne s’efface pas. » Sur le dos même de cette lettre, on peut lire, de la main de Cavour, cette note, destinée probablement à quelque intime : « Si tu doutes, lis cette lettre, tu me la rendras ensuite, car c’est peut-être le dernier souvenir qui me restera de celle que j’ai tant fait souffrir sans que jamais elle se soit plainte de moi. » Et c’est tout. Quand elle fut morte, il classa et numérota sa correspondance en homme d’ordre qu’il était. La relut-il jamais ?… Je ne le crois pas. Les hommes d’action n’ont pas le temps de s’attarder dans leurs souvenirs, et le grand ministre qui devait faire l’unité de l’Italie oublia probablement sans peine l’unique épisode de sa vie où il eut cédé aux entraînements de la folle du logis.

FIN