Hippolyte-Adolphe Taine

1866

Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée)

2014
Source : Hippolyte Taine, Histoire de la littérature anglaise, deuxième édition revue et augmentée. Paris, Hachette : 1866, 4 vol + volume des Écrivains anglais contemporains.
Ont participé à cette édition électronique : Frédéric Glorieux (2013 — encodage TEI) et Vincent Jolivet (2013 — encodage TEI).
[p. iii]

Introduction. §

« L’historien pourrait se placer au sein de l’âme humaine, pendant un temps donné, une série de siècles, ou chez un peuple déterminé. Il pourrait étudier, décrire, raconter tous les événements, toutes les transformations, toutes les révolutions qui se seraient accomplies dans l’intérieur de l’homme ; et quand il serait arrivé au bout, il aurait une histoire de la civilisation chez le peuple et dans le temps qu’il aurait choisi. »

(Guizot, Civilisation en Europe, p. 25.)

L’histoire s’est transformée depuis cent ans en Allemagne, depuis soixante ans en France et cela par l’étude des littératures.

On a découvert qu’une œuvre littéraire n’est pas un simple jeu d’imagination, le caprice isolé d’une tête chaude, mais une copie des mœurs environnantes et le signe d’un état d’esprit. On en a conclu qu’on pouvait, d’après les monuments littéraires, retrouver la façon dont les hommes avaient senti et pensé il y a plusieurs siècles. On l’a essayé et on a réussi.

[p. iv]On a réfléchi sur ces façons de sentir et de penser, et on a jugé que c’étaient là des faits de premier ordre. On a vu qu’elles tenaient aux plus grands événements ; qu’elles les expliquaient, qu’elles étaient expliquées par eux, que désormais il fallait leur donner une place, et l’une des plus hautes places, dans l’histoire. On la leur a donnée, et depuis ce temps on voit tout changer en histoire : l’objet, la méthode, les instruments, la conception des lois et des causes. C’est ce changement, tel qu’il se fait et doit se faire, qu’on va tâcher d’exposer ici :

I. Les documents historiques ne sont que des indices au moyen desquels il faut reconstruire l’individu visible. §

Lorsque vous tournez les grandes pages roides d’un in-folio, les feuilles jaunies d’un manuscrit, bref un poëme, un code, un symbole de foi, quelle est votre première remarque ? C’est qu’il ne s’est point fait tout seul. Il n’est qu’un moule pareil à une coquille fossile, une empreinte, pareille à l’une de ces formes déposées dans la pierre par un animal qui a vécu et qui a péri. Sous la coquille, il y avait un animal, et sous le document il y avait un homme. Pourquoi étudiez-vous la coquille, sinon pour vous figurer l’animal ? De la même façon vous n’étudiez le document qu’afin de connaître l’homme ; la coquille et le document sont des débris morts, et ne valent que comme indices de [p. v]l’être entier et vivant. C’est jusqu’à cet être qu’il faut arriver ; c’est lui qu’il faut tâcher de reconstruire. On se trompe lorsqu’on étudie le document comme s’il était seul. C’est traiter les choses en simple érudit, et tomber dans une illusion de bibliothèque. Au fond il n’y a ni mythologie, ni langues, mais seulement des hommes qui arrangent des mots et des images d’après les besoins de leurs organes et la forme originelle de leur esprit. Un dogme n’est rien par lui-même ; voyez les gens qui l’ont fait, tel portrait du seizième siècle, la roide et énergique figure d’un archevêque ou d’un martyr anglais. Rien n’existe que par l’individu ; c’est l’individu lui-même qu’il faut connaître. Quand on a établi la filiation des dogmes, ou la classification des poëmes, ou le progrès des constitutions, ou la transformation des idiomes, on n’a fait que déblayer le terrain ; la véritable histoire s’élève seulement quand l’historien commence à démêler, à travers la distance des temps, l’homme vivant, agissant, doué de passions, muni d’habitudes, avec sa voix et sa physionomie, avec ses gestes et ses habits, distinct et complet comme celui que tout à l’heure nous avons quitté dans la rue. Tâchons donc de supprimer, autant que possible, ce grand intervalle de temps qui nous empêche d’observer l’homme avec nos yeux, avec les yeux de notre tête. Qu’y a-t-il sous les jolis feuillets satinés d’un poëme moderne ? Un poëte moderne, un homme comme Alfred de Musset, Hugo, Lamartine ou Heine, ayant fait [p. vi]ses classes et voyagé, avec un habit noir et des gants, bien vu des dames et faisant le soir cinquante saluts et une vingtaine de bons mots dans le monde, lisant les journaux le matin, ordinairement logé dans un second étage, point trop gai parce qu’il a des nerfs, surtout parce que, dans cette épaisse démocratie où nous étouffons, le discrédit des dignités officielles a exagéré ses prétentions en rehaussant son importance, et que la finesse de ses sensations habituelles lui donne quelque envie de se croire Dieu. Voilà ce que nous apercevons sous des méditations ou des sonnets modernes. —  De même sous une tragédie du dix-septième siècle, il y a un poëte, un poëte comme Racine, par exemple, élégant, mesuré, courtisan, beau diseur, avec une perruque majestueuse et des souliers à rubans, monarchique et chrétien de cœur, « ayant reçu de Dieu la grâce de ne rougir en aucune compagnie, ni du roi, ni de l’Évangile  » ; habile à amuser le prince, à lui traduire en beau français « le gaulois d’Amyot », fort respectueux envers les grands, et sachant toujours, auprès d’eux, « se tenir à sa place », empressé et réservé à Marly comme à Versailles, au milieu des agréments réguliers d’une nature policée et décorative, parmi les révérences, les grâces, les manéges et les finesses des seigneurs brodés qui sont levés matin pour mériter une survivance, et des dames charmantes qui comptent sur leurs doigts les généalogies afin d’obtenir un tabouret. Là-dessus, consultez Saint-Simon et [p. vii]les estampes de Pérelle, comme tout à l’heure vous avez consulté Balzac et les aquarelles d’Eugène Lami. —  Pareillement, quand nous lisons une tragédie grecque, notre premier soin doit être de nous figurer des Grecs, c’est-à-dire des hommes qui vivent à demi nus, dans des gymnases ou sur des places publiques, sous un ciel éclatant, en face des plus fins et des plus nobles paysages, occupés à se faire un corps agile et fort, à converser, à discuter, à voter, à exécuter des pirateries patriotiques, du reste oisifs et sobres, ayant pour ameublement trois cruches dans leur maison, et pour provisions deux anchois dans une jarre d’huile, servis par des esclaves qui leur laissent le loisir de cultiver leur esprit et d’exercer leurs membres, sans autre souci que le désir d’avoir la plus belle ville, les plus belles processions, les plus belles idées et les plus beaux hommes. Là-dessus une statue comme le Méléagre ou le Thésée du Parthénon, ou bien encore la vue de cette Méditerranée lustrée et bleue comme une tunique de soie et de laquelle sortent les îles comme des corps de marbre, avec cela vingt phrases choisies dans Platon et Aristophane vous instruiront beaucoup plus que la multitude des dissertations et des commentaires. —  Pareillement encore, pour entendre un Pourana indien, commencez par vous figurer le père de famille qui, « ayant vu un fils sur les genoux de son fils », se retire selon la loi, dans la solitude, avec une hache et un vase, sous un bananier au bord d’un ruisseau, cesse [p. viii]de parler, multiplie ses jeûnes, se tient nu entre quatre feux, et sous le cinquième feu, c’est-à-dire le terrible soleil dévorateur et rénovateur incessant de toutes les choses vivantes ; qui, tour à tour, et pendant des semaines entières, maintient son imagination fixée sur le pied de Brahma, puis sur le genou, puis sur la cuisse, puis sur le nombril, et ainsi de suite jusqu’à ce que, sous l’effort de cette méditation intense, les hallucinations paraissent, jusqu’à ce que toutes les formes de l’être, brouillées et transformées l’une dans l’autre, oscillent à travers cette tête emportée par le vertige, jusqu’à ce que l’homme immobile, reprenant sa respiration, les yeux fixes, voie l’univers s’évanouir comme une fumée au-dessus de l’Être universel et vide, dans lequel il aspire à s’abîmer. À cet égard, un voyage dans l’Inde serait le meilleur enseignement ; faute de mieux, les récits des voyageurs, des livres de géographie, de botanique et d’ethnologie tiendront la place. En tout cas, la recherche doit être la même. Une langue, une législation, un catéchisme n’est jamais qu’une chose abstraite ; la chose complète, c’est l’homme agissant, l’homme corporel et visible, qui mange, qui marche, qui se bat, qui travaille ; laissez là la théorie des constitutions et de leur mécanisme, des religions et de leur système, et tâchez de voir les hommes à leur atelier, dans leurs bureaux, dans leurs champs, avec leur ciel, leur sol, leurs maisons, leurs habits, leurs cultures, leurs repas, comme vous le [p. ix]faites, lorsque, débarquant en Angleterre ou en Italie, vous regardez les visages et les gestes, les trottoirs et les tavernes, le citadin qui se promène et l’ouvrier qui boit. Notre grand souci doit être de suppléer, autant que possible, à l’observation présente, personnelle, directe et sensible, que nous ne pouvons plus pratiquer : car elle est la seule voie qui fasse connaître l’homme ; rendons-nous le passé présent ; pour juger une chose, il faut qu’elle soit présente ; il n’y a pas d’expérience des objets absents. Sans doute, cette reconstruction est toujours incomplète ; elle ne peut donner lieu qu’à des jugements incomplets ; mais il faut s’y résigner ; mieux vaut une connaissance mutilée qu’une connaissance nulle ou fausse, et il n’y a d’autre moyen pour connaître à peu près les actions d’autrefois, que de voir à peu près les hommes d’autrefois.

Ceci est le premier pas en histoire ; on l’a fait en Europe à la renaissance de l’imagination, à la fin du siècle dernier, avec Lessing, Walter Scott ; un peu plus tard en France avec Chateaubriand, Augustin Thierry, M. Michelet et tant d’autres. Voici maintenant le second pas :

II. L’Homme corporel et visible n’est qu’un indice au moyen duquel on doit étudier l’homme invisible et intérieur. §

Quand vous observez avec vos yeux l’homme visible, qu’y cherchez-vous ? L’homme invisible. Ces paroles [p. x]qui arrivent à votre oreille, ces gestes, ces airs de tête, ces vêtements, ces actions et ces œuvres sensibles de tout genre, ne sont pour vous que des expressions ; quelque chose s’y exprime, une âme. Il y a un homme intérieur caché sous l’homme extérieur, et le second ne fait que manifester le premier. Vous regardez sa maison, ses meubles et son costume ; c’est pour y chercher les traces de ses habitudes et de ses goûts, le degré de son élégance ou de sa rusticité, de sa prodigalité ou de son économie, de sa sottise ou de sa finesse. Vous écoutez sa conversation, et vous notez ses inflexions de voix, ses changements d’attitudes ; c’est pour juger de sa verve, de son abandon et de sa gaieté, ou de son énergie et de sa roideur. Vous considérez ses écrits, ses œuvres d’art, ses entreprises d’argent ou de politique ; c’est pour mesurer la portée et les limites de son intelligence, de son invention et de son sang-froid, pour découvrir quel est l’ordre, l’espèce et la puissance habituelle de ses idées, de quelle façon il pense et se résout. Tous ces dehors ne sont que des avenues qui se réunissent en un centre, et vous ne vous y engagez que pour arriver à ce centre ; là est l’homme véritable, j’entends le groupe de facultés et de sentiments que produit le reste. Voilà un nouveau monde, monde infini, car chaque action visible traîne derrière soi une suite infinie de raisonnements, d’émotions, de sensations anciennes ou récentes, qui ont contribué à la soulever jusqu’à la [p. xi]lumière, et qui, semblables à de longues roches profondément enfoncées dans le sol, atteignent en elle leur extrémité et leur affleurement. C’est ce monde souterrain qui est le second objet, l’objet propre de l’historien. Quand son éducation critique est suffisante, il est capable de démêler sous chaque ornement d’une architecture, sous chaque trait d’un tableau, sous chaque phrase d’un écrit, le sentiment particulier d’où l’ornement, le trait, la phrase sont sortis ; il assiste au drame intérieur qui s’est accompli dans l’artiste ou dans l’écrivain ; le choix des mots, la brièveté ou la longueur des périodes, l’espèce des métaphores, l’accent du vers, l’ordre du raisonnement, tout lui est un indice ; tandis que ses yeux lisent un texte, son âme et son esprit suivent le déroulement continu et la série changeante des émotions et des conceptions dont ce texte est issu ; il en fait la psychologie. Si vous voulez observer cette opération, regardez le promoteur et le modèle de toute la grande culture contemporaine, Gœthe, qui, avant d’écrire son Iphigénie, emploie des journées à dessiner les plus parfaites statues, et qui, enfin, les yeux remplis par les nobles formes du paysage antique, et l’esprit pénétré des beautés harmonieuses de la vie antique, parvient à reproduire si exactement en lui-même les habitudes et les penchants de l’imagination grecque, qu’il donne une sœur presque jumelle à l’Antigone de Sophocle et aux déesses de Phidias. Cette divination [p. xii]précise et prouvée des sentiments évanouis a, de nos jours, renouvelé l’histoire ; on l’ignorait presque entièrement au siècle dernier ; on se représentait les hommes de toute race et de tout siècle comme à peu près semblables, le Grec, le barbare, l’Indou, l’homme de la Renaissance et l’homme du dix-huitième siècle comme coulés dans le même moule, et cela d’après une certaine conception abstraite, qui servait pour tout le genre humain. On connaissait l’homme, on ne connaissait pas les hommes ; on n’avait pas pénétré dans l’âme ; on n’avait pas vu la diversité infinie et la complexité merveilleuse des âmes ; on ne savait pas que la structure morale d’un peuple et d’un âge est aussi particulière et aussi distincte que la structure physique d’une famille de plantes ou d’un ordre d’animaux. Aujourd’hui, l’histoire comme la zoologie a trouvé son anatomie, et quelle que soit la branche historique à laquelle on s’attache, philologie, linguistique ou mythologie, c’est par cette voie qu’on travaille à lui faire produire de nouveaux fruits. Entre tant d’écrivains qui, depuis Herder, Ottfried Muller et Gœthe, ont continué et rectifié incessamment ce grand effort, que le lecteur considère seulement deux historiens et deux œuvres, l’une le commentaire sur Cromwell de Carlyle, l’autre le Port-Royal de Sainte-Beuve ; il verra avec quelle justesse, quelle sûreté, quelle profondeur, on peut découvrir une âme sous ses actions et sous ses œuvres ; comment, sous le vieux général, au lieu [p. xiii]d’un ambitieux vulgairement hypocrite, on retrouve un homme travaillé par les rêveries troubles d’une imagination mélancolique, mais positif d’instinct et de facultés, anglais jusqu’au fond, étrange et incompréhensible pour quiconque n’a pas étudié le climat et la race ; comment avec une centaine de lettres éparses et une vingtaine de discours mutilés, on peut le suivre depuis sa ferme et ses attelages jusqu’à sa tente de général et à son trône de protecteur, dans sa transformation et dans son développement, dans les inquiétudes de sa conscience et dans ses résolutions d’homme d’État, tellement que le mécanisme de sa pensée et de ses actions devient visible, et que la tragédie intime, perpétuellement renouvelée et changeante, qui a labouré cette grande âme ténébreuse, passe, comme celles de Shakspeare, dans l’âme des assistants. Il verra comment, sous des querelles de couvent et des résistances de nonnes, on peut retrouver une grande province de psychologie humaine, comment cinquante caractères enfouis sous l’uniformité d’une narration décente, reparaissent au jour chacun avec sa saillie propre et ses diversités innombrables ; comment, sous des dissertations théologiques et des sermons monotones, on démêle les palpitations de cœurs toujours vivants, les accès et les affaissements de la vie religieuse, les retours imprévus et le pêle-mêle ondoyant de la nature, les infiltrations du monde environnant, les conquêtes intermittentes [p. xiv]de la grâce, avec une telle variété de nuances, que la plus abondante description et le style le plus flexible parviennent à peine à recueillir la moisson inépuisable que la critique a fait germer dans ce champ abandonné. Il en est de même ailleurs. L’Allemagne, avec son génie, si pliant, si large, si prompt aux métamorphoses, si propre à reproduire les plus lointains et les plus bizarres états de la pensée humaine ; l’Angleterre avec son esprit si exact, si propre à serrer de près les questions morales, à les préciser par les chiffres, les poids, les mesures, la géographie, la statistique, à force de textes et de bon sens ; la France enfin avec sa culture parisienne, avec ses habitudes de salon, avec son analyse incessante des caractères et des œuvres, avec son ironie si prompte à marquer les faiblesses, avec sa finesse si exercée à démêler les nuances ; tous ont labouré le même domaine, et l’on commence à comprendre qu’il n’y a pas de région de l’histoire où il ne faille cultiver cette couche profonde, si l’on veut voir des récoltes utiles se lever entre les sillons.

Tel est le second pas ; nous sommes en train de l’achever. Il est l’œuvre propre de la critique contemporaine. Personne ne l’a fait aussi juste et aussi grand que Sainte-Beuve ; à cet égard, nous sommes tous ses élèves ; sa méthode renouvelle aujourd’hui dans les livres et jusque dans les journaux toute la critique littéraire, philosophique et religieuse. C’est d’elle qu’il faut partir pour commencer l’évolution ultérieure. [p. xv]J’ai essayé plusieurs fois d’indiquer cette évolution ; à mon avis, il y a là une voie nouvelle ouverte à l’histoire, et je vais tâcher de la décrire plus en détail.

III. Les états et les opérations de l’homme intérieur et invisible ont pour causes certaines façons générales de penser et de sentir. §

Quand, dans un homme, vous avez observé et noté un, deux, trois, puis une multitude de sentiments, cela vous suffit-il, et votre connaissance vous semble-t-elle complète ? Est-ce une psychologie qu’un cahier de remarques ? Ce n’est pas une psychologie, et, ici comme ailleurs, la recherche des causes doit venir après la collection des faits. Que les faits soient physiques ou moraux, il n’importe, ils ont toujours des causes ; il y en a pour l’ambition, pour le courage, pour la véracité, comme pour la digestion, pour le mouvement musculaire, pour la chaleur animale. Le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre, et toute donnée complexe naît par la rencontre d’autres données plus simples dont elle dépend. Cherchons donc les données simples pour les qualités morales, comme on les cherche pour les qualités physiques, et considérons le premier fait venu ; par exemple une musique religieuse, celle d’un temple protestant. Il y a une cause intérieure qui a tourné l’esprit des fidèles vers ces graves et monotones mélodies, une cause plus large que son effet, je veux dire l’idée générale [p. xvi]du vrai culte extérieur que l’homme doit à Dieu ; c’est elle qui a modelé l’architecture du temple, abattu les statues, écarté les tableaux, détruit les ornements, écourté les cérémonies, enfermé les assistants dans de hauts bancs qui leur bouchent la vue, et gouverné les mille détails des décorations, des postures et de tous les dehors. Elle-même provient d’une autre cause plus générale, l’idée de la conduite humaine tout entière, intérieure et extérieure, prières, actions, dispositions de tout genre auxquelles l’homme est tenu vis-à-vis de Dieu ; c’est celle-ci qui a intronisé la doctrine et la grâce, amoindri le clergé, transformé les sacrements, supprimé les pratiques, et changé la religion disciplinaire en religion morale. Cette seconde idée, à son tour, dépend d’une troisième plus générale encore, celle de la perfection morale, telle qu’elle se rencontre dans le Dieu parfait, juge impeccable, rigoureux surveillant des âmes, devant qui toute âme est pécheresse, digne de supplice, incapable de vertu et de salut, sinon par la crise de conscience qu’il provoque et la rénovation du cœur qu’il produit. Voilà la conception maîtresse, qui consiste à ériger le devoir en roi absolu de la vie humaine, et à prosterner tous les modèles idéaux au pied du modèle moral. On touche ici le fond de l’homme ; car pour expliquer cette conception, il faut considérer la race elle-même, c’est-à-dire le Germain et l’homme du Nord, sa structure de caractère et d’esprit, ses façons les plus générales [p. xvii]de penser et de sentir, cette lenteur et cette froideur de la sensation qui l’empêchent de tomber violemment et facilement sous l’empire du plaisir sensible, cette rudesse du goût, cette irrégularité et ces soubresauts de la conception, qui arrêtent en lui la naissance des belles ordonnances et des formes harmonieuses, ce dédain des apparences, ce besoin du vrai, cette attache aux idées abstraites et nues, qui développe en lui la conscience au détriment du reste. Là s’arrête la recherche ; on est tombé sur quelque disposition primitive, sur quelque trait propre à toutes les sensations, à toutes les conceptions d’un siècle ou d’une race, sur quelque particularité inséparable de toutes les démarches de son esprit et de son cœur. Ce sont là les grandes causes, car ce sont les causes universelles et permanentes, présentes à chaque moment et en chaque cas, partout et toujours agissantes, indestructibles et à la fin infailliblement dominantes, puisque les accidents qui se jettent au travers d’elles, étant limités et partiels, finissent par céder à la sourde et incessante répétition de leur effort ; en sorte que la structure générale des choses et les grands traits des événements sont leur œuvre, et que les religions, les philosophies, les poésies, les industries, les formes de société et de famille, ne sont, en définitive, que des empreintes enfoncées par leur sceau.

[p. xviii]

IV. Principales formes de pensées et de sentiments. Leurs effets historiques. §

Il y a donc un système dans les sentiments et dans les idées humaines, et ce système a pour moteur premier certains traits généraux, certains caractères d’esprit et de cœur communs aux hommes d’une race, d’un siècle ou d’un pays. De même qu’en minéralogie les cristaux, si divers qu’ils soient, dérivent de quelques formes corporelles simples, de même, en histoire, les civilisations, si diverses qu’elles soient, dérivent de quelques formes spirituelles simples. Les uns s’expliquent par un élément géométrique primitif, comme les autres par un élément psychologique primitif. Pour saisir l’ensemble des espèces minéralogiques, il faut considérer d’avance un solide régulier en général, ses faces et ses angles, et dans cet abrégé apercevoir les innombrables transformations dont il est capable. Pareillement, si vous voulez saisir l’ensemble des variétés historiques, considérez d’avance une âme humaine en général, avec ses deux ou trois facultés fondamentales, et dans cet abrégé vous apercevrez les principales formes qu’elle peut présenter. Après tout, cette sorte de tableau idéal, le géométrique comme le psychologique, n’est guère complexe, et on voit assez vite les limites du cadre où les civilisations, comme les cristaux, sont forcées de se renfermer. [p. xix]Qu’y a-t-il, au point de départ, dans l’homme ? Des images, ou représentations des objets, c’est-à-dire ce qui flotte intérieurement devant lui, subsiste quelque temps, s’efface, et revient, lorsqu’il a contemplé tel arbre, tel animal, bref, une chose sensible. Ceci est la matière du reste, et le développement de cette matière est double, spéculatif ou pratique, selon que ces représentations aboutissent à une conception générale ou à une résolution active. Voilà tout l’homme en raccourci ; et c’est dans cette enceinte bornée que les diversités humaines se rencontrent, tantôt au sein de la matière primordiale, tantôt dans le double développement primordial. Si petites qu’elles soient dans les éléments, elles sont énormes dans la masse, et la moindre altération dans les facteurs amène des altérations gigantesques dans les produits. Selon que la représentation est nette et comme découpée à l’emporte-pièce, ou bien confuse et mal délimitée, selon qu’elle concentre en soi un grand ou un petit nombre de caractères de l’objet, selon qu’elle est violente et accompagnée d’impulsions ou tranquille et entourée de calme, toutes les opérations et tout le train courant de la machine humaine sont transformés. —  Pareillement encore, selon que le développement ultérieur de la représentation varie, tout le développement humain varie. Si la conception générale à laquelle elle aboutit est une simple notation sèche, à la façon chinoise, la langue devient une sorte d’algèbre, la religion et la poésie s’atténuent, la philosophie se [p. xx]réduit à une sorte de bon sens moral et pratique, la science à un recueil de recettes, de classifications, de mnémotechnies utilitaires, l’esprit tout entier prend un tour positiviste. Si, au contraire, la conception générale à laquelle la représentation aboutit est une création poétique et figurative, un symbole vivant, comme chez les races aryennes, la langue devient une sorte d’épopée nuancée et colorée où chaque mot est un personnage, la poésie et la religion prennent une ampleur magnifique et inépuisable, la métaphysique se développe largement et subtilement, sans souci des applications positives ; l’esprit tout entier, à travers les déviations et les défaillances inévitables de son effort, s’éprend du beau et du sublime et conçoit un modèle idéal capable, par sa noblesse et son harmonie, de rallier autour de soi les tendresses et les enthousiasmes du genre humain. Si maintenant la conception générale à laquelle la représentation aboutit est poétique, mais non ménagée, si l’homme y atteint, non par une gradation continue, mais par une intuition brusque, si l’opération originelle n’est pas le développement régulier, mais l’explosion violente, alors, comme chez les races sémitiques, la métaphysique manque, la religion ne conçoit que le Dieu roi, dévorateur et solitaire, la science ne peut se former, l’esprit se trouve trop roide et trop entier pour reproduire l’ordonnance délicate de la nature, la poésie ne sait enfanter qu’une suite d’exclamations véhémentes [p. xxi]et grandioses, la langue ne peut exprimer l’enchevêtrement du raisonnement et de l’éloquence, l’homme se réduit à l’enthousiasme lyrique, à la passion irréfrénable, à l’action fanatique et bornée. C’est dans cet intervalle entre la représentation particulière et la conception universelle que se trouvent les germes des plus grandes différences humaines. Quelques races, par exemple les classiques, passent de la première à la seconde par une échelle graduée d’idées régulièrement classées et de plus en plus générales ; d’autres, par exemple les germaniques, opèrent la même traversée par bonds, sans uniformité, après des tâtonnements prolongés et vagues. Quelques-uns, comme les Romains et les Anglais, s’arrêtent aux premiers échelons ; d’autres, comme les Indous et les Allemands, montent jusqu’aux derniers. —  Si maintenant, après avoir considéré le passage de la représentation à l’idée, on regardait le passage de la représentation à la résolution, on y trouverait des différences élémentaires de la même importance et du même ordre, selon que l’impression est vive, comme dans les climats du midi, ou terne, comme dans les climats du nord, selon qu’elle aboutit à l’action dès le premier instant, comme chez les barbares, ou tardivement, comme chez les peuples civilisés, selon qu’elle est capable ou non d’accroissement, d’inégalité, de persistance et d’attaches. Tout le système des passions humaines, toutes les chances de la paix et de la sécurité [p. xxii]publiques, toutes les sources du travail et de l’action dérivent de là. Il en est ainsi des autres différences primordiales ; leurs suites embrassent une civilisation entière, et on peut les comparer à ces formules d’algèbre qui, dans leur étroite enceinte, contiennent d’avance toute la courbe dont elles sont la loi. Non que cette loi s’accomplisse toujours jusqu’au bout ; parfois des perturbations se rencontrent ; mais, quand il en est ainsi, ce n’est pas que la loi soit fausse, c’est qu’elle n’a pas seule agi. Des éléments nouveaux sont venus se mêler aux éléments anciens ; de grandes forces étrangères sont venues contrarier les forces primitives. La race a émigré, comme l’ancien peuple aryen, et le changement de climat a altéré chez elle toute l’économie de l’intelligence et toute l’organisation de la société. Le peuple a été conquis, comme la nation saxonne, et la nouvelle structure politique lui a imposé des habitudes, des capacités et des inclinations qu’il n’avait pas. La nation s’est installée à demeure au milieu de vaincus exploités et menaçants, comme les anciens Spartiates, et l’obligation de vivre à la façon d’une bande campée a tordu violemment dans un sens unique toute la constitution morale et sociale. En tout cas, le mécanisme de l’histoire humaine est pareil. Toujours on rencontre pour ressort primitif quelque disposition très-générale de l’esprit et de l’âme, soit innée et attachée naturellement à la race, soit acquise et produite par quelque circonstance [p. xxiii]appliquée sur la race. Ces grands ressorts donnés font peu à peu leur effet, j’entends qu’au bout de quelques siècles ils mettent la nation dans un état nouveau, religieux, littéraire, social, économique ; condition nouvelle qui, combinée avec leur effort renouvelé, produit une autre condition, tantôt bonne, tantôt mauvaise, tantôt lentement, tantôt vite, et ainsi de suite ; en sorte que l’on peut considérer le mouvement total de chaque civilisation distincte comme l’effet d’une force permanente qui, à chaque instant, varie son œuvre en modifiant les circonstances où elle agit.

V. Les trois forces primordiales. La race. §

Trois sources différentes contribuent à produire cet état moral élémentaire, la race, le milieu et le moment. Ce qu’on appelle la race, ce sont ces dispositions innées et héréditaires que l’homme apporte avec lui à la lumière, et qui ordinairement sont jointes à des différences marquées dans le tempérament et dans la structure du corps. Elles varient selon les peuples. Il y a naturellement des variétés d’hommes, comme des variétés de taureaux et de chevaux, les unes braves et intelligentes, les autres timides et bornées, les unes capables de conceptions et de créations supérieures, les autres réduites aux idées et aux inventions rudimentaires, quelques-unes appropriées plus particulièrement [p. xxiv]à certaines œuvres et approvisionnées plus richement de certains instincts, comme on voit des races de chiens mieux douées, les unes pour la course, les autres pour le combat, les autres pour la chasse, les autres enfin pour la garde des maisons ou des troupeaux. Il y a là une force distincte, si distincte qu’à travers les énormes déviations que les deux autres moteurs lui impriment, on la reconnaît encore, et qu’une race, comme l’ancien peuple aryen, éparse depuis le Gange jusqu’aux Hébrides, établie sous tous les climats, échelonnée à tous les degrés de la civilisation, transformée par trente siècles de révolutions, manifeste pourtant dans ses langues, dans ses religions, dans ses littératures et dans ses philosophies, la communauté de sang et d’esprit qui relie encore aujourd’hui tous ses rejetons. Si différents qu’ils soient, leur parenté n’est pas détruite ; la sauvagerie, la culture et la greffe, les différences de ciel et de sol, les accidents heureux ou malheureux ont eu beau travailler ; les grands traits de la forme originelle ont subsisté, et l’on retrouve les deux ou trois linéaments principaux de l’empreinte primitive sous les empreintes secondaires que le temps a posées par-dessus. Rien d’étonnant dans cette ténacité extraordinaire. Quoique l’immensité de la distance ne nous laisse entrevoir qu’à demi et sous un jour douteux l’origine des espèces1, [p. xxv]les événements de l’histoire éclairent assez les événements antérieurs à l’histoire, pour expliquer la solidité presque inébranlable des caractères primordiaux. Au moment où nous les rencontrons, quinze, vingt, trente siècles avant notre ère, chez un Aryen, un Égyptien, un Chinois, ils représentent l’œuvre d’un nombre de siècles beaucoup plus grand, peut-être l’œuvre de plusieurs myriades de siècles. Car dès qu’un animal vit, il faut qu’il s’accommode à son milieu ; il respire autrement, il se renouvelle autrement, il est ébranlé autrement, selon que l’air, les aliments, la température sont autres. Un climat et une situation différente amènent chez lui des besoins différents, par suite un système d’actions différentes, par suite encore un système d’habitudes différentes, par suite enfin un système d’aptitudes et d’instincts différents. L’homme, forcé de se mettre en équilibre avec les circonstances, contracte un tempérament et un caractère qui leur correspond, et son caractère comme son tempérament sont des acquisitions d’autant plus stables, que l’impression extérieure s’est enfoncée en lui par des répétitions plus nombreuses et s’est transmise à sa progéniture par une plus ancienne hérédité. En sorte qu’à chaque moment on peut considérer le caractère d’un peuple comme le résumé de toutes ses actions et de toutes ses sensations précédentes, c’est-à-dire comme une quantité et comme un poids, non pas infini2, [p. xxvi]puisque toute chose dans la nature est bornée, mais disproportionné au reste et presque impossible à soulever, puisque chaque minute d’un passé presque infini a contribué à l’alourdir, et que, pour emporter la balance, il faudrait accumuler dans l’autre plateau un nombre d’actions et de sensations encore plus grand. Telle est la première et la plus riche source de ces facultés maîtresses d’où dérivent les événements historiques ; et l’on voit d’abord que si elle est puissante, c’est qu’elle n’est pas une simple source, mais une sorte de lac et comme un profond réservoir où les autres sources, pendant une multitude de siècles, sont venues entasser leurs propres eaux.

Le milieu.

Lorsqu’on a ainsi constaté la structure intérieure d’une race, il faut considérer le milieu dans lequel elle vit. Car l’homme n’est pas seul dans le monde ; la nature l’enveloppe et les autres hommes l’entourent ; sur le pli primitif et permanent viennent s’étaler les plis accidentels et secondaires, et les circonstances physiques ou sociales dérangent ou complètent le naturel qui leur est livré. Tantôt le climat a fait son effet. Quoique nous ne puissions suivre qu’obscurément l’histoire des peuples aryens depuis leur patrie commune jusqu’à leurs patries définitives, nous pouvons affirmer cependant que la profonde différence qui se montre entre les races germaniques d’une part et les races helléniques et latines de l’autre, provient en grande partie de la différence des contrées où elles [p. xxvii]se sont établies, les unes dans les pays froids et humides, au fond d’âpres forêts marécageuses ou sur les bords d’un océan sauvage, enfermées dans les sensations mélancoliques ou violentes, inclinées vers l’ivrognerie et la grosse nourriture, tournées vers la vie militante et carnassière ; les autres au contraire au milieu des plus beaux paysages, au bord d’une mer éclatante et riante, invitées à la navigation et au commerce, exemptes des besoins grossiers de l’estomac, dirigées dès l’abord vers les habitudes sociales, vers l’organisation politique, vers les sentiments et les facultés qui développent l’art de parler, le talent de jouir, l’invention des sciences, des lettres et des arts. —  Tantôt les circonstances politiques ont travaillé, comme dans les deux civilisations italiennes : la première tournée tout entière vers l’action, la conquête, le gouvernement et la législation, par la situation primitive d’une cité de refuge, d’un emporium de frontière, et d’une aristocratie armée qui, important et enrégimentant sous elle les étrangers et les vaincus, mettait debout deux corps hostiles l’un en face de l’autre, et ne trouvait de débouché à ses embarras intérieurs et à ses instincts rapaces que dans la guerre systématique ; la seconde exclue de l’unité et de la grande ambition politique par la permanence de sa forme municipale, par la situation cosmopolite de son pape et par l’intervention militaire des nations voisines, reportée tout entière, sur la pente de son magnifique [p. xxviii]et harmonieux génie, vers le culte de la volupté et de la beauté. —  Tantôt enfin les conditions sociales ont imprimé leur marque, comme il y a dix-huit siècles par le christianisme, et vingt-cinq siècles par le bouddhisme, lorsque autour de la Méditerranée comme dans l’Hindoustan, les suites extrêmes de la conquête et de l’organisation aryenne amenèrent l’oppression intolérable, l’écrasement de l’individu, le désespoir complet, la malédiction jetée sur le monde, avec le développement de la métaphysique et du rêve, et que l’homme dans ce cachot de misères, sentant son cœur se fondre, conçut l’abnégation, la charité, l’amour tendre, la douceur, l’humilité, la fraternité humaine, là-bas dans l’idée du néant universel, ici sous la paternité de Dieu. —  Que l’on regarde autour de soi les instincts régulateurs et les facultés implantées dans une race, bref le tour d’esprit d’après lequel aujourd’hui elle pense et elle agit ; on y découvrira le plus souvent l’œuvre de quelqu’une de ces situations prolongées, de ces circonstances enveloppantes, de ces persistantes et gigantesques pressions exercées sur un amas d’hommes qui, un à un, et tous ensemble, de génération en génération, n’ont pas cessé d’être ployés et façonnés par leur effort : en Espagne, une croisade de huit siècles contre les Musulmans, prolongée encore au-delà et jusqu’à l’épuisement de la nation par l’expulsion des Maures, par la spoliation des juifs, par l’établissement de l’inquisition, par les guerres catholiques ; [p. xxix]en Angleterre, un établissement politique de huit siècles qui maintient l’homme debout et respectueux, dans l’indépendance et l’obéissance, et l’accoutume à lutter en corps sous l’autorité de la loi ; en France, une organisation latine qui, imposée d’abord à des barbares dociles, puis brisée dans la démolition universelle, se reforme d’elle-même sous la conspiration latente de l’instinct national, se développe sous des rois héréditaires, et finit par une sorte de république égalitaire, centralisée, administrative, sous des dynasties exposées à des révolutions. Ce sont là les plus efficaces entre les causes observables qui modèlent l’homme primitif ; elles sont aux nations ce que l’éducation, la profession, la condition, le séjour sont aux individus, et elles semblent tout comprendre, puisqu’elles comprennent toutes les puissances extérieures qui façonnent la matière humaine, et par lesquelles le dehors agit sur le dedans.

Le moment. Comment l’histoire est un problème de mécanique psychologique. Dans quelles limites on peut prévoir.

Il y a pourtant un troisième ordre de causes ; car avec les forces du dedans et du dehors, il y a l’œuvre qu’elles ont déjà faite ensemble, et cette œuvre elle-même contribue à produire celle qui suit ; outre l’impulsion permanente et le milieu donné, il y a la vitesse acquise. Quand le caractère national et les circonstances environnantes opèrent, ils n’opèrent point sur une table rase, mais une table où des empreintes sont déjà marquées. Selon qu’on prend la table à un moment ou à un autre, l’empreinte est différente ; et [p. xxx]cela suffit pour que l’effet total soit différent. Considérez, par exemple, deux moments d’une littérature ou d’un art, la tragédie française sous Corneille et sous Voltaire, le théâtre grec sous Eschyle et sous Euripide, la poésie latine sous Lucrèce et sous Claudien, la peinture italienne sous Vinci et sous le Guide. Certainement, à chacun de ces deux points extrêmes, la conception générale n’a pas changé ; c’est toujours le même type humain qu’il s’agit de représenter ou de peindre ; le moule du vers, la structure du drame, l’espèce des corps ont persisté. Mais entre autres différences, il y a celle-ci, qu’un des artistes est le précurseur, et que l’autre est le successeur, que le premier n’a pas de modèle, et que le second a un modèle, que le premier voit les choses face à face, et que le second voit les choses par l’intermédiaire du premier, que plusieurs grandes parties de l’art se sont perfectionnées, que la simplicité et la grandeur de l’impression ont diminué, que l’agrément et le raffinement de la forme se sont accrus, bref que la première œuvre a déterminé la seconde. Il en est ici d’un peuple, comme d’une plante : la même séve sous la même température et sur le même sol produit, aux divers degrés de son élaboration successive, des formations différentes, bourgeons, fleurs, fruits, semences, en telle façon que la suivante a toujours pour condition la précédente, et naît de sa mort. Que si vous regardez maintenant non plus un court moment comme [p. xxxi]tout à l’heure, mais quelqu’un de ces larges développements qui embrassent un ou plusieurs siècles, comme le moyen âge ou notre dernière époque classique, la conclusion sera pareille. Une certaine conception dominatrice y a régné ; les hommes, pendant deux cents ans, cinq cents ans, se sont représenté un certain modèle idéal de l’homme, au moyen âge, le chevalier et le moine, dans notre âge classique, l’homme de cour et le beau parleur ; cette idée créatrice et universelle s’est manifestée dans tout le champ de l’action et de la pensée, et, après avoir couvert le monde de ses œuvres involontairement systématiques, elle s’est alanguie, puis elle est morte, et voici qu’une nouvelle idée se lève, destinée à une domination égale et à des créations aussi multipliées. Posez ici que la seconde dépend en partie de la première, et que c’est la première qui, combinant son effet avec ceux du génie national et des circonstances enveloppantes, va imposer aux choses naissantes leur tour et leur direction. C’est d’après cette loi que se forment les grands courants historiques, j’entends par là les longs règnes d’une forme d’esprit ou d’une idée maîtresse, comme cette période de créations spontanées qu’on appelle la Renaissance, ou cette période de classifications oratoires qu’on appelle l’âge classique, ou cette série de synthèses mystiques qu’on appelle l’époque alexandrine et chrétienne, ou cette série de floraisons mythologiques, qui se rencontre aux origines de la Germanie [p. xxxii]de l’Inde et de la Grèce. Il n’y a ici comme partout qu’un problème de mécanique : l’effet total est un composé déterminé tout entier par la grandeur et la direction des forces qui le produisent. La seule différence qui sépare ces problèmes moraux des problèmes physiques, c’est que les directions et les grandeurs ne se laissent pas évaluer ni préciser dans les premiers comme dans les seconds. Si un besoin, une faculté est une quantité capable de degrés ainsi qu’une pression ou un poids, cette quantité n’est pas mesurable comme celle d’une pression ou d’un poids. Nous ne pouvons la fixer dans une formule exacte ou approximative ; nous ne pouvons avoir et donner, à propos d’elle, qu’une impression littéraire ; nous sommes réduits à noter et citer les faits saillants par lesquels elle se manifeste, et qui indiquent, à peu près, grossièrement, vers quelle hauteur de l’échelle il faut la ranger. Mais quoique les moyens de notation ne soient pas les mêmes dans les sciences morales que dans les sciences physiques, néanmoins, comme dans les deux la matière est la même, et se compose également de forces, de directions et de grandeurs, on peut dire que dans les unes et dans les autres l’effet final se produit d’après la même règle. Il est grand ou petit selon que les forces fondamentales sont grandes ou petites, et tirent plus ou moins exactement dans le même sens, selon que les effets distincts de la race, du milieu et du moment se combinent pour s’ajouter l’un à l’autre [p. xxxiii]ou pour s’annuler l’un par l’autre. C’est ainsi que s’expliquent les longues impuissances et les éclatantes réussites qui apparaissent irrégulièrement et sans raison apparente dans la vie d’un peuple ; elles ont pour causes des concordances ou des contrariétés intérieures. Il y eut une de ces concordances lorsque, au dix-septième siècle, le caractère sociable et l’esprit de conversation innés en France rencontrèrent les habitudes de salon et le moment de l’analyse oratoire, lorsqu’au dix-neuvième siècle, le flexible et profond génie d’Allemagne rencontra l’âge des synthèses philosophiques et de la critique cosmopolite. Il y eut une de ces contrariétés, lorsqu’au dix-septième siècle, le rude et solitaire génie anglais essaya maladroitement de s’approprier l’urbanité nouvelle, lorsqu’au seizième siècle le lucide et prosaïque esprit français essaya inutilement d’enfanter une poésie vivante. C’est cette concordance secrète des forces créatrices qui a produit la politesse achevée et la noble littérature régulière sous Louis XIV et Bossuet, la métaphysique grandiose et la large sympathie critique sous Hegel et Gœthe. C’est cette contrariété secrète des forces créatrices qui a produit la littérature incomplète, la comédie scandaleuse, le théâtre avorté sous Dryden et Wycherley, les mauvaises importations grecques, les tâtonnements, les fabrications, les petites beautés partielles sous Ronsard et la Pléiade. Nous pouvons affirmer avec certitude que les créations inconnues vers lesquelles le [p. xxxiv]courant des siècles nous entraîne, seront suscitées et réglées tout entières par les trois forces primordiales ; que si ces forces pouvaient être mesurées et chiffrées, on en déduirait comme d’une formule les propriétés de la civilisation future, et que si, malgré la grossièreté visible de nos notations et l’inexactitude foncière de nos mesures, nous voulons aujourd’hui nous former quelque idée de nos destinées générales, c’est sur l’examen de ces forces qu’il faut fonder nos prévisions. Car nous parcourons en les énumérant le cercle complet des puissances agissantes, et lorsque nous avons considéré la race, le milieu, le moment, c’est-à-dire le ressort du dedans, la pression du dehors et l’impulsion déjà acquise, nous avons épuisé non-seulement toutes les causes réelles, mais encore toutes les causes possibles du mouvement.

VI. Comment se distribuent les effets d’une cause primordiale. Communauté des éléments. Composition des groupes. Loi des dépendances mutuelles. Loi des influences proportionnelles. §

Il reste à chercher de quelle façon ces causes appliquées sur une nation ou sur un siècle y distribuent leurs effets. Comme une source sortie d’un lieu élevé épanche ses nappes selon les hauteurs et d’étage en étage jusqu’à ce qu’enfin elle soit arrivée à la plus basse assise du sol, ainsi la disposition d’esprit ou d’âme introduite dans un peuple par la race, le moment ou le milieu se répand avec des proportions [p. xxxv]différentes et par des descentes régulières sur les divers ordres de faits qui composent sa civilisation3. Si l’on dresse la carte géographique d’un pays, à partir de l’endroit du partage des eaux, on voit au-dessous du point commun les versants se diviser en cinq ou six bassins principaux, puis chacun de ceux-ci en plusieurs bassins secondaires, et ainsi de suite jusqu’à ce que la contrée tout entière avec ses milliers d’accidents soit comprise dans les ramifications de ce réseau. Pareillement, si l’on dresse la carte psychologique des événements et des sentiments d’une civilisation humaine, on trouve d’abord cinq ou six provinces bien tranchées, la religion, l’art, la philosophie, l’état, la famille, les industries ; puis, dans chacune de ces provinces, des départements naturels, puis enfin dans chacun de ces départements des territoires plus petits, jusqu’à ce qu’on arrive à ces détails innombrables de la vie que nous observons tous les jours en nous et autour de nous. Si maintenant l’on examine et si l’on compare entre eux ces divers groupes de faits, on trouvera d’abord qu’ils sont composés de parties, et que tous ont des parties communes. Prenons d’abord les trois principales œuvres de l’intelligence humaine, [p. xxxvi]la religion, l’art, la philosophie. Qu’est-ce qu’une philosophie sinon une conception de la nature et de ses causes primordiales, sous forme d’abstractions et de formules ? Qu’y a-t-il au fond d’une religion et d’un art sinon une conception de cette même nature et de ces mêmes causes primordiales, sous forme de symboles plus ou moins arrêtés et de personnages plus ou moins précis, avec cette différence que dans le premier cas on croit qu’ils existent, et dans le second qu’ils n’existent pas ? Que le lecteur considère quelques-unes de ces grandes créations de l’esprit dans l’Inde, en Scandinavie, en Perse, à Rome, en Grèce, et il verra que partout l’art est une sorte de philosophie devenue sensible, la religion une sorte de poëme tenu pour vrai, la philosophie une sorte d’art et de religion, desséchée et réduite aux idées pures. Il y a donc au centre de chacun de ces trois groupes un élément commun, la conception du monde et de son principe, et s’ils diffèrent entre eux, c’est que chacun combine avec l’élément commun, un élément distinct : ici la puissance d’abstraire, là la faculté de personnifier et de croire, là enfin le talent de personnifier sans croire. Prenons maintenant les deux principales œuvres de l’association humaine, la famille et l’État. Qu’est-ce qui fait l’État sinon le sentiment d’obéissance par lequel une multitude d’hommes se rassemble sous l’autorité d’un chef ? Et qu’est-ce qui fait la famille sinon le sentiment d’obéissance par lequel une femme et [p. xxxvii]des enfants agissent sous la direction d’un père et d’un mari ? La famille est un État naturel, primitif et restreint, comme l’État est une famille artificielle, ultérieure et étendue ; et sous les différences qu’introduisent le nombre, l’origine et la condition des membres, on démêle, dans la petite société comme dans la grande, une même disposition d’esprit fondamentale qui les rapproche et les unit. À présent supposez que cet élément commun reçoive du milieu, du moment ou de la race des caractères propres, il est clair que tous les groupes où il entre seront modifiés à proportion. Si le sentiment d’obéissance n’est que de la crainte4, vous rencontrerez comme dans la plupart des États orientaux la brutalité du despotisme, la prodigalité des supplices, l’exploitation du sujet, la servilité des mœurs, l’incertitude de la propriété, l’appauvrissement de la production, l’esclavage de la femme et les habitudes du harem. Si le sentiment d’obéissance a pour racine l’instinct de la discipline, la sociabilité et l’honneur, vous trouverez comme en France la parfaite organisation militaire, la belle hiérarchie administrative, le manque d’esprit public avec les saccades du patriotisme, la prompte docilité du sujet avec les impatiences du révolutionnaire, les courbettes du courtisan avec les résistances du galant homme, l’agrément délicat de la conversation et du [p. xxxviii]monde avec les tracasseries du foyer et de la famille, l’égalité des époux et l’imperfection du mariage sous la contrainte nécessaire de la loi. Si enfin le sentiment d’obéissance a pour racine l’instinct de subordination et l’idée du devoir, vous apercevrez comme dans les nations germaniques la sécurité et le bonheur du ménage, la solide assiette de la vie domestique, le développement tardif et incomplet de la vie mondaine, la déférence innée pour les dignités établies, la superstition du passé, le maintien des inégalités sociales, le respect naturel et habituel de la loi. Pareillement dans une race, selon que l’aptitude aux idées générales sera différente, la religion, l’art et la philosophie seront différents. Si l’homme est naturellement propre aux plus larges conceptions universelles, en même temps qu’enclin à les troubler par la délicatesse nerveuse de son organisation surexcitée, on verra, comme dans l’Inde, une abondance étonnante de gigantesques créations religieuses, une floraison splendide d’épopées démesurées et transparentes, un enchevêtrement étrange de philosophies subtiles et imaginatives, toutes si bien liées entre elles et tellement pénétrées d’une séve commune, qu’à leur ampleur, à leur couleur à leur désordre, on les reconnaîtra à l’instant comme les productions du même climat et du même esprit. Si, au contraire, l’homme naturellement sain et équilibré limite volontiers l’étendue de ses conceptions pour en mieux préciser la forme, on verra, [p. xxxix]comme en Grèce, une théologie d’artistes et de conteurs, des dieux distincts promptement séparés des choses et transformés presque dès l’abord en personnes solides, le sentiment de l’unité universelle presque effacé et à peine conservé dans la notion vague du Destin, une philosophie plutôt fine et serrée que grandiose et systématique, bornée dans la haute métaphysique5, mais incomparable dans la logique, la sophistique et la morale, une poésie et des arts supérieurs pour leur clarté, leur naturel, leur mesure, leur vérité et leur beauté à tout ce que l’on a jamais vu. Si enfin l’homme réduit à des conceptions étroites et privé de toute finesse spéculative, se trouve en même temps absorbé et roidi tout entier par les préoccupations pratiques, on verra, comme à Rome, des dieux rudimentaires, simples noms vides, bons pour noter les plus minces détails de l’agriculture, de la génération et du ménage, véritables étiquettes de mariage et de ferme, partant une mythologie, une philosophie et une poésie nulles ou empruntées. Ici, comme partout, s’applique la loi des dépendances mutuelles6. Une civilisation fait corps, et ses parties se tiennent à [p. xl]la façon des parties d’un corps organique. De même que dans un animal les instincts, les dents, les membres, la charpente osseuse, l’appareil musculaire, sont liés entre eux, de telle façon qu’une variation de l’un d’entre eux détermine dans chacun des autres une variation correspondante, et qu’un naturaliste habile peut sur quelques fragments reconstruire par le raisonnement le corps presque tout entier ; de même dans une civilisation la religion, la philosophie, la forme de famille, la littérature, les arts composent un système où tout changement local entraîne un changement général, en sorte qu’un historien expérimenté qui en étudie quelque portion restreinte aperçoit d’avance et prédit à demi les caractères du reste. Rien de vague dans cette dépendance. Ce qui la règle dans un corps vivant, c’est d’abord sa tendance à manifester un certain type primordial, ensuite la nécessité où il est de posséder des organes qui puissent fournir à ses besoins et de se trouver d’accord avec lui-même afin de vivre. Ce qui la règle dans une civilisation, c’est la présence dans chaque grande création humaine d’un élément producteur également présent dans les autres créations environnantes, j’entends par là quelque faculté, aptitude, disposition efficace et notable qui, ayant un caractère propre, l’introduit avec elle dans toutes les opérations auxquelles elle participe, et selon ses variations fait varier toutes les œuvres auxquelles elle concourt.

[p. xli]

VII. Loi de formation d’un groupe. Exemples et indications. §

Arrivés là nous pouvons entrevoir les principaux traits des transformations humaines, et commencer à chercher les lois générales qui régissent non plus des événements, mais des classes d’événements, non plus telle religion ou telle littérature, mais le groupe des littératures ou des religions. Si par exemple on admettait qu’une religion est un poëme métaphysique accompagné de croyance ; si on remarquait en outre qu’il y a certains moments, certaines races et certains milieux, où la croyance, la faculté poétique et la faculté métaphysique se déploient ensemble avec une vigueur inusitée ; si on considérait que le christianisme et le bouddhisme sont éclos à des époques de synthèses grandioses et parmi des misères semblables à l’oppression qui souleva les exaltés des Cévennes ; si d’autre part on reconnaissait que les religions primitives sont nées à l’éveil de la raison humaine, pendant la plus riche floraison de l’imagination humaine, au temps de la plus belle naïveté et de la plus grande crédulité ; si on considérait encore que le mahométisme apparut avec l’avènement de la prose poétique et la conception de l’unité nationale, chez un peuple dépourvu de science, au moment d’un soudain développement de l’esprit ; on pourrait conclure qu’une [p. xlii]religion naît, décline, se reforme et se transforme selon que les circonstances fortifient et assemblent avec plus ou moins de justesse et d’énergie ses trois instincts générateurs, et l’on comprendrait pourquoi elle est endémique dans l’Inde, parmi des cervelles imaginatives, philosophiques, exaltées par excellence ; pourquoi elle s’épanouit si étrangement et si grandement au moyen âge, dans une société oppressive, parmi des langues et des littératures neuves ; pourquoi elle se releva au seizième siècle avec un caractère nouveau et un enthousiasme héroïque, au moment de la renaissance universelle, et à l’éveil des races germaniques ; pourquoi elle pullule en sectes bizarres dans la grossière démocratie américaine, et sous le despotisme bureaucratique de la Russie ; pourquoi enfin elle se trouve aujourd’hui répandue en Europe avec des proportions et des particularités si différentes selon les différences des races et des civilisations. Il en est ainsi pour chaque espèce de production humaine, pour la littérature, la musique, les arts du dessin, la philosophie, les sciences, l’État, l’industrie, et le reste. Chacune d’elles a pour cause directe une disposition morale, ou un concours de dispositions morales ; cette cause donnée, elle apparaît ; cette cause retirée, elle disparaît ; la faiblesse ou l’intensité de cette cause mesure sa propre intensité ou sa propre faiblesse. Elle lui est liée comme un phénomène physique à sa condition, comme la rosée au refroidissement de la [p. xliii]température ambiante, comme la dilatation à la chaleur. Il y a ici des couples dans le monde moral, comme il y en a dans le monde physique, aussi rigoureusement enchaînés, et aussi universellement répandus dans l’un que dans l’autre. Tout ce qui dans un de ces couples produit, altère, ou supprime le premier terme, produit, altère ou supprime le second par contre-coup. Tout ce qui refroidit la température ambiante, fait déposer la rosée. Tout ce qui développe la crédulité en même temps que les vues poétiques d’ensemble engendre la religion. C’est ainsi que les choses sont arrivées ; c’est ainsi qu’elles arriveront encore. Sitôt que nous savons quelle est la condition suffisante et nécessaire d’une de ces vastes apparitions, notre esprit a prise aussi bien sur l’avenir que sur le passé. Nous pouvons dire avec assurance dans quelles circonstances elle devra renaître, prévoir sans témérité plusieurs parties de son histoire prochaine et esquisser avec précaution quelques traits de son développement ultérieur.

VIII. Problème général et avenir de l’histoire. Méthode psychologique. Valeur des littératures. Objet de ce livre. §

Aujourd’hui l’histoire en est là, ou plutôt elle est tout près de là, sur le seuil de cette recherche. La question posée en ce moment est celle-ci : Étant donné une littérature, une philosophie, une société, un art, telle classe d’arts, quel est l’état moral [p. xliv]qui la produit ? et quelles sont les conditions de race, de moment et de milieu les plus propres à produire cet état moral ? Il y a un état moral distinct pour chacune de ces formations et pour chacune de leurs branches ; il y en a un, pour l’art en général, et pour chaque sorte d’art, pour l’architecture, pour la peinture, pour la sculpture, pour la musique, pour la poésie ; chacune a son germe spécial dans le large champ de la psychologie humaine ; chacune a sa loi, et c’est en vertu de cette loi qu’on la voit se lever au hasard, à ce qu’il semble, et toute seule parmi les avortements de ses voisines, comme la peinture en Flandre et en Hollande au dix-septième siècle, comme la poésie en Angleterre au seizième siècle, comme la musique en Allemagne au dix-huitième siècle. À ce moment et dans ces pays, les conditions se sont trouvées remplies pour un art, et non pour les autres, et, une branche seule a bourgeonné dans la stérilité générale. Ce sont ces règles de la végétation humaine que l’histoire à présent doit chercher ; c’est cette psychologie spéciale de chaque formation spéciale qu’il faut faire ; c’est le tableau complet de ces conditions propres qu’il faut aujourd’hui travailler à composer. Rien de plus délicat et rien de plus difficile ; Montesquieu l’a entrepris, mais de son temps l’histoire était trop nouvelle, pour qu’il pût réussir ; on ne soupçonnait même point encore la voie qu’il fallait prendre, et c’est à peine si aujourd’hui nous commençons à [p. xlv]l’entrevoir. De même qu’au fond l’astronomie est un problème de mécanique et la physiologie un problème de chimie, de même l’histoire au fond est un problème de psychologie. Il y a un système particulier d’impressions et d’opérations intérieures qui fait l’artiste, le croyant, le musicien, le peintre, le nomade, l’homme en société ; pour chacun d’eux, la filiation, l’intensité, les dépendances des idées et des émotions sont différentes ; chacun d’eux a son histoire morale et sa structure propre, avec quelque disposition maîtresse et quelque trait dominateur. Pour expliquer chacun d’eux, il faudrait écrire un chapitre d’analyse intime, et c’est à peine si aujourd’hui ce travail est ébauché. Un seul homme, Stendhal, par une tournure d’esprit et d’éducation singulière, l’a entrepris, et encore aujourd’hui la plupart des lecteurs trouvent ses livres paradoxaux et obscurs ; son talent et ses idées étaient prématurés ; on n’a pas compris ses admirables divinations, ses mots profonds jetés en passant, la justesse étonnante de ses notations et de sa logique ; on n’a pas vu que sous des apparences de causeur et d’homme du monde, il expliquait les plus compliqués des mécanismes internes, qu’il mettait le doigt sur les grands ressorts, qu’il importait dans l’histoire du cœur les procédés scientifiques, l’art de chiffrer, de décomposer et de déduire, que le premier il marquait les causes fondamentales, j’entends les nationalités, les climats et les tempéraments ; bref, qu’il traitait des sentiments [p. xlvi]comme on doit en traiter, c’est-à-dire en naturaliste et en physicien, en faisant des classifications et en pesant des forces. À cause de tout cela, on l’a jugé sec et excentrique, et il est demeuré isolé, écrivant des romans, des voyages, des notes, pour lesquels il souhaitait et obtenait vingt lecteurs. Et cependant, c’est dans ses livres qu’on trouvera encore aujourd’hui les essais les plus propres à frayer la route que j’ai tâché de décrire. Nul n’a mieux enseigné à ouvrir les yeux et à regarder, à regarder d’abord les hommes environnants et la vie présente, puis les documents anciens et authentiques, à lire par-delà le blanc et le noir des pages, à voir sous la vieille impression, sous le griffonnage d’un texte, le sentiment précis, le mouvement d’idées, l’état d’esprit dans lequel on l’écrivait. C’est dans ses écrits, chez Sainte-Beuve, chez les critiques allemands que le lecteur verra tout le parti qu’on peut tirer d’un document littéraire ; quand ce document est riche et qu’on sait l’interpréter, on y trouve la psychologie d’une âme, souvent celle d’un siècle, et parfois celle d’une race. À cet égard un grand poëme, un beau roman, les confessions d’un homme supérieur sont plus instructifs qu’un monceau d’historiens et d’histoires ; je donnerais cinquante volumes de chartes et cent volumes de pièces diplomatiques pour les mémoires de Cellini, pour les lettres de saint Paul, pour les propos de table de Luther ou les comédies d’Aristophane. En cela consiste l’importance [p. xlvii]des œuvres littéraires ; elles sont instructives, parce qu’elles sont belles ; leur utilité croît avec leur perfection ; et si elles fournissent des documents, c’est qu’elles sont des monuments. Plus un livre rend les sentiments visibles, plus il est littéraire ; car l’office propre de la littérature, est de noter les sentiments. Plus un livre note des sentiments importants, plus il est placé haut dans la littérature ; car, c’est en représentant la façon d’être de toute une nation et de tout un siècle qu’un écrivain rallie autour de lui les sympathies de tout un siècle et de toute une nation. C’est pourquoi, parmi les documents qui nous remettent devant les yeux les sentiments des générations précédentes, une littérature, et notamment une grande littérature est incomparablement le meilleur. Elle ressemble à ces appareils admirables, d’une sensibilité extraordinaire, au moyen desquels les physiciens démêlent et mesurent les changements les plus intimes et les plus délicats d’un corps. Les constitutions, les religions n’en approchent pas ; des articles de code et de catéchisme ne peignent jamais l’esprit qu’en gros, et sans finesse ; s’il y a des documents dans lesquels la politique et le dogme soient vivants, ce sont les discours éloquents de chaire et de tribune, les mémoires, les confessions intimes, et tout cela appartient à la littérature ; en sorte qu’outre elle-même, elle a tout le bon d’autrui. C’est donc principalement par l’étude des littératures que l’on pourra faire l’histoire [p. xlviii]morale et marcher vers la connaissance des lois psychologiques, d’où dépendent les événements. J’entreprends ici d’écrire l’histoire d’une littérature et d’y chercher la psychologie d’un peuple ; si j’ai choisi celle-ci, ce n’est pas sans motif. Il fallait trouver un peuple qui eût une grande littérature complète, et cela est rare ; il y a peu de nations qui aient, pendant toute leur vie, vraiment pensé et vraiment écrit. Parmi les anciens, la littérature latine est nulle au commencement, puis empruntée et imitée. Parmi les modernes, la littérature allemande est presque vide pendant deux siècles7 ; la littérature italienne et la littérature espagnole finissent au milieu du dix-septième siècle. Seules, la Grèce ancienne, la France et l’Angleterre modernes, offrent une série complète de grands monuments expressifs. J’ai choisi l’Angleterre, parce qu’étant vivante encore et soumise à l’observation directe, elle peut être mieux étudiée qu’une civilisation détruite dont nous n’avons plus que les lambeaux, et parce qu’étant différente, elle présente mieux que la France des caractères tranchés aux yeux d’un Français. D’ailleurs, il y a cela de particulier dans cette civilisation, qu’outre son développement spontané, elle offre une déviation forcée, qu’elle a subi la dernière et la plus efficace de toutes les conquêtes, et que les trois données d’où elle est sortie, la race, le climat, l’invasion [p. xlix]normande, peuvent être observées dans les monuments avec une précision parfaite ; si bien, qu’on étudie dans cette histoire les deux plus puissants moteurs des transformations humaines, je veux dire la nature et la contrainte, et qu’on peut les étudier sans incertitude ni lacune, dans une suite de monuments authentiques et entiers. J’ai tâché de définir ces ressorts primitifs, d’en montrer les effets graduels, d’expliquer comment ils ont fini par soulever jusqu’à la lumière les grandes œuvres politiques, religieuses, littéraires, et de développer le mécanisme intérieur par lequel le Saxon barbare est devenu l’Anglais que nous voyons aujourd’hui.

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Livre I.
Les origines. §

Chapitre I.
Les Saxons. §

I. L’ancienne patrie. —  Le sol, la mer, le ciel, le climat. —  La nouvelle patrie. —  Le pays humide et la terre ingrate. —  Influence du climat sur le caractère. §

Si vous longez la mer du Nord depuis l’Escaut jusqu’au Jutland, vous vous apercevrez d’abord que le trait marquant du pays est le manque de pente ; marécages, landes et bas-fonds : les fleuves, péniblement, se traînent, enflés et inertes, avec de longues ondulations noirâtres ; leur eau extravasée suinte à travers la rive, et reparaît au-delà en flaques dormantes. En Hollande le sol n’est qu’une boue qui fond ; à peine si la terre surnage çà et là par une croûte de limon mince et frêle, alluvion du fleuve que le fleuve semble prêt à noyer. Au-dessus planent les lourds nuages, nourris par les exhalaisons éternelles. Ils tournent lentement leurs ventres violacés, noircissent, et tout d’un coup fondent en averses ; la vapeur, semblable aux fumées d’une chaudière, rampe incessamment sur l’horizon. Ainsi arrosées, les plantes pullulent ; à l’angle du Jutland et du continent, dans un sol gras, [p. 3]limoneux, « la verdure est aussi fraîche qu’en Angleterre8. » Des forêts immenses couvrirent la contrée jusqu’au-delà du onzième siècle. C’est ici la séve du pays humide, grossière et puissante, qui coule dans l’homme comme dans les plantes, et par la respiration, la nourriture, les sensations et les habitudes, fait ses aptitudes et son corps.Cette terre ainsi faite a un ennemi, la mer. La Hollande ne subsiste que par ses digues. En 1654, celles de Jutland se rompirent, et quinze mille habitants furent engloutis. Il faut voir la houle du nord clapoter au niveau du sol, blafarde et méchante9 ; l’énorme mer jaunâtre arrive d’un élan sur la petite bande de côte plate qui ne semble pas capable de lui résister un seul instant ; le vent hurle et beugle, les mouettes crient ; les pauvres petits navires s’enfuient à tire-d’aile penchés, presque renversés, et tâchent de trouver un asile dans la bouche du fleuve, qui semble aussi hostile que la mer. Triste vie et précaire, comme devant une bête de proie ; les Frisons, dans leurs lois antiques, parlent déjà de la ligue qu’ils ont fait ensemble contre « le [p. 4]féroce Océan. » Même pendant le calme, cette mer reste inclémente. « Devant les yeux s’étale le grand désert des eaux ; au-dessus voguent les nuées, ces grises et informes filles de l’air, qui de la mer avec leurs seaux de brouillards, puisent l’eau, la traînent à grand’peine, et la laissent retomber dans la mer, besogne triste, inutile et fastidieuse10. » « À plat ventre étendu, l’informe vent du nord, comme un vieillard grognon, babille d’une voix gémissante et mystérieuse, et raconte de folles histoires. » Pluie, vent et houle, il n’y a de place ici que pour les pensées sinistres ou mélancoliques. La joie des vagues elles-même a je ne sais quoi d’inquiétant et d’âpre. De la Hollande au Jutland, une file de petites îles noyées11 témoigne de leurs ravages ; les sables mouvants que les flots apportent obstruent d’écueils la côte et l’entrée des fleuves12. La première flotte romaine, mille vaisseaux, y périt ; encore aujourd’hui les navires demeurent en vue des ports un mois et davantage, ballottés sur les grandes vagues blanches, n’osant se risquer dans le chenal changeant, tortueux, célèbre par les naufrages. L’hiver, une cuirasse de glace couvre les deux fleuves ; la mer repousse les glaçons qui descendent ; ils s’entassent en craquant sur les bancs de sable, et oscillent ; parfois on a vu [p. 5]des vaisseaux, saisis comme par une pince, se fendre en deux sous leur effort. Figurez-vous, dans cet air brumeux, parmi ces frimas et ces tempêtes, dans ces marécages et ces forêts, des sauvages demi-nus, sortes de bêtes de proie, pêcheurs et chasseurs, mais surtout chasseurs d’hommes ; ce sont eux, Saxons, Angles, Jutes, Frisons aussi13, et plus tard Danois, qui au cinquième et au neuvième siècle, avec leurs épées et leurs grandes haches, prirent et gardèrent l’île de Bretagne.Pays rude et brumeux, semblable au leur, sauf pour la profondeur de sa mer et la commodité de ses côtes, qui plus tard appellera les vraies flottes et les grands navires : la verte Angleterre, ce mot ici vient d’abord aux lèvres, et dit tout. Là aussi l’humidité surabonde ; même en été, le brouillard monte ; même dans les jours clairs, on le sent qui va venir de la grande ceinture maritime, ou sortir de l’immense prairie toujours abreuvée, qui, dans les bas-fonds, sur les hauteurs, ondule, coupée de haies, jusqu’au bout de l’horizon. Çà et là, un jet de soleil s’abat sur les hautes herbes avec un éclat violent, et la splendeur de la verdure devient éblouissante et brutale. L’eau regorgeante dresse les tiges mollasses ; elles foisonnent fragiles et emplies de séve, et cette séve est incessamment renouvelée ; car les nuages grisâtres rampent sur un fond de brouillard immobile, et de loin en loin, le bord du ciel est brouillé par une averse. « Il y a encore des commons, comme aux temps [p. 6]de la conquête, abandonnés14, sauvages, pleins d’ajoncs et d’herbes épineuses, avec un cheval çà et là qui paît dans la solitude. Triste aspect, médiocre terre15. Quel travail il a fallu pour l’humaniser ! Quelle impression elle a dû faire sur les hommes du Midi, sur les Romains de César ! Je pensais, en la voyant, aux anciens Saxons, aux vagabonds de l’Ouest et du Nord, qui étaient venus camper dans ce pays de marécages et de brumes, sur la lisière des vieilles forêts, au bord de ces grands fleuves limoneux, qui roulent leur bourbe à la rencontre des vagues. Il leur fallait vivre en chasseurs et en porchers, devenir, comme auparavant, athlétiques, féroces et sombres. Mettez la civilisation en moins sur ce sol. Il ne restera aux habitants que la guerre, la chasse, la mangeaille et l’ivrognerie. L’amour riant, les doux songes poétiques, les arts, la fine et agile pensée sont pour les heureuses plages de la Méditerranée. Ici le barbare, mal clos dans sa chaumière fangeuse, qui entend la pluie ruisseler pendant des journées entières sur les feuilles des chênes, quelles rêveries peut-il avoir quand il contemple ses boues et son ciel terni ? »

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II. Le corps. —  La nourriture. —  Les mœurs. —  Les instincts rudes en Germanie, en Angleterre. §

De grands corps blancs, flegmatiques, avec des yeux bleus farouches, et des cheveux d’un blond rougeâtre ; des estomacs voraces, repus de viande et de fromage, réchauffés par des liqueurs fortes ; un tempérament froid, tardif pour l’amour16, le goût du foyer domestique, le penchant à l’ivrognerie brutale : ce sont là encore aujourd’hui les traits que l’hérédité et le climat maintiennent dans la race, et ce sont ceux que les historiens romains leur découvrent d’abord dans leur premier pays. On ne vit point, en ces contrées, sans une abondance de nourriture solide ; le mauvais temps enferme les gens chez eux ; il faut, pour les ranimer, des boissons fortes ; les sens y sont obtus, les muscles résistants, les volontés énergiques. Par toutes ses racines corporelles l’homme en tout pays plonge dans la nature, et il y plonge d’autant davantage qu’étant plus inculte, il en est moins affranchi. Ceux-ci en Germanie, sous leurs tempêtes, dans leurs misérables bateaux de cuir, parmi les rigueurs et les périls de la vie maritime, se trouvaient entre tous façonnés pour la résistance et l’entreprise, endurcis [p. 8]au mal et contempteurs du danger. Pirates d’abord : de toutes les chasses, la chasse à l’homme est la plus profitable et la plus noble ; ils laissaient le soin de la terre, et des troupeaux aux femmes et aux esclaves ; naviguer, combattre et piller17, c’était là pour eux toute l’œuvre d’un homme libre. Ils se lançaient en mer sur leurs barques à deux voiles, abordaient au hasard, tuaient, et allaient recommencer plus loin, ayant égorgé en l’honneur de leurs dieux le dixième de leurs prisonniers, et laissant derrière eux la lueur rouge de l’incendie. « Seigneur, disait une litanie, délivrez-nous de la fureur des Jutes. » « De tous les barbares18, ce sont les plus fermes de corps et de cœur, les plus redoutés », ajoutez les plus « cruellement féroces. » Quand le meurtre est devenu un métier, il devient un plaisir. Vers le huitième siècle, la décomposition finale du grand cadavre romain, que Charlemagne avait tenté de relever et qui s’affaissait dans sa pourriture, les appela comme des vautours à la proie. Ceux qui étaient restés en Danemark avec leurs frères de Norvége, païens fanatiques, et acharnés contre les chrétiens, se lancèrent sur tous les rivages. Leurs rois de mer19, « qui n’avaient jamais dormi sous les poutres enfumées d’un toit, qui n’avaient jamais vidé la corne de bière auprès d’un foyer habité », se riaient des vents et des orages, et chantaient : [p. 9]« Le souffle de la tempête aide nos rameurs ; le mugissement du ciel, les coups de la foudre ne nous nuisent pas ; l’ouragan est à notre service et nous jette où nous voulions aller. » « Nous avons frappé de nos épées, dit un chant attribué à Ragnar Lodbrog ; c’était pour moi un plaisir égal à celui de tenir une belle fille à mes côtés !… Celui qui n’est jamais blessé mène une vie ennuyeuse. » Un d’entre eux, au monastère de Peterborough, tue de sa main tous les moines, au nombre de quatre-vingt-quatre ; d’autres, ayant pris le roi Ælla, lui coupent les côtes jusqu’aux reins, et lui arrachent les poumons par l’ouverture, de façon à figurer un aigle avec sa plaie. Harold Pied de Lièvre, ayant saisi son compétiteur Alfred avec six cents hommes, leur fit crever les yeux et couper les jarrets, ou scalper le crâne, ou dévider les entrailles. Supplices et carnages, besoin du danger, fureur de destruction, audaces obstinées et insensées du tempérament trop fort, déchaînement des instincts carnassiers, ce sont là les traits qui apparaissent à chaque pas dans les anciennes Sagas. La fille du Iarl danois, voyant Egill qui veut s’asseoir auprès d’elle, le repousse avec mépris, lui reprochant « d’avoir rarement fourni aux loups des mets chauds, de n’avoir pas vu dans tout l’automne le corbeau croassant au-dessus du carnage. » Mais Egill la saisit et l’apaise en chantant : « J’ai marché avec mon glaive sanglant, de sorte que le corbeau m’a suivi. Furieux, nous avons combattu, le feu planait sur la demeure des hommes, et nous avons endormi dans le sang [p. 10]ceux qui veillaient aux portes de la ville. » Par ces propos de table et ces goûts de jeune fille, jugez du reste20.Les voici maintenant en Angleterre, plus sédentaires et plus riches : croyez-vous qu’ils soient beaucoup changés ? Changés peut-être, mais en pis, comme les Francs, comme tous les barbares qui passent de l’action à la jouissance. Ils sont plus gloutons, ils dépècent leurs porcs, ils s’emplissent de viandes, ils avalent coup sur coup l’hydromel, la bière, le vin de pigment, toutes ces fortes et âpres boissons qu’ils ont pu ramasser, et se trouvent égayés et ranimés. Ajoutez-y le plaisir de se battre. Ce n’est pas avec de tels instincts qu’on atteint vite à la culture ; pour la trouver naturelle et prompte, il faut aller la chercher dans les sobres et vives populations du Midi. Ici le tempérament lent et lourd21 reste longtemps enseveli dans la vie brutale ; au premier aspect, nous autres, gens de race latine, nous ne voyons jamais chez eux que de grandes et grosses bêtes, maladroites et ridicules quand elles ne sont pas dangereuses et enragées. Jusqu’au seizième siècle, le corps de la nation, [p. 11]dit un vieil historien, ne se composa guère que de pâtres, gardeurs de bêtes à viande et à laine ; jusqu’à la fin du dix-huitième, l’ivrognerie fut le plaisir de la haute classe ; il est encore celui de la basse, et tous les raffinements des délicatesses et de l’humanité moderne n’ont point aboli chez eux l’usage des verges et des coups de poing. Si le barbare carnivore, belliqueux, buveur, dur aux intempéries, apparaît encore sous la régularité de notre société et sous la douceur de notre politesse, imaginez ce qu’il devait être lorsque, débarqué avec sa bande sur un territoire dévasté ou désert et pour la première fois devenu sédentaire, il voyait à l’horizon les pâturages communs de la Marche, et la grande forêt primitive qui fournissait des cerfs à ses chasses et des glands à ses porcs ! Ils étaient « d’appétit grand et grossier22 », disent les anciennes histoires. Encore au temps de la conquête23, « la coutume de boire excessivement était le vice commun des gens du haut rang, et ils y passaient, sans interruption, les jours et les nuits entières. » Henri de Huntington, au douzième siècle, regrettant l’antique hospitalité, dit que les rois normands ne fournissent à leurs courtisans qu’un repas par jour, tandis que les rois saxons en fournissaient quatre. Un jour qu’Athelstan visitait avec les nobles sa parente Ethelflède, la provision d’hydromel fut épuisée du premier coup par la grandeur des rasades ; mais saint [p. 12]Dunstan, ayant deviné, l’immensité de l’estomac royal, avait muni la maison, en sorte « que les échansons, selon la coutume des fêtes royales, purent toute la journée servir à boire dans des cornes et autres vaisseaux. » Quand les convives étaient rassasiés, la harpe passait de mains en mains, et la rude harmonie de ces voix profondes montait haut sous les voûtes. Les monastères eux-mêmes, au temps du roi Edgard, retentissaient jusqu’au milieu de la nuit de jeux, de chants et de danses. Crier, boire, s’agiter, sentir ses veines échauffées et gonflées par le vin, entendre et voir autour de soi le tumulte de l’orgie, c’était le premier besoin des barbares24. La pesante brute humaine s’assouvit de sensations et de bruit.Pour cet appétit, il y a une pâture plus forte, j’entends les coups et les batailles. En vain, ils s’attachent au sol et deviennent cultivateurs en troupes distinctes et en des endroits distincts, enfermés25 dans leur marche avec leur parenté et leurs compagnons, liés entre eux, séparés d’autrui, bornés par des limites sacrées, par des chênes séculaires où ils ont gravé des figures d’oiseaux et de bêtes, par des perches plantées au milieu des marais et dont le violateur est puni de supplices atroces. En vain ces Marches et ces Gaus se [p. 13]groupent en états et finissent par former une société demi-réglée, pourvue d’assemblées, et régie par des lois, conduite par un roi unique ; sa structure même indique les besoins auxquels elle pourvoit. C’est pour maintenir la paix qu’ils s’assemblent ; ce sont des traités de paix qu’ils concluent entre eux dans leurs parlements ; ce sont des provisions pour la paix qu’ils établissent dans leurs lois. La guerre est partout et journalière ; il s’agit de ne pas être tué, rançonné, mutilé, pillé, pendu, et, par surcroît, violée si l’on est femme26. Chaque homme est tenu d’être armé, et prêt, avec son bourg ou sa ville, de repousser les maraudeurs ; ceux-ci vont par bandes ; il y en a de trente-cinq et au-delà. L’animal est encore trop puissant, trop fougueux, trop indompté. La colère et la convoitise le jettent tout d’abord sur sa proie. L’histoire, telle que nous l’avons des Sept-Royaumes27, ressemble à « celle des corbeaux et des milans. » Ils ont tué ou asservi les Bretons, ils combattent les Gallois qui restent, les Irlandais, les Pictes, ils se massacrent entre eux, ils sont hachés et taillés en pièces par les Danois. En cent ans, sur quatorze rois de Northumbrie, il y en a sept tués et six déposés. Penda le Mercien tue cinq rois, et, pour prendre la ville de Bamborough, démolit tous les villages voisins, amoncelle leurs ruines [p. 14]en un bûcher immense capable de brûler les habitants, entreprend d’exterminer les Northumbres, et périt lui-même par l’épée à quatre-vingts ans. Beaucoup d’entre eux sont assassinés par leurs thanes ; tel thane est brûlé vif ; les frères s’égorgent en trahison. Chez nous, la culture a interposé entre le désir et l’action le tissu entre-croisé et amollissant des réflexions et des calculs ; ici la détente est soudaine, et le meurtre et toute action extrême en partent à l’instant. Le roi Edwy28, ayant épousé Elgita, sa parente à un degré prohibé, quitta, le jour même du couronnement, la salle où l’on buvait, pour aller près d’elle. Les nobles se crurent insultés, et sur-le-champ l’abbé Dunstan s’en fut lui-même chercher le jeune homme. « Il trouva la femme adultère, dit le moine Osbern, sa mère et le roi ensemble sur le lit de débauche. Il en arracha le roi violemment, et, lui mettant la couronne sur la tête, le ramena devant les thanes. » Alors Elgita envoya des hommes pour arracher les yeux de l’abbé, puis, sur une révolte, se sauva avec le roi, « en se cachant par les chemins ; mais les gens du Nord, l’ayant saisie, « lui coupèrent les muscles des jarrets, puis lui firent subir la mort dont elle était digne. » Barbarie sur barbarie : « À Bristol, au temps de la conquête29, la coutume était d’acheter des hommes et des femmes dans toutes les parties de l’Angleterre et de les exporter en Irlande pour les vendre avec profit. [p. 15]Les acheteurs engrossaient ordinairement les jeunes femmes, et les menaient enceintes au marché afin d’en tirer un meilleur prix. Vous auriez vu avec chagrin de longues files de jeunes gens des deux sexes de la plus grande beauté, liés avec des cordes et journellement exposés en vente… Ils vendaient ainsi comme esclaves leurs plus proches parents et même leurs propres enfants… » Et le chroniqueur ajoute qu’ayant abandonné cet usage, « ils donnèrent ainsi un exemple à tout le reste de l’Angleterre. »  — Veut-on savoir ce qu’étaient les mœurs dans les plus hauts rangs, dans la famille du dernier roi30 ? Harold servait à boire au roi Édouard le Confesseur. Soudain Tosti, son frère, irrité de sa faveur, le saisit aux cheveux ; on les sépare. Tosti s’en va à Hereford, où Harold avait fait préparer un grand banquet royal, tue les serviteurs d’Harold, leur coupe la tête et les membres qu’il met dans des vases de bière, de vin, d’hydromel et de cidre, et envoie dire au roi : « Si tu vas à ta ferme, tu y trouveras force chair salée, mais tu feras bien d’emporter quelques autres pièces avec toi. » L’autre frère d’Harold, Sweyn, avait violé l’abbesse Edgive, assassiné le thane Beorn, et, banni du pays, s’était fait pirate. À voir leurs coups de main, leur férocité, leurs ricanements de cannibales, on devine qu’ils n’avaient pas beaucoup de chemin à faire pour [p. 16]redevenir rois de la mer et parents de ces sectateurs d’Odin qui mangeaient la chair crue, pendaient des hommes aux arbres sacrés d’Upsal en guise de victimes, et se tuaient eux-mêmes pour mourir dans le sang comme ils avaient vécu. Vingt fois le vieil instinct farouche reparaît sous la mince croûte du christianisme. Au onzième siècle, « Sigeward31, le grand duc de Northumberland, atteint d’un flux de ventre et sentant sa mort prochaine : « Quelle honte pour moi, dit-il, de n’avoir pu mourir dans tant de guerres, et de finir ainsi de la mort des vaches ! Au moins revêtez-moi de ma cuirasse, ceignez-moi mon épée, mettez mon casque sur ma tête, mon bouclier dans ma main gauche, ma hache dorée dans ma main droite, afin qu’un grand guerrier comme moi meure en guerrier. » On fit comme il disait, et il mourut ainsi honorablement avec ses armes. » Ils avaient fait un pas hors de la barbarie, mais ce n’était qu’un pas.

III. Les instincts nobles en Germanie. —  L’individu. —  La famille. —  L’État. —  La religion. —  L’Edda. —  Conception tragique et héroïque du monde et de l’homme. §

Sous cette barbarie native, il y avait des penchants nobles, inconnus au monde romain, et qui de ses débris devaient tirer un meilleur monde. Au premier rang, « un certain sérieux qui les écarte des sentiments frivoles et les mène sur la voie des sentiments [p. 17]élevés32. » Dès l’origine, en Germanie, on les trouve tels, sévères de mœurs, avec des inclinations graves et une dignité virile. Ils vivent solitairement, chacun près de la source ou du bois qui lui a plu33. Même dans leurs villages, leurs chaumières ne se touchent pas ; ils ont besoin d’indépendance et d’air libre. Nul goût pour la volupté : chez eux l’amour est tardif, l’éducation dure, la nourriture simple ; pour tous divertissements, ils chassent l’uroch et sautent parmi les épées nues. L’ivresse violente et les paris dangereux, c’est de ce côté qu’ils donnent prise ; ils sont enclins à rechercher, non les plaisirs doux, mais l’excitation forte. En toutes choses, dans les instincts rudes et dans les instincts mâles, ils sont des hommes. Chacun chez soi, sur sa terre et dans sa hutte, est maître de soi, debout et entier, sans que rien le courbe ou l’entame. Quand la communauté prend quelque chose de lui, c’est qu’il l’accorde. Il voté armé dans toutes les grandes résolutions communes, juge dans l’assemblée, fait des alliances et des guerres privées, émigré, agit et ose34. L’Anglais moderne est déjà tout entier dans ce Saxon. S’il se plie, c’est qu’il veut bien se plier ; il n’est pas moins capable d’abnégation que d’indépendance : le sacrifice est fréquent ici, l’homme y fait bon marché de son sang et de sa vie. Chez Homère, le guerrier [p. 18]faiblit souvent, et on ne le blâme point de fuir. Dans les Sagas, dans l’Edda, il est tenu d’être trop brave ; en Germanie, le lâche est noyé dans la boue, sous une claie. À travers les emportements de la brutalité primitive, on voit percer obscurément la grande idée du devoir, qui est celle de la contrainte exercée par soi sur soi en vue de quelque but noble. Chez eux le mariage est pur et la pudicité volontaire. Chez les Saxons, l’homme adultère est puni de mort, la femme obligée de se pendre, ou percée à coups de couteau par ses compagnes. Les femmes des Cimbres, ne pouvant obtenir de Marius la sauvegarde, de leur chasteté, se sont tuées par multitudes de leur propre main. Ils croient qu’il y a dans les femmes « quelque chose de saint », n’en épousent qu’une, et lui gardent leur foi. Depuis quinze siècles, l’idée du mariage n’a pas changé dans cette race35. L’épouse, en entrant sous le toit de son mari, sait qu’elle se donne tout entière36, « qu’elle n’aura avec lui qu’un corps, qu’une vie ; qu’elle n’aura nulle pensée, nul désir au-delà ; qu’elle sera la compagne de ses périls et de ses travaux ; qu’elle souffrira et osera autant que lui dans la paix et dans la guerre. » Comme elle, il sait se donner : quand il a choisi son chef, il s’oublie en lui, il lui attribue sa gloire, il se fait tuer pour lui ; « celui-là est infâme pour toute sa vie, qui revient sans son chef du champ de bataille37. » [p. 19]C’est sur cette subordination volontaire que s’assiéra la société féodale. L’homme, dans cette race, peut accepter un supérieur, être capable de dévouement et de respect. Replié sur lui-même par la tristesse et la rudesse de son climat, il a découvert la beauté morale pendant que les autres découvraient la beauté sensible. Cette espèce de brute nue qui gît tout le long du jour auprès de son feu, inerte et sale, occupée à manger et à dormir38, dont les organes rouillés ne peuvent suivre les linéaments nets et fins des heureuses formes poétiques, entrevoit le sublime dans ses rêves troubles. Il ne le figure pas, il le sent ; sa religion est déjà intérieure, comme elle le sera lorsqu’au seizième siècle il rejettera le culte sensible importé de Rome, et consacrera la foi du cœur39. Ses dieux ne sont point enfermés dans des murailles ; il n’a point d’idoles. Ce qu’il désigne par des noms divins, c’est ce je ne sais quoi d’invisible et de grandiose qui circule à travers la nature et qu’on devine au-delà d’elle40, mystérieux infini que les sens n’atteignent pas, mais que « la vénération révèle  » ; et quand plus tard les légendes précisent et altèrent cette vague divination des puissances naturelles, une idée reste debout dans ce [p. 20]chaos de rêves gigantesques : c’est que ce monde est une guerre et que l’héroïsme est le souverain bien.Au commencement, disent ces vieilles légendes écrites en Islande41, il y avait deux mondes : Nilflheim le glacé et Muspill le brûlant. Des gouttes de la neige fondante naquit un géant, Ymer. « Ce fut le commencement des siècles,  — quand Ymer s’établit. —  Il n’y avait ni sables, ni mers, ni ondes fraîches. —  On ne trouvait ni terres, ni ciel élevé. —  Il y avait le gouffre béant,  — mais de l’herbe nulle part. »  — Il n’y avait qu’Ymer, l’horrible Océan glacé, avec ses enfants, nés de ses pieds et de son aisselle, puis leur informe lignée, les Terreurs de l’abîme, les Montagnes stériles, les Ouragans du Nord, et le reste des êtres malfaisants, ennemis du soleil et de la vie. Alors la vache Andhumbla, née aussi de la neige fondante, mit à nu, en léchant le givre des rochers, un homme, Bur, dont les petits-fils tuèrent Ymer. « De sa chair ils firent la terre, de son sang le sol et les fleuves, de ses os les montagnes, de sa tête le ciel, et de son cerveau enfin les nuées. » Ainsi commença la guerre entre les monstres de l’hiver et les dieux lumineux, fécondants, Odin, le fondateur, Balder, le doux et le bienfaisant, Thor, le tonnerre d’été qui épure l’air et par les pluies nourrit la terre. Longtemps les dieux [p. 21]combattront contre « les Iotes glacés », contre les noires puissances bestiales, contre le loup Fenris, qu’ils tiendront enchaîné, contre le grand Serpent, qu’ils plongeront dans la mer, contre le perfide Loki, qu’ils lieront sur des rochers, sous une vipère dont le venin distillera incessamment sur son visage. Longtemps les braves qui par une mort sanglante ont mérité d’être mis « dans les enclos d’Odin et s’y livrent un combat chaque jour », aideront les dieux dans leur grande guerre. Un jour pourtant viendra où, dieux et hommes, ils seront vaincus : « Alors tremble le grand frêne d’Yggdrasil. —  Il frissonne, le vieil arbre. —  Le Iote Loki brise ses liens. —  Les ombres frémissent sur les routes de l’Enfer,  — jusqu’à ce que le feu de Surtr — ait dévoré l’arbre. —  Le nocher Hrymr s’avance de l’Orient, un bouclier le couvre. —  Izrmungandr se roule — avec une rage de géant. —  Le serpent soulève les flots,  — l’aigle bat des ailes,  — l’oiseau au bec pâle déchire les cadavres. —  Le navire Naglfar est lancé. —  Surtr arrive du Midi avec les épées désastreuses. —  Le soleil resplendit sur les glaives des dieux héros. —  Les montagnes de rochers s’ébranlent,  — les géantes tremblent. —  Les ombres foulent le chemin de l’enfer,  — le ciel s’entr’ouvre. —  Le soleil commence à noircir,  — la terre s’affaisse dans la mer. —  Elles disparaissent du ciel,  — les étoiles brillantes. —  La fumée tourbillonne — autour du feu destructeur du monde. —  La flamme gigantesque joue — contre le ciel même. » Les dieux périssent tour à tour dévorés par les monstres, et la légende céleste, lugubre et [p. 22]grandiose ici comme l’histoire humaine, annonce des cours de combattants et de héros.Nulle crainte de la douleur, nul souci de la vie. Ils en font litière sitôt que leur idée les prend. Le frémissement des nerfs, la répugnance de l’instinct animal qui, devant les plaies et la mort, se rejette en arrière, tout disparaît sous la volonté irrésistible. Voyez dans leur épopée42 le sublime pousser au milieu de l’horrible, comme une éclatante fleur de pourpre au milieu d’une mare de sang. Sigurd a enfoncé son épée dans le cœur du dragon Fafnir, et « à ce moment tous deux se regardent. » Alors Fafnir chante en mourant : « Jeune homme, jeune homme !  — de quel jeune homme es-tu né ?  — de quelle race d’hommes es-tu ?  — Car tu as trempé et rougi dans Fafnir — ton épée, cette épée étincelante. —  Ton fer s’est arrêté dans mon cœur. » « C’est mon cœur qui m’a poussé. —  Ce sont mes mains qui ont accompli l’œuvre,  — mes mains et mon fer aigu. —  Rarement il devient brave — et aguerri aux blessures,  — celui qui tremble — au moment du danger ! » Sur ce cri d’aigle triomphant, Régin, le frère de Fafnir, arrive, lui arrache le cœur, boit le sang de la blessure et s’endort. Cependant Sigurd, qui faisait rôtir le cœur, porte sans y penser son doigt sanglant [p. 23]à sa bouche. Aussitôt il comprend le langage des oiseaux qui gazouillent au-dessus de lui dans les feuilles vertes des arbres. Ils l’avertissent de se défier de Régin. Sigurd coupe la tête de Régin, mange le cœur de Fafnir, boit son sang et celui de son frère. C’est parmi « cette rosée de meurtres » que végètent ici le courage et la poésie. Sigurd a conquis Brynhild, la vierge indomptée, en traversant la flamme et en lui fendant sa cuirasse, et il a dormi avec elle trois nuits, mais ayant placé entre elle et lui son épée, « sans prendre entre ses bras la jeune fille florissante, sans lui donner un baiser », parce que, selon la foi jurée, il doit la remettre à son ami Gunnar. Elle, amoureuse de lui, « demeurait assise seule,  — à la chute du jour,  — et ouvertement,  — se dit en elle-même : — J’aurai Sigurd,  — ou je mourrai,  — Sigurd, l’homme florissant de jeunesse,  — je l’aurai dans mes bras. » Mais le voyant marié, elle le fit tuer. « Alors elle rit, Brynhild,  — la fille de Budli,  — cette fois-là seulement,  — de tout son cœur,  — lorsque du lit,  — on put entendre — le cri éclatant de la veuve. » Elle-même, revêtant sa cuirasse, se perça de son glaive, et, pour dernière demande, se fit étendre sur un grand bûcher avec Sigurd, l’épée entre eux, comme au jour où ils avaient dormi ensemble, avec des boucliers, avec des esclaves ornés d’or, avec deux faucons, avec cinq femmes, avec huit serviteurs, avec son père nourricier et sa nourrice, et tous brûlèrent ensemble. Cependant Gudrun, la veuve, restait immobile près du corps et ne pouvait [p. 24]pleurer. Les femmes des chefs vinrent près d’elle, et chacune pour la consoler lui conta ses propres peines, toutes les calamités des grandes dévastations et de l’antique vie barbare. « Alors parla Gjaflogd,  — sœur de Gjuki : — « Je sais que sur la terre — je suis entre toutes la plus dénuée de joie. —  De cinq maris — j’ai souffert la perte,  — et aussi de deux filles,  — de trois sœurs,  — de huit frères ; — pourtant me voilà, et je survis seule. »  — Alors parla Herborgd,  — reine de la terre des Huns : — « Moi j’ai à raconter — un deuil plus cruel. —  Mes sept fils,  — dans la région de l’Est,  — et mon mari le huitième — sont morts dans la bataille. —  Mon père et ma mère,  — mes quatre frères,  — le vent a joué avec eux — dans la mer. —  Le flot a battu — le plancher de leur vaisseau. —  Moi-même j’étais forcée de recueillir leurs corps,  — moi-même j’étais forcée de veiller à leur sépulture,  — moi-même j’étais forcée — de faire leurs funérailles. —  Tout cela, je l’ai souffert — en une année,  — et pendant ce temps,  — nul d’entre les hommes — ne m’a apporté de consolation. —  Cependant j’étais enchaînée — et captive de guerre,  — quand six mois de cette année se furent écoulés. —  J’étais forcée de parer — la femme d’un chef de guerre — et de lui attacher sa chaussure — chaque matin. Elle me menaçait — par jalousie, et me frappait de rudes coups. »  — Tout cela est vain, nulle parole ne peut mouiller ces yeux secs ; il faut qu’on mette le corps sanglant sur ses genoux pour lui tirer des larmes. Alors elle éclate, [p. 25]s’affaisse, et les cygnes de sa cour répondent à ses cris. Elle mourrait, comme Sigrun, sur le cadavre de celui qu’elle a uniquement aimé, si par un breuvage magique on ne lui faisait perdre la mémoire. Ainsi dénaturée, elle part pour épouser Atli, le roi des Huns. Et néanmoins elle part malgré elle, avec des prédictions sinistres. Car le meurtre engendre le meurtre ; et ses frères, les meurtriers de Sigurd, attirés chez Atli, vont tomber à leur tour dans un piége pareil à celui qu’ils ont tendu. Gunnar est lié, et l’on veut qu’il livre le trésor ; il répond avec l’étrange rire des barbares : « Je demande qu’on me mette dans la main —  le cœur de mon frère Högni,  —  le cœur sanglant, —  arraché de la poitrine du puissant cavalier, —  du fils de roi, —  avec un poignard émoussé. » —  Ils arrachèrent le cœur —  de la poitrine de l’esclave Hjalli. —  Ils le mirent sanglant sur un plat —  et le portèrent à Gunnar… —  Alors parla Gunnar, —  le chef des hommes : — « Ici est le cœur —  de Hjalli le lâche. —  Il ne ressemble pas au cœur de Högni le brave. —  Il tremble beaucoup — maintenant qu’il est sur le plat. —  Il tremblait davantage — quand il était dans sa poitrine. »  — …« Högni rit — lorsqu’on coupa jusqu’à son cœur,  — jusqu’au cœur vivant du guerrier qui savait arranger le panache des casques. —  Il ne pensa pas du tout à pleurer. —  Ils mirent le cœur sanglant dans un plat —  et le portèrent à Gunnar. —  Gunnar, d’un visage serein, parla ainsi, —  le vaillant Niflung ! —  « Voici le cœur —  d’Högni le brave ! —  Il ne ressemble [p. 26]pas au cœur —  de Hjalli le lâche. —  Il tremble peu —  maintenant qu’il est dans le plat. —  Il tremblait beaucoup moins —  quand il était dans sa poitrine. —  Que n’es-tu, —  Atli, —  aussi loin de mes yeux —  que tu seras toujours loin —  de nos colliers, de notre trésor ! —  À moi seul est confié maintenant —  tout le trésor caché, —  toute la richesse des Niflungs. —  Car Högni n’est plus parmi les vivants. —  Je n’étais point rassuré —  tant que nous vivions tous deux. —  Mais maintenant je suis tranquille,  —  car je survis seul. » Suprême insulte de l’homme sûr de soi, à qui rien ne coûte pour s’assouvir, ni sa vie ni celle d’autrui. On l’a jeté parmi les serpents, et il y est mort, frappant du pied sa harpe. Mais la flamme inextinguible de la vengeance a passé de son cœur dans celui de sa sœur ; cadavre sur cadavre, on les voit tomber tour à tour l’un sur l’autre ; une sorte de fureur colossale les précipite les yeux ouverts dans la mort. Elle a égorgé les enfants qu’elle a eus d’Atli, elle lui donne à manger leurs cœurs dans du miel, un jour qu’il revient du carnage, et rit froidement en lui découvrant de quelle pâture il s’est repu. Les Huns hurlent, et sur les bancs, sous les tentes, chacun pleure ; elle ne pleure point ; elle n’a point pleuré depuis la mort de Sigurd, ni sur ses frères « au cœur d’ours », ni sur « ses tendres enfants, ses enfants sans défiance. » La nuit venue, elle égorge Atli dans son lit, met le feu au palais, brûle tous les serviteurs et toutes les femmes guerrières. Jugez par ce monceau de dévastations et de carnages à quels excès la volonté [p. 27]ici est tendue. Il y avait des hommes parmi eux, les Berserkirs43 qui, dans la bataille, saisis par une sorte de folie, déchaînaient tout d’un coup une force surhumaine et ne sentaient plus les blessures. Voilà le héros tel qu’il est conçu dans cette race à sa première aurore. N’est-il pas étrange de les voir mettre le bonheur dans les batailles et la beauté dans la mort ? Y a-t-il un peuple, Hindous, Persans, Grecs ou Gaulois, qui se soit formé de la vie une conception aussi tragique ? Y en a-t-il qui ait peuplé sa pensée enfantine de songes aussi funèbres ? Y en a-t-il un qui ait chassé aussi entièrement de ses rêves la douceur de la jouissance et la mollesse de la volupté ? L’effort, l’effort tenace et douloureux, l’exaltation dans l’effort, voilà leur état préféré. Carlyle disait bien que dans la sombre obstination du travailleur anglais subsiste encore la rage silencieuse de l’ancien guerrier scandinave. Lutter pour lutter, c’est là leur plaisir. Avec quelle tristesse, quelle fureur et quels dégâts un pareil naturel se déborde, on le verra dans Byron et dans Shakspeare ; avec quelle efficacité, avec quels services il s’endigue et s’emploie sous les idées morales, on le verra dans les puritains.

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IV. Les instincts nobles en Angleterre. —  Le guerrier et son chef. —  La femme et son mari. —  Poëme de Beowulf. —  La société barbare et le héros barbare. §

Ils viennent s’établir en Angleterre, et si désordonnée que soit la société qui les assemble, elle est fondée, comme en Germanie, sur des sentiments généreux. La guerre est à chaque porte, je le sais, mais les vertus guerrières sont derrière chaque porte ; le courage d’abord, et aussi la fidélité. Sous la brute il y a l’homme libre et aussi l’homme de cœur. Il n’y a point d’homme parmi eux qui, à ses propres risques44, ne puisse faire des ligues, aller combattre au dehors, tenter les entreprises. Il n’y a pas de groupe d’hommes libres parmi eux qui, dans leur Witanagemot, ne renouvelle incessamment ses alliances avec autrui. Chaque parenté, dans sa marche, forme une ligue dont tous les membres, « frères de l’épée », se défendent l’un l’autre, et réclament l’un pour l’autre, aux dépens de leur sang, le prix du sang. Chaque chef dans sa salle compte qu’il a des amis, non des mercenaires, dans les fidèles qui boivent sa bière, et qui ayant reçu de lui, en marque d’estime et de confiance, des bracelets, des épées et des armures, se jetteront entre lui et les blessures le jour du combat45. L’indépendance et l’audace bouillonnent dans ce jeune monde avec des violences et des excès ; mais en elles-mêmes ce [p. 29]sont des choses nobles, et les sentiments qui les disciplinent, je veux dire le dévouement affectueux et le respect de la foi donnée, ne le sont pas moins. Ils apparaissent dans les lois, ils éclatent dans la poésie. C’est la grandeur du cœur ici qui fournit à l’imagination sa matière. Les personnages ne sont point égoïstes et rusés comme ceux d’Homère. Ce sont de braves cœurs, simples46 et forts, « fidèles à leurs parents, à leur seigneur dans le jeu des épées, fermes et solides envers ennemis et amis », prodigues de courage et disposés au sacrifice. « Tout vieux que je suis, dit l’un d’eux, je ne bougerai pas d’ici. Je pense à mourir au côté de mon seigneur, près de cet homme que j’ai tant aimé… Il tint sa parole, la parole qu’il avait donnée à son chef, au distributeur des trésors, lui promettant qu’ils reviendraient ensemble à la ville, sains et saufs dans leurs maisons, ou que tous les deux ils tomberaient dans l’armée, à l’endroit du carnage, expirant de leurs blessures. Il gisait comme un fidèle serviteur auprès de son seigneur. » Quoique maladroits à parler, leurs vieux poëtes trouvent des mots touchants quand il s’agit de peindre ces amitiés viriles. On est ému quand on les entend conter comment le vieux « roi embrassa le meilleur des thanes, et lui mit ses bras autour du col… », comment « les larmes coulaient sur les joues du chef à tête grise… Le vaillant homme lui était si cher !  — Il ne pouvait point arrêter le flot qui montait de sa poitrine. Dans son cœur, profondément [p. 30]dans les liens de sa pensée, il soupirait secrètement après ce cher homme ! » Si peu nombreux que soient les chants qui nous restent, ils reviennent sur ce sujet : l’homme exilé pense en rêve à son seigneur47 ; « il lui semble dans son esprit — qu’il le baise et l’embrasse,  — et qu’il pose sur ses genoux — ses mains et sa tête,  — comme jadis parfois,  — dans les anciens jours,  — lorsqu’il jouissait de ses dons. —  Alors il se réveille,  — le mortel sans amis. —  Il voit devant lui — les routes désertes,  — les oiseaux de la mer qui se baignent,  — étendant leurs ailes,  — le givre et la neige qui descendent, mêlés de grêle. —  Alors sont plus pesantes — les blessures de son cœur. »  — « Bien souvent, dit un autre, nous étions convenus tous deux — que rien ne nous séparerait,  — sauf la mort seule. —  Maintenant ceci est changé,  — et notre amitié est — comme si elle n’avait jamais été. —  Il faut que j’habite ici — bien loin de mon ami bien-aimé,  — que j’endure des inimitiés. —  On me contraint à demeurer — sous les feuillages de la forêt,  — sous le chêne, dans cette caverne souterraine. —  Froide est cette maison de terre. —  J’en suis tout lassé. —  Obscurs sont les vallons — et hautes les collines,  — triste enceinte de rameaux — couverte de ronces,  — séjour sans joie… —  Mes amis sont dans la terre. —  Ceux que j’aimais dans leur, vie,  — le tombeau les garde. —  Et moi ici avant l’aube,  — je marche seul — sous le chêne,  — parmi ces caves souterraines… —  Bien [p. 31]souvent ici le départ de mon seigneur — m’a accablé d’une lourde peine. » Parmi les mœurs périlleuses et le perpétuel recours aux armes, il n’y a pas ici de sentiment plus vif que l’amitié, ni de vertu plus efficace que la loyauté.Ainsi appuyée sur l’affection puissante et sur la foi gardée, toute société est saine. Le mariage l’est comme l’État. On voit la femme apparaître mêlée aux hommes, dans les festins, sérieuse et respectée48. Elle parle et on l’écoute ; on n’a pas besoin de la cacher ni de l’asservir pour la contenir ou la préserver. Elle est une personne et non une chose. La loi exige son consentement pour le mariage, l’entoure des garanties et la pourvoit de protections. Elle peut hériter, posséder, léguer, paraître dans les cours de justice, dans les assemblées du comté, dans la grande assemblée des sages. Plusieurs fois le nom de la reine, le nom de plusieurs autres dames est inscrit dans les actes de Witanagemot. Comme l’homme et à côté de l’homme, la loi et les mœurs la maintiennent debout. Comme l’homme et à côté de l’homme, c’est le cœur qui l’attache. Il y a dans Alfred49 un portrait de l’épouse qui, pour la pureté et l’élévation, égale tout ce qu’ont pu inventer nos délicatesses modernes : « Ta femme vit maintenant pour toi, pour toi seul. À cause de cela, elle n’aime rien, excepté toi. Elle a assez de toutes les sortes de biens dans cette vie présente, mais elle les a dédaignés [p. 32]tous à cause de toi seul. Elle les a tous laissés là parce qu’elle ne t’a pas avec eux. Ton absence lui fait croire que tout ce qu’elle possède n’est rien. Ainsi, pour l’amour de toi, elle se consume et elle est bien près d’être morte de larmes et de chagrin. » Déjà, dans les légendes de l’Edda, on a vu Sigrun au tombeau d’Helgi, « avec autant de joie que les voraces éperviers d’Odin lorsqu’ils savent que les proies tièdes du carnage leur sont préparées », vouloir dormir encore dans les bras du mort et mourir à la fin sur son sépulcre. Rien de semblable ici à l’amour tel qu’on le voit dans les poésies primitives de la France, de la Provence, de l’Espagne et de la Grèce. Toute gaieté, tout agrément lui manque ; en dehors du mariage, il n’est qu’un appétit farouche, une secousse de l’instinct bestial. Nulle part il n’apparaît avec son charme et son sourire ; nulle chanson d’amour dans cette vieille poésie. C’est que l’amour n’y est point un amusement et une volupté, mais un engagement et un dévouement. Tout y est grave, et même sombre, dans les associations civiles, comme dans la société conjugale. Comme en Germanie, parmi les tristesses du tempérament mélancolique et les rudesses de la vie barbare, on ne voit dominer et agir que les plus tragiques facultés de l’homme, la profonde puissance d’aimer et la grande puissance de vouloir.C’est pour cela que le héros, ici comme en Germanie, est véritablement héroïque. Parlons-en à loisir ; il nous reste un de leurs poëmes presque entier, celui de Beowulf. Voici les récits que les thanes, assis [p. 33]sur leurs escabeaux, à la clarté des torches, écoutaient en buvant la bière de leur prince : l’on y voit leurs mœurs, leurs sentiments, comme les sentiments et les mœurs des Grecs dans l’Iliade et l’Odyssée d’Homère. C’est un héros que ce Beowulf, et un chevalier avant la chevalerie, comme les conducteurs des bandes germaines sont des chefs féodaux avant l’établissement féodal50. Il a « ramé sur la mer, son épée nue serrée dans la main, parmi les vagues sauvages et les tempêtes glacées, pendant que la fureur de l’hiver bouillonnait sur les vagues de l’abîme ; les monstres de la mer, les ennemis bigarrés le tiraient au fond, le tenaient serré dans leur griffe hideuse. Mais il a atteint les misérables avec sa pointe, avec sa hache de guerre. La grande bête de l’Océan a reçu par sa main l’assaut de la guerre, et il a tué neuf nicors51. » Maintenant le voilà qui vient à travers les flots pour secourir le vieux roi Hrothgar, qui est assis affligé dans « la grande salle à hydromel, haute et recourbée », avec ses thanes. Car « un hideux étranger, un démon habitant des marais », Grendel, est entré la nuit dans sa salle, a saisi trente nobles qui dormaient, et s’en est retourné dans sa bauge avec leurs cadavres ; depuis douze ans, « l’ogre des repaires », la bestiale et vorace créature, le parent des Orques et des Iotes, dévore les hommes [p. 34]et « vide les meilleures maisons. Beowulf, le grand guerrier, s’offre pour le combattre seul, corps à corps, vie pour vie, sans épée ni cotte de mailles, « car la peau du maudit ne s’inquiète pas des armes », demandant seulement que si la mort le prend, on emporte son corps sanglant, on l’enterre, on marque « sa demeure humide52 », et qu’on renvoie à son chef Hygelac « la meilleure de ses chemises d’acier. » Il s’est couché dans la salle, « confiant dans sa force hautaine », et quand les brouillards de la nuit se sont levés, voici venir Grendel, qui arrache avec ses mains la porte, et saisissant un guerrier, « le déchire à l’improviste, mord son corps, boit le sang de ses veines, l’avale par morceaux coup sur coup. » Mais Beowulf à son tour l’a saisi, « se levant sur son coude. » « La salle royale tonnait. —  La bière était répandue… —  Ils étaient tous deux de furieux,  — d’âpres et forts combattants. —  La maison résonnait. —  Alors ce fut une grande merveille — que la salle à boire — pût résister aux deux taureaux de la guerre,  — et qu’il ne croulât point à terre — le beau palais. Le bruit s’éleva — encore une fois. —  Pour les Danois du Nord,  — ce fut une terreur affreuse — pour tous ceux qui du mur — entendirent ce hurlement,  — entendirent l’ennemi de Dieu — chanter son chant lugubre,  — son chant de défaite — et se lamenter de sa blessure… —  L’infâme maudit — subissait la blessure mortelle. —  Il y avait à son épaule — une grande plaie visible. —  Les [p. 35]muscles avaient été arrachés,  — les jointures des os avaient craqué. —  La victoire dans la bataille — était pour Beowulf. —  Grendel était contraint — de fuir, atteint à mort,  — dans son refuge des marais,  — de chercher sa lugubre demeure. —  Il savait bien — que la fin de sa vie — était venue,  — que le nombre de ses jours était rempli. » Car il avait laissé par terre sa main, son bras et son épaule, et dans le lac des Nicors, où il s’était renfoncé, « la vague enflée de sang bouillonnait, la source impure des vagues était bouleversée toute chaude de poison, la teinte de l’eau était souillée par la mort, des caillots de sang venaient avec les bouillons à la surface. » Restait un monstre femelle, sa mère, « qui habitait comme lui les froids courants, et la terreur des eaux », qui vint la nuit, et qui parmi les épées nues, arracha et dévora encore un homme, Œschere, le meilleur ami du roi. Une lamentation s’éleva dans le palais, et Beowulf s’offrit encore. Ils allèrent vers la bauge, dans un endroit désert, refuge des loups, près des promontoires où le vent souffle, où « un torrent des montagnes se précipitant sous l’obscurité des collines, faisait un flux sous la terre. » « Les bois se tenant par leurs racines avançaient leur ombre au-dessus de l’eau. La nuit, on y pouvait voir une merveille, du feu sur les vagues  » ; le cerf, lassé par les chiens, « aurait plutôt laissé son âme sur le bord » que d’y plonger pour y cacher sa tête. D’étranges dragons, des serpents y nageaient, et de temps en temps « le cor y sonnait un chant de mort, un chant terrible. » Beowulf se lança dans la [p. 36]vague, il descendit, à travers les monstres qui choquaient sa cotte de mailles, jusqu’à l’ogresse, jusqu’à « la détestable homicide », qui, l’empoignant dans ses griffes, l’emporta vers son repaire. Un pâle rayon y luisait, et là, il vit en face « la louve de l’abîme,  — la puissante femme de la mer. —  Il donna l’assaut de la guerre — avec sa lame de bataille. —  Il n’arrêta point l’essor de l’épée, en sorte que, sur sa tête,  — le glaive chanta bien haut — une âpre chanson de guerre. » Mais voyant que ni le tranchant ni la pointe n’entamaient la chair, il la tordit de ses bras et l’abattit par terre, pendant qu’elle, « de son couteau large au tranchant brun », essayait de percer la chemise d’acier qui le couvrait. Ils roulèrent ainsi jusqu’à ce que Beowulf aperçut près de lui, parmi les armes, une lame fortunée dans la victoire,  — une vieille épée gigantesque,  — fidèle de tranchant,  — bonne et prête à servir,  — ouvrage des géants. —  Il la saisit par la poignée,  — le guerrier des Scyldings ; — violent et terrible, tournoyait le glaive. —  Désespérant de sa vie,  — il frappa furieusement ; — il l’atteignit rudement — à l’endroit du col ; — il brisa les anneaux de l’échine,  — la lame pénétra à travers toute la chair maudite. —  Elle s’affaissa sur le sol,  — l’épée était sanglante. —  L’homme se réjouit dans son œuvre. —  La lumière entra. —  Il y avait une clarté dans la salle, comme lorsque du ciel,  — luit doucement — la lampe du firmament. » Alors il vit Grendel mort dans un coin de la salle, et quatre de ses compagnons, ayant soulevé avec peine la tête monstrueuse, [p. 37]la portèrent par les cheveux jusqu’à la maison du roi.C’est là sa première œuvre, et le reste de sa vie est pareil : lorsqu’il eut régné cinquante ans dans sa terre, un dragon dont on avait dérobé le trésor sortit de la colline et vint brûler les hommes et les maisons de l’île « avec des vagues de feu. » Alors le refuge des comtes — commanda qu’on lui fît — « un bouclier bigarré — tout de fer », sachant bien qu’un bouclier en bois de tilleul ne suffirait pas contre la flamme. « Le prince des anneaux — était trop fier — pour chercher la grande bête volante — avec une troupe,  — avec beaucoup d’hommes. —  Il ne craignait pas pour lui-même cette bataille. —  Il ne faisait point cas — de l’inimitié du ver,  — de son labeur, ni de sa valeur. » Et cependant il était triste et allait contre sa volonté, car « sa destinée était proche. » Il vit une caverne, « un enfoncement sous la terre — près de la vague de l’Océan,  — près du clapotement de l’eau,  — qui au dedans était pleine — d’ornements en relief et de bracelets. —  Il s’assit sur le promontoire,  — le roi rude à la guerre,  — et dit adieu — aux compagnons de son foyer  » ; car, quoique vieux, il voulait s’exposer pour eux, « être le gardien de son peuple. » Il cria, et le dragon vint jetant du feu ; la lame ne mordit point sur son corps, et le roi fut enveloppé dans la flamme. Ses camarades s’étaient enfuis dans le bois, sauf un, Wiglaf, qui accourut à travers la fumée, « sachant bien que ce n’était pas la vieille coutume d’abandonner son parent, son prince, de le laisser souffrir l’angoisse, [p. 38]de le laisser tomber dans la bataille. » « Le ver devient furieux,  — l’ignoble étranger perfide,  — tout bigarré de vagues de feu… —  Brûlant et féroce dans la guerre,  — il accrocha tout le col du roi — avec ses griffes empoisonnées. —  Il s’ensanglanta — du sang de la vie. —  Le sang bouillonnait en vagues. » Eux, de leurs épées, ils le fendirent par le milieu. Cependant la blessure du roi devint chaude et s’enfla, il connut que le poison était en lui, et s’assit près du mur, sur une pierre « regardant l’ouvrage des géants,  — comment avec ses arches de pierre — l’éternelle caverne — se tenait au dedans — ferme sur des piliers. » Puis il dit : « J’ai tenu en ma garde ce peuple — cinquante hivers. Il n’y avait pas un roi — de tous mes voisins — qui osât me rencontrer — avec des hommes de guerre,  — m’attaquer avec la peur. —  J’ai bien tenu ma terre. —  Je n’ai point cherché des embûches de traître ; — je n’ai point juré — injustement beaucoup de serments. —  À cause de tout cela, je puis,  — quoique malade de mortelles blessures,  — avoir de la joie… —  Maintenant, va tout de suite — voir le trésor — sous la pierre grise, cher Wiglaf… Ce monceau de trésors,  — je l’ai acheté,  — vieux que je suis, par ma mort. —  Il pourra servir — dans les besoins de mon peuple… —  Je me réjouis d’avoir pu,  — avant de mourir, acquérir un tel trésor — pour mon peuple… —  À présent, je n’ai plus besoin de demeurer ici plus longtemps. » C’est ici la générosité entière et véritable, non pas exagérée et factice, comme elle le sera plus tard, dans [p. 39]l’imagination romanesque des clercs bavards, arrangeurs d’aventures. La fiction n’est pas ici bien éloignée des choses, et l’on sent l’homme palpiter sous le héros. Toute grossière que soit leur poésie, celui-ci y est grand ; c’est qu’il l’est simplement et par ses œuvres. Il a été fidèle à son prince, puis à son peuple ; il a été de lui-même, dans une terre étrangère, s’exposer pour délivrer les hommes ; il s’oublie en mourant pour penser que sa mort profite à autrui. « Chacun de nous, dit-il quelque part, doit arriver à la fin de cette vie mortelle. Ainsi que chacun fasse justice, s’il le peut, avant sa mort. » Regardez à côté de lui ces monstres qu’il détruit, derniers souvenirs des anciennes guerres contre les races inférieures et de la religion primitive, considérez cette vie dangereuse, ces nuits passées sur les vagues, ces efforts de l’homme aux prises avec la nature brute, cette poitrine invaincue qui froisse contre soi les poitrines bestiales, et ces muscles colossaux qui, en se tendant, arrachent aux monstres un pan de chair ; vous verrez, dans le nuage de la légende et sous la lumière de la poésie, reparaître les vaillants hommes qui, à travers les folies de la guerre et les fougues du tempérament, commençaient à asseoir un peuple et à fonder un État.

V. Poëmes païens. —  Genre et force des sentiments. —  Tour de l’esprit et du langage. —  Véhémence de l’impression et aspérité de l’expression. §

Un poëme presque entier, deux ou trois débris de poëmes, voilà tout ce qui subsiste de cette poésie laïque [p. 40]en Angleterre. Le reste du courant païen, germain et barbare, a été arrêté ou recouvert, d’abord par l’entrée de la religion chrétienne, ensuite par la conquête des Français de Normandie. Mais ce qui a subsisté suffit et au-delà pour montrer l’étrange et puissant génie poétique qui est dans la race, et pour faire voir d’avance la fleur dans le bourgeon.Si jamais il y eut quelque part un profond et sérieux sentiment poétique, c’est ici. Ils ne parlent pas, ils chantent, ou plutôt ils crient. Chacun de leurs petits vers est une acclamation, et sort comme un grondement ; leurs puissantes poitrines se soulèvent avec un frémissement de colère ou d’enthousiasme, et une phrase, un mot obscur, véhément, malgré eux, tout d’un coup, leur vient aux lèvres. Nul art, nul talent naturel pour décrire une à une et avec ordre les diverses parties d’un événement ou d’un objet. Les cinquante rayons de lumière que chaque chose envoie tour à tour dans un esprit régulier et mesuré arrivent dans celui-ci à la fois, en une seule masse ardente et confuse, pour le bouleverser par leur saccade et leur afflux. Écoutez ces chants de guerre, véritables chants, heurtés, violents, tels qu’ils convenaient à ces voix terribles : encore aujourd’hui, à cette distance, séparés de nous par les mœurs, la langue, et dix siècles, on les entend : « L’armée sort53. —  Les oiseaux chantent. —  La cigale [p. 41]bruit. —  La poutre de la guerre54 résonne,  — la lance choque le bouclier. —  Alors brille la lune — errante sous les nuages ; — alors se lèvent les œuvres de vengeance,  — que la colère de ce peuple — doit accomplir… —  Alors on entendit dans la cour — le tumulte de la mêlée meurtrière. —  Ils saisissaient de leurs mains — le bois concave du bouclier. —  Ils fendirent les os du crâne. —  Les toits de la citadelle retentirent,  — jusqu’à ce que dans la bataille — tomba Garulf,  — le premier de tous les hommes — qui habitent la terre,  — Garulf, le fils de Guthlaf. —  Autour de lui beaucoup de braves — gisaient mourants. —  Le corbeau tournoyait — noir et sombre comme la feuille de saule. —  Il y avait un flamboiement de glaives,  — comme si tout Finsburg — eût été en feu. —  Jamais je n’ai entendu conter — bataille dans la guerre plus belle à voir. » « Ici le roi Athelstan55,  — le seigneur des comtes,  — qui donne des bracelets aux nobles,  — et son frère aussi — Edmond l’Étheling,  — noble d’ancienne race,  — ont tué dans la bataille,  — avec les tranchants des épées,  — à Brunanburh. —  Ils ont fendu le mur des boucliers,  — ils ont haché les nobles bannières,  — avec les coups de leurs marteaux,  — les enfants d’Edward !… Ils ont abattu dans la poursuite — la nation des Scots,  — et les hommes de vaisseaux,  — parmi le tumulte de la mêlée,  — et la sueur des combattants. —  Cependant [p. 42]le soleil là-haut,  — la grande étoile,  — le brillant luminaire de Dieu,  — de Dieu le seigneur éternel,  — à l’heure du matin,  — a passé par-dessus la terre,  — tant qu’enfin la noble créature — s’est précipitée vers son coucher. —  Là gisaient les soldats par multitudes,  — abattus par les dards ; — les hommes du Nord, frappés par-dessus leurs boucliers,  — et aussi les Scots — las de la rouge bataille… —  Athelstan a laissé derrière lui — les oiseaux criards de la guerre,  — le corbeau qui se repaîtra des morts,  — le milan funèbre,  — le corbeau noir — au bec crochu,  — et le crapeau rauque,  — et l’aigle qui bientôt — fera festin de la chair blanche — et le faucon vorace qui aime les batailles,  — et la bête grise,  — le loup du bois. » Tout est image ici. Les événements n’apparaissent pas nus dans ces cerveaux passionnés, sous la sèche étiquette d’un mot exact ; chacun d’eux y entre avec son cortége de sons, de formes et de couleurs ; c’est presque une vision qu’il y suscite, une vision complète, avec toutes les émotions qui l’accompagnent, avec la joie, la fureur, l’exaltation qui la soutiennent. Dans leur langue, les flèches « sont les serpents de Héla, élancés des arcs de corne », les navires sont « les grands chevaux de la mer », la mer est la coupe des vagues, « le casque est « le château de la tête  » ; il leur faut un langage extraordinaire pour exprimer la violence de leurs sensations, tellement que lorsque avec le temps, en Islande où l’on a poussé à bout cette poésie, l’inspiration primitive s’alanguit et l’art [p. 43]remplace la nature, les Skaldes se trouvent guindés jusqu’au jargon le plus contourné et le plus obscur. Mais quelle que soit l’image, ici comme en Islande, elle est trop faible, si elle est unique. Les poëtes n’ont point satisfait à leur trouble intérieur, s’ils ne l’ont épanché que par un seul mot. Coup sur coup, ils reviennent sur leur idée, et la répètent : « Le soleil là-haut ! La grande étoile ! Le brillant luminaire de Dieu ! La noble créature ! » Quatre fois de suite ils l’imaginent et toujours sous un aspect nouveau. Toutes ses faces se sont levées en un instant devant les yeux du barbare, et chaque mot a été comme un accès de la demi-hallucination qui l’obsédait. On juge bien que, dans un tel état, l’ordre régulier des mots et des idées est à chaque pas brisé. La suite des pensées dans le visionnaire n’est pas la même que dans le raisonneur tranquille. Une couleur en attire une autre, d’un son il passe à un autre son ; son imagination est une enfilade de tableaux qui se suivent sans s’expliquer. Chez lui, la phrase se retourne et se renverse, il crie le mot vivant qui lui vient, au moment où il lui vient ; il saute d’une idée dans une idée lointaine. Plus l’âme est transportée hors d’elle-même, plus elle franchit vite de grands intervalles. D’un élan, elle parcourt les quatre coins de son horizon, et touche en un instant des objets qui semblent séparés par tout un monde. Pêle-mêle ici, les idées s’enchevêtrent ; tout d’un coup, par un souvenir brusque, le poëte, reprenant la pensée qu’il a quittée, fait irruption dans la pensée qu’il prononce. On ne peut traduire ces idées fichées [p. 44]en travers, qui déconcertent toute l’économie de notre style moderne. Souvent on ne les entend pas56 ; les articles, les particules, tous les moyens d’éclaircir la pensée, de marquer les attaches des termes, d’assembler les idées en un corps régulier, tous les artifices de la raison et de la logique sont supprimés57. La passion mugit ici comme une énorme bête informe, et puis c’est tout ; elle surgit et sursaute en petits vers abrupts ; point de barbares plus barbares. L’heureuse poésie d’Homère se développe abondamment en amples récits, en riches et longues images. Il n’a point trop de tous les détails d’une peinture complète ; il aime à voir les objets, il s’attarde autour d’eux, il jouit de leur beauté, il les pare de surnoms splendides ; il ressemble à ces filles grecques qui se trouveraient laides si elles ne faisaient ruisseler sur leurs bras et sur leurs épaules toutes les pièces d’or de leur bourse et tous les trésors de leur écrin ; ses larges vers cadencés ondoient et se déploient comme une robe de pourpre aux rayons du soleil ionien. Ici des mains rudes entassent et froissent les idées dans un mètre étroit ; s’il y a une sorte de mesure, on ne la garde qu’à peu près ; pour tout ornement ils choisissent trois mots [p. 45]qui commencent par la même lettre. Tout leur effort est pour abréger, resserrer la pensée dans une sorte de clameur tronquée58. La force de l’impression intérieure qui, ne sachant pas s’épancher, se concentre et se double en s’accumulant, l’aspérité de l’expression extérieure, qui, asservie à l’énergie et aux secousses du sentiment intime, ne travaille qu’à le manifester intact et fruste en dépit et aux dépens de toute règle et de toute beauté, voilà les traits marquants de cette poésie, et ce seront aussi les traits marquants de la poésie qui suivra.

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VI. Poëmes chrétiens. —  En quoi les Saxons sont prédisposés au christianisme. —  Comment ils se convertissent au christianisme. —  Comment ils entendent le christianisme. —  Hymnes de Cœdmon. —  Hymne des Funérailles. —  Poëme de Judith. —  Paraphrase de la Bible. §

Une race ainsi faite était toute préparée pour le christianisme, par sa tristesse, par son aversion pour la vie sensuelle et expansive, par son penchant pour le sérieux et le sublime. Quand les habitudes sédentaires eurent livré leur âme à de longs loisirs, et diminué la fureur qui soutenait leur religion meurtrière, ils inclinèrent d’eux-mêmes vers une foi nouvelle. La vague adoration des grandes puissances naturelles qui éternellement se combattent pour se détruire et renaissent pour se combattre, avait depuis longtemps disparu dans un lointain obscur. La société, en se formant, amenait avec soi l’idée de la paix et le besoin de la justice, et les dieux guerriers languissaient [p. 46]dans l’imagination des hommes, en même temps que les passions qui les avaient faits. Un siècle et demi après la conquête59, des missionnaires romains, portant une croix d’argent avec un tableau où était peint le Christ, arrivèrent en procession, chantant des litanies. Bientôt le grand prêtre des Northumbres déclara en présence des nobles que les dieux anciens étaient sans pouvoir, avoua « qu’auparavant il ne comprenait rien à ce qu’il adorait », et lui-même le premier, la lance en main, renversa leur temple. De son côté un chef se leva dans l’assemblée, et dit :

« Tu te souviens peut-être, ô roi, d’une chose qui arrive quelquefois, dans les jours d’hiver, lorsque tu es assis à table avec tes comtes et tes thanes. Ton feu est allumé et ta salle chauffée, et il y a de la pluie, de la neige et de l’orage au dehors. Vient alors un passereau qui traverse la salle à tire-d’aile ; il est entré par une porte, il sort par une autre ; ce petit moment, pendant lequel il est dedans, lui est doux ; il ne sent point la pluie ni le mauvais temps de l’hiver ; mais cet instant est court, l’oiseau s’enfuit en un clin d’œil, et de l’hiver il repasse dans l’hiver. Telle me semble la vie des hommes sur la terre, en comparaison du temps incertain qui est au-delà. Elle apparaît pour peu de temps ; mais quel est le temps qui vient après, et le temps qui est avant ? Nous ne le savons pas. Si donc cette nouvelle doctrine peut nous en apprendre [p. 47]quelque chose d’un peu plus sûr, elle mérite qu’on la suive. »

Cette inquiétude, ce sentiment de l’immense et obscur au-delà, cette grave éloquence mélancolique, sont le commencement de la vie spirituelle60 ; on ne trouve rien de semblable chez les peuples du Midi, naturellement païens et préoccupés de la vie présente. Ceux-ci, tout barbares, entrent de prime abord dans le christianisme par la seule vertu de leur tempérament et de leur climat. Ils ont beau être brutaux, épais, bridés par des superstitions enfantines, capables, comme le roi Knut, d’acheter pour cent talents d’or le bras de saint Augustin ; ils ont l’idée de Dieu. Ce grand Dieu de la Bible, tout-puissant et unique, qui disparaît presque entièrement au moyen âge61, offusqué par sa cour et sa famille, subsiste chez eux, en dépit des légendes niaises ou grotesques. Ils ne l’effacent pas sous des romans pieux, au profit des saints, ni sous des tendresses féminines, au profit de l’Enfant Jésus et de la Vierge. Leur grandiose et leur sévérité les mettent à son niveau ; ils ne sont pas tentés, à l’exemple des peuples artistes et bavards, de remplacer la religion par le conte agréable ou beau. Plus qu’aucune race de l’Europe, ils sont voisins par la simplicité et l’énergie de leurs conceptions du vieil esprit hébraïque. L’enthousiasme est leur état naturel, et leur Dieu nouveau les remplit d’admiration comme [p. 48]leurs dieux anciens les pénétraient de fureur. Ils ont des hymnes, de véritables odes qui ne sont qu’un amas d’exclamations. Nul développement ; ils sont incapables de contenir ou d’expliquer leur passion ; elle éclate ; ce ne sont que transports à l’aspect du Dieu tout-puissant. C’est le cœur tout seul qui parle ici, un grand cœur barbare. Cœdmon, leur ancien poëte62, était, dit Bède, un homme plus ignorant que les autres, et qui ne savait aucune poésie, en sorte que dans la salle, lorsqu’on lui passait la harpe, il était obligé de se retirer, ne pouvant chanter comme ses compagnons. Une fois qu’il gardait l’étable pendant la nuit, il s’endormit ; un étranger lui apparut, qui lui demanda de chanter quelque chose ; et les paroles suivantes lui vinrent dans l’esprit : « À présent, nous louerons — le gardien du royaume céleste,  — et les conseils de son esprit,  — le père glorieux des hommes !  — comment, de toute merveille,  — l’éternel Seigneur !  — il a établi le commencement. —  Il a formé d’abord,  — pour les enfants des hommes,  — le ciel comme un toit,  — le saint Créateur !  — Puis le gardien du genre humain !  — l’éternel Seigneur !  — c’est la région du milieu — qu’il fit ensuite,  — c’est la terre pour les hommes, le maître tout-puissant ! » Ayant retenu ce chant à son réveil, il vint à la ville, et on le mena devant les hommes savants, devant l’abbesse Hilda, qui, l’ayant entendu, pensèrent qu’il avait reçu un don du ciel, et le firent moine dans l’abbaye. Là il passait sa [p. 49]vie à écouter les morceaux de l’Écriture, qu’on lui expliquait en saxon, « les ruminant comme un animal pur, et les mettant en vers très-doux. » Ainsi naît la vraie poésie ; ceux-ci prient avec toute l’émotion d’une âme neuve ; ils adorent, ils sont à genoux ; moins ils savent, plus ils sentent. Quelqu’un a dit que le premier et le plus sincère des hymnes est ce seul mot ô ! Ils n’en disent guère plus long ; ils ne font que répéter coup sur coup quelque mot passionné, profond, avec une véhémence monotone. « Tu es, dans le ciel,  — notre aide et notre secours — resplendissant de félicité !  — Toutes choses se courbent devant toi !  — devant la gloire de ton esprit. —  D’une seule voix, elles appellent le Christ !  — Toutes s’écrient : — « Tu es saint, saint,  — le roi des anges du Ciel,  — notre Seigneur,  — et tes jugements sont — justes et vastes,  — ils règnent éternellement partout — dans la multitude de tes ouvrages. » On reconnaît là les chants des anciens serviteurs d’Odin, tonsurés à présent et enveloppés dans une robe de moine ; leur poésie est restée la même ; ils pensent à Dieu, comme à Odin, par une suite d’images courtes, accumulées, passionnées, qui sont comme une file d’éclairs ; les hymnes chrétiennes continuent les hymnes païennes. Un d’entre eux, Adlhem, s’était établi sur le pont de sa ville, et répétait des odes guerrières et profanes en même temps que des poésies religieuses, pour attirer et instruire les hommes de son temps. Il le pouvait sans changer de ton. Il y a tel chant, un chant de [p. 50]funérailles, où c’est la Mort qui parle, l’un des derniers composés en saxon, d’un christianisme terrible, et qui en même temps semble sortir des plus noires profondeurs de l’Edda. Le mètre, bref, tinte brusquement à coups pressés comme le glas d’une cloche. Il semble qu’on entende les sourds répons retentissants qui roulent dans l’église pendant que la pluie fouette les vitraux ternes, que les nuages déchirés roulent lugubrement dans le ciel, et que les yeux, fixés sur la face pâle du mort, sentent d’avance l’horreur de la fosse humide où les vivants vont le jeter63.

« Pour toi une maison fut bâtie — avant que tu fusses né. —  Pour toi un moule fut façonné — avant que tu fusses sorti de ta mère ; — sa hauteur n’est point marquée,  — ni sa profondeur mesurée ; — il ne sera point fermé,  — si long que soit le temps,  — jusqu’à ce que je t’amène — là où tu resteras,  — jusqu’à ce que je mesure — toi et les mottes de la terre. —  Ta maison n’est pas à haute charpente. —  Elle n’est pas haute, elle est basse — quand tu es dedans. —  L’entrée est basse. —  Les côtés ne sont pas hauts. —  Le toit est bâti — tout près de ta poitrine. —  Ainsi tu habiteras — dans la terre froide,  — obscure et noire,  — qui pourrit tout. —  Sans portes est cette maison,  — et il fait sombre au dedans. —  Là, tu es solidement retenu,  — et la mort tient la clef. —  Hideuse est cette maison de terre,  — et il est horrible d’habiter dedans. —  Là, tu habiteras,  — et les vers avec toi. —  Là, tu es déposé,  — et tu quittes tes amis. —  Tu n’as pas d’ami — qui veuille venir avec toi. —  Qui jamais s’enquerra — si cette maison t’agrée !  — Qui jamais ouvrira — pour toi la porte,  — et te cherchera !  — Car bientôt tu deviens hideux,  — et odieux à regarder. »

Jérémie Taylor a-t-il trouvé une peinture plus lugubre ? [p. 51]Les deux poésies religieuses, la chrétienne et la païenne, sont si voisines, qu’elles peuvent fondre ensemble leurs disparates, leurs images et leurs légendes. Dans l’histoire de Beowulf, toute païenne, Dieu apparaît comme un Odin plus puissant et plus calme, et ne diffère de l’autre que comme un Bretwalda sédentaire diffère d’un chef de bandits aventurier et héros. Les monstres scandinaves, les Iotes ennemis des Ases ne se sont point évanouis ; seulement ils descendent de Caïn, et des géants noyés par le déluge64 ; l’enfer nouveau est presque le Nastrond antique, « mortellement glacé, plein d’aigles sanglants et de serpents pâles  » ; et le formidable jour du jugement dernier, où tout croulera en poussière pour faire place à un monde plus pur, ressemble à la destruction finale de l’Edda, à « ce crépuscule des dieux », qui s’achèvera par une renaissance victorieuse, et par une joie éternelle « sous un soleil plus beau. »

Par cette conformité naturelle, ils se sont trouvés capables de faire des poëmes religieux qui sont de véritables poëmes ; on n’est puissant dans les œuvres de l’esprit que par la sincérité du sentiment personnel et original. S’ils peuvent conter des tragédies bibliques, c’est qu’ils ont l’âme tragique et à demi biblique. Ils mettent dans leurs vers, comme les vieux prophètes d’Israël, leur véhémence farouche, [p. 52]leurs haines meurtrières, leur fanatisme, et tous les frémissements de leur chair et de leur sang. Un d’entre eux, dont le poëme est mutilé, a conté l’histoire de Judith ; avec quel souffle, on va le voir ; il n’y a qu’un barbare pour montrer en traits si forts l’orgie, le tumulte, le meurtre, la vengeance et le combat :

« Alors and Holopherne — fut échauffé par le vin. —  Dans les salles de ses convives,  — il poussa des éclats de rire et des cris,  — il hurla et rugit,  — de sorte que les enfants des hommes — purent entendre de loin — quelle clameur, quelle tempête de cris — poussait le chef terrible,  — excité et enflammé par le vin. —  Les coupes profondes — furent souvent portées — derrière les bancs. —  De sorte que l’homme pervers,  — le farouche distributeur de richesses,  — lui et ses hommes,  — pendant tout le jour — s’enivrèrent de vin,  — jusqu’à ce qu’ils fussent tombés,  — gisants et soûlés ; — toute sa noblesse,  — comme s’ils étaient morts. »

La nuit venue, il commande que l’on conduise dans sa tente « la vierge illustre, la jeune fille brillante comme une fée  » ; puis, étant allé la retrouver, il s’affaisse ivre au milieu de son lit. Le moment était venu pour « la fille du Créateur, pour la sainte femme. »

« Elle saisit le païen — fortement par la chevelure,  — elle le tira par les membres — vers elle ignominieusement. —  Et l’homme malfaisant,  — odieux,  — fut livré à sa volonté. —  La femme aux cheveux tressés — frappa le détestable ennemi — avec l’épée rouge — jusqu’à ce qu’elle eût tranché à demi son cou. —  De sorte qu’il était gisant,  — évanoui et blessé à mort. —  Il n’était pas encore mort, ni tout à fait sans vie. —  Elle frappa alors violemment,  — la femme glorieuse en force !  — une seconde fois,  — le chien païen,  — jusqu’à ce que sa tête — eût roulé sur le sol. —  L’ignoble carcasse gisait sans vie ; — son âme alla tomber sous l’abîme,  — et [p. 53]là fut plongée au fond,  — attachée avec du soufre,  — blessée éternellement par les vers. —  Enchaîné dans les tourments,  — durement emprisonné, il brûle dans l’enfer. —  Après sa vie,  — englouti dans les ténèbres,  — il ne peut plus espérer — qu’il s’échappera de cette maison des vers. —  Mais il restera là,  — toujours et toujours,  — sans fin, dorénavant — dans cette caverne — vide des joies de l’espoir. »

Quelqu’un a-t-il entendu un plus âpre accent de haine satisfaite ? Quand Clovis eut écouté la Passion, il s’écria : « Que n’étais-je là avec mes Francs ! » Pareillement ici le vieil instinct guerrier s’enflammait au contact des guerres hébraïques. Sitôt que Judith est rentrée,

« Les hommes sous leurs casques — sortent de la sainte cité — dès l’aurore. —  Ils font gronder les boucliers. —  Ils rugissent bruyamment. —  À ce cri se réjouissent — dans les bois le loup maigre — et le corbeau décharné,  — l’oiseau avide de carnage ; — tous les deux accourent de l’Ouest,  — parce que les fils des hommes ont — pensé à leur préparer — leur soûlée de cadavres. —  Et vers eux volent dans leurs sentiers — le rapide dévorateur, l’aigle — aux plumes grises ; — le milan de son bec recourbé — chante la chanson d’Hilda. —  Les nobles guerriers s’avancèrent,  — les hommes aux cottes de mailles, vers la bataille,  — armés de boucliers,  — les bannières gonflées… —  Promptement ils firent voler — des pluies de flèches,  — serpents d’Hilda,  — de leurs arcs de corne. —  Il y avait dans la plaine — une tempête de lances. —  Furieusement se déchaînaient — les ravageurs de la bataille. —  Ils envoyaient leurs dards — dans la foule des chefs… —  Eux qui auparavant avaient enduré — les reproches des étrangers,  — les insultes des païens,  — leur payèrent à ce jeu des épées — tout ce qu’ils avaient souffert. »

[p. 54]Entre tous ces poëtes inconnus65, il y en a un dont on sait le nom, Cœdmon, peut-être l’ancien Cœdmon, l’inventeur du premier hymne, en tout cas semblable à l’autre, et qui, repensant la Bible avec la vigueur et l’exaltation barbare, a montré la grandeur et la fureur du sentiment avec lequel les hommes de ce temps entraient dans leur nouvelle religion. Lui aussi, il chante quand il parle ; quand il nomme l’Arche, c’est par une profusion de noms poétiques, « la maison flottante, la plus grande des chambres flottantes, la forteresse de bois, le toit mouvant, la caverne, le grand coffre de mer », et dix autres. Chaque fois qu’il y pense, il la voit intérieurement, comme une rapide apparition lumineuse, et chaque fois sous une face nouvelle, tantôt ondulant sur les vagues limoneuses entre deux bandes « d’écume », tantôt allongeant sur l’eau son ombre énorme, noire, haute comme celle « d’un château, « tantôt enfermant dans ses « flancs caverneux » le fourmillement infini des animaux entassés. Comme les autres, il combat de cœur avec Dieu ; il triomphe, en guerrier, de la destruction et de la victoire ; et quand il conte la mort de Pharaon, il balbutie ivre de colère, les regards troubles, parce que le sang lui monte aux yeux. » Le peuple fut épouvanté,  — le flot terrible arriva sur eux. —  Le vent frémissant — faisait un hurlement de mort… —  La mer vomissait du sang — il y avait une lamentation sur les eaux… —  L’obscurité de l’abîme commençait. —  Les Égyptiens — s’étaient [p. 55]retournés. —  Ils fuyaient effrayés !  — Ils sentirent la crainte jusqu’au fond de leur cœur. —  L’armée aurait bien voulu — rentrer dans son pays. —  Leur orgueil était abattu. —  Une seconde fois le terrible roulement des flots — vint les saisir. —  Il n’y avait pas un d’eux qui pût revenir,  — pas un des guerriers qui pût rentrer dans sa maison. —  La Destinée, au milieu de leur course,  — par derrière, les avait enfermés. —  Là où tout à l’heure la voie était ouverte,  — roulait la mer furieuse. —  L’armée fut engloutie. —  Les flots s’enflaient. —  La tempête montait — bien haut dans le ciel. —  L’armée se lamentait. —  Ils criaient, ô douleur !  — jusqu’à la nue ténébreuse,  — d’une voix défaillante. —  Avec un frémissement affreux,  — la fureur de l’Océan se déchaînait,  — réveillée de son sommeil. —  Les terreurs se levaient,  — et les cadavres roulaient. »

Le cantique de l’Exode est-il plus saccadé, plus véhément et plus sauvage ? Ces hommes peuvent parler de la création comme la Bible, puisqu’ils parlent de la destruction comme la Bible. Ils n’ont qu’à descendre dans leur fond intime ils y trouveront une émotion assez forte pour tendre leur âme jusqu’au niveau du Tout-Puissant. Cette émotion était déjà dans leurs légendes païennes, et Cœdmon, pour raconter l’origine des choses, n’a besoin que de trouver les anciens rêves, tels qu’ils se sont fixés dans les prophéties de l’Edda.

« Il n’y avait encore — rien qui fût,  — sauf l’obscurité,  — comme d’une caverne ; — mais le vaste abîme — s’ouvrait [p. 56]profond et obscur,  — étranger à son Seigneur,  — sans forme encore et sans usage. —  Sur lui le roi sévère — tourna les yeux,  — et contempla le gouffre triste. —  Il vit les noirs nuages — se presser sans repos,  — noirs, sous le ciel — sombre et désert. —  Il fit d’abord, l’éternel Seigneur !  — le Père de toutes les créatures !  — la terre et le firmament. —  Il mit en haut le firmament,  — et cette vaste étendue de la terre, il l’établit — par sa force redoutable,  — le tout-puissant Roi !… —  La terre n’était pas encore — verte de gazon ; — mais l’Océan,  — noir d’une obscurité éternelle,  — au loin et au large — couvrait les chemins déserts66. »

Ainsi parlera plus tard Milton, héritier des voyants hébreux, dernier des voyants scandinaves, mais muni, pour développer sa pensée, de toutes les ressources de l’éducation et de la civilisation latines. Et néanmoins il n’ajoutera rien au sentiment primitif. On n’acquiert point l’instinct religieux ; on l’a dans le sang et on en hérite ; il est ainsi des autres, en premier lieu de l’orgueil, de l’indomptable énergie qui a conscience d’elle-même, qui révolte l’homme contre toute domination, et l’affermit contre toute douleur. Le Satan de Milton est déjà dans celui de Cœdmon, comme un tableau dans une esquisse ; c’est que tous les deux ont leur modèle dans la race ; et Cœdmon a trouvé ses originaux dans les guerriers du Nord, comme Milton dans les puritains.

« Pourquoi implorerais-je — sa faveur — ou m’inclinerais-je devant lui — avec quelque obéissance ?  — Je puis [p. 57]être — un Dieu, comme lui. —  Debout avec moi !  — forts compagnons,  — qui ne me tromperez pas dans cette lutte !  — Guerriers au cœur hardi,  — qui m’avez choisi — pour votre chef !  — Illustres soldats !  — Avec de tels guerriers, en vérité !  — on peut choisir un parti ; — avec de tels combattants,  — on peut saisir un poste. —  Ils sont mes amis zélés,  — fidèles dans l’effusion de leur cœur. —  Je puis, comme leur chef,  — gouverner dans ce royaume,  — je n’ai pas besoin de flatter personne,  — je ne resterai plus dorénavant — son sujet ! »

Il est vaincu ; sera-t-il plié ? Il est précipité « dans la cité d’exil, dans le séjour des gémissements et des haines âpres, dans la nuit éternelle, hideuse, traversée de fumée et de flammes rouges  » ; va-t-il se repentir ? Il s’étonne d’abord, il se désespère ; mais c’est le désespoir d’un héros :

« Est-ce là le lieu étroit67 — où mon maître m’enferme ?  — Bien différent, en effet, des autres — que nous connaissions — là-haut dans le royaume du ciel !  — Oh ! si j’avais — le libre pouvoir de mes mains,  — et si je pouvais, pour un temps,  — sortir !  — seulement pour un hiver,  — moi et mon armée !  — Mais des liens de fer — m’entourent,  — des nœuds de chaînes me tiennent abattu. —  Je suis sans royaume !  — Les entraves de l’enfer — me serrent si étroitement !  — m’enlacent si durement. —  Ici sont de larges flammes,  — au-dessus et au-dessous ; — je n’ai jamais vu — de campagne plus hideuse. —  Ce feu ne languit jamais ; — sa chaleur monte par-dessus l’enfer. —  Les anneaux qui m’entourent,  — les menottes qui mordent ma chair — m’empêchent d’avancer,  — m’ont barré mon chemin ; — mes pieds sont liés,  — mes mains emprisonnées. —  Voilà où Dieu m’a confiné. »

[p. 58]Puisqu’il n’y a rien à faire contre lui, c’est à sa nouvelle créature, à l’homme, qu’il faut s’en prendre ; à qui a tout perdu, la vengeance reste ; et si le vaincu peut l’avoir, il se trouvera heureux, « il reposera doucement, même sous les chaînes » dont il est chargé.

VII. Pourquoi la culture latine n’a point de prise sur les Saxons. —  Raisons tirées de la conquête saxonne. —  Bède, Alcuin, Alfred. —  Traductions. —  Chroniques. —  Compilations. —  Impuissance des latinistes. —  Raisons tirées du caractère saxon. —  Adhelm. —  Alcuin. —  Vers latins. —  Dialogues poétiques. —  Mauvais goût des latinistes. §

C’est ici que s’est arrêtée la culture étrangère ; par-delà le christianisme, elle n’a pu greffer sur ce tronc barbare aucun rameau fructueux ni vivant. Toutes les circonstances qui ailleurs avaient adouci la séve sauvage, manquaient ici. Les Saxons avaient trouvé la Bretagne abandonnée des Romains ; ils n’avaient point subi comme leurs frères du continent l’ascendant d’une civilisation supérieure ; ils ne s’étaient point mêlés aux habitants du sol ; ils les avaient toujours traités en ennemis ou en esclaves, poursuivant comme des loups ceux qui s’étaient réfugiés dans les montagnes de l’Ouest, exploitant comme des bêtes de somme ceux qu’ils avaient conquis avec le sol. Tandis que les Germains de la Gaule, de l’Italie et de l’Espagne devenaient Romains, les Saxons gardant leur langue, leur génie et leurs mœurs, faisaient en Bretagne une Germanie hors de la Germanie. Cent cinquante ans après la conquête, l’importation du christianisme et le commencement d’assiette acquise par la société qui se pacifiait, firent germer une sorte de littérature, et l’on vit paraître Bède le Vénérable, plus tard Alcuin, [p. 59]Jean Érigène et quelques autres, commentateurs, traducteurs, précepteurs de barbares, qui essayaient non d’inventer, mais de compiler, de trier ou d’expliquer dans la grande encyclopédie grecque et latine ce qui pouvait convenir aux hommes de leur temps. Mais les guerres danoises vinrent écraser cette humble plante qui d’elle-même eût avorté68. Quand Alfred69 le libérateur devint roi, « il y avait très-peu d’ecclésiastiques, dit-il, de ce côté de l’Humber, qui pussent comprendre en anglais leurs prières latines, ou traduire aucune chose écrite du latin en anglais. Au-delà de l’Humber, je pense qu’il n’y en avait guère ; il y en avait si peu, qu’en vérité je ne me rappelle pas un seul homme qui en fût capable, au sud de la Tamise, quand je pris le royaume. » Il essaya, comme Charlemagne, d’instruire ses sujets, et mit en saxon à leur usage plusieurs livres, surtout des livres moraux, entre autres la Consolation de Boëce ; mais cette traduction même témoigne de la barbarie des auditeurs. Il récrit le texte pour l’approprier à leur intelligence ; les jolis vers de Boëce, un peu prétentieux, travaillés, élégants, peuplés de souvenirs classiques, d’un style raffiné et serré, digne de Sénèque, se changent en une prose naïve, longue, traînante, et [p. 60]pourtant hachée, semblable à un conte de fées qu’une nourrice fait à un enfant, expliquant tout, recommençant et brisant les phrases, tournant dix fois autour d’un détail, tant il faut descendre pour se mettre au niveau de cet esprit tout neuf, qui n’a jamais pensé et ne sait rien70.

« Il arriva autrefois qu’il y avait un joueur de harpe dans le pays qu’on appelait Thrace ; c’était un pays en Grèce. Ce joueur de harpe était extraordinairement bon. Son nom était Orphée. Il avait une femme très-bonne, elle s’appelait Eurydice. Alors les gens commencèrent à dire de ce joueur de harpe, qu’il savait si bien jouer de la harpe que les bois dansaient [p. 61]et que les pierres se remuaient au son, et que les bêtes sauvages accouraient à lui et restaient là comme si elles eussent été apprivoisées, si tranquilles que, quand même des hommes ou des chiens venaient contre elles, elles ne les évitaient pas. Et on dit aussi que la femme du joueur de harpe mourut et que son âme fut conduite en enfer. Alors le joueur de harpe devint très-triste, si bien qu’il ne pouvait plus demeurer avec les autres hommes ; mais il allait dans les bois, et s’asseyait sur les montagnes, la nuit comme le jour, et pleurait et jouait de la harpe ; alors les bois se remuaient et les rivières s’arrêtaient, et nul cerf ne fuyait les lions, et nul lièvre les chiens ; et nulle bête ne ressentait peur ou haine des autres, à cause de la douceur du son. Alors il sembla au joueur de harpe que rien ne lui plaisait plus dans ce [p. 62]monde. Alors il pensa qu’il pourrait aller trouver les dieux de l’enfer, et essayer de les adoucir avec sa harpe, et les prier de lui rendre sa femme. »

Voilà comme on parle quand on veut faire entrer une pensée bégayante. Boëce avait pour lecteurs des sénateurs, des hommes cultivés qui entendaient aussi bien que nous les moindres allusions mythologiques ; toutes ces allusions, Alfred est obligé de les reprendre, de les développer, à la façon d’un père ou d’un maître qui prend entre ses genoux son petit garçon, lui contant les noms, qualités, crimes, châtiments que le latin ne fait qu’indiquer ; mais l’ignorance est telle que le précepteur lui-même aurait besoin d’être averti ; il prend les Parques pour les Furies, et donne gratuitement trois têtes à Caron comme à Cerbère. Enfin, voici Orphée devant Pluton :

« Quand il eut longtemps et longtemps joué de la harpe, alors parla le roi des habitants de l’enfer. Et il dit : Donnons à l’homme sa femme. Car il l’a gagnée par sa musique. Il lui commanda alors de bien faire attention de ne pas regarder par derrière après qu’il serait parti, et dit que, s’il regardait par derrière, il perdrait sa femme. Mais les hommes ont beaucoup de peine, si même ils le peuvent, à retenir leur amour. Las ! las ! Voilà qu’Orphée emmena sa femme avec lui jusqu’à ce qu’il fût venu à la borne de la lumière et de l’obscurité. Puis venait après lui sa femme. Quand il fut arrivé à la lumière, il regarda derrière lui du côté de sa femme. Alors aussitôt elle fut perdue pour lui. »

Nul ornement dans ce récit ; nulle finesse comme dans l’original ; Alfred a bien assez de se faire comprendre. Que va devenir entre ses mains la noble morale platonicienne, l’adroite interprétation imitée [p. 63]de Jamblique et de Porphyre ? Tout s’alourdit. Il faut appeler ici les choses par leur nom, appliquer les yeux des gens sur une grosse idée bien visible. Encore celle-ci est peut-être trop relevée pour eux :

« Cette fable apprend à tout homme qui veut fuir les ténèbres de l’enfer et arriver à la lumière du vrai bien, à ne point regarder ses anciens vices, de façon à les pratiquer derechef aussi pleinement qu’auparavant. Car quiconque, avec une pleine volonté, tourne son âme vers les vices qu’il avait auparavant quittés, et les pratique, ils lui agréent pleinement, il ne pense jamais à les quitter, et il perd tout son ancien bien, si derechef il ne s’amende. »

Le sermon est approprié à son auditoire de thanes ; les Danois, qu’Alfred venait de convertir par l’épée, avaient besoin d’une morale claire. Si on leur eût traduit exactement les derniers mots de Boëce, ils auraient ouvert de grands yeux stupides et se seraient endormis.

C’est que tout le talent d’une âme inculte gît dans la force et dans la sincérité de ses sensations. Hors de là, elle est impuissante ; l’art de penser et de raisonner est au-dessus d’elle. Ceux-ci perdent tout génie en perdant leur fièvre ardente. Ils balbutient gauchement et lourdement de sèches chroniques, sortes d’almanachs historiques. Vous diriez des paysans qui, en sortant du labour, viennent inscrire avec de la craie, sur une table enfumée, la date d’une disette, le prix du blé, les changements de temps et les décès71. De même, à côté des maigres [p. 64]chroniques de la Bible qui bégayent la suite des règnes et des massacres juifs, se déploient l’exaltation des Psaumes et le délire des prophéties. Le même poëte lyrique peut être tour à tour une brute et un homme de génie, parce que son génie vient et s’en va comme une maladie, et qu’au lieu de le posséder, il le subit :

« Année du Seigneur, 611. Cette année Cynegills succéda à la royauté dans le Wessex et l’occupa trente et un hivers. Cynegills était le fils de Céol, Céol celui de Cutha, Cutha celui de Cyuric.

« 614. Cette année Cynegills et Cwichelin combattirent à Bampton, et tuèrent deux mille quarante-six Gallois.

« 678. Cette année apparut une comète en août, et elle brilla chaque matin pendant trois mois, comme un rayon de soleil. —  L’évêque Wilfrid ayant été chassé de son évêché par le roi Everth, deux évêques furent consacrés à sa place.

« 901. Cette année mourut Alfred, le fils d’Ethelwolf, six jours avant la messe de tous les saints. Il était roi de toute la nation anglaise, excepté de cette partie qui était sous le pouvoir des Danois. Il tint le gouvernement trente hivers, moins un an et demi. Et alors Edward, son fils, prit le gouvernement.

« 902. Cette année il y eut un grand combat dans l’Holme entre les hommes de Kent et les Danois.

« 1077. Cette année furent réconciliés le roi des Franks et Guillaume, roi d’Angleterre ; mais cela ne dura que peu de temps. Cette année Londres fut brûlée, la nuit d’avant l’Assomption de sainte Marie, si terriblement qu’elle ne l’avait jamais été autant depuis qu’elle fut bâtie. »

Ainsi parlent avec une sécheresse monotone les pauvres moines qui, après Alfred, compilent et notent les gros événements visibles ; de loin en loin, quelques réflexions pieuses, un mouvement de passion, [p. 65]rien de plus. Au dixième siècle, on voit le roi Edgard donner un manoir à un évêque à condition qu’il mettra en saxon la règle monastique écrite en latin par saint Benoît. Alfred lui-même est presque le dernier des hommes cultivés ; il ne l’est devenu, comme Charlemagne, qu’à force de volonté et de patience. En vain les grands esprits de ce temps essayent de s’accrocher aux débris de la belle civilisation antique, et de se soulever au-dessus de la tumultueuse et fangeuse ignorance où les autres clapotent ; ils se soulèvent presque seuls, et, eux morts, les autres se renfoncent dans leur bourbe. C’est la bête humaine alors qui est maîtresse ; l’esprit ne peut trouver sa place parmi les révoltes et les appétits du sang, de l’estomac et des muscles. Même dans le petit cercle où il travaille, son labeur n’aboutit pas. Le modèle qu’il s’est proposé l’opprime et l’enchaîne dans une imitation qui le rétrécit ; il n’aspire qu’à bien copier ; il fait des assemblages de centons qu’il appelle vers latins ; il s’étudie à retrouver les tournures vérifiées des bons modèles ; il n’arrive qu’à fabriquer un latin emphatique, gâté, hérissé de disparates. En fait d’idées, les plus profonds récrivent les doctrines mortes d’auteurs morts. Ils font des manuels de théologie et de philosophie d’après les Pères ; Érigène, le plus docte, va jusqu’à reproduire les vieilles rêveries compliquées de la métaphysique alexandrine. À quelle distance ces spéculations et ces réminiscences planent-elles au-dessus de la grande foule barbare qui hurle et s’agite dans les bas-fonds ? nulle parole ne peut le [p. 66]dire. Il y a tel roi de Kent, au septième siècle, qui ne sait pas écrire. Figurez-vous des bacheliers en théologie qui disserteraient devant un auditoire de charretiers, non pas de charretiers parisiens, mais de charretiers tels qu’il y en a encore aujourd’hui en Auvergne ou dans les Vosges. Seul parmi ces clercs qui pensent en écoliers studieux d’après leurs chers auteurs, et sont doublement séparés du monde à titre d’hommes de collége et à titre d’hommes de couvent, Alfred, à titre de laïque et d’esprit pratique, descend par ses traductions en langue saxonne, par ses vers saxons, à la portée de son public ; et l’on a vu que son effort, comme celui de Charlemagne, s’est trouvé vain. Il y avait un mur infranchissable entre la savante littérature ancienne et l’informe barbarie présente. Incapables d’entrer dans l’ancien moule, et obligés d’entrer dans l’ancien moule, ils le tordaient. Faute de pouvoir refaire les idées, ils refaisaient le mètre. Ils tâchaient d’éblouir leurs collègues en versification par le raffinement de la facture et le prestige de la difficulté vaincue. Pareillement, dans nos colléges, les bons élèves imitent les coupes savantes et la symétrie de Claudien plutôt que l’aisance et la variété de Virgile. Ils se mettaient des fers aux pieds, et prouvaient leur force en courant avec leurs entraves. Ils s’imposaient les règles de la rime moderne avec les règles de la quantité antique. Ils y ajoutaient l’obligation de commencer chaque vers par la même lettre que le précédent. Quelques-uns, comme Adlhem, écrivaient des acrostiches carrés, où le premier vers, [p. 67]répété à la fin, se retrouvait encore sur la gauche et sur la droite du morceau ; ainsi formé par les premières et dernières lettres de tous les vers, il embrasse toute la pièce, et le morceau de poésie ressemble à un morceau de tapisserie. Étranges tours de force littéraires, qui transforment les poëtes en artisans ; ils témoignent de la contrariété qui opposait alors la culture et la nature et gâtait à la fois la forme latine et l’esprit saxon.

Par-delà cette barrière, qui séparait invinciblement la civilisation de la barbarie, il y en avait une autre non moins forte qui séparait le génie saxon du génie latin. La puissante imagination germanique, où les visions éclatantes et obscures affluent subitement et débordent par saccades, faisait contraste avec l’esprit raisonneur dont les idées ne se rangent et ne se développent qu’en files régulières, en sorte que si le barbare, dans ses essais classiques, gardait quelque portion de ses instincts primitifs, il ne parvenait qu’à produire une sorte de monstre grotesque et affreux. Un d’entre eux, cet Adlhem, parent du roi Ina, qui sur le pont de la ville chantait à la fois des ballades profanes et des hymnes sacrées, trop imbu de la poésie nationale pour imiter simplement les modèles antiques, décora les vers latins et la prose latine de toute « la pompe anglaise72. » Vous diriez d’un barbare qui arrache une flûte aux mains exercées d’un artiste du palais d’Auguste, pour y souffler à pleine poitrine [p. 68]comme dans une trompe mugissante d’auroch. La langue sobre des orateurs et des administrateurs romains se charge, sous sa main, d’images excessives et incohérentes. Il accouple violemment les mots par des alliances imprévues et extravagantes ; il entasse les couleurs ; il atteint le galimatias extraordinaire et inintelligible des derniers scaldes. En effet, c’est un scalde qui latinise, et transporte dans son nouveau langage les ornements de la poésie scandinave, entre autres la répétition de la même lettre, tellement que, dans une de ses épîtres, il y a quinze mots de suite qui commencent de même, et que, pour compléter ce nombre de quinze, il met un barbarisme grec parmi les mots latins73. Maintes fois chez les autres, chez les légendaires, on retrouvera cette déformation du latin violenté par l’afflux de l’imagination trop forte. Celle-ci éclate jusque dans leur pédagogie et leur science. Alcuin, dans les dialogues qu’il compose pour le fils de Charlemagne, emploie en manière de formules les petites phrases poétiques et hardies qui pullulent dans la poésie nationale. « Qu’est-ce que l’hiver ? L’exil de l’été. —  Qu’est-ce que le printemps ? Le peintre de la terre. —  Qu’est-ce que l’année ? Le quadrige du monde. —  Qu’est-ce que le soleil ? La splendeur de l’univers, la beauté du firmament, la grâce de la nature, la gloire du jour, le distributeur des heures. —  Qu’est ce que [p. 69]la mer ? Le chemin des audacieux, la frontière de la terre, l’hôtellerie des fleuves, la source des pluies. » Bien plus, il achève ses instructions par des énigmes dans le goût des scaldes, comme on en trouve encore dans les vieux manuscrits avec les chants barbares. Dernier trait du génie national, qui, lorsqu’il travaille à comprendre les choses, laisse de côté la déduction sèche, nette, suivie, pour employer l’image bizarre, lointaine, multipliée, et remplace l’analyse par l’intuition.

VIII. Opposition des races germaniques et des races latines. —  Caractère de la race saxonne. —  Elle persiste sous la conquête normande. §

Telle est cette race, la dernière venue, qui, dans la décadence de ses sœurs, la grecque et la latine, apporte dans le monde une civilisation nouvelle avec un caractère et un esprit nouveaux. Inférieure en plusieurs endroits à ses devanciers, elle les surpasse en plusieurs autres. Parmi ses bois, ses boues et ses neiges, sous son ciel inclément et triste, dans sa longue barbarie, les instincts rudes ont pris l’empire ; le Germain n’a point acquis l’humeur joyeuse, la facilité expansive, le sentiment de la beauté harmonieuse ; son grand corps flegmatique est resté farouche et roide, vorace et brutal ; son esprit inculte et tout d’une pièce est demeuré enclin à la sauvagerie et rétif à la culture. Alourdies et figées, ses idées ne savent pas s’étaler aisément, abondamment, avec une suite naturelle et une régularité involontaire. Mais cet esprit exclu du sentiment du beau n’en est que plus propre [p. 70]au sentiment du vrai. La profonde et poignante impression qu’il reçoit du contact des objets et qu’il ne sait encore exprimer que par un cri, l’exemptera plus tard de la rhétorique latine, et se tournera vers les choses aux dépens des mots. Bien plus, sous la contrainte du climat et de la solitude, par l’habitude de la résistance et de l’effort, le modèle idéal s’est déplacé pour lui ; ce sont les instincts virils et moraux qui ont pris l’empire, et parmi eux, le besoin d’indépendance, le goût des mœurs sérieuses et sévères, l’aptitude au dévouement et à la vénération, le culte de l’héroïsme. Ce sont là les rudiments et les éléments d’une civilisation plus tardive, mais plus saine, moins tournée vers l’agrément et l’élégance, moins fondée sur la justice et la vérité74. En tout cas, jusqu’ici, la race est intacte, intacte dans sa grossièreté primitive ; la culture qui lui est venue de Rome, n’a pu ni la développer, ni la déformer. Si le christianisme y est entré, c’est par des affinités naturelles et sans altérer le génie natif. Voici venir une nouvelle conquête qui, cette fois, avec des idées apporte aussi des hommes. Mais les Saxons, selon l’usage des races germaines, races vigoureuses et fécondes, ont multiplié énormément depuis six siècles ; il y en a peut-être deux millions en ce moment, et l’armée normande est de soixante mille hommes75. Ces Normands ont beau s’être altérés, francisés ; [p. 71]d’origine et par quelque reste d’eux-mêmes ils sont parents de leurs vaincus. Ils ont beau importer leurs mœurs et leurs poëmes, faire entrer dans la langue un tiers de ses mots ; cette langue reste toute germanique, de fonds et de substance76 ; si sa grammaire change, c’est d’elle-même, par sa propre force, dans le même sens que ses parentes du continent. Au bout de trois cents ans, ce sont les conquérants qui sont conquis ; c’est l’anglais qu’ils parlent ; c’est le sang anglais qui, par les mariages, a fini par maîtriser le sang normand dans leurs veines. Après tout, la race demeure saxonne. Si le vieux génie poétique disparaît après la conquête, c’est comme un fleuve qui s’enfonce et coule sous terre. Il en sortira dans cinq cents ans.

[p. 72]

Chapitre II.
Les Normands. §

I. Formation et caractère de l’homme féodal. §

Il y avait déjà un siècle et demi que sur le continent, dans l’affaissement et la dissolution universelle, une nouvelle société s’était faite et de nouveaux hommes avaient surgi. Contre les Normands et les brigands, les braves à la fin avaient fait ferme. Ils avaient planté leurs pieds dans le sol, et le chaos mouvant des choses croulantes s’était fixé par l’effort de leurs grands cœurs et de leurs bras. À l’embouchure des fleuves, aux défilés des montagnes, sur la lisière des marches dévastées, à tous les passages périlleux, ils avaient bâti leurs forts, chacun le sien, chacun sur sa terre, chacun avec sa bande de fidèles, et ils avaient vécu à la façon d’une armée disséminée mais en éveil, campés et ligués dans leurs châteaux, les armes en main, et en face de l’ennemi. Sous cette discipline un peuple redoutable s’était formé, cœurs [p. 74]farouches dans des corps athlétiques77, incapables de contrainte, affamés d’actions violentes, nés pour la guerre permanente, parce qu’ils s’étaient trempés dans la guerre permanente, héros et brigands qui, pour sortir de leur solitude, se lançaient dans les entreprises, et s’en allaient en Sicile, en Portugal, en Espagne, en Livonie, en Palestine, en Angleterre, conquérir des terres ou gagner le paradis.

II. Expédition et caractère des Normands. —  Contraste des Normands et des Saxons. —  Les Normands sont Français. —  Comment ils sont devenus Français. —  Leur goût et leur architecture. —  Leur curiosité et leur littérature. —  Leur chevalerie et leurs amusements. —  Leur tactique et leur succès. §

Le 27 septembre 1066, à l’embouchure de la Somme, on pouvait voir un grand spectacle : quatre cents navires à grande voilure, plus de mille bateaux de transport, et soixante mille hommes qui s’embarquaient. Le soleil se levait magnifiquement après de longues pluies ; les trompettes sonnaient, les cris de cette multitude armée montaient jusqu’au ciel ; à perte de vue, sur la plage, dans la rivière largement [p. 75]étalée, sur la mer qui s’ouvre au-delà spacieuse et luisante, les mâts et les voiles se dressaient comme une forêt, et la flotte énorme s’ébranlait sous le vent du sud78. Le peuple qu’elle portait se disait originaire de Norvége, et on eût pu le croire parent de ces Saxons qu’il allait combattre ; mais il avait avec lui une multitude d’aventuriers accourus par toutes les routes, de près et de loin, du Nord et du Midi, du Maine et de l’Anjou, du Poitou et de la Bretagne, de l’Île-de-France et de la Flandre, de l’Aquitaine et de la Bourgogne79, et lui-même, en somme, était Français.

III. Forme d’esprit des Français. —  Deux traits principaux : les idées distinctes et les idées suivies. —  Construction psychologique de l’esprit français. —  Narrations prosaïques, manque de coloris et de passion, facilité et bavardage. —  Logique et clarté naturelle, sobriété, grâce et délicatesse, finesse et moquerie. —  L’ordre et l’agrément. —  Quel genre de beauté et quelle sorte d’idées les Français ont apportés dans le monde. §

Comment se fait-il qu’ayant gardé son nom il eût changé de nature, et quelle série de rénovations avait fait d’un peuple germanique un peuple latin ? C’est que ce peuple, lorsqu’il vint en Neustrie, n’était ni un corps de nation, ni une race pure. Ce n’était qu’une bande, et à ce titre, épousant les femmes du pays, il faisait entrer dans ses enfants la séve étrangère. C’était une bande scandinave, mais grossie par tous les coquins courageux et par tous les malheureux désespérés [p. 76]qui vaguaient dans le pays conquis80, et à ce titre il recevait dans sa propre substance la séve étrangère. D’ailleurs, si la troupe errante s’était trouvée mélangée, la troupe établie l’avait été davantage ; et la paix, par ses infiltrations, autant que la guerre par ses recrues, était venue altérer l’intégrité du sang primitif. Quand Rollon, ayant divisé la terre au cordeau entre ses hommes, eut pendu les voleurs et ceux qui leur donnaient assistance, des gens de tous les pays accoururent. La sécurité, la bonne et « roide » justice étaient si rares qu’elles suffisaient pour repeupler un pays81. Il appela les étrangers, disent les vieux auteurs, « et fit un seul peuple de tant de gens de natures diverses. » Ce ramassis de barbares, de réfugiés, de brigands, de colons émigrés, parla si promptement roman ou français, que le second duc voulant faire apprendre à son fils la langue danoise, fut obligé de l’envoyer à Bayeux où elle était encore en usage. Les grosses masses finissent toujours par faire le sang, et le plus souvent l’esprit et la langue. C’est pourquoi ceux-ci, transformés, se dégourdirent vite : la race fabriquée se trouva d’esprit alerte, bien plus avisée que les Saxons, ses voisins d’outre-Manche, toute semblable à ses voisines de Picardie, de Champagne et [p. 77]d’Île-de-France. « Les Saxons82, dit un vieil auteur, buvaient à l’envi, et consumaient jour et nuit leurs revenus en festins, tandis qu’ils se contentaient d’habitations misérables : tout au contraire des Français et des Normands qui faisaient peu de dépense dans leurs belles et vastes maisons, étant d’ailleurs délicats dans leur nourriture et soigneux dans leurs habits, jusqu’à la recherche. » Les uns, encore alourdis par le flegme germanique, étaient des ivrognes gloutons que secouait par accès l’enthousiasme poétique ; les autres, allégés par leur transplantation et leur mélange, sentaient déjà se développer en eux les besoins de l’esprit. « Vous auriez pu voir, chez eux, des églises s’élever dans chaque village, et des monastères dans les cités, construits dans un style inconnu auparavant », en Normandie d’abord et tout à l’heure en Angleterre83. Le goût leur était venu tout de suite, c’est-à-dire l’envie de plaire aux yeux, et d’exprimer une pensée par des formes, une pensée neuve : l’arche circulaire s’appuyait sur une colonne simple ou sur un faisceau de colonnettes : les moulures élégantes s’arrondissaient autour des fenêtres ; la rosace s’ouvrait simple encore et semblable à la rose des buissons, et le style normand se déployait original et mesuré entre le style gothique dont il annonçait la richesse, et le style roman dont il rappelait la solidité.

[p. 78]Avec le goût, aussi naturellement et aussi vite, la curiosité leur était venue. Les peuples sont comme les enfants ; chez les uns la langue se délie aisément, et ils comprennent d’abord ; chez les autres la langue se délie péniblement, et ils comprennent tard. Ceux-ci avaient fait lestement leur éducation, à la française. Les premiers en France, ils avaient débrouillé le français, le fixant, l’écrivant, si bien, qu’aujourd’hui nous entendons encore leurs codes et leurs poëmes. En un siècle et demi, ils s’étaient cultivés au point de trouver les Saxons « illettrés et grossiers84. » Ce fut là leur prétexte pour les chasser des abbayes et de toutes les bonnes places ecclésiastiques. Et, en vérité, ce prétexte était aussi une raison, car ils haïssaient d’instinct la lourdeur stupide. Entre la conquête et la mort du roi Jean, ils établirent cinq cent cinquante-sept écoles en Angleterre. Henri Beauclerc, fils du conquérant, fut instruit dans les sciences ; Henri II et ses trois fils l’étaient aussi ; l’aîné, Richard Cœur de Lion, fut poëte. Lanfranc, premier archevêque normand de Cantorbéry, logicien subtil, discuta habilement sur la présence réelle ; saint Anselme, son successeur, le premier penseur du siècle, crut découvrir une nouvelle preuve de l’existence de Dieu, et tenta de rendre la religion philosophique en faisant de la raison le chemin de la foi ; certainement l’idée était grande, surtout au douzième siècle, et on ne pouvait aller plus vite en besogne. [p. 79]Sans doute cette science est la scolastique, et ces terribles in-folio tuent plus d’esprits qu’ils n’en nourrissent ; mais on commence comme on peut, et le syllogisme, même latin, même théologique, est encore un exercice d’intelligence et une preuve d’esprit. Parmi ces abbés du continent qui s’installent en Angleterre, tel établit une bibliothèque ; un autre, fondateur d’une école, fait représenter à ses écoliers « le jeu de sainte Catherine  » ; un autre écrit en latin poli des épigrammes « aiguisées comme celles de Martial. » Ce sont là les plaisirs d’une race intelligente, avide d’idées, d’esprit dispos et flexible, dont la pensée nette n’est point offusquée comme celle des têtes saxonnes par les hallucinations de l’ivresse et par les fumées de l’estomac vorace et rempli. Ils aiment les entretiens, les récits d’aventures. À côté de leurs chroniqueurs latins, Henri de Huntington, Guillaume de Malmesbury, hommes réfléchis déjà, et qui savent non-seulement conter, mais juger parfois, ils ont des chroniques rimées, en langue vulgaire, celle de Geoffroy Gaimar, de Benoît de Sainte-Maure, de Robert Wace. Et croyez que leurs faiseurs de vers ne seront pas stériles de paroles et ne les feront pas chômer de détails. Ils sont causeurs, conteurs, diseurs par excellence, agiles de langue et jamais à court. Chanteurs, point du tout ; ils parlent, c’est là leur fort, dans leurs poëmes comme dans leurs chroniques. Ils ont écrit les premiers la chanson de Roland ; par-dessus celle-là, ils en accumulent une multitude sur Charlemagne et ses pairs, sur Arthur et Merlin, sur les Grecs et les [p. 80]Romains, sur le roi Horn, sur Guy de Warwick, sur tout prince et tout peuple. Leurs trouvères, comme leurs chevaliers, prennent des deux mains chez les Gallois, chez les Francs, chez les Latins, et se lancent en Orient, en Occident, dans le large champ des aventures. Ils parlent à la curiosité comme les Saxons parlaient à l’enthousiasme, et détrempent dans leurs longues narrations claires et coulantes les vives couleurs des traditions germaines et bretonnes : des batailles, des surprises, des combats singuliers, des ambassades, des discours, des processions, des cérémonies, des chasses, une variété d’événements amusants, voilà ce que demande leur imagination agile et voyageuse. Au début, dans la chanson de Roland, elle se contient encore ; elle marche à grands pas, mais elle ne fait que marcher. Bientôt les ailes lui viennent : les incidents se multiplient ; les géants et les monstres foisonnent ; la vraisemblance disparaît, la chanson du jongleur s’allonge en poëme sous la main du trouvère ; il parlerait, comme le vieux Nestor, cinq années ou même six années entières, sans se lasser ni s’arrêter. Quarante mille vers, ce n’est point trop pour contenter leur bavardage : esprit facile, abondant, curieux, conteur, tel est le génie de la race ; les Gaulois, leurs pères, arrêtaient les voyageurs sur les routes pour leur faire conter des nouvelles, et se piquaient comme eux « de bien se battre et de facilement parler. »

Avec les poëmes de chevalerie, ils ont la chevalerie ; d’abord, il est vrai, parce qu’ils sont robustes, et [p. 81]qu’un homme fort aime à se prouver sa force en assommant ses voisins ; mais aussi par désir de renommée et par point d’honneur. Par ce seul mot, l’honneur, tout l’esprit de la guerre est changé. Les poëtes saxons la peignaient comme une fureur meurtrière, comme une folie aveugle qui ébranlait la chair et le sang et réveillait les instincts de la bête de proie ; les poëtes normands la décrivent comme un tournoi. La nouvelle passion qu’ils y font entrer, c’est la vanité et la galanterie ; Guy de Warwick désarçonne tous les chevaliers de l’Europe pour mériter la main de la sévère et dédaigneuse Félice. Le tournoi lui-même n’est qu’une cérémonie, un peu brutale, à la vérité, puisqu’il s’agit de casser des bras et des jambes, mais brillante et française ; faire parade d’adresse et de courage, étaler la magnificence de ses habits et de ses armes, être applaudi et plaire aux dames, de tels sentiments indiquent des hommes plus sociables, plus soumis à l’opinion, moins concentrés dans la passion personnelle, exempts de l’inspiration lyrique et de l’exaltation sauvage, doués d’un autre génie, puisqu’ils sont enclins à d’autres plaisirs.

Ce sont là les hommes qui, en ce moment, débarquaient en Angleterre pour y importer de nouvelles mœurs et y importer un nouvel esprit, Français de fond, d’esprit et de langue, quoique avec des traits propres et provinciaux ; entre tous, les plus positifs, attentifs au gain, calculateurs, ayant les nerfs et l’élan de nos soldats, mais avec des ruses et des précautions de procureurs ; coureurs héroïques d’aventures [p. 82]profitables ; ayant voyagé en Sicile, à Naples, et prêts à voyager à Constantinople, à Antioche, mais pour prendre le pays ou rapporter de l’argent ; politiques déliés, habitués, en Sicile, à louer leur valeur au plus offrant, et capables, au plus fort de la croisade, de faire des affaires, à l’exemple de leur Bohémond qui, devant Antioche, spéculait sur la disette de ses alliés chrétiens et ne leur ouvrait la ville qu’à condition de la garder pour lui ; conquérants méthodiques et persévérants, experts dans l’administration et féconds en paperasses, comme ce Guillaume qui avait su organiser une telle expédition et une telle armée, qui en tenait le rôle écrit, et qui allait cadastrer sur son Domesdaybook toute l’Angleterre : seize jours après le débarquement on vit à Hastings, par des effets sensibles, le contraste des deux nations.

Les Saxons « toute la nuit mangèrent et burent. Vous les eussiez vus moult se démener, et saillir, et chanter », avec les éclats d’une grosse joie bruyante85. Au matin, ils serrèrent derrière leurs palissades les masses compactes de leur lourde infanterie ; et, la hache pendue au col, ils attendirent l’assaut. Les Normands, hommes avisés, calculèrent les chances du paradis et de l’enfer et voulurent mettre Dieu dans leurs intérêts. Robert Wace, leur historien et leur compatriote, n’est pas plus troublé par l’inspiration poétique qu’ils ne le sont par l’inspiration guerrière ; et, la veille de la bataille, il a l’esprit aussi prosaïque et [p. 83]aussi lucide qu’eux86. Cet esprit parut aussi dans la bataille. Ils étaient, pour la plupart, archers et cavaliers, bons manœuvriers, adroits et agiles. Taillefer le jongleur, qui demanda l’honneur de frapper le premier coup, allait chantant, en vrai volontaire français, et faisant des tours d’adresse87. Arrivé devant les Anglais, [p. 84]il jeta trois fois sa lance, puis son épée en l’air, les recevant toujours par la poignée ; et les pesants fantassins d’Harold, qui ne savaient que pourfendre les armures à coups de hache, « s’émerveillèrent, l’un disant à l’autre que c’était enchantement. » Pour Guillaume, entre vingt actions prudentes ou matoises, il fit deux bons calculs qui, dans ce grand embarras, le tirèrent d’affaire. Il ordonna à ses archers de tirer en l’air ; ses flèches blessèrent beaucoup de Saxons au visage, et crevèrent l’œil d’Harold. Après cela, il feignit de fuir ; les Saxons, ivres de joie et de colère, quittèrent leurs retranchements, et se livrèrent aux lances de ses cavaliers. Pendant le reste de la guerre, ils ne surent que se lever par petites bandes, combattre furieusement et se faire massacrer. La race forte, fougueuse et brutale se jette sur l’ennemi à la façon d’un taureau sauvage ; les habiles chasseurs de Normandie la blessent avec dextérité, l’abattent et lui mettent le joug.

IV. Les Normands en Angleterre. —  Leur situation et leur tyrannie. —  Ils importent leur littérature et leur langue. —  Ils oublient leur littérature et leur langue. —  Peu à peu ils apprennent l’anglais. —  Peu à peu l’anglais se francise. §

Qu’est-ce donc que cette race française qui, par les armes et les lettres, fait, dans le monde une entrée si éclatante, et va dominer si visiblement qu’en Orient, [p. 85]par exemple, on donnera son nom de Francs à tous les peuples de l’Occident ? En quoi consiste cet esprit nouveau, inventeur précoce, ouvrier de toute la civilisation du moyen âge ? Il y a dans chaque esprit une action élémentaire qui, incessamment répétée, compose sa trame et lui donne son tour : à la ville ou dans les champs, cultivé ou inculte, enfant ou vieillard, il passe sa vie et emploie sa force à concevoir un événement ou un objet ; c’est là sa démarche originelle et perpétuelle, et il a beau changer de terrain, revenir, avancer, allonger et varier sa course, tout son mouvement n’est jamais qu’une suite de ces pas joints bout à bout ; en sorte que la moindre altération dans la grandeur, la promptitude ou la sûreté de l’enjambée primitive transforme et régit toute la course, comme dans un arbre la structure du premier bourgeon dispose tout le feuillage et gouverne toute la végétation88. Quand le Français conçoit un événement ou un objet, il le conçoit vite et distinctement ; nul trouble intérieur, nulle fermentation préalable d’idées confuses et violentes qui, à la fin concentrées et élaborées, fassent éruption par un cri. Les mouvements de son intelligence sont adroits et prompts comme ceux de ses membres ; du premier coup, et sans effort, il met la main sur son idée. Mais il ne met la main que sur elle ; il a laissé de côté tous les profonds prolongements enchevêtrés par [p. 86]lesquels elle plonge et se ramifie dans ses voisines ; il ne s’embarrasse pas d’eux, il n’y songe pas ; il détache, cueille, effleure, et puis c’est tout. Il est privé, ou, si vous l’aimez mieux, il est exempt de ces soudaines demi-visions, qui, secouant l’homme, lui ouvrent en un instant les grandes profondeurs et les lointaines perspectives. C’est l’ébranlement intérieur qui suscite les images ; n’étant point ébranlé, il n’imagine pas. Il n’est ému qu’à fleur de peau ; la grande sympathie lui manque ; il ne sent pas l’objet tel qu’il est, complexe et d’ensemble, mais par portions, avec une connaissance discursive et superficielle. C’est pourquoi nulle race en Europe n’est moins poétique. Regardez leurs épopées qui naissent, on n’en a jamais vu de plus prosaïques. Ce n’est pas le nombre qui manque : la chanson de Roland, Garin le Loherain, Ogier le Danois, Berthe aux grands pieds, il y en a une bibliothèque ; bien plus, alors les mœurs sont héroïques et les âmes sont neuves ; ils ont de l’invention, ils content des événements grandioses ; et malgré tout cela, leurs récits sont aussi ternes que ceux des bavards chroniqueurs normands. Sans doute, quand Homère conte, il est clair autant qu’eux et développe comme eux ; mais à chaque instant les magnifiques noms de l’Aurore aux doigts rosés, de l’Air au large sein, de la Terre divine et nourrice, de l’Océan qui ébranle la terre, viennent étaler leur floraison empourprée au milieu des discours et des batailles, et les grandes comparaisons surabondantes qui suspendent le récit annoncent un peuple plus [p. 87]enclin à jouir de la beauté qu’à courir droit au fait. Des faits ici, toujours des faits, il n’y a rien autre chose ; le Français veut savoir si le héros tuera le traître, si l’amant épousera la demoiselle ; ne le retardez pas dans la poésie ni les peintures. Il marche agilement vers l’issue, sans s’attarder aux rêves du cœur, ou devant les richesses du paysage. Nulle splendeur, nulle couleur dans son récit : son style est tout à fait nu, jamais de figures ; on peut lire dix mille vers de ces vieux poëmes sans en rencontrer une. Voulez-vous ouvrir le plus ancien, le plus original, le plus éloquent, à l’endroit le plus émouvant, la chanson de Roland au moment où Roland meurt ? Le conteur est ému, et pourtant son langage reste le même, uni, sans accent, tant ils sont pourvus du génie de la prose et dépourvus du génie de la poésie ! Il donne un abrégé de motifs, le sommaire des événements, la suite des raisons affligeantes, la suite des raisons consolantes89. Rien de plus. Ces hommes [p. 88]voient la chose ou l’action en elle-même, et s’en tiennent à cette vue. Leur idée demeure exacte, nette et simple, et n’éveille pas une image voisine pour se confondre avec elle, se colorer et se transformer. Elle reste sèche ; ils conçoivent une à une les parties de l’objet sans jamais les rassembler, comme les Saxons, en une brusque demi-vision passionnée et lumineuse. Rien de plus opposé à leur génie que les vrais chants et les profondes hymnes, telles que les moines anglais en chantent encore sous les voûtes basses de leurs églises. Ils seraient déroutés par les saccades et l’obscurité de ce langage. Ils ne sont pas capables de tels accès d’enthousiasme et de tels excès d’émotions. Ils ne crient jamais, ils parlent ou plutôt ils causent, et jusque dans les moments où l’âme bouleversée devrait, à force de trouble, cesser de penser et de sentir. Ainsi, dans un mystère, Amis, qui est lépreux, demande tranquillement à son ami Amille de tuer ses deux fils [p. 89]pour le guérir de la lèpre, et Amille répond plus tranquillement encore90. Si jamais ils essayent de chanter, fût-ce dans le ciel, sur l’invitation de Dieu « un rondel haut et clair », ils produiront91 de petits raisonnements rimés aussi ternes que la plus terne des conversations. Poussez cette littérature à bout, regardez-la comme celle des Scaldes, au moment de la décadence, lorsque ses vices exagérés comme ceux des Scaldes manifestent avec un grossissement marqué le genre d’esprit qui la produit. Les Scaldes tombaient dans le galimatias ; elle se perd dans le bavardage et la platitude. Le Saxon ne maîtrisait point son besoin d’exaltation ; le Français ne contient pas la volubilité de sa langue. Il est trop long et trop clair, de même que le Saxon est trop obscur et trop court. L’un s’agitait et s’emportait avec excès ; l’autre explique et développe sans mesure. Dès le douzième siècle, les chansons de Geste délayées débordent en [p. 90]rapsodies et en psalmodies de trente à quarante mille vers. La théologie y entre ; la poésie devient une litanie interminable, intolérable, où les idées expliquées, développées et répétées à l’infini, sans un élan d’émotion ni un accent d’invention, coulent comme une eau claire et fade, et bercent de leurs rimes monotones le lecteur édifié et endormi. Déplorable abondance des idées distinctes et faciles ; on l’a retrouvée au dix-septième siècle, dans le cailletage littéraire qui s’échangeait au-dessous des grands hommes ; c’est le défaut et le talent de la race. Avec cet art involontaire d’apercevoir et d’isoler du premier coup et nettement chaque partie de chaque objet, on peut parler, même à vide et toujours.

Voilà la démarche primitive ; comment se continue-t-elle dans la suivante ? Ici apparaît un trait nouveau de l’esprit français, le plus précieux de tous. Il faut, pour qu’il comprenne, que la seconde idée soit contiguë à la première, sinon il est dérouté et s’arrête ; il ne sait pas bondir irrégulièrement ; il ne va que pas à pas, par un chemin droit ; l’ordre lui est inné ; sans étude et de prime abord, il désarticule et décompose l’objet ou l’événement tout compliqué, tout embrouillé, quel qu’il soit, et pose une à une les pièces à la suite des autres, en file, suivant leurs liaisons naturelles. Il a beau être barbare encore, son intelligence est une raison qui se déploie en s’ignorant. Rien de plus clair que le style de ses vieux contes et de ses premiers poëmes ; ou ne s’aperçoit pas qu’on suit le conteur, tant sa démarche est aisée, tant le [p. 91]chemin qu’il ouvre est uni, tant il se laisse glisser doucement et insensiblement d’une idée dans l’idée voisine ; c’est pour cela qu’il conte si bien. Les chroniqueurs, Villehardouin, Joinville, Froissart, inventeurs de la prose, ont une aisance et une clarté dont nul n’approche et, par-dessus tout, un agrément, une grâce qu’ils ne cherchent point. La grâce est ici chose nationale, et vient de cette délicatesse native qui a horreur des disparates : point de chocs violents, leur instinct y répugne ; ils les évitent dans les œuvres de goût comme dans les œuvres de raisonnement ; ils veulent que les sentiments comme les idées se lient et ne se choquent pas. Ils portent92 partout cet esprit mesuré, fin par excellence. Ils se gardent bien, en un sujet triste, de pousser l’émotion jusqu’au bout ; ils évitent les grands mots. Souvenez-vous comme Joinville conte, en six lignes, la fin de son pauvre prêtre malade qui voulut achever de célébrer sa messe, et « oncques puis ne chanta et mourut. » Ouvrez un mystère, celui de Théophile, celui de la reine de Hongrie : quand on veut la brûler avec son enfant, elle dit deux petits vers sur « cette douce rosée qui est un si pur innocent  » ; rien de plus. Prenez un fabliau, même dramatique ; lorsque le chevalier pénitent, qui s’est imposé de remplir un baril de ses larmes, meurt auprès de l’ermite, il ne lui demande qu’un don suprême :

Que vous mettiez vos bras sur mi,
Si mourrai aux bras mon ami.

[p. 92]Peut-on exprimer un sentiment plus touchant d’une façon plus sobre ? Il faut dire de leur poésie ce qu’on dit de certains tableaux : Cela est fait avec rien. Y a-t-il au monde quelque chose de plus délicatement gracieux que les vers de Guillaume de Lorris ? L’allégorie enveloppe les idées pour leur ôter leur trop grand jour ; des figures idéales, à demi transparentes, flottent autour de l’amant, lumineuses quoique dans un nuage, et le mènent parmi toutes les douceurs des sentiments nuancés jusqu’à la rose dont « la suavité replenist toute la plaine. » Cette délicatesse va si loin que dans Thibaut de Champagne, dans Charles d’Orléans, elle tourne à la mignardise, à la fadeur. Chez eux toutes les impressions s’atténuent : le parfum est si faible que souvent on ne le sent plus ; à genoux devant leur dame, ils chuchotent des mièvreries et des gentillesses ; ils aiment avec politesse et esprit ; ils arrangent ingénieusement en bouquet « les paroles peintes », toutes les fleurs « du langage frais et joli  » ; ils savent noter au passage les sentiments fugitifs, la mélancolie molle, la rêverie incertaine ; ils sont aussi élégants, aussi beaux diseurs, aussi charmants que les plus aimables abbés du dix-huitième siècle : tant cette légèreté de main est propre à la race, et prompte à paraître sous les armures et parmi les massacres du moyen âge, aussi bien que parmi les révérences et les douillettes musquées de la dernière cour !  — Vous la trouverez dans leur coloris comme dans leurs sentiments. Ils ne sont point frappés par la magnificence de la nature, ils n’en [p. 93]voient guère que les jolis aspects ; ils peignent la beauté d’une femme d’un seul trait qui n’est qu’aimable en disant « qu’elle est plus gracieuse que la rose en mai. » Ils ne ressentent pas ce trouble terrible, ce ravissement, ce soudain accablement de cœur que montrent les poésies voisines ; ils disent discrètement « qu’elle se mit à sourire, ce qui moult lui avenait. » Ils ajoutent, quand ils sont en humeur descriptive : « qu’elle eut douce haleine et savourée », et le corps aussi blanc « comme est la neige sur la branche quand il a fraîchement neigé. » Ils s’en tiennent là ; la beauté leur plaît, mais ne les transporte pas. Ils goûtent les émotions agréables, ils ne sont pas propres aux sensations violentes. Le profond rajeunissement des êtres, l’air tiède du printemps qui renouvelle et ébranle toutes les vies, ne leur suggère qu’un couplet gracieux ; ils remarquent en passant que « déjà est passé l’hiver, que l’aubépine fleurit, et que la rose s’épanouit  » ; puis ils vont à leurs affaires. Légère gaieté prompte à passer, comme celle que fait naître un de nos paysages d’avril ; un instant le conteur a regardé la fumée des ruisseaux qui monte autour des saules, la riante vapeur qui emprisonne la clarté du matin ; puis, quand il a chantonné un refrain, il revient à son conte. Il veut s’amuser, c’est là son fort.

Dans la vie, comme dans la littérature, c’est l’agrément qu’il recherche, non la volupté ou l’émotion. Il est égrillard et non voluptueux, friand et non gourmand. Il prend l’amour comme un passe-temps, non [p. 94]comme une ivresse. C’est un joli fruit qu’il cueille, goûte et laisse. Encore faut-il noter que le meilleur du fruit, à ses yeux, c’est d’être un fruit défendu. Il se dit qu’il dupe un mari, « qu’il trompe une cruelle et croit gagner des pardons à cela93. » Il veut rire, c’est là son état préféré, le but et l’emploi de sa vie ; surtout il veut rire aux dépens d’autrui. Le petit vers de ses fabliaux gambade et sautille comme un écolier en liberté, à travers toutes les choses respectées ou respectables, daubant sur l’Église, les femmes, les grands, les moines. Gabeurs, gausseurs, nos pères ont en abondance le mot et la chose, et la chose leur est si naturelle que, sans culture et parmi des mœurs brutales, ils sont aussi fins dans la raillerie que les plus déliés. Ils effleurent les ridicules, ils se moquent sans éclat, et comme innocemment ; leur style est si uni, qu’au premier aspect on s’y méprend, on n’y voit pas de malice. On les croit naïfs, ils ont l’air de n’y point toucher ; un mot glissé montre seul le sourire imperceptible : c’est l’âne, par exemple, qu’on appelle l’archiprêtre, à cause de son air sérieux et de sa soutane feutrée, et qui gravement se met à « orguenner. » Au bout de l’histoire, le fin sentiment du comique vous a pénétré sans que vous sachiez comment il est entré chez vous. Ils n’appellent pas les choses par leur nom, surtout en matière d’amour ; ils vous les laissent deviner : ils vous jugent aussi éveillé et avisé qu’eux-mêmes94. Sachez bien qu’on a [p. 95]pu choisir chez eux, embellir parfois, épurer peut-être, mais que leurs premiers traits sont incomparables. Quand le renard s’approche du corbeau pour lui voler son fromage, il débute en papelard, pieusement et avec précaution, en suivant les généalogies ; il lui nomme « son bon père, don Rohart qui si bien chantait  » ; il loue sa voix qui est « si claire et si épurge. » Au mieux du monde chantissiez, si vous vous gardissiez des noix. » Renard est un Scapin, un artiste en inventions, non pas un simple gourmand ; il aime la fourberie pour elle-même ; il jouit de sa supériorité, il prolonge la moquerie. Quand Tibert le Chat, par son conseil, s’est pendu à la corde de la cloche en voulant sonner, il développe l’ironie, il la goûte et la savoure : il a l’air de s’impatienter contre le pauvre sot qu’il a pris au lacs, l’appelle orgueilleux, se plaint de ce que l’autre ne lui répond pas, de ce qu’il veut monter aux nues, et aller retrouver les saints. Et d’un bout à l’autre, cette longue épopée est pareille ; la raillerie n’y cesse pas, et ne cesse pas d’être agréable. Renard a tant d’esprit qu’on lui pardonne tout. Le besoin de rire est le trait national, si particulier que les étrangers n’y entendent mot et s’en scandalisent. Ce plaisir ne ressemble en rien à la joie physique qui est méprisable parce qu’elle est grossière ; au contraire, il aiguise l’intelligence, et fait découvrir mainte idée fine pu scabreuse ; les fabliaux sont remplis de vérités sur [p. 96]l’homme et encore plus sur la femme, sur les basses conditions et encore plus sur les hautes ; c’est une manière de philosopher à la dérobée et hardiment, en dépit des conventions et contre les puissances. Ce goût n’a rien de commun non plus avec la franche satire, qui est laide parce qu’elle est cruelle ; au contraire, il provoque la bonne humeur ; on voit vite que le railleur n’est point méchant, qu’il ne veut point blesser ; s’il pique, c’est comme une abeille sans venin ; un instant après il n’y pense plus ; au besoin il se prendra lui-même pour objet de plaisanterie ; tout son désir est d’entretenir en lui-même et en nous un pétillement d’idées agréables. Est-ce que vous ne voyez point ici et d’avance l’abrégé de toute la littérature française, l’impuissance de la grande poésie, la perfection subite et durable de la prose, l’excellence de tous les genres qui touchent à la conversation ou à l’éloquence ; le règne et la tyrannie du goût et de la méthode ; l’art et la théorie du développement et de l’arrangement ; le don d’être mesuré, clair, amusant et piquant ? Comment les idées s’ordonnent, voilà ce que nous avons enseigné à l’Europe ; quelles sont les idées agréables, voilà ce que nous avons montré à l’Europe : et voilà ce que nos Français du onzième siècle vont pendant cinq cents ans, à coups de lance, puis à coups de bâton, puis à coups de férule, enseigner et montrer à leurs Saxons.

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V. Ils traduisent en anglais des livres français. —  Paroles de sir John Mandeville. —  Layamon, Robert de Gloucester, Robert de Brunne. —  Ils imitent en anglais la littérature française. —  Manuels moraux, chansons, fabliaux, chansons de Geste. —  Éclat, frivolité et vide de cette culture française. —  Barbarie et ignorances de cette civilisation féodale. —  La chanson de Geste de Richard Cœur de Lion, et les voyages de sir John de Mandeville. —  Pauvreté de la littérature importée et implantée en Angleterre. —  Pourquoi elle n’a point abouti sur le continent ni en Angleterre. §

Considérez donc ce Français, Normand, Angevin ou Manceau, qui dans sa cotte de maille bien fermée, avec son épée et sa lance, est venu chercher fortune en Angleterre. Il a pris le manoir de quelque Saxon tué, et s’y est établi avec ses soldais et ses camarades, leur donnant des terres, des maisons, des péages, à charge de combattre sous lui et pour lui, comme hommes d’armes, comme maréchaux, comme porte-bannières ; c’est une ligue en vue du danger. En effet, ils sont en pays ennemi et conquis, et il faut bien qu’ils se soutiennent. Chacun s’est hâté de se bâtir une place de refuge, un château ou forteresse95, bien barricadée, en solides pierres, avec des fenêtres étroites, munie de créneaux, garnie de soldats, percée de meurtrières. Puis ils sont allés à Salisbury, au nombre de soixante mille, tous possesseurs de terres, ayant au moins de quoi entretenir un cheval ou une armure complète ; là, mettant leur main dans celle de Guillaume ; ils lui ont promis foi et assistance, et l’édit du roi a déclaré « qu’ils doivent être tous unis et conjurés comme des frères d’armes » pour se prêter défense et secours. Ils sont une colonie armée et campée à demeure, comme les Spartiates parmi [p. 98]les Ilotes, et font des lois en conséquence. Quand un Français est trouvé mort dans un canton, les habitants doivent livrer le meurtrier, sinon ils payent quarante-sept marcs d’amende ; si le mort est Anglais, c’est aux gens du lieu d’en faire la preuve par le serment de quatre proches parents du mort. Qu’ils se gardent de tuer un cerf, un sanglier ou une biche : pour un délit de chasse, ils auront les yeux crevés. De tous leurs biens, ils n’ont rien conservé qu’à « titre d’aumône », ou à condition de tribut, ou sous serment d’hommage. Tel Saxon libre et propriétaire est devenu « serf de corps sur la glèbe de son propre champ96. » Telle Saxonne noble et riche sent peser sur ses épaules la main d’un valet normand devenu par force son mari ou son amant. Il y a des bourgeois saxons de deux sous, d’un sou, selon la somme qu’ils rapportent à leur maître ; on les vend, on les engage, on les exploite de compte à demi, comme d’un bœuf ou d’un âne. Un abbé normand fait déterrer ses prédécesseurs saxons et jeter leurs ossements hors des portes. Un autre a des hommes d’armes qui, à coups d’épée, mettent à la raison ses moines récalcitrants. Imaginez, si vous pouvez, l’orgueil de ces nouveaux seigneurs, orgueil de vainqueurs, orgueil d’étrangers, orgueil de maîtres, nourri par les habitudes de l’action violente, et par la sauvagerie, l’ignorance et l’emportement de la vie féodale. « Tout ce qu’ils voulaient, disent les [p. 99]vieux chroniqueurs, ils se le croyaient permis. Ils versaient le sang au hasard, arrachaient le morceau de pain de la bouche des malheureux et prenaient tout l’argent, les biens, la terre97. » Par exemple, « tous les gens du pays bas avaient grand soin de paraître humbles devant Ives Taillebois, et de ne lui adresser la parole qu’un genou en terre ; mais quoiqu’ils s’empressassent de lui rendre tous les honneurs possibles et de payer tout ce qu’ils lui devaient et au-delà, en redevances et en services, il les vexait, les tourmentait, les torturait, les emprisonnait, lançait ses chiens à la poursuite du bétail…, cassait les jambes et l’échine des bêtes de somme…, et faisait assaillir leurs serviteurs sur les routes à coups de bâton ou d’épée. » Ce n’était pas à de pareils malheureux98 que les Normands pouvaient ou voulaient emprunter quelque idée ou quelque coutume ; ils les méprisaient comme « brutaux et stupides. » Ils étaient parmi eux, comme les Espagnols au seizième siècle parmi leurs sujets d’Amérique, supérieurs par la force, supérieurs par la culture, plus instruits dans les lettres, plus experts dans les arts de luxe. Ils gardèrent leurs mœurs et leur langue. Toute l’Angleterre apparente, la cour du roi, les châteaux des nobles, les [p. 100]palais des évêques, les maisons des riches, fut française, et les peuples scandinaves, dont soixante ans auparavant les rois saxons se faisaient chanter les poëmes, crurent que la nation avait oublié sa langue, et la traitèrent dans leurs lois comme si elle n’était plus leur sœur.

C’est donc une littérature française qui en ce moment s’établit au-delà de la Manche99, et les conquérants font effort pour qu’elle soit bien française, bien purgée de tout alliage saxon. Ils y tiennent si fort que les nobles de Henri II envoient leurs fils en France pour les préserver des barbarismes. Pendant deux cents ans « les enfants à l’école, dit Hygden100, contre l’usage et l’habitude de toute nation, furent obligés de quitter leur langue propre, de traduire en français leurs leçons latines et de faire leurs exercices en français. » Les statuts des universités obligeaient les étudiants à ne converser qu’en français ou en latin. « Les enfants des gentilshommes apprenaient à parler français du moment où on les berçait dans leur berceau ; et les campagnards s’étudiaient avec beaucoup de zèle à parler français pour se donner l’air de gentilshommes. » À plus forte raison la poésie est-elle française. Le Normand a amené avec lui son ménestrel ; il y a un jongleur Taillefer qui chante la chanson de Roland à la bataille d’Hastings ; il y a une jongleuse, Adeline, qui reçoit une terre dans le partage qui suit [p. 101]la conquête. Le Normand, qui raille les rois saxons, qui déterre les saints saxons et les jette hors des portes de l’église, n’aime que les idées et les vers français. C’est en vers français que Robert Wace lui rédige l’histoire légendaire de cette Angleterre qu’il vient de conquérir et l’histoire positive de cette Normandie où il a pied encore. Entrez dans une de ces abbayes, où viennent chanter les ménestrels, « où les clercs, après dîner et souper, lisent les poëmes, les chroniques des royaumes, les merveilles du monde101 », vous ne trouverez que vers latins ou français, prose française ou latine. Que devient l’anglais ? Obscur, méprisé, on ne l’entend plus que dans la bouche des francklins dégradés, des outlaws de la forêt, des porchers, des paysans, de la basse classe. On ne l’écrit plus ou on ne l’écrit guère ; insensiblement, on voit dans la chronique saxonne le vieil idiome s’altérer, puis s’éteindre ; cette chronique s’arrête un siècle après la conquête102. Les gens qui ont assez de loisir et de sécurité pour lire ou écrire, sont Français ; c’est pour eux que l’on invente et que l’on compose ; la littérature s’accommode toujours au goût de ceux qui peuvent la goûter et la payer. Même les Anglais103 se travaillent pour écrire en français ; par exemple, Robert Grosthead, dans son [p. 102]poëme allégorique sur le Christ ; Peter Langtoft, dans sa Chronique d’Angleterre et dans sa Vie de Thomas Becket ; Hue de Rotheland dans son poëme d’Ipomedon ; Jean Hoveden et bien d’autres. Plusieurs écrivent la première moitié du vers en anglais, et la seconde en français : étrange marque de l’ascendant qui les façonne et les opprime. Encore au quinzième siècle104 plusieurs de ces pauvres gens s’emploient à cette besogne ; le français est le langage de la cour, c’est de cette langue qu’est venue toute poésie, toute élégance ; on n’est qu’un pataud tant qu’on est inhabile à la manier. Ils s’y attachent comme nos vieux érudits aux vers latins ; ils se francisent comme ceux-ci se latinisaient, de force, et avec une sorte de crainte, sachant bien qu’ils ne sont que des écoliers et des provinciaux. Un de leurs meilleurs poëtes, Gower, sur la fin de ses œuvres françaises, s’excuse humblement de n’avoir point « de Français la faconde. —  Pardonnez-moi, dit-il, que de ce je forsvoie ; je suis Anglais. »

Après tout cependant, ni la race, ni la langue n’ont péri. Il faut bien que le Normand apprenne l’anglais pour commander à ses tenanciers ; sa femme, la Saxonne, le lui parle, et ses fils le reçoivent des lèvres de leur nourrice ; la contagion est bien forte, puisqu’il est obligé de les envoyer en France pour les préserver du jargon qui, sur son domaine, menace de les envahir et de les gâter. De génération en génération, [p. 103]la contagion gagne ; on la respire dans l’air, à la chasse avec les forestiers, dans les champs avec les fermiers, sur les navires avec les matelots ; car ce ne sont pas ces gens grossiers, tout enfoncés dans la vie corporelle, qui peuvent apprendre un langage étranger ; par le simple poids de leur lourdeur, ils imposent leur idiome, au moins pour ce qui est des mots vivants. Que les termes savants, la langue du droit, les expressions abstraites et philosophiques, bref tous les mots qui tiennent à la réflexion et à la culture, soient français, rien ne s’y oppose, et c’est ce qui arrive ; ces sortes d’idées et cette sorte de langue restent au-dessus du gros public, qui, ne pouvant les toucher, ne peut les changer ; cela fait du français, du français colonial sans doute, avarié, prononcé les dents serrées, avec une contorsion de gosier « à la mode non de Paris, mais de Stradford-at-Bow  » ; néanmoins c’est encore du français. Au contraire, pour ce qui est des actions usuelles et des objets sensibles, c’est le peuple, c’est le Saxon qui les dénomme ; ces noms vivants sont trop enfoncés et enracinés dans son expérience pour qu’il s’en déprenne, et toute la substance de la langue vient ainsi de lui. Voilà donc le Normand qui, lentement et par force, parle et entend l’anglais, un anglais déformé, francisé, mais pourtant anglais de séve et de souche ; il y a mis du temps, deux cents ans : c’est sous Henri III seulement que la nouvelle langue s’achève en même temps que la nouvelle constitution, et de la même façon, par alliance et mélange ; les bourgeois viennent siéger dans le parlement [p. 104]avec les nobles, en même temps que les mots saxons viennent s’asseoir dans la langue côte à côte avec les mots français.

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VI. Les Saxons en Angleterre. —  Persistance de la nation saxonne, et formation de la constitution anglaise. —  Persistance du caractère saxon et formation du caractère anglais. §

Ainsi se forme l’anglais moderne, par compromis et obligation de s’entendre. Mais on devine bien que ces nobles, tout en parlant le patois naissant, ont gardé leur cœur plein des idées et des goûte français ; c’est la France qui demeure la patrie de leur esprit, et la littérature qui commence n’est qu’une traduction. Traducteurs, copistes, imitateurs, il n’y a pas autre chose. L’Angleterre est une province lointaine qui est à la France ce que les États-Unis, il y a trente ans, étaient à l’Europe ; elle exporte des laines et importe des idées. Ouvrez les Voyages de sir John Mandeville105, le plus ancien prosateur, le Villehardouin du pays ; son livre n’est que la traduction d’une traduction106 : [p. 105]« Vous saurez, dit-il, que j’ai mis ce livre de latin en français, et l’ai mis derechef de français en anglais, afin que chaque homme de ma nation puisse l’entendre. » Il écrit d’abord en latin, c’est la langue des clercs ; puis en français, c’est la langue du beau monde ; enfin il se ravise et découvre que les barons, ses compatriotes, à force de gouverner des rustres saxons, ont cessé de leur parler normand, et que le reste de la nation ne l’a jamais su ; il transcrit son manuscrit en anglais, et, par surcroît, prend soin de l’éclaircir, sentant qu’il parle à des esprits moins ouverts. « Il advint une fois, disait-il en français107, que Mahomet allait dans une chapelle où il y avait un saint ermite. Il entra en la chapelle où il y avait une petite huisserie et basse, et était bien petite la chapelle ; et alors devint la porte si grande qu’il semblait que ce fût la porte d’un palais. » Il s’arrête, se reprend, veut mieux s’expliquer pour les auditeurs d’outre-Manche, et dit en anglais : « Et quand Mahomet entra dans la chapelle, laquelle était chose petite et basse, et n’avait qu’une porte petite et basse, alors l’entrée commença à devenir si grande, si large et si haute, que c’était comme si c’eût été l’entrée d’un grand monastère ou la porte d’un palais108. » Vous voyez qu’il [p. 106]amplifie, et se croit tenu d’assener et d’enfoncer trois ou quatre fois de suite la même idée pour la faire entrer dans un cerveau anglais ; sa pensée s’est allongée, alourdie, et gâtée au passage. Ainsi que toute copie, la nouvelle littérature est médiocre, et répète sa voisine, avec des mérites moindres et des défauts plus grands.

Voyons donc ce que notre baron normand va se faire traduire : d’abord les chroniques109 de Geoffroy Gaimar, de Robert Wace, qui sont l’histoire fabuleuse d’Angleterre continuée jusqu’au temps présent, plate rapsodie rimée, rendue en anglais par une rapsodie non moins plate. Le premier Anglais qui s’y essaye est un prêtre d’Ernely, Layamon110, encore empêtré [p. 107]dans le vieil idiome, qui tantôt parvient à rimer, tantôt n’y réussit pas, tout barbare et enfant, incapable de développer une idée suivie, et qui balbutie de petites phrases heurtées ou inachevées, à la façon des anciens Saxons ; après lui un moine, Robert de Gloucester111, et un chanoine, Robert de Brunne112, tous deux aussi insipides et aussi clairs que leurs modèles français ; en cela ils se sont francisés et ont pris le trait marquant de la race, c’est-à-dire l’habitude et le talent de raconter aisément, de voir les objets émouvants sans émotion profonde, d’écrire de la poésie prosaïque, [p. 108]de discourir et développer, de croire que des phrases terminées par des sons semblables sont de vrais vers. Nos honnêtes versificateurs anglais d’outre-Manche, comme leurs précepteurs de Normandie et de l’Île-de-France, garnissent de rimes des dissertations et des histoires qu’ils appellent poëmes. À cette époque, en effet, sur le continent, toute l’encyclopédie des écoles descend ainsi dans la rue, et Jean de Meung, dans son poëme de la Rose, est le plus ennuyeux des docteurs. Pareillement ici Robert de Brunne traduit en vers le Manuel des péchés de l’évêque Grosthead ; Adam Davie113 versifie des histoires tirées de l’Écriture ; Hampole114 compose l’Aiguillon de conscience. Les titres seuls font bâiller ; que sera-ce du texte ! « Nous sommes faits pour obéir à la volonté de Dieu — et pour accomplir ses saints commandements. —  Car de tous ses ouvrages grands ou petits,  — l’homme est la principale créature. —  Tout ce qu’il a fait a été fait pour l’homme, comme vous le verrez prochainement115. » C’est là un poëme, vous ne vous en doutiez guère ; appelez-le sermon, c’est son vrai nom ; il continue, bien divisé, bien allongé, limpide, et vide ; la [p. 109]littérature qui l’entoure et lui ressemble témoigne de son origine par son bavardage et sa netteté.

Elle en témoigne aussi par d’autres traits plus agréables. Il y a çà et là des escapades plus ou moins gauches vers le domaine de l’esprit ; par exemple, une ballade pourvue de calembours contre Richard, roi des Romains, qui fut pris à la bataille de Lewes. Ailleurs la grâce ne manque pas, la douceur non plus. Personne n’a parlé si vite et si bien aux dames que les Français du continent, et ils n’ont point tout à fait oublié ce talent en s’établissant en Angleterre. On s’en aperçoit vite à la façon dont ils célèbrent la Madone ; rien de plus différent du sentiment saxon, tout biblique, que l’adoration chevaleresque de la Dame souveraine, de la Vierge charmante et sainte qui fut le véritable dieu du moyen âge. Elle respire dans cet hymne aimable116 : « Bénie sois-tu, Dame,  — pleine de délices célestes,  — suave fleur du paradis,  — mère de douceur. —  Bénie sois-tu, Dame,  — si brillante et si belle ; — tout mon espoir est en toi — le jour et la nuit117. » Il n’y a qu’un pas, un pas bien [p. 110]petit et bien facile à faire, entre ce culte tendre de la Vierge et les sentiments des cours d’amour ; les rimeurs anglais le font, et quand ils veulent louer les dames terrestres, ils prennent, ici comme tout à l’heure, nos idées et même nos formes de vers. L’un compare sa maîtresse à toutes sortes de pierres précieuses et de fleurs. D’autres chantent de vraies chansons amoureuses, parfois sensuelles : « Entre mars et avril118 — quand les branches commencent à bourgeonner — et que les petits oiseaux ont envie — de chanter leurs chansons,  — je vis dans l’attente d’amour — pour la plus gracieuse de toutes les choses. —  Elle peut m’apporter des délices ; — je suis à son commandement. —  Un heureux lot que j’ai eu là !  — Je crois qu’il m’est venu du ciel. —  Mon amour a quitté toutes les autres femmes — et s’est posé sur Alison. »  — « Avec ton amour, dit un autre, ma douce bien-aimée, tu ferais mon bonheur,  — un doux baiser de ta bouche serait ma guérison119. » N’est-ce point là la vive et chaude imagination [p. 111]du Midi ? Ils parlent du printemps et de l’amour, « du temps beau et joli » comme des trouvères, même comme des troubadours. La sale chaumière enfumée, le noir château féodal, où tous, sauf le maître, couchent pêle-mêle sur la paille dans la grande salle de pierre, la pluie froide, la terre fangeuse rendent délicieux le retour du soleil et de l’air tiède. « L’été est venu. —  Chante haut, coucou !  — L’herbe croît, la prairie est en fleurs — et le bois pousse. —  Chante, coucou. —  la brebis bêle après l’agneau,  — la vache mugit après le veau. —  Le taureau tressaille,  — le chevreuil va s’abriter (dans la fougère). —  Chante joyeusement, coucou,  — coucou, coucou !  — Tu chantes bien, coucou. —  Ne cesse pas maintenant de chanter120. » Voilà des peintures [p. 112]riantes, comme en fait en ce moment Guillaume de Lorris, même plus riches et plus vivantes, peut-être parce que le poëte a trouvé ici pour soutien le sentiment de la campagne qui, en ce pays, est profond et national. D’autres, plus imitateurs, essayent des gaietés comme celles de Rutebeuf et des fabliaux, des malices naïves121 et même des polissonneries satiriques. Bien entendu, il s’agit ici de dauber sur les moines. En tout pays français ou qui imite la France, le plus visible emploi des couvents est de fournir matière aux contes égrillards et salés. Il s’agit de la vie qu’on mène à l’abbaye de Cocagne, « belle abbaye pleine de moines blancs et gris. » « Les murs sont tout en pâtés — de chair, de poissons,  — de riches viandes — les plus agréables qu’homme puisse manger ; — les tuiles sont des gâteaux de fleur de farine,  — les créneaux sont des pouddings gras. —  Quoique le paradis soit gai et gracieux,  — Cocagne est un plus beau pays122. » C’est ici le triomphe de la gueule et de [p. 113]la mangeaille. Ajoutez qu’un couvent de « jeunes nonnes » est auprès, que lorsque les jours d’été sont chauds, elles prennent une barque et descendent la rivière « pour apprendre une oraison », qu’on pouvait détailler au moyen âge, mais sur laquelle il faut glisser vite aujourd’hui.

Mais ce que le baron se fait le plus volontiers traduire, ce sont les poëmes de chevalerie, car ils lui peignent en beau sa propre vie. Comme il étale de la magnificence, et qu’il a importé le luxe et les jouissances de France, il veut que son trouvère les lui remette sous les yeux. La vie à ce moment, en dehors de la guerre et même pendant la guerre, est une grande parade, une sorte de fête éclatante et tumultueuse. Quand Henri II voyage123, il emmène avec lui une multitude de cavaliers, de fantassins, des chariots à bagages, des tentes, des chevaux de charge, des comédiens, des courtisanes, des prévôts de courtisanes, des cuisiniers, des confiseurs, des mimes, des danseurs, des barbiers, des entremetteurs, des parasites ; au matin, lorsqu’on s’ébranle, tout cela crie, chante, se bouscule et fait tapage et cohue [p. 114]« comme si l’enfer était déchaîné. » William Longchamps, même en temps de paix, ne voyageait qu’avec une escorte de mille chevaux. Lorsque l’archevêque Becket vint en France, il fit son entrée dans la ville avec deux cents chevaliers, quantité de barons et de nobles, et une armée de serviteurs, tous richement armés et équipés ; lui-même s’était muni de vingt-quatre costumes ; deux cent cinquante enfants marchaient d’abord, chantant des chansons nationales ; puis les chiens, puis les chariots, puis douze chevaux de charge, montés chacun par un singe et un homme ; puis les écuyers avec les écus et les chevaux de guerre ; puis d’autres écuyers, les fauconniers, les officiers de la maison, les chevaliers, les prêtres ; enfin, l’archevêque lui-même avec ses amis particuliers. Figurez-vous ces processions, et aussi ces régalades ; car les Normands, depuis la conquête124, « ont pris des Saxons l’habitude de boire et manger avec excès  » ; aux noces de Richard de Cornouailles on servit trente mille plats. Vous pouvez ajouter qu’ils sont restés galants et pratiquent de point en point le grand précepte des cours amoureuses ; sachez bien qu’au moyen âge le sixième sens n’est pas resté plus oisif que les autres. Notez enfin que les tournois abondent, c’est une sorte d’opéra qu’ils se donnent à eux-mêmes. Ainsi va leur vie tout aventureuse et décorative, promenée en plein air et au soleil, parmi les cavalcades et les armes ; ils représentent et se réjouissent de représenter. Par exemple, [p. 115]le roi d’Écosse étant venu à Londres avec cent chevaliers125, tous, mettant pied à terre, abandonnèrent au peuple leurs chevaux avec les superbes caparaçons, et aussitôt cinq seigneurs anglais qui étaient là suivirent par émulation leur exemple. Au milieu de la guerre, ils se divertissaient ; Édouard III126, dans une de ses expéditions contre le roi de France, emmena avec lui trente fauconniers, et fit la campagne, chassant et combattant tour à tour127. Une autre fois, dit Froissart, les chevaliers qui se joignirent à l’armée portaient un emplâtre sur un de leurs yeux, ayant fait vœu de ne point le quitter jusqu’à ce qu’ils eussent fait des exploits dignes de leurs maîtresses. Par dévergondage d’esprit, ils pratiquent la poésie ; par légèreté d’imagination, ils jouent avec la vie : Édouard III fait bâtir à Windsor une salle et une table ronde, et dans un de ses tournois, à Londres, comme dans un conte de fées, soixante dames, assises sur des palefrois, conduisent chacun un chevalier avec une chaîne d’or. N’est-ce point là le triomphe des galantes et frivoles façons françaises ? Sa femme Philippa servait de modèle aux artistes pour leurs madones ; elle paraissait sur les champs de bataille, écoutait Froissart qui [p. 116]la fournissait de moralités, d’amours, et « de beaux dires » ; à la fois déesse, héroïne et lettrée, et tout cela agréablement, n’est-ce point là la vraie souveraine de la chevalerie polie ? C’est à ce moment, comme aussi en France sous Louis d’Orléans et les ducs de Bourgogne, que s’épanouit la plus élégante fleur de cette civilisation romanesque, dépourvue de bon sens, livrée à la passion, tournée vers le plaisir, immorale et brillante, et qui, comme ses voisines d’Italie et de Provence, faute de sérieux, ne put durer.

Toutes ces merveilles, les conteurs en font l’étalage dans leurs récits. Voyez cette peinture du vaisseau qui amène en Angleterre la mère du roi Richard : « Le gouvernail était d’or pur ; — le mât était d’ivoire ; — les cordes de vraie soie,  — aussi blanches que le lait,  — la voile était en velours. —  Ce noble vaisseau était, en dehors, tout tendu de draperies d’or… —  Il y avait dans ce vaisseau — des chevaliers et des dames de grande puissance ; — et dedans était une dame — brillante comme le soleil à travers le verre128. » En pareils sujets ils ne tarissent jamais. Quand le roi [p. 117]de Hongrie veut consoler sa fille affligée, il lui propose de la mener à la chasse dans un chariot couvert de velours rouge, « avec des draperies d’or fin au-dessus de sa tête, avec des étoffes de damas blanc et azur, diaprées de lis nouveaux. —  Les pommeaux seront en or, les chaînes en émail. —  Elle aura d’agiles genêts d’Espagne, caparaçonnés de velours éclatant qui descendra jusqu’à terre. —  Il y aura de l’hypocras, du vin doux, des vins de Grèce, du muscat, du vin clair, du vin du coucher, des pâtés de venaison, et les meilleurs oiseaux à manger qu’on puisse prendre. » Quand elle aura chassé avec le lévrier et le faucon, et qu’elle sera de retour au logis, « elle aura fêtes, danses, chansons, des enfants, grands et petits, qui chanteront comme font les rossignols ; puis à son concert du soir, des voix graves et des voix de fausset, soixante chasubles de damas brillant, pleines de perles, avec des chœurs, et le son des orgues. —  Puis elle ira s’asseoir à souper, dans un bosquet vert, sous des tapisseries brodées de saphirs. Cent chevaliers bien comptés joueront aux boules pour l’amuser dans les allées fraîches. Puis une barque viendra la prendre, pleine de trompettes et de clairons, avec vingt-quatre rames, pour la promener sur la rivière. Puis elle demandera le vin aromatisé du soir, avec des dattes et des friandises. Quarante torches la ramèneront dans sa chambre ; ses draps seront en toile de Rennes, son oreiller sera brodé de rubis. Quand elle sera couchée dans son lit moelleux, on suspendra dans sa chambre [p. 118]une cage d’or où brûleront des aromates, et si elle ne peut dormir, toute la nuit les ménestrels veilleront pour elle129. » J’en ai passé, il y en a trop ; l’idée disparaît comme une page de missel sous les enluminures. C’est parmi ces fantaisies et ces splendeurs que [p. 119]les poëtes se complaisent et s’égarent, et le tissu, comme les broderies de leur toile, porte la marque de ce goût pour le décor. Ils la composent d’aventures, c’est-à-dire d’événements extraordinaires et surprenants. Tantôt c’est la vie du prince Horn qui, jeté tout jeune sur un vaisseau, est poussé sur la côte d’Angleterre, [p. 120]et, devenu chevalier, va reconquérir le royaume de son père. Tantôt c’est l’histoire de sir Guy qui délivre les chevaliers enchantés, pourfend le géant Colbrand, va défier et tuer le sultan jusque dans sa tente. Je n’ai pas à conter ces poëmes, ils ne sont point anglais, ils ne sont que traduits ; mais, ici comme en France, ils pullulent, ils emplissent l’imagination de ce jeune monde, et ils vont aller s’exagérant jusqu’au moment où, tombés jusqu’aux plus bas fonds de la fadeur et de l’invraisemblance, ils sont enterrés pour toujours par Cervantès. Que diriez-vous d’une société qui, pour toute littérature, aurait l’opéra et ses fantasmagories ? C’est pourtant une littérature de ce genre qui nourrit les esprits au moyen âge. Ce n’est point la vérité qu’ils demandent, mais le divertissement, le divertissement violent et vide, avec des éblouissements et des secousses. Ce sont bientôt des voyages impossibles, des défis extravagants qu’ils veulent voir, un tapage de combats, un entassement de magnificences, un imbroglio de hasards ; de l’histoire intérieure, nul souci : ils ne s’intéressent pas aux événements du cœur, c’est le dehors qui les attache ; ils demeurent comme des enfants les yeux fixés sur un défilé d’images coloriées et grossies et, faute de pensée, ne sentent pas qu’ils n’ont rien appris.

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VII. Opposition du héros populaire en France et en Angleterre. —  Les fabliaux du Renard et les ballades de Robin Hood. —  Comment le caractère saxon maintient et prépare la liberté politique. —  Opposition de l’état des communes en France et en Angleterre. —  Théorie de la constitution anglaise par sir John Fortescue. —  Comment la constitution de la nation saxonne maintient et prépare la liberté politique. —  Situation de l’Église et précurseurs de la Réforme en Angleterre. —  Pierre Plowman et Wyclef. —  Comment le caractère saxon et la situation de l’Église normande préparent la réforme religieuse. —  Inachèvement et impuissance de la littérature nationale. —  Pourquoi elle n’a pas abouti. §

Au-dessous de ce songe chimérique, qu’y a-t-il ? Les brutales et méchantes passions humaines, déchaînées d’abord par la rage religieuse, puis livrées à elles-mêmes, et, sous un appareil de courtoisie extérieure, aussi mauvaises qu’auparavant. Voyez le roi populaire, Richard Cœur de Lion, et comptez ses boucheries et ses meurtres : « Le roi Richard, dit le poëme, est le meilleur roi qu’on trouve en aucun geste130. » Je le veux bien, mais s’il a le cœur d’un lion, il en a aussi l’estomac. Un jour, sortant de maladie, sous les murs de Saint-Jean-d’Acre, il veut à toute force manger du porc. Point de porc. On tue un jeune Sarrasin frais et tendre, on le cuit, on le sale, le roi le mange et le trouve très-bon ; après quoi il veut voir la tête de son cochon. Le cuisinier la lui apporte en tremblant. Il se met à rire, et dit que l’armée n’a plus rien à craindre de la famine, qu’elle a des provisions sous la main. Il prend la ville, et aussitôt les ambassadeurs de Saladin viennent lui demander grâce pour les prisonniers. Richard fait décapiter trente des plus nobles, ordonne à son cuisinier de faire bouillir les têtes, et d’en servir une à chaque ambassadeur, avec un écriteau portant le nom et la [p. 122]famille du mort. Cependant, en leur présence, il mange la sienne de bon appétit, et leur dit de raconter à Saladin de quelle façon les chrétiens font la guerre, et s’il est vrai qu’ils aient peur de lui. Puis il fait conduire les soixante mille prisonniers dans une plaine. « Là, ils entendirent les anges du ciel — qui disaient : Seigneurs, tuez, tuez. —  N’en épargnez pas ; coupez-leur la tête. —  Le roi Richard entendit la voix des anges, et remercia Dieu et sa sainte croix131. » Là-dessus, on les décapite tous ; quand il prend une ville, c’est sa coutume de faire tout égorger, enfants et femmes. Telle était la dévotion du moyen âge, non pas seulement dans les romans, comme ici, mais dans l’histoire : à la prise de Jérusalem, toute la population, soixante-dix mille personnes, fut massacrée.

Ainsi percent, jusque dans les récits chevaleresques, les instincts farouches et débridés de la brute sanguinaire. À côté d’eux, les récits authentiques la montrent à l’œuvre. C’est Henri II qui, irrité contre un page, saute sur lui pour lui arracher les yeux. C’est Jean sans Terre qui fait mourir de faim vingt-trois otages dans une prison. C’est Édouard II qui fait pendre et éventrer en une fois vingt-huit nobles, et qu’on tuera en lui enfonçant un fer rouge dans [p. 123]les entrailles. Regardez chez Froissart, en France comme ici, les débauches et les meurtres de la grande guerre de Cent ans, puis ici les tueries de la guerre des Deux Roses ; dans les deux pays, l’indépendance féodale aboutit à la guerre civile, et le moyen âge sombre sous ses vices. La courtoisie chevaleresque, qui recouvrait la férocité native, disparaît comme une draperie subitement consumée par l’irruption d’un incendie ; en ce temps-là, en Angleterre, on tue les nobles de préférence, et aussi les prisonniers, même des enfants, avec insulte, et de sang rassis. Qu’est-ce donc que l’homme a appris dans cette civilisation et par cette littérature ? En quoi s’est-il humanisé ? Quelles maximes de justice, quelles habitudes de réflexion, quel assemblage de jugements vrais cette culture a-t-elle interposé entre ses désirs et ses actions, pour modérer sa fougue ? Il a rêvé, il a imaginé une sorte de cérémonial élégant pour mieux parler aux seigneurs et aux dames, il a trouvé le code galant du petit Jehan de Saintré. Mais l’éducation véritable, où est-elle ? En quoi a profité Froissart de toute sa vaste expérience ? C’est un enfant aimable et bavard ; ce qu’on appelle alors sa poésie, la poésie neuve, n’est qu’un babil raffiné, une puérilité vieillotte. Quelques rhétericiens, comme Christine de Pisan, essayent de calquer des périodes d’après l’antique ; mais de toutes parts la littérature avorte. Nul ne pense ; voici sir John de Mandeville qui a couru l’univers cent cinquante ans après Villehardouin, et qui a l’esprit aussi fermé que Villehardouin. Légendes et fables extravagantes, [p. 124]toutes les crédulités et toutes les ignorances foisonnent dans son livre. S’il veut expliquer pourquoi la Palestine a passé de main en main, sans rester jamais sous une domination fixe, « c’est que Dieu ne veut pas qu’elle soit longtemps entre les mains de traîtres et pécheurs, chrétiens ou autres. » Il a vu à Jérusalem, sur les degrés du temple, la marque des pieds de l’âne que Notre-Seigneur montait « lorsqu’il entra le dimanche des Rameaux. » Il décrit les Éthiopiens, gens qui n’ont qu’un pied, mais si large qu’ils peuvent s’en servir comme d’un parasol. Il cite une île où « les gens sont hauts de dix-huit ou trente pieds de haut, et non vêtus, fors de peaux de bêtes  » ; puis une autre île « où il y a moult diverses femmes et cruelles, qui ont pierres précieuses dedans les yeux, et ont telle vue que si elles regardent un homme par dépit, elles le tuent seulement du regard comme fait un coq basilic. » Le bonhomme conte, et puis c’est tout ; le doute et le bon sens n’ont guère de place encore dans ce monde. Point de jugement ni de réflexion personnelle ; il met les faits les uns au bout des autres, sans les lier autrement ; son livre n’est qu’un miroir qui reproduit les souvenirs de ses yeux et de ses oreilles. « Et tous ceux qui diront un Pater et un Ave Maria à mon intention, je les fais participants, et leur octroie part à tous les saints pèlerinages que je fis oncques en ma vie. » C’est là sa fin, appropriée au reste. Ni la morale publique ni la science publique n’ont gagné quelque chose à ces trois siècles de culture. Cette culture française, vainement imitée [p. 125]dans toute l’Europe, n’a fait qu’orner les dehors de l’homme, et le vernis dont elle l’a paré se fane déjà partout ou s’écaille. C’est pis en Angleterre, où il est plus extérieur et plus mal appliqué qu’en France, où des mains étrangères l’ont plaqué ; et où il n’a pu recouvrir qu’à demi la croûte saxonne, où cette croûte est demeurée fruste et rude. Voilà pourquoi trois siècles durant, pendant tout le premier âge féodal, la littérature des Normands d’Angleterre, composée d’imitations, de traductions, de copies maladroites, est vide.

VIII §

Qu’est devenu cependant le peuple vaincu ? Est-ce que la vieille souche sur laquelle sont venues se greffer les brillantes fleurs continentales n’a produit aucune pousse littéraire qui lui soit propre ? Est-ce que pendant tout ce temps elle est demeurée stérile sous la hache normande qui a tranché tous ses bourgeons ? Elle a végété bien peu, mais elle a végété pourtant. La race subjuguée n’est pas une nation démembrée, disloquée, déracinée, inerte comme les populations du continent qui, au sortir de la longue exploitation romaine, ont été livrées à l’invasion désordonnée des barbares ; elle fait massé, elle est restée attachée à son sol, elle est en pleine séve ; ses parties n’ont point été transposées, elle a été simplement décapitée pour recevoir, à son sommet, un faisceau de branches étrangères. Elle en a souffert, cela est vrai ; mais enfin la [p. 126]plaie s’est fermée, les deux séves se sont mêlées132. Même les dures et roides ligatures dans lesquelles le conquérant l’a serrée, ajoutent dorénavant à sa fixité et à sa force. La terre a été cadastrée, chaque titre vérifié, défini et écrit133, chaque droit ou redevance chiffrée, chaque homme enregistré à sa place, avec sa condition, ses devoirs, sa provenance et sa valeur ; en sorte que la nation est comme enveloppée dans un réseau dont nulle maille ne rompt. Si désormais elle se développe, c’est dans ce cadre. Sa constitution est faite, et c’est dans cette enceinte définitive et fermée que l’homme va se déployer et agir. Solidarité et lutte : voilà les deux effets de ce grand établissement réglementé qui forme et maintient en corps, d’un côté l’aristocratie conquérante, de l’autre la nation conquise ; de même qu’à Rome l’importation systématique des vaincus dans la plèbe, et l’organisation forcée des patriciens en face de la plèbe, enrégimenta les particuliers en deux ordres dont l’opposition et l’union formèrent l’État. Ainsi se façonne et s’achève, ici comme à Rome, le caractère national par l’habitude d’agir en corps, par le respect du droit écrit, par l’aptitude politique et pratique, par le développement de l’énergie [p. 127]militante et patiente. C’est le domsday-book qui, enserrant cette jeune société dans une discipline rigide, a fait du Saxon l’Anglais que nous voyons aujourd’hui.

Lentement, par degrés, à travers les douloureuses plaintes des chroniqueurs, on voit ce nouvel homme se former en s’agitant, comme un enfant qui crie parce qu’une machine d’acier en le blessant lui fortifie la taille. Si réduits et rabaissés que soient les Saxons, ils ne sont pas tous tombés dans la populace. Quelques-uns134, presque dans chaque comté, sont demeurés seigneurs de leurs terres, à condition d’en faire hommage au roi. Un grand nombre sont devenus vassaux de barons normands, et, à ce titre, demeurent propriétaires. Un plus grand nombre deviennent socagers, c’est-à-dire possesseurs libres, grevés d’une redevance, mais pourvus du droit d’aliéner leur bien, et les vilains saxons trouvent en tous ces hommes des patrons, comme jadis la plèbe rencontra des chefs dans les nobles italiens transplantés à Rome. C’est un patronage effectif que celui de ces Saxons, restés debout ; car ils ne sont point isolés ; des mariages communs, comme jadis ceux des patriciens et des plébéiens à Rome, ont, dès l’abord, uni les deux races135 ; le Normand, beau-frère [p. 128]d’un Saxon, se défend lui-même en défendant son beau-frère ; dans ces temps de troubles surtout, et dans une société armée, les parents, les alliés, sont obligés de se serrer les uns contre les autres pour faire ferme. Après tout, il faut bien que les nouveaux venus tiennent compte de leurs sujets : car ces sujets ont un cœur et un courage d’hommes ; les Saxons, comme les plébéiens de Rome, se souviennent de leur rang natal et de leur indépendance première. On s’en aperçoit aux plaintes et à l’indignation des chroniqueurs, aux grondements et aux menaces de révolte populaire, aux longues amertumes avec lesquelles ils se remettent incessamment sous les yeux la liberté antique, à la faveur dont ils accueillent les audaces et la rébellion des outlaws. Il y avait des familles saxonnes à la fin du douzième siècle qui, par un vœu perpétuel, s’étaient engagées à porter la barbe longue, de père en fils, en mémoire des coutumes nationales et de la vieille patrie. De pareils hommes, même tombés à l’état de socagers, même déchus jusqu’à la condition de vilains, ont le cou plus roide que les misérables colons du continent, foulés et façonnés par les quatre siècles de fiscalité romaine. Par leurs sentiments comme par leur condition, ils sont les débris rompus, mais aussi les rudiments vivants d’un peuple libre. On ne va pas avec eux jusqu’au bout de l’oppression. Ils font le corps de la nation, le corps laborieux, courageux, [p. 129]qui fournit la force. Les grands barons sentent que pour résister au roi, c’est là qu’il faut s’appuyer. Bientôt en stipulant pour eux-mêmes136, ils stipulent aussi pour tous les hommes libres, même pour les marchands, même pour les vilains. Dorénavant, « nul marchand ne sera privé de sa marchandise, nul vilain de ses instruments de travail ; nul homme libre, marchand ou vilain, ne sera taxé déraisonnablement pour un petit délit. Nul homme libre ne sera arrêté ou emprisonné, ou dépossédé de sa terre, ou poursuivi en aucune façon, si ce n’est par le jugement légal de ses pairs et selon la loi du pays. » Ainsi protégés, ils se relèvent et ils agissent. Il y a une cour dans chaque comté où tous les francs tenanciers, petits ou grands, se réunissent pour délibérer des affaires municipales, rendre la justice, et nommer ceux qui répartiront l’impôt. Le Saxon à la barbe rouge, au teint clair, aux grandes dents blanches, vient s’y asseoir à côté du Normand ; on y voit des franklins, pareils à celui que décrit Chaucer, « sanguin de complexion », libéral et grand mangeur comme ses ancêtres, amateur de repues franches, « chez qui le pain, la bière sont toujours sur la table », dont la maison n’est jamais sans viande cuite au four, chez qui la mangeaille est si plantureuse « que chair et poisson neigent dans son logis », qui « a maintes grasses perdrix en cage, qui a maintes brèmes et maints brochets dans son étang », qui tempête contre son cuisinier, « si la sauce [p. 130]n’est pas piquante et forte », et « dont la table reste à demeure, prête et garnie toute la journée. » C’est un homme important ; il a été shérif, chevalier du comté ; il figure « aux sessions137. À côté de lui, parfois dans l’assemblée, le plus souvent dans l’assistance, sont les yeomen, fermiers, forestiers, gens de métiers, ses compatriotes, hommes musculeux et décidés, bien disposés à défendre leur propriété, à soutenir de leurs acclamations, avec leurs poings, et aussi avec leurs armes, celui qui prendra en main leurs intérêts. Croyez-vous qu’on néglige le mécontentement de gens [p. 131]comme celui que voici ?138. » « Un vigoureux rustre, par la messe ! gros de charnure et d’os, court, large d’épaules, épais comme un arbre noué », capable « de gagner partout le bélier à la lutte : point de portes dont il ne pût faire sauter la barre, ou qu’il ne pût en courant enfoncer avec sa tête. Sa barbe était rousse comme le poil d’une truie ou d’un renard, et large comme une pelle. Sur l’aile droite du nez, il avait une verrue et sur elle une touffe de poils roux comme les soies d’une oreille de truie. Ses narines étaient larges et noires, et sa bouche large comme une fournaise. Il portait à son côté une épée et un bouclier ; c’était un querelleur et un gaillard139. » Voilà les figures athlétiques, les culasses carrées, les façons de taureau joyeux, qu’on trouve encore là-bas, entretenues par [p. 132]le porter et la viande, soutenues par l’habitude des exercices du corps et des coups de poing. Ce sont ces hommes qu’il faut se représenter quand on veut comprendre comment s’est établie en ce pays la liberté politique. Peu à peu ils voient se rapprocher d’eux les simples chevaliers, leurs collègues à la cour du comté, trop pauvres pour assister avec les grands barons aux assemblées royales. Ils font corps avec eux par la communauté des intérêts, par la ressemblance des mœurs, par le voisinage des conditions ; ils les prennent pour représentants ; il les élisent140. À présent, ils sont entrés dans la vie publique, et voici venir une recrue qui, en les renforçant, les y assiéra pour toujours. Les villes dévastées par la conquête se sont repeuplées peu à peu. Elles ont obtenu ou arraché des chartes ; les bourgeois se sont rachetés des tributs arbitraires qu’on levait sur eux, ils ont acquis le sol de leurs maisons, ils sont unis sous des maires et des aldermen ; chaque ville maintenant, sous les liens du grand rets féodal, est une puissance ; Leicester, révolté contre le roi, appelle au Parlement141, pour s’autoriser et se soutenir, deux bourgeois de chacune d’elles. Dorénavant, les anciens vaincus, campagnards ou citadins, se sont redressés jusqu’à la vie politique. S’ils se taxent, c’est volontairement ; ils ne payent rien qu’ils n’accordent ; au commencement du quatorzième siècle, leurs députés réunis font la Chambre des communes, [p. 133]et, à la fin du siècle précédent, l’archevêque de Cantorbéry, parlant au nom du roi, disait déjà au pape : « C’est la coutume du royaume d’Angleterre que, dans toutes les affaires relatives à l’état de ce royaume, on prenne l’avis de tous ceux qui y sont intéressés. »

IX §

S’ils ont acquis des libertés, c’est qu’ils les ont conquises ; les circonstances y ont aidé, mais le caractère a fait davantage. La protection des grands barons et l’alliance des simples chevaliers les a fortifiés ; mais c’est par leur rudesse et leur énergie native qu’ils se sont tenus debout. Car, regardez le contraste qu’ils font en ce moment avec leurs voisins. Qu’est-ce qui amuse le peuple en France ? Les fabliaux, les malins tours du renard, l’art de duper le seigneur Ysengrin, de lui prendre sa femme, de lui escroquer son dîner, de le faire rosser sans danger pour soi et par autrui, bref le triomphe de la pauvreté jointe à l’esprit sur la puissance jointe à la sottise ; le héros populaire est déjà le plébéien rusé, gouailleur et gai, qui s’achèvera plus tard dans Panurge et Figaro, assez peu disposé à résister en face, trop fin pour aimer les grosses victoires et les façons de lutteur, enclin, par agilité d’esprit, à tourner autour des obstacles, et n’ayant qu’à toucher les gens du bout du doigt pour les faire tomber dans le panneau. Ici il a d’autres mœurs : c’est Robin Hood, un vaillant outlaw, qui vit [p. 134]librement et audacieusement dans la forêt verte, et fait en franc cœur la guerre au shérif et à la loi142. Si jamais un homme en un pays fut populaire, c’est celui-là. « C’est lui, dit un vieil historien, que le bas peuple aime tant à fêter par des jeux et des comédies, et dont l’histoire chantée par des ménétriers l’intéresse, plus qu’aucune autre. » Au seizième siècle, il avait encore son jour de fête, chômé par tous les gens des petites villes et des campagnes. L’évêque Latimer, faisant sa tournée pastorale, avertit un jour qu’il prêcherait. Le lendemain, allant à l’église, il trouva les portes closes et attendit plus d’une heure avant qu’on apportât la clef. Enfin, un homme vint et lui dit : « Messire, ce jour est un jour de grande occupation pour nous ; nous ne pouvons vous entendre, c’est le jour de Robin Hood ; tous les gens de la paroisse sont au loin à couper des branches pour Robin Hood ; ce n’est pas la peine de les attendre. »  — L’évêque fut obligé de quitter son costume ecclésiastique, et de continuer sa route, laissant sa place aux archers habillés de vert, qui jouaient sur un théâtre de feuillée les rôles de Robin Hood, de Petit-Jean et de sa bande. En effet, c’est le héros national : Saxon d’abord, et armé en guerre contre les gens de loi, « contre les évêques et archevêques », dont les juridictions sont si pesantes ; généreux de plus, et donnant à un pauvre chevalier ruiné des habits, un cheval et de l’argent pour racheter sa terre engagée à un [p. 135]abbé rapace ; compatissant d’ailleurs et bon envers le pauvre monde, recommandant à ses gens de ne pas faire de mal aux yeomen ni aux laboureurs ; mais par-dessus tout hasardeux, hardi, fier, allant tirer de l’arc sous les yeux du shérif et à sa barbe, et prompt aux coups, soit pour les embourser, soit pour les rendre. Il a tué quatorze forestiers sur quinze qui voulaient le prendre ; il tue le shérif, le juge, le portier de la ville ; il en tuera bien d’autres ; tout cela joyeusement, gaillardement, en brave garçon qui mange bien, qui a la peau dure, qui vit en plein air, et en qui surabonde la vie animale. « Quand le taillis est brillant et que l’herbe est belle — et les feuilles larges et longues,  — il est gai en se promenant dans la belle forêt — d’entendre les petits oiseaux chanter. » Ainsi commencent quantité de ballades, et ce beau temps qui donne aux cerfs et aux taureaux l’envie de foncer en avant avec leurs cornes, donne à ceux-ci l’idée d’aller échanger des coups d’épée ou de bâton. Robin a rêvé que deux yeomen le rossaient, il veut aller les chercher, et repousse avec colère Petit-Jean, qui s’offre pour aller en avant. « Combien de fois m’est-il arrivé d’envoyer mes hommes en avant,  — et rester moi-même en arrière !  — N’était la peur de faire éclater mon arc,  — Jean, je te casserais la tête. » Il va donc seul, et rencontre le robuste yeomen, Gui de Gisborne. « Quiconque n’eût été ni leur allié ni leur parent,  — eût eu un bien beau spectacle,  — de voir comment les deux yeomen arrivèrent l’un contre l’autre — avec leurs lames brunes et brillantes ; — de [p. 136]voir comment les deux yeomen se combattirent — deux heures d’un jour d’été. —  Et tout ce temps, ni Robin Hood, ni messire Guy,  — ne songèrent à fuir143. » Vous voyez que Guy le yeoman est aussi brave que Robin Hood : il est venu le chercher dans le bois, et tire de l’arc presque aussi bien que lui. C’est que cette vieille poésie populaire n’est pas l’éloge d’un bandit isole, mais de toute une classe, la yeomanry. « Dieu fasse miséricorde à l’âme de Robin Hood,  — et sauve tous les bons yeomen ! » Ainsi finissent beaucoup de ballades. Le yeomen vaillant, dur aux coups, bon tireur, expert au jeu de l’épée et du bâton, est le [p. 137]favori. Il y a là une redoutable bourgeoisie armée et habituée à se servir de ses armes. Regardez-les à l’œuvre : « Ce serait une honte de t’attaquer, dit le joyeux Robin au garde144, nous sommes trois, et tu es seul. » L’autre n’a pas peur, « il fait en arrière un saut de trente pieds,  — même un saut de trente et un pieds,  — s’appuie le dos contre une broussaille,  — et le pied contre une pierre — il combat ainsi toute une longue journée,  — toute une longue journée d’été,  — jusqu’à ce que leurs épées se soient brisées entre leurs mains sur leurs larges boucliers145. » Souvent même Robin n’a pas l’avantage. Arthur le hardi tanneur, « avec son bâton de huit pieds et demi, qui aurait abattu un veau », combat contre Robin deux heures durant ; le sang coule, ils se sont fendu la tête, ils sont « comme des sangliers à la chasse. » Robin enchanté lui dit que dorénavant il peut passer sans payer dans la forêt. « Grand merci pour rien, répond l’autre, j’ai gagné mon passage — et j’en rends grâce à mon bâton, non à toi. »  — Qui es-tu donc ? demande Robin. —  « Je suis un tanneur, répliqua le vaillant Arthur ; — j’ai travaillé longtemps [p. 138]à Nottingham,  — et si tu veux y venir, je jure et fais vœu — que je tannerai ta peau pour rien. »  — « Grand merci, mon brave, dit le joyeux Robin,  — puisque tu es si bon et si libéral ; — et si tu veux tanner ma peau pour rien — j’en ferai autant pour la tienne146. » Sur ces offres gracieuses, ils s’embrassent ; [p. 139]un franc échange de loyales gourmades les prépare toujours à l’amitié. —  C’est ainsi que Robin a essayé Petit-Jean, qu’il aima depuis toute sa vie. Petit-Jean avait sept pieds de haut, et se trouvant sur un pont, refusait de céder la place. L’honnête Robin ne voulut pas se servir contre lui de son arc, alla couper un bâton, long de sept pieds, et ils convinrent amicalement de combattre sur le pont jusqu’à ce que l’un d’eux tombât à l’eau. Ils frappent et cognent tellement « que leurs os résonnent  » ; à la fin, c’est Robin qui tombe, et il n’en a que plus d’estime pour Petit-Jean. Une autre fois, ayant une épée, il est rossé par un chaudronnier qui n’a qu’un bâton ; plein d’admiration, il lui donne cent livres. Une fois c’est par un potier qui refuse le péage, une autre fois c’est par un berger. Ils se battent ainsi par passe-temps ; leurs boxeurs encore aujourd’hui, avant chaque assaut, se donnent amicalement la main ; on s’assomme en ce pays, honorablement, sans rancune, ni fureur, ni honte. Les dents cassées, les yeux pochés, les côtes enfoncées n’exigent pas de vengeance meurtrière ; il paraît que les os sont plus solides et les nerfs moins sensibles ici qu’ailleurs. Les meurtrissures une fois données et reçues, ils se prennent par la main et dansent ensemble [p. 140]sur l’herbe verte147. « Trois hommes joyeux, trois hommes joyeux, nous étions trois hommes joyeux. » Comptez, de plus, que ces gens-là, dans chaque paroisse, s’exercent tous les dimanches à l’arc, et sont les premiers archers du monde, que, dès la fin du quatorzième siècle, l’affranchissement universel des vilains multiplie énormément leur nombre, et vous comprendrez comment à travers tous les tiraillements et tous les changements des grands pouvoirs du centre, la liberté du sujet subsiste. Après tout, la seule garantie permanente et invincible, en tout pays et sous toute constitution, c’est ce discours intérieur que beaucoup d’hommes se font, et qu’on sait qu’ils se font : « Si quelqu’un touche mon bien, entre dans ma maison, se met sur mon chemin et me moleste, qu’il prenne garde ; j’ai de la patience, mais j’ai aussi de bons bras, de bons camarades, une bonne lame, et, à certains moments, la résolution ferme, coûte que coûte, de lui planter ma lame jusqu’au manche dans le gosier. »

X §

Ainsi pensait sir John Fortescue, chancelier d’Angleterre sous Henri VI, exilé en France pendant la guerre des Deux Roses, un des plus anciens prosateurs, et le premier qui ait jugé et expliqué la constitution de son [p. 141]pays148. « C’est la lâcheté, dit-il, et le manque de cœur et de courage qui empêche les Français de se soulever, et non la pauvreté149. Aucun Français n’a ce courage comme un Anglais. On a souvent vu en Angleterre trois ou quatre bandits, par pauvreté, se jeter sur sept ou huit hommes honnêtes, et les voler tous ; mais on n’a point vu en France sept ou huit bandits assez hardis pour voler trois ou quatre hommes honnêtes. C’est pourquoi il est tout à fait rare que des Français soient pendus pour vol à main armée, car ils n’ont point le cœur de faire une action si terrible. Aussi y a-t-il plus d’hommes pendus en Angleterre en un an pour vol à main armée et pour meurtre, qu’il y en a de pendus en France pour la même espèce de crime en sept ans… Si l’Anglais est pauvre et voit un autre homme ayant des richesses qu’on puisse lui prendre par force, il ne manquera pas de le faire, à moins qu’il ne soit lui-même tout à fait honnête150. » Ceci jette un jour subit et terrible sur l’état violent de cette société armée [p. 142]où les coups de main sont journaliers, et où chacun riche ou pauvre, vit la main sur la garde de son épée. Il y a sous Édouard Ier de grandes bandes de malfaiteurs qui courent le pays et combattent quand on veut les prendre ; il faut que les habitants de la ville s’attroupent, et aussi ceux des villes voisines, « avec des cris et des huées », pour les poursuivre et les saisir. Il y a sous Édouard III des barons qui chevauchent avec de grandes escortes d’hommes d’armes et d’archers, « occupant les manoirs, enlevant les dames et les demoiselles, mutilant, tuant, rançonnant les gens jusque dans leurs maisons, comme si c’était en pays ennemi, et quelquefois venant devant les juges aux sessions, en telle façon, et en si grande force que les juges sont effrayés et n’osent faire justice151. » Lisez les lettres de la famille Paston, sous Henri VI et Édouard IV, et vous verrez comment la guerre privée est à chaque porte, comme il faut se munir d’hommes et d’armes, être debout pour défendre son bien, compter sur soi, sur sa vigueur et son courage. C’est cet excès de vigueur et cette promptitude aux coups qui, après leurs victoires en France, les a poussés l’un contre l’autre en Angleterre, dans les boucheries des Deux Roses. Les [p. 143]étrangers qui les voient sont étonnés de leur force de corps et de cœur, « des grandes pièces de bœuf » qui alimentent leurs muscles, de leurs habitudes militaires, de leur farouche obstination « de bêtes sauvages152. » Ils ressemblent à leurs bouledogues, race indomptable, qui, dans la folie de leur courage, « vont les yeux fermés se jeter dans la gueule d’un ours de Russie, et se font écraser la tête comme une pomme pourrie. » Cet étrange état d’une société militante, si plein de dangers et qui exige tant d’efforts, ne les effraye pas. Le roi Édouard, ayant ordonné de mettre les perturbateurs en prison sans procédure, et ne point les relâcher sous caution ni autrement, les communes déclarent l’ordonnance « horriblement vexatoire », réclament, refusent d’être trop protégées. Moins de paix, mais plus d’indépendance. Ils maintiennent les garanties du sujet aux dépens de la sécurité du public et préfèrent la liberté turbulente à l’ordre arbitraire : mieux vaut souffrir des maraudeurs qu’on peut combattre que des prévôts sous lesquels il faudrait plier.

C’est cette fière et persistante pensée qui produit et conduit tout le livre de Fortescue. « Il y a deux sortes de royautés, dit-il, desquelles l’une est le gouvernement royal et absolu, l’autre est le gouvernement royal et constitutionnel153. » Le premier est établi en France, le second en Angleterre. « Et ils diffèrent en [p. 144]cela que le premier peut gouverner ses peuples par des lois qu’il fera lui-même, et ainsi mettre sur eux des tailles et autres impositions, telles qu’il voudra, sans leur consentement. Le second ne peut pas gouverner ses peuples par d’autres lois que par celles qu’ils ont consenties ; et ainsi ne peut mettre sur eux des impositions sans leur consentement154. » Dans un État comme celui-ci, c’est la volonté du peuple qui est « la première chose vivante, et qui envoie le sang dans la tête et dans tous les membres du corps politique… Et de même que la tête du corps physique ne peut changer ses nerfs, ni refuser à ses membres les forces et le sang qui doit les alimenter, de même le roi qui est la tête du corps politique ne peut changer les lois de ce corps, ni enlever à son peuple sa substance lorsque celui-ci réclame et refuse… Un roi de cette sorte n’a été élevé à sa dignité que pour protéger les sujets de la loi, leurs corps et leurs biens, et le peuple ne lui a délégué de pouvoir que pour cet objet ; il ne lui est pas permis d’en exercer un autre155. » Voici [p. 145]donc, dès le quinzième siècle, toutes les idées de Locke ; tant la pratique est puissante à suggérer la théorie ! tant la jouissance de la liberté fait vite découvrir aux hommes la nature de la liberté ! Fortescue va plus loin : il oppose, pied à pied, la loi romaine, héritage des peuples latins, à la loi anglaise, héritage des peuples teutoniques : l’une, œuvre de princes absolus, et toute portée à sacrifier l’individu ; l’autre, œuvre de la volonté commune, et toute portée à protéger la personne. Il oppose les maximes des juris-consultes impériaux qui accordent « force de loi à tout ce qu’a décidé le prince », aux statuts d’Angleterre [p. 146]« qui, bien loin d’être établis par la volonté du prince, sont décrétés du consentement de tout le royaume, par la sagesse de plus de trois cents hommes élus, en sorte qu’ils ne peuvent nuire au peuple ni manquer de lui être avantageux. » Il oppose la nomination arbitraire des fonctionnaires impériaux à l’élection du shérif qui, chaque année, pour chaque comté, est choisi par le roi entre trois chevaliers ou écuyers du comté désignés par le Conseil des Lords spirituels et temporels, des justices, des barons de l’Échiquier et d’autres grands officiers. Il oppose la procédure romaine, qui se contente de deux témoignages pour condamner un homme, au jury, aux trois récusations permises, aux admirables garanties d’équité dont l’honnêteté, le nombre, la réputation et la condition des jurés entourent la sentence. Ainsi protégées, les communes d’Angleterre ne peuvent manquer d’être florissantes. Considérez, au contraire, dit-il au jeune [p. 147]prince qu’il instruit, l’état des communes en France. Par les tailles, la gabelle, les impôts sur le vin, les logements des gens de guerre, elles sont réduites à l’extrême misère. « Vous les avez vues en voyageant… Elles sont si appauvries et détruites, qu’elles ne peuvent presque pas vivre : ils boivent de l’eau, ils mangent des pommes avec du pain bien brun fait de seigle. Ils ne mangent pas de viande, si ce n’est rarement un peu de lard, ou quelque chose des entrailles et de la tête des bêtes tuées pour les nobles et les marchands… Les gens d’armes leur mangent leurs volailles, tellement qu’il leur reste à peine les œufs, qui sont pour eux un très-grand régal. Ils ne portent point de laine, hormis un pauvre gilet sous leur vêtement de dessus, qui est fait de grosse toile et qu’ils appellent une blouse. Leurs culottes sont de toile pareille, et ne passent pas le genou, en sorte que le reste de la jambe est nu. Leurs femmes et leurs enfants vont pieds nus… Car plusieurs d’entre eux qui avaient coutume de payer chaque année à leur seigneur un écu pour leur terre, payent maintenant au roi, par-dessus cet écu, cinq écus. C’est pourquoi ils sont contraints par nécessité de tellement veiller, travailler, fouiller le sol pour vivre, que leur corps est tout appauvri et leur espèce réduite à néant. Ils vont courbés et sont faibles, et ne sont pas capables de combattre et de défendre le royaume ; ils n’ont point d’armes non plus, ni d’argent pour en acheter156. »

[p. 148]« Voilà les fruits du gouvernement absolu. Mais, béni soit Dieu ! notre terre est régie par une meilleure loi, et, à cause de cela, le peuple de ce pays n’est point dans une telle pénurie ; les gens n’y sont point non plus maltraités dans leurs personnes ; mais ils sont riches, et ont toutes les choses nécessaires pour l’entretien de leur corps. C’est pourquoi ils sont puissants et capables de résister aux adversaires du royaume qui leur font ou voudront leur faire tort. Et ceci est le fruit de ce jus politicum et regale sous lequel nous vivons… Tout habitant de ce royaume jouit des fruits que lui produit sa terre, ou que lui rapportent ses bêtes, et aussi de tous les profits qu’il peut faire [p. 149]par son industrie propre ou par celle d’autrui, sur terre et sur mer ; il en use à son gré, et personne ne l’en empêche, par rapine ou injustice, sans lui faire une juste compensation157… Il n’est point appelé en justice, sinon devant les juges ordinaires et selon la loi du pays, ni saisi dans ses possessions ou dans ses biens-meubles, ni arrêté pour un crime, si grand ou si énorme qu’il soit, sinon selon la loi du pays et devant les juges susdits… C’est pourquoi les gens de ce pays sont bien fournis d’or et d’argent et de toutes les choses nécessaires à la vie. Ils ne boivent point d’eau, si ce n’est par pénitence ; ils mangent abondamment de toutes les sortes de chairs et de poissons. Ils ont des étoffes de bonne laine pour tous leurs vêtements ; même ils ont quantité de couvertures dans leurs maisons, et de toutes les choses qu’on fait en laine ; ils sont riches en mobiliers, en instruments de culture, et en toutes les choses qui servent à mener une vie tranquille et heureuse, chacun selon son état. » Tout cela vient de la constitution du pays, et de la distribution de la terre. Tandis que dans les autres contrées on ne trouve qu’une populace de pauvres et ça et là quelques seigneurs, l’Angleterre est si couverte et remplie de possesseurs de terres et de champs, « qu’il n’y a point de domaine si petit qui ne renferme un chevalier, un écuyer, ou quelque propriétaire, comme ceux qu’on appelle franklins, enrichi de grandes possessions, et aussi d’autres francs [p. 150]tenanciers, et beaucoup de yeomen capables, par leurs revenus, de faire un jury dans la forme ci-dessus mentionnée. Car il y a dans ce pays plusieurs yeomen qui peuvent dépenser plus de six cents écus par an. » Ce sont eux qui sont la substance du pays158. « Ils sont très-supérieurs159, dit un autre auteur au siècle suivant, aux simples laboureurs et aux journaliers. Ils ont de bonnes maisons où ils vivent à l’aise et travaillent pour s’enrichir. La plupart sont des fermiers qui entretiennent eux-mêmes plusieurs domestiques. C’est cette classe d’hommes qui s’est rendue jadis si redoutable aux Français, et, bien qu’ils ne soient appelés ni maîtres ni messires, comme les gentilshommes et les [p. 151]chevaliers, mais simplement Jean et Thomas, ils ont rendu de grands services dans nos guerres. Nos rois, ont livré avec eux huit batailles, et se tenaient dans leurs rangs qui formaient l’infanterie de nos armées, tandis que les rois de France se tenaient au milieu de leur cavalerie ; le prince montrait ainsi des deux parts où était la principale force. » De pareils hommes, dit Fortescue, peuvent faire un vrai jury, et aussi voter, résister, s’associer, accomplir toutes les actions par lesquelles subsiste un gouvernement libre ; car ils sont nombreux dans chaque canton ; ils ne sont point « abrutis », comme les paysans craintifs de France ; ils ont leur honneur et celui de leur famille à conserver », ils sont bien approvisionnés d’armes, ils se souviennent qu’ils ont gagné des batailles en France160. [p. 152]Telle est la classe obscure encore, mais chaque siècle plus riche et plus puissante, qui, fondée par l’aristocratie saxonne rabaissée et soutenue par le caractère saxon conservé, a fini, sous la conduite de la petite noblesse normande et sous le patronage de la grande noblesse normande, par établir et asseoir une constitution libre et une nation digne de la liberté.

XI §

Quand des hommes sont, comme ceux-ci, doués d’un naturel sérieux, munis d’un esprit décidé, et pourvus d’habitudes indépendantes, ils s’occupent de leur conscience comme de leurs affaires, et finissent par mettre la main dans l’Église comme dans l’État. Il y a déjà longtemps que les exactions de la cour romaine ont provoqué les réclamations publiques161 et que le haut clergé est impopulaire ; on se plaint que les plus grands bénéfices soient livrés par le pape à des étrangers qui ne résident pas ; que tel Italien inconnu en Angleterre possède à lui seul cinquante à soixante bénéfices en Angleterre ; que l’argent anglais coule à flots vers Rome, et que les clercs, n’étant plus [p. 153]jugés que par les clercs, se livrent à leurs vices et abusent de l’impunité. Dans les premières années de Henri III, on comptait près de cent homicides commis par des prêtres encore vivants. Au commencement du quatorzième siècle, le revenu ecclésiastique était douze fois plus grand que le revenu civil. Environ la moitié du sol était aux mains du clergé. À la fin du siècle, les communes déclarent que les taxes payées à l’Église sont cinq fois plus grandes que les taxes payées à la couronne, et, quelques années après162, considérant que les biens du clergé ne lui servent qu’à vivre dans l’oisiveté et dans le luxe, elles proposent de les confisquer au profit du public. Déjà l’idée de la Réforme avait percé. On se souvient que, dans les ballades, le héros populaire, Robin Hood, ordonne à ses gens d’épargner les yeomen, les gens de travail, même les chevaliers, s’ils sont « bons garçons », mais de ne jamais faire grâce aux abbés ni aux évêques. Les prélats pèsent durement sur le peuple par leurs droits, leurs tribunaux et leurs dîmes, et, tout d’un coup, parmi les bavardages agréables ou les radotages monotones des versificateurs normands, on entend tonner contre eux la voix indignée d’un Saxon, d’un homme du peuple et d’un opprimé.

[p. 154]C’est la vision de Piers Plowman, un paysan à charrue163, écrite, dit-on, par un prêtre séculier d’Oxford. Sans doute, les traces du goût français y sont visibles ; il n’en saurait être autrement ; les gens d’en bas ne peuvent jamais se défendre tout à fait d’imiter les gens d’en haut ; et les plus francs des poëtes populaires, Burns et Béranger, gardent trop souvent le style académique. Pareillement ici, la machine à la mode, l’allégorie du roman de la Rose, est mise en usage : on voit s’avancer, Bien-Faire, Corruption, Avarice, Simonie, Conscience, et tout un peuple d’abstractions parlantes. Mais en dépit de ces vains fantômes étrangers, le corps du poëme est national et vivant. L’antique langage reparaît en partie, et l’antique mètre reparaît tout à fait ; plus de rimes, mais des allitérations barbares ; plus de badinage, mais une gravité âpre, une invective soutenue, une imagination grandiose et sombre, de lourds textes latins, assénés comme par la main d’un protestant. Il s’est endormi sur les hauteurs de Malverne, et là il a eu un merveilleux songe. Il a songé « qu’il était dans un désert,  — il ne put jamais savoir en quel endroit,  — et comme il regardait en l’air,  — du côté du soleil,  — il vit une tour sur une hauteur,  — royalement bâtie,  — une profonde vallée au-dessous,  — et là-dedans un donjon,  — avec de profonds fossés noirs,  — et terribles à voir. » Puis, entre les deux, une grande plaine remplie de monde, « d’hommes de [p. 155]toutes sortes,  — pauvres et riches,  — travaillant et s’agitent,  — comme le veut le monde ; — quelques-uns à la charrue — labouraient avec un grand effort,  — pour ensemencer et planter,  — et peinaient durement,  — gagnant ce que des prodigues venaient détruire et engloutir164. » Lugubre peinture du monde, pareille aux rêves formidables qui reviennent si souvent chez Albert Durer et chez Luther ; les premiers réformateurs sont persuadés que la terre est livrée au mal, que le diable y a son empire et ses officiers, que l’Antechrist, assis sur le trône de Rome, étale les pompes ecclésiastiques pour séduire les âmes et les précipiter dans le feu de l’enfer. De même ici l’Antechrist, la bannière levée, entre dans un couvent : les cloches sonnent ; les moines, en procession solennelle, vont à sa rencontre pour recevoir et pour féliciter leur seigneur et leur père. Avec sept grands géants, les sept Péchés capitaux, il assiége Conscience, et l’assaut est conduit par Paresse, qui mène avec elle une armée de plus de mille prélats. Car ce sont les vices qui règnent, d’autant plus odieux qu’ils sont dans les places saintes, et emploient au service du [p. 156]diable l’église de Dieu. « La religion à présent est un beau cavalier, un coureur de rues,  — un meneur de fêtes, un acheteur de terres,  — qui éperonne son palefroi, de manoir en manoir,  — avec une meute à ses talons, comme un seigneur », et se fait servir à genoux par des valets165. Mais cette parade sacrilége n’a qu’un temps, et Dieu met la main sur les hommes pour les avertir. Au commandement de Conscience, voici que Nature envoie d’en haut l’escadron des fléaux et des maladies, « fièvres et fluxions,  — toux et maux de cœur,  — crampes et maux de dents,  — rhumatismes et rougeoles,  — teignes et gales de la tête,  — inflammations et tumeurs — et enflures brûlantes,  — frénésies et maladies ignobles,  — fourriers de Nature. » Des cris partent : « Au secours ! voici la Mort terrible,  — qui vient pour nous détruire tous ! » Et les pourritures arrivent, les pustules, les pestes, les douleurs perçantes : la Mort accourt, « brisant tout en poussière,  — rois et chevaliers, empereurs et papes. —  Maint seigneur qui vivait pour le plaisir, cria haut,  — mainte aimable dame, et maîtresse de chevaliers,  — pâma et mourut [p. 157]dolente par les dents de la Mort166. » Ce sont là des entassements de misères pareils à ceux que Milton a étalés dans sa vision de la vie humaine167 ; ce sont là les tragiques peintures et les émotions dans lesquelles se complairont les réformateurs ; il y a tel discours de Knox aux dames galantes de Marie Stuart, qui arrache aussi brutalement la parure du cadavre humain pour en montrer l’ignominie. Déjà paraît la conception du monde propre aux peuples du Nord, toute triste et morale. On n’est point à l’aise en ces pays ; il y faut lutter à toute heure contre le froid, contre la pluie. On n’y peut point vivre nonchalamment étendu sous la belle lumière, dans l’air tiède et clair, les yeux occupés par les nobles formes et l’heureuse sérénité du paysage. Il faut travailler pour y subsister, être attentif, exact, clore et réparer sa maison, patauger courageusement dans la boue derrière sa charrue, allumer sa lampe en plein jour dans son échoppe ; ce que le climat impose à l’homme d’incommodités et ce qu’il en exige de résistances est infini. [p. 158]De là la mélancolie et l’idée du devoir. L’homme pense naturellement à la vie comme à un combat, plus souvent encore à la noire mort qui clôt cette parade meurtrière, et fait descendre tant de cavalcades empanachées et tumultueuses dans le silence et l’éternité du cercueil. Tout ce monde visible est vain ; il n’y a de vrai que la vertu de l’homme, l’énergie courageuse par laquelle il prend le commandement de lui-même, et l’énergie généreuse par laquelle il s’emploie au service d’autrui. C’est sur ce fond que les yeux s’attachent ; ils percent la décoration mondaine et négligent la jouissance sensuelle, pour aller jusque-là. Par ce mouvement intérieur, le modèle idéal est déplacé, et l’on voit jaillir une nouvelle source d’action, l’idée du juste. Ce qui les révolte contre la pompe et l’insolence ecclésiastique, ce n’est ni l’envie du plébéien pauvre, ni la colère de l’homme exploité, ni le besoin révolutionnaire d’appliquer la vérité abstraite, mais la conscience ; ils tremblent de ne point faire leur salut, s’ils restent dans une église corrompue ; ils ont peur des menaces de Dieu, et n’osent point s’embarquer avec des guides douteux pour le grand voyage. « Qu’est-ce que la justice, se demandait anxieusement Luther, et comment l’aurai-je ? » Avec les mêmes inquiétudes, Piers Plowman part pour chercher Bien-Faire, et demande à chacun de lui enseigner où il le trouvera. « Chez nous », lui disent deux moines. « Non, dit-il, puisque l’homme juste pèche sept fois par jour, vous péchez, et ainsi la vraie justice n’est pas chez vous. » C’est à [p. 159]« l’étude et à l’écriture », comme Luther, qu’il a recours ; les clercs parlent bien de Dieu à table et aussi de la Trinité, « en citant saint Bernard, avec force beaux arguments pompeux, quand les ménestrels ont fini leur musique ; mais pendant ce temps les pauvres peuvent pleurer à la porte et trembler de froid sans que nul les soulage. » Au contraire, on crie contre eux comme après des chiens, et on les chasse. « Tous ces grands maîtres ont Dieu à la bouche, ce sont les pauvres gens qui l’ont dans le cœur168 », et c’est le cœur, c’est la foi intérieure, c’est la vertu vivante qui font la religion vraie. Voilà ce que les lourds Saxons ont commencé à découvrir ; la conscience germanique s’est éveillée et aussi le bon sens anglais, l’énergie personnelle, la résolution de juger et de décider seul, par soi et pour soi.

« Christ est notre tête, nous n’avons pas d’autre tête », dit un poëme attribué à Chaucer, et qui revendique avec d’autres l’indépendance pour les consciences chrétiennes169. « Nous aussi, nous sommes ses membres. —  Il nous a dit à tous de l’appeler notre père. —  Il nous a interdit ce nom de maître ; — tous les maîtres sont faux et méchants. » Point d’intermédiaire entre l’homme et Dieu ; les docteurs ont beau revendiquer l’autorité pour leurs paroles, il y en a une plus autorisée, celle de Dieu. On l’entend dès le quatorzième siècle, cette grande parole ; elle a quitté les [p. 160]écoles savantes, les langues mortes, les poudreux rayons où les clercs la laissaient dormir, recouverte par l’entassement des commentateurs et des Pères170. Wicleff a paru, et l’a traduite comme Luther, et dans le même esprit que Luther. « Tous les chrétiens, hommes et femmes171, vieux et jeunes, dit-il dans sa préface, doivent étudier fort le Nouveau Testament, car il a pleine autorité, et il est ouvert à l’entendement des gens simples dans les points qui sont le plus nécessaires au salut. » Il faut que la religion soit séculière, qu’elle sorte des mains du clergé qui l’accapare ; chacun doit écouter et lire par lui-même la parole de Dieu ; il sera sûr qu’elle n’aura pas été corrompue au passage ; il la sentira mieux ; bien plus, il l’entendra mieux ; « car chaque endroit de la sainte Écriture, les clairs comme les obscurs, enseignent la douceur et la charité. C’est pourquoi celui qui pratique la douceur et la charité a la vraie intelligence et toute la perfection de la sainte Écriture… Ainsi, que nul homme simple d’esprit ne s’effraye d’étudier le texte de la sainte Écriture… Et que nul clerc ne se vante d’avoir la vraie intelligence de l’Écriture, car la vraie intelligence de l’Écriture sans [p. 161]la charité ne fait que damner un homme plus à fond… Et l’orgueil et la convoitise des clercs sont causes de leur aveuglement et de leur hérésie, et les privent de la vraie intelligence de l’Écriture172. » Ce sont là les redoutables paroles qui commencent à circuler dans les échoppes et dans les écoles ; on lit cette Bible traduite, et on la commente ; on juge d’après elle l’Église présente. Quels jugements ces esprits sérieux et neufs en portèrent, avec quelle promptitude ils s’élancèrent jusqu’à la vraie religion de leur race, c’est ce qu’on peut voir dans leur pétition au Parlement173 : Cent trente ans avant Luther, ils disaient que le pape n’est point établi par le Christ, que les pèlerinages et le culte des images sont voisins de l’idolâtrie, que les rites extérieurs sont sans importance, que les prêtres ne doivent point posséder de biens temporels, que la doctrine de la transsubstantiation rend le peuple idolâtre, que les prêtres n’ont [p. 162]point le pouvoir d’absoudre les péchés. En preuve de tout cela, ils apportaient des textes de l’Écriture. Figurez-vous ces braves esprits, ces simples et fortes âmes, qui commencent à lire le soir, dans leur boutique, sous leur mauvaise chandelle ; car ce sont des hommes de boutique, un tailleur, un pelletier, un boulanger qui, côte à côte avec quelques lettrés, se mettent à lire, bien plus à croire, et à se faire brûler174. Quel spectacle au quinzième siècle, et quelle promesse ! Il semble qu’avec la liberté de l’action, la liberté de l’esprit va paraître, que ces communes vont penser, parler, que sous la littérature officielle, imitée de France, une nouvelle littérature va paraître, et que l’Angleterre, la vraie Angleterre, à demi muette depuis la conquête, va enfin trouver une voix.

Elle ne l’a pas trouvée. Le roi, les pairs s’allient à l’Église, établissent des statuts terribles, détruisent les livres, brûlent les hérétiques vivants, souvent avec des raffinements, l’un dans un tonneau, l’autre pendu au milieu du corps par une chaîne de fer ; le temporel du clergé était attaqué, et avec lui toute la constitution anglaise, et de tout son poids le grand établissement d’en haut écrasa les démolisseurs d’en bas. Obscurément, en silence, pendant que, dans les guerres des Deux Roses, les grands s’égorgent, les communes continuent à travailler et à vivre, à se dégager de l’Église officielle, à garder leurs libertés, à accroître [p. 163]leur richesse175, mais sans aller au-delà. Comme une énorme et longue roche qui fait le fond du sol et pourtant n’affleure que de loin en loin, elles ne se montrent qu’à peine. Nulle grande œuvre poétique ou religieuse ne les manifeste à la lumière. Ils ont chanté, mais leurs ballades ignorées, puis transformées, ne nous arrivent que sous une rédaction tardive. Ils ont prié, mais, sauf un ou deux poëmes médiocres, leur doctrine incomplète et réprimée n’a point abouti. On voit bien par le chant, l’accent et le tour de leurs ballades176, qu’ils sont capables de la plus belle invention poétique ; mais leur poésie reste entre les mains des yeomen et des joueurs de harpe. On sent bien, par la précocité et l’énergie de leurs réclamations religieuses, qu’ils sont capables des croyances les plus passionnées et les plus sévères ; mais leur foi demeure enfouie dans les arrière-boutiques de quelques sectaires obscurs. Ni leur foi ni leur poésie n’a pu atteindre son achèvement ou son issue. La Renaissance et la Réforme, qui sont les deux explosions nationales, [p. 164]sont encore lointaines, et la littérature du temps va garder jusqu’au bout, comme la haute société anglaise, l’empreinte presque pure de son origine française et de ses modèles étrangers.

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Chapitre III.
La nouvelle langue. §

I. Chaucer. —  Son éducation. —  Sa vie politique et mondaine. —  En quoi elle a servi son talent. —  Il est le peintre de la seconde société féodale. §

[p. 166]Cependant, à travers tant de tentatives infructueuses, dans la longue impuissance de la littérature normande qui se contentait de copier et de la littérature saxonne qui ne pouvait aboutir, la langue définitive s’était faite, et il y avait place pour un grand écrivain. Un homme supérieur parut, Jeffrey Chaucer, inventeur quoique disciple, original quoique traducteur, et qui, par son génie, son éducation et sa vie, se trouva capable de connaître et de peindre tout un monde, mais surtout de contenter le monde chevaleresque et les cours somptueuses qui brillaient sur les sommets177. Il en était, quoique lettré et versé dans toutes les branches de la scolastique, et il y eut si bien part, que sa vie fut d’un bout à l’autre celle d’un homme du monde et d’un homme d’action. Tour à tour on le voit à l’armée du roi Édouard, gentilhomme du roi, mari [p. 167]d’une demoiselle de la reine, muni d’une pension, pourvu de places, député au parlement, chevalier, fondateur d’une famille qui fit fortune jusqu’à s’allier plus tard à la race royale. Cependant il était dans les conseils du roi, beau-frère du duc de Lancastre, employé plusieurs fois en ambassades ouvertes ou en missions secrètes, à Florence, à Gênes, à Milan, en Flandre, négociateur en France pour le mariage du prince de Galles, parmi les hauts et les bas de la politique, disgracié, puis rétabli : expérience des affaires, des voyages, de la guerre, de la cour, voilà une éducation tout autre que celle des livres. Comptez qu’il est à la cour d’Edouard III, la plus splendide de l’Europe, parmi les tournois, les entrées, les magnificences, qu’il figurait dans les pompes de France et de Milan, qu’il conversait avec Pétrarque, peut-être avec Boccace et Froissart, qu’il fut acteur et spectateur des plus beaux et des plus tragiques spectacles. Dans ces quelques mots, que de cérémonies et de cavalcades ! quel défilé d’armures, de chevaux caparaçonnés, de dames parées ! quel étalage de mœurs galantes et seigneuriales ! quel monde varié et brillant, capable de remplir l’esprit et les yeux d’un poëte ! Comme Froissart et mieux que Froissart, il a pu peindre les châteaux des nobles, leurs entretiens, leurs amours, même quelque chose d’autre, et leur plaire par leur portrait.

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II. Comment le moyen âge a dégénéré. —  Diminution du sérieux dans les mœurs, dans les écrits et dans les œuvres d’art. —  Besoin d’excitation. —  Situations analogues de l’architecture et de la littérature. §

Deux idées avaient soulevé le moyen âge hors de l’informe barbarie : l’une religieuse, qui avait dressé les gigantesques cathédrales et arraché du sol les populations pour les pousser sur la Terre sainte ; l’autre séculière, qui avait bâti les forteresses féodales et planté l’homme de cœur debout et armé sur son domaine ; l’une qui avait produit le héros aventureux, l’autre qui avait produit le moine mystique ; l’une qui est la croyance en Dieu, l’autre qui est la croyance en soi. Toutes deux, excessives, avaient dégénéré par l’emportement de leur propre force : l’une avait exalté l’indépendance jusqu’à la révolte, l’autre avait égaré la piété jusqu’à l’enthousiasme ; la première rendait l’homme impropre à la vie civile, la seconde retirait l’homme de la vie naturelle ; l’une, instituant le désordre, dissolvait la société ; l’autre, intronisant la déraison, pervertissait l’intelligence. Il avait fallu réprimer la chevalerie qui aboutissait au brigandage et refréner la dévotion qui amenait la servitude. La féodalité turbulente s’était énervée comme la théocratie oppressive, et les deux grandes passions maîtresses, privées de leur séve et retranchées de leur tige, s’alanguissaient jusqu’à laisser la monotonie de l’habitude et le goût du monde germer à leur place et fleurir sous leur nom.

Insensiblement le sérieux diminue dans les écrits [p. 169]comme dans les mœurs, dans les œuvres d’art comme dans les écrits. L’architecture, au lieu d’être la servante de la foi, devient l’esclave de la fantaisie. Elle s’exagère, elle poursuit les ornements, elle oublie l’ensemble pour les détails, elle lance ses clochers à des hauteurs démesurées, elle festonne ses églises de dais, de pinacles, de trèfles en pignons, de galeries à jour : « Son unique souci est de monter toujours, de revêtir l’édifice sacré d’une éblouissante parure qui le fait ressembler à une fiancée178. » Devant cette merveilleuse dentelle, quelle émotion peut-on avoir sinon l’étonnement agréable ? et que devient le sentiment chrétien devant ces décorations d’opéra ? Pareillement la littérature s’amuse. Au dix-huitième siècle, second âge de la monarchie absolue, on vit d’un côté les pompons et les coupoles enguirlandées, de l’autre les jolis vers de société, les romans musqués et égrillards remplacer les lignes sévères et les écrits nobles. Pareillement au quatorzième siècle, second âge du monde féodal, on voit d’un côté des guipures de pierre et la svelte efflorescence des formes aériennes, de l’autre les vers raffinés et les contes divertissants remplacer la vieille architecture grandiose et la vieille épopée simple. Ce n’est plus le trop-plein d’un sentiment vrai, c’est le besoin d’excitation qui les produit. Considérez Chaucer, quels sont ses sujets et comment il les choisit. Il va les quêter partout, en Italie, en France, dans les légendes populaires, dans les vieux classiques. Ses lecteurs ont [p. 170]besoin de diversité, et son office est de les « fournir de beaux dits  » : c’est l’office du poëte en ce temps179. Les seigneurs à table ont achevé leur dîner, les ménestrels viennent chanter, la clarté des torches tombe sur le velours et l’hermine, sur les figures fantastiques, les bigarrures, les broderies ouvragées des longues robes ; à ce moment le poëte arrive, offre son manuscrit « richement enluminé, relié en violet cramoisi, embelli de fermoirs, de bossettes d’argent, de roses d’or  » ; on lui demande de quoi il traite, et il répond « d’amour. »

III. En quoi Chaucer est du moyen âge. —  Poëmes romantiques et décoratifs. —  Le Roman de la Rose. —  Troïlus et Cressida. —  Contes de Cantorbéry. —  Défilé de descriptions et d’événements. —  La Maison de la Renommée. —  Visions et rêves fantastiques. —  Poëmes d’amour. —  Troïlus et Cressida. —  Développement exagéré de l’amour au moyen âge. —  Pourquoi l’esprit avait pris cette voie. —  L’amour mystique. —  La Fleur et la Feuille. —  L’amour sensuel. —  Troïlus et Cressida. §

En effet, c’est le sujet le plus agréable, le plus propre à faire couler doucement les heures du soir, entre la coupe de vin épicé et les parfums qui brûlent dans la chambre. Chaucer traduit d’abord le grand magasin de galanterie, le roman de la Rose. Null passe-temps plus joli : il s’agit d’une rose que l’amant veut cueillir, on devine bien laquelle ; les peintures du mois de mai, des bosquets, de la terre parée, des haies reverdies, foisonnent et fleuronnent. Puis viennent les portraits des dames riantes, Richesse, Franchise, Gaieté, et par contraste, ceux des personnages tristes, Danger, Travail, tous abondants, minutieux, avec le détail des traits, des vêtements, des gestes ; on s’y [p. 171]promène, comme le long d’une tapisserie ; parmi des paysages, des danses, des châteaux, entre des groupes d’allégories, toutes en vives couleurs chatoyantes, toutes étalées, opposées, incessamment renouvelées et variées pour le plaisir des yeux. Car un mal est venu, inconnu aux âges sérieux, l’ennui ; du nouveau et du brillant, encore du nouveau et du brillant, il en faut absolument pour le combattre, et Chaucer, comme Boccace et Froissard, s’y emploie de tout son cœur. Il emprunte à Boccace son histoire d’Arcite et Palémon, à Lollius son histoire de Troïle et Cressida, et les arrange. Comment les deux jeunes chevaliers thébains Arcite et Palémon s’éprennent ensemble de la belle Émilie, et comment Arcite, vainqueur dans le tournoi, tombe et meurt de sa chute en léguant Émilie à son rival ; comment le beau chevalier troyen Troïle gagne la faveur de Cressida, et comment Cressida l’abandonne pour Diomède, voilà encore des romans en vers et des romans d’amour. Ils sont un peu longs ; tous les écrits de ce temps, français ou imités du français, partent d’esprits trop faciles ; mais comme ils coulent ! Un ruisseau sinueux, qui va sans flots sur un sable uni et luit au soleil par intervalles, peut seul en donner l’image. Les personnages parlent trop, mais ils parlent si bien ! Même quand ils se querellent, on a plaisir à les entendre, tant les colères et les injures se fondent dans l’abondance heureuse de la conversation continue. Rappelez-vous Froissart, et comment les égorgements, les assassinats, les pestes, les tueries de Jacques, tout l’entassement des misères humaines disparaît chez lui [p. 172]dans la belle humeur uniforme, tellement que les figures furieuses et grimaçantes ne semblent plus que des ornements et des broderies choisies pour mettre en relief l’écheveau des soies nuancées, et colorées qui fait la trame de son récit.

Mais surtout des descriptions viennent par multitudes y insérer leurs dorures. Chaucer vous promène parmi les armures, les palais, les temples, et s’arrête devant chaque belle pièce : ici180 « l’oratoire et la chapelle de Vénus », « et la figure de Vénus elle-même » glorieuse à voir — nue et flottant sur la large mer — depuis le nombril jusqu’au bas toute couverte — de vagues vertes aussi brillantes que le verre,  — ayant dans sa main droite une citole — et sur sa tête gracieuse à voir — une guirlande de roses fraîches, à la douce odeur — pendant qu’au-dessus de sa tête voltigent ses colombes  » ;  — 181 là-bas le temple de Mars, dans une forêt — où n’habite ni homme ni bête,  — avec [p. 173]de vieux arbres noueux, rugueux, stériles,  — aux souches pointues, et hideux à voir,  — à travers lesquels couraient un bruissement et un frémissement,  — comme si la tempête allait briser chaque branche. —  Puis le temple lui-même sous un escarpement — tout entier bâti d’acier bruni et dont l’entrée — était longue, étroite, affreuse à regarder », — tandis que du dehors « venait un souffle si furieux — qu’il soulevait toutes les portes. « Nulle lumière, sauf celle du nord ; chaque pilier en fer luisant et gros comme une tonne ; la porte en diamant indestructible et barrée de fer solide en long et en travers : partout sur les murs les images du meurtre, et dans le sanctuaire « la statue de Mars sur un chariot, armé, l’air furieux et sombre, avec un loup debout devant lui à ses pieds, qui, les yeux rouges, mangeait la chair d’un homme. » Ne sont-ce point là des contrastes bien faits pour réveiller l’attention ? Vous rencontrerez dans Chaucer des enfilades de peintures pareilles. Regardez le défilé des combattants qui viennent jouter en champ clos pour Arcite et Palémon182 : les uns183 avec une targe, d’autres avec un [p. 174]bouclier, d’autres avec une cuirasse et un jupon d’acier ; chacun armé à sa guise, d’épées, de haches, de masses, selon la mode capricieuse de la fantaisie guerrière. En tête « le roi de l’Inde sur un coursier bai, caparaçonné d’acier et couvert de drap d’or brodé ; son habit semé de grosses perles blanches et rondes ; son manteau constellé de rubis rouges étincelants comme le feu, ses cheveux bouclés et blonds luisant au soleil, ses yeux comme ceux d’un lion, sa voix comme une trompette tonnante, une fraîche guirlande de laurier sur sa tête, et sur son poing un aigle apprivoisé, blanc comme un lis. » Puis, d’un autre côté, Lycurgue, le roi de Thrace, [p. 175]« aux grands membres, aux muscles durs et forts, aux épaules larges, noir de barbe et viril de face, sa longue chevelure de corbeau tombant derrière son dos, un lourd diadème d’or et de rubis sur la tête, lui-même debout sur un char d’or traîné par quatre taureaux blancs, derrière lui vingt lévriers grands comme de petits buffles et munis de colliers d’or ouvragé, à l’entour cent seigneurs bien armés et bien braves. » Un hérault d’armes ne décrirait pas mieux ni davantage. Les nobles et les dames du temps retrouvaient ici leurs mascarades et leurs tournois.

[p. 176]Il y a quelque chose de plus agréable qu’un beau conte, c’est un assemblage de beaux contes, surtout quand les contes sont de toutes couleurs. Froissart en fait sous le nom de Chroniques, Boccace encore mieux ; puis, après lui, les seigneurs des Cent Nouvelles nouvelles, et plus tard encore Marguerite de Navarre. Quoi de plus naturel parmi des gens qui s’assemblent, causent et veulent se divertir ? Les mœurs du temps les suggèrent ; car les usages et les goûts de la société ont commencé, et la fiction, ainsi conçue, ne fait que transporter dans les livres les conversations qui s’échangent dans les salles et sur les chemins. Chaucer décrit une troupe de pèlerins, gens de toute condition qui vont à Cantorbéry, un chevalier, un homme de loi, un clerc d’Oxford, un médecin, un meunier, une abbesse, un moine, qui conviennent de dire chacun une histoire. « Car il n’eût été ni gai ni réconfortant de chevaucher, muets comme des pierres184. » Ils content donc ; sur ce fil léger et flexible, tous les joyaux, faux ou vrais, de l’imagination féodale viennent poser bout à bout leurs bigarrures et faire un collier : tour à tour de nobles récits chevaleresques, le miracle d’un enfant égorgé par des juifs, les épreuves de la patiente Griselidis, Canace et les merveilleuses inventions de la fantaisie orientale, des fabliaux graveleux sur le mariage et sur les, moines, des contes allégoriques ou moraux, la fable du Coq et de la Poule, l’énumération des grands [p. 177]infortunés : Lucifer, Adam, Samson, Nabuchodonosor, Zénobie, Crésus, Ugolin, Pierre d’Espagne. J’en passe, car il faut abréger. Chaucer est comme un joaillier, les mains pleines ; perles et verroteries, diamants étincelants, agates vulgaires, jais sombres, roses de rubis, tout ce que l’histoire et l’imagination ont pu ramasser et tailler depuis trois siècles en Orient, en France, dans le pays de Galles, en Provence, en Italie, tout ce qui a roulé jusqu’à lui entrechoqué, rompu, ou poli par le courant des siècles et par le grand pêle-mêle de la mémoire humaine, il l’a sous la main, il le dispose, il en compose une longue parure nuancée, à vingt pendants, à mille facettes, et qui par son éclat, ses variétés, ses contrastes, peut attirer et contenter les yeux les plus avides d’amusement et de nouveauté.

IV. En quoi Chaucer est Français. —  Poëmes satiriques et gaillards. —  Contes de Cantorbéry. —  La bourgeoise de Bath et le mariage. —  Le frère quêteur et la religion. —  La bouffonnerie, la polissonnerie et la grossièreté du moyen âge. §

Il fait davantage. L’essor universel de la curiosité intempérante exige des jouissances plus raffinées ; il n’y a que le rêve et la fantaisie qui puissent la satisfaire, non pas la fantaisie profonde et pensive telle qu’on la trouvera dans Shakspeare, non pas le rêve passionné et médité tel qu’on l’a trouvé chez Dante, mais le rêve et la fantaisie des yeux, des oreilles, de tous les sens extérieurs, qui, dans la poésie comme dans l’architecture, réclament des singularités, des merveilles, des défis engagés, gagnés contre le raisonnable et le probable, et qui ne s’assouvissent que [p. 178]par l’entassement et l’éblouissement. Lorsque vous regardez une cathédrale du temps, vous sentez en vous-même un mouvement de crainte. La substance manque ; les murailles évidées pour faire place aux fenêtres, l’échafaudage ouvragé des portes, le prodigieux élan des colonnettes grêles, les sinuosités frêles des arceaux, tout menace ; l’appui s’est retiré pour faire place à l’ornement. Sans le placage extérieur des contre-forts, et l’aide artificielle des crampons de fer, l’édifice aurait croulé au premier jour ; tel qu’il est, il se défait de lui-même ; et il faut entretenir sur place des colonies de maçons pour combattre incessamment sa ruine incessante. Mais les yeux s’oublient à suivre les ondoiements et les enroulements de sa filigrane infinie ; la rose flamboyante du portail et les vitraux peints versent une lumière diaprée sur les stalles sculptées du chœur, sur l’orfévrerie de l’autel, sur les processions de chappes damasquinées et rayonnantes, sur le fourmillement des statues étagées ; et dans ce jour violet, sous cette pourpre vacillante, parmi ces flèches d’or qui percent l’ombre, l’édifice entier ressemble à la queue d’un paon mystique. Pareillement la plupart des poëmes du temps sont dénués de fond ; tout au plus une moralité banale leur sert d’étai ; en somme, le poëte n’a songé qu’à étaler devant nous l’éclat des couleurs et le pêle-mêle des formes. Ce sont des rêves ou des visions ; il y en a cinq ou six dans Chaucer, et vous allez en trouver sur tout votre chemin jusqu’à la Renaissance. Mais l’étalage, est splendide. Chaucer est transporté en songe [p. 179]dans un temple de verre185 où sur les murs sont figurées en or toutes les légendes d’Ovide et de Virgile, défilé infini de personnages et d’habits, semblable à celui qui sur les vitraux des églises occupe alors les yeux des fidèles. Tout d’un coup un grand aigle d’or qui plane près du soleil et luit comme une escarboucle descend avec l’élan de la foudre et l’emporte dans ses serres jusqu’au-dessus des étoiles, pour le déposer ensuite devant le palais de la Renommée, palais resplendissant, bâti de béril avec des fenêtres luisantes et des tourelles dressées, et posé au sommet d’une haute roche de glace presque inaccessible. Tout le côté du sud était couvert par les noms gravés d’hommes fameux, mais le soleil les fondait sans cesse. Du côté du nord, les noms, mieux protégés, restaient entiers. Au sommet des tourelles paraissaient des ménestrels et des jongleurs avec Orphée, Arion et les grands joueurs de harpe, puis derrière eux des myriades de musiciens avec des cors, des flûtes, des cornemuses, des chalumeaux, qui sonnaient et remplissaient l’air ; puis tous les charmeurs, magiciens et prophètes. Il entre, et, dans une haute salle lambrissée d’or, bosselée de perles, sur un trône d’escarboucle, il voit assise une femme, « une grande et noble reine », parmi une multitude infinie de hérauts, dont les surtouts brodés portent les armoiries des plus fameux chevaliers du monde, au son des instruments et de la mélodie céleste que font Calliope et ses sœurs. De son [p. 180]trône jusqu’à la porte s’étend une file de piliers où se tiennent debout les grands historiens et les grands poëtes, Josèphe sur un pilier de plomb et de fer, Stace sur un pilier de fer teint de sang ; Ovide, « le clerc de Vénus », sur un pilier de cuivre ; puis, sur un pilier plus haut que les autres, Homère, et aussi Tite-Live, Darès Phrygius, Guido Colonna, Geoffroy de Monmouth et les autres historiens de la guerre de Troie. Faut-il achever de transcrire cette fantasmagorie, où l’érudition troublée vient gâter l’invention pittoresque, où le badinage fréquent atteste que la vision n’est qu’un divertissement volontaire ? Le poëte et son lecteur se sont figuré pendant une demi-heure des salles parées, des foules bruissantes ; un mince filet de bon sens ingénieux a coulé par-dessous la vapeur diaphane et dorée qu’ils se complaisaient à suivre ; c’en est assez, ils se sont amusés de leurs illusions fugitives et ne demandent rien au-delà.

V. En quoi Chaucer est Anglais et original. —  Conception du caractère et de l’individu. —  Van Eyck et Chaucer sont contemporains. —  Prologue des Contes de Cantorbéry. —  Portraits du franklin, du moine, du meunier, de la bourgeoise, du chevalier, de l’écuyer, de l’abbesse, du bon curé. —  Liaison des événements et des caractères. —  Conception de l’ensemble. —  Importance de cette conception. —  Chaucer précurseur de la Renaissance. —  Il s’arrête en chemin. —  Ses longueurs et ses enfances. —  Causes de cette impuissance. —  Sa prose et ses idées scolastiques. —  Comment dans son siècle il est isolé. §

À travers ces dévergondages d’esprit, parmi ces exigences raffinées et cette exaltation inassouvie de l’imagination et des sens, il y avait une passion, l’amour, qui, les réunissant toutes, s’était développée à l’extrême, et montrait en abrégé le charme maladif, l’exagération foncière et fatale, qui sont les traits propres de cet âge, et que la civilisation espagnole reproduisit plus tard en florissant et en périssant. Depuis longtemps les Cours d’amour en avaient établi la [p. 181]théorie en Provence. « Toute personne qui aime, disaient-elles, pâlit, à l’aspect de celle qu’il aime. —  Toute action de l’amant se termine par penser à ce qu’il aime. L’amour ne peut rien refuser à l’amour186. » Cette recherche de la sensation excessive avait abouti aux extases et aux transports de Guido Cavalcanti et de Dante, et l’on avait vu s’établir en Languedoc une compagnie d’enthousiastes, les pénitents de l’amour, qui, pour prouver la violence de leur passion, s’habillaient l’été de fourrures et de lourdes étoffes, l’hiver de gaze légère, et se promenaient ainsi dans la campagne, tellement que plusieurs d’entre eux en devinrent malades et moururent. Chaucer, d’après eux, expliqua dans ses vers187 l’art d’aimer, les dix commandements, les vingt statuts de l’amour, loua sa dame, « sa délicieuse pâquerette, sa rose vermeille », peignit l’amour dans des ballades, des visions, des allégories, des poëmes didactiques, en cent façons. C’est ici l’amour chevaleresque, exalté, tel que l’a conçu le moyen âge, mais surtout tendre. Troïlus aime Cressida, en troubadour ; sans Pandarus, l’oncle de Cressida, il languirait et finirait par mourir en silence. Il ne veut pas révéler le nom de celle qu’il aime ; il faut que Pandarus le lui arrache, prenne sur lui toutes les hardiesses, invente tous les stratagèmes. Troïlus, si brave et si fort dans la bataille, ne sait devant [p. 182]Cressida que pleurer, demander pardon et s’évanouir. De son côté, Cressida a toutes les délicatesses. Quand Pandarus lui apporte pour la première fois une lettre de Troïlus, elle refuse d’abord, elle a honte de l’ouvrir ; elle ne l’ouvre que parce qu’on lui dit que le pauvre chevalier va mourir. Dès les premiers mots elle devient plus « vermeille qu’une rose », et, si respectueuse que soit la lettre, elle ne veut pas répondre. Elle ne cède enfin qu’aux importunités de son oncle, et répond à Troïlus qu’elle aura pour lui l’affection d’une sœur. Pour Troïlus, il est tout tremblant ; il pâlit quand il voit revenir le messager ; il doute de son bonheur et n’ose croire les assurances qu’on lui en donne. « Tout comme les fleurs par le froid de la nuit — fermées, s’inclinent bas sur leur tige. —  Mais le soleil brillant les redresse,  — et elles s’ouvrent par rangées sous son doux passage. » Ainsi tout d’un coup son cœur s’épanouit de joie. Lentement après mille peines, et par les soins de Pandarus, il obtient un aveu, et dans cet aveu quelle grâce délicieuse !

Et comme le jeune rossignol étonné,
Qui s’arrête d’abord, lorsqu’il commence sa chanson,
S’il entend la voix d’un pâtre,
Ou quelque chose qui remue dans la haie,
Puis, rassuré, il déploie sa voix,
Tout de même Cresside, quand sa crainte eut cessé,
Ouvrit son cœur et lui dit sa pensée188.

[p. 183]Lui, sitôt qu’il aperçoit dans le lointain une espérance :

La voix changée, de pure crainte,
Et cette voix tremblante ainsi que toute sa personne,
Tout à fait humble, et le teint tantôt rouge, 
Tantôt pâle, devant Cresside, sa dame bien-aimée,
Les yeux baissés, la contenance humble et soumise,
Oh ! le premier mot qui s’échappa de sa bouche
Fut deux fois : Merci, merci, ô mon cher cœur189 !

Cet ardent amour éclate en accents passionnés, en élans de félicité. Loin d’être regardé comme une faute, il est la source de toute vertu. Troïlus en devient plus brave, plus généreux, plus honnête ; ses discours roulent maintenant « sur l’amour et sur la vertu, il a en mépris toute vilainie », il honore ceux qui ont du mérite, il soulage ceux qui sont dans la détresse. Et Cressida ravie se répète tout le jour avec un transport d’allégresse cette chanson qui est comme le gazouillement d’un rossignol :

Qui remercierai-je, si ce n’est vous, Dieu de l’amour,
Pour tout le bonheur dans lequel je commence à être plongée ?
Et merci à vous, Seigneur, de ce que j’aime ;
Car je suis justement ainsi dans la droite vie,
[p. 184]Pour fuir toute sorte de vice et de péché.
Elle me mène si bien à la vertu
Que de jour en jour ma volonté s’amende.
Et celui qui dit qu’aimer est un vice
Est envieux, novice tout à fait
Ou, par sécheresse, impuissant à aimer.
Mais moi, de tout mon cœur et de toute ma puissance,
Je l’ai dit, je veux aimer jusqu’à la fin
Mon cher cœur, mon fidèle chevalier,
À qui mon cœur s’est si fort attaché,
Comme lui à moi, que cela durera toujours190 !

Mais le malheur est venu. Son père Calchas la redemande, et les Troyens décident qu’on la rendra en échange des prisonniers. À cette nouvelle, elle s’évanouit, et Troïlus veut se tuer. L’amour semble infini en ce temps ; il joue avec la mort, c’est qu’il fait toute la vie ; hors de la vie supérieure et délicieuse qu’il enfante, il semble qu’il n’y ait plus rien.

Mais Dieu le voulut, de sa pâmoison elle se réveilla
Et commença à soupirer et cria : « Troïlus ! »
Et il répondit : « Cresside, ma dame, 
[p. 185]Vivez-vous encore ? » Et il laissa échapper son épée.
« Oui, mon cœur, dit-elle, grâces soient rendues à Cupidon » ;
Et là-dessus elle soupira péniblement.
Il se mit à la ranimer comme il put,
Il la prit dans ses deux bras et l’embrassa souvent.
À cause de cela son âme qui voltigeait déjà en l’air
Revint dans son triste sein.
Mais enfin, quand ses yeux regardèrent
De côté, alors elle aperçut l’épée
Qui était nue ; et de peur se mit à crier.
Et lui demanda pourquoi il l’avait tirée.
Et Troïlus alors lui en dit la cause,
Et comment de son épée il se serait tué.
Ce pourquoi, Cresside se mit à le regarder
Et à le serrer étroitement dans ses bras,
Et dit : Ô miséricorde ! Mon Dieu ! Hélas ! quelle action !
Ah ! comme nous avons été près de mourir tous deux191 !

Ils se séparent enfin, avec quels serments et quelles [p. 186]larmes ! Et Troïlus, seul dans sa chambre, se répète : « Où est ma dame chérie et bien-aimée ?  — Où est sa blanche poitrine ? où est-elle ? où ?  — Où sont ses bras et ses yeux brillants qui hier, à ce moment, étaient avec moi192 ? » Il va à l’endroit où il l’a vue pour la première fois, puis à un autre où il l’a entendue chanter ; « il n’y a point d’heure du jour ou de la nuit où il ne pense à elle. » Personne n’a depuis trouvé des paroles plus vraies et plus tendres ; voilà les charmantes « branches poétiques » qui avaient poussé à travers l’ignorance grossière et les parades pompeuses ; [p. 187]l’esprit humain au moyen âge avait fleuri du côté où il apercevait le jour.

Mais le récit ne suffit point à exprimer le bonheur et le rêve ; il faut que le poëte aille192-A « dans les plaines qui s’habillent de verdure nouvelle, où les petites fleurs commencent à pousser, où les pluies bonnes et saines renouvellent tout ce qui est vieux et mort  » ; où « l’alouette affairée, messagère du jour, salue dans ses chansons le matin gris, où le soleil dans les buissons sèche les gouttes d’argent suspendues aux feuilles. » Il faut qu’il s’oublie dans les vagues félicités de la campagne, et que, comme Dante, il se perde dans la lumière idéale de l’allégorie. Les songes de l’amour, pour rester vrais, ne doivent pas prendre un corps trop visible, ni entrer dans une histoire trop suivie ; ils ont besoin de flotter dans un lointain vaporeux ; l’âme où ils bourdonnent ne peut plus penser aux lois de la vie ; elle habite un autre monde ; [p. 188]elle s’oublie dans la ravissante émotion qui la trouble et voit ses visions bien-aimées se lever, se mêler, revenir et disparaître, comme on voit, l’été, sur la pente d’une colline, des abeilles voltiger dans un nuage de lumière et tourbillonner autour des fleurs.

Et comme je regardais ce bel endroit,
Soudainement je crus respirer une si douce odeur
D’églantier, que certainement
Il n’y a point, je crois, de cœur au désespoir,
Ni si surchargé de pensées chagrines et mauvaises,
Qui n’eût eu bientôt consolation
S’il eût une fois senti cette douce odeur.

Et comme j’étais debout, jetant de côté les yeux,
J’aperçus le plus beau néflier
Que j’eusse jamais vu dans ma vie,
Aussi rempli de fleurs que cela peut être,
Et dessus un chardonneret qui sautait joliment
De branche en branche, et, à son caprice, mangeait
Çà et là les boutons et les douces fleurs.

— Et comme j’étais assise, écoutant de cette façon les oiseaux,
Il me sembla que j’entendais soudainement des voix,
Les plus douces et les plus délicieuses
Que jamais homme, je le crois vraiment,
Eût entendues de sa vie ; car leur harmonie
Et leur doux accord faisaient une si excellente musique,
Que les voix ressemblaient vraiment à celles des anges193.

Un matin194, dit une dame, aux premières blancheurs du jour, j’entrai dans un bois de chênes « où les larges branches, chargées de fleurs nouvelles, se déployaient en face du soleil, quelques-unes rouges, d’autres avec une belle lumière verte. »

[p. 189]Puis elle voit venir une grande troupe de dames en jupes de velours blanc, chaque jupe « brodée d’émeraudes, [p. 190]de grandes perles rondes, de diamants fins et de rubis rouges. » Et toutes avaient sur les cheveux « un riche réseau d’or orné de riches pierres splendides », avec une couronne de branches fraîches et vertes, les unes de laurier, les autres de chèvrefeuille, les autres d’agnus castus ; en même temps venait une armée de vaillants chevaliers en splendide appareil, avec des casques d’or, des hauberts polis qui brillaient comme le soleil, de nobles coursiers tout caparaçonnés d’écarlate. Chevaliers et dames, ils étaient les serviteurs de la Feuille, et ils s’assirent sous un vaste chêne aux pieds de leur reine.

De l’autre côté, arrivait une troupe de dames aussi magnifiques que les autres, mais couronnées de fleurs nouvelles. C’étaient les serviteurs de la Fleur. Elles descendirent de cheval et se mirent à danser dans la prairie. Mais de lourds nuages montaient dans le ciel et l’orage éclata. Elles voulurent se mettre à l’abri sous un chêne ; il n’y avait plus de place ; elles se cachèrent comme elles purent sous les haies, dans les broussailles ; la pluie vint qui flétrit leurs couronnes, ternit leurs robes et emporta leurs parures ; quand reparut le soleil, elles allèrent demander secours à la reine de la Feuille ; celle-ci, miséricordieuse, les consola, répara l’outrage de la pluie, et leur rendit leur beauté première. Puis tout disparut comme un songe.

[p. 191]La promeneuse s’étonnait, quand tout d’un coup elle aperçut une belle dame qui venait l’instruire. Elle apprit que les serviteurs de la Feuille avaient vécu en braves chevaliers, et que ceux de la Fleur avaient aimé l’oisiveté et le plaisir. Elle promit de servir la Feuille et s’en revint.

Ceci est-il une allégorie ? À tout le moins, le bel esprit y manque. Il n’y a point ici d’ingénieuse énigme ; la fantaisie est seule maîtresse, et le poëte ne songe qu’à dérouler en vers paisibles le fugitif et brillant cortége qui vient amuser son âme et enchanter ses yeux.

Lui-même195, le premier jour de mai, il se lève et s’en va dans une prairie. L’amour entre dans son cœur [p. 192]avec l’air chaud et suave ; la campagne se transfigure, les oiseaux parlent, et il les entend :

Là je m’assis parmi les belles fleurs,
Et je vis les oiseaux sortir en sautillant des berceaux
Où toute la nuit ils s’étaient reposés.
Ils étaient si joyeux de la lumière du jour !
Ils commencèrent à faire les honneurs de mai.
— Ils savaient tous ce service par cœur.
Il y avait mainte aimable note.
Les uns chantaient haut, comme s’ils s’étaient lamentés,
Les autres d’autre façon, comme s’ils languissaient de désir ;
Et quelques-uns à plein gosier, de toute leur voix.
— Ils se lissaient les plumes et les faisaient bien brillantes ;
Ils dansaient et sautaient sur les brins d’herbe,
Et toujours deux à deux, ensemble,
Comme s’ils s’étaient choisis pour l’année,
En février, le jour de saint Valentin.
— Et la rivière près de laquelle j’étais assis,
Faisait un tel bruit en coulant,
Et si bien d’accord avec l’harmonie des oiseaux,
Qu’il me semblait que c’était la meilleure mélodie
Qui pût être entendue par aucun homme.

Cette confuse symphonie de bruits vagues trouble les sens ; une langueur secrète entre dans l’âme. Le coucou jette sa voix monotone comme un soupir douloureux et tendre entre les troncs blancs des frênes ; le rossignol fait rouler et ruisseler ses notes triomphantes par-dessus la voûte du feuillage ; le [p. 193]rêve naît de lui-même, et Chaucer les entend disputer sur l’amour. Ils chantent tour à tour une chanson contraire, et le rossignol pleure de chagrin en entendant le coucou mal parler de l’amour. Il se console pourtant à la voix du poëte, en le voyant souffrir comme lui.

« Eh bien, dit-il, use de ce remède :
Chaque jour, en ce beau mois de mai,
Va regarder la fraîche marguerite,
Et quand tu serais par chagrin sur le point de mourir,
Cela adoucira grandement ta peine.

— N’oublie jamais d’être fidèle et bon,
Et je chanterai une des chansons nouvelles,
Pour l’amour de toi, aussi haut que je pourrai chanter. » 
Puis il commença bien haut la chanson :
« Je blâme tous ceux qui sont en amour infidèles. »

C’est jusqu’à ces délicatesses exquises que l’amour, ici comme chez Pétrarque, avait porté la poésie : même par raffinement, comme chez Pétrarque, il s’égare ici parfois dans le bel esprit, les concetti et les pointes. Mais un trait marqué le sépare à l’instant de Pétrarque. S’il est exalté, il est outre cela gracieux, poli, plein de mièvreries, de demi-moqueries, de fines gaietés sensuelles, et un peu bavard, tel que les Français l’ont toujours fait. C’est que Chaucer ici suit ses véritables maîtres, et qu’il est lui-même beau diseur, abondant, prompt au sourire, amateur du plaisir choisi, disciple du Roman de la Rose, et bien moins Italien que Français196. La pente du caractère [p. 194]français fait de l’amour, non une passion, mais un joli festin, arrangé avec goût, où le service est élégant, la chère fine, l’argenterie brillante, les deux convives parés, dispos, ingénieux à se prévenir, à se plaire, à s’égayer et s’en aller. Certainement dans Chaucer, à côté des tirades sentimentale, cette autre veine coule, toute mondaine. Si Troïlus est un amoureux pleurard, l’oncle Pandarus est un coquin égrillard, qui s’offre au plus étrange rôle avec une insistance plaisante, avec une immoralité naïve197, et l’accomplit consciencieusement, gratis et jusqu’au bout. Dans ces belles démarches, Chaucer l’accompagne aussi loin que possible, et n’est point scandalisé. Au contraire, il s’amuse. Au moment délicat, avec une hypocrisie transparente, il se couvre du nom de son auteur. Si vous trouvez le détail leste, dit-il, ce n’est pas ma faute, « les clercs l’ont écrit ainsi dans leurs vieux livres », et il faut bien qu’on traduise ce qui est écrit. Non-seulement il est gai, mais il est moqueur d’un bout à l’autre du récit ; il voit clair à travers les subterfuges de la pudeur féminine ; il en rit malicieusement et sait bien ce qu’il y a derrière ; il a l’air de nous dire, un doigt sur les lèvres ; « Chut ! laissez couler les grands mots, vous serez édifié tout à l’heure. » En effet, nous sommes édifiés, lui aussi ; c’est pourquoi, au moment scabreux, il s’en va, emportant la lumière, et disant [p. 195]« qu’elle ne sert à rien, ni lui non plus. » « Troïlus, dit l’oncle Pandarus, si vous êtes sage, ne vous évanouissez plus, car cela ferait du bruit, et l’on viendrait. » Troïlus a soin de ne pas s’évanouir, et enfin, seule avec lui, Cressida parle ; avec quel esprit, et quelle finesse discrète ! la grâce est extrême ici ; nulle grossièreté. Le bonheur couvre tout, même la volupté, sous la profusion et les parfums de ses divines roses ; tout au plus une légère malice198 vient y insérer sa pointe : Troïlus a sa dame dans ses bras : « Dieu ne nous donne jamais pire mésaventure. » Le poëte est presque aussi content qu’eux ; pour lui comme pour les hommes de son temps, le souverain bien est l’amour non pas transi, mais satisfait ; même on a fini par considérer cette sorte d’amour comme un mérite. Les dames ont déclaré dans leurs sentences « que lorsqu’on aime, on ne peut rien refuser à qui vous aime. » L’amour a force de loi ; il est inscrit dans un code ; on le mêle avec la religion, et il y a une messe de l’amour où les oiseaux, par leurs antiennes199, font un office divin comme celui de la messe. Chaucer maudit de tout son cœur les avaricieux, les gens d’affaires qui le traitent de folie : « Dieu devrait leur donner des oreilles d’âne aussi longues que celles de Midas…, pour leur apprendre qu’ils sont dans le vice, et que les amants dont ils font fi n’y sont pas. Que Dieu leur donne [p. 196]mauvaise chance, et protége tous les amants ! » Il est clair qu’ici la sévérité manque. Elle est rare dans les littératures du Midi ; les Italiens, au moyen âge, faisaient une vertu de « la joie », et vous voyez que ce monde chevaleresque, tel qu’il a été inventé par la France, élargit la morale jusqu’à la confondre avec le plaisir.

VI. Liaison de la philosophie et de la poésie. —  Comment les idées générales ont péri sous la philosophie scolastique. —  Pourquoi la poésie périt. —  Comparaison de la civilisation et de la décadence au moyen âge et en Espagne. —  Extinction de la littérature anglaise. —  Traducteurs. —  Rimeurs de chroniques. —  Poëtes didactiques. —  Rédacteurs de moralités. —  Gower. —  Occlève. —  Lydgate. —  Analogie du goût dans les costumes, dans les bâtiments et dans la littérature. —  Idée triste du hasard et de la misère humaine. —  Hawes. —  Barcklay. —  Skelton. —  Rudiments de la Réforme et de la Renaissance. §

D’autres traits sont encore plus gais : voici venir la vraie littérature gauloise, les fabliaux salés, les mauvais tours joués au voisin, non pas enveloppés dans la phrase cicéronienne de Boccace, mais contés lestement et par un homme en belle humeur200. Surtout voici venir la malice alerte, l’art de rire aux dépens du prochain. Chaucer l’a mieux que Rutebeuf, et quelquefois aussi bien que la Fontaine. Il n’assomme pas, il pique, en passant, non par haine ou indignation profonde, mais par agilité d’esprit et prompt sentiment des ridicules ; il les jette à pleines poignées sur les personnages. Son sergent de loi est plus affairé qu’homme au monde. —  Et cependant il paraissait plus affairé qu’il n’était201. »  — Ses trois bourgeois, « pour la sagesse qu’ils ont, sont bien capables d’être aldermen, car ils ont force bétail [p. 197]et rentes  » ; et croyez que « leurs femmes y auraient bien consenti. »  — Le quêteur marche portant devant lui sa valise, « elle est pleine de pardons venus de Rome tout chauds. » La moquerie ici coule de source, à la française, sans effort, ni calcul, ni violence. Il est si agréable et si naturel de dauber sur le prochain ! Quelquefois la jolie veine devient si abondante qu’elle fournit toute une comédie, grivoise si l’on veut, mais combien franche et vive ! Tel est le portrait de la bourgeoise de Bath, veuve de cinq maris « sans plus202. » Personne, dans toute la paroisse, qui la devançât à l’offrande ; « s’il y en avait une, elle se mettait si fort en colère qu’elle en perdait toute charité. » Quelle langue ! Impertinente, vaniteuse, hardie, bavarde effrénée, elle fait taire tout le monde et disserte seule pendant une heure avant d’en venir à son conte. On entend la voix vibrante, soutenue, haute et claire, avec laquelle elle assourdissait ses maris. Elle revient incessamment sur les mêmes idées, elle répète ses raisons, elle les amasse et les entassé, comme une mule entêtée qui court en secouant et en sonnant ses [p. 198]sonnettes, si bien que les auditeurs étourdis restent la bouche ouverte, admirant qu’une seule langue puisse fournir à tant de mots. Le sujet en valait la peine. Elle prouve qu’elle a bien fait de se marier cinq fois, et elle le prouve d’un style clair, en femme expérimentée203 : « Dieu nous a dit de croître et de multiplier. » Voilà un « gentil texte », elle a « bien su le comprendre. »  — « Je sais aussi que Dieu a dit que mon mari quitterait père et mère et s’attacherait à moi. Mais où Dieu a-t-il fait mention de nombre, et à quel endroit a-t-il défendu de prendre un second ou un huitième mari ? Pourquoi donc parlerait-on vilainement de mon cas ? Voyez le sage roi Salomon, j’imagine qu’il avait plus d’une femme. Plût à Dieu qu’il me fût permis de changer aussi souvent que lui… Béni soit Dieu de ce que j’en ai épousé cinq ! [p. 199]Bienvenu sera le sixième quand il s’offrira !… Christ a parlé pour ceux qui veulent vivre parfaitement. Et, seigneurs, avec vos permissions, je n’en suis pas. Je veux donner la fleur de mon âge aux actes et aux fruits du mariage… Je veux un mari, et je ne le lâcherai pas ! » Ici Chaucer a les franchises de Molière, et nous ne les avons plus ; sa bourgeoise justifie le mariage aussi médicalement que Sganarelle ; force est de tourner la page un peu vite et de suivre, en gros seulement, toute cette odyssée de mariages. L’épouse voyageuse qui a traversé cinq maris sait par quel art on les dompte et raconte comment elle les persécutait de ses jalousies, de ses soupçons, de ses gronderies, de ses querelles, quels soufflets elle donnait et recevait, comment le mari, maté par la continuité de la tempête, baissait la tête à la fin, acceptait le licou et tournait la meule domestique en baudet conjugal et résigné204. « Je les faisais [p. 200]frire dans leur propre graisse, de colère et de jalousie. J’allais me promener de nuit, et, au retour, je leur jurais que c’était pour surveiller leurs escapades. Jamais je ne leur laissais le dernier mot… Quand le pape eût été à leurs côtés, je ne les aurais point épargnés, fût-ce à leur propre table. Pour le quatrième, par Dieu ! j’ai été son purgatoire sur terre, c’est pourquoi j’espère que son âme est dans la gloire ! » Pour le cinquième, elle le vit pour la première fois à l’enterrement du quatrième, derrière la bière ; elle lui trouva la jambe si bien faite, que force lui fut de le prendre pour mari. « Il était vieux, je crois, de vingt hivers, et j’avais quarante ans, si je dois dire la vérité. Mais, grâce à Dieu ! j’étais toute fringante, et belle, et riche, et jeune et bien née. » Quel mot ! A-t-on jamais peint plus heureusement l’illusion humaine ? Comme tout cela est vivant, et quel ton facile ! Voilà déjà la satire du mariage ; vous la trouverez chez Chaucer à vingt reprises : il n’y a plus, pour épuiser les deux perpétuels sujets de la moquerie française, qu’à joindre à la satire du mariage la satire de la religion.

Elle y est, et Rabelais n’en a pas de plus salée. Le moine que peint Chaucer est un papelard205, un égrillard [p. 201]qui connaît mieux les bonnes auberges et les joyeux hôteliers que les pauvres et les hôpitaux. Il n’est pas « honnête », dit-il, d’avoir affaire à telle racaille. Allons confesser les riches, « les vendeurs de victuaille. » On ne gagne honneur et profit que chez eux. —  Mais il faut, comme lui, savoir s’y prendre. Il est homme expert, il écoute la confession d’un air agréable et doux ; son absolution est tout aimable ; pour les pénitences, il est accommodant. Il suffit qu’on lui donne « bonne pitance. » « Car donner aux pauvres frères, c’est signe qu’un homme est bien confessé. » Des méchants répandront le bruit que le pénitent est fort peu repentant et fort peu contrit ; pure calomnie. Il y a des gens sincèrement touchés de leurs fautes qui pourtant ne peuvent pleurer et faire acte de remords. C’est le cas du riche ; la vraie preuve, la preuve suffisante qu’il est bon pénitent, bien confessé, bien affligé, bien disposé, c’est qu’il a donné beaucoup.

[p. 202]Cette ironie si vive est déjà dans Jean de Meung. Mais Chaucer la pousse plus loin et la met en action ; son moine quête de maison en maison, tendant sa besace206. « Donnez-nous un boisseau de froment, d’orge ou de seigle, un demi-penny ou un morceau de fromage, ce que vous voudrez, nous ne choisissons pas. Ou bien donnez-nous de votre jambon, si vous en avez, une pièce de votre couverture, bonne dame, notre chère sœur (tenez, j’écris ici votre nom), du lard, du bœuf, ou tout ce que vous trouverez. » Il promet de prier pour tous ceux qu’il inscrit et qui lui donnent ; à peine sorti, il efface les noms. Entre tous ces noms, il y en a un sur lequel il compte. Il a [p. 203]réservé, pour la fin de sa tournée, Thomas, une de ses plus fructueuses pratiques. Il le trouve au lit, et malade ; voilà un excellent fruit à sucer et à pressurer. « Que j’ai eu de peine pour toi, mon pauvre Thomas ! Combien j’ai dit pour ta santé d’oraisons précieuses ! À propos, aujourd’hui, à la messe, j’ai vu la dame de céans. Où donc est-elle ? » — La dame rentre. Il se lève courtoisement et va la saluer de grande affection. « Il la presse dans ses bras bien étroitement et doucement la baise, et gazouille comme un moineau avec ses lèvres. » Puis de son ton le plus bénin, avec des inflexions de voix caressantes, il la complimente. « Grâces soient rendues à Dieu qui vous a donné [p. 204]l’âme et la vie, je n’ai point vu aujourd’hui à l’église de si belle femme que vous, Dieu me sauve ! » N’est-ce pas là déjà Tartuffe auprès d’Elmire ? Mais ici il est chez un fermier, il peut aller plus droit et plus vite en besogne. Les compliments expédiés, il pense au solide et demande à la dame de le laisser causer un peu avec Thomas. Il a besoin de s’enquérir de l’état de son âme. « Ces vicaires sont si négligents et si lents pour sonder délicatement une conscience ! » Du reste, dit-il, ne vous mettez pas en frais pour moi. » Quand je n’aurais que le foie d’un chapon et une tranche de votre pain blanc, et avec cela la tête d’un cochon rôti (mais je ne voudrais pas qu’une bête pour moi fût tuée !), j’aurais encore bien ma suffisance : je suis homme de petite chère ; mon esprit a son réconfort dans la Bible  » ; mon corps est si rompu par les veilles, « que j’ai l’estomac tout détruit. » Le pauvre homme ! Il lève les yeux au ciel et finit par un soupir207.

La femme lui dit que son enfant est mort il y a quinze jours. À l’instant il fabrique un miracle ; peut-on mieux gagner son argent ? Il a eu révélation de cette mort au dortoir du couvent ; il a vu l’enfant emporté au paradis ; soudain il s’est levé avec tous les frères, « mainte larme coulant sur leurs joues », et ils ont fait de grandes oraisons pour remercier Dieu de cette faveur. « Car, sire et dame, fiez-vous à moi, nos oraisons sont plus efficaces et nous voyons [p. 205]plus dans les secrets du Christ que les gens laïques, fussent-ils rois. C’est que nous vivons dans l’abstinence et la pauvreté, et les laïques dans la richesse et la dépense. Lazare et le riche vivaient différemment ; et aussi ils eurent des récompenses différentes. »  — Là-dessus il lâche tout un sermon en style nauséabond avec des intentions visibles. Le malade excédé répond qu’il a donné déjà la moitié de son bien à toutes sortes de moines, et que pourtant il souffre toujours. Écoutez le cri douloureux, l’indignation vraie du moine mendiant qui se voit menacé par la concurrence d’un confrère, dans son client, dans son revenu, dans sa chose, dans son pot-au-feu208 : « Ô Thomas, fais-tu bien ainsi ? Quel besoin a celui que traite un parfait médecin d’aller chercher [p. 206]d’autres médecins par la ville ? Votre inconstance est votre confusion. Croyez-vous que moi et tout notre couvent nous ne suffisions pas à prier pour vous ? Thomas, ce tour-là est pendable ; ta maladie vient de ce que nous avons trop peu. » Reconnaissez ici le véritable orateur : il monte jusqu’aux grands effets de style pour faire bouillir sa marmite. « Qu’on donne à ce couvent un quart d’avoine, à cet autre vingt-quatre sous, à ce moine un penny, et qu’il s’en aille : voilà ce que vous dites, mécréants que vous êtes. Non, non, Thomas, cela ne se doit pas passer ainsi. Qu’est-ce qu’un liard divisé en douze ? Voyez, chaque chose, lorsqu’elle reste entière, est plus forte que si elle est éparpillée. Thomas, tu voudrais avoir notre travail tout pour rien. »  — Puis il recommence son sermon d’un ton véhément, criant plus haut à chaque parole, avec exemples tirés de Sénèque et des anciens. Terrible faconde, machine de métier, qui, appliquée avec constance, doit extraire l’argent du patient. » Donnez pour le pavé de notre cloître, pour les fondations, pour la maçonnerie. Secours-nous, Thomas, au nom de celui qui a vaincu l’enfer, car autrement nous devrons vendre nos livres. Et si vous êtes privés de nos instructions, voilà que ce monde s’en va tout entier à sa perte. Car celui qui priverait ce monde de nous, Dieu me sauve ! Thomas, avec votre permission, [p. 207]il priverait le monde du soleil. » À la fin, Thomas, furieux, lui promet un don, lui dit de mettre sa main dans le lit pour le prendre, et le renvoie dupé, honni et sali.

Nous voilà descendus à la farce populaire ; quand on veut s’amuser à tout prix, on va comme ici chercher la gaieté jusque dans la gaudriole, même jusque dans la gravelure. Elles ont fleuri, on sait comment, les deux grossières et vigoureuses plantes, dans le fumier du moyen âge, plantées par le peuple narquois de Champagne et de l’Île-de-France, arrosées par les trouvères, pour aller s’ouvrir, éclaboussées et rougeaudes, entre les larges mains de Rabelais. En attendant Chaucer y cueille son bouquet. Maris trompés, méprises d’auberges, accidents de lit, gourmades, mésaventures d’échine et de bourse, il y a de quoi soulever le gros rire. À côté des nobles peintures chevaleresques, il met une file de magots à la flamande, charpentiers, menuisiers, moines, huissiers ; les coups de bâton trottent, les poings se promènent sur les reins charnus ; on voit s’étaler des nudités plantureuses ; ils s’escroquent leur blé, leur femme, ils se font tomber du haut d’un étage ; ils braillent et se prennent de bec. Une meurtrissure, une franche ordure passe en pareil monde pour un trait d’esprit. L’huissier raillé par le moine lui rend son panier par l’anse209. « Tu te vantes de connaître l’enfer, ce n’est pas étonnant : moines et diables sont toujours ensemble. [p. 208]Écoutez plutôt l’histoire210 de ce moine qu’un ange conduisit en vision jusque dans l’enfer pour lui montrer Satan. Satan avait une queue plus large que la voile d’une caraque. Lève ta queue, Satan, dit l’ange, afin que le moine voie où est le nid des moines. —  Et sur une largeur de plus d’un arpent on vit sortir, comme des abeilles de leur ruche, plus de vingt mille moines ; ils s’éparpillèrent à travers l’enfer et revinrent aussi vite qu’ils purent se glisser jusqu’au dernier dans l’endroit d’où ils étaient sortis. Sur quoi Satan baissa sa queue et se tint tranquille… » Ce bel endroit, ajoute le conteur, « est le vrai héritage des moines. » Voilà les rudes bouffonneries de l’imagination populaire. Songez que je n’ai traduit le texte qu’en partie, et dispensez-moi de montrer jusqu’au bout comment les gravelures françaises ont passé dans le poëme anglais.

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VII §

Aussi bien est-il temps d’en venir à Chaucer lui-même ; par-delà les deux grands traits qui le rangent dans son siècle et dans son école, il en est qui le tirent de son école et de son siècle ; s’il est romanesque et gai comme les autres, c’est à sa façon. Chose inouïe en ce temps, il observe les caractères, note leurs différences, étudie la liaison de leurs parties, essaye de mettre sur pied des hommes vivants et distincts, comme feront plus tard les rénovateurs du seizième siècle, et, au premier rang, Shakspeare. Est-ce déjà le bon sens positif anglais et l’aptitude à regarder le dedans qui commencent à paraître ? Toujours est-il qu’un nouvel esprit perce, presque viril, en littérature comme en peinture, chez Chaucer comme chez Van Eyck, chez tous deux en même temps, non plus seulement l’imitation enfantine de la vie chevaleresque211 ou de la dévotion monastique, mais la sérieuse curiosité et ce besoin de vérité profonde par lesquels l’art devient complet. Pour la première fois, chez Chaucer, comme chez Van Eyck, le personnage prend un relief, ses membres se tiennent, il n’est plus un fantôme sans substance, on devine son passé, on voit venir son action ; ses dehors manifestent les particularités personnelles et incommunicables [p. 210]de sa nature intime et la complexité infinie de son économie et de son mouvement ; encore aujourd’hui, après quatre siècles, il est un individu et un type ; il reste debout dans la mémoire humaine comme les créatures de Shakspeare et de Rubens. Cette éclosion, on la surprend ici sur le fait. Non-seulement Chaucer, comme Boccace, relie ses contes212 en une seule histoire, mais encore, ce qui manque chez Boccace, il débute par le portrait de tous ses conteurs, chevalier, huissier, sergent de loi, moine, bailli, hôtelier, environ trente figures distinctes, de tout sexe, de toute condition, de tout âge, chacune peinte avec son tempérament, sa physionomie, son costume, ses façons de parler, ses petites actions marquantes, ses habitudes et son passé, chacune maintenue dans son caractère par ses discours et par ses actions ultérieures, si bien qu’on trouverait ici, avant tout autre peuple, le germe du roman de mœurs tel que nous le faisons aujourd’hui. Rappelez-vous les portraits du franklin, du meunier, du moine mendiant et de la bourgeoise. Il y en a bien d’autres qui achèvent de montrer les brutalités grivoises, les grosses finasseries et les naïvetés de la vie populaire, comme aussi les repues franches, et la plantureuse bombance de la vie corporelle : tantôt de braves soudards qui apprêtent leurs poings et retroussent leurs manches, tantôt des bedeaux contents qui, lorsqu’ils ont bu, ne veulent plus parler que latin. Mais tout à côté sont des personnages [p. 211]choisis, le chevalier qui est allé à la croisade à Grenade et en Prusse, brave et courtois, « aussi doux qu’une demoiselle, et qui n’a jamais dit une vilaine parole213  » ; le pauvre et savant clerc d’Oxford ; le jeune squire, fils du chevalier, « un galant et amoureux, tout brodé comme une prairie pleine de fraîches fleurs blanches et rouges. » Il a chevauché déjà et servi vaillamment en Flandre et en Picardie, de façon à gagner la faveur de sa dame ; « il est frais comme le mois de mai, chante ou siffle toute la journée, sait bien se tenir à cheval et chevaucher de bonne grâce, faire des chansons et bien conter, jouter et danser aussi, bien pourtraire et écrire ; il est si chaudement amoureux, qu’aux heures de nuit il ne dort pas plus qu’un rossignol ; courtois de plus, modeste et serviable, et à table découpant devant son père214. »  — Plus [p. 212]fine encore, et plus digne d’une main moderne est la figure de la prieure « madame Églantine », qui, à titre de nonne, de demoiselle, de grande dame, est façonnière et fait preuve d’un ton exquis. Trouverait-on mieux aujourd’hui dans un chapitre d’Allemagne, dans la plus décente et la plus jolie couvée de chanoinesses sentimentales et littéraires ? « Son sourire était simple et modeste. —  Son plus grand serment était seulement : Par saint Éloi. —  Elle chantait aussi très-bien le service divin — avec des modulations du nez tout à fait convenables. —  À table elle n’était pas moins bien apprise : — jamais elle ne laissait tomber un morceau de ses lèvres,  — ni ne trempait ses doigts dans sa sauce… —  Le savoir-vivre était son grand plaisir. —  Le dîner fini, elle rotait avec beaucoup de bienséance215. —  Certainement elle était de très-bonne compagnie — et tout agréable et aimable de façons. » Sans doute elle s’efforce « de contrefaire les manières de cour, d’être imposante », elle veut paraître du beau monde, et « parle le français tout à fait bien et joliment, à la façon de Stratford-at-Bow, car le français de Paris lui est inconnu. » Vous fâcherez-vous de ces affectations de province ? Au contraire, il y a plaisir à voir ces gentillesses musquées, ces petites façons [p. 213]précieuses, la mièvrerie et tout à côté la pruderie, le sourire demi-mondain et tout à la fois demi-monastique ; on respire là un délicat parfum féminin conservé et vieilli sous la guimpe : « Elle était si charitable et si compatissante — qu’elle pleurait si par hasard elle voyait une souris — dans le piége, blessée ou morte. —  Elle avait de petits chiens qu’elle nourrissait — de viande rôtie, de lait, de pain de fine farine. —  Elle pleurait amèrement si l’un d’eux mourait — ou si quelqu’un leur donnait un méchant coup de bâton. —  Elle était toute conscience et tendre cœur. » Beaucoup de vieilles filles se jettent dans ces affections, faute d’autre issue. Vieille fille, quel vilain mot ai-je dit là ? Elle n’est pas vieille, elle a les « yeux clairs comme verre, la bouche toute petite, molle et rouge. » Sa guimpe est bien ajustée, sa mante de bon goût, elle a deux chapelets au bras, en corail, émaillé de vert, « avec une broche d’or luisant, sur laquelle est écrit d’abord un A couronné, puis cette devise : Amor vincit omnia,216 » jolie devise ambiguë, [p. 214]galante et dévote ; la dame est à la fois du monde et du cloître : du monde ; on le sent à l’appareil des gens qui l’accompagnent, une nonne et trois prêtres ; du cloître ; on le voit à l’Ave Maria qu’elle chante, aux légendes édifiantes qu’elle conte. Si fraîche et si fine, c’est une jolie cerise, faite pour mûrir au soleil, et qui, conservée dans un bocal ecclésiastique, s’est sucrée et affadie dans le sirop.

Voici donc la réflexion qui commence à poindre, et aussi le grand art. Chaucer ne s’amuse plus, il étudie ; il cesse de babiller, il pense ; il ne s’abandonne [p. 215]plus à la facilité de l’improvisation coulante, il combine. Chaque conte est approprié au conteur ; le jeune écuyer raconte une histoire fantastique et orientale ; le meunier ivre, un fabliau graveleux et comique ; l’honnête clerc, la touchante légende de Griselidis. Tous ces récits sont liés, et beaucoup mieux que chez Boccace, par de petits incidents vrais, qui naissent du caractère des personnages, et tels, qu’on en rencontre en voyage. Les cavaliers cheminent de bonne humeur sous le soleil, dans la large campagne ; ils causent. Le meunier a bu trop d’ale et veut parler à toute force. Le cuisinier s’endort sur sa bête, et on lui joue de mauvais tours. Le moine et l’huissier se prennent de querelle à propos de leur métier. L’hôte met la paix partout, fait parler ou taire les gens, en homme qui a présidé longtemps une table d’auberge, et qui a mis souvent le holà entre les criards. On juge les histoires qu’on vient d’écouter ; on déclare qu’il y a peu de Griselidis au monde ; on rit des mésaventures du charpentier trompé, on fait son profit du conte moral. Le poëme n’est plus, comme dans la littérature environnante, une simple procession, mais un tableau où les contrastes sont ménagés, où les attitudes sont choisies, où l’ensemble est calculé, en sorte que la vie afflue, qu’on s’oublie à cet aspect comme en présence de toute œuvre vivante, et qu’on se prend d’envie de monter à cheval par une belle matinée riante, le long des prairies vertes, pour galoper avec les pèlerins jusqu’à la châsse du bon saint de Cantorbéry.

Pesez ce mot, l’ensemble ; selon qu’on y songe ou [p. 216]non, on entre dans la maturité, ou l’on reste dans l’enfance. Tout l’avenir est là. Barbares ou demi-barbares, guerriers des sept royaumes ou chevaliers du moyen âge, jusqu’ici nul esprit n’est monté jusqu’à ce degré. Ils ont eu des émotions fortes, parfois tendres, et les ont exprimées chacun selon le don originel de leur race, les uns par des clameurs courtes, les autres par un babil continu ; mais ils n’ont point maîtrisé ou guidé leurs impressions ; ils ont chanté ou causé, par impulsion, à l’aventure, selon la pente de leur naturel, laissant aux idées le soin de se présenter et de les conduire, et lorsqu’ils ont rencontré l’ordre, c’est sans l’avoir su ni voulu. Ici, pour la première fois, paraît la supériorité de l’esprit, qui, au moment de la conception, tout d’un coup s’arrête, s’élève au-dessus de lui-même, se juge et se dit : « Cette phrase dit la même chose que la précédente, ôtons-la ; ces deux idées ne se suivent pas, lions-les ; cette description languit, repensons-la. » Quand on peut se parler ainsi, on a l’idée non pas scolastique et apprise, mais personnelle et pratique, de l’esprit humain, de ses démarches et de ses besoins, comme aussi des choses, de leur structure et de leurs attaches ; on a un style, entendez par là qu’on est capable de faire entendre et voir toute chose à tout esprit humain. On est capable d’extraire dans chaque objet, paysage, situation, personnage, les traits spéciaux et significatifs, pour les amasser, les ranger et en composer une œuvre artificielle qui surpasse l’œuvre naturelle par sa pureté [p. 217]et son achèvement. On est capable, comme ici Chaucer, d’aller chercher dans la vieille forêt commune du moyen âge des histoires et des légendes, pour les replanter sur son terrain et leur faire donner une nouvelle pousse. On a le droit et le pouvoir, comme ici Chaucer, de copier et de traduire, parce qu’à force de retoucher on imprime dans ses traductions et dans ses copies son empreinte originale, parce qu’alors on refait ce qu’on imite, parce qu’à travers ou à côté des fantaisies usées et des contes monotones on peut rendre visibles, comme ici Chaucer, les charmantes rêveries d’une âme aimable et flexible, les trente figures maîtresses du quatorzième siècle, la magnifique fraîcheur du paysage humide et du printemps anglais. On n’est pas loin d’avoir une opinion sur la vérité et sur la vie. On est sur le bord de la pensée indépendante et de la découverte féconde. Chaucer y est. À cent cinquante ans de distance, il touche aux poëtes d’Élisabeth par sa galerie de peintures, et aux réformateurs du seizième siècle par son portrait du bon curé.

Il ne fait qu’y toucher. Il s’est avancé de quelques pas au-delà du seuil de l’art, mais il s’est arrêté au bout du vestibule. Il a entr’ouvert la grande porte du temple, mais il ne s’y est point assis ; du moins il ne s’y est assis que par intervalles. Dans Arcite et Palémon, dans Troïlus et Cressida, il esquisse des sentiments, il ne crée pas de personnages ; il trace avec aisance et naturel la ligne sinueuse des événements et des entretiens, mais il ne marque pas [p. 218]les contours précis d’une figure frappante. Si quelquefois217, sentant derrière lui le souffle ardent d’un poëte, il dégage ses pieds embourbés dans le limon du moyen âge et d’un bond atteint le champ poétique où Stace imite Virgile et égale Lucain, d’autres fois, à propos de « messire Phœbus ou Apollo-Delphicus », il retombe dans le bavardage puéril des trouvères ou dans le radotage plat des clercs savants. Ailleurs c’est un lieu commun sur l’art qui s’étale au milieu d’une peinture passionnée. Il emploie trois mille vers pour conduire Troïlus à sa première entrevue. Il a l’air d’un enfant précoce et poëte qui mêlerait à ses rêveries d’amour les citations de son manuel et les souvenirs de son alphabet218. Même dans ses contes de Cantorbéry, il se répète, il se traîne en développements naïfs, il oublie de concentrer sa passion ou son idée. Il commence une moquerie qui aboutit à peine. Il détrempe une vive couleur dans une strophe monotone. Sa voix ressemble à celle d’un jeune garçon qui devient homme. L’accent mâle et ferme se soutient d’abord ; puis une note grêle et douce vient indiquer que cette croissance n’est pas achevée et que cette force a des défaillances. Chaucer commence à sortir du moyen âge, mais il y est encore. Aujourd’hui il compose les contes de Cantorbéry, hier il traduisait le roman de la Rose. Aujourd’hui [p. 219]il étudie la machine compliquée du cœur, découvre les suites de l’éducation primitive ou de l’habitude dominante, et trouve la comédie de mœurs ; demain il ne prendra plaisir qu’aux événements curieux, aux gentilles allégories, aux dissertations amoureuses imitées des Français, aux doctes moralités tirées des anciens. Tour à tour, c’est un observateur et un trouvère ; au lieu du pas qu’il fallait faire, il n’a fait qu’un demi-pas.

Qui l’a arrêté et qui, autour de lui, arrête aussi les autres ? On démêle l’obstacle dans ses dissertations, dans son ponte de Melibœus, du Curé, dans son Testament de l’Amour ; en effet, tant qu’il écrit en vers, il est à son aise ; sitôt qu’il entre dans la prose, une sorte de chaîne s’enroule autour de ses pieds pour l’arrêter. Son imagination est libre et son raisonnement est esclave. Les rigides divisions scolastiques, l’appareil mécanique des arguments et des réponses, les ergo, les citations latines, l’autorité d’Aristote et des Pères viennent peser sur sa pensée naissante. Son invention native disparaît sous la discipline imposée. La servitude est si pesante, que, même dans son Testament de l’Amour, parmi les plus touchantes plaintes et les plus cuisantes peines, la belle dame idéale qu’il a toujours servie, la médiatrice céleste qui lui apparaît dans une vision, l’Amour pose des thèses, établit « que la cause d’une cause est cause de la chose causée », et raisonne aussi pédantesquement qu’à Oxford. À quoi peut aboutir le talent, même le génie, quand de lui-même il se met dans de pareilles [p. 220]entraves ? Quelle suite de vérités originales et de doctrines neuves peut-on trouver et prouver, lorsque, dans un conte moral comme celui de Mélibée et de sa femme Prudence, on se croit obligé d’établir une controverse en forme, de citer Sénèque et Job pour interdire les larmes, d’alléguer Jésus qui pleure pour autoriser les larmes, de numéroter chaque preuve, d’appeler à l’aide Salomon, Cassiodore et Caton, bref d’écrire un livre d’école ? Il n’y a aux mains du public que la pensée agréable et brillante ; les idées sérieuses et générales n’y sont pas ; elles sont en d’autres mains qui les détiennent. Sitôt que Chaucer aborde la réflexion, à l’instant saint Thomas, Pierre le Lombard, les manuels de péchés, les traités de la définition et du syllogisme, le troupeau des anciens et des Pères descendent de leur rayon, entrent dans sa cervelle, parlent à sa place, et l’aimable voix du trouvère devient, sans qu’il s’en doute, la voix dogmatique et soporifique d’un docteur. En fait d’amour et de satire, il a de l’expérience et il invente ; en fait de morale et de philosophie, il a de l’érudition et se souvient. C’est pour un instant, et par un élan isolé, qu’il est entré dans la grande observation et dans la véritable étude de l’homme ; il ne pouvait s’y tenir, il ne s’y est point assis, il n’y a fait qu’une promenade poétique, et personne ne l’y a suivi. Le niveau du siècle est plus bas ; lui-même s’y rabat le plus souvent ; c’est parmi les conteurs comme Froissart qu’on le trouve, parmi les jolis diseurs comme Charles d’Orléans, parmi les versificateurs bavards et vides comme [p. 221]Gower, Lydgate, Occlève. Point de fruits, mais des fleurs passagères et frêles, beaucoup de branches inutiles, encore plus de branches mourantes ou mortes, voilà cette littérature : c’est qu’elle n’a plus de racine ; après trois cents ans d’efforts, un lourd instrument souterrain a fini par la couper. Cet instrument est la philosophie scolastique.

VIII §

C’est qu’il y a une philosophie sous toute littérature. Au fond de chaque œuvre d’art est une idée de la nature et de la vie ; c’est cette idée qui mène le poëte ; soit qu’il le sache, soit qu’il l’ignore, il écrit pour la rendre sensible, et les personnages qu’il façonne comme les événements qu’il arrange ne servent qu’à produire à la lumière la sourde conception créatrice qui les suscite et les unit. C’est la noble vie du paganisme héroïque et de la Grèce heureuse qui apparaît chez Homère. C’est la douloureuse et violente vie du catholicisme exalté et de l’Italie haineuse qui apparaît chez Dante ; en sorte que de chacun d’eux on pourrait tirer une théorie de l’homme et du beau. Il en est ainsi des autres ; c’est pourquoi, selon les variations, la naissance, la floraison, le dépérissement ou l’inertie de la conception maîtresse, la littérature varie, naît, fleurit, dégénère ou finit. Quiconque plante l’une, plante l’autre ; quiconque sape l’une, sape l’autre. Mettez dans tous les esprits d’un [p. 222]siècle une grande idée neuve de la nature et de la vie, de telle façon qu’ils la sentent et la créent de tout leur cœur et de toutes leurs forces ; et vous les verrez, saisis du besoin de l’exprimer, inventer des formes d’art et des groupes de figures. Arrachez de tous les esprits d’un siècle toute grande idée neuve de la nature et de la vie, et vous les verrez, privés du besoin d’exprimer les pensées capitales, copier, se taire, ou radoter.

Que sont-elles devenues, ces pensées capitales ? Quel travail les a élaborées ? Quelles recherches les ont nourries ? Ce n’est pas le zèle qui a manqué aux travailleurs. Au douzième siècle, l’élan des esprits est admirable. À Oxford, il y avait trente mille écoliers. Nul édifice à Paris n’eût pu contenir la foule des disciples d’Abeilard ; quand il se retira dans une solitude, ils l’accompagnèrent en telle multitude, que le désert devint une ville. Nulle peine ne les rebutait. Il y a tel récit d’un jeune garçon qui, meurtri par son précepteur, veut à toute force le garder, afin d’apprendre. Quand arriva la terrible encyclopédie d’Aristote, toute défigurée et inintelligible, on la dévora. La seule question qui leur fut livrée, la question des universaux, si abstraite, si sèche, si embarrassée par les obscurités arabes et les raffinements grecs, pendant des siècles, ils s’y acharnèrent. Si lourd et si incommode que fût l’instrument qui leur était transmis, le syllogisme, ils s’en rendirent maîtres, ils l’alourdirent encore, ils l’enfoncèrent en tout sujet dans tous les sens. Ils [p. 223]construisirent des livres monstrueux, par multitudes, cathédrales de syllogismes, d’une architecture inconnue, d’un fini prodigieux, exhaussées avec une contention de tête extraordinaire et que toute l’accumulation du labeur humain n’a pu égaler que deux fois219. Ces jeunes et vaillants esprits avaient cru apercevoir le temple du vrai ; ils s’y ruèrent la tête basse, par légions, avec une vélocité et une énergie de barbares, enfonçant la porte, escaladant les murs, précipités dans l’enceinte, et se trouvèrent au fond d’une fosse. Trois siècles de travail au fond de cette fosse noire n’ajoutèrent pas une idée à l’esprit humain.

Car regardez les questions qu’ils y agitent. Ils ont l’air de marcher et ils piétinent en place. On dirait, à les voir suer et peiner, qu’ils vont tirer de leur cœur et de leur raison quelque grande croyance originale ; et toute croyance leur est imposée d’avance. Le système est fait, ils ne peuvent que l’ordonner et le commenter. La conception ne vient pas d’eux, mais de Byzance. Cette conception, infiniment compliquée et subtile, œuvre suprême du mysticisme oriental et de la métaphysique grecque, si disproportionnée à leur jeune intelligence, ils vont s’user à la reproduire, et, par surcroît, accabler leurs mains novices [p. 224]sous le poids d’un instrument logique qu’Aristote avait construit pour la théorie, non pour la pratique, et qui devait rester dans le cabinet des curiosités philosophiques sans jamais être porté dans le champ de l’action. « Si220 la divine essence a engendré le Fils ou a été engendrée par le Père. —  Pourquoi les trois personnes ensemble ne sont pas plus grandes qu’une seule ?  — Que les attributs déterminent les personnes, et non pas la substance, c’est-à-dire la nature. —  Comment les propriétés peuvent être dans la nature de Dieu et ne pas la déterminer. —  Si les esprits créés sont locaux et circumscriptibles. —  Si Dieu peut savoir plus de choses qu’il n’en sait. » Voilà les idées qu’ils remuent ; quelle vérité en peut sortir ? De main en main la chimère grandit, ouvre davantage ses vastes ailes ténébreuses221. « Si Dieu peut faire que le lieu et le corps étant conservés, le corps n’ait point de position, c’est-à-dire d’existence en un lieu. —  Si l’impossibilité d’être engendré est une propriété constitutive de la première personne de la Trinité. —  Si l’identité, la similitude et l’égalité sont en Dieu des relations réelles. » Duns Scott distingue trois matières : la matière premièrement première, la matière secondement première, la matière troisièmement première ; selon lui, il faut franchir cette triple haie d’abstractions épineuses pour comprendre la [p. 225]production d’une sphère d’airain. Sous un tel régime, l’imbécillité apparaît vite : saint Thomas lui-même examine « si le corps du Christ ressuscité avait des cicatrices, si ce corps se meut au mouvement de l’hostie et du calice pendant la consécration, si au premier instant de sa conception le Christ a eu l’usage du libre arbitre, si le Christ a été tué par lui-même, ou par un autre. » Vous vous croyez au bout de la sottise humaine ? Attendez. Il cherche « si la colombe dans laquelle apparut le Saint-Esprit était un animal véritable ; si un corps glorifié peut occuper un seul et même lieu en même temps qu’un autre corps glorifié ; si dans l’état d’innocence tous les enfants auraient été mâles. » J’en passe sur les digestions du Christ, et d’autres bien plus intraduisibles222 ! C’est là qu’aboutit le docteur le plus accrédité, l’esprit le plus judicieux, le Bossuet du moyen âge. Même dans cette enceinte de niaiseries, la réponse est prescrite ; Roscelin et Abeilard sont excommuniés, exilés, enfermés, parce qu’ils s’en écartent. Il y a un dogme complet, minutieux, qui barre toutes les issues ; nul moyen d’échapper ; après cent tours [p. 226]et cent efforts, il faut venir tomber sous une formule. Si par le mysticisme vous tentez de vous envoler au-dessus, si par l’expérience vous essayez de creuser au-dessous, des mains crochues et violentes vous attendent à la sortie. Le savant passe pour magicien, l’illuminé pour hérétique ; les Vaudois, les Cathares, les disciples de Jean de Parme, sont brûlés ; Roger Bacon meurt à temps pour ne pas être brûlé. Sous cette contrainte on cesse de penser ; car qui dit pensée dit effort inventif, création personnelle, œuvre agissante. On récite une leçon et on psalmodie un catéchisme ; même au paradis, même dans l’extase et dans les plus divins ravissements de l’amour, Dante se croit tenu de faire acte de mémoire exacte et d’orthodoxie scolastique. Que sera ce des autres ? Il y en a qui vont, comme Raymond Lulle, jusqu’à inventer une machine à raisonnement pour tenir lieu de l’intelligence. Vers le quatorzième siècle, sous les coups d’Occam, cette science verbale elle-même se décrépit ; on reconnaît que ses entités ne sont que des mots ; elle se discrédite. En 1367, à Oxford, de trente mille étudiants, il en restait six mille ; on pose encore des Barbara et des Felapton, mais par routine. Chacun traverse à son tour et machinalement le petit pays des chicaniers râpés, s’écorche dans les broussailles des ergotages et se charge d’une dossée de textes : rien de plus ; le vaste corps de sciences qui devait former et vivifier toute la pensée de l’homme s’est réduit à un manuel.

Ainsi peu à peu, par degrés, la conception qui féconde [p. 227]et régit les autres s’est desséchée ; la profonde source d’où ruissellent toutes les eaux poétiques est vide ; la science ne fournit plus rien au monde. Quelles œuvres le monde peut-il encore produire ? Comme plus tard l’Espagne, renouvelant le moyen âge, après avoir éclaté splendidement et follement par la chevalerie et la dévotion, par Lope et Calderon, par saint Ignace et sainte Thérèse, s’énerva elle-même par l’inquisition et la casuistique, et finit par tomber dans le silence de l’abêtissement ; ainsi le moyen âge, devançant l’Espagne, après avoir étalé l’héroïsme insensé des croisades et les extases poétiques du cloître, après avoir produit la chevalerie et la sainteté, saint François d’Assise, saint Louis et Dante, s’alanguit sous l’inquisition et la scolastique, pour s’éteindre dans les radotages et le néant.

Faut-il citer toutes ces bonnes gens qui parlent sans avoir rien à dire ? On les trouvera dans Warton223 : des traducteurs par douzaines, qui importent les pauvretés de la littérature française et imitent des imitations ; des rimeurs de chroniques, les plus plats des hommes, et qu’on ne lit que parce qu’il faut prendre l’histoire partout, même chez les imbéciles ; des faiseurs et des faiseuses de poëmes didactiques, qui compilent des vers sur l’éducation des faucons, sur les armoiries, sur la chimie ; des rédacteurs de moralités qui inventent pour la centième fois le même songe, et se font enseigner par la déesse [p. 228]Sapience l’histoire universelle. Comme les écrivains de la décadence latine, ces gens ne songent qu’à transcrire, à compiler, à abréger, à mettre en manuels, en mémentos rimés, l’encyclopédie de leur temps.

Voulez-vous écouter le plus illustre, le grave Gower, « moral Gower », comme on l’appelle224 ? Sans doute, de loin en loin, il y a en lui quelque reste de brillant, quelque grâce. Il ressemble au vieux secrétaire d’une cour d’amour, André le Chapelain ou tout autre, qui passerait le jour à enregistrer solennellement les arrêts des dames, et le soir, appesanti sur son pupitre, verrait dans un demi-songe leur doux sourire et leurs beaux yeux. La veine ingénieuse et épuisée de Charles d’Orléans coule encore dans ses ballades françaises. Il a la même délicatesse mignonne, presque un peu mignarde. La pauvre petite source poétique coule encore en minces filets diaphanes sur les cailloux lisses, et murmure avec un joli bruissement si faible, que parfois on ne l’entend pas. Mais que le reste est lourd ! Son grand poëme, Confessio amantis, est un dialogue entre un amant et son confesseur, imité en grande partie de notre Jean de Meung, ayant pour objet, comme le Roman de la Rose, d’expliquer et de subdiviser les empêchements de l’amour. Toujours reparaît le thème suranné, et par-dessus l’érudition indigeste. Vous trouverez là une exposition de la science hermétique, un cours sur la philosophie d’Aristote, un traité de politique, [p. 229]une kyrielle de légendes antiques et modernes ramassées dans les compilateurs, gâtées au passage par la pédanterie de l’école et l’ignorance du siècle. C’est une charretée de décombres scolastiques ; le cloaque s’écroule sur ce pauvre esprit, qui de lui-même était coulant et limpide, mais qui, maintenant obstrué de tuiles, de briques, de plâtras, de débris rapportés de tous les coins du monde, ne se traîne plus qu’obscurci et ralenti. Gower, un des plus savants hommes de son temps225, suppose « que le latin fut inventé par la vieille prophétesse Carmens ; que les grammairiens Aristarchus, Donatus et Didymus réglèrent sa syntaxe, sa prononciation et sa prosodie ; qu’il fut orné des fleurs de l’éloquence et de la rhétorique par Cicéron ; puis enrichi de traductions d’après l’arabe, le chaldéen, et le grec, et qu’enfin, après beaucoup de travaux d’écrivains célèbres, il atteignit la perfection finale dans Ovide, poëte des amants. » Ailleurs, il découvre qu’Ulysse apprit la rhétorique de Cicéron, la magie de Zoroastre, l’astronomie de Ptolémée et la philosophie de Platon. Et quel style ! si long, si plat226, si interminablement traîné dans les redites, dans le plus minutieux détail, garni de renvois au texte, comme d’un homme qui, les yeux collés sur son Aristote et sur son Ovide, esclave de son parchemin moisi, ne fait que transcrire et mettre des rimes bout à bout ! Écoliers jusqu’à la vieillesse, ils ont [p. 230]l’air de croire que toute vérité, tout esprit est dans leur gros livre relié en bois, qu’ils n’ont pas besoin de trouver ou d’inventer par eux-mêmes, que tout leur office est de répéter, que c’est là l’office de l’homme. Le régime scolastique a érigé en reine la lettre morte et peuplé le monde d’esprits morts.

Après Gower, Occlève, et Lydgate227. « Mon père Chaucer m’aurait volontiers instruit, dit Occlève, mais j’étais lourd et j’apprenais peu ou point. » Il a paraphrasé en vers un traité d’Égidius sur le gouvernement ; ce sont des moralités : ajoutez-en d’autres sur la compassion d’après saint Augustin, sur l’art de mourir ; puis des amours : une lettre de Cupidon datée de sa cour au mois de mai. Amours et moralités, c’est-à-dire mignardise et abstractions, tel est le goût du temps228 ; pareillement, au temps de Lebrun, d’Esménard, à l’extrême fin de notre littérature, on composait les recueils avec des poëmes didactiques et des bouquets à Chloris. —  Pour le moine Lydgate, il a quelque talent, quelque imagination, surtout dans les descriptions riches ; c’est le dernier éclat des littératures qui s’éteignent ; on entasse l’or, on incruste les pierres précieuses, on tourmente et on multiplie les ornements, dans les habits, comme dans les bâtiments, comme dans le style229. Voyez les costumes sous Henri IV et Henri V, les coiffures monstrueuses en [p. 231]cœur ou en cornes, les longues manches chargées de dessins fantastiques, les panaches, et aussi les oratoires, les tombeaux armoriés, les petites chapelles éblouissantes qui viennent s’étaler comme des fleurs sous les nefs du gothique perpendiculaire. Quand on ne peut plus parler à l’âme, on essaye encore de parler aux yeux. Ainsi fait Lydgate ; rien de plus. On lui commande des pageants ou parades, des déguisements pour la compagnie des orfévres ; un masque devant le roi, un jeu de mai pour les shérifs de Londres, une mise en scène de la création pour la fête de Corpus-Christi, une mascarade, un noël ; il donne le plan et fournit les vers. Sur ce point, il est intarissable : on lui attribue deux cent cinquante et un poëmes ; la poésie ainsi entendue devient une œuvre mécanique ; on compose à la toise. Ainsi juge l’abbé de Saint-Alban, qui, lui ayant fait traduire en vers une légende, paye cent shillings le tout ensemble, les vers, l’écriture et les enluminures, et met sur le même pied ces trois ouvrages : en effet, il ne faut guère plus de pensée dans l’un que dans l’autre. Ses trois grandes œuvres, la Chute des princes, le Siège de Troie, l’Histoire de Thèbes, ne sont que des traductions ou des paraphrases verbeuses, érudites, descriptives, sortes de processions chevaleresques, coloriées pour la vingtième fois de la même manière, sur le même vélin. Le seul point qui fasse saillie, surtout dans le premier poëme, c’est l’idée de la Fortune230 et des violentes vicissitudes [p. 232]parmi lesquelles roule la vie humaine. S’il y a une philosophie en ce temps, c’est celle-là. On se conte volontiers les histoires horribles et tragiques ; on les ramasse depuis l’antiquité jusqu’au temps présent ; on est bien loin de la piété confiante et passionnée qui sentait la main de Dieu dans la conduite du monde ; on voit que ce monde va çà et là se heurtant, se blessant comme un homme ivre. Âge triste et morne, amusé par des divertissements extérieurs, opprimé par une misère plate, qui souffre et craint sans consolation ni espérance, situé entre l’esprit ancien dont il n’a plus la foi vivante, et l’esprit moderne dont il n’a pas la science active. Le Hasard, comme une noire fumée, plane au-dessus des choses et bouche la vue du ciel. On l’imagine comme « une monstrueuse image, la face cruelle et terrible, les regards hautains et menaçants, à chacun de ses côtés cent mains, les unes qui élèvent les hommes en de hauts rangs de dignité mondaine, les autres qui les empoignent durement pour les précipiter. » On contemple les grands malheureux, un roi captif, une reine détrônée, des princes assassinés, de nobles cités détruites231, lamentables spectacles qui viennent de s’étaler en Allemagne et en France, et qui vont s’entasser en Angleterre ; et l’on ne sait que les regarder avec une résignation dure. Pour toute consolation, Lydgate récite en finissant un lieu commun de piété machinale. Le lecteur [p. 233]fait le signe de la croix en bâillant et s’en va. En effet, la poésie et la religion ne sont plus capables de suggérer un sentiment vrai. Les écrivains calquent et recalquent. Hawes232 refait le Palais de la Renommée de Chaucer, et une sorte de poëme allégorique amoureux d’après le Roman de la Rose. Barcklay233 traduit le Miroir des bonnes manières et le Vaisseau des fous. Toujours des abstractions ternes, usées, vides ; c’est la scolastique de la poésie. S’il y a quelque part un accent un peu original, c’est dans ce Vaisseau des fous que traduit Barcklay, dans la Danse de la mort que traduit Lydgate, bouffonneries amères, gaietés tristes qui, par les mains des artistes et des poëtes, courent en ce moment par toute l’Europe. Ils se raillent eux-mêmes, grotesquement et lugubrement : pauvres figures plates et vulgaires, entassées dans un navire, ou qu’un squelette grimaçant fait danser au son du violon sur leur tombe. Au fond de toute cette moisissure et dans ce dégoût dont ils se sont pris pour eux-mêmes, paraît le farceur, le Triboulet de taverne, le faiseur de petits vers gouailleurs et macaroniques, Skelton234, virulent pamphlétaire, qui, mêlant les phrases françaises, anglaises, latines, les termes d’argot, le style à la mode, les mots inventés, entre-choquant [p. 234]de courtes rimes, fabrique une sorte de boue littéraire dont il éclabousse Wolsey et les évêques. Style, mètre, rime, langue, tout art a fini ; au-dessous de la vaine parade officielle il n’y a plus qu’un pêle-mêle de débris. Pourtant cette poésie, toute « déguenillée, en loques, bâillonnée, sale et rongée aux vers, a de la moelle235. » Elle est pleine de colère politique, de verve sensuelle, d’instincts anglais et populaires ; elle vit. Vie grossière, encore rudimentaire, ignoblement grouillante, comme celle qui apparaît dans un grand corps gisant qui se décompose. C’est la vie pourtant, avec les deux grands traits qu’elle va manifester, avec la haine de la hiérarchie ecclésiastique, qui est la Réforme, avec le retour aux sens et à la vie naturelle, qui est la Renaissance.

[p. 235]

Livre II.
La Renaissance. §

Chapitre I.
La Renaissance païenne. §

§ 1. Les mœurs. §

I. Idée que les hommes s’étaient faite du monde depuis la dissolution de la société antique. —  Comment et pourquoi recommence l’invention humaine. —  Forme d’esprit de la Renaissance. —  Que la représentation des objets est alors imitative, figurée et complète. §

Il y avait dix-sept siècles qu’une grande pensée triste avait commencé à peser sur l’esprit de l’homme pour l’accabler, puis l’exalter et l’affaiblir, sans que jamais, dans un si long intervalle, elle eût lâché prise. C’était l’idée de l’impuissance et de la décadence humaine. La corruption grecque, l’oppression romaine et la dissolution du monde antique l’avaient fait naître ; à son tour elle avait fait naître la résignation stoïque, l’insouciance épicurienne, le mysticisme alexandrin et l’attente chrétienne du royaume de Dieu. « Le monde est mauvais et perdu : échappons-lui par l’insensibilité, par l’étourdissement, par l’extase. » Ainsi parlaient les philosophies, et la religion, arrivant par-dessus elles, avait ajouté qu’il allait finir : « Tenez-vous prêts, car le royaume de Dieu est proche. » Mille ans durant, les ruines qui se faisaient de toutes parts vinrent incessamment enfoncer dans les cœurs cette pensée funèbre, et quand du fond de l’imbécillité finale et de la misère universelle l’homme féodal se releva par la force de son courage et de son [p. 239]bras, il retrouva pour entraver sa pensée et son œuvre la conception écrasante qui, proscrivant la vie naturelle et les espérances terrestres, érigeait en modèles l’obéissance du moine et les langueurs de l’illuminé.

Par sa propre force, elle empira. Car le propre d’une pareille conception, comme des misères qui l’engendrent et du découragement qu’elle consacre, c’est de supprimer l’action personnelle et de remplacer l’invention par la soumission. Insensiblement, dès le quatrième siècle, on voit la règle morte se substituer à la foi vivante. Le peuple chrétien se remet aux mains du clergé, qui se remet aux mains du pape. Les opinions chrétiennes se soumettent aux théologiens, qui se soumettent aux Pères. La foi chrétienne se réduit à l’accomplissement des œuvres, qui se réduit à l’accomplissement des rites. La religion, fluide aux premiers siècles, se fige en un cristal roide, et le contact grossier des barbares vient poser par-dessus une couche d’idolâtrie : on voit paraître la théocratie et l’inquisition, le monopole du clergé et l’interdiction des Écritures, le culte des reliques et l’achat des indulgences. Au lieu du christianisme, l’Église ; au lieu de la croyance libre, l’orthodoxie imposée ; au lieu de la ferveur morale, les pratiques fixes ; au lieu du cœur et de la pensée agissante, la discipline extérieure et machinale : ce sont là les traits propres du moyen âge. Sous cette contrainte, la société pensante avait cessé de penser ; la philosophie avait tourné au manuel et la poésie au radotage, et [p. 240]l’homme inerte, agenouillé, remettant sa conscience et sa conduite aux mains de son prêtre, ne semblait qu’un mannequin bon pour réciter un catéchisme et psalmodier un chapelet236.

Enfin l’invention recommence ; elle recommence par l’effort de la société laïque qui a rejeté la théocratie, maintenu l’État libre, et qui à présent retrouve ou trouve une à une les industries, les sciences et les arts. Tout se renouvelle ; l’Amérique et les Indes sont découvertes, la figure de la terre est connue, le système du monde est annoncé, la philologie moderne est fondée, les sciences expérimentales commencent, les arts et les littératures poussent comme une moisson, la religion se transforme ; il n’y a point de province dans l’intelligence et dans l’action humaines qui ne soit défrichée et fécondée par cet universel effort. Il est si grand, que des novateurs il passe aux retardataires, et redresse un catholicisme en face du protestantisme qu’il a dressé. Il semble que les hommes ouvrent tout d’un coup les yeux et voient. En effet, ils entrent dans une forme d’esprit nouvelle et supérieure. C’est le trait propre de cet âge, qu’ils ne saisissent plus les choses par parcelles, isolément, ou par des classifications scolastiques et mécaniques, mais d’ensemble, par des vues générales et complètes, avec cet embrassement passionné d’un esprit [p. 241]sympathique qui, placé devant un vaste objet, le pénètre dans toutes ses parties, le tâte dans toutes ses attaches, se l’approprie, se l’assimile, s’en imprime l’image vivante et puissante, si vivante et si puissante qu’il est obligé de la traduire au dehors par une œuvre d’art ou une action. Une chaleur d’âme extraordinaire, une imagination surabondante et magnifique, des demi-visions, des visions entières, des artistes, des croyants, des fondateurs, des créateurs, voilà ce qu’une pareille forme d’esprit produit au jour ; car pour créer il faut avoir, comme Luther et saint Ignace, comme Michel-Ange et Shakspeare, une idée non pas abstraite, partielle et sèche, mais figurée, achevée et sensible, une vraie créature qui s’agite intérieurement et fait effort pour apparaître à la lumière. C’est ici le grand siècle de l’Europe et le plus admirable moment de la végétation humaine. Nous vivons encore aujourd’hui de sa séve, et nous ne faisons que continuer sa poussée et son effort.

II. Pourquoi le modèle idéal change. —  Amélioration de la condition humaine en Europe. —  Amélioration de la condition humaine en Angleterre. —  La paix. —  L’industrie. —  Le commerce. —  Le pâturage. —  L’agriculture. —  Accroissement de la richesse publique. —  Les bâtiments et les meubles. —  Les palais, les repas et les habits. —  Les pompes de la cour. —  Fêtes sous Élisabeth. —  Masques sous Jacques Ier. §

Quand la puissance humaine se manifeste si clairement en œuvres si grandes, rien d’étonnant si le modèle idéal change et si l’antique idée païenne reparaît. Elle reparaît amenant avec soi le culte de la beauté et de la force ; en Italie d’abord ; car de tous les pays d’Europe c’est le plus païen, le plus voisin de la civilisation antique ; puis de là en France [p. 242]et en Espagne, en Flandre237, même en Allemagne, pour gagner enfin l’Angleterre. Comment se fait-il qu’elle se propage, et quelle est la révolution advenue dans les mœurs qui de toutes parts en ce moment réunit tous les hommes dans un sentiment qu’ils avaient oublié depuis quinze cents ans ? C’est que la condition des hommes s’améliore et qu’ils le sentent. Toujours le modèle idéal exprime la situation réelle, et les créatures de l’imagination, comme les conceptions de l’esprit, ne font que manifester l’état de la société et le degré du bien-être ; il y a une correspondance fixe entre ce que l’homme admire et ce que l’homme est. Tant que la misère est accablante, la décadence visible ou l’espérance fermée, il est enclin à maudire la vie terrestre et à chercher des consolations dans un autre monde. Sitôt que sa souffrance s’allége, que sa puissance se manifeste, que ses perspectives s’élargissent, il recommence à aimer la vie présente, à prendre confiance en lui-même, à aimer et célébrer l’énergie, le génie, toutes les facultés efficaces qui travaillent pour lui procurer le bonheur. Vers la vingtième année d’Élisabeth, les nobles quittent le bouclier et l’épée à deux mains pour la rapière238 : petit fait presque imperceptible, énorme cependant, car il est pareil au changement [p. 243]qui, il y a soixante ans, nous a fait quitter l’épée de cour pour nous laisser les bras ballants dans notre habit noir. En effet, c’est alors le régime féodal qui finit et la vie de cour qui commence, comme c’est aujourd’hui la vie de cour qui vient de finir et le régime démocratique qui vient de commencer. Avec l’épée à deux mains, la lourde armure complète, les donjons féodaux, les guerres privées, le désordre permanent, tous les fléaux du moyen âge reculent et s’effacent dans le passé. L’Anglais est sorti de la guerre des deux Roses. Il ne court plus le danger d’être demain pillé comme riche, après-demain pendu comme traître ; il n’a plus besoin de fourbir son armure, de faire des ligues avec les gens puissants, de s’approvisionner pour l’hiver, de ramasser des hommes d’armes, de courir la campagne pour piller et pendre les autres239. La monarchie, en Angleterre comme dans toute l’Europe, a mis la paix dans la société240, et avec la paix paraissent les arts utiles. Le bien-être domestique suit la sécurité civile, et l’homme, mieux fourni dans sa maison, mieux protégé dans sa bourgade, peut prendre goût à la vie terrestre qu’il transforme et va transformer.

Vers la fin du quinzième siècle241, le branle est [p. 244]donné ; le commerce et l’industrie des laines s’accroissent soudainement, et si énormément que les terres à blé sont changées en prairies, « que tout est pris pour les pâturages242 », et que dès 1553 quarante mille pièces de drap sont exportées en un an par des vaisseaux du pays. C’est là déjà l’Angleterre telle que nous la voyons aujourd’hui, contrée de prairies, toute verte, coupée de haies, parsemée de bétail, navigatrice, manufacturière, opulente, avec un peuple de travailleurs nourris de viande, qui l’enrichissent en s’enrichissant. Ils améliorent si bien l’agriculture, qu’au bout de cent ans243 le produit de l’acre est doublé. Ils multiplient si fort, qu’en deux cents ans244 la population double. Ils s’enrichissent tellement qu’au commencement de Charles Ier la chambre des Communes est trois fois plus riche que la chambre des Lords. La ruine245 d’Anvers par le duc de Parme leur envoie « le tiers des marchands et des manufacturiers, qui fabriquaient les soies, les damas, les bas, les taffetas, les serges. » La défaite de l’Armada et la décadence de l’Espagne ouvrent toutes les mers à leur marine246. La ruche laborieuse, qui sait oser, [p. 245]essayer, explorer, agir par bandes, et toujours fructueusement, va commencer ses profits et ses voyages et bourdonner par tout l’univers.

Au bas et au sommet de la société, dans toutes les parties de la vie, à tous les degrés de la condition humaine, ce bien-être nouveau devenait visible. En 1533, considérant « que les rues de Londres étaient sales, remplies de bourbiers et de fondrières, et que beaucoup de personnes, tant à pied qu’à cheval, couraient risque de s’y blesser et y avaient presque péri », Henri VIII faisait commencer le pavage de Londres247. De nouvelles rues couvraient les terrains vides où les jeunes gens venaient autrefois courir et lutter. Tous les ans on voyait croître le nombre des tavernes, des théâtres, des salles où l’on fumait, où l’on jouait, où l’on donnait des combats d’ours. Avant Élisabeth, les maisons des gentilshommes de campagne n’étaient guère que des chaumières couvertes de paille, recrépies de la plus grossière glaise, et éclairées seulement par des treillages. « Au contraire, dit Harrison (1580), celles qu’on a bâties récemment le sont ordinairement de briques, de pierres dures ou de toutes deux, les chambres larges et belles, et les bâtiments de l’office plus éloignés des chambres. » Pour les anciennes maisons de bois, on les recouvrait du [p. 246]plâtre le plus fin, lequel, « outre la délectable blancheur de la matière elle-même, est étendu en couches si unies et si douces, que rien, à mon avis, ne saurait être fait avec plus de délicatesse248 ». Cette admiration naïve montre de quels taudis on sortait. Voici qu’enfin on emploie le verre pour les fenêtres ; les murs nus sont tendus de tapisseries où les visiteurs contemplent avec bonheur et étonnement des herbes, des animaux, des figures ; on commence à faire usage des poêles, et l’on éprouve le plaisir inconnu d’avoir chaud.

« Trois choses, dit Harrison, sont à remarquer chez les fermiers. La première est la multitude des cheminées nouvellement bâties. Dans leur jeune âge, il n’y en avait pas plus de deux, ou tout au plus trois dans la plupart des villes de l’intérieur du royaume. La seconde est l’amélioration des ameublements, qui est grande, quoique non encore générale ; car, disent-ils, nos pères (oui, et nous-mêmes aussi), nous avons couché bien souvent dans des grabats de paille, sur de grosses nattes, avec un drap seulement, avec des couvertures faites de poils grossiers ou de lambeaux recousus, et une bonne bûche ronde sous notre tête pour traversin ou oreiller. S’il arrivait que le maître du logis, dans les sept années qui suivaient son mariage, eût acheté un matelas ou un lit de bourre, et aussi un sac de menue paille pour reposer sa tête, il se croyait aussi bien logé que le seigneur de la ville… Les oreillers, disaient-ils, ne semblaient faits que pour les femmes en couches. La troisième chose est le changement de la vaisselle de bois en pots d’étain, et des cueillers de bois en argent ou en étain ; car si commune était dans l’ancien temps cette vaisselle de bois, [p. 247]qu’un homme aurait eu de la peine à trouver quatre pièces d’étain (desquelles peut-être une salière) dans la maison d’un bon fermier. »

Ce n’est pas la possession, c’est l’acquisition qui donne aux hommes la joie et le sentiment de leur force ; ils remarquent davantage un petit bonheur qui est nouveau qu’un grand bonheur qui est ancien ; ce n’est pas quand tout est bien, c’est quand tout est mieux qu’ils voient la vie en beau et sont tentés d’en faire une fête. C’est pourquoi, en ce moment, ils en font une fête, une magnifique parade, si semblable à un tableau, qu’elle produit la peinture en Italie, si semblable à une représentation, qu’elle produit le drame en Angleterre. À présent que la hache et l’épée des guerres civiles ont abattu la noblesse indépendante, et que l’abolition du droit de maintenance a ruiné la petite royauté solitaire de chaque grand baron féodal, les seigneurs quittent leurs noirs châteaux, forteresses crénelées, entourées d’eaux stagnantes, percées d’étroites fenêtres, sortes de cuirasses de pierre qui n’étaient bonnes qu’à garder la vie de leurs maîtres. Ils affluent dans les nouveaux palais à dômes et à tourelles, couverts d’ornements tourmentés et multipliés, garnis de terrasses et d’escaliers monumentaux, munis de jardins, de jets d’eau, de statues, palais de Henri VIII et d’Élisabeth, demi-gothiques et demi-italiens249, dont la commodité, l’éclat, [p. 248]la symétrie annoncent déjà des habitudes de société et le goût du plaisir. Ils viennent à la cour, ils quittent leurs mœurs : les quatre repas qui suffisaient à peine à la voracité antique se réduisent à deux ; les gentilshommes sont bientôt des raffinés, qui mettent leur gloire dans la recherche et la singularité de leurs amusements et de leur parure. On les voit se vêtir magnifiquement d’étoffes éclatantes, avec le luxe de gens qui, pour la première fois, froissent la soie et font chatoyer l’or : pourpoints de satin écarlate, manteaux de zibeline de mille ducats, souliers de velours brodés d’or et d’argent, couverts de roses ou de rubans, bottes à collets rabattus d’où sortent des flots de dentelles, brodées de figures d’oiseaux, d’animaux, de constellations, de fleurs en argent, en or, en pierres précieuses, chemises ornementées qui coûtent dix livres sterling. « C’est une chose ordinaire de mettre mille chèvres et cent bœufs à un habit et de porter tout un manoir sur son dos250. » Les habits de ce temps ressemblent à des châsses. Quand Élisabeth mourut, on trouva trois mille habillements dans ses garde-robes. Faut-il parler des gigantesques collerettes des dames, de leurs robes bouffantes, de leurs corsages tout roides de diamants ? Singulier signe du temps, les hommes étaient plus changeants et plus parés qu’elles. « Telle est notre inconstance, dit Harrison, qu’aujourd’hui on n’aime rien que la mode espagnole, tandis que demain on ne [p. 249]trouve élégants et agréables que les colifichets français. Un peu plus tard, il n’y a d’habits que ceux qui sont dans le goût allemand. Tantôt c’est la façon turque que généralement on préfère, tantôt ce sont les robes mauresques, les manches barbaresques et les culottes courtes françaises. Et si les modes sont diverses, ce serait un monde que de dire le prix, la recherche, l’excès, la vanité, la pompe, la variété, et finalement l’instabilité et la folie qu’on rencontre à tous les étages. » Folie soit, mais poésie aussi. Il y a autre chose qu’un amusement de freluquets dans cette mascarade splendide de costumes. Le trop-plein de la séve intérieure se répand de ce côté, comme aussi dans les drames et les poëmes. C’est une verve d’artistes qui les mène. Il y a une pousse incroyable de formes vivantes dans leurs cervelles. Ils font comme leurs graveurs, qui, dans leurs frontispices, prodiguent les fruits, les fleurs, les figures agissantes, les animaux, les dieux, et versent et entassent tout le trésor de la nature sur tous les coins de leur papier. Ils ont besoin de jouir du beau ; ils veulent être heureux par les yeux ; ils sentent naturellement par contre-coup le relief et l’énergie de toutes les formes. Depuis l’avénement de Henri VIII jusqu’à la mort de Jacques Ier on ne voit que processions, tournois, entrées de villes, mascarades. Ce sont d’abord les banquets royaux, l’étalage des couronnements, les larges et bruyants plaisirs de Henri VIII. Wolsey lui donne des fêtes251 « de façon si [p. 250]coûteuse et si splendide, que c’est un ciel de les regarder. Il n’y manque ni dames ni demoiselles bien habiles et bien adroites pour danser avec les seigneurs masqués ou pour garnir la salle au moment qu’il faut. Il y a aussi toute sorte de musique et d’harmonie, avec de belles voix d’hommes et d’enfants. « Le roi vient un jour le surprendre à table, suivi de douze seigneurs déguisés en bergers avec des habits de drap d’or et de satin cramoisi, précédé de porteurs de torches, « avec un tel bruit de tambours et de flûtes, que rarement on en vit de pareil252. » Sur-le-champ on sert un nouveau banquet « de deux cents plats différents, très-recherchés et d’invention coûteuse. Et ainsi ils passent la nuit, banquetant, dansant, et en d’autres réjouissances, au grand contentement du roi et de la noblesse assemblée. » Comptez, si vous pouvez253, les fêtes mythologiques, les réceptions théâtrales, les opéras joués en plein air pour Élisabeth, Jacques et leurs grands seigneurs. À Kenilworth les fêtes durèrent dix-neuf jours. Tout y est : pédanteries, nouveautés, jeux populaires, spectacles sanglants, farces grossières, tours de force et d’adresse, allégories, mythologie, chevalerie, commémorations rustiques et nationales. En pareil temps, dans cet élan universel et dans ce subit épanouissement, les hommes s’intéressent à eux-mêmes, trouvent leur vie belle, digne d’être représentée et mise en scène tout entière ; ils jouent avec elle, ils jouissent en la voyant, ils en aiment les hauts, les bas, [p. 251]ils en font un objet d’art. La reine est reçue par une sibylle, puis par des géants du temps d’Arthur, puis par la Dame du Lac. Sylvain, Pomone, Cérès et Bacchus, chaque divinité tour à tour lui présente les prémices de son royaume. Le lendemain, un homme sauvage, vêtu de mousse et de lierre, dialogue devant elle et en son honneur avec Écho. On fait combattre treize ours contre des chiens. Un sauteur italien fait des tours merveilleux devant toute la compagnie. La reine assiste à un mariage rustique, puis à une sorte de combat comique entre les paysans de Coventry, qui représentent la défaite des Danois. Au moment où elle revient de la chasse, Triton, sortant du lac, la supplie, au nom de Neptune, de délivrer la Dame enchantée, poursuivie par sir Bruce Sans-Pitié. Aussitôt la Dame apparaît, entourée de nymphes, bientôt suivie de Protée que porte un énorme dauphin. Cachée dans le dauphin, une troupe de musiciens chante avec le chœur des divinités marines les louanges de la puissante, de la belle, de la chaste reine d’Angleterre. —  Vous voyez que la comédie n’est pas seulement au théâtre ; les grands et la reine elle-même deviennent acteurs. Les besoins de l’imagination sont si vifs que la cour devient une scène. Sous Jacques Ier, tous les ans, au jour des Rois, la reine, les principales dames et les premiers nobles jouaient un opéra, appelé Masque, sorte d’allégorie mêlée de danses, rehaussée par des décorations et des costumes éclatants, et dont les tableaux mythologiques de Rubens peuvent seuls indiquer la splendeur. « Des lords vêtus à la façon [p. 252]des statues antiques, portant sur la tête des couronnes persanes, avec des enroulements d’or tournés en dedans, le front ceint d’un bandeau de gaze incarnat et argent ; le justaucorps en drap incarnat d’argent coupé de manière à dessiner le nu, à la façon de la cuirasse grecque, rattaché sur la poitrine par une large ceinture de drap d’or brodé qui s’agrafait avec des bijoux ; les manteaux de soie colorée, les uns couleur du ciel, les autres couleur de perle, les autres couleur de flamme ou bronzés254 : les dames en corsage de drap blanc d’argent, brodé de figures de paons et de fruits ; au-dessous, un vêtement lâche, froncé, incarnat, rayé d’argent, divisé par une ceinture d’or, et, sous celui-ci, un autre vêtement flottant de drap azuré d’argent, galonné d’or ; leurs cheveux négligemment noués sous une riche et précieuse couronne ornée de toutes sortes de diamants choisis ; sur le haut, un voile transparent qui tombait jusqu’à terre ; leurs chaussures d’azur et d’or garnies de rubis et de diamants. » J’abrége la description, qui ressemble à celle des contes de fées. Songez que toutes ces parures, ce chatoiement des étoffes, ce rayonnement de pierreries, cette splendeur des chairs nues, s’étalaient journellement pour le mariage des grands, aux accents hardis d’un épithalame païen. Pensez aux festins qu’introduisait alors le comte de Carlisle, où l’on servait d’abord une table remplie de mets recherchés [p. 253]aussi haut qu’un homme pouvait atteindre, pour la jeter aussitôt et la remplacer par une autre table pareille. Cette prodigalité de magnificences, ces somptueuses folies, ce débridement de l’imagination, cet enivrement des yeux et des oreilles, cet opéra joué par les maîtres du royaume marquent, comme la peinture de Rubens, de Jordaëns et de la Flandre contemporaine, un si franc appel aux sens, un si complet retour à la nature, que notre âge refroidi et triste est hors d’état de se les figurer255.

III. Les mœurs populaires ; — Pageants. —  Théâtres. —  Fêtes de village. —  Expansion païenne. §

S’épancher, contenter son cœur et ses yeux, lancer hardiment sur toutes les routes de la vie la meute de ses appétits et de ses instincts, voilà donc le besoin qui apparaît dans les mœurs. L’Angleterre n’est pas encore puritaine. C’est « la joyeuse Angleterre », merry England, comme on dit alors. Elle n’est point encore roidie et régularisée. Elle s’épanouit largement, librement, et se réjouit de se voir telle. Ce n’est pas à la cour seulement qu’on trouve l’opéra, c’est au village. Des compagnies ambulantes s’y transportent, et les gens du pays au besoin les suppléent ; Shakspeare a vu, avant de les peindre, des balourds, des charpentiers, des menuisiers, des raccommodeurs [p. 254]de soufflets256 jouer Pyrame et Thisbé, représenter le lion en rugissant le plus doucement possible et figurer la muraille en étendant la main. Toute fête est un pageant où des bourgeois, des ouvriers, des enfants sont les figurants. Ils sont acteurs d’instinct. Quand l’âme est pleine et neuve, ce n’est point par des raisonnements qu’elle exprime ses idées ; elle les joue et les figure ; elle les mime ; c’est là le vrai et le premier langage, celui des enfants, celui des artistes, celui de la joie et de l’invention. C’est de cette façon qu’ils se divertissent avec des chants et des festins dans toutes les fêtes symboliques dont la tradition a peuplé l’année257. Le dimanche après la nuit des Rois, les laboureurs paradent dans les rues avec leurs chemises par-dessus leurs habits, parés de rubans, traînant une charrue au son de la musique, et dansant la danse des épées ; un autre jour c’est une figure faite d’épis qu’on promène dans un chariot, parmi des chants, au son des pipeaux et des tambours ; une autre fois, c’est le père Noël et sa troupe ; ou bien c’est l’arbre de mai autour duquel on joue l’histoire de Robin Hood, le brave braconnier, et la légende de saint George qui terrasse le dragon. Il faudrait un demi-volume pour décrire toutes ces fêtes, celles de la Moisson, de la Toussaint, de la Saint-Martin, de la Tonte des agneaux, surtout celle de Noël qui durait douze jours et parfois six semaines. Ils mangent et [p. 255]boivent, font ripaille, remuent leurs membres, embrassent les filles, sonnent les cloches, s’emplissent de bruit : rudes bacchanales où l’homme se débride, et qui sont la consécration de la vie naturelle : les puritains ne s’y sont pas trompés.

« D’abord, dit Stubbs258, toutes les têtes folles de la paroisse s’assemblent et choisissent un grand capitaine avec le titre de prince du désordre, et, l’ayant couronné en grande solennité, le prennent pour roi. Ce roi, une fois sacré, choisit vingt, quarante ou cent joyeux gaillards comme lui-même, qui font le service autour de Sa Majesté Souveraine… Ils ont leurs chevaux de bois, leurs dragons et autres bouffonneries, avec leurs joueurs de flûte paillards et leurs bruyants tambours pour mettre en train la danse du diable. Puis cette troupe de païens marche vers l’église et le cimetière au son des flûtes, au roulement des tambours, dansant, faisant tinter leurs clochettes, faisant flotter, comme des fous, leurs mouchoirs sur leurs têtes, pendant que les chevaux de bois et autres monstres escarmouchent à travers la foule. Et en cette sorte ils vont à l’église comme des démons incarnés, avec un tel bruit confus, qu’il n’y a point d’homme qui puisse entendre sa propre voix. Puis les folles têtes regardent, s’ébahissent, font des grimaces, montent sur les bancs pour voir cette belle cérémonie. Après cela ils font des allées et venues dans l’église, puis dans le cimetière, où ils ont ordinairement leurs berceaux, bosquets, salles d’été et maisons de festin, où ils festoient, banquettent, dansent tout le jour, et parfois toute la nuit aussi. Et ainsi ces furies terrestres passent le jour du sabbat. Une autre espèce de fous écervelés apportent à ces chiens d’enfer (je veux dire le prince du désordre et ses complices) du pain, de la bonne ale, du vieux fromage, du fromage nouveau, des gâteaux, des tartes, de la crème, de la viande, tantôt une chose, tantôt une autre. »

[p. 256]« Au jour de mai, dit-il ailleurs, chaque paroisse, ville ou village, s’assemble, hommes, femmes, enfants ; ils s’en vont dans les bois… et passent toute la nuit en divertissements, et le matin rapportent des branches de bouleaux et d’autres arbres, mais surtout leur plus précieux joyau, l’arbre de mai, qu’ils ramènent en grande vénération avec vingt ou quarante paires de bœufs, chaque bœuf ayant un beau bouquet de fleurs attaché à la pointe de ses cornes… Ils plantent ce mai, ou plutôt cette puante idole, jonchent de fleurs le gazon d’alentour, établissent à l’entour des salles de verdure, des berceaux, sautent et dansent, banquettent et festoient, comme les païens pour la dédicace de leurs idoles… De dix filles qui vont au bois cette nuit, il y en a neuf qui reviennent grosses. » « … Au son de la cloche, le mardi gras, dit un autre, les gens deviennent fous par milliers et oublient toute décence et tout bon sens… C’est au diable et à Satan que, dans ces exécrables passe-temps, ils font hommage et sacrifice. » En effet259, c’est à la nature, à l’antique Pan, à Freya, à Hertha, ses sœurs, aux vieilles divinités teutoniques conservées à travers le moyen âge. En ce moment, dans l’affaiblissement passager du christianisme et dans l’essor soudain du bien-être corporel, l’homme s’adore lui-même, et il ne reste de vivant en lui que le païen.

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IV. Les modèles. —  Les anciens. —  Traduction et lecture des auteurs classiques. —  Sympathie pour les mœurs et les dieux de l’antiquité. —  Les modernes. —  Goût pour les idées et les écrits des Italiens. —  Que la poésie et la peinture en Italie sont païennes. —  Le modèle idéal est l’homme fort, heureux, borné à la vie présente. §

Pour achever, voyez quelle route en ce moment les idées prennent. Quelques sectaires, surtout des bourgeois et des gens du peuple, s’appesantissent tristement sur la Bible. Mais c’est dans Rome et dans la Grèce païenne que la cour et les gens du monde vont chercher leurs précepteurs et leurs héros. Vers 1490260, on a recommencé à lire les classiques ; coup sur coup on les traduit ; bientôt c’est une mode que de les lire dans l’original. Élisabeth, Jeanne Grey, la duchesse de Norfolk, la comtesse d’Arundel, beaucoup de dames entendent couramment Platon, Xénophon, Cicéron, et les aiment. Peu à peu, par un redressement insensible, l’homme s’est relevé jusqu’à la hauteur des grands et des sains esprits qui avaient manié sans contrainte toutes les idées il y a quinze siècles. Ce n’est pas seulement leur langue qu’il entend, c’est leur pensée ; il ne répète plus une leçon d’après eux, il soutient une conversation avec eux ; il est leur égal, et ne trouve qu’en eux des esprits aussi virils que le sien. Car ce ne sont pas des ergoteurs d’école, des compilateurs misérables, des cuistres rébarbatifs comme les professeurs de jargon que lui imposait le [p. 258]moyen âge, comme ce triste Duns Scott, dont les commissaires de Henri VIII jettent en ce moment les feuillets aux vents. Ce sont des « gentilshommes », des hommes d’État, les plus polis et les mieux élevés du monde, qui savent parler, qui ont tiré leurs idées non des livres, mais des choses, idées vivantes, et qui d’elles-mêmes entrent dans les âmes vivantes. Par-dessus la procession des scolastiques encapuchonnés et des disputeurs crasseux, les deux âges adultes et pensants se rejoignent, et l’homme moderne, faisant taire les voix enfantines ou nasillardes du moyen âge, ne daigne plus s’entretenir qu’avec la noble antiquité. Il accepte ses dieux ; il les comprend du moins, et s’en entoure. Dans les poëmes, dans les festins, dans les tapisseries, dans presque toutes les cérémonies, ils apparaissent, non plus restaurés par la pédanterie, mais ranimés par la sympathie, et doués par les arts d’une vie aussi florissante et presque aussi profonde que celle qu’ils avaient dans leur premier berceau. Après l’affreuse nuit du moyen âge et les douloureuses légendes des revenants et des damnés, c’est un charme que de revoir l’olympe rayonnant de la Grèce ; ses dieux héroïques et beaux ravissent encore une fois le cœur des hommes ; ils soulèvent et instruisent ce jeune monde en lui parlant la langue de ses passions et de son génie, et ce siècle de fortes actions, de libre sensualité, d’invention hardie n’a qu’à suivre sa pente pour reconnaître en eux ses maîtres et les éternels promoteurs de la liberté et de la beauté.

[p. 259]Plus près de lui est un autre paganisme, celui de l’Italie, plus séduisant parce qu’il est moderne et fait couler une nouvelle séve dans le tronc antique, plus attrayant parce qu’il est plus sensuel et présente, avec le culte de la force et du génie, le culte du plaisir et de la volupté. Les rigoristes le savent bien et s’en scandalisent : « Les enchantements de Circé, écrit Ascham, ont été apportés d’Italie pour gâter les mœurs des gens en Angleterre ; beaucoup par des exemples de mauvaise vie, mais surtout par les préceptes des mauvais livres traduits dernièrement d’italien en anglais et vendus dans toutes les boutiques de Londres. Il y a plus de ces livres profanes261 imprimés ces derniers mois qu’on n’en a vu depuis plusieurs vingtaines d’années en Angleterre. Aussi maintenant ils ont plus de respect pour les triomphes de Pétrarque que pour la Genèse de Moïse, et font plus de cas d’un conte de Boccace que d’une histoire de la Bible. » En effet, en ce moment, l’Italie a visiblement la primauté en toutes choses, et l’on y va puiser la civilisation comme à la source. Quelle est-elle cette civilisation qui s’impose ainsi à l’Europe, d’où part toute science et toute élégance, qui fait loi dans toutes les cours, où Surrey, Sidney, Spenser, Shakspeare vont chercher leurs exemples et leurs matériaux ? Elle est païenne de fonds et de naissance, par sa langue qui n’est qu’un latin à peine déformé, par ses traditions et ses souvenirs latins que nulle lacune n’est venue interrompre, [p. 260]par sa constitution où l’antique vie urbaine a d’abord primé et absorbé la vie féodale, par le génie de la race, où la vigueur et la joie ont toujours surabondé. Plus d’un siècle avant les autres, dès Pétrarque, Rienzi et Boccace, les Italiens ont commencé à retrouver l’antiquité perdue, à « délivrer les manuscrits enfouis dans les cachots de France et d’Allemagne », à les restaurer, à interpréter, commenter, repenser les anciens, à se faire latins de cœur et d’esprit, a composer en prose et en vers avec l’urbanité de Cicéron et de Virgile, à considérer les belles conversations et les jouissances de l’esprit comme l’ornement et la plus exquise fleur de la vie262. Ce ne sont pas seulement les dehors de la vie antique qu’ils s’approprient, c’en est le fonds, j’entends la préoccupation de la vie présente, l’oubli de la vie future, l’appel aux sens, le renoncement au christianisme. « Il faut jouir, faisait chanter leur premier poëte Laurent de Médicis dans ses pastorales et dans ses triomphes. Il n’y a point de certitude pour demain. » Déjà dans Pulci éclate l’incrédulité moqueuse, la gaieté sensuelle et hardie, toute l’audace des libres penseurs qui repoussent du pied avec dégoût le froc usé du moyen âge. C’est lui qui, dans un poëme bouffon, met en tête de chaque chant un Hosanna, un In principio, un texte sacré de la messe263. [p. 261]C’est lui qui, se demandant ce qu’est l’âme et comment elle peut entrer dans le corps, la compare à ces confitures que l’on enveloppe dans du pain blanc tout chaud. Que devient-elle dans l’autre monde ? « Certaines gens croient y trouver des becfigues, des ortolans tout plumés, d’excellents vins, de bons lits, et à cause de cela, ils suivent les moines, marchent derrière eux. Pour nous, mon cher ami, nous irons dans la vallée noire, où nous n’entendrons plus chanter Alleluia ! » Si vous cherchez un penseur plus sérieux, écoutez le grand patriote, le Thucydide du siècle, Machiavel, qui, opposant le christianisme et le paganisme, dit que l’un place le « bonheur suprême dans l’humilité, l’abjection, le mépris des choses humaines, tandis que l’autre fait consister le souverain bien dans la grandeur d’âme, la force du corps et toutes les qualités qui rendent l’homme redoutable. » Sur cela il conclut hardiment que le christianisme enseigne à « supporter les maux, et non à faire de grandes actions  » ; il découvre dans ce vice intérieur la cause de toutes les oppressions ; il déclare que « les méchants ont vu qu’ils pouvaient tyranniser sans crainte des hommes, qui, pour aller en paradis, étaient plus disposés à supporter les injures qu’à les venger. » À ce ton, et en dépit des génuflexions obligées, on devine bien laquelle des deux religions il préfère. Le modèle idéal vers lequel tous les efforts se tournent, auquel toutes les pensées se suspendent, et qui soulève cette civilisation tout entière, c’est l’homme fort et heureux, muni de toutes les puissances qui peuvent [p. 262]accomplir ses désirs, et disposé à s’en servir pour la recherche de son bonheur.

Si vous voulez voir cette idée dans sa plus grande œuvre, c’est dans les arts qu’il faut la chercher, dans les arts du dessin tels qu’elle les fait et les porte par toute l’Europe, suscitant ou transformant les écoles nationales avec une telle originalité et une telle force, que tout art viable dérive d’elle, et que la population de figures vivantes dont elle a couvert nos murailles marque, comme l’architecture gothique ou la tragédie française, un moment unique de l’esprit humain. Le Christ maigre du moyen âge, le misérable ver de terre déformé et sanglant, la Vierge livide et laide, la pauvre vieille paysanne évanouie à côté du gibet de son enfant, les martyrs hâves, desséchés par le jeûne, aux yeux extatiques, les saintes aux doigts noueux, à la poitrine plate, toutes les touchantes ou lamentables visions du moyen âge se sont évanouies ; le cortége divin qui se développe n’étale plus que des corps florissants, de nobles figures régulières et de beaux gestes aisés ; les noms sont chrétiens, mais il n’y a de chrétien que les noms. Ce Jésus n’est qu’un « Jupiter crucifié264. » Ces Vierges que Raphaël dessine nues avant de leur mettre une robe265 ne sont que de belles filles, toutes terrestres, parentes de sa Fornarine. Ces saints que Michel-Ange dresse et tord dans le ciel au [p. 263]Jugement dernier sont une assemblée d’athlètes capables de bien combattre et de beaucoup oser. Un martyre, comme celui de saint Laurent, est une noble cérémonie où un beau jeune homme sans vêtements se couche devant cinquante hommes drapés et groupés comme dans un gymnase antique. Y a-t-il un de ces personnages qui se soit macéré ? Y en a-t-il un qui ait pensé avec angoisse et larmes au jugement de Dieu, qui ait excédé et dompté sa chair, qui se soit rempli le cœur des tristesses et des douceurs évangéliques ? Ils sont trop vigoureux pour cela, trop bien portants ; leurs habits leurs siéent trop bien ; ils sont trop prêts à l’action énergique et prompte. On en ferait trop aisément de forts soldats ou de superbes courtisanes, admirables dans une parade ou dans un bal. Aussi bien, tout ce que le spectateur accorde à leur auréole, c’est une génuflexion ou un signe de croix ; après quoi les yeux jouissent d’eux, et ils ne sont là que pour la jouissance des yeux. Ce que le spectateur sent dans une madone florentine, c’est le magnifique animal vierge, dont le tronc puissant, la superbe pousse annoncent la race et la santé ; ce n’est pas l’expression morale, comme aujourd’hui, que les artistes peignent, la profondeur d’une âme tourmentée et raffinée par trois siècles de culture ; c’est au corps qu’ils s’attachent, jusqu’à parler avec enthousiasme des vertèbres « qui sont magnifiques », des omoplates qui, dans les mouvements du bras, « sont d’un admirable effet266. » « Le point important » [p. 264]pour eux « est de bien faire un homme et une femme nus. » La beauté pour eux est celle de la charpente osseuse qui s’emmanche, des tendons qui se tiennent et se bandent, des cuisses qui vont dresser le tronc, de la vaillante poitrine qui respire amplement, du col qui va tourner. Qu’il fait bon d’être nu ! qu’on est bien en pleine lumière pour jouir de son corps florissant, de ses muscles dispos, de son âme gaillarde et hardie ! Les splendides déesses reparaissent avec leur nudité primitive, sans songer qu’elles sont nues ; on voit bien à la tranquillité de leur regard, à la simplicité de leur expression, qu’elles l’ont toujours été et que la pudeur ne les a point encore atteintes. La vie de l’âme ne s’oppose point ici, comme chez nous, à la vie du corps ; la première n’est ni abaissée ni méprisée, on ose en montrer les actions et les organes ; on ne les cache pas, l’homme ne songe pas à paraître tout esprit. Elles sortent comme autrefois de la mer lumineuse, avec leurs chevaux cabrés qui hérissent leur crinière, mâchant le frein, aspirant de leur naseaux les senteurs salées, pendant que leurs compagnons emplissent de leur souffle les conques sonnantes ; et les spectateurs267 habitués à manier [p. 265]l’épée, à s’exercer nus avec le poignard et le glaive à deux mains, à chevaucher sur des routes dangereuses, sentent par sympathie la fière tournure de l’échine cambrée, l’effort du bras qui va frapper et le long tressaillement des muscles qui du talon jusqu’à la nuque se gonflent pour roidir l’homme ou le lancer.

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§ 2. La poésie. §

I. La Renaissance en Angleterre est la renaissance du génie saxon. §

Transplanté dans des races et dans des climats différents, ce paganisme reçoit de chaque race et de chaque climat des traits distincts et un caractère propre. Il devient anglais en Angleterre ; la Renaissance anglaise est la renaissance du génie saxon. C’est que l’invention recommence, et qu’inventer c’est exprimer son génie ; une race latine ne peut inventer qu’en exprimant des idées latines ; une race saxonne ne peut inventer qu’en exprimant des idées saxonnes, et l’on va trouver, sous la civilisation et la poésie nouvelles, des descendants de l’antique Cœdmon, d’Adhlem, de Piers Plowman et de Robin Hood.

II. Les précurseurs. —  Le comte de Surrey. —  Sa vie féodale et chevaleresque. —  Son caractère anglais et personnel. —  Ses poëmes sérieux et mélancoliques. —  Sa conception de l’amour intime. §

« À la fin du règne de Henri VIII, dit le vieux Puttenham, s’éleva une compagnie nouvelle de poëtes de cour, dont sir Thomas Wyatt l’aîné, et Henri, comte de Surrey, furent les deux capitaines, lesquels, ayant voyagé en Italie et goûté le doux style et les nobles rhythmes de la poésie italienne, ainsi que des novices nouvellement sortis des écoles de Dante, Pétrarque, [p. 267]Arioste, polirent grandement notre poésie vulgaire qui était rude et villageoise268, et pour cette cause peuvent être justement appelés les premiers réformateurs du style et du mètre anglais. » Non que leur idée soit bien originale ou manifeste franchement l’esprit nouveau. Le moyen âge s’achève, mais n’est pas encore fini. Autour d’eux, André Borde, John Bale, John Heywood, Skelton lui-même renouvellent la platitude de la vieille poésie et la rudesse de l’ancien style. Les mœurs, à peine dégrossies, sont encore à demi féodales ; au camp, devant Landrecies, le commandant anglais écrit une lettre amicale au gouverneur français de Térouanne pour lui demander « s’il n’a pas quelques gentilshommes disposés à rompre une lance en faveur des dames », et promet d’envoyer six champions à leur rencontre. Parades, combats, blessures, défis, amour, appel au jugement de Dieu, pénitences, on trouve tout cela dans la vie de Surrey comme dans un roman de chevalerie. C’est un grand seigneur, un comte, un parent du roi qui a figuré dans les processions et les cérémonies, qui a fait la guerre, commandé des forteresses, ravagé des pays, qui est monté à l’assaut, qui est tombé sur la brèche, qui a été sauvé par son serviteur, magnifique, dépensier, irritable, ambitieux, quatre fois emprisonné, puis décapité. Au couronnement d’Anne de Boleyn, il portait la quatrième épée. Au mariage d’Anne de Clèves, il est un des tenants du tournoi. Dénoncé et enfermé, il propose [p. 268]de combattre sans armure son adversaire armé. Une autre fois, il est mis en prison pour avoir mangé de la viande en carême. Rien d’étonnant si ce prolongement des mœurs chevaleresques amène un prolongement de la poésie chevaleresque, si dans un temps qui achève l’âge de Pétrarque les poëtes retrouvent les sentiments de Pétrarque. Lord Berner, lord Sheffield, sir Thomas Wyatt, et au premier rang, Surrey, sont, comme Pétrarque, des soupirants plaintifs et platoniques ; c’est l’amour pur que Surrey exprime, et sa dame, la belle Géraldine, comme Béatrix et Laure, est une madone idéale et un enfant de treize ans.

Et cependant, parmi ces langueurs de la tradition mystique, l’accent personnel vibre. Dans cet esprit qui imite et qui parfois imite mal, qui tâtonne encore et çà et là laisse entrer dans ses stances polies les vieux mots naïfs ou les allégories usées des hérauts d’armes et des trouvères, voici déjà la mélancolie du Nord, l’émotion intime et douloureuse. Ce trait, qui tout à l’heure, au plus beau moment de la plus riche floraison, dans le magnifique épanouissement de la vie naturelle, répandra une teinte sombre sur la poésie de Sidney, de Spenser, de Shakspeare, maintenant, dès le premier poëte, sépare ce monde païen, mais germanique, de l’autre monde tout voluptueux, qui, en Italie, s’égaye avec la fine ironie, et n’a de goût que pour les arts et le plaisir. Surrey traduit en vers l’Ecclésiaste. N’est-il pas singulier, à cette heure matinale, dans cette aube naissante, de trouver dans sa main un pareil livre ? Le désenchantement, la [p. 269]rêverie morne ou amère, la connaissance innée de la vanité des choses humaines ne manquent guère dans ce pays et dans cette race ; ces hommes ont de la peine à porter la vie et savent parler de la mort. Les plus beaux vers de Surrey témoignent déjà de ce naturel sérieux, de cette philosophie instinctive et grave ; ce sont des chagrins qu’il raconte, c’est son cher Wyatt qu’il regrette, c’est Clère, son ami, c’est le jeune duc de Richmond, son compagnon, tous morts avant l’âge. Seul, emprisonné à Windsor, il se rappelle les heureux jours qu’ils y ont passés ensemble, leurs joutes « dans les grandes cours vertes », les épanchements, les causeries folâtres des longs soirs d’hiver, « le jeu de paume, où, les yeux éblouis par les rayons de l’amour, ils manquaient la balle pour surprendre un regard de leurs dames. »  — « Chaque douce place éveille un souvenir amer. » À ces pensées, « le sang quitte son visage, et une pluie de larmes coule sur ses joues pâles. »  — « Ô séjour de félicité qui renouvelles ma peine !  — réponds-moi : Où est mon noble frère ?  — lui que dans tes murs tu enfermais chaque nuit ; — cher à tant d’autres, plus cher à moi qu’à personne. —  Écho, hélas ! qui prend pitié de ma peine,  — répond par un sourd accent de douleur269. » Pareillement, dans l’amour, c’est l’abattement [p. 270]d’une âme fatiguée qu’il exprime. « Chaque chose ayant vie, le paysan, le bœuf de labour, le rameur à la galère, tous ont quelques heures de répit, tous, excepté lui, qui s’afflige le jour, qui veille la nuit, qui passe des rêveries tristes aux plaintes, des plaintes aux larmes amères, puis des larmes encore aux plaintes douloureuses, et dont la vie s’use ainsi270. » Ce qui apporte aux autres la joie lui apporte la peine. [p. 271]« La douce saison qui fait sortir boutons et fleurs — a vêtu de vert la colline et aussi la vallée. —  Le rossignol a des plumes nouvelles et chante. —  La tourterelle a dit sa chanson à sa compagne. —  L’été est venu, car chaque bourgeon à présent s’ouvre. —  Le cerf a pendu sa vieille ramure aux pieux de l’enceinte. —  Le daim dans la bruyère laisse tomber sa fourrure d’hiver. —  Les poissons glissent avec des écailles nouvelles. —  Le serpent abandonne toute sa dépouille. —  L’agile hirondelle poursuit les petites mouches. —  L’abeille affairée à présent compose son miel. —  L’hiver est fini, qui était la mort des fleurs ; — Et je vois que parmi toutes ces douces choses,  — chaque souci diminue ; et pourtant ma peine revient271. » N’importe, il aimera jusqu’au dernier souffle. « Si mon faible corps manque ou défaille,  — ma volonté est qu’elle garde toujours mon cœur. —  Et quand ce corps sera rendu à la terré, je lui lègue mon ombre lassée pour la servir encore272… » Amour infini et pur comme [p. 272]celui de Pétrarque, elle en est digne ; au milieu de tous ces vers étudiés ou imités, un admirable portrait se détache, le plus simple et le plus vrai qu’on puisse imaginer, œuvre du cœur cette fois et non de la mémoire, qui, à travers la madone chevaleresque, fait apparaître l’épouse anglaise, et par-delà la galanterie féodale montre le bonheur domestique. Surrey seul, inquiet, entend en lui-même la voix ferme d’un bon ami, d’un conseiller sincère, l’Espoir qui lui parle avec assurance, lui jurant qu’elle est273 « la plus digne [p. 273]et la plus loyale, la plus douce et la plus soumise de cœur qu’un homme puisse trouver sur la terre. » Si l’amour et la foi étaient partis, on pourrait les retrouver en elle. Son cœur n’a d’autre idée que de t’être fidèle ; elle ne s’occupe que de toi et de ton bien. « Elle souhaite ta santé et ton bonheur, et t’aime autant et aussi fort qu’une femme peut aimer un homme ; elle est à toi et le dit, et prend souci de toi en dix mille façons. Tu es là quand elle parle, quand elle mange, quand elle pleure, quand elle soupire. Le soir elle te dit : Adieu, mon bien-aimé ; quoique, Dieu le sait, tu sois bien loin d’elle, elle te répète mainte et mainte fois bonsoir. »  — « Elle te nomme souvent son cher bien-aimé — sa consolation, son bonheur, toute sa joie — et conte à son oreiller toute son histoire : — comment tu as fait sa peine et son chagrin,  — combien elle soupire après toi, comme il lui tarde de te voir. —  Elle dit : Pourquoi es-tu ainsi loin de moi ?  — Ne suis-je pas celle qui t’aime le mieux ?  — Ne souhaité-je pas ton aise et ton repos ?  — Ne cherché-je point comme je puis te plaire ?  — Pourquoi t’en [p. 274]vas-tu aussi loin de ton bien ?  — Si je suis celle à qui tu t’intéresses,  — pour qui tu vis ainsi dans le tourment ; — hélas ! tu sais que tu me trouveras ici,  — ici où je suis toujours ta chère bien-aimée,  — ta plus dévouée, ta plus fidèle,  — celle qui t’aime toujours et ne pourra jamais s’en empêcher,  — celle qui est à toi et ne songe qu’à toi,  — comme toi aussi, je pense, tu songes à elle,  — à celle qui entre toutes les femmes — ne respire que pour être toute à toi. » Certainement c’est à sa femme274 qu’il pense en ce moment, non à quelque Laure imaginaire ; le rêve poétique de Pétrarque est devenu la peinture exacte de la profonde et parfaite affection conjugale, telle qu’elle subsiste encore en Angleterre, telle que tous les poëtes, depuis l’auteur de la Nut Brown Maid jusqu’à Dickens275, n’ont jamais manqué de la représenter.

III. Son style. —  Ses maîtres, Pétrarque et Virgile. —  Ses procédés, son habileté, sa perfection précoce. —  L’art est né. —  Défaillances, imitation, recherche. —  L’art n’est pas complet. §

Un Pétrarque anglais : ce mot sur Surrey est le plus juste, d’autant plus juste qu’il exprime son talent aussi bien que son âme. En effet, comme Pétrarque le plus ancien des humanistes et le premier des écrivains parfaits, c’est un style nouveau que Surrey apporte, le style viril, indice d’une grande transformation [p. 275]de l’esprit ; car cette façon d’écrire est l’effet d’une réflexion supérieure, qui, dominant l’impulsion primitive, calcule et choisit en vue d’un but. À ce moment, l’esprit est devenu capable de se juger, et il se juge. Il reprend son œuvre spontanée, tout enfantine et décousue, à la fois incomplète et surabondante ; il la fortifie et la lie ; il l’émonde et l’achève ; il y démêle son idée maîtresse, pour l’en dégager et la mettre au jour. Ainsi fait Surrey, et son éducation l’y a préparé ; car avec Pétrarque il a étudié Virgile et traduit presque vers pour vers deux livres de l’Énéide. En pareille compagnie, on est contraint de trier ses idées et de serrer ses phrases. À leur exemple, il mesure les moyens de frapper l’attention, d’aider l’intelligence, d’éviter la fatigue et l’ennui. Il prévoit la dernière ligne en écrivant la première. Il garde pour dernier trait le mot le plus fort, et marque la symétrie des idées par la symétrie des phrases. Tantôt il guide l’esprit par une série d’oppositions continues jusqu’à l’image finale, sorte de cassette brillante où il vient déposer l’idée qu’il porte et fait regarder depuis le départ276. Tantôt il promène le lecteur jusqu’au bout d’une longue description fleurie pour l’arrêter tout d’un coup sur un demi-vers triste277. Il manie les procédés et sait produire les effets ; même il a de ces vers classiques où deux substantifs, flanqués chacun d’un adjectif, se font équilibre autour d’un verbe278. Il [p. 276]assemble ses phrases en périodes harmonieuses, et songe au plaisir des oreilles comme au plaisir de l’esprit. Il ajoute par des inversions de la force aux idées et de la gravité au discours. Il choisit les termes élégants ou nobles, n’admet point de mots oiseux ni de phrases redondantes. Il fait tenir une idée dans chaque épithète et un sentiment dans chaque métaphore. Il y a de l’éloquence dans le développement régulier de sa pensée ; il y a de la musique dans l’accent soutenu de ses vers.

Voilà donc l’art qui est né : ceux qui ont des idées tiennent maintenant un instrument capable de les exprimer ; comme les peintres italiens qui, en cinquante ans, ont importé ou trouvé tous les procédés techniques du pinceau, les écrivains anglais, en un demi-siècle, vont importer ou trouver tous les artifices de langage, la période, le style noble, le vers héroïque, bientôt la grande stance, si bien que plus tard les plus parfaits versificateurs, « Dryden et Pope lui-même, n’ajouteront presque rien aux règles inventées et appliquées dès ces premiers essais279. » Même Surrey est trop voisin d’eux, trop enfermé dans ses modèles, trop peu libre ; il n’a point encore senti le grand souffle ardent du siècle ; on ne trouve point en lui un génie hardi, un homme passionné qui s’épanche, mais un courtisan, amateur d’élégance, qui, touché par les beautés de deux littératures achevées, imite Horace et les maîtres choisis d’Italie, corrige [p. 277]et polit de petits morceaux, s’étudie à bien parler le beau langage. Parmi des demi-barbares, il porte convenablement un habit habillé. Encore ne le porte-t-il pas avec une entière aisance ; il a les yeux trop invariablement fixés sur ses modèles et n’ose se permettre les gestes francs et forts. Il est parfois écolier, il abuse des glaces et des flammes, des blessures et des martyres ; quoique amoureux, et véritablement, il songe trop qu’il doit l’être à la façon de Pétrarque, surtout qu’une phrase doit être balancée et qu’une image doit être suivie ; j’oserais dire que dans ses sonnets de soupirant transi il pense moins souvent à bien aimer qu’à bien écrire. Il a des concetti, des mots faux ; il emploie des tours usés ; il raconte comment Nature, après avoir fait sa dame, a brisé le moule ; il fait manœuvrer Cupidon et Vénus ; il manie les vieilles machines des troubadours et des anciens en homme ingénieux qui veut passer pour galant. Il n’y a guère d’esprit qui ose tout d’abord être tout à fait lui-même ; quand paraît un art nouveau, le premier artiste écoute non son cœur, mais ses maîtres, et se demande à chaque pas s’il pose bien le pied sur le sol solide et s’il ne bronche point.

IV. Croissance et achèvement de l’art. —  L’Euphuès et la mode. —  Le style et l’esprit de la Renaissance. —  Surabondance et dérèglement. —  Comment les mœurs, le style et l’esprit se correspondent. —  Sir Philip Sidney. —  Son éducation, sa vie, son caractère. —  Son érudition, son sérieux, sa générosité et sa véhémence. —  Son Arcadie. —  Exagération et maniérisme des sentiments et du style. —  Sa Défense de la poésie. —  Son éloquence et son énergie. —  Ses sonnets. —  En quoi les corps et les passions de la Renaissance diffèrent des corps et des passions modernes. —  L’amour sensuel. —  L’amour mystique. §

Insensiblement la croissance se fait, et à la fin du siècle tout est changé. Un style nouveau, étrange, surchargé, s’est formé, et va régner jusqu’à la Restauration, [p. 278]non-seulement dans la poésie, mais aussi dans la prose, même dans les discours de cérémonie et dans les prédications théologiques280, si conforme à l’esprit du temps, qu’on le rencontre en même temps par toute l’Europe, chez Ronsard et d’Aubigné, chez Calderon, Gongora et Marini. En 1580 parut Euphuès, l’anatomie de l’esprit, par Lyly, qui en fut le manuel, le chef-d’œuvre, la caricature, et qu’une admiration universelle accueillit281. « Notre nation, dit Édouard Blount, lui doit d’avoir appris un nouvel anglais. Toutes nos dames furent ses écolières. Une beauté à la cour qui ne savait parler l’euphuisme était aussi peu regardée que celle qui aujourd’hui ne sait point parler français. » Les dames savaient par cœur toutes les phrases d’Euphuès, singulières phrases recherchées et raffinées, qui sont des énigmes, dont l’auteur semble chercher de parti pris les expressions les moins naturelles et les plus lointaines, toutes remplies d’exagérations et d’antithèses, où les allusions mythologiques, les réminiscences de l’alchimie, les métaphores botaniques et astronomiques, tout le fatras et tout le pêle-mêle de l’érudition, des voyages, du maniérisme, roule dans un déluge de comparaisons et de concetti. Ne le jugez pas par la [p. 279]grotesque peinture que Walter Scott en a faite ; son sir Percy Shafton n’est qu’un pédant, un copiste froid et terne ; et c’est la chaleur, l’originalité qui donnent à ce langage un tour vrai et un accent ; il faut se l’imaginer non pas mort et inerte, tel que nous l’avons aujourd’hui dans les vieux livres, mais voltigeant sur les lèvres des dames et des jeunes seigneurs en pourpoint brodé de perles, vivifié par leur voix vibrante, leurs rires, l’éclair de leurs yeux, et le geste des mains qui jouaient avec la coquille de l’épée ou tortillaient le manteau de satin. Ils sont en verve, leur tête est pleine et comblée, et ils s’amusent, comme font aujourd’hui des artistes nerveux et ardents à leur aise dans un atelier. Ils ne parlent point pour se convaincre ou se comprendre, mais pour contenter leur imagination tendue, pour épancher leur séve regorgeante282. Ils jouent avec les mots, ils les tordent, ils les déforment, ils jouissent des subites perspectives, des contrastes heurtés qu’ils font jaillir coup sur coup l’un sur l’autre et à l’infini. Ils jettent fleur sur fleur, clinquant sur clinquant ; tout ce qui brille leur agrée ; ils dorent et brodent et empanachent leur langage, comme leurs habits. De la clarté, de l’ordre, du bon sens, nul souci ; c’est une fête et c’est une folie ; l’absurdité leur plaît. Rien de plus piquant pour eux qu’un carnaval de magnificences et de grotesques ; tout s’y coudoie, une grosse gaieté, un mot tendre et triste, une pastorale, une fanfare [p. 280]tonnante de capitan démesuré, une gambade de pitre. Les yeux, les oreilles, tous les sens curieux, exaltés, ont leur contentement dans le cliquetis des syllabes, dans le chatoiement des beaux mots colorés, dans le choc inattendu des images drolatiques ou familières, dans le roulement majestueux des périodes équilibrées. Chacun se fait alors ses jurons, ses élégances, son langage. « On dirait, dit Heylin, qu’ils ont honte de leur langue maternelle, et ne la trouvent pas assez nuancée pour exprimer les caprices de leur esprit. » Nous ne nous figurons plus cette invention, cette hardiesse de la fantaisie, cette fécondité continue de la sensibilité frémissante ; il n’y a point de vraie prose alors ; la poésie qui déborde envahit tout. Un mot n’est point un chiffre exact, comme chez nous, un document qui, de cabinet en cabinet, transmet une pensée précise ; c’est une portion dans une action complète, dans un petit drame ; quand ils le lisent, ils ne se le figurent pas seul, ils l’imaginent avec le son de la voix sifflante ou criante, avec le plissement des lèvres, avec le froncement des sourcils, avec l’enfilade de peintures qui se pressent derrière lui et qu’il évoque dans un éclair. Chacun le mime et le prononce à sa façon et y imprime son âme. C’est un chant qui, comme un vers de poëte, contient mille choses par-delà son sens littéral, et manifeste la profondeur, la chaleur et les scintillements de la source dont il est sorti. Car en ce temps-là, même quand l’homme est médiocre, son œuvre est vivante : quelque chose palpite dans les moindres écrits de ce siècle ; la force et [p. 281]la fougue créatrice lui sont propres ; à travers les emphases et les affectations, elles percent ; ce Lyly lui-même, si tourmenté, qui semble écrire exprès en dépit du bon sens, est parfois un vrai poëte, un chanteur, un homme capable de ravissements, un voisin de Spencer et de Shakspeare, un de ces songeurs éveillés qui voient intérieurement « des fées dansantes, la joue empourprée des déesses, et ces forêts enivrées, amoureuses, qui ferment leurs sentiers pour retenir dans leurs buissons les pas légers des jeunes filles283. » Que le lecteur m’aide et s’aide ; je ne suis pas capable autrement de lui faire entendre ce que les hommes de ce temps-là ont eu le bonheur de sentir.

V. La poésie pastorale. —  Abondance des poëtes. —  Naturel et force de la poésie. —  État d’esprit qui la suscite. —  Sentiment de la campagne. —  Renaissance des dieux antiques. —  Enthousiasme pour la beauté. —  Peinture de l’amour ingénu et heureux. —  Shakspeare, Jonson, Flechter, Drayton, Marlowe, Warner, Breton, Lodge, Greene. —  Comment la transformation du public a transformé l’art. §

Surabondance et dérèglement, ce sont là les deux traits de cet esprit et de cette littérature, traits communs à toutes les littératures de la Renaissance, mais plus marqués ici qu’ailleurs, parce que la race qui est germanique n’est pas contenue comme les races latines par le goût des formes harmonieuses et préfère la forte impression à la belle expression. Il faut choisir dans cette foule de poëtes ; en voici un, [p. 282]l’un des premiers, qui montrera par ses écrits comme par sa vie les grandeurs et les folies des mœurs régnantes et du goût public ; sir Philip Sidney, neveu du comte de Leicester, un grand seigneur et un homme d’action, accompli en tout genre de culture, qui, après une éducation approfondie d’humaniste, a voyagé en France, en Allemagne et en Italie, a lu Aristote et Platon, étudié à Venise l’astronomie et la géométrie, médité les tragédies grecques, les sonnets italiens, les pastorales de Montemayor, les poëmes de Ronsard, s’intéressant aux sciences, entretenant un commerce de lettres avec le docte Hubert Languet ; avec cela, homme du monde, favori d’Élisabeth, ayant fait jouer en son honneur une pastorale flatteuse et comique, véritable « joyau de la cour », arbitre, comme d’Urfé, de la haute galanterie et du beau langage ; par-dessus tout chevaleresque de cœur et de conduite, ayant voulu courir avec Drake les aventures maritimes, et, pour tout combler, destiné à mourir jeune et en héros. Il était général de la cavalerie et avait sauvé l’armée anglaise à Gravelines ; peu de temps après, blessé mortellement et mourant de soif, comme il se faisait apporter de l’eau, il vit à côté de lui un soldat encore plus blessé qui regardait cette eau avec angoisse : « Donnez-la à cet homme, dit-il, il en a plus besoin que moi. » Joignez à cela la véhémence et l’impétuosité du moyen âge, une main prête à l’action et posée incessamment sur la garde de l’épée ou du poignard. « Monsieur Molineux, écrivait-il au secrétaire de son père, si j’apprends [p. 283]jamais que vous ayez lu une de mes lettres sans mon consentement ou sans l’ordre de mon père, je vous planterai ma dague dans le corps, et comptez-y, car je parle sérieusement. » C’est le même homme qui déclarait aux adversaires de son oncle qu’ils « mentaient par la gorge », et, pour soutenir son dire, leur assignait un rendez-vous à trois mois en n’importe quel endroit de l’Europe. L’énergie sauvage de l’âge précédent subsiste intacte, et c’est pour cela que la poésie trouve dans ces âmes vierges une prise si forte ; les moissons humaines ne sont jamais si belles que lorsque la culture ouvre un sol neuf. Passionné de plus, mélancolique et solitaire, il est tourné naturellement vers la rêverie noble et ardente, et il est si bien poëte qu’il l’est en dehors de ses vers.

VI. La poésie idéale. —  Spenser. —  Sa vie. —  Son caractère. —  Son platonisme. —  Ses Hymnes à l’amour et à la beauté. —  Abondance de son imagination. —  En quoi elle est épique. —  En quoi elle est féerique. —  Ses tâtonnements. —  Le Calendrier du berger. —  Ses Petits poëmes. —  Son chef-d’œuvre. —  La Reine des fées. —  Son épopée est allégorique et pourtant vivante. —  Elle embrasse la chevalerie chrétienne et l’olympe païen. —  Comment elle les relie. §

Raconterai-je son époque pastorale, l’Arcadie ? Ce n’est qu’un délassement, une sorte de roman poétique écrit à la campagne pour l’amusement de sa sœur, œuvre de mode, et qui, comme chez nous le Cyrus et la Clélie, n’est point un monument, mais un document. Ces sortes de livres ne montrent que les dehors, l’élégance et la politesse courante, le jargon du beau monde, bref, ce qu’il faut dire devant les dames ; et néanmoins on y voit la pente de l’esprit public : dans la Clélie, le développement oratoire, l’analyse fine et suivie, la conversation abondante de gens [p. 284]tranquillement assis sur de beaux fauteuils ; dans l’Arcadie, l’imagination tourmentée, les sentiments excessifs, le pêle-mêle d’événements qui conviennent à des hommes à peine sortis de la vie demi-barbare. En effet, à Londres, on se tire encore des coups de pistolet dans les rues, et sous Henri VIII, sous son fils et sous ses filles, des reines, un protecteur, les premiers des nobles s’agenouilleront sous la hache du bourreau. La vie armée et périlleuse a résisté longtemps en Europe à l’établissement de la vie pacifique et tranquille, et il a fallu transformer la société et le sol pour changer les hommes d’épée en bourgeois ; ce sont les grandes routes de Louis XIV et son administration réglée, comme plus tard les chemins de fer et les sergents de ville qui nous ont ôté les habitudes de l’action violente et le goût des aventures dangereuses. Comptez qu’encore à ce moment les têtes sont remplies d’images tragiques. L’Arcadie de Sidney en renferme assez pour défrayer six poëmes épiques. « C’était un jeu, dit Sidney, je déchargeais mon cerveau de jeune homme. » Dans les vingt-cinq premières pages, vous trouvez un naufrage, une histoire de pirates, un prince à demi noyé recueilli par les bergers, un voyage en Arcadie, des déguisements, la retraite d’un roi qui s’est confiné dans une solitude avec sa femme et ses enfants, la délivrance d’un jeune seigneur prisonnier, une guerre contre les Ilotes, une paix conclue, et bien d’autres choses. Continuez, et vous verrez des princesses enfermées par une méchante fée qui les fouette et les menace de mort si elles refusent d’épouser [p. 285]son fils, une belle reine condamnée à périr par le feu si des chevaliers qu’on désigne ne viennent pas la délivrer, un prince perfide torturé en punition de ses méfaits, puis jeté du haut d’une pyramide, des combats, des surprises, des enlèvements, des voyages, bref, tout l’attirail des romans les plus romanesques. Voilà pour le sérieux ; l’agréable est pareil ; la fantaisie règne partout. La pastorale invraisemblable sert d’intermède, comme dans Shakspeare ou dans Lope, à la tragédie invraisemblable. Incessamment vous voyez danser des bergers ; ils sont fort courtois, bons poëtes et métaphysiciens subtils. Plusieurs sont des princes déguisés qui font la cour à des princesses. Ils chantent infiniment et forment des danses allégoriques ; deux troupes s’avancent, les serviteurs de la Raison et les serviteurs de la Passion ; on décrit tout au long leurs chapeaux, leurs rubans et leurs tuniques. Ils se querellent en vers, et leurs répliques pressées, renvoyées coup sur coup, alambiquées, font un tournoi d’esprit. Qui se soucie du naturel et du possible en ce siècle ? Il y a des fêtes pareilles pour les entrées d’Élisabeth, et vous n’avez qu’à regarder les estampes des Sadler, de Martin de Vos et de Goltzius pour y trouver ce mélange de beautés sensibles et d’énigmes philosophiques. La comtesse de Pembroke et ses dames sont charmées d’imaginer cette profusion de costumes et de vers, cet opéra sous les arbres ; on a des yeux au seizième siècle, des sens qui cherchent leur contentement dans la poésie, le même contentement que dans les mascarades et dans la peinture. En ce moment [p. 286]l’homme n’est pas encore une pure raison ; la vérité abstraite ne lui suffit pas ; de riches étoffes tortillées et ployées, le soleil qui les lustre, une prairie pleine de marguerites blanches, des dames en robe de brocart, les bras nus, une couronne sur la tête, des concerts d’instruments derrière le feuillage, voilà ce que le lecteur veut qu’on lui présente ; il ne s’inquiète pas des contrastes, et trouve volontiers un salon au milieu des champs.

Qu’y vont-ils dire ? C’est ici qu’éclate dans toute sa folie l’espèce d’exaltation nerveuse qui est propre à l’esprit du temps ; l’amour monte au trente-sixième ciel ; Musidorus est frère de notre Céladon ; Paméla est proche parente des plus sévères héroïnes de notre Astrée ; toutes les exagérations espagnoles foisonnent, et aussi toutes les faussetés espagnoles. Car dans ces œuvres de mode et de cour, le sentiment primitif ne garde jamais sa sincérité ; l’esprit, le besoin de plaire, le désir de faire effet, de mieux parler que les autres, l’altèrent, le travaillent, entassent les embellissements, les raffinements, en sorte qu’il ne reste rien qu’un galimatias. Musidorus a voulu prendre un baiser à Paméla. Elle le repousse. Il serait mort sur la place ; mais, par bonheur, il se souvient que sa maîtresse lui a ordonné de s’éloigner, et trouve encore des forces pour accomplir son commandement. Il se plaint aux arbres, il pleure en vers ; vous trouverez des dialogues où l’écho, répétant le dernier mot, fait la réponse, des duos rimés, des stances équilibrées, où l’on expose minutieusement la théorie de l’amour, bref [p. 287]tous les morceaux de bravoure de la poésie ornementale. S’ils envoient une lettre à leur maîtresse, ils parlent à la lettre, ils disent à l’encre de pleurer hardiment. « Pendant qu’elle te regardera, ta noirceur deviendra lumière ; pendant qu’elle te lira, tes cris deviendront une musique284. » Deux jeunes princesses se couchent. « Elles appauvrirent leurs habits pour enrichir leur lit qui, cette nuit, eût bien pu mépriser l’autel de Vénus, et là, se caressant l’une l’autre avec des embrassements tendres quoique chastes, avec des baisers doux quoique froids, elles auraient pu faire croire que l’Amour était venu se jouer sans dards auprès d’elles, ou que, fatigué de ses propres feux, il voulait se rafraîchir entre leurs lèvres embaumées285. » Songez, pour excuser ces sottises, qu’il y en a d’égales dans Shakspeare. Tâchez plutôt de les comprendre, de les imaginer à leur place, avec leur entourage, telles qu’elles sont, c’est-à-dire comme les excès de la singularité et de la verve inventive. Ils ont [p. 288]beau gâter à plaisir leurs plus belles idées ; sous le fard perce la fraîcheur native286. Dès le second ouvrage de Sidney, la Défense de la poésie, on voit paraître la véritable imagination, l’accent sincère et sérieux, le style grandiose, impérieux, toute la passion et l’élévation qu’il porte dans son cœur et qu’il mettra dans ses vers. C’est un méditatif, un platonicien287, qui s’est pénétré des doctrines antiques, qui prend les choses de haut, qui met l’excellence de la poésie non dans l’agrément, l’imitation ou la rime, mais dans cette conception créatrice et supérieure par laquelle l’artiste refait la nature et l’embellit. En même temps c’est un homme ardent, confiant dans la noblesse de ses aspirations et dans la largeur de ses idées, qui rabat les criailleries du puritanisme bourgeois, étroit, vulgaire, et s’épanche avec l’ironie hautaine, avec la fière liberté d’un poëte et d’un grand seigneur.

À ses yeux, s’il y a quelque art ou quelque science capable d’augmenter et de cultiver la générosité de l’homme, c’est la poésie. Tour à tour il fait comparaître devant elle le philosophe et l’historien, avec leurs prétentions qu’il raille et foule288. Il combat pour [p. 289]elle comme un chevalier pour sa dame, et voyez de quel style héroïque et magnifique. Il raconte qu’en écoutant la vieille ballade de Percy et Douglas, son cœur s’est troublé comme au son d’une trompette. « Si dans ce mauvais accoutrement, souillée de la poussière et des toiles d’araignées d’un âge grossier, elle nous remue de la sorte, que ne ferait-elle pas revêtue de la magnifique éloquence de Pindare289 ? » Le philosophe rebute, le poëte attire : « Chez lui vous voyagez comme dans un beau vignoble ; dès l’entrée, il vous donne une grappe de raisins, en telle sorte que, rempli de ce goût, vous souhaitez continuer votre route290. » Quel genre peut vous déplaire dans la poésie ? Est-ce la pastorale, si aisée et si riante ? « Est-ce l’ïambe amer, mais salutaire, qui frotte au vif les plaies de l’âme, et par ses cris hardis et perçants contre le vice, fait de la honte la trompette de l’infamie291 ? » À la fin il rassemble ses raisons, et l’accent [p. 290]vibrant et martial de sa période poétique est comme une fanfare de victoire. « Puisque, dit-il, les excellences de la poésie peuvent être si justement et si aisément établies ; puisque les basses et rampantes objections peuvent être si vite écrasées ; puisqu’elle n’est pas un art de mensonge, mais de vraie doctrine ; puisqu’au lieu d’efféminer, elle aiguillonne le courage ; puisqu’au lieu d’abuser l’esprit de l’homme, elle fortifie l’esprit de l’homme, plantons des lauriers pour enguirlander la tête des poëtes, plutôt que de permettre à l’impure haleine de ces diffamateurs de souffler sur les claires fontaines de la poésie292. » Par cette véhémence et ce sérieux, vous pouvez imaginer d’avance quels sont ses vers.

[p. 291]
VII. La Reine des fées. —  Les événements impossibles. —  Comment ils deviennent vraisemblables. —  Belphœbe et Chrysogone. —  Les peintures et les paysages féeriques et gigantesques. —  Pourquoi ils doivent être tels. —  La caverne de Mammon et les jardins d’Acrasia. —  Comment Spenser compose. —  En quoi l’art de la Renaissance est complet. §

Bien des fois, après avoir lu des poëtes de cet âge, je suis resté penché sur les estampes contemporaines, me disant que l’homme, esprit et corps, n’était pas alors celui que nous voyons aujourd’hui. Nous aussi, nous avons des passions, mais nous ne sommes plus assez forts pour les porter. Elles nous détraquent ; nous ne sommes plus poëtes impunément. Alfred de Musset, Henri Heine, Edgard Poe, Burns, Byron, Shelley, Cowper, combien en citerai-je ? Le dégoût, l’abrutissement et la maladie, l’impuissance, la folie et le suicide, au mieux l’excitation permanente ou la déclamation fébrile, ce sont là aujourd’hui les issues ordinaires du tempérament poétique. Les fougues de la cervelle rongent les entrailles, dessèchent le sang, attaquent la moelle, secouent l’homme comme un orage, et la charpente humaine telle que la civilisation nous l’a faite n’est plus assez solide pour y résister longtemps. Ceux-ci plus rudement élevés, plus habitués aux intempéries, plus endurcis par les exercices du corps, plus roidis contre le danger, durent et vivent ; y a-t-il un homme aujourd’hui qui pourrait supporter la tempête de passions et de visions qui a traversé Shakspeare, et finir comme lui en bourgeois sensé et renté dans son petit pays ? Les muscles étaient plus fermes, la défaillance moins prompte. La fureur d’attention concentrée, les demi-hallucinations, l’angoisse [p. 292]et le halètement de la poitrine, le frémissement des membres qui se tendent involontairement et aveuglément vers l’action, tous les élans douloureux qui accompagnent les grands désirs les épuisaient moins ; c’est pourquoi ils avaient longtemps de grands désirs et osaient davantage. D’Aubigné, blessé de plusieurs coups d’épée, croyant mourir, se fit attacher sur son cheval afin de revoir encore une fois sa maîtresse, fit ainsi plusieurs lieues, perdant son sang, et arriva évanoui. Voilà les sentiments que nous devinons encore aujourd’hui dans leurs peintures, dans ce regard droit qui s’enfonce comme une épée, dans cette force de l’échine qui se plie ou va se tordre, dans la sensualité, l’énergie, l’enthousiasme qui transpire à travers leurs gestes et leurs regards. Voilà le sentiment que nous découvrons encore aujourd’hui dans leurs poésies, chez Greene, Lodge, Jonson, Spenser, Shakspeare, chez Sidney comme chez tous les autres. On oublie bien vite les fautes de goût qui l’accompagnent, les affectations, le jargon bizarre. Est-il vraiment si bizarre ? Supposez un homme qui, les yeux fermés, voit distinctement le visage adoré de sa maîtresse, qui l’a présent tout le jour, qui se trouble et tressaille en imaginant tour à tour son front, ses yeux, ses lèvres, qui ne peut pas et ne veut pas se détacher de sa vision, qui chaque jour s’enfonce davantage dans cette contemplation véhémente, qui à chaque instant est brisé par des anxiétés mortelles ou jeté hors de lui par des ravissements de bonheur ; il perdra la notion exacte des choses. Une idée fixe devient une [p. 293]idée fausse. À force de regarder un objet sous toutes ses faces, de le retourner, d’y pénétrer, on le déforme. Quand on ne peut penser à un objet sans éblouissement et sans larmes, on l’agrandit et on lui suppose une nature qu’il n’a pas. Dès lors les comparaisons étranges, les idées alambiquées, les images excessives deviennent naturelles. Si loin qu’il aille, quelque objet qu’il touche, il ne voit partout dans l’univers que le nom et les traits de Stella. Toutes ses idées le ramènent à elle. Il est tiré éternellement et invinciblement par la même pensée, et les comparaisons qui semblent lointaines ne font qu’exprimer la présence incessante et la puissance souveraine de l’image dont il est obsédé. Stella est malade ; il semble à Sidney293 « que la joie hôte de ses yeux pleure en elle. » Ce mot est absurde pour nous. L’est-il pour Sidney qui, pendant des heures entières, s’est appesanti sur l’expression de ces yeux, qui a fini par voir en eux toutes les beautés du ciel et de la terre, qui, auprès d’eux, trouve toute lumière terne et tout bonheur fade ? Comptez que dans toute passion extrême les lois ordinaires sont renversées, que notre logique française n’en est point juge, qu’on y rencontre des affectations, des enfances, des jeux d’esprit, des crudités, des folies, et que les violents états de la machine nerveuse sont comme un pays inconnu et extraordinaire ou le bon sens et le bon langage ne pourront [p. 294]jamais pénétrer. Au retour du printemps, quand Mai étale sur les champs sa robe bigarrée de fleurs nouvelles, Astrophel et Stella vont s’asseoir sous l’ombre d’un bois écarté, dans l’air chaud, plein de bruissements d’oiseaux et d’émanations suaves. Le ciel sourit, le vent vient baiser les feuilles qui tremblent, les arbres penchés entrelacent leurs rameaux gonflés de séve, la terre amoureuse aspire avidement l’eau qui frissonne294. À genoux, le cœur palpitant, oppressé, il lui semble que sa maîtresse se transfigure ; « sa jeune âme s’envole vers Stella, son nid bien-aimé  » ; Stella, « souveraine de sa peine et de sa joie  » ; Stella, « sur qui le ciel de l’amour a versé toute sa lumière  » ; Stella, « dont la parole bouleverse les sens  » ; Stella, « dont [p. 295]le chant donne au cœur la vision des anges295. » Ces cris d’adoration font comme un hymne. Chaque jour il écrit les pensées d’amour qui l’agitent, et dans ce long journal continué pendant cent pages, on sent le souffle embrasé croître à chaque instant. Un sourire de sa maîtresse, une boucle que le vent soulève, un geste, sont des événements. Il la peint dans toutes les attitudes ; il ne peut se rassasier de la voir. Il parle aux oiseaux, aux plantes, aux vents, à toute la nature. Il apporte le monde entier aux pieds de Stella. À l’idée d’un baiser, il défaille. « Mon cœur bondissant montera à mes lèvres pour avoir son contentement, pour baiser ces roses parfumées par le miel de la volupté, ces lèvres qui entr’ouvrent leurs rubis pour découvrir des perles296. » Il y a des magnificences orientales dans [p. 296]l’éblouissant sonnet où il demande pourquoi les joues de Stella sont pâlies : « Où sont allées les roses qui ravissaient nos yeux ?  — Où sont ces joues vermeilles, où la vertu rougissante s’empourprait de la livrée royale de la pudeur ?  — Qui a volé à mes cieux du matin leur vêtement d’écarlate ? » — « Sa vie se fond à force de penser297. » Épuisé par l’extase, il s’arrête. Puis « comme le satyre qui, lorsque Prométhée apporta le feu sur la terre, vint, tout charmé, baiser la flamme, et s’enfuit avec des cris insensés, parmi les bois et les campagnes, sans pouvoir apaiser l’âpre morsure du divin élément298 », il va de pensées en pensées, cherchant un soulagement à sa plaie. Enfin [p. 297]le calme est revenu, et pendant cette éclaircie l’esprit agile et brillant joue comme une flamme voltigeante à la surface du profond foyer qui couve. Oserai-je traduire ces songes d’amoureux et de peintre, ces charmantes imaginations païennes et chevaleresques où Pétrarque et Platon semblent avoir laissé leur souvenir ? Pourrai-je les traduire ? Sortez un instant de notre langue raisonnable, et sentez la grâce et le badinage sous l’apparente affectation299 :

Beaux yeux, douces lèvres, cher cœur, ai-je pu, 
Fou que je suis, espérer jouir de vous par l’aide de l’Amour, 
Puisqu’il trouve lui-même en vos beautés
Sa grande force, ses jeux choisis, sa retraite tranquille ?

Car, s’il voit quelqu’un qui ose le contredire, 
Il regarde avec ces yeux. Ah ! tout d’un coup
Chaque âme dépose ses armes au pied de l’Amour, 
Heureuse s’il lui permet de mourir pour elle.

Quand il veut jouer, il va sur ces lèvres, 
Rougissant, honteux d’être amoureux d’elles ;
Avec chaque lèvre il baise l’autre.
[p. 298]Mais quand il veut chercher une retraite paisible, 
Loin de tout le monde, ce cœur est sa demeure, 
Sachant bien que nul homme ne viendra l’y trouver.

Tout est pris ici, le cœur et les sens. S’il trouve les yeux de Stella plus beaux que toute chose au monde, il trouve « son âme plus belle encore que son corps. » Il est platonicien, lorsqu’il raconté que la vertu, voulant se faire aimer des hommes, a pris la forme de Stella pour enchanter leurs yeux, « et leur faire découvrir ce ciel que le sens intérieur révèle aux âmes héroïques. » On reconnaît en lui la soumission entière du cœur, l’amour tourné en religion, la passion parfaite qui ne souhaite que de croître, et qui, semblable à la piété des mystiques, se trouve toujours trop petite quand elle se compare à l’objet aimé. « Ma jeunesse se consume ; mon savoir ne met au jour que des futilités. Mon esprit s’emploie à défendre une passion qui, pour récompense, le persécute de folles peines. Je vois que ma course m’entraîne à ma perte ; je le vois, et pourtant mon plus grand chagrin est de ne point perdre davantage pour l’amour de Stella300. » À la fin, comme Socrate dans le Banquet, il tourne les yeux vers la Beauté immortelle301, clarté céleste « qui perce les nuages et tout à la fois [p. 299]brille et nous donne la vue. » « Oh ! attaches-y tes yeux. Que cette lumière soit ton guide dans cette course éphémère qui mène de la naissance à la mort302. » L’amour divin continue l’amour terrestre ; il y était renfermé, il s’en dégage. À cette noblesse, à ces hautes aspirations, reconnaissez une de ces âmes sérieuses comme il y en a tant sous ce climat et dans cette race. À travers le paganisme régnant, les instincts spiritualistes percent, et font des platoniciens, en attendant qu’ils fassent des chrétiens.

VIII §

Sidney n’est qu’un soldat dans une armée ; il y a toute une multitude autour de lui, une multitude de poëtes. En cinquante-deux ans on en a compté, en dehors du drame, deux cent trente-trois303, dont quarante ont du génie ou du talent, Breton, Donne, Drayton, Lodge, Greene, les deux Flechter, Beaumont, Spenser, Shakspeare, Ben Jonson, Marlowe, Wither, Warner, et d’autres encore, Davison, Carew, Suckling, Herrick ; on se lasserait de les énumérer. Il y [p. 300]en a une moisson, comme en ce moment dans l’héroïque et catholique Espagne, et, comme en Espagne, c’est là un signe du temps, la marque d’un besoin public, l’indice d’un état d’esprit extraordinaire et passager. Quel est-il cet état d’esprit qui de toutes parts provoque et fait goûter la poésie ? Qu’est-ce qui souffle la vie dans leurs œuvres ? D’où vient que chez les moindres, à travers des pédanteries, des maladresses, parmi des chroniques rimées ou des dictionnaires descriptifs, on rencontre des peintures éclatantes et de vrais cris d’amour ? D’où vient que, cette génération épuisée, la vraie poésie a fini en Angleterre, comme la vraie peinture en Italie et en Flandre ? C’est qu’un moment de l’esprit a paru et disparu, celui de la conception primesautière et créatrice. Ces hommes ont les sens neufs et n’ont point de théories dans la tête. Aussi quand ils se promènent, ils ont d’autres émotions que nous. Qu’est-ce qu’un lever de soleil pour un homme ordinaire ? Une tache blanche au bout du ciel entre des bosselures, parmi des morceaux de terre et des bouts de routes qu’il ne voit plus, parce qu’il les a vus cent fois. Pour eux, toutes ces choses ont une âme ; je veux dire par là qu’ils sentent en eux-mêmes, par contre-coup, l’élan et les brisures des lignes, la force et les contrastes des teintes, et le sentiment douloureux ou délicieux qui s’exhale de ce pêle-mêle et de cet ensemble comme une harmonie ou comme un cri. Que ce soleil est triste lorsqu’il se lève dans le brouillard au-dessus « des sillons mornes ! » quel air résigné dans ces [p. 301]vieux arbres, ruisselants sous la pluie nocturne ! quel fiévreux tumulte dans le troupeau des vagues, dont « les crinières désordonnées » se tordent incessamment à la surface de l’abîme ! Mais le grand flambeau du ciel, le dieu lumineux, se dégage et rayonne. Les hautes herbes molles et ployantes, les prairies toujours vertes, les dômes épanouis des grands chênes, tout le paysage anglais incessamment renouvelé et lustré par l’eau surabondante étale son inépuisable fraîcheur. Ces prairies, rouges et blanches de fleurs toujours humectées et toujours jeunes, laissent s’envoler leur voile de brume dorée et apparaissent tout d’un coup timidement, comme de belles vierges. Là est la « fleur du coucou, qui pousse avant la venue de l’hirondelle, la jacinthe des prés azurée comme des veines de femmes, la fleur du souci qui se couche avec le soleil et se lève avec lui, pleurante304. » « De loin, sur sa porte qui luit, la charmante aube dore toutes les cimes où la nuit vient d’attacher ses perles, et les troupes d’oiseaux, dans la joie du matin, font si bien vibrer leurs voix gazouillantes, que les collines et les vallées répondent et que l’air qui bruit et résonne ne semble plus composé que de sons. Cependant le soleil monte, perce de sa tête d’or l’épais brouillard qui s’évapore, et vient à travers les cimes entrelacées baiser l’ombre endormie305. » Encore un [p. 302] pas, et vous verrez reparaître les dieux antiques. Ils reparaissent, ces dieux vivants, ces dieux mêlés aux choses, qu’on ne peut s’empêcher de retrouver dès qu’on retrouve la nature : « Cérès, la libérale reine, parmi ses riches cultures, blés, seigles, avoines, orges, vesces, pois en fleur, parmi ses montagnes herbeuses où vivent les brebis broutantes, parmi ses ruisseaux et ses rives, où regorgent les lis et les pivoines qu’Avril, l’humide Avril, pare pour en faire des couronnes aux chastes nymphes306 — Iris dont les ailes de safran versent sur les fleurs des gouttes parfumées et des ondées rafraîchissantes, Iris, la riche [p. 303]écharpe de la terre, qui de chaque bout de son arc bleu couronne les champs boisés et les pentes dégarnies. —  Flore, brillante et parée, assise superbement au milieu de la pompe de toutes ses fleurs, et qui déploie le vert éblouissant de son manteau de fête307. » Toutes les splendeurs et les douceurs du pays moite et mouillé, toutes les particularités, toute l’opulence de ses teintes fondues, de son ciel changeant, de sa végétation luxuriante, viennent ainsi se rassembler autour des dieux qui leur donnent un corps, et un beau corps.

Dans la vie de chaque homme il y a des moments [p. 304]où, en présence des choses, il éprouve un choc. Cet amas d’idées, de souvenirs tronqués, d’images ébauchées qui gisent obscurément dans tous les coins de son esprit, s’ébranle, s’organise, et tout d’un coup se développe comme une fleur. Il en est ravi, il ne peut s’empêcher de regarder et d’admirer la charmante créature qui vient d’éclore ; il veut la voir encore, en voir de pareilles, et ne songe point à autre chose. Il y a des moments pareils dans la vie des nations, et celui-ci en est un. Ils sont heureux de contempler de belles choses et souhaitent seulement qu’elles soient le plus belles possible. Ils ne sont point préoccupés, comme nous, de théories ; ils ne se travaillent point pour exprimer des idées philosophiques ou morales. Ils veulent jouir par l’imagination, par les yeux, comme ces nobles d’Italie qui en ce moment sont tellement épris des belles couleurs et des belles formes, qu’ils couvrent de peintures non-seulement leurs appartements et leurs églises, mais encore les dessus de leurs coffres et les selles de leurs chevaux. La riche et verte campagne au soleil, les jeunes femmes parées, florissantes de santé et d’amour, les dieux et les déesses à demi nus, chefs-d’œuvre et modèles de la force et de la grâce, voilà les plus beaux objets que l’homme puisse contempler, les plus capables de contenter ses sens et son cœur, d’éveiller en lui le sourire et la joie, et voilà les objets qui apparaissent chez tous les poëtes, dans la plus merveilleuse abondance de chansons, de pastorales, de sonnets, de petites pièces fugitives, si vivantes, [p. 305]si délicates, si aisément épanouies, que depuis on n’a rien vu d’égal. Qu’importe que Vénus ou Cupidon aient perdu leurs autels ? Comme les peintres contemporains d’Italie, ils imaginent volontiers un bel enfant nu, traîné sur un char d’or, au milieu de l’air limpide, ou une femme éclatante de jeunesse debout sur les vagues qui viennent baiser ses pieds de neige. Le rude Ben Jonson est ravi de ce spectacle. Le bataillon discipliné de ses vers robustes se change en une bande de petites strophes gracieuses qui courent aussi légèrement que des enfants de Raphaël308. Il voit venir sa dame assise sur le char de l’Amour que tirent des cygnes et des colombes. L’Amour conduit le char ; elle passe sereine et souriante, et tous les cœurs charmés de ses divins regards ne souhaitent plus d’autre joie que de la voir et de la servir toujours :

Regardez seulement ses yeux ; ils éclairent
Tout ce que comprend le monde de l’amour.
Regardez seulement ses cheveux ; ils sont brillants
Comme l’étoile de l’amour quand elle se lève…
Avez-vous vu un lis éclatant s’épanouir
Avant que des mains grossières l’aient touché ? 
Avez-vous regardé la chute de la neige
Avant que la fange l’ait souillée ? 
Avez-vous respiré les boutons sur l’églantier, 
Ou le nard dans le feu ? 
Ô ! aussi blanche, aussi délicate, aussi suave est ma dame309 !

Quoi de plus vivant, de plus éloigné de la mythologie [p. 306]compassée et artificielle ? Comme Théocrite et Moschus, ils jouent avec leurs dieux riants, et de leurs croyances se font une fête ; un jour, au coin d’un bois, Cupidon rencontre une nymphe endormie. « Ses cheveux d’or couvraient son visage. —  Ses bras nonchalants étaient jetés des deux côtés. —  Son carquois lui servait d’oreiller,  — et son sein nu était ouvert à tous les vents310. » Il s’approche doucement, lui ôte ses flèches, et met les siennes à la place. Elle, enfin, entend du bruit, soulève sa tête penchée et voit un berger qui vient à elle. Elle fuit, il la poursuit. Elle bande son arc et tire contre lui ses flèches. Il n’en devient que plus ardent et va l’atteindre. Désespérée, [p. 307]elle prend une flèche qu’elle enfonce dans son beau corps. La voilà changée, elle s’arrête, elle sourit, elle aime, elle va au-devant de lui. « Les montagnes ne peuvent point se rencontrer, mais les amants le peuvent. —  Ce que font les autres amants, ils le firent. —  Le dieu d’amour s’était posé sur un arbre,  — et riait en voyant ce doux spectacle311. » Une goutte de malice est tombée dans ce mélange de naïveté et de grâce voluptueuse ; il en est ainsi dans Longus et dans tout ce bouquet délicieux qu’on appelle l’Anthologie ; ce n’est point le badinage sec de Voltaire, des gens qui n’ont que de l’esprit, et qui n’ont vécu que dans les salons ; c’est celui des artistes, des amoureux qui ont le cerveau plein de couleurs, de formes, qui, en disant une mièvrerie, imaginent un col penché, des yeux baissés, et la rougeur qui monte à des joues vermeilles312. Une de ces belles vient dire des vers en minaudant, et comme on voit d’ici le pli boudeur de sa lèvre ! « L’amour dans mon cœur comme une abeille — fait son miel. —  Tantôt il joue avec moi avec [p. 308]ses ailes,  — tantôt avec ses pieds. —  Dans mes yeux il fait sa demeure ; — son lit est dans mon sein. —  Mes baisers sont tous les jours son régal. —  Et pourtant il me vole mon repos. —  Ah ! le méchant qui me vole ! » Ce qui relève ces badinages, c’est la splendeur de l’imagination. Il y a des éclats, des éclairs qu’on n’ose traduire, des éblouissements et des folies, comme dans le Cantique des Cantiques. « Ses lèvres, dit Greene, sont des roses toutes trempées dans la rosée,  — ou pareilles à la pourpre de la fleur du narcisse. —  Ses yeux, ces beaux yeux, ressemblent aux pures clartés — qui animent le soleil ou égayent le jour. —  Ses joues sont comme des lis épanouis plongés dans le vin,  — ou comme des grains de belles grenades trempés dans le lait,  — ou comme des fils de neige dans des réseaux de soie cramoisie,  — ou comme des nuages splendides au coucher du soleil. »  — « Quel besoin de comparer là où la beauté surpasse toute ressemblance ?  — Celui qui va prendre dans les choses inanimées ses pensées d’amour — dépare leur pompe et leur plus grande gloire,  — et ne monte dans le ciel de l’amour qu’avec des ailes appesanties313. » Je veux bien croire qu’alors [p. 309]les choses n’étaient point plus belles qu’aujourd’hui ; mais je suis sûr que les hommes les trouvaient plus belles.

IX §

Quand la puissance d’embellir est si grande, il est naturel qu’on peigne le sentiment qui réunit toutes les joies et où aboutissent tous les rêves, l’amour idéal, surtout l’amour ingénu et heureux. De tous les sentiments, il n’y en a pas pour qui nous ayons plus de sympathie. Il est de tous le plus simple et le plus doux. Il est le premier mouvement du cœur et la première parole de la nature. Il ne se compose que d’innocence et d’abandon. Il est exempt de réflexions et d’efforts. Il nous fait quitter nos [p. 310]passions compliquées, nos mépris, nos regrets, nos haines, nos espérances violentes. Il pénètre en nous et nous le respirons comme la fraîche haleine d’un vent matinal qui vient de passer sur des champs en fleur. Ils le sentaient et s’en enchantaient, les cavaliers de cette cour périlleuse, et se reposaient ainsi, par contraste, de leurs actions et de leurs dangers. Les plus sévères et les plus tragiques de leurs poëtes se sont détournés pour aller à sa rencontre, Shakspeare parmi les chênes toujours verts de la forêt d’Ardennes314, Ben Jonson315 dans les bois de Sherwood, parmi les larges clairières coupées d’ombre, parmi les feuilles luisantes et les fleurs humides qui frissonnent au bord des sources solitaires. Marlowe lui-même, le terrible peintre de l’agonie d’Édouard II, l’emphatique et puissant poëte qui composa Faust, Tamerlan et le Juif de Malte, quitte ses drames sanglants, son grand vers tonnant, ses furieuses images, et rien n’est plus musical et plus doux que ses chansons. Le berger, pour gagner sa maîtresse, lui promet « un chapeau de fleurs, une jupe toute brodée de feuilles de myrte, une ceinture tressée de paille et de bourgeons de lierre, avec des boutons d’ambre et des fermoirs de corail316. » Ils iront ensemble dans les vallées, sur les pentes des montagnes rocheuses. Les pâtres, chaque matin de [p. 311]mai, viendront danser autour d’elle, et tous deux, assis sur une roche, contempleront de loin les troupeaux qui broutent l’herbe, et « les rivières étroites » qui tombent et bruissent parmi des chants d’oiseaux. Les rudes gentilshommes du temps, en revenant de la chasse du faucon, s’étaient plus d’une fois arrêtés devant ces tableaux rustiques ; tels qu’ils étaient, c’est-à-dire imaginatifs et peu citadins, ils avaient songé à y figurer pour leur compte. Mais en les comprenant, ils les refaisaient ; ils les refaisaient dans leurs parcs préparés pour l’entrée de la reine, avec une profusion de parures et d’inventions, sans s’inquiéter d’y copier exactement la grossière nature. L’invraisemblance [p. 312]ne les choquait pas ; ce n’étaient pas des imitateurs minutieux, des observateurs de mœurs ; ils créaient ; la campagne, pour eux, n’était qu’un cadre, et le tableau tout entier était sorti de leurs rêves et de leur cœur. Qu’il soit romanesque, impossible même, ce tableau n’en est que plus charmant. Y a-t-il un plus grand charme que de laisser là ce monde réel qui nous entrave ou nous opprime, de flotter vaguement et aisément dans l’azur et la lumière, au plus haut du pays des fées et des nuages, d’arranger les choses au gré du moment, de ne plus sentir les pesantes lois, les contours roides et résistants de la vie, de tout orner et varier selon les caprices et les délicatesses de la fantaisie ? Voilà ce qui arrive dans ces petits poëmes. Ordinairement les événements ne s’y passent nulle part ; du moins ils se passent dans le royaume où les rois se font bergers et volontiers épousent des bergères. La belle Argentile317 est retenue à la cour de son oncle qui veut la priver de son royaume, et après deux ans lui ordonne d’épouser Curan, un rustre de sa maison ; elle s’enfuit, et Curan, désespéré, s’en va vivre chez les pâtres. Il rencontre un jour une belle paysanne et l’aime ; peu à peu, en lui parlant, il se rappelle Argentile et pleure ; il décrit son doux visage, sa taille ployante, ses fins poignets veinés d’azur, et tout d’un coup voit la paysanne qui défaille. Elle se jette dans ses bras et lui dit : « Je suis Argentile. » Or Curan était un fils de roi qui s’était déguisé ainsi pour l’amour [p. 313]d’Argentile. Il reprend les armes, défait le méchant roi. Il n’y eut point de plus fort chevalier que lui, et tous deux régnèrent longtemps en Bernicie. —  Entre cent contes pareils, vrais contes de printemps, que le lecteur me permette d’en détacher encore un, riant et simple comme une aube de mai318. La princesse, Dowsabell est descendue au matin dans le jardin de son père ; elle cueille des chèvrefeuilles, des primevères, des violettes, des marguerites. En ce moment, derrière la haie, elle entend un pâtre qui chante, qui chante si bien, que tout d’un coup elle l’aime. Il lui promet fidélité et lui demande un baiser. Les joues de la belle promeneuse devinrent vermeilles comme la rose. « Elle plia son genou blanc comme la neige,  — et tout à côté de lui s’agenouilla,  — puis elle le baisa doucement. —  Le berger poussa un grand cri de joie. —  Oh ! fit-il, il n’y eut jamais de pastoureau — qui fût si content que moi319 ! » Rien de plus ; n’est-ce pas assez ? Il n’y a ici que le rêve d’un moment, mais ils ont à chaque moment de semblables rêves. Jugez quelle poésie en doit sortir, combien supérieure aux choses, combien affranchie de l’imitation littérale, combien éprise de la beauté idéale, combien capable de se bâtir un monde hors de notre triste monde ; en [p. 314]effet, entre tous ces poëmes, il y en a un véritablement divin, si divin que les raisonneurs des âges suivants l’ont trouvé ennuyeux, qu’aujourd’hui encore c’est à peine si quelques-uns l’entendent, la reine des fées de Spenser.

X §

Un jour M. Jourdain, devenu mamamouchi et ayant appris l’orthographe, manda chez lui les plus illustres écrivains du siècle. Il s’installa dans un fauteuil, leur indiqua du doigt des pliants, et leur dit :

« J’ai lu, Messieurs, vos petites drôleries. Elles m’ont réjoui ; je veux vous donner de l’ouvrage. J’en ai donné dernièrement au petit Lulli, votre confrère. C’est par mon commandement qu’il a introduit dans les concerts la trompette marine, instrument harmonieux dont personne ne s’était encore avisé et qui est d’un si bel effet. J’entends que vous suiviez mes idées comme il les a suivies, et je vous commande un poëme en prose. Vous savez que tout ce qui n’est point prose est vers, et que tout ce qui n’est point vers est prose. Quand je dis : « Nicolle, apportez-moi mes pantoufles et me donnez mon bonnet de nuit », je fais de la prose. Prenez cette phrase pour modèle. Ce style est beaucoup plus agréable que le jargon de lignes non finies que vous appelez des vers. Quant au sujet, ce sera moi-même. Vous peindrez la robe de chambre à ramages que je viens de mettre pour vous recevoir, et ce petit déshabillé de [p. 315]velours vert que je porte dessous pour faire le matin mes exercices. Vous noterez que l’indienne coûte un louis l’aune. Cette description bien troussée vous fournira des dictons assez jolis, et enseignera au public le prix des choses. Je veux aussi que vous parliez de mes glaces, de mes tapis, de mes tentures. Mes fournisseurs vous donneront leurs mémoires ; ne manquez pas de les insérer dans votre œuvre. J’aurais plaisir à y revoir tout au long et tout au naturel la boutique de mon père, bon gentilhomme qui vendait du drap à ses amis pour les obliger, la cuisine de ma servante Nicole, les gentillesses de Brusquet, le petit chien de mon voisin M. Dimanche. Vous pourrez aussi expliquer mes affaires domestiques ; rien de plus intéressant pour le public que d’apprendre comme on gagne un million. Dites-lui aussi que ma fille Lucile n’a pas épousé ce petit drôle de Cléonte, mais bien M. Samuel Bernard, qui a fait fortune dans les fermes, a carrosse et sera ministre du roi. Pour cela, je vous payerai généreusement un demi-louis la toise d’écriture. Revenez dans un mois, et me montrez ce que mes idées vous auront fourni. »

Nous sommes les fils de M. Jourdain, et depuis le commencement du siècle nous tenons ce discours aux artistes ; les artistes nous écoutent. De là notre roman bourgeois et notre roman réaliste. Je supplie le lecteur de les oublier, de s’oublier lui-même, de se faire pour un instant poëte, gentilhomme, homme du seizième siècle. À moins d’enterrer le M. Jourdain [p. 316]qui vit en chacun de nous, aucun de nous ne pourra entendre Spenser.

XI §

Il était d’une ancienne famille, alliée à de grandes maisons, ami de Sidney et de Raleigh, les deux chevaliers les plus accomplis du siècle, chevalier lui-même, du moins de cœur, ayant trouvé dans sa parenté, dans ses amitiés, dans ses études et dans sa vie toutes les circonstances qui pouvaient l’élever jusqu’à la poésie idéale. Tour à tour on le trouve à Cambridge, où il se pénètre des plus nobles philosophies antiques ; dans un comté du Nord où il se prend d’un grand amour malheureux ; à Penshurst, dans le château et la compagnie où est née l’Arcadie ; chez Sidney, en qui subsistent intactes la poésie romanesque et la générosité héroïque de l’esprit féodal ; à la cour, où toutes les magnificences de la chevalerie disciplinée et parée s’étalent autour du trône ; enfin à Kilcolman, au bord d’un beau lac, dans un château retiré d’où la vue embrasse un amphithéâtre de montagnes et la moitié de l’Irlande. Pauvre du reste, impropre à la cour, et, quoique favorisé par la reine, n’ayant obtenu de ses patrons que des emplois subalternes, à la fin lassé par les sollicitations et relégué dans ce dangereux domaine d’Irlande, d’où la révolte le chassa, brûlant sa maison et son enfant ; trois mois après, il mourut de misère et le cœur [p. 317]brisé320. Des attentes et des rebuts, beaucoup de tristesses et beaucoup de rêves, quelques douceurs et tout d’un coup un malheur affreux, une fortune petite et une fin prématurée : voilà bien une vie de poëte. Mais c’est le cœur en lui qui est le vrai poëte ; chez lui tout sort de là ; les circonstances n’ont fait que lui fournir sa matière ; il les a transformées plus qu’il n’a été transformé par elles, et il a moins reçu que donné. Philosophie et paysages, cérémonies et parures, splendeurs de la campagne et de la cour, dans tout ce qu’il a peint ou pensé, il a imprimé sa noblesse intérieure. Avant tout, c’est une âme éprise de la beauté sublime et pure, platonicienne par excellence, une de ces âmes exaltées et délicates, les plus charmantes de toutes, qui, nées au sein du naturalisme, y puisent leur séve, mais le dépassent, approchent du mysticisme, et par un effort involontaire montent pour s’épanouir jusqu’aux confins d’un monde plus haut. Spenser conduit à Milton et de là au puritanisme, comme Platon conduit à Virgile et de là au christianisme. La beauté sensible est parfaite chez tous les deux, mais leur premier culte est pour la beauté morale. « Conduisez-moi, dit-il aux Muses, dans la retraite cachée où la Vertu habite avec vous, berceau d’argent qui la cache aux hommes et aux méchants mépris du monde. » Il encourage son chevalier quand il le voit faiblir. Il s’indigne [p. 318]quand il le voit attaqué. Il se réjouit de son équité, de sa tempérance, de sa courtoisie. Il insère au commencement d’un chant de longues stances en l’honneur de l’amitié et de la justice. Il s’arrête, après avoir raconté un beau trait de chasteté, pour conseiller aux dames d’être pudiques. Il prodigue aux pieds de ses héroïnes le trésor de ses respects et de ses tendresses. Si quelque brutal les insulte, il appelle à leur secours toute la nature et tous les dieux. Jamais il ne les ramène sur la scène sans orner leur nom de quelque magnifique louange. Auprès de la beauté, il a des adorations dignes de Dante et de Plotin. C’est qu’il ne la considère point comme une simple harmonie de couleurs et de formes, mais comme une émanation de la beauté unique, céleste, impérissable, que nul œil mortel ne peut apercevoir, et qui est la première œuvre du grand ouvrier des mondes321. Les corps ne font que la rendre sensible ; elle ne réside point dans les corps ; la grâce et l’attrait ne sont point dans les choses, mais dans l’idée immortelle qui luit à travers les choses. « Cette charmante teinte blanche et vermeille dont les joues sont colorées s’effacera. —  Ces douces feuilles de rose si doucement posées — sur les lèvres se flétriront et tomberont — pour redevenir ce qu’elles étaient, de l’argile corrompue. —  Ces cheveux d’or, ces yeux brillants comme des [p. 319]étoiles étincelantes — retourneront en poussière et perdront leur clarté si belle. —  Mais la divine lampe dont les célestes rayons — allument l’amour des amants — ne s’éteindra et ne faiblira jamais. —  Quand les esprits vitaux se disperseront,  — elle reviendra à sa planète natale. —  Car elle est née là-haut et ne peut mourir,  — étant une parcelle du plus pur des cieux322. » Devant cette idée de la beauté, l’amour se transforme. Il est le seigneur de la vérité et de la droiture,  — « et monte bien loin de la basse poussière,  — sur des ailes d’or, jusque dans l’empyrée sublime — au-delà des atteintes de l’ignoble désir sensuel,  — qui, comme une taupe, reste gisant sur la terre323. » Il enferme en lui tout ce qu’il y a de bien, de beau et de noble. Il est la source première de la vie et l’âme éternelle des choses. [p. 320]C’est lui qui, apaisant la discorde primitive, a formé l’harmonie des sphères et soutient ce glorieux univers. Il habite en Dieu, il est Dieu lui-même, il est descendu ici-bas sous forme corporelle pour réparer le monde chancelant et sauver la race humaine ; autour des êtres, et au dedans des êtres, quand nos yeux percent les apparences, nous le voyons comme une lumière vivante qui pénètre et embrasse toute créature. On touche ici le sommet sublime et aigu où le monde de l’esprit et le monde des sens se rencontrent, et où l’homme, cueillant des deux mains les plus belles fleurs des deux versants, se trouve à la fois païen et chrétien.

XII §

Voilà pour le cœur ; pour le reste, il est poëte, c’est-à-dire par excellence créateur et rêveur, créateur et rêveur de la façon la plus naturelle, la plus instinctive, la plus soutenue. On a beau décrire cet état intérieur des grands artistes, il reste toujours à décrire. C’est une sorte de végétation qui se fait dans leur esprit ; à tout moment un bouton s’y lève, puis sur celui-ci un autre, puis encore un autre, chacun enfantant, pullulant et fleurissant de lui-même, en sorte qu’au bout d’un instant on voit une plante entière verdoyante, bientôt un massif, et enfin une forêt. Un personnage leur apparaît, puis une action, puis un paysage, puis une enfilade d’actions, [p. 321]de personnages et de paysages qui se font, se complètent et s’agencent par un développement involontaire, comme il nous arrive lorsqu’en songe nous contemplons un cortége de figures qui, par leur propre force, se déploient et s’ordonnent devant nos yeux. Cette source de formes vivantes et changeantes est intarissable chez Spenser ; toujours il imagine ; c’est là son état naturel. Il semble qu’il n’ait qu’à clore ses paupières pour éveiller les apparitions ; elles affluent en lui, elles surabondent, elles s’entassent ; on se dit qu’il aura beau les prodiguer, elles regorgeront toujours, plus amples et plus pressées. Maintes fois, en suivant leur nuée inépuisable, j’ai pensé à ces vapeurs qui sortent incessamment de la mer, et montent, et chatoient, entremêlant leurs volutes d’or et de neige, pendant qu’au-dessous d’elles de nouvelles brumes s’élèvent, et au-dessous de celles-là d’autres encore, sans que jamais la resplendissante procession puisse se ternir ou s’arrêter.

Mais ce qui le distingue de tous les autres, c’est la façon dont il imagine. Ordinairement, chez un poëte, l’esprit fermente violemment et par saccades ; ses idées s’assemblent, se heurtent, se prennent tout d’un coup par masses et par blocs, et jaillissent en mots poignants, perçants, qui les concentrent ; il semble qu’elles aient besoin de ces accumulations subites pour imiter l’unité et l’énergie vivante des objets qu’elles reproduisent ; du moins presque tous les poëtes environnants, Shakspeare au premier rang, font ainsi. Au plus fort de l’invention, Spenser reste [p. 322]serein. Les visions qui donneraient la fièvre à un autre esprit le laissent paisible. Elles arrivent et se déroulent en lui, aisément, tout entières, sans interruption, sans secousses. Il est épique, c’est-à-dire narrateur, et non point chanteur comme un faiseur d’odes, ou mime comme un auteur de drames. Nul moderne n’est plus semblable à Homère. Comme Homère et les grands narrateurs, il ne rencontre que des images suivies et nobles, presque classiques, si voisines des idées que l’esprit y entre de lui-même et sans s’en apercevoir. Comme Homère, il est toujours simple et clair, il ne sursaute point, il n’omet aucune raison, il ne détourne aucun mot du sens primitif et ordinaire, il garde l’ordre naturel des idées. Comme Homère encore, il a des redondances, des naïvetés, des enfances. Il dit tout, il se laisse aller à des réflexions que chacun a devinées d’avance ; il répète à l’infini les grandes épithètes d’ornement. On sent qu’il aperçoit les objets dans une belle lumière uniforme, avec un détail infini, qu’il veut montrer tout ce détail, qu’il n’a jamais peur de voir son heureux songe s’altérer ou disparaître, qu’il en suit les contours, d’un mouvement régulier, sans jamais se presser ni se ralentir. Même il est trop long, trop oublieux du public, trop disposé à s’abandonner et à rêvasser en face des choses. Sa pensée se déploie en vastes comparaisons redoublées, pareilles à celles du vieux conteur ionien. Si un géant blessé tombe, il le trouve semblable à un arbre antique qui a crû sur le plus haut sommet d’une montagne rocheuse, dont l’acier tranchant a [p. 323]déchiré le cœur, et qui, fléchissant tout d’un coup sur son pied qui craque, roule le long des rochers avec un fracas épouvantable ; puis à un large château qui, miné par un art perfide, s’enfonce sur ses fondations croulantes, et dont les tours exhaussées et accumulées jusqu’au ciel rendent la chute plus lourde324. Il développe toutes les idées qu’il manie. Il étale toutes ses phrases en périodes. Au lieu de se concentrer, il s’épanouit. Pour porter cette ample pensée et son cortége, il ne lui faut pas moins que la stance immense, incessamment renaissante, aux longs vers croisés, aux rimes répétées, dont l’uniformité et l’ampleur rappellent les bruits majestueux qui roulent éternellement dans les bois et dans les campagnes. Pour déployer ces facultés épiques, et pour les déployer dans la région sublime où cette âme se trouve naturellement portée, il ne faut pas moins que l’épopée idéale, c’est-à-dire située hors du réel, avec des personnages qui existent à peine et dans un monde qui ne peut être nulle part.

[p. 324]Plusieurs fois il a tâtonné alentour, parmi des sonnets, des élégies, des pastorales, des hymnes d’amour, de petites épopées souriantes325 ; ce ne sont là que des essais, incapables pour la plupart de porter son génie. Déjà pourtant la magnifique imagination y déborde ; dieux, hommes, paysages, le monde qu’il fait mouvoir est à mille lieues du monde où nous vivons. Son Calendrier du Berger326 est une pastorale pensive et tendre, pleine de délicates amours, de nobles tristesses, de hautes idées, où ne parlent que des penseurs et des poëtes. Ses Visions de Pétrarque et de Du Bellay sont d’admirables songes, où des palais, des temples d’or, des paysages splendides, des fleuves étincelants, des oiseaux merveilleux apparaissent coup sur coup comme dans une féerie orientale. S’il chante un épithalame327, il voit venir deux beaux cygnes, blancs comme la neige, qui glissent, aux chants des [p. 325]nymphes, parmi les fleurs vermeilles, tandis que l’eau transparente baise leurs plumes de soie et murmure de plaisir. S’il pleure la mort de Sidney, Sidney devient un berger ; il est tué comme Adonis ; autour de lui s’assemblent les nymphes gémissantes. Il est changé, avec sa maîtresse, en une fleur « rouge et bleue, qui est d’abord rouge, puis qui pâlit comme lui et devient bleue. Alors, au milieu d’elle paraît une étoile, aussi belle qu’étoile aux cieux, pareille à Stella dans ses plus fraîches années, quand ses yeux dardaient des rayons de beauté. Tout le jour elle est debout, pleine de rosée ; ce sont les larmes qui coulèrent de ses yeux328. » [p. 326]Ses sentiments les plus vrais se changent ainsi en féeries. La magie est le moule de son esprit, et imprime sa forme à tout ce qu’il imagine comme à tout ce qu’il pense. Involontairement il ôte aux objets leur figure ordinaire. S’il regarde un paysage, au bout d’un instant il le voit tout autre. Il le transporte, sans s’en douter, dans une terre enchantée ; l’azur du ciel resplendit comme un dôme de diamants, des buissons de fleurs couvrent les prairies, un peuple d’oiseaux voltige dans l’air suave, des palais de jaspe resplendissent entre les arbres, des dames rayonnantes apparaissent aux balcons ouvragés sur les galeries d’émeraudes. Ce sourd travail de l’esprit ressemble aux lentes cristallisations de la nature. On jette une branche humide au fond d’une mine, et on en retire une girandole de diamants.

Enfin il rencontre le sujet qui lui convient : c’est le plus grand bonheur qui soit donné à un artiste. Il retire l’épopée du terrain ordinaire, celui où, sous la main d’Homère et de Dante, elle exprime des croyances effectives et peint des héros nationaux. C’est au plus haut du pays des fées qu’il nous conduit, par-dessus toutes les cimes de l’histoire. C’est plus haut que le pays des fées, à cette limite extrême où les objets s’évanouissent et où les pures idées commencent. « J’ai [p. 327]entrepris mon poëme329, dit-il, pour représenter toutes les vertus morales, assignant à chaque vertu un chevalier pour être son patron et son défenseur, en telle sorte que les œuvres de cette vertu soient exprimées et que les appétits déréglés et les vices contraires soient abattus et surmontés par des faits d’armes et de chevalerie. » En effet, au fond du poëme il met une allégorie ; non qu’il songe à se faire bel esprit, prêcheur de morale ou faiseur d’énigmes. Il ne soumet pas l’image à l’idée ; c’est un voyant, ce n’est pas un philosophe. Ce sont bien des personnages vivants, des actions qu’il remue ; seulement, de loin en loin, chez lui, les palais enchantés, tout le cortége des resplendissantes apparitions tremble et se déchire comme une vapeur, laissant entrevoir la pensée qui le suscite et qui l’ordonne. Quand dans son jardin de Vénus nous voyons les formes infinies de toutes les choses vivantes rangées par ordre, en lits pressés, attendant l’être, nous concevons avec lui l’enfantement de l’amour universel, la fécondité incessante de la grande mère et le fourmillement mystérieux des créatures qui s’élèvent tour à tour hors de son sein profond. Quand nous voyons son chevalier de la Croix combattre un monstre demi-femme, demi-serpent, et défendre Una, sa dame chérie, nous nous souvenons vaguement que si nous pénétrions à travers ces deux figures, nous trouverions sous l’une la Vérité et sous [p. 328]l’autre l’Erreur. Nous sentons que ses personnages ne sont point de chair et de sang, et que tous ces fantômes brillants ne sont que des fantômes. Nous jouissons de leur éclat sans croire à leur consistance ; nous nous intéressons à leurs actions sans nous troubler de leurs maux. Nous savons que leurs larmes et leurs cris ne sont pas véritables. Notre émotion se purifie et s’élève. Nous ne tombons point dans l’illusion grossière ; nous avons la douceur de nous sentir rêver. Nous sommes, comme lui, à mille lieues de la vie réelle, hors des prises de la pitié douloureuse, de la terreur crue, de la haine pressante et poignante. Nous ne trouvons plus en nous que des sentiments délicats, demi-formés, suspendus au moment où ils allaient nous toucher d’une atteinte trop forte. Ils nous effleurent, et nous nous trouvons tout heureux d’être dégagés de la croyance qui nous alourdit.

XIII §

Quel monde pouvait fournir des matériaux à une fantaisie si haute ? Il n’y en avait qu’un, celui de la chevalerie, car nul n’est plus éloigné du réel. Solitaire et indépendant dans son château, affranchi de tous les liens que la société, la famille, le travail, imposent d’ordinaire aux actions humaines, l’homme féodal avait tenté toutes les aventures ; mais il avait encore moins fait qu’imaginé ; l’audace de ses actions avait été surpassée par la folie de ses rêves ; faute [p. 329]d’un emploi utile et d’une règle acceptée, sa tête avait travaillé du côté du déraisonnable et de l’impossible, et la persécution de l’ennui avait agrandi chez lui, outre mesure, le besoin d’excitation. Sous cet aiguillon, sa poésie était devenue une fantasmagorie. Insensiblement les inventions étranges avaient végété et pullulé dans les cervelles, les unes par-dessus les autres, comme des lierres qui s’entrelacent autour d’un arbre, et le tronc primitif avait disparu sous leur luxe et leur encombrement. Les délicates imaginations de la vieille poésie galloise, les débris grandioses des épopées germaniques, les merveilleuses splendeurs de l’Orient conquis, tous les souvenirs que quatre siècles d’aventures avaient éparpillés dans les esprits des hommes s’étaient amoncelés en un grand rêve, et les géants, les nains, les monstres, tout le pêle-mêle des créatures imaginaires, des exploits surhumains et des magnificences insensées, s’étaient groupés autour d’un sentiment unique, l’amour exalté et sublime, comme des courtisans prosternés aux pieds de leur roi. Ample et flottante matière, où les grands artistes du siècle, Arioste, le Tasse, Cervantes, Rabelais, viennent tailler leurs poëmes. Mais ils sont trop de leur temps pour être d’un temps qui est passé. Ils refont une chevalerie, mais ce n’est point une chevalerie vraie. Le fin Arioste, l’ironique épicurien, en charme ses yeux et s’en égaye en voluptueux, en sceptique qui jouit deux fois du plaisir, parce que le plaisir est doux et qu’il est défendu. À côté de lui, le pauvre Tasse, sous la conduite d’un [p. 330]catholicisme violent, ressuscité et factice, parmi les clinquants d’une poésie vieillie, travaille sur le même sujet, maladivement, avec un grand effort et avec un succès mince. Pour Cervantes, qui est un chevalier, il a beau aimer la chevalerie pour sa noblesse, il en sent la folie et la rabat par terre, sous les coups de bâton, parmi les mésaventures d’hôtellerie. Plus grossièrement, plus franchement, un rude plébéien, Rabelais, avec un éclat de rire, la noie dans sa joie et dans sa bourbe. Seul, Spenser la prend au sérieux et naturellement. Il est au niveau de tant de noblesse, de grandeurs et de rêves. Il n’est point encore assis et enfermé dans cette espèce de bon sens exact qui va fonder et rétrécir toute la civilisation moderne. Il habite de cœur dans la poétique et vaporeuse contrée dont chaque jour les hommes s’éloignent davantage. Il en aime jusqu’au langage ; il reprend les vieux mots, les tours du moyen âge, la diction de Chaucer330. Il entre de plain-pied dans les plus étranges songes des anciens conteurs, sans étonnement, comme un homme qui de lui-même en trouve encore de plus étranges. Châteaux enchantés, monstres et géants, duels dans les bois, demoiselles errantes, tout renaît sous sa main, la fantaisie du moyen âge avec la générosité du moyen âge, et c’est justement parce que ce monde est invraisemblable que ce monde lui convient.

Est-ce assez de la chevalerie pour lui fournir sa [p. 331]matière ? Ce n’est là qu’un monde, et il y en a un autre. Par-delà les preux, images glorifiées des vertus morales, il y a les dieux, modèles achevés de la beauté sensible ; par-delà la chevalerie chrétienne, il y a l’olympe païen ; par-delà l’idée de la volonté héroïque qui ne trouve son contentement que dans les aventures et le danger, il y a l’idée de la force sereine qui d’elle-même se trouve en harmonie avec les choses. Ce n’est pas assez d’un idéal pour un pareil poëte ; auprès de la beauté de l’effort, il met la beauté du bonheur ; il les assemble toutes les deux, non par un parti pris de philosophe et avec des intentions d’érudit comme Gœthe, mais parce qu’elles sont toutes deux belles, et çà et là, au milieu des armures et des passes d’armes, il dispose les satyres, les nymphes, Diane, Vénus, comme des statues grecques parmi les tourelles et les grands arbres d’un parc anglais. Rien de forcé dans cet assemblage ; l’épopée idéale, comme un ciel supérieur, accueille et concilie les deux mondes ; un beau songe païen y continue un beau songe chevaleresque ; l’important, c’est qu’ils soient beaux l’un et l’autre. À cette hauteur, le poëte a cessé de voir les différences des races et des civilisations. Il peut mettre ce qu’il voudra dans son tableau ; pour toute raison il dira : « Cela allait bien  » ; et il n’y a pas de raison meilleure. Sous les chênes aux feuilles luisantes, au vieux tronc profondément enfoncé dans la terre, il peut voir deux chevaliers qui se pourfendent, et un instant après une bande de Faunes qui viennent danser. Les flaques de lumière [p. 332]qui viennent s’étaler sur les mousses de velours, sur les gazons humides d’une forêt anglaise, peuvent éclairer les cheveux dénoués, les blanches épaules de nymphes. Ne l’avez-vous pas vu dans Rubens ? Et que signifient les disparates dans l’heureuse et sublime illusion du rêve ? Y a-t-il encore des disparates ? Qui s’en aperçoit ? qui les sent ? Qui ne sent, au contraire, qu’à bien parler il n’y a qu’un monde, celui de Platon et des poëtes ; que les choses réelles n’en sont que les ébauches, les ébauches mutilées, incomplètes et salies, misérables avortons épars çà et là sur la route du temps, comme des tronçons de glaise à demi formés, puis délaissés, qui gisent dans l’atelier d’un artiste ; qu’après tout, les forces et les idées invisibles qui incessamment renouvellent les êtres réels n’atteignent leur accomplissement que dans les êtres imaginaires, et que le poëte, pour exprimer toute la nature, est obligé d’embrasser dans ses sympathies toutes les formes idéales par lesquelles la nature s’est exprimée ? Voilà la grandeur de cette œuvre : il a pu prendre toute la beauté, parce qu’il ne s’est soucié que de la beauté.

XIV §

Le lecteur sent bien qu’on ne peut pas lui raconter un pareil poëme. En effet, ce sont six poëmes, chacun de douze chants, où l’action se dénoue, se renoue incessamment, s’embrouille et recommence, et je crois que toutes les imaginations de l’antiquité et du moyen [p. 333]âge y sont entassées. Le chevalier chevauche entre les arbres, et, au carrefour des allées, rencontre d’autres chevaliers qu’il combat ; tout d’un coup du fond d’une caverne paraît un monstre demi-femme et demi-serpent, entouré de sa progéniture hideuse ; plus loin un géant aux trois corps, puis un dragon grand comme une colline, aux griffes tranchantes, aux ailes gigantesques. Trois jours durant, il le combat, et, renversé deux fois, il ne revient à lui que par le secours d’une eau merveilleuse. Après cela, il y a des peuplades sauvages qu’il faut vaincre, des châteaux entourés de flammes qu’il faut forcer. Cependant les demoiselles errent au milieu des forêts sur des palefrois blancs, exposées aux entreprises des mécréants, parfois gardées par un lion qui les suit, ou délivrées par une bande de satyres qui les adorent. Les sorciers multiplient leurs prestiges ; les palais étalent leurs festins ; les champs clos accumulent leurs tournois ; les dieux marins, les nymphes, les fées, les rois, entre-croisent les fêtes, les surprises et les dangers.

C’est une fantasmagorie, dira-t-on. Qu’importe, si nous la voyons ? Et nous la voyons, car Spenser la voit. Sa bonne foi nous gagne. Il est si fort à son aise dans ce monde, que nous finissons par nous y trouver comme chez nous. Il n’a point l’air étonné des choses étonnantes ; il les rencontre si naturellement qu’il les rend naturelles ; il défait les mécréants comme si de sa vie il n’avait fait autre chose. Vénus, Diane et les dieux antiques habitent à sa porte et entrent chez [p. 334]lui sans qu’il y prenne garde. Sa sérénité devient la nôtre. Nous devenons crédules et heureux par contagion et autant que lui. Le moyen de faire autrement ? Est-ce qu’il est possible de ne pas croire un homme qui nous peint les choses avec un détail si juste et des couleurs si vives ? Voici que tout d’un coup il vous décrit une forêt ; est-ce qu’au même instant vous n’y êtes pas avec lui ? Les hêtres au corps blanchâtre, les chênes « dans tout l’orgueil de l’été », y enfoncent leurs piliers et épanouissent leurs dômes ; des clartés tremblent sur l’écorce, et vont se poser sur le sol, sur les fougères qui rougissent, sur les bas buissons qui, tout d’un coup frappés par la traînée lumineuse, luisent et chatoient. À peine si les pas s’entendent sur la couche épaisse de feuilles amoncelées ; et de loin en loin, sur les hautes graminées, les gouttes de rosée scintillent. Cependant un son de cor arrive à travers la feuillée : comme il vibre doucement et tout à la fois joyeusement dans ce grand silence ! Il retentit plus fort ; le galop d’une chasse approche, et là-bas, à travers l’allée, voici venir une nymphe, la plus chaste et la plus belle qui soit au monde. Spenser la voit ; bien plus, devant elle il est à genoux.

Son visage était si beau, qu’il ne semblait point de chair,  — mais peint célestement du brillant coloris des anges,  — clair comme le ciel, sans défaut, ni tache,  — avec un parfait mélange de toutes les belles couleurs ; — Et dans ses joues se montrait une rougeur vermeille,  — comme des roses répandues sur un parterre de lis,  — exhalant des parfums d’ambroisie,  — et nourrissant les sens d’un double plaisir,  — capables de guérir les malades et de ranimer les morts.

[p. 335]Dans ses beaux yeux luisaient deux lampes vivantes,  — allumées là-haut à la lumière de leur céleste créateur. —  Ils dardaient des rayons de feu — si merveilleusement perçants et lumineux,  — qu’ils éblouissaient les yeux assez hardis pour la regarder. —  Le dieu aveugle avait souvent tenté d’y allumer — ses feux impudiques, mais sans le pouvoir ; — car, avec une majesté imposante et une colère redoutée,  — elle brisait ses dards libertins, et éteignait les vils désirs.

Sur ses paupières se tenaient maintes Grâces,  — à l’ombre de ses sourcils égaux,  — pour la pourvoir de doux regards et de beaux sourires,  — et chacune d’elles la douait d’une grâce,  — et chacune d’elles humblement à ses pieds s’inclinait. —  Un si glorieux miroir de grâce céleste,  — souverain monument où s’adressent tous les vœux mortels,  — comment une plume fragile décrira-t-elle son divin visage,  — avec la crainte de manquer d’art et d’outrager sa beauté ?

Aussi belle, et mille et mille fois plus belle — elle parut quand elle se montra aux regards. —  Elle était vêtue, à cause de la chaleur de l’air brûlant,  — toute d’une tunique de soie, blanche comme un lis,  — couturée de maintes broderies tressées,  — parsemée sur le haut, tout entière,  — d’aiguillettes d’or splendide qui étincelaient — comme des étoiles scintillantes ; et la bordure — était toute lisérée de franges d’or.

Au-dessous du genou son vêtement pendait un peu,  — et ses jambes droites étaient magnifiquement serrées — en des brodequins dorés de cuir précieux,  — tout bardés de lames d’or, où étaient gravées — des figures bizarres et splendidement émaillées. —  Par-devant, ils étaient attachés sous son genou — avec un riche joyau où s’entrelaçaient — les bouts de tous les nœuds, de sorte que nul ne pouvait voir — comment dans leurs replis serrés ils se confondaient.

Elles ressemblaient à deux beaux piliers de marbre — qui supportent un temple des dieux,  — que tout le peuple orne de guirlandes vertes — et honore dans ses assemblées de fête. —  Avec [p. 336]une grâce imposante et un port de princesse,  — elle ralentissait leur démarche quand elle voulait garder sa majesté. —  Mais quand elle jouait avec les nymphes des bois,  — ou qu’elle chassait le léopard fuyant,  — elle les mouvait agilement, et volait dans les campagnes.

Et dans sa main elle avait un épieu acéré,  — et sur son dos un arc et un carquois brillant,  — rempli de flèches aux têtes d’acier, dont elle abattait — les bêtes sauvages dans ses jeux victorieux,  — attaché par un baudrier d’or, qui sur le devant — traversait sa poitrine de neige, et séparait ses seins délicats ; comme les jeunes fruits en mai,  — ils commençaient à se gonfler un peu, et nouveaux encore,  — à travers son vêtement léger, ils ne faisaient qu’indiquer leur place.

Ses boucles blondes, frisées comme des fils d’or,  — tombaient sur ses épaules, négligemment répandues,  — et, quand le vent soufflait au milieu d’elles,  — flottaient comme un étendard largement déployé,  — et bien bas derrière elles descendaient en désordre. —  Et que ce fût art, ou hasard aveugle,  — à mesure qu’à travers la forêt fleurie elle courait impétueuse,  — dans ses cheveux épars les douces fleurs se posaient d’elles-mêmes,  — et les fraîches feuilles verdoyantes et les boutons s’y entrelaçaient.

Plus chèrement que sa vie elle gardait la rose délicate,  — fille de son matin, dont la fleur — ornait la couronne de sa renommée. —  Elle ne souffrait point que le soleil brûlant du midi,  — ni que le vent perçant du nord vint s’abattre sur son calice. —  Elle repliait d’abord ses feuilles de soie avec un soin pudique,  — quand le ciel inclément commençait à menacer. —  Mais sitôt que se calmait l’air de cristal,  — elle s’épanouissait et laissait fleurir toute sa beauté331.

Il est à genoux devant elle, vous dis-je, comme un enfant le jour de la Fête-Dieu parmi les fleurs et les [p. 337]parfums, ravi d’adoration pour elle, jusqu’à voir dans ses yeux une lumière céleste et sur ses joues le coloris des anges, jusqu’à appeler ensemble les anges chrétiens [p. 338]et les grâces païennes pour la parer et la servir ; c’est l’amour qui amène devant lui de pareilles visions, « le doux amour qui baigne ses ailes d’or [p. 339]dans le nectar béni et dans la source des purs plaisirs332. »

D’où vient-elle cette parfaite beauté, cette pudique et charmante aurore en qui il a rassemblé toutes les clartés, toutes les douceurs et toutes les virginités du matin ? Quelle mère l’a mise au monde, et quelle naissance merveilleuse a produit à la lumière une semblable merveille de grâce et de pureté ? Un jour, dans une fraîche fontaine solitaire où le soleil étalait ses rayons, Chrysogone baignait son corps parmi les roses et les violettes d’azur. Elle s’endormit lassée sur l’herbe épaisse, et les rayons du soleil épanchés sur son sein nu la fécondèrent333. Les mois s’écoulaient. Inquiète et honteuse, elle s’en alla dans les bois déserts et s’assit en pleurant, « l’âme enveloppée dans un noir nuage de tristesse. » Cependant Vénus parcourait toute la [p. 340]terre, cherchant son fils Cupidon, qui s’était mutiné contre elle et avait fui au loin. Elle l’avait cherché dans les cours, dans les cités, dans les chaumières, promettant de doux baisers à qui dénoncerait sa retraite, et à qui le ramènerait, des choses plus douces encore. Elle arriva ainsi jusqu’à la forêt où Diane, lassée, se reposait avec ses nymphes. Quelques-unes lavaient leurs membres dans le flot clair ; d’autres étaient couchées à l’ombre ; le reste, comme une guirlande de fleurs, entourait la déesse, qui dénouant ses tresses blondes, et rejetant sa tunique, avançait son pied vers l’eau transparente334. Surprise, elle rebuta Vénus, se moqua de ses plaintes, et jura que si elle rencontrait Cupidon, elle lui couperait ses ailes libertines. Puis elle eut pitié de la déesse affligée et se mit à chercher le fugitif avec elle. Elles arrivèrent à la feuillée où Chrysogone endormie avait mis au monde, sans le savoir, deux filles aussi belles que le [p. 341]jour naissant. Diane prit l’une, et en fit la plus pure des vierges. Vénus emporta l’autre dans le jardin d’Adonis, où sont les germes de toutes les choses vivantes, où joue Psyché, l’épouse de l’Amour, où Plaisir, leur fille, folâtre avec les Grâces, où Adonis, couché parmi les myrtes et les fleurs riantes, revit au souffle de l’Amour immortel. Elle l’éleva comme sa fille ; elle la choisit pour être la plus fidèle des amantes, et après de longues épreuves la donna au bon chevalier sire Scudamour.

XV §

Voilà ce que l’on rencontre dans la forêt merveilleuse. Y êtes-vous mal et avez-vous envie de la quitter parce qu’elle est merveilleuse ? À chaque détour d’allée, à chaque changement du jour, une stance, un mot fait entrevoir un paysage ou une apparition. C’est le matin, l’aube blanche luit timidement à travers les arbres ; des vapeurs bleuâtres s’envolent à l’horizon comme un voile et s’évanouissent dans l’air qui rit ; les sources tremblent et bruissent faiblement entre leurs mousses, et dans les hauteurs les feuilles des peupliers commencent à remuer et à battre comme des ailes de papillons. Un chevalier met pied à terre, un vaillant chevalier qui a désarçonné maint Sarrasin et accompli mainte aventure. Il délace son casque, et soudain l’on voit apparaître les joues roses d’une jeune fille et de longs cheveux qui, « comme un voile de soie, tombent jusqu’à terre. » Le soleil joue dans leur nappe [p. 342]ondoyante, et l’on pense en les voyant « à ces cieux qui dans une nuit ardente d’été scintillent empanachés par des traînées de lumières335. » C’est Britomart, une vierge et une héroïne, comme Clorinde ou Marphise, mais combien plus idéale ! Le profond sentiment de la nature, la sincérité de la rêverie, la fécondité de l’inspiration toujours coulante, le sérieux germanique raniment ici les inventions classiques ou chevaleresques qui semblent les plus vieillies et les plus usées. Le défilé des magnificences et des paysages ne s’arrête pas. Des promontoires désolés fendus de plaies béantes ; des entassements de roches foudroyées et noircies où viennent se briser les flots rauques ; des palais étincelants d’or où des dames, belles comme des anges, nonchalamment penchées sur des coussins de pourpre, écoutent avec un doux sourire les accords d’une musique invisible ; de hautes allées silencieuses, où les chênes rangés en colonnades étendent leur ombre [p. 343]immobile sur des touffes de violettes vierges et sur des gazons que n’a jamais foulés un pied humain : à toutes ces beautés de l’art et de la nature, il ajoute les merveilles de la mythologie, et il les décrit avec autant d’amour et d’aussi bonne foi qu’un peintre de la Renaissance ou un poëte ancien. Voici venir sur des nacelles d’écaille la belle Cymoent et ses nymphes traînées par des dauphins agiles comme des hirondelles. Elles glissent sur les vagues brillantes ; les cheveux sont dénoués, et le vent fait flotter leurs boucles blondes ; une âpre senteur marine emplit l’air ; le soleil étend son manteau de lumière sur la plaine d’azur, hérissée de flots innombrables ; la mer infinie qui sourit vient baiser les pieds d’argent de ses filles divines336. —  Rien de plus doux et de plus calme que le palais de Morphée. Au plus profond de la terre, il repose, enveloppé dans les molles vapeurs dont Téthys baigne son lit humide ; Diane répand les perles de la rosée sur sa tête éternellement penchée : et la Nuit mélancolique a posé sur lui sa robe obscure. Non loin de là, un ruisseau tombe goutte à goutte du haut d’une roche, mêlant son clapotement monotone au bruissement de la pluie fine ; et la brise, semblable [p. 344]au long bourdonnement d’un essaim d’abeilles, berce le sommeil immobile du dieu appesanti337. —  Ne voulez-vous pas aussi regarder au coin de cette forêt une bande de satyres dansant sous les feuilles vertes ? Ils viennent en sautant comme des chevreaux folâtres, « aussi gais que les oiseaux du joyeux printemps. » La belle Hellénore, qu’ils ont choisie pour reine de mai, accourt aussi toute rieuse et couronnée de lauriers et de fleurs. Le bois retentit du son de leurs flûtes. Leurs pieds de corne usent le frais gazon de la clairière. Ils dansent gaillardement tout le jour avec de brusques mouvements et des mines provoquantes, pendant qu’autour d’eux, leurs troupeaux broutent capricieusement les arbousiers. —  À chaque livre, nous voyons passer des processions étranges, mascarades allégoriques et pittoresques, pareilles à celles qui s’étalaient alors à la cour des princes, tantôt celle de Cupidon, tantôt celle des Fleuves, tantôt celle des [p. 345]Mois, ici celle des Vices. Jamais l’imagination ne fut plus prodigue ni plus inventive. L’orgueilleuse Lucifera s’avance sur un char paré de guirlandes et d’or, rayonnante comme l’aurore, entourée d’un peuple de courtisans qu’elle éblouit de sa gloire et de sa splendeur : six bêtes inégales la traînent, et chacune d’elles est montée par un Vice. L’un sur un âne paresseux, vêtu d’une robe noire comme un moine, malade d’oisiveté, laisse tomber sa tête pesante et tient entre les mains un bréviaire qu’il ne lit pas ; un autre, sur un pourceau ignoble, se traîne déformé, le ventre gonflé par la luxure, les yeux bouffis de graisse, le cou allongé comme celui d’une grue, habillé de feuilles de vigne qui laissent voir son corps pourri d’ulcères, et tout le long du chemin vomissant le vin et les viandes dont il s’est soûlé. Un autre, assis entre des coffres de fer, sur un chameau chargé d’or, manie des pièces d’argent, déguenillé, les joues creuses, les pieds roidis par la goutte ; un autre, sur un loup affamé, grinçant ses dents infectes, mâche un crapaud vénéneux dont le poison suinte le long de ses gencives, et sa tunique décolorée, peinte d’yeux menaçants, cache un serpent replié autour de son corps. Le dernier, couvert d’une robe déchirée et sanglante, s’avance monté sur un lion, brandissant autour de sa tête une torche allumée, les yeux étincelants, le visage pâle comme la cendre, serrant dans sa main fiévreuse la garde de son poignard. Le bizarre et terrible cortége défile, conduit par l’harmonie solennelle des stances, et la musique grandiose des rimes redoublées [p. 346]soutient l’imagination dans le monde fantastique, mêlé d’horreurs et de magnificences, qui vient d’être ouvert à son vol.

XVI §

Et cependant c’est peu que tout cela. Quoi que puissent fournir la mythologie et la chevalerie, elles ne suffisent pas aux exigences de cette conception poétique. Le propre de Spenser, c’est l’énormité et le débordement des inventions pittoresques. Comme Rubens, il crée de toutes pièces, en dehors de toute tradition, pour exprimer de pures idées. Comme chez Rubens, l’allégorie chez lui enfle les proportions hors de toute règle, et soustrait la fantaisie à toute loi, excepté au besoin d’accorder les formes et les couleurs. Car, si les esprits ordinaires reçoivent de l’allégorie un poids qui les opprime, les grandes imaginations reçoivent de l’allégorie des ailes qui les emportent. Dégagées par elle des conditions ordinaires de la vie, elles peuvent tout oser, en dehors de l’imitation, par-delà la vraisemblance, sans autre guide que leur force native et leurs instincts obscurs. Trois jours durant sir Guyon est promené par l’esprit maudit, Mammon le tentateur, dans le royaume souterrain, à travers des jardins merveilleux, des arbres chargés de fruits d’or, des palais éblouissants et l’encombrement de tous les trésors du monde. Ils sont descendus dans les entrailles de la terre et parcourent ses cavernes, abîmes inconnus, profondeurs silencieuses. [p. 347]Un démon épouvantable marche derrière lui à pas monstrueux sans qu’il le sache, prêt à l’engloutir au moindre signe de convoitise. L’éclat de l’or illumine des formes hideuses, et le métal rayonnant brille d’une beauté plus séduisante dans l’obscurité du cachot infernal.

La forme du donjon au dedans était grossière et rude,  — comme une caverne énorme taillée dans une falaise rocheuse. —  De la voûte raboteuse descendaient des arceaux déchirés — bosselés d’or massif et de glorieux ornements,  — et chaque poutre était chargée de riche métal,  — tellement qu’elles semblaient vous menacer d’une ruine pesante ; — et par-dessus eux Arachné avait porté haut sa toile industrieuse et étendu ses lacs subtils,  — enveloppés de fumée impure et de nuages plus noirs que le jais.

Le toit, le plancher et les murs étaient tout d’or,  — mais couverts de poussière et de rouille antique,  — et cachés dans l’obscurité, de sorte que personne n’en pouvait voir — la couleur ; car la lumière joyeuse du jour — ne se déployait jamais dans cette demeure,  — mais seulement une douteuse apparence de clarté pâle,  — comme est une lampe dont la vie s’évanouit,  — ou comme la lune enveloppée dans la nuit nuageuse — se montre au voyageur qui marche plein de crainte et de morne effroi.

Dans cette chambre il n’y avait rien qu’on pût voir,  — sinon de grands coffres énormes et de fortes caisses de fer,  — toutes serrées de doubles nœuds, tellement que personne — ne pouvait espérer les forcer par violence et par vol.  —  De chaque côté ils étaient placés tout du long. —  Mais tout le sol était jonché de crânes — et d’ossements d’hommes morts épars tout à l’entour,  — dont les vies, à ce qu’il semblait, avaient été là répandues,  — et dont les vils squelettes étaient restés sans sépulture.

… Puis le démon le mena en avant et le conduisit bientôt — à [p. 348]une autre chambre, dont la porte, tout d’un coup,  — s’ouvrit devant lui comme si elle eût su obéir d’elle-même ; — là avaient été placées cent cheminées — et cent fournaises toutes brillantes et brûlantes ; — près de chaque fournaise se tenaient maints démons,  — créatures déformées, hideuses à regarder,  — et chaque démon appliquait sa peine industrieuse — à fondre le métal d’or prêt à être éprouvé.

L’un, avec un soufflet énorme, aspirait l’air sifflant,  — puis, avec le vent comprimé, enflammait la braise ; — l’autre ramassait les brandons mourants — avec des pinces de fer, et les arrosait souvent — de flots liquides pour apprivoiser la rage du furieux Vulcain,  — qui, les maîtrisant, reprenait sa première ardeur. —  Quelques-uns enlevaient l’écume qui sortait du métal,  — d’autres agitaient l’or fondu avec de grandes pelles ; — et chacun d’eux peinait, et chacun d’eux suait.

Il le mena ensuite, à travers un sombre passage étroit,  — jusqu’à une large porte toute bâtie d’or battu ; — la porte était ouverte ; mais là attendait — un puissant géant aux enjambées roides et hardies,  — comme s’il eût voulu défier le Très-Haut. —  Dans sa main droite il tenait une massue de fer ; — mais il était lui-même tout entier en or,  — ayant pourtant le sentiment et la vie, et il savait bien manier — son arme maudite quand il abattait ses ennemis acharnés.

… Ils entrèrent dans une chambre grande et large,  — comme quelque grande salle d’assemblée, ou comme un temple solennel. —  Maints grands piliers d’or supportaient — le toit massif et soutenaient de prodigieuses richesses,  — et chaque pilier était richement décoré — de couronnes, de diadèmes et de vains titres,  — que portaient les princes mortels pendant qu’ils régnaient sur la terre.

Une multitude d’hommes étaient assemblés là,  — de toutes les races et de toutes les nations sous le ciel,  — qui avec un grand tumulte se pressaient pour approcher — de la partie supérieure, où se dressait bien haut — un trône pompeux de majesté souveraine. —  Et dessus était assise une femme [p. 349]magnifiquement parée — et opulemment vêtue des robes de la royauté,  — tellement que jamais prince terrestre, d’un semblable appareil — ne releva sa gloire et ne déploya un orgueil si fastueux. —  Elle, assise dans sa pompe resplendissante,  — tenait une grande chaîne d’or aux anneaux bien unis,  — dont un bout était attaché au plus haut du ciel,  — et dont l’autre atteignait au plus bas enfer338.

Nul rêve de peintre n’égale ces visions, ce flamboiement de la fournaise sur les parois des cavernes, [p. 350]ces lumières vacillantes sur la foule, ce trône et cet étrange scintillement de l’or qui partout luit dans [p. 351]l’ombre. C’est que l’allégorie pousse au gigantesque. Quand il s’agit de montrer la tempérance aux prises avec les tentations, on est porté à mettre toutes les tentations ensemble. Il s’agit d’une vertu générale, et comme elle est capable de toutes les résistances, on lui demande à la fois toutes les résistances ; après l’épreuve de l’or, celle du plaisir : ainsi se suivent et s’opposent les spectacles les plus grandioses et les plus délicieux, tous au-delà de l’humain, les gracieux à côté des terribles, les jardins fortunés à côté du souterrain maudit :

Le portail de branches entrelacées et de fleurs penchées — était embrassé par une vigne courbée en arches,  — dont les grappes pendantes semblaient inviter — tous les passants à goûter leur vin délicieux. —  Elles s’inclinaient d’elles-mêmes vers les mains,  — comme si elles s’offraient pour être cueillies : — quelques-unes d’une pourpre sombre pareille à l’hyacinthe ; — d’autres comme des rubis, riantes et doucement vermeilles ; — d’autres, comme de belles émeraudes encore vertes.

Au milieu du jardin était une fontaine — de la plus riche substance qu’il puisse y avoir sur la terre,  — si pure et si transparente, que l’on eût pu voir — le flot d’argent courant dans chacun de ses canaux. —  Très-splendidement elle était décorée — de curieux dessins et de figures d’enfants nus,  — dont les uns semblaient, avec une gaieté rieuse,  — voler çà et là et s’ébattre en jeux folâtres,  — pendant que les autres se baignaient dans l’eau délicieuse.

Et sur toute la fontaine une traînée de lierre de l’or le plus pur — s’étendait avec sa teinte naturelle. —  Car le riche métal était coloré de telle sorte — que l’homme qui l’eût vu sans être bien averti — l’eût pris sûrement pour du vrai lierre. —  Bien bas jusqu’au sol rampaient ses bras lascifs,  — qui, [p. 352]se baignant dans la rosée d’argent,  — trempaient craintivement dans l’eau leurs fleurs laineuses ; — et leurs gouttes de cristal semblaient des pleurs d’amour.

Un nombre infini de courants incessamment sortaient — de cette fontaine, doux et beaux à voir. —  Ils tombaient dans un ample bassin — et arrivaient promptement en si grande abondance — qu’on eût cru voir un petit lac. —  Sa profondeur n’excédait pas trois coudées,  — si bien qu’à travers ses flots on pouvait voir le fond,  — tout pavé par-dessous de jaspe étincelant,  — et la fontaine voguait droit dans cette mer.

Les oiseaux joyeux abrités dans le riant ombrage,  — accordaient leurs notes suaves avec le chœur des voix. —  Les angéliques voix tremblantes et tendres — répondaient aux instruments avec une divine douceur. —  Les instruments unissaient leur mélodie argentine — au sourd murmure des eaux tombantes. —  Les eaux tombantes, variant leurs bruissements mesurés,  — tantôt haut, tantôt bas, appelaient la brise ; — et la molle brise murmurante leur répondait à tous bien bas.

Sur un lit de roses Acrasie était couchée,  — alanguie par la chaleur ou prête pour son doux péché ; — un voile l’habillait ou plutôt la laissait déshabillée,  — un voile transparent tout d’argent et de soie,  — qui ne cachait rien de sa peau d’albâtre,  — mais la montrait plus blanche, si plus blanche elle pouvait être. —  Arachné n’eût su ourdir un filet plus subtil,  — et les toiles brillantes que nous voyons souvent tissées — par les fils de la rosée séchée ne volent pas plus légèrement dans l’air.

Son sein de neige était une proie offerte — aux yeux avides qui ne savaient s’en rassasier. —  La langueur de sa douce fatigue y avait laissé — quelques gouttes plus claires que le nectar, qui glissaient — comme de pures perles d’Orient tout le long de son corps ; — et ses beaux yeux, qui de volupté souriaient doucement encore,  — humectaient sans les éteindre les rayons de feu — dont ils perçaient les cœurs fragiles. Ainsi [p. 353]la clarté des étoiles,  — lorsqu’elle scintille sur les vagues silencieuses, paraît plus brillante339.

N’y a-t-il ici que des féeries ? Il y a ici des tableaux tout faits, des tableaux vrais et complets, composés avec des sensations de peintre, avec un choix de couleurs et de lignes : les yeux ont du plaisir. Cette Acrasie couchée a la pose d’une déesse et d’une courtisane de Titien. Un artiste italien copierait ces jardins, [p. 354]ces eaux courantes, ces Amours sculptés, ces traînées de lierre qui serpente chargé de feuilles luisantes et de fleurs laineuses. Tout à l’heure, dans les profondeurs infernales, les clartés avec leur long ruissellement étaient belles, demi-noyées par les ténèbres, et le trône exhaussé dans la vaste salle entre les piliers, au milieu de la multitude fourmillante, reliait autour de lui toutes les formes en ramenant [p. 355]sur lui tous les regards. Le poëte est ici et partout coloriste et architecte. Si fantastique que soit son monde, ce monde n’est point factice ; s’il n’est pas, il pourrait être ; même il devrait être ; c’est la faute des choses si elles ne s’arrangent pas de manière à l’effectuer ; pris en lui-même, il a cette harmonie intérieure par laquelle vit une chose réelle, même une harmonie plus haute, puisque, à la différence des choses réelles, il est tout entier jusque dans le moindre détail construit en vue de la beauté. L’art est venu, voilà le grand trait du siècle, le trait qui distingue ce poëme de tous les récits semblables entassés par le moyen âge. Incohérents, mutilés, ils gisaient comme des débris ou des ébauches que les mains débiles des trouvères n’avaient pas su assembler en un monument. Enfin les poëtes et les artistes paraissent et avec eux le sentiment du beau, c’est-à-dire la sensation de l’ensemble. Ils comprennent les proportions, les attaches et les contrastes ; ils composent. Entre leurs mains, l’esquisse brouillée, indéterminée, se limite, s’achève, se détache, se colore et devient un tableau. Chaque objet ainsi pensé et imaginé acquiert l’être définitif en acquérant la forme vraie ; après des siècles, on le reconnaîtra, on l’admirera, on sera touché par lui ; bien plus, on sera touché par son auteur. Car, outre les objets qu’il peint, l’artiste se peint lui-même. Sa pensée maîtresse se marque dans la grande œuvre qu’elle produit et qu’elle conduit. Spenser est supérieur à son sujet, l’embrasse tout entier, l’accommode à son but, et c’est pour qu’il y [p. 356]imprime la marque propre de son âme et de son génie. Chaque récit est ménagé en vue d’un autre, et tous en vue d’un certain effet qui s’accomplit ; c’est pour cela que de ce concert une beauté se dégage, celle qui est dans le cœur du poëte, et que toute son œuvre a travaillé à rendre sensible ; beauté noble et pourtant riante, composée d’élévation morale et de séductions sensibles, anglaise par le sentiment, italienne par les dehors, chevaleresque par sa matière, moderne par sa perfection, et qui manifeste un moment unique et admirable, l’apparition du paganisme dans une race chrétienne et le culte de la forme dans une imagination du Nord.

[p. 357]

§ 3. La prose. §

I. Fin de la poésie. —  Changements dans la société et dans les mœurs. —  Comment le retour à la nature devient l’appel aux sens. —  Changements correspondants dans la poésie. —  Comment l’agrément remplace l’énergie. —  Comment le joli remplace le beau. —  La mignardise. —  Carew. —  Suckling. —  Herrick. —  L’affectation. —  Quarles, Herbert, Babington, Donne, Cowley. —  Commencement du style classique et de la vie de salon. §

Un pareil moment ne dure guère, et la séve poétique s’use par la floraison poétique, en sorte que l’épanouissement conduit au déclin. Dès les premières années du dix-septième siècle, l’affaissement des mœurs et des génies devient sensible. L’enthousiasme et le respect baissent. Les mignons, les fats de cour intriguent et grappillent, parmi les pédanteries, les puérilités et les parades. La cour vole et la nation murmure. Les Communes commencent à se roidir, et le roi, qui les tance en maître d’école, plie devant elles en petit garçon. Ce triste roi se laisse rudoyer par ses favoris, leur écrit en style de commère, se dit un Salomon, étale une vanité d’écrivain, et, donnant audience à un courtisan, lui recommande sa réputation de savant, à charge de revanche. La dignité du gouvernement s’affaiblit et la loyauté du peuple s’attiédit. La royauté déchoit et la révolution se prépare. En même temps le noble paganisme chevaleresque dégénère en sensualité vile et crue340. « Le roi, dit un contemporain, vient de s’enivrer si bien avec le roi Christian de Danemark, qu’il a fallu les porter sur un [p. 358]lit tous les deux… » Les dames quittent leur sobriété, et dans les festins on les voit qui roulent çà et là prises de vin. « Dernièrement, dit un malin courtisan, dans un masque, la chose a fait scandale. La dame qui jouait le rôle de la reine de Saba arrivait pour présenter des dons précieux à Leurs Majestés ; mais ayant oublié les marches qui menaient au dais, elle renversa ses cassettes dans le giron de Sa Majesté danoise, et lui tomba sur les pieds ou plutôt sur la face. Grandes furent la hâte et la confusion. Essuis et serviettes travaillèrent aussitôt à tout nettoyer. Alors Sa Majesté se leva et voulut danser avec la reine de Saba. Mais il se laissa choir, et s’humilia devant elle, et fut emporté dans une chambre intérieure et mis sur un lit de parade, lequel ne fut pas médiocrement gâté par les présents que la reine de Saba avait répandus sur ses vêtements, tels que vin, crème, gelée, boisson, gâteaux, épices et autres bonnes choses. La fête et la représentation continuèrent, et la plupart des acteurs s’en allèrent ou se laissèrent choir, tant le vin occupait leur étage supérieur… Alors parurent, en riches habits, la Foi, l’Espérance et la Charité. L’Espérance essaya de parler ; mais le vin rendait ses efforts si faibles qu’elle se retira, espérant que le roi excuserait sa brièveté… La Foi quitta la cour dans un état chancelant… Toutes deux étaient malades et allèrent vomir dans la salle d’en bas… Pour la Victoire, après un lamentable bégaiement, on l’emmena comme une pauvre captive, et on la déposa, pour qu’elle fît un somme, sur les marches extérieures de l’antichambre. [p. 359]Quant à la Paix, elle cassa sa branche d’olivier sur le crâne de ceux qui voulaient l’empêcher d’entrer. » Notez que ces ivrognesses étaient de grandes dames. « On ne faisait point ainsi, ajoute l’auteur, sous la reine Élisabeth  » ; elle était violente et terrible, mais non ignoble, et ridicule. C’est que les grandes idées qui mènent un siècle finissent, en s’épuisant, par ne garder d’elles-mêmes que leurs vices ; le superbe sentiment de la vie naturelle devient le vulgaire appel aux sens. Il y a telle entrée, tel arc de triomphe, sous Jacques, qui représente des priapées, et quand les instincts sensuels, exaspérés par la tyrannie puritaine, parviendront plus tard à relever la tête, on verra sous la Restauration l’orgie s’étaler dans sa crapule et triompher de son impudeur.

En attendant, la littérature s’altère ; le puissant souffle qui l’avait portée, et qui, à travers les singularités, les raffinements, les exagérations, l’avait faite grande, se ralentit et diminue. Avec Carew, Suckling, Herrick, le joli remplace le beau. Ce qui les frappe, ce ne sont plus les traits généraux des choses ; ce qu’ils tâchent d’exprimer, ce n’est plus la nature intime des choses. Ils n’ont plus cette large conception, cette pénétration involontaire, par laquelle l’homme s’assimilait les objets et devenait capable de les créer une seconde fois. Ils n’ont plus ce trop-plein d’émotions, cette surabondance d’idées et d’images qui forçait l’homme à s’épancher par des paroles, à jouer extérieurement, à miner librement et hardiment le drame intérieur qui faisait tressaillir tout son corps [p. 360]et tout son cœur. Ce sont plutôt des beaux esprits de cour, des cavaliers à la mode, qui veulent faire preuve d’imagination et de style. Entre leurs mains l’amour devient une galanterie ; ils écrivent des chansons, des pièces fugitives, des compliments aux dames. Plus d’élans du cœur ; ils tournent des phrases éloquentes pour être applaudis et des exagérations flatteuses pour plaire. Les divines figures, les regards sérieux ou profonds, les expressions virginales ou passionnées qui éclataient à chaque pas dans les premiers poëtes ont disparu ; on ne voit plus ici que des minois agréables peints par des vers agréables. La polissonnerie n’est pas loin ; on la trouve déjà dans Suckling, et aussi la crudité, l’épicurisme prosaïque ; ils diront bientôt : « Amusons-nous et moquons-nous du reste. » Les seuls objets qu’ils sachent encore peindre, ce sont les petites choses gracieuses, un baiser, une fête de mai, un narcisse, une primevère humide de rosée, une matinée de mariage, une abeille341. [p. 361]Herrick surtout et Suckling rencontrent là de petits poëmes exquis, mignons, toujours riants ou souriants, pareils à ceux qu’on a mis sous le nom d’Anacréon ou qui abondent dans l’Anthologie. En effet, ici comme là-bas, c’est un paganisme qui décline ; l’énergie s’en va, l’agrément commence. On garde toujours [p. 362]le culte de la beauté et de la volupté ; mais on joue avec elles. On les pare et on les accommode à son goût ; elles ont cessé de maîtriser et de plier l’homme ; il s’en égaye et il en jouit. Dernier rayon d’un soleil qui se couche ; avec Sedley, Waller et les rimeurs de la Restauration, le vrai sentiment poétique disparaît ; ils font de la prose en vers ; leur cœur est au niveau de leur style, et l’on voit avec la langue correcte commencer un nouvel âge et un nouvel art.

À côté de la mignardise arrivait l’affectation : c’est le second signe des décadences. Au lieu d’écrire pour dire les choses, on écrit alors pour les bien dire ; on enchérit sur son voisin, on outre toutes les façons de parler ; on fait tomber l’art du côté où il penche, et comme il penche en ce siècle du côté de la véhémence et de l’imagination, on entasse l’emphase et la couleur. Toujours un jargon naît d’un style. Dans tous les arts, les premiers maîtres, les inventeurs découvrent l’idée, s’en pénètrent et lui laissent produire sa forme. Puis viennent les seconds, les imitateurs, qui de parti pris répètent cette forme et l’altèrent en l’exagérant. Plusieurs ont du talent néanmoins, Quarles, Herbert, Babington, surtout Donne, un satirique poignant, d’une crudité terrible342, un puissant poëte [p. 363]d’une imagination précise et intense343, et qui garde encore quelque chose de l’énergie et du frémissement de la première inspiration. Mais il gâte tous ces dons de parti pris, et réussit, à force de peine, à fabriquer du galimatias. Par exemple, les poëtes passionnés ont dit à leur maîtresse que s’ils la perdaient, ils prendraient en aversion toutes les femmes. Afin d’être plus passionné, Donne déclare à la sienne qu’en pareil cas il haïra tout le sexe, elle avec le reste, parce qu’elle en aura fait partie344. Vingt fois en le lisant on se frappe la tête et on se demande avec étonnement comment un homme a pu se tourmenter et se guinder ainsi, alambiquer son style, raffiner les raffinements, découvrir des comparaisons si saugrenues. C’était là l’esprit du temps ; il fait effort pour être ingénieusement absurde. Une puce avait mordu Donne et sa maîtresse : voilà que cette puce, ayant réuni leur sang, se trouve être « leur lit de mariage [p. 364]et leur temple de mariage345. À présent, dit-il, la belle et ses parents ont beau gronder, nous sommes unis, et tous deux cloîtrés dans ces murs vivants de jais (la puce). » Le marquis de Mascarille n’a jamais rien trouvé d’égal. Eussiez-vous cru qu’un écrivain pût inventer de pareilles sottises ? Continuez, il y a pis. « L’habitude vous engage peut-être à me tuer ; mais n’ajoutez pas à ce meurtre un suicide et un sacrilége, trois péchés en trois meurtres. » Comprenez-vous ? Cela signifie qu’elle ne fait qu’un avec lui, parce que tous deux ne font qu’un avec la puce, et qu’ainsi on ne peut tuer l’un sans l’autre. Remarquez que le sage Malherbe a écrit des énormités presque semblables dans les larmes de saint Pierre, que les faiseurs de sonnets en Italie et en Espagne atteignent en ce moment le même degré de démence, et vous jugerez qu’en ce moment par toute l’Europe il y a un âge poétique qui finit.

Sur cette frontière de la littérature qui finit et de la littérature qui commence, paraît un poëte, l’un des plus goûtés et des plus célèbres346 de son temps, Abraham Cowley, enfant précoce, liseur et versificateur comme Pope, et qui, comme Pope, ayant moins [p. 365]connu les passions que les livres, s’est moins occupé des choses que des mots. Rarement l’épuisement littéraire fut plus sensible. Il a tous les moyens de dire ce qui lui plaira, et justement il n’a rien à dire. Le fonds a disparu, laissant à la place une forme vide. En vain il manie le poëme épique, la strophe pindarique, toutes les sortes de stances, d’odes, de petits vers, de grands vers ; en vain il appelle à l’aide toutes les comparaisons botaniques et philosophiques, toute l’érudition de l’Université, tous les souvenirs de l’antiquité, toutes les idées de la science nouvelle ; on bâille en le lisant. Sauf quelques vers descriptifs, sauf deux ou trois tendresses gracieuses347, il ne sent rien, il ne fait que parler ; il n’est poëte que de cervelle. Son recueil de pièces amoureuses ne lui sert qu’à faire preuve de science, à montrer qu’il a lu ses auteurs, qu’il connaît la géographie, qu’il est versé dans l’anatomie, qu’il a une teinture de médecine et d’astronomie, qu’il sait trouver des rapprochements et des allusions capables de casser la tête du lecteur. Il dira que « la beauté est un mal actif-passif, parce qu’elle meurt aussi vite qu’elle tue  » ; que sa maîtresse est criminelle d’employer chaque matin trois heures à sa toilette, parce que « sa beauté, qui était un gouvernement tempéré, se change par là en tyrannie arbitraire. » Après avoir lu deux cents pages, on a envie de lui donner des soufflets. On a besoin, pour s’apaiser, de songer que tout grand âge doit finir, que [p. 366]celui-ci ne pouvait finir autrement, que l’ancienne et ardente éruption, le soudain regorgement de verve, d’images, de curiosités capricieuses et audacieuses qui jadis coula à travers l’esprit des hommes, maintenant arrêté, refroidi, ne peut plus montrer que des scories, de l’écume figée, et une multitude de pointes brillantes et blessantes. On se dit qu’après tout Cowley a peut-être du talent, et on trouve qu’en effet il en a un, talent nouveau, inconnu aux vieux maîtres, qui indique une autre culture, qui exige d’autres mœurs et qui annonce un nouveau monde. Cowley a ces mœurs et il est de ce monde. C’est un homme régulier, raisonnable, instruit, poli, bien élevé, qui, après douze ans de services et d’écritures en France sous la reine Henriette, finit par se retirer sagement à la campagne, où il étudie l’histoire naturelle et prépare un traité sur la religion, philosophant sur les hommes et la vie, fécond en réflexions et en idées générales, moraliste, et disant à son exécuteur testamentaire de « ne rien laisser passer dans ses écrits qui puisse sembler le moins du monde être une offense à la religion ou aux bonnes manières. » De telles dispositions et une telle vie préparent et indiquent moins un poëte, c’est-à-dire un voyant et un créateur, qu’un écrivain, j’entends par là un homme qui sait penser et parler, et qui, partant, doit avoir beaucoup lu, beaucoup appris, beaucoup rédigé, posséder un esprit calme et clair, avoir l’habitude de la société polie, des discours soutenus, du demi-badinage. En effet, Cowley est un écrivain, le [p. 367]plus ancien de tous ceux qui en Angleterre méritent ce nom. Sa prose est aussi aisée et aussi sensée que sa poésie est contournée et déraisonnable. Un « honnête homme » qui écrit pour d’honnêtes gens, à peu près de la façon dont il leur parlerait s’il était avec eux dans un salon, voilà, je crois, l’idée que, dans notre dix-septième siècle, on se faisait d’un bon auteur ; c’est l’idée que les Essais de Cowley laissent de sa personne ; c’est ce genre de talent que les écrivains de l’âge prochain vont prendre pour modèle, et il est le premier de cette grave et aimable lignée qui par Temple rejoint Addison.

II. Comment la poésie aboutit à la prose. —  Liaison de la science et de l’art. —  En Italie. —  En Angleterre. —  Comment le règne du naturalisme développe l’exercice de la raison naturelle. —  Érudits, historiens, rhétoriciens, compilateurs, politiques, antiquaires, philosophes, théologiens. —  Abondance des talents et rareté des beaux livres. —  Surabondance, recherche, pédanterie du style. —  Originalité, précision, énergie et richesse du style. —  Comment, à l’inverse des classiques, ils se représentent non l’idée, mais l’individu. §

Il semble qu’arrivée là la Renaissance ait atteint son terme, et que, pareille à une plante épuisée et flétrie, elle n’ait plus qu’à laisser la place au nouveau germe qui commence à lever sous ses débris. Voici pourtant que du vieux tronc défaillant sort un rejeton vivant et inattendu. Au moment où l’art languit, la science pousse ; c’est à cela qu’aboutit tout le travail du siècle. Les deux fruits ne sont point disparates ; au contraire, ils viennent de la même séve, et ne font que manifester par la diversité de leurs formes deux moments distincts de la végétation intérieure qui les a produits. Tout art se termine par une science, et toute poésie par une philosophie. Car la science et la philosophie ne font que traduire par des formules précises la conception [p. 368]originale que l’art et la poésie rendent sensibles par des figures imaginaires ; une fois que l’idée d’un siècle s’est manifestée en vers par des créations idéales, elle arrive naturellement à s’exprimer en prose par des raisonnements positifs. Ce qui avait frappé les hommes au sortir de l’oppression ecclésiastique et de l’ascétisme monacal, c’était l’idée païenne de la vie naturelle et librement épanouie ; ils avaient retrouvé la nature enfouie derrière la scolastique, et ils l’avaient exprimée dans des poëmes et des peintures, par de superbes corps florissants en Italie, par des âmes véhémentes et abandonnées en Angleterre, avec une telle divination de ses lois, de ses instincts et de ses formes, qu’on pouvait tirer de leurs tableaux et de leur théâtre une théorie complète de l’âme et du corps. L’enthousiasme passé, la curiosité commence. Le sentiment de la beauté fait place au besoin de la vérité. La théorie enfermée dans les œuvres d’imagination s’en dégage. Les yeux restent attachés sur la nature, non plus pour l’admirer, mais pour la comprendre. De la peinture on passe à l’anatomie, du drame à la philosophie morale, des grandes divinations poétiques aux grandes vues scientifiques ; les unes continuent les autres, et c’est le même esprit qui perce dans toutes les deux ; car ce que l’art avait représenté et ce que la science va observer, ce sont les choses vivantes, avec leur structure complexe et complète, remuées par leurs forces intérieures, sans aucune intervention surnaturelle. Artistes et savants, tous partent, sans s’en douter, de la même idée maîtresse, [p. 369]c’est que la nature subsiste par elle-même, que chaque être enferme dans son sein la source de son action, que les causes des événements sont des lois innées dans les choses : idée toute-puissante d’où sortira la civilisation moderne et qui en ce moment en Angleterre et en Italie, comme autrefois en Grèce, à côté de l’art complet suscite les vraies sciences ; après Vinci et Michel Ange, l’école des anatomistes, des mathématiciens, des naturalistes, qui aboutit à Galilée ; après Spenser, Ben Jonson et Shakspeare, l’école des penseurs qui entourent Bacon et préparent Harvey.

Il n’y a pas besoin ici de chercher bien loin cette école ; dans l’interrègne du christianisme, le tour d’esprit qui domine partout est justement le sien. C’est le paganisme qui règne à la cour d’Elisabeth, non-seulement dans les lettres, mais dans les doctrines, un paganisme du Nord, toujours sérieux, le plus souvent sombre, mais qui, comme celui du Midi, a pour substance le sentiment des forces naturelles. Chez quelques-uns tout christianisme est effacé ; plusieurs vont jusqu’à l’athéisme par excès de révolte et de débauche, comme Marlowe et Greene. Chez d’autres, comme Shakspeare, c’est à peine si l’idée de Dieu apparaît ; ils ne voient dans la pauvre petite vie humaine qu’un songe, au-delà le grand sommeil morne ; pour eux la mort est la borne de l’être, tout au plus un gouffre obscur où l’homme plonge incertain de l’issue. S’ils portent les yeux au-delà, ils aperçoivent348, non point l’âme spirituelle reçue dans [p. 370]un monde plus pur, mais le cadavre abandonné dans la terre humide ou le spectre errant autour du cimetière. Ils parlent en incrédules ou en superstitieux, jamais en fidèles. Leurs héros ont des vertus humaines, non des vertus religieuses ; contre le crime, ils s’appuient sur l’honneur et l’amour du beau, non sur la piété et la crainte de Dieu. Si d’autres, de loin en loin, comme Sidney et Spenser, entrevoient ce Dieu, c’est comme une vague lumière idéale, sublime fantôme platonicien, qui ne ressemble en rien au Dieu personnel, rigide examinateur des moindres mouvements du cœur. Il apparaît au sommet des choses comme le magnifique couronnement du monde, mais il ne pèse pas sur la vie humaine, il la laisse intacte et libre, et ne fait que la tourner vers le beau. On ne connaît pas encore l’espèce de prison étroite où le cant officiel et les croyances bienséantes enfermeront plus tard l’action et l’intelligence. Même les croyants, les sincères chrétiens, comme Bacon et Browne, écartent tout rigorisme oppressif, réduisent le christianisme à une sorte de poésie morale, et laissent le naturalisme subsister sous la religion. Dans cette carrière si ample et si ouverte, la spéculation peut se déployer. Avec lord Herbert apparaît le déisme systématique ; avec Milton et Algernon Sidney apparaîtra la religion philosophique ; Clarendon ira jusqu’à comparer les jardins de lord Falkland à ceux der l’Académie. Contre le [p. 371]rigorisme des puritains, Chillingworth, Hales, Hooker, les plus grands docteurs de l’Église anglicane, font à la raison naturelle une large place, si large que jamais, même aujourd’hui, elle n’a retrouvé un tel essor.

Une étonnante irruption de faits, l’Amérique découverte, l’antiquité ranimée, la philologie restaurée, les arts inventés, les industries développées, la curiosité humaine promenée sur tout le passé et sur tout le globe, sont venus fournir la matière, et la prose a commencé. Sidney, Wilson, Asham et Puttenham ont cherché les règles du style ; Hackluit et Purchas ont rassemblé l’encyclopédie des voyages et la description de tous les pays ; Holinshed, Speed, Raleigh, Stowe, Knolles, Daniel, Thomas More, lord Herbert fondent l’histoire ; Camden, Spelman, Cotton, Usher et Selden instituent l’érudition ; une légion de travailleurs patients, de collectionneurs obscurs, de pionniers littéraires amassent, rangent et trient les documents que sir Robert Cotton et sir Thomas Bodley emmagasinent dans leurs bibliothèques, tandis que des utopistes, des moralistes, des peintres de mœurs, Thomas More, Joseph Hall, John Earle, Owen Felltham, Burton, décrivent et jugent les caractères de la vie, poussent leur file par Fuller, sir Thomas Browne et Isaac Walton, jusqu’au milieu du siècle suivant, et s’accroissent encore des controversistes et des politiques qui, avec Hooker, Taylor, Chillingworth, Algernon Sidney, Harrington, étudient la religion, la société, l’Église et l’État. Ample et confuse fermentation, d’où se dégagent beaucoup de pensées, [p. 372]mais d’où sortent peu de beaux livres. La belle prose, telle qu’on l’a vue à la cour de Louis XIV, chez Pollion, dans les gymnases d’Athènes, telle que les peuples rhétoriciens et sociables savent la faire, manque tout à fait. Ceux-ci n’ont pas l’esprit d’analyse qui est l’art de suivre pas à pas l’ordre naturel des idées, ni l’esprit de conversation qui est le talent de ne jamais ennuyer ou choquer autrui. Leur imagination est trop peu réglée et leurs mœurs sont trop peu polies. Les plus mondains, même Sidney, disent rudement ce qu’ils pensent et comme ils le pensent. Au lieu d’atténuer, ils exagèrent. Ils hasardent tout et ils n’omettent rien. Ils ne quittent les compliments outrés que pour les plaisanteries brutales. Ils ignorent l’enjouement mesuré, la fine moquerie, la flatterie délicate. Ils se plaisent aux grossiers calembours, aux allusions sales. Ils prennent pour de l’esprit des charades entortillées, des images grotesques. Grands seigneurs et grandes dames, ils causent en gens mal élevés, amateurs de bouffons, de parades et de combats d’ours. Chez d’autres, comme Overbury ou sir Thomas Browne, la poésie déborde dans la prose si abondamment, qu’elle couvre le discours d’images et fait oublier les idées sous les tableaux. Ils chargent leur style de comparaisons fleuries, qui s’engendrent l’une l’autre et montent l’une par-dessus l’autre, de telle façon que le sens disparaît et qu’on ne voit plus que l’ornement. Enfin, le plus souvent, ils sont pédants, encore tout roidis par la rouille de l’école ; ils divisent et subdivisent, ils posent des [p. 373]thèses, des définitions ; ils argumentent solidement et lourdement, ils citent leurs auteurs en latin, et même en grec ; ils équarrissent des périodes massives, ils assomment doctement leur adversaire, et par contre-coup le lecteur. Ils ne sont jamais au niveau de la prose, mais toujours au-dessus et au-dessous, au-dessus par leur génie poétique, au-dessous par la pesanteur de leur éducation et par la barbarie de leurs mœurs. Mais ils pensent sérieusement et par eux-mêmes ; il sont réfléchis ; ils sont convaincus et touchés de ce qu’ils disent. Jusque dans les compilateurs on sent une force et une loyauté d’esprit qui donnent confiance et font plaisir. Leurs écrits ressemblent aux puissantes et pesantes gravures des contemporains, aux cartes d’Hofnagel par exemple, si âpres et si instructives ; leur conception est poignante et précise ; ils ont le don d’apercevoir chaque objet non d’une façon générale, comme les classiques, mais en particulier et singulièrement. Ce n’est point l’homme abstrait, le citadin tel qu’il est partout, le paysan en soi qu’ils se représentent ; mais Jacques ou Thomas, Smith ou Brown, de telle paroisse, dans tel comptoir, avec tel geste et tel habit, distinct de tous les autres ; bref, ils voient non l’idée, mais l’individu. Figurez-vous le remue-ménage qu’une telle disposition produit dans la tête humaine, combien l’ordre régulier des idées s’en trouve dérangé, comme chaque objet, avec le pêle-mêle infini de ses formes, de ses propriétés, de ses appendices, va désormais s’accrocher par cent attaches imprévues aux autres, et amener devant l’esprit [p. 374]une file et une famille ; quel relief en prendra le langage, quels mots familiers, pittoresques, saugrenus y éclateront coup sur coup ; comme la verve, l’imprévu, l’originalité, les inégalités de l’invention y feront saillie. Figurez-vous en même temps quelle prise cette forme d’esprit a sur les choses, combien de faits elle concentre en chaque conception, quel amas de jugements personnels, d’autorités étrangères, de suppositions, de divinations, d’imaginations elle déverse sur chaque objet, avec quelle fécondité hasardeuse et créatrice elle enfante les vérités et les conjectures. Il y a là un fourmillement extraordinaire de pensées et de formes, souvent avortées, plus souvent encore barbares, quelquefois grandioses. Mais dans cette surabondance quelque chose de viable et de grand se dégage, la science, et il n’y a qu’à regarder de près une ou deux de ces œuvres pour voir la créature nouvelle éclore parmi les ébauches et les débris.

III. Robert Burton. —  Sa vie et son caractère. —  Confusion et énormité de son érudition. —  Son sujet, l’Anatomie de la mélancolie. —  Divisions scolastiques. —  Mélange des sciences morales et médicales. §

Deux écrivains surtout manifestent cet état d’esprit, le premier, Robert Burton, ecclésiastique et solitaire d’Université, qui passa sa vie dans les bibliothèques et feuilleta toutes les sciences, aussi érudit que Rabelais, d’une mémoire inépuisable et débordante ; inégal d’ailleurs, doué de verve et gai par saccades, mais le plus souvent triste et morose, jusqu’à confesser dans son épitaphe que la mélancolie a fait sa [p. 375]vie et sa mort ; avant tout original, amateur de son propre sens et l’un des premiers modèles de ce singulier tempérament anglais qui, retirant l’homme en lui-même, développe en lui tantôt l’imagination, tantôt le scrupule, tantôt la bizarrerie, et fait de lui, selon les circonstances, un poëte, un excentrique, un humoriste, un fou ou un puritain. Trente ans durant il a lu, il s’est mis une encyclopédie dans la tête, et maintenant pour s’amuser et se décharger, il prend un in-folio de papier blanc. Vingt vers d’un poëte, douze lignes d’un traité sur l’agriculture, une colonne d’in-folio sur les armoiries, la description des poissons rares, un paragraphe d’un sermon sur la patience, le compte des accès de fièvre dans l’hypocondrie, l’histoire de la particule que, un morceau de métaphysique, voilà ce qui a passé dans son cerveau en un quart d’heure : c’est un carnaval d’idées et de phrases grecques, latines, allemandes, françaises, italiennes, philosophiques, géométriques, médicales, poétiques, astrologiques, musicales, pédagogiques, entassées les unes sur les autres, pêle-mêle énorme, prodigieux fouillis de citations entre-croisées, de pensées heurtées, avec la vivacité et l’entrain d’une fête de fous. « J’apprends, dit-il, de nouvelles nouvelles tous les jours,  — et les rumeurs ordinaires de guerre, pestes, incendies, inondations, vols, meurtres, massacres, météores, comètes, spectres, prodiges, apparitions, villes prises, cités assiégées en France, en Germanie, en Turquie, en Perse, en Pologne, etc. ; les levées et préparatifs journaliers de guerre et [p. 376]autres choses semblables qu’amène notre temps orageux, batailles livrées, tant d’hommes tués, monomachies, naufrages, pirateries, combats sur mer, paix, ligues, stratagèmes et nouvelles alarmes,  — une vaste confusion de vœux, désirs, actions, édits, pétitions, procès, défenses, proclamations, plaintes, griefs,  — sont chaque jour apportés à nos oreilles. —  De nouveaux livres chaque jour, pamphlets, nouvelles, histoires, catalogues entiers de volumes de toute sorte, paradoxes nouveaux, opinions, schismes, hérésies, controverses en philosophie, en religion, etc. Puis viennent des nouvelles de mariages, mascarades, fêtes, jubilés, ambassades, joutes et tournois, trophées, triomphes, galas, jeux, pièces de théâtre. Aujourd’hui nous apprenons qu’on a créé de nouveaux seigneurs et officiers, demain qu’il y a des grands déposés, puis que de nouveaux honneurs ont été conférés. L’un est mis en liberté, l’autre est emprisonné. L’un achète, l’autre ne peut payer ; celui-ci fait fortune ; son voisin fait, banqueroute. Ici l’abondance, là la cherté et la famine. L’un court, l’autre chevauche, querelle, rit, pleure, etc. Ainsi tous les jours j’apprends des nouvelles publiques et privées349. »  — « Quel monde de [p. 377]livres ne s’offre pas, en tous les sujets, arts et sciences, pour le contentement et selon la capacité [p. 378]du lecteur ? En arithmétique, géométrie, perspective, optique, astronomie, architecture, sculptura, pictura, sciences sur lesquelles on a dernièrement écrit tant de traités si élaborés ; dans la mécanique et ses mystères, dans l’art de la guerre, de la navigation, de l’équitation, de l’escrime, de la natation, des jardins, de la culture des arbres ; de grands volumes sur l’économie domestique, la cuisine, l’art d’élever des faucons, de chasser, de pêcher, de prendre les oiseaux, etc. ; avec des peintures exactes de tous les jeux, exercices ; que n’y a-t-il pas ? En musique, métaphysique, philosophie naturelle et morale, philologie, politique, chronologie, dans les généalogies, dans le blason, etc. : il y a de grands volumes ou ces traités des anciens, etc. Et quid subtilius arithmeticis inventionibus ? Quid jucundius musicis rationibus ? Quid divinius astronomicis ? Quid rectius geometricis demonstrationibus ? Quel plus grand plaisir que de lire ces fameuses expéditions de Christophe Colomb, Améric Vespuce, Marc-Paul le Vénitien, Vertomannus, Aloysius Cadamustus, etc. ? ces journaux exacts des Portugais, des Hollandais, [p. 379]de Bartison, d’Olivier à Nort, etc. ? les voyages d’Hakluit, les décades de Pierre Martyr, les récits de Linschoten, les Hodœporicons de Jodocus à Meggen, de Brocarde le Moine, de Bredenbachius, de Sands, de J. Dubinius à Jérusalem, en Égypte et autres endroits reculés du monde ? ces agréables itinéraires de Paulus Hentzerus, de Jocodus Sincerus, de Dux Polonus, etc. ? ces parties de l’Amérique, curieusement dessinées et gravées par les frères A. Bry ? de voir un herbier gravé, les herbes, les arbres, les fleurs, les plantes, tous les végétaux représentés, avec les couleurs naturelles de la vie, comme dans Matthiolus sur Dioscorides, Delacampius, Lobel, Bauhinus, et ce dernier herbier volumineux et énorme de Besler de Nuremberg, où presque toute plante est figurée avec sa vraie grandeur ? devoir les oiseaux, les bêtes, les poissons de la mer, les araignées, les moucherons, les serpents, les mouches, etc., toutes les créatures figurées par le même art et représentées exactement en vives, couleurs, avec une fidèle description de leurs natures, vertus et qualités, etc., comme l’ont fait soigneusement Ælien, Gesner, Ulysse Aldrovandus, Bellonus, Rondoletius, Hippolytus Salvianus, etc.350 ? » Il ne finit pas ; les mots, les phrases [p. 380]regorgent, s’accumulent, se recouvrent, et roulent emportant le lecteur assourdi, étourdi, demi-noyé, [p. 381]incapable de trouver terre au milieu de ce déluge. Burton est intarissable. Il n’est point d’idées qu’il ne répète sous cinquante formes ; quand il a épuisé les siennes, il verse sur nous celles des autres ; les classiques, les auteurs plus rares, connus seulement des savants, les auteurs plus rares encore, connus seulement des érudits, il prend chez tous. Sous ces profondes cavernes d’érudition et de science, il en est une plus noire et plus inconnue que toutes les autres, comblée d’auteurs ignorés, de noms rébarbatifs, Besler de Nuremberg, Adricomius, Linschoten, Brocarde, Bredenbachius. Parmi tous ces monstres antédiluviens, hérissés de terminaisons latines, il est [p. 382] à son aise ; il se joue, il rit, il saute de l’un sur l’autre, il les mène de front. Il a l’air du vieux Protée, hardi coureur, qui en une heure, sur son attelage d’hippopotames, fait le tour de l’Océan.

Quel sujet prend il ? La mélancolie351, son propre état d’esprit, et il le prend en homme d’école. Nul traité de saint Thomas, n’est plus régulièrement construit que le sien. Ce torrent d’érudition vient se distribuer en canaux géométriquement tracés qui divergent à angles droits sans dévier d’une seule ligne. En tête de chaque partie vous apercevez un tableau synoptique et analytique, avec tirets, accolades, chaque division engendrant des subdivisions, chaque subdivision engendrant des sections, chaque section engendrant des sous-sections : de la maladie en général, de la mélancolie en particulier, de sa nature, de son siége, de ses espèces, de ses causes, de ses symptômes, de son pronostic ; de la cure par moyens permis, par moyens défendus, par moyens diététiques, par moyens pharmaceutiques : selon la méthode scolastique, il descend du général au particulier, et dispose chaque émotion et chaque idée dans une case numérotée. Dans ce cadre fourni par le moyen âge, il entasse tout, en homme de la Renaissance, la peinture littéraire des passions et la description médicale de l’aliénation mentale, les détails d’hôpital avec la satire des sottises humaines, les documents physiologiques à côté des confidences personnelles, les recettes [p. 383]d’apothicaire avec les conseils moraux, les remarques sur l’amour avec l’histoire des évacuations. Le triage des idées n’a pas encore été fait : médecin et poëte, lettré et savant, l’homme est tout à la fois ; fauté de digues, les idées viennent comme des liqueurs différentes se déverser dans la même cuve avec des pétillements et des bouillonnements étranges, avec une odeur déplaisante et des effets baroques. Mais la cuve est pleine, et de ce mélange naissent des composés puissants que nul âge n’avait encore connus.

IV. Sir Thomas Browne. —  Son esprit. —  Son imagination est d’un homme du Nord. —  Hydriotaphia, Religio medici. —  Ses idées, ses curiosités et ses doutes sont d’un homme de la Renaissance. —  Pseudodoxia. —  Effets de cette activité et de cette direction de l’esprit public. §

Car, dans le mélange, il y a un ferment efficace, le sentiment poétique qui remue et anime l’érudition énorme, qui refuse de s’en tenir aux secs catalogues, qui, interprétant chaque fait, chaque objet, y démêle ou y devine une âme mystérieuse, et trouble tout l’homme en lui représentant comme une énigme grandiose le monde qui s’agite en lui et hors de lui. Figurons-nous un esprit parent de celui de Shakspeare, devenu érudit et observateur au lieu d’être acteur et poëte, qui, au lieu de créer, s’occupe à comprendre, mais qui, comme Shakspeare, s’applique aux choses vivantes, pénètre leur structure intime, s’attache à leurs lois réelles, imprime passionnément et scrupuleusement en lui-même les moindres linéaments de [p. 384]leur figure ; qui en même temps projette au-delà de l’observation positive ses divinations pénétrantes, entrevoit derrière les apparences sensibles je ne sais quel monde obscur et sublime, et tressaille avec une sorte de vénération devant la grande noirceur vague et peuplée à la surface de laquelle tremblote notre petit univers. Tel est sir Thomas Browne, naturaliste, philosophe, érudit, médecin et moraliste, presque le dernier de la génération qui porta Jérémie Taylor et Shakspeare. Nul penseur ne témoigne mieux de la flottante et inventive curiosité du siècle. Nul écrivain n’a mieux manifesté la splendide et sombre imagination du Nord. Nul n’a parlé avec une émotion plus éloquente de la mort, de l’énorme nuit de l’oubli, de l’engloutissement où toute chose sombre, de la vanité humaine, qui, avec de la gloire ou des pierres sculptées, essaye de se fabriquer une immortalité éphémère. Nul n’a produit au jour, par des expressions plus éclatantes et plus originales, la séve poétique qui coule dans tous les esprits du siècle. « L’injuste oubli, dit-il, secoue à l’aveugle ses pavots, et traite la mémoire des hommes sans distinguer, entre leurs droits à l’immortalité. Qui n’a pitié du fondateur des Pyramides ? Érostrate vit pour avoir détruit le temple de Delphes, et celui-là qui l’a bâti est presque perdu. Le temps a épargné l’épitaphe du cheval d’Adrien et anéanti la sienne… Tout est folie, vanité nourrie de vent. Les momies égyptiennes que Cambyse et le temps ont épargnées, sont maintenant la proie de mains rapaces. Mizraïm guérit les blessures, [p. 385]et Pharaon est vendu pour fabriquer du baume… Le plus grand nombre doit se contenter d’être comme s’il n’avait pas été et de subsister dans le livre de Dieu, non dans la mémoire des hommes. Vingt-sept noms font toute l’histoire des temps qui précèdent le déluge, et tous les noms conservés jusqu’aujourd’hui ne font pas ensemble un seul siècle de vivants. Le nombre des morts excède de beaucoup tout ce qui vit ; ce que le monde a vécu dépasse beaucoup ce qui lui reste à vivre, et chaque heure ajoute à ce nombre grandissant qui ne sait s’arrêter une seule minute… D’ailleurs l’oubli enlève au souvenir une large part de nous-mêmes, même lorsque nous sommes vivants encore. Nous ne nous rappelons que faiblement nos félicités, et les plus poignants coups des afflictions ne laissent en nous que des cicatrices éphémères. La sensibilité n’endure rien d’extrême, et les chagrins nous détruisent ou se détruisent… Nous ignorons nos maux avenir, nous oublions nos maux passés par une miséricordieuse prévoyance de la nature, qui nous fait digérer ainsi notre mélange de courts et mauvais jours, et qui, délivrant nos sens des souvenirs qui les blesseraient, laisse à nos plaies saignantes le temps de se refermer et de se guérir. » Ainsi de toutes parts la mort nous entoure et nous presse. « Elle est l’accoucheuse de la vie, et puisque le sommeil son frère nous hante journellement de ses avertissements funéraires ; puisque le temps, qui vieillit de lui-même, nous défend d’espérer une grande durée, c’est à nous de regarder [p. 386]les longs espoirs comme des rêves et comme une attente d’insensés352. »

Voilà presque des paroles de poëte, et c’est justement [p. 387]cette imagination de poëte qui le pousse en avant dans la science353. En présence des productions naturelles, il fourmille de conjectures, de rapprochements ; il tâtonne à l’entour, proposant des explications, essayant des expériences, portant ses divinations comme autant de palpes flexibles et frémissantes aux quatre coins du monde, dans les plus lointaines régions de la fantaisie et de la vérité. En regardant les croûtes arborescentes et foliacées qui se forment à la surface des liqueurs qui gèlent, il se demande si ce n’est point une résurrection des essences végétales dissoutes dans le liquide. À la vue du sang ou du lait qui caille, il cherche s’il n’y a point là quelque chose d’analogue à la formation de l’oiseau dans l’œuf, ou à cette coagulation du chaos qui a enfanté notre monde. En présence de la force insaisissable qui fait geler les liquides, il se demande si les apoplexies et les cataractes ne sont pas l’effet d’une puissance semblable et n’indiquent pas aussi la présence d’un esprit congélateur. Il est devant la nature comme un artiste, un écrivain [p. 388]en présence d’un visage vivant, notant chaque trait, chaque mouvement de physionomie pour parvenir à deviner les passions et le caractère intérieur, corrigeant et défaisant sans cesse ses interprétations, tout agité par l’idée des forces invisibles qui opèrent sous l’enveloppe visible. Tout le moyen âge et l’antiquité avec leurs théories et leurs imaginations, platonisme, cabale, théologie chrétienne, formes substantielles d’Aristote, formes spécifiques de l’alchimie, toutes les spéculations humaines enchevêtrées et transformées l’une dans l’autre se rencontrent à la fois dans sa tête pour lui ouvrir des percées sur ce monde inconnu. L’amas, l’entassement, la confusion, la fermentation et le fourmillement intérieur, mêlé de vapeurs et d’éclairs, le tumultueux encombrement de son imagination et de son esprit, l’oppressent et l’agitent. Dans cette attente et dans cette émotion, sa curiosité se prend à tout ; à propos du moindre fait, du plus spécial, du plus archaïque, du plus chimérique, il conçoit une file d’investigations compliquées, calculant comment l’arche a pu contenir toutes les créatures avec leur provision d’aliments ; comment Perpenna, dans son festin, rangea les invités afin de pouvoir frapper Sertorius, son hôte ; quels arbres ont pu bien pousser au bord de l’Achéron, à supposer qu’il y en ait eu ; si les plantations en quinconce n’ont pas leur origine dans le paradis terrestre, et si les nombres et les figures géométriques contenues dans le losange ne se rencontrent pas dans tous les produits de la nature et de l’art. Vous reconnaissez ici l’exubérance [p. 389]et les bizarres caprices d’une végétation intérieure trop ample et trop forte. Archéologie, chimie, histoire, nature, il n’y a rien qui ne l’intéresse jusqu’à la passion, qui ne fasse déborder sa mémoire et son invention, qui n’éveille en lui l’idée de quelque force, certainement admirable, peut-être infinie. Mais ce qui achève de le peindre, et ce qui annonce l’approche de la science, c’est que son imagination se fait contre-poids à elle-même. Il est fertile en doutes autant qu’en explications. S’il voit les mille raisons qui poussent dans un sens, il voit aussi les mille raisons qui poussent dans le sens contraire. Aux deux bouts du même fait il entasse jusqu’aux nuages, mais en piles égales, l’échafaudage des arguments contradictoires. La conjecture faite, il sait qu’elle n’est qu’une conjecture, il s’arrête, finit sur un peut-être, conseille de vérifier. Ses écrits ne sont que des opinions qui se donnent pour des opinions ; même le principal est une réfutation des erreurs populaires. En somme, il fait des questions, suggère des explications, suspend ses réponses ; rien de plus, et c’est assez ; quand la recherche est si ardente, quand les voies où elle se répand sont si nombreuses, quand elle est aussi scrupuleuse à s’assurer de sa prise, l’issue de la chasse est sûre ; on est à deux pas de la vérité.

V. François Bacon. —  Son esprit. —  Son originalité. —  Concentration et splendeur de son style. —  Ses comparaisons et ses aphorismes. —  Les Essais. —  Son procédé n’est pas l’argumentation, mais l’intuition. —  Son bon sens utilitaire. —  Point de départ de sa philosophie. —  Que l’objet de la science est l’amélioration de la condition humaine. —  Nouvelle Atlantide. —  Comment cette idée est d’accord avec l’état des choses et l’esprit du temps. —  Elle achève la Renaissance. —  Comment cette idée amène une nouvelle méthode. —  L’Organum. —  À quel point Bacon s’est arrêté. —  Limites de l’esprit du siècle. —  Comment la conception du monde, qui était poétique, devient mécanique. —  Comment la Renaissance aboutit à l’établissement des sciences positives. §

C’est dans ce cortége d’érudits, de songeurs et de chercheurs que paraît le plus compréhensif, le plus [p. 390]sensé, le plus novateur des esprits du siècle, François Bacon ; ample et éclatant esprit, l’un des plus beaux de cette lignée poétique, et qui, comme ses devanciers, se trouva par nature enclin à recouvrir ses idées de la plus magnifique parure ; une pensée ne semblait achevée en cet âge que lorsqu’elle avait pris un corps et une couleur. Mais ce qui distingue celui-ci des autres, c’est que chez lui l’image ne fait que concentrer la méditation. Il a réfléchi longuement, il a imprimé en lui-même toutes les portions et toutes les liaisons de son sujet ; il le possède, et à ce moment, au lieu d’étaler cette conception si pleine en une file de raisonnements gradués, il l’enferme sous une comparaison si expressive, si exacte, si transparente, qu’à travers la figure on aperçoit tous les détails de l’idée, comme une liqueur dans un vase de beau cristal. Jugez de son style par un seul exemple : « Comme l’eau, dit-il, soit qu’elle vienne de la rosée du ciel, soit qu’elle sorte des sources de la terre, se disperse et se perd dans le sol, à moins qu’elle ne soit rassemblée dans quelque réceptacle où par son union elle peut se conserver et s’entretenir, d’où il est arrivé que l’industrie de l’homme a construit et disposé des bassins, des conduits, des citernes et des étangs que l’on s’est accoutumé à parer et à embellir pour la magnificence et l’apparat, comme pour l’usage et la nécessité ; ainsi la science, soit qu’elle descende de l’inspiration divine, soit qu’elle jaillisse de l’observation humaine, périrait bientôt et s’évanouirait dans l’oubli, si elle n’était point conservée dans des [p. 391]livres, dans des traditions, dans des assemblées, dans des endroits disposés comme les universités, les écoles et les colléges, pour sa réception et son entretien354. » C’est de cette façon qu’il pense, par des symboles, non par des analyses ; au lieu d’expliquer son idée, il la transpose et la traduit, et il la traduit entière, jusque dans ses moindres parcelles, enfermant tout dans la majesté d’une période grandiose ou dans la brièveté d’une sentence frappante. De là un style355 [p. 392]d’une richesse, d’une gravité, d’une force admirables, tantôt solennel et symétrique, tantôt serré et perçant, toujours étudié et coloré. Il n’y a rien dans la prose anglaise de supérieur à sa diction.

De là aussi sa manière de concevoir les choses. Ce n’est point un dialecticien, comme Hobbes ou Descartes, un homme habile à aligner les idées, à les tirer les unes des autres, à conduire son lecteur du simple au composé par toute la file des intermédiaires. C’est un producteur de conceptions et de sentences. La matière explorée, il nous dit : « Elle est telle, n’y touchez point de ce côté, il faut l’aborder par cet autre. » Rien de plus ; nulle preuve, nul effort pour convaincre ; il affirme, et s’en tient là ; il a pensé à la manière des artistes et des poëtes, et parle à la façon des prophètes et des devins. Cogitata et visa, ce titre d’un de ses livres pourrait être le titre de tous ses livres. Le plus admirable de tous, le Novum Organum, est une suite d’aphorismes, sortes de décrets scientifiques, comme d’un oracle qui prévoit l’avenir et révèle la vérité. Et pour que la ressemblance soit complète, c’est par des figures poétiques, par des abréviations énigmatiques, presque par des vers sibyllins, qu’il les exprime : Idola specûs, Idola tribûs, Idola fori, Idola theatri, chacun se rappelle ces noms étranges qui désignent les quatre espèces d’illusions auxquelles l’homme est soumis356. Shakspeare et les voyants n’ont pas des condensations [p. 393]de pensées plus énergiques, plus expressives, qui ressemblent mieux à l’inspiration, et Bacon en a partout de semblables. En somme, son procédé est celui des créateurs, non l’argumentation, mais l’intuition. Quand il a fait sa provision de faits, la plus vaste qui se peut, sur quelque énorme sujet, sur quelque province entière de l’esprit, sur toute la philosophie antérieure, sur l’état général des sciences, sur la puissance et les limites de la raison humaine, il jette sur tout cela une vue d’ensemble comme un grand filet, rapporte une idée universelle, enclôt son idée dans une maxime, et nous la livre en disant : « Vérifiez et profitez. »

VI §

Rien de plus hasardeux, de plus voisin de la fantaisie que cette façon de penser, quand elle n’a pas pour frein le bon sens instinctif et positif. Ce bon sens, cette espèce de divination naturelle, cet équilibre stable d’un esprit qui gravite incessamment vers le vrai, comme l’aiguille vers le nord, Bacon le possède au plus haut degré. Il a par excellence l’esprit pratique, utilitaire même, tel qu’il se rencontrera plus tard dans Bentham, tel que l’habitude des affaires va de plus en plus l’imprimer dans les Anglais. Dès l’âge de seize [p. 394]ans, à l’Université, la philosophie d’Aristote lui déplut357, non qu’il fît peu de cas de l’auteur ; au contraire, il l’appelait un grand génie ; mais parce qu’elle lui semblait inutile pour la vie, « incapable de produire des œuvres qui servissent au bien-être de l’homme. » On voit que dès son début il tomba sur son idée maîtresse ; tout le reste chez lui en dérive, le dédain de la philosophie antérieure, la conception d’une philosophie différente, la réforme entière des sciences par l’indication d’un but nouveau, par la définition d’une méthode distincte, par l’ouverture d’espérances inattendues358. Nulle part ce n’est la spéculation qu’il goûte, partout c’est l’application. Il a les yeux tournés non vers le ciel, mais vers la terre, non vers les choses « abstraites et vides », mais vers les choses palpables et solides, non vers les vérités curieuses, mais vers les vérités profitables. Il veut « améliorer la condition humaine », « travailler au bien-être de l’homme », « doter la vie humaine de nouvelles inventions et de nouvelles ressources », « munir le genre humain de nouvelles puissances et de nouveaux instruments d’action. » Sa philosophie n’est elle-même qu’un instrument, organum, une sorte de machine ou de levier construit pour que l’esprit puisse soulever des poids, rompre des barrières, ouvrir des percées, exécuter des travaux qui jusqu’ici dépassaient sa force. À ses yeux, [p. 395]chaque science particulière, comme la science tout entière, doit être un outil. Il engage les mathématiciens à quitter leur géométrie pure, à n’étudier les nombres qu’en vue de la physique, à ne chercher des formules que pour calculer les quantités réelles et les mouvements naturels. Il recommande aux moralistes d’observer l’âme, les passions, les habitudes, les tentations, non en oisifs, mais en vue de la guérison ou de l’atténuation du vice, et donne pour but à la science des mœurs la réformation des mœurs. Toujours pour lui l’objet d’une science est l’établissement d’un art, c’est-à-dire la production d’une chose active et utile ; quand il veut rendre sensible par un roman la nature efficace de sa philosophie, il décrit dans sa Nouvelle Atlantide, avec une hardiesse de poëte et une justesse de devin, presque en propres termes, les applications modernes et l’organisation présente des sciences, académies, observatoires, aérostats, bateaux sous-marins, amendements des terres, transformations des espèces, reviviscences, découverte des remèdes, conservation des aliments. Aussi bien, dit son principal personnage, « le but de notre Institut est la découverte des causes et la connaissance de la nature intime des forces primordiales et des principes des choses, en vue d’étendre les limites de l’empire de l’homme sur la nature entière et d’exécuter tout ce qui lui est possible. » Et ce possible est l’infini.

D’où vient-elle, cette idée si grande et si juste ? Sans doute il a fallu pour l’atteindre du bon sens et aussi du génie ; mais ni le bon sens ni le génie n’ont manqué [p. 396]aux hommes ; il y en a eu plus d’un qui, remarquant comme Bacon le progrès des industries particulières, a pu, comme lui, concevoir l’industrie universelle, et, de certaines améliorations limitées, conclure l’amélioration sans limites. C’est ici que la puissance des alentours se manifeste ; l’homme croit tout faire par la force de sa pensée personnelle, et il ne fait rien que par le concours des pensées environnantes ; il s’imagine suivre la petite voix qui parle au dedans de lui, et il ne l’écoute que parce qu’elle est grossie de mille voix bruissantes et impérieuses qui, parties de toutes les circonstances voisines ou lointaines, viennent se confondre avec elle en vibrant à l’unisson. Le plus souvent, comme Bacon, il l’a entendue dès le premier éveil de sa réflexion ; mais elle a disparu sous les sons contraires qui du dehors sont arrivés pour la recouvrir. Cette confiance en l’élargissement infini de la puissance humaine, cette glorieuse idée de la conquête universelle de la nature, cette ferme espérance en l’augmentation continue du bien-être et du bonheur, croyez-vous qu’elle eût pu germer, grandir, occuper tout un esprit, et de là s’enraciner, se propager et se déployer dans les intelligences voisines, en un temps de découragement et de décadence, quand on croyait la fin du monde prochaine, quand les ruines se faisaient tout autour de l’homme, quand le mysticisme chrétien comme aux premiers siècles, quand la tyrannie ecclésiastique comme au quatorzième siècle, lui démontraient son impuissance en pervertissant son invention ou en [p. 397]écrasant sa liberté ? Bien loin de là : de telles espérances devaient paraître alors des révoltes de l’orgueil ou des suggestions de la chair. Elles parurent telles, et les derniers représentants de la science antique, comme les premiers représentants de la science moderne, furent exilés ou enfermés, assassinés ou brûlés. Pour se développer, il faut qu’une idée soit en harmonie avec la civilisation qui l’entoure ; pour que l’homme espère l’empire des choses et travaille à refondre sa condition, il faut que de toutes parts l’amélioration ait commencé, qu’autour de lui les industries grandissent, que les connaissances s’amassent, que les beaux-arts se déploient, que cent mille témoignages irrécusables viennent incessamment lui donner la preuve de sa force et la certitude de son progrès. « L’enfantement viril du siècle359 », ce titre que Bacon décerne à son œuvre, est le véritable. En effet, tout le siècle y a coopéré ; c’est par cette création qu’il s’achève. Le sentiment de la puissance et de la prospérité humaine a fourni à la Renaissance son premier ressort, son modèle idéal, sa matière poétique, son caractère propre, et maintenant il lui fournit son expression définitive, sa doctrine scientifique et son objet final.

Ajoutez encore sa méthode. Car une fois le but d’un voyage marqué, la route est désignée, puisque partout c’est le but qui désigne la route ; quand le point d’arrivée devient nouveau, la voie pour arriver devient nouvelle, et la science, changeant d’objet, change de [p. 398]procédé. Tant qu’elle bornait son effort à contenter la curiosité oisive, à fournir des perspectives, à établir une sorte d’opéra dans les cervelles spéculatives, elle pouvait s’élancer au bout d’un instant dans les abstractions et les distinctions métaphysiques ; c’était assez pour elle d’effleurer l’expérience ; elle en sortait aussitôt ; elle arrivait tout de suite aux grands mots, aux quiddités, au principe d’individuation, aux causes finales. Les demi-preuves lui suffisaient ; au fond, elle ne s’occupait pas d’établir une vérité, mais d’arracher une conviction, et son instrument, le syllogisme, n’était bon que pour les réfutations, non pour les découvertes ; il prenait les lois générales pour point de départ au lieu de les prendre pour point d’arrivée ; au lieu d’aller les trouver, il les supposait trouvées ; il servait dans les écoles, non dans la nature, et faisait des disputeurs, non des inventeurs. Du moment qu’une science a pour but un art, et qu’on étudie pour agir, tout est retourné ; car on n’agit pas sans une connaissance indubitable et précise. Pour employer des forces, il faut qu’elles soient mesurées, vérifiées ; pour bâtir une maison, il faut savoir avec exactitude la résistance des poutres, autrement la maison croulera ; pour guérir un malade, il faut savoir avec certitude l’effet d’un remède, autrement le malade mourra. La pratique impose à la science la certitude et l’exactitude, parce que la pratique est impossible quand elle n’a pour appuis que des conjectures et des à-peu-près. Comment faire pour sortir des à-peu-près et des conjectures ? Comment importer dans la science la solidité [p. 399]et la précision ? Il faut imiter les cas où la science, aboutissant à la pratique, s’est montrée précise et solide, et ces cas sont les industries. Il faut, comme dans les industries, observer, essayer, tâtonner, vérifier, tenir son esprit fixé « sur des choses sensibles et particulières », n’avancer que pas à pas vers les règles générales, « ne point anticiper » sur l’expérience, mais la suivre, ne point supposer la nature, mais « l’interpréter. » Il faut, pour chaque effet général, comme la chaleur, la blancheur, la dureté, la liquidité, chercher une condition générale, en telle façon qu’en produisant la condition on puisse produire l’effet. Et pour cela il faut, « par des rejets et des exclusions convenables », extraire la condition cherchée de l’amas de faits où elle gît enfouie, construire la table des cas où l’effet est absent, la table des cas où l’effet est présent, la table des cas où l’effet se montre avec des degrés divers, afin d’isoler et de mettre au jour la condition qui le produit360. Alors paraîtront non les axiomes universels inutiles, mais « les axiomes moyens efficaces », véritables lois d’où l’on pourra tirer des œuvres, et qui sont des sources de puissance au même degré que des sources de lumière361. Bacon décrit et prédit ici la science et l’industrie moderne, leur correspondance, leur méthode, leurs ressources, leur principe, et après plus de deux siècles, c’est encore chez lui que nous allons chercher aujourd’hui la [p. 400]théorie de ce que nous tentons et de ce que nous faisons.

Au-delà de cette grande vue, il n’a rien trouvé. Cowley, un de ses admirateurs, disait justement que, pareil à Moïse sur le mont Phisgah, il avait le premier annoncé la terre promise ; mais il aurait pu ajouter aussi justement que, comme Moïse, il s’était arrêté sur le seuil. Il a indiqué la route et ne l’a point parcourue ; il a enseigné à découvrir les lois naturelles, et n’a découvert aucune loi naturelle. Sa définition de la chaleur est grossièrement imparfaite. Son histoire naturelle est remplie d’explications chimériques362. À la façon des poëtes, il peuple la nature d’instincts et d’inclinations ; il attribue aux corps une véritable voracité, à l’air une sorte de soif pour les clartés, les sons, les odeurs, les vapeurs qu’il absorbe ; aux métaux, une sorte de hâte pour s’incorporer les eaux-fortes. Il explique la durée des bulles d’air qui flottent à la surface des liquides, en supposant que d’air n’a qu’un appétit médiocre ou nul pour les hauteurs. Il voit dans chaque qualité, la pesanteur, la ductilité, la dureté, une essence distincte qui a sa cause particulière, de telle façon que lorsqu’on connaîtra la cause de chaque qualité de l’or, on pourra mettre toutes ces causes ensemble et faire de l’or. En somme, avec les alchimistes, avec Paracelse et Gilbert, avec Kepler lui-même, avec tous les hommes de son temps, gens d’imagination et élevés dans Aristote, il se représente la nature comme [p. 401]un composé d’énergies secrètes et vivantes, de forces inexplicables et primordiales, d’essences distinctes et indécomposables, affectées chacune, par la volonté du Créateur, à la production d’un effet distinct. Peu s’en faut qu’il n’y voie des âmes douées de répugnances sourdes et de penchants occultes, qui aspirent ou résistent à certaines directions, à certaines mixtures et à certaines habitations. C’est pour cela encore que dans ses recherches il confond tout en un monceau, propriétés végétatives et médicinales, mécaniques et curatives363, physiques et morales, sans considérer les plus complexes comme des dépendances des plus simples, au contraire, chacune d’elles en soi et prise à part comme un être irréductible et indépendant. Aheurtés à cette erreur, les penseurs de ce temps piétinent en place. Ils aperçoivent bien avec Bacon le grand champ des découvertes, mais ils n’y peuvent pénétrer. Il leur manque une idée, et, faute de cette idée, ils n’avancent pas. La forme d’esprit, qui tout à l’heure était un levier, maintenant est un obstacle ; il faut qu’elle change pour que l’obstacle disparaisse. Car les idées, j’entends les grandes et les efficaces, ne naissent point à volonté et au hasard, par l’effort d’un individu ou par l’accident d’une rencontre. Comme les littératures et les religions, les méthodes et les philosophies sortent de l’esprit du siècle ; et c’est l’esprit du siècle qui fait leur impuissance comme leur pouvoir. [p. 402]Il y a tel état de l’intelligence publique qui exclût tel genre littéraire ; et il y a tel état de l’intelligence publique qui exclut telle conception scientifique. Quand il en est ainsi, les écrivains et les penseurs ont beau se travailler, le genre avorte et la conception n’apparaît pas. En vain ils tournent alentour, essayant de soulever le poids qui les arrête ; quelque chose de plus fort qu’eux énerve leurs mains et frustre leurs tentatives. Il faut que le pivot central de l’énorme roue par laquelle tournent toutes les affaires humaines se déplace d’un cran, et que par son mouvement tout soit mû. Le pivot tourne en ce moment, et voici qu’une révolution de la grande roue commence, apportant une nouvelle conception de la nature, et par suite la portion de méthode qui manquait. Aux divinateurs, aux créateurs, aux esprits compréhensifs et passionnés qui saisissaient les objets en blocs et par masses, ont succédé les discoureurs, les méthodiques, es ordonnateurs de raisonnements gradués et clairs qui, disposant les idées par séries continues, conduisent insensiblement l’auditeur de la plus simple à la plus composée par des passages aisés et unis. Descartes a remplacé Bacon ; l’âge classique vient d’effacer la Renaissance ; la poésie et la grande imagination se retirent devant la rhétorique, l’éloquence et l’analyse. Dans cette transformation de l’esprit, les idées se transforment. Tout se dessèche et se simplifie. L’univers, comme le reste, se réduit à deux ou trois notions, et la conception de la nature, qui était poétique, devient mécanique. Au lieu d’âmes, de forces vivantes, de répugnances [p. 403]et d’appétits, on y voit des poulies, des leviers et des chocs. Le monde, qui paraissait un amas de puissances instinctives, ne semble plus qu’une machine de rouages engrenés. Au fond de cette supposition hasardeuse gît une grande vérité certaine : c’est qu’il y a une échelle de faits, les uns au sommet, très-compliqués, les autres au bas, très-simples, ceux d’en haut ayant leur cause dans ceux d’en bas ; en sorte que les inférieurs expliquent les supérieurs, et que c’est dans les lois du mouvement qu’il faut chercher les premières lois des choses. On les cherche, Galilée les trouve ; désormais l’œuvre de la Renaissance, dépassant le point extrême où Bacon l’a poussée et laissée, peut s’étendre seule, et va s’étendre à l’infini.

Chapitre II.
Le théâtre. §

I. Le public. —  La scène.

II. Les mœurs du seizième siècle. —  Expansion violente et complète de la nature.

III. Les mœurs anglaises. —  Expansion du naturel énergique et triste.

IV. Les poëtes. —  Harmonie générale entre le caractère d’un poëte et le caractère de son siècle. —  Nash, Decker, Kyd, Peel, Lodge, Greene. —  Leur condition et leur vie. —  Marlowe. —  Sa vie. —  Ses œuvres. —  Tamerlan. —  Le Juif de Malte. —  Edward II. —  Faust. —  Sa conception de l’homme.

V. Formation de ce théâtre. —  Procédés et caractère de cet art. —  Sympathie imitative qui peint par des spécimens expressifs. —  Opposition de l’art classique et de l’art germanique. —  Construction psychologique et domaine propre de ces deux arts.

{p. 2}VI. Les personnages virils. —  Les passions furieuses. —  Les événements tragiques. —  Les caractères excessifs. —  Le duc de Milan de Massinger. —  L’Annabella de Ford. —  La duchesse de Malfi et la Vittoria de Webster. —  Les personnages féminins. —  Conception germanique de l’amour et du mariage. —  Euphrasia, Bianca, Arethusa, Ordella, Aspasia, Amoret dans Beaumont et Fletcher. —  Penthea dans Ford. —  Concordance du type moral et du type physique.

Il faut regarder de plus près ce monde, et, sous les idées qui se développent, chercher les hommes qui vivent ; c’est le théâtre qui, par excellence, est le fruit original de la Renaissance anglaise, et c’est le théâtre qui, par excellence, rendra visibles les hommes de la Renaissance anglaise. Quarante poëtes, parmi eux dix hommes supérieurs, et le plus grand de tous les artistes qui avec des mots ont représenté des âmes ; plusieurs centaines de pièces et près de cinquante chefs-d’œuvre ; le drame promené à travers toutes les provinces de l’histoire, de l’imagination et de la fantaisie, élargi jusqu’à embrasser la comédie, la tragédie, la pastorale et le rêve ; jusqu’à représenter tous les degrés de la condition humaine et tous les caprices de l’invention humaine ; jusqu’à exprimer toutes les minuties sensibles de la vérité présente et toutes les grandeurs philosophiques de la réflexion générale ; la scène dégagée de tout précepte, affranchie de toute imitation, livrée et appropriée jusque dans ses moindres parties au goût régnant et à l’intelligence publique : il y avait là une œuvre énorme et multiple, capable par sa flexibilité, sa grandeur et {p. 3}sa forme, de recevoir et de garder l’empreinte exacte du siècle et de la nation1.

I §

Essayons donc de remettre devant nos yeux ce public, cet auditoire et cette scène ; tout se tient ici ; comme en toute œuvre vivante et naturelle, et s’il y eut jamais une œuvre naturelle et vivante, c’est celle-ci. Il y avait déjà sept théâtres au temps de Shakspeare, tant le goût des représentations était vif et universel. Grandes et grossières machines, incommodes dans leur structure, barbares dans leur ameublement ; mais la chaleureuse imagination supplée aisément à tous les manques, et les corps endurcis supportent sans peine tous les désagréments. Sur un terrain fangeux, au bord de la Tamise, s’élève le principal, le Globe, sorte de grosse tour à six pans, entourée d’un fossé boueux, surmontée d’un drapeau rouge. Le peuple peut y entrer comme les riches ; il y a des places de six pence, de deux pence, même d’un penny ; mais on n’en a que pour son argent ; s’il pleut, et il pleut souvent à Londres, les gens du parterre, bouchers, merciers, boulangers, matelots, apprentis, recevront debout la pluie ruisselante. Je suppose qu’ils ne s’en inquiètent guère : il n’y a pas si longtemps {p. 4}qu’on a commencé à paver les rues de Londres, et quand on a pratiqué comme eux les cloaques et les fanges, on n’a pas peur de s’enrhumer. En attendant la pièce, ils s’amusent à leur façon, boivent de la bière, cassent des noix, mangent des fruits, hurlent et parfois se servent de leurs poings ; on les a vus tomber sur les acteurs et mettre le théâtre sens dessus dessous. D’autres fois, mécontents, ils sont allés à la taverne bâtonner le poëte, ou le berner dans une couverture ; ce sont de rudes gaillards, et il n’y a point de mois où le cri de clubs (en avant les gourdins !) ne les appelle hors de leur boutique pour exercer leurs bras charnus. Comme la bière fait son effet, il y a une grande cuve adossée au parterre, réceptacle singulier qui sert à chacun. L’odeur monte, et on crie : « Brûlez du genièvre ! » On en brûle avec un réchaud sur la scène, et la lourde fumée emplit l’air. Certainement, les gens qui sont là ne sont guère dégoûtés ou du moins n’ont pas l’odorat sensible. Au temps de Rabelais, la propreté était médiocre. Comptez qu’ils sortent à peine du moyen âge, et que le moyen âge a vécu sur un fumier.

Au-dessus d’eux, sur la scène, sont les spectateurs capables de payer un shilling d’entrée, les élégants, les gentilshommes. Ceux-là sont à l’abri de la pluie, et s’ils payent un shilling de plus, ils peuvent avoir un escabeau. À cela se réduisent les prérogatives du rang et les inventions du bien-être ; même il arrive souvent que les escabeaux manquent ; alors ils s’étendent par terre ; ce n’est pas en ce temps-là qu’on fait {p. 5}des façons. Ils jouent aux cartes, fument, injurient le parterre qui le leur rend bien, et par surcroît leur jette des pommes. Pour eux, ils gesticulent, ils jurent en italien, en français, en anglais2 ; ils plaisantent tout haut avec des mots recherchés, composites, colorés ; bref, ils ont les manières énergiques, originales et gaies des artistes, la même verve, le même sans-gêne, et, pour achever la ressemblance, la même envie de se singulariser, les mêmes besoins d’imagination, les mêmes inventions saugrenues et pittoresques, la barbe taillée en éventail, en pointe, en bêche, en T, les habits voyants et riches, empruntés aux cinq ou six nations voisines, brodés, dorés, bariolés, incessamment exagérés et remplacés par d’autres ; il y a un carnaval dans leur tête comme sur leur dos.

Avec de pareils spectateurs, on peut produire l’illusion sans se donner beaucoup de peine : point d’apprêts, de perspective ; peu ou point de décors mobiles : leur imagination en fait tous les frais. Un écriteau en grosses lettres indique au public qu’on est à Londres ou à Constantinople ; et cela suffit au public pour se transporter à l’endroit voulu. Nul souci de la vraisemblance : « Vous avez l’Afrique d’un côté, dit sir Philip Sidney, et l’Asie de l’autre, avec une si grande quantité d’États secondaires, que l’acteur, quand il entre, est toujours obligé de vous dire d’abord où il est ; autrement on n’entendrait rien à son histoire. Puis voici trois dames qui se promènent pour {p. 6}cueillir des fleurs, et là-dessus nous devons croire que la scène est un jardin. Un peu après, nous entendons parler au même endroit d’un naufrage, et notre devoir est d’accepter ce même endroit pour un rocher… Arrivent deux armées représentées par quatre épées et un bouclier, et quel est le cœur si dur qui refuserait de prendre cela pour une bataille rangée ? Quant au temps, ils sont encore plus libéraux. D’ordinaire, un jeune prince et une jeune princesse tombent amoureux l’un de l’autre ; après beaucoup de traverses, elle devient grosse, accouche d’un beau garçon ; le garçon est perdu, dévient homme, et prêt à engendrer un autre garçon… Tout cela en deux heures. » Sans doute, ces énormités s’atténuent un peu sous Shakspeare ; avec quelques tapisseries, quelques grossières imitations d’animaux, de tours, de forêts, on aide un peu l’imagination du public. Mais en somme, chez Shakspeare comme chez les autres, c’est l’imagination du public qui est le machiniste ; il faut qu’elle se prête à tout, remplace tout, accepte pour une reine un jeune garçon qui vient de se faire la barbe, supporte en un acte dix changements de lieu, saute tout d’un coup vingt ans3 ou cinq cents milles, prenne six figurants pour quarante mille hommes, et se laisse figurer par un roulement de tambour toutes les batailles de César, de Henri V, de Coriolan et de Richard III. Elle fait tout cela, tant elle est surabondante et jeune ! Rappelez-vous votre {p. 7}adolescence ; pour mon compte, les plus grandes émotions que j’ai eues au théâtre m’ont été données par une troupe ambulante de quatre demoiselles qui jouaient le vaudeville et le drame, sur une estrade au fond d’un café ; il est vrai que j’avais onze ans. Pareillement, dans ce théâtre en ce moment, les âmes sont neuves, prêtes à tout sentir comme le poëte à tout oser.

II §

Ce ne sont là que les dehors ; tâchons d’entrer plus avant, de voir les passions, la tournure d’esprit, l’intérieur des hommes ; c’est cet état intérieur qui suscite et modèle le drame, comme le reste ; les inclinations invisibles sont partout la cause des œuvres visibles, et le dedans fait le dehors. Quels sont-ils ces bourgeois, ces courtisans, ce public dont le goût façonne le théâtre ? qu’y a-t-il de particulier dans la structure et l’état de leur esprit ? Il faut bien que cet état soit particulier, puisque tout d’un coup et pendant soixante ans le drame pousse ici avec une merveilleuse abondance, et qu’au bout de ce temps il s’arrête sans que jamais aucun effort puisse le ranimer. Il faut bien que cette structure soit particulière, puisque entre tous les théâtres de l’antiquité et des temps modernes celui-ci se détache avec une forme distincte, et présente un style, une action, des personnages, une idée de la vie qu’on ne rencontre en {p. 8}aucun siècle et en aucun pays. Ce trait particulier est la libre et complète expansion de la nature.

Ce qu’on appelle nature dans l’homme, c’est l’homme tel qu’il est avant que la culture et la civilisation l’aient déformé et réformé. Presque toujours, lorsqu’une génération nouvelle arrive à la virilité et à la conscience, elle rencontre un code de préceptes qui s’impose à elle de tout le poids et de toute l’autorité du passé. Cent sortes de chaînes, cent mille sortes de liens, la religion, la morale et le savoir-vivre, toutes les législations qui règlent les sentiments, les mœurs et les manières, viennent entraver et dompter l’animal instinctif et passionné qui palpite et se cabre en chacun de nous. Rien de semblable ici ; c’est une renaissance, et le frein du passé manque au présent. Le catholicisme, réduit aux pratiques extérieures et aux tracasseries cléricales, vient de finir ; le protestantisme, arrêté dans les tâtonnements ou égaré dans les sectes, n’a pas encore pris l’empire ; la religion disciplinaire est défaite, et la religion morale n’est pas encore faite ; l’homme a cessé d’écouter les prescriptions du clergé, et n’a pas encore épelé la loi de la conscience. L’église est un rendez-vous, comme en Italie ; les jeunes gentilshommes vont à Saint-Paul se promener, rire, causer, étaler leurs manteaux neufs ; même la chose est passée en usage ; ils payent pour le bruit qu’ils font avec leurs éperons, et cette taxe est un profit des chanoines4 ; les filous, les filles {p. 9}sont là, en troupes ; elles concluent leurs marchés pendant le service. Songez enfin que les scrupules de conscience et la sévérité des puritains sont alors choses odieuses, qu’on les tourne en ridicule sur le théâtre, et mesurez la différence qui sépare cette Angleterre sensuelle, débridée, et l’Angleterre correcte, disciplinée et roidie, telle que nous la voyons aujourd’hui. Ecclésiastique ou séculière, nulle part on ne découvre de règle. Dans la défaillance de la foi, la raison n’a pas pris l’empire, et l’opinion est aussi dépourvue d’autorité que la tradition. L’âge imbécile qui vient de finir demeure enfoui sous le dédain avec ses radotages de versificateurs et ses manuels de cuistres, et parmi les libres opinions qui arrivent de l’antiquité, de l’Italie, de la France et de l’Espagne ; chacun peut choisir à sa guise, sans subir une contrainte ou reconnaître un ascendant. Point de modèle imposé comme aujourd’hui ; au lieu d’affecter l’imitation, ils affectent l’originalité5. Chacun veut être {p. 10}soi-même, avoir ses jurons, ses façons, son costume propre, ses particularités de conduite et d’humeur, et ne ressembler à personne. Ils ne disent pas : « Cela se fait », mais : « Je fais cela. » Au lieu de se comprimer, ils s’étalent. Nul code de société ; sauf un jargon exagéré de courtoisie chevaleresque, ils restent maîtres de parler et d’agir selon l’impulsion du moment ; vous les trouverez affranchis des bienséances comme du reste. Dans cette rupture et dans cette absence de toutes les entraves, ils ressemblent à de beaux et forts chevaux lâchés en plein pâturage. Leurs instincts natifs n’ont été ni apprivoisés, ni muselés, ni amoindris.

Au contraire, ils ont été maintenus intacts par l’éducation corporelle et militaire ; et comme c’est de la barbarie, non de la civilisation, qu’ils sortent, ils n’ont point été entamés par l’adoucissement inné et par la modération héréditaire qui aujourd’hui se transmettent avec le sang et civilisent l’homme avant sa naissance. C’est pourquoi l’homme qui, depuis trois siècles, devient un animal domestique, est, à ce moment encore, un animal presque sauvage, et la force de ses muscles, comme la dureté de ses nerfs, augmente l’audace et l’énergie de ses passions. Regardez chez les hommes incultes, chez les gens du peuple, comme tout d’un coup le sang s’échauffe et monte au visage ; les poings se ferment, les lèvres se serrent, et ces vigoureux corps se précipitent tout d’un bloc vers l’action. Les courtisans de ce siècle ressemblent à nos hommes du peuple. {p. 11}Ils ont le même goût pour les exercices des membres, la même indifférence aux intempéries de l’air, la même grossièreté de langage, la même sensualité avouée. Ce sont des corps de charretiers avec des sentiments de gentilshommes, des habits d’acteurs et des goûts d’artistes. « À quatorze ans6, un fils de lord va aux champs pour chasser le daim et prendre de la hardiesse ; car chasser le daim, l’égorger et le voir saigner donne de la hardiesse au cœur. À seize ans, guerroyer, faire des entreprises, jouter, chevaucher, assaillir des châteaux, et tous les jours essayer son armure en appertises d’armes avec quelqu’un de ses serviteurs. » Homme fait, il s’emploie au tir de l’arc, à la lutte, au saut, à la voltige. La cour de Henri VIII, pour sa bruyante gaieté, ressemble à une fête de village. Le roi7 « s’exerce tous les jours à tirer, chanter, danser, lutter, jeter la barre, jouer du flageolet, de la flûte, de l’épinette, arranger des chansons, faire des ballades. » Il saute les fossés à la perche et manque une fois d’y périr. Il aime si fort la lutte, que, publiquement au camp du Drap d’or, il empoigne François Ier à bras-le-corps, pour le jeter à terre. C’est de cette façon qu’un cuirassier ou un maçon accueille aujourd’hui et essaye un nouveau camarade. En effet, pour divertissements ils ont, comme les cuirassiers et les maçons, la grosse gaudriole et la {p. 12}bouffonnerie brutale. Dans chaque grande maison, il y a un fou « dont le métier est de lancer des plaisanteries mordantes, de faire des gestes baroques, des grimaces, de chanter des chansons graveleuses », comme dans nos cabarets. Ils trouvent l’injure et l’ordure plaisantes, ils sont mal embouchés, ils mâchent les mots de Rabelais tout crus, et s’amusent de conversations qui nous révolteraient. Nul respect humain ; l’empire des convenances et l’habitude du savoir-vivre ne commenceront que sous Louis XIV et par l’imitation de la France ; en ce moment, tous disent le mot propre, et c’est le plus souvent le gros mot. Vous verrez sur la scène, dans le Périclès de Shakspeare, toutes les puanteurs d’un bouge de prostitution8. Les grands seigneurs, les dames parées ont le langage des halles. Quand Henri V fait la cour à Catherine de France, c’est avec le grossier entrain d’un matelot qui aurait pris goût pour une vivandière ; et comme les gabiers qui aujourd’hui se tatouent un cœur sur le bras pour prouver leur passion à leur payse, vous trouvez des gens qui « avalent du soufre et boivent de l’urine9» pour gagner leur maîtresse par un témoignage d’amour. L’humanité manque aussi bien que la décence10. {p. 13}Le sang, la souffrance ne les émeut pas. La cour assiste à des combats d’ours et de taureaux, où les chiens se font éventrer, ou l’animal enchaîné est parfois fouetté à mort, et c’est, dit un officier du palais11, « une charmante récréation. » Rien d’étonnant qu’ils se servent de leurs bras, comme les paysans et les commères. Élisabeth donnait des coups de poing à ses filles d’honneur, « de telle façon qu’on entendait souvent ces belles filles crier et se lamenter d’une piteuse manière. » Un jour, elle cracha sur l’habit à franges de sir Mathew ; une autre fois comme Essex, qu’elle tançait, lui tournait le dos, elle le souffleta. C’était alors l’usage des grandes dames de battre leurs enfants et leurs serviteurs. La pauvre Jane Grey était parfois « si misérablement bousculée, frappée, pincée, et maltraitée encore en d’autres façons qu’elle n’ose rapporter », qu’elle se souhaitait morte. Leur première idée est d’en venir aux injures, aux coups, de se satisfaire. Comme au temps féodal, ils {p. 14}en appellent d’abord aux armes, et gardent l’habitude de se faire justice par eux-mêmes et sur-le-champ. « Jeudi dernier12, écrit Gilbert Talbot, comme milord Rytche allait à cheval dans la rue, un certain Wyndhans lui tira un coup de pistolet… Et le même jour, comme sir John Conway se promenait, M. Ludovyk Grevell arriva soudainement sur lui, et le frappa de son épée sur la tête… Je suis forcé d’importuner Vos Seigneuries de ces bagatelles, n’ayant rien appris de plus important. » Nul, même la reine, n’est en sûreté parmi des âmes violentes13. Aussi, quand un homme en frappe un autre dans l’enceinte du palais, on lui coupe le poing, et on bouche les artères avec un fer rouge. Il n’y a que ces images atroces, et le douloureux fantôme de la chair saignante et souffrante qui puisse dompter la véhémence et contenir les soubresauts de leurs instincts. Jugez maintenant des matériaux qu’ils fournissent au théâtre et des personnages qu’ils demandent au théâtre ; pour être d’accord avec le public, la scène n’aura pas trop des plus franches concupiscences et des plus puissantes passions ; il faudra qu’elle montre l’homme lancé jusqu’au bout de son désir, effréné, presque fou, tantôt frissonnant et fixe devant la blanche chair palpitante que ses yeux dévorent, tantôt hagard et grinçant devant l’ennemi qu’il veut déchirer, tantôt soulevé hors {p. 15}de lui-même et bouleversé à l’aspect des honneurs et des biens qu’il convoite, toujours en tumulte et enveloppé dans une tempête d’idées tourbillonnantes, parfois secoué de gaietés impétueuses, le plus souvent voisin de la fureur et de la folie, plus fort, plus ardent, plus abandonné, plus audacieusement lâché à travers le réseau de la raison et de la loi qu’il ne fut jamais. Nous entendons à travers les drames comme à travers l’histoire du temps ce grondement farouche : le seizième siècle ressemble à une caverne de lions.

Parmi ces passions si fortes, nulle ne manque. La nature apparaît ici dans toute sa fougue ; mais aussi dans toute sa plénitude. Si rien n’a été amorti, rien n’a été mutilé. C’est l’homme entier qui se déploie, cœur, esprit, corps et sens, avec les plus nobles et les plus fines de ses aspirations, comme avec les plus bestiaux et les plus sauvages de ses appétits, sans que la domination de quelque circonstance maîtresse le jette tout d’un côté, pour l’exalter ou le rabaisser. Il n’est point roidi comme il le sera sous le puritanisme. Il n’est point découronné comme il le sera sous la Restauration. Après le vide et l’ennui du quinzième siècle, il s’est réveillé, par une seconde naissance, comme jadis en Grèce il s’est éveillé par une première naissance, et cette fois, comme l’autre, les sollicitations du dehors sont venues toutes ensemble pour faire sortir ses facultés de leur inertie et de leur torpeur. Une sorte de température bienfaisante s’est répandue sur elles pour les couver et les faire éclore. La paix, la prospérité, le bien-être ont commencé ; {p. 16}les industries nouvelles et l’activité croissante ont tout d’un coup décuplé les objets de commodité et de luxe ; l’Amérique et l’Inde découvertes ont fait briller à tous les yeux des trésors et des prodiges entassés dans le lointain des mers inconnues ; l’antiquité retrouvée, les sciences ébauchées, la Réforme entreprise, les livres multipliés par l’imprimerie, les idées multipliées par les livres, ont doublé les moyens de jouir, d’imaginer et de penser. On veut jouir, imaginer, penser, car le désir croît avec l’attrait, et ici tous les attraits se rencontrent. Il y en a pour les sens, dans ces appartements que l’on commence à chauffer, dans ces lits qu’on garnit d’oreillers, dans ces carrosses dont pour la première fois on fait usage. Il y en a pour l’imagination, dans ces palais nouveaux, arrangés à l’italienne ; dans ces tapisseries nuancées, apportées de Flandre ; dans ces riches costumes, brodés d’or, qui, incessamment changés, rassemblent les fantaisies et les magnificences de toute l’Europe. Il y en a pour l’esprit, dans ces nobles et beaux écrits qui, répandus, traduits, interprétés, apportent la philosophie, l’éloquence et la poésie de l’antiquité restaurée et des Renaissances environnantes. Sous cet appel, toutes les aptitudes et tous les instincts se dressent à la fois : les bas et les sublimes, l’amour idéal et l’amour sensuel, l’avidité grossière et la générosité pure. Rappelez-vous ce que vous avez senti vous-même au moment où d’enfant vous êtes devenu homme, quels souhaits de bonheur, quelle grandeur d’espérances, quelle intempérance de cœur vous poussaient vers toutes les joies ; {p. 17}avec quel élan vos mains, d’elles-mêmes, se portaient à la fois vers chaque branche de l’arbre, et refusaient d’en laisser échapper un seul fruit. À seize ans, comme Chérubin, on désire une servante en adorant une madone ; on est capable de toutes les convoitises et aussi de toutes les abnégations ; on trouve la vertu plus belle, et les soupers meilleurs ; la volupté a plus de saveur, et l’héroïsme a plus de prix ; il n’est pas d’attrait qui ne soit poignant ; la suavité et la nouveauté des choses sont trop fortes ; et, dans l’essaim des passions qui bourdonne au dedans de nous et nous pique comme des dards d’abeille, nous ne savons que nous précipiter tour à tour en tous les sens. Tels étaient les hommes de ce temps, Raleigh, Essex, Élisabeth, Henri VIII lui-même, excessifs et inégaux, prompts aux dévouements et aux crimes, violents dans le bien et dans le mal, héroïques avec d’étranges faiblesses, humbles avec de soudains redressements, jamais vils de parti pris comme les viveurs de la Restauration, jamais rigides par principes comme les puritains de la Révolution, capables de pleurer comme des enfants14, et de mourir comme des hommes, souvent bas courtisans, plus d’une fois véritables chevaliers, et qui, parmi tant de contrariétés de conduite, ne manifestent avec constance que le trop-plein de leur nature. Ainsi disposés, ils peuvent tout comprendre, les férocités sanguinaires et les générosités exquises, la brutalité de la débauche infâme et les plus divines innocences {p. 18}de l’amour, accepter tous les personnages, des prostituées et des vierges, des princes et des saltimbanques, passer subitement de la bouffonnerie triviale aux sublimités lyriques, écouter tour à tour les calembours des clowns et les odes des amoureux. Même il faudra que le drame, pour imiter et contenter la fécondité de leur nature, prenne tous les langages, le vers pompeux, surchargé, florissant d’images, et, tout à côté, la prose populacière ; bien plus, il faudra qu’il violente son style naturel et son cadre naturel ; qu’il mette des chants, des éclats de poésie dans les conversations des courtisans et dans les harangues des hommes-d’État ; qu’il amène sur la scène des féeries d’opéra15, « des gnomes, des nymphes de la terre et de la mer, avec leurs bosquets et leurs prairies ; qu’il force les dieux à descendre sur le théâtre, et l’enfer lui-même à livrer ses féeries. » Nul théâtre n’est si complexe ; c’est que jamais l’homme ne fut plus complet.

III §

Dans cet épanouissement si universel et si libre, les passions ont pourtant leur tour propre qui est anglais, parce qu’elles sont anglaises. Après tout, à tout âge, sous toute civilisation, un peuple est toujours lui-même ; quel que soit son habit, sayon de poil de chèvre, pourpoint doré, ou frac noir, les cinq {p. 19}ou six grands instincts qu’il avait dans ses forêts le suivent dans ses palais et dans ses bureaux. Aujourd’hui encore, les passions militantes, l’humeur sombre subsistent sous la régularité et le bien-être des mœurs modernes16. L’énergie et l’âpreté native font irruption à travers la perfection de la culture et les habitudes du comfort. Les jeunes gens riches, au sortir d’Oxford, vont chasser l’ours au Canada, l’éléphant au cap de Bonne-Espérance, vivent sous la tente, boxent, sautent les haies à cheval, manœuvrent leurs clippers sur les côtes périlleuses, jouissent de la solitude et du danger. L’ancien Saxon, le vieux rover des mers Scandinaves, n’a pas péri. Jusque dans les écoles, les enfants se rudoient, se résistent, se battent comme des hommes, et leur naturel est si indompté qu’il faut les verges et les meurtrissures pour les réduire sous la discipline de la loi. Jugez de ce qu’ils étaient au seizième siècle : la race anglaise17 passe alors pour « la race la plus belliqueuse » de l’Europe, « la plus redoutable dans les batailles, la plus impatiente de tout ce qui ressemble à la servitude. » « Les bêtes sauvages anglaises » : c’est ainsi que Cellini les appelle ; et « les énormes pièces de bœuf » dont ils s’emplissent, entretiennent la force et la férocité de {p. 20}leurs instincts. Pour achever de les endurcir, les institutions travaillent dans le même sens que la nature. La nation est armée, chaque homme est élevé en soldat, tenu d’avoir des armes selon sa condition, de s’exercer le dimanche et les jours de fête ; depuis le yeoman jusqu’au lord, la vieille constitution militaire les tient enrégimentés et prêts à l’action. Dans un État qui ressemble à une armée, il faut que les châtiments, comme dans une armée, soient terribles, et, pour les aggraver, la hideuse guerre des deux Roses qui, à chaque incertitude de la succession, peut reparaître, est encore présente dans tous les souvenirs. De pareils instincts, une semblable constitution, une telle histoire dressent devant eux l’idée de la vie avec une sévérité tragique ; la mort est à côté, et aussi les blessures, les billots, les supplices ; le beau manteau de pourpre que les Renaissances du Midi étalent joyeusement au soleil pour s’en parer comme d’une robe de fête, est ici taché de sang et bordé de noir. Partout18 une discipline rigide, et la hache prête pour toute apparence de trahison ; les plus grands, des évêques, un chancelier, des princes, des parents du roi, des reines, un protecteur, agenouillés sur la paille, viendront éclabousser la Tour de leur sang ; un à un, on les voit défiler, tendre le col : le duc de Buckingham, la reine Anne de Boleyn, la reine Catherine Howard, le comte de Surrey, l’amiral Seymour, le duc de Somerset, lady Jane Grey et son mari, le {p. 21}duc de Northumberland, la reine Marie Stuart, le comte d’Essex, tous sur le trône ou sur les marches du trône, au faîte des honneurs, de la beauté, de la jeunesse et du génie ; de cette procession éclatante, on ne voit revenir que des troncs inertes, maniés à plaisir par la main du bourreau. Compterai-je les bûchers, les pendaisons, les hommes vivants détachés de la potence, éventrés, coupés en quartiers19, les membres jetés au feu, les têtes exposées sur les murailles ? Il y a telle page d’Holinshed qui semble un nécrologe : « Le vingt-cinquième jour de mai, dans l’église de Saint-Paul de Londres, furent examinés dix-neuf hommes et six femmes nés en Hollande », qui étaient hérétiques ; « quatorze d’entre eux furent condamnés : un homme et une femme brûlés à Smithfield ; les douze autres furent envoyés dans d’autres villes pour être brûlés. —  Le dix-neuvième juin, trois moines de Charterhouse furent pendus, détachés et coupés en quartiers à Tyburn, leurs têtes et leurs morceaux exposés dans Londres, pour avoir nié que le roi fût le chef suprême de l’Église. —  Et aussi le vingt-unième du même mois, et pour la même cause, le docteur John Fisher, évêque de Rochester, fut décapité pour avoir nié la suprématie, et sa tête exposée sur le pont de Londres. Le pape l’avait nommé cardinal et lui avait envoyé son chapeau jusqu’à Calais, mais la tête était tombée avant {p. 22}que le chapeau fût dessus, de sorte qu’ils ne se rencontrèrent pas. —  Le premier de juillet, sir Thomas More fut décapité pour le même crime, c’est-à-dire pour avoir nié que le roi fût chef suprême de l’Église. » Aucun de ces meurtres ne semble extraordinaire ; les chroniqueurs en parlent sans s’indigner ; les condamnés vont au billot paisiblement, comme si la chose était toute naturelle. Anne de Boleyn dit sérieusement avant de livrer sa tête : « Je prie Dieu de conserver le roi, et de lui envoyer un long règne, car jamais il n’y eut prince meilleur et plus compatissant20. » La société est comme en état de siége, si tendue que chacun enferme dans l’idée de l’ordre ; l’idée de l’échafaud. On l’aperçoit, la terrible machine ; dressée sur toutes les routes de la vie humaine ; les petites y conduisent comme les grandes. Une sorte de loi martiale, implantée par la conquête dans les matières civiles ; est entrée de là dans les matières ecclésiastiques21, et le régime économique lui-même a fini par s’y trouver asservi. Ainsi que dans un camp22, les dépenses, l’habillement ; la nourriture de chaque classe sont fixés et restreints ; nul homme ne peut vaguer hors de son district, être oisif, vivre à sa volonté. Tout inconnu est saisi, interrogé ; s’il ne peut rendre bon compte de lui-même, les stocks23 de la paroisse sont là pour {p. 23}meurtrir ses jambes ; comme dans un régiment, il passe pour un espion et pour un ennemi. Quiconque, dit la loi24, aura vagabondé pendant trois jours, sera marqué d’un fer rouge sur la poitrine, et livré comme esclave à celui qui le dénoncera. « Celui-ci prendra l’esclave, lui donnera du pain, de l’eau, de la petite boisson, des aliments de rebut, et le forcera à travailler, en le battant, en l’enchaînant, ou autrement, quel que soit l’ouvrage ou le travail, si abject qu’il soit. » Il peut le vendre, le léguer, le louer, trafiquer de lui, « comme de tout autre bien, meuble ou marchandise », lui mettre un cercle de fer au cou et à la jambe ; s’il fuit et s’absente plus de quatorze jours, il est marqué au front d’un fer rouge, et esclave pour toute sa vie ; s’il fuit une seconde fois, il est tué. Parfois, dit More, on voit une vingtaine de voleurs pendus au même gibet. En un an25, quarante personnes furent mises à mort dans le seul comté de Somerset, et, dans chaque comté, on trouvait trois ou quatre cents voleurs et vagabonds qui parfois s’assemblaient et pillaient en troupes armées de soixante hommes. Qu’on regarde de près à toute cette histoire, aux bûchers de Marie, aux piloris d’Élisabeth, et on verra que la température morale de ce pays, comme sa température physique, est âpre entre toutes. La joie n’y est point savourée comme en Italie ; ce qu’on appelle Merry England, c’est l’Angleterre livrée à la verve animale, au {p. 24}rude entrain que communiquent la nourriture abondante, la prospérité continue, le courage et la confiance en soi ; la volupté manque en ce climat et dans cette race. Au milieu des belles croyances populaires apparaissent les lugubres rêves et le cauchemar atroce de la sorcellerie. L’évêque Jewell26 déclare devant la reine que, « dans ces dernières années, les sorcières et sorciers se sont merveilleusement multipliés. » Tels ministres affirment « qu’ils ont eu à la fois dans leur paroisse dix-sept ou dix-huit sorcières, entendant par là celles qui pourraient opérer des miracles surnaturels. » Elles jettent des sorts qui « pâlissent les joues, dessèchent la chair, barrent le langage, bouchent les sens, consument l’homme jusqu’à la mort. » Instruites par le diable, elles font, « avec les entrailles et les membres des enfants, des onguents pour chevaucher dans l’air. » Quand un enfant n’est pas baptisé ou préservé par le signe de la croix, « elles vont le prendre la nuit dans son berceau ou aux côtés de sa mère…, le tuent…, puis, l’ayant enseveli, le dérobent du tombeau pour le faire bouillir en un chaudron jusqu’à ce que la chair soit devenue potable. C’est une règle infaillible que, chaque quinzaine, ou tout au moins chaque mois, chaque sorcière doit au moins {p. 25}tuer un enfant pour sa part. » Il y avait là de quoi faire claquer les dents d’épouvante. Joignez-y la saleté et le grotesque, les misérables polissonneries, les détails de marmite, toutes les vilenies qui ont pu hanter l’imagination triviale d’une vieille dégoûtante et hystérique, voilà les spectacles que Middleton et Shakspeare étalent, et qui sont conformes aux sentiments du siècle et à l’humeur nationale. À travers les éclats de la verve et les splendeurs de la poésie perce la tristesse foncière. Les légendes douloureuses ont pullulé ; tout cimetière a son revenant ; partout où un homme a été tué revient un esprit. Beaucoup de gens n’osent sortir de leur village après le soleil couché. Le soir, à la veillée, on parle du carrosse qui apparaît mené par des chevaux sans tête avec un postillon et des cochers sans tête, ou des esprits malheureux qui, obligés d’habiter la plaine sous le souffle aigu de la bise, implorent l’abri d’une haie ou d’un vallon. Ils rêvent horriblement de la mort : « Mourir, aller nous ne savons pas où ! —  Être couché, cloué dans la fosse froide et pourrir ! Cette chaude vie frémissante qui devient une motte de terre gluante et pétrie ! —  Et l’heureuse âme, qui tout à l’heure sera plongée dans des flots de feu, —  ou résidera dans des régions frissonnantes barrées d’une triple enceinte de glace, —  ou sera emprisonnée dans les vents aveugles, et roulée avec une violence incessante tout autour de ce monde suspendu, —  ou, pis que le pire de tout cela, —  au-delà de ce que les pensées sans loi ni limite imaginent, hurlantes, —  c’est trop horrible27. » {p. 26}Les plus grands parlent avec une résignation morne de la grande obscurité infinie qui enveloppe notre pauvre petite vie vacillante, de cette vie qui n’est qu’une « fièvre anxieuse », de cette triste condition humaine qui n’est que passion, déraison et douleur, de cet être humain qui lui-même n’est peut-être qu’un vain fantôme, un rêvé douloureux de malade. À leurs yeux, nous roulons sur une pente fatale où le hasard nous entre-choque ; et le destin intérieur qui nous pousse ne nous brise qu’après nous avoir aveuglés. Au-delà de tout « est la tombe muette, où l’on n’entend plus rien, ni le pas joyeux de son ami, ni la voix de son amant, ni le conseil affectueux de son père, où il n’y a plus rien, où tout est oubli, poussière, obscurité éternelle. » Encore s’il n’y avait rien ! « Mourir, dormir ! oui, et rêver peut-être. » Rêver lugubrement, tomber dans un cauchemar pareil à celui de la vie ; pareil à celui où nous {p. 27}nous débattons aujourd’hui, où nous crions, haletants, d’un gosier rauque ! Voilà leur idée de l’homme et de la vie, idée nationale qui remplit le théâtre de calamités et de désespoirs, qui étale les supplices et les massacres, qui prodigue la folie et le crime, qui met partout la mort comme issue ; une brume menaçante et sombre couvre leur esprit comme leur ciel, et la joie comme le soleil ne perce chez eux que violemment et par intervalles. Ils sont autres que les races latines, et, dans la Renaissance commune, ils renaissent autrement que les races latines. Le libre et plein développement de la pure nature qui, en Grèce et en Italie, aboutit à la peinture de la beauté et de la force heureuse, aboutit ici à la peinture de l’énergie farouche, de l’agonie et de la mort.

IV §

Ainsi naquit ce théâtre ; théâtre unique dans l’histoire comme le moment admirable et passager d’où il est sorti, œuvre et portrait de ce jeune monde, aussi naturel, aussi effréné et aussi tragique que lui. Quand un drame original et national s’élève, les poëtes qui l’établissent portent en eux-mêmes les sentiments qu’il représente. Ils manifestent mieux que les autres hommes l’esprit public, parce que l’esprit public est plus fort chez eux que chez les autres hommes. Les passions environnantes éclatent dans leur cœur avec un cri plus âpre ou plus juste, et c’est {p. 28}pour cela que leur voix devient la voix de tous. L’Espagne chevaleresque et catholique rencontre ses interprètes dans des enthousiastes et des don Quichotte, dans Calderon soldat, puis prêtre ; dans Lope, volontaire à quinze ans, amoureux exalté, duelliste errant, soldat de l’Armada, à la fin prêtre et familier du Saint-Office, si fervent, qu’il jeûne jusqu’à s’épuiser, s’évanouit d’émotion en disant la messe, et ensanglante de ses flagellations les murs de sa chambre. La sereine et noble Grèce a pour chef de ses poëtes tragiques un des plus accomplis et des plus heureux de ses enfants28, Sophocle, le premier dans les choses du chant et de la palestre, qui, à quinze ans, chantait nu le pæan devant le trophée de Salamine, et qui, depuis, ambassadeur, général, toujours aimé des Dieux et passionné pour sa ville, offrit en spectacle dans sa vie comme dans ses œuvres l’harmonie incomparable qui a fait la beauté du monde antique, et que le monde moderne n’atteindra plus. La France éloquente et mondaine, dans le siècle qui a porté le plus loin l’art des bienséances et du discours, trouve pour écrire ses tragédies oratoires, et peindre ses passions de salon, le plus habile artisan de paroles, Racine, un courtisan, un homme du monde, le plus capable, par la délicatesse de son tact et par les ménagements de son style, de faire parler des hommes du monde et des courtisans. Pareillement ici les poëtes conviennent à l’œuvre. {p. 29}Presque tous sont des bohèmes, nés dans le peuple29, instruits pourtant, et le plus souvent élèves d’Oxford ou de Cambridge, mais pauvres, en sorte que leur éducation fait contraste avec leur état ; Ben Jonson est beau-fils d’un maçon, maçon lui-même ; Marlowe est fils d’un cordonnier ; Shakspeare, d’un marchand de laine ; Massinger, d’un domestique de grande maison. Ils vivent comme ils peuvent, font des dettes, écrivent pour gagner leur pain, montent sur le théâtre. Peel, Lodge, Marlowe, Jonson, Shakspeare, Heywood sont acteurs ; la plupart des détails qu’on a sur leur compte sont tirés du journal d’Henslowe, un ancien prêteur sur gages, plus tard bailleur de fonds et imprésario, qui les fait travailler, leur accorde des avances, reçoit en nantissement leurs manuscrits ou leur garde-robe. Pour une pièce de théâtre, il donne sept ou huit livres sterling ; après l’an 1600, les prix montent, et vont jusqu’à vingt ou vingt-cinq livres. On voit bien que, même après cette hausse, le métier d’auteur donne à peine du pain ; pour gagner quelque argent, il faut, comme Shakspeare, se faire entrepreneur, tâcher d’avoir une part dans la propriété du théâtre ; mais le cas est rare, et la vie qu’ils mènent, vie de comédiens et d’artistes, imprévoyante, excessive, égarée à travers les débauches et les violences, parmi les femmes de mauvaise vie, au contact des jeunes galants, parmi les provocations de la misère, de l’imagination et de la licence, les mène ordinairement {p. 30}à l’épuisement, à l’indigence et à la mort. On jouit d’eux, et on les néglige ou on les méprise ; tel, pour une allusion politique, est mis en prison, et manque de perdre les oreilles ; les grands, les gens d’administration les rudoient comme des valets. Heywood, qui joue presque tous les jours, s’impose, en outre, pendant plusieurs années, l’obligation d’écrire un feuillet chaque jour, compose à la diable dans les tavernes, peine et sue en vrai manœuvre littéraire30, et meurt laissant deux cent vingt pièces, dont la plupart se perdront. Kyd, un des premiers, meurt dans la misère. Shirley, l’un des derniers, à la fin de sa carrière, est contraint de redevenir instituteur. Massinger meurt inconnu, et on ne trouve sur lui dans le registre de la paroisse que cette triste mention : « Philippe Massinger, un étranger. » Peu de mois après la mort de Middleton, sa veuve est forcée de demander un secours à la Cité, parce qu’il n’a rien laissé. « L’imagination opprime31 en eux la raison, c’est la maladie commune des poëtes. » Ils veulent jouir, et se laissent aller ; leur tempérament, leur cœur les maîtrise ; dans leur vie comme dans leurs pièces, les impulsions sont irrésistibles ; le désir arrive tout d’un coup, comme un flot qui noie les raisonnements, la résistance, et qui souvent même ne laisse ni aux raisonnements, ni à la résistance le temps de se montrer32. Beaucoup sont des {p. 31}viveurs, des viveurs tristes, sortes de Musset et de Murger, qui s’abandonnent et s’étourdissent, capables des rêves les plus poétiques et les plus purs, des attendrissements les plus délicats et les plus touchants, et qui, néanmoins, ne savent que miner leur santé et gâter leur gloire. Tels sont Nash, Decker et Greene ; Nash, satirique fantaisiste, qui « abusa de son talent, et conspira en prodigue contre les bonnes heures33  » ; Decker, qui passa trois ans dans la prison du Banc du Roi ; Greene surtout, charmant esprit, riche, gracieux, qui se perdit à plaisir, confessant ses vices34 publiquement, avec des larmes, et un instant après s’y replongeant. Ce sont des hommes-filles, vraies courtisanes de mœurs, de corps et de cœur. Au sortir de Cambridge, « avec de bons drilles aussi libertins que lui », Greene avait parcouru l’Espagne, l’Italie, où il « avait vu et pratiqué, dit-il, toutes sortes d’infamies abominables à déclarer. » Vous voyez que le pauvre homme est franc, et ne s’épargne guère ; il est naturel, emporté en toutes choses, dans le repentir comme dans le reste, inégal par excellence, fait pour se démentir, non pour se corriger. Au retour il devint, à Londres, un pilier de tavernes, hanteur de mauvais lieux. {p. 32}« J’étais noyé dans l’orgueil, dit-il ; courir les filles était mon exercice journalier, et la gloutonnerie avec l’ivrognerie, mon seul plaisir ; … je prenais du plaisir à jurer et à blasphémer le nom de Dieu… Ces vanités et autres pamphlets futiles, où j’écrivaillais sur l’amour et sur mes vaines imaginations, étaient mon gagne-pain, et, à cause de tous mes vains discours, j’étais aimé de toutes sortes de gens frivoles, qui étaient mes compagnons assidus, venaient incessamment à mon logis, et là passaient le temps à trinquer, à sabler le vin, à se gorger avec moi toute la journée… » « Si je puis avoir mon contentement tant que je vis, disait-il encore, cela me suffit, je me tirerai d’affaire après la mort comme je pourrai… L’enfer, qu’est-ce que vous me parlez de l’enfer ? Je sais que, si j’y vais, j’aurai la compagnie de gens meilleurs que moi, et j’y rencontrerai aussi quelques bons drôles à tête chaude, et pourvu que je n’y sois pas cloué seul, je ne m’en soucie pas… Si je ne craignais pas plus les juges du Banc du Roi que je ne crains Dieu, j’irais, avant de me coucher, fourrer ma main dans le sac d’un bourgeois ou d’un autre. » Un peu après, il a des remords, il se marie, peint en vers délicieux la régularité et le calme de la vie honnête, puis revient à Londres, mange son bien et la dot de sa femme avec une drôlesse de bas étage, parmi les ruffians, les entremetteurs, les filous, les filles, buvant, blasphémant, s’excédant de veilles et d’orgies, écrivant pour avoir du pain, quelquefois rencontrant parmi les criailleries et les puanteurs d’un bouge des pensées {p. 33}d’adoration et d’amour dignes de Rolla, le plus souvent dégoûté de lui-même, pris d’un accès de larmes entre deux buvettes, et composant de petits traités pour s’accuser, regretter sa femme, convertir ses camarades, ou prémunir les jeunes gens contre les ruses des prostituées et des escrocs. À ce régime on s’use vite ; il ne lui fallut que six ans pour s’épuiser. Une indigestion de vin du Rhin et de harengs salés l’acheva. Sans son hôtesse qui le recueillit, « il serait mort dans la rue. » Il dura encore un peu, puis s’éteignit ; quelquefois il lui demandait en pleurant un sou de vin de Malvoisie ; il était plein de poux, n’avait qu’une chemise, et quand la sienne était au blanchissage, il était obligé d’emprunter celle du mari. Ses habits et son épée furent vendus trois shillings, et les pauvres gens payèrent les frais d’enterrement : quatre shillings pour le linceul, et six shillings quatre pence pour le convoi. C’est dans ces bas-fonds, sur ces fumiers, parmi ces dévergondages et ces violences, que poussa le génie dramatique, entre autres celui du premier, d’un des plus puissants, du vrai fondateur, Christopher Marlowe.

Celui-ci était un esprit déréglé, débordé, outrageusement véhément et audacieux, mais grandiose et sombre, avec la « véritable fureur poétique » ; païen de plus, et révolté de mœurs et de doctrines. Dans cet universel retour aux sens, et dans cet élan des forces naturelles qui fait la Renaissance, les instincts corporels et les idées qui les consacrent se débrident impétueusement. Marlowe, comme Greene, comme {p. 34}Kett35, est un incrédule, nie Dieu et le Christ, blasphème la Trinité36, prétend que Moïse était un imposteur, que le Christ était plus digne de mort que Barrabas, que « si lui, Marlowe, entreprenait d’écrire une nouvelle religion, il la ferait meilleure », et « dans chaque compagnie où il va, prêche son athéisme. » Voilà les colères, les témérités et les excès que la liberté de penser met dans ces esprits neufs, qui, pour la première fois après tant de siècles, osent marcher sans entraves. De la boutique de son père, encombrée d’enfants, du milieu des tire-pieds et des alênes, il s’est trouvé étudiant à Cambridge, probablement par le patronage d’un grand, et de retour à Londres, dans l’indigence, dans la licence des coulisses, des taudis et des tavernes, sa tête a fermenté, et ses passions se sont échauffées. Il devient acteur ; mais s’étant cassé la jambe « dans une scène de débauche, il reste boiteux, et ne peut plus paraître sur les planches. Il annonce tout haut son incrédulité, et un procès s’entame, qui, si le temps n’eût manqué, l’eût peut-être conduit au bûcher. Il fait l’amour avec une espèce de souillon37, et, voulant poignarder son rival, il a le poignet retourné, en sorte que sa propre lame lui entre dans l’œil et dans la cervelle, et qu’il meurt, toujours maudissant et blasphémant. Il n’avait que trente ans ; jugez de la poésie qui peut sortir d’une vie aussi emportée et aussi remplie : d’abord la déclamation exagérée, les entassements de meurtres, {p. 35}les atrocités, la pompeuse et furieuse fanfare de la tragédie éclaboussée dans le sang, et des passions exaltées jusqu’à la démence. Tous les commencements du théâtre anglais, Ferrex et Porrex, Cambyses, Hieronymo, même le Périclès de Shakspeare, atteignent à ce même comble d’extravagance, d’emphase et d’horreur38. C’est la première explosion de la jeunesse ; rappelez-vous les brigands de Schiller, et comment notre démocratie moderne a reconnu pour la première fois son image dans les métaphores et les cris de Charles Moor. Pareillement ici les personnages se démènent et hurlent, frappent la terre du pied, grincent les dents, montrent le poing au ciel. Les trompettes sonnent, les tambours battent, les armures défilent, les armées s’entre-choquent, les gens se poignardent entre eux ou se poignardent eux-mêmes ; les discours ronflent avec des menaces titanesques et des figures lyriques39 ; les rois expirent, tendant leurs voix de basse ; « la mort hagarde, de ses serres rapaces, {p. 36}étreint leur cœur sanglant, et comme une harpie se gorge de leur vie. » Le héros, le grand Tamerlan, assis sur un char que traînent des rois enchaînés, fait brûler les villes, noyer les femmes et les enfants, passer les hommes au fil de l’épée, et à la fin, atteint d’un mal invisible, s’emporte en tirades gigantesques contre les dieux qui le frappent et qu’il voudrait détrôner. Voilà déjà la peinture de l’orgueil insensé, de la fougue aveugle et meurtrière, qui, promenée à travers les dévastations, arrive à s’armer contre le ciel lui-même. La surabondance de la séve sauvage et intempérante amène ce puissant vers tonnant, cette prodigalité de carnages, cet étalage de splendeurs et de couleurs surchargées, ce déchaînement de passions démoniaques, cette audace de l’impiété grandiose. Si dans les drames qui suivent, la Saint-Barthélemy, le Juif de Malte, l’enflure diminue, la violence reste : Barabbas, le Juif, ensauvagé par la haine, est désormais sorti de l’humanité ; il a été traité par les chrétiens comme une bête, et il les hait à la façon d’une bête. Il a purgé son cœur « de la compassion et de l’amour40 ; il rit quand les chrétiens {p. 37}pleurent. Il va se promener la nuit pour empoisonner les puits, ou achever les malades qui gémissent sous les murailles. Il a étudié la médecine, et s’en sert pour occuper les fossoyeurs, « pour fournir à leurs bras des tombes à creuser, et des glas de morts à mettre en branle. » Il s’est donné la joie « de remplir en un an les prisons de banqueroutiers, de combler d’orphelins les hôpitaux, et, à chaque lune, de rendre fou quelqu’un, ou de pousser un homme au suicide. » Toutes ces cruautés, il les étale, il s’en applaudit, comme un démon qui se réjouit d’être un bon bourreau, et d’enfoncer les patients dans la dernière extrémité de l’angoisse. Sa fille a deux prétendants chrétiens, et, au moyen de lettres supposées, il les fait tuer l’un par l’autre. De désespoir, elle se fait religieuse, et, pour se venger, il empoisonne sa fille et tout le couvent. Deux moines veulent le dénoncer, puis le convertir ; il étrangle le premier, et plaisante avec son esclave Ithamore, un coupe-gorge de profession, qui aime le métier, et se frotte les mains de plaisir41. —  « Fais un {p. 38}joli nœud, serre fort ; bien étranglé. —  Voilà qui est proprement fait, il n’y a pas de trace ; dressons-le contre le mur, et appuyons-le sur son bâton. Parfait, il a l’air de quêter un morceau de lard. —  Ô le brave, l’habile maître que j’ai là ! » — Survient le second moine, qu’ils accusent de l’assassinat42 : « Comment, un moine qui en tue un autre ! Le ciel me bénisse. Allons ! Ithamore, il faut le mener devant les juges. Là, j’ai presque envie de pleurer du malheur qui vous arrive. Ce n’est pas nous qui vous arrêtons, c’est la loi ; nous ne faisons que vous conduire. » Joignez à cela deux autres empoisonnements, une machine infernale pour faire sauter toute la garnison turque, un complot pour jeter dans un puits le commandant turc. Il y tombe lui-même, et dans la chaudière rougie43 meurt hurlant, endurci, sans remords, n’ayant qu’un regret, celui de n’avoir pas fait assez de mal. Ce sont là les férocités du moyen âge ; on les rencontrerait encore aujourd’hui dans les compagnons d’Ali-Pacha, {p. 39}dans les pirates de l’Archipel ; nous en avons gardé l’image dans ces peintures du quinzième siècle qui représentent un roi avec sa cour tranquillement assis autour d’un homme vivant qu’on écorche ; au centre, l’écorcheur à genoux qui travaille avec conscience, fort attentif à ne point gâter la peau44.

Tout cela est roide, dira-t-on ; ces gens tuent trop facilement et trop vite. C’est justement pour cela que la peinture est vraie. Car le propre des hommes de ce temps, comme des personnages de Marlowe, est la brusque détente de l’action ; ce sont des enfants, des enfants robustes ; comme un cheval au lieu d’un discours vous lâche une ruade, au lieu d’une explication ils vous donnent un coup de couteau. Nous ne savons plus aujourd’hui ce que c’est que la nature ; nous gardons encore à son endroit les préjugés bienveillants du dix-huitième siècle ; nous ne la voyons qu’humanisée par deux siècles de culture, et nous prenons son calme acquis pour une modération innée. Le fond de l’homme naturel, ce sont des impulsions irrésistibles, colères, appétits, convoitises, toutes aveugles. Il voit une femme45, il la trouve belle ; tout d’un coup sa gorge se serre, il a chaud dans le dos, il lui court sus ; quelqu’un veut l’en empêcher, il tue l’homme, s’assouvit, puis n’y pense plus, sauf lorsque parfois quelque vague image d’une mare de sang clapotante vient traverser sa cervelle et le rendre morne. {p. 40}Les subites et extrêmes décisions se confondent en lui avec le désir ; à peine imaginée, la chose est faite ; le grand intervalle qui se rencontre chez nous entre l’idée de l’action et l’action elle-même manque tout à fait46. Barabbas conçoit les meurtres, et sur-le-champ les meurtres sont accomplis ; nulle délibération, nul tiraillement ; c’est pour cela qu’il peut en commettre une vingtaine ; sa fille le quitte, le voilà dénaturé, il l’empoisonne ; son confident le trahit, il se déguise et l’empoisonne. La rage les prend au ventre, comme un accès, et alors il faut qu’ils tuent. Cellini raconté qu’offensé, il essaya de se contenir, mais qu’il suffoquait, et que, pour ne pas mourir de ce tourment, il sauta avec son poignard sur l’homme. Pareillement ici, dans Edward II, le roi, les nobles en appellent tout de suite aux épées ; tout y est excessif et imprévu ; entre deux réponses, le cœur s’est trouvé bouleversé, transporté jusqu’aux extrémités de la haine ou de la tendresse. Edward, revoyant son favori Gaveston, verse devant lui son trésor, jette à ses pieds les dignités, lui donne son sceau, se donne lui-même ; et, sur une menace de l’évêque de Coventry, crie tout d’un coup47 : « Jetez bas sa mitre d’or, déchirez {p. 41}son étole, baptisez-le à nouveau dans le ruisseau. » Puis, quand la reine le supplie : « Pas de cajoleries, catin française, va-t’en d’ici ; Gaveston, ne lui parle pas, qu’elle sèche et crève. » Fureurs contre fureurs, les haines s’entre-choquent comme des cavaliers dans une bataille : le duc de Lancastre tire son épée devant le roi pour tuer Gaveston ; Mortimer blesse Gaveston. Les puissantes voix tendues grondent : jamais ils ne souffriront qu’un chien accapare leur prince, les dépossède de leur rang48. « Pour voir sa charogne naufragée sur la côte, il n’y a pas un de nous qui ne crevât son cheval. » « Nous le traînerons par les oreilles jusqu’au billot. » Ils l’ont saisi, ils vont le pendre à une branche ; ils refusent de le laisser parler une seule minute au roi. En vain on les supplie ; quand à la fin ils ont consenti, ils se repentent ; c’est une curée qu’il leur faut tout de suite, et Warwick le reprenant de force lui tranche la tête dans un fossé. Voilà les hommes du moyen âge. Ils ont l’âpreté, l’acharnement, l’orgueil de grands dogues {p. 42}bien nourris et de forte race. C’est cette roideur et cette impétuosité des passions primitives qui ont fait la guerre des Deux Roses et pendant trente ans poussé les nobles sur les épées et vers les billots.

Au bout de toutes ces frénésies et de tous ces assouvissements, qu’y a-t-il ? Le sentiment de la nécessité écrasante et de la ruine inévitable par laquelle tout croule et finit. Mortimer, mené au billot, dit avec un sourire49 : « Il y a un point dans la roue de la Fortune où les hommes n’atteignent — que pour rouler en bas la tête la première. Ce point, je l’ai touché. —  Et maintenant qu’il n’y a plus d’échelon pour monter plus haut, —  pourquoi est-ce que je m’affligerais de ma chute ? —  Adieu, noble reine. Ne pleure pas Mortimer, —  qui méprise le monde, et, comme un voyageur, —  s’en va pour découvrir des contrées inconnues. » Pesez bien ces grandes paroles, c’est le cri du cœur, et la confession intime de Marlowe, comme aussi celle de Byron et des vieux rois de la mer. Le paganisme du Nord s’exprime tout entier dans cet héroïque et douloureux soupir ; c’est ainsi qu’ils conçoivent le monde tant qu’ils restent hors du christianisme, ou sitôt qu’ils en sortent. Aussi bien, quand on ne voit dans la vie, comme eux, {p. 43}qu’une bataille de passions effrénées, et dans la mort qu’un sommeil morne, peut-être rempli de songes funèbres, il n’y a d’autre bien suprême qu’un jour de jouissance et de victoire. On se gorge, fermant les yeux sur l’issue, sauf à être englouti le lendemain. C’est là la pensée maîtresse du Faust, le plus grand drame de Marlowe : contenter son cœur, n’importe à quel prix et avec quelles suites50. « Un bon magicien est un Dieu tout-puissant ! » Cette seule imagination suffit à l’enivrer51. Il aura des esprits qu’il enverra chercher de l’or dans l’Inde, et « fouiller l’Océan pour entasser devant lui les perles orientales », qui lui apprendront les secrets des rois, qui, à son ordre, enfermeront l’Allemagne d’un mur d’airain, ou feront couler les flots du Rhin autour de Wittenberg, qui marcheront devant lui « sous la forme de lions, pour lui servir de garde, ou comme des géants de Laponie, ou comme des femmes et des vierges, dont le front sublime ombragera plus de beauté que la gorge blanche de la reine de l’Amour. » Quels rêves éclatants, {p. 44}quels désirs, quelles curiosités gigantesques ou voluptueuses, dignes d’un César romain ou d’un poëte d’Orient, ne viennent pas tourbillonner dans cette cervelle fourmillante ! Pour les apaiser, pour obtenir vingt-quatre ans de puissance, il donne son âme, sans peur, sans avoir besoin d’être tenté, du premier coup, de lui-même, tant l’aiguillon intérieur est âpre52 ! « Si j’avais autant d’âmes qu’il y a d’étoiles, je les donnerais toutes pour avoir à moi ce Méphistophélès. Je puis bien donner mon âme, puisqu’elle est à moi ; et puisque je suis damné et que je ne puis être sauvé, à quoi bon penser à Dieu ou au ciel ? » Et sur cela il se donne carrière, il veut tout savoir, tout avoir : un livre où il puisse contempler toutes les herbes et tous les arbres qui croissent sur la terre ; un autre où soient marquées toutes les constellations et les planètes ; un autre qui lui apporte de l’or quand il voudra, et aussi les plus belles des femmes ; un autre, qui évoque des hommes armés pour exécuter ses ordres, et qui déchaîne à sa volonté les tonnerres et les tempêtes. Il est comme un enfant, il étend les mains vers toutes les choses brillantes, puis se désole en pensant à l’enfer, puis se laisse distraire par des parades53. « Oh ! ceci me rassasie {p. 45}l’âme ! » — « N’est-ce pas, Faust ? sache bien qu’il y a toutes sortes de plaisirs dans l’enfer ! —  Oh ! si je pouvais voir l’enfer et revenir, comme je serais heureux ! » On le promène invisible par tout l’univers, puis à Rome, parmi les cérémonies de la cour du pape. Comme un écolier un jour de congé, il a les yeux insatiables, il oublie tout devant un pageant, il s’amuse à faire des farces, à donner un soufflet au pape, à battre les moines, à exécuter des tours de magie devant les princes, à la fin à boire, à festiner, à remplir son ventre, à étourdir sa tête. Dans son emportement, il se fait athée, il dit qu’il n’y a pas d’enfer, que ce sont là « des contes de vieille femme. » Puis tout d’un coup, la funèbre idée choque aux portes de sa cervelle54 : « Je renoncerai à cette magie, je me {p. 46}repentirai. —  Mon cœur est trop endurci, je ne puis pas me repentir. —  À peine puis-je nommer le salut, la foi ou le ciel, —  que des échos terribles tonnent à mon oreille : — « Faust, tu es damné ! » — Puis des épées, du poison, des fusils, des cordes, des aciers envenimés — se présentent à moi pour que j’en finisse avec moi-même. —  Il y a longtemps que je me serais tué — si le plaisir délicieux n’avait pas vaincu le profond désespoir. —  N’ai-je pas évoqué l’aveugle Homère pour me chanter — les amours de Pâris et la mort d’Œnone ? Et le chantre qui a bâti les murs de Thèbes, —  avec les sons ravissants de sa harpe mélodieuse, —  n’a-t-il pas accompagné la voix de mon Méphistophélès ? —  Pourquoi mourir alors, ou me désespérer lâchement ? —  Je suis résolu, Faust ne se repentira jamais… —  Viens, Méphistophélès, disputons encore — et raisonnons sur l’astrologie divine. —  Dis-moi, y a-t-il beaucoup de cieux au-dessus de la lune ? —  Tous les corps célestes ne sont-ils qu’un globe, —  comme cela est pour la substance de cette terre centrale ? —  Non, plutôt une chose qui rassasie {p. 47}la faim de mon cœur. —  Je veux avoir pour maîtresse cette céleste Hélène que j’ai vue ces derniers jours, —  afin que de ses suaves caresses elle éloigne, sans en rien laisser, —  ces pensées qui me détournent de mon vœu. » — Divine Hélène, fais-moi immortel avec un baiser. —  Ses lèvres sucent mon âme, mon âme s’en va. —  Viens, Hélène, viens, rends-moi mon âme, —  j’habiterai là, le ciel est sur tes lèvres. —  Tout est boue qui n’est pas Hélène. » — « Ô mon Dieu, je voudrais pleurer, mais le démon retient mes larmes55. Que mon sang sorte à la place de mes larmes ; oui, ma vie et mon âme ! Oh ! il arrête ma langue ! Je voudrais lever les mains, mais, voyez, ils les retiennent, Lucifer et Méphistophélès les retiennent… —  Plus qu’une {p. 48}heure, une pauvre heure à vivre… L’horloge va sonner, le démon va venir, Faust sera damné. —  Oh ! je veux sauter jusqu’à mon Dieu ! Qui est-ce qui me tire en arrière ? —  Regardez, regardez là-haut, où le sang du Christ coule à flots sur le firmament ! —  Une goutte sauverait mon âme, une demi-goutte. Ah ! mon Christ ! —  Ah ! ne déchire pas mon cœur pour avoir nommé mon Christ ! —  Si, si ! Je l’appellerai. —  Oh ! il y a une demi-heure de passée ; toute l’heure sera bientôt passée… Ô Dieu ! que Faust vive en enfer mille années, cent mille années, mais qu’à la fin il soit sauvé !… Oh ! l’heure sonne, l’heure sonne… Ah ! que mon âme n’est-elle changée en petites gouttes d’eau pour tomber dans l’Océan, et qu’on ne la retrouve jamais ! » Voilà l’homme vivant, agissant, naturel, personnel, non pas le symbole philosophique qu’a fait Gœthe, mais l’homme primitif et vrai, l’homme emporté, enflammé, esclave de sa fougue et jouet de ses rêves, tout entier à l’instant présent, pétri de convoitises, de contradictions et de folies, qui, avec des éclats et des tressaillements, avec des cris de volupté et d’angoisse, roule, le sachant, le voulant, sur la pente et les pointes de son précipice. Tout le théâtre anglais est là, ainsi qu’une plante dans son germe, et Marlowe est à Shakspeare ce que Pérugin est à Raphaël.

V §

Insensiblement l’art se forme, et vers la fin du siècle il est complet. Shakspeare, Beaumont, Fletcher, Jonson, Webster, Massinger, Ford, Middleton, Heywood, apparaissent ensemble, ou coup sur coup, génération nouvelle et favorisée, qui fleurit largement sur le terrain fertilisé par les efforts de la génération précédente. Désormais les scènes se développent et s’agencent ; les personnages cessent de se mouvoir tout d’une pièce, le drame ne ressemble plus à une statue. Le poëte, qui ne savait tout à l’heure que frapper ou tuer, introduit maintenant un progrès dans la situation et une conduite dans l’intrigue. Il commence à préparer les sentiments, à annoncer les événements, à combiner des effets, et l’on voit paraître le théâtre le plus complet et le plus vivant, et aussi le plus étrange qui fut jamais.

Il faut le voir se faire, et regarder le drame au moment où il se forme, c’est-à-dire dans l’esprit de ses auteurs. Que se passe-t-il dans cet esprit ? Quelles sortes d’idées y naissent, et de quelle façon est-ce qu’elles y naissent ? En premier lieu, ils voient l’événement, quel qu’il soit et tel qu’il est ; j’entends par là qu’ils l’ont présent intérieurement avec les personnages et les détails, beaux et laids, même plats et grotesques. Si c’est un jugement, le juge est là, pour {p. 50}eux, à cette place, avec sa trogne et ses verrues ; le plaignant à cette autre, avec ses besicles et son sac de procédures ; l’accusé en face, courbé et contrit, chacun avec ses amis, cordonniers ou seigneurs ; puis la foule grouillante par derrière, tous avec leurs museaux risibles, leurs yeux ahuris ou allumés56. C’est un vrai jugement qu’ils imaginent, un jugement pareil à celui qu’ils ont vu devant le justice, où ils ont crié ou glapi comme témoins ou parties, avec les termes de chicane, les pro, les contra, les rôles de griffonnages, les voix aigres des avocats, les piétinements, le tassement, l’odeur des corps et le reste. Les infinies myriades de circonstances qui accompagnent et nuancent chaque événement accourent avec cet événement dans leur tête, et non pas simplement les extérieures, c’est-à-dire les traits sensibles et pittoresques, les particularités de coloris et de costumes, mais aussi et surtout les intérieures, je veux dire les mouvements de colère et de joie, le tumulte secret de l’âme, le flux et reflux des idées et des passions qui griment les physionomies, qui enflent les veines, qui font grincer les dents, serrer les poings, qui lancent ou retiennent l’homme. Ils voient tout le détail, tout l’ondoiement de l’homme, celui du dehors et celui du dedans, l’un par l’autre, et l’un dans l’autre, tous les deux ensemble sans défaillir ou s’arrêter. Et qu’est-ce que cette vue, si ce n’est la sympathie, la sympathie {p. 51}imitative, qui nous met à la place des gens, qui transporte leurs agitations en nous-mêmes, qui fait de notre être un petit monde, capable de reproduire le grand en raccourci ? Comme les personnages qu’ils imaginent, les poëtes et les spectateurs font des gestes, tendent leurs voix, et sont acteurs. Ce n’est point le discours ou le récit qui peut manifester leur état intérieur, c’est la mise en scène ; ainsi que les inventeurs du langage, ils jouent et miment leurs idées ; l’imitation théâtrale, la représentation figurée est leur vrai langage ; toute autre expression, le chant lyrique d’Eschyle, le symbole réfléchi de Gœthe, le développement oratoire de Racine, leur serait impraticable. Involontairement, de prime-saut, sans calcul, ils découpent la vie en scènes, et la portent par morceaux sur les planches ; cela va si loin que souvent leur personnage57 de théâtre se fait acteur, et joue une pièce dans la pièce : la faculté scénique est la forme naturelle de leur esprit. Sous l’effort de cet instinct, toutes les parties accessoires du drame arrivent à la rampe, et s’étalent sous les yeux. Une bataille s’est livrée ; au lieu de la raconter, ils l’amènent devant le public, clairons et tambours, foules qui se bousculent, combattants qui s’éventrent. Un naufrage est arrivé ; vite le vaisseau devant le spectateur, avec les jurons des matelots, les commandements techniques du pilote. De toutes les parties de la vie humaine58, {p. 52}tapages de taverne et conseils de ministres, bavardages de cuisine et processions de cour, tendresses de famille et marchandages de prostitution, nulle n’est trop petite, ou trop haute ; elles sont dans la vie, qu’elles soient sur la scène, chacune tout entière, toute grossière, atroce et saugrenue, telle qu’elle est, il n’importe. Ni en Grèce, ni en Italie, ni en Espagne, ni en France, on n’a vu d’art qui ait tenté si audacieusement d’exprimer l’âme et le plus intime fond de l’âme, le réel et tout le réel.

Comment ont-ils réussi, et quel est cet art nouveau qui foule toutes les règles ordinaires ? C’est un art cependant, puisqu’il est naturel, un grand art, puisqu’il embrasse plus de choses et plus profondément que ne font les autres, tout semblable à celui de Rembrandt et de Rubens ; mais comme celui de Rembrandt et de Rubens, c’est un art germanique et dont toutes les démarches sont contraires à celles de l’art classique. Ce que les Grecs et les Latins, inventeurs de celui-ci, ont cherché en toutes choses, c’est l’agrément et l’ordre. Monuments, statues et peintures, théâtre, éloquence et poésie, de Sophocle à Racine, ils ont coulé toute leur œuvre dans le même moule, et produit la beauté par le même moyen. Dans l’enchevêtrement et la complexité infinie des choses, ils saisissent un petit nombre d’idées simples qu’ils assemblent en un petit nombre de façons simples, en sorte que {p. 53}l’énorme végétation embrouillée de la vie s’offre désormais à l’esprit tout élaguée et réduite, et peut être embrassée aisément d’un seul regard. Un carré de murs avec des files de colonnes toutes semblables ; un groupe symétrique de corps nus ou drapés dans un linge ; un jeune homme debout qui lève un bras ; un guerrier blessé qui ne veut pas revenir au camp et qu’on supplie : voilà, dans leur plus beau temps, leur architecture, leur peinture, leur sculpture et leur théâtre. Pour poésie, quelques sentiments peu compliqués, toujours naturels, point raffinés, intelligibles à tous ; pour éloquence, un raisonnement continu, un vocabulaire limité, les plus hautes idées ramenées à leur origine sensible, tellement que des enfants peuvent comprendre cette éloquence et sentir cette poésie, et qu’à ce titre elles sont classiques. Entre les mains des Français, derniers héritiers de l’art simple, ces grands legs de l’antiquité ne s’altèrent pas. Si le génie poétique est moindre, la structure d’esprit n’a pas changé. Racine met sur le théâtre une action unique, dont il proportionne les parties, et dont il ordonne le cours ; nul incident, rien d’imprévu, point d’appendices ni de disparates ; nulle intrigue secondaire. Les rôles subordonnés sont effacés ; en tout quatre ou cinq personnages principaux, on n’en amène que le moins possible ; les autres, réduits à l’état de confidents, prennent le ton de leurs maîtres et ne font que leur donner la réplique. Toutes les scènes se tiennent et coulent insensiblement l’une dans l’autre ; et chaque scène, comme la pièce entière, a son ordre {p. 54}et son progrès. La tragédie se détache symétrique et nette au milieu de la vie humaine, comme un temple complet et solitaire qui dessine son contour régulier sur le bleu lumineux du ciel. Rien de semblable ici. Tout ce que nous appelons proportion et commodité fait défaut ; ils ne s’en embarrassent pas, ils n’en ont pas besoin. Nulle liaison, on saute brusquement vingt ans ou cinq cents lieues. Il y a vingt scènes en un acte ; on tombe sans préparation de l’une à l’autre, de la tragédie à la bouffonnerie ; et le plus souvent, il semble que l’action ne marche pas ; les personnages s’attardent à causer, à rêver, à étaler leur caractère. Nous étions agités, inquiets de l’issue, et voilà qu’on nous amène des domestiques qui se querellent, ou des amoureux qui font un sonnet. Même le dialogue et le discours, qui, par excellence, semblent devoir être des courants réguliers et continus d’idées entraînantes, demeurent en place tout stagnants, ou s’éparpillent en déviations et en vagabondages. Au premier regard, on croit qu’on n’avance point, on ne sent point à chaque phrase qu’on a fait un pas. Point de ces plaidoyers solides, point de ces discussions probantes, qui, de moment en moment, ajoutent une raison aux raisons précédentes, une objection aux objections précédentes : on dirait qu’ils ne savent qu’injurier, se répéter et piétiner en place. Et le désordre est aussi grand dans l’ensemble que dans les parties. C’est un règne entier, une guerre complète, ou tout un roman qu’ils entassent dans un drame ; ils découpent en scènes une chronique anglaise ou une nouvelle italienne : à cela se {p. 55}réduit leur art ; peu importent les événements : quels qu’ils soient, ils les acceptent. Ils n’ont point d’idée de l’action progressive et unique. Deux ou trois actions soudées bout à bout, ou enchevêtrées l’une dans l’autre, deux ou trois dénoûments inachevés, mal emmanchés, recommencés ; pour tout expédient, la mort prodiguée à tort à travers et à l’improviste, voilà leur logique. C’est que notre logique, la logique latine, leur manque. Leur esprit ne chemine point par les routes aplanies et rectilignes de la rhétorique et de l’éloquence. Il arrive au même but, mais par d’autres voies. Il est à la fois plus compréhensif et moins ordonné que le nôtre. Il demande une conception plus complète et ne demande pas une conception aussi suivie. Il ne procède point comme nous par une file de pas uniformes, mais par sauts brusques et par longs arrêts. Il ne se contente point d’une idée simple extraite d’un fait complexe, il exige qu’on lui présente le fait complexe tout entier, avec ses particularités innombrables, avec ses ramifications interminables. Il veut voir dans l’homme non quelque passion générale, l’ambition, la colère ou l’amour ; non quelque qualité pure, la bonté, l’avarice, la sottise, mais le caractère, c’est-à-dire l’empreinte extraordinairement compliquée, que l’hérédité, le tempérament, l’éducation, le métier, l’âge, la société, la conversation, les habitudes ont enfoncée en chaque homme, empreinte incommunicable et personnelle qui, une fois enfoncée dans un homme, ne se retrouve nulle part ailleurs. Il veut voir dans le héros, non-seulement le héros, mais {p. 56}l’individu avec sa façon de marcher, de boire, de jurer, de se moucher, avec le timbre de sa voix, avec sa maigreur ou sa graisse59, et plonge ainsi, à chaque regard, jusque dans le dessous des choses comme par une profonde percée de mineur. Cela fait, peu lui importe que la seconde percée soit à deux pas ou à cent pas de la première ; il suffit qu’elle aille à la rencontre du même fonds et serve aussi à manifester la couche intérieure et invisible. La logique ici est en dessous, non en dessus. C’est l’unité d’un caractère qui lie deux actions du personnage, comme c’est l’unité d’une impression qui lie deux scènes du drame. À proprement parler, le spectateur est comme un homme qu’on promènerait le long d’un mur percé de loin en loin de petites fenêtres ; à chaque fenêtre, il embrasse pour un instant, par une échappée, un paysage nouveau avec ses millions de détails ; la promenade achevée, s’il est de race et d’éducation latines, il sent tourbillonner dans sa tête un pêle-mêle d’images, et demande une carte de géographie pour se reconnaître ; s’il est de race et d’éducation germaniques, il aperçoit d’ensemble, par une concentration naturelle, la large contrée dont il n’a vu que des fragments. Une telle conception, par la multitude des détails qu’elle rassemble, et par la profondeur des lointains qu’elle embrasse, est une demi-vision qui ébranle toute l’âme. Avec quelle énergie, avec quel dédain des ménagements, {p. 57}avec quelle violence de vérité elle ose frapper et marteler la médaille humaine, avec quelle liberté elle peut reproduire l’âpreté entière des caractères frustes et les extrêmes saillies de la nature vierge, c’est ce que ses œuvres vont montrer.

VI §

Considérons les différents personnages que cet art si appliqué à la peinture des mœurs réelles, et si propre à la peinture de l’âme vivante, va chercher parmi les mœurs réelles et les âmes vivantes de son temps et de son pays. Il y en a deux sortes, ainsi qu’il convient à la nature du drame : les uns qui produisent la terreur, les autres qui excitent la pitié ; les uns gracieux et féminins, les autres virils et violents ; toutes les différences du sexe, tous les extrêmes de la vie, toutes les ressources de la scène sont contenus dans ce contraste, et si jamais le contraste a été complet, c’est ici.

Que le lecteur lise lui-même quelques-unes de ces pièces, autrement il n’aura pas l’idée des fureurs dans lesquelles le drame s’est précipité ; la force et la fougue s’y lancent à chaque instant jusqu’à l’atrocité, et plus loin encore s’il y a quelque chose au-delà. Assassinats, empoisonnements, supplices, vociférations de la démence et de la rage, aucun emportement et aucune souffrance ne sont trop extrêmes pour leur élan ou leur effort. La colère ici est une folie, l’ambition une frénésie, l’amour un délire. Hippolyte, qui {p. 58}a perdu sa maîtresse60, l’aperçoit rayonnante dans le ciel comme une vision bienheureuse. « Elle est là-haut, sur ces tours d’étoiles, debout, les yeux fixés sur moi pour savoir si je lui reste fidèle. » Arétus, pour se venger de Valentinien, l’empoisonne après s’être empoisonné lui-même, et, râlant, se fait porter devant le lit de son ennemi pour lui donner un avant-goût de l’agonie. La reine Brunehaut a chez elle un pourvoyeur d’amants qu’elle emploie sur la scène, et fait tuer les deux fils l’un par l’autre. La mort est partout ; à la fin de chaque drame, tous les grands personnages trébuchent ensemble dans le sang ; tueries et boucheries, la scène devient un champ de bataille ou un cimetière61. Conterai-je quelques-unes de ces tragédies ? Francesco, pour venger sa sœur séduite62, veut séduire à son tour la duchesse Marcella, femme de Sforza, le séducteur ; il la veut, il l’aura, il le lui dit avec des cris d’amour et de rage : « Avec ces bras, je traverserai une mer de sang, je me ferai un pont avec des ossements d’hommes, mais mes bras iront jusqu’à vous, jusqu’à vous, ma bien-aimée, la plus aimée et la meilleure des femmes. » Car c’est le duc qu’il veut atteindre à travers elle, vivante ou morte, sinon par le déshonneur, du moins par le meurtre ; le second vaut le premier, et vaut mieux puisqu’il fera {p. 59}plus de mal. Il la calomnie, et le duc, qui l’adore, la tue, puis, désabusé, devient forcené, ne veut pas croire qu’elle soit morte, fait exposer le corps revêtu d’habits royaux sur un lit de parade, s’agenouille devant elle, hurle et pleure. Il connaît maintenant le nom du traître, et à cette idée il tombe dans des défaillances ou des transports63 : « Je le suivrai dans l’enfer, jusqu’à ce que je l’y trouve, —  et j’habiterai là, furie acharnée pour le torturer. —  Pour cette détestable main, pour ce bras qui ont guidé — l’acier maudit, —  je les déchiquèterai pièce à pièce — avec des fers rougis, et je les mangerai comme un vautour que je suis, fait pour goûter pareille charogne. » Tout d’un coup, il halète et tombe ; Francesco y a pourvu, et le poison fait son office. Le duc meurt, et on emmène le meurtrier à la torture. —  Il y a pis ; pour trouver des sentiments assez violents, ils vont jusqu’à ceux qui dénaturent l’homme. Massinger met sur la scène un père justicier qui poignarde sa fille ; Webster et Ford, un fils qui assassine sa mère ; Ford, les amours incestueux d’un frère et de sa sœur64. C’est l’amour {p. 60}irrésistible, qui tombe sur eux, l’amour antique de Pasiphaé ou de Myrrha, sorte de folie qui ressemble à un enchantement, et sous lequel toute volonté plie. « Perdu, je suis perdu, dit Giovani, ma destinée m’a condamné à mort65. —  Plus je lutte, et plus j’aime ; et plus j’aime, —  moins j’espère ; je vois ma ruine sûre. —  J’ai vainement fatigué le ciel de prières, —  épuisé la source de mes larmes continuelles, —  desséché mes veines de jeûnes assidus. Ce que l’invention ou l’art — peuvent conseiller, je l’ai fait, et après tout cela, ô malheur, —  je trouve que tout cela n’est qu’un rêve, un conte de vieillard, —  pour contenir la jeunesse. Je reste toujours le même. —  Il faut que je parle ou que je meure. » Quels transports ensuite ! Quelles âpres et poignantes délices, et aussi combien courtes, combien douloureuses et traversées d’angoisses, surtout pour elle ! On la marie à un autre, lisez vous-même l’admirable et horrible scène qui représente la nuit de noces. Elle est grosse, et Soranzo, le mari, la traîne à terre, avec des exécrations, voulant savoir le {p. 61}nom de son amant66. « Catin des catins ! parfaite, notable prostituée ! N’y avait-il point d’autre homme à Parme pour être l’endosseur du micmac qui grouille dans cet ignoble ventre, dans ce sac de bâtards ? Faut-il que votre prurit, votre chaleur de luxure se soient gorgés jusqu’au trop-plein, et aviez-vous besoin de me trier entre cent pour être le manteau de vos tours secrets, de vos tours d’alcôve ? Je le traînerai dans la poussière ce corps pourri de luxure. Qui est-ce ? Dis-moi {p. 62}le nom, ou je hacherai ta chair en lambeaux. Qui est-ce ? » Elle rit, l’excès de l’opprobre et de la peur l’a relevée ; elle l’insulte en face ; elle chante ; que cela est bien femme ! Elle se laisse frapper et traîner. « Faites, faites. » En cet état, les nerfs s’exaltent, et ne sentent plus rien ; elle refuse de dire le nom, et par surcroît, elle loue son amant, elle l’adore en présence de l’autre. Cet acte d’adoration au plus fort du danger est comme une rose qu’elle cueille et dont elle s’enivre. « Vous n’êtes pas digne de le prononcer, ce nom ; pour avoir l’honneur de l’entendre d’une autre bouche, il faudrait vous mettre à deux genoux. » — « Qui est-ce ? » — Elle rit nerveusement et tout haut : {p. 63}« Pas si vite, nous n’en sommes pas encore là. Qu’il vous suffise de savoir que vous aurez la gloire de fournir un père à ce qu’un si brave père a engendré. C’est un garçon, félicitez-vous, monsieur, vous aurez un garçon pour hériter de votre nom. —  Misérable damnée ! —  Ah ! si vous ne voulez pas écouter, je ne dirai plus rien. —  Si, parle, et ce sont tes dernières paroles. —  Accepté, accepté ! » Quel mot, quel cri soudain, rompant ce torrent d’ironie, vrai cri d’exaltée, qui est affamée de mourir et demande qu’on se dépêche ! —  À la fin, tout s’est découvert, et les deux amants savent qu’ils vont mourir. Pour la dernière fois, ils se voient dans la chambre d’Annabella, écoutant au-dessous d’eux le bruit de la fête qui leur servira de funérailles. Giovanni, qui a pris sa résolution en furieux, regarde Annabella toute parée, éblouissante. Il la regarde silencieusement, et se souvient. Il pleure67. « Ce sont des larmes funéraires, Annabella, des larmes pour votre tombe ; de pareilles larmes sillonnaient mes joues, quand pour la première fois je vous aimais et ne savais comment vous prier d’amour… Donnez-moi votre main. Comme la vie coule suavement dans ces veines azurées ! Comme ces mains promettent {p. 64}bien la santé !… Embrasse-moi encore, pardonne-moi. Adieu. » Sur ce mot il la poignarde, et, arrachant le cœur, l’apporte au bout de sa lame dans la salle du banquet, devant Soranzo, avec des ricanements et des insultes. « Tiens, voilà le cœur de ta femme ; c’est un échange royal, je prends le tien en échange. » Il le tue, et se jetant sur des épées, se fait tuer lui-même. Il semble que la tragédie ne puisse aller au-delà.

Elle a été au-delà ; car si ce sont ici des mélodrames, ce sont des mélodrames sincères, fabriqués, non pas comme les nôtres, par des littérateurs de café pour des bourgeois paisibles, mais écrits par des hommes passionnés et experts en fait d’actions tragiques, pour une race violente, surnourrie et triste. De Shakspeare à Milton, à Swift, à Hogarth, nulle ne s’est plus soûlée de crudités et d’horreurs, et ses poëtes lui en donnent à foison, Ford encore moins que Webster, celui-ci un homme sombre, et dont la pensée semble habiter incessamment les sépulcres et les charniers. « Les places à la cour, dit-il, sont comme des lits dans un hôpital, où la tête de l’un est aux pieds de l’autre, et ainsi de suite, toujours en descendant68. » Voilà de ses images. Pour faire des désespérés, des scélérats parfaits, des misanthropes acharnés69, pour noircir et blasphémer la vie humaine, surtout pour peindre la dépravation {p. 65}effrontée et la férocité raffinée des mœurs italiennes, personne ne l’égale70. La duchesse de Malfi a épousé secrètement son intendant Antonio, et son frère apprend qu’elle a des enfants ; presque fou71 de fureur et d’orgueil blessé, il se tait, attendant pour savoir le nom du père ; puis, tout d’un coup, il arrive : il veut la tuer, mais en lui faisant savourer la mort. Qu’elle souffre bien, et surtout ne meure pas trop vite ! Qu’elle souffre du cœur, ces douleurs-là sont pires que celles de la chair. Il envoie des assassins contre Antonio, et cependant il vient à elle dans l’obscurité avec des paroles affectueuses, semble se réconcilier avec elle et subitement lui montre des figures de cire couvertes de blessures, qu’elle prend pour son mari et ses enfants égorgés. Elle s’abat sous le coup, et reste morne, sans crier, comme « un misérable brisé sur la route. » Aux encouragements, aux consolations, elle ne répond que par un étrange sourire de statue. « Allons, courage, je sauverai votre vie72. —  En vérité, je n’ai pas le loisir {p. 66}de songer à une si petite chose. —  Sur ma parole, j’ai pitié de vous. —  Alors, tu es fou de dépenser ta pitié ainsi ; moi je ne peux pas avoir pitié de moi-même… Mon cœur est plein de poignards. » Paroles lentes, prononcées à mi-voix, comme en un rêve ou comme si elle parlait d’un autre. Son frère lui envoie une bande de fous qui gambadent, et hurlent, et divaguent lugubrement autour d’elle, horrible vue capable de renverser la raison, et qui est comme un avant-goût de l’enfer. Elle ne dit rien, elle regarde ; son cœur est mort, ses yeux sont fixes73 : « À quoi pensez-vous ? —  À {p. 67}rien. Quand je rêve ainsi, je dors. —  Comme une folle, les yeux ouverts. —  Crois-tu que nous nous connaîtrons l’un l’autre, dans l’autre monde ? —  Oui, sans aucun doute. —  Oh ! si l’on pouvait avoir un entretien de deux jours seulement avec les morts ! J’apprendrais quelque chose que je ne saurai jamais {p. 68}ici, j’en suis sûre. Je vais te dire un miracle. Je ne suis pas encore folle… Le ciel sur ma tête semble d’airain fondu, et la terre de soufre enflammé, et pourtant je ne suis pas folle. J’ai pris l’habitude du désespoir, comme un galérien tanné celle de son aviron. » En cet état, les membres, comme ceux d’un supplicié, tressaillent encore, mais la sensibilité est usée ; le misérable corps ne remue plus que machinalement ; il a trop souffert. —  Enfin, le fossoyeur vient avec des bourreaux, un cercueil, et on chante devant elle son service funèbre. « Adieu, Cariola, songe à donner à mon petit garçon un peu de sirop pour son rhume, et fais dire à la petite fille ses prières avant qu’elle s’endorme… À présent, à votre volonté. Quelle mort ? —  L’étranglement ; voici vos exécuteurs. —  Je leur pardonne : une toux, l’apoplexie, le catarrhe en feraient autant… Vous donnerez mon corps à mes femmes, n’est-ce pas ?… Serrez, serrez ferme ; … vous direz à mes frères, quand je serai ensevelie, qu’ils peuvent dîner tranquilles. » Après la maîtresse, la suivante : celle-ci crie et se débat : « Je ne veux pas mourir, je ne puis pas mourir, je suis engagée à un jeune gentilhomme. » — « La corde vous servira d’anneau de mariage. —  Si vous me tuez maintenant, je suis damnée, il y a deux ans que je n’ai été à confesse. —  Vite donc. —  Je suis grosse. » — Elle égratigne et mord, on l’étrangle et les deux enfants avec elle. Antonio est assassiné ; le cardinal et sa maîtresse, le duc et son confident sont empoisonnés ou égorgés ; et les paroles solennelles des mourants viennent au {p. 69}milieu de ce carnage dénoncer, comme des trompettes de deuil, une malédiction universelle sur la vie. « Ô ce sombre monde74 ! —  Dans quelle ombre, dans quel profond puits d’obscurité vit cette pauvre humanité craintive ! —  Nous courons après la grandeur, comme les enfants après les bulles soufflées dans l’air. —  Le plaisir, qu’est-ce ? Rien que les heures de répit dans une fièvre, un repos qui nous prépare à supporter la douleur. —  Quand nous tombons par l’ambition, par le meurtre, par la volupté, —  toujours comme les diamants, nous sommes tranchés par notre propre poussière75. » Vous ne trouveriez rien de plus triste et de plus grand de l’Edda à lord Byron.

On devine bien quels puissants caractères il faut pour soutenir ces terribles drames. Tous ces personnages sont prêts aux actions extrêmes ; leurs résolutions partent comme des coups d’épée ; on suit, on voit, à chaque tournant des scènes, leurs yeux ardents, leurs lèvres blêmies, le tressaillement de leurs muscles, la tension de tout leur être. Le trop-plein de la volonté crispe leurs mains violentes, et leur passion {p. 70}accumulée éclate en foudres qui déchirent et ravagent tout autour d’eux et dans leur propre cœur. On les connaît les héros de cette population tragique, les Iago, les Richard III, les lady Macbeth, les Othello, les Coriolan, les Hotspur, tous comblés de génie, de courage et de désirs, le plus souvent insensés ou criminels, toujours précipités par eux-mêmes dans leur tombe. Il y en a autant autour de Shakspeare que chez Shakspeare ; laissez-moi en montrer un seul, cette fois encore, chez ce Webster. Personne, après Shakspeare, n’a vu plus avant dans les profondeurs de la nature diabolique et déchaînée. The White Devil, c’est le nom qu’il donne à son héroïne. Sa Victoria Corambona prend pour amant le duc de Brachiano, et dès la première entrevue songe à l’issue76. « Pour passer le temps, je dirai à Votre Grâce un rêve que j’ai fait la nuit dernière. Un rêve bien vain, bien ridicule. » Certainement, il est bien conté et encore mieux choisi, de sens profond, et de sens fort clair. « Charmant démon, dit tout bas son frère, l’entremetteur, elle lui apprend sous couleur de rêve à expédier son mari et la duchesse. » En effet, le mari est étranglé, la duchesse empoisonnée, et Victoria, accusée des deux crimes, est amenée devant le tribunal. Pied à pied, comme un soldat acculé contre une muraille, elle se {p. 71}défend, réfutant et bravant les avocats et les juges, incapable de pâlir ou de se troubler, l’esprit lucide, et la parole prête, au milieu des injures et des preuves, sous la menace de l’échafaud. L’avocat parle d’abord latin77 : « Non, qu’il parle en langue ordinaire ; autrement, je ne répondrai pas. —  Mais vous comprenez le latin. —  Je le comprends, mais je veux que toute cette assemblée entende. » Poitrine ouverte, en pleine lumière, elle veut un duel public, et provoque l’avocat : « Me voici au blanc, tirez sur moi, je vous dirai si vous touchez près. » Elle le raille sur son jargon, l’insulte, avec une ironie mordante. « Sûrement, messeigneurs, cet avocat a avalé quelque ordonnance ou quelque formule d’apothicaire, et maintenant les gros mots indigestes lui reviennent au bec, comme les pierres que nous donnons aux faucons en manière de médicaments. Certainement, après son latin, ceci est du bas-breton. » — Puis, au plus fort des malédictions {p. 72}des juges78 : « Au fait, et pas de phrases ; pas de grâce non plus. Prouvez-moi coupable, séparez ma tête de mon corps ; nous nous quitterons bons amis, mais je dédaigne de devoir ma vie à votre pitié, monsieur, ou à celle de tout autre… Quant à vos grands mots, libre à vous, monseigneur, d’effrayer les petits enfants avec des diables peints. Je n’ai plus l’âge de ces terreurs vaines. Pour vos noms de catin et d’homicide, ils viennent de vous ; comme lorsqu’un homme crache contre le vent, son ordure lui revient à la face. » Argument contre argument, elle a une parade contre tous les coups, une parade et une riposte79. « Vous m’avez déjà mise à l’aumône, et vous voulez encore me perdre. J’ai des maisons, des bijoux et un pauvre reste de ducats ; sans doute cela vous donnera le moyen d’être charitables… » Puis, d’une voix stridente : « En vérité, monseigneur, vous feriez bien d’aller tirer vos pistolets contre les mouches : le jeu serait plus noble. » On la condamne à être enfermée dans {p. 73}une maison de repenties. «80Une maison de repenties ? qu’est-ce que cela ? —  Une maison de catins repentantes. —  Est-ce que les nobles de Rome l’ont bâtie pour leurs femmes, qu’on m’envoie loger là ? » Le sarcasme part droit comme un coup d’épée, puis sur celui-ci un autre, puis des cris et des exécrations. Elle ne pliera pas, elle ne pleurera pas. Elle sort debout, âpre et toujours plus hautaine : « Une maison de repenties ? Non, ce ne sera pas une maison de repenties. Ma conscience me la fera plus honnête que le palais du pape, et plus paisible que ton âme, quoique tu sois un cardinal. » — Contre son amant furieux qui l’accuse d’infidélité, elle est aussi forte que contre ses juges ; elle lui tient tête, elle lui jette à la face la mort de sa duchesse, elle le force à demander pardon, à l’épouser ; elle jouera la comédie jusqu’au bout sous le pistolet, avec une effronterie et un courage de courtisane {p. 74}et d’impératrice81 ; prise au piége à la fin, elle restera sous le poignard aussi brave et encore plus insultante. « Je ne crains rien, je recevrai la mort comme un prince reçoit les grands ambassadeurs. Je ferai la moitié du chemin pour aller au-devant de ton arme… Un coup viril que tu viens de faire là. Ton premier sera d’égorger quelque enfant à la mamelle. Alors tu seras célèbre82. » Quand une femme se dépouille de son sexe, ses actions vont au-delà de celles de l’homme, et il n’y a plus rien qu’elle ne sache souffrir ou oser.

VII §

En face de cette bande tragique aux traits grimaçants, aux fronts d’airain, aux attitudes militantes, est un chœur de figures suaves et timides, tendres par excellence, les plus gracieuses et les plus dignes d’amour qu’il ait été donné à l’homme d’imaginer ; vous les retrouverez, chez Shakspeare, dans Miranda, Juliette, Desdémone, Virginia, Ophélia, Cordélia, Imogène ; mais, elles abondent aussi chez les autres, et {p. 75}c’est le propre de cette race de les avoir fournies, comme c’est le propre de ce théâtre de les avoir représentées. Par une rencontre singulière, les femmes sont plus femmes et les hommes plus hommes ici qu’ailleurs. Les deux natures vont chacune à son extrême ; chez les uns vers l’audace, l’esprit d’entreprise et de résistance, le caractère guerrier, impérieux et rude ; chez les autres vers la douceur, l’abnégation, la patience, l’affection inépuisable83 ; chose inconnue dans les pays lointains, surtout en France, la femme ici se donne sans se reprendre, et met sa gloire et son devoir à obéir, à pardonner, à adorer, sans souhaiter ni prétendre autre chose que se fondre et s’absorber chaque jour davantage en celui qu’elle a volontairement et pour toujours choisi84. C’est cet instinct, un antique instinct germanique, que ces grands peintres de l’instinct mettent tous ici en lumière : Penthéa, Dorothea, chez Ford et Greene ; Isabelle et la duchesse de Malfi, chez Webster ; Bianca, Ordella, Aréthusa, Juliane, Euphrasie, Amoret, d’autres encore, chez Beaumont et Fletcher ; il y en a vingt qui, parmi les {p. 76}plus dures épreuves et les plus fortes tentations, manifestent cette admirable puissance d’abandon et de dévouement85. L’âme, dans cette race, est à la fois primitive et sérieuse. La candeur chez les femmes y subsiste plus longtemps qu’ailleurs. Elles perdent moins vite le respect, elles pèsent moins vite les valeurs et les caractères ; elles sont moins promptes à deviner le mal et à mesurer leurs maris. Aujourd’hui encore, telle grande dame habituée aux réceptions est capable de rougir en présence d’un inconnu et de se trouver mal à l’aise comme une petite fille ; les yeux bleus se baissent et la pudeur enfantine arrive d’abord aux joues vermeilles. Elles n’ont pas la netteté, la hardiesse d’idées, l’assurance de conduite, la précocité qui chez nous en six mois font d’une jeune fille une femme d’intrigue et une reine de salon86. La vie enfermée et l’obéissance leur sont plus faciles. Plus pliantes et plus sédentaires, elles sont en même temps plus concentrées, plus intérieures, plus disposées à suivre des yeux le noble rêve qu’on nomme le devoir, et qui ne s’éveille guère en l’homme que dans le silence des sens. Elles ne sont point tentées par la suavité voluptueuse qui, dans les pays du Midi, s’exhale du climat, du ciel et du spectacle de toutes choses, qui fond les résistances, qui fait considérer la privation comme une duperie et la vertu comme une théorie. Elles {p. 77}peuvent se contenter des sensations ternes, se passer d’excitations, supporter l’ennui, et, dans cette monotonie de la vie réglée, se replier sur elles-mêmes, obéir à une pure idée, employer toutes les forces de leur cœur au maintien de leur noblesse morale. Ainsi appuyées sur l’innocence et la conscience, on les voit porter dans l’amour un sentiment profond et honnête, mettre bas la coquetterie, la vanité et les manéges, ne pas mentir, ne pas minauder. Lorsqu’elles aiment, ce n’est pas un fruit défendu qu’elles goûtent, c’est leur vie tout entière qu’elles engagent. Ainsi conçu, l’amour devient une chose presque sainte : le spectateur n’a plus envie de faire le malin et de plaisanter ; elles songent non à leur bonheur, mais au bonheur de celui qu’elles aiment ; c’est le dévouement qu’elles cherchent, et non le plaisir. « On m’appela en hâte, dit Euphrasie à Philaster en lui contant son histoire87, {p. 78}pour vous entretenir ; jamais homme, —  soulevé tout d’un coup d’une hutte de berger jusqu’au trône, —  ne se trouva si grand dans ses pensées que moi. Vous laissâtes alors un baiser — sur ces lèvres qui maintenant ne toucheront plus jamais les vôtres. —  Je vous entendis parler, —  votre voix était bien au-dessus d’un chant. Après que vous fûtes parti, —  je rentrai dans mon cœur et je cherchai — ce qui le troublait ainsi ; hélas ! je trouvai que c’était l’amour ! —  Non pas l’amour des sens. Si seulement j’avais pu vivre en votre présence, —  j’aurais eu tout mon désir. » Elle s’est déguisée en page, elle l’a suivi, elle a été sa servante88 ; et quel plus grand bonheur pour une femme que de servir à genoux celui qu’elle aime ? Elle s’est laissé rudoyer par lui, menacer de mort, blesser. « Bénie soit la main qui m’a blessée ! » Quoi qu’il fasse, il ne peut sortir de ce cœur, de ces lèvres pâles, que des paroles de tendresse et d’adoration. Bien plus, elle prend sur elle un crime dont il est accusé, elle {p. 79}contredit ses aveux, elle veut mourir à sa place. Bien plus encore, elle le sert auprès de la princesse Aréthusa qu’il aime ; elle justifie sa rivale, elle accomplit leur mariage, et pour toute grâce, demande à les servir tous deux89.

Quelle idée de l’amour ont-ils donc en ce pays ? D’où vient que tout égoïsme, toute vanité, toute rancune, tout sentiment petit, personnel ou bas, disparaît à son approche ? Comment se fait-il que l’âme se donne ainsi tout entière, sans hésitation, sans réserve, et ne songe plus qu’à se prosterner et s’anéantir comme en présence d’un Dieu90 ? Bianca, croyant Césario ruiné, vient s’offrir à lui comme épouse, et, apprenant qu’il n’en est rien, renonce à lui à l’instant sans une plainte. « Ne m’aimez plus ; je prierai pour vous afin que vous ayez une femme vertueuse et belle, et quand je serai morte, pensez à moi quelquefois, avec un peu de pitié pour ma témérité… J’accepte votre baiser, c’est un cadeau de noces sur une tombe de vierge91. » La duchesse {p. 80}de Brachiano est trahie, insultée par son mari infidèle ; pour le soustraire à la vengeance de sa famille, elle prend sur elle la faute de la rupture, joue exprès la mégère, et, le laissant libre avec sa courtisane, va mourir en embrassant son portrait. —  Aréthusa se laisse blesser par Philaster, arrête les gens qui veulent retenir le bras du meurtrier, déclare qu’il n’a rien fait, que ce n’est pas lui, prie pour lui, l’aime en dépit de tout, jusqu’au bout, comme si toutes ses {p. 81}actions étaient sacrées, comme s’il avait droit de vie et de mort sur elle. —  Ordella s’offre afin que le roi son mari puisse avoir des enfants92 ; elle s’offre au sacrifice, simplement, sans grands mots, tout entière93 ; quoi que ce soit ; « pourvu que ce soit honnête, elle est prête à tout hasarder et à tout souffrir. » — Lorsqu’on {p. 82}la loue de son héroïsme, elle répond qu’elle fait « simplement son devoir. —  Mais ce sacrifice est terrible ! —  Il n’en est que plus noble. —  Il est plein d’ombres effrayantes ! —  Le sommeil aussi, seigneur, et toute chose qui est humaine et mortelle. Nous serions nés dieux, autrement. Mais toutes ces peurs, sitôt qu’elles sentent la flamme des pensées nobles, s’envolent et s’évanouissent comme des nuages. —  Supposez que ce soit la mort. —  Je l’ai supposé. —  La mort, et la perte éternelle de tout ce que nous aimons, la jeunesse, la force, le plaisir, la compagnie, l’avenir, la raison elle-même. Car, dans le tombeau silencieux, les entretiens, la joyeuse démarche des amis, la voix des amants, les conseils affectueux d’un père, rien, on n’entend plus rien, il {p. 83}n’y a plus rien ; tout est oubli, poussière, obscurité éternelle ; et osez-vous bien, femme, souhaiter une pareille demeure ? —  C’est de tous les sommeils le plus doux. Les rois y reviennent, du haut de leurs grandeurs fardées, comme des brouillards qui tombent. Insensés ceux qui la craignent ou essayent de la retarder, jusqu’à ce que la vieillesse ait soufflé leur lampe. —  Ainsi vous pouvez vous offrir ? —  Aussi volontiers que je le dis. —  Martell, un miracle, une femme qui ose mourir ! Pourtant, dites-moi, êtes-vous mariée ? —  Je le suis, seigneur. —  Et vous avez des enfants ?… Elle soupire et pleure. —  Oh non ! seigneur. —  Avez-vous bien le courage, pour une pauvre stérile louange que vous n’entendrez jamais, de renoncer à ces chères espérances ? —  À tout, excepté au ciel. » Cela n’est-il pas énorme ? Comprenez-vous qu’un être humain se détache ainsi de lui-même, qu’il s’oublie et se perde dans un autre ? Elles s’y perdent comme dans un abîme. Quand elles aiment en vain et sans espérance, ni leur raison, ni leur vie n’y résistent ; elles languissent, deviennent folles, et meurent comme Ophélia. Aspasia délaissée, « marche sombre, les yeux humides et attachés sur la terre94. —  Elle ne se plaît qu’aux bois solitaires, {p. 84}et, quand elle voit une rive, —  toute pleine de fleurs, avec un soupir, elle dit à ses femmes, —  quelle jolie place ce serait pour y ensevelir des amants ; elle leur dit — de cueillir les fleurs et de l’en joncher comme une morte. —  Partout avec elle, elle porte sa peine, qui, comme une contagion, —  gagne tous les assistants. Elle chante — les plus tristes choses que jamais une oreille ait entendues, —  puis soupire et chante encore. Et quand les autres jeunes dames, —  dans la gaieté folâtre de leur jeune sang, —  content tour à tour des contes joyeux qui remplissent la chambre de rires, —  elle, avec un regard désolé, apporte l’Histoire de la mort silencieuse — de quelque jeune fille abandonnée, avec des paroles si douloureuses — qu’avant la fin elle les renvoie toutes une à une les larmes aux yeux. » Comme un spectre autour d’une tombe, elle erre incessamment autour des restes de son amour détruit, languit, pâlit, s’affaisse, et finit par s’achever elle-même. —  Plus tristes encore sont celles qui, par devoir et soumission, se sont laissé conduire à un autre mariage. Elles ne se résignent pas, elles ne se relèvent pas, comme la Pauline de Polyeucte. Elles sont brisées. Penthéa est {p. 85}aussi honnête, mais non aussi forte que Pauline ; c’est l’épouse anglaise, mais ce n’est point l’épouse romaine, stoïque et calme95. Elle est désespérée, doucement, silencieusement, et se laisse mourir. Au fond du cœur, elle se juge mariée avec celui à qui elle a engagé son âme ; c’est le mariage du cœur qui, à ses yeux, est le seul véritable ; l’autre n’est qu’un adultère déguisé. En épousant Bassanès, elle a péché contre Orgilus ; l’infidélité morale est pire que l’infidélité légale, et, désormais, elle est déchue à ses propres yeux96 : « Tuez-moi, mon frère, je vous en prie ; dites, {p. 86}le voulez-vous ?… Vous avez fait de moi une parjure, une prostituée salie. Pardonnez-moi, j’en suis une de fait, non de désir, les dieux m’en sont témoins. Oui, j’en suis une ; car celle qui est la femme d’Orgilus, et vit en adultère public avec Bassanès, est à tout le moins une prostituée. À présent, voulez-vous me tuer ?… Une servante à gages à la campagne étanche sa soif, avec ses chevreaux et ses agneaux, dans une source fraîche, et moi je n’ai que mes larmes pour apaiser la chaleur de ma poitrine… » Avec une grandeur tragique, du haut de son deuil incurable, elle jette les yeux sur la vie97 : « Nous nous travaillons en vain pour allonger notre pauvre voyage, ou nous implorons un répit afin de respirer ; notre patrie est dans le tombeau… Ah ! chère princesse, le sablier de ma vie n’a plus guère que quelques minutes à couler ; le sable est épuisé ; je sens les {p. 87}avertissements d’un messager intérieur et sûr qui m’appelle pour partir vite… Un remède ? Mon remède sera un suaire, une enveloppe de plomb, et un coin de terre où personne n’ira marcher. » Point de révolte, ni d’aigreur ; elle aide affectueusement son frère qui a causé son malheur ; elle tâche de lui faire obtenir la femme qu’il aime ; la bonté, la douceur féminine surnagent en elle au plus fort du désespoir. L’amour ici n’est point despotique, emporté, comme dans les climats du Midi. Il n’est que profond et triste ; la source de la vie est tarie, voilà tout ; elle ne vit plus, parce qu’elle ne peut plus vivre ; tout s’en va par degrés, la santé, la raison, puis l’âme ; au dernier moment, elle délire, et on la voit venir échevelée, les yeux tout grands ouverts, avec des paroles entrecoupées. Il y a dix jours qu’elle ne dort plus et ne veut plus manger, et toujours la même fatale pensée lui serre la poitrine, parmi de vagues rêves de tendresse et de bonheur maternel frustré, qui reviennent en son esprit comme des fantômes98. « Nulle fausseté n’égale {p. 88}une promesse rompue. Il n’y a pas de cheveu planté sur ma tête qui, comme un morceau de plomb, ne m’enfonce dans ma tombe. J’aurais pu être la mère de jolis petits enfants qui auraient babillé sur mes genoux. Quand j’aurais souri, ils auraient souri, et certainement quand ils auraient pleuré, j’aurais pleuré. Bien vrai, mon père aurait dû me choisir un mari, et alors mes petits enfants n’auraient pas été bâtards ; mais il est trop tard pour me marier maintenant ; je suis trop vieille pour avoir des enfants ; ce n’est pas ma faute… Donne-moi ta main ; crois-moi, je ne te ferai pas de mal ; ne te plains pas si je la serre trop fort, je la baiserai. Oh ! c’est une belle main douce !… Bon Dieu, nous aurions été heureux ! trop heureux, le bonheur rend hautain, à ce qu’on dit… Il n’y a pas de paix pour une épouse arrachée à son vrai mari, arrachée de force par un mariage infâme. Dans toute mémoire désormais, le nom de Penthéa, de la pauvre Penthéa, est sali… Pardonnez-moi, oh ! je défaille. » Elle meurt, demandant {p. 89}quelque douce voix qui lui chante un air plaintif, un air d’adieu, un doux chant funèbre. Je ne sais rien au théâtre de plus pur et de plus touchant.

Lorsqu’on rencontre une structure d’âme si neuve et capable d’aussi grands effets, il faut regarder le corps. Les actions extrêmes de l’homme proviennent, non de sa volonté, mais de sa nature99 ; pour comprendre les grandes tensions de toute sa machine, c’est sa machine entière qu’il faut regarder, j’entends son tempérament, la façon dont son sang coule, dont ses nerfs vibrent, et dont ses muscles se bandent ; le moral traduit le physique, et les qualités humaines ont leur racine dans l’espèce animale. Considérez donc l’espèce ici, c’est-à-dire la race ; car les sœurs de l’Ophélia et de la Virginia de Shakspeare, de la Claire et de la Marguerite de Gœthe, de la Belvidera d’Otway, de la Paméla de Richardson, font une race à part, molles et blondes, avec des yeux bleus, d’une blancheur de lis, rougissantes, d’une délicatesse craintive, d’une douceur sérieuse, faites pour se subordonner, se plier et s’attacher. Leurs poëtes le sentent bien, quand ils les amènent sur la scène ; ils mettent autour d’elles la poésie qui leur convient, le bruissement des ruisseaux, les chevelures pendantes des saules, les frêles et moites fleurs de leur pays, toutes semblables à elles100, « la primevère, pâle comme leur visage, la {p. 90}jacinthe des prés, azurée comme leurs veines, la fleur de l’églantier, aussi suave que leur haleine101. » Ils les font douces « comme le zéphyr qui de son souffle penche la tête des violettes », abattues sous le moindre reproche, déjà courbées à demi par une mélancolie tendre et rêveuse. Philaster dit en parlant d’Euphrasie qu’il prend pour un page, et qui s’est déguisée ainsi pour obtenir d’être à son service102 : « Je l’ai rencontré {p. 91}pour la première fois assis au bord d’une fontaine, —  il y puisait un peu d’eau pour étancher sa soif, —  et la lui rendait en larmes. —  Une guirlande était auprès de lui faite par ses mains, —  de maintes fleurs diverses, nourries sur la rive, —  arrangées en ordre mystique, tellement que la rareté m’en charma. —  Mais quand il tournait ses yeux tendres vers elles, il pleurait — comme s’il eût voulu les faire revivre. —  Voyant sur son visage cette charmante innocence, —  je demandai au cher pauvret toute son histoire. —  Il me dit que ses parents, de bons parents étaient morts, —  le laissant à la merci des champs, —  qui lui donnaient des racines, des fontaines cristallines qui ne lui refusaient pas leurs eaux, —  et du doux soleil qui lui accordait encore sa lumière. —  Puis il prit la guirlande et me montra ce que chaque fleur, dans l’usage des gens de campagne, signifie, —  et comment toutes, rangées de la sorte, exprimaient sa peine. —  Je le pris, et j’ai gagné ainsi le plus fidèle, —  le plus aimant, le plus gentil enfant qu’un maître ait jamais eu. » L’idylle naît d’elle-même parmi ces fleurs humaines ; le drame {p. 92}suspend son cours pour s’attarder devant la suavité angélique de leurs tendresses et de leurs pudeurs. Parfois même l’idylle naît complète et pure, et le théâtre tout entier est occupé par une sorte d’opéra sentimental et poétique. Il y en a deux ou trois dans Shakspeare ; il y en a chez le rude Jonson, chez Fletcher, le Berger affligé, le Berger fidèle103. Titres ridicules aujourd’hui, parce qu’ils nous rappellent les fadeurs interminables de d’Urfé ou les gentillesses maniérées de Florian ; titres charmants, si l’on regarde la sincère et surabondante poésie qu’ils recouvrent. C’est dans le pays imaginaire que vit Amoret, la bergère fidèle, pays plein de dieux antiques, et pourtant anglais, pareil à ces paysages humides et verdoyants, où Rubens fait danser des nymphes104. « Les plaines penchées descendent, étendant leurs bras jusqu’à la mer, et les bois épais cachent des creux que n’a jamais baisés le soleil… Là est une source sacrée, où les fées agiles {p. 93}forment leurs rondes, à la pâle clarté de la lune ; elles y trempent les petits enfants dérobés, pour les affranchir des lois de notre chair fragile, et de notre grossière mortalité… Là est un air aussi frais et aussi suave que lorsque le zéphyr en se jouant vient caresser la face des eaux frémissantes. Là sont des fleurs choisies, toutes celles que donne le jeune printemps, des chèvrefeuilles, des narcisses, des chrysanthèmes. » — Le soir venu, « la brume monte, les gouttes de rosée viennent baiser chaque petite fleur et se suspendre à leur tête de velours, comme une corde de grains de corail. » Ce sont là les plantes et les aspects de la campagne anglaise toujours fraîche, tantôt enveloppée d’une pâle brume diaphane, tantôt luisante sous le soleil qui l’essuie, toute regorgeante d’herbes, d’herbes si emplies de séve si délicates qu’au milieu de leur plus éclatant lustre et de leur plus florissante vie, on sent que le lendemain va les faner. Là, pendant une nuit d’été, selon l’usage du temps105, les jeunes hommes et les jeunes filles vont cueillir des fleurs et échanger {p. 94}des promesses ; Amoret avec Périgot, « Amoret, plus belle que la chaste aube rougissante, ou que cette belle étoile qui guide le marin errant à travers l’abîme », pudique comme une vierge et tendre comme une épouse. « Je te crois, dit-elle à Périgot ; cher ami, il me serait dur de te tenir pour infidèle, plus dur qu’à toi de me tenir pour impure. » Si fortes que soient les épreuves, ce cœur donné ne se retirera jamais. Périgot trompé, poussé au désespoir, persuadé qu’elle est une débauchée, la frappe de son épée et la jette à terre, sanglante. Les calomniateurs vont la jeter dans la profonde fontaine ; mais le dieu, prenant une des perles de sa chevelure liquide, la laisse tomber sur la blessure ; la chaste chair se referme au contact de l’eau divine, et la jeune fille, revenue à elle, va retrouver celui qu’elle aime encore106 : « Parle, si tu es là, c’est ton Amoret, ta bien-aimée — qui prononce ton cher {p. 95}nom. C’est ton amie, —  ton Amoret. Viens ici, pour mettre fin — à tous ces déchirements ; regarde-moi, mon ami bien-aimé, —  j’ai oublié les souffrances, les chères peines — que j’ai souffertes pour l’amour de toi ; je veux bien — être encore ton amour. Pourquoi as-tu déchiré — ces cheveux bouclés où j’ai souvent attaché — des roses fraîches et des rubans, et où j’ai versé — des eaux distillées pour te parer et t’embellir, pour t’embaumer de senteurs plus douces que des bouquets un jour de noces ? —  Pourquoi croises-tu tes bras et courbes-tu ta tête — sur ta poitrine, laissant tomber coup sur coup de tes deux yeux, —  de tes deux yeux, mon ciel, —  une pluie de larmes plus précieuses, plus pures que les perles — suspendues autour du front pâle de la lune ? Quitte ces désespoirs. Me voici, —  la même que j’ai toujours été, aussi tendre et toute à toi comme auparavant. —  Je suis capable de vous pardonner avant que vous le demandiez. —  En vérité, j’en suis capable, car c’est fait. » Quelqu’un peut-il résister à ce sourire si doux et si triste ? —  Toujours trompé, il la blesse encore ; elle tombe mourante, mais sans colère. —  « Voici la fin. Adieu, et vis. Ne trompe {p. 96}pas celle qui t’aimera la première après moi. » — Enfin, une nymphe la guérit, et Périgot, désabusé, vient se mettre à genoux devant elle. Elle lui tend les bras ; il a eu beau faire, elle n’a pas changé. « Je suis ton amour — encore et pour toujours ton amour. —  Frappe encore une fois sur ma poitrine nue, et je me montrerai — encore aussi constante. Oh ! que seulement tu veuilles m’aimer encore ! —  et comme j’oublierai vite toutes mes peines107 ! » Voilà les touchantes et poétiques figures que ces poëtes mettent dans leurs drames ou à côté de leurs drames, parmi les meurtres, les assassinats, le cliquetis des épées, et les hurlements des tueries, aux prises avec des furieux qui les adorent ou les supplicient, conduites comme eux jusqu’à l’extrémité de leur nature, emportées par leurs tendresses comme ils le sont par leurs violences ; c’est ici le déploiement complet, comme l’opposition parfaite de l’instinct féminin porté jusqu’à l’effusion abandonnée, et de l’âpreté virile portée jusqu’à la roideur meurtrière. Ainsi composé et ainsi muni, ce théâtre a pu mettre au jour le plus intime fonds de l’homme, et mettre en jeu les plus puissantes émotions humaines, amener sur la scène Hamlet et Lear, Ophélie et Cordélia, la mort de Desdémone, et les meurtres de Macbeth.

Chapitre III.
Ben Jonson. §

I. Les chefs d’école dans leur école et dans leur siècle. —  Jonson. —  Son tempérament. —  Son caractère. —  Son éducation. —  Ses débuts. —  Ses luttes. —  Sa pauvreté. —  Ses maladies. —  Sa fin.

II. Son érudition. —  Ses goûts classiques. —  Ses personnages didactiques. —  Belle ordonnance de ses plans. —  Franchise et précision de son style. —  Vigueur de sa volonté et de sa passion.

III. Ses drames. —  Catilina et Séjan. —  Pourquoi il a pu peindre les personnages et les passions de la corruption romaine.

IV. Ses comédies. —  Sa réforme et sa théorie du théâtre. —  Ses comédies satiriques. —  Volpone. —  Pourquoi ces comédies sont sérieuses et militantes. —  Comment elles peignent les passions de la Renaissance. —  Ses comédies bouffonnes. —  La Femme silencieuse. —  Pourquoi ces comédies sont énergiques et rudes. —  Comment elles sont conformes aux goûts de la Renaissance.

V. Limites de son talent. —  En quoi il reste au-dessous de Molière. —  Manque de philosophie supérieure et de gaieté comique. —  Son imagination et sa fantaisie. —  L’Entrepôt de nouvelles et la Fête de Cynthia. —  Comment il traite la comédie de société et la comédie lyrique. —  Ses petits poëmes. —  Ses Masques. —  Mœurs théâtrales et pittoresques de la cour. —  Le Berger inconsolable. Comment Jonson reste poëte jusque sur son lit de mort.

VI. Idée générale de Shakspeare. —  Quelle est dans Shakspeare la {p. 98}conception fondamentale. —  Conditions de la raison humaine. —  Quelle est dans Shakspeare la faculté maîtresse. —  Conditions de la représentation exacte.

I §

Lorsqu’une civilisation nouvelle amène un art nouveau à la lumière, il y a dix hommes de talent qui expriment à demi l’idée publique autour d’un ou deux hommes de génie qui l’expriment tout à fait : Guilhem de Castro, Pérès de Montalvan, Tirso de Molina, Ruiz de Alarcon, Augustin Moreto, autour de Calderon et de Lope ; Crayer, Van Oost, Romboust, Van Thulden, Van Dyck, Honthorst, autour de Rubens ; Ford, Marlowe, Massinger, Webster, Beaumont, Fletcher, autour de Shakspeare et de Ben Jonson. Les premiers forment le chœur, les autres sont les coryphées. C’est le même morceau qu’ils chantent ensemble, et dans tel passage le choriste est l’égal du chef ; mais ce n’est que dans un passage. Ainsi, dans les drames qu’on vient de citer, le poëte parfois atteint au sommet de son art, rencontre un personnage complet, un éclat de passion sublime ; puis il retombe, tâtonne parmi les demi-réussites, les figures ébauchées, les imitations affaiblies, et enfin se réfugie dans les procédés du métier. Ce n’est pas chez lui, c’est chez les grands hommes, chez Ben Jonson et Shakspeare qu’il faut aller chercher l’achèvement de son idée et la plénitude de son art.

{p. 99}« Nombreux étaient les combats d’esprit108 entre Shakspeare et Ben Jonson au club de la Sirène. Je les considérais tous deux, l’un comme un grand galion espagnol, et l’autre comme un vaisseau de guerre anglais ; maître Jonson, comme le galion, était exhaussé en savoir, solide, mais lent dans ses évolutions ; Shakspeare, comme le vaisseau de guerre anglais, moindre pour la masse, mais plus léger voilier, pouvait tourner à toute marée, virer de bord, et tirer avantage de tous les vents par la promptitude de son esprit et de son invention. » Au physique et au moral, voilà tout Jonson, et ses portraits ne font qu’achever cette esquisse si juste et si vive : un personnage vigoureux, pesant et rude ; un large et long visage, déformé de bonne heure par le scorbut, une solide mâchoire, de vastes joues, les organes des passions animales aussi développés que ceux de l’intelligence, le regard dur d’un homme en colère, ou voisin de la colère ; ajoutez-y un corps d’athlète, et vers quarante ans, « une démarche lourde et disgracieuse, un ventre en forme de montagne109. » Voilà les dehors, le dedans y est conforme. C’est un véritable Anglais, grandement et grossièrement charpenté, énergique, batailleur, orgueilleux, souvent morose et enclin aux bizarres imaginations du spleen. Il contait à Drummond qu’il était demeuré une nuit entière, « s’imaginant qu’il voyait les Carthaginois et {p. 100}les Romains combattre sur son orteil110. » Non que de fond il soit mélancolique ; au contraire, il aime à sortir de lui-même par la large et bruyante gaieté débridée, par la conversation abondante et variée, avec l’aide du bon vin des Canaries, dont il s’abreuve, et qui a fini par devenir pour lui une nécessité ; ces gros corps de bouchers flegmatiques ont besoin de la généreuse liqueur qui leur rend du ton, et leur tient lieu du soleil qui leur manque. D’ailleurs expansif, hospitalier, prodigue même, avec une franche verve imprudente111, jusqu’à s’abandonner complétement devant l’Écossais Drummond, son hôte, un pédant rigoriste et malveillant, qui a mutilé ses idées et vilipendé son caractère. Pour ce qui est de sa vie, elle est en harmonie avec sa personne ; car il a beaucoup pâti, beaucoup combattu et beaucoup osé. Il étudiait à Cambridge, quand son beau-père, maître maçon, le rappela et le mit à la truelle. Il s’échappa, s’engagea comme volontaire dans l’armée des Pays-Bas, tua et dépouilla un homme en combat singulier, à la vue des deux armées. Vous voyez qu’il était homme d’action corporelle, et que pour ses débuts, il avait exercé ses membres112. De retour en Angleterre, âgé de dix-neuf ans, il monta sur les planches pour gagner sa vie, et se mit aussi à remanier des drames. Ayant été provoqué, il se battit, tua son adversaire et {p. 101}fut grièvement blessé ; là-dessus, il fut jeté en prison et se trouva « voisin de la potence. » Un prêtre catholique le visita et le convertit ; au sortir de prison, sans le sou, n’ayant que vingt ans, il se maria. Enfin, deux ans après, il parvint à faire jouer sa première pièce. Les enfants arrivaient, il fallait leur gagner du pain, et il n’était pas pour cela d’humeur à suivre la route battue, étant persuadé qu’il fallait mettre dans la comédie « une belle philosophie », une noblesse et une dignité particulières, suivre les exemples des anciens, imiter leur sévérité et leur correction, dédaigner le tapage théâtral et les grossières invraisemblances où la canaille se complaît. Il proclama tout haut son projet dans ses préfaces, railla durement ses adversaires, étala fièrement en scène113 ses doctrines, sa morale et sa personne. Il gagna ainsi des ennemis acharnés, qui le diffamèrent outrageusement en plein théâtre, qu’il exaspéra par la violence de ses satires, et contre lesquels il lutta sans trêve et jusqu’à la fin. Bien plus, il s’érigea en juge de la corruption publique, attaqua rudement les vices régnants, « sans craindre le poison des courtisanes, ni les poignards des coupe-jarrets. » Il traita ses auditeurs en écoliers, et leur parla toujours en censeur et en maître. Au besoin, il risquait davantage. Marston et Chapman, ses camarades, avaient été mis en prison pour un mot irrévérencieux d’une de leurs pièces, et le bruit courait qu’ils allaient avoir le nez et les {p. 102}oreilles coupés. Jonson, qui avait pris part à la pièce, alla volontairement se constituer prisonnier, et obtint leur grâce. À son retour, dans le repas des réjouissances, sa mère lui montra un violent poison qu’elle aurait mis dans sa boisson pour le soustraire à la sentence, et « pour montrer qu’elle n’était pas poltronne, ajoute Jonson, elle était résolue à boire la première. » On voit qu’en fait d’actions vigoureuses, il trouvait des exemples dans sa famille. Vers la fin de sa vie, l’argent lui manqua ; il était libéral, imprévoyant, et ses poches avaient été toujours trouées, comme sa main toujours ouverte ; quoiqu’il eût écrit immensément, il était obligé d’écrire encore afin de vivre. La paralysie vint, le scorbut redoubla, l’hydropisie commençait. Il ne pouvait plus quitter sa chambre, ni marcher sans aide. Ses dernières pièces ne réussissaient point. « Si vous attendiez plus que vous n’avez eu ce soir, disait-il dans un épilogue114, songez que l’auteur est malade et triste… Tout ce que sa langue débile et balbutiante implore, c’est que vous n’imputiez point la faute à sa cervelle, qui est encore intacte, quoique enveloppée de douleur et incapable de tenir longtemps encore115. » Ses ennemis l’injuriaient brutalement, raillaient « son Pégase {p. 103}poussif », son ventre enflé, sa tête malade116. Son collègue, Inigo Jones, lui ôtait le patronage de la Cour. Il était obligé de mendier un secours d’argent auprès du lord trésorier, puis auprès du comte de Newcastle ; sa triste « muse bloquée, claquemurée, étriquée, clouée à son lit, incapable de retrouver la santé ou même le souffle117 », haletait et peinait pour ramasser quelque idée ou obtenir quelque aumône. Sa femme et ses enfants étaient morts ; il vivait seul, délaissé, servi par une vieille femme. Ainsi traîne et finit presque toujours lugubrement et misérablement le dernier acte de la comédie humaine ; au bout de tant d’années, après tant d’efforts soutenus, parmi tant de gloire et de génie, on aperçoit un pauvre corps affaibli qui radote et agonise entre une servante et un curé.

II §

Voilà une vie de combattant, bravement portée, digne du seizième siècle par ses traverses et son {p. 104}énergie ; partout le courage et la force ont surabondé. Peu d’écrivains ont travaillé plus consciencieusement et davantage ; son savoir était énorme, et dans ce temps des grands érudits, il fut un des meilleurs humanistes de son temps, aussi profond que minutieux et complet, ayant étudié les moindres détails et compris le véritable esprit de la vie antique. Ce n’était pas assez pour lui de s’être rempli des auteurs illustres, d’avoir leur œuvre entière incessamment présente, de semer volontairement et involontairement toutes ses pages de leurs souvenirs. Il s’enfonçait dans les rhéteurs, dans les critiques, dans les scoliastes, dans les grammairiens et les compilateurs de bas étage ; il ramassait des fragments épars ; il prenait des caractères, des plaisanteries, des délicatesses dans Athénée, dans Libanius, dans Philostrate. Il avait si bien pénétré et retourné les idées grecques et romaines, qu’elles s’étaient incorporées aux siennes. Elles entrent dans son discours sans disparate ; elles renaissent en lui aussi vivantes qu’au premier jour ; il invente lors même qu’il se souvient. En tout sujet il portait cette soif de science, et ce don de maîtriser sa science. Il savait l’alchimie quand il écrivit l’Alchimiste. Il manie les alambics, les cornues, les récipients, comme s’il avait passé sa vie à chercher le grand œuvre. Il explique l’incinération, la calcination, l’imbibition, la rectification, la réverbération, aussi bien qu’Agrippa et Paracelse. S’il traite des cosmétiques118, il en étale toute une boutique ; on ferait avec {p. 105}ses pièces un dictionnaire des jurons et des habits des courtisans ; il semble spécial en tout genre. Une preuve de force encore plus grande, c’est que son érudition ne nuit point à sa verve ; si lourde que soit la masse dont il se charge, il la porte sans fléchir. Cet étonnant amas de lectures et d’observations s’ébranle en un moment tout entier et tombe comme une montagne sur le lecteur accablé. Il faut écouter sir Épicure Mammon dérouler le tableau des magnificences et des débauches où il va se plonger quand il saura fabriquer l’or. Les impudicités raffinées et effrénées de la décadence romaine, les obscénités splendides d’Héliogabale, les fantaisies gigantesques du luxe et de la luxure, les tables d’or comblées de mets étrangers, les breuvages de perles dissoutes, la nature dépeuplée pour fournir un plat, les attentats accumulés par la sensualité contre la nature, la raison et la justice, le plaisir de braver et d’outrager la loi, toutes ces images passent devant les yeux avec l’élan du torrent et la force d’un grand fleuve. Phrase sur phrase, coup sur coup, les idées et les faits viennent dans le dialogue peindre une situation, manifester un personnage, dégorgés de cette mémoire profonde, dirigés par cette solide logique, précipités par cette réflexion puissante. Il y a plaisir à le voir marcher sous le poids de tant d’observations et de souvenirs, chargé de détails techniques et de réminiscences érudites, sans s’égarer ni se ralentir, véritable « Béhémoth littéraire », pareil à ces éléphants de guerre qui recevaient sur leur dos des tours, des hommes, des {p. 106}armures, des machines, et sous cet attirail couraient aussi vite qu’un cheval léger.

Dans le grand élan de cette pesante démarche, il trouve une voie qui lui est propre. Il a son style. L’érudition et l’éducation classiques l’ont fait classique, et il écrit à la façon de ses modèles grecs et de ses maîtres romains. Plus on étudie les races et les littératures latines par contraste avec les races et les littératures germaniques, plus on arrive à se convaincre que le don propre et distinctif des premières est l’art de développer, c’est-à-dire d’aligner les idées en files continues, selon les règles de la rhétorique et l’éloquence, par des transitions ménagées, avec un progrès régulier, sans heurts ni sauts. Jonson a pris dans le commerce des anciens l’habitude de décomposer les idées, de les dérouler pièce à pièce et dans leur ordre naturel, de se faire comprendre et de se faire croire. De la pensée première à la conclusion finale, il conduit le lecteur par une pente continue et uniforme. Chez lui la route ne manque jamais comme dans Shakspeare. Il n’avance point comme les autres par des intuitions brusques, mais par des déductions suivies ; on peut marcher, chez lui, on n’a pas besoin de bondir, et l’on est perpétuellement maintenu dans la droite voie : les oppositions de mots rendent sensibles les oppositions de pensées ; les phrases symétriques guident l’esprit à travers les idées difficiles ; ce sont comme des barrières mises des deux côtés du chemin pour nous empêcher de tomber dans les fossés. Nous ne rencontrons point sur notre route d’images extraordinaires, {p. 107}soudaines, éclatantes, capables de nous éblouir et de nous arrêter ; nous voyageons éclairés par des métaphores modérées et soutenues ; Jonson a tous les procédés de l’art latin ; même quand il veut, surtout en sujets latins, il a les derniers, les plus savants, la concision brillante de Sénèque et Lucain, les antithèses équarries, équilibrées, limées, les artifices les plus heureux et les plus étudiés de l’architecture oratoire119. Les autres poëtes sont presque des visionnaires, Jonson est presque un logicien.

De là son talent, ses succès et ses fautes ; s’il a un meilleur style et de meilleurs plans que les autres, il n’est pas comme eux créateur d’âmes. Il est trop théoricien, trop préoccupé des règles. Ses habitudes de raisonnement le gênent quand il veut dresser et mouvoir des hommes complets et vivants. On n’est guère capable d’en former, à moins d’avoir comme Shakspeare l’imagination d’un voyant. La personne humaine est si complexe que le logicien qui aperçoit successivement ses diverses parties ne peut guère les parcourir toutes, ni surtout les rassembler en un éclair, pour produire la réponse ou l’action dramatique dans laquelle elles se concentrent et qui doit les manifester. Pour découvrir ces actions et ces réponses, il faut une sorte d’inspiration et de fièvre. L’esprit agit alors comme un rêve. Les personnages se meuvent en lui, presque sans son concours ; il attend qu’ils {p. 108}parlent, il demeure immobile, écoutant leurs voix, tout recueilli, de peur de déranger le drame intérieur qu’ils vont jouer dans son âme. C’est là tout son artifice : les laisser faire. Il est tout étonné de leurs discours, et il les note en oubliant que c’est lui qui les invente. Leur tempérament, leur caractère, leur éducation, leur genre d’esprit, leur situation, leur attitude et leurs actions forment en lui un tout si bien lié, et se réunissent si promptement en êtres palpables et solides, qu’il n’ose attribuer à sa réflexion ni à son raisonnement une création si vaste et si rapide. Les êtres s’organisent en lui comme dans la nature, c’est-à-dire d’eux-mêmes et par une force que les combinaisons de son art ne remplacent pas120. Jonson n’a, pour la remplacer, que les combinaisons de l’art. Il choisit une idée générale, la ruse, la sottise, la sévérité, et en fait un personnage. Ce personnage s’appelle Critès, Asper, Sordido, Deliro, Pecunia, Subtil, et le nom transparent indique la méthode logique qui l’a formé. Le poëte a pris une qualité abstraite, et, construisant toutes les actions qu’elle peut produire, il la promène sur le théâtre en habits d’homme. Ses personnages, comme les caractères de la Bruyère et Théophraste, sont fabriqués à force de solides déductions. Tantôt c’est un vice choisi dans les catalogues de la philosophie morale, la sensualité acharnée après l’or ; cette double inclination perverse devient un personnage, sir Épicure Mammon ; devant l’alchimiste, devant le {p. 109}famulus, devant son ami, devant sa maîtresse, en public ou seul, toutes ses paroles expriment la convoitise du plaisir et de l’or, et n’expriment rien de plus121. Tantôt c’est une manie extraite des sophistes anciens, le bavardage avec horreur du bruit ; cette formule de pathologie mentale devient un personnage, Morose ; le poëte a l’air d’un médecin qui aurait pris à tâche de noter exactement toutes les envies de parler, tous les besoins de silence, et de ne point noter autre chose. Tantôt il détache un ridicule, une affectation, un genre de sottise, parmi les mœurs des élégants et des gens de cour ; c’est une manière de jurer, un style extravagant, l’habitude de gesticuler, ou toute autre bizarrerie contractée par vanité ou par mode. Le héros qu’il en affuble en est surchargé. Il disparaît sous son accoutrement énorme ; il le traîne partout avec lui ; il ne peut le quitter une minute. On ne découvre plus l’homme sous l’habit ; il a l’air d’un mannequin accablé sous un manteau trop lourd. —  Quelquefois, sans doute, ces habitudes de construction géométrique produisent des personnages à peu près vivants. Bobadil, le fanfaron grave, le capitaine Tucca, matamore mendiant, bouffon inventif, parleur bizarre, le voyageur Amorphus, docteur pédant de belles manières, caparaçonné de phrases excentriques, font autant d’illusion qu’on en désire ; mais c’est parce qu’ils sont des grotesques de passage et des personnages bas. On {p. 110}n’exige pas qu’un poëte étudie de pareilles âmes ; il suffit qu’il découvre en elles trois ou quatre traits dominants ; peu importe si elles s’offrent toujours dans la même attitude ; elles font rire comme la comtesse d’Escarbagnas ou tel Fâcheux de Molière ; on ne leur demande rien de plus. Au contraire, les autres fatiguent et rebutent. Ce sont des masques de théâtre, et non des figures vivantes. Contractés par une expression fixe, ils persistent jusqu’au bout de la pièce dans leur grimace immobile ou dans leur froncement éternel. Un homme n’est pas une passion abstraite. Il frappe à son empreinte personnelle les vices et les vertus qu’il possède. Ces vices et ces vertus reçoivent en descendant en lui un tour et une figure qu’ils n’ont pas dans les autres. Personne n’est la sensualité pure. Prenez mille débauchés, vous trouverez mille manières d’être débauché ; car il y a mille routes, mille circonstances et mille degrés dans la débauche ; pour que sir Épicure Mammon fût un être réel, il fallait lui donner l’espèce de tempérament, le genre d’éducation, la nature d’imagination qui produisent la sensualité. Quand on veut construire un homme, il faut creuser jusqu’aux fondements de l’homme, c’est-à-dire, se définir à soi-même la structure de sa machine corporelle et l’allure primitive de son esprit. Jonson n’a pas creusé assez avant, et ses constructions sont incomplètes ; il a bâti à fleur de terre, et il n’a bâti qu’un étage. Il n’a point connu tout l’homme, et il a ignoré le fond de l’homme ; il a mis en scène et rendu sensibles des traités de morale, des fragments d’histoire et des morceaux de satire ; {p. 111}il n’a point imprimé de nouveaux êtres dans l’imagination du genre humain.

Tous les autres dons, il les a, et d’abord les dons classiques, en premier lieu le talent de composer. Pour la première fois nous voyons un plan suivi, combiné, une intrigue complète qui a son commencement, son milieu et sa fin, des actions partielles bien agencées, bien rattachées, un intérêt qui croît et n’est jamais suspendu, une vérité dominante que tous les événements concourent à prouver, une idée maîtresse que tous les personnages concourent à mettre en lumière, bref, un art semblable à celui que Molière et Racine vont appliquer et enseigner. Il ne prend pas comme Shakspeare un roman de Greene, une chronique d’Holinshed, une vie de Plutarque, tels quels, pour les découper en scènes, sans calcul des vraisemblances, indifférent à l’ordre, à l’unité, occupé seulement de mettre en pied des hommes, parfois égaré dans des rêveries poétiques, et au besoin concluant subitement la pièce par une reconnaissance ou une tuerie. Il se gouverne et gouverne ses personnages ; il veut et sait tout ce qu’ils font et tout ce qu’il fait. —  Mais par-dessus les habitudes d’ordonnance latine, il possède la grande faculté de son siècle et de sa race, le sentiment du naturel et de la vie, la connaissance exacte du détail précis, la force de manier franchement, audacieusement, les passions franches. Chez aucun écrivain du temps, ce don ne manque ; ils n’ont point peur des mots vrais, des détails choquants et frappants d’alcôve et de médecine ; la pruderie de {p. 112}l’Angleterre moderne et la délicatesse de la France monarchique ne viennent point voiler les nudités de leurs figures ou atténuer le coloris de leurs tableaux. Ils vivent librement, largement, au milieu des choses vivantes ; ils voient les convoitises s’agiter, s’élancer sans pudeur, sans hypocrisie, sans adoucissement, et ils les montrent telles qu’ils les voient, celui-ci aussi hardiment, quelquefois plus hardiment que les autres, étayé comme il l’est sur la vigueur et la rudesse de son tempérament d’athlète, sur l’exactitude et l’abondance extraordinaire de ses observations et de sa science. Joignez-y encore sa noblesse morale, son âpreté, sa puissante colère grondante, exaspérée et acharnée contre les vices, sa volonté roidie par l’orgueil et la conscience, « sa main armée et résolue à dépouiller, à mettre nues, comme au jour de leur naissance, les folies débraillées de son siècle, à imprimer sur leurs flancs éhontés les sillons de son fouet d’acier122  » ; par-dessus tout le dédain des basses complaisances, le mépris affiché « pour les esprits éreintés qui trottent d’un pied écloppé aux gages du vulgaire », l’enthousiasme, l’amour profond « de la Muse bienheureuse, {p. 113}âme de la science et reine des âmes, qui, portée sur les ailes de son immortelle pensée, repousse la terre d’un pied dédaigneux, et va heurter la porte du ciel123. » Voilà les forces qu’il a portées dans le drame et dans la comédie ; elles étaient assez grandes pour lui faire une grande place et une place à part.

III §

Aussi bien, quoi qu’il fasse, quels que soient ses défauts, sa morgue, sa dureté de touche, sa préoccupation de la morale et du passé, ses instincts d’antiquaire et de censeur, il n’est jamais petit ni plat. En vain, dans ses tragédies latines, Séjan, Catilina, il s’enchaîne dans le culte des vieux modèles usés de la décadence romaine ; il a beau faire l’écolier, fabriquer des harangues de Cicéron, insérer des chœurs imités de Sénèque, {p. 114}déclamer à la façon de Lucain et des rhéteurs de l’empire, il atteint plus d’une fois l’accent vrai ; à travers la pédanterie, la lourdeur, l’adoration littéraire des anciens, la nature a fait éruption ; il retrouve du premier coup les crudités, les horreurs, la lubricité grandiose, la dépravation effrontée de la Rome impériale ; il manie et met en action les concupiscences et les férocités, les passions de courtisanes et de princesses, les audaces d’assassins et de grands hommes qui ont fait les Messaline, les Agrippine, les Catilina et les Tibère124. On va droit au but et intrépidement dans cette Rome ; la justice et la pitié n’y sont point des barrières. Parmi ces mœurs de conquérants et d’esclaves, la nature humaine s’est renversée, et la corruption comme la scélératesse y sont regardées comme des marques de perspicacité et d’énergie. Voyez dans Séjan l’assassinat se comploter et se pratiquer avec un sang-froid admirable. Livie discute avec Séjan les moyens d’empoisonner son mari, en style net, sans phrases, comme s’il s’agissait d’un procès à gagner ou d’un dîner à rendre. Point de demi-mots, point d’hésitation, point de remords dans la Rome de Tibère. La gloire et la vertu consistent dans la puissance ; les scrupules sont faits pour les âmes viles ; le propre d’un cœur haut est de tout désirer et de tout oser. « Ici, la conscience est une souillure, la fortune tient lieu de vertu, la passion de loi, la complaisance de talent, le gain de gloire, et tout le reste {p. 115}est vain. » Ravi de cette grandeur d’âme, Séjan s’écrie :

Royale princesse ;
À présent que je vois votre sagesse ; votre jugement ; votre énergie,
Votre décision et votre promptitude à saisir les moyens
De votre bien et de votre grandeur, je proteste
Que je me sens tout enflammé et tout brûlé

D’amour pour vous125.

Ce sont les amours d’un loup et d’une louve ; il la loue d’être si prompte à tuer. Et voyez en un instant les habitudes de la prostituée derrière les mœurs de l’empoisonneuse ; Séjan sort, et sur-le-champ, en vraie courtisane, elle s’est tournée vers son médecin, lui disant : « Quel teint ai-je aujourd’hui ? —  Très-bon, très-clair ! Le fard était bien appliqué. Pourtant la céruse a un peu déteint au soleil. Vous auriez dû vous servir de l’huile blanche que je vous ai donnée. » Il tire la fiole de sa poche, et la farde sur les deux joues. Entre chaque coup de pinceau, ils parlent du meurtre qu’ils viennent de concerter, de ce qu’elle a fait pour Séjan, de ce que Séjan a fait pour elle. « Il a chassé sa femme, la belle Apicata. » — « Ne l’ai-je pas payé en lui livrant tous les secrets de Drusus ? —  Il faudra, madame, que vous employiez la poudre que je vous ai prescrite pour nettoyer vos dents, et la pommade {p. 116}que je vous ai préparée pour adoucir la peau. Une dame ne peut être trop soigneuse de sa beauté, quand elle veut garder le cœur d’un personnage comme celui que vous avez conquis126. »

Quand voulez-vous prendre médecine, madame ?

LIVIE.

Quand il le faudra, Eudémus. Mais, d’abord, préparez

La potion de Drusus.

EUDÉMUS.

Si Lygdus était gagné, ce serait fait.
Je l’ai toute prête. Et demain matin
Je vous enverrai un parfum pour amollir
Et faire transpirer ; puis je vous préparerai un bain
Pour éclaircir et nettoyer l’épiderme ; en attendant
Je composerai un nouveau fard excellent
{p. 117}Qui résistera au soleil, au vent, à la pluie,
Que vous pourrez appliquer avec l’haleine ou avec de l’huile,

Comme vous l’aimerez mieux, et qui durera environ quatorze heures127.

Il finit en la félicitant sur son prochain changement de mari : Drusus nuisait à sa santé ; Séjan est très-préférable ; conclusion physiologique et pratique. L’apothicaire romain tient sur même planche la boîte à remèdes, la boîte à cosmétiques et la boîte à poison128.

Là-dessus vous voyez tour à tour se dérouler toutes les scènes de la vie romaine, le marchandage du meurtre, la comédie de la justice, l’impudeur de l’adulation, les angoisses et les fluctuations du sénat. Quand Séjan veut acheter une conscience, il questionne, il plaisante, il tourne autour de l’offre qu’il va faire, il la jette en avant comme par jeu, afin de pouvoir, {p. 118}au besoin, la reprendre ; puis quand le regard intelligent du coquin qu’il marchande lui a montré qu’il est compris : « Point de protestations, mon Eudémus. Tes regards sont des serments pour moi. Hâte-toi seulement. Tu es un homme fait pour faire des consuls129. » — Ailleurs le sénateur Latiaris amène chez lui son ami Sabinus, et s’indigne devant lui contre la tyrannie, souhaite tout haut la liberté, le provoque à parler. Aussitôt deux délateurs qu’il a cachés derrière la porte se jettent sur Sabinus en criant : « Trahison contre César », et le traînent, la face voilée, au tribunal d’où il sortira pour être jeté aux Gémonies. —  Un peu plus loin le sénat s’assemble. Tibère choisit sous main les accusateurs de Latius et leur fait distribuer leurs rôles. Ils chuchotent dans un coin, pendant que l’on redit tout haut :

Vis longtemps et heureux, César, grand et royal César ;
Que les dieux te conservent, et conservent ta modération,
Ta sagesse et ton intégrité. Jupiter,

Protège sa douceur, sa piété, sa diligence, sa libéralité130.

Puis le héraut cite les accusés ; le consul prononce le réquisitoire ; Afer déchaîne contre eux son éloquence {p. 119}meurtrière ; les sénateurs s’échauffent ; on voit à nu, comme dans Tacite et Juvénal, les profondeurs de la servilité romaine, l’hypocrisie, l’insensibilité, la venimeuse politique de Tibère. —  Enfin, après tant d’autres, le tour de Séjan approche. Les Pères entrent inquiets dans le temple d’Apollon ; depuis quelques jours, Tibère semble prendre à tâche de se démentir lui-même ; il élève les amis de son favori et le lendemain il met ses ennemis aux premiers postes. On observe le visage de Séjan et on ne sait que prévoir ; Séjan s’est troublé ; puis, un instant servile, il s’est montré plus arrogant que jamais. Les intrigues se croisent, les rumeurs se contredisent. Macron seul sait le secret de Tibère, et l’on voit les soldats se ranger à la porte du temple, prêts à entrer au premier bruit. On lit la formule de convocation, et le conseil note les noms de ceux qui manquent à l’appel ; puis il fait son rapport et annonce que César « confère à l’homme qu’il aime, au très-honoré Séjan » la dignité et la puissance tribunitienne.

Voici les lettres scellées de son sceau.
Que plaît-il au sénat que l’on fasse ?

SÉNATEURS.

Lisez-les, lisez-les. Qu’on les ouvre. Lisez-les publiquement.

COTTA.

César a honoré beaucoup sa propre grandeur
En prenant cette mesure.

TRIO.

C’est une pensée heureuse,
Et digne de César.

{p. 120}LATIARIS.

Et le personnage qu’elle regarde
En est aussi digne.

HATÉRIUS.

Très-digne.

SANQUINIUS.

Rome ne s’est jamais glorifiée que d’une vertu
Qui pût mettre un frein à l’envie : la vertu de Séjan.

PREMIER SÉNATEUR.

Très-honoré et très-noble !

DEUXIÈME SÉNATEUR.

Bon et grand Séjan !

LE HÉRAUT.

Silence131 !

{p. 121}On lit la lettre de Tibère. Ce sont d’abord de longues phrases obscures et vagues, mêlées de protestations et de récriminations indirectes, qui annoncent quelque chose et ne révèlent rien. Tout d’un coup, paraît une insinuation contre Séjan. Les Pères s’alarment ; mais la ligne qui suit les rassure. Deux phrases plus loin, la même insinuation revient plus précise. « Quelques-uns, dit Tibère, pourraient représenter sa sévérité publique comme l’effet d’une ambition ; dire que sous prétexte de nous servir, il écarte ce qui lui fait obstacle ; alléguer la puissance qu’il s’est acquise par les soldats prétoriens, par sa faction dans la cour et dans le sénat, par les places qu’il occupe, par celles qu’il confère à d’autres, par le soin qu’il a pris de nous pousser, de nous confiner malgré nous dans notre retraite, par le projet qu’il a conçu de devenir notre gendre. » Les Pères se lèvent : « Cela est étrange132 ! » On voit leurs yeux ardents fixés sur la lettre, sur Séjan qui sue et pâlit ; leurs pensées courent à travers toutes les conjectures, et les paroles de la lettre tombent une à une dans un silence de mort, saisies au vol avec une énergie d’attention dévorante. {p. 122}Ils sondent anxieusement les profondeurs de ces phrases tortueuses, tremblant de se compromettre auprès du favori ou auprès du maître, sentant tous qu’ils doivent comprendre sous peine de vie. « Vos sagesses, Pères conscrits, peuvent examiner et censurer ces suppositions. Mais, si elles étaient livrées à notre jugement qui veut absoudre, nous ne craindrions pas de les déclarer, comme c’est notre avis, très-malicieuses. » — « Oh ! il a tout réparé. Écoutez ! » — « Cependant on offre de les prouver, et les dénonciateurs y engagent leur vie133. » Sur ce mot, la lettre devient menaçante. Les voisins de Séjan le quittent : « Plus loin ! plus loin ! Laissez-nous passer ! » Le pesant Sanquinius saute en haletant par-dessus les bancs pour s’enfuir. Les soldats entrent, puis Macron. Et voici qu’enfin la lettre ordonne d’arrêter Séjan. On le charge d’injures : « Hors d’ici, —  au cachot, —  il le mérite. —  Couronnons toutes nos portes de lauriers, —  qu’on prenne un bœuf aux cornes dorées, avec des guirlandes, et qu’on le mène sur-le-champ au Capitole, —  et qu’on le sacrifie à Jupiter pour le salut de César. —  Qu’on efface les titres du traître. —  Jetez à bas ses images et ses statues. —  Liberté, {p. 123}liberté, liberté ! Louange à Macron qui a sauvé Rome134. » Ce sont les aboiements d’une meute furieuse, lâchée enfin contre celui sous qui elle rampait et qui longtemps l’abattue et meurtrie. Jonson trouvait dans son âme énergique l’énergie de ces passions romaines ; et la lucidité de son esprit jointe à sa science profonde, impuissantes pour construire des {p. 124}caractères, lui fournissaient les idées générales et les détails frappants qui suffisent pour composer les peintures de mœurs.

IV §

Aussi bien, c’est de ce côté qu’il a tourné son talent ; presque toute son œuvre consiste en comédies, non pas sentimentales et fantastiques comme celles de Shakspeare, mais imitatives et satiriques, faites pour représenter et corriger les ridicules et les vices. C’est un genre nouveau qu’il apporte ; là-dessus il a une doctrine ; ses maîtres sont les anciens, Térence et Plaute. Il observe presque exactement l’unité de temps et de lieu. Il se moque des auteurs qui, dans la même pièce, « montrent le même personnage au berceau, homme fait et vieillard de soixante ans, qui, avec trois épées rouillées et des mots longs d’une toise, font défiler devant vous toutes les guerres d’York et de Lancastre, qui tirent des pétards pour effrayer les dames, renversent des trônes disjoints pour amuser les enfants135. » Il veut présenter sur la scène « des actions {p. 125}et des paroles telles qu’on les rencontre dans le monde, donner une image de son temps, jouer avec les folies humaines. » Plus de « monstres, mais des hommes », des hommes comme nous en voyons dans la rue, avec leurs travers et leur humeur, avec « cette singularité prédominante qui, emportant du même côté toutes leurs puissances et toutes leurs passions », les marque d’une empreinte unique136. C’est ce caractère saillant qu’il met en lumière, non pas avec une curiosité d’artiste, mais avec une haine de moraliste. « Je les flagellerai, ces singes, et je leur étalerai devant leurs beaux yeux un miroir aussi large que le théâtre sur lequel nous voici. Ils y verront les difformités du temps disséquées jusqu’au dernier nerf et jusqu’au dernier muscle, avec un courage ferme et le mépris de la crainte… Ma rigide main a été faite pour saisir le vice d’une prise violente, pour le tordre, pour exprimer la sottise de ces âmes d’éponge qui vont léchant toutes les basses vanités137. » Sans doute un {p. 126}parti pris si fort et si tranché peut nuire au naturel dramatique ; bien souvent les comédies de Jonson sont roides ; ses personnages sont des grotesques, laborieusement construits, simples automates ; le poëte a moins songé à faire des êtres vivants qu’à assommer un vice ; les scènes s’agencent ou se heurtent mécaniquement ; on aperçoit le procédé, on sent partout l’intention satirique ; l’imitation délicate et ondoyante manque, et aussi la verve gracieuse, abondante de Shakspeare. Mais que Jonson rencontre des passions âpres, visiblement méchantes et viles, il trouvera dans son énergie et dans sa colère le talent de les rendre odieuses et visibles, et produira le Volpone, œuvre sublime, la plus vive peinture des mœurs du siècle, où s’étale la pleine beauté des convoitises méchantes, où la luxure, la cruauté, l’amour de l’or, l’impudeur du vice, déploient une poésie sinistre et splendide, digne d’une bacchanale du Titien138. Dès la première scène tout cela éclate :

« Salut au jour, dit Volpone, et ensuite à mon or !

Ouvre la châsse que je puisse voir mon saint ! »

{p. 127}Ce saint, ce sont des piles d’or, de joyaux, de vaisselle précieuse.

Salut, âme du monde et la mienne ! Ô fils du soleil,
Plus brillant que ton père, laisse-moi te baiser
Avec adoration, toi et tous ces trésors,

Reliques sacrées de cette chambre bénite139.

Un instant après, le nain, l’eunuque et l’androgyne de la maison entonnent une sorte d’intermède païen et fantastique ; ils chantent en vers bizarres les métamorphoses de l’androgyne qui d’abord fut l’âme de Pythagore. Nous sommes à Venise, dans le palais du Magnifico Volpone. Ces créatures difformes, cette splendeur de l’or, cette bouffonnerie poétique et étrange, transportent à l’instant la pensée dans la cité sensuelle, reine des vices et des arts.

Le riche Volpone vit à l’antique. Sans enfants ni parents, jouant le malade, il fait espérer son héritage à tous ses flatteurs, reçoit leurs dons, « promène la cerise le long de leurs lèvres, la choque contre leur bouche, puis la retire140 », heureux de prendre leur or, mais encore plus de les tromper, artiste en méchanceté comme en avarice, et aussi content de regarder {p. 128}une grimace de souffrance que le scintillement d’un rubis.

On voit arriver l’avocat Voltore portant une large pièce d’argenterie. Volpone se jette sur son lit, s’enveloppe de fourrures, entasse ses oreillers, et tousse à rendre l’âme. « Je vous remercie, seigneur Voltore. Où est la pièce d’argenterie ? Mes yeux sont mauvais. Votre affection ne restera pas sans récompense. Je ne puis durer longtemps. Je sens que je m’en vas. Ah ! ah ! ah ! ah ! » Il ferme les yeux comme épuisé. « Suis-je héritier ? » dit Voltore au parasite Mosca141.

mosca.

Si vous l’êtes !
Je vous supplie, seigneur, promettez-moi
De me mettre au nombre de vos gens. Toutes mes espérances
Reposent sur votre seigneurie. Je suis perdu
Si le soleil levant ne brille pas sur moi.

voltore.

Il brillera sur toi, et il te réchauffera aussi, Mosca.

{p. 129}mosca.

Seigneur, je ne suis pas l’homme qui ai rendu à votre grâce
Les plus mauvais offices. Je porte ici vos clefs,
Je veille à ce que tous vos coffres et cassettes soient fermés,
Je garde le pauvre inventaire de vos joyaux,
Argent et vaisselle ; je suis votre intendant, seigneur,
L’économe de vos biens.

voltore.

Mais suis-je seul héritier ?

mosca.

Sans associé, seigneur, confirmé de ce matin.
La cire est chaude encore, et l’encre à peine séchée
Sur le parchemin.

voltore.

Heureux, heureux homme que je suis !
Par quelle bonne chance ; cher Mosca ?

mosca.

Votre mérite, seigneur.
Je n’y connais pas d’autre cause.

Et il lui détaille l’affluence des biens où il va nager, l’or qui va ruisseler sur lui, l’opulence qui va couler dans sa maison comme un fleuve. « Quand {p. 130}voulez-vous que je vous apporte votre inventaire, seigneur ? ou bien la copie du testament ? » C’est avec ces paroles précises, avec ces détails sensibles qu’on allume les imaginations. Aussi, coup sur coup, les héritiers accourent comme des bêtes de proie. Le second est un vieil avare, Corbaccio, sourd, cassé, presque mourant, et qui pourtant espère survivre à Volpone. Pour en être plus sûr, il voudrait bien lui faire donner par Mosca un bon narcotique. Il l’a sur lui, cet excellent narcotique, il l’a fait préparer sous ses yeux, il le propose. Sa joie en trouvant Volpone plus malade que lui est d’un comique amer. « Comment va-t-il ? »

MOSCA.

Sa bouche est toujours entr’ouverte, et ses paupières fermées.

CORBACCIO.

Bon.

MOSCA.

Un engourdissement glacial roidit tous ses membres
Et fait que sa chair a la couleur du plomb.

CORBACCIO.

Cela est bon.

MOSCA.

Son pouls est lent et éteint.

CORBACCIO.

Bons symptômes encore.

MOSCA.

Et de son cerveau… (Mosca crie plus haut.)

CORBACCIO.

Je t’entends. Bon.

MOSCA.

Coule une sueur froide, avec une humeur
Qui suinte continuellement des coins de ses yeux ramollis.

{p. 131}CORBACCIO.

Est-ce possible ? Moi, je suis mieux, hé ! hé !
Où en sont les éblouissements de sa tête ?

MOSCA.

Oh ! seigneur, il a passé l’éblouissement. À présent
Il a perdu le sentiment ; il a cessé de râler.
À peine pourriez-vous reconnaître qu’il respire.

CORBACCIO.

Excellent ! excellent ! Certainement je lui survivrai.
Cela me rajeunit de vingt ans.

« Si vous voulez hériter, le moment est bon. Mais ne vous laissez pas prévenir. Le seigneur Voltore vient d’apporter une pièce d’argenterie. —  Tiens, Mosca, dit Corbaccio, regarde. Voici un sac de sequins qui pèsera dans la balance plus que sa pièce d’argenterie. —  Faites mieux encore. Déshéritez votre fils, instituez Volpone héritier, et envoyez-lui votre testament. —  Oui, j’y avais pensé. —  Cela sera d’un effet souverain. Déshériter un fils si brave, d’un si grand mérite ! Résistera-t-il à une telle marque de tendresse ? —  Tu dis bien, oui, mais l’idée est de moi. —  D’ailleurs, vous êtes si certain de lui survivre. —  Sans doute. —  Avec une santé florissante comme la vôtre. —  Cela est vrai142. » Et il s’en va clopinant, n’entendant pas les injures et les bouffonneries qu’on lui lance, tant il est sourd.

{p. 132}Lui parti, arrive le marchand Corvino, qui apporte une perle d’Orient et un diamant superbe. « Suis-je héritier ?-Oui ; Voltore, Corbaccio et cent autres étaient là, bouches béantes, affamés de l’héritage. J’ai pris plume, papier et encre, et je lui ai demandé qui il voulait pour héritier ? —  Corvino. —  Qui pour exécuteur testamentaire ? Corvino. À toutes les questions, il se taisait, j’ai interprété comme marque de consentement les signes de tête qu’il faisait par pure faiblesse. —  Ô mon cher Mosca ! Mais a-t-il des enfants ? —  Des bâtards, une douzaine ou davantage, qu’il a engendrés de mendiantes, de bohémiennes, de juives, de mauresses, quand il était ivre. N’ayez pas peur, il n’entend pas. Riez comme moi, maudissez-le, {p. 133}injuriez-le. Voulez-vous que je l’achève ? —  Tout à l’heure, quand je serai parti143. » Corvino part aussitôt ; car les passions d’alors ont toute la beauté de la franchise. Et Volpone, jetant sa robe de malade, s’écrie :

Mon divin Mosca !
Aujourd’hui tu t’es surpassé toi-même. Voyons :
Un diamant, de l’argenterie, des sequins ;
Une bonne matinée… Prépare-moi
De la musique, des danses, des banquets, toutes les délices.
Le Turc n’est pas plus sensuel dans ses plaisirs

Que le sera Volpone144.

{p. 134}Sur cette invitation, Mosca lui fait le plus voluptueux portrait de la femme de Corvino, Célia. Blessé d’un désir soudain, Volpone se déguise en charlatan, et va chanter sous les fenêtres avec une verve d’opérateur ; car il est comédien par nature, en véritable Italien, parent de Scaramouche, aussi bien sur la place publique que dans sa maison. Une fois qu’il a vu Célia, il la veut à tout prix. « Mosca, prends mes clefs : or, argenterie, joyaux, tout est à ta dévotion. Emploie-les à ta volonté. Engage-moi, vends-moi moi-même. Seulement, en ceci contente mon désir145. » Mosca va dire à Corvino que l’huile d’un charlatan a guéri son maître, qu’on cherche quelque jolie fille pour achever la cure. « N’avez-vous pas quelque parente ? un des docteurs a offert sa fille. —  Le misérable ! crie Corvino. Le misérable convoiteux[NM] ! » Lui, l’intraitable jaloux, il se trouve peu à peu conduit à offrir sa femme. Il a trop donné déjà. Il ne veut pas perdre ses avances. Il est comme le joueur à demi ruiné, qui d’une main convulsive jette sur le tapis le reste de sa fortune. Il amène cette pauvre {p. 135}douce femme qui pleure et résiste. Excité par sa propre douleur secrète, il devient furieux146.

Sois damnée !
Mon cœur, je te traînerai hors d’ici, jusque chez moi, par les cheveux.
Je crierai que tu es une catin à travers les rues. Je te fendrai
La bouche jusqu’aux oreilles, et je t’ouvrirai le nez
Comme celui d’un rouget cru. —  Ne me tente pas. Viens,
Cède. Je suis las. —  Par la mort ! J’achèterai quelque esclave
Que je tuerai, et je te lierai à lui vivante,
Et je vous pendrai tous deux à ma fenêtre, inventant
Quelque crime monstrueux, que j’écrirai en grosses lettres
Sur toi avec de l’eau-forte qui mangera ta chair,
Avec des corrosifs brûlants sur cette poitrine obstinée.
Oui, par le sang que tu as enflammé, je le ferai.

CÉLIA.

Seigneur, ce qu’il vous plaira, vous le pouvez. Je suis votre martyre.

CORVINO.

Ne soyez pas ainsi obstinée. Je ne l’ai pas mérité.
Songez qui vous supplie. Je t’en prie, mon amour.
{p. 136}En bonne foi, tu auras des bijoux, des robes, des parures,
Ce que tu pourras imaginer ou demander. —  Va seulement l’embrasser,
Ou touche-le, rien de plus. —  Pour l’amour de moi. À ma prière.
Seulement une fois. —  Non ? non ? Je m’en souviendrai !
Voulez-vous me faire affront ? Avez-vous soif de ma perte147 ?
Là-dessus Mosca se tourne vers Volpone :
Le seigneur Corvino ayant appris la consultation
Qui s’est faite dernièrement pour votre santé, est venu offrir,
Ou plutôt prostituer…

CORVINO.

Merci, cher Mosca.

MOSCA.

Librement, de lui-même, sans être prié…

CORVINO.

Bien.

{p. 137}MOSCA.

Comme la vraie et fervente preuve de son amour,
Sa femme, sa propre femme, sa charmante et vertueuse femme. La seule beauté
Qui ait du prix à Venise.

CORVINO.

Bien présenté148.
Où trouvera-t-on de pareils soufflets lancés et assenés en plein visage par la violente main de la satire ? —  Célia reste seule avec Volpone, qui dépouillant sa feinte maladie, arrive sur elle aussi florissant de jeunesse et de joie, aussi ardent que le jour où, dans les fêtes de la République, il a joué le rôle du bel Antinoüs. Dans son transport, il chante une chanson d’amour ; la volupté aboutit chez lui à la poésie ; car la poésie est alors en Italie la fleur du vice. Il lui étale les perles, les diamants, les escarboucles. Il s’exalte à l’aspect des trésors qu’il fait rouler et étinceler sous ses yeux. « Porte-les, perds-les, il me {p. 138}reste une boucle d’oreille capable de les racheter, et d’acheter tout cet État. »
Une perle qui vaut un patrimoine privé
N’est rien. Nous en mangerons de pareilles en un repas.
Les têtes des perroquets, les langues des rossignols,
Les cervelles des paons et des autruches
Seront nos aliments…
Tes bains seront le jus des giroflées,
L’essence des roses et des violettes,
Le lait des unicornes, le parfum des panthères,
Recueillis dans des outres, et mêlés avec des vins de Crète.
Nous boirons dans l’or et l’ambre travaillés,
Jusqu’à ce que mon toit tourne autour de nos têtes
Emporté par le vertige ; et mon nain dansera,
Mon eunuque chantera, mon bouffon fera des mines,
Pendant que, sous des formes empruntées, nous jouerons les contes d’Ovide,
Toi comme Europe d’abord, et moi comme Jupiter,
Puis moi comme Mars, et toi comme Érycine,
Le reste ensuite jusqu’à ce que nous ayons parcouru
Et fatigué toutes les fables des dieux149.

On reconnaît à ces splendeurs de la débauche, la {p. 139}Venise qui fut le trône de l’Arétin, la patrie du Tintoret et de Giorgione. Volpone saisit Célia. « Ô par conscience ! —  La conscience ? c’est la vertu des mendiants ; cède, ou je t’aurai de force. » Mais tout d’un coup, Bonario, le fils déshérité de Corbaccio, que Mosca avait caché là dans une autre pensée, entre violemment, la délivre, blesse Mosca, et accuse Volpone devant le tribunal d’imposture et de rapt.

Les trois coquins qui prétendent hériter, travaillent tous à sauver Volpone. Corbaccio désavoue son fils, l’accuse de parricide. Corvino déclare sa femme adultère, et maîtresse éhontée de Bonario. Jamais on n’a vu sur la scène une telle énergie de mensonge, une telle franchise de scélératesse. Le mari, qui sait sa femme innocente, est le plus acharné. « Cette femme, sauf le bon plaisir de vos paternités, est une catin, la plus chaude au plaisir… Elle hennit comme une jument. » Il continue en termes toujours plus violents et en descriptions toujours plus précises. Célia s’évanouit. « Parfait ! dit-il. Jolie feinte. Recommencez150. » Ils font apporter Volpone qui a l’air expirant ; ils fabriquent de faux témoignages, et Voltore les fait valoir, de sa langue d’avocat, {p. 140}avec des paroles « qui valent un sequin la pièce. » On met Célia et Bonario en prison, et Volpone est sauvé. Cette imposture publique n’est pour lui qu’une comédie de plus, un joyeux divertissement et un chef-d’œuvre. « Duper la cour, détourner le torrent contre les innocents, c’est un plaisir plus grand que si j’avais joui de la femme151. » Pour achever, il écrit un testament en faveur de Mosca, se fait passer pour mort, et regarde, caché derrière un rideau, les visages des héritiers. Ils viennent de le {p. 141}sauver, tant mieux ; la méchanceté en sera plus grande et plus belle. « Torture-les bien, Mosca ! » Mosca étale le testament sur une table, et fait tout haut l’inventaire. « Neuf tapis de Turquie. Deux coffres sculptés, l’un d’ivoire, l’autre d’écaille de perle. Une boîte à parfums faite d’un seul onyx. » Les héritiers défaillent de douleur, et Mosca les chasse à coups d’insultes. Il dit à Corvino152 :

Que tardez-vous ici ? Dans quelle pensée ? Sur quelle promesse ?
Écoutez. Ne savez-vous pas que je vous connais pour un âne,
Et que vous auriez été bien volontiers un maquereau,
Si la fortune l’avait souffert ? Que vous êtes
Un cocu déclaré, et en bons termes ? Cette perle,
Direz-vous, était votre bien ? Très-vrai. Ce diamant ?
{p. 142}Je ne le nie pas, mais je vous remercie. Beaucoup d’autres choses ?
Cela peut bien être. Eh bien ! imaginez que ces bonnes œuvres
Serviront à cacher vos mauvaises.

CORBACCIO.

Esclave, parasite, giton, tu m’as dupé !

MOSCA.

Oui, seigneur. Fermez votre bouche,
Ou j’en arracherai la seule dent qui y reste.
N’êtes-vous pas ce sordide et misérable convoiteux,
Aux trois jambes, qui ici, dans l’espérance d’une proie,
Avez, tous les jours de ces trois années, flairé par ces salles,
De votre nez rampant ; qui auriez voulu m’acheter
Pour empoisonner mon maître, seigneur ?
N’êtes-vous pas celui qui aujourd’hui, devant le tribunal,
A déclaré qu’il déshéritait son fils ;
Celui qui s’est parjuré ? Allez chez vous, crevez et pourrissez.

Volpone sort déguisé, s’attache tour à tour à chacun d’eux, et achève de leur briser le cœur. Mais Mosca, qui a le testament, agit en maître, et demande à Volpone la moitié de sa fortune. La querelle des deux coquins découvre leurs impostures, et le maître, le valet, avec les trois héritiers futurs, sont envoyés aux galères, à la prison, au pilori, « où le peuple leur crèvera les yeux à coups d’œufs pourris, de poissons infects et de fruits gâtés153. » On n’a point écrit de comédie plus vengeresse, plus obstinément acharnée à faire souffrir le vice, à le démasquer, à l’insulter et à le supplicier.

{p. 143}Où peut être la gaieté dans un pareil théâtre ? Dans la caricature et dans la farce. Il y a une rude gaieté, une sorte de rire physique tout extérieur, qui convient à ce tempérament de lutteur, de buveur et de gendarme. C’est ainsi qu’il se délasse de la satire militante et meurtrière ; le divertissement est approprié aux mœurs du temps, excellent pour attirer des hommes qui regardent la pendaison comme une bonne plaisanterie et rient en voyant couper les oreilles des puritains. Mettez-vous un instant à leur place, et vous trouverez comme eux que la Femme silencieuse est un chef-d’œuvre. Morose est un vieillard maniaque qui a horreur du bruit, et aime à parler. Il s’est logé dans une rue si étroite qu’une voiture n’y peut entrer. Il chasse à coups de bâton les montreurs d’ours et les tireurs d’épée qui osent passer sous ses fenêtres. Il a mis à la porte son valet, dont les souliers neufs faisaient du bruit ; le nouveau valet, Mute, porte des pantoufles à semelles de laine, et ne parle qu’en chuchotant à travers un tube. Morose finit par interdire les chuchotements et exiger qu’on réponde par signes. De plus, il est riche, il est oncle, il maltraite son neveu, sir Dauphine, homme d’esprit, qui a besoin d’argent. Vous voyez d’avance toutes les tortures que va subir le pauvre Morose. Sir Dauphine lui détache une femme prétendue silencieuse, la belle Épicœne. Morose, enchanté de ses courtes réponses et de sa voix qu’il entend à peine, l’épouse pour faire pièce à son neveu. C’est son neveu qui lui a fait pièce. À peine mariée, Épicœne parle, gronde, raisonne {p. 144}aussi haut et aussi longtemps qu’une douzaine de femmes. « Croyiez-vous avoir épousé une statue ou une marionnette ! une poupée française, dont les yeux remuent avec un fil d’archal ? quelque idiote sortie de l’hôpital, qui se tiendrait roide, les mains comme ceci, la bouche tirée d’un côté, et les yeux sur vous154 ? » Elle commande aux valets de parler haut ; elle fait ouvrir les portes toutes grandes à ses amis. Ils arrivent par troupes, et offrent leurs bruyantes félicitations à Morose. Cinq ou six langues de femmes l’assassinent à la fois de compliments, de questions, de conseils, de remontrances. Survient un ami de sir Dauphine avec une bande de musiciens qui jouent ensemble tout d’un coup, de toute leur force. « Oh ! un complot, un complot, un complot, un complot contre moi ! Je suis leur enclume aujourd’hui ; ils frappent sur moi, ils me mettront en pièces, c’est pis que le bruit d’une scie. » On voit arriver une procession de domestiques portant des plats ; c’est tout l’attirail d’une taverne que sir Dauphine envoie chez son oncle. Les conviés entre-choquent des verres ; ils crient, ils portent des santés ; ils ont avec eux un tambour et des trompettes qui font un vacarme d’enfer. Morose s’enfuit au grenier, met vingt bonnets de nuit sur sa tête, se bouche les oreilles. Les convives {p. 145}crient : « Battez, tambours, sonnez, trompettes. Nunc est bibendum, nunc pede libero. » « Misérables, crie Morose, assassins, fils du diable et traîtres, que faites-vous ici ? » La fête va croissant. Le capitaine Otter, à moitié gris, dit du mal de sa femme, qui tombe sur lui et le rosse d’importance. Les coups, les cris, les sons, les éclats de rire retentissent comme un tonnerre. C’est la poésie du tintamarre. Il y a de quoi ébranler les rudes nerfs et soulever d’un rire inextinguible les puissantes poitrines des compagnons de Drake et d’Essex. « Coquins, chiens d’enfer, stentors ! Ils ont fait éclater mon toit, mes murs et toutes mes fenêtres avec leurs gosiers d’airain155. » Morose se jette sur eux avec sa longue épée, casse les instruments, chasse les musiciens, disperse les conviés au milieu d’un tumulte inexprimable, grinçant les dents, les yeux hagards. Là-dessus, on lui dit qu’il est fou, et l’on disserte devant lui sur sa maladie156. « Ce mal s’appelle en grec μανἱα, en latin insania, furor, vel ecstasis melancholica, c’est-à-dire egressio, quand un homme ex melancholico evadit fanaticus. Mais il se pourrait bien qu’il ne fût encore que phreneticus, madame ; et la phrenesis n’est que le delirium ou à peu près. » On examine les livres qu’il faudra lui lire tout haut pour le guérir. On ajoute, en manière de consolation, que sa femme parle en {p. 146}dormant, et « ronfle plus fort qu’un marsouin. » — « Ô ! ô ! ô misère ! » crie le pauvre homme. « Mon neveu, sauvez-moi ! comment pourrai-je obtenir le divorce ? » Sir Dauphine choisit deux fripons qu’il déguise, l’un en ecclésiastique, l’autre en légiste, qui se lancent à la tête des termes latins de droit civil et de droit canonique, qui expliquent à Morose les douze cas de nullité, qui font tinter à ses oreilles, coup sur coup, les mots les plus rébarbatifs de leur grimoire, qui se querellent, et qui font à eux deux autant de bruit qu’une paire de cloches dans un clocher. Sur leur conseil, il se déclare impuissant. Les assistants proposent de le berner dans une couverture ; d’autres demandent la vérification immédiate. Chute sur chute, honte sur honte, rien ne lui sert ; sa femme déclare qu’elle consent à le garder tel qu’il est. —  Le légiste propose une autre voie légale ; Morose obtiendra le divorce en prouvant que sa femme est infidèle. Deux chevaliers vantards qui sont là, déclarent qu’ils ont été ses amants. Morose, transporté, se jette à leurs genoux et les embrasse. Épicœne pleure, et l’on croit Morose délivré. Tout à coup le légiste décidé que le moyen ne vaut rien, l’infidélité ayant été commise ayant le mariage. « Oh ! ceci est le pire des pires malheurs, que le pire des diables eût pu inventer. Épouser une prostituée, et tant de bruit ! » Voilà Morose déclaré impuissant et mari trompé, sur sa propre requête, aux yeux de tout le monde, et, de plus, marié à perpétuité. Sir Dauphine intervient en coquin habile et en dieu secourable. {p. 147}« Donnez-moi cinq cents guinées de rente, mon cher oncle, et je vous délivre. » Morose signe la donation avec ravissement ; et son neveu lui montre qu’Épicœne est un jeune garçon déguisé. Ajoutez à cette farce entraînante les rôles bouffons des deux chevaliers lettrés et galants, qui, après s’être vantés de leur bravoure, reçoivent avec reconnaissance, et devant les dames, des nasardes et des coups de pied157. Jamais on n’a mieux excité le gros rire physique. À cette large gaieté brutale, à ce débordement de verve bruyante, vous reconnaissez le robuste convive, le puissant buveur qui engloutissait des torrents de vin des Canaries et faisait trembler les vitres de la Sirène par les éclats de sa bonne humeur.

V §

Il n’a pas été au-delà ; il n’était pas philosophe comme Molière, capable de saisir et de mettre en scène les principaux moments de la vie humaine, l’éducation, le mariage, la maladie, les principaux caractères de son pays et de son siècle, le courtisan, le bourgeois, l’hypocrite, l’homme du monde158. Il est resté au-dessous, dans la comédie d’intrigue159, dans la {p. 148}peinture des grotesques160, dans la représentation des ridicules trop temporaires161 ou des vices trop généraux162. Si quelquefois, comme dans l’Alchimiste, il a réussi par la perfection de l’intrigue et la vigueur de la satire, il a échoué le plus souvent par la pesanteur de son travail et le manque d’agrément comique. Le critique en lui nuit à l’artiste ; ses calculs littéraires lui ôtent l’invention spontanée ; il est trop écrivain et moraliste ; il n’est pas assez mime et acteur. Mais il se relève d’un autre côté ; car il est poëte ; presque tous les écrivains, les prosateurs, les prédicateurs eux-mêmes le sont en ce temps-là. La fantaisie surabonde, et aussi le sentiment des couleurs et des formes, le besoin et l’habitude de jouir par l’imagination et par les yeux. Plusieurs pièces de Jonson, l’Entrepôt des Nouvelles, les Fêtes de Cynthia, sont des comédies fantastiques et allégoriques, comme celles d’Aristophane. Il s’y joue à travers le réel et au-delà du réel, avec des personnages qui ne sont que des masques de théâtre, avec des abstractions changées en personnes, avec des bouffonneries, des décorations, des danses, de la musique, avec de jolis et riants caprices d’imagination pittoresque et sentimentale. Par exemple, dans les Fêtes de Cynthia, trois enfants arrivent, se disputant le manteau de velours noir que d’ordinaire l’acteur met pour dire le prologue. Ils le tirent au sort ; l’un des perdants, pour se venger, annonce d’avance au public {p. 149}tous les événements de la pièce. Les autres l’interrompent à chaque phrase, lui mettent la main sur la bouche, et tour à tour, prenant le manteau, entament la critique des spectateurs et des auteurs. Ce jeu d’enfants, ces gestes, ces éclats de voix, cette petite querelle amusante ôtent au public son sérieux, et le préparent aux bizarreries qu’il va voir.

Nous sommes en Grèce, dans la vallée de Gargaphie, où Diane163 veut donner une fête solennelle. Mercure et Cupidon y sont descendus, et commencent par se quereller. « Mon léger cousin aux talons emplumés, qui êtes-vous, sinon l’entremetteur de mon oncle Jupiter ? le laquais qu’il charge de ses commissions, qui, de sa langue bien pendue, va chuchoter des messages d’amour aux oreilles des filles libres de leurs corps ? qui chaque matin balaye la salle à manger des dieux, et remet en place les coussins qu’ils se sont jetés le soir à la tête164 ? » Voilà des dieux de bonne humeur. Écho, réveillée par Mercure, pleure le beau jeune homme « qui, maintenant transformé en une fleur penchée, baisse et détourne sa tête repentante, comme pour fuir la source qui l’a perdu, dont les chères grâces se sont ici dépensées sans fruit comme un beau {p. 150}cierge consumé dans sa flamme. Que la source soit maudite, et que tous ceux dont son eau touchera les lèvres, soient épris, comme lui, de l’amour d’eux-mêmes165. » Les courtisans et les dames y boivent, et voici venir une sorte de revue des ridicules du temps, arrangée, comme chez Aristophane, en farce invraisemblable, en parade brillante. Un sot prodigue, Asotus, veut devenir homme de cour et de belles manières ; il prend pour maître Amorphus, voyageur pédant, expert en galanterie, qui, à l’en croire lui-même, « est d’une essence sublime et raffinée par les voyages, qui le premier a enrichi son pays des véritables lois du duel, dont les nerfs optiques ont bu la quintessence de la beauté dans quelque cent soixante-dix-huit cours souveraines, et ont été gratifiés par l’amour de trois cent quarante-cinq dames, toutes de naissance noble, sinon royale ; si heureux en toute chose que l’admiration semble attacher ses baisers sur lui166. » Asotus apprend à cette bonne école la langue {p. 151}de la cour, se munit comme les autres de calembours, de jurons savants et de métaphores ; il lâche coup sur coup des tirades alambiquées, et imite convenablement les grimaces et le style tourmenté de ses maîtres. Puis quand il a bu l’eau de la fontaine, devenu tout à coup impertinent, téméraire, il propose à tous venants un tournoi de belles manières. Ce tournoi grotesque se donne devant les dames : il comprend quatre joutes, et chaque fois les trompettes sonnent. Les combattants s’acquittent tour à tour du salut simple, de la révérence empressée, de la déclaration solennelle, de la rencontre finale. Dans cette bouffonnerie grave, les courtisans sont vaincus. Le sévère Critès, moraliste de la pièce, copie leur langage et les perce de leurs armes. Puis en déclamations grandioses, il châtie « la vanité mondaine et ses beautés fardées que de frivoles idiots adorent, qu’ils poursuivent de leurs appétits aboyants et altérés, toujours en sueur, hors d’haleine, dressés sur leurs pieds pour saisir ses formes aériennes, à la fin étourdis, pris de vertige, et achetant la joyeuse démence d’une heure par les longs dégoûts de tout le temps qui suivra167. » Alors, pour achever la défaite des {p. 152}vices, paraissent deux mascarades symboliques représentant les vertus contraires. Elles défilent gravement devant les spectateurs, en habits splendides, et les nobles vers qu’échangent la déesse et ses compagnes, élèvent l’esprit jusqu’aux hautes régions de morale sereine, où le poëte le veut porter. « La chasseresse, la déesse pudique et belle a déposé son arc de perles et son brillant carquois de cristal ; assise sur son trône d’argent, elle préside à la fête168 », et contemple avec une majesté tranquille les danses qui s’enroulent et se développent devant ses pieds. À la fin, ordonnant aux danseurs de se démasquer, elle découvre que les vices se sont déguisés en vertus. Elle les condamne à faire amende honorable et à se baigner dans l’Hélicon. Deux à deux, ils s’en vont chantant une palinodie, un refrain que répète le chœur. —  Est-ce là un opéra ou une comédie ? C’est une comédie lyrique, et si on n’y trouve point la légèreté aérienne d’Aristophane, du moins on y rencontre, comme dans les Oiseaux et dans {p. 153}les Grenouilles, les contrastes et les mélanges de l’invention poétique, qui, à travers la caricature et l’ode, à travers le réel et l’impossible, le présent et le passé, lancée aux quatre coins du monde, assemble en un instant toutes les disparates, et fourrage dans toutes les fleurs.

Il est allé plus loin, il est entré dans la poésie pure, il a écrit des vers d’amour délicats, voluptueux, charmants, dignes de l’idylle antique169. Par-dessus tout, il a été le grand et l’inépuisable inventeur de ces masques, sortes de mascarades, de ballets, de chœurs poétiques, où s’est étalée toute la magnificence et l’imagination de la renaissance anglaise. Les dieux grecs et tout l’Olympe antique, les personnages allégoriques que les artistes peignent alors dans leurs tableaux, les héros antiques des légendes populaires, tous les mondes, le réel, l’abstrait, le divin, l’humain, l’ancien, le moderne, sont fouillés par ses mains, amenés sur la scène pour fournir des costumes, des groupes harmonieux, des emblèmes, des chants, tout ce qui peut exciter, enivrer des sens d’artistes. Aussi bien l’élite du royaume est là, sur la scène ; ce ne sont pas des baladins qui se démènent avec des habits empruntés, mal portés, qu’ils doivent encore à leur tailleur ; ce sont les dames de la cour, les grands seigneurs, la reine, dans tout l’éclat de leur rang et de leur fierté, avec de vrais diamants, empressés d’étaler leur luxe, en sorte que toute la splendeur de la vie nationale est {p. 154}concentrée dans l’opéra qu’ils se donnent, comme des joyaux dans un écrin. Quelle parure ! quelle profusion de splendeurs ! quel assemblage de personnages bizarres, de bohémiennes, de sorcières, de dieux, de héros, de pontifes, de gnômes, d’êtres fantastiques ! Que de métamorphoses, de joutes, de danses, d’épithalames ! Quelle variété de paysages, d’architectures, d’îles flottantes, d’arcs de triomphe, de globes symboliques ! L’or étincelle, les pierreries chatoient, la pourpre emprisonne de ses plis opulents les reflets des lustres, la lumière rejaillit sur la soie froissée, des torsades de diamants s’enroulent, en jetant des flammes, sur le sein nu des dames ; les colliers de perles s’étalent par étages sur les robes de brocard couturées d’argent ; les broderies d’or, entrelaçant leurs capricieuses arabesques, dessinent sur les habits des fleurs, des fruits, des figures, et mettent un tableau dans un tableau. Les marches du trône s’élèvent portant des groupes de Cupidons, qui chacun tiennent une torche170. Des fontaines égrènent des deux côtés leurs panaches de perles ; des musiciens en robe de pourpre et d’écarlate, couronnés de lauriers, jouent dans les berceaux. Les rangées de masques défilent, entrelaçant leurs groupes ; « les uns, vêtus d’orangé fauve et d’argent, les autres de vert de mer et d’argent, les justaucorps blancs brodés d’or, tous les habits et les joyaux si extraordinairement riches, que le trône semble une mine de lumière. » Voilà les opéras {p. 155}qu’il compose chaque année, presque jusqu’au bout de sa vie, véritables fêtes des yeux, pareilles aux processions du Titien. Il a beau vieillir, son imagination, comme celle du Titien, reste abondante et fraîche. Abandonné, haletant sur son lit, sentant la mort prochaine, et parmi les suprêmes amertumes, il garde son coloris, il compose le Sad Shepherd, la plus gracieuse et la plus pastorale de ses peintures. Songez que c’est dans une chambre de malade qu’est né ce beau rêve, au milieu des fioles, des remèdes et des médecins, à côté d’une garde, parmi les anxiétés de l’indigence et les étouffements de l’hydropisie. C’est dans la forêt verte qu’il se transporte, au temps de Robin Hood, parmi les chasses joviales et les grands lévriers qui aboient. Là sont des fées malicieuses qui, comme Obéron et Titania, égarent les hommes en des mésaventures. Là sont des amants ingénus, qui, comme Daphnis et Chloé, s’étonnent en sentant la suavité douloureuse du premier baiser. Là vivait Éarine que le fleuve vient d’engloutir, et que son amant en délire ne veut pas cesser de pleurer, « Éarine, qui reçut son être et son nom avec les premières pousses et les boutons du printemps, Éarine, née avec la primevère, avec la violette, avec les premières roses fleuries ; quand Cupidon souriait, quand Vénus amenait les Grâces à leurs danses, et que toutes les fleurs et toutes les herbes parfumées s’élançaient du giron de la nature, promettant de ne durer que tant qu’Éarine vivrait… À présent, aussi chaste que son nom, Éarine est morte vierge, et sa chère âme voltige dans l’air au-dessus de {p. 156}nous171. » Au-dessus du pauvre vieux paralytique, la poésie flotte encore comme un nuage de lumière. Il a eu beau s’encombrer de science, se charger de théories, se faire critique du théâtre et censeur du monde, remplir son âme d’indignation persévérante, se roidir dans une attitude militante et morose ; les songes divins ne l’ont point quitté, il est le frère de Shakspeare.

VI §

Enfin nous voici devant celui que nous apercevions à toutes les issues de la Renaissance, comme un de ces chênes énormes et dominateurs auxquels aboutissent toutes les routes d’une forêt. J’en parlerai à part ; il faut, pour en faire le tour, une large place vide. Et encore comment l’embrasser ? Comment développer sa structure intérieure ? Les grands mots, les éloges, tout est vain à son endroit ; il n’a pas besoin d’être loué, mais d’être compris, et il ne peut être {p. 157}compris qu’à l’aide de la science. De même que les révolutions compliquées des corps célestes ne deviennent intelligibles qu’au contact du calcul supérieur, de même que les délicates métamorphoses de la végétation et de la vie exigent pour être expliquées l’intervention des plus difficiles formules chimiques, ainsi les grandes œuvres de l’art ne se laissent interpréter que par les plus hautes doctrines de la psychologie, et c’est la plus profonde de ces théories qu’il faut connaître pour pénétrer jusqu’au fond de Shakspeare, de son siècle et de son œuvre, de son génie et de son art.

Ce qu’on découvre au bout de toutes les expériences pratiquées et de toutes les observations accumulées sur l’âme, c’est que la sagesse et la connaissance ne sont en l’homme que des effets et des rencontres. Il n’y a point en lui de force permanente et distincte qui maintienne son intelligence dans la vérité et sa conduite dans le bon sens. Au contraire, il est naturellement déraisonnable et trompé. Les pièces de sa machine intérieure ressemblent aux rouages d’une horloge, qui d’eux-mêmes vont toujours à l’aveugle, emportés par l’impulsion et la pesanteur, et qui cependant parfois, en vertu d’un certain assemblage, finissent par marquer l’heure qu’il est. Ce sage mouvement final n’est pas naturel, mais accidentel ; il n’est point spontané, il est forcé ; il n’est point inné, il est acquis. L’horloge n’a pas toujours marché régulièrement ; au contraire, on a été obligé de la régler petit à petit avec beaucoup de peine. Sa régularité {p. 158}n’est point assurée, elle se détraquera peut-être tout à l’heure. Sa régularité n’est point entière, elle ne marque l’heure qu’à peu près. La force machinale de chaque pièce est toujours là prête à entraîner chaque pièce hors de son office propre et à troubler tout le concert. Pareillement, les idées, une fois qu’elles sont dans la tête humaine, tirent chacune de leur côté à l’aveugle, et leur équilibre imparfait semble à chaque minute sur le point de se renverser. À proprement parler, l’homme est fou, comme le corps est malade, par nature ; la raison comme la santé n’est en nous qu’une réussite momentanée et un bel accident172. Si nous l’ignorons, c’est qu’aujourd’hui nous sommes régularisés, alanguis, amortis, et que par degrés, à force de frottements et de redressements, notre mouvement intérieur s’est accommodé à demi au mouvement des choses. Mais il n’y a là qu’une apparence, et les dangereuses forces primitives subsistent indomptées et indépendantes sous l’ordre qui semble les contenir ; qu’un grand danger se montre, qu’une révolution éclate, elles feront éruption et explosion, presque aussi terriblement qu’aux premiers jours. Car une idée n’est pas un simple chiffre intérieur employé pour noter un aspect des choses, inerte, toujours disposé à s’aligner correctement avec d’autres semblables pour former un total {p. 159}exact. Si réduite et si disciplinée qu’elle soit, elle a encore un reste de couleur sensible par lequel elle est voisine d’une hallucination, un degré de persistance personnelle par lequel elle est voisine d’une monomanie, un réseau d’affinités singulières par lequel elle est voisine des conceptions délirantes. Telle que la voilà, sachez bien qu’elle est le rudiment d’un cauchemar, d’un tic, d’une absurdité. Laissez-la se développer dans son entier comme elle y aspire173, et vous verrez qu’elle est par essence une image active et complète, une vision qui traîne avec soi tout un cortége de rêves et de sensations, qui grandit d’elle-même, tout d’un coup, par une sorte de végétation pullulante et absorbante, et qui finit par posséder, ébranler, épuiser l’homme tout entier. Après celle-là une autre, parfois toute contraire, et ainsi de suite ; il n’y a rien d’autre dans l’homme, point de puissance distincte et libre ; lui-même n’est que la série de ces impulsions précipitées et de ces imaginations fourmillantes ; la civilisation les a mutilées, atténuées, elle ne les a pas détruites ; secousses, heurts, emportements, parfois de loin en loin une sorte de demi-équilibre passager, voilà sa vraie vie, vie d’insensé, qui par intervalles simule la raison, mais qui véritablement est « de la même substance que ses songes » ; et voilà l’homme tel que Shakspeare l’a conçu. Aucun écrivain, non pas même Molière, n’a percé si avant {p. 160}par-dessous le simulacre de bon sens et de logique dont se revêt la machine humaine pour démêler les puissances brutes qui composent sa substance et son ressort.

Comment y a-t-il réussi, et par quel instinct extraordinaire est-il parvenu à deviner les extrêmes conclusions, les plus profondes percées des physiologistes et des psychologues ? Il avait l’imagination complète ; tout son génie est dans ce seul mot. Petit mot qui semble vulgaire et vide ; regardons-le de près pour savoir ce qu’il contient. Quand nous pensons une chose, nous autres hommes ordinaires, nous n’en pensons qu’une portion ; nous en voyons un aspect, quelque caractère isolé, parfois deux ou trois caractères ensemble ; pour ce qui est au-delà, la vue nous manque ; le réseau infini de ses propriétés infiniment entre-croisées et multipliées nous échappe ; nous sentons vaguement qu’il y a quelque chose au-delà de notre connaissance si courte, et ce vague soupçon est la seule partie de notre idée qui nous représente quelque peu le grand au-delà. Nous sommes comme des apprentis naturalistes, gens paisibles et bornés qui, voulant se représenter un animal, voient le nom et l’étiquette de son casier apparaître devant leur mémoire avec quelque indistincte image de son poil et de sa physionomie, mais dont l’esprit s’arrête là ; si par hasard ils veulent compléter leur connaissance, ils conduisent leur souvenir, au moyen de classifications régulières, à travers les principaux caractères de la bête, et lentement, discursivement, pièce à pièce, {p. 161}ils finissent par s’en remettre la froide anatomie devant les yeux. À cela se réduit leur idée, même perfectionnée ; à cela aussi se réduit le plus souvent notre conception, même élaborée. Quelle distance il y a entre cette conception et l’objet, combien elle le représente imparfaitement et mesquinement, à quel degré elle le mutile, combien l’idée successive, désarticulée en petits morceaux régulièrement rangés et inertes, ressemble peu à la chose simultanée, organisée, vivante, incessamment en action et transformée, c’est ce que nulle parole ne peut dire. Figurez-vous, au lieu de cette pauvre idée sèche, étayée par cette misérable logique d’arpenteur, une image complète, c’est-à-dire une représentation intérieure, si abondante et si pleine qu’elle épuise toutes les propriétés et toutes les attaches de l’objet, tous ses dedans et tous ses dehors ; qu’elle les épuise en un instant ; qu’elle figure l’animal entier, sa couleur, le jeu de la lumière sur son poil, sa forme, le tressaillement de ses membres tendus, l’éclair de ses yeux, et en même temps sa passion présente, son agitation, son élan, puis par-dessous tout cela ses instincts, leur structure, leurs causes, leur passé, en telle sorte que les cent mille caractères qui composent son état et sa nature trouvent leurs correspondants dans l’imagination qui les concentre et les réfléchit : voilà la conception de l’artiste, du poëte, de Shakspeare, si supérieure à celle du logicien, du simple savant ou de l’homme du monde, seule capable de pénétrer jusqu’au fond des êtres, de démêler l’homme intérieur {p. 162}sous l’homme extérieur, de sentir par sympathie et d’imiter sans effort le va-et-vient désordonné des imaginations et des impressions humaines, de reproduire la vie avec ses ondoiements infinis, avec ses contradictions apparentes, avec sa logique cachée, bref de créer comme la nature. Ainsi font les autres artistes de cet âge ; ils ont le même genre d’esprit et la même idée de la vie ; vous ne trouverez dans Shakspeare que les mêmes facultés avec une pousse plus forte, et la même idée avec un relief plus haut.

Chapitre IV.
Shakspeare. §

I. Vie et caractère de Shakspeare. —  Sa famille. —  Sa jeunesse. —  Son mariage. —  Il devient acteur. —  Son Adonis. —  Ses sonnets. —  Ses amours. —  Son humeur. —  Sa conversation. —  Ses tristesses. —  En quoi consiste le naturel producteur et sympathique. —  Sa prudence. —  Sa fortune. —  Sa retraite.

II. Son style. —  Ses images. —  Ses excès. —  Ses disparates. —  Son abondance. —  Différence entre la conception créatrice et la conception analytique.

III. Les mœurs. —  Les familiarités. —  Les violences. —  Les crudités. —  La conversation et les actions. —  Concordance des mœurs et du style.

IV. Les personnages. —  Comment ils sont tous de la même famille. —  Les brutes et les imbéciles. —  Caliban, Ajax, Cloten, Polonius, la nourrice. —  Comment l’imagination machinale peut précéder la raison ou lui survivre.

V. Les gens d’esprit. —  Différence entre l’esprit des raisonneurs et l’esprit des artistes. —  Mercutio, Béatrice, Rosalinde, Bénédict, les clowns. —  Falstaff.

VI. Les femmes. —  Desdémone, Virginia, Juliette, Miranda, Imogène, Cordélia, Ophélie, Volumnia. —  Comment Shakspeare représente l’amour. —  Pourquoi Shakspeare fonde la vertu sur l’instinct ou la passion.

VII. Les scélérats. —  Iago, Richard III. —  Comment les convoitises extrêmes et le manque de conscience sont le domaine naturel de l’imagination passionnée.

VIII. Les grands personnages. —  Les excès et les maladies de l’imagination. —  Lear, Othello, Cléopatre, Coriolan, Macbeth, Hamlet. {p. 164}Comparaison de la psychologie de Shakspeare et de celle des tragiques français.

IX. La fantaisie. —  Concordance de l’imagination et de l’observation chez Shakspeare. —  Intérêt de la comédie sentimentale et romanesque. —  As you like it. —  Idée de la vie. —  Midsummer night’s dream. —  Idée de l’amour. —  Harmonie de toutes les parties de l’œuvre. —  Harmonie de l’œuvre et de l’artiste.

Je vais décrire une nature d’esprit extraordinaire, choquante pour toutes nos habitudes françaises d’analyse et de logique, toute-puissante, excessive, également souveraine dans le sublime et dans l’ignoble, la plus créatrice qui fut jamais dans la copie exacte du réel minutieux, dans les caprices éblouissants du fantastique, dans les complications profondes des passions surhumaines, poétique, immorale, inspirée, supérieure à la raison par les révélations improvisées de sa folie clairvoyante, si extrême dans la douleur et dans la joie, d’une allure si brusque, d’une verve si tourmentée et si impétueuse que ce grand siècle seul a pu produire un tel enfant.

I §

Tout vient du dedans chez lui, je veux dire de son âme et de son génie ; les circonstances et les dehors n’ont contribué que médiocrement à le développer174. Il a été trempé jusqu’au fond dans son siècle, j’entends qu’il a connu par expérience les mœurs de la campagne, {p. 165}de la cour et de la ville, et visite les hauts, les bas, le milieu de la condition humaine ; rien de plus ; du reste sa vie est ordinaire, et les irrégularités, les traverses, les passions, les succès qu’on y rencontre, sont à peu près ceux qu’on trouve partout ailleurs175. Son père, un gantier marchand de laine, fort aisé, ayant épousé une sorte d’héritière campagnarde, était devenu grand bailli, et premier alderman de sa petite ville ; mais quand Shakspeare atteignit l’âge de quatorze ans, il était en train de se ruiner, engageant le bien de sa femme, obligé de quitter sa charge municipale et de retirer son fils de l’école pour s’aider de lui dans son commerce. Le jeune homme s’y mit comme il put, non sans frasques et escapades ; s’il en faut croire la tradition, il était un des bons buveurs de l’endroit, disposé à soutenir la réputation de sa bourgade dans la bataille des pots. Une fois, dit-on, ayant été vaincu à Bidford dans un de ces combats d’ale, il revint trébuchant, ou plutôt ne put revenir, et passa la nuit avec ses camarades sous un pommier au bord de la route. Certainement il commençait déjà à rimer, à vagabonder en vrai poëte, prenant part aux bruyantes fêtes rustiques, aux joyeuses pastorales figuratives, à la riche et audacieuse expansion de la vie païenne et poétique, telle qu’on la trouvait alors dans les villages anglais. En tout cas, ce n’était point un homme correct, et il avait les passions précoces autant qu’imprudentes. À dix-huit ans et demi, il {p. 166}épousa la fille d’un gros yeoman, plus âgée que lui de neuf ans, et cela en toute hâte ; elle était grosse176. D’autres témérités ne furent pas plus heureuses. Il paraît qu’il braconnait volontiers selon la coutume du temps, « étant fort adonné, dit le curé Davies177, à toutes sortes de malicieux larcins à l’endroit des daims et des lapins, particulièrement au détriment de sir Thomas Lucy, qui le fit souvent fouetter et quelquefois emprisonner, et à la fin l’obligea de vider le pays… Ce dont Shakspeare se vengea grandement, car il fit de lui son juge imbécile. » Ajoutez encore que vers cette époque le père de Shakspeare était en prison, fort mal dans ses affaires, que lui-même avait eu trois enfants coup sur coup ; il fallait vivre et il ne pouvait guère vivre dans sa bourgade. Il s’en alla à Londres et se fit acteur : acteur « de très-bas étage », « serviteur » dans le théâtre, c’est-à-dire apprenti ou peut-être figurant. Même, on disait qu’il avait commencé plus bas encore, et que pour gagner son pain il avait gardé les chevaux des gentilshommes à la porte du théâtre178. En tout cas, il a goûté la misère et senti, non en imagination, mais de sa personne, les pointes aiguës de l’anxiété, de l’humiliation, du dégoût, du travail forcé, du discrédit public, du despotisme {p. 167}populaire. Il était comédien, un des « pauvres comédiens de Sa Majesté.179» Triste métier, rabaissé en tout temps par les contrastes et les mensonges qu’il comporte, encore plus rabaissé à ce moment par les brutalités de la foule qui souvent lançait des pierres aux acteurs, et par les duretés des magistrats qui parfois leur faisaient couper les oreilles. Il le sentait et en parlait avec amertume. « Hélas ! il est bien vrai que j’ai erré à l’aventure et que j’ai fait de moi un bouffon, exposé aux yeux du public, ensanglantant mon âme et vendant à vil prix mes plus chers trésors180. » « Disgracié de la fortune181, dit-il encore ; disgracié aux regards des hommes, je pleure dans la solitude l’abjection de mon sort ; je jette les yeux sur moi, maudissant mon destin, me souhaitant semblable à quelqu’un de plus riche en espérances ; en beauté, en amis, dégoûté de mes meilleurs biens, me méprisant presque moi-même182. » On retrouvera plus tard les {p. 168}traces de ces longs dégoûts dans ses personnages mélancoliques, lorsqu’il parlera « des coups de fouet et des dédains du siècle, de l’injure de l’oppresseur, des outrages de l’orgueilleux, de l’insolence des gens en place, des humiliations que le mérite patient souffre de la main des indignes et qu’il souffre quand il pourrait se donner à lui-même quittance et décharge avec un poinçon de fer de six pouces183. » Mais le pire de cette condition rabaissée, c’est qu’elle entame l’âme. Au contact d’histrions, on devient histrion ; en vain on voudrait se préserver de toute souillure, quand on habite un endroit boueux, on n’y réussit pas. L’homme a beau se roidir, la nécessité l’accule et le tache. L’attirail des décors, la friperie et le pêle-mêle des costumes, la puanteur des graisses et des chandelles, qui font contraste avec les parades de délicatesse et de grandeurs, toutes les tromperies et toutes les saletés de la mise en scène, la poignante alternative des sifflets et des applaudissements, la fréquentation de la plus haute et de la plus basse compagnie, l’habitude de jouer avec les passions humaines, mettent aisément l’âme hors des gonds, la poussent sur la pente des excès, l’invitent aux manières débraillées, aux aventures de coulisses, aux amours de cabotines. Shakspeare n’y a pas {p. 169}plus échappé que Molière, et s’en est affligé comme Molière, accusant la fortune « de ses mauvaises actions ; elle ne m’a fourni pour vivre que des moyens d’homme public, qui engendrent des façons d’homme public184. » On contait à Londres185 que son camarade Burbadge, qui jouait Richard III, ayant rendez-vous avec la femme d’un bourgeois de la Cité, Shakspeare « alla devant, fut bien reçu, et était à son affaire quand arriva Burbadge auquel il fit répondre que Guillaume186 le Conquérant était avant Richard III. » Prenez ceci comme un exemple des tours de Scapin et des imbroglios fort lestes qui s’arrangent et s’entre-choquent sur ces planches. Hors du théâtre, il vivait avec les jeunes nobles à la mode, avec Pembroke, Montgomery, Southampton187, avec d’autres encore, dont la chaude et licencieuse adolescence chatouillait son imagination et ses sens par l’exemple des voluptés et des élégances italiennes. Joignez à cela la fougue et l’emportement du naturel poétique, et cette espèce d’afflux, de bouillonnement de toutes les forces et de tous les désirs qui se fait dans ces sortes de têtes lorsque, pour la première fois, le monde s’ouvre devant elles, et vous comprendrez l’Adonis, « le premier {p. 170}héritier de son invention. » En effet, c’est un premier cri ; dans ce cri, tout l’homme se montre. On n’a jamais vu de cœur si palpitant au contact de la beauté et de toute beauté, si ravi de la fraîcheur et de l’éclat des choses, si âpre et si ému dans l’adoration et la jouissance, si violemment et si entièrement précipité jusqu’au fond de la volupté. Sa Vénus est unique ; il n’y a point de peinture du Titien188 dont le coloris soit plus éclatant et plus délicieux, point de déesse courtisane, chez Tintoret ou Giorgione, qui soit plus molle et plus belle, « dont les lèvres plus avides fourragent ainsi parmi les baisers189» qui avec un tressaillement plus fort noue ses bras autour d’un corps adolescent qui ploie, tantôt pâle et haletante, tantôt « rouge et chaude comme un charbon », emportée, irritée, et tout d’un coup à genoux, pleurante, évanouie, puis subitement redressée, « collée à sa bouche », étouffant ses reproches, affamée et « se gorgeant comme un vautour190» qui prend, et prend {p. 171}encore, et veut toujours, et ne saurait jamais se rassasier. Tout est envahi, les sens d’abord, les yeux éblouis par la blanche chair frémissante, mais aussi le cœur d’où la poésie déborde ; le trop-plein de la jeunesse regorge jusque sur les choses inanimées ; la campagne rit au jour levant, l’air pénétré de clarté n’est qu’une fête. « L’alouette, de sa chambrette humide, monte dans les hauteurs, éveillant le matin ; du sein d’argent de l’aube, le soleil se lève dans sa majesté, et son regard illumine si glorieusement le monde, que les cimes des cèdres et les collines semblent de l’or bruni191. » Admirable débauche d’imagination et de verve, inquiétante pourtant ; un pareil tempérament peut mener loin192. Point de femme galante à Londres qui n’eût l’Adonis sur sa table193. Peut-être vit-il qu’il avait dépassé les bornes, car l’intention de son second poëme, le Viol de Lucrèce, était toute contraire ; mais quoiqu’il eût l’esprit déjà assez large pour embrasser à la fois, comme plus tard dans ses drames, les deux extrémités des choses ; il n’en continua pas moins à glisser sur sa pente. « Le doux abandon de l’amour » a été le grand emploi de sa vie ; il était {p. 172}tendre et il était poëte ; il ne faut rien de plus pour s’éprendre, être trompé, souffrir, et pour parcourir sans relâche le cercle d’illusions et de peines qui revient sur soi sans jamais finir.

Il eut plusieurs amours de ce genre, un entre autres pour une sorte de Marion Delorme, misérable passion aveuglante et despotique, dont il sentait le poids et la honte, et dont pourtant il ne pouvait ni ne voulait se délivrer. Rien de plus douloureux que ses confessions, rien qui marque mieux la folie de l’amour et le sentiment de la faiblesse humaine. « Quand ma bien-aimée jure que son cœur n’est que vérité, je la crois, tout en sachant qu’elle ment.194» Ainsi faisait Alceste auprès de Célimène ; mais quelle Célimène salie que la drôlesse devant laquelle il s’agenouille, avec autant de mépris que de désir ! « Ces lèvres, ces lèvres qui ont profané leur pourpre, et scellé de faux serments d’amour à d’autres aussi souvent qu’à moi ; ces lèvres qui ont volé au lit d’autrui sa rente de plaisir !… Eh ! j’ai bien le droit de t’aimer comme tu aimes ceux que tes yeux provoquent195 ! » Voilà les franchises et les grandes impudeurs de l’âme telles qu’on ne les rencontre que dans l’alcôve des courtisanes, et voici les enivrements, les égarements, le délire dans lequel les plus délicats {p. 173}artistes tombent196, lorsque, dans ces molles mains voluptueuses et engageantes, ils laissent aller leur noble main. Ils valent mieux que des princes, et descendent jusqu’à des filles. Le bien et le mal alors perdent pour eux leur nom ; toutes les choses se renversent : « Combien tu rends chère et aimable la honte — qui, comme un ver dans la rose parfumée, —  souille la beauté de ton nom florissant ! —  Dans quelles suavités enfermes-tu tes vices ! —  Le voile de la beauté couvre toutes tes souillures, —  et change en charmes tout ce que les yeux peuvent voir. Tu fais de tes fautes un cortége de grâces. —  La langue qui conte l’histoire de tes journées, —  et fait des commentaires lascifs sur tes voluptés, —  ne peut te diffamer qu’avec une sorte de louange. —  Et ton nom prononcé fait d’une médisance une bénédiction197. » À quoi servent l’évidence, la volonté, la raison, l’honneur même, quand la passion est si absorbante ? Que voulez-vous que l’on dise encore à un homme qui vous répond : « Je sais tout cela, et qu’est-ce que tout cela fait ? » Les grands amours sont des inondations qui noient toutes les répugnances et toutes les délicatesses de l’âme, toutes les opinions préconçues et tous les {p. 174}principes acceptés. Désormais le cœur se trouve mort à tous les plaisirs ordinaires ; il ne peut plus sentir et respirer que d’un seul côté. Shakspeare envie les touches de clavecin sur lesquelles ses doigts courent. Il a beau regarder des fleurs, c’est elle qu’il imagine à travers elles ; et les folles splendeurs de la poésie éblouissante regorgent coup sur coup en lui, sitôt qu’il pense à ces ardents yeux noirs198. Il l’a quittée au printemps, « quand le superbe Avril dans sa pompe bariolée — avait soufflé une haleine de jeunesse en tous les êtres, —  et que le pesant Saturne riait et bondissait » à côté du printemps199. Il n’a rien vu, il n’a point « admiré la blancheur des lis, ou loué le profond vermillon de la rose200. » Toutes ces suavités du printemps n’étaient que son parfum et que son ombre. « Je dis à la violette : Où as-tu volé ton parfum qui embaume, —  si ce n’est dans l’haleine de ma bien-aimée ? La pourpre orgueilleuse — qui teint ta joue satinée, —  tu l’as trempée trop visiblement dans les veines de ma bien-aimée. —  J’ai grondé le lis qui avait pris la blancheur de ta main, —  et l’œillet qui avait dérobé la couleur de tes cheveux. —  Les roses craintives étaient debout sur leurs épines ; —  l’une rouge de honte, l’autre pâle de désespoir ; —  l’autre {p. 175}ni rouge ni pâle, et qui à son double larcin — avait ajouté ton haleine. —  J’ai vu encore d’autres fleurs, mais pas une — qui ne t’eût pris sa couleur ou son parfum201. » Mièvreries passionnées, affectations délicieuses, dignes de Heine et des contemporains de Dante, qui trahissent de longs rêves exaltés, toujours ramenés sur un objet unique. Contre une domination si impérieuse et si continue, quel sentiment peut tenir ferme ? Les sentiments de famille ? Il était marié, il avait des enfants, une famille qu’il allait voir « une fois l’an », et c’est probablement au retour d’un de ses voyages qu’il dit les paroles qu’on vient d’entendre. —  La conscience ? « L’amour est trop jeune pour avoir une idée de la conscience. » — La jalousie et la colère ? « Si tu me trahis, je me trahis bien moi-même, quand je livre la plus noble partie de moi-même à mon grossier désir. » — Les rebuts ? « Je suis content d’être ton pauvre souffre-douleur, de faire tes corvées, de travailler à tes affaires. » Il n’est plus jeune, elle en aime un autre, un bel adolescent blond, son plus cher ami, qu’il a présenté chez elle et qu’elle veut séduire. {p. 176}« Mon démon, dit-il, tente mon bon ange, et veut l’ôter de mes côtés202. » Et quand elle y a réussi203, il n’ose se l’avouer, et souffre tout, comme Molière. Que de misères dans ces minces événements de la vie courante ! Comme la pensée involontairement vient mettre à côté de Shakspeare, notre grand malheureux poëte lui aussi un philosophe d’instinct, mais de plus un rieur de profession, un moqueur des vieillards passionnés, un railleur acharné des maris trompés, qui, au sortir de sa comédie la plus applaudie, dit tout haut à quelqu’un : « Mon cher ami, je suis au désespoir, ma femme ne m’aime pas ! » C’est que ni la gloire, ni même le travail ou l’invention, ne suffisent à ces âmes véhémentes ; l’amour seul peut les combler, parce qu’avec leurs sens et leur cœur il contente aussi leur cerveau, et que toutes les puissances de l’homme, l’imagination comme le reste, trouvent en lui leur concentration et leur emploi. « L’amour est mon péché204 », disait-il, comme Musset et comme {p. 177}Heine, et dans les Sonnets on démêle encore les traces d’autres passions aussi abandonnées, une surtout qui semble pour une grande dame. La première moitié de ses drames, le Songe d’une nuit d’été, Roméo et Juliette, les Deux Gentilshommes de Vérone, gardent plus vivement la chaude empreinte, et on n’a qu’à considérer ses derniers caractères de femmes205, pour voir avec quelle tendresse exquise, avec quelle adoration entière il les a aimées jusqu’au bout.

Tout son génie est là ; il avait une de ces âmes délicates qui, pareilles à un parfait instrument de musique, vibrent d’elles-mêmes au moindre attouchement. On la démêlait d’abord, cette sensibilité si fine. « Mon aimable Shakspeare », « doux cygne de l’Avon », ces mots de Ben Jonson ne font que confirmer ce que répètent ses contemporains. Il était affectueux et bon, « civil de manières, d’ailleurs honnête et loyal dans {p. 178}sa conduite », « d’un naturel ouvert et franc206  » ; s’il avait les entraînements, il avait aussi les effusions des vrais artistes ; on l’aimait, on se trouvait bien auprès de lui ; rien de plus doux et de plus engageant que cette grâce, cet abandon demi-féminin dans un homme. Son esprit dans la conversation était prompt, ingénieux et agile, sa gaieté brillante, son imagination facile et si abondante, qu’au dire de ses camarades il ne raturait rien ; à tout le moins, quand il écrivait pour la seconde fois une scène, c’était l’idée qu’il changeait, non les mots, par une seconde poussée d’invention poétique, non par un pénible regrattage des vers. Tous ces traits se réunissent en un seul ; il avait le génie sympathique, j’entends par là que, naturellement, il savait sortir de lui-même et se transformer en tous les objets qu’il imaginait. Regardez autour de vous les grands artistes de votre temps, tâchez d’approcher d’eux, d’entrer dans leur familiarité, de les voir penser, et vous sentirez toute la force de ce mot. Par un instinct extraordinaire, ils se mettent de prime-saut à la place des êtres : hommes, animaux, plantes, fleurs, paysages, quels que soient les objets, animés ou non, ils sentent par contagion les forces et les tendances qui produisent le dehors visible, et leur âme, infiniment multiple, devient par ses métamorphoses incessantes une sorte d’abrégé de l’univers. C’est pourquoi ils semblent vivre plus que les autres {p. 179}hommes ; ils n’ont pas besoin d’avoir appris, ils devinent. J’ai vu tel d’entre eux, d’après une armure, un costume, un recueil d’ameublements, entrer dans le moyen âge plus profondément que trois savants mis bout à bout. Ils reconstruisent, comme ils construisent, naturellement, sûrement, par une inspiration qui est un raisonnement ailé. Shakspeare n’avait eu qu’une demi-éducation, savait « peu de latin, point de grec », à peu près le français et l’italien, rien d’autre ; il n’avait point voyagé, il n’avait lu que les livres de la littérature courante, il avait ramassé quelques mots de droit dans les greffes de sa petite ville ; comptez, si vous pouvez, tout ce qu’il savait de l’homme et de l’histoire. Ces hommes voient plus d’objets à la fois ; ils les embrassent plus complétement que les autres hommes, plus vite et plus à fond ; leur esprit regorge et déborde. Ils ne s’en tiennent pas au simple raisonnement ; au contact de toute idée, tout leur être, réflexions, images, émotions, entre en branle. Les voilà lancés ; ils gesticulent, ils miment leur pensée, ils abondent en comparaisons ; même dans la conversation, ils sont imaginatifs et créateurs, avec des familiarités et des témérités de langage, parfois heureusement, toujours irrégulièrement, selon les caprices et les accès de l’improvisation aventureuse. L’entrain, l’éclat de leur parole est étrange, et aussi leurs saccades, les soubresauts par lesquels ils joignent les idées éloignées, supprimant les distances, passant du pathétique au rire, de la violence à la douceur. Cette verve extraordinaire est la dernière chose qui les quitte. {p. 180}Quand, par hasard, les idées leur manquent, ou quand leur mélancolie est trop âpre, ils parlent et produisent encore, sauf à produire des bouffonneries, ils se font clowns, même à leurs dépens et contre eux-mêmes. J’en sais un qui dit des calembredaines quand il se sent mourir ou qu’il a envie de se tuer ; c’est la roue intérieure qui continue à tourner, même à vide, et que l’homme a besoin de voir toujours tourner, même lorsqu’elle le déchire en passant ; ses pantalonnades sont une échappée ; vous le trouverez, ce gamin intarissable, ce polichinelle ironique, au tombeau d’Ophélie, auprès du lit de mort de Cléopatre, aux funérailles de Juliette. Haut ou bas, il faut toujours qu’ils soient dans quelque extrême. Ils sentent trop profondément leurs biens et leurs maux, ils amplifient trop largement par une sorte de roman involontaire chaque état de leur âme. Après des dénigrements et des dégoûts par lesquels ils se ravalent hors de toute mesure, ils se relèvent et s’exaltent extraordinairement, jusqu’à tressaillir d’orgueil et de joie. Parfois, après un de ces découragements, dit Shakspeare, « je pense à toi, et comme l’alouette au retour du soleil s’élance hors des sillons mornes, mon âme s’envole et va chanter des hymnes à la porte du ciel207. » Puis tout s’affaisse, comme dans un foyer où un flamboiement trop fort n’a plus laissé de substance. « Tu vois en moi le moment de l’année — où les feuilles jaunes, rares et qui {p. 181}s’en vont, —  pendent aux rameaux froids qui frissonnent, —  arceaux dégarnis, nefs ruinées où tout à l’heure chantaient les doux oiseaux. —  Tu vois en moi le crépuscule d’un jour — qui, après le soleil couché, s’évanouit à l’occident, —  et que, par degrés, engloutit la nuit noire, —  la nuit, sœur jumelle de la mort, qui clôt tout dans le repos208… Ne pleure pas sur moi quand je serai mort ; —  du moins cesse de pleurer quand cessera de tinter la morne cloche morose, —  avertissant le monde que je me suis enfui de ce monde abject pour habiter avec les plus abjects des vers. —  Ne vous souvenez pas même, si vous lisez ces lignes — de la main qui les a écrites : car je vous aime tant — que je voudrais être oublié dans votre chère pensée, —  si penser à moi vous a faisait quelque peine209. » Ces subites alternatives de joie et de tristesse, ces ravissements divins et ces grandes mélancolies, ces tendresses exquises, et ces abattements féminins, peignent le poëte extrême dans {p. 182}ses émotions, incessamment troublé de douleur ou d’allégresse, sensible au moindre choc, plus puissant, plus délicat pour jouir et souffrir que les autres hommes, capable de rêves plus intenses et plus doux, en qui s’agitait un monde imaginaire d’êtres gracieux ou terribles, tous passionnés comme leur auteur.

Tel que le voilà pourtant, il atteignait son assiette. De bonne heure, au moins pour ce qui est de la conduite extérieure, il était entré dans la vie rangée, sensée, presque bourgeoise, faisant des affaires, et pourvoyant à l’avenir. Il restait acteur au moins dix-sept ans, quoique dans les seconds rôles210 ; il s’ingéniait en même temps à remanier des pièces, avec tant d’activité, que Greene l’appelait « une corneille parée des plumes d’autrui, un factotum, un accapareur de la scène211. » Dès l’âge de trente-trois ans, il avait amassé assez d’économies pour acheter à Stradford une maison avec deux granges et deux jardins, et il avançait toujours plus droit dans la même voie. Un homme n’arrive qu’à l’aisance par le travail qu’il fait lui-même ; s’il parvient à la richesse, c’est par le travail qu’il fait faire aux autres. C’est pourquoi, à ces métiers d’acteur et d’auteur, Shakspeare ajoutait ceux d’entrepreneur et de directeur de théâtre. Il acquérait une part de propriété dans les théâtres de Blackfriars et du Globe, achetait des contrats de dîmes, de grandes pièces de terre, d’autres bâtiments {p. 183}encore, mariait sa fille Suzanne, et finissait par se retirer dans sa ville natale, sur son bien, dans sa maison, en bon propriétaire, en honnête citoyen qui gère convenablement sa fortune et prend part aux affaires municipales. Il avait deux ou trois cents livres sterling de rente, environ vingt ou trente mille francs d’aujourd’hui, et, selon la tradition, il vivait de bonne humeur et en bons termes avec ses voisins ; en tout cas, il ne paraît pas qu’il s’inquiétât beaucoup de sa gloire littéraire, car il n’a pas même pris le soin d’éditer et de rassembler ses œuvres. Une de ses filles avait épousé un médecin, l’autre un marchand de vins ; la seconde ne savait pas même signer son nom. Il prêtait de l’argent et faisait figure dans ce petit monde. Étrange fin, qui, au premier regard, semble plutôt celle d’un marchand que d’un poëte. Faut-il l’attribuer à cet instinct anglais qui met le bonheur dans la vie du campagnard et du propriétaire bien renté, bien apparenté, bien muni de confortable, qui jouit posément de sa respectabilité établie212, de son autorité domestique et de son assiette départementale ? Ou bien Shakspeare était-il, comme Voltaire, un homme de bon sens, quoique imaginatif de cervelle, gardant son jugement rassis sous les petillements de sa verve, prudent par scepticisme, économe par besoin d’indépendance et capable, après avoir fait le tour des idées humaines, de décider avec Candide {p. 184}que le meilleur parti est de « cultiver son jardin ? » J’aime mieux supposer, comme l’indique sa pleine et solide tête213, qu’à force d’imagination ondoyante il a, comme Gœthe, échappé aux périls de l’imagination ondoyante ; qu’en se figurant la passion, il parvenait, comme Gœthe, à atténuer chez lui la passion ; que la fougue ne faisait point explosion dans sa conduite, parce qu’elle rencontrait un débouché dans ses vers ; que son théâtre a préservé sa vie, et qu’ayant traversé par sympathie toutes les folies et toutes les misères de la vie humaine, il pouvait s’asseoir au milieu d’elles avec un calme et mélancolique sourire, écoutant pour s’en distraire la musique aérienne des fantaisies dont il se jouait214. Je veux supposer enfin que, pour le corps comme pour le reste, il était de sa grande génération et de son grand siècle ; que chez lui, comme chez Rabelais, Titien, Michel-Ange et Rubens, la solidité des muscles faisait équilibre à la sensibilité des nerfs ; qu’en ce temps-là la machine humaine, plus rudement éprouvée et plus fermement bâtie, pouvait résister aux tempêtes de la passion et aux fougues de la verve ; que l’âme et le corps se faisaient encore contre-poids, que le génie était alors une floraison et non, comme aujourd’hui, une maladie. Sur tout cela on n’a que des conjectures, et si l’on veut connaître l’homme de plus près, c’est dans ses œuvres qu’il faut le chercher.

II §

Cherchons donc l’homme, et dans son style. Le style explique l’œuvre ; en montrant les traits principaux du génie, il annonce les autres. Une fois qu’on a saisi la faculté maîtresse, on voit l’artiste tout entier se développer comme une fleur.

Shakspeare imagine avec abondance et avec excès ; il répand les métaphores avec profusion sur tout ce qu’il écrit ; à chaque instant les idées abstraites se changent chez lui en images ; c’est une série de peintures qui se déroule dans son esprit. Il ne les cherche pas, elles viennent d’elles-mêmes ; elles se pressent en lui, elles couvrent les raisonnements, elles offusquent de leur éclat la pure lumière de la logique. Il ne travaille point à expliquer ni à prouver ; tableau sur tableau, image sur image, il copie incessamment les étranges et splendides visions qui s’engendrent les unes les autres et s’accumulent en lui. Comparez à nos sobres écrivains cette phrase que je traduis au hasard dans un dialogue tranquille215 : « Chaque vie particulière est tenue de se garder contre le mal avec toute la force et toutes les armes de sa pensée ; à bien plus forte raison, l’âme de qui dépendent et sur qui reposent tant de vies. La mort de la majesté royale ne va pas seule. Comme un gouffre, elle entraîne après {p. 186}elle ce qui est près d’elle. C’est une roue massive fixée sur la cime de la plus haute montagne ; à ses rayons énormes sont attachées et emmortaisées dix mille choses moindres. Quand elle tombe, chaque petite dépendance, chaque mince annexe accompagne sa ruine bruyante. Quand le roi soupire, tout un monde gémit216. » Voilà trois images coup sur coup pour exprimer la même pensée. C’est une floraison ; une branche sort du tronc, et de celle-ci une autre, qui se multiplie par de nouveaux rameaux. Au lieu d’un chemin uni, tracé par une suite régulière de jalons secs et sagement plantés, vous entrez dans un bois touffu d’arbres entrelacés et de riches buissons qui vous cachent et vous ferment la voie, qui ravissent et qui éblouissent vos yeux par la magnificence de leur verdure et par le luxe de leurs fleurs. Vous vous étonnez au premier instant, esprit moderne, affairé, habitué aux dissertations nettes de notre poésie classique ; vous ressentez de la mauvaise humeur ; vous pensez que l’auteur s’amuse, et que, par amour-propre et mauvais goût, il s’égare et vous {p. 187}égare dans les fourrés de son jardin. Point du tout ; s’il parle ainsi, ce n’est point par choix, c’est par force ; la métaphore n’est pas le caprice de sa volonté, mais la forme de sa pensée. Au plus fort de sa passion, il imagine encore. Quand Hamlet, désespéré, se rappelle la noble figure de son père, il aperçoit les tableaux mythologiques dont le goût du temps remplissait les rues. Il le compare au héraut Mercure, « nouvellement descendu sur une colline qui baise le ciel217. » Cette apparition charmante, au milieu d’une sanglante invective, prouve que le peintre subsiste sous le poëte. Involontairement et hors de propos, il vient d’écarter le masque tragique qui couvrait son visage, et le lecteur, derrière les traits contractés de ce masque terrible, découvre un sourire gracieux et inspiré qu’il n’attendait pas.

Il faut bien qu’une pareille imagination soit violente. Toute métaphore est une secousse. Quiconque involontairement et naturellement transforme une idée sèche en une image, a le feu au cerveau ; les vraies métaphores sont des apparitions enflammées qui rassemblent tout un tableau sous un éclair. Jamais, je crois, chez aucune nation d’Europe et en aucun siècle de l’histoire, on n’a vu de passion si grande. Le style de Shakspeare est un composé d’expressions forcenées. Nul homme n’a soumis les mots à une pareille torture. Contrastes heurtés, exagérations furieuses, apostrophes, exclamations, tout le {p. 188}délire de l’ode, renversement d’idées, accumulation d’images, l’horrible et le divin assemblés dans la même ligne, il semble qu’il n’écrive jamais une parole sans crier. « Qu’ai-je fait ? » dit la reine à son fils Hamlet…

… Une action — qui flétrit la grâce et la rougeur de la modestie, —  appelle la vertu hypocrite, ôte la rose — au beau front de l’innocent amour, —  et y met un ulcère, rend les vœux du mariage — aussi faux que des serments de joueurs. Oh ! une action pareille — arrache l’âme du corps des contrats, —  et fait de la douce religion — une rapsodie de phrases. La face du ciel s’enflamme de honte, —  oui, et ce globe solide, cette masse compacte, —  le visage morne comme au jour du jugement, —  est malade d’y penser218 !

C’est le style de la frénésie. Encore n’ai-je pas tout traduit. Toutes ces métaphores sont furieuses, toutes ces idées arrivent au bord de l’absurde. Tout s’est transformé et défiguré sous l’ouragan de la passion. La contagion du crime qu’il dénonce a souillé la nature entière. Il ne voit plus dans le monde que corruption et mensonge. C’est peu d’avilir les gens vertueux, il avilit la vertu même. Les choses inanimées sont entraînées dans ce tourbillon de douleur. La {p. 189}teinte rouge du ciel au soleil couchant, la pâle obscurité que la nuit répand sur le paysage, se changent en rougeurs et en pâleurs de honte, et le misérable homme qui parle et qui pleure voit le monde entier chanceler avec lui dans l’éblouissement du désespoir.

Hamlet est à demi fou, dira-t-on ; cela explique ces violences d’expression. La vérité est qu’Hamlet ici, c’est Shakspeare. Que la situation soit terrible ou paisible, qu’il s’agisse d’une invective ou d’une conversation, le style est partout excessif. Shakspeare n’aperçoit jamais les objets tranquillement. Toutes les forces de son esprit se concentrent sur l’image ou sur l’idée présente. Il s’y enfonce et s’y absorbe. Auprès de ce génie, on est comme au bord d’un gouffre ; l’eau tournoyante s’y précipite, engloutissant les objets qu’elle rencontre, et ne les rend à la lumière que transformés et tordus. On s’arrête avec stupeur devant ces métaphores convulsives, qui semblent écrites par une main fiévreuse dans une nuit de délire, qui ramassent en une demi-phrase une page d’idées et de peintures, qui brûlent les yeux qu’elles veulent éclairer. Les mots perdent leur sens ; les constructions se brisent ; les paradoxes de style, les apparentes faussetés que de loin en loin on hasarde en tremblant dans l’emportement de la verve, deviennent le langage ordinaire ; il éblouit, il révolte, il épouvante, il rebute, il accable ; ses vers sont un chant perçant et sublime, noté à une clef trop haute, au-dessus de la portée de nos organes, qui blesse nos {p. 190}oreilles, et dont notre esprit seul devine la justesse et la beauté.

C’est peu cependant, car cette force de concentration singulière est encore doublée par la brusquerie de l’élan qui la déploie. Chez Shakspeare, nulle préparation, nul ménagement, nul développement, nul soin pour se faire comprendre. Comme un cheval trop ardent et trop fort, il bondit, il ne sait pas courir. Il franchit entre deux mots des distances énormes, et se trouve aux deux bouts du monde en un instant. Le lecteur cherche en vain des yeux la route intermédiaire, étourdi de ces sauts prodigieux, se demandant par quel miracle le poëte au sortir de cette idée est entré dans cette autre, entrevoyant parfois entre deux images une longue échelle de transitions que nous gravissons pied à pied avec peine, et qu’il a escaladée du premier coup. Shakspeare vole, et nous rampons. De là un style composé de bizarreries, des images téméraires rompues à l’instant par des images plus téméraires encore, des idées à peine indiquées achevées par d’autres qui en sont éloignées de cent lieues, nulle suite visible, un air d’incohérence ; à chaque pas on s’arrête, le chemin manque ; on aperçoit là-haut, bien loin de soi, le poëte, et l’on découvre qu’on s’est engagé sur ses traces dans une contrée escarpée, pleine de précipices, qu’il parcourt comme une promenade unie, et où nos plus grands efforts peuvent à peine nous traîner.

Que sera-ce donc si maintenant l’on remarque que ces expressions si violentes et si peu préparées, au {p. 191}lieu de se suivre une à une, lentement et avec effort, se précipitent par multitudes avec une facilité et une abondance entraînantes, comme des flots qui sortent en bouillonnant d’une source trop pleine, qui s’accumulent, montent les uns sur les autres, et ne trouvent nulle part assez de place pour s’étaler et s’épuiser ? Voyez dans Roméo et Juliette vingt exemples de cette verve intarissable. Ce que les deux amants entassent de métaphores, d’exagérations passionnées, de pointes, de phrases tourmentées, d’extravagances amoureuses, est infini. Leur langage ressemble à des roulades de rossignols. Les gens d’esprit de Shakspeare, Mercutio, Béatrice, Rosalinde, les clowns, les bouffons, pétillent de traits forcés, qui partent coup sur coup comme une fusillade. Il n’en est pas un qui ne trouve assez de jeux de mots pour défrayer tout un théâtre. Les imprécations du roi Lear et de la reine Marguerite suffiraient à tous les fous d’un hôpital et à tous les opprimés de la terre. Les sonnets sont un délire d’idées et d’images creusées avec un acharnement qui donne le vertige. Son premier poëme, Vénus et Adonis, est l’extase sensuelle d’un Corrége insatiable et enflammé. Cette fécondité exubérante porte à l’excès des qualités déjà excessives, et centuple le luxe des métaphores, l’incohérence du style et la violence effrénée des expressions219.

Tout cela se réduit à un seul mot : les objets entraient {p. 192}organisés et complets dans son esprit ; ils ne font que passer dans le nôtre, désarticulés, décomposés, pièce par pièce. Il pensait par blocs, et nous pensons par morceaux : de là son style et notre style, qui sont deux langues inconciliables. Nous autres, écrivains et raisonneurs, nous pouvons noter précisément par un mot chaque membre isolé d’une idée et représenter l’ordre exact de ses parties par l’ordre exact de nos expressions : nous avançons par degrés, nous suivons les filiations, nous nous reportons incessamment aux racines, nous essayons de traiter nos mots comme des chiffres, et nos phrases comme des équations ; nous n’employons que les termes généraux que tout esprit peut comprendre et les constructions régulières dans lesquelles tout esprit doit pouvoir entrer ; nous atteignons la justesse et la clarté, mais non la vie. Shakspeare laisse là la justesse et la clarté et atteint la vie. Du milieu de sa conception complexe et de sa demi-vision colorée, il arrache un fragment, quelque fibre palpitante, et vous le montre ; à vous, sur ce débris, de deviner le reste ; derrière le mot il y a tout un tableau, une attitude, un long raisonnement en raccourci, un amas d’idées fourmillantes ; vous les connaissez, ces sortes de mots abréviatifs et pleins : ce sont ceux que l’on crie dans la fougue de l’invention ou dans l’accès de la passion, termes d’argot et de mode qui font appel aux souvenirs locaux et à l’expérience personnelle220, petites phrases hachées et incorrectes {p. 193}qui expriment par leur irrégularité la brusquerie et les cassures du sentiment intérieur, mots triviaux, figures excessives221. Il y a un geste sous chacune d’elles, une contraction subite de sourcils, un plissement des lèvres rieuses, une pantalonnade ou un déhanchement de toute la machine. Aucune de ces phrases ne note des idées, toutes suggèrent des images ; chacune d’elles est l’extrémité et l’aboutissement d’une action mimique complète ; aucune d’elles n’est l’expression et la définition d’une idée partielle et limitée. C’est pour cela que Shakspeare est étrange et puissant, obscur et créateur par-delà tous les poëtes de son siècle et de tous les siècles, le plus immodéré entre tous les violateurs du langage, le plus extraordinaire entre tous les fabricateurs d’âmes, le plus éloigné de la logique régulière et de la raison classique, le plus capable d’éveiller en nous un monde de formes, et de dresser en pied devant nous des personnages vivants.

III §

Recomposons ce monde en cherchant en lui l’empreinte de son créateur. Un poëte ne copie pas au hasard les mœurs qui l’entourent ; il choisit dans cette vaste matière, et transporte involontairement sur la scène les habitudes de cœur et de conduite qui conviennent {p. 194}le mieux à son talent. Supposez le logicien, moraliste, orateur, tel qu’un de nos grands tragiques du dix-septième siècle : il ne représentera que les mœurs nobles, il évitera les personnages bas ; il aura horreur des valets et de la canaille ; il gardera au plus fort des passions déchaînées les plus exactes bienséances ; il fuira comme un scandale tout mot ignoble et cru ; il mettra partout la raison, la grandeur et le bon goût ; il supprimera la familiarité, les enfantillages, les naïvetés, le badinage gai de la vie domestique ; il effacera les détails précis, les traits particuliers, et transportera la tragédie dans une région sereine et sublime où ses personnages abstraits, dégagés du temps et de l’espace, après avoir échangé d’éloquentes harangues et d’habiles dissertations, se tueront convenablement et comme pour finir une cérémonie. Shakspeare fait tout le contraire, parce que son génie est tout l’opposé. Sa faculté dominante est l’imagination passionnée délivrée des entraves de la raison et de la morale ; il s’y abandonne et ne trouve dans l’homme rien qu’il veuille retrancher. Il accepte la nature et la trouve belle tout entière ; il la peint dans ses petitesses, dans ses difformités, dans ses faiblesses, dans ses excès, dans ses déréglements et dans ses fureurs ; il montre l’homme à table, au lit, au jeu, ivre, fou, malade ; il ajoute les coulisses à la scène. Il ne songe point à ennoblir, mais à copier la vie humaine, et n’aspire qu’à rendre sa copie plus énergique et plus frappante que l’original.

De là les mœurs de ce théâtre, et d’abord le manque {p. 195}de dignité. La dignité vient de l’empire exercé sur soi-même ; l’homme choisit dans ses actions et dans ses gestes les plus nobles, et ne se permet que ceux-là. Les personnages de Shakspeare n’en choisissent aucun et se les permettent tous. Ses rois sont hommes et pères de famille, le terrible jaloux Léontès, qui va ordonner le meurtre de sa femme et de son ami222, joue comme un enfant avec son fils ; il le caresse, il lui donne tous les jolis petits noms d’amitié que disent les mères ; il ose être trivial ; il est bavard comme une nourrice, il en a le langage et il en prend les soins.

… As-tu mouché ton nez ? —  On dit qu’il ressemble au mien. Allons, capitaine, —  il faut que nous soyons propres, bien propres, mon capitaine223… —  Venez ici sire page. —  Regardez-moi avec vos yeux bleus. Cher petit coquin ! —  cher mignon ! En regardant — les traits de ce visage, il m’a semblé que je reculais — de vingt-trois ans, et je me voyais sans culottes, —  avec ma cotte de velours vert, ma dague muselée, —  de peur — qu’elle ne mordit son maître. —  Combien alors je ressemblais à cette mauvaise herbe, —  à ce polisson, à ce monsieur !… Mon frère, —  gâtez-vous là-bas votre jeune prince — comme nous avons l’air de gâter le nôtre224 ?

{p. 196}POLYXÈNE.

Quand je suis chez moi, sire, —  il fait toute mon occupation, toute ma gaieté, tout mon souci ; —  tantôt mon ami de cœur, et tantôt mon ennemi juré ; —  mon parasite, mon soldat, mon homme d’État, mon tout ; —  il rend un jour de juillet aussi court qu’un jour de décembre, —  et, avec ses enfantillages sans fin, me guérit — de pensées qui gèleraient mon sang225.

Il y a dans Shakspeare vingt morceaux semblables. Les grandes passions, chez lui comme dans la nature, sont précédées ou suivies d’actions frivoles, de petites conversations, de sentiments vulgaires. Les fortes émotions sont des accidents dans notre vie ; boire, manger, causer de choses indifférentes, exécuter machinalement une tâche habituelle, rêver à quelque plaisir bien plat ou à quelque chagrin bien ordinaire, voilà l’emploi de toutes nos heures. Shakspeare nous peint tels que nous sommes ; ses héros saluent, demandent aux gens de leurs nouvelles, parlent de la pluie et du beau temps, aussi souvent et aussi vulgairement que nous-mêmes, juste au moment de tomber dans les dernières misères ou de se lancer dans les résolutions extrêmes. Hamlet veut savoir l’heure, trouve le vent piquant, cause des festins et des fanfares {p. 197}que l’on entend dans le lointain, et cette conversation si tranquille, si peu liée à l’action, si remplie de petits faits insignifiants, que le hasard seul vient d’amener et de conduire, dure jusqu’au moment où le spectre de son père, se levant dans les ténèbres, lui révèle l’assassinat qu’il doit venger.

La raison commande aux mœurs d’être mesurées ; c’est pourquoi les mœurs que peint Shakspeare ne le sont pas. La pure nature est violente, emportée ; elle n’admet pas les excuses, elle ne souffre pas les tempéraments, elle ne fait pas la part des circonstances, elle veut aveuglément, elle éclate en injures, elle a la déraison, l’ardeur et les colères des enfants. Les personnages de Shakspeare ont le sang bouillant et la main prompte. Ils ne savent pas se contenir, ils s’abandonnent tout d’abord à leur douleur, à leur indignation, à leur amour, et se lancent éperdument sur la pente roide où leur passion les précipite. Combien en citerai-je ? Timon, Léonatus, Cressida, toutes les jeunes filles, tous les principaux personnages des grands drames ; Shakspeare peint partout l’impétuosité irréfléchie du premier mouvement. Capulet annonce à sa fille Juliette que dans trois jours elle épousera le comte Paris, et lui dit d’en être fière : elle répond qu’elle n’en est point fière, et que cependant elle remercie le comte de cette preuve d’amour. Comparez la fureur de Capulet à la colère d’Orgon, et vous mesurerez la différence des deux poëtes et des deux civilisations :

Comment ! comment, la belle raisonneuse ? Qu’est-ce que {p. 198}cela ? —  « Fière. » Et puis « je vous remercie », et « je ne vous remercie pas », — et « je ne suis pas fière. » Jolie mignonne ; —  plus de ces remercîments, plus de ces fiertés ; —  mais décidez vos gentils petits pieds, jeudi prochain, —  à venir avec Paris à l’église de Saint-Pierre, —  ou je t’y traînerai sur une claie ! —  Hors d’ici, effrontée ! carogne ! belle pâlotte que vous êtes ! —  figure de cire !

JULIETTE.

Mon bon père, je vous supplie sur mes genoux, —  ayez seulement la patience de me laisser dire un mot.

CAPULET.

Qu’on te pende, jeune gueuse que tu es ! désobéissante coquine ! —  Je te le dis : Va à l’église jeudi, —  ou ne me regarde plus jamais en face. —  Ne parle pas, ne réplique pas, ne réponds pas. —  La main me démange.

LADY CAPULET.

Vous êtes trop vif…

CAPULET.

Sainte hostie ! Cela me rend fou. Jour et nuit, matin et soir, —  chez moi, dehors, seul, en compagnie, —  veillant ou dormant, mon seul soin a été — de la marier, et maintenant que j’ai trouvé — un gentilhomme de race princière — de belles façons, jeune, noblement élevé, —  fait comme un cœur pourrait le souhaiter…, —  voir une misérable folle larmoyante, —  une poupée pleurnicheuse, à cette offre de sa fortune, —  répondre : « Je ne veux pas me marier ! je ne saurais l’aimer ! —  Je suis trop jeune ; je vous prie, pardonnez-moi ! » — Eh bien ! si vous ne voulez pas vous marier, je vous pardonnerai, moi ! —  Allez paître où vous voudrez, vous ne resterez pas sous mon toit. —  Regardez-y, pensez-y, je ne plaisante pas. —  Jeudi est proche. La main sur votre cœur, avisez. —  Si vous êtes ma fille, je vous donnerai à mon ami ; —  si vous ne l’êtes pas, allez vous faire pendre ; mendiez, jeûnez, mourez dans les rues, —  car, sur mon âme, je ne te reconnais plus226.

{p. 199}Cette manière d’exhorter sa fille au mariage est propre à Shakspeare et au seizième siècle. La contradiction est pour ces hommes ce que la vue du rouge est pour les taureaux : elle les rend fous.

On devine bien que dans ce temps et sur le théâtre la décence est chose inconnue. Elle gêne parce qu’elle est un frein, et on s’en débarrasse parce qu’elle gêne. {p. 200}Elle est un don de la raison et de la morale, comme la crudité est un effet de la nature et de la passion. Les paroles dans Shakspeare sont crues au-delà de ce qu’on peut traduire. Ses personnages appellent les choses par leurs noms sales, et traînent la pensée sur les images précises de l’amour physique. Les conversations des gentilshommes et des dames sont pleines d’allusions scabreuses, et il faudrait chercher un cabaret de bien bas étage pour en entendre de pareilles aujourd’hui227.

Ce serait aussi dans un cabaret qu’il faudrait chercher les rudes plaisanteries et le genre d’esprit brutal qui fait le fond de ces entretiens. La politesse bienveillante est le fruit tardif d’une réflexion avancée ; elle est une sorte d’humanité et de bonté appliquée aux petites actions et aux discours journaliers ; elle ordonne à l’homme de s’adoucir à l’égard des autres et de s’oublier pour les autres ; elle contraint la pure nature, qui est égoïste et grossière. C’est pourquoi elle manque aux mœurs de ce théâtre. Vous voyez les charretiers par gaieté et vivacité s’asséner des taloches ; telle est à peu près la conversation des seigneurs et des dames qui veulent plaisanter, par exemple celle de Béatrice et de Bénédict228, personnes fort bien élevées pour le temps, ayant une grande renommée d’esprit et de politesse, et dont les jolies répliques font la joie des assistants. « Ces escarmouches d’esprit » consistent {p. 201}à se dire en termes clairs : Vous êtes un poltron, un glouton, un imbécile, un bouffon, un libertin, une brute ! —  Vous êtes une sotte, une langue de perroquet, une folle, une… (le mot y est229). —  On juge du ton qu’ils prennent lorsqu’ils sont en colère. « Un mendiant ivre, dit Émilie dans Othello, ne jetterait pas de pires injures à sa concubine230. » Ils ont un vocabulaire de gros mots aussi complet que celui de Rabelais, et ils l’épuisent. Ils prennent la boue à pleines mains et la lancent à leur adversaire sans croire se salir.

Les actions répondent aux paroles. Ils vont sans pudeur ni pitié jusqu’à l’extrémité de leur passion. Ils assassinent, ils empoisonnent, ils violent, ils incendient, et la scène n’est remplie que d’abominations. Shakspeare met sur son théâtre toutes les actions atroces des guerres civiles. Ce sont les mœurs des loups et des hyènes. Il faut lire231 la sédition de Jack Cade pour prendre une idée de ces folies et de ces fureurs. On croit voir des animaux révoltés, la stupidité {p. 202}meurtrière d’un loup lâché dans une bergerie ; la brutalité d’un pourceau qui se soûle et se roule dans l’ordure et dans le sang. Ils détruisent, ils tuent, ils se tuent entre eux ; les pieds dans le meurtre, ils demandent à manger et à boire ; ils plantent les têtes au bout des piques, ils les font s’entre-baiser, et ils rient232.

Allez, dit Jack Cade, brûlez toutes les archives du royaume ; ma bouche maintenant sera le parlement d’Angleterre… Le plus orgueilleux pair du royaume ne portera sa tête sur ses épaules qu’après m’avoir payé tribut. Et il n’y aura pas une fille mariée qui ne me donne d’abord en payement son pucelage… À présent, en Angleterre, on vendra deux sous sept pains d’un sou. Il n’y aura plus d’argent. Tous boiront et mangeront à mes frais, et je les habillerai tous avec la même livrée… Comme me voilà ici, assis sur la pierre de Londres, j’ordonne et commande que le conduit au pissat ne verse plus que du bordeaux, cette première année de notre règne, et {p. 203}cela aux frais de la ville… Et à présent toutes les choses seront en commun… Qu’est-ce que tu peux répondre à Ma Majesté pour avoir livré la Normandie à Monsieur Basimecu, le dauphin de France ? (On apporte les têtes de lord Say et de son gendre.) Voilà qui est mieux : Qu’ils se baisent entre eux, car ils s’aimaient bien de leur vivant.

Il ne faut pas lâcher l’homme ; on ne sait quelles convoitises et quelles fureurs peuvent couver sous une apparence unie. Jamais la nature n’a été si laide ; et cette laideur est la vérité.

Ces mœurs de cannibales ne se rencontrent-elles que chez la canaille ? Les princes font pis. Le duc de Cornouailles commande de lier sur une chaise le vieux duc de Glocester, parce que c’est grâce à lui que le roi Lear s’est échappé.

CORNOUAILLES.

… Tenez la chaise. —  Je vais mettre le pied sur ces yeux que voilà. (On tient Glocester pendant que Cornouailles lui arrache un œil et met son pied dessus.)

GLOCESTER.

Que celui de vous qui veut vivre vieux — me donne secours.

Ô cruel ! ô vous, dieux !

RÉGANE (fille de Lear).

Un côté serait jaloux de l’autre. L’autre aussi.

CORNOUAILLES (riant).

Si maintenant tu peux voir ta vengeance…

UN SERVITEUR.

Arrêtez votre main, monseigneur. —  J’ai commencé à vous

servir quand j’étais encore enfant ; —  mais je ne vous aurai

jamais rendu de plus grand service — que de vous dire d’arrêter.

CORNOUAILLES.

Comment, misérable chien !

{p. 204}LE SERVITEUR.

Si vous aviez une barbe au menton, —  j’irais vous l’arracher dans une querelle pareille.

CORNOUAILLES.

Ah ! mon drôle ! (Il tire son épée et court sur lui.)

LE SERVITEUR.

Eh bien ! venez, et courez la chance de votre colère ! (Il tire son épée. Ils se battent. Cornouailles est blessé.)

RÉGANE (à un autre serviteur).

Donne-moi ton épée. —  Un paysan qui s’attaque à nous !

(Elle arrache l’épée, vient par derrière et l’en perce.)

LE SERVITEUR.

Oh ! je suis tué !… Monseigneur, il vous reste un œil — pour voir le sang que je lui ai tiré. Oh ! (Il meurt.)

CORNOUAILLES.

Il n’en verra pas davantage, je l’en empêcherai. (Il met le doigt sur l’œil de Glocester.) — Dehors, sale gelée ! —  Où est ton lustre à présent ? (Il arrache l’autre œil de Glocester et le jette par terre.)

GLOCESTER.

Tout est ténèbres et désolation. Où est mon fils ?

RÉGANE.

Allez, jetez-le hors des portes, et qu’il flaire sa route — jusqu’à Douvres233.

Telles sont les mœurs de ce théâtre. Elles sont sans frein comme celles du temps et comme l’imagination du poëte. Copier les actions plates de la vie journalière, les puérilités et les faiblesses où s’abaissent incessamment les plus grands personnages, les emportements qui les dégradent, les paroles crues, dures ou {p. 205}sales, et les actions atroces où se déploient la licence, la brutalité, la férocité de la nature primitive, voilà l’œuvre de l’imagination libre et nue. Copier ces laideurs et ces excès avec un choix de détails si familiers, si expressifs, si exacts, qu’ils font sentir sous chaque mot de chaque personnage une civilisation tout entière, voilà l’œuvre de l’imagination concentrée et toute-puissante. Cette nature des mœurs et cette énergie {p. 206}de la peinture indiquent une même faculté, unique et excessive, que le style a déjà montrée.

IV §

Sur ce fond commun se détache un peuple de figures vivantes et distinctes, éclairées d’une lumière intense, avec un relief saisissant. Cette puissance créatrice est le grand don de Shakspeare, et communique aux mots une vertu extraordinaire. Chaque phrase prononcée par un de ses personnages nous fait voir, outre l’idée qu’elle renferme et l’émotion qui la dicte, l’ensemble des qualités et le caractère entier qui la produisent, le tempérament, l’attitude physique, le geste, le regard du personnage, tout cela en une seconde, avec une netteté et une force dont personne n’a approché. Les mots qui frappent nos oreilles ne sont pas la millième partie de ceux que nous écoutons intérieurement ; ils sont comme des étincelles qui s’échappent de distance en distance ; les yeux voient de rares traits de flamme ; l’esprit seul aperçoit le vaste embrasement dont ils sont l’indice et l’effet. Il y a ici deux drames en un seul : l’un bizarre, saccadé, écourté, visible ; l’autre conséquent, immense, invisible ; celui-ci couvre si bien l’autre, qu’ordinairement on ne croit plus lire des paroles : on entend le grondement de ces voix terribles, on voit des traits contractés, des yeux ardents, des visages pâlis, on sent les bouillonnements, les furieuses résolutions qui {p. 207}montent au cerveau avec le sang fiévreux, et redescendent dans les nerfs tendus. Cette propriété qu’a chaque phrase de rendre visible un monde de sentiments et de formes vient de ce qu’elle est causée par un monde d’émotions et d’images. Shakspeare, en l’écrivant, a senti tout ce que nous y sentons, et beaucoup d’autres choses. Il avait la faculté prodigieuse d’apercevoir en un clin d’œil tout son personnage, corps, esprit, passé, présent, dans tous les détails et dans toute la profondeur de son être, avec l’attitude précise et l’expression de physionomie que la situation lui imposait. Il y a tel mot d’Hamlet ou d’Othello qui pour être expliqué demanderait trois pages de commentaires ; chacune des pensées sous-entendues que découvrirait le commentaire laissait sa trace dans le tour de la phrase, dans l’espèce de la métaphore, dans l’ordre des mots ; aujourd’hui, en comptant ces traces, nous devinons les pensées. Ces traces innombrables ont été imprimées en une seconde dans l’espace d’une ligne. À la ligne suivante, il y en a autant, imprimées aussi vite et dans le même espace. Vous mesurez la concentration et la vélocité de l’imagination qui crée ainsi.

Ces personnages sont tous de la même famille. Bons ou méchants, grossiers ou délicats, spirituels ou stupides, Shakspeare leur donne à tous un même genre d’esprit, qui est le sien. Il en fait des gens d’imagination dépourvus de volonté et de raison, machines passionnées, violemment heurtées les unes contre les autres, et qui étaient aux regards ce qu’il y a de plus naturel et de plus abandonné dans l’homme. Donnons-nous {p. 208}ce spectacle, et voyons à tous les étages cette parenté des figures et ce relief des portraits.

Au plus bas sont les êtres stupides, radoteurs ou brutaux. L’imagination existe déjà là où la raison n’est pas née encore ; elle subsiste encore là où la raison n’est plus. L’idiot et la brute suivent aveuglément les fantômes qui habitent leur cerveau engourdi ou machinal. Nul poëte n’a compris ce mécanisme comme Shakspeare. Son Caliban, par exemple, sorte de sauvage difforme, nourri de racines, gronde comme une bête sous la main de Prospero, qui l’a dompté. Il hurle incessamment contre son maître, tout en sachant que chaque injure lui sera payée par une douleur. C’est un loup à la chaîne, tremblant et féroce, qui essaye de mordre quand on l’approche, et qui se couche en voyant le fouet levé sur son dos. Il a la sensualité crue, le gros rire ignoble, la gloutonnerie de la nature humaine dégradée. Il a voulu violer Miranda endormie. Il crie après sa pâture et s’en gorge. Un matelot débarqué dans l’île, Stéphano, lui donne du vin ; il lui baise les pieds et le prend pour un dieu ; il lui demande s’il n’est pas tombé du ciel et l’adore. On sent en lui les passions révoltées et froissées qui ont hâte de se redresser et de s’assouvir. Stéphano a battu son camarade. « Bats-le bien, dit Caliban, et, après un peu de temps, j’oserai le battre aussi. » Il supplie Stéphano de venir avec lui tuer Prospero endormi ; il a soif de l’y mener ; il danse de joie, et voit d’avance son maître la gorge coupée et la cervelle épanchée par terre. « Je t’en prie, mon roi, ne fais pas de bruit. Vois-tu ? ceci {p. 209}est l’ouverture de sa cellule. Va doucement et entre. Fais ce bon meurtre ; tu seras maître de l’île pour toujours, et moi, ton Caliban, je te lécherai les pieds234. » — D’autres, comme Ajax et Cloten, sont plus semblables à l’homme, et pourtant ce que Shakspeare peint en eux, comme dans Caliban, c’est le pur tempérament. La lourde machine corporelle, la masse des muscles, l’épaisseur du sang qui se traîne dans ces membres de lutteurs, oppriment l’intelligence et ne laissent subsister que les passions de l’animal. Ajax donne des coups de poing et avale de la viande, c’est là sa vie ; s’il est jaloux d’Achille, c’est à peu près comme un taureau est jaloux d’un taureau. Il se laisse brider et mener par Ulysse, sans regarder devant lui : la plus grossière flatterie l’attire comme un appât. On l’a poussé à accepter le défi d’Hector. Le voilà bouffi d’arrogance, ne daignant plus répondre à personne, ne sachant plus ce qu’il dit ni ce qu’il fait ; Thersite lui crie : « Bonjour, Ajax », et il lui répond : « Merci, Agamemnon. » Il ne pense plus qu’à contempler son énorme personne, et à rouler majestueusement ses gros yeux stupides. Le jour venu, il frappe sur Hector comme sur une enclume. Au bout d’un assez long temps, on les sépare. « Je ne suis pas encore échauffé, {p. 210}dit Ajax, laissez-nous recommencer235. » — Cloten est moins massif que ce bœuf flegmatique ; mais il est aussi imbécile, aussi vaniteux et aussi grossier. La belle Imogène, pressée par ses injures et par son style de cuisinier, lui dit que toute sa personne ne vaut pas le moindre vêtement de Posthumus. Il est piqué au vif, il répète dix fois ce mot, il s’aheurte à cette idée, et revient incessamment s’y choquer tête baissée, à la manière des béliers en colère. « Son vêtement ? son moindre vêtement ?… Je me vengerai… Son moindre vêtement ?… Bien. » Il prend des habits de Posthumus, et s’en va à Milford-Haven, comptant l’y rencontrer avec Imogène. Chemin faisant, il fait ce monologue : « Avec ces habits sur mon dos, je la violerai ; mais d’abord je le tuerai, et sous ses yeux. Elle verra ma valeur, qui sera un tourment pour son insolence. Lui une fois par terre, et mon discours d’insultes achevé sur son corps… Puis quand mon appétit se sera soûlé sur elle (et, comme je le dis, j’exécuterai la chose avec les habits qu’elle louait tant), je la ramènerai à coups de poing à la cour et à coups de pied à la maison236. » — D’autres ne sont que des radoteurs ; par exemple Polonius, le grave conseiller sans cervelle, « vieil enfant qui n’est pas encore hors des langes », nigaud solennel qui déverse sur les gens une pluie de {p. 211}conseils, de compliments et de maximes, sorte de porte-voix de cour pouvant servir dans les cérémonies d’apparat, ayant l’air de penser, et ne faisant que réciter des mots. —  Mais le plus complet de tous les caractères est celui de la nourrice237, bavarde, sale en propos, vrai pilier de cuisine, sentant la marmite et les vieilles savates, bête, impudente, immorale, du reste bonne femme et affectionnée à son enfant. Voyez ce radotage décousu et intarissable d’une commère :

LA NOURRICE.

Sur ma foi, je pourrais dire son âge à une heure près.

LADY CAPULET.

Elle n’a pas quatorze ans.

LA NOURRICE.

Vienne la Saint-Pierre au soir, elle aura quatorze ans. —  Suzanne et elle (Dieu fasse miséricorde à toutes les âmes chrétiennes !) — étaient du même âge. Bien ! Suzanne est avec Dieu ; —  elle était trop bonne pour moi. Mais, comme je disais, —  à la Saint-Pierre au soir, elle aura quatorze ans. —  Elle les aura, ma foi. Je m’en souviens bien. —  Cela fait onze ans aujourd’hui depuis le tremblement de terre. —  De tous les jours de l’année, c’est justement ce jour-là, —  je {p. 212}m’en souviens bien, qu’elle fut sevrée. —  J’avais mis de l’absinthe au bout de mon sein, —  et j’étais assise au soleil contre le mur du pigeonnier. —  Monseigneur et vous, vous étiez alors à Mantoue. —  Oh ! j’ai de la cervelle !… Mais comme je disais, —  quand elle eut goûté l’absinthe au bout de mon téton, —  et qu’elle l’eut senti amer, la jolie petite folle, —  il fallait voir comme elle était maussade et comme elle se rebiffait contre le sein…, —  et depuis ce temps, il y a onze ans de passés. —  Car elle se tenait déjà sur ses jambes. Oui, par la croix ! —  Elle courait presque, et se dandinait tout du long. —  Même le jour d’avant, elle était tombée sur le front238.

Là-dessus, elle enfile une histoire indécente, qu’elle recommence quatre fois de suite. On la fait taire, n’importe. Elle a son histoire en tête, et ne cesse pas de la redire et d’en rire toute seule. Les répétitions {p. 213}sans fin sont la démarche primitive de l’esprit. Les gens du peuple ne suivent pas la ligne droite du raisonnement et du récit ; ils reviennent sur leurs pas, ils piétinent en place ; frappés d’une image, ils la gardent pendant une heure devant leurs yeux, et ne s’en lassent pas. S’ils avancent, ils tournent parmi cent idées incidentes avant d’arriver à la phrase nécessaire. Ils se laissent détourner de leur chemin par toutes les pensées qui viennent à la traverse. Ainsi fait la nourrice, et quand elle rapporte à Juliette des nouvelles de son amant, elle la tourmente et la fait languir, moins par taquinerie que par habitude de divagation.

Jésus ! quelle hâte ! Ne pouvez-vous attendre un instant ? —  Ne voyez-vous pas que je suis hors d’haleine ?

JULIETTE.

Comment es-tu hors d’haleine, quand tu as assez d’haleine — pour me dire que tu es hors d’haleine ?… —  Tes nouvelles sont-elles bonnes ou mauvaises ? Réponds à cela. —  Dis l’un ou l’autre. J’attendrai le détail. —  Contente-moi. Sont-elles bonnes ou mauvaises ?

LA NOURRICE.

Ah ! vous avez fait un choix de novice. Vous ne savez pas choisir un homme. Roméo ! non, pas lui. Quoique ce soit la plus belle figure, c’est la jambe la mieux faite. Pour sa main, sa taille et son pied, il n’y a rien à en dire, mais il n’y en a point de pareils. Ce n’est pas une fleur de courtoisie, mais je le garantis aussi doux que l’agneau. —  Va ton chemin, fillette. Sers Dieu. —  Hein ! a-t-on dîné à la maison ?

JULIETTE.

Non, non. Mais je savais déjà tout cela. —  Que dit-il de notre mariage ? Qu’en dit-il ?

LA NOURRICE.

Seigneur ! comme ma tête me fait mal ! Quelle tête j’ai ! —  Elle bat comme si elle allait se briser en cent pièces. —  Mon {p. 214}dos, de l’autre côté ! Oh ! mon dos, mon dos ! —  Maudite soit votre idée de m’envoyer comme cela — attraper ma mort à force de trotter par les rues !

JULIETTE.

En bonne foi, je suis fâchée que tu ne sois pas bien. —  Chère, chère, chère nourrice, dis-moi, que répond mon amour ?

LA NOURRICE.

Votre amour répond comme un honnête gentilhomme qu’il est, —  et courtois, et doux, et beau, —  et vertueux, j’en suis caution. Où est votre mère239 ?

{p. 215}Cela ne tarit pas. Son bavardage est pire encore quand elle vient annoncer à Juliette la mort de son cousin et l’exil de Roméo. Ce sont les cris perçants et les hoquets d’une grosse pie asthmatique. Elle se lamente, elle brouille les noms, elle fait des phrases, elle finit par demander de l’eau-de-vie. Elle maudit Roméo, puis elle l’amène dans la chambre de Juliette. Le lendemain, on commande à Juliette d’épouser le comte Paris ; Juliette se jette dans les bras de sa nourrice, implorant consolations, conseil, assistance. Celle-ci trouve le vrai remède : épousez Paris.

Oh ! c’est un aimable gentilhomme ! —  Roméo est un torchon de cuisine auprès de lui… Un aigle, madame, —  n’a pas l’œil aussi vert, aussi vif, aussi perçant — que Paris. Malédiction sur moi, —  si je ne vous trouve pas heureuse de ce second mariage, —  car il surpasse votre premier240 !
Cette immoralité naïve, ces raisonnements de girouette, cette façon de juger l’amour en poissarde, achèvent le portrait.

V §

L’imagination machinale fait les personnages bêtes de Shakspeare ; l’imagination rapide, hasardeuse, éblouissante, tourmentée, fait ses gens d’esprit. Il y a {p. 216}plusieurs genres d’esprit. L’un, tout français, qui n’est que la raison même, ennemi du paradoxe, railleur contre la sottise, sorte de bon sens incisif, n’ayant d’autre emploi que de rendre la vérité amusante et visible, la plus perçante des armes chez un peuple intelligent et vaniteux : c’est celui de Voltaire et des salons. L’autre, qui est celui des improvisateurs et des artistes, n’est autre chose que la verve inventive, paradoxale, effrénée, exubérante, sorte de fête que l’on se donne à soi-même, fantasmagorie d’images, de pointes, d’idées bizarres, qui étourdit et qui enivre comme le mouvement et l’illumination d’un bal. Tel est l’esprit de Mercutio, des clowns, de Béatrice, de Rosalinde et de Bénédict. Ils rient, non par sentiment du ridicule, mais par envie de rire. Cherchez ailleurs les campagnes que la raison agressive entreprend contre la folie humaine. Ici la folie est dans toute sa fleur. Nos gens songent à s’amuser, rien de plus. Ils sont de bonne humeur, ils font faire des cavalcades à leur esprit à travers le possible et l’impossible. Ils jouent sur les mots, ils en tourmentent le sens, ils en tirent des conséquences absurdes et risibles, ils se les renvoient comme avec des raquettes, coup sur coup, en faisant assaut de singularité et d’invention. Ils habillent toutes leurs idées de métaphores, étranges ou éclatantes. Le goût du temps était aux mascarades ; leur entretien est une mascarade d’idées. Ils ne disent rien en style simple ; ils ne cherchent qu’à entasser des choses subtiles, recherchées, difficiles à inventer et à comprendre ; toutes leurs expressions sont raffinées, imprévues, extraordinaires ; {p. 217}ils outrent leur pensée et la changent en caricature. « Ah ! pauvre Roméo, dit Mercutio, il est déjà mort, poignardé par l’œil noir d’une blanche beauté ! transpercé à travers l’oreille par une chanson d’amour, le cœur crevé juste au centre par la flèche du petit archer aveugle241 ! » — Bénédict raconte une conversation qu’il vient d’avoir avec sa maîtresse : « Oh ! elle m’a maltraité de façon à mettre à bout la patience d’une souche. Un chêne, avec une seule feuille verte pour tout feuillage, lui aurait répondu. Mon masque lui-même commençait à prendre vie et à quereller avec elle242 ! » Ces extravagances gaies et perpétuelles indiquent l’attitude des interlocuteurs. Ils ne restent pas tranquillement assis sur leurs chaises, comme les marquis du Misanthrope ; ils pirouettent, ils sautent, ils se griment, ils jouent hardiment la pantomime de leurs idées ; leurs fusées d’esprit se terminent en chansons. Jeunes gens, soldats et artistes, ils tirent un feu d’artifice de phrases et gambadent tout à l’entour. « Quand je suis née, une étoile dansait. » Ce mot de Béatrice peint ce genre d’esprit poétique, scintillant, déraisonnable, charmant, plus voisin de la musique que de la littérature, sorte de rêve qu’on fait tout haut et tout éveillé, et dans lequel celui de Mercutio se trouve à sa place.

Oh ! je le vois, la reine Mab vous a visité cette nuit. —  Elle {p. 218}est l’accoucheuse des fées. Et elle vient, —  grosse comme l’agate de la bague — qui est au doigt d’un alderman, —  traînée par un attelage de petits atomes, —  passant sur le nez des gens quand ils sont endormis. —  Les rayons de ses roues sont faits avec des pattes de faucheux, —  le dessus avec des ailes de cigales, —  les traits avec la toile des plus petites araignées, —  les colliers avec les rayons humides de la lune, —  le fouet avec un os de grillon, la lanière avec une pellicule. —  Son cocher est un petit moucheron en habit gris, —  son char est une noisette vide, —  fabriquée par l’écureuil, son menuisier, et par la vieille larve, —  qui de temps immémorial sont les carrossiers des fées. —  Dans cet équipage, elle galope chaque nuit — à travers les cerveaux des amants, et ils rêvent d’amour ; —  sur les genoux des courtisans, et ils rêvent aussitôt de révérences ; —  sur les doigts des gens de loi, qui rêvent aussitôt à des honoraires ; —  sur les lèvres des dames, qui rêvent aussitôt à des baisers… —  Parfois elle galope sur le nez d’un courtisan, —  et il rêve qu’il flaire une grâce à obtenir. —  Parfois elle vient avec la queue d’un cochon de dîme, —  et en chatouille le nez d’un curé endormi ; —  là-dessus il rêve d’un autre bénéfice. —  Parfois elle passe sur le cou d’un soldat, —  alors il songe qu’il coupe la gorge à des ennemis ; il rêve de brèches, embuscades, lames espagnoles, de rasades et brocs pleins, profonds de cinq brasses ; puis, tout à coup — elle tambourine à son oreille. Il sursaute, il s’éveille, —  et sur cette alerte il jure une prière ou deux, —  puis se rendort… C’est cette Mab — qui tresse la nuit les crinières des chevaux, —  et colle dans les vilaines chevelures entremêlées — ces boucles qui, une fois dénouées, présagent de grandes infortunes. —  C’est elle qui243

{p. 219}Roméo l’interrompt, sans quoi il ne finirait pas. Que le lecteur compare aux conversations de notre théâtre ce petit poëme, « enfant d’une imagination vaine, aussi légère que l’air, plus inconstante que le vent », jeté sans disparate au milieu d’un entretien du seizième siècle, et il comprendra la différence de l’esprit qui s’occupe à faire des raisonnements ou à noter des ridicules, et de l’imagination qui se divertit à imaginer.

Falstaff a les passions des bêtes et l’imagination des gens d’esprit. Il n’est point de caractère qui montre {p. 220}mieux la verve et l’immoralité de Shakspeare. Falstaff est un pilier de mauvais lieu, jureur, joueur, batteur de pavés, vrai sac à vin, ignoble à faire plaisir. Il a le ventre énorme, les yeux rougis, la trogne enflammée, la jambe branlante ; il passe sa vie accoudé parmi les brocs de la taverne ou endormi par terre derrière les tentures ; il ne se réveille que pour blasphémer, mentir, se vanter et voler. Il est aussi escroc que Panurge, qui avait soixante-trois manières d’attraper de l’argent, « dont la plus honnête était par larcin furtivement fait. » Et ce qui est pis, il est vieux, chevalier, homme de cour et bien élevé. Ne semble-t-il pas qu’il doive être odieux et rebutant ? Point du tout, on ne peut s’empêcher de l’aimer. Au fond, comme Panurge son frère, il est « le meilleur fils du monde. » Il n’y a point de méchanceté dans son fait ; il n’a d’autre envie que de rire et de s’amuser. Quand on l’injurie, il crie plus haut que les gens, et les paye avec usure en gros mots et en insultes ; mais il ne leur sait point mauvais gré pour cela. Un instant après, le voilà attablé avec eux dans un bouge, buvant à leur santé en frère et compagnon. S’il a des vices, il les expose au jour si naïvement, qu’on est forcé de les lui pardonner. Il a l’air de nous dire : « Eh bien ! je suis comme cela, que voulez-vous ? J’aime à boire : est-ce que le bon vin n’est pas bon ? Je m’enfuis le grand pas quand approchent les coups : est-ce que les coups ne font pas mal ? Je fais des dettes et j’escroque de l’argent aux imbéciles : est-ce qu’il n’est pas agréable d’avoir de l’argent dans sa poche ? Je me vante : est-ce {p. 221}qu’il n’est pas naturel de vouloir être considéré ? » — « Entends-tu, Henri ? Tu sais qu’Adam, dans l’état d’innocence, tomba. Et qu’est-ce que pourrait faire le pauvre John Falstaff dans ce siècle de perversité ! Tu vois, j’ai plus de chair que les autres, et partant plus de fragilité. » Falstaff est si franchement immoral, qu’il ne l’est plus. À un certain degré finit la conscience ; la nature prend sa place, et l’homme court sur ce qu’il désire sans plus penser au juste ni à l’injuste qu’un animal de la forêt voisine. Falstaff, chargé de faire des recrues, a vendu des exemptions à tous les riches, et n’a enrôlé que des coquins affamés et à moitié nus. Il n’y a qu’une chemise et demie dans toute sa compagnie ; cela l’inquiète : « Bah ! ils vont trouver du linge étendu sur chaque haie ! » Le prince qui les passe en revue lui dit qu’il n’a jamais vu de si pitoyables gredins : « Bon ! bon ! dit Falstaff, chair à canon, mon prince, chair à canon. Ils combleront un fossé aussi bien et mieux que d’autres. N’ayez crainte, ils sont mortels, bien mortels244 ! » Sa seconde excuse est la verve intarissable. S’il y eut jamais quelqu’un « fort en gueule », c’est lui. Les injures et les jurons, les {p. 222}malédictions, les apostrophes, les protestations, coulent de lui comme d’un tonneau ouvert. Il n’est jamais à court : il improvise des expédients pour toutes les difficultés. Les mensonges poussent en lui, fleurissent, grossissent, s’engendrent les uns les autres, comme des champignons sur une couche de terre grasse et pourrie. Il ment encore plus par imagination et par nature que par intérêt et nécessité. On s’en aperçoit à la manière dont il offre ses inventions. Il raconte qu’il a combattu seul contre deux hommes. Un instant après, c’est contre quatre hommes. Bientôt il y en a sept, puis onze, puis quatorze. On l’arrête à temps, sans quoi il parlerait tout à l’heure d’une armée entière. Démasqué, il ne perd pas sa bonne humeur, et rit tout le premier de ses forfanteries. « Camarades, braves gens, mes enfants, cœurs d’or, allons, soyons gais, jouons une farce245 ! » Il improvise le rôle grondeur du roi Henri avec tant de naturel, qu’on le prendrait pour un roi ou pour un comédien. Ce gros bonhomme ventru, poltron, cynique, braillard, ivrogne, paillard, poëte d’auberge, est un des favoris de Shakspeare. C’est que ses mœurs sont celles de la pure nature, et que l’esprit de Shakspeare est parent de son esprit.

VI §

La nature est dévergondée et grossière dans cette masse de chair, alourdie de vin et de graisse. Elle est délicate dans le corps délicat des femmes ; mais elle est aussi déraisonnable et aussi passionnée dans Desdémona que dans Falstaff. Les femmes de Shakspeare sont des enfants charmants, qui sentent avec excès et qui aiment avec folie. Elles ont des mouvements d’abandon, de petites colères, de jolis mots d’amitié, des mutineries coquettes, une volubilité gracieuse, qui rappellent le babil et la gentillesse des oiseaux. Les héroïnes de notre théâtre sont presque des hommes ; celles-ci sont des femmes et dans tout le sens du mot. On ne peut être plus imprudente que Desdémona. Elle s’est prise de compassion pour Cassio, et veut sa grâce passionnément, quoi qu’il advienne, que la chose soit juste ou non, qu’elle soit dangereuse ou non. Elle ne sait rien de toutes les lois des hommes, elle n’y pense pas. Tout ce qu’elle voit, c’est que Cassio est malheureux. « Sois tranquille, Cassio. Mon seigneur ne reposera plus. Je le tiendrai éveillé jusqu’à ce qu’il s’apprivoise. Je parlerai à lui faire perdre patience ; son lit lui semblera une école, sa table un confessionnal ; j’entremêlerai dans tout ce qu’il fera la requête de Cassio246. » Elle demande sa grâce : « Non, {p. 224}pas maintenant, chère Desdémona ; une autre fois. —  Mais sera-ce bientôt ? —  Le plus tôt que je le pourrai, ma chère, pour l’amour de vous. —  Sera-ce ce soir à souper ? —  Non, pas ce soir. —  Alors demain à dîner ? —  Je ne dînerai pas à la maison. —  Eh bien ! alors, demain soir, ou mardi matin, ou mardi après midi, ou le soir, ou mercredi matin. Je t’en prie, marque le temps ; mais que cela ne dépasse pas trois jours, car en vérité il est repentant. » Elle s’étonne un peu de se voir refusée ; elle le gronde. Il cède ; qui ne céderait pas en voyant l’air de reproche de ces beaux yeux boudeurs ? « Oh ! dit-elle avec une jolie moue, ceci n’est pas un don. C’est comme si je vous priais de porter vos gants, de vous tenir chaudement, ou de faire quelque autre chose agréable. » — Un instant après, quand il la prie de le laisser seul un instant, voyez l’innocente gaieté, la révérence preste, et ce ton badin de petite fille : « Vous refuserai-je ? Non, adieu, monseigneur. Émilia, viens. Soyez comme il vous plaira, je suis obéissante247. » — Cette vivacité, {p. 225}cette pétulance n’empêche pas la modestie craintive et la timidité silencieuse ; au contraire, elles ont la même cause, qui est la sensibilité extrême. Celle qui sent promptement et beaucoup a plus de réserve et plus de passion que les autres ; elle éclate ou elle se tait ; elle ne dit rien ou elle dit tout. Telle est cette Imogène, « si tendre aux reproches que les paroles sont des coups, et que les coups sont une mort pour elle. » Telle est Virginia, la douce épouse de Coriolan : elle n’a point le cœur romain : elle s’effraye des victoires de son mari ; quand Volumnia le peint frappant du pied sur le champ de bataille, et de la main essuyant son front sanglant, elle pâlit : « Son front sanglant ! dit-elle. Ô Jupiter, point de sang ! » — Elle veut oublier ce qu’elle sait de ces dangers, elle n’ose y penser ; quand on lui demande si Coriolan n’a point coutume de revenir blessé : « Oh ! non, non, non248 ! » Elle fuit {p. 226}cette cruelle image, et pourtant elle garde incessamment au fond du cœur une angoisse secrète. Elle ne veut plus sortir, elle ne sourit plus, elle souffre à peine qu’on vienne la voir ; elle se reprocherait comme un manque de tendresse un moment d’oubli ou de gaieté. Quand il revient, elle ne sait que rougir et pleurer. —  C’est à l’amour que cette sensibilité exaltée doit aboutir. Aussi elles aiment toutes sans mesure, et presque toutes du premier coup. Au premier regard jeté sur Roméo, Juliette dit à sa nourrice : « Va, demande son nom. S’il est marié, ma tombe sera mon lit de noces. » C’est leur destinée qui se révèle. Telles que Shakspeare les a faites, elles ne peuvent qu’aimer, et elles doivent aimer jusqu’à mourir. Mais ce premier regard est une extase, et cette soudaine arrivée de l’amour est un ravissement. Miranda apercevant Fernando croit voir une créature céleste. Elle s’arrête immobile, dans l’éblouissement de cette vision subite, au bruit des concerts divins qui s’élèvent du plus profond de son cœur. Elle pleure en le voyant traîner de lourdes bûches ; de ses frêles mains blanches, elle veut faire l’ouvrage pendant qu’il se reposera. Sa compassion et sa tendresse l’emportent ; elle n’est plus maîtresse de ses paroles, elle dit ce qu’elle ne veut point dire, ce que son père lui a {p. 227}défendu de découvrir, ce qu’un instant auparavant elle n’eût jamais avoué. Cette âme trop pleine s’épanche sans le savoir, heureuse et honteuse du flot de bonheur et de sensations nouvelles dont un sentiment inconnu l’a comblée. « Je suis une folle de pleurer de ce dont je suis heureuse. —  De quoi pleurez-vous ? —  De mon indignité qui n’ose pas offrir ce que je voudrais donner, et encore bien moins prendre ce que je mourrai de ne pas avoir… Je suis votre femme, si vous voulez m’épouser ; sinon, je mourrai votre servante249. » Cette invincible invasion de l’amour transforme tout le caractère. La craintive et tendre Desdémona, tout d’un coup, en plein sénat, devant son père, renonce à son père ; elle ne songe pas un instant à lui demander pardon, ni à le consoler. Elle veut partir avec Othello pour Chypre, à travers la flotte ennemie et la tempête. Tout disparaît pour elle devant l’image unique et adorée qui a pris l’entière et l’absolue possession de tout son cœur. Aussi les malheurs extrêmes, les résolutions meurtrières ne sont que des suites naturelles de ces amours. Ophélie devient folle, Juliette se tue et il n’est personne qui ne voie que ces folies et ces morts sont nécessaires. Ce n’est donc point la {p. 228}vertu que vous trouverez dans de telles âmes, car on entend par vertu la volonté réfléchie de bien faire et l’obéissance raisonnée au devoir. Elles ne sont pures que par délicatesse ou par amour. Elles répugnent au vice comme à une chose grossière, et non comme à une chose immorale. Elles ressentent non du respect pour le mariage, mais de l’adoration pour leur mari. « Ô doux et charmant lis250 ! » ce mot de Cymbeline peint ces frêles et aimables fleurs qui ne peuvent s’arracher de l’arbre auquel elles sont unies, et dont la moindre impureté ternirait la blancheur. Quand Imogène apprend que son mari veut la tuer comme infidèle, elle ne se révolte pas contre l’outrage ; elle n’a point d’orgueil, mais seulement de l’amour. « Infidèle à sa couche ! » Elle s’évanouit en songeant qu’elle n’est plus aimée. Quand Cordélia entend son père, vieillard irritable, déjà presque insensé, lui demander comment elle l’aime, elle ne peut se résoudre à lui faire tout haut les protestations flatteuses que ses sœurs viennent d’entasser. Elle a honte d’étaler sa tendresse en public et d’en acheter une dot. Il la déshérite et la chasse ; elle se tait. Et quand plus tard elle le retrouve abandonné et fou, elle s’agenouille auprès de lui avec une émotion si pénétrante, elle pleure sur cette chère tête insultée avec une pitié si tendre, qu’on croit entendre l’accent d’une mère désolée et ravie qui baise les lèvres pâlies de son enfant251. {p. 229}Si enfin Shakspeare rencontre un caractère héroïque, digne de Corneille, romain, celui de la mère de Coriolan, il expliquera par la passion ce que Corneille eût expliqué par l’héroïsme. Il la peindra violente et avide des sensations violentes de la gloire. Elle ne saura pas se contenir. Elle éclatera en accents de triomphe quand elle verra son fils couronné, en imprécations de vengeance quand elle le verra banni. Elle descendra dans les vulgarités de l’orgueil et de la colère, elle s’abandonnera aux effusions folles de la joie, aux rêves de l’imagination ambitieuse252, et prouvera une fois de plus que l’imagination passionnée {p. 230}de Shakspeare a laissé sa ressemblance dans toutes les créatures qu’elle a formées.

VII §

Rien de plus facile à un pareil poëte que de former des scélérats parfaits. Il manie partout les passions effrénées qui les fondent, et il ne rencontre nulle part la loi morale qui les retient ; mais en même temps et par la même faculté il change les masques inanimés que les conventions de théâtre fabriquent sur un modèle toujours le même, en figures vivantes qui font illusion. Comment faire un démon qui paraisse aussi réel qu’un homme ? Iago est un soldat d’aventure qui a roulé dans le monde depuis la Syrie jusqu’à l’Angleterre, qui, confiné dans les bas grades, ayant vu de près les horreurs des guerres du seizième siècle, en a retiré des maximes de Turc et une philosophie de boucher ; de préjugés il n’en a plus. —  « Ô ma réputation, ma réputation ! s’écrie Cassio déshonoré. —  Bah ! dit Iago, c’est une phrase. À vos cris, je vous croyais blessé quelque part253. » Quant à la vertu des femmes, il la traite en homme qui a fréquenté des trafiquants d’esclaves. Il juge l’amour de Desdémona comme il jugerait celui d’une cavale : cela dure tant ; ensuite… Et il expose là-dessus une {p. 231}théorie expérimentale, avec détails précis et expressions crues, à la façon d’un physiologiste de haras254. Desdémona, sur la plage, essayant d’oublier son anxiété, le prie, pour la distraire, de lui faire l’éloge des femmes. Il ne trouve pour chaque portrait que des gravelures injurieuses. Elle insiste, et lui dit de supposer une femme véritablement parfaite. « Celle-là, dit Iago, n’est bonne que pour donner à téter à des bambins et débiter de la petite bière255. » — « Ô noble dame, dit-il ailleurs, ne me demandez pas de louer quelqu’un, car je ne suis rien quand je ne critique pas256. » Ce mot donne la clef de son caractère. Il méprise l’homme ; Desdémona est pour lui une petite fille lascive, Cassio un élégant faiseur de phrases, Othello un taureau furieux, Roderigo un âne qu’on bâte, qu’on rosse et qu’on fait trotter. Il s’amuse à entre-choquer ces passions ; il en rit comme d’un spectacle. Lorsque Othello évanoui palpite dans les convulsions, il se réjouit de ce bel effet. « Travaille, ma drogue, travaille ! Voilà comme on prend ces niais {p. 232}crédules257. » On dirait un des empoisonneurs du temps examinant l’action d’une potion nouvelle sur un chien qui râle. Il ne parle que par sarcasmes ; il en a contre tout le monde, même contre les gens qu’il ne connaît pas. Lorsqu’il réveille Brabantio pour l’avertir de l’enlèvement de sa fille, il lui crie la chose en termes de caserne, aiguisant la pointe de l’âpre ironie, et semblable au bourreau consciencieux qui se frotte les mains en écoutant le patient crier sous son couteau. « Tu es un misérable ! lui dit Brabantio. —  Vous êtes… un sénateur258. » Mais le trait qui véritablement l’achève et le range à côté de Méphistophélès, c’est la vérité atroce et le vigoureux raisonnement par lequel il égale sa scélératesse à la vertu259. Cassio, sur son conseil, va trouver Desdémona qui lui fera obtenir sa grâce ; cette visite sera la perte de Desdémona et de Cassio. Iago, laissé seul, chantonne un instant tout bas, puis s’écrie : « Où est maintenant celui qui m’appelle coquin ? Ce conseil est loyal, honnête, raisonnable, et ma foi ! je lui ai donné le bon {p. 233}moyen de regagner le Maure260. » Ajoutez à tous ces traits une verve diabolique261, une invention intarissable d’images, de caricatures, de saletés, un ton de corps de garde, des gestes et des goûts brutaux de soldat, des habitudes de dissimulation, de sang-froid et de haine, de patience, contractées dans les périls et dans les ruses de la vie militaire, dans les misères continues d’un long abaissement et d’une espérance frustrée ; vous comprendrez comment Shakspeare a pu changer la perfidie abstraite en une figure réelle, et pourquoi l’atroce vengeance d’Iago n’est qu’une suite nécessaire de son naturel, de sa vie et de son éducation.

VIII §

Combien ce génie passionné et abandonné de Shakspeare est plus visible encore dans les grands personnages qui portent tout le poids du drame ! L’imagination effrayante, la vélocité furieuse des idées multipliées et exubérantes, la passion déchaînée, précipitée dans la mort et dans le crime, les hallucinations, la folie, tous les ravages du délire lâché au travers de la volonté et de la raison, voilà les forces et les fureurs qui les composent. Parlerai-je de cette {p. 234}éblouissante Cléopatre qui enveloppe Antoine dans le tourbillon de ses inventions et de ses caprices, qui fascine et qui tue, qui jette au vent la vie des hommes comme une poignée du sable de son désert, fatale fée d’Orient qui joue avec l’amour et la mort, impétueuse, irrésistible, créature d’air et de flamme, dont la vie n’est qu’une tempête, dont la pensée, incessamment dardée et rompue, ressemble à un petillement d’éclairs ? D’Othello qui, obsédé par l’image précise de l’adultère physique, crie à chaque parole d’Iago comme un homme sur la roue ; qui, les nerfs endurcis par vingt ans de guerres et de naufrages, délire et s’évanouit de douleur, et dont l’âme, empoisonnée par la jalousie, se détraque et se désorganise dans les convulsions, puis dans la stupeur ? Du vieux roi Lear, violent et faible, dont la raison demi-dérangée se renverse peu à peu sous le choc de trahisons inouïes, qui offre l’affreux spectacle de la folie croissante, puis complète, des imprécations, des hurlements, des douleurs surhumaines, où l’exaltation des premiers accès emporte le malade, puis de l’incohérence paisible, de l’imbécillité bavarde où il se rassoit brisé : création étonnante, suprême effort de l’imagination pure, maladie de la raison que la raison n’eût jamais pu figurer ! Entre tant de portraits, choisissons-en deux ou trois pour indiquer la profondeur et l’espèce des autres262. Le critique est perdu {p. 235}dans Shakspeare comme dans une ville immense ; il décrit deux monuments et prie le lecteur de conjecturer la cité.

Le Coriolan de Plutarque est un patricien austère, froidement orgueilleux, général d’armée. Entre les mains de Shakspeare, il est devenu soldat brutal, homme du peuple pour le langage et pour les mœurs, athlète de Batailles, « dont la voix gronde comme un tambour », à qui la contradiction fait monter aux yeux un flot de sang et de colère, tempérament terrible et superbe, âme d’un lion dans un corps de taureau. Le philosophe Plutarque lui prêtait une belle action philosophique, disant qu’il avait pris soin de sauver son hôte dans le sac de Corioles. Le Coriolan de Shakspeare a bien la même intention, car au fond il est brave homme ; mais quand Lartius lui demande le nom de ce pauvre Volsque pour le faire mettre en liberté, il répond en bâillant :

… Par Jupiter, oublié ! —  Je suis las… Bah ! ma mémoire est fatiguée. —  N’avons-nous point de vin ici263 ?

Il a chaud, il s’est battu, il a besoin de boire ; il laisse son Volsque à la chaîne et n’y pense plus. Il se bat comme un portefaix, avec des cris et des injures, et les clameurs sorties de cette profonde poitrine percent le tumulte de la bataille comme les cris d’une trompette d’airain. Il a escaladé les murs de Corioles, {p. 236}il a tué jusqu’à se gorger de carnage. Sur-le-champ il prend sa course vers l’autre armée, et arrive rouge de sang comme un homme « écorché. » — « Est-ce que j’arrive trop tard ? —  Marcius !… —  Est-ce que j’arrive trop tard ? » — La bataille n’est pas encore livrée ; il embrasse Cominius « avec des bras aussi forts que ceux dans lesquels il a pressé sa fiancée, le cœur aussi joyeux que le jour de ses noces264  » ; c’est que la bataille pour lui est une fête. Il faut à ces sens et à ce corps d’athlète les cris, le cliquetis de la mêlée, les émotions de la mort et des blessures. Il faut à ce cœur orgueilleux et indomptable les joies de la victoire et de la destruction. Voyez paraître cette arrogance de noble et ces mœurs de soldat, lorsqu’on lui offre la dîme du butin :

… Je vous remercie, général ; —  mais je ne puis faire consentir mon cœur à prendre — un salaire pour payer mon épée265 !

Les soldats crient : Marcius ! Marcius ! et les trompettes sonnent. Il se met en colère ; il maudit les braillards :

… Assez, je vous dis. —  Parce que je n’ai pas lavé mon {p. 237}nez qui saigne, —  ou parce que j’ai porté en terre quelques pauvres diables, —  vous clabaudez mon nom avec des acclamations d’enragés, —  comme si j’aimais qu’on mît mon estomac au régime — de louanges assaisonnées de mensonges266 !

On se réduit à le combler d’honneurs ; on lui donne un cheval de guerre ; on lui décerne le surnom de Coriolan, et tous crient : Caïus Marcius Coriolan !

… Je vais me laver. —  Et quand ma figure sera belle, vous verrez — si je rougis ou non. Pourtant je vous remercie. —  Je monterai votre cheval267.

Cette grosse voix, ce gros rire, ce brusque remercîment d’un homme qui sait agir et crier mieux que parler, annoncent la manière dont il va traiter les plébéiens. Il les charge d’injures ; il n’a pas assez d’insultes contre ces cordonniers, ces tailleurs, poltrons envieux, à genoux devant un écu. « Leur montrer mes blessures, —  demander leurs voix puantes, —  me faire le mendiant de Dick et de Jack268 ! » Il le faut pour être consul, et ses amis l’y contraignent. {p. 238}C’est alors que l’âme passionnée, incapable de se maîtriser, telle que Shakspeare sait la peindre, éclate tout entière. Il est la sous la robe de candidat, grinçant des dents, et préparant ainsi sa demande :

… Qu’est-ce qu’il faut que je dise ? —  « Je vous prie, monsieur ? » Malédiction ! je ne pourrai jamais — plier ma langue à cette allure. « Regardez, monsieur, mes blessures, —  je les ai gagnées au service de mon pays, lorsque — certains quidams de vos confrères hurlaient de peur, et se sauvaient — du son de nos propres tambours269. »

Les tribuns n’ont pas de peine à arrêter l’élection d’un candidat qui sollicite de ce ton. Ils le piquent en plein sénat, ils lui reprochent son discours sur le blé. À l’instant il le répète et l’aggrave. Une fois lâché, ni danger ni prière ne le retient. « Son cœur est dans sa bouche. Il oublie qu’il ait jamais entendu le nom de la mort. » Il invective contre le peuple, contre les tribuns, magistrats de la rue, adulateurs de la canaille. « Assez ! lui crie Ménénius. —  Oui, assez et trop ! disent les tribuns. —  Trop ! Prenez ceci encore, et que tout ce par quoi on peut jurer, divin ou humain, scelle ce que je vais dire : Abolissez cette magistrature ; arrachez cette langue de la multitude. Qu’ils ne lèchent plus le miel qui est leur poison. Jetez leur {p. 239}pouvoir dans la poussière270. » Le tribun crie trahison et veut le saisir.

… Hors d’ici, vieille chèvre ! —  hors d’ici, pourriture ! ou je te secoue — à faire sortir tes os de ton vêtement271.

Il le bat, et chasse le peuple de l’enceinte ; il se croit parmi les Volsques. « Sur un bon terrain, j’en mettrais quarante à bas. » Et quand on l’emmène, il menace encore, et « parle du peuple comme s’il était un dieu choisi pour punir, non un homme mortel comme eux ».

Il fléchit pourtant devant sa mère, car il a reconnu en elle une âme aussi hautaine et un courage aussi intraitable que le sien. Il a subi dès l’enfance l’ascendant de cette fierté qu’il admire ; « ce sont les louanges de sa mère qui ont fait de lui un soldat272. » Impuissant contre lui-même, incessamment troublé par la fougue d’un sang trop chaud, il a toujours été le bras, elle a toujours été la pensée. Il obéit par un {p. 240}respect involontaire, comme un soldat devant son général ; mais par quels efforts ! « Vaincre son cœur, mettre sur sa joue le sourire des coquins, dans ses yeux des larmes d’écolier, changer son courage en une lâcheté de courtisane, plier le genou comme un mendiant qui a reçu l’aumône273  » ; il aimerait mieux « mettre sous la meule le corps de Marcius et en jeter la poussière au vent. » Sa mère le blâme.

… Je vous en prie, apaisez-vous, —  ma mère ; je m’en vais à la place du marché. —  Ne me grondez plus. Je vais faire l’arlequin, —  les cajoler, escroquer leur faveur, et revenir le bien-aimé — de tous les métiers de Rome. Vous voyez, j’y vais274.

Il y va, et ses amis parlent pour lui. Sauf quelques boutades amères, il a l’air de se soumettre. Alors le tribunal prononce l’accusation et le somme de répondre comme traître au peuple.

Comment ! traître !

MÉNÉNIUS.

De la patience. Vous avez promis.

{p. 241}CORIOLAN.

Que le feu du dernier enfer enveloppe le peuple ! —  M’appeler traître ! toi, insolent tribun ! —  Quand dans tes yeux il y aurait vingt mille morts, —  quand dans tes mains tu en serrerais vingt millions, —  quand il y en aurait deux fois autant dans ta bouche de menteur, —  je te dirais que tu mens, à ta face, d’une voix aussi libre — que quand je prie les dieux275.

On l’entoure, on le supplie, il n’écoute rien ; il écume, il est comme un lion blessé.

Qu’ils me condamnent à être précipité de la roche Tarpeïenne, —  à vagabonder dans l’exil, à être écorché ; emprisonné pour languir, —  avec un grain de blé par jour, je n’achèterais pas — leur merci au prix d’une douce parole, —  ni je ne plierais mon courage, quelque chose qu’ils puissent donner, —  jusqu’à dire bonjour pour l’obtenir276.

Le peuple l’exile et appuie de ses acclamations la sentence du tribun.

Vous, meute de roquets des rues, dont je hais le souffle — comme la vapeur des marais pourris, dont j’estime l’amour — à {p. 242}l’égal des charognes abandonnées, —  qui corrompent mon air, je vous bannis. —  … Avec ce mépris, —  à vous, la commune, je vous tourne le dos, comme ceci. —  Il y a un monde ailleurs277.

À ces rugissements, vous jugez de sa haine. Elle va croître par l’attente de la vengeance. Le voilà maintenant devant Rome avec l’armée volsque. Ses amis s’agenouillent devant lui, il ne les relève pas. Le vieux Ménénius, qui l’avait aimé comme un fils, n’arrive en sa présence que pour être chassé. « Femme, mère, enfant, je ne connais plus personne. » — C’est lui-même qu’il ne connaît pas. Car cette force de haïr, dans un grand cœur, est la même que la force d’aimer. Il a des transports de tendresse comme il a des transports de rage, et ne sait pas plus se contenir dans la joie que dans la douleur. Il court, malgré sa résolution, dans les bras de sa femme ; il fléchit le genou devant sa mère. Il avait appelé les chefs volsques pour les rendre témoins de ses refus, et devant eux il accorde tout et pleure. De retour à Corioles, un mot insultant d’Aufidius le rend furieux et le précipite sur les poignards. Vices et vertus, gloire et misères, grandeurs et faiblesses, la passion sans frein qui fait son être lui a tout donné.

Si la vie de Coriolan est l’histoire d’un tempérament, {p. 243}celle de Macbeth est le récit d’une monomanie. La prédiction des sorcières s’est enfoncée dans son esprit, du premier coup, comme une idée fixe. Peu à peu cette idée corrompt les autres, et transforme tout l’homme. Il en est hanté ; il oublie les thanes qui sont autour de lui et qui l’attendent, il aperçoit déjà dans le lointain un chaos indistinct de visions sanglantes.

Pourquoi est-ce que je cède à cette tentation — dont l’horrible image dresse mes cheveux, —  et fait choquer mon cœur contre mes côtes ?… —  Ma pensée, où le meurtre n’est encore qu’imaginaire, —  ébranle tellement mon pauvre être d’homme, que l’action — y est étouffée dans l’attente, et que rien n’est — que ce qui n’est pas278 !

Ce langage est celui de l’hallucination. Celle de Macbeth devient complète, quand sa femme l’a décidé à l’assassinat. Il voit dans l’air une dague tachée de sang « aussi palpable de forme que celle qu’il tire de sa ceinture. » Tout son cerveau s’emplit alors de fantômes grandioses et terribles, que n’eût point enfantés l’imagination d’un meurtrier vulgaire, dont la poésie indique un cœur généreux, esclave de la fatalité et capable de remords.

Maintenant sur la moitié du monde — la nature semble morte, et les mauvais rêves viennent abuser — le sommeil {p. 244}sous ses rideaux. Maintenant les sorciers célèbrent — les sacrifices de la pâle Hécate, et le Meurtre au front flétri, —  éveillé par sa sentinelle, le loup, —  dont le hurlement lui dit l’heure, se glisse, de ce pas furtif, —  vers son dessein, comme un spectre. (Une cloche tinte.) — J’y vais ; le coup est fait. La cloche m’appelle. —  Ne l’entends pas, Duncan, car c’est un glas — qui t’appelle au ciel ou à l’enfer279.

Il a fait l’action, et revient chancelant, hagard, comme un homme ivre. Il a horreur de ses mains pleines de sang, de ses mains de bourreau. Rien ne les lavera maintenant. La mer entière passerait sur elles qu’elles garderaient la couleur du meurtre. « Ah ! ces mains ! elles m’arrachent les yeux280. » Il se frappe d’un mot qu’ont prononcé les chambellans endormis ; ils ont dit Amen. « Pourquoi n’ai-je pas pu dire ce mot après eux ? Pourquoi n’ai-je pu dire Amen ? J’avais tant besoin d’être béni, et Amen s’est arrêté dans ma gorge281. » Là-dessus un rêve étrange, une prévision affreuse du châtiment s’est abattue sur lui. À travers les battements de ses artères et les {p. 245}tintements du sang qui bouillonne dans son crâne, il a entendu crier :

… Ne dors plus. —  Macbeth tue le sommeil, l’innocent sommeil, —  le sommeil qui dénoue l’écheveau embrouillé du souci, —  tombeau de chaque journée, bain du labeur endolori, —  baume des âmes blessées, premier aliment de la vie282.

Et la voix, comme la trompette de l’ange, l’appelle par tous ses titres :

Glamis a tué le sommeil, et pour cela Cawdor — ne dormira plus, Macbeth ne dormira plus !

Cette idée folle incessamment répétée tinte dans sa cervelle, à coups monotones et pressés, comme le battant d’une cloche. La déraison commence ; toute la force de sa pensée s’emploie à maintenir malgré lui et devant lui l’image de l’homme qu’il vient d’assassiner endormi.

Connaître mon action !… Il vaudrait mieux ne pas me connaître moi-même. —  Éveille Duncan à force de frapper. (On frappe.) — Oui, et plût à Dieu que tu le pusses283 !

{p. 246}Désormais, dans les rares intervalles où la fièvre de son esprit s’abat, il est comme un homme usé par une longue maladie. C’est la prostration morne des maniaques brisés par leur accès.

Si seulement j’étais mort une heure avant cette fortune, —  j’aurais vécu une vie heureuse ; dorénavant — il n’y a plus rien de sérieux dans la condition mortelle. —  Tout n’est que bagatelle : honneur et renom, le reste est mort. —  Le vin de la vie est tiré. Et la pure lie — nous reste au fond du caveau, pour faire les fanfarons284.

Quand le repos a rendu quelque force à la machine humaine, l’idée fixe le secoue de nouveau et le pousse en avant, comme un cavalier impitoyable qui quitte un moment son cheval râlant pour sauter une seconde fois sur sa croupe et l’éperonner à travers les précipices. Plus il a fait, plus il va faire. « J’ai marché si avant dans le sang, que quand je m’arrêterais, rebrousser chemin serait aussi rebutant que gagner l’autre bord. » Il tue pour garder le prix de ses meurtres. Le fatal cercle d’or attire ses yeux comme un joyau magique, et il abat, par une sorte d’instinct aveugle, les têtes qu’il aperçoit entre la couronne et lui.

Que la charpente des choses se détraque, et que les deux mondes tombent en pièces, —  avant que nous nous résignions {p. 247}à manger notre pain dans la crainte, —  et à dormir dans le supplice de ces terribles rêves — qui nous secouent chaque nuit ! Mieux vaudrait être avec les morts — que nous avons envoyés dans la paix du cercueil, pour arriver où nous sommes, —  que de rester gisants, sous les tortures de l’âme, —  dans un délire sans repos285.

Il fait tuer Banquo, et au milieu d’un grand festin on lui apporte la nouvelle de l’assassinat. Il sourit et porte la santé de Banquo. Soudain, blessé par sa conscience, il voit le spectre de l’homme engorgé ; car ce fantôme qu’amène Shakspeare n’est pas une machine de théâtre ; on sent qu’ici le surnaturel est inutile, et que Macbeth se le forgerait, quand même l’enfer ne le lui enverrait pas. Les muscles crispés, les yeux dilatés, la bouche entr’ouverte par une terreur monstrueuse, il le regarde branler sa tête sanglante, et crie de cette voix rauque qu’on n’entend que dans les cabanons des fous :

Je t’en prie, vois ici ! Regarde ! vois ! Oh ! que dites-vous ? —  Si les charniers et nos tombeaux rejettent ainsi — ceux que nous enterrons, alors nos monuments — ne sont que des gésiers de vautours. —  Va-t’en ! Délivre mes yeux ! que la {p. 248}terre te cache ! —  Tes os sont sans moelle, ton sang est froid, —  tu n’as point de regard dans ces yeux — qui flamboient contre moi ! —  Autrefois, quand la cervelle était répandue, l’homme mourait, —  et c’était la fin. Mais aujourd’hui ils se relèvent — avec vingt plaies mortelles dans le crâne, —  et nous poussent hors de nos escabeaux286.

Le corps tremblant comme un épileptique, les dents serrées, l’écume aux lèvres, il s’affaisse, et ses membres palpitent à terre, traversés de frissons convulsifs, pendant qu’un hoquet sourd soulève sa poitrine haletante et meurt dans son gosier gonflé. Quelle joie peut rester à un homme assiégé de tels rêves ? Cette large campagne sombre qu’il regarde du haut de son château n’est qu’un champ de mort hanté d’apparitions funèbres. L’Écosse, qu’il dépeuple, est un cimetière « où, lorsqu’on entend le glas des cloches pour un homme qui meurt, on ne demande plus pour qui ; où l’on ne voit plus personne sourire, sauf les enfants ; où la vie des hommes de bien se fane avant les fleurs qu’ils ont à leur chapeau287. » {p. 249}Son âme « est pleine de scorpions. » Il « s’est soûlé d’horreurs », et la fade odeur du sang l’a dégoûté du reste. Il va trébuchant sur les cadavres qu’il entasse avec le sourire machinal et désespéré du maniaque assassin. Désormais la mort, la vie, tout lui est égal ; l’habitude du meurtre l’a mis hors de l’humanité. On lui annonce la mort de sa femme :

Elle aurait dû mourir plus tard ; —  on aurait eu alors un moment pour cette nouvelle. —  Demain, puis demain, et puis demain ; —  chacun des jours se glisse ainsi à petits pas, —  jusqu’à la dernière syllabe que le temps écrit dans son livre. —  Et tous nos hiers ont éclairé pour quelques fous — la route poudreuse de la mort. Éteins-toi ! à bas ! lumière d’un instant ! —  La vie n’est qu’une ombre voyageuse, un pauvre acteur — qui se démène et s’agite pendant son heure sur le théâtre, —  et qu’ensuite on n’entend plus. C’est un conte — dit par un idiot, plein de fracas et de furie, —  et qui n’a pas de sens288.

Il lui reste l’endurcissement du crime, la croyance fixe en la destinée. Traqué par ses ennemis, « attaché {p. 250}comme un ours au poteau », il combat, inquiet seulement de la prédiction des sorcières, sûr d’être invulnérable tant que l’homme qu’elles ont désigné n’aura point paru. Sa pensée désormais habite le monde surnaturel, et jusqu’au dernier terme il marche les yeux fixés sur le rêve qui l’a possédé dès le premier pas.

Comme l’histoire de Macbeth, l’histoire d’Hamlet est le récit d’un empoisonnement moral. Hamlet est une âme délicate, d’une imagination passionnée comme celle de Shakspeare. Il a vécu heureux jusqu’ici, occupé de nobles études, habile dans les exercices du corps et de l’esprit, ayant le goût des arts, aimé du plus noble père, épris de la plus pure et de la plus charmante des filles, confiant, généreux, n’ayant aperçu encore, du haut du trône où il est né, que la beauté, le bonheur et les grandeurs de la nature et de l’humanité289. Sur cette âme, que le naturel et l’éducation rendent plus sensible que les autres, le malheur fond tout d’un coup, extrême, accablant, choisi pour détruire toute croyance et tout ressort d’action : il a vu d’un regard toute la laideur de l’homme, et c’est dans sa mère que ce spectacle lui a été donné. Son {p. 251}esprit est encore intact ; mais à la violence du style, à la crudité des détails précis, à l’effrayante tension de toute la machine nerveuse, jugez si l’homme n’a pas déjà posé un pied au bord de la folie :

Oh ! si cette chair, cette chair trop solide, voulait se fondre, —  se dissoudre et s’évanouir en rosée ! —  Ou si l’Éternel n’avait pas établi — son décret contre le meurtre de soi-même ! Ô Dieu ! ô Dieu ! —  Combien fastidieuses, usées, plates et vides — me semblent toutes les pratiques de ce monde ! —  Fi sur lui ! ô fi ! C’est un jardin de mauvaises herbes — qui montent en graine, toutes moisies et grossières ; —  il en est plein, il n’y a rien d’autre… Qu’elle en soit venue là ! —  Mort depuis deux mois seulement ! Non, pas tant, pas deux mois ! Un si noble roi ! si tendre pour ma mère, —  qu’il n’aurait pas souffert que les vents du ciel — vinssent trop rudement visiter son visage. Et pourtant au bout d’un mois… —  Je ne veux pas y penser. Fragilité, ton nom est femme. —  Un petit mois. Avant d’avoir usé ces souliers — avec lesquels elle avait suivi le corps de mon pauvre père, —  avant que le sel de ses indignes larmes — eût laissé de la rougeur dans ses yeux endoloris, —  elle s’est mariée. —  Ô détestable hâte ! Galoper — avec cette dextérité à des draps incestueux ! —  Cela n’est pas bon, cela ne peut venir à bien. —  Mais brise-toi, mon cœur, car il faut que je tienne ma langue290.

Il a déjà des soubresauts de pensée, des commencements d’hallucination, indices de ce qu’il deviendra plus tard. Au milieu de la conversation, l’image de son père surgit devant son esprit. Il croit le voir. Que {p. 252}sera-ce donc lorsque le fantôme, « rompant son suaire et ouvrant les pesantes mâchoires de marbre du sépulcre », viendra la nuit, au sommet d’un promontoire, lui révéler les tortures de sa prison de flammes et le fratricide qui l’y a précipité ? Il défaille ; mais la douleur le roidit, et il veut vivre :

… Contiens-toi, contiens-toi, mon cœur. —  Et vous, mes muscles, ne vieillissez pas en un instant ; —  mais roidissez-vous, et portez-moi jusqu’au bout. Me souvenir de toi ? —  Oui, pauvre ombre, tant que la mémoire aura un siége — dans ce monde détraqué. Me souvenir de toi ? —  Oui, du registre de ma mémoire, —  j’effacerai tous les tendres souvenirs vulgaires, —  toutes les maximes des livres, toutes les empreintes, tous les vestiges du passé. —  Et ton commandement seul y vivra. —  Ô traître ! traître ! traître ! souriant et damné ! —  Mes tablettes. C’est cela ; j’y écris — qu’on peut sourire, sourire et être un traître. —  Au moins cela est vrai en Danemark. —  Ainsi, mon oncle, vous êtes là291.

{p. 253}Ce geste saccadé, cette fièvre de la main qui écrit, cette frénésie de l’attention, annoncent l’invasion d’une demi-monomanie. Quand ses amis arrivent, il leur fait des phrases d’enfant et d’idiot. Il n’est plus maître des mots ; les paroles vides tourbillonnent dans sa cervelle, et sortent de sa bouche comme en un rêve. On l’appelle, il répond en imitant le cri du chasseur qui siffle son faucon : « Hillo ! ho ! ho ! l’ami ! viens, mon oiseau, viens ! » Au moment où ils lui jurent le secret, le fantôme au-dessous d’eux répète : « Jurez ! » Hamlet reprend avec l’excitation nerveuse d’une gaieté convulsive :

Ha ! ha ! camarade, tu parles. Es-tu là, mon brave ? —  Avancez. Vous entendez le camarade qui est dans la cave ? —  Consentez à jurer.

LE FANTÔME (de dessous terre).

Jurez.

HAMLET.

Hic et ubique ? Alors nous allons changer de place. —  Venez ici, messieurs. Jurez par mon épée.

LE FANTÔME (de dessous terre).

Jurez par son épée.

{p. 254}HAMLET.

Bien dit, vieille taupe ! Tu troues la terre bien vite ! —  Excellent pionnier292 !

Comprenez-vous qu’en disant cela ses dents claquent, « ses genoux s’entre-choquent, il est pâle comme sa chemise ? » L’extrême angoisse aboutit ici à une sorte de rire qui est un spasme. Désormais Hamlet parle comme s’il avait une attaque de nerfs continue. Sa démence est feinte, je le veux ; mais son esprit, comme une porte dont les gonds sont tordus, tourne et claque à tout vent avec une précipitation folle et un bruit discordant. Il n’a pas besoin de chercher les idées bizarres, les incohérences apparentes, les exagérations, le déluge de sarcasmes qu’il entasse. Il les trouve en lui ; il ne se force pas, il n’a qu’à s’abandonner à lui-même. Quand il fait jouer la pièce qui doit démasquer son oncle, il se lève, il s’assoit, il vient poser sa tête sur les genoux d’Ophélie, il interpelle les acteurs, il commente la pièce aux spectateurs ; ses nerfs sont crispés, sa pensée exaltée est comme une flamme qui ondoie et petille, et ne trouve pas assez d’aliments {p. 255}dans la multitude des objets qui l’entourent et auxquels elle se prend. Quand le roi se lève démasqué et troublé, Hamlet chante et dit : « N’est-ce pas, Horatio ! cette chanson avec une forêt de plumes et deux roses de Provins sur mes escarpins, en voilà assez pour m’obtenir une place dans une troupe de comédiens293. » Et il rit terriblement, car il est décidé au meurtre. Il est clair que cet état est une maladie, et que l’homme ne vivra pas.

Dans une âme aussi ardente pour penser et aussi puissante pour sentir, que reste-t-il, sinon le dégoût et le désespoir ? Nous teignons de la couleur de nos pensées la nature entière ; nous faisons le monde à notre image ; quand notre âme est malade, nous ne voyons plus que maladie dans l’univers. « Cette admirable construction, la terre, me semble un stérile promontoire. Ce dôme superbe, regardez, ce splendide firmament suspendu sur nous, ce toit majestueux incrusté de flammes d’or, eh bien ! je n’y vois qu’un sale et infect amas de vapeurs. Quel chef-d’œuvre que l’homme ! quelle noble raison ! quelles facultés infinies ! Dans sa forme, dans ses mouvements, comme il est achevé et admirable ! Par ses actions, combien semblable à un ange ! Par son intelligence, combien semblable à un Dieu ! La merveille du monde ! le roi de la création ! Et cependant pour moi, qu’est-ce que {p. 256}cette quintessence de poussière ? L’homme ne me plaît point, ni la femme non plus294. » Dorénavant sa pensée flétrit tout ce qu’elle touche. Il raille amèrement devant Ophélie le mariage et l’amour. La beauté ! l’innocence ! La beauté n’est qu’un moyen de prostituer l’innocence. « Va-t’en dans un cloître. Pourquoi voudrais-tu faire souche de pécheurs ? Quel besoin ont des coquins comme moi de ramper entre ciel et terre ? Nous sommes des vauriens fieffés, tous. N’en crois pas un295. » Quand il a tué Polonius par mégarde, il ne s’en repent guère ; c’est un fou de moins. Il se moque lugubrement. « Où est Polonius ? dit le roi. —  À souper. —  À souper ? où ? —  Pas dans un endroit où il mange, mais dans un endroit où il est mangé. Une compagnie de certains vers politiques est attablée après lui296. » Et il répète en cinq ou six façons ces plaisanteries de {p. 257}fossoyeur. Sa pensée habite déjà le cimetière ; pour cette philosophie désespérée, l’homme vrai, c’est le cadavre. Les charges, les honneurs, les passions, les plaisirs, les projets, la science, tout cela n’est qu’un masque d’emprunt, que la mort nous ôte pour laisser voir ce qui est nous-mêmes, le crâne infect et grimaçant. C’est ce spectacle qu’il va chercher près de la fosse d’Ophélie. Il compte les crânes que le fossoyeur déterre : celui-ci fut un légiste, celui-là un courtisan. Que de salutations, d’intrigues, de prétentions, d’arrogance ! Et voilà qu’aujourd’hui un sale paysan le fait sauter du bout de sa bêche, et joue aux quilles avec lui. César ou Alexandre sont tombés en pourriture et ont fait de la terre grasse ; les maîtres du monde ont servi à boucher la fente d’un vieux mur. « Va maintenant dans la chambre de madame, et dis-lui qu’elle a beau se farder haut d’un pouce, elle aura un jour ce gracieux aspect. Va, cela la fera rire297. » Lorsqu’on en est là, on n’a plus qu’à mourir.

Cette imagination exaltée, qui explique sa maladie nerveuse et son empoisonnement moral, explique aussi sa conduite. S’il hésite à tuer son oncle, ce n’est point par horreur du sang et par scrupules modernes. Il est du seizième siècle. Sur le vaisseau, il a écrit l’ordre de décapiter Rosencrantz et Guildenstern, et {p. 258}de les décapiter sans confession. Il a tué Polonius, il a causé la mort d’Ophélie, et n’en a pas de grands remords. Si une première fois il a épargné son oncle, c’est qu’il l’a trouvé en prières, et par crainte de l’envoyer au ciel. Il a cru le frapper le jour où il a frappé Polonius. Ce que son imagination lui ôte, c’est le sang-froid et la force d’aller tranquillement et après réflexion mettre une épée dans une poitrine. Il ne peut faire la chose que sur une suggestion subite ; il a besoin d’un moment d’exaltation ; il faut qu’il croie le roi derrière une tapisserie, ou que, se voyant empoisonné, il le trouve sous la pointe de son poignard. Il n’est pas maître de ses actions ; c’est l’occasion qui les lui dicte ; il ne peut pas méditer le meurtre, il doit l’improviser. L’imagination trop vive épuise la volonté par l’énergie des images qu’elle entasse et par la fureur d’attention qui l’absorbe. Vous reconnaissez en lui l’âme d’un poëte qui est fait non pour agir, mais pour rêver, qui s’oublie à contempler les fantômes qu’il se forge, qui voit trop bien le monde imaginaire pour jouer un rôle dans le monde réel, artiste qu’un mauvais hasard a fait prince, qu’un hasard pire a fait vengeur d’un crime, et qui, destiné par la nature au génie, s’est trouvé condamné par la fortune à la folie et au malheur. Hamlet, c’est Shakspeare, et, au bout de cette galerie de figures qui ont toutes quelques traits de lui-même, Shakspeare s’est peint dans le plus profond de ses portraits.

Si Racine ou Corneille avaient fait une psychologie, ils auraient dit avec Descartes : L’homme est une âme {p. 259}incorporelle, servie par des organes, douée de raison et de volonté, habitant des palais ou des portiques, faite pour la conversation et la société, dont l’action harmonieuse et idéale se développe par des discours et des répliques dans un monde construit par la logique en dehors du temps et du lieu.

Si Shakspeare avait fait une psychologie, il aurait dit avec Esquirol : L’homme est une machine nerveuse, gouvernée par un tempérament, disposée aux hallucinations, emportée par des passions sans frein, déraisonnable par essence, mélange de l’animal et du poëte, ayant la verve pour esprit, la sensibilité pour vertu, l’imagination pour ressort et pour guide, et conduite au hasard, par les circonstances les plus déterminées et les plus complexes, à la douleur, au crime, à la démence et à la mort.

IX §

Un pareil poëte pourra-t-il s’astreindre toujours à imiter la nature ? Ce monde poétique qui s’agite dans son cerveau ne s’affranchira-t-il jamais des lois du monde réel ? N’est-il pas assez puissant pour suivre les siennes ? Il l’est, et la poésie de Shakspeare aboutit naturellement au fantastique. Là est le plus haut degré de l’imagination déraisonnable et créatrice. Rejetant la logique ordinaire, elle en crée une nouvelle ; elle unit les faits et les idées dans un ordre nouveau, absurde en apparence, au fond légitime ; elle ouvre {p. 260}le pays du rêve, et son rêve fait illusion comme la vérité.

Lorsqu’on entre dans les comédies de Shakspeare, et même dans ses demi-drames298, il semble qu’on le voie sur le seuil, à la façon de l’acteur chargé du prologue, pour empêcher le public de se méprendre et pour lui dire : « Ne prenez pas trop au sérieux ce que vous allez écouter ; je me joue. Mon cerveau rempli de songes a voulu se les donner en spectacle, et les voici. Des palais, de lointains paysages, les nuées transparentes qui tachent de leurs flocons gris l’horizon matinal, l’embrasement de splendeur rouge où se plonge le soleil du soir, de blanches colonnades prolongées à perte de vue dans l’air limpide, des cavernes, des chaumières, le défilé fantasque de toutes les passions humaines, le jeu irrégulier des aventures imprévues, voilà le pêle-mêle de formes, de couleurs et de sentiments que je laisse se brouiller et s’enchevêtrer devant moi, écheveau nuancé de soies éclatantes, légère arabesque dont les lignes sinueuses, croisées et confondues, égarent l’esprit dans le capricieux dédale de leurs enroulements infinis. Ne la jugez pas comme un tableau. N’y cherchez pas une composition exacte, un intérêt unique et croissant, la savante économie d’une action bien ménagée et bien suivie. J’ai sous les yeux des nouvelles et des romans que je découpe en scènes. Peu m’importe l’issue, je m’amuse {p. 261}en chemin. Ce qui me plaît, ce n’est point l’arrivée, c’est le voyage. Est-il besoin d’aller si droit et si vite ? Ne tenez-vous qu’à savoir si le pauvre marchand de Venise échappera au couteau de Shylock ? Voici deux amants heureux, assis au pied du palais dans la nuit sereine ; ne voulez-vous pas écouter la tranquille rêverie qui, pareille à un parfum, sort du fond de leur cœur ?

Comme la clarté de la lune dort doucement sur le gazon ! —  Asseyons-nous ici ; que les sons des instruments — viennent flotter à nos oreilles. —  Le calme suave et la nuit — conviennent aux accents de l’aimable harmonie. —  Assieds-toi, Jessica. Regarde comme ces fleurs serrées — d’or étincelant incrustent le parquet du ciel. —  Jusqu’aux plus petits de ces orbes que tu regardes, —  ils chantent tous dans leur mouvement comme des chérubins, —  accompagnant sans fin les jeunes chœurs des anges. —  Tel est l’harmonieux concert des âmes immortelles. —  Mais tant que la nôtre est enfermée dans ce grossier vêtement — de boue périssable, nous ne pouvons les entendre299.

« N’ai-je pas le droit, quand j’aperçois la grosse {p. 262}face rieuse d’un valet bouffon, de m’arrêter auprès de lui, de le voir gesticuler, gambader, bavarder, faire cent gestes et cent mines, et me donner la comédie de sa verve et de sa gaieté ? Deux fins gentilshommes passent. J’écoute le feu roulant de leurs métaphores, et je suis leur escarmouche de bel esprit. Voici dans un coin une naïve et mutine physionomie de jeune fille. Me défendez-vous de m’attarder auprès d’elle, de regarder ses sourires, ses brusques rougeurs, la moue enfantine de ses lèvres roses, et la coquetterie de ses jolis mouvements ? Vous êtes bien pressé, si le babil de cette voix fraîche et sonore ne sait pas vous retenir. N’est-ce pas un plaisir de voir cette succession de sentiments et de figures ? Votre imagination est-elle si pesante, qu’il faille le mécanisme puissant d’une intrigue géométrique pour l’ébranler ? Mes spectateurs du seizième siècle avaient l’émotion plus facile. Un rayon de soleil égaré sur un vieux mur, une folle chanson jetée au milieu d’un drame les occupaient aussi bien que la plus noire catastrophe. Après l’horrible scène où Shylock brandit son couteau de boucher contre la poitrine nue d’Antonio, ils voyaient encore volontiers la petite querelle de ménage et l’amusante taquinerie qui finit la pièce. Comme l’eau molle et agile, leur âme s’élevait et s’abaissait en un instant au niveau de l’émotion du poëte, et leurs sentiments coulaient sans peine dans le lit qu’il avait creusé. Ils lui permettaient de vagabonder en voyage, et ne lui défendaient pas de faire deux voyages à la fois. Ils souffraient plusieurs intrigues en une seule. Que le {p. 263}plus léger fil les unît, c’était assez. Lorenzo enlevait Jessica, Shylock était frustré de sa vengeance, les amants de Portia échouaient dans l’épreuve imposée ; Portia déguisée en juge prenait à son mari l’anneau qu’il avait promis de ne jamais quitter : ces trois ou quatre comédies, détachées, confondues, s’embrouillaient et se déroulaient ensemble, comme une tresse dénouée où serpentent des fils de cent couleurs. Avec la diversité mes spectateurs acceptaient l’invraisemblance. La comédie est chose légère, ailée, qui voltige parmi les rêves, et dont on briserait les ailes, si on la retenait captive dans l’étroite prison du bon sens. Ne pressez pas trop ses fictions, ne sondez pas ce qu’elles renferment. Qu’elles passent sous vos yeux comme un songe charmant et rapide. Laissez l’apparition fugitive s’enfoncer dans la brillante et vaporeuse contrée d’où elle est sortie. Elle vous a fait un instant illusion, c’est assez. Il est doux de quitter le monde réel ; l’esprit se repose dans l’impossible. Nous sommes heureux d’être délivrés des rudes chaînes de la logique, d’errer parmi les aventures étranges, de vivre en plein roman et de savoir que nous y vivons. Je n’essaye pas de vous tromper et de vous faire croire au monde où je vous mène. Il faut n’y pas croire pour en jouir. Il faut s’abandonner à l’illusion et sentir qu’on s’y abandonne. Il faut sourire en l’écoutant. On sourit dans Winter’s Tale quand Hermine descend de son piédestal et que Léontès retrouve dans la statue sa femme, qu’il croyait morte. On sourit dans Cymbeline lorsqu’on voit la caverne solitaire où les jeunes princes ont vécu {p. 264}en sauvages et en chasseurs. L’invraisemblance ôte aux émotions leur pointe piquante. Les événements intéressent ou touchent sans faire souffrir. Au moment où la sympathie est trop vive, on se dit qu’ils ne sont qu’un songe. Ils deviennent semblables aux objets lointains, dont la distance adoucit les contours, et qu’elle enveloppe dans un voile lumineux d’air bleuâtre. La vraie comédie est un opéra. On y écoute des sentiments sans trop songer à l’intrigue. On suit les mélodies tendres ou gaies sans réfléchir qu’elles interrompent l’action. On rêve ailleurs avec la musique ; j’essaye ici de faire rêver avec des vers. »

Là-dessus le prologue se retire, et voici venir les acteurs.

Comme il vous plaira est une fantaisie. D’action il n’y en a point ; d’intérêt, il n’y en a guère ; de vraisemblance, il y en a moins encore. Et le tout est charmant. Deux cousines, filles de princes, arrivent dans une forêt avec le bouffon de la cour, Celia déguisée en bergère, Rosalinde en jeune homme. Elles y trouvent le vieux duc, père de Rosalinde, qui, chassé de son État, vit avec ses amis en philosophe et en chasseur. Elles y trouvent des bergers amoureux qui poursuivent de leurs chansons et de leurs prières des bergères indociles. Elles y retrouvent ou elles y rencontrent des amants qui deviennent leurs époux. Tout d’un coup on annonce que le méchant duc Frédéric, qui avait usurpé la couronne, vient de se retirer dans un cloître et de rendre le trône au vieux duc exilé. On s’épouse, on danse, et tout finit par une fête pastorale. Quel est {p. 265}l’agrément de cette folie ? C’est d’abord d’être une folie ; le manque de sérieux repose. Point d’événements ni d’intrigue. On suit doucement le courant aisé d’émotions gracieuses ou mélancoliques qui vous emmène et vous promène sans vous lasser. Le lieu ajoute à l’illusion et au charme. C’est une forêt d’automne, où les rayons attiédis percent les feuilles rougissantes des chênes, ou les frênes demi-dépouillés tremblent et sourient au faible souffle du vent du soir. Les amants errent aux bords des ruisseaux « qui courent en babillant sous les racines antiques. » On aperçoit, en les écoutant, de légers bouleaux dont la robe de dentelle s’illumine sous le soleil incliné qui les dore, et la pensée s’égare en des allées de mousse où s’amortit le bruit des pas. Quel lieu mieux choisi pour la comédie de sentiment et pour la fantaisie du cœur ! N’est-on pas bien ici pour entendre des causeries d’amour ? Quelqu’un a vu dans cette clairière Orlando, l’amant de Rosalinde ; elle l’apprend, et rougit. « Ah ! mauvais jour ! Mais qu’a-t-il fait, quand tu l’as vu ? Qu’a-t-il dit ? Quel air avait-il ? D’où venait-il ? Que fait-il ici ? M’a-t-il demandée ? Où demeure-t-il ? Comment t’a-t-il quittée ? Quand le reverras-tu300 » Puis d’un ton plus bas, en hésitant un peu : « A-t-il aussi bonne mine {p. 266}que le jour où il a combattu ? » Cela ne tarit pas. « Ne sais-tu pas que je suis femme ? Quand je pense, je parle. Chère, chère, va donc. » Questions sur questions, elle ferme la bouche à son amie, qui veut répondre. À chaque mot, elle plaisante, mais agitée, en rougissant, avec une gaieté factice ; sa poitrine se soulève et son cœur bat. Elle s’est remise pourtant, quand arrive Orlando ; elle badine avec lui ; abritée par son déguisement, elle lui fait dire qu’il aime Rosalinde. Là-dessus elle le lutine, en folâtre, en espiègle, en coquette qu’elle est. « Non, non, vous n’aimez pas. » Orlando répète, et elle se donne le plaisir de le faire répéter plus d’une fois. Elle petille d’esprit, de moqueries, de malices ; ce sont de jolies colères, des bouderies feintes, des éclats de rire, un babil étourdissant, de charmants caprices. « Tenez, faites-moi la cour. Je suis en humeur de fête, et je pourrais bien consentir. Que me diriez-vous si j’étais votre Rosalinde301 ? » Et à chaque instant elle lui répète avec un fin sourire : « N’est-ce pas, je suis votre Rosalinde ? » Orlando proteste qu’il mourra. Mourir ! Et qui jamais s’est avisé de mourir d’amour ! Voyons les modèles : Léandre ? Un jour il prit maladroitement un bain dans l’Hellespont, et là-dessus les poëtes ont dit qu’il est {p. 267}mort d’amour. Troïlus ? Un Grec lui cassa la tête de sa massue, et là-dessus les poëtes ont dit qu’il est mort d’amour. Allons, venez, Rosalinde va être plus douce. Et aussitôt elle joue au mariage avec lui, et fait prononcer par Celia les paroles solennelles. Elle agace et tourmente son prétendu mari ; elle lui raconte toutes les fantaisies qu’elle aura, toutes les méchancetés qu’elle fera, toutes les taquineries qu’il endurera. Les répliques partent coup sur coup comme des fusées d’or. À chaque phrase, on suit les regards de ces yeux si vifs, les plis de cette bouche rieuse, les brusques mouvements de cette taille svelte. C’est la pétulance et la volubilité d’un oiseau. « Ô cousine, cousine, cousine, ma jolie petite cousine, si tu savais de combien de brasses je suis enfoncée dans l’amour302 ! ». Là-dessus elle agace cette cousine, elle joue avec ses cheveux, elle l’appelle de tous ses noms de femme. Antithèses sur antithèses, mots entre-choqués, pointes, jolies exagérations, cliquetis de paroles, quand on l’écoute, on croit entendre le ramage d’un rossignol. Ces métaphores redoublées comme des trilles, ces roulades sonores de gammes poétiques, ce gazouillement d’été ruisselant sous la feuillée, changent la pièce en un véritable opéra. Les trois amants finissent par entonner une sorte de trio. Le premier jette une pensée, et les autres la répètent. Quatre fois cette strophe recommence, et la symétrie des idées, jointe {p. 268}au tintement des rimes, fait du dialogue un concert d’amour303. Le besoin de chanter devient si pressant, qu’un instant après les chansons naissent d’elles-mêmes. La prose et la conversation ont abouti à la poésie lyrique. On entre de plain-pied dans ces odes. On ne s’y trouve pas en pays nouveau. On sent en soi l’émotion et la gaieté folle d’un jour de fête. On voit passer dans une lumière vaporeuse le couple gracieux que la chanson des deux pages promène autour des blés verts, parmi les bourdonnements des insectes folâtres, au plus beau jour du printemps en fleur. L’invraisemblance devient naturelle, et l’on ne s’étonne point quand on voit l’Hymen amener par la main les deux fiancées pour les donner à leurs époux.

{p. 269}Pendant que les jeunes gens chantent, les vieillards causent. Leur vie aussi est un roman, mais triste. L’âme délicate de Shakspeare, froissée par les chocs de la vie sociale, s’est réfugiée dans les contemplations de la vie solitaire. Pour oublier les luttes et les chagrins du monde, il faut s’enfoncer dans une grande forêt silencieuse, « et sous l’ombre des rameaux mélancoliques laisser couler et perdre les heures fuyantes du temps. » On regarde les dessins splendides que le soleil découpe sur le tronc blanc des hêtres, l’ombre des feuilles tremblantes qui vacille sur la mousse épaisse, les longs balancements des cimes ; la pointe blessante des soucis s’émousse ; on ne souffre plus, on se souvient seulement qu’on a souffert ; on ne trouve plus en soi qu’une misanthropie douce, et l’homme renouvelé en devient meilleur. Le vieux duc se trouve heureux de son exil. La solitude lui a donné le repos, l’a délivré de la flatterie, l’a ramené à la nature. Il a pitié des cerfs qu’il est obligé de tuer pour se nourrir. Il se trouve injuste quand il voit « ces pauvres innocents tachetés, citoyens nés de cette cité déserte, poursuivis sur leurs propres domaines, et leurs hanches rondes ensanglantées par les flèches304. » Rien de plus doux que ce mélange de compassion tendre, de philosophie rêveuse, de tristesse délicate, de plaintes {p. 270}poétiques et de chansons pastorales. Un des seigneurs chante :

Souffle, souffle, vent d’hiver, —  tu n’es point si méchant — que l’ingratitude de l’homme ; —  ta dent n’est pas si aiguë, —  car on ne te voit pas, —  quoique ton souffle soit rude. —  Hé ! ho ! chante, hé ! ho ! dans le houx vert. —  L’amour n’est que folie, l’amitié n’est que feinte. —  Hé ! ho ! Dans le houx vert ! —  Cette vie est toute réjouie305.

Parmi eux se trouve une âme plus souffrante, Jacques le mélancolique, un des personnages les plus chers à Shakspeare, masque transparent derrière lequel on voit la figure du poëte. Il est triste parce qu’il est tendre ; il sent trop vivement le contact des choses, et ce qui laisse indifférents les autres le fait pleurer306. Il ne gronde pas, il s’afflige ; il ne raisonne pas, il s’émeut ; il n’a pas l’esprit combattant d’un moraliste réformateur ; c’est une âme malade et fatiguée de vivre. L’imagination passionnée mène vite au dégoût. Pareille à l’opium, elle exalte et elle brise. Elle emmène l’homme dans la plus haute philosophie, puis le laisse retomber dans des caprices d’enfant. {p. 271}Jacques quitte les autres brusquement, et s’en va dans les coins du bois pour être seul. Il aime sa tristesse, et ne voudrait pas la changer contre la joie. Rencontrant Orlando, il lui dit : « Rosalinde est le nom de votre maîtresse ? —  Justement. —  Je n’aime pas son nom307. » On voit qu’il a des boutades de femme nerveuse. Il se choque de ce qu’Orlando écrit des sonnets sur les arbres de la forêt. Il est bizarre, et trouve des sujets de peine et de gaieté là où les autres ne verraient rien de semblable. « Un bouffon ! un bouffon ! j’ai rencontré un bouffon dans la forêt, un bouffon en habit bariolé. Pauvre monde que le nôtre ! Aussi vrai que je vis de pain, j’ai rencontré un bouffon qui s’était couché et se chauffait au soleil, et maudissait madame la Fortune en bons termes, en bons termes choisis. Un bouffon en habit bariolé ! » L’entendant moraliser de la sorte, il s’est mis à rire de ce qu’un bouffon pût être si méditatif, et il a ri une heure durant : « Ô noble bouffon ! digne bouffon ! L’habit bariolé est le seul habit. Oh ! que ne suis-je un bouffon ! Mon ambition est d’avoir un habit bariolé comme lui308. » Un instant après, il revient à ses dissertations {p. 272}mélancoliques, peintures éclatantes, dont la vivacité, explique son caractère et trahit Shakspeare, qui se cache sous son nom.

… Le monde entier n’est qu’un théâtre, —  et tous, hommes et femmes, ne sont que des acteurs. —  Ils ont leurs entrées, leurs sorties, —  et chaque homme en sa vie joue plusieurs rôles. —  Ses actes sont les sept âges. D’abord l’enfant — qui piaule et vomit dans les bras de sa nourrice. —  Puis l’écolier pleurard, avec sa gibecière — et sa face reluisante, matinale, se traînant comme un escargot, —  à contre-cœur, vers l’école. Puis l’amant — soupirant comme une fournaise, avec une plaintive ballade — en l’honneur des sourcils de sa maîtresse. Ensuite le soldat, —  plein de jurons bizarres, barbu comme un léopard, —  jaloux de son honneur, brusque et violent en querelles ; —  cherchant la fumée de la gloire — à la gueule du canon. Puis le juge, —  au beau ventre rond, garni de gras chapons, —  le regard sévère, la barbe magistralement coupée, —  rempli de sages maximes et de précédents modernes ; —  et de cette façon il joue son rôle. Le sixième âge, étriqué, —  devient le maigre Pantalon à pantoufles ; —  des lunettes sur le nez, un sac au côté, —  son jeune haut-de-chausses bien ménagé, cent fois trop large — pour ses cuisses rétrécies. Sa forte voix virile, —  revenant au fausset enfantin, ne rend plus que les sons grêles — d’un sifflet ou d’un chalumeau. La dernière scène — de cette étrange histoire accidentée — est la seconde enfance, le pur oubli de soi-même. —  Plus de dents, plus d’yeux, plus de goût, plus rien309.

{p. 273}Comme il vous plaira est un demi-rêve. Le Songe d’une Nuit d’été est un rêve complet.

La scène, s’enfonçant dans le lointain vaporeux de l’antiquité fabuleuse, recule jusqu’à Thésée, qui pare son palais pour épouser la belle reine des Amazones. Le style, chargé d’images tourmentées, emplit l’esprit de visions étranges et splendides, et le peuple aérien des sylphes vient égarer la comédie dans le monde fantastique d’où il est sorti.

C’est d’amour qu’il s’agit encore ; de tous les sentiments, n’est-il pas le plus grand artisan de songes ? Mais il n’a point ici pour langage le caquet charmant de Rosalinde ; il est ardent comme la saison. Il ne s’épanche point en conversations légères, en prose agile et bondissante ; il éclate en larges odes rimées, {p. 274}parées de métaphores magnifiques, soutenues d’accents passionnés, telles que la chaude nuit, chargée de parfums et scintillante d’étoiles, en inspire à un poëte et à un amant. Lysander et Hermia conviennent de se rencontrer le soir « dans le bois où souvent ils se sont assis sur des lits de molles violettes, à l’heure où Phébé contemple son front d’argent dans le miroir des fontaines, et baigne de perles liquides les minces lames du gazon310. » Ils s’y égarent et s’endorment, fatigués, sous les arbres. Un sylphe touche de la racine magique les yeux du jeune homme, et change son cœur. Tout à l’heure, à son réveil, il se prendra d’amour pour celle qu’il apercevra la première. Cependant Démétrius, amant rebuté d’Hermia, erre avec Héléna, qu’il rebute, dans le bois solitaire. La fleur magique le change à son tour : c’est maintenant Héléna qu’il aime. Les amants se fuient et se poursuivent le long des hautes futaies, dans la nuit sereine. On sourit de leurs emportements, de leurs plaintes, de leurs extases, et pourtant on y prend part. Cette passion est un rêve, et cependant elle touche. Elle ressemble à ces toiles aériennes qu’on trouve le matin sur la crête des sillons où la rosée les dépose, et dont {p. 275}les fils étincellent comme un écrin. Rien de plus fragile et rien de plus gracieux. Le poëte joue avec les émotions : il les confond, il les entre-choque, il les redouble, il les emmêle. Il noue et dénoue ces amours comme des chœurs de danse, et l’on voit passer auprès des buissons verts, sous les yeux rayonnants des étoiles, ces nobles et tendres figures, tantôt humides de larmes, tantôt illuminées par le ravissement. Ils ont l’abandon de l’amour vrai, ils n’ont point la grossièreté de l’amour sensuel. Rien ne nous fait tomber du monde idéal où Shakspeare nous emmène. Éblouis par la beauté, ils l’adorent, et le spectacle de leur bonheur, de leur trouble et de leur tendresse est un enchantement.

Au-dessus de ces deux couples voltige et bourdonne l’essaim des sylphes et des fées. Eux aussi, ils aiment. Titania, leur reine, a pour favori un jeune garçon, fils d’un roi de l’Inde, qu’Obéron son époux veut lui ôter. Ils se querellent, si bien que d’effroi leurs sylphes vont se cacher dans la coupe des glands du chêne, dans la robe d’or des primevères. Obéron, pour se venger, commande à Puck de toucher de la fleur magique les yeux de Titania endormie, et voilà qu’à son réveil la plus légère et la plus charmante des fées se trouve éprise d’un lourdaud stupide qui a la tête d’un âne. Elle s’agenouille devant lui. Elle pose sur ses tempes velues une couronne de fraîches fleurs odorantes. « Et les gouttes de rosée qui tout à l’heure s’étalaient sur les boutons comme des perles rondes d’Orient s’arrêtent maintenant, pareilles à des larmes, {p. 276}dans les yeux des pauvres fleurettes, comme si elles pleuraient leur disgrâce311. » Elle appelle autour de lui les génies qui la suivent :

Sautillez devant lui dans ses promenades, et gambadez devant ses yeux. —  Nourrissez-le d’abricots, de groseilles, —  de raisins empourprés, de figues vertes et de mûres. —  Dérobez aux abeilles sauvages leur sac de miel ; —  pour l’éclairer la nuit, coupez leurs cuisses de cire ; —  allumez-les aux yeux de feu du ver luisant, —  pour conduire mon amour au lit et pour l’éveiller ; —  arrachez les ailes peintes des papillons ; —  avec cet éventail, écartez de ses yeux endormis les rayons de la lune. —  Venez, faites-lui cortége, conduisez-le à mon berceau. —  Il me semble que la lune regarde avec des yeux humides, et quand elle pleure, chaque fleurette pleure — sur quelque virginité perdue. —  Arrêtez la langue de mon bien-aimé, amenez-le en silence312.

Il le faut, car le bien-aimé brait horriblement, et à toutes les offres de Titania, il répond en demandant {p. 277}du foin. Quoi de plus triste et de plus doux que cette ironie de Shakspeare ? Quelle raillerie contre l’amour et quelle tendresse pour l’amour ! Le sentiment est divin, et son objet est indigne. Le cœur est ravi, et les yeux sont aveugles. C’est un papillon doré qui s’agite dans la boue, et Shakspeare, en peignant ses misères, lui garde toute sa beauté :

Viens, assieds-toi sur ce lit de fleurs — pendant que je caresse tes joues charmantes, —  et que j’attache des roses musquées au poil luisant de ta tête, —  et que je baise tes belles et larges oreilles, ô ma chère joie ! —  Dors et je vais te bercer dans mes bras ! Ainsi le chèvrefeuille parfumé — s’enlace amoureusement autour des arbres. Ainsi le lierre, comme un fiancé, —  met son anneau aux doigts d’écorce des ormes. —  Oh ! que je t’aime ! oh ! que je suis folle de toi313 !

Au retour du matin, quand « la porte de l’Orient, toute rouge de flammes, s’ouvre sur la mer avec de beaux rayons bénis, et change en nappes d’or ses courants verdâtres314 », l’enchantement cesse, Titania s’éveille sur sa couche de thym sauvage et de violettes penchées. Elle chasse le monstre ; ses souvenirs {p. 278}de la nuit s’effacent dans un demi-jour vague, « comme des montagnes lointaines qui s’évanouissent en nuages. » Et les fées vont chercher dans la rosée nouvelle des rubis qu’elles poseront sur le sein des roses, et « des perles qu’elles pendront à l’oreille des fleurs315. » Tel est le fantastique de Shakspeare, tissu léger d’inventions téméraires, de passions ardentes, de raillerie mélancolique, de poésie éblouissante, tel qu’un des sylphes de Titania l’eût fait. Rien de plus semblable à l’esprit du poëte que ces agiles génies, fils de l’air et de la flamme, « dont le vol met un cercle autour de la terre » en une seconde, qui glissent sur l’écume des vagues et bondissent parmi les atomes des vents. Son Ariel vole, invisible chanteur, autour des naufragés qu’il console, découvre les pensées des traîtres, poursuit Caliban, la brute farouche, étale devant les amants des visions pompeuses, et achève tout en un éclair316. Shakspeare effleure les objets d’une aile aussi prompte, par des bonds aussi brusques, avec un toucher aussi délicat.

Quelle âme ! quelle étendue d’action et quelle souveraineté {p. 279}d’une faculté unique ! que de créatures diverses et quelle persistance de la même empreinte ! Les voilà toutes réunies et toutes marquées du même signe, dépourvues de volonté et de raison, gouvernées par le tempérament, l’imagination ou la passion pure, privées des facultés qui sont contraires à celles du poëte, maîtrisées par le corps que se figurent ses yeux de peintre, douées des habitudes d’esprit et de la sensibilité violente qu’il trouve en lui-même317. Parcourez ces groupes, et vous n’y trouverez que des formes diverses et des états divers d’une puissance unique. Ici, le troupeau des brutes, des radoteurs et des commères, composés d’imagination machinale ; plus loin, la compagnie des gens d’esprit agités par l’imagination gaie et folle ; là-bas, le charmant essaim de jeunes femmes que soulève si haut l’imagination délicate et qu’emporte si loin l’amour abandonné ; ailleurs, la bande des scélérats endurcis par des passions sans frein, animés par une verve d’artiste ; au centre, le lamentable cortége des grands personnages dont le cerveau exalté s’emplit de visions douloureuses ou criminelles, et qu’un destin intérieur pousse vers le meurtre, vers la folie ou vers la mort. Montez d’un étage et contemplez la scène tout entière : l’ensemble porte la même marque que les détails. Le drame reproduit sans choix les laideurs, les bassesses, les horreurs, les détails crus, les mœurs déréglées et {p. 280}féroces, la vie réelle tout entière telle qu’elle est, quand elle se trouve affranchie des bienséances, du bon sens, de la raison et du devoir. La comédie, promenée dans une fantasmagorie de peintures, s’égare à travers le vraisemblable et l’invraisemblable, sans autre lien que le caprice d’une imagination qui s’amuse, décousue et romanesque à plaisir, opéra sans musique, concert de sentiments mélancoliques et tendres qui emporte l’esprit dans le monde surnaturel et figure aux yeux, par ses sylphes ailés, le génie qui l’a formée. Regardez maintenant. Ne voyez-vous pas le poëte debout derrière la foule de ses créatures ? Elles l’ont annoncé ; elles ont toutes montré quelque chose de lui. Agile, impétueux, passionné, délicat, son génie est l’imagination pure, touchée plus fortement et par de plus petits objets que le nôtre. De là ce style tout florissant d’images exubérantes, chargé de métaphores excessives dont la bizarrerie semble de l’incohérence, dont la richesse est de la surabondance, œuvre d’un esprit qui au moindre choc produit trop et bondit trop loin. De là cette psychologie involontaire et cette pénétration terrible qui, apercevant en un instant tous les effets d’une situation et tous les détails d’un caractère, les concentre dans chaque réplique du personnage, et donne à sa figure un relief et une couleur qui font illusion. De là notre émotion et notre tendresse. Nous lui disons comme Desdémone à Othello : « Je vous aime parce que vous avez beaucoup senti et beaucoup souffert. »

Chapitre V.
La Renaissance chrétienne. §

I. Les vices de la Renaissance païenne. —  Décadence des civilisations du Midi.

II. La réforme. —  Aptitude des races germaniques et convenance des climats du Nord. —  Les corps et les âmes chez Albert Dürer. —  Ses Martyres et ses Jugements derniers. —  Luther. —  Sa conception de la justice. —  Construction du protestantisme. —  La crise de la conscience. —  La rénovation du cœur. —  La suppression des pratiques. —  La transformation du clergé.

III. La réforme en Angleterre. —  La tyrannie des cours ecclésiastiques. —  Les désordres du clergé. —  L’irritation du peuple. —  Intérieur d’un diocèse. —  Persécutions et conversions. —  La traduction de la Bible. —  Comment les événements bibliques et les sentiments hébraïques sont d’accord avec les mœurs contemporaines et le caractère anglais. —  Le Prayer-Book. —  Poésie morale et virile des prières et des offices. —  La prédication. —  Latimer. —  Son éducation. —  Son caractère. —  Son éloquence familière et persuasive. —  Sa mort. —  Les martyrs sous Marie. —  L’Angleterre est désormais protestante.

IV. Les anglicans. —  Proximité de la religion et du monde. —  Comment le sentiment religieux pénètre dans la littérature. —  Comment le sentiment du beau subsiste dans la religion. —  Hooker. —  Sa largeur d’esprit et son ampleur de style. —  Hales et Chillingworth. —  Éloge de la raison et de la tolérance. —  Jeremy Taylor. —  Son érudition, son imagination, sa poésie.

V. Les puritains. —  Opposition de la religion et du monde. —  Les dogmes. —  La morale. —  Les scrupules. —  Leur triomphe et leur {p. 282}enthousiasme. —  Leur œuvre et leur sens pratique. —  Bunyan. Sa vie, son esprit et son poëme. —  Avenir du protestantisme en Angleterre.

I §

« Que le lecteur sache bien, dit Luther dans sa préface318, que j’ai été moine et papiste outré, tellement enivré, ou plutôt englouti dans les doctrines papales, que j’eusse été tout prêt, si je l’avais pu, à tuer ou à vouloir faire tuer ceux qui auraient rejeté l’obéissance au pape, même d’une syllabe. Je n’étais pas tout froid ou tout glace pour défendre le pape, comme Eck et ses pareils, qui, véritablement, me semblaient se faire les défenseurs du pape plutôt à cause de leur ventre que parce qu’ils prenaient la chose sérieusement. Il y a plus : encore aujourd’hui il me semble qu’ils se moquent du pape, en épicuriens. Moi, j’y allais de franc cœur, en homme qui a craint horriblement le jour du jugement et qui néanmoins souhaitait d’être sauvé avec un tressaillement de toutes ses moelles. » Aussi, quand pour la première fois Luther aperçut Rome, il se prosterna disant : « Je te salue, sainte Rome, … baignée du sang de tant de martyrs. » Imaginez, si vous le pouvez, l’effet que fit sur un pareil esprit si loyal, si chrétien, le paganisme effronté de la Renaissance italienne. La beauté des arts, la grâce de la vie raffinée et sensuelle n’avaient point de prise sur lui ; ce {p. 283}sont les mœurs qu’il jugeait, et il ne les jugeait qu’avec sa conscience. Il regarda cette civilisation du Midi avec des yeux d’homme du Nord, et n’en comprit que les vices, comme Ascham qui disait avoir vu « à Venise plus de crimes et d’infamies en huit jours qu’en toute sa vie en Angleterre. » Comme aujourd’hui Arnold et Channing, comme tous les hommes de race319 et d’éducation germaniques, il eut horreur de cette vie voluptueuse, tantôt insouciante et tantôt effrénée, mais toujours affranchie des préoccupations morales, livrée à la passion, égayée par l’ironie, bornée au présent, vide du sentiment de l’infini, sans autre culte que l’admiration de la beauté visible, sans autre objet que la recherche du plaisir, sans autre religion que les terreurs de l’imagination et l’idolâtrie des yeux.

« Je ne voudrais pas, disait-il au retour, pour cent mille florins n’avoir pas vu Rome ; je me serais toujours inquiété si je ne faisais pas injustice au pape320. Les crimes à Rome sont incroyables ; personne ne pourra croire à une perversité si grande s’il n’a le témoignage de ses yeux, de ses oreilles, de son expérience… Là règnent toutes les scélératesses et les infamies, tous les crimes atroces, principalement l’avidité aveugle, le mépris de Dieu, les parjures, le sodomisme… Nous autres Allemands, nous nous gorgeons de boisson jusqu’à nous crever, tandis que les Italiens sont sobres. Mais ce sont les plus impies des {p. 284}hommes ; ils se moquent de la vraie religion, ils nous raillent nous autres chrétiens, parce que nous croyons tout dans l’Écriture… Il y a un mot en Italie qu’ils disent quand ils vont à l’église : « Allons nous conformer à l’erreur populaire. » « Si nous étions obligés, disent-ils encore, de croire en tout la parole de Dieu, nous serions les plus misérables des hommes, et nous ne pourrions jamais avoir un moment de gaieté ; il faut prendre une mine convenable et ne pas tout croire. » C’est ce que fit le pape Léon X, qui, entendant disputer sur l’immortalité et la mortalité de l’âme, se rangea au dernier avis. « Car, dit-il, ce serait terrible de croire à une vie future. La conscience est une méchante bête qui arme l’homme contre lui-même… » Les Italiens sont ou épicuriens ou superstitieux. Le peuple craint plus saint Antoine et saint Sébastien que le Christ, à cause des plaies qu’ils envoient. C’est pourquoi, quand on veut empêcher les Italiens d’uriner en un lieu, on y peint saint Antoine avec sa lance de feu. Voilà comment ils vivent dans une extrême superstition, sans connaître la parole de Dieu, ne croyant ni à la résurrection de la chair, ni à la vie éternelle, et ne craignant que les plaies temporelles. Aussi leurs blasphèmes sont affreux…, et dans les vengeances leur cruauté est atroce ; quand ils ne peuvent se défaire de leurs ennemis d’une autre façon, ils leur dressent des guet-apens dans les églises, tellement que l’un fendit la tête à son ennemi devant l’autel… Souvent, dans les funérailles, il y a des meurtres à propos des héritages… Ils célèbrent le {p. 285}carnaval avec une inconvenance et une folie extrêmes, pendant plusieurs semaines, et ils y ont institué beaucoup de péchés et d’extravagances, car ce sont des hommes sans conscience qui vivent en des péchés publics et méprisent le mariage… Nous Allemands, et les autres nations simples, nous sommes comme une toile nue ; mais les Italiens sont peints et bariolés de toutes sortes d’opinions fausses, et encore plus disposés à en embrasser de pires… Leurs jeûnes sont plus splendides que nos plus somptueux festins. Ils se parent extrêmement ; si nous dépensons un florin en habits, ils mettent dix florins pour avoir un habit de soie… Quand ils sont chastes, c’est sodomisme. Point de société chez eux. Aucun d’eux ne se fie à l’autre ; ils ne se réunissent point librement, comme nous autres Allemands ; ils ne permettent point aux étrangers de parler publiquement à leurs femmes : comparés aux Allemands, ce sont tout à fait des gens cloîtrés. » Ces paroles si dures languissent auprès des faits321. Trahisons, assassinats, supplices, étalage de la débauche, pratique de l’empoisonnement, les pires et les plus éhontés des attentats jouissent impudemment de la tolérance publique et de toute la lumière du ciel. En 1490, le vicaire du pape ayant défendu aux clercs et aux laïques de garder leurs concubines, le pape révoqua la défense, « disant que cela {p. 286}n’est point interdit, parce que la vie des prêtres et ecclésiastiques est telle qu’on en trouve à peine un qui n’entretienne une concubine ou du moins n’ait une courtisane… » César Borgia, à la prise de Capoue, « choisit quarante des plus belles femmes qu’il se réserve ; et un assez grand nombre de captives sont vendues à vil prix à Rome… » Sous Alexandre VI, « tous les ecclésiastiques, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, ont des concubines en façon d’épouses, et même publiquement. Si Dieu n’y pourvoit, ajoute l’historien, cette corruption passera aux moines et aux religieux, quoique à vrai dire presque tous les monastères de la ville soient devenus des lupanars, sans que personne y contredise… » À l’égard d’Alexandre VI, amant de Lucrèce, sa fille, c’est au lecteur à chercher dans Burchard la peinture des priapées extraordinaires auxquelles il assiste avec Lucrèce et César, et l’énumération des prix qu’il distribue. Pareillement, que le lecteur aille lui-même lire dans les originaux la bestialité de Pierre Luigi Farnèse, le fils du pape, comment le jeune et honnête évêque de Fano mourut de son attentat, et comment le pape, traitant ce crime « de légèreté juvénile », lui donna par cette bulle secrète l’absolution « la plus ample de toutes les peines que, par incontinence humaine, en quelque façon ou pour quelque cause que ce fût, il eût pu encourir. » Pour ce qui est de la sécurité civile, Bentivoglio fait tuer tous les Marescotti ; Hippolyte d’Est fait crever les yeux à son frère, en sa présence ; César Borgia tue son frère ; le meurtre {p. 287}est dans les mœurs et n’excite plus d’étonnement ; on demande au pêcheur qui a vu lancer le corps à l’eau, pourquoi il n’avait pas averti le gouverneur de la ville ; « il répond qu’il a vu en sa vie jeter une centaine de corps au même endroit, et que jamais personne ne s’en est inquiété. » « Dans notre ville, dit un vieil historien, il se faisait quantité de meurtres et de pillages le jour et la nuit, et il se passait à peine un jour que quelqu’un ne fût tué. » César, un jour, tua Peroso, favori du pape, entre ses bras et sous son manteau, tellement que le sang en jaillit au visage du pape. Il fit poignarder en plein jour, sur les marches du palais, puis étrangler le mari de sa sœur ; comptez ses assassinats, si vous pouvez. Certainement, son père et lui, par leur génie, leurs mœurs, leur scélératesse parfaite, affichée et systématique, ont présenté à l’Europe les deux images les mieux réussies du diable. Pour tout dire, en un mot, c’est d’après ce monde et pour ce monde que Machiavel écrivit son Prince. Le développement complet de toutes les facultés et de toutes les convoitises humaines, la destruction complète de tous les freins et de toutes les pudeurs humaines, voilà les deux traits marquants de cette culture grandiose et perverse. Faire de l’homme un être fort muni de génie, d’audace, de présence d’esprit, de fine politique, de dissimulation, de patience, et tourner toute cette puissance à la recherche de tous les plaisirs, plaisirs du corps, du luxe, des arts, des lettres, de l’autorité, c’est-à-dire former et déchaîner un animal admirable et redoutable, bien affamé et bien armé, {p. 288}voilà son objet, et l’effet au bout de cent ans est visible. Ils se déchirent entre eux, comme de beaux lions et de superbes panthères. Dans cette société qui est devenue un cirque, parmi tant de haines, et quand l’épuisement commence, l’étranger paraît ; tous plient alors sous sa verge ; on les encage, et ils languissent ainsi, dans des plaisirs obscurs, avec des vices bas322, en courbant l’échine. Le despotisme, l’inquisition et les sigisbés, l’ignorance crasse et la friponnerie ouverte, les effronteries et les gentillesses des arlequins et des scapins, la misère et les poux, telle est l’issue de la Renaissance italienne. Comme les civilisations antiques de la Grèce et de Rome323, comme les civilisations modernes de la Provence et d’Espagne, comme toutes les civilisations du Midi, elle porte en soi un vice irrémédiable, une mauvaise et fausse conception de l’homme ; les Allemands du seizième siècle, comme les Germains du quatrième siècle, en ont bien jugé ; avec leur simple bon sens, avec leur, honnêteté foncière, ils ont mis le doigt sur la plaie secrète. On ne fonde pas une société sur le culte du plaisir et de la force ; on ne fonde une société que sur le respect de la liberté et de la justice. Pour que la grande rénovation humaine qui soulève au seizième siècle toute l’Europe pût s’achever et durer, il fallait que, rencontrant une {p. 289}autre race, elle développât une autre culture, et que d’une conception plus saine de là vie elle fît sortir une meilleure forme de civilisation.

II §

Ainsi naquit la Réforme, à côté de la Renaissance. En effet, elle est aussi une renaissance, une renaissance appropriée au génie des peuples germains. Ce qui distingue ce génie des autres, ce sont ses préoccupations morales. Plus grossiers et plus lourds, plus adonnés à la gloutonnerie et à l’ivrognerie324, ils sont en même temps plus remués par la conscience, plus fermes à garder leur foi, plus disposés à l’abnégation {p. 290}et au sacrifice. Tels leur climat les a pétris, et tels ils sont demeurés de Tacite à Luther, de Knox à Gustave-Adolphe et à Kant. À la longue, et sous l’empreinte incessante des siècles, le corps flegmatique, repu de grosse nourriture et de boissons fortes, s’est rouillé ; les nerfs sont devenus moins excitables, les muscles moins alertes, les désirs moins voisins de l’action, la vie plus terne et plus lente, l’âme plus endurcie et plus indifférente aux chocs corporels ; la boue, la pluie, la neige, l’abondance des spectacles déplaisants et mornes, le manque des vifs et délicats chatouillements sensibles maintiennent l’homme dans une attitude militante. Héros aux temps barbares, travailleurs aujourd’hui, ils supportent l’ennui comme ils provoquaient les blessures ; aujourd’hui comme autrefois, c’est la noblesse intérieure qui les touche ; rejetés vers les jouissances du dedans, ils y trouvent un monde, celui de la beauté morale. Pour eux le modèle idéal s’est déplacé ; il n’est plus situé parmi les formes, composé de force et de joie, mais transporté dans les sentiments, composé de véracité, de droiture, d’attachement au devoir, de fidélité à la règle. Qu’il vente et qu’il neige, que l’ouragan se démène dans les noires forêts de sapins, ou sur la houle blafarde parmi les goëlands qui crient, que l’homme roidi et violacé par le froid trouve pour tout régal, en se claquemurant dans sa chaumière, un plat de choucroute aigre ou une pièce de bœuf salé, sous une lampe fumeuse et près d’un feu de tourbe, il n’importe ; un autre royaume s’ouvre pour le dédommager, {p. 291}celui du contentement intime : sa femme est fidèle et l’aime ; ses enfants, autour de son âtre, épellent la vieille Bible de famille ; il est maître chez lui, protecteur, bienfaiteur, honoré par autrui, honoré par lui-même ; et si, par hasard, il a besoin d’aide, il sait qu’au premier appel il verra ses voisins se ranger fidèlement et bravement à ses côtés. Le lecteur n’a qu’à mettre en regard les portraits du temps, ceux d’Italie et ceux d’Allemagne ; il apercevra d’un coup d’œil les deux races et les deux civilisations, la Renaissance et la Réforme : d’un côté, quelque condottiere demi-nu en costume romain, quelque cardinal dans sa simarre, amplement drapé, sur un riche fauteuil sculpté et orné de têtes de lions, de feuillages, de faunes dansants, lui-même ironique et voluptueux, avec le fin et dangereux regard du politique et de l’homme du monde, cauteleusement courbé et en arrêt ; de l’autre côté, quelque brave docteur, un théologien, homme simple, mal peigné, roide comme un pieu dans sa robe unie de bure noire, avec de gros livres de doctrine à fermoirs solides, travailleur convaincu, père de famille exemplaire. Regardez maintenant le grand artiste du siècle, un laborieux et consciencieux ouvrier, un partisan de Luther325, un véritable homme du Nord, Albert Dürer. Lui aussi, comme Raphaël et Titien, il a son idée de l’homme, idée inépuisable de laquelle sortent par centaines les figures vivantes et les scènes de mœurs, mais combien {p. 292}nationales et originales ! De la beauté épanouie et heureuse, nul souci ; ses corps nus ne sont que des corps déshabillés : épaules étroites, ventres proéminents, jambes grêles, pieds alourdis par la chaussure, ceux de son voisin le charpentier ou de sa commère la marchande de saucisses ; les têtes font saillie sur le cuivre infatigablement rayé et fouillé, sauvages ou bourgeoises, souvent ridées par la fatigue du métier, ordinairement tristes, anxieuses et patientes, âprement et misérablement déformées par les nécessités de la vie réelle. Au milieu de cette copie minutieuse de la vérité laide, où est l’échappée ? Quelle est la contrée où va s’enfuir la grande imagination mélancolique ? C’est le rêve, le rêve étrange fourmillant de pensées profondes, la contemplation douloureuse de la destinée humaine, l’idée vague de la grande énigme, la réflexion tâtonnante qui, dans la noirceur des bois hérissés, à travers les emblèmes obscurs et les figures fantastiques, essaye de saisir la vérité et la justice. Il n’a pas besoin de les chercher si loin ; de prime-saut il les a saisies. Si l’honnêteté est quelque part au monde, c’est dans les madones qui incessamment reviennent sous son burin. Ce n’est pas lui qui, à la façon de Raphaël, commencerait par les faire nues ; la main la plus licencieuse n’oserait pas déranger un seul des plis roides de leurs robes ; leur enfant sur les bras, elles ne songent qu’à lui et ne songeront jamais au-delà ; non-seulement elles sont innocentes, mais encore elles sont vertueuses ; la sage mère de famille allemande, enfermée pour toujours {p. 293}par sa volonté et par sa nature dans les devoirs et les contentements domestiques, respire tout entière dans la sincérité foncière, dans le sérieux, dans l’inattaquable loyauté de leurs attitudes et de leurs regards. Il a fait plus : à côté de la vertu paisible, il a figuré la vertu militante. Le voilà enfin le Christ véritable, le pâle Crucifié, exténué et décharné par l’agonie, dont le sang, à chaque minute, tombe en gouttes plus rares, à mesure que les palpitations plus faibles annoncent le déchirement suprême d’une vie qui s’en va. Ce n’est pas ici, comme chez les maîtres italiens, un spectacle à récréer les yeux, un simple ondoiement d’étoffes, une ordonnance des groupes. Le cœur, le plus profond du cœur, est blessé par cette vue ; c’est le juste opprimé qui meurt, parce que le monde hait la justice ; les puissants, les hommes du siècle sont là, indifférents, ironiques : un chevalier empanaché, un bourgmestre ventru qui, les mains croisées derrière son dos, regarde, occupe une heure ; mais tout le reste pleure ; au-dessus des femmes évanouies, les anges pleins d’angoisse viennent recueillir dans des coupes le sang sacré qui suinte, et les astres du ciel se voilent la face pour ne pas contempler un si grand attentat. Il y en aura d’autres ; supplices sur supplices, et les vrais martyrs à côté du vrai Christ, résignés, silencieux, avec le doux regard des premiers fidèles. Ils sont liés autour d’un vieil arbre, et le bourreau les déchire avec un fouet armé d’ongles de fer. Un évêque, les mains jointes, prie étendu pendant qu’on lui tourne dans l’œil une tarière. {p. 294}Là-haut, entre les arbres échevelés et les racines grimaçantes, une troupe d’hommes et de femmes gravit sous les verges l’escarpement d’une colline, et du sommet, avec la pointe des lances, on les fait sauter dans le précipice ; çà et là roulent des têtes, des troncs inertes, et à côté de ceux qu’on décapite, des corps enflés traversés d’un pal attendent les corbeaux qui croassent. Tous ces maux, il faut les supporter pour confesser sa foi et établir la justice. Mais il y a là-haut un gardien, un vengeur, un juge tout-puissant qui aura son jour. Il va luire, ce jour, et les perçants rayons du dernier soleil jaillissent déjà, comme une poignée de dards, à travers les ténèbres du siècle. Au plus haut du ciel, l’ange est apparu dans sa robe étincelante, guidant les cavalcades effrénées, les épées tournoyantes, les flèches inévitables des vengeurs qui viennent fouler et punir la terre ; les hommes s’abattent sous leur galop, et la gueule du monstre infernal mâche déjà la tête des prélats iniques. C’est ici le poëme populaire de la conscience, et, depuis les jours des apôtres, les hommes ne l’ont point conçu plus sublime et plus complet326.

Car la conscience, comme le reste, a son poëme ; par un envahissement naturel, la toute-puissante idée de la justice déborde de l’âme, couvre le ciel, et y intronise un nouveau Dieu. Redoutable Dieu, qui ne ressemble guère à la calme intelligence qui sert {p. 295}aux philosophes pour expliquer l’ordre des choses, ni à ce Dieu tolérant, sorte de roi constitutionnel que Voltaire atteint au bout d’un raisonnement, que Béranger chante en camarade et qu’il salue « sans lui demander rien. » C’est le juste Juge impeccable et rigide, qui exige de l’homme un compte exact de sa conduite visible et de tous ses sentiments invisibles, qui ne tolère pas un oubli, un abandon, une défaillance, devant qui tout commencement de faiblesse ou de faute est un attentat et une trahison. Qu’est-ce que notre justice devant cette justice stricte ? On vivait tranquille, aux temps d’ignorance ; tout au plus, quand on se sentait coupable, on allait chercher une absolution auprès du prêtre ; pour achever, on achetait une bonne indulgence ; le tarif était là, il y est encore ; Tetzel le dominicain déclare que tous les péchés sont lavés « sitôt que l’argent sonne dans la caisse. » Quel que soit le crime, on en a quittance ; quand même « un homme aurait violé la mère de Dieu », il retournerait chez lui net et certain du paradis. Par malheur, les marchands de pardons ne savent pas que tout est changé et que l’esprit est devenu adulte ; il ne récite plus les mots machinalement comme un catéchisme, il les sonde anxieusement comme une vérité. Dans l’universelle renaissance, et dans la puissante floraison de toutes les idées humaines, l’idée germanique du devoir végète comme les autres. À présent, quand on parle de justice, ce n’est plus une phrase morte qu’on récite, c’est une conception vivante qu’on produit ; l’homme {p. 296}aperçoit l’objet qu’elle représente, et ressent l’ébranlement qui la soulève ; il ne la reçoit plus, il la fait ; elle est son œuvre et sa maîtresse ; il la crée et la subit. « Ces mots justus et justitia Dei, dit Luther, étaient un tonnerre dans ma conscience. Je frémissais en les entendant ; je me disais : Si Dieu est juste, il me punira327. » Car sitôt que la conscience a retrouvé l’idée du modèle parfait328, les moindres manquements lui semblent des crimes, et l’homme condamné par ses propres scrupules tombe consterné d’horreur « et comme englouti. » « Moi qui menais la vie d’un moine irréprochable, dit encore Luther, je sentais pourtant en moi la conscience inquiète du pécheur, sans parvenir à me rassurer sur la satisfaction que je devais {p. 297}à Dieu… Alors je me disais : Suis-je donc le seul qui doive être triste en esprit ?… Oh ! que je voyais de spectres et de figures horribles ! » — Ainsi alarmée, la conscience croit que le jour terrible va venir. « La fin du monde est proche… Nos enfants la verront ; peut-être nous-mêmes. » — Une fois à ce propos, six mois durant, il a des songes épouvantables. Comme les chrétiens de l’Apocalypse, il fixe le moment : cela arrivera à Pâques ou pour la fête de la conversion de saint Paul. Tel théologien, son ami, songe à donner tous ses biens aux pauvres ; « mais les prendrait-on ? disait-il. Demain soir, nous serons assis dans le ciel. » Sous de telles angoisses, le corps fléchit. Pendant quatorze jours, Luther fut dans un tel état, qu’il ne put ni boire, ni manger, ni dormir. « Jour et nuit », les yeux fixés sur le texte de saint Paul, il voyait le juge et ses mains inévitables. Voilà la tragédie qui s’est agitée dans toutes les âmes protestantes ; c’est la tragédie éternelle de la conscience, et le dénoûment est une nouvelle religion.

Car ce n’est pas la nature toute seule et sans secours qui sortira de cet abîme. D’elle-même « elle est si corrompue qu’elle n’éprouve pas le désir des choses célestes… Il n’y a rien en elle devant Dieu que concupiscence… » La bonne intention ne peut venir d’elle. « Car, effrayé par la face de son péché, l’homme ne saurait se proposer de bien faire, inquiet comme il l’est et anxieux ; au contraire, abattu et écrasé par la force de son péché, il tombe dans le désespoir et dans la haine de Dieu, comme il arriva {p. 298}à Caïn, à Saül, à Judas », en sorte qu’abandonné à lui-même, il ne peut trouver en lui-même que la rage et l’accablement d’un désespéré ou d’un démon. En vain il essayerait de se racheter par de bonnes œuvres ; nos bonnes actions ne sont pas pures ; même pures, elles n’effacent pas la souillure des péchés antérieurs, et d’ailleurs elles n’ôtent point la corruption originelle du cœur ; elles ne sont que des rameaux et des fleurs, c’est dans la séve que gît le venin héréditaire. Il faut que l’homme descende en son cœur, par-dessous l’obéissance littérale et la régularité juridique ; que du royaume de la loi il pénètre dans celui de la grâce ; que de la rectitude imposée, il passe à la générosité spontanée ; que par-dessous sa première nature, qui le portait vers l’égoïsme et les choses de la terre, une seconde nature se développe, qui le porte vers le sacrifice et les choses du ciel. Ni mes œuvres, ni ma justice, ni les œuvres et la justice d’aucune créature ou de toutes les créatures ne peuvent opérer en moi ce changement extraordinaire. Un seul le peut, le Dieu pur, le Juste immolé, le Sauveur, le Réparateur, Jésus, mon Christ, en m’imputant sa justice, en versant sur moi ses mérites, en noyant mon péché sous son sacrifice. Le monde est « une masse de perdition329» prédestinée à l’enfer. Seigneur Jésus, retirez-moi, choisissez-moi dans cette masse. Je n’y ai nul droit, il n’y a rien en moi qui ne soit abominable ; cette {p. 299}prière même, c’est vous qui me l’inspirez et qui la faites en moi. Mais je pleure et ma poitrine se soulève, et mon cœur se brise. Seigneur, que je me sente racheté, pardonné, votre élu, votre fidèle ; donnez-moi la grâce, et donnez-moi la foi ! —  « Alors, dit Luther, je me sentis comme rené, et il sembla que j’entrais à portes ouvertes dans le paradis. »

Que reste-t-il à faire après cette rénovation du cœur ? Rien, toute la religion est là ; il faut réduire ou supprimer le reste ; elle est une affaire personnelle, un dialogue intime entre l’homme et Dieu, où il n’y a que deux choses agissantes, la propre parole de Dieu, telle qu’elle est transmise par l’Écriture, et les émotions du cœur de l’homme, telles que la parole de Dieu les excite et les entretient330. Écartons les pratiques sensibles par lesquelles on a voulu remplacer cet entretien de l’âme invisible et du juge invisible : je veux dire les mortifications, les jeûnes, les pénitences corporelles, les carêmes, les vœux de chasteté et de pauvreté, les chapelets, les indulgences ; les rites ne sont bons qu’à étouffer sous des œuvres machinales {p. 300}la piété vivante. Écartons les intermédiaires par lesquels on a voulu empêcher le commerce direct de Dieu et de l’homme, je veux dire les saints, la Vierge, le pape, le prêtre : quiconque les adore ou leur obéit est idolâtre. Ni les saints, ni la Vierge ne peuvent nous convertir et nous sauver ; c’est Dieu seul qui par son Christ nous convertit et nous sauve. Ni le pape, ni le prêtre ne peuvent nous fixer notre croyance ou nous remettre nos péchés ; c’est Dieu seul qui nous instruit par son Écriture, et nous absout par sa grâce. Plus de pèlerinages ni de reliques ; plus de traditions ni de confessions auriculaires. Une nouvelle Église paraît, et avec elle un nouveau culte ; les ministres de la religion changent de rôle, et l’adoration de Dieu change de forme ; l’autorité du clergé s’atténue, et la pompe du service se réduit ; elles se réduisent et s’atténuent d’autant plus, que l’idée primitive de la théologie nouvelle est plus absorbante, tellement, qu’il y a des sectes où elles disparaissent tout à fait. Le prêtre descend de cette haute place où le droit de remettre les péchés et de régler la foi l’avait élevé par-dessus les têtes des laïques ; il rentre dans la société civile, il se marie comme eux, il tend à redevenir leur égal, il n’est qu’un homme plus savant et plus pieux que les autres, leur élu et leur conseiller. Son église devient un temple, vide d’images, d’ornements et de cérémonies, parfois tout nu, simple lieu d’assemblée, où, entre des murs blanchis, du haut d’une chaire unie, un homme en robe noire parle sans gestes, lit un morceau de la Bible, entonne un {p. 301}hymne que continue la congrégation. Il y a un autre lieu de prière, aussi peu décoré et non moins vénéré, le foyer domestique, où chaque soir le père de famille, devant ses serviteurs et ses enfants, fait tout haut la prière et lit l’Écriture. Austère et libre religion, toute purgée de sensualité et d’obéissance, toute intérieure et personnelle, qui, instituée par l’éveil de la conscience, ne pouvait s’établir que chez des races où chacun trouve naturellement en soi-même la persuasion qu’il est seul responsable de ses œuvres et toujours astreint à des devoirs.

III §

Sans doute c’est par une porte bâtarde que la réforme entre en Angleterre ; mais il suffit qu’une porte s’ouvre, telle quelle ; car ce ne sont pas les manéges de cour et les habiletés officielles qui amènent les révolutions profondes ; ce sont les situations sociales et les instincts populaires. Quand cinq millions d’hommes se convertissent, c’est que cinq millions d’hommes ont envie de se convertir. Laissons donc de côté les parades et les intrigues d’en haut, les scrupules et les passions de Henri VIII331, les complaisances et les adresses de Cranmer, les variations et les bassesses du Parlement, les oscillations et les lenteurs de la {p. 302}Réforme, commencée, puis arrêtée, puis poussée en avant, puis d’un coup violemment refoulée, enfin épandue sur toute la nation, et endiguée dans un établissement légal, établissement singulier, bâti de pièces disparates, mais solide pourtant et qui a duré. Tout grand changement a sa racine dans l’âme, et il n’y a qu’à regarder de près dans cette région profonde pour découvrir les inclinations nationales et les irritations séculaires dont le protestantisme est issu.

Cent cinquante ans auparavant, il avait été sur le point d’éclore ; Wicleff avait paru, les lollards s’étaient levés, la Bible avait été traduite ; la chambre des communes avait proposé la confiscation de tous les biens ecclésiastiques ; puis, sous le poids de l’Église, de la royauté et des lords réunis, la réforme naissante écrasée était rentrée sous terre, pour ne plus reparaître que de loin en loin par les supplices de ses martyrs. Les évêques avaient reçu le droit d’emprisonner sans jugement les laïques suspects d’hérésie ; ils avaient brûlé vivant lord Cobham ; les rois avaient pris parmi eux leurs ministres ; assis dans leur autorité et dans leur faste, ils avaient fait plier noblesse et peuple sous le glaive laïque qui leur avait été remis, et, dans leur main, le rigide réseau de lois qui depuis la conquête enserrait la nation de ses mailles, était devenu encore plus étroit et plus blessant. Les actions vénielles s’y étaient trouvées prises comme les actions criminelles, et la répression judiciaire, portée sur les péchés aussi bien que sur les attentats, avait changé la police en inquisition : « Offenses contre la chasteté332, {p. 303}hérésie ou choses sentant l’hérésie, sorcellerie, ivrognerie, médisance, diffamation, paroles impatientes, promesses rompues, mensonge, manque d’assistance à l’église, paroles irrévérentieuses à propos des saints, non-payement des offrandes, plaintes contre les tribunaux ecclésiastiques », tous ces délits imputés ou soupçonnés conduisaient les gens devant les tribunaux ecclésiastiques, avec des frais énormes, parmi de longs délais, à de grandes distances, sous une procédure captieuse, pour aboutir à de grosses amendes, à des emprisonnements rigides, à des abjurations humiliantes, à des pénitences publiques et à la menace souvent accomplie des supplices et du bûcher. Qu’on en juge par un seul fait : le comte de Surrey, un parent du roi, fut traduit devant un de ces tribunaux pour avoir manqué au maigre. Imaginez, si vous le pouvez, la minutieuse et incessante oppression d’un pareil code ; à quel point toute la vie humaine, actions visibles et pensées invisibles, y était enveloppée et enlacée ; comment, par les délations forcées, il pénétrait dans chaque foyer et dans chaque conscience ; avec quelle impudence il se transformait en machine d’extorsions ; quelle sourde colère il excitait dans ces bourgeois, dans ces paysans obligés parfois de faire et de refaire soixante milles pour laisser accroché à chacune des innombrables {p. 304}griffes de la procédure333 un morceau de leur épargne, parfois toute leur substance et toute la substance de leurs enfants ! On réfléchit quand on est ainsi foulé ; on se demande tout bas si c’est bien par une délégation de Dieu que les voleurs mitrés pratiquent ainsi la tyrannie et le pillage ; on regarde de plus près dans leur vie ; on veut savoir s’ils observent eux-mêmes la régularité qu’ils imposent à autrui ; et tout d’un coup l’on apprend d’étranges choses. Le cardinal Wolsey écrit au pape que « les prêtres séculiers et réguliers commettent habituellement des crimes atroces pour lesquels, s’ils n’étaient pas dans les ordres, ils seraient promptement exécutés334, et que les laïques sont scandalisés de les voir non-seulement échapper à la dégradation, mais jouir d’une impunité parfaite. » Un prêtre convaincu d’inceste avec la prieure de Kilbourne est condamné pour toute peine à porter une croix à la procession et à payer trois shillings et quatre pence ; à ce taux, je réponds qu’il recommencera. Dès le règne précédent, les gentilshommes et les fermiers du Carnavonshire déposaient une plainte pour accuser le clergé de débaucher, de parti pris, leurs femmes et leurs filles. Il y avait des maisons de prostitution à Londres pour l’usage particulier des prêtres. Quant aux abus du confessionnal, lisez dans les originaux335 {p. 305}les intimités auxquelles ils donnent lieu. Les évêques distribuent des bénéfices à leurs enfants encore tout jeunes ; « le saint père prieur de Maiden Bradley n’en avait que six, dont une fille déjà mariée sur les biens du monastère. » — … Dans les couvents « les moines boivent après la collation jusqu’à dix heures ou midi, et viennent à matines, ivres… Ils jouent aux cartes, aux dés… Quelques-uns n’arrivent à matines que quand le jour baisse, et encore seulement par crainte des peines corporelles. » Les visiteurs royaux trouvaient des concubines dans les appartements secrets des abbés. Au monastère de Sion, les moines confesseurs des nonnes les débauchent et les absolvent tout ensemble. Il y eut des couvents, dit Burnet, où toutes les religieuses furent trouvées grosses. Environ « les deux tiers » des moines d’Angleterre vivaient de telle sorte, que le Parlement entendant le rapport officiel s’écria d’une seule voix : « À bas les moines336 ! » Quel spectacle pour un peuple en qui le raisonnement et la conscience commencent à s’éveiller ! Bien avant le grand éclat, la colère publique grondait sourdement et s’amassait pour la révolte ; des prêtres étaient hués dans les rues ou jetés dans le ruisseau ; des femmes refusaient de recevoir l’hostie consacrée par une main qu’elles appelaient immonde337. Quand l’appariteur ecclésiastique venait citer les délinquants, on le chassait en l’injuriant. {p. 306}« Va-t’en, puant coquin ; vous êtes tous, chacun de vous, des canailles et des suborneurs. » Un mercier cassait la tête d’un appariteur avec son aune. Un garçon d’auberge disait que « la vue d’un prêtre le rendait malade, et qu’il ferait soixante milles pour en faire coffrer un. » L’évêque Fitz James écrivait que « les gens de Londres étaient si malicieusement disposés en faveur de la perversité hérétique, qu’assemblés en jury ils condamnaient n’importe quel clerc, fût-il aussi innocent qu’Abel338  » ; Wolsey lui-même parlait au pape « du dangereux esprit » qui se répandait parmi le peuple, et il méditait une réforme. Quand Henri VIII mit la cognée à l’arbre et que lentement, avec défiance, il frappa un coup, puis un autre coup, émondant les branches, il y eut mille et bientôt cent mille cœurs qui l’approuvèrent et qui auraient voulu frapper le tronc.

Considérez à ce moment, vers 1521, l’intérieur d’un diocèse, celui de Lincoln, par exemple339, et jugez par cet exemple de la manière dont la machine ecclésiastique travaille par toute l’Angleterre, multipliant les martyres, les haines et les conversions. L’évêque Longland fait appeler les parents des accusés, frères, femmes et enfants, et leur défère le serment ; comme ils ont déjà été poursuivis et qu’ils ont abjuré, il faut bien qu’ils avouent, sinon ils sont relaps, et les fagots sont prêts. Voilà donc qu’ils dénoncent {p. 307}leurs proches et eux-mêmes. L’un a enseigné à un autre en anglais l’épître de saint Jacques. Celui-ci, ayant oublié plusieurs mots du Pater et du Credo latins, ne sait plus les réciter qu’en anglais. Une femme a détourné son visage de la croix qu’on portait le matin de Pâques. Plusieurs, à l’église, surtout au moment de l’élévation, n’ont pas voulu dire de prières et sont restés assis, « muets comme des bêtes. » Trois hommes, dont un charpentier, ont passé ensemble une nuit lisant un livre de l’Écriture. Une femme grosse est allée communier sans être à jeun. Un chaudronnier a nié la présence réelle. Un briquetier a gardé en sa possession l’Apocalypse. Un batteur en grange a dit, en montrant son ouvrage, qu’il était en train de faire sortir Dieu de la paille. D’autres ont mal parlé des pèlerinages, ou du pape, ou des reliques, ou de la confession. Et là-dessus, cinquante d’entre eux sont condamnés dans la même année à abjurer, à promettre de dénoncer autrui, et à faire toute leur vie pénitence, sous peine d’être relaps et brûlés comme tels. On les enferme en différentes abbayes ; ils y seront nourris d’aumônes et travailleront pour mériter qu’on les nourrisse ; ils paraîtront avec un fagot sur l’épaule au marché et à la procession du dimanche, puis dans une procession générale, puis au supplice d’un hérétique ; ils jeûneront au pain et à l’eau tous les vendredis de leur vie, et porteront une marque visible sur leur joue. Outre cela six seront brûlés vifs, et les enfants de l’un d’eux, John Scrivener, sont {p. 308}obligés de mettre eux-mêmes le feu au bûcher de leur père. Croyez-vous que, l’homme brûlé ou enfermé, tout soit fini ? On se tait, je le veux bien, et on se cache ; mais les longs souvenirs et les ressentiments amers subsistent sous le silence forcé. Ils ont vu340 leur camarade, leur parent, leur frère lié par une chaîne de fer, les mains jointes, priant au milieu de la fumée pendant que la flamme noircissait sa peau et faisait fondre sa chair. De tels spectacles ne s’oublient pas ; les dernières paroles prononcées sur les fagots, les appels suprêmes à Dieu et au Christ demeurent dans leur cœur, tout-puissants et ineffaçables. Ils les emportent avec eux et les méditent tout bas dans les champs, à leur ouvrage, quand ils se croient seuls ; et là-dessus, obscurément, passionnément, les têtes travaillent. Car, par-delà cette sympathie universelle qui range tout homme du côté des opprimés, il y a le sentiment religieux qui fermente. La crise de la conscience a commencé, elle est naturelle à cette, race ; ils songent à leur salut, ils s’alarment de leur état, ils s’effrayent des jugements de Dieu, ils se demandent si, en demeurant sous l’obéissance et sous les rites qu’on leur impose, ils ne deviennent pas coupables et ne méritent pas d’être damnés. Est-ce avec des prisons et des supplices qu’on étouffera cette terreur ? Crainte contre crainte, {p. 309}il ne reste qu’à savoir laquelle des deux sera la plus forte. On le saura bientôt ; car le propre de ces anxiétés intérieures, c’est de s’accroître sous la contrainte et l’oppression ; comme une source vive qu’on essaye en vain d’écraser sous les pierres, elles bouillonnent, et s’entassent, et regorgent, jusqu’à ce que leur trop-plein déborde, disjoignant ou crevant la maçonnerie régulière sous laquelle on a voulu les enterrer. Dans la solitude des champs, aux longues veillées d’hiver, l’homme rêve ; bientôt il a peur et devient morne. Le dimanche à l’église, quand on l’oblige à se signer, à s’agenouiller devant la croix, à recevoir l’hostie, il frémit, se croit en péché mortel. Il cesse de parler à ses amis ; il demeure pendant des heures, la tête penchée, triste ; la nuit, sa femme l’entend soupirer, et il se lève ne pouvant dormir. Représentez-vous cette figure pâlie, angoisseuse, et qui porte sous sa roideur et sous son flegme une ardeur secrète ; on la retrouve encore en Angleterre dans ces pauvres sectaires râpés qui, une Bible à la main, se mettent tout d’un coup à prêcher au milieu d’un carrefour, dans ces longues faces qui, après le service, n’ayant point eu assez de prières, entonnent un psaume dans la rue. La sombre imagination a tressailli, comme une femme enceinte, et son fruit grossit chaque jour déchirant celui qui le porte. Le long hiver boueux, la plainte du vent qui se lamente dans les poutres mal jointes du toit, la mélancolie du ciel incessamment noyé de pluies ou cerné de nuages, assombrissent encore le lugubre {p. 310}rêve. Désormais il a pris son parti, il veut être sauvé coûte que coûte. Au péril de sa vie, il se procure quelqu’un de ces livres qui enseignent la voie du salut, le Guichet de Wicleff, l’Obéissance du chrétien, parfois la Révélation de l’Antéchrist par Luther, mais surtout quelques portions de la parole de Dieu, que Tyndal vient de traduire. Tel a caché ses livres dans le creux d’un arbre ; un autre apprend par cœur une épître ou un évangile, afin de pouvoir y penser tout bas, même en présence des dénonciateurs. Seul à seul, quand il est sûr de son voisin, il lui en parle, et quand un paysan parle de cette sorte à un paysan, un ouvrier à un ouvrier, vous savez quel est l’effet. « C’est par les fils des yeomen surtout, dit Latimer, que la foi du Christ s’est maintenue en Angleterre341 », et ce sera plus tard avec des fils de yeomen, que Cromwell gagnera ses victoires puritaines. Quand un chuchotement court ainsi dans le peuple, toutes les voix officielles crient inutilement ; la nation a rencontré son poëme, elle bouche ses oreilles aux importuns qui tâchent de l’en distraire, et bientôt elle le chantera de toute sa voix et de tout son cœur.

Cependant la contagion avait gagné même les gens officiels, et Henri VIII enfin permettait de publier la Bible anglaise342. L’Angleterre avait son livre. « Quiconque {p. 311}pouvait acheter le livre, dit Strype, ou le lisait assidûment, ou se le faisait lire par d’autres, et plusieurs personnes d’âge apprirent à lire pour cet objet. » Des pauvres, le dimanche, se rassemblaient au bas de l’église pour le lire. Un jeune homme, Maldon, contait plus tard qu’il avait mis ses économies avec celles d’un apprenti de son père pour acheter un Nouveau Testament, et que, par crainte de son père, ils l’avaient caché dans leur paillasse. En vain le roi, dans sa proclamation, avait ordonné aux gens « de ne pas trop accorder à leur propre sens, à leurs imaginations, à leurs opinions ; de ne pas raisonner publiquement là-dessus dans leurs tavernes publiques et dans leurs débits de bière, mais d’avoir recours aux gens doctes et autorisés » ; la semence germait, et on aimait mieux en croire Dieu que les hommes. Maldon déclarait à sa mère qu’il ne s’agenouillerait plus devant le crucifix, et son père furieux le rouait de coups et voulait le pendre. La préface elle-même appelait les gens à l’étude indépendante, disant que « l’évêque de Rome a tâché longtemps de priver le peuple de la Bible…, pour l’empêcher de découvrir ses tours et ses mensonges…, sachant bien que si le clair soleil de la parole de Dieu apparaissait dans la chaleur du jour, il dissiperait le brouillard pestilentiel de ses diaboliques doctrines. » Même de l’avis des gens officiels, c’est donc la vérité pure et tout entière qui est là, non pas la simple vérité spéculative, mais la vérité morale sans laquelle nous ne pouvons bien vivre ni être sauvés. {p. 312}« Cherche dans l’Écriture, dit le traducteur, principalement et avant tout les traités et les contrats343 faits entre Dieu et nous, c’est-à-dire la loi et les commandements que Dieu nous fait, et ensuite, la grâce et le pardon qu’il promet à tous ceux qui se soumettent à sa loi. Car toutes les promesses, partout, dans toute l’Écriture, enferment un traité ; c’est-à-dire que Dieu s’engage à t’accorder cette grâce à cette condition seulement que tu t’efforceras toi-même de garder ses lois. » Quel mot ! et avec quelle ardeur, des hommes tourmentés par les reproches incessants d’une conscience scrupuleuse et par le pressentiment de l’éternité obscure, vont-ils appliquer sur ces pages toute l’attention de leurs yeux et de leur cœur !

J’ai devant moi un de ces vieux in-folios carrés344, en lettres gothiques, où des pages usées par les doigts calleux ont été raccommodées, où une vieille estampe rend sensible aux pauvres gens les exploits et les menaces du Dieu tonnant, où la préface et la table indiquent aux simples la morale qu’il faut tirer de chaque histoire tragique, et l’application qu’il faut faire de chaque précepte ancien. Une partie de la langue et la moitié des mœurs anglaises sortent de là : encore aujourd’hui le pays est biblique345 ; ce sont ces gros livres qui ont transformé l’Angleterre de Shakspeare. Tâchez, pour comprendre ce grand changement, de vous représenter ces yeomen, ces {p. 313}boutiquiers qui, le soir, étalent cette Bible sur leur table, et la tête nue, avec vénération, écoutent ou lisent un de ses chapitres. Songez qu’ils n’ont point d’autres livres, que leur esprit est vierge, que toute impression y fera un sillon, que la monotonie de la vie machinale les livre tout entiers aux émotions neuves, qu’ils ouvrent ce livre non pour se distraire, mais pour y chercher leur sentence de vie et de mort ; enfin que l’imagination sombre et passionnée de la race les exhausse au niveau des grandeurs et des terreurs qui vont passer sous leurs yeux. Tyndal, le traducteur, a écrit parmi des sentiments pareils, condamné, poursuivi, se cachant, l’esprit plein de l’idée de sa mort prochaine et du grand Dieu pour lequel à la fin il est monté sur le bûcher ; et les spectateurs qui ont vu les remords de Macbeth et les meurtres de Shakspeare peuvent entendre les désespoirs de David et les massacres accumulés sous les Juges et sous les Rois. Le court verset hébraïque a prise ici par son âpreté fruste. Ils n’ont pas besoin, comme les Français, qu’on leur développe les idées, qu’on les explique en beau langage clair, qu’on les modère et qu’on les lie346. La grave et vibrante parole les ébranle du premier coup ; ils l’entendent par l’imagination et par le cœur ; ils ne sont pas, comme nous, asservis à la régularité de la logique, et le vieux texte, si heurté, si fier et si terrible, peut garder dans leur langue sa sauvagerie et sa majesté. Plus qu’aucun {p. 314}peuple de l’Europe, à force de concentration et de rigidité intérieures, ils retrouvent la conception sémitique du Dieu solitaire et tout-puissant : étrange conception qu’avec tous nos procédés critiques nous parvenons à peine aujourd’hui à reformer en nous-mêmes. Pour l’Hébreu, pour les puissants esprits qui ont rédigé le Pentateuque347, pour les prophètes et les auteurs des Psaumes, la vie, telle que nous la concevons, s’est retirée des êtres, plantes, animaux, firmament, objets sensibles, pour se reporter et se concentrer tout entière dans l’Être unique dont ils sont les œuvres et les jouets. La terre est le marche-pied de ce grand Dieu, le ciel est son vêtement. Il est dans ce monde, parmi ses créatures, comme un roi d’Orient dans sa tente, parmi ses armes et ses tapis. Si vous entrez dans cette tente, tout disparaît devant l’idée absorbante du maître ; vous ne voyez que lui ; nulle chose n’a d’être propre et indépendant ; ces armes ne sont faites que pour sa main, ces tapis ne sont faits que pour son pied ; vous ne les imaginez que pliés pour lui et foulés par lui. Toujours le redoutable visage et la voix grondante du dominateur irrésistible apparaissent derrière ses instruments. Pareillement pour l’Hébreu, la nature et les hommes ne sont rien par eux-mêmes ; ils servent à Dieu ; ils n’ont point d’autre raison d’exister ni d’autre usage ; ils s’effacent à côté de l’Être solitaire et énorme qui, {p. 315}étalé et dressé comme une montagne devant la pensée humaine, occupe et couvre à lui seul tout l’horizon. En vain nous essayons, nous autres descendants des races ariennes, de nous figurer ce Dieu dévorateur ; nous laissons toujours quelque beauté, quelque intérêt, quelque portion de vie libre à la nature ; nous n’atteignons le Créateur qu’à demi, avec peine, au bout d’un raisonnement, comme Voltaire et Kant ; nous faisons de lui plus volontiers un architecte ; nous croyons naturellement aux lois naturelles ; nous savons que l’ordre du monde est fixe ; nous n’écrasons pas les choses et leurs attaches sous le poids d’une souveraineté arbitraire ; nous ne nous figurons pas le sentiment sublime de Job qui voit le monde frissonner et s’abîmer sous l’attouchement de la main foudroyante ; nous ne nous sentons plus capables de soutenir l’émotion intense et de répéter l’accent extraordinaire des Psaumes, où, dans le silence des êtres pulvérisés, rien ne subsiste que le dialogue du cœur de l’homme et du Dominateur éternel. Ceux-ci, dans l’angoisse de la conscience troublée et dans l’oubli de la nature sensible, le recommencent en partie. Si la forte et âpre acclamation de l’Arabe qui éclate comme une trompette à l’aspect du soleil levant et de la nudité des solitudes348, si les secousses intérieures, les courtes visions du paysage lumineux et grandiose, si le coloris sémitique manque, du moins {p. 316}le sérieux et la simplicité ont subsisté, et le Dieu hébraïque transporté dans la conscience moderne n’est pas moins souverain dans cette étroite enceinte que dans les sables et dans les montagnes d’où il est sorti. Son image est réduite, mais son autorité est entière ; s’il est moins poétique, il est plus moral. Ils lisent avec étonnement et tremblement l’histoire de ses œuvres, les tables de ses ordonnances, les archives de ses vengeances, la proclamation de ses promesses et de ses menaces ; ils s’en remplissent. On n’a jamais vu de peuple qui se soit imbu si profondément d’un livre étranger, qui l’ait fait ainsi pénétrer dans ses mœurs et dans ses écrits, dans son imagination et dans son langage. Désormais ils ont trouvé leur roi, ils vont le suivre ; nulle parole laïque ou ecclésiastique ne prévaudra contre sa parole ; ils lui ont soumis leur conduite, ils exposeront pour lui leurs corps et leurs vies, et s’il le faut, pour lui rester fidèles, un jour viendra où ils renverseront l’État.

Ce n’est pas assez d’entendre ce roi, il faut encore lui répondre, et la religion n’est complète que lorsque la prière du peuple vient s’ajouter à la révélation de Dieu. En 1549, enfin, l’Angleterre reçoit son Prayer-Book349 des mains de Cranmer, Pierre Martyr, Bernard Ochin, Mélanchthon ; les principaux et les plus fervents des réformateurs de l’Europe ont été appelés pour « composer un corps de doctrines conformes à {p. 317}l’Écriture », et pour exprimer un corps de sentiments conformes à la véritable foi des chrétiens. Admirable livre où respire tout l’esprit de la réforme, où, à côté des touchantes tendresses de l’Évangile et des accents virils de la Bible, palpitent la profonde émotion, la grave éloquence, la générosité, l’enthousiasme contenu des âmes héroïques et poétiques qui retrouvaient le christianisme et qui avaient connu les approches du bûcher. « Père tout-puissant et miséricordieux, nous avons erré et nous nous sommes égarés hors de tes voies, comme des brebis perdues. Nous avons trop suivi les imaginations et les désirs de nos propres cœurs. Nous avons péché contre tes lois saintes. Nous n’avons point fait les choses que nous devions faire, et nous avons fait les choses que nous devions ne point faire. Et il n’y a point de santé en nous. Mais toi, Seigneur, aie pitié de nous, misérables pécheurs. Épargne, ô Dieu, ceux qui confessent leurs fautes. Relève ceux qui sont pénitents, selon tes promesses déclarées au genre humain par le Christ, Jésus, Notre-Seigneur, et accorde-nous, ô miséricordieux Père, pour l’amour de lui, que nous puissions à l’avenir avoir une vie pieuse, droite et sage350… Dieu tout-puissant et {p. 318}éternel, qui ne hais rien de ce que tu as fait, et qui pardonnes les fautes de tous ceux qui se repentent, crée et fais en nous un cœur nouveau et contrit, afin que nous déplorions, comme il convient, nos péchés, et que, reconnaissant notre misère, nous puissions obtenir de toi pardon et rémission entière351… » Toujours revient la même idée, l’idée du péché, du repentir et de la rénovation morale ; toujours la pensée maîtresse est celle du cœur humilié devant la justice invisible et n’implorant sa grâce que pour obtenir son redressement. Un pareil état d’esprit ennoblit l’homme et met une sorte de gravité passionnée dans toutes les importantes actions de sa vie. Il faut écouter la liturgie au lit des mourants, au baptême des enfants, à la célébration des mariages. « Veux-tu prendre cette femme pour ta légitime épouse, afin de vivre ensemble selon le commandement de Dieu dans le saint état du mariage ? Veux-tu l’aimer, la soutenir, l’honorer, la garder dans la maladie et dans la santé… dans la bonne et la mauvaise fortune, dans la richesse et dans la pauvreté… et renonçant à toute autre, te {p. 319}garder à elle seule aussi longtemps que vous vivrez tous les deux352 ? » Ce sont là les vraies paroles de la loyauté et de la conscience. Nulle langueur mystique ici ni ailleurs. Cette religion n’est point faite pour des femmes qui rêvent, attendent et soupirent, mais pour des hommes qui s’examinent, agissent et ont confiance, confiance en quelqu’un de plus juste qu’eux. Quand l’homme est malade et que sa chair défaille, le prêtre s’avance et lui dit : « Notre cher bien-aimé, sachez ceci : que le Dieu tout-puissant est le Seigneur de la vie et de la mort et de toutes les choses qui s’y rapportent, comme la jeunesse, la force, la santé, la vieillesse, la débilité, la maladie ; c’est pourquoi, quel que soit votre mal, sachez avec certitude qu’il est une visitation de Dieu ; et quelle que soit la cause pour laquelle cette maladie vous est envoyée, que ce soit pour éprouver votre patience ou servir d’exemple à autrui…, ou pour corriger et amender en vous quelque chose qui offense les yeux de votre Père céleste ; sachez avec certitude que si vous vous repentez véritablement de vos péchés et si vous portez patiemment votre maladie, vous confiant à la miséricorde de Dieu et {p. 320}vous soumettant entièrement à sa volonté…, elle tournera à votre profit et vous aidera dans la droite voie qui conduit à la vie éternelle353. » Un grand sentiment mystérieux, une sorte d’épopée sublime et sans images apparaît obscurément parmi ces examens de la conscience, je veux dire la divination du gouvernement divin et du monde invisible, seuls subsistants, seuls véritables en dépit des apparences corporelles et du hasard brutal qui semble entre-choquer les choses. De loin en loin l’homme entrevoit cet au-delà et se relève du fond de son cloaque, comme s’il avait respiré soudainement un air fortifiant et pur. Voilà les effets de la prière publique rendue au peuple ; car celle-ci a été retirée du latin, reportée dans la langue vulgaire, et dans ce seul mot il y a une révolution. Sans doute la routine, ici comme pour l’ancien missel, fera insensiblement son triste office ; à force de répéter les mêmes mots, l’homme ne répétera souvent que des mots ; ses lèvres remueront et son cœur restera inerte. Mais dans les grandes angoisses, {p. 321}dans les sourdes agitations de l’esprit inquiet et vide, aux funérailles de ses proches, les fortes paroles du livre le retrouveront sensible ; car elles sont vivantes354 et ne s’arrêtent pas dans les oreilles comme le langage mort : elles entrent jusqu’à l’âme, et sitôt que l’âme est remuée et labourée, elles y prennent racine. Si vous allez les entendre dans le pays et si vous écoutez l’accent vibrant et profond avec lequel on les prononce, vous verrez qu’elles y forment un poëme national, toujours compris et toujours efficace. Le dimanche, dans le silence de toutes les affaires et de tous les plaisirs, entre les murs nus des églises de village, où nulle image, nul ex-voto, nul culte accessoire ne vient distraire les yeux, les bancs sont pleins ; les puissants versets hébraïques heurtent comme des coups de bélier à la porte de chaque âme, puis la liturgie développe ses supplications imposantes, et par intervalles le chant de la congrégation vient avec l’orgue soutenir le recueillement public. Rien de plus grave et de plus simple que ce chant populaire ; nulle fioriture, nulle cantilène ; il n’est point fait pour l’agrément de l’oreille, et néanmoins il est exempt des tristesses maladives, de la lugubre {p. 322}monotonie que le moyen âge a laissée dans notre plain-chant ; ni monacal, ni païen, il roule comme une mélopée virile et pourtant douce, sans contredire ni faire oublier les paroles qu’il accompagne ; ces paroles sont les psaumes355 traduits en vers et encore augustes, atténués mais non enjolivés. Tout est d’accord, le lieu, le chant, le texte, la cérémonie, pour mettre chaque homme, en personne et sans intermédiaire, en présence du Dieu juste, et pour former une poésie morale qui soutienne et développe le sens moral356.

{p. 323}Un point manque encore pour achever cette religion virile, le raisonnement humain. Le ministre monte en chaire et parle ; il parle froidement, je le veux bien, avec des commentaires littéraux et des démonstrations trop longues, mais solidement, sérieusement, en homme qui veut bien convaincre, et par de bons moyens, qui ne s’adresse qu’à la raison, et ne discourt que de la justice. Avec Latimer et ses contemporains, la prédication comme la religion change d’objet et de caractère ; comme la religion, elle devient populaire et morale, et s’approprie à ceux qui l’écoutent pour les rappeler à leurs devoirs. Peu d’hommes, par leur vie et leur parole, ont mieux que celui-ci mérité des hommes. C’était un véritable Anglais, consciencieux, courageux, homme de bon sens et de pratique, issu de la classe laborieuse et {p. 324}indépendante où étaient le cœur et les muscles de la nation. Son père, un brave yeoman, avait une ferme de quatre livres par an, où il employait une demi-douzaine d’hommes, avec trente vaches que trayait sa femme, lui-même bon soldat du roi, s’entretenant d’une armure pour lui et son cheval afin de paraître à l’armée selon les occurrences, enseignant à son fils à tirer de l’arc, lui donnant à boucler sa cuirasse, et trouvant au fond de sa bourse quelques vieux nobles pour l’envoyer à l’école et de là à l’Université. Le petit Latimer étudia âprement, prit ses grades, et resta longtemps bon catholique, ou, comme il disait, « dans les ténèbres et l’ombre de la mort. » Vers trente ans, ayant fréquenté Bilney le martyr, et surtout ayant connu le monde et pensé par lui-même, il commença « à flairer la parole de Dieu et à abandonner les docteurs d’école et les sottises de ce genre », bientôt à prêcher, et tout de suite à passer « pour un séditieux grandement incommode aux gens en place qui étaient injustes. » Car ce fut là d’abord le trait saillant de son éloquence ; il parlait aux gens de leurs devoirs, et en termes précis. Un jour qu’il prêchait devant l’Université, l’évêque d’Ely entra curieux de l’entendre. Sur-le-champ il changea de sujet, et fit le portrait du prélat parfait, portrait qui ne cadrait pas bien avec la personne de l’évêque, et il fut dénoncé pour ce fait. Devenu chapelain de Henri VIII, si terrible que fût le roi, si petit qu’il fût lui-même, il osa lui écrire librement pour arrêter la persécution qui commençait et empêcher l’interdiction de la Bible ; {p. 325}certainement il jouait sa vie. Il l’avait déjà fait, il le fit encore ; comme Tyndal, comme Knox, comme tous les chefs de la Réforme, il vécut presque incessamment dans l’attente de la mort, et dans la pensée du bûcher. Avec une santé mauvaise, attaqué par de grands maux de tête, par des douleurs d’entrailles, par la pleurésie, par la pierre, il faisait un travail énorme, voyageant, écrivant, prêchant, prononçant à soixante-sept ans deux sermons chaque dimanche, et le plus souvent se levant à deux heures du matin, été comme hiver, pour étudier. Rien de plus simple et de plus efficace que son éloquence ; et la raison en est qu’il ne parle jamais pour parler, mais pour faire une œuvre. Ses instructions, entre autres celles qu’il prêche devant le jeune roi Édouard, ne sont pas, comme celles de Massillon devant le petit Louis XV, suspendues en l’air, dans la tranquille région des amplifications philosophiques : ce sont les vices présents qu’il veut corriger et qu’il attaque, les vices qu’il a vus, que chacun désigne du doigt ; lui aussi il les désigne, nommant les choses par leur nom, et aussi les gens, disant les faits et les détails, en brave cœur, qui n’épargne personne, et s’expose sans arrière-pensée pour dénoncer et redresser l’iniquité. Si universelle que soit sa morale, si ancien que soit son texte, il l’applique aux contemporains, à ses auditeurs, tantôt aux juges qui sont là, « à messieurs les habits de velours » qui ne veulent pas écouter les pauvres, qui en douze mois ne donnent qu’un jour d’audience à telle femme, et qui laissent telle autre {p. 326}pauvre femme à la prison de la Flotte, sans vouloir accepter caution ; tantôt aux payeurs, aux entrepreneurs du roi, dont il compte les voleries, qu’il place « entre l’enfer et la restitution », et de qui, livre par livre, il obtient et extorque l’argent volé. Toujours, de l’iniquité abstraite, il va à l’abus spécial ; car c’est l’abus qui crie et demande non un discoureur, mais un champion ; la théologie ne vient pour lui qu’en second lieu ; avant tout, la pratique ; la véritable offense contre Dieu, à ses yeux, c’est un mauvais acte ; le véritable service de Dieu, c’est la suppression des mauvais actes. Et regardez par quelles voies il y va. Nul grand mot, nul étalage de style, nul déroulement de dialectique. Il conte sa vie, la vie des autres, et donne les dates, les chiffres, les lieux ; il abonde en anecdotes, en petites circonstances sensibles, capables d’entrer dans l’imagination et de réveiller les souvenirs de chaque auditeur. Il est familier, parfois plaisant, et toujours si précis, si imbu des événements réels et des particularités de la vie anglaise, qu’on peut tirer de ses sermons une description presque complète des mœurs de son temps et de son pays. Pour réprimander les grands qui s’approprient les communaux par des enclos, il leur fait le détail des nécessités du paysan, sans le moindre souci des convenances ; c’est qu’il ne s’agit point ici de garder des convenances, mais de produire des convictions. « Une terre à labour a besoin de moutons, car il leur faut des moutons pour fumer leur terre, s’ils veulent qu’elle porte du grain ; en effet, {p. 327}s’ils n’ont point de moutons pour les aider à engraisser leur terre, ils n’auront que du pauvre blé et maigre. Ils ont aussi besoin de porcs pour leur nourriture, afin d’avoir du lard ; le lard est leur venaison ; vous savez bien que le justice est là avec son latin et sa potence, s’ils veulent en avoir une autre ; en sorte que le lard est leur nourriture nécessaire, de laquelle ils ne peuvent se passer. Il leur faut aussi d’autres bêtes, comme chevaux pour tirer leur charrue et porter leurs récoltes au marché, vaches pour leur lait et leur fromage dont ils vivent, et sur lesquels ils payent leur fermage. Toutes ces bêtes ont besoin de pâturage ; lequel manquant, il faut que tout le reste manque aussi ; et elles ne peuvent pas avoir de pâturage, si on prend la terre et si on l’enclôt de façon à ce qu’elles n’y entrent pas357. » Une autre fois, pour mettre ses auditeurs en garde contre les jugements précipités, il leur conte qu’étant entré dans la tour de Cambridge pour exhorter les détenus, il trouva une femme accusée {p. 328}d’avoir tué son enfant et qui ne voulait rien confesser. « Son enfant avait été malade pendant l’espace d’un an, et s’en allait, à ce qu’il paraît, de consomption. À la fin, il mourut dans le temps de la moisson. Elle s’en alla chez les voisins et autres amis pour requérir leur aide, afin de préparer l’enfant pour la sépulture ; mais personne n’était au logis, chacun était aux champs. La femme, avec un grand abattement et une grande angoisse de cœur, s’en revint, et étant toute seule prépara l’enfant pour la sépulture. Son mari, au retour, n’ayant pas grand amour pour elle, l’accusa du meurtre ; et voilà comme elle fut prise et amenée à Cambridge. Pour moi, avec tout ce que je pus apprendre par une recherche exacte, je crus en conscience que la femme n’était pas coupable, toutes les circonstances bien considérées. Aussitôt après cela, je fus appelé à prêcher devant le roi, ce qui était le premier sermon que j’eusse à faire devant Sa Majesté, et je le fis à Windsor, où Sa Majesté, après le sermon fini, me parla très-familièrement dans une galerie. Alors, quand je vis le bon moment, je m’agenouillai devant Sa Majesté, lui découvrant toute l’affaire, et ensuite je suppliai très-humblement Sa Majesté de pardonner à cette femme ; car je croyais, en ma conscience, qu’elle n’était pas coupable, et autrement, pour tout au monde, je n’aurais pas voulu intercéder pour un assassin. Le roi écouta avec beaucoup de clémence mon humble requête, tellement que j’eus pour elle un pardon tout préparé, {p. 329}quand je m’en retournai au logis. Cependant cette femme était accouchée d’un enfant dans la tour de Cambridge, dont je fus le parrain et mistress Cheak la marraine. Mais pendant tout ce temps je cachai mon pardon, et ne lui en dis rien, l’exhortant seulement à avouer la vérité. À la fin, le jour vint où elle crut qu’on l’exécuterait ; je vins, comme c’était ma coutume, pour l’instruire, et elle me fit une grande lamentation ; car elle croyait qu’elle serait damnée, si on l’exécutait avant qu’elle eût pu faire ses relevailles… Nous manœuvrâmes ainsi avec cette femme jusqu’à ce que nous l’eussions amenée à de bonnes dispositions. À la fin, nous lui montrâmes le pardon du roi et la laissâmes aller. Je vous ai conté cette histoire pour vous montrer que nous ne devons point être trop précipités à croire un rapport, mais que nous devons plutôt suspendre nos jugements jusqu’à ce que nous sachions la vérité358. » Quand un homme prêche ainsi, {p. 330}on le croit ; on est sûr qu’il ne récite pas une leçon, on sent qu’il a vu, qu’il tire sa morale, non des livres, mais des faits, que ses conseils sortent du solide fonds d’où tout doit sortir, je veux dire de l’expérience multipliée et personnelle. Maintes fois j’ai écouté les orateurs populaires, ceux qui s’adressent aux bourses, {p. 331}et prouvent leur talent par leurs recettes ; c’est de cette façon qu’ils haranguent, avec des exemples circonstanciés, récents, voisins, avec les tournures de la conversation, laissant là les grands raisonnements et le beau langage. Figurez-vous l’ascendant des Écritures commentées par une telle parole, jusqu’à quelles couches du peuple elle peut descendre, quelle prise elle a sur des matelots, des ouvriers, des domestiques ; considérez encore que l’autorité de cette parole est doublée par le courage, l’indépendance, l’intégrité, la vertu inattaquable et reconnue de celui qui la porte ; il a dit la vérité au roi, il a démasqué les voleurs, il a encouru toutes sortes de haines, il a quitté son évêché pour ne rien signer contre sa conscience, et voici qu’à quatre-vingts ans, sous Marie, ayant refusé de se rétracter, après deux ans de prison et d’attente, et quelle attente ! il est conduit au bûcher. Son compagnon Ridley « dormit, la nuit qui précéda, aussi tranquillement que jamais en sa vie », et attaché au poteau, dit tout haut : « Père céleste, je te remercie humblement de m’avoir choisi pour être confesseur de la vérité même par ma mort. » À son tour, comme on allumait les fagots, Latimer s’écria : « Bon courage, maître Ridley, soyez homme, nous allons aujourd’hui, par la grâce de Dieu, allumer une chandelle en Angleterre, de telle sorte que, j’espère, on ne l’éteindra jamais. » Il baigna d’abord ses mains dans les flammes, et, recommandant son âme à Dieu, il mourut.

Il avait bien jugé ; c’est par cette suprême épreuve {p. 332}qu’une croyance prouve sa force et conquiert ses partisans ; les supplices sont une propagande en même temps qu’un témoignage, et font des convertis en faisant des martyrs. Tous les écrits du temps et tous les commentaires qu’on en peut faire languissent auprès des actions qui, coup sur coup, éclatèrent alors chez les docteurs et dans le peuple, jusque parmi les plus simples et les plus ignorants. En trois ans, sous Marie, près de trois cents personnes, hommes, femmes, vieillards, jeunes gens, quelques-uns presque enfants, plutôt que d’abjurer, se laissèrent brûler vivants. La toute-puissante idée de Dieu et de la fidélité qu’on lui doit les roidissait contre toutes les réclamations de la nature et contre tous les frémissements de la chair. « Nul ne sera couronné, écrivait l’un d’eux, hors ceux qui combattront en hommes, et celui qui souffrira jusqu’au bout sera sauvé. » Le docteur Rogers souffrit, le premier, en présence de sa femme et de ses dix enfants, dont l’un était encore à la mamelle. On ne l’avait point averti, et il dormait profondément. Soudain la femme du geôlier l’éveilla, et lui apprit que c’était pour cette matinée. « Alors, dit-il, je n’ai pas besoin d’attacher mes aiguillettes. » Au milieu de la flamme, il n’avait pas l’air de souffrir. « Ses enfants étaient debout à côté de lui, le consolant ; en sorte qu’on aurait dit qu’ils le conduisaient à quelque joyeux mariage359. » — Un jeune homme de dix-neuf ans, {p. 333}William Hunter, apprenti chez un tisseur de soie, fut exhorté par sa mère à persévérer jusqu’au bout. « Elle lui dit qu’elle était contente d’avoir eu le bonheur de porter un enfant comme lui, qui trouvait en son cœur le courage de perdre sa vie pour l’amour du nom du Christ. Alors William dit à sa mère : Pour la petite douleur que j’aurai à souffrir, et qui n’est qu’un court passage, le Christ m’a promis, ma mère, une couronne de joie. Ne devez-vous pas en être contente, ma mère ? —  Là-dessus, sa mère s’agenouilla, en disant : Je prie Dieu de te fortifier, mon fils, jusqu’à la fin ; oui, et je pense ta part aussi bonne que celle d’aucun des enfants que j’ai portés… Aussitôt le feu fut fait. Alors William jeta tout droit son psautier dans la main de son frère, qui dit : William, pense à la sainte Passion du Christ, et n’aie pas peur de la mort. —  Et William répondit : Je n’ai pas peur. —  Puis il leva ses mains vers le ciel, et dit : Seigneur ! Seigneur ! Seigneur ! recevez mon esprit. Et rejetant sa tête dans la fumée étouffante, il rendit sa vie pour la vérité360. »

{p. 334}Quand une passion est capable de dompter ainsi les affections naturelles, elle est capable de dompter aussi la douleur corporelle ; toute la férocité du {p. 335}temps échouait contre les convictions. « Un tisserand de Shoreditch, appelé Tomkins, interrogé par l’évêque de Londres s’il souffrirait bien le feu, répondit qu’il en fît l’expérience ; et ayant fait apporter une chandelle allumée, il mit la main dessus sans la retirer ni se mouvoir » ; tellement, dit Fox, « que les muscles et les veines se racornirent et éclatèrent, et que le sang jaillit dans la figure de Harpsfield, qui se tenait à côté. » — Dans l’île de Guernesey, une femme grosse étant condamnée au feu accoucha dans les flammes, et l’enfant étant ramassé fut, par l’ordre des magistrats, rejeté dans le feu361. L’évêque Hooper fut brûlé jusqu’à trois fois dans un petit feu de bois vert. Il y avait trop peu de bois, et le vent détournait la fumée. Il criait lui-même : « Du bois, bonnes gens, du bois, augmentez le feu. » Ses jambes et ses cuisses furent grillées ; l’une de ses mains tomba avant qu’il expirât ; il dura ainsi trois quarts d’heure ; devant lui, dans une boîte, était son pardon, en cas qu’il voulût se rétracter. Contre les longues angoisses des prisons infectes, contre tout ce qui peut énerver ou séduire, ils étaient invincibles : cinq moururent de faim à Cantorbéry : ils étaient aux fers nuit et jour, sans autre couverture que leurs habits, sur de la paille pourrie ; cependant des traités couraient parmi eux, disant « que la croix de la persécution » était un bienfait de Dieu, « un joyau inestimable, un contre-poison souverain, {p. 336}éprouvé, pour remédier à l’amour de soi et à la sensualité mondaine. » Devant de tels exemples, le peuple s’ébranlait. « Il n’y a pas d’enfant, écrivait une dame à l’évêque Bonner, qui ne vous appelle Bonner la bourreau, et ne sache sur ses doigts, comme son Pater, le nombre exact de ceux que vous avez brûlés au bûcher ou fait mourir de faim en prison pendant ces neuf mois… Vous avez perdu les cœurs de vingt mille personnes qui étaient des papistes invétérés il y a un an. » Les assistants encourageaient les martyrs, et leur criaient que leur cause était juste. « On dit même, écrivait l’envoyé catholique, que plusieurs se sont voulu volontairement mettre sur le bûcher à côté de ceux que l’on brûlait362. » En vain la reine avait défendu, sous peine de mort, toutes les marques d’approbation. « Nous savons qu’ils sont les hommes de Dieu, criait l’un des assistants, c’est pourquoi nous ne pouvons nous empêcher de dire : Que Dieu les fortifie. » Et tout le peuple répondait : « Amen, amen. » Rien d’étonnant si, à l’avénement d’Élisabeth, l’Angleterre entra à pleines voiles dans le protestantisme ; les menaces de l’Armada l’y poussèrent plus avant encore, et la Réforme devint nationale sous la pression de l’hostilité étrangère, comme elle était devenue populaire par l’ascendant de ses martyrs.

IV §

Deux branches distinctes reçoivent la séve commune, l’une en haut, l’autre en bas : l’une respectée, florissante, étalée dans l’air libre ; l’autre méprisée, à demi enfouie sous terre, foulée sous les pieds qui veulent l’écraser ; toutes deux vivantes, l’anglicane comme la puritaine, l’une malgré l’effort qu’on fait pour la détruire, l’autre malgré les soins qu’on prend pour la développer.

La cour a sa religion comme la campagne, religion sincère et qui gagne ; parmi les poésies païennes qui jusqu’à la Révolution occupent toujours la scène du monde, insensiblement on voit percer et monter le grave et grand sentiment qui a plongé ses racines jusqu’au fond de l’esprit public. Plusieurs poëtes, Drayton, Davies, Cowley, Giles Fletcher, Quarles, Crashaw, écrivent des récits sacrés, des vers pieux ou moraux, de nobles stances sur la mort et l’immortalité de l’âme, sur la fragilité des choses humaines et sur la suprême providence en qui seule l’homme trouve le soutien de sa faiblesse et la consolation de ses maux. Chez les plus grands prosateurs, Bacon, Burton, sir Thomas Brown, Raleigh, on voit affleurer la vénération, la préoccupation de l’obscur au-delà, bref la foi et la prière. Plusieurs des prières qu’écrivit Bacon sont entre les plus belles que l’on sache, et le courtisan Raleigh, contant la chute des empires, et {p. 338}comment « une populace de nations barbares avait abattu enfin ce grand et magnifique arbre de la domination romaine », achevait son livre avec les idées et l’accent d’un Bossuet363. Qu’on se représente l’église de Saint-Paul à Londres, et le beau monde qui s’y donne rendez-vous, les gentilshommes qui traînent bruyamment sur le parvis leurs éperons à molettes, qui lorgnent et causent pendant le service, qui jurent par les yeux de Dieu, par les paupières de Dieu, qui, entre les arceaux et les chapelles, étalent leurs souliers garnis de rubans, leurs chaînes, leurs écharpes, leurs pourpoints de satin, leurs manteaux de velours, leurs façons de bravaches et leurs gestes d’acteurs. Tout cela est fort libre, débraillé même, bien éloigné de la décence moderne. Mais laissez passer la fougue juvénile, prenez l’homme aux grands moments, dans la prison, dans le danger, ou même seulement quand l’âge vient, quand il arrive à juger la vie ; prenez-le surtout à la campagne, sur son domaine écarté, dans l’église du village dont il est le patron, ou bien seul le soir, à sa table, écoutant la prière que son chapelain récite, et n’ayant d’autres livres que quelque gros in-folio de drames graissé par les doigts de ses pages, son Prayer Book et sa Bible ; vous comprendrez alors comment la religion nouvelle trouve {p. 339}prise sur ces esprits imaginatifs et sérieux. Elle ne les choque point par un rigorisme étroit ; elle n’entrave point l’essor de leur esprit ; elle n’essaye point d’éteindre la flamme voltigeante de leur fantaisie ; elle ne proscrit pas le beau ; elle conserve plus qu’aucune église réformée les nobles pompes de l’ancien culte, et fait rouler sous les voûtes de ses cathédrales les riches modulations, les majestueuses harmonies d’un chant grave que l’orgue soutient. C’est son caractère propre de n’être point en opposition avec le monde, mais au contraire de le rattacher à soi en se rattachant à lui. Par sa condition civile comme par son culte extérieur, elle en est embrassée et l’embrasse ; car elle a pour chef la reine, elle est un membre de la constitution, elle envoie ses dignitaires sur les bancs de la chambre haute ; elle marie ses prêtres ; ses bénéfices sont à la nomination des grands, ses principaux membres sont les cadets des grandes familles : par tous ces canaux, elle reçoit l’esprit du siècle. Aussi entre ses mains, la réforme ne peut pas devenir hostile à la science, à la poésie, aux larges idées de la Renaissance. Au contraire, chez les nobles d’Élisabeth et de Jacques Ier, comme chez les cavaliers de Charles Ier, elle tolère les goûts de l’artiste, les curiosités du philosophe, les façons mondaines et le sentiment du beau. L’alliance est si forte que, sous Cromwell, les ecclésiastiques en masse se firent destituer pour le prince, et que les cavaliers par bandes se firent tuer pour l’Église. Des deux parts, les deux mondes se touchent et se confondent. Si plusieurs {p. 340}poëtes sont pieux, plusieurs ecclésiastiques sont poëtes ; l’évêque Hall, l’évêque Corbet, le recteur Wither, le prédicateur Donne. Si plusieurs laïques s’élèvent aux contemplations religieuses, plusieurs théologiens, Hooker, John Hales, Taylor, Chillingworth, font entrer dans le dogme la philosophie et la raison. On voit alors se former une littérature nouvelle, élevée et originale, éloquente et mesurée, armée à la fois contre les puritains qui sacrifient à la tyrannie du texte la liberté de l’intelligence, et contre les catholiques qui sacrifient à la tyrannie de la tradition l’indépendance de l’examen, également opposée à la servilité de l’interprétation littérale et à la servilité de l’interprétation imposée. En face des premiers paraît le savant et excellent Hooker, un des plus doux et des plus conciliants des hommes, un des plus solides et des plus persuasifs entre les logiciens, esprit compréhensif, qui en toute question remonte aux principes364, fait entrer dans la controverse les conceptions générales et la connaissance de la nature humaine365 ; outre cela, écrivain méthodique, correct {p. 341}et toujours ample, digne d’être regardé non-seulement comme un des pères de l’Église anglaise, mais comme un des fondateurs de la prose anglaise. Avec une gravité et une simplicité soutenues, il montre aux puritains que les lois de la nature, de la raison et de la société sont, comme la loi de l’Écriture, d’institution divine, que toutes également sont dignes de respect et d’obéissance, qu’il ne faut pas sacrifier la parole intérieure, par laquelle Dieu touche notre intelligence, à la parole extérieure, par laquelle Dieu touche nos sens ; qu’ainsi la constitution civile de l’Église et l’ordonnance visible des cérémonies peuvent être conformes à la volonté de Dieu, même lorsqu’elles ne sont point justifiées par un texte palpable de la Bible, et que l’autorité des magistrats, comme le raisonnement des hommes, ne dépasse pas ses droits en établissant certaines uniformités et certaines disciplines sur lesquelles l’Écriture s’est tue pour laisser décider la {p. 342}raison. « Car si la force naturelle de l’esprit de l’homme peut par l’expérience et l’étude atteindre à une telle maturité, que dans les choses humaines les hommes puissent faire quelque fond sur leur jugement, n’avons-nous pas raison de penser que, même dans les choses divines, le même esprit muni des aides nécessaires, exercé dans l’Écriture avec une diligence égale, et assisté par la grâce du Dieu tout-puissant, pourra acquérir une telle perfection de savoir que les hommes auront une juste cause, toutes les fois qu’une chose appartenant à la foi et à la religion sera mise en doute, pour incliner volontiers leur esprit vers l’opinion que des hommes si graves, si sages, si instruits en ces matières, déclareront la plus solide366 ? » Qu’on ne dédaigne donc pas « cette lumière naturelle », {p. 343}mais plutôt servons-nous-en pour accroître l’autre367, comme on apporte un flambeau à côté d’un flambeau ; surtout servons-nous-en pour vivre en harmonie les uns avec les autres. « Car, dit-il, ce serait un bien plus grand contentement pour nous (si petit est le plaisir que nous prenons à ces querelles), de travailler sous le même joug en hommes qui aspirent à la même récompense éternelle de leur labeur, d’être unis à vous par les liens d’un amour et d’une amitié indissolubles, de vivre comme si nos personnes étant plusieurs, nos âmes n’en faisaient qu’une, que de demeurer démembrés comme nous le sommes, et de dépenser nos courts et misérables jours dans la poursuite insipide de ces fatigantes contentions368. » — En effet, c’est à l’accord que les plus grands théologiens concluent ; par-dessus la pratique oppressive ils saisissent l’esprit libéral. Si par sa structure politique l’Église anglicane est persécutrice, par sa structure doctrinale elle est tolérante ; elle a trop besoin de la raison laïque pour tout refuser à la raison laïque ; elle vit dans un monde trop cultivé et trop pensant pour {p. 344}proscrire la pensée et la culture. Son plus éminent docteur, John Hales369, « déclare plusieurs fois qu’il renoncerait demain à la religion de l’Église d’Angleterre, si elle l’obligeait à penser que d’autres chrétiens seront damnés, et qu’on ne croit les autres damnés que lorsqu’on désire qu’ils le soient370. » C’est encore lui, un théologien, un prébendiste, qui conseille aux hommes de ne se fier qu’à eux-mêmes en matière religieuse, de ne s’en remettre ni à l’autorité, ni à l’antiquité, ni à la majorité, de se servir de leur propre raison pour croire « comme de leurs propres jambes pour marcher », d’agir et d’être hommes par l’esprit comme par le reste, et de considérer comme lâches et impies l’emprunt des doctrines et la paresse de penser. À côté de lui, Chillingworth, esprit militant et loyal par excellence, le plus exact, le plus pénétrant, le plus convaincant des controversistes, protestant d’abord, puis catholique, puis de nouveau et pour toujours protestant, ose bien déclarer que ces grands changements opérés en lui-même et par lui-même à force d’études et de recherches « sont de toutes ses actions celles qui le satisfont le plus. » Il soutient que la raison appliquée à l’Écriture doit seule persuader les hommes ; que l’autorité n’y peut rien prétendre ; « que rien n’est plus contre la religion que de violenter la religion371  » ; que le grand principe {p. 345}de la réforme est la liberté de conscience, et que si les doctrines des diverses sectes protestantes « ne sont point absolument vraies, du moins elles sont libres de toute impiété et de toute erreur damnable en soi ou destructive du salut. » Ainsi se développe une polémique, une théologie, une apologétique solide et sensée, rigoureuse dans ses raisonnements, capable de progrès, munie de science, et qui, autorisant l’indépendance du jugement personnel en même temps que l’intervention de la raison naturelle, laisse la religion à portée du monde, et les établissements du passé sous les prises de l’avenir.

Au milieu d’eux s’élève un écrivain de génie, poëte en prose, doué d’imagination comme Spenser et comme Shakspeare, Jeremy Taylor, qui, par la pente de son esprit comme par les événements de sa vie, était destiné à présenter aux yeux l’alliance de la Renaissance et de la Réforme, et à transporter dans la chaire le style orné de la cour. Prédicateur à Saint-Paul, goûté et admiré des gens du monde « pour sa beauté juvénile et florissante, pour son air gracieux », pour sa diction splendide, protégé et placé par l’archevêque Laud, il écrivit pour le roi une défense de l’épiscopat, devint chapelain de l’armée royale, fut pris, ruiné, emprisonné deux fois par les parlementaires, épousa une fille naturelle de Charles Ier, puis, après la Restauration, fut comblé d’honneurs, devint évêque, {p. 346}membre du conseil privé, et chancelier de l’Université d’Irlande : par toutes les parties de sa vie, heureuse et malheureuse, privée et publique, on voit qu’il est anglican, royaliste, imbu de l’esprit des cavaliers et des courtisans ; non qu’il ait leurs vices ; au contraire, il n’y eut point d’homme meilleur ni plus honnête, plus zélé dans ses devoirs, plus tolérant par ses principes, en sorte que, gardant la gravité et la pureté chrétiennes, il n’a pris à la Renaissance que sa riche imagination, son érudition classique et son libre esprit. Mais pour ce qui est de ces dons, il les a tout entiers, tels qu’ils sont chez les plus brillants et les plus inventifs entre les gentilshommes du monde, chez sir Philip Sidney, chez lord Bacon, chez sir Thomas Brown, avec les grâces, les magnificences, les délicatesses qui sont le propre de ces génies si sensitifs et si créateurs, et en même temps avec les redondances, les singularités, les disparates inévitables dans un âge où l’excès de la verve empêchait la sûreté du goût. Comme tous ces écrivains, comme Montaigne, il est imbu de l’antiquité classique ; il cite en chaire des anecdotes grecques et latines, des passages de Sénèque, des vers de Lucrèce et d’Euripide, et cela à côté des textes de la Bible, de l’Évangile et des Pères. Le cant n’était point encore établi ; les deux grandes sources d’enseignement, la païenne et la chrétienne, coulaient côte à côte, et on les recueillait dans le même vase, sans croire que la sagesse de la raison et de la nature pût gâter la sagesse de la foi et de la révélation. Figurez-vous donc ces étranges {p. 347}sermons, où les deux éruditions, l’hellénique et l’évangélique, affluent ensemble avec les textes, et chaque texte cité dans sa langue ; où, pour prouver que les pères sont souvent malheureux dans leurs enfants, l’auteur allègue coup sur coup Chabrias, Germanicus, Marc-Aurèle, Hortensius, Quintus Fabius Maximus, Scipion l’Africain, Moïse et Samuel ; où s’entassent en guise de comparaisons et d’illustrations le fouillis des historiettes et des documents botaniques, astronomiques, zoologiques, que les encyclopédies et les rêveries scientifiques déversent en ce moment dans les esprits. Taylor vous contera l’histoire des ours de Pannonie, qui, blessés, s’enferrent plus avant ; celle des pommes de Sodome qui sont belles d’apparence, mais au dedans pleines de pourriture et de vers, et bien d’autres anecdotes encore. Car c’est le trait marquant des hommes de cet âge et de cette école, de n’avoir point l’esprit nettoyé, aplani, cadastré, muni d’allées rectilignes, comme les écrivains de notre dix-septième siècle et comme les jardins de Versailles, mais plein et comblé de faits circonstanciés, de scènes complètes et dramatiques, de petits tableaux colorés, tous pêle-mêle et mal époussetés, en sorte que, perdu dans l’encombrement et la poussière, le spectateur moderne crie à la pédanterie et à la grossièreté. Les métaphores pullulent les unes par-dessus les autres, s’embarrassent l’une dans l’autre, et se bouchent l’issue les unes aux autres, comme dans Shakspeare. On croyait en suivre une, en voilà une seconde qui commence, puis {p. 348}une troisième qui coupe la seconde, et ainsi de suite, fleur sur fleur, girandole sur girandole, si bien que sous les scintillements la clarté se brouille, et que la vue finit par l’éblouissement. En revanche, et justement en vertu de cette même structure d’esprit, Taylor imagine les objets, non pas vaguement et faiblement par quelque indistincte conception générale, mais précisément, tout entiers, tels qu’ils sont, avec leur couleur sensible, avec leur forme propre, avec la multitude de détails vrais et particuliers qui les distinguent dans leur espèce. Il ne les connaît point par ouï-dire ; il les a vus. Bien mieux, il les voit en ce moment, et les fait voir. Lisez ce morceau, et dites s’il n’a pas l’air copié dans un hôpital ou sur un champ de bataille : « Comment pouvons-nous nous plaindre de la débilité de notre force ou de la pesanteur des maladies, quand nous voyons un pauvre soldat debout sur une brèche, presque exténué de froid et de faim, sans pouvoir être soulagé de son froid que par une chaleur de colère, par une fièvre ou par un coup de mousquet, ni allégé de sa faim que par une souffrance plus grande ou par quelque crainte énorme ? Cet homme se tiendra debout, sous les armes et sous les blessures, sous la chaleur et le soleil, pâle et épuisé, accablé, et néanmoins vigilant. La nuit, on lui extraira une balle de la chair, ou des éclats enfoncés dans ses os ; il tendra sa bouche violemment fendue pour qu’on la lui recouse : tout cela pour un homme qu’il n’a jamais vu, ou par qui, s’il l’a vu, il n’a pas été remarqué, {p. 349}un homme qui l’enverra à la potence s’il essaye de fuir toutes ces misères372. » Voilà l’avantage de l’imagination complète sur la raison ordinaire. Elle produit d’un bloc vingt ou trente idées et autant d’images, épuisant l’objet que l’autre ne fait que désigner et effleurer. Il y a un millier de circonstances et de nuances dans chaque événement ; et elles sont toutes enfermées dans des mots vivants comme ceux que voici : « J’ai vu les gouttelettes d’une source suinter à travers le fond d’une digue, et amollir la lourde maçonnerie, jusqu’à la rendre assez ployante pour garder l’empreinte d’un pied d’enfant ; on dédaignait cette petite source, on ne s’en inquiétait pas plus que des perles déposées par une matinée brumeuse, jusqu’au moment où elle eut frayé sa route et fait un courant assez fort pour entraîner les ruines de sa rive minée, et envahir les jardins voisins ; mais alors les gouttes dédaignées s’étaient enflées jusqu’à devenir une rivière factice et une calamité intolérable. Telles sont les premières entrées {p. 350}du péché ; elles peuvent trouver leur barrière dans une sincère prière du cœur, et leur frein dans le regard d’un homme respectable ou dans les avis d’un seul sermon ; mais quand de tels commencements sont négligés…, ils se changent en ulcères et en maladies pestilentielles ; ils détruisent l’âme par leur séjour, tandis qu’à leur première entrée ils auraient pu être tués par la pression du petit doigt373. » Tous les extrêmes se rencontrent dans cette imagination-là. Les cavaliers qui l’écoutent y trouvent, comme chez Ford, Beaumont et Fletcher, la copie crue de la vérité la plus brutale et la plus immonde, et la musique légère des songes les plus gracieux et les plus aériens, les puanteurs et les horreurs médicales374, et tout d’un coup les fraîcheurs et les allégresses du plus riant matin ; l’exécrable détail de la lèpre, de ses boutons blancs, {p. 351}de sa pourriture intérieure, et cette aimable peinture de l’alouette, éveillée parmi les premières senteurs des champs. « Je l’ai vue s’élevant de son lit de gazon, et, prenant son essor, monter en chantant, tâcher de gagner le ciel et gravir jusqu’au-dessus des nuages ; mais le pauvre oiseau était repoussé par le bruyant souffle d’un vent d’est, et son vol devenait irrégulier et inconstant, rabattu comme il l’était par chaque nouveau coup de la tempête, sans qu’il pût regagner le chemin perdu avec tous les balancements et tous les battements de ses ailes, tant qu’enfin la petite créature fut contrainte de se poser, haletante, et d’attendre que l’orage fût passé ; alors elle prit un essor heureux, et se mit à monter, à chanter, comme si elle eût appris sa musique et son essor d’un de ces anges qui traversent quelquefois l’air pour venir exercer leur ministère ici-bas. Telle est la prière d’un homme de bien375. » Et il continue, avec la grâce, quelquefois avec les propres mots de Shakspeare. Chez le prédicateur comme chez le poëte, comme chez tous {p. 352}les cavaliers et tous les artistes de l’époque, l’imagination est si complète qu’elle atteint le réel jusque dans sa fange, et l’idéal jusque dans son ciel.

Comment le vrai sentiment religieux a-t-il pu s’accommoder d’allures si mondaines et si franches ? Il s’en est accommodé pourtant ; bien mieux, elles l’ont fait naître : chez Taylor, comme chez les autres, la poésie libre conduit à la foi profonde. Si cette alliance aujourd’hui nous étonne, c’est qu’à cet endroit nous sommes devenus pédants. Nous prenons un homme compassé pour un homme religieux. Nous sommes contents de le voir roide dans un habit noir, serré dans une cravate blanche et un formulaire à la main. Nous mettons la piété dans la décence, dans la correction, dans la régularité permanente et parfaite. Nous interdisons à la foi tout langage franc, tout geste hardi, toute fougue et tout élan d’action ou de parole ; nous sommes scandalisés des gros mots de Luther, des éclats de rire qui secouent sa puissante bedaine, de ses colères d’ouvrier, de ses nudités et de ses ordures, de la familiarité audacieuse avec laquelle il manie son Christ et son Dieu376. Nous ne {p. 353}voyons pas que ces libertés et ces abandons sont justement les signes de la croyance entière, que la conviction chaleureuse et immodérée est trop sûre d’elle-même pour s’astreindre à un style irréprochable, que la religion prime-sautière consiste non en bienséances, mais en émotions. Elle est un poëme, le plus grand de tous, un poëme auquel on croit ; voilà pourquoi ces gens la trouvent au bout de leur poésie ; la façon dont Shakspeare et tous les tragiques considèrent le monde y conduit ; encore un pas, et Jacques, Hamlet y vont entrer. Cette énorme obscurité, cette noire mer inexplorée377 qu’ils aperçoivent au terme de notre triste vie, qui sait si elle n’est pas bordée par un autre rivage ? L’anxieuse idée du ténébreux au-delà est nationale, et c’est pour cela qu’ici la renaissance nationale en ce moment devient chrétienne. Quand Taylor parle de la mort, il ne fait que reprendre et achever une pensée que Shakspeare ébauchait déjà378. « Toutes les successions de la durée, tous les changements de la nature, les milliers de milliers d’accidents de ce monde, et tous les événements qui arrivent à chaque homme et à chaque créature nous prêchent notre sermon funèbre, et nous avertissent de regarder et de voir comment le Temps, ce vieux fossoyeur, jette les pelletées de terre et nous creuse la fosse où nous irons enfouir nos joies et nos peines, et déposer nos corps comme une {p. 354}semence qui lèvera au jour magnifique ou intolérable de l’éternité. » Car, outre cette mort finale qui nous engloutit tout entiers, il y a les morts partielles qui nous dévorent pièce à pièce. « Nous sommes morts à tous les mois que nous avons déjà vécus, et nous ne les revivrons jamais une seconde fois. » Et voilà comme nous laissons derrière nous, lambeau par lambeau, toute notre vie, d’abord notre première vie engourdie et obscure « quand nous sortons du ventre de notre mère pour sentir la chaleur du soleil. Après cela nous dormons et nous entrons dans une sorte de mort, où nous gisons insouciants de tous les changements de l’univers…, aussi indifférents que si nos yeux étaient clos avec l’argile humide qui pleure dans les entrailles de la terre. Au bout de sept ans, nos dents tombent et meurent avant nous : c’est le prologue de la tragédie ; et à chaque fois sept ans, on peut bien parier que nous jouerons notre dernière scène. Peu à peu la nature, le hasard ou le vice viennent nous prendre notre corps par morceaux, affaiblissant une portion, en relâchant une autre, en sorte que nous goûtons d’avance le tombeau et les solennités de nos propres funérailles, d’abord, dans les organes qui ont été les ministres du vice, puis dans ceux qui nous servaient pour l’ornement ; et au bout d’un peu de temps, même ceux qui ne servaient qu’à nos nécessités se trouvent hors d’usage et s’embarrassent comme les roues d’une horloge détraquée. Nos cheveux {p. 355}tombent ; toilette funèbre qui annonce un homme entré bien avant dans la région et les domaines de la mort. Puis bien d’autres signes : les cheveux gris, les dents gâtées, les yeux troubles, les articulations tremblantes, l’haleine courte, les membres roides, la peau ridée, la mémoire défaillante, l’appétit moindre ; même la faim et la soif de chaque journée crient pour que nous remplacions cette portion de notre substance que la mort a dévorée pendant la longue nuit, lorsque nous gisions dans son giron et que nous dormions dans son vestibule. Ainsi chaque repas nous sauve d’une mort et prépare à une autre mort la pâture. Bien plus, pendant que nous pensons une pensée, nous mourons, et nous avons moins à vivre à chaque mot qui sort de notre bouche. » Par-dessus toutes ces destructions, d’autres destructions travaillent ; le hasard nous fauche aussi bien que la nature, et nous sommes la proie de l’accident comme de la nécessité. « La nature ne nous a donné qu’une moisson chaque année, mais la mort en a deux ; l’automne et le printemps envoient aux charniers des troupes d’hommes et de femmes… Combien de mères enceintes se sont réjouies de la fécondité de leurs entrailles et se sont complu dans la pensée qu’elles allaient devenir un canal de bénédictions pour une famille ! Et voilà que la sage-femme, promptement, a cousu dans le suaire leurs têtes et leurs pieds, et les a emportées dehors pour la sépulture. La mort règne dans toutes les parties de notre année, et {p. 356}vous ne pouvez aller nulle part sans fouler les os d’un mort379. »

Ainsi roulent ces puissantes paroles, sublimes comme le motet d’un orgue ; cet universel écrasement des vanités humaines a la grandeur funéraire d’une tragédie ; la piété ici sort de l’éloquence, et le génie conduit à la foi. Toutes les forces et aussi toutes {p. 357}les tendresses de l’âme sont remuées. Ce n’est pas un froid rigoriste qui parle, c’est un homme, un homme ému qui a des sens, un cœur, qui est devenu chrétien non par la mortification, mais par le développement de tout son être. « Considérez la vivacité de la jeunesse, les belles joues et les yeux pleins de l’enfance, la force et la vigoureuse flexibilité {p. 358}des membres de vingt-cinq ans, puis en regard le visage creux, la pâleur de mort, le dégoût et l’horreur d’une sépulture de trois jours. J’ai vu de la même façon une rose sortir des fentes de son chaperon de feuilles ; d’abord elle était belle comme le matin et pleine de la rosée du ciel ; mais quand un souffle rude eut brutalement livré au jour sa modestie virginale et démantelé sa trop fraîche et trop frêle retraite, elle commença à se ternir, puis à décliner vers l’abattement et la vieillesse maladive ; elle pencha la tête, sa tige se rompit, et le soir, ayant perdu quelques-unes de ses feuilles et toute sa beauté, elle tomba dans le sort des mauvaises herbes et des visages flétris. Tel est le sort de tout homme et de toute femme : devenir l’héritage des vers et des serpents dans la froide terre immonde, avec notre beauté si changée que bientôt nos amis ne nous reconnaîtraient plus ; et ce changement mêlé de tant d’horreur… que ceux qui six heures auparavant nous comblaient de leurs charitables ou ambitieux services, ne peuvent sans quelque regret rester seuls dans la chambre où gît le corps dépouillé de la vie et de ses honneurs380. »

{p. 359}Amené là, comme Hamlet au cimetière, parmi les crânes qu’il reconnaît et sous l’oppression de la mort qu’il touche, l’homme n’a plus qu’un effort à faire pour voir se lever dans son cœur un nouveau monde. Il cherche le remède de ses tristesses dans l’idée de la justice éternelle, et l’implore avec une ampleur de paroles qui fait de la prière un hymne en prose aussi beau qu’une œuvre d’art.

« Éternel Dieu381, tout-puissant père des hommes et des anges, par le soin et la providence de qui je suis {p. 360}conservé et gardé, soutenu et assisté, je te demande humblement de pardonner les péchés et les folies de cette journée, la faiblesse de mon service et la force de mes passions, la témérité de mes paroles, la vanité et le mal de mes actions. Ô juste et bien-aimé Dieu, combien de temps encore viendrai-je ainsi encore confesser mes péchés, prier contre leur séduction, et pourtant retomber sous leur prise ! Oh ! qu’il n’en soit plus ainsi, et que je ne retourne jamais aux folies dont je suis humilié, qui amènent le chagrin, et la mort, et ton déplaisir pire que la mort ! Donne-moi l’empire sur mes penchants, et une parfaite haine du péché, et un amour de toi au-dessus de tous les désirs de ce monde. Qu’il te plaise de me préserver et de me défendre cette nuit de tout péché, de toute violence du hasard, de la malice des esprits des ténèbres. Garde-moi dans mon sommeil, et, endormi ou éveillé, que je sois ton serviteur. Sois le premier et le dernier de mes pensées, et le guide et l’assistance continuelle de toutes mes actions. Préserve mon corps, pardonne le péché de mon âme et sanctifie mon cœur. Que je vive toujours saintement, justement, sagement ; et quand je mourrai, reçois mon âme382… »

V §

Ce n’était là pourtant qu’une demi-réforme, et la religion officielle était trop liée au monde pour entreprendre de le nettoyer jusqu’au fond ; si elle réprimait les débordements du vice, elle n’en attaquait pas la source, et le paganisme de la Renaissance, suivant sa pente, aboutissait déjà, sous Jacques Ier, à la corruption, à l’orgie, aux mœurs de mignons et d’ivrognes, à la sensualité provocante et grossière383 qui, plus tard, sous la Restauration, étala son égout au soleil. Mais sous le protestantisme établi s’étendait le protestantisme interdit ; les yeomen se faisaient leur {p. 362}foi comme les gentilshommes, et déjà les puritains perçaient sous les anglicans.

Nulle culture ici, nulle philosophie, nul sentiment de la beauté harmonieuse et païenne. La conscience parlait seule, et son inquiétude était devenue une terreur. Le fils du boutiquier, du fermier, qui lisait la Bible dans la grange ou dans le comptoir, parmi les tonnes ou les sacs de laine, ne prenait pas les choses avec le même tour que le beau cavalier nourri dans la mythologie antique et raffiné par l’élégante éducation italienne. Il les prenait tragiquement, il s’examinait à la rigueur, il s’enfonçait dans le cœur toutes les pointes du scrupule, il s’emplissait l’imagination des vengeances de Dieu et des terreurs bibliques. Une sombre épopée, terrible et grande comme l’Edda, fermentait dans ces imaginations mélancoliques. Ils se pénétraient des textes de saint Paul, des menaces tonnantes des prophètes ; ils s’appesantissaient en esprit sur les impitoyables doctrines de Calvin ; ils reconnaissaient que la masse des hommes est prédestinée à la damnation éternelle384 ; plusieurs croyaient que cette multitude est criminelle avant de naître, que Dieu a voulu, prévu, ménagé leur perte, que de toute éternité il a médité leur supplice, et qu’il ne les a créés que pour les y livrer385. Rien ne peut sauver la misérable créature que la grâce, la grâce gratuite, pure faveur de Dieu, que Dieu n’accorde qu’à un petit nombre et qu’il distribue non d’après les efforts et les œuvres des {p. 363}hommes, mais d’après le choix arbitraire de son absolue et seule volonté. Nous sommes « les fils de la colère », pestiférés et condamnés de naissance, et quelque part que nous regardions dans le ciel immense, nous n’y trouvons que des foudres qui grondent pour nous écraser. Qu’on se figure, si on peut, les ravages d’une pareille idée en des esprits solitaires et moroses, tels que cette race et ce climat en produisent. Plusieurs se croyaient damnés et allaient gémissant dans les rues ; d’autres ne dormaient plus. Ils étaient hors d’eux-mêmes, croyant toujours sentir sur eux la main de Dieu ou la griffe du diable. Une puissance extraordinaire, un gigantesque ressort d’action s’était tout d’un coup tendu dans l’âme, et il n’y avait aucune barrière dans la vie morale, ni aucun établissement dans la société civile que son effort ne pût renverser.

Dès l’abord, la vie privée est transformée. Comment les sentiments ordinaires, les jugements journaliers et naturels sur le bonheur et le plaisir subsisteraient-ils devant une conception pareille ? Supposez des hommes condamnés à mort, non pas à la mort simple, mais à la roue, aux tortures, à un supplice infini en horreur, infini en durée, qui attendent la sentence et savent pourtant que sur mille, cent mille chances, ils en ont une de pardon ; est-ce qu’ils peuvent encore s’amuser, prendre intérêt aux affaires ou aux plaisirs du siècle ? L’azur du ciel ne luit plus pour eux, le soleil ne les réchauffe pas, la beauté et la suavité des choses les laissent insensibles ; ils ont désappris le rire, ils s’acharnent intérieurement, tout {p. 364}pâles et silencieux, sur leur angoisse et sur leur attente ; ils n’ont plus qu’une pensée : « Le juge va-t-il me faire grâce ? » Ils sondent anxieusement les mouvements involontaires de leur cœur qui seul peut répondre et la révélation intérieure qui seule les rend certains de leur pardon ou de leur perte. Ils jugent que tout autre état d’esprit est impie, que l’insouciance et la joie sont monstrueuses, que chaque distraction ou préoccupation mondaine est un acte de paganisme, et que la véritable marque du chrétien est le tremblement dans l’idée du salut. Dès lors la rigidité et le rigorisme entrent dans les mœurs. Le puritain condamne le théâtre, les assemblées et les pompes du monde, la galanterie et l’élégance de la cour, les fêtes poétiques et symboliques des campagnes, les mai, les joyeuses bombances, les sonneries de cloches, toutes les issues par lesquelles la nature sensuelle ou instinctive avait cherché à s’échapper. Il s’en retire, il abandonne les divertissements, les ornements, il coupe de près ses cheveux, ne porte plus qu’un habit sombre et uni, parle en nasillant, marche roide, les yeux en l’air, absorbé, indifférent aux choses visibles. Tout l’homme extérieur et naturel est aboli ; seul l’homme intérieur et spirituel subsiste ; de toute l’âme il ne reste que l’idée de Dieu et la conscience, la conscience alarmée et malade, mais stricte sur chaque devoir, attentive aux moindres manquements, rebelle aux ménagements de la morale mondaine, inépuisable en patience, en courage, en sacrifices, installant la chasteté au foyer conjugal, {p. 365}la véracité devant les tribunaux, la probité au comptoir, le travail à l’atelier, partout la volonté fixe de tout supporter et de tout faire plutôt que de manquer à la plus petite prescription de la justice morale et de la loi biblique. L’énergie stoïque, l’honnêteté foncière de la race se sont éveillées sous l’appel de l’imagination enthousiaste ; et ces caractères tout d’une pièce se lancent sans réserve du côté du renoncement et de la vertu.

Encore un pas, et ce grand mouvement va passer du dedans au dehors, des mœurs privées aux institutions publiques. Considérez-les à leur lecture ; ils prennent pour eux les prescriptions imposées aux Juifs, et les préfaces les y invitent. En tête de la Bible, le traducteur386 a mis une table des principaux termes de l’Écriture, chacun avec sa définition et les textes à l’appui. Ils lisent et pèsent chacune de ces paroles. —  « Abomination. L’abomination devant Dieu, ce sont les idoles et les images devant qui le peuple s’incline. » Le précepte est-il observé ? Sans doute, on a ôté les images, mais la reine garde encore un crucifix dans sa chapelle, et n’est-ce pas un reste d’idolâtrie que de s’agenouiller devant le sacrement ? —  « Abrogation. Abroger, c’est abolir ou réduire à néant ; et ainsi la loi des commandements qui consistaient dans les décrets et les cérémonies est abolie ; les sacrifices, repas, fêtes et toutes les cérémonies extérieures sont abrogés ; tout ordre de clergé est abrogé. » L’est-il, {p. 366}et comment se fait-il que les évêques s’arrogent encore le droit de prescrire la foi, le culte, et de tyranniser les consciences chrétiennes ? Et n’a-t-on pas conservé dans le chant des orgues, dans le surplis des prêtres, dans le signe de la croix, dans cent autres pratiques, tous ces rites sensibles que Dieu a déclarés profanes ? —  « Abus. Les abus qui sont dans l’Église doivent être corrigés par le prince ; les ministres doivent prêcher contre les abus, et beaucoup de traditions humaines sont de purs abus. » Que fait donc le prince, et pourquoi laisse-t-il des abus dans l’Église ? Il faut que le chrétien se lève et proteste ; nous devons purger l’Église de la croûte païenne dont la tradition l’a recouverte387. Voilà les idées qui se lèvent dans ces esprits incultes. Représentons-nous ces hommes simples et d’autant plus capables de croyances fortes, ces francs-tenanciers, ces gros marchands qui ont siégé au jury, voté aux élections, délibéré, discuté en commun sur les affaires privées et publiques, qui sont habitués à l’examen de la loi, à la confrontation des précédents, à toute la minutie de la procédure juridique et légale ; qui portent ces habitudes de légistes {p. 367}et de plaideurs dans l’interprétation de l’Écriture, et qui, une fois leur conviction faite, mettent à son service la passion froide, l’obstination intraitable, la roideur héroïque du caractère anglais. L’esprit exact et militant va se mettre à l’œuvre. Chacun se croit « tenu d’être prêt, fort et bien muni pour répondre à tous ceux qui lui demanderont raison de sa foi388. » Chacun a ses troubles et ses remords de conscience389 à propos de quelque portion de la liturgie ou de la hiérarchie officielle ; à propos des dignités de chanoine ou d’archidiacre, ou de certains passages à l’office des morts ; à propos du pain de la communion ou de la lecture des livres apocryphes dans l’Église ; à propos de la pluralité des bénéfices ou du bonnet carré des ecclésiastiques. Ils se butent chacun contre quelque article, tous en masse contre l’établissement épiscopal et la conservation des cérémonies romaines390. Et là-dessus on les emprisonne, on les taxe, on les met au pilori, on leur coupe les oreilles, leurs ministres sont destitués, chassés, poursuivis391. La loi déclare que « toute personne au-dessus de seize ans qui, pendant un mois, refusera d’assister à l’office établi, sera enfermée jusqu’à ce qu’elle se soumette ; que si elle ne se soumet pas au bout de {p. 368}trois mois, elle sera bannie du royaume, et si elle revient, mise à mort. » Ils se laissent faire et montrent autant de fermeté pour souffrir que de scrupule pour croire ; sur un iota, pour recevoir la communion assis plutôt qu’à genoux, ou debout plutôt qu’assis, ils abandonnent leurs places, leur bien, leur liberté, leur patrie. Un docteur, Leighton, est emprisonné quinze semaines dans une niche à chien, sans feu, sans toit, sans lit, aux fers ; ses cheveux et sa peau tombent, il est attaché au pilori parmi les frimas de novembre, puis fouetté, marqué au front, les oreilles coupées, le nez fendu, enfermé huit ans à la Flotte, et de là jeté dans la prison commune. Plusieurs se font brûler, et avec joie. La religion pour eux est un covenant, c’est-à-dire un traité fait avec Dieu qu’il faut observer en dépit de tout, comme un engagement écrit, à la lettre et jusqu’à la dernière syllabe. Admirable et déplorable rigidité de la conscience méticuleuse, qui fait des ergoteurs en même temps que des fidèles, et qui fera des tyrans après avoir fait des martyrs.

Entre les deux, elle fait des combattants. Ils se sont enrichis et accrus extraordinairement en quatre-vingts ans, comme il arrive toujours aux gens qui travaillent, vivent honnêtement et se tiennent debout à travers la vie, soutenus par un grand ressort intérieur. Ils peuvent résister dorénavant, et, poussés à bout, ils résistent ; ils aiment mieux prendre les armes que de se laisser acculer à l’idolâtrie et au péché. Le Long Parlement s’assemble, défait le roi, {p. 369}épure la religion ; l’écluse est lâchée, les indépendants par-dessus les presbytériens, les exaltés par-dessus les fervents, tous se précipitent ; la foi irrésistible et envahissante, l’enthousiasme font un torrent, noient, ou troublent les cerveaux les plus sains, les politiques, les juristes, les capitaines. La Chambre emploie un jour entier par semaine à délibérer sur l’avancement de la religion. Sitôt qu’on touche à ses dogmes, elle entre en fureur. Un pauvre homme, Paul Best, étant accusé de nier la Trinité, elle veut qu’on dresse une ordonnance pour le punir de mort ; James Naylor ayant cru qu’il était Dieu, elle s’acharne onze jours durant à son procès avec une animosité et une férocité hébraïques : « Je pense qu’il n’y a personne plus possédé du diable que cet homme. —  C’est notre Dieu qui est ici supplanté. —  Mes oreilles ont tressailli, mon cœur a frémi en entendant ce rapport. —  Je ne parlerai pas davantage. Bouchons nos oreilles et lapidons-le392. » Devant la Chambre, publiquement, des hommes officiels avaient des extases. Après l’expulsion des presbytériens, le prédicateur Hugh Peters s’écriait au milieu d’un sermon : « Voici, voici maintenant la révélation ; je vais vous en faire part. Cette armée extirpera la monarchie, non-seulement ici, mais en France et dans les autres royaumes qui nous entourent. On dit que nous entrons dans une route jusqu’ici sans exemple ; que pensez-vous de la vierge Marie ? {p. 370}Y avait-il auparavant quelque exemple qu’une femme pût concevoir sans la société d’un homme ? Ceci est un temps qui servira d’exemple aux temps à venir393. » Cromwell trouve dans la Bible des prédictions, des conseils pour le temps présent, des justifications positives de sa politique. « Je crois vraiment que le Seigneur a dessein de délivrer son peuple de tout fardeau, et qu’il est près d’accomplir tout ce qui a été prédit au psaume 113. C’est ce psaume qui m’encourage. » Et il récite et commente pendant une heure le psaume 113. Il a beau être calculateur, ambitieux par excellence, il est néanmoins vraiment fanatique et sincère. Son médecin contait qu’il avait été fort mélancolique pendant des années entières, avec des imaginations bizarres, et la persuasion fréquente qu’il allait mourir. Deux ans avant la révolution, il écrivait à son cousin : « Véritablement, aucune pauvre créature n’a plus de causes que moi de se mettre en avant pour la cause de son Dieu. Que le Seigneur m’accepte dans son Fils et me donne de marcher dans la lumière, et nous donne de marcher dans la lumière, comme il est la lumière. Béni soit son nom pour avoir brillé sur un cœur aussi obscur que le mien ! » Certainement il songeait à devenir saint autant qu’à devenir roi, et aspirait au salut comme au trône. Au moment d’entrer en Irlande et d’y massacrer les catholiques, il écrivait à {p. 371}sa belle-fille une lettre de direction que Baxter ou Taylor eussent volontiers signée. Du milieu des affaires, en 1651, il exhortait ainsi sa femme : « Ma très-chère, je ne puis me décider à manquer cette poste, quoique j’aie beaucoup à écrire. Je me réjouis d’apprendre que ton âme prospère. Que le Seigneur augmente encore et encore ses faveurs envers toi. Le plus grand bien que ton âme puisse désirer est que le Seigneur tourne vers toi la lumière de son visage, qui est meilleure que la vie. Que le Seigneur bénisse tous les bons conseils et exemples que tu donnes à ceux qui sont autour de toi, et entende toutes tes prières, et t’accepte toujours. » Il demanda en mourant si la grâce, une fois reçue, pouvait se perdre, et fut rassuré quand il apprit que non, étant certain, dit-il, d’avoir été une fois en état de grâce. Il expira sur cette prière : « Seigneur, quoique je sois une pauvre et misérable créature, je suis en alliance avec toi par la grâce, et je puis, je dois venir à toi pour ton peuple. Tu as fait de moi, quoique très-indigne, un humble instrument pour ton service… Seigneur, de quelque façon que tu disposes de moi, continue et achève de leur faire du bien. Et achève l’œuvre de réforme, et rends le nom du Christ glorieux dans le monde394. » Sous cet esprit pratique, prudent, propre au monde, il y avait un fonds anglais d’imagination trouble et puissante395, capable d’engendrer le calvinisme passionné et les craintes {p. 372}mystiques. Les mêmes contrastes se heurtaient et se conciliaient chez les autres indépendants. En 1648, après de fausses manœuvres, ils se trouvèrent en danger, placés entre le roi et le Parlement ; là-dessus ils s’assemblèrent plusieurs jours de suite à Windsor pour se confesser devant Dieu et lui demander son aide, et découvrirent que tout le mal venait des conférences qu’ils avaient eu la faiblesse de proposer au roi. « Et dans ce sentier, dit l’adjudant général Allen, le Seigneur nous mena pour nous montrer non-seulement notre péché, mais notre devoir. Et cela s’appesantit si unanimement sur chaque cœur, qu’il y eut à peine un de nous qui fût capable de dire un mot aux autres, à cause des larmes amères qu’il versait, en partie par le sentiment et la honte de nos iniquités, de notre peu de foi, de notre lâche crainte des hommes, des conseils charnels que nous avions tenus avec notre sagesse, et non avec la parole du Seigneur396. » Là-dessus, ils résolurent de mettre le roi en jugement et à mort, et firent comme ils avaient résolu.

Autour d’eux, l’exaltation, la folie gagnent : indépendants, millénariens, antinomiens, anabaptistes, libertins, familistes, quakers, enthousiastes, chercheurs, perfectistes, sociniens, ariens, antitrinitairiens, antiscripturistes, sceptiques, la liste des sectes ne finit pas. Des femmes, des troupiers montaient {p. 373}subitement en chaire et prêchaient. Les cérémonies les plus étranges s’étalaient en public. En 1644, dit le docteur Featly, « les anabaptistes rebaptisèrent cent hommes et femmes ensemble au crépuscule, dans des ruisseaux, dans des bras de la Tamise et ailleurs, les plongeant dans l’eau par-dessus la tête et les oreilles. » Un certain Oates, dans le comté d’Essex, « fut traduit devant le jury pour le meurtre d’Anne Martin, qui était morte, quelques jours après son baptême, d’un froid qui l’avait saisie. » Fox conversait avec le Seigneur, et témoignait à haute voix, dans les rues et dans les marchés, contre les péchés du siècle. « William Simpson397 (un de ses disciples) reçut l’ordre du Seigneur d’aller à plusieurs reprises, pendant trois ans, nu et sans chaussures devant eux, comme un signe pour eux, dans les marchés, dans les cours, dans les villes, dans les cités, dans les maisons des prêtres, dans les maisons des hommes puissants, leur disant : Vous serez tous dépouillés et mis à nu, comme je suis dépouillé et mis à nu. —  Et d’autres fois il reçut l’ordre de mettre un sac sur sa tête, et de barbouiller sa figure, et de leur dire : Le Seigneur barbouillera votre religion, tout comme je suis barbouillé moi-même. » Une femme entra dans la chapelle de White-Hall complétement nue, au milieu du service, le lord Protecteur étant présent. Un quaker vint à la porte du Parlement avec une épée tirée, et blessa plusieurs {p. 374}personnes présentes, disant que le Saint-Esprit lui avait inspiré de tuer tous ceux qui siégeaient à la Chambre. Les hommes de la cinquième monarchie croyaient que le Christ allait descendre pour régner en personne sur la terre, pendant mille ans, avec les saints pour ministres. Les ranters reconnaissaient comme signe principal de la foi les vociférations furieuses et les contorsions. Les chercheurs pensaient que la vérité religieuse ne doit être saisie que dans une sorte de brouillard mystique, avec doute et appréhension. Les muggletoniens décidaient que « John Reeve et Ludovick Muggleton étaient les deux derniers prophètes et messagers de Dieu » ; ils déclaraient les quakers possédés du diable, exorcisaient le diable et prophétisaient que William Penn serait damné. J’ai cité tout à l’heure James Naylor, ancien quartier-maître du général Lambert, adoré comme un Dieu par ses sectateurs. Plusieurs femmes conduisaient son cheval, d’autres jetaient devant lui des mouchoirs et des écharpes, chantant : Saint, Saint, Seigneur Dieu. Elles l’appelaient le plus beau des dix mille, le Fils unique de Dieu, le prophète du Dieu très-haut, le Roi d’Israël, le Fils éternel de la justice, le Prince de la paix, Jésus, celui en qui l’espoir d’Israël réside. L’une d’elles, Dorcas Erbury, déclara, qu’elle était restée morte deux jours entiers dans sa prison d’Exeter, et que Naylor l’avait ressuscitée en lui imposant les mains. Sarah Blackbury le trouvant prisonnier, le prit par la main, et lui dit : « Lève-toi, mon amour, ma colombe, ma beauté, et viens-t’en. {p. 375}Pourquoi restes-tu assis parmi les pots ? —  » Puis elle lui baisa la main et se prosterna devant lui. Lorsqu’on le mit au pilori, quelques-uns de ses disciples se mirent à chanter, à pleurer, à frapper leur poitrine ; d’autres baisaient ses mains, se couchaient sur son sein et baisaient ses blessures398. Bedlam déchaîné n’aurait pas fait mieux.

Au-dessous de ces bouillonnements désordonnés de la surface, les couches saines et profondes de la nation s’étaient prises, et la foi nouvelle y faisait son œuvre, œuvre pratique et positive, politique et morale. Tandis que la réforme allemande, selon l’usage allemand, aboutissait aux gros livres et à une scolastique, la réforme anglaise, selon l’usage anglais, aboutissait à des actions et à des établissements. « Comment sera gouvernée l’Église de Christ » : voilà la grande question qui s’agite entre les sectes. La Chambre des communes demande à l’assemblée des théologiens « si les assemblées locales 399, provinciales et nationales sont de droit divin et instituées par la volonté et le commandement de J. C. ? Si elles le sont toutes ? S’il n’y en a que quelques-unes, et lesquelles ? Si les appels portés des anciens d’une congrégation aux assemblées provinciales, départementales et nationales sont de droit divin et par la volonté et le commandement de J. C. ? Si quelques-unes seulement sont de droit divin ? Lesquelles ? Si le pouvoir des {p. 376}assemblées en de tels appels est de droit divin et par la volonté et le commandement de J. C. ? » et cent autres questions du même genre. Le Parlement déclare que400, d’après l’Écriture, les dignités de prêtre et d’évêque sont égales, règle les ordinations, les convocations, les excommunications, les juridictions, les élections, dépense la moitié de son temps et use toute sa force à fonder l’Église presbytérienne. —  Pareillement chez les indépendants, la ferveur engendre le courage et la discipline. Les côtes de fer de Cromwell « sont la plupart401 des fils de francs-tenanciers qui s’engagent dans la guerre par un principe de conscience, et qui, étant bien armés au dedans par la satisfaction de leur conscience et au dehors par de bonnes armes de fer, font ferme ou chargent en désespérés comme un seul homme. » Cette armée où des caporaux inspirés prêchent des colonels tièdes, opère avec la solidité et la précision d’un régiment russe ; c’est un devoir, un devoir envers Dieu que de tirer juste et de marcher en ligne, et le parfait chrétien produit le parfait soldat. Nulle séparation ici entre la spéculation et la pratique, entre la vie privée et la vie publique, entre le spirituel et le temporel. Ils veulent appliquer l’Écriture, établir « le royaume de Dieu sur la terre », instituer non-seulement une Église chrétienne, mais encore une société chrétienne, changer la loi en gardienne des mœurs, imposer la piété et la vertu ; et pour un temps ils y réussissent. {p. 377}« Quoique la discipline de l’Église fût renversée402, dit Neal, il y avait un esprit extraordinaire de dévotion parmi le peuple dans le parti du Parlement. Le jour du Seigneur était gardé avec une exactitude remarquable, les églises étant remplies d’auditeurs attentifs et nombreux ; trois et quatre fois par jour les officiers de paix faisaient des patrouilles dans les rues, et fermaient toutes les maisons publiques. Personne ne voyageait sur les routes et ne se promenait dans les champs, excepté en cas de nécessité absolue. Des exercices religieux étaient établis dans les familles privées, comme lire l’Écriture, prier en famille, répéter des sermons, chanter des psaumes ; et cela était si universel que vous auriez pu parcourir toute la ville de Londres, le dimanche soir, sans voir une personne oisive ou sans entendre autre chose que le son des prières ou des cantiques qui sortait des églises et des maisons publiques403. Les gens n’hésitaient pas à se lever avant le jour et à franchir une grande distance pour avoir le bonheur d’entendre la parole de Dieu. —  Il n’y avait point de maisons de jeu, ni de maisons de filles. On ne voyait et on n’entendait dans les rues ni jurons profanes, ni ivrognerie, ni aucune sorte de débauche… Les soldats du Parlement accouraient en foule aux sermons, parlaient de religion, priaient et chantaient des {p. 378}psaumes ensemble en montant la garde. » En 1644, le Parlement défendit de vendre des denrées le dimanche, « de voyager, de transporter des fardeaux, de faire aucun travail mondain, sous peine de dix schillings d’amende pour le voyageur, et de cinq schillings pour chaque charge », de « prendre part ou d’assister à aucune lutte, sonnerie de cloches, tir, marché, buvette, danse, jeu, sous peine d’une amende de cinq schillings pour chaque personne au-dessus de quatorze ans. Si des enfants sont trouvés coupables d’une de ces fautes, les parents ou tuteurs payeront douze pence pour chaque faute. Si les diverses amendes ci-dessus mentionnées ne peuvent être payées, les coupables seront mis dans les stocks pendant l’espace de trois heures. » Quand les indépendants furent au pouvoir, la sévérité fut plus âpre encore. Les officiers de l’armée ayant convaincu de blasphème un de leurs quartier-maîtres, « le condamnèrent à avoir la langue percée d’un fer rouge, son épée brisée au-dessus de sa tête, et à être chassé de l’armée. » Pendant l’expédition de Cromwell en Irlande, « on n’entendait pas un blasphème dans tout le camp, les soldats employant leurs heures de loisir à lire leurs Bibles, à chanter des psaumes et à tenir des conférences religieuses404. » En 1650, les peines infligées aux profanateurs du dimanche furent doublées. Des lois violentes furent portées contre les paris, la galanterie fut taxée de crime, les théâtres furent démolis, {p. 379}les spectateurs mis à l’amende, les acteurs fouettés à la queue de la charrette, l’adultère puni de mort : pour mieux frapper le vice, ils persécutaient le plaisir. Mais s’ils étaient austères envers autrui, ils l’étaient envers eux-mêmes, et pratiquaient les vertus qu’ils imposaient. Après la Restauration, deux mille ministres, pour ne pas se conformer à la nouvelle liturgie, renoncèrent à leurs cures, sauf à mourir de faim avec leurs familles. « Beaucoup d’entre eux, ne croyant pas avoir le droit de quitter leur ministère après y avoir été destinés par l’ordination, prêchèrent à ceux qui voulurent les entendre dans les champs et dans les maisons particulières, jusqu’à ce qu’ils fussent saisis et jetés dans des prisons où un grand nombre d’entre eux périrent405. » Les cinquante mille vétérans de Cromwell, licenciés tout d’un coup et sans ressources, ne fournirent pas une seule recrue aux vagabonds et aux bandits. « Les royalistes eux-mêmes confessèrent que dans toutes les branches d’industrie honnête, ils prospéraient au-delà des autres hommes, que nul d’entre eux n’était accusé de larcin ou de brigandage, qu’on n’en voyait pas un demander l’aumône, et que si un boulanger, un maçon ou un charretier se faisait remarquer par sa sobriété et son activité, il était très-probablement un des vieux soldats d’Olivier406. » Purifiés par la persécution et ennoblis par la patience, ils finiront par conquérir la tolérance de la loi comme le respect du {p. 380}public, et relèveront la morale nationale comme ils ont sauvé la liberté nationale. Cependant les autres, fugitifs en Amérique, poussent jusqu’au bout ce grand esprit religieux et stoïque, avec ses faiblesses et ses forces, avec ses vices et ses vertus. Leur volonté, tendue par une foi fervente, tout employée à la vie politique et pratique, invente l’émigration, supporte l’exil, repousse les Indiens, fertilise le désert, érige la morale rigide en loi civile, institue et arme l’Église, et sur la Bible fonde l’État407.

Ce n’est pas d’une pareille conception de la vie qu’une véritable littérature peut sortir. L’idée du beau y manque, et qu’est-ce qu’une littérature sans l’idée du beau ? L’expression naturelle des mouvements du cœur y est proscrite, et qu’est-ce qu’une littérature sans l’expression naturelle des mouvements du cœur ? Ils ont aboli comme impies le libre drame et la riche poésie que la Renaissance avait portés jusqu’à eux. Ils rejettent comme profanes le style orné et l’ample éloquence que l’imitation de l’antiquité et de l’Italie avait établis autour d’eux. Ils se défient de la raison et sont incapables de philosophie. Ils ignorent les divines langueurs de l’Imitation et les tendresses touchantes de l’Évangile. On ne trouve dans leur caractère que virilité, dans leur conduite {p. 381}qu’austérité, dans leur esprit qu’exactitude. On ne voit parmi eux que des théologiens échauffés, des controversistes minutieux, des hommes d’action énergiques, des cerveaux bornés et patients, tous préoccupés de preuves positives et d’œuvres effectives, dépourvus d’idées générales et de goûts délicats, appesantis sur les textes, raisonneurs secs et obstinés qui tourmentent l’Écriture pour en extraire une forme de gouvernement ou un code de doctrine. Rien de plus étroit et de plus laid que ces recherches et ces disputes. Un pamphlet du temps demande la liberté de conscience, et tire ses arguments : « 1º De la parabole du blé et de l’ivraie qui poussent ensemble jusqu’à la moisson ; 2º de cette prescription des apôtres : Que chaque homme soit persuadé dans son propre entendement ; 3º de ce texte : Partout où manque la foi est le péché ; 4º de cette règle divine de notre Sauveur : Faites à autrui ce que vous voudriez qu’on vous fît à vous-mêmes408. » Plus tard, quand la Chambre en fureur veut juger James Naylor, le procès s’enfonce dans une interminable discussion juridique et théologique, les uns prétendant que le crime commis est une idolâtrie, d’autres qu’il est une séduction, chacun vidant devant l’assemblée son arsenal de commentaires et de textes409. Rarement une génération s’est trouvée plus mutilée de toutes {p. 382}les facultés qui produisent la contemplation et l’ornement, plus réduite aux facultés qui nourrissent la discussion et la morale. Comme un splendide insecte qui s’est transformé et qui a perdu ses ailes, on voit la poétique génération d’Élisabeth disparaître et ne laisser à sa place qu’une lourde chenille, fileuse opiniâtre et utile, armée de pattes industrieuses et de mâchoires redoutables, occupée à ronger de vieilles feuilles et à dévorer ses ennemis. Point de style ; ils parlent en hommes d’affaires ; tout au plus, çà et là, un pamphlet de Prynne a de la vigueur. Les histoires, celle de May, par exemple, sont plates et lourdes. Les mémoires, même ceux de Ludlow, de mistress Hutchinson, sont longs, ennuyeux, véritables factums dépourvus d’accent personnel, vides d’effusion et d’agrément ; tous, « ils semblent s’oublier et ne s’occupent que des destinées générales de leur cause410. » De bons ouvrages de piété, des sermons solides et convaincants, des livres sincères, édifiants, exacts, méthodiques, comme ceux de Baxter, de Barclay, de Calamy, de John Owen, des récits personnels comme celui de Baxter, comme le journal de Fox, comme la vie de Bunyan, une grande provision consciencieusement rangée de documents et de raisonnements, voilà tout ce qu’ils offrent ; le puritain détruit l’artiste, roidit l’homme, entrave l’écrivain, {p. 383}et ne laisse subsister de l’artiste, de l’homme, de l’écrivain, qu’une sorte d’être abstrait, serviteur d’une consigne. S’il se rencontre parmi eux un Milton, c’est que par ses vastes curiosités, ses voyages, son éducation encyclopédique, surtout par son adolescence trempée dans la grande poésie de l’âge précédent, et par son indépendance d’esprit hautainement défendue même contre les sectaires, Milton dépasse la secte. À proprement parler, ils ne pouvaient avoir qu’un poëte, poëte sans le vouloir, un fou, un martyr, héros et victime de la grâce, véritable prédicateur, qui atteint le beau par rencontre en cherchant l’utile par principe, pauvre chaudronnier qui, employant les images pour être compris des manouvriers, des matelots, des servantes, est parvenu, sans y prétendre, à l’éloquence et au grand art.

VI §

Après la Bible, le livre le plus répandu en Angleterre est le Voyage du Pèlerin par le chaudronnier Bunyan. C’est que le fond du protestantisme est la doctrine du salut opéré par la grâce, et que, pour rendre cette doctrine sensible, nul artiste n’a égalé Bunyan.

Pour bien parler des impressions surnaturelles, il faut être sujet aux impressions surnaturelles. Bunyan eut le genre d’imagination qui les produit. Cette imagination, puissante comme celle des artistes, {p. 384}mais plus violente que celle des artistes, agit dans l’homme sans le concours de l’homme, et l’assiége de spectacles qu’il n’a ni voulus ni prévus. Dès ce moment, il y a en lui comme un second être, souverain du premier, grandiose et terrible, dont les apparitions sont soudaines, dont les démarches sont inconnues, qui double ou brise ses facultés, qui le prosterne ou l’exalte, qui l’inonde de sueurs d’angoisse, qui le ravit de transports de joie, et qui par sa force, sa bizarrerie, son indépendance, lui atteste la présence et l’action d’un maître étranger et supérieur. Dès l’enfance, comme sainte Thérèse, Bunyan eut des visions, « étant grandement troublé par la pensée des tourments horribles du feu de l’enfer », triste au milieu de ses jeux, se croyant damné, et si désespéré « qu’il souhaitait être un démon, supposant que les démons sont seulement bourreaux, et qu’il vaut mieux encore être tourmenteur que tourmenté411. » C’était déjà l’obsession des images {p. 385}précises et corporelles. Sous leur effort la réflexion cesse, et l’homme est tout d’un coup précipité dans l’action. Le premier mouvement l’emportait les yeux fermés, lancé comme sur une pente roide dans les déterminations folles. Un jour, voyant un serpent passer sur la grand’route, il le frappa de son bâton sur le dos et l’étourdit. « Puis de mon bâton, je le forçai à ouvrir sa gueule, et lui arrachai son aiguillon avec mes doigts, action désespérée qui, si Dieu n’avait pas eu pitié de moi, m’aurait mené à ma fin412. » Dès ses premiers essais de conversion, il fut extrême dans ses émotions, et maîtrisé jusqu’au cœur par la vue des objets physiques, « adorant » le prêtre, l’office, l’autel, les vêtements. « Cette pensée était devenue si forte dans mon esprit, qu’à la seule vue d’un prêtre (si sale et débauchée que fût sa vie), je sentais mon cœur défaillir sous lui, et le vénérer, et se lier à lui ; oui, et pour l’amour que je leur portais, il me semblait que je me serais couché sous leurs pieds pour être foulé par eux, tant leur nom, leur habit, leur office m’enivraient et m’ensorcelaient413. » Déjà les idées s’attachaient à lui de cette prise invincible qui fait la monomanie ; absurdes {p. 386}ou non, il n’importait ; elles régnaient en lui, non par leur vérité, mais par leur présence. La pensée d’un danger impossible l’effrayait autant que la vue d’un péril imminent. Comme un homme suspendu au-dessus d’un gouffre par une corde solide, il oubliait que la corde était solide et le vertige l’étreignait. Selon l’usage des ouvriers anglais, il aimait à sonner les cloches ; devenu puritain, il trouva l’amusement profane et s’abstint ; pourtant, entraîné par son désir, il montait encore au clocher et regardait sonner. « Mais bientôt après je me mis à penser : Et si une des cloches tombait ? —  Alors je choisis, pour me tenir, une place sous une grosse poutre qui était en travers du clocher, pensant que je serais là en sûreté. —  Mais bientôt je me remis à penser que si la cloche tombait dans son balancement, elle pourrait frapper d’abord le mur, puis rebondir sur moi et me tuer malgré la poutre. —  Cela fit que je me tins à la porte du clocher. —  Et maintenant, pensé-je, je suis en sûreté ; car si une cloche tombait, je m’esquiverais derrière ces gros murs, et je serais sauvé {p. 387}malgré tout. —  En sorte qu’après cela j’allais encore voir sonner, sans vouloir entrer plus avant que la porte du clocher. Mais alors il me vint dans la tête : Et si le clocher aussi tombait ? Et cette pensée continuelle ébranla si fort mon esprit, que je n’osai pas rester plus longtemps à la porte du clocher, que je fus forcé de fuir, par crainte que le clocher ne tombât sur ma tête414. » Souvent la simple conception d’un péché devenait pour lui une tentation si involontaire et si forte, qu’il y sentait la griffe aiguë du diable. L’idée fixe grossissait dans sa tête comme un abcès douloureux, chargé de toute la sensibilité et de tout le sang vital. « Si ce péché consistait à prononcer un tel mot, j’ai été comme si ma bouche {p. 388}allait prononcer ce mot, que je le voulusse ou non. Et si puissante était la tentation sur moi, que souvent j’ai été prêt à claquer des mains contre mon menton, pour empêcher ma bouche de s’ouvrir ; et d’autres fois, de sauter la tête en bas dans quelque trou à fumier, pour empêcher ma bouche de parler415. » Plus tard, au milieu d’un sermon qu’il prêchait, il était assailli par des pensées de blasphème ; le mot arrivait à ses lèvres, et toute sa résistance parvenait à peine à maintenir en place le muscle soulevé par le cerveau dominateur.

Un jour que le ministre de sa paroisse prêchait contre la danse, les jurons et les jeux, il se frappa de cette idée que le sermon était pour lui, et rentra dans sa maison plein d’angoisse. Mais il mangea ; son estomac chargé déchargea son cerveau, et ses remords se dissipèrent. En véritable enfant, uniquement touché de la sensation présente, il fut ravi, sauta dehors et courut au jeu. Il avait lancé sa balle et allait recommencer, quand une voix dardée du ciel entra soudainement dans son âme : « Veux-tu quitter tes {p. 389}péchés et aller au ciel, ou garder tes péchés et aller en enfer ? » Éperdu, « je regardai le ciel, et je fus comme si, avec les yeux de mon intelligence, j’avais aperçu le Seigneur Jésus, me regardant d’un air très-fâché contre moi, et comme s’il m’avait sévèrement menacé de quelque griève punition pour ces pratiques impies et les autres semblables416. » Tout d’un coup, réfléchissant que ses péchés étaient très-grands, et qu’il serait certainement damné quoi qu’il fît, il résolut de se contenter en attendant, et pendant cette vie de pécher tant qu’il pourrait. Il reprit sa balle, se remit à jouer avec fureur, et jura plus haut et plus souvent que jamais. Un mois après, réprimandé par une femme, tout d’un coup « à ce reproche je me tus, et baissant la tête, je souhaitai d’être de nouveau un petit enfant pour que mon père m’apprît à parler sans cette méchante habitude de jurer. Car, {p. 390}pensai-je, j’y suis si accoutumé qu’il serait inutile de penser à me corriger ; je ne pourrais jamais le faire. —  Mais je ne sais comment cela arriva, à partir de ce temps je quittai mes jurons, tellement que c’était un grand étonnement pour moi de me voir ainsi ; et tandis qu’auparavant je ne savais parler sans mettre un juron devant et un derrière pour donner crédit à mes paroles, maintenant sans jurons je parlais mieux et plus aisément que je n’avais fait auparavant417. » Ces brusques alternatives, ces résolutions violentes, ce renouvellement imprévu du cœur, sont des œuvres de l’imagination passionnée et involontaire ; par ses hallucinations, par sa souveraineté, par ses idées fixes, par ses idées folles, elle prépare un poëte et annonce un inspiré.

Les circonstances en lui développèrent le naturel ; son genre de vie aidait son genre d’esprit. Il était né « dans le rang le plus bas et le plus méprisé », fils d’un chaudronnier, lui-même chaudronnier ambulant, avec une femme aussi pauvre que lui, « tellement {p. 391}qu’entre eux deux ils n’avaient pas une cuiller ni un plat de mobilier. » On lui avait enseigné dans son enfance à lire et à écrire, mais depuis « il avait perdu presque entièrement ce qu’il avait appris. » L’éducation distrait et discipline l’homme ; elle le remplit d’idées diverses et raisonnables ; elle l’empêche de s’enfoncer dans la monomanie ou de s’échauffer par l’exaltation ; elle substitue les pensées approuvées aux inventions excentriques, les opinions mobiles aux convictions roides ; elle remplace les images impétueuses par les raisonnements calmes, les volontés improvisées par les décisions réfléchies ; elle met en nous la sagesse et les idées d’autrui, elle nous donne la conscience et l’empire de nous-mêmes. Supprimez cette raison et cette discipline, et considérez le pauvre ouvrier ignorant à son ouvrage ; la tête travaille pendant que les mains travaillent, non pas sagement, avec des habitudes acquises de logique apprise, mais par de sourdes émotions, sous un flot déréglé d’images confuses. Soir et matin, le marteau machinal berce de ses notes assourdissantes la même pensée incessamment ramenée et reployée sur elle-même. Une vision trouble, obstinée, ondoie devant lui aux lueurs de l’étain froissé qui tressaille. Dans la fournaise rouge où bout le fer, dans le cri du cuivre meurtri, dans les noirs recoins où rampe l’ombre humide, il aperçoit la flamme et les ténèbres d’en bas, et le grincement des chaînes éternelles. Demain il revoit la même image, et après-demain, et toute la semaine, et tout le mois, et toute l’année. Son front se plisse, {p. 392}ses yeux deviennent mornes, et sa femme, la nuit, l’entend gémir. Elle se souvient qu’elle a deux volumes dans un vieux sac : le Chemin de l’homme simple au ciel et la Pratique de la piété ; pour se consoler il les épelle, et la pensée imprimée, déjà auguste par elle-même, devenue plus auguste par la lenteur de la lecture, s’enfonce comme un oracle dans sa croyance subjuguée. Les brasiers des diables, —  les harpes d’or du ciel, —  le Christ nu sur la croix sanglante, —  chacune de ces idées enracinées végète vénéneuse ou salutaire dans son cerveau malade, s’étend, plonge plus avant et fleurit plus haut par une ramification de visions nouvelles, si épaisses, que dans cet esprit obstrué il n’y a plus de place ni d’air pour d’autres conceptions. —  Se reposera-t-il quand, l’hiver venu, il partira pour sa tournée ? Dans ses longues marches solitaires, sur les landes désertes, dans les fondrières maudites et hantées, toujours livré à lui-même, l’inévitable idée le poursuit. Ces routes défoncées où il s’embourbe, ces lourdes rivières troublées qu’il traverse sur un bac pourri, ces chuchotements menaçants des bois nocturnes, quand, dans les endroits meurtriers, la lune livide dessine des formes embusquées, tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend s’assemble en un poëme involontaire autour de l’idée qui l’absorbe ; elle se change ainsi en un vaste corps de légendes sensibles, et multiplie sa force en multipliant ses détails. —  Devenu sectaire, on l’enferme pendant douze ans, n’ayant d’autre entretien que le livre des Martyrs et la Bible, dans une de ces prisons infectes {p. 393}où sous la Restauration pourrissaient les puritains. Le voilà seul encore, replié sur lui-même par la monotonie du cachot, assiégé par les terreurs de l’Ancien Testament, par le délire vengeur des prophètes, par les dogmes fulminants de saint Paul, par le spectacle des ravissements et des martyres, face à face avec Dieu, tantôt désespéré, tantôt consolé, troublé d’images involontaires et d’émotions inattendues, apercevant tour à tour le démon et les anges, acteur et témoin d’un drame intérieur dont il peut raconter les vicissitudes. Il les écrit : c’est là son livre. Vous voyez désormais l’état de ce cerveau enflammé. Appauvri d’idées, rempli d’images, livré à une pensée fixe et unique, plongé dans cette pensée par son métier machinal, par sa prison et ses lectures, par sa science et son ignorance, les circonstances, comme la nature, le font visionnaire et artiste, lui fournissent les impressions surnaturelles et les images sensibles, lui enseignent l’histoire de la grâce et les moyens de l’exprimer.

Le Voyage du Pèlerin est un manuel de dévotion à l’usage des simples, en même temps qu’une épopée allégorique de la grâce. On entend ici un homme du peuple qui parle au peuple, et qui veut rendre sensible à tous la terrible doctrine de la damnation et du salut418. Selon Bunyan, nous sommes « les fils de la {p. 394}colère », condamnés de naissance, criminels par nature, prédestinés justement à la destruction. Sous cette pensée formidable le cœur fléchit. Le malheureux homme raconte qu’il tremblait de tous ses membres, et que dans ses convulsions il lui semblait que les os de sa poitrine allaient se briser. « Un jour, assis dans la rue, je tombai dans une profonde réflexion sur l’état effroyable où mon péché m’avait mis, et après une grande rêverie je levai la tête ; {p. 395}mais il me sembla voir comme si le soleil qui brille dans le ciel répugnait à me donner sa lumière, et comme si les pierres mêmes des rues et les tuiles des toits se conjuraient contre moi. Il me sembla qu’ils se liguaient tous ensemble pour me bannir du monde. J’étais abhorré par eux et indigne d’habiter parmi eux, parce que j’avais péché contre le Sauveur. Oh ! combien chaque créature était plus heureuse que moi ! Car elles étaient fermes et se tenaient en place ; mais moi, j’étais emporté et perdu. » Contre le pécheur qui se repent, les démons s’assemblent ; ils obscurcissent sa vue, ils l’assiégent de fantômes, ils hurlent à côté de lui pour l’entraîner dans leurs précipices, et la noire vallée où le pèlerin se plonge égale à peine par l’horreur de ses symboles l’angoisse des terreurs dont il est assailli. « Aussi loin que cette vallée s’étendait, il y avait à main droite une fosse très-profonde, qui est celle où les aveugles ont conduit les aveugles dans tous les âges, et où les uns et les autres ont misérablement péri. Et, voyez, de l’autre côté il y avait une très-dangereuse fondrière dans laquelle celui qui tombe, fût-il homme de bien, ne trouve point de fond pour y poser le pied. —  Ce sentier-là était extrêmement étroit, et pour cela le pauvre Chrétien avait encore plus à se garer ; car lorsqu’il tâchait dans l’obscurité d’éviter la fosse de droite, il était près de rouler dans la fondrière de l’autre côté ; et aussi, quand il voulait s’écarter sans grande précaution de la fondrière, il était près {p. 396}de tomber dans la fosse. Ainsi il allait, et je l’entendis ici soupirer amèrement ; car, outre le danger qu’on a dit, le sentier était si obscur que quand il levait le pied pour le mettre en avant, il ne savait pas où ni sur quoi il le mettrait ensuite. —  Vers le milieu de la vallée j’aperçus la gueule de l’enfer ; et elle était tout près de la route. À présent, pensa Chrétien, que ferai-je ? —  Et de moment en moment la flamme et la fumée sortaient en si grande abondance avec des étincelles et des bruits hideux, qu’il était forcé de relever son épée et de recourir à une autre arme appelée prière. —  Il alla ainsi longtemps ; et toujours cependant la flamme arrivait jusqu’à lui ; et il entendait aussi des voix lamentables et comme des frôlements et des froissements deçà et delà, tellement qu’il pensait parfois qu’il serait déchiré en pièces ou foulé comme la boue des rues419. » — Contre ces angoisses, ni ses bonnes œuvres, ni ses prières, ni sa justice, ni toute la justice {p. 397}et toutes les prières de toutes les autres créatures ne pourront le défendre. Seule la grâce justifie. Il faut que Dieu lui impute la pureté du Christ et le sauve par un choix gratuit. Rien de plus passionné que la scène où, sous le nom de son pauvre pèlerin, il raconte ses doutes, sa conversion, sa joie et la soudaine transformation de son cœur. « Seigneur, dis-je, un si grand pécheur que moi peut-il être reçu par toi et sauvé par toi ? —  Ici je l’entendis qui disait : Celui qui vient à moi, je ne le rejetterai jamais. —  Et alors mon cœur fut plein de joie, mes yeux furent pleins de larmes, et toute mon âme déborda d’amour pour le nom, le peuple et les voies de Jésus-Christ. Cela me fit voir que tout le monde, malgré toute la justice qui est en lui, est dans un état de condamnation. Cela me fit voir que Dieu le père, quoiqu’il soit juste, peut justement justifier le pécheur qui revient. Cela me fit grandement rougir de l’infamie de ma première vie. Cela me confondit {p. 398}par le sentiment de mon ignorance, parce que jamais pensée n’était venue auparavant dans mon cœur qui me montrât si bien la beauté de Jésus-Christ. Cela me rendit désireux d’une sainte vie et passionné pour faire quelque chose en l’honneur et à la gloire du nom du Seigneur Jésus. Oui, et je pensai que si j’avais maintenant mille pintes de sang dans mon corps, je le répandrais tout pour l’amour du Seigneur Jésus420. »

Une pareille émotion ne calcule point les combinaisons littéraires. L’allégorie, le plus artificiel des genres, est naturelle à Bunyan. S’il l’emploie ici, c’est qu’il l’emploie partout ; et s’il l’emploie partout, c’est par nécessité, non par choix. Comme les enfants, les paysans et tous les esprits incultes, il change les raisonnements en paraboles ; il ne saisit les vérités qu’habillées d’images ; les termes abstraits lui échappent ; {p. 399}il veut palper des formes et contempler des couleurs. C’est que les sèches vérités générales sont une sorte d’algèbre, acquise par notre esprit fort tard et après beaucoup de peine, contre notre inclination primitive, qui est de considérer des événements détaillés et des objets sensibles, l’homme n’étant capable de contempler les formules pures qu’après s’être transformé par dix ans de lecture et de réflexion. Nous comprenons du premier coup le mot purification du cœur ; Bunyan ne l’entend pleinement qu’après l’avoir traduit par cet apologue421. « L’interprète prit {p. 400}Chrétien par la main et le conduisit dans une très-grande chambre qui était pleine de poussière, parce qu’elle n’avait jamais été balayée. Après qu’il l’eut considérée un peu de temps, il appela un homme pour la balayer. Mais quand cet homme eut commencé à la balayer, la poussière se mit à voler si abondamment que Chrétien en fut presque étouffé. Alors l’interprète dit à une demoiselle qui était là : Apportez ici de l’eau et arrosez la chambre. Après qu’elle l’eut fait, on la balaya et on la nettoya avec plaisir. —  Alors Chrétien dit : Que veut dire ceci ? —  L’interprète répondit : Cette chambre est le cœur de l’homme qui jamais n’a été sanctifié par la douce grâce de l’Évangile. La poussière est son péché originel et la corruption intérieure qui a sali tout l’homme. Le premier qui s’est mis à balayer est la Loi ; mais celle qui a apporté l’eau et qui a arrosé la chambre est l’Évangile. Maintenant tu as vu que lorsque le premier s’est mis à balayer, la poussière a volé tellement que la chambre n’a pu être nettoyée et que tu as été presque étouffé ; c’était pour te montrer que la Loi, au lieu de balayer par son opération le péché du cœur, le ranime, lui donne de la force, l’accroît dans l’âme, en même temps qu’elle le manifeste et le condamne, car elle ne donne pas le pouvoir de le vaincre. —  Au contraire, quand tu as vu la {p. 401}demoiselle arroser d’eau la chambre, en sorte qu’on a pu la nettoyer avec plaisir, c’était pour te montrer que lorsque l’Évangile vient dans le cœur avec ses douces et précieuses rosées, comme tu as vu la demoiselle abattre la poussière en arrosant d’eau le plancher, de même le péché est vaincu et subjugué, et l’âme nettoyée par la foi, et par conséquent propre à recevoir le roi de gloire422. » Ces répétitions, ces phrases embarrassées, ces comparaisons familières, ce style naïf dont la maladresse rappelle les périodes enfantines d’Hérodote, et dont la bonhomie rappelle les contes de madame Bonne, prouvent que si l’ouvrage est allégorique, c’est pour être intelligible, et que Bunyan est poëte parce qu’il est enfant.

Regardez bien cependant. Sous la simplicité, vous apercevez la puissance, et dans la puérilité la vision. {p. 402}Ces allégories sont des hallucinations aussi nettes, aussi complètes et aussi saines que les perceptions ordinaires. Personne, sauf Spenser, n’a été si lucide. D’eux-mêmes les objets imaginaires surgissent devant lui. Il n’a point de peine à les appeler ou à les former. Ils s’accommodent dans tous leurs détails à tous les détails du précepte qu’ils représentent, comme un voile souple se modèle sur le corps qu’il revêt. Il distingue et place toutes les parties du paysage, ici la rivière, le château sur la droite, un drapeau sur la tourelle gauche, le soleil couchant trois pieds plus bas, un nuage ovale dans le premier tiers du ciel, avec une précision d’arpenteur. On croit revoir, en le lisant, les vieilles cartes géographiques du siècle où les profils saillants des cités anguleuses sont enfoncés dans le cuivre par un burin aussi sûr qu’un compas423. Les dialogues coulent de sa plume comme en un rêve. Il n’a pas l’air d’y penser ; on dirait même qu’il n’est pas là. Les événements et les discours semblent naître et s’ordonner en lui sans son concours. Rien de plus froid ordinairement que les personnages allégoriques ; les siens sont vivants. Au spectacle de ces détails si petits et si familiers ; l’illusion vous prend. Le géant Désespoir, simple abstraction, devient aussi réel entre ses mains qu’un geôlier ou un fermier d’Angleterre. On l’entend causer la nuit, dans son lit, avec sa femme mistress Défiance, qui lui donne de bons conseils, parce que, dans ce ménage {p. 403}comme dans les autres, l’animal fort et brutal est le moins avisé des deux : « Elle lui conseilla de prendre les prisonniers, quand il se lèverait le matin, et de les battre sans merci. En sorte que lorsqu’il se leva, il prit un bâton pesant de pommier sauvage, et descendit vers eux dans le cachot, et là se mit d’abord à les injurier comme s’ils étaient des chiens, quoiqu’ils ne lui eussent jamais dit un mot déplaisant ; puis il tombe sur eux et il les bat terriblement, de façon qu’ils n’avaient plus la force de s’assister ni de se retourner par terre424. » Ce bâton choisi avec l’expérience d’un forestier, cet instinct d’injurier d’abord et de tempêter pour se mettre en train d’assommer, voilà des traits de mœurs qui attestent la sincérité du conteur et font la persuasion du lecteur. Bunyan a l’abondance, le naturel, l’aisance, la netteté d’Homère ; il est aussi proche d’Homère qu’un chaudronnier anabaptiste peut l’être d’un chantre héroïque, créateur de dieux.

Je me trompe, il en est plus proche. Devant le sentiment {p. 404}du sublime, les inégalités se nivellent. La grandeur des émotions élève aux mêmes sommets le paysan et le poëte, et ici l’allégorie sert encore le paysan. Elle seule, au défaut de l’extase, peut peindre le ciel ; car elle ne prétend pas le peindre ; en l’exprimant par une figure, elle le déclare invisible, comme un soleil ardent que nous ne pouvons contempler en face et dont nous regardons l’image dans un miroir ou dans un ruisseau. Le monde ineffable garde ainsi tout son mystère ; avertis par l’allégorie, nous supposons des splendeurs au-delà de toutes les splendeurs qu’on nous offre ; nous sentons derrière les beautés qu’on nous ouvre l’infini qu’on nous cache, et la cité idéale, évanouie aussitôt qu’apparue, cesse de ressembler au White-Hall grossier, édifié pour Dieu par Milton. Lisez cette arrivée des pèlerins dans la terre céleste ; sainte Thérèse n’a rien de plus beau : « Ils entendaient continuellement le chant des oiseaux, et voyaient chaque jour les fleurs paraître sur le sol, et ils entendaient la voix de la tourterelle dans les champs. En cette terre le soleil brille nuit et jour. Et déjà ils étaient en vue de la cité où ils allaient, et aussi quelques-uns des habitants venaient à leur rencontre. Car les bienheureux resplendissants se promenaient souvent en cette contrée, parce qu’elle était sur la frontière du ciel. Ils entendaient des voix de la cité, des voix éclatantes qui disaient : Dites à la fille de Sion : Regarde, ton salut vient ; regarde, sa récompense est avec lui. Et tous les habitants de la cité les appelaient les saints, les rachetés du {p. 405}Seigneur. —  Et s’approchant de la cité, ils en eurent une vue encore plus parfaite. Elle était bâtie de perles et de pierres précieuses, et aussi les rues étaient pavées d’or, tellement que par l’éclat naturel de la cité, et à cause de la splendeur que les rayons du soleil y faisaient en se réfléchissant, Chrétien tomba malade de désir. Plein-d’Espoir eut aussi un accès ou deux du même mal. C’est pourquoi ils demeurèrent couchés pendant un temps, criant à cause de leurs angoisses : Si vous voyez mon bien-aimé, dites-lui que je suis malade d’amour425 !

« Ils traversèrent enfin la rivière de la Mort, et commencèrent à monter ayant quitté leurs vêtements mortels. Et je vis, comme ils avançaient, {p. 406}que deux hommes vinrent à leur rencontre avec des vêtements qui brillaient comme de l’or ; leurs visages aussi brillaient comme la lumière. Alors ils avancèrent avec beaucoup d’agilité et de vitesse, quoique la base sur laquelle la cité était bâtie fût plus haute que les nuages. Ils montèrent donc à travers les régions de l’air, se parlant doucement à mesure qu’ils allaient, étant réconfortés parce qu’ils avaient traversé sans accident la rivière et parce qu’ils avaient de si glorieux compagnons pour les conduire.

« L’entretien qu’ils avaient avec les bienheureux resplendissants était sur la gloire de la cité. Et ceux-ci leur disaient que sa gloire et sa beauté étaient inexprimables. Là, disaient-ils, est le mont Sion, la Jérusalem céleste et l’innombrable assemblée des anges et des esprits des hommes justes devenus parfaits. Vous allez entrer dans le paradis de Dieu, où vous verrez l’arbre de la vie, et vous mangerez ses fruits, qui ne se flétrissent jamais. Et quand vous y serez, vous aurez des robes blanches qu’on vous donnera, et vous irez et vous parlerez tous les jours avec le roi, oui, tous les jours de l’éternité426.

{p. 407}« Puis ils vinrent à rencontrer plusieurs des trompettes du roi habillés de vêtements blancs et resplendissants, qui de leurs sons hauts et mélodieux faisaient retentir même le ciel. Ceux-ci les entourèrent de chaque côté ; quelques-uns allaient devant, quelques-uns derrière, quelques-uns à main droite, quelques-uns à main gauche, continuellement sonnant, à mesure qu’ils montaient, avec de hautes notes mélodieuses, en sorte que la vue, pour ceux qui pouvaient l’avoir, était comme si le ciel lui-même fût descendu à leur rencontre427… Et à ce moment ces deux hommes étaient, pour ainsi dire, déjà dans le ciel avant d’y être entrés, étant comme engloutis par la contemplation des anges et par le ravissement de leurs {p. 408}notes mélodieuses. Là aussi ils avaient devant les yeux la cité elle-même, et pensaient que toutes les cloches se fussent mises à sonner pour leur donner la bienvenue. Mais au-dessus de tout étaient les ardentes et joyeuses pensées qui leur venaient, sachant qu’ils allaient habiter là en telle compagnie, et cela pour toujours. Ô quelle langue ou quelle plume peut exprimer leur glorieuse joie428 ! —  Et je vis dans mon rêve que ces deux hommes arrivaient à la porte. Et voici, comme ils entraient, ils furent transfigurés ; et on leur mit un vêtement qui brillait comme l’or. Et plusieurs vinrent à leur rencontre avec des harpes et des couronnes, et leur donnèrent les harpes pour chanter les louanges et les couronnes en signe d’honneur. Et j’entendis dans mon rêve qu’il leur fut dit : Entrez dans la joie de votre Seigneur. —  À ce moment, comme les portes s’ouvraient pour laisser entrer ces hommes, je regardai après eux et je vis la cité briller comme le soleil. Les rues aussi étaient pavées d’or, et beaucoup d’hommes y marchaient avec des couronnes sur leurs têtes, des palmes dans les mains, des harpes d’or pour chanter des louanges. Il y en {p. 409}avait aussi qui avaient des ailes, et se répondaient l’un à l’autre sans interruption, disant : Saint, Saint, Saint est le Seigneur. —  Et ensuite ils fermèrent les portes. Quand j’eus vu cela, je souhaitai d’être avec eux429. »

Il fut emprisonné douze ans et demi ; dans son cachot, il fabriquait des lacets ferrés pour se nourrir lui et sa famille ; il mourut à soixante ans en 1688. À côté de lui Milton durait obscur et aveugle. Les deux derniers poëtes de la Réforme survivaient ainsi, au milieu de la froideur classique qui séchait alors la littérature anglaise, et de la débauche mondaine qui corrompait alors la morale anglaise. « Hypocrites tondus, chanteurs de psaumes, bigots moroses », voilà les noms dont on outrageait les hommes {p. 410}qui avaient réformé les mœurs et reforgé la constitution de l’Angleterre. Mais tout opprimés et insultés qu’ils étaient, leur œuvre se continuait d’elle-même et sans bruit sous terre ; car le modèle idéal qu’ils avaient érigé était, après tout, celui que suggérait le climat et que réclamait la race. Par degrés le puritanisme allait se rapprocher du monde, et le monde se rapprocher du puritanisme. La Restauration allait se discréditer, la Révolution allait se faire, et sous le progrès insensible de la sympathie nationale, comme sous l’essor incessant de la réflexion publique, les partis et les doctrines allaient se rallier autour du protestantisme libre et moral.

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Chapitre VI.
Milton. §

I. Idée générale de son esprit et de son caractère. —  Sa famille. —  Son éducation. —  Ses études. —  Ses voyages. —  Son retour en Angleterre.

II. Effets du caractère concentré et solitaire. —  Son austérité. —  Son inexpérience. —  Son mariage. —  Ses enfants. —  Ses chagrins domestiques.

III. Son énergie militante. —  Sa polémique contre les évêques. —  Sa polémique contre le roi. —  Son enthousiasme et sa roideur. —  Ses théories sur le gouvernement, l’Église et l’éducation. —  Son stoïcisme et sa vertu. —  Sa vieillesse, ses occupations, sa personne.

IV. Le prosateur. —  Changements survenus depuis trois siècles dans les physionomies et les idées. —  Lourdeur de sa logique. —  Traité du Divorce. —  Pesanteur de sa plaisanterie. —  Animadversions upon the remonstrant. —  Rudesse de sa discussion. —  Defensio populi anglicani. —  Violences de ses animosités. —  Reasons of church Government. Iconoclastes. —  Libéralisme de ses doctrines. Of Reformation. Areopagitica. —  Son style. —  Ampleur de son éloquence. —  Richesse de ses images. —  Lyrisme et sublimité de sa diction.

V. Le poëte. —  En quoi il se rapproche et se sépare des poëtes de la Renaissance. —  Comment il impose à la poésie un but moral. —  Ses poëmes profanes. —  L’Allegro et le Penseroso. —  Le Comus. —  Lycidas. —  Ses poëmes religieux. Le Paradis perdu. —  Conditions d’une véritable épopée. —  Elles ne se rencontrent ni dans le siècle ni dans le poëte. —  Comparaison d’Ève et d’Adam avec un ménage anglais. —  Comparaison de Dieu et des anges avec une cour monarchique. —  Ce qui subsiste du poëme. —  Comparaison {p. 412}entre les sentiments de Satan et les passions républicaines. —  Caractère lyrique et moral des paysages. —  Élévation et bon sens des idées morales. —  Situation du poëte et du poëme entre deux âges. —  Construction de son génie et de son œuvre.

Aux confins de la Renaissance effrénée qui finit et de la poésie régulière qui commence, entre les concetti monotones de Cowley et les galanteries correctes de Waller, paraît un esprit puissant et superbe, préparé par la logique et l’enthousiasme pour l’épopée et l’éloquence ; libéral, protestant, moraliste et poëte ; qui célèbre la cause d’Algernon Sidney et de Locke, avec l’inspiration de Spenser et de Shakspeare ; héritier d’un âge poétique, précurseur d’un âge austère, debout entre le siècle du rêve désintéressé et le siècle de l’action pratique ; pareil à son Adam qui, entrant sur la terre hostile, écoutait derrière lui, dans l’Éden fermé, les concerts expirants du ciel.

John Milton n’est point une de ces âmes fiévreuses, impuissantes contre elles-mêmes, que la verve saisit par secousses, que la sensibilité maladive précipite incessamment au fond de la douleur ou de la joie, que leur flexibilité prépare à représenter la diversité des caractères, que leur tumulte condamne à peindre le délire et les contrariétés des passions. La science immense, la logique serrée et la passion grandiose, voilà son fond. Il a l’esprit lucide et l’imagination limitée. Il est incapable de trouble et il est incapable de métamorphoses. Il conçoit la plus {p. 413}haute des beautés idéales, mais il n’en conçoit qu’une. Il n’est pas né pour le drame, mais pour l’ode. Il ne crée pas des âmes, mais il construit des raisonnements et ressent des émotions. Émotions et raisonnements, toutes les forces et toutes les actions de son âme se rassemblent et s’ordonnent sous un sentiment unique, celui du sublime, et l’ample fleuve de la poésie lyrique coule hors de lui, impétueux, uni, splendide comme une nappe d’or.

I §

Cette sensation dominante fit la grandeur et la fermeté de son caractère. Contre les fluctuations du dehors, il trouvait son refuge en lui-même ; et la cité idéale qu’il avait bâtie dans son âme demeurait inexpugnable à tous les assauts. Elle était trop belle, cette cité intérieure, pour qu’il voulût en sortir ; elle était trop solide pour qu’on pût la détruire. Il croyait au sublime de tout l’élan de sa nature et de toute l’autorité de sa logique ; et, chez lui, la raison cultivée fortifiait de ses preuves les suggestions de l’instinct primitif. Sous cette double armure, l’homme peut avancer d’un pas ferme à travers la vie. Celui qui se nourrit incessamment de démonstrations est capable de croire, de vouloir, et de persévérer dans sa croyance et dans sa volonté ; il ne tourne pas à tout événement et à toute passion, comme cet être changeant et maniable qu’on appelle un poëte ; il demeure assis dans {p. 414}des principes fixes. Il est capable d’embrasser une cause, et d’y rester attaché, quoi qu’il arrive, malgré tout, jusqu’au bout. Nulle séduction, nulle émotion, nul accident, nul changement n’altère la stabilité de sa conviction, ou la lucidité de sa connaissance. Au premier jour, au dernier jour, dans tout l’intervalle, il garde intact le système entier de ses idées claires, et la vigueur logique de son cerveau soutient la vigueur virile de son cœur. Lorsque enfin cette logique serrée s’emploie, comme ici, au service d’idées nobles, l’enthousiasme s’ajoute à la constance. L’homme juge ses opinions non-seulement vraies, mais sacrées. Il combat pour elles, non-seulement en soldat, mais en prêtre. Il est passionné, dévoué, religieux, héroïque. On a vu rarement un tel mélange : on l’a vu pleinement dans Milton.

Il était né d’une famille où le courage, la noblesse morale, le sentiment des arts s’étaient assemblés pour murmurer les plus belles et les plus éloquentes paroles autour de son berceau. Sa mère était « une personne exemplaire, célèbre dans tout le voisinage par ses aumônes430. » Son père, étudiant à Christ-Church et déshérité comme protestant, avait fait seul sa fortune, et, parmi ses occupations d’homme de loi, avait gardé le goût des lettres, n’ayant point voulu « quitter ses libérales et intelligentes inclinations jusqu’à se faire tout à fait esclave du monde » ; il écrivait des {p. 415}vers, était excellent musicien, l’un des meilleurs compositeurs de son temps ; il choisissait Cornélius Jansen pour faire le portrait de son fils qui n’avait encore que dix ans, et donnait à son enfant la plus large et la plus complète des éducations littéraires431. Que le lecteur essaye de se figurer cet enfant dans cette rue de commerçants, au milieu de cette famille bourgeoise et lettrée, religieuse et poétique, où les mœurs sont régulières et les aspirations sont élevées, où l’on met les psaumes en musique, et où l’on écrit des madrigaux en l’honneur d’Oriana la reine432, où le chant, les lettres, la peinture, tous les ornements de la belle Renaissance viennent parer la gravité soutenue, l’honnêteté laborieuse, le christianisme profond de la Réforme. Tout le génie de Milton sort de là : il a porté l’éclat de la Renaissance dans le sérieux de la Réforme, les magnificences de Spenser dans les sévérités de Calvin, et s’est trouvé avec sa famille au confluent de deux civilisations qu’il a réunies. Avant dix ans, il avait un précepteur savant « et puritain, qui lui coupa les cheveux court » ; outre cela, il alla à l’école de Saint-Paul, puis à l’université de Cambridge, afin de s’instruire dans « la littérature polie », et dès l’âge de douze ans il travailla, en dépit de ses mauvais yeux et de ses maux de tête, jusqu’à minuit et au-delà. « Quand j’étais encore enfant, dit un de ses personnages qui lui ressemble433, aucun jeu enfantin ne me {p. 416}plaisait. Toute mon âme s’employait, sérieuse, à apprendre et à savoir pour travailler par là au bien commun ; je me croyais né pour cette fin, pour être le promoteur de toute vérité et de toute droiture. » En effet, à l’école, puis à Cambridge, puis chez son père, il se munissait et se préparait de toute sa force, « libre de tout reproche, et approuvé par tous les hommes de bien », parcourant l’immense champ des littératures grecque et latine, non-seulement les grands écrivains, mais tous les écrivains, et jusqu’au milieu du moyen âge ; en même temps l’hébreu ancien, le syriaque et l’hébreu des rabbins, le français et l’espagnol, l’ancienne littérature anglaise, toute la littérature italienne, avec tant de profit et de zèle, qu’il écrivait en vers et en prose italienne et latine comme un Italien et un Latin ; par-dessus tout cela, la musique, les mathématiques, la théologie, et d’autres choses encore. Une grave pensée gouvernait ce grand labeur. « Par l’intention de mes parents et de mes amis, j’avais été destiné dès l’enfance au service de l’Église, et mes propres résolutions y concouraient. Mais étant parvenu à quelque maturité d’années, et voyant quelle tyrannie avait envahi l’Église, une tyrannie si grande que quiconque voulait prendre les ordres devait se déclarer esclave par serment et sous son seing, en sorte qu’à moins de trouver sa promesse au goût de sa conscience, il fallait se parjurer ou souffrir le naufrage de sa foi, je crus meilleur de choisir un silence sans reproche plutôt que l’office sacré de la parole acheté et commencé {p. 417}avec la servitude et le parjure. » Il refusait d’être prêtre de la même façon qu’il avait voulu être prêtre ; espérances et renoncement, tout chez lui partait de la même source, la volonté fixe d’agir noblement. Retombé dans la vie laïque, il continua à se cultiver et se perfectionner lui-même, étudiant avec passion et avec méthode, mais sans pédanterie ni rigorisme ; au contraire, à l’exemple de Spenser son maître, dans l’Allegro, le Penseroso, le Comus, il arrangeait en broderies éclatantes et nuancées les richesses de la mythologie, de la nature et du rêve ; puis, partant pour le pays de la science et du beau, il visitait l’Italie, connaissait Grotius, Galilée, fréquentait les savants, les lettrés, les gens du monde, écoutait les musiciens, se pénétrait de toutes les beautés entassées par la Renaissance à Florence et à Rome. Partout son érudition, son beau style italien et latin lui conciliaient l’amitié et les empressements des humanistes, tellement que, revenant à Florence, « il s’y trouvait aussi bien que dans sa propre patrie. » Il faisait provision de livres et de musique qu’il envoyait en Angleterre, et songeait à parcourir la Sicile et la Grèce, ces deux patries des lettres et des arts antiques. De toutes les fleurs écloses au soleil du Midi sous la main des deux grands paganismes, il cueillait librement les plus parfumées et les plus exquises, mais sans se tacher à la boue qui les entourait. « Je prends Dieu à témoin, écrivait-il plus tard, que dans tous ces endroits où il y a tant de licence, j’ai vécu pur et exempt de toute espèce de vice et d’infamie, portant {p. 418}continuellement dans mon esprit cette pensée, que si je pouvais échapper aux regards des hommes, je ne pouvais pas échapper à ceux de Dieu434. » Au milieu des galanteries licencieuses et des sonnets vides, tels que les sigisbés et les académiciens les prodiguaient, il avait gardé sa sublime idée de la poésie ; il songeait à choisir un sujet héroïque dans l’ancienne histoire d’Angleterre, et se confirmait dans l’opinion435 « que celui qui veut bien écrire sur des choses louables, doit, pour ne pas être frustré de son espérance, être lui-même un vrai poëme, c’est-à-dire un ensemble et un modèle des choses les plus honorables et les meilleures ; n’ayant pas la présomption de chanter les hautes louanges des hommes héroïques ou des cités fameuses, sans avoir en lui-même l’expérience et la pratique de tout ce qui est digne de louange436. » Entre tous il aimait Dante et Pétrarque à cause de {p. 419}leur pureté, se disant à lui-même « que si l’impudicité dans la femme que saint Paul appelle la gloire de l’homme est un si grand scandale et un si grand déshonneur, certainement dans l’homme, qui est à la fois l’image et la gloire de Dieu, elle doit être, quoique communément on ne pense pas ainsi, un vice bien plus déshonorant et bien plus infâme437. » Il pensa « que toute âme noble et libre doit être de naissance et sans serment un chevalier », pour la pratique et la défense de la chasteté, et garda sa virginité jusqu’à son mariage438. Quelle que fût la tentation, attrait ou crainte, elle le trouvait aussi résistant et aussi ferme. Par gravité et convenance, il évitait les disputes de religion ; mais si on attaquait la sienne, il la défendait âprement, jusque dans Rome, en face des jésuites qui complotaient contre lui, à deux pas de l’Inquisition et du Vatican. Le devoir dangereux, au lieu de l’écarter, l’attirait. Quand la révolution commença à gronder, il revint, par conscience, comme un soldat qui au bruit des armes court au péril, « persuadé qu’il était honteux pour lui de passer oisivement son temps à l’étranger et pour son plaisir, quand ses compatriotes luttaient pour leur {p. 420}liberté. » La lutte engagée, il parut aux premiers rangs, en volontaire, appelant sur lui les coups les plus rudes. Dans toute son éducation et dans toute sa jeunesse, dans ses lectures profanes et dans ses études sacrées, dans ses actions et dans ses maximes, perce déjà sa pensée dominante et permanente, la résolution de développer et dégager en lui-même l’homme idéal.

II §

Deux puissances principales conduisent les hommes : l’impulsion et l’idée ; l’une, qui mène les âmes sensitives, abandonnées, poétiques, capables de métamorphoses, comme Shakspeare ; l’autre, qui gouverne les âmes actives, résistantes, héroïques, capables d’immutabilité, comme Milton. Les premières sont sympathiques et fécondes en effusions ; les secondes sont concentrées et disposées à la réserve439. Les unes se livrent, les autres se gardent. Ceux-là, par confiance et par sociabilité, avec un instinct d’artiste et une subite compréhension imitative, prennent involontairement le ton et la disposition des hommes et des choses qui les environnent, et leur dedans se met tout de suite en équilibre avec le dehors. Ceux-ci, par {p. 421}défiance, par rigidité, avec un instinct de combattants et un prompt regard jeté sur la règle, se replient naturellement sur eux-mêmes, et dans l’enceinte close où ils s’enferment, ils ne sentent plus les sollicitations ni les contradictions de leurs alentours. Ils se sont formé un modèle, et, dorénavant, comme une consigne, ce modèle les retient ou les pousse. Comme toutes les puissances destinées à prendre l’empire, l’idée intérieure végète et absorbe à son profit le reste de leur être. Ils l’enfoncent en eux par des méditations, ils la nourrissent de raisonnements, ils y attachent le réseau de toutes leurs doctrines et de toutes leurs expériences, en sorte que lorsqu’une tentation les assaille, ce n’est pas un principe isolé qu’elle attaque, c’est l’écheveau entier de leurs croyances qu’elle rencontre, écheveau infiniment ramifié et trop tenace pour qu’une séduction sensible puisse l’arracher. En même temps l’homme, par habitude, s’est mis en défense ; l’attitude militante lui est naturelle, et il se tient debout, affermi dans l’orgueil de son courage et dans l’ancienneté de sa réflexion.

Une âme ainsi munie est comme un plongeur dans sa cloche440 ; elle traverse la vie comme il traverse la mer, pure, mais isolée. De retour en Angleterre, il retomba parmi ses livres, et admit chez lui quelques élèves auxquels il imposa comme à lui-même un travail continu, des lectures sérieuses, un régime frugal, {p. 422}une conduite sévère : vie de solitaire, presque d’ecclésiastique. Tout d’un coup, en un mois, après un voyage à la campagne, il se maria441. Quelques semaines après, sa femme retourna au logis paternel, ne voulut plus revenir, ne tint compte de ses lettres, et renvoya son messager avec dédain. Les deux caractères s’étaient choqués. Rien ne plaît moins aux femmes que le naturel austère et renfermé. Elles voient qu’elles n’ont point prise sur lui ; sa dignité les effarouche, son orgueil les repousse, ses préoccupations les laissent à l’écart ; elles se sentent subordonnées, négligées pour des intérêts généraux ou pour des curiosités spéculatives, jugées de plus, et d’après une règle inflexible, tout au plus regardées avec condescendance, comme une sorte d’être moins raisonnable et inférieur, exclues de l’égalité qu’elles réclament et de l’amour qui seul pour elles peut compenser la perte de l’égalité. Le caractère prêtre est fait pour la solitude ; les ménagements, les abandons et les grâces, l’agrément et la douceur nécessaires à toute société lui font défaut ; on l’admire, mais on le plante là, surtout quand on est comme la femme de Milton un peu bornée et vulgaire442, et que la médiocrité de l’intelligence {p. 423}vient s’ajouter aux répugnances du cœur. « Il avait, disent les biographes, une certaine gravité de nature…, une sévérité d’esprit qui ne condescendait point aux petites choses », et le maintenait dans les hauteurs, dans une région qui n’est pas celle du ménage. On l’accusait d’être « âpre, colérique », et certainement il tenait à sa dignité d’homme, à son autorité d’époux, et ne se trouvait pas estimé, respecté, prévenu autant qu’il croyait mériter de l’être. Enfin, il passait le jour parmi ses livres, et le reste du temps il habitait de cœur dans un monde abstrait et sublime dont peu de femmes ont eu la clef, sa femme moins que toute autre. En effet, il l’avait choisie en homme de cabinet, d’autant plus inexpérimenté, que sa vie antérieure avait été « mieux gouvernée et plus tempérante. » Pareillement il ressentit sa fuite en homme de cabinet, d’autant plus irrité que les façons du monde lui étaient plus inconnues. Sans craindre le ridicule, et avec la roideur d’un spéculatif tout d’un coup heurté par la vie réelle, il écrivit des traités en faveur du divorce, les signa de son nom, les dédia au Parlement, se crut divorcé, de fait, puisque sa femme refusait de revenir, de droit, parce qu’il avait pour lui quatre passages de l’Écriture ; là-dessus il fit la cour à une jeune fille, et tout d’un coup, voyant sa femme à ses genoux et pleurante, il lui pardonna, la reprit, recommença son sec et triste mariage, sans se laisser rebuter par l’expérience, au contraire destiné à contracter deux autres unions encore, la dernière avec une femme plus jeune que lui de trente ans. {p. 424}D’autres portions de sa vie domestique ne furent point mieux ménagées ni plus heureuses. Il avait pris ses filles pour secrétaires, et leur faisait lire des langues qu’elles n’entendaient pas, tâche rebutante dont elles se plaignaient amèrement. En retour, il les accusait de n’être « ni respectueuses ni bonnes pour lui443, de le négliger, de ne pas se soucier si elles le laissaient là, de comploter avec la servante pour le voler dans leurs achats, de lui dérober ses livres, tellement qu’elles auraient voulu vendre tout le reste aux chiffonniers. » Mary, la seconde, dit un jour en apprenant qu’il allait se marier : « Ce n’est pas une nouvelle que son mariage ; une vraie nouvelle, ce serait sa mort. » Parole énorme et qui jette un étrange jour sur les misères de ce ménage. Ni les circonstances ni la nature ne l’avaient fait pour le bonheur.

III §

Elles l’avaient fait pour la lutte, et dès son retour en Angleterre, il s’y était engagé tout entier, armé de logique, de colère et d’érudition, cuirassé par la conviction et par la conscience. « Aussitôt que la liberté, au moins de parole, fut accordée, dit-il, toutes les bouches s’ouvrirent contre les évêques… Réveillé par tout cela, et voyant qu’on prenait le vrai chemin de la liberté, et que les hommes partis {p. 425}de ce commencement se disposaient à délivrer de la servitude toute la vie humaine, … comme dès ma jeunesse je m’étais préparé avant tout à ne demeurer ignorant d’aucune des choses qui ont rapport aux lois divines et humaines…, je résolus, quoique occupé alors à méditer sur d’autres sujets, de porter de ce côté toute la force et toute l’activité de mon esprit », et là-dessus il écrivait son traité De la Réforme en Angleterre444, raillant et combattant avec hauteur et mépris l’épiscopat et ses défenseurs. Réfuté et attaqué, il redoubla d’amertume et brisa ceux qu’il avait renversés. Emporté jusqu’au bout de sa croyance, et comme un cavalier lancé qui perce d’un élan toute la ligne de bataille, il alla jusqu’au prince, conclut à l’abolition de la royauté comme au renversement de l’épiscopat, et un mois après la mort de Charles Ier, justifia l’exécution, répondit à l’Eicon Basilice, puis à la Défense du Roi par Saumaise, avec une grandeur de style et un dédain incomparables, en combattant, en apôtre, en homme qui partout sent la supériorité de sa science et de sa logique, qui veut la faire sentir, qui foule et écrase superbement ses adversaires à titre d’ignorants, d’esprits inférieurs et de cœurs bas445. « Les rois », dit-il au commencement {p. 426}de l’Iconoclaste, « quoique forts en légions, sont faibles en arguments, étant accoutumés dès le berceau à se servir de leur volonté comme de leur main droite, et de leur raison comme de leur main gauche. Quand, par un accident inattendu, ils sont réduits à ce genre de combat, ils n’offrent qu’un débile et petit adversaire. » Néanmoins, pour l’amour de ceux qui se laissent accabler par ce nom éblouissant de majesté, il consentit « à ramasser le gant du roi Charles », et l’en souffleta de manière à faire repentir les imprudents qui l’avaient jeté. Bien loin de fléchir sous l’accusation de meurtre, il la releva et s’en para. Il étala le régicide, l’établit sur un char de triomphe, et le fit jouir de toute la lumière du ciel. Il raconta, avec un ton de juge, « comment ce roi persécuteur de la religion, oppresseur des lois, après une longue tyrannie, avait été vaincu les armes à la main par son peuple ; puis mené en prison, et, comme il n’offrait ni par ses actions ni par ses paroles aucune raison pour faire mieux espérer de sa conduite, condamné par le souverain conseil du royaume à la peine capitale ; enfin, frappé de la hache devant les portes mêmes de son palais… Jamais monarque assis sur le plus haut trône fit-il briller une majesté plus grande que celle dont éclata le peuple anglais, lorsque, secouant la superstition antique, il prit ce roi ou {p. 427}plutôt cet ennemi, qui, seul de tous les mortels, revendiquait pour lui, de droit divin, l’impunité, l’enlaça dans ses propres lois, l’accabla d’un jugement, et, le trouvant coupable, ne craignit point de le livrer au supplice auquel il eût livré les autres ? » Après avoir justifié l’exécution, il la sanctifia ; il la consacra par les décrets du ciel, après l’avoir autorisée par les lois de la terre ; de l’abri du Droit, il la porta sous l’abri de Dieu. C’est ce Dieu qui abat « les rois effrénés et superbes, et qui les déracine avec toute leur race. » « Relevés tout d’un coup par sa main visible vers le salut et la liberté presque perdus, guidés par lui, vénérateurs de ses divins vestiges imprimés partout devant nos yeux, nous sommes entrés dans une voie non obscure, mais illustre, ouverte et manifestée par ses auspices446. » Le raisonnement finit ici par un chant de {p. 428}victoire, et l’enthousiaste perce sous le combattant. Tel il parut dans toutes ses actions et dans toutes ses doctrines. Les solides files d’arguments hérissés et disciplinés qu’il rangeait en bataille se changeaient dans son cœur, au moment du triomphe, en glorieuses processions d’hymnes couronnés et resplendissants. Il en était transporté, il se faisait illusion à lui-même, et vivait ainsi seul à seul avec le sublime, comme un guerrier pontife qui, dans son armure rigide, ou dans sa chape étincelante, se tient debout face à face avec la Vérité. Ainsi absorbé dans sa lutte et dans son sacerdoce, il demeurait en dehors du monde, aussi aveuglé contre les faits palpables que défendu contre les séductions sensibles, placé au-dessus des souillures et des leçons de l’expérience, aussi incapable de conduire les hommes que de leur céder. Rien de semblable chez lui aux habiletés, ni aux atermoiements de l’homme d’État, calculateur avisé, qui s’arrête à mi-chemin, qui tâtonne, les yeux appliqués sur les événements, qui mesure le possible et use de la logique pour la pratique. Il est spéculatif et chimérique. Enfermé dans ses idées, il ne voit qu’elles, et s’éprend d’elles. Quand il plaide contre les évêques, il veut qu’on les extirpe à l’instant, sans réserve ; il exige qu’on établisse à l’instant le culte presbytérien, sans précaution, sans ménagements, sans réserve. C’est le commandement de Dieu, c’est le devoir de tout fidèle ; prenez garde de badiner avec Dieu ou de temporiser avec la foi. Concorde, douceur, liberté, piété, il voit sortir du culte nouveau tout un {p. 429}essaim de vertus. Que le roi ne craigne rien, son pouvoir en sera plus ferme. Vingt mille assemblées démocratiques prendront garde d’attenter contre son droit447. Ces idées font sourire. On reconnaît l’homme de parti qui, sur l’extrême penchant de la restauration, quand « toute la multitude était folle du désir d’avoir un roi », publiait « le moyen aisé et tout prêt d’établir une libre république448 », et en décrivait le plan tout au long. On reconnaît le théoricien qui, pour faire instituer le divorce, n’avait recours qu’à l’Écriture et prétendait changer la constitution civile d’un peuple, en changeant le sens accepté d’un verset. Les yeux fermés, le texte sacré dans la main, il marche de conséquence en conséquence, foulant les préjugés, les inclinations, les habitudes, les besoins des hommes, comme si le raisonnement ou l’esprit religieux étaient tout l’homme, comme si l’évidence produisait toujours la croyance, comme si la croyance aboutissait toujours à la pratique, comme si, dans le combat des doctrines, la vérité ou la justice donnaient aux doctrines la victoire et la royauté. Pour comble, il esquissa un traité de l’éducation, où il proposa d’enseigner à tous les élèves toutes les sciences, tous les arts, et, qui plus est, toutes les vertus. « Le maître qui aura le talent et l’éloquence convenables pourra, en un court espace, les gagner à un courage et à une diligence incroyables, versant dans leurs {p. 430}jeunes poitrines une si libérale et si noble ardeur que beaucoup d’entre eux ne pourront manquer d’être des hommes renommés et sans égaux449. » Milton avait enseigné plusieurs années et à plusieurs reprises. Pour garder de pareilles illusions après de pareilles expériences, il fallait être insensible à l’expérience et prédestiné aux illusions.

Mais sa roideur faisait sa force, et la structure intérieure qui fermait son esprit aux enseignements, armait son cœur contre les défaillances. Ordinairement chez les hommes la source du dévouement tarit au contact de la vie. Peu à peu, à force de pratiquer le monde, on en prend le train. On ne veut pas être dupe et se refuser les licences que les autres s’accordent ; on se relâche de sa sévérité juvénile ; même on en sourit, on l’attribue à la chaleur du sang ; on a percé ses propres motifs, on cesse de se trouver sublime. On finit par se tenir tranquille, et l’on regarde le monde aller, en tâchant d’éviter les heurts, en ramassant çà et là quelques petits plaisirs commodes. Rien de pareil chez Milton. Il demeura entier et intact jusqu’au bout, sans découragement ni faiblesse ; ni l’expérience ne put l’instruire, ni les revers ne purent l’abattre ; il supporta tout et ne se repentit de rien. Il avait perdu la vue, volontairement, en écrivant, quoique malade, et malgré la défense des médecins, {p. 431}pour justifier le peuple anglais contre les invectives de Saumaise. Il assistait aux funérailles de sa république, à la proscription de ses doctrines, à la diffamation de son honneur. Autour de lui éclataient le dégoût de la liberté, et l’enthousiasme de la servitude. Un peuple entier se précipitait aux genoux d’un jeune libertin incapable et traître. Les glorieux chefs de la foi puritaine étaient condamnés, exécutés, détachés vivants de la potence, éventrés parmi les insultes ; d’autres que la mort avait sauvés du bourreau étaient déterrés et exposés au gibet ; d’autres, réfugiés à l’étranger, vivaient sous la menace et les attentats des épées royalistes ; d’autres enfin, plus malheureux que le reste, avaient vendu leur cause pour de l’argent et des titres, et siégeaient parmi les exécuteurs de leurs anciens amis. Les plus pieux et les plus austères citoyens de l’Angleterre remplissaient les prisons, ou erraient dans l’indigence et dans l’opprobre, et le vice grossier, assis effrontément sur le trône, ralliait autour de lui la plèbe des convoitises et des sensualités débordées. Lui-même avait été contraint de se cacher ; ses livres avaient été brûlés par la main du bourreau ; même après l’acte général de grâce, il fut emprisonné ; relâché, il vivait dans l’attente « de l’assassinat » ; car le fanatisme privé pouvait reprendre l’arme abandonnée par la vindicte publique. D’autres malheurs moindres venaient, par leurs piqûres, aigrir les grandes plaies dont il souffrait. Les confiscations, une banqueroute, enfin le grand incendie de Londres lui avaient ôté les trois quarts de sa {p. 432}fortune450, ses filles n’avaient pour lui ni égards ni respect ; il vendait ses livres, sachant que sa famille ne serait pas capable d’en profiter après lui ; et parmi tant de misères privées et publiques, il restait calme. Au lieu de renier ce qu’il avait fait, il s’en glorifia ; au lieu de s’abattre, il se raffermit ; au lieu de défaillir, il se fortifia. « Cyriac, disait-il déjà sous la République, voilà trois ans451 aujourd’hui que ces yeux, quoique purs au dehors de toute tache et de toute souillure, privés de leur lumière, ont cessé de voir. Soleil, lune, étoiles durant toute l’année, l’homme, la femme, rien n’apparaît plus à leurs globes inutiles. Pourtant je ne murmure pas contre la main ou la volonté du ciel, et je ne rabats rien de mon courage ou de mon espérance ; debout et ferme je vogue droit en avant. Qui me soutient, demandes-tu ? La conscience, ami, de les avoir perdus, usés pour la défense de la liberté, ma noble tâche, dont l’Europe parle d’un bord à l’autre. Cette seule pensée me conduirait à travers la vaine mascarade du monde, content quoique aveugle, quand je n’aurais pas de meilleur guide452. » Elle le conduisit en effet ; « il s’armait {p. 433}de lui-même », et « la cuirasse de diamant453» qui avait protégé l’homme fait contre des blessures de la bataille, protégeait le vieillard contre les tentations et les doutes de la défaite et de l’adversité.

IV §

Il vivait dans une petite maison à Londres, ou à la campagne dans le comté de Buckingham, en face d’une haute colline verte, publiait son Histoire d’Angleterre, sa Logique, un Traité de la vraie religion et de l’hérésie, méditait son grand Traité de la doctrine chrétienne ; de toutes les consolations, le travail est la plus fortifiante et la plus saine, parce qu’il soulage {p. 434}l’homme, non en lui apportant des douceurs, mais en lui demandant des efforts. Tous les matins il se faisait lire en hébreu un chapitre de la Bible, et demeurait quelque temps en silence, grave, afin de méditer sur ce qu’il avait entendu. Jamais il n’allait à aucun temple. Indépendant dans la religion comme dans tout le reste, il se suffisait à lui-même ; ne trouvant dans aucune secte les marques de la véritable Église, il priait Dieu solitairement sans avoir besoin du secours d’autrui. Il étudiait jusqu’au milieu du jour ; puis, après un exercice d’une heure, il jouait de l’orgue ou de la basse de viole. Ensuite il reprenait ses études jusqu’à six heures, et le soir s’entretenait avec ses amis. Quand on venait le visiter, on le trouvait ordinairement « dans une chambre tendue d’une vieille tapisserie verte, assis dans un fauteuil, et habillé proprement de noir » ; « son teint était pâle, dit un visiteur, mais non cadavéreux ; ses mains, ses pieds avaient la goutte » ; « ses cheveux, d’un brun clair, étaient divisés sur le milieu du front et retombaient en longues boucles ; ses yeux, gris et purs, ne marquaient point qu’il fût aveugle. » Il avait été extrêmement beau dans sa jeunesse, et ses joues anglaises, délicates jadis comme celles d’une jeune fille, restèrent colorées presque jusqu’au bout. « Sa contenance était affable ; sa démarche droite et virile témoignait de l’intrépidité et du courage. » Quelque chose de grand et de fier respire encore dans tous ses portraits ; et certainement peu d’hommes ont fait autant d’honneur à l’homme. Ainsi s’éteignit cette noble vie, {p. 435}comme un soleil couchant, éclatante et calme. Au milieu de tant d’épreuves, une joie haute et pure, véritablement digne de lui, lui avait été accordée ; le poëte enfoui sous le puritain avait reparu, plus sublime que jamais, pour donner au christianisme son second Homère. Les rêves éblouissants de sa jeunesse et les souvenirs de son âge mûr se rassemblaient en lui, autour des dogmes calvinistes et des visions de saint Jean, pour former l’épopée protestante de la Damnation et de la Grâce, et l’immensité des horizons primitifs, les flamboiements du donjon infernal, les magnificences du parvis céleste ouvraient à « l’œil intérieur » de l’âme des régions inconnues par-delà les spectacles que les yeux de chair avaient perdus.

V §

J’ai sous les yeux le redoutable volume où, quelque temps après la mort de Milton, on a rassemblé sa prose454. Quel livre ! Les chaises craquent quand on le pose, et celui qui l’a manié une heure en a moins mal à la tête qu’au bras. Tel livre, tels hommes : sur les simples dehors, on a quelque idée des controversistes {p. 436}et des théologiens dont les doctrines sont enfermées là. Encore faut-il songer que l’auteur fut singulièrement lettré, élégant, voyageur, philosophe, homme du monde pour son temps. On pense involontairement aux portraits des théologiens du siècle, âpres figures enfoncées dans l’acier par le dur burin des maîtres, et dont le front géométrique, les yeux fixes se détachent avec un relief violent hors d’un panneau de chêne noir. On les compare aux visages modernes, où les traits fins et complexes semblent frissonner sous le contact changeant de sensations ébauchées et d’idées innombrables. On essaye de se figurer la lourde éducation latine, les exercices physiques, les rudes traitements, les idées rares, les dogmes imposés, qui occupaient, opprimaient, fortifiaient, endurcissaient autrefois la jeunesse, et l’on croit voir un ossuaire de mégatheriums et de mastodontes reconstruits par Cuvier.

La race des vivants a changé. Notre esprit fléchit aujourd’hui sous l’idée de cette grandeur et de cette barbarie ; mais nous découvrons que la barbarie fut alors la cause de la grandeur. Comme autrefois, dans la vase primitive et sous le dôme des fougères colossales, on vit les monstres pesants tordre péniblement leurs croupes écailleuses et de leurs crocs informes s’arracher des pans de chair, nous apercevons aujourd’hui à distance, du haut de la civilisation sereine, les batailles des théologiens qui, cuirassés de syllogismes, hérissés de textes, se couvraient d’ordures et travaillaient à se dévorer.

{p. 437}Au premier rang combattit Milton, prédestiné à la barbarie et à la grandeur par sa nature personnelle et par les mœurs environnantes, capable de manifester en haut relief la logique, le style et l’esprit du siècle. C’est la vie des salons qui a dégrossi les hommes : il a fallu la société des dames, le manque d’intérêts sérieux, l’oisiveté, la vanité, la sécurité, pour mettre en honneur l’élégance, l’urbanité, la plaisanterie fine et légère, pour enseigner le désir de plaire, la crainte d’ennuyer, la parfaite clarté, la correction achevée, l’art des transitions insensibles et des ménagements délicats, le goût des images convenables, de l’aisance continue et de la diversité choisie. Ne cherchez dans Milton rien de pareil. La scolastique n’est pas loin ; elle pèse encore sur ceux qui la détruisent. Sous cette armure séculaire, la discussion marche pédantesquement, à pas comptés. On commence par poser sa thèse, et Milton écrit en grosses lettres, en tête de son Traité du Divorce, la proposition qu’il va démontrer : « Qu’une mauvaise disposition, incapacité ou contrariété d’esprit, provenant d’une cause non variable en nature, empêchant et devant probablement empêcher toujours les bienfaits principaux de la société conjugale, lesquels sont la consolation et la paix, est une plus grande raison de divorce que la frigidité naturelle, spécialement s’il n’y a point d’enfants et s’il y a consentement mutuel. » Là-dessus arrive, légion par légion, l’armée disciplinée des arguments. Bataillons par bataillons, ils passent numérotés avec des étiquettes visibles. Il y en a une {p. 438}douzaine à la file, chacun avec son titre en caractères tranchés et la petite brigade de subdivisions qu’il commande. Les textes sacrés y tiennent la grande place. On les discute mot à mot, le substantif après l’adjectif, le verbe après le substantif, la préposition après le verbe ; on cite des interprétations, des autorités, des exemples, qu’on range entre des palissades de divisions nouvelles. Et cependant l’ordre manque, la question n’est point ramenée à une idée unique ; on ne voit point sa route ; les preuves se succèdent sans se suivre ; on est plutôt fatigué que convaincu. On reconnaît que l’auteur parle à des gens d’Oxford, laïques ou prêtres, élevés dans les disputes d’apparat, capables d’attention obstinée, habitués à digérer les livres indigestes. Ils se trouvent bien dans ce fourré épineux de broussailles scolastiques : ils s’y frayent leur route, un peu à l’aveugle, endurcis contre les meurtrissures qui nous rebutent et n’ayant point l’idée du jour que nous demandons partout.

Chez de si massifs raisonneurs, on ne cherchera point l’esprit. L’esprit est l’agilité de la raison victorieuse : ici, parce que tout est puissant, tout est lourd. Quand Milton veut plaisanter, il a l’air d’un piquier de Cromwell qui, entrant dans un salon pour danser, tomberait sur son nez de tout son poids et de tout le poids de son armure. Il y a peu de choses aussi stupides que ses Remarques sur un Contradicteur. Au bout d’une réfutation, son adversaire concluait par ce trait d’esprit théologique : « Voyez, mon frère, vous avez pêché toute la nuit sans rien prendre. » Et {p. 439}Milton réplique glorieusement : « Si, en pêchant avec Simon l’apôtre, nous ne pouvons rien prendre, regardez ce que vous prenez, vous, avec Simon le magicien, car il vous a légué tous ses hameçons et tous ses instruments de pêche. » Un gros rire sauvage éclatait. Les assistants apercevaient de la grâce dans cette façon d’insinuer que l’adversaire était simoniaque. Un peu plus haut, celui-ci posait ce dilemme : « Dites-moi, cette liturgie est-elle bonne ou mauvaise ? —  Elle est mauvaise. Réparez la corne de votre dilemme achéloien, comme vous pourrez, pour la première charge. » Les savants s’émerveillaient de la belle comparaison mythologique, et l’on se réjouissait de voir l’adversaire finement comparé à un bœuf, à un bœuf vaincu, à un bœuf païen. À la page suivante, l’adversaire disait, en façon de reproche spirituel et railleur : « Vraiment, mes frères, vous n’avez pas bien pris la hauteur du pôle. —  Rien d’étonnant, répond Milton, il y en a beaucoup d’autres qui ne prennent pas bien la hauteur de votre pôle, mais qui prendront mieux le déclin de votre élévation. » Il y a de suite trois calembours du même goût ; cela paraissait gai. Ailleurs, Saumaise criant que le soleil n’avait jamais vu de crime comparable au meurtre du roi, Milton lui conseillait ingénieusement de s’adresser encore au soleil, non pour éclairer les forfaits de l’Angleterre, mais pour réchauffer la froideur de son style. La lourdeur extraordinaire de ces gentillesses annonce des esprits encore empêtrés dans l’érudition naissante. La réforme est le commencement de la {p. 440}libre pensée, mais elle n’en est que le commencement. La critique n’est point née ; l’autorité pèse encore par toute la moitié de son poids sur les esprits les mieux affranchis et les plus téméraires. Milton, pour prouver qu’on peut faire mourir un roi, cite Oreste, les lois de Publicola et la mort de Néron. Son histoire d’Angleterre est l’amas de toutes les traditions et de toutes les fables. En toute circonstance, il offre pour preuve un texte de l’Écriture ; son audace est de se montrer grammairien hardi, commentateur héroïque. Il est aveuglément protestant comme d’autres sont aveuglément catholiques. Il laisse à la chaîne la haute raison, mère des principes ; il n’a délivré que la raison subordonnée, interprète des textes. Pareil aux créatures énormes demi-formées, enfants des premiers âges, il est encore à moitié homme et à moitié limon.

Est-ce ici que nous rencontrerons la politesse ? C’est la dignité élégante qui répond à l’injure par l’ironie calme, et respecte l’homme en transperçant la doctrine. Milton assomme grossièrement son adversaire. Un pédant hérissé, né de l’accouplement d’un lexique grec et d’une grammaire syriaque, Saumaise avait dégorgé contre le peuple anglais un vocabulaire d’injures et un in-folio de citations. Milton lui répondit du même style : il l’appela « histrion, charlatan, professeur d’un sou455, cuistre payé, homme de rien, coquin, être sans cœur, scélérat, imbécile, sacrilége, {p. 441}esclave digne des verges et de la fourche. » Le dictionnaire des gros mots latins y passa. « Toi qui sais tant de langues, qui parcours tant de volumes, qui en écris tant, tu n’es pourtant qu’un âne. » Trouvant l’épithète jolie, il la répéta et la sanctifia : « Ô le plus bavard des ânes, tu arrives monté par une femme, assiégé par les têtes guéries des évêques que tu avais blessés, petite image de la grande bête de l’Apocalypse ! » Il finit par l’appeler bête féroce, apostat et Diable : « Ne doute pas que tu ne sois réservé à la même fin que Judas, et que, poussé par le désespoir plutôt que par le repentir, dégoûté de toi-même, tu ne doives un jour te pendre, et, comme ton émule, crever par le milieu du ventre456. » On croit entendre les mugissements de deux taureaux.

Ils en avaient la férocité. Milton haïssait à plein cœur. Il combattit de la plume, comme les côtes-de-fer de l’épée, pied à pied, avec une rancune concentrée et une obstination farouche. Les évêques et le roi payaient alors onze années de despotisme. Chacun se rappelait les bannissements, les confiscations, les supplices, la loi violée systématiquement et sans relâche, la liberté du sujet assiégée par un complot {p. 442}soutenu, l’idolâtrie épiscopale imposée aux consciences chrétiennes, les prédicateurs fidèles chassés dans les déserts de l’Amérique ou livrés au bourreau et au pilori457. De tels souvenirs, tombant sur des âmes {p. 443}puissantes, imprimèrent en elles des haines inexpiables, et les écrits de Milton témoignent d’un acharnement que nous ne connaissons plus. L’impression que laisse son Iconoclaste458 est accablante. Phrase par phrase, durement, amèrement, le roi est réfuté et accusé jusqu’au bout, sans que l’accusation fléchisse une seule minute, sans qu’on accorde à l’accusé la moindre bonne intention, la moindre excuse, la moindre apparence de justice, sans que l’accusateur s’écarte et se repose un instant dans des idées générales. C’est un combat corps à corps, où tout mot porte coup, prolongé, obstiné, sans élan, sans faiblesse, d’une inimitié âpre et fixe, où l’on ne songe qu’à blesser fort et à tuer sûrement. Contre les évêques, qui étaient vivants et puissants, sa haine s’épancha plus violemment encore, et l’âcreté des métaphores venimeuses suffit à peine à l’exprimer. Milton les montra « étalés et se chauffant au soleil de la richesse et de l’avancement » comme une couvée de reptiles impurs. « La lie empoisonnée de leur hypocrisie, mêlée en une masse pourrie avec le levain aigri des traditions humaines, est l’œuf de serpent d’où éclora quelque part un antechrist aussi difforme que la tumeur qui le nourrit459. »

Tant de grossièretés et de balourdises étaient comme {p. 444}une cuirasse extérieure, indice et défense de la force et de la vie surabondantes qui remplissaient ces membres et ces poitrines de lutteurs. Aujourd’hui, l’esprit, plus délié, est devenu plus débile ; les convictions, moins roides, sont devenues moins fortes. L’attention, délivrée de la scolastique pesante et de la Bible tyrannique, s’est trouvée plus molle. Les croyances et les volontés, dissoutes par la tolérance universelle et par les mille chocs contraires des idées multipliées, ont engendré le style exact et fin, instrument de conversation et de plaisir, et chassé le style poétique et rude, arme de guerre et d’enthousiasme. Si nous avons effacé chez nous la férocité et la sottise, nous avons diminué chez nous la force et la grandeur.

La force et la grandeur éclatent chez Milton, étalées dans ses opinions et dans son style, sources de sa croyance et de son talent. Cette superbe raison aspirait à se déployer sans entraves ; elle demanda que la raison pût se déployer sans entraves. Elle réclama pour l’humanité ce qu’elle souhaitait pour elle-même, et revendiqua dans tous ses écrits toutes les libertés. Dès l’abord il attaqua les prélats ventrus460, « parvenus scolastiques », persécuteurs de la discussion libre, tyrans gagés des consciences chrétiennes. Par-dessus la clameur de la révolution protestante, {p. 445}on entendit sa voix qui tonnait contre la tradition et l’obéissance. Il railla durement les théologiens pédants, adorateurs dévots des vieux textes, qui prennent un martyrologe moisi pour un argument solide et répondent à une démonstration par une citation. Il déclara que la plupart des Pères furent des intrigants turbulents et bavards, qu’assemblés, ils ne valaient pas mieux qu’isolés, que leurs conciles sont des amas de menées sourdes et de disputes vaines ; il répudia leur autorité461 et leur exemple, et pour seul interprète de l’Écriture institua la logique. Puritain contre les évêques, indépendant contre les presbytériens, il fut toujours le maître de sa pensée et l’inventeur de sa croyance. Nul n’a plus aimé, pratiqué et loué l’usage libre et hardi de la raison. Il l’exerça jusqu’à la témérité et jusqu’au scandale. Il se révolta contre la coutume462, reine illégitime de la croyance humaine, ennemie née et acharnée de la vérité, porta la main sur le mariage, et demanda le divorce en cas de contrariété d’humeurs. Il déclara « que l’Erreur soutient la Coutume, que la Coutume accrédite l’Erreur, que les deux réunies, soutenues par le vulgaire et nombreux cortége de leurs sectateurs, accablent de leurs cris et de leur envie, sous le nom de fantaisie et d’innovation, les découvertes du raisonnement libre. » Il montra que « lorsqu’une vérité arrive au monde, {p. 446}c’est toujours à titre de bâtarde, à la honte de celui qui l’engendre, jusqu’à ce que le Temps, qui n’est point le père, mais l’accoucheur de la Connaissance, déclare l’enfant légitime et verse sur sa tête le sel et l’eau. » Il tint ferme par trois ou quatre écrits contre le débordement des injures et des anathèmes, et au même moment osa plus encore : il attaqua devant le Parlement la censure, œuvre du Parlement463 ; il parla en homme qu’on blesse et qu’on opprime, pour qui l’interdiction publique est un outrage personnel, qu’on enchaîne en enchaînant la nation. Il ne veut point que la plume d’un censeur gagé insulte de son approbation la première page de son livre. Il hait cette main ignorante et commandante, et réclame la liberté d’écrire au même titre que la liberté de penser. « Quel avantage un homme a-t-il sur un enfant à l’école, si nous n’avons échappé à la férule que pour tomber sous la baguette d’un imprimatur, si des écrits sérieux et élaborés, pareils au thème d’un petit garçon de grammaire sous son pédagogue, ne peuvent être articulés sans l’autorisation tardive et improvisée d’un censeur distrait ? Quand un homme écrit pour le public, il appelle à son aide toute sa raison et toute sa réflexion ; il cherche, il médite, il s’enquiert, ordinairement il consulte et confère avec les plus judicieux de ses amis. Tout cela achevé, il a soin de s’instruire dans son sujet aussi pleinement {p. 447}qu’aucun de ceux qui ont écrit avant lui. Si dans cet acte, le plus consommé de son zèle et de sa maturité, nul âge, nulle diligence, nulle preuve antérieure de capacité ne peut l’exempter de soupçon et de défiance, à moins qu’il ne porte toutes ses recherches méditées, toutes ses veilles prolongées, toute sa dépense d’huile et de labeur sous la vue hâtive d’un censeur sans loisir, peut-être de beaucoup plus jeune que lui, peut-être de beaucoup son inférieur en jugement, peut-être n’ayant jamais connu la peine d’écrire un livre, —  en sorte que, s’il n’est pas repoussé ou négligé, il doive paraître à l’impression comme un novice sous son précepteur, avec la main de son censeur sur le dos de son titre, comme preuve et caution qu’il n’est pas un idiot ou un corrupteur, —  ce ne peut être qu’un déshonneur et une dégradation pour l’auteur, pour le livre, pour les priviléges et la dignité de la science464. »

{p. 448}Ouvrez donc toutes les portes ; que le jour se fasse, que chacun pense et jette sa pensée à la lumière ! Ne vous effrayez pas des divergences, réjouissez-vous de ce grand labeur ; pourquoi insulter les travailleurs du nom de schismatiques et de sectaires ? « Quand on bâtissait le temple du Seigneur, et que les uns fendaient les cèdres, les autres coupaient et équarrissaient le marbre, y avait-il des hommes assez déraisonnables pour oublier que les pierres et les poutres devaient subir mille séparations et divisions avant que la maison de Dieu fût bâtie ? Et quand les pierres sont industrieusement assemblées, elles ne peuvent être continues, mais seulement contiguës, du moins en ce monde. Bien plus, la perfection consiste en ce que de ces mille diversités limitées, de ces mille différences fraternelles sans disproportion notable, naisse l’heureuse et gracieuse symétrie qui embellit tout l’ensemble et tout l’édifice465. » Milton triomphe ici par sympathie ; il {p. 449}éclate en images magnifiques, il déploie dans son style la force qu’il aperçoit autour de lui et en lui-même. Il loue la révolution, et sa louange semble un chant de trompette, sorti d’une poitrine d’airain. « Regardez maintenant cette vaste cité, une cité de refuge, la maison patrimoniale de la liberté, ceinte et entourée par la protection de Dieu. Les arsenaux de la guerre n’y ont point plus d’enclumes et de martaux travaillant à fabriquer la cuirasse et l’épée de la justice qui s’arme pour la défense de la vérité assiégée, qu’il n’y a de plumes et de têtes veillant auprès de leurs lampes studieuses, méditant, cherchant, roulant de nouvelles inventions et de nouvelles idées, pour les présenter en tribut d’hommage et de foi à la réforme qui approche. Que peut-on demander de plus à une nation si maniable et si ardente à chercher la connaissance ? Que manque-t-il à un sol si plantureux et engrossé de telles semences, sinon de sages et fidèles laboureurs pour faire un peuple éclairé, une nation de sages, de prophètes et de grands hommes466 ?… Il me semble {p. 450}voir une noble et puissante nation se levant comme un homme fort après le sommeil et secouant les boucles de sa chevelure invincible. Il me semble la voir comme un aigle qui revêt son héroïque jeunesse, qui allume ses yeux inéblouis dans le plein rayon du soleil, qui arrache les écailles de ses paupières, qui baigne sa vue longtemps abusée à la source même de la splendeur céleste, pendant que tout le ramas des oiseaux craintifs et criards, et aussi ceux qui aiment le crépuscule, voltigent à l’entour, étonnés de ce qu’il veut faire, et, dans leurs croassements envieux, tâchent de prédire une année de sectes et de schismes467. » C’est Milton qui parle, et, sans le savoir, c’est Milton qu’il décrit.

Chez un écrivain sincère, les doctrines annoncent le {p. 451}style. Les sentiments et les besoins qui forment et règlent ses croyances construisent et colorent ses phrases. Le même génie laisse deux fois la même empreinte, dans la pensée, puis dans la forme. La puissance de logique et d’enthousiasme qui explique les opinions de Milton explique son génie. Le sectaire et l’écrivain sont un seul homme, et on va retrouver les facultés du sectaire dans le talent de l’écrivain.

Quand une idée s’enfonce dans un esprit logicien, elle y végète et fructifie par une multitude d’idées accessoires et explicatives qui l’entourent, s’attachent entre elles, et forment comme un fourré et une forêt. Les phrases sont immenses : il lui faut des périodes d’une page pour enfermer le cortége de tant de raisons enchaînées et de tant de métaphores accumulées autour de la pensée commandante. Dans ce grand enfantement, le cœur et l’imagination s’ébranlent : en raisonnant, Milton s’exalte, et la phrase part comme une catapulte, doublant la force de son élan par l’énormité de son poids. Je n’oserais traduire devant un lecteur moderne les gigantesques périodes qui ouvrent le Traité de la Réforme. Nous n’avons plus ce souffle ; nous n’entendons que de petites phrases courtes ; nous ne savons pas maintenir notre attention sur un même point pendant toute une page. Nous voulons des idées maniables ; nous avons quitté la grande épée à deux mains de nos pères, et nous ne portons plus qu’un léger fleuret. Je doute pourtant que la perçante phrase de Voltaire soit plus mortelle que le tranchant de cette masse de fer. « Si, dans des {p. 452}arts moins nobles et presque mécaniques, celui-là n’est pas estimé digne du nom d’architecte accompli ou d’excellent peintre qui ne porte une âme généreuse au-dessus du souci servile468 des gages et du salaire, à bien plus forte raison devons-nous traiter d’imparfait et indigne prêtre celui qui est si loin d’être un contempteur du lucre ignoble, que toute sa théologie est façonnée et nourrie par l’espérance mendiante et bestiale d’un évêché ou d’une prébende grasse469. » Si les prophètes de Michel-Ange parlaient, ce serait de ce style, et vingt fois en lisant l’écrivain on aperçoit le sculpteur.

La puissante logique qui étend les périodes soutient les images. Que Shakspeare et les poëtes nerveux rassemblent un tableau dans le raccourci d’une expression fuyante, brisent leurs métaphores par de nouvelles métaphores, et fassent apparaître coup sur coup dans la même phrase la même idée sous cinq ou six vêtements ; la brusque allure de leur imagination ailée autorise ou explique ces couleurs changeantes et ces entre-croisements d’éclairs. Plus conséquent et plus maître de lui-même, Milton développe {p. 453}jusqu’au bout les fils qu’ils rompent. Chacune de ses images s’étale en un petit poëme, sorte d’allégorie solide, dont toutes les parties attachées entre elles concentrent leurs lumières sur l’idée unique qu’elles doivent embellir ou éclairer. « Les prélats, dit-il470, sortis d’une vie basse et plébéienne, et devenant tout d’un coup seigneurs de palais somptueux, d’ameublements splendides, de tables délicieuses, de cortéges princiers, ont jugé la simple et grossière vérité de l’Évangile indigne d’être plus longtemps dans la compagnie de leurs seigneuries, à moins que la pauvre et indigente madone ne fût mise en de meilleurs habits : ils chargèrent de tresses indécentes son chaste et modeste voile qu’entouraient les rayons célestes, et, dans un attirail éblouissant, la parèrent de toutes les fastueuses séductions d’une prostituée. » Les politiques répondent que cette fastueuse Église soutient la royauté : « Quelle plus grande humiliation peut-il y avoir pour la dignité royale, dont la hauteur solide et sublime s’appuie sur les fondements immuables de la justice et de la vertu héroïque, que de s’enchaîner pour subsister ou périr ensemble aux créneaux peints et à la pourriture {p. 454}splendide d’un épiscopat qui n’a besoin que du souffle du roi pour s’écrouler comme un château de cartes471 ! » Les métaphores ainsi soutenues prennent une ampleur, une pompe et une majesté singulières. Elles se déploient sans se froisser, comme les larges plis d’un manteau d’écarlate baigné de lumière et frangé d’or.

Ne prenez point ces métaphores pour un accident. Milton les prodigue, comme un pontife qui dans son culte étale les magnificences et gagne les yeux pour gagner les cœurs. Il a été nourri dans la lecture de Spenser, de Drayton, de Shakspeare, de Beaumont, de tous les plus éclatants poëtes, et le flot d’or de l’âge précédent, quoique appauvri tout à l’entour et ralenti en lui-même, s’est élargi comme un lac en s’arrêtant dans son cœur. Comme Shakspeare, il imagine à tous propos, hors de propos même, et scandalise les classiques, et les Français. « Les corrupteurs de la foi, dit-il, ne pouvant se rendre eux-mêmes célestes et spirituels, ont rendu Dieu terrestre et charnel ; ils ont changé son essence sacrée et divine en une forme extérieure et corporelle ; ils l’ont consacrée, encensée, aspergée ; ils {p. 455}l’ont revêtue non des robes de la pure innocence, mais de surplis et d’autres habillements déformés et fantastiques, de palliums, de mitres, d’or, de clinquant, ramassés dans la vieille garde-robe d’Aaron ou dans le vestiaire des flamines. Alors le prêtre fut obligé d’étudier ses gestes, ses postures, ses liturgies, ses simagrées, jusqu’à ce que l’âme, s’ensevelissant ainsi dans le corps et se livrant aux délices sensuelles, eût bientôt abaissé son aile vers la terre. Là, voyant les commodités qu’elle recevait du corps, son visible et sensuel collègue, et trouvant ses ailes brisées et pendantes, elle s’affranchit de la peine de monter dorénavant au haut de l’air, oublia son vol céleste, et laissa l’inerte et languissante carcasse se traîner sur la vieille route dans le rebutant métier d’une mécanique conformité472. » Si l’on ne découvrait pas ici {p. 456}des traces de brutalité théologique, on croirait lire un imitateur de Phèdre, et sous la colère fanatique on reconnaît les images de Platon. Il y a telle phrase qui, par la beauté virile et l’enthousiasme, rappelle le ton de la République. « Je ne puis louer, dit-il, une vertu fugitive et cloîtrée, inexercée et inanimée, qui ne sort jamais de sa retraite, ni ne regarde en face son adversaire, mais s’esquive de la carrière où, dans la chaleur et la poussière, les coureurs se disputent la guirlande immortelle473. » Mais il n’est platonicien que par la richesse et l’exaltation. Pour le reste, il est homme de la Renaissance, pédant et âpre ; il outrage le pape, qui, après la donation de Pépin le Bref, « ne cessa de mordre et d’ensanglanter les successeurs de son cher seigneur Constantin par ses malédictions et ses excommunications aboyantes474  » ; il est mythologue dans la défense de la presse, montrant que jadis « nulle Junon envieuse ne s’asseyait les jambes croisées à l’accouchement d’une intelligence475. » Peu importe : ces images savantes, familières, grandioses, quelles qu’elles soient, sont puissantes et naturelles476. {p. 457}La surabondance comme la rudesse ne fait que manifester ici la vigueur et l’élan lyrique que le caractère de Milton avait prédits.

D’elle-même la passion suit ; l’exaltation l’apporte avec les images. Les audacieuses expressions, les excès de style, font entendre la voix vibrante de l’homme qui souffre, qui s’indigne et qui veut. « Les livres, dit-il dans son Aréopagitique, ne sont pas absolument des choses mortes ; ils contiennent en eux une puissance de vie pour être aussi actifs que l’âme dont ils sont les enfants. Bien plus, ils conservent comme dans une fiole l’efficacité et l’essence la plus pure de cette vivante intelligence qui les a engendrés. J’ose dire qu’ils sont aussi animés et aussi vigoureusement productifs que les dents du dragon fabuleux, et qu’étant semés ici ou là, ils peuvent faire pousser des hommes armés. D’autre part encore, il vaut presque autant tuer un homme qu’un bon livre. Celui qui tue un homme tue une créature raisonnable, image de Dieu ; mais celui qui détruit un bon livre tue la raison elle-même, tue l’image de Dieu dans l’œil où elle habite. Beaucoup d’hommes vivent, fardeaux inutiles de la terre ; mais un bon livre est le précieux sang vital d’un esprit supérieur, embaumé et conservé religieusement comme un trésor pour une vie au-delà de sa vie… Prenons donc {p. 458}garde à la persécution que nous élevons contre les vivants travaux des hommes publics ; ne répandons pas cette vie incorruptible, gardée et amassée dans les livres, puisque nous voyons que cette destruction peut être une sorte d’homicide, quelquefois un martyre, et, si elle s’étend à toute la presse, une espèce de massacre dont les ravages ne s’arrêtent pas au meurtre d’une simple vie, mais frappent la quintescence éthérée qui est le souffle de la raison même, en sorte que ce n’est point une vie qu’ils égorgent, mais une immortalité477. »

{p. 459}Cette énergie est sublime ; l’homme vaut la cause, et jamais une plus haute éloquence n’égala une plus haute vérité. Des expressions terribles viennent accabler les oppresseurs des livres, les profanateurs de la pensée, les assassins de la liberté, « le concile de Trente et l’inquisition, dont l’accouplement a engendré et parfait ces catalogues et ces index expurgatoires, qui fouillent à travers les entrailles de tant de vieux et bons auteurs par une violation pire que tous les attentats contre leurs tombes478. » Des expressions égales flagellent les esprits charnels qui croient sans penser et font de leur servilité leur religion. Il y a tel passage qui, par sa familiarité amère, rappelle Swift, et le dépasse de toute la hauteur de l’imagination et du génie. « Un homme dont la foi est vraie peut être hérétique, s’il croit les choses seulement parce que son pasteur les dit. La vérité même qu’il tient devient son hérésie. Un homme riche adonné à son plaisir et à ses profits trouve que la religion est une affaire si embarrassée et encombrée de tant de comptes obscurs qu’il ne sait comment lui ouvrir un crédit parmi ses livres. Que peut-il donc faire, sinon prendre la résolution de quitter ce tracas, et de se déterrer quelque agent, au soin et au crédit duquel il confie {p. 460}toutes ses affaires religieuses ? Cet agent sera quelque ecclésiastique estimé et notable. C’est à lui qu’il s’attache ; c’est à lui qu’il abandonne tout son magasin de denrées religieuses, avec toutes les clefs et serrures. Et à parler vrai, il fait de cet homme sa religion. De sorte qu’on peut dire que sa religion maintenant n’est plus lui, qu’elle est un être séparé et mobile, qu’elle va et vient près de lui selon que ce brave docteur fréquente la maison. Il le traite, lui fait des présents, le régale, le loge. Sa religion vient chez lui le soir, prie, soupe largement, est conduite à un lit somptueux, se lève, est saluée ; après un coup de malvoisie ou de quelque breuvage bien épicé, sa religion fait un bon déjeuner, sort à huit heures, et laisse son excellent hôte dans la boutique, trafiquant tout le jour, sans sa religion479. » Il a daigné railler un instant, {p. 461}avec quelle poignante ironie vous venez de le voir. Mais l’ironie, si poignante qu’elle soit, lui semble faible480. Écoutez-le, quand il revient à lui-même, quand il rentre dans l’invective ouverte et sérieuse, quand après le fidèle charnel il accable le prélat charnel. « La table de la communion, changée en une table de séparation, est debout comme une plate-forme, exhaussée sur le front du chœur, fortifiée d’un boulevard et d’une palissade pour écarter l’attouchement profane des laïques, pendant que le prêtre obscène et repu n’a pas scrupule de tortiller et de mâcher le pain sacramentel aussi familièrement qu’un massepain de sa taverne481. » Il triomphe en songeant que toutes ces profanations seront payées. L’atroce doctrine de Calvin a fixé de nouveau les yeux des hommes sur le dogme de la malédiction et de la damnation éternelle. L’enfer à la main, Milton menace ; il s’enivre de justice {p. 462}et de vengeance parmi les abîmes qu’il ouvre et les flammes qu’il brandit. « Ils seront jetés éternellement dans le plus noir et le plus profond gouffre de l’enfer, sous le règne outrageux, sous les pieds, sous les dédains de tous les autres damnés, qui, dans l’angoisse de leurs tortures, n’auront pas d’autre plaisir que d’exercer une frénétique et bestiale tyrannie sur eux, leurs serfs et leurs nègres, et ils resteront dans cette condition pour toujours, les plus vils, les plus profondément abîmés, les plus dégradés, les plus foulés et les plus écrasés de tous les esclaves de la perdition482. » La fureur ici monte au sublime, et le Christ de Michel-Ange n’est pas plus inexorable et plus vengeur.

Comblons la mesure ; joignons, comme il le fait, les perspectives du ciel aux visions des ténèbres : le pamphlet devient un hymne. « Quand je rappelle à mon esprit, dit-il, comment enfin, après tant de siècles pendant lesquels le large et sombre cortége de l’Erreur avait presque balayé toutes les étoiles hors du firmament de l’Église, la brillante et bienheureuse Réforme lança son rayon à travers la noire nuit épaissie de l’ignorance et de la tyrannie antichrétiennes, {p. 463}il me semble qu’une joie souveraine et vivifiante doit entrer à flots dans la poitrine de celui qui lit ou qui écoute ; et que la suave odeur de l’Évangile ramené baigne son âme de tous les parfums du ciel483. » Surchargées d’ornements, prolongées à l’infini, ces périodes sont des chœurs triomphants d’alleluias angéliques chantés par des voix profondes au son de dix mille harpes d’or. Au milieu de ses syllogismes, Milton prie, soutenu par l’accent des prophètes, entouré par les souvenirs de la Bible, ravi des splendeurs de l’Apocalypse, mais retenu à la porte de l’hallucination par la science et la logique, au plus haut de l’air serein et sublime, sans monter dans la région brûlante où l’extase fond la raison avec une majesté d’éloquence et une grandeur solennelle que rien ne surpasse, dont la perfection prouve qu’il est entré dans son domaine, et au-delà du prosateur promet le poëte484 : « Toi qui siéges dans une gloire et dans {p. 464}une lumière inaccessibles, père des anges et des hommes ! et toi aussi, roi tout-puissant, rédempteur de ce reste perdu dont tu as pris la nature, ineffable et immortel amour ! toi enfin, troisième substance de la divine infinitude, esprit illuminateur, la joie et la consolation de toute chose créée ! regarde cette pauvre Église épuisée et presque expirante ! Oh ! ne leur laisse pas achever leurs pernicieux desseins. Ne permets pas qu’ils nous enveloppent encore une fois dans ce nuage obscur de ténèbres infernales où nous n’apercevrons plus le soleil de ta vérité, où jamais nous n’espérerons l’aurore consolatrice, où jamais nous n’entendrons plus chanter l’oiseau de ton matin !… Qui ne t’aperçoit aujourd’hui dans ta marche éclatante, au milieu de ton sanctuaire, entre ces candélabres d’or longtemps obscurcis chez nous par la violence de ceux qui les avaient saisis, attirés plutôt par le désir de leur or que par l’amour de leur rayonnante clarté ? Viens donc, ô toi qui as les sept étoiles dans ta main droite ; établis tes prêtres choisis, selon leur ordre et leurs rites antiques, pour accomplir devant tes yeux leur office et verser religieusement l’huile consacrée dans tes lampes saintes toujours brûlantes. Tu as envoyé pour cette œuvre, par toute la contrée, un esprit de prière sur tes serviteurs, et tu as éveillé leurs vœux, comme le bruit d’une multitude {p. 465}d’eaux autour de ton trône. Oh ! achève, et accomplis tes glorieux actes. Sors de tes chambres royales, ô prince de tous les rois de la terre ; revêts les robes visibles de ta majesté impériale, prends en main le sceptre universel que ton père t’a transmis, car maintenant la voix de ta fiancée t’appelle, et toutes les créatures soupirent pour être renouvelées485. » Ce cantique de supplications et d’allégresse est une effusion de magnificences, et, en sondant toutes les littératures, vous ne rencontrerez guère de poëtes égaux à ce prosateur.

Est-il vraiment prosateur ? La dialectique empêtrée, l’esprit pesant et maladroit, la rusticité fanatique et féroce, la grandeur épique des images soutenues et surabondantes, le souffle et les témérités de la passion implacable et toute-puissante, la sublimité de l’exaltation {p. 466}religieuse et lyrique : on ne reconnaît point à ces traits un homme né pour expliquer, persuader et prouver. La scolastique et la grossièreté du temps ont émoussé ou rouillé sa logique. L’imagination et l’enthousiasme l’ont emporté et enchaîné dans les métaphores. Ainsi égaré ou gâté, il n’a pu produire d’œuvre parfaite : il n’a écrit que des pamphlets utiles, commandés par l’intérêt pratique et la haine présente, et de beaux morceaux isolés, inspirés par la rencontre d’une grande idée et par l’essor momentané du génie. Pourtant, dans ces débris abandonnés, l’homme apparaît tout entier. L’esprit systématique et lyrique se peint dans le pamphlet comme dans le poëme ; la faculté d’embrasser des ensembles et d’en être ébranlé restes égale en Milton dans ses deux carrières, et vous allez voir dans le Paradis et dans le Comus ce que vous avez rencontré dans le Traité de la Réforme et dans les Remarques sur l’Opposant.

VI §

« Il m’a avoué, écrit Dryden, que Spenser avait été son modèle486. » En effet, par la pureté, et l’élévation de la morale, par l’abondance et la liaison du style, par les nobles sentiments chevaleresques et la belle ordonnance classique, tous deux étaient frères. Mais il avait encore d’autres maîtres, Beaumont, Fletcher, {p. 467}Burton, Drummond, Ben Jonson, Shakspeare, toute la splendide Renaissance anglaise, et par derrière elle la poésie italienne, l’antiquité latine, la belle littérature grecque, et toutes les sources d’où la Renaissance anglaise avait jailli. Il continuait le grand courant, mais à sa manière. Il prenait leur mythologie, leurs allégories, parfois leurs concetti487, et retrouvait leur riche coloris, leur magnifique sentiment de la nature vivante, leur inépuisable admiration des formes et des couleurs. Mais en même temps il transformait leur diction et employait la poésie à un nouvel usage. Il écrivait, non par impulsion, et sous le seul contact des choses, mais en lettré, en humaniste, savamment, avec l’aide des livres, apercevant les objets autant à travers les écrits précédents qu’en eux-mêmes, ajoutant à ses images les images des autres, reprenant et refondant leurs inventions, comme un artiste qui resserre et multiplie les bosselures et les orfévreries entrelacées déjà sur un diadème par la main de vingt ciseleurs. Il se formait ainsi un style composite et éclatant, moins naturel que celui de ses précurseurs, moins propre aux effusions, moins voisin de là vive sensation prime-sautière, mais plus solide, plus régulier, plus capable de concentrer en une large nappe de clarté tous leurs scintillements et toutes leurs lueurs. Il assemblait comme Eschyle des mots « de six coudées », « empanachés et habillés de robes de {p. 468}pourpre », et les faisait marcher comme un cortége royal devant son idée pour la rehausser et l’annoncer. Il montrait les belles nymphes, « roses vivantes des bois, aux brodequins d’argent, aux robes de fleurs488 », « et le soir, encapuchonné de gris, qui, semblable à un triste pèlerin sous sa robe monastique, se lève derrière les roues fuyantes du soleil, —  les îles à la ceinture de vagues, qui, comme de riches diamants bigarrés, parsèment la poitrine nue de l’abîme, —  les brûlants séraphins aux éblouissantes rangées dressant vers le ciel leurs angéliques trompettes tonnantes489. » Il amoncelait en buissons touffus les fleurs éparses chez les autres poëtes490, « la primevère hâtive qui meurt délaissée, l’hyacinthe aigretée, le pâle jasmin, la pensée bigarrée de jais, l’œillet blanc, l’ardente violette, la rose musquée, le chèvrefeuille {p. 469}à la gracieuse parure, avec le coucou alangui qui penche sa tête pensive, et toutes les fleurs qui portent une broderie mélancolique491. » Il les appelait autour du tombeau de son ami, et disait « à l’amarante d’y verser toute sa beauté, aux narcisses de remplir leurs coupes de pleurs. » Il parlait aux « creuses vallées où de doux chuchotements habitent dans les ombrages, dans les vents folâtres, dans les sources jaillissantes, et dont Sirius brûlant épargne le frais giron. » Il leur disait « d’empourprer tout le sol de fleurs printanières, de jeter sur cette tombe tous les émaux de leurs yeux rayonnants qui sur le gazon vert boivent les rosées parfumées. » Tout jeune encore et au sortir de Cambridge, il se portait vers le magnifique et le grandiose ; il avait besoin du grand vers roulant, de la strophe ample et sonnante, des périodes immenses de quatorze et de vingt-quatre vers. Il ne considérait point les objets face à face, et de plain-pied, en mortel, mais de haut comme ces archanges {p. 470}de Gœthe492 qui embrassent d’un coup d’œil l’Océan entier heurté contre ses côtes, et la terre qui roule enveloppée dans l’harmonie des astres fraternels. Ce n’était point la vie qu’il sentait, comme les maîtres de la Renaissance, mais la grandeur, à la façon d’Eschyle et des prophètes hébreux493, esprits virils et lyriques comme le sien, qui, nourris comme lui dans les émotions religieuses et dans l’enthousiasme continu, ont étalé comme lui la pompe et la majesté sacerdotales. Pour exprimer un pareil sentiment, ce n’était pas assez des images, et de la poésie qui ne s’adresse qu’aux yeux ; il fallait encore des sons, et cette poésie plus intime qui, purgée de représentations corporelles, va toucher l’âme : il était musicien ; ses hymnes roulaient avec la lenteur d’une mélopée et la gravité d’une déclamation ; et lui-même semblait peindre son art en ces vers incomparables qui se développent comme l’harmonie solennelle d’un motet :

Dans la profondeur des nuits, quand l’assoupissement494 — a enchaîné les sens des mortels, j’écoute — l’harmonie des sirènes célestes — qui, assises sur les neuf sphères enroulées, —  chantent pour celles qui tiennent les ciseaux de la vie, —  et font tourner les fuseaux de diamant — où s’enroule la destinée des dieux et des hommes. —  Telle est la douce contrainte de l’harmonie sacrée — pour charmer les filles de la Nécessité, —  pour {p. 471}maintenir la Nature chancelante dans sa loi, —  et pour conduire la danse mesurée de ce bas monde — aux accents célestes que nul ne peut entendre, —  nul formé de terre humaine ; tant que son oreille grossière n’est point purifiée495.

En même temps que le style, les sujets se trouvaient changés ; il resserrait et ennoblissait le domaine comme le langage du poëte, et consacrait ses pensées comme ses paroles. Celui, disait-il un peu plus tard, qui connaît la vraie nature de la poésie, « découvre bientôt quelles méprisables créatures sont les rimeurs vulgaires, et quel religieux, quel glorieux, quel magnifique usage on peut faire de la poésie dans les choses divines et humaines »… « Elle est un don inspiré de Dieu, rarement accordé, et cependant accordé à quelques-uns dans chaque nation, pouvoir placé à côté de la chaire, pour planter et nourrir dans un grand peuple les semences de la vertu et de l’honnêteté publique, pour apaiser les troubles de l’âme et remettre l’équilibre dans les émotions, pour célébrer en hautes et glorieuses {p. 472}hymnes le trône et le cortége de la toute-puissance de Dieu : pour chanter les victorieuses agonies des martyrs et des saints, les actions et les triomphes des justes et pieuses nations qui combattent vaillamment pour la foi contre les ennemis du Christ496. » En effet, dès l’abord, à l’école de Saint-Paul et à Cambridge, il avait paraphrasé des psaumes, puis composé des odes pour la Nativité, la Circoncision et la Passion. Bientôt paraissent des chants tristes sur la mort d’un jeune enfant, sur la fin d’une noble dame ; puis de graves et nobles vers sur le Temps, à propos d’une musique solennelle, sur sa vingt-troisième année, « printemps tardif qui n’a point encore montré de boutons ni de fleurs. » Enfin le voici à la campagne chez son père, et les attentes, les rêveries, les premiers enchantements de la jeunesse s’exhalent de son cœur, comme en un jour d’été un parfum matinal. Mais quelle distance entre ces contemplations souriantes et sereines, et la chaude adolescence, le voluptueux Adonis de Shakspeare ! Il se promène, regarde, écoute, à cela se bornent ses joies ; ce ne sont que les joies {p. 473}poétiques de l’âme. Entendre « l’alouette qui prend son essor et de son chant éveille la nuit morne jusqu’à ce que se lève l’aube tachetée ; le laboureur qui siffle sur son sillon ; la laitière qui chante de tout son cœur ; le faucheur qui aiguise sa faux dans le vallon sous l’aubépine » ; voir les danses et les gaietés de mai au village ; contempler les pompeuses processions et « le bourdonnement affairé de la foule dans les cités garnies de tours » ; surtout s’abandonner à la mélodie, aux enroulements divins des vers suaves, et aux songes charmants qu’ils font passer devant nous dans une lumière d’or, voilà tout497 ; et {p. 474}aussitôt, comme s’il était allé trop loin, pour contrebalancer cet éloge des joies sensibles, il appelle à lui la Mélancolie498, « la nonne pensive, pieuse et pure, enveloppée dans sa robe sombre, aux plis majestueusement étalés, qui, d’un pas égal, avec une contenance contemplative, s’avance, les yeux sur le ciel qui lui répond, et son âme dans les yeux. » Avec elle il erre parmi les graves pensées et les graves spectacles qui rappellent l’homme à sa condition, et le préparent à ses devoirs, tantôt parmi les hautes colonnades d’arbres séculaires dont les dômes entretiennent sous leur abri le silence et le crépuscule, tantôt dans « ces pâles cloîtres studieux, où, sous les arches massives, les vitraux, les riches rosaces historiées jettent une obscure clarté religieuse », tantôt enfin dans le recueillement du cabinet d’étude, où chante le grillon, où luit la lampe laborieuse, où l’esprit, seul à seul avec les nobles esprits des temps passés, évoque Platon pour apprendre de lui « quels mondes, quelles vastes régions possèdent l’âme {p. 475}immortelle, après qu’elle a quitté sa maison de chair et le petit coin où nous gisons499. » Il était {p. 476}rempli de cette haute philosophie. Quelle que fût la langue où il écrivît, anglaise, italienne ou latine, quel que fût le genre qu’il touchât, sonnets, hymnes, stances, tragédies ou épopées, il y revenait toujours. Il louait partout l’amour chaste, la piété, la générosité, la force héroïque. Ce n’était point par scrupule, mais par nature ; son besoin et sa faculté dominante le portaient aux conceptions nobles. Il se donnait la joie d’admirer, comme Shakspeare la joie de créer, comme Swift celle de détruire, comme Byron celle de combattre, comme Spenser celle de rêver. Même en des poëmes décoratifs qu’on n’employait que pour étaler des costumes et déployer des féeries, dans des Masques comme ceux de Ben Jonson, il imprimait son caractère propre. C’étaient des amusements de château ; il en faisait des enseignements de magnanimité et de constance : l’un d’eux, le Comus, largement développé, avec une originalité entière et une élévation de style extraordinaire, est peut-être son chef-d’œuvre, et n’est que l’éloge de la vertu.

Ici du premier élan, nous sommes dans les cieux. Un esprit, descendu au milieu des bois sauvages, prononce cette ode :

Devant le seuil étoilé du palais de Jupiter — est ma demeure, parmi ces formes immortelles, —  esprits éthérés, qui vivent lumineux — dans des sphères sereines d’air paisible et pur, —  au-dessus de la fumée et du tumulte de ce coin obscur — que les hommes appellent la terre, étable vile — où, encombrés et confinés dans leurs basses pensées, —  ils luttent pour conserver une frêle et fiévreuse vie, —  oubliant la couronne que la vertu donne, —  après les vicissitudes mortelles, {p. 477}à ses vrais serviteurs, —  au milieu des dieux trônant sur leurs siéges sacrés500.

De tels personnages ne peuvent point parler ; ils chantent. Le drame est un opéra antique, composé, comme le Prométhée, d’hymnes solennelles. Le spectateur est transporté hors du monde réel. Ce ne sont point des hommes qu’il écoute, mais des sentiments. Il assiste à un concert comme dans Shakspeare ; le Comus continue le Songe d’une nuit d’été, comme un chœur viril de voix profondes continue la symphonie ardente et douloureuse des instruments.

« Dans les sentiers embrouillés de cette forêt sourcilleuse, où l’ombre frissonnante menace les pas du voyageur perdu », erre une noble dame, séparée de ses deux frères, troublée par les cris sauvages et par la turbulente joie qu’elle entend dans le lointain. Là-bas, le fils de Circé l’enchanteresse, le sensuel Comus danse et secoue des torches parmi les clameurs des hommes changés en brutes ; c’est l’heure[NM] « où les {p. 478}lacs et les mers avec leurs troupeaux écailleux mènent autour de la lune leurs rondes ondoyantes, pendant que sur les sables et les pentes brunies sautillent les prestes fées et les nains pétulants. » Elle s’effraye, elle s’agenouille ; et dans les formes nuageuses qui ondulent là-haut sous la clarté pâle, elle aperçoit l’Espérance aux blanches mains, la Foi aux regards purs et la Chasteté, gardiennes mystérieuses et célestes qui veillent sur sa vie et sur son honneur.

Ô soyez les bienvenues, Foi aux regards purs, Espérance aux blanches mains, —  ange, qui voles au-dessus de ma tête, ceint de tes ailes d’or, —  et toi, Chasteté sainte, forme sans tache, —  je vous vois clairement, et maintenant je crois — que lui, le Bien suprême, qui ne souffre les êtres mauvais — que pour faire d’eux les serviles ministres de sa vengeance, —  enverrait un ange lumineux, s’il le fallait — pour garder ma vie et mon honneur contre tout assaut. —  Me trompé-je ? ou bien est-ce qu’un noir nuage — a tourné sa bordure d’argent sur la nuit ? —  Je ne me trompe pas, un noir nuage — a tourné sa bordure d’argent sur la nuit, —  et jette une lueur entre l’ombre touffue des feuilles501.

{p. 479}Elle appelle ses frères ; « le doux et solennel accent de sa voix vibrante s’élève comme une vapeur de riches parfums distillés, et glisse sur l’air dans la nuit », au-dessus des vallées « brodées de violettes » jusqu’au Dieu débauché qu’elle transporte d’amour. Il accourt déguisé en prêtre :

Se peut-il qu’un mélange mortel d’argile terrestre — exhale l’enchantement divin de pareils accents ? —  Sûrement quelque chose de divin habite dans cette poitrine. —  Comme ils flottaient doucement sur les ailes — du silence, à travers la voûte vide de la nuit !… —  Souvent j’ai entendu ma mère Circé avec les trois sirènes — au milieu des naïades aux robes de fleurs, —  cueillant leurs herbes puissantes et leurs poisons mortels, —  emporter par leurs chants l’âme captive — dans le bienheureux Élysée ; Scylla pleurait, —  les vagues aboyantes se taisaient attentives, —  et la cruelle Charybde murmurait un doux applaudissement… —  Mais un ravissement si sacré et si profond, —  une telle volupté de bonheur sans ivresse, —  je ne l’ai jamais ressentie502.

Ce sont déjà les chants célestes. Milton les décrit, et tout à la fois, il les imite ; il fait comprendre ce mot {p. 480}de Platon son maître, que les mélodies vertueuses enseignent la vertu.

Le fils de Circé a emmené la noble dame trompée, et l’assied immobile dans un palais somptueux, devant une table exquise ; elle l’accuse, elle résiste, elle l’insulte, et le style prend un accent d’indignation héroïque, pour flétrir l’offre du tentateur.

Quand la débauche, —  par des regards impurs, des gestes immodestes et un langage souillé, —  mais surtout par l’acte ignoble et prodigue du péché, —  laisse entrer l’infamie au plus profond de l’homme, —  l’âme cadavéreuse s’infecte par contagion, —  ensevelie dans la chair et abrutie, jusqu’à ce qu’elle perde entièrement — le divin caractère de son premier être. —  Telles sont les lourdes et humides ombres funèbres — que l’on voit souvent sous les voûtes des charniers et dans les sépulcres, —  attardées et assises auprès d’une tombe nouvelle, —  comme par regret de quitter le corps qu’elles aimaient503.

Confondu, il s’arrête, et au même instant les frères {p. 481}conduits par l’Esprit protecteur se jettent sur lui l’épée nue. Il fuit, emportant sa baguette magique. Pour délivrer la dame enchantée, on appelle Sabrina, la naïade bienfaisante, qui, « assise sous la froide vague cristalline, noue avec des tresses de lis les boucles de sa chevelure d’ambre. » Elle s’élève légèrement de son lit de corail, et son char de turquoise et d’émeraude « la pose sur les joncs de la rive, entre les osiers humides et les roseaux. » Touchée par cette main froide et chaste, la dame sort du siége maudit qui la tenait enchaînée ; les frères avec la sœur règnent paisiblement dans le palais de leur père, et l’Esprit qui a tout conduit prononce cette ode où la poésie conduit à la philosophie, où la voluptueuse lumière d’une légende orientale vient baigner l’Élysée des sages, où toutes les magnificences de la nature s’assemblent pour ajouter une séduction à la vertu :

Je revole maintenant vers l’Océan — et les climats heureux qui s’étendent — là où le jour ne ferme jamais les yeux, —  là-haut, dans les larges champs du ciel. —  Là je respire l’air limpide — au milieu des riches jardins — d’Hespérus et de ses trois filles — qui chantent autour de l’arbre d’or. —  Parmi les ombrages frissonnants et les bois, —  folâtre le Printemps joyeux et paré ; —  les Grâces et les Heures au sein rose — apportent ici toutes leurs largesses ; —  l’Été immortel y habite, —  et les vents d’ouest, de leur aile parfumée, —  jettent le long des allées de cèdres — la senteur odorante du nard et de la myrrhe. —  Là Iris de son arc humide — arrose les rives embaumées où germent — des fleurs de teintes plus mêlées — que n’en peut montrer son écharpe brodée, —  et humecte d’une rosée élyséenne — les lits d’hyacinthes et de roses où souvent repose le jeune Adonis — guéri de sa profonde {p. 482}blessure — dans un doux sommeil, pendant qu’à terre — reste assise et triste la reine assyrienne. —  Bien au-dessus d’eux, dans une lumière rayonnante, —  le divin Amour, son glorieux fils, s’élève — tenant sa chère Psyché ravie en une douce extase. —  Mortels qui voulez me suivre, —  aimez la vertu, elle seule est libre, —  elle seule peut vous apprendre à monter — plus haut que l’harmonie des sphères. —  Ou si la vertu était faible, —  le ciel lui-même s’inclinerait pour l’aider504.

Devais-je marquer des maladresses, des bizarreries, des expressions chargées, héritage de la Renaissance, {p. 483}une dispute philosophique, œuvre du raisonneur et du Platonicien ? Je n’ai point senti ces fautes. Tout s’effaçait devant le spectacle de la Renaissance riante, transformée par la philosophie austère, et du sublime adoré sur un autel de fleurs.

Ce fut là, je crois, son dernier poëme profane. Déjà, dans celui qui suit, Lycidas, en célébrant, à la façon de Virgile, la mort d’un ami bien-aimé505, il laisse percer les colères et les préoccupations puritaines, invective contre la mauvaise doctrine et la tyrannie des évêques, et parle déjà « du glaive à deux mains qui attend à la porte prêt à frapper un coup pour ne frapper qu’un coup. » Dès son retour d’Italie la controverse et l’action l’emportent ; la prose commence, la poésie s’arrête. De loin en loin un sonnet patriotique ou religieux vient rompre ce long silence ; tantôt pour louer les chefs puritains, Cromwell, Vane, Fairfax, tantôt pour honorer la mort d’une pieuse amie, ou la vie « d’une vertueuse jeune dame » ; une fois pour {p. 484}demander à Dieu « la vengeance de ses saints égorgés », des malheureux protestants du Piémont, « dont les os gisent épars sur les froids versants des Alpes » ; une autre fois sur sa seconde femme, morte au bout d’un an de mariage, « sa sainte » bien-aimée, qui lui est apparue en songe « comme Alceste ramenée du tombeau, avec un long vêtement blanc, pur comme son âme » : loyales amitiés, douleurs acceptées ou domptées, aspirations généreuses ou stoïques, que les revers ne firent qu’épurer. L’âge est venu ; exclu du pouvoir, de l’action, même de l’espérance, il revient aux grands rêves de sa jeunesse. Comme autrefois, il va chercher le sublime hors de ce bas monde, parce que ce qui est réel est petit et que ce qui est familier paraît plat. Il recule ses nouveaux personnages jusqu’à l’extrémité de l’antiquité sacrée, comme il a reculé ses anciens personnages jusqu’à l’extrémité de l’antiquité fabuleuse, parce que la distance ajoute à leur taille, et que l’habitude cessant de les mesurer cesse de les avilir. Tout à l’heure apparaissaient les êtres fantastiques, la Joie fille du Zéphir et de l’Aurore, la Mélancolie fille de Vesta et de Saturne, le fils de Circé, Comus, couronné de lierre, dieu des bois retentissants et de l’orgie tumultueuse. Maintenant Samson, le contempteur des géants, l’élu du Dieu fort, l’exterminateur des idolâtres, Satan et ses pairs, le Christ et ses anges, vont se lever devant nos yeux comme des statues surhumaines, et l’éloignement frustrant nos mains curieuses préservera notre admiration et leur majesté. Montons plus loin et plus haut, {p. 485}à l’origine des choses, parmi les êtres éternels, jusqu’aux commencements de la pensée et de la vie, jusqu’aux combats de Dieu, dans ce monde inconnu où les sentiments et les êtres, élevés au-dessus de la portée de l’homme, échappent à son jugement et à sa critique pour commander sa vénération et sa terreur ; que le chant soutenu des vers solennels déploie les actions de ces vagues figures, nous éprouverons la même émotion que dans une cathédrale quand l’orgue prolonge ses roulements sous les arches, et qu’à travers l’illumination des cierges les nuages d’encens brouillent les formes colossales des piliers.

Mais si le cœur est resté le même, le génie s’est transformé. La virilité a pris la place de la jeunesse. La richesse est devenue moindre, et la sévérité plus grande. Dix-sept années de combats et de malheurs ont enfoncé cette âme dans les idées religieuses. La mythologie a fait place à la théologie ; l’habitude de la dissertation a fini par abaisser l’essor lyrique ; l’érudition accrue a fini par surcharger le génie original. Le poëte ne chante plus en vers sublimes, il raconte ou harangue en vers graves. Il n’invente plus un genre personnel, il imite la tragédie ou l’épopée antique. Il rencontre dans Samson une tragédie froide et haute, dans le Paradis regagné une épopée froide et noble, et compose un poëme imparfait et sublime, le Paradis perdu.

Plût à Dieu qu’il eût pu l’écrire, comme il l’essaya, en façon de drame, ou mieux, comme le Prométhée {p. 486}d’Eschyle, en forme d’opéra lyrique ! Il y a tel sujet qui commande tel style : si vous résistez, vous détruisez votre œuvre, trop heureux quand, dans l’ensemble déformé, le hasard produit et conserve de beaux morceaux. Pour mettre en scène le surnaturel, il ne faut point rester dans son assiette ordinaire ; vous avez l’air de ne point croire, si vous y restez. C’est la vision qui le révèle, et c’est le style de la vision qui doit l’exprimer. Quand Spenser écrit, il rêve. Nous écoutons les concerts bienheureux de sa musique aérienne, et le cortége changeant de ses apparitions fantastiques se déroule comme une vapeur devant nos yeux complaisants et éblouis. Quand Dante écrit, il est halluciné, et ses cris d’angoisse, ses ravissements, l’incohérente succession de ses fantômes infernaux ou mystiques, nous transportent avec lui dans le monde invisible qu’il décrit. L’extase seule rend visibles et croyables les objets de l’extase. Si vous nous racontez les exploits de Dieu comme ceux de Cromwell, d’un ton soutenu et grave, nous n’apercevons point Dieu, et comme il fait toute votre œuvre, nous n’apercevons rien du tout. Nous jugeons que vous avez accepté une tradition, que vous l’ornez de fictions réfléchies, que vous êtes un prédicateur, non un prophète, un décorateur, non un poëte. Nous découvrons que vous chantez Dieu comme le vulgaire le prie, suivant une formule apprise, non par un tressaillement spontané. Changez de style, ou plutôt, si vous le pouvez, changez d’émotion. Tâchez de retrouver en vous-même l’antique exaltation des psalmistes et des apôtres, de {p. 487}recréer la divine légende, de ressentir l’ébranlement sublime par lequel l’esprit inspiré et désorganisé aperçoit Dieu ; au même instant, le grand vers lyrique roulera chargé de magnificences ; ainsi troublés, nous n’examinerons point si c’est Adam ou le Messie qui parle ; nous n’exigerons point qu’ils soient réels et construits par une main de psychologue, nous ne nous soucierons point de leurs actions puériles ou étranges ; nous serons jetés hors de nous-mêmes, nous participerons à votre déraison créatrice ; nous serons entraînés par le flot des images téméraires ou soulevés par l’entassement des métaphores gigantesques ; nous serons troublés comme Eschyle, lorsque son Prométhée foudroyé entend l’universel concert des fleuves, des mers, des forêts et des créatures qui le pleurent, comme David devant Jéhovah, « qui emporte mille ans ainsi qu’un torrent d’eau, pour qui les âges sont une herbe fleurie le matin et séchée le soir. »

Mais le siècle de l’inspiration métaphysique, écoulé depuis longtemps, n’avait point reparu encore. Bien loin dans le passé disparaissait Dante ; bien loin dans l’avenir s’enfonçait Goethe. On n’apercevait point encore le Faust panthéiste et la vague Nature qui engloutit les êtres changeants dans son sein profond ; on n’apercevait plus le paradis mystique et l’immortel Amour dont la lumière idéale baigne les âmes rachetées. Le protestantisme n’avait ni altéré ni renouvelé la nature divine ; conservateur du symbole accepté et de l’ancienne légende, il n’avait transformé que la {p. 488}discipline ecclésiastique et le dogme de la grâce. Il n’avait appelé le chrétien qu’au salut personnel et à la liberté laïque. Il n’avait que refondu l’homme, il n’avait point recréé Dieu. Ce n’était point une épopée divine qu’il pouvait produire, mais une épopée humaine. Ce n’était point les combats et les œuvres du Seigneur qu’il pouvait chanter, mais les tentations et le salut de l’âme. Au temps du Christ jaillissaient les poëmes cosmogoniques ; au temps de Milton jaillissaient les confessions psychologiques. Au temps du Christ, chaque imagination produisait une hiérarchie d’êtres surnaturels et une histoire du monde ; au temps de Milton, chaque cœur racontait la suite de ses tressaillements et l’histoire de la grâce. L’érudition et la réflexion jetèrent Milton dans un poëme métaphysique qui n’était point de son siècle, pendant que l’inspiration et l’ignorance révélaient à Bunyan le récit psychologique qui convenait à son siècle, et le génie du grand homme se trouva plus faible que la naïveté du chaudronnier.

C’est que son poëme, ayant supprimé l’illusion lyrique, laisse entrer l’examen critique. Libres d’enthousiasme, nous jugeons ses personnages ; nous exigeons qu’ils soient vivants, réels, complets, d’accord avec eux-mêmes, comme ceux d’un roman ou d’un drame. N’écoutant plus des odes, nous voulons voir des objets et des âmes : nous demandons qu’Ève et Adam agissent et sentent conformément à leur nature primitive, que Dieu, Satan et le Messie agissent et {p. 489}sentent conformément à leur nature surhumaine. À cette tâche, Shakspeare suffirait à peine ; Milton, logicien et raisonneur, y succombe. Il fait des discours corrects, solennels, et ne fait rien de plus ; ses personnages sont des harangues, et dans leurs sentiments on ne trouve que des monceaux de puérilités et de contradictions.

Ève et Adam, le premier couple ! J’approche, et je crois trouver l’Ève et l’Adam de Raphaël, imités par Milton, disent les biographes, superbes enfants, vigoureux et voluptueux, nus sous la lumière, immobiles et occupés devant les grands paysages, l’œil luisant et vague, sans plus de pensée que le taureau ou la cavale couchés sur l’herbe auprès d’eux. J’écoute, et j’entends un ménage anglais, deux raisonneurs du temps, le colonel Hutchinson et sa femme. Bon Dieu ! habillez-les bien vite. Des gens si cultivés auraient inventé avant toute chose les culottes et la pudeur. Quels dialogues ! Des dissertations achevées par des gracieusetés, des sermons réciproques terminés par des révérences. Quelles révérences ! Des compliments philosophiques et des sourires moraux. « Je cédai, dit Ève, et depuis ce temps-là je sens combien la beauté est surpassée par la grâce virile et par la sagesse, qui seule est véritablement belle ! » Cher et savant poëte, vous eussiez été satisfait si quelqu’une de vos trois femmes, bonne écolière, vous eût débité en manière de conclusion cette solide maxime théorique. Elles vous l’ont débitée ; voici une scène de votre ménage : {p. 490}« Ainsi parla la mère du genre humain, et avec des regards pleins d’un charme conjugal non repoussé, dans un doux abandon, elle s’appuie, embrassant à demi notre premier père ; lui, ravi de sa beauté et de ses charmes soumis, sourit avec un amour digne, et presse sa lèvre matronale d’un pur baiser506. » Cet Adam a passé par l’Angleterre avant d’entrer dans le paradis terrestre. Il y a appris la respectability et il y a étudié la tirade morale. Écoutons cet homme qui n’a pas encore goûté à l’arbre de la science. Un bachelier, dans son discours de réception, ne prononcerait pas mieux et plus noblement un plus grand nombre de sentences vides. « Ma belle compagne, l’heure de la nuit et toutes les créatures retirées à présent dans le sommeil nous avertissent d’aller prendre un repos pareil, puisque Dieu a établi pour les hommes le retour alternatif du repos et du travail, comme de la nuit et du jour, et que la rosée opportune du sommeil, par sa douce et assoupissante pesanteur, {p. 491}abaisse maintenant nos paupières. Les autres créatures, tout le long du jour, vivent oisives, sans emploi, et ont moins besoin de repos. L’homme a son travail journalier de corps et de pensée, institué d’en haut, qui déclare sa dignité et le souci du ciel sur toutes ses voies, pendant que les autres êtres vaguent inoccupés sans que Dieu leur demande aucun compte de leurs actions507. » Très-utile et très-excellente exhortation puritaine ! Voilà de la vertu et de la morale anglaises, et chaque famille, le soir, pourra la lire en guise de Bible à ses enfants. Adam est le vrai chef de famille, électeur, député à la chambre des communes, ancien étudiant d’Oxford, consulté au besoin par sa femme, et lui versant d’une main prudente les solutions scientifiques dont elle a besoin. Cette nuit, par exemple, la pauvrette a fait un mauvais rêve, et Adam, en bonnet carré, lui administre cette docte potion psychologique508 : « Sache que dans l’âme il y a beaucoup de {p. 492}facultés inférieures qui servent la Raison comme leur souveraine. Parmi celles-ci, l’Imagination tient le principal office ; avec toutes les choses extérieures que les sens représentent, elle crée des formes aériennes que la Raison assemble ou sépare, et dont elle compose tout ce que nous affirmons ou nions. Souvent en son absence l’Imagination, qui tâche de la contrefaire, veille pour l’imiter ; mais, assemblant mal ces formes, elle ne produit souvent qu’une œuvre incohérente, principalement en songe, par un mélange bizarre de paroles et d’actions présentes ou passées509. » — Il y a de quoi rendormir la pauvre Ève. Son mari, voyant cet effet, ajoute en casuiste accrédité : « Ne sois pas triste ; le mal peut entrer et passer dans l’esprit de Dieu et de l’homme sans leur aveu, et sans laisser aucune tache ou faute derrière lui. » On reconnaît l’époux protestant confesseur de sa femme. Le lendemain arrive un ange en visite. Adam {p. 493}dit à Ève d’aller à la provision510 : elle discute un instant le menu en bonne ménagère, un peu fière de son potager. « Il confessera que sur la terre Dieu a répandu ses largesses autant que dans le ciel511. » Voyez ce joli zèle d’une lady hospitalière. « Elle part avec des regards empressés, en toute hâte. Comment faire le choix le plus délicat ? Avec quel ordre industrieux, pour éviter la confusion des goûts, pour ne pas les mal assortir, pour qu’une saveur suive une saveur relevée par le plus heureux contraste ? » Elle fabrique du vin doux, du poiré, des crèmes, répand des fleurs et des feuilles sous la table. La bonne ménagère ! Et comme elle gagnera des voix parmi les squires de campagne, quand Adam se présentera pour le Parlement ! Adam est de l’opposition, whig, puritain. « Il va au-devant de l’ange sans autre cortége que ses propres perfections, portant en lui-même toute sa cour, plus solennelle que l’ennuyeuse pompe des princes, avec la longue file de leurs chevaux superbes et de leurs valets chamarrés {p. 494}d’or512. » Le poëme épique se trouve changé en un poëme politique, et nous venons d’écouter une épigramme contre le pouvoir. Les salutations sont un peu longues ; heureusement, les mets étant crus, « il n’y a point de danger que le dîner refroidisse. » L’ange, quoique éthéré, mange comme un fermier du Lincolnshire, « non pas en apparence, ni en fumée, selon la vulgaire glose des théologiens, mais avec la vive hâte d’une faim réelle et une chaleur concoctive pour assimiler la nourriture, le surplus transpirant aisément à travers sa substance spirituelle513. » À table, Ève écoute les histoires de l’ange, puis discrètement elle s’en va au dessert, quand on va parler politique. Les dames anglaises apprendront par son exemple à reconnaître sur le visage de leur mari « quand il va aborder d’abstruses pensées studieuses. » Leur sexe ne monte pas si haut. Une femme sage, aux explications d’un étranger, « préfère les explications de son mari. » Cependant Adam écoute un petit cours d’astronomie : il finit par conclure, en Anglais pratique, « que la première sagesse est de connaître les objets {p. 495}qui nous environnent dans la vie journalière, que le reste est fumée vide, pure extravagance, et nous rend, dans les choses qui nous importent le plus, inexpérimentés, inhabiles et toujours incertains514. »

L’ange parti, Ève, mécontente de son jardin, veut y faire des réformes, et propose à son mari d’y travailler, elle d’un côté, lui d’un autre. « Ève, dit-il avec un sourire d’approbation, rien ne pare mieux une femme que de songer aux biens de la maison, et de pousser son mari à un bon travail515. » Mais il craint pour elle, et voudrait la garder à son côté. Elle se mutine avec une petite pique de vanité fière, comme une jeune miss qu’on ne voudrait pas laisser sortir seule. Elle l’emporte, part et mange la pomme. {p. 496}C’est à ce moment que les discours interminables fondent sur le lecteur, aussi nombreux et aussi froids que des douches de pluie en hiver. Les harangues du Parlement purgé par Cromwell ne sont guère plus lourdes. Le serpent séduit Ève par une collection d’enthymèmes dignes du scrupuleux Chillingworth, et là-dessus la fumée syllogistique monte dans cette pauvre tête. « La défense de Dieu, se dit-elle, recommande encore ce fruit, puisqu’elle infère le bien qu’il communique et notre besoin ; car un bien inconnu certes n’est pas possédé, ou s’il est possédé et encore inconnu, c’est comme s’il n’était point possédé du tout. De telles prohibitions ne lient point516. » Ève sort d’Oxford, elle a appris la loi dans les auberges du Temple, et porte, aussi bien que son mari, le bonnet de docteur.

Le flot des dissertations ne s’arrête pas ; du paradis, il monte dans l’empyrée : ni le ciel ni la terre, ni l’enfer lui-même ne suffiront à le réprimer.

De tous les personnages que l’homme puisse mettre en scène, Dieu est le plus beau. Les cosmogonies des peuples sont de sublimes poëmes, et le génie des artistes n’atteint son comble que lorsqu’il est soutenu par de telles conceptions. Les poëmes sacrés des Hindous, les prophéties de la Bible, l’Edda, l’Olympe {p. 497}d’Hésiode et d’Homère, les visions de Dante sont des fleurs rayonnantes où brille concentrée une civilisation entière, et toute émotion disparaît devant la sensation foudroyante par laquelle elles ont jailli du plus profond de notre cœur. Aussi rien de plus triste que la dégradation de ces nobles idées, tombées dans la régularité des formules et sous la discipline du culte populaire. Rien de plus petit qu’un Dieu rabaissé jusqu’à n’être qu’un roi et qu’un homme ; rien de plus laid que le Jéhovah hébraïque, défini par la pédanterie théologique, réglé dans ses actions d’après le dernier manuel du dogme, pétrifié par l’interprétation littérale, étiqueté comme une pièce vénérable dans un musée d’antiquités.

Le Jéhovah de Milton est un roi grave qui représente convenablement, à peu près comme Charles Ier. La première fois qu’on le rencontre, au troisième livre, il est au conseil, et expose une affaire. Au style, on aperçoit sa belle robe fourrée, sa barbe en pointe par Van Dyck, son fauteuil de velours et son dais doré. Il s’agit d’une loi qui a de mauvais effets, et sur laquelle il veut justifier son gouvernement. Adam va manger la pomme ; pourquoi avoir exposé Adam à la tentation ? Le royal orateur disserte et démontre. « Adam est capable de se soutenir, quoique libre de tomber. Tels j’ai créé tous les pouvoirs éthéréens, tous les esprits, ceux qui se sont soutenus et ceux qui sont tombés. Librement les uns se sont soutenus, librement les autres sont tombés. Sans cette liberté, {p. 498}quelle preuve sincère eussent-ils pu donner de leur vraie obéissance, de leur constante foi, de leur amour, si l’on n’avait vu d’eux que des actions forcées et point d’actions voulues ? Quel éloge auraient-ils pu recevoir ? Quel plaisir aurais-je retiré d’une obéissance ainsi payée, si la volonté et la raison (la raison aussi est choix), inutiles et vaines, toutes deux dépouillées de liberté, toutes deux rendues passives, eussent servi la nécessité et non pas moi ? Ils ont donc été créés dans l’état que demandait l’équité, et ne peuvent justement accuser leur créateur, ni leur nature, ni leur destinée, comme si la prédestination maîtrisait leur volonté fixée par un décret absolu ou par une prescience supérieure ; ils ont eux-mêmes décrété leur propre révolte ; je n’y ai point part. Si je l’ai prévue, la prescience n’a point d’influence sur leur faute, qui, non prévue, n’eût pas été moins certaine… Ainsi, sans la moindre impulsion, sans la moindre apparence de fatalité, sans qu’il y ait rien de prévu par moi immuablement, ils pèchent, auteurs en toutes choses, soit qu’ils jugent, soit qu’ils choisissent517. » Le lecteur moderne n’est pas si patient que les Trônes, les Séraphins et les Dominations ; {p. 499}c’est pourquoi j’arrête à moitié la harangue royale. On voit que le Jéhovah de Milton est fils du théologien Jacques Ier, très-versé dans les disputes des arminiens et des gomaristes, très-habile sur le distinguo, et par-dessus tout incomparablement ennuyeux. Pour faire écouter de telles tirades, il doit donner de gros traitements à ses conseillers d’État. Son fils, le prince de Galles, lui répond respectueusement du même style. Combien le Dieu de Goethe, demi-abstraction, demi-légende, source d’oracles sereins, vision entrevue sur une pyramide de strophes extatiques518, rabaisse ce Dieu homme d’affaires, homme d’école et homme d’apparat ! Je lui fais trop d’honneur en lui accordant ces titres. Il en mérite un pire quand il envoie Raphaël avertir Adam que Satan lui veut du mal. « Qu’il sache cela, dit-il, de peur que, transgressant volontairement, il ne prenne pour prétexte la surprise, n’ayant {p. 500}été ni éclairé, ni prévenu519 ! » Ce Dieu n’est qu’un maître d’école qui, prévoyant le solécisme de son élève, lui rappelle d’avance la règle de la grammaire, pour avoir le plaisir de le gronder sans discussion. Du reste, en bon politique, il avait un second motif, le même que pour ses anges : c’était « par pompe, à titre de roi suprême, pour accompagner ses hauts décrets et façonner notre prompte obéissance520. » Le mot est lâché. On voit ce qu’est le ciel de Milton : un Whitehall de valets brodés. Les anges sont des musiciens de chapelle, ayant pour métier de chanter des cantates sur le roi et devant le roi, « gardant leur place tant que dure leur obéissance », se relayant pour faire de la musique toute la nuit autour de son alcôve521. Quelle vie pour ce pauvre roi ! et quelle cruelle condition que de subir pendant toute l’éternité ses propres louanges522 ! Pour se distraire, le Dieu de Milton se décide à couronner roi, king-partner, si l’on veut, son fils. Relisez le passage, et dites s’il {p. 501}ne s’agit pas d’une cérémonie du temps. Toutes les troupes sont sous les armes, chacun à son rang, « portant blasonnés sur leurs étendards des actes de zèle et de fidélité », sans doute la prise d’un vaisseau hollandais, la défaite des Espagnols aux Dunes. Le roi présente son fils, « l’oint », le déclare « son vice-gérant. » « Que tous les genoux plient devant lui ; quiconque lui désobéit me désobéit », et ce jour-là même est chassé du palais. —  « Tout le monde parut satisfait, mais tout le monde ne l’était pas523. » Néanmoins « ils passèrent le jour en chants, en danses, puis de la danse passèrent à un doux repas. » Milton décrit les tables, les mets, le vin, les coupes. C’est une fête populaire ; je regrette de n’y point trouver les feux de joie, les cloches qui sonnent comme à Londres, {p. 502}et j’imagine qu’on y but à la santé du nouveau roi. Là-dessus Satan fait défection : il emmène ses troupes à l’autre bout du pays, comme Lambert ou Monk, « dans les quartiers du nord », probablement en Écosse, traversant des régions bien administrées, « des empires » avec leurs shérifs et leurs lords lieutenants. Le ciel est divisé comme une bonne carte de géographie. Satan disserte devant ses officiers contre la royauté, lutte dans un tournoi de harangues contre Abdiel, bon royaliste qui réfute « ses arguments blasphématoires », et s’en va rejoindre son prince à Oxford. Bien armé, le rebelle se met en marche avec ses piquiers et ses artilleurs pour attaquer la place forte de Dieu524. Les deux partis se taillent à coups d’épée, se jettent par terre à coups de canon, s’assomment de raisonnements politiques525. Ces tristes anges ont l’esprit aussi discipliné que les membres ; ils ont passé leur jeunesse à l’école du syllogisme et à l’école de peloton. Satan a des paroles de prédicant : « Dieu a failli, dit-il ; donc, quoique nous l’ayons jusqu’ici jugé omniscient, il n’est pas infaillible dans la connaissance de l’avenir. » Il a des paroles de caporal instructeur : {p. 503}« Avant-garde, ouvrez votre front à droite et à gauche ! » Il fait des calembours aussi lourds que ceux d’un Harrison, ancien boucher devenu officier526. Quel ciel ! Il y a de quoi dégoûter du paradis ; autant vaudrait entrer dans le corps des laquais de Charles Ier ou dans le corps des cuirassiers de Cromwell. On y trouve des ordres du jour, une hiérarchie, une soumission exacte, des corvées527, des disputes, des cérémonies réglées, des prosternements, une étiquette, des armes fourbies, des arsenaux, des dépôts de chariots et de munitions. Était-ce la peine de quitter la terre pour retrouver là-haut la charronnerie, la maçonnerie, l’artillerie, le manuel administratif, l’art de saluer et l’almanach royal ? Sont-ce là « les choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, que le cœur n’a point rêvées ? » Qu’il y a loin de cette friperie monarchique528 aux apparitions {p. 504}de Dante, aux âmes qui flottent parmi des chants comme des étoiles, aux lueurs qui se confondent, aux roses mystiques qui rayonnent et disparaissent dans l’azur, au monde impalpable où toutes les lois de la vie terrestre s’anéantissent, insondable abîme traversé de visions fugitives, pareilles aux abeilles dorées qui glissent dans la gerbe du profond soleil ! N’est-ce pas un signe de l’imagination éteinte, de la prose commencée, du génie pratique qui naît et remplace la métaphysique par la morale ? Quelle chute ! Pour la mesurer, relisez un vrai poëme chrétien, l’Apocalypse. J’en copie dix lignes ; jugez de ce qu’il est devenu dans l’imitateur :

Alors je me tournai pour voir d’où venait la voix qui me parlait, et m’étant tourné, je vis sept chandeliers d’or ;

Et au milieu des sept chandeliers quelqu’un qui ressemblait au Fils de l’homme, vêtu d’une longue robe et ceint sur la poitrine d’une ceinture d’or.

Sa tête et ses cheveux étaient blancs comme de la laine blanche et comme la neige, et ses yeux étaient comme une flamme de feu.

Ses pieds étaient semblables à l’airain le plus fin qui serait dans une fournaise ardente, et sa voix était comme le bruit des grandes eaux.

Il avait dans sa main droite sept étoiles ; une épée aiguë à deux tranchants sortait de sa bouche, et son visage resplendissait comme le soleil quand il luit dans sa force.

Dès que je l’eus vu, je tombai à ses pieds comme mort.

Quand Milton arrangeait sa parade céleste, il n’est pas tombé mort.

Mais si les habitudes innées et invétérées d’argumentation logique, jointes à la théologie littérale du {p. 505}temps, l’ont empêché d’atteindre à l’illusion lyrique ou de créer des âmes vivantes, la magnificence de son imagination grandiose, jointe aux passions puritaines, lui a fourni un personnage héroïque, plusieurs hymnes sublimes et des paysages que personne n’a surpassés. Ce qu’il y a de plus beau dans ce paradis, c’est l’enfer, et dans cette histoire de Dieu le premier rôle est au diable. Ce diable ridicule au moyen âge, enchanteur cornu, sale farceur, singe trivial et méchant, chef d’orchestre dans un sabbat de vieilles femmes, est devenu un géant et un héros. Comme un Cromwell vaincu et banni, il reste admiré et obéi par ceux qu’il a précipités dans l’abîme. S’il demeure maître, c’est qu’il en est digne ; plus ferme, plus entreprenant, plus politique que les autres, c’est toujours de lui que partent les conseils profonds, les ressources inattendues, les actions courageuses. C’est lui qui dans le ciel a inventé les armes foudroyantes et gagné la victoire du second jour ; c’est lui qui dans l’enfer a relevé ses troupes prosternées et conçu la perdition de l’homme ; c’est lui qui, franchissant les portes gardées et le chaos infini parmi tant de dangers et a travers tant d’obstacles, a révolté l’homme contre Dieu et gagné à l’enfer le peuple entier des nouveaux vivants. Quoique défait, il l’emporte, puisqu’il a ravi au monarque d’en haut le tiers de ses anges et presque tous les fils de son Adam. Quoique blessé, il triomphe, puisque le tonnerre, qui a brisé sa tête, a laissé son cœur invincible. Quoique plus faible en force, il reste supérieur en noblesse, puisqu’il {p. 506}préfère l’indépendance souffrante à la servilité heureuse, et qu’il embrasse sa défaite et ses tortures comme une gloire, comme une liberté et comme un bonheur. Ce sont là les fières et sombres passions politiques des puritains constants et abattus ; Milton les avait ressenties dans les vicissitudes de la guerre, et les émigrants réfugiés parmi les panthères et les sauvages de l’Amérique les trouvaient vivantes et dressées au plus profond de leur cœur.

Est-ce la région, le sol, le climat — que nous devons échanger contre le ciel ? cette obscurité morne — contre cette splendeur céleste ? Soit fait ! puisque celui — qui maintenant est souverain peut faire et ordonner à son gré — ce qui sera juste. Le plus loin de lui est le mieux ; —  la raison l’a fait notre égal, c’est la force — qui nous a faits ses vaincus. Adieu, champs heureux, —  où la joie pour toujours habite ! Salut, horreurs ! salut, —  monde infernal ! Et toi, profond enfer, —  reçois ton nouveau possesseur ! une âme — qui ne sera changée ni par le lieu, ni par le temps ! —  L’âme est à elle-même sa propre demeure, et peut faire en soi — du ciel un enfer et de l’enfer un ciel. —  Qu’importe où je suis, si je suis toujours le même, —  et ce que je dois être, tout, hors l’égal de celui — que le tonnerre a fait plus grand ? Ici du moins — nous serons libres ; le maître absolu n’a pas bâti ceci — pour nous l’envier, ne nous chassera pas d’ici. —  Ici nous pouvons régner tranquilles, et à mon choix ; —  régner est digne d’ambition, fût-ce dans l’enfer. —  Mieux vaut régner dans l’enfer que servir dans le ciel529.

Cet héroïsme sombre, cette dure obstination, cette poignante ironie, ces bras orgueilleux et roidis qui {p. 507}serrent la douleur comme une maîtresse, cette concentration du courage invaincu qui, replié en lui-même, trouve tout en lui-même, cette puissance de passion et cet empire sur la passion530 sont des traits propres du caractère anglais comme de la littérature anglaise, et vous les retrouverez plus tard dans le Lara et dans le Conrad de lord Byron.

Autour de lui comme en lui, tout est grand. L’enfer de Dante n’est qu’un atelier de tortures, où les chambres superposées descendent par étages réguliers jusqu’au dernier puits. L’enfer de Milton est immense et vague, « donjon horrible, flamboyant comme une {p. 508}fournaise ; point de lumière dans ces flammes, mais plutôt des ténèbres visibles qui découvraient des aspects de désolation, régions de deuil, ombres lugubres », mers de feu, « continents glacés, qui s’allongent noirs et sauvages, battus de tourbillons éternels de grêle âpre, qui ne fond jamais, et dont les monceaux semblent les ruines d’un ancien édifice. » Les anges s’assemblent, légions innombrables, pareils à « des forêts de pins sur les montagnes, la tête excoriée par la foudre, qui, imposants, quoique dépouillés, restent debout sur la lande brûlée531. » Milton a besoin du grandiose et de l’infini ; il le prodigue. Ses yeux ne sont à l’aise que dans l’espace sans limites, et il n’enfante que des colosses pour le peupler. {p. 509}Tel est Satan vautré sur la houle de la mer livide.

Aussi grand que cette créature de l’Océan, —  Léviathan, que Dieu entre toutes ses œuvres — créa la plus énorme parmi tout ce qui nage dans les courants de la mer… —  Parfois, lorsqu’il sommeille sur l’écume de Norvége, —  le pilote de quelque petit esquif perdu dans la nuit, —  le prenant pour une île, au dire des matelots, —  enfonce l’ancre dans son écorce écailleuse, —  et s’amarre à son côté sous le vent, pendant que la nuit — assiége la mer et retarde le matin désiré532.

Spenser a trouvé des figures aussi grandes, mais il n’a pas le sérieux tragique qu’imprime dans un protestant l’idée de l’enfer. Nulle création poétique n’égale pour l’horreur et le grandiose le spectacle que rencontre Satan au sortir de son cachot.

Enfin apparaissent — les bornes de l’enfer, hautes murailles qui montent jusqu’à l’horrible toit, —  et les portes trois fois triples, palissadées de feu circulaire, —  et pourtant non consumées. Devant les portes était assise — de chaque côté une formidable figure. —  L’une semblait une femme jusqu’à la ceinture et belle, —  mais finissait ignoblement en replis écailleux, —  volumineux et vastes, serpent armé — d’un mortel aiguillon. À sa ceinture, —  une meute de chiens d’enfer éternellement aboyaient — de leurs larges gueules cerbéréennes béantes, et sonnaient — une hideuse volée, et cependant, {p. 510}quand ils voulaient, ils rentraient rampants, —  si quelque chose troublait leur bruit, dans son ventre, —  leur chenil, et de là encore aboyaient et hurlaient, —  au dedans, invisibles.

L’autre forme, —  si l’on peut appeler forme ce qui n’avait point de forme distincte — dans les membres, dans les articulations, dans la stature, —  ou substance, ce qui paraissait une ombre…

Elle était debout, noire comme la nuit, —  farouche comme dix furies, terrible comme l’enfer, —  et secouait un dard formidable. Ce qui semblait sa tête — portait l’apparence d’une couronne royale. —  Satan approchait maintenant, et de son siége, —  le monstre, avançant sur lui, vint aussi vite — avec d’horribles enjambées. L’enfer trembla comme il marchait. —  L’ennemi, intrépide, admira ce que ceci pouvait être, —  admira, ne craignit pas533.

Le souffle héroïque du vieux combattant des guerres civiles anime la bataille infernale, et si l’on demandait {p. 511}pourquoi Milton crée de plus grandes choses que les autres, je répondrais que c’est parce qu’il a un plus grand cœur.

De là le sublime de ses paysages. Si l’on ne craignait le paradoxe, on dirait qu’ils sont une école de vertu. Spenser est une glace unie qui nous remplit d’images calmes. Shakspeare est un miroir brûlant qui nous blesse coup sur coup de visions multipliées et aveuglantes. L’un nous distrait, l’autre nous trouble. Milton nous élève. La force des objets qu’il décrit passe en nous ; nous devenons grands par sympathie pour leur grandeur. Tel est l’effet de sa peinture de la Création. Le commandement efficace et serein du Messie laisse sa trace dans le cœur qui l’écoute, et l’on se sent plus de vigueur et plus de santé morale à l’aspect de cette grande œuvre de la sagesse et de la volonté.

Ils étaient debout, sur le sol céleste, et du rivage — ils contemplaient le vaste incommensurable abîme, —  tumultueux comme la mer, noir, dévasté, sauvage, —  du haut jusqu’au fond retourné par des vents furieux — et par des vagues soulevées comme des montagnes, pour assaillir — la hauteur du ciel, et avec le centre confondre les pôles. —  « Silence, vous, vagues troublées, et toi, abîme ; paix ! —  dit la parole créatrice ; que votre discorde cesse. »

— « Que la lumière soit ! » dit Dieu, et soudain la lumière — éthérée, {p. 512}première des choses, quintessence pure, —  s’élança de l’abime, et de son orient natal — commença à voyager à travers l’obscurité aérienne, —  enfermée dans un nuage rayonnant.

— La terre était formée, mais dans les entrailles des eaux — encore enclose, embryon inachevé, —  elle n’apparaissait pas. Sur toutes les faces de la terre, —  le large Océan coulait, non oisif, mais d’une chaude — humeur fécondante, il adoucissait tout son globe, —  et la grande mère fermentait pour concevoir, —  rassasiée d’une moiteur vivante, quand Dieu dit : — « Rassemblez-vous, maintenant, eaux qui êtes sous le ciel, —  en une seule place, et que la terre sèche apparaisse ! » — Au même moment, les montagnes énormes apparaissent — surgissantes, et soulèvent leurs larges dos nus — jusqu’aux nuages ; leurs cimes montent dans le ciel. —  Aussi haut que se levaient les collines gonflées, aussi bas — s’enfonce un fond creux, large et profond, —  ample lit des eaux. Elles y roulent — avec une précipitation joyeuse, hâtives — comme des gouttes qui courent, s’agglomérant sur la poussière534.

Ce sont là les paysages primitifs, mers et montagnes immenses et nues, comme Raphaël en trace {p. 513}dans le fond de ses tableaux bibliques. Milton embrasse les ensembles et manie les masses aussi aisément que son Jéhovah.

Quittons, ces spectacles surhumains ou fantastiques. Un simple coucher de soleil les égale. Milton le peuple d’allégories solennelles et de figurés royales, et le sublime naît du poëte comme tout à l’heure il naissait du sujet.

Le soleil tombait, revêtant d’or et de pourpre reflétés — les nuages qui font le cortége de son trône occidental. —  Alors se leva le soir tranquille, et le crépuscule gris — habilla toutes les choses de sa grave livrée. —  Le silence le suivit, car, oiseaux et bêtes, —  les uns sur leurs lits de gazon, les autres dans leurs nids, —  s’étaient retirés, tous, excepté le rossignol qui veille. —  Tout le long de la nuit, il chanta sa mélodie amoureuse. —  Le silence était charmé. Bientôt le firmament brilla — de vivants saphirs. Hespérus, qui conduisait — l’armée étoilée, s’avançait le plus éclatant, jusqu’à ce que la lune — se leva dans sa majesté entre les nuages, puis enfin, —  reine visible, dévoila sa clarté sans rivale, —  et sur l’obscurité jeta son manteau d’argent535.

Les changements de la lumière sont devenus ici une {p. 514}procession religieuse d’êtres vagues qui remplissent l’âme de vénération. Ainsi sanctifié, le poëte prie. Debout auprès du berceau nuptial d’Ève et d’Adam, il salue « l’amour conjugal, loi mystérieuse, vraie source de la race humaine, par qui la débauche adultère fut chassée loin des hommes pour s’abattre sur les troupeaux des brutes, qui fonde en raison loyale, juste et pure, les chères parentés et toutes les tendresses du père, du fils, du frère. » Il le justifie par l’exemple des saints et des patriarches. Il immole devant lui l’amour acheté et la galanterie folâtre, les femmes désordonnées et les filles de cour. Nous sommes à mille lieues de Shakspeare, et dans cette louange protestante de la famille, de l’amour légal, a « des douceurs domestiques », de la piété réglée et du home, nous apercevons une nouvelle littérature et un autre temps.

Étrange grand homme et spectacle étrange ! Il est né avec l’instinct des choses nobles, et cet instinct fortifié en lui par la méditation solitaire, par l’accumulation du savoir, par la rigidité de la logique, s’est {p. 515}changé en un corps de maximes et de croyances que nulle tentation ne pourra dissoudre et que nul revers ne pourra ébranler. Ainsi muni, il traverse la vie en combattant, en poëte, avec des actions courageuses et des rêves splendides, héroïque et rude, chimérique et passionné, généreux et serein, comme tout raisonneur retiré en lui-même, comme tout enthousiaste insensible à l’expérience et épris du beau. Jeté par le hasard d’une révolution dans la politique et dans la théologie, il réclame pour les autres la liberté dont a besoin sa raison puissante, et heurte les entraves publiques qui enchaînent son élan personnel. Par sa force d’intelligence, il est plus capable que personne d’entasser la science ; par sa force d’enthousiasme, il est capable plus que personne de sentir la haine. Ainsi armé, il se lance dans la controverse avec toute la lourdeur et toute la barbarie du temps ; mais cette superbe logique étale son raisonnement avec une ampleur merveilleuse, et soutient ses images avec une majesté inouïe ; cette imagination exaltée, après avoir versé sur sa prose un flot de figures magnifiques, l’emporte dans un torrent de passion jusqu’à l’ode furieuse ou sublime, sorte de chant d’archange adorateur ou vengeur. Le hasard d’un trône conservé, puis rétabli, le porte avant la révolution dans la poésie païenne et morale, après la révolution dans la poésie chrétienne et morale. Dans l’une et dans l’autre, il cherche le sublime et inspire l’admiration, parce que le sublime est l’œuvre de la raison enthousiaste, et que l’admiration est l’enthousiasme {p. 516}de la raison. Dans l’une et dans l’autre, il y atteint par l’entassement des magnificences, par l’ampleur soutenue du chant poétique, par la grandeur des allégories, par la hauteur des sentiments, par la peinture des objets infinis et des émotions héroïques. Dans la première, lyrique et philosophe, possesseur d’une liberté poétique plus large et créateur d’une illusion poétique plus forte, il produit des odes et des chœurs presque parfaits. Dans la seconde, épique et protestant, enchaîné par une théologie stricte, privé du style qui rend le surnaturel visible, dépourvu de la sensibilité dramatique qui crée des âmes variées et vivantes, il accumule des dissertations froides, change l’homme et Dieu en machines orthodoxes et vulgaires, et ne retrouve son génie qu’en prêtant à Satan son âme républicaine, en multipliant les paysages grandioses et les apparitions colossales, en consacrant sa poésie à la louange de la religion et du devoir.

Placé par le hasard entre deux âges, il participe à leurs deux natures, comme un fleuve qui, coulant entre deux terres différentes, se teint de leurs deux couleurs. Poëte et protestant, il reçut de l’âge qui finissait le libre souffle poétique, et de l’âge qui commençait la sévère religion politique. Il employa l’un au service de l’autre, et déploya l’inspiration ancienne en des sujets nouveaux. Dans son œuvre, on reconnaît deux Angleterres : l’une passionnée pour le beau, livrée aux émotions de la sensibilité effrénée et aux fantasmagories de l’imagination pure, sans autre règle que les sentiments naturels, sans autre religion {p. 517}que les croyances naturelles ; volontiers païenne, souvent immorale ; telle que la montrent Ben Jonson, Beaumont, Fletcher, Shakspeare, Spenser, et toute la superbe moisson de poëtes qui couvrit le sol pendant cinquante ans ; l’autre munie d’une religion pratique, dépourvue d’invention métaphysique, toute politique, ayant le culte de la règle, attachée aux opinions mesurées, sensées, utiles, étroites, louant les vertus de famille, armée et roidie par une moralité rigide, précipitée dans la prose, élevée jusqu’au plus haut degré de puissance, de richesse et de liberté. À ce titre, ce style et ces idées sont des monuments d’histoire ; ils concentrent, rappellent ou devancent le passé et l’avenir, et dans l’enceinte d’une seule œuvre, on découvre les événements et les sentiments de plusieurs siècles et d’une nation.

FIN DU DEUXIÈME VOLUME. {p. 519}

Livre III.
L’âge classique. §

Chapitre I.
La Restauration. §

1. LES VIVEURS.

I. Les excès du puritanisme. —  Comment ils amènent les excès du sensualisme.

II. Peinture de ces mœurs par un étranger. —  Les Mémoires de Grammont. —  Différence de la débauche en France et en Angleterre.

III. L’Hudibras de Butler. —  Platitude de son comique et âpreté de sa rancune.

IV. Bassesses, cruautés, brutalités, débauches de la cour. —  Rochester, sa vie, ses poëmes, son style, sa morale.

V. Quelle est la philosophie qui convient à ces mœurs. —  Hobbes, son esprit et son style. —  Ses retranchements et ses découvertes. —  Sa méthode mathématique. —  En quoi il se rapproche de Descartes. —  Sa morale, son esthétique, sa politique, sa logique, sa psychologie, sa métaphysique. —  Esprit et objet de sa philosophie.

VI. Le théâtre. —  Changement dans le goût et dans le public. —  L’auditoire avant la Restauration, et l’auditoire après la Restauration.

VII. Dryden. Disparates de ses comédies. —  Maladresse de ses indécences. —  Comment il traduit l’Amphitryon de Molière.

VIII. Wycherley. —  Sa vie. —  Son caractère. —  Sa tristesse, son âpreté et son impudeur. —  L’Amour au bois, l’Épouse campagnarde, le Maître de danse. —  Peintures licencieuses et détails repoussants. —  Son énergie et son réalisme. —  Rôles d’Olivia et de Manly dans son Plain dealer. —  Paroles de Milton.

2. LES MONDAINS.

I. Apparition de la vie mondaine en Europe. —  Ses conditions et ses causes. —  Comment elle s’établit en Angleterre. —  Les modes, les amusements, les conversations, les façons et les talents de salon.

II. Avénement de l’esprit classique en Europe. —  Ses origines. —  Ses caractères. —  Différence de la conversation sous Élisabeth et sous Charles II.

III. Sir William Temple. —  Sa vie, son caractère, son esprit, son style.

IV. Les écrivains à la mode. —  Leur langage correct, leurs façons galantes. —  Sir Charles Sedley, le comte de Dorset, Edmund Waller. —  Ses sentiments et son style. —  En quoi il est poli. —  En quoi il n’est pas assez poli. —  Culture du style. —  Manque de poésie. —  Caractère de la poésie et du style classiques et monarchiques.

V. Sir John Denham. —  Son poëme de Cooper’s Hill. —  Ampleur oratoire de ses vers. —  Gravité anglaise de ses préoccupations morales. —  Comment les gens du monde et les écrivains se modèlent alors sur la France.

VI. Les comiques. —  Comparaison de ce théâtre et de celui de Molière. —  L’ordre des idées dans Molière. —  Les idées générales dans Molière. —  Comment chez Molière l’odieux est dissimulé, quoique la vérité soit peinte. —  Comment chez Molière l’honnête homme reste homme du monde. —  Comment l’honnête homme de Molière est un modèle français.

VII. L’action. —  Entre-croisement des intrigues. —  Frivolité des intentions. —  Âpreté des caractères. —  Grossièreté des mœurs. —  En quoi consiste le talent de Wycherley, Congrève, Vanbrugh et Farquhar. —  Quels personnages ils peuvent composer.

VIII. Les personnages naturels. —  Le mari, sir John Brute, le squire Sullen. —  Le père, sir Tunbelly. —  La jeune fille, miss Hoyden. —  Le jeune garçon, le squire Humphry. —  Idée de la nature d’après ce théâtre.

IX. Les personnages artificiels. —  Les femmes du monde. —  Miss Prue. Lady Wishfort. Lady Pliant. Mistress Millamant. —  Les hommes du monde. Mirabell. —  Idée de la société d’après ce théâtre. —  Pourquoi cette culture et cette littérature n’ont pas produit d’œuvres durables. —  En quoi elles sont opposées au caractère anglais. —  Transformation du goût et des mœurs.

X. La prolongation de la comédie. —  Sheridan. —  Sa vie. —  Son talent. —  L’École de médisance. —  Comment la comédie dégénère et s’éteint. —  Causes de la décadence du théâtre en Europe et en Angleterre.

1. Les viveurs. §

Lorsqu’on feuillette tour à tour l’œuvre des peintres de la cour sous Charles Ier, puis sous Charles II, et qu’on quitte les nobles portraits de Van-Dyck pour les figures de Lely, la chute est subite et profonde : on sortait d’un palais, on tombe dans un mauvais lieu.

Au lieu de ces seigneurs fiers et calmes qui restent cavaliers en devenant hommes de cour, de ces grandes dames si simples qui semblent à la fois princesses et jeunes filles, de ce monde généreux et héroïque, élégant et orné, où resplendit encore la flamme de la Renaissance, où reluit déjà la politesse de l’âge moderne, on rencontre des courtisanes dangereuses ou provocantes, à l’air ignoble ou dur, incapables de pudeur ou de pitié536. Leurs mains potelées, épanouies, ploient mignardement des doigts à fossettes ; des torsades de cheveux lourds roulent sur leurs épaules charnues ; les yeux noyés clignent voluptueusement, un fade sourire erre sur les lèvres sensuelles. L’une relève un flot de cheveux dénoués qui coule sur les rondeurs de sa chair rose ; celle-ci, languissante, se laisse aller, ouvrant une manche dont la molle profondeur découvre toute la blancheur de son bras. Presque toutes sont en chemise ; plusieurs semblent sortir du lit ; le peignoir froissé colle sur la gorge, et semble défait par une nuit de débauche ; la robe de dessous, toute chiffonnée, tombe sur les hanches ; les pieds froissent la soie qui chatoie et luit. Toutes débraillées qu’elles sont, elles se parent insolemment l’un luxe de filles : ceintures de diamants, dentelles bouillonnantes, splendeur brutale des dorures, profusion d’étoffes brodées et bruissantes, coiffures énormes, dont les boucles et les torsades enroulées et débordantes provoquent le regard par l’échafaudage de leur magnificence effrontée. Des draperies tortillées tombent alentour en forme d’alcôve, et les yeux plongent par une échappée sur les allées d’un grand parc dont la solitude sera commode à leurs plaisirs.

I §

Tout cela était venu par contraste : le puritanisme avait amené l’orgie, et les fanatiques avaient décrié la vertu. Pendant de longues années, la sombre imagination anglaise, saisie de terreurs religieuses, avait désolé la vie humaine. La conscience, à l’idée de la mort et de l’obscure éternité, s’était troublée ; des anxiétés sourdes y avaient pullulé en secret comme une végétation d’épines, et le cœur malade, tressaillant à chaque mouvement, avait fini par prendre en dégoût tous ses plaisirs et en horreur tous ses instincts. Ainsi empoisonné dans sa source, le divin sentiment de la justice s’était tourné en folie lugubre. L’homme, déclaré pervers et damné, se croyait enfermé dans un cachot de perdition et de vice où nul effort et nul hasard ne pouvaient faire entrer un rayon de lumière, à moins que la main d’en haut, par une faveur gratuite, ne vînt arracher la pierre scellée de ce tombeau. Il avait mené la vie d’un condamné, bourrelée et angoisseuse, opprimée par un désespoir morne, et hantée de spectres. Tel s’était cru souvent sur le point de mourir : tel autre, à l’idée d’une croix, était traversé d’hallucinations douloureuses537 ; ceux-ci sentaient le frôlement du malin esprit : tous passaient des nuits les yeux fixés sur les histoires sanglantes et les appels passionnés de l’Ancien Testament, écoutant les menaces et les tonnerres du Dieu terrible, jusqu’à renouveler en leur propre cœur la férocité des égorgeurs et l’exaltation des voyants. Sous cet effort, la raison peu à peu défaillait. À force de chercher le Seigneur, on trouvait le rêve. Après de longues heures de sécheresse, l’imagination faussée et surmenée travaillait. Des figures éblouissantes, des idées inconnues se levaient tout d’un coup dans le cerveau échauffé ; l’homme était soulevé et traversé de mouvements extraordinaires. Ainsi transformé, il ne se reconnaissait plus lui-même ; il ne s’attribuait pas ces inspirations véhémentes et soudaines qui s’imposaient à lui, qui l’entraînaient hors des chemins frayés, que rien ne liait entre elles, qui le secouaient et l’illuminaient sans qu’il pût les prévoir, les arrêter ou les régler : il y voyait l’action d’une puissance surhumaine, et s’y livrait avec l’enthousiasme du délire et la roideur de la foi.

Pour comble, le fanatisme s’était changé en institution : le sectaire avait noté tous les degrés de la transfiguration intérieure, et réduit en théorie l’envahissement du rêve : il travaillait avec méthode à chasser la raison pour introniser l’extase. Fox en faisait l’histoire, Bunyan en donnait les règles, le Parlement en offrait l’exemple, toutes les chaires en exaltaient la pratique. Des ouvriers, des soldats, des femmes en discouraient, y pénétraient, s’animaient par les détails de leur expérience et la publicité de leur émotion. Une nouvelle vie s’était déployée, qui avait flétri et proscrit l’ancienne. Tous les goûts temporels étaient supprimés, toutes les joies sensuelles étaient interdites ; l’homme spirituel restait seul debout sur les ruines du reste, et le cœur, exclu de toutes ses issues naturelles, ne pouvait plus regarder ni respirer que du côté de son funeste Dieu. Le puritain passait lentement dans les rues, les yeux au ciel, les traits tirés, jaune et hagard, les cheveux ras, vêtu de brun ou de noir, sans ornements, ne s’habillant que pour se couvrir. Si quelqu’un avait les joues pleines, il passait pour tiède538. Le corps entier, l’extérieur, jusqu’au ton de la voix, tout devait porter la marque de la pénitence et de la grâce. Le puritain discourait en paroles traînantes, d’un accent solennel, avec une sorte de nasillement, comme pour détruire la vivacité de la conversation et la mélodie de la voix naturelle. Ses entretiens remplis de citations bibliques, son style imité des prophètes, son nom et le nom de ses enfants, tirés de l’Écriture, témoignaient que sa pensée habitait le monde terrible des prophètes et des exterminateurs. Du dedans, la contagion avait gagné le dehors. Les alarmes de la conscience s’étaient changées en lois d’État. La rigidité personnelle était devenue une tyrannie publique. Le puritain avait proscrit le plaisir comme un ennemi, chez autrui aussi bien que chez lui-même. Le Parlement faisait fermer les maisons de jeu, les théâtres, et fouetter les acteurs à la queue d’une charrette ; les jurons étaient taxés ; les arbres de mai étaient coupés ; les ours, dont les combats amusaient le peuple, étaient tués ; le plâtre des maçons puritains rendait décentes les nudités des statues ; les belles fêtes poétiques étaient interdites. Des amendes et des punitions corporelles interdisaient même aux enfants « les jeux, les danses, les sonneries de cloches, les réjouissances, les régalades, les luttes, la chasse », tous les exercices et tous les amusements qui pouvaient profaner le dimanche. Les ornements, les tableaux, les statues des églises étaient arrachés ou déchirés. Le seul plaisir qu’on gardât et qu’on souffrît était le nasillement des psaumes, l’édification des sermons prolongés, l’excitation des controverses haineuses, la joie âpre et sombre de la victoire remportée sur le démon et de la tyrannie exercée contre ses fauteurs. En Écosse, pays plus froid et plus dur, l’intolérance allait jusqu’aux derniers confins de la férocité et de la minutie, instituant une surveillance sur les pratiques privées et sur la dévotion intérieure de chaque membre de chaque famille, ôtant aux catholiques leurs enfants, imposant l’abjuration sous peine de prison perpétuelle ou de mort, amenant par troupeaux539 les sorcières au bûcher540. Il semblait qu’un nuage noir se fût appesanti sur la vie humaine, noyant toute lumière, effaçant toute beauté, éteignant toute joie, traversé çà et là par des éclairs d’épée et par des lueurs de torches, sous lesquels on voyait vaciller des figures de despotes moroses, de sectaires malades, d’opprimés silencieux.

II §

Le roi rétabli, ce fut une délivrance. Comme un fleuve barré et engorgé, l’esprit public se précipita de tout son poids naturel et de toute sa masse acquise dans le lit qu’on lui avait fermé. L’élan emporta les digues. Le violent retour aux sens noya la morale. La vertu parut puritaine. Le devoir et le fanatisme furent confondus dans un discrédit commun. Dans ce grand reflux, la dévotion, balayée avec l’honnêteté, laissa l’homme dévasté et fangeux. Les parties supérieures de sa nature disparurent ; il n’en resta que l’animal sans frein ni guide, lancé par ses convoitises à travers la justice et la pudeur.

Quand on regarde ces mœurs à travers Hamilton et Saint-Évremond, on les tolère. C’est que leurs façons françaises font illusion. La débauche du Français n’est qu’à demi choquante ; si l’animal en lui se déchaîne, c’est sans trop d’excès. Son fonds n’est pas, comme chez l’autre, rude et puissant. Vous pouvez casser la glace brillante qui le recouvre, sans rencontrer le torrent gonflé et bourbeux qui gronde sous son voisin541 ; le ruisseau qui en sortira n’aura que de petites échappées, rentrera de lui-même et vite dans son lit accoutumé. Le Français est doux, naturellement civilisé, peu enclin à la sensualité grande ou grossière, amateur de conversation sobre, aisément prémuni contre les mœurs crapuleuses par sa finesse et son bon goût. Le chevalier de Grammont a trop d’esprit pour aimer l’orgie. C’est qu’en somme l’orgie n’est pas agréable : casser des verres, brailler, dire des ordures, s’emplir jusqu’à la nausée, il n’y a là rien de bien tentant pour des sens un peu délicats ; il est né épicurien, et non glouton ou ivrogne. Ce qu’il cherche, c’est l’amusement, non la joie déboutonnée ou le plaisir bestial. Je sais bien qu’il n’est pas sans reproche. Je ne lui confierais pas ma bourse, il oublie trop aisément la distinction du tien et du mien ; surtout je ne lui confierais pas ma femme : il n’est pas net du côté de la délicatesse ; ses escapades au jeu et auprès des dames sentent d’un peu bien près l’aigrefin et le suborneur. Mais j’ai tort d’employer ces grands mots à son endroit ; il sont trop pesants, ils écrasent une aussi fine et aussi jolie créature. Ces lourds habits d’honneur ou de honte ne peuvent être portés que par des gens sérieux, et Grammont ne prend rien au sérieux, ni les autres, ni lui-même, ni le vice, ni la vertu. Passer le temps agréablement, voilà toute son affaire. « On ne s’ennuya plus dans l’armée, dit Hamilton, dès qu’il y fut. » C’est là sa gloire et son objet ; il ne se pique ni ne se soucie d’autre chose. Son valet le vole : un autre eût fait pendre le coquin : mais le vol était joli, il garde son drôle. Il partait oubliant d’épouser sa fiancée, on le rattrape à Douvres ; il revient, épouse ; l’histoire était plaisante : il ne demande rien de mieux. Un jour, étant sans le sou, il détrousse au jeu le comte de Caméran. « Est-ce qu’après la figure qu’il a faite, Grammont peut plier bagage comme un croquant ? Non pas, il a des sentiments, il soutiendra l’honneur de la France. » Le badinage couvre ici la tricherie ; au fond, il n’a pas d’idées bien claires sur la propriété. Il régale Caméran avec l’argent de Caméran ; Caméran eût-il mieux fait, ou autrement ? Peu importe que son argent soit dans la poche de Grammont ou dans la sienne : le point important est gagné, puisqu’on s’est amusé à le prendre et qu’on s’amuse à le dépenser. L’odieux et l’ignoble disparaissent de la vie ainsi entendue. S’il fait sa cour aux princes, soyez sûr que ce n’est point à genoux : une âme si vive ne s’affaisse point sous le respect ; l’esprit le met de niveau avec les plus grands ; sous prétexte d’amuser le roi, il lui dit des vérités vraies542. S’il tombe à Londres au milieu des scandales, il n’y enfonce point ; il y glisse sur la pointe du pied, si lestement qu’il ne garde pas de boue. On n’aperçoit plus sous ses récits les angoisses et les brutalités que les événements recèlent ; le conte file prestement, éveillant un sourire, puis un autre, puis encore un autre, si bien que l’esprit tout entier est emmené, d’un mouvement agile et facile, du côté de la belle humeur. À table, Grammont ne s’empiffrera pas ; au jeu, il ne deviendra pas furieux ; devant sa maîtresse, il ne lâchera pas de gros mots ; dans les duels, il ne haïra pas son adversaire. L’esprit français est comme le vin français : il ne rend les gens ni brutaux, ni méchants, ni tristes. Telle est la source de cet agrément : les soupers ne détruisent ici ni la finesse, ni la bonté, ni le plaisir. Le libertin reste sociable, poli et prévenant ; sa gaieté n’est complète que par la gaieté des autres543 ; il s’occupe d’eux aussi naturellement que de lui-même, et, par surcroît, il reste alerte et dispos d’intelligence ; les saillies, les traits brillants, les mots heureux petillent sur ses lèvres : il pense à table et en compagnie, quelquefois mieux que seul ou à jeun. Vous voyez bien qu’ici le débauché n’opprime pas l’homme ; Grammont dirait qu’il l’achève, et que l’esprit, le cœur, les sens ne trouvent leur perfection et leur joie que dans l’élégance et l’entrain d’un souper choisi.

III §

Tout au rebours en Angleterre. Si on gratte la morale qui sert d’enveloppe, la brute apparaît dans sa violence et sa laideur. Un de leurs hommes d’État disait que chez nous la populace lâchée se laisserait conduire par les mots d’humanité et d’honneur, mais que chez eux, pour l’apaiser, il faudrait lui jeter de la viande crue. L’injure, le sang, l’orgie, voilà la pâture où se rua cette populace de nobles. Tout ce qui excuse un carnaval y manque, et d’abord l’esprit. Trois ans après le retour du roi, Butler publie son Hudibras : avec quels applaudissements ! les contemporains seuls peuvent le dire, et le retentissement s’en est prolongé jusqu’à nous. Si vous saviez comme l’esprit en est bas, avec quelle maladresse et dans quelles balourdises il délaye sa farce vindicative ! Çà et là subsiste une image heureuse, débris de la poésie qui vient de périr ; mais tout le tissu de l’œuvre semble d’un Scarron, aussi ignoble que l’autre et plus méchant. Cela est imité, dit-on, de Don Quichotte ; Hudibras est un chevalier puritain qui va, comme l’autre, redresser les torts et embourser des gourmades. Dites plutôt que cela ressemble à la misérable contrefaçon d’Avellaneda544. Le petit vers bouffon trotte indéfiniment de son pas boiteux, clapotant dans la boue qu’il affectionne, aussi sale et aussi plat que dans l’Énéide travestie. La peinture d’Hudibras et de son cheval dure un chant presque entier ; quarante vers sont dépensés à décrire sa barbe, quarante autres à décrire ses culottes. D’interminables discussions scolastiques, des disputes aussi prolongées que celles des puritains, étendent leurs landes et leurs épines sur toute une moitié du poëme. Point d’action, point de naturel, partout des satires avortées, de grosses caricatures ; ni art, ni mesure, ni goût ; le style puritain est transformé en un baragouin absurde, et la rancune enfiellée, manquant son but par son excès même, défigure le portrait qu’elle veut tracer. Croiriez-vous qu’un tel écrivain fait le joli, qu’il veut nous égayer, qu’il prétend être agréable ? La belle raillerie que ce trait sur la barbe d’Hudibras ! « Ce météore chevelu dénonçait la chute des sceptres et des couronnes ; par son symbole lugubre, il figurait le déclin des gouvernements, et sa bêche545 hiéroglyphique disait que son tombeau et celui de l’État étaient creusés546. » Il est si content de cette gaieté insipide, qu’il la prolonge pendant dix vers encore. La bêtise croît à mesure qu’on avance. Se peut-il qu’on ait trouvé plaisantes des gentillesses comme celles-ci ? « Son épée avait pour page une dague, qui était un peu petite pour son âge, et en conséquence l’accompagnait en la façon dont les nains suivaient les chevaliers errants. C’était un poignard de service, bon pour la corvée et pour le combat ; quand il avait crevé une poitrine ou une tête, il servait à nettoyer les souliers ou à planter des oignons547. » Tout tourne au trivial ; si quelque beauté se présente, le burlesque la salit. À voir ces longs détails de cuisine, ces plaisanteries rampantes et crues, on croit avoir affaire à un amuseur des halles ; ainsi parlent les charlatans des ponts quand ils approprient leur imagination et leur langage aux habitudes des tavernes et des taudis. L’ordure s’y trouve ; en effet, la canaille rit quand le bateleur fait allusion aux ignominies de la vie privée548. Voilà le grotesque dont les courtisans de la Restauration ont fait leurs délices ; leur rancune et leur grossièreté se sont complues au spectacle de ces marionnettes criardes ; d’ici à travers deux siècles, on entend le gros rire de cet auditoire de laquais.

IV §

Charles II à table faisait orgueilleusement remarquer à Grammont que ses officiers le servaient à genoux. Ils faisaient bien, c’était là leur vraie posture. Le grand chancelier Clarendon, un des hommes les plus honorés et les plus honnêtes de la cour, apprend à l’improviste, en plein conseil, que sa fille Anne est grosse des œuvres du duc d’York, et que ce duc, frère du roi, lui a promis mariage. Voici les paroles de ce tendre père ; il a pris soin lui-même de nous les transmettre. « Le chancelier549 s’emporta avec une excessive colère contre la perversité de sa fille et dit avec toute la véhémence imaginable qu’aussitôt qu’il serait chez lui, il la mettrait à la porte comme une prostituée, lui déclarant qu’elle eût à se pourvoir comme elle pourrait, et qu’il ne la reverrait jamais. » Remarquez que ce grand homme avait reçu la nouvelle chez le roi par surprise, et qu’il trouvait du premier coup ces accents généreux et paternels. « Il ajouta qu’il aimerait beaucoup mieux que sa fille fût la catin du duc que de la voir sa femme. » N’est-ce pas héroïque ? Mais laissons-le parler. Un cœur si noblement monarchique peut seul se surpasser lui-même. « Il était prêt à donner un avis positif, et il espérait que leurs seigneuries se joindraient à lui pour que le roi fît à l’instant envoyer la femme à la Tour, où elle serait jetée dans un cachot, sous une garde si stricte que nulle personne vivante ne pût être admise auprès d’elle, qu’aussitôt après on présenterait un acte au Parlement pour lui faire couper la tête, que non-seulement il y donnerait son consentement, mais qu’il serait le premier à le proposer. » Quelle vertu romaine ! Et de peur de n’être pas cru, il insiste : « Quiconque connaîtra le chancelier croira qu’il a dit cela de tout son cœur. » Il n’est pas encore content, il répète son avis, il s’adresse au roi avec toutes sortes de raisons concluantes pour obtenir qu’on tranche la tête à sa fille. « J’aimerais mieux me soumettre à son déshonneur et le supporter en toute humilité que le voir réparé par son mariage, pensée que j’exècre si fort que je serais bien plus content de la voir morte avec toute l’infamie qui est due à sa présomption ! » Voilà comment, en cas difficile, un homme garde ses traitements et sa simarre. Sir Charles Berkeley, capitaine des gardes du duc d’York, fit mieux encore ; il jura solennellement « qu’il avait couché » avec la jeune fille, et se dit prêt à l’épouser « pour l’amour du duc, quoique sachant le commerce du duc avec elle. » Puis un peu après il avoua qu’il avait menti, mais en tout bien, tout honneur, afin de sauver la famille royale de cette mésalliance. Ce beau dévouement fut payé ; il eut bientôt une pension sur la cassette et fut créé comte de Falmouth. Dès l’abord, la bassesse des corps publics avait égalé celle des particuliers. La Chambre des communes, tout à l’heure reine, encore pleine de presbytériens, de rebelles et de vainqueurs, vota « que ni elle ni le peuple d’Angleterre ne pouvaient être exempts du crime horrible de rébellion et de sa juste peine, s’ils ne s’appliquaient formellement la grâce et le pardon accordés par Sa Majesté dans la déclaration de Breda. » Puis tous ces héros allèrent en corps se jeter avec contrition aux pieds sacrés de leur monarque. Dans cet affaissement universel, il semblait que personne n’avait plus de cœur. Le roi se fait le mercenaire de Louis XIV, et vend son pays pour une pension de 200000 livres. Des ministres, des membres du Parlement, des ambassadeurs reçoivent l’argent de la France. La contagion gagna jusqu’aux patriotes, jusqu’aux plus purs, jusqu’aux martyrs. Lord Russell intrigua avec la cour de Versailles ; Algernon Sidney accepta 500 guinées. Ils n’ont plus assez de goût pour garder un peu d’esprit, ils n’ont plus assez d’esprit pour garder un peu d’honneur550.

Si vous regardez l’homme ainsi découronné, vous y retrouverez d’abord les instincts sanguinaires de la brute primitive. Un membre de la Chambre des communes, sir John Coventry, avait laissé échapper une parole qu’on prit pour un blâme des galanteries royales. Le duc de Monmouth, son ami, le fit assaillir en trahison, sur l’ordre du roi, par d’honnêtes gens dévoués, qui lui fendirent le nez jusqu’à l’os. Un scélérat, Blood, avait tenté d’assassiner le duc d’Osmond et poignardé le gardien de la Tour pour voler les diamants de la couronne. Charles II, jugeant que cet homme était intéressant et distingué dans son genre, lui fit grâce, lui donna un domaine en Irlande, l’admit dans sa familiarité face à face avec le duc d’Osmond, si bien que Blood devint une sorte de héros et fut reçu dans le meilleur monde. Après de si beaux exemples, on pouvait tout oser. Le duc de Buckingham, amant de la comtesse de Shrewsbury, tue le comte en duel ; la comtesse, déguisée en page, tenait le cheval de Buckingham, qu’elle embrassa tout sanglant ; puis ce couple de meurtriers et d’adultères revint publiquement, et comme en triomphe, à la maison du mort. On ne s’étonne plus d’entendre le comte de Kœnigsmark traiter « de peccadille » un assassinat qu’il avait commis avec guet-apens. Je traduis un duel d’après Pepys, pour faire comprendre ces mœurs de soudards et de coupe-jarrets. « Sir Henri Bellasses et Tom Porter, les deux plus grands amis du monde, parlaient ensemble, et sir Henri Bellasses parlait un peu plus haut que d’ordinaire, lui donnant quelque avis. Quelqu’un de la compagnie qui était là dit : — Comment ! est-ce qu’ils se querellent qu’ils parlent si haut ? —  Sir Henri Bellasses, entendant cela, dit : — Non, et je veux que vous sachiez que je ne querelle jamais que je ne frappe. Prenez cela pour une de mes règles. —  Comment, dit Tom Porter, frapper ? Je voudrais bien voir l’homme d’Angleterre qui oserait me donner un coup. —  Là-dessus sir Henri Bellasses lui donna un soufflet sur l’oreille, et ils allèrent pour se battre… Tom Porter apprit que la voiture de sir Henri Bellasses arrivait ; alors il sortit du café où il attendait les nouvelles, arrêta la voiture, et dit à sir Henri Bellasses de sortir. —  Bien, dit sir Henri Bellasses, mais vous ne m’attaquerez pas pendant que je descendrai, n’est-ce pas ? —  Non, dit Tom Porter. Il descendit, et tous deux dégainèrent. Ils furent blessés tous deux, et sir Henri Bellasses si fort, qu’il mourut dix jours après. » Ce n’étaient pas ces bouledogues qui pouvaient avoir pitié de leurs ennemis. La Restauration s’ouvrit par une boucherie. Les lords conduisirent le procès des républicains avec une impudence de cruauté et une franchise de rancune extraordinaires. Un shériff se colleta sur l’échafaud avec sir Henri Vane, fouillant dans ses poches, lui arrachant un papier qu’il essayait de lire. Pendant le procès du major général Harrison, le bourreau fut placé à côté de lui, en habit sinistre, une corde à la main ; on voulait lui donner tout au long l’avant-goût de la mort. Il fut détaché vivant de la potence, éventré ; il vit ses entrailles jetées dans le feu ; puis il fut coupé en quartiers, et son cœur encore palpitant fut arraché et montré au peuple. Les cavaliers par plaisir venaient là. Tel renchérissait ; le colonel Turner, voyant qu’on coupait en quartiers le légiste John Coke, dit aux gens du shériff d’amener plus près Hugh Peters, autre condamné ; l’exécuteur approcha, et, frottant ses mains rouges, demanda au malheureux si la besogne était de son goût. Les corps pourris de Cromwell, d’Ireton, de Bradshaw furent déterrés le soir, et les têtes plantées sur des perches au haut de Westminster-Hall. Les dames allaient voir ces ignominies ; le bon Evelyn y applaudissait ; les courtisans en faisaient des chansons. Ils étaient tombés si bas, qu’ils n’avaient plus même le dégoût physique. Les yeux et l’odorat n’aidaient plus l’humanité de leurs répugnances ; les sens étaient aussi amortis que le cœur.

V §

Au sortir de ce sang, ils couraient à la débauche. Il faut lire la vie du comte de Rochester551, homme de cour et poëte, qui fut le héros du temps. Ce sont les mœurs d’un saltimbanque effréné et triste : hanter les tripots, suborner les femmes, écrire des chansons sales et des pamphlets orduriers, voilà ses plaisirs ; des commérages parmi les filles d’honneur, des tracasseries avec les écrivains, des injures reçues, des coups de bâton donnés, voilà ses occupations. Pour faire le galant, avant d’épouser sa femme, il l’enlève. Pour étaler du scepticisme, il finit par refuser un duel et gagner le nom de lâche. Cinq ans durant, dit-on, il resta ivre. La fougue intérieure, manquant d’une issue noble, le roulait dans des aventures d’arlequin. Une fois, avec le duc de Buckingham, il loua sur la route de Newmarket une auberge, se fit aubergiste, régalant les maris et débauchant les femmes. Il s’introduit déguisé en vieille chez un bonhomme avare, lui prend sa femme, qu’il passe à Buckingham. Le mari se pend ; ils trouvent l’affaire plaisante. Une autre fois il s’habille en porteur de chaise, puis en mendiant, et court les amourettes de la canaille. Il finit par se faire charlatan, astrologue, et vend dans les faubourgs des drogues pour faire avorter. C’est le dévergondage d’une imagination véhémente, qui se salit comme une autre se pare, qui se pousse en avant dans l’ordure et dans la folie comme une autre dans la raison et dans la beauté. Qu’est-ce que l’amour pouvait devenir dans des mains pareilles ? On ne peut pas copier même les titres de ses poëmes : il n’a écrit que pour les mauvais lieux. Stendhal disait que l’amour ressemble à une branche sèche jetée au fond d’une mine ; les cristaux la couvrent, se ramifient en dentelures, et finissent par transformer le bois vulgaire en une aigrette étincelante de diamants purs. Rochester commence par lui arracher toute sa parure ; pour être plus sûr de le saisir, il le réduit à un bâton. Tous les fins sentiments, tous les rêves, cet enchantement, cette sereine et sublime lumière qui transfigure en un instant notre misérable monde, cette illusion qui, rassemblant toutes les forces de notre être, nous montre la perfection dans une créature bornée, et le bonheur éternel dans une émotion qui va finir, tout disparaît ; il ne reste chez lui qu’un appétit rassasié et des sens éteints ; le pis, c’est qu’il écrit sans verve et correctement ; l’ardeur animale, la sensualité pittoresque lui manquent ; on retrouve dans ses satires un élève de Boileau. Rien de plus choquant que l’obscénité froide. On supporte les priapées de Jules Romain et la volupté vénitienne, parce que le génie y relève l’instinct physique, et que, la beauté de ses draperies éclatantes, transforme l’orgie en une œuvre d’art. On pardonne à Rabelais quand on a senti la séve profonde de joie et de jeunesse virile qui regorge dans ses ripailles : on en est quitte pour se boucher le nez, et l’on suit avec admiration, même avec sympathie, le torrent d’idées et de fantaisies qui roule à travers sa fange. Mais voir un homme qui tâche d’être élégant en restant sale, qui veut peindre en langage d’homme du monde des sentiments de crocheteur, qui s’applique à trouver pour chaque ordure une métaphore convenable, qui polissonne avec étude et de parti pris, qui, n’ayant pour excuse ni le naturel, ni l’élan, ni la science, ni le génie, dégrade le bon style jusqu’à cet office, c’est voir un goujat qui s’occupe à tremper une parure dans un ruisseau. Après tout viennent le dégoût et la maladie. Tandis que la Fontaine reste jusqu’au dernier jour capable de tendresse et de bonheur, celui-ci à trente ans injurie la femme avec une âcreté lugubre. « Quand elle est jeune, elle se prostitue pour son plaisir ; quand elle est vieille, elle prostitue les autres pour son entretien. Elle est un piége, une machine à meurtre, une machine à débauche. Ingrate, perfide, envieuse, son naturel est si extravagant, qu’il tourne à la haine ou à la bonté absurde. Si elle veut être grave, elle a l’air d’un démon ; on dirait d’une écervelée ou d’une coureuse quand elle tâche d’être polie : disputeuse, perverse, indigne de confiance, et avide pour tout dépenser en luxure552. » Quelle confession qu’un tel jugement, et quel abrégé de vie ! On voit à la fin le viveur hébété, desséché comme un squelette, rongé d’ulcères. Parmi les refrains, les satires crues, les souvenirs de projets avortés et de jouissances salies qui s’entassent comme dans un égout dans sa tête lassée, la crainte de la damnation fermente ; il meurt dévot à trente-trois ans.

Tout en haut, le roi donne l’exemple. « Ce vieux bouc », comme l’appellent les courtisans, se croit gai et élégant ; quelle gaieté et quelle élégance ! L’air français ne va pas aux gens d’outre-Manche. Catholiques, ils tombent dans la superstition étroite ; épicuriens, dans la grosse débauche ; courtisans, dans la servilité basse ; sceptiques, dans l’athéisme débraillé. Cette cour ne sait imiter que nos ameublements et nos costumes. L’extérieur de régularité et de décence que le bon goût public maintient à Versailles est rejeté d’ici comme incommode. Charles et son frère, en robe d’apparat, se mettent à courir comme au carnaval. Le jour où la flotte hollandaise brûla les navires anglais dans la Tamise, il soupait chez la duchesse de Monmouth et s’amusa à poursuivre un phalène. Au conseil, pendant qu’on exposait les affaires, il jouait avec son chien. Rochester et Buckingham l’injuriaient de reparties insolentes ou d’épigrammes dévergondées, il s’emportait et les laissait faire. Il se prenait de gros mots avec sa maîtresse publiquement ; elle l’appelait imbécile, et il l’appelait rosse. Il revenait de chez elle le matin, « si bien que les sentinelles elles-mêmes en parlaient553. » Il se laissait tromper par elle aux yeux de tous ; une fois elle prit deux acteurs, dont un saltimbanque. Au besoin, elle lui chantait pouille. « Le roi a déclaré qu’il n’était pas le père de l’enfant dont elle est grosse en ce moment ; mais elle lui a dit : « Le diable m’emporte ! vous le reconnaîtrez. » Là-dessus, il reconnaissait l’enfant, et prenait pour se consoler deux actrices. Quand arriva sa nouvelle épouse, Catherine de Bragance, il la séquestra, chassa ses domestiques, la brutalisa pour lui imposer la familiarité de sa drôlesse, et finit par la dégrader jusqu’à cette amitié. Le bon Pepys, en dépit de son cœur monarchique, finit par dire : « Ayant entendu le duc et le roi parler, et voyant et observant leurs façons de s’entretenir, Dieu me pardonne, quoique je les admire avec toute l’obéissance possible, pourtant plus on les considère et on les observe, moins on trouve de différence entre eux et les autres hommes, quoique, grâce en soit rendue à Dieu, ils soient tous les deux des princes d’une grande noblesse et d’un beau naturel ! » Il avait vu, un jour de fête, Charles II conduire miss Stewart dans une embrasure de croisée554, « et la dévorer de baisers une demi-heure durant, à la vue de tous. » Un autre jour, « le capitaine Ferrers lui dit qu’un mois auparavant dans un bal de la cour, une dame en dansant laissa tomber un enfant. » On l’emporta dans un mouchoir ; « le roi l’eut dans son cabinet environ une semaine, et le disséqua, faisant à son endroit de grandes plaisanteries. » Ces gaietés de carabin par-dessus ces aventures de mauvais lieu donnent la nausée. Les courtisans suivaient l’élan. Miss Jennings, qui devint duchesse de Tyrconnel, se déguisa un jour en vendeuse d’oranges, et cria sa marchandise dans les rues. Pepys raconte des fêtes où les seigneurs et les dames se barbouillaient l’un à l’autre le visage avec de la graisse de chandelle et de la suie, « tellement que la plupart d’entre eux ressemblaient à des diables. » La mode était de jurer, de raconter des scandales, de s’enivrer, de déblatérer contre les prêtres et l’Écriture, de jouer. Lady Castlemaine en une nuit perdit 25000 livres sterling. Le duc de Saint-Albans, aveugle, à quatre-vingts ans, allait au tripot, avec un domestique à côté de lui qui lui nommait chaque carte. Sedley et Buckhurst se déshabillaient pour courir les rues après minuit. Un autre, en plein jour, se mettait nu à la fenêtre pour haranguer la multitude. Je laisse dans Grammont les accouchements des filles d’honneur et les goûts contre la nature : il faut les montrer ou les cacher, et je n’ai pas le courage de les insinuer joliment à sa manière. Je finis par un récit de Pepys qui donnera la mesure. « Harry Killigrew m’a fait comprendre ce que c’est que cette société dont on a tant parlé récemment, et qui est désignée sous le nom de balleurs (ballers). Elle s’est formée de quelques jeunes fous, au nombre desquels il figurait, et de lady Bennett (comtesse d’Arlington), avec ses dames de compagnie et ses femmes. On s’y livrait à tous les débordements imaginables ; on y dansait à l’état de pure nature. » L’inconcevable, c’est que cette kermesse n’est point gaie : ils sont misanthropes et deviennent moroses ; ils citent le lugubre Hobbes et l’ont pour maître. En effet, c’est la philosophie de Hobbes qui va donner de ce monde le dernier mot et le dernier trait.

VI §

Celui-ci est un de ces esprits puissants et limités qu’on nomme positifs, si fréquents en Angleterre, de la famille de Swift et de Bentham, efficaces et brutaux comme une machine d’acier. De là chez lui une méthode et un style d’une sécheresse et d’une vigueur extraordinaires, les plus capables de construire et de détruire ; de là une philosophie qui, par l’audace de ses dogmes, a mis dans une lumière immortelle une des faces indestructibles de l’esprit humain. Dans chaque objet, dans chaque événement, il y a quelque fait primitif et constant qui en est comme le noyau solide, autour duquel viennent se grouper les riches développements qui l’achèvent. L’esprit positif s’abat du premier coup sur ce noyau, écrase l’éclatante végétation qui le recouvre, la disperse, l’anéantit, puis, concentrant sur lui tout l’effort de sa prise véhémente, le dégage, le soulève, le taille, et l’érige en un lieu visible d’où il brillera désormais à tous et pour toujours comme un cristal. Tous les ornements, toutes les émotions sont exclus du style de Hobbes ; ce n’est qu’un amas de raisons et de faits serrés dans un petit espace, attachés entre eux par la déduction comme par des crampons de fer. Point de nuances, nul mot fin ou recherché. Il ne prend que les plus familiers de l’usage commun et durable ; depuis deux cents ans, il n’y en a pas douze chez lui qui aient vieilli ; il perce jusqu’au centre du sens radical, écarte l’écorce passagère et brillante, circonscrit la portion solide qui est la matière permanente de toute pensée et l’objet propre du sens commun. Partout, pour affermir, il retranche ; il atteint la solidité par les suppressions. De tous les liens qui unissent les idées, il n’en garde qu’un, le plus stable ; son style n’est qu’un raisonnement continu et de l’espèce la plus tenace, tout composé d’additions et de soustractions, réduit à la combinaison de quelques notions simples qui, s’ajoutant les unes aux autres ou se retranchant les unes des autres, forment sous des noms divers des totaux ou des différences dont on suit toujours la génération et dont on démêle toujours les éléments. Il a pratiqué d’avance la méthode de Condillac, remontant dès l’abord au fait primordial, tout palpable et sensible, pour suivre de degré en degré la filiation et le parentage des idées dont il est la souche, en sorte que le lecteur, conduit de chiffre en chiffre, peut à chaque moment justifier l’exactitude de son opération et vérifier la valeur de ses produits. Un pareil instrument logique fauche à travers les préjugés avec une roideur et une hardiesse d’automate. Hobbes déblaye la science des mots et des théories scolastiques. Il raille les quiddités, il écarte les espèces sensibles et intelligibles, il rejette l’autorité des citations555. Il tranche avec une main de chirurgien dans le cœur des croyances les plus vivantes. Il nie que les livres de Moïse, de Josué et des autres soient de leurs prétendus auteurs. Il déclare que nul raisonnement ne réussit à prouver la divinité de l’Écriture, et qu’il faut à chacun pour y croire une révélation surnaturelle et personnelle. Il renverse en six mots l’autorité de cette révélation et de toute autre : « Dire que Dieu a parlé en rêve à un homme, c’est dire simplement qu’il a rêvé que Dieu lui parlait. Dire qu’il a vu une vision ou entendu une voix, c’est dire qu’il a eu un rêve qui tenait du sommeil et de la veille. Dire qu’il parle par une inspiration surnaturelle, c’est dire qu’il trouve en lui-même un ardent désir de parler, ou quelque forte opinion pour laquelle il ne peut alléguer aucune raison naturelle et suffisante556. » Il réduit l’homme à n’être qu’un corps, l’âme à n’être qu’une fonction, Dieu à n’être qu’une inconnue. Toutes ses phrases sont des équations ou des réductions mathématiques. En effet, c’est aux mathématiques qu’il emprunte son idée de la science557. C’est d’après les mathématiques qu’il veut réformer les sciences morales. C’est le point de départ des mathématiques qu’il donne aux sciences morales, lorsqu’il pose que la sensation est un mouvement interne causé par un choc extérieur, le désir un mouvement interne, dirigé vers un corps extérieur, et lorsqu’il fabrique avec ces deux notions combinées tout le monde moral. C’est la méthode des mathématiques qu’il donne aux sciences morales, lorsqu’il démêle comme les géomètres deux idées simples qu’il transforme par degrés en idées plus complexes, et qu’avec la sensation et le désir il compose les passions, les droits et les institutions humaines, comme les géomètres avec la ligne courbe et la ligne droite composent les polyèdres les plus compliqués. C’est l’aspect des mathématiques qu’il a donné aux sciences morales, lorsqu’il a dressé dans la vie humaine sa construction incomplète et rigide, semblable au réseau de figures idéales que les géomètres instituent au milieu des corps. Pour la première fois, on voyait chez lui comme chez Descartes, mais avec excès et en plus haut relief, la forme d’esprit qui fit par toute l’Europe l’âge classique : non pas l’indépendance de l’inspiration et du génie comme à la Renaissance ; non pas la maturité des méthodes expérimentales et des conceptions d’ensemble comme dans l’âge présent ; mais l’indépendance de la raison raisonnante, qui, écartant l’imagination, s’affranchissant de la tradition, pratiquant mal l’expérience, trouve dans la logique sa reine, dans les mathématiques son modèle, dans le discours son organe, dans la société polie son auditoire, dans les vérités moyennes son emploi, dans l’homme abstrait sa matière, dans l’idéologie sa formule, dans la révolution française sa gloire et sa condamnation, son triomphe et sa fin.

Mais tandis que Descartes, au milieu d’une société et d’une religion épurées, ennoblies et apaisées, intronisait l’esprit et relevait l’homme, Hobbes, au milieu d’une société bouleversée et d’une religion en délire, dégradait l’homme et intronisait le corps. Par dégoût des puritains, les courtisans réduisaient la vie humaine à la volupté animale ; par dégoût des puritains, Hobbes réduisait la nature humaine à la partie animale. Les courtisans étaient athées et brutaux en pratique : il était athée et brutal en spéculation. Ils avaient établi la mode de l’instinct et de l’égoïsme : il écrivait la philosophie de l’égoïsme et de l’instinct. Ils avaient effacé de leurs cœurs tous les sentiments fins et nobles : il effaçait du cœur tous les sentiments nobles et fins. Il érigeait leurs mœurs en théorie, donnait le manuel de leur conduite, et rédigeait d’avance les axiomes558 qu’ils allaient traduire en actions. Selon lui comme selon eux, « le premier des biens est la conservation de la vie et des membres ; le plus grand des maux est la mort, surtout avec tourment. » Les autres biens et les autres maux ne sont que les moyens de ceux-là. Nul ne recherche ou souhaite que ce qui lui est agréable. « Nul ne donne qu’en vue d’un avantage personnel. » — Pourquoi les amitiés sont-elles des biens ? « Parce qu’elles sont utiles, les amis servant à la défense et encore à d’autres choses. » — Pourquoi avons-nous pitié du malheur d’autrui ? « Parce que nous considérons qu’un malheur semblable pourrait nous arriver. » — Pourquoi est-il beau de pardonner à qui demande pardon ? « Parce que c’est là une preuve de confiance en soi-même. » Voilà le fond du cœur humain. Regardez maintenant ce qu’entre ces mains flétrissantes deviennent les plus précieuses fleurs. « La musique, la peinture, la poésie, sont agréables comme imitations qui rappellent le passé, parce que, si le passé à été bon, il est agréable en imitation comme bon, et que, s’il a été mauvais, il est agréable en imitation comme passé. » C’est à ce grossier mécanisme qu’il réduit les beaux-arts ; on s’en est aperçu quand il a voulu traduire l’Iliade. À ses yeux, la philosophie est du même ordre. « Si la sagesse est utile, c’est qu’elle est de quelque secours ; si elle est désirable en soi, c’est qu’elle est agréable. » Ainsi nulle dignité dans la science : c’est un passe-temps ou une aide, bonne au même titre qu’un domestique ou un pantin. L’argent, étant plus utile, vaut mieux. C’est pourquoi « celui qui est sage n’est pas riche, comme disent les stoïciens, mais celui qui est riche est sage559. » Pour la religion, elle n’est que la « crainte d’un pouvoir invisible feint par l’esprit ou imaginé d’après des récits publiquement autorisés560. » En effet, cela est vrai pour l’âme d’un Rochester ou d’un Charles II ; poltrons ou injurieux, crédules ou blasphémateurs, ils n’ont rien soupçonné au-delà. —  Nul droit naturel. « Avant que les hommes se fussent liés par des conventions, chacun avait le droit de faire ce qu’il voulait contre qui il voulait. » Nulle amitié naturelle. « Les hommes ne s’associent que par intérêt ou vanité, c’est-à-dire par amour de soi, non par amour des autres. L’origine des grandes sociétés durables n’est pas la bienveillance mutuelle. Tous dans l’état de nature ont la volonté de nuire… L’homme est un loup pour l’homme… L’état de nature est la guerre, non pas simple, mais de tous contre tous, et par essence cette guerre est éternelle.561 » Le déchaînement des sectes, le conflit des ambitions, la chute des gouvernements, le débordement des imaginations aigries et des passions malfaisantes avaient suggéré cette idée de la société et de l’homme. Ils aspiraient tous, philosophes et peuple, à la monarchie et au repos. Hobbes, en logicien inexorable, la veut absolue ; la répression en sera plus forte et la paix plus stable. Que nul ne résiste au souverain. Quoi qu’il fasse contre un sujet, quel qu’en soit le prétexte, ce n’est point injustice. C’est lui qui doit décider des livres canoniques. Il est pape et plus que pape. Ses sujets, s’il l’ordonne, doivent renoncer au Christ, au moins de bouche ; le pacte primitif lui a livré sans réserve l’entière possession de tous les actes extérieurs ; au moins, de cette façon, les sectaires n’auront pas, pour troubler l’État, le prétexte de leur conscience. C’est dans ces extrémités que l’immense fatigue et l’horreur des guerres civiles avaient précipité un esprit étroit et conséquent. Sur cette prison scellée où il enfermait et resserrait de tout son effort la méchante bête de proie, il appuyait comme un dernier bloc, pour éterniser la captivité humaine, la philosophie entière et toute la théorie, non-seulement de l’homme, mais du reste de l’univers. Il réduisait les jugements à « l’addition de deux noms », les idées à des états du cerveau, les sensations à des mouvements corporels, les lois générales à de simples mots, toute substance au corps, toute science à la connaissance des corps sensibles, tout l’être humain à un corps capable de mouvement reçu ou rendu562, en sorte que l’homme, n’apercevant lui-même et la nature que par la face méprisée, et rabattu dans sa conception de lui-même et du monde, pût ployer sous le faix de l’autorité nécessaire et subir enfin le joug que sa nature rebelle refuse et doit porter. Tel est en effet le désir que suggère ce spectacle de la restauration anglaise. L’homme méritait alors ce traitement, parce qu’il inspirait alors cette philosophie ; il va se montrer sur la scène tel qu’il s’est montré dans la théorie et dans les mœurs.

VII §

Quand les théâtres, fermés par le parlement, rouvrirent, on s’aperçut bientôt que le goût avait changé. Shirley, le dernier de la grande école, n’écrit plus et meurt. Waller, Buckingham, Dryden, sont obligés de refaire les pièces de Shakspeare, de Fletcher, de Beaumont, pour les accommoder à la mode. Pepys, qui va voir le Songe d’une nuit d’été563, déclare « qu’il n’y retournera plus jamais, car c’est la plus insipide et ridicule pièce qu’il ait vue de sa vie. » La comédie se transforme ; c’est que le public s’était transformé.

Quels auditeurs que ceux de Shakspeare et de Fletcher ! Quelles âmes jeunes et charmantes ! Dans cette salle infecte où il fallait brûler du genièvre, devant cette misérable scène à demi éclairée, devant ces décors de cabaret, ces rôles de femmes joués par des hommes, l’illusion les prenait. Ils ne s’inquiétaient guère des vraisemblances ; on pouvait les promener en un instant sur des forêts et des océans, d’un ciel à l’autre, à travers vingt années, parmi dix batailles et tout le pêle-mêle des aventures. Ils ne se souciaient point de toujours rire ; la comédie, après un éclat de bouffonnerie, reprenait son air sérieux ou tendre. Ils venaient moins pour s’égayer que pour rêver. Il y avait dans ces cœurs tout neufs comme un amas de passions et de songes, passions sourdes, songes éclatants, dont l’essaim emprisonné bourdonnait obscurément, attendant que le poëte vînt lui ouvrir la nouveauté et la splendeur du ciel. Des paysages entrevus dans un éclair, la crinière grisonnante d’une longue vague qui surplombe, un coin de forêt humide où les biches lèvent leur tête inquiète, le sourire subit et la joue empourprée d’une jeune fille qui aime, le vol sublime et changeant de tous les sentiments délicats, par-dessus tout l’extase des passions romanesques, voilà les spectacles et les émotions qu’ils venaient chercher. Ils montaient d’eux-mêmes au plus haut du monde idéal ; ils voulaient contempler les extrêmes générosités, l’amour absolu ; ils ne s’étonnaient point des féeries, ils entraient sans effort dans la région que la poésie transfigure ; leurs yeux avaient besoin de sa lumière. Ils comprenaient du premier coup ses excès et ses caprices ; ils n’avaient pas besoin d’être préparés ; ils suivaient ses écarts, ses bizarreries, le fourmillement de ses inventions regorgeantes, les soudaines prodigalités de ses couleurs surchargées, comme un musicien suit une symphonie. Ils étaient dans cet état passager et extrême où l’imagination adulte et vierge, encombrée de désirs, de curiosités et de forces, développe tout d’un coup l’homme, et dans l’homme ce qu’il y a de plus exalté et de plus exquis.

Des viveurs ont pris leur place. Ils sont riches, ils ont tâché de se polir à la française, ils ont ajouté à la scène des décors mobiles, de la musique, des lumières, de la vraisemblance, de la commodité, toute sorte d’agréments extérieurs ; mais le cœur leur manque. Représentez-vous ces fats à demi ivres, qui ne voient dans l’amour que le plaisir, et dans l’homme que les sens : un Rochester au lieu d’un Mercutio. Avec quelle partie de son âme pourrait-il comprendre la poésie et la fantaisie ? La comédie romanesque est hors de sa portée ; il ne peut saisir que le monde réel, et dans ce monde l’enveloppe palpable et grossière. Donnez-lui une peinture exacte de la vie ordinaire, des événements plats et probables, l’imitation littérale de ce qu’il fait, et de ce qu’il est ; mettez la scène à Londres, dans l’année courante ; copiez ses gros mots, ses railleries brutales, ses entretiens avec les marchandes d’oranges, ses rendez-vous au parc, ses essais de dissertation française. Qu’il se reconnaisse, qu’il retrouve les gens et les façons qu’il vient de quitter à sa taverne ou dans l’antichambre ; que le théâtre et la rue soient de plain-pied. La comédie lui donnera les mêmes plaisirs que la vie ; il s’y traînera également dans la vulgarité et dans l’ordure ; il n’aura besoin pour y assister ni d’imagination, ni d’esprit ; il lui suffira d’avoir des yeux et des souvenirs. Cette exacte imitation lui fournira l’amusement en même temps que l’intelligence. Les vilaines paroles le feront rire par sympathie, les images effrontées le divertiront par réminiscence. L’auteur d’ailleurs prend soin de lui fournir une fable qui le réveille ; il s’agit ordinairement d’un père ou d’un mari qu’on trompe. Les beaux gentilshommes prennent comme l’écrivain le parti du galant, s’intéressent à ses progrès, et se croient avec lui en bonne fortune. Joignez à cela des femmes qu’on débauche et qui veulent être débauchées. Ces provocations, ces façons de filles, le chassez-croisez des échanges et des surprises, le carnaval des rendez-vous et des soupers, l’impudence des scènes aventurées jusqu’aux démonstrations physiques, les chansons risquées, les gueulées564 lancées et renvoyées parmi des tableaux vivants, toute cette orgie représentée remue les coureurs d’intrigues par l’endroit sensible. Et par surcroît le théâtre consacre leurs mœurs. À force de ne représenter que des vices, il autorise leurs vices. Les écrivains posent en règle que toutes les femmes sont des drôlesses, et que tous les hommes sont des brutes. La débauche entre leurs mains devient une chose naturelle, bien plus, une chose de bon goût ; ils la professent. Rochester et Charles II pouvaient sortir du théâtre édifiés sur eux-mêmes, convaincus comme ils l’étaient déjà que la vertu n’est qu’une grimace, la grimace des coquins adroits qui veulent se vendre cher.

VIII §

Dryden, qui un des premiers565 entre dans cette voie, n’y entre pas résolument. Une sorte de fumée lumineuse, reste de l’âge précédent, plane encore sur son théâtre. Sa riche imagination le retient à demi dans la comédie romanesque. Un jour il arrange le Paradis de Milton, la Tempête et le Troilus de Shakspeare. Un autre jour, dans l’Amour au Couvent, dans le Mariage à la mode, dans le Faux Astrologue, il imite les imbroglios et les surprises espagnoles. Il a tantôt des images éclatantes et des métaphores exaltées comme les vieux poëtes nationaux, tantôt des figures recherchées et de l’esprit pointillé comme Calderon et Lope. Il mêle le tragique et le plaisant, les renversements de trônes et les peintures de mœurs. Mais dans ce compromis maladroit l’âme poétique de l’ancienne comédie a disparu : il n’en reste que le vêtement et la dorure. L’homme nouveau se montre grossier et immoral, avec ses instincts de laquais sous ses habits de grand seigneur, d’autant plus choquant que Dryden en cela contrarie son talent, qu’il est au fond sérieux et poëte, qu’il suit la mode et non sa pensée, qu’il fait le libertin par réflexion, et pour se mettre au goût du jour566. Il polissonne maladroitement et dogmatiquement ; il est impie sans élan, en périodes développées. Un de ses galants s’écrie : « Est-ce que l’amour sans le prêtre et l’autel n’est pas l’amour ? Le prêtre est là pour son salaire et ne s’inquiète pas des cœurs qu’il unit. L’amour seul fait le mariage567. » — « Je voudrais, dit Hippolyte, qu’il y eût un bal en permanence dans notre cloître, et que la moitié des jolies nonnes y fût changée en hommes pour le service des autres568. » Nul ménagement, nul tact. Dans son Moine espagnol, la reine, assez honnête femme, dit à Torrismond qu’elle va faire tuer le vieux roi détrôné pour l’épouser, lui Torrismond, plus à son aise. Bientôt on leur annonce le meurtre : « Maintenant, dit la reine, marions-nous. Cette nuit, cette heureuse nuit, est à vous et à moi569. » À côté de cette tragédie sensuelle, l’intrigue comique, poussée jusqu’aux familiarités les plus lestes, étale l’amour d’un cavalier pour une femme mariée qui à la fin se trouve être sa sœur. Dryden ne trouve dans ce dénoûment rien qui froisse son cœur. Il a perdu jusqu’aux plus vulgaires répugnances de la pudeur naturelle. Quand il traduit une pièce hasardée, Amphitryon, par exemple, il la trouve trop modeste ; il en ôte les adoucissements, il en alourdit le scandale. « Le roi et le prêtre, dit Jupiter, sont en quelque manière contraints par convenance d’être des hypocrites bien masqués570. » Là-dessus, le dieu étale crûment son despotisme. Au fond, ses sophismes et son impudence sont pour Dryden un moyen de décrier par contre-coup les théologiens et leur Dieu arbitraire. « Un pouvoir absolu, dit Jupiter, ne peut faire de mal. Je n’en puis faire à moi-même, puisque c’est ma volonté que je fais, ni aux hommes, puisque tout ce qu’ils ont est à moi. Cette nuit je jouirai de la femme d’Amphitryon, car lorsque je la fis, je décrétai que mon bon plaisir serait de l’aimer. Ainsi je ne fais point de tort à son mari, car je me suis réservé le droit de l’avoir tant qu’elle me plairait571. » Cette pédanterie ouverte se change en luxure ouverte sitôt qu’il voit Alcmène. Nul détail n’est omis : Jupiter lui dit tout, et devant les suivantes, et le lendemain, quand il sort, elle fait pis que lui, elle s’accroche à lui, elle entre dans des peintures intimes. Toutes les façons royales de la haute galanterie ont été arrachées comme un vêtement incommode ; c’est le sans-gêne cynique au lieu de la décence aristocratique ; la scène est écrite d’après Charles II et la Castlemaine572 au lieu d’être écrite d’après Louis XIV et Mme de Montespan.

IX §

J’en passe plusieurs : Crowne, l’auteur de Sir Courtly Nice ; Shadwell, l’imitateur de Ben Jonson ; mistress Afra Behn, qui se fit appeler Astrée, espion et courtisane, payée par le gouvernement et par le public. Etheredge est le premier qui, dans son Homme à la mode, donne l’exemple de la comédie imitative et peigne uniquement les mœurs d’alentour ; du reste franc viveur et contant librement ses habitudes. « Pourchasser les filles, hanter le théâtre, ne songer à rien toute la journée, et toute la nuit aussi, direz-vous » : c’étaient là ses occupations à Londres. Plus tard, à Ratisbonne, « il fait de graves révérences, converse avec les sots, écrit des lettres insipides573 », et se console mal avec les Allemandes. C’est avec ce sérieux qu’il prenait ses fonctions d’ambassadeur. Un jour, ayant trop dîné, il tomba du haut d’un escalier et se cassa le cou ; la perte n’était pas grande. Mais le héros de ce monde fut William Wycherley, le plus brutal des écrivains qui aient sali le théâtre. Envoyé en France pendant la révolution, il s’y fit papiste, puis au retour abjura, puis à la fin, dit Pope, abjura encore. Privées du lest protestant, ces têtes vides allaient de dogme en dogme, de la superstition à l’incrédulité ou à l’indifférence, pour finir par la peur. Il avait appris chez M. de Montausier l’art de bien porter des gants et une perruque ; cela suffisait alors pour faire un gentleman. Ce mérite et le succès d’une pièce ignoble, l’Amour au bois, attirèrent sur lui les yeux de la duchesse de Cleveland, maîtresse du roi et de tout le monde. Cette femme, qui ramassait des danseurs de corde, le ramassa un jour au beau milieu du Ring. Elle mit la tête à la portière et lui cria publiquement : « Monsieur, vous êtes un maraud, un drôle, un fils de… » Touché de ce compliment, il accepta ses bonnes grâces, et obtint par contre-coup celles du roi. Il les perdit, épousa une femme de mauvaises mœurs, se ruina, resta sept ans en prison pour dettes, passa le reste de sa vie dans les embarras d’argent, regrettant sa jeunesse, perdant la mémoire, écrivaillant de mauvais vers qu’il faisait corriger par Pope avec toutes sortes de tiraillements d’amour-propre, rimant des obscénités plates, traînant son corps usé et son cerveau lassé à travers la misanthropie et le libertinage, jouant le misérable rôle de viveur édenté et de polisson en cheveux blancs. Onze jours avant sa mort, il avait épousé une jeune fille qui se trouva une coquine. Il finit comme il avait commencé, par la maladresse et l’inconduite, n’ayant réussi ni à être heureux ni à être honnête, n’ayant employé un esprit viril et un talent vrai que pour son mal et le mal d’autrui.

C’est qu’il n’était pas né épicurien. Son fonds, vraiment anglais, c’est-à-dire énergique et sombre, répugnait à l’insouciance aisée et aimable qui permet de prendre la vie comme une partie de plaisir. Son style est travaillé et pénible. Son ton est virulent et acerbe. Il fausse souvent la comédie pour arriver à la satire haineuse. L’effort et l’animosité se marquent dans tout ce qu’il dit et fait dire. C’est un Hobbes, non pas méditatif et tranquille comme l’autre, mais actif et irrité, qui ne voit que du vice dans l’homme, et se sent homme jusqu’au fond. Le seul travers qu’il repousse, c’est l’hypocrisie ; le seul devoir qu’il prescrive, c’est la franchise. Il veut que les autres avouent leur vice, et il commence par avouer le sien. « Quoique je ne sache pas mentir comme les poëtes, dit-il, je suis aussi vain qu’eux » ; puis, parlant de sa reconnaissance : « Voilà, madame, la gratitude des poëtes, qui, en bon anglais, n’est qu’orgueil et ambition574. » Chez lui, nulle poésie d’expression, nulle conception d’idéal, nul établissement de morale qui puisse consoler, relever ou épurer les hommes. Il les parque dans leur perversité et dans leur ordure, et s’y installe avec eux. Il leur montre les vilenies du bas-fond où il les confine ; il veut qu’ils respirent cette fange ; il les y enfonce, non pour les en dégoûter comme d’une chute accidentelle, mais pour les y accoutumer comme à une assiette naturelle. Il arrache les compartiments et les ornements par lesquels ils essayent de couvrir leur état ou de régler leur désordre. Il s’amuse à les faire battre, il se complaît dans le tapage des instincts déchaînés ; il aime les retours violents du pêle-mêle humain, l’embrouillement des méchancetés, la dureté des meurtrissures. Il déshabille les convoitises, il les fait agir tout au long, il les ressent par contre-coup, et, tout en les jugeant nauséabondes, il les savoure. En fait de plaisir, on prend ce qu’on trouve : les ivrognes de barrière, à qui l’on demande comment ils peuvent aimer leur vin bleu, répondent qu’il soûle tout de même et qu’ils n’ont que cela d’agrément.

Qu’on puisse oser beaucoup dans un roman, on le comprend. C’est une œuvre de psychologie, voisine de la critique et de l’histoire, ayant des libertés presque égales, parce qu’elle contribue presque également à exposer l’anatomie du cœur575. Il faut bien qu’on puisse représenter les maladies morales, surtout lorsqu’on le fait pour compléter la science, froidement, exactement, et en style de dissection. Un tel livre de sa nature est abstrait : il se lit dans un cabinet, sous la lampe. Mais transportez-le sur le théâtre, empirez ces scènes d’alcôve, réchauffez-les par des scènes de mauvais lieux, donnez-leur un corps par les gestes et les paroles vibrantes des actrices ; que les yeux et tous les sens s’en remplissent, non pas les yeux d’un spectateur isolé, mais ceux de mille hommes et femmes confondus dans le parterre, irrités par l’intérêt de la fable, par la précision de l’imitation littérale, par le ruissellement des lumières, par le bruit des applaudissements, par la contagion des impressions qui courent comme un frisson dans tous les nerfs excités et tendus ! Voilà le spectacle qu’a fourni Wycherley et qu’a goûté cette cour. Est-il possible qu’un public, et un public de choix, soit venu écouter de pareilles scènes ? Dans l’Amour au bois, à travers les complications des rendez-vous nocturnes et des viols acceptés ou commencés, on voit un bel esprit, Dapperwitt, qui veut vendre Lucy, sa maîtresse, à un beau gentilhomme du temps, Ranger. Il la vante, avec quels détails ! Il frappe à sa porte ; l’acheteur cependant s’impatiente et le traite comme un nègre. La mère ouvre, veut vendre Lucy pour elle-même et à son profit, les injurie et les renvoie. On amène alors un vieil usurier puritain et hypocrite, Gripe, qui d’abord ne veut pas financer. « Payez donc à dîner ! » Il donne un groat pour un gâteau et de l’ale576. L’entremetteuse se récrie, il lâche une couronne. « Mais pour les rubans, les pendants d’oreille, les bas, les gants, la dentelle et tout ce qu’il faut à la pauvre petite ? » Il se débat. —  Allons ! une demi-guinée. —  « Une demi-guinée ! » dit la vieille. —  « Je t’en prie, va-t’en ; prends l’autre guinée aussi, deux guinées, trois guinées, cinq ; voilà, c’est tout ce que j’ai. —  Il me faut aussi ce grand anneau à cachet, ou je ne bouge pas577 ! » Elle s’en va enfin, ayant tout extorqué, et Lucy fait l’innocente, semble croire que Gripe est un maître à danser, et lui demande sa leçon. Ici quelles scènes et quelles équivoques ! Enfin elle crie, la mère et des gens apostés enfoncent la porte ; Gripe est pris au piége, on le menace d’appeler le constable, on lui escroque cinq cents livres sterling. —  Faut-il conter le sujet de l’Épouse campagnarde ? On a beau glisser, on appuie trop. Horner, gentilhomme qui revient de France, répand le bruit qu’il ne peut plus faire tort aux maris. Vous devinez ce qu’entre les mains de Wycherley une pareille donnée peut fournir, et il en tire tout ce qu’elle contient. Les femmes causent de son état, et devant lui ; elles se font détromper par lui, et s’en vantent. Il y en a trois qui viennent chez lui, font ripaille, boivent, chantent, et quelles chansons ! C’est le débordement de l’orgie qui triomphe, se décerne elle-même la couronne et s’étale en maximes. « Notre vertu, dit l’une d’elles, est comme la conscience de l’homme d’État, la parole du quaker, le serment du joueur, l’honneur du grand seigneur : rien qu’une grimace pour duper ceux qui se fient à nous. » À la dernière scène, les soupçons éveillés se calment sur une nouvelle déclaration de Horner. Tous les mariages sont salis, et ce carnaval finit par une danse des maris trompés. Pour comble, Horner propose au public son exemple, et l’actrice qui vient dire l’épilogue achève l’ignominie de la pièce en avertissant les faux galants qu’ils aient à se bien tenir, et que s’ils peuvent duper les hommes, « ce n’est pas aux femmes qu’on en peut donner à garder578. »

Mais ce qui est véritablement unique, et le plus extraordinaire des signes de ce temps, c’est qu’au milieu de ces provocations nulle circonstance repoussante n’est omise, et que le conteur semble tenir autant à nous dégoûter qu’à nous dépraver579. À chaque instant, les élégants, même les dames, mettent en tiers dans la conversation ce qui, depuis le seizième siècle, accompagne l’amour. Dapperwitt, en offrant Lucy, dit pour excuser les retards : « Laissez-lui le temps de mettre sa longue mouche sous l’œil gauche et de corriger son haleine avec un peu d’écorce de citron580. » Lady Flippant, seule dans le parc, s’écrie : « Malheureuse femme que je suis ! j’ai quitté le troupeau pour mettre les chiens à mes trousses, et pas un vagabond ivrogne qui vienne trébucher sur mon chemin ! Les mendiantes en loques, les ramasseuses de cendres ont meilleure chance que moi.581 » Ce sont là les morceaux les plus doux, jugez des autres ! Il prend à tâche de révolter même les sens ; l’odorat, les yeux, tout souffre devant ses pièces ; il faut que ses auditeurs aient eu des nerfs de matelot. Et c’est de cet abîme que la littérature anglaise est remontée jusqu’à la sévérité morale, jusqu’à la décence excessive qu’elle s’impose aujourd’hui ! Ce théâtre est comme une guerre déclarée à toute beauté, à toute délicatesse. Si Wycherley emprunte à quelque écrivain un personnage, c’est pour le violenter ou le dégrader jusqu’au niveau des siens. S’il imite l’Agnès de Molière582, il la marie afin de profaner le mariage, lui ôte l’honneur, bien plus la pudeur, bien plus encore la grâce, change sa tendresse naïve en instinct éhonté et en confessions scandaleuses583. S’il prend la Viola de Shakspeare584, c’est pour la traîner dans des bassesses d’entremetteuse, parmi les brutalités et les coups de main. S’il traduit le rôle de Célimène, il efface d’un trait les façons de grande dame, les finesses de femme, le tact de maîtresse de maison, la politesse, le grand air, la supériorité d’esprit et de savoir-vivre, pour mettre à la place l’impudence et les escroqueries d’une courtisane « forte en gueule. » S’il invente une fille presque honnête, Hippolyta, il commence par lui mettre dans la bouche des paroles telles qu’on n’en peut rien transcrire. Quoi qu’il fasse et quoi qu’il dise, qu’il crée ou qu’il copie, qu’il blâme ou qu’il loue, son théâtre est une diffamation de l’homme, qui rebute en même temps qu’elle attire, et qui écœure quand elle corrompt.

Un don surnage pourtant, la force, qui ne manque jamais dans ce pays, et y donne un tour propre aux vertus comme aux vices. Quand on a écarté les phrases d’auteur tout oratoires et pesamment composées d’après les Français, on aperçoit le vrai talent anglais, le sentiment poignant de la nature et de la vie. Wycherley a ce lucide et hardi regard qui saisit dans une situation les gestes, l’expression physique, le détail sensible, qui fouille jusqu’au fond des crudités et des bassesses, qui atteint, non pas l’homme en général et la passion telle qu’elle doit être, mais l’individu particulier et la passion telle qu’elle est. Il est réaliste, non pas de parti pris, comme nos modernes, mais par nature. Il plaque violemment son plâtre sur la figure grimaçante et bourgeonnée de ses drôles pour nous porter sous les yeux le masque implacable où s’est collée au passage l’empreinte vivante de leur laideur. Il charge ses pièces d’incidents, il multiplie l’action, il pousse la comédie jusqu’aux situations dramatiques ; il bouscule ses personnages à travers les coups de main et les violences, il va jusqu’à les fausser pour outrer la satire. Voyez dans Olivia, qu’il copie d’après Célimène, la fougue des passions qu’il manie. Elle peint ses amis comme Célimène585, mais avec quels outrages ! « Milady Automne ? —  Un vieux carrosse repeint. —  Sa fille ? —  Splendidement laide, une mauvaise croûte dans un cadre riche. —  Et la dégoûtante vieille au haut bout de sa table… —  Renouvelle la coutume grecque de servir une tête de mort dans les banquets. » Nos nerfs modernes ne supporteraient pas le portrait qu’elle fait de Manly, son amant ; celui-ci l’entend par surprise ; à l’instant elle se redresse, le raille en face, se déclare mariée, lui dit qu’elle garde les diamants qu’elle a reçus de lui, et le brave. « Mais, lui dit-on, par quel attrait l’aimiez-vous ? Qu’est-ce qui avait pu vous donner du goût pour lui ? —  Ce qui force tout le monde à flatter et à dissimuler, sa bourse ; j’avais une vraie passion pour elle586. » Son impudence est celle d’une courtisane déclarée. Amoureuse dès la première vue de Fidelio, qu’elle prend pour un jeune homme, elle se pend à son cou, « l’étouffe de baisers » ; puis dans l’obscurité elle tâtonne pour le trouver en disant : « Où sont tes lèvres ? » Il y a une sorte de « férocité » animale dans son amour. Elle renvoie son mari par une comédie improvisée ; puis, avec un mouvement de danseuse : « Va-t’en, mon mari, et viens, mon ami. Justement les seaux dans le puits : l’un descendant fait monter l’autre. » Elle éclate d’un rire mordant : « Pourvu qu’ils n’aillent pas comme eux se heurter en route et se casser l’un l’autre587 ! » Surprise en flagrant délit et ayant tout avoué à sa cousine, dès qu’elle entrevoit une espérance de salut, elle revient sur son aveu avec une effronterie d’actrice : « Eh bien ! cousine, lui dit l’autre, je le confesse, c’était là de l’hypocrisie raisonnable. —  Quelle hypocrisie ? —  Je veux dire, ce conte que vous avez fait à votre mari ; il était permis, puisque c’était pour votre défense. —  Quel conte ? Je vous prie de savoir que je n’ai jamais fait de conte à mon mari. —  Vous ne me comprenez pas, bien sûr : je dis que c’était une bonne manière d’en sortir, et honnête, de faire passer votre galant pour une femme. —  Qu’est-ce que vous voulez dire, encore une fois, avec mon galant, et qui est-ce qui a passé pour une femme ? —  Comment ! vous voyez bien que votre mari l’a pris pour une femme ! —  Qui ? —  Mon Dieu ! mais l’homme qu’il a trouvé avec vous ! —  Seigneur ! vous êtes folle à coup sûr. —  Oh ! ce jeu-là est trop insipide, Il en est blessant. —  Et se jouer de mon honneur est encore plus blessant. —  Quelle impudence admirable ! —  De l’impudence, moi ! à moi un tel langage ! Oh bien ! je ne reverrai plus votre visage. Lettice, où êtes-vous ? Venez, laissons là cette méchante femme médisante. —  Un mot d’abord, madame, je vous prie ; pourriez-vous jurer que votre mari ne vous a pas trouvée avec… —  Jurer ! Oui, que quiconque est monté dans ma chambre, inconnu, dans l’obscurité, homme ou femme, je ne le connais pas, et par le ciel, et par tout ce qui est bon ; et si je meurs, puissé-je n’avoir jamais une seule joie dans ce monde ni dans l’autre ! Oui, et je veux être éternellement… —  Damnée ! et vous l’êtes ; mais vous n’avez plus besoin de vous parjurer : autant jouer franc jeu. —  Ô horrible ! horrible avis ! Sortons, ne l’entendons pas ; viens, Lettice, elle nous corromprait588. » Voilà de la verve, et si j’osais conter les audaces et les vérifications de l’action nocturne, on verrait que Mme Marneffe a une sœur et Balzac un devancier.

Il est un personnage qui montre en abrégé son talent et sa morale, tout composé d’énergie et d’indélicatesse, Manly, le plain dealer, si visiblement son favori, que les contemporains ont donné à l’auteur en surnom le nom de son héros. Manly est peint d’après Alceste, et l’énormité des différences mesure la différence des deux mondes et des deux pays589. Il n’est pas gentilhomme de cour, mais capitaine de vaisseau, avec les allures des marins du temps, la casaque tachée de goudron et sentant l’eau-de-vie590, prompt aux voies de fait et aux jurons sales, appelant les gens chiens et esclaves, et, quand ils lui déplaisent, les jetant à coups de pied dans l’escalier. « Mylord, dit-il à un seigneur avec un grondement de dogue, les gens de votre espèce sont comme les prostituées et les filous, dangereux seulement pour ceux que vous embrassez. » Puis, quand le pauvre homme essaye de lui parler à l’oreille : « Mylord, tout ce que vous m’avez appris en me chuchotant ce que je savais d’avance, c’est que vous avez l’haleine puante ; voilà un secret pour votre secret591. » Quand il est dans le salon d’Olivia avec « ces perroquets bavards, ces singes, ces échos d’hommes », il vocifère comme sur son gaillard d’arrière : « Silence, bouffons de foire ! » et il les prend au collet. « Pas de caquetage, babouins ! dehors tout de suite, ou bien592… » Et il les met à la porte. Voilà ses façons d’homme sincère. —  Il a été ruiné par Olivia qu’il aime et qui le renvoie. La pauvre Fidelia, déguisée en homme et qu’il prend pour un adolescent timide, vient le trouver pendant qu’il ronge sa colère : « Je puis vous servir, monsieur ; au pis, j’irais mendier ou voler pour vous. —  Bah ! encore des vanteries… Tu dis que tu irais mendier pour moi ? —  De tout mon cœur, monsieur. —  Eh bien ! tu iras faire l’entremetteur pour moi ? —  Comment, monsieur ? —  Oui, auprès d’Olivia. Va, flatte, mens, agenouille-toi, promets n’importe quoi pour me l’avoir. Je ne peux pas vivre sans l’avoir593. » Et lorsque Fidelia revient lui disant qu’Olivia l’a embrassée, de force, avec un emportement d’amour : « Son amour !… l’amour d’une prostituée, d’une sorcière ! Ah ! ah ! n’est-ce pas qu’elle embrasse bien, monsieur ? Bien sûr, je me figurais que ses lèvres… Mais je ne dois plus me les figurer. Et pourtant elles sont si belles que je voudrais les baiser encore, —  m’y coller, —  puis les arracher avec mes dents, les mâcher en morceaux et les cracher à la face de son entreteneur594 !… » Ces cris de sauvage annoncent des actions de sauvage. Il va la nuit avec Fidelia pour entrer sous son nom chez Olivia, et Fidelia, par jalousie, résiste. Son sang s’émeut alors, un flot de fureur lui monte à la face, et il lui crie tout bas d’une voix sifflante : « Ah ! tu es donc mon rival ? Eh bien ! alors tu vas rester ici et garder la porte à ma place, pendant que j’entre à ta place. Puis, quand je serai dedans, si tu oses bouger de cette planche ou souffler un mot, je lui couperai la gorge, à elle d’abord ; et si tu l’aimes, tu ne risqueras pas sa vie. Et la tienne aussi, je sais que la tienne, au moins, tu l’aimes. Pas un mot, où je commence par toi595 ! » Il renverse le mari, autre traître, reprend à Olivia la cassette de bijoux qu’il lui avait donnée, lui en jette quelques-uns, disant « qu’il n’a jamais quitté une fille sans la payer596 », et donne cette même cassette à Fidelia, qu’il épouse. Toutes ces actions paraissaient alors convenables. Wycherley prenait dans sa dédicace le titre de son héros, Plain dealer ; il croyait avoir tracé le portrait d’un franc honnête homme, et s’applaudissait d’avoir donné un bon exemple au public ; il n’avait donné que le modèle d’une brute déclarée et énergique. C’est là tout ce qui restait de l’homme dans ce triste monde. Wycherley lui ôtait son manteau mal ajusté de politesse française, et le montrait avec la charpente de ses muscles et l’impudence de sa nudité.

À côté d’eux, un grand poëte aveugle et tombé, l’âme remplie des misères présentes, peignait ainsi le tumulte de l’orgie infernale : « Bélial vint le dernier, le plus impur des esprits tombés du ciel, le plus grossier dans l’amour du vice pour lui-même… Nul n’est plus souvent dans les temples et aux autels, quand le prêtre devient athée, comme les fils d’Éli qui remplirent de leurs débauches et de leurs violences la maison de Dieu. Il règne aussi dans les cours et dans les palais, dans les cités luxurieuses, où le bruit de l’orgie monte au-dessus des plus hautes tours, avec l’injure et l’outrage, quand la nuit obscurcit les rues, et que ses fils se répandent au dehors, gorgés d’insolence et de vin597. »

2. Les mondains. §

I §

Au dix-septième siècle s’ouvre en Europe un genre de vie nouveau, la vie mondaine, qui bientôt prime et façonne les autres. C’est en France surtout et en Angleterre qu’elle paraît et qu’elle règne, pour les mêmes causes et dans le même temps.

Pour remplir les salons, il faut un certain état politique, et cet état, qui est la suprématie du roi jointe à la régularité de la police, s’établissait à la même époque des deux côtés du détroit. La police régulière met la paix entre les hommes, les tire de l’isolement et de l’indépendance féodale et campagnarde, multiplie et facilite les communications, la confiance, les réunions, les commodités et les plaisirs. La suprématie du roi institue une cour, centre des conversations, source des grâces, théâtre des jouissances et des splendeurs. Ainsi attirés l’un vers l’autre et vers le trône par la sécurité, la curiosité, l’amusement et l’intérêt, les grands seigneurs s’assemblent, et du même coup ils deviennent gens du monde et gens de cour. Ce ne sont plus les barons du siècle précédent, debout dans la haute salle, armés et sombres, occupés de l’idée qu’ils pourront bien au sortir du palais se tailler en pièces, et que, s’ils se frappent dans le palais, le bourreau est là pour leur couper la main et boucher leurs veines avec un fer rouge ; sachant de plus que le roi leur fera peut-être demain trancher la tête, partant prompts à s’agenouiller pour se répandre en protestations de fidélité soumise, mais comptant tout bas les épées qui prendront leur querelle et les hommes sûrs qui font sentinelle derrière le pont-levis de leur château598. Les droits, les pouvoirs, les contraintes et les attraits de la vie féodale ont disparu. Ils n’ont plus besoin que leur manoir soit une forteresse. Ils n’ont plus le plaisir d’y régner comme dans un État. Ils s’y ennuient, et ils en sortent. N’ayant plus rien à disputer au roi, ils vont chez lui. Sa cour est un salon, le plus agréable à voir et le plus utile à fréquenter. On y trouve des fêtes, des ameublements splendides, une compagnie parée et choisie, des nouvelles et des commérages : on y rencontre des pensions, des titres, des places pour soi et pour les siens ; on s’y divertit et on y profite : c’est tout gain et tout plaisir. Les voilà donc qui vont au lever, assistent au dîner, reviennent pour le bal, s’assoient pour le jeu, sont là au coucher. Ils y font belle figure avec leurs habits demi-français, leurs perruques, leurs chapeaux chargés de plumes, leurs hauts-de-chausses en étages, leurs canons, et les larges rosettes de rubans qui couvrent leurs souliers. Les dames se fardent599, se mettent des mouches600, étalent des robes de satin et de velours magnifiques, toutes galonnées d’argent et traînantes, au-dessus desquelles paraît la blancheur de leur poitrine, dont l’éclatante nudité se continue sur toute l’épaule et jusqu’au bras. On les regarde, on salue et on approche. Le roi monte à cheval pour sa promenade à Hyde-Park ; à ses côtés courent la reine, et avec elle les deux maîtresses, lady Castlemaine et mistress Stewart : « la reine601 en gilet blanc galonné, en jupon court cramoisi, et coiffée à la négligence ; mistress Stewart avec son chapeau à cornes, sa plume rouge, ses yeux doux, son petit nez romain, sa taille parfaite. » On rentre à White-Hall, « les dames vont, viennent, causant, jouant avec leurs chapeaux et leurs plumes, les échangeant, chacune essayant tour à tour ceux des autres et riant. » En si belle compagnie la galanterie ne manque pas. « Les gants parfumés, les miroirs de poche, les étuis garnis, les pâtes d’abricot, les essences, et autres menues denrées d’amour arrivent de Paris chaque semaine. » Londres fournit « des présents plus solides, comme vous diriez boucles d’oreilles, diamants, brillants et belles guinées de Dieu ; les belles s’en accommodaient, comme si cela fût venu de plus loin602. » Les intrigues trottent, Dieu sait combien et lesquelles. Naturellement aussi la conversation va son train. On développe tout haut les aventures de Mlle Warmestre la dédaigneuse, « qui, surprise apparemment pour avoir mal compté, prend la liberté d’accoucher au milieu de la cour. » On se répète tout bas les tentatives de Mlle Hobart, l’heureux malheur de Mlle Churchill, qui, étant fort laide, mais ayant eu l’esprit de tomber de cheval, toucha les yeux et le cœur du duc d’York. Le chevalier de Grammont conte au roi l’histoire de Termes ou de l’aumônier Poussatin ; tout le monde quitte le bal pour venir l’écouter, et, le conte fait, chacun rit à se tenir les côtes. Vous voyez que si ce monde n’est pas celui de Louis XIV, c’est néanmoins le monde, et que, s’il a plus d’écume, il va du même courant. Le grand objet y est aussi de s’amuser et de paraître. On veut être homme à la mode ; un habit rend célèbre : Grammont est tout désolé quand la coquinerie de son valet l’oblige à porter deux fois le même. Tel autre se pique de faire des chansons, de bien jouer de la guitare. « Russell avait un recueil de deux ou trois cents contredanses en tablature, qu’il dansait toutes à livre ouvert. » Jermyn est connu pour ses bonnes fortunes. « Un gentilhomme, dit Etheredge, doit s’habiller bien, danser bien, faire bien des armes, avoir du talent pour les lettres d’amour, une voix de chambre agréable, être très-amoureux, assez discret, mais point trop constant. » Voilà déjà l’air de cour tel qu’il dura chez nous jusque sous Louis XVI. Avec de pareilles mœurs, la parole remplace l’action. La vie se passe en visites, en entretiens. L’art de causer devient le premier de tous ; bien entendu, il s’agit de causer agréablement, pour employer une heure, sur vingt sujets en une heure, toujours en glissant, sans jamais enfoncer, de telle façon que la conversation ne soit pas un travail, mais une promenade. Au retour, elle continue par des lettres qu’on écrit le soir, par des madrigaux ou des épigrammes qu’on lira le matin, par des tragédies de salon ou des parodies de société. Ainsi naît une littérature nouvelle, œuvre et portrait du monde qu’elle a pour public et pour modèle, qui en sort et y aboutit.

II §

Encore faut-il qu’ils sachent causer, et ils commencent à l’apprendre. Une révolution s’est faite dans l’esprit comme dans les mœurs. En même temps que les situations reçoivent un nouveau tour, la pensée prend une nouvelle forme. La Renaissance finit, l’âge classique s’ouvre, et l’artiste fait place à l’écrivain. L’homme revient de son premier voyage autour des choses ; l’enthousiasme, le trouble de l’imagination soulevée, le fourmillement tumultueux des idées neuves, toutes les facultés qu’éveille une première découverte se sont contentées, puis affaissées. Leur aiguillon s’est émoussé parce que leur œuvre s’est faite. Les bizarreries, les profondes percées, l’originalité sans frein, les irruptions toutes-puissantes du génie lancé au centre de la vérité à travers les extrêmes folies, tous les traits de la grande invention ont disparu. L’imagination se tempère ; l’esprit se discipline : il revient sur ses pas ; il parcourt une seconde fois son domaine avec une curiosité calmée, avec une expérience acquise. Il se déjuge et se corrige. Il trouve une religion, un art, une philosophie à reformer ou à réformer. Il n’est plus propre à l’intuition inspirée, mais à la décomposition régulière. Il n’a plus le sentiment ou la vue de l’ensemble ; il a le tact et l’observation des parties. Il choisit et il classe ; il épure et il ordonne. Il cesse d’être créateur, il devient discoureur. Il sort de l’invention, il s’assoit dans la critique. Il entre dans cet amas magnifique et confus de dogmes et de formes où l’âge précédent a entassé pêle-mêle les rêveries et les découvertes ; il en retire des idées qu’il adoucit et qu’il vérifie. Il les range en longues chaînes de raisonnements aisés qui descendent anneau par anneau jusqu’à l’intelligence du public. Il les exprime en mots exacts, qui offrent leur série graduée, échelon par échelon, à la réflexion du public. Il institue dans tout le champ de la pensée une suite de compartiments et un réseau de routes qui, empêchant toute erreur et tout écart, mènent insensiblement tout esprit vers tout objet. Il atteint la clarté, la commodité, l’agrément. Et le monde l’y aide ; les circonstances rencontrées achèvent la révolution naturelle ; le goût change par sa propre pente, mais aussi par l’ascendant de la cour. Quand la conversation devient la première affaire de la vie, elle façonne le style à son image et selon ses besoins. Elle en chasse les écarts, les images excessives, les cris passionnés, toutes les allures décousues et violentes. On ne peut pas crier, gesticuler, rêver tout haut dans un salon : on s’y contient ; les gens s’y critiquent et s’y observent ; le temps s’y passe à conter et à discuter ; il y faut des expressions nettes, un langage exact, des raisonnements clairs et suivis ; sinon, on ne peut escarmoucher ni s’entendre. Le style correct, la bonne langue, le discours y naissent d’eux-mêmes, et ils s’y perfectionnent bien vite ; car le raffinement est le but de la vie mondaine ; on s’étudie à rendre toutes les choses plus jolies et plus commodes, les meubles comme les mots, les périodes comme les ajustements. L’art et l’artifice y sont la grande marque. On se pique de savoir parfaitement sa langue, de ne jamais manquer au sens exact des termes, d’écarter les expressions roturières, d’aligner les antithèses, d’employer les développements, de pratiquer la rhétorique. Rien de plus fort que le contraste des conversations de Shakspeare et de Fletcher, mises en regard de celles de Wycherley et de Congreve. Chez Shakspeare, les entretiens ressemblent à des assauts ; vous croiriez voir des artistes qui s’escriment de mots et de gestes dans une salle d’armes. Ils bouffonnent, ils chantent, ils songent tout haut, ils éclatent en rires, en calembours, en paroles de poissardes et de poëtes, en bizarreries recherchées ; ils ont le goût des choses saugrenues, éclatantes ; tel danse en parlant ; volontiers ils marcheraient sur leurs mains ; il n’y a pas un grain de calcul et il y a plus de trois grains de folie dans leurs têtes. Ici les gens sont posés ; ils dissertent ou disputent ; le raisonnement est le fond de leur style ; ils sont si bien écrivains qu’ils le sont trop, et qu’on voit à travers eux l’auteur occupé à combiner des phrases. Ils arrangent des portraits, ils redoublent les comparaisons ingénieuses, ils balancent les périodes symétriques. Tel personnage débite une satire, tel autre compose un petit essai de morale. On tirerait des comédies du temps un volume de sentences ; elles sont pleines de morceaux littéraires qui annoncent déjà le Spectator603. Ils recherchent l’expression adroite et heureuse, ils habillent les choses hasardées avec des mots convenables, ils glissent prestement sur la glace fragile des bienséances et la rayent sans la briser. Je vois des gentilshommes, assis sur des fauteuils dorés, fort calmes d’esprit, fort étudiés dans leurs paroles, observateurs froids, sceptiques diserts, experts en matière de façons, amateurs d’élégance, curieux du beau langage autant par vanité que par goût, et qui, occupés à discourir entre un compliment et une révérence, n’oublieront pas plus leur bon style que leurs gants fins ou leur chapeau.

III §

Parmi les meilleurs et les plus agréables modèles de cette urbanité naissante, paraît sir William Temple, un diplomate et un homme de monde, avisé, prudent et poli, doué de tact dans la conversation et dans les affaires, expert dans la connaissance des temps et dans l’art de ne pas se compromettre, adroit à s’avancer et à s’écarter, qui sut attirer sur soi la faveur et les espérances de l’Angleterre, obtenir les éloges des lettrés, des savants, des politiques et du peuple, gagner une réputation européenne, obtenir toutes les couronnes réservées à la science, au patriotisme, à la vertu et au génie, sans avoir beaucoup de science, de patriotisme, de génie ou de vertu. Une pareille vie est le chef-d’œuvre d’un pareil monde ; des dehors très-beaux et un fond moins beau : en voilà l’abrégé. Ses façons d’écrivain sont conformes à ses maximes de politique. Principes et style, tout se tient en lui ; c’est le véritable diplomate, tel qu’on le rencontre dans les salons, ayant sondé l’Europe et touché partout le fond des choses, revenu de tout, particulièrement de l’enthousiasme, admirable dans un fauteuil ou dans une réception, bon conteur, plaisant au besoin, mais avec discrétion, accompli dans l’art de représenter et de jouir. Celui-ci, dans sa retraite à Sheen, puis à Moor-Park, s’amuse à écrire ; et il écrit comme parle un homme de son état, c’est-à-dire fort bien, avec dignité et avec aisance, surtout lorsqu’il parle des pays qu’il a visités, des événements qu’il a vus, des divertissements nobles qui occupent ses heures604. Il a quinze cents livres sterling de rente, et une belle sinécure en Irlande. Il a quitté les affaires au moment des violents débats, sans vouloir s’engager pour le roi, ni contre le roi, décidé, comme il le dit lui-même, à ne « point se mettre en travers du courant », quand le courant est irrésistible. Il vit pacifiquement à la campagne avec sa femme, sa sœur, son secrétaire, ses gens, recevant les visites des étrangers qui veulent voir le négociateur de la Triple Alliance, et quelquefois celles du nouveau roi Guillaume, qui, ne pouvant obtenir ses services, vient parfois rechercher ses conseils. Il plante et jardine, sur un sol fertile, dans un pays dont l’air lui convient, parmi des plates-bandes régulières, au bord d’un canal bien droit et flanqué d’une terrasse bien correcte, et il se loue en bons termes, avec toute la discrétion convenable, du caractère qu’il possède et du parti qu’il a pris. « Je me suis souvent étonné, dit-il, qu’Épicure ait trouvé tant d’âpres et amers censeurs dans les âges qui l’ont suivi, lorsque la beauté de son esprit, l’excellence de son naturel, le bonheur de sa diction, l’agrément de son entretien, la tempérance de sa vie et la constance de sa mort l’ont fait tant aimer de ses amis, admirer de ses disciples et honorer par les Athéniens605. » Il a raison de défendre Épicure, car il a suivi ses préceptes, évitant les grands bouleversements d’esprit, et s’installant comme un des dieux de Lucrèce dans un des interstices des mondes. « Quand les philosophes ont vu les passions entrer et s’enraciner dans l’État, ils ont cru que c’était folie pour les honnêtes gens que de se mêler des affaires publiques606… Le vrai service du public est une entreprise d’un si grand labeur et d’un si grand souci, qu’un homme bon et sage, quoiqu’il puisse ne point la refuser s’il y est appelé par son prince ou par son pays, et s’il croit pouvoir y rendre des services plus qu’ordinaires, doit pourtant ne la rechercher que rarement ou jamais, et la laisser le plus communément à ces hommes, qui, sous le couvert du bien public, poursuivent leurs propres visées de richesse, de pouvoir et d’honneurs illégitimes607. » Voilà de quel air il s’annonce. Sa personne ainsi présentée, il en vient à parler du jardinage qu’il pratique, et d’abord des six grands Épicuriens qui ont illustré la doctrine de leur maître, César, Atticus, Lucrèce, Horace, Mécène, Virgile ; puis des diverses espèces de jardins qui ont un nom dans le monde, depuis le paradis terrestre et le jardin d’Alcinoüs jusqu’à ceux de Hollande et d’Italie, tout cela un peu longuement, en homme qui s’écoute et qu’on écoute, qui fait un peu amplement à ses hôtes les honneurs de sa maison et de son esprit, mais qui fait tout cela avec agrément et dignité, sans air doctoral, ni morgue, en tons variés, et en modulant comme il faut ses gestes et sa voix. Il conte qu’il a importé quatre espèces de raisins en Angleterre, il avoue qu’il a trop dépensé ; cependant il ne le regrette pas ; depuis cinq ans il n’a pas eu envie une seule fois d’aller à Londres. Il mêle les anecdotes aux conseils techniques ; il y en a une sur le roi Charles II, qui a loué le climat de l’Angleterre par-dessus tous les autres, disant que c’est celui où l’on peut rester en plein air sans malaise le plus de jours dans l’année ; sur l’évêque de Munster, qui, ne pouvant avoir dans son verger que des cerises, en avait rassemblé toutes les espèces et si bien perfectionné les plants qu’il pouvait en manger depuis mai jusqu’en septembre. Le lecteur se réjouit intérieurement quand il entend un témoin oculaire conter des détails intimes sur de si grands personnages. Notre attention s’éveille à l’instant ; nous nous croyons, par contre-coup, gens de cour, et nous sourions avec complaisance ; peu importe que ces détails soient minces ; ils font bien, ils sont comme un geste aristocratique, comme une façon noble de prendre du tabac ou secouer la dentelle de sa manchette. Voilà l’intérêt de la belle conversation de cour ; elle peut rouler sur des riens ; l’excellence des façons donne à ces riens un charme unique ; on écoute le son de la voix ; on est amusé par des demi-sourires ; on se laisse aller au courant facile ; on oublie que ces idées sont ordinaires ; on regarde le conteur, sa rhingrave, sa canne dont il joue, ses souliers à rubans, sa démarche aisée sur le sable nivelé de ses allées, entre ses charmilles irréprochables ; l’oreille, l’esprit lui-même sont flattés, séduits par la justesse de la diction, par l’abondance des périodes ornées, par la dignité et l’ampleur d’un style dont la régularité est devenue involontaire, et qui, artificiel d’abord comme le savoir-vivre, finit, comme le vrai savoir-vivre, par se changer en besoin sincère et en talent naturel.

Par malheur, ce talent conduit parfois aux balourdises ; quand on parle bien de tout, on se croit le droit de parler de tout. On s’érige en philosophe, en critique, même en érudit ; et on l’est en effet, au moins pour les dames. On écrit, comme sir William, des Essais sur le gouvernement, sur la Vertu héroïque608, sur la poésie, c’est-à-dire de petits traités sur la société, sur le beau, sur la philosophie de l’histoire. On est un Locke, un Herder, un Bentley de salon, rien autre chose. Parfois, sans doute, l’esprit naturel rencontre de bons jugements neufs : Temple, le premier, trouve un souffle pindarique dans le vieux chant de Regnard Lodbrog, et met le Don Quichotte au premier rang parmi les grandes œuvres de l’invention moderne ; de même encore lorsqu’il touche un sujet de sa compétence, par exemple les causes de la puissance et de la décadence des Turcs, il raisonne à merveille. Mais pour le reste il est écolier ; même, chez lui, le pédant perce, le pire des pédants, celui qui, ne sachant pas, veut paraître savoir, qui cite l’histoire de tous les pays, allègue Jupiter, Saturne, Osiris, Fo-hi, Confucius, Manco-Capac, Mahomet, et disserte sur toutes ces civilisations si mal débrouillées, si inconnues, comme s’il les avait étudiées solidement, dans les sources, lui-même, et non pas sur des extraits de son secrétaire ou dans les livres de seconde main. Un jour l’entreprise tourna mal ; ayant voulu prendre part à une querelle littéraire, et réclamer la supériorité pour les anciens contre les modernes, il se crut helléniste, antiquaire, raconta les voyages de Pythagore et l’éducation d’Orphée, fit remarquer que les anciens sages de la Grèce « étaient communément d’excellents poëtes et de grands médecins ; si versés dans la philosophie naturelle, qu’ils prédisaient non-seulement les éclipses dans le ciel, mais les tremblements de terre et les tempêtes, les grandes sécheresses et les grandes pestes, l’abondance ou la rareté de telles sortes de fruits ou de grains609 », talents admirables et que nous ne possédons plus aujourd’hui. Outre cela il regretta la décadence de la musique « qui autrefois enchantait les hommes, les bêtes, les oiseaux, les serpents, au point que leur nature même en était changée610. » Il voulut énumérer les plus grands écrivains modernes et oublia dans son catalogue, « parmi les Italiens611, Dante, Pétrarque, l’Arioste et le Tasse ; parmi les Français, Pascal, Bossuet, Molière, Corneille, Racine et Boileau ; parmi les Espagnols, Lope et Calderon ; parmi les Anglais, Chaucer, Spencer, Shakspeare et Milton » ; en revanche il y inséra Paolo Sarpi, Guevara, sir Philip Sidney, Selden, Voiture et Bussy-Rabutin, « auteur des Amours de Gaul. » Pour tout combler, il déclara authentiques et admirables les fables d’Ésope, cette pesante rédaction byzantine, et les lettres de Phalaris, cette méchante fabrication sophistique ; deux ouvrages, selon lui, « qui, étant les plus anciens dans leur genre, sont aussi les meilleurs dans leur genre. » Enfin, pour s’enferrer lui-même sans remède, il remarqua gravement que « sans doute quelques savants, du moins de ceux qui passent pour tels sous le nom de critiques, n’avaient point estimé ces lettres authentiques ; mais qu’il fallait être un bien médiocre peintre pour ne point y reconnaître une peinture originale. Une telle diversité de passions dans une telle variété d’actions et de circonstances de la vie et du gouvernement, une telle liberté de pensée, une telle hardiesse d’expression, une telle libéralité envers ses amis, un tel dédain de ses ennemis, une telle considération pour les hommes savants, une telle estime pour les gens de bien, une telle connaissance de la vie, un tel mépris de la mort, en même temps qu’une telle âpreté de naturel et une telle cruauté dans la vengeance, n’ont pu être jamais manifestés que par celui qui les a possédés ; et j’estime Lucien auquel on les attribue aussi incapable de les écrire que de faire ce que Phalaris a osé612. » Très-belle rhétorique ; il est fâcheux qu’une phrase si bien faite couvre de telles sottises. Telle que la voilà, elle parut triomphante, et l’applaudissement universel dont fut accueilli ce beau bavardage oratoire, montre les goûts et la culture, l’insuffisance et la politesse de ce monde élégant dont Temple était la merveille, et qui, comme Temple, n’aimait de la vérité que le vernis.

IV §

Ce sont là les mœurs oratoires et polies qui peu à peu, à travers l’orgie, percent et prennent l’ascendant. Insensiblement le courant se nettoie et marque sa voie, comme il arrive à un fleuve qui, entrant violemment dans un nouveau lit, clapote d’abord dans une tempête de bourbe, puis pousse en avant ses eaux encore fangeuses qui par degrés vont s’épurer. Ces débauchés tâchent d’être gens du monde et parfois y réussissent. Wycherley écrit bien, très-clairement, sans la moindre trace d’euphuïsme, presque à la française. Son Dapperwitt dit de Lucy, en périodes balancées : « Elle est belle sans affectation, folâtre sans grossièreté, amoureuse sans impertinence. » Au besoin il est ingénieux, ses gentlemen échangent des comparaisons heureuses. « Les maîtresses, dit l’un, sont comme les livres : si vous vous y appliquez trop, ils vous alourdissent, et vous rendent impropre au monde ; mais si vous en usez avec discrétion, vous n’en êtes que plus propre à la conversation. —  Oui, dit un autre, une maîtresse devrait être comme une petite retraite à la campagne, près de la ville, non pour y demeurer constamment, mais pour y passer la nuit de temps en temps. Et vite dehors, afin de mieux goûter la ville au retour613 ! » Ces gens font du style, même à contre-temps, et en dépit de la situation ou de la condition des personnages. Un cordonnier dit dans Etheredge : « Il n’y a personne dans la ville qui vive plus en gentilhomme que moi avec sa femme. Je ne m’inquiète jamais de ses sorties, elle ne s’informe jamais des miennes ; nous nous parlons civilement et nous nous haïssons cordialement614. » L’art est parfait dans ce petit discours : tout y est, jusqu’à l’antithèse symétrique de mots, d’idées et de sons ; quel beau diseur que ce cordonnier satirique ! —  Après la satire, le madrigal. Tel personnage, au beau milieu du dialogue et en pleine prose, décrit « de jolies lèvres boudeuses avec une petite moiteur qui s’y pose, pareilles à une rose de Provins fraîche sur la branche, avant que le soleil du matin en ait séché toute la rosée615. » Ne voilà-t-il pas les gracieuses galanteries de la cour ? Rochester lui-même, parfois, en rencontre. Deux ou trois de ses chansons sont encore dans les recueils expurgés à l’usage des jeunes filles pudiques. Ils ont beau polissonner de fait ; à chaque instant il faut qu’ils complimentent et saluent ; devant les femmes qu’ils veulent séduire, ils sont bien obligés de roucouler des tendresses et des fadeurs ; s’ils n’ont plus qu’un frein, l’obligation de paraître bien élevés, ce frein les retient encore. Rochester est correct même au milieu des immondices ; il ne dit d’ordures que dans le style habile et solide de Boileau. Tous ces viveurs veulent être gens d’esprit et du monde. Sir Charles Sedley se ruine et se salit, mais Charles II l’appelle « le vice-roi d’Apollon. » Buckingham exalte « la magie de son style. » Il est le plus charmant, le plus recherché des causeurs ; il fait des mots, et aussi des vers, toujours agréables, quelquefois délicats ; il manie avec dextérité le joli jargon mythologique ; il insinue en légères chansons coulantes toutes ces douceurs un peu apprêtées qui sont comme les friandises des salons. « Ma passion, dit-il à Chloris, croissait avec votre beauté ; et l’Amour, pendant que sa mère vous favorisait, lançait à mon cœur un nouveau dard de flamme. » Puis il ajoute en manière de chute : « Ils employaient tout leur art amoureux, lui pour faire un amant, elle pour faire une beauté616. »

Il n’y a point du tout d’amour dans ces gentillesses ; on les accepte comme on les offre, avec un sourire ; elles font partie du langage obligé, des petits soins que les cavaliers rendent aux dames : j’imagine qu’on les envoyait le matin avec le bouquet ou la boîte de cédrats confits. Roscommon compose une pièce sur un petit chien mort, sur le rhume d’une jeune fille ; ce méchant rhume l’empêche de chanter : maudit hiver ! Et là-dessus il prend l’hiver à partie, l’apostrophe longuement. Vous reconnaissez les amusements littéraires de la vie mondaine. On y prend tout légèrement, gaiement, l’amour d’abord, et aussi le danger. La veille d’une bataille navale, Dorset, en mer, au roulis du vaisseau, adresse aux dames une chanson célèbre. Rien n’y est sérieux, ni le sentiment ni l’esprit ; ce sont des couplets qu’on fredonne en passant ; il en part un éclair de gaieté ; un instant après, on n’y pense plus. « Surtout, leur dit Dorset, pas d’inconstance ! Nous en avons assez ici en mer. » Et ailleurs : « Si les Hollandais savaient notre état, ils arriveraient bien vite, quelle résistance leur feraient des gens qui ont laissé leurs cœurs au logis ? » Puis viennent des plaisanteries trop anglaises : « Ne nous croyez pas infidèles si nous ne vous écrivons point à chaque poste. Nos larmes prendront une voie plus courte ; la marée vous les apportera deux fois par jour617. » Voilà des larmes qui ne sont guère tristes ; la dame les regarde comme l’amant les verse, de bonne humeur ; elle est dans sa loge (il s’en doute et l’écrit), offrant sa main blanche à un autre qui la baise, et se donnant une contenance avec le frou-frou de son éventail. Dorset ne s’en afflige guère, continue à jouer avec la poésie, sans excès ni assiduité, au courant de la plume, écrivant aujourd’hui un couplet contre Dorinda, demain une satire contre M. Howard, toujours facilement et sans étude, en véritable gentilhomme. Il est comte, chambellan, riche ; il pensionne et patronne les poëtes comme il ferait des coquettes, c’est-à-dire pour se divertir sans s’attacher. Le duc de Buckingham fait la même chose et le contraire, caresse l’un, parodie l’autre, est adulé, moqué, et finit par attraper son portrait, qui est un chef-d’œuvre, mais point flatté, de la main de Dryden. On a vu en France ces passe-temps et ces tracasseries ; on trouve ici les mêmes façons et la même littérature, parce qu’on y rencontre la même société et le même esprit.

Entre ces poëtes, au premier rang, est Edmund Waller, qui vécut et écrivit ainsi jusqu’à quatre-vingt-deux ans : homme d’esprit et à la mode, bien élevé, familier dès l’abord avec les grands, ayant du tact et de la prévoyance, prompt aux reparties, difficile à décontenancer, du reste personnel, de sensibilité médiocre, ayant changé plusieurs fois de parti, et portant fort bien le souvenir de ses volte-faces ; bref, le véritable modèle du mondain et du courtisan. C’est lui qui, ayant loué Cromwell, puis Charles II, mais celui-ci moins bien que l’autre, répondait pour s’excuser : « Les poëtes, sire, réussissent mieux dans la fiction que dans la vérité. » Dans cette sorte de vie, les trois quarts des vers sont de circonstance : ils font la menue monnaie de la conversation ou de la flatterie ; ils ressemblent aux petits événements et aux petits sentiments d’où ils sont nés. Telle pièce est sur le thé, telle autre sur un portrait de la reine : il faut bien faire sa cour ; d’ailleurs « Sa Majesté a commandé les vers. » Une dame lui fait cadeau d’une plume d’argent, vite un remercîment rimé ; une autre peut dormir à volonté, vite un couplet enjoué ; un faux bruit se répand qu’elle vient de se faire peindre, vite des stances sur cette grosse affaire. Un peu plus loin, il y aura des vers à la comtesse de Carlisle sur sa chambre, des condoléances à lord Northumberland sur la mort de sa femme, un joli mot sur une dame qui a été pressée dans la foule, une réponse, couplet pour couplet, à des vers de sir John Suckling. Il prend au vol les frivolités, les nouvelles, les bienséances, et sa poésie n’est qu’une conversation écrite, j’entends la conversation qu’on fait au bal, quand on parle pour parler, en relevant une boucle de perruque ou en tortillant un gant glacé. La galanterie, comme il convient, en a la plus grande part, et on se doute bien que l’amour n’y est pas trop sincère. Au fond, Waller soupire avec réflexion (Sacharissa avait une belle dot), à tout le moins par convenance ; ce qu’il y a de plus visible dans ses poëmes tendres, c’est qu’il souhaite écrire coulamment et bien rimer. Il est affecté, il exagère, il fait de l’esprit, il est auteur. Il s’adresse à la suivante, « sa compagne de servage », n’osant s’adresser à Sacharissa elle-même. « Ainsi, dans les nations qui adorent le soleil, un Persan modeste, un Maure aux yeux affaiblis n’ose point élever ses regards éblouis au-delà du nuage doré qui, sous la lumière du dieu triomphant, orne le ciel oriental, et, honoré de ses rayons, dépasse en splendeur tout le reste618. » Bonne comparaison ! Voilà une révérence bien faite : j’espère que Sacharissa répond par une révérence aussi correcte. Ses désespoirs sont du même goût ; il perce de ses cris les allées de Penshurst, « raconte sa flamme aux hêtres », et les hêtres bien appris « inclinent leurs têtes par compassion. » Il est probable que dans ces promenades douloureuses son plus grand soin était de ne pas mouiller ses souliers à talons. Ces transports d’amour amènent les machines classiques, Apollon, les Muses ; Apollon est fâché qu’on maltraite un de ses serviteurs, lui dit de s’en aller, et il s’en va en effet, disant à Sacharissa qu’elle est plus dure qu’un chêne, et que certainement elle est née d’un rocher619.

Ce qu’il y a de bien réel en tout cela, c’est la sensualité, non pas ardente, mais leste et gaie ; il y a telle pièce sur une chute qu’un abbé de cour sous Louis XV eût pu écrire : « Ne rougissez pas, belle, ne prenez pas l’air sévère ; que pouvait faire l’amant, hélas ! sinon fléchir quand tout son ciel sur lui s’appuyait ? Son tort unique, s’il en eut un, fut de vous laisser vous relever trop tôt620. » D’autres mots se sentent de l’entourage et ne sont point assez polis. « Amoret, s’écrie-t-il, vous aussi douce, aussi bonne que le mets le plus délicieux, qui, à peine goûté, verse dans le cœur la vie et la joie621. » Je ne serais pas satisfait, si j’étais femme, d’être comparée à un beefsteak, même appétissant ; je n’aimerais pas davantage à me voir, comme Sacharissa, mise au niveau du bon vin qui porte à la tête622 : c’est trop d’honneur pour le porto et pour la viande. Le fond anglais perçait ici et ailleurs ; par exemple, la belle Sacharissa, qui n’était plus belle, ayant demandé à Waller s’il ferait encore des vers pour elle : « Oui, madame, répondit-il, quand vous serez aussi jeune et aussi belle qu’autrefois. » Voilà de quoi scandaliser un Français. Néanmoins Waller est d’ordinaire aimable ; une sorte de lumière brillante flotte comme une gaze autour de ses vers ; il est toujours élégant, souvent gracieux. Cette grâce est comme le parfum qui s’exhale du monde ; les fraîches toilettes, les salons parés, l’abondance et la recherche de toutes les commodités délicates mettent dans l’âme une sorte de douceur qui se répand au dehors en complaisances et en sourires ; Waller en a, et des plus caressants, à propos d’un bouton, d’une ceinture, d’une rose. Ces sortes de bouquets conviennent à sa main et à son art. Il y a une galanterie exquise dans ses stances à la petite lady Lucy Sidney sur son âge. Et quoi de plus attrayant pour un homme de salon, que ce frais bouton de jeunesse encore fermé, mais qui déjà rougit et va s’ouvrir ? « Pourtant, charmante fleur, ne dédaignez pas cet âge que vous allez connaître si tôt ; le matin rose laisse sa lumière se perdre dans l’éclat plus riche du midi623. » Tous ses vers coulent avec une harmonie, une limpidité, une aisance continues, sans que jamais sa voix s’élève, ou détonne, ou éclate, ou manque au juste accent, sinon par l’affectation mondaine qui altère uniformément tous les tons pour les assouplir. Sa poésie ressemble à une de ces jolies femmes maniérées, attifées, occupées à pencher la tête, à murmurer d’une voix flûtée des choses communes qu’elles ne pensent guère, agréables pourtant dans leur parure trop enrubannée, et qui plairaient tout à fait si elles ne songeaient pas à plaire toujours.

Ce n’est pas qu’ils ne puissent toucher les sujets graves ; mais ils les touchent à leur façon, sans sérieux ni profondeur. Ce qui manque le plus à l’homme de cour, c’est l’émotion vraie de l’idée inventée et personnelle. Ce qui intéresse le plus l’homme de cour, c’est la justesse de la décoration et la perfection de l’apparence extérieure. Ils s’attachent médiocrement au fond, et beaucoup à la forme. En effet, c’est la forme qu’ils prennent pour sujet dans presque toutes leurs poésies sérieuses ; ils sont critiques, ils posent des préceptes, ils font des arts poétiques. Denham, puis Roscommon, dans un poëme complet, enseignent l’art de bien traduire les vers. Le duc de Buckingham versifie un Essai sur la poésie et un Essai sur la satire. Dryden est au premier rang parmi ces pédagogues. Comme Dryden encore, ils se font traducteurs, amplificateurs. Roscommon traduit l’Art poétique d’Horace, Waller le premier acte de Pompée, Denham des fragments d’Homère, de Virgile, un poëme italien sur la justice et la tempérance. Rochester compose un poëme sur l’homme dans le goût de Boileau, une épître sur le rien ; Waller, l’amoureux, fabrique un poëme didactique sur la crainte de Dieu, un autre en six chants sur l’amour divin. Ce sont des exercices de style. Ces gens prennent une thèse de théologie, un lieu commun de philosophie, un précepte de poésie, et le développent en prose mesurée, munie de rimes ; ils n’inventent rien, ne sentent pas grand’chose, et ne s’occupent qu’à faire de bons raisonnements avec des métaphores classiques, en termes nobles, sur un patron convenu. La plupart des vers consistent en deux substantifs munis de leurs épithètes et liés par un verbe, à la façon des vers latins de collége. L’épithète est bonne : il a fallu feuilleter le Gradus pour la trouver, ou, comme le veut Boileau, emporter le vers inachevé dans sa tête, et rêver une heure en plein champ, jusqu’à ce que, au coin d’un bois, on ait trouvé le mot qui avait fui. —  Je bâille, mais j’applaudis. C’est à ce prix qu’une génération finit par former le style soutenu qui est nécessaire pour porter, publier et prouver les grandes choses. En attendant, avec leur diction ornée, officielle, et leur pensées d’emprunt, ils sont comme des chambellans brodés, compassés, qui assistent à un mariage royal ou à un baptême auguste, l’esprit vide, l’air grave, admirables de dignité et de manières, ayant la correction et les idées d’un mannequin.

V §

Un d’eux (Dryden toujours à part) s’est élevé jusqu’au talent, sir John Denham, secrétaire de Charles Ier, employé aux affaires publiques, qui, après une jeunesse dissolue, revint aux habitudes graves et, laissant derrière lui des chansons satiriques et des polissonneries de parti, atteignit dans un âge plus mûr le haut style oratoire. Son meilleur poëme, Cooper’s Hill, est la description d’une colline et de ses alentours, jointe aux souvenirs historiques que cette vue réveille et aux réflexions morales que cet aspect peut suggérer. Tous ces sujets sont appropriés à la noblesse et aux limites de l’esprit classique, et déploient ses forces sans révéler ses faiblesses ; le poëte peut montrer tout son talent, sans rien forcer dans son talent. Le beau langage rencontre alors toute sa beauté, parce qu’il est sincère. On a du plaisir à suivre le déroulement régulier de ces phrases abondantes, où les idées opposées ou redoublées atteignent pour la première fois leur assiette définitive et leur clarté complète, où la symétrie ne fait que préciser le raisonnement, où le développement ne fait qu’achever la pensée, où l’antithèse et la répétition n’apportent pas leurs badinages et leurs afféteries, où la musique des vers, ajoutant l’ampleur du son à la plénitude du sens, conduit le cortége des idées, sans effort et sans désordre, sur un rhythme approprié à leur bel ordre et à leur mouvement. L’agrément s’y joint à la solidité ; l’auteur de Cooper’s Hill sait plaire autant qu’imposer. Son poëme est comme un parc monarchique, digne et nivelé sans doute, mais arrangé pour le plaisir des yeux et rempli de points de vue choisis. Il nous promène en détours aisés à travers une multitude d’idées variées. Il rencontre ici une montagne, là-bas un souvenir des nymphes, souvenir classique qui ressemble à un portique de statues, plus loin le large cours d’un fleuve, et à côté les débris d’une abbaye : chaque page du poëme est comme une allée distincte qui a sa perspective distincte. Un peu après, la pensée se reporte vers les superstitions du moyen âge ignorant et vers les excès de la révolution récente ; puis vient l’idée d’une chasse royale ; on voit le cerf inquiet arrêté au milieu du feuillage. « Il se rappelle sa force, puis sa vitesse ; ses pieds ailés, puis sa tête armée, les uns pour fuir son destin, l’autre pour l’affronter624 » ; il fuit pourtant, et les chiens aboyants le pressent. Ce sont là les spectacles nobles et la diversité étudiée des promenades aristocratiques. Chaque objet d’ailleurs reçoit ici, comme en une résidence royale, tout l’ornement qu’on peut lui donner ; les épithètes d’embellissement viennent recouvrir les substantifs trop maigres : les décorations de l’art transforment la vulgarité de la nature : les vaisseaux sont des « tours flottantes » ; la Tamise est la fille bien-aimée de l’Océan ; la montagne cache sa tête altière au sein des nues, pendant qu’un manteau de verdure flotte sur ses flancs. Entre les diverses sortes d’imaginations, il y en a une monarchique, toute pleine de cérémonies officielles et magnifiques, de gestes contenus et d’apparat, de figures correctes et commandantes, uniforme et imposante comme l’ameublement d’un palais : c’est d’elle que les classiques et Denham tirent toutes leurs couleurs poétiques ; les objets, les événements prennent sa teinte, parce qu’ils sont contraints de la traverser. Ici les objets et les événements sont contraints de traverser encore autre chose. Denham n’est pas seulement courtisan, il est Anglais, c’est-à-dire préoccupé d’émotions morales. Souvent il quitte son paysage pour entrer dans quelque réflexion grave ; la politique, la religion viennent déranger le plaisir de ses yeux ; à propos d’une colline ou d’une forêt, il médite sur l’homme : le dehors le ramène au dedans, et l’impression des sens aux contemplations de l’âme. Les gens de cette race sont par nature et par habitude des hommes intérieurs. Lorsqu’il voit la Tamise se jeter dans la mer, il la compare « à la vie mortelle qui court à la rencontre de l’éternité. » Le front d’une montagne battue par les tempêtes lui rappelle « la commune destinée de tout ce qui est haut et grand. » Le cours du fleuve lui suggère des idées de réformation intérieure. « Ah ! si ma vie pouvait couler comme ton onde, si je pouvais prendre ton cours pour modèle comme je l’ai pris pour sujet, limpide, quoique profond, doux et non endormi, puissant sans fureur, plein sans débordements625 ! » Il y a dans ces âmes un fonds indestructible d’instincts moraux et de mélancolie grandiose, et c’en est la plus grande marque que de retrouver ce fonds à la cour de Charles II.

Ce ne sont là pourtant que des percées rares, et comme des affleurements de la roche primitive. Les habitudes mondaines font une couche épaisse qui partout la recouvre ici. Les mœurs, la conversation, le style, le théâtre, le goût, tout est français ou tâche de l’être ; ils nous imitent comme ils peuvent et vont se former en France. Beaucoup de cavaliers y vinrent, chassés par Cromwell. Denham, Waller, Roscommon et Rochester y résidèrent ; la duchesse de Newcastle, poëte du temps, se maria à Paris ; le duc de Buckingham fit une campagne sous Turenne ; Wycherley fut envoyé en France par son père, qui voulait le dérober à la contagion des opinions puritaines ; Vanbrugh, un des meilleurs comiques, alla s’y polir. Les deux cours étaient alliées presque toujours de fait et toujours de cœur, par la communauté d’intérêts et de principes religieux et monarchiques. Charles II recevait de Louis XIV une pension, une maîtresse, des conseils et des exemples ; les seigneurs suivaient le prince, et la France était le modèle de la cour. Sa littérature et ses mœurs, les plus belles de l’âge classique, faisaient la mode. On voit dans les écrits anglais que les auteurs français sont leurs maîtres, et se trouvent entre les mains de tous les gens bien élevés. On consulte Bossuet, on traduit Corneille, on imite Molière, on respecte Boileau. Cela va si loin, que les plus galants tâchent d’être tout à fait Français, de mêler dans toutes leurs phrases des bribes de phrases françaises. « Parler en bon anglais, dit Wycherley, est maintenant une marque de mauvaise éducation, comme écrire en bon anglais, avoir le sens droit ou la main brave. » Ces fats francisés626 sont des complimenteurs, toujours poudrés, parfumés, « éminents pour être bien gantés627. » Ils affectent la délicatesse, font les dégoûtés, trouvent les Anglais brutaux, tristes et roides, essayent d’être évaporés, étourdis, rient, bavardent à tort et à travers, et mettent la gloire de l’homme dans la perfection de la perruque et des saluts. Le théâtre, qui raille ces imitateurs, est imitateur à leur manière. La comédie française devient un modèle comme la politesse française. On les copie l’une et l’autre en les altérant, sans les égaler ; car la France monarchique et classique se trouve entre toutes les nations la mieux disposée par ses instincts et sa constitution pour les façons de la vie mondaine et les œuvres de l’esprit oratoire. L’Angleterre la suit dans cette voie, emportée par le courant universel du siècle, mais à distance, et tirée de côté par ses inclinaisons nationales. C’est cette direction commune et cette déviation particulière que le monde et sa poésie ont annoncées, que le théâtre et ses personnages vont manifester.

VI §

Quatre écrivains principaux établissent cette comédie ; Wycherley, Congrève, Vanbrugh, Farquhar628, le premier grossier et dans la première irruption du vice, les autres plus rassis, ayant le goût de l’urbanité plutôt que du libertinage, tous du reste hommes du monde et se piquant de savoir vivre, de passer leur temps à la cour ou dans les belles compagnies, d’avoir les goûts et la carrière des gentilshommes. « Je ne suis pas un écrivain, disait Congreve à Voltaire, je suis un gentleman. » En effet, dit Pope, « il vécut plus comme un homme de qualité que comme un homme de lettres, fut célèbre pour ses bonnes fortunes, et passa ses dernières années dans la maison de la duchesse de Marlborough. » J’ai dit que Wycherley, sous Charles II, était un des courtisans les plus à la mode. Il servit à l’armée quelque temps, comme aussi Vanbrugh et Farquhar ; rien de plus galant que le nom « de capitaine » qu’ils prenaient, les récits militaires qu’ils rapportaient, et la plume qu’ils mettaient à leur chapeau. Ils écrivirent tous des comédies du même genre mondain et classique, composées d’actions probables, telles que nous en voyons autour de nous et tous les jours, de personnages bien élevés, tels qu’on en rencontre ordinairement dans un salon, de conversations correctes ou élégantes, telles que les gens bien élevés peuvent en tenir. Ce théâtre, dépourvu de poésie, de fantaisie et d’aventures, imitatif et discoureur, se forme en même temps que celui de Molière, par les mêmes causes, et d’après lui, en sorte que, pour le comprendre, c’est à celui de Molière qu’il faut le comparer.

« Molière n’est d’aucune nation, disait un grand acteur anglais ; un jour le dieu de la comédie, ayant voulu écrire, se fit homme, et par hasard tomba en France. » Je le veux bien ; mais en devenant homme il se trouva du même coup homme du dix-septième siècle et Français, et c’est pour cela qu’il fut le dieu de la comédie. « Divertir les honnêtes gens, disait Molière, quelle entreprise étrange ! » Il n’y a que l’art français du dix-septième siècle qui pouvait y réussir ; car il consiste à conduire aux idées générales par un chemin agréable, et le goût de ces idées est, comme l’habitude de ce chemin, la marque propre des honnêtes gens. Molière, comme Racine, développe et compose. Ouvrez la première venue de ses pièces à la première scène venue ; au bout de trois réponses, vous êtes entraîné ou plutôt emmené. La seconde continue la première, la troisième achève la seconde, la quatrième complète le tout ; un courant s’est formé qui nous porte, nous emporte et ne nous lâche plus. Nul arrêt, nul écart ; point de hors-d’œuvre qui viennent nous distraire. Pour empêcher les échappées de l’esprit distrait, un personnage secondaire, le laquais, la suivante, l’épouse, viennent, couplet par couplet, doubler en style différent la réponse du principal personnage, et à force de symétrie et de contraste nous maintenir dans la voie tracée. Arrivés au terme, un second courant nous prend et fait de même. Il est composé comme le premier et en vue du premier. Il le rend visible par son opposition ou le fortifie par sa ressemblance. Ici les valets répètent la dispute, puis la réconciliation des maîtres. Là-bas Alceste, tiré d’un côté pendant trois pages par la colère, est ramené du côté contraire et pendant trois pages par l’amour. Plus loin, les fournisseurs, les professeurs, les proches, les domestiques se relayent, scène sur scène, pour mieux mettre en lumière la prétention et la duperie de M. Jourdain. Chaque scène, chaque acte relève, termine ou prépare l’autre. Tout est lié et tout est simple ; l’action marche et ne marche que pour porter l’idée ; nulle complication, point d’incidents. Un événement comique suffit à la fable. Une douzaine de conversations composent le Misanthrope. La même situation cinq ou six fois renouvelée est toute l’École des Femmes. Ces pièces sont « faites avec rien. » Elles n’ont pas besoin d’événements, elles se trouvent au large dans l’enceinte d’une chambre et d’une journée, sans coups de main, sans décoration, avec une tapisserie et quatre fauteuils. Ce peu de matière laisse l’idée percer plus nettement et plus vite ; en effet, tout leur objet est de mettre cette idée en lumière : la simplicité du sujet, le progrès de l’action, la liaison des scènes, tout aboutit là. À chaque pas, la clarté croît, l’impression s’approfondit, le vice fait saillie ; le ridicule s’amoncelle, jusqu’à ce que, sous ces sollicitations appropriées et combinées, le rire parte et fasse éclat. Et ce rire n’est pas une simple convulsion de gaieté physique ; un jugement l’a provoqué. L’écrivain est un philosophe qui nous fait toucher dans un exemple particulier une vérité universelle. Nous comprenons par lui, comme par La Bruyère ou Nicole, la force de la prévention, l’entêtement du système, l’aveuglement de l’amour. Les couplets de son dialogue, comme les arguments de leurs traités, ne sont que les preuves suivies et la justification logique d’une conclusion préconçue. Nous philosophons avec lui sur la nature humaine, et nous pensons, parce qu’il a pensé. Et il n’a pensé ainsi qu’à titre de Français, pour un auditoire de Français gens du monde. Nous goûtons chez lui notre plaisir national. Notre esprit fin et ordonnateur, le plus exact à saisir la filiation des idées, le plus prompt à dégager les idées de leur matière, le plus curieux d’idées nettes et accessibles, trouve ici son aliment avec son image. Aucun de ceux qui ont voulu nous montrer l’homme ne nous a conduits par une voie plus droite et plus commode vers un portrait mieux éclairé et plus parlant.

J’ajoute : vers un portrait plus agréable, et c’est là le grand talent comique ; il consiste à effacer l’odieux, et remarquez que dans le monde l’odieux foisonne. Sitôt que vous voulez le peindre avec vérité, en philosophe, vous rencontrez le vice, l’injustice et partout l’indignation ; le divertissement périt sous la colère et la morale. Regardez au fond du Tartufe ; un sale cuistre, un paillard rougeaud de sacristie qui, faufilé dans une honnête et délicate famille, veut chasser le fils, épouser la fille, suborner la femme, ruiner et emprisonner le père, y réussit presque, non par des ruses fines, mais avec des momeries de carrefour et par l’audace brutale de son tempérament de cocher : quoi de plus repoussant ? et comment tirer de l’amusement d’une telle matière, où Beaumarchais et La Bruyère629 vont échouer ? Pareillement, dans le Misanthrope, le spectacle d’un honnête homme loyalement sincère, profondément amoureux, que sa vertu finit par combler de ridicules et chasser du monde, n’est-il pas triste à voir ? Rousseau s’est irrité qu’on y ait ri, et si nous regardions la chose, non dans Molière, mais en elle-même, nous y trouverions de quoi révolter notre générosité native. Parcourez les autres sujets : c’est Georges Dandin qu’on mystifie, Géronte qu’on bat, Arnolphe qu’on dupe, Harpagon qu’on vole, Sganarelle qu’on marie, des filles qu’on séduit, des maladroits qu’on rosse, des niais qu’on fait financer. Il y a des douleurs en tout cela, et de très-grandes ; bien des gens ont plus d’envie d’en pleurer que d’en rire : Arnolphe, Dandin, Harpagon, approchent de bien près des personnages tragiques, et quand on les regarde dans le monde, non au théâtre, on n’est pas disposé au sarcasme, mais à la pitié. Faites-vous décrire les originaux d’après lesquels Molière compose ses médecins. Allez voir cet expérimentateur hasardeux qui, dans l’intérêt de la science, essaye une nouvelle scie ou inocule un virus ; pensez aux longues nuits d’hôpital, au patient hâve qu’on porte sur un matelas vers la table d’opérations et qui étend la jambe, ou bien encore au grabat du paysan, dans la chaumière humide où suffoque la vieille mère hydropique630, pendant que ses enfants comptent, en grommelant, les écus qu’elle a déjà coûtés. Vous en sortez le cœur gros, tout gonflé par le sentiment de la misère humaine ; vous découvrez que la vie, vue de près et face à face, est un amas de crudités triviales et de passions douloureuses ; vous êtes tenté, si vous voulez la peindre, d’entrer dans la fange lugubre où bâtissent Balzac et Shakspeare ; vous n’y voyez d’autre poésie que l’audacieuse logique qui, dans ce pêle-mêle, dégage les forces maîtresses, ou l’illumination du génie qui flamboie sur le fourmillement et sur les chutes de tant de malheureux salis et meurtris. Comme tout change aux mains de nos légers Français ! comme toute laideur s’efface ! comme il est amusant le spectacle que Molière vient d’arranger pour nous ! comme nous savons gré au grand artiste d’avoir si bien transformé les choses ! Enfin nous avons un monde riant, en peinture il est vrai ; on ne peut l’avoir autrement, mais nous l’avons. Qu’il est doux d’oublier la vérité ! quel art que celui qui nous dérobe à nous-mêmes ! quelle perspective que celle qui transforme en grimaces comiques les contorsions de la souffrance ! La gaieté est venue ; c’est le plus clair de notre avoir à nous gens de France : les soldats de Villars dansaient pour oublier qu’ils n’avaient plus de pain. De tous les avoirs, c’est aussi le meilleur. Ce don-là ne détruit pas la pensée, il la recouvre. Chez Molière, la vérité est au fond, mais elle est cachée ; il a entendu les sanglots de la tragédie humaine, mais il aime mieux ne pas leur faire écho. C’est bien assez de sentir nos plaies ; n’allons pas les revoir au théâtre. La philosophie, qui nous les montre, nous conseille de n’y pas trop penser. Égayons notre condition, comme une chambre de malade, de conversation libre et de bonne plaisanterie. Affublons Tartufe, Harpagon, les médecins, de gros ridicules ; le ridicule fera oublier le vice : ils feront plaisir au lieu de faire horreur. Qu’Alceste soit bourru et maladroit, cela est vrai d’abord, car nos plus vaillantes vertus ne sont que les heurts d’un tempérament mal ajusté aux circonstances ; mais par surcroît cela sera agréable. Ses mésaventures ne seront plus le martyre de la justice, mais les désagréments d’un caractère grognon. Quant aux mystifications des maris, des tuteurs et des pères, j’imagine que vous n’y voyez point d’attaques en règle contre la société ou la morale. Ce soir, nous nous divertissons, rien de plus. Les lavements et les coups de bâtons, les mascarades et les ballets montrent qu’il s’agit de bouffonneries. Ne craignez pas de voir la philosophie périr sous les pantalonnades ; elle subsiste même dans le Mariage forcé, même dans le Malade imaginaire. Le propre du Français et de l’homme du monde est d’envelopper tout, même le sérieux, sous le rire. Quand il pense, il ne veut pas en avoir l’air : il reste aux plus violents moments maître de maison, hôte aimable ; il vous fait les honneurs de sa réflexion ou de sa souffrance. Mirabeau à l’agonie disait en souriant à un de ses amis : « Approchez donc, monsieur l’amateur des belles morts, vous verrez la mienne ! » C’est dans ce style que nous causons quand nous nous montrons la vie ; il n’y a pas d’autres nations où l’on sache philosopher lestement et mourir avec bon goût.

C’est pour cela qu’il n’y en a pas d’autre où la comédie, en restant comique, offre une morale ; Molière est le seul qui nous donne des modèles sans tomber dans la pédanterie, sans toucher au tragique, sans entrer dans la solennité. Ce modèle est « l’honnête homme », comme on disait alors, Philinte, Ariste, Clitandre, Éraste631 ; il n’y en a point d’autre qui puisse nous instruire et en même temps nous amuser. Son esprit est un fonds de réflexion, mais cultivé par le monde. Son caractère est un fonds d’honnêteté, mais accommodé au monde. Vous pouvez l’imiter sans manquer à la raison ni au devoir ; ce n’est ni un freluquet ni un viveur. Vous pouvez l’imiter sans négliger vos intérêts et sans encourir le ridicule ; ce n’est ni un niais ni un malappris. Il a lu, il comprend le jargon de Trissotin et de M. Lycidas, mais c’est pour les percer à jour, les battre avec leurs règles et égayer à leurs dépens toute la galerie. Il disserte même de morale, même de religion, mais en style si naturel, en preuves si claires, avec une chaleur si vraie, qu’il intéresse les femmes et que les plus mondains l’écoutent. Il connaît l’homme et il en raisonne, mais en sentences si courtes, en portraits si vivants, en moqueries si piquantes, que sa philosophie est le meilleur des divertissements. Il est fidèle à sa maîtresse ruinée, à son ami calomnié, mais sans fracas, avec grâce. Toutes ses actions, même les belles, ont un tour aisé qui les orne ; il ne fait rien sans agrément. Son grand talent est le savoir-vivre ; ce n’est pas seulement dans les petites formalités de la vie courante qu’il le porte, c’est dans les circonstances violentes, au fort des pires embarras. Un bretteur de qualité veut le prendre pour témoin de son duel ; il réfléchit un instant, prononce vingt phrases qui le dégagent, et, « sans faire le capitan », laisse les spectateurs persuadés qu’il n’est pas lâche. Armande l’injurie, puis se jette à sa tête ; il essuie poliment l’orage, écarte l’offre avec la plus loyale franchise, et, sans essayer un seul mensonge, laisse les spectateurs persuadés qu’il n’est pas grossier632. Quand il aime Éliante, qui préfère Alceste et qu’Alceste un jour peut épouser, il se propose avec une délicatesse et une dignité entières, sans s’abaisser, sans récriminer, sans faire tort à lui-même ou à son ami. Quand Oronte vient lui lire un sonnet, au lieu d’exiger d’un fat le naturel qu’il ne peut avoir, il le loue de ses vers convenus en phrases convenues, et n’a pas la maladresse d’étaler une poétique hors de propos. Il prend dès l’abord le ton des circonstances ; il sent du premier coup ce qu’il faut dire ou taire, dans quelle mesure et avec quelles nuances, quel biais précis accommodera la vérité et la mode, jusqu’où il faut transiger ou résister, quelle fine limite sépare les bienséances et la flatterie, la véracité et la maladresse. Sur cette ligne étroite, il avance exempt d’embarras et de méprises, sans être jamais dérouté par les heurts ou les changements du contour, sans permettre au fin sourire de la politesse de quitter jamais ses lèvres, sans manquer une occasion d’accueillir par le rire de la belle humeur les balourdises de son voisin. C’est cette dextérité toute française qui concilie en lui l’honnêteté foncière et l’éducation mondaine ; sans elle, il irait tout d’un côté ou tout de l’autre. C’est par elle qu’entre les roués et les prêcheurs la comédie trouve son héros.

Un tel théâtre peint une race et un siècle. Ce mélange de solidité et d’élégance appartient au dix-septième siècle et nous appartient. Le monde ne nous déprave point, il nous développe ; ce n’étaient pas seulement les manières et l’intérieur qu’il polissait alors, mais encore les sentiments et les idées. La conversation provoquait la pensée ; elle n’était pas un bavardage, mais un examen ; avec l’échange des nouvelles, elle provoquait le commerce des réflexions. La théologie y entrait, et aussi la philosophie ; la morale et l’observation du cœur en faisaient l’aliment quotidien. La science gardait sa séve et n’y perdait que ses épines. L’agrément recouvrait la raison sans l’étouffer. Nulle part nous ne pensons mieux qu’en société : le jeu des physionomies nous excite ; nos idées si promptes naissent en éclairs au choc des idées d’autrui. L’allure inconstante des entretiens s’accommode de nos soubresauts ; le fréquent changement de sujets renouvelle notre invention ; la finesse des mots piquants réduit les vérités en monnaie menue et précieuse, appropriée à la légèreté de notre main. Et le cœur ne s’y gâte pas plus que l’esprit. Le Français est de tempérament sobre, peu enclin aux brutalités d’ivrognes, à la jovialité violente, au tapage des soupers sales ; il est doux d’ailleurs, prévenant, toujours disposé à faire plaisir ; il a besoin, pour être à l’aise, de ce courant de bienveillance et d’élégance que le monde forme et nourrit. Et là-dessus il érige en maximes ses inclinations tempérées et aimables ; il se fait un point d’honneur d’être serviable et délicat. Voilà l’honnête homme, œuvre de la société dans une race sociable. Il n’en était pas ainsi en Angleterre. Les idées n’y naissent point dans l’élan de la causerie improvisée, mais dans la concentration des méditations solitaires ; c’est pourquoi alors les idées manquaient. L’honnêteté n’y est pas le fruit des instincts sociables, mais le produit de la réflexion personnelle ; c’est pourquoi alors l’honnêteté était absente. Le fonds brutal était resté, l’écorce seule était unie. Les façons étaient douces et les sentiments étaient durs ; le langage était étudié, les idées étaient frivoles. La pensée et la délicatesse d’âme étaient rares, les talents et l’esprit disert étaient fréquents. On y rencontrait la politesse des formes, non celle du cœur ; ils n’avaient du monde que la convention et les convenances, l’étourderie et l’étourdissement.

VII §

Les comiques anglais peignent ces vices et les ont. Quelque chose s’en répand sur leur talent et sur leur théâtre. L’art y manque, et la philosophie aussi. Les écrivains ne vont pas vers une idée générale, et ils ne vont pas par le chemin le plus droit. Ils composent mal ; et s’embarrassent de matériaux. Leurs pièces ont communément deux intrigues entre-croisées, visiblement distinctes633, réunies pour amonceler les événements, et parce que le public a besoin d’un surcroît de personnages et de faits. Il faut un gros courant d’actions tumultueuses pour remuer leurs sens épais ; ils font comme les Romains, qui fondaient en une seule plusieurs pièces attiques. Ils s’ennuient de la simplicité de l’action française, parce qu’ils n’ont pas la finesse du goût français. Leurs deux séries d’actions se confondent et se heurtent. On ne sait où l’on va ; à chaque instant, on est détourné de son chemin. Les scènes sont mal liées ; elles changent vingt fois de lieu. Quand l’une commence à se développer, un déluge d’incidents vient l’interrompre. Les conversations parasites traînent entre les événements. On dirait d’un livre où les notes sont pêle-mêle entrées dans le texte. Il n’y a pas de plan véritablement calculé et rigoureusement suivi ; ils se sont donné un canevas, et en écrivent les scènes au fur et à mesure, à peu près comme elles leur viennent. La vraisemblance n’est pas bien gardée ; il y a des déguisements mal arrangés, des folies mal simulées, des mariages de paravent, des attaques de brigands dignes de l’opéra-comique. C’est que pour atteindre l’enchaînement et la vraisemblance, il faut partir de quelque idée générale. Une conception de l’avarice, de l’hypocrisie, de l’éducation des femmes, de la disproportion en fait de mariage, arrange et lie par sa vertu propre les événements qui peuvent la manifester. Ici cette conception manque. Congreve, Farquhar, Vanbrugh ne sont que des gens d’esprit et non des penseurs. Ils glissent à la surface des choses, ils n’y pénètrent pas. Ils jouent avec les personnages. Ils visent au succès, à l’amusement. Ils esquissent des caricatures, ils filent vivement la conversation futile et frondeuse ; ils heurtent les répliques, ils lancent les paradoxes ; leurs doigts agiles manient et escamotent les événements en cent façons ingénieuses et imprévues. Ils ont de l’entrain, ils abondent en gestes, en ripostes ; le va-et-vient du théâtre et la verve animale font autour d’eux comme un petillement. Néanmoins tout ce plaisir reste à fleur de peau ; on n’a rien vu du fonds éternel et de la vraie nature de l’homme ; on n’emporte aucune pensée ; on a passé une heure, et voilà tout ; le divertissement vous laisse vide, et n’est bon que pour occuper des soirées de coquettes et de fats.

Ajoutez que ce plaisir n’est pas franc ; il ne ressemble point au bon rire de Molière. Dans le comique anglais, il y a toujours un fonds d’âcreté. On l’a vu, et de reste, chez Wycherley ; les autres, quoique moins cruels, raillent âprement. Leurs personnages, par plaisanterie, échangent des duretés ; ils s’amusent à se blesser ; un Français souffre d’entendre ce commerce de prétendues politesses ; nous n’allons point par gaieté à des assauts de pugilat. Leur dialogue tourne naturellement à la satire haineuse ; au lieu de couvrir le vice, il le met en saillie ; au lieu de le rendre risible, il le rend odieux. « À quoi avez-vous passé la nuit ? dit une dame à son amie. —  À chercher tous les moyens de faire enrager mon mari. —  Rien d’étonnant que vous paraissiez si fraîche ce matin après une nuit de rêveries si agréables634 ! » Ces femmes sont vraiment méchantes et trop ouvertement. Partout ici le vice est cru, poussé à ses extrêmes, présenté avec ses accompagnements physiques. « Quand j’appris que mon père avait reçu une balle dans la tête, dit un héritier, mon cœur fit une cabriole jusqu’à mon gosier. —  Consultez les veuves de la ville, dit une jeune dame qui ne veut pas se remarier, elles vous diront qu’il ne faut pas prendre à bail fixe une maison qu’on peut louer pour trois mois635. » Les gentlemen se collettent sur la scène, brusquent les femmes aux yeux du public, achèvent l’adultère à deux pas, dans la coulisse. Les rôles ignobles ou féroces abondent. Il y a des furies comme mistress Loveit et lady Touchwood. Il y a des pourceaux comme le chapelain Bull et l’entremetteur Coupler. Lady Touchwood, sur la scène, veut poignarder son amant636 ; Coupler, sur la scène, a des gestes qui rappellent la cour de notre Henri III. Les scélérats comme Fainall et Maskwell restent entiers, sans que leur odieux soit dissimulé par le grotesque. Les femmes même honnêtes, comme Silvia et mistress Sullen, sont aventurées jusqu’aux situations les plus choquantes. Rien ne choque ce public ; il n’a de l’éducation que le vernis.

Il y a une correspondance forcée entre l’esprit d’un écrivain, le monde qui l’entoure et les personnages qu’il produit ; car c’est dans ce monde qu’il prend les matériaux dont il les fait. Les sentiments qu’il contemple en autrui et qu’il éprouve en lui-même s’organisent peu à peu en caractères ; il ne peut inventer que d’après sa structure donnée et son expérience acquise, et ses personnages ne font que manifester ce qu’il est, ou abréger ce qu’il a vu. Deux traits dominent dans ce monde ; ils dominent aussi dans ce théâtre. Tous les personnages réussis s’y ramènent à deux groupes : les êtres naturels d’un côté, les êtres artificiels de l’autre ; les uns avec la grossièreté et l’impudeur des inclinations primitives, les autres avec la frivolité et les vices des habitudes mondaines ; les uns incultes, sans que leur simplicité révèle autre chose que leur bassesse native ; les autres cultivés, sans que leur raffinement leur imprime autre chose qu’une corruption nouvelle. Et le talent des écrivains est propre à la peinture de ces deux groupes : ils ont la grande faculté anglaise, qui est la connaissance du détail précis et des sentiments réels ; ils voient les gestes, les alentours, les habits, ils entendent les sons de voix ; ils osent les montrer ; ils ont hérité bien peu, de bien loin, et malgré eux, mais enfin ils ont hérité de Shakspeare ; ils manient franchement, et sans l’adoucir, le gros rouge cru qui seul peut rendre la figure de leurs brutes. D’autre part, ils ont la verve et le bon style ; ils peuvent exprimer le caquetage étourdi, les affectations folâtres, l’intarissable et capricieuse abondance des fatuités de salon ; ils ont autant d’entrain que les plus fous, et en même temps ils parlent aussi bien que les mieux appris ; ils peuvent donner le modèle des conversations ingénieuses ; ils ont la légèreté de touche, le brillant, et aussi la facilité, la correction, sans lesquelles on ne fait pas le portrait des gens du monde. Ils trouvent naturellement sur leur palette les fortes couleurs qui conviennent à leurs barbares et les jolies enluminures qui conviennent à leurs élégants.

VIII §

Il y a d’abord le butor, le squire Sullen637, ou sir John Brute638, sorte d’ivrogne ignoble « qui, le soir, roule dans la chambre de sa femme en trébuchant comme un passager qui a le mal de mer, entre brutalement au lit, les pieds froids comme de la glace, l’haleine chaude comme une fournaise, les mains et la face aussi grasses que son bonnet de flanelle, renverse les matelas, retrousse le drap par-dessus ses épaules et ronfle639. » — On lui demande pourquoi il s’est marié ? —  « Je me suis marié parce que j’avais l’idée de coucher avec elle, et qu’elle ne voulait pas me laisser faire640. » Il fait de son salon une écurie, fume jusqu’à l’empester pour en chasser les femmes, leur jette sa pipe à la tête, boit, jure et sacre. Les gros mots, les malédictions coulent dans sa conversation comme les ordures dans un ruisseau. Il se soûle au cabaret et hurle : « Au diable la morale, au diable la garde ! et que le constable soit marié ! » Il crie qu’il est Anglais, homme libre ; il veut sortir et tout casser641. « Laissez-moi donc tranquille avec ma femme et votre maîtresse, je les donne au diable toutes les deux de tout mon cœur, et toutes les jambes qui traînent une jupe, excepté quatre braves drôlesses, et Betty Sands en tête, qui se grisent avec lord Rake et moi cinq fois par semaine642. » Il sort de l’auberge avec des chenapans avinés, et court sus aux femmes à travers les rues. Il détrousse un tailleur qui portait une soutane, s’en habille, rosse la garde. On l’empoigne et on le mène au constable ; il déblatère en chemin, et finit, au milieu de ses hoquets et de ses rabâchages d’ivrogne, par proposer au constable d’aller pêcher quelque part ensemble une bouteille et une fille. Il rentre enfin « couvert de sang et de boue », grondant comme un dogue, les yeux gonflés, rouge, appelant sa nièce salope et sa femme menteuse. Il va à elle, l’embrasse de force, et comme elle se détourne : « Ah ! ah ! je vois que cela vous fait mal au cœur. Eh bien ! justement à cause de cela, embrassez-moi encore une fois. » Là-dessus il la chiffonne et la bouscule : « Bon ; maintenant que vous voilà aussi sale et aussi torchonnée que moi, les deux cochons font la paire643. » Il veut prendre la théière dans une armoire, enfonce la porte d’un coup de pied, et découvre le galant de sa femme avec celui de sa nièce. Il tempête, vocifère de sa langue pâteuse un radotage d’imbécile, puis tout d’un coup tombe endormi. Son valet arrive et charge sur son dos cette carcasse inerte644. C’est le portrait du pur animal, et je trouve qu’il n’est pas beau.

Voilà le mari ; voyons le père, sir Tunbelly, un gentilhomme campagnard, élégant s’il en fut. Tom Fashion frappe à la porte du château, qui à l’air d’un poulailler, et où on le reçoit comme dans une ville de guerre. Un domestique paraît à la fenêtre, l’arquebuse à la main ; à grand’peine, à la fin, il se laisse persuader qu’il doit avertir son maître : « Vas-y, Ralph, mais écoute ; appelle la nourrice pour qu’elle enferme miss Hoyden avant que la porte soit ouverte645. » Vous remarquez que dans cette maison on prend des précautions à l’endroit des filles. —  Sir Tunbelly arrive avec ses gens munis de fourches, de faux et de gourdins, d’un air peu aimable, et veut savoir le nom du visiteur : « car tant que je ne saurai pas votre nom, je ne vous demanderai pas d’entrer chez moi, et quand je saurai votre nom, il y a six à parier contre quatre que je ne vous le demanderai pas non plus646. » Il a l’air d’un chien de garde qui gronde et regarde les mollets d’un intrus. Mais bientôt il apprend que cet intrus est son futur gendre : il s’exclame, il s’excuse, il crie à ses domestiques d’aller mettre en place les chaises de tapisserie, de tirer de l’armoire les grands chandeliers de cuivre, de « lâcher » miss Hoyden, de lui faire passer une gorgerette propre, « si ce n’a pas été aujourd’hui le jour du changement de linge647. » Le faux gendre veut épouser Hoyden tout de suite : « Oh ! non, sa robe de noces n’est pas encore arrivée. —  Si, tout de suite, sans cérémonie, cela épargnera de l’argent. —  De l’argent, épargner de l’argent, quand c’est la noce d’Hoyden ! Vertudieu ! je donnerai à ma donzelle un dîner de noces, quand je devrais aller brouter l’herbe à cause de cela comme le roi d’Assyrie, et un fameux dîner, qu’on ne pourra pas cuire dans le temps de pocher un œuf. Ah ! pauvre fille, comme elle sera effarouchée la nuit des noces ! car, révérence parler, elle ne reconnaîtrait pas un homme d’une femme, sauf par la barbe et les culottes648. » Il se frotte les mains, fait l’égrillard. Plus tard il se grise, il embrasse les dames, il chante, il essaye de danser. « Voilà ma fille ; prenez, tâtez, je la garantis, elle pondra comme une lapine apprivoisée649. » Arrive Foppington, le vrai gendre. Sir Tunbelly, le prenant pour un imposteur, l’appelle chien ; Hoyden propose qu’on le traîne dans l’abreuvoir ; on lui lie les pieds et les mains, et on le fourre dans le chenil ; sir Tunbelly lui met le poing sous le nez, voudrait lui enfoncer les dents jusque dans le gosier. Plus tard, ayant reconnu l’imposteur : « Mylord, dit-il du premier coup, lui couperai-je la gorge, ou sera-ce vous650 ? » Il se démène, il veut tomber dessus à grands coups de poing. Tel est le gentilhomme de campagne, seigneur et fermier, boxeur et buveur, braillard et bête. Il sort de toutes ces scènes un fumet de mangeaille, un bruit de bousculades, une odeur de fumier.

Tel père, telle fille. Quelle ingénue que miss Hoyden ! Elle gronde toute seule « d’être enfermée comme la bière dans le cellier : Heureusement qu’il me vient un mari, ou, par ma foi ! j’épouserais le boulanger, oui, je l’épouserais651 ! » Quand la nourrice annonce l’arrivée du futur, elle saute de joie, elle embrasse la vieille : « Ô bon Dieu ! je vais mettre une chemise à dentelles, quand je devrais pour cela être fouettée jusqu’au sang652. » Tom vient lui-même et lui demande si elle veut être sa femme. « Monsieur, je ne désobéis jamais à mon père, excepté pour manger des groseilles vertes653. —  Mais votre père veut attendre une semaine ? —  Oh ! une semaine ! je serai une vieille femme après tant de temps que cela654 ! » Je ne puis pas traduire toutes ses réponses. Il y a un tempérament de chèvre sous ses phrases de servante. Elle épouse Tom en secret, à l’instant, et le chapelain leur souhaite beaucoup d’enfants655. « Par ma foi ! dit-elle, de tout mon cœur ! plus il y en aura, plus nous serons gais, je vous le promets, hé ! nourrice656. » Mais le vrai futur se présente, et Tom se sauve. À l’instant son parti est pris, elle dit à la nourrice et au chapelain de tenir leurs langues : « J’épouserai celui-là aussi, voilà la fin de l’histoire657. » Elle s’en dégoûte pourtant, et assez vite ; il n’est pas bien bâti, il ne lui donne guère d’argent de poche ; elle hésite entre les deux, calcule : « Comment est-ce que je m’appellerais avec l’autre ? mistress, mistress, mistress quoi ? Comment appelle-t-on cet homme que j’ai épousé, nourrice ? —  Squire Fashion. —  Squire Fashion ! Oh bien ! squire, cela vaut mieux que rien658. Mais mylady, cela vaut mieux encore. Est-ce que vous croyez que je l’aime, nourrice ? Par ma foi ! je ne me soucierai guère qu’il soit pendu quand je l’aurai épousé une bonne fois. Non, ce qui me plaît, c’est de penser au fracas que je ferai une fois à Londres ; car quand je serai les deux choses, épousée et dame, par ma foi ! nourrice, je me pavanerai avec les meilleures d’entre elles toutes659. » Elle est prudente pourtant, elle sait que son père a « son fouet de chiens à la ceinture », et « qu’il la secouera ferme. » Elle prend ses précautions en conséquence : « Dites donc, nourrice, faites attention de vous mettre entre moi et mon père, car vous savez ses tours, il me jetterait par terre d’un coup de poing660. » Voilà la vraie sanction morale ; pour un si beau naturel, il n’y en a pas d’autre, et sir Tunbelly fait bien de la tenir à l’attache, avec un régime suivi de coups de pied quotidiens661.

IX §

Conduisons à la ville cette personne modeste, mettons-la avec ses pareilles dans la société des beaux. Toutes ces ingénues y font merveille, d’actions et de maximes. L’Épouse campagnarde de Wycherley a donné le ton. Quand par hasard une d’elles se trouve presque à demi honnête662, elle a les façons et l’audace d’un hussard en robe. Les autres naissent avec des âmes de courtisanes et de procureuses. « Si j’épouse mylord Aimwell, dit Dorinda, j’aurai titre, rang, préséance, le parc, l’antichambre, de la splendeur, un équipage, du bruit, des flambeaux. —  Holà ! ici les gens de milady Aimwell ! —  Des lumières, des lumières sur l’escalier ! —  Faites avancer le carrosse de milady Aimwell ! —  Ôtez-vous de là, faites place à Sa Seigneurie. —  Est-ce que tout cela n’a pas son prix663 ? » Elle est franche, et les autres aussi, Corinna, miss Betty, Belinda par exemple. Belinda dit à sa tante, dont la vertu chancelle : « Plus tôt vous capitulerez, mieux cela vaudra. » Un peu plus tard, quand elle se décide à épouser Heartfree, pour sauver sa tante compromise, elle fait une profession de foi qui pronostique bien l’avenir du nouvel époux : « Si votre affaire n’était pas dans la balance, je songerais plutôt à pêcher quelque odieux mari, homme de qualité pourtant, et je prendrais le pauvre Heartfree seulement pour galant664. » Ces demoiselles sont savantes, et en tout cas très-disposées à suivre les bonnes leçons. Écoutons plutôt miss Prue : « Regardez cela, madame, regardez ce que M. Tattle m’a donné. Regardez, ma cousine, une tabatière ! Et il y a du tabac dedans ; tenez, en voulez-vous ? Oh ! Dieu ! que cela sent bon ! M. Tattle sent bon partout, sa perruque sent bon, et ses gants sentent bon, et son mouchoir sent bon, très-bon, meilleur que les roses. Sentez, maman, madame, veux-je dire. Il m’a donné cette bague pour un baiser. (À Tattle.) Je vous prie, prêtez-moi votre mouchoir. Sentez, cousine. Il dit qu’il me donnera quelque chose qui fera que mes chemises sentiront aussi bon ; cela vaut mieux que la lavande ; je ne veux plus que nourrice mette de lavande dans mes chemises665. » C’est le caquetage étourdissant d’une jeune pie qui pour la première fois prend sa volée. Tattle, resté seul avec elle, lui dit qu’il va lui faire l’amour. « Bien, et de quelle façon me ferez-vous l’amour ? Allez, je suis impatiente que vous commenciez. Dois-je faire l’amour aussi ? Il faut que vous me disiez comment. —  Il faut que vous me laissiez parler, miss, il ne faut pas que vous parliez la première ; je vous ferai des questions, et vous me ferez les réponses. —  Ah ! c’est donc comme le catéchisme ? Eh bien ! allez, questionnez. —  Pensez-vous que vous pourrez m’aimer ? —  Oui. —  Oh ! diable ! vous ne devez pas dire oui si vite, vous devez dire non, ou que vous ne savez pas, ou que vous ne sauriez répondre. —  Comment ! je dois donc mentir ? —  Oui, si vous voulez être bien élevée ; toutes les personnes bien élevées mentent ; d’ailleurs vous êtes femme, et vous ne devez jamais dire ce que vous pensez. Ainsi, quand je vous demande si vous pouvez m’aimer, vous devez répondre non et m’aimer tout de même. Si je vous demande de m’embrasser, vous devez être en colère, mais ne pas me refuser. —  Ô bon Dieu ! que ceci est gentil ! j’aime bien mieux cela que notre vieille façon campagnarde de dire ce qu’on pense. Eh bien ! vrai, j’ai toujours eu grande envie de dire des mensonges, mais on me faisait peur et on me disait que c’est un péché. —  Eh bien ! ma jolie créature, voulez-vous me rendre heureux en me donnant un baiser ? —  Non certes, je suis en colère contre vous. (Elle court à lui et l’embrasse.) — Holà ! holà ! c’est assez bien, mais vous n’auriez pas dû me le donner, vous auriez dû me le laisser prendre. —  Ah bien ! nous recommencerons666. » Elle fait des progrès si prompts qu’il faut enrayer la citation tout de suite. Et remarquez que la caque sent toujours le hareng. Toutes ces charmantes personnes arrivent très-vite au langage des laveuses de vaisselle. Quand Ben, le marin balourd, veut lui faire la cour, elle le renvoie avec des injures, elle se démène, elle lâche une gargouillade de petits cris et de gros mots, elle l’appelle grand veau marin. « Veau marin ! sale torchon que vous êtes ! je ne suis pas assez veau pour lécher votre museau peint, vous face de fromage667 ! » Excitée par ces aménités, elle s’emporte, elle pleure, elle l’appelle barrique de goudron puant. On vient mettre le holà dans cette première entrevue toute galante. Elle s’enflamme, elle crie qu’elle veut épouser Tattle, ou, au défaut, Robin le sommelier. Son père la menace des verges : « Au diable les verges ! je veux un homme, j’aurai un homme668 ! » Ce sont des cavales, jolies si vous voulez, et bondissantes ; mais décidément, entre les mains de ces poëtes, l’homme naturel n’est plus qu’un échappé d’écurie ou de chenil.

Serez-vous plus content de l’homme cultivé ? La vie mondaine qu’ils peignent est un vrai carnaval, et les têtes de leurs héroïnes sont des moulins d’imaginations extravagantes et de bavardage effréné. Voyez dans Congreve comme elles caquettent, avec quel flux de paroles, d’affectations, de quelle voix flûtée et modulée, avec quels gestes, quels tortillements des bras, du cou, quels regards levés au ciel, quelles gentillesses et quelles singeries669 ! « Es-tu sûre que sir Rowland n’oubliera pas de venir, et qu’il ne mollira pas s’il vient ? Sera-t-il importun, Foible, et me pressera-t-il ? car s’il n’était pas importun !… Oh ! je ne violerai jamais les convenances ! je mourrai de confusion si je suis forcée de faire des avances ? Oh ! non, je ne pourrai jamais faire d’avances. Je m’évanouirai s’il s’attend à des avances. Non, j’espère que sir Rowland est trop bien élevé pour mettre une dame dans la nécessité de manquer aux formes. Je ne veux pas pourtant être trop retenue, je ne veux pas le mettre au désespoir ; mais un peu de hauteur n’est pas déplacée, un peu de dédain attire. —  Oui, un peu de dédain convient à madame. —  Oui, mais la tendresse me convient mieux que tout : une sorte d’air mourant. Tu vois ce portrait, n’est-ce pas, Foible ? Tu vois qu’il a quelque chose de noyé dans le regard. Oui, j’aurai ce regard-là. Ma nièce veut l’avoir, mais elle n’a pas les traits qu’il faut. Sir Rowland est-il bien ? Qu’on enlève ma toilette, je m’habillerai en haut. Je veux recevoir sir Rowland ici. Est-il bien ? Ne me réponds pas. Je ne veux pas le savoir. Je veux être surprise. Je veux qu’on me prenne par surprise. Et quel air ai-je, Foible ? —  Un air tout à fait vainqueur, madame. —  Bien, mais, comment le recevrai-je ? Dans quelle attitude ferai-je sur son cœur la première impression ? Serai-je assise ? Non, je ne veux pas être assise. Je marcherai. Oui, je marcherai quand il entrera, comme si je venais de la porte, et puis je me retournerai en plein vers lui ! Non, ce serait trop soudain. Je serai couchée ; c’est cela, je serai couchée. Je le recevrai dans mon petit boudoir, il y a un sofa. Oui, je ferai la première impression sur un sofa. Je ne serai pas couchée pourtant, mais penchée et appuyée sur un coude, avec un pied un peu pendant, dépassant la robe et dandinant d’une façon pensive. Oui, et alors, aussitôt qu’il paraîtra, je sursauterai, et je serai surprise, et je me lèverai pour aller à sa rencontre dans le plus joli désordre670. » Ces agitations de coquette mûre deviennent encore plus véhémentes au moment critique671. Lady Pliant, sorte de Belise anglaise, se croit aimée de Millefond, qui ne l’aime pas du tout et qui tâche en vain de la détromper : « Pour l’amour du ciel, madame ! —  Oh ! ne nommez plus le ciel. Bon Dieu ! comment pouvez-vous parler du ciel et avoir tant de perversité dans le cœur ? Mais peut-être ne pensez-vous pas que ce soit un péché. On dit qu’il y a des gentlemen parmi vous qui ne pensent pas que ce soit un péché. Peut-être n’est-ce pas un péché pour ceux qui pensent que ce n’en est pas un. En vérité, si je pensais que ce n’est pas un péché… Pourtant mon honneur… Non, non, levez-vous, venez, vous verrez combien je suis bonne. Je sais que l’amour est puissant, et que personne ne peut s’empêcher d’être épris. Ce n’est pas votre faute… Et vraiment je jure que ce n’est pas non plus la mienne. Comment pouvais-je m’empêcher d’avoir des charmes ? Et comment pouviez-vous vous empêcher de devenir mon captif ? Je jure que c’est une vraie pitié que ce soit une faute ; mais mon honneur… Oui, mais votre honneur aussi… Et le péché ! Oui, et la nécessité !… Ô Seigneur Dieu, voici quelqu’un qui vient. Je n’ose rester. Bien, vous devez réfléchir à votre crime, et lutter autant que vous pourrez contre lui, —  lutter, certainement ; mais ne soyez pas mélancolique, ne vous désespérez pas. N’imaginez pas non plus que je vous accorderai jamais quoi que ce soit. Oh ! non, non… Mais faites état qu’il vous faut quitter toutes les idées de mariage, car j’ai beau savoir que vous n’aimiez Cynthia que comme un paravent de votre passion pour moi, cela pourtant me rendrait jalouse. Oh ! bon Dieu, qu’est-ce que j’ai dit ? Jalouse, non, non. Je ne peux pas être jalouse, puisque je ne dois pas vous aimer. Aussi n’espérez pas ; mais ne désespérez pas non plus. Oh ! les voilà qui viennent, il faut que je me sauve672. » Elle se sauve et nous ne la suivons pas.

Cette étourderie, cette volubilité, cette jolie corruption, ces façons évaporées et affectées se rassemblent en un portrait le plus brillant, le plus mondain de ce théâtre, celui de mistress Millamant, « une belle dame », dit la liste des personnages673. Elle entre « toutes voiles dehors, l’éventail ouvert », traînant l’équipage de ses falbalas et de ses rubans, fendant la presse des fats dorés, attifés, en perruques fines, qui papillonnent sur son passage, dédaigneuse et folâtre, spirituelle et moqueuse, jouant avec les galanteries, pétulante, ayant horreur de toute parole grave et de toute action soutenue, ne s’accommodant que du changement et du plaisir. Elle rit des sermons de Mirabell, son prétendant. « N’ayez donc pas cette figure tragique, inflexiblement sage, comme Salomon dans une vieille tapisserie, quand on va couper l’enfant… Ha ! ha ! ha ! pardonnez-moi, il faut que je rie ; ha ! ha ! ha ! quoique je vous accorde que c’est un peu barbare674. » Elle éclate, puis elle se met en colère, puis elle badine, puis elle chante, puis elle fait des mines. Le décor change à chaque mouvement et à vue. C’est un vrai tourbillon ; tout tourne dans sa cervelle comme dans une horloge dont on a cassé le grand ressort. Rien de plus joli que sa façon d’entrer en ménage. « Ah ! je ne me marierai jamais que je ne sois sûre d’abord de faire ma volonté et mon plaisir. Écoutez bien, je ne veux pas qu’on me donne de petits noms après que je serai mariée ; positivement, je ne veux pas de petits noms. —  De petits noms ? —  Oui, comme ma femme, mon amie, ma chère, ma joie, mon bijou, mon amour, mon cher cœur, et tout ce vilain jargon de familiarité nauséabonde entre mari et femme. Je ne supporterai jamais cela. Bon Mirabell, ne soyons jamais familiers ou tendres. N’allons jamais en visite ensemble, ni au théâtre ensemble. Soyons étrangers l’un pour l’autre et bien élevés ; soyons aussi étrangers que si nous étions mariés depuis longtemps, et aussi bien élevés que si nous n’étions pas mariés du tout… J’aurai la liberté de rendre des visites à qui je voudrai, et d’en recevoir de qui je voudrai, d’écrire et recevoir des lettres, sans que vous m’interrogiez, sans que vous me fassiez la mine. Je viendrai dîner quand il me plaira ; je dînerai dans mon boudoir quand je serai de mauvaise humeur, et cela sans donner de raison. Mon cabinet sera inviolable ; je serai la seule reine de ma table à thé, vous n’en approcherez jamais sans demander permission d’abord, et enfin, partout où je serai, vous frapperez toujours à la porte avant d’entrer675. » Le code est complet ; j’y voudrais pourtant encore un article, la séparation de biens et de corps ; ce serait le vrai mariage mondain, c’est-à-dire le divorce décent. Et je réponds que dans deux ans Mirabell et sa femme y viendront. Au reste tout ce théâtre y aboutit ; car remarquez qu’en fait de femmes, d’épouses surtout, je n’en ai présenté que les aspects les plus doux. Il est sombre au fond, amer, et par-dessus tout pernicieux. Il présente le ménage comme une prison, le mariage comme une guerre, la femme comme une révoltée, l’adultère comme une issue, le désordre comme un droit, et l’extravagance comme un plaisir676. Une femme comme il faut se couche au matin, se lève à midi, maudit son mari, écoute des gravelures, court les bals, hante les théâtres, déchire les réputations, met chez elle un tripot, emprunte de l’argent, agace les hommes, traîne et accroche son honneur et sa fortune à travers les dettes et les rendez-vous. « Nous sommes aussi perverses que les hommes, dit lady Brute, mais nos vices prennent une autre pente. À cause de notre poltronnerie, nous nous contentons de mordre par derrière, de mentir, de tricher aux cartes, et autres choses pareilles ; comme ils ont plus de courage que nous, ils commettent des péchés plus hardis et plus imprudents : ils se querellent, se battent, jurent, boivent, blasphèment, et le reste677. » Excellent résumé, où les gentlemen sont compris comme les autres ! Le monde n’a fait que les munir de phrases correctes et de beaux habits. Ils ont ici, chez Congreve surtout, le style le plus élégant ; ils savent surtout donner la main aux dames, les entretenir de nouvelles ; ils sont experts dans l’escrime des ripostes et des répliques ; ils ne se décontenancent jamais, ils trouvent des tournures pour faire entendre les idées scabreuses ; ils discutent fort bien, ils parlent excellemment, ils saluent mieux encore ; mais, en somme, ce sont des drôles. Ils sont épicuriens par système, séducteurs par profession. Ils mettent l’immoralité en maximes et raisonnent leur vice. « Donnez-moi, dit l’un d’eux, un homme qui tienne ses cinq sens aiguisés et brillants comme son épée, qui les garde toujours dégainés dans l’ordre convenable, avec toute la portée possible, ayant sa raison comme général, pour les détacher tour à tour sur tout plaisir qui s’offre à propos, et pour ordonner la retraite à la moindre apparence de désavantage et de danger. J’aime une belle maison, mais pourvu qu’elle soit à un autre, et voilà justement comme j’aime une belle femme678. » Tel séduit de parti pris la femme de son ami ; un autre, sous un faux nom, prend la fiancée de son frère. Tel suborne des témoins pour accrocher une dot. Je prie le lecteur d’aller lire lui-même les stratagèmes délicats de Worthy, de Mirabell et des autres. Ce sont des coquins froids qui manient le faux, l’adultère, l’escroquerie en experts. On les présente ici comme des gens de bel air ; ce sont les jeunes-premiers, les héros, et comme tels ils obtiennent à la fin les héritières679. Il faut voir dans Mirabell, par exemple, ce mélange de corruption et d’élégance ; mistress Fainall, son ancienne maîtresse, mariée par lui à un ami commun qui est un misérable, se plaint à lui de cet odieux mariage. Il l’apaise, il la conseille, il lui indique la mesure précise, le vrai biais qui doit accommoder les choses : « Vous devez avoir du dégoût pour votre mari, mais tout juste ce qu’il en faut afin d’avoir du goût pour votre amant680. » Elle s’écrie avec désespoir : « Pourquoi m’avez-vous fait épouser cet homme ? » Il sourit d’un air composé : « Pourquoi commettons-nous tous les jours des actions dangereuses et désagréables ? Pour sauver cette idole, la réputation681. » Comme ce raisonnement est tendre ! Peut-on mieux consoler une femme qu’on a jetée dans l’extrême malheur ? Et comme l’insinuation qui suit est d’une logique touchante ! « Si la familiarité de nos amours avait produit les conséquences que vous redoutiez, sur qui auriez-vous fait tomber le nom de père avec plus d’apparence que sur un mari682 ? » Il insiste en style excellent ; écoutez ce dilemme d’un homme de cœur : « Votre mari était juste ce qu’il nous fallait : ni trop vil, ni trop honnête. Un meilleur eût mérité de ne pas être sacrifié à cette occasion ; un pire n’aurait pas répondu à notre idée. Quand vous serez lasse de lui, vous savez le remède683. » C’est ainsi qu’on ménage les sentiments d’une femme, surtout d’une femme qu’on a aimée. Pour comble, ce délicat entretien a pour but de faire entrer la pauvre délaissée dans une intrigue basse qui procurera à Mirabell une jolie femme et une belle dot. Certainement le gentleman sait son monde, on ne saurait mieux que lui employer une ancienne maîtresse. Voilà les personnages cultivés de ce théâtre, aussi malhonnêtes que les personnages incultes : ayant transformé les mauvais instincts en vices réfléchis, la concupiscence en débauche, la brutalité en cynisme, la perversité en dépravation, égoïstes de parti pris, sensuels avec calcul, immoraux de maximes, réduisant les sentiments à l’intérêt, l’honneur aux bienséances, et le bonheur au plaisir.

La restauration anglaise tout entière fut une de ces grandes crises qui, en faussant le développement d’une société et d’une littérature, manifestent l’esprit intérieur qu’elles altèrent et qui les contredit. Ni les forces n’ont manqué à cette société, ni le talent n’a manqué à cette littérature ; les hommes du monde ont été polis, et les écrivains ont été inventifs. On eut une cour, des salons, une conversation, la vie mondaine, le goût des lettres, l’exemple de la France, la paix, le loisir, le voisinage des sciences, de la politique, de la théologie, bref toutes les circonstances heureuses qui peuvent élever l’esprit et civiliser les mœurs. On eut la vigueur satirique de Wycherley, le brillant dialogue et la fine moquerie de Congreve, le franc naturel et l’entrain de Vanbrugh, les inventions multipliées de Farquhar, bref toutes les ressources qui peuvent nourrir l’esprit comique et ajouter un vrai théâtre aux meilleures constructions de l’esprit humain. Rien n’aboutit, et tout avorta. Ce monde n’a laissé qu’un souvenir de corruption : cette comédie est demeurée un répertoire de vices ; cette société n’a eu qu’une élégance salie ; cette littérature n’a atteint qu’un esprit refroidi. Les mœurs ont été grossières ou frivoles ; les idées sont demeurées incomplètes ou futiles. Par dégoût et par contraste, une révolution se préparait dans les inclinations littéraires et dans les habitudes morales en même temps que dans les croyances générales et dans la constitution politique. L’homme changeait tout entier, et d’une seule volte-face. La même répugnance et la même expérience le détachaient de toutes les parties de son ancien état. L’Anglais découvrait qu’il n’est point monarchique, papiste, ni sceptique, mais libéral, protestant et croyant. Il comprenait qu’il n’est point viveur ni mondain, mais réfléchi et intérieur. Il y a en lui un trop violent courant de vie animale pour qu’il puisse, sans danger, se lâcher du côté de la jouissance ; il lui faut une barrière de raisonnements moraux qui réprime ses débordements. Il y a en lui un trop fort courant d’attention et de volonté pour qu’il puisse s’employer à porter des bagatelles ; il lui faut quelque lourd travail utile qui dépense sa force. Il a besoin d’une digue et d’un emploi. Il lui faut une constitution et une religion qui le refrènent par des devoirs à observer et qui l’occupent par des droits à défendre. Il n’est bien que dans la vie sérieuse et réglée ; il y trouve le canal naturel et le débouché nécessaire de ses facultés et de ses passions. Dès à présent il y entre, et ce théâtre lui-même en porte la marque. Il se défait et se transforme. Collier l’a discrédité, Addison le blâme. Le sentiment national s’y réveille : les mœurs françaises y sont raillées : les prologues célèbrent les défaites de Louis XIV ; on y présente sous un jour ridicule ou odieux la licence, l’élégance et la religion de sa cour684. L’immoralité, par degrés, y diminue, le mariage est plus respecté, les héroïnes ne vont plus qu’au bord de l’adultère685 ; les viveurs s’arrêtent au moment scabreux : tel à cet instant se dit purifié et parle en vers pour mieux marquer son enthousiasme ; tel loue le mariage686 ; quelques-uns, au cinquième acte, aspirent à la vie rangée. On verra bientôt Steele écrire une pièce morale intitulée le Héros chrétien. Désormais la comédie décline, et le talent littéraire se porte ailleurs. L’essai, le roman, le pamphlet, la dissertation remplacent le drame, et l’esprit anglais classique, abandonnant des genres qui répugnent à sa structure, commence les grandes œuvres qui vont l’éterniser et l’exprimer.

X §

Cependant, dans ce déclin continu de l’invention théâtrale et dans ce vaste déplacement de la séve littéraire, quelques pousses percent encore de loin en loin du côté de la comédie : c’est que les hommes ont toujours envie de se divertir, et que le théâtre est toujours un lieu de divertissement. Une fois que l’arbre est planté, il subsiste, maigrement sans doute, avec de longs intervalles de sécheresse presque complète et d’avortements presque constants, destiné pourtant à des renouvellements imparfaits, à des demi-floraisons passagères, parfois à des productions inférieures qui bourgeonnent dans ses plus bas rameaux. Même lorsque les grands sujets sont épuisés, il y a place encore çà et là pour des inventions heureuses. Qu’un homme d’esprit, adroit, exercé, se rencontre, il saisira les grotesques au passage ; il portera sur la scène quelque vice ou quelque travers de son temps ; le public accourra, et ne demandera pas mieux que de se reconnaître et de rire. Il y eut un de ces succès, lorsque Gay, dans son Opéra du Gueux, mit en scène la coquinerie du grand monde, et vengea le public de Walpole et de la cour. Il y eut un de ces succès, lorsque Goldsmith, inventant une série de méprises, conduisit son héros et son auditoire à travers cinq actes de quiproquos687. Après tout, si la vraie comédie ne peut vivre qu’en certains siècles, la comédie ordinaire peut vivre dans tous les siècles. Elle est trop voisine du pamphlet, du roman, de la satire, pour ne pas se relever de temps en temps par le voisinage du roman, de la satire et du pamphlet. Si j’ai un ennemi, au lieu de l’attaquer dans une brochure, je puis le transporter sur les planches. Si je suis capable de bien peindre un personnage dans un récit, je ne suis pas fort éloigné du talent qui rassemblera toute l’âme de ce personnage en quelques réponses. Si je sais railler joliment un vice dans une pièce de vers, je parviendrai sans trop d’efforts à faire parler ce vice par la bouche d’un acteur. Du moins, je serai tenté de l’entreprendre ; je serai séduit par l’éclat extraordinaire que la rampe, la déclamation, la mise en scène donnent à une idée ; j’essayerai de porter la mienne sous cette lumière intense ; je m’y emploierai, quand même il s’agirait pour cela de forcer un peu ou beaucoup mon talent. Au besoin, je me ferai illusion ; je remplacerai par des expédients l’originalité naïve et le vrai génie comique ; si en quelques points on reste au-dessous des premiers maîtres, en quelques points aussi on peut les surpasser ; on peut travailler son style, raffiner, trouver de plus jolis mots, des railleries plus frappantes, un échange plus vif de ripostes brillantes, des images plus neuves, des comparaisons plus pittoresques ; on peut prendre à l’un un caractère, à l’autre une situation, emprunter chez une nation voisine, dans un théâtre vieilli, aux bons romans, aux pamphlets mordants, aux satires limées, aux petits journaux, accumuler les effets, servir au public un ragoût plus concentré et plus appétissant ; on peut surtout perfectionner sa machine, huiler ses rouages, arranger les surprises, les coups de théâtre, le va-et-vient de l’intrigue en constructeur consommé. L’art de bâtir les pièces est capable de progrès comme l’art de faire des horloges. Un vaudevilliste, aujourd’hui, trouve ridicule la moitié des dénoûments de Molière ; et, en effet, beaucoup de vaudevillistes font les dénoûments mieux que Molière ; on parvient, à la longue, à ôter du théâtre toutes les maladresses et toutes les longueurs. Un style piquant et un agencement parfait ; du sel dans toutes les paroles et du mouvement dans toutes les scènes ; une surabondance d’esprit et des merveilles d’habileté ; par-dessus tout cela, une vraie verve animale et le secret plaisir de se peindre ; de se justifier, de se glorifier publiquement soi-même : voilà les origines de l’École de médisance, et voilà les sources du talent et du succès de Sheridan.

Il était contemporain de Beaumarchais, et par son talent comme par sa vie il lui ressemble. Les deux moments, les deux théâtres, les deux caractères se correspondent. Comme Beaumarchais, c’est un aventurier heureux, habile, aimable et généreux, qui arrive au succès par le scandale, qui tout d’un coup petille, éblouit, monte d’un élan au plus haut de l’empyrée politique et littéraire, semble se fixer parmi les constellations, et, pareil à une fusée éclatante, aboutit vite à l’épuisement. Rien ne lui avait manqué ; il avait tout atteint, de prime-saut, sans effort apparent, comme un prince qui n’a qu’à se montrer pour trouver sa place. Tout ce qu’il y a de plus exquis dans le bonheur, de plus brillant dans l’art, de plus élevé dans le monde, il l’avait pris et comme par droit de naissance. Le pauvre jeune homme inconnu, traducteur malheureux d’un sophiste grec illisible, et qui, à vingt ans, se promenait dans Bath avec un gilet rouge et un chapeau à cornes, sec d’espérances et toujours averti du vide de ses poches, avait gagné le cœur de la beauté et de la musicienne la plus admirée de son temps, l’avait enlevée à dix adorateurs riches, élégants, titrés, s’était battu avec le plus mystifié des dix, l’avait battu, avait emporté d’assaut la curiosité et l’attention publiques. De là, s’attaquant à la gloire et à l’argent, il avait jeté coup sur coup à la scène les pièces les plus diverses et les plus applaudies, comédies, farce, opéra, vers sérieux ; il avait acheté, exploité un grand théâtre sans avoir un sou, improvisé les succès et les bénéfices, et mené la vie élégante parmi les plaisirs les plus vifs de la société et de la famille, au milieu de l’admiration et de l’étonnement universels. De là, aspirant plus haut encore, il avait conquis la puissance, il était entré à la Chambre des communes, il s’y était montré l’égal des premiers orateurs, il avait combattu Pitt, accusé Warren Hastings, appuyé Fox, raillé Burke, soutenu avec éclat, avec désintéressement et avec constance, le rôle le plus difficile et le plus libéral ; il était devenu l’un des trois ou quatre hommes les plus remarqués de l’Angleterre, l’égal des plus grands seigneurs, l’ami du prince royal, même à la fin grand fonctionnaire, receveur général du duché de Cornwall, trésorier de la flotte. En toute carrière il prenait la tête. « Quelque chose que Sheridan ait faite ou voulu faire, dit lord Byron, cette chose-là a toujours été par excellence la meilleure de son espèce. Il a écrit la meilleure comédie, l’École de médisance ; le meilleur opéra, la Duègne (bien supérieur, selon moi, à ce pamphlet populacier, l’Opéra du Gueux) ; la meilleure farce, le Critique (elle n’est que trop bonne pour servir de petite pièce) ; la meilleure épître, le monologue sur Garrick. Et, pour tout couronner, il a prononcé ce fameux discours sur Warren Hastings, la meilleure harangue qu’on ait jamais composée ou entendue en ce pays. » Toutes les règles ordinaires se renversaient pour lui. Il avait quarante-quatre ans ; les dettes commençaient à pleuvoir sur lui ; il avait trop soupé et trop bu ; ses joues étaient pourpres, son nez enflammé. Dans ce bel état il rencontre chez le duc de Devonshire une jeune fille charmante, dont il s’éprend. Au premier aspect, elle s’écrie : « Quelle horreur, un vrai monstre ! » Il cause avec elle ; elle avoue qu’il est fort laid, mais qu’il a beaucoup d’esprit. Il cause une seconde fois, une troisième fois, elle le trouve fort aimable. Il cause encore, elle l’aime, et veut à toute force l’épouser. Le père, homme prudent, qui souhaite rompre l’affaire, déclare que son futur gendre devra fournir un douaire de quinze mille livres sterling ; les quinze mille livres sterling se trouvent comme par enchantement déposées entre les mains d’un banquier ; le nouveau couple part pour la campagne, et le père, rencontrant son fils, un grand fils bien découplé, fort mal disposé en faveur de ce mariage, lui persuade que ce mariage est la chose la plus raisonnable qu’un père puisse faire et l’événement le plus heureux dont un fils puisse se réjouir. Quel que fût l’homme et quelle que fût l’affaire, il persuadait ; nul ne lui résistait, tout le monde tombait sous le charme. Quoi de plus difficile, étant laid, que de faire oublier à une jeune fille qu’on est laid ?

Il y a quelque chose de plus difficile, c’est de faire oublier à un créancier qu’on lui doit de l’argent. Il y a quelque chose de plus difficile encore, c’est de se faire prêter de l’argent par un créancier qui vient demander de l’argent. Un jour un de ses amis est arrêté pour dettes ; Sheridan fait venir M. Henderson le fournisseur rébarbatif, l’amadoue, l’intéresse, l’attendrit, l’exalte, l’enveloppe de considérations générales et de haute éloquence, si bien que M. Henderson offre sa bourse, veut absolument prêter deux cents livres sterling, insiste, et, à la fin, à sa grande joie, obtient la permission de les prêter. Nul n’était plus aimable, plus prompt à gagner la confiance ; rarement le naturel sympathique, affectueux et entraînant s’est déployé plus entier : il séduisait, cela est à la lettre. Au matin, les créanciers et les visiteurs remplissaient toutes les chambres de son appartement ; il arrivait souriant, d’un air aisé, avec tant d’ascendant et de grâce, que les gens oubliaient leurs besoins, leurs demandes, et semblaient n’être venus que pour le voir. Sa verve était irrésistible ; point d’esprit plus éblouissant ; il était inépuisable en bons mots, en inventions, en saillies, en idées neuves ; lord Byron, qui était bon juge, dit qu’il n’a jamais entendu ni imaginé de conversation plus extraordinaire. On passait la nuit à l’écouter ; nul ne l’égalait dans un souper ; même ivre, il gardait son esprit. Un jour il est ramassé par la garde, et on lui demande son nom ; il répond gravement : « Wilberforce. » Avec les étrangers, avec les inférieurs, nulle morgue, nulle roideur ; il avait par excellence ce naturel expansif qui se montre toujours tout entier, qui ne se réserve rien de lui-même, qui s’abandonne et se donne ; il pleurait en recevant de lord Byron une louange sincère, ou en contant ses misères de plébéien parvenu. Rien de plus charmant que ces effusions ; elles mettent d’abord les hommes sur un pied de paix, d’amitié ; ils quittent tout de suite leur attitude défensive et précautionnée ; ils voient qu’on se livre à eux, et, par contre-coup, ils se livrent ; l’épanchement a provoqué l’épanchement. Un instant après, on voyait jaillir chez Sheridan la verve impétueuse et étincelante ; l’esprit partait, petillait comme une fusillade ; il parlait seul, avec un éclat soutenu, une variété, un élan inépuisables, jusqu’à cinq heures du matin. Contre un tel besoin d’improviser, de jouir et de s’épancher, un homme est tenu de se mettre en garde ; la vie ne se mène point comme une fête ; elle est une lutte contre les autres et contre soi-même ; il faut y considérer l’avenir, se défier, s’approvisionner ; on n’y subsiste point sans des précautions de marchand et des calculs de bourgeois. Quand on soupe trop souvent, on finit par ne plus pouvoir dîner ; quand on a les poches percées, les écus s’écoulent ; rien de plus plat que cette vérité, mais elle est vraie. Les dettes s’accumulaient, l’estomac ne digérait plus. Il avait perdu sa place au Parlement, son théâtre avait brûlé ; les huissiers se succédaient, et les gens de loi avaient depuis longtemps pris possession de sa maison. À la fin, un recors arrêta le mourant dans son lit, voulut l’emmener dans ses couvertures, et ne lâcha prise que par crainte d’un procès : le médecin avait déclaré que le malade mourrait en route. Un journal fit honte aux grands seigneurs qui laissaient finir si misérablement un pareil homme ; ils accoururent et déposèrent leurs cartes à la porte. Au convoi, deux frères du roi, des ducs, des comtes, des évêques, les premiers personnages de l’Angleterre portèrent ou suivirent le corps. Singulier contraste, et qui montre en abrégé tout ce talent et toute cette vie : des lords à ses funérailles et des recors à son chevet.

Son théâtre y est conforme : tout y brille, mais le métal n’est pas tout à lui, ni du meilleur aloi. Ce sont des comédies de société, les plus amusantes qu’on ait jamais faites, mais ce ne sont guère que des comédies de société. Imaginez les demi-charges qu’on improvise vers onze heures du soir dans un salon où l’on est intime. Sa première pièce, les Rivaux, plus tard sa Duègne et son Critique, en regorgent et ne renferment guère que cela. Il y en a sur la voisine, mistress Malaprop, une sotte prétentieuse qui emploie les grands mots à tort et à travers, se sait bon gré de si bien placer les épitaphes devant les substantifs, et jure que sa nièce est aussi méchante qu’une allégorie sur les bords du Nil. Il y en a sur le voisin, M. Acres, un Fier-à-Bras improvisé, qui se laisse engager dans un duel, et, amené sur le terrain, pense à l’effet des balles, se représente le testament, l’enterrement, l’embaumement, et voudrait bien être au logis. Il y en a sur un domestique pataud et poltron, sur un père colérique et braillard, sur une jeune fille sentimentale et romanesque, sur un Irlandais duelliste et chatouilleux. Tout cela défile et se heurte sans trop d’ordre à travers les surprises d’une intrigue double, à force d’expédients et de rencontres, sans le gouvernement ample et régulier d’une idée maîtresse. Mais on a beau sentir le placage, l’entrain emporte tout ; on rit de bon cœur ; chaque scène détachée passe bouffonne et rapide ; on oublie que le valet pataud a des répliques aussi ingénieuses que Sheridan lui-même688, et que le gentilhomme irascible parle aussi bien que le plus élégant des écrivains689. Aussi bien l’inventeur est un écrivain ; si, par verve et par esprit de société, il a voulu divertir autrui et se divertir lui-même, il n’a pas oublié les intérêts de son talent et le soin de sa gloire. Il a du goût, il sent les finesses du style, le mérite d’une image nouvelle, d’une opposition frappante, d’une insinuation ingénieuse et calculée. Il a surtout de l’esprit, un prodigieux esprit de conversation, l’art de garder, de réveiller toujours l’attention, d’être mordant, divers, imprévu, de lancer la riposte, de mettre en relief la sottise, d’accumuler coup sur coup les saillies et les mots heureux. Enfin, il s’est formé depuis sa première pièce, il a acquis l’expérience du théâtre ; il travaille et rature ; il essaye ses diverses scènes, il les récrit, il les agence ; il veut que rien ne suspende l’intérêt, que nulle invraisemblance ne choque le spectateur, que sa comédie roule avec la précision, la sûreté, l’unité d’une belle machine. Il compose de bons mots, il les remplace par de meilleurs, il aiguise toutes ses railleries, il les serre comme un faisceau de dards, et met de sa main au dernier feuillet : « Fini, grâce à Dieu. —  Amen ! » — Il a raison, car l’œuvre lui a coûté de la peine ; il n’en fera pas une seconde. Ces sortes d’écrits, artificiels et condensés comme les satires de La Bruyère, ressemblent à une fiole ciselée, où l’auteur a distillé, sans en réserver rien, toute sa réflexion, toutes ses lectures et tout son esprit.

Qu’y a-t-il dans cette célèbre École de médisance ? Et comment a-t-il fait pour jeter sur cette comédie anglaise, qui allait s’éteignant chaque jour davantage, l’illumination d’un dernier succès ? Il a pris deux personnages de Fielding, Blifil et Tom Jones ; deux pièces de Molière, le Misanthrope et le Tartufe ; et de ces deux substances puissantes, condensées avec une dextérité admirable, il a fait un feu d’artifice le plus brillant qu’on ait jamais vu. Chez Molière, il n’y a qu’une médisante, Célimène ; les autres personnes ne sont là que pour lui fournir la réplique ; c’est bien assez d’une pareille moqueuse ; encore raille-t-elle avec une sorte de mesure, sans se presser, en vraie reine de salon qui a le temps de causer, qui se sait écoutée, qui s’écoute ; elle est femme du monde, elle garde le ton de la belle conversation ; même pour effacer l’âcreté, voici venir au milieu des médisances la raison calme, le discours sensé de l’aimable Éliante. Molière met en scène les méchancetés du monde et ne les grossit pas ; ici elles sont plutôt grossies que peintes : « Merci de ma vie ! dit sir Peter, une réputation tuée à chaque parole ! » En effet, ils sont féroces, et c’est une vraie curée ; même ils se salissent pour mieux outrager. Mistress Candour dit que « lord Buffalo a découvert milady dans une maison de renommée médiocre. » Elle ajoute qu’une veuve de « la rue voisine a guéri de son hydropisie et vient de retrouver ses formes d’une façon tout à fait surprenante690. » L’acharnement est si fort qu’ils descendent au rôle de bouffons. La plus élégante personne du salon, lady Teazle, montre ses dents pour singer une femme ridicule, tire sa bouche d’un côté, fait des grimaces. Nul arrêt, nul adoucissement ; les sarcasmes partent en fusillade. L’auteur en a fait provision, il faut bien qu’il les emploie. C’est lui qui parle par la bouche de chacun de ses personnages ; il leur donne à tous le même esprit, je veux dire son esprit, son ironie, son âpreté, sa vigueur pittoresque ; quels qu’ils soient, badauds, fats, vieilles filles, il n’importe ; il ne s’agit pour lui que d’éclater en une minute par vingt explosions. « Ne raillons pas : c’est ce que je répète constamment à ma cousine Ogle, et vous savez qu’elle se croit arbitre en fait de beauté. —  Très-justement, car elle possède elle-même une collection de traits empruntés à toutes les nations du monde. —  C’est vrai, elle a un front irlandais. —  Des cheveux écossais. —  Un nez hollandais. —  Des lèvres autrichiennes. —  Un teint d’Espagnole. —  Et des dents à la chinoise. —  Bref, sa figure ressemble à une table d’hôte de Spa, où il n’y a pas deux convives de la même nation. —  Ou bien à quelque congrès à la fin d’une guerre générale, dans lequel toutes les parties jusqu’à ses yeux semblent avoir des directions différentes, et où le nez et le menton semblent seuls disposés à se rencontrer691. —  Monsieur Surface, vous avez de mauvaises nouvelles de votre frère ; mais, pour moi, je ne l’ai jamais cru si déréglé qu’on le dit. Il a perdu tous ses amis, mais il n’y a personne dont les juifs disent autant de bien. —  Très-vrai, sur ma foi ! Si la juiverie pouvait élire, je crois que Charles serait alderman ; parole d’honneur, personne n’est plus populaire en cet endroit-là. J’apprends qu’il paye plus d’annuités que la tontine irlandaise, et que, toutes les fois qu’il est malade, ils font dire des prières pour sa guérison dans leurs synagogues. —  Et personne qui vive avec plus de splendeur. On m’a dit que, lorsqu’il invite ses amis, il se met à table avec une douzaine de ses cautions, qu’il a une vingtaine de marchands attendant dans son antichambre et un huissier derrière la chaise de chaque convive692. —  Monsieur Surface, je n’ai pas eu l’intention de vous blesser ; mais comptez là-dessus, votre frère est tout à fait coulé bas. —  Parole d’honneur, coulé aussi bas qu’un homme l’a jamais été ; il ne trouverait pas une guinée à emprunter. —  Tout est vendu dans son logis, tout ce qui était transportable. —  J’ai vu quelqu’un qui a été chez lui. Rien de laissé, sauf quelques bouteilles vides oubliées, et les portraits de famille, qui, je crois, sont enchâssés dans les lambris. —  Et j’ai eu aussi le chagrin d’entendre de mauvaises histoires contre lui. —  Oh ! il a fait beaucoup de vilaines choses, cela est certain. —  Mais pourtant, comme il est votre frère… —  Nous vous dirons tout à une autre occasion693. » Voilà comme il a acéré, multiplié, enfoncé jusqu’au vif les épigrammes mesurées de Molière. Mais est-il possible de s’ennuyer devant une décharge si bien nourrie de méchancetés et de bons mots ?

Pareillement, voyez le changement qu’entre ses mains a subi l’hypocrite. Sans doute, tout le grandiose du rôle a disparu : Joseph Surface ne porte plus, comme Tartufe, tout le poids de la comédie ; il n’a plus, comme son grand-père, un tempérament de cocher, une audace d’homme d’action, des façons de bedeau, une encolure de moine. Il est simplement égoïste et prudent ; s’il s’est engagé dans une intrigue, c’est un peu malgré lui ; il n’y tient qu’à demi, en jeune homme correct, bien habillé, passablement renté, assez timide et méticuleux de son naturel, de façons discrètes, et dépourvu de passions violentes ; tout est chez lui douceâtre et poli ; il est de son temps ; il ne fait pas étalage de religion, mais de morale ; c’est un gentleman à sentences, à beaux sentiments, disciple de Johnson ou de Rousseau, faiseur de phrases. Sur ce pauvre homme assez plat, il n’y a pas de quoi bâtir un drame ; et les grandes situations que Sheridan prend à Molière perdent la moitié de leur force en s’appuyant sur un si mesquin support. Mais comme la rapidité, l’abondance, le naturel des événements couvrent cette insuffisance ! comme l’adresse suffit à tout ! comme elle semble capable de suppléer à tout, même au génie ! comme le spectateur rit de voir Joseph pris dans son sanctuaire ainsi qu’un renard dans son terrier ; obligé de dissimuler la femme, puis de cacher le mari ; forcé de courir de l’un à l’autre, occupé à renfoncer l’une derrière son paravent et l’autre dans son cabinet ; réduit à se jeter dans ses propres piéges, à justifier ceux qu’il voudrait perdre, le mari aux yeux de la femme, le neveu aux yeux de l’oncle ; à perdre la seule personne qu’il tienne à justifier, j’entends le précieux et immaculé Joseph Surface ; à se trouver enfin ridicule, odieux, bafoué, confondu, en dépit de ses habiletés et justement par ses habiletés, coup sur coup, sans trêve ni remède ; à s’en aller, le pauvre renard, la queue basse, le pelage gâté, parmi les huées et les cris ! Et comme en même temps, tout à côté, les prises de bec de sir Peter et de sa femme, le souper, les chansons, la vente des portraits chez le prodigue viennent mettre une comédie dans la comédie, et renouveler l’intérêt en renouvelant l’attention ! On cesse de songer à l’atténuation des caractères, comme on a cessé de songer à l’altération de la vérité ; on se laisse emporter par la vivacité de l’action, comme on s’est laissé éblouir par le scintillement du dialogue ; on est charmé ; on bat des mains ; on se dit qu’au-dessous de la grande invention la verve et l’esprit sont les plus agréables dons du monde ; on les savoure à leur heure ; on trouve qu’ils ont aussi leur place dans le festin littéraire, et que, s’ils ne valent pas les mets substantiels, les vins francs et généreux du premier service, ils fournissent le dessert.

Ce dessert achevé, il faut sortir le table. Après Sheridan, nous en sortons tout de suite. Dorénavant la comédie languit, s’éteint ; il n’en reste plus que la farce, les Domestiques du grand ton, de Townley, les grotesques de George Colman, un précepteur, une vieille fille, des paysans avec leur accent local ; la caricature survit à la peinture, et le Punch fait rire encore lorsque l’âge des Reynolds et des Gainsborough est passé. Aujourd’hui, il n’y a pas en Europe de scène plus vide, et la bonne compagnie l’abandonne au peuple. C’est que la forme de société et d’esprit qui l’avait suscitée a disparu. Ce qui avait dressé le théâtre anglais de la Renaissance, c’était la vivacité et la surabondance de la conception prime-sautière, qui, incapable de s’étaler en raisonnements alignés ou de se formuler par des idées philosophiques, ne trouvait son expression naturelle qu’en des actions mimées et en des personnages parlants. Ce qui avait alimenté la comédie anglaise du dix-septième siècle, c’étaient les besoins de la société polie, qui, habituée aux représentations de la cour et aux parades du monde, allait chercher sur la scène la peinture de ses entretiens et de ses salons. Avec la chute de la cour et avec l’arrêt de l’invention mimique, le vrai drame et la vraie comédie disparaissent ; ils passent de la scène dans les livres. C’est qu’aujourd’hui on ne vit plus en public à la façon des ducs brodés de Louis XIV et de Charles II, mais en famille ou devant une table de travail ; le roman remplace le théâtre en même temps que la vie bourgeoise succède à la vie de cour.

Chapitre II.
Dryden. §

I. Débuts de Dryden. —  Fin de l’âge poétique. —  Cause des décadences et des renaissances littéraires.

II. Sa famille. —  Son éducation. —  Ses études. —  Ses lectures. —  Ses habitudes. —  Sa situation. —  Son caractère. —  Son public. —  Ses amitiés. —  Ses querelles. —  Concordance de sa vie et de son talent.

III. Les théâtres rouverts et transformés. —  Le nouveau public et le goût nouveau. —  Théories dramatiques de Dryden. —  Son jugement sur l’ancien théâtre anglais. —  Son jugement sur le nouveau théâtre français. —  Son œuvre composite. —  Disparates de son théâtre. —  L’Amour tyrannique. —  Grossièretés de ses personnages. —  L’Empereur de l’Inde, Aurengzèbe, Almanzor.

IV. Style de ce théâtre. —  Le vers rimé. —  La diction fleurie. —  Les tirades pédantesques. —  Désaccord du style classique et des événements romantiques. —  Comment Dryden reprend et gâte les inventions de Shakspeare et de Milton. —  Pourquoi ce drame n’a pas abouti.

V. Mérites de ce drame. —  Personnages d’Antoine et de don Sébastien. —  Otway. —  Sa vie. —  Ses œuvres. —  L’Orpheline, Venise sauvée.

VI. Dryden écrivain. —  Espèce, portée, limites de son esprit. —  Sa maladresse dans la flatterie et les gravelures. —  Sa pesanteur dans la dissertation et la discussion. —  Sa vigueur et son honnêteté foncière.

VII. Comment la littérature en Angleterre a son emploi dans la politique et la religion. —  Poëmes politiques de Dryden : Absalon et Achitophel, la Médaille. —  Poëmes religieux de Dryden : Religio Laici, la Biche et la Panthère. —  Âpreté et virulence de ces poëmes. —  Mac Flecnoe.

VIII. Apparition de l’art d’écrire. —  Différence entre la forme d’esprit de l’âge artistique et la forme d’esprit de l’âge classique. —  Procédés de Dryden. —  La diction soutenue et oratoire.

IX. Manque d’idées générales en cet âge et dans cet esprit. —  Ses traductions. —  Ses remaniements. —  Ses imitations. —  Ses contes et ses épîtres. —  Ses défauts. —  Ses mérites. —  Sérieux de son caractère, élans de son inspiration, accès d’éloquence poétique. —  Ode pour la fête de sainte Cécile.

X. Fin de Dryden. —  Ses misères. —  Sa pauvreté. —  En quoi son œuvre est incomplète. —  Sa mort.

La comédie nous a emmenés bien loin ; il faut revenir, considérer les autres genres. Au centre du grand courant se meut un esprit supérieur. Dans l’histoire de ce talent, on verra l’histoire de l’esprit anglais classique, sa structure, ses lacunes et ses puissances, sa formation et son développement.

I §

Il s’agit d’un jeune homme, lord Hastings, mort à dix-neuf ans de la petite vérole.

Son corps était un orbe, et son âme sublime — se mouvait autour des pôles de la vertu et du savoir… —  Viens, docte Ptolémée, et essaye — de mesurer la hauteur de ce héros… —  Les pustules gonflées d’orgueil qui bourgeonnaient à travers sa chair, —  comme des boutons de roses, s’enfonçaient dans sa peau de lis. —  Chaque petite rougeur avait une larme en elle — pour pleurer la faute que commettait sa naissance ; —  ou bien étaient-ce des diamants envoyés pour orner sa peau, —  sa peau, le coffret d’une âme intérieure plus riche encore ? —  Il n’y eut pas besoin de comète pour prédire ce changement, —  puisque son cadavre pouvait passer pour une constellation694 !

C’est par ces belles choses que débuta Dryden, le plus grand poëte de l’âge classique en Angleterre.

De telles énormités indiquent la fin d’un âge littéraire. L’excès de la sottise en poésie, comme l’excès de l’injustice en politique, amène et prédit les révolutions. La Renaissance, effrénée et inventive, avait livré les esprits aux fougues et aux caprices de l’imagination, aux bizarreries, aux curiosités, aux dévergondages de la verve qui ne se soucie que de se satisfaire, qui éclate en singularités, qui a besoin de nouveautés, et qui aime l’audace et l’extravagance, comme la raison aime la justesse et la vérité. Le génie éteint, resta la folie ; l’inspiration ôtée, on n’eut plus que l’absurdité. Jadis le désordre et l’élan intérieur produisaient et excusaient les concetti et les écarts ; désormais on les fit à froid, par calcul et sans excuse. Ils exprimaient jadis l’état de l’esprit, désormais ils le démentirent. Ainsi s’accomplissent les révolutions littéraires. La forme, qui n’est plus inventée ni spontanée, mais imitée et transmise, survit à l’esprit passé qui l’a faite, et contredit l’esprit présent qui la défait. Cette lutte préalable et cette transformation progressive composent la vie de Dryden, et expliquent son impuissance et ses chutes, son talent et son succès.

II §

Ses commencements font un contraste frappant avec ceux des poëtes de la Renaissance, acteurs, vagabonds, soldats, qui dès l’abord roulaient dans tous les contrastes et toutes les misères de la vie active. Il naquit vers 1631, d’une bonne famille : son grand-père et son oncle étaient barons ; sir Gilbert Pickering, son parent, fut chevalier, député, membre sous Cromwell du conseil des vingt et un, l’un des grands officiers de la nouvelle cour. Dryden fut élevé dans une excellente école, chez le docteur Busby, alors célèbre ; il passa ensuite quatre ans à Cambridge. Ayant hérité, par la mort de son père, d’un petit domaine, il n’usa de sa liberté et de sa fortune que pour persister dans sa vie studieuse, et s’enferma à l’université trois ans encore. Vous voyez ici les habitudes régulières d’une famille honorable et aisée, la discipline d’une éducation suivie et solide, le goût des études classiques et complètes. De telles circonstances annonçaient et préparaient non un artiste, mais un écrivain.

Je trouve les mêmes inclinations et les mêmes signes dans le reste de sa vie privée ou publique. Il passe régulièrement sa matinée à écrire ou à lire, puis dîne en famille. Ses lectures sont d’un homme instruit et d’un esprit critique, qui songe peu à se divertir où à s’enflammer, mais qui apprend et qui juge : Virgile, Ovide, Horace, Juvénal, Perse, voilà ses auteurs favoris ; il en traduit plusieurs, il a leurs noms sans cesse sous la plume ; il discute leurs opinions et leur mérite, il se nourrit de cette raison que les habitudes oratoires ont imprimée dans toutes les œuvres de l’esprit romain. Il est familier avec les nouvelles lettres françaises, héritières des latines, avec Corneille et Racine, avec Boileau, Rapin et Bossu ; il raisonne avec eux, souvent d’après eux, écrit avec réflexion, et ne manque guère d’arranger quelque bonne théorie pour justifier chacune de ses nouvelles pièces. Sauf quelques inexactitudes, il connaît fort bien la littérature de sa nation, marque aux auteurs leur rang, classe les genres, remonte jusqu’au vieux Chaucer, qu’il traduit et rajeunit. Ainsi muni, il va s’asseoir l’après-midi au café de Will, qui est le grand rendez-vous littéraire ; les jeunes poëtes, les étudiants qui sortent de l’université, les amateurs de style se pressent autour de sa chaise, qui est soigneusement placée l’été près du balcon, l’hiver au coin de la cheminée, heureux d’un mot, d’une prise de tabac respectueusement puisée dans sa docte tabatière. C’est qu’en effet il est le roi du goût et l’arbitre des lettres ; il juge les nouveautés, la dernière tragédie de Racine, une lourde épopée de Blackmore, les premières odes de Swift, un peu vaniteux, louant ses propres écrits jusqu’à dire « qu’on n’a jamais composé et qu’on ne composera jamais une plus belle ode » que sa pièce sur la fête d’Alexandre, mais communicatif, aimant ce renouvellement d’idées que la discussion ne manque jamais de produire, capable de souffrir la contradiction et de donner raison à son adversaire. Ces mœurs montrent que la littérature est devenue une œuvre d’étude, non d’inspiration, un emploi du goût, non de l’enthousiasme, une source de distractions, non d’émotions.

Son public, ses amitiés, ses actions, ses luttes aboutissent au même effet. Il vécut parmi les grands et les gens de cour, dans la société de mœurs artificielles et de langage calculé. Il avait épousé la fille de Thomas, comte de Berkshire ; il fut historiographe, puis poëte lauréat. Il voyait fréquemment le roi et les princes. Il adressait chacune de ses œuvres à un seigneur dans une préface louangeuse écrite en style de domestique, et qui témoignait d’un commerce intime avec les grands. Il recevait une bourse d’or pour chaque dédicace, allait remercier, introduisait les uns sous des noms déguisés dans son Essai sur le Drame, écrivait des introductions pour les œuvres des autres, les appelait Mécène, Tibulle ou Pollion, discutait avec eux les œuvres et les opinions littéraires. L’établissement d’une cour avait amené la conversation, la vanité, l’obligation de paraître lettré et d’avoir bon goût, toutes les habitudes de salon qui sont les sources de la littérature classique, et qui enseignent aux hommes l’art de bien parler695. D’autre part, les lettres, rapprochées du monde, entraient dans les affaires du monde, et d’abord dans les petites disputes privées. Pendant que les gens de lettres apprennent à saluer, les gens de cour apprennent à écrire. Bientôt ils se mêlent, et naturellement ils se battent. Le duc de Buckingham écrit une parodie de Dryden, le Rehearsal, et prend une peine infinie pour faire attraper au principal acteur le ton et les gestes de son ennemi. Plus tard Rochester entre en guerre avec le poëte, soutient Settle contre lui, et loue une bande de coquins pour lui donner des coups de bâton. Dryden eut, outre cela, des querelles contre Shadwell et une foule d’autres, puis à la fin contre Blackmore et Jeremy Collier. Pour comble, il entra dans le conflit des partis politiques et des sectes religieuses, combattit pour les tories et les anglicans, puis pour les catholiques, écrivit la Médaille, Absalon et Achitophel contre les whigs, la Religio Laici contre les dissidents et les papistes, puis la Biche et la Panthère pour le roi Jacques II, avec la logique d’un homme de controverse et l’âpreté d’un homme de parti. Il y a bien loin de cette vie militante et raisonneuse aux rêveries et au détachement d’un vrai poëte. De telles circonstances enseignent l’art d’écrire clairement et solidement, le discours méthodique et suivi, le style exact et fort, la plaisanterie et la réfutation, l’éloquence et la satire ; car ces dons sont nécessaires pour se faire écouter ou se faire croire, et l’esprit entre de force dans une voie, quand cette voie est la seule qui le conduise à son but. Celui-ci y entrait de lui-même. Dès sa seconde pièce696, l’abondance des idées serrées, l’énergie et la liaison oratoire, la simplicité, le sérieux, le souffle héroïque et romain annoncent un génie classique, parent non de Shakspeare, mais de Corneille, capable non de drames, mais de discours.

III §

Et cependant dès l’abord, il se donna au drame ; il en fit vingt-sept, et signa un traité avec les acteurs du Théâtre du Roi pour leur en fournir trois par an. Le théâtre, interdit sous la république, venait de se rouvrir avec une magnificence et un succès extraordinaires. Les décorations enrichies et devenues mobiles, les rôles de femmes joués non plus par de jeunes garçons, mais par des femmes, l’éclairage splendide et nouveau des bougies, les machines, la popularité récente des acteurs qui devenaient les héros de la mode, l’importance scandaleuse des actrices, qui devenaient les maîtresses des grands seigneurs et du roi, l’exemple de la cour et l’imitation de la France attiraient les spectateurs en foule. La soif du plaisir, longtemps comprimée, débordait. On se dédommageait de la longue abstinence imposée par les puritains fanatiques ; les yeux et les oreilles, dégoûtés des visages moroses, de la prononciation nasale, des éjaculations officielles sur le péché et la damnation, se rassasiaient de la douceur des chants, du chatoiement des étoffes, de la séduction des danses voluptueuses. On voulait jouir, et jouir d’une façon nouvelle ; car un nouveau monde, celui des courtisans et des oisifs, s’était formé. L’abolition des tenures féodales, l’augmentation énorme du commerce et de la richesse, l’affluence des propriétaires, qui mettaient des fermiers à leur place et venaient à Londres pour goûter les plaisirs de la ville et chercher les faveurs du roi, avaient installé au sommet de la société, ici comme en France, la classe, l’autorité, les mœurs et les goûts des gens du monde, hommes de salons et de loisir, amateurs de plaisir, de conversation, d’esprit et de savoir-vivre, occupés de la pièce en vogue moins pour se divertir que pour la juger. Ainsi se bâtit le théâtre de Dryden ; le poëte, avide de gloire et pressé d’argent, y trouvait l’argent avec la gloire, et innovait à demi, à grand renfort de théories et de préfaces, s’écartant de l’ancien drame anglais, s’approchant de la nouvelle tragédie française, essayant un compromis entre l’éloquence classique et la vérité romantique, s’accommodant tant bien que mal au nouveau public qui le payait et l’acclamait.

« La langue, la conversation et l’esprit697, dit-il, se sont perfectionnés depuis le siècle dernier », ce qui a fait découvrir dans les anciens poëtes beaucoup de fautes, et a introduit un genre de drame nouveau. « Qu’un homme sachant l’anglais lise attentivement les œuvres de Shakspeare et de Fletcher, j’ose affirmer qu’il trouvera à chaque page, soit quelque solécisme de langue, soit quelque manque de sens notable. La plupart de leurs fables sont composées avec une histoire ridicule et incohérente. Beaucoup de pièces de Shakspeare sont fondées sur des impossibilités, ou du moins si bassement écrites, que la partie comique n’excite point notre rire, ni la partie sérieuse notre intérêt. Je montrerais aisément que notre Fletcher si admiré n’entendait ni l’art de bien nouer une intrigue, ni ce qu’on appelle les bienséances du théâtre. Par exemple, son Philaster blesse sa maîtresse sur le théâtre ; son Berger commet deux fois la même brutalité698. » Nulle part il ne garde aux rois la dignité royale. D’ailleurs l’action est chez eux toute barbare. Ils mettent des batailles sur le théâtre : ils transportent en un instant la scène à vingt ans ou à cinq cents lieues de distance, et vingt fois de suite en un acte ; ils entassent ensemble trois ou quatre actions différentes, surtout dans les drames historiques. Mais c’est par le style qu’ils pêchent le plus. « Dans Shakspeare, beaucoup de mots et encore plus de phrases sont à peine intelligibles, et de celles que nous entendons, quelques-unes sont contre la grammaire, d’autres grossières, et tout son style est tellement surchargé d’expressions figurées qu’il est aussi affecté qu’obscur699. » Ben Jonson lui-même a souvent de mauvaises constructions, des redondances, des barbarismes. « L’art de bien placer les mots pour la douceur de la prononciation a été inconnu jusqu’au moment où M. Waller l’introduisit700. » Enfin tous descendent jusqu’aux calembours, aux expressions populacières et basses. « C’est que, outre le manque de savoir et d’éducation, ils n’avaient pas le bonheur d’entendre la bonne conversation. Il y avait dans leur siècle moins de galanterie que dans le nôtre. Les gentilshommes aujourd’hui veulent qu’on les divertisse en leur montrant leurs propres ridicules. Ils veulent bien accorder que votre compère Jean et votre compère Jacques parlent selon leur état ; mais ils ne s’amusent point de leurs pots à bière et de leurs guenilles701. » C’est pour eux maintenant qu’on doit écrire, et surtout pour les plus instruits702 ; car ce n’est pas assez d’avoir de l’esprit ou d’aimer la tragédie pour être bon juge : il faut encore posséder une solide science et une haute raison, connaître Aristote, Horace, Longin, et prononcer d’après leurs règles. Ces règles, fondées sur l’observation et la logique, ordonnent qu’il n’y ait qu’une action, que cette action ait un commencement, un milieu et une fin, que ses parties dérivent naturellement l’une de l’autre, qu’elle excite la terreur et la pitié de manière à nous instruire et à nous améliorer, que les caractères soient distincts, suivis, conformes à la tradition ou au dessein du poëte703. —  Telle sera, dit Dryden, la nouvelle tragédie, fort voisine, ce semble, de la tragédie française, d’autant plus qu’il cite ici Bossu et Rapin comme s’il les prenait pour précepteurs.

Elle en diffère néanmoins, et Dryden704 énumère tout ce qu’un parterre anglais peut blâmer chez nous. —  Les Français, dit-il, n’ont point de caractères vraiment comiques : à peine si Corneille en a mis un dans son Menteur ; tous leurs personnages se ressemblent, ce sont des êtres effacés, sans originalité distinctive. Le Menteur, quoique bien traduit et bien joué, a paru plat aux Anglais et fort au-dessous des caractères de Fletcher et de Ben Jonson. Pareillement leurs intrigues sont trop maigres, trop réduites à une action unique et privées de l’accompagnement des petites actions secondaires. D’ailleurs ils parlent au lieu d’agir. « Cinna, Pompée ne sont point des tragédies, mais de longs discours sur la raison d’État, et Polyeucte, en matière de religion, est aussi solennel qu’un long point d’orgue dans un motet. Quand le cardinal Richelieu réforma le théâtre français, on y introduisit ces harangues pour l’accommoder à la gravité d’un prélat… Je ne nie pas que cela ne puisse convenir à l’humeur des Français ; nous qui sommes plus moroses, nous venons au théâtre pour être divertis ; eux qui sont d’un tempérament gai et léger y viennent pour se rendre plus sérieux705. » Quant aux tumultes et aux combats, qu’en France on rejette derrière la scène, « il y a une sorte d’âpreté farouche dans le caractère de nos compatriotes qui les réclame et fait qu’ils ne peuvent s’en passer. » Aussi bien les Français, à force de s’embarrasser dans ces scrupules706, et de se confiner dans leurs unités et dans leurs règles, ont ôté l’action de leur théâtre, et se sont réduits à une monotonie et à une sécheresse insupportables. Ils manquent d’invention, de naturel, de variété, d’abondance. « Ils se contentent d’être maigrement réguliers. Leur langue affaiblie s’est trop raffinée, et, comme l’or pur, elle plie à tous les chocs ; notre vigoureux anglais n’obéit pas encore à l’art, mais il est plus propre aux pensées viriles, et son alliage l’a fortifié707. » Qu’on raille tant qu’on voudra Fletcher et Shakspeare, « il y a dans leur style une imagination plus mâle et un plus grand souffle que dans aucun des Français708. »

Quoique excessive, cette critique est bonne, et c’est parce qu’elle est bonne que je me défie des œuvres qu’elle va produire. Il est dangereux pour un artiste d’être excellent théoricien ; l’esprit qui crée s’accommode mal avec l’esprit qui juge ; celui qui, tranquillement assis sur le bord, disserte et compare, n’est guère capable de se lancer droit et audacieusement dans la mer orageuse de l’invention. Ajoutez que Dryden se tient trop dans le juste milieu des tempéraments ; les artistes originaux aiment uniquement et injustement une certaine idée et un certain monde ; le reste disparaît à leurs yeux ; enfermés dans une portion de l’art, ils nient ou raillent l’autre ; c’est parce qu’ils sont bornés qu’ils sont forts. On voit d’avance que Dryden, poussé d’un côté par son esprit anglais, sera tiré d’un autre par ses règles françaises, que tour à tour il osera et se contiendra à moitié, qu’en fait de mérite il atteindra la médiocrité, c’est-à-dire la platitude, qu’en matière de défauts il tombera dans les disparates, c’est-à-dire dans les absurdités. Tout art original est réglé par lui-même, et nul art original ne peut être réglé par un autre ; il porte en lui-même son contre-poids et ne reçoit pas de contre-poids d’autrui ; il forme un tout inviolable : c’est un être animé qui vit de son propre sang, et qui languit ou meurt, si on lui ôte une partie de son sang pour le remplacer par du sang étranger. L’imagination de Shakspeare ne peut être guidée par la raison de Racine, et la raison de Racine ne peut être exaltée par l’imagination de Shakspeare ; chacune est bien en soi et exclut sa rivale : c’est faire un bâtard, un malade et un monstre, que de les mêler. Le désordre, l’action violente et brusque, les crudités, l’horreur, la profondeur, la vérité, l’imitation exacte du réel et l’élan effréné des passions folles, tous les traits de Shakspeare se conviennent. L’ordre, la mesure, l’éloquence, la finesse aristocratique, la politesse mondaine, la peinture exquise de la délicatesse et de la vertu, tous les traits de Racine se conviennent. C’est détruire l’un que de l’atténuer, c’est détruire l’autre que de l’enflammer. Tout leur être et toute leur beauté consistent dans l’accord de leurs parties : renverser cet accord, c’est abolir leur être et leur beauté. Pour produire, il faut inventer une conception personnelle et conséquente ; il ne faut pas mêler deux conceptions étrangères et opposées : Dryden n’a pas fait ce qu’il fallait, et a fait ce qu’il ne fallait pas.

Il avait d’ailleurs le pire des publics, débauché et frivole, dépourvu d’un goût personnel, égaré à travers les souvenirs confus de la littérature nationale et les imitations déformées des littératures étrangères ne demandant au théâtre que la volupté des sens ou l’amusement de la curiosité. Au fond, le drame, comme toute œuvre d’art, ne fait que rendre sensible une idée profonde de l’homme et de la vie ; il y a une philosophie cachée sous ses enroulements et sous ses violences, et le public doit être capable de la comprendre comme le poëte de la trouver. Il faut que l’auditeur ait réfléchi ou senti avec énergie ou délicatesse pour entendre des pensées énergiques ou délicates, et jamais Hamlet ou Iphigénie ne toucheront un viveur vulgaire ou un coureur d’argent. Le personnage qui pleure sur la scène ne fait que renouveler nos propres larmes ; notre intérêt n’est que de la sympathie, et le drame est comme une conscience extérieure qui nous avertit de ce que nous sommes, de ce que nous aimons et de ce que nous avons senti. De quoi le drame aurait-il averti des joueurs comme Saint-Albans, des ivrognes comme Rochester, des prostituées comme lady Castlemaine, de vieux enfants comme Charles II ? Quels spectateurs que des épicuriens grossiers incapables même de décence feinte, amateurs de volupté brutale, barbares dans leurs jeux, orduriers dans leurs paroles, dépourvus d’honneur, d’humanité, de politesse, et qui faisaient de la cour un mauvais lieu ! Des décorations splendides, des changements à vue, le tapage des grands vers et des sentiments forcés, l’apparence de quelques règles apportées de Paris, voilà la pâture naturelle de leur vanité et de leur sottise, et voilà le théâtre de la Restauration anglaise.

Je prends l’une de ces tragédies, fort célèbre alors, l’Amour tyrannique ou la Royale Martyre. Beau titre et propre à faire fracas. La royale martyre est sainte Catherine, princesse royale à ce qu’il paraît, amenée au tyran Maximin. Elle confesse sa foi, et on lui lâche un philosophe païen, Apollonius, pour la réfuter. « Prêtre, lui dit Maximin, pourquoi restes-tu muet ? Tu vis du ciel, tu dois disputer709. » Encouragé, il dispute ; mais sainte Catherine argumente vigoureusement : « La raison combat contre votre chère religion, —  car plusieurs dieux feraient plusieurs infinis ; —  ceci était connu des premiers philosophes, —  qui sous différents noms n’en adoraient qu’un seul, —  quoique vos vains poëtes se soient ensuite trompés — en faisant un dieu de chaque attribut. » Apollonius se gratte un peu l’oreille, et finit par répondre qu’il y a de grandes vérités et de bonnes règles morales dans le paganisme. La pieuse logicienne lui répond aussitôt : « Alors que toute la dispute se réduise — à comparer ces règles et le christianisme ! » Désarçonné, Apollonius se convertit à l’instant même, injurie le prince, qui, trouvant sainte Catherine fort belle, se sent amoureux tout d’un coup et fait des calembours : « Absent, je puis ordonner son martyre ; —  mais un regard de plus, et le martyr sera moi710. »

Dans cet embarras, il envoie un grand officier pour déclarer son amour à sainte Catherine ; le grand officier cite et loue les dieux d’Épicure : à l’instant, la sainte établit la doctrine des causes finales, qui renverse celles des atomes. Maximin arrive lui-même et lui dit « que si elle continue à repousser sa flamme il la fera périr dans d’autres flammes711. » Là-dessus elle le tutoie, le brave, l’appelle esclave et s’en va. Touché de ces procédés, il veut l’épouser légitimement, et pour cela répudie sa femme. Cependant, afin de n’omettre aucun expédient, il emploie un magicien qui fait des conjurations (sur le théâtre), évoque les esprits infernaux, et amène une ronde de petits Amours : ceux-ci dansent et chantent des chansons voluptueuses autour du lit de sainte Catherine. Son ange gardien survient et les chasse. Pour dernière ressource, Maximin fait mettre une roue sur le théâtre pour y exposer sainte Catherine et sa mère. Au moment où l’on déshabille la sainte, un ange pudique descend fort à propos et casse la roue ; après quoi, on les emmène et on leur coupe le cou dans la coulisse. Joignez à ces belles inventions une double intrigue, l’amour de Valéria, fille de Maximin, pour Porphyrius, général des prétoriens, celui de Porphyrius pour Bérénice, femme de Maximin, puis une catastrophe subite, trois morts, et le règne des honnêtes gens qui s’épousent et se disent des politesses. Telle est cette tragédie, qui se dit française, et la plupart des autres sont semblables. Dans la Reine Vierge, dans le Mariage à la mode, dans Aurengzèbe, dans l’Empereur de l’Inde, et surtout dans la Conquête de Grenade, tout est extravagant. On se taille en pièces, on prend des villes, on se poignarde, et on déclame de tout son gosier. Ces drames ont justement la vérité, et le naturel d’un libretto d’opéra. Les incantations y abondent ; un esprit apparaît dans Montezuma et déclare que les dieux indiens s’en vont. Les ballets s’y trouvent ; Vasquez et Pizarre, assis dans une jolie grotte, regardent en conquérants les danses des Indiennes, qui folâtrent voluptueusement autour d’eux. Les scènes de Lulli n’y manquent pas : Alméria, comme Armide, arrive pour tuer Cortez endormi, et tout d’un coup se prend d’amour pour lui. Encore les libretti d’opéra n’ont-ils pas de disparates ; ils évitent tout ce qui pourrait choquer l’imagination ou les yeux ; ils sont faits pour des gens de goût qui fuient toute laideur et toute lourdeur. Ici croiriez-vous bien qu’on donne la torture à Montézuma sur le théâtre, et que pour comble un prêtre pendant ce temps dispute avec lui712 ? Je reconnais dans cette pédanterie atroce les beaux cavaliers du temps, logiciens et bourreaux, qui se nourrissaient de controverse, et par plaisir allaient voir les supplices des puritains. Je reconnais derrière ces cascades d’invraisemblances et d’aventures les courtisans puérils et blasés qui, alourdis par le vin, ne sentaient plus les discordances, et dont les nerfs ne remuaient que par le choc des surprises et la barbarie des événements.

Entrons plus avant. Dryden veut mettre dans son théâtre les beautés de la tragédie française, et d’abord la noblesse des sentiments ; Est-ce assez de copier, comme il fait, des phrases chevaleresques ? Il s’en faut de tout un monde, car il faut tout un monde pour former des âmes nobles. La vertu chez nos tragiques est fondée sur la raison, sur la religion, sur l’éducation, sur la philosophie. Leurs personnages ont cette justesse d’esprit, cette netteté de logique, cette élévation de jugement qui instituent dans l’homme des maximes arrêtées et l’empire de soi. On aperçoit dans leur voisinage les doctrines de Bossuet et de Descartes ; la réflexion aide en eux la conscience ; l’habitude du monde y joint le tact et la finesse. La fuite des actions violentes et des horreurs physiques, la proportion et l’ordre de la fable, l’art de déguiser ou d’éviter les êtres grossiers ou trop bas, la perfection continue du style le plus mesuré et le plus noble, tout contribue à porter la scène dans une région sublime, et nous croyons à des âmes plus hautes en les voyant dans un air plus pur. Dans Dryden, peut-on y croire ? Les personnages atroces ou infâmes viennent à chaque instant par leurs crudités nous rabattre dans leur fange. Maximin, ayant poignardé Placidius, s’assied sur son corps, le poignarde deux fois encore, et dit aux gardes : « Amenez-moi l’impératrice et Porphyrius morts ; je veux braver le ciel une tête dans chaque main713. » Nourmahal, repoussée par le fils de son mari, insiste quatre fois avec l’indécente pédanterie que voici : « Pourquoi ces scrupules contre un plaisir où la nature rassemble toutes ses joies en une seule ? La promiscuité dans l’amour est la loi générale. Quels qu’aient été les premiers amants, un frère et une sœur furent le second couple714. » À l’instant l’illusion s’en va ; on se croyait dans un salon de nobles personnages, on y trouve une prostituée folle et un sauvage ivre. Levez les masques : les autres ne valent guère mieux. Alméria, à qui l’on offre une couronne, répond insolemment : « Je la prends non comme donnée par vous, mais comme due à mon mérite et à ma beauté715. » Indamora, à qui un vieux courtisan fait une déclaration d’amour, lui dit son fait avec une gloriole de parvenue et une grossièreté de servante : « Quand je ne serais pas reine, avez-vous pesé ma beauté, ma jeunesse qui est dans sa fleur, et votre vieillesse qui est dans sa décrépitude716 ? » Nulle d’entre ces héroïnes ne sait se conduire ; elles prennent l’impertinence pour la dignité, la sensualité pour la tendresse ; elles ont des abandons de courtisane, des jalousies de grisette, des petitesses de bourgeoise et des injures de harengère. Quant aux héros, ce sont les plus déplaisants des Fier-à-Bras. Léonidas, d’abord reconnu pour prince héréditaire, puis tout d’un coup abandonné, se console par cette réflexion modeste : « Il est vrai, je suis seul ; mais Dieu l’était aussi avant de faire le monde, et il était mieux servi par lui-même que par la nature717. » Parlerai-je du plus grand sonneur de fanfares, Almanzor, peint, dit Dryden lui-même, d’après Artaban, redresseur de torts, pourfendeur de bataillons, destructeur de monarchies718 ? Ce ne sont que sentiments chargés, dévouements improvisés, générosités exagérées, emphase ronflante de chevalerie maladroite ; au fond, les personnages sont des rustres et des barbares qui ont essayé de s’affubler de l’honneur français et de la politesse mondaine. Et telle est en effet cette cour : elle imite celle de Louis XIV comme un faiseur d’enseignes copie un peintre. Elle n’a ni goût ni délicatesse, et s’en veut donner l’extérieur. Des entremetteurs et des dévergondées, des courtisans spadassins ou bourreaux qui vont voir éventrer Harrison ou qui mutilent Coventry, des filles d’honneur qui accouchent au bal, ou vendent aux planteurs les condamnés qu’on leur livre, un palais plein de chiens qui aboient et de joueurs qui crient, un roi qui en public lutte de gros mots avec ses maîtresses en chemise719, voilà cet illustre monde ; ils n’ont pris des façons françaises que le costume, et des sentiments nobles que les grands mots.

IV §

Le second point digne d’imitation dans la tragédie classique est le style. À la vérité Dryden épure et éclaircit le sien en introduisant le raisonnement serré et les mots exacts. Il y a chez lui des disputes oratoires comme dans Corneille, des répliques lancées coup sur coup, symétriques, et comme un duel d’arguments. Il y a des maximes vigoureusement ramassées dans l’enceinte d’un vers unique, des distinctions, des développements, et tout l’art des bonnes plaidoiries. Il y a d’heureuses antithèses, des épithètes d’ornement, de belles comparaisons travaillées, et tous les artifices de l’esprit littéraire. Et ce qu’il y a de plus frappant, c’est qu’il abandonne le vers dramatique et national, qui est sans rime, ainsi que le mélange de prose et de vers commun à tous les anciens poëtes, pour rimer toute sa tragédie à la française, croyant inventer ainsi un nouveau genre, qu’il nomme heroic play. Mais, dans cette transformation, le bon périt, le mauvais reste. Car remarquez que la rime est chose différente chez des races différentes. Pour un Anglais elle ressemble à un chant, et le transporte à l’instant dans un monde idéal ou féerique. Pour un Français, elle n’est qu’une convention ou une convenance, et le transporte à l’instant dans une antichambre ou un salon ; pour lui, c’est un costume d’ornement et rien qu’un costume ; s’il gêne la prose il l’anoblit ; il impose le respect, non l’enthousiasme et change le style roturier en style titré. D’ailleurs, dans nos vers aristocratiques tout se tient. Toute pédanterie, tout appareil de logique en est exclu ; rien de plus désagréable que la rouille scolastique à des gens bien élevés et délicats. Les images y sont rares, toujours soutenues ; la poésie audacieuse, la vraie fantaisie, n’y ont point de place ; ses éclats et ses écarts dérangeraient la politesse et le train régulier du monde. Les mots propres, le relief des expressions franches ne s’y trouvent pas ; les termes généraux, toujours un peu effacés, conviennent bien mieux aux ménagements et aux finesses de la société choisie. Contre toutes ces règles, Dryden vient se heurter lourdement. Sa rime, pour les oreilles d’un Anglais, écarte à l’instant toute illusion théâtrale ; on sent que les personnages qui parlent ainsi sont des mannequins sonores ; il avoue lui-même que sa tragédie héroïque ne fait que mettre en scène des poëmes chevaleresques comme ceux de l’Arioste et de Spenser.

Des élans poétiques achèvent de ruiner toute vraisemblance. Reconnaissez-vous l’accent du drame dans cette comparaison d’épopée ? « Comme une belle tulipe opprimée par l’orage, —  frissonnante, se ferme, et plie ses bras de soie pour s’endormir, —  se courbe sous l’ouragan, toute pâle, et presque morte, —  pendant que le vent sonore chante autour de sa tête courbée, —  ainsi disparaît votre beauté voilée720. » — Quelle singulière entrée que ces concetti de Cortez qui débarque ! « Dans quel climat fortuné sommes-nous jetés, —  si longtemps caché, si récemment connu, —  comme si notre vieux monde s’était écarté par pudeur, —  pour venir ici secrètement accoucher d’un nouvel univers721 ? » Jugez combien ces plaques de couleur font contraste sur le sobre dessin de la dissertation française. Ici les amoureux font assaut de métaphores. Là, un amant, pour vanter les beautés de sa maîtresse, dit que « des cœurs sanglants gisent palpitants dans sa main722. » À chaque page, des mots crus ou bas viennent salir la régularité du style noble. La pesante logique s’étale carrément dans les discours des princesses : « Deux si, dit Lyndaxara, font à peine une possibilité723. » Dryden met son bonnet de gradué sur la tête de ces pauvres femmes. Ni lui ni ses personnages ne sont des gens bien élevés, maîtres de leur style ; ils n’ont pris aux Français que le gros appareil du barreau et de l’école : ils ont laissé là l’éloquence unie, la diction modérée, l’élégance et la finesse. Tout à l’heure la grossièreté licencieuse de la Restauration perçait à travers le masque des beaux sentiments dont elle se couvrait ; maintenant la rude imagination anglaise a crevé le moule oratoire où elle tâchait de s’enfermer.

Retournons le tableau. Dryden veut garder le fond du vieux drame anglais, et conserve l’abondance des événements, la variété des intrigues, l’imprévu des accidents et la représentation physique des actions sanglantes ou violentes. Il tue autant que Shakspeare. Par malheur, tous les poëtes n’ont pas le droit de tuer. Quand on promène les spectateurs parmi les meurtres et les surprises, on a besoin de cent préparations secrètes. Supposez une sorte de verve et de folie romanesque, le style le plus osé, tout bizarre et poétique, des chansons, des peintures, des rêveries à haute voix, le franc dédain de toute vraisemblance, un mélange de tendresse, de philosophie et de moquerie, toutes les grâces fuyantes des sentiments nuancés, tous les caprices de la fantaisie bondissante : la vérité des événements ne vous importera guère. Personne, devant Cymbeline ou As you like it, n’est politique ou historien ; on ne prend point au sérieux ces courses d’armées, ces avénements de princes ; on assiste à une fantasmagorie. On n’exige pas que les choses aillent selon les lois naturelles ; au contraire, on exige volontiers qu’elles aillent contre les lois naturelles. La déraison en fait le charme. Il faut que ce nouveau monde soit tout imaginaire ; s’il ne l’était qu’à demi, personne n’y voudrait monter. C’est pourquoi nous ne montons point dans celui de Dryden. Une reine qu’on détrône, puis qu’on rétablit à l’improviste ; un tyran qui retrouve son fils perdu, se trompe, adopte une jeune fille à sa place ; un jeune prince qui, mené au supplice, arrache l’épée d’un garde et reprend sa couronne, voilà les romans qui composent sa Reine vierge et son Mariage à la mode. On devine quel air les dissertations classiques ont dans ce pêle-mêle ; la solide raison rabat coup sur coup l’imagination sur le pavé. On ne sait s’il s’agit d’un portrait ou d’une arabesque ; on reste suspendu entre la vérité et la fantaisie ; on voudrait monter au ciel ou descendre en terre, et l’on saute au plus vite hors de l’échafaudage maladroit où le poëte veut nous jucher.

D’autre part, quand Shakspeare veut, non plus éveiller un songe, mais imprimer une croyance, il nous dispose encore et par avance, mais d’une autre façon. Naturellement nous doutons en face d’une action atroce ; nous devinons que les fers rougis qui vont brûler les yeux du petit Arthur sont des bâtons peints, et que les six drôles qui font le siége de Rome sont des figurants loués à trente sous par nuit. Contre cette défiance, il faut employer le style le plus naturel, l’imitation circonstanciée et crue des mœurs de corps de garde et de cabaret ; je ne croirai à la sédition de Jack Cade qu’en entendant des paroles fangeuses de luxure bestiale et de stupidité populacière ; il faut me montrer les quolibets, le gros rire, l’ivrognerie, les habitudes de boucher et de corroyeur, pour que je me figure un attroupement et une élection. Pareillement, dans les meurtres, faites-moi sentir la flamme des passions grondantes, l’accumulation de désespoir ou de haine qui ont lancé la volonté et roidi la main ; quand les paroles effrénées, les soubresauts du délire, les cris convulsifs du désir exaspéré, m’auront fait toucher tous les liens de la nécessité intérieure qui a ployé l’homme et conduit le crime, je ne songerai plus à regarder si le couteau saigne, parce que je sentirai en moi, toute frémissante, la passion qui l’a manié. Est-ce que j’ai besoin de vérifier si Cléopatre est morte ? Le singulier rire dont elle éclate quand on apporte le panier d’aspics, le brusque roidissement nerveux, le flux de paroles fiévreuses, la gaieté saccadée, les gros mots, le torrent d’idées dont elle déborde, m’ont déjà fait mesurer tout l’abîme du suicide724, et je l’ai prévu dès l’entrée. Cette furie d’imagination allumée par le climat et la toute-puissance, ces nerfs de femme, de reine et de courtisane, cet abandon extraordinaire de soi-même à toutes les fougues de l’invention et du désir, ces cris, ces larmes, cette écume aux lèvres, cette tempête d’injures, d’actions, d’émotions, cette promptitude au meurtre annonçaient de quel élan elle allait heurter le dernier obstacle et se briser. Qu’est-ce que Dryden vient faire ici avec ses phrases écrites ? Qu’est-ce qu’une suivante qui parle avec des mots d’auteur, et qui dit à sa maîtresse demi-folle : « Appelez la raison à votre secours725 ? » Qu’est-ce qu’une Cléopatre comme la sienne, copiée d’après la Castlemaine726, habile aux manéges et aux pleurnicheries, voluptueuse et coquette, n’ayant ni la noblesse de la vertu ni la grandeur du crime ? « La nature m’avait faite pour être une bonne épouse, une pauvre innocente colombe domestique ; tendre sans art, douce sans tromperie727. » Non, certes, ou du moins cette tourterelle n’eût point dompté ni gardé Antoine ; une bohémienne seule le pouvait par la supériorité de l’audace et la flamme du génie. Je vois, dès le titre de la pièce, pourquoi Dryden a amolli Shakspeare ; Tout pour l’amour, ou le Monde bien perdu. Quelle misère que de réduire de tels événements à une pastorale, d’excuser Antoine, de louer par contre-coup Charles II, de roucouler comme dans une bergerie ! Et tel était le goût des contemporains : quand Dryden écrivit d’après Shakspeare la Tempête et d’après Milton l’État d’innocence, il corrompit encore une fois les idées de ses maîtres ; il changea Ève et Miranda en courtisanes728 ; il abolit partout, sous les convenances et les indécences, la franchise, la sévérité, la finesse et la grâce de l’invention originale. Autour de lui, Settle, Shadwell, sir Robert Howard, faisaient pis. L’Impératrice du Maroc, par Settle, fut si admirée, que les gentilshommes et les dames de la cour l’apprirent pour la jouer à White-Hall, devant le roi. Et ce ne fut point là une mode passagère ; quoique dégrossi, ce goût dura. En vain les poëtes rejetèrent une partie de l’alliage français dont ils avaient chargé leur métal natif ; en vain ils revinrent aux vieux vers sans rime qu’avaient maniés Jonson et Shakspeare ; en vain Dryden, dans les rôles d’Antoine, de Ventidius, d’Octavie, de don Sébastien et de Dorax, retrouva une portion du naturel et de l’énergie antiques : en vain Otway, qui avait un vrai talent dramatique, Lee et Southern atteignirent à des accents vrais ou touchants, en telle sorte qu’une fois, dans Venise sauvée, on crut que le drame allait renaître : le drame était mort, et la tragédie ne pouvait le remplacer ; ou plutôt chacun d’eux mourait par l’autre, et leur union, qui les avait énervés sous Dryden, les énervait sous ses successeurs. Le style littéraire émoussait la vérité dramatique ; la vérité dramatique gâtait le style littéraire ; l’œuvre n’était ni assez vivante ni assez bien écrite ; l’auteur n’était ni assez poëte ni assez orateur : il n’avait ni la fougue et l’imagination de Shakspeare ni la politesse et l’art de Racine729. Il errait sur les confins des deux théâtres, et ne convenait ni à des artistes demi-barbares ni à des gens de cour finement polis. Tel est en effet le public qui l’écoute, incertain entre deux formes de pensées, nourri de deux civilisations contraires. Ces hommes n’ont plus la jeunesse des sens, la profondeur des impressions, l’originalité audacieuse et la folie poétique des cavaliers et des aventuriers de la Renaissance ; ils n’auront jamais les adresses de langage, la douceur des mœurs, les habitudes de la cour et les finesses de sentiment ou de pensée qui ont orné la cour de Louis XIV. Ils quittent l’âge de l’imagination et de l’invention solitaire, qui convient à leur race, pour l’âge de la raison et de la conversation mondaine, qui ne convient pas à leur race ; ils perdent leurs mérites propres et n’acquièrent pas les mérites de leurs voisins. Ce sont des poëtes étriqués et des courtisans mal élevés, ne sachant plus rêver et ne sachant pas encore vivre, tantôt plats ou brutaux, tantôt emphatiques ou roides. Pour qu’une belle poésie naisse, il faut qu’une race rencontre son siècle. Celle-ci, égarée hors du sien et entravée d’abord par l’imitation étrangère, ne forme que lentement sa littérature classique ; elle ne l’atteindra qu’après avoir transformé son état religieux et politique : ce sera le règne de la raison anglaise. Dryden l’ouvre par ses autres œuvres, et les écrivains qui paraîtront sous la reine Anne lui donneront son achèvement, son autorité et son éclat.

V §

Arrêtons-nous pourtant un instant encore, et cherchons si, parmi tant de rameaux avortés et tordus, la vieille souche théâtrale, livrée par hasard à elle-même, ne produira pas sur un point quelque jet vivant et sain. Quand un homme comme Dryden, si bien doué, si bien instruit et si bien exercé, travaille de toute sa force, il y a des chances pour que parfois il réussisse, et une fois, en partie du moins, Dryden a réussi. Ce serait le traiter trop rigoureusement que de le juger toujours en regard de Shakspeare ; même à côté de Shakspeare, et avec la même matière, on peut faire une belle œuvre ; seulement, le lecteur est tenu d’oublier pour un instant le grand inventeur, le créateur inépuisable d’âmes véhémentes et originales, de considérer l’imitateur tout seul et sans lui imposer une comparaison qui l’accablerait.

Il y a de la vigueur et de l’art dans cette tragédie de Dryden, Antoine et Cléopatre. « Toutes mes autres pièces, disait-il, je les ai faites pour la foule ; celle-ci, je l’ai faite pour moi-même. » Et, en effet, il l’avait composée savamment d’après l’histoire et la logique. Ce qui est mieux encore, il l’avait écrite virilement. « La charpente de la pièce, disait-il dans sa préface, est suffisamment régulière, et les unités de temps, de lieu et d’action, plus exactement observées que peut-être le théâtre anglais ne le requiert. Particulièrement, l’action est si bien une qu’elle est la seule de son espèce sans épisode ni intrigue subsidiaire, chaque scène conduisant à l’effet principal et chaque acte se terminant par un grand changement de situation. » Il a fait davantage ; il a quitté l’attirail français, il est rentré dans la tradition nationale : « Dans mon style, j’ai essayé, de parti pris, d’imiter le divin Shakspeare, et pour le faire plus librement, je me suis débarrassé de la rime. J’ose dire qu’en l’imitant je me suis surpassé moi-même dans cette pièce, et qu’entre autres je préfère la scène entre Antoine et Ventidius, au premier acte, à tout ce que j’ai écrit dans ce genre. » Il avait raison ; si sa Cléopatre est manquée, si cette défaillance de la conception détourne l’intérêt et gâte l’ensemble, si la rhétorique nouvelle et l’emphase ancienne viennent parfois suspendre l’émotion et détruire la vraisemblance, en somme pourtant le drame se tient debout, et qui plus est, il marche. Le poëte est expert ; il a bien calculé, il sait faire une scène, montrer le duel intérieur par lequel deux passions se disputent le cœur de l’homme. On sent chez lui les vicissitudes tragiques de la lutte, le progrès d’un sentiment, la défaite des résistances, l’afflux lent du désir ou de la colère, jusqu’au moment où la volonté redressée ou séduite se précipite soudainement d’un seul côté. Il y a des mots naturels : le poëte écrit et pense trop sainement pour ne pas les trouver quand il en a besoin. Il y a des caractères virils : lui-même est un homme, et, sous ses complaisances de courtisan, sous ses affectations de poëte à la mode, il a gardé le naturel énergique et âpre. Sauf une scène d’injures, son Octavie est une matrone romaine, et quand, jusque dans Alexandrie, jusque chez Cléopatre, elle vient chercher Antoine, elle le fait avec une simplicité et une noblesse qu’on ne surpassera pas. « La sœur de César ! » lui dit Antoine en l’abordant. —  « Ce mot-là est dur. Si je n’avais été que la sœur de César, —  je serais restée dans le camp de César. —  Mais votre Octavie, votre femme tant maltraitée, —  quoique bannie de votre lit et chassée de votre maison, —  quoique sœur de César, est encore à vous. —  Il est vrai, j’ai une âme qui dédaigne votre froideur, —  qui me pousse à ne point chercher ce que vous devriez offrir. —  Mais la vertu d’une épouse surmonte cet orgueil. —  Je viens pour vous réclamer comme mon bien, pour vous montrer — ma fidélité d’abord, pour demander, pour implorer votre tendresse. —  Votre main, mon seigneur ; elle est à moi, et je la demande. » Et quand Antoine, humilié, se révolte contre la grâce qui lui vient d’Octave et lui dit que sans doute elle a demandé pardon pour lui pauvrement et bassement : « Pauvrement et bassement ! Je n’aurais pas pu faire une pareille demande, —  ni mon frère l’accorder… —  Ma triste fortune, je le vois, me soumet toujours à vos désobligeantes méprises. —  Mais les conditions que je vous apporte sont telles — que vous n’aurez pas à rougir de les accepter. J’aime votre honneur — parce qu’il est le mien. On ne dira jamais — que le mari d’Octavie fut l’esclave d’un autre homme. —  Seigneur, vous êtes libre ; libre même de l’épouse que vous avez en aversion. —  Car, quoique mon frère veuille acheter pour moi votre tendresse, —  et me fasse la condition et le ciment de votre paix, —  j’ai une âme comme la vôtre : je ne puis recevoir — votre amour comme une aumône, ni implorer ce que je mérite. —  Je dirai à mon frère que nous sommes réconciliés. —  Il retirera ses troupes, et vous vous mettrez en marche — pour gouverner l’Orient. Vous me pourrez laisser à Athènes ; —  n’importe où ; je ne me plaindrai jamais. —  Je ne garderai que le stérile nom d’épouse — et vous serez quitte de tout autre ennui730. » Cela est grand ; cette femme a un cœur fier, et aussi un cœur d’épouse ; elle sait donner et elle sait souffrir ; ce qui est mieux, elle sait se sacrifier sans emphase et d’un ton calme ; ce n’est point une âme vulgaire qui a conçu une pareille âme. Et le vieux général Ventidius qui, avec elle et avant elle, vient pour retirer Antoine de son illusion et de son esclavage, est digne de parler pour l’honneur, comme elle a parlé pour le devoir. Sans doute c’est un plébéien, un soldat rude et railleur, qui a la franchise et les plaisanteries de son métier, maladroit parfois, qu’un habile eunuque de sérail pourra duper, « héros au crâne épais », et qui, par simplicité d’âme, par grossièreté d’éducation, ramènera Antoine sans s’en douter dans le rets qui semblait brisé. En attendant, il triomphe avec un gros rire : « Voilà des nouvelles pour vous, cours, mon officieux eunuque. Ne manque pas d’arriver le premier ; presse-toi. Vite, mon cher eunuque, vite. En avant, mon cher demi-homme. » Et, tombant dans un piége, il dit à Antoine qu’il a vu Cléopatre infidèle avec Dolabella : — « Ma Cléopatre ? —  Votre Cléopatre. La Cléopatre de Dolabella. La Cléopatre de tout le monde. —  Tu mens. —  Je ne mens pas, mon seigneur. Cela est-il si étrange ? Est-ce qu’une maîtresse quittée ne se pourvoit pas ? Vous savez bien qu’elle n’est pas accoutumée aux nuits solitaires731. » Voilà justement le bon moyen de rendre Antoine jaloux, et le ramener furieux à Cléopatre. Mais quel brave cœur, et comment on entend, lorsqu’il est seul avec Antoine, le mâle accent, la profonde voix qui a tonné dans les batailles ! Il aime son général en bon et honnête dogue, et ne demande pas mieux que de mourir, pourvu que ce soit aux pieds de son maître. Il gronde sourdement, en le voyant abattu, tourne autour de lui et d’un coup il pleure : « Regarde, empereur, voilà une rosée qui n’est pas ordinaire. —  Je n’ai pas pleuré depuis quarante ans, —  mais à présent la faiblesse de ma mère me revient aux yeux. » — « Par le ciel, dit Antoine, il pleure le bon vieil homme, il pleure — et les grosses gouttes rondes courent les unes après les autres sur les sillons de ses joues732. » Et là-dessus Antoine, lui-même, pleure. On pense, en écoutant ces sanglots terribles, aux vétérans de Tacite, qui, au sortir des marais de la Germanie, la poitrine cicatrisée, la tête blanchie, les membres roidis par le service, baisaient les mains de Drusus, et lui mettaient les doigts dans leurs gencives, pour lui faire sentir leurs dents usées, tombées, incapables de mâcher le mauvais pain qu’on leur jetait. « Debout, debout, —  vous usez vos heures endormies — dans une indolence désespérée que vous appelez faussement philosophie. —  Douze légions vous attendent et ont hâte de vous nommer leur chef. —  À force de pénibles marches, en dépit de la chaleur et de la faim, —  je les ai conduites patientes — depuis la frontière des Parthes jusqu’au Nil. —  Cela vous fera bien de voir leurs faces brûlées du soleil, —  leurs joues cicatrisées, leurs mains entamées ; il y a de la vertu en eux. —  Ils vendront ces membres plus cher — que ces jolis soldats pomponnés là-bas ne voudront les acheter733. » — Et quand tout est perdu, quand les Égyptiens ont trahi, et qu’il ne s’agit plus que de bien finir : « Il reste encore — trois légions dans la ville. Le dernier assaut — a coupé le reste. Si votre dessein est de mourir, —  et à présent je le souhaite, —  en voilà assez, —  pour faire autour de nous un tas d’ennemis morts, —  un bûcher honorable pour nos funérailles. —  Choisissez votre mort. —  J’ai vu la mort sous tant de formes — que peu m’importe laquelle. —  Ma vie à mon âge est un tel haillon, à peine si elle vaut qu’on la donne. —  J’aurais souhaité pourtant que nous eussions jeté la nôtre de meilleure grâce, —  comme deux lions pris aux rets, avançant la griffe et blessant les chasseurs. » — Antoine le supplie de partir, il refuse ; Antoine veut mourir de sa main. —  « Non, par le ciel, je ne le veux pas ; et ce n’est pas pour vous survivre. » — « Tue-moi d’abord, tu mourras après ; sers ton ami, avant toi-même. » — « Alors, donnez-moi la main. Nous nous retrouverons bientôt. » Il embrasse Antoine, tire l’épée, puis s’arrête : « Je ne voudrais pas faire une affaire d’une bagatelle. Pourtant, je ne peux pas vous regarder et vous tuer ; je vous prie, tournez votre face. —  Soit, et frappe bien, à fond. —  À fond, aussi loin que mon épée entrera734. » Et du coup, lui-même il se tue. —  Ce sont là les mœurs tragiques et stoïques de la monarchie militaire, les grandes prodigalités de meurtres et de sacrifices avec lesquelles les hommes de ce monde bouleversé et brisé tuaient et finissaient. —  Cet Antoine, pour qui on a tant fait, lui aussi, il a mérité qu’on l’aime ; il a été l’un des vaillants sous César, le premier soldat d’avant-garde ; la bonté, la générosité palpitent en lui jusqu’au bout ; s’il est faible contre une femme, il est fort contre les hommes ; il a les muscles, la poitrine, la colère et les bouillonnements d’un combattant ; c’est cette chaleur de sang, c’est ce sentiment trop vif de l’honneur qui cause sa perte ; il ne sait pas se pardonner sa faute ; il n’a pas cette hauteur de génie qui, planant au-dessus des maximes ordinaires, affranchit l’homme des hésitations, des découragements et des remords ; il n’est que soldat, il ne peut oublier qu’il a failli à la consigne : « Mon empereur ! » lui dit Ventidius. —  « Ton empereur ! Non, c’est là un nom de victoire ! Le soldat victorieux, rouge de blessures qu’il ne sent pas, salue de ce nom son général. Actium, Actium, oh ! » — « Vous y pensez trop. » — « Ici, ici, le poids est ici, bloc de plomb pendant le jour ; et la nuit, pendant mes courts assoupissements fiévreux, c’est la sorcière qui chevauche mes rêves. » — Enfin, voici de nouveau des armes et des hommes, et une aurore d’espérance. « Combattrons-nous ? » dit Ventidius. —  « Je te le garantis, mon vieux brave. Tu me verras encore une fois sous ma cuirasse, à la tête de ces vieilles troupes qui ont battu les Parthes, crier : en avant, suivez-moi735. » Il se croit à la bataille, et déjà sa fougue l’emporte. Ce n’est pas un tel homme qui gouvernera les hommes ; on ne maîtrise la fortune qu’après s’être maîtrisé soi-même ; celui-ci n’est fait que pour se contredire et se détruire, et pour tourner tour à tour sous l’effort de toutes les passions. Sitôt qu’il croit Cléopatre fidèle, l’honneur, la réputation, l’empire, tout disparaît. « Qu’est-ce que cela, Ventidius ? Voilà qui contre-pèse tout le reste. —  Eh ! nous avons fait plus que vaincre César, à présent. —  Non-seulement ma reine est innocente, mais elle m’aime. —  M’en aller, où ? la quitter ! quitter tout ce qu’il y a de parfait ! —  Donnez, grands Dieux ! donnez à votre petit garçon, à votre César, —  ce monde, un hochet pour jouer avec, —  ce colifichet d’empire. Il est content à bon marché. —  Moi, je ne veux pas moins que Cléopatre[NM] ! » L’abattement viendra après l’excès ; ces sortes d’âmes ne sont trempées que contre la crainte ; leur courage n’est que celui du taureau et du lion ; il a besoin, pour demeurer entier, du mouvement corporel, du danger visible ; c’est le tempérament qui les soutient ; devant les grandes douleurs morales, ils s’affaissent. Lorsqu’il se croit trahi, il s’abandonne et ne sait plus que mourir. « Que César arpente seul ce monde ; je suis las de mon rôle. —  Ma torche est finie, et le monde est devant moi — comme un noir désert à l’approche de la nuit. —  Je veux me coucher, ne pas vaguer davantage736. » De pareils vers font penser aux lugubres rêves d’Othello, de Macbeth, d’Hamlet lui-même ; par-dessus le monceau des tirades ronflantes et des personnages en carton peint, il semble que le poëte soit allé toucher l’ancien drame, pour en rapporter le frémissement.

À côté de lui, un autre aussi l’a senti, un jeune homme, un pauvre aventurier, qui tour à tour étudiant, acteur, officier, toujours désordonné et toujours pauvre, vécut follement et tristement dans les excès et la misère, à la façon des vieux tragiques, avec leur inspiration, avec leurs fougues, et qui mourut à trente-quatre ans, selon les uns d’une fièvre causée par la fatigue, selon les autres d’un jeûne prolongé au bout duquel il avala trop vite un morceau de pain donné par charité. À travers l’enveloppe pompeuse de la rhétorique nouvelle, Thomas Otway a retrouvé parfois les passions de l’autre siècle. On sent que son temps lui nuit, qu’il émousse lui-même l’âpreté et la vérité de son émotion, que le mot propre et hardi ne lui arrive plus, que tout autour de lui le style oratoire, les phrases d’auteur, la déclamation classique, les antithèses bien faites viennent bourdonner, étouffer son accent sous leur ronflement tendu et monotone. Il ne lui a manqué que de naître cent ans plus tôt. On retrouve dans son Orpheline, dans sa Venise sauvée, les noires imaginations de Webster, de Ford et de Shakspeare, leur conception lugubre de la vie, leurs atrocités, leurs meurtres, leurs peintures des passions irrésistibles qui s’entre-choquent aveuglément comme un troupeau de bêtes sauvages, et bouleversent le champ de bataille de leurs hurlements et de leur tumulte, pour ne laisser après elles que des dévastations et des tas de morts. Comme Shakspeare, ce qu’il étale sur la scène ce sont les entraînements et les fureurs humaines, un frère qui viole la femme de son frère, un mari qui se parjure pour sa femme, Polydore, Chamont, Jaffier, des âmes violentes et faibles que l’occasion transporte, que la tentation renverse, chez qui le transport ou le crime, comme un venin versé dans une veine, monte par degrés, empoisonne tout l’homme, gagne par contagion ceux qu’il touche, et les tord et les abat ensemble dans le délire des convulsions. Comme Shakspeare, il a trouvé de ces mots poignants, et vivants737, qui montrent le fond de l’homme, l’étrange craquement de la machine qui se démonte, le roidissement de la volonté qui se tend jusqu’à se briser738, la simplicité des vrais sacrifices, les humilités de la passion exaspérée et mendiante qui implore jusqu’au bout contre toute espérance sa pâture et son assouvissement739. Comme Shakspeare, il a conçu de vraies âmes féminines740, une Monimia, surtout une Belvidera qui, semblable à Imogène, s’est donnée tout entière et perdue comme en un abîme dans l’adoration de celui qu’elle a choisi, qui ne sait qu’aimer, obéir, pleurer, souffrir, et qui meurt comme une fleur séparée de sa tige, sitôt qu’on arrache ses bras du col autour duquel elle les avait noués. Comme Shakspeare enfin, il a retrouvé au moins une fois la grande bouffonnerie amère, le sentiment cru de la bassesse humaine, et il a planté au milieu de sa tragédie la plus douloureuse, un grotesque immonde, un vieux sénateur qui se délasse de sa gravité officielle en faisant le soir chez sa courtisane le farceur et le valet. Comme cela est amer ! comme il a vu vrai en montrant l’homme empressé de quitter son costume et sa parade ! comme l’homme est prompt à s’avilir quand, échappé à son rôle, il revient à lui-même ! comme le singe et le chien reparaissent en lui741 ! Le sénateur Antonio arrive chez cette Aquilina, qui l’insulte ; cela l’amuse ; les gros mots reposent, au sortir des respects ; il fait la petite voix, il manie son fausset, comme un pitre. « Nacki, Nacki, Nacki ; je suis venu, petite Nacki ; onze heures passées ; une bonne heure ; assez tard en conscience pour se mettre au lit, Nacki. Nacki ai-je dit ? Oui, Nacki, Aquilina, Lina, Quilina, Aquilina, Naquilina, Acki, Nacki, Nacki, la reine Nacki, allons, viens au lit, petite gueuse, petite guenon, petite chatte, proooo pritt… Je suis sénateur ! » — « Bouffon, vous voulez dire. » — « Possible, mon cher cœur ; cela ne gâte pas le sénateur. Allons, Nacki, Nacki, il faut jouer au cheval fondu, Nacki. » Et il gamine ; elle le chasse, elle l’appelle idiot, brute, elle lui dit qu’il n’y a rien de bon en lui que son argent ; il en rit, il chante : « Ah, vous ne voulez pas vous asseoir ? Eh bien, tenez, je suis un taureau, un taureau de Bazan, le taureau des taureaux, tous les taureaux que vous voudrez. Je me dresse comme ceci, je me penche le front comme ceci, je fais broum, broum, je fais broum, broum. Ah, vous ne voulez pas vous asseoir ? » Et il mugit comme un bœuf, il la poursuit dans la chambre. Enfin ils s’asseyent. « Maintenant me revoici sénateur, et ton amant ; ma petite Nacki, Nacki. Ah, crapaud, crapaud, crapaud ; crache à ma figure un peu, Nacki ; crache à ma figure, je t’en prie, un tout petit peu, un si petit peu que rien ; crachez, crachez, crachez, crachez donc quand on vous l’ordonne, je t’en prie, crache ; tout de suite, tout de suite, crache ; pourquoi ne veux-tu pas cracher ? Alors je serai un chien. —  Un chien, Monseigneur ! —  Oui, un chien, et je te donnerai cette autre bourse pour me laisser être un chien, et me traiter comme un chien un petit instant. » Là-dessus il se met sous la table et aboie. « Ah, vous mordez, eh bien ! vous aurez des coups de pied. » — « Va ; de tout mon cœur. Des coups de pied, des coups de pied, maintenant que je suis sous la table. Encore des coups de pied. Plus fort. Encore plus fort. Ouah, ouah, rro, rro. Par Dieu, je vais happer tes mollets, oah, rro, rroo, wouaou. Diable ! elle tape dur742. » — En effet ; et par-dessus le marché, elle prend un fouet, le sangle, et le met à la porte. Il reviendra, comptez-y ; la soirée a été bonne pour lui ; il se frotte l’échine, mais il s’est amusé. En somme ce n’est qu’un arlequin dépaysé, auquel le hasard a jeté une simarre de soie brodée, et qui lâche à tant par heure des pantalonnades politiques. Il est mieux dans sa nature et plus à son aise quand il fait le polichinelle que quand il singe l’homme d’État.

Ce ne sont là que des éclairs ; pour le reste, Otway est de son temps, terne et de couleur forcée, enfoncé comme les autres dans la lourde atmosphère voilée et grisâtre, demi-française et demi-anglaise, où les lustres éclatants importés de France s’éteignaient offusqués par le brouillard insulaire. Il est de son temps ; il écrit comme les autres des comédies fangeuses, le Soldat de fortune, l’Athée, l’Amitié à la mode. Il peint des cavaliers brutalement vicieux, coquins par principes, aussi durs et aussi corrompus que ceux de Wycherley : un Beaugard, qui étale et pratique les maximes de Hobbes ; le père, vieux drôle pourri, qui fait sonner sa morale, et que son fils renvoie froidement au chenil avec un sac d’écus ; un sir Jolly Jumble, espèce de Falstaff ignoble, entremetteur de profession, que les prostituées appellent « petit papa », qui ne peut dîner à côté d’une femme sans « lui dire des ordures, et tracer avec son doigt des figures obscènes sur la table » ; un sir Davy Dunce, animal, dégoûtant, « dont l’haleine est pire que de l’assa fœtida, qui déclare le linge propre malsain, mange continuellement de l’ail, et chique du tabac743 » ; un Polydore qui, amoureux de la pupille de son père, tâche de la violer à la première scène, envie les brutes qui peuvent se satisfaire, puis s’en aller, et fait le propos de les imiter à l’occasion prochaine744. Il n’y a pas jusqu’à ses héroïnes qu’il ne salisse745. Véritablement ce monde fait mal au cœur. Ils croient couvrir toutes ces crudités sous de bonnes métaphores correctes, sous des périodes poétiques nettement terminées, sous un appareil de phrases harmonieuses et d’expressions nobles. Ils s’imaginent égaler Racine parce qu’ils contrefont le style de Racine. Ils ne savent pas que dans ce style l’élégance visible cache une justesse admirable, que s’il est un chef-d’œuvre d’art, il est aussi une peinture des mœurs, que les plus délicats et les plus accomplis entre les gens du monde ont pu seuls le parler et l’entendre, qu’il peint une civilisation comme celui de Shakspeare, que chacun de ces vers, qui semblent compassés, a son inflexion et sa finesse, que toutes les passions et toutes les nuances des passions s’y expriment, non pas à la vérité sauvages et entières comme dans Shakspeare, mais atténuées et affinées par la vie de cour, que c’est là un spectacle aussi unique que l’autre, que la nature parfaitement polie est aussi complexe et aussi difficile à comprendre que la nature parfaitement intacte, que, pour eux, ils restent autant au-dessous de l’une qu’au-dessous de l’autre, et qu’en somme, leurs personnages ressemblent à ceux de Racine comme le suisse de M. de Beauvilliers, ou la cuisinière de Mme de Sévigné, ressemblent à Mme de Sévigné et à M. de Beauvilliers746.

VI §

Laissons donc ce théâtre dans l’oubli qu’il a mérité et cherchons ailleurs, dans les écrits de cabinet, un emploi plus heureux d’un talent plus complet.

C’est ici le véritable domaine de Dryden et de la raison classique747 : des pamphlets et des dissertations en vers, des épîtres, des satires, des traductions et des imitations, tel est le champ où les facultés logiques et l’art d’écrire trouvent leur meilleur emploi. Avant d’y descendre et d’y observer leur œuvre, il est à propos de regarder de plus près l’homme qui les y portait.

C’est un esprit singulièrement solide et judicieux excellent argumentateur, habitué à digérer ses idées, tout nourri de bonnes preuves longuement méditées, ferme dans la discussion, posant des principes, établissant des divisions, apportant des autorités, tirant des conséquences, tellement que, si on lisait ses préfaces sans lire ses pièces, on le prendrait pour un des maîtres du drame. Il atteint naturellement la prose définitive ; ses idées se déroulent avec ampleur et clarté ; son style est de bon aloi, exact et simple, pur des affectations et des ciselures dont Pope plus tard chargera le sien ; sa phrase ressemble à celle de Corneille, périodique et large par la seule vertu du raisonnement intérieur qui la déploie et la soutient. On voit qu’il pense, et par lui-même, qu’il lie ses pensées, qu’il les vérifie, que, par-dessus tout cela, naturellement il voit juste, et qu’avec la méthode il a le bon sens. Il a les goûts et les faiblesses qui conviennent à sa forme d’intelligence. Il élève au premier rang « l’admirable Boileau, dont les expressions sont nobles, le rhythme excellent, les pensées justes, le langage pur, dont la satire est perçante et dont les idées sont serrées, qui, lorsqu’il emprunte aux anciens, les paye avec usure de son propre fonds, en monnaie aussi bonne et de cours presque universel748. » Il a la roideur des poëtes logiciens, trop réguliers et raisonnables, blâmant l’Arioste, « qui n’a su ni faire un plan proportionné, ni garder quelque unité d’action, ou quelque limite de temps, ou quelque mesure dans son énorme fable, dont le style est exubérant, sans majesté ni décence, et dont les aventures sortent des bornes du naturel et du possible749. » Il ne comprend pas mieux la finesse que la fantaisie. Parlant d’Horace, il trouve que « son esprit est terne et son sel presque sans goût ; celui de Juvénal est plus vigoureux et plus mâle, et me donne autant de plaisir que j’en puis porter750. » Par la même raison, il rabaisse les délicatesses du style français. « La langue française n’est pas munie de muscles comme notre anglaise ; elle a l’agilité d’un lévrier, mais non la masse et le corps d’un dogue. Ils ont donné pour règle à leur style la pureté ; la vigueur virile est celle du nôtre751. » Deux ou trois mots pareils peignent un homme ; Dryden vient de marquer sans le savoir la mesure et la qualité de son esprit.

Cet esprit, on le devine, est lourd, et particulièrement dans la flatterie. L’art de flatter est le premier dans un âge monarchique. Dryden n’y est guère habile, non plus que ses contemporains. De l’autre côté du détroit, à la même époque, on loue autant, mais sans trop s’avilir, parce qu’on apprête la louange ; tantôt on la déguise ou on la relève par la grâce du style ; tantôt on a l’air de s’y conformer comme à une mode. Ainsi tempérée, les gens la digèrent. Ici, loin de la fine cuisine aristocratique, elle pèse toute crue et massive sur l’estomac. J’ai conté comment le ministre Clarendon, apprenant que sa fille venait d’épouser en secret le duc d’York, suppliait le roi de la faire décapiter au plus vite ; comment la chambre des communes, composée en majorité de presbytériens, se déclarait elle-même et le peuple anglais rebelles, dignes du dernier supplice, et allait encore se jeter aux pieds du roi, d’un air contrit, pour le supplier de pardonner à la chambre et à la nation. Dryden n’est pas plus délicat que les hommes d’État et les législateurs. Ordinairement ses dédicaces donnent la nausée. Il dit à la duchesse de Monmouth que « nulle partie de l’Europe ne peut offrir quelqu’un qui égale son noble époux pour la mâle beauté et l’excellence de l’extérieur. » — « Vous n’avez qu’à vous montrer tous deux ensemble pour recevoir les bénédictions et les prières de l’humanité. Nous sommes prêts à conclure que vous êtes un couple d’anges envoyés ici-bas pour rendre la vertu aimable ou pour offrir des modèles aux poëtes, quand ils voudront instruire et charmer leur siècle en peignant la bonté sous la forme la plus parfaite et la plus séduisante qui soit dans la nature752. » Ailleurs, se tournant vers Monmouth, il ajoutait : « Tous les hommes se joindront à moi pour le tribut d’adoration dont je m’acquitte envers Votre Grâce753. » Sa Grâce ne sourcillait pas, ne bouchait pas sa narine, et Sa Grâce avait raison. Un autre écrivain, mistress Afra Behn, allumait sous le nez d’Éléonor Gwynn des lampions bien plus infects ; les nerfs alors étaient robustes, l’on respirait agréablement là où d’autres suffoqueraient. Le comte de Dorset ayant écrit quelques petites chansons et satires, Dryden lui jure que dans son genre il égale Shakspeare et surpasse tous les anciens. Et ces panégyriques assenés en face durent imperturbablement pendant vingt pages, l’auteur passant tour à tour en revue les diverses vertus de son grand homme et trouvant toujours que la dernière est la plus belle, après quoi, en récompense, il recevait une bourse d’or. Notez qu’en cela Dryden n’était pas plus laquais qu’un autre. La corporation de Hall, haranguée un jour par le duc de Monmouth, lui fit cadeau de six pièces d’or, que Monmouth donna à M. Marwel, député de Hall au Parlement. Les scrupules modernes n’étaient pas nés. Je crois que Dryden, avec tous ses prosternements, a plutôt manqué d’esprit que d’honneur.

Un second talent, peut-être le premier en temps de carnaval, est l’art de dire des polissonneries, et la Restauration fut un carnaval à peu près aussi délicat qu’un bal de débardeurs. Il y a d’étranges chansons et des prologues plus que hasardés dans les pièces de Dryden. Son Mariage à la mode s’ouvre par ces vers que chante une dame mariée : « Pourquoi un sot vœu de mariage, fait il y a longtemps, nous lierait-il maintenant que notre passion est éteinte754 ? » Le lecteur lira lui-même le reste ; on n’en peut rien citer. D’ailleurs Dryden y réussit mal : son fonds d’esprit est trop solide ; son naturel est trop sérieux, même réservé, taciturne. « Son ton libre, dit très-bien Walter Scott, ressemble à l’impudence forcée d’un homme timide. » Il voulait avoir les belles façons d’un Sedley, d’un Rochester, se faisait pétulant par calcul, et s’asseyait carrément dans l’ordure où les autres ne faisaient que gambader. Rien de plus nauséabond qu’une gravelure étudiée, et Dryden étudie tout, jusqu’à la plaisanterie et la politesse. Il écrit à Dennis, qui l’avait loué : « Les belles qualités que vous me prêtez ne sont pas plus à moi que la lumière de la lune ne peut être dite lui appartenir, puisqu’elle ne brille que par la clarté réfléchie de son frère755. » Il écrit à sa cousine, en manière de narration divertissante, ces détails sur une grosse femme avec qui il a voyagé : « Son poids faisait que les chevaux cheminaient très-péniblement ; mais, pour leur donner le temps de souffler, elle nous arrêtait souvent, et alléguait quelque nécessité de la nature, et nous disait que nous sommes tous chair et sang756. » Il paraît qu’alors ces jolies choses égayaient les dames. Ses lettres sont composées de grosses civilités officielles, de compliments vigoureusement équarris, de révérences mathématiques ; son badinage est une dissertation ; il étaye les bagatelles avec des périodes. Il dit au comte de Rochester, qui l’avait complimenté : « J’éprouve qu’il ne me sied pas de disputer en aucune chose contre Votre Seigneurie, qui écrit mieux sur le moindre des sujets que je ne le puis faire sur le meilleur. » Cette réplique paraissait vive. J’ai trouvé chez lui de beaux morceaux, je n’en ai jamais rencontré d’agréables ; il ne sait pas même disserter avec goût. Les personnages de son Essai sur le Drame se croient encore sur les bancs de l’école, citent doctoralement Paterculus, et en latin encore, combattent la définition de l’adversaire et remarquent qu’elle est faite a genere et fine, au lieu d’être établie selon la bonne règle, d’après le genre et l’espèce757. « On m’accuse, dit-il doctoralement dans une préface, d’avoir choisi des personnes débauchées pour protagonistes ou personnages principaux de mon drame, et de les avoir rendues heureuses dans la conclusion de ma pièce, ce qui est contre la loi de la comédie, qui est de récompenser la vertu et de punir le vice758. Ailleurs il déclare qu’il ne veut pas abolir dans la passion l’emploi des métaphores, parce que Longin les juge nécessaires pour l’exciter759. » Son grand discours sur l’origine et les progrès de la satire fourmille d’inutilités, de longueurs, de recherches et de comparaisons de commentateur. Il ne sait pas effacer en lui l’érudit, le logicien, le rhétoricien, pour ne montrer que « l’honnête homme. »

Mais l’homme de cœur apparaît souvent ; à travers plusieurs chutes et beaucoup de glissades, on découvre un esprit qui se tient debout, plié plutôt par convenance que par nature, ayant de l’élan et du souffle, occupé de pensées graves, et livrant sa conduite à ses convictions. Il se convertit loyalement et après réflexion à la religion catholique, y persévéra après la chute de Jacques II, perdit sa place d’historiographe et de poëte lauréat, et, quoique pauvre, chargé de famille et infirme, refusa de dédier son Virgile au roi Guillaume. « La dissimulation, écrit-il à ses fils, quoique permise en quelques cas, n’est pas mon talent. Cependant, pour l’amour de vous, je lutterai contre la franchise de ma nature. Au reste je ne me flatte d’aucune espérance, mais je fais mon devoir et je souffre pour l’amour de Dieu. Vous savez que les profits de mon livre auraient pu être plus grands, mais ni ma conscience ni mon honneur ne me permettaient de les prendre. Je ne me repentirai jamais de ma constance, puisque je suis profondément persuadé de la justice de la cause pour laquelle je souffre760. » Un de ses fils ayant été renvoyé de l’école, il écrivit au directeur, M. Busby, son ancien maître, avec une gravité et une noblesse très-grandes, le priant sans s’humilier, le désapprouvant sans l’offenser, d’un style contenu et fier qui fait plaisir, lui redemandant ses bonnes grâces, sinon comme une dette envers le père, du moins comme un don pour l’enfant, et ajoutant à la fin : « Je mérite pourtant quelque chose, ne serait-ce que pour avoir vaincu mon cœur jusqu’à prier761. » On le trouve bon père avec ses enfants, libéral envers son fermier, généreux même. « On a écrit, dit-il, plus de libelles contre moi que contre presque aucun homme vivant, et j’aurais eu le droit de défendre mon innocence. J’ai rarement répondu aux pamphlets diffamatoires, ayant dans les mains les moyens de confondre mes ennemis, et, quoique naturellement vindicatif, j’ai souffert en silence et maintenu mon âme dans la paix762. » Insulté par Collier comme corrupteur des mœurs, il souffrit cette réprimande brutale et confessa noblement les fautes de sa jeunesse : « M. Collier en beaucoup de points m’a blâmé justement : je ne cherche d’excuse pour aucune de mes pensées ou de mes expressions ; quand on peut les taxer équitablement d’impiété, d’immoralité ou de licence, je les rétracte. S’il est mon ennemi, qu’il triomphe ; s’il est mon ami (et je ne lui ai donné aucune occasion personnelle d’être autrement), il sera content de mon repentir763. » Une telle pénitence relève ; pour s’abaisser ainsi, il faut être grand. Il l’était par l’esprit comme par le cœur, muni de raisonnements solides et de jugements personnels, élevé au-dessus des petits procédés de rhétorique et des arrangements de style, maître de son vers, serviteur de son idée, ayant cette abondance de pensées qui est la marque du vrai génie. « Elles arrivent sur moi si vite et si pressées que ma seule difficulté est de choisir ou de rejeter parmi elles764. » C’est avec ces forces qu’il entra dans sa seconde carrière ; la constitution et le génie de l’Angleterre la lui ouvraient.

VII §

« Un homme, dit La Bruyère, né Français et chrétien, se trouve contraint dans la satire ; les grands sujets lui sont défendus ; il les entame quelquefois et se détourne ensuite sur de petites choses qu’il relève par la beauté de son génie et de son style. » Il n’en était point ainsi en Angleterre. Les grands sujets étaient livrés aux discussions violentes ; la politique et la religion, comme deux arènes, appelaient à l’audace et à la bataille tous les talents et toutes les passions. Le roi, d’abord populaire, avait relevé l’opposition par ses vices et par ses fautes, et pliait sous le mécontentement du public comme sous l’intrigue des partis. On savait qu’il avait vendu les intérêts de l’Angleterre à la France ; on croyait qu’il voulait livrer aux papistes les consciences des protestants. Les mensonges d’Oates, l’assassinat du magistrat Godfrey, son cadavre promené solennellement dans les rues de Londres, avaient enflammé l’imagination et les préjugés du peuple ; les juges intimidés ou aveugles envoyaient à l’échafaud les catholiques innocents, et la foule accueillait par des insultes et des malédictions leurs protestations d’innocence. On avait exclu le frère du roi de ses emplois, on voulait l’exclure de ses droits au trône. Les chaires, les théâtres, la presse, les hustings retentissaient de discussions et d’injures. Les noms de whigs et de tories venaient de naître, et les plus hauts débats de philosophie politique s’agitaient, nourris par le sentiment d’intérêts présents et pratiques, aigris par la rancune de passions anciennes et blessées. Dryden s’y lança, et son poëme d’Absalon et Achitophel fut un pamphlet. « Je manie mieux le style âpre que le style doux765 », disait-il dans sa préface ; et en effet, dans une telle guerre il fallait des armes. C’est à peine si une allégorie biblique conforme au goût du temps dissimule les noms sans cacher les hommes. Il expose la tranquille vieillesse et le droit incontesté du roi David766, la grâce, l’humeur pliante, la popularité de son fils naturel Absalon767, le génie et la perfidie d’Achitophel768, qui soulève le fils contre le père, rassemble les ambitions froissées et ranime les factions vaincues. D’esprit, il n’y en a guère ici : on n’a pas le loisir d’être spirituel en de pareilles batailles ; songez à ce peuple soulevé qui écoute, à ces hommes emprisonnés, exilés, qui attendent : ce sont la fortune, la liberté, la vie ici qui sont en jeu. Il s’agit de frapper juste et fort, il ne s’agit point de frapper avec grâce. Il faut que le public reconnaisse les personnages, qu’il crie leurs noms sous leurs portraits, qu’il applaudisse à l’insulte dont on les charge, qu’il les bafoue, qu’il les précipite du haut rang où ils veulent monter. Dryden les passe tous en revue.

… Zimri769, —  homme si divers qu’il semblait ne point être — un seul homme, mais l’abrégé de tout le genre humain. —  Roide dans ses opinions, et toujours du mauvais côté, —  étant toute chose par écarts, et jamais rien longtemps ; —  vous le trouviez, dans le cours d’une lune révolue, —  chimiste, ménétrier, homme d’État et bouffon, —  puis tout aux femmes, à la peinture, aux vers, à la bouteille, —  outre dix mille boutades qui mouraient en lui en naissant. —  Heureux fou, qui pouvait employer toutes ses heures — à désirer ou à goûter quelque chose de nouveau ! —  L’injure et l’enthousiasme étaient son style ordinaire ; —  l’un et l’autre (signe de bon jugement !) toujours dans l’excès, —  si extrêmement violent ou si extrêmement poli, —  que chaque homme pour lui était un dieu ou un diable. —  Dissiper la richesse était son talent propre. —  Nulle chose pour lui ne restait sans récompense, hors le mérite. —  Pillé par des parasites qu’il démasquait toujours trop tard, —  il avait son bon mot, ils avaient son domaine. —  Ses bouffonneries l’avaient chassé de la cour ; il se consola — à former des partis sans pouvoir être chef.

Ainsi, pervers de volonté, impuissant d’action, —  il suivait les factions, qui ne le suivaient pas770.

Shimei771, de qui la jeunesse avait été fertile en promesses et de zèle pour son Dieu et de haine pour son roi, —  qui sagement s’abstenait des péchés coûteux — et ne rompait jamais le sabbat, excepté pour un profit, —  qu’on ne vit jamais lâcher une malédiction — ou un juron, si ce n’est contre le gouvernement772

Contre ces malédictions, leur chef, Shaftesbury, se roidissait ; accusé de haute trahison, il était absous par le grand jury, malgré tous les efforts de la cour, aux applaudissements d’une foule immense, et ses partisans faisaient frapper une médaille à son image, montrant audacieusement sur le revers le soleil royal obscurci par un nuage. Dryden répliqua par son poëme de la Médaille, et la diatribe effrénée rabattit la provocation ouverte :

Oh ! si le poinçon qui a copié toutes ses grâces, —  et labouré de tels sillons pour cette face d’eunuque, —  avait pu tracer sa volonté toujours changeante ! —  Ce travail infini eût lassé l’art du graveur : — beau héros de bataille d’abord, et, comme un pygmée que le vent emporte, —  lancé dans la guerre par une inquiétude prématurée ; —  général sans barbe, rebelle avant d’être homme, —  tant sa haine contre son prince commença jeune ! —  Puis, vermine frétillante dans l’oreille de l’usurpateur, —  trafiquant de son esprit vénal contre des tas d’or, —  il se jeta dans le moule des saints cafards, —  gémit, soupira, pria, tant que la cafardise fut un lucre, —  la plus bruyante cornemuse du glapissant cortége773 !

La même amertume envenimait la controverse religieuse. Les disputes de dogme, un instant rejetées dans l’ombre par les mœurs débauchées et sceptiques, avaient éclaté de nouveau, enflammées par le catholicisme bigot du prince et par les craintes justifiées de la nation. Le poëte, qui, dans la Religion d’un laïque, était encore anglican tiède et demi-douteur, entraîné peu à peu par ses inclinations absolutistes, s’était converti à la religion catholique, et, dans son poëme de la Biche et la Panthère, il combattit pour sa nouvelle foi. « La nation, dit-il en commençant, est dans une trop grande fermentation pour que je puisse attendre guerre loyale ou même simplement quartier des lecteurs du parti contraire774. » Et là-dessus, empruntant les allégories du moyen âge, il représente toutes les sectes hérétiques comme des bêtes de proie acharnées contre une biche blanche, d’origine céleste ; il n’épargne ni les comparaisons brutales, ni les sarcasmes grossiers, ni les injures ouvertes. La discussion est toute serrée et théologique. Ses auditeurs ne sont pas de beaux esprits occupés à voir comment on peut orner une matière sèche, théologiens par occasion et pour un moment, avec défiance et réserve, comme Boileau dans son amour de Dieu. Ce sont des opprimés, à peine soulagés depuis un instant d’une persécution séculaire, attachés à leur foi par leurs souffrances, respirant à demi parmi les menaces visibles et les haines grondantes de leurs ennemis contenus. Il faut que leur poëte soit dialecticien comme un docteur d’école ; il a besoin de toute la rigueur de la logique ; il s’y accroche en nouveau converti, tout imbu des preuves qui l’ont arraché à la foi nationale et qui le soutiennent contre la défaveur publique, fécond en distinctions, marquant du doigt le défaut des arguments, divisant les réponses, ramenant l’adversaire à la question, épineux et déplaisant pour un lecteur moderne, mais d’autant plus loué et aimé de son temps. Il y a dans tous ces esprits anglais un fonds de sérieux et de véhémence ; la haine s’y soulève, toute tragique, avec un éclat sombre comme la houle d’une mer du Nord. Au milieu de ses combats publics, Dryden s’abattit sur un ennemi privé, Shadwell, et l’accabla d’un immortel mépris775. Le grand style épique et la rime solennelle vinrent assener le sarcasme, et le malheureux rimeur, par un triomphe dérisoire, fut traîné sur le char poétique où la Muse assied les héros et les dieux. Dryden peignit l’Irlandais Fleknoë, antique roi de la sottise, délibérant pour trouver un successeur digne de lui, et choisissant Shadwell, héritier de son bavardage, propagateur de la niaiserie, glorieux vainqueur du sens commun. De toutes parts, à travers les rues jonchées de paperasses, les nations s’assemblent pour contempler le jeune héros, debout auprès du trône paternel, le front ceint de brouillards mornes, laissant errer sur son visage le fade sourire de l’imbécillité contente776. Son père le bénit : « Règne, mon fils, depuis l’Irlande jusqu’aux Barbades lointaines777. Avance tous les jours plus loin dans la sottise et l’impudence ; d’autres t’enseigneront le succès ; apprends de moi le travail infécond, les accouchements avortés778. Ta muse tragique fait sourire, ta muse comique fait dormir. De quelque fiel que tu charges ta plume, tes satires inoffensives ne peuvent jamais mordre. Quitte le théâtre, et choisis pour régner quelque paisible province dans le pays des acrostiches779. » Ainsi se déploie l’insultante mascarade, non point étudiée et polie comme le Lutrin de Boileau, mais pompeuse et crue, poussée en avant par un souffle brutal et poétique, comme on voit un grand navire entrer dans les bourbes de la Tamise, toutes voiles ouvertes et froissant l’eau.

VIII §

C’est dans ces trois poëmes que le grand art d’écrire, signe et source de la littérature classique, apparut pour la première fois. Un nouvel esprit naissait et renouvelait l’art avec le reste ; désormais et pour un siècle, les idées s’engendrent et s’ordonnent par une loi différente de celle qui jusqu’alors les a formées. Sous Spencer et Shakspeare, les mots vivants comme des cris ou comme une musique faisaient voir l’inspiration intérieure qui les lançait. Une sorte de vision possédait l’artiste ; les paysages et les événements se déroulaient dans son esprit comme dans la nature ; il concentrait dans un éclair tous les détails et toutes les forces qui composent un être, et cette image agissait et se développait en lui comme l’objet hors de lui ; il imitait ses personnages, il entendait leurs paroles ; il trouvait plus aisé de les répéter toutes palpitantes que de raconter ou d’expliquer leurs sentiments ; il ne jugeait pas, il voyait ; il était involontairement acteur et mime ; le drame était son œuvre naturelle, parce que les personnages y parlent et que l’auteur n’y parle pas. Voici que cette conception complexe et imitative se décolore et se décompose ; l’homme n’aperçoit plus les choses d’un jet, mais par détails ; il tourne autour d’elles pas à pas, portant sa lampe tour à tour sur toutes leurs parties. La flamme qui d’une seule illumination les révélait s’est éteinte ; il remarque des qualités, il note des points de vue, il classe des groupes d’actions, il juge et il raisonne. Les mots, tout à l’heure animés et comme gonflés de séve, se flétrissent et se sèchent ; ils deviennent abstraits ; ils cessent de susciter en lui des figures et des paysages ; ils ne remuent que des restes de passions affaiblies ; ils jettent à peine quelques lueurs défaillantes sur la toile uniforme de sa conception ternie ; ils deviennent exacts, presque scientifiques, voisins des chiffres, et, comme les chiffres, ils se disposent en séries, alliés par leurs analogies, les premiers plus simples conduisant aux seconds plus composés, tous du même ordre, en telle sorte que l’esprit qui entre dans une voie la trouve unie et ne soit jamais contraint de la quitter. Dès lors une nouvelle carrière s’ouvre : l’homme a le monde entier à repenser ; le changement de sa pensée a changé tous les points de vue, et tous les objets vont prendre une nouvelle forme dans son esprit transformé. Il s’agit d’expliquer et de prouver ; c’est là tout le style classique, c’est tout le style de Dryden.

Il développe, il précise, il conclut ; il annonce sa pensée, puis la résume, pour que le lecteur la reçoive préparée, et, l’ayant reçue, la retienne. Il la fixe en termes exacts justifiés par le dictionnaire, en constructions simples justifiées par la grammaire, pour que le lecteur ait à chaque pas une méthode de vérification et une source de clarté. Il oppose les idées aux idées, et les phrases aux phrases, pour que le lecteur, guidé par le contraste, ne puisse dévier de la route tracée. Vous devinez quelle peut être la beauté dans une pareille œuvre. Cette poésie n’est qu’une prose plus forte. Les idées plus serrées, les oppositions plus marquées, les images plus hardies, ne font qu’ajouter de l’autorité au raisonnement. La mesure et la rime transforment les jugements en sentences. L’esprit, tendu par le rhythme, s’étudie davantage, et arrive à la noblesse par la réflexion. Les jugements s’enchâssent en des images abréviatives ou en des lignes symétriques qui leur donnent la solidité et la popularité d’un dogme. Les vérités générales atteignent la forme définitive qui les transmet à l’avenir et les propage dans le genre humain. Tel est le mérite de ces poëmes : ils plaisent par leurs bonnes expressions780. Sur un tissu plein et solide se détachent des fils habilement noués ou éclatants. Ici Dryden a rassemblé en un vers un long raisonnement ; là une métaphore heureuse a ouvert sous l’idée principale une perspective nouvelle781 ; plus loin deux mots semblables collés l’un contre l’autre ont frappé l’esprit d’une preuve imprévue et victorieuse ; ailleurs une comparaison cachée a jeté une teinte de gloire ou de honte sur le personnage qui ne s’y attendait pas782. Ce sont toutes les adresses et les réussites du style calculé, qui rend l’esprit attentif et le laisse persuadé ou convaincu.

IX §

À la vérité, il n’y a guère ici d’autre mérite littéraire. Si Dryden est un politique expérimenté, un controversiste instruit, bien muni d’arguments, sachant tous les tournants de la discussion, versé dans l’histoire des hommes et des partis, cette habileté de pamphlétaire, toute pratique et anglaise, le retient dans la basse région des combats journaliers et personnels, bien loin de la haute philosophie et de la liberté spéculative, qui impriment au style classique des contemporains français la durée et la grandeur. Au fond, dans ce siècle en Angleterre, toutes les discussions restent étroites. Excepté le terrible Hobbes, ils manquent tous de la grande invention. Dryden, comme les autres, reste confiné dans des raisonnements et des insultes de secte et de faction. Les idées alors sont aussi petites que les haines sont fortes ; nulle doctrine générale n’ouvre au-dessus du tumulte de la bataille des perspectives poétiques : des textes, des traditions, une triste escorte de raisonnements rigides, voilà les armes ; les préjugés et les passions se valent dans les deux partis. C’est pourquoi la matière manque à l’art d’écrire. Dryden n’a point de philosophie personnelle qu’il puisse développer ; il ne fait que versifier des thèmes qui lui sont donnés par autrui. Dans cette stérilité, l’art se réduit bientôt à revêtir des pensées étrangères, et l’écrivain se fait antiquaire ou traducteur. En effet, la plus grande partie des vers de Dryden sont des imitations, des remaniements ou des copies. Il a traduit Perse, Virgile, une partie d’Horace, de Théocrite, de Juvénal, de Lucrèce et d’Homère, et mis en anglais moderne plusieurs contes de Boccace et de Chaucer. Ces traductions alors semblaient d’aussi grandes œuvres que des compositions originales. Quand il aborda l’Énéide, « la nation, dit Johnson, parut se croire intéressée d’honneur à l’issue. ». Addison lui fournit les arguments de chaque livre et un essai sur les Géorgiques ; d’autres lui donnèrent des éditions, des notes ; des grands seigneurs rivalisèrent pour lui offrir l’hospitalité ; les souscripteurs abondèrent. On disait que le Virgile anglais allait donner le Virgile latin à l’Angleterre. Longtemps ce travail fut considéré comme sa première gloire ; de même à Rome, sous Cicéron, dans la disette originelle de la poésie nationale, les traducteurs des pièces grecques étaient aussi loués que les inventeurs.

Cette stérilité d’invention altère le goût ou l’alourdit. Car le goût est un système instinctif, et nous mène par des maximes intérieures que nous ignorons ; l’esprit, guidé par lui, sent des liaisons, fuit des dissonances, jouit ou souffre, choisit ou rejette, d’après des conceptions générales qui le maîtrisent et qu’il ne voit pas ; elles ôtées, on voit disparaître le tact qu’elles produisent, et l’écrivain commet des maladresses, parce que la philosophie lui a manqué. Telle est l’imperfection des récits remaniés par Dryden d’après Chaucer ou Boccace. Dryden ne sent pas que des contés de fées ou de chevaliers ne conviennent qu’à une poésie enfantine, que des sujets naïfs demandent un style naïf, que les conversations de Renard et de Chanteclair, les aventures de Palémon et d’Arcite, les métamorphoses, les tournois, les apparitions, réclament la négligence étonnée et le gracieux babil du vieux Chaucer. Les vigoureuses périodes, les antithèses réfléchies oppriment ici ces aimables fantômes ; les phrases classiques les accablent dans leurs plis trop serrés : on ne les voit plus ; pour les retrouver, on se retourne vers leur premier père ; on quitte la lumière trop crue d’un âge savant et viril ; on ne les suit bien que dans leur premier style, dans l’aurore de la pensée crédule, sous la vapeur qui joue autour de leurs formes vagues, avec toutes les rougeurs et tous les sourires du matin. D’ailleurs, quand Dryden entre en scène, il écrase les délicatesses de son maître, insérant des tirades ou des raisonnements, effaçant les tendresses abandonnées et sincères. Quelle distance entre son récit de la mort d’Arcite et celui de Chaucer ! Quelles misères que ses beaux mots d’auteur, sa galanterie, ses phrases symétriques, ses froids regrets, si on les compare aux cris douloureux, aux effusions vraies, à l’amour profond qui éclate chez l’autre ! Mais, le pire défaut, c’est que, presque partout, il est copiste et conserve les fautes en traducteur littéral, les yeux collés sur son ouvrage, impuissant à l’embrasser pour le refondre, plus voisin du versificateur que du poëte. Quand La Fontaine a mis Ésope ou Boccace en vers, il leur a soufflé un nouvel esprit ; il ne leur a pris qu’une matière ; l’âme nouvelle, qui fait le prix de son œuvre, est à lui, n’est qu’à lui, et cette âme convient à son œuvre. Au lieu des périodes cicéroniennes de Boccace, on voit courir de petits vers lestes, finement moqueurs, de volupté friande, de naïveté feinte, qui goûtent le fruit défendu parce qu’il est fruit et parce qu’il est défendu. Le tragique s’en va, les souvenirs du moyen âge sont à mille lieues ; il ne reste que la gaieté malicieuse, gauloise et bourgeoise, d’un frondeur et d’un gourmet. Ici les disparates abondent, et Dryden en est si peu choqué qu’il les importe ailleurs, dans ses poëmes théologiques, par exemple, représentant l’Église catholique par une biche et les hérésies par diverses bêtes, qui disputent entre elles aussi longuement et aussi savamment que des gradués d’Oxford783. Je ne l’aime pas davantage dans ses épîtres ; ordinairement elles ne consistent qu’en flatteries, presque toujours crues, souvent mythologiques, parsemées de sentences un peu banales. « J’ai étudié Horace, dit-il784, et je pense que le style de ses épîtres n’est pas mal imité ici785. » N’en croyez rien. Les lettres d’Horace, quoique en vers, sont de vraies lettres, agiles, de mouvement inégal, toujours improvisées, naturelles. Rien de plus éloigné de Dryden que cet esprit original et mondain, philosophe et polisson786, le plus délicat et le plus nerveux des épicuriens, parent (à dix-huit cents ans de distance) d’Alfred de Musset et de Voltaire. Il faut, comme Horace, être penseur et homme du monde pour écrire de la morale agréable, et Dryden, non plus que ses contemporains, n’est homme du monde ou penseur.

Mais d’autres traits non moins anglais le soutiennent. Tout d’un coup, au milieu des bâillements qu’excitaient ces épîtres, les yeux s’arrêtent. L’accent vrai, les idées neuves ont paru ; Dryden, écrivant à son cousin, gentilhomme de campagne787, a rencontré une matière anglaise et originale. Il peint la vie d’un squire rural qui est l’arbitre de ses voisins, qui évite les procès et les médecins de la ville, qui se maintient en santé par la chasse et l’exercice. Il cause avec lui des affaires publiques. Il montre le bon député « servant à la fois le roi et le peuple, conservant à l’un sa prérogative, à l’autre son privilége », placé comme une digue entre les deux fleuves, cédant davantage au roi en temps de guerre et davantage au peuple en temps de paix, « empêchant l’un et l’autre de déborder et de tarir788. » Cette grave conversation indique un esprit politique nourri par le spectacle des affaires, ayant, en matière de débats publics et pratiques, la supériorité que les Français ont dans les dissertations spéculatives et les entretiens de société. Pareillement, au milieu des sécheresses de sa polémique éclatent des magnificences subites, un jet de poésie, une prière sortie du plus profond du cœur ; la source anglaise de passion concentrée s’est tout d’un coup rouverte avec une largeur et un élan qu’on ne rencontre point ailleurs :

Comme les rayons empruntés de la lune et des étoiles — luisent vainement pour le voyageur seul, las et égaré, —  ainsi la pâle raison luit vainement pour l’âme. Et comme là-haut, —  ces feux roulants ne découvrent que la voûte céleste — sans nous éclairer ici-bas ; tel le rayon vacillant de la raison — nous fut prêté, non pour assurer notre route incertaine, —  mais pour nous guider là-haut vers un jour meilleur. —  Et comme ces cierges de la nuit disparaissent — quand l’éclatant seigneur du jour gravit notre hémisphère, —  ainsi pâlit la raison quand la religion se montre ; —  ainsi la raison meurt et s’évanouit dans la lumière surnaturelle789.

… Ô Dieu miséricordieux, comme tu as bien préparé — pour nos jugements faillibles un guide infaillible ! —  Ton trône est une obscurité dans l’abîme de lumière, —  un flamboiement de gloire qui interdit le regard. —  Oh ! enseigne-moi à croire en toi, tout caché que tu demeures, —  à ne rien chercher au-delà de ce que toi-même as révélé, —  à prendre celle-là seule pour ma souveraine — que tu as promis de ne jamais abandonner ! —  Ma jeunesse imprudente a volé parmi les vains désirs ; —  mon âge viril, longtemps égaré par des feux vagabonds, —  a suivi des lueurs fausses, et quand leur éclair a disparu, —  mon orgueil a fait jaillir de lui-même d’aussi trompeuses étincelles. —  Tel j’étais, tel par nature je suis encore. —  À toi la gloire, à moi la honte. —  Que toute ma tâche maintenant soit de bien vivre ! Mes doutes sont finis790.

Telle est la poésie de ces âmes sérieuses. Après avoir erré dans les débauches et les pompes de la Restauration, Dryden entrait dans les graves émotions de la vie intérieure ; quoique catholique, il sentait en protestant les misères de l’homme et la présence de la grâce ; il était capable d’enthousiasme. De temps en temps un vers virile et poignant décèle, au milieu de ses raisonnements, la puissance de la conception et le souffle du désir. Quand le tragique se rencontre, il s’y assoit comme dans son domaine ; au besoin, il fouille dans l’horrible. Il a décrit la chasse infernale et le supplice de la jeune fille déchirée par les chiens avec la sauvage énergie de Milton791. Par contraste il a aimé la nature ; ce goût a toujours duré en Angleterre ; les sombres passions réfléchies se détendent dans la grande paix et l’harmonie des champs. Au milieu de la dispute théologique se développent des paysages ; il voit « de nouveaux bourgeons fleurir, de nouvelles fleurs se lever, comme si Dieu eût laissé en cet endroit les traces de ses pas et réformé l’année. Les collines pleines de soleil brillaient dans le lointain sous les rayons splendides, et, dans les prairies au-dessous d’elles, les ruisseaux polis semblaient rouler de l’or liquide. Enfin ils entendirent chanter le coucou folâtre, dont la note proclamait la fête du printemps792. » On démêle sous ses vers réguliers une âme d’artiste793 ; quoique rétréci par les habitudes du raisonnement classique, quoique roidi par la controverse et la polémique, quoique impuissant à créer des âmes ou à peindre les sentiments naïfs et fins, il reste vraiment poëte ; il est troublé, soulevé par les beaux sons et les belles formes ; il écrit hardiment sous la pression d’idées véhémentes ; il s’entoure volontiers d’images magnifiques ; il s’émeut au bruissement de leurs essaims, au chatoiement de leurs splendeurs ; il est au besoin musicien et peintre ; il écrit des airs de bravoure qui ébranlent tous les sens, s’ils ne descendent pas jusqu’au cœur. Telle est cette ode pour la fête de sainte Cécile, admirable fanfare où le mètre et le son impriment dans les nerfs les émotions de l’esprit, chef-d’œuvre d’entraînement et d’art que Victor Hugo seul a renouvelé794. Alexandre est sur son trône dans le palais de Persépolis ; à côté de lui Thaïs florissante de beauté ; devant lui, dans l’immense salle, tous ses glorieux capitaines. Et Timothée chante : il chante Bacchus, « Bacchus toujours beau, Bacchus toujours jeune ; le joyeux dieu vient en triomphe : sonnez les trompettes ! battez les tambours ! Il vient la face empourprée, les yeux riants ; que les hautbois résonnent ! Il vient, il vient, Bacchus toujours beau, toujours jeune ; Bacchus a le premier établi les joies du vin ; les dons de Bacchus sont un trésor ; le vin est le plaisir du soldat ; riche est le trésor, doux est le plaisir ; doux est le plaisir après la peine795. » — Et sous les sons vibrants, le roi se trouble ; ses joues s’enflamment, ses combats lui reviennent en mémoire ; il défie les hommes et les dieux. Alors un chant triste l’apaise : Timothée pleure la mort de Darius trahi. Puis un chant tendre l’amollit : Timothée célèbre l’amour et la rayonnante beauté de Thaïs. Tout à coup les sons de la lyre s’enflent ; ils s’enflent plus haut ; ils grondent comme un tonnerre ; le roi assoupi se redresse égaré, les yeux fixes. « Vengeance ! vengeance ! regarde les Furies qui se lèvent ; regarde les serpents qu’elles brandissent, comme ils sifflent dans l’air ! et ces étincelles qui jaillissent de leurs yeux ! Vois cette bande de spectres, chacun une torche à la main : ce sont les spectres des Grecs immolés dans les batailles, laissés sur la plaine sans sépulture, sans honneur ! Regarde comme ils secouent leurs torches, comme ils les lèvent, comme ils montrent les palais persans, les temples étincelants des dieux leurs ennemis796 ! » — Les princes applaudissent, ils saisissent des flambeaux, ils courent, Thaïs la première, et la nouvelle Hélène brûle la nouvelle Troie ! Ainsi jadis la musique attendrissait, exaltait, maîtrisait les hommes ; les vers de Dryden retrouvent son pouvoir en le décrivant.

X §

Ce fut là une de ses dernières œuvres ; toute brillante et poétique, elle était née parmi les pires tristesses. Le roi pour lequel il avait écrit était détrôné et chassé ; la religion qu’il avait embrassée était méprisée et opprimée ; catholique et royaliste, il était confiné dans un parti vaincu, que la nation considérait avec ressentiment et avec défiance comme l’adversaire naturel de la liberté et de la raison. Il avait perdu les deux places qui le faisaient vivre ; il subsistait misérablement, chargé de famille, obligé de soutenir ses fils à l’étranger, traité en mercenaire par un libraire grossier, forcé de lui demander de l’argent pour payer une montre qu’on ne voulait pas lui laisser à crédit, priant lord Bolingbroke de le protéger contre ses injures, vilipendé par son boutiquier quand la page promise n’était pas pleine au jour dit. Ses ennemis le persécutaient de pamphlets ; le puritain Collier flagellait brutalement ses comédies ; on le damnait sans pitié et en conscience. Il était malade depuis longtemps, impotent, contraint de beaucoup écrire, réduit à exagérer la flatterie pour obtenir des grands l’argent indispensable que les éditeurs ne lui donnaient pas797. « Ce que Virgile a composé798, disait-il, dans la vigueur de son âge, dans l’abondance et le loisir, j’ai entrepris de le traduire dans le déclin de mes années ; luttant contre le besoin, opprimé par la maladie, contraint dans mon génie, exposé à voir mal interpréter tout ce que je dis, avec des juges qui, à moins d’être très-équitables, sont déjà indisposés contre moi par le portrait diffamatoire qu’on a fait de mon caractère. » Quoique bien disposé pour lui-même, il savait que sa conduite n’avait pas toujours été digne, et que tous ses écrits n’étaient pas durables. Né entre deux époques, il avait oscillé entre deux formes de vie et deux formes de pensée, n’ayant atteint la perfection ni de l’une ni de l’autre, ayant gardé des défauts de l’une et de l’autre, n’ayant point trouvé dans les mœurs environnantes un soutien digne de son caractère, ni dans les idées environnantes une matière digne de son talent. S’il avait institué la critique et le bon style, cette critique n’avait trouvé place qu’en des traités pédantesques ou des préfaces décousues ; ce bon style restait dépaysé dans des tragédies enflées, dispersé en des traductions multipliées, égaré en des pièces d’occasion, en des odes de commande, en des poëmes de parti, ne rencontrant que de loin en loin un souffle capable de l’employer et un sujet capable de le soutenir. Que d’efforts pour un effet médiocre ! C’est la condition naturelle de l’homme. Au bout de tout, voici venir la douleur et l’agonie. La gravelle, la goutte, depuis longtemps, ne lui laissaient plus de relâche ; un érésipèle couvrit sa jambe. Vers le mois d’avril 1700, il essaya de sortir ; son pied foulé se gangrena ; on voulut tenter l’opération, mais il jugea que ce qui lui restait de santé et de bonheur n’en valait pas la peine. Il mourut à soixante-neuf ans.

Chapitre III.
La Révolution. §

I. La révolution morale au dix-huitième siècle. —  Elle accompagne la révolution politique.

II. Brutalité du peuple. —  Le gin. —  Les émeutes. —  Corruption des grands. —  Les mœurs politiques. —  Trahisons sous Guillaume et Anne. —  Vénalité sous Walpole et Bute. —  Les mœurs privées. —  Les viveurs. —  Les athées. —  Lettres de lord Chesterfield. —  Sa politesse et sa morale. —  L’Opéra du Gueux, par Gay. —  Ses élégances et sa satire.

III. Principes de la civilisation en France et en Angleterre. —  La conversation en France. Comment elle aboutit à une révolution. —  Le sens moral en Angleterre. Comment il aboutit à une réforme.

IV. La religion. —  Les apparences visibles. —  Le sentiment profond. —  Comment la religion est populaire. —  Comment elle est vivante. —  Les ariens. —  Les méthodistes.

V. La chaire. —  Médiocrité et efficacité de la prédication. —  Tillotson. —  Sa lourdeur et sa solidité. —  Barrow. —  Son abondance et sa minutie. —  South. —  Son acrete et son énergie. —  Comparaison des prédicateurs en France et en Angleterre.

VI. La théologie. —  Comparaison de l’apologétique en France et en Angleterre. —  Sherlock, Stillingfleet, Clarke. —  La théologie n’est pas spéculative, mais morale. —  Les plus grands esprits se rangent du côté du christianisme. —  Impuissance de la philosophie spéculative. —  Berkeley, Newton, Locke, Hume, Reid. —  Développement de la philosophie morale. —  Smith, Price, Hutcheson.

VII. La constitution. —  Le sentiment du droit. —  Traité du gouvernement, par Locke. —  La théorie du droit personnel est acceptée. —  Comment le tempérament, l’orgueil et l’intérêt la soutiennent. —  La théorie du droit personnel est appliquée. —  Comment les élections, les journaux, les tribunaux la mettent en pratique.

VIII. La tribune. —  Énergie et rudesse de cette éloquence. —  Lord Chatam. —  Junius. —  Fox. —  Sheridan. —  Pitt. —  Burke.

IX. Issue du travail du siècle. —  Transformation économique et morale. —  Comparaison des portraits de Reynold et de ceux de Lely. —  Doctrines et tendances contraires en France et en Angleterre. —  Les révolutionnaires et les conservateurs. —  Jugement de Burke et du peuple anglais sur la Révolution française.

Avec l’établissement de 1688, un nouvel esprit apparaît en Angleterre. Lentement, par degrés, la révolution morale accompagne la révolution sociale : l’homme change en même temps que l’État, dans le même sens et par les mêmes causes ; le caractère s’accommode à la situation, et l’on voit peu à peu dominer dans les mœurs et dans les lettres l’esprit sérieux, réfléchi, moral, capable de discipline et d’indépendance, qui seul peut soutenir et achever une constitution.

I §

Ce ne fut pas sans peine, et au premier regard il semble qu’à cette révolution, dont elle est si fière, l’Angleterre n’ait rien gagné. L’aspect des choses sous Guillaume, Anne et les deux premiers Georges, est repoussant ; on est tenté de juger comme Swift : on se dit que s’il a peint le Yahou, c’est qu’il l’a vu ; nu ou traîné en carrosse, le Yahou n’est pas plus beau. On ne voit que corruption en haut, et brutalités en bas ; une troupe d’intrigants mène une populace de brutes. La bête humaine, enflammée par les passions politiques, éclate en cris, en violences, brûle l’amiral Byng en effigie, exige sa mort, veut détruire sa maison et son parc, oscille tour à tour sous la main de chaque parti, et de son élan aveugle semble prête à démolir la société civile. Quand le docteur Sacheverell est mis en jugement, les garçons bouchers, les boueurs, les balayeurs de cheminée, les marchands de pommes, les filles de joie et toute la canaille, s’imaginant que l’Église est en danger, l’accompagnent avec des hurlements de colère et d’enthousiasme, et le soir se mettent à brûler et à piller les temples des dissidents. Quand lord Bute, en dépit de l’opinion populaire, est mis à la place de Pitt, il est assailli de pierres et obligé d’entourer sa voiture d’une forte garde de boxeurs. À chaque accident politique, on entend un grondement d’émeute, on voit des bousculades, des coups de poing, des têtes cassées. C’est pis lorsque l’intérêt personnel du peuple est en jeu. Le gin avait été inventé en 1684, et un demi-siècle après799 l’Angleterre en consommait sept millions de gallons. Les marchands, sur leurs enseignes, invitaient les gens à venir s’enivrer pour deux sous ; pour quatre sous, on avait de quoi tomber mort ivre ; de plus, la paille gratis ; le marchand traînait ceux qui tombaient dans un cellier où ils cuvaient leur eau-de-vie. On ne traversait pas les rues de Londres sans rencontrer des misérables inertes, insensibles, gisant sur le pavé, et que la charité des passants pouvait seule empêcher d’être étouffés dans la boue ou écrasés par les voitures. On voulut par un impôt modérer cette fureur ; ce fut en vain ; les juges n’osaient condamner, les dénonciateurs étaient assassinés. La chambre plia, et Walpole, se sentant au bord d’une révolte, retira sa loi800. Tous ces légistes en perruque solennelle et en hermine, ces évêques en dentelles, ces lords brodés et dorés, ce beau gouvernement adroitement équilibré est porté sur le dos d’une brute énorme et redoutable qui d’ordinaire chemine docilement, quoique grondante, mais qui tout d’un coup, d’un caprice, peut le secouer et l’écraser. On le vit bien en 1780, pendant l’émeute de lord Gordon. Sans raison ni direction, au cri de à bas les papistes ! la populace soulevée démolit les prisons, lâcha les criminels, maltraita les pairs, et fut trois jours maîtresse de la ville, brûlant, pillant et se gorgeant. Les tonneaux de gin défoncés faisaient des ruisseaux dans les rues. Enfants et femmes à genoux y buvaient jusqu’à mourir. Les uns devenaient furieux, les autres s’affaissaient stupides, et l’incendie des maisons croulantes finissait par les brûler ou les engloutir. Onze ans plus tard, à Birmingham, ils saccagèrent et détruisirent les maisons des libéraux et des dissidents, et le lendemain on les trouva, par tas, ivres morts le long des chemins et dans les haies. L’instinct s’émeut dangereusement dans cette race trop forte et trop nourrie. Le taureau populaire se lançait comme une masse sur le premier chiffon rouge qu’il croyait voir.

La haute société valait un peu moins que la basse. S’il n’y eut point de révolution plus bienfaisante que celle de 1688, il n’y en eut point qui fût lancée ou soutenue par de plus sales ressorts. La trahison est partout, non pas simple, mais double et triple. Sous Guillaume et sous Anne, amiraux, ministres, gentilshommes du conseil, favoris de l’antichambre, tous correspondent et conspirent avec les Stuarts qu’ils ont déjà vendus, sauf à les vendre encore, par une complication de marchés qui vont se détruisant l’un l’autre et par une complication de parjures qui vont se dépassant l’un l’autre jusqu’à ce que personne ne sache plus à qui il appartient ni qui il est. Le plus grand capitaine du temps, le duc de Marlborough, est un des plus bas coquins de l’histoire, entretenu par ses maîtresses, économe administrateur de la paye qu’il reçoit d’elles, occupé à voler ses soldats, trafiquant des secrets d’État, traître envers Jacques, envers Guillaume, envers l’Angleterre, capable de risquer sa vie pour épargner une paire de bottes mouillées, et de faire tomber dans une embuscade française une expédition de soldats anglais. Après lui vient Bolingbroke, sceptique et cynique, tour à tour ministre de la reine et du prétendant, aussi déloyal envers l’un qu’envers l’autre, marchand de consciences, de mariages et de promesses, ayant gaspillé du génie dans les débauches et les tripotages pour arriver à la disgrâce, à l’impuissance et au mépris801. Vient enfin Walpole, chassé de la chambre comme concussionnaire, premier ministre pendant vingt ans, et qui se vantait de savoir le tarif de chaque conscience. « Il y a des membres écossais, disait Montesquieu en 1729802, qui n’ont que 200 livres sterling, et se vendent à ce prix. Les Anglais ne sont plus dignes de leur liberté. Ils la vendent au roi, et si le roi la leur redonnait ils la lui vendraient encore. » Il faut voir dans le journal de Dodington, espèce de Figaro malhonnête, la façon ingénieuse et les jolies tournures de ce grand commerce. « Un jour de vote difficile, dit le docteur King, Walpole, passant dans la cour des requêtes, aperçut un membre du parti contraire : il le tira à part et lui dit : « Donnez-moi votre voix, voici un billet de banque de deux mille livres sterling. » Le membre lui fit cette réponse : « Sir Robert, vous avez dernièrement rendu service à quelques-uns de mes amis intimes, et la dernière fois que ma femme est venue à la cour, le roi l’a reçue très-gracieusement, ce qui certainement est arrivé par votre influence. Je me considérerais donc comme très-ingrat (et il mit le billet de banque dans sa poche) si je vous refusais la faveur que vous voulez bien me demander aujourd’hui. » Voilà de quel air un homme de goût faisait ses affaires. La corruption était si bien dans les mœurs publiques et dans l’état politique qu’après la chute de Walpole, lord Bute, qui l’avait dénoncée, fut obligé de la pratiquer et de l’accroître. Son collègue Fox changea les bureaux du trésor (pay-office) en marché, débattit son prix avec des centaines de membres, déboursa en une matinée 25000 livres sterling. On ne pouvait avoir des votes qu’argent comptant, et encore aux moments importants ces mercenaires menaçaient de passer à l’ennemi, se mettaient en grève, et demandaient davantage. Et croyez que les chefs se faisaient leur part. Ils se vendent ou se payent en titres, en dignités, en sinécures ; pour obtenir la vacance d’une place, on donne au titulaire une pension de deux, trois, cinq, et jusqu’à sept mille livres sterling. Pitt, le plus intègre de ces hommes politiques, le chef de ceux qui s’appelaient patriotes, donne et retire sa parole, attaque ou défend Walpole, propose la guerre ou la paix, le tout pour devenir ou rester ministre. Fox, son rival, est une sorte de pourri éhonté. Le duc de Newcastle, « dont le nom était perfidie », espèce de caricature vivante, le plus maladroit, le plus ignorant, le plus moqué, le plus méprisé des nobles, reste ministre trente ans et dix ans premier ministre à cause de sa parenté, de sa fortune, des élections dont il dispose et des places qu’il peut donner. La chute des Stuarts a mis le gouvernement aux mains de quelques grandes familles qui, au moyen de bourgs pourris, de députés achetés et de discours sonores, oppriment le roi, manient les passions populaires, intriguent, mentent, se chamaillent et tâchent de s’escroquer le pouvoir.

Les mœurs privées sont aussi belles que les mœurs publiques. D’ordinaire le roi régnant déteste son fils ; ce fils fait des dettes, demande au parlement d’augmenter sa pension, et se ligue avec les ennemis de son père. George Ier tient sa femme en prison pendant trente-deux ans, et s’enivre le soir chez deux laiderons, ses maîtresses. George II, qui aime sa femme, prend des maîtresses pour avoir l’air galant, se réjouit de la mort de son fils, escroque le testament de son père. Son fils aîné803 triche aux cartes, et un jour, à Kensington, ayant emprunté 5000 livres sterling à Dodington, dit en le voyant sous la fenêtre : « Cet homme passe pour une des meilleures têtes de l’Angleterre, et pourtant, avec tout son esprit, je viens de l’alléger de 5000 livres. » George IV est une espèce de cocher, joueur, viveur scandaleux, par leur sans probité, et que ses manœuvres manquèrent de faire exclure du Jockey-Club. Le seul honnête homme est George III, un pauvre lourdaud borné qui devint fou, et que sa mère avait tenu comme cloîtré pendant sa jeunesse. Elle donnait pour motif la corruption universelle des gens de qualité : « Les jeunes gens, disait-elle, sont tous des viveurs, et les jeunes femmes font la cour aux hommes au lieu d’attendre qu’on la leur fasse804. » En effet, le vice est à la mode, et non pas délicat comme en France. « L’argent, écrivait Montesquieu, est ici souverainement estimé, l’honneur et la vertu peu. Il faut à l’Anglais un bon dîner, une fille et de l’aisance. Comme il n’est pas répandu et qu’il est borné à cela, dès que sa fortune se délabre, et qu’il ne peut plus avoir cela, il se tue ou se fait voleur. » Il y a dans les jeunes gens une surabondance de séve grossière qui leur fait prendre les brutalités pour les plaisirs. Les plus célèbres s’appelaient Mohicans, et la nuit tyrannisaient Londres. Ils arrêtaient les gens, et les faisaient danser en leur piquant les jambes à coups d’épée ; parfois ils mettaient une femme dans un tonneau et la faisaient rouler ainsi du haut d’une pente ; d’autres la posaient sur la tête les pieds en l’air ; quelques-uns aplatissaient le nez du malheureux qu’ils avaient saisi, et avec les doigts lui faisaient sortir les yeux de l’orbite. Swift, les comiques et les romanciers ont peint la bassesse de cette grosse débauche, qui a besoin de tapage, qui vit d’ivrognerie, qui s’étale dans la crudité, qui aboutit à la cruauté, qui finit par l’irréligion et l’athéisme805. Ce tempérament batailleur et trop fort a besoin de s’employer orgueilleusement et audacieusement à la destruction de ce que les hommes respectent et de ce que les institutions protégent. Ils attaquent les prêtres par le même instinct qu’ils rossent le guet. Collins, Tindal, Bolingbroke sont leurs docteurs ; la corruption des mœurs, l’habitude des trahisons, le choc des sectes, la liberté des discussions, le progrès des sciences et la fermentation des idées semblent dissoudre le christianisme. « Point de religion, disait Montesquieu, en Angleterre. Quatre ou cinq de la chambre des communes vont à la messe ou au sermon de la chambre… Si quelqu’un parle de religion, tout le monde se met à rire. Un homme ayant dit de mon temps : Je crois cela comme article de foi, tout le monde se mit à rire. » En effet, la phrase était provinciale et sentait son vieux temps. L’important était d’avoir bon ton, et il est plaisant de voir dans lord Chesterfield en quoi ce bon ton consiste. De justice, d’honneur, il ne parle qu’en courant et pour la forme : « Avant tout, dit-il à son fils, ayez des manières. » Il y revient dans chaque lettre avec une insistance, une abondance, une force de preuves, qui font un contraste grotesque. « Mon cher ami, comment vont les manières, les agréments, les grâces, et tous ces petits riens si nécessaires pour rendre un homme aimable ? Les prenez-vous ? y faites-vous des progrès ?… Polissez-vous, ne curez point vos ongles en société, ne mettez pas vos doigts dans votre nez, posez bien vos pieds… Votre maître de danse est à présent le plus important de tous… Surtout laissez de côté la rouille de Cambridge… On m’assure que Mme de… est jolie comme un cœur, et que, nonobstant cela, elle s’en est tenue scrupuleusement à son mari, quoiqu’il y ait déjà plus d’un an qu’elle est mariée. Elle n’y pense pas ; il faut décrotter cette femme-là. Décrottez-vous donc tous les deux réciproquement. » Et un peu après : « Que vous dit Mme de… ? Pour un attachement, je la préférerais à Mme… ; mais pour une galanterie, je donnerais la préférence à la dernière. Tout cela peut s’arranger ensemble, et l’un n’empêche pas l’autre. » Soyez galant, adroit, délié ; plaisez aux femmes ; « ce sont les femmes qui mettent les hommes à la mode » ; plaisez aux hommes ; « une souplesse de courtisan décidera de votre fortune. » Et il lui cite en exemple Bolingbroke et Marlborough, les deux pires roués du siècle. Ainsi parle un homme grave, ancien ministre, arbitre de l’éducation et du goût806. Il veut déniaiser son fils, lui donner l’air français, ajouter aux solides connaissances diplomatiques et aux grandes visées d’ambition l’air engageant, sémillant et frivole. Ce vernis, qui à Paris est la couleur vraie, n’est ici qu’un placage choquant. Cette politesse transplantée est un mensonge, cette vivacité un manque de sens, et cette éducation mondaine ne semble propre qu’à faire des comédiens et des coquins.

Ainsi jugea Gay dans son Opéra du Gueux, et la société polie applaudit avec fureur au portrait qu’il traçait d’elle. Soixante-trois nuits de suite, la pièce fut jouée parmi un tonnerre de rires ; les dames firent écrire les chansons sur leurs éventails, et l’actrice principale, dit-on, épousa un duc. Quelle satire ! Les voleurs infestaient Londres, tellement qu’en 1728 la reine elle-même manqua d’être dévalisée ; ils s’étaient formés en bandes, ayant des officiers, un trésor, un chef, et se multipliaient, quoique toutes les six semaines on les envoyât par « charretées » à la potence. Voilà la société que Gay mit en scène ; à son avis, elle valait la grande ; on avait peine à l’en distinguer : manières, esprit, conduite, morale, dans l’une et l’autre, tout est semblable. « En fait de vices à la mode, on ne peut dire si les gentilshommes du grand chemin imitent les gentilshommes à la mode, ou si les gentilshommes à la mode imitent les gentilshommes du grand chemin807. » En quoi, par exemple, Peachum diffère-t-il d’un grand ministre ? Il est comme lui chef d’une bande de voleurs, il a comme lui un registre pour inscrire les vols, il reçoit comme lui de l’argent des deux mains, il fait comme lui prendre et pendre ses amis quand ses amis lui sont à charge, il se sert comme lui du langage parlementaire et des comparaisons classiques, il a comme lui de la gravité, de la tenue, et s’indigne éloquemment quand on soupçonne son honneur. Vous répondrez peut-être qu’il se dispute avec son associé au sujet des profits, et l’empoigne à la gorge ? Mais dernièrement sir Robert Walpole et lord Townshend se sont colletés sur une question pareille. Écoutez les instructions que Peachum donne à sa fille ; ne sont-ce pas les propres maximes du monde ? « Ayez des amants, mademoiselle ; une femme doit savoir être mercenaire, quand même elle ne serait jamais allée à la cour ni dans une assemblée… Comment ! vous épousez M. Macheath, et votre belle raison est que vous l’aimez ? L’aimer ! l’aimer ! Je croyais que mademoiselle était trop bien élevée pour cela. Ma fille doit être pour moi ce qu’une dame de la cour est pour un ministre d’État, la clef de toute la bande808. » Quant à M. Macheath, c’est le digne gendre d’un tel politique. S’il est moins brillant au conseil que dans l’action, cela convient à son âge. Trouvez-nous un jeune officier noble qui ait meilleure tournure ou fasse des actions plus belles. Il vole sur les grands chemins, voilà de la bravoure ; il partage son butin avec ses amis, voilà de la générosité. « Vous voyez, messieurs, leur dit-il, je ne suis pas un simple ami de cour qui promet tout et ne donne rien. Que les courtisans se filoutent entre eux ; nous du moins, messieurs, nous avons gardé assez d’honneur pour nous maintenir purs parmi les corruptions du monde809. » Au reste, il est galant, il a une demi-douzaine de femmes, une douzaine d’enfants, il fréquente les mauvais lieux, il est aimable avec les beautés qu’il y rencontre, il a de l’aisance, il salue bien et à la ronde ; il tourné à chacune son compliment : « Mademoiselle Slammekin, toujours votre abandon et cet air négligé du grand monde ! Vous toutes, dames à la mode qui connaissez votre beauté, vous aimez le déshabillé. Mademoiselle Jenny, daignerez-vous accepter un petit verre ? —  Je ne bois jamais de liqueurs fortes, excepté quand j’ai la colique. —  Justement l’excuse des dames à la mode : une personne de qualité a toujours la colique810. » N’est-ce pas le vrai ton de la bonne compagnie ? Et douterez-vous encore que M. Macheath soit un homme de qualité quand vous apprendrez qu’il a mérité d’être pendu et qu’il ne l’est pas ? À cette preuve tout doit céder. Si pourtant vous en voulez une autre, il ajoutera que « en matière de conscience et de morale moisie il n’est point du tout vulgaire ; cette considération-là rogne aussi peu sur ses profits et sur ses plaisirs que sur ceux d’aucun gentilhomme d’Angleterre811. » Après un tel mot, il faut bien se rendre. N’objectez pas la saleté de ces mœurs ; vous voyez bien qu’elle n’a rien de rebutant, puisque la bonne compagnie s’en régale. Ces intérieurs de prison et de mauvais lieu, ces tripots, cette odeur de gin, ces marchandages d’entremetteuses et ces comptes de filous, rien ne dégoûte les dames, qui applaudissent dans leurs loges. Elles chantent les chansons de Polly ; leurs nerfs n’ont peur d’aucun détail ; elles ont déjà respiré ces senteurs de bouges dans les pastorales limées de l’aimable poëte812. Elles rient de voir Lucy qui montre sa grossesse à Macheath, et qui verse à Polly de la mort aux rats. Elles sont familières avec toutes les gracieusetés de la potence et toutes les gentillesses de la médecine. Mistress Trapes expose son métier devant elles, et se plaint d’avoir onze belles clientes entre les mains du chirurgien813. M. Filch, un pilier de prison, dit qu’ayant remplacé « le faiseur d’enfants, devenu invalide, il a amassé quelque argent à procurer aux dames de l’endroit des grossesses pour leur faire avoir un sursis814. » Une verve atroce, aigrie d’ironie poignante, coule à travers l’œuvre comme un de ces ruisseaux de Londres dont Swift et Gay ont décrit les puanteurs corrosives ; à cent ans de distance, elle déshonore encore le monde qui s’est éclaboussé et miré dans son bourbier.

II §

Ce n’étaient là que des dehors, et les bons observateurs, Voltaire par exemple, ne s’y sont point trompés. Entre la vase du fond et l’écume de la surface roulait le grand fleuve national, qui, s’épurant par son mouvement propre, laissait déjà voir par intervalles sa couleur vraie, pour étaler bientôt la régularité puissante de sa course et la limpidité salubre de son eau. Il avançait dans son lit natal ; chaque peuple a le sien et coule sur sa pente. C’est cette pente qui donne à chaque civilisation son degré et sa forme, et c’est elle qu’il faut tâcher de décrire et de mesurer.

Pour cela, nous n’avons qu’à suivre les voyageurs des deux pays qui à ce moment franchissent la Manche. Jamais l’Angleterre n’a regardé et imité davantage la France, ni la France l’Angleterre. Pour voir les courants distincts où glissait chacune des deux nations, il n’y avait qu’à ouvrir les yeux. À Paris, disait lord Chesterfield à son fils, recherchez la conversation polie ; « elle tourne sur quelque sujet de goût, quelques points d’histoire, de critique et même de philosophie, qui conviennent mieux à des êtres raisonnables que les dissertations anglaises sur le temps et sur le whist815. » En effet, nous nous sommes civilisés par la conversation ; les Anglais, point. Sitôt que le Français sort du labeur machinal et de la grosse vie physique, même avant d’en être sorti, il cause ; c’est là son achèvement et son plaisir816. À peine a-t-il échappé aux guerres de religion et à l’isolement féodal, il fait la révérence et dit son mot. Avec l’hôtel de Rambouillet, les salons s’ouvrent ; le bel entretien qui va durer deux siècles commence ; Allemands, Anglais, toute l’Europe novice ou balourde l’écoute, bouche béante, et de temps en temps essaye maladroitement de l’imiter. Qu’ils sont aimables, nos causeurs ! Quels ménagements ! quel tact inné ! Avec quelle grâce et quelle dextérité ils savent persuader, intéresser, amuser, caresser la vanité malade, retenir l’attention distraite, insinuer la vérité dangereuse, et voler toujours à cent pieds au-dessus de l’ennui où leurs rivaux barbotent de tout leur poids natif ! Mais surtout comme ils se sont déliés vite ! D’instinct et sans effort, ils ont rencontré le geste aisé, la parole facile, l’élégance soutenue, le trait piquant, la clarté parfaite. Leurs phrases, encore compassées sous Balzac, se dégagent, s’allégent, s’élancent, courent, et sous Voltaire ont pris des ailes. Vit-on jamais pareil désir et pareil art de plaire ? Les sciences pédantes, l’économie politique, la théologie, les habitantes renfrognées de l’Académie et de la Sorbonne, ne parlent qu’en épigrammes. L’Esprit des Lois de Montesquieu est aussi « l’esprit sur les lois. » Les périodes de Rousseau, qui enfanteront une révolution, ont été, dix-huit heures durant, tournées, polies, balancées dans sa tête. La philosophie de Voltaire petille en millions d’étincelles. Toute idée doit devenir un bon mot ; on ne pense plus qu’en saillies ; il faut que toute vérité, la plus épineuse ou la plus sainte, devienne un joli jouet de salon, lancé, puis relancé comme un volant doré par les mains mignonnes des dames, sans faire tache sur les sabots de dentelle d’où pendent languissamment leurs bras fluets, sur les guirlandes que déroulent dans les panneaux les Amours roses. Tout doit reluire, scintiller ou sourire. On atténue les passions, on affadit l’amour, on multiplie les bienséances, on outre le savoir-vivre. L’homme raffiné devient « sensible. » De sa douillette de taffetas, il tire incessamment le mouchoir brodé dont il essuiera le commencement d’une larme ; il pose la main sur son cœur, il s’attendrit, il est devenu si délicat et si correct que les Anglais le prennent tour à tour pour une femmelette ou pour un maître de danse817. Regardez de plus près cependant ce freluquet enrubanné qui roucoule les chansons de Florian dans un habit vert tendre. L’esprit de société qui l’a conduit dans ces fadaises l’a aussi conduit ailleurs ; car la conversation, en France du moins, est une chasse aux idées. Encore aujourd’hui, dans la défiance et la tristesse des mœurs modernes, c’est à table, pendant le café, qu’apparaissent la haute politique et la philosophie première. Penser, surtout penser vite, est une fête. L’esprit y trouve une sorte de bal ; jugez de quel empressement il s’y porte ! Toute notre culture vient de là. À l’aurore du siècle, les dames, entre deux révérences, développent des portraits étudiés et des dissertations subtiles ; elles entendent Descartes, goûtent Nicole, approuvent Bossuet. Bientôt les petits soupers commencent, et on y agite au dessert l’existence de Dieu. Est-ce que la théologie, la morale, mises en beau style ou en style piquant, ne sont pas des jouissances de salon et des parures de luxe ? La verve s’y emploie, ondule et petille comme une flamme légère au-dessus de tous les sujets dont elle se nourrit. Quel essor que celui du dix-huitième siècle ! Jamais société fut-elle plus curieuse de hautes vérités, plus hardie à les chercher, plus prompte à les découvrir, plus ardente à les embrasser ? Ces marquises musquées, ces fats en dentelles, tout ce joli monde paré, galant, frivole, court à la philosophie comme à l’Opéra ; l’origine des êtres vivants et les anguilles de Needham, les aventures de Jacques le Fataliste et la question du libre arbitre, les principes de l’économie politique et les comptes de l’Homme aux quarante écus, tout est matière pour eux à paradoxes et à découvertes. Toutes les lourdes roches que les savants de métier taillaient et minaient péniblement à l’écart, entraînées et polies dans le torrent public, roulent par myriades, entre-choquées avec un bruissement joyeux, précipitées par un élan toujours plus rapide. Nulle barrière, nul heurt ; on n’est point retenu par la pratique ; on pense pour penser ; les théories peuvent se déployer à l’aise. En effet, c’est toujours ainsi qu’en France on a causé. On y joue avec les vérités générales ; on en retire agilement quelqu’une du monceau des faits où elle gît cachée, et on la développe ; on plane au-dessus de l’observation dans la raison et la rhétorique ; on se trouve mal et terre à terre tant qu’on n’est pas dans la région des idées pures. Et le dix-huitième siècle à cet égard continue le dix-septième. On avait décrit le savoir-vivre, la flatterie, la misanthropie, l’avarice : on examine la liberté, la tyrannie, la religion ; on avait étudié l’homme en soi, on étudie l’homme abstrait. Les écrivains religieux et monarchiques sont de la même famille que les écrivains impies et révolutionnaires ; Boileau conduit à Rousseau, et Racine à Robespierre. La raison oratoire avait formé le théâtre régulier et la prédication classique ; la raison oratoire produit la Déclaration des Droits et le Contrat social. On se fabrique une certaine idée de l’homme, de ses penchants, de ses facultés, de ses devoirs, idée mutilée, mais d’autant plus nette qu’elle est plus réduite. D’aristocratique elle devient populaire ; au lieu d’être un amusement, elle est une foi ; des mains délicates et sceptiques, elle passe aux mains enthousiastes et grossières. D’un lustre de salon ils font un flambeau et une torche. Voilà le courant sur lequel a vogué l’esprit français pendant deux siècles, caressé par les raffinements d’une politesse exquise, amusé par un essaim d’idées brillantes, enchanté par les promesses des théories dorées, jusqu’au moment où, croyant toucher les palais de nuages qu’illuminait la distance, tout d’un coup il perdit terre et roula dans la tempête de la Révolution.

Tout autre est la voie par laquelle a cheminé la civilisation anglaise. Ce n’est pas l’esprit de société qui l’a faite, c’est le sens moral, et la raison en est que l’homme là-bas est autre que chez nous. Nos Français qui en ce moment découvrent l’Angleterre en sont frappés. « En France, dit Montesquieu, je fais amitié avec tout le monde ; en Angleterre, je n’en fais à personne. Il faut faire ici comme les Anglais, vivre pour soi, ne se soucier de personne, n’aimer personne et ne compter sur personne. Ce sont des génies singuliers, partant solitaires et tristes. Ils sont recueillis, vivent beaucoup en eux-mêmes et pensent tout seuls. La plupart, avec de l’esprit, sont tourmentés par leur esprit même. Dans le dédain ou le dégoût de toutes choses, ils sont malheureux avec tant de sujets de ne l’être pas. » Et Voltaire, comme Montesquieu, revient incessamment sur l’énergie sombre de ce caractère. Il dit qu’à Londres il y a des journées de vent d’est où l’on se pend ; il conte en frissonnant qu’une jeune fille s’est coupé la gorge, et que l’amant, sans rien dire, a racheté le couteau. Il est surpris de voir « tant de Timons, de misanthropes atrabilaires. » De quel côté trouveront-ils leur voie ? Il y en a une qui s’ouvre tous les jours plus large. L’Anglais, naturellement sérieux, méditatif et triste, n’est point porté à regarder la vie comme un jeu ou comme un plaisir ; il a les yeux habituellement tournés non vers le dehors et la nature riante, mais vers le dedans et vers les événements de l’âme ; il s’examine lui-même, il descend incessamment dans son intérieur, il se confine dans le monde moral et finit par ne plus voir d’autre beauté que celle qui peut y luire ; il pose la justice en reine unique et absolue de la vie humaine, et conçoit le projet d’ordonner toutes ses actions d’après un code rigide. Et les forces ne lui manquent pas dans cette entreprise ; car l’orgueil en lui vient aider la conscience. Ayant choisi sa route lui-même et lui seul, il aurait honte de s’en écarter ; il repousse les tentations comme des ennemis ; il sent qu’il combat et triomphe818, qu’il fait une œuvre difficile, qu’il est digne d’admiration, qu’il est un homme. D’autre part, il se délivre de l’ennui, son ennemi capital, et contente son besoin d’action ; le devoir conçu donne un emploi aux facultés et un but à la vie, provoque les associations, les fondations, les prédications, et, rencontrant des âmes et des nerfs plus endurcis, les lance, sans trop les faire souffrir, dans les longues luttes, à travers le ridicule et le danger. Le naturel réfléchi a donné la règle morale, le naturel batailleur donne la force morale. L’intelligence ainsi dirigée est plus propre que toute autre à comprendre le devoir ; la volonté ainsi armée est plus capable que toute autre d’exécuter le devoir. C’est là la faculté fondamentale qu’on retrouve dans toutes les parties de la vie publique, enfouie, mais présente, comme une de ces roches primitives et profondes qui, prolongées au loin dans la campagne, donnent à tous les accidents du sol leur assiette et leur soutien.

III §

Au protestantisme d’abord, et c’est par cette structure d’esprit que l’Anglais est religieux. Traversez ici l’écorce rugueuse et déplaisante. Voltaire en rit, il s’amuse des criailleries des prédicants et du rigorisme des fidèles. « Point d’opéra, point de comédie, point de concert à Londres le dimanche ; les cartes même y sont si expressément défendues, qu’il n’y a que les personnes de qualité et ce qu’on appelle les honnêtes gens qui jouent ce jour-là. » Il s’égaye aux dépens des Anglicans, « si attentifs à recevoir les dîmes », des presbytériens, « qui ont l’air fâché et prêchent du nez », des quakers, « qui vont dans leurs églises attendre l’inspiration de Dieu le chapeau sur la tête. » Mais n’y a-t-il rien à remarquer que ces dehors ? Et croyez-vous connaître une religion, parce que vous connaissez des particularités de formulaire et de surplis ? Il y a une foi commune sous toutes ces différences de sectes ; quelle que soit la forme du protestantisme, son objet et son effet sont la culture du sens moral ; c’est par là qu’il est ici populaire ; principes et dogmes, tout l’approprie aux instincts de la nation. Le sentiment d’où tout part chez le réformé est l’inquiétude de la conscience ; il se représente la justice parfaite, et sent que sa justice, telle quelle, ne subsistera point devant celle-là. Il pense au jugement final et se dit qu’il y sera condamné. Il se trouble et se prosterne ; il implore de Dieu le pardon de ses fautes et le renouvellement de son cœur. Il voit que, ni par ses désirs, ni par ses actions, ni par aucune cérémonie, ni par aucune institution, ni par lui-même, ni par aucune créature, il ne peut ni mériter l’un ni obtenir l’autre. Il a recours au Christ, le médiateur unique ; il le supplie, il le sent présent, il se trouve par sa grâce justifié, élu, guéri, transformé, prédestiné. Ainsi entendue, la religion est une révolution morale ; ainsi simplifiée, la religion n’est qu’une révolution morale. Devant cette grande émotion, métaphysique et théologie, cérémonies et discipline, tout s’efface ou se subordonne, et le christianisme n’est plus que la purification du cœur. Regardez maintenant ces gens vêtus de brun qui nasillent le dimanche autour d’une boîte de bois noir, pendant qu’un homme en rabat, « avec l’air d’un Caton », marmotte un psaume. N’y a-t-il rien dans leur cœur que des « billevesées » théologiques ou des phrases machinales ? Il y a un grand sentiment, la vénération. Ce temple nu des dissidents, cet office et cette église simple des anglicans, les laissent tout entiers à l’impression de ce qu’ils lisent et de ce qu’ils entendent. Car ils entendent et ils lisent ; la prière faite en langue vulgaire, les psaumes traduits en langue vulgaire, peuvent entrer à travers leurs sens jusqu’à leur âme. Ils y entrent, soyez-en sûr, et c’est pour cela qu’ils ont l’air si recueilli. Car la race est, par nature, capable d’émotions profondes, disposée, par la véhémence de son imagination, à comprendre le grandiose et le tragique, et cette Bible, qui est à leurs yeux la propre parole du Dieu éternel, leur en fournit. Je sais bien que pour Voltaire elle n’est qu’emphatique, décousue et ridicule ; les sentiments dont elle est pleine sont hors de proportion avec les sentiments français. Ici, les auditeurs sont au niveau de son énergie et de sa rudesse. Les cris d’angoisse ou d’admiration de l’Hébreu solitaire, les transports, les éclats imprévus de passion sublime, la soif de la justice, le grondement des tonnerres et des justices de Dieu, viennent, à travers trente siècles, remuer ces âmes bibliques. Leurs autres livres y aident. Ce Prayer book, qui se transmet par héritage avec la vieille Bible de famille, fait entendre à tous, au plus lourd paysan, à l’ouvrier des mines, l’accent solennel de la prière vraie. La poésie naissante et la religion renaissante au seizième siècle y ont imprimé leur gravité magnifique, et l’on y sent palpiter, comme dans Milton lui-même, la double inspiration qui alors souleva l’homme hors de lui-même et le porta jusqu’au ciel. Les genoux plient quand on l’écoute. Cette confession de foi, ces collects prononcés pendant la maladie, devant le lit des mourants, en cas de malheur public et de deuil privé, ces hautes sentences d’une éloquence passionnée et soutenue, emportent l’homme dans je ne sais quel monde inconnu et auguste. Que les beaux gentilshommes bâillent, se moquent, et réussissent à ne pas comprendre : je suis sûr que, parmi les autres, beaucoup sont troublés. L’idée de la mort obscure et de l’océan infini où va descendre la pauvre âme fragile, la pensée de cette justice invisible, partout présente, partout prévoyante, sur laquelle s’appuie l’apparence changeante des choses visibles, les illuminent d’éclairs inattendus. Le monde corporel et ses lois ne leur semblent qu’un fantôme et une figure ; ils ne voient plus rien de réel que la justice, elle est le tout de l’homme comme de la nature. Voilà le sentiment profond qui, le dimanche, ferme les théâtres, interdit les plaisirs, remplit les églises ; c’est lui qui perce la cuirasse de l’esprit positif et de la lourdeur corporelle. Ce marchand qui toute la semaine a compté des ballots ou aligné des chiffres, ce squire éleveur de bestiaux, qui ne sait que brailler, boire et sauter à cheval par-dessus des barrières, ces yeomen, ces cottagers, qui, pour se divertir, s’ensanglantent de coups de poing ou passent la tête dans un collier de cheval afin de faire assaut de grimaces, toutes ces âmes incultes, plongées dans la vie physique, reçoivent ainsi de leur religion la vie morale. Ils l’aiment ; on le voit aux clameurs d’émeute qui montent comme un tonnerre sitôt qu’un imprudent touche ou semble toucher à l’église. On le voit à la vente des livres de piété protestants, le Pilgrim’s progress, le Whole duty of man, seuls capables de se frayer leur voie jusqu’à l’appui de fenêtre du yeoman et du squire, où dorment, parmi les engins de pêche, quatre volumes, toute la bibliothèque. Vous ne remuerez les hommes de cette race que par des réflexions morales et des émotions religieuses. L’esprit puritain attiédi couve encore sous terre et se jette du seul côté où se rencontrent l’aliment, l’air, la flamme et l’action.

On s’en aperçoit quand on regarde les sectes. En France, jansénistes et jésuites semblent des pantins de l’autre siècle occupés à se battre pour le divertissement de celui-ci. Ici les quakers, les indépendants, les baptistes, subsistent, sérieux, honorés, reconnus par l’État, illustrés par des écrivains habiles, par des savants profonds, par des hommes vertueux, par des fondateurs de nations819. Leur piété fait leurs disputes ; c’est parce qu’ils veulent croire qu’ils diffèrent de croyance ; les seuls hommes sans religion sont ceux qui ne s’occupent pas de religion. Une foi immobile est bientôt une foi morte, et quand un homme devient sectaire, c’est qu’il est fervent. Ce christianisme vit, car il se développe ; on voit la séve toujours coulante de l’examen et de la foi protestante rentrer dans de vieux dogmes, desséchés depuis quinze cents ans. Voltaire, arrivant ici, est surpris de trouver des ariens, et parmi eux les premiers penseurs de l’Angleterre, Clarke, Newton lui-même. Ce n’est pas seulement le dogme, c’est le sentiment qui se renouvelle ; par-delà les ariens spéculatifs perçaient les méthodistes pratiques, et derrière Newton et Clarke venaient Whitefield et Wesley.

Nulle histoire n’éclaire plus à fond le caractère anglais. En face de Hume, de Voltaire, ils fondent une secte monacale et convulsionnaire, et triomphent chez eux par le rigorisme et l’exagération qui les perdraient chez nous. Wesley est un lettré, un érudit d’Oxford, et il croit au diable ; il lui attribue des maladies, des cauchemars, des tempêtes, des tremblements de terre. Sa famille a entendu des bruits surnaturels ; son père a été poussé trois fois par un revenant ; lui-même voit la main de Dieu dans les plus vulgaires événements de la vie ; un jour, à Birmingham, ayant été surpris par la grêle, il découvre qu’il reçoit cet avertissement parce qu’à table il n’a point exhorté les gens qui dînaient avec lui ; quand il s’agit de prendre un parti, il tire au sort, pour se décider, parmi les textes de la Bible. À Oxford, il jeûne et se fatigue jusqu’à cracher le sang et manquer de mourir ; sur le vaisseau, quand il part pour l’Amérique, il ne mange plus que du pain et dort par terre ; il mène la vie d’un apôtre, donnant tout ce qu’il gagne, voyageant et prêchant toute l’année, et chaque année, jusqu’à quatre-vingt-huit ans820 ; on calcule qu’il donna 30000 livres sterling, qu’il fit cent mille lieues et qu’il prêcha quarante mille sermons. Qu’est-ce qu’un pareil homme eût fait dans notre dix-huitième siècle ? Ici on l’écoute, on le suit ; à sa mort, il avait quatre-vingt-mille disciples ; aujourd’hui il en a un million. Les inquiétudes de conscience qui l’ont jeté dans cette voie poussent les autres sur sa trace. Rien de plus frappant que les confessions de ses prédicateurs, la plupart gens du peuple et laïques : Georges Story a le spleen, rêve et réfléchit tristement, s’occupe à se dénigrer et à dénigrer les occupations humaines. Mark Bond se croit damné parce qu’étant petit garçon il a prononcé un blasphème ; il lit et prie sans cesse et sans effet, et enfin, désespéré, s’enrôle avec l’espérance d’être tué. John Haime a des visions, hurle et croit sentir le diable. Un autre, boulanger, a des scrupules parce que son maître continue à cuire le dimanche, se dessèche d’inquiétude, et bientôt n’est plus qu’un squelette. Voilà les âmes timorées et passionnées qui fournissent matière à la religion et à l’enthousiasme. Elles sont nombreuses en ce pays, et c’est sur elles que la doctrine a prise. Wesley déclare « qu’un chapelet d’opinions numérotées n’est pas plus la foi chrétienne qu’un chapelet de grains enfilés n’est la sainteté chrétienne. La foi n’est point l’assentiment donné à une opinion, ni à un nombre quelconque d’opinions » ; c’est la sensation de la présence divine, c’est la communication de l’âme avec le monde invisible, c’est le renouvellement complet et imprévu du cœur. « La foi justifiante comprend pour celui qui l’a, non-seulement la révélation personnelle et l’évidence du christianisme, mais encore une ferme et solide assurance que le Christ est mort pour son péché, qu’il l’a aimé, qu’il a donné sa vie pour lui821. » Le fidèle sent en lui-même l’attouchement d’une main supérieure et la naissance d’un être inconnu. L’ancien homme a disparu, un homme nouveau a pris la place, pardonné, purifié, transfiguré, pénétré de joie et de confiance, incliné vers le bien avec autant de force qu’il était jadis entraîné vers le mal. Un miracle s’est fait, et à chaque instant, subitement, en toute circonstance, sans préparation, il peut se faire. Tout à l’heure peut-être, tel pécheur, le plus envieilli, le plus endurci, sans l’avoir voulu, sans y avoir songé, va tomber pleurant, le cœur fondu par la grâce. Les sourdes pensées qui ont longuement fermenté dans ces imaginations mélancoliques éclatent tout d’un coup en orages, et le lourd tempérament brutal est secoué par des accès nerveux qu’il n’a pas encore connus. Wesley, Whitefield et leurs prédicateurs allaient par toute l’Angleterre, prêchant aux pauvres, aux paysans, aux ouvriers, en plein air, quelquefois devant des congrégations de vingt mille personnes, et « le feu s’allumait dans tout le pays » sous leurs pas. Il y avait des sanglots, des cris. À Kingswood, Whitefield, ayant rassemblé les mineurs, race sauvage « et païenne, pire que les païens eux-mêmes, voyait les traînées blanches que les larmes faisaient en coulant sur leurs joues noires822. » D’autres tremblaient ou tombaient ; d’autres avaient des transports de joie, des extases. « Après le sermon, dit Thomas Oliver, mon cœur fut brisé, et je n’aurais pu exprimer le puissant désir que je sentais de la justice. Je sentais comme si j’aurais pu à la lettre m’envoler dans le ciel. » Le dieu et la bête que chacun de nous porte en soi étaient lâchés ; la machine physique se bouleversait ; l’émotion tournait à la folie, et la folie devenait contagieuse. À Everton, dit un témoin oculaire, « quelques-uns gémissaient, d’autres hurlaient tout haut. L’effet le plus général était une respiration bruyante comme celle de gens à demi étranglés et qui halètent pour avoir de l’air. Et en effet la plupart des cris étaient comme de créatures humaines qui meurent dans une angoisse amère. Beaucoup pleuraient sans bruit, d’autres tombaient comme morts… En face de moi, il y avait un jeune homme, un paysan vigoureux, frais et bien portant ; en un moment, quand il paraissait ne penser à rien, il s’abattit avec une violence inconcevable. J’entendis le battement de ses pieds qui semblaient près de rompre les planches, tant les convulsions étaient fortes pendant qu’il gisait au fond du banc… Je vis aussi un petit garçon bien bâti d’environ huit ans, qui hurlait par-dessus tous ses camarades ; sa face était rouge comme l’écarlate ; presque tous ceux sur qui Dieu mettait sa main devenaient ou très-rouges, ou presque noirs823. » Ailleurs une femme, choquée de cette démence, voulut sortir. « Elle n’avait pas fait quatre pas qu’elle tomba par terre dans une agonie aussi violente que les autres. » Les conversions suivaient ces transports ; les convertis payaient leurs dettes, quittaient l’ivrognerie, lisaient la Bible, priaient et allaient exhorter les autres. Wesley les rassemblait en sociétés, instituait des réunions d’examen et d’édification mutuelle, soumettait la vie spirituelle à une discipline méthodique, bâtissait des temples, choisissait des prédicateurs, fondait des écoles, organisait l’enthousiasme. Aujourd’hui encore ses disciples dépensent trois millions par an en missions dans toutes les parties du monde, et, sur les bords du Mississippi et de l’Ohio, les shoutings répètent le délire et les conversions de l’inspiration primitive. Le même instinct se révèle encore par les mêmes signes ; la doctrine de la grâce subsiste toujours vivante, et la race, comme au seizième siècle, met sa poésie dans l’exaltation du sens moral.

IV §

Une sorte de fumée théologique couvre et cache ce foyer ardent qui brûle en silence. Un étranger qui en ce moment visiterait le pays ne verrait dans cette religion qu’une vapeur suffocante de raisonnements, de controverses et de sermons. Tous ces docteurs et prédicateurs célèbres, Barrow, Tillotson, South, Stillingfleet, Sherlock, Burnet, Baxter, Barclay, prêchent, dit Addison, comme des automates, du même ton, sans remuer les bras. Pour un Français, pour Voltaire, qui les lit, car il lit tout, quelle étrange lecture ! Voici d’abord Tillotson, le plus autorisé de tous, sorte de Père de l’Église, tellement admiré que Dryden déclare avoir appris de lui l’art de bien écrire, et que ses sermons, seule propriété qu’il laisse à sa veuve, sont achetés par un libraire deux mille cinq cents livres sterling. En effet, l’ouvrage est de poids ; il y en a trois volumes in-folio, chacun de sept cents pages. Pour les ouvrir, il faut être critique de profession ou vouloir absolument faire son salut. Enfin nous les ouvrons. Qu’il y a de la sagesse à être religieux824 : c’est là son premier sermon, fort célèbre de son temps et qui commença sa fortune. « Cette phrase, dit-il, comprend deux termes qui ne sont point différents de sens, tellement qu’ils ne diffèrent que comme la cause et l’effet, lesquels, par une métonymie employée par tous les genres d’auteurs, sont souvent mis l’un pour l’autre825. » Ce début inquiète ; est-ce que par hasard ce grand écrivain serait un grammairien d’école ? Poursuivons pourtant : « Ayant ainsi expliqué les mots, j’arrive maintenant à la proposition qu’ils forment, à savoir que la religion est le meilleur des savoirs et la meilleure des sagesses. Et je m’efforcerai d’établir cette vérité de trois façons : premièrement par une preuve directe ; secondement en montrant par contraste la folie et l’ignorance de l’irréligion et du vice ; troisièmement en défendant la religion contre les accusations ordinaires qui semblent la taxer d’ignorance ou de déraison. Je commence par la preuve directe826. » Là-dessus il donne ses divisions. Quel démonstrateur solide ! on est tenté de le lire du pouce et non des yeux. —  Quarante-deuxième sermon ; contre la Médisance. —  « Premièrement, j’examinerai la nature de ce vice et ce en quoi il consiste ; secondement, je considérerai jusqu’où s’étend la défense qui nous est faite de nous y livrer ; troisièmement, je montrerai le mal de cette habitude tant dans ses causes que dans ses effets ; quatrièmement, j’ajouterai quelques considérations supplémentaires pour en détourner les hommes ; cinquièmement, je donnerai quelques règles et directions qui serviront à l’éviter et à le guérir827. » Quel style ! Et il est partout pareil. Rien de vivant ; c’est un squelette avec toutes ses attaches grossièrement visibles. Toutes les idées sont étiquetées et numérotées. Les scolastiques n’étaient pas pires. Ni verve, ni véhémence, point d’esprit, point d’imagination, nulle idée originale et brillante, nulle philosophie, des citations d’érudit vulgaire, des énumérations de manuel. La lourde raison raisonnante arrive avec son casier de classifications sur une grande vérité de cœur ou sur un mot passionné de la Bible, l’examine « positivement, puis négativement », y démêle, « un enseignement, puis un encouragement », met chaque morceau sous une étiquette, patiemment, infatigablement, si bien que parfois il faut trois sermons complets pour achever la division et la preuve, et que chacun d’eux, à l’exorde, contient le mémento méthodique de tous les points traités et de tous les arguments fournis. Les disputes de notre Sorbonne ne se faisaient pas autrement. À la cour de Louis XIV, on l’eût pris pour un échappé de séminaire ; Voltaire l’appellerait curé de village. Il a tout ce qu’il faut pour choquer les gens du monde, et il n’a rien de ce qu’il faut pour les attirer. C’est qu’il ne s’adresse point à des gens du monde, mais à des chrétiens ; ses auditeurs n’ont pas besoin ni envie d’être piqués ou amusés ; ils ne demandent pas des raffinements d’analyse, des nouveautés en matière de sentiments. Ils viennent pour qu’on leur explique l’Écriture et qu’on leur prouve la morale. La force de leur zèle ne se manifeste que par le sérieux de leur attention. Que d’autres fassent du texte un prétexte ; pour eux, ils s’y attachent ; c’est la parole même de Dieu, on ne peut trop s’y appesantir. Ils veulent qu’on cherche le sens de chaque mot, qu’on interprète le passage phrase à phrase, par lui-même, par ses alentours, par les passages semblables, par l’ensemble de la doctrine. Ils consentent à ce qu’on cite les diverses leçons, les diverses traductions, les diverses interprétations ; ils sont contents de voir l’orateur se faire grammairien, helléniste, scoliaste. Ils ne se rebutent pas de toute cette poussière d’érudition qui s’échappe des in-folio pour leur voler sur la figure. Et le précepte posé, ils exigent l’énumération de toutes les raisons qui l’appuient ; ils veulent être convaincus, emporter dans leur tête une provision de bons motifs vérifiés pour toute la semaine. Ils sont venus là sérieusement, comme à leur comptoir ou à leur champ, pour s’ennuyer et abattre de la besogne, pour peiner et piocher consciencieusement dans la théologie et dans la logique, pour s’amender et s’améliorer. Ils seraient fâchés d’être éblouis. Leur grand sens et leur gros bon sens s’accommodent bien mieux des discussions froides ; ils demandent des enquêtes et des rapports méthodiques en matière de morale comme en matière de douane, et traitent de la conscience comme du porto ou des harengs.

C’est en cela que Tillotson est admirable. Sans doute il est « pédant », comme disait Voltaire ; il a toute la mauvaise grâce contractée à l’université » : il n’a point été « poli par le commerce des femmes », il ne ressemble pas à ces prédicateurs français, académiciens, beaux diseurs, qui par un air de cour, par un Avent bien prêché, par les finesses d’un style épuré, gagnent le premier évêché vacant et la faveur de la bonne compagnie. Mais il écrit en parfait honnête homme, on voit qu’il ne cherche point du tout la gloire d’orateur ; il veut persuader solidement, rien de plus. On jouit de cette clarté, de ce naturel, de cette justesse, de cette loyauté entière. « La sincérité, dit-il quelque part, a tous les avantages de l’apparence et beaucoup d’autres encore. Si l’étalage d’une chose est bon en quelque façon, il est sûr que la sincérité est meilleure. En effet, pourquoi un homme dissimule-t-il ou semble-t-il être ce qu’il n’est pas, sinon parce qu’il est bon d’avoir la qualité qu’il veut prendre ? Car contrefaire et dissimuler, c’est mettre sur soi l’apparence de quelque mérite. Or le meilleur moyen du monde pour un homme de paraître quelque chose, c’est d’être réellement ce qu’il veut paraître, outre que bien des fois il est aussi incommode de soutenir le semblant d’une bonne qualité que de l’avoir. Et si un homme ne l’a pas, il y a dix à parier contre un qu’on découvrira qu’il en est dépourvu, et alors tout son travail et toutes les peines qu’il a prises pour la feindre sont perdus. Il est difficile de jouer un rôle et de faire le comédien longtemps, car lorsque la vérité n’est pas au fond, le naturel s’efforcera toujours de revenir, percera et se trahira un jour ou l’autre. C’est pourquoi, si un homme juge à propos de sembler bon, qu’il le soit effectivement, et alors sa bonté apparaîtra de façon à ce que personne n’en doute, de sorte que, tout compte fait, la sincérité est la vraie sagesse828. » On est tenté de croire un homme qui parle ainsi ; on se dit : « Cela est vrai, il a raison, il faut agir comme il le dit. » L’impression qu’on reçoit est morale, non littéraire ; le discours est efficace, non oratoire ; il ne donne point un plaisir, il conduit vers une action.

Dans cette grande manufacture de morale, où chaque métier tourne aussi régulièrement que son voisin avec un bruit monotone, on en distingue deux qui résonnent plus haut et mieux que les autres, Barrow et South : non pas que la lourdeur leur manque ; Barrow avait toute l’apparence d’un cuistre de collége, et s’habillait si mal qu’un jour, prêchant à Londres devant un auditoire qui ne le connaissait pas, il vit la congrégation presque entière quitter l’église à l’instant. Il expliquait le mot εὐχαριστεῖν en chaire avec tous les agréments d’un dictionnaire, commentant, traduisant, divisant et subdivisant comme le plus hérissé des scoliastes829, ne se souciant pas plus du public que de lui-même, si bien qu’une fois ayant parlé trois heures et demie devant le lord-maire, il répondit à ceux qui lui demandaient s’il n’était pas fatigué : « Oui, en effet, je commençais à être las d’être debout si longtemps. » Mais le cœur et l’esprit étaient si pleins et si riches que ses défauts se tournaient en puissance. Il eut une méthode et une clarté de géomètre830, une fécondité inépuisable, une impétuosité et une ténacité de logique extraordinaires, écrivant le même sermon trois et quatre fois de suite, insatiable dans son besoin d’expliquer et de prouver, obstinément enfoncé dans sa pensée déjà regorgeante, avec une minutie de divisions, une exactitude de liaisons, une surabondance d’explications si étonnantes que l’attention de l’auditeur à la fin défaille, et que pourtant l’esprit tourne avec l’énorme machine, emporté et ployé comme par le poids roulant d’un laminoir.

Écoutez ses discours sur l’amour de Dieu et du prochain. On n’a jamais vu en Angleterre une plus copieuse et une plus véhémente analyse, une si pénétrante et si infatigable décomposition d’une idée en toutes ses parties, une logique plus puissante, qui enserre plus rigoureusement dans un réseau unique tous les fils d’un même sujet :

Quoiqu’il ne puisse arriver à Dieu ni bien ni avantage qui augmente sa félicité naturelle et inaltérable, ni mal ou dommage qui la diminue (car il ne peut être réellement plus ou moins riche, ou glorieux, ou heureux qu’il ne l’est, et nos désirs ou nos craintes, nos plaisirs ou nos peines, nos projets ou nos efforts n’y peuvent rien et n’y contribuent en rien), cependant il a déclaré qu’il y a certains objets et intérêts que par pure bonté et condescendance il affectionne et poursuit comme les siens propres, et comme si effectivement il recevait un avantage de leur bon succès ou souffrait un tort de leur mauvaise issue ; qu’il désire sérieusement certaines choses et s’en réjouit grandement, qu’il désapprouve certaines autres choses et en est grièvement offensé, par exemple qu’il porte une affection paternelle à ses créatures et souhaite sérieusement leur bien-être, et se plaît à les voir jouir des biens qu’il leur a préparés ; que pareillement il est fâché du contraire, qu’il a pitié de leur misère, qu’il s’en afflige, que par conséquent il est très-satisfait lorsque la piété, la paix, l’ordre, la justice, qui sont les principaux moyens de notre bien-être, sont florissants ; qu’il est fâché lorsque l’impiété, l’injustice, la dissension, le désordre, qui sont pour nous des sources certaines de malheur, règnent et dominent ; qu’il est content lorsque nous lui rendons l’obéissance, l’honneur et le respect qui lui sont dus ; qu’il est hautement offensé lorsque notre conduite à son égard est injurieuse et irrévérencieuse par les péchés que nous commettons et par la violation que nous faisons de ses plus justes et plus saints commandements, de sorte que nous ne manquons point de matière suffisante pour témoigner à la fois par nos sentiments et nos actions notre bon vouloir envers lui, et nous nous trouvons capables non-seulement de lui souhaiter du bien, mais encore en quelque façon de lui en faire en concourant avec lui à l’accomplissement des choses qu’il approuve et dont il se réjouit831.

Cet enchevêtrement vous lasse ; mais quelle force et quel élan dans cette pensée si méditée et si complète ! La vérité ainsi appuyée sur toutes ses assises ne saurait plus être ébranlée. Et remarquez que la rhétorique est absente. Il n’y a point d’art ici ; tout l’artifice de l’orateur consiste dans la volonté de bien expliquer et de bien prouver ce qu’il veut dire. Même il est négligé, naïf ; et justement cette naïveté l’élève jusqu’au style antique. Vous trouveriez chez lui telle image qui semble appartenir aux plus beaux temps de la simplicité et de la majesté latines. « Nous pouvons observer, dit-il, que c’est ordinairement dans le milieu des cités, aux endroits les mieux garantis, les plus beaux et les plus marquants, qu’on choisit une place pour les statues et les monuments dédiés à la mémoire des hommes de bien qui ont noblement mérité de leur patrie ; pareillement nous devrions dans le cœur et le centre de notre âme, dans le meilleur et le plus riche de ses logis, dans les endroits les plus exposés à la vue ordinaire et les mieux défendus contre les invasions des pensées mondaines, élever des effigies vivantes et des commémorations durables de la bonté de Dieu832. » Il y a ici comme une effusion de gratitude, et sur la fin du discours, quand on le croit épuisé, l’épanchement devient plus abondant par l’énumération des biens infinis, où nous nageons comme les poissons dans la mer, sans les apercevoir, parce que nous en sommes entourés et inondés. Pendant dix pages, l’idée déborde en une seule phrase continue du même tour, sans crainte de l’entassement et de la monotonie, en dépit de toutes les règles, tant le cœur et l’imagination sont comblés et contents d’apporter et d’amasser toute la nature comme une seule offrande « devant celui qui, par ses nobles fins et sa façon obligeante de donner, surpasse ses dons eux-mêmes et les augmente de beaucoup ; qui, sans être contraint par aucune nécessité, ni tenu par aucune loi ou par aucun contrat préalable, ni conduit par des raisons extérieures, ni engagé par nos mérites, ni fatigué par nos importunités, ni poussé par les passions importunes de la pitié, de la honte et de la crainte, comme nous avons coutume de l’être ; ni flatté par des promesses de récompense, ni séduit par l’attente de quelque avantage qui pourrait lui revenir ; mais étant maître absolu de ses propres actions, seul législateur et conseiller de lui-même, se suffisant, et incapable de recevoir un accroissement quelconque de son parfait bonheur, tout volontairement et librement, par pure bonté et générosité, se fait notre ami et notre bienfaiteur ; prévient non-seulement nos désirs, mais encore nos idées, surpasse non-seulement nos mérites, mais nos désirs et même nos imaginations, par un épanchement de bienfaits que nul prix ne peut égaler, que nulle reconnaissance ne peut payer ; n’ayant d’autre objet en nous les conférant que notre bien effectif et notre félicité, notre profit et notre avantage, notre plaisir et notre contentement833. »

La force du zèle et le manque de goût : tels sont les traits communs à toute cette éloquence. Quittons ce mathématicien, homme de cabinet, homme antique, qui prouve trop et s’acharne, et voyons parmi les gens du monde celui qu’on appelait « le plus spirituel » des ecclésiastiques, Robert South, homme aussi différent de Barrow par son caractère et sa vie que par ses œuvres et son esprit ; tout armé en guerre, royaliste passionné, partisan du droit divin et de l’obéissance passive, controversiste acrimonieux, diffamateur des dissidents, adversaire de l’Acte de tolérance, et qui ne refusa jamais à ses inimitiés la licence d’une injure ou d’un mot cru. À côté de lui, le P. Bridaine, qui nous sembla si rude, était poli. Ses sermons ont l’air d’une conversation, d’une conversation du temps, et vous savez de quel style on causait à ce moment en Angleterre. Il n’y a point d’image populaire et passionnée dont il ait peur. Il expose les petits faits vulgaires avec leurs détails bas et frappants. Il ose toujours, il ne se gêne jamais ; il est peuple. Il a le style de l’anecdote, saillant, brusque, avec les changements de ton, les gestes énergiques et bouffons, avec toutes les originalités, les violences et les témérités. Il ricane en chaire, il invective, il se fait mime et comédien. Il peint les gens comme s’il les avait sous les yeux. Le public les reconnaîtra dans la rue ; il n’y a plus qu’à écrire des noms sous ses portraits. Lisez ce morceau sur les tartufes. « Supposez un homme infiniment ambitieux et également rancunier et malicieux, quelqu’un qui empoisonne les oreilles des grands par des chuchotements venimeux et s’élève par la chute de gens qui valent mieux que lui. Pourtant, s’il s’avance avec une mine de vendredi et une face de carême, avec un « doux Jésus ! » et une complainte gémissante sur les vices du siècle, oh ! alors, c’est un saint sur la terre, un Ambroise, un Augustin, non pour la science des livres, qui est une chose toute terrestre, une drogue (car, hélas ! ils sont au-dessus d’elle, ou du moins elle est au-dessus d’eux), mais pour le zèle et les jeûnes, et les yeux dévotement levés au ciel, et la sainte rage contre les péchés d’autrui. Et heureuses ces personnes religieuses, ces dames qui peuvent avoir pour confesseurs de tels hommes, si pleins d’abnégation, si prospères, si capables ! Et trois fois heureuses les familles où ils daignent prendre leur collation du vendredi, pour prouver au monde quelle abstinence chrétienne, quelle vigueur antique, quel zèle pour les mortifications il y a dans l’abandon d’un dîner qui leur rend l’estomac plus dispos pour le souper834 ! » Un homme qui a ce franc parler devait louer la franchise ; il l’a louée avec l’ironie poignante, avec la brutalité d’un Wycherley. La chaire avait le sans-façon et la rudesse du théâtre, et, dans cette peinture des braves gens énergiques que le monde taxe de mauvais caractères, on retrouvait la familiarité âcre du Plain-Dealer. « Certainement il y a des gens qui ont une mauvaise roideur naturelle de langue, en sorte qu’ils ne peuvent point se mettre au pas et applaudir ce vaniteux ou ce hâbleur qui fait la roue, se loue lui-même et conte d’insipides histoires à son propre éloge pendant trois ou quatre heures d’horloge, pendant qu’en même temps il vilipende le reste du genre humain et lui jette de la boue. —  Il y a aussi certains hommes singuliers et d’un mauvais caractère qu’on ne peut engager, par crainte ni espérance, par froncement de sourcils ni sourires, à se laisser mettre sur les bras quelque parente de rebut, quelque nièce délaissée, mendiante, d’un lord ou d’un grand spirituel ou temporel. —  Enfin il y a des gens d’un si mauvais caractère, qu’ils jugent très-légitime et très-permis d’être sensibles quand on leur fait tort et qu’on les opprime, quand on diffame leur bonne renommée et quand on nuit à leurs justes intérêts, et qui par surcroît osent déclarer ce qu’ils pensent et sentent, et ne sont point des bêtes de somme pour porter humblement ce qu’on leur jette sur le dos, ni des épagneuls pour lécher le pied qui les frappe et pour remercier le bon seigneur qui leur confère toutes ces faveurs d’arrière-train835. » Dans ce style saugrenu, tous les coups portent : on dirait un assaut de boxe où les ricanements accueillent les meurtrissures. Mais regardez l’effet de ces trivialités de butors. On sort de là l’âme remplie de sentiments énergiques ; on a vu les objets eux-mêmes, tels qu’ils sont, sans déguisement ; on se trouve froissé, mais empoigné par une main vigoureuse. Cette chaire agit, et en effet, si on la compare à la chaire française, tel est son caractère. Ces sermons n’ont point l’art et l’artifice, la correction et la mesure des sermons français ; ils ne sont pas comme eux des monuments de style, de composition, d’agrément, de science dissimulée, d’imagination tempérée, de logique déguisée, de goût continu, de proportion exquise, égaux aux harangues du forum romain ou de l’agora athénienne. Ils ne sont point classiques. C’est qu’ils sont pratiques. Il fallait cette grosse pioche de travail, rudement maniée et tout encrassée de rouille pédantesque, pour creuser dans cette civilisation grossière. L’élégant jardinage français n’y eût rien fait. Si Barrow est redondant, Tillotson pesant, South trivial, le reste illisible, ils sont tous convaincants ; leurs discours ne sont point des modèles d’éloquence, mais des instruments d’édification. Leur gloire n’est point dans leurs livres, mais dans leurs œuvres. Ils ont fait des mœurs et non des écrits.

Ce n’est pas tout de former les mœurs, il faut défendre les croyances ; avec le vice il faut combattre le doute, et la théologie accompagne le sermon. Elle pullule à ce moment en Angleterre. Anglicans, presbytériens, indépendants, quakers, baptistes, antitrinitariens, se réfutent « avec autant de cordialité qu’un janséniste damne un jésuite », et ne se lassent pas de fabriquer des armes de combat. Qu’y a-t-il à prendre ou à garder dans tout cet arsenal ? En France, du moins, la théologie est belle ; les plus fines fleurs de l’esprit et du génie s’y sont épanouies sur les ronces de la scolastique ; si le sujet rebute, la parure attire. Pascal et Bossuet, Fénelon et La Bruyère, Voltaire, Diderot et Montesquieu, amis et ennemis, tous y ont prodigué toutes leurs perles et tout leur or. Sur la trame usée des doctrines arides, le dix-septième siècle a brodé une majestueuse étole de pourpre et de soie, et le dix-huitième siècle qui la chiffonne et la déchire, la disperse en milliers de fils d’or qui chatoient comme une robe de bal. Ici tout est lourd, sec et triste ; les grands hommes eux-mêmes, Addison et Locke, lorsqu’ils se mêlent de défendre le christianisme, deviennent plats et ennuyeux. Depuis Chillingworth jusqu’à Paley, les apologies, réfutations, expositions, discussions, pullulent et font bâiller ; ils raisonnent bien, et c’est tout. Le théologien entre en campagne contre les papistes au dix-septième siècle, contre les déistes au dix-huitième836, en tacticien, selon les règles, prend position sur un principe, établit tout à l’entour une maçonnerie d’arguments, recouvre le tout de textes, et chemine paisiblement sous terre dans les longs boyaux qu’il a creusés ; on approche, et l’on voit sortir une sorte de pionnier pâle, le front contracté, les mains roidies, les habits sales ; il se croit à l’abri de toute attaque ; ses yeux fichés en terre n’ont pas vu à côté de son bastion le large chemin commode par lequel l’ennemi va le tourner et le surprendre. Une sorte de médiocrité incurable les retient la bêche à la main dans des tranchées où personne ne passera. Ils n’entendent ni leurs textes ni leurs formules. Ils sont impuissants dans la critique et la philosophie. Ils traitent les figures poétiques des Écritures, les audaces de style, les à-peu-près de l’improvisation, les émotions hébraïques et mystiques, les subtilités et les abstractions de la métaphysique alexandrine, avec une précision de juristes et de psychologues. Ils veulent absolument faire de l’Évangile un code exact de prescriptions et de définitions combinées par des législateurs en parlement. Ouvrez le premier venu, un des plus anciens, John Hales. Il commente un passage de saint Matthieu où il est question d’une chose défendue le jour du sabbat. Quelle était cette chose ? « Était-ce d’aller dans le blé ? ou d’en éplucher les épis ? ou d’en manger ? » Là-dessus les divisions et les argumentations pleuvent par myriades837. Prenez les plus célèbres. Sherlock, appliquant la psychologie nouvelle, invente une explication de la Trinité, et suppose trois âmes divines, chacune d’elles ayant conscience de ce qui se passe dans les deux autres. Stillingfleet réfute Locke, qui pensait que l’âme, à la résurrection, quoique ayant un corps, n’aura peut-être pas précisément le corps dans lequel elle aura vécu. Allez jusqu’au plus illustre, au savant Clarke, mathématicien, philosophe, érudit, théologien : il s’occupe à refaire l’arianisme. Le grand Newton lui-même commente l’Apocalypse et prouve que le pape est l’Antechrist. Ils ont beau avoir du génie ; dès qu’ils touchent à la religion, ils redeviennent surannés, bornés ; ils n’avancent pas, ils sont aheurtés, et obstinément choquent leur tête à la même place. Génération après génération, ils viennent s’enterrer dans le trou héréditaire avec une patience et une conscience anglaises, pendant qu’une lieue plus loin l’ennemi défile : cependant on consulte dans le trou ; on le fait carré, puis rond, on le revêt de pierres, puis de briques, et on s’étonne de voir que malgré tous ces expédients l’ennemi avance toujours. J’ai lu une foule de ces traités, et je n’en ai pas retiré une idée. On s’afflige de voir tant de travail perdu ; on s’étonne que, pendant tant de générations, des hommes si vertueux, si zélés, si réfléchis, si loyaux, si bien munis de lectures, si bien exercés par la discussion, ne soient parvenus qu’à remplir des bas-fonds de bibliothèques. On rêve tristement à cette seconde scolastique, et l’on finit par découvrir que si elle s’est trouvée sans effet dans le royaume de la science, c’est qu’elle ne s’employait véritablement qu’à féconder le royaume de l’action.

Tous ces spéculatifs ne sont tels qu’en apparence. Ce sont des apologistes et non pas des chercheurs. Ils se préoccupent non de la vérité, mais de la morale838. Ils s’alarmeraient de traiter Dieu comme une hypothèse et la Bible comme un document. Ils verraient une disposition vicieuse dans la large indifférence du critique et du philosophe. Ils auraient des remords de conscience, s’ils se lançaient sans arrière-pensée dans le libre examen. En effet, il y a une sorte de péché dans l’examen vraiment libre, puisqu’il suppose le doute, chasse le respect, pèse le bien et le mal dans la même balance, et accepte également toutes les doctrines, scandaleuses ou édifiantes, sitôt qu’elles sont prouvées. Ils écartent ces spéculations dissolvantes ; ils les regardent comme des occupations d’oisifs ; ils ne cherchent dans le raisonnement que des motifs et des moyens de se bien conduire. Ils ne l’aiment pas pour lui-même, ils le répriment dès qu’il veut être indépendant ; ils exigent que la raison soit chrétienne et protestante, ils la démentiraient sous une autre forme ; ils la réduisent à l’humble rôle de servante, et lui donnent pour souverain leur sens intime biblique et utilitaire. En vain, au commencement du siècle, les libres penseurs s’élèvent ; quarante ans plus tard839, ils sont noyés dans l’oubli. Le déisme et l’athéisme ne sont ici qu’une éruption passagère que le mauvais air du grand monde et le trop-plein des forces natives développent à la surface du corps social. Les professeurs d’irréligion, Toland, Tindal, Mandeville, Bolingbroke, rencontrent des adversaires plus forts qu’eux. Les chefs de la philosophie expérimentale840, les plus doctes et les plus accrédités entre les érudits du siècle841, les écrivains les plus spirituels, les plus aimés et les plus habiles842, toute l’autorité de la science et du génie s’emploie à les abattre. Les réfutations surabondent. Chaque année, selon la fondation de Robert Boyle, des hommes célèbres par leur talent ou leur savoir viennent prêcher à Londres huit sermons « pour établir la religion chrétienne contre les athées, les théistes, les païens, les mahométans et les juifs. » Et ces apologies sont solides, capables de convaincre un esprit libéral, infaillibles pour convaincre un esprit moral. Les ecclésiastiques qui les écrivent, Clarke, Bentley, Law, Watt, Warburton, Butler, sont au niveau de la science et de l’intelligence laïques. Par surcroît les laïques les aident. Addison compose la Défense du Christianisme, Locke la Conformité du Christianisme et de la Raison, Ray la Sagesse de Dieu manifestée dans les œuvres de la création. Par-dessus ce concert de voix graves perce une voix stridente : Swift, de sa terrible ironie, complimente les coquins élégants qui ont eu la salutaire idée d’abolir le christianisme. Quand ils seraient dix fois plus nombreux, ils n’en viendraient pas à bout ; car ils n’ont pas de doctrine qu’ils puissent mettre à sa place. La haute spéculation, qui seule peut en tenir lieu, s’est montrée ou déclarée impuissante. De toutes parts les conceptions philosophiques avortent ou languissent. Si Berkeley en rencontre une, la suppression de la matière, c’est isolément, sans portée publique, par un coup d’État théologique, en homme pieux qui veut ruiner par la base l’immoralité et le matérialisme. Newton atteint tout au plus une idée manquée de l’espace, il n’est que mathématicien. Locke, presque aussi pauvre843, tâtonne, hésite, n’a guère que des conjectures, des doutes, des commencements d’opinion que tour à tour il avance et retire, sans en voir les suites lointaines, et surtout sans rien pousser à bout. En somme, il s’interdit les hautes questions et se trouve fort porté à nous les interdire. Il a fait son livre pour savoir « quels objets sont à notre portée ou au-dessus de notre compréhension. » Ce sont nos limites qu’il cherche ; il les rencontre vite et ne s’en afflige guère. Enfermons-nous dans notre petit domaine et travaillons-y diligemment. « Notre affaire en ce monde n’est pas de connaître toutes choses, mais celles qui regardent la conduite de notre vie. » Si Hume, plus hardi, va plus loin, c’est sur la même route ; il ne conserve rien de la haute science ; c’est la spéculation entière qu’il abolit ; à son avis, nous ne connaissons ni substances, ni causes, ni lois ; quand nous affirmons qu’un fait est attaché à un fait, c’est gratuitement, sans preuve valable, par la force de la coutume ; « les événements semblent être par nature isolés et séparés844 » ; si nous leur attribuons un lien, c’est notre imagination qui le fabrique ; il n’y a de vrai que le doute ; encore faut-il en douter ; la conclusion est que nous ferons bien de purger notre esprit de toute théorie et de ne croire que pour agir. Examinons nos ailes, mais pour les couper, et bornons-nous à marcher avec nos jambes. Un pyrrhonisme aussi achevé n’est bon qu’à rejeter le public vers les croyances établies. En effet, l’honnête Reid s’alarme ; il voit la société qui se dissout, Dieu qui disparaît en fumée, la famille qui s’évapore en hypothèses : il réclame en père de famille, en bon citoyen, en homme religieux, et institue le sens commun comme souverain juge de la vérité. Rarement, je crois, dans ce monde la spéculation est tombée plus bas. Reid n’entend même pas les systèmes qu’il discute ; il lève les bras au ciel quand il essaye d’exposer Aristote et Leibnitz. Si quelque corps municipal commandait un système, ce serait cette philosophie de marguilliers. Au fond, les gens de ce pays ne se soucient pas de la métaphysique ; pour les intéresser, il faut qu’elle se réduise à la psychologie. À ce titre, elle est une science d’observation, positive et utile comme la botanique ; encore les meilleurs fruits qu’ils en retirent, c’est la théorie des sentiments moraux. C’est dans ce domaine que Shaftesbury, Hutcheson, Price, Smith, Ferguson et Hume lui-même travaillent de préférence ; c’est là qu’ils ont trouvé leurs idées les plus originales et les plus durables. Sur ce point l’instinct public est si fort qu’il enrôle les plus indépendants à son service, et ne leur permet de découvertes que celles qui tournent à son profit. Sauf deux ou trois, littérateurs par excellence, et qui d’esprit sont français ou francisés, ils ne se préoccupent que de morale. C’est cette pensée qui rallie autour du christianisme toutes les forces que Voltaire tourne contre lui en France. Ils le défendent tous au même titre, comme lien de la société civile et comme appui de la vertu privée. Jadis l’instinct le soutenait ; à présent l’opinion le consacre, et c’est la même force secrète qui, par un travail insensible, ajoute maintenant l’autorité de l’opinion à la pression de l’instinct. C’est le sens moral qui, après lui avoir gardé la fidélité des basses classes, lui a conquis l’assentiment des hautes intelligences. C’est le sens moral qui de la conscience publique le fait passer dans le monde littéraire, et de populaire le rend officiel.

V §

À regarder de loin la constitution anglaise, on ne se douterait guère de cette inclination publique ; à regarder de près la constitution, on l’aperçoit d’abord. Elle semble un amas de priviléges, c’est-à-dire d’injustices consacrées ; la vérité est qu’elle est un corps de contrats, c’est-à-dire de droits reconnus. Chacun a le sien, petit ou grand, qu’il défend de toute sa force. Ma terre, mon bien, mon droit garanti par ma charte, quel qu’il soit, suranné, indirect, inutile, privé, public, personne n’y touchera, ni roi, ni lords, ni communes ; il s’agit d’un écu, je le défendrai comme un million : c’est ma personne qu’on entame. Je quitterai mes affaires, je perdrai mon temps, je jetterai mon argent, j’entreprendrai des ligues, je payerai des amendes, j’irai en prison, je mourrai à la peine : il n’importe ; je n’aurai pas fait de lâcheté, je n’aurai pas plié sous l’injustice, je n’aurai pas cédé une seule parcelle de mon droit.

C’est par ce sentiment qu’on conquiert et qu’on garde la liberté politique. C’est ce sentiment qui, après avoir renversé Charles Ier et Jacques II, se précise en principes dans la déclaration de 1688, et se développe chez Locke en démonstrations845. Au commencement de toute société, dit-il, il faut poser l’indépendance de l’homme. Chacun a par nature et primitivement le droit d’acquérir, de juger, de punir, de faire la guerre, de gouverner sa famille et ses gens. La société n’est qu’un contrat ultérieur entre de petits souverains préétablis, qui, ayant traité et transigé entre eux, « conviennent de former une communauté pour vivre avec sûreté, paix et bien-être les uns avec les autres, pour jouir avec sécurité de leurs biens, et pour être mieux protégés contre ceux qui ne sont pas de leur ligue. Ceux qui sont unis en un seul corps, qui ont une loi commune établie et une judicature à laquelle ils puissent en appeler, et en outre une autorité pour punir les délinquants, sont en société civile les uns avec les autres846. » Des arbitres, des règles d’arbitrage, voilà tout ce que leur fédération peut leur imposer. Ce sont des hommes libres qui, ayant traité entre eux, sont encore libres. Leur société ne fonde pas leurs droits, elle les garantit. Et les actes officiels soutiennent ici la théorie abstraite. Quand le Parlement déclare le trône vacant, son premier argument est que le roi a violé « le contrat originel » par lequel il était roi. Quand les communes intentent un procès à Sacheverell, c’est pour soutenir publiquement847 que « la constitution d’Angleterre est fondée sur un contrat, et que les sujets de ce royaume ont, dans leurs diverses capacités publiques et privées, un titre aussi légal à la possession des droits qui leur sont reconnus par la loi que le prince à la possession de la couronne. » Quand lord Chatam défend l’élection de Wilkes, c’est en établissant que « les droits des moindres sujets comme ceux des plus grands reposent sur la même base, l’inviolabilité de la loi commune, et que, si le peuple perd ses droits, ceux de la pairie deviendront bientôt insignifiants848. » Ce n’est point une supposition, ni une philosophie qui les fonde, c’est un acte et un fait, j’entends la grande Charte, la Pétition des droits, l’acte de l’habeas corpus, et tout le corps des lois votées en parlement. Ces droits sont là, inscrits sur des parchemins, consacrés dans des archives, signés, scellés, authentiques ; celui du fermier et celui du prince sont couchés sur la même page, de la même encre, par le même scribe ; tous deux traitent de pair sur ce vélin ; la main gantée y touche la main calleuse. Ils ont beau être inégaux, ils ne le sont que par accord réciproque ; le paysan est aussi maître dans sa chaumière, avec son pain de seigle et ses neuf shillings par semaine849, que le duc de Marlborough dans son Blenheim-Castle, avec ses quatre-vingt-dix mille livres sterling par an de places et de pensions.

Voilà des hommes debout et prêts à se défendre. Suivez ce sentiment du droit dans le détail de la vie politique ; la force du tempérament brutal et des passions concentrées ou sauvages vient lui fournir des armes. Si vous assistez à une élection, la première chose que vous aperceviez, ce sont des tables pleines850. On s’empiffre aux frais du candidat ; l’ale, le gin et l’eau-de-vie coulent en plein air ; la mangeaille descend dans les ventres électoraux, les trognes deviennent rouges. Mais en même temps elles deviennent furieuses. « À chaque verre qu’ils entonnent, leur animosité croît. Maint honnête homme, qui auparavant était aussi inoffensif qu’un lapin apprivoisé, une fois rempli, devient aussi dangereux qu’une couleuvrine chargée. » Le débat devient une lutte, et l’instinct batailleur, une fois lâché, a besoin de coups. Les candidats s’enrouent l’un contre l’autre. On les promène en l’air sur des fauteuils, au grand péril de leur cou ; la foule hue, applaudit et s’échauffe par le mouvement, la contradiction, le tapage ; les grands mots patriotiques ronflent, la colère et la boisson enflent les veines, les poings se serrent, les gourdins travaillent, et des passions de bouledogues manœuvrent les grands intérêts du pays ; qu’on prenne garde de les tourner contre soi : lords, communes ou roi, elles n’épargneront personne, et quand le gouvernement voudra opprimer un homme en dépit d’elles, elles contraindront le gouvernement à abroger sa loi.

On ne les musellera pas, car elles s’enorgueillissent de ne pas être muselées. L’orgueil ici s’ajoute à l’instinct pour défendre le droit. Chacun sent que « sa maison est son château », et que la loi veille à sa porte. Chacun se dit qu’il est à l’abri de l’insolence privée, que l’arbitraire public n’arrivera pas jusqu’à lui, qu’il « a son corps », qu’il peut répondre à des coups par des coups, à des blessures par des blessures, qu’il sera jugé par un jury indépendant et d’après une loi commune à tous. « Quand un homme en Angleterre, dit Montesquieu, aurait autant d’ennemis qu’il a de cheveux sur la tête, il ne lui en arriverait rien. Les lois n’y étant pas faites pour un particulier plutôt que pour un autre, chacun se regarde comme monarque, et les hommes dans cette nation sont plutôt des confédérés que des concitoyens. » Cela va si loin, « qu’il n’y a guère de jour où quelqu’un ne perde le respect au roi d’Angleterre… Dernièrement milady Bell Molineux, maîtresse fille, envoya arracher les arbres d’une petite pièce de terre que la reine avait achetée pour Kensington, et lui fit procès sans avoir jamais voulu, sous quelque prétexte, s’accommoder avec elle, et fit attendre le secrétaire de la reine trois heures… » Quand ils viennent en France, ils sont tout étonnés de voir le régime du bon plaisir, la Bastille, les lettres de cachet, un gentilhomme qui n’ose résider sur sa terre, à la campagne, par crainte de l’intendant ; un écuyer de la maison du roi qui, pour une coupure de rasoir, tue impunément un pauvre barbier851. Chez eux, « aucun citoyen ne craint aucun citoyen. » Causez avec le premier venu, vous verrez combien cette sécurité relève leurs cœurs et leurs courages. Tel matelot qui mène Voltaire en barque, et demain sera pressé pour la flotte, se préfère à lui et le regarde avec compassion en recevant son écu. L’énormité de l’orgueil éclate à chaque pas et à chaque page. Un Anglais, dit Chesterfield, se croit en état de battre trois Français. Ils diraient volontiers qu’ils sont, dans le troupeau des hommes, comme des taureaux dans un troupeau de bœufs. Vous les entendez s’enorgueillir de leurs coups de poing, de leur viande, de leur ale, de tout ce qui peut entretenir la force et la fougue de la volonté virile. « Le roastbeef et la bière852 font des bras plus forts que l’eau claire et les grenouilles. » Aux yeux de la foule, leurs voisins sont des perruquiers affamés, papistes et serfs, sortes de créatures inférieures qui n’ont ni la propriété de leurs corps ni le gouvernement de leurs consciences, marionnettes et machines dans la main d’un maître et d’un prêtre. Pour eux, ils sont « les princes de l’espèce humaine. » « Je les vois passer, l’orgueil dans le maintien, le défi dans les yeux, tendus vers de hauts desseins, troupe sérieuse et pensive. Les formes ne les ont point polis ; ils sortent intacts des mains de la nature, âpres dans leur hardiesse native de cœur, fidèles à ce qu’ils croient le juste, supérieurs à la contrainte. Chez eux, le paysan lui-même se glorifie de surveiller ses droits et apprend à vénérer son titre d’homme853. »

Des hommes ainsi faits peuvent se passionner pour les affaires publiques, car ce sont leurs affaires ; en France, ce ne sont que les affaires du roi et de Mme de Pompadour854. Ici, les partis sont ardents comme les sectes : gens de la haute et de la basse Église, capitalistes et propriétaires fonciers, noblesse de cour et châtelains rustiques, ils ont leurs dogmes, leurs théories, leurs mœurs et leurs haines, comme les presbytériens, les anglicans et les quakers. Le squire de campagne déblatère, après boire, contre la maison de Hanovre, et porte la santé du roi au-delà de l’eau ; le whig de la ville, le 13 janvier, porte celle de l’homme au masque855, et ensuite de l’homme qui fera la même chose sans masque. Ils se sont emprisonnés, exilés, décapités tour à tour, et le Parlement retentit tous les jours de la fureur de leurs invectives. La vie politique, comme la vie religieuse, surabonde et déborde, et ses explosions ne font que marquer la force de la flamme qui l’entretient. L’acharnement des partis dans l’État comme dans la foi est une preuve de zèle ; la tranquillité constante n’est que l’indifférence générale, et s’ils se battent aux élections, c’est qu’ils prennent intérêt aux élections. Ici, « un couvreur se fait apporter sur les toits la gazette pour la lire. » Un étranger qui lirait les journaux « croirait le pays à la veille d’une révolution. » Quand le gouvernement fait une démarche, le public se sent engagé ; c’est son honneur et c’est son bien dont le ministre dispose ; que le ministre prenne garde à lui, s’il en dispose mal. Chez nous, M. de Conflans, qui par lâcheté a perdu sa flotte, en est quitte pour une épigramme ; ici, l’amiral Byng, qui par prudence a évité de risquer la sienne, est fusillé. Chacun, dans sa condition et selon sa force, prend part aux affaires ; la populace casse la tête des gens qui ne veulent pas boire à la santé de Sacheverell ; les gentilshommes viennent en cavalcade à sa rencontre. Toujours quelque favori ou ennemi public provoque des démonstrations publiques. C’est Pitt, que le peuple acclame, et sur qui « les municipalités font pleuvoir « des boîtes d’or. » C’est Grenville, que l’on va siffler au sortir de la chambre. C’est lord Bute, que la reine aime, qu’on hue, et dont on brûle les emblèmes, une botte et une jupe. C’est le duc de Bedford, dont le palais est attaqué par une émeute, et ne peut être défendu que par une garnison de fantassins et de cavaliers. C’est Wilkes, dont le gouvernement a saisi les papiers, et à qui le jury assigne sur le gouvernement une indemnité de mille pounds. Chaque matin, les journaux et les pamphlets viennent discuter les affaires, juger les caractères, invectiver par leur nom les lords, les orateurs, les ministres, le roi lui-même. Qui veut parler, parle. Dans ce tumulte d’écrits et de ligues, l’opinion grossit, s’enfle comme une vague, et, tombant sur le Parlement et la cour, noie les intrigues et entraîne les dissentiments. Au fond, en dépit des bourgs pourris, c’est elle qui gouverne. Le roi a beau être obstiné, les grands ont beau faire des ligues ; sitôt qu’elle gronde, tout plie ou craque. Les deux Pitt ne montent si haut que parce qu’ils sont portés par elle, et l’indépendance de l’individu aboutit à la souveraineté de la nation.

Dans un pareil état, « toutes les passions étant libres856, la haine, l’envie, la jalousie, l’ardeur de s’enrichir et de se distinguer, paraissent dans toute leur étendue. » Jugez de la force, et de la séve avec lesquelles l’éloquence doit s’y implanter et végéter. Pour la première fois depuis la ruine de la tribune antique, elle a trouvé le sol dans lequel elle peut s’enraciner et vivre, et une moisson d’orateurs se lève, égale, par la diversité des talents, par l’énergie des convictions et par la magnificence du style, à celle qui couvrit jadis l’agora grecque et le forum romain. Depuis longtemps, il semblait que la liberté de discussion, la pratique des affaires, l’importance des intérêts engagés et la grandeur des récompenses offertes dussent provoquer sa croissance ; mais elle avortait, encroûtée dans la pédanterie théologique, ou restreinte dans les préoccupations locales, et le secret des séances parlementaires lui ôtait la moitié de sa force en lui ôtant la plénitude du jour. Voici qu’enfin la lumière se fait ; une publicité d’abord incomplète, puis entière, donne au Parlement la nation pour auditoire. Le discours s’élève et s’élargit en même temps que le public se dégrossit et se multiplie. L’art classique, devenu parfait, fournit la méthode et les développements. La culture moderne fait entrer dans le raisonnement technique la liberté des entretiens et l’ampleur des idées générales. Au lieu d’argumenter, ils conversent ; de procureurs ils deviennent orateurs. Avec Addison, avec Steele et Swift, le goût et le génie font irruption dans la polémique. Voltaire ne sait « si les harangues méditées qu’on prononçait autrefois dans Athènes et dans Rome l’emportent sur les discours non préparés du chevalier Windham, de lord Carteret » et de leurs rivaux. Enfin le discours achève de percer la sécheresse des questions spéciales et la froideur de l’action compassée857 qui l’ont comprimé si longtemps ; il déploie audacieusement et irrégulièrement sa force et son luxe, et l’on voit paraître, en face des jolis abbés de salon qui arrangent en France des compliments d’académie, la mâle éloquence de Junius, de lord Chatam, de Fox, de Pitt, de Burke et de Sheridan.

Je n’ai point à raconter leurs vies, ni à développer leurs caractères ; il faudrait entrer dans le détail politique. Trois d’entre eux, lord Chatam, Fox et Pitt, ont été ministres858, et leur éloquence est une portion de leur pouvoir et de leur action. Elle appartient à ceux qui raconteront les affaires qu’ils ont conduites ; je ne puis qu’en marquer le ton et l’accent.

Un souffle extraordinaire, une sorte de frémissement de volonté tendue, court à travers toutes ces harangues. Ce sont des hommes qui parlent, et ils parlent comme s’ils combattaient. Ni ménagements, ni politesse, ni retenue. Ils sont déchaînés, ils se livrent, ils se lancent, et s’ils se contiennent, ce n’est que pour frapper plus impitoyablement et plus fort. Lorsque Pitt remplit pour la première fois la chambre des communes de sa voix vibrante, il avait déjà son indomptable audace. En vain Walpole essaya « de le museler », puis de l’accabler ; son sarcasme lui fut renvoyé avec une prodigalité d’outrages, et le tout-puissant ministre plia, souffleté sous la vérité de la poignante insulte que le jeune homme lui infligeait. Une hauteur d’orgueil qui ne fut surpassée que par celle de son fils, une arrogance qui réduisait ses collègues à l’état de subalternes, un patriotisme romain qui réclamait pour l’Angleterre la tyrannie universelle, une ambition qui prodiguait l’argent et les hommes, communiquait à la nation sa rapacité et sa fougue, et n’apercevait de repos que dans les perspectives lointaines de la gloire éblouissante et de la puissance illimitée, une imagination qui transportait dans le Parlement la véhémence de la déclamation théâtrale, les éclats de l’inspiration saccadée, la témérité des images poétiques, voilà les sources de son éloquence :

Hier encore l’Angleterre eût pu se tenir debout contre le monde ; aujourd’hui, « personne si pauvre qui lui rende hommage !… » Milords, vous ne pouvez pas conquérir l’Amérique. Nous serons forcés à la fin de nous rétracter ; rétractons-nous pendant que nous le pouvons encore, avant que nous y soyons forcés. Je dis que nous devons nécessairement abroger ces violents actes oppressifs ; ils doivent être rappelés, vous les rappellerez, je m’y engage d’honneur ; vous finirez par les rappeler, j’y joue ma réputation ; je consentirai à être pris pour un idiot, si à la fin ils ne sont pas rappelés !… Vous avez beau enfler toute dépense et tout effort, accumuler et empiler tous les secours que vous pourrez acheter ou emprunter, trafiquer ou brocanter avec chaque petit misérable prince allemand qui vend et expédie ses sujets aux boucheries des princes étrangers : vos efforts sont pour toujours vains et impuissants, doublement impuissants par l’aide mercenaire qui vous sert d’appui, car elle irrite jusqu’à un ressentiment incurable l’âme de vos ennemis. Quoi ! lancer sur eux les fils mercenaires de la rapine et du pillage ! les dévouer, eux et leurs possessions, à la rapacité d’une cruauté soudoyée ! Si j’étais Américain comme je suis Anglais, tant qu’un bataillon étranger aurait le pied sur mon pays, je ne poserais pas mes armes ! Jamais, jamais, jamais ! Mais, milords, quel est l’homme qui, pour combler ces hontes et ces méfaits de notre armée, a osé autoriser et associer à nos armes le tomahawk et le couteau à scalper du sauvage ! Appeler dans une alliance civilisée le sauvage féroce et inhumain des forêts, —  lancer contre nos établissements, parmi nos parentés, nos anciennes amitiés, le cannibale impitoyable qui a soif du sang des hommes, des femmes et des enfants, —  désoler leur pays, vider leurs demeures, extirper leur race et leur nom par ces horribles chiens d’enfer de la guerre sauvage ! milords, ces énormités crient et appellent tout haut réparation et punition ! Si on ne les efface à fond et tout entières, il y aura une tache sur notre réputation nationale. C’est une violation de la constitution : je crois que cela est contre la loi859.

Il y a quelque chose de Milton et de Shakspeare dans cette pompe tragique, dans cette solennité passionnée, dans l’éclat sombre et violent de ce style surchargé et trop fort. C’est de cette pourpre superbe et sanglante que se parent les passions anglaises ; c’est sous les plis de ce drapeau qu’elles se rangent en bataille, d’autant plus puissantes qu’au milieu d’elles il y en a une toute sainte, le sentiment du droit, qui les rallie, les emploie et les ennoblit.

Je me réjouis que l’Amérique ait résisté ; trois millions d’hommes assez morts à tous les sentiments de liberté pour souffrir volontairement qu’on les fasse esclaves auraient été des instruments convenables pour rendre le reste esclave aussi… L’esprit qui maintenant résiste à vos taxes en Amérique est le même qui autrefois s’est opposé en Angleterre aux dons gratuits, à la taxe des vaisseaux ; c’est le même esprit qui a dressé l’Angleterre sur ses pieds, et par le bill des droits a revendiqué la constitution anglaise ; c’est le même esprit qui a établi ce grand, ce fondamental et essentiel principe de vos libertés, que nul sujet de l’Angleterre ne peut être taxé que de son propre consentement. Ce glorieux esprit whig anime en Amérique trois millions d’hommes qui préfèrent la pauvreté avec la liberté à des chaînes dorées et à la richesse ignoble, et qui mourront pour la défense de leurs droits en hommes et en hommes libres… Comme Anglais par naissance et par principes, je reconnais aux Américains un droit suprême et inaliénable sur leur propriété, un droit par lequel ils sont justifiés à la défendre jusqu’à la dernière extrémité860.

Si Pitt sent son droit, il sent aussi celui des autres ; c’est avec cette idée qu’il a remué et manié l’Angleterre. Il en appelait aux Anglais contre eux-mêmes ; et, en dépit d’eux-mêmes, ils reconnaissaient leur plus cher instinct dans cette maxime, que chaque volonté humaine est inviolable dans sa province limitée et légale, et qu’elle doit se dresser tout entière contre la plus petite usurpation.

Des passions effrénées et le plus viril sentiment du droit, voilà l’abrégé de toute cette éloquence. Au lieu d’un orateur, homme public, prenez un écrivain, simple particulier ; voyez ces lettres de Junius861 qui, au milieu de l’irritation et des inquiétudes nationales, tombèrent une à une comme des gouttes de feu sur les membres fiévreux du corps politique. Si celui-ci serre ses phrases et choisit ses épithètes, ce n’est point par amour du style, c’est pour mieux imprimer l’insulte. Les artifices oratoires deviennent entre ses mains des instruments de supplice, et lorsqu’il lime ses périodes c’est pour enfoncer plus avant et plus sûrement le couteau ; avec quelle audace d’invective, avec quelle roideur d’animosité, avec quelle ironie corrosive et brûlante, appliquée sur les parties les plus secrètes de la vie privée, avec quelle insistance inexorable de persécution calculée et méditée, les textes seuls pourront le dire : « Milord, écrit-il au duc de Bedford, vous êtes si peu accoutumé à recevoir du public quelque marque de respect ou d’estime, que si dans les lignes qui suivent un compliment ou un terme d’approbation venait à m’échapper, vous le prendrez, je le crains, pour un sarcasme lancé contre votre réputation établie ou peut-être pour une insulte infligée à votre discernement862… » « Il y a quelque chose, écrit-il au duc de Grafton, dans votre caractère et dans votre conduite qui vous distingue non-seulement de tous les autres ministres, mais encore de tous les autres hommes : ce n’est pas seulement de faire le mal par dessein, mais encore de n’avoir jamais fait le bien par méprise ; ce n’est pas seulement d’avoir employé avec un égal dommage votre indolence et votre activité, c’est encore d’avoir pris pour principe premier et uniforme, et, si je puis l’appeler ainsi, pour génie dominant de votre vie, le talent de traverser tous les changements et toutes les contradictions possibles de conduite, sans que jamais l’apparence ou l’imputation d’une vertu ait pu s’appliquer à votre personne, ni que jamais la versatilité la plus effrénée ait pu vous tromper et vous séduire jusqu’à vous engager dans une seule sage ou honorable action863. » Il continue et s’acharne ; même lorsqu’il le voit tombé et déshonoré, il s’acharne encore. Il a beau avouer tout haut qu’en l’état où il est, son ennemi « désarmerait une rancune privée » ; il redouble. « Pour ma part, je ne prétends point comprendre ces prudentes formes du décorum, ces douces règles de discrétion que certaines gens essayent de concilier avec la conduite des plus grandes et des plus hasardeuses affaires. Je dédaignerais de pourvoir mon avenir d’un asile ou de conserver des égards pour un homme qui ne garde point de ménagements avec la nation. Ni l’abjecte soumission avec laquelle il déserte son poste à l’heure du danger, ni même l’inviolable bouclier de lâcheté dont il se couvre, ne le protégeraient. Je le poursuivrais jusqu’au bout de ma vie et je tendrais le dernier effort de ma volonté pour sauver de l’oubli son opprobre éphémère et pour rendre immortelle l’infamie de son nom864. » Excepté Swift, y a-t-il une créature humaine qui ait plus volontairement concentré et aigri dans son cœur le poison de la haine ? Celle-ci n’est point vile cependant, car elle se croit au service du juste. Au milieu de leurs excès, c’est cette persuasion qui les relève ; ils se déchirent, mais ils ne rampent pas ; quel que soit l’adversaire, ils se tiennent debout devant lui.

Sire, écrit Junius au roi, c’est le malheur de votre vie et la cause originelle de tous les reproches et de toutes les calamités qui ont accompagné votre gouvernement, que vous n’avez jamais connu le langage de la vérité, tant que vous ne l’avez point entendu dans les plaintes de votre peuple. Il n’est point trop tard cependant pour corriger l’erreur de votre éducation. Nous sommes encore disposés à tenir un compte indulgent des pernicieuses leçons que vous avez reçues dans votre jeunesse et à fonder les plus hautes espérances sur la bienveillance naturelle de vos inclinations. Nous sommes loin de vous croire capable d’un dessein délibéré et d’un attentat direct contre les droits originels sur lesquels toutes les libertés civiles et politiques de vos sujets sont assises. Si nous avions pu nourrir un soupçon si déshonorant pour votre renommée, nous aurions depuis longtemps adopté un style de remontrances fort éloigné de l’humilité de la plainte. Le peuple d’Angleterre est fidèle à la maison de Hanovre, non parce qu’il préfère vainement une famille à une autre, mais parce qu’il est convaincu que l’établissement de cette famille était nécessaire au maintien de ses libertés civiles et religieuses. Le prince qui imite la conduite des Stuarts doit être averti par leur exemple, et pendant qu’il se glorifie de la solidité de son titre, il fera bien de se souvenir que, si sa couronne a été acquise par une révolution, elle peut être perdue par une autre865.

Cherchons des génies moins âpres, et tâchons de rencontrer un accent plus doux. Il y a un homme, Charles Fox, qui s’est trouvé heureux dès le berceau, qui a tout appris sans études, que son père a élevé dans la prodigalité et l’insouciance, que, dès vingt et un ans, la voix publique a désigné comme le prince de l’éloquence et le chef d’un grand parti, libéral, humain, sociable, fidèle aux généreuses espérances, à qui ses ennemis eux-mêmes pardonnaient ses fautes, que ses amis adoraient, que le travail n’avait point lassé, que les rivalités n’avaient point aigri, que le pouvoir n’avait point gâté, amateur de la conversation, des lettres, du plaisir, et qui a laissé l’empreinte de son riche génie dans l’abondance persuasive, dans le beau naturel, dans la clarté et la facilité continue de ses discours. Le voici qui prend la parole, pensez aux ménagements qu’il doit garder ; c’est un homme d’État, un premier ministre, qui parle en plein Parlement, qui parle des amis du roi, des lords de la chambre à coucher, des plus illustres familles du royaume, qui a devant lui leurs alliés et leurs proches, qui sent que chacune de ses paroles s’enfoncera comme une flèche ardente dans le cœur et dans l’honneur des cinq cents hommes assis pour l’écouter. Il n’importe, on l’a trahi ; il veut punir les traîtres, et voici à quel pilori il attache « les janissaires d’antichambre » qui, par ordre du prince, viennent de déserter au milieu du combat :

Le domaine entier du langage ne fournit pas de termes assez forts et assez poignants pour marquer le mépris que je ressens pour leur conduite. C’est un aveu effronté d’immoralité politique, comme si cette espèce de trahison était moindre qu’aucune autre. Ce n’est pas seulement une dégradation d’un rang qui ne devrait être occupé que par la loyauté la plus pure et la plus exemplaire ; c’est un acte qui les fait déchoir de leurs droits à la renommée de gentilshommes, et les réduit au niveau des plus bas et des plus vils de leur espèce, qui insulte à la noble et ancienne indépendance caractéristique de la pairie anglaise, et qui est calculé pour déshonorer et avilir la législature anglaise aux yeux de toute l’Europe et devant la plus lointaine postérité. Par quelle magie la noblesse peut-elle ainsi changer le vice en vertu, je ne le sais pas, et je ne souhaite pas le savoir ; mais en tout autre sujet que la politique, et parmi toutes autres personnes que des lords de la chambre à coucher, un tel exemple de la plus grossière perfidie serait flétri, comme il le mérite, par l’infamie et l’exécration866.

Puis se retournant vers les communes :

Un Parlement ainsi lié et contrôlé, sans cœur et sans liberté, au lieu de limiter la prérogative de la couronne, l’étend, l’établit et la consolide au-delà de tout précédent, de toute condition et de toute limite. Mais quand la chambre des communes anglaises serait si ignominieusement morte à la conscience du poids dont elle doit peser dans la constitution, quand elle aurait si entièrement oublié ses anciennes luttes et ses anciens triomphes dans la grande cause de la liberté et de l’humanité, quand elle serait si indifférente à l’objet et à l’intérêt premier de son institution originelle, j’ai la confiance que le courage caractéristique de cette nation serait encore au niveau de cette épreuve ; j’ai la confiance que le peuple anglais serait aussi jaloux des influences secrètes qu’il est supérieur aux violences ouvertes ; j’ai la confiance qu’il n’est pas plus disposé à défendre son intérêt contre la déprédation et l’insulte étrangère qu’à rencontrer face à face et jeter par terre cette conspiration nocturne contre la constitution867.

Voilà les explosions d’un naturel par excellence doux et aimable ; jugez des autres. Une sorte d’exagération passionnée règne dans les débats que soulèvent le procès de Warren Hastings et la Révolution française, dans la rhétorique acrimonieuse et dans la déclamation outrée de Sheridan, dans le sarcasme impitoyable et dans la pompe sentencieuse du second Pitt. Ils aiment la vulgarité brutale des couleurs voyantes ; ils recherchent les grands mots accumulés, les oppositions symétriquement prolongées, les périodes énormes et retentissantes. Ils ne craignent point de rebuter, et ils ont besoin de faire effet. La force, c’est là leur trait, et celui du plus grand d’entre eux, le premier esprit de ce temps, Edmund Burke. « Prenez Burke à partie, disait Johnson, sur tel sujet qu’il vous plaira ; il est toujours prêt à vous tenir tête. » Il n’était point entré au Parlement, comme Fox et les deux Pitt, dès l’aurore de la jeunesse, mais à trente-cinq ans, ayant eu le temps de s’instruire à fond de toutes choses, savant dans le droit, l’histoire, la philosophie, les lettres, maître d’une érudition si universelle qu’on l’a comparé à lord Bacon. Mais ce qui le distinguait entre tous les autres, c’était une large intelligence compréhensive qui, exercée par des études et des compositions philosophiques868, saisissait les ensembles, et, par-delà les textes, les constitutions et les chiffres, apercevait la direction invisible des événements et l’esprit intime des choses, en couvrant de son dédain « ces prétendus hommes d’État, troupeau profane de manœuvres vulgaires, qui nient l’existence de tout ce qui n’est point grossier et matériel, et qui, bien loin d’être capables de diriger le grand mouvement d’un empire, ne sont pas dignes de tourner une roue dans la machine. » Par-dessus tant de dons, il avait une de ces imaginations fécondantes et précises qui croient que la connaissance achevée est une vue intérieure, qui ne quittent point un sujet sans l’avoir revêtu de ses couleurs et de ses formes ; et qui, traversant les statistiques et le fatras des documents arides, recomposent et reconstruisent devant les yeux du lecteur un pays lointain et une nation étrangère avec ses monuments, ses costumes, ses paysages et tout le détail mouvant des physionomies et des mœurs. À toutes ces puissances d’esprit qui font le systématique, il ajoutait toutes les énergies du cœur qui font l’enthousiaste. Pauvre, inconnu, ayant dépensé sa jeunesse à compiler pour les libraires, il était parvenu, à force de travail et de mérite, avec une réputation pure et une conscience intacte, sans que les épreuves de sa vie obscure ou les séductions de sa vie brillante eussent entamé son indépendance ou terni la fleur de sa loyauté. Il apportait dans la politique une horreur du crime, une vivacité et une sincérité de conscience, une humanité, une sensibilité, qui ne semblent convenir qu’à un jeune homme. Il appuyait la société humaine sur des maximes de morale, réclamait pour les sentiments nobles la conduite des affaires, et semblait avoir pris à tâche de relever et d’autoriser tout ce qu’il y a de généreux dans le cœur humain. Il avait noblement combattu pour de nobles causes : contre les attentats du pouvoir en Angleterre, contre les attentats du peuple en France, contre les attentats des particuliers dans l’Inde. Il avait défendu, avec des recherches immenses et un désintéressement incontesté, les Hindous tyrannisés par l’avidité anglaise, et « ces derniers misérables cultivateurs qui survivaient attachés au sol, le dos écorché par le fermier, puis une seconde fois mis à vif par le cessionnaire, livrés à une succession de despotismes que leur brièveté rendait plus rapaces, et flagellés ainsi de verges en verges, tant qu’on leur trouvait une dernière goutte de sang pour leur extorquer un dernier grain de riz869. » Il s’était fait partout le champion d’un principe et le persécuteur d’un vice, et on le voyait lancer à l’attaque toutes les forces de son étonnant savoir, de sa haute raison, de son style splendide, avec l’ardeur infatigable et intempérante d’un moraliste et d’un chevalier.

Ne le lisez que par grandes masses ; ce n’est qu’ainsi qu’il est grand : autrement l’outré, le commun, le bizarre vous arrêteront et vous choqueront ; mais si vous vous livrez à lui, vous serez emporté et entraîné. La masse énorme des documents roule impétueusement dans un courant d’éloquence. Quelquefois le discours parlé ou écrit n’a pas trop d’un volume pour déployer le cortége de ses preuves multipliées et de ses courageuses colères. C’est l’exposé de toute une administration, c’est l’histoire entière de l’Inde anglaise, c’est la théorie complète des révolutions et de l’état politique qui arrive comme un vaste fleuve débordant pour choquer, de son effort incessant et de sa masse accumulée, quelque crime qu’on veut absoudre ou quelque injustice qu’on veut consacrer. Sans doute il y a de l’écume sur ses remous, il y a de la bourbe dans son lit ; des milliers d’étranges créatures se jouent tempêtueusement à la surface ; il ne choisit pas, il prodigue ; il précipite par myriades ses imaginations pullulantes, emphase et crudités, déclamations et apostrophes, plaisanteries et exécrations, tout l’entassement grotesque ou horrible des régions reculées et des cités populeuses que sa science et sa fantaisie infatigables ont traversées. Il dira, en parlant de ces prêts usuraires à quarante-huit pour cent et à intérêts composés par lesquels les Anglais ont dévasté l’Inde, que « cette dette forme l’ignoble sanie putride dans laquelle s’est engendrée toute cette couvée rampante d’ascarides, avec les replis infinis insatiablement noués nœuds sur nœuds de ces ténias invincibles qui dévorent la nourriture et rongent les entrailles de l’Inde870. » Rien ne lui paraîtra excessif, ni la description des supplices, ni l’atrocité des images, ni le cliquetis assourdissant des antithèses, ni la fanfare prolongée des malédictions, ni la gigantesque bizarrerie des bouffonneries. Entre ses mains, le duc de Bedford, qui lui a reproché sa pension, deviendra, « parmi les créatures de la couronne, le léviathan qui, deci delà, roule sa masse colossale, joue et gambade dans l’océan des bontés royales, qui pourtant, tout énorme qu’il soit et quoique couvrant une lieue de son étendue, n’est après tout qu’une créature, puisque ses côtes, ses nageoires, ses fanons, son lard, ses ouïes elles-mêmes, par lesquelles il lance un jet d’eau contre son origine et éclabousse les autres d’écume, tout en lui et autour de lui vient du trône871. » Il n’a point de goût, ses pareils non plus. La fine déduction grecque ou française n’a jamais trouvé place chez les nations germaniques ; tout y est gros ou mal dégrossi ; il ne sert de rien à celui-ci d’étudier Cicéron et d’emprisonner son élan dans les digues régulières de la rhétorique latine. Il reste à demi barbare, empâté dans l’exagération et la violence ; mais sa fougue est si soutenue, sa conviction si forte, son émotion si chaleureuse et si surabondante, qu’on se laisse aller, qu’on oublie toute répugnance, qu’on ne voit plus dans ses irrégularités et ses débordements que les effusions d’un grand cœur et d’un profond esprit trop ouverts et trop pleins, et qu’on admire avec une sorte de vénération inconnue cet épanchement extraordinaire, impétueux comme un torrent, large comme une mer, où ondoie l’inépuisable variété des couleurs et des formes sous le soleil d’une imagination magnifique qui communique à cette houle limoneuse toute la splendeur de ses rayons.

VI §

Ouvrez Reynolds pour revoir d’un coup d’œil toutes ces figures, et mettez en regard les fins portraits français de ce temps, ces ministres allègres, ces archevêques galants et gracieux, ce maréchal de Saxe qui, dans le monument de Strasbourg, descend vers son tombeau avec le goût et l’aisance d’un courtisan sur l’escalier de Versailles. Ici872, sous des ciels noyés de brouillards pâles, parmi de molles ombres vaporeuses, apparaissent des têtes expressives ou réfléchies ; la rude saillie du caractère n’a point fait peur à l’artiste ; le bouffi brutal et bête, l’étrange oiseau de proie lugubre, le mufle grognon du mauvais dogue, il a tout mis ; chez lui, la politesse niveleuse n’a point effacé les aspérités de l’individu sous un agrément uniforme. La beauté s’y trouve, mais ailleurs, dans la froide décision du regard, dans le profond sérieux et dans la noblesse triste du visage pâle, dans la gravité consciencieuse et l’indomptable résolution du geste contenu. Au lieu des courtisanes de Lély, on voit à côté d’eux des dames honnêtes, parfois sévères et actives, de bonnes mères entourées de leurs petits enfants qui les baisent et s’embrassent ; la morale est venue, et avec elle le sentiment du home et de la famille, la décence du costume, l’air pensif, la tenue correcte des héroïnes de miss Burney. Ils ont réussi. Bakewell transforme et réforme leur bétail, Arthur Young, leur agriculture, Howard leurs prisons, Arkwright et Watt leur industrie, Adam Smith leur économie politique, Bentham leur droit pénal, Locke, Hutcheson, Ferguson, Joseph Butler, Reid, Stewart, Price leur psychologie et leur morale. Ils ont épuré leurs mœurs privées, ils purifient leurs mœurs publiques. Ils ont assis leur gouvernement, ils se sont confirmés dans leur religion. Johnson peut dire avec vérité « qu’aucune nation dans le monde ne cultive mieux son sol et son esprit. » Il n’y en a pas de si riche, de si libre, de si bien nourrie, où les efforts publics et privés soient dirigés avec tant d’assiduité, d’énergie et d’habileté vers l’amélioration de la chose privée et publique. Un seul point leur manque, la haute spéculation ; c’est justement ce point qui, dans le manque du reste, fait à ce moment la gloire de la France, et leurs caricatures montrent avec un bon sens burlesque, face à face et dans une opposition étrange, d’un côté le Français dans une chaumière lézardée, grelottant, les dents longues, maigre, ayant pour tout repas des escargots et une poignée de racines, du reste enchanté de son sort, consolé par une cocarde républicaine et des proclamations humanitaires ; de l’autre l’Anglais rouge et bouffi de graisse, attablé dans une chambre confortable devant le plus succulent des roastbeefs, avec un pot de bière écumante, occupé à gronder contre la détresse publique et ces traîtres de ministres qui vont tout ruiner.

Ils arrivent ainsi au seuil de la Révolution française, conservateurs et chrétiens, en face des Français libres penseurs et révolutionnaires. Sans le savoir, les deux peuples roulent depuis deux siècles vers ce choc terrible ; sans le savoir, ils n’ont travaillé que pour l’aggraver. Tout leur effort, toutes leurs idées, tous leurs grands hommes ont accéléré l’élan qui les précipite vers ce conflit inévitable. Cent cinquante ans de politesse et d’idées générales ont persuadé aux Français d’avoir confiance en la bonté humaine et en la raison pure. Cent cinquante ans de réflexions morales et de luttes politiques ont rattaché l’Anglais à la religion positive et à la constitution établie. Chacun a son dogme contraire et son enthousiasme contraire. Aucun des deux ne comprend l’autre, et chacun des deux déteste l’autre. Ce que l’un appelle rénovation, l’autre l’appelle destruction ; ce que l’un révère comme l’établissement du droit, l’autre le maudit comme le renversement de tous les droits. Ce qui semble à l’un l’anéantissement de la superstition paraît à l’autre l’abolition de la morale. Jamais le contraste des deux esprits et des deux civilisations ne s’est marqué en caractères plus visibles, et c’est encore Burke, qui, avec la supériorité d’un penseur et l’hostilité d’un Anglais, s’est chargé de nous les montrer.

Il s’indigne à l’idée de cette « farce tragi-comique » qu’on appelle à Paris la régénération du genre humain. Il nie que la contagion d’une pareille folie puisse jamais empoisonner l’Angleterre. Il raille les badauds, qui, éveillés par les bourdonnements des sociétés démocratiques, se croient sur le bord d’une révolution. « Parce qu’une demi-douzaine de sauterelles sous une fougère font retentir la prairie de leur importun bruissement, pendant que des milliers de grands troupeaux, reposant sous l’ombre des chênes britanniques, ruminent leur pâture et se tiennent silencieux, n’allez pas vous imaginer que ceux qui font du bruit soient les seuls habitants de la prairie, qu’ils doivent être en grand nombre, ou qu’après tout ils soient autre chose qu’une petite troupe maigre, desséchée, sautillante, quoique bruyante et incommode, d’insectes éphémères873. » La véritable Angleterre, « tous ceux874 qui ont sur leur tête un bon toit et sur leur dos un bon habit » n’a que de l’aversion et du dédain875 pour les maximes et les actes de la Révolution française. « La seule idée de fabriquer un nouveau gouvernement suffit pour nous remplir de dégoût et d’horreur. Nous avons toujours souhaité dériver du passé tout ce que nous possédons, comme un héritage légué par nos ancêtres876. » Nos titres ne flottent pas en l’air dans l’imagination des philosophes ; ils sont consignés dans la Grande Charte. « Nous réclamons nos franchises, non comme les droits des hommes, mais comme les droits des hommes de l’Angleterre. » Nous méprisons ce verbiage abstrait, qui vide l’homme de toute équité et de tout respect pour le gonfler de présomption et de théories. « Nous n’avons pas été préparés et troussés, comme des oiseaux empaillés dans un muséum, pour être remplis de loques, de paille et de misérables chiffons de papier sali à propos des droits de l’homme877. » Notre constitution n’est pas un contrat fictif de la fabrique de votre Rousseau, bon pour être violé tous les trois mois, mais un contrat réel par lequel roi, nobles, peuple, Église, chacun tient les autres et se sent tenu. La couronne du prince et le privilége du noble y sont aussi sacrés que la terre du paysan ou l’outil du manœuvre. Quelle que soit l’acquisition ou l’héritage, nous respectons chacun dans son acquisition ou dans son héritage, et notre loi n’a qu’un objet, qui est de conserver à chacun son bien et son droit. « Nous regardons les rois avec vénération, les parlements avec affection, les magistrats avec soumission, les prêtres avec respect, les nobles avec déférence878. Nous sommes décidés à garder une Église établie, une monarchie établie, une aristocratie établie, une démocratie établie, chacune au degré où elle existe et non à un plus grand. » Nous révérons la propriété partout, celle des corporations comme celle des individus, celle de l’Église comme celle du laïque. Nous jugeons que ni un homme ni une assemblée d’hommes n’a le droit de dépouiller un homme ni une assemblée d’hommes de ce qui est son bien authentique et son héritage transmis. « Il n’y a pas un personnage public dans ce royaume qui ne réprouve la déshonnête, perfide et cruelle confiscation que votre assemblée nationale a été contrainte d’exercer sur votre Église879. » Nous ne souffrirons jamais que chez nous le domaine établi de la nôtre soit converti en une pension qui la mette dans la dépendance du trésor. Nous avons fait notre Église, comme notre roi et notre noblesse, indépendante ; « nous voyons sans chagrin ni mauvaise humeur un archevêque précéder un duc, un évêque de Durham ou de Winchester posséder dix mille livres sterling de rente. » Nous répugnons à votre vol, d’abord parce qu’il est un attentat à la propriété, ensuite parce qu’il est une tentative contre la religion. Nous estimons qu’il n’y a pas de société sans croyances ; nous dérivons la justice de son origine sacrée, et nous sentons qu’en tarissant sa source on dessèche tout le ruisseau. Nous avons rejeté comme un venin l’infidélité qui a sali les commencements de notre siècle et du vôtre, et nous nous en sommes purgés pendant que vous vous en êtes imbus. « Aucun des hommes nés chez nous depuis quarante ans n’a lu un mot de Collins, Toland, Tindal et de tout ce troupeau qui prenait le nom de libres penseurs. L’athéisme n’est pas seulement contre notre raison, il est encore contre nos instincts. Nous sommes protestants, non par indifférence, mais par zèle880. L’Église et l’État sont dans nos esprits deux idées inséparables. » Nous asseyons notre établissement sur le sentiment du droit, et le sentiment du droit sur le respect de Dieu.

À la place du droit et de Dieu, qui reconnaissez-vous pour maître ? Le peuple souverain, c’est-à-dire l’arbitraire changeant de la majorité comptée par têtes. Nous nions que le plus grand nombre ait le droit de défaire une constitution. « La constitution d’un pays une fois établie par un contrat tacite ou exprimé, il n’y a pas de pouvoir existant qui puisse l’altérer sans violer le contrat, à moins que ce ne soit du consentement de toutes les parties881. » Nous nions que le plus grand nombre ait le droit de faire une constitution ; il faudrait que d’abord l’unanimité eût conféré ce droit au plus grand nombre. Nous nions que la force brutale soit l’autorité légitime, et que la populace soit la nation882. « Une véritable aristocratie naturelle n’est point dans l’État un intérêt séparé ni séparable. Quand de grandes multitudes agissent ensemble sous cette discipline de la nature, je reconnais le peuple ; mais, si vous séparez l’espèce vulgaire des hommes de leurs chefs naturels pour les ranger en bataille contre leurs chefs naturels, je ne reconnais plus le corps vénérable que vous appelez le peuple dans ce troupeau débandé de déserteurs et de vagabonds883. » Nous détestons de toute notre haine le droit de tyrannie que vous leur donnez sur les autres, et nous détestons encore davantage le droit d’insurrection que vous leur livrez contre eux-mêmes. Nous croyons qu’une constitution est un dépôt transmis à la génération présente par les générations passées pour être remis aux générations futures, et que si une génération peut en disposer comme de son bien, elle doit aussi le respecter comme le bien d’autrui. Nous estimons que si un réformateur « porte la main sur les fautes de l’État, ce doit être comme sur les blessures d’un père, avec une vénération pieuse et une sollicitude tremblante… Par votre facilité désordonnée à changer l’État aussi souvent, aussi profondément, en autant de manières qu’il y a de caprices et de modes flottantes, la continuité et la chaîne entière de la communauté seront rompues. Aucune génération ne sera plus rattachée aux autres. Les hommes vivront et mourront isolés comme les mouches d’un été884. » Nous répudions cette raison courte et grossière qui sépare l’homme de ses attaches et ne voit en lui que le présent, qui sépare l’homme de la société et ne le compte que pour une tête dans un troupeau. Nous méprisons « cette philosophie d’écoliers et cette arithmétique de douaniers885 », par laquelle vous découpez l’État et les droits d’après les lieues carrées et les unités numériques. Nous avons horreur de cette grossièreté cynique qui « arrachant rudement la décente draperie de la vie, réduit une reine à n’être qu’une femme et une femme à n’être qu’un animal886 », qui jette à bas l’esprit chevaleresque et l’esprit religieux, les deux couronnes de la nature humaine, pour les plonger avec la science dans la bourbe populaire et les fouler « sous les sabots d’une multitude bestiale887. » Nous avons horreur de ce nivellement systématique qui, désorganisant la société civile, amène au gouvernement « des avocats chicaniers, des usuriers poussés par une tourbe de femmes éhontées, d’hôteliers, de clercs, de garçons de boutique, de perruquiers, de danseurs de théâtre888 », et qui finira, « si la monarchie reprend jamais l’ascendant en France, par livrer la nation au pouvoir le plus arbitraire qui ait jamais paru sous le ciel889. »

Voilà ce que Burke écrivait dès 1790 à l’aurore de la Révolution française890. L’année d’après, le peuple de Birmingham allait détruire les maisons des jacobins anglais, et les mineurs de Wednesbury sortaient en corps de leurs houillères pour venir aussi au secours « du roi et de l’Église ». Croisade contre croisade ; l’Angleterre effarouchée était aussi fanatique que la France enthousiaste. Pitt déclarait qu’on ne pouvait « traiter avec une nation d’athées891. » Burke disait que la guerre était non entre un peuple et un peuple, mais « entre la propriété et la force. » La fureur de l’exécration, de l’invective et de la destruction montait des deux parts comme un incendie892. Ce n’était point le heurt de deux gouvernements, mais de deux civilisations et de deux doctrines. Les deux énormes machines, lancées de tout leur poids et de toute leur vitesse, s’étaient rencontrées face à face, non par hasard, mais par fatalité. Un âge entier de littérature et de philosophie avait amassé la houille qui remplissait leurs flancs et construit la voie qui dirigeait leur course. Dans ce tonnerre du choc, parmi ces bouillonnements de la vapeur ruisselante et brûlante, dans ces flammes rouges qui grincent autour des cuivres et tourbillonnent en grondant jusqu’au ciel, un spectateur attentif découvre encore l’espèce et l’accumulation de la force qui à fourni à un tel élan, disloqué de telles cuirasses et jonché le sol de pareils débris.

Chapitre IV.
Addison. §

I. Addison et Swift dans leur siècle. —  En quoi ils se ressemblent et en quoi ils diffèrent.

II. L’homme. —  Son éducation et sa culture. —  Ses vers latins. —  Son voyage en France et en Italie. —  Son Épître à lord Halifax. —  Ses Remarques sur l’Italie. —  Son Dialogue sur les médailles. —  Son poëme sur la Campagne de Blenheim. —  Sa douceur et sa bonté. —  Ses succès et son bonheur.

III. Son sérieux et sa raison. —  Ses études solides et son observation exacte. —  Sa connaissance des hommes et sa pratique des affaires. —  Noblesse de son caractère et de sa conduite. —  Élévation de sa morale et de sa religion. —  Comment sa vie et son caractère ont contribué à l’agrément et à l’utilité de ses écrits.

IV. Le moraliste. —  Ses essais sont tous moraux. —  Contre la vie grossière, sensuelle ou mondaine. —  Cette morale est pratique, et partant banale et décousue. —  Comment elle s’appuie sur le raisonnement et le calcul. —  Comment elle a pour but la satisfaction en ce monde, et le bonheur dans l’autre. —  Mesquinerie spéculative de sa conception religieuse. —  Excellence pratique de sa conception religieuse.

V. L’écrivain. —  Conciliation de la morale et de l’élégance. —  Quel style convient aux gens du monde. —  Mérites de ce style. —  Inconvénients de ce style. —  Addison critique. —  Son jugement sur Le Paradis perdu. —  Accord de son art et de sa critique. —  Limites de la critique et de l’art classiques. —  Ce qui manque à l’éloquence d’Addison, de l’Anglais et du moraliste.

VI. La plaisanterie grave. —  L’humour. —  L’imagination sérieuse et féconde. —  Sir Roger de Coverley. —  Le sentiment religieux et poétique. —  Vision de Mirza. —  Comment le fonds germanique subsiste sous la culture latine.

Dans cette vaste transformation des esprits qui occupe tout le dix-huitième siècle et donne à l’Angleterre son assiette politique et morale, deux hommes paraissent, supérieurs dans la politique et la morale, tous deux écrivains accomplis, les plus accomplis qu’on ait vus en Angleterre ; tous deux organes accrédités d’un parti, maîtres dans l’art de persuader ou de convaincre ; tous deux bornés dans la philosophie et dans l’art, incapables de considérer les sentiments d’une façon désintéressée, toujours appliqués à voir dans les choses des motifs d’approbation ou de blâme ; du reste différents jusqu’au contraste, l’un heureux, bienveillant, aimé, l’autre haï, haineux et le plus infortuné des hommes ; l’un partisan de la liberté et des plus nobles espérances de l’homme, l’autre avocat du parti rétrograde et détracteur acharné de la nature humaine ; l’un mesuré, délicat, ayant fourni le modèle des plus solides qualités anglaises, perfectionnées par la culture continentale ; l’autre effréné et terrible, ayant donné l’exemple des plus âpres instincts anglais, déployés sans limite ni règle, par tous les ravages et à travers tous les désespoirs. Pour pénétrer dans l’intérieur de cette civilisation et de ce peuple, il n’y a pas de meilleur moyen que de s’arrêter avec insistance sur Swift et sur Addison.

I §

« Après une soirée passée avec Addison, dit Steele, j’ai souvent réfléchi que j’avais eu le plaisir de causer avec un proche parent de Térence ou de Catulle, qui avait tout leur esprit et tout leur naturel, et par-dessus eux une invention et un agrément893 plus exquis et plus délicieux qu’on ne vit jamais en personne. » Et Pope, rival d’Addison, et rival aigri, ajoutait : « Sa conversation a quelque chose de plus charmant que tout ce que j’ai jamais vu en aucun homme. » Ces mots expriment tout le talent d’Addison ; ses écrits sont des causeries, chefs-d’œuvre de l’urbanité et de la raison anglaises ; presque tous les détails de son caractère et de sa vie ont contribué à nourrir cette urbanité et cette raison.

Dès dix-sept ans, on le rencontre à l’Université d’Oxford, studieux et calme, amateur de promenades solitaires sous les rangées d’ormes et parmi les belles prairies qui bordent la rive de la Cherwell. Dans le fagot épineux de l’éducation scolaire, il choisit la seule fleur, bien fanée sans doute, la versification latine, mais qui, comparée à l’érudition, à la théologie, à la logique du temps, est encore une fleur. Il célèbre en strophes ou en hexamètres la paix de Ryswick ou le système du docteur Burnet ; il compose de petits poëmes ingénieux sur les marionnettes, sur la guerre des pygmées et des grues ; il apprend à louer et à badiner, en latin, il est vrai, mais avec tant de succès que ses vers le recommandent aux bienfaits des ministres et parviennent jusqu’à Boileau. En même temps il se pénètre des poëtes romains ; il les sait par cœur, même les plus affectés, même Claudien et Prudence ; tout à l’heure en Italie les citations vont pleuvoir de sa plume ; de haut en bas, dans tous les coins et sur toutes les faces, sa mémoire est tapissée de vers latins. On sent qu’il en a l’amour, qu’il les scande avec volupté, qu’une belle césure le ravit, que toutes les délicatesses le touchent, que nulle nuance d’art ou d’émotion ne lui échappe, que son tact littéraire s’est raffiné et préparé pour goûter toutes les beautés de la pensée et des expressions. Ce penchant trop longtemps gardé est un signe de petit esprit, je l’avoue ; on ne doit pas passer tant de temps à inventer des centons ; Addison eût mieux fait d’élargir sa connaissance, d’étudier les prosateurs romains, les lettres grecques, l’antiquité chrétienne, l’Italie moderne, qu’il ne sait guère. Mais cette culture bornée, en le laissant moins fort, l’a rendu plus délicat. Il a formé son art en n’étudiant que les monuments de l’urbanité latine ; il a pris le goût des élégances et de finesses, des réussites et des artifices de style ; il est devenu attentif sur soi, correct, capable de savoir et de perfectionner sa propre langue. Dans les réminiscences calculées, dans les allusions heureuses, dans l’esprit discret de ses petits poëmes, je trouve d’avance plusieurs traits du Spectator.

Au sortir de l’Université, il voyagea longuement dans les deux pays les plus polis du monde, la France et l’Italie. Il vit à Paris, chez son ambassadeur, cette régulière et brillante société qui donna le ton à l’Europe ; il visita Boileau, Malebranche, contempla avec une curiosité un peu malicieuse les révérences des dames fardées et maniérées de Versailles, la grâce et les civilités presque fades des gentilshommes beaux parleurs et beaux danseurs. Il s’égaya de nos façons complimenteuses, et remarqua que chez nous un tailleur et un cordonnier en s’abordant se félicitaient de l’honneur qu’ils avaient de se saluer. En Italie, il admira les œuvres d’art et les loua dans une épitre894, dont l’enthousiasme est un peu froid, mais fort bien écrit895. Vous voyez qu’il eut la culture fine qu’on donne aujourd’hui aux jeunes gens du meilleur monde. Et ce ne furent point des amusements de badauds ou des tracasseries d’auberge qui l’occupèrent. Ses chers poëtes latins le suivaient partout ; il les avait relus avant de partir ; il récitait leurs vers dans les lieux dont ils font mention. « Je dois avouer, dit-il, qu’un des principaux agréments que j’ai rencontrés dans mon voyage a été d’examiner les diverses descriptions en quelque sorte sur les lieux, de comparer la figure naturelle de la contrée avec les paysages que les poëtes nous en ont tracés896. » Ce sont les plaisirs d’un gourmet en littérature ; rien de plus littéraire et de moins pédant que le récit qu’il en écrivit au retour897. Bientôt cette curiosité raffinée et délicate le conduisit aux médailles. « Il y a une parenté, dit-il, entre elles et la poésie », car elles servent à commenter les anciens auteurs ; telle effigie des Grâces rend visible un vers d’Horace. Et à ce sujet il écrivit un fort agréable dialogue, choisissant pour personnages des gens bien élevés, « versés dans les parties les plus polies du savoir, et qui avaient voyagé dans les contrées les plus civilisées de l’Europe. » Il mit la scène « sur les bords de la Tamise, parmi les fraîches brises qui s’élèvent de la rivière et l’aimable mélange d’ombrages et de sources dont tout le pays abonde898 » ; puis, avec une gaieté tempérée et douce, il s’y moqua des pédants, qui consument leur vie à disserter sur la toge ou la chaussure romaine, mais indiqua en homme de goût et d’esprit les services que les médailles peuvent rendre à l’histoire et aux beaux-arts. Y eut-il jamais une meilleure éducation pour un lettré homme du monde ? Depuis longtemps déjà il aboutissait à la poésie du monde, je veux dire aux vers corrects de commande et de compliment. Dans toute société polie on recherche l’ornement de la pensée ; on lui veut de beaux habits rares, brillants, qui la distinguent des pensées vulgaires, et pour cela on lui impose la rime, la mesure, l’expression noble ; on lui compose un magasin de termes choisis, de métaphores vérifiées, d’images convenues qui sont comme une garde-robe aristocratique dont elle doit s’empêtrer et se parer. Les gens d’esprit y sont tenus d’y faire des vers et dans un certain style, comme les autres y sont tenus d’y étaler des dentelles et sur certain patron. Addison revêtit ce costume et le porta avec correction et avec aisance, passant sans difficulté d’une habitude à une habitude semblable et des vers latins aux vers anglais. Son principal morceau, la Campagne899, est un excellent modèle de style convenable et classique. Chaque vers est plein, achevé en lui-même, muni d’une antithèse habile, ou d’une bonne épithète, ou d’une figure abréviative. Les pays y ont leur nom noble : l’Italie s’appelle l’Ausonie, la mer Noire s’appelle la mer Scythique ; il y a des montagnes de morts et un fracas d’éloquence autorisé par Lucien ; il y a de jolis tours d’adresse oratoire imités d’Ovide ; les canons sont désignés par des périphrases poétiques comme plus tard dans Delille900. Le poëme est une amplification officielle et décorative semblable à celle que Voltaire arrangea plus tard sur la victoire de Fontenoy. Addison fit mieux encore : il composa un opéra, une comédie, une tragédie fort admirée sur la mort de Caton. Ces exercices furent partout, au siècle dernier, un brevet d’entrée dans le beau style et dans le beau monde. Au sortir du collége, un jeune homme, du temps de Voltaire, devait faire sa tragédie, comme aujourd’hui il doit écrire un article d’économie politique ; c’était la preuve alors qu’il pouvait causer avec les dames, comme c’est la preuve aujourd’hui qu’il peut raisonner avec les hommes. Il apprenait l’art d’égayer, de toucher, de parler d’amour ; il sortait ainsi des études arides ou spéciales ; il savait choisir parmi les événements et les sentiments ceux qui peuvent intéresser ou plaire ; il était capable de tenir sa place dans la bonne compagnie, d’y être quelquefois agréable, de n’y être jamais choquant. Telle est la culture que ces ouvrages ont donnée à Addison ; peu importe qu’ils soient médiocres. Il y a manié les passions, le comique ; il a trouvé dans son opéra quelques peintures vives et riantes, dans sa tragédie quelques accents nobles ou attendrissants ; il est sorti du raisonnement et de la dissertation pure ; il s’est acquis l’art de rendre la morale sensible et la vérité parlante ; il a su donner une physionomie aux idées, et une physionomie attachante. Ainsi s’est formé l’écrivain achevé, au contact de l’urbanité antique et moderne, étrangère et nationale, par le spectacle des beaux-arts, la pratique du monde et l’étude du style, par le choix continu et délicat de tout ce qu’il y a d’agréable dans les choses et dans les hommes, dans la vie et dans l’art.

Sa politesse a reçu de son caractère un tour et un charme singulier. Elle n’était pas extérieure, simplement voulue et officielle ; elle venait du fond même. Il était doux et bon, d’une sensibilité fine, timide même jusqu’à rester muet et paraître lourd en nombreuse compagnie ou devant des étrangers, ne retrouvant sa verve que devant des amis intimes, et disant même qu’on ne peut bien causer, sinon à deux. Il ne pouvait souffrir la discussion âpre ; quand l’adversaire était intraitable, il faisait semblant de l’approuver, et, pour toute punition, l’enfonçait discrètement dans sa sottise. Il s’écartait volontiers des contestations politiques ; invité à les aborder dans son Spectator, il s’enfermait dans les matières inoffensives et générales qui peuvent intéresser tout le monde sans choquer personne. Il eût souffert de faire souffrir autrui. Quoique whig très-décidé et très-fidèle, il resta modéré dans la polémique, et dans un temps où les vainqueurs tâchaient légalement d’assassiner ou de ruiner les vaincus, il se borna à montrer les fautes de raisonnement que faisaient les tories ou à railler courtoisement leurs préjugés. À Dublin, il alla le premier serrer la main de Swift, son grand adversaire tombé. Insulté aigrement par Dennis et par Pope, il refusa d’employer contre eux son crédit ou son esprit, et jusqu’au bout loua Pope. Rien de plus touchant, quand on a lu sa vie, que son Essai sur la bonté ; on voit que sans s’en douter il parle de lui-même. « Les plus grands esprits, dit-il, que j’ai rencontrés étaient des hommes éminents par leur humanité. Il n’y a point de société ni de conversation qui puisse subsister dans le monde sans bonté ou quelque autre chose qui en ait l’apparence et en tienne la place ; pour cette raison, les hommes ont été forcés d’inventer une sorte de bienveillance qui est ce que nous désignons par le mot d’urbanité. » Il vient ici d’expliquer involontairement sa grâce et son succès. Quelques lignes plus loin il ajoute : « La bonté naît avec nous ; mais la santé, la prospérité et les bons traitements que nous recevons du monde contribuent beaucoup à l’entretenir901. » C’est encore lui-même qu’il dévoile ici : il fut très-heureux, et son bonheur se répandit tout autour de lui en sentiments affectueux, en ménagements soutenus, en gaieté sereine. Dès le collége il est célèbre ; ses vers latins lui donnent une place de fellow à Oxford ; il y passe dix ans parmi des amusements graves et des études qui lui plaisent. Dès vingt-deux ans, Dryden, le prince de la littérature, le loue magnifiquement. Au sortir d’Oxford, les ministres lui font une pension de trois cents guinées pour achever son éducation et le préparer au service du public. Au retour de ses voyages, son poëme sur Blenheim le place au premier rang des whigs. Il devient député, secrétaire en chef dans le gouvernement d’Irlande, sous-secrétaire d’État, ministre. Les haines des partis l’épargnent ; dans la défaite universelle des whigs, il est réélu au Parlement ; dans la guerre furieuse des whigs et des tories, whigs et tories s’assemblent pour applaudir sa tragédie de Caton ; les plus cruels pamphlétaires le respectent ; son honnêteté, son talent, semblent élevés d’un commun accord au-dessus des contestations. Il vit dans l’abondance, l’activité et les honneurs, sagement et utilement, parmi les admirations assidues et les affections soutenues d’amis savants et distingués qui ne peuvent se rassasier de sa conversation, parmi les applaudissements de tous les hommes vertueux et de tous les esprits cultivés de l’Angleterre. Si deux fois la chute de son parti semble abattre ou retarder sa fortune, il se tient debout sans beaucoup d’effort, par réflexion et sang-froid, préparé aux événements, acceptant la médiocrité, assis dans une tranquillité naturelle et acquise, s’accommodant aux hommes sans leur céder, respectueux envers les grands sans s’abaisser, exempt de révolte secrète et de souffrance intérieure. Ce sont là les sources de son talent ; y en a-t-il de plus pures et de plus belles ? y a-t-il quelque chose de plus engageant que la politesse et l’élégance du monde, sans la verve factice et les mensonges complimenteurs du monde ? Et chercherez-vous un entretien plus aimable que celui d’un homme heureux et bon, dont le savoir, le goût, l’esprit ne s’emploient que pour vous donner du plaisir ?

II §

Ce plaisir vous sera utile. Votre interlocuteur est aussi grave que poli ; il veut et peut vous instruire autant que vous amuser ; son éducation a été aussi solide qu’élégante ; il avoue même dans son Spectator qu’il aime mieux le ton sérieux que le ton plaisant. Il est naturellement réfléchi, silencieux, attentif. Il a étudié avec une conscience d’érudit et d’observateur les lettres, les hommes et les choses. Quand il a voyagé en Italie, ç’a été à la manière anglaise, notant les différences des mœurs, les particularités du sol, les bons et mauvais effets des divers gouvernements, s’approvisionnant de mémoires précis, de documents circonstanciés sur les impôts, les bâtiments, les minéraux, l’atmosphère, les ports, l’administration, et je ne sais combien d’autres sujets902. Un lord anglais qui passe en Hollande entre fort bien dans une boutique de fromages pour voir de ses yeux toutes les parties de la fabrication ; il revient, comme Addison, muni de chiffres exacts, de notes complètes ; ces amas de renseignements vérifiés sont le fondement du sens droit des Anglais. Addison y ajouta la pratique des affaires, ayant été tour à tour ou à la fois journaliste, député, homme d’État, mêlé de cœur et de main à tous les combats et à toutes les chances des partis. La simple éducation littéraire ne fait que de jolis causeurs, capables d’orner ou de publier des idées qu’ils n’ont pas et que les autres leur fournissent. Si les écrivains veulent inventer, il faut qu’ils regardent non les livres et les salons, mais les événements et les hommes ; la conversation des gens spéciaux leur est plus utile que l’étude des périodes parfaites ; ils ne penseront par eux-mêmes qu’autant qu’ils auront vécu ou agi. Addison sut agir et vivre. À lire ses rapports, ses lettres, ses discussions, on sent que la politique et le gouvernement lui ont donné la moitié de son esprit. Placer les gens, manier l’argent, interpréter la loi, démêler les motifs des hommes, prévoir les altérations de l’opinion publique, être forcé de juger juste, vite et vingt fois par jour, sur des intérêts présents et grands, sous la surveillance du public et l’espionnage des adversaires, voilà les aliments qui ont nourri sa raison et soutenu ses entretiens ; un tel homme pouvait juger et conseiller l’homme ; ses jugements n’étaient pas des amplifications arrangées par un effort de tête, mais des observations contrôlées par l’expérience ; on pouvait l’écouter en des sujets moraux, comme on écoute un physicien en des matières de physique ; on le sentait autorisé et on se sentait instruit.

Au bout d’un peu de temps on se sentait meilleur car on reconnaissait en lui dès l’abord une âme singulièrement élevée, très-pure, préoccupée de l’honnête jusqu’à en faire son souci constant et son plus cher plaisir. Il aimait naturellement les belles choses, la bonté et la justice, la science et la liberté. Dès sa première jeunesse, il s’était joint au parti libéral, et jusqu’au bout il y demeura, espérant bien de la raison et de la vertu humaines, marquant les misères où tombent les peuples qui avec leur indépendance abandonnent leur dignité903. Il suivait les hautes découvertes de la physique nouvelle pour rehausser encore l’idée qu’il avait de l’œuvre divine. Il aimait les grandes et graves émotions qui nous révèlent la noblesse de notre nature et l’infirmité de notre condition. Il employait tout son talent et tous ses écrits à nous donner le sentiment de ce que nous valons et de ce que nous devons être. Des deux tragédies qu’il fit ou médita, l’une était sur la mort de Caton, le plus vertueux des Romains ; l’autre sur celle de Socrate, le plus vertueux des Grecs : encore, à la fin de la première, il eut un scrupule, et de peur d’excuser le suicide, il donna à Caton un remords. Son opéra de Rosamonde s’achève par le conseil de préférer l’amour honnête aux joies défendues ; son Spectator, son Tatler, son Guardian sont les sermons d’un prédicateur laïque. Bien plus, il a pratiqué ses maximes. Lorsqu’il fut dans les emplois, son intégrité resta entière ; il servit les gens, souvent sans les connaître, toujours gratuitement, refusant les présents même déguisés. Lorsqu’il fut hors des emplois, sa loyauté resta entière ; il persévéra dans ses opinions et dans ses amitiés, sans aigreur ni bassesse, louant hardiment ses protecteurs tombés904, ne craignant pas de s’exposer par là à perdre les seules ressources qu’il eût encore. Il était noble par nature, et il l’était aussi par raison. Il jugeait qu’il y a du bon sens à être honnête. Son premier soin, comme il le dit, était de ranger ses passions « du côté de la vérité. » Il s’était fait intérieurement un portrait de la créature raisonnable, et y conformait sa conduite autant par réflexion que par instinct. Il appuyait chaque vertu sur un ordre de principes et de preuves. Sa logique nourrissait sa morale, et la rectitude de son esprit achevait la droiture de son cœur. Sa religion, tout anglaise, était pareille. Il appuyait sa foi sur une suite régulière de discussions historiques905 ; il établissait l’existence de Dieu par une suite régulière d’inductions morales ; la démonstration minutieuse et solide était partout le guide et l’auteur de ses croyances et de ses émotions. Ainsi disposé, il aimait à concevoir Dieu comme le chef raisonnable du monde ; il transformait les accidents et les nécessités en calculs et en directions ; il voyait l’ordre et la Providence dans le conflit des choses, et sentait autour de lui la sagesse qu’il tâchait de mettre en lui-même. Il se confiait en Dieu, comme un être bon et juste qui se sent aux mains d’un être juste et bon ; il vivait volontiers dans sa pensée et en sa présence, et songeait à l’avenir inconnu qui doit achever la nature humaine et accomplir l’ordre moral. Quand vint la fin, il repassa sa vie et se trouva on ne sait quel tort envers Gay ; ce tort était bien léger sans doute, puisque Gay ne le soupçonnait pas. Addison le pria de venir auprès de son lit, et lui demanda pardon. Au moment de mourir, il voulut encore être utile, et fit approcher lord Warwick, son beau-fils, dont la légèreté l’avait inquiété plus d’une fois. Il était si faible que d’abord il ne put parler. Le jeune, homme, après avoir attendu un instant, lui dit : « Cher Monsieur, vous m’avez fait demander ; je crois, j’espère que vous avez quelques commandements à me donner ; je les tiendrai pour sacrés. » Le mourant, avec un effort, lui serra la main et répondit doucement : « Voyez dans quelle paix un chrétien peut mourir. » Un instant après, il expira.

III §

« La grande et l’unique fin de ces considérations, dit Addison dans un numéro du Spectator, est de bannir le vice et l’ignorance du territoire de la Grande-Bretagne906. » Et il tient parole. Ses journaux sont tout moraux, conseils aux familles, réprimandes aux femmes légères, portrait de l’honnête homme, remèdes contre les passions, réflexions sur Dieu, la religion, la vie future. Je ne sais pas, ou plutôt je sais très-bien, quel succès aurait en France une gazette de sermons. En Angleterre, il fut extraordinaire, égal à celui des plus heureux romanciers modernes. Dans le désastre de toutes les Revues ruinées par l’impôt de la presse, le Spectator doubla son prix et resta debout. C’est qu’il offrait aux Anglais la peinture de la raison anglaise ; le talent et la doctrine se trouvaient conformes aux besoins du siècle et du pays.

Essayons de décrire cette raison qui peu à peu s’est dégagée du puritanisme et de sa rigidité, de la Restauration et de son carnaval. En même temps que la religion et l’État, l’esprit atteint son équilibre. Il conçoit la règle et discipline sa conduite ; il s’écarte de la vie excessive et s’établit dans la vie sensée ; il fuit la vie corporelle et prescrit la vie morale. Addison rejette avec dédain la grosse joie physique, le plaisir brutal du bruit et du mouvement907. « Est-il possible », dit-il en parlant des farces et des assauts de grimaces, « que la nature humaine se réjouisse de sa honte, prenne plaisir à voir sa propre figure tournée en ridicule et travestie en des formes qui excitent l’horreur et l’aversion ? Il y a quelque chose de bas et d’immoral à pouvoir supporter une telle vue908. » À plus forte raison s’élève-t-il contre la licence sans naïveté et la débauche systématique qui fut le goût et l’opprobre de la Restauration. Il écrit des articles entiers contre les jeunes gens à la mode, « sorte de vermine » qui remplit Londres de ses bâtards ; contre les séducteurs de profession, qui sont les « chevaliers errants » du vice. « Quand des gens de rang et d’importance emploient leur vie à ces pratiques et à ces poursuites criminelles, ils devraient considérer qu’il n’y a point d’homme si bas par sa condition et sa naissance au-dessous duquel leur infamie ne les dégrade909. » Il raille sévèrement les femmes qui s’exposent aux tentations et qu’il appelle des salamandres : « Une salamandre est une sorte d’héroïne de chasteté qui marche sur le feu et vit au milieu des flammes sans être brûlée. Elle reçoit auprès de son lit un homme qui vient lui faire visite, joue avec lui toute une après-midi au piquet, se promène avec lui deux ou trois heures au clair de la lune, devient familière avec un étranger dès la première vue, et n’a pas l’étroitesse d’esprit de regarder si la personne à qui elle parle a des culottes ou des jupons910. » Il combat en prédicateur l’usage des robes décolletées, et redemande gravement la chemisette et la décence des anciens jours : « La modestie donne à la jeune fille une beauté plus grande que la fleur de la jeunesse, répand sur l’épouse la dignité d’une matrone, et rétablit la veuve dans sa virginité911. » Vous trouverez plus loin des semonces sur les mascarades qui finissent en rendez-vous ; des préceptes sur le nombre de verres qu’on peut boire et des plats qu’on peut manger ; des condamnations contre les libertins professeurs d’irréligion et de scandale ; toutes maximes aujourd’hui un peu plates, mais nouvelles et utiles, parce que Wycherley et Rochester avaient mis les maximes contraires en pratique et en crédit. La débauche passait pour française et de bel air ; c’est pourquoi Addison proscrit par surcroît toutes les frivolités françaises. Il se moque des femmes qui reçoivent les visiteurs à leur toilette et parlent haut au théâtre. « Rien ne les expose à de plus grands dangers que cette gaieté et cette vivacité d’humeur. La conversation et les manières des Français travaillent à rendre le sexe plus frivole ou (comme il leur plaît de l’appeler) plus éveillé que ne le permettent la vertu et la discrétion. Au contraire, le souci de toute femme honnête et sage doit être d’empêcher que son enjouement ne dégénère en légèreté912. » Vous voyez déjà dans ces reproches le portrait de la ménagère sensée, de l’honnête épouse anglaise, sédentaire et grave, tout occupée de son mari et de ses enfants. Addison revient à vingt reprises contre les manéges, les jolies enfances affectées, la coquetterie, les futilités des dames. Il ne peut souffrir les habitudes évaporées ou oisives. Il abonde en épigrammes développées contre les galanteries, les toilettes exagérées, les visites vaines913. Il écrit le journal satirique de l’homme qui va au club, apprend les nouvelles, bâille, regarde le baromètre, et croit son temps bien rempli. Il juge que notre temps est un capital, nos occupations des devoirs et notre vie une affaire.

Rien qu’une affaire. S’il se tient au-dessus de la vie sensuelle, il reste au-dessous de la vie philosophique. Sa morale, tout anglaise, se traîne toujours terre à terre, parmi les lieux communs, sans découvrir des principes, sans serrer des déductions. Les hautes et fines parties de l’esprit lui manquent. Il donne aux gens des conseils applicables, quelque consigne bien claire, justifiée par les événements d’hier, utile pour la journée de demain. Il remarque que les pères ne doivent point être inflexibles et que souvent ils se repentent lorsqu’ils ont poussé leurs enfants au désespoir. Il découvre que les mauvais livres sont pernicieux, parce que leur durée porte leur venin jusqu’aux générations futures. Il console une femme qui a perdu son fiancé en lui représentant les infortunes de tant d’autres personnes qui souffrent en ce moment de plus grands maux. Son Spectator n’est qu’un manuel de l’honnête homme et ressemble souvent au Parfait notaire. C’est qu’il est tout pratique, occupé non à nous distraire, mais à nous corriger. Le consciencieux protestant, nourri de dissertations et de morale, demande un moniteur effectif, un guide ; il veut que sa lecture profite à sa conduite et que son journal lui suggère une résolution. À ce titre Addison prend des motifs partout. Il songe à la vie future, mais il n’oublie pas la vie présente ; il appuie la vertu sur l’intérêt bien entendu. Il ne pousse à bout aucun principe ; il les accepte tous, tels qu’on les trouve dans le domaine public, d’après leur bonté visible, ne tirant que leurs premières conséquences, évitant la puissante pression logique qui gâte tout, parce qu’elle exprime trop. Regardez-le établir une maxime, par exemple nous recommander la constance ; ses motifs sont de toute sorte et pêle-mêle : d’abord l’inconstance nous expose aux mépris ; ensuite elle nous met dans une inquiétude perpétuelle ; en outre, elle nous empêche le plus souvent d’atteindre notre but ; d’ailleurs elle est le grand trait de la condition humaine et mortelle : enfin elle est ce qu’il y a de plus contraire à la nature immuable de Dieu qui doit être notre modèle. Le tout est illustré à la fin par une citation de Dryden et des vers d’Horace. Ce mélange et ce décousu peignent bien l’esprit ordinaire qui reste au niveau de son auditoire, et l’esprit pratique qui sait maîtriser son auditoire. Addison persuade le public, parce qu’il puise aux sources publiques de croyance. Il est puissant parce qu’il est vulgaire, et utile parce qu’il est étroit.

Figurez-vous maintenant cet esprit moyen par excellence, tout occupé à découvrir de bons motifs d’action. Quel personnage réfléchi, toujours égal et digne ! Comme il est muni de résolutions et de maximes ! Tout ce qui est verve, instinct, inspiration, caprice, est en lui aboli ou discipliné. Il n’y a point de cas qui le surprenne ou l’emporte. Il est toujours préparé et à l’abri. Il l’est si bien qu’il semble un automate. Le raisonnement l’a figé et envahi. Voyez, par exemple, de quel style il nous met en garde contre l’hypocrisie involontaire, annonçant, expliquant, distinguant les moyens en ordinaires et en extraordinaires, se traînant en exordes, en préparations, en exposés de méthodes, en commémorations de la sainte Écriture914. Après six lignes de cette morale, un Français irait prendre l’air dans la rue. Que ferait-il, bon Dieu ! si pour l’exciter à la piété on l’avertissait915 que l’omniscience et l’omniprésence de Dieu nous fournissent trois sortes de motifs, et si on lui développait démonstrativement ces trois sortes, la première, la seconde et la troisième ? Mettre partout le calcul, arriver avec des poids et des chiffres au milieu des passions vivantes, les étiqueter, les classer comme des ballots, annoncer au public que l’inventaire est fait, le mener, comptes en main et par la seule vertu de la statistique, du côté de l’honneur et du devoir, voilà la morale chez Addison et en Angleterre. C’est une sorte de bon sens commercial appliqué aux intérêts de l’âme ; un prédicateur là-bas n’est qu’un économiste en rabat, qui traite de la conscience comme des farines, et réfute le vice comme les prohibitions.

Rien de sublime ni de chimérique dans le but qu’il nous propose ; tout y est pratique, c’est-à-dire bourgeois et sensé ; il s’agit « d’être à l’aise ici-bas, et heureux plus tard916. » To be easy, mot intraduisible, tout anglais, qui signifie l’état confortable de l’âme, état moyen de satisfaction calme, d’action approuvée et de conscience sereine. Addison le compose de travail et de fonctions viriles soigneusement et régulièrement accomplies. Il faut voir avec quelle complaisance il peint dans sir Roger et dans le Freeholder les sérieux contentements du citoyen et du propriétaire : « J’ai choisi ce titre de franc-tenancier, dit-il, parce qu’il est celui dont je me glorifie le plus, et qui rappelle le plus efficacement en mon esprit le bonheur du gouvernement sous lequel je vis. Comme franc-tenancier anglais, je n’hésiterais pas à prendre le pas sur un marquis français, et quand je vois un de mes compatriotes s’amuser dans son petit jardin à choux, je le regarde instinctivement comme un plus grand personnage que le propriétaire du plus riche vignoble en Champagne… Il y a un plaisir indicible à appeler une chose sa propriété. Une terre franche, quand elle ne se composerait que de neige et de glace, rend son maître heureux de sa possession et résolu pour sa défense… Je me considère comme un de ceux qui donnent leur consentement à toutes les lois qui passent. Un franc-tenancier, par la vertu de l’élection, n’est éloigné que d’un degré du législateur, et par cette raison doit se lever pour la défense des lois qui sont jusqu’à un certain point son ouvrage917. » Ce sont là tous les sentiments anglais, composés de calcul et d’orgueil, énergiques et austères, et ce portrait s’achève par celui de l’homme marié : « Rien n’est plus agréable au cœur de l’homme que le pouvoir ou la domination, et je me trouve largement partagé à cet égard, à titre de père de famille. Je suis perpétuellement occupé à donner des ordres, à prescrire des devoirs, à écouter des parties, à administrer la justice, à distribuer des récompenses et des punitions. Bref, je regarde ma famille comme un État patriarcal où je suis, à la fois roi et prêtre… Quand je vois mon petit peuple devant moi, je me réjouis d’avoir fourni des accroissements à mon espèce, à mon pays, à ma religion, en produisant un tel nombre de créatures raisonnables, de citoyens et de chrétiens. Je suis content de me voir ainsi perpétué ; et comme il n’y a point de production comparable à celle d’une créature humaine, je suis plus fier d’avoir été l’occasion de dix productions aussi glorieuses, que si j’avais bâti à mes frais cent pyramides ou publié cent volumes du plus bel esprit et de la plus belle science918. » Si maintenant vous prenez l’homme hors de sa terre et de son ménage, seul à seul avec lui-même, dans les moments d’oisiveté ou de rêverie, vous le trouverez aussi positif. Il observe pour former sa raison et celle des autres ; il s’approvisionne de morale ; il veut tirer le meilleur parti de lui-même et de la vie. C’est pourquoi il songe à la mort. L’homme du Nord porte volontiers sa pensée vers la dissolution finale et l’obscur avenir. Addison choisit souvent pour lieu de promenade la sombre abbaye de Westminster, pleine de tombes. « Il se plaît à regarder les fosses qu’on creuse et les fragments d’os et de crânes que roule chaque pelletée de terre », et considérant la multitude d’hommes de toute espèce qui maintenant confondus sous les pieds ne font plus qu’une poussière, il pense au grand jour où tous les mortels, contemporains, apparaîtront ensemble919 » devant le juge, pour entrer dans l’éternité heureuse ou malheureuse qui les attend. Et tout de suite son émotion se transforme en méditations profitables. Au fond de sa morale est une balance qui pèse des quantités de bonheur. Il s’excite par des comparaisons mathématiques à préférer l’avenir au présent. Il essaye de se représenter, par des amas de chiffres, la disproportion de notre courte durée et de l’éternité infinie. Ainsi naît cette religion, œuvre du tempérament mélancolique et de la logique acquise, où l’homme, sorte de Hamlet calculateur, aspire à l’idéal en s’arrangeant une bonne affaire et soutient ses sentiments de poëte par des additions de financier.

En pareil sujet, ces habitudes choquent. Il ne faut pas vouloir trop définir et prouver Dieu ; la religion est plutôt une affaire de sentiment que de science ; on la compromet quand on exige d’elle des démonstrations trop rigoureuses et des dogmes trop précis. C’est le cœur qui voit le ciel ; si vous voulez m’y faire croire, comme vous me faites croire aux antipodes par des récits et des vraisemblances géographiques, j’y croirai mal ou je n’y croirai point. Addison n’a guère que des arguments de collége ou d’édification assez semblables à ceux de l’abbé Pluche, qui laissent les objections entrer par toutes leurs fentes, et qu’il ne faut prendre que comme des exercices de dialectique ou comme des sources d’émotion. Joignez-y des motifs d’intérêt et des calculs de prudence qui peuvent faire des recrues, mais non des convertis : voilà ses preuves. On trouve un fonds de grossièreté dans cette façon de traiter les choses divines, et on aime encore moins l’exactitude avec laquelle il explique Dieu, le réduisant à n’être qu’un homme agrandi. Cette netteté et cette étroitesse vont jusqu’à décrire le ciel. « Il est un endroit où la Divinité se dévoile par une gloire supérieure et visible. C’est là que, selon l’Écriture, les hiérarchies célestes et les légions innombrables des anges entourent perpétuellement le trône de Dieu de leurs alleluias et de leurs hymnes de gloire… Avec quel art doit être élevé le trône de Dieu ! Combien grande doit être la majesté d’un lieu où tout l’art de la création a été employé et que Dieu a choisi pour se manifester de la façon la plus magnifique ! Quelle doit être cette architecture élevée par la puissance infinie, sous la direction de la sagesse infinie920 ! » De plus, l’endroit doit être très-grand, et on y fait de la musique ; c’est un beau palais : probablement, n’est-ce pas, il y a des anti-chambres ? C’en est assez, je n’y veux point aller. —  La même précision littérale et lourde lui fait rechercher quelle espèce de bonheur auront les élus921. Ils seront admis dans les conseils de la Providence et comprendront toutes ses démarches « depuis le commencement jusqu’à la fin des temps. » De plus « il y a certainement dans les esprits une faculté par laquelle ils se perçoivent les uns les autres, comme nos sens font des objets matériels, et il n’est pas douteux que nos âmes, quand elles seront délivrées de leurs corps ou placées dans des corps glorieux, pourront par cette faculté, en quelque partie de l’espace qu’elles résident, apercevoir toujours la présence divine922. » Vous répugnez à cette philosophie si basse. Un mot d’Addison va la justifier et vous la faire entendre : « L’affaire du genre humain dans cette vie, dit-il, est bien plutôt d’agir que de savoir923. » Or, une pareille philosophie est aussi utile dans l’action que plate dans la science. Toutes ses fautes en spéculation deviennent des mérites en pratique. Elle suit terre à terre la religion positive924 : quel appui pour elle que l’autorité d’une tradition ancienne, d’une institution nationale, d’un clergé établi, de cérémonies visibles, d’habitudes journalières ! Elle emploie pour arguments l’utilité publique, l’exemple des grands hommes, la grosse logique, l’interprétation littérale et les textes palpables ; quel meilleur moyen de gouverner la foule que de rabaisser les preuves jusqu’à la vulgarité de son intelligence et de ses besoins ! Elle humanise Dieu : n’est-ce pas la seule voie de le faire entendre ? Elle définit presque sensiblement la vie future : n’est-ce pas la seule voie pour la faire désirer ? La poésie des grandes inductions philosophiques est faible auprès de la persuasion intime enracinée par tant de descriptions positives et détaillées. Ainsi naît la piété active, et la religion ainsi faite double la trempe du ressort moral. Celle d’Addison est belle, tant elle est forte. L’énergie du sentiment sauve les misères du dogme. Sous ses dissertations on sent qu’il est ému ; les minuties, la pédanterie disparaissent. On ne voit plus en lui qu’une âme pénétrée jusqu’au fond d’adoration et de respect ; ce n’est plus un prédicateur qui aligne les attributs de Dieu et fait son métier de bon logicien : c’est un homme qui naturellement et par sa seule pente revient devant un spectacle auguste, en parcourt avec vénération tous les aspects, et ne le quitte que le cœur renouvelé ou confondu. Il n’y a pas jusqu’à des prescriptions de catéchisme que la sincérité de ses émotions ne rende respectables. Il demande des jours fixes de dévotion et de méditation qui puissent régulièrement nous rappeler à la pensée de notre Créateur et de notre foi. Il insère des prières dans ses feuilletons. Il interdit les jurons en nous recommandant d’avoir perpétuellement présente l’idée du souverain Maître. « Cet hommage habituel bannirait d’entre nous l’impiété à la mode qui consiste à employer son nom dans les occasions les plus triviales… Ce serait un affront pour la raison que de mettre en lumière l’horreur et le sacrilége d’une telle pratique925. » Un Français, au premier mot, entendant qu’on lui défend de jurer, rirait peut-être : à ses yeux, c’est là une affaire de bon goût, non de morale. Mais s’il entendait Addison lui-même prononcer ce que je viens de traduire, il ne rirait plus.

IV §

Ce n’est pas une petite affaire que de mettre la morale à la mode. Addison l’y mit, et elle y resta. Auparavant les gens honnêtes n’étaient point polis, et les gens polis n’étaient point honnêtes ; la piété était fanatique et l’urbanité débauchée ; dans les mœurs, comme dans les lettres, on ne rencontrait que des puritains ou des libertins. Pour la première fois, Addison réconcilia le vertu avec l’élégance, enseigna le devoir en style accompli, et mit l’agrément au service de la raison.

« On rapporte de Socrate, dit-il, qu’il fit descendre la philosophie du ciel pour la loger parmi les hommes. Mon ambition sera qu’on dise de moi que j’ai fait sortir la philosophie des cabinets et des bibliothèques, des écoles et des colléges, pour l’installer dans les clubs et dans les assemblées, aux tables à thé et aux cafés. Ainsi je recommande fort particulièrement mes méditations à toutes les familles bien réglées, qui chaque matin réservent une heure au déjeuner de thé, pain et beurre, les engageant, pour leur bien, à se faire servir ponctuellement cette feuille, comme un appendice des cuillers et du plateau926. » Vous voyez ici un demi-sourire ; une petite ironie est venue tempérer l’idée sérieuse ; c’est l’accent d’un homme poli qui au premier signe d’ennui tourne, s’égaye, même à ses dépens, finement, et veut plaire. C’est partout l’accent d’Addison.

Que d’art il faut pour plaire ! D’abord l’art de se faire entendre, du premier coup, toujours, jusqu’au fond, sans peine pour le lecteur, sans réflexion, sans attention ! Figurez-vous des hommes du monde qui lisent une page entre deux bouchées de gâteau927, des dames qui interrompent une phrase pour demander l’heure du bal : trois mots spéciaux ou savants leur feraient jeter le journal. Ils ne veulent que des termes clairs, de l’usage commun, où l’esprit entre de prime-saut comme dans les sentiers de la causerie ordinaire ; en effet, pour eux, la lecture n’est qu’une causerie et meilleure que l’autre. Car le monde choisi raffine le langage. Il ne souffre point les hasards ni les à-peu-près de l’improvisation et de l’inexpérience. Il exige la science du style comme la science des façons. Il veut des mots exacts qui expriment les fines nuances de la pensée, et des mots mesurés qui écartent les impressions choquantes ou extrêmes. Il souhaite des phrases développées qui, lui présentant la même idée sous plusieurs faces, l’impriment aisément dans son esprit distrait. Il demande des alliances de mots qui, présentant une idée connue sous une forme piquante, l’enfoncent vivement dans son imagination distraite. Addison lui donne tout ce qu’il désire ; ses écrits sont la pure source du style classique ; jamais en Angleterre on n’a parlé de meilleur ton. Les ornements y abondent, et jamais la rhétorique n’y a part. Partout de justes oppositions qui ne servent qu’à la clarté et ne sont point trop prolongées ; d’heureuses expressions aisément trouvées qui donnent aux choses un tour ingénieux et nouveau ; des périodes harmonieuses où les sons coulent les uns dans les autres avec la diversité et la douceur d’un ruisseau calme ; une veine féconde d’inventions et d’images où luit la plus aimable ironie. Pardonnez au traducteur qui essaye d’en donner un exemple dans cette moqueuse peinture du poëte et de ses libertés : « Il n’est pas contraint d’accompagner la Nature dans la lente démarche qui la mène d’une saison à l’autre, ou de suivre sa conduite dans la production successive des plantes et des fleurs. Il peut accumuler dans sa description toutes les beautés du printemps et de l’automne, et, pour être plus agréable, mettre tous les mois à contribution. Ses rosiers, ses chèvrefeuilles, ses jasmins fleuriront ensemble, et ses plates-bandes se couvriront en même temps d’amarantes, de violettes et de lis. Chez lui le sol n’est point réduit à certaines sortes de plantes ; il convient également au chêne et au myrte, et s’accommode de lui-même aux produits de tous les climats. Ses orangers peuvent y croître sauvages ; il y aura des myrtes dans chaque haie ; s’il trouve bon d’avoir un bosquet d’aromates, il se procurera en un moment assez de soleil pour le voir lever. Si tout cela n’est point assez pour lui arranger un paysage agréable, il peut faire des espèces de fleurs nouvelles, aux parfums plus riches, aux couleurs plus puissantes que toutes celles qui croissent dans les jardins de la nature. Ses concerts d’oiseaux peuvent être aussi riches et aussi harmonieux, ses bois aussi épais et aussi sombres qu’il le désire. Une vaste perspective lui coûte aussi peu qu’une petite ; il peut aussi aisément lancer ses cascades sur un précipice haut d’un demi-mille que sur un rocher de dix toises. Il a les vents à son choix, et peut conduire les cours sinueux de ses rivières par tous les détours variés qui charmeront le mieux l’imagination du lecteur928. » Je trouve qu’Addison profite ici des droits qu’il accorde, et s’amuse, en nous expliquant comment on peut nous amuser. Tel est le ton charmant du monde. En lisant ces essais, on l’imagine encore plus aimable qu’il n’est ; nulle prétention ; jamais d’efforts ; des ménagements infinis qu’on emploie sans le vouloir et qu’on obtient sans les demander ; le don d’être enjoué et agréable ; un badinage fin, des railleries sans aigreur, une gaieté soutenue ; l’art de prendre en toute chose la fleur la plus épanouie et la plus fraîche, et de la respirer sans la froisser ni la ternir ; la science, la politique, l’expérience, la morale apportant leurs plus beaux fruits, les parant, les offrant au moment choisi, promptes à se retirer dès que la conversation les a goûtés et avant qu’elle ne s’en lasse ; les dames placées au premier rang929, arbitres des délicatesses, entourées d’hommages, achevant la politesse des hommes et l’éclat du monde par l’attrait de leurs toilettes, la finesse de leur esprit et la grâce de leurs sourires : voilà le spectacle intérieur où l’écrivain s’est formé et s’est complu.

V §

Tant d’avantages ne vont point sans inconvénients. Les bienséances du monde, qui atténuent les expressions, émoussent le style ; à force de régler ce qui est primesautier et de tempérer ce qui est véhément, elles amènent le langage effacé et uniforme. Il ne faut point toujours vouloir plaire, surtout plaire à l’oreille. M. de Chateaubriand se glorifiait de n’avoir pas admis une seule élision dans le chant de Cymodocée ; tant pis pour Cymodocée. Pareillement, les commentateurs qui notent dans Addison le balancement des périodes lui font tort930. Ils expliquent ainsi pourquoi il ennuie un peu. La rotondité des phrases est un misérable mérite et nuit aux autres. Calculer les longues et les brèves, poursuivre partout l’euphonie, songer aux cadences finales, toutes ces recherches classiques gâtent un écrivain. Chaque idée a son accent, et tout notre travail doit être de le rendre franc et simple sur notre papier comme il l’est dans notre esprit. Nous devons copier et noter notre pensée avec le flot d’émotions et d’images qui la soulèvent, sans autre souci que celui de l’exactitude et de la clarté. Une phrase vraie vaut cent périodes nombreuses ; l’une est un document qui fixe pour toujours un mouvement du cœur ou des sens ; l’autre est un joujou bon pour amuser des têtes vides de versificateurs ; je donnerais vingt pages de Fléchier pour trois lignes de Saint-Simon. Le rhythme régulier mutile l’élan de l’invention naturelle ; les nuances de la vision intérieure disparaissent ; nous ne voyons plus une âme qui pense ou sent, mais des doigts qui scandent : la période continue ressemble aux ciseaux de La Quintinie, qui tondent tous les arbres en boule, sous prétexte de les orner. C’est pourquoi il y a quelque froideur dans le style d’Addison, quelque monotonie. Il a l’air de s’écouter parler. Il est trop modéré, trop correct. Ses histoires les plus touchantes, par exemple celle de Théodose et Constance, touchent médiocrement ; qui aurait envie de pleurer en écoutant des périodes comme celle-ci ? « Constance, sachant que la nouvelle de son mariage pouvait seule avoir poussé son amant à de telles extrémités, ne voulait pas recevoir de consolations ; elle s’accusait elle-même à présent d’avoir si docilement prêté l’oreille à une proposition de mariage, et regardait son nouveau prétendant comme le meurtrier de Théodose ; bref, elle se résolut à souffrir les derniers effets de la colère de son père plutôt que de se soumettre à un mariage qui lui paraissait si plein de crime et d’horreur931. » Est-ce ainsi qu’on peint l’horreur et le crime ? Où sont les mouvements passionnés qu’Addison prétend peindre ? Ceci est raconté, mais n’est point vu.

Au fond, le classique ne sait pas voir. Toujours mesuré et raisonnable, il s’occupe avant tout de proportionner et d’ordonner. Il a ses règles en poche et les tire à tout propos. Il ne remonte pas à la source du beau du premier coup, comme les vrais artistes, par la violence et la lucidité de l’inspiration naturelle ; il s’arrête dans les régions moyennes, parmi les préceptes, sous la conduite du goût et du sens commun. C’est pour cela que la critique, chez Addison, est si solide et si médiocre. Ceux qui cherchent des idées feront bien de ne point lire son Essai sur l’imagination, si vanté, si bien écrit, mais d’une philosophie si écourtée, si ordinaire, toute rabaissée par l’intervention des causes finales. Son célèbre commentaire du Paradis perdu ne vaut guère mieux que les dissertations de Batteux et du P. Bossu. Il y a tel endroit où il compare, presque sur la même ligne, Homère, Virgile et Ovide. C’est que le bel ajustement d’un poëme en est pour lui le premier mérite. Les purs classiques goûtent mieux l’arrangement et le bon ordre que la vérité naïve et la forte invention. Ils ont toujours en main leur manuel de poésie : si vous êtes conforme au patron établi, vous avez du génie ; sinon, non. Addison, pour louer Milton, établit que, selon la règle du poëme épique, l’action du Paradis est une, complète et grande ; que les caractères y sont variés et d’un intérêt universel, que les sentiments y sont naturels, appropriés et élevés ; que le style y est clair, diversifié et sublime : maintenant, vous pouvez admirer Milton ; il a un certificat d’Aristote. Écoutez par exemple ces froides minuties de la dissertation classique : « Si j’avais suivi la méthode de M. Bossu dans mon premier article sur Milton, j’aurais daté l’action du Paradis perdu du discours de Raphaël au cinquième livre932. » — « Quoique l’allégorie du Péché et de la Mort puisse en quelque mesure être excusée par sa beauté, je ne saurais admettre que deux personnages d’une existence si chimérique soient les acteurs convenables d’un poëme épique. » Plus loin il définit les machines poétiques, les conditions de leur structure, l’utilité de leur emploi. Il me semble voir un menuisier qui vérifie la construction d’un escalier. Ne croyez pas que les choses artificielles le choquent ; au contraire, il les admire. Il trouve sublimes les tirades de Dieu le père et les politesses monarchiques dont se régalent les personnages de la Trinité. Les campements des anges, leurs habitudes de chapelle et de caserne, leurs disputes d’école, leur style de puritains aigres ou de royalistes dévots n’ont pour lui rien de faux ni de désagréable. La pédanterie d’Adam et ses prédications de ménage lui semblent convenir au pur état d’innocence. En effet, les classiques des deux derniers siècles n’ont jamais conçu l’esprit humain que comme cultivé. L’enfant, l’artiste, le barbare, l’inspiré leur échappent ; à plus forte raison tous les personnages qui sont au-delà de l’homme : leur monde se réduit à la terre, et la terre au cabinet d’étude et au salon ; ils n’atteignent ni Dieu ni la nature, ou, s’ils y touchent, c’est pour transformer la nature en un jardin compassé et Dieu en un surveillant moral. Ils réduisent le génie à l’éloquence, la poésie au discours, le drame au dialogue. Ils mettent la beauté dans la raison, sorte de faculté moyenne, impropre à l’invention, puissante pour la règle, qui équilibre l’imagination comme la conduite, et qui institue le goût arbitre des lettres en même temps que la morale arbitre des actions. Ils écartent les jeux de mots, les grossièretés sensuelles, les écarts d’imagination, les invraisemblances, les atrocités et tout le mauvais bagage de Shakspeare933 ; mais ils ne le suivent qu’à demi dans les profondes percées par lesquelles il entre au cœur de l’homme pour y dévoiler l’animal et le Dieu. Ils veulent bien être touchés, mais non renversés ; ils souffrent qu’on les frappe, mais ils exigent qu’on leur plaise. Plaire raisonnablement, voilà l’objet de leur littérature. Telle est la critique d’Addison, semblable à son art, née, comme son art, de l’urbanité classique, appropriée, comme son art, à la vie mondaine, ayant la même solidité et les mêmes limites parce qu’elle a les mêmes sources, qui sont la règle et l’agrément.

VI §

Encore faut-il songer que nous sommes ici en Angleterre, et que bien des choses n’y sont point agréables à un Français. C’est en France que l’âge classique a rencontré sa perfection ; de sorte que, comparés à lui, ceux des autres pays manquent un peu de fini. Addison, si élégant chez lui, ne l’est point tout à fait pour nous. Auprès de Tillotson, c’est le plus charmant homme du monde. Auprès de Montesquieu, il n’est qu’à demi poli. Sa conversation n’est pas assez vive ; les promptes allures, les faciles changements de ton, le sourire aisé, vite effacé et vite repris, ne s’y rencontrent guère. Il se traîne en phrases longues et trop uniformes ; sa période est trop carrée ; on pourrait l’alléger de tout un bagage de mots inutiles. Il annonce ce qu’il va dire, il marque les divisions et les subdivisions, il cite du latin, même du grec ; il étale et allonge indéfiniment l’enduit utile et pâteux de sa morale. Il ne craint pas d’être ennuyeux. C’est que devant des Anglais cela n’est pas à craindre. Des gens qui aiment les sermons démonstratifs longs de trois heures ne sont point difficiles en fait d’amusement. Souvenez-vous que là-bas les femmes vont par plaisir aux meetings et se divertissent à écouter pendant une demi-journée des discours sur l’ivrognerie ou sur l’échelle mobile ; ces patientes personnes n’exigent point que la conversation soit toujours alerte et piquante. Par suite, elles peuvent souffrir une politesse moins fine et des compliments moins déguisés. Quand Addison les salue, ce qui lui arrive souvent, c’est d’un air grave, et sa révérence est toujours accompagnée d’un avertissement ; voyez ce mot sur les toilettes trop éclatantes : « Je contemplai ce petit groupe bigarré avec autant de plaisir qu’une planche de tulipes, et je me demandai d’abord si ce n’était pas une ambassade de reines indiennes ; mais, les ayant regardées de face, je me détrompai à l’instant et je vis tant de beauté dans chaque visage que je les reconnus pour anglais ; nul autre pays n’eût pu produire de telles joues, de telles lèvres et de tels yeux934. » Dans cette raillerie discrète, tempérée par une admiration presque officielle, vous apercevez la manière anglaise de traiter les femmes ; l’homme, vis-à-vis d’elles, est toujours un prédicateur laïque ; elles sont pour lui des enfants charmants ou des ménagères utiles, jamais des reines de salon ou des égales comme chez nous. Quand Addison veut ramener les dames légitimistes au parti protestant, il les traite presque en petites filles à qui on promet, si elles veulent être sages, de leur rendre leur poupée ou leur gâteau935. « Elles devraient réfléchir aux grandes souffrances et aux persécutions auxquelles elles s’exposent par l’opiniâtreté de leur conduite. Elles ne sont plus élues dans les clubs quand on nomme les belles dont on boit la santé ; elles sont obligées par leurs principes de se coller une mouche sur le côté du front où cela va le plus mal ; elles se condamnent à perdre les toilettes du jour de naissance ; il ne leur sert de rien qu’il y ait une armée et tant de jeunes gens porteurs de chapeaux à plumes ; elles sont forcées de vivre à la campagne et de nourrir leurs poulets, juste dans le temps où elles auraient pu se montrer à la cour et étaler une robe de brocart, si elles voulaient se bien conduire… Un homme est choqué de voir un beau sein soulevé par une rage politique qui est déplaisante même dans un sexe plus rude et plus âpre… Et cependant nous avons souvent le chagrin de voir un corset près d’être rompu par l’effort d’une colère séditieuse, et d’entendre les passions les plus viriles exprimées par les plus douces voix… » Mais, heureusement, ce chagrin est rare ; « là où croissent un grand nombre de fleurs, la terre de loin en semble couverte ; on est obligé d’avancer et d’entrer, avant de distinguer le petit nombre de mauvaises herbes qui ont poussé dans ce bel assemblage de couleurs. » Cette galanterie est trop posée ; on est un peu choqué de voir une femme touchée de si près par des mains si réfléchies. C’est de l’urbanité de moraliste ; il a beau être bien élevé, il n’est point tout à fait aimable, et, si nous devons aller prendre de lui des leçons de pédagogie et de conduite, il pourra venir chercher près de nous des modèles de savoir-vivre et de conversation.

VII §

Si le premier soin du Français en société est d’être aimable, celui de l’Anglais est de rester digne ; leur tempérament les porte à l’immobilité, comme le nôtre nous porte aux gestes ; et leur plaisanterie est aussi grave que la nôtre est gaie. Le rire chez eux est tout en dedans ; ils évitent de se livrer ; ils s’amusent silencieusement. Consentez à comprendre ce genre d’esprit, il finira par vous plaire. Quand le flegme est joint à la douceur, comme dans Addison, il est aussi agréable que piquant. On est charmé de rencontrer un homme enjoué et pourtant maître de lui-même. On est tout étonné de voir ensemble deux qualités aussi contraires. Chacune d’elles rehausse et tempère l’autre. On n’est point rebuté par l’âcreté venimeuse, comme dans Swift, ou par la bouffonnerie continue, comme dans Voltaire. On jouit avec une complaisance entière de la rare alliance qui assemble pour la première fois la tenue sérieuse et la bonne humeur. Lisez cette petite satire contre le mauvais goût du théâtre et du public936. « Rien n’a plus amusé la ville, dans ces dernières années, que le combat du signor Nicolini contre un lion, à Haymarket, spectacle qui a été donné fort souvent, à la satisfaction générale de la noblesse haute et basse, dans le royaume de la Grande-Bretagne… Le premier lion était un moucheur de chandelles, homme d’un naturel colérique et entêté qui outrepassait son rôle, et ne se laissait pas tuer aussi aisément qu’il l’aurait dû… Le second lion était un tailleur par métier, appartenant au théâtre, et qui avait dans sa profession le renom d’homme doux et paisible. Si le premier était trop furieux, celui-ci était trop mouton, tellement qu’après une courte et modeste promenade sur les planches, il se laissait tomber au premier attouchement d’Hydaspe, sans lutter avec lui ou lui donner l’occasion de déployer toute la variété de ses postures italiennes. On dit, à la vérité, qu’un jour il lui fit une déchirure dans son pourpoint couleur de chair, mais c’était seulement pour se procurer de l’ouvrage et en sa qualité particulière de tailleur… Le lion qui joue à présent est, à ce que j’apprends, un gentleman de province qui fait cela pour son amusement, mais souhaite que son nom reste caché. Il allègue très-noblement comme excuse qu’il ne joue pas pour le gain ; qu’il se livre à un plaisir innocent ; qu’il vaut mieux passer sa soirée de cette façon qu’à jouer ou à boire… Le caractère de ce gentleman est un si heureux mélange de douceur et de férocité qu’il surpasse ses deux prédécesseurs et attire de plus grandes foules de spectateurs qu’on n’en vit de mémoire d’homme… J’ai raconté ce combat du lion pour montrer quels sont à présent les divertissements favoris des gens bien élevés de la Grande-Bretagne. »

Il y a beaucoup d’originalité dans cette gaieté grave. En général, la singularité est dans le goût du pays ; ils aiment à être frappés fortement par des contrastes. Notre littérature leur semble effacée ; en revanche, nous les trouvons souvent peu délicats. Tel numéro du Spectator qui paraissait joli aux dames de Londres eût choqué à Paris. Par exemple, Addison raconte en manière de rêve la dissection du cerveau d’un élégant937 : « La glande pinéale, que plusieurs de nos philosophes modernes considèrent comme le siége de l’âme, exhalait une très-forte odeur de parfums et de fleur d’oranger. Elle était enfermée dans une sorte de substance cornée taillée en une infinité de petites facettes ou miroirs, lesquels étaient imperceptibles à l’œil nu ; de telle sorte que l’âme, s’il y en avait une là, avait dû passer tout son temps à contempler ses propres beautés. Nous observâmes un large ventricule, ou cavité, dans le sinciput, lequel était rempli de rubans, de dentelles et de broderies. Nous ne trouvâmes rien de remarquable dans l’œil, sinon que les musculi amatorii, ou, comme on peut traduire, les muscles qui lorgnent, étaient fort diminués et altérés par l’usage, tandis que l’élévateur, c’est-à-dire le muscle qui tourne l’œil vers le ciel, ne paraissait pas avoir du tout servi. » Ces détails anatomiques, qui nous dégoûteraient, amusent un esprit positif ; la crudité n’est pour lui que de l’exactitude ; habitué aux images précises, il ne trouve point de mauvaise odeur dans le style médical. Addison n’a pas nos répugnances. Pour railler un vice, il se fait mathématicien, économiste, pédant, apothicaire. Les termes spéciaux l’amusent. Il institue une cour pour juger les crinolines, et condamne les jupons avec des formules de procédure. Il enseigne le maniement de l’éventail comme une charge en douze temps. Il dresse la liste des gens morts ou malades d’amour, et des causes ridicules qui les ont mis dans ce triste état. « William Simple, frappé à l’Opéra par un regard adressé à un autre. —  Sir Christopher Crazy, baronnet, blessé par le frôlement d’un jupon de baleine. —  M. Courtly présentant à Flavia son gant (qu’elle avait laissé tomber exprès), Flavia reçut le gant, et tua l’homme d’une révérence938. » D’autres statistiques, avec récapitulations et tables de chiffres, racontent l’histoire du saut de Leucade. « Aridæus, beau jeune homme d’Épire, amoureux de Praxinoé, femme de Thespis, fut retiré sain et sauf, hormis deux dents cassées et le nez qui fut un peu aplati. —  Hipparchus, passionnément épris de sa femme qui aimait Bathylle, sauta et mourut de sa chute ; sur quoi la femme épousa son amant939. » Vous voyez cette étrange façon de peindre les sottises humaines : on l’appelle humour. Elle renferme un bon sens incisif, l’habitude de se contenir, des façons d’homme d’affaires, mais par-dessus tout un fonds d’invention énergique. La race est moins fine, mais plus forte, et les agréments qui contentent son esprit et son goût ressemblent aux liqueurs qui conviennent à son palais et à son estomac.

VIII §

Cette puissante séve germanique crève, même chez Addison, son enveloppe classique et latine. Il a beau goûter l’art, il aime encore la nature. Son éducation, qui l’a encombré de préceptes, n’a point détruit en lui la virginité du sentiment vrai. Dans son voyage de France, il a préféré la sauvagerie de Fontainebleau à la correction de Versailles. Il s’affranchit des raffinements mondains pour louer la simplicité des vieilles ballades nationales. Il fait comprendre au public les images sublimes, les gigantesques passions, la profonde religion du Paradis perdu. Il est curieux de le voir, le compas à la main, bridé par Bossu, empêtré de raisonnements infinis et de phrases académiques, atteindre tout à coup, par la force de l’émotion naturelle, les hautes régions inexplorées où Milton est soulevé par l’inspiration de la foi et du génie. Ce n’est pas lui qui dira avec Voltaire que l’allégorie du Péché et de la Mort est bonne pour faire vomir les entrailles. Il y a en lui un fond d’imagination grandiose qui le rend insensible aux petites délicatesses de la civilisation mondaine. Il habite volontiers parmi les grandeurs et les étonnements de l’autre monde. Il est pénétré par la présence de l’invisible ; il a besoin de dépasser les intérêts et les espérances de la vie mesquine où nous rampons940. Cette source de croyance jaillit en lui de tous côtés ; en vain elle est enfermée dans le conduit régulier du dogme officiel ; les textes, les arguments dont elle se couvre laissent voir sa véritable origine. Elle part de l’imagination sérieuse et féconde qui ne peut se contenter que par la vue de l’au-delà.

Une telle faculté occupe tout l’homme, et si l’on redescend dans l’examen des agréments littéraires, on l’aperçoit ici-bas comme en haut. Rien de plus varié, de plus riche, chez Addison, que les tours et la mise en scène. La plus sèche morale se transforme sous sa main en peintures et en récits. Ce sont des lettres de toutes sortes de personnages, ecclésiastiques, gens du peuple, hommes du monde, qui chacun gardent leur style et déguisent le conseil sous l’apparence d’un petit roman. C’est un ambassadeur de Bantam qui raille, à la façon de Montesquieu, les mensonges de la politesse européenne. Ce sont des contes grecs ou orientaux, des voyages imaginaires, la vision d’un voyant écossais, les Mémoires d’un rebelle, l’histoire des fourmis, les métamorphoses d’un singe, le journal d’un oisif, une promenade à Westminster, la généalogie de l’humour, les statuts des clubs ridicules ; bref une abondance intarissable de fictions agréables ou solides. Les plus nombreuses sont des allégories. On sent qu’il se plaît dans ce monde magnifique et fantastique ; c’est une sorte d’opéra qu’il se donne ; ses yeux ont besoin de contempler des couleurs. En voici une sur les religions, bien protestante, mais aussi éclatante qu’ingénieuse : l’agrément là-bas ne consiste point, comme chez nous, dans la vivacité et la variété des tons, mais dans la splendeur et la justesse de l’invention. « La figure du milieu, qui attira d’abord les yeux de tout le monde, et qui était beaucoup plus grande que les autres, était une matrone habillée comme une dame noble et âgée du temps de la reine Élisabeth. On remarquait surtout dans son habillement le chapeau avec une couronne en clocher941, l’écharpe plus sombre que la martre, et le tablier de linon, plus blanc que l’hermine. Sa robe était du plus riche velours noir, et, juste à l’endroit du cœur, garnie de larges diamants d’un prix inestimable disposés en forme de croix. Son maintien respirait la dignité et la sérénité riante, et, quoique avancée en âge, son visage montrait tant d’animation et de vivacité, qu’elle paraissait à la fois âgée et immortelle. À sa vue, je sentis mon cœur touché de tant d’amour et de vénération, que les larmes coulèrent sur mes joues, et plus je la regardais, plus mon cœur se fondait en sentiments de tendresse et d’obéissance filiale. —  À sa droite était assise une femme si couverte d’ornements que sa personne, son visage et ses mains en étaient presque entièrement cachés. Le peu qu’on pouvait voir de sa figure était fardé, et, ce qui me parut fort singulier, on y démêlait des sortes de rides artificielles… Sa coiffure s’élevait fort haut par trois étages ou degrés distincts ; ses vêtements étaient bigarrés de mille couleurs et brodés de croix en or, en argent, en soie. Elle n’avait rien sur elle, pas même un gant ou une pantoufle qui ne fût marqué de ce signe ; bien plus, elle en paraissait si superstitieusement éprise, qu’elle était assise les jambes croisées… Un peu plus loin était la figure d’un homme qui regardait avec des yeux pleins d’horreur un bassin d’argent rempli d’eau. Comme j’observais dans son maintien quelque chose qui ressemblait à la folie, j’imaginai d’abord qu’il était là pour représenter cette sorte de démence que les médecins appellent hydrophobie ; mais m’étant rappelé le but du spectacle, je revins à moi à l’instant, et conclus que c’était l’Anabaptisme942. » C’est au lecteur de deviner ce que représentaient ces deux premières figures. Elles plairont plus à un anglican qu’à un catholique ; mais je crois qu’un catholique lui-même ne pourra s’empêcher de reconnaître l’abondance et la vivacité de la fiction.

La véritable imagination aboutit naturellement à l’invention des caractères. Car si vous vous figurez vivement une situation ou une action, vous verrez du même élan tout le réseau de ses attaches ; les passions et les facultés, tous les gestes et tous les sons de voix, tous les détails d’habillement, d’habitation, de société, qui en découlent, se lieront dans votre esprit, attireront leurs précédents et leurs suites ; et cette multitude d’idées, organisée lentement, se concentrera à la fin en un sentiment unique d’où jaillira, comme d’une source profonde, la peinture et l’histoire d’un personnage complet. Il y en a plusieurs dans Addison : l’observateur taciturne, William Honeycomb, le campagnard tory, sir Roger de Coverley, qui ne sont pas des thèses satiriques, comme celles de La Bruyère, mais de véritables individus semblables et parfois égaux aux personnages des grands romans contemporains. En effet, sans s’en douter, il invente le roman en même temps et de la même façon que ses voisins les plus illustres. Ses personnages sont pris sur le vif, dans les mœurs et les conditions du temps, longuement et minutieusement décrits dans toutes les parties de leur éducation et de leur entourage, avec la précision de l’observation positive, extraordinairement réels et anglais. Un chef-d’œuvre en même temps qu’un document d’histoire est sir Roger de Coverley, le gentilhomme de campagne, loyal serviteur de la Constitution et de l’Église, justice of the peace, patron de l’ecclésiastique, et dont le domaine montre en abrégé la structure du pays anglais. Ce domaine est un petit État, paternellement gouverné, mais gouverné. Sir Roger gourmande ses tenanciers, les passe en revue à l’église, sait leurs affaires, leur donne des avis, des secours, des ordres ; il est respecté, obéi, aimé, parce qu’il vit avec eux, parce que la simplicité de ses goûts et de son éducation le met presque à leur niveau, parce qu’à titre de magistrat, d’ancien propriétaire, d’homme riche, de bienfaiteur et de voisin, il exerce une autorité morale et légale, utile et consacrée. Addison en même temps montre en lui le solide et singulier caractère anglais, bâti de cœur de chêne avec toutes les rugosités de l’écorce primitive, qui ne sait ni s’adoucir ni s’aplanir ; un grand fond de bonté qui s’étend jusqu’aux bêtes, l’amour de la campagne et des occupations corporelles, le goût du commandement et de la discipline, le sentiment de la subordination et du respect, beaucoup de bon sens et peu de finesse, l’habitude d’étaler et d’installer en public ses particularités et ses bizarreries, sans souci du ridicule, sans pensée de bravade, uniquement parce qu’on ne reconnaît d’arbitre sur soi que soi-même. Puis cent traits qui peignent le temps : le manque de lecture, un reste de croyance aux sorcières, des façons de paysan et de chasseur, des ignorances d’esprit naïf ou arriéré. Sir Roger donne aux enfants qui répondent bien au catéchisme une Bible pour eux et un quartier de lard pour leur mère. Quand un verset lui plaît, il le chante une demi-minute encore après que la congrégation l’a fini. Il tue huit cochons gras à Noël, et envoie du boudin avec un paquet de cartes à chaque famille pauvre de la paroisse. Quand il va au théâtre, il munit ses gens de gourdins pour se garder des bandits qui, à son avis, doivent infecter Londres. Addison revient vingt fois sur son vieux chevalier, découvrant toujours quelque nouvel aspect de son caractère, observateur désintéressé de la nature humaine, curieusement assidu et perspicace, véritablement créateur, n’ayant plus qu’un pas à faire pour se lancer, comme Richardson et Fielding, dans la grande œuvre des lettres modernes, qui est le roman de mœurs.

IX §

Au-dessus est la poésie. Elle a coulé, dans sa prose, mille fois plus sincère et plus belle que dans ses vers. De riches fantaisies orientales viennent s’y dérouler sans petillement d’étincelles comme dans Voltaire, mais sous une sereine et abondante lumière qui fait ondoyer les plis réguliers de leur pourpre et de leur or. La musique des larges phrases cadencées et tranquilles promène doucement l’esprit parmi les magnificences et les enchantements romanesques, et le profond sentiment de la nature toujours jeune rappelle la quiétude fortunée de Spenser943. À travers les discrètes moqueries ou les intentions morales, on sent que son imagination est heureuse, qu’elle se plaît à contempler les balancements des forêts qui peuplent les montagnes, l’éternelle verdure des vallées que vivifient les sources fraîches, et les larges horizons qui ondulent au bord du ciel lointain. Les sentiments grands et simples viennent d’eux-mêmes se lier à ces nobles images, et leur harmonie mesurée compose un spectacle unique, digne de ravir le cœur d’un honnête homme par sa gravité et par sa douceur. Telle est cette vision de Mirza qu’il faut traduire presque en entier944 : « Le cinquième jour de la lune, étant monté sur les hautes collines de Bagdad, pour passer le reste du jour dans la méditation et dans la prière, je tombai en une profonde méditation sur la vanité de la vie humaine, et passant d’une pensée à l’autre : Sûrement, me dis-je, l’homme n’est qu’une ombre et la vie un songe. —  Pendant que je rêvais ainsi, je jetai les yeux sur le sommet d’un roc qui n’était pas loin de moi, et j’y aperçus une figure en habit de berger, avec un instrument de musique à la main. Comme je le regardais, il porta l’instrument à ses lèvres et se mit à en jouer. Le son était infiniment doux et modulé en une variété de tons d’une mélodie inexprimable, tout à fait différente de ce que j’avais jamais entendu. Ils me firent penser à ces airs célestes qui accueillent les âmes envolées des justes à leur entrée dans le paradis pour effacer le souvenir de leur récente agonie et les préparer aux plaisirs de ce lieu bienheureux. Mon cœur se fondait dans un secret ravissement… Le Génie me conduisit alors vers la plus haute cime du roc et me posa sur le faîte. Jette tes yeux vers l’orient, me dit-il ; et raconte-moi ce que tu vois. —  Je vois, répondis-je, une large vallée et un prodigieux courant de mer qui roule à travers elle. —  Considère maintenant, me dit-il, cette mer, qui à ses deux extrémités est bornée par des ténèbres, et dis-moi ce que tu y découvres. —  Je vois, repris-je, un pont qui s’élève au milieu du courant. —  Le pont que tu vois, me dit-il, est la vie humaine : considère-le attentivement. —  L’ayant regardé plus à loisir, je vis qu’il consistait en soixante-dix arches entières et en plusieurs arches rompues qui, avec les autres, faisaient environ cent. Comme je les comptais, le Génie me dit que ce pont était d’abord de mille arches, mais qu’une grande inondation avait balayé le reste, et l’avait laissé ruiné comme je le voyais maintenant. —  Dis-moi encore, reprit-il, ce que tu y découvres. —  Je vois, répondis-je, une multitude de gens qui le traversent, et un nuage noir suspendu sur chacune de ses deux issues. —  Puis, regardant plus attentivement, je vis plusieurs des voyageurs tomber au travers dans la grande marée qui conduit au-dessous, et je découvris bientôt qu’il y avait dans ce pont d’innombrables trappes cachées, où l’on ne mettait le pied que pour s’enfoncer et disparaître à l’instant. Ces piéges étaient très-serrés à l’entrée du pont, en sorte que des multitudes d’arrivants, à peine sortis du nuage, s’y engloutissaient dès l’abord. Ils devenaient moins nombreux vers le milieu, mais se multipliaient et se pressaient en approchant des dernières arches complètes. Quelques voyageurs, à la vérité, mais leur nombre était bien petit, avançaient en clopinant jusque sur les arches rompues, mais tombaient tour à tour, au travers, épuisés comme ils étaient et accablés d’une si longue marche… Mon cœur se remplit d’une profonde tristesse en voyant plusieurs des passants qui tombaient à l’improviste, au milieu de leur joie et de leurs éclats de rire, et s’accrochaient à tout ce qui était près d’eux pour se sauver. D’autres avaient les yeux vers le ciel, dans une attitude pensive, et au milieu de leur contemplation trébuchaient, et on ne les revoyait plus. Il y avait des multitudes affairées à la poursuite de babioles qui brillaient et dansaient devant leurs yeux ; mais souvent, au moment où ils croyaient les saisir, le pied leur manquait, et ils étaient précipités… Je poussai un profond soupir, et le Génie, touché de compassion, me dit de regarder vers cet épais brouillard dans lequel le courant portait les diverses générations de mortels engloutis. Je regardai, et mes yeux qu’il avait fortifiés virent que la vallée s’ouvrait à son extrémité et s’étendait en un océan immense où s’allongeait un roc énorme de diamant qui la divisait en deux parts. Les nuages reposaient encore sur une des deux moitiés, en sorte que de ce côté je ne pus rien découvrir ; mais l’autre était un vaste océan semé d’îles innombrables : ces îles étaient couvertes de fruits et de fleurs, et entrecoupées de mille petites mers brillantes qui serpentaient tout au travers. J’y pus distinguer des personnages revêtus d’habits glorieux avec des couronnes sur leurs têtes, les uns passant parmi les arbres, d’autres couchés au bord des fontaines, d’autres reposant sur des lits de fleurs, et j’entendis une harmonie confuse de chants d’oiseaux, d’eaux murmurantes, de voix humaines et d’instruments mélodieux. —  La joie entra dans mon cœur à la vue d’une apparition si délicieuse. Je souhaitai les ailes d’un aigle pour m’envoler jusqu’à ces demeures fortunées ; mais le Génie me dit qu’on n’y pénétrait que par les portes de la mort que je voyais s’ouvrir à chaque instant sur le pont. —  Ces îles, me dit-il, que tu vois si fraîches et si vertes et dont la face de l’Océan semble bigarrée aussi loin que tes regards portent, sont plus nombreuses que les grains de sable sur le rivage de la mer ; il y en a des myriades derrière celles que tu découvres, au-delà de ce que ton œil, et même de ce que ton imagination peut atteindre. Elles sont les demeures des hommes de bien après leur mort… Ne sont-ce point là, ô Mirza, des asiles dont la possession mérite des efforts ? La vie semble-t-elle misérable, lorsqu’elle fournit l’occasion de gagner une telle récompense ? Dois-tu craindre la mort qui te conduit vers une vie si heureuse ? Ne juge pas que l’homme ait été fait en vain, puisqu’une telle éternité lui a été réservée. —  Je contemplai avec un plaisir inexprimable ces îles bienheureuses. —  Maintenant, dis-je au Génie, montre-moi, je t’en supplie, les secrets cachés derrière ces noirs nuages qui couvrent l’Océan de l’autre côté du roc de diamant. —  Comme le Génie ne me répondait pas, je me tournai pour lui faire une seconde fois ma demande, mais je trouvai qu’il m’avait quitté. Je voulus revoir alors la vision que j’avais si longtemps contemplée. Mais au lieu de la marée roulante, du pont avec ses arches, et des îles heureuses, je ne vis rien que la longue vallée creuse de Bagdad avec les troupeaux de bœufs, de brebis et de chameaux qui paissaient sur ses deux flancs. »

Dans cette morale ornée, dans cette belle raison si correcte et si éloquente, dans cette imagination ingénieuse et noble, je trouve en abrégé tous les traits d’Addison. Ce sont les nuances anglaises qui distinguent leur âge classique du nôtre, une raison plus étroite et plus pratique, une urbanité plus poétique et moins éloquente, un fonds d’esprit plus inventif et plus riche, moins sociable et moins délicat.

FIN DU TROISIÈME VOLUME.

Chapitre V.
Swift. §

I. Les débuts de Swift. —  Son caractère. —  Son orgueil. —  Sa sensibilité. —  Sa vie chez sir W. Temple. —  Chez lord Berkeley. —  Son rôle politique. —  Son importance. —  Son insuccès. —  Sa vie privée. —  Ses amours. —  Son désespoir et sa folie.

II. Son esprit. —  Sa puissance et ses limites. —  L’esprit prosaïque et positiviste. —  Comment il est situé entre la vulgarité et le génie. —  Pourquoi il est destructif.

III. Le pamphlétaire. —  Comment en ce moment la littérature entre dans la politique. —  Différence des partis en France et en Angleterre. —  Différence des pamphlets en France et en Angleterre. —  Conditions du pamphlet littéraire. —  Conditions du pamphlet efficace. —  Ces pamphlets sont spéciaux et pratiques. —  L’Examiner. —  Les Lettres du Drapier. —  Le Portrait de lord {p. 2}Wharton. —  Argument contre l’abolition du christianisme. —  L’invective politique. —  La diffamation personnelle. —  Le bon sens incisif. —  L’ironie grave.

IV. Le poëte. —  Comparaison de Swift et de Voltaire. —  Sérieux et dureté de ses badinages. —  Bickerstaff. —  Rudesse de sa galanterie. —  Cadénus et Vanessa. —  Sa poésie prosaïque et réaliste. —  La grande question débattue. —  Énergie et tristesse de ses petits poëmes. —  Vers sur sa propre mort. —  À quels excès il aboutit.

V. Le conteur et le philosophe. —  Le Conte du Tonneau. —  Son jugement sur la religion, la science, la philosophie et la raison. —  Comment il diffame l’intelligence humaine. —  Les Voyages de Gulliver. —  Son jugement sur la société, le gouvernement, les conditions et les professions. —  Comment il diffame la nature humaine. —  Derniers pamphlets. —  Construction de son caractère et de son génie.

En 1685, dans la grande salle de l’université de Dublin, les professeurs occupés à conférer les grades de bachelier eurent un singulier spectacle : un pauvre écolier, bizarre, gauche, aux yeux bleus et durs, orphelin, sans amis, misérablement entretenu par la charité d’un oncle, déjà refusé pour son ignorance en logique, se présentait une seconde fois sans avoir daigné lire la logique. En vain son tutor lui apportait les in-folio les plus respectables : Smeglesius, Keckermannus, Burgersdicius. Il en feuilletait trois pages, et les refermait au plus vite. Quand vint l’argumentation, le proctor fut obligé de lui mettre ses arguments en forme. On lui demandait comment il pourrait bien raisonner sans les règles ; il répondit qu’il raisonnait fort bien sans les règles. Cet excès de sottise fit scandale ; on le reçut pourtant, mais à grand’peine, speciali gratia, dit le registre, et les professeurs {p. 3}s’en allèrent, sans doute avec des risées de pitié, plaignant le cerveau débile de Jonathan Swift.

I §

Ce furent là sa première humiliation et sa première révolte. Toute sa vie fut semblable à ce moment, comblée et ravagée de douleurs et de haines. À quel excès elles montèrent, son portrait et son histoire peuvent seuls l’indiquer. Il eut l’orgueil outré et terrible, et fit plier sous son arrogance la superbe des tout-puissants ministres et des premiers seigneurs. Simple journaliste, ayant pour tout bien un petit bénéfice d’Irlande, il traita avec eux d’égal à égal. M. Harley, le premier ministre, lui ayant envoyé un billet de banque pour ses premiers articles, il se trouva offensé d’être pris pour un homme payé, renvoya l’argent, exigea des excuses ; il les eut, et écrivit sur son journal : « J’ai rendu mes bonnes grâces à M. Harley945. » Un autre jour, ayant trouvé que Saint-John, le secrétaire d’État, lui faisait froide mine, il l’en tança rudement. « Je l’avertis que je ne voulais pas être traité comme un écolier, que tous les grands ministres qui m’honoraient de leur familiarité devaient, s’ils entendaient ou voyaient quelque chose à mon désavantage, me le faire savoir en termes clairs, et ne point me donner la peine de le deviner par le {p. 4}changement ou la froideur de leur contenance ou de leurs manières ; que c’était là une chose que je supporterais à peine d’une tête couronnée, mais que je ne trouvais pas que la faveur d’un sujet valût ce prix ; que j’avais l’intention de faire la même déclaration à milord garde des sceaux et à M. Harley, pour qu’ils me traitassent en conséquence946. » Saint-John l’approuva, se justifia, dit qu’il avait passé plusieurs nuits à travailler, une nuit à boire, et que sa fatigue avait pu paraître de la mauvaise humeur. Dans le salon de réception, Swift allait causer avec quelque homme obscur et forçait les lords à venir le saluer et lui parler. « M. le secrétaire d’État me dit que le duc de Buckingham désirait faire ma connaissance ; je répondis que cela ne se pouvait, qu’il n’avait pas fait assez d’avances. Le duc de Shrewsbury dit alors qu’il croyait que le duc n’avait pas l’habitude de faire des avances. Je dis que je n’y pouvais rien, car j’attendais toujours des avances {p. 5}en proportion de la qualité des gens, et plus de la part d’un duc que de la part d’un autre homme947. » Il triomphait dans son arrogance, et disait avec une joie contenue et pleine de vengeance : « On passe là une demi-heure assez agréable948. » Il allait jusqu’à la brutalité et la tyrannie ; il écrivait à la duchesse de Queensbury : « Je suis bien aise que vous sachiez votre devoir ; car c’est une règle connue et établie depuis plus de vingt ans en Angleterre, que les premières avances m’ont constamment été faites par toutes les dames qui aspiraient à me connaître, et plus grande était leur qualité, plus grandes étaient leurs avances949. » Le glorieux général Webb, avec {p. 6}sa béquille et sa canne, montait en boitant ses deux étages pour le féliciter et l’inviter ; Swift acceptait, puis, une heure après, se désengageait, aimant mieux dîner ailleurs. Il semblait se regarder comme un être d’espèce supérieure, dispensé des égards, ayant droit aux hommages, ne tenant compte ni du sexe, ni du rang, ni de la gloire, occupé à protéger et à détruire, distribuant les faveurs, les blessures et les pardons. Addison, puis lady Giffard, une amie de vingt ans, lui ayant manqué, il refusa de les reprendre en grâce, s’ils ne lui demandaient pardon. Lord Lansdowne, ministre de la guerre, s’étant trouvé blessé d’un mot dans l’Examiner, « je fus hautement irrité, dit Swift, qu’il se fût plaint de moi avant de m’avoir parlé. Je ne lui dirai plus une parole avant qu’il ne m’ait demandé pardon950. » Il traita l’art comme les hommes, écrivant d’un trait, dédaignant « la dégoûtante besogne de se relire », ne signant aucun de ses livres, laissant chaque écrit faire son chemin seul, sans le secours des autres, sans le patronage de son nom, sans la recommandation de personne. Il avait l’âme d’un dictateur, altérée de pouvoir, et ouvertement, disant « que tous ses efforts pour se distinguer venaient du désir d’être traité comme un lord951. » — « Que j’aie tort ou raison, ce n’est pas l’affaire. La {p. 7}renommée d’esprit ou de grand savoir tient lieu d’un ruban bleu ou d’un carrosse à six bêtes. » Mais ce pouvoir et ce rang, il se les croyait dus ; il ne demandait pas, il attendait. « Je ne solliciterai jamais pour moi-même, quoique je le fasse souvent pour les autres. » Il voulait l’empire, et agissait comme s’il l’avait eu. La haine et le malheur trouvent leur sol natal dans ces esprits despotiques. Ils vivent en rois tombés, toujours insultants et blessés, ayant toutes les misères de l’orgueil, n’ayant aucune des consolations de l’orgueil, incapables de goûter ni la société ni la solitude, trop ambitieux pour se contenter du silence, trop hautains pour se servir du monde, nés pour la rébellion et la défaite, destinés par leur passion et leur impuissance au désespoir et au talent.

La sensibilité ici exaspérait les plaies de l’orgueil. Sous ce flegme du visage et du style bouillonnaient des passions furieuses. Il y avait en lui une tempête incessante de colères et de désirs. « Une personne de haut rang en Irlande (qui daignait s’abaisser jusqu’à regarder dans mon esprit) avait coutume de dire que cet esprit était comme un démon conjuré, qui ravagerait tout si je ne lui donnais de l’emploi952. » Le ressentiment s’enfonçait en lui plus avant et plus brûlant que dans les autres hommes. Il {p. 8}faut écouter le profond soupir de joie haineuse avec lequel il contemple ses ennemis sous ses pieds. « Tous les whigs étaient ravis de me voir ; ils se noient et voudraient s’accrocher à moi comme à une branche ; leurs grands me faisaient tous gauchement des apologies. Cela est bon de voir la lamentable confession qu’ils font de leur sottise953. » Et un peu après : « Qu’ils crèvent et pourrissent, les chiens d’ingrats ! Avant de partir d’ici, je les ferai repentir de leur conduite… J’ai gagné vingt ennemis pour deux amis, mais au moins j’ai eu ma vengeance. » Il est assouvi et comblé ; comme un loup et comme un lion, il ne se soucie plus de rien.

Cette fougue l’emportait à travers toutes les témérités et toutes les violences. Ses Lettres du Drapier avaient soulevé l’Irlande contre le gouvernement, et le gouvernement venait d’afficher une proclamation promettant récompense à qui dénoncerait le drapier. Swift entre brusquement dans la grande salle de réception, écarte les groupes, arrive devant le lord-lieutenant, le visage enflammé, et d’une voix tonnante : « Très-bien, milord-lieutenant ; c’est un glorieux exploit que votre proclamation d’hier contre un pauvre boutiquier dont tout le crime est d’avoir voulu sauver ce pays954. » Et il déborda en {p. 9}invectives au milieu du silence et de la stupeur. Le lord, homme d’esprit, lui répondit doucement. Devant ce torrent, on se détournait. Ce cœur bouleversé et dévoré ne comprenait rien au calme de ses amis ; il leur demandait « si les corruptions et les scélératesses des hommes au pouvoir ne mangeaient pas leur chair et ne séchaient pas leur sang. » La résignation le révoltait. Ses actions, brusques, bizarres, partaient du milieu de son silence comme des éclairs. Il était étrange et violent en tout, dans sa plaisanterie, dans ses affaires privées, avec ses amis, avec les inconnus ; souvent on le crut en démence. Addison et ses amis voyaient depuis plusieurs jours à leur café un ecclésiastique singulier qui mettait son chapeau sur la table, marchait à grands pas pendant une heure, payait et partait, n’ayant rien regardé et n’ayant pas dit un mot. Ils l’appelèrent le curé fou. Un soir ce curé aperçoit un gentilhomme nouveau débarqué, va droit à lui, et, sans saluer, lui demande : « Dites-moi, monsieur, vous rappelez-vous un jour de beau temps dans ce monde ? » L’autre, étonné, répond, après quelques instants, qu’il se rappelle beaucoup de pareils jours. « C’est plus que je ne puis dire : je ne me rappelle aucun temps qui n’ait été trop chaud ou trop froid, trop humide ou trop sec ; mais, avec tout cela, le seigneur Dieu s’arrange pour qu’à la fin de l’an tout soit très-bien. » Sur ce sarcasme, il tourne les {p. 10}talons et sort : c’était Swift. —  Un autre jour, chez le comte de Burlington, en quittant la table, il dit à la maîtresse de la maison : « Lady Burlington, j’apprends que vous chantez. Chantez-moi un air. » La dame irritée refuse. « Elle chantera, ou je l’y forcerai. Eh bien ! madame, je suppose que vous me prenez pour un de vos curés de carrefour. Chantez quand je vous le commande. » Le comte s’étant mis à rire, la dame pleura et se retira. Quand Swift la revit, il lui dit pour première parole : « Dites-moi, madame, êtes-vous aussi fière et d’aussi mauvais caractère aujourd’hui que la dernière fois ? » Les gens s’étonnaient ou s’amusaient de ces sorties ; j’y vois des sanglots et des cris, les explosions de longues méditations impérieuses ou amères : ce sont les soubresauts d’une âme indomptée qui frémit, se cabre, brise les barrières, se blesse, écrase ou froisse ceux qu’elle rencontre ou qui veulent l’arrêter. Il a fini par la folie ; il la sentait venir, il l’a décrite horriblement ; il en a goûté par avance la nausée et la lie ; il la portait sur son visage tragique, dans ses yeux terribles et hagards. Voilà le puissant et douloureux génie que la nature livrait en proie à la société et à la vie ; la société et la vie lui ont versé tous leurs poisons.

Il a subi la pauvreté et le mépris dès l’âge où l’esprit s’ouvre, à l’âge où le cœur est fier955, à peine soutenu par les maigres aumônes de sa famille, sombre et sans espérance, sentant sa force et les dangers de {p. 11}sa force956. À vingt et un ans, secrétaire chez sir William Temple, il eut par an vingt livres sterling de gages, mangea à la table des premiers domestiques, écrivit des odes pindariques en l’honneur de son maître, emboursa dix ans durant les humiliations de la servitude et la familiarité de la valetaille, obligé d’aduler un courtisan goutteux et flatté, de subir milady sa sœur, agité d’angoisses « dès qu’il voyait un peu de froideur957 » dans les yeux de sir William, leurré d’espérances vaines, contraint après un essai d’indépendance de reprendre la livrée qui l’étouffait. « Pauvres hères, cadets du ciel, indignes de son soin, nous sommes trop heureux d’attraper les restes et le rebut de la table958 ! » — « C’est pourquoi, quand vous trouvez que les années viennent sans espérance d’une place, je vous conseille d’aller sur la grande route, seul poste d’honneur qui vous soit laissé ; vous y rencontrerez beaucoup de vos vieux {p. 12}camarades, et vous y ferez une vie courte et bonne. » Suivent des avis sur la conduite qu’ils devront tenir lorsqu’on les mènera à la potence. Voilà ses instructions aux domestiques ; il racontait ainsi ce qu’il avait souffert. À trente et un ans, espérant une place du roi Guillaume III, il édita les œuvres de son patron, les dédia au souverain, lui remit un placet, n’eut rien, et retomba au poste de secrétaire chez lord Berkeley, cette fois chapelain de la famille, avec tous les dégoûts dont ce rôle de valet ecclésiastique rassasiait alors un homme de cœur. « J’honore la soutane, dit la servante Harris959, je veux être femme d’un curé. Que Vos Excellences me donnent une lettre avec un ordre pour le chapelain960 ! » Les excellences, lui ayant promis le doyenné de Derry ; le donnèrent à un autre. Rejeté vers la politique, il écrivit un pamphlet whig, les Dissensions d’Athènes et de Rome, reçut de lord Halifax et des chefs du parti vingt belles promesses, et fut planté là. Vingt ans d’insultes sans vengeance et d’humiliations sans relâche, le tumulte intérieur de tant d’espérances nourries, puis écrasées, des rêves violents et magnifiques subitement flétris par la contrainte d’un métier machinal, l’habitude de souffrir et de haïr, la nécessité de cacher sa haine et sa souffrance, la conscience d’une supériorité blessante, l’isolement du génie et de l’orgueil, l’aigreur de la {p. 13}colère amassée et du dédain engorgé, voilà les aiguillons qui l’ont lancé comme un taureau. Plus de mille pamphlets en quatre ans vinrent l’irriter encore, avec les noms de renégat, de traître et d’athée. Il les écrasa tous, mit le pied sur leur parti, s’abreuva du poignant plaisir de la victoire. Si jamais âme fut rassasiée de la joie de déchirer, d’outrager et de détruire, ce fut celle-là. Le débordement du mépris, l’ironie implacable, la logique accablante, le cruel sourire du combattant qui marque d’avance l’endroit mortel où il va frapper son ennemi, marche sur lui et le supplicie à loisir, avec acharnement et complaisance, ce sont les sentiments qui l’ont pénétré et qui ont éclaté hors de lui, avec tant d’âpreté qu’il se barra lui-même sa carrière961, et que de tant de hautes places vers lesquelles il étendait la main, il ne lui resta qu’un poste de doyen dans la misérable Irlande. L’avénement de George Ier l’y exila ; l’avénement de George II, sur lequel il comptait, l’y confina. Il s’y débattit d’abord contre la haine populaire, puis contre le ministère vainqueur, puis contre l’humanité tout entière, par des pamphlets sanglants, par des satires désespérées ; il y savoura encore une fois le plaisir de combattre et de blesser962 ; il y souffrit jusqu’au bout, assombri par le progrès de l’âge, par le spectacle de l’oppression et de la misère, par le sentiment de son impuissance, {p. 14}furieux « de vivre parmi des esclaves », enchaîné et vaincu. « Chaque année, dit-il, ou plutôt chaque mois je me sens plus entraîné à la haine et à la vengeance, et ma rage est si ignoble qu’elle descend jusqu’à s’en prendre à la folie et à la lâcheté du peuple esclave parmi lequel je vis963. » Ce cri est l’abrégé de sa vie publique ; ces sentiments sont les matériaux que la vie publique a fournis à son talent.

Il les retrouvait dans la vie privée, plus violents et plus intimes. Il avait élevé et aimé purement une jeune fille charmante, instruite, honnête, Esther Johnson, qui dès l’enfance l’avait chéri et vénéré uniquement. Elle habitait avec lui, il avait fait d’elle sa confidente. De Londres, pendant ses combats politiques, il lui envoyait le journal complet de ses moindres actions ; il écrivait pour elle deux fois par jour, avec une familiarité, un abandon extrêmes, avec tous les badinages, toutes les vivacités, tous les noms mignons et caressants de l’épanchement le plus tendre. Cependant une autre jeune fille belle et riche, miss Vanhomrigh, s’attachait à lui, lui déclarait son amour, recevait plusieurs marques du sien, le suivait en Irlande, tantôt jalouse, tantôt soumise, mais si passionnée, si malheureuse, que ses lettres auraient brisé le cœur le plus dur. « Si vous continuez à me traiter comme vous le faites, je n’aurai pas à vous gêner {p. 15}longtemps… Je crois que j’aurais supporté plus volontiers la torture que ces mortelles, mortelles paroles que vous m’avez dites… Oh ! s’il vous restait seulement assez d’intérêt pour moi pour que cette plainte pût toucher votre pitié964 ! » Elle languit et mourut. Esther Johnson, qui si longtemps avait eu tout le cœur de Swift, souffrait encore davantage. Tout était changé dans la maison de Swift. « À mon arrivée, dit-il, je crus que je mourrais de chagrin, et tout le temps qu’on mit à m’installer, je fus horriblement triste. » Des larmes, la défiance, le ressentiment, un silence glacé, voilà ce qu’il trouvait à la place de la familiarité et des tendresses. Il l’épousa par devoir, mais en secret, et à la condition qu’elle ne serait sa femme que de nom. Pendant douze ans, elle dépérit ; Swift s’en allait le plus souvent qu’il pouvait en Angleterre. Sa maison lui était un enfer ; on soupçonne qu’une infirmité physique s’était mêlée à ses amours et à son mariage. Un jour, Delany, son biographe, l’ayant trouvé qui causait avec l’archevêque King, vit l’archevêque en larmes, et Swift qui s’enfuyait le visage bouleversé. « Vous venez de voir, dit le prélat, le plus malheureux homme de la terre ; mais sur la cause de son malheur, vous ne devez jamais faire une question. » Esther Johnson mourut ; quelles {p. 16}furent les angoisses de Swift, de quels spectres il fut poursuivi, dans quelles horreurs le souvenir de deux femmes minées lentement et tuées par sa faute le plongea et l’enchaîna, rien que sa fin peut le dire. « Il est temps pour moi d’en finir avec le monde… ; mais je mourrai ici dans la rage comme un rat empoisonné dans son trou965… » L’excès du travail et des émotions l’avait rendu malade dès sa jeunesse : il avait des vertiges ; il n’entendait plus. Il sentait depuis longtemps que sa raison l’abandonnerait. Un jour on l’avait vu s’arrêter devant un orme découronné, le contempler longtemps, et dire : « Je serai comme cet arbre, je mourrai d’abord par la tête966. » Sa mémoire le quittait, il recevait les attentions des autres avec dégoût, parfois avec fureur. Il vivait seul, morne, ne pouvant plus lire. On dit qu’il passa une année sans prononcer une parole, ayant horreur de la figure humaine, marchant dix heures par jour, maniaque, puis idiot. Une tumeur lui vint sur l’œil, telle qu’il resta un mois sans dormir, et qu’il fallut cinq personnes pour l’empêcher de s’arracher l’œil avec les ongles. Un de ses derniers mots fut : « Je suis fou. » Son testament ouvert, on trouva qu’il léguait toute sa fortune pour bâtir un hôpital de fous.

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II §

Il a fallu ces passions et ces misères pour inspirer les Voyages de Gulliver et le Conte du Tonneau.

Il a fallu encore une forme d’esprit étrange et puissante, aussi anglaise que son orgueil et ses passions. Il a le style d’un chirurgien et d’un juge, froid, grave, solide, sans ornement, ni vivacité, ni passion, tout viril et pratique. Il ne veut ni plaire, ni divertir, ni entraîner, ni toucher ; il ne lui arrive jamais d’hésiter, de redoubler, de s’enflammer ou de faire effort. Il prononce sa pensée d’un ton uni, en termes exacts, précis, souvent crus, avec des comparaisons familières, abaissant tout à la portée de la main, même les choses les plus hautes, surtout les choses les plus hautes, avec un flegme brutal et toujours hautain. Il sait la vie comme un banquier sait ses comptes, et une fois son addition faite, il dédaigne ou assomme les bavards qui en disputent autour de lui.

Avec le total il sait les parties. Non-seulement il saisit familièrement et vigoureusement chaque objet, mais encore il le décompose et possède l’inventaire de ses détails. Il a l’imagination aussi minutieuse qu’énergique. Il peut vous donner sur chaque événement et sur chaque objet un procès-verbal de circonstances sèches, si bien lié et si vraisemblable qu’il vous fera illusion. Les voyages de son Gulliver sembleront un journal de bord. Les prédictions de {p. 18}son Bickerstaff seront prises à la lettre par l’inquisition de Portugal. Le récit de son M. du Baudrier paraîtra une traduction authentique. Il donnera au roman extravagant l’air d’une histoire certifiée. Par cette science détaillée et solide, il importe dans la littérature l’esprit positif des hommes de pratique et d’affaires. Il n’y en a pas de plus fort, ni de plus borné, ni de plus malheureux ; car il n’y en pas de plus destructeur. Nulle grandeur fausse ou vraie ne se soutient devant lui ; les choses sondées et maniées perdent à l’instant leur prestige et leur valeur. En les décomposant, il montre leur laideur réelle et leur ôte leur beauté fictive. En les mettant au niveau des objets vulgaires, il leur supprime leur beauté réelle et leur imprime une laideur fictive. Il présente tous leurs traits grossiers, et ne présente que leurs traits grossiers. Regardez comme lui les détails physiques de la science, de la religion, de l’État, et réduisez comme lui la science, la religion et l’État à la bassesse des événements journaliers ; comme lui, vous verrez, ici, un Bedlam de rêveurs ratatinés, de cerveaux étroits et chimériques, occupés à se contredire, à ramasser dans des bouquins moisis des phrases vides, à inventer des conjectures qu’ils crient comme des vérités ; là, une bande d’enthousiastes marmottant des phrases qu’ils n’entendent pas, adorant des figures de style en guise de mystères, attachant la sainteté ou l’impiété à des manches d’habit ou à des postures, dépensant en persécutions et en génuflexions le surcroît de folie moutonnière et féroce dont le hasard {p. 19}malfaisant a gorgé leurs cerveaux ; là-bas, des troupeaux d’idiots qui livrent leur sang et leurs biens aux caprices et aux calculs d’un monsieur en carrosse, par respect pour le carrosse qu’ils lui ont fourni. Quelle partie de la nature ou de la vie humaine peut subsister grande et belle devant un esprit qui, pénétrant tous les détails, aperçoit l’homme à table, au lit, à la garde-robe, dans toutes ses actions plates ou basses, et qui ravale toute chose au rang des événements vulgaires, des plus mesquines circonstances de friperie et de pot-au-feu ? Ce n’est pas assez pour l’esprit positif de voir les ressorts, les poulies, les quinquets et tout ce qu’il y a de laid dans l’opéra auquel il assiste ; par surcroît, il l’enlaidit, l’appelant parade. Ce n’est pas assez de n’y rien ignorer, il veut encore n’y rien admirer. Il traite les choses en outils domestiques ; après en avoir compté les matériaux, il leur impose un nom ignoble ; pour lui, la nature n’est qu’une marmite où cuisent des ingrédients dont il sait la proportion et le nombre. Dans cette force et dans cette faiblesse, vous voyez d’avance la misanthropie de Swift et son talent.

C’est qu’il n’y a que deux façons de s’accommoder au monde : la médiocrité d’esprit et la supériorité d’intelligence ; l’une à l’usage du public et des sots, l’autre à l’usage des artistes et des philosophes ; l’une qui consiste à ne rien voir, l’autre qui consiste à voir tout. Vous respecterez les choses respectées, si vous n’en regardez que la surface, si vous les prenez telles qu’elles se donnent, si vous vous {p. 20}laissez duper par la belle apparence qu’elles ne manquent jamais de revêtir. Vous saluerez dans vos maîtres l’habit doré dont ils s’affublent, et vous ne songerez jamais à sonder les souillures qui sont cachées par la broderie. Vous serez attendri par les grands mots qu’ils répètent d’un ton sublime, et vous n’apercevrez jamais dans leur poche le manuel héréditaire où ils les ont pris. Vous leur porterez pieusement votre argent et vos services ; la coutume, vous paraîtra justice, et vous accepterez cette doctrine d’oie, qu’une oie a pour devoir d’être un rôti. Mais d’autre part vous tolérerez et même vous aimerez le monde, si, pénétrant dans sa nature, vous vous occupez à expliquer ou à imiter son mécanisme. Vous vous intéresserez aux passions par la sympathie de l’artiste ou par la compréhension du philosophe ; vous les trouverez naturelles en ressentant leur force, ou vous les trouverez nécessaires en calculant leur liaison ; vous cesserez de vous indigner contre des puissances qui produisent de beaux spectacles, ou vous cesserez de vous emporter contre des contre-coups que la géométrie des causes avait prédits ; vous admirerez le monde comme un drame grandiose ou comme un développement invincible, et vous serez préservé par l’imagination ou par la logique du dénigrement où du dégoût. Vous démêlerez dans la religion les hautes vérités que les dogmes offusquent et les généreux instincts que la superstition recouvre. Vous apercevrez dans l’État les bienfaits infinis que nulle tyrannie n’abolit et les inclinations sociables que nulle méchanceté {p. 21}ne déracine. Vous distinguerez dans la science les doctrines solides que la discussion n’ébranle plus, les larges idées que le choc des systèmes purifie et déploie, les promesses magnifiques que les progrès présents ouvrent à l’ambition de l’avenir. On peut de la sorte échapper à la haine par la nullité de la perspective ou par la grandeur de la perspective, par l’impuissance de découvrir les contrastes ou par la puissance de découvrir l’accord des contrastes. Élevé au-dessus de l’une, abaissé au-dessous de l’autre, voyant le mal et le désordre, ignorant le bien et l’harmonie, exclu de l’amour et du calme, livré à l’indignation et à l’amertume, Swift ne rencontre ni une cause qu’il puisse chérir, ni une doctrine qu’il puisse établir967 ; il emploie toute la force de l’esprit le mieux armé et du caractère le mieux trempé à décrier et à détruire : toutes ses œuvres sont des pamphlets.

III §

C’est à ce moment et entre ses mains que le journal atteignit en Angleterre son caractère propre et sa plus grande force. La littérature entrait dans la politique. Pour comprendre ce que devint l’une, il {p. 22}faut comprendre ce qu’était l’autre : l’art dépendit des affaires, et l’esprit des partis fit l’esprit des écrivains.

En France, une théorie paraît, éloquente, bien liée et généreuse ; les jeunes gens s’en éprennent, portent un chapeau et chantent des chansons en son honneur ; le soir, en digérant, les bourgeois la lisent et s’y complaisent ; plusieurs, ayant la tête chaude, l’acceptent et se prouvent à eux-mêmes leur force d’esprit en se moquant des rétrogrades. D’autre part, les gens établis, prudents et craintifs, se défient ; comme ils se trouvent bien, ils trouvent que tout est bien, et demandent que les choses restent comme elles sont. Voilà nos deux partis, fort anciens, comme chacun sait, fort peu graves, comme chacun voit. Nous avons besoin de causer, de nous enthousiasmer, de raisonner sur des opinions spéculatives, tout cela fort légèrement, environ une heure par jour, ne livrant à ce goût que la superficie de nous-mêmes, si bien nivelés, qu’au fond nous pensons tous de même, et qu’à voir justement les choses on ne trouvera dans notre pays que deux partis, celui des hommes de vingt ans et celui des hommes de quarante ans. Au contraire, les partis anglais furent toujours des corps compacts et vivants, liés par des intérêts d’argent, de rang et de conscience, ne prenant les théories que pour drapeau ou pour appoint, sortes d’États secondaires qui, comme jadis les deux ordres de Rome, essayaient légalement d’accaparer l’État. Pareillement, la constitution anglaise ne fut jamais qu’une transaction entre des puissances {p. 23}distinctes, contraintes de se tolérer les unes les autres, disposées à empiéter les unes sur les autres, occupées à traiter les unes avec les autres. La politique est pour eux un intérêt domestique, pour nous une occupation de l’esprit : ils en font une affaire, nous en faisons une discussion.

C’est pourquoi leurs pamphlets, et notamment ceux de Swift, ne nous paraissent qu’à demi littéraires. Pour qu’un raisonnement soit littéraire, il faut qu’il ne s’adresse point à tel intérêt ou à telle faction, mais à l’esprit pur, qu’il soit fondé sur des vérités universelles, qu’il s’appuie sur la justice absolue, qu’il puisse toucher toutes les raisons humaines ; autrement, étant local, il n’est qu’utile : il n’y a de beau que ce qui est général. Il faut encore qu’il se développe régulièrement par des analyses et avec des divisions exactes, que sa distribution donne une image de la pure raison, que l’ordre des idées y soit inviolable, que tout esprit puisse y puiser aisément une conviction entière, que la méthode, comme les principes, soit raisonnable en tous les lieux et dans tous les temps. Il faut enfin que la passion de bien prouver se joigne à l’art de bien prouver, que l’orateur annonce sa preuve, qu’il la rappelle, qu’il la présente sous toutes ses faces, qu’il veuille pénétrer dans les esprits, qu’il les poursuive avec insistance dans toutes leurs fuites, mais en même temps qu’il traite ses auditeurs en hommes dignes de comprendre et d’appliquer les vérités générales, et que son discours ait la vivacité, la noblesse, la politesse et l’ardeur {p. 24}qui conviennent à de tels sujets et à de tels esprits. C’est par là que la prose antique et la prose française sont éloquentes, et que des dissertations de politique ou des controverses de religion sont restées des modèles d’art.

Ce bon goût et cette philosophie manquent à l’esprit positif ; il veut atteindre non la beauté éternelle, mais le succès actuel. Swift ne s’adresse pas à l’homme en général, mais à certains hommes. Il ne parle pas à des raisonneurs, mais à un parti ; il ne s’agit pas pour lui d’enseigner une vérité, mais de faire une impression ; il n’a pas pour but d’éclairer cette partie isolée de l’homme qu’on appelle l’esprit, mais de remuer cette masse de sentiments et de préjugés qui est l’homme réel. Pendant qu’il écrit, son public est sous ses yeux : gros squires bouffis par le porto et le bœuf, accoutumés à la fin du repas à brailler loyalement pour l’Église et le roi ; gentilshommes fermiers aigris contre le luxe de Londres et l’importance nouvelle des commerçants ; ecclésiastiques nourris de sermons pédants et de haine ancienne contre les dissidents et les papistes. Ces gens-là n’auront pas assez d’esprit pour suivre une belle déduction ou pour entendre un principe abstrait. Il faut calculer les faits qu’ils savent, les idées qu’ils ont reçues, les intérêts qui les pressent, ne rappeler que ces faits, ne partir que de ces idées, n’inquiéter que ces intérêts. Ainsi parle Swift, sans développement, sans coups de logique, sans effets de style, mais avec une force et un succès extraordinaires, par des sentences dont les contemporains {p. 25}sentaient intérieurement la justesse et qu’ils acceptaient à l’instant même, parce qu’elles ne faisaient que leur dire nettement et tout haut ce qu’ils balbutiaient obscurément et tout bas. Telle fut la puissance de l’Examiner, qui changea en un an l’opinion de trois royaumes, et surtout du Drapier, qui fit reculer un gouvernement.

La petite monnaie manquait en Irlande, et les ministres anglais avaient donné à William Wood une patente pour frapper cent huit mille livres sterling de cuivre. Une commission, dont Newton était membre, vérifia les pièces fabriquées, les trouva bonnes, et plusieurs juges compétents pensent aujourd’hui que la mesure était loyale autant qu’utile au pays. Swift ameuta contre elle le peuple en lui parlant son langage, et triompha du bon sens et de l’État968. « Frères, amis, compatriotes et camarades, ce que je vais vous dire à présent est, après votre devoir envers Dieu et le soin de votre salut, du plus grand intérêt pour vous-mêmes et vos enfants ; votre pain, votre habillement, toutes les nécessités de la vie en dépendent. C’est pourquoi je vous exhorte très-instamment comme hommes, comme chrétiens, comme pères, comme amis de votre pays, à lire cette feuille avec la dernière attention, ou à vous la faire lire par d’autres. Pour que vous puissiez le faire avec moins de dépense, j’ai ordonné à l’imprimeur {p. 26}de la vendre au plus bas prix969. » Vous voyez naître du premier coup d’œil l’inquiétude populaire ; c’est ce style qui touche les ouvriers et les paysans ; il faut cette simplicité, ces détails, pour entrer dans leur croyance. L’auteur a l’air d’un drapier, et ils n’ont confiance qu’aux gens de leur état. Swift continue et diffame Wood, certifiant que ses pièces de cuivre ne valent pas le huitième de leur titre. De preuves, nulle trace : il n’y a pas besoin de preuves pour convaincre le peuple ; il suffit de répéter plusieurs fois la même injure, d’abonder en exemples sensibles, de frapper ses yeux et ses oreilles. Une fois l’imagination prise, il ira criant, se persuadant par ses propres cris, intraitable. « Votre paragraphe, dit Swift à ses adversaires, rapporte encore ceci, que sir Isaac Newton a rendu compte d’un essai fait à la Tour sur le métal de Wood, par quoi il paraissait que Wood a rempli à tous égards son traité. Son traité ? Avec qui ? Est-ce avec le Parlement ou avec le peuple d’Irlande ? Est-ce que ce ne sont pas eux qui seront les acheteurs ? Mais ils le détestent, l’abhorrent, comme corrompu, frauduleux ; ils la rejettent, sa {p. 27}boue et sa drogue970. » Et un peu après : « M. Wood, dit-il, propose de ne fabriquer que quarante mille livres de sa monnaie, à moins que les exigences du commerce n’en demandent davantage, quoique sa patente lui donne pouvoir pour en fabriquer une bien plus grande quantité ; —  à quoi, si je devais répondre, je le ferais comme ceci. Que M. Wood et sa bande de fondeurs et de chaudronniers battent monnaie jusqu’à ce qu’il n’y ait plus dans le royaume une vieille bouilloire de reste, qu’ils en battent avec du vieux cuir, de la terre à pipe ou de la boue de la rue, et appellent leur drogue du nom qu’il leur plaira, guinée ou liard, nous n’avons pas à nous inquiéter de savoir comment lui et sa troupe de complices jugent à propos de s’employer ; mais j’espère et j’ai confiance que tous, jusqu’au dernier homme, nous sommes bien déterminés à ne point avoir affaire avec lui ni avec sa marchandise971. » Swift s’emporte, ne répond {p. 28}pas. En effet, c’est la meilleure manière de répondre : pour remuer de tels auditeurs, il faut mettre en mouvement leur sang et leurs nerfs ; dès lors les boutiquiers et les fermiers retrousseront leurs manches, apprêteront leurs poings, et les bonnes raisons de leur ennemi ne feront qu’augmenter l’envie qu’ils ont de l’assommer.

Voyez maintenant comment un amas d’exemples sensibles rend probable une assertion gratuite. « Votre journal dit qu’on a vérifié la monnaie. Comme cela est impudent et insupportable ! Wood a soin de fabriquer une douzaine ou deux de sous en bon métal, les envoie à la Tour, et on les approuve, et ces sous doivent répondre de tous ceux qu’il a déjà fabriqués ou fabriquera à l’avenir ! Sans doute il est vrai qu’un gentleman envoie souvent à ma boutique prendre un échantillon d’étoffe : je le coupe loyalement dans la pièce, et si l’échantillon lui va, il vient, ou bien envoie et compare le morceau avec la pièce entière, et probablement nous faisons marché ; mais si je voulais acheter cent moutons, et que l’éleveur, après m’avoir amené un seul mouton, gras et de bonne toison, en manière d’échantillon, me voulût faire payer le même prix pour les cent autres, sans me permettre de les voir avant de payer, ou sans {p. 29}me donner bonne garantie qu’il me rendra mon argent pour ceux qui seront maigres, ou tondus, ou galeux, je ne voudrais pas être une de ses pratiques. On m’a conté l’histoire d’un homme qui voulait vendre sa maison, et pour cela portait un morceau de brique dans sa poche, et le montrait comme échantillon pour encourager les acheteurs ; ceci est justement le cas pour les vérifications de M. Wood972. » Un gros rire éclatait ; les bouchers, les maçons, étaient gagnés. Pour achever, Swift leur enseignait un expédient pratique, proportionné à leur intelligence et à leur état. « Le simple soldat, quand il ira au marché ou à la taverne, offrira cette monnaie ; si on la refuse, il sacrera, fera le diable à quatre, menacera de battre le boucher ou la cabaretière, ou prendra les marchandises par force, et leur jettera la pièce fausse. Dans ce cas et dans {p. 30}les autres semblables, le boutiquier, ou le débitant de viandes, ou tout autre marchand, n’a pas autre chose à faire que de demander dix fois le prix de sa marchandise, si on veut le payer en monnaie de Wood, —  par exemple vingt pence de cette monnaie pour un quart d’ale, —  et ainsi dans toutes les autres choses, et ne jamais lâcher sa marchandise qu’il ne tienne l’argent973. » La clameur publique vainquit le gouvernement anglais ; il retira sa monnaie et paya à Wood une grosse indemnité. Tel est le mérite des raisonnements de Swift ; ce sont de bons outils, tranchants et maniables, ni élégants ni brillants, mais qui prouvent leur valeur par leur effet.

Toute la beauté de ces pamphlets est dans l’accent. Ils n’ont ni la fougue généreuse de Pascal, ni la gaieté étourdissante de Beaumarchais, ni la finesse ciselée de Courier, mais un air de supériorité accablante et une âcreté de rancune terrible. La passion et l’orgueil énorme, comme tout à l’heure l’esprit positif, ont assené tous les coups. Il faut lire son Esprit public des Whigs contre Steele. Page à page, Steele est déchiré avec un calme et un dédain que personne n’a égalés. {p. 31}Swift avance régulièrement, ne laissant aucune partie saine, enfonçant blessure sur blessure, sûr de tous ses coups, en sachant d’avance la portée et la profondeur. Le pauvre Steele, étourdi vaniteux, est entre ses mains comme Gulliver chez les géants ; c’est pitié de voir un combat si inégal, et ce combat est sans pitié : Swift l’écrase avec soin et avec aisance, comme une vermine. Le malheureux, ancien officier et demi-lettré, se servait maladroitement des mots constitutionnels. « Contre cet écueil, il vient perpétuellement faire naufrage à nos yeux, toutes les fois qu’il se hasarde hors des bornes étroites de sa littérature. Il a gardé un souvenir confus des termes depuis qu’il a quitté l’université, mais il a perdu la moitié de leur sens, et les met ensemble sans autre motif que leur cadence, comme ce domestique qui clouait des cartes de géographie dans le cabinet d’un gentleman, quelques-unes en travers, d’autres la tête en bas, pour mieux les ajuster aux panneaux974. »

Quand il juge, il est pire que quand il prouve ; témoin son court portrait de lord Wharton. Avec les formules de politesse officielle, il le transperce ; il n’y {p. 32}a qu’un Anglais capable d’un tel flegme et d’une telle hauteur.

J’ai eu l’occasion, dit-il, de converser beaucoup avec sa Seigneurie, et je suis parfaitement convaincu qu’il est indifférent aux applaudissements autant qu’insensible aux reproches. Il est dépourvu du sens de la gloire et de la honte, comme quelques hommes sont dépourvus du sens de l’odorat ; c’est pourquoi une bonne réputation est pour lui aussi peu de chose qu’un parfum précieux serait pour eux. Quand un homme, dans l’intérêt du public, se met à décrire le naturel d’un serpent, d’un loup, d’un crocodile ou d’un renard, on doit entendre qu’il le fait sans aucune espèce d’amour ou de haine personnelle envers ces animaux eux-mêmes. Pareillement Son Excellence est un de ceux que je n’aime ni ne hais personnellement. Je le vois à la cour, chez lui et quelquefois chez moi, car j’ai l’honneur de recevoir ses visites ; et quand cet écrit sera public, il est probable qu’il me dira, comme il l’a déjà fait dans une circonstance semblable, « qu’il vient d’être diablement éreinté », puis, avec la transition la plus aisée du monde, me parlera du temps ou de l’heure qu’il est. J’entreprends donc ce travail de meilleur cœur, étant sûr de ne point le mettre en colère et de ne blesser en aucune façon sa réputation : comble de bonheur et de sécurité qui appartient à Son Excellence, et que nul philosophe avant lui n’a pu atteindre. —  Thomas, comte de Wharton, lord-lieutenant d’Irlande, par la force étonnante de sa constitution, a depuis quelques années dépassé l’âge critique, sans que la vieillesse ait laissé de traces visibles sur son corps ou sur son esprit, quoiqu’il se soit prostitué toute la vie aux vices qui ordinairement usent l’un et l’autre. Qu’il se promène, ou siffle, ou jure, ou dise des ordures, ou crie des injures, il s’acquitte de tous ces emplois mieux qu’un étudiant de troisième année. Avec la même grâce et le même style, il tempêtera contre son cocher en pleine rue, dans le royaume dont il est gouverneur, et tout cela sans conséquence, parce que la chose est dans son naturel et que tout le monde s’y attend. Lorsqu’il réussit, c’est moins {p. 33}par l’art que par le nombre de ses mensonges, ces mensonges étant quelquefois découverts en une heure, souvent en un jour, toujours en une semaine. Il jure solennellement qu’il vous aime et veut vous servir, et, votre dos tourné, dit aux assistants que vous êtes un chien et un drôle. Il va assidûment aux prières, selon l’étiquette de sa place, et profère des ordures et des blasphèmes à la porte de la chapelle. En politique, il est presbytérien ; en religion, athée ; mais il trouve bon en ce moment d’avoir pour concubine une papiste. Dans son commerce avec les hommes, sa règle générale est de tâcher de leur en imposer, n’ayant d’autre recette pour cet effet qu’un composé de serments et de mensonges. On n’a jamais su qu’il ait refusé ou tenu une promesse. Et je me souviens que lui-même en faisait l’aveu à une dame, exceptant toutefois la promesse qu’il lui faisait en ce moment, qui était de lui procurer une pension. Cependant il manqua à cette même promesse, et, je l’avoue, nous trompa tous les deux ; mais ici, je prie qu’on distingue entre une promesse et un marché, car certainement il tiendra le marché avec celui qui lui aura fait la plus belle offre. En voilà assez pour le portrait de Son Excellence975.

{p. 34}Suit une liste détaillée des belles actions à l’appui. « À la vérité, je n’ai pu les ranger convenablement, comme je l’aurais voulu. C’est que j’ai cru utile pour diverses raisons que le monde fût informé {p. 35}aussitôt que possible des mérites de Son Excellence. Telles qu’elles sont, elles pourront servir de matériaux à toute personne qui aura l’envie d’écrire des mémoires sur la vie de Son Excellence. » Dans tout ce morceau, la voix de Swift est restée calme ; pas un muscle de son visage n’a remué ; ni demi-sourire, ni éclair de l’œil, ni geste ; il parle en statue ; mais sa colère croît par la contrainte et brûle d’autant plus qu’elle n’a pas d’éclat.

C’est pourquoi son style ordinaire est l’ironie grave. Elle est l’arme de l’orgueil, de la méditation et de la force. L’homme qui l’emploie se contient au plus fort de la tempête intérieure ; il est trop fier pour offrir sa passion en spectacle ; il ne prend point le public pour confident ; il entend être seul dans son âme ; il aurait honte de se livrer ; il veut et sait garder l’absolue possession de soi. Ainsi concentré, il comprend mieux et il souffre davantage ; l’emportement ne vient point soulager sa colère ou dissiper son attention ; il sent toutes les pointes et pénètre le fond de l’opinion qu’il déteste ; il multiplie sa douleur et sa connaissance, et ne s’épargne ni blessure, ni réflexion. C’est dans cette attitude qu’il faut voir Swift, impassible en apparence, mais les muscles contractés, le cœur brûlant de haine, écrire avec un sourire terrible des pamphlets comme celui-ci976 :

Il n’est peut-être ni très-sûr, ni très-prudent de raisonner {p. 36}contre l’abolition du christianisme dans un moment où tous les partis sont déterminés et unanimes sur ce point. Cependant, soit affectation de singularité, soit perversité de la nature humaine, je suis si malheureux, que je ne puis être entièrement de cette opinion. Bien plus, quand je serais sûr que l’attorney général va donner ordre qu’on me poursuive à l’instant même, je confesse encore que dans l’état présent de nos affaires soit intérieures, soit extérieures, je ne vois pas la nécessité absolue d’extirper chez nous la religion chrétienne. Ceci pourra peut-être sembler un paradoxe trop fort, même à notre âge savant et paradoxal ; c’est pourquoi je l’exposerai avec toute la réserve possible et avec une extrême déférence pour cette grande et docte majorité qui est d’un autre sentiment. —  Du reste, j’espère qu’aucun lecteur ne me suppose assez faible pour vouloir défendre le christianisme réel, qui, dans les temps primitifs, avait, dit-on, quelque influence sur la croyance et les actions des hommes ; ce serait-là en effet un projet insensé ; on détruirait ainsi d’un seul coup la moitié de la science et tout l’esprit du royaume. Le lecteur de bonne foi comprendra aisément que mon discours n’a d’autre objet que de défendre le christianisme nominal, l’autre ayant été depuis quelque temps mis de côté par le consentement général comme tout à fait incompatible avec nos projets actuels de richesse et de pouvoir977.

{p. 37}Examinons donc les avantages que pourrait avoir cette abolition du titre et du nom de chrétien, ceux-ci par exemple :

On objecte que, de compte fait, il y a dans ce royaume plus de dix mille prêtres, dont les revenus, joints à ceux de milords les évêques, suffiraient pour entretenir au moins deux cents jeunes gentilshommes, gens d’esprit et de plaisir, libres penseurs, ennemis de la prêtraille, des principes étroits, de la pédanterie et des préjugés, et qui pourraient faire l’ornement de la ville et de la cour978. On représente encore comme un grand avantage pour le public que, si nous écartons tout d’un coup l’institution de l’Évangile, toute religion sera naturellement bannie pour toujours, et par suite avec elle tous les fâcheux préjugés de l’éducation qui, sous les noms de vertu, conscience, honneur, justice et autres semblables, ne servent qu’à troubler la paix de l’esprit humain979.

{p. 38}Puis il conclut en doublant l’insulte :

Ayant maintenant considéré les plus fortes objections contre le christianisme et les principaux avantages qu’on espère obtenir en l’abolissant, je vais, avec non moins de déférence et de soumission pour de plus sages jugements, mentionner quelques inconvénients qui pourraient naître de la destruction de l’Évangile, et que les inventeurs n’ont peut-être pas suffisamment examinés. D’abord je sens très-vivement combien les personnes d’esprit et de plaisir doivent être choquées et murmurer à la vue de tant de prêtres crottés qui se rencontrent sur leur chemin et offensent leurs yeux ; mais en même temps ces sages réformateurs ne considèrent pas quel avantage et quelle félicité c’est pour de grands esprits d’avoir toujours sous la main des objets de mépris et de dégoût pour exercer et accroître leurs talents, et pour empêcher leur mauvaise humeur de retomber sur eux-mêmes ou sur leurs pareils, —  particulièrement quand tout cela peut être fait sans le moindre danger imaginable pour leurs personnes. Et pour pousser un autre argument de nature semblable : si le christianisme était aboli, comment les libres penseurs, les puissants raisonneurs, les hommes de profonde science, sauraient-ils trouver un autre sujet si bien disposé à tous égards pour qu’ils puissent déployer leur talent ? De quelles merveilleuses productions d’esprit serions-nous privés, si nous perdions celles des hommes dont le génie, par une pratique continuelle, s’est entièrement tourné en railleries et en invectives contre la religion, et qui seraient incapables de briller ou de se distinguer sur tout autre sujet ! Nous nous plaignons journellement du grand déclin de l’esprit parmi nous, et nous voudrions supprimer la plus grande, peut-être la seule source qui lui reste980 ! —  Mais voici la plus forte des raisons ; celle-là {p. 39}est tout à fait invincible. Il est à craindre que, six mois après l’acte du Parlement pour l’extirpation de l’Évangile, les fonds de la banque et des Indes-Orientales ne tombent au moins de 1 pour 100. Et puisque c’est cinquante fois plus que la sagesse de notre âge n’a jugé à propos d’aventurer pour le salut du christianisme, il n’y a nulle raison de s’exposer à une si grande perte pour le seul plaisir de le détruire981.

Swift n’est qu’un combattant, je le veux ; mais quand on revoit d’un coup d’œil ce bon sens et cet orgueil, cet empire sur les passions des autres et cet empire de soi, cette force de haine et cet emploi de la haine, on juge qu’il n’y eut guère de combattants semblables. Il est pamphlétaire comme Annibal fut condottiere.

{p. 40}

IV §

Le soir de la bataille, ordinairement on se délasse : on badine, on raille, on cause, en prose, en vers ; mais ce soir continue la journée, et l’esprit qui a laissé sa trace dans les affaires laisse sa trace dans les amusements.

Quoi de plus gai que les soirées de Voltaire ? Il se moque ; mais est-ce que dans sa moquerie vous apercevez quelque intention meurtrière ? Il s’emporte ; mais est-ce que dans ses colères vous apercevez un naturel haineux et méchant ? Tout est aimable en lui. En un instant, par besoin d’action, il frappe, caresse, change cent fois de ton, de visage, avec de brusques mouvements, d’impétueuses saillies, quelquefois enfant, toujours homme du monde, de goût et de conversation. Il veut me faire fête ; il me mène en un instant à travers mille idées, sans effort, pour s’égayer, pour m’égayer moi-même. Le charmant maître de maison qui veut plaire, qui sait plaire, qui n’a horreur que de l’ennui, qui ne se défie point de moi, qui ne se contraint pas, qui est toujours lui-même, qui pétille d’idées, de naturel et d’enjouement ! Si j’étais avec lui, et qu’il se moquât de moi, je ne me fâcherais pas ; je prendrais le ton, je rirais de moi-même, je sentirais qu’il n’a d’autre envie que de passer une heure agréable, qu’il ne m’en veut pas, qu’il me traite en égal et en convive, qu’il éclate en plaisanteries {p. 41}comme un feu d’hiver en étincelles, et qu’il n’en est ni moins joli, ni moins salutaire, ni moins réjouissant.

Plaise à Dieu que jamais Swift ne badine sur mon compte ! L’esprit positif est trop solide et trop sec pour être aimable et gai. Quand il rencontre le ridicule, il ne s’amuse pas à l’effleurer, il l’étudie ; il y pénètre gravement, il le possède à fond, il en sait toutes les subdivisions et toutes les preuves. Cette connaissance approfondie ne peut produire qu’une plaisanterie accablante. Celle de Swift, au fond, n’est qu’une réfutation par l’absurde, toute scientifique. Par exemple, l’Art de mentir en politique est un traité didactique dont le plan pourrait servir de modèle. « Dans le premier chapitre de cet excellent traité, l’auteur examine philosophiquement la nature de l’âme humaine et les qualités qui la rendent capable de mensonge. Il suppose que l’âme ressemble à un spéculum ou miroir plano-cylindrique, le côté plat représentant les choses comme elles sont, et le côté cylindrique, selon les règles de la catoptrique, devant représenter les choses vraies comme fausses et les choses fausses comme vraies. Dans le second chapitre, il traite de la nature du mensonge politique ; dans le troisième, de la légitimité du mensonge politique. Le quatrième est presque tout employé à résoudre cette question : si le droit de fabriquer des mensonges politiques appartient uniquement au gouvernement ? » Ailleurs rien de plus fort, de plus digne d’une académie des inscriptions {p. 42}que le raisonnement par lequel il convainc un badinage de Pope982 d’être un pamphlet insidieux contre la religion et l’État. Son Art de couler bas en poésie983 a tout l’air d’une bonne rhétorique ; les principes y sont posés, les divisions justifiées, les exemples rapportés avec une justesse et une méthode extraordinaires : c’est la parfaite raison mise au service de la déraison.

Ses passions, comme son esprit, sont trop fortes. Pour égratigner, il déchire ; son badinage est funèbre ; par plaisanterie, il traîne le lecteur sur tous les dégoûts de la maladie et de la mort. Un ancien cordonnier, nommé Partridge, s’étant fait astrologue, Swift, d’un flegme imperturbable, prend un nom d’astrologue, compose des considérations sur les devoirs du métier, et, pour donner confiance au lecteur, se met lui-même à prédire. « Ma première prédiction n’est qu’une bagatelle ; cependant je la mentionne pour prouver combien ces vains prétendants à l’astrologie sont ignorants dans leurs propres affaires. Elle concerne Partridge, le faiseur d’almanachs. J’ai consulté d’après mes règles l’étoile de sa nativité, et je trouve qu’il mourra infailliblement le 29 mars prochain, à onze heures du soir environ, d’une fièvre chaude ; c’est pourquoi je l’avertis d’y songer et de mettre ordre à ses affaires984. » Le 29 mars {p. 43}étant passé, il raconte que l’entrepreneur des pompes funèbres est venu pour tendre de noir l’appartement de Partridge ; puis Ned le fossoyeur, demandant si la fosse sera revêtue de briques ou ordinaire ; puis M. White le charpentier, pour mettre des vis à la bière ; puis le marbrier apportant ses comptes. Enfin un successeur est venu s’établir aux environs, « disant dans ses prospectus qu’il habite dans la maison de feu M. John Partridge, éminent praticien en cuirs, médecine et astrologie. » Vous entendez d’avance les réclamations du pauvre Partridge. Swift, dans sa réponse, lui prouve qu’il est mort et s’étonne de ses injures. « Appeler un homme coquin, impudent parce qu’il diffère de vous sur une question purement spéculative, c’est là, dans mon humble opinion, un style très-inconvenant pour une personne de l’éducation de M. Partridge. J’en appelle à M. Partridge lui-même : est-il probable que j’aie été assez extravagant pour commencer mes prédictions par la seule fausseté qu’on y ait jamais prétendu trouver », sur un événement domestique si prochain, où la découverte de l’imposture devait être si facile ? M. Partridge se trompe, ou trompe le public, ou veut frauder ses héritiers985. —  Ailleurs, {p. 44}la lugubre plaisanterie devient plus lugubre. Swift suppose que son ennemi le libraire Curl vient d’être empoisonné, et il raconte son agonie. Un interne de l’Hôtel-Dieu n’écrirait pas plus froidement un journal plus repoussant. Les détails, établis avec la solidité de Hogarth, sont d’une minutie admirable, mais atroce. On rit, ou plutôt on ricane, le cœur serré, comme devant les extravagances d’un fou d’hôpital. Swift, dans sa gaieté, est toujours tragique ; rien ne le détend ; même quand il vous sert, il vous blesse. Jusque dans son journal à Stella, il y a une sorte d’austérité impérieuse ; ses complaisances sont celles d’un maître pour un enfant. —  Ni la grâce ni le bonheur d’une jeune fille de seize ans ne l’amollissent986. Elle vient de se marier, et il lui dit que l’amour est une niaiserie ridicule987 ; puis il ajoute avec une brutalité parfaite : « Vos pareilles emploient plus de pensées, de mémoire et d’application pour être extravagantes qu’il n’en faudrait pour les rendre sages et utiles. Quand je réfléchis à cela, je ne puis concevoir que vous soyez des créatures humaines : vous êtes une sorte d’espèce à peine : au-dessus du singe. Encore, un singe a des tours plus divertissants, est un animal moins malfaisant, moins coûteux ; il pourrait avec le temps devenir critique passable {p. 45}en fait de velours et de brocart, et ces parures, que je sache, lui siéraient aussi bien qu’à vous988. »

Est-ce un pareil esprit qu’apaisera la poésie ? Ici comme ailleurs il est plus infortuné que personne. Il est exclu des grands ravissements de l’imagination comme des vives échappées de la conversation. Il ne peut rencontrer ni le sublime ni l’agréable ; il n’a ni les entraînements de l’artiste, ni les divertissements de l’homme du monde. Deux sons semblables au bout de deux lignes égales ont toujours consolé les plus cuisantes peines ; la vieille Muse, après trois mille ans, est une jeune et divine nourrice, et son chant berce les nations maladives qu’elle visite encore, comme les jeunes races florissantes où elle a paru. La musique involontaire dont la pensée s’enveloppe cache la laideur et dévoile la beauté. L’homme fiévreux, après le labeur du soir et les angoisses de la nuit, aperçoit au matin la blancheur rayonnante du ciel qui s’ouvre ; il se déprend de lui-même, et de toutes parts la joie de la nature entre avec l’oubli dans son cœur. Que si ses misères le poursuivent, le souffle poétique, qui ne peut les effacer, les transforme : {p. 46}elles s’ennoblissent, il les aime, et dès lors il les supporte ; car la seule chose à laquelle il ne puisse se résigner, c’est la petitesse. Ni Faust ni Manfred n’ont épuisé la douleur humaine ; ils n’ont bu de la cruelle coupe que le vin généreux, ils ne sont point descendus jusqu’à la lie. Ils ont joui d’eux-mêmes et de la nature ; ils ont savouré la grandeur qui était en eux et la beauté qui était dans les choses ; ils ont pressé de leurs mains douloureuses toutes les épines dont la nécessité a hérissé notre route, mais ils y ont vu fleurir des roses, vivifiées par le plus pur de leur noble sang. Rien de semblable en Swift : ce qui manque le plus à ses vers c’est la poésie. L’esprit positif ne peut ni l’aimer ni l’entendre ; il n’y voit qu’une machine ou une mode et ne l’emploie que par vanité ou convention. Quand, dans sa jeunesse, il a essayé des odes pindariques, il est tombé déplorablement. Je ne me rappelle pas une seule ligne de lui qui indique un sentiment vrai de la nature ; il n’apercevait dans les forêts que des bûches et dans les champs que des sacs de grain. Il a employé la mythologie comme on s’affuble d’une perruque ; mal à propos, avec ennui ou avec dédain. Sa meilleure pièce, Cadénus et Vanessa, est une pauvre allégorie râpée. Pour louer Vanessa, il suppose que les nymphes et les bergers plaident devant Vénus, les uns contre les hommes, les autres contre les femmes, et que Vénus, voulant terminer ces débats, forme dans Vanessa un modèle de perfection. Qu’est-ce qu’une telle conception peut fournir, sinon de plates {p. 47}apostrophes et des comparaisons de collége ? Swift, qui a donné quelque part la recette d’un poëme épique, est ici le premier à s’en servir. Encore ses rudes boutades prosaïques déchirent à chaque instant cette friperie grecque. Il met la procédure dans le ciel ; il impose à Vénus tous les termes techniques. Il amène « des témoins, des questions de fait, des sentences avec dépens. » On crie si fort que la déesse craint de tomber en discrédit, d’être chassée de l’Olympe, renvoyée dans la mer, sa patrie, « pour y vivre parquée avec les sirènes crottées, réduite au poisson, dans un carême perpétuel. » Quand ailleurs il raconte la touchante légende de Philémon et Baucis, il l’avilit par un travestissement. Il n’aime point la noblesse et la beauté antiques ; les deux dieux deviennent entre ses mains des moines mendiants, Philémon et Baucis des paysans du Kent. Pour récompense, leur maison devient église, et Philémon curé « sachant parler de dîmes et redevances, fumer sa pipe, lire la gazette, aigre contre les dissidents, ferme pour le droit divin989. » L’esprit abonde, incisif, par petits vers serrés, vigoureusement frappés, d’une netteté, d’une facilité, d’une précision extrêmes ; mais, comparé à notre La Fontaine, c’est du vin devenu vinaigre. Même lorsqu’il arrive à la charmante Vanessa, sa veine coule semblable : pour la louer {p. 48}enfant, il la pose en petite fille modèle au tableau d’honneur, à la façon d’un maître d’école990. « On décida que la conduite de toutes les autres serait jugée par la sienne, comme par un guide infaillible. Les filles en faute entendraient souvent les louanges de Vanessa sonner à leurs oreilles. Quand miss Betty fera une sottise, laissera tomber son couteau ou renversera la salière, sa mère lui dira pour la gronder : « voilà ce que Vanessa n’a jamais fait ! » Singulière façon d’admirer Vanessa et de lui prouver qu’on l’admire ! Il l’appelle nymphe et la traite en écolière ! « Cadénus pouvait louer, estimer, approuver, mais ne comprenait pas ce que c’était qu’aimer991. » Rien de plus vrai, et Stella l’a senti comme les autres. Les vers que chaque année il compose pour sa naissance sont des censures et des éloges de pédagogue ; s’il lui donne des bons points, c’est avec des restrictions. Un jour il lui inflige un petit sermon sur le manque de patience ; une autre fois, en manière de compliment, il lui décoche cet avertissement délicat : « Stella, ce jour de naissance est ton trente-quatrième. —  Nous ne disputerons pas pour une année ou un peu plus. —  Pourtant, Stella, ne te {p. 49}tourmente pas, quoique ta taille et tes années soient doubles de ce qu’elles étaient lorsqu’à seize ans je te vis pour la première fois la plus brillante vierge de la pelouse. Ce peu qu’a perdu ta beauté est largement compensé par ton esprit992. » Et il insiste avec un goût exquis : « Oh ! s’il plaisait aux dieux de couper en deux ta beauté, ta taille, tes années et ton esprit, aucun siècle ne pourrait fournir un couple de nymphes si gracieuses, si sages et si belles993 ! » Décidément cet homme est un charpentier, fort de bras, terrible à l’ouvrage et dans la mêlée, mais borné, et maniant une femme comme si elle était une poutre. Les rimes et le rhythme ne sont que des machines officielles, qui lui ont servi pour presser et lancer sa pensée ; il n’y a mis que de la prose : la poésie était trop fine pour être saisie par ces rudes mains.

Mais, dans les sujets prosaïques, quelle vérité et quelle force ! Comme cette mâle nudité rabaisse l’élégance cherchée et la poésie artificielle d’Addison et de Pope ! Jamais d’épithètes ; il laisse sa pensée telle {p. 50}qu’elle est, l’estimant pour elle-même et pour elle seule, n’ayant besoin ni d’ornements, ni de préparation, ni d’allongements ; élevé au-dessus des procédés de métier, des conventions d’école, de la vanité de rimailleur, des difficultés de l’art, maître de son sujet et de lui-même. Cette simplicité et ce naturel étonnent en des vers. Ici, comme ailleurs, son originalité est entière et son génie créateur ; il dépasse son siècle classique et timide ; il s’asservit la forme, il la brise, il y ose tout dire, il ne lui épargne aucune crudité. Reconnaissez la grandeur dans cette invention et dans cette audace ; celui-là seul est un homme supérieur qui trouve tout et ne copie rien. Quel comique poignant dans la Grande Question débattue ! Il s’agit de peindre l’entrée d’un capitaine dans un château, ses airs, son insolence, sa sottise, et l’admiration que lui méritent son insolence et sa sottise ! La dame le sert le premier, les servantes mettent le nez à la fente de la porte pour voir son habit brodé.

Les curés sont près de crever d’envie. —  « Chère madame, bien sûr, c’est un homme de beau langage ; —  écoutez seulement comme sa langue mord bien le clergé. » — « Ma foi ! madame, dit-il, si vous donnez de tels dîners, —  vous ne manquerez jamais de curés, si longtemps que vous viviez. —  Je n’ai jamais vu de curé qui n’eût un bon flair. —  Mais le diable serait partout mieux venu qu’eux. —  Dieu me damne ! ils nous disent de nous corriger et de nous repentir ; —  mais morbleu ! à leur figure, on voit bien qu’ils ne font pas carême. —  Sire vicaire, avec vos airs graves, j’ai bien peur — que vous ne couliez un regard fripon sur la femme de chambre de madame. —  Je souhaite qu’elle vous prête sa jolie main blanche — pour raccommoder votre soutane et repasser votre {p. 51}rabat. —  Partout où vous voyez une soutane et une robe, —  pariez cent contre un qu’il y a dedans un rustre. —  Vos Eaux-Vides, vos Amers, vos Platurks994, et toute cette drogue, —  pardieu ! ils ne valent pas cette prise de tabac. —  Voulez-vous donner à un gentilhomme une belle éducation ? —  L’armée est la seule bonne école de toute la nation995.

Ceci a été vu, et telle est la beauté des vers de Swift : ils sont personnels ; ce ne sont pas thèmes développés, mais des impressions ressenties et des observations amassées. Qu’on lise le Journal d’une dame moderne, l’Ameublement de l’esprit d’une dame, et tant d’autres pièces : ce sont des dialogues transcrits ou {p. 52}des jugements notés au sortir d’un salon. L’Histoire d’un mariage représente un doyen de cinquante-deux ans qui épouse une jeune coquette à la mode ; n’apercevez-vous pas dans ce seul titre toutes les craintes du célibataire de Saint-Patrick ? Quel journal plus intime et plus âcre que ses vers sur sa propre mort ?

« Comment va le doyen ? —  Il vit tout juste. —  Voilà qu’on lit les prières des mourants. —  Il respire à peine. —  Le doyen est mort. » — Avant que le glas n’ait commencé, —  la nouvelle a parcouru toute la ville. —  « Ah ! nous devons tous être prêts pour la mort. —  Qu’est-ce qu’il a laissé ? Qui est son héritier ? —  Je n’en sais pas plus que ce qu’on en dit. —  Il a tout légué au public. —  Au public ? Voilà un caprice. —  Qu’est-ce que le public avait fait pour lui ? —  Pure envie, avarice, orgueil. —  Il a donné tout ; mais il est mort auparavant. —  Est-ce que dans toute la nation le doyen n’avait pas — quelque ami méritant, quelque parent pauvre ? —  Si disposé à faire du bien aux étrangers ! —  oubliant ceux qui sont sa chair et son sang !… » — Les dames mes amies, dont le tendre cœur — a mieux appris à jouer un rôle, —  reçoivent la nouvelle avec une grimace d’affligées : — « Le doyen est mort (pardon, quel est l’atout ?). —  Alors que Dieu ait pitié de son âme ! —  (Mesdames, je risque la vole.) — On dit qu’il y aura six doyens pour tenir le poêle. —  (Je voudrais bien savoir à quel roi faire invite.) — Madame, votre mari assistera-t-il — aux funérailles d’un si bon ami ? —  Non madame, c’est une vue trop triste, —  et puis il est engagé demain soir. —  Milady Club trouverait mauvais — s’il manquait à son quadrille. —  Il aimait le doyen (j’ouvre les cœurs), —  mais les meilleurs amis, comme on dit, doivent se séparer. —  Son heure était venue, il avait fini sa carrière, —  j’espère qu’il est dans un monde meilleur… » — Le pauvre Pope sera triste un mois, et Gay — une semaine, et Arbuthnot un jour996

{p. 53}Tel est l’inventaire des amitiés humaines. Toute poésie exalte, celle-ci déprime ; au lieu de cacher le réel, elle le dévoile ; au lieu de faire des illusions, elle en ôte. Quand il veut peindre l’aurore, il nous montre « les balayeurs dans les rues, les recors » et les cris de la halle. Quand il veut peindre la pluie, il décrit « toutes les couleurs et toutes les puanteurs » des ruisseaux grossis, « les chats morts, les feuilles de navets, les poissons pourris », qui roulent pêle-mêle {p. 54}dans la fange. Ses grands vers traînent dans leurs plis toutes ces ordures. On sourit de voir la poésie ravalée jusqu’à cet emploi ; il semble qu’on assiste à une mascarade ; c’est une reine travestie en dindonnière. On s’arrête, et l’on regarde avec ce plaisir qu’on ressent à boire une liqueur amère. La vérité est toujours bonne à connaître, et, dans la pièce magnifique que les artistes nous étalent, il faut bien un régisseur pour nous donner le nombre des claqueurs et des figurants.

Heureux s’il ne faisait que dresser ce compte ! Les chiffres sont laids, mais ils ne blessent que l’esprit ; d’autres choses, les graisses des quinquets, les puanteurs des coulisses, et tout ce qu’on ne peut nommer restent à décrire. Je ne sais comment faire pour indiquer jusqu’où Swift s’emporte ; il le faut pourtant, car ces extrémités sont le suprême effort de son désespoir et de son génie : il faut les avoir touchées pour le mesurer et le connaître. Il traîne la poésie non pas seulement dans la fange, mais dans l’ordure ; il s’y roule en fou furieux, et il y trône, et il en éclabousse tous les passants. Comparées aux siennes, toutes les crudités sont décentes et agréables. Dans l’Arétin et Brantôme, dans La Fontaine et Voltaire, il y a la pensée d’un plaisir. Chez les uns la sensualité effrénée, chez les autres la gaieté malicieuse sont des excuses ; on éprouve du scandale, mais non du dégoût ; on n’aime point à voir dans un homme une fureur de taureau ou une polissonnerie de singe, mais le taureau est si ardent et si fort, le singe si spirituel et si {p. 55}leste, que l’on finit par regarder ou s’égayer. Puis, quelque grossières que soient leurs peintures, il s’agit chez eux des accompagnements de l’amour ; Swift ne touche qu’aux suites de la digestion, et il n’y touche qu’avec dégoût et par vengeance ; il les verse avec horreur et ricanement sur les misérables qu’il décrit. Qu’on n’aille point ici le comparer à Rabelais ; notre bon géant, médecin et ivrogne, s’étale joyeusement sur son fumier sans penser à mal ; le fumier est chaud, commode ; on y est bien pour philosopher et cuver son vin. Élevées à cette énormité et savourées avec cette insouciance, les fonctions corporelles deviennent poétiques. Quand les tonneaux se vident dans son gosier et que les viandes s’engloutissent dans son estomac, l’on prend par sympathie part à tant de bien-être ; dans les ballottements de ce ventre colossal et dans le rire de cette bouche homérique, on aperçoit comme à travers une fumée les souvenirs des religions bachiques, la fécondité, la joie monstrueuse de la nature ; ce sont les magnificences et les dévergondages de ses premiers enfantements. Au contraire, le cruel esprit positif ne s’attache qu’aux bassesses ; il ne veut voir que l’envers des choses ; armé de douleur et d’audace, il n’épargne aucun détail ignoble, aucun mot cru. Il entre dans le cabinet de toilette997, il conte les désenchantements de l’amour998, il le déshonore par un mélange de pharmacie et de médecine999, il décrit le fard et le reste1000. Il va se promener {p. 56}le soir le long des murs solitaires1001, et dans ces lamentables recherches il a toujours le microscope en main. Jugez de ce qu’il voit et de ce qu’il souffre ; c’est là sa beauté idéale et sa conversation badine, et vous devinez qu’il aura pour philosophie comme pour poésie et pour politique l’exécration et le dégoût.

V §

Ce fut chez sir William Temple qu’il écrivit le Conte du Tonneau, au milieu de toutes sortes de lectures, comme un abrégé de la vérité et de la science. C’est pourquoi ce conte est la satire de toute science et de toute vérité.

De la religion d’abord. Il semble y défendre l’Église d’Angleterre ; mais quelle Église et quel symbole ne sont pas enveloppés dans son attaque ? Pour égayer son sujet, il le profane et réduit les questions de dogmes à une question d’habits. Un père avait trois fils, Pierre, Martin et Jean ; il leur légua en mourant à chacun un habit1002, les avertissant de le tenir propre et de le brosser souvent. Les trois frères obéirent quelque temps et voyagèrent honnêtement, tuant « un nombre raisonnable de géants et de dragons1003. » Malheureusement, étant venus à la ville, ils en prirent les mœurs, devinrent amoureux de plusieurs grandes {p. 57}dames à la mode, la duchesse of Money, milady Great-Titles, la comtesse of Pride, et, pour gagner leurs faveurs, se mirent à vivre en galants, fumant, jurant, faisant des vers et des dettes, ayant des chevaux, des duels, des filles et des recors. Une secte s’était établie, posant en principe que le monde était une garde-robe d’habits ; « car qu’est-ce qu’on appelle terre, sinon un pourpoint bariolé de vert, et qu’est-ce que la mer, sinon un gilet couleur d’eau ? Le hêtre a sur la tête une très-galante perruque, et il n’y a pas de plus joli justaucorps blanc que celui du bouleau. » De même pour les qualités de l’âme : « la religion n’est-elle pas un manteau, et la conscience une culotte, qui, quoique employée à couvrir la saleté et l’impudicité, se met bas très-aisément pour le service de l’une et de l’autre ?… C’est l’habit qui fait l’homme, et lui donne la beauté, l’esprit, le maintien, l’éducation, l’importance. Si certains morceaux d’hermine et de fourrure sont placés en un certain endroit, nous les appelons un juge ; de même une réunion convenable de linon et de satin noir se nomme un évêque1004. » — Ils prouvaient aussi que le vêtement {p. 58}est l’âme, et encore par l’Écriture, car c’est en lui que nous avons le mouvement, la vie et l’être. » C’est pourquoi nos trois frères, n’ayant que des habits fort simples, se trouvèrent très-embarrassés. Par exemple, la mode en ce moment était aux nœuds d’épaule (shoulder-knots), et le testament de leur père leur défendait expressément d’ajouter, de changer, ou d’ôter rien à leurs habits. « Après beaucoup de réflexions, l’un des frères, qui se trouvait plus lettré que les deux autres, dit qu’il avait trouvé un expédient. Il est vrai, dit-il, qu’il n’y a rien ici dans ce testament qui fasse mention, totidem verbis, des nœuds d’épaule ; mais j’ose conjecturer que nous les y trouverons inclus, totidem syllabis. Cette distinction fut à l’instant approuvée de tous. » Mais par malheur la syllabe initiale ne se trouvait dans aucun endroit du testament. « Dans ce mécompte, le frère qui avait trouvé la première échappatoire reprit courage et dit : Mes frères, il y a encore de l’espoir, car quoique nous ne puissions les trouver totidem verbis ni totidem syllabis, j’ose promettre que nous les découvrirons tertio modo, ou totidem litteris. Cette invention fut hautement approuvée. Là-dessus ils se mirent à scruter le manuscrit et trièrent le premier mot : shoulder ; mais la même planète, ennemie de leur repos, fit ce miracle qu’un K fut {p. 59}introuvable. C’était-là une grosse difficulté. Cependant le frère aux distinctions, maintenant qu’il avait mis la main à l’ouvrage, prouva par un très-bon argument que K était une lettre moderne, illégitime, inconnue aux âges savants, et qu’on ne rencontrait dans aucun ancien manuscrit. Là-dessus toute difficulté s’évanouit ; les nœuds d’épaule furent prouvés clairement être d’institution paternelle, jure paterno, et nos trois gentilshommes s’étalèrent avec des nœuds d’épaule aussi grands et aussi pimpants que personne1005. » D’autres interprétations admirent les galons d’or, et un codicille ajouté {p. 60}autorisa les doublures de satin couleur de flamme. Malheureusement, « l’hiver suivant, un comédien, payé par la corporation des passementiers, joua son rôle dans une comédie nouvelle tout couvert de franges d’argent, et, suivant une louable coutume, les mit par cela même à la mode. Là-dessus, les frères, consultant le testament de leur père, trouvèrent à leur grand étonnement, ces paroles : Item, j’enjoins et ordonne à mesdits trois fils de ne porter aucune espèce de frange d’argent autour de leurs susdits habits. —  Cependant, après une pause, le frère, si souvent mentionné pour son érudition et très-versé dans la critique, déclara avoir trouvé, dans un certain auteur qu’il ne nommerait pas, que le mot frange écrit dans ce testament signifie aussi manche à balai, et devait indubitablement avoir ce sens dans le paragraphe. Un des frères ne goûta pas cela à cause de cette épithète d’argent, qui, dans son humble opinion, ne pouvait pas, du moins en langage ordinaire, être raisonnablement appliquée à un manche à balai ; mais on lui répliqua que cette épithète devait être prise dans le sens mythologique et allégorique. Néanmoins il fit encore cette objection : pourquoi leur père leur aurait-il défendu de porter un manche à balai sur leurs habits, avertissement qui ne semblait pas naturel ni convenable ? sur quoi il fut arrêté court, comme parlant irrévérencieusement d’un mystère, lequel certainement était très-utile et plein de sens, mais ne devait pas être trop curieusement sondé ni {p. 61}soumis à un raisonnement trop minutieux1006. » À la fin, le frère scolastique s’ennuie de chercher des distinctions, met le vieux testament dans une boîte bien fermée, autorise par la tradition les modes qui lui conviennent, puis, ayant attrapé un héritage, se fait appeler Mgr Pierre. Ses frères, traités en valets, finissent par s’enfuir ; ils rouvrent le testament, et recommencent à comprendre la volonté de leur père ; Martin, l’anglican, pour réduire son habit à la simplicité primitive, découd point par point les galons ajustés dans les temps d’erreur, et garde même quelques broderies par bon sens, plutôt que de déchirer l’étoffe. Jean, le puritain, arrache tout par enthousiasme, et se trouve en loques, envieux de plus contre {p. 62}Martin, et à moitié fou. Il entre alors dans la secte des éolistes ou inspirés, admirateurs du vent ; lesquels prétendent que l’esprit, ou souffle ou vent, est céleste, et contient toute science.

Car d’abord il est généralement reconnu que la science enfle les hommes, et de plus ils prouvaient leur opinion par le syllogisme suivant : les mots ne sont que du vent, et la science n’est que des mots ; ergo la science n’est que du vent. Or ce vent ne devait point être gardé sous le boisseau, mais librement communiqué à l’espèce humaine. Par ces raisons et d’autres de poids égal, les éolistes affirmaient que le don de roter est l’acte le plus noble de la créature raisonnable. C’est pourquoi on voyait souvent plusieurs centaines de leurs prêtres attachés les uns aux autres en façon de chaîne circulaire, chacun tenant un soufflet qu’il appliquait à la culotte de son voisin, expédient par lequel ils se gonflaient les uns les autres jusqu’à prendre la forme et la grosseur d’un tonneau, et pour cette raison ils appelaient ordinairement leurs corps d’une façon très-exacte « les vaisseaux du Seigneur. » Et afin de rendre la chose plus complète, comme le souffle de la vie de l’homme est dans ses narines, ils faisaient passer les rots les plus choisis, les plus édifiants et les plus vivifiants par cet orifice, pour leur en donner la teinture, à mesure qu’ils passaient1007.

{p. 63}Après cette explication de la théologie, des querelles religieuses et de l’inspiration mystique, que reste-t-il, même de l’Église anglicane ? Elle est un manteau raisonnable, utile, politique, mais quoi d’autre ? Comme une brosse trop forte, la bouffonnerie a emporté l’étoffe avec la tache. Swift a éteint un incendie, je le veux, mais comme Gulliver à Lilliput : les gens sauvés par lui restent suffoqués de leur délivrance, et le critique a besoin de se boucher le nez pour admirer la juste application du liquide et l’énergie de l’instrument libérateur.

La religion noyée, il se tourne contre la science : car les digressions dont il coupe son conte pour contrefaire et railler les savants modernes sont attachées à son conte par le lien le plus étroit. Le livre s’ouvre par des introductions, préfaces, dédicaces et autres appendices ordinairement employés pour grossir les livres, caricatures violentes accumulées contre la vanité et le bavardage des auteurs. Il se dit de leur compagnie, et annonce leurs découvertes. Admirables découvertes ! Le premier de leurs commentaires sera sur « Tom Pouce1008, dont l’auteur était un philosophe {p. 64}pythagoricien. Ce profond traité contient tout le secret de la métempsychose, et développe l’histoire de l’âme à travers tous ses états. —  Whittington et son chat est une œuvre de ce mystérieux Rabbi Jehuda Hannasi, contenant une défense de la Gémara de la Misna Hiérosolymitaine, et les raisons qui doivent la faire préférer à celle de Babylone, contrairement à l’opinion reçue. » Lui-même avertit qu’il va publier « une histoire générale des oreilles, un panégyrique du nombre trois, une humble défense des procédés de la canaille dans tous les siècles, un essai critique sur l’art de brailler cagotement, considéré aux points de vue philosophique, physique et musical », et il engage les lecteurs à lui arracher par les sollicitations ces inestimables traités qui vont changer la face du monde ; puis, se tournant contre les savants et les critiques éplucheurs de textes, il leur prouve à leur façon que les anciens ont parlé d’eux. Peut-on voir une plus cruelle parodie des interprétations forcées ? Les anciens, dit-il, ont désigné les critiques, à la vérité en termes figurés et avec toute sorte de précautions craintives ; « mais ces symboles sont si transparents, qu’il est difficile de concevoir comment un lecteur de goût, doué de la perspicacité moderne, a pu les méconnaître. Ainsi Pausanias dit qu’il y eut une race d’hommes qui se plaisait à grignoter les superfluités et les excroissances des livres ; ce que les savants ayant enfin observé, ils prirent d’eux-mêmes le soin de retrancher de leurs œuvres les branches {p. 65}mortes et superflues. Seulement Pausanias cache adroitement son idée sous l’allégorie suivante : que les Naupliens à Argos apprirent l’art d’émonder leurs vignes, en remarquant que lorsqu’un âne en avait brouté quelqu’une, elle profitait mieux et portait de plus beaux fruits1009. Hérodote, précisément avec les mêmes hiéroglyphes, parle bien plus clairement et presque in terminis ; il a eu l’audace de taxer les vrais critiques d’ignorance et de malice, et de le dire ouvertement, car on ne peut trouver d’autre sens à sa phrase : que dans la partie occidentale de la Libye, il y a des ânes avec des cornes1010. » Les sanglants sarcasmes arrivent alors par multitude. Swift a le génie de l’insulte ; il est inventeur dans l’ironie, comme Shakspeare dans la poésie, et ce qui est le {p. 66}propre de l’extrême force, il va jusqu’à l’extrémité de sa pensée et de son art. Il flagelle la raison après la science, et ne laisse rien subsister de tout l’esprit humain. Avec une gravité médicale, il établit que de tout le corps s’exhalent des vapeurs, lesquelles, arrivant au cerveau, le laissent sain si elles sont peu abondantes, mais l’exaltent si elles regorgent ; que, dans le premier cas, elles font des particuliers paisibles, et dans le second de grands politiques, des fondateurs de religions et de profonds philosophes, c’est-à-dire des fous, en sorte que la folie est la source de tout le génie humain et de toutes les institutions de l’univers. C’est pourquoi on a grand tort de tenir enfermés les gentlemen de Bedlam, et une commission chargée de les trier trouverait dans cette académie beaucoup de talents enfouis capables de remplir les plus grands postes dans l’armée, dans l’État et dans l’Église. « Y a-t-il un étudiant qui mette sa paille en pièces, qui jure, blasphème, écume, morde ses barreaux et vide son pot de chambre sur le visage des spectateurs ? Que les sages et dignes commissaires inspecteurs lui donnent un régiment de dragons et l’envoient en Flandre avec les autres. —  En voici un second qui prend gravement les dimensions de son chenil, homme à visions prophétiques et à vue intérieure, qui marche solennellement toujours du même pas, parle beaucoup de la dureté des temps, des taxes et de la prostituée de Babylone, barre le volet de sa cellule exactement à huit heures, et rêve du feu. À quelle valeur ne monteraient pas toutes {p. 67}ces perfections, si on envoyait le propriétaire dans une congrégation de la Cité1011 !… Je ne veux pas insister minutieusement sur le grand nombre d’élégants, de musiciens, de poëtes, de politiques, que cette réforme rendrait au monde. —  Moi-même, l’auteur de ces admirables vérités, j’en suis une preuve, étant une personne dont les imaginations prennent aisément le mors aux dents, et sont merveilleusement disposées à s’enfuir avec ma raison, laquelle, comme je l’ai observé par une longue expérience, est un cavalier mal assis et qu’on désarçonne aisément, d’où il arrive que mes amis ne me veulent jamais laisser seul que je ne leur aie promis solennellement de décharger mes idées de la façon qu’on vient de voir, ou d’une autre semblable, pour l’avantage universel de l’humanité1012. » {p. 68}Le malheureux qui se connaît et qui se raille ! Quel rire de fou, et quel sanglot dans cette gaieté rauque ! Que lui reste-t-il, sinon à égorger le reste de l’invention humaine ? Qui ne voit ici le désespoir d’où est sortie l’académie de Laputa ? N’y a-t-il pas un avant-goût de la démence dans cette intense méditation de l’absurde ? Ici, son mathématicien, qui, pour enseigner la géométrie, fait avaler à ses élèves des gaufres où il a écrit ses théorèmes ; là, son moraliste, qui, pour mettre d’accord les partis politiques, propose de fendre les cervelles ennemies et de recoller la moitié de l’une avec la moitié de l’autre ; plus loin, son économiste qui distille les excréments pour les ramener à l’état nutritif ! Swift a sa loge à côté d’eux, et il est de tous le plus misérable, car il nourrit comme eux son esprit d’ordures et de folies, et il en a de plus qu’eux la connaissance et le dégoût.

S’il est triste de montrer la folie humaine, il est plus triste de montrer la perversité humaine : le cœur {p. 69}nous est plus intime que la raison ; l’on souffre moins de voir l’extravagance ou la sottise que la méchanceté ou la bassesse, et je trouve Swift plus doux dans le Conte du Tonneau que dans Gulliver.

Tout son talent et toutes ses passions se sont amassés dans ce livre ; l’esprit positif y a imprimé sa forme et sa force. Rien d’agréable dans la fiction ni dans le style ; c’est le journal d’un homme ordinaire, chirurgien, puis capitaine, qui décrit avec sang-froid et bon sens les événements et les objets qu’il vient de voir ; nul sentiment du beau, nul apparence d’admiration et de passion, nul accent. Banks et Cook racontent de même. Swift ne cherche que le vraisemblable et il l’atteint. Son art consiste à prendre une supposition absurde et à déduire sérieusement les effets qu’elle amène. C’est l’esprit logique et technique d’un constructeur qui, imaginant le raccourcissement ou l’agrandissement d’un rouage, aperçoit les suites de ce changement et en écrit la liste. Tout son plaisir est de voir ces suites nettement et par un raisonnement solide. Il marque les dimensions et le reste en bon ingénieur et statisticien, n’omettant aucun détail trivial et positif, expliquant la cuisine, l’écurie, la politique : là-dessus, sauf de Foe, il n’a pas d’égal. La machine à aimant qui soutient l’île volante, le transport et l’inventaire de Gulliver à Lilliput, son arrivée et sa nourriture chez les chevaux font illusion ; nul esprit n’a mieux connu les lois ordinaires de la nature et de la vie humaine ; nul esprit ne s’est si strictement {p. 70}renfermé dans cette connaissance ; il n’y en a point de plus exact ni de plus limité.

Mais quelle véhémence sous cette sécheresse ! Que nos intérêts et nos passions semblent ridicules, rabaissés à la petitesse de Lilliput, ou comparés à l’énormité de Brodingnag ? Qu’est-ce que la beauté, puisque le plus beau corps regardé avec des yeux perçants paraît horrible ? Qu’est-ce que notre puissance, puisqu’un insecte, roi d’une fourmilière, peut se faire appeler comme nos princes « majesté sublime, délices et terreur de l’univers ? » Que valent nos hommages, puisqu’un pygmée, « plus haut que les autres de l’épaisseur de notre ongle », les frappe par cela seul d’une crainte respectueuse ? Les trois quarts de nos sentiments sont des sottises, et l’imbécillité de nos organes est la seule cause de notre vénération ou de notre amour.

La société rebute encore plus que l’homme. À Laputa, à Lilliput, chez les chevaux, chez les géants, Swift s’acharne contre elle, et n’est jamais las de la bafouer et de l’avilir. À ses yeux, « l’ignorance, la paresse et le vice sont les mérites et les marques distinctives du législateur. Pour expliquer, interpréter et appliquer les lois, on choisit ceux dont le talent et l’intérêt consistent à les pervertir, à les brouiller et à les éluder. » Un noble est un misérable pourri de corps et d’âme, ayant ramassé en lui toutes les maladies et tous les vices que lui ont transmis dix générations de débauchés et de drôles. Un homme de loi est un menteur à gages, habitué par vingt ans de chicanes {p. 71}à tordre la vérité s’il est avocat, à la vendre s’il est juge. Un ministre est un entremetteur qui, ayant prostitué sa femme ou clabaudé pour le bien public, s’est rendu maître de toutes les places, et qui, pour mieux voler l’argent de la nation, achète les députés avec l’argent de la nation. Un prince est un metteur en œuvre de tous les vices, incapable d’employer ou d’aimer un honnête homme, « persuadé que son trône ne peut subsister sans corruption, parce que cette humeur courageuse, indocile et fière, que la vertu inspire à l’homme, est une entrave perpétuelle aux affaires publiques. » À Lilliput, il choisit pour ministres ceux qui dansent le mieux sur la corde. À Laputa, il oblige tous ceux qui se présentent devant lui à ramper sur le ventre, léchant la poussière du parquet. Et Swift ajoute entre autres louanges : « Lorsqu’il a envie de mettre à mort quelqu’un de ses nobles d’une façon douce et indulgente, il fait répandre sur le parquet une certaine poudre brune empoisonnée, qui, étant léchée, tue l’homme infailliblement en vingt-quatre heures. Toutefois, pour rendre justice à la grande clémence de ce prince et au soin qu’il prend de la vie de ses sujets (en quoi les monarques d’Europe devraient bien l’imiter), il faut remarquer, à son honneur, que des ordres sévères sont toujours donnés après de telles exécutions, pour faire bien laver la partie empoisonnée du parquet. Je l’ai entendu moi-même donner ordre de fouetter un de ses pages, qui avait été chargé pour cette fois de faire laver le parquet, et qui malicieusement {p. 72}n’avait point rempli cet office. Par cette négligence, un jeune seigneur de grande espérance, qui venait à une audience, avait malheureusement été empoisonné, bien que le roi à ce moment n’eût aucun dessein contre sa vie ; mais cet excellent prince eut la touchante bonté de remettre le fouet au pauvre page, à condition qu’il promettrait de ne plus jamais recommencer sans un ordre spécial1013. »

Toutes ces fictions de géants, de pygmées, d’îles volantes, sont des moyens de dépouiller la nature humaine des voiles dont l’habitude et l’imagination la couvrent, pour l’étaler dans sa vérité et dans sa laideur. Il reste une enveloppe à lever, la plus trompeuse, la plus intime. Il faut ôter cette apparence de raison dont nous nous affublons. Il faut supprimer ces sciences, ces arts, ces combinaisons de sociétés, ces inventions d’industries dont l’éclat éblouit. {p. 73}Il faut découvrir le yahou sous l’homme. Quel spectacle !

Je vis plusieurs animaux dans un champ, et un ou deux de la même espèce perchés sur des arbres. Leur corps était singulier et difforme, leurs têtes et leurs poitrines étaient couvertes d’un poil épais, quelquefois frisé, d’autres fois plat ; ils avaient des barbes comme les chèvres et une longue bande de poil tout le long de leurs dos et sur le devant de leurs pieds et de leurs jambes ; mais le reste du corps était nu1014, … de sorte que je pus voir leur peau, qui était d’un brun tanné ; ils grimpaient au haut des arbres aussi agilement que des écureuils, car ils avaient aux pieds de devant et de derrière de fortes griffes étendues, terminées en pointes aiguës et crochues. Les femelles avaient de longs cheveux plats sur la tête, mais non sur la figure, ni rien sur tout le reste du corps qu’une sorte de duvet. Leurs mamelles pendaient entre leurs pieds de devant, et souvent, lorsqu’elles marchaient, touchaient presque à terre. En somme, dans tous mes voyages, je n’avais jamais vu d’animal si repoussant, ou contre qui j’eusse conçu naturellement une si forte antipathie1015.

Selon Swift, tels sont nos frères. Il trouve en eux tous nos instincts. Ils se haïssent les uns les autres, {p. 74}et se déchirent de leurs griffes avec des contorsions et des hurlements hideux ; voilà la source de nos querelles. S’ils rencontrent une vache morte, quoiqu’ils ne soient que cinq, et qu’il y en ait pour cinquante, ils s’étranglent ou s’ensanglantent ; voilà l’image de notre avidité et de nos guerres. Ils déterrent des pierres brillantes qu’ils cachent dans leurs chenils, qu’ils couvent des yeux, dépérissant et hurlant, si on les leur ôte ; voilà l’origine de notre amour de l’or. Ils dévorent tout indistinctement, herbes, baies, racines, chair pourrie, et de préférence celle qu’ils ont volée, s’en gorgeant jusqu’à vomir ou crever ; voilà le portrait de notre gloutonnerie et de notre improbité. Ils ont une sorte de racine juteuse et malsaine dont ils s’abreuvent jusqu’à hurler et grincer des dents, s’embrassant ou s’égratignant, puis roulant pêle-mêle avec des hoquets, vautrés dans la boue ; voilà le tableau de notre ivrognerie. Ils ont un chef par troupeau, le plus méchant et le plus difforme de tous, servi par un favori « dont l’emploi est de lécher ses pieds et son derrière, ou de mener les yahous femelles à son chenil, ayant de temps en temps pour récompense un morceau de chair d’âne, à la fin chassé quand le maître trouve une brute pire, si exécré qu’à ce moment son successeur et toute la bande viennent en corps décharger sur lui leurs {p. 75}excréments de la tête aux pieds1016 » ; voilà l’abrégé de notre gouvernement. Encore donne-t-il la préférence aux yahous sur les hommes, disant que notre misérable raison a empiré et multiplié ces vices, et concluant avec le roi de Brodingnag que notre espèce « est la plus pernicieuse race d’odieuse petite vermine que la nature ait jamais laissé ramper sur la surface de la terre1017. »

Cinq ans après ce traité de l’homme, il écrivait en faveur de la malheureuse Irlande un pamphlet qui est comme le suprême effort de son désespoir et de son génie1018. Je le traduis presque tout entier ; il le mérite. En aucune littérature je ne connais rien de pareil.

C’est un triste spectacle pour ceux qui se promènent dans cette grande ville, ou voyagent dans la campagne, que de voir les rues, les routes et les portes des cabanes couvertes de mendiantes, suivies de trois, quatre ou six enfants, tous en {p. 76}guenilles, et importunant chaque voyageur pour avoir l’aumône… Tous les partis conviennent, je pense, que ce nombre prodigieux d’enfants est aujourd’hui dans le déplorable état de ce royaume un très-grand fardeau de plus ; c’est pourquoi celui qui pourrait découvrir un moyen honorable, aisé, peu coûteux de transformer ces enfants en membres utiles de la communauté, rendrait un si grand service au public, qu’il mériterait une statue comme sauveur de la nation. Je vais donc humblement proposer mon idée, qui, je l’espère, ne saurait rencontrer la moindre objection1019.

Quand on connaît Swift, de pareils débuts font peur.

Il m’a été assuré par un Américain de ma connaissance à Londres, homme très-capable, qu’un jeune enfant bien portant, bien nourri, est à l’âge d’un an une nourriture tout à fait délicieuse, substantielle et saine, rôti ou bouilli, à l’étuvée ou au four, et je ne doute pas qu’il ne puisse servir également en fricassée ou en ragoût.

Je prie donc humblement le public de considérer que des cent vingt mille enfants on en pourrait réserver vingt mille pour la reproduction de l’espèce, desquels un quart serait des mâles, et que les cent mille autres pourraient, à l’âge d’un an, être offerts en vente aux personnes de qualité et de fortune dans tout le royaume, la mère étant toujours avertie {p. 77}de les faire téter abondamment le dernier mois, de façon à les rendre charnus et gras pour les bonnes tables. Un enfant ferait deux plats dans un repas d’amis ; quand la famille dîne seule, le train de devant ou de derrière ferait un plat très-raisonnable ; assaisonné avec un peu de poivre ou de sel, il serait très-bon, bouilli, le quatrième jour, particulièrement en hiver.

J’ai compté qu’en moyenne un enfant pesant douze livres à sa naissance peut en un an, s’il est passablement nourri, atteindre vingt-huit livres.

J’ai calculé que les frais de nourriture pour un enfant de mendiant (et dans cette liste je mets tous les cottagers, journaliers, et les quatre cinquièmes des fermiers) sont d’environ 2 shillings par an, guenilles comprises, et je crois que nul gentleman ne se plaindra de donner 10 shillings pour le corps d’un bon enfant gras qui lui fournira au moins quatre plats d’excellente viande nutritive.

Ceux qui sont plus économes (et j’avoue que les temps le demandent) pourront écorcher l’enfant, et la peau convenablement préparée fera des gants admirables pour les dames et des bottes d’été pour les gentlemen élégants.

Quant à notre cité de Dublin, on pourra y disposer des abattoirs dans les endroits les plus convenables ; pour les bouchers, nous pouvons être certains qu’il n’en manquera pas ; cependant je recommanderai plutôt d’acheter les enfants vivants, et d’en dresser la viande toute chaude au sortir du couteau, comme nous faisons pour les cochons à rôtir.

Je pense que les avantages de ce projet sont nombreux et visibles aussi bien que de la plus haute importance. —  Premièrement, cela diminuera beaucoup le nombre de papistes, dont nous sommes tous les ans surchargés, puisqu’ils sont les principaux producteurs de la nation. —  Secondement, comme l’entretien de cent mille enfants de deux ans et au-dessus ne peut être évalué à moins de 10 shillings par tête chaque année, la richesse de la nation s’accroîtrait par là de 50,000 guinées par an, outre le profit d’un nouveau plat introduit sur les tables de tous les gentlemen de fortune qui ont quelque délicatesse {p. 78}dans le goût. Et l’argent circulerait entre nous, ce produit étant uniquement de notre crû et de nos manufactures. —  Troisièmement, ce serait un grand encouragement au mariage, que toutes les nations sages ont encouragé par des récompenses ou garanti par des lois et pénalités. Cela augmenterait le soin et la tendresse des mères pour leurs enfants, quand elles seraient sûres d’un établissement à vie pour les pauvres petits, institué ainsi en quelque sorte par le public lui-même. —  On pourrait énumérer beaucoup d’autres avantages, par exemple l’addition de quelques milliers de pièces pour notre exportation de bœuf en baril, l’expédition plus abondante de chair de porc, et des perfectionnements dans l’art de faire de bons jambons ; mais j’omets tout cela et beaucoup d’autres choses par amour de la brièveté.

Quelques personnes d’esprit abattu s’inquiètent en outre de ce grand nombre de pauvres gens qui sont vieux, malades ou estropiés, et l’on m’a demandé d’employer mes réflexions pour trouver un moyen de débarrasser la nation d’un fardeau aussi pénible ; mais là-dessus je n’ai pas le moindre souci, parce qu’on sait fort bien que tous les jours ils meurent et pourrissent de froid, de faim, de saleté et de vermine, aussi vite qu’on peut raisonnablement y compter. Et quant aux jeunes journaliers, leur état donne des espérances pareilles : ils ne peuvent trouver d’ouvrage, et par conséquent languissent par défaut de nourriture, tellement que si en quelques occasions on les loue par hasard comme manœuvres, ils n’ont pas la force d’achever leur travail. De cette façon, le pays et eux-mêmes se trouvent heureusement délivrés de tous les maux à venir1020.

{p. 79}Et il finit par cette ironie de cannibale :

Je déclare dans la sincérité de mon cœur que je n’ai pas le moindre intérêt personnel à l’accomplissement de cette œuvre {p. 80}salutaire, n’ayant d’autre motif que le bien public de mon pays. Je n’ai pas d’enfants dont, par cet expédient, je puisse espérer tirer un sou, mon plus jeune ayant neuf ans et ma femme ayant passé l’âge de devenir grosse1021.

On a parlé beaucoup des grands hommes malheureux, de Pascal par exemple. Je trouve que ses cris {p. 81}et ses angoisses sont doux auprès de cette tranquille dissertation.

Tel est ce grand et malheureux génie, le plus grand de l’âge classique, le plus malheureux de l’histoire, Anglais dans toutes ses parties, et que l’excès de ses qualités anglaises a inspiré et dévoré, ayant cette profondeur de désirs qui est le fond de la race, cette énormité d’orgueil que l’habitude de la liberté, du commandement et du succès a imprimée dans la nation, cette solidité d’esprit positif que la pratique des affaires a établie dans le pays ; relégué hors du pouvoir et de l’action par ses passions déchaînées et sa superbe intraitable ; exclu de la poésie et de la philosophie par la clairvoyance et l’étroitesse de son bon sens ; privé des consolations qu’offre la vie contemplative et de l’occupation que fournit la vie pratique ; trop supérieur pour embrasser de cœur une secte religieuse ou un parti politique, trop limité pour se reposer dans les hautes doctrines qui concilient toutes les croyances ou dans les larges sympathies qui enveloppent tous les partis ; condamné par sa nature et ses alentours à combattre sans aimer une cause, à écrire sans s’éprendre de l’art, à penser sans atteindre un dogme, condottiere contre les partis, misanthrope contre l’homme, sceptique contre la beauté et la vérité. Mais ces mêmes alentours et cette même nature, qui le chassaient hors du bonheur, de l’amour, du pouvoir et de la science, l’ont élevé, dans cet âge d’imitation française et de modération classique, à une hauteur extraordinaire, où, par l’originalité et la {p. 82}puissance de son invention, il se trouve l’égal de Byron, de Milton et de Shakspeare, et manifeste en haut relief le caractère et l’esprit de sa nation. La sensibilité, l’esprit positif et l’orgueil lui ont forgé un style unique, d’une véhémence terrible, d’un sang-froid accablant, d’une efficacité pratique, trempé de mépris, de vérité et de haine, poignard de vengeance et de guerre qui a fait crier et mourir ses ennemis sous sa pointe et sous son poison. Pamphlétaire contre l’opposition et le gouvernement, il a déchiré ou écrasé ses adversaires par son ironie ou ses sentences, avec un ton de juge, de souverain et de bourreau. Homme du monde et poëte, il a inventé la plaisanterie atroce, le rire funèbre, la gaieté convulsive des contrastes amers, et, tout en traînant comme une guenille obligée le harnais mythologique, il s’est fait une poésie personnelle par la peinture des détails crus de la vie triviale, par l’énergie du grotesque douloureux, par la révélation implacable des ordures que nous cachons. Philosophe contre toute philosophie, il a créé l’épopée réaliste, parodie grave, déduite comme une géométrie, absurde comme un rêve, croyable comme un procès-verbal, attrayante comme un conte, avilissante comme un torchon posé en guise de couronne sur la tête d’un dieu. Ce sont là ses misères et ses forces ; on sort d’un tel spectacle le cœur serré, mais rempli d’admiration, et l’on se dit qu’un palais est beau, même lorsqu’il brûle ; des artistes ajouteront : « Surtout lorsqu’il brûle. »

{p. 83}

chapitre VI.
Les romanciers. §

I. Caractères propres du roman anglais. —  En quoi il diffère des autres.

II. De Foe. —  Sa vie. —  Son énergie, son dévouement, son rôle politique. —  Son esprit. —  Différence des réalistes anciens et des réalistes modernes. —  Ses œuvres. —  Ses procédés. —  Son but. —  Robinson Crusoé. —  En quoi ce caractère est anglais. —  Sa fougue intérieure. —  Sa volonté obstinée. —  Sa patience au travail. —  Son bon sens méthodique. —  Ses agitations religieuses. —  Sa piété finale.

III. Circonstances qui font naître le roman du dix-huitième siècle. —  Tous ces romans sont des fictions morales et des études de caractères. —  Liaison du roman et de l’essai. —  Deux idées principales en morale. —  Comment elles suscitent deux classes de romans.

IV. Richardson. —  Sa condition et son caractère. —  Liaison de sa perspicacité et de son rigorisme. —  Son talent, sa minutie, ses combinaisons. —  Paméla. —  Son tempérament. —  Ses principes. —  L’épouse anglaise. —  Clarisse Harlowe. —  La famille Harlowe. —  Le caractère despotique et insociable en Angleterre. —  Lovelace. —  Le caractère orgueilleux et militant en Angleterre. —  Clarisse. —  Son énergie, son sang-froid, sa logique. —  Sa pédanterie, ses scrupules. —  Sir Charles Grandisson. —  Inconvénients des héros automates et édifiants. —  Richardson sermonnaire. —  Ses longueurs, sa pruderie, son emphase.

V. Fielding. —  Son tempérament, son caractère et sa vie. —  Joseph Andrews. —  Sa conception de la nature. —  Tom Jones. —  Caractère du squire. —  Les héros de Fielding. —  Amélia. —  Lacunes de sa conception.

{p. 84}VI. Smollett. —  Roderick Random. Peregrine Pickle. —  Comparaison de Smollett et de Lesage. —  Sa conception de la vie. —  Dureté de ses héros. —  Crudité de ses peintures. —  Relief de ses caractères. —  Humphrey Clinker.

VII. Sterne. —  Étude excessive des particularités humaines. —  Caractère de Sterne. —  Son excentricité. —  Sa sensibilité. —  Ses gravelures. —  Pourquoi il peint les maladies et les dégénérescences de la nature humaine.

VIII. Goldsmith. —  Épuration du roman. —  Peinture de la vie bourgeoise, du bonheur honnête et de la vertu protestante. —  Le ministre de Wakefield. —  L’ecclésiastique anglais.

IX. Samuel Johnson. —  Son autorité. —  Sa personne. —  Ses façons. —  Sa vie. —  Ses doctrines. —  Son jugement sur Voltaire et Rousseau. —  Son style. —  Ses œuvres. —  Hogarth. —  Sa peinture morale et réaliste. —  Contraste du tempérament anglais et de la morale anglaise. —  Comment la morale a discipliné le tempérament.

Au milieu de ces écrits achevés et parfaits, un nouveau genre paraît, approprié aux penchants et aux circonstances publiques, le roman anti-romanesque, œuvre et lecture d’esprits positifs, observateurs et moralistes, destiné non à exalter ou amuser l’imagination comme les romans d’Espagne et du moyen âge, non à reproduire ou embellir la conversation comme les romans de France et du dix-septième siècle, mais à peindre la vie réelle, à décrire des caractères, à suggérer des plans de conduite et à juger des motifs d’action. Ce fut une apparition étrange et comme la voix d’un peuple enseveli sous terre, lorsque, parmi la corruption splendide du beau monde, se leva cette sévère pensée bourgeoise, et que les polissonneries d’Afra Behn, qui divertissaient encore les {p. 85}dames à la mode, se rencontrèrent sur la même table avec le Robinson de Daniel de Foe.

I §

Celui-ci dissident, pamphlétaire, journaliste, romancier, tour à tour marchand de bas, fabricant de tuiles, comptable dans les douanes, fut un de ces infatigables travailleurs et de ces obstinés combattants, qui, maltraités, calomniés, emprisonnés, à force de probité, de bon sens et d’énergie, parvinrent à ranger l’Angleterre de leur parti. À vingt-trois ans, ayant pris les armes pour Monmouth, c’est grand hasard s’il n’est point pendu ou déporté. Sept ans plus tard, il est ruiné et obligé de se cacher. En 1702, pour un pamphlet entendu à contre-pied, on le condamne à l’amende, on le met au pilori, on lui coupe les oreilles, on l’emprisonne pendant deux ans à Newgate, et c’est la charité du trésorier Godolphin qui empêche sa femme et ses six enfants de mourir de faim. Relâché et employé en Écosse pour l’union des deux royaumes, il manque d’être lapidé. Un autre pamphlet, mal compris encore, le mène en prison, le force à payer une caution de huit cents livres, et c’est juste à temps qu’il reçoit le pardon de la reine. On le contrefait, on le vole et on le diffame. Il est obligé de réclamer contre les pillards faussaires qui impriment et altèrent ses œuvres à leur profit ; contre l’abandon des whigs, qui ne le trouvent pas assez docile ; {p. 86}contre l’animosité des tories, qui voient en lui le premier champion des whigs. Au milieu de son apologie, il est frappé d’apoplexie, et de son lit continue à se défendre. Il vit pourtant, et il en coûte de vivre ; pauvre et chargé de famille, à cinquante-cinq ans, il se retourne vers la fiction et compose Robinson Crusoé, puis tour à tour Moll Flanders, Captain Singleton, Duncan Campbell, Colonel Jack, the History of the Great Plague in London, et d’autres encore. Cette veine épuisée, il pioche à côté et en exploite une autre, le Parfait négociant anglais, Un Voyage à travers la Grande-Bretagne. La mort approche, et la pauvreté reste. En vain il a écrit en prose, en vers, sur tous les sujets, politiques et religieux, d’occasion et de principes, satires et romans, histoires et poëmes, voyages et pamphlets, traités de négoce et renseignements de statistique, en tout deux cent dix ouvrages, non d’amplification, mais de raisonnements, de documents et de faits, serrés et entassés les uns par-dessus les autres avec une telle prodigalité que la mémoire, la méditation et l’application d’un homme semblent trop petites pour un tel labeur ; il meurt sans un sou, laissant des dettes. De quelque côté qu’on regarde sa vie, on n’y voit qu’efforts prolongés et persécutions subies. La jouissance en semble absente ; l’idée du beau n’y a point d’accès. Quand il arrive à la fiction, c’est en presbytérien et en plébéien, avec des sujets bas et des intentions morales, pour étaler les aventures et réformer la conduite des voleurs et des filles, des ouvriers et des matelots. Tout son plaisir fut de penser {p. 87}qu’il y avait un service à rendre, et qu’il le rendait. « Celui qui a la vérité de son côté, dit-il, est un sot aussi bien qu’un lâche, quand il a peur de la confesser à cause du grand nombre des opinions des autres hommes. Certainement il est dur à un homme de dire : Tout le monde se trompe, excepté moi ; mais si en effet tout le monde se trompe, qu’y peut-il faire1022 ? » Rien, sinon marcher tout droit et tout seul à travers les coups et les éclaboussures. De Foe ressemble à l’un de ces braves soldats obscurs et utiles qui, l’estomac vide, le dos chargé, les pieds dans la boue, font les corvées, emboursent les coups, reçoivent tout le jour le feu de l’ennemi et quelquefois par surcroît celui de leurs camarades, et meurent sergents, heureux quand de rencontre ils ont accroché la croix d’honneur.

Il avait le genre d’esprit qui convient à un si dur service, solide, exact, absolument dépourvu de finesse, d’enthousiasme et d’agrément1023. Son imagination est celle d’un homme d’affaires et non d’un artiste, toute remplie et comme bourrée de faits. Il les dit comme ils lui viennent, sans arrangement ni style, en manière de conversation, sans songer à {p. 88}faire un effet ou à combiner une phrase, avec les mots de métier et les tournures vulgaires, revenant au besoin sur ses pas, répétant deux et trois fois la même chose, n’ayant pas l’air de soupçonner qu’il y a des moyens d’amuser, de toucher, d’entraîner ou de plaire, n’ayant d’autre envie que de décharger sur le papier le trop-plein des renseignements dont il s’est muni. Même en fait de fiction, ses renseignements sont aussi précis qu’en fait d’histoire. Il donne les dates, l’année, le mois, le jour ; il marque le vent, nord-est, sud-ouest, nord-ouest ; il écrit un journal de voyage, des catalogues de marchandises, des comptes d’avoué et de marchand, le nombre des moïdores (monnaie portugaise), les intérêts, les payements en espèces, en nature, le prix de revient, le prix de vente, la part du roi, des couvents, des associés et des facteurs, le total liquide, la statistique, la géographie et l’hydrographie de l’île, tellement que le lecteur est tenté de prendre un atlas et de dessiner lui-même une petite carte de l’endroit, pour entrer dans tous les détails de l’histoire et voir les objets aussi nettement et pleinement que l’auteur. Il semble que celui-ci ait fait tous les travaux de son Robinson, tant il les décrit exactement, avec les nombres, les quantités, les dimensions, comme un charpentier, un potier ou un matelot émérite. On n’avait jamais vu un tel sentiment du réel, et on ne l’a point revu. Nos réalistes aujourd’hui, peintres, anatomistes, hommes de métier et de parti pris, sont à cent lieues de ce naturel ; l’art et le calcul percent dans leurs descriptions trop minutieuses. {p. 89}Celui-ci fait illusion, car ce n’est point l’œil qu’il trompe, c’est l’esprit, et cela à la lettre ; son récit de la grande peste a passé plus d’une fois pour vrai, et lord Chatam prenait ses Mémoires d’un Cavalier pour une histoire authentique. Aussi bien il y aspirait. « L’éditeur », disent les vieilles éditions de Robinson, « croit que ce livre est une vraie histoire de faits. Du reste, on n’y voit aucune apparence de fiction1024. » C’est là tout son talent, et de cette façon ses imperfections lui servent ; son manque d’art devient un art profond ; ses négligences, ses répétitions, ses longueurs, contribuent à l’illusion ; on ne peut pas supposer que tel détail, si petit, si plat, soit inventé ; un inventeur l’eût supprimé ; il est trop ennuyeux pour qu’on l’ait mis exprès ; l’art choisit, embellit, intéresse ; ce n’est donc point l’art qui a mis en monceau ce paquet d’accidents ternes et vulgaires, c’est la vérité.

Qu’on lise par exemple, la Relation véritable de l’apparition d’une mistress Veal, le jour d’après sa mort, à une mistress Bargrave, à Cantorbery, le 8 septembre 1705, apparition qui recommande la lecture du Livre des Consolations contre la crainte de la mort, par Drelincourt1025. Les bouquins de six sous qu’épellent les bonnes femmes tricoteuses ne sont pas plus monotones. Il y {p. 90}a un tel appareil de détails circonstanciés et légalisés, un tel cortége de témoins cités, désignés, contrôlés, confrontés, une si complète apparence de bonne foi bourgeoise et de gros bon sens vulgaire, qu’on prendrait l’auteur pour un brave bonnetier retiré, trop borné pour inventer un conte ; nul écrivain soigneux de sa réputation n’eût composé cette fadaise d’almanach. En effet, ce n’est point de sa réputation que de Foe est soigneux ; il a d’autres vues en tête ; nous ne les devinons pas, nous autres écrivains : c’est que nous ne sommes qu’écrivains. En somme, il veut faire vendre un livre pieux qui ne se vend pas, le livre de Drelincourt, et, par surcroît, confirmer les gens, dans leur foi en persuadant qu’il revient des âmes de l’autre monde. C’est la grande preuve qu’on offre alors aux incrédules ; le grave Johnson lui-même tâchera de voir un revenant, et il n’y a point d’événement qui en ce temps-là soit mieux approprié aux croyances de la classe moyenne. Ici comme ailleurs, de Foe, ainsi que Swift, est un homme d’action ; l’effet le touche et non le bruit ; il compose Robinson pour avertir les impies, comme Swift écrivait la vie du dernier pendu pour faire peur aux voleurs. « Cette histoire, dit la préface, est racontée pour instruire les autres par un exemple, et aussi pour justifier et honorer la sagesse de la Providence. » Dans ce monde positif et religieux, parmi ces bourgeois politiques et puritains, la pratique est de telle importance qu’elle réduit l’art à n’être que son instrument.

{p. 91}Jamais l’art ne fut l’instrument d’une œuvre plus morale et plus anglaise. Robinson est bien de sa race et peut l’instruire encore aujourd’hui. Il a cette force de volonté, cette fougue intérieure, ces sourdes fermentations d’imagination violente qui jadis faisaient les rois de la mer, et qui aujourd’hui font les émigrants et les squatters. Les malheurs de ses deux frères, les larmes de ses proches, les conseils de ses amis, les remontrances de sa raison, les remords de sa conscience ont beau le retenir : « il y a une inclination fatale dans sa nature » ; sa tête a travaillé, il faut qu’il aille à la mer. En vain, à la première tempête, le repentir le prend : il noie dans le vin ces « accès » de conscience. En vain un naufrage et le voisinage de la mort l’avertissent, il s’endurcit et s’obstine. En vain la captivité chez les Maures et la possession d’une plantation fructueuse lui conseillent le repos : l’instinct indomptable se réveille ; « il est né pour être son propre destructeur », et il se rembarque. Le vaisseau périt, il est jeté seul dans une île déserte ; c’est alors que l’énergie native trouve son canal et son emploi ; il faut que, comme ses descendants les pionniers d’Australie et d’Amérique, il refasse et reconquière une à une les inventions et les acquisitions de l’industrie humaine : une à une, il les reconquiert et les refait. Rien n’enraye son effort ; ni la possession ni la lassitude. « J’avais maintenant, dit-il, après avoir fait et chargé onze radeaux en treize jours, le plus gros magasin d’objets de toute sorte qui eût jamais été amassé, je crois, pour un seul homme ; mais je {p. 92}n’étais point encore satisfait ; car tant que le navire était debout dans cette posture, il me semblait que je devais en tirer tout ce que je pourrais. Et véritablement je crois que si le temps calme eût continué, j’aurais emporté tout le navire pièce à pièce1026. » À ses yeux, le travail est chose naturelle. Quand, pour se barricader, il va couper dans les bois des pieux qu’il enfonce, et dont chacun lui coûte un jour de peine, il remarque que « cet ouvrage était très-laborieux et très-ennuyeux ; mais quel besoin avais-je de considérer si une chose que je faisais était ennuyeuse ou non, puisque j’avais assez de temps pour la faire, et que je n’avais point d’autre occupation ?… Mon temps et mon travail étaient de peu de valeur, et ainsi ils étaient aussi bien employés d’une façon que de l’autre1027. » L’application et la fatigue de la tête et des bras occupent ce trop-plein d’activité et de forces ; il faut que cette meule trouve du grain à moudre, sans quoi, tournant dans le vide, elle s’userait elle-même. Il travaille donc tous les jours et tout le jour, à la fois charpentier, rameur, portefaix, {p. 93}chasseur, laboureur, potier, tailleur, laitière, vannier, émouleur, boulanger, invincible aux difficultés, aux mécomptes, au temps, à la peine. N’ayant qu’une hache et un rabot, il lui faut quarante-deux jours pour faire une planche. Il emploie deux mois à fabriquer ses deux premières jarres ; il met cinq mois à construire son premier canot ; ensuite, « par une quantité prodigieuse de travail », il aplanit le terrain depuis son chantier jusqu’à la mer ; puis, ne pouvant amener son canot jusqu’à la mer, il tente d’amener la mer jusqu’à son canot, et commence à creuser un canal ; enfin, calculant qu’il lui faudrait dix ou douze ans pour achever l’œuvre, il construit à un autre endroit un autre canot, avec un autre canal long d’un demi-mille, profond de quatre pieds, large de six. Il y met deux ans, « J’avais appris à ne désespérer d’aucune chose. Dès que je vis celle-là praticable, je ne l’abandonnai plus. » Toujours reviennent ces fortes paroles d’indomptable patience1028. Cette dure race est taillée pour le travail, comme ses moutons pour la boucherie et ses chevaux pour la course. On entend encore aujourd’hui ses vaillants coups de hache et de pioche dans les claims de Melbourne et dans les log-houses du Lac Salé. La raison de leur succès est la même là-bas qu’ici : ils font tout avec calcul et méthode ; ils raisonnent leur acharnement ; {p. 94}c’est un torrent qu’ils canalisent. Robinson ne procède que chiffres en main et toutes réflexions faites. Quand il cherche un emplacement pour sa tente, il numérote les quatre conditions que l’endroit doit réunir. Quand il veut se retirer du désespoir, il dresse impartialement, « comme un comptable », le tableau de ses biens et de ses maux, et le divise en deux colonnes, actif et passif, article contre article, en sorte que la balance est à son profit. Son courage n’est que l’ouvrier de son bon sens. « En examinant, dit-il, et en mesurant chaque chose selon la raison, et en portant sur les choses le jugement le plus rationnel possible, tout homme avec le temps peut se rendre maître de tout art mécanique. Je n’avais jamais manié un outil de ma vie, et cependant avec le temps, par le travail, l’application, les expédients, je vis enfin que je ne manquerais de rien que je n’eusse pu faire, surtout si j’avais eu des outils ; même sans outils, je fis quantité de choses1029. » Il y a un plaisir sérieux et profond dans cette pénible réussite et dans cette acquisition personnelle. Le squatter, comme Robinson, se réjouit des objets non-seulement parce qu’ils lui sont utiles, mais parce qu’ils sont son œuvre. Il se sent homme en retrouvant partout autour de lui la marque de son labeur et de sa pensée ; il est satisfait « de voir {p. 95}toutes les choses si prêtes sous sa main, et tous ses biens en si bon ordre, et son magasin d’objets nécessaires si grand1030. » Il rentre volontiers chez lui, parce qu’il y est maître et auteur de toutes les commodités qu’il y rencontre ; il y dîne gravement « et en roi. »

Voilà les contentements du home. Un hôte y entre qui fortifie ces inclinations de la nature par l’ascendant du devoir. La religion apparaît, comme elle doit apparaître, par des émotions et des visions ; car ce n’est point une âme calme que celle-ci ; l’imagination s’y déchaîne au moindre heurt et l’emporte jusqu’au seuil de la folie. Le jour où il voit les traces des sauvages, il est « comme frappé de la foudre ; il fuit comme un lièvre effarouché à son gîte » ; ses idées tourbillonnent, il n’en est plus maître ; il a beau s’être barricadé et caché, il se croit découvert ; il veut lâcher ses chèvres, abattre ses enclos, retourner son blé. Il entre dans toute sorte de rêveries ; il se demande si ce n’est pas le diable qui a laissé cette empreinte de pied, et il en raisonne. « Je considérai que le diable aurait pu trouver quantité d’autres moyens de m’effrayer1031 », si c’était là son envie. « Comme je vivais tout à l’opposé de ce côté de l’île, il n’aurait {p. 96}jamais été si simple que de laisser cette marque à un endroit où il y avait dix mille chances contre une que je ne la verrais pas, dans le sable surtout, où la première houle par un grand vent l’eût effacée. Tout cela ne paraissait pas s’accorder avec la chose elle-même, ni avec les idées que nous nous faisons ordinairement de la subtilité du diable1032. » Dans cette âme passionnée et inculte qui « huit années durant est restée sans pensée et comme stupide », enfoncée dans le travail manuel et sous les besoins du corps, la croyance prend racine, nourrie par l’anxiété et la solitude. Parmi les hasards de la toute-puissante nature, dans ce grand roulis incertain, un Français, un homme élevé comme nous, se croiserait les bras d’un air morne, en stoïcien, ou attendrait en épicurien le retour de la gaieté physique. Pour lui, à l’aspect des épis qui viennent de pousser à l’improviste, il pleure et commence par croire que Dieu les a semés tout exprès pour lui. Un autre jour il a une vision terrible ; pendant la fièvre, il se repent ; il ouvre la Bible, il y trouve des paroles qui conviennent à son état : « Invoque-moi dans tes jours d’angoisses, et je te délivrerai. » La prière alors vient à ses lèvres, la vraie prière, qui est l’entretien du cœur avec un Dieu qui répond et qu’on écoute. Puis, relisant ces paroles : « jamais, jamais je ne t’abandonnerai, —  à {p. 97}l’instant l’idée me vint que ces paroles étaient pour moi ; car pourquoi m’auraient-elles été adressées de cette façon, juste au moment où je m’affligeais de ma condition, me croyant abandonné de Dieu et des hommes1033 ? » Désormais pour lui la vie spirituelle s’ouvre. Pour y pénétrer jusqu’au fond, le squatter n’a besoin que de sa Bible ; il emporte avec elle sa foi, sa théologie et son culte ; tous les soirs il y trouve quelque application à sa condition présente ; il n’est plus seul ; Dieu lui parle, et fournit à sa volonté la matière d’un second travail pour soutenir et compléter le premier. Car il entreprend maintenant contre son cœur le combat qu’il à soutenu contre la nature ; il veut conquérir, transformer, améliorer, pacifier l’un comme il a fait de l’autre. Robinson jeûne, il observe le sabbat ; trois fois par jour il lit l’Écriture. À force de travail intérieur, il obtient « de son esprit non-seulement la résignation à la volonté de Dieu, mais encore la gratitude sincère1034. » — « Je lui rendis d’humbles et ferventes actions de grâces pour avoir bien voulu me faire comprendre qu’il pouvait pleinement compenser les inconvénients de mon état solitaire et le manque de toute société humaine par sa présence, et par les communications de sa {p. 98}grâce à mon âme, me soutenant, me réconfortant, m’encourageant à me reposer ici-bas sur sa providence et à espérer sa présence éternelle pour le temps d’après1035. » Dans cette disposition d’esprit, il n’est rien qu’on ne puisse supporter ni faire ; le cœur et la tête viennent aider les bras ; la religion consacre le travail, la piété alimente la patience, et l’homme, appuyé d’un côté sur ses instincts, de l’autre sur ses croyances, se trouve capable de défricher, peupler, organiser et civiliser des continents.

II §

C’est par hasard que de Foe, comme Cervantes, a rencontré ici un roman de caractères ; d’ordinaire, comme Cervantes, il ne fait que des romans d’aventures ; il connaît mieux la vie que l’âme, et le cours général du monde que les particularités de l’individu. Le branle est donné pourtant, et maintenant les autres suivent. Les mœurs chevaleresques se sont effacées, emportant avec elles le théâtre poétique et pittoresque. Les mœurs monarchiques s’effacent, emportant avec elles le théâtre spirituel et licencieux. Les mœurs bourgeoises s’établissent, amenant avec elles les lectures {p. 99}domestiques et pratiques. Comme la société, la littérature change de cours. Il faut des livres qu’on lise au coin du feu, à la campagne, en famille ; c’est vers ce genre que se tournent l’invention et le génie. La séve de la pensée humaine, abandonnant les anciennes branches qui sèchent, vient affluer dans des rameaux inaperçus qu’elle fait tout d’un coup végéter et verdir, et les fruits qu’elle y développe témoignent à la fois de la température environnante et de la souche natale. Deux traits leur sont communs et leur sont propres. Tous ces romans sont des romans de caractères ; c’est que les hommes de ce pays, plus réfléchis que les autres, plus enclins au mélancolique plaisir de l’attention concentrée et de l’examen intérieur, rencontrent autour d’eux des médailles humaines plus vigoureusement frappées, moins usées par le frottement du monde, et dont le relief intact est plus visible qu’ailleurs. Tous ces romans sont des œuvres d’observation et partent d’une intention morale ; c’est que les hommes de ce temps, déchus de la haute imagination et installés dans la vie active, veulent tirer des livres une instruction solide, des documents exacts, des émotions efficaces, des admirations utiles et des motifs d’action.

On n’a qu’à regarder alentour ; le même penchant commence de tous côtés la même œuvre. Le roman pousse de toutes parts, et sous toutes les formes montre le même esprit. C’est à ce moment1036 que paraissent {p. 100}le Tatler, le Spectator, le Guardian, et tous ces essais agréables et sérieux qui, comme le roman, vont chercher le lecteur à domicile pour l’approvisionner de documents et le munir de conseils, qui, comme le roman, décrivent les mœurs, peignent les caractères et tâchent de corriger le public, qui enfin, comme le roman, tournent d’eux-mêmes à la fiction et au portrait. Addison, en amateur délicat des curiosités morales, suit complaisamment les bizarreries aimables de son cher sir Roger de Coverley, sourit, et d’une main discrète conduit l’excellent chevalier dans tous les faux pas qui peuvent mettre en lumière ses préjugés campagnards et sa générosité native, pendant qu’à côté de lui le malheureux Swift, dégradant l’homme jusqu’aux instincts de la bête de proie et de la bête de somme, supplicie la nature humaine en la forçant à se reconnaître dans l’exécrable portrait du Yahou. Ils ont beau différer, tous deux travaillent à la même œuvre. Ils n’emploient l’imagination que pour étudier les caractères et suggérer des plans de conduite. Ils rabattent la philosophie dans l’observation et l’application. Ils ne songent qu’à réformer ou à flageller le vice. Ils ne sont que moralistes et psychologues. Ils se confinent tous deux dans la considération du vice et de la vertu, l’un avec une bienveillance sereine, l’autre avec une indignation farouche. Le même point de vue produit les portraits gracieux d’Addison et les épopées diffamatoires de Swift. Leurs successeurs font de même, et toutes les diversités des tempéraments et des talents n’empêchent pas leurs œuvres {p. 101}de reconnaître une source unique et de concourir à un seul effet.

Deux idées principales peuvent régir la morale et l’ont régie en Angleterre. Tantôt c’est la conscience qu’on accepte pour souveraine, et tantôt c’est l’instinct qu’on prend pour guide. Tantôt l’on a recours à la grâce, et tantôt l’on se fie à la nature. Tantôt on assujettit tout à la règle, tantôt on abandonne tout à la liberté. Les deux opinions ont tour à tour régné en Angleterre, et la structure de l’homme à la fois trop vigoureuse et trop raide y a justifié tour à tour leur ruine et leur succès. Les uns, alarmés par la fougue d’un tempérament trop nourri et par l’énergie des passions insociables, ont regardé la nature comme une bête dangereuse, et posé la conscience avec tous ses auxiliaires, la religion, la loi, l’éducation, les convenances, comme autant de sentinelles armées pour réprimer ses moindres saillies. Les autres, rebutés par la dureté d’une contrainte incessante et par la minutie d’une discipline morose, ont renversé gardiens et barrières, et lâché la nature captive pour la faire jouir du plein air et du soleil, loin desquels elle étouffait. Les uns et les autres, par leurs excès, ont mérité leur défaite et relevé leurs adversaires. De Shakspeare aux puritains, de Milton à Wycherley, de Congreve à de Foe, de Sheridan à Burke, de Wilberforce à lord Byron, le dérèglement a provoqué la contrainte, et la tyrannie la révolte ; c’est encore ce grand débat de la règle et de la nature qui se développe dans les écrits de Fielding et de Richardson.

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III §

« Paméla ou la vertu récompensée, suite de lettres familières, écrites par une belle jeune personne à ses parents, et publiées afin de cultiver les principes de la vertu et de la religion dans les esprits des jeunes gens des deux sexes, ouvrage qui a un fondement vrai, et qui, en même temps qu’il entretient agréablement l’esprit par une variété d’incidents curieux et touchants, est entièrement purgé de toutes ces images qui, dans trop d’écrits composés pour le simple amusement, tendent à enflammer le cœur au lieu de l’instruire. » On ne s’y méprendra pas, ce titre est clair1037. Les prédicateurs se réjouirent en voyant l’aide leur venir du côté du danger, et le docteur Sherlock, du haut de sa chaire, recommanda le livre. On s’enquit de l’auteur. C’était un imprimeur, fils de menuisier, qui, à l’âge de cinquante ans et pendant ses moments de relâche, écrivait dans son arrière-boutique : homme laborieux qui, à force de travail et de conduite, s’était élevé jusqu’à l’aisance et à l’instruction ; du reste délicat, doux, nerveux, souvent malade, ayant le goût de la société des femmes, habitué à correspondre pour elles et avec elles, d’habitudes réservées et retirées, n’ayant pour défaut qu’une vanité craintive. Il était sévère de principes {p. 103}et se trouvait perspicace par rigorisme. En effet, la conscience est une lumière ; un moraliste est un psychologue ; la casuistique chrétienne est une sorte d’histoire naturelle de l’âme. Celui qui, par inquiétude de conscience, s’occupe à démêler les motifs bons ou mauvais de ses actions apparentes, qui aperçoit les vices et les vertus à leur naissance, qui suit le progrès insensible des pensées coupables et l’affermissement secret des résolutions honnêtes, qui peut marquer la force, l’espèce et le moment des tentations et des résistances, tient sous sa main presque toutes les cordes humaines, et n’a qu’à les faire vibrer avec ordre pour en tirer les plus puissants accords. En cela consiste l’art de Richardson ; il combine en même temps qu’il observe ; il y a en lui un méditatif qui développe les idées du moraliste. Nul en ce siècle ne l’a égalé pour ces conceptions détaillées et compréhensives qui, ordonnant en vue d’un but unique les passions de trente personnages, enchevêtrent et colorent les fils innombrables de toute la toile pour faire ressortir une figure, une action et une leçon.

Ce premier roman est une fleur, une de ces fleurs qui n’éclosent que dans une imagination vierge, à l’aurore de l’invention primesautière, dont le charme et la fraîcheur surpassent tout ce que la maturité de l’art et du génie peut cultiver ou arranger plus tard. Paméla est une enfant de quinze ans élevée par une vieille lady, demi-servante et demi-favorite, et qui, après la mort de sa maîtresse, se trouve exposée aux séductions et aux persécutions croissantes du jeune {p. 104}seigneur de la maison. C’est bien véritablement une enfant, naïve et bonne comme la Marguerite de Goethe, et du même sang. Au bout de vingt pages, on voit involontairement cette fraîche figure rose, toujours rougissante, et ses yeux souriants, si prompts aux larmes. Aux moindres bontés, elle est confuse ; elle ne sait que dire, elle change de couleur, elle fait la révérence en baissant les yeux ; ce pauvre cœur innocent se trouble ou se fond1038. Nulle trace de la vivacité hardie et de la sécheresse nerveuse qui sont le fond d’une Française. Elle est, « comme un agneau », aimée, aimante, sans orgueil, ni vanité, ni rancune, timide, toujours humble. Quand son maître entreprend de l’embrasser par force, elle s’étonne, elle ne veut pas croire que le monde soit si méchant. « Le gentleman s’est rabaissé jusqu’à prendre des libertés avec sa pauvre servante1039 ! » Elle a peur d’en prendre avec lui ; elle se reproche, en écrivant à ses parents, de dire trop souvent il et lui, au lieu de son honneur ; « mais c’est sa faute si je le fais, car pourquoi a-t-il perdu toute sa dignité avec moi ? » Nul outrage ne vient à bout de sa soumission ; il lui a si fort serré le bras que ce bras est « tout noir et tout bleu » ; il a essayé pis : il s’est conduit comme un {p. 105}charretier et comme un coquin ; par surcroît, il la calomnie longuement devant les domestiques ; il l’insulte, et redouble, il la provoque à parler ; elle ne parle pas, elle ne veut pas manquer à son maître. « Monsieur, répond-elle doucement, vous avez le droit de dire ce qui vous plaît ; moi, mon devoir est de dire seulement : Dieu bénisse votre honneur1040 ! » Elle s’agenouille et le remercie de la renvoyer. Mais parmi tant de soumission quelle résistance ! Tout est contre elle : il est son maître ; il est justice of the peace, à l’abri de toute intervention, sorte de Dieu pour elle, avec tout l’ascendant et l’autorité d’un prince féodal. Bien plus, il a la brutalité du temps ; il la rudoie, lui parle comme à une négresse, et se croit encore bien bon. Il la séquestre seule, pendant plusieurs mois, avec une mégère, sa complaisante, qui la bat et la menace. Il l’attaque par la crainte, l’ennui, la surprise, l’argent, la douceur. Enfin, ce qui est plus terrible, son cœur est contre elle : elle l’aime tout bas ; bien plus, ses vertus lui nuisent ; elle n’ose mentir quand elle en aurait tant besoin1041, et la piété la retient au bord du suicide quand le suicide semble sa seule ressource. Une à une les issues se ferment autour d’elle, tellement qu’elle n’espère plus rien, qu’on la croit perdue, et qu’on voit venir la dernière violence. Mais cette innocence native a été trempée dans la foi puritaine. Elle voit des tentations dans ses faiblesses ; {p. 106}elle sait que « Lucifer est toujours prêt à pousser en avant son ouvrage et ses ouvriers1042 » ; elle est pénétrée de la grande idée chrétienne qui nivelle toutes les âmes devant la rédemption commune et le jugement final ; elle se dit que « son âme est égale en importance à l’âme d’une princesse, quoique sa qualité soit inférieure à celle du moindre esclave1043. » Blessée, frappée, abandonnée, trahie, il n’importe ; la conscience et la pensée d’une éternité heureuse ou malheureuse sont deux défenses que nul assaut ne peut emporter. Elle le sait bien, et n’a pas d’autre moyen pour expliquer le vice que de les supposer absentes, « Sûrement, dit-elle en parlant de l’entremetteuse, cette femme est athée. Ne pensez-vous pas qu’elle l’est ? » La croyance en Dieu, la croyance du cœur, non pas la phrase du catéchisme, mais l’émotion intime, l’habitude de se représenter la justice toujours vivante et partout présente, voilà le sang nouveau que la Réforme a fait entrer dans les veines du vieux monde, et qui seul s’est trouvé capable de le rajeunir et de le ranimer.

Elle en est comme vivifiée ; aux plus périlleux moments comme aux plus doux, ce grand sentiment lui revient, tant il s’est enlacé à tous les autres, tant il a multiplié ses attaches et enfoncé ses racines dans les derniers replis de son cœur ! Le jeune seigneur songe à {p. 107}l’épouser à présent, et veut être sûr qu’elle l’aime ; elle n’ose lui rien dire, elle a peur de lui donner prise sur elle ; elle est toute troublée de sa bonté, et pourtant il faut qu’elle réponde. La religion arrive dans un demi-aveu sublime pour voiler l’amour. « Oh ! monsieur, je ne crains pas, avec le secours de la grâce de Dieu, qu’aucune marque de bonté me fasse jamais oublier ce que je dois à mon honneur ; mais ma nature est trop franche et ouverte pour me faire souhaiter d’être ingrate, et si je devais connaître une pensée que je n’ai point encore apprise, avec quel regret descendrais-je dans mon tombeau de penser que je ne saurais haïr l’auteur de ma perte, et qu’au grand dernier jour je dois me lever comme accusatrice de la pauvre malheureuse âme que je souhaiterais pouvoir sauver1044 ! » Il est attendri et vaincu, il descend de cette hauteur immense où les mœurs aristocratiques l’ont placé, et désormais, jour par jour, les lettres de l’heureuse enfant racontent les préparatifs de leur mariage. Au milieu de cette gloire et de ce bonheur, elle reste humble, dévouée et tendre ; son cœur est plein, et de toutes parts la reconnaissance y afflue encore. « Cette pauvre, pauvre sotte fille sera aujourd’hui, midi sonné, aussi {p. 108}bien sa femme que s’il épousait une duchesse ! Oh ! le cher charmant homme ! » Elle s’enhardit, elle prend la liberté de lui baiser la main. « Mon cœur est si complétement à vous que je ne crains rien, sinon d’être plus empressée que vous ne le souhaitez1045. » Sera-ce lundi, ou bien mardi, ou bien mercredi ? Elle n’ose dire oui ; elle rougit et tremble ; il y a une grâce délicieuse dans cette pudeur effarouchée, dans ces effusions contenues. Pour cadeau de noces, elle obtient la grâce des mauvaises gens qui l’ont maltraitée. « Je mis mes bras autour de son cou, et je n’eus pas honte de l’embrasser une fois, deux fois, trois fois, une fois pour chaque personne pardonnée1046. » Alors ils parlent de leurs projets : elle restera au logis, elle ne fréquentera point les assemblées, elle n’aime point les cartes. Ce sera elle qui tiendra les comptes de la maison et distribuera les charités de son mari ; elle aidera la femme de charge à faire les confitures, les conserves, les friandises, le linge fin ; elle surveillera le déjeuner et le dîner, surtout quand il y aura des convives ; elle sait découper ; elle attendra son mari, qui peut-être voudra bien lui accorder quelquefois une heure ou {p. 109}deux de sa conversation, « et sera indulgent pour les effusions maladroites de sa reconnaissance. » En son absence, elle lira « afin de polir son esprit pour se rendre plus digne de sa compagnie et de son entretien », et priera Dieu, afin d’être plus exacte à remplir envers lui son devoir. Richardson esquissait ici le portrait de l’épouse anglaise, ménagère et sédentaire, studieuse et obéissante, aimante et pieuse, et Fielding allait l’achever dans Amélia.

Ceci est un combat, en voici un plus grand. La vertu, comme toute force, se mesure aux résistances, et il n’y a qu’à la soumettre à des épreuves plus violentes pour lui donner un relief plus haut. Cherchons dans les passions du pays des ennemis qui puissent l’assaillir, l’exercer et la roidir. Le mal comme le bien dans le caractère anglais, c’est la volonté trop forte1047. Quand la tendresse et la haute raison y manquent, l’énergie native se tourne en dureté, en opiniâtreté, en tyrannie inflexible, et le cœur devient une caverne de passions malfaisantes acharnées à rugir et à se déchirer. C’est contre une telle famille que doit lutter Clarisse Harlowe. Son père « n’a jamais voulu être contrôlé ni même persuadé. » Jamais « il n’a cédé sur un point auquel il croyait avoir droit. » Il a brisé la volonté de sa femme et l’a réduite au rôle de servante silencieuse ; il veut briser la volonté de sa fille1048, et lui imposer pour mari un sot {p. 110}brutal et sans cœur. Il est chef de famille, maître de tous les siens, despote et ambitieux comme un patricien de Rome, et il veut fonder une maison. Il s’est roidi dans ces deux sentiments âpres et tonne contre la rebelle. Par-dessus les éclats de sa voix, on entend les clameurs furieuses du fils, sorte de bouledogue sanguin et trop nourri, enfiévré de rapacité, de jeunesse, de fougue et d’autorité prématurée ; les cris aigres de la fille aînée, laideron grossière et rougeaude, inexorablement jalouse, haineuse, et qui, dédaignée par Lovelace, se venge de la beauté de sa sœur ; le grondement hargneux des deux oncles, vieux célibataires bornés, vulgaires, entêtés par principes de l’autorité masculine ; les instances douloureuses de la mère, de la tante, de la vieille bonne, pauvres esclaves timides, réduites, une par une, à devenir des instruments de persécution. « Ils se sont liés les uns aux autres par un écrit signé, et engagés à pousser à bout leur entreprise en faveur de M. Solmes, et pour la défense de l’autorité du père. » À présent la chose est une affaire de politique et de guerre. « Puisque vous avez déployé vos talents et tâché d’ébranler tout le monde, sans être ébranlée vous-même, c’est à nous maintenant de nous tenir plus fermes et plus serrés ensemble. » Ils forment « une phalange rangée en bataille », où chaque conviction alourdit les autres de tout son poids. Il ne s’agit plus ici de raisonnement ; leur volonté devient machinale. À force de se répéter entre eux la même idée, ils la fixent dans leur cervelle, et s’exaspèrent {p. 111}quand on essaye de la leur ôter. « Nous sommes sept et vous êtes seule : qui doit céder de toute la famille ou d’une seule personne ? » Elle offre toutes les soumissions. « Non, nous ne nous payons pas de respects. » Elle consent à abandonner son bien. « Non, nous ne voulons pas de transactions. » Elle propose de s’engager pour toujours au célibat. « Non, c’est le mariage avec Solmes que nous avons demandé, et c’est ce mariage qu’il nous faut. » Ils se sont butés à ce projet, ils l’exécuteront. Les engagements sont pris, c’est un point d’honneur. Une fille, une jeune fille sans expérience, sans importance, résister à des hommes, à des vieillards, à des gens établis, considérés, à toute sa famille, cela est monstrueux ! et ils poussent en avant, en brutes qu’ils sont, aveuglément, serrant l’écrou de toutes leurs stupides mains réunies, ne voyant pas qu’à chaque tour ils rapprochent cette enfant de la folie, du déshonneur ou de la mort. Elle les supplie, elle les implore tous un à un avec toutes les raisons et toutes les prières ; elle s’ingénie à inventer des concessions, elle s’agenouille, elle s’évanouit, elle les fait pleurer. Rien n’y fait. L’indomptable volonté écrasante appesantit tous les jours sur elle sa masse qui croît. Il n’y a pas d’exemple d’une torture morale si variée, si incessante, si obstinée. Ils s’y aheurtent comme à une tâche et s’irritent de trouver qu’elle leur rend la tâche si longue. Ils refusent de la voir, ils lui défendent d’écrire, ils ont peur de ses larmes. Arabella surtout, avec la rancune venimeuse d’une femme {p. 112}laide offensée, raffine les insultes : « La pieuse Clarisse éprise d’un viveur ! Ses parents obligés de l’enfermer à clef pour qu’elle ne coure pas dans ses bras ! Dites-moi, ma chère, quelle est maintenant la distribution de votre journée ? Combien d’heures sur vingt-quatre donnez-vous à votre aiguille ? Combien à vos prières ? et combien à l’amour ? Je crois, je crois, ma petite chérie, que ce dernier article est comme la verge d’Aaron, il avale le reste… Vous plierez on vous romprez, voilà tout, mon enfant1049. » Là-dessus elle va prendre la harpe, et se met à chantonner en s’accompagnant pour montrer son indifférence : « Ma douce sœur Clary ! mon cher cœur ! mon petit amour ! conduirai-je Votre Seigneurie en bas de l’escalier ? Allons, ma chère maussade silencieuse, dites-moi un seul mot ; vous en direz bientôt deux à M. Solmes1050. » Puis, voyant Clarisse éclater en sanglots, elle lui essuie les {p. 113}yeux avec une tendresse dérisoire : « Parfait ! parfait ! un cri de roman, le cri d’un tendre cœur qui saigne ! » — « Tenez, voici les échantillons des étoffes ; celui-ci est joli, mais cet autre est tout à fait charmant. À votre place j’en ferais une robe pour ma nuit de noces. Et que diriez-vous d’un vêtement de velours ? Cela ferait une grande figure dans une église de village. Du velours cramoisi, je suppose. Un si beau teint que le vôtre, comme cela le fera ressortir ! Vous soupirez, mon amour ? Mais du velours noir ! Du velours noir, belle comme vous l’êtes, avec ces yeux charmants, brillants comme un soleil d’avril à travers un nuage d’hiver ? Est-ce que Lovelace ne vous dit pas que ces yeux-là sont charmants1051 ? » Puis, lorsqu’on lui rappelle qu’il y a trois mois elle ne trouvait point Lovelace si méprisable, elle suffoque de fureur ; elle veut battre sa sœur, elle ne peut plus parler, elle crie à sa tante d’une voix sifflante : « Partons, madame, laissons la créature s’enfler jusqu’à ce qu’elle crève de son venin1052 ! » On croit voir une meute de chiens qui courent {p. 114}une biche, qui l’atteignent, la blessent et s’acharnent encore, d’autant plus féroces qu’ils ont déjà goûté son sang.

Au dernier moment, quand elle croit leur échapper, voici qu’une nouvelle chasse commence, plus dangereuse que l’autre. Lovelace a toutes les mauvaises passions des Harlowe, et, par surcroît, du génie pour les aiguiser et les empirer. Quel caractère ! Combien anglais ! combien différent du don Juan de Mozart ou de Molière ! Avant tout, la superbe intraitable, le désir de plier autrui, l’esprit militant, le besoin de triomphe ; les sens ne viennent qu’ensuite. Il épargne une jeune fille innocente, parce qu’il la sait facile à vaincre, et que la grand’mère le supplie de ne point la tenter. Sa devise est « d’abattre les superbes. » « J’aime l’opposition », dit-il ailleurs1053. Au fond, l’orgueil, l’orgueil infini, insatiable, insensé, est le premier ressort, l’unique ressort de tout son être. Il avoue quelque part qu’il se croit l’égal de César, et que c’est par pur caprice qu’il se rabat à des conquêtes privées. « Que je sois damné si je voudrais épouser la première princesse de la terre, sachant ou même imaginant qu’elle a pu balancer une minute entre un empereur et moi1054 ! » On le trouve gai, brillant, causeur ; mais cette pétulance de la verve animale n’est qu’un {p. 115}dehors ; il est barbare, il plaisante atrocement, froidement, en bourreau, du mal qu’il a fait ou qu’il veut faire. Voyez de quel air il rassure un pauvre domestique inquiet de lui avoir livré Clarisse : « Mon cher Joseph, ne vous tourmentez pas. On a tort de me faire une mauvaise renommée. Je n’ai rien à me reprocher vis-à-vis de miss Betterton. J’ai pris le deuil pour elle, quoiqu’à l’étranger ; distinction que j’ai toujours accordée aux dignes créatures qui sont mortes en couches de moi1055. » Il faut dire qu’en ce pays, les viveurs de ce temps jettent la chair humaine à la voirie. Tel gentilhomme ami de Lovelace détourne une jeune fille innocente, l’enivre, passe la nuit avec elle dans une maison publique, l’y laisse pour payer l’écot, et se frotte les mains tranquillement en apprenant quinze jours après que la maîtresse l’a mise en prison et qu’elle y est morte folle. Les débauchés chez nous ne sont que des drôles1056, ici ils sont des scélérats ; la méchanceté y empoisonne l’amour. Lovelace hait Clarisse encore plus qu’il ne l’aime. Il a un livre sur lequel il tient note de toutes les offenses qu’il a reçues d’elle et des Harlowe. Il le relit quand il est près d’être attendri ; il s’irrite qu’elle ose se défendre : « J’enseignerai à la chère charmante créature à rivaliser avec moi en inventions ; je lui enseignerai à ourdir des toiles et {p. 116}des complots contre son vainqueur ! » Ils sont aux prises, « c’est une lutte à qui des deux défera l’autre. » Ni trêve, ni relâche. « Lorsqu’il entreprend une chose ou qu’il y met son cœur, il est le plus industrieux mortel et le plus persévérant sous le soleil. » Il l’assiège et l’obsède ; il passe des nuits autour de sa maison, il donne aux Harlowe des valets de sa main, il forge des histoires, il amène des personnages supposés, il fabrique des lettres. Il n’y a point de dépense, de fatigue, de machinations, de déloyautés qu’il n’entreprenne. Toutes les armes lui sont bonnes. Il creuse et combine à distance dix, vingt, cinquante souterrains, qui tous se réunissent dans la même mine. Il remédie à tout, il est prêt sur tout, il devine tout, il ose tout, contre tout devoir, toute humanité, tout bon sens, en dépit des prières de ses amis, des supplications de Clarisse, des remords de son propre cœur. La volonté excessive devient ici, comme chez les Harlowe, un engrenage d’acier qui tord et broie ce qu’il devrait plier, jusqu’à ce qu’enfin, à force d’impétuosité aveugle, il se brise lui-même par-dessus les débris qu’il a faits.

Contre de tels assauts, quelles ressources a Clarisse ? Une volonté égale1057. Elle aussi est armée en guerre. « Après un strict examen de moi-même, dit-elle quelque part, je trouve que j’ai en moi presque autant du sang de mon père que de ma mère. » Quoique {p. 117}douce, quoique promptement rabattue, dans l’humilité chrétienne, il y a de l’orgueil dans son fait ; elle a « espéré être un exemple pour les jeunes personnes de son sexe1058 » ; elle est homme pour la fermeté, mais surtout elle a une réflexion d’homme1059. Quelle attention sur soi ! quelle vigilance ! quelle observation minutieuse et infatigable de sa conduite et de la conduite d’autrui1060 ! Il n’y a pas une action, une parole, un geste involontaire ou non de Lovelace qu’elle ne remarque, qu’elle n’interprète et ne juge avec la perspicacité et la solidité d’esprit d’un diplomate et d’un moraliste. Il faut lire ces longues conversations où nulle parole n’est lâchée sans calcul, véritables duels renouvelés tous les jours avec la mort, bien plus avec le déshonneur en face. Elle le sait, elle n’en est point troublée, elle reste toujours maîtresse de soi, elle ne donne jamais de prise, elle n’a point d’éblouissements, elle combat pied à pied, sentant que tout le monde est pour lui, que personne n’est pour elle, qu’elle perd {p. 118}du terrain, qu’elle en perdra davantage, qu’elle tombera, qu’elle tombe. Et néanmoins elle ne fléchit pas. Quel changement depuis Shakspeare ! D’où vient cette idée de la femme si originale et si neuve ? Qui a cuirassé d’héroïsme et de calcul ces innocentes si abandonnées et si tendres ? Le puritanisme devenu laïque. « Elle n’a jamais pu regarder un devoir avec indifférence1061 », et elle a passé sa vie à regarder ses devoirs1062. Elle s’est posé des principes, elle en a raisonné, elle les a appliqués aux différentes circonstances de la vie, elle s’est munie sur chaque point de maximes, de distinctions et d’arguments. Elle a planté autour d’elle, comme des remparts hérissés et multipliés, l’innombrable rangée des préceptes inflexibles. On ne peut pénétrer jusqu’à elle qu’en renversant tout son esprit et tout son passé. Voilà sa force et aussi sa faiblesse ; car elle est tellement défendue par ses fortifications qu’elle y est prisonnière ; ses principes lui sont un piége, et c’est sa vertu qui la perd. Elle veut garder trop de décorum. Elle refuse d’avoir recours au magistrat, cela ébruiterait des discordes de famille. Elle ne résiste pas en face à son père ; cela serait contre l’humilité filiale. Elle ne chasse pas Solmes violemment et comme un chien qu’il est ; cela serait contre la délicatesse féminine. Elle ne veut pas partir avec miss Howe ; cela pourrait effleurer la réputation de son amie. Elle réprimande Lovelace quand {p. 119}il jure1063 ; une bonne chrétienne doit protester contre le scandale. Elle est raisonneuse et pédante, politique1064 et prêcheuse, elle ennuie, elle n’est point femme. Mademoiselle, quand le feu est dans une chambre, on en sort pieds nus, et on ne s’amuse point à demander des pantoufles. J’en suis bien fâché, mais j’ajoute bien bas, tout bas, que la sublime Clarisse est un petit esprit ; sa vertu ressemble à la piété des dévotes, littérale et scrupuleuse1065. Elle n’entraîne pas, on lui voit toujours à la main son catéchisme de bienséances ; elle n’invente pas son devoir, elle suit une consigne ; elle n’a pas l’audace des grands partis pris, elle a plus de conscience et de fermeté que d’enthousiasme et de génie1066. Voilà l’inconvénient de la morale poussée à bout, quelle que soit l’école, quel que soit le but. À force de régulariser l’homme, on le rétrécit.

Le pauvre Richardson, sans s’en douter, a pris la peine de mettre la chose dans tout son jour, et il a composé sir Charles Grandisson, « le modèle des gentlemen chrétiens. » Je ne sais pas si ce modèle a converti beaucoup de monde. Rien d’insipide comme un héros édifiant. Celui-ci est correct comme un automate ; {p. 120}il passe sa vie à peser des devoirs et à saluer1067. Quand il va visiter un malade, il s’inquiète de voyager le dimanche ; mais il rassure sa conscience en se disant que c’est pour une œuvre de charité1068. Croiriez-vous qu’un pareil homme soit amoureux ? Il l’est pourtant, mais à sa manière. Par exemple il écrit à sa fiancée : « Et maintenant, ô la plus aimable et la plus chère des femmes, permettez-moi d’attendre de vous l’honneur d’un mot qui me dira combien de jours de cet ennuyeux mois vous aurez la bonté de réduire. Mon extrême gratitude vous sera pour toujours engagée par cette condescendance, quel que soit ce jour, ce jour précieux pour moi jusqu’à mon dernier soupir, qui me donnera la plus grande bénédiction de ma vie, et confirmera ce que déjà je suis à jamais, votre Charles Grandisson1069. » Une image de cire ne serait pas plus convenable. Tout est du même goût. Il y a huit carrosses au mariage, chacun de quatre chevaux ; sir Charles est attentif pour les personnes âgées ; à table, les messieurs, une serviette {p. 121}sous le bras, servent chacun une dame ; la fiancée est toujours prête à s’évanouir ; il se jette à ses pieds dans toutes les formes. « Eh bien ! mon amour, par égard pour les meilleurs des parents, reprenez votre présence d’esprit habituelle ; autrement, moi qui vais me glorifier devant mille témoins de recevoir l’honneur de votre main, je serai prêt à regretter d’avoir acquiescé de si grand cœur aux désirs de ces respectables amis qui ont souhaité une célébration publique1070. » Les révérences commencent, les compliments bourdonnent, l’essaim des convenances voltige comme une bande de petits chérubins amoureux, et leurs ailes dévotes1071 viennent sanctifier les tendresses bénies de l’heureux couple. Les larmes pleuvent ; Harriett s’attendrit sur sa rivale sacrifiée, et sir Charles « d’une façon caressante, tendre et respectueuse, mettant son bras autour d’elle, lui prend son mouchoir, sans qu’elle résiste, pour essuyer les pleurs qui coulent sur ses joues. —  Douce humanité, dit-il ; charmante sensibilité, ne réprimez point cette effusion touchante ! Rosée du ciel (et il baise le mouchoir), rosée du ciel, larmes d’un cœur doux comme le ciel et compatissant comme lui1072 ! » C’en est trop, on est excédé, {p. 122}on se dit que ces phrases devraient être accompagnées sur la mandoline. Le plus patient des mortels se sent écœuré quand il a, pendant trois mille pages, avalé ces fadeurs sentimentales et tout ce lait sucré de l’amour. Pour comble, sir Charles, voyant Harriett embrasser sa rivale, trace le plan d’un petit temple dédié à l’amitié qu’on bâtira dans le lieu même ; c’est le triomphe du rococo mythologique. À la fin, les couronnes pleuvent comme à l’Opéra, tous les personnages chantent à l’unisson et en chœur les louanges de sir Charles ; on lui récite sa litanie : « Comment pourrait-il être autre chose que le meilleur des maris, lui qui fut le plus soumis des fils, qui est le plus affectionné des frères, le plus fidèle des amis, et qui est bon par principe dans chacune des relations de la vie1073 ? » Il est grand, il est généreux, il est délicat, il est pieux, il est irréprochable ; il n’a jamais fait une vilaine action ni un geste faux. Sa conscience et sa perruque sont intactes. Amen. Il faut le canoniser et l’empailler.

Et vous non plus, mon cher Richardson, quoique grand homme, vous n’avez pas tout l’esprit qu’il faut {p. 123}pour en avoir assez. À force de vouloir servir la morale, vous lui faites tort. Savez-vous l’effet de ces affiches édifiantes que vous collez au commencement et à la fin de vos livres ? On est rebuté, on perd l’émotion, on voit le prédicateur en robe noire sortir en nasillant de l’habit mondain qu’il avait pris pour une heure ; on est mécontent de la tromperie. Insinuez la morale, ne l’infligez pas. Souvenez-vous qu’il y a un fonds de rébellion dans le cœur de l’homme, et que si on s’applique trop visiblement à le claquemurer dans une discipline, il s’échappe et va prendre l’air dehors. Vous imprimez à la suite de Paméla le catalogue des vertus dont elle donne l’exemple ; le lecteur bâille, oublie son plaisir, cesse de croire, et se demande si la céleste héroïne n’était pas un mannequin ecclésiastique arrangé pour lui débiter une leçon. Vous racontez à la fin de Clarisse la punition de tous les méchants, grands ou petits, sans en épargner un seul ; le lecteur rit, dit que les choses se passent autrement dans le monde, et vous invite à insérer ici, comme Arnolphe, la peinture « des chaudières où les âmes mal vivantes vont bouillir en enfer. » Nous ne sommes point si sots que vous le pensez. Nous n’avons pas envie qu’on fasse la grosse voix pour nous faire peur ; nous n’avons pas besoin qu’on inscrive la leçon à part et en majuscules pour la démêler. Nous aimons l’art, et vous n’en avez guère ; nous souhaitons qu’on nous plaise, et vous n’y songez pas. Vous transcrivez toutes les lettres, vous minutez toutes les conversations, vous dites tout, vous n’élaguez rien, vos {p. 124}romans ont huit volumes ; de grâce, prenez des ciseaux ; soyez écrivain, et non pas greffier archiviste. Ne versez pas votre bibliothèque de documents sur la voie publique. L’art diffère de la nature en ce qu’elle délaye et qu’il concentre. Vingt épîtres de vingt pages ne montrent pas un caractère, et une vive parole le fait. Vous êtes alourdi par votre conscience qui vous traîne pas à pas et terre à terre ; vous avez peur de votre génie ; vous le bridez, vous n’osez trouver aux moments violents les grands cris, les franches paroles. Vous tombez dans les phrases emphatiques et bien écrites1074 ; vous ne voulez pas montrer la nature telle qu’elle est, telle que la montre Shakspeare, lorsque, piquée par la passion comme par un fer rouge, elle crie, se cabre et bondit par-dessus vos barrières. Vous ne savez pas l’aimer, et votre punition est que vous ne pouvez pas la voir.

IV §

C’est pour elle que Fielding réclame, et certes, à voir ses actions et sa personne, on l’eût cru fabriqué exprès pour cela : un grand vigoureux gaillard, haut presque de six pieds, sanguin, avec un excès de bonne humeur et de verve animale, loyal, généreux, affectueux et brave, mais imprudent, dépensier, buveur, viveur, ruiné de père en fils, ayant roulé par la vie {p. 125}dans les hauts, dans les bas, éclaboussé, mais toujours dispos ; « en somme, disait lady Mary Wortley Montague, plus heureux qu’un prince, et capable d’oublier sa goutte, ses soucis et ses dettes, pour peu qu’il eût sous sa main une bouteille de Champagne et un pâté de gibier. » Le naturel domine en lui, un peu grossier, mais riche. Il ne se réprime pas, il se laisse aller, il coule sur sa pente, sans trop choisir son lit, sans se donner de digues, bourbeux, mais à grands flots et à plein lit. Dès l’abord, le surcroît de santé et d’impétuosité physique le jette dans la grosse débauche joviale, et la séve intempérante de la jeunesse bouillonne en lui jusque dans le mariage et dans l’âge mûr. Il est gai et il s’égaye ; il est insouciant, il n’a pas même la vanité littéraire. Un jour, Garrick le prie de supprimer une scène maladroite, et lui dit que sinon on sifflera infailliblement : « Au diable ! qu’ils la trouvent eux-mêmes ! » On siffle, et l’acteur, fort mal à l’aise, vient avertir l’auteur, qui buvait et fumait sa pipe. «  — Qu’est-ce qu’il y a ? —  Eh bien ! on me siffle à outrance. —  Ah ! ah ! le diable les emporte ! Ils l’ont trouvée, n’est-ce pas qu’ils l’ont trouvée ? » — C’est avec ce franc rire qu’il prenait les mésaventures. Il allait de l’avant sans trop sentir les meurtrissures, en homme confiant qui a le cœur épanoui et la peau dure. Sitôt qu’il a fait un héritage, il festine, traite ses voisins, entretient une meute, s’entoure de magnifiques laquais à livrée jaune. En trois ans, il a tout mangé ; mais le courage lui reste, il achève ses études de légiste, écrit {p. 126}deux in-folio sur les droits de la couronne, devient justice, détruit des bandes de voleurs, et gagne dans la plus insipide besogne du monde « le plus sale argent de la terre. » Les dégoûts ne l’atteignent pas, la lassitude non plus ; il est trop solidement bâti pour avoir des nerfs de femme. Tout déborde en lui, la force, l’activité, l’invention, et aussi la tendresse. Il a pour ses enfants une idolâtrie de mère, il adore sa femme, il devient presque fou quand il la perd, il ne trouve d’autre consolation que de pleurer avec la servante, et finit par épouser cette bonne et brave fille pour donner une mère à ses enfants : dernier trait qui achève de peindre ce vaillant cœur plébéien1075, prompt aux effusions, exempt de répugnances, et qui, hormis la délicatesse, eut tout le meilleur de l’homme. On lit ses livres, comme on boit un vin franc, sain et rude, qui égaye, fortifie, et auquel il ne manque que le parfum.

Un pareil homme devait prendre Richardson en déplaisance. Celui qui aime la nature tout expansive et abondante chasse loin de lui, comme des ennemis, la solennité, la tristesse et la pruderie des puritains. Pour commencer, il tourne Richardson en caricature. Son premier héros, Joseph, est le frère de Paméla et résiste aux propositions de sa maîtresse, comme Paméla à celles de son maître. La tentation touchante dans une jeune fille devient comique dans un jeune homme, et le tragique tourne au grotesque. Fielding {p. 127}rit à pleins poumons, comme Rabelais, et aussi comme Scarron. Il contrefait le style emphatique ; il chiffonne les jupes et fait sauter les perruques ; il bouscule de ses rudes plaisanteries toute la gravité des convenances. Si vous êtes raffiné ou seulement bien habillé, ne l’accompagnez pas. Il vous mènera dans les prisons, dans les auberges, sur les fumiers, dans la boue des grands chemins ; il vous fera patauger parmi les scandales réjouissants, les peintures crues et les aventures populacières. Il est fort en gueule, et il n’a pas l’odorat sensible. M. Joseph, au sortir de chez lady Booby, est assommé, laissé dans un fossé sans habits et pour mort ; une diligence passe, les dames font des haut-le-corps à l’idée de recueillir un homme vraiment nu, et les gentlemen, qui ont chacun trois paletots, les trouvent trop neufs pour les salir sur le corps du pauvre diable. Ceci n’est qu’un début, jugez du reste. Joseph et son ami le bon curé, M. Adam, donnent et reçoivent une infinité de horions ; les coups de bâton trottent ; on leur jette à la tête des poêlons pleins de sang de porc ; les chiens mettent leurs habits en pièces ; ils perdent leur cheval. Joseph est si beau qu’il est assailli par la servante, obligé de la prendre à bras-le-corps et de la déposer à la porte ; ils n’ont jamais le sou ; on veut les mener en prison. Ils avancent pourtant d’une façon gaillarde, comme leurs confrères des autres romans, le capitaine Booth et Tom Jones. Ces orages de coups de poing, ces clabauderies d’hôtellerie, ce retentissement de bassinoires cassées et d’écuelles lancées à la tête, ce pêle-mêle {p. 128}d’incidents et cette grêle de mésaventures, finissent par former la plus joyeuse musique. Tous ces braves gens se battent bien, marchent bien, mangent bien, boivent mieux encore. Il y a plaisir à regarder ces puissants estomacs : le roastbeef y descend comme dans sa place naturelle. Ne dites pas que ces bons bras fonctionnent trop sur la peau du prochain ; la peau du prochain est solide, et en tout cas se raccommode vite. Décidément la vie est bonne, et avec Fielding nous ferons en riant le voyage, la tête cassée et le ventre plein.

Ne ferons-nous que rire ? Il y a bien des choses à voir en route ; le sentiment de la nature est un talent comme la conception de la règle, et Fielding, le dos tourné à Richardson, s’ouvre un domaine aussi large que celui de son rival. Ce qu’on appelle nature, c’est cette couvée de passions secrètes, souvent malfaisantes, ordinairement vulgaires, toujours aveugles, qui frémissent et frétillent en nous, mal recouvertes par le manteau de décence et de raison sous lequel nous tâchons de les déguiser ; nous croyons les mener, elles nous mènent ; nous nous attribuons nos actions, elles les font. Il y en a tant, elles sont si fortes, si entrelacées les unes dans les autres, si promptes à s’éveiller, à s’élancer et à s’entraîner, que leur mouvement échappe à tous nos raisonnements et à toutes nos prises. Voilà le domaine de Fielding ; son art et son plaisir, comme celui de Molière, consistent à lever un coin du manteau ; ses personnages paradent d’un air raisonnable, et tout {p. 129}d’un coup, par une ouverture, le lecteur aperçoit le fourmillement intérieur des vanités, des folies, des concupiscences et des rancunes secrètes qui les font marcher. Par exemple, quand Tom Jones a le bras cassé, le philosophe Square vient le consoler par une application de maximes stoïciennes ; mais en lui prouvant que la douleur est chose indifférente, il se mord la langue et lâche un ou deux jurons, sur quoi le théologien Thwackum, son commensal et son rival, lui assure que sa mésaventure est un avertissement de la Providence, et tous deux manquent de se gourmer. Une autre fois le chapelain de la prison, ayant déchargé son éloquence et engagé le condamné au repentir, accepte de lui un bol de punch parce que l’Écriture ne dit rien contre cette liqueur, et lui récite après boire son dernier sermon contre les philosophes païens. Ainsi déshabillés, les instincts ont une tournure grotesque ; les gens s’avancent gravement, la canne à la main, et pour nous ils sont tout nus. Sachez qu’ils sont nus tout à fait ; aussi certaines de leurs attitudes sont bien gaies. Les dames feront sagement de ne pas entrer ici. Ce puissant génie, tout franc et réjoui, aime comme Rubens les kermesses ; les rouges trognes reluisantes de bonne humeur, de sensualité et d’énergie, dansent chez lui, remuent et se choquent, et les instincts dévergondés y viennent accoupler leurs violences. C’est avec eux qu’il compose ses premiers personnages. Il n’y en a point chez lui de plus vivants que ceux-là, de plus largement tracés à grands traits et d’un élan, d’une {p. 130}couleur plus saine. Si les gens réfléchis comme Allworthy restent effacés dans un coin de sa vaste toile, les personnages instinctifs comme Western s’y détachent avec un relief et un éclat qu’on n’a point vus depuis Falstaff. Western est un squire de campagne, bonhomme au demeurant, mais ivrogne, toujours à cheval, inépuisable en jurons, prompt aux gros mots, aux coups de poing, sorte de charretier alourdi, endurci et enfiévré par la brutalité de la race, par la sauvagerie de la campagne, par les exercices violents, par l’abus de la grosse mangeaille et des boissons fortes, tout imbu d’orgueil et de préjugés anglais et rustiques, n’ayant jamais été discipliné par la contrainte du monde, puisqu’il vit aux champs, ni par celle de l’éducation, puisqu’il sait à peine lire, ni par celle de la réflexion, puisqu’il ne peut pas mettre deux idées ensemble, ni par celle de l’autorité, puisqu’il est riche et justice, et livré, comme une girouette qui siffle et grince, à tous les coups de vent de toutes les passions. Sitôt qu’on le contredit, il devient rouge, il écume, il veut rosser les gens : « Défais ton habit1076… » Il faut même l’empoigner à bras-le-corps pour l’arrêter de vive force. Il court chez Allworthy pour se plaindre de Jones, qui ose faire la cour à sa fille. « Il a eu de la chance que je n’aie pas pu l’empoigner ; je l’aurais roulé, j’aurais dérangé son miaulement ; j’aurais appris à ce fils de {p. 131}gueuse à mettre la main au plat de son maître. Il n’aura jamais un morceau de mon plat, ni un liard pour en acheter. Et si elle le veut, elle, une chemise sera sa dot. J’aimerais mieux mettre mon bien dans la caisse d’amortissement, pour qu’on l’envoie en Hanovre et qu’on corrompe notre nation avec1077. » — Et comme Allworthy dit qu’il en a bien du chagrin. —  « Au diable votre chagrin ! il me servira joliment quand j’aurai perdu ma seule enfant, ma pauvre Sophie, qui était la joie de mon cœur, et toute l’espérance, et toute la consolation de mes vieux jours ; mais je suis décidé à la mettre à la porte : elle mendiera, elle crèvera de faim, elle pourrira dans la rue. Pas un sou, pas un sou ! elle n’aura jamais un sou de moi ! Ce fils de chienne a toujours été bon pour tirer le lièvre au gîte. Le diable le crève ! Je ne savais guère la minette1078 qu’il avait en vue ; mais ce sera le plus mauvais gibier qu’il ait levé de sa vie. Il ne trouvera là qu’une charogne ; la peau de dessus est tout ce qu’il en aura1079 ! » — Sa fille essaye {p. 132}de le raisonner, il tempête. Alors elle parle de tendresse et d’obéissance ; d’allégresse il saute par la chambre, et les larmes lui viennent aux yeux. À ce mot, elle reprend ses supplications ; il grince les dents, il serre les poings, il frappe du pied. « Tu l’épouseras, tu l’auras ! le diable m’emporte ! tu l’auras, quand tu te pendrais le lendemain matin1080 ! » Il ne peut pas trouver une raison, il ne sait que lui dire d’être bonne fille. Il se contredit, il défait ses propres projets : il est comme un taureau aveugle qui bute à droite, à gauche, revient sur ses pas, n’atteint personne et piétine en place. Au moindre bruit, il fonce en avant, outrageusement, sans savoir pourquoi. Ses idées ne sont que des frémissements ou des élans de la chair et du sang. Jamais l’animal physique n’a plus entièrement recouvert et absorbé l’homme. Il en devient grotesque, tant il est naïf et près de la brute ; il se laisse mener, il a des mots d’enfant : « Je ne sais pas comment cela arrive ; mais le diable m’emporte, Allworthy, si vous ne me faites pas toujours faire justement ce qu’il vous plaît. Et pourtant j’ai un aussi bon domaine que vous, et je suis justice aussi bien que vous-même. » Rien ne tient en lui ni ne dure ; il est tout de prime-saut ; il ne {p. 133}vit que pour le moment. Rancune, intérêt, aucune des passions à longue portée n’a de prise sur lui. Il embrasse les gens que tout à l’heure il voulait assommer. Tout disparaît pour lui dans la fougue de la passion présente ; elle lui arrive au cerveau comme un flot soudain qui noie le reste. À présent qu’il est réconcilié avec Tom, il n’a pas de cesse que Tom n’ait sa fille. « C’est Tom qui la chiffonnera. Sus, sus, mon garçon, en avant sur elle ! Voilà ce que c’est, mes petits agneaux. Eh bien ! est-ce convenu ? Sera-ce demain ou le jour d’après ? Ce ne sera pas une minute plus tard que le jour d’après, j’y suis décidé. Allons donc, Tom, je te dis que ce sont des grimaces. Par le sang-Dieu ! elle voudrait que le mariage fût pour cette nuit ; elle le voudrait de tout son cœur. N’est-ce pas, Sophie, que tu le voudrais ? Vois-tu, Allworthy, je te parie cinq guinées contre un écu que de demain en neuf mois nous aurons un garçon ! À présent, dis-moi, qu’est-ce que tu choisis ? du Bourgogne, du Champagne, ou bien quoi ? Par Dieu ! nous ferons ripaille cette nuit1081. » Et lorsqu’il devient grand-père, il passe {p. 134}son temps auprès des nourrices, déclarant que « le babil de sa petite fille est une musique plus douce que les aboiements de la plus belle meute d’Angleterre. » Voilà la pure nature, et personne ne l’a lâchée à travers champs plus débridée, plus impétueuse, plus ignorante de toute règle, plus abandonnée à l’afflux de la séve corporelle que Fielding.

Ce n’est pas qu’il l’aime à la façon des grands artistes indifférents, Shakspeare et Goethe ; au contraire, il est moraliste par excellence, et c’est un des grands signes du siècle que les intentions réformatrices se rencontrent aussi décidées chez lui qu’ailleurs. Il donne à ses fictions un but pratique, et les recommande en disant que le ton sérieux et tragique aigrit, tandis que le style comique « dispose les gens à la bienveillance et à la bonne humeur1082. » Bien plus, il fait la satire du vice ; il considère les passions non comme de simples forces, mais comme des objets d’approbation ou de blâme. Il nous suggère à chaque pas des jugements moraux ; il veut que nous prenions parti ; il discute, excuse ou condamne. Il écrit un roman entier en style ironique1083 pour persécuter et assommer la friponnerie et la trahison. Il est plus que peintre, il est un justicier, et les deux rôles en lui sont d’accord. Car une psychologie engendre une morale : là où il y a une idée de l’homme, il y a un idéal de l’homme, et Fielding, qui a vu dans l’homme la nature par opposition à la règle, loue dans l’homme {p. 135}la nature par opposition à la règle, en sorte que, selon lui, la vertu n’est qu’un instinct. La générosité, à ses yeux, est comme toutes les sources d’action, une inclination primitive ; comme toutes les sources d’action, elle coule sans que les catéchismes et les phrases y ajoutent rien de bon ; comme toutes les sources d’action, elle coule parfois trop pleinement et trop vite. Prenez-la comme elle est, et n’essayez pas de l’opprimer sous une discipline ou de la remplacer par un raisonnement. Monsieur Richardson, vos héros si corrects, si compassés, si soigneusement empaquetés dans leur attirail de préceptes, sont des bedeaux de cathédrale bons pour nasiller dans une procession. Monsieur Square et monsieur Thwackum, vos tirades sur la vertu philosophique ou la vertu chrétienne sont des exercices de parole utiles pour digérer au dessert. La vertu est dans le tempérament et dans le sang ; l’éducation bavarde et le rigorisme monacal n’y ajoutent rien. Donnez-moi un homme, non un mannequin de représentation ou une serinette à phrases. Mon héros est l’homme qui naît généreux, comme le chien naît affectueux, et comme le cheval naît brave. Je veux un cœur vivant, plein de chaleur et de force, non un pédant sec occupé à aligner au cordeau toutes ses actions. Ce naturel ardent pourra l’emporter trop loin ; je lui pardonne ses écarts. Il s’enivrera par mégarde, il ramassera une fille sur la route, il donnera volontiers un coup de poing, il ne refusera pas un duel ; il souffrira qu’une grande dame le trouve beau garçon, et il acceptera sa bourse ; il sera imprudent, {p. 136}il gâtera sa réputation comme Jones ; il sera mauvais administrateur et fera des dettes comme Booth. Excusez-le d’avoir des muscles, des nerfs, des sens, et ce bouillonnement de colère ou d’ardeur qui précipite en avant les animaux de noble race. Mais il souffrira qu’on le batte jusqu’au sang plutôt que d’exposer un pauvre garde-chasse. Il pardonnera à son mortel ennemi sans effort, par bonté pure, et lui enverra de l’argent en cachette. Il sera loyal envers sa maîtresse, et lui gardera sa fidélité, en dépit de toutes les offres, dans le pire dénûment et sans la moindre espérance de l’obtenir. Il sera libéral de sa bourse, de ses peines, de sa souffrance, de son sang ; il ne s’en vantera pas ; il n’aura ni orgueil, ni vanité, ni affectation, ni dissimulation ; la bravoure et la bonté surabonderont dans son cœur, comme la bonne eau dans une bonne source. Il pourra être balourd comme le capitaine Booth, joueur même, dépensier, incapable de conduire ses affaires, capable par tentation d’être un jour infidèle à sa femme ; mais il sera si sincère dans son repentir, son erreur sera si involontaire, il sera si soigneusement, si véritablement tendre, qu’elle l’aimera avec excès1084, et qu’en bonne foi il le mérite. Il se fera auprès d’elle garde-malade, {p. 137}nourrice, maman ; il l’accouchera lui-même ; il aura pour elle des adorations d’amant, toujours, en présence de tout le monde, même devant miss Matthews qui l’a séduit. « Je déclarai que, si j’avais le monde, je serais prêt à le mettre aux pieds de mon Amélia. Et Dieu sait que je le ferais, quand ce seraient dix mille mondes1085 ! » Il pleure comme un enfant en pensant à elle ; il l’écoute comme ferait un petit enfant. « Je répète ses propres paroles, car il m’arrive ordinairement de retenir ce qu’elle dit. » Il s’habille en cachette lorsqu’il est obligé de partir pour son régiment, et, « chantant, sifflant, se secouant, essayant toutes les façons de ne pas penser », il s’enfuit pendant qu’elle dort, parce qu’il ne saurait soutenir ses larmes. Dans ce corps de soudard, sous cette épaisse cuirasse de tapageur, il y a un vrai cœur de femme qui se fond, qu’un rien trouble lorsqu’il s’agit de ce qu’il aime, timide dans sa tendresse, inépuisable en dévouement, en confiance, en abnégation, en effusions. Quand un homme a cela, passez sur le reste ; avec ses excès et ses folies, il vaut mieux que tous vos dévots gantés.

À cela nous répondrons : Vous faites bien de défendre la nature ; mais que ce soit à la condition de n’en rien supprimer. Un point manque dans vos gens si bien membrés, la finesse ; les rêveries délicates, l’élévation enthousiaste et la délicatesse frémissante sont aussi bien dans la nature que la grosse vigueur, {p. 138}l’hilarité bruyante et la franche bonté. La poésie est vraie comme la prose, et s’il y a des mangeurs et des boxeurs, il y a aussi des artistes et des chevaliers. Cervantes, que vous imitez, et Shakspeare, que vous rappelez, ont eu cette finesse, et l’ont peinte ; dans cette large moisson que vous rapportez à pleins bras, vous avez oublié les fleurs. On finit par se lasser de vos coups de poing et de vos comptes d’hôtellerie. Vous pataugez trop volontiers dans les étables, parmi les pourceaux ecclésiastiques de Trulliber. On voudrait vous voir plus de ménagements pour vos héroïnes ; les accidents du chemin lèvent bien souvent leurs collerettes, et Fanny, Sophie, mistress Heartfree ont beau rester pures, on se souvient malgré soi des coups de main qui ont troussé leurs jupons. Vous êtes si rude que vous ne sentez pas l’atroce. Vous persuadez à Tom Jones faussement, mais pour un instant, que mistress Williams, dont il a fait sa maîtresse, est sa mère, et vous laissez longtemps le lecteur enfoncé dans l’infamie de cette supposition. Enfin vous êtes obligé de vous guinder pour peindre l’amour ; vous ne trouvez que des épîtres compassées ; les transports de votre Tom Jones ne sont que des phrases d’auteur. Faute d’idées, il débite des odes. Vous ne connaissez que l’élan des sens, le bouillonnement du sang, l’effusion de la tendresse, mais non l’exaltation nerveuse et le ravissement poétique. L’homme tel que vous le concevez est un bon buffle, et c’est peut-être le héros qu’il faut à un peuple qui s’est appelé lui-même John Bull, Jean Taureau.

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V §

En tous cas, il est puissant et redoutable, et si en ce moment vous rassemblez en votre esprit les traits dispersés des figures que les romanciers viennent de faire passer devant vos yeux, vous vous sentirez transporté dans un monde à demi barbare et dans une race dont l’énergie doit effaroucher ou révolter toute votre douceur. À présent ouvrez un copiste plus littéral de la vie : sans doute ils le sont tous, et déclarent, Fielding entre autres, que, s’ils imaginent un trait, c’est qu’ils l’ont vu ; mais Smollett a cet avantage, qu’étant médiocre il décalque les figures platement, prosaïquement, sans les transformer par l’illumination du génie ; la jovialité de Fielding et le rigorisme de Richardson ne sont plus là pour égayer ou ennoblir les tableaux. Regardez chez lui les mœurs face à face ; écoutez les aveux de cet imitateur de Lesage, qui reproche à Lesage d’être gai et de badiner avec les mésaventures de son héros ; voyez l’âpreté de cette rancune, qui veut « soulever l’indignation du lecteur contre le caractère sordide et vicieux du monde et montrer le mérite modeste aux prises avec l’égoïsme, l’envie, la malice et la lâche indifférence de l’humanité1086. » Ce ne sont plus seulement les {p. 140}coups de poing qui pleuvent, mais aussi les coups de couteau, d’épée, de pistolet. Dans ce monde-là, quand une fille sort de chez elle, elle court risque de rentrer femme, et quand un homme sort de chez lui, il court risque de ne pas rentrer du tout. Les femmes enfoncent leurs ongles dans la figure des hommes ; les gentlemen bien élevés, comme Peregrine, sanglent les gens à coup de fouet. Ayant trompé un mari qui refuse de lui demander satisfaction, Peregrine le fait prendre par ses gens et tremper dans un canal. Dénoncé par un vicaire qu’il a rossé, il le fait rouer de coups par un aubergiste, qui de plus lui arrache avec les dents un morceau de l’oreille. Je citerais de mémoire vingt autres attentats commencés ou achevés. Les injures atroces, les mâchoires cassées, les coups de bâton assénés sur les gens abattus par terre, la hargneuse dureté des conversations, la grossière brutalité des plaisanteries, donnent l’idée d’une meute de bouledogues acharnés à se battre, et qui, lorsqu’ils entrent en gaieté, s’amusent encore à s’enlever des morceaux de chair. Un Français a peine à supporter l’histoire de Roderick Random ou plutôt celle de Smollett quand il est sur le vaisseau de guerre. Il est {p. 141}pressé, c’est-à-dire empoigné de force, jeté par terre, à coups de bâton et de couteau, lié comme un ballot et roulé sanglant à bord devant les matelots, qui rient de ses blessures et disent, en voyant ses cheveux collés comme des ficelles, qu’il a les cordes rouges sur la tête au lieu de les avoir sur le dos. Il prie ses voisins de tirer son mouchoir de sa poche pour arrêter le sang qui coule de sa tête ; les voisins tirent le mouchoir et le vendent d’un grand sang-froid à la pourvoyeuse moyennant un quart de gin. Le capitaine Oakum déclare qu’il ne veut plus de malades à bord, les fait monter sur le pont à coups de fouet, crachant le sang, défaillant de faiblesse ; plusieurs deviennent fous, beaucoup meurent, et de soixante et un il n’en reste que douze. Pour pénétrer dans ce noir hôpital suffocant qui pullule de vermine, il faut ramper sous les hamacs pressés et les écarter par la force des épaules avant d’arriver jusqu’aux patients. Lisez encore le récit de miss William, une jeune fille riche et de bonne naissance réduite au métier de courtisane, rançonnée, affamée, malade, grelottante, errant dans les rues pendant de longues nuits d’hiver, parmi « les misérables créatures nues, en haillons crasseux, entassées comme des pourceaux dans le coin d’une allée sombre », qui appellent les matelots ivres pour obtenir « de quoi apaiser avec du gin la rage de la faim et le froid, et qui descendent dans l’insensibilité bestiale jusqu’à ce qu’à la fin elles aillent mourir et pourrir sur un fumier. » Celle-ci est jetée à Bridewell avec le rebut {p. 142}de la ville, soumise aux caprices d’un tyran qui lui impose des tâches au-dessus de ses forces et la punit de ne pas les remplir, fouettée jusqu’à s’évanouir, puis à coups de fouet tirée de son évanouissement, pendant ce temps volée de tout ce qu’elle a sur elle, bonnet, souliers, bas, « mourant de faim et aspirant à mourir vite. » Une nuit, elle essaye de se pendre. Deux de ses voisines qui la guettaient l’en empêchent. « Le lendemain matin, je fus punie de trente coups de verges. La douleur, jointe au désappointement et au désespoir, me priva de ma raison et me jeta dans un délire de fureur pendant lequel j’arrachai la chair de mes os avec mes dents et je me lançai la tête contre le pavé. » En vain vous vous retournez du côté du héros pour vous reposer d’un tel spectacle. Il est sensuel et grossier comme ceux de Fielding, sans être comme ceux de Fielding bon et joyeux. « L’orgueil et le ressentiment sont les deux principaux ingrédients de son caractère. » Le généreux vin de Fielding, entre les mains de Smollett, s’est tourné en eau-de-vie de cabaret. Ses héros sont égoïstes, ils se vengent barbarement ; Roderick exploite son fidèle Strap, et finit par le marier à une prostituée. Peregrine attaque par le complot le plus lâche et le plus brutal l’honneur d’une jeune fille qu’il doit épouser, et qui est la sœur de son meilleur ami. On prend en haine son caractère rancunier, concentré, opiniâtre, qui est tout à la fois celui d’un roi absolu habitué à se contenter aux dépens du bonheur des autres et celui d’un rustre qui n’a de l’éducation que le vernis. On {p. 143}serait inquiet de vivre auprès de lui ; il n’est bon qu’à choquer ou à tyranniser les autres. On l’évite comme une bête dangereuse ; l’afflux soudain de la passion animale et le torrent de la volonté fixe sont si forts en lui que, lorsqu’il manque son but, il extravague, il met l’épée à la main contre l’aubergiste ; il faut le saigner, il devient fou. Jusqu’à ses générosités, tout est gâté chez lui par l’orgueil ; jusqu’à ses gaietés, tout est assombri chez lui par la dureté. Ses amusements sont barbares et ceux de Smollett sont du même goût. Il outre les caricatures ; il croit nous divertir en nous montrant des bouches fendues jusqu’aux oreilles et des nez longs d’un demi-pied ; il exagère un préjugé national ou un tic de métier jusqu’à y absorber tout l’homme ; il entre-choque les plus repoussants des grotesques, un lieutenant Lishamago à demi rôti par les Indiens rouges, des loups de mer qui passent leur vie à vociférer et à travestir toutes les idées dans leur jargon nautique, de vieilles filles laides comme des guenons, sèches comme des squelettes, âpres comme du vinaigre, des maniaques enfoncés dans la pédanterie, dans l’hypocondrie, dans la misanthropie, dans le silence. Bien loin de les esquisser en passant, comme Gil-Blas, il appuie le trait désagréablement avec insistance, et le surcharge de tous les détails, sans considérer s’ils sont trop nombreux, sans reconnaître qu’ils sont excessifs, sans sentir qu’ils sont odieux, sans éprouver qu’ils sont dégoûtants. Son public est au niveau de son énergie et de sa rudesse, et, pour remuer {p. 144}de tels nerfs, un écrivain ne peut pas frapper trop fort.

Mais en même temps, pour civiliser cette barbarie et maîtriser cette violence, une faculté paraît, commune à tous, auteurs et public : la sérieuse réflexion attachée à observer les caractères. C’est vers le dedans de l’homme que leurs yeux se tournent. Ils notent exactement les particularités de l’individu et les marquent d’une empreinte si précise que leur personnage devient un type que l’on n’oublie plus. Ils sont psychologues. Every man in his humour, ce titre d’une comédie du vieux Ben Jonson indique combien ce goût, chez eux, est ancien et national. Smollett, sur cette donnée, écrit un roman entier, Humphrey Clinker. Point d’action ; le livre est un recueil de lettres écrites pendant un voyage en Écosse et en Angleterre. Chacun des voyageurs, suivant son tour d’esprit, juge différemment des mêmes objets. Un vieux gentilhomme généreux, grognon, qui s’occupe à se croire malade, une vieille fille revêche en quête d’un mari, une femme de chambre naïve et vaniteuse qui estropie vaillamment l’orthographe, une file d’originaux qui tour à tour apportent leurs bizarreries sur la scène, voilà les personnages ; le plaisir du lecteur consiste à reconnaître leur humeur dans leur style, à prévoir leurs sottises, à sentir le fil qui tire chacun de leurs gestes, à vérifier la concordance de leurs idées et de leurs actions. Poussez à l’excès cette étude des particularités humaines, vous verrez naître le talent de Sterne. Figurez-vous un homme qui se {p. 145}met en voyage ayant sur les yeux une paire de lunettes extraordinairement grossissantes. Un poil sur sa main, une tache à la nappe, le pli d’un habit qui remue, l’intéresseront ; à ce compte, il n’ira pas bien loin, il emploiera la journée à faire six pas et ne sortira pas de sa chambre. Pareillement Sterne écrit quatre volumes pour raconter la naissance de son héros. Il aperçoit l’infiniment petit et décrit l’imperceptible. Un homme fait sa raie de travers, cela tient, selon Sterne, à l’ensemble de son caractère, lequel tient à celui de son père, de sa mère, de son oncle et de tous ses aïeux ; cela tient à la structure de son cerveau, qui tient aux circonstances de sa conception et de sa naissance, lesquelles tiennent aux manies de ses parents, à l’humeur du moment, aux conversations de l’heure précédente, aux contrariétés du dernier curé, à une coupure du pouce, à vingt nœuds faits sur un sac, à je ne sais combien de choses encore. Les six ou huit volumes de Tristram Shandy sont employés à les compter ; car le moindre et le plus plat des accidents, un éternuement, une barbe mal faite, traîne derrière soi un réseau inextricable de causes entre-croisées les unes dans les autres, qui, en haut, en bas, à droite, à gauche, par des prolongements et des ramifications invisibles, s’enfoncent au plus profond des caractères et dans les plus lointains des événements. Au lieu d’extraire, comme le reste des romanciers, la grosse racine principale, Sterne, avec des ménagements et des réussites merveilleuses, s’applique à retirer l’écheveau embrouillé des filaments {p. 146}innombrables qui sinueusement plongent et s’éparpillent pour aller de tous côtés pomper la séve et la vie. Si grêles, si entrelacés, si enfouis qu’ils soient, il atteint jusqu’à eux ; il les démêle, il ne les casse point, il les rapporte à la lumière, et là où nous n’imaginions qu’une simple tige, nous contemplons avec étonnement la population et la végétation souterraine des fibres multipliées et des fibrilles par qui la plante visible végète et se soutient.

Voilà certes un talent étrange, composé d’aveuglement et de clairvoyance, et qui ressemble à ces maladies de la rétine dans lesquelles le nerf surexcité devient à la fois obtus et perspicace, incapable d’apercevoir ce que les yeux les plus ordinaires atteignent, capable d’apercevoir ce que les yeux les plus perçants ne saisissent pas. En effet, Sterne est un malade humoriste et excentrique, ecclésiastique et libertin, joueur de violon et philosophe, « qui geint sur un âne mort et délaisse sa mère vivante », égoïste de fait, sensible en paroles, et qui en toutes choses prend le contre-pied de lui-même et d’autrui. Son livre est comme un grand magasin de bric-à-brac où les curiosités de tout siècle, de toute espèce et de tout pays gisent entassées pêle-mêle : textes d’excommunication, consultations médicales, passages d’auteurs inconnus ou imaginaires, bribes d’érudition scolastique, enfilades d’histoires saugrenues, dissertations, apostrophes au lecteur. Sa plume le mène : ni suite, ni plan ; tout au contraire, quand il rencontre l’ordre, il le défait exprès ; d’un coup de pied, il fait rouler {p. 147}sur son histoire commencée la pile des in-folio voisins et gambade par-dessus. Il s’amuse à nous désappointer, à nous dérouter par les interruptions et les attentes. La gravité lui déplaît, il la traite d’hypocrite ; à son gré, la folie vaut mieux, et il se peint dans Yorick. Chez un esprit bien bâti, les idées défilent en procession avec un mouvement ou une accélération uniforme ; dans cette tête bizarre, elles sautillent comme une cohue de masques en carnaval, par bandes, chacune tirant sa voisine par les pieds, par la tête, par un pan d’habit, avec le remue-ménage le plus universel et le plus imprévu. Toutes ses petites phrases coupées sont des soubresauts ; on halète à les lire. Le ton ne reste jamais deux minutes le même : le rire vient, puis un commencement d’émotion, puis le scandale, puis l’étonnement, puis l’attendrissement, puis encore le rire. Le malin bouffon tire et brouille les fils de tous nos sentiments, et nous fait aller de ci, de là, baroquement, comme des marionnettes. Entre ces divers fils, il y en a deux qu’il tire plus volontiers que les autres. Comme tous les gens qui ont des nerfs, il est sujet aux attendrissements : non qu’il soit vraiment bon et tendre, au contraire sa vie est d’un égoïste ; mais à de certains jours il a besoin de pleurer, et nous fait pleurer avec lui. Il s’émeut pour un oiseau captif, pour un pauvre âne qui, accoutumé aux coups, le regarde d’un air résigné, « comme pour lui dire de ne point le battre trop fort, mais que cependant, s’il veut, il peut le battre. » Il écrira deux pages sur l’attitude de cet âne, et Priam {p. 148}aux pieds d’Achille n’était pas plus touchant. C’est ainsi qu’il rencontrera dans un silence, dans un juron, dans la plus mince action domestique, des délicatesses exquises et de petits héroïsmes, sortes de fleurs charmantes invisibles à tout autre, et qui poussent dans la poudre du plus sec chemin. Un jour l’oncle Toby, le pauvre capitaine invalide, attrape, après de longs essais inutiles, une grosse mouche bourdonnante qui l’a cruellement tourmenté pendant tout le dîner ; il se lève, traverse la chambre sur sa jambe souffrante, et, ouvrant la fenêtre : « Va-t’en, pauvre diablesse, va-t’en ; pourquoi est-ce que je te ferais du mal ? Le monde certainement est assez large pour nous contenir tous les deux, toi et moi1087. » Cette sensibilité de femme est trop fine, on ne peut la décrire ; il faudrait traduire une histoire entière, celle de Lefèvre par exemple, pour en faire respirer le parfum ; ce parfum s’évapore sitôt qu’on y touche, et ressemble à la faible senteur fugitive des plantes qu’on a portées un instant dans la chambre d’un convalescent. Ce qui en augmente encore la douceur triste, c’est le contraste des polissonneries qui, comme une haie d’orties, les environnent de toutes parts. Sterne, ainsi que tous les gens dont la machine est surexcitée, a des appétits baroques. Il aime les nudités, non par sentiment du beau à la façon des peintres, non par sensualité et franchise à l’exemple de Fielding, {p. 149}non par recherche du plaisir, ainsi que les Dorat, les Boufflers et tous les fins voluptueux qui riment et s’égayent en ce moment de l’autre côté de la Manche. S’il va aux endroits sales, c’est qu’ils sont interdits et point fréquentés. Ce qu’il y cherche c’est la singularité et le scandale. Ce qui l’affriande dans le fruit défendu, ce n’est pas le fruit, c’est la défense ; car celui où il mord de préférence est tout flétri ou piqué aux vers. Qu’un épicurien ait du plaisir à détailler les jolis péchés d’une jolie femme, rien d’étonnant ; mais qu’un romancier se complaise à surveiller l’alcôve de deux vieux bourgeois rances, à remarquer les suites de la chute d’un marron brûlant dans une culotte, à détailler les questions de la veuve Wadman sur la portée des blessures de l’aine, cela ne s’explique que par le dévergondage d’une imagination pervertie qui trouve son amusement dans les idées répugnantes, comme les palais gâtés trouvent leur contentement dans la saveur âcre du fromage avancé1088. Aussi, pour lire Sterne, faut-il attendre les jours de caprice, de spleen et de pluie, où, à force d’agacement nerveux, on est dégoûté de la raison. En effet ses personnages {p. 150}sont aussi déraisonnables que lui-même. Il ne voit en l’homme que la manie, et ce qu’il appelle le dada, le goût des fortifications dans l’oncle Tobie, la manie des tirades oratoires et des systèmes philosophiques dans M. Shandy. Ce dada, à son gré, est comme une verrue, d’abord si petite qu’on l’aperçoit à peine, et seulement lorsqu’elle est sous un bon jour ; mais la voilà qui peu à peu grossit, se couvre de poils, rougit et bourgeonne tout alentour ; son propriétaire, qui en jouit et l’admire, la nourrit, jusqu’à ce qu’enfin elle se change en loupe énorme, et que le visage entier disparaisse sous l’excroissance parasite qui l’envahit. Personne n’a égalé Sterne dans l’histoire de ces hypertrophies humaines ; il pose le germe, l’alimente par degrés ; il fait ramper alentour les filaments propagateurs, il montre les petites veines et les artérioles microscopiques qui s’abouchent dans son intérieur, il compte les palpitations du sang qui les traverse, il explique leurs changements de couleur et leurs augmentations de volume. L’observation psychologique atteint ici l’un de ses développements extrêmes. Il faut un art bien avancé pour décrire, par-delà la régularité et la santé, l’exception ou la dégénérescence, et le roman anglais se complète ici en ajoutant à la peinture des formes la peinture des déformations.

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VI §

Le moment approche où les mœurs épurées vont, en l’épurant, lui imprimer son caractère final. Des deux grandes tendances qui se sont manifestées par lui, la brutalité native et la réflexion intense, l’une a fini par vaincre l’autre : la littérature, devenue sévère, chasse de la fiction les grossièretés de Smollett et les indécences de Sterne, et le roman tout moral, avant d’arriver dans les mains presque prudes de miss Burney, passe dans les honnêtes mains de Goldsmith. Son Ministre de Wakefield est « une idylle en prose », un peu gâtée par des phrases trop bien écrites, mais au fond bourgeoise comme un tableau flamand. Regardez dans Terburg ou Miéris une femme qui fait son marché, un bourgmestre qui vide son long verre de bière ; les figures sont vulgaires, les naïvetés comiques, la marmite est à la place d’honneur ; pourtant ces bonnes gens sont si paisibles, si contents de leur petit bonheur régulier, qu’on leur porte envie. L’impression que laisse le livre de Goldsmith est à peu près celle-là. L’excellent docteur Primrose est un ecclésiastique de campagne dont toutes les aventures pendant longtemps consistent « à passer du lit bleu au lit brun. » Il a des cousins au quarantième degré qui viennent manger son dîner et lui emprunter ses bottes. Sa femme, qui a toute l’éducation du temps, est parfaite cuisinière, sait {p. 152}presque lire, excelle dans les conserves, et conte à table l’histoire et les mérites de chaque plat. Ses filles aspirent à l’élégance et confectionnent des eaux de toilette dans la poêle à frire. Son fils Moïse se fait duper à la foire, et vend le poulain moyennant un assortiment de lunettes vertes. Lui-même, Primrose, compose des traités que personne n’achète contre les secondes noces des ecclésiastiques, écrit d’avance dans l’épitaphe de sa femme qu’elle fut la seule femme du docteur Primrose, et, en manière d’encouragement, encadre sur sa cheminée ce morceau d’éloquence. Cependant le ménage va son petit train ; les filles et la mère régentent un peu le père de famille ; il se laisse faire en bon homme, lâche tout au plus de loin en loin quelque innocente raillerie, s’arrange dans sa nouvelle ferme avec ses deux chevaux, Blackberry à l’œil vairon et l’autre qui n’a pas de queue. « Rien ne pouvait surpasser la propreté de mes petits enclos ; les ormes et les haies étaient d’une beauté inexprimable… » Notre maison « était située au pied d’une colline en pente, avec un beau taillis qui l’abritait par derrière et une rivière babillarde par devant. D’un côté une prairie et de l’autre une pelouse… Elle n’était que d’un étage et couverte de chaume, ce qui lui donnait un air de simplicité et d’agrément. Les murs en dedans étaient soigneusement blanchis à la chaux1089… Quoique la même {p. 153}chambre nous servît de parloir et de cuisine, cela ne faisait que la rendre plus chaude. D’ailleurs, comme elle était tenue avec une extrême propreté, les plats, les assiettes, les cuivres étant bien nettoyés et tous déposés en rangées brillantes sur les rayons, l’œil était agréablement flatté et n’avait pas besoin d’un plus riche ameublement. » Ils fanent en famille, vont s’asseoir sous le chèvrefeuille pour boire une bouteille de vin de groseilles ; les deux filles chantent ou les petits garçons lisent, et les parents s’amusent à regarder le champ qui descend sous leurs pieds plein de clochettes bleues et de centaurées. « Encore une bouteille, Deborah, ma chère, et toi, Moïse, une bonne chanson. Quels remercîments ne devons-nous point au ciel pour nous avoir accordé ainsi la santé, la tranquillité, l’abondance ! Je me sens plus heureux maintenant que le plus grand monarque de la terre. Il n’a pas un coin du feu pareil, ni autour de lui des visages si gais1090. »

Voilà le bonheur moral. Le malheur ici ne l’est pas {p. 154}moins. Le pauvre ministre a perdu sa fortune, et, transporté dans une petite cure, il est devenu fermier. Le squire du voisinage séduit et enlève sa fille aînée ; le feu prend à sa maison, il a le bras brûlé jusqu’à l’épaule en sauvant ses deux petits enfants. Il est mis en prison, pour dettes, parmi des brutes et des coquins qui jurent et blasphèment, dans un mauvais air, sur la paille, sentant que son mal augmente, prévoyant que sa famille sera bientôt sans pain, apprenant que sa fille meurt ; « son cœur se soutient pourtant », il reste prêtre et chef de famille, prescrit à chacun des siens son emploi, encourage, console, pourvoit, ordonne, prêche les prisonniers, supporte leurs railleries grossières, les réforme, établit dans la prison le travail utile et la règle volontaire. Ce n’est pas la dureté ni le tempérament morose qui l’affermissent ; il n’y a pas d’âme plus paternelle, plus sociable, plus humaine, plus ouverte aux émotions douces et aux tendresses intimes. Ce n’est point l’orgueil ni la haine concentrée qui le roidissent. « Je n’ai point de ressentiment à présent, dit-il ; quoiqu’il m’ait pris ce que je tenais plus cher que toutes les richesses, quoiqu’il ait déchiré mon cœur (car je suis malade, très-malade, presque jusqu’à défaillir), pourtant cela ne m’inspirera jamais un désir de vengeance… Si ma soumission peut lui faire plaisir, qu’il sache que, si je lui ai fait quelque {p. 155}injure, j’en suis fâché… Comme il a été autrefois mon paroissien, j’espère un jour pouvoir présenter son âme purifiée au tribunal éternel1091. » Rien ne sert ; le misérable repousse hautainement cette prière si noble, par surcroît fait enlever la seconde fille et jeter le fils en prison sous une fausse accusation de meurtre. À ce moment-là toutes les affections du père sont blessées, toutes ses consolations perdues, toutes ses espérances ruinées. Son cœur n’est qu’une plaie, il s’écrie ; mais, revenant aussitôt à sa profession et à son devoir, il songe à préparer son fils et à se préparer lui-même pour l’autre vie, et, afin d’être utile à autant de gens qu’il pourra, il veut en même temps exhorter les prisonniers. Il « s’efforce de se lever sur sa paille, mais la force lui manque, et il n’est capable que de s’appuyer contre le mur, soutenu d’un côté par son fils et de l’autre par sa femme. » En cet état, il parle, et son sermon, qui fait contraste avec son état, n’en est que plus émouvant. C’est une dissertation à l’anglaise, toute composée de raisonnements exacts, ayant pour but d’établir que, d’après la nature du plaisir et de la peine, les malheureux {p. 156}souffrent moins que les heureux de quitter la vie, et jouissent plus que les heureux d’obtenir le ciel. On y voit les sources de cette vertu, née du christianisme et de la bonté naturelle, mais alimentée longuement par la réflexion intérieure. La méditation, qui d’ordinaire ne produit que des phrases, aboutit chez lui à des actions. Véritablement ici la raison a pris le gouvernement du reste, et elle l’a pris sans opprimer le reste : rare et éloquent spectacle, qui, rassemblant et harmonisant en un seul personnage les meilleurs traits des mœurs et de la morale de ce temps et de ce pays, fait admirer et aimer la vie pieuse et réglée, domestique et disciplinée, laborieuse et rustique. La vertu protestante et anglaise n’a point formé un modèle plus éprouvé et plus aimable. Religieux, affectueux, raisonneur, il concilie des dispositions qui semblaient s’exclure ; ecclésiastique, cultivateur, père de famille, il relève des caractères qui ne semblaient propres qu’à fournir des comiques et des bourgeois.

VII §

Au centre de ce groupe se tient debout un personnage étrange ; le plus accrédité de son temps ; sorte de dictateur littéraire : Richardson est son ami et lui fournit des essais pour son journal ; Goldsmith, avec une vanité naïve, l’admire en souffrant d’être toujours primé par lui ; miss Burney imite son style, et le révère comme un père. L’historien Gibbon, le peintre {p. 157}Reynolds, l’acteur Garrick, l’orateur Burke, l’indianiste Jones, viennent à son club lui donner la réplique. Lord Chesterfield, qui a perdu sa faveur, essaye en vain de la regagner en proposant de lui décerner, sur tous les mots de la langue, l’autorité d’un pape. Boswell le suit à la trace, note ses phrases et le soir en remplit des in-quarto. Sa critique fait loi ; on se presse pour entendre sa conversation ; il est l’arbitre du style. Transportons par l’imagination ce prince de l’esprit en France, parmi nos jolis salons de philosophie élégante et de mœurs épicuriennes ; la violence du contraste marquera mieux que tout raisonnement la tournure et les prédilections de l’esprit anglais.

On voyait entrer un homme énorme, à carrure de taureau, grand à proportion, l’air sombre et rude, l’œil clignotant, la figure profondément cicatrisée par des scrofules, avec un habit brun et une chemise sale, mélancolique de naissance et maniaque par surcroît. Au milieu d’une compagnie, on l’entendait tout d’un coup marmotter un vers latin ou une prière. D’autres fois, dans l’embrasure d’une fenêtre, il remuait la tête, agitait son corps d’avant en arrière, avançait, puis retirait convulsivement la jambe. Son compagnon racontait qu’il avait voulu absolument arriver du pied droit, et que, n’ayant pas réussi, il avait recommencé avec une attention profonde, comptant un à un tous ses pas. On se mettait à table. Tout d’un coup il s’oubliait, se baissait, et enlevait dans sa main le soulier d’une dame. À peine servi, il se précipitait {p. 158}sur sa nourriture « comme un cormoran, les yeux fichés sur son assiette, ne disant pas un mot, n’écoutant pas un mot de ce qu’on disait autour de lui », avec une telle voracité que les veines de son front s’enflaient et qu’on voyait la sueur en découler. Si par hasard le lièvre était avancé ou le pâté fait avec du beurre rance, il ne mangeait plus, il dévorait. Lorsqu’enfin son appétit était gorgé et qu’il consentait à parler, il disputait, vociférait, faisait de la conversation un pugilat, arrachait n’importe comment la victoire, imposait son opinion doctoralement, impétueusement, et brutalisait les gens qu’il réfutait. « Monsieur, je m’aperçois que vous êtes un misérable whig1092. —  Ma chère dame, ne parlez plus de ceci, la sottise ne peut être défendue que par la sottise. —  Monsieur, j’ai voulu être incivil avec vous, pensant que vous l’étiez avec moi. » Cependant, tout en prononçant, il faisait des bruits étranges, « tantôt tournant la bouche comme s’il ruminait, tantôt sifflant à mi-voix, tantôt claquant de la langue comme quelqu’un qui glousse. » À la fin de sa période, il soufflait à la façon d’une baleine, son ventre ballottait, et il lançait une douzaine de tasses de thé dans son estomac.

Alors tout bas, avec précaution, on questionnait Garrick ou Boswell sur l’histoire et les habitudes de cet ogre grotesque. Il avait vécu en cynique et en excentrique, ayant passé sa jeunesse à lire au hasard {p. 159}dans une boutique, surtout des in-folio latins, même les plus ignorés, par exemple Macrobe ; il avait découvert les œuvres latines de Pétrarque en cherchant des pommes, et crut trouver des ressources en proposant au public une édition de Politien. À vingt-cinq ans, il avait épousé par amour une femme de cinquante, courte, mafflue, rouge, habillée de couleurs voyantes qui se mettait sur les joues un demi-pouce de fard, et qui avait des enfants du même âge que lui. Arrivé à Londres pour gagner son pain, les uns à ses grimaces convulsives l’avaient pris pour un idiot ; les autres, à l’aspect de son tronc massif, lui avaient conseillé de se faire portefaix. Trente ans durant, il avait travaillé en manœuvre pour les libraires qu’il rossait lorsqu’ils devenaient impertinents, toujours râpé, ayant une fois jeûné deux jours, content lorsqu’il pouvait dîner avec six pence de viande et un penny de pain, ayant écrit un roman en huit nuits pour payer l’enterrement de sa mère. À présent, pensionné par le roi1093, exempt de sa corvée journalière, il suit son indolence naturelle, reste au lit souvent jusqu’à midi et au-delà. C’est à cette heure qu’on va le voir. On monte l’escalier d’une triste maison située au nord de Fleet-Street, le quartier affairé de Londres, dans une cour étroite et obscure, et l’on entend en passant {p. 160}les gronderies de quatre femmes et d’un vieux médecin charlatan, pauvres créatures sans ressources, infirmes, et d’un mauvais caractère, qu’il a recueillies, qu’il nourrit, qui le tracassent ou qui l’insultent ; on demande le docteur, un nègre ouvre ; une assemblée se forme autour du lit magistral ; il y a toujours à son lever quantité de gens distingués, même des dames. Ainsi entouré, il « déclame » jusqu’à l’heure du dîner, va à la taverne, puis disserte tout le soir, sort pour jouir dans les rues de la boue et du brouillard de Londres, ramasse un ami pour converser encore, et s’emploie à prononcer des oracles et à soutenir des thèses jusqu’à quatre heures du matin.

Là-dessus nous demandons si c’est l’audace libérale de ses opinions qui séduit. Ses amis répondent qu’il n’y a pas de partisan plus intraitable de la règle. On l’appelle l’Hercule du torysme. Dès l’enfance, il a détesté les whigs, et jamais il n’a parlé d’eux que comme de malfaiteurs publics. Il les insulte jusque dans son dictionnaire. Il exalte Jacques II et Charles II comme deux des meilleurs rois qui aient jamais régné. Il justifie les taxes arbitraires que le gouvernement prétend lever sur les Américains. Il déclare que « l’esprit whig est la négation de tout principe », que « le premier whig a été le diable », que « la couronne n’a pas assez de pouvoir », que « le genre humain ne peut être heureux que dans un état d’inégalité et de subordination. » Pour nous, Français du temps, admirateurs du Contrat social, nous sentons bien vite que nous ne sommes plus en France. Et que sentirons-nous, {p. 161}bon Dieu ! quand, un instant après, nous entendrons le docteur continuer ainsi : « Rousseau est un des pires hommes qu’il y ait, un coquin qui mérite d’être chassé de toute société, comme il l’a été. C’est une honte qu’il soit protégé dans notre pays. Je signerais une sentence de déportation contre lui plus volontiers que contre aucun des drôles qui sont sortis d’Old Bailey depuis bien des années. Oui, je voudrais le voir travailler dans les plantations. » — Il paraît qu’on ne goûte pas dans ce pays les novateurs philosophes ; voyons si Voltaire sera plus épargné : « De Rousseau ou de lui, il est difficile de décider lequel est le plus grand vaurien1094. » — À la bonne heure, ceci est net. Mais quoi ! est-ce qu’on ne peut pas chercher la vérité en dehors d’une Église établie ? Non, « aucun honnête homme ne peut être déiste, car aucun homme ne peut l’être après avoir examiné loyalement les preuves du christianisme. » — Voilà un chrétien péremptoire ; nous n’en avons guère en France d’aussi décidés. Bien plus, il est anglican, passionné pour la hiérarchie, admirateur de l’ordre établi, hostile aux dissidents. Vous le verrez saluer un archevêque avec une vénération particulière. Vous l’entendrez blâmer un de ses amis d’avoir oublié le nom de Jésus-Christ, en récitant les grâces. Si vous {p. 162}lui parlez d’une méthodiste qui convertit les gens, il vous dira qu’une femme qui prêche est comme un chien qui marche sur les pattes de derrière, que cela est curieux, mais n’est point beau. Il est conservateur et ne craint point d’être suranné. Sachez qu’il est allé à une heure du matin dans l’église de Saint-Jean de Clerkenwell pour interroger un esprit tourmenté qui revenait. Si vous aviez entre les mains son journal, vous y trouveriez des prières ferventes, des examens de conscience et des résolutions de conduite. Avec des préjugés et des ridicules, il a la profonde conviction, la foi active, la sévère piété morale. Il est chrétien de cœur et de conscience, de raisonnement et de pratique. La pensée de Dieu, la crainte du jugement final, le préoccupent et le réforment. « Garrick, dit-il un jour, je n’irai plus dans vos coulisses, car les bas de soie et les poitrines blanches de vos actrices excitent mes propensions amoureuses1095. » Il se reproche son indolence, il implore la grâce de Dieu, il est humble et il a des scrupules. —  Tout cela est bien étrange. Nous demandons aux gens ce qui peut leur plaire dans cet ours bourru, qui a des habitudes de bedeau et des inclinations de constable. On nous répond qu’à Londres on est moins exigeant qu’à Paris en fait d’agrément et de politesse, qu’on y permet à l’énergie d’être rude et à la vertu d’être bizarre, qu’on y souffre une conversation militante, que {p. 163}l’opinion publique est tout entière du côté de la constitution et du christianisme, et qu’elle a bien fait de prendre pour maître l’homme qui par son style et ses préceptes s’accommode le mieux à son penchant.

Sur ce mot, nous nous faisons apporter ses livres, et au bout d’une heure nous remarquons que, quel que soit l’ouvrage, tragédie ou dictionnaire, biographie ou essai, il garde toujours le même ton. « Docteur, lui disait Goldsmith, si vous faisiez une fable sur les petits poissons, vous les feriez parler comme des baleines. » En effet, sa phrase est toujours la période solennelle et majestueuse, où chaque substantif marche en cérémonie, accompagné de son épithète, où les grands mots pompeux ronflent comme un orgue, où chaque proposition s’étale équilibrée par une proposition d’égale longueur, où la pensée se développe avec la régularité compassée et la splendeur officielle d’une procession. La prose classique atteint la perfection chez lui comme la poésie classique chez Pope. L’art ne peut être plus consommé ni la nature plus violentée. Personne n’a enserré les idées dans des compartiments plus rigides ; personne n’a donné un relief plus fort à la dissertation et à la preuve ; personne n’a imposé plus despotiquement au récit et au dialogue les formes de l’argumentation et de la tirade ; personne n’a mutilé plus universellement la liberté ondoyante de la conversation et de la vie par des antithèses et des mots d’auteur. C’est l’achèvement et l’excès, le triomphe et la tyrannie du style {p. 164}oratoire1096. Nous comprenons maintenant qu’un âge oratoire le reconnaisse pour maître, et qu’on lui attribue dans l’éloquence la primauté qu’on reconnaît à Pope dans les vers.

Reste à savoir quelles idées l’ont rendu populaire. C’est ici que l’étonnement d’un Français redouble. Nous avons beau feuilleter son dictionnaire, ses huit volumes d’essais, ses dix volumes de vies, ses innombrables articles, ses entretiens si précieusement recueillis ; nous bâillons. Ses vérités sont trop vraies ; nous savions d’avance ses préceptes par cœur. Nous apprenons de lui que la vie est courte et que nous devons mettre à profit le peu de moments qui nous sont accordés1097, qu’une mère ne doit pas élever son fils comme un petit-maître, que l’homme doit se repentir de ses fautes, et néanmoins éviter la superstition, qu’en toute affaire il faut être actif et non pressé. Nous le remercions de ces sages conseils, mais nous nous disons tout bas que nous nous en serions bien {p. 165}passés. Nous voudrions savoir quels sont les amateurs d’ennui qui en ont acheté tout d’un coup treize mille exemplaires. Nous nous rappelons alors qu’en Angleterre les sermons plaisent, et ces Essais sont des sermons. Nous découvrons que des gens réfléchis n’ont pas besoin d’idées aventurées et piquantes, mais de vérités palpables et profitables. Ils demandent qu’on leur fournisse une provision utile de documents authentiques sur l’homme et sa vie, et ne demandent rien de plus. Peu importe que l’idée soit vulgaire ; la viande et le pain aussi sont vulgaires, et n’en sont pas moins bons. Ils veulent être renseignés sur les espèces et les degrés du bonheur et du malheur, sur les variétés et les suites des conditions et des caractères, sur les avantages et les inconvénients de la ville et de la campagne, de la science et de l’ignorance, de la richesse et de la médiocrité, parce qu’ils sont moralistes et utilitaires, parce qu’ils cherchent dans un livre des lumières qui les détournent de la sottise et des motifs qui les confirment dans l’honnêteté, parce qu’ils cultivent en eux le sense, c’est-à-dire la raison pratique. Un peu de fiction, quelques portraits, le moindre agrément suffira pour l’orner ; cette substantielle nourriture n’a besoin que d’un assaisonnement très-simple ; ce n’est point la nouveauté du mets ni la cuisine friande, mais la solidité et la salubrité qu’on y recherche. À ce titre, les Essais sont un aliment national. C’est parce qu’ils sont pour nous insipides et lourds que le goût d’un Anglais s’en accommode ; nous comprenons à présent pourquoi ils {p. 166}prennent comme favori et révèrent comme philosophe le respectable et insupportable Samuel Johnson1098.

VIII §

Je voudrais rassembler tous ces traits, voir des figures ; il n’y a que les couleurs et les formes qui achèvent une idée ; pour savoir, il faut voir. Allons au musée des estampes : Hogarth, le peintre national, l’ami de Fielding, le contemporain de Johnson, l’exact imitateur des mœurs, nous montrera le dehors comme il nous ont montré le dedans.

Nous entrons dans cette grande bibliothèque des arts. La noble chose que la peinture ! Elle embellit tout, même le vice. Aux quatre murs, sous les vitres transparentes et reluisantes, les torses se soulèvent, les chairs palpitent, la tiède rosée du sang court sous la peau veinée, les visages parlants se détachent dans la lumière ; il semble que le laid, le vulgaire et l’odieux aient disparu du monde. Je ne juge plus les caractères, je laisse là les règles morales. Je ne suis plus tenté d’approuver ni de haïr. Un homme ici n’est qu’une tache de couleur, tout au plus un emmanchement de muscles ; je ne sais plus s’il est assassin.

La vie, le déploiement heureux, entier, surabondant, {p. 167}l’épanouissement des puissances naturelles et corporelles, voilà ce qui de tous côtés afflue sur les yeux et les réjouit. Nos membres involontairement se remuent par l’imitation contagieuse des mouvements et des formes. Devant ces lions de Rubens, dont les voix profondes montent comme un tonnerre vers la gueule de l’antre, devant ces croupes colossales qui se tordent, devant ces mufles qui remuent des crânes, l’animal en nous frémit par sympathie, et il nous semble que nous allons faire sortir de notre poitrine une clameur égale à leur rugissement.

En vain l’art a-t-il dégénéré ; même chez des Français, chez des faiseurs d’épigrammes, chez des abbés poudrés du dix-huitième siècle, il reste lui-même. La beauté est partie, mais la grâce demeure. Ces jolis minois fripons, ces fins corsages de guêpe, ces bras mignons plongés dans un nid de dentelles, ces nonchalantes promenades parmi des bosquets et des jets d’eau qui gazouillent, ces rêveries galantes dans un haut appartement festonné de guirlandes, tout ce monde délicat et coquet est encore charmant. L’artiste, alors comme autrefois, cueille dans les choses la fleur, et ne s’inquiète pas du reste.

Mais Hogarth, qu’est-ce qu’il a voulu ? qui a jamais vu un pareil peintre ? Est-ce un peintre ? Les autres donnent envie de voir ce qu’ils représentent ; il donne envie de ne pas voir ce qu’il veut représenter.

Y a-t-il rien de plus agréable à peindre qu’une {p. 168}ivresse de nuit, de bonnes trognes insouciantes, et la riche lumière noyée d’ombres qui vient jouer sur des habits chiffonnés et des corps appesantis ? Chez lui au contraire, quelles figures ! La méchanceté, la stupidité, tout l’ignoble venin des plus ignobles passions humaines en suinte et en distille. L’un flageole debout, écœuré, pendant qu’un hoquet entr’ouvre ses lèvres vomissantes ; l’autre hurle rauquement, en mauvais dogue ; celui-ci, crâne chauve et fendu, raccommodé par places, tombe en avant, précipité sur la poitrine, avec un sourire d’idiot malade. On feuillette, et la file des physionomies odieuses ou bestiales va s’allongeant sans s’épuiser : traits contractés ou difformes, fronts bosselés ou empâtés de chair suante, rictus hideux distendus par un rire féroce ; celui-ci a eu le nez mangé ; son voisin, borgne, à tête carrée, tout bourgeonné de verrues sanguinolentes, rouge sous la blancheur crue de sa perruque, fume silencieusement, gonflé de rancune et de spleen ; un autre, vieillard avec sa béquille, écarlate et bouffi, le menton débordant jusque sur la poitrine, regarde avec les yeux fixes et saillants d’un crabe. C’est la bête que Hogarth montre dans l’homme, bien pis, la bête folle ou meurtrière, affaissée ou enragée. Voyez cet assassin arrêté sur le corps de sa maîtresse égorgée, les yeux tors, la bouche contractée, grinçant à l’idée du sang qui l’éclabousse et le dénonce, ou ce joueur ruiné qui vient d’arracher sa perruque et sa cravate, et crie à genoux, les dents serrées et le poing levé contre le ciel. Regardez encore cet hôpital de maniaques, {p. 169}le sale idiot au visage terreux, aux cheveux crasseux, aux griffes salies, qui croit jouer du violon et qui s’est coiffé d’un cahier de musique ; le superstitieux qui se tord convulsivement sur la paille, les mains jointes, sentant la griffe du diable dans ses entrailles ; le furieux hagard et nu qu’on enchaîne, et qui s’arrache avec les ongles des morceaux de chair. Détestables Yahous que vous êtes, et qui prétendez usurper la lumière bénie, dans quel cerveau avez-vous pu naître, et pourquoi un peintre est-il venu salir les yeux de votre aspect ?

C’est que ces yeux étaient anglais, et que les sens ici sont barbares. Laissons à la porte nos répugnances, et regardons les choses comme font les gens de ce pays, non par le dehors, mais par le dedans. Tout le courant de la pensée publique se porte ici vers l’observation de l’âme, et la peinture entraînée roule avec les lettres dans le même canal. Oubliez donc les contours, ils ne sont que des lignes ; le corps n’est ici que pour traduire l’esprit1099. Ce nez tortu, ces bourgeons sur une joue vineuse, ce geste hébété de la brute somnolente, ces traits grimés, ces formes avilies, ne servent qu’à faire saillir le naturel, le métier, la manie, l’habitude. Ce ne sont plus des membres et des têtes qu’il nous montre, c’est la débauche, c’est l’ivrognerie, c’est la brutalité, c’est la haine, c’est {p. 170}le désespoir, ce sont toutes les maladies et les difformités de ces volontés trop âpres et trop dures, c’est la ménagerie forcenée de toutes les passions. Non qu’il les déchaîne ; ce rude bourgeois dogmatique et chrétien manie plus vigoureusement qu’aucun de ses confrères le gros gourdin de la morale. C’est un policeman mangeur de bœuf qui s’est chargé d’instruire et de corriger des boxeurs ivrognes. D’un tel homme à de tels hommes, les ménagements seraient de trop. Au bas de chaque cage où il enferme un vice, il en inscrit le nom, il y ajoute la condamnation prononcée par l’Écriture ; il l’étale dans sa laideur, il l’enfonce dans son ordure, il le traîne à son supplice, en sorte qu’il n’y a pas de conscience si faussée qui ne le reconnaisse, ni de conscience si endurcie qui ne le prenne en horreur.

Regardez bien, voici des leçons qui portent : celle-ci est contre le gin. Sur un escalier, en pleine rue, gît une femme ivrogne, à demi nue, les seins pendants, les jambes scrofuleuses ; elle sourit idiotement, et son enfant, qu’elle laisse tomber sur le pavé, se brise le crâne. Au-dessous un pâle squelette, les yeux clos, s’affaisse tenant en main son verre. À l’entour l’orgie et le délire précipitent l’un contre l’autre des spectres déguenillés. Un misérable qui s’est pendu vacille dans une mansarde. Des fossoyeurs mettent au cercueil un cadavre de femme nue. Un affamé ronge côte à côte avec un chien un os qui n’a plus de viande. À côté de lui, des petites filles trinquent, et une jeune femme fait avaler du gin à son enfant à la mamelle. Un fou {p. 171}embroche son enfant, l’emporte ; il danse en riant, et la mère le voit.

Encore un tableau et une leçon, cette fois contre la cruauté. Le jeune homme barbare, devenu assassin, a été pendu, et on le dissèque. Il est là sur une table, et le président, tranquillement, indique de sa baguette les endroits où il faut travailler. Sur ce geste, les opérateurs taillent et tirent. L’un est aux pieds ; le second homme expert, vieux boucher sardonique, empoigne un couteau d’une main qui fera bien son office, et fourre l’autre dans les entrailles qu’on dévide plus bas pour les mettre dans un seau. Le dernier carabin extirpe l’œil, et la bouche contractée a l’air de hurler sous sa main. Cependant un chien attrape le cœur qui traîne à terre ; des fémurs et des crânes bouillent en manière d’accompagnement dans une chaudière, et les docteurs tout alentour échangent de sang-froid des plaisanteries chirurgicales sur le sujet qui, morceau par morceau, va s’en aller sous leur scalpel.

Vous direz que des leçons de ce goût sont bonnes pour des barbares et que vous n’aimez qu’à demi ces prédicateurs officiels ou laïques, de Foe, Hogarth, Smollett, Richardson, Johnson et les autres ; je réponds que les moralistes sont utiles, et que ceux-ci ont changé une barbarie en civilisation.

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chapitre VII.
Les poëtes. §

I. Domination et domaine de l’esprit classique. —  Ses caractères, ses œuvres, sa portée et ses limites. —  Comment il a son centre dans Pope.

II. Pope. —  Son éducation. —  Sa précocité. —  Ses débuts. —  Les Pastorales. L’Essai sur la critique. —  Sa personne. —  Son genre de vie. —  Son caractère. —  Pauvreté de ses passions et de ses idées. —  Grandeur de sa vanité et de son talent. —  Sa fortune indépendante et son travail assidu.

III. L’Épître d’Héloïse à Abeilard. —  Ce que deviennent les passions dans la poésie artificielle. —  La boucle de cheveux enlevée. —  Le monde et le langage du monde en France et en Angleterre. —  En quoi le badinage de Pope est pénible et déplaisant. —  La Sottisiade. —  Saletés et banalités. —  En quoi l’imagination anglaise et l’esprit de salon sont inconciliables.

IV. Son talent descriptif. —  Son talent oratoire. —  Ses poëmes didactiques. —  Pourquoi ces poëmes sont l’œuvre finale de l’esprit classique. —  L’Essai sur l’homme. —  Son déisme et son optimisme. —  Valeur de ces conceptions. —  Comment elles sont liées au style régnant. —  Comment elles se déforment sous les mains de Pope. —  Procédés et perfection de son style. —  Excellence de ses portraits. —  Pourquoi ils sont supérieurs. —  Sa traduction de l’Iliade. —  En quoi le goût a changé depuis un siècle.

V. Disproportion de l’esprit anglais et des bienséances classiques. —  Prior. —  Gay. —  La pastorale antique est impossible dans les climats du Nord. —  Le sentiment de la campagne est naturel en Angleterre. —  Thompson.

VI. Discrédit de la vie de salon. —  Apparition de l’homme sensible. —  Pourquoi {p. 173}le retour à la nature est plus précoce en Angleterre qu’en France. —  Sterne. —  Richardson. —  Mackensie. —  Macpherson. —  Gray, Akenside, Beattie, Collins, Young, Shenstone. —  Persistance de la forme classique. —  Empire de la période. —  Johnson. —  L’école historique. —  Robertson, Gibbon, Hume. —  Leur talent et leurs limites. —  Commencements de l’âge moderne.

Lorsqu’on embrasse d’un coup d’œil la vaste région littéraire qui s’étend en Angleterre depuis la restauration des Stuarts jusqu’à la révolution française, on s’aperçoit que toutes les productions, indépendamment du caractère anglais, y portent l’empreinte classique, et que cette empreinte, particulière à ce territoire, ne se rencontre ni dans celui qui précède ni dans celui qui suit. Cette forme régnante de pensée s’impose à tous les écrivains, depuis Waller jusqu’à Johnson, depuis Hobbes et Temple jusqu’à Robertson et Hume ; il y a un art auquel ils aspirent tous ; le travail de cent cinquante années, pratique et théorie, inventions et imitations, exemples et critique, s’emploie à l’atteindre. Ils ne comprennent qu’une seule espèce de beauté ; ils n’établissent de préceptes que ceux qui peuvent la produire ; ils récrivent, traduisent et défigurent sur son patron les grandes œuvres des autres siècles ; ils l’importent dans tous les genres littéraires, et y réussissent ou y échouent selon qu’elle s’y adapte ou qu’elle ne peut s’y accommoder. La domination de ce style est si absolue, qu’elle s’impose aux plus grands, et les condamne à l’impuissance quand ils veulent l’appliquer hors de son domaine. {p. 174}La possession de ce style est si universelle, qu’elle se rencontre dans les plus médiocres, et les élève jusqu’au talent quand ils l’appliquent dans son domaine1100. C’est lui qui porte à la perfection la prose, le discours, l’essai, la dissertation, la narration, et toutes les œuvres qui font partie de la conversation et de l’éloquence. C’est lui qui détruit l’ancien drame, abaisse le nouveau, appauvrit et détourne la poésie, produit l’histoire correcte, agréable, sensée, décolorée et à courtes vues. C’est cet esprit, qui, commun à ce moment à l’Angleterre et à la France, imprime son image dans la diversité infinie des œuvres littéraires, en sorte que dans son ascendant partout visible on ne peut s’empêcher de reconnaître la présence d’une de ces forces intérieures qui ploient et règlent le cours du génie humain.

Il n’y a point de genre où il se montre plus manifestement que dans la poésie et il n’y a point de moment où il apparaisse plus nettement que sous la reine Anne. Les poëtes viennent d’atteindre l’art qu’ils avaient entrevu. Depuis soixante ans, ils s’en approchaient ; à présent ils le tiennent, ils le manient, déjà ils l’usent et l’exagèrent. Le style se trouve du même coup achevé et artificiel. Ouvrez le premier venu, Parnell ou Philips, Addison ou Prior, Gay ou Tickell, vous trouvez un certain tour d’esprit, de versification, de langage. Passez au second, ce même {p. 175}tour reparaît ; on dirait qu’ils se sont copiés l’un l’autre. Parcourez un troisième : même diction, mêmes apostrophes, même façon de poser l’épithète et d’arrondir la période. Feuilletez toute la troupe ; avec de petites différences personnelles, ils semblent tous coulés dans un seul moule : l’un est plus épicurien, l’autre plus moral, l’autre plus mordant ; mais partout règnent le langage noble, la pompe oratoire, la correction classique ; le substantif marche accompagné de l’adjectif, son chevalier d’honneur ; l’antithèse équilibre son architecture symétrique : le verbe, comme chez Lucain ou Stace, s’étale, flanqué de chaque côté par un nom garni de son épithète ; on dirait que le vers a été fabriqué à la machine, tant la facture en est uniforme ; on oublie ce qu’il veut dire ; on est tenté d’en compter les pieds sur ses doigts ; on sait d’avance quels ornements poétiques vont le décorer. Il a une toilette de théâtre, oppositions, allusions, élégances mythologiques, réminiscences grecques ou latines. Il a une solidité d’école, maximes sentencieuses, lieux communs philosophiques, développements moraux, exactitude oratoire. Vous croiriez être devant une famille naturelle de plantes ; si la grandeur, la couleur, les accessoires, les noms diffèrent, au fond le type ne varie pas ; les étamines sont en nombre pareil, insérées de même, autour de pistils semblables, au-dessus de feuilles ordonnées sur le même plan ; qui connaît l’une connaît les autres ; il y a un organe et une structure commune qui entraîne la communauté du reste. Si vous parcourez {p. 176}toute la famille, vous y trouverez sans doute quelque plante marquante qui manifeste le type en pleine lumière, tandis qu’à l’entour et par degrés il va s’altérant, dégénère et finit par se perdre dans les familles environnantes. Pareillement, ici, on voit l’art classique rencontrer son centre dans les voisins de Pope et surtout dans Pope, puis s’effacer à demi, se mêler d’éléments étrangers, jusqu’au moment où il disparaît dans la poésie qui l’a suivi.

I §

En 1688, chez un marchand de toile rue des Lombards à Londres, naquit une petite créature délicate et maladive, factice par nature, toute fabriquée d’avance pour la vie de cabinet, n’ayant de goût que pour les livres, et qui, dès son bas âge, mit tout son plaisir dans la contemplation des imprimés. Il en copiait les lettres, et ainsi apprit à écrire. Il passa son enfance avec eux en tête-à-tête, et se trouva versificateur dès qu’il sut parler. À douze ans, il avait composé une tragédie d’après l’Iliade, et une ode sur la solitude. De treize à quinze, il fit un grand poëme épique de quatre mille vers, appelé Alcandre. Pendant huit ans, enfermé dans une petite maison de la forêt de Windsor, il lut « tous les meilleurs critiques, presque tous les poëtes anglais, latins, français qui ont un nom, Homère, les poëtes grecs, et quelques-uns des grands dans l’original, le Tasse et l’Arioste dans {p. 177}les traductions », avec tant d’assiduité qu’il en manqua mourir. Ce n’étaient point des passions qu’il y cherchait, c’était du style ; il n’y a point eu d’adorateur plus dévoué de la forme ; il n’y a point eu de maître plus précoce de la forme. Déjà son goût perçait : entre tous les poëtes anglais, son favori était Dryden, le moins inspiré et le plus classique. Il apercevait sa voie ; un connaisseur, M. Walsh1101, « l’encourageait en lui disant qu’il y avait encore un chemin ouvert pour exceller ; car si les Anglais avaient plusieurs grands poëtes, ils n’avaient jamais eu de grand poëte qui fût correct ; et il l’engageait à faire de la correction son étude et son but. » Il suivait ce conseil, s’exerçait la main par des traductions d’Ovide et de Stace, et par des remaniements du vieux Chaucer. Il s’appropriait toutes les excellences et toutes les élégances poétiques, il les emmagasinait dans sa mémoire ; il disposait dans sa tête le dictionnaire complet de toutes les épithètes heureuses, de tous les tours ingénieux, de tous les rhythmes sonores par lesquels on peut relever, préciser, éclairer une idée. Il était comme ces petits musiciens, enfants prodiges, qui, élevés au piano, atteignent tout d’un coup un doigté merveilleux, roulent les gammes, perlent les trilles, font voltiger les octaves avec une agilité et une justesse qui chassent de la scène les {p. 178}plus fameux artistes. À dix-sept ans, ayant connu le vieux Wycherley, qui en avait soixante-dix, il entreprit, sur sa demande, de lui corriger ses poëmes, et les corrigea si bien, que celui-ci en fut charmé et mortifié. Pope raturait, ajoutait, refondait, parlait franc et tranchait ferme. L’auteur, à contre-cœur, admirait les corrections tout bas, et tâchait tout haut d’en rabaisser l’importance, jusqu’à ce qu’enfin sa vanité, blessée de tant devoir à un si jeune homme et de rencontrer un maître dans un écolier, finit par le retirer d’un commerce où il profitait et souffrait trop. C’est que l’écolier, du premier coup, avait porté l’art plus loin que les maîtres. À seize ans, ses Pastorales témoignaient d’une sûreté de main que personne n’avait eue, pas même Dryden. À voir ces mots si choisis, ces arrangements exquis de syllabes mélodieuses, cette science des coupes et des rejets, ce style si coulant, si pur, ces gracieuses images que la diction rendait encore plus gracieuses, et toute cette guirlande artificielle et nuancée de fleurs qui se disaient champêtres, on pensait aux premières églogues de Virgile. M. Walsh déclarait que « ce n’était point flatterie de dire qu’à cet âge Virgile n’avait rien fait d’aussi bon. » Quand plus tard elles parurent en volume1102, le public fut ébloui. « Vous avez déplu aux critiques, écrivait Wycherley, en leur plaisant trop bien. » La même année, le poëte de vingt et un ans achevait son Essay on Criticism, sorte d’art poétique ; c’est le {p. 179}poëme qu’on fait à la fin de sa carrière, quand on a manié tous les procédés et qu’on a blanchi dans la critique ; et dans ce sujet qui réclame, pour être traité, l’expérience de toute une vie littéraire, il se trouvait d’emblée aussi mûr que Boileau.

Ce musicien consommé, qui débute par un traité d’harmonie, que va-t-il faire de son mécanisme incomparable et de sa science de professeur ? Encore est-il bon de sentir et de penser avant d’écrire ; il faut une source pleine d’idées vives et de passions franches pour faire un vrai poëte, et à le voir de près on trouve qu’en lui, jusqu’à la personne, tout est étriqué ou artificiel ; c’est un nabot, haut de quatre pieds, tortu, bossu, maigre, valétudinaire, et qui arrivé à l’âge mûr ne semble plus capable de vivre. Il ne peut se lever ; c’est une femme qui l’habille ; on lui enfile trois paires de bas les unes par-dessus les autres, tant ses jambes sont grêles ; puis on lui lace la taille dans un corset de toile roide, afin qu’il puisse se tenir droit, et par-dessus on lui fait endosser un gilet de flanelle ; vient ensuite une sorte de pourpoint de fourrure, car il grelotte vite, et enfin une chemise de grosse toile très-chaude avec de belles manches. Par-dessus tout cela on lui met un costume noir, une perruque à nœud1103, une petite épée ; ainsi équipé, il va prendre place à table avec son grand ami lord Oxford. Il est si petit, qu’il faut l’exhausser sur une chaise particulière ; il est si chauve, que lorsqu’il n’y {p. 180}a pas de réception il couvre sa tête d’un bonnet de velours ; il est si vétilleux et si exigeant, que les laquais évitent de faire ses commissions, et que le lord a été obligé d’en renvoyer plusieurs qui refusaient de le servir. Enfin le dîner commence. Il mange trop, en enfant gâté ; il veut des mets forts, épicés, et se fait mal à l’estomac. Quand on lui propose de la liqueur, il se met en colère, mais ne manque pas de la boire. Il a tous les appétits et tous les caprices d’un vieil enfant, d’un vieux malade, d’un vieil auteur, et d’un vieux garçon. Vous vous attendez bien à le trouver quinteux et susceptible. Plusieurs fois il a quitté, sans mot dire et sans qu’on sût pourquoi, la maison de lord Oxford, et il a fallu excéder les laquais de messages pour le ramener. Si aujourd’hui lady Mary Wortley, son ancienne divinité poétique, est par malheur à table, on ne pourra pas dîner en paix ; ils ne manqueront pas de se contredire, de se picoter, de se quereller, et l’un des deux quittera la chambre. On va le chercher et il rentre, mais il n’a pas laissé ses manies à la porte. Il est cauteleux, malin, en avorton nerveux qu’il est ; quand il souhaite une chose, il n’ose pas la demander rondement ; avec des insinuations et des manœuvres de style, il amène les gens à la mentionner, à la faire venir, après quoi il s’en sert. C’est ainsi qu’il a obtenu un écran de lord Orrery. « À peine s’il boira une tasse de thé sans stratagème. » Lady Bolingbroke disait qu’il faisait de la diplomatie à propos de carottes et de navets.

Le reste de sa vie n’est pas beaucoup plus noble. Il {p. 181}écrit des libelles contre Chandos, Aaron Hill, lady Mary Wortley, et ensuite il ment ou équivoque pour les désavouer. Il a un vilain goût pour l’artifice, et prépare un mauvais tour déloyal contre lord Bolingbroke, son plus grand ami. Il n’est jamais franc, il est toujours occupé d’un rôle ; il contrefait l’homme dégoûté, le grand artiste indifférent, contempteur des grands, des rois, de la poésie elle-même. La vérité est qu’il ne songe qu’à ses phrases, à sa réputation d’auteur, et qu’une caresse du prince de Galles va fondre tout son stoïcisme. Je viens de lire sa correspondance, il n’y a pas peut-être dix lettres vraies ; il est écrivain jusque dans ses épanchements ; ses confidences sont de la rhétorique compassée, et quand il cause avec un ami, il songe toujours à l’imprimeur qui mettra ses effusions sous les yeux du public. Même à force de prétention il devient maladroit, et se démasque. Un jour Richardson le trouve occupé à lire un pamphlet que Cibber avait fait contre lui : « Ces choses-là, dit Pope, font mon divertissement » ; et pendant qu’il lit, on voit ses traits contractés par la violence de son angoisse. « Dieu me préserve, dit Richardson, d’un divertissement pareil à celui-là. » En somme, son grand ressort est la vanité littéraire ; il veut être admiré, rien de plus ; sa vie est celle d’une coquette qui s’étudie à la glace, se farde, minaude, accroche des compliments, et cependant déclare que les compliments l’ennuient, que le fard salit et qu’elle a horreur des minauderies. Nul élan, rien de naturel ou de viril ; il n’a pas plus d’idées que de passions, j’entends {p. 182}de ces idées qu’on a besoin d’écrire et pour lesquelles on oublie les mots. La controverse religieuse et les querelles de parti retentissent autour de lui ; il s’en écarte soigneusement ; au milieu de tous ces chocs, son principal souci est de préserver son écritoire ; c’est un catholique déteint, déiste à peu près, qui ne sait pas bien ce qu’est le déisme ; là-dessus il emprunte à lord Bolingbroke des idées dont il ne voit pas la portée, mais qui lui semblent bonnes à mettre en vers. « J’espère, écrit-il à Atterbury, que toutes les Églises sont de Dieu, en tant qu’elles sont bien comprises, et que tous les gouvernements sont de Dieu, en tant qu’ils sont bien conduits. Pour ce qui est du mal qui s’y rencontre ou s’y peut rencontrer, je laisse à Dieu seul le soin de les corriger ou de les réformer. Dans ma politique, ma grande préoccupation est de conserver la paix de ma vie sous quelque gouvernement que je vive ; dans ma religion, de conserver la paix de ma conscience, quelle que soit l’Église dont je fasse partie1104. » De pareilles convictions ne tourmentent pas un homme. Au fond, il n’a point écrit parce qu’il pensait, mais il a pensé afin d’écrire ; le papier noirci et le bruit qu’on fait ainsi dans le monde, voilà son idole ; s’il {p. 183}a fait des vers, c’est tout bonnement pour faire des vers.

On n’est que mieux préparé par là pour en faire d’irréprochables. Pope s’y emploie tout entier ; il est de loisir ; son père lui a laissé une assez belle fortune, il a gagné une grosse somme à traduire l’Iliade et l’Odyssée ; il a huit cents livres sterling de rente. Jamais il n’a été aux gages d’un libraire ; il regarde au-dessous de lui les auteurs mendiants rouler dans la bohème, et, tranquillement assis dans sa jolie maison de Twickenham, sous sa grotte ou dans le beau jardin qu’il a planté lui-même, il peut polir et limer ses écrits aussi longtemps qu’il lui convient. Il n’y manque pas. Quand il a composé un ouvrage, il le garde au moins deux ans en portefeuille. De temps en temps il le relit et le corrige ; il prend conseil de ses amis, puis de ses ennemis ; point d’édition qu’il n’améliore ; il rature infatigablement. Son premier jet est si bien refondu et transformé, qu’on ne le reconnaît plus dans la copie définitive. Celles de ses pièces qui semblent le moins remaniées sont deux satires, et Dodsley dit que dans le manuscrit il n’y avait presque point de vers qui ne fût écrit deux fois. « Je le fis transcrire proprement sur une autre feuille, et quand il me renvoya celle-là pour l’impression, presque chaque vers avait été récrit encore une seconde fois. » — « Jamais, dit Johnson, il ne détachait son attention de la poésie. Si la conversation offrait un trait dont on pût faire profit, il le confiait au papier ; si une pensée ou même une expression plus heureuse que {p. 184}l’ordinaire se levait dans son esprit, il avait soin de l’écrire ; quand deux vers lui venaient, il les mettait de côté pour les insérer à l’occasion. On a trouvé de petits morceaux de papier qui contenaient des vers ou des portions de vers qu’il pensait achever plus tard. » Il fallait que son écritoire fût devant son lit avant son lever. Une nuit, chez lord Oxford, pendant le terrible hiver de 1740, de peur de perdre une idée, il fit lever quatre fois la femme qui le servait. Swift lui reproche de n’avoir jamais de loisir pour la conversation ; la cause en est « qu’il a toujours en tête quelque projet poétique. » Ainsi rien ne lui manque pour atteindre l’expression parfaite : la pratique d’une vie entière, l’étude de tous les modèles, l’indépendance de la fortune, la compagnie des gens du monde, l’exemption des passions turbulentes, l’absence des idées maîtresses, la facilité d’un enfant prodige, l’assiduité d’un vieux lettré. Il semble qu’il ait été tout exprès muni de défauts et de qualités, enrichi d’un côté, appauvri d’un autre, à la fois écourté et développé, pour mettre en relief la forme classique par l’amoindrissement du fond classique, pour présenter au public le modèle d’un art usé et accompli, pour réduire en cristal brillant et rigide la séve coulante d’une littérature qui finissait.

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II §

C’est un grand danger pour un poëte que de savoir trop bien son métier ; sa poésie montre alors l’homme de métier et non le poëte. En vérité, je voudrais admirer les œuvres d’imagination de Pope ; je ne saurais. J’ai beau lire les témoignages des contemporains et même ceux des modernes, me répéter qu’en son temps il fut le prince des poëtes, que son Épître d’Héloïse à Abeilard fut accueillie par un cri d’enthousiasme, qu’on n’imaginait point alors une plus belle expression de la passion vraie, qu’aujourd’hui encore on l’apprend par cœur comme le récit de Théramène, que Johnson, ce grand juge littéraire, l’a rangée parmi « les plus heureuses productions de l’esprit humain », que lord Byron lui-même l’a préférée à l’ode célèbre de Sapho. Je la relis et je m’ennuie ; cela est inconvenant ; mais, en dépit de moi-même je bâille, et j’ouvre les lettres originales d’Héloïse pour chercher la cause de mon ennui.

Sans doute la pauvre Héloïse est une barbare, bien pis, une barbare lettrée ; elle fait des citations savantes, des raisonnements ; elle essaye d’imiter Cicéron, d’arranger des périodes ; il le faut bien, elle écrit dans une langue morte, avec un style appris ; vous en feriez peut-être autant si vous étiez obligé d’écrire en latin à votre maîtresse. Mais comme le sentiment vrai perce à travers la forme scolastique ! {p. 186}« Tu es le seul qui puisses m’attrister, qui puisses me consoler, qui puisses me donner de la joie… Je serais plus heureuse et plus orgueilleuse d’être appelée ta concubine que l’épouse de l’empereur… Jamais, Dieu le sait, je n’ai rien souhaité en toi que toi-même. C’est toi seul que je désire, ce n’est rien de ce que tu pouvais donner ; ce n’est point un mariage, une dot ; je n’ai jamais songé à faire mon plaisir ou ma volonté, tu le sais bien, mais la tienne. » Puis des mots passionnés, de vrais mots d’amour1105 ; puis ces mots si libres de la pénitente qui dit tout, qui ose tout, parce qu’elle veut guérir, parce qu’il faut montrer au confesseur sa plaie, même la plus honteuse, peut-être aussi parce que dans l’extrême angoisse, comme dans l’accouchement, la pudeur s’en va. Tout cela est bien cru, bien rude ; Pope a plus d’esprit qu’elle ; aussi comme il lui en donne ! Entre ses mains elle devient une académicienne, et sa lettre est un répertoire d’effets littéraires. Peintures et descriptions : elle décrit à Abeilard le monastère et le paysage, « les dômes moussus couronnés de fines tourelles, les arches majestueuses qui changent en nuit la clarté du grand jour, les vitraux qui versent sur les dalles une clarté solennelle1106 », puis « les rivières errantes qui luisent entre les collines, les grottes dont l’écho répète le bruissement des ruisseaux, {p. 187}les brises mourantes qui viennent expirer sur les feuillages1107. » — Tirades et lieux communs : elle envoie à Abeilard des dissertations sur l’amour et la liberté qu’il réclame, sur le cloître et la vie paisible qu’il peut donner, sur l’écriture et les avantages de la poste aux lettres1108. —  Antithèses et contrastes : elle les expédie à Abeilard par douzaines : contraste entre le monastère illuminé par sa présence et le monastère désolé par son absence, entre la tranquillité de la religieuse pure et l’anxiété de la religieuse coupable, entre le rêve du bonheur humain et le rêve du bonheur céleste. —  En somme, c’est un air de bravoure, avec oppositions de forte et de piano, avec variations et changements de ton ; Héloïse exploite son motif, et s’occupe à y insérer toutes les habiletés et les réussites de sa voix. Admirez les crescendo et les roulades par lesquelles elle termine ses morceaux brillants ; pour enlever l’auditeur à la fin du portrait de la nonne innocente, elle ira chercher « la Grâce qui fait luire autour d’elle ses plus purs rayons, les anges qui de leurs chuchotements éveillent ses rêves dorés, les ailes des séraphins {p. 188}qui répandent sur elle leurs divins parfums, l’époux qui prépare l’anneau nuptial, les blanches vierges qui chantent l’hyménée1109 », bref toute la garde-robe du Paradis. Remarquez les coups de grosse caisse, j’entends les grands moyens ; on appelle ainsi tout ce que dit un personnage qui veut délirer et ne délire pas ; par exemple, parler aux rocs et aux murailles, prier Abeilard absent de venir, s’imaginer qu’il est présent, apostropher la Grâce, la Vertu, « la fraîche Espérance, riante fille du ciel, et la Foi, notre immortalité anticipée1110 », entendre les morts qui lui parlent, dire aux anges de « préparer leurs bosquets de roses, leurs palmes célestes et leurs fleurs qui ne se flétrissent pas1111. » C’est ici la symphonie finale {p. 189}avec modulation de l’orgue céleste : je suppose qu’en l’écoutant Abeilard a crié bravo.

Mais ceci n’est rien auprès de l’art qu’elle déploie dans chaque phrase prise en détail. Elle met des agréments à toutes les lignes. Imaginez un chanteur italien qui ferait un trille sur chaque mot. Les jolis sons ! comme ils sont perlés ou filés agilement, rondement, et toujours exquis ! Impossible de les reproduire ici, avec une langue étrangère. C’est tantôt une image heureuse qui résume une phrase entière ; tantôt une série de vers où vont s’alignant les oppositions symétriques ; ce sont deux mots ordinaires qu’un étrange accouplement met en relief ; c’est un rhythme imitatif qui complète l’impression de l’esprit par l’émotion des sens ; ce sont les comparaisons les plus élégantes, les épithètes les plus pittoresques ; c’est le style le plus serré et le plus orné. Sauf la vérité, rien n’y manque. C’est pis qu’une cantatrice, c’est un auteur ; on regarde au dos pour savoir si elle n’a pas écrit : « Bon à tirer, porter vite à l’imprimerie. »

Pope a donné quelque part la recette avec laquelle on peut faire un poëme épique : prendre une tempête, un songe, cinq ou six batailles, trois sacrifices, des jeux funèbres, une douzaine de dieux en deux compartiments, remuer le tout jusqu’à ce qu’on voie mousser l’écume du grand style. Vous venez de voir les recettes avec lesquelles on peut composer une épître amoureuse. Cette sorte de poésie ressemble à la cuisine ; il ne faut ni cœur ni génie pour la {p. 190}faire, mais une main légère, un œil attentif et un goût exercé.

III §

Il semble que ce genre de talent soit fait pour les vers de société. Il est factice, et les mœurs de la société sont factices. Dire des galanteries, badiner avec les dames, parler élégamment de leur chocolat ou de leur éventail, railler les sots, juger la dernière tragédie, manier la fadeur ou l’épigramme, c’est là, ce semble, l’emploi naturel d’un esprit comme celui-ci, peu passionné, très-vaniteux, passé maître en fait de style, et qui soigne ses vers comme un petit-maître soigne son habit. Pope à écrit la Boucle de cheveux enlevée et la Sottisiade ; ses contemporains s’extasièrent sur la grâce de son badinage comme sur la justesse de sa moquerie, et jugèrent qu’il avait surpassé le Lutrin et les Satires de Boileau.

Cela peut bien être ; en tout cas, l’éloge serait médiocre. Il y a ordinairement deux sortes de vers dans Boileau, disait un homme d’esprit1112 ; les plus nombreux qui semblent d’un bon élève de troisième, les moins nombreux qui semblent d’un bon élève de rhétorique. Boileau fait le second vers avant le premier ; c’est pourquoi, une fois sur quatre, le premier vers chez lui ne sert qu’à boucher un trou. Sans doute Pope avait le mécanisme plus brillant et plus agile ; mais cette habileté {p. 191}de main ne suffit pas pour faire un poëte, même un poëte de boudoir. Là comme ailleurs, il faut des passions vraies, ou du moins des goûts vrais. Quand on veut peindre les jolis riens de la conversation et du monde, il est à propos de les aimer. On ne peint bien que ce que l’on aime1113. Est-ce qu’il n’y a pas des grâces charmantes dans le babil et la frivolité d’une jolie femme ? Des peintres comme Watteau ont passé leur vie à s’en régaler. Une boucle de cheveux que l’on relève, un bras mignon qui sort d’un flot de dentelles, une taille penchée qui fait chatoyer les plis lustrés de la jupe, et le fin sourire demi-engageant, demi-moqueur de la bouche mutine, en voilà assez pour ravir un artiste. Certainement il sera sensible à la toilette, sensible autant que la dame elle-même, et ne la grondera jamais de passer trois heures à son miroir ; il y a de la poésie dans l’élégance. Il en jouit comme d’un tableau ; il jouit des raffinements de la vie mondaine, des grandes lignes tranquilles de ce haut salon lambrissé, du doux reflet des longues glaces et des porcelaines luisantes, de la gaieté nonchalante des petits Amours sculptés qui s’embrassent au-dessus de la cheminée, du son argentin de ces voix flûtées qui autour de la table à thé gazouillent des médisances. Pope n’en jouit pas ou n’en jouit guère ; il reste satirique et Anglais au milieu de ce luxe aimable importé de France. Il a beau être le plus mondain de ces poëtes, {p. 192}il ne l’est pas assez ; la société qui l’entoure ne l’est pas davantage. Lady Wortley Montagu, qui dans son temps fut la fleur des pois, et que l’on compare à Mme de Sévigné, a l’esprit si sérieux, le style si décidé, le jugement si précis et le sarcasme si âpre, qu’on la prendrait pour un homme. En somme, les Anglais, même lord Chesterfield et Horace Walpole, n’ont jamais attrapé le véritable ton des salons. Pope est comme eux ; sa voix détonne et tout d’un coup devient mordante. À chaque instant une moquerie dure efface les gracieuses images qu’il commençait à éveiller. Prenez l’ensemble du poëme ; c’est une bouffonnerie en style noble ; lord Petre a coupé une boucle dans les cheveux d’une beauté à la mode, mistress Arabella Fermor ; il s’agit de faire de cette bagatelle une épopée, avec les invocations, les apostrophes, l’intervention des êtres surnaturels et le reste des machines poétiques ; la solennité du style contraste avec la petitesse des événements ; on rit de ces tracasseries, comme d’une querelle d’insectes. Il en a toujours été ainsi dans ce pays : quand ils représentent la vie du monde, c’est avec une complaisance extérieure et officielle ; au fond de leur admiration, il y a du mépris. Leurs fadeurs cachent une restriction mentale ; en observant bien, vous verriez qu’ils regardent une jolie femme parée et coquette comme une poupée rose, bonne pour amuser les gens une demi-heure par son clinquant. Pope dédie son poëme à mistress Arabella Fermor avec toutes sortes de révérences ; la vérité est qu’il n’est pas poli ; une Française lui eût renvoyé son {p. 193}livre en lui conseillant d’apprendre à vivre ; pour un éloge de sa beauté, elle y eût trouvé dix sarcasmes contre sa frivolité. Est-ce qu’il est bien agréable de s’entendre dire : « Vous avez les plus beaux yeux du monde, mais vous vivez de fadaises ? » C’est pourtant à cela que se réduit tout son hommage1114. Son emphase complimenteuse, sa déclaration que la boucle de cheveux est placée au ciel parmi les astres, tout son attirail de phrases n’est qu’une parade de galanterie qui laisse percer l’indélicatesse et la grossièreté. « Perdra-t-elle son cœur ou son collier au bal, fera-t-elle un accroc à son honneur ou à sa robe1115 ? » Il n’y a pas un Français du dix-huitième siècle qui eût imaginé une gracieuseté semblable. Tout au plus cet ours de Rousseau, ancien laquais et Génevois moraliste, eût lancé ce coup de boutoir. En Angleterre, on ne le trouvait point trop rude. Mistress Arabella Fermor fut si contente du poëme, qu’elle en répandit des copies. Évidemment, elle n’était pas difficile ; c’est qu’elle en avait entendu bien d’autres. Si vous lisez dans Swift la copie littérale d’une conversation à la mode, vous verrez qu’une femme à la mode dans ce temps-là pouvait souffrir beaucoup de choses sans se fâcher.

Mais ce qu’il y a de plus singulier, c’est que ce badinage, {p. 194}pour nous du moins, n’est point du tout badin. La légèreté, la gaieté en sont à cent lieues. Dorat, Gresset en auraient été stupéfaits et scandalisés. Nous restons froids devant ses plus brillantes réussites. Tout au plus de temps en temps un bon coup de fouet nous réveille ; mais ce n’est pas pour rire. Ces caricatures nous semblent étranges, mais ne nous amusent pas. Cet esprit n’est pas de l’esprit ; tout y est calculé, combiné, artificieusement préparé ; on attend un pétillement d’éclairs, et au dernier instant le coup rate. Par exemple, sir Petre, voulant se rendre les dieux propices, « bâtit un autel à l’Amour avec douze vastes romans français proprement dorés sur tranche, pose dessus trois jarretières, une demi-paire de gants, et tous les trophées de ses anciennes amours ; puis, avec un tendre billet doux il allume le feu et ajoute trois soupirs amoureux pour attiser la flamme1116. » Nous demeurons désappointés, nous ne devinons pas ce que cette description a de comique. Nous continuons par conscience, et, dans la peinture de la Mélancolie et de son palais, nous trouvons des figures bien autrement étranges : « une jarre qui soupire, un pâté d’oie qui parle, des hommes qui, travaillés par l’imagination, se disent en mal d’enfant, des filles qui se croient changées {p. 195}en bouteilles et demandent à grands cris un bouchon1117. » Nous nous disons alors que nous sommes en Chine ; qu’à une si grande distance de Paris et de Voltaire il ne faut s’étonner de rien, que ces gens ont d’autres oreilles que les nôtres, et qu’à Pékin un mandarin goûte avec délices un concert de chaudrons. Nous comprenons enfin que, même en cet âge correct et dans cette poésie artificielle, l’antique imagination subsiste ; qu’elle se nourrit, comme autrefois, de bizarreries et de contrastes, que le goût, en dépit de toutes les cultures, ne réussira jamais à s’acclimater chez elle, que les disparates, au lieu de la choquer, la réjouissent, qu’elle est insensible à nos douceurs et à nos finesses ; qu’elle a besoin de voir passer devant elle une suite de figures expressives, inattendues et grimaçantes, qu’elle préfère ce rude carnaval à nos insinuations délicates, que Pope est de son pays en dépit de sa politesse classique et de ses élégances voulues, et que sa fantaisie désagréable et vigoureuse est parente de celle de Swift.

À présent nous sommes préparés, et nous pouvons entrer dans son second poëme, la Dunciade ; il faut beaucoup d’empire sur soi pour ne pas jeter par terre ce chef-d’œuvre comme insipide et même dégoûtant. Rarement on a dépensé plus de talent pour produire plus d’ennui. Pope veut se venger de ses ennemis littéraires, et chante la Sottise, auguste déesse de {p. 196}la littérature, « fille du Chaos et de la Nuit éternelle, lourde comme son père, grave comme sa mère », reine des auteurs affamés, et qui choisit Théobald pour son fils et pour son favori. Le voilà roi, et pour célébrer son avénement, elle institue des jeux à la manière antique ; d’abord la course des libraires qui se disputent la possession d’un poëte, puis le combat des écrivains qui braient et sautent dans la boue à qui mieux mieux, enfin la lutte des critiques qui doivent subir la lecture de deux in-folio sans dormir. Étranges parodies, n’est-ce pas ? et certes bien peu piquantes. Qui n’a pas les oreilles rebattues de ces allégories usées, l’ennui, les pavots, les brouillards et le sommeil ? Que serait-ce si j’entrais dans le détail, si je décrivais la poëtesse proposée en prix, « avec ses yeux de bœuf et ses mamelles de vache », si je racontais les sauts des poëtes qui barbottent dans Fleet-Ditch, le plus ignoble égout de la ville, si je traduisais jusqu’au bout les vers extraordinaires où « les nymphes de la fange, charmées de la mine du plongeur l’attirent sur leur cœur, où la jeune Lutetia plus douce que le duvet, Nigrina la noire, et… se disputent son amour dans les palais de jais de leurs bas-fonds1118. » Il faut s’arrêter ; il y a tel passage, par exemple la chute de Curl, que Swift seul eût semblé {p. 197}capable d’écrire ; encore on l’excuserait dans Swift ; l’extrémité du désespoir, la rage de la misanthropie, le voisinage de la folie ont pu le porter à de tels excès. Mais Pope, qui vit tranquille et admiré dans sa villa, et qui n’est poussé que par des rancunes littéraires ! Il n’a donc point de nerfs ! Comment de gaieté de cœur un poëte a-t-il pu traîner son talent parmi de telles images, et contraindre ses vers si ingénieusement tissés à recevoir ces immondices ? Figurez-vous une jolie corbeille de salon, qui devrait ne renfermer que des fleurs et des broderies, et qu’on envoie à la cuisine pour en faire un panier d’ordures. En effet, toutes les ordures de la vie littéraire y sont ; et Dieu sait ce qu’elle était alors ! La bohème en aucun siècle ne fut si mendiante et plus vile : pauvres diables comme Richard Savage, qui couchait l’hiver à la belle étoile sur les cendres d’une vitrerie, vivait d’une dédicace, connaissait la prison, dînait rarement, et buvait aux dépens de ses amis ; pamphlétaires comme Tuchtin, le dos écorché par les verges ; faussaire comme Ward, exposés au pilori et criblés d’œufs et de pommes pourries ; courtisanes comme Élisa Haywood, célèbres par l’impudence de leurs confessions publiques ; journalistes vendus, diffamateurs à gages, marchands de scandale et d’injures, demi-filous, viveurs parfaits, et toute cette vermine littéraire {p. 198}qui hantait les tripots, les maisons de filles, les caveaux à gin, et au signal d’un libraire mordait les honnêtes gens pour un écu. Ces vilenies, les chemises sales, l’habit crasseux, vieux de six ans, le poudding rance et le reste sont dans Pope comme dans Hogarth, avec une crudité et une précision anglaises. Voilà leur défaut : ils sont réalistes, même avec la perruque classique ; ils ne déguisent pas le laid et l’ignoble ; ils les marquent avec leurs contours exacts et leurs arêtes tranchantes ; ils ne les enveloppent pas du beau manteau des idées générales ; ils ne les couvrent pas sous les jolis sous-entendus de société. C’est pour cela que leurs satires sont si âpres. Pope ne fustige pas les sots, il les assomme ; son poëme est vraiment dur et méchant ; il l’est tant qu’il en est maladroit ; pour ajouter au supplice des imbéciles, il remonte au déluge, il écrit des tirades d’histoire, il représente tout au long le règne passé, présent et futur de la sottise, la bibliothèque d’Alexandrie brûlée par Omar, les lettres éteintes par l’invasion des barbares et par la superstition du moyen âge, l’empire de la niaiserie qui s’étend et va envahir l’Angleterre. Quels pavés pour écraser des mouches ! « La Vérité craintive s’enfuit dans son ancienne caverne, menacée par des montagnes de casuistique entassées sur sa tête. La Philosophie, qui jadis ne s’appuyait que sur le ciel, se rabat sur les causes secondes et disparaît ; la Religion rougissante voile son feu sacré, et la Moralité, sans s’en douter, s’éteint ; la vertu publique, la vertu privée n’osent plus jeter de flammes ; il n’y {p. 199}a plus d’étincelle humaine, il n’y a plus d’éclair divin. Ô Chaos ! voilà que tu rétablis ton funeste empire ; la lumière meurt devant ta parole mortelle ; ta main, grand anarque, laisse tomber le rideau, et l’obscurité universelle ensevelit le monde1119. » Tapage final, cymbales et trombones, pétarades et feux d’artifice. Pour moi, de cet opéra célèbre, je n’emporte que le souvenir d’un charivari. Involontairement, j’ai compté les lampions, je connais les machines, j’ai touché la laborieuse mise en scène des apparitions et des allégories. Je laisse là l’enlumineur, le machiniste, l’entrepreneur d’effets littéraires, et je vais chercher le poëte ailleurs.

IV §

Il y a pourtant un poëte dans Pope, et, pour le découvrir, il n’y a qu’à le lire par petits morceaux ; si l’ensemble est d’ordinaire ennuyeux ou choquant, le détail est admirable. Il en est ainsi à la fin de tous les {p. 200}âges littéraires. Pline le Jeune et Sénèque, si affectés et si tendus, sont charmants par parcelles : chacune de leurs phrases prise à part est un chef-d’œuvre ; chaque vers dans Pope est un chef-d’œuvre s’il est pris à part. À ce moment, et après cent ans de culture, il n’y a aucun mouvement, aucun objet, aucune action qu’on ne sache décrire. Chaque aspect de la nature est noté : un lever de soleil, un paysage renversé dans l’eau1120, un coup de vent sur les feuilles, et le reste ; demandez à Pope de peindre en vers une anguille, une perche ou une truite ; il a sous la main la phrase parfaite ; vous extrairiez chez lui de quoi remplir un Gradus. Il a le trait si juste, que du premier coup vous croiriez voir les choses ; il a l’expression si abondante, que votre imagination, fût-elle obtuse, finira par les voir. Il marque tout dans le vol du faisan, le frou-frou de son essor, « ses teintes lustrées, changeantes, —  sa crête de pourpre, ses yeux cerclés d’écarlate, —  le vert si vif que déploie son plumage luisant, —  ses ailes peintes, sa poitrine où l’or flamboie1121. » Il a la plus riche provision de mots brillants pour peindre les sylphes qui voltigent autour de son héroïne, « lumineux escadrons dont les chuchotements {p. 201}aériens semblent le bruissement des zéphyrs, —  et qui, ouvrant au soleil leurs ailes d’insectes, —  voguent sur la brise ou s’enfoncent dans des nuages d’or ; —  formes transparentes dont la finesse échappe à la vue des mortels, —  corps fluides à demi dissous dans la lumière, —  vêtements éthérés qui flottent abandonnés au vent, —  légers tissus, voiles étincelants, formés des fils de la rosée, —  trempés dans les plus riches teintes du ciel, —  où la lumière se joue en nuances qui se mêlent, —  où chaque rayon jette des couleurs passagères, —  couleurs nouvelles qui changent à chaque mouvement de leurs ailes1122. » Sans doute ce ne sont point là les sylphes de Shakspeare ; mais à côté d’une rose naturelle et vivante, on peut encore voir avec plaisir une fleur en diamants, comme il en sort des mains d’un joaillier, chef-d’œuvre d’art et de patience, dont les facettes font chatoyer la lumière et jettent une pluie d’étincelles sur le feuillage de filigrane qui les soutient. Vingt fois, dans un poëme de {p. 202}Pope, on s’arrête pour regarder avec étonnement quelqu’une de ces parures littéraires. Il sent si bien son talent qu’il en abuse ; il se plaît aux tours de force. Quoi de plus plat qu’une partie de cartes, et de plus rebelle à la poésie que la dame de pique ou le roi de cœur ? et pourtant, par gageure sans doute, il a raconté dans la Boucle de cheveux une partie d’hombre ; on la suit, on l’entend, on reconnaît les costumes, « les quatre rois, majestés révérées, avec leurs favoris blancs et leurs barbes fourchues, les quatre belles dames dont les mains portent une fleur, emblème expressif de leur aimable puissance, les quatre valets en robes retroussées, troupe fidèle, une toque sur la tête, une hallebarde à la main, puis les quatre armées bigarrées, brillant cortége, rangées en bataille sur la plaine de velours vert1123. » On voit les atouts, les coupes, les levées, puis un instant après le café, la porcelaine, les cuillers, l’esprit de feu (entendez l’alcool) ; ce sont déjà les procédés et les périphrases de Delille. Vous savez que les célèbres vers où Delille pratique et peint du même coup l’harmonie imitative sont traduits de Pope1124. C’est là de la poésie expirante, mais c’est encore de la poésie ; un bijou de {p. 203}console est une œuvre d’art inférieur, mais pourtant une œuvre d’art.

Avec le talent descriptif, il a le talent oratoire. Cet art, qui est le propre de l’âge classique, est celui d’exprimer les idées générales moyennes. Pendant cent cinquante ans, les hommes dans les deux pays pensants, la France et l’Angleterre, y ont employé toute leur étude. Ils ont saisi ces vérités universelles et limitées qui, étant situées entre les hautes abstractions philosophiques et les petits détails sensibles, sont la matière de l’éloquence et de la rhétorique, et forment ce que nous appelons aujourd’hui les lieux communs. Ils les ont rangées en compartiments ; ils les ont développées avec méthode ; ils les ont rendues sensibles par des groupements et des symétries ; ils les ont ordonnées en processions régulières qui, dignement, magistralement, s’avancent avec discipline et en corps. L’ascendant de cette raison oratoire est devenu si grand, qu’il s’est imposé à la poésie elle-même. Buffon finit par dire, pour louer des vers, qu’ils sont beaux comme de la belle prose. En effet, la poésie devient à ce moment une prose plus étudiée que l’on soumet à la rime. Elle n’est qu’une sorte de conversation supérieure et de discours plus choisi. Elle se trouve impuissante quand il faut peindre ou mettre en scène une action, quand il s’agit de voir et de faire voir des passions vivantes, de grandes émotions vraies, des hommes de chair et de sang ; elle n’aboutit qu’à des épopées de collége comme la Henriade, à des odes et des tragédies glacées comme celles de Voltaire et {p. 204}de Jean-Baptiste Rousseau, comme celles d’Addison, de Thompson, de Johnson et du reste. Elle les compose de dissertations, parce qu’elle n’est plus capable que de dissertations. C’est là désormais qu’elle règne, et son œuvre finale est le poëme didactique qui est une dissertation mise en vers. Pope y triomphe, et les plus parfaits de ses poëmes sont ceux qui se composent de préceptes et de raisonnements. L’artifice n’y est point aussi choquant qu’ailleurs ; un poëme, je me trompe, un traité comme le sien sur la critique, sur l’homme et le gouvernement de la Providence, sur le ressort premier du caractère des hommes, a le droit d’être écrit avec réflexion ; c’est une étude, et presque un morceau de science ; on peut, on doit même en peser tous les mots, en vérifier toutes les liaisons ; l’art et l’attention n’y sont pas superflus, mais nécessaires ; il s’agit de préceptes exacts et de raisonnements serrés. En cela, Pope est incomparable. Je ne crois pas qu’il y ait au monde une prose versifiée égale à la sienne : celle de Boileau n’en approche pas. Ce n’est pas que les idées y soient très-dignes d’attention : nous les avons usées, elles ne nous intéressent plus. L’Essai sur la critique ressemble aux Épîtres et à l’Art poétique de Boileau, excellents ouvrages qui ne sont plus lus que dans les classes. C’est une collection de bons préceptes bien sages dont le seul défaut est d’être trop vrais. Dire que le bon goût est rare, qu’il faut réfléchir et s’instruire avant de décider, que les règles de l’art sont tirées de la nature, que l’orgueil, l’ignorance, le préjugé, la partialité, l’envie {p. 205}pervertissent notre jugement, qu’un critique doit être sincère, modeste, poli, bienveillant, toutes ces vérités pouvaient alors être des découvertes, aujourd’hui point. Je suppose que sous Pope, Dryden et Boileau, les hommes avaient surtout besoin de mettre leurs idées en ordre, et de les voir bien claires en des phrases bien nettes. Aujourd’hui que ce besoin est satisfait, il a disparu : ce sont des idées qu’on demande, et non des arrangements d’idées ; le casier est fabriqué ; remplissez les cases. Pope s’est efforcé de le faire une fois dans l’Essai sur l’Homme, qui est une sorte de Vicaire savoyard, moins original que l’autre. Il y montre que Dieu a fait tout pour le mieux, que l’homme est borné et ne doit pas juger Dieu, que nos passions et nos imperfections servent au bien général et aux desseins de la Providence, que le bonheur est dans la vertu et dans la soumission aux volontés divines. Vous reconnaissez là une espèce de déisme et d’optimisme, comme il y en avait beaucoup alors, empruntés, comme ceux de Rousseau, à la théodicée de Leibnitz, mais tempérés, effacés et arrangés à l’usage des honnêtes gens. La conception n’est pas bien haute : ce Dieu écourté, qui fait son apparition au commencement du dix-huitième siècle, n’est qu’un résidu ; la religion éteinte, il est resté au fond du creuset, et les raisonneurs du temps, n’ayant point d’invention métaphysique, l’ont gardé dans leur système pour boucher un trou. En cet état et à cet endroit il ressemble au vers classique. Il représente bien, on le comprend sans difficulté, il est dépourvu {p. 206}d’efficacité, il est l’œuvre de la froide raison raisonnante, et laisse fort tranquilles les gens qui s’occupent de lui ; à tous ces titres il est parent de l’alexandrin. Cette pauvre conception est d’autant plus pauvre chez Pope qu’elle ne lui appartient pas ; car il n’est philosophe que par rencontre et pour trouver des matières de poëme. Trois ou quatre systèmes, déformés et amoindris, se sont amalgamés dans son œuvre. Il se vante « de les avoir tempérés » l’un par l’autre, et d’avoir « navigué contre les extrêmes. » La vérité est qu’il ne les a point entendus, et qu’il mêle à chaque pas des idées disparates. Il y a tel passage où, pour obtenir un effet de style, il devient panthéiste ; par-dessus tout il se guinde et prend le ton rogue, impératif d’un jeune docteur. Je ne trouve d’invention personnelle que dans ses épîtres sur les Caractères. Il y a là une théorie de la passion dominante qui vaut la peine d’être lue ; en somme, il a été assez loin, plus loin que Boileau par exemple, dans la connaissance de l’homme. La psychologie est indigène en Angleterre, on l’y rencontre partout, même dans les esprits les moins créateurs. Elle suscite le roman, elle dépossède la philosophie, elle produit l’essai, elle entre dans les gazettes, elle remplit la littérature courante, comme ces plantes nationales qui pullulent sur tous les terrains.

Mais si les idées sont médiocres, l’art de les exprimer est véritablement merveilleux ; merveilleux est le mot. « J’ai employé les vers, dit-il, plutôt que la prose, parce que je trouvais que je pouvais exprimer les idées plus brièvement en vers qu’en prose. » {p. 207}En effet, ici tous les mots portent ; il faut lire chaque passage lentement ; chaque épithète est un résumé ; on n’a jamais écrit d’un style plus serré ; et d’autre part, on n’a jamais plus habilement travaillé à faire entrer les formules philosophiques dans le courant de la conversation mondaine. Ses préceptes sont devenus proverbes. J’ouvre au hasard, et je tombe sur le début du second livre ; un orateur, un écrivain de l’école de Buffon serait ravi d’admiration en voyant tant de trésors littéraires amassés dans un si petit espace. Il faut bien que le lecteur se résigne à lire un peu d’anglais, s’il veut les compter :

Know then thyself, presume not God to scan.
The proper study of mankind is man.
Plac’d on this isthmus of a middle state,
A being darkly wise, and rudely great :
With too much knowledge for the sceptic side,
With too much weakness for the stoic’s pride,
He hangs between ; in doubt to act or rest ;
In doubt to deem himself a God or beast,
In doubt his mind or body to prefer ;
Born but to die, and reas’ning but to err ;
Alike in ignorance, his reason such,
Whether he thinks too little or too much :
Chaos of thought and passion, all confus’d,
Still by himself abused or disabus’d ;
Created half to rise, and half to fall ;
Great lord of all things, yet a prey to all.
Sole judge of truth, in endless error hurl’d,
The glory, jest, and riddle of the world.

Le premier vers résume tout le livre précédent, et le second résume tout le livre présent ; c’est une sorte d’escalier qui conduit d’un temple à un temple, régulièrement {p. 208}composé de marches symétriques et si habilement placées, que de la première on aperçoit d’un coup d’œil tout l’édifice qu’on quitte, et que de la seconde on aperçoit d’un coup d’œil tout l’édifice qu’on va visiter. Vit-on jamais une plus belle entrée et plus conforme aux règles qui ordonnent de lier les idées, de les rappeler quand on les a déjà développées, de les annoncer quand on ne les a pas développées encore ? Mais ce n’est pas assez. Après cette courte annonce qui avertit qu’on va traiter de la nature humaine, il faut une annonce plus longue et qui peigne d’avance avec le plus d’éclat possible cette nature humaine dont on va traiter. C’est là proprement l’exorde oratoire, pareil à ceux que Bossuet met au commencement de ses oraisons funèbres, sorte de portique luxueux qui reçoit les auditeurs à leur entrée et les prépare aux magnificences du temple. Deux à deux, les antithèses se suivent comme des rangées de colonnes ; il y en a treize couples qui forment enfilade, et la dernière s’élève au-dessus du reste par un mot qui fait centre et relie tout. Sous une autre main, cette prolongation de la même figure deviendrait fastidieuse ; chez Pope, elle intéresse, tant il y a de variété dans la disposition et dans les ornements. Tantôt l’antithèse est comprise dans un seul vers, tantôt elle en occupe deux ; tantôt elle est dans les substantifs, tantôt dans les adjectifs et dans les verbes ; tantôt elle n’est que dans les idées, tantôt elle pénètre jusque dans le son et la position des mots. En vain on la voit reparaître ; on ne s’en lasse pas, parce que {p. 209}chaque fois elle ajoute quelque chose à notre idée, et nous montre l’objet sous un nouveau jour. Cet objet lui-même a beau être abstrait, obscur, déplaisant, contraire à la poésie ; le style répand sur lui sa lumière ; de nobles images, empruntées aux spectacles simples et grands de la nature, viennent l’illuminer et le décorer. C’est qu’il y a une architecture classique pour les idées comme pour les pierres, amie comme l’autre de la clarté et de la régularité, de la majesté et du calme ; comme l’autre, elle a été inventée en Grèce, transmise par Rome à la France, par la France à l’Angleterre, et un peu altérée au passage. De tous les maîtres qui l’ont pratiquée en Angleterre, Pope est le plus savant.

Après tout, y a-t-il autre chose ici qu’une décoration ? Voici ces vers si beaux traduits en prose ; j’ai beau traduire exactement, de toutes ces beautés il ne reste presque rien :

Connais-toi donc toi-même, et ne te hasarde pas jusqu’à scruter Dieu. —  La véritable étude de l’humanité, c’est l’homme. —  Placé dans cet isthme de sa condition moyenne, —  sage avec des obscurités, grand avec des imperfections, —  avec trop de connaissances pour tomber dans le doute du sceptique, —  avec trop de faiblesse pour monter jusqu’à l’orgueil du stoïcien, —  il est suspendu entre les deux ; ne sachant s’il doit agir ou se tenir tranquille, —  s’il doit s’estimer un Dieu ou une bête, —  s’il doit préférer son esprit ou son corps, —  ne naissant que pour mourir, ne raisonnant que pour s’égarer, —  sa raison ainsi faite qu’il demeure également dans l’ignorance, —  soit qu’il pense trop, soit qu’il pense trop peu, —  chaos de pensée et de passion, tout pêle-mêle, —  toujours par lui-même abusé ou désabusé, —  créé à moitié pour s’élever, {p. 210}à moitié pour tomber, —  souverain seigneur et proie de toutes choses, —  seul juge de la vérité, précipité dans l’erreur infinie, —  la gloire, le jouet et l’énigme du monde.

Le lecteur n’est guère ému, ni moi non plus ; il pense involontairement ici au livre de Pascal, et mesure l’étonnante différence qu’il y a entre un versificateur et un homme. Bon résumé, bon morceau, bien travaillé, bien écrit, voilà ce qu’on dit, et rien de plus ; évidemment la beauté des vers venait de la difficulté vaincue, des sons choisis, des rhythmes symétriques ; c’était tout, et ce n’était guère. Un grand écrivain est un homme qui, ayant des passions, sait le dictionnaire et la grammaire ; celui-ci sait à fond le dictionnaire et la grammaire, mais s’en tient là.

Vous direz que ce mérite est mince, et que je ne donne pas envie de lire les vers de Pope. Cela est vrai, du moins je ne conseille pas d’en lire beaucoup. J’ajouterais bien, en manière d’excuse, qu’il y a un genre où il réussit, que son talent descriptif et son talent oratoire rencontrent dans les portraits la matière qui leur convient, qu’en cela il approche souvent de La Bruyère ; que plusieurs de ses portraits, ceux d’Addison, de Sporus, de lord Wharton, de la duchesse de Marlborough, sont des médailles dignes d’entrer dans le cabinet de tous les curieux et de rester dans les archives du genre humain ; que, lorsqu’il sculpte une de ces figures, les images abréviatives, les alliances de mots inattendues, les contrastes soutenus, multipliés, la concision perpétuelle et extraordinaire, le choc incessant et croissant de tous les {p. 211}coups d’éloquence assénés au même endroit, enfoncent dans la mémoire une empreinte qu’on n’oublie plus. Il vaut mieux renoncer à ces apologies partielles, et avouer franchement qu’en somme ce grand poëte, la gloire de son siècle, est ennuyeux ; il est ennuyeux pour le nôtre. « Une femme de quarante ans, disait Stendhal, n’est jolie que pour ceux qui l’ont aimée dans leur jeunesse. » La pauvre muse dont il s’agit n’a pas quarante ans pour nous ; elle en a cent quarante. Rappelons-nous, quand nous voulons la juger équitablement, le temps où nous faisions des vers français qui ressemblaient à nos vers latins. Le goût s’est transformé depuis un siècle ; c’est que l’esprit humain a fait volte-face ; avec le point de vue la perspective a changé ; il faut tenir compte de ce déplacement. Aujourd’hui nous demandons des idées neuves et des sentiments nus ; nous ne nous soucions plus du vêtement, nous voulons la chose ; exordes, transitions, curiosités de style, élégances d’expression, toute la garde-robe littéraire s’en va à la friperie ; nous n’en gardons que l’indispensable ; ce n’est plus de l’ornement que nous nous inquiétons, c’est de la vérité. Les hommes de l’autre siècle étaient tout autres. On le vit bien le jour où Pope traduisit l’Iliade : c’était l’Iliade écrite dans le style de la Henriade ; à cause de ce travestissement, le public l’admira. Il ne l’eût point admirée dans la simple robe grecque ; il ne consentait à la voir qu’avec de la poudre et des rubans. C’était le costume du temps, il fallait bien l’endosser. « La demande des élégances, dit le brave {p. 212}Samuel Johnson dans son style commercial et académique, était si fort accrue, que la pure nature ne pouvait être supportée plus longtemps. » La bonne compagnie et les lettrés faisaient un petit monde à part, qui s’était formé et raffiné d’après les mœurs et les idées de la France. Ils avaient pris le style correct et noble en même temps que le bon ton et les belles façons. Ils tenaient à ce style comme à leur habit ; c’était affaire de convenance ou de cérémonie ; il y avait un patron accepté, immuable ; on ne pouvait le changer sans indécence ou ridicule ; écrire en dehors de la règle, surtout en vers, avec effusion et naturel, c’eût été se présenter dans un salon en pantoufles et en robe de chambre. Leur plaisir, en lisant des vers, était de vérifier si le patron était exactement suivi ; l’invention n’était permise que dans les détails ; on pouvait ajuster là une dentelle, ici un galon ; mais on était tenu de conserver scrupuleusement la forme officielle, de brosser le tout avec minutie, et de ne paraître jamais qu’avec des dorures neuves et du drap lustré. L’attention ne se portait plus que sur les raffinements ; une broderie plus ouvragée, un velours plus éclatant, une plume plus gracieusement posée, c’est à cela que se réduisaient les audaces et les tentatives ; la moindre incorrection, la disparate la plus légère eût choqué les yeux ; on perfectionnait l’infiniment petit. Les lettrés faisaient comme ces coquettes pour qui les superbes déesses de Michel-Ange et de Rubens ne sont que des vachères, mais qui poussent un petit cri de {p. 213}plaisir à l’aspect d’un ruban à vingt francs l’aune. Une coupe de vers, un rejet, une métaphore les ravissait, et c’était là tout ce qui pouvait les ravir encore. Ils allaient ainsi chaque jour brodant, pomponnant, étriquant le brillant habit classique, jusqu’à ce qu’enfin l’esprit humain, gêné, le déchira, le jeta, et se mit à courir. Maintenant qu’il est à terre, les critiques le ramassent, le pendent à la vue de tous dans leur musée de curiosités antiques, le secouent et tâchent de conjecturer d’après lui les sentiments des beaux seigneurs et des beaux parleurs qui le portaient.

V §

Ce n’est pas tout d’avoir un bel habit, solidement cousu et à la mode ; il faut encore pouvoir entrer commodément dans son habit. Lorsqu’on passe en revue toute la file des poëtes anglais du dix-huitième siècle, on s’aperçoit qu’ils n’entrent pas commodément dans l’habit classique. Ce justaucorps doré, si bien fait pour un Français, ne convient qu’à peu près à leur taille ; de temps en temps un mouvement trop fort, incongru, le découd aux manches, et ailleurs. Voici, par exemple, Mathew Prior ; au premier regard il semble qu’il ait toutes les qualités requises pour le bien porter : il a été ambassadeur en France, il écrit de jolis impromptus français ; il tourne aisément de petits poëmes badins sur un dîner, sur une dame ; il est galant, homme de société, aimable conteur, épicurien, {p. 214}sceptique même, à la façon des courtisans de Charles II, c’est-à-dire jusques et y compris la coquinerie politique ; bref, c’est un mondain accompli dans son genre, ayant le style correct et coulant, maître du vers leste et du vers noble, et qui manie, d’après Bossu et Boileau, les pantins mythologiques. Avec tout cela, nous ne le trouvons ni assez gai ni assez fin. Bolingbroke l’appelle « visage de bois », têtu, et dit qu’il y a du Hollandais dans sa personne. Ses mœurs se sentent bien fort de celles de Rochester et de toute cette canaille bien vêtue que la Restauration légua à la Révolution. Il prend la première venue, s’enferme plusieurs jours avec elle, boit sec, s’endort, et la laisse s’enfuir avec son argenterie et ses habits. Entre autres souillons assez laides et toujours sales, il finit par garder Élisabeth Cox, si bien qu’il manqua l’épouser : heureusement il mourut à propos. Telles mœurs, tel style. Quand il veut imiter le Hans Carvel de La Fontaine, il l’alourdit, il l’allonge ; il ne sait pas être piquant, mais mordant ; ses polissonneries ont une crudité cynique ; sa moquerie est une satire, et il y a telle de ses poésies, l’avis à un jeune gentilhomme amoureux, où le coup de fouet est un coup d’assommoir. D’autre part, ce n’est pas un viveur ordinaire. De ses deux poëmes principaux, l’un, sur Salomon, paraphrase et met en scène le mot de l’Ecclésiaste : « Tout est vanité. » À ce trait, vous découvrez tout de suite que vous êtes en pays biblique : une pareille idée ne fût point venue alors à un camarade du Régent. Salomon conte ici qu’il a vainement interrogé ses sages, qu’il a {p. 215}été malheureux également par l’amour refusé et par l’amour obtenu, que le pouvoir ne l’a point contenté, et il finit par se remettre aux mains de Dieu. Ce sont là des tristesses et des conclusions anglaises1125. D’ailleurs, sous la rhétorique et la facture uniforme des vers, on sent de la chaleur et de la passion, on aperçoit de riches peintures, une sorte de magnificence et l’épanchement d’une imagination trop pleine. La sève en ce pays est toujours plus forte que chez nous ; leurs sensations sont plus profondes, comme leurs pensées plus originales. Son autre poëme, très-hardi et très-philosophique, contre les vérités et les pédanteries officielles, est une conversation bouffonne sur le siége de l’âme, où Voltaire a pris beaucoup d’idées et beaucoup d’ordures ; tout l’arsenal des sceptiques et des matérialistes était bâti et rempli en Angleterre, quand les Français y sont venus ; Voltaire n’a fait qu’y choisir, affiler des flèches. Notez encore que ce poëme est tout entier écrit en style de prose, avec un âpre bon sens et une franchise médicale que les plus crues des abominations n’effarouchent pas1126. Candide et les Oreilles du comte de Chesterfield sont des écrits plus brillants, {p. 216}mais non plus vrais. Somme toute, brutalité, manque de goût, longueurs, perspicacité, passion, il y a quelque chose en cet homme qui ne s’accorde pas avec l’élégance classique. Il va au-delà ou ne l’atteint pas.

Ce désaccord va croître, et des yeux attentifs découvrent vite sous l’enveloppe régulière une espèce d’imagination énergique et précise qui la rompra. En ce temps-là vivait Gay, sorte de La Fontaine, aussi voisin de La Fontaine qu’un Anglais peut l’être, c’est-à-dire assez peu, à tout le moins bon et aimable vivant, très-sincère, très-naïf, « singulièrement irréfléchi, né pour être dupé », et jeune homme jusqu’au bout. Swift disait de lui qu’il n’aurait jamais dû avoir plus de vingt-deux ans. « Simplicité d’enfant, écrivait Pope, esprit d’homme. » Il vivait, comme La Fontaine, aux dépens des grands, voyageait autant qu’il pouvait à leurs frais, perdait son argent dans les spéculations de la mer du Sud, souhaitait une place à la cour, écrivait des fables pleines d’humanité pour former le cœur du duc de Cumberland1127, finissait par s’établir en parasite aimé, en poëte domestique, chez le duc et la duchesse de Queensbury. De sérieux, fort peu ; de scrupule et de tenue, pas davantage. « C’est mon triste destin, disait-il, que je ne peux rien obtenir de la cour, que j’écrive contre elle ou pour elle. » Et il faisait mettre sur son tombeau : « La vie est une plaisanterie ; je l’avais bien pensé autrefois, {p. 217}mais à présent je le sais. » C’est ce rieur insouciant qui, pour se venger du ministère, fit l’Opéra du Gueux, la plus féroce et la plus fangeuse des caricatures. En cette cour on égorge les gens pour les égratigner ; les innocents manient le couteau comme les autres. Il était rieur pourtant, mais à sa manière, ou plutôt à la manière de son pays. Voyant « certains jeunes gens d’une délicatesse insipide », Ambroise Philips par exemple, qui écrivait des pastorales élégantes et tendres, dans le goût de notre Fontenelle, il s’amusa à les contrefaire et à les contredire, et, dans la Semaine du Berger, fit entrer les mœurs réelles dans le mètre et dans la forme de la poésie d’apparat. « Courtois lecteur, dit-il dans sa préface, tu trouveras mes bergères occupées, non pas à souffler dans des chalumeaux, mais à lier les gerbes, à traire les vaches, ou à ramener les porcs à leur auge ; mon berger ne dort point sous des myrtes, mais sous une haie ; il ne veille pas diligemment à préserver son troupeau des loups, car il n’y en a point1128. » Figurez-vous un pâtre de Théocrite ou de Virgile à qui l’on met de force les souliers ferrés et l’attirail d’un vacher du Devonshire ; ce sera un grotesque qui nous divertira par le contraste de sa personne et de ses habits. De même ici la Magicienne, le Combat {p. 218}des Bergers, toutes sortes d’églogues antiques sont travesties à la moderne. Écoutez ce chant du premier berger : « Les poireaux sont chers au Gallois, le beurre au Hollandais, —  la pomme de terre est le mets du berger irlandais. —  L’Écossais broie l’avoine pour son festin, —  les raves douces sont la nourriture de ma maîtresse. —  Tant qu’elle aimera les raves, je mépriserai le beurre. —  Ni les poireaux, ni le gruau d’avoine, ni les pommes de terre ne toucheront mon cœur1129. » L’autre berger répond dans le même mètre, et le duo chemine, couplet par couplet, à l’antique, mais cette fois parmi les navets, la bière forte, les porcs gras, éclaboussé à plaisir par les vulgarités de la campagne moderne et par les fanges d’un climat du Nord. Van Ostade et Téniers aiment ces idylles triviales et bouffonnes, et chez Gay, comme chez eux, la drôlerie crue et sensuelle ne manque pas. Les gens du Nord, gros mangeurs, ont toujours aimé les kermesses. Les gaillardises des soûlards et des commères, l’expansion grotesque de la verve populacière et animale les mettent de belle humeur. Il faut être vraiment mondain ou artiste, Français ou Italien, pour y répugner. Elles sont un produit du pays, comme la viande et la bière ; tâchons, pour en jouir, d’oublier nos vins, nos fruits délicats, {p. 219}de nous faire des sens obtus, de devenir par l’imagination compatriotes de ces gens-là. Nous nous sommes bien habitués à ces patauds ivrognes que Louis XIV appelait des magots, à ces cuisinières rougeaudes qui ratissent un cabiau, et au reste. Habituons-nous à Gay, à son poëme sur l’art de marcher dans les rues de Londres, à ses conseils à propos de ruisseaux sales et de bottes fortes, à sa description des amours de la déesse Cloacina et d’un boueux, d’où sont sortis les petits décrotteurs. Il est amateur du réel ; il a l’imagination précise, il n’aperçoit pas les objets en gros par des vues générales, mais un à un, chacun avec tous ses contours et tous ses alentours, quel qu’il soit, beau ou laid, sale ou propre. Les autres font comme lui, même les classiques attitrés, même Pope. Il y a dans Pope telle description minutieuse garnie de mots colorés, de détails locaux, où les traits abréviatifs et caractéristiques sont enfoncés d’une main si libre et si sûre qu’on prendrait l’auteur pour un réaliste moderne, et qu’on trouverait dans l’œuvre un document d’histoire1130. Quant à Swift, c’est le plus amer des positivistes, et plus encore en poésie qu’en prose. Lisez son églogue de Strephon et Chloé, si vous voulez savoir à quel point on peut ravaler la noble draperie poétique. Ils en font un torchon ou ils en habillent des rustres ; la toge romaine et la chlamyde grecque ne vont pas à ces épaules de barbares. Ils sont comme {p. 220}ces chevaliers du moyen âge qui, ayant pris Constantinople, s’affublèrent par plaisanterie des longues robes byzantines et se mirent à chevaucher par les rues en cet équipage, traînant leurs broderies dans le ruisseau.

Ils feront bien, comme les chevaliers, de retourner dans leur manoir, à la campagne, dans la boue de leurs fossés et dans les fumiers de leurs basses-cours. Moins l’homme est propre à la vie sociale, plus il est propre à la vie solitaire. Il goûte d’autant mieux la campagne, qu’il goûte moins le monde. Les gens de ce pays ont toujours été plus féodaux et campagnards que nous. Sous Louis XIV et Louis XV, le pire malheur pour un gentilhomme était d’aller moisir dans ses terres ; hors des sourires du roi et des beaux entretiens de Versailles, il n’y avait qu’à bailler et à mourir. Ici, en dépit de la civilisation artificielle et des révérences mondaines, le goût de la chasse et des exercices physiques, les intérêts politiques et les nécessités des élections ramènent les nobles dans leur domaine. À ce moment, l’instinct se réveille. Un homme passionné, triste, naturellement replié sur lui-même, fait la conversation avec les objets ; un grand ciel grisâtre où dorment des vapeurs d’automne, un jet soudain de soleil qui vient illuminer une prairie humide l’abattent ou le raniment ; les choses inanimées lui semblent vivantes ; et la clarté faible, qui le matin vient rougir le bord du ciel, le remue autant que le sourire d’une jeune fille à son premier bal. Ainsi naît la vraie poésie descriptive. Elle perce dans Dryden, {p. 221}dans Pope lui-même, jusque dans les faiseurs des pastorales coquettes, et éclate dans les Saisons de Thompson. Celui-ci, fils d’un ecclésiastique et très-pauvre, vécut, comme la plupart des écrivains du temps, de gratifications et de souscriptions littéraires, de sinécures et de pensions politiques, ne se maria point faute d’argent, fit des tragédies parce que les tragédies étaient lucratives, et finit par s’établir dans une maison champêtre, restant au lit jusqu’à midi, indolent, contemplatif, mais bon homme et honnête homme, affectueux et aimé des autres. Il voyait et aimait la campagne jusque dans ses plus minces détails, non par grimace, comme Saint-Lambert, son imitateur ; il en faisait sa joie, son divertissement, son occupation habituelle, jardinier de cœur, ravi de voir venir le printemps, heureux de pouvoir enclore un champ de plus dans son jardin. Il peint toutes les petites choses, il n’en a pas honte, elles l’intéressent ; il prend plaisir à « l’odeur de la laiterie » ; vous l’entendez parler des chenilles, et « de la feuille qui se recroqueville empoisonnée par leur morsure », des oiseaux qui, sentant venir la pluie, « lissent d’huile leur plumage pour que l’eau luisante puisse glisser sur leur corps. » Il sent si bien les objets qu’il les fait voir : on reconnaît le paysage anglais, vert et humide, à demi noyé de vapeurs mouvantes, taché çà et là de nuages violacés qui fondent en ondées sur l’horizon qu’ils ternissent, mais où la lumière se distille finement tamisée dans la brume, et dont le ciel lavé reluit par instants avec une incomparable pureté. {p. 222}1131, « le vent du sud amollissant échauffe le large espace de l’air, et sur le vide du ciel souffle les lourdes nuées distendues par les pluies printanières. Tout le long du jour les nuages gonflés versent leurs ondées bienfaisantes, et la terre arrosée se gorge profondément de vie végétale, jusqu’à ce que, dans le ciel occidental, le soleil penché sorte resplendissant du milieu de la pourpre des nuages qu’il a rompus. Soudain le rapide rayonnement frappe la montagne illuminée, ruisselle à travers la forêt, ondoie sur les flots et, dans un brouillard jaunâtre qui fait fumer au loin l’interminable plaine, allume dans les gouttes de rosée des myriades d’étincelles. » Voilà de l’emphase, mais voilà de l’opulence. Il y a dans cet air et dans cette végétation, dans cette imagination et dans ce style, un entassement et comme un empâtement de teintes noyées ou éclatantes ; elles sont ici la robe chatoyante et lustrée de la nature et de l’art. Il faut la voir dans Rubens, il est le peintre et le poëte du climat plantureux et humide ; mais on {p. 223}la découvre aussi chez les autres, et, dans cette magnificence de Thompson, dans ce coloris surchargé, luxuriant, grandiose, on retrouve quelquefois la grasse palette de Rubens.

VI §

Tout cela s’encadre assez mal dans la dorure classique. Ses imitations visibles de Virgile, ses épisodes insérés en façon de placage, ses invocations au Printemps, à la Muse, à la Philosophie, tous les souvenirs et les conventions de collége font disparate. Mais le contraste se marque bien davantage sur un autre point. La vie mondaine, tout artificielle, telle que Louis XIV l’avait mise à la mode, commençait à excéder les gens en Europe. On la trouvait sèche et vide ; on se lassait d’être toujours en représentation, de subir l’étiquette. On sentait que la galanterie n’est point l’amour, ni les madrigaux la poésie, ni l’amusement le bonheur. On comprenait que l’homme n’est point une poupée élégante, qu’un petit-maître n’est pas le chef-d’œuvre de la nature, et qu’il y a un monde en dehors des salons. Un plébéien génevois, protestant et solitaire, que sa religion, son éducation, sa pauvreté et son génie avaient mené plus vite et plus avant que les autres, vint dire tout haut le secret du public, et l’on jugea qu’il avait découvert ou retrouvé la campagne, la conscience, la religion, les droits de l’homme et les sentiments naturels. Alors parut un nouveau personnage, idole et modèle de son temps, l’homme {p. 224}sensible qui, par son caractère sérieux et par son goût pour la nature, faisait contraste avec l’homme de cour. Sans doute ce personnage se sent des lieux qu’il a fréquentés. Il est raffiné et fade, s’attendrit à l’aspect des jeunes agneaux qui broutent l’herbe naissante, bénit les petits oiseaux qui célèbrent leur bonheur par leurs concerts. Il est emphatique et phraseur, compose des tirades sur le sentiment, invective contre le siècle, apostrophe la Vertu, la Raison, la Vérité et les divinités abstraites qu’on grave en taille-douce sur les frontispices. En dépit de lui-même, il reste homme de salon et d’académie ; après avoir dit des douceurs aux dames, il en dit à la nature et déclame en périodes limées à propos de Dieu. Mais, en somme, c’est par lui que commence la révolte contre les habitudes classiques ; et, à ce titre, il est plus précoce en Angleterre, pays germanique, qu’en France, pays latin. Trente ans avant Rousseau, Thompson avait exprimé tous les sentiments de Rousseau, presque dans le même style. Comme lui, il peignait la campagne avec sympathie et avec enthousiasme. Comme lui, il opposait l’âge d’or de la simplicité primitive aux misères et à la corruption moderne. Comme lui, il exaltait l’amour profond, la tendresse conjugale, « l’union des âmes, la parfaite estime animée par le désir » ; l’affection paternelle et toutes les joies domestiques. Comme lui, il combattait la frivolité contemporaine et mettait en regard les anciennes républiques, « dont les désirs héroïques planaient si fort au-dessus de la petite sphère égoïste de notre vie sceptique. » Comme lui, {p. 225}il louait le sérieux, le patriotisme, la liberté, la vertu, s’élevait du spectacle de la nature à la contemplation de Dieu et montrait à l’homme par-delà le tombeau les perspectives de la vie immortelle. Comme lui enfin, il altérait la sincérité de son émotion et la vérité de sa poésie par des fadeurs sentimentales, par des roucoulements de bergerades, et par une telle abondance d’épithètes, d’abstractions changées en personnes, d’invocations pompeuses et de tirades oratoires, qu’on y aperçoit d’avance le style décoratif et faux de Thomas, de David1132 et de la Révolution.

Les autres suivent. On pourrait appeler la littérature environnante la bibliothèque de l’homme sensible. Il y a d’abord Richardson, l’imprimeur puritain, avec son chevalier Grandisson, personnage à principes, modèle accompli du gentilhomme chrétien, professeur de décorum et de morale, et qui par-dessus le marché a de l’âme. Il y a aussi Sterne, le polisson raffiné et maladif, qui, au milieu de ses bouffonneries et de ses bizarreries, s’arrête pour pleurer sur un âne qu’il rencontre ou sur un prisonnier qu’il imagine. Il y a surtout Mackensie, « l’homme de sentiment », dont le héros timide, délicat, s’attendrit cinq ou six fois par jour, devient poitrinaire par sensibilité, n’ose déclarer son amour qu’en mourant, et meurt de sa déclaration. Naturellement, l’éloge amène la satire, et on voit paraître dans le camp opposé Fielding, ce vaillant gaillard, et Sheridan, ce brillant {p. 226}mauvais sujet, l’un avec son Blifil, l’autre avec son Joseph Surface, deux tartufes, surtout le second, non pas brutal, rougeaud et sentant la sacristie comme le nôtre, mais mondain, bien vêtu, beau diseur, noblement sérieux, triste et doux par excès de tendresse, et qui, la main sur le cœur, la larme à l’œil, verse sur le public une pluie de sentences et de périodes, pendant qu’il salit la réputation de son frère et débauche la femme de son voisin. Le personnage ainsi bâti, on lui fait son épopée. Un Écossais, homme d’esprit, qui en avait trop, ayant écrit pour son compte une rapsodie malheureuse, voulut se dédommager, alla dans les montagnes de son pays, ramassa des images pittoresques, assembla des fragments de légende, plaqua sur le tout beaucoup d’éloquence et de rhétorique, et fabriqua un Homère celtique, Ossian, qui, avec Oscar, Malvina et sa troupe, fit le tour de l’Europe et finit vers 1830 par fournir des noms de baptême aux grisettes et aux coiffeurs. Macpherson étalait devant les gens un pastiche des mœurs primitives, point trop vraies, car l’extrême crudité des barbares eût choqué, mais cependant assez bien conservées ou imitées pour faire contraste avec la civilisation moderne et persuader au public qu’il contemplait la pure nature. Un vif sentiment du paysage écossais, si grand, si froid, si morne, la pluie sur la colline, le bouleau qui tremble au vent, la brume au ciel et le vague de l’âme, en sorte que chaque rêveur retrouvait là les émotions de ses promenades solitaires et de ses tristesses philosophiques ; des exploits {p. 227}et des générosités chevaleresques, des héros qui vont seuls combattre une armée, des vierges fidèles qui meurent sur la tombe de leur fiancé, un style passionné, coloré, qui affecte d’être abrupt, et qui pourtant est poli, capable de charmer un disciple de Rousseau par sa chaleur et son élégance : il y avait de quoi transporter les jeunes enthousiastes du temps, barbares civilisés, amateurs lettrés de la nature, qui rêvaient aux délices de la vie sauvage en secouant la poudre que le perruquier avait laissée sur leur habit.

Ce n’est point là pourtant que va le gros courant de la poésie ; il va vers la réflexion sentimentale ; les poëmes les plus nombreux et les plus en vogue sont des dissertations émues. En effet, la tirade est le propre de l’homme sensible. À propos d’un nuage, il rêve à la vie humaine et fait une phrase. C’est pourquoi on voit fourmiller en ce moment, parmi les poëtes, les philosophes attendris et les académiciens pleurards : Gray, le solitaire morose de Cambridge et le noble penseur Akenside, tous deux imitateurs savants de la haute poésie grecque ; Beattie, le métaphysicien moraliste, qui eut des nerfs de jeune femme et des manies de vieille fille ; l’aimable et affectueux Goldsmith, qui fit le Ministre de Wakefield, la plus charmante des pastorales protestantes ; le pauvre Collins, jeune enthousiaste qui se dégoûta de la vie, ne voulut plus lire que la Bible, devint fou, fut enfermé, et, dans ses intervalles de liberté, errait dans la cathédrale de Chichester, accompagnant la musique de ses sanglots et de ses gémissements ; Glover, Watts, Shenstone, {p. 228}Smart, et d’autres encore. Les titres de leurs ouvrages indiquent assez leurs caractères : l’un écrit un poëme « sur les plaisirs de l’imagination », l’autre des odes sur les passions et la liberté, celui-ci une élégie sur un cimetière de campagne et un hymne à l’adversité, celui-là des vers sur un village ruiné et sur le caractère des civilisations voisines, son voisin une sorte d’épopée sur les Thermopyles, un autre encore l’histoire morale d’un jeune ménestrel. Ce sont presque tous des gens sérieux, spiritualistes, passionnés pour les idées nobles, ayant des aspirations ou des convictions chrétiennes, occupés à méditer sur l’homme, enclins à la mélancolie, aux descriptions, aux invocations, amateurs de l’abstraction et de l’allégorie, et qui, pour atteindre la grandeur, montent volontiers sur des échasses. Un des moins rigides et des plus célèbres fut Young, l’auteur des Nuits, ecclésiastique et courtisan, qui ayant en vain essayé d’être député, puis évêque, se maria, perdit sa femme et les enfants de sa femme, et profita de son malheur pour écrire en vers des méditations « sur la vie, la mort, l’immortalité, le temps, l’amitié, le triomphe du chrétien, la vertu, l’aspect du ciel étoile », et beaucoup d’autres choses semblables. Sans doute il y a de grands éclairs d’imagination dans ces poëmes ; la gravité et l’élévation n’y manquent pas, on voit même qu’il les cherche ; mais on découvre encore plus vite qu’il exploite son chagrin et qu’il se drape. Il exagère et déclame, il cherche les effets de style, il mêle les deux garde-robes, la grecque et la chrétienne. Figurez-vous {p. 229}un père malheureux qui célèbre « le silence et l’obscurité, ces deux sœurs solennelles, ces deux jumelles filles de l’antique Nuit » ; un prêtre qui « fait sa cour à la sœur du jour, la déesse aux doux yeux », se déclare « le rival d’Endymion1133 » et quelques pages plus loin apostrophe le ciel et la terre à propos de la résurrection de Jésus-Christ. Et cependant le sentiment est neuf et sincère. Mettre en vers la philosophie chrétienne, n’est-ce pas là une des plus grandes idées modernes ? Young et ses contemporains disent d’avance ce que découvriront M. de Chateaubriand et M. de Lamartine. Le vrai, factice, tout se trouve ici quarante ans plus tôt que chez nous. Les anges et les autres machines célestes fonctionnent depuis longtemps en Angleterre avant d’aller infester le Génie du christianisme et les Martyrs. Atala et Chactas sortent de la même fabrique que Malvina et Fingal. Si M. de Lamartine lisait les odes de Gray et les réflexions d’Akenside, il y retrouverait la douceur mélancolique, l’art exquis, les beaux raisonnements et la moitié des idées de sa propre poésie. Et néanmoins, si voisins d’une rénovation littéraire, ils ne l’atteignent pas encore. En vain le fond est changé, la forme subsiste. Ils ne se débarrassent pas de la draperie classique ; ils écrivent trop bien, ils n’osent pas être naturels. Il y a toujours chez eux un magasin {p. 230}patenté de beaux mots convenus, d’élégances poétiques, où chacun se croit obligé d’aller chercher ses phrases. Il ne leur sert de rien d’être passionnés ou réalistes, d’oser décrire comme Shenstone, une maîtresse d’école et l’endroit sur lequel elle fouette un polisson : leur simplicité est voulue, leur naïveté archaïque, leur émotion compassée, leurs larmes académiques. Toujours, au moment d’écrire, se dresse un modèle auguste, une sorte de maître d’école qui pèse sur eux de tout son poids, de tout le poids que cent vingt ans de littérature peuvent donner à des préceptes. La prose est toujours l’esclave de la période ; Samuel Johnson, qui fut à la fois le La Harpe et le Boileau de son siècle, explique et impose à tous la phrase étudiée, équilibrée, irréprochable, et l’ascendant classique est encore si fort, qu’il maîtrise l’histoire naissante, le seul genre qui, dans la littérature anglaise, soit alors européen et original. Hume, Robertson et Gibbon sont presque Français par leur goût, leur langue, leur éducation, leur conception de l’homme. Ils content en gens du monde, cultivés et instruits, avec agrément et clarté, d’un style poli, nombreux, soutenu. Ils montrent un esprit libéral, une modération continue, une raison impartiale. Ils bannissent de l’histoire les grossièretés et les longueurs. Ils écrivent sans fanatisme ni préjugés. Mais en même temps ils amoindrissent la nature humaine ; il ne comprennent ni la barbarie ni l’exaltation ; ils peignent les révolutions et les passions comme feraient des gens qui n’auraient jamais vu que des salons parés {p. 231}et des bibliothèques époussetées ; ils jugent les enthousiastes avec un sang-froid de chapelains ou un sourire de sceptiques ; ils effacent les traits saillants qui distinguent les physionomies humaines ; ils couvrent d’un vernis brillant et uniforme toutes les pointes âpres de la vérité. Enfin paraît un paysan d’Écosse1134 malheureux, révolté et amoureux, avec les aspirations, les concupiscences, la grandeur et la déraison d’un génie moderne. Çà et là, en poussant sa charrue, il trouve des vers vrais, des vers comme Heine et Alfred de Musset viennent aujourd’hui d’en faire. Dans ces quelques mots combinés d’une façon nouvelle, il y avait une révolution. Deux cents vers neufs, cela suffisait. L’esprit humain tournait sur ses gonds, et aussi la société civile. Quand Roland, devenu ministre, se présenta devant Louis XVI avec un habit uni et des souliers sans boucles, le maître des cérémonies leva les mains au ciel, pensant que tout était perdu. En effet, tout était changé.

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Livre IV.
L’âge moderne. §

Chapitre I.
Les idées et les œuvres. §

I. Changements dans la société. —  Avènement de la démocratie. —  La Révolution française. —  Le désir de parvenir. —  Changements dans l’esprit humain. —  Nouvelle idée des causes. —  La philosophie allemande. —  Le désir de l’au-delà.

II. Robert Burns. —  Son pays. —  Sa famille. —  Sa jeunesse. —  Ses misères. —  Ses aspirations et ses efforts. —  Ses invectives contre la société et l’Église. —  The Jolly Beggars. —  Ses attaques contre le cant officiel. —  Son idée de la vie naturelle. —  Son idée de la vie morale. —  Son talent. —  Comment il est spontané. —  Son style. —  Comment il est novateur. —  Son succès. —  Ses affectations. —  Ses lettres étudiées et ses vers académiques. —  Sa vie de fermier. —  Son emploi de douanier. —  Ses dégoûts. —  Ses excès. —  Sa mort.

III. Domination des conservateurs en Angleterre. —  La Révolution ne se fait d’abord que dans le style. —  Cowper. —  Sa délicatesse maladive. —  Ses désespoirs. —  Sa folie. —  Sa retraite. —  The Task. —  Idée moderne de la poésie. —  Idée moderne du style.

IV. L’école romantique. —  Ses prétentions. —  Ses tâtonnements. —  Les deux idées de la littérature moderne. —  L’histoire entre dans la littérature. —  Lamb, Coleridge, Southey, Moore. —  Défauts de ce genre. —  Pourquoi il réussit moins en Angleterre qu’ailleurs. —  Sir {p. 234}Walter Scott. —  Son éducation. —  Ses études d’antiquaire. —  Ses goûts nobiliaires. —  Sa vie. —  Ses poëmes. —  Ses romans. —  Insuffisance de ses imitations historiques. —  Excellence de ses peintures nationales. —  Ses tableaux d’intérieur. —  Sa moquerie aimable. —  Ses intentions morales. —  Sa place dans la civilisation moderne. —  Développement du roman en Angleterre. —  Réalisme et honnêteté. —  En quoi ce genre est bourgeois et anglais.

V. La philosophie entre dans la littérature. —  Inconvénients du genre. —  Wordsworth. —  Son caractère. —  Sa condition. —  Sa vie. —  Peinture de la vie morale dans la vie vulgaire. —  Introduction du style terne et des compartiments psychologiques. —  Défauts du genre. —  Noblesse des sonnets. —  L’Excursion. —  Beauté austère de cette poésie protestante. —  Shelley. —  Ses imprudences. —  Ses théories. —  Sa fantaisie. —  Son panthéisme. —  Ses personnages idéaux. —  Ses paysages vivants. —  Tendance générale de la littérature nouvelle. —  Introduction graduelle des idées continentales.

Aux approches du dix-neuvième siècle commence en Europe la grande révolution moderne. Le public pensant et l’esprit humain changent, et sous ces deux chocs une littérature nouvelle jaillit.

L’âge précédent a fait son œuvre. La prose parfaite et le style classique ont mis à la portée des esprits les plus arriérés et les plus lourds les opinions de la littérature et les découvertes de la science. Les monarchies tempérées et les administrations régulières ont laissé la classe moyenne se développer sous la pompeuse noblesse de cour, comme on voit les plantes utiles pousser sous les arbres de parade et d’ornement. Elles multiplient, elles grandissent, elles montent au niveau de leurs rivales, elles les enveloppent dans leur végétation florissante et les confondent dans leur massif. Un monde nouveau, bourgeois, plébéien, occupe désormais la place, attire les yeux, impose {p. 235}sa forme dans les mœurs, imprime son image dans les esprits. Vers la fin du siècle, un concours subit de circonstances extraordinaires l’étale tout d’un coup à la lumière et le dresse à une hauteur que nul âge n’avait connue. Avec les grandes applications des sciences, la démocratie paraît. La machine à vapeur et la mull-jenny élèvent en Angleterre des villes de trois cent, de cinq cent mille âmes. En cinquante ans, la population double, et l’agriculture devient si parfaite que, malgré cet accroissement énorme de bouches qu’il faut nourrir, un sixième des habitants avec le même sol fournit des aliments au reste ; l’importation triple et au-delà, le tonnage des navires sextuple, l’exportation sextuple et au-delà1135. Le bien-être, le loisir, l’instruction, la lecture, les voyages, tout ce qui était le privilége de quelques-uns devient le bien commun du grand nombre. Le flot montant de la richesse soulève l’élite des pauvres jusqu’à l’aisance, et l’élite des gens aisés jusqu’à l’opulence. Le flot montant de la civilisation soulève la masse du peuple jusqu’aux rudiments de l’éducation, et la masse de la bourgeoisie jusqu’à l’éducation complète. En 1709 avait paru le premier journal quotidien, grand comme la main, que l’éditeur ne savait comment remplir, et qui, joint à tous les autres, ne fournissait pas chaque année trois mille exemplaires. En 1844, le timbre marquait soixante et onze millions de numéros, plusieurs grands et pleins {p. 236}comme des volumes. Ouvriers et bourgeois, affranchis, enrichis, parvenus, ils sortent des bas-fonds où ils gisaient enfouis dans l’épargne étroite, l’ignorance et la routine ; ils arrivent sur la scène, ils quittent l’habit de manœuvres et de comparses, ils s’emparent des premiers rôles par une irruption subite ou par un progrès continu, à coups de révolutions, avec une prodigalité de travail et de génie, à travers des guerres gigantesques, tour à tour ou en même temps en Amérique, en France, dans toute l’Europe, fondateurs ou destructeurs d’États, inventeurs ou rénovateurs de sciences, conquérants ou acquéreurs de droits politiques. Ils s’ennoblissent par leurs grandes œuvres, ils deviennent les rivaux, les égaux, les vainqueurs de leurs maîtres ; ils n’ont plus besoin de les imiter, ils ont des héros à leur tour, ils peuvent montrer comme eux leurs croisades, ils ont gagné comme eux le droit d’avoir une poésie, et vont avoir une poésie comme eux.

C’est en France, pays de l’égalité précoce et des révolutions complètes, qu’il faut observer ce nouveau personnage, le plébéien occupé à parvenir : Augereau, fils d’une fruitière ; Marceau, fils d’un procureur ; Murat, fils d’un aubergiste ; Ney, fils d’un tonnelier ; Hoche, ancien sergent, qui le soir dans sa tente lit le Traité des Sensations de Condillac, et surtout ce jeune homme maigre, aux cheveux plats, aux joues creuses, desséché d’ambition, le cœur rempli d’imaginations romanesques et de grandes idées ébauchées, qui, lieutenant sept années durant, a lu deux fois à Valence {p. 237}tout le magasin d’un libraire, qui en ce moment en Italie, ayant la gale, vient de détruire cinq armées avec une troupe de va-nu-pieds héroïques, et rend compte à son gouvernement de ses victoires avec des fautes d’orthographe et de français. Il devient maître, se proclame le représentant de la Révolution, déclare que « la carrière est ouverte aux talents », et lance les autres avec lui dans les entreprises. Ils le suivent, parce qu’il y a de la gloire et surtout de l’avancement à gagner. « Deux officiers, dit Stendhal, commandaient une batterie à Talavera ; un boulet arrive qui renverse le capitaine. —  Bon ! dit le lieutenant, voilà François tué, c’est moi qui serai capitaine. —  Pas encore, dit François, qui n’avait été qu’étourdi et qui se relève. » Ces deux hommes n’étaient point ennemis ni méchants, au contraire, compagnons et camarades ; mais le lieutenant voulait monter en grade. Voilà le sentiment qui a fourni des hommes aux exploits et aux carnages de l’Empire, qui a fait la révolution de 1830, et qui aujourd’hui, dans cette énorme démocratie étouffante, contraint les gens à faire assaut d’intrigues et de travail, de génie et de bassesses, pour sortir de leur condition primitive et pour se hausser jusqu’aux sommets dont la possession est livrée à leur concurrence ou promise à leur labeur. Le personnage régnant aujourd’hui n’est plus l’homme de salon, dont la place est assise et la fortune faite, élégant et insouciant, qui n’a d’autre emploi que de s’amuser et de plaire ; qui aime à causer, qui est galant, qui passe sa vie en conversations avec {p. 238}des femmes parées, parmi des devoirs de société et les plaisirs du monde ; c’est l’homme en habit noir, qui travaille seul dans sa chambre ou court en fiacre pour se faire des amis et des protecteurs ; souvent envieux, déclassé par nature, quelquefois résigné, jamais satisfait, mais fécond en inventions, prodigue de sa peine, et qui trouve l’image de ses souillures et de sa force dans le théâtre de Victor Hugo et dans le roman de Balzac1136.

Il a d’autres soucis, et de plus grands. En même temps que l’état de la société humaine, la forme de l’esprit humain a changé. Elle a changé par un développement naturel et irrésistible, comme une fleur qui devient fruit, comme un fruit qui devient graine. L’esprit recommence l’évolution qu’il a déjà faite à Alexandrie, non pas, comme alors, au milieu d’un air délétère, dans la dégradation universelle des hommes asservis, dans la décadence croissante d’une société qui se dissout, parmi les angoisses du désespoir et les fumées du rêve ; mais au sein d’un air qui s’épure, parmi les progrès visibles d’une société qui s’améliore et l’ennoblissement général des hommes relevés et affranchis, au milieu des plus fières espérances, dans la saine clarté des sciences expérimentales. L’âge oratoire qui finit, comme il finissait à Athènes et à Rome, a groupé toutes les idées dans un beau casier commode dont les compartiments conduisent à l’instant {p. 239}les yeux vers l’objet qu’ils veulent définir, en sorte que désormais l’intelligence peut entrer dans des conceptions plus hautes et saisir l’ensemble qu’elle n’avait point encore embrassé. Les peuples isolés, Français, Anglais, Italiens, Allemands, arrivent à se toucher et à se connaître par l’ébranlement de la Révolution et par les guerres de l’Empire, comme jadis les races séparées, Grecs, Syriens, Égyptiens, Gaulois, par les conquêtes d’Alexandre et la domination de Rome : en sorte que désormais chaque civilisation, élargie par le choc des civilisations voisines, peut sortir de ses limites nationales et multiplier ses idées par le mélange des idées d’autrui. L’histoire et la critique naissent comme sous les Ptolémées, et de tous côtés, dans tout l’univers, sur tous les points du temps, elles s’occupent à ressusciter et à expliquer les littératures, les religions, les mœurs, les sociétés, les philosophies : en sorte que désormais l’intelligence, affranchie par le spectacle des civilisations passées, peut se dégager des préjugés de son siècle, comme elle s’est dégagée des préjugés de son pays. Une race nouvelle, engourdie jusque-là, donne le signal : l’Allemagne, par toute l’Europe, imprime le branle à la révolution des idées, comme la France à la révolution des mœurs. Ces bonnes gens qui se chauffaient en fumant au coin d’un poêle, et ne semblaient propres qu’à faire des éditions savantes, se trouvent tout d’un coup les promoteurs et les chefs de la pensée humaine. Nulle race n’a l’esprit si compréhensif ; nulle n’est si bien douée pour la haute spéculation. {p. 240}On s’en aperçoit à sa langue, tellement abstraite qu’au-delà du Rhin elle semble un jargon inintelligible. Et cependant c’est grâce à cette langue qu’elle atteint les idées supérieures. Car le propre de cette révolution, comme de la révolution alexandrine, c’est que l’esprit humain devient plus capable d’abstraire. Ils font en grand le même pas que les mathématiciens lorsqu’ils ont passé de l’arithmétique à l’algèbre, et du calcul ordinaire au calcul de l’infini. Ils sentent qu’au-delà des vérités limitées de l’âge oratoire, il y a des explications plus profondes ; ils vont au-delà de Descartes et de Locke, comme les alexandrins au-delà de Platon et d’Aristote ; ils comprennent qu’un grand ouvrier architecte ou des atomes ronds et carrés ne sont point des causes, que des fluides, des molécules et des monades ne sont point des forces, qu’une âme spirituelle ou une sécrétion physiologique ne rend point compte de la pensée. Ils cherchent le sentiment religieux par-delà les dogmes, la beauté poétique par-delà les règles, la vérité critique par-delà les mythes. Ils veulent saisir les puissances naturelles et morales en elles-mêmes, indépendamment des supports fictifs auxquels leurs devanciers les attachaient. Tous ces supports, âmes et atomes, toutes ces fictions, fluides et monades, toutes ces conventions, règles du beau et symboles religieux, toutes les classifications rigides des choses naturelles, humaines et divines, s’effacent et s’évanouissent. Désormais elles ne sont plus que des figures ; on ne les garde qu’à titre d’aide-mémoire et d’auxiliaires de l’esprit ; elles ne sont bonnes {p. 241}que provisoirement et pour aller plus loin. D’un mouvement commun sur toute la ligne de la pensée humaine, les causes reculent jusque dans une région abstraite où la philosophie n’était point allée les chercher depuis dix-huit cents ans. Alors paraît la maladie du siècle, l’inquiétude de Werther et de Faust, toute semblable à celle qui, dans un moment semblable, agita les hommes il y a dix-huit siècles : je veux dire le mécontentement du présent, le vague désir d’une beauté supérieure et d’un bonheur idéal, la douloureuse aspiration vers l’infini. L’homme souffre de douter, et cependant il doute ; il essaye de ressaisir ses croyances, elles se fondent dans sa main ; il voudrait s’asseoir et se reposer dans les doctrines et dans les satisfactions qui suffisaient à ses devanciers, il ne les trouve pas suffisantes. Il se répand, comme Faust, en recherches anxieuses à travers les sciences et l’histoire, et les juge vaines, douteuses, bonnes pour des Wagner, pour des pédants d’académie ou de bibliothèque. C’est l’au-delà qu’il souhaite ; il le pressent à travers les formules des sciences, à travers les textes et les confessions des Églises, à travers les divertissements du monde et les éblouissements de l’amour. Il y a une vérité sublime derrière l’expérience grossière et les catéchismes transmis ; il y a un bonheur grandiose par-delà les agréments de la société et les contentements de la famille. Sceptiques, résignés ou mystiques, ils l’ont tous entrevu ou imaginé, depuis Gœthe jusqu’à Beethoven, depuis Schiller jusqu’à Heine ; ils y sont {p. 242}montés pour remuer à pleines mains l’essaim de leurs grands rêves ; ils ne se sont point consolés d’en tomber, ils y ont pensé du plus profond de leurs chutes ; ils ont habité d’instinct, comme leurs devanciers alexandrins et chrétiens, ce magnifique monde invisible où dorment dans une paix idéale les essences et les puissances créatrices, et « la véhémente aspiration de leur cœur a attiré hors de leur sphère ces esprits élémentaires, créatures de flamme, qui, mêlés aux choses dans les flots de la vie, dans la tempête de l’action, travaillent sur le métier bruissant de la durée et tissent la robe vivante de la Divinité1137. »

Ainsi s’élève l’homme moderne, agité de deux sentiments, l’un démocratique, l’autre philosophique. Des bas-fonds de sa pauvreté et de son ignorance, il s’élève avec effort, soulevant le poids de la société établie et des dogmes admis, enclin à les réformer ou disposé à les détruire, et tout à la fois généreux et révolté. Ce sont ces deux courants qui de France et d’Allemagne arrivent en ce moment sur l’Angleterre. Les digues y sont fortes, ils ont peine à s’y frayer leur voie, ils entrent plus tardivement qu’ailleurs, mais néanmoins ils entrent. Ils se font un lit nouveau entre les barrières anciennes et les élargissent sans les rompre, par une transformation pacifique et lente qui continue encore aujourd’hui.

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I §

C’est chez un paysan d’Écosse, Robert Burns, qu’éclate pour la première fois l’esprit nouveau ; en effet, l’homme et les circonstances sont convenables ; on n’a guère vu ensemble plus de misère et de talent. Il naquit en janvier 1759 parmi les frimas d’un hiver écossais, dans une chaumière de glaise bâtie des mains de son père, pauvre fermier du comté d’Ayr : triste condition, triste pays, triste chaumière. Le pignon s’effondra quelques jours après sa naissance, et sa mère, au milieu de l’orage, fut obligée de chercher un abri avec lui chez un voisin. Il est dur de naître en cette contrée ; le ciel est si froid qu’au mois de juillet, à Glasgow, par un beau soleil, je n’avais pas trop de mon manteau. La terre est mauvaise ; ce sont des collines nues où souvent la récolte manque. Le père de Burns, déjà âgé, n’ayant guère que ses bras pour toute ressource, ayant loué sa ferme trop cher, chargé de sept enfants, vivait d’épargne, ou plutôt de jeûne, solitairement, pour éviter les tentations de dépense. « Pendant plusieurs années, la viande de boucher fut dans la maison une chose inconnue. » Robert allait pieds nus et tête nue : à treize ans, il battait en grange ; à quinze ans, « il était le principal laboureur de la ferme. » La famille faisait tous les ouvrages ; point de domestique ni de servante. On ne mangeait guère et on travaillait trop. {p. 244}« Jusqu’à seize ans, dit Burns, la tristesse morne d’un ermite avec le labeur incessant d’un galérien, voilà ma vie1138. » Ses épaules se voûtèrent, la mélancolie arriva ; presque tous les soirs, sa tête était douloureuse et lourde ; plus tard les palpitations vinrent, et la nuit, dans son lit, il suffoquait et manquait de s’évanouir. « L’angoisse d’esprit que nous ressentions, dit son frère, était très-grande. » Le père vieillissait ; sa tête grise, son front soucieux, ses tempes amaigries, sa grande taille courbée, témoignaient des chagrins et du travail qui l’avaient usé. L’homme d’affaires écrivait des lettres insolentes et menaçantes « qui mettaient toute la famille en larmes. » Il y eut un répit quand le père changea de ferme ; mais un procès s’éleva entre lui et le propriétaire. Enfin, « ayant été ballotté et roulé trois ans, dit Burns avec sa verve amère, dans le tourbillon de la procédure, il fut sauvé tout juste des horreurs de la prison par une maladie de poitrine qui, après deux ans de promesses, eut l’obligeance d’intervenir1139. » Afin d’arracher quelque chose aux griffes des gens de loi, les deux fils et les deux filles aînés furent obligés de se porter comme créanciers de la succession pour l’arriéré de leurs gages. Avec ce petit pécule, ils prirent à loyer une autre ferme. Robert eut sept livres sterling {p. 245}par an pour son travail : pendant plusieurs années, sa dépense entière n’excéda point cette maigre pitance ; il était décidé à réussir à force d’abstinence et de peine. « Je lus des livres de culture ; je calculai les récoltes, je fus exact aux marchés ; mais la première année la mauvaise qualité de la semence, et la seconde année la moisson tardive, nous firent perdre la moitié de notre récolte1140. » Les malheurs arrivaient par troupes ; la pauvreté ne manque jamais de les engendrer. Le forgeron Armour, dont la fille était sa maîtresse, le poursuivait en justice pour lui extorquer de l’argent et refusait de l’accepter pour gendre. Jeanne Armour l’abandonnait ; il ne pouvait donner son nom à l’enfant qu’il allait avoir. Il était obligé de se cacher, il avait été soumis à une pénitence publique. Il écrivait « que sa gaieté en compagnie n’était que la folie du criminel ivre aux mains du bourreau1141. » Il résolut de quitter sa patrie : moyennant trente livres par an, il fit marché avec M. Charles Douglas pour être teneur de livres ou aide-surveillant à la Jamaïque ; faute d’argent pour payer le passage, il était sur le point de s’engager par cette espèce de contrat de servitude qui liait les apprentis, lorsque le succès de son volume lui mit une vingtaine de guinées dans la main et pour un temps {p. 246}lui ouvrit une éclaircie. Ce fut là sa vie jusqu’à vingt-sept ans, et celle qui suivit ne valut guère mieux.

Figurez-vous dans cette condition un homme de génie, un vrai poëte capable des émotions les plus délicates et des aspirations les plus hautes, qui veut monter, monter au sommet, qui s’en croit capable et digne1142. De bonne heure l’ambition avait grondé en lui ; il avait tâtonné à l’aveugle, « comme le cyclope dans son antre », le long des murs de la cave où il était enfermé ; mais « les deux seules issues étaient la porte de l’épargne sordide ou le sentier du petit trafic chicanier. La première est une ouverture si étroite que je n’eusse pu jamais m’étriquer assez pour y passer ; la seconde, je l’ai toujours haïe : il y avait de la boue même à l’entrée1143. » Les bas métiers oppriment l’âme encore plus que le corps : l’homme y périt et il est obligé d’y périr ; il faut qu’il ne reste de lui qu’une machine ; car dans cette action où tout est monotone, où tout le long de la longue journée les bras lèvent le même fléau et enfoncent la même charrue, si la pensée ne prend pas ce mouvement uniforme, l’ouvrage est mal fait. Que le poëte prenne garde de se laisser détourner par la poésie ; qu’il {p. 247}prenne garde de faire comme Burns, « de ne songer à son travail que pendant qu’il y est. » Il doit y songer toujours, le soir en dételant ses bêtes, le dimanche en mettant son habit neuf, compter sur ses doigts ses œufs et sa volaille, penser aux espèces de fumier, trouver le moyen de n’user qu’une paire de souliers et de vendre son foin un sou de plus la botte. Il ne réussira point s’il n’a pas la lourdeur patiente d’un manœuvre et la vigilance rusée d’un petit marchand. Comment voulez-vous que le pauvre Burns réussît ? Il était déclassé de naissance, et se portait de tout son effort hors de son état1144. À la ferme de Lochlea, pendant les heures de repas, seuls instants de relâche, pères, frères, sœurs, mangeaient une cuiller dans une main, un livre dans l’autre. Burns, à l’école de l’arpenteur, et plus tard dans un club de jeunes gens, à Torbolton, agitait pour s’exercer les questions générales, et plaidait le pour et le contre afin de voir les deux côtés de chaque idée. Il emportait un livre dans sa poche pour étudier dans les champs aux moments libres ; il usa ainsi deux exemplaires de Mackensie. « Le recueil des chansons était mon vade mecum. Je tenais mes yeux collés dessus en menant ma charrette, chanson après chanson, vers après vers, notant soigneusement le vrai, le tendre, le sublime, pour les distinguer de l’affectation, et de l’enflure1145… » Il entretenait exprès une correspondance {p. 248}avec plusieurs de ses camarades de classe pour se former le style, tenait un journal, y jetait des réflexions sur l’homme, sur la religion, sur les sujets les plus grands, critiquait ses premières œuvres. « Jamais cœur n’a soupiré plus ardemment que le mien après le bonheur d’être distingué1146. » Il devinait ainsi ce qu’il ne savait pas, il s’élevait tout seul jusqu’au niveau des plus cultivés ; tout à l’heure, à Édimbourg, il va percer à jour les docteurs respectés, Blair lui-même ; il verra que Blair a de l’acquis, mais que le fond lui manque. En ce moment, il étudie avec minutie et avec amour les vieilles ballades écossaises, et le soir dans sa petite chambrette froide, le jour en sifflant son attelage, il invente des formes et des idées. C’est à cela qu’il faut songer pour mesurer son effort, pour comprendre ses misères et sa révolte. Il faut songer que l’homme en qui se remuent ces grandes idées bat en grange, nettoie ses vaches, va piocher de la tourbe, clapote dans une boue neigeuse, et craint en rentrant de trouver des recors qui le mèneront en prison. Il faut songer encore qu’avec les idées d’un penseur il a les délicatesses et les rêveries d’un poëte. Une fois ayant jeté les yeux sur une estampe qui représentait un soldat tué, et à côté de lui sa femme, son enfant et son chien dans la neige, tout d’un coup, involontairement, il fondit en larmes. {p. 249}Les ouragans d’hiver dans les arbres, sous un ciel nuageux, « l’exaltaient, le transportaient hors de lui-même. » Une autre fois, dans une promenade, au printemps, « j’écoutais, dit-il, les oiseaux, et je me détournais souvent de mon chemin pour ne pas troubler leurs petites chansons ou les faire envoler. Même la branche d’épine blanche qui avançait sur la route, quel cœur en un pareil moment eût pu songer à lui faire mal1147 ? » C’est cet essaim de songes grandioses ou gracieux que la servitude du labeur machinal et de l’économie perpétuelle venait écraser lorsqu’ils commençaient à prendre leur vol. Joignez à cela un caractère fier, si fier, que plus tard, dans le monde, parmi les grands, « la crainte de tout ce qui pouvait approcher de la bassesse et de la servilité rendait ses façons presque tranchantes et rudes. » Ajoutez enfin la conscience de son mérite. « Pauvre inconnu que j’étais, j’avais une opinion presque aussi haute de moi-même et de mes ouvrages que je l’ai à présent que le public a décidé en leur faveur1148. » Rien d’étonnant si l’on trouve à chaque pas {p. 250}dans sa poésie les réclamations amères d’un plébéien opprimé et révolté.

Il en a contre la société tout entière, contre l’État et contre l’Église. Il a l’accent âpre, souvent même les phrases de Rousseau, et voudrait « être un vigoureux sauvage », sortir de la vie civilisée, de la dépendance et des humiliations qu’elle impose au misérable. « Il est dur de voir un monsieur que sa capacité aurait élevé tout juste à la dignité de tailleur à huit pence par jour, et dont le cœur ne vaut pas trois liards, recevoir les attentions et les égards qu’on refuse à l’homme de génie pauvre1149. » Il est dur de voir « un pauvre homme, usé de fatigue, tout abject, ravalé et bas, demander à un de ses frères de la terre la permission de travailler. » Il est dur « de voir ce seigneurial ver de terre repousser la pauvre supplique, sans songer qu’une femme qui pleure et des enfants sans pain se lamentent là tout à côté1150. » {p. 251}Quand le vent d’hiver souffle et barre la porte de ses rafales de neige, le paysan collé contre son petit feu de tourbe, pense aux grands foyers largement chauffés des nobles et des riches, « et parfois il a bien de la peine à s’empêcher de devenir aigre en voyant comment les choses sont partagées, comment les plus braves gens sont dans le besoin, pendant que des imbéciles se démènent sur leurs tas de guinées sans pouvoir en venir à bout1151. » Mais surtout le cœur « frémit et se gangrène de voir leur maudit orgueil. » — « Un homme est un homme après tout1152 », et le paysan vaut bien le seigneur. Il y a des gens nobles de nature et il n’y a que ceux-là de nobles ; l’habit est une affaire de tailleur, les titres une affaire de chancellerie, et « la seule vraie patente d’honneur est celle qu’on reçoit tout droit des mains du Dieu tout-puissant. » Contre ceux qui renversent cette égalité naturelle, Burns est impitoyable. Le moindre événement le met hors des gonds. Lisez l’épître de Belzébuth « au très-honorable comte de Breadalbane, président {p. 252}de l’honorable société des highlands, réunie le 23 mai dernier, à Covent-Garden, pour concerter des moyens et mesures à l’effet de rendre vain le projet de cinq cents highlanders qui scandaleusement avaient tâché d’échapper à leurs seigneurs et maîtres dont ils étaient la propriété légitime, en émigrant dans les déserts du Canada, afin d’y chercher cette chose imaginaire, —  la liberté ! » Rarement l’insulte fut plus prolongée et plus poignante, et la menace n’était pas loin. Il avertit les députés écossais en révolutionnaire. Retirez vos impôts sur le whiskey ou prenez garde ! La pauvre vieille mère Écosse veut ravoir sa cruche et sa bouilloire. « Et par Dieu, si vous la menez trop loin, elle retroussera son jupon de tartan ; elle descendra dans les rues poignard et pistolet à la ceinture, et fera entrer sa lame jusqu’au manche dans le premier qu’elle rencontrera1153. » Avec de tels sentiments, je n’ai pas besoin de dire qu’il est pour la Révolution française. Il a beau écrire qu’en politique « un homme pauvre doit être sourd et aveugle, laisser aux grands le privilége de voir et d’entendre1154. » Il voit, il entend ; bien plus, il parle, et tout haut. Il félicite les Français d’avoir repoussé {p. 253}l’Europe conservatrice qui s’était liguée contre eux. Il célèbre l’arbre de la liberté mis à la place de la Bastille. « Sur cet arbre-là croît un singulier fruit ; —  tout le monde pourra dire ses vertus, mon garçon. —  Il relève l’homme au-dessus de la brute, —  et fait qu’il se connaît lui-même, mon garçon. —  Que le paysan en goûte un morceau, —  le voilà plus grand qu’un seigneur, mon garçon. —  Le roi Louis pensait le couper — quand il était encore tout petit, mon garçon. —  À cause de cela, la sentinelle lui a cassé sa couronne, —  lui a coupé la tête et tout, mon garçon1155. » Étrange gaieté, toute sauvage et nerveuse, et qui, avec un meilleur style, ressemble à celle du Ça ira.

Il n’est guère plus doux pour l’Église. À ce moment, l’étroit habit puritain commençait à craquer ; déjà la société lettrée d’Édimbourg l’avait francisé, élargi, approprié aux agréments du monde, garni d’ornements peu brillants à la vérité, mais bien choisis. Plus bas, le dogme se détendait, approchait par degrés des relâchements d’Arminius et de Socin. John Goldie, un négociant, avait tout récemment discuté1156 l’autorité {p. 254}des Écritures ; John Taylor avait nié le péché originel. Le père de Burns, si pieux, inclinait vers les doctrines libérales et humaines, et diminuait la part de la foi pour augmenter celle de la raison. Burns, selon sa coutume, poussa les choses à bout, se trouva déiste, ne vit en Jésus-Christ qu’un homme inspiré, réduisit la religion au sentiment intime et poétique, et poursuivit de ses railleries les orthodoxes payés et patentés. Depuis Voltaire, personne, en matière religieuse, n’a été plus bouffon ni plus mordant. En somme, selon lui, les ministres sont des marchands qui tâchent de se filouter leurs chalands, crient du haut de leur tête contre l’échoppe du concurrent, célèbrent leurs drogues à grands renforts d’affiches, et ouvrent çà et là des foires pour activer la consommation. « Ces foires sacrées » sont les assemblées de piété où l’on confère les sacrements. Tour à tour ils prêchent et tonnent, surtout le révérend Moodie, qui se démène et qui écume pour éclaircir les points de la foi : figure terrible ! « Si Satan, comme aux anciens jours, se présentait ici parmi les fils de Dieu, cette vue suffirait pour le renvoyer chez lui plein d’effroi1157. » — « Comme sa voix ronfle, et comme il cogne ! Comme il tape du pied et comme il saute ! Son menton allongé, son nez tourné en l’air, ses glapissements, ses gestes sauvages, échauffent les cœurs dévots, à {p. 255}la façon des emplâtres de cantharides1158. » — Il s’en roue, et on se repose ; l’assemblée mange, chacun tire du sac les gâteaux, le fromage ; les jeunes gens ont le bras autour de la taille de leurs belles ; ils étaient bien ainsi pour écouter. Grand tapage à l’auberge ; les canettes tintent sur la table ; le whiskey coule et fournit des arguments aux buveurs qui commentent le sermon ; on écrase la raison charnelle, on exalte la foi gratuite : arguments et piétinements, voix des vendeurs et des buveurs, tout se mêle ; c’est une kermesse théologique. « Mais voilà que la propre trompette du Seigneur résonne tant que les collines en mugissent. C’est Russell le Noir, il ne s’épargne pas. Ses perçantes paroles, comme une épée des highlands, tranchent les membres jusqu’à la moelle. Il parle de l’enfer où habitent les diables, un large puits sans fond, sans bornes, tout rempli de soufre enflammé où la flamme furieuse, la chaleur dévorante fondraient la plus dure pierre à aiguiser ; les ouailles, demi-assoupies, sursautent avec effroi, croyant entendre l’abîme mugir, et découvrent que c’est quelque voisin qui ronfle1159. » Enfin on se sépare. Combien de pécheurs et de fillettes convertis par {p. 256}cette journée ! Les cœurs de pierre se sont fondus, les voilà devenus aussi tendres que de la chair. Les uns sont pleins d’amour divin, les autres sont pleins d’eau-de-vie1160. » Les jeunes gens ont pris rendez-vous avec les filles, et le diable a fait ses affaires encore mieux que le bon Dieu. Belle cérémonie et morale ! gardons-la précieusement, et aussi notre sage théologie qui damne les gens « cinq mille ans avant leur naissance. » Pour le mauvais chien appelé sens commun qui mord si ferme, bannissons-le au-delà des mers : « qu’il aille aboyer en France ! » Car où trouver mieux que nos révérends, Willis le saint par exemple ? Il se sent prédestiné, plein de la grâce qui ne lui manquera jamais ; donc celui qui lui résiste résiste à Dieu, et n’est bon qu’à pendre ; il peut le décrier, ce drôle-là, et le persécuter en conscience. {p. 257}« Pour moi, dit Burns, j’aimerais mieux être un athée franc et net que de faire de l’Évangile un paravent. » — « Un honnête homme peut aimer un verre, un honnête homme peut aimer une fille ; mais la basse vengeance et la méchanceté déloyale, il les dédaignera toujours. Et maintenant faites du zèle pour l’Évangile ! Criez haut, comme quelques-uns que nous connaissons1161 ! » Il y a une beauté, une honnêteté, un bonheur en dehors des conventions et de l’hypocrisie, par-delà les prêches corrects et les salons décents, à côté des gentlemen en cravates blanches et des révérends en rabats neufs.

Burns écrit ici son chef-d’œuvre, les Gueux1162, pareil à celui de Béranger, mais combien plus pittoresque, plus varié et plus puissant ! C’est à la fin de l’automne, les feuilles grises roulent dans les rafales du vent ; une joyeuse troupe de vagabonds, bons diables, viennent faire ripaille au cabaret de Poosie Nansie. « Ils trinquent et rient, ils chantent et se démènent, ils cognent et sautent, tant que les tourtières résonnent1163. » Le premier, auprès du feu, en vieux haillons {p. 258}rouges, est un soldat avec sa commère : la gaillarde a bien bu ; il l’embrasse et lui tend encore sa bouche goulue ; les gros baisers font clic-clac comme un fouet de charretier, et chancelant sur sa béquille, d’un air crâne, il entonne à pleins poumons sa chanson : « J’étais avec Curtis aux batteries flottantes, —  et j’y ai laissé en témoignage un bras et une jambe. —  Pourtant, que mon pays ait besoin de moi, et me donne Elliot pour commandant, —  on entendra ma jambe de bois se démener au son du tambour1164. » Le chœur reprend et les voix ronflent : les rats effrayés se sauvent au plus profond de leurs trous. C’est à présent le tour de la commère : « J’étais fille autrefois, quoique je ne puisse dire quand. —  Encore maintenant mon plaisir est dans les beaux jeunes hommes1165. » Son père fut un dragon, elle ne sait pas trop lequel : c’est pourquoi tous ses galants ont porté l’uniforme, d’abord le tambour, puis le chapelain. « Bien vite je me dégoûtai de mon révérend imbécile. —  Pour mari, je pris le régiment en gros. —  De {p. 259}l’esponton doré au fifre j’étais toujours prête. —  Je ne demandais qu’un bon soldat gaillard. » Depuis, la paix l’a mise à l’aumône ; mais à la foire de Cunningham elle a retrouvé son brave drôle ; l’uniforme en lambeaux pendillait si splendidement autour de ses côtes ! Elle l’a repris, et « tant que des deux mains elle pourra tenir son verre ferme, elle boira à la santé de son vieux héros. » J’espère que voilà du style franc, et que le poëte n’est pas petite bouche. Ses autres personnages sont du même goût, un paillasse, une luronne coupeuse de bourses, un pauvre nain racleur de boyau, un chaudronnier ambulant, tous déguenillés, braillards et bohèmes, qui s’empoignent, se rossent, s’embrassent et font trembler les vitres des éclats de leur belle humeur. « Ils vident leurs havre-sacs, ils engagent leurs guenilles. —  Ils gardent tout juste de quoi couvrir leur derrière », et leur chœur monte comme un tonnerre ébranlant les solives et les murs :

Au diable ceux que la loi protége ! —  La liberté est un glorieux festin. —  Les cœurs ont été bâties pour les poltrons, —  les églises pour plaire au prêtre.

Qu’est-ce qu’un titre ? qu’est-ce qu’un trésor ? —  qu’est-ce que le souci d’une réputation ? —  Si nous menons une vie de plaisir, —  peu importe où et comment !

Avec nos tours et nos bourdes prêtes, —  nous rôdons çà et là tout le jour, —  et la nuit dans la grange ou l’étable — nous embrassons nos luronnes sur le foin.

La vie n’est qu’une casaque d’arlequin, —  nous ne regardons pas comment elle va. —  Allez cafarder sur le décorum, —  vous qui avez des réputations à perdre.

À la santé des bissacs, des sacoches et des besaces ! —  À la {p. 260}santé de toute la troupe rôdante ! —  À la santé de notre marmaille et de nos commères ! —  Chacun et tous criez amen !

Au diable ceux que la loi protége ! —  La liberté est un glorieux festin. —  Les cœurs ont été bâties pour les poltrons, —  les églises pour plaire au prêtre1166.

Quelqu’un a-t-il mieux parlé le langage des révoltés et des niveleurs ? Il y a autre chose ici pourtant que l’instinct de la destruction et l’appel aux sens ; il y a la haine du cant et le retour à la nature. « Moralité, dit-il quelque part, mortel poison, toi aussi tu as tué les gens par dix mille ! Grâce à toi, celui-là espère vainement qui a pris pour appui et pour guide la vérité, la justice et la pitié1167 ! » La pitié ! ce {p. 261}grand mot renouvelle tout. Comme autrefois, il y a dix-huit cents ans, les hommes dépassent les formulaires et les prescriptions légales. Comme autrefois, sous Virgile et Marc-Aurèle, la sensibilité raffinée et les sympathies élargies embrassent des êtres qui semblaient pour toujours relégués hors de la société et de la loi. Burns s’attendrit, et sincèrement, sur une brebis qui s’est blessée, sur une souris dont sa charrue a dérangé la tanière, sur une marguerite de montagne. Homme, bête ou plante, y a-t-il si grande différence ? Une souris amasse, calcule, souffre comme un homme. « Je crois bien que par-ci par-là elle vole ; eh bien ! après ? Pauvre bête, il faut qu’elle vive1168. » Même les anciens condamnés, les grands malfaiteurs, Satan et sa bande, on n’a plus envie de les maudire ; comme les sacripants de taverne et les mendiants qu’on a vus tout à l’heure, ils ont leurs mérites, et peut-être après tout ne sont-ils pas si méchants qu’on le dit. Voici par exemple « le vieux cornu, le vieux pied de bouc, qui nous a joué tant de mauvais tours, le chien sournois, surtout le jour où il s’est faufilé incognito dans le paradis » et a mis nos grands parents à mal. À présent, « dans sa caverne enfumée, il verse son écumoire de soufre sur le pauvre monde. Pourtant, dit Burns, je suis sûr que c’est un mince plaisir, même pour un diable, d’éreinter et d’échauder les pauvres chiens comme moi et de les entendre piauler. Bonsoir, vieux Nick ; {p. 262}puissiez-vous avoir une bonne idée et vous amender ! Peut-être alors pourriez-vous… qui sait ?… avoir une chance… Cela me fait peine de songer à ce trou noir là-bas, ne serait-ce que pour l’amour de vous1169 ! » On voit qu’il parle au diable comme à un camarade malheureux, mauvais coucheur, mais tombé dans la peine. Faites un pas de plus, et vous verrez dans un poëme contemporain, chez Gœthe, que Méphistophélès lui-même n’est pas trop damné ; son dieu, le dieu moderne, le tolère et lui déclare qu’il n’a jamais haï ses pareils. C’est que la large nature conciliante assemble dans ses chœurs au même titre les ministres de destruction et les ministres de vie. Dans ce profond changement, l’idéal change ; la vie bourgeoise et rangée, le strict devoir puritain, n’épuisent pas toutes les puissances de l’homme. Burns réclame en faveur de l’instinct et de la jouissance, jusqu’à sembler épicurien. Il a une vraie gaieté, une verve comique ; le rire lui semble une bonne {p. 263}chose ; il le loue, et aussi les bons soupers de bons camarades, où le vin coule, où la plaisanterie foisonne, où les idées roulent, où la poésie pétille, et fait danser dans la cervelle humaine un carnaval de belles figures et de personnages en belle humeur.

Amoureux, il le fut toujours1170. Il faisait si bien de l’amour le grand but de la vie, que, dans le club qu’il fonda avec les jeunes gens de Torbolton, on imposa à chaque membre l’obligation « d’être l’amant déclaré d’une ou plusieurs belles. » Dès l’âge de quinze ans, ce fut là sa principale affaire. Il avait pour compagne dans le travail de la moisson une douce et aimable fille plus jeune d’un an que lui. « Sans le savoir, dit-il1171, elle m’initia à cette délicieuse passion qui, malgré les désappointements amers et tout ce que dira une prudence de cheval de meule et une philosophie de gratte-papier, est encore la première des joies humaines, notre plus chère bénédiction ici-bas. » Quand ils avaient ramassé les gerbes, il s’asseyait près d’elle avec un plaisir qu’il ne comprenait pas, pour ôter de ses pauvres doigts les barbes d’épis qui s’y étaient fichées. Il eut bien d’autres fantaisies et moins innocentes ; il me semble que de fondation il était amoureux de toutes les femmes : dès qu’il en voyait une jolie, il se déridait ; son journal {p. 264}et ses chansons montrent qu’au moindre papillon, doré ou non, qui faisait mine de se poser, il se mettait en chasse. Notez qu’il ne se réduisit pas aux rêveries platoniques ; il fut leste d’actions et aussi de paroles ; la gaudriole perce volontiers dans ses poésies. Il s’appelle lui-même « un païen non régénéré », et il a raison. Même il a fait des vers orduriers, et lord Byron cite de lui un paquet de lettres, inédites bien entendu, et telles qu’on ne peut rien imaginer de pis ; c’est le trop-plein de la séve qui suintait chez lui et salissait l’écorce. Sans doute il ne se vantait pas de ces débordements, il s’en repentait plutôt ; mais pour l’essor et l’épanouissement de la libre vie poétique au grand soleil, il n’y voyait rien à redire. Il trouvait que l’amour, avec les songes charmants qu’il amène, la poésie, le plaisir et le reste, sont de belles choses, conformes aux instincts de l’homme, et partant aux desseins de Dieu. Bref, par opposition au puritanisme morose, il approuvait la joie et disait du bien du bonheur1172.

Non qu’il soit un simple épicurien ; au contraire, il est religieux à l’occasion. Quand, après la mort de son père, il faisait à haute voix la prière du soir, il tirait des larmes aux assistants, et son poëme le Samedi soir au Cottage, est la plus sentie des idylles vertueuses. Je crois même qu’il était religieux foncièrement. Il conseillait aux jeunes gens, « s’ils tenaient à la paix de leur âme, d’entretenir un commerce chaleureux et {p. 265}régulier avec la Divinité. » Ce qu’il avait raillé, c’était le culte officiel ; pour la religion, qui est « le langage de l’âme », il s’y tenait étroitement attaché. Plusieurs fois, devant Dugald Stewart, à Édimbourg, il désapprouva les plaisanteries sceptiques qu’il entendait dans les soupers. Il croyait avoir « toutes les assurances possibles1173 » d’une vie future, et maintes fois, à côté d’une satire bouffonne, on trouve chez lui des stances pleines de repentir humble, de ferveur confiante ou de résignation chrétienne. Ce sont là, si vous voulez, les contradictions d’un poëte, mais ce sont aussi les divinations d’un poëte ; sous ces variations apparentes, il y a un idéal nouveau qui se lève ; les vieilles morales étroites vont faire place à la large sympathie de l’homme moderne qui aime le beau partout où le beau se rencontre, et qui, refusant de mutiler la nature humaine, se trouve à la fois païen et chrétien.

Cette originalité et cet instinct divinateur, il les a dans le style comme dans les idées. Le propre de l’âge où nous vivons et qu’il ouvre, c’est d’effacer les distinctions rigides de classe, de catéchisme et de style ; académiques, morales ou sociales, les conventions tombent, et nous réclamons l’empire dans la société pour le mérite personnel, dans la morale pour la {p. 266}générosité native, dans la littérature pour le sentiment vrai. Burns entre le premier dans cette voie, et plusieurs fois il y va jusqu’au bout. S’il fait des vers, ce n’est point par calcul ni obéissance à la mode. « Je n’avais jamais eu la moindre idée ou inclination de devenir poëte, dit-il, jusqu’au moment où je devins amoureux pour tout de bon, et alors la rime et la chanson devinrent en quelque façon le langage spontané de mon cœur. » — « Mes passions se démenaient comme autant de démons tant qu’elles n’avaient point trouvé un débouché dans les vers1174. » Les vers faits, il se sentait soulagé, consolé de ses misères ; il les chantonnait, en poussant sa charrue, sur les vieux airs écossais, qu’il aimait passionnément, et qui, dit-il, sitôt qu’on les chante, apportent aux lèvres les idées et les rimes. Voilà bien la poésie naturelle, non point poussée en serre chaude, mais née du sol entre deux sillons, côte à côte avec la musique, parmi les tristesses et les beautés du climat, comme les bruyères violettes de ses collines et de ses landes. On comprend qu’elle ait renouvelé sa langue ; pour la première fois cet homme parle comme on parle, ou plutôt comme on pense, sans parti pris, avec un mélange de tous les styles, familier et terrible, cachant une émotion sous une bouffonnerie, tendre et gouailleur au même endroit, prêt à mettre ensemble les trivialités d’auberge et les plus grands mots de la {p. 267}poésie1175, tant il est indifférent aux règles et content de montrer son sentiment comme il lui vient et tel qu’il l’a. Enfin, après tant d’années, nous sortons de la déclamation notée, nous entendons une voix d’homme ; bien mieux, nous oublions la voix pour l’émotion qu’elle exprime, nous ressentons par contre-coup cette émotion en nous-mêmes, nous entrons en commerce avec une âme. À ce moment, la forme semble s’anéantir et disparaître ; j’ose dire que ceci est le grand trait de la poésie moderne ; sept ou huit fois Burns y a atteint.

Il a fait davantage, il a percé, comme nous disons aujourd’hui. Son premier volume publié, il devint tout d’un coup célèbre. Arrivé à Édimbourg, il fut fêté, caressé, admis sur le pied d’égalité dans les premiers salons, parmi les grands et les lettrés, aimé d’une femme qui était presque une dame. Pendant une saison, on se le disputa, et il se tint debout, dignement, parmi ces gens si riches et si nobles. On le respecta et même on l’aima. Une souscription lui valut une seconde édition et cinq cents livres sterling. Lui aussi enfin, comme les grands plébéiens de France, comme Rousseau le premier de tous, il avait conquis sa place. Par malheur, il y portait, comme eux, les vices de son état et de son génie. Ce n’est pas impunément qu’on parvient, ni surtout qu’on veut parvenir ; nous aussi, nous avons nos vices, et la vanité {p. 268}souffrante en premier lieu. « Jamais cœur, dit Burns, n’a soupiré plus ardemment que le mien après le bonheur d’être distingué. » Cet amour-propre douloureux faussait son talent et le jetait dans des sottises. Il se travaillait pour avoir un beau style épistolaire, et se donnait le ridicule d’imiter dans ses lettres les gens d’académie et de cour. Il écrivait à ses maîtresses avec des phrases périodiques et recherchées aussi pédantes que celles de Johnson. Vraiment on n’ose les citer, tant l’emphase en est grotesque1176. D’autres fois il consignait sur un journal les tirades littéraires qui lui venaient, et six mois après il les envoyait à ses correspondants comme des effusions du moment et des improvisations naturelles. Même dans ses vers, bien souvent, bien trop souvent, il tombe dans le beau style officiel1177 ; il met en jeu les soupirs, les ardeurs, les flammes, et jusqu’aux grosses machines classiques et mythologiques. Béranger, qui se croyait ou se disait le poëte du peuple, en a fait autant. Il faut qu’un plébéien ait bien du courage pour se décider à rester toujours lui-même et à ne jamais endosser l’habit de cour. Par exemple Burns, Écossais et villageois, évitait en parlant toutes les locutions écossaises ou villageoises ; {p. 269}il était content de se montrer aussi bien élevé que les gens à la mode. C’était de force et par surprise que son génie le tirait des convenances : deux fois sur trois, son sentiment est gâté par ses prétentions.

Son succès dura un hiver, après quoi la grande plaie incurable du plébéien se fit sentir, je veux dire qu’il lui fallut gagner sa vie. Avec l’argent qu’il avait tiré de son livre, il loua une petite ferme. Ce fut un mauvais marché, et d’ailleurs on sent bien qu’il n’avait pas le caractère de grippe-sou nécessaire à l’emploi. « Je pourrais bien vous écrire, dit-il dans une de ses lettres, sur la culture, la bâtisse et les marchés ; mais ma pauvre tête bouleversée est si démontée, si éreintée, si torturée, si endiablée par l’exécrable et maudite obligation d’arriver à ce qu’une guinée fasse le service de trois, que je déteste, que j’abhorre le seul mot d’affaires, et que je m’évanouis d’y penser1178. » Bientôt il s’en alla, les poches vides, remplir à Dumfries une petite place de douanier qui rapportait quatre-vingt-dix livres par an, tout compris. Dans ce bel emploi, il estampillait les cuirs, jaugeait les cuveaux, surveillait la fabrique des chandelles, accordait des licences pour le transport des spiritueux. Des fumiers, il était passé à l’administration et à l’épicerie : quelle vie pour un tel homme ! Même indépendant et {p. 270}riche, il eût été malheureux. Ces grands novateurs, ces poëtes sont tous pareils. Ce qui les fait poëtes, c’est l’afflux violent des sensations ; ils ont une machine nerveuse plus sensible que la nôtre ; les objets qui nous laissent froids les secouent subitement hors d’eux-mêmes. Au moindre choc, leur cervelle entre en branle, après quoi ils retombent à plat, se dégoûtent de la vie et s’assoient moroses parmi les souvenirs des fautes qu’ils ont faites et des délices qu’ils ont perdues. « Mon pire ennemi, disait Burns, c’est moi-même. Il y a deux créatures que j’envie : un cheval sauvage qui traverse une forêt d’Asie, ou une huître sur quelque côte déserte de l’Europe ; l’un n’a pas un désir qu’il ne satisfasse, l’autre n’a ni désir ni crainte1179. » Il était toujours dans les extrêmes, au plus haut, au plus bas, le matin prêt à pleurer, le soir à table ou sous la table, épris de Jeanne Armour, puis, sur son refus, s’engageant à une autre, puis retournant à Jeanne, puis la quittant, puis la reprenant encore, parmi beaucoup de scandales, de souillures et encore plus de dégoûts. Dans ces sortes de têtes, les idées font boulet ; l’homme lancé en avant rompt tout, se brise lui-même, recommence le lendemain en sens contraire, et finit par ne plus trouver en lui et hors de lui que des débris. Burns n’avait jamais été sage, et le fut moins que jamais après son {p. 271}succès d’Édimbourg. Il avait trop joui, il sentait désormais trop vivement le douloureux aiguillon de l’homme moderne, je veux dire la disproportion du désir et de la puissance. La débauche avait presque gâté la belle imagination « qui auparavant était la source principale de son bonheur », et il avouait qu’au lieu de rêveries tendres il n’avait plus que des désirs sensuels. On l’avait fait boire jusqu’à six heures du matin ; bien souvent à Dumfries il fut ivre ; non que le vin soit bien bon ; mais il nous met un carnaval dans la tête, et à ce titre les poëtes, comme les pauvres, y sont enclins. Une fois chez M. Riddel, Burns se grisa si fort qu’il insulta la dame du logis ; le lendemain, il envoya des excuses qu’on n’accepta pas, et par dépit fit des vers contre elle : lamentables excès et qui annoncent un esprit jeté hors de son assiette. À trente-sept ans il était usé. Une nuit, ayant trop bu, il s’assit et s’endormit dans la rue. C’était en janvier, il prit une fièvre rhumatismale. On voulut appeler un médecin. « Pourquoi un médecin perdrait-il son temps sur moi ? Je suis un si pauvre pigeon que je ne vaux pas la peine qu’on me plume. » Il était horriblement maigre, ne dormait plus et ne pouvait plus se tenir sur ses jambes. « Quant à ma personne, je suis tranquille ; mais la pauvre veuve de Burns, et une demi-douzaine de ses chers petits ! Là, je suis aussi faible qu’une larme de femme1180. » Même il eut la crainte de ne {p. 272}pas finir en paix et l’amertume de demander l’aumône. « Un coquin de mercier, écrivait-il à son cousin, s’étant mis dans la tête que je vais mourir, a commencé une procédure contre moi, et va infailliblement envoyer ma maigre carcasse en prison… Oh ! James, si vous saviez comme mon cœur est fier, vous me plaindriez doublement ! Hélas ! je ne suis pas habitué à mendier1181 ! » Il mourut peu de jours après, à trente-huit ans. Sa femme accouchait de son cinquième enfant.

II §

Triste vie, et qui est le plus souvent celle des précurseurs ; il n’est pas sain de marcher trop vite ; Burns était si fort en avant, que l’on mit quarante ans à le rejoindre. À ce moment, en Angleterre, les conservateurs et les croyants primaient les sceptiques et les révolutionnaires. La constitution était libérale, et semblait la garantie des droits ; l’Église était populaire, et semblait le soutien de la morale. La capacité pratique et l’incapacité spéculative détournaient les esprits des innovations proposées, et les rattachaient {p. 273}à l’ordre établi. Ils se trouvaient bien dans leur grande maison féodale, élargie et appropriée aux besoins modernes ; ils la trouvaient belle, ils en étaient fiers, et l’instinct national comme l’opinion publique se déclaraient contre les novateurs qui voulaient l’abattre pour la rebâtir. Tout d’un coup une secousse violente avait changé cet instinct en passion et cette opinion en fanatisme. La révolution française, d’abord admirée comme une sœur, avait paru une furie et un monstre. Pitt déclarait en plein Parlement, aux applaudissements universels1182, « que les traits dominants du nouveau gouvernement républicain étaient l’abolition de la religion et l’abolition de la propriété. » Toute la classe pensante et influente se levait pour écraser cette secte de jacques, brigands par institution, athées par principes, et le jacobinisme, sorti du sang pour s’asseoir dans la pourpre, fut poursuivi jusque dans son enfant et dans son champion « Bonaparte, qui l’avait centralisé et intronisé1183. » Sous cet acharnement national, les idées libérales s’effaçaient ; les plus illustres des amis de Fox, Burke, Windham, Spencer, le quittèrent : de cent soixante partisans dans la chambre des communes, il ne lui en resta que cinquante. Le grand parti whig sembla disparaître, et dans l’année 1799 la plus forte minorité qu’on put rassembler contre le gouvernement fut de vingt-cinq voix. Cependant le jacobinisme anglais était pris à la {p. 274}gorge, et tenu à terre1184 ; « l’habeas corpus était suspendu à plusieurs reprises ; les écrivains qui avançaient des doctrines contraires à la monarchie et à l’aristocratie étaient proscrits et punis sans merci. Il était dangereux à un républicain de faire sa profession de foi politique au restaurant, devant son beefsteak et sa bouteille, et l’on voyait en Écosse, pour des offenses qui à Westminster eussent été qualifiées de délits simples1185, des hommes d’esprit cultivé et de manières polies envoyés à Botany-Bay avec le troupeau des criminels1186. » Cependant l’intolérance de la nation aggravait celle du gouvernement. Quiconque eût avoué des sentiments démocratiques eût été insulté. Les journaux présentaient les novateurs comme des scélérats et des ennemis publics. La populace, à Birmingham, brûlait les maisons de Priestley et des unitaires. À la fin, Priestley fut obligé de quitter l’Angleterre. Lord Byron s’exila sous la même contrainte, et quand il partit, ses amis craignirent que la foule assemblée autour de sa voiture ne portât les mains sur lui.

Ce n’est point dans ce monde armé en guerre contre les nouvelles théories que les nouvelles théories pouvaient naître. La révolution y entre cependant ; elle y entre déguisée, et par une voie détournée, en sorte qu’on ne la reconnaît pas. Ce ne sont point les idées sociales qui se transforment, comme en France, ni {p. 275}les idées philosophiques comme en Allemagne, mais les idées littéraires ; la grande marée montante de l’esprit moderne, qui renverse ailleurs tout l’édifice des conditions et des spéculations humaines, ne parvient d’abord ici qu’à changer le style et le goût. Médiocre changement, du moins en apparence, mais qui en somme vaut les autres ; car ce renouvellement dans la manière d’écrire est un renouvellement dans la manière de penser ; celui-ci amènera tous les autres, comme le mouvement du pivot central entraîne le mouvement de tous les rouages engrenés.

En quoi consiste cette réforme du style ? Avant de la définir, j’aime mieux la montrer, et pour cela il faut que l’on voie le caractère et la vie de celui qui le premier l’a pratiquée sans système, William Cowper ; car son talent n’est que l’image de son caractère, et ses poëmes ne sont que l’écho de sa vie. C’était un enfant délicat, craintif, d’une sensibilité frémissante, passionnément tendre, et qui, ayant perdu sa mère à six ans, fut soumis presque aussitôt au fagging et aux brutalités d’une école publique. Elles sont étranges en Angleterre : un garçon d’environ quinze ans le prit comme victime, et le pauvre petit, incessamment maltraité, conçut « une telle crainte de son bourreau, qu’il n’osait lever les yeux sur lui plus haut que les genoux, et le connaissait mieux par ses boucles de souliers que par aucune autre partie de son habillement. » Dès neuf ans, la mélancolie le prit, non pas la rêverie douce que nous appelons de ce nom, mais le profond abattement, le désespoir morne et continu, {p. 276}l’horrible maladie des nerfs et de l’âme qui produit le suicide, le puritanisme et la folie. « Jour et nuit j’étais à la torture, me couchant dans l’angoisse, me levant dans le désespoir. » Le mal changeait d’aspect, diminuait, mais ne le quittait pas. Né dans une grande famille, mais n’ayant qu’une petite fortune, il accepta sans réflexion l’offre de son oncle, qui voulait lui donner une place de clerc à la chambre des communes ; mais il fallait subir un examen, et ses nerfs se démontaient à la seule idée qu’il faudrait paraître et parler en public. Pendant six mois, il essaya de se préparer ; mais il lisait sans comprendre ; une fièvre nerveuse le minait. Ses sensations étaient « celles d’un homme qui monte sur l’échafaud, toutes les fois qu’il mettait le pied dans le bureau ; pendant six mois il y vint tous les jours1187. » — « Dans cet état, dit-il, j’étais saisi par moments d’un tel accès de désespoir, que, seul dans ma chambre, je poussais des cris et maudissais l’heure de ma naissance, levant mes yeux au ciel, non pas en suppliant, mais avec un esprit infernal de haine envenimée et de reproche contre mon Créateur1188. » Le jour de l’examen approchait ; il espéra devenir fou pour s’y soustraire, {p. 277}et comme la raison tenait bon, il pensa même à se tuer. Enfin, dans un moment de délire, la démence vint, et on le mit dans une maison d’aliénés, « tout pénétré par un sentiment exalté de dégoût et d’horreur pour lui-même et par la crainte d’un châtiment instantané », jusqu’à se croire damné, comme Bunyan et les premiers puritains. Au bout de plusieurs mois, sa raison lui revint ; mais elle se sentait des étranges pays où elle avait voyagé toute seule. Il resta triste, comme un homme qui se croit dans la disgrâce de Dieu, et se trouva incapable d’une vie active. Cependant un ministre, M. Unwin, et sa femme, bonnes gens bien pieux et bien réguliers, l’avaient recueilli. Il essayait de s’occuper mécaniquement, par exemple en fabriquant des cages à lapins, en jardinant, en apprivoisant des lièvres. Il employait le reste de la journée, comme un méthodiste, à lire l’Écriture ou des sermons, à chanter des hymnes avec ses amis, et à s’entretenir de matières spirituelles. Ce régime, l’air salubre de la campagne, la tendresse maternelle de mistress Unwin et de lady Austen amenèrent quelques éclaircies. Elles l’aimaient si généreusement, et il était si aimable ! Affectueux, plein d’abandon, innocemment moqueur, avec une imagination naturelle et charmante, une fantaisie gracieuse, une finesse exquise, et si malheureux ! Il était de ceux auxquels les femmes se dévouent, qu’elles aiment maternellement, par compassion d’abord, par attrait ensuite, parce qu’elles trouvent en eux seuls les ménagements, les attentions minutieuses et tendres, {p. 278}les respects délicats que notre rudesse ne sait leur rendre, et dont leur être plus sensible a pourtant besoin. Ces doux instants ne durèrent pas. « Au mieux, disait-il, mon esprit a toujours un fonds mélancolique ; il ressemble à certains étangs que j’ai vus, qui sont remplis d’une eau noire et pourrie, et qui pourtant dans les jours sereins réfléchissent par leur surface les rayons du soleil1189. » Il souriait comme il pouvait, mais avec effort ; c’était le sourire d’un malade qui se sait incurable et tâche de l’oublier un instant, du moins de le faire oublier aux autres. « Vraiment, je m’étonne qu’une pensée enjouée vienne frapper à la porte de mon intelligence, encore plus qu’elle y trouve accès. C’est comme si Arlequin forçait l’entrée de la chambre lugubre où un mort est exposé en cérémonie. Ses gestes grotesques seraient déplacés de toute façon, mais encore davantage s’ils arrachaient un éclat de rire aux figures mornes des assistants. Néanmoins l’esprit longtemps fatigué par l’uniformité d’une perspective monotone et désolée fixera ses yeux avec joie sur tout objet qui mettra un peu de variété dans ses contemplations, ne serait-ce qu’un chat jouant avec sa queue1190. » {p. 279}Somme toute, il avait le cœur trop délicat et trop pur : pieux, irréprochable, austère, il se jugeait indigne d’aller à l’église, ou même de prier Dieu. « Ceux qui ont trouvé un Dieu et qui ont la permission de l’adorer ont trouvé un trésor dont ils n’ont qu’une idée bien maigre et bien bornée, si haut qu’ils le prisent. Croyez-m’en, croyez-en un homme qui, ayant joui de ce privilége pendant quelques années, en a été privé pendant un nombre d’années plus grand encore, et qui n’a point l’espérance de jamais le recouvrer. » Et ailleurs : « On peut représenter le cœur d’un chrétien comme dans l’affliction et pourtant dans la joie, percé d’épines et pourtant couronné de roses. J’ai l’épine sans la rose. Ma rose est une rose d’hiver ; les fleurs sont flétries, mais l’épine demeure1191. » Au lit de mort, quand le ministre lui disait d’avoir confiance en la miséricorde du Rédempteur qui veut sauver tous les hommes, il poussa un cri passionné, le suppliant de ne plus lui proposer de consolations pareilles. Il se croyait perdu, il s’était cru perdu toute sa vie. Une à une, sous cet effroi, toutes ses facultés s’anéantirent. Pauvre et charmante {p. 280}âme, qui périt comme une fleur frêle d’un pays chaud transplantée dans la neige : la température du monde se trouva trop rude pour elle, et la règle morale, qui eût dû l’abriter, la déchira de ses aiguillons.

Un pareil homme n’écrit point pour le plaisir de faire du bruit. Il faisait des vers comme il peignait ou rabotait, pour s’occuper, pour se déprendre de lui-même. Son âme était trop pleine, il n’avait pas besoin d’aller bien loin chercher des sujets. Représentez-vous cette figure pensive, qui, silencieusement, au bord de l’Ouse, erre et regarde. Il regarde et rêve : une fraîche paysanne avec son panier au bras, une charrue lointaine qui avance lentement derrière l’attelage en sueur, une source luisante qui polit les cailloux bleuâtres, en voilà assez pour le remplir de sensations et de pensées. Il revient, s’assoit dans son petit pavillon grand comme une chaise à porteurs, dont la fenêtre donne sur le verger du voisin, et la porte sur un jardin plein d’œillets, de roses et de chèvrefeuilles. C’est dans ce nid qu’il travaille. Le soir, auprès de son amie dont les aiguilles courent pour lui sur la laine, il lit ou écoute les bruits demi-assoupis du dehors. C’est de cette vie que naissent ses vers. Elle lui suffit et suffit à les faire naître. Il ne lui en faut pas une plus violente ; moins unie et moins effacée, elle le bouleverserait ; les impressions qui sont petites pour nous sont grandes pour lui, et dans une chambre, dans un jardin, il trouve un monde. À ses yeux, les moindres objets sont poétiques. C’est le soir, en hiver ; le messager de la poste arrive, « héraut d’un {p. 281}monde affairé, avec les nouvelles de toutes les nations qui ballotent sur son dos1192. » Il ne s’en inquiète pas ; « il siffle, pauvre gai bonhomme » ; toute son affaire est de les déposer à l’auberge. Enfin le voilà, le précieux paquet ; on l’ouvre, on veut entendre la multitude de voix bruyantes qu’il apporte de Londres et de l’univers. « Maintenant ranimez le feu, fermez bien les volets, laissez tomber les rideaux, roulez le sofa, et, pendant que l’urne bouillante et sifflante élève sa colonne de vapeur, souhaitons la bienvenue au soir pacifique qui entre1193. » Et le voilà qui conte son journal, politique, nouvelles, tout jusqu’aux annonces, non pas en simple réaliste, comme tant d’écrivains aujourd’hui, mais en poëte, c’est-à-dire en homme qui découvre une beauté et une harmonie dans les charbons d’un feu qui pétille ou dans le va-et-vient des doigts qui courent sur une tapisserie ; car c’est là l’étrange distinction du poëte : les objets non-seulement rejaillissent de son esprit plus puissants {p. 282}et plus précis qu’ils n’étaient en eux-mêmes et avant d’y entrer, mais encore, une fois conçus par lui, ils s’épurent, ils s’ennoblissent, ils se colorent, comme les vapeurs grossières qui, transfigurées par la distance et la lumière, se changent en nuages satinés, frangés de pourpre et d’or. Pour lui, il y a de la grâce dans les rondeurs mouvantes de cette vapeur que la bouilloire exhale ; il y a de la douceur dans cette concorde des hôtes d’une même maison assemblés autour de la même table. Ce seul mot, nouvelles de l’Inde, lui fera voir l’Inde elle-même, vieille reine empanachée, « avec son turban emplumé, brodé de perles1194. » Cette seule idée, l’impôt des boissons, mettra devant ses yeux « les dix milles tonnes incessamment suintantes, et qui, touchées par le doigt de l’État comme par le doigt de Midas, saignent de l’or pour la prodigalité des ministres. » À proprement parler, la nature est comme un musée de tableaux magnifiques et variés, qui pour nous, gens ordinaires, sont toujours recouverts de leur serge. Tout au plus, çà et là, une déchirure nous laisse soupçonner les beautés cachées derrière les monotones enveloppes ; mais ces enveloppes, le poëte les lève toutes et voit un tableau là où nous ne découvrions qu’un surtout. Voilà la vérité neuve que les poëmes de Cowper ont mise en lumière. Nous savons par lui que nous ne sommes plus forcés d’aller chercher en Grèce, à Rome, dans les palais, chez les {p. 283}héros et les académiciens, les objets poétiques. Ils sont tout près de nous : si nous ne les voyons pas, c’est que nous ne savons pas les voir ; le défaut est dans nos yeux, non dans les choses. Nous trouverons la poésie, si nous le voulons bien, au coin de notre feu et parmi les planches de notre potager1195.

Est-ce bien le potager qui est poétique ? Aujourd’hui peut-être, mais demain, si j’ai l’imagination sèche, je n’y verrai rien que des carottes et autres fournitures de cuisine. C’est ma sensation qui est poétique, c’est elle que je dois respecter, comme la fleur la plus précieuse de la beauté. De là un nouveau style. Il ne s’agit plus, suivant l’ancienne mode oratoire, d’enfermer un sujet dans un plan régulier, de le diviser en portions symétriques, de ranger les idées en files, comme les pions sur un damier. Cowper prend le premier sujet venu, celui que lady Austen lui a donné au hasard, un sofa, et il en parle pendant deux pages ; puis il va où son courant d’esprit le conduit, décrivant une soirée d’hiver, quantité d’intérieurs et de paysages, mêlant çà et là toutes sortes de réflexions morales, des récits, des dissertations, des jugements, des confidences, à la façon d’un homme qui pense tout haut devant le plus intime et le plus aimé de ses amis. Voilà son grand poëme, the Task. « Comparés à ce livre, dit Southey, les meilleurs poëmes didactiques sont comme des jardins compassés auprès {p. 284}d’un vrai paysage boisé. » Si l’on entre dans le détail, le contraste est plus grand encore. Il n’a point l’air de songer qu’on l’écoute, il ne se parle qu’à lui-même. Il n’insiste pas sur ses idées, comme les classiques, pour les mettre en relief et en saillie par des répétitions et des antithèses ; il note sa sensation, et puis c’est tout. Nous la suivons en lui à mesure qu’elle naît, nous la voyons sortir d’une autre, grandir, s’abaisser, puis remonter encore, comme nous voyons la vapeur sortie d’une source s’élever insensiblement, enrouler et développer ses formes changeantes. La pensée, qui chez les autres était figée et roidie, devient ici mobile et fluide ; le vers rectiligne s’assouplit ; le vocabulaire noble élargit sa trame pour laisser entrer les mots vulgaires de la conversation et de la vie. Enfin la poésie est redevenue vivante ; ce ne sont plus des mots qu’on écoute, mais des émotions qu’on ressent ; ce n’est plus un auteur qui parle, c’est un homme. Sa vie est bien là, sous ses lignes noires, tout entière, sans mensonge ni apprêt ; tout son effort s’est employé à ôter l’apprêt et le mensonge. Quand il décrit sa petite rivière, sa chère Ouse, « qui tourne lentement dans la plaine unie parmi les spacieuses prairies çà et là tachées de bétail1196 », il la voit intérieurement, et chaque mot, chaque coupe, chaque son correspond à un changement de cette vue intérieure. {p. 285}Il en est ainsi de tous ses vers ; ils sont gros d’émotions personnelles, véritablement éprouvées, jamais altérées ni déguisées, tout au contraire exprimées avec leurs nuances et leurs ondulations fugitives, en un mot telles qu’elles sont, c’est-à-dire en train de se faire et de se défaire, non pas toutes faites, immobiles et fixes, comme l’ancien style les représentait. En cela consiste la grande révolution du style moderne. L’esprit, dépassant les règles connues de la rhétorique et de l’éloquence, pénètre dans la psychologie profonde, et n’emploie plus les mots que pour chiffrer les émotions.

III §

Alors parut1197 l’école romantique anglaise, toute semblable à la nôtre par ses doctrines, ses origines et ses alliances, par les vérités qu’elle découvrit, les exagérations qu’elle commit et le scandale qu’elle excita. Ils formaient une secte, « secte de dissidents en poésie1198 », qui parlaient haut, se tenaient serrés, et révoltaient les cervelles rassises par l’audace et la nouveauté de leurs théories. Pour le fond des choses, on leur trouvait « les principes antisociaux et la sensibilité maladive de Rousseau, bref un mécontentement stérile et misanthropique contre les institutions présentes de la société. » En effet, Southey, un de leurs chefs, avait commencé par être socinien et jacobin, {p. 286}et l’un de ses premiers poëmes, Wat Tyler, apportait la glorification de la Jacquerie passée à l’appui de la Révolution présente. Un autre, Coleridge, pauvre diable et ancien dragon, la tête farcie de lectures incohérentes et de songes humanitaires, avait songé à fonder en Amérique une république communiste purgée de rois et de prêtres ; puis devenu unitaire, s’était imbu à Goettingue de théories hérétiques et mystiques sur le Verbe et l’absolu. Wordsworth lui-même, le troisième et le plus tempéré, avait débuté par des vers enthousiastes contre les rois, « ces fils du limon, qui de leur sceptre voulaient arrêter la marée révolutionnaire, et que le flot montant de la liberté allait balayer et engloutir. » Mais ces colères et ces aspirations ne tenaient guère ; et tous trois, au bout de quelques années, ramenés dans le giron de l’État et de l’Église, se trouvaient, l’un journaliste de M. Pitt, l’autre pensionnaire du gouvernement, le troisième poëte lauréat, convertis zélés, anglicans décidés et conservateurs intolérants. En matière de goût, au contraire, ils avaient marché en avant sans reculer. Ils avaient rompu violemment avec la tradition, et sautaient par-dessus toute la culture classique pour aller prendre leurs modèles dans la Renaissance et le moyen âge. L’un d’eux, Charles Lamb, comme Sainte-Beuve, avait découvert et restauré le seizième siècle. Les dramatistes les plus incultes, Marlowe par exemple, leur paraissaient admirables, et ils allaient chercher dans les recueils de Percy et de Warton, dans les vieilles ballades nationales et dans les anciennes {p. 287}poésies étrangères, l’accent naïf et primitif qui avait manqué à la littérature classique, et dont la présence leur semblait la marque de la vérité et de la beauté. Par-dessus toute réforme, ils travaillaient à briser le grand style aristocratique et oratoire, tel qu’il était né de l’analyse méthodique et des convenances de cour. Ils se proposaient « d’adapter aux usages de la poésie le langage ordinaire de la conversation, tel qu’il est employé dans la moyenne et la basse classe », et de remplacer les phrases étudiées et le vocabulaire noble par les tons naturels et les mots plébéiens. À la place de l’ancien moule, ils essayaient la stance, le sonnet, la ballade, le vers blanc, avec les rudesses et les cassures des poëtes primitifs. Ils reprenaient ou arrangeaient les mètres et la diction du treizième et du seizième siècle. Charles Lamb écrivait une tragédie d’archéologue qu’on eût pu croire contemporaine du règne d’Élisabeth. D’autres, comme Southey et surtout Coleridge, fabriquaient des rhythmes absolument neufs, aussi heureux parfois et parfois aussi malheureux que ceux de Victor Hugo, par exemple un vers dans lequel on comptait les accents et non plus les syllabes ; singulier pêle-mêle de tâtonnements confus, d’avortements visibles et d’inventions originales. Le plébéien, affranchi du costume aristocratique, en cherchait un autre, empruntant une pièce aux chevaliers ou aux barbares, une autre aux paysans ou aux journalistes, sans trop s’apercevoir des disparates, prétentieux et content dans son manteau bariolé et mal cousu, jusqu’à ce qu’enfin, après beaucoup {p. 288}d’essais et de déchirures, il finît par se connaître lui-même et choisir le vêtement qui lui seyait.

Dans cette confusion laborieuse, deux grandes idées se dégagent : la première qui produit la poésie historique, la seconde qui produit la poésie philosophique, l’une surtout visible dans Southey et Walter Scott, l’autre surtout visible dans Wordsworth et Shelley, toutes deux européennes et manifestées avec un éclat égal en France dans Hugo, Lamartine et Musset, avec un éclat plus grand en Allemagne dans Gœthe, Schiller, Ruckert et Heine ; l’une et l’autre si profondes que nul de leurs représentants, sauf Gœthe, n’en a deviné la portée ; et que c’est à peine si aujourd’hui, après plus d’un demi-siècle, nous pouvons en définir la nature pour en présager les effets.

La première consiste à dire ou plutôt à pressentir que notre idéal n’est pas l’idéal : c’en est un, mais il y en a d’autres. Le barbare, l’homme féodal, le cavalier de la Renaissance, le musulman, l’Indien, chaque âge et chaque race a conçu sa beauté, qui est une beauté. Jouissons-en, et pour cela mettons-nous à la place de ceux qui l’ont inventée ; mettons-nous-y tout à fait ; ce ne sera point assez de représenter, comme les romanciers et les dramatistes précédents, des mœurs modernes et nationales sous des noms étrangers et antiques ; peignons les sentiments des autres siècles et des autres races avec leurs traits propres, si différents que ces traits soient des nôtres et si déplaisants qu’ils soient pour notre goût. Montrons notre personnage tel qu’il fut, grotesque ou {p. 289}non, avec son costume et son langage : qu’il soit féroce et superstitieux s’il le faut ; éclaboussons le barbare dans le sang, et chargeons le covenantaire de sa dossée de textes bibliques. Une à une on vit reparaître alors sur la scène littéraire les civilisations anéanties ou lointaines, le moyen âge d’abord et la Renaissance, puis l’Arabie, l’Hindoustan et la Perse, puis l’âge classique et le dix-huitième siècle lui-même, et le goût historique devint si vif que, de la littérature, la contagion gagna les autres arts. Le théâtre changea ses costumes et ses décors de convention pour les costumes et les décors vrais. L’architecture bâtit des villas romaines dans nos climats du Nord, et des tourelles féodales au milieu de la sécurité moderne. Les peintres voyagèrent pour imiter la couleur locale, et étudièrent pour reproduire la couleur morale. Chacun devint touriste et archéologue ; l’esprit humain, sortant de ses sentiments particuliers pour entrer dans tous les sentiments éprouvés, et à la fin dans tous les sentiments possibles, trouva son modèle dans le grand Gœthe, qui, par son Tasse, son Iphigénie, son Divan, son second Faust, devenu concitoyen de toutes les nations et contemporain de tous les âges, semblait vivre à volonté dans tous les points de la durée et de l’espace, et donnait une idée de l’esprit universel. Cependant cette littérature, en approchant de sa perfection, approchait de son terme et ne se développait que pour finir. On en vint à comprendre que les résurrections tentées sont toujours imparfaites, que toute imitation est un pastiche, que l’accent {p. 290}moderne perce infailliblement dans les paroles que nous prêtons aux personnages antiques, que toute peinture de mœurs doit être indigène et contemporaine, et que la littérature archéologique est un genre faux. On sentit enfin que c’est dans les écrivains du passé qu’il faut chercher le portrait du passé, qu’il n’y a de tragédies grecques que les tragédies grecques, que le roman arrangé doit faire place aux mémoires authentiques, comme la ballade fabriquée aux ballades spontanées ; bref, que la littérature historique doit s’évanouir et se transformer en critique et en histoire, c’est-à-dire en exposition et en commentaire des documents.

Dans cette multitude de voyageurs et d’historiens déguisés en poëtes, comment choisir ? Ils pullulent comme les volées d’insectes éclos un jour d’été dans la végétation surabondante ; ils bourdonnent et luisent, et l’esprit se trouve perdu parmi leurs bruissements et leurs chatoiements. Lesquels citerai-je ? Thomas Moore, le plus gai et le plus français de tous, moqueur spirituel1199, trop gracieux et recherché, et qui fit des odes descriptives sur les Bermudes, des mélodies sentimentales sur l’Irlande, un roman poétique sur l’Égypte1200, un poëme romanesque sur la Perse et l’Inde1201 ; Lamb, le restaurateur du vieux drame ; Coleridge, penseur et rêveur, poëte et critique, qui, dans sa Christabel et dans son Vieux Marinier, retrouva le surnaturel et le fantastique ; Campbell, qui, ayant commencé par un poëme didactique sur les plaisirs de {p. 291}l’Espérance, entra dans la nouvelle école tout en gardant son style noble et demi-classique, et composa des poëmes américains et celtes, médiocrement celtes et américains ; au premier rang Southey, habile homme qui, après quelques faux pas de jeunesse, devint le défenseur attitré de l’aristocratie et du cant, lecteur infatigable, écrivain inépuisable, chargé d’érudition, doué d’imagination, célèbre comme Victor Hugo par la nouveauté de ses innovations, par le ton guerrier de ses préfaces, par les magnificences de sa curiosité pittoresque, ayant promené sur l’univers et l’histoire ses cavalcades poétiques, et enveloppé dans le réseau infini de ses vers Jeanne d’Arc, Wat Tyler, Roderick le Goth, Madoc, Thalaba, Kehama, les traditions celtiques et mexicaines, les légendes des Arabes et des Indiens, tour à tour catholique, musulman, brahmane, mais seulement en poésie, en somme protestant prudent et patenté. Ne prenez ceux-ci que comme exemples ; il y en a une trentaine d’autres par derrière, et je crois que de tous les beaux paysages visibles ou imaginables, de tous les grands événements réels ou légendaires, sur tous les points du temps, aux quatre coins du monde, il n’en est pas un qui leur ait échappé. Cette fantasmagorie est bien brillante : par malheur elle sent la fabrique. Si vous voulez en avoir l’image, figurez-vous que vous êtes à l’Opéra. Les décors sont splendides, on les voit descendre du ciel, c’est-à-dire du plafond, trois fois par acte : hautes cathédrales gothiques, dont les rosaces flamboient au soleil couchant, pendant que les processions se déploient {p. 292}autour des piliers, et que des clartés ondoient sur les chapes ouvragées, sur les dorures des habits sacerdotaux ; mosquées et minarets, caravanes mouvantes qui serpentent au loin sur le sable jaunâtre, et dont les lances, les parasols alignés posent leur frange sur la blancheur immaculée de l’horizon ; paradis indiens, où les roses amoncelées pullulent par myriades, où les jets d’eau entre-croisent leurs panaches de perles, où les lotus étalent leurs larges feuilles, où les plantes épineuses hérissent leurs cent mille calices de pourpre autour des singes et des crocodiles divins qui grouillent dans leurs massifs. Cependant les danseuses posent la main sur leur cour avec une émotion délicate et profonde, les jeunes premiers chantent qu’ils sont prêts à mourir, les tyrans font gronder leur voix de basse, l’orchestre se démène, accompagnant les variations des sentiments par les soupirs doucereux de ses flûtes, par les clameurs lugubres de ses trombones, par les mélodies angéliques de ses harpes ; jusqu’à ce qu’enfin, au moment où l’héroïne met le pied sur la gorge du traître, il éclate triomphalement par ses mille voix vibrantes réunies en un seul accord. Beau spectacle ! on en sort ébloui, assourdi ; les sens défaillent sous cette inondation de magnificences ; mais en rentrant chez soi, on se demande ce qu’on a appris, ce qu’on a senti, si véritablement on a senti quelque chose. Après tout, il n’y a guère ici que des décors et de la mise en scène ; les sentiments sont factices ; ce sont des sentiments d’opéra ; les auteurs ne sont que d’habiles gens, manufacturiers de {p. 293}livrets et de toiles peintes ; ils ont du talent et point de génie ; ils tirent leurs idées, non de leur cœur, mais de leur tête. Telle est l’impression que laissent Lalla Rookh, Thalaba, Roderik, Kehama, et le reste de ces poëmes. Ce sont de grandes machines décoratives appropriées à la mode. La marque propre du génie est la découverte de quelque large région inexplorée dans la nature humaine, et cette marque leur manque ; ils témoignent seulement de beaucoup d’habileté et de savoir. En somme, j’aime mieux voir l’Orient dans les Orientaux d’Orient que dans les Orientaux d’Angleterre, chez Vyasa ou Firdousi que chez Southey1202 ou Moore ; leurs poëmes ont beau être descriptifs ou historiques, ils le sont moins que les textes et les pièces justificatives qu’ils ont soin de mettre au bas.

Par-delà toutes les causes générales qui ont entravé cette littérature, il y en a une nationale : ils n’ont pas l’esprit assez flexible, et ils ont l’esprit trop moral. Leur imitation n’est que littérale. Ils ne connaissent les temps passés et les pays lointains qu’en antiquaires et en voyageurs. Quand ils mentionnent un usage, ils mettent leurs autorités en note ; ils ne se présentent au public que munis d’attestations ; ils établissent par certificats valables qu’ils n’ont pas commis une faute de topographie ni de costume. Moore, comme Southey, nomme ses garants : sir John Malcolm, sir William Ouseley, M. Carue et autres personnages qui reviennent {p. 294}d’Orient, tous témoins oculaires. « La description de Balbec, de la plaine et de ses ruines, dit un de ces messieurs, est admirablement fidèle. Le minaret est tout près de là sur la pente, et il ne manquait que le cri du muezzin pour rompre le silence. » — « J’aurais juré, dit un autre, que Moore a voyagé en Orient ! » À cet égard, leur minutie est plaisante1203, et leurs notes, prodiguées sans mesure, montrent que leur public tout positif impose aux denrées poétiques l’obligation de prouver leur provenance et leur aloi. Mais la grande vérité, qui consiste à entrer dans les sentiments des personnages, leur échappe : ces sentiments sont trop étranges et immoraux. Quand Moore a essayé de traduire et de refaire Anacréon, on lui a déclaré que sa poésie était bonne pour une maison de filles1204. Pour écrire un poëme indien, il faut être panthéiste de cœur, un peu fou et assez habituellement visionnaire ; pour écrire un poëme grec, il faut être polythéiste de cœur, païen à fond et naturaliste de métier. C’est pour cela que Heine a parlé si bien de l’Inde, et Gœthe si bien de la Grèce. Un véritable historien n’est pas sûr que sa civilisation soit parfaite, et vit aussi volontiers hors de son pays qu’en son pays. Jugez si des Anglais peuvent réussir en ce genre. A leurs yeux, il n’y a qu’une civilisation raisonnable, qui est la leur ; toute autre morale est inférieure, toute autre religion est extravagante. Parmi de telles exigences, {p. 295}comment reproduire des morales et des religions différentes ? C’est la sympathie seule qui peut retrouver les mœurs éteintes ou étrangères, et la sympathie ici est interdite. Sous cette règle étroite, la poésie historique, qui d’elle-même n’est guère viable, va languir étouffée comme sous une cloche de plomb.

Un d’entre eux, romancier, critique, historien et poëte, favori de son siècle, lu dans l’Europe entière, fut comparé et presque égalé à Shakspeare, eut plus de popularité que Voltaire, fit pleurer les modistes et les duchesses, et gagna six millions. « Je jurerais, je crois, lui écrivait son éditeur en achevant un de ses livres1205, et par tous les serments qu’on pourrait proposer, que je n’ai jamais éprouvé un plaisir aussi entier… Lord Holland me dit quand je lui demandai son opinion : Mon opinion ! personne de nous ne s’est mis au lit cette nuit ; rien n’a dormi, excepté ma goutte. » En France, on vendit de ces romans quatorze cent mille volumes, et on en vend toujours. L’auteur, né à Édimbourg, était fils d’un avoué1206, savant dans le droit féodal et dans l’histoire de l’Église, lui-même avocat, puis shériff, et toujours grand amateur d’antiquités, surtout d’antiquités nationales, en sorte que, dans sa famille, dans son éducation, dans sa personne, il trouvait les matériaux de son œuvre et les aiguillons de son talent. Ses {p. 296}premiers souvenirs s’étaient imprimés en lui à l’âge de trois ans, dans une ferme où on l’avait porté pour essayer l’effet du grand air sur sa petite jambe paralysée. On l’enveloppait nu dans la peau chaude d’un mouton tué à l’instant, et il rampait dans cet attirail, qui passait pour un spécifique. Il resta boiteux et devint liseur. Dès sa première enfance, il avait été élevé parmi les récits qu’il mit en scène plus tard, celui de la bataille de Culloden, celui des cruautés exercées contre les highlanders, celui des guerres et des souffrances des covenantaires. À trois ans, il criait si haut la ballade de Hardyknute qu’il empêchait le ministre du village, homme doué d’une très-belle voix, d’être entendu et même de s’entendre. Sitôt qu’on lui avait récité une ballade du Border, il la savait par cœur. Dans le reste, il était indolent, étudiait à bâtons rompus, apprenait mal les choses sèches et positives ; mais de ce côté le courant de son instinct était précoce, précipité et invincible. Le jour où, pour la première fois, « sous un platane », il ouvrit les volumes où Percy avait rassemblé les fragments de l’ancienne poésie, il oublia de dîner « malgré son appétit de treize ans », et dorénavant « il inonda » de ces vieux vers non-seulement ses camarades d’école, mais encore tous ceux qui voulaient l’entendre. Devenu clerc chez son père, il fourrait dans son pupitre toutes les œuvres d’imagination qu’il pouvait trouver, non pas les romans d’intérieur, « il lui fallait l’art de miss Burney ou la sensibilité de Mackensie pour l’intéresser à une histoire domestique » mais les « récits {p. 297}aventureux et féodaux1207 », et tout ce qui avait trait « aux chevaliers errants. » Ayant fait une maladie, il fut retenu longtemps au lit avec défense de parler, sans autre divertissement que la lecture des poëtes, des romanciers, des historiens et des géographes, occupé à éclaircir les descriptions de bataille par des alignements et des arrangements de petits cailloux qui figuraient les soldats. Une fois guéri et bon marcheur, il tourna ses promenades vers le même emploi, et se trouva passionné pour le paysage, surtout pour le paysage historique. « On n’avait, dit-il1208, qu’à me montrer un vieux château, un champ de bataille ; j’étais tout de suite chez moi, je le remplissais de ses combattants avec leur costume propre, j’entraînais mes auditeurs par l’enthousiasme de mes descriptions. Une fois, traversant Magus-Moor, près de Saint-Andrews, l’esprit me poussa à décrire l’assassinat de l’archevêque de Saint-Andrews à quelques voyageurs dont je me trouvais le compagnon par hasard, et l’un d’eux, quoiqu’il sût bien cette histoire, protesta que mon récit l’avait empêché de dormir. » Entre autres excursions studieuses, il fit pendant sept ans un voyage chaque année dans le district sauvage et perdu de Liddesdale, explorant chaque ruisseau et chaque débris, couchant dans la hutte des bergers, ramassant des légendes et des ballades. Jugez par là de ses goûts et de son assiduité d’antiquaire. Il lisait les chartes provinciales, les plus {p. 298}mauvais vers latins du moyen âge, les registres de paroisse, même les contrats et les testaments. La première fois qu’il put mettre la main sur un des grands cors de guerre qui servaient aux borderers, il en sonna toute la route. La ferraille rouillée et le parchemin sale l’attiraient, remplissaient sa tête de souvenirs et de poésie. En vérité, il avait l’âme féodale. « Pendant toute sa vie, dit son gendre, son orgueil principal fut d’être reconnu membre d’une famille historique1209. » — « Sa première et sa dernière ambition mondaine fut d’être lui-même le fondateur d’une branche distincte. » La gloire littéraire ne venait qu’en second lieu ; son talent n’était pour lui qu’un instrument. Il employa les sommes énormes que ses vers et sa prose lui avaient gagnées à se bâtir un château à l’imitation des anciens preux, « tours et tourelles, copiées chacune d’après quelque vieux manoir écossais, toits et fenêtres blasonnés avec les insignes des clans, avec des lions rampants sur gueules », appartements « remplis de hauts dressoirs et de bahuts sculptés, décorés de targes, de plaids et de grandes épées de highlanders, de hallebardes, d’armures, d’andouillers disposés en trophées1210. » Pendant de longues années, il y tint, pour ainsi parler, table ouverte, et fit à tout étranger « les honneurs de l’Écosse », essayant de ressusciter l’antique vie féodale avec tous ses usages et tout son étalage : « large {p. 299}et joyeuse hospitalité ouverte à tous venants, mais surtout aux parents, aux alliés et aux voisins, —  ballades et pibrochs sonnant pour égayer les verres qui trinquent, —  joyeuses chasses où les yeomen et les gentlemen peuvent chevaucher côte à côte, —  danses gaillardes et gaies où le lord n’aura pas honte de donner la main à la fille du meunier1211. » Lui-même, ouvert, heureux, au milieu de ses quarante convives, nourrissait l’entretien par une profusion de récits épanchés de sa mémoire et de son imagination prodigues1212, conduisait ses hôtes dans son domaine élargi à grands frais, parmi les plantations nouvelles dont l’ombrage futur devait abriter sa race, et pensait avec un sourire de poëte aux générations lointaines qui reconnaîtraient pour ancêtre sir Walter Scott, premier baronnet d’Abbotsford.

La Dame du lac, Marmion, le Lord des îles, la Jolie Fille de Perth, les Puritains d’Écosse, Ivanhoe, Quentin Durward, qui ne sait par cœur tous ces noms ? C’est chez Walter Scott que nous avons appris l’histoire. Et cependant est-ce de l’histoire ? Toutes ses peintures d’un passé lointain sont fausses. Les costumes, les paysages, les dehors sont seuls exacts ; actions, discours, sentiments, tout le reste est civilisé, embelli, arrangé à la moderne. On pouvait s’en douter en regardant le caractère et la vie de l’auteur ; car que veut-il et que demandent ces hôtes empressés à {p. 300}l’écouter ? Est-ce un amateur de là vérité pure, telle qu’elle est, atroce et sale, un curieux naturaliste, indifférent à l’applaudissement de ses contemporains, uniquement attaché à constater les transformations de la nature vivante ? En aucune façon. Il est dans l’histoire comme dans son château d’Abbotsford, occupé à disposer des points de vue et des salles gothiques. La lune fera bien là-bas entre les tourelles ; voilà une cuirasse heureusement placée, le jet de lumière qu’elle renvoie est agréable à voir sur les vieilles tentures ; si l’on tirait de la garde-robe les habits féodaux pour inviter les convives à une mascarade ? La fête serait belle, agréable à leurs souvenirs et à leurs principes nobiliaires. Des lords anglais qui sortent d’une guerre acharnée contre la démocratie française doivent entrer avec zèle dans cette commémoration de leurs aïeux. Ajoutons qu’il y a des dames et même de jeunes demoiselles, qu’il faut arranger la représentation de manière à ne point choquer leur morale sévère et leurs sentiments délicats, les faire pleurer décemment, ne point mettre en scène des passions trop fortes, qu’elles ne comprendraient pas ; tout au contraire choisir des héroïnes qui leur ressemblent, attendrissantes toujours, mais surtout correctes ; de jeunes gentlemen, comme Évandale, Morton, Ivanhoe, parfaitement élevés, tendres et graves, même un peu mélancoliques (c’est la dernière mode) et dignes de les conduire à l’autel. Y a-t-il un homme plus propre que l’auteur à composer un pareil spectacle ? Il est bon protestant, bon mari, bon père, {p. 301}très-moral, tory si décidé qu’il emporte comme une relique un verre où le roi vient de boire. D’ailleurs il n’a ni le talent ni le loisir de pénétrer jusqu’au fond des personnages. C’est à l’extérieur qu’il s’attache ; il voit et décrit bien plus longuement le dehors et les formes que le dedans et les sentiments. D’autre part il traite son esprit comme une mine de charbon, bonne à exploiter vite et le plus lucrativement possible : un volume en un mois, parfois même en quinze jours, et ce volume lui vaut vingt-cinq mille francs. Comment pourrait-il découvrir ou oserait-il montrer la structure des âmes barbares ? Cette structure est trop difficile à découvrir et trop peu agréable à montrer. Tous les deux cents ans, chez les hommes, la proportion des images et des idées, le ressort des passions, le degré de la réflexion, l’espèce des inclinations, changent. Qui est-ce qui comprend et goûte aujourd’hui, à moins d’une longue éducation préalable, Dante, Rabelais et Rubens ? Et comment, par exemple, ces grands rêves catholiques et mystiques, ces audaces gigantesques ou ces impuretés de l’art charnel entreraient-ils dans la tête de ce gentleman bourgeois ? Walter Scott s’arrête sur le seuil de l’âme et dans le vestibule de l’histoire, ne choisit ; dans la Renaissance et le moyen âge, que le convenable et l’agréable, efface le langage naïf, la sensualité débridée, la férocité bestiale. Après tout, ses personnages, en quelque siècle qu’il les transporte, sont ses voisins, fermiers finauds, lairds vaniteux, gentlemen gantés, demoiselles à marier, tous plus ou moins {p. 302}bourgeois, c’est-à-dire rangés, situés par leur éducation et leur caractère à cent lieues des fous voluptueux de la Renaissance ou des brutes héroïques et des bêtes féroces du moyen âge. Comme il a la plus riche provision de costumes et le plus inépuisable talent de mise en scène, il fait manœuvrer très-agréablement tout son monde, et compose des pièces qui, à la vérité, n’ont guère qu’un mérite de mode, mais cependant pourront bien durer cent ans.

Celle qu’il joua dura moins. Pour soutenir son hospitalité princière et ses magnificences féodales, il était devenu l’associé de ses éditeurs ; châtelain en public et négociant en secret, il leur avait engagé sa signature, sans surveiller l’usage qu’ils en faisaient. Une banqueroute survint ; à cinquante-cinq ans, il se trouva ruiné et débiteur de cent dix-sept mille livres sterling. Avec un courage et une probité admirables, il refusa toute grâce, n’accepta que du temps, se mit à l’œuvre le jour même, écrivit infatigablement, paya en quatre ans soixante-dix mille livres, épuisa son cerveau jusqu’à devenir paralytique et mourut à la peine. Ni dans sa conduite ni dans sa littérature ses goûts féodaux ne lui avaient réussi, et ses splendeurs seigneuriales s’étaient trouvées aussi fragiles que ses imaginations gothiques. Il s’était appuyé sur l’imitation, et l’on ne subsiste que par la vérité. C’est ailleurs qu’était sa gloire, et il y avait une partie solide dans son esprit comme dans ses écrits. Par-dessous l’amateur du moyen âge, on découvre d’abord l’Écossais avisé, observateur attentif, dont la sagacité s’est aiguisée {p. 303}par le maniement de la procédure, bon homme d’ailleurs, accommodant et gai, comme il convient au caractère national, si différent du caractère anglais. « Bon Dieu, dit un de ses camarades d’excursions, quel fonds il avait de belle humeur et de plaisanteries ! Un fonds sans fin. Nous n’avions pas fait dix pas que nous étions à rire ou à crier et à chanter. Partout où nous nous arrêtions, comme il s’accommodait gentiment à un chacun ! Il faisait toujours comme les autres faisaient ; jamais il ne jouait le grand homme et ne se donnait des airs en compagnie. » Devenu plus âgé et plus grave, il n’en resta pas moins aimable, le plus aimable des hôtes, si bien qu’un de ses voisins, fermier, je crois, au sortir de chez lui, disait à sa femme : « Ailie, ma fille, je vais me coucher, et je voudrais dormir douze mois pleins, car il n’y a qu’une chose dans ce monde qui vaille la peine de vivre, c’est la chasse d’Abbotsford. » Joignez à ce genre d’esprit des yeux qui voient tout, une mémoire qui retient tout, une étude perpétuelle promenée dans toute l’Écosse, parmi toutes les conditions, et vous verrez naître son vrai talent, ce talent si agréable, si abondant, si facile, composé d’observation minutieuse et de moquerie douce, et qui rappelle à la fois Téniers et Addison. Sans doute il écrit mal, quelquefois même aussi mal que possible1213 ; on voit qu’il dicte, ne se relit guère, et tombe volontiers dans {p. 304}le style pâteux et emphatique, qui est dans l’air et que nous respirons tous les jours dans les prospectus et les journaux. Bien pis, il est horriblement long et diffus ; ses conversations, ses descriptions sont interminables ; il veut à toute force remplir ses trois volumes. Mais il a donné à l’Écosse droit de cité dans la littérature ; j’entends à l’Écosse entière, paysages, monuments, maisons, chaumières, personnages de tout âge et de tout état, depuis le baron jusqu’au pêcheur, depuis l’avocat jusqu’au mendiant, depuis la dame jusqu’à la poissarde. À son seul nom, les voilà qui apparaissent en foule ; qui ne les voit sortir de tous les coins de sa mémoire ? Le baron de Bradwardine, Dominie Sampson, Meg Merrilies, l’Antiquaire, Ochiltree, Jeanne Deans et son père, aubergistes, marchands, commères, tout un peuple. Y a-t-il un des traits écossais qui manque ? Économes, patients, précautionnés, rusés, il le faut bien ; la pauvreté du sol et la difficulté de vivre les y ont contraints ; c’est là le fonds de la race. La même ténacité qu’ils avaient portée dans les choses de la vie, ils l’ont portée dans les choses de l’esprit, studieux lecteurs et liseurs d’antiquités et de controverses ; poëtes de plus : les légendes naissent aisément, dans un paysage romantique, parmi des guerres et des brigandages invétérés. Sur cette terre ainsi préparée et dans ce triste climat, le presbytérianisme a enfoncé ses âpres racines. Voilà le monde tout moderne et réel, {p. 305}illuminé par le lointain soleil couchant de la chevalerie, que Walter Scott a découvert, comme un peintre qui, au sortir des grands tableaux d’apparat, aperçoit un intérêt et une beauté dans les maisons bourgeoises de quelque bicoque provinciale, ou dans une ferme encadrée par ses carrés de betteraves et de navets. Une malice continue égaye ces tableaux d’intérieur et de genre, si locaux et minutieux, et qui, comme ceux des Flamands, indiquent l’avénement d’une bourgeoisie. La plupart de ces bonnes gens sont des comiques. Il s’amuse à leurs dépens, met au jour leurs petits mensonges, leur parcimonie, leur badauderie, leurs prétentions, et les cent mille ridicules dont leur condition rétrécie ne manque jamais de les affubler. Un perruquier chez lui fait tourner le ciel et la terre autour de ses perruques ; si la Révolution française prend pied partout, c’est que les magistrats ont renoncé à cet ornement. « Prenez garde, Monkbarns, dit-il piteusement en retenant par la basque de l’habit une des trois pratiques qui lui restent, au nom de Dieu, prenez garde. Sir Arthur est noyé déjà, et si vous tombez par-dessus la falaise, il n’y aura plus qu’une perruque dans la paroisse, celle du ministre1214. » Vous le voyez, l’auteur sourit, et sans malveillance ; ce naïf égoïsme est l’effet du métier et ne révolte point. Walter Scott n’est jamais aigre : au fond il aime les hommes, les excuse ou les tolère ; {p. 306}il ne flagelle point les vices, il les démasque ; encore les démasque-t-il sans rudesse. Son meilleur plaisir est de suivre tout au long non point même un vice, mais un travers, la manie du bric-à-brac dans l’antiquaire, la vanité archéologique dans le baron de Bradwardine, le radotage nobiliaire dans la douairière de Tillietudlem, c’est-à-dire l’exagération plaisante de quelque goût permis, et cela sans colère, parce qu’en somme ces gens ridicules sont estimables et parfois généreux. Même dans des coquins comme Dick Hatteraick, dans des coupe-jarrets comme Bothwell, il met quelque chose de bon. Il n’y a pas jusqu’au major Dalgetty, tueur de profession, sorti de l’atroce guerre de Trente ans, dont il ne couvre l’odieux sous le ridicule. Par cette finesse critique et par cette philosophie bienveillante, il ressemble à Addison.

Il lui ressemble encore par la pureté et la continuité de ses intentions morales. « Sir Walter, lui disait M. Laidlaw, auquel il dictait Ivanhoe, je ne puis m’empêcher de vous dire que vous faites un bien immense par ces récits si attrayants et si nobles, car les jeunes gens et les jeunes personnes ne voudront plus jeter les yeux sur les drogues littéraires qu’on leur fournissait dans les cabinets de lecture1215. » Et les yeux de Walter Scott se remplirent de larmes. À son lit de mort, il dit à son gendre : « Lockhart, je n’ai plus qu’une minute peut-être à vous parler. Mon ami, soyez un homme de bien ; soyez vertueux, {p. 307}soyez religieux, soyez un homme de bien. Aucune autre chose ne vous donnera de consolation quand vous serez où j’en suis. » Ce fut là presque sa dernière parole. Par cette honnêteté foncière et par cette large humanité, il s’est trouvé l’Homère de la bourgeoisie moderne. Autour de lui et après lui, le roman de mœurs, dégagé du roman historique, a fourni une littérature entière et gardé les caractères qu’il lui avait imprimés. Miss Austen, miss Brontë, mistress Gaskell, mistress Eliot, Bulwer, Thackeray, Dickens et tant d’autres peignent surtout ou peignent uniquement, comme lui, la vie contemporaine, telle qu’elle est, sans embellissements, à tous les étages, souvent dans le peuple, plus souvent encore dans la classe moyenne. Et les causes qui ont fait avorter chez lui et ailleurs le roman historique ont fait réussir chez lui et les autres le roman de mœurs. Ils s’étaient trouvés copistes trop minutieux et moralistes trop décidés, incapables des grandes divinations et des larges sympathies qui ouvrent l’histoire ; leur imagination était trop littérale et leur jugement trop arrêté. C’est justement avec ces facultés qu’ils créent un nouveau genre, qui par des milliers de rejetons pullule encore aujourd’hui, avec une abondance telle que les talents s’y comptent par centaines, et qu’on ne peut le comparer pour la séve originale et nationale qu’à la peinture du grand siècle des Hollandais. Réaliste et moral, voilà ses deux traits. Ils sont à cent lieues de la grande imagination qui crée ou transforme, telle qu’elle apparut à la Renaissance ou au dix-septième {p. 308}siècle, dans les âges héroïques ou nobles. Ils renoncent à l’invention libre ; ils s’astreignent à l’exactitude scrupuleuse. Ils peignent avec un détail infini les costumes et les lieux sans y rien changer. Ils marquent les petites nuances du langage ; ils n’ont point dégoût des vulgarités ni des platitudes. Leurs renseignements sont authentiques et précis. Bref, ils écrivent en bourgeois et pour des bourgeois, c’est-à-dire pour des gens rangés, enfermés dans une profession, dont l’imagination vit à terre et regarde les choses à la loupe, incapables de rien goûter franchement en fait de peinture, sinon des intérieurs et des trompe-l’œil ; demandez à une cuisinière quel tableau elle préfère au Musée, elle vous montrera une cuisine où les casseroles sont si bien faites qu’on est tenté d’y tremper la soupe. Cependant par-delà cette inclination, qui aujourd’hui est européenne, ils ont un besoin particulier, qui chez eux est national et remonte au siècle précédent : ils veulent que le roman contribue comme le reste à leur grande œuvre, l’amélioration de l’homme et de la société. Ils lui demandent la glorification de la vertu et la flagellation du vice. Ils l’envoient dans tous les recoins de la société civile et dans tous les événements de l’histoire privée à la recherche de documents et d’expédients pour apprendre de lui le moyen de remédier aux abus, de soulager les misères, de prévenir les tentations. Ils font de lui un instrument d’enquête, d’éducation et de morale. Singulière œuvre, qui dans toute l’histoire n’a point sa pareille, parce que dans toute l’histoire il n’y a pas {p. 309}eu de société pareille, et qui, médiocre pour les amateurs du beau, admirable pour les amateurs de l’utile, offre, dans l’innombrable variété de ses peintures et dans la fixité invariable de son esprit, le tableau de la seule démocratie qui sache se contenir, se gouverner et se réformer.

IV §

À côté de ce développement, il y en avait un autre, et en même temps que l’histoire, la philosophie entrait dans la littérature pour l’agrandir et l’altérer. On l’y trouvait partout, à l’entrée comme au centre. À l’entrée, elle avait implanté l’esthétique : chaque poëte devenu théoricien définissait le beau avant de le produire, posait des principes dans sa préface et n’inventait que d’après un système préconçu. Mais l’ascendant de la métaphysique était bien plus visible encore au centre de l’œuvre qu’à l’entrée ; car non-seulement elle prescrivait à la poésie sa forme, mais encore elle lui fournissait son fonds. Qu’est-ce que l’homme et que vient-il faire en ce monde ? Quelles sont ces grandeurs lointaines auxquelles il aspire ? Y a-t-il un port qu’il puisse atteindre, et une main cachée qui le conduise vers ce port ? Ce sont là les questions que les poëtes, transformés en penseurs, agitaient de concert, et Gœthe, ici comme ailleurs, père ou promoteur de toutes les hautes idées modernes, à la fois sceptique, panthéiste et mystique, écrivait dans son {p. 310}Faust l’épopée du siècle et l’histoire de l’esprit humain. Ai-je besoin de dire que chez Schiller, Heine, Beethoven, Hugo, Lamartine et Musset, le poëte, à travers sa personne particulière, fait toujours parler l’homme universel ? Les personnages qu’ils ont créés, depuis Faust jusqu’à Ruy Blas, ne leur ont servi qu’à manifester quelque grande idée métaphysique et sociale, et vingt fois cette idée trop grande, crevant son enveloppe étroite, a débordé hors de toute vraisemblance humaine ou de toute forme poétique pour s’étaler elle-même sous les yeux des spectateurs. Telle fut la domination de l’esprit philosophique, qu’après avoir violenté ou roidi la littérature, il imposa à la musique des idées humanitaires, infligea à la peinture des intentions symboliques, pénétra dans la langue courante, et gâta le style par un débordement d’abstractions et de formules dont tous nos efforts ne parviennent plus aujourd’hui à nous débarrasser. Comme un enfant trop fort qui se dégage de sa mère en la blessant, il a tordu les nobles formes qui avaient essayé de le contenir, et traîné la littérature à travers une agonie d’angoisses et d’efforts.

Ce n’est point ici qu’il avait sa patrie, et de l’Allemagne à l’Angleterre le trajet se trouva bien long. Pendant longtemps, il parut dangereux ou ridicule. « Tout ce qu’on savait de l’Allemagne1216, c’est que c’était une vaste étendue de pays, couverte de hussards et d’éditeurs classiques ; que si vous y alliez, {p. 311}vous verriez à Heidelberg un très-grand tonneau, et que vous pourriez vous régaler d’excellent vin du Rhin et de jambon de Westphalie. » Quant aux écrit vains, ils paraissaient bien lourds et maladroits. « Un Allemand sentimental ressemble toujours à un grand et gros boucher occupé à geindre sur un veau assassine. » Si enfin leur littérature finit par entrer, d’abord par l’attrait des drames extravagants et des ballades fantastiques, puis par la sympathie des deux nations qui, alliées contre la politique et la civilisation françaises, reconnaissent leur fraternité de langue, de religion et de cœur, la métaphysique allemande reste à la porte, incapable de renverser la barrière que l’esprit positif et la religion nationale lui opposent. On la voit qui tente le passage, dans Coleridge par exemple, théologien philosophe et poëte rêveur, qui s’efforce d’élargir le dogme officiel, et qui, sur la fin de sa vie, devenu une sorte d’oracle, essaye, dans le giron de l’Église, de démêler et de dévoiler devant quelques disciples fidèles le christianisme de l’avenir. Elle n’aboutit pas ; les esprits sont trop positifs, les théologiens trop esclaves. Elle est contrainte de se transformer et de devenir anglicane, ou de se déformer et de devenir révolutionnaire, et, au lieu d’un Schiller et d’un Gœthe, de donner des Wordsworth, des Byron et des Shelley.

Le premier, nouveau Cowper, avec moins de talent et plus d’idées que l’autre, fut par excellence un homme intérieur, c’est-à-dire préoccupé des intérêts de l’âme. « Que suis-je venu faire en ce monde, et {p. 312}pour quel emploi cette vie, telle quelle, m’a-t-elle été donnée ? Suis-je juste ou non, et, par-delà les démarches visibles de ma conduite, les mouvements secrets de mon cœur sont-ils conformes à la loi suprême ? » Voilà, pour cette sorte d’hommes, la pensée maîtresse qui les rend sérieux, méditatifs et ordinairement tristes1217. Ils vivent les yeux tournés vers le dedans, non pour noter et classer leurs idées, en physiologistes, mais en moralistes, pour approuver ou blâmer leurs sentiments. Ainsi comprise, la vie devient une affaire grave, d’issue incertaine, sur laquelle il faut réfléchir incessamment et avec scrupule. Ainsi compris, le monde change d’aspect : ce n’est plus une machine de rouages engrenés, comme le dit le savant, ni une magnifique plante florissante, comme le sent l’artiste : c’est l’œuvre d’un être moral étalée en spectacle devant des êtres moraux.

Représentez-vous un pareil homme en face de la vie et du monde ; il les regarde et il y prend part, en apparence comme un autre ; mais au fond qu’il est différent ! Sa grande pensée le poursuit, et quand il contemple un arbre, c’est pour méditer sur la destinée humaine. Il trouve ou prête un sens aux moindres objets : un soldat qui marche au son du tambour le fait réfléchir sur l’abnégation héroïque, soutien des sociétés ; une traînée de nuages qui dort lourdement au bord d’un ciel terne lui communique cette mélancolie {p. 313}calme, si propre à entretenir la vie morale. Il n’est rien qui ne lui rappelle son devoir et ne l’avertisse de ses origines. De près ou de loin, comme une grande montagne dans un paysage, sa philosophie apparaîtra derrière toutes ses idées et toutes ses images. Elle lui apparaîtra parmi des tempêtes et des éclairs, s’il est inquiet, passionné et malade de scrupules, comme les vrais puritains, comme Pascal, Cowper, Carlyle. Elle lui apparaîtra dans un demi-brouillard grisâtre, imposant et calme, s’il jouit comme celui-ci d’une âme reposée et d’une vie douce. Wordsworth est un homme sage et heureux, penseur et rêveur, qui lit et se promène. On le trouve dès l’abord assis dans une condition indépendante et dans une fortune aisée, au sein d’un mariage tranquille, parmi les faveurs du gouvernement et les respects du public. Il vit paisiblement au bord d’un beau lac, en face de nobles montagnes, agréablement retiré dans une maison élégante, parmi les admirations et les empressements d’amis distingués et choisis, occupé de contemplations que nul orage ne vient troubler, et de poésie que nul embarras ne vient empêcher d’éclore. Dans ce grand calme, il s’écoute penser ; la paix est si grande en lui et autour de lui qu’il peut apercevoir l’imperceptible. « La plus humble fleur qui s’ouvre, dit-il, peut remuer en moi des sentiments trop profonds pour se répandre en larmes1218. » {p. 314}Il voit une grandeur, une beauté, des leçons dans les petits événements qui font la trame de nos journées les plus banales. Il n’a pas besoin, pour être ému, de spectacles splendides ni d’actions extraordinaires. Le grand éclat des lustres, la pompe théâtrale le choqueraient ; ses yeux sont trop délicats, accoutumés aux teintes douces et uniformes. C’est un poëte crépusculaire. La vie morale dans la vie vulgaire, voilà son objet, l’objet de ses préférences. Ses peintures sont des grisailles significatives ; de parti pris il supprime tout ce qui plaît aux sens, afin de ne parler qu’au cœur.

De ce caractère naquit une théorie, sa théorie de l’art, toute spiritualiste, qui, après avoir révolté les habitudes classiques, finit par rallier les sympathies protestantes, et lui gagna autant de partisans qu’elle lui avait suscité d’ennemis1219. Puisque la seule chose importante est la vie morale, attachons-nous uniquement à l’entretenir. Il faut que le lecteur soit ému, véritablement, et avec profit pour son âme ; le reste est indifférent : montrons-lui donc les objets émouvants en eux-mêmes, sans songer à les habiller d’un beau style. Dépouillons-nous du langage convenu et de la diction poétique. Laissons là les mots nobles, les épithètes d’école et de cour, et tout cet attirail de splendeur factice que les écrivains classiques se croient en devoir de revêtir et en droit d’imposer. En poésie, comme ailleurs, il s’agit non d’ornement, mais de {p. 315}vérité. Quittons la parade et cherchons l’effet. Parlons en style nu, aussi semblable que possible à la prose, à la conversation ordinaire, même à la conversation rustique, et choisissons nos sujets tout près de nous, dans la vie humble. Prenons pour personnage un enfant idiot, une vieille paysanne qui grelotte, un colporteur, une servante arrêtée dans la rue. C’est le sentiment vrai, et non la dignité des gens, qui fait la beauté du sujet ; c’est le sentiment vrai et non la dignité des mots, qui fait la beauté de la poésie. Qu’importe que ce soit une villageoise qui pleure, si ces pleurs me font voir le sentiment maternel ? Qu’importe que mon vers soit une ligne de prose rimée, si cette ligne rend visible une émotion noble ? Vous nous lisez pour emporter des émotions, non des phrases ; vous venez chercher chez nous une culture morale, et non de jolies façons de parler. —  Et là-dessus Wordsworth, classant ses poëmes suivant les diverses facultés de l’homme et les différents âges de la vie, entreprend de nous conduire, par tous les compartiments et tous les degrés de l’éducation intérieure, jusqu’aux convictions et aux sentiments qu’il a lui-même atteints.

Tout cela est fort bien, mais à la condition que le lecteur soit comme lui, c’est-à-dire philosophe moraliste par excellence et homme sensible avec excès. Quand j’aurai vidé ma tête de toutes les pensées mondaines, et que j’aurai regardé les nuages dix années durant pour m’affiner l’âme, j’aimerai cette poésie. En attendant, le réseau de fils imperceptibles par {p. 316}lesquels Wordsworth essaye de relier tous les sentiments et d’embrasser toute la nature casse sous mes doigts : il est trop frêle ; c’est une toile d’araignée tissée, étirée par une imagination métaphysique, et qui se déchiré sitôt qu’une main solide essaye de la palper. La moitié de ses pièces sont enfantines, presque niaises1220 : des événements plats dans un style plat, nullité sur nullité, et par principe. Toutes les poétiques du monde ne nous réconcilieront pas avec tant d’ennui. Certainement un chat qui joue avec trois feuilles sèches peut fournir une réflexion philosophique, et figurer l’homme sage « qui joue avec les feuilles tombées de la vie » ; mais quatre-vingts vers là-dessus font bâiller, et bien pis, sourire. À ce compte, vous trouverez une leçon dans une brosse à dents usée, qui cependant continue son service. Sans doute encore les voies de la Providence sont insondables, et un manœuvre égoïste et brutal comme Peter Bell peut être converti par la belle conduite d’un âne plein de fidélité et d’abnégation ; mais ces gentillesses sentimentales sont bien vite fades, et le stylé, par sa naïveté voulue, les affadit encore. On n’est pas trop content de voir un homme grave imiter sérieusement le parler des nourrices, et on se dit tout bas qu’avec des attendrissements si fréquents, il doit mouiller bien des mouchoirs. Nous reconnaissons, si vous voulez, que vos sentiments sont intéressants ; encore {p. 317}pourriez-vous vous dispenser de nous les faire passer tous en revue. « Hier, j’ai lu le Parfait pêcheur de Walton ; sonnet. —  Le dimanche de Pâques, j’étais dans une vallée du Westmoreland ; autre sonnet. —  Avant-hier, par mes questions trop pressantes, j’ai poussé mon petit garçon à mentir ; poëme. —  Je vais me promener sur le continent et en Écosse ; poésies sur tous les incidents, monuments, documents du voyage. » Vous jugez donc vos émotions bien précieuses, que vous les mettez toutes sous verre ? Il n’y a que trois ou quatre événements en chacun de nous qui vaillent la peine d’être contés ; nos puissantes sensations méritent d’être montrées, parce qu’elles résument tout notre être, mais non les petits effets des petits ébranlements qui nous traversent et les oscillations imperceptibles de notre état quotidien. Autrement je finirai par expliquer en vers qu’hier mon chien s’est cassé la patte, et que ce matin ma femme a mis ses bas à l’envers. Le propre de l’artiste est de couler les grandes idées dans des moules aussi grands qu’elles ; ceux de Wordsworth sont en mauvaise glaise vulgaire, ébréchés, incapables de garder le noble métal qu’ils doivent contenir.

Mais le métal est véritablement noble, et, outre plusieurs sonnets très-beaux, il y a telle de ses œuvres, entre autres la plus vaste, Une Excursion, où l’on oublie la pauvreté de la mise en scène pour admirer la chasteté et l’élévation de la pensée. À la vérité, l’auteur ne s’est guère mis en frais d’imagination : il se promène et cause avec un pieux colporteur {p. 318}écossais, voilà toute l’histoire. Toujours les poëtes de cette école se promènent, regardant la nature et pensant à la destinée humaine ; c’est leur attitude permanente. Il cause donc avec le colporteur, personnage méditatif, qui s’est instruit par une longue expérience des hommes et des choses, qui parle fort bien (trop bien !) de l’âme et de Dieu, et lui conte l’histoire d’une bonne femme morte de chagrin dans sa chaumière ; puis avec un solitaire, sorte d’Hamlet sceptique, morose, attristé par la mort des siens et les déceptions de ses longs voyages ; puis avec le pasteur, qui les mène au cimetière du village et leur décrit la vie de plusieurs morts intéressants. Notez qu’au fur et à mesure les réflexions et les discussions morales, les paysages et les descriptions morales, s’étalent par centaines, que les dissertations entrelacent leurs longues haies d’épines, et que les chardons métaphysiques pullulent dans tous les coins. Bref, le poëme est grave et terne comme un sermon. Eh bien ! malgré cet air ecclésiastique et les tirades contre Voltaire et son siècle1221, on se sent pris comme par un discours de Théodore Jouffroy. Après tout, cet homme est convaincu, il a passé sa vie à méditer ces sortes d’idées, elles sont la poésie de sa religion, de sa race et de son climat ; il en est imbu : ses peintures, ses récits, toutes ses interprétations de la nature visible et de la vie humaine ne tendent qu’à mettre l’esprit {p. 319}dans la disposition grave qui est celle de l’homme intérieur. J’entre ici comme dans la vallée de Port-Royal : un recoin solitaire, des eaux stagnantes, des bois mornes, des ruines, des pierres tumulaires, et par-dessus tout l’idée de l’homme responsable et de l’obscur au-delà, vers lequel involontairement nous nous acheminons. J’oublie nos façons françaises insouciantes, notre habitude de laisser couler la vie. Il y a un sérieux imposant, une austère beauté dans cette réflexion si sincère ; le respect vient, on s’arrête et on est touché. Ce livre est comme un temple protestant, auguste, quoique monotone et nu. Ce qu’il expose, ce sont les grands intérêts de l’âme, « c’est la vérité, la grandeur, la beauté, l’espérance, l’amour, —  la crainte mélancolique subjuguée par la foi, —  ce sont les consolations bénies aux jours d’angoisse, —  c’est la force de la volonté et la puissance de l’intelligence, —  ce sont les joies répandues sur la large communauté des êtres, —  c’est l’esprit individuel qui maintient sa retraite inviolée, —  sans y recevoir d’autres maîtres que la conscience, —  et la loi suprême de cette intelligence qui gouverne tout1222. » Cette personne inviolée, seule portion {p. 320}de l’homme qui soit sainte, est sainte à tous les étages ; c’est pour cela que Wordsworth choisit pour personnages un colporteur, un curé, des villageois ; à ses yeux, la condition, l’éducation, les habits, toute l’enveloppe mondaine de l’homme est sans intérêt ; ce qui fait notre prix, c’est l’intégrité de notre conscience ; la science même n’est profonde que lorsqu’elle pénètre jusqu’à la vie morale ; car nulle part cette vie ne manque. « À toutes les formes d’être est assigné un principe actif ; —  quoique reculé hors de la portée des sens et de l’observation, —  il subsiste en toutes choses, dans les étoiles du ciel azuré, dans les petits cailloux qui pavent les ruisseaux, —  dans les eaux mouvantes, dans l’air invisible. —  Toute chose a des propriétés qui se répandent au-delà d’elle-même — et communiquent le bien, bien pur ou mêlé de mal. —  L’esprit ne connaît point de lieu isolé, —  de gouffre béant, de solitude. —  De chaînon en chaînon il circule, et il est l’âme de tous les mondes1223. » {p. 321}Rejetez donc avec dédain cette science sèche « qui divise et divise toujours les objets par des séparations incessantes, ne les saisit que morts et sans âme et détruit toute grandeur1224. » « Mieux vaut un paysan superstitieux qu’un savant froid. » Au-delà des vanités de la science et de l’orgueil du monde, il y a l’âme par qui tous sont égaux, et la large vie chrétienne et intime ouvre d’abord ses portes à tous ceux qui veulent l’aborder. « Le soleil est fixé, et magnificence infinie du ciel — est fixée à la portée de tout œil humain. —  L’Océan sans sommeil murmure pour toute oreille. —  La campagne, au printemps, verse une fraîche volupté dans tous les cœurs. —  Les devoirs premiers brillent là-haut comme les astres. —  Les tendresses qui calment, caressent et bénissent — sont éparses sous les pieds des hommes comme des fleurs1225. » Pareillement à la fin de toute {p. 322}agitation et de toute recherche apparaît la grande vérité qui est l’abrégé des autres. « La vie, la véritable vie, est l’énergie de l’amour — divin ou humain — exercée dans la peine, —  dans la tribulation, —  et destinée, si elle a subi son épreuve et reçu sa consécration, —  à passer, à travers les ombres et le silence du repos, à la joie éternelle1226. » Les vers soutiennent ces graves pensées de leur harmonie grave ; on dirait d’un motet qui accompagne une méditation ou une prière. Ils ressemblent à la musique grandiose et monotone de l’orgue, qui le soir, à la fin du service, roule lentement dans la demi-obscurité des arches et des piliers.

Lorsqu’une forme d’esprit arrive à la lumière, elle y arrive de toutes parts ; il n’y a point de parti où elle n’apparaisse, ni d’instincts qu’elle ne renouvelle. Elle entre en même temps dans les deux camps contraires, et semble défaire d’une main ce qu’elle a fait de l’autre main. Si c’est comme autrefois le style oratoire, on le trouve à la fois au service de la misanthropie cynique et au service de l’humanité décente, chez Swift et chez Addison. Si c’est comme aujourd’hui l’esprit philosophique, il produit à la fois des prédications conservatrices et des utopies socialistes, Wordsworth et Shelley1227. Celui-ci, un des plus grands {p. 323}poëtes du siècle, fils d’un riche baronnet, beau comme un ange, d’une précocité extraordinaire, doux, généreux1228, tendre, comblé de tous les dons du cœur, de l’esprit, de la naissance et de la fortune, gâta sa vie comme à plaisir, en portant dans sa conduite l’imagination enthousiaste qu’il eût dû garder pour ses vers. Dès sa naissance, il eut « la vision » de la beauté et du bonheur sublimes, et la contemplation du monde idéal l’arma en guerre contre le monde réel. Ayant refusé à Éton d’être le domestique1229 des grands écoliers, « il fut traité par les élèves et par les maîtres avec une cruauté révoltante », se laissa martyriser, refusa d’obéir, et, refoulé en lui-même parmi des lectures défendues, commença à former les rêves les plus démesurés et les plus poétiques. Il jugea la société par l’oppression qu’il subissait, et l’homme par la générosité qu’il sentait en lui-même, crut que l’homme était bon et la société mauvaise, et qu’il n’y avait qu’à supprimer les institutions établies pour faire de la terre « un paradis. » Il devint républicain, communiste, prêcha la fraternité, l’amour, même l’abstinence des viandes, et, comme moyen, l’abolition des rois, des prêtres et de Dieu1230. Jugez de l’indignation que de telles idées soulevèrent dans une société si obstinément attachée à l’ordre établi, si intolérante, où, par-dessus, les instincts conservateurs et {p. 324}religieux, le cant parlait en maître. Il fut chassé de l’université ; son père refusa de le voir ; le chancelier, par un décret, lui ôta la tutelle de ses deux enfants à titre d’indigne ; à la fin, il fut obligé de quitter l’Angleterre. J’ai oublié de dire qu’à dix-huit ans il avait épousé une jeune fille du peuple, qu’ils s’étaient séparés, qu’elle s’était tuée, qu’il avait miné sa santé à force d’exaltations et d’angoisses1231, et que jusqu’à la fin de sa vie il fut nerveux ou malade. N’est-ce point là une vraie vie de poëte ? Les yeux fixés sur les apparitions magnifiques dont il peuplait l’espace, il marchait à travers le monde, sans voir la route, trébuchant sur les pierres du chemin. Cette connaissance des hommes que la plupart des poëtes ont en commun avec les romanciers, il ne l’avait pas. On n’a guère vu d’esprit dont la pensée planât plus haut et plus loin des choses réelles. Quand il a tenté de faire des personnages et des événements, dans la Reine Mab, dans Alastor, dans la Révolte de l’Islam, dans Prométhée, il n’a produit que des fantômes sans substance. Une seule fois, dans Béatrix Cenci, il a ranimé une figure vivante digne de Webster et du vieux Ford, mais en quelque sorte malgré lui, et parce que les sentiments y étaient tellement inouïs et tendus qu’ils s’accommodaient à ses conceptions surhumaines. Partout ailleurs son monde est au-delà du nôtre. Les lois de la vie y sont suspendues ou transformées. On y vogue {p. 325}entre ciel et terre, dans l’abstraction, le rêve et le symbole ; les êtres y flottent comme ces figures fantastiques qu’on aperçoit dans les nuages, et qui tour à tour ondoient et se déforment, capricieusement, dans leur robe de neige et d’or.

Pour les âmes ainsi faites, la grande consolation, c’est la nature. Elles sont trop finement sensibles pour trouver une distraction dans le spectacle et la peinture de passions humaines1232. « Shelley s’en écartait instinctivement » ; cette vue « rouvrait ses propres blessures. » Il se trouvait mieux dans les bois, au bord de la mer, en face des grands paysages. Les rochers, les nuages et les prairies, qui semblent inertes et insensibles aux yeux ordinaires, sont, pour les grandes sympathies, des êtres vivants et divins qui reposent de l’homme. Il n’y a point de sourire virginal aussi charmant que celui de l’aube, ni de joie plus triomphante que celle de la mer lorsque ses flots fourmillent et frissonnent à perte de vue sous la prodigue splendeur du ciel. À cet aspect, le cœur remonte involontairement vers les sentiments de l’antique légende, et le poëte aperçoit dans la floraison inépuisable des choses l’âme pacifique de la grande mère par qui tout végète et se soutient. Shelley passait la plus grande partie de sa vie en plein air, surtout en bateau, d’abord sur la Tamise, puis sur le lac de Genève, puis sur l’Arno et dans les mers d’Italie. {p. 326}« J’aime tous les endroits déserts, disait-il, et solitaires, ceux où nous goûtons le plaisir de croire infini ce que nous voyons, infini comme nous souhaitons que soit notre âme. Et tel était ce large océan et cette côte plus stérile que ses vagues. » Profond sentiment germanique qui, allié à des émotions païennes, a produit sa poésie, poésie panthéiste et pourtant pensive, presque grecque et pourtant anglaise, où la fantaisie joue comme une enfant folle et songeuse avec le magnifique écheveau des formes et des couleurs. Un nuage, une plante, un lever de soleil, ce sont là ses personnages ; c’étaient ceux des poëtes primitifs, lorsqu’ils prenaient l’éclair pour un oiseau de flamme et les nuages pour les troupeaux du ciel. Mais quelle ardeur secrète par-delà ces splendides images, et comme on sent la chaleur de la fournaise par-delà les fantômes colorés qu’elle fait flotter sur l’horizon1233 ! Quelqu’un, depuis Shakspeare et Spenser, a-t-il trouvé des extases aussi tendres et aussi grandioses ? Quelqu’un a-t-il peint aussi magnifiquement le nuage qui veille la nuit dans le ciel, enveloppant dans son filet l’essaim d’abeilles dorées, qui sont les étoiles, et « le matin rouge avec ses yeux de météore et ses flamboyantes ailes étendues qui saute, comme un aigle, sur la croupe de la nue voguante1234 ? » Lisez encore ces vers sur le jardin où rêve {p. 327}la sensitive. Hélas ! ce sont les rêves du poëte et les bienheureuses visions qui ont flotté dans son cœur vierge jusqu’au moment où il s’est ouvert et flétri. Je m’arrêterai à temps, je n’irai pas, comme lui, au-delà des souvenirs de son printemps.

La perce-neige, puis la violette, —  sortaient du sol, humides de pluie tiède, —  et leur haleine se mêlait aux fraîches senteurs — du gazon, comme la voix à l’instrument.

Puis les gentianes bigarrées et les hautes tulipes, —  et les narcisses, les plus belles d’entre toutes les fleurs, —  qui contemplent leurs yeux dans les enfoncements du fleuve, —  jusqu’à ce qu’ils meurent de leur propre beauté trop aimée.

Puis la naïade de la vallée, le muguet : — la jeunesse le fait si beau, et la passion si pâle, —  que l’éclat de ses clochettes tremblantes se laisse entrevoir — à travers leurs pavillons de verdure tendre.

Puis l’hyacinthe empourprée, blanche ou bleue, —  qui de ses clochettes frêles jetait un carillon — de notes si délicates, si douces et si intenses, —  qu’on le sentait au-dedans des sens comme un parfum.

Et la rose, comme une nymphe qui s’apprête pour le bain, —  découvrant la profondeur de son sein éblouissant, —  jusqu’à ce que, voile après voile, devant l’air palpitant, —  l’âme de sa beauté et de son amour se fût montré nue.

Puis le grand lis dressé qui levait en l’air, —  comme une Ménade, sa coupe éclairée par la lune, —  jusqu’à ce que l’étoile ardente, qui est son œil, —  regardât l’azur tendre du ciel à travers la rosée transparente.

Sur le courant dont la poitrine mouvante, —  scintillait entre des berceaux de branches fleuries, —  des clartés d’émeraude {p. 328}et d’or — glissaient à travers le dôme de teintes entremêlées.

De larges nymphéas y traînaient tremblants, —  et à côté d’eux les nénufars étoiles luisaient, —  et tout à l’entour la molle rivière scintillait et dansait — avec des sons doux et un doux rayonnement.

Et les sentiers sinueux de gazon et de mousse — qui menaient dans le jardin en long et en travers, —  quelques-uns ouverts à la fois au soleil et à la brise, —  d’autres perdus parmi des berceaux d’arbres en fleur.

Étaient tous parés de pâquerettes et de jacinthes délicates — aussi belles que les fabuleuses asphodèles, —  et de fleurettes qui, se baissant vers le jour qui baissait, —  retombaient en pavillons blancs, empourprés et bleus, —  pour abriter le ver-luisant contre la rosée du soir1235.

Tout vit ici, tout respire et désire. Ce poëme, qui est l’histoire d’une plante, est aussi l’histoire d’une âme, l’âme de Shelley, la sensitive. Est-ce qu’il n’est {p. 329}pas naturel de les confondre ? Est-ce qu’il n’y a pas une communauté de nature entre tous les vivants de ce monde ? Certes il y a une âme dans chaque chose ; il y en a une dans l’univers ; quel que soit l’être, brut ou pensant, défini ou vague, toujours par-delà sa forme sensible luit une essence secrète et je ne sais quoi de divin que nous entrevoyons par des éclairs sublimes, sans jamais y atteindre et le pénétrer. Voilà le pressentiment et l’aspiration qui soulèvent toute la poésie moderne, tantôt en méditations chrétiennes, comme chez Campbell et Wordsworth, tantôt en visions païennes, comme chez Keats et Shelley. Ils entendent palpiter le grand cœur de la nature, ils veulent arriver jusqu’à lui, ils tentent toutes les voies spirituelles ou sensibles, celle de la Judée et celle de {p. 330}la Grèce, celle des dogmes consacrés et celle des doctrines proscrites. Dans cet effort magnifique et insensé, les plus grands s’épuisent et meurent. Leur poésie, qu’ils traînent avec eux sur ces routes sublimes, s’y déchire. Un seul, Byron, atteint à la cime, et de toutes ces grandes draperies poétiques qui flottaient comme des étendards et semblaient appeler les hommes à la conquête de la vérité suprême, on ne voit plus aujourd’hui que des lambeaux épars sur le chemin.

Ils ont fait leur œuvre cependant. Sous leurs efforts multipliés et par leur concert involontaire, l’idée du beau change, et par contagion les autres idées vont changer. Les conservateurs y contribuent comme les révolutionnaires, et l’esprit nouveau transpire des poëmes qui bénissent l’État et l’Église, comme des poëmes qui maudissent l’Église et l’État. On apprend par Wordsworth et par Byron, par le protestantisme approfondi1236 et par le scepticisme institué, que, dans cet établissement sacré que le cant protége, il y a matière à réforme ou à révolte ; qu’on peut trouver des valeurs morales autres que celles que la loi timbre et que l’opinion reçoit ; qu’en dehors des confessions officielles, il y a des vérités ; qu’en dehors des conditions respectées, il y a des grandeurs ; qu’en dehors {p. 331}des situations régulières, il y a des vertus ; que la grandeur est dans le cœur et dans le génie, et que tout le reste, actions et croyances, est subalterne. On vient d’éprouver que, par-delà les conventions littéraires, il y a une poésie, et par contre-coup l’on est disposé à sentir que, par-delà les dogmes religieux, il peut y avoir une foi, et, par-delà les institutions sociales, une justice. L’antique édifice s’ébranle, et la Révolution y entre, non par une inondation subite, comme en France, mais par des infiltrations lentes. La muraille bâtie contre elle par l’intolérance publique se fendille et s’ouvre ; la guerre engagée contre le jacobinisme républicain et impérial vient de finir par la victoire, et désormais on peut contempler les idées ennemies non plus à titre d’ennemies, mais à titre d’idées. On les contemple, et en les appropriant au pays on les importe. Les catholiques sont émancipés, les bourgs-pourris sont abolis, le cens électoral est abaissé, les taxes injustes qui enchérissaient les grains sont révoquées, les dîmes ecclésiastiques sont converties en redevances, les lois terribles qui protégeaient la propriété sont adoucies, l’assiette de l’impôt est reportée de plus en plus sur les classes riches ; les vieilles institutions, arrangées autrefois au profit d’une race, et dans cette race au profit d’une classe, ne se maintiennent plus qu’à la condition de servir au profit de tous ; les priviléges deviennent des fonctions, et dans ce triomphe de la classe moyenne qui fait l’opinion et prend l’ascendant, l’aristocratie, passant des sinécures aux services, {p. 332}ne semble plus légitime qu’à titre de pépinière nationale conservée pour fournir des hommes publics. En même temps, l’étroite orthodoxie s’élargit. La zoologie, l’astronomie, la géologie, la botanique, l’anthropologie, toutes les sciences d’observation si cultivées et si populaires, y font de force pénétrer leurs découvertes dissolvantes. La critique arrive d’Allemagne, remanie la Bible, refait l’histoire du dogme, atteint le dogme lui-même. Cependant la pauvre philosophie écossaise s’est desséchée ; parmi les agitations des sectes qui essayent de se transformer et de l’unitarisme qui monte, on entend aux portes de l’arche sainte bruire comme une marée la philosophie continentale. Aujourd’hui déjà elle a gagné la littérature ; depuis cinquante ans, tous les grands écrivains y plongent : Sidney Smith, par ses sarcasmes contre l’engourdissement du clergé et l’oppression des catholiques ; Arnold, par ses réclamations contre le monopole religieux du clergé et contre le monopole ecclésiastique des anglicans ; Macaulay, par son histoire et son panégyrique de la révolution libérale ; Thackeray, en attaquant la classe noble au profit de la classe moyenne ; Dickens, en attaquant les dignitaires et les riches au profit des petits et des pauvres ; Currer Bell et mistress Browning, en défendant l’initiative et l’indépendance des femmes ; Stanley et Jowet, en introduisant l’exégèse d’outre-Rhin et en précisant la critique biblique ; Carlyle, en important sous forme anglaise la métaphysique allemande ; Stuart Mill, en important sous forme {p. 333}anglaise le positivisme français ; Tennyson lui-même, en étendant sur les beautés de tous les pays et de tous les siècles la protection de son dilettantisme aimable et de ses sympathies poétiques ; chacun, selon sa taille et son endroit, enfoncé à des profondeurs différentes, tous retenus à portée du rivage par leurs préoccupations pratiques, tous affermis contre les glissades par leurs préoccupations morales, tous occupés, les uns avec plus d’ardeur, les autres avec plus de défiance, à recevoir ou à faire entrer le flot croissant de la démocratie et de la philosophie modernes dans leur constitution et dans leur Église, sans dégât et avec mesure, de façon à ne rien détruire et de façon à tout féconder.

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Chapitre II.
Lord Byron. §

I. L’homme. —  Sa famille. —  Son caractère passionné. —  Ses amours précoces. —  Sa vie excessive. —  Son caractère militant. —  Sa révolte contre l’opinion. —  English Bards and Scottish Reviewers. —  Ses bravades et ses imprudences. —  Son mariage. —  Déchaînement de l’opinion contre lui. —  Son départ. —  Sa vie politique en Italie. —  Ses tristesses et ses violences.

II. Le poëte. —  Ses raisons pour écrire. —  Sa façon d’écrire. —  Comment sa poésie est personnelle. —  Son goût classique. —  En quoi ce goût l’a servi. —  Childe Harold. —  Le héros. —  Les paysages. —  Le style.

III. Ses petits poëmes. —  Ses procédés oratoires. —  Ses effets mélodramatiques. —  Vérité des paysages. —  Sincérité des sentiments. —  Peintures des émotions tristes et extrêmes. —  Idée régnante de la mort et du désespoir. —  Mazeppa, le Prisonnier de Chillon, le Siége de Corinthe, le Corsaire, Lara. —  Analogie de cette conception avec celles de l’Edda et de Shakspeare. —  Les Ténèbres.

IV. Manfred. —  Comparaison du Manfred de Byron, et du Faust de Gœthe. —  Conception de la légende et de la vie dans Gœthe. —  Caractère symbolique et philosophique de son épopée. —  En quoi Byron lui est inférieur. —  En quoi Byron lui est supérieur. —  Conception du caractère et de l’action dans Byron. —  Caractère dramatique de son poëme. —  Opposition entre le poëte de l’univers et le poëte de la personne.

V. Scandale en Angleterre. —  La contrainte et l’hypocrisie des mœurs. —  Comment et selon quelle loi varient les conceptions morales. —  La vie et la morale méridionales. —  Beppo. Don Juan. —  Transformation du talent et du style de Byron. —  Peinture de la beauté et du bonheur sensible. —  Haydée. —  Comment il combat {p. 335}le cant britannique. —  Comment il combat l’hypocrisie humaine. —  Idée de l’homme. —  Idée de la femme. —  Dona Julia. Le Naufrage. La prise d’Ismaël. —  Naturel et variété de son style. —  Excès et fatigue de sa verve. —  Son théâtre. —  Son départ pour la Grèce et sa mort.

VI. Position de Byron dans son siècle. —  La maladie du siècle. —  Les diverses conceptions du bonheur et de la vie. —  La réponse des lettres. —  La réponse des sciences. —  Équilibre futur de la raison. —  Conception moderne de la nature.

I §

J’ai réservé le plus grand et le plus anglais de ces artistes ; il est si grand et si anglais qu’à lui seul il nous apprendra sur son pays et sur son temps plus de vérités que tous les autres ensemble. On a maudit ses idées pendant sa vie ; on a tâché de dénigrer son génie après sa mort. Encore aujourd’hui, les critiques anglais, à son endroit, sont injustes. Il a combattu toute sa vie contre le monde dont il est issu, et pendant sa vie comme après sa mort, il a porté la peine des ressentiments qu’il a provoqués et des répugnances qu’il a fait naître. Un critique étranger peut être plus équitable, et louer librement la main puissante dont il n’a pas senti les coups.

Si jamais il y eut une âme violente et follement sensible, mais incapable de se déprendre d’elle-même, toujours bouleversée, mais dans une enceinte fermée, prédestinée par sa fougue native à la poésie, mais limitée par ses barrières naturelles à une seule espèce de poésie, c’est celle-là.

{p. 336}Cette promptitude aux émotions extrêmes était chez lui un legs de famille et un effet d’éducation. Son grand-oncle, sorte de maniaque emporté et misanthrope, avait tué dans un duel de taverne, à la clarté d’une chandelle, M. Chaworth, son parent, et avait passé en jugement devant la chambre des lords. Son père, viveur et brutal, avait enlevé la femme de lord Carmarthen, ruiné et maltraité miss Gordon, sa seconde femme, et, après avoir vécu comme un fou et comme un malhonnête homme, était allé, emportant le dernier argent de sa famille, mourir sur le continent. Sa mère, dans ses moments de fureur, déchirait ses chapeaux et ses robes. Quand mourut son triste mari, elle manqua perdre la raison, et on entendait ses cris dans la rue. Quelle enfance Byron mena dans l’antre de « cette lionne », dans quelles tempêtes d’insultes entrecoupées d’attendrissements il vécut lui-même, aussi passionné et plus amer, c’est ce qu’un long récit pourrait seul dire. Elle courait après lui, l’appelait gamin boiteux, vociférait et lui lançait à la tête la pelle à feu et les pincettes. Il se taisait, saluait, et n’en sentait pas moins l’outrage. Un jour qu’il était « dans une de ses rages silencieuses », il fallut lui arracher de la main un couteau qu’il avait pris sur la table et que déjà il portait à sa poitrine. Une autre fois la querelle fut si terrible que le fils et la mère, chacun séparément, s’en allèrent chez le pharmacien pour « savoir si l’autre n’était point venu chercher du poison pour se détruire, et pour avertir le marchand de ne point lui en vendre. » {p. 337}Quand il alla aux écoles, « ses amitiés, dit-il lui-même, furent des passions1237. » Bien des années après, il n’entendait point prononcer le nom de Clare, un de ses anciens camarades, « sans un battement de cœur. » Vingt fois pour ses amis il se mit dans l’embarras, offrant son temps, sa plume, sa bourse. Un jour, à Harrow, un grand brimait son cher Peel, et, le trouvant récalcitrant, lui donnait une bastonnade sur la partie charnue du bras, qu’il avait tordu afin de le rendre plus sensible. Byron, trop petit et ne pouvant combattre le bourreau, s’approcha de lui rouge de fureur, les larmes aux yeux, et d’une voix tremblante demanda combien il voulait donner de coups. « Qu’est-ce que cela te fait, petit drôle ? —  C’est que, s’il vous plaît, dit Byron en tendant son bras, j’en voudrais recevoir la moitié1238. » La générosité surabondait chez lui comme le reste. « Jamais, dit quelqu’un qui le connut intimement dans sa jeunesse, il ne rencontrait un malheureux sans le secourir1239. » Plus tard, en Italie, sur cent mille francs qu’il dépensait, il en donnait vingt-cinq mille. Les sources vives dans ce cœur étaient trop pleines et dégorgeaient impétueusement le bien, le mal au moindre choc. À huit ans, comme Dante, il devint amoureux d’une enfant nommée Mary Duff. « N’est-ce {p. 338}pas étrange, écrivait-il dix-sept ans plus tard, que j’aie été si entièrement, si éperdument épris de cette enfant à un âge où je ne pouvais point ressentir l’amour, ni savoir le sens de ce mot ?… Je me rappelle tout ce que nous nous disions l’un à l’autre, nos caresses, ses traits ; je n’avais plus de repos, je ne pouvais dormir… Mon angoisse, mon amour étaient si violents, que parfois je me demande si j’ai eu depuis un autre attachement véritable… Quand plus tard j’appris son mariage, ce fut comme un coup de foudre, j’étouffais, je tombai presque en convulsions1240. » Pareillement lorsqu’à douze ans il aima sa cousine Marguerite Parker, il en perdit le sommeil, il ne mangeait plus. « J’avais sujet de croire qu’elle m’aimait, et pourtant la grande affaire de ma vie était de penser au temps qui s’écoulerait jusqu’à notre prochaine rencontre. Et nos séparations étaient d’environ douze heures ! Mais j’étais un fou alors, et je ne suis pas beaucoup plus sage aujourd’hui1241… »

{p. 339}Il ne le fut jamais : lectures énormes au collége, exercices violents plus tard à Cambridge, à Newstead et à Londres, veilles prolongées, débauches et jeunes outrés, régime destructif, il se ruait en avant jusqu’au fond de tous les goûts et de tous les excès. Comme il était dandy, et l’un des plus brillants, il se laissait mourir de faim de peur de devenir gros, puis buvait et dînait à s’étouffer pendant les nuits d’abandon. « Les deux jours précédents, dit une fois son ami Moore, Byron n’avait rien pris sinon quelques biscuits, mâchant du mastic1242 pour apaiser son estomac. S’étant mis à table, il se restreignit aux homards et en acheva deux ou trois pour sa part, avalant quelquefois dans les intervalles un petit verre à liqueur de forte eau-de-vie blanche, quelquefois un grand verre à boire d’eau très-chaude, puis encore de l’eau-de-vie pure ; il en but environ une demi-douzaine, après quoi nous dépêchâmes deux bouteilles de bordeaux à nous deux, et nous nous séparâmes vers quatre heures du matin. » Une autre fois on trouve sur son journal la note suivante : « Dîné avec Scrope Davis hier au Coco. —  De six heures à minuit à table. —  Bu à nous deux une bouteille de champagne et six de bordeaux. Aucun de ces vins ne me fait beaucoup d’effet. » Plus tard, à Venise : « À peine si j’ai fermé l’œil de toute la semaine dernière. J’ai eu quelques aventures curieuses en masque de carnaval. —  J’userai la mine de ma jeunesse {p. 340}jusqu’au dernier filon de son métal, et après… bonsoir. J’ai vécu, je suis content1243. » À ce train, les organes s’usent, et des intervalles de tempérance ne suffisent pas à les réparer. L’estomac se gâte, les nerfs se déconcertent, l’âme mine la machine, qui mine l’âme à son tour. « Je m’éveille toujours, écrivait-il en Italie, dans un véritable accès de désespoir et de dégoût pour toutes choses, même pour ce qui me plaisait la veille. En Angleterre, il y a cinq ans, j’ai eu la même sorte d’hypocondrie, mais accompagnée d’une soif si violente, que j’ai bu jusqu’à quinze bouteilles d’eau de seltz en une nuit après m’être mis au lit, sans cesser d’avoir soif, faisant sauter le cou des bouteilles par pure impatience de soif… » Esprit et corps, on se ruinerait à moins tout entier. Ainsi vivent ces âmes véhémentes, incessamment heurtées et brisées par leur propre élan, comme un boulet arrêté qui tourne et semble tranquille, tant il va vite, mais qui, au moindre obstacle, saute, ricoche, met tout en poudre, et finit par s’enterrer. Le plus pénétrant des observateurs, Beyle, qui vécut avec lui plusieurs semaines, dit qu’à certains jours il était fou ; d’autres fois, en présence des belles choses, il devenait sublime. Quoique contenu et si fier, la musique le faisait pleurer. Le reste du temps, les petites passions anglaises, l’orgueil du rang par {p. 341}exemple, la vanité du dandy, le mettaient hors des gonds : il ne parlait de Brummel « qu’avec un frémissement de jalousie et d’admiration. » Mais, petite ou grande, la passion présente s’abattait sur son esprit comme une tempête, le soulevait, l’emportait jusqu’à l’imprudence et jusqu’au génie. Son journal, ses lettres familières, toute sa prose involontaire est comme frémissante d’esprit, de colère, d’enthousiasme ; le cri de la sensation y vibre aux moindres mots ; depuis Saint-Simon, on n’a pas vu de confidences plus vivantes. Tous les styles semblent ternes, et toutes les âmes semblent inertes à côté de celle-là.

Dans ce magnifique élan de facultés débridées et débandées qui bondissent à l’aventure et semblent le lancer sans choix aux quatre coins de l’horizon, il y en a une qui prend les rênes, et le précipite contre la muraille où il s’est brisé. « Pauvre Byron ! disait Walter Scott1244, c’était un homme d’une véritable bonté de cœur, ayant les sentiments les plus affectueux et les meilleurs. Il s’est misérablement perdu par son mépris insensé de l’opinion. L’opposition publique, au lieu de l’avertir ou de le retenir, ne faisait que l’exciter à faire pis. C’est comme s’il eût dit : Ah ! vous n’aimez pas cela ? Bien, vous allez avoir pis ; voilà pour votre peine. » Cet instinct de révolte est dans la race ; il y a tout un faisceau de passions sauvages1245, nées du climat et qui le nourrissent : {p. 342}l’humeur noire, l’imagination violente, l’orgueil indompté, le goût du danger, le besoin de la lutte, l’exaltation intérieure qui ne s’assouvit que par la destruction, et cette folie sombre qui poussait en avant les berserkers scandinaves lorsque, dans une barque ouverte, sous un ciel fendu par la foudre, ils se livraient à la tempête dont ils avaient respiré la fureur. Cet instinct-là est dans le sang : on naît ainsi, comme on naît lion ou bouledogue1246. Byron était encore tout petit enfant, en jaquette, lorsque sa nourrice le gronda rudement d’avoir sali une cotte neuve qu’il venait de mettre. Il entra dans une de ses rages silencieuses, saisit la cotte avec ses deux mains, la déchira du haut en bas, et se planta debout, fixe et morne, devant l’autre qui tempêtait, afin de la mieux braver. Chez lui, l’orgueil débordait. Quand à dix ans il hérita du titre de lord, et que pour la première fois à l’école on appela son nom en le faisant précéder du titre de dominus, il ne put répondre le mot ordinaire adsum1247, demeura immobile parmi ses camarades, qui ouvraient des grands yeux, et à la fin fondit en larmes. Une autre fois, à Harrow, dans une dispute qui divisait l’école, un élève dit : « Byron ne veut pas se {p. 343}mettre avec nous, parce qu’il n’aime à être le second nulle part. » On lui offrit le commandement, et c’est alors seulement qu’il daigna prendre parti. Ne jamais subir de maître, se soulever tout entier contre toute apparence d’empiétement ou d’ascendant, maintenir sa personne intacte et inviolée à tout prix jusqu’au bout et contre tous, tout oser plutôt que de donner un signe de soumission, voilà son fonds. C’est pourquoi il était disposé à tout souffrir plutôt que de donner un signe de faiblesse. À dix ans, par fierté, il était stoïcien. On lui redressait le pied douloureusement dans une machine de bois pendant qu’il prenait sa leçon de latin, et son maître le plaignait. « Ne faites pas attention si je souffre, monsieur Roger, dit l’enfant ; vous n’en verrez aucune marque sur ma figure1248. » Tel il était enfant, tel il demeura homme. D’esprit, de corps, il lutte ou se prépare à la lutte1249. Tous les jours, pendant de longues heures, il boxe, il tire le pistolet, il s’exerce au sabre, il court et saute, il monte à cheval, il dompte des résistances. Ce sont là les exploits de ses mains et de ses muscles ; mais il lui en faut d’autres. Faute d’ennemis, il s’en prend à la société et lui fait la guerre. On sait à quel excès montait alors l’intolérance des opinions régnantes. L’Angleterre était au fort de sa guerre avec la France, et croyait combattre {p. 344}pour la morale et la liberté. À ses yeux, en ce moment, l’Église et la constitution sont choses saintes : gardez-vous d’y toucher, si vous ne voulez point devenir ennemi public ! Dans cet accès de passion nationale et de sévérité protestante, quiconque affiche des idées ou des mœurs libres semble un incendiaire et ameute contre soi l’instinct des propriétaires, les doctrines des moralistes, les intérêts des politiques et les préjugés du peuple. C’est ce moment que Byron choisit pour louer Voltaire et Rousseau, admirer Napoléon1250, s’avouer sceptique, réclamer pour la nature et le plaisir contre le cant et la règle, dire que la haute société anglaise, toute débauchée et hypocrite, fabrique des phrases et fait tuer des hommes pour garder ses sinécures et ses bourgs pourris. Comme si ce n’était pas assez des haines politiques, il se charge encore des inimitiés littéraires, attaque le corps entier des critiques1251, diffame la nouvelle poésie, déclare que les plus célèbres sont des « Claudiens, des gens du bas empire », s’acharne sur les lakistes, et garde un ennemi venimeux et infatigable dans Southey. Ainsi muni d’adversaires, il donne prise sur lui de toutes parts. Il se décrie par haine du cant, par bravade, en fanfaron de vices. Il se peint dans ses héros, mais en noir, de telle façon que personne ne peut manquer de le reconnaître et de le croire beaucoup pire qu’il n’est. Walter Scott écrit de prime saut après avoir lu Childe Harold : « Poëme de {p. 345}grand mérite, mais qui ne donne pas une bonne opinion du cœur ni de la morale de l’écrivain. Le vice devrait être un peu plus modeste, et il faut une impudence presque aussi grande que les talents du noble lord pour demander gravement qu’on le plaigne de l’ennui et du dégoût qu’il a gagnés dans la compagnie de ses compagnons de table et de ses maîtresses. Il y a aussi une vanité monstrueuse à nous apprendre, à nous petites gens, que nos petits scrupules surannés et nos préceptes de tempérance ne sont pas dignes de son attention1252. » Voilà les sentiments qu’il excitait dans toutes les classes respectables ; il s’y complaisait et faisait pis, donnant à entendre que, dans ses aventures d’Orient, il avait osé bien des choses, et ne s’indignant point quand on le confondait avec ses héros. Un jour il dit : « Je serais curieux d’éprouver les sensations qu’un homme doit avoir quand il vient de commettre un assassinat. » Un autre jour il écrit sur son journal : « Hobhouse m’a rapporté un singulier bruit, que je suis le {p. 346}vrai Conrad, le véritable corsaire, et qu’une partie de mes voyages se sont accomplis sans témoins. Hum ! les gens quelquefois touchent près de la vérité, mais jamais toute la vérité. Hobhouse ne sait pas à quoi j’étais occupé l’année après qu’il a quitté le Levant. Ni lui, ni personne, —  ni, —  ni, —  ni. —  Pourtant c’est un mensonge1253 ; … mais je n’aime pas ces mensonges qui ressemblent à la vérité. » Dangereuses paroles qui se retournaient contre lui comme un poignard ; mais il aimait le danger, le danger mortel, et ne se trouvait à son aise qu’en voyant se hérisser autour de lui les pointes de toutes les colères. Seul contre tous, contre une société armée, debout, invincible, même au bon sens, même à la conscience, c’est alors qu’il ressentait dans tous ses nerfs tendus la sensation grandiose et terrible vers laquelle involontairement tout son être se portait.

Une dernière imprudence déchaîna l’attaque. Tant qu’il était garçon, on avait pu excuser ses excès par cette fougue du tempérament trop fort qui souvent révolte les jeunes gens de ce pays contre le bon goût et la règle ; mais le mariage les range, et c’est le mariage qui acheva de déranger celui-ci. Il se trouva que sa femme était une vertu, « sorte de modèle » cité pour tel, « créature de la règle », correcte et sèche, incapable de faillir et de pardonner. « Cela est bien drôle, disait son domestique Fletcher, je n’ai jamais {p. 347}connu de dame qui ne sût mener mylord, excepté mylady. » Elle le crut fou et le fit examiner par les médecins. Ayant appris qu’il avait sa raison, elle le quitta, revint dans sa famille, et refusa de jamais le revoir. Là-dessus il passa pour un monstre. Les journaux le couvrirent d’opprobre ; ses amis l’engageaient à ne plus aller au théâtre ni au Parlement, craignant qu’il ne fût sifflé ou insulté. Ce qu’une âme si violente, précocement habituée à la gloire éclatante, ressentit de fureur et de tortures dans cet assaut universel d’outrages, on ne peut l’apprendre que par ses vers. Il se roidit, alla s’enfoncer à Venise dans la voluptueuse vie italienne, même dans la basse débauche, pour mieux faire insulte à la pruderie puritaine qui l’avait condamné, et n’en sortit que par une offense encore plus blâmée, son intimité publique avec la jeune comtesse Guiccioli. Cependant il se montrait aussi âprement révolutionnaire en politique qu’en morale. Dès 1813, il écrivait : « J’ai simplifié ma politique ; elle consiste à présent à détester à mort tous les gouvernements qui existent1254. » Cette fois, à Ravenne, sa maison était le centre et l’arsenal des conspirateurs, et il se préparait généreusement et imprudemment à sortir en armes avec eux pour tenter la délivrance de l’Italie. « Ils veulent s’insurger ici, écrivait-il sur son journal1255, et doivent m’honorer d’une invitation. Je ne ferai point défaut, {p. 348}quoique je ne les croie pas assez forts de nombre et de cœur pour faire grand’chose ; mais en avant ! —  Que signifie le moi ? Un homme ou un million d’hommes, il n’importe ; c’est l’esprit de liberté qu’il faut répandre. En de telles occasions, il ne faut point de calcul personnel, et aujourd’hui ce ne sera pas moi qui en ferai un1256. » En attendant, il avait des rixes avec la police, sa maison était surveillée, il était menacé d’assassinat, et néanmoins tous les jours il montait à cheval, et allait s’exercer au pistolet dans la forêt de pins voisine. Ce sont les sentiments d’un homme qui est à la gueule d’un canon chargé, attendant qu’il parte : l’émotion est grande, héroïque même, mais elle n’est pas douce, et certainement, même en ce moment de grande émotion, il était malheureux ; rien de plus propre à empoisonner le bonheur que l’esprit militant. « Pourquoi, écrit-il, ai-je été toute ma vie plus ou moins ennuyé ?… Je ne sais que répondre, mais je pense que c’est dans mon tempérament, … comme aussi de me réveiller dans l’abattement, ce qui n’a jamais manqué de m’arriver depuis plusieurs années. La tempérance et l’exercice que j’ai pratiqués parfois et longtemps de {p. 349}suite, vigoureusement et violemment, n’y faisaient que peu ou rien. Les passions violentes me valaient mieux. Quand j’étais sous leur prise directe, —  c’est étrange, —  j’étais agité et non abattu. —  Pour le vin et les spiritueux, ils me rendent sombre et sauvage jusqu’à la férocité, —  silencieux pourtant et solitaire, point querelleur, si on ne me parle pas. Nager aussi me relève ; mais en général je suis bas, et tous les jours plus bas. À cela pas de remède, car je ne me trouve pas aussi ennuyé qu’à dix-neuf ans. La preuve en est qu’à cet âge-là j’étais obligé de jouer ou de boire, ou d’avoir une excitation quelconque, sans quoi j’étais misérable… À présent, ce qui m’envahit le plus, c’est l’inertie, et une sorte d’écœurement plus fort que l’indifférence. Si je me réveille, c’est par des fureurs1257. —  Dernièrement Lega est entré avec une lettre de Venise au sujet {p. 350}d’une facture que je croyais payée il y a dix mois. J’entrai dans un tel paroxysme de rage que je m’évanouis presque… Je présume que je finirai comme Swift, c’est-à-dire que je mourrai d’abord par la tête, —  à moins que ce ne soit plus tôt et par accident. » Horrible attente, et qui l’a hanté jusqu’au bout ! À son lit de mort, en Grèce, il refusait, je ne sais plus pourquoi, de se laisser saigner, et préférait finir tout de suite. On le menaça de la folie ; il sursauta : « Faites donc, bourreaux que vous êtes ! » et il tendit son bras. C’est parmi ces éclats et ces anxiétés qu’il passait sa vie ; l’angoisse endurée, le danger bravé, la résistance domptée, la douleur savourée, toutes les grandeurs et toutes les tristesses de la noire manie belliqueuse, voilà les images qu’il avait besoin de faire flotter devant lui. À défaut d’action, il avait les rêves, et il ne se réduisait aux rêves qu’à défaut d’action. Lui-même, en s’embarquant pour la Grèce, disait qu’il avait pris la poésie faute de mieux, qu’elle n’était pas son affaire. « Qu’est-ce qu’un poëte ? qu’est-ce qu’il vaut ? Qu’est-ce qu’il fait ? C’est un bavard. » Il augurait mal de la poésie de son siècle, même de la sienne, disant que s’il vivait dix ans, on verrait de lui quelque chose d’autre que des vers. En effet, il eût été mieux à sa place roi de la mer ou chef de bandes au moyen âge. Sauf deux ou trois éclairs de soleil italien, sa poésie et sa vie sont celles d’un scalde transporté dans le monde moderne, et qui, dans ce monde trop bien réglé, n’a pas trouvé son emploi.

{p. 351}

II §

Il a donc été poëte, mais à sa façon, façon étrange, semblable à celle dont il a vécu. Il y avait en lui des tempêtes intérieures, des avalanches d’idées qui ne trouvaient d’issue que par l’écriture. « Me fuir moi-même, ç’a été là toujours mon vrai, mon unique, mon seul motif pour barbouiller du papier et pour publier. —  Publier est la continuation du même effet par le mouvement que cela donne à l’esprit, qui, sans cela retomberait sur soi-même1258. » — Il a écrit « par trop-plein, dit-il encore, par passion, par entraînement, par beaucoup de causes, mais jamais par calcul », et presque toujours avec une rapidité étonnante : le Corsaire en dix jours, la Fiancée d’Abydos en quatre jours. —  Pendant l’impression, il ajoutait, corrigeait, mais sans refondre. « Je vous ai déjà dit que je ne puis jamais refondre. Je suis comme le tigre : si je manque mon premier bond, je rentre en grondant dans ma jungle ; si je le fais juste, il est écrasant1259. » Sans doute il bondit, mais il a sa chaîne : {p. 352}jamais, dans le plus libre élan de ses pensées, il ne se détache de soi. C’est de lui-même qu’il rêve et c’est lui-même qu’il voit partout. C’est un torrent qui bouillonne, mais que des rocs endiguent. Il n’y a point d’aussi grand poëte qui ait eu l’imagination aussi étroite ; il ne peut pas se métamorphoser en autrui. Ce sont ses chagrins, ses révoltes, ses voyages, à peine transformés et arrangés, qu’il met dans ses vers. Il n’invente pas, il observe ; il ne crée pas, il transcrit. Sa copie est poussée au noir, mais c’est une copie. « Je ne puis écrire sur quoi que ce soit, dit-il, sans quelque expérience personnelle et sans un fondement vrai1260. » Vous trouverez dans ses lettres et dans son livre de notes, presque trait pour trait, ses descriptions les plus frappantes. La prise d’Ismaïl, le naufrage de don Juan, suivent pas à pas deux récits en prose. S’il n’y a que des badauds capables de lui attribuer les crimes de ses héros, il n’y a que des aveugles capables de ne point voir en lui les sentiments de ses personnages ; cela est si vrai, qu’en somme il n’en a fait qu’un seul. Childe Harold, Lara, le Giaour, le Corsaire, Manfred, Sardanapale, Caïn, son Tasse, son Dante et le reste sont toujours un même homme, représenté sous divers costumes, dans plusieurs paysages, avec des expressions différentes, mais comme en font les peintres, lorsque par des changements de vêtements, de décors et d’attitudes, ils tirent du même {p. 353}modèle cinquante portraits. Il était trop replié sur soi pour s’éprendre d’autre chose : le roidissement habituel de la volonté empêche l’esprit d’être flexible ; sa force, toujours concentrée pour l’effort et tendue vers la lutte, l’enfermait dans la contemplation de lui-même, et le réduisait à ne jamais faire que l’épopée de son propre cœur.

Dans quel style allait-il écrire ? Avec ces sentiments concentrés et tragiques, il avait l’esprit classique. Par le plus singulier mélange, les livres qu’il préférait étaient ou les plus violents ou les plus réguliers, la Bible d’abord : « J’en suis grand lecteur et grand admirateur, je l’avais lue et relue avant d’avoir huit ans ; je veux dire l’Ancien-Testament, car le Nouveau, pour moi, était une tâche, mais l’Ancien un plaisir1261. » Remarquez ce mot ; il ne goûte point le mysticisme tendre et abandonné de l’Évangile, mais la roideur atroce et les cris lyriques des vieux Hébreux. À côté de la Bible, ce qu’il aime, c’est Pope, le plus correct, le plus compassé des hommes : « Je l’ai toujours regardé comme le plus grand nom de notre poésie. Comptez là-dessus, les autres sont des barbares… Vous pouvez appeler Shakspeare et Milton des pyramides, je préfère le temple de Thésée ou le Parthénon à des montagnes de briques brûlées1262. » {p. 354}Et aussitôt il écrit deux lettres avec une verve et un esprit incomparables pour défendre Pope contre les mépris des écrivains modernes. Ce sont ces écrivains, à son avis, qui ont gâté le goût public. Les seuls d’entre eux qui valent quelque chose, Crabbe, Campbell, Roger, imitent le style de Pope ; quelques autres ont du talent, mais, à tout prendre, les nouveaux venus ont perverti la littérature ; ils ne savent plus leur langue ; leurs expressions ne sont que des à-peu-près, au-dessous ou au-dessus du ton, forcées ou plates. Lui-même il se range parmi les corrupteurs1263, et l’on voit bien vite que cette théorie n’est pas une improvisation échappée à la mauvaise humeur et à la polémique : il y revient. Dans ses deux premiers essais, Hours of idleness, English Bards and Scottish Reviewers, il a essayé de la suivre. Plus tard et presque dans toutes ses œuvres, on en trouvera l’effet. Il recommande et pratique la règle des unités dans les tragédies. Il aime la forme oratoire, la phrase symétrique, le style condensé. Il plaide volontiers ses passions. Sheridan l’engageait à se tourner vers l’éloquence, et la vigueur, la logique perçante, la verve {p. 355}extraordinaire, l’argumentation serrée de sa prose, prouvent que parmi les pamphlétaires1264 il eût été au premier rang. S’il y monte parmi les poëtes, c’est en partie grâce à son système classique. Cette forme oratoire, où Pope resserre sa pensée à la façon de La Bruyère, multiplie la force et l’élan des idées véhémentes ; comme un canal étroit et droit, elle les rassemble et les précipite sur leur pente ; il n’y a rien alors que leur assaut n’emporte, et c’est ainsi que lord Byron, du premier coup, à travers les critiques inquiètes, par-dessus les réputations jalouses, a percé jusqu’au public1265.

Ainsi perça Childe Harold. Du premier coup, chacun fut troublé. C’était plus qu’un auteur qui parlait, c’était un homme. En dépit de ses désaveux, on sentait bien que l’auteur ne faisait qu’un avec le personnage ; il se calomniait, mais il s’imitait. On le reconnaissait dans ce jeune noble voluptueux et dégoûté, prêt à pleurer au milieu de ses orgies, qui « seul errait perdu en de mornes rêveries, et, gorgé de plaisirs, aspirait presque à la douleur1266 », qui, fuyant sa terre natale, portait parmi les splendeurs et les gaîtés du Midi la persécutrice infatigable, « la pensée, comme {p. 356}un démon », acharné après lui. On reconnaissait les paysages : ils avaient été copiés sur place. Et qu’est-ce qu’était tout ce livre, sinon son journal de voyage ? Il y disait ce qu’il avait vu et ce qu’il avait senti. Quelle fiction poétique vaut la sensation vraie ? Qu’y a-t-il de plus pénétrant que la confidence volontaire ou involontaire ? Véritablement chaque mot ici notait une émotion des yeux ou du cœur. « Cet azur tendre de la mer unie ; ces mousses des montagnes brunies par un ciel ardent1267 », ces îles « dans leurs robes de brume, rayées de bandes brunes et pourprées », toutes ces beautés imposantes ou sereines, il en avait joui et parfois souffert, et c’est pour cela que nous les voyons à travers ses vers. Quelque objet qu’il touchât, il le faisait palpiter et vivre ; c’est qu’en le regardant il avait palpité et vécu. Lui-même, un peu plus tard, laissant le masque d’Harold, reprenait son récit en son propre nom, et qui n’eût été touché d’aveux si passionnés et si entiers ?

Oui, il faut que je pense moins violemment ; j’ai pensé — trop longtemps et lugubrement, jusqu’à ce que mon cerveau, —  bouillonnant et épuisé par son propre tourbillon, —  soit devenu un gouffre tournant de rêves et de flamme. —  Voilà comment, n’ayant point appris tout jeune à dompter mon cœur, —  les sources de ma vie ont été empoisonnées. Il est trop tard ! —  Pourtant je suis changé, quoique toujours le même en force — pour endurer ce que le temps ne peut amoindrir, —  et pour me nourrir de fruits amers, sans accuser la destinée…

{p. 357}Harold s’était bientôt reconnu le plus impropre des hommes — à vivre dans le troupeau des hommes. Il était — trop différent, incapable de plier ses pensées — à celles des autres, quoique son âme eût été foulée — dans sa jeunesse par ses propres pensées ; toujours retranché dans son indépendance, —  refusant de livrer le gouvernement de son esprit — à des âmes contre lesquelles la sienne se révoltait, —  fier jusque dans un désespoir qui savait trouver — une vie en lui-même, et respirer en dehors de l’humanité !…

Comme le Chaldéen, il tenait ses yeux fixés sur les étoiles, —  jusqu’à ce qu’il les eût peuplées d’êtres aussi brillants — que leurs propres rayons, et que la terre, et ses discordes fangeuses, —  et les fragilités humaines fussent oubliées toutes. —  S’il avait pu maintenir son âme dans cet essor, —  il eût été heureux ; mais notre argile étouffe — son étincelle divine, enviant à l’homme la lumière — vers laquelle il monte, comme pour briser sa chaîne — enchaîné loin du ciel qui là-haut nous ouvre ses plages.

Cependant, dans les demeures de l’homme, il était devenu une créature — anxieuse et harassée, sombre et déplaisante, —  languissant comme un faucon sauvage dont l’aile est coupée, —  pour qui l’air sans bornes serait la seule patrie. —  Alors son accès lui revenait, et pour le dompter, —  aussi ardemment que l’oiseau emprisonné heurte — sa poitrine et son bec contre le treillage de fer — jusqu’à ce que le sang teigne son plumage ; —  ainsi la chaleur de son âme captive allait dévorant le sang de son cœur1268.

{p. 358}Voilà les sentiments avec lesquels il parcourait la nature et l’histoire, non pour les comprendre en s’oubliant devant elles, mais pour y chercher ou y imprimer l’image de ses propres passions. Il ne laisse pas parler les objets, il les force à lui répondre. Au milieu de leur paix, il n’est occupé que de son trouble. Il les monte au ton de son âme, et les force à répéter ses propres cris. Tout est tendu ici, comme en lui-même ; la vaste strophe roule emportant dans son lit comblé le flot des idées véhémentes ; la déclamation s’étale, pompeuse et parfois artificielle (c’est sa première œuvre), mais puissante, et si souvent sublime que les vieilleries de la rhétorique qu’il garde encore disparaissent sous l’afflux des magnificences {p. 359}dont il la charge. Wordsworth, Walter Scott, à côté de cette prodigalité de splendeurs accumulées, semblaient pauvres et ternes ; on n’avait point vu depuis Eschyle une pompe aussi tragique, et on suivait avec une sorte de saisissement le cortége des figures gigantesques qu’il amenait en files lugubres du fond du passé jusque sous nos yeux.

J’étais à Venise, sur le pont des Soupirs, —  un palais et une prison de chaque côté. —  Je voyais, du sein de la vague, ses monuments se lever — comme à l’attouchement d’une baguette magique. —  Dix siècles étendent leurs ailes brumeuses — autour de moi, et une auréole mourante rayonne — jusque sur ces temps lointains où mainte contrée sujette — tenait ses yeux fixés sur les bâtisses de marbre du lion ailé, —  quand Venise, assise dans sa pompe, posait son trône sur ses cent îles.

Elle semble une Cybèle des mers sortie de l’Océan, —  s’élevant avec sa tiare de tours orgueilleuses, —  dans le vague lointain, d’un mouvement majestueux, —  souveraine des eaux et de leurs puissances. —  Elle l’était jadis ; ses filles avaient leur douaire — dans les dépouilles des nations, et l’inépuisable Orient — versait dans son giron les pierreries en pluies éblouissantes. —  Elle trônait dans sa pourpre, et à ses fêtes — les monarques invités croyaient leur dignité accrue1269

{p. 360}La Bataille géante1270 est debout sur la montagne ; —  le soleil brunit l’éclat de ses tresses sanglantes ; —  dans ses mains de feu, les boulets flamboient, —  et ses yeux brûlent tout ce que leur éclair a touché. —  Çà et là, sans repos, elle roule, un instant fixe, puis au loin, —  lançant sa flamme. Devant ses pieds de fer, —  le Meurtre s’est blotti pour compter les œuvres de mort. —  Car ce matin trois puissantes nations se rencontrent — pour verser devant son autel le sang qu’elle trouve le plus doux.

Par le ciel ! c’est une splendide vue — pour celui qui n’a point là d’ami ni de frère — de voir leurs écharpes rivales, aux broderies bigarrées, —  de voir leurs armes variées qui étincellent dans l’air ! —  Les vaillants dogues de la guerre se lancent hors de leur repaire, —  et grincent de leurs crocs, et hurlent haut après la proie. —  Tous se joignent à la chasse, mais peu auront part au triomphe ; —  le tombeau prendra pour soi le plus précieux du butin, —  et le Massacre assouvi peut à peine, à force de joie, compter leurs files1271

{p. 361}Quel fruit retirerons-nous de notre maigre et pauvre être ? —  Nos sens étroits, —  notre raison fragile, —  la vie courte, —  la vérité, une perle qui aime l’abîme, —  toutes les choses pesées dans la fausse balance de la coutume ; —  l’opinion, souveraine toute-puissante, qui jette — sur la terre le manteau de ses obscurités, jusqu’à ce que le juste — et l’injuste semblent des accidents, et que les hommes pâlissent — de la crainte que leurs propres jugements n’éclatent au jour, —  et que leurs libres pensées ne soient des crimes, et que la terre n’ait trop de lumière.

Voilà comme ils fouissent leur sillon dans leur misère inerte, —  pourrissant de père en fils et d’âge en âge, —  fiers de leur nature foulée. Voilà comme ils meurent, —  léguant leur rage héréditaire — à une race nouvelle d’esclaves-nés, qui recommenceront la guerre — pour garder leurs chaînes, et, plutôt que d’être libres, —  saigneront en gladiateurs, et toujours iront s’assaillant — dans cette même arène où ils voient — leurs compagnons tombés avant eux, comme les feuilles du même arbre1272.

Jamais style a-t-il mieux exprimé l’âme ? On la voit ici qui travaille et s’épanche. Longuement et orageusement {p. 362}les idées y ont bouillonné comme les pièces de métal entassées dans la fournaise. Elles y ont fondu sous l’effort de la chaleur intense ; elles y ont mêlé leurs laves avec des frémissements et des explosions, et voilà qu’enfin la porte s’ouvre : un lourd ruisseau de feu descend dans le canal ménagé d’avance, embrasant l’air qui frissonne, et ses teintes flamboyantes brûlent les yeux qui s’obstinent à le regarder.

III §

Ce n’était pas assez pour lui de la description et du monologue ; il avait besoin, pour exprimer son personnage idéal, d’événements et d’actions. Il n’y a que les événements qui mettent à l’épreuve la force et le ressort de l’âme ; il n’y a que les actions qui manifestent et mesurent cette force et ce ressort. Parmi les événements, il a cherché les plus puissants, parmi les actions, les plus fortes, et l’on a vu paraître coup sur coup la Fiancée d’Abydos, le Giaour, le Corsaire, Lara, Parisina, le Siége de Corinthe, Mazeppa et le Prisonnier de Chillon.

Je le sais, ces éclatants poëmes se sont ternis en quarante ans. Dans ce collier de pierreries orientales, on a découvert les verroteries, et Byron, qui ne les aimait qu’à demi, avait mieux jugé que ses juges. Encore avait-il mal jugé ; les morceaux qu’il préférait sont les plus faux. Son Corsaire est taché d’élégances classiques ; la chanson des pirates qu’il met {p. 363}au commencement n’est pas plus vraie qu’un chœur de l’Opéra italien ; ses chenapans y font des antithèses philosophiques aussi équilibrées que celles de Pope. Cent fois l’Ambition, la Gloire, l’Envie, le Désespoir et le reste des personnages abstraits, tels qu’on les mettait sur les pendules au temps de l’Empire, font invasion au milieu des passions vivantes1273. Les plus nobles passages sont défigurés par des apostrophes de collége, et la prétendue diction poétique vient y étaler sa friperie usée et ses ornements convenus1274. Bien pis, il vise à l’effet et suit la mode. Les ficelles mélodramatiques viennent tirer à propos son personnage pour obtenir la grimace qui fera frémir le public : « Écoutez ! —  Qui vient là sur un noir coursier ? —  Approche, bas esclave rampant, et réponds : ne sont-ce point là les Thermopyles1275 ? » Tristes procédés, emphatiques et vulgaires, imités de Lucain et de nos Lucains modernes, mais qui font effet pendant la chaleur de la première lecture et sur la populace des auditeurs. Il y a un moyen sûr d’attirer la foule autour {p. 364}de soi, c’est de crier fort ; avec des naufrages, des siéges, des meurtres et des combats, on l’intéressera toujours ; montrez-lui des forbans, des aventuriers désespérés : ces figures contractées ou furieuses la tireront de sa vie régulière et monotone ; elle ira les voir comme elle va aux théâtres du boulevard et par le même instinct qui lui fait lire les romans à quatre sous. Joignez-y, en façon de contraste, des femmes angéliques, tendres et soumises, surtout belles comme des anges. Byron n’y manque pas, et ajoute à toutes ces séductions la fantasmagorie de la scène, le décor oriental ou pittoresque ; les vieux châteaux des Alpes, les vagues de la Méditerranée, les soleils couchants de la Grèce, le tout en haut relief, avec des ombres marquées et des couleurs voyantes. Nous sommes tous peuple à l’endroit des émotions, et la grande dame, comme la femme de chambre, donne d’abord ses larmes sans chicaner l’auteur sur les moyens.

Et cependant la vérité surnage. Non, cet homme n’est point un arrangeur d’effets ou un faiseur de phrases. Il a vécu parmi les spectacles qu’il décrit ; il a éprouvé les émotions qu’il raconte. Il est allé dans la tente d’Ali-Pacha, il a goûté l’âpre saveur des aventures maritimes et des mœurs sauvages. Il a senti vingt fois le voisinage de la mort : en Morée, dans les angoisses de la solitude et de la fièvre ; à Suli, dans un naufrage ; à Malte, en Angleterre et en Italie, dans des menaces de duel, dans des projets d’insurrection, dans des commencements de coups de main, en mer, {p. 365}armé, ou à cheval, ayant vu à sa porte, et plus d’une fois, l’assassinat, les plaies, l’agonie. « Je vis ici, écrivait-il, exposé tous les jours à être assassiné1276, car je me suis fait un ennemi d’un homme puissant qui n’a pas de conscience. Cela ne me fait pas dormir plus mal, ni ne m’empêche d’aller à cheval dans les endroits solitaires, parce que la précaution est inutile. On pense à cela comme à une maladie qui peut ou non vous frapper1277. » Il disait vrai : nul devant le danger ne s’est tenu plus droit et plus ferme. Un jour, près du golfe de San-Fiorenzo1278, son yacht fut jeté à la côte ; la mer était horrible et les écueils en vue ; les passagers baisaient leur rosaire ou s’évanouissaient d’horreur, et les deux capitaines, consultés, déclarèrent le naufrage infaillible. « Bien, dit lord Byron, nous sommes tous nés pour mourir. Je m’en irai avec regret, mais certainement sans crainte. » Et il ôta ses habits, engageant les autres à en faire autant, non qu’on pût se sauver parmi de telles vagues : « mais, disait-il, comme les enfants qui se laissent aller d’eux-mêmes au sommeil une fois qu’ils se sont fatigués à force de crier, nous mourrons plus tranquillement quand nous nous serons épuisés à nager1279. » Là-dessus il s’assit, croisant ses {p. 366}bras, fort calme ; même il plaisanta le capitaine, qui mettait ses dollars dans les poches de son gilet. Cependant les longues lames pesantes déferlaient sur les rocs avec le craquement d’une forêt de chênes fracassés par un tourbillon », le navire arrivait sur l’écueil ; on ne vit point pendant tout ce temps Byron changer de visage. —  Un homme ainsi éprouvé et trempé pouvait peindre les situations et les sentiments extrêmes. Après tout, on ne les peint jamais que comme lui, par expérience1280. Les plus inventifs, Dante et Shakspeare, quoique tout autres, ne font pas autrement. Leur génie a beau monter haut, il a toujours les pieds plongés dans l’observation, et leurs plus folles comme leurs plus magnifiques peintures n’arrivent jamais qu’à offrir au monde l’image de leur siècle ou de leur propre cœur. Tout au plus ils déduisent, c’est-à-dire qu’ayant deviné, sur deux ou trois traits, le fond de l’homme qui est en eux et des hommes qui sont autour d’eux, ils en tirent, par un raisonnement subit dont ils n’ont point conscience, l’écheveau nuancé des actions et des sentiments. Ils ont beau être artistes, ils sont observateurs. Ils ont beau inventer, ils décrivent. Leur gloire ne consiste point dans l’étalage {p. 367}d’une fantasmagorie, mais dans la découverte d’une vérité. Ils entrent les premiers dans quelque province inexplorée de la nature humaine, qui devient leur domaine, et désormais, comme un apanage, soutient leur nom. Byron a trouvé la sienne, qui est celle des sentiments tendres et tristes ; c’est une lande, et pleine de ruines, mais il est chez lui, et il est seul.

Quel séjour ! Et c’est sur cette désolation qu’il s’appesantit. Il la médite. Regardez passer les frères de Childe Harold, les personnages qui la peuplent. Celui-ci est dans un cachot, enchaîné avec les deux frères qui lui restent. Trois autres et leur père ont péri en combattant ou ont été brûlés pour leur foi. Un à un, sous les yeux de l’aîné, les deux derniers languissent et défaillent : agonie silencieuse et lente dans l’obscurité humide où perce à travers une crevasse un rayon de lumière malade. Le premier meurt, et les survivants demandent qu’on l’enterre du moins à l’endroit où vient cette pauvre clarté. Les geôliers rient et lui font la fosse à la place où il est mort, « dans la terre plate et sans gazon », laissant pendre au-dessus « sa chaîne vide. » Jour par jour alors, le plus jeune se flétrit « comme une fleur sur sa tige », sans se plaindre, au contraire encourageant son frère qui se tait, désespéré et morne1281. Les piliers sont trop loin, il ne peut approcher du jeune homme mourant ; {p. 368}il prête l’oreille, et entend ses soupirs qui se ralentissent ; il crie à l’aide, et nul ne vient. Il rompt sa chaîne d’un grand bond ; tout est fini. Il prend cette main froide, et là, devant le corps demeuré inerte, ses sens se bouchent, sa pensée s’arrête, il est comme un homme qui se noie, qui, après avoir traversé l’angoisse, se laisse enfoncer aussi fixe qu’une pierre, et qui ne sent plus son être que par un roidissement universel d’horreur. —  En voici un autre, lié nu et lancé à travers le steppe sur un cheval sauvage. Il se tord, et ses membres enflés, coupés par les cordes, saignent. Un jour entier il court, et derrière lui les loups hurlent. Toute la nuit il entend leur long galop monotone, et à la fin sa force s’abat : « la terre s’enfonçait, le ciel roulait ; —  il me sembla que je tombais à terre : — je me trompais, j’étais trop bien lié ! —  Mon cœur devint malade, mon cerveau douloureux ; —  il palpita un temps, puis ne battit plus. —  Le ciel tournoyait comme une grande roue. —  Je vis les arbres chanceler comme des hommes ivres. —  Un éclair faible passa devant mes yeux, —  qui ne virent plus. Celui qui meurt — ne peut pas mourir davantage. —  Je sentais les ténèbres venir et s’en aller, —  et je luttais pour m’éveiller ; mais je ne pouvais m’accrocher et gravir jusqu’à la vie. —  Je me sentais comme {p. 369}un naufragé à la mer sur une planche, —  quand toutes les vagues qui fondent sur lui — le soulèvent en même temps et l’engloutissent1282. » Les nommerai-je tous ? Hugo, Parisina, les Foscari, le Giaour, le Corsaire. Toujours son héros est l’homme aux prises avec la pire angoisse, en face du naufrage, de la torture, de la mort, de sa propre mort douloureuse et prolongée, de la mort amère de ses plus chers bien-aimés, avec le remords pour compagnon, parmi les lugubres perspectives de l’éternité menaçante, sans autre soutien que l’énergie native et l’orgueil endurci. Ils ont trop désiré, trop impétueusement, d’un élan insensé, comme un cheval sans bouche, et désormais leur destin intérieur les pousse dans le gouffre qu’ils voient et ne veulent plus éviter. Quelle nuit que celle d’Alp devant Corinthe ! Il est renégat et vient avec des musulmans assiéger des chrétiens, d’anciens amis, Minotti, le père de la jeune fille qu’il aime. Demain il va donner l’assaut, et il pense à sa propre mort qu’il {p. 370}pressent, au carnage des siens qu’il prépare. Nul appui intérieur, sinon le ressentiment enraciné et la fixité de la volonté roidie. Les musulmans le méprisent, les chrétiens l’exècrent, et sa gloire ne fait que publier sa trahison. Oppressé et fiévreux, il sort à travers le camp endormi, et va errer sur le rivage. « Il est minuit ; sur les montagnes brunes, —  la froide lune ronde luit descendue ; —  la mer bleue roule, le ciel bleu — s’étend comme un océan suspendu dans les hauteurs, —  parsemé d’îles de lumière. —  Les vagues sur les deux rivages reposaient, —  calmes, transparentes, aussi azurées que l’air. —  À peine si leur écume ébranlait les cailloux du bord, —  et leur murmure était aussi doux que celui d’un ruisseau. » «  — Les vents étaient endormis sur les vagues, —  les étendards laissaient retomber leurs plis le long de leurs hampes, —  et ce profond silence n’était point interrompu, —  sauf quand la sentinelle criait son signal, —  sauf quand un cheval poussait son hennissement vibrant et aigu, —  sauf quand le vaste bourdonnement de cette multitude sauvage — allait bruissant comme font les feuilles, d’une côté à l’autre côte1283. » Comme le cœur se sent malade en face de pareils spectacles ! Quel contraste entre son agonie {p. 371}et la paix de l’immortelle nature ! Comme les bras se tendent alors vers la beauté idéale, et comme ils retombent impuissants au contact de notre fange et de notre immortalité ! Alp avance sur la grève, jusqu’au pied du bastion, sous le feu des sentinelles : il n’y songe guère. « Il regardait les chiens maigres sous le mur, —  qui faisaient leur carnaval sur les morts, —  se gorgeant et grondant sur les carcasses et les membres. —  Ils étaient trop affairés pour aboyer contre lui. —  Ils avaient arraché la chair du crâne d’un Tartare, —  comme on pèle une figue quand le fruit est frais, —  et les crocs blancs grinçaient sur le crâne encore plus blanc, —  quand il glissait à travers leurs mâchoires émoussées. —  Eux, paresseusement, allaient mâchonnant les os des morts, —  et pouvant à peine se traîner hors de l’endroit où ils s’étaient emplis, —  tant ils avaient bien rompu leur long jeûne, —  sur ceux qui étaient tombés pour leur repas de la nuit. —  Alp reconnut, aux turbans, qui avaient roulé sur le sable, —  les premiers entre les plus braves de sa troupe ; —  rouges et verts étaient les châles qui ceignaient leurs têtes, —  et chaque crâne avait une longue touffe de {p. 372}cheveux ; —  tout le reste était rasé et nu. —  Leurs crânes étaient dans la gueule du chien sauvage, —  et leur chevelure entortillée autour de sa mâchoire. —  Tout auprès, sur le rivage, au bord du golfe, —  un vautour s’était posé, battant des ailes, pour chasser un loup — qui était descendu furtivement des collines, mais se tenait à l’écart, —  effarouché par les chiens, loin de la proie humaine. —  Pourtant il attrappa sa part d’un cheval qui gisait, —  rongé par les oiseaux sur les sables de la baie1284. » Voilà l’issue de l’homme ; la chaude frénésie de la vie aboutit là ; enseveli ou non, peu importe : vautours ou chacals, ses fossoyeurs se valent. La tempête de ses colères et de ses efforts n’a servi qu’à le leur jeter {p. 373}en pâture, et il n’arrive sous leurs becs ou sous leurs mâchoires qu’avec le sentiment de ses espérances frustrées et de ses désirs inassouvis. Quelqu’un de nous a-t-il pu oublier la mort de Lara après l’avoir lue ? Quelqu’un a-t-il vu ailleurs, sauf dans Shakspeare, une plus lugubre peinture de la destinée de l’homme en vain cabré contre son frein ? Quoique généreux comme Macbeth, il a tout osé, comme Macbeth, contre la loi et contre la conscience, même contre la pitié et le plus vulgaire honneur ; les crimes commis l’ont acculé à d’autres crimes, et le sang versé l’a fait glisser dans une mare de sang. Corsaire, il a tué ; coupe-jarret, il assassine, et les meurtres anciens qui peuplent ses rêves viennent avec leurs ailes de chauves-souris heurter aux portes de son cerveau. On ne les chasse point, ces noires visiteuses ; la bouche a beau rester muette, le front pâli et l’étrange sourire témoignent de leur venue. Et pourtant c’est un noble spectacle que de voir l’homme debout, la contenance calme jusque sous leur attouchement. Le dernier jour est venu, et six pouces de fer ont eu raison de toute cette force et de toute cette furie. Il est couché sous un tilleul, et sa plaie ruisselle. À chaque convulsion, le flot jaillit plus noir, puis s’arrête ; le sang ne tombe plus que goutte à goutte, et déjà son front est humide, son œil terne. Les vainqueurs arrivent, il ne daigne pas leur répondre ; le prêtre approche la croix bénite, il l’écarte avec mépris. Ce qui lui reste de vie est pour ce pauvre page, seul être qui l’ait aimé, qui l’a suivi jusqu’au bout, {p. 374}qui maintenant essaye d’étancher le sang de sa blessure. « Lara peut à peine parler, mais fait signe que c’est en vain » ; — il lui prend la main, le remercie d’un sourire, et, lui parlant sa langue, une langue inconnue, lui montre du doigt le côté du ciel où en ce moment le soleil se lève, et la patrie perdue où il veut le renvoyer. Des assistants nul souci ; sur lui-même aucun retour ; son visage reste « immobile et sombre, sans repentir », comme dans sa vie. « Cependant son souffle haletant soulève péniblement sa poitrine, —  et le nuage s’épaissit sur ses yeux troubles, —  ses membres s’étendent en tremblotant, et sa tête retombe1285. » Tout est fini, et de ce hautain esprit il ne reste plus qu’une pauvre argile. Après tout, pour de tels cœurs c’est là le sort désirable ; ils ont mal pris la vie, et ne reposent bien que dans le tombeau.

{p. 375}Étrange poésie toute septentrionale, qui a sa racine dans l’Edda et sa fleur dans Shakspeare, née jadis d’un ciel inclément, au bord d’une mer tempétueuse, œuvre d’une race trop volontaire, trop forte et trop sombre, et qui, après avoir prodigué les images de la désolation et de l’héroïsme, finit par étendre comme un voile noir sur toute la nature vivante le rêve de l’universelle destruction. Ce rêve est ici comme dans l’Edda, presque aussi grandiose. « J’eus un songe qui n’était pas tout entier un songe. —  Le clair soleil était éteint, et les étoiles — erraient dans les ténèbres de l’éternel espace, —  sans rayons, ne voyant plus leur route, et la terre froide — se balançait aveugle et noircissante dans l’air sans lune. —  Le matin venait, s’en allait et venait encore, mais n’apportait point de jour… —  Les hommes mirent le feu aux forêts pour s’éclairer ; mais heure par heure — elles tombaient et se consumaient ; les troncs pétillants — s’éteignaient avec un craquement, puis tout était noir. —  Ils vivaient près de ces feux nocturnes, et les trônes, —  les palais des rois couronnés, les cabanes, les habitations de tous les êtres qui vivent sous un toit — flambèrent en guise de torches. Les cités furent incendiées, —  et les hommes se tenaient assemblés autour de leurs maisons brûlantes — pour se regarder encore une fois la face les uns des autres. Leurs fronts sous cette lumière désespérée avaient un aspect infernal, lorsque par saccades — les éclairs arrivaient sur eux. Quelques-uns gisaient à terre, —  et cachaient {p. 376}leurs yeux et pleuraient. —  D’autres, souriant, —  appuyaient leur menton sur les mains crispées. —  D’autres couraient çà et là et nourrissaient — avec du bois leurs bûchers funéraires, et levaient les yeux — avec une anxiété folle vers le ciel morne, —  linceul d’un monde mort ; puis de nouveau, —  avec des malédictions, ils se jetaient sur la poussière, —  grinçaient des dents et hurlaient. Les oiseaux sauvages criaient, —  et dans leur épouvante venaient tomber à terre — et battaient l’air de leurs ailes inutiles. Les brutes les plus farouches — arrivaient apprivoisées et craintives, et les vipères rampaient — et s’entrelaçaient parmi la multitude — avec des sifflements, mais sans morsure. On les tua pour s’en nourrir. —  La Guerre, qui pour un moment s’était apaisée, —  s’assouvit de nouveau : ils achetèrent un repas — avec du sang, et chacun, morne, s’assit à part, —  se gorgeant dans l’ombre. Plus d’amour ; —  la terre n’avait plus qu’une pensée, celle de la mort, —  de la mort présente et sans gloire, et la dent — de la famine mordait toutes les entrailles. Les hommes — mouraient, et leurs os étaient sans tombe comme leur chair. —  Les maigres étaient dévorés par les maigres. —  Même les chiens assaillirent leurs maîtres, tous sauf un ; —  et celui-ci fut fidèle au cadavre, écartant — les oiseaux, et les bêtes, et les hommes affamés, par ses hurlements, —  jusqu’à ce que la faim leur eût serré la gorge, ou que les morts qui tombaient — eussent alléché leurs mâchoires maigres. —  Lui-même {p. 377}n’alla point chercher de nourriture, —  mais d’un piteux et perpétuel gémissement, —  avec des cris pressés et désolés, léchant la main — qui ne lui répondait point par une caresse, il mourut. —  La foule périt de faim par degrés ; mais deux hommes — dans une énorme cité survécurent, —  et ils étaient ennemis. Ils se rencontrèrent — auprès des brandons mourants d’un autel — où un amas de choses saintes avaient été empilées — pour un usage profane. Ils les ramassèrent, —  et, grelottant, de leurs froides mains de squelettes — ils grattèrent — les faibles cendres, et leur faible souffle — tâcha d’y souffler une petite vie, et fit une flamme — qui était une dérision. Puis, comme elle devenait plus claire, —  ils levèrent leurs yeux et regardèrent — chacun la face de l’autre ; ils se virent, crièrent et moururent. —  Ils moururent d’épouvante par l’horreur de leur propre aspect1286. »

{p. 378}

IV §

Entre ces poëmes effrénés et funéraires, qui tous incessamment reviennent et s’obstinent sur le même sujet, il y en a un plus imposant et plus haut, Manfred, frère jumeau du plus grand poëme du siècle, le Faust de Gœthe. « Lord Byron m’a pris mon Faust, disait Gœthe, et l’a fait sien. Il en a employé les ressorts moteurs à sa façon, pour son but propre, de sorte qu’aucun d’eux ne reste le même, et c’est pour cette raison surtout que je ne saurais trop admirer son génie. » En effet, l’œuvre était originale. « Je n’ai jamais lu le Faust de Gœthe, écrivait Byron, car je ne sais pas l’allemand ; mais Matthew {p. 379}Monk Lewis, en 1816, à Coligny, m’en traduisit la plus grande partie de vive voix, et naturellement j’en fus très-frappé. Néanmoins c’est le Steinbach et la Jungfrau, et quelque chose d’autre encore, bien plus que Faust, qui m’ont fait écrire Manfred. » — « L’œuvre est si entièrement renouvelée, ajoutait Gœthe, que ce serait une tâche intéressante pour un critique de montrer non-seulement les altérations, mais leurs degrés. » Parlons-en donc tout à notre aise : il s’agit ici de l’idée dominante du siècle, exprimée de manière à manifester le contraste de deux maîtres et de deux nations.

Ce qui fait la gloire de Gœthe, c’est qu’au dix-neuvième siècle il a pu faire un poëme épique, j’entends un poëme où agissent et parlent de véritables dieux. Cela semblait impossible au dix-neuvième siècle, puisque {p. 380}l’œuvre propre de notre âge est la considération épurée des idées créatrices et la suppression des personnes poétiques par lesquelles les autres âges n’ont jamais manqué de les figurer. Des deux familles divines, la grecque et la chrétienne, aucune ne paraissait capable de rentrer dans le monde épique. La littérature classique avait entraîné dans sa chute les mannequins mythologiques, et les dieux antiques dormaient sur leur vieil Olympe, où l’histoire et l’archéologie pouvaient seules aller les réveiller. Les anges et les saints du moyen âge, aussi étrangers et presque aussi lointains, étaient couchés sur le vélin de leurs missels et dans les niches de leurs cathédrales, et si quelque poëte, comme Chateaubriand, essayait de les faire rentrer dans le monde moderne1287, il ne parvenait qu’à les rabaisser jusqu’à l’office de décors de sacristie et de machines d’opéra. La crédulité mythique avait disparu par l’accroissement de l’expérience ; la crédulité mystique avait disparu par l’accroissement du bien-être. Le paganisme, au contact de la science, s’était réduit à la reconnaissance des forces naturelles ; le christianisme, au contact de la morale, se réduisait à l’adoration de l’idéal. Pour diviniser de nouveau les puissances physiques, il eût fallu que l’homme redevînt un enfant bien portant comme sous Homère. Pour diviniser de nouveau les puissances spirituelles, il eût fallu que l’homme redevînt un enfant malade comme sous Dante. Mais il était adulte, et ne {p. 381}pouvait remonter vers les civilisations, ni vers les épopées d’où le courant de sa pensée et de sa vie l’avait retiré pour jamais. Comment lui montrer ses dieux, les dieux modernes ? comment les revêtir pour lui d’une forme personnelle et sensible, puisque c’est justement de toute forme personnelle et sensible qu’il a travaillé et réussi à les dépouiller ? Au lieu d’écarter la légende, Gœthe la reprend. C’est une histoire du moyen âge qu’il choisit pour thème. Soigneusement, pieusement, il suit à la trace les vieilles mœurs et la vieille croyance. Un laboratoire d’alchimiste, un grimoire de sorcière, de grosses gaîtés de villageois, d’étudiants ou d’ivrognes, le sabbat sur le Brocken, la messe à l’église : vous croiriez voir une gravure du temps de Luther, consciencieuse et minutieuse ; rien n’est omis. Les personnages célestes apparaissent dans les attitudes consacrées, selon le texte de l’Écriture, à la façon des anciens mystères. C’est le Seigneur avec les anges, puis avec le diable, qui vient lui demander la permission de tenter Faust, comme autrefois il a tenté Job. C’est le ciel comme l’imaginait saint François et le peignait Van Eyck, avec les anachorètes, les saintes femmes et les docteurs, les uns dans un paysage de rochers bleuâtres, les autres au-dessus dans l’air sublime, autour de la Vierge glorieuse, rangés par régions et flottant en chœurs. Gœthe pousse l’affectation d’orthodoxie jusqu’à inscrire au-dessous de chacun son nom latin et sa niche dans la Vulgate1288. {p. 382}Et justement cette fidélité le proclame sceptique. On voit que s’il ressuscite le vieux monde, c’est en historien, non en croyant. Il n’est, chrétien que par souvenir et poésie. Chez lui, l’esprit moderne déborde avec calcul du vase étroit où par calcul il semble s’enfermer. Le penseur perce derrière le conteur. À chaque instant, un mot voulu, qui paraît involontaire, ouvre par-delà les voiles de la tradition les perspectives de la philosophie. Qui sont-ils, ces personnages surnaturels, ce Dieu, ce Méphistophélès et ces anges ? Leur substance incessamment va se dissolvant et se reformant, pour montrer et cacher tour à tour l’idée qui l’emplit. Sont-ce des abstractions ou des personnes ? Ce Méphistophélès révolutionnaire et philosophe, qui a lu Candide et gouaille cyniquement les puissances, est-il autre chose parfois que « l’esprit qui nie ? » Ces anges « qui se réjouissent de la riche beauté vivante, que la trame incessante de l’être vient envelopper dans les suaves liens de l’amour, qui fixent en pensées stables la vapeur onduleuse des apparitions changeantes », sont-ils autre chose, pour un instant du moins, que l’intelligence idéale qui, par la sympathie, arrive à tout aimer, et par les idées, à tout comprendre ? Que dirons-nous de ce Dieu, d’abord biblique et personnel, qui peu à peu se déforme, s’évanouit, et reculant dans les profondeurs, derrière les magnificences de la nature vivante et les splendeurs de la rêverie mystique, se confond avec l’inaccessible absolu ? Ainsi se développe le poëme entier, action et personnages, hommes {p. 383}et dieux, antiquité et moyen âge, ensemble et détails, toujours sur la limite de deux mondes : l’un sensible et figuré, l’autre intelligible et sans formes ; l’un qui comprend les dehors, mobiles de l’histoire ou de la vie, et toute cette floraison colorée et parfumée que la nature prodigue à la surface de l’être, l’autre qui contient les profondes puissances génératrices et les invisibles lois fixes par lesquelles tous ces vivants arrivent sous la clarté du jour1289. Enfin, les voilà, nos dieux ; nous ne les travestissons plus, comme nos ancêtres, en idoles ou en personnes ; nous les apercevons tels qu’ils sont en eux-mêmes, et nous n’avons pas besoin pour cela de renoncer à la poésie, ni de rompre avec le passé. Nous restons à genoux devant les sanctuaires où pendant trois mille ans a prié l’humanité ; nous n’arrachons pas une seule rose aux guirlandes dont elle a couronné ses divines madones ; nous n’éteignons pas une seule des lampes qu’elle entassait sur les marches de son autel ; nous contemplons avec un plaisir d’artistes les châsses précieuses où, parmi les candélabres ouvragés, les soleils de diamants et les chapes resplendissantes, elle a répandu les plus purs trésors de son génie et de son cœur. Mais notre pensée perce plus loin que nos yeux. A de certains instants, pour nous, ces draperies, ces marbres, tout cet appareil vacille ; ce ne sont plus que de beaux fantômes, ils se dissipent en fumée, et nous découvrons à travers eux et derrière eux l’impalpable idéal {p. 384}qui a dressé ces piliers, illuminé ces voûtes, et plané pendant des siècles sur la multitude agenouillée.

Comprendre la légende et aussi comprendre la vie, voilà l’objet de cette œuvre et de toute l’œuvre de Gœthe. Chaque chose, brute ou pensante, vile ou sublime, fantastique ou tangible, est un groupe de puissances dont notre esprit, par l’étude et la sympathie, peut reproduire en lui-même les éléments et l’arrangement. Reproduisons-la et donnons-lui dans notre pensée un nouvel être. Est-ce qu’une commère comme Marthe, bavarde et sotte, est-ce qu’un ivrogne comme Frosch, braillard et sale, et le reste des magots hollandais sont indignes d’entrer dans un tableau ? Même cette guenon et ces singes qui font bouillir la marmite de la sorcière, avec leurs cris rauques et leur imagination détraquée, valent la peine que l’art les ranime. Partout où est la vie, même bestiale ou maniaque, est la beauté. Plus on regarde la nature, plus on la trouve divine, divine jusque dans ses rochers et ses plantes. Considérez ces forêts, elles semblent inertes ; mais les feuilles respirent, et la séve y monte insensiblement, à travers les troncs massifs et les branches, jusque dans les minces rameaux étendus comme des doigts ouverts au bout des tiges ; elle emplit des canaux gorgés, elle suinte en formes vivantes, elle comble les frêles chatons de poussières fécondantes, elle répand à profusion dans l’air qui fermente les vapeurs et les senteurs ; cet air lumineux, ce dôme de verdure, cette longue colonnade de troncs, ce sol silencieux travaillent et se transforment ; {p. 385}ils accomplissent une œuvre, et le cœur du poëte n’a qu’à les écouter pour trouver une voix à leurs instincts obscurs. Ils parlent dans ce cœur ; bien mieux ils chantent, et les autres êtres font de même ; chacun avec sa mélodie distincte, courte ou longue, étrange ou simple, seule appropriée à sa nature, capable de la manifester tout entière, comme un son, par son timbre, sa hauteur et sa force, manifeste la structure intérieure du corps qui l’a produit. Cette mélodie, le poëte la respecte ; il évite de l’altérer par le mélange de ses idées ou de son accent ; tout son soin est de la garder intacte et pure. Ainsi se forme son œuvre, écho de l’universelle nature, gigantesque chœur où les dieux, les hommes, le passé, le présent, tous les moments de l’histoire, toutes les conditions de la vie, tous les ordres de l’être viennent s’accorder sans se confondre, et où le génie flexible du musicien, qui tour à tour s’est métamorphosé en chacun d’eux pour les interpréter et les comprendre, ne témoigne de sa pensée propre qu’en faisant entrevoir, par-delà cette immense harmonie, le groupe de lois idéales d’où elle dérive et la raison intérieure qui la soutient.

À côté de cette conception si haute, qu’est-ce que le surnaturel de Manfred ? Sans doute Byron est ému par les grandes choses de la nature : il sort des Alpes, il a vu ces glaciers qui sont « comme un ouragan gelé », ces cataractes formidables qui ondulent au-dessus des précipices « comme la queue du cheval pâle de l’Apocalypse » ; mais il n’en a rien rapporté, {p. 386}sauf des images. Sa sorcière, ses esprits, son Ahrimane ne sont que des dieux de théâtre. Il n’y croit pas plus que nous. C’est à un tout autre prix qu’on fait de vrais dieux : il faut y croire ; il faut, comme Gœthe, avoir assisté longuement, en philosophe et en savant, à leur naissance ; il faut avoir vu d’eux autre chose que leur dehors. Celui qui, en restant poëte, s’est fait naturaliste et géologue, qui a suivi dans les fissures des roches les eaux tortueuses lentement distillées et poussées enfin par leur propre poids vers la lumière, peut se demander, comme autrefois les Grecs, en les regardant tournoyer et chatoyer sous leurs teintes d’émeraude, ce qu’elles peuvent penser, si elles pensent. Quelle étrange vie que la leur, tour à tour reposée et violente ! Combien loin de la nôtre ? Avec quel effort faut-il nous arracher à nos passions compliquées et vieillies pour comprendre la jeunesse et la simplicité divine d’un être affranchi de la réflexion et de la forme ! Combien difficile est une telle œuvre pour un moderne ! Combien impossible pour un Anglais ! Shelley, Keats en ont approché, grâce à la délicatesse nerveuse de leur imagination malade ou débordante ; mais que cette approche est encore lointaine ! Et comme on sent, en les lisant, qu’il leur eût fallu, ainsi qu’à Goëthe, l’aide de la culture publique et l’aptitude du génie national ! Ce que la civilisation tout entière a développé uniquement chez l’Anglais, c’est la volonté énergique et les facultés pratiques. L’homme s’est trouvé roidi dans l’effort, concentré {p. 387}dans la résistance, attaché à l’action, et partant exclu de la spéculation pure, de la sympathie ondoyante et de l’art désintéressé. Chez lui, la liberté métaphysique a péri sous les préoccupations utilitaires, et la rêverie panthéistique sous les préoccupations morales. Comment ferait-il pour plier son imagination jusqu’à suivre les contours innombrables et fuyants des êtres, surtout des êtres vagues ? Comment ferait-il pour sortir de sa religion jusqu’à reproduire avec indifférence les puissances de l’indifférente nature ? Et qui est plus loin de la flexibilité et de l’indifférence que celui-ci ? L’eau coulante, qui chez Goëthe va se modelant sur toutes les formes du terrain, et qu’on aperçoit dans le lointain sinueux et lumineux sous le brouillard doré qu’elle exhale, s’est prise tout d’un coup chez Byron en une masse de glace, et ne fait plus qu’un bloc rigide de cristal. Ici comme ailleurs, il n’y a qu’un personnage, le même qu’ailleurs. Hommes, dieux, nature, tout le monde changeant et multiple de Goëthe s’est évanoui. Seul le poëte subsiste, exprimé dans son personnage. Enfermé invinciblement en lui-même, il n’a pu voir que lui-même ; s’il fait venir d’autres êtres, c’est pour qu’ils lui donnent la réponse, et à travers cette épopée prétendue il a persisté dans son monologue éternel.

Mais aussi comme toutes ces puissances rassemblées en un seul être le font grand ! Dans quelle médiocrité et quelle platitude recule auprès de lui le Faust de Goëthe ! Sitôt qu’on cesse de voir en ce Faust l’humanité, qu’est-ce qu’il devient ? Est-ce là un héros ? Triste héros, qui {p. 388}pour toute œuvre parle, a peur, étudie les nuances de ses sensations et se promène ! Sa plus forte action est de séduire une grisette et d’aller danser la nuit en mauvaise compagnie, deux exploits que tous les étudiants ont accomplis. Ses volontés sont des velléités, ses idées des aspirations et des rêves. Une âme de poëte dans une tête de docteur, toutes deux impropres à l’action et faisant mauvais ménage, la discorde au dedans, la faiblesse au dehors ; bref, le caractère manque ; c’est un caractère d’Allemand. À côté de lui, quel homme que Manfred ! C’est un homme ; il n’y a pas de mot plus beau, ni qui le peigne mieux. Ce n’est pas lui qui, à l’aspect d’un esprit, « tremblera comme un ver craintif qui se tortille à terre. » Ce n’est pas lui qui regrettera « de n’avoir ni or, ni biens, ni honneurs, ni souveraineté dans le monde. » Ce n’est pas lui qui se laissera duper comme un écolier par le diable, ou qui ira s’amuser en badaud aux fantasmagories du Brocken. Il a vécu en chef féodal, non en savant gradué ; il a combattu, il a maîtrisé les autres ; il sait se maîtriser lui-même. S’il s’est enfoncé dans les arts magiques, ce n’est point par curiosité d’alchimiste, c’est par audace de révolté. « Dès ma jeunesse, mon âme n’a point marché avec les âmes des hommes, —  et n’a point regardé la terre avec des yeux d’homme. —  La soif de leur ambition n’était point la mienne. —  Le but de leur vie n’était pas le mien. —  Mes joies, mes peines, mes passions, mes facultés — me faisaient étranger dans leur bande ; je portais leur forme, —  mais je n’avais point de {p. 389}sympathie avec la chair vivante… —  Je ne pouvais point dompter et plier ma nature, car celui-là — doit servir qui veut commander ; il doit caresser, supplier, —  épier tous les moments, s’insinuer dans toutes les places, —  être un mensonge vivant, s’il veut devenir — une créature puissante parmi les viles, —  et telle est la foule ; je dédaignais de me mêler dans un troupeau, —  troupeau de loups, même pour les conduire1290… —  Ma joie était dans la solitude, pour respirer — l’air difficile de la cime glacée des montagnes, —  où les oiseaux n’osent point bâtir, où l’aile des insectes — ne vient point effleurer le granit sans herbe, pour me plonger — dans le torrent et m’y rouler — dans le rapide tourbillon des vagues entre-choquées, —  pour suivre à travers la nuit la lune mouvante, —  les étoiles et leur marche, pour saisir — les éclairs éblouissants jusqu’à ce que mes yeux devinssent troubles, —  ou pour regarder, l’oreille attentive, les feuilles dispersées, —  lorsque les vents d’automne chantaient {p. 390}leur chanson du soir. —  C’étaient là mes passe-temps, et surtout d’être seul ; —  car si les créatures de l’espèce dont j’étais, —  avec dégoût d’en être, me croisaient dans mon sentier, —  je me sentais dégradé et retombé jusqu’à elles, et je n’étais plus qu’argile1291. » Il vit seul, et il ne peut pas vivre seul. La profonde source de l’amour, exclue de ses issues naturelles, déborde alors et dévaste le cœur qui n’a pas voulu s’épancher. Il a aimé, trop aimé, trop près de lui, sa sœur peut-être ; elle en est morte, et le remords impuissant est venu remplir cette âme que nulle occupation humaine n’avait pu combler. « Ma solitude n’est plus une solitude ; —  elle s’est peuplée de furies. J’ai grincé mes dents — dans les ténèbres jusqu’au retour de l’aube ; —  puis, jusqu’au soleil couchant, je me suis maudit. J’ai demandé — la folie comme un bienfait ; elle m’est refusée. —  J’ai affronté la mort ; mais dans la guerre des éléments — les eaux se sont écartées de moi, —  et les choses mortelles ont passé près de moi sans me faire mal. {p. 391}La froide main — d’un démon impitoyable m’a retenu — par un seul cheveu, qui n’a pas voulu se briser. —  Dans la fantaisie, dans l’imagination, dans toutes — les opulences de mon âme, j’ai plongé jusqu’au fond ; —  mais, comme une vague refluante, elle m’a rejeté — dans le gouffre de ma pensée sans fond. —  J’habite dans mon désespoir, —  et j’y vis, j’y vis pour toujours1292. » Qu’il la voie encore une fois, c’est vers cet unique et tout-puissant désir qu’affluent toutes les puissances de son âme. Il l’évoque au milieu des démons ; elle paraît, mais ne répond pas. Il la supplie, avec quels cris, quels douloureux cris d’angoisse profonde ! Comme il l’aime ! De quel élan et de quel effort toutes ses tendresses refoulées et écrasées bouillonnent et s’échappent à l’aspect de ces yeux bien-aimés qu’il revoit pour la dernière fois ! Avec quel entraînement ses bras convulsifs se tendent vers cette forme frêle qui, frissonnant, sort de la tombe, vers ces joues où le sang rappelé par contrainte pose une rougeur maladive « comme celle que l’automne {p. 392}met sur les feuilles mourantes1293 ! » — « Écoute-moi ! écoute-moi ! —  Astarté, ma bien-aimée, parle-moi ! —  J’ai tant enduré, j’ai tant à endurer encore ! —  Regarde-moi, ce tombeau ne t’a pas changée — plus que je suis changé pour toi. Tu m’aimais trop — comme je t’ai trop aimée. Nous n’étions point faits — pour nous torturer l’un l’autre, quand c’eût été — le plus mortel péché de nous aimer comme nous nous sommes aimés. —  Dis que tu n’as point horreur de moi, que je subis — cette punition pour nous deux, que tu seras — un des esprits bienheureux, et que je mourrai ; —  car jusqu’ici toutes les choses odieuses conspirent — pour me lier à la vie, à une vie — qui me fait reculer en frémissant devant l’immortalité, —  devant un avenir pareil au passé. Je n’ai plus de repos, —  je ne sais pas ce que je demande, ni ce que je cherche. —  Je sens seulement ce que tu es et ce que je suis. —  Et pourtant je voudrais une fois encore, avant de périr, —  entendre la musique de ta voix. Parle-moi, —  car je t’ai appelée dans la nuit silencieuse, —  j’ai effrayé les oiseaux endormis dans les rameaux muets, —  j’ai éveillé les loups des montagnes et rendu — ton nom familier aux échos des cavernes, —  qui me répondaient ; bien des choses m’ont répondu, —  esprits et hommes ; mais tu as toujours été muette. —  Parle-moi ; j’ai erré sur la terre, —  et {p. 393}je n’ai jamais trouvé ta ressemblance. Parle-moi ; —  regarde les démons autour de nous ; ils se sentent un cœur pour moi. —  Je ne les crains pas, je ne sens mon cœur que pour toi seule. —  Parle-moi, quand ce serait avec courroux. Dis un mot, —  n’importe lequel. Seulement que je t’entende encore une fois, —  encore cette fois, encore une fois1294 ! » Elle parle, quelle triste et douteuse réponse ! et des convulsions courent sur les membres de Manfred, lorsqu’elle disparaît ; mais un instant après, les esprits {p. 394}voient qu’il « se dompte et fait de sa torture l’esclave de sa volonté. » — « S’il eût été l’un de nous, il eût été un esprit redoutable1295. » La volonté, voilà dans cette âme la base inébranlable. Il n’a point plié devant le souverain des esprits, il est resté debout et calme en face du trône infernal, sous le déchaînement de tous les démons qui voulaient le déchirer ; maintenant qu’il meurt et qu’ils l’assaillent, il lutte et triomphe encore ; tout « râlant qu’il est, les lèvres blanches », il reste « debout dans sa force », les brave et les chasse. « Tu n’as point de pouvoir sur moi, je le sens. —  Tu ne me posséderas jamais, je le sais. —  Ce que j’ai fait est fait ; je porte au dedans de moi — une torture à laquelle la tienne ne pourrait rien ajouter. —  L’âme, qui est immortelle, se donne à elle-même — la récompense ou le châtiment de ses bonnes ou de ses mauvaises pensées. —  Elle est à elle-même le commencement et la fin de son propre mal. —  Elle est à elle-même son lieu et son temps. Son être intime, —  quand elle est dépouillée de cette mortalité, n’emprunte point — sa couleur aux choses fugitives du dehors, —  mais demeure absorbé dans une souffrance ou dans une joie — qui vient de la conscience de ses propres mérites. —  Tu ne m’as point tenté, ce n’est point toi qui aurais pu me tenter. —  Je n’ai point été ta dupe, et je ne suis point ta proie. —  J’ai été mon propre destructeur, et je le serai encore — dans {p. 395}la vie qui s’approche. Arrière, démons trompés ! —  La main de la mort est sur moi, mais point la vôtre1296… » Le moi, l’invincible moi, qui se suffit à lui-même, sur qui rien n’a prise, ni démons, ni hommes, seul auteur de son bien et de son mal, sorte de dieu souffrant et tombé, mais toujours dieu sous ses haillons de chair, à travers la fange et les froissements de toutes ses destinées, voilà le héros et l’œuvre de cet esprit et des hommes de sa race. Si Goëthe a été le poëte de l’univers, Byron a été le poëte de la personne, et si le génie allemand dans l’un a trouvé son interprète, le génie anglais dans l’autre a trouvé le sien.

V §

On devine bien que les Anglais se récriaient, et reniaient le monstre. Southey, poëte lauréat, disait de lui, en beau style biblique, qu’il tenait de Moloch {p. 396}et de Belial, mais surtout de Satan, et avec une générosité de confrère, réclamait contre lui l’attention du gouvernement. Le papier ne suffirait pas, s’il fallait transcrire les injures des revues décentes « contre ces hommes (entendez cet homme) au cœur gâté, à l’imagination dépravée, qui, se forgeant un système d’opinions accommodées à leur triste conduite, se sont révoltés contre les plus saintes ordonnances de la société humaine, et qui, haïssant cette religion révélée dont avec tous leurs efforts et toutes leurs bravades ils ne peuvent entièrement déraciner en eux la croyance, travaillent à rendre les autres aussi misérables qu’eux-mêmes en les infectant d’un poison moral qui les rongera jusqu’au cœur. » Emphase de mandement et pédanterie de cuistre : dans ce pays, la presse fait l’office de gendarme, et jamais elle ne l’y a fait plus violemment qu’alors. L’opinion aidait la presse. Plusieurs fois en Italie lord Byron vit des gentlemen sortir d’un salon avec leurs femmes lorsqu’on l’annonçait. À titre de grand seigneur et d’homme célèbre, le scandale qu’il donnait criait plus haut que tout autre : il était a public sinner ; un jour un ecclésiastique obscur lui envoya une prière qu’il avait trouvée dans les papiers de sa femme, charmante et pieuse personne, morte récemment, et qui en secret avait demandé à Dieu la conversion du grand pécheur. L’Angleterre conservatrice et protestante ; après un quart de siècle de guerres morales et deux siècles d’éducation morale, avait poussé à bout sa sévérité et son rigorisme, et {p. 397}l’intolérance puritaine, comme jadis en Espagne l’intolérance catholique, mettait les dissidents hors la loi. La proscription de la vie voluptueuse ou abandonnée, l’observation étroite de la règle et de la décence, le respect de toutes les polices divines ou humaines, les révérences obligées au seul nom de Pitt, du roi, de l’Église et du dieu biblique, l’attitude du gentleman en cravate blanche, officiel, inflexible, implacable, voilà les mœurs qu’on trouvait alors au-delà de la Manche, cent fois plus tyranniques qu’aujourd’hui ; c’est à ce moment, selon Stendhal, qu’un pair, seul au coin de son feu, n’osait croiser ses jambes, par crainte d’être improper. L’Angleterre se tenait roide, désagréablement lacée dans son corset de bienséances. De là deux misères : on souffre, et l’on est tenté, quand on est sûr du secret, de jeter bas la vilaine machine étouffante. D’un côté la contrainte, de l’autre l’hypocrisie, voilà les deux vices de la civilisation anglaise, et c’est à eux que Byron, avec sa clairvoyance de poëte et ses instincts de combattant, s’est attaqué.

Dès l’abord, il les avait vus ; les vrais artistes sont perspicaces ; c’est en cela qu’ils nous surpassent ; nous jugeons d’après des ouï-dire et des phrases toutes faites, en badauds ; ils jugent d’après les faits et les choses, en originaux : à vingt-deux ans il avait vu l’ennui né de la contrainte désoler toute la high life. « Là se tient debout la noble hôtesse, qui restera sur ses jambes — même à la trois-millième révérence. —  Les ducs royaux, les dames {p. 398}grimpent l’escalier encombré, et à chaque fois avancent d’un pouce1297. » — « Il faut aller voir à la campagne, écrivait-il, ce que les journaux appellent une compagnie choisie d’hôtes de distinction, notamment les gentlemen après dîner, les jours de chasse, et la soirée qui suit, et les femmes qui ont l’air d’avoir chassé, ou plutôt d’avoir été chassées… Je me rappelle un dîner à la ville chez lord C…, composé de gens peu nombreux, mais choisis entre les plus amusants. Le dessert était à peine sur la table, que sur douze personnes j’en comptai cinq endormies. » Pour les mœurs, du moins dans la haute classe, il ajoutait : « Passé la soirée dans ma loge à Covent Garden… Partout autour de moi les plus distinguées des jeunes et des vieilles coquines de qualité… C’est comme si la salle eût été partagée entre les courtisanes publiques et les autres ; mais les intrigantes dépassaient de beaucoup en nombre les mercenaires… Là, quelle différence y a-t-il entre Pauline et sa maman, et lady… et sa fille, si ce n’est que les deux dernières peuvent aller chez le roi et partout ailleurs, et que les deux premières sont réduites à l’Opéra et aux maisons de filles ? Quel plaisir j’ai à observer la vie telle {p. 399}qu’elle est réellement1298 !… » Du décorum et de la débauche ; des tartufes de mœurs,

Qui mettent leurs vertus en mettant leurs gants blancs1299 ; une oligarchie qui, pour garder ses dignités et ses sinécures, déchire l’Europe, dévore l’Irlande et ameute le peuple avec les grands mots de vertu, de christianisme et de liberté : il y avait des vérités sous ces invectives1300. C’est depuis trente ans seulement que l’ascendant de la classe moyenne a diminué les priviléges et la corruption des grands ; mais à ce moment on pouvait leur jeter de rudes paroles à la tête. « La pudeur, disait Byron en prenant les mots de Voltaire, s’est enfuie des cœurs et s’est réfugiée sur les lèvres… Plus les mœurs sont dépravées, plus les expressions sont mesurées ; on croit regagner en langage ce que l’on a perdu en vertu… Voilà la vérité, la vérité sur la masse hypocrite et dégradée qui infeste la présente génération anglaise ; c’est la seule réponse qu’ils méritent… Le cant est le péché criant dans ce siècle menteur et double {p. 400}d’égoïstes déprédateurs. » Et là-dessus il écrivit son chef-d’œuvre, Don Juan1301.

Tout y était nouveau, forme et fond ; c’est qu’il était entré dans un nouveau monde ; l’Anglais, homme du Nord transplanté parmi les mœurs du Midi et dans la vie italienne, s’était imbibé d’une nouvelle séve qui lui faisait porter de nouveaux fruits. On lui avait fait lire1302 les satires très-lestes de Buratti, et même les sonnets plus que voluptueux de Baffo. Il vivait dans l’heureuse société de Venise, encore exempte de colères politiques, où le souci paraissait une sottise, où l’on traitait la vie comme un carnaval, où le plaisir courait les rues, non pas timide et hypocrite, mais déshabillé et approuvé. Il s’y était amusé fougueusement d’abord, plus qu’assez et même plus que trop, presque jusqu’à s’y détruire ; puis après des galanteries vulgaires, ayant rencontré un amour véritable, il était devenu cavalier servant, à la mode du pays, du consentement de la famille, offrant le bras, portant le châle, un peu maladroitement d’abord et avec étonnement, mais en somme plus heureux qu’il n’avait jamais été, et caressé comme par un souffle tiède de volupté et d’abandon. Il y avait vu le renversement de toute la morale anglaise, l’infidélité conjugale érigée en règle, et la fidélité amoureuse érigée en devoir. « Impossible, écrivait-il, de convaincre une femme ici qu’elle manque le moins du monde au devoir et aux convenances {p. 401}en prenant un amoroso… L’amour (le sentiment de l’amour) non-seulement excuse la chose, mais en fait une vertu positive1303, pourvu qu’il soit désintéressé et pas un caprice, et qu’il se borne à une seule personne. » Un peu plus tard, il traduisait le Morgante Maggiore de Pulci pour montrer « ce qui était permis aux ecclésiastiques en matière de religion dans un pays catholique et dans un âge bigot », et pour imposer silence « aux arlequins d’Angleterre qui l’accusaient d’attaquer la liturgie. » Il jouissait de cette liberté et de cette aise, et comptait bien ne jamais retomber sous l’inquisition pédantesque qui dans son pays l’avait condamné et damné sans rémission. Il écrivait son Beppo en improvisateur, avec un laisser-aller charmant, avec une belle humeur ondoyante, fantasque, et y opposait l’insouciance et le bonheur de l’Italie aux préoccupations et à la laideur de l’Angleterre. « J’aime à voir le soleil se coucher, sûr qu’il se lèvera demain, —  non pas débile et clignotant dans le brouillard, —  comme l’œil mort d’un ivrogne qui geint, —  mais avec tout le ciel pour lui seul, sans que le jour soit forcé d’emprunter — sa lumière à ces lampions d’un sou qui se mettent à trembloter — quand Londres l’enfumée fait bouilloter son chaudron trouble1304. » — « J’aime {p. 402}leur langue, ce doux latin bâtard — qui se fond comme des baisers sur une bouche de femme, —  qui glisse comme si on devait l’écrire sur du satin — avec des syllabes qui respirent la douceur du Midi, —  avec des voyelles caressantes qui coulent et se fondent si bien ensemble, —  que pas un seul accent n’y semble rude, —  comme nos âpres gutturales du Nord, aigres et grognantes, —  que nous sommes obligés de cracher avec des sifflements et des hoquets1305. » — « J’aime aussi les femmes (pardonnez ma folie), —  depuis la riche joue de la paysanne d’un rouge bronzé — et ses grands yeux noirs avec leur volée d’éclairs — qui vous disent mille choses en une fois, —  jusqu’au front de la noble dame, plus mélancolique, —  mais calme, avec un regard limpide et puissant, —  son cœur sur les lèvres, son âme dans les yeux, —  douce comme son climat, rayonnante comme son ciel1306. » {p. 403}Avec d’autres mœurs, il y avait là une autre morale ; il y en a une pour chaque siècle, chaque race et chaque ciel ; j’entends par là que le modèle idéal varie avec les circonstances qui le façonnent. En Angleterre, la dureté du climat, l’énergie militante de la race et la liberté des institutions prescrivent la vie active, les mœurs sévères, la religion puritaine, le mariage correct, le sentiment du devoir et l’empire de soi. En Italie, la beauté du climat, le sens inné du beau et le despotisme du gouvernement suggéraient la vie oisive, les mœurs relâchées, la religion imaginative, le culte des arts et la recherche du bonheur. Chacun des deux modèles a sa beauté et ses taches, l’artiste épicurien comme le politique moraliste1307 ; chacun des deux montre par ses grandeurs les petitesses de l’autre, et, pour mettre en relief les travers du second, lord Byron n’avait qu’à mettre en relief les séductions du premier.

Là-dessus il se met en quête d’un héros, et n’en trouve pas, ce qui, dans ce siècle peuplé de héros, est « bien étrange. » Faute de mieux il prend « notre vieil ami don Juan », choix scandaleux : quels cris vont pousser les moralistes d’Angleterre ! Mais le comble de l’horreur, c’est que ce don Juan n’est point méchant, égoïste, odieux, comme ses confrères. Il ne séduit pas, ce n’est pas un corrupteur ; l’occasion venue, il se laisse aller ; il a du cœur et des sens, et sous un beau soleil tout cela s’émeut ; à seize ans, on {p. 404}n’y peut mais, à vingt non plus, ni peut-être à trente. Prenez-vous-en à la nature humaine, mes chers moralistes ; ce n’est pas moi qui l’ai faite ainsi ; si vous voulez gronder, adressez-vous plus haut ; nous sommes ici peintres, et non pas fabricants de marionnettes humaines, et nous ne répondons pas de la structure de nos pantins. Voilà donc notre Juan qui se promène ; il se promène en beaucoup d’endroits, et dans tous ces endroits il est jeune ; nous ne le foudroierons point pour cela, la mode en est passée ; les diables verts et leurs cabrioles ne sont plus de mise qu’au cinquième acte de Mozart. Et d’ailleurs Juan est si aimable ! Après tout, qu’a-t-il fait que les autres ne fassent ? S’il a été l’amant de Catherine II, c’est à l’exemple du corps diplomatique et de toute l’armée russe. Laissez-le semer sa folle avoine, le bon grain viendra à son tour. Une fois arrivé en Angleterre, il aura de la tenue : j’avoue que sur provocation il pourra bien encore par-ci par-là picorer dans les jardins conjugaux de l’aristocratie ; mais à la fin il se rangera, il ira au Parlement prononcer des discours moraux, il deviendra membre de l’association pour la répression du vice. Si vous voulez absolument qu’on le punisse, nous lui ferons faire un mariage malheureux : l’enfer de l’auteur espagnol « n’en est probablement que l’allégorie. » En tout cas, marié où damné, les honnêtes gens auront à la fin de la pièce le plaisir de savoir qu’il cuit tout vif1308.

{p. 405}Singulière apologie, n’est-ce pas ? et qui ne fait qu’aggraver la faute ? Attendez, vous ne connaissez pas encore tout le venin du livre : à côté de Juan, il y a dona Julia, Haydée, Gulbeyaz, Dudu, et le reste. C’est ici que le diabolique poëte enfonce sa griffe la plus aiguë, et c’est dans nos faibles qu’il a soin de l’enfoncer. Que vont dire les clergymen et les reviewers en cravate blanche ? Car enfin, il n’y a point moyen de s’en défendre, il faut bien lire, malgré qu’on en ait. Deux ou trois fois de suite on voit ici le bonheur et quand je dis le bonheur, c’est bien le bonheur profond et entier, non pas la simple volupté, non pas la gaieté grivoise ; nous sommes à cent lieues ici des jolies polissonneries de Dorat et des appétits débridés de Rochester. La beauté est venue, la beauté méridionale, éclatante et harmonieuse, épanchée sur toutes choses, sur le ciel lumineux, sur les paysages calmes, sur la nudité des corps, sur la naïveté des cœurs. Y a-t-il une chose qu’elle ne divinise ? Tous les sentiments s’exaltent sous sa main. Ce qui était grossier devient noble ; même dans cette aventure nocturne du sérail qui semble digne de Faublas, la poésie embellit la licence. Les jeunes filles reposent dans le large appartement silencieux, comme de précieuses fleurs apportées de tous les climats dans une serre. « L’une a posé sa joue empourprée sur son bras blanc, —  et ses bouclés noires font sur ses tempes une grappe sombre. —  Elle rêve ainsi dans sa langueur molle et tiède. —  L’autre, avec ses tresses cendrées qui se dénouent, laisse pencher doucement sa belle tête, —  comme {p. 406}un fruit qui vacille sur sa tige, —  et sommeille, avec un souffle faible, —  ses lèvres entr’ouvertes, montrant un rang de perles. —  Une autre, comme du marbre, aussi calme qu’une statue, —  muette, sans haleine, gît dans un sommeil de pierre, —  blanche, froide et pure, et semble une figure sculptée sur un monument1309. » Cependant les lampes alanguies n’ont plus qu’une clarté bleuâtre ; Dudu s’est couchée, l’innocente, et si elle a jeté un regard dans son miroir, « c’est comme la biche qui a vu dans le lac — passer fugitivement son ombre craintive. —  Elle sursaute d’abord et s’écarte, puis coule un second regard — admirant cette nouvelle fille de l’abîme1310. » Que va devenir ici la pruderie puritaine ? Est-ce que les convenances peuvent empêcher la beauté d’être belle ? Est-ce que vous condamnerez un Titien, parce qu’il est nu ? Qui est-ce qui donne un prix à la vie humaine et une noblesse à la nature humaine, sinon le pouvoir d’atteindre aux émotions délicieuses et sublimes ? Vous venez d’en {p. 407}avoir une, et digne d’un peintre ; est-ce qu’elle ne vaut pas celle d’un alderman ? Refuserez-vous de reconnaître le divin, parce qu’il apparaît dans l’art et la jouissance, et non pas seulement dans la conscience et l’action ? Il y a un monde à côté du vôtre, comme il y a une civilisation à côté de la vôtre ; vos règles sont étroites et votre pédanterie tyrannique ; la plante humaine peut se développer autrement que dans vos compartiments et sous vos neiges, et les fruits qu’alors elle portera n’en seront pas moins précieux. Vous le voyez bien, puisque vous y goûtez quand on vous les offre. Qui a lu les amours d’Haydée, et a eu d’autre pensée que de l’envier et de la plaindre ? C’est une enfant sauvage qui a recueilli Juan, un autre enfant jeté évanoui par le flot sur la grève. Elle l’a préservé, elle l’a soigné comme une mère, et maintenant elle l’aime : qui est-ce qui peut la blâmer de l’aimer ? Qui est-ce qui peut, en présence de la magnifique nature qui leur sourit et les accueille, imaginer pour eux autre chose que la sensation toute-puissante qui les unit ? « C’était une côte déserte et battue de vagues brisées, —  avec des falaises, au-dessus et une large plage de sable, —  gardée par des bancs et des rocs comme par une armée. —  Toujours y grondait la voix rauque des vagues hautaines, —  sauf pendant les longs jours dormants de l’été, —  qui faisaient briller comme un lac l’Océan allongé dans sa couche. —  Tout était silence, sauf le cri de la mouette, et le saut du dauphin et le bruissement d’une petite vague — qui, heurtée par {p. 408}quelque roc ou bas-fond, s’irritait contre la barrière qu’elle mouillait à peine. —  Ils erraient tous les deux, et la main dans la main, —  sur les cailloux luisants et les coquillages. —  Ils glissaient le long du sable uni et durci. —  Et dans les vieilles cavernes sauvages — creusées par les tempêtes, et pourtant creusées comme à dessein — en hautes salles profondes, en dômes ardoisés, en grottes, —  ils s’arrêtèrent pour se reposer, et, chacun enlaçant l’autre dans son bras, —  ils s’abandonnèrent à la douceur profonde du crépuscule empourpré. —  ils regardaient au-dessus d’eux le ciel, dont la lumière flottante — s’étendait comme un Océan rosé, brillant et vaste. —  Ils regardaient au-dessous d’eux la mer luisante, —  d’où la large lune se levait, formant son cercle. —  Ils entendaient le clapottement de la vague et le bruissement si bas du vent. Ils virent leurs yeux noirs darder une flamme — chacun dans ceux de l’autre, et voyant cela, —  leurs lèvres se rapprochèrent et se collèrent en un baiser1311… —  Ils {p. 409}étaient seuls, mais non point seuls comme ceux — qui renfermés dans une chambre prennent cela pour la solitude, —  L’Océan silencieux, la baie sous le ciel plein d’étoiles, —  la rougeur du crépuscule qui de moment en moment baissait, —  les sables sans voix, les cavernes où l’on entendait l’eau tomber goutte à goutte, —  tout autour d’eux resserrait leurs bras entrelacés, —  comme s’il n’y eût point de vie sous le ciel — hors la leur, et comme si cette vie n’eût pu jamais mourir1312. » Excellent moment, n’est-ce pas, pour apporter ici vos formulaires et vos catéchismes ! Haydée « ne parle point de scrupules, ne demande point de promesses. » Elle ne sait rien, elle ne craint rien. « Elle vole vers son jeune ami comme un jeune oiseau1313. » C’est la nature qui soudainement {p. 410}se déploie, parce qu’elle est mûre, comme un bouton qui s’étale en fleur, la nature tout entière, instinct et cœur. « Hélas ! ils étaient si jeunes, si beaux, —  si seuls, si aimants, si livrés à eux-mêmes, et l’heure — était celle où le cœur est toujours plein — et, n’ayant plus sur soi de pouvoir, —  suggère des actions que l’éternité ne peut défaire1314 ! » Admirables moralistes, vous êtes devant ces deux fleurs, en jardiniers patentés, tenant en main le modèle de floraison visé par votre société d’horticulture, prouvant que le modèle n’a point été suivi, et décidant que les deux mauvaises herbes doivent être jetées dans « le feu » que vous entretenez pour brûler les pousses irrégulières. C’est bien jugé, et vous savez votre art.

Par-delà le cant britannique, il y a l’hypocrisie universelle ; par-delà la pédanterie anglaise, Byron fait la guerre à la coquinerie humaine. C’est ici le sens vrai du poëme, et c’est à cela qu’aboutissent ce caractère et ce génie. Chez lui, les grands rêves lugubres de l’imagination juvénile se sont évanouis ; l’expérience est venue ; il connaît l’homme à présent, et qu’est-ce que l’homme une fois connu ? Est-ce en lui que le sublime abonde ? Croyez-vous que les grands sentiments, ceux de Childe Harold par exemple, soient la trame ordinaire de sa vie1315 ? La vérité est qu’il emploie {p. 411}le meilleur de son temps à dormir, à dîner, à bâiller, à travailler comme un cheval, et à s’amuser comme un singe. Selon Byron, c’est un animal ; sauf quelques minutes singulières, ses nerfs, son sang, ses instincts le mènent. La routine vient s’appliquer par-dessus, la nécessité fouette, et la bête avance. Comme la bête est orgueilleuse et de plus imaginative, elle prétend qu’elle marche de son propre gré, qu’il n’y a pas de fouet, qu’en tout cas ce fouet touche rarement sur les côtes, que du moins son échine stoïcienne peut faire comme si elle ne le sentait pas. Elle s’enharnache en imagination de caparaçons magnifiques, et se prélasse ainsi à pas mesurés, croyant porter des reliques et fouler des tapis et des fleurs, tandis qu’en somme elle piétine dans la boue et emporte avec soi les taches et l’odeur de tous les fumiers. Quel passe-temps que de palper son dos pelé, de lui mettre sous les yeux les sacs de farine qui la chargent et l’aiguillon qui la fait marcher1316 ! La bonne comédie ! C’est la comédie éternelle, et il n’y a pas un sentiment qui ne lui fournisse un acte : l’amour d’abord. Certainement dona Julia est bien aimable et Byron l’aime ; mais elle sort de ses mains aussi chiffonnée qu’une autre. Elle a de la vertu, cela va sans dire ; bien mieux elle veut en avoir. Elle se fait à propos de don Juan des raisonnements très-beaux : {p. 412}la belle chose que les raisonnements, et comme ils sont propres à brider la passion ! Rien de plus solide qu’un ferme propos étayé de logique, appuyé sur la crainte du monde, sur la pensée de Dieu, sur le souvenir du devoir ; rien ne prévaudra contre lui, excepté un tête-à-tête en juin, à six heures et demie du soir. Enfin la chose est faite, et la pauvre femme timide est surprise par son mari outragé, dans quelle situation ! Là-dessus lisez le livre. Sûrement elle va se taire, honteuse et pleurante, et le lecteur moraliste ne manque pas de compter sur ses remords. Mon cher lecteur, vous n’avez point compté sur l’instinct et les nerfs. Demain elle sera pudique ; à présent il s’agit d’étourdir le mari, de l’assourdir, de le confondre, de sauver Juan, de se sauver, de faire la guerre. La guerre commencée, on la fait à toutes armes, en première ligne avec l’effronterie et l’injure. L’idée unique, le besoin présent, absorbe le reste : c’est en cela qu’une femme est femme. Celle-ci crie et du haut de sa tête. C’est une vraie pluie : malédictions et récriminations, railleries et défis, évanouissements et larmes. En un quart d’heure, elle a gagné vingt ans de pratique. Vous ne saviez pas, ni elle non plus, quelle comédienne tout d’un coup, à l’improviste, peut sortir d’une honnête femme. Savez-vous ce qui peut sortir de vous-même ? Vous vous croyez raisonnable, humain, j’y consens pour aujourd’hui ; vous avez dîné, et vous êtes à votre aise dans une bonne chambre. Votre machine fonctionne sans accroc, c’est que les rouages sont huilés et en équilibre ; mais qu’on {p. 413}la mette dans un naufrage ou dans une bataille, que le manque ou l’afflux du sang détraque un instant les pièces maîtresses, et l’on verra hurler ou chanceler un fou ou un idiot. La civilisation, l’éducation, le raisonnement, la santé, nous recouvrent de leurs enveloppes unies et vernies ; arrachons-les une à une ou toutes ensemble, et nous rirons de voir la brute qui gît au fond. Voici notre ami Juan qui lit la dernière lettre de Julia, et jure avec transport de ne jamais oublier les beaux yeux qu’il a tant fait pleurer. Jamais sentiment fut-il plus tendre et plus sincère ? Mais par malheur Juan est en mer, et le mal de cœur commence. « Oui, dit-il, le ciel se confondra avec la terre avant que… —  (Ici il se trouva plus malade.) — Ô Julia ! qu’est-ce que toutes les autres angoisses ?… —  (Pour l’amour de Dieu, apportez-moi un verre de rhum ! —  Pedro, Baptista, aidez-moi à descendre.) — Julia, mon amour ! —  (Coquin de Pedro, venez donc plus vite !) — Ma bien-aimée Julia, entends ma prière !… —  (Ici sa voix devient inarticulée : c’était la faute des hoquets)1317. —  L’amour est très-brave contre toutes les nobles {p. 414}maladies, —  mais il a horreur de l’application des serviettes chaudes, —  et le mal de mer est sa mort1318. » Bien d’autres choses sont sa mort, entre autres le temps, et aussi le mariage ; il y aboutit « comme le vin au vinaigre. » Sachez que si Pénélope est si connue, c’est qu’elle est unique. « Les chances pour Ulysse étaient de retrouver une jolie urne, —  érigée à sa mémoire, et deux ou trois jeunes demoiselles — engendrées par quelque ami détenteur de sa femme et de ses biens, —  et de sentir son chien Argus l’empoigner par sa culotte1319. »

Ceci est d’un sceptique, même d’un cynique. Sceptique et cynique, c’est à cela qu’il aboutit. Sceptique par misanthropie, cynique par bravade, c’est toujours l’humeur triste et militante qui le déchaîne ; la volupté méridionale ne l’a point conquis ; il n’est épicurien que par contradiction et par instants. « Donnez-nous {p. 415}du vin, des femmes, de la gaieté, des éclats de rire, —  demain des sermons et de l’eau de Seltz. —  L’homme étant un être raisonnable, doit se griser1320. —  Le meilleur de notre vie n’est qu’ivresse. —  Je voudrais être argile — autant que je suis sang, moelle, passion et sensation, —  parce qu’alors le passé serait passé. Mais hier je me suis grisé à force, —  et il me semble que je marche sur le plafond. » Vous voyez bien qu’il est toujours le même, excessif et malheureux, occupé à se détruire. Son Don Juan aussi est une débauche ; il s’y amuse outrageusement aux dépens de toutes les choses respectées, comme un taureau dans une boutique de glaces. Il y est toujours violent, et maintes fois il est féroce ; la noire imagination amène entre ses récits d’amour les horreurs lentement savourées, le désespoir et la famine des naufragés, et le desséchement de ces squelettes enragés qui se mangent les uns les autres. Il y rit horriblement, comme Swift ; bien mieux, il y bouffonne comme Voltaire. « On voulut manger le second comme plus gras ; —  mais il avait beaucoup de répugnance pour cette sorte de fin. —  Pourtant ce qui le sauva, ce fut un petit présent qui lui avait été fait à Cadix — par une souscription générale des dames1321. » Pièces en {p. 416}main1322, il y suit avec une exactitude de chirurgien tous les pas de la mort, l’assouvissement, la rage, le délire, les hurlements, l’épuisement, la stupeur ; il veut toucher et montrer la vérité extrême et prouvée, le dernier fonds grotesque et hideux de l’homme. Voyez encore l’assaut d’Ismaïl, la mitraille et la baïonnette, les massacres dans les rues, les cadavres employés comme fascines, et les trente-huit mille Turcs égorgés. Il y a du sang assez pour rassasier un tigre, et ce sang coule parmi les calembours ; c’est pour railler la guerre et les boucheries décorées du nom d’exploits. Dans cet impitoyable et universel écrasement de toutes les vanités humaines, qui est-ce qui subsiste ? De quoi sommes-nous avertis, sinon « que la vie est un néant et que les hommes ne valent pas des chiens1323 ? » Qu’est-ce qu’il découvre dans la science, sinon ses lacunes, et dans la religion, sinon ses momeries1324 ? Garde-t-il au moins la poésie ? De la draperie divine, dernier vêtement qu’un poëte respecte, il fait un chiffon qu’il foule et tord et troue de gaieté de cour. Au moment le plus touchant des amours d’Haydée, il lâche une {p. 417}pantalonnade. Il achève une ode par des caricatures. Il est Faust dans le premier vers et Méphistophélès dans le second. Il arrive au milieu des tendresses ou des meurtres avec des drôleries de petit journal, avec des trivialités, des cancans, avec des injures de pamphlétaire et des bigarrures d’Arlequin. Il met à nu les procédés poétiques, se demande où il en est, compte les stances déjà faites, gouaille la Muse, Pégase et toute l’écurie épique, comme s’il n’en donnait pas deux sous. Encore une fois, que reste-t-il ? Lui-même, et lui seul, debout sur tous ces débris. C’est lui qui parle ici ; ses personnages ne sont que des paravents ; même la moitié du temps, il les écarte pour occuper la scène. Ce sont ses opinions, ses souvenirs, ses colères, ses goûts qu’il nous étale ; son poëme est une conversation, une confidence, avec les hauts, les bas, les brusqueries et l’abandon d’une conversation et d’une confidence, presque semblable aux mémoires dans lesquels le soir, à sa table, il se livrait et s’épanchait. Jamais on n’a vu dans un si clair miroir la naissance d’une vive pensée, le tumulte d’un grand génie, le dedans d’un vrai poëte, toujours passionné, inépuisablement fécond et créateur, en qui éclosent subitement coup sur coup, achevées et parées, toutes les émotions et toutes les idées humaines, les tristes, les gaies, les hautes, les basses, se froissant, s’encombrant comme des essaims d’insectes qui s’en vont bourdonner et pâturer dans la fange et dans les fleurs. Il peut dire tout ce qu’il veut ; bon gré, mal gré, on l’écoute ; il a beau sauter du sublime au burlesque, {p. 418}on y saute avec lui. Il a tant d’esprit, de l’esprit si neuf, si imprévu, si poignant, une si étonnante prodigalité de science, d’idées, d’images ramassées des quatre coins de l’horizon, en tas et par masses, qu’on est pris, emporté par-delà toutes bornes, et qu’on ne peut pas songer à résister. Trop fort et partant effréné, voilà le mot qui à son endroit revient toujours : trop fort contre autrui et contre lui-même, et tellement effréné qu’après avoir employé sa vie à braver le monde et sa poésie à peindre la révolte, il ne trouve l’achèvement de son talent et le contentement de son cœur que dans un poëme armé contre toutes les conventions humaines et contre toutes les conventions poétiques. À vivre ainsi, on est grand, mais on devient malade. Il y a une maladie de cœur et d’esprit dans le style de Don Juan, comme dans celui de Swift. Quand un homme bouffonne au milieu de ses larmes, c’est qu’il a l’imagination empoisonnée. Cette sorte de rire est un spasme, et vous voyez venir chez l’un l’endurcissement ou la folie, chez l’autre l’excitation ou le dégoût. Byron s’épuisait, du moins le poëte s’épuisait en lui. Les derniers chants du Don Juan traînaient ; la gaieté devenait forcée, les escapades se tournaient en divagations ; le lecteur sentait approcher l’ennui. Un nouveau genre qu’il avait essayé avait fléchi sous sa main ; il n’avait atteint dans le drame qu’à la déclamation puissante, ses personnages ne vivaient pas ; quand il quitta la poésie, la poésie le quittait ; il alla chercher l’action en Grèce et n’y trouva que la mort.

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VI §

Ainsi vécut et finit ce malheureux grand homme ; la maladie du siècle n’a pas eu de plus illustre proie. Autour de lui, comme une hécatombe, gisent les autres, blessés aussi par la grandeur de leurs facultés et l’intempérance de leurs désirs, les uns éteints dans la stupeur ou l’ivresse, les autres usés par le plaisir ou le travail, ceux-ci précipités dans la folie ou le suicide, ceux-là rabattus dans l’impuissance ou couchés dans la maladie, tous secoués par leurs nerfs exaspérés ou endoloris, les plus forts portant leur plaie saignante jusqu’à la vieillesse, les plus heureux ayant souffert autant que les autres, et gardant leurs cicatrices, quoique guéris. Le concert de leurs lamentations a rempli tout le siècle, et nous nous sommes tenus autour d’eux, écoutant notre cœur qui répétait leurs cris tout bas. Nous étions tristes comme eux, et enclins comme eux à la révolte. La démocratie instituée excitait nos ambitions sans les satisfaire ; la philosophie proclamée allumait nos curiosités sans les contenter. Dans cette large carrière ouverte, le plébéien souffrait de sa médiocrité et le sceptique de son doute ; le plébéien, comme le sceptique, atteint d’une mélancolie précoce et flétri par une expérience prématurée, livrait ses sympathies et sa conduite aux poëtes, qui disaient le bonheur impossible, la vérité inaccessible, la société mal faite, et l’homme avorté {p. 420}ou gâté. De ce concert, une idée sortit, centre de la littérature, des arts et de la religion du siècle : c’est qu’il y a quelque disproportion monstrueuse entre les pièces de notre structure, et que toute la destinée humaine est viciée par ce désaccord.

Quel conseil nous ont-ils donné pour y remédier ? Ils ont été grands, ont-ils été sages ? « Fais pleuvoir en toi les sensations véhémentes et profondes ; tant pis si ensuite ta machine craque ! » — « Cultive ton jardin, resserre-toi dans un petit cercle, rentre dans le troupeau, deviens bête de somme. » — « Redeviens croyant, prends de l’eau bénite, abandonne ton esprit aux dogmes et ta conduite aux manuels. » — « Fais ton chemin, aspire au pouvoir, aux honneurs, à la richesse. » Ce sont là les diverses réponses des artistes et des bourgeois, des chrétiens et des mondains. Sont-ce des réponses ? Et que proposent-elles, sinon de s’assouvir, de s’abêtir, de se détourner et d’oublier ? Il y en a une autre plus profonde que Goëthe a faite le premier, que nous commençons à soupçonner, où aboutissent tout le travail et toute l’expérience du siècle, et qui sera peut-être la matière de la littérature prochaine : « Tâche de te comprendre et de comprendre les choses. » Réponse étrange, qui ne semble guère neuve, et dont on ne connaîtra la portée que plus tard. Longtemps encore les hommes sentiront leurs sympathies frémir au bruit des sanglots de leurs grands poëtes. Longtemps ils s’indigneront contre une destinée qui ouvre à leurs aspirations la carrière de l’espace sans limites pour les briser à deux pas de {p. 421}l’entrée contre une misérable borne qu’ils ne voyaient pas. Longtemps ils subiront comme des entraves les nécessités qu’ils devraient embrasser comme des lois. Notre génération, comme les précédentes, a été atteinte par la maladie du siècle, et ne s’en relèvera jamais qu’à demi. Nous parviendrons à la vérité, non au calme. Tout ce que nous pouvons guérir en ce moment, c’est notre intelligence ; nous n’avons point de prise sur nos sentiments. Mais nous avons le droit de concevoir pour autrui les espérances que nous n’avons plus pour nous-mêmes, et de préparer à nos descendants un bonheur dont nous ne jouirons jamais. Élevés dans un air plus sain, ils auront peut-être une âme plus saine. La réforme des idées finit par réformer le reste, et la lumière de l’esprit produit la sérénité du cœur. Jusqu’ici, dans nos jugements sur l’homme, nous avons pris pour maîtres les révélateurs et les poëtes, et comme eux nous avons reçu pour des vérités certaines les nobles songes de notre imagination et les suggestions impérieuses de notre cœur. Nous nous sommes liés à la partialité des divinations religieuses et à l’inexactitude des divinations littéraires, et nous avons accommodé nos doctrines à nos instincts et à nos chagrins. La science approche enfin, et approche de l’homme ; elle a dépassé le monde visible et palpable des astres, des pierres, des plantes, où, dédaigneusement, on la confinait ; c’est à l’âme qu’elle se prend, munie des instruments exacts et perçants dont trois cents ans d’expérience ont prouvé la justesse et mesuré la portée. La pensée et son développement, {p. 422}son rang, sa structure et ses attaches, ses profondes racines corporelles, sa végétation infinie à travers l’histoire, sa haute floraison au sommet des choses, voilà maintenant son objet, l’objet que depuis soixante ans elle entrevoit en Allemagne, et qui, sondé lentement, sûrement, par les mêmes méthodes que le monde physique, se transformera à nos yeux comme le monde physique s’est transformé. Il se transforme déjà, et nous avons laissé derrière nous le point de vue de Byron et de nos poëtes. Non, l’homme n’est pas un avorton ou un monstre ; non, l’affaire de la poésie n’est point de le révolter ou de le diffamer. Il est à sa place et achève une série. Regardons-le naître et grandir, et nous cesserons de le railler ou de le maudire. Il est un produit comme toute chose, et à ce titre il a raison d’être comme il est. Son imperfection innée est dans l’ordre, comme l’avortement constant d’une étamine dans une plante, comme l’irrégularité foncière de quatre facettes dans un cristal. Ce que nous prenions pour une difformité est une forme ; ce qui nous semblait le renversement d’une loi est l’accomplissement d’une loi. La raison et la vertu humaines ont pour matériaux les instincts et les images animales, comme les formes vivantes ont pour instruments les lois physiques, comme les matières organiques ont pour éléments les substances minérales. Quoi d’étonnant si la vertu ou la raison humaine, comme la forme vivante ou comme la matière organique, parfois défaille ou se décompose, puisque comme elles, et comme tout être supérieur et {p. 423}complexe, elle a pour soutiens et pour maîtresses des forces inférieures et simples qui, suivant les circonstances, tantôt la maintiennent par leur harmonie, tantôt la défont par leur désaccord ? Quoi d’étonnant si les éléments de l’être, comme les éléments de la quantité, reçoivent de leur nature même des lois indestructibles qui les contraignent et les réduisent à un certain genre et un certain ordre de formations ? Qui est-ce qui s’indignera contre la géométrie ? Surtout qui est-ce qui s’indignera contre une géométrie vivante ? Qui, au contraire, ne se sentira ému d’admiration au spectacle de ces puissances grandioses qui, situées au cœur des choses, poussent incessamment le sang dans les membres du vieux monde, éparpillent l’ondée dans le réseau infini des artères et viennent épanouir sur toute la surface la fleur éternelle de la jeunesse et de la beauté ? Qui enfin ne se trouvera ennobli en découvrant que ce faisceau de lois aboutit à un ordre de formes, que la matière a pour terme la pensée, que la nature s’achève par la raison, et que cet idéal auquel se suspendent, à travers tant d’erreurs, toutes les aspirations de l’homme, est aussi la fin à laquelle concourent, à travers tant d’obstacles, toutes les forces de l’univers ? Dans cet emploi de la science et dans cette conception des choses il y a un art, une morale, une politique, une religion nouvelles, et c’est notre affaire aujourd’hui de les chercher.

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Conclusion.
Le passé et le présent. §

I. Le passé. —  L’invasion saxonne. —  Comment elle a établi la race et fondé le caractère. —  La conquête normande. —  Comment elle a infléchi le caractère et établi la constitution. —  La Renaissance. —  Comment elle a manifesté l’esprit national. —  La Réforme. —  Comment elle a fixé le modèle idéal. —  La Restauration. —  Comment elle a importé la culture classique et dévié l’esprit national. —  La Révolution. —  Comment elle a développé la culture classique et redressé l’esprit national. —  L’âge moderne. —  Comment les idées européennes élargissent le moule national.

II. Le présent. —  Concordances de l’observation et de l’histoire. —  Le ciel. —  Le sol. —  Les produits. —  L’homme. —  Le commerce. —  L’industrie. —  L’agriculture. —  La société. —  La famille. —  Les arts. —  La philosophie. —  La religion. —  Quelles forces ont produit la civilisation présente et élaborent la civilisation future.

1. §

I §

Arrivés au terme de cette longue revue, nous pouvons maintenant embrasser d’un regard l’ensemble de la civilisation anglaise ; tout s’y tient : quelques puissances et quelques circonstances primitives ont {p. 425}produit le reste, et il n’y a qu’à suivre leur action continue pour comprendre la nation et son histoire, son passé et son présent. À l’origine, et au plus profond dans la région des causes, apparaît la race. Une nation entière, Angles et Saxons, a détruit, chassé ou asservi les anciens habitants, effacé la culture romaine, s’est établie seule et pure, et n’a trouvé parmi les derniers ravageurs danois qu’une recrue nouvelle et du même sang. C’est là le tronc primitif ; de sa substance et de ses propriétés innées naîtra presque toute la végétation future. En ce moment, et comme les voilà, seuls dans leur île, ils atteignent un développement tel quel, fruste, brutal et pourtant solide. Ils mangent et boivent, bâtissent et défrichent, surtout pullulent : les peuplades éparses qui ont passé la mer sur des bateaux de cuir deviennent une forte nation compacte, trois cent mille familles, riche, pourvue de bétail, largement épanouie dans l’abondance de la vie corporelle, à demi assise dans la sécurité de la vie sociale, avec un roi, des assemblées respectées et fréquentes, avec de bonnes coutumes judiciaires ; chez elle, parmi les fougues et les violences du tempérament barbare, la vieille fidélité germanique maintient les hommes en société, pendant que la vieille indépendance germanique maintient l’homme debout. Dans tout le reste, ils n’avancent guère. Quelques chants tronqués, une épopée où gronde encore l’exaltation guerrière de l’antique barbarie, des hymnes lugubres, une poésie âpre et furieuse, parfois sublime et toujours rude, voilà tout ce {p. 426}qui subsiste d’eux. En six siècles, ils ont fait à peine un pas hors des mœurs et des sentiments de leur inculte Germanie ; le christianisme qui a trouvé prise sur eux par la grandeur de ses tragédies bibliques et la tristesse anxieuse de ses aspirations, ne leur apporte point la civilisation latine ; elle demeure à la porte, à peine accueillie par quelques grands hommes, déformée, si elle entre, par la disproportion du génie romain et du génie saxon, toujours altérée et réduite, si bien que pour les hommes du continent, les hommes de l’île ne sont que des lourdauds illettrés, ivrognes et gloutons, en tout cas sauvages et lents par tempérament et par nature, rebelles à la culture et tardifs dans leur développement.

L’empire de ce monde est à la force. Ils sont conquis pour toujours et à demeure, conquis par des Normands, c’est-à-dire par des Français plus habiles, plus vite cultivés et organisés qu’eux ; là est le grand événement qui va achever leur caractère, décider de leur histoire et imprimer dans leur caractère et dans leur histoire, l’esprit politique et pratique qui les sépare des autres peuples germains. Opprimés, enserrés dans le réseau rigide de l’organisation normande, ils ont beau avoir été conquis, ils n’ont pas été détruits ; ils sont sur leur sol, chacun avec ses amis et dans sa commune ; ils font corps, ils sont encore vingt fois plus nombreux que leurs vainqueurs. Leur situation et leurs nécessités feront leurs habitudes et leurs aptitudes. Ils vont endurer, réclamer, lutter, résister ensemble et avec accord, faire effort aujourd’hui, demain, {p. 427}tous les jours, pour n’être pas tués ou volés, pour ramener leurs anciennes lois, pour obtenir ou extorquer des garanties, et par degrés ils vont acquérir la patience, le jugement, toutes les facultés et toutes les inclinations par lesquelles se maintiennent les libertés et se fondent les États. Par un bonheur singulier, les seigneurs normands les y aident ; car le roi s’est fait une si grosse part, et se trouve si redoutable que pour réprimer le grand pillard, les petits pillards sont forcés de ménager leurs sujets saxons, de s’allier à eux, de les comprendre dans leurs chartes, de se faire leurs représentants, de les admettre au Parlement, de les laisser impunément travailler, s’enrichir, prendre de la fierté, de la force, de l’autorité, intervenir avec eux dans les affaires publiques. Voilà donc que peu à peu la nation anglaise, enfoncée sous terre par la conquête comme par un coup de masse, se dégage et se relève ; cinq cents ans et davantage s’emploient à ce redressement. Mais pendant toute cette durée le loisir a manqué pour la fine et haute culture ; il a fallu vivre et se défendre, piocher la terre, tisser la laine, s’exercer à l’arc, aller aux assemblées, au jury, payer et raisonner pour les affaires communes ; l’homme important et estimé est celui qui sait bien se battre et faire de gros profits. Ce qui s’est développé ce sont les mœurs énergiques et militaires ; ce qui a régné, c’est l’esprit actif et positif ; ils ont laissé les lettres et les élégances aux nobles francisés de la cour. Quand le vaillant bourgeois saxon quittait son arc ou sa charrue, c’était pour festiner plantureusement {p. 428}ou pour chanter la ballade de Robin Hood. Il a vécu et agi ; il n’a point réfléchi ni écrit ; sa littérature nationale se réduit à des fragments et des rudiments, à des chansons de harpistes, à des épopées de taverne, à un poëme religieux, à quelques livres de réforme. En même temps, la littérature normande s’est desséchée ; séparée de la tige, et sur un sol étranger, elle a langui dans les imitations ; un seul grand poëte, presque Français d’esprit, tout Français de style, a paru, et après lui comme avant lui s’étale le radotage irrémédiable. Pour la seconde fois une civilisation de cinq siècles s’est trouvée stérile de grandes idées et de grandes œuvres, celle-ci plus encore que ses voisines, et à double titre, parce qu’à l’impuissance universelle du moyen âge, s’y joint l’appauvrissement de la conquête, et que des deux littératures qui la composent, l’une, transplantée, avorte, et l’autre, mutilée, cesse de s’épanouir.

II §

Mais parmi tant d’ébauches et d’épreuves, un caractère s’est formé et le reste en dérivera. L’âge barbare a établi sur le sol une race de Germains, flegmatique et sérieuse, capable d’émotions spiritualistes et de discipline morale. L’âge féodal a imposé à cette race les habitudes de résistance et d’association, les préoccupations politiques et utilitaires. Figurez-vous un Allemand de Hambourg ou de Brême, serré {p. 429}pendant cinq cents ans dans le corselet de fer de Guillaume le Conquérant : ces deux natures, l’une innée, l’autre acquise, composent tous les ressorts de sa conduite. Il en est ainsi des autres nations. Comme des coureurs rangés en ligne à l’entrée de la carrière, on voit au moment de la Renaissance s’élancer les cinq grands peuples de l’Europe, sans que d’abord on puisse rien prévoir de leur course. Au premier regard, il semble que les accidents ou les circonstances gouverneront seuls leur vitesse, leur chute et leur succès. Il n’en est rien, et c’est d’eux seuls que dépendra leur histoire : chacun sera l’ouvrier de sa fortune ; le hasard n’a point de prise sur des événements si vastes, et ce sont les inclinations et les facultés nationales qui, renversant ou suscitant les obstacles, les conduiront fatalement chacun à son terme, les uns jusqu’au fond de la décadence, les autres jusqu’au faîte de la prospérité. Après tout, l’homme est toujours son propre maître, et son propre esclave. À l’ouverture de chaque âge, il est d’une certaine façon ; son corps, son cœur et son esprit ont une structure et une disposition distinctes ; et de cet agencement durable que tous les siècles précédents ont contribué à consolider ou à construire sortent des désirs ou des aptitudes permanentes, selon lesquelles il veut et il agit. Ainsi se forme en lui le modèle idéal qui, obscur ou distinct, achevé ou ébauché, va dorénavant flotter devant ses yeux, rallier toutes ses aspirations, tous ses efforts et toutes ses forces, et l’employer à un seul effet pendant des siècles, jusqu’à ce {p. 430}qu’enfin renouvelé par l’impuissance ou la réussite, il conçoive un nouveau but, et reprenne un nouvel élan. L’Espagnol catholique et exalté se représente la vie à la façon des croisés, des amoureux et des chevaliers, et, abandonnant le travail, la liberté et la science, se jette, à la suite de son inquisition et de son roi, dans la guerre fanatique, dans l’oisiveté romanesque, dans l’obéissance superstitieuse et passionnée, dans l’ignorance volontaire et irrémédiable1325. L’Allemand théologien et féodal se cantonne docilement, fidèlement sous ses petits princes, par patience naturelle et par loyauté héréditaire, occupé de sa femme et de son ménage, content d’avoir conquis la liberté religieuse, attardé par la lourdeur de son tempérament dans la grosse vie corporelle, et dans le respect inerte de l’ordre établi. L’Italien, le plus richement doué et le plus précoce de tous, mais de tous le plus incapable de discipline volontaire et d’austérité morale, se tourne du côté des beaux-arts et de la volupté, déchoit, se gâte sous la domination étrangère, se laisse vivre, oubliant de penser et content de jouir. Le Français sociable et égalitaire, se rallie autour de son roi qui lui donne la paix publique, la gloire extérieure, et le magnifique étalage d’une cour somptueuse, d’une administration réglée, d’une discipline uniforme, {p. 431}d’une prépondérance européenne et d’une littérature universelle. Pareillement, si vous regardez l’Anglais au seizième siècle, vous découvrez en lui les penchants et les puissances qui, pendant trois siècles, vont gouverner sa culture et façonner sa constitution. Dans cette expansion européenne de la vie naturelle et de la littérature païenne, on retrouve tout d’abord chez Shakspeare, Jonson et les tragiques, chez Spenser, Sidney et les lyriques, les traits nationaux, tous avec une profondeur et un éclat incomparable, et tels que la race et l’histoire les ont imprimés et enfoncés depuis mille ans. Ce n’est pas en vain que l’invasion a implanté ici une race sérieuse, et capable de retours sur soi. Ce n’est pas en vain que la conquête a tourné cette race vers la vie militante et les préoccupations pratiques. Dès la première saillie de l’invention originale, son œuvre manifeste l’énergie tragique, la passion intense et informe, le dédain de la régularité, la connaissance du réel, le sentiment des choses intérieures, la mélancolie naturelle, la divination anxieuse de l’obscur au-delà, tous les instincts qui, repliant l’homme sur lui-même et concentrant l’homme en lui-même, le préparent au protestantisme et au combat. Quel est-il ce protestantisme qui se fonde ? Quel est le modèle idéal qu’il présente et quelle conception originale va fournir à ce peuple son poëme permanent et dominateur ? La plus âpre et la plus pratique de toutes, celle des puritains, qui, négligeant la spéculation, se rabat sur l’action, enferme la vie humaine dans une discipline rigide, {p. 432}impose à l’âme humaine l’effort continu, prescrit à la société humaine l’austérité monacale, interdit le plaisir, commande l’action, exige le sacrifice, et forme le moraliste, le travailleur et le citoyen. La voilà implantée, la grande idée anglaise, j’entends la persuasion que l’homme est avant tout une personne morale et libre, et qu’ayant conçu seul dans sa conscience et devant Dieu la règle de sa conduite, il doit s’employer tout entier à l’appliquer en lui, hors de lui, obstinément, inflexiblement, par une résistance perpétuelle opposée aux autres et par une contrainte perpétuelle exercée sur soi. Elle aura beau se discréditer d’abord par ses emportements et sa tyrannie ; atténuée par l’épreuve, elle s’accommodera par degrés à la nature humaine, et, transportée du fanatisme puritain dans la morale laïque, elle gagnera toutes les sympathies publiques parce qu’elle correspond à tous les instincts nationaux. Elle a beau disparaître du grand monde, sous les mépris de la Restauration, et sous l’importation de la culture française ; elle subsiste sous terre. Car la culture française ici n’aboutit pas ; sur ce sol trop différent, elle ne fait éclore que des fruits malsains, grossiers ou incomplets. La fine élégance est devenue débauche ignoble ; le doute délicat s’est tourné en athéisme brutal ; la tragédie avorte, et n’est qu’une déclamation ; la comédie est effrontée et n’est qu’une école de vices ; de cette littérature, il ne subsiste que des études de raisonnement serré et de bon style ; elle-même est chassée de la scène publique presque en {p. 433}même temps que les Stuarts au commencement du dix-huitième siècle, et les maximes libérales et morales reprennent l’ascendant qu’elles ne perdront plus. Car en même temps que les idées, les événements ont poursuivi leur cours ; les inclinations nationales ont fait leur œuvre dans la société comme dans les lettres, et les instincts anglais ont transformé la constitution et la politique, en même temps que les talents et les esprits. Ces riches communes, ces vaillants yeomen, ces rudes bourgeois bien armés, amplement nourris, protégés par leurs jurys, habitués à compter sur eux-mêmes, obstinés, batailleurs, sensés, tels que le moyen âge anglais les a légués à l’Angleterre moderne, ont pu laisser le roi étaler au-dessus d’eux sa tyrannie temporaire, et faire peser sur sa noblesse les rigueurs d’un arbitraire qu’autorisaient les souvenirs de la guerre civile, et le danger des hautes trahisons. Mais il faut qu’Henri VIII et Élisabeth elle-même suivent dans les grands intérêts le courant de l’opinion publique ; s’ils sont si forts c’est qu’ils sont populaires ; le peuple ne soutient leurs entreprises et n’autorise leurs violences que parce qu’il trouve en eux les défenseurs de sa religion, et les protecteurs de son travail1326. Lui-même, il s’enfonce dans cette religion, et par-dessous l’établissement officiel, atteint les croyances personnelles. Il s’enrichit par le travail, et, sous le premier Stuart, il occupe déjà la plus grande place dans la nation. À ce moment, tout est {p. 434}décidé ; quels que soient les événements, il faut bien qu’un jour il devienne maître. Les situations sociales font les situations politiques ; toujours les constitutions légales s’accommodent aux choses réelles, et la prépondérance acquise aboutit infailliblement aux droits écrits. Des hommes si nombreux, si actifs, si résolus, si capables de se suffire à eux-mêmes, si disposés à tirer leurs opinions de leur réflexion propre et leur subsistance de leurs seuls efforts, finiront, quoi qu’il arrive, par arracher les garanties dont ils ont besoin. Du premier élan, et dans la ferveur de la foi primitive, ils renversent le trône, et le courant qui les porte est si fort, qu’en dépit de leurs excès et de leur défaite, la révolution s’accomplit d’elle-même par l’abolition des tenures féodales et l’institution de l’Habeas corpus sous Charles II, par le redressement universel de l’esprit libéral et protestant sous Jacques II, par l’établissement constitutionnel, l’acte de tolérance, et l’affranchissement de la presse sous Guillaume III. Dès ce moment l’Angleterre a trouvé son assiette ; ses deux forces intérieures et héréditaires, l’instinct moral et religieux, l’aptitude pratique et politique ont fait leur œuvre et désormais vont bâtir sans empêchement ni démolition sur les fondements qu’elles ont posés.

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III §

Ainsi naquit la littérature du dix-huitième siècle, toute conservatrice, utile, morale et bornée. Deux puissances la dirigent, l’une européenne, l’autre anglaise ; d’un côté ce talent d’analyse oratoire et ces habitudes de dignité littéraire qui sont propres à l’âge classique, de l’autre ce goût pour l’application et cette énergie de l’observation précise qui sont propres à l’esprit national. De là cette excellence et cette originalité de la satire politique, du discours parlementaire, de l’essai solide, du roman moral, et de tous les genres qui exigent un bon sens attentif, un bon style correct, et le talent de conseiller, de convaincre ou de blesser autrui. De là cette faiblesse ou cette impuissance de la pensée spéculative, de la vraie poésie, du théâtre original, et de tous les genres qui réclament la grande curiosité libre, ou la grande imagination désintéressée. Ils n’atteignent point l’élégance complète, ni la philosophie supérieure ; ils alourdissent les délicatesses françaises qu’ils imitent, et s’effrayent des hardiesses françaises qu’ils suggèrent ; ils restent à demi bourgeois et à demi barbares ; ils n’inventent que des idées insulaires, et des améliorations anglaises, et se confirment dans leur respect pour leur constitution et leur tradition. Mais en même temps ils se cultivent et se réforment ; leur richesse et leur bien-être s’accroissent énormément ; la littérature et {p. 436}l’opinion chez eux deviennent sévères jusqu’à l’intolérance, et leur longue guerre contre la Révolution française pousse à l’excès le rigorisme de leur morale, en même temps que l’invention des machines développe jusqu’au centuple leur confortable et leur prospérité. Un code salutaire et despotique de maximes approuvées, de convenances établies et de croyances inattaquables qui fortifie, roidit, courbe et emploie l’homme utilement et péniblement, sans lui permettre jamais de dévier ou de faiblir ; un attirail minutieux et une provision admirable d’inventions commodes, associations, institutions, mécanismes, ustensiles, méthodes qui travaillent incessamment pour fournir au corps et à l’esprit tout ce dont ils ont besoin, voilà désormais les deux traits saillants et particuliers de ce peuple. Se contraindre et se pourvoir, prendre l’empire de soi et l’empire de la nature, considérer la vie en moraliste et en économiste, comme un habit étroit dans lequel il faut marcher décemment, et comme un bon habit qu’il faut avoir le meilleur possible, être à la fois respectable et muni de bien-être, ces deux mots renferment tous les ressorts de l’action anglaise. Contre ce bon sens limité et contre cette austérité pédante, une révolte éclate. Avec le renouvellement universel de la pensée et de l’imagination humaine, la profonde source poétique qui avait coulé au seizième siècle s’épanche de nouveau au dix-neuvième, et une nouvelle littérature jaillit à la lumière ; la philosophie et l’histoire infiltrent leurs doctrines dans le vieil établissement ; le plus grand poëte du {p. 437}temps le heurte incessamment de ses malédictions et de ses sarcasmes ; de toutes parts, aujourd’hui encore, dans les sciences et dans les lettres, dans la pratique et la théorie, dans la vie privée et dans la vie publique, les plus puissants esprits essayent d’ouvrir une entrée au flot des idées continentales. Mais ils sont patriotes autant que novateurs, conservateurs autant que révolutionnaires ; s’ils touchent à la religion et à la constitution, aux mœurs et aux doctrines, c’est pour les élargir, non pour les détruire ; l’Angleterre est faite, elle le sait, et ils le savent ; telle que la voilà, assise sur toute l’histoire nationale et sur tous les instincts nationaux, elle est plus capable qu’aucun peuple de l’Europe de se transformer sans se refondre, et de se prêter à son avenir sans renoncer à son passé.

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2. §

I §

Je commençais à démêler ces idées lorsque, pour la première fois, je débarquai en Angleterre, et je fus singulièrement frappé des confirmations mutuelles que se prêtaient l’observation et l’histoire ; il me sembla que le présent achevait le passé et que le passé expliquait le présent.

Dès l’abord la mer inquiète et étonne ; ce n’est pas en vain qu’un peuple est insulaire et marin, surtout avec cette mer et sur ces côtes ; leurs peintres, si mal doués, en sentent, malgré tout, l’aspect alarmant ou lugubre ; jusqu’au dix-huitième siècle, parmi les élégances de la culture française et sous la bonhomie de la tradition flamande, vous trouverez chez Gainsborough l’empreinte ineffaçable de ce grand sentiment. Aux doux moments, dans les beaux jours tranquilles d’été, la brume moite étend sur l’horizon son voile gris de perle ; la mer a la couleur d’une ardoise pâle, et les navires, ouvrant leur voilure, avancent patiemment dans la vapeur. Mais qu’on regarde autour de soi, et l’on verra bientôt les marques du danger quotidien. La côte est labourée, les vagues ont empiété, les arbres ont disparu, la terre s’est détrempée {p. 439}sous les averses incessantes, l’Océan est toujours là intraitable et farouche. Il gronde et beugle éternellement, le vieux monstre rauque, et le train aboyant de ses vagues avance comme une armée infinie devant laquelle toute force humaine doit plier. Qu’on songe aux mois d’hiver, aux tempêtes, aux longues heures du matelot ballotté, roulé aveuglément par les rafales ! En ce moment et dans cette belle saison, surtout le cercle de l’horizon, les nuages montent ternis, blafards, bientôt semblables à une fumée charbonneuse, quelques-uns d’une blancheur éblouissante et fragile, si enflés qu’on les sent prêts à fondre. Leurs pesantes masses cheminent, elles s’engorgent, et déjà çà et là, sur la plaine sans limite, un pan du ciel est brouillé par une averse. Au bout d’un instant, la mer est salie et cadavéreuse ; ses flots sursautent avec des tournoiements étranges, et leurs flancs prennent des teintes huileuses et livides. L’énorme coupole grisâtre a noyé et obstrué tout l’horizon ; la pluie s’abat, serrée, impitoyable. On n’en a pas l’idée tant qu’on ne l’a pas vue. Quand les gens du Sud, les Romains, sont arrivés là pour la première fois, ils ont dû se croire en enfer. Le large espace qui s’étend entre le sol et le ciel, et sur lequel nos yeux comptent comme sur leur domaine, manque tout d’un coup ; il n’y a plus d’air, on n’aperçoit plus que du brouillard coulant. Plus de couleurs ni de formes. Dans cette fumée jaunâtre, les objets semblent des fantômes effacés ; la nature a l’air d’une mauvaise ébauche au fusain sur laquelle un enfant a {p. 440}maladroitement passé la manche. Vous voilà à New-Haven, puis à Londres ; le ciel dégorge la pluie, la terre lui renvoie le brouillard, le brouillard rampe dans la pluie ; tout est noyé ; à regarder autour de soi, on ne voit pas de raison pour que cela doive jamais finir. C’est vraiment ici la contrée cimmérienne d’Homère ; les pieds clapotent, on n’a plus que faire de ses yeux ; on sent tous ses organes bouchés, rouillés par l’humidité qui monte ; on se croit hors du monde respirable, réduit à la condition des êtres marécageux, habitant des eaux sales ; vivre ici, ce n’est pas vivre. On se demande si cette énorme ville n’est pas un cimetière où barbotent des fantômes affairés et malheureux. Dans le déluge de suie mouillée, le fleuve bourbeux avec ses bateaux de fer infatigables, noirs insectes, qui débarquent et embarquent des ombres, fait penser au Styx. Plus de jour, on s’en fabrique un. Dernièrement sur la grande place, dans le plus bel hôtel, cinq journées durant, il a fallu laisser le gaz allumé. La mélancolie vient, on prend en dégoût les autres et soi-même. Que peuvent-ils faire dans ce sépulcre ? Rester chez soi sans travailler, c’est se ronger intérieurement et marcher au suicide. Sortir, c’est faire effort, ne plus se soucier de l’humidité ni du froid, braver le malaise et les sensations désagréables. Un pareil climat prescrit l’action, interdit l’oisiveté, développe l’énergie, enseigne la patience. Je regardais tout à l’heure sur le navire les matelots au gouvernail, avec leurs paletots imperméables, leurs grosses bottes ruisselantes, leurs calottes {p. 441}de cuir à rebord, si attentifs, si précis dans leurs mouvements, si graves, si maîtres d’eux-mêmes. J’ai vu depuis les ouvriers devant leurs métiers à coton, calmes, sérieux, silencieux, économisant leur effort, et persévérant tout le jour, toute l’année, toute la vie dans la même contention de corps et d’esprit régulière et monotone ; leur âme s’est conformée à leur climat. En effet, il faut s’y conformer pour y vivre ; au bout de huit jours on sent qu’on doit renoncer ici à la jouissance délicate et savourée, au bonheur de se laisser vivre, à l’oisiveté abandonnée, au contentement des yeux, à l’épanouissement facile et harmonieux de la nature artistique et animale, qu’il faut se marier, élever un troupeau d’enfants, prendre les soucis et l’importance du chef de famille, s’enrichir, se pourvoir contre la mauvaise saison, se munir de bien-être, devenir protestant, industriel, politique, bref, capable d’activité et de résistance, et, dans toutes les voies ouvertes à l’homme, endurer et faire effort.

Il y a pourtant ici des beautés charmantes et touchantes, celles du pays humide. Lorsque, par un jour demi-serein, on sort dans la campagne et qu’on arrive sur une hauteur, les yeux éprouvent une sensation unique et un plaisir qu’ils ne connaissaient pas. À perte de vue, aux quatre coins de l’horizon, dans les prairies, sur les collines, s’étend la verdure éternelle, plantes fourragères et potagères, luzerne, houblon, admirables prairies toutes regorgeantes d’herbes hautes et serrées ; çà et là un bouquet de grands arbres ; {p. 442}des pâturages enclos de haies, où ruminent à genoux, paisiblement, des vaches alourdies. La brume monte insensiblement entre les intervalles des arbres, et les lointains nagent dans une vapeur lumineuse. Il n’y a rien de plus doux au monde, ni de plus délicat que ces teintes ; on s’arrêterait pendant des heures entières à regarder ces nuages de satin, ce fin duvet aérien, cette molle gaze transparente qui emprisonne les rayons du soleil, les émousse, et ne les laisse arriver sur la terre que souriants et caressants. Des deux côtés de la voiture passent incessamment des prairies toujours plus belles, où les boutons d’or, les reines des prés, les pâquerettes s’entassent par traînées avec des teintes fondues ; une suavité presque douloureuse, un charme étrange, s’exhalent de cette végétation inépuisable et passagère. Elle est trop fraîche, elle ne peut durer ; rien n’est arrêté, stable et ferme ici, comme dans les pays du Midi ; tout est coulant, en train de naître et de mourir, suspendu entre les pleurs et la joie. Les gouttes d’eau roulantes luisent sur les feuilles comme des perles ; les têtes rondes des arbres, les larges feuillages étalés chuchotent sous la brise faible, et le bruit des larmes laissées par la dernière ondée est incessant sur leur pyramide. Comme ils vivent opulemment dans les clairières, étalés à plaisir, toujours rajeunis et abreuvés par l’air moite ! Comme la séve monte dans ces plantes rafraîchies et abritées contre le ciel ! Et comme le ciel et le pays semblent faits pour ménager leurs tissus et aviver leurs couleurs ! Au moindre soupçon {p. 443}de soleil, elles sourient avec une grâce délicieuse ; on dirait de belles vierges timides et frêles sous un voile qu’on va lever. Que le soleil un instant se dégage, et vous les verrez resplendir comme dans une parure de bal. La lumière s’abat par nappes éblouissantes ; les pétales lustrés, dorés, éclatent avec un coloris trop fort ; les plus magnifiques broderies, le velours constellé de diamants, la soie chatoyante couturée de perles n’approchent pas de cette teinte profonde ; la joie déborde comme d’une coupe trop pleine. À l’étrangeté, à la rareté de ce spectacle, on comprend pour la première fois la vie du pays humide. L’eau multiplie et amollit les tissus vivants ; les plantes foisonnent et n’ont point de suc ; la nourriture surabonde et n’a pas de goût ; l’humidité enfante, mais le soleil n’élabore pas. Beaucoup d’herbe, beaucoup de bétail, beaucoup de viande ; la grande mangeaille et la grosse mangeaille ; ainsi se soutient le tempérament absorbant et flegmatique ; la pousse humaine, comme toute la pousse végétale et animale, est puissante, mais lourde ; l’homme est amplement charpente, mais à gros coups ; la machine est solide, mais elle roule lentement sur ses gonds, et le plus souvent les gonds grincent et sont rouilles. Lorsqu’on regarde les gens de près, il semble que leurs diverses pièces sont indépendantes, du moins qu’elles ont besoin de temps pour se transmettre les chocs. Leurs idées n’éclatent pas d’abord en passions, en gestes, en actions. Comme chez le Flamand et l’Allemand, elles s’arrêtent d’abord dans la cervelle, elles s’y étalent, {p. 444}elles y déposent ; l’homme n’est point secoué, il n’a point de peine à demeurer immobile ; il n’est point entraîné ; il peut agir sagement, uniformément ; car son moteur intérieur est une idée ou une consigne, non une émotion ou un attrait. Il sait s’ennuyer ; ou plutôt il ne s’ennuie pas ; son train ordinaire, ce sont les sensations ternes, et l’insipide monotonie de la vie machinale n’a rien qui doive le rebuter. Il y est fait, sa nature y est conforme. Quand on a mangé toute sa vie des navets, on ne regrette pas les oranges. Il se résignera aisément à écouter quinze discours de suite sur le même sujet, à demander vingt ans de suite la même réforme, à compulser des statistiques, à étudier des traités moraux, à faire des classes le dimanche, à élever une douzaine d’enfants. Le piquant, l’agréable ne sont point un besoin pour lui. La faiblesse de ses impulsions sensibles contribue à la force de ses impulsions morales. Son tempérament le fait raisonnable ; il peut se passer de gendarme ; les chocs de l’homme contre l’homme n’aboutissent point ici à des explosions. Il peut discuter sur la place publique, et tout haut, à propos de religion et de politique, avoir des meetings, faire des associations, attaquer rudement les gens en place, dire que la Constitution est violée, prédire la ruine de l’État ; cela n’a pas d’inconvénient ; il a les nerfs calmes ; il raisonnera sans s’égorger, il ne fera pas de révolutions, et peut-être fera-t-il une réforme. Considérez les passants dans la rue ; en trois heures vous verrez tous les traits sensibles de ce tempérament : les cheveux blonds, et, chez les enfants, la {p. 445}filasse presque blanche ; les yeux pâles, souvent bleus comme une faïence, les favoris rouges, la haute taille, les mouvements d’automate, et avec cela d’autres traits plus frappants encore, ceux que la forte nourriture et la vie militante ont ajoutés à ce tempérament. Ici l’énorme soldat des gardes, au teint rose, majestueux, cambré, qui se prélasse une petite canne à la main, étalant son torse et montrant sa raie claire entre ses cheveux pommadés ; là, le gros homme sur-nourri, courtaud, rougeaud, semblable à un animal de boucherie, à l’air inquiétant, ahuri, et pourtant inerte ; un peu plus loin, le gentilhomme de campagne, haut de six pieds, gros et grand corps de Germain qui sort de sa forêt, avec un mufle et un nez de dogue, des favoris disproportionnés et sauvages, des yeux roulants, la face apoplectique ; ce sont là les excès de la séve et de l’alimentation brutales ; ajoutez-y, même chez les femmes, la devanture blanche de dents carnivores, et les grands pieds d’échassiers, solidement chaussés, excellents pour marcher dans la boue. En revanche, voyez les jeunes gens dans une partie de cricket ou de campagne ; sans doute l’esprit ne petille pas dans leurs yeux, mais la vie y abonde ; il y a dans tout leur être quelque chose de décidé, d’énergique ; sains et actifs, prompts au mouvement, à l’entreprise, voilà les mots qui à leur endroit reviennent involontairement aux lèvres. Plusieurs ont l’air de beaux lévriers élancés, humant l’air et en pleine chasse. La vie gymnastique et hasardeuse est en honneur ici ; ils ont besoin de remuer leur corps, de nager, {p. 446}de lancer la balle, de courir dans la prairie mouillée, de ramer, de respirer en canot la vapeur salée de la mer, de sentir sur leur front les gouttes de pluie des grands chênes, de sauter à cheval les fossés et les barrières ; les instincts animaux sont intacts. Ils goûtent encore les plaisirs naturels ; la précocité ne les a point gâtés. Rien de plus simple que les jeunes filles ; parmi les belles choses, il y en a peu d’aussi belles au monde ; sveltes, fortes, sûres d’elles-mêmes, si foncièrement honnêtes et loyales, si exemptes de coquetterie ! On n’imagine point, quand on ne l’a point vue, cette fraîcheur, cette innocence ; beaucoup d’entre elles sont des fleurs, des fleurs épanouies ; il n’y a qu’une rose matinale, avec son coloris fugitif et délicieux, avec ses pétales trempés de rosée, qui puisse en donner l’idée ; cela laisse bien loin la beauté du Midi et ses contours précis, stables, achevés, arrêtés dans un dessin définitif ; on sent ici la fragilité, la délicatesse et la continuelle poussée de la vie ; les yeux candides, bleus comme des pervenches, regardent sans songer qu’on les regarde ; au moindre mouvement de l’âme, le sang afflue aux joues, au col, jusqu’aux épaules, en ondées de pourpre ; vous voyez les émotions passer sur ces teints transparents comme les couleurs changer sur leurs prairies ; et cette pudeur virginale est si sincère, que vous êtes tenté de baisser les yeux par respect. Et pourtant toutes naturelles et naïves comme les voilà, elles ne sont point languissantes et rêveuses ; elles aiment et supportent l’exercice comme leurs frères ; {p. 447}en cheveux flottants, à six ans, elles courent à cheval et font de grandes marches. La vie active fortifie en ce pays le tempérament flegmatique, et le cœur s’y conserve plus simple en même temps que le corps y devient plus sain. Encore un regard ; car au-dessus de toutes ces figures un type surnage, le plus véritablement anglais, le plus saillant pour un étranger. Plantez-vous une heure durant, vers le matin, au débarcadère d’un chemin de fer, et considérez les hommes au-dessus de trente ans qui viennent à Londres pour leurs affaires : les traits sont tirés, les visages pâles, les yeux fixes, préoccupés, la bouche ouverte et comme contractée ; l’homme est fatigué, usé et roidi par l’excès du travail ; il court sans regarder autour de lui. Tout son être est tendu vers un seul but ; il faut qu’il fasse effort incessamment, le même effort, un effort profitable ; il est devenu machine. Cela est surtout visible dans les ouvriers ; la persévérance, l’opiniâtreté, la résignation sont peintes sur leurs longs visages osseux et ternes. Cela est encore plus visible dans les femmes du peuple ; beaucoup sont amaigries, étiques, les yeux caves, le nez effilé, la peau rayée de marbrures rouges ; elles ont trop pâti, elles ont eu trop d’enfants, elles ont l’air éteint, ou opprimé, ou soumis, ou stoïquement impassible ; on sent qu’elles ont supporté beaucoup et qu’elles peuvent supporter encore davantage. Même dans la classe moyenne ou supérieure, cette patience et cet endurcissement morne sont fréquents ; on pense, en les voyant, à ces pauvres bêtes de somme déformées par le harnais, {p. 448}qui demeurent immobiles sous la pluie sans songer à s’en garantir. Certainement la bataille de la vie est plus âpre et plus obstinée ici qu’ailleurs ; quiconque fléchit, tombe. Sous la rigueur du climat et de la concurrence, parmi les chômages de l’industrie, les faibles, les imprévoyants périssent ou s’avilissent ; le gin arrive alors, et fait son office ; de là ces longues files de misérables femmes qui s’offrent le soir dans le Strand pour payer leur terme ; de là ces quartiers honteux de Londres, de Liverpool, et de toutes les grandes villes, ces spectres déguenillés, mornes ou ivres, qui encombrent les échoppes d’eau-de-vie, qui emplissent les rues de leur triste linge et de leurs haillons pendus aux cordes, qui couchent sur un tas de suie, parmi des troupeaux d’enfants pâles ; horrible bas-fonds où descendent tous ceux que leurs bras blessés, paresseux ou débiles n’ont pu soutenir à la surface du grand courant. Les chances de la vie sont tragiques ici et la punition de l’imprévoyance est atroce. L’on comprend vite pourquoi, sous cette obligation de lutter et de s’endurcir, les sensations fines disparaissent, pourquoi le goût s’émousse, comment l’homme devient disgracieux et roide, comment les dissonances, les exagérations viennent gâter le costume et les façons, pourquoi les mouvements et les formes finissent par être énergiques et discordants à la façon du branle d’une machine. Si l’homme est Germain de race, de tempérament et d’esprit, il a dû à la longue fortifier, altérer, tourner tout d’un côté sa nature originelle ; ce n’est plus un animal primitif, c’est un animal entraîné : {p. 449}son corps et son esprit ont été transformés par la forte nourriture, par l’exercice corporel, par la religion austère, par la morale publique, par la lutte politique, par la perpétuité de l’effort ; il est devenu de tous les hommes le plus capable d’agir utilement et puissamment dans toutes les voies, le travailleur le plus productif et le plus efficace, comme son bœuf est devenu la meilleure bête à viande, son mouton la meilleure bête à laine, et son cheval le meilleur coureur.

II §

En effet, il n’y a pas de plus grand spectacle que son œuvre ; dans aucun siècle et chez aucune nation de la terre, on n’a, je crois, ainsi manié et utilisé la matière. Entrez à Londres par le fleuve, et vous verrez une accumulation de travail et d’œuvres qui n’a pas d’égale sur la planète. Paris, en comparaison, n’est qu’une élégante ville de plaisir ; la Seine, avec ses quais, un joli jouet commode. Ici tout est énorme ; j’avais vu Marseille, Bordeaux, Amsterdam, je n’avais pas l’idée d’un pareil amas. De Greenwich à Londres, les deux rives sont un quai continu : toujours des marchandises qu’on empile, des sacs qu’on hisse, des navires qu’on amarre ; toujours de nouveaux magasins pour le cuivre, la bière, les agrès, le goudron, les matières chimiques. Les entrepôts, les chantiers, les bassins de calfat et de construction se multiplient et se serrent. Il y a sur la gauche la carcasse en fer d’une {p. 450}église qu’on achève pour la porter dans l’Inde. Le fleuve a un mille de large, et n’est plus qu’une rue peuplée de vaisseaux, un tortueux chantier de travail. Les bâtiments à vapeur, à voiles, montent, descendent, stationnent, par paquets de deux, trois, dix, puis en longs amas, puis en haie serrée ; il y en a cinq ou six mille à l’ancre. Sur la droite, les docks, comme autant de rues maritimes, arrivent en travers, dégorgeant ou emmagasinant les navires. Si vous montez sur une hauteur, vous voyez les bâtiments au loin par centaines et par milliers, posés comme en pleine terre ; leurs mâts alignés, leurs cordages grêles font une toile d’araignée qui ceint tout l’horizon. Cependant sur le fleuve lui-même, du côté du couchant, on voit se lever une forêt inextricable de mâtures, de vergues et de câbles ; ce sont les navires qui se déchargent, accrochés, mêlés parmi les cheminées des maisons, parmi les poulies des magasins, parmi les grues, les cabestans et tout l’attirail du labeur incessant et gigantesque. Une fumée brumeuse, pénétrée du soleil, les enveloppe de son voile roussâtre ; c’est l’air lourd et charbonneux d’une grosse serre ; depuis le sol et l’homme jusqu’à la lumière et l’air, tout est transformé par le travail. Si vous entrez dans un de ces docks, l’impression sera plus accablante encore ; chacun d’eux semble une ville ; toujours des navires, et encore des navires, alignés, montrant leur tête, leurs flancs évasés, leur poitrine de cuivre, comme de monstrueux poissons sous leur cuirasse d’écaille. Quand on descend jusqu’au bas, on voit que cette cuirasse a cinquante {p. 451}pieds de haut ; beaucoup d’entre eux portent trois mille, quatre mille tonneaux ; les clippers longs de trois cents pieds vont partir pour l’Australie, pour Ceylan, pour l’Amérique. Un pont se lève au moyen d’une machine, il pèse cent tonnes, et il ne faut qu’un homme pour le mouvoir. Ici est le quartier du vin : il y a trente mille tonneaux de porto dans les celliers ; ici le quartier des peaux ; ici celui des suifs, celui de la glace. Le réceptacle des épiceries s’allonge à perte de vue, colossal, sombre comme un tableau de Rembrandt, comblé de futailles énormes, peuplé d’une fourmilière d’hommes qui s’agite dans l’ombre vacillante. L’univers aboutit à ce centre ; comme un cœur où afflue le sang et d’où jaillit le sang, l’argent, les marchandises, le négoce, arrivent ici des quatre coins de la planète et coulent d’ici vers tous les bouts du globe. Et cette circulation semble naturelle, tant elle est bien conduite. Les grues tournent sans bruit, les tonneaux ont l’air de se mouvoir d’eux-mêmes, un petit traîneau les roule à l’instant et sans effort ; les ballots descendent par leur propre poids sur les plans inclinés qui les conduisent à leur place. Les clerks, sans se presser, crient les numéros ; les hommes poussent ou tirent sans confusion, avec calme, épargnant leur peine, pendant que le maître flegmatique, en chapeau noir, commande gravement avec des gestes rares et sans prononcer un mot.

À présent, prenez un chemin de fer et allez à Glasgow, à Birmingham, à Liverpool, à Manchester, voir l’industrie. À mesure que tous avancez dans le pays {p. 452}houiller, l’air s’obscurcit de fumée ; les cheminées, hautes comme des obélisques, s’entassent par centaines et couvrent la plaine à perte de vue ; les files multipliées, entre-croisées, de hauts bâtiments en briques rouges et monotones, passent devant les yeux, comme des rangées de ruches économiques et affairées. Les hauts fourneaux flamboient dans la brume ; j’en ai compté seize en un seul tas ; les débris de minerais s’amoncellent comme des montagnes ; les locomotives courent, semblables à des fourmis noires, d’un mouvement automatique et violent ; et tout d’un coup on se trouve engouffré dans la ville monstrueuse. Telle usine a cinq mille ouvriers, telle manufacture contient trois cent mille broches. Les magasins de tissus sont des édifices babyloniens, larges et longs de cent vingt pas, à six étages. À Liverpool, il y a cinq mille navires rangés le long de la Mersey et qui s’étouffent ; d’autres attendent pour entrer ; les docks ont six milles d’étendue, et les entrepôts de coton qui les bordent allongent à perte de vue leur énorme rempart rougeâtre. Toutes les choses semblent ici bâties dans des proportions démesurées et comme par des bras de colosses. Vous entrez dans une usine : ce ne sont que piliers de fer épais comme des troncs d’arbres, cylindres larges comme un homme, arbres de locomotives qui ressemblent à de grands chênes, machines à entailler qui font sauter des copeaux de fer, laminoirs qui plient la tôle comme une pâte, volants qui disparaissent dans l’essor de leur vitesse ; huit ouvriers, commandés par une espèce de colosse paisible, {p. 453}poussaient et retiraient de la forge un arbre de fer rougi gros comme mon corps. C’est la houille qui a fait pousser tout cela : l’Angleterre en produit deux fois autant que le reste du monde. Ajoutez la brique, les grands schistes qui affleurent, et les estuaires des fleuves où la mer entre pour faire un port naturel. Liverpool, Manchester et une dizaine de villes de quarante à cent mille âmes germent comme une végétation sur le bassin du Lancashire ; jetez les yeux sur la carte, et voyez les districts teintés de noir, Glasgow, Newcastle, Birmingham, le pays de Galles, toute l’Irlande, qui n’est qu’un bloc de charbon. Les vieilles forêts antédiluviennes, en accumulant ici les aliments du feu, y ont emmagasiné la puissance qui remue la matière, et la mer fournit le vrai chemin sur lequel la matière peut être transportée. L’homme lui-même, esprit et corps, semble fait pour mettre à profit ces avantages. Ses muscles sont résistants et son esprit peut supporter l’ennui. Il est moins sujet à la lassitude et au dégoût qu’un autre. Il travaille aussi bien à la dixième heure qu’à la première. Nul ne manie mieux les machines ; il a leur régularité et leur précision ; deux ouvriers font dans une manufacture de coton l’ouvrage de trois et parfois de quatre ouvriers français. Cherchez maintenant dans les statistiques combien de lieues d’étoffes ils fabriquent chaque année, combien de millions de tonnes ils exportent et importent, combien de milliards ils produisent et consomment ; ajoutez-y les empires industriels ou commerciaux qu’ils ont fondés où qu’ils fondent en {p. 454}Amérique, en Chine, dans l’Inde, en Australie, et peut-être alors, en comptant les hommes et les valeurs, en calculant que leur capital est sept ou huit fois plus grand que celui de la France, que leur population a doublé depuis cinquante ans, que leurs colonies, partout où le climat est sain, deviennent de nouvelles Angleterre, vous atteindrez quelque idée bien sèche, bien imparfaite, d’une œuvre dont les yeux seuls peuvent mesurer la grandeur.

Il reste pourtant encore une de ses portions à explorer, la culture ; du wagon, on en voit assez déjà pour la comprendre. Une prairie avec une haie, puis une autre prairie avec une autre haie, et ainsi de suite ; parfois d’immenses carrés de raves ; tout cela aligné, nettoyé, lisse ; point de forêts, çà et là seulement un bouquet d’arbres : la campagne est un large potager, une fabrique d’herbe et de viande ; rien n’est laissé à la nature et au hasard ; tout est calculé, aménagé, tourné vers le produit et le profit. Si vous regardez les paysans, vous ne trouvez pas non plus de vrais paysans ; rien de semblable à nos campagnards, sortes de fellahs, parents de la terre, défiants et incultes, séparés des citadins par un abîme. L’homme de la campagne ici ressemble à un ouvrier ; et en effet, un champ est une manufacture avec un fermier pour contre-maître. Propriétaires et fermiers, ils prodiguent les capitaux à la façon des grands entrepreneurs ; ils ont drainé, assolé ; ils ont fait un bétail, le plus riche en rendement qu’il y ait au monde ; ils ont importé les machines à vapeur dans la culture et {p. 455}dans l’élevage, ils perfectionnent les étables perfectionnées. Les plus grands seigneurs y mettent leur gloire ; quantité de gentlemen de campagne n’ont pas d’autre emploi ; le prince Albert, a près de Windsor, une ferme modèle, et cette ferme rapporte de l’argent ; il y a quelques années, les journaux annonçaient que la reine avait découvert un remède pour la maladie des dindonneaux. Sous cet effort universel1327, la production agricole a doublé en cinquante ans, l’hectare anglais a reçu huit ou dix fois plus d’engrais que l’hectare français ; quoique de qualité inférieure, on lui a fait produire le double ; trente personnes ont suffi à cette œuvre, quand il fallait en France quarante personnes pour obtenir la moitié de cette œuvre. Vous entrez dans une ferme, même médiocre, de cent acres par exemple ; vous trouvez des gens décents, dignes, bien vêtus, qui s’expliquent clairement et sensément, un grand bâtiment sain, confortable, souvent un petit péristyle avec des fleurs grimpantes, un jardin bien tenu, des arbres d’ornement, les murs intérieurs blanchis tous les ans à la chaux, les carreaux du sol lavés tous les huit jours, une propreté presque hollandaise ; avec cela un assez grand nombre de livres, des voyages, des traités d’agriculture, quelques volumes de religion ou d’histoire, au premier rang la grande Bible de famille. Même dans les plus pauvres chaumières on trouve quelques objets de confortable et d’agrément : un large poêle de fonte {p. 456}luisant, un tapis, presque toujours un papier de tenture, un ou deux petits romans moraux, et toujours la Bible. Le cottage est propre ; il y a là des habitudes d’ordre ; les assiettes à dessins bleuâtres, régulièrement rangées, font un bon effet au-dessus du buffet brillant ; les carreaux rouges ont été balayés, il n’y a pas de vitres cassées, ni salies ; point de portes disjointes, de volets dépendus, de mares stagnantes, de fumiers épars, comme chez nos villageois ; le petit jardin est purgé de toutes les mauvaises herbes ; souvent des rosiers, des chèvrefeuilles encadrent la porte, et, le dimanche, on voit le père, la mère assis près d’une table bien essuyée, avec du thé et du beurre, jouir de leur home, et de l’ordre qu’ils y ont mis. Chez nous le paysan, le dimanche, sort de sa cabane pour aller voir sa terre ; ce qu’il souhaite, c’est la possession ; ce que ceux-ci aiment, c’est le confortable. Point de pays où l’on soit plus exigeant à cet endroit. « Notre vice, me disait un d’eux, c’est la passion exagérée de toutes les choses bonnes et commodes ; nous avons trop de besoins, nous dépensons trop ; nos paysans, sitôt qu’ils ont un peu d’argent, au lieu d’acquérir un bout de terre, achètent le meilleur sherry, les meilleurs habits1328. » À mesure qu’on monte vers les hautes classes, ce goût devient plus {p. 457}fort. Dans les moyennes, l’homme s’excède de travail pour donner à sa femme des robes trop voyantes et pour mettre dans sa maison les cent mille brimborions du demi-luxe. Vers le sommet, les inventions du bien-être sont si multipliées, qu’on en est gêné ; il y a trop de journaux et de revues sur votre table de nuit, trop d’espèces de tapis, de cuvettes, d’allumettes, de serviettes dans votre cabinet de toilette : leur raffinement est infini : vous songerez, en fourrant vos pieds dans les pantoufles, qu’il a fallu vingt générations d’inventeurs pour porter la semelle et la doublure jusqu’à ce degré de perfection. On ne saurait imaginer des clubs mieux munis du nécessaire et du superflu, des maisons si bien approvisionnées et si bien menées, l’agrément et l’abondance si savamment entendus, un service si sûr, si respectueux, si rapide. Les domestiques, dans le dernier recensement, faisaient « la classe la plus nombreuse parmi les sujets de Sa Majesté » ; ils en ont cinq là où nous en avons deux. Quand, à Hyde-Park, on voit leurs jeunes filles riches, leurs gentlemen à cheval et en équipage, lorsqu’on réfléchit sur leurs maisons de campagne, sur leurs habits, leurs parcs et leurs écuries, on se dit que véritablement ce peuple est fait selon le cour des économistes, j’entends qu’il est le plus grand producteur et le plus {p. 458}grand consommateur de la terre, que nul n’est plus propre à exprimer et aussi à absorber le suc des choses ; qu’il a développé ses besoins en même temps que ses ressources, et vous pensez involontairement à ces insectes qui, après leur métamorphose, se trouvent tout d’un coup munis de dents, d’antennes, de pattes infatigables, d’instruments admirables et terribles, propres à fouir, à scier, à bâtir, à tout faire, mais pourvus en même temps d’une faim incessante et de quatre estomacs.

III §

Comment se gouverne la fourmilière ? À mesure que le wagon avance, vous apercevez, parmi les fermes et les cultures, le long mur d’un parc, la façade d’un château, plus souvent quelque vaste maison ornée, sorte d’hôtel campagnard, de médiocre architecture, avec des prétentions gothiques ou italiennes, mais entouré de belles pelouses, de grands arbres soigneusement conservés ; là vivent les bourgeois riches ; je me trompe, le mot est faux, c’est gentlemen qu’il faut dire ; bourgeois est un mot français et désigne ces enrichis oisifs qui s’occupent à se reposer et ne prennent point part à la vie publique ; ici, c’est tout le contraire ; les cent ou cent vingt mille familles qui dépensent par an mille livres sterling et davantage gouvernent effectivement le pays. Et ce n’est point là un gouvernement importé, implanté artificiellement {p. 459}et du dehors ; c’est un gouvernement spontané et naturel. Sitôt que des hommes veulent agir ensemble, il leur faut des chefs ; toute association volontaire ou involontaire en a un ; quelle qu’elle soit, État, armée, navire ou commune, elle ne peut se passer d’un guide qui trouve la voie, y entre, appelle les autres, gourmande les retardataires. Nous avons beau nous dire indépendants ; dès que nous marchons en corps, nous avons besoin d’un chef de file ; nous jetons les yeux à droite et à gauche, attendant qu’il se montre. La grande affaire est de le démêler, d’avoir le meilleur, de ne pas suivre un autre à sa place ; c’est un grand bonheur qu’il y en ait un, et qu’on le reconnaisse. Ceux-ci, sans élection populaire ni désignation d’en haut, le trouvent tout fait et tout reconnu dans le propriétaire important, ancien habitant du pays, puissant par ses amis, ses protégés, ses fermiers, intéressé plus que personne par ses grands biens aux affaires de la commune, expert en des intérêts que sa famille manie depuis trois générations, plus capable par son éducation de donner le bon conseil, et par ses influences de mener à bien l’entreprise commune. En effet, c’est ainsi que les choses se passent ; tous les jours des centaines de gens riches quittent Londres pour passer un jour à la campagne ; c’est qu’ils ont convocation pour les affaires de leur commune ou de leur Église ; il sont justices, overseers, présidents de toutes sortes de Sociétés, et gratuitement. Tel a bâti un pont à ses frais, tel autre une chapelle, une maison d’école ; plusieurs {p. 460}établissent des bibliothèques qui prêtent des livres, avec des chambres chauffées ou éclairées, où les villageois trouvent le soir des journaux, des jeux, du thé à bon marché, bref des divertissements honnêtes qui les détournent du cabaret et du gin. Beaucoup d’entre eux font des lectures ; leurs sœurs ou leurs filles tiennent des écoles de dimanche ; en somme, ils donnent à leurs frais aux ignorants et aux pauvres la justice, l’administration, la civilisation. J’en ai vu un, riche de trente millions, qui le dimanche, dans son école, enseignait à chanter aux petites filles ; lord Palmerston offre son parc pour les archery meetings ; le duc de Marlborough ouvre le sien journellement au public « en priant (le mot y est) les visiteurs de ne pas gâter les gazons. » Un ferme et fier sentiment du devoir, un véritable esprit public, une grande idée de ce qu’un gentleman se doit à lui-même, leur donne la supériorité morale qui autorise le commandement ; probablement, depuis les anciennes cités grecques, on n’a point vu d’éducation ni de condition où la noblesse native de l’homme ait reçu un développement plus sain et plus complet. Bref, ils sont magistrats et patrons de naissance, chefs des grandes entreprises où il faut hasarder des capitaux, promoteurs de toutes les largesses, de toutes les améliorations, de toutes les réformes, et, avec les honneurs du commandement ils en prennent les charges. Car remarquez qu’à l’inverse des autres aristocraties, ils sont instruits, libéraux, et marchent à la tête, non à la queue, dans la civilisation publique. Ce ne sont point des délicats {p. 461}de salon, comme nos marquis du dix-huitième siècle : un lord visite ses pêcheries, étudie le système des engrais liquides, parle pertinemment du fromage, et son fils est souvent meilleur rameur, marcheur et boxeur que ses fermiers. Ce ne sont point des mécontents arriérés comme les nôtres, occupés à jouer au whist et à regretter le moyen âge. Ils ont voyagé par toute l’Europe, et souvent plus loin ; ils savent des langues et des littératures ; leurs filles lisent couramment Schiller, Manzoni et Lamartine. Par les revues, les journaux, les innombrables volumes de géographie, de statistique et de voyages, ils ont le monde sur le bout du doigt. Ils soutiennent et président les Sociétés scientifiques ; si les libres chercheurs d’Oxford, au milieu du rigorisme officiel, ont pu expliquer la Bible, c’est parce qu’on les savait soutenus par les laïques éclairés et du premier rang. Il n’y a pas de danger non plus que cette élite tourne à la coterie ; elle se renouvelle ; un grand médecin, un profond légiste, un général illustre reçoivent la noblesse et fondent des familles. Quand un industriel ou un marchand a gagné quelques millions, sa première pensée est d’acquérir une terre ; au bout de deux ou trois générations, sa famille a pris racine et participe au gouvernement du pays : de cette façon les meilleurs plants de la grande forêt populaire viennent recruter la pépinière aristocratique. Notez enfin que l’institution n’est pas isolée. Partout il y a des chefs reconnus, respectés, qu’on suit avec confiance et déférence, qui se sentent responsables et portent le poids {p. 462}en même temps que les avantages de leur dignité. Il y en a dans le mariage, où l’homme règne incontesté, suivi par sa femme jusqu’au bout du monde, fidèlement attendu le soir, libre dans ses affaires qu’il ne communique pas. Il y en a dans la famille, où le père1329 peut déshériter ses enfants et garde avec eux, jusque dans les plus minces circonstances de la vie domestique, un degré d’autorité et de dignité que nous ne connaissons pas : tel fils malade, absent depuis longtemps, n’ose pas venir voir son père à la campagne sans lui demander d’abord permission ; une servante, à qui je remettais ma carte, refusait de la porter : « Oh ! je n’oserais pas maintenant. Monsieur dîne. » Le respect est à tous les étages, dans les ateliers comme aux champs, dans l’armée comme dans la famille. Partout il y a des inférieurs et des supérieurs qui se sentent tels ; le mécanisme du pouvoir établi se dérangerait, qu’on le verrait bientôt se reformer de lui-même ; par-dessous la constitution légale s’étend la constitution sociale, et l’action humaine entre forcément dans un moule solide qui est tout prêt.

C’est parce que ce réseau aristocratique est fort que l’action de l’homme peut être libre ; car le gouvernement local et naturel étant enraciné partout, comme un lierre, par cent petites attaches toujours renaissantes, les mouvements brusques, si violents qu’ils soient, ne sont pas capables de l’arracher tout {p. 463}entier ; les gens ont beau parler, crier, faire des meetings, des processions, des ligues, ils ne démoliront pas l’État ; ils n’ont point affaire à un compartiment de fonctionnaires plaqué extérieurement sur le pays, et qui, comme tout placage, peut être remplacé par un autre ; toujours les trente ou quarante gentlemen d’un district, riches, influents, accrédités, utiles comme ils sont, se trouveront les conducteurs du district. « Comme on voit le diable dans les papiers périodiques, disait Montesquieu, on croit que le peuple va se révolter demain. » Point du tout, c’est leur façon de parler ; seulement ils parlent haut, et d’un ton rude. Le lendemain du jour où j’arrivai à Londres, je vis marcher des hommes-affiches portant sur leur ventre et sur leur dos cet écriteau en grosses lettres : « Usurpation énorme, attentat des Lords dans le vote du budget contre les droits du peuple. » Il est vrai que l’affiche ajoutait : « Compatriotes, une pétition ! » Les choses se bornent là ; on raisonne en termes francs, et le raisonnement, s’il est bon, se propage. Une autre fois, à Hyde-Park, des orateurs en plein vent déclamaient contre les Lords, qui sont des coquins (rogues). L’auditoire applaudissait ou sifflait, à volonté. « En somme, me disait un Anglais, c’est de cette façon-là que nous faisons nos affaires. Chez nous, quand un homme a une idée, il l’écrit ; une douzaine de personnes la jugent bonne ; et là-dessus tous mettent en commun de l’argent pour la publier ; cela fait une petite association, qui grandit, imprime des traités à bon marché, fait des lectures, {p. 464}puis des pétitions, rallie l’opinion, et enfin apporte un projet au Parlement ; le Parlement refuse, ou remet l’affaire ; cependant le projet prend du poids ; la majorité de la nation pousse, elle force les portes, et voilà une loi faite. » Libre à chacun d’agir ainsi ; les ouvriers peuvent se liguer contre leurs maîtres ; en effet, leurs associations enveloppent toute l’Angleterre ; à Preston, je crois, il y eut une fois une grève qui dura plus de six mois. Ils feront parfois des émeutes, mais point de révoltes ; ils savent déjà l’économie politique, et comprennent que violenter les capitaux, c’est supprimer le travail. Surtout ils sont flegmatiques ; ici comme ailleurs le tempérament est toujours la grande force. La colère, le sang ne leur montent pas aux yeux d’abord comme chez les nations méridionales ; un long intervalle sépare toujours l’idée de l’action, et les raisonnements sages, le calcul répété viennent remplir cet intervalle. Entrez dans un meeting, considérez ces gens de toute condition, ces dames qui viennent pour la trentième fois entendre la même dissertation, ornée de chiffres, sur l’éducation, sur le coton, sur les salaires. Ils n’ont pas l’air de s’ennuyer ; ils savent heurter argument contre argument, patienter, réclamer gravement, recommencer leur réclamation ; ce sont les mêmes gens qui attendent le train au bord de la voie ferrée, sans se faire écraser, et qui jouent au cricket deux heures durant sans élever la voix ni se disputer une minute. Deux cochers qui s’accrochent se dégagent sans tempêter ni s’injurier. Ainsi dure leur association politique ; ils peuvent {p. 465}être libres parce qu’ils ont des conducteurs naturels et des nerfs patients. Après tout, l’État est une machine comme les autres ; tâchez d’avoir de bons rouages et prenez garde de les casser ; ceux-ci ont le double avantage d’en posséder de très-bons et de les manier avec sang-froid.

IV §

Voilà notre Anglais approvisionné et administré ; à présent qu’il a pourvu au bien-être privé et à la sécurité publique, que va-t-il faire, et comment se gouvernera-t-il dans ce domaine plus haut, plus noble, où l’homme monte pour contempler la beauté et la vérité ? En tout cas, ce ne sont pas les arts qui l’y conduisent. Cet énorme Londres est monumental, mais comme le château d’un enrichi ; tout y est soigné et coûteux, rien de plus. Ces hautes maisons en pierres massives, chargées de péristyles, de demi-colonnes, d’ornements grecs, sont le plus souvent lugubres ; les pauvres colonnes des monuments semblent lessivées à l’encre. Le dimanche, par un temps brumeux, on se croirait dans un cimetière décent ; les adresses lisibles, parfaites, en cuivre, ressemblent à des inscriptions funéraires. Rien de beau ; tout au plus les maisons bourgeoises vernissées, avec leur carré de verdure, sont agréables ; on sent qu’elles sont bien tenues, commodes, excellentes pour un homme d’affaires qui veut se délasser, se détendre après une journée laborieuse. Mais un sentiment plus {p. 466}fin et plus haut n’a rien à goûter là. Quant aux statues, il est difficile de ne pas rire. Il faut voir lord Wellington, avec son chapeau à plumes de fer ; Nelson, muni d’un câble qui lui fait une queue, planté sur sa colonne et traversé d’un paratonnerre comme un rat empalé au bout d’une perche, ou bien encore les généraux de Waterloo déshabillés et couronnés par des Victoires. Les Anglais, de chair et d’os, semblent déjà fabriqués en tôle ; que sera-ce des statues anglaises ? —  Ils se piquent de peinture, du moins ils l’étudient avec une minutie étonnante, à la chinoise ; ils sont capables de peindre une botte de foin si exactement, qu’un botaniste reconnaîtra l’espèce de chaque tige ; celui-ci s’est installé sous une tente pendant trois mois dans une bruyère afin de connaître à fond la bruyère ; beaucoup sont des observateurs excellents, surtout de l’expression morale, et réussiront très-bien à vous montrer l’âme par le visage ; on s’instruit à les regarder, on fait avec eux un cours de psychologie ; ils peuvent illustrer un roman ; on sera touché par l’intention poétique et rêveuse de plusieurs de leurs paysages. Mais dans la vraie peinture, la peinture pittoresque, ils sont révoltants. Je ne pense pas que jamais on ait placé sur la toile des couleurs si crues, des corps si roides, des étoffes si semblables à du fer-blanc, des tons aussi criards. Figurez-vous un opéra où il n’y a que des fausses notes. Vous verrez des paysages passés au sang de bœuf, des arbres qui crèvent la toile, des gazons qui semblent un pot de vert-perroquet répandu à terre, des Christs qui ont {p. 467}l’air d’être cuits et conservés dans l’huile, des cerfs expressifs, des chiens sentimentaux, des femmes nues auxquelles on souhaite aussitôt d’offrir une robe. En fait de musique, ils importent l’opéra italien ; c’est un oranger entretenu à grands frais parmi des betteraves. Les arts ont besoin d’esprits oisifs, délicats, point stoïciens, surtout point puritains, aisément choqués par les dissonances, enclins au plaisir sensible, et qui emploient leurs longs loisirs, leurs libres rêves à arranger harmonieusement, sans autre objet que la jouissance, les formes, les couleurs et les sons. Je n’ai pas besoin de dire qu’ici la pente des esprits est toute contraire, et l’on voit assez pourquoi, parmi ces politiques militants, ces industriels laborieux, ces hommes d’action énergiques, l’art ne peut fournir que des fruits exotiques ou déformés.

Il en est autrement dans la science ; mais c’est que dans la science il y a deux parts. On peut la traiter comme une affaire, ramasser et vérifier des observations, combiner des expériences, aligner des chiffres, peser des vraisemblances, découvrir des faits, des lois partielles, posséder des laboratoires, des bibliothèques, des sociétés chargées d’emmagasiner et d’accroître les connaissances positives ; en tout cela ils excellent ; ils ont même des Lyell, des Darwin, des Owen capables d’embrasser, de renouveler une science ; dans la construction du vaste édifice, les maçons industrieux, les maîtres de second ordre ne manquent pas ; ce sont les grands architectes, les penseurs, les vrais spéculatifs qui leur manquent ; la {p. 468}philosophie, surtout la métaphysique, est aussi peu indigène ici que la musique et la peinture ; ils l’importent ; encore en laissent-ils la meilleure partie en chemin ; Carlyle est obligé de la transformer en poésie mystique, en fantaisies d’humoriste et de prophète ; Hamilton l’effleure, mais pour la déclarer chimérique ; Stuart Mill, Buckle, n’en prennent que l’espèce la plus palpable, un résidu pesant, le positivisme. Ce n’est pas de ce côté que le débouché se fera. C’est sur d’autres objets que se rejetteront la grande curiosité, les instincts sublimes de l’esprit, le besoin de l’universel et de l’infini, le désir des choses idéales et parfaites. Prenons le jour où le silence des affaires laisse aux aspirations désintéressées un libre champ. Nul spectacle plus frappant pour un étranger que le dimanche à Londres. Les rues sont vides et les églises sont pleines. Une proclamation de la reine interdit de jouer à aucun jeu ce jour-là, en public ou en particulier ; défense aux tavernes de recevoir les gens pendant le service. D’ailleurs toutes les personnes convenables sont aux offices ; les bancs regorgent ; et ce ne sont pas les servantes, comme chez nous, les vieilles femmes, quelques rentiers assoupis, une volée de dames élégantes qui sont là ; ce sont des gens bien vêtus, ou du moins proprement habillés, et autant de gentlemen que de femmes. La religion ne reste pas en dehors et au-dessous de la culture publique ; les jeunes gens, les hommes instruits, l’élite de la nation, toute la haute classe et la classe moyenne y demeurent attachés. Le ministre, même au village, n’est pas un {p. 469}fils de paysan, mal décrassé, encore imbu du séminaire, enfermé dans une éducation monacale, séparé de la société par le célibat, à demi enfoncé dans le moyen âge1330. C’est un homme du siècle, souvent un homme du monde, souvent de bonne famille, ayant les intérêts, les habitudes, les libertés des autres, parfois une voiture, des gens, des mœurs élégantes, ordinairement instruit, qui a lu et qui lit encore. À tous ces titres, il peut être dans son canton le guide des idées, comme son voisin le squire est le guide des affaires. S’il ne marche pas au même rang que les penseurs libres, il ne reste derrière eux que d’un ou deux pas ; vous, homme moderne, Parisien, vous pouvez causer avec lui de tous les grands sujets ; vous ne sentez pas un abîme entre son esprit et le vôtre. À proprement parler, c’est un laïque comme vous ; la seule différence, c’est qu’il est surintendant de la morale. Jusque dans ses dehors, sauf un rabat passager, et la perpétuelle cravate blanche, il vous ressemble ; au premier aspect vous le prendriez pour un professeur, un magistrat ou un notaire, et les discours qu’il prononce sont d’accord avec sa personne. Il ne dit point anathème au monde ; en cela sa doctrine est moderne, il suit la grande voie dans laquelle la Renaissance et la Réforme ont lancé la religion. Lorsque le christianisme parut il y a dix-huit siècles, c’était en Orient, dans le pays des Esséniens et des Thérapeutes, {p. 470}au milieu de l’accablement et du désespoir universels, quand la seule délivrance semblait le renoncement au monde, l’abandon de la vie civile, la destruction des instincts naturels, et l’attente journalière du royaume de Dieu. Lorsqu’il reparut, il y a trois siècles, c’est en Occident, chez des peuples laborieux et à demi libres, au milieu du redressement et de l’invention universelle, quand l’homme, améliorant sa condition, prenait confiance en sa destinée terrestre, et épanouissait largement ses facultés. Rien d’étonnant si le protestantisme nouveau diffère du christianisme antique, s’il recommande l’action au lieu de prêcher l’ascétisme, s’il autorise le bien-être au lieu de prescrire la mortification, s’il honore le mariage, le travail, le patriotisme, l’examen, la science, toutes les affections et toutes les facultés naturelles, au lieu de louer le célibat, la retraite, le dédain du siècle, l’extase, la captivité de l’esprit et la mutilation du cœur. Par cette infusion de l’esprit moderne, il a reçu un nouveau sang, et le protestantisme aujourd’hui forme avec la science les deux organes moteurs et comme le double cœur de la vie européenne. Car, en acceptant la réhabilitation du monde, il n’a point renoncé à l’épuration de l’homme ; au contraire, c’est de ce côté qu’il a porté tout son effort. Il a retranché de la religion toutes les portions qui ne sont point cette épuration même, et l’a fortifiée en la réduisant. Une institution, comme une machine et comme un homme, est d’autant plus puissante qu’elle est plus spéciale ; on fait d’autant mieux une {p. 471}œuvre qu’on n’en fait qu’une, et qu’on rapporte tout à celle-là. Par la suppression des légendes et des pratiques, la pensée entière de l’homme a été concentrée sur un seul objet, l’amélioration morale. C’est de cela qu’on lui parle dans les églises, en style grave et froid, avec une suite de raisonnements sensés et solides : comment un homme doit réfléchir sur ses devoirs, les noter un à un dans son esprit, se faire des principes, avoir une sorte de code intérieur librement consenti et fermement arrêté, auquel il rapporte toutes ses actions sans biaiser ni balancer ; comment ces principes peuvent s’enraciner par la pratique ; comment l’examen incessant, l’effort personnel, le redressement continu de soi-même par soi-même doivent asseoir lentement notre volonté dans la droiture : ce sont là les questions qui, avec une multitude d’exemples, de preuves, d’appels à l’expérience journalière1331, reviennent dans toutes les chaires, pour développer dans l’homme la réforme volontaire, la surveillance et l’empire de soi-même, l’habitude de se contraindre, et une sorte de stoïcisme moderne presque aussi noble que l’ancien. De toutes parts les laïques y aident, et l’avertissement moral, parti de la littérature en même temps que de la théologie, réunit dans un seul accord le monde et le clergé. Presque jamais un livre ici ne peint l’homme d’une façon désintéressée ; critiques, philosophes, historiens, romanciers, poëtes même, ils {p. 472}donnent une leçon, ils soutiennent une thèse, ils démasquent ou punissent un vice, ils peignent une tentation surmontée, ils racontent l’histoire d’un caractère qui s’assied. Leur exacte et minutieuse description des sentiments aboutit toujours à une approbation ou à un blâme ; ils ne sont pas artistes, mais moralistes ; c’est seulement en pays protestant que vous trouverez un roman employé tout entier à décrire les progrès du sentiment moral dans une enfant de douze ans1332. Tout travaille en ce sens dans la religion et jusqu’à la partie mystique. On en a laissé tomber les distinctions et les subtilités byzantines ; on n’y a point introduit les curiosités et les spéculations germaniques ; c’est le dieu de la conscience qui seul y règne ; les douceurs féminines en ont été retranchées ; on n’y trouve point l’époux des âmes, le consolateur aimable, que l’Imitation poursuit dans ses rêves tendres ; quelque chose de viril y respire ; on voit que l’Ancien Testament, que les sévères psaumes hébraïques y ont laissé leur empreinte. Ce n’est plus un ami de cœur à qui l’on confie ses menus désirs, ses petites peines, une sorte de directeur affectueux et tout humain ; ce n’est plus un roi dont on essaye de gagner les parents ou les courtisans, et de qui on espère des grâces ou des places : on ne voit en lui que le gardien du devoir, et on ne lui parle pas d’autre chose. Ce qu’on lui demande, c’est la force d’être vertueux, la rénovation {p. 473}intérieure par laquelle on devient capable de toujours bien faire, et une supplication semblable est par elle-même un levier suffisant pour arracher l’homme à ses faiblesses. Ce que l’on sait de lui, c’est qu’il est parfaitement juste, et une confiance pareille suffit pour représenter tous les événements de la vie comme un acheminement vers le règne de la justice. À proprement parler, il n’y a qu’elle ; le monde est une figure qui la cache ; mais le cœur et la conscience la sentent, et il n’y a rien d’important, ni de vrai dans l’homme, que l’étreinte par laquelle il la tient. Ainsi parlent les vieilles et graves prières, les chants sévères qui roulent dans le temple, soutenus par l’orgue. Quoique Français et né dans une religion différente, je les écoutais avec une admiration et une émotion sincères. Poëmes sérieux et grandioses qui, ouvrant une échappée sur l’infini, laissent entrer un rayon de lumière dans l’obscurité sans limites et contentent les profonds instincts poétiques, le vague besoin de sublimité et de mélancolie que cette race a manifestés dès l’origine et qu’elle a conservés jusqu’au bout.

V §

Au fond du présent comme au fond du passé, reparaît toujours une cause intérieure et persistante, le caractère de la race ; l’hérédité et le climat l’ont entretenu ; une perturbation violente, la conquête normande, l’a infléchi ; à la fin, après des oscillations {p. 474}diverses, il s’est manifesté par la conception d’un modèle idéal propre, qui peu à peu a façonné ou produit la religion, la littérature et les institutions. Ainsi fixé et exprimé, il est désormais le moteur du reste ; c’est lui qui explique le présent, c’est de lui que dépend l’avenir ; sa force et sa direction produisent la civilisation présente ; sa force et sa direction produiront la civilisation future. Aujourd’hui que les grandes violences historiques, j’entends les destructions et les asservissements de peuples, sont devenus presque impraticables, chaque nation peut développer sa vie suivant sa conception de la vie ; les hasards d’une guerre ou d’une invention n’ont de prise que sur les détails ; seules, maintenant, les inclinations et les aptitudes nationales dessinent les grands traits de l’histoire nationale ; lorsque vingt-cinq millions d’hommes conçoivent d’une certaine façon le bien et l’utile, c’est cette sorte de bien et d’utile qu’ils recherchent et finissent par atteindre. L’Anglais a désormais son prêtre, son gentleman, sa manufacture, son confortable et son roman. Si l’on veut chercher dans quel sens cette œuvre changera, il faut chercher dans quel sens change la conception centrale. Une vaste révolution se fait depuis trois siècles dans l’intelligence humaine, semblable à ces soulèvements réguliers et énormes qui, déplaçant un continent, déplacent tous les points de vue. Nous savons que les découvertes positives vont tous les jours croissant, qu’elles iront tous les jours croissant davantage, que d’objet en objet elles atteignent les plus {p. 475}relevés, qu’elles commencent à renouveler la science de l’homme, que leurs applications utiles et leurs conséquences philosophiques se dégagent sans cesse ; bref, que leur empiétement universel finira par s’étendre sur tout l’esprit humain. De ce corps de vérités envahissantes sort aussi une conception originale du bien et de l’utile, et, partant, une nouvelle idée de l’État et de l’Église, de l’art et de l’industrie, de la philosophie et de la religion. Celle-ci a sa force comme l’ancienne a sa force ; elle est scientifique si l’autre est nationale ; elle s’appuie sur les faits prouvés si l’autre s’appuie sur les choses établies. Déjà leur opposition se manifeste ; déjà leurs transactions commencent, et nous pouvons affirmer d’avance que l’état prochain de la civilisation anglaise dépendra de leur divergence et de leur accord.

FIN.

Livre V.
Les contemporains. §

Chapitre I.
Le Roman. Dickens. §

1.
L’ÉCRIVAIN.

I. Liaison des diverses parties de chaque talent. —  Importance de la façon d’imaginer.

II. Lucidité et intensité de l’imagination chez Dickens. —  Audace et véhémence de sa fantaisie. —  Comment chez lui les objets inanimés se personnifient et se passionnent. —  En quoi sa conception est voisine de la vision. —  En quoi elle est voisine de la monomanie. —  Comment il peint les hallucinés et les fous.

III. À quels objets il applique son enthousiasme. —  Ses trivialités et sa minutie. —  En quoi il ressemble aux peintres de son pays. —  En quoi il diffère de George Sand. —  Miss Ruth et Geneviève. —  Un Voyage en diligence.

IV. Véhémence des émotions que ce genre d’imagination doit produire. —  Son pathétique. —  L’ouvrier Stephen : — Son comique. —  Pourquoi il arrive à la bouffonnerie et à la caricature. —  Emportement et exagération nerveuse de sa gaieté.

2.
LE PUBLIC.

I. Le roman anglais est obligé d’être moral. —  En quoi cette contrainte modifie l’idée de l’amour. —  Comparaison de l’amour chez George Sand et chez Dickens. —  Peintures de la jeune fille et de l’épouse.

II. En quoi cette contrainte modifie l’idée de la passion. —  Comparaison des passions dans Balzac et dans Dickens.

III. Inconvénients de ce parti pris. —  Comment les masques comiques ou odieux se substituent aux personnages naturels. —  Comparaison de Pecksniff et de Tartufe. —  Pourquoi chez Dickens l’ensemble manque à l’action.

3.
LES PERSONNAGES.

I. Deux classes de personnages. —  Les caractères naturels et instinctifs. —  Les caractères artificiels et positifs. —  Préférence de Dickens pour les premiers. —  Aversion de Dickens pour les seconds.

II. L’hypocrite. —  M. Pecksniff. —  En quoi il est Anglais. —  Comparaison de Pecksniff et de Tartufe. —  L’homme positif. —  M. Gradgrind. —  L’orgueilleux. —  M. Dombey. —  En quoi ces personnages sont Anglais.

III. Les enfants. —  Ils manquent dans la littérature française. —  Le petit Joas et David Copperfield. —  Les gens du peuple.

IV. L’homme idéal selon Dickens. —  En quoi cette conception correspond à un besoin public. —  Opposition en Angleterre de la culture et de la nature. —  Redressement de la sensibilité et de l’instinct opprimés par la convention et par la règle. —  Succès de Dickens.

Si Dickens était mort, on pourrait faire sa biographie. Le lendemain de l’enterrement d’un homme célèbre, ses amis et ses ennemis se mettent à l’œuvre ; ses camarades de collége racontent dans les journaux ses espiègleries d’enfance ; un autre se rappelle exactement et mot pour mot les conversations qu’il eut avec lui il y a vingt-cinq ans. L’homme d’affaires de la succession dresse la liste des brevets, nominations, dates et chiffres, et révèle aux lecteurs positifs l’espèce de ses placements et l’histoire de sa fortune ; les arrière-neveux et les petits-cousins publient la description de ses actes de tendresse et le catalogue de ses vertus domestiques. S’il n’y a pas de génie littéraire dans la famille, on choisit un gradué d’Oxford, homme consciencieux, homme docte, qui traite le défunt comme un auteur grec, entasse une infinité de documents, les surcharge d’une infinité de commentaires, couronne le tout d’une infinité de dissertations, et vient dix ans après, un jour de Noël, avec une cravate blanche et un sourire serein, offrir à la famille assemblée trois in-quarto de huit cents pages, dont le style léger endormirait un Allemand de Berlin. On l’embrasse les larmes aux yeux ; on le fait asseoir ; il est le plus bel ornement de la fête, et l’on envoie son œuvre à la Revue d’Édimbourg. Celle-ci frémit à la vue de ce présent énorme, et détache un jeune rédacteur intrépide qui compose avec la table des matières une vie telle quelle. Autre avantage des biographies posthumes : le défunt n’est plus là pour démentir le biographe ni le docteur.

Malheureusement Dickens vit encore et dément les biographies qu’on fait de lui. Ce qui est pis, c’est qu’il prétend être son propre biographe. Son traducteur lui demandait un jour quelques documents : il répondit qu’il les gardait pour lui. Sans doute David Copperfield, son meilleur roman, a bien l’air d’une confidence ; mais à quel point cesse la confidence, et dans quelle mesure la fiction orne-t-elle la vérité ? Tout ce qu’on sait, ou plutôt tout ce qu’on répète, c’est que Dickens est né en 1812, qu’il est fils d’un sténographe, qu’il fut d’abord sténographe lui-même, qu’il a été pauvre et malheureux dans sa jeunesse, que ses romans publiés par livraisons lui ont acquis une grande fortune et une réputation immense. Le lecteur est libre de conjecturer le reste ; Dickens le lui apprendra un jour, quand il écrira ses mémoires. Jusque-là il ferme sa porte, et laisse à sa porte les gens trop curieux qui s’obstinent à y frapper. C’est son droit. On a beau être illustre, on ne devient pas pour cela la propriété du public ; on n’est pas condamné aux confidences ; on continue à s’appartenir ; on peut réserver de soi ce qu’on juge à propos d’en réserver. Si on livre ses œuvres aux lecteurs, on ne leur livre pas sa vie. Contentons-nous de ce que Dickens nous a donné. Quarante volumes suffisent, et au-delà, pour bien connaître un homme ; d’ailleurs ils montrent de lui tout ce qu’il importe d’en savoir. Ce n’est point par les accidents de sa vie qu’il appartient à l’histoire ; c’est par son talent, et son talent est dans ses livres. Le génie d’un homme ressemble à une horloge : il a sa structure, et parmi toutes ses pièces un grand ressort. Démêlez ce ressort, montrez comment il communique le mouvement aux autres, suivez ce mouvement de pièce en pièce jusqu’à l’aiguille où il aboutit. Cette histoire intérieure du génie ne dépend point de l’histoire extérieure de l’homme, et la vaut bien.

1.
L’écrivain. §

La première question qu’on doive faire sur un artiste est celle-ci : Comment voit-il les objets ? Avec quelle netteté, avec quel élan, avec quelle force ? La réponse définit d’avance toute son œuvre ; car à chaque ligne il imagine ; il garde jusqu’au bout l’allure qu’il avait d’abord. La réponse définit d’avance tout son talent ; car dans un romancier l’imagination est la faculté maîtresse ; l’art de composer, le bon goût, le sens du vrai en dépendent ; un degré ajouté à sa véhémence bouleverse le style qui l’exprime, change les caractères qu’elle produit, brise les plans où elle s’enferme. Considérez celle de Dickens, vous y apercevrez la cause de ses défauts et de ses mérites, de sa puissance et de ses excès.

I §

Il y a en lui un peintre, et un peintre anglais. Jamais esprit, je crois, ne s’est figuré avec un détail plus exact et une plus grande énergie toutes les parties et toutes les couleurs d’un tableau. Lisez cette description d’un orage ; les images semblent prises au daguerréotype, à la lumière éblouissante des éclairs : « L’œil, aussi rapide qu’eux, apercevait dans chacune de leurs flammes une multitude d’objets qu’en cinquante fois, autant de temps il n’eût point vus au grand jour : des cloches dans leurs clochers avec la corde et la roue qui les faisaient mouvoir ; des nids délabrés d’oiseaux dans les recoins et dans les corniches ; des figures pleines d’effroi sous la bâche des voitures qui passaient, emportées par leur attelage effarouché, avec un fracas que couvrait le tonnerre ; des herses et des charrues abandonnées dans les champs ; des lieues et puis encore des lieues de pays coupé de haies, avec la bordure lointaine d’arbres aussi visible que l’épouvantail perché dans le champ de fèves à trois pas d’eux ; une minute de clarté limpide, ardente, tremblotante, qui montrait tout ; puis une teinte rouge dans la lumière jaune, puis du bleu, puis un éclat si intense, qu’on ne voyait plus que de la lumière : puis la plus épaisse et la plus profonde obscurité1333. »

Une imagination aussi lucide et aussi énergique doit animer sans effort les objets inanimés. Elle soulève dans l’esprit où elle s’exerce des émotions extraordinaires, et l’auteur verse sur les objets qu’il se figure quelque chose de la passion surabondante dont il est comblé. Les pierres pour lui prennent une voix, les murs blancs s’allongent comme de grands fantômes, les puits noirs bâillent hideusement et mystérieusement dans les ténèbres ; des légions d’êtres étranges tourbillonnent en frissonnant dans la campagne fantastique ; la nature vide se peuple, la matière inerte s’agite. Mais les images restent nettes ; dans cette folie, il n’y a ni vague ni désordre ; les objets imaginaires sont dessinés avec des contours aussi précis et des détails aussi nombreux que les objets réels, et le rêve vaut la vérité.

Il y a, entre autres, une description du vent de la nuit bizarre et puissante, qui rappelle certaines pages de Notre-Dame de Paris. La source de cette description, comme de toutes celles de Dickens, est l’imagination pure. Il ne décrit point, comme Walter Scott, pour offrir une carte de géographie au lecteur et pour faire la topographie de son drame. Il ne décrit point comme lord Byron, par amour de la magnifique nature, et pour étaler une suite splendide de tableaux grandioses. Il ne songe ni à obtenir l’exactitude, ni à choisir la beauté. Frappé d’un spectacle quelconque, il s’exalte, et éclate en figures imprévues. Tantôt ce sont les feuilles jaunies que le vent poursuit, qui s’enfuient et se culbutent, frissonnantes, effarées, d’une course éperdue, se collant aux sillons, se noyant dans les fossés, se perchant sur les arbres1334. Ici c’est le vent de la nuit qui tourne autour d’une église, qui tâte en gémissant, de sa main invisible, les fenêtres et les portes, qui s’enfonce dans les crevasses, et qui, enfermé dans sa prison de pierre, hurle et se lamente pour en sortir : « Quand il a rôdé dans les ailes, lorsqu’il s’est glissé autour des piliers, et qu’il a essayé le grand orgue sonore, il s’envole, va choquer le plafond et tente d’arracher les poutres, puis il s’abat désespéré sur le parvis et s’engouffre en murmurant sous les voûtes. Parfois il revient furtivement et se traîne en rampant le long des murs. Il semble lire en chuchotant les épitaphes des morts. Sur quelques-unes, il passe avec un bruit strident comme un éclat de rire ; sur d’autres, il crie et gémit comme s’il pleurait1335. » — Jusqu’ici vous ne reconnaissiez que l’imagination sombre d’un homme du nord. Un peu plus loin, vous apercevez la religion passionnée d’un protestant révolutionnaire, lorsqu’il vous parle des sons funèbres que jette le vent attardé autour de l’autel, des accents sauvages avec lesquels il semble chanter les attentats que l’homme commet et les faux dieux que l’homme adore. Mais au bout d’un instant l’artiste reprend la parole : il vous conduit au clocher, et dans le cliquetis des mots qu’il entasse, il donne à vos nerfs la sensation de la tourmente aérienne. Le vent siffle et gambade dans les arcades, dans les dentelures, dans les clochetons grimaçants de la tour ; il se roule et s’entortille autour de l’escalier tremblant ; il fait pirouetter la girouette qui grince. Dickens a tout vu dans le vieux beffroi ; sa pensée est un miroir, il n’y a pas un des détails les plus minutieux et les plus laids qui lui échappe. Il a compté les barres de fer rongées par la rouille, les feuilles de plomb ridées et recroquevillées qui craquent et se soulèvent étonnées sous le pied qui les foule, les nids d’oiseaux délabrés et empilés dans les recoins des madriers moisis, la poussière grise entassée, les araignées mouchetées, indolentes, engraissées par une longue sécurité, qui, pendues par un fil, se balancent paresseusement aux vibrations des cloches, et qui, sur une alarme soudaine, grimpent ainsi que des matelots après leurs cordages, ou se laissent glisser à terre, et jouent prestement de leurs vingt pattes agiles, comme pour sauver une vie. Cette peinture fait illusion. Suspendu à cette hauteur, entre les nuages volants qui promènent leurs ombres sur la ville et les lumières affaiblies qu’on distingue à peine dans la vapeur, on éprouve une sorte de vertige, et l’on n’est pas loin de découvrir, comme Dickens, une pensée et une âme dans la voix métallique des cloches qui habitent ce château tremblant.

Il fait un roman sur elles, et ce n’est pas le premier. Dickens est un poëte ; il se trouve aussi bien dans le monde imaginaire que dans le réel. Ici, ce sont les cloches, qui causent avec le pauvre vieux commissionnaire du coin et le consolent. Ailleurs, c’est le grillon du foyer qui chante toutes les joies domestiques, et ramène sous les yeux du maître désolé les heureuses soirées, les entretiens confiants, le bien-être, la tranquille gaieté dont il a joui et qu’il n’a plus. Ailleurs, c’est l’histoire d’un enfant malade et précoce qui se sent mourir, et qui, en s’endormant dans les bras de sa sœur, entend la chanson lointaine des vagues murmurantes qui l’ont bercé. Les objets, chez Dickens, prennent la couleur des pensées de ses personnages. Son imagination est si vive, qu’elle entraîne tout avec elle dans la voie qu’elle se choisit. Si le personnage est heureux, il faut que les pierres, les fleurs et les nuages le soient aussi ; s’il est triste, il faut que la nature pleure avec lui. Jusqu’aux vilaines maisons des rues, tout parle. Le style court à travers un essaim de visions ; il s’emporte jusqu’aux plus étranges bizarreries. Voici une jeune fille, jolie et honnête, qui traverse la cour des Fontaines et le quartier des légistes pour aller retrouver son frère. Quoi de plus simple ? quoi de plus vulgaire même ? Dickens s’exalte là-dessus. Pour lui faire fête, il convoque les oiseaux, les arbres, les maisons, la fontaine, les bureaux, les dossiers de procédure, et bien d’autres choses encore. C’est une folie, et c’est presque un enchantement :

Y avait-il assez de vie dans la triste végétation de la cour des Fontaines pour que les rameaux enfumés eussent senti venir la plus pure et la plus aimable petite femme du monde ? C’est une question pour les jardiniers et pour les savants qui connaissent les amours des plantes. Mais c’était une bonne chose pour cette cour pavée d’encadrer une si délicate petite figure ; elle passait comme un sourire le long des vieilles maisons noires et des dalles usées, les laissant plus sombres, plus tristes, plus grimaçantes que jamais ; cela ne fait pas de doute ! La fontaine du Temple aurait bien pu sauter de vingt pieds pour saluer cette source d’espérance et de jeunesse qui glissait rayonnante dans les secs et poudreux canaux de la loi ; les moineaux bavards, nourris dans les crevasses et dans les trous du Temple, auraient pu se taire pour écouter des alouettes imaginaires au moment où passait cette fraîche petite créature ; les branches sombres, qui ne se courbaient jamais que dans leur chétive croissance, auraient pu s’incliner vers elle avec amour, comme vers une sœur, et verser leur bénédiction sur sa gracieuse tête ; les vieilles lettres d’amour enfermées dans les bureaux voisins, au fond d’une boîte de fer, et oubliées parmi les monceaux de papiers de famille où elles s’étaient égarées, auraient pu trembler et s’agiter au souvenir fugitif de leurs anciennes tendresses, quand de son pas léger elle s’approchait d’elles. Mainte chose qui n’arriva point, qui n’arrivera jamais, aurait pu arriver pour l’amour de Ruth1336.

Ceci est tourmenté, n’est-il pas vrai ? Votre goût français, toujours mesuré, se révolte contre ces crises d’affectation, contre ces mièvreries maladives. Et pourtant cette affectation est naturelle ; Dickens ne cherche pas les bizarreries, il les rencontre. Cette imagination excessive est comme une corde trop tendue : elle produit d’elle-même, et sans choc violent, des sons qu’on n’entend point ailleurs.

On va voir comment elle se monte. Prenez une boutique, n’importe laquelle, la plus rébarbative ; celle d’un marchand d’instruments de marine. Dickens voit les baromètres, les chronomètres, les compas, les télescopes, les boussoles, les lunettes, les mappemondes, les porte-voix et le reste. Il en voit tant, il les voit si nettement, ils se pressent et se serrent, et se recouvrent si fort les uns les autres dans son cerveau, qu’ils remplissent et qu’ils obstruent, il y a tant d’idées géographiques et nautiques étalées sous les vitrines, pendues au plafond, attachées au mur, elles débordent sur lui par tant de côtés et en telle abondance, qu’il en perd le jugement. La boutique se transfigure : « Dans la contagion générale, il semble qu’elle se change en je ne sais quelle machine maritime, confortable, faite en manière de vaisseau, n’ayant plus besoin que d’une bonne mer pour être lancée et se mettre tranquillement en chemin pour n’importe quelle île déserte1337. »

La différence entre un fou et un homme de génie n’est pas fort grande. Napoléon, qui s’y connaissait, le disait à Esquirol. La même faculté nous porte à la gloire ou nous jette dans un cabanon. C’est l’imagination visionnaire qui forge les fantômes du fou et qui crée les personnages de l’artiste, et les classifications qui servent à l’un peuvent servir à l’autre. L’imagination de Dickens ressemble à celle des monomanes. S’enfoncer dans une idée, s’y absorber, ne plus voir qu’elle, la répéter sous cent formes, la grossir, la porter, ainsi agrandie, jusque dans l’œil du spectateur, l’en éblouir, l’en accabler, l’imprimer en lui si tenace et si pénétrante, qu’il ne puisse plus l’arracher de son souvenir, ce sont là les grands traits de cette imagination et de ce style. En cela, David Copperfield est un chef-d’œuvre. Jamais objets ne sont restés plus visibles et plus présents dans la mémoire du lecteur que ceux qu’il décrit. La vieille maison, le parloir, la cuisine, le bateau de Peggotty, et surtout la cour de l’école, sont des tableaux d’intérieur dont rien n’égale le relief, l’énergie et la précision. Dickens a la passion et la patience des peintres de sa nation : il compte un à un les détails, il note les couleurs différentes des vieux troncs d’arbres ; il voit le tonneau fendu, les dalles verdies et cassées, les crevasses des murs humides ; il distingue les singulières odeurs qui en sortent ; il marque la grosseur des taches de mousse, il lit les noms d’écoliers inscrits sur la porte et s’appesantit sur la forme des lettres. Et cette minutieuse description n’a rien de froid ; si elle est si détaillée, c’est que la contemplation était intense ; elle prouve sa passion par son exactitude. On sentait cette passion sans s’en rendre compte ; on la distingue tout d’un coup au bout de la page ; les témérités du style la rendent visible, et la violence de la phrase atteste la violence de l’impression. Des métaphores excessives font passer devant l’esprit des rêves grotesques. On se sent assiégé de visions extravagantes. M. Mell prend sa flûte, et y souffle, dit Copperfield, « au point que je finissais par penser qu’il ferait entrer tout son être dans le grand trou d’en haut pour le faire sortir par les clefs d’en bas. » Tom Pinch, désabusé, découvre que son maître Pecksniff est un coquin hypocrite. « Il avait été si longtemps accoutumé à tremper dans son thé le Pecksniff de son imagination, à l’étendre sur son pain, à le savourer avec sa bière, qu’il fit un assez pauvre déjeuner le lendemain de son expulsion. » On pense aux fantaisies d’Hoffmann ; on est pris d’une idée fixe et l’on a mal à la tête. Ces excentricités sont le style de la maladie plutôt que de la santé.

Aussi Dickens est-il admirable dans la peinture des hallucinations. On voit qu’il éprouve celles de ses personnages, qu’il est obsédé de leurs idées, qu’il entre dans leur folie. En sa qualité d’Anglais et de moraliste, il a décrit nombre de fois le remords. Peut-être dira-t-on qu’il en fait un épouvantail, et qu’un artiste a tort de se transformer en auxiliaire du gendarme et du prédicateur. Il n’importe ; le portrait de Jonas Chuzzlewit est si terrible, qu’on peut lui pardonner d’être utile. Jonas, sorti en cachette de sa chambre, a tué en trahison son ennemi, et croit dorénavant respirer en paix ; mais le souvenir du meurtre, comme un poison, désorganise insensiblement son esprit. Il n’est plus maître de ses idées ; elles l’emportent avec la fougue d’un cheval effaré. Il pense incessamment et en frissonnant à la chambre où on le croit endormi. Il voit cette chambre, il en compte les carreaux, il imagine les longs plis des rideaux sombres, les creux du lit qu’il a défait, la porte à laquelle on peut frapper. À mesure qu’il veut se détacher de cette vision, il s’y enfonce ; c’est un gouffre ardent où il roule en se débattant avec des cris et des sueurs d’angoisse. Il se suppose couché dans ce lit, comme il devrait y être, et au bout d’un instant il s’y voit. Il a peur de cet autre lui-même. Le rêve est si fort, qu’il n’est pas bien sûr de n’être pas là-bas à Londres. « Il devient ainsi son propre spectre et son propre fantôme. » Et cet être imaginaire, comme un miroir, ne fait que redoubler devant sa conscience l’image de l’assassinat et du châtiment. Il revient, et se glisse en pâlissant jusqu’à la porte de sa chambre. Lui, homme d’affaires, calculateur, machine brutale des raisonnements positifs, le voilà devenu aussi chimérique qu’une femme nerveuse. Il avance sur la pointe du pied, comme s’il avait peur de réveiller l’homme imaginaire qu’il se figure couché dans le lit. Au moment où il tourne la clef dans la serrure, une terreur monstrueuse le saisit : si l’homme assassiné allait se lever là, devant lui ! Il entre enfin, et s’enfonce dans son lit, brûlé par la fièvre. Il relève les draps sur ses yeux, pour essayer de ne plus voir la chambre maudite ; il la voit mieux encore. Le froissement des couvertures, le bruissement d’un insecte, les battements de son cœur, tout lui crie : Assassin ! L’esprit fixé avec une frénésie d’attention sur la porte, il finit par croire qu’on l’ouvre, il l’entend grincer. Ses sensations sont perverties ; il n’ose s’en défier, il n’ose plus y croire, et dans ce cauchemar, où la raison engloutie ne laisse surnager qu’un chaos de formes hideuses, il ne trouve plus rien de réel que l’oppression incessante de son désespoir convulsif. Dorénavant toutes ses pensées, tous ses dangers, le monde entier disparaît pour lui dans une seule question : quand trouveront-ils le cadavre dans le bois ? —  Il s’efforce d’en arracher sa pensée ; elle y reste imprimée et collée ; elle l’y attache comme par une chaîne de fer. Il se figure toujours qu’il va dans le bois, qu’il s’y glisse sans bruit à pas furtifs, en écartant les branches, qu’il approche, puis approche encore, et qu’il chasse « les mouches répandues sur la chair par files épaisses, comme des monceaux de groseilles séchées. » Et toujours il aboutit à l’idée de la découverte ; il en attend la nouvelle, écoutant passionnément les cris et les rumeurs de la rue, écoutant lorsqu’on sort ou lorsqu’on entre, écoutant ceux qui descendent et ceux qui montent. En même temps, il a toujours sous les yeux ce cadavre abandonné dans le bois ; il le montre mentalement à tous ceux qu’il aperçoit, comme pour leur dire : « Regardez ! connaissez-vous cela ? Me soupçonnez-vous ? » Le supplice de prendre le corps dans ses bras, et de le poser, pour le faire reconnaître, aux pieds de tous les passants, ne serait point plus lugubre que l’idée fixe à laquelle sa conscience l’a condamné. »

Jonas est sur le bord de la folie. D’autres y sont tout à fait. Dickens a fait trois ou quatre portraits de fous, très-plaisants au premier coup d’œil, mais si vrais, qu’au fond ils sont horribles. Il fallait une imagination comme la sienne, déréglée, excessive, capable d’idées fixes, pour mettre en scène les maladies de la raison. Il y en a deux surtout qui font rire et qui font frémir : Augustus, le maniaque triste, qui est sur le point d’épouser miss Pecksniff, et le pauvre M. Dick, demi-idiot, demi-monomane, qui vit avec miss Trotwood. Comprendre ces exaltations soudaines, ces tristesses imprévues, ces incroyables soubresauts de la sensibilité pervertie ; reproduire ces arrêts de pensée, ces interruptions de raisonnement, cette intervention d’un mot, toujours le même, qui brise la phrase commencée et renverse la raison renaissante ; voir le sourire stupide, le regard vide, la physionomie niaise et inquiète de ces vieux enfants hagards qui tâtonnent douloureusement d’idées en idées, et se heurtent à chaque pas au seuil de la vérité qu’ils ne peuvent franchir, c’est là une faculté qu’Hoffmann seul eut au même degré que Dickens. Le jeu de ces raisons délabrées ressemble au grincement d’une porte disloquée : il fait mal à entendre. On y trouve, si l’on veut, un éclat de rire discordant ; mais on y découvre mieux encore un gémissement et une plainte, et l’on s’effraye en mesurant la lucidité, l’étrangeté, l’exaltation, la violence de l’imagination qui a enfanté de telles créatures, qui les a portées et soutenues jusqu’au bout sans fléchir, et qui s’est trouvée dans son vrai monde en imitant et en produisant leur déraison.

À quoi peut s’appliquer cette force ? Les imaginations diffèrent, non-seulement par leur nature, mais encore par leur objet ; après avoir mesuré leur énergie, il faut circonscrire leur domaine ; dans le large monde, l’artiste se fait un monde ; involontairement il choisit une classe d’objets qu’il préfère ; les autres le laissent froid, et il ne les aperçoit pas. Dickens n’aperçoit pas les choses grandes : ceci est le second trait de son imagination. L’enthousiasme le prend à propos de tout, particulièrement à propos des objets vulgaires, d’une boutique de bric-à-brac, d’une enseigne, d’un crieur public. Il a la vigueur, il n’atteint pas à la beauté. Son instrument rend des sons vibrants, il n’a point de sons harmonieux. S’il décrit une maison, il la dessinera avec une netteté de géomètre ; il en mettra toutes les couleurs en relief, il découvrira une physionomie et une pensée dans les contrevents et dans les gouttières, il fera de la maison une sorte d’être humain, grimaçant et énergique, qui saisira le regard et qu’on n’oubliera plus ; mais il ne verra pas la noblesse des longues lignes monumentales, la calme majesté des grandes ombres largement découpées par les crépis blancs, la joie de la lumière qui les couvre, et devient palpable dans les noirs enfoncements où elle plonge, comme pour se reposer et s’endormir. S’il peint un paysage, il apercevra les cenelles qui parsèment de leurs grains rouges les haies dépouillées, la petite vapeur qui s’exhale d’un ruisseau lointain, les mouvements d’un insecte dans l’herbe ; mais la grande poésie qu’eût saisie l’auteur de Valentine et d’André lui échappera. Il se perdra, comme les peintres de son pays, dans l’observation minutieuse et passionnée des petites choses ; il n’aura point l’amour des belles formes et des belles couleurs. Il ne sentira pas que le bleu et le rouge, la ligne droite et la ligne courbe, suffisent pour composer des concerts immenses qui, parmi tant d’expressions diverses, gardent une sérénité grandiose, et ouvrent au plus profond de l’âme une source de santé et de bonheur. C’est le bonheur qui lui manque ; son inspiration est une verve fiévreuse qui ne choisit pas ses objets, qui ranime au hasard les laideurs, les vulgarités, les sottises, et qui, en communiquant à ses créations je ne sais quelle vie saccadée et violente, leur ôte le bien-être et l’harmonie qu’en d’autres mains elles auraient pu garder. Miss Ruth est une fort gentille ménagère ; elle met son tablier : quel trésor que ce tablier ! Dickens le tourne et le retourne, comme un commis de nouveautés qui voudrait le vendre. Elle le tient dans sa main, puis elle l’attache autour de sa taille, elle lie les cordons, elle l’étale, elle le froisse pour qu’il tombe bien. Que ne fait-elle pas de son tablier ! Et quel est l’enchantement de Dickens pendant ces opérations innocentes ! Il pousse de petits cris d’espièglerie joyeuse : « Oh ! bon Dieu, quel méchant petit corsage ! » Il apostrophe la bague, il gambade autour de Ruth, il frappe dans ses mains de plaisir. C’est bien pis lorsqu’elle fabrique le pudding ; il y a là une scène entière, dramatique et lyrique, avec exclamations, protase, péripéties, aussi complète qu’une tragédie grecque. Ces gentillesses de cuisine et ces mièvreries d’imagination font penser (par contraste) aux tableaux d’intérieur de George Sand. Vous rappelez-vous la chambre de la fleuriste Geneviève ? Elle fabrique, comme Ruth, un objet utile, très-utile, puisque demain elle vendra dix sous ; mais cet objet est une rose épanouie, dont les frêles pétales s’enroulent sous ses doigts comme sous les doigts d’une fée, dont la fraîche corolle s’empourpre d’un vermillon aussi tendre que celui de ses joues, frêle chef-d’œuvre éclos un soir d’émotion poétique, pendant que de sa fenêtre elle contemple au ciel les yeux perçants et divins des étoiles, et qu’au fond de son cœur vierge murmure le premier souffle de l’amour. Pour s’exalter, Dickens n’a pas besoin d’un pareil spectacle : une diligence le jette dans le dithyrambe ; les roues, les éclaboussures, les sifflements du fouet, le tintamarre des chevaux, des harnais et de la machine, en voilà assez pour le mettre hors de lui. Il ressent par sympathie le mouvement de la voiture ; elle l’emporte avec elle ; il entend le galop des chevaux dans sa cervelle, et part en lançant cette ode, qui semble sortir de la trompette du conducteur :

En avant sous l’obscurité qui s’épaissit ! Nous ne pensons pas aux noires ombres des arbres ; nous franchissons du même galop clartés, ténèbres, comme si la lumière de Londres à cinquante milles d’ici suffisait, et au-delà, pour illuminer la route ! En avant par-delà la prairie du village, où s’attardent les joueurs de paume, où chaque petite marque laissée sur le frais gazon par les raquettes, les balles ou les pieds des joueurs, répand son parfum dans la nuit ! En avant, avec quatre chevaux frais, par-delà l’auberge du Cerf-sans-Cornes, où les buveurs s’assemblent à la porte avec admiration, pendant que l’attelage quitté, les traits pendants, s’en va à l’aventure du côté de la mare, poursuivi par la clameur d’une douzaine de gosiers et par les petits enfants qui courent en volontaires pour le ramener sur la route ! À présent, c’est le vieux pont de pierre qui résonne sous le sabot des chevaux, parmi les étincelles qui jaillissent. Puis nous voilà encore sur la route ombragée, puis au-delà de la barrière ouverte, plus loin, bien loin au-delà, dans la campagne. Hurrah !

Holà ho ! là-bas, derrière, arrête cette trompette un instant ; viens ici, conducteur, accroche-toi à la bâche, grimpe sur la banquette. On a besoin de toi pour tâter ce panier. Nous ne ralentirons point pour cela le pas de nos bêtes ; n’ayez crainte. Nous leur mettrons plutôt le feu au ventre pour la glus grande gloire du festin. Ah ! il y a longtemps que cette bouteille de vieux vin n’a senti le contact du souffle tiède de la nuit, comptez-y. Et la liqueur est merveilleusement bonne pour humecter le gosier d’un donneur de cor. Essaye-la ; n’aie pas peur, Bill, de lever le coude. Maintenant reprends haleine et essaye mon cor, Bill. Voilà de la musique ! voilà un air ! « Là-bas, là-bas, bien loin derrière les collines. » Ma foi, oui ! hurrah ! la jument ombrageuse est toute gaie cette nuit. Hurrah ! hurrah !

Voyez là-haut, la lune ! Toute haute d’abord, avant que nous l’ayons aperçue. Sous sa lumière, la terre réfléchit les objets comme l’eau. Les haies, les arbres, les toits bas des chaumières, les clochers d’églises, les vieux troncs flétris, les jeunes pousses florissantes, sont devenus vaniteux tout d’un coup et ont envie de contempler leurs belles images jusqu’au matin. Là-bas, les peupliers bruissent, pour que leurs feuilles tremblotantes puissent se voir sur le sol ; le chêne, point ; il ne lui convient pas de trembler. Campé dans sa vieille solidité massive, il veille sur lui-même, sans remuer un rameau. La porte moussue, mal assise sur ses gonds grinçants, boiteuse et décrépite, se balance devant son mirage, comme une douairière fantastique, pendant que notre propre fantôme voyage avec nous. Hurrah ! hurrah ! à travers fossés et broussailles, sur la terre unie et sur le champ labouré, sur le flanc roide de la colline, sur le flanc plus roide encore de la muraille, comme si c’était un spectre chasseur !

Des nuages aussi ! Et sur la vallée un brouillard ! non pas un lourd brouillard qui la cache, mais une vapeur légère, aérienne, pareille à un voile de gaze, qui, pour nos yeux d’admirateurs modestes, ajoute un charme aux beautés devant lesquelles il est étendu, ainsi qu’ont toujours fait les voiles de vraie gaze, ainsi qu’ils feront toujours, oui, ne vous déplaise, quand nous serions le pape en personne. Hurrah ! Eh bien ! voilà que nous voyageons comme la lune elle-même. Cachés dans un bouquet d’arbres, la minute d’après dans une tache de vapeur, puis reparaissant en pleine lumière, parfois effacés, mais avançant toujours, notre course répète la sienne. Hurrah ! Une joute contre la lune ! Holà ho ! hurrah !

La beauté de la nuit a été sentie à peine, quand déjà le jour arrive bondissant. Hurrah ! Deux relais, et les routes de la campagne se changent presque en une rue continue. Hurrah ! par là des jardins de maraîchers, des files de maisons, des villas, des terrasses, des places, des équipages, des chariots, des charrettes, des ouvriers matineux, des vagabonds attardés, des ivrognes, des porteurs à jeun ; par-delà toutes les formes de la brique et du mortier, puis sur le pavé bruyant, qui force les gens juchés sur la banquette à se bien tenir. Hurrah ! à travers des tours et détours sans fin, dans le labyrinthe des rues sans nombre, jusqu’à ce qu’on atteigne une vieille cour d’hôtellerie, et que Tom Pinch descendu, tout assourdi et tout étourdi, se trouve à Londres1338 !

Tout cela pour dire que Tom Pinch arrive à Londres ! Cet accès de lyrisme où les folies les plus poétiques naissent des banalités les plus vulgaires, semblables à des fleurs maladives qui pousseraient dans un vieux pot cassé, expose dans ses contrastes naturels et bizarres toutes les parties de l’imagination de Dickens. On aura son portrait en se figurant un homme qui, une casserole dans une main et un fouet de postillon dans l’autre, se mettrait à prophétiser.

II §

Le lecteur prévoit déjà quelles violentes émotions ce genre d’imagination va produire. La manière de concevoir règle en l’homme la manière de sentir. Quand l’esprit, à peine attentif, suit les contours indistincts d’une image ébauchée, la joie et la douleur l’effleurent d’un attouchement insensible. Quand l’esprit, avec une attention profonde, pénètre les détails minutieux d’une image précise, la joie et la douleur le secouent tout entier. Dickens a cette attention et voit ces détails ; c’est pourquoi il rencontre partout des sujets d’exaltation. Il ne quitte point le ton passionné ; il ne se repose jamais dans le style naturel et dans le récit simple ; il ne fait que railler ou pleurer ; il n’écrit que des satires et des élégies. Il a la sensibilité fiévreuse d’une femme qui part d’un éclat de rire ou qui fond en larmes au choc imprévu du plus léger événement. Ce style passionné est d’une puissance extrême, et on peut lui attribuer la moitié de la gloire de Dickens. Le commun des hommes n’a que des émotions faibles. Nous travaillons machinalement et nous bâillons beaucoup ; les trois quarts des objets nous laissent froids ; nous nous endormons dans l’habitude, et nous finissons par ne plus remarquer les scènes de ménage, les minces détails, les aventures plates qui sont le fond de notre vie. Un homme vient qui, tout d’un coup, les rend intéressantes ; bien plus, il en fait des drames ; il les change en objets d’admiration, de tendresse et d’épouvante. Sans sortir du coin du feu ou de l’omnibus, nous voilà tremblants, les yeux pleins de larmes ou secoués par les accès d’un rire inextinguible. Nous nous trouvons transformés, notre vie est doublée ; notre âme végétait ; elle sent, elle souffre, elle aime. Le contraste, la succession rapide, le nombre des sentiments ajoutent encore à son trouble ; nous roulons pendant deux cents pages dans un torrent d’émotions nouvelles, contraires et croissantes, qui communique à l’esprit sa violence, qui l’entraîne dans des écarts et des chutes, et ne le rejette sur la rive qu’enchanté et épuisé. C’est une ivresse, et sur une âme délicate l’effet serait trop fort ; mais il convient au public, et le public l’a justifié.

Cette sensibilité ne peut guère avoir que deux issues : le rire et les larmes. Il y en a d’autres ; mais on n’y arrive que par la haute éloquence ; elles sont le chemin du sublime, et l’on a vu que pour Dickens il est fermé. Cependant il n’y a pas d’écrivain qui sache mieux toucher et attendrir ; il fait pleurer, cela est à la lettre ; avant de l’avoir lu, on ne se savait pas tant de pitié dans le cœur. Le chagrin d’une enfant qui voudrait être aimée de son père et que son père n’aime point, l’amour désespéré et la mort lente d’un pauvre jeune homme à demi imbécile, toutes ces peintures de douleurs secrètes laissent une impression ineffaçable. Les larmes qu’il verse sont vraies, et la compassion est leur source unique. Balzac, George Sand, Stendhal ont aussi raconté les misères humaines ; est-il possible d’écrire sans les raconter ? Mais ils ne les cherchent pas, ils les rencontrent ; ils ne songent point à nous les étaler ; ils allaient ailleurs, ils les ont trouvées, sur leur route. Ils aiment l’art plutôt que les hommes. Ils ne se plaisent qu’à voir jouer les ressorts des passions, à combiner de grands systèmes d’événements, à construire de puissants caractères ; ils n’écrivent point par sympathie pour les misérables, mais par amour du beau. Quand vous finissez Mauprat, votre émotion n’est pas la sympathie pure ; vous ressentez encore une admiration profonde pour la grandeur et la générosité de l’amour. Quand vous achevez le Père Goriot, vous avez le cœur brisé par les tortures de cette agonie ; mais l’étonnante invention, l’accumulation des faits, l’abondance des idées générales, la force de l’analyse, vous transportent dans le monde de la science, et votre sympathie douloureuse se calme au spectacle de cette physiologie du cœur. Dickens ne calme jamais la nôtre ; il choisit les sujets où elle se déploie seule et plus qu’ailleurs, la longue oppression des enfants tyrannisés et affamés par leur maître d’école, la vie de l’ouvrier Stephen, volé et déshonoré par sa femme, chassé par ses camarades, accusé de vol, languissant six jours au fond d’un puits où il est tombé, blessé, dévoré par la fièvre, et mourant quand enfin on arrive à lui. Rachel, sa seule amie, est là, et son égarement, ses cris, le tourbillon de désespoir dans lequel Dickens enveloppe ses personnages ont préparé la douloureuse peinture de cette mort résignée. Le seau remonte un corps qui n’a presque plus de forme, et l’on voit la figure pâle, épuisée, patiente, tournée vers le ciel, tandis que la main droite, brisée et pendante, semble demander qu’une autre main vienne la soutenir. Il sourit pourtant et dit faiblement : « Rachel ! » Elle vient et se penche jusqu’à ce que ses yeux soient entre ceux du blessé et le ciel, car il n’a pas la force de tourner les siens pour la regarder. Alors, en paroles brisées, il lui raconte sa longue agonie. Depuis qu’il est né, il n’a éprouvé que misère et injustice : c’est la règle ; les faibles souffrent et sont faits pour souffrir. Ce puits où il est tombé a tué des centaines d’hommes, des pères, des maris, des fils qui faisaient vivre des centaines de familles. Les mineurs ont prié et supplié les hommes du parlement, par l’amour du Christ, de ne point permettre que leur travail fût leur mort, et de les épargner à cause de leurs femmes et de leurs enfants, qu’ils aiment autant que les gentlemen aiment les leurs : tout cela pour rien. Quand le puits travaillait, il tuait sans besoin ; abandonné, il tue encore. Stephen dit cela sans colère, doucement, simplement, comme la vérité. Il a devant lui son calomniateur ; il ne s’indigne pas, il n’accuse personne ; il charge seulement le père de démentir la calomnie tout à l’heure, quand il sera mort. Son cœur est là-haut, dans le ciel où il a vu briller une étoile. Dans son tourment, sur son lit de pierres, il l’a contemplée, et le tendre et touchant regard de la divine étoile a calmé, par sa sérénité mystique, l’angoisse de son esprit et de son corps. « J’ai vu plus clair, dit-il, et ma prière de mourant a été que les hommes puissent seulement se rapprocher un peu plus les uns des autres, que lorsque moi, pauvre homme, j’étais avec eux. —  Ils le soulevèrent, et il fut ravi de voir qu’ils allaient l’emporter du côté où l’étoile semblait les conduire. Ils le portèrent très-doucement, à travers les champs et le long des sentiers, dans la large campagne, Rachel tenant toujours sa main dans les siennes. Ce fut bientôt une procession funèbre. L’étoile lui avait montré le chemin qui mène au Dieu des pauvres, et son humilité, ses misères, son oubli des injures, l’avaient conduit au repos de son rédempteur1339. »

Ce même écrivain est le plus railleur, le plus comique et le plus bouffon de tous les écrivains anglais. Singulière gaieté du reste ! C’est la seule qui puisse s’accorder avec cette sensibilité passionnée. Il y a un rire qui est voisin des larmes. La satire est sœur de l’élégie : si l’une plaide pour les opprimés, l’autre combat contre les oppresseurs. Blessé par les travers et par les vices, Dickens se venge par le ridicule. Il ne les peint pas, il les punit. Rien de plus accablant que ces longs chapitres d’ironie soutenue où le sarcasme s’enfonce à chaque ligne plus sanglant et plus perçant dans l’adversaire qu’il s’est choisi. Il y en a cinq ou six contre les Américains, contre leurs journaux vendus, contre leurs journalistes ivrognes, contre leurs spéculateurs charlatans, contre leurs femmes auteurs, contre leur grossièreté, leur familiarité, leur insolence, leur brutalité, capable de ravir un absolutiste, et de justifier ce libéral qui, revenant de New-York, embrassa les larmes aux yeux le premier gendarme qu’il aperçut sur le port du Havre. Fondations de sociétés industrielles, entretiens d’un député avec ses commettants, instructions d’un député à son secrétaire, parade des grandes maisons de banque, inauguration d’un édifice, toutes les cérémonies et tous les mensonges de la société anglaise sont gravés avec la verve et l’amertume de Hogarth. Il y a des morceaux où le comique est si violent, qu’il a l’air d’une vengeance, par exemple le récit de Jonas Chuzzlewit. Le premier mot qu’épela cet excellent jeune homme fut « gain. » Le second (quand il arriva aux dissyllabes) fut « argent. » Cette belle éducation avait produit par hasard deux inconvénients ; l’un, c’est qu’habitué par son père à tromper les autres, il avait pris insensiblement le goût d’attraper son père ; l’autre, c’est qu’instruit à considérer tout comme une question d’argent, il avait fini par regarder son père comme une sorte de propriété, qui serait très-bien placée dans le coffre-fort appelé bière. « Voilà mon père qui ronfle, dit M. Jonas. Pecksniff, ayez donc la bonté de marcher sur son pied. C’est celui qui est contre vous qui a la goutte. » Il entre en scène par cette attention : vous jugez du reste. Dickens est triste au fond comme Hogarth ; mais, comme Hogarth, il fait rire aux éclats par la bouffonnerie de ses inventions et par la violence de ses caricatures. Il pousse ses personnages dans l’absurde avec une intrépidité rare. Son Pecksniff invente des phrases morales et des actions sentimentales si grotesques qu’il en est extravagant. Jamais on n’a entendu de telles monstruosités oratoires. Sheridan a déjà peint un hypocrite anglais, Joseph Surface ; mais celui-là diffère autant de Pecksniff qu’un portrait du dix-huitième siècle diffère d’une vignette du Punch. Dickens fait l’hypocrisie si difforme et si énorme, que son hypocrite cesse de ressembler à un homme ; on dirait une de ces figures fantastiques dont le nez est plus gros que le corps. Ce comique outré vient de l’imagination excessive. Dickens emploie partout le même ressort. Pour mieux faire voir l’objet qu’il montre, il en crève les yeux du lecteur ; mais le lecteur s’amuse de cette verve déréglée ; la fougue de l’exécution lui fait oublier que la scène est improbable, et il rit de grand cœur en entendant l’entrepreneur des pompes funèbres, M. Mould, énumérer les consolations que la piété filiale, bien munie d’argent, peut trouver dans son magasin. Quelle douleur n’adouciraient pas les voitures à quatre chevaux, les tentures de velours, les cochers en manteaux de drap et en bottes à revers, les plumes d’autruche teintes en noir, les acolytes à pied habillés dans le grand style, portant des bâtons garnis de cuivre ? Oh ! ne disons pas que l’or est une boue, puisqu’il peut acheter des choses comme celles-là ? « Que de bénédictions, s’écrie M. Mould, que de bénédictions j’ai versées sur l’humanité au moyen de mes quatre grands chevaux caparaçonnés, que je ne caparaçonne jamais à moins de 10 livres 10 shillings la course1340 ! »

Ordinairement Dickens reste grave en traçant ses caricatures. L’esprit anglais consiste à dire en style solennel des plaisanteries folles. Le ton et les idées font alors contraste ; tout contraste donne des impressions fortes. Dickens aime à les produire, et son public à les éprouver.

Si parfois il oublie de donner les verges au prochain, s’il essaye de s’amuser, s’il se joue, il n’en est pas plus heureux. Le fond du caractère anglais, c’est le manque de bonheur. L’ardente et tenace imagination de Dickens se prend trop fortement aux choses pour glisser légèrement et gaiement sur leur surface. Il appuie, il pénètre, il enfonce, il creuse ; toutes ces actions violentes sont des efforts, et tous les efforts sont des souffrances. Pour être heureux, il faut être léger comme un Français du dix-huitième siècle, ou sensuel comme un Italien du seizième ; il ne faut point s’inquiéter des choses ou en jouir. Dickens s’en inquiète et n’en jouit pas. Prenez un petit accident comique, comme on en rencontre dans la rue, un coup de vent qui retrousse les habits d’un commissionnaire. Scaramouche fera une grimace de bonne humeur ; Lesage aura le sourire d’un homme amusé ; tous deux passeront et n’y songeront plus. Dickens y songe pendant une demi-page. Il voit si bien tous les effets du vent, il se met si complétement à sa place, il lui suppose une volonté si passionnée et si précise, il tourne et retourne si fort et si longtemps les habits du pauvre homme, il change le coup de vent en une tempête et en une persécution si grandes, qu’on est pris de vertige, et que tout en riant on se trouve en soi-même trop de trouble et trop de compassion pour rire de bon cœur.

C’était un endroit aéré, qui bleuissait le nez, qui rougissait les yeux, qui faisait venir la chair de poule, qui gelait les doigts du pied, qui faisait claquer les dents, que l’endroit où Toby Veck attendait en hiver, et Toby Veck le savait bien. Le vent arrivait en se démenant autour du coin, —  principalement le vent d’est, —  comme s’il était parti des confins de la terre pour tomber sur Toby. Et souvent on aurait dit qu’il arrivait sur lui plus tôt qu’il n’avait pensé, car tournant d’un bond autour du coin et dépassant Toby, il revenait soudain sur lui-même en tourbillonnant, comme s’il criait : Ah ! le voilà ! À l’instant, son tablier blanc était relevé par dessus sa tête, comme la blouse d’un enfant méchant, et l’on voyait sa faible petite canne lutter et s’agiter inutilement dans sa main ; ses jambes subissaient une agitation terrible, et Toby lui-même tout courbé, faisant face tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, était si bien souffleté et battu, et rossé, et houspillé, et tiraillé, et bousculé, et soulevé de terre, que c’était presque positivement un miracle s’il n’était pas enlevé en chair et en os en haut de l’air, comme l’est parfois une colonie de grenouilles, ou d’escargots, ou d’autres créatures portatives, pour tomber en pluie, au grand étonnement des indigènes, dans quelque coin reculé du monde où l’espèce des commissionnaires est inconnue1341.

Si l’on veut maintenant se figurer d’un regard cette imagination si lucide, si violente, si passionnément fixée sur l’objet qu’elle se choisit, si profondément touchée par les petites choses, si uniquement attachée aux détails et aux sentiments de la vie vulgaire, si féconde en émotions incessantes, si puissante pour éveiller la pitié douloureuse, la raillerie sarcastique et la gaieté nerveuse, on se représentera une rue de Londres par un soir pluvieux d’hiver. La lumière flamboyante du gaz brûle les yeux, ruisselle à travers les vitres des boutiques, rejaillit sur les figures qui passent, et sa clarté crue, s’enfonçant dans leurs traits contractés, met en relief, avec un détail infini et une énergie blessante, leurs rides, leurs difformités, leur expression tourmentée. Si dans cette foule pressée et salie vous découvrez un frais visage de jeune fille, cette lumière artificielle le charge de tons excessifs et faux ; elle le détache sur l’ombre pluvieuse et froide avec une auréole étrange. L’esprit est frappé d’étonnement : mais on porte la main à ses yeux pour les couvrir, et en admirant la force de cette lumière, on pense involontairement au vrai soleil de la campagne et à la tranquille beauté du jour.

2.
Le public. §

Plantez ce talent dans une terre anglaise ; l’opinion littéraire du pays dirigera sa croissance et expliquera ses fruits. Car cette opinion publique est son opinion privée ; il ne la subit pas comme une contrainte extérieure, il la sent en lui comme une persuasion intime ; elle ne le gêne pas, elle le développe, et ne fait que lui répéter tout haut ce qu’il se dit tout bas.

Voici les conseils de ce goût public, d’autant plus puissants qu’ils s’accordaient avec son inclination naturelle, et le poussaient dans son propre sens :

« Soyez moral. Il faut que tous vos romans puissent être lus par les jeunes filles. Nous sommes des esprits pratiques, et nous ne voulons pas que la littérature corrompe la vie pratique. Nous avons la religion de la famille, et nous ne voulons pas que la littérature peigne les passions qui attaquent la vie de famille. Nous sommes protestants, et nous avons gardé quelque chose de la sévérité de nos pères contre la joie et les passions. Entre celles-ci, l’amour est la plus mauvaise. Gardez-vous à cet endroit de ressembler à la plus illustre de nos voisines. L’amour est le héros de tous les romans de Georges Sand. Marié ou non marié, peu importe ; elle le trouve beau, saint, sublime par lui-même, et elle le dit. Ne le croyez pas, et si vous le croyez, ne le dites point. Cela est d’un mauvais exemple. L’amour ainsi présenté se subordonne le mariage. Il y aboutit, il le brise, il se passe de lui, selon les circonstances ; mais, quoi qu’il fasse, il le traite en inférieur ; il ne lui reconnaît de sainteté que celle qu’il lui donne, et le juge impie s’il s’en trouve exclu. Le roman ainsi conçu est une plaidoirie en faveur du cœur, de l’imagination, de l’enthousiasme et de la nature ; mais il est souvent une plaidoirie contre la société et contre la loi ; nous ne souffrons pas qu’on touche de près ou de loin à la société ni à la loi. Présenter un sentiment comme divin, incliner devant lui toutes les institutions, le promener à travers une suite d’actions généreuses, chanter avec une sorte d’inspiration héroïque les combats qu’il livre et les assauts qu’il soutient, l’enrichir de toutes les forces de l’éloquence, le couronner de toutes les fleurs de la poésie, c’est peindre la vie qu’il enfante comme plus belle et plus haute que les autres, c’est l’asseoir bien au-dessus de toutes les passions et de tous les devoirs, dans une région sublime, sur un trône, d’où il brille comme une lumière, comme une consolation, comme une espérance, et attire à lui tous les cœurs. Peut-être ce monde est-il celui des artistes ; il n’est point celui des hommes ordinaires. Peut-être est-il conforme à la nature ; nous faisons fléchir la nature devant l’intérêt de la société. Georges Sand peint des femmes passionnées ; peignez-nous d’honnêtes femmes. Georges Sand donne envie d’être amoureux ; donnez-nous envie de nous marier.

« Cela a des inconvénients, il est vrai ; l’art en souffre, si le public y gagne. Si vos personnages donnent de meilleurs exemples, vos ouvrages seront de moindre prix. Il n’importe. Vous vous résignerez en songeant que vous êtes moral. Vos amoureux seront fades, car le seul intérêt qu’offre leur âge, c’est la violence de la passion, et vous ne pouvez peindre la passion. Dans Nicolas Nickleby, vous montrerez deux honnêtes jeunes gens, semblables à tous les jeunes gens, épousant deux honnêtes jeunes filles, semblables à toutes les jeunes filles ; dans Martin Chuzzlewit, vous montrerez encore deux honnêtes jeunes gens, parfaitement semblables aux deux premiers, épousant aussi deux honnêtes jeunes filles, parfaitement semblables aux deux premières ; dans Dombey and son, il n’y aura qu’un honnête jeune homme et une honnête jeune fille. Du reste, nulle différence. Et ainsi de suite. Le nombre de vos mariages est étonnant, et vous en faites assez pour peupler l’Angleterre. Ce qui est plus curieux encore, c’est qu’ils sont tous désintéressés, et que le jeune homme et la jeune fille font fi de l’argent avec la même sincérité qu’à l’Opéra-Comique. Vous insisterez infiniment sur le joli embarras des fiancées, sur les larmes des mères, sur les pleurs de toute l’assistance, sur les scènes réjouissantes et touchantes du dîner ; vous ferez une foule de tableaux de famille, tous attendrissants, et presque aussi agréables que des peintures de paravents. Le lecteur sera ému ; il pensera voir les amours innocents et les gentillesses vertueuses d’un petit garçon et d’une petite fille de dix ans. Il aura envie de leur dire : Bons petits amis, continuez à être bien sages. Mais le principal intérêt sera pour les jeunes filles, qui apprendront de quelle manière empressée, et pourtant convenable, un prétendu doit faire sa cour. Si vous hasardez une séduction, comme dans Copperfield, vous ne raconterez pas le progrès, l’ardeur, les enivrements de l’amour ; vous n’en peindrez que les misères, le désespoir et les remords. Si dans Copperfield et dans le Grillon du Foyer vous montrez un mariage troublé et une femme soupçonnée, vous vous hâterez de rendre la paix au mariage et l’innocence à la femme, et vous ferez par sa bouche un éloge du mariage si magnifique, qu’il pourrait servir de modèle à M. Émile Augier. Si dans Hard Times l’épouse va jusqu’au bord de la faute, elle s’arrêtera sur le bord de la faute. Si dans Dombey and son elle fuit la maison conjugale, elle restera pure, elle ne commettra que l’apparence de la faute, et elle traitera son amant de telle sorte qu’on souhaitera d’être le mari. Si enfin dans Copperfield vous racontez les troubles et les folies de l’amour, vous raillerez ce pauvre amour, vous peindrez ses petitesses, vous semblerez demander excuse au lecteur. Jamais vous n’oserez faire entendre le souffle ardent, généreux, indiscipliné, de la passion toute-puissante ; vous ferez d’elle un jouet d’enfants honnêtes ou un joli bijou de mariage. Mais le mariage vous donnera des compensations. Votre génie d’observateur et votre goût pour les détails s’exerceront sur les scènes de la vie domestique : vous excellerez à peindre un coin du feu, une causerie de famille, des enfants sur les genoux de leur mère, un mari qui le soir veille à la lampe près de sa femme endormie, le cœur rempli de joie et de courage, parce qu’il sent qu’il travaille pour les siens. Vous trouverez de charmants ou sérieux portraits de femmes : celui de Dora, qui reste petite fille dans le mariage, dont les mutineries, les gentillesses, les enfantillages, les rires, égayent le ménage comme un gazouillement d’oiseau ; celui d’Esther, dont la parfaite bonté et la divine innocence ne peuvent être atteintes par les épreuves ni par les années ; celui d’Agnès, si calme, si patiente, si sensée, si pure, si digne de respect, véritable modèle de l’épouse, capable à elle seule de mériter au mariage le respect que nous demandons pour lui. Et lorsqu’enfin il faudra montrer la beauté de ces devoirs, la grandeur de cette amitié conjugale, la profondeur du sentiment qu’ont creusé dix années de confiance, de soins et de dévouement réciproques, vous trouverez dans votre sensibilité, si longtemps contenue, des discours aussi pathétiques que les plus fortes paroles de l’amour1342.

« Les pires romans ne sont pas ceux qui le glorifient. Il faut habiter l’autre côté du détroit pour oser ce que nos voisins ont osé. Chez nous, quelques-uns admirent Balzac, mais personne ne voudrait le tolérer. Quelques-uns prétendront qu’il n’est pas immoral ; mais tout le monde reconnaîtra qu’il fait toujours et partout abstraction de la morale. Georges Sand n’a célébré qu’une passion ; Balzac les a célébrées toutes. Il les a considérées comme des forces, et, jugeant que la force est belle, il les a soutenues de leurs causes, entourées de leurs circonstances, développées dans leurs effets, poussées à l’extrême, et agrandies jusqu’à en faire des monstres sublimes, plus systématiques et plus vrais que la vérité. Nous n’admettons pas qu’un homme se réduise à n’être qu’un artiste. Nous ne voulons pas qu’il se sépare de sa conscience et perde de vue la pratique. Nous ne consentirons jamais à voir que tel est le trait dominant de notre Shakspeare : nous ne reconnaîtrons pas que, comme Balzac, il mène ses héros au crime et à la monomanie, et que, comme lui, il habite le pays de la pure logique et de la pure imagination. Nous sommes bien changés depuis le seizième siècle, et nous condamnons aujourd’hui ce que nous approuvions autrefois. Nous ne voulons pas que le lecteur s’intéresse à un avare, à un ambitieux, à un débauché. Et il s’intéresse à lui lorsque l’écrivain, sans louer ni blâmer, s’attache à expliquer le tempérament, l’éducation, la forme du crâne et les habitudes d’esprit qui ont creusé en lui cette inclinaison primitive, à faire toucher la nécessité de ses effets, à la conduire à travers toutes ses périodes, à montrer la puissance plus grande que l’âge et le contentement lui communiquent, à exposer la chute irrésistible qui précipite l’homme dans la folie ou dans la mort. Le lecteur, saisi par cette logique, admire l’œuvre qu’elle a faite, et oublie de s’indigner contre le personnage qu’elle a créé ; il dit : le bel avare ! et il ne songe plus aux maux que l’avarice produit. Il devient philosophe et artiste, et ne se souvient plus qu’il est honnête homme. Souvenez-vous toujours que vous l’êtes, et renoncez aux beautés qui peuvent fleurir sur ce sol corrompu.

« Entre celles-ci, la première est la grandeur. Il faut s’intéresser aux passions pour comprendre toute leur étendue, pour compter tous leurs ressorts, pour décrire tout leur cours. Ce sont des maladies ; si on se contente de les maudire, on ne les connaîtra pas ; si l’on n’est physiologiste, si l’on ne se prend pas d’amour pour elles, si l’on ne fait pas d’elles ses héros, si on ne tressaille pas de plaisir à la vue d’un beau trait d’avarice comme à la vue d’un symptôme précieux, on ne peut dérouler leur vaste système et étaler leur fatale grandeur. Vous n’aurez point ce mérite immoral ; d’ailleurs il ne convient point à votre genre d’esprit. Votre extrême sensibilité et votre ironie toujours prête ont besoin de s’exercer ; vous n’avez pas assez de calme pour pénétrer jusqu’au fond d’un caractère ; vous aimez mieux vous attendrir sur lui ou le railler ; vous le prenez à partie, vous vous faites son adversaire ou son ami, vous le rendez odieux ou touchant ; vous ne le peignez pas ; vous êtes trop passionné et vous n’êtes pas assez curieux. D’autre part, la ténacité de votre imagination, la violence et la fixité avec laquelle vous enfoncez votre pensée dans le détail que vous voulez saisir, limitent votre connaissance, vous arrêtent sur un trait unique, vous empêchent de visiter toutes les parties d’une âme et d’en sonder la profondeur. Vous avez l’imagination trop vive, et vous ne l’avez pas assez vaste. Voici donc les caractères que vous allez tracer. Vous saisirez un personnage dans une attitude, vous ne verrez de lui que celle-là, et vous la lui imposerez depuis le commencement jusqu’au bout. Son visage aura toujours la même expression, et cette expression sera presque toujours une grimace. Ils auront une sorte de tic qui ne les quittera plus. Miss Mercy rira à chaque parole ; Marc Tapley prononcera à chaque scène son mot : gaillardement ; mistress Gamp parlera incessamment de Mme Harris ; le docteur Chillip ne fera pas une seule action qui ne soit timide ; M. Micawber prononcera pendant trois volumes le même genre de phrases emphatiques, et passera cinq ou six cents fois avec une brusquerie comique de la joie à la douleur. Chacun de vos personnages sera un vice, une vertu, un ridicule incarné, et la passion que vous lui prêterez sera si fréquente, si invariable, si absorbante, qu’il ne ressemblera plus à un homme vivant, mais à une abstraction habillée en homme. Les Français ont un Tartufe comme votre M. Pecksniff ; mais l’hypocrisie qu’il affiche n’a pas détruit le reste de son être ; s’il prête à la comédie par son vice, il appartient à l’humanité par sa nature. Il a, outre sa grimace, un caractère et un tempérament ; il est gros, fort, rouge, brutal, sensuel ; la vigueur de son sang le rend audacieux ; son audace le rend calme ; son audace, son calme, sa promptitude de décision, son mépris des hommes font de lui un grand politique. Quand il a occupé le public pendant cinq actes, il offre encore au psychologue et au médecin plus d’une chose à étudier. Votre Pecksniff n’offrira rien ni au médecin ni au psychologue. Il ne servira qu’à instruire et à amuser le public. Il sera une satire vivante de l’hypocrisie, et rien de plus. Si vous lui donnez le goût de l’eau-de-vie, ce sera gratuitement ; dans le tempérament que vous lui prêtez, rien ne l’exige : il est si enfoncé dans la tartuferie, dans la douceur, dans le beau style, dans les phrases littéraires, dans la moralité tendre, que le reste de sa nature a disparu : c’est un masque et ce n’est plus un homme. Mais ce masque est si grotesque et si énergique, qu’il sera utile au public, et diminuera le nombre des hypocrites. C’est notre but et c’est le vôtre, et le recueil de vos caractères aura plutôt les effets d’un livre de satires que ceux d’une galerie de portraits.

« Par la même raison, ces satires, quoique réunies, resteront effectivement détachées, et ne formeront point de véritable ensemble. Vous avez commencé par des essais, et vos grands romans ne sont que des essais cousus les uns au bout des autres. Le seul moyen de composer un tout naturel et solide, c’est de faire l’histoire d’une passion ou d’un caractère, de les prendre à leur naissance, de les voir grandir, s’altérer et se détruire, de comprendre la nécessité intérieure de leur développement. Vous ne suivez pas ce développement ; vous maintenez toujours votre personnage dans la même attitude ; il est avare ou hypocrite, ou bon jusqu’au bout, et toujours de la même façon ; il n’a donc pas d’histoire. Vous ne pouvez que changer les circonstances où il se trouve ; vous ne le changez pas lui-même ; il reste immobile, et, à tous les chocs qui le frappent, il rend le même son. La diversité des événements que vous inventez n’est donc qu’une fantasmagorie amusante ; ils n’ont pas de lien, ils ne forment pas un système, ils ne sont qu’un monceau. Vous n’écrirez que des vies, des aventures, des mémoires, des esquisses, des collections de scènes, et vous ne saurez pas composer une action. —  Mais si le goût littéraire de votre nation, joint à la direction naturelle de votre génie, vous impose des intentions morales, vous interdit la grande peinture des caractères, vous défend la composition des ensembles, il offre à votre observation, à votre sensibilité et à votre satire, une suite de figures originales qui n’appartiennent qu’à l’Angleterre, qui, dessinées par votre main, formeront une galerie unique, et qui, avec l’image de votre génie, offriront celle de votre pays et de votre temps. »

3.
Les personnages. §

Ôtez les personnages grotesques qui ne sont là que pour occuper de la place et pour faire rire, vous trouverez que tous les caractères de Dickens sont compris dans deux classes : les êtres sensibles et les êtres qui ne le sont pas. Il oppose les âmes que forme la nature aux âmes que déforme la société. L’un de ses derniers romans, Hard Times, est un résumé de tous les autres. Il y préfère l’instinct au raisonnement, l’intuition du cœur à la science positive ; il attaque l’éducation fondée sur la statistique, sur les chiffres et sur les faits ; il comble de malheurs et de ridicules l’esprit positif et mercantile ; il combat l’orgueil, la dureté, l’égoïsme du négociant et du noble ; il maudit les villes de manufactures, de fumée et de boue, qui emprisonnent le corps dans une atmosphère artificielle et l’esprit dans une vie factice. Il va chercher de pauvres ouvriers, des bateleurs, un enfant trouvé, et accable sous leur bon sens, sous leur générosité, sous leur délicatesse, sous leur courage et sous leur douceur, la fausse science, le faux bonheur et la fausse vertu des riches et des puissants qui les méprisent. Il fait des satires contre la société oppressive ; il fait des élégies sur la nature opprimée, et son génie élégiaque, comme son génie satirique, rencontre à propos dans le monde anglais qui l’entoure la carrière dont il a besoin pour se déployer.

I §

Le premier fruit de la société anglaise est l’hypocrisie. Il y mûrit au double souffle de la religion et de la morale ; on sait quels sont leur popularité et leur empire au-delà du détroit. Dans un pays où il est scandaleux de rire le dimanche, où le triste puritanisme a gardé quelque chose de son ancienne animosité contre le bonheur, où les critiques qui étudient l’histoire ancienne insèrent des dissertations sur le degré de vertu de Nabuchodonosor, il est naturel que l’apparence de la moralité soit utile. C’est une monnaie qu’il faut avoir ; ceux qui n’ont pas la bonne en fabriquent de la fausse, et plus l’opinion publique la déclare précieuse, plus on la contrefait. Aussi ce vice est-il anglais. M. Pecksniff ne peut pas se rencontrer en France. Ses phrases nous dégoûteraient. S’il y a chez nous une affectation, ce n’est pas celle de vertu, c’est celle de vice ; pour réussir, on aurait tort d’y parler de ses principes ; on aime mieux confesser ses faiblesses, et s’il y a des charlatans, ce sont des fanfarons d’immoralité. Nous avons eu jadis nos hypocrites ; mais c’est lorsque la religion était populaire. Depuis Voltaire, Tartufe est impossible. On n’essaye plus d’affecter une piété qui ne trompe personne et qui ne mène à rien. L’hypocrisie vient, s’en va et varie selon l’état des mœurs, de la religion et des esprits ; aussi voyez comme l’hypocrisie de Pecksniff est conforme aux dispositions de son pays ! La religion anglaise est peu dogmatique et toute morale. Pecksniff ne lâche pas comme Tartufe des phrases de théologie ; il s’épanche tout entier en tirades de philanthropie. Il a marché avec le siècle. Il est devenu philosophe humanitaire. Il a donné à ses filles les noms de Mercy (compassion) et Charity. Il est tendre, il est bon, il s’abandonne aux effusions de famille. Il offre innocemment en spectacle, lorsqu’on vient le voir, de charmantes scènes d’intérieur ; il étale le cœur d’un père, les sentiments d’un époux, la bienveillance d’un bon maître. Les vertus de famille sont en honneur aujourd’hui ; il faut s’en affubler. Jadis Orgon disait, instruit par Tartufe :

Et je verrais périr parents, enfants et femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela.

La vertu moderne et la piété anglaise pensent autrement ; il ne faut pas mépriser ce monde en vue de l’autre ; il faut l’améliorer en vue de l’autre. Tartufe parlera de sa haire et de sa discipline ; Pecksniff, de son confortable petit parloir, du charme de l’intimité, des beautés de la nature. Il essayera de mettre la concorde entre les hommes. Il aura l’air d’un membre de la Société de la paix. Il développera les considérations les plus touchantes sur les bienfaits et sur les beautés de l’harmonie. Il sera impossible de l’écouter sans avoir le cœur attendri. Les hommes sont raffinés aujourd’hui, ils ont lu beaucoup de poésies élégiaques ; leur sensibilité est plus vive ; on ne peut plus les tromper avec la grossière impudence de Tartufe. C’est pourquoi M. Pecksniff aura des gestes de longanimité sublime, des sourires de compassion ineffable, des élans, des mouvements d’abandon, des grâces, des tendresses qui séduiront les plus difficiles et charmeront les plus délicats. Les Anglais, dans leurs parlements, dans leurs meetings, dans leurs associations et dans leurs cérémonies publiques, ont appris la phrase oratoire, les termes abstraits, le style de l’économie politique, du journalisme et du prospectus. M. Pecksniff parlera comme un prospectus. Il en aura l’obscurité, le galimatias et l’emphase. Il semblera planer au-dessus du monde, dans la région des idées pures, au sein de la vérité. Il aura l’air d’un apôtre élevé dans les bureaux du Times. Il débitera des idées générales à propos de tout. Il trouvera une leçon de morale dans les beefsteaks qu’il vient d’avaler. Ce beefsteak a passé, le monde passera aussi ; souvenons-nous de notre fragilité et du compte qu’un jour nous aurons à rendre. En pliant sa serviette, il s’élèvera à des contemplations grandioses : « L’économie de la digestion, dira-t-il, à ce que m’ont appris certains anatomistes de mes amis, est un des plus merveilleux ouvrages de la nature. Je ne sais pas ce qu’éprouvent les autres, mais c’est une grande satisfaction pour moi de penser, quand je jouis de mon humble dîner, que je mets en mouvement la plus belle machine dont nous ayons connaissance. Il me semble véritablement, en de tels instants, que j’accomplis une fonction publique. —  Quand j’ai remonté cette montre intérieure, si je puis employer une telle expression, dit M. Pecksniff avec une sensibilité exquise, et quand je sais qu’elle va, je sens que la leçon offerte par elle aux hommes fait de moi un des bienfaiteurs de mon espèce. » Vous reconnaissez un nouveau genre d’hypocrisie. Les vices changent à chaque siècle en même temps que les vertus.

L’esprit pratique, comme l’esprit moral, est anglais ; à force de commercer, de travailler et de se gouverner, ce peuple a pris le goût et le talent des affaires ; c’est pourquoi ils nous regardent comme des enfants et des fous. L’excès de cette disposition est la destruction de l’imagination et de la sensibilité. On devient une machine à spéculation en qui s’alignent des chiffres et des faits ; on nie la vie de l’esprit et les joies du cœur ; on ne voit plus dans le monde que des pertes et des bénéfices ; on devient dur, âpre, avide et avare ; on traite les hommes en rouages ; un jour on se trouve tout entier négociant, banquier, statisticien ; on a cessé d’être homme. Dickens a multiplié les portraits de l’homme positif : Ralph Nickleby, Scrooge, Antony Chuzzlewit, Jonas, l’alderman Cute, M. Murdstone et sa sœur, Bounderby, Tom Gradgrind ; il y en a dans tous ses romans. Les uns le sont par éducation, les autres le sont par nature ; mais ils sont tous odieux, car ils prennent tous à tâche de railler et de détruire la bonté, la sympathie, la compassion, les affections désintéressées, les émotions religieuses, l’enthousiasme de l’imagination, tout ce qu’il y a de beau dans l’homme. Ils oppriment des enfants, ils frappent des femmes, ils affament des pauvres, ils insultent des malheureux. Les meilleurs sont des automates de fer poli qui exécutent méthodiquement leurs devoirs légaux et ne savent pas qu’ils font souffrir les autres. Ces sortes de gens ne se trouvent pas dans notre pays. Leur rigidité n’est point dans notre caractère. Ils sont produits en Angleterre par une école qui a sa philosophie, ses grands hommes, sa gloire, et qui ne s’est jamais établie chez nous. Plus d’une fois, il est vrai, nos écrivains ont peint des avares, des gens d’affaires et des boutiquiers ; Balzac en est rempli. Mais il les explique par leur imbécillité, ou il en fait des monstres curieux comme Grandet et Gobseck. Ceux de Dickens forment une classe réelle et représentent un vice national. Lisez ce passage de Hard Times, et voyez si, corps et âme, M. Gradgrind n’est pas tout Anglais.

« À présent, ce qu’il me faut, ce sont des faits. N’enseignez à ces filles et à ces garçons que des faits ; on n’a besoin que de faits dans la vie. Ne plantez rien autre chose en eux ; déracinez en eux toute autre chose. Vous ne pouvez former l’esprit d’un animal raisonnable qu’avec des faits. Aucune autre chose ne pourra leur être utile. C’est le principe d’après lequel j’élève mes propres enfants, et c’est là le principe d’après lequel je veux que les enfants soient élevés. Attachez-vous aux faits, monsieur ! »

La scène était la voûte nue, unie, monotone d’une école, et le doigt carré de l’orateur donnait de l’autorité à ses observations, en soulignant chaque sentence par un trait sur la manche du maître d’école. Cette autorité était accrue par le front de l’orateur, sorte de mur carré, ayant les sourcils pour base, pendant que ses yeux trouvaient une cage commode dans deux caves noires qu’ombrageait le mur. Cette autorité était accrue par la bouche de l’orateur, qui était grande, mince et dure. Cette autorité était accrue par la voix de l’orateur, qui était inflexible, sèche et impérative. Cette autorité était accrue par les cheveux de l’orateur, qui se dressaient sur les côtés de sa tête chauve, sorte de plantation de pins ayant pour but de protéger contre le vent la surface luisante, toute couverte de protubérances, ainsi qu’une croûte de pâté aux prunes, comme si la tête eût été un magasin insuffisant pour la dure masse de faits accumulés dans son intérieur. L’attitude obstinée de l’orateur, son habit carré, ses jambes carrées, ses épaules carrées, jusqu’à sa cravate, qui le prenait à la gorge de son nœud roide, comme un fait entêté qu’elle était, tout ajoutait à cette autorité.

« Dans cette vie, il ne nous faut que des faits, monsieur ; rien que des faits ! »

L’orateur et le maître d’école et la troisième grande personne présente reculèrent tous un peu et parcoururent des yeux le plan incliné des petits vases qui étaient là rangés en ordre pour recevoir les grandes potées de faits qu’on allait verser en eux, afin de les remplir jusqu’au bord1343 !

«  — Thomas Gradgrind, monsieur ! Homme de réalités, homme de faits et de calculs, homme qui part de ce principe que deux et deux font quatre, et rien de plus, et qui sous aucun prétexte et pour aucune raison n’accordera rien de plus ! Thomas Gradgrind, monsieur ! Thomas lui-même, Thomas Gradgrind avec une règle et une paire de balances, et la table de multiplication toujours dans sa poche, monsieur, prêt à peser et à mesurer n’importe quel fragment de la nature humaine, et à vous dire exactement ce qu’on peut en tirer. C’est une pure question de chiffres, un simple cas d’arithmétique. Vous pourriez espérer de faire entrer quelque autre croyance dans la tête de Georges Gradgrind, ou d’Auguste Gradgrind, ou de John Gradgrind, ou de Joseph Gradgrind (toutes personnes fictives, non existantes), mais dans la tête de Thomas Gradgrind, —  non, monsieur ! »

C’est dans ces termes que M. Gradgrind se présentait toujours lui-même mentalement, soit au cercle de ses relations particulières, soit au public en général. C’est dans ces termes évidemment, en substituant le mot « jeunes élèves » au mot « monsieur », que Thomas Gradgrind présentait en ce moment Thomas Gradgrind aux petits vases rangés devant lui, lesquels devaient être si fort remplis de faits1344.

Un autre défaut que donne l’habitude de commander et de lutter est l’orgueil. Il abonde dans un pays d’aristocratie, et personne n’a raillé plus durement une aristocratie que Dickens ; tous ses portraits sont des sarcasmes : c’est celui de James Harthouse, dandy dégoûté de tout, principalement de lui-même, et ayant parfaitement raison ; c’est celui de sir Frederick, pauvre sot dupé, abruti par le vin, dont l’esprit consiste à regarder fixement les gens en mangeant le bout de sa canne ; c’est celui de lord Feenix, sorte de mécanique à phrases parlementaires, détraquée, et à peine capable d’achever les périodes ridicules où il a soin de toujours tomber ; c’est celui de mistress Skewton, hideuse vieille ruinée, coquette jusqu’à la mort, demandant pour son lit d’agonie des rideaux roses, et promenant sa fille dans tous les salons de l’Angleterre, pour la vendre à quelque mari vaniteux ; c’est celui de sir John Chester, scélérat de bonne compagnie, qui, de peur de se compromettre, refuse de sauver son fils naturel et refuse avec toutes sortes de grâces en achevant de manger son chocolat. Mais la peinture la plus complète et la plus anglaise de l’esprit aristocratique est le portrait d’un négociant de Londres, M. Dombey.

Ce n’est pas là qu’en France nous irons chercher nos types ; c’est là qu’on les trouve en Angleterre, aussi énergiques que dans nos plus orgueilleux châteaux. M. Dombey, comme un noble, aime sa maison autant que lui-même. S’il dédaigne sa fille et s’il souhaite un fils, c’est pour perpétuer l’ancien nom de sa banque. Il a ses ancêtres en commerce, il veut avoir ses descendants. Ce sont des traditions qu’il soutient, et c’est une puissance qu’il continue. À cette hauteur d’opulence et avec cette étendue d’action, c’est un prince, et, comme il a la situation d’un prince, il en a les sentiments. Vous voyez là un caractère qui ne pouvait se produire que dans un pays dont le commerce embrasse le monde, où les négociants sont des potentats, où une compagnie de marchands a exploité des continents, soutenu des guerres, défait des royaumes, et fondé un empire de cent millions d’hommes. L’orgueil d’un tel homme n’est pas petit, il est terrible ; il est si tranquille et si haut, que, pour en trouver un semblable, il faudrait relire les Mémoires de Saint-Simon. M. Dombey a toujours commandé, et il n’entre pas dans sa pensée qu’il puisse céder à quelqu’un ou à quelque chose. Il reçoit la flatterie comme un tribut auquel il a droit, et aperçoit au-dessous de lui, à une distance immense, les hommes comme des êtres faits pour l’implorer et lui obéir. Sa seconde femme, la fière Édith Skewton, lui résiste et le méprise ; l’orgueil du négociant se heurte contre l’orgueil de la fille noble, et les éclats contenus de cette inimitié croissante révèlent une intensité de passion que des âmes ainsi nées et ainsi nourries pouvaient seules contenir. Édith, pour se venger, s’enfuit le jour anniversaire de son mariage, et se donne les apparences de l’adultère C’est alors que l’inflexible orgueil se dresse dans toute sa roideur. Il a chassé sa fille, qu’il croit complice de sa femme ; il défend qu’on s’occupe de l’une ni de l’autre ; il impose silence à sa sœur et à ses amis ; il reçoit ses hôtes du même ton et avec la même froideur. Désespéré dans le cœur, dévoré par l’insulte, par la conscience de sa défaite, par l’idée de la risée publique, il reste aussi ferme, aussi hautain, aussi calme qu’il fut jamais. Il pousse plus audacieusement ses affaires et se ruine ; il va se tuer. Jusqu’ici tout était bien : la colonne de bronze était restée entière et invaincue ; mais les exigences de la morale publique pervertissent l’idée du livre. Sa fille arrive juste à point. Elle le supplie ; il s’attendrit ; elle l’emmène ; il devient le meilleur des pères, et gâte un beau roman.

II §

Retournons la liste : par opposition à ces caractères factices et mauvais que produisent les institutions nationales, vous trouvez des êtres bons tels que les fait la nature, et au premier rang les enfants.

Nous n’en avons point dans notre littérature. Le petit Joas de Racine n’a pu naître que dans une pièce composée pour Saint-Cyr ; encore le pauvre enfant parle-t-il en fils de prince, avec des phrases nobles et apprises comme s’il récitait son catéchisme. Aujourd’hui, on ne voit chez nous de ces portraits que dans les livres d’étrennes, lesquels sont écrits pour offrir des modèles aux enfants sages. Dickens a peint les siens avec une complaisance particulière ; il n’a point songé à édifier le public, et il l’a charmé. Tous les siens ont une sensibilité extrême ; ils aiment beaucoup et ils ont besoin d’être aimés. Il faut, pour comprendre cette complaisance du peintre et ce choix de caractères, songer à leur type physique. Ils ont une carnation si fraîche, un teint si délicat, une chair si transparente, et des yeux bleus si purs, qu’ils ressemblent à de belles fleurs. Rien d’étonnant si un romancier les aime, s’il prête à leur âme la sensibilité et l’innocence qui reluisent dans leurs regards, s’il juge que ces frêles et charmantes roses doivent se briser sous les mains grossières qui tenteront de les assouplir. Il faut encore songer aux intérieurs où ils croissent. Lorsqu’à cinq heures le négociant et l’employé quittent leur bureau et leurs affaires, ils retournent au plus vite dans le joli cottage où toute la journée leurs enfants ont joué sur la pelouse. Ce coin du feu où ils vont passer la soirée est un sanctuaire, et les tendresses de famille sont la seule poésie dont ils aient besoin. Un enfant privé de ces affections et de ce bien-être semblera privé de l’air qu’on respire, et le romancier n’aura pas trop d’un volume pour expliquer son malheur. Dickens l’a raconté en dix volumes, et il a fini par écrire l’histoire de David Copperfield. David est aimé par sa mère et par une brave servante, Peggotty ; il joue avec elle dans le jardin ; il la regarde coudre, il lui lit l’histoire naturelle des crocodiles ; il a peur des poules et des oies qui se promènent dans la cour d’un air formidable : il est parfaitement heureux. Sa mère se remarie, et tout change. Le beau-père, M. Murdstone, et sa sœur Jeanne sont des êtres âpres, méthodiques et glacés. Le pauvre petit David est à chaque moment blessé par des paroles dures. Il n’ose parler ni remuer ; il a peur d’embrasser sa mère ; il sent peser sur lui, comme un manteau de plomb, le regard froid des deux nouveaux hôtes. Il se replie sur lui-même, étudie en machine les leçons qu’on lui impose ; il ne peut les apprendre, tant il a crainte de ne pas les savoir. Il est fouetté, enfermé au pain et à l’eau dans une chambre écartée. Il s’effraye de la nuit, il a peur de lui-même. Il se demande si, en effet, il n’est pas mauvais ou méchant, et il pleure. Cette terreur incessante, sans espoir et sans issue, le spectacle de cette sensibilité qu’on froisse et de cette intelligence qu’on abrutit, les longues anxiétés, les veilles, la solitude du pauvre enfant emprisonné, son désir passionné d’embrasser sa mère ou de pleurer sur le cœur de sa bonne, tout cela fait mal à voir. Ces douleurs enfantines sont aussi profondes que des chagrins d’homme. C’est l’histoire d’une plante fragile qui fleurissait dans un air chaud, sous un doux soleil, et qui tout d’un coup, transportée dans la neige, laisse tomber ses feuilles et se flétrit.

Les gens du peuple sont comme des enfants, dépendants, peu cultivés, voisins de la nature et sujets à l’oppression. C’est dire que Dickens les relève. Cela n’est point nouveau en France : les romans de M. Eugène Sue nous en ont donné plus d’un exemple, et cette thèse remonte à Rousseau ; mais entre les mains de l’écrivain anglais elle a pris une force singulière. Ses héros ont des délicatesses et des dévouements admirables. Ils n’ont de populaire que leur prononciation ; le reste en eux n’est que noblesse et générosité. Vous voyez un bateleur abandonner sa fille, son unique joie, de peur de lui nuire en quelque chose. Une jeune femme se dévoue pour sauver la femme indigne de l’homme qui l’aime et qu’elle aime ; cet homme meurt ; elle continue, par pure abnégation, à soigner la créature dégradée. Un pauvre charretier qui croit sa femme infidèle la déclare tout haut innocente, et pour toute vengeance ne songe qu’à la combler de tendresses et de bontés. Personne, selon Dickens, ne sent aussi vivement qu’eux le bonheur d’aimer et d’être aimé, les joies pures de la vie de famille. Personne n’a autant de compassion pour ces pauvres êtres déformés et infirmes qu’ils mettent si souvent au monde, et qui ne semblent naître que pour mourir. Personne n’a un sens moral plus droit et plus inflexible. J’avoue même que les héros de Dickens ont le malheur de ressembler aux pères indignés de nos mélodrames. Lorsque le vieux Peggotty apprend que sa nièce est séduite, il se met en route, un bâton à la main, et parcourt la France, l’Allemagne et l’Italie, pour la retrouver et la ramener à son devoir. Mais, par-dessus tout, ils ont un sentiment anglais et qui nous manque : ils sont chrétiens. Ce ne sont pas seulement les femmes qui, comme chez nous, se réfugient dans l’idée d’un autre monde ; les hommes y pensent. Dans ce pays, où il y a tant de sectes et où tout le monde choisit la sienne, chacun croit à la religion qu’il s’est faite, et ce sentiment si noble élève encore le trône où la droiture de leur volonté et la délicatesse de leur cœur les ont portés.

Au fond, les romans de Dickens se réduisent tous à une phrase, et la voici : Soyez bons et aimez ; il n’y a de vraie joie que dans les émotions du cœur ; la sensibilité est tout l’homme. Laissez aux savants la science, l’orgueil aux nobles, le luxe aux riches ; ayez compassion des humbles misères ; l’être le plus petit et le plus méprisé peut valoir seul autant que des milliers d’êtres puissants et superbes. Prenez garde de froisser les âmes délicates qui fleurissent dans toutes les conditions, sous tous les habits, à tous les âges. Croyez que l’humanité, la pitié, le pardon, sont ce qu’il y a de plus beau dans l’homme ; croyez que l’intimité, les épanchements, la tendresse, les larmes, sont ce qu’il y a de plus doux dans le monde. Ce n’est rien que de vivre ; c’est peu que d’être puissant, savant, illustre ; ce n’est pas assez d’être utile. Celui-là seul a vécu et est un homme, qui a pleuré au souvenir d’un bienfait qu’il a rendu ou qu’il a reçu.

III §

Nous ne pensons pas que ce contraste entre les faibles et les forts, ni que cette réclamation contre la société en faveur de la nature soient le caprice d’un artiste ou le hasard d’un moment. Lorsqu’on remonte loin dans l’histoire du génie anglais, on trouve que son fond primitif était la sensibilité passionnée, et que son expression naturelle fut l’exaltation lyrique. L’une et l’autre furent apportées de Germanie et composent la littérature qui vécut avant la conquête. Après un intervalle, vous les retrouvez au seizième siècle, quand eut passé la littérature française importée de Normandie ; elles sont l’âme même de la nation. Mais l’éducation de cette âme fut contraire à son génie ; son histoire a contredit sa nature, et son inclination primitive s’est heurtée contre tous les grands événements qu’elle a faits ou qu’elle a subis. Le hasard d’une invasion victorieuse et d’une aristocratie imposée, en fondant l’exercice de la liberté politique, a imprimé dans le caractère des habitudes de lutte et d’orgueil. Le hasard d’une position insulaire, la nécessité du commerce, la possession abondante des matériaux premiers de l’industrie ont développé les facultés pratiques et l’esprit positif. L’acquisition de ces habitudes, de ces facultés et de cet esprit, jointe au hasard d’une ancienne hostilité contre Rome et de ressentiments anciens contre une Église oppressive, a fait naître une religion orgueilleuse et raisonneuse qui remplace la soumission par l’indépendance, la théologie poétique par la morale pratique, et la foi par la discussion. La politique, les affaires et la religion, comme trois puissantes machines, ont formé, par-dessus l’homme ancien, un homme nouveau. La dignité roide, l’empire sur soi, le besoin de commander, la dureté dans le commandement, la morale stricte sans ménagement ni pitié, le goût des chiffres et du raisonnement sec, l’aversion pour les faits qui ne sont pas palpables et pour les idées qui ne sont pas utiles, l’ignorance du monde invisible, le mépris des faiblesses et des tendresses du cœur, telles sont les dispositions que le courant des faits et l’ascendant des institutions tendent à établir dans les âmes. Mais la poésie et la vie de famille prouvent qu’ils n’y réussissent qu’à demi. L’antique sensibilité, opprimée et pervertie, vit et s’agite encore. Le poëte subsiste sous le puritain, sous le commerçant, sous l’homme d’État. L’homme social n’a pas détruit l’homme naturel. Cette enveloppe glacée, cette morgue insociable, cette attitude rigide, couvrent souvent un être bon et tendre. C’est le masque anglais d’une tête allemande, et lorsqu’un écrivain de talent, qui est souvent un écrivain de génie, vient toucher la sensibilité froissée ou ensevelie sous l’éducation et sous les institutions nationales, il remue l’homme dans son fond le plus intime, et devient le maître de tous les cœurs.

Chapitre II.
Le Roman (suite). Thackeray. §

I. Abondance et excellence du roman de mœurs en Angleterre. —  Supériorité de Dickens et de Thackeray. —  Comparaison de Dickens et de Thackeray.

II. Le satirique. —  Ses intentions morales. —  Ses dissertations morales.

III. Comparaison de la moquerie en France et en Angleterre. —  Différence des deux tempéraments, des deux goûts et des deux esprits.

IV. Supériorité de Thackeray dans la satire amère et grave. —  L’ironie sérieuse. —  Les snobs littéraires ; Miss Blanche Amory. —  La caricature sérieuse. —  Mistress Hoggarty.

V. Solidité et précision de cette conception satirique. —  Ressemblance de Thackeray et de Swift. —  Les devoirs d’un ambassadeur.

VI. Misanthropie de Thackeray. —  Niaiserie de ses héroïnes. —  Niaiserie de l’amour. —  Vice intime des générosités et des exaltations humaines.

VII. Ses tendances égalitaires. —  Défaut des caractères et de la société en Angleterre. —  Ses aversions et ses préférences. —  Le snob et l’aristocrate. —  Portraits du roi, du grand seigneur de cour, du gentilhomme de campagne, du bourgeois gentilhomme. —  Avantages de cet établissement aristocratique. —  Excès de cette satire.

VIII. L’artiste. —  Idée de l’art pur. —  En quoi la satire nuit à l’art. —  En quoi elle diminue l’intérêt. —  En quoi elle fausse les personnages. —  Comparaison de Thackeray et de Balzac. —  Valérie Marneffe, et Rebecca Sharp.

IX. Rencontre de l’art pur. Portrait de Henri Esmond. —  Talent historique de Thackeray. —  Conception de l’homme idéal.

X. La littérature est une définition de l’homme. Quelle est cette définition dans Thackeray. —  En quoi elle diffère de la véritable.

Le roman de mœurs pullule en Angleterre, et il y a de cela plusieurs causes : d’abord il y est né, et toute plante pousse bien dans sa patrie. En second lieu, c’est un débouché : on n’y a pas la musique comme en Allemagne et la conversation comme en France ; et les gens qui ont besoin de penser et de sentir y trouvent un moyen de sentir et de penser. D’autre part, les femmes s’en mêlent fort ; dans la nullité de galanterie et dans la froideur de la religion, il ouvre une carrière à l’imagination et aux rêves. Enfin, par ses détails minutieux et ses conseils pratiques, il offre une matière à l’esprit précis et moraliste. Aussi le critique se trouve comme noyé dans cette abondance ; il doit choisir pour saisir l’ensemble, et se réduire à quelques-uns pour les embrasser tous.

Dans cette foule, deux hommes ont paru, d’un talent supérieur, original et contraire, populaires au même titre, serviteurs de la même cause, moralistes dans la comédie et dans le drame, défenseurs des sentiments naturels contre les institutions sociales, et qui, par la précision de leurs peintures, par la profondeur de leurs observations, par la suite et l’âpreté de leurs attaques, ont ranimé, avec d’autres vues et un autre style, l’ancien esprit militant de Swift et de Fielding.

L’un, plus ardent, plus expansif, tout livré à la verve, peintre passionné de tableaux crus et éblouissants, prosateur lyrique, tout-puissant sur le rire et sur les larmes, a été lancé dans l’invention fantasque, dans la sensibilité douloureuse, dans la bouffonnerie violente, et, par les témérités de son style, par l’excès de ses émotions, par la familiarité grotesque de ses caricatures, il a donné en spectacle toutes les forces et toutes les faiblesses d’un artiste, toutes les audaces, tous les succès et toutes les bizarreries de l’imagination.

L’autre, plus contenu, plus instruit et plus fort, amateur de dissertations morales, conseiller du public, sorte de prédicateur laïque, moins occupé à défendre les pauvres, plus occupé à censurer l’homme, a mis au service de la satire un bon sens soutenu, une grande connaissance du cœur, une habileté consommée, un raisonnement puissant, un trésor de haine méditée, et il a persécuté le vice avec toutes les armes de la réflexion. Par ce contraste, l’un complète l’autre, et l’on se fait une idée exacte du goût anglais en ajoutant le portrait de William Thackeray au portrait de Charles Dickens.

1.
Le satirique. §

Rien d’étonnant si en Angleterre un romancier fait des satires. Un homme triste et réfléchi y est poussé par son naturel ; il y est encore poussé par les mœurs environnantes. On ne lui permet pas de contempler les passions comme des puissances poétiques ; on lui ordonne de les apprécier comme des qualités morales. Ses peintures deviennent des sentences ; il est conseiller plutôt qu’observateur, et justicier plutôt qu’artiste. Vous voyez par quel mécanisme Thackeray a changé en satire le roman.

J’ouvre au hasard ses trois grands ouvrages : Pendennis, la Foire aux vanités, les Newcomes. Chaque scène met en relief une vérité morale ; l’auteur veut qu’à chaque page nous portions un jugement sur le vice et sur la vertu ; d’avance il a blâmé ou approuvé, et les dialogues ou les portraits ne sont pour lui que des moyens par lesquels il ajoute notre approbation à son approbation, notre blâme à son blâme. Ce sont des leçons qu’il nous donne, et, sous les sentiments qu’il décrit, comme sous les événements qu’il raconte, nous démêlons toujours des préceptes de conduite et des intentions de réformateur.

À la première page de Pendennis, vous voyez le portrait d’un vieux major, homme du monde, égoïste et vaniteux, confortablement assis à son club, auprès du feu et de la fenêtre, envié par le chirurgien Glowry que personne n’invite, cherchant dans les comptes rendus des fêtes aristocratiques son nom glorieusement placé entre ceux d’illustres convives. Une lettre de famille arrive. Naturellement il l’écarte, et la lit avec négligence après toutes les autres. Il pousse un cri d’horreur : son neveu veut épouser une actrice. Il fait arrêter des places à la diligence (aux frais de la famille), et court sauver le petit sot. S’il y avait une mésalliance, que deviendraient ses invitations ? Conclusion évidente : ne soyons ni égoïstes, ni vaniteux, ni gourmands comme le major.

Chapitre deux : Pendennis, père du jeune homme, était de son temps apothicaire, mais d’une bonne famille, et désolé d’être descendu jusqu’à ce métier. L’argent lui vient ; il se donne pour médecin, épouse la parente d’un noble, essaye de s’insinuer dans les grandes familles. Il se vante toute sa vie d’avoir été invité par lord Ribstone. Il achète un domaine, tâche d’enterrer l’apothicaire, et s’étale dans sa gloire nouvelle de propriétaire terrien. Chacun de ces détails est un sarcasme dissimulé ou visible qui dit au lecteur : « Mon bon ami, restez Gros-Jean comme vous l’êtes, et, pour l’amour de votre fils et de vous-même, gardez-vous de trancher du grand seigneur ! »

Le vieux Pendennis meurt. Son fils, noble héritier du domaine, « grand-duc de Pendennis, sultan de Fairoaks », commence à régner sur sa mère, sur sa cousine et sur les domestiques. Il envoie des poésies lamentables aux journaux du comté, commence un poëme épique, une tragédie où meurent seize personnes, une histoire foudroyante des jésuites, et défend en loyal tory l’Église et le roi. Il soupire après l’idéal, appelle une inconnue, et tombe amoureux de l’actrice en question, femme de trente-deux ans, perroquet de théâtre, ignorante et bête à plaisir. Jeunes gens, mes chers amis, vous êtes tous affectés, prétentieux, dupes de vous-mêmes et des autres. Attendez pour juger le monde que vous ayez vu le monde, et ne vous croyez pas maîtres quand vous êtes écoliers.

L’instruction continue et dure autant que la vie d’Arthur. Comme Lesage dans Gil-Blas, comme Balzac dans le Père Goriot, l’auteur de Pendennis peint un jeune homme ayant quelque talent, doué de sentiments bons, même généreux, qui veut parvenir et qui s’accommode aux maximes du monde ; mais Lesage n’a voulu que nous divertir, et Balzac n’a voulu que nous passionner : Thackeray, d’un bout à l’autre, travaille à nous corriger.

Cette intention devient plus visible encore, si l’on examine en détail l’un de ses dialogues et l’une de ses peintures. Vous n’y apercevrez point la verve indifférente attachée à copier la nature, mais la réflexion attentive occupée à transformer en satire les objets, les paroles et les événements. Tous les mots du personnage sont choisis et pesés pour être odieux ou ridicules. Il s’accuse lui-même, il prend soin d’étaler son vice, et sous sa voix on entend la voix de l’écrivain qui le juge, qui le démasque et qui le punit. Miss Crawley, vieille femme riche, tombe malade1345. Mistress Bute, sa parente, accourt pour la sauver et sauver l’héritage. Il s’agit de faire exclure du testament un neveu, le capitaine Rawdon, ancien favori, légataire présumé de la vieille fille. Ce Rawdon est un troupier stupide, pilier d’estaminet, joueur trop adroit, duelliste et coureur de filles. Jugez de la belle occasion pour mistress Bute, respectable mère de famille, digne épouse d’un ecclésiastique, habituée à composer les sermons de son mari ! Par pure vertu, elle hait le capitaine Rawdon, et ne souffrira pas qu’un si bon argent tombe en de si mauvaises mains. D’ailleurs, ne sommes-nous pas les répondants de nos familles ? et n’est-ce pas à nous de publier les fautes de nos parents ? C’est notre devoir strict, et mistress Bute s’acquitte du sien en conscience. Elle fait provision d’histoires édifiantes sur le neveu, et elle en édifie la tante. Il a ruiné celui-ci, il a mis à mal celle-là. Il a dupé ce marchand, il a tué ce mari. Et, par-dessus tout, l’indigne, il s’est moqué de sa tante ! Cette généreuse tante continuera-t-elle à réchauffer une pareille vipère ? souffrira-t-elle que ses innombrables sacrifices soient payés par cette ingratitude et ces dérisions ? Vous imaginez d’ici l’éloquence ecclésiastique de mistress Bute. Assise au pied du lit, elle garde à vue la malade, la comble de potions, la réjouit de sermons terribles, et monte la garde à la porte contre l’invasion de l’héritier probable. Le siége était bien fait, l’héritage attaqué si obstinément devait se rendre ; les dix doigts vertueux de la matrone entraient d’avance et en espérance dans la substantielle masse d’écus qu’elle voyait luire. Et cependant un spectateur difficile eût pu trouver quelques défauts dans sa manœuvre. Elle gouvernait trop. Elle oubliait qu’une femme persécutée de sermons, manœuvrée comme un ballot, réglée comme une horloge, pouvait prendre en aversion une autorité si harassante. Ce qui est pis, elle oubliait qu’une vieille femme peureuse, confinée chez elle, accablée de prédications, empoisonnée de pilules, pouvait mourir avant d’avoir changé son testament, et tout laisser, hélas ! à son bandit de neveu. Exemple instructif et redoutable ! Mistress Bute, l’honneur de son sexe, la consolatrice des malades, le conseil de sa famille, ayant ruiné sa santé pour soigner sa belle-sœur bien-aimée et préserver le précieux héritage, était justement sur le point, grâce à son dévouement exemplaire, de mettre sa belle-sœur dans la bière et l’héritage entre les mains de son neveu.

L’apothicaire Clump arrive ; il tremble pour sa chère cliente ; elle lui vaut deux cents guinées par an ; il est bien décidé à sauver, contre mistress Bute, cette vie précieuse. Mistress Bute lui coupe la parole : « Je me suis sacrifiée, mon cher monsieur. Son neveu l’a tuée, et je viens la sauver. C’est lui qui l’a jetée sur ce lit de douleur, et c’est moi qui l’y veille. Je ne suis point égoïste, moi ; je ne refuse jamais de m’immoler pour les autres, moi ; je donnerais ma vie pour mon devoir, je la donnerais pour sauver une parente de mon mari. » L’apothicaire désintéressé revient héroïquement à la charge. Sur-le-champ elle repart de plus belle ; l’éloquence coule de ses lèvres comme d’une cruche trop pleine. Mistress Bute crie du haut de sa tête : « Jamais, tant que la nature me soutiendra, je ne déserterai la place où mon devoir m’enchaîne. Mère de famille, femme d’un ecclésiastique anglais, j’ose affirmer que mes principes sont purs, et jusqu’au dernier soupir j’y serai fidèle. Quand mon petit James avait la petite vérole, ai-je permis à une mercenaire de le soigner ? Non. » Le patient Clump se répand en compliments doucereux, et poussant sa pointe à travers les interruptions, les protestations, les offres de sacrifice, les déclamations contre le neveu, finit par toucher terre. Il insinue délicatement qu’il faudrait mener la malade au grand air. « La vue de son horrible neveu rencontré dans le parc, où l’on dit que le misérable se promène avec la complice endurcie de ses crimes, dit alors mistress Bute (laissant échapper le chat de l’égoïsme hors du sac de la dissimulation), lui causerait une telle secousse, que nous aurions à la rapporter dans son lit. Elle ne doit pas sortir, monsieur Clump ; elle ne sortira pas, aussi longtemps que je serai là pour veiller sur elle. Et quant à ma santé, qu’importe ? je la sacrifie de bon cœur, monsieur ; je l’immole sur l’autel de mon devoir. » Il est clair que l’auteur en veut à sa mistress Bute et aux capteurs d’héritages. Il lui prête des gestes ridicules, des phrases pompeuses, une hypocrisie transparente, grossière et bruyante. Le lecteur éprouve de la haine et du dégoût pour elle à mesure qu’elle parle. Il voudrait la démasquer ; il est content de la voir pressée, acculée, prise par les manœuvres polies de son adversaire, et se réjouit avec l’auteur, qui lui arrache et lui souligne la confession honteuse de sa grimace et de son avidité.

Arrivée à cet endroit, la réflexion satirique quitte la forme littéraire. Pour mieux se déployer, elle s’étale seule. Thackeray vient en son propre nom attaquer le vice. Nul auteur n’est plus fécond en dissertations ; il entre à chaque instant dans son récit pour nous tancer ou nous instruire ; il ajoute la morale de théorie à la morale en action. On pourrait extraire de ses romans un ou deux volumes d’essais à la façon de la Bruyère ou d’Addison. Il y en a sur l’amour, sur la vanité, sur l’hypocrisie, sur la bassesse, sur toutes les vertus, sur tous les vices, et en tournant quelques pages, on en trouvera un sur les comédies d’héritages et sur les parents trop empressés.

Quelle dignité donne à une vieille dame un compte ouvert chez son banquier ! Avec quelle caressante indulgence nous regardons ses imperfections si elle est notre parente ! et puisse chaque lecteur avoir une vingtaine de telles parentes ! Qui de nous ne la juge une bonne et excellente vieille ? Comme le nouvel associé de Hobs et Dobs sourit en la reconduisant à sa voiture blasonnée, garnie du gros cocher asthmatique ! Comme nous savons, lorsqu’elle vient nous rendre visite, découvrir l’occasion d’apprendre à nos amis sa position dans le monde ! Nous leur disons (et avec une parfaite sincérité) : « Je voudrais avoir la signature de miss Mac-Whirter pour un bon de cinq mille guinées. —  Cela ne la gênerait pas, dit votre femme. —  Elle est ma tante », dites-vous d’un air aisé, insouciant, quand votre ami vous demande si par hasard elle ne serait pas votre parente. Votre femme lui envoie à chaque instant de petits témoignages d’affection ; vos petites filles font pour elle un nombre infini de corbeilles, coussins et tabourets en tapisserie. Quel bon feu dans sa chambre lorsqu’elle vient vous rendre visite ! Votre femme s’en passe quand elle lace son corset. La maison, pendant tout le temps que dure cette visite, prend un air propre, agréable, confortable, joyeux, un air de fête qu’elle n’a point en d’autres saisons. Vous-même, mon cher monsieur, vous oubliez votre sieste ordinaire après dîner, et vous vous trouvez tout d’un coup (quoique vous perdiez invariablement) très-amoureux du whist. Quels bons dîners vous offrez ! Du gibier tous les jours, du madère-malvoisie, et régulièrement du poisson de Londres. Les gens de cuisine eux-mêmes prennent part à la prospérité générale. Je ne sais pas comment la chose arrive ; mais pendant le séjour du gros cocher de miss Mac-Whirter, la bière est devenue beaucoup plus forte, et dans la chambre des enfants (où sa bonne prend ses repas) la consommation du thé et du sucre n’est plus surveillée du tout. Cela est-il vrai ou non ? J’en appelle aux classes moyennes. Ah ! pouvoirs célestes ! que ne m’envoyez-vous une vieille tante, —  une tante fille, —  une tante avec une voiture blasonnée et un tour de cheveux couleur café clair ! Comme mes enfants broderaient pour elle des sacs à ouvrage ! comme ma Julia et moi nous serions aux petits soins pour elle ! Douce, douce vision ! Ô vain, trop vain rêve1346 !

Il n’y a pas à se méprendre. Le lecteur le plus décidé à ne pas être averti est averti. Quand nous aurons une tante à grosse succession, nous estimerons à leur juste valeur nos attentions et notre tendresse. L’auteur a pris la place de notre conscience, et le roman, transformé par la réflexion, devient une école de mœurs.

II §

On fouette très-fort dans cette école ; c’est le goût anglais. Des goûts et des verges, il ne faut pas disputer ; mais sans disputer on peut comprendre, et le plus sûr moyen de comprendre le goût anglais est de l’opposer au goût français.

Je vois chez nous, dans un salon de gens d’esprit ou dans un atelier d’artistes, vingt personnes vives : elles ont besoin de s’amuser, c’est là leur fond. Vous pouvez leur parler de la scélératesse humaine, mais c’est à la condition de les divertir. Si vous vous mettez en colère, elles seront choquées ; si vous faites la leçon, elles bâilleront. Riez, c’est ici la règle, non pas cruellement et par inimitié visible, mais par belle humeur et par agilité d’esprit. Cet esprit si leste veut agir ; pour lui, la découverte d’une bonne sottise est la rencontre d’une bonne fortune. Comme une flamme légère, il glisse et gambade par subites échappées sur la surface effleurée des objets. Contentez-le en l’imitant, et, pour plaire à des gens gais, soyez gai. —  Soyez poli, c’est le second commandement, tout semblable à l’autre. Vous parlez à des gens sociables, délicats, vaniteux, qu’il faut ménager et flatter. Vous les blesseriez en essayant d’emporter leur conviction de force, à coups pressés d’arguments solides, par un étalage d’éloquence et d’indignation. Faites-leur assez d’honneur pour supposer qu’ils vous entendent à demi-mot, qu’un sourire indiqué vaut pour eux un syllogisme établi, qu’une fine allusion entrevue au vol les touche mieux que la lourde invasion d’une grosse satire géométrique. —  Songez enfin (ceci entre nous) qu’en politique comme en religion, depuis mille ans, ils sont très-gouvernés, trop gouvernés ; que lorsqu’on est gêné, on a envie de ne plus l’être, qu’un habit trop étroit craque aux coudes et ailleurs. Volontiers ils sont frondeurs ; volontiers ils entendent insinuer les choses défendues, et souvent, par abus de logique, par entraînement, par vivacité, par mauvaise humeur, ils frappent à travers le gouvernement la société, à travers la religion, la morale. Ce sont des écoliers tenus trop longtemps sous la férule ; ils cassent les vitres en ouvrant les portes. Je n’ose pas vous exhorter à leur plaire ; je remarque seulement que pour leur plaire un grain d’humeur séditieuse ne nuit pas.

Je franchis sept lieues de mer, et me voici dans une grande salle sévère, garnie de bancs multipliés, ornée de becs de gaz, balayée, régulière, club de controverses du temple de sermons. Il y a là cinq cents longues figures, tristes, roides1347, et au premier coup d’œil il est clair qu’elles n’y sont point pour s’amuser. Dans ce pays, un tempérament plus grossier, surchargé d’une nourriture plus lourde et plus forte, a ôté aux impressions leur mobilité rapide, et la pensée, moins facile et moins prompte, a perdu avec sa vivacité sa gaieté. Si vous raillez devant eux, songez que vous parlez à des hommes attentifs, concentrés, capables de sensations durables et profondes, incapables d’émotions changeantes et soudaines. Ces visages immobiles et contractés veulent garder la même attitude : ils répugnent aux sourires fugitifs et demi-formés ; ils ne savent se détendre, et leur rire est une convulsion aussi roide que leur gravité. N’effleurez pas, appuyez ; ne glissez pas, enfoncez ; ne jouez pas, frappez ; comptez que vous devez remuer violemment des passions violentes, et qu’il faut des secousses pour mettre ces nerfs en action. —  Comptez encore que vos gens sont des esprits pratiques, amateurs de l’utile, qu’ils viennent ici pour être instruits, que vous leur devez des vérités solides, que leur bon sens un peu étroit ne s’accommode point d’improvisations aventureuses ni d’indications hasardées, qu’ils exigent des réfutations développées et des explications complètes, et que s’ils ont payé leur billet d’entrée, c’est pour écouter des conseils applicables et de la satire prouvée. Leur tempérament vous demande des émotions fortes ; leur esprit vous demande des démonstrations précises. Pour plaire à leur tempérament, il ne faut point égratigner, mais supplicier le vice ; pour plaire à leur esprit, il ne faut point railler par des saillies, mais par des raisonnements. —  Encore un mot : là-bas, au milieu de l’assemblée, regardez ce livre doré, magnifique, royalement posé sur un coussin de velours. C’est la Bible ; il y a autour d’elle cinquante moralistes qui dernièrement se sont donné rendez-vous au théâtre, et ont chassé à coups de pommes un acteur coupable d’avoir pour maîtresse la femme d’un bourgeois. Si du bout du doigt, avec toutes les salutations et tous les déguisements du monde, vous touchez un seul des feuillets sacrés ou la plus petite des convenances morales, à l’instant cinquante mains accrochées au collet de votre habit vous mettront à la porte. Devant des Anglais, il faut être Anglais ; avec leur passion et leur bon sens, prenez leurs lisières. Ainsi enfermée dans les vérités reconnues, votre satire deviendra plus âpre, et ajoutera le poids de la croyance publique à la pression de la logique et à la force du ressentiment.

III §

Nul écrivain ne fut mieux doué que Thackeray pour ce genre de satire ; c’est que nulle faculté n’est plus propre à ce genre de satire que la réflexion. La réflexion est l’attention concentrée, et l’attention concentrée centuple la force et la durée des émotions. Celui qui s’est enfoncé dans la contemplation du vice ressent de la haine pour le vice, et l’intensité de sa haine a pour mesure l’intensité de sa contemplation. Au premier instant, la colère est un vin généreux qui enivre et qui exalte ; conservée et enfermée, elle devient une liqueur qui brûle tout ce qu’elle touche, et corrode jusqu’au vase qui la contient. De tous les satiriques, Thackeray, après Swift, est le plus triste. Ses compatriotes eux-mêmes1348 lui ont reproché de peindre le monde plus laid qu’il n’est. L’indignation, la douleur, le mépris, le dégoût, sont ses sentiments ordinaires. Lorsqu’il s’en écarte et imagine des âmes tendres, il exagère leur sensibilité pour rendre leur oppression plus odieuse ; l’égoïsme qui les brise paraît horrible, et leur douceur résignée est une mortelle injure contre leurs tyrans : c’est la même haine qui a calculé la bonté des victimes et la dureté des persécuteurs1349.

Cette colère exaspérée par la réflexion est encore armée par la réflexion. On voit qu’il n’est pas emporté par une indignation ou par une pitié passagère. Il s’est maîtrisé avant de parler. Il a pesé plusieurs fois la coquinerie qu’il va décrire. Il en possède les motifs, l’espèce, les suites, comme un naturaliste ses classifications. Il est sûr de son jugement, et l’a mûri. Il punit en homme convaincu, qui tient sur sa table une liasse de preuves, qui n’avance rien sans un document ou un raisonnement, qui a prévu toutes les objections et réfuté toutes les excuses, qui ne pardonnera jamais, qui a raison d’être inflexible, qui a conscience de sa justice, et qui appuie sa sentence et sa vengeance sur toutes les forces de la méditation et de l’équité. L’effet de cette haine justifiée et contenue est accablant. Lorsqu’on achève de lire les romans de Balzac, on éprouve le plaisir d’un naturaliste promené dans un musée à travers une belle collection de spécimens et de monstres. Lorsqu’on achève de lire Thackeray, on éprouve le saisissement d’un étranger amené devant le matelas de l’amphithéâtre le jour où l’on pose les moxas et où l’on fait les amputations.

En pareil cas, l’arme la plus naturelle est l’ironie sérieuse, car elle témoigne d’une haine réfléchie : celui qui l’emploie supprime son premier mouvement ; il feint de parler contre lui-même, et se maîtrise jusqu’à prendre le parti de son adversaire. D’autre part, cette attitude pénible et voulue est le signe d’un mépris excessif ; la protection apparente qu’on prête à son ennemi est la pire des insultes. Il semble qu’on lui dise : « J’ai honte de vous attaquer ; vous êtes si faible, que même avec un appui vous tombez ; vos raisons sont votre opprobre, et vos excuses sont votre condamnation. » Aussi, plus l’ironie est grave, plus elle est forte ; plus on met de soin à défendre son ennemi, plus on l’avilit ; plus on paraît l’aider, plus on l’écrase. C’est pourquoi le sarcasme sérieux de Swift est terrible ; on croit qu’il salue, et il tue ; son approbation est une flagellation. Entre ses élèves, Thackeray est le premier. Plusieurs chapitres dans le Livre des Snobs1350, par exemple celui des snobs littéraires, sont dignes de Gulliver. L’auteur vient de passer en revue tous les snobs d’Angleterre : que va-t-il dire de ses frères, les snobs littéraires ? Osera-t-il en parler ? Certainement. Mon cher et excellent lecteur, ne savez-vous pas que Brutus fit couper la tête à ses propres fils ? En vérité, vous auriez bien mauvaise opinion de la littérature moderne et des modernes littérateurs, si vous doutiez qu’un seul d’entre nous hésitât à enfoncer un couteau dans le corps de son confrère en cas de besoin public.

Mais le fait est que dans la profession de littérateur il n’y a point de snobs. Regardez de tous côtés dans toute l’assemblée des écrivains anglais, et je vous défie d’y montrer un seul exemple de vulgarité, ou d’envie, ou de présomption. —  Hommes et femmes, tous, autant que j’en connais, sont modestes dans leur maintien, élégants dans leurs manières, irréprochables dans leur vie, et honorables dans leur conduite soit entre eux, soit à l’égard du monde. —  Il n’est pas impossible peut-être que (par hasard) vous entendiez un littérateur dire du mal de son frère ; mais pourquoi ? Par malice ? Point du tout. Par envie ? En aucune façon. Simplement par amour de la vérité et par devoir public. Supposez par exemple que, tout bonnement, j’indique un défaut dans la personne de mon ami M. Punch, et que je dise que M. P. est bossu, que son nez et son menton sont plus crochus que le nez et le menton d’Apollon et de l’Antinoüs ; ceci prouve-t-il que je veuille du mal à M. Punch ? Pas le moins du monde. C’est le devoir du critique de montrer les défauts aussi bien que les mérites, et invariablement il accomplit son devoir avec la plus entière sincérité et la plus parfaite douceur. —  Le sentiment de l’égalité et de la fraternité entre les auteurs m’a toujours frappé comme une des plus aimables qualités distinctives de cette classe. C’est parce que nous nous apprécions et nous nous respectons les uns les autres que le monde nous respecte si fort, que nous tenons un si bon rang dans la société et que nous nous y comportons d’une manière si irréprochable. La littérature est si fort en honneur en Angleterre, qu’il y a une somme d’environ douze cents guinées par an mise de côté pour pensionner les personnes de cette profession. C’est un grand honneur pour eux, et aussi une preuve que leur condition est généralement prospère et florissante. Ils sont ordinairement si riches et si économes, qu’il n’y a presque point besoin d’argent pour les aider1351.

On est tenté de se méprendre, et pour entendre ce passage, on a besoin de se rappeler que, dans une société aristocratique et marchande, sous le culte de l’argent et l’adoration du rang, le talent pauvre et roturier est traité comme le méritent sa roture et sa pauvreté1352. Ce qui rend ces ironies encore plus fortes, c’est leur durée ; il y en a qui se prolongent pendant un roman entier, par exemple celui des Bottes fatales. Un Français ne pourrait continuer aussi longtemps le sarcasme. Il s’échapperait à droite ou à gauche par des émotions différentes, il changerait de visage et ne soutiendrait pas une attitude si fixe, indice d’une animosité si décidée, si calculée et si amère. Il y a des caractères que Thackeray développe pendant trois volumes, Blanche Amory, Rebecca Sharp, et dont il ne parle jamais sans insulte ; toutes deux sont des coquines, et jamais il ne les introduit sans les combler de tendresses : la chère Rebecca ! la tendre Blanche ! La tendre Blanche est une jeune fille sentimentale et littéraire, obligée de vivre avec des parents qui ne la comprennent pas. Elle souffre tant, qu’elle les ridiculise tout haut devant tout le monde ; elle est si opprimée par la sottise de sa mère et de son beau-père, qu’elle ne perd pas une occasion de leur faire sentir leur stupidité. En bonne conscience, peut-elle faire autrement ? Ne serait-ce point de sa part un manque de sincérité que d’affecter une gaieté qu’elle n’a pas, ou un respect qu’elle ne peut ressentir ? On comprend que la pauvre enfant ait besoin de sympathie ; en quittant les poupées, ce cœur aimant s’est épris d’abord de Trenmor, de Sténio, du prince Djalma et autres héros des romanciers français. Hélas ! le monde imaginaire ne suffit pas aux âmes blessées, et le désir de l’idéal, pour s’assouvir, se rabaisse enfin jusqu’aux êtres de la terre. À onze ans, Mlle Blanche eut une inclination pour un petit Savoyard, joueur d’orgue à Paris, qu’elle crut un jeune prince enlevé ; à douze ans, un vieux et hideux maître de dessin agita son cœur vierge ; à l’institution de Mme de Caramel, elle eut une correspondance avec deux jeunes écoliers du collége Charlemagne. Chère âme délaissée, ses pieds délicats se sont déjà froissés aux sentiers de la vie ; chaque jour ses illusions s’effeuillent, et c’est en vain qu’elle les consigne en vers, dans un petit livre relié de velours bleu avec un fermoir d’or, intitulé : Mes Larmes. Dans cet isolement, que faire ? Elle s’enthousiasme pour les jeunes filles qu’elle rencontre, elle ressent à leur vue une attraction magnétique, elle devient leur sœur, sauf à les mettre de côté demain, comme une vieille robe : nous ne commandons pas à nos sentiments, et rien n’est plus beau que le naturel. Du reste, comme l’aimable enfant a beaucoup de goût, l’imagination vive, une inclination poétique pour le changement, elle tient sa femme de chambre Pincott à l’ouvrage nuit et jour. En personne délicate, vraie dilettante et amateur du beau, elle la gronde pour ses yeux battus et son visage pâle. Là-dessus, pour l’encourager, elle lui dit avec ses ménagements et sa franchise ordinaires : « Pincott, je vous renverrai, car vous êtes beaucoup trop faible, et vos yeux vous manquent, et vous êtes toujours à gémir, à pleurnicher, à demander le médecin ; mais je sais que vos parents ont besoin de vos gages, et je vous garde pour l’amour d’eux ! —  Pincott, votre air misérable et vos façons serviles me donnent vraiment la migraine. Je crois que je vous ferai mettre du rouge. —  Pincott, vos parents meurent de faim ; mais si vous me tiraillez ainsi les cheveux, je vous prierai de leur écrire et de leur dire que je n’ai plus besoin de vos services. » Cette pécore de Pincott n’apprécie pas son bonheur. Peut-on être triste quand on sert un être aussi supérieur que miss Blanche ? Quelle joie de lui fournir des sujets de style ! car, il faut bien l’avouer, miss Blanche n’a pas dédaigné d’écrire une charmante pièce de vers sur la petite servante arrachée au foyer paternel, « triste exilée sur la terre étrangère. » Hélas ! le plus petit événement suffit pour blesser ce cœur trop sensible. À la moindre émotion, ses larmes coulent, ses sentiments frémissent, comme un papillon délicat qu’on écrase dès qu’on le touche. La voilà qui passe, aérienne, les yeux au ciel, un faible sourire arrêté sur ses lèvres roses, touchante sylphide, si consolante pour tous ceux qui l’entourent que chacun la souhaite au fond d’un puits.

Un degré ajouté à l’ironie sérieuse produit la caricature sérieuse. Ici, comme tout à l’heure, l’auteur plaide les raisons du prochain ; la seule différence est qu’il les plaide avec trop de chaleur : c’est une insulte sur une insulte. À ce titre, elle abonde dans Thackeray. Quelques-uns de ses grotesques sont énormes, par exemple M. Alcide de Mirobolan, cuisinier français, artiste en sauces, qui déclare sa flamme à miss Blanche au moyen de tartes symboliques, et se croit un gentleman ; Mme la majoresse O’Dowd, sorte de grenadier en bonnet, la plus pompeuse et la plus bavarde des Irlandaises, occupée à régenter le régiment et à marier bon gré mal gré les célibataires ; miss Briggs, vieille dame de compagnie, née pour recevoir des affronts, faire des phrases et verser des larmes ; le Docteur, qui prouve à ses élèves mauvais latinistes que l’habitude des barbarismes conduit à l’échafaud. Ces difformités calculées n’excitent qu’un rire triste. On aperçoit toujours derrière la grimace du personnage l’air sardonique du peintre, et l’on conclut à la bassesse et à la stupidité du genre humain. D’autres figures, moins grossies, ne sont point cependant plus naturelles. On voit que l’auteur les jette exprès dans des sottises palpables et dans des contradictions marquées. Telle est miss Crawley, vieille fille immorale et libre penseuse, qui loue les mariages disproportionnés, et tombe en convulsions quand à la page suivante son neveu en fait un ; qui appelle Rebecca Sharp son égale, et au même instant lui dit d’apporter les pincettes ; qui, apprenant le départ de sa favorite, s’écrie avec désespoir : « Bonté du ciel ! qui est-ce qui maintenant va me faire mon chocolat ? » Ce sont là des scènes de comédie, et non des peintures de mœurs. Il y en a vingt pareilles. Vous voyez une excellente tante, mistress Hoggarthy, du château de Hoggarthy, s’imposer dans la maison de son neveu Titmarsh, le jeter dans de grosses dépenses, persécuter sa femme, chasser ses amis, désoler son mariage. Le pauvre diable ruiné est mis en prison. Elle le dénonce aux créanciers avec une indignation vraie et le foudroie de la meilleure foi du monde. Le misérable a été le bourreau de sa tante. Elle a été attirée par lui hors de chez elle, tyrannisée par lui, volée par lui, outragée par sa femme. Elle a vu le beurre prodigué comme l’eau, le charbon dilapidé, les chandelles brûlées par les deux bouts. « Et maintenant vous avez l’audace, emprisonné comme vous l’êtes et justement pour vos crimes, de me prier de payer vos dettes ! Non, monsieur, c’est assez que votre mère tombe à la charge de sa paroisse, et que votre femme aille balayer les rues. Pour moi, je suis à l’abri de vos perfidies. Le mobilier de la maison est à moi, et, puisqu’il entre dans vos intentions que madame votre femme couche sur le pavé, je vous préviens que je le ferai enlever demain. M. Smithers vous dira que j’étais décidée à vous laisser toute ma fortune. Ce matin, en sa présence, j’ai solennellement déchiré mon testament, et, par cette lettre, je renonce à toute relation avec vous et avec votre famille de mendiants. J’ai recueilli une vipère dans mon sein, elle m’a piquée. » — Cette femme juste et compatissante rencontre son égal, un homme pieux, John Brough, esquire, membre du parlement, directeur de la compagnie indépendante d’assurances contre l’incendie et sur la vie du Diddlesex oriental. Ce chrétien vertueux a humé de loin la réjouissante odeur de ses terres, maisons, capitaux et autres valeurs mobilières et immobilières. Il court sus à la belle fortune de mistress Hoggarthy, affligé de voir qu’elle rapporte à peine quatre pour cent à mistress Hoggarthy, décidé à doubler le revenu de mistress Hoggarthy. Il la rencontre à l’hôtel le visage enflé. (Toute la nuit, elle avait été mangée aux puces.) « Bonté du ciel, s’écrie John Brough esquire, une dame de votre rang souffrir une pareille chose ! L’excellente parente de mon cher ami Titmarsh ! Jamais on ne dira que mistress Hoggarthy, du château de Hoggarthy, pourra être soumise à une si horrible humiliation, tant que John Brough aura une maison à lui offrir, une maison humble, heureuse, chrétienne, madame, quoique peut-être inférieure à la splendeur de celles auxquelles vous avez été accoutumée dans votre illustre carrière ! Isabelle, mon amour ! Belinda ! Parlez à mistress Hoggarthy. Dites-lui que la maison de John Brough est à elle depuis la mansarde jusqu’à la cave. Je le répète, madame, depuis la cave jusqu’à la mansarde : je désire, je supplie, j’ordonne que les malles de mistress Hoggarthy, du château de Hoggarthy, soient en ce moment même portées dans ma voiture. » Ce style fait rire, si l’on veut, mais d’un rire triste. On vient d’apprendre que l’homme est hypocrite, injuste, tyrannique, aveugle. Affligé, on se retourne vers l’auteur, et l’on ne voit sur ses lèvres que des sarcasmes, sur son front que du chagrin.

IV §

Cherchons bien ; peut-être en des sujets moins graves trouverons-nous quelque occasion de franc rire. Considérons, non plus une coquinerie, mais une mésaventure : une coquinerie révolte, une mésaventure peut amuser. Il n’en est rien ; jusque dans un amusement, la satire ici conserve sa force, parce que la réflexion conserve ici son intensité. Il y a dans la drôlerie anglaise un sérieux, un effort, une application étonnante, et leurs folies comiques sont composées avec autant de science que leurs sermons. La puissante attention décompose son objet en toutes ses parties, et le reproduit avec une minutie, un relief qui font illusion. Swift décrit la contrée des chevaux parlants, la politique de Lilliput, les inventeurs de l’Île-Volante, avec des détails aussi précis et aussi concordants qu’un voyageur expérimenté, explorateur exact des mœurs et du pays. Ainsi soutenus, le monstre impossible et le grotesque littéraire entrent dans la vie réelle, et le fantôme de l’imagination prend la consistance des objets que nous touchons. Thackeray porte dans la farce cette gravité imperturbable, cette solidité de conception et ce talent d’illusion. Regardez une de ses thèses morales : il veut prouver que dans le monde il faut se conformer aux usages reçus, et transforme ce lieu commun en une anecdote orientale. Comptez les détails de mœurs, de géographie, de chronologie, de cuisine, la désignation mathématique de chaque objet, de chaque personne et de chaque geste, la lucidité d’imagination, la profusion de vérités locales ; vous comprendrez pourquoi sa moquerie vous frappe d’une impression si originale et si poignante, et vous y retrouverez le même degré d’étude et la même énergie d’attention que dans les ironies et dans les exagérations précédentes : son enjouement est aussi réfléchi et aussi fort que sa haine ; il a changé d’attitude, il n’a point changé de faculté.

J’ai une aversion naturelle pour l’égotisme, et je déteste infiniment l’habitude de se louer soi-même ; mais je ne puis m’empêcher de raconter ici une anecdote qui éclaire le point en question, et où j’ai agi, je crois, avec une remarquable présence d’esprit.

Étant à Constantinople, il y a quelques années, pour une mission délicate (les Russes jouaient un double jeu, et de notre côté il devint nécessaire d’envoyer un négociateur supplémentaire), Leckerbiff, pacha de Roumélie, alors premier galéongi de la Porte, donna un banquet diplomatique dans son palais d’été à Bukjédéré. J’étais à la gauche du galéongi, et l’agent russe, le comte Diddlof, était à sa droite. Diddlof est un dandy qui mourrait d’un trop fort parfum de rose. Il avait essayé trois fois de me faire assassiner dans le cours de la négociation ; mais naturellement nous étions amis en public, et nous échangions des saluts de la façon la plus cordiale et la plus charmante.

Le galéongi est, ou plutôt était (car hélas ! un lacet lui a serré le cou) un fidèle sectateur en politique de la vieille école turque. Nous dinâmes avec nos doigts, et nous eûmes des quartiers de pain pour vaisselle. La seule innovation qu’il admit était l’usage de liqueurs européennes, et il s’y livrait avec un grand goût. Il mangeait énormément. Parmi les plats, il y en eut un très-vaste qu’on plaça devant lui, un agneau apprêté dans sa laine, bourré d’ail, d’assa-fœtida, de piment et autres assaisonnements, le plus abominable mélange que jamais mortel ait flairé ou goûté. Le galéongi en mangea énormément ; suivant la coutume orientale, il insistait pour servir ses amis à droite et à gauche, et, quand il arrivait un morceau particulièrement épicé, il l’enfonçait de ses propres mains jusque dans le gosier de ses convives.

Je n’oublierai jamais le regard du pauvre Diddlof, quand Son Excellence, ayant roulé en boule un gros paquet de cette mixture, et s’écriant tuk, tuk (c’est très-bon), administra l’horrible pilule à Diddlof. Les yeux du Russe roulèrent effroyablement au moment où il la reçut. Il l’avala avec une grimace qui annonçait une convulsion imminente, et saisissant à côté de lui une bouteille qu’il croyait du Sauterne, mais qui se trouva être de l’eau-de-vie française, il en but près d’une pinte avant de reconnaître son erreur. Ce coup l’acheva. Il fut emporté presque mort de la salle à manger, et déposé au frais dans un pavillon d’été sur le Bosphore.

Quand mon tour vint, j’avalai le condiment avec un sourire, je dis Bismillah, et je léchai mes lèvres avec un air de contentement aimable ; puis, quand on servit le plat voisin, j’en fis moi-même une boule avec tant de dextérité et je la fourrai dans le gosier du vieux galéongi avec tant de grâce, que son cœur fut gagné. La Russie fut mise d’emblée hors de cause, et le traité de Kabobanople fut signé. Quant à Diddlof, tout était fini pour lui ; il fut rappelé à Saint-Pétersbourg, et sir Roderick Murchison le vit, sous le nº 3967, travaillant aux mines de l’Oural1353.

L’anecdote évidemment est authentique, et, quand De Foë racontait l’apparition de mistress Veal, il n’imitait pas mieux le style d’un procès-verbal.

Cette réflexion si attentive est une source de tristesse. Pour se divertir des passions humaines, il faut les considérer en curieux, comme des marionnettes changeantes, ou en savant, comme des rouages réglés, ou en artiste, comme des ressorts puissants. Si vous ne les observez que comme vertueuses ou vicieuses, vos illusions perdues vous enchaîneront dans des pensées noires, et vous ne trouverez en l’homme que faiblesse et que laideur. C’est pourquoi Thackeray déprécie notre nature tout entière. Il fait dans le roman ce que Hobbes fit en philosophie. Presque toujours, lorsqu’il décrit de beaux sentiments, il les dérive d’une vilaine source. La tendresse, la bonté, l’amour sont dans ses personnages un effet des nerfs, de l’instinct, ou d’une maladie morale. Amélia Sedley, sa favorite et l’un de ses chefs-d’œuvre, est une pauvre petite femme, pleurnicheuse, incapable de réflexion et de décision, aveugle, adoratrice exaltée d’un mari égoïste et grossier, toujours sacrifiée par sa volonté et par sa faute, dont l’amour se compose de sottise et de faiblesse, souvent injuste, habituée à voir faux, et plus digne de compassion que de respect. Lady Castlewood, si bonne et si tendre, se trouve éprise, comme Amélia, d’un rustre buveur et imbécile, et sa jalousie sauvage, exaspérée au moindre soupçon, implacable contre son mari, épanchée violemment en paroles cruelles, montre que son amour vient non de la vertu, mais du tempérament. Hélène Pendennis, le modèle des mères, est une prude provinciale un peu niaise, d’éducation étroite, jalouse aussi, et portant dans sa jalousie toute la dureté du puritanisme et de la passion. Elle s’évanouit en apprenant que son fils a une maîtresse : c’est une action « odieuse, abominable, horrible » ; elle voudrait que « son enfant fût mort avant d’avoir commis ce crime. » Toutes les fois qu’on lui parle de la petite Fanny, « son visage prend une expression cruelle et inexorable. » Rencontrant Fanny au chevet du jeune homme malade, elle la chasse comme une prostituée et comme une servante. L’amour maternel, chez elle comme chez toutes les autres, est un aveuglement incurable ; son fils est son dieu ; à force d’adoration, elle trouve le moyen de le rendre insupportable et malheureux. Quant à l’amour des hommes pour les femmes, si on le juge d’après les peintures de l’auteur, on ne peut éprouver pour lui que de la compassion, et voir en lui que du ridicule. À un certain âge1354, selon Thackeray, la nature parle ; quelqu’un se rencontre ; sot ou non, bon ou mauvais, on l’adore : c’est une fièvre. À six mois, les chiens ont leur maladie ; l’homme a la sienne à vingt ans. Si l’on aime, ce n’est point que la personne soit aimable, c’est qu’on a besoin d’aimer. « Croyez-vous que vous boiriez si vous n’aviez pas soif, ou que vous mangeriez si vous n’aviez pas faim ? » Il raconte l’histoire de cette faim et de cette soif avec une verve amère. Il a l’air d’un homme dégrisé qui se moquerait de l’ivresse. Il explique tout au long, d’un ton demi-sarcastique, les sottises du major Dobbin pour Amélia, comment le major achète les mauvais vins du père d’Amélia, comment il presse les postillons, réveille les valets, persécute ses amis pour revoir Amélia plus vite ; comment, après dix ans de sacrifices, de tendresse et de services, il se voit préférer le vieux portrait d’un mari infidèle, grossier, égoïste et défunt. Le plus triste de ces récits est celui du premier amour de Pendennis : miss Fotheringay, l’actrice qu’il aime, personne positive, bonne ménagère, a l’esprit et l’instruction d’une servante de cuisine. Elle parle au jeune homme du beau temps qu’il fait et du poudding qu’elle vient de préparer : Pendennis découvre dans ces deux phrases une profondeur d’intelligence étonnante et une majesté d’abnégation surhumaine. Il demande à miss Fotheringay, qui vient de jouer Ophélie, si Ophélie est amoureuse d’Hamlet. « Moi, amoureuse de ce petit cabotin rabougri, Bingley ! » Pen explique qu’il s’agit de l’Ophélie de Shakspeare. « Bien, il n’y a pas d’offense ; mais pour Bingley, je n’en donnerais pas ce verre de punch. » Et elle avale le verre plein. Pen la questionne sur Kotzebue : « Kotzebue ! qui est-ce ? —  L’auteur de la pièce où vous avez joué si admirablement. —  Je ne savais pas ; le nom de l’homme au commencement du volume est Thompson. » Pen est ravi de cette simplicité adorable : « Pendennis, Pendennis ! comme elle a dit ce nom !… Émilie, Émilie ! qu’elle est bonne, qu’elle est noble, qu’elle est belle, qu’elle est parfaite ! » Le premier volume roule tout entier sur ce contraste ; il semble que Thackeray dise à ses lecteurs : « Mes chers confrères en humanité, nous sommes des coquins quarante-neuf jours sur cinquante ; le cinquantième, si nous échappons à l’orgueil, à la vanité, à la méchanceté, à l’égoïsme, c’est que nous tombons en fièvre chaude ; notre folie fait notre dévouement. »

V §

Pourtant, à moins d’être Swift, il faut bien aimer quelque chose ; on ne peut pas toujours blesser et détruire, et le cœur, lassé de mépris et de haine, a besoin de se reposer dans l’éloge et l’attendrissement. D’un autre côté, blâmer un défaut, c’est louer la qualité contraire, et l’on ne peut immoler une victime sans bâtir un autel ; ce sont les circonstances qui désignent l’une, ce sont les circonstances qui élèvent l’autre, et le moraliste qui combat le vice dominant de son pays et de son siècle prêche la vertu contraire au vice de son siècle et de son pays. Dans une société aristocratique et marchande, ce vice est l’égoïsme et l’orgueil ; Thackeray exaltera donc la douceur et la tendresse. Que l’amour et la bonté soient aveugles, instinctifs, déraisonnables, ridicules, peu lui importe ; tels qu’ils sont, il les adore, et il n’y a pas de plus singulier contraste que celui de ses héros et de son admiration. Il fait des sottes et s’agenouille devant elles ; l’artiste en lui contredit le commentateur ; le premier est ironique, le second est louangeur ; le premier met en scène les niaiseries de l’amour, le second en fait le panégyrique ; le haut de la page est une satire en action, le bas de la page est un dithyrambe en tirades. Les compliments qu’il prodigue à Amélia Sedley, à Hélène Pendennis, à Laura, sont infinis ; jamais auteur n’a fait plus visiblement et plus obstinément la cour à ses femmes : il leur immole les hommes, non pas une fois, mais cent. « Très-vraisemblablement les pélicans aiment à saigner sous le bec égoïste de leurs petits. Il est certain que c’est le goût des femmes. Il doit y avoir dans la douleur du sacrifice une sorte de plaisir que les hommes ne comprennent pas… Ne méprisons pas ces instincts parce que nous ne pouvons les sentir. Les femmes ont été faites pour notre bien-être et notre agrément, messieurs, comme toute la troupe des animaux inférieurs. Que ce soit un mari fainéant, un fils dissipateur, un bien-aimé garnement de frère, comme leurs cœurs sont prêts à répandre sur lui leurs trésors de tendresse ! Et comme nous sommes prêts, de notre part, à leur fournir abondamment cette sorte de jouissance ! À peine y a-t-il un de mes lecteurs qui n’ait administré du plaisir sous cette forme à ses femmes, et ne les ait régalées du contentement de lui pardonner ! » Lorsqu’il entre dans la chambre d’une bonne mère ou d’une jeune fille honnête, il baisse les yeux comme à la porte d’un sanctuaire. En présence de Laura résignée, pieuse, il s’arrête. « Comme elle faisait son devoir en silence, et que, pour obtenir la force de l’accomplir, elle priait toujours seule et loin de tous les regards, nous aussi nous devons nous taire sur des vertus qui s’offensent du grand jour, pareilles à des roses qui ne sauraient fleurir dans une salle de bal. » Comme Dickens, il a le culte de la famille, des sentiments tendres et simples, des contentements tranquilles et purs qu’on goûte au coin du foyer domestique, entre un enfant et une femme. Lorsque ce misanthrope si réfléchi et si âpre rencontre un épanchement filial ou une douleur maternelle, il est blessé à l’endroit sensible, et, comme Dickens, il fait pleurer1355.

On a des ennemis parce qu’on a des amis, et des aversions parce qu’on a des préférences. Si l’on préfère la bonté dévouée et les affections tendres, on prend en aversion l’arrogance et la dureté ; la cause de l’amour est aussi la cause de la haine, et le sarcasme, comme la sympathie, est la critique d’une forme sociale et d’un vice public. C’est pourquoi les romans de Thackeray sont une guerre contre l’aristocratie. Comme Rousseau, il a loué les mœurs simples et affectueuses ; comme Rousseau, il hait la distinction des rangs.

Il a écrit là-dessus un livre entier, sorte de pamphlet moral et demi-politique, le Livre des Snobs. Nous n’avons pas le mot, parce que nous n’avons pas la chose. Le snob est un enfant des sociétés aristocratiques ; perché sur son barreau dans la grande échelle, il respecte l’homme du barreau supérieur et méprise l’homme du barreau inférieur, sans s’informer de ce qu’ils valent, uniquement en raison de leur place ; du fond du cœur, il trouve naturel de baiser les bottes du premier et de donner des coups de pied au second. Thackeray énumère tout au long les suites de cette habitude. Écoutez la conclusion :

Je ne puis supporter cela plus longtemps. —  Cette diabolique invention des mœurs nobiliaires, qui tue la bonté naturelle et l’amitié honnête ! Juste fierté, n’est-ce pas ? rang et préséance ? Bon Dieu ! —  La table des rangs et des distinctions est un mensonge, et devrait être jetée au feu. Organiser les rangs et les préséances ! cela était bon pour les maîtres de cérémonies des anciens âges. Vienne maintenant quelque grand maréchal pour organiser l’égalité1356.

Puis il ajoute avec bon sens, une âpreté et une familiarité tout anglaises :

Si jamais nos cousins les Smigmags m’invitaient en même temps que lord Longues-Oreilles, je saisirais une occasion après dîner, et je lui dirais avec la plus grande bonhomie du monde : « Monsieur, la fortune vous a fait cadeau de plusieurs milliers de guinées de revenu. L’ineffable sagesse de nos ancêtres vous a placé au-dessus de moi comme chef et législateur héréditaire. Notre admirable constitution (l’orgueil des Anglais et l’envie des nations voisines) m’oblige à vous recevoir comme mon sénateur, mon supérieur et mon tuteur. Votre fils aîné, Fitz-Hi-Han, est sûr d’un siége au parlement. Vos plus jeunes fils, les de Bray, daigneront consentir à être capitaines de vaisseau et lieutenants-colonels, à nous représenter dans les cours étrangères, à accepter de bons bénéfices, quand il s’en présentera de convenables. Ces avantages, notre admirable constitution (l’orgueil des Anglais et l’envie, etc.) déclare qu’ils vous sont dus, sans tenir compte de votre imbécillité, de vos vices, de votre égoïsme, ou de votre incapacité et de votre parfaite extravagance. Si imbécile que vous soyez (et nous avons le droit de supposer que milord est un âne aussi justement que de prendre pour accordé qu’il est un patriote éclairé), si imbécile que vous soyez (je me répète), personne ne vous accusera d’une folie assez monstrueuse pour croire que vous soyez indifférent à votre bonne fortune, ou que vous ayez la moindre envie d’y renoncer. Non, et tout patriotes que nous sommes, Smith et moi, si nous étions ducs, je ne doute pas que nous ne fussions les partisans de notre caste ; mais Smith et moi nous ne sommes pas encore comtes. Nous ne croyons pas utile à l’armée de Smith que le jeune de Bray soit colonel à vingt-cinq ans, —  aux relations diplomatiques de Smith que lord Longues-Oreilles soit ambassadeur à Constantinople, —  à notre politique, que Longues-Oreilles y fourre son pied héréditaire. —  Nous ne pouvons nous empêcher de voir, Longues-Oreilles, que nous valons autant que vous. Nous savons même l’orthographe mieux que vous ; nous sommes capables de raisonner aussi juste ; nous ne voulons point vous avoir pour maître, ni cirer plus longtemps vos souliers1357. »

Cette opinion du politique ne fait que résumer les remarques du moraliste. S’il hait l’aristocratie, c’est moins parce qu’elle opprime l’homme que parce qu’elle corrompt l’homme ; en déformant la vie sociale, elle déforme la vie privée ; en instituant des injustices, elle institue des vices ; après avoir accaparé l’État, elle empoisonne l’âme, et Thackeray retrouve sa trace dans la perversité et dans la sottise de toutes les classes et de tous les sentiments.

Le roi ouvre cette galerie de portraits vengeurs. C’est Georges IV, « le premier gentilhomme du monde. » Ce grand monarque, si justement regretté, sut tailler des patrons d’habits, mener une voiture aussi bien qu’un cocher de Brighton et jouer du violon. Dans la vigueur de la jeunesse et dans le premier feu de l’invention, il inventa le punch au marasquin, une boucle de soulier et un pavillon chinois, le plus hideux bâtiment du monde. « Nous l’avons vu au théâtre de Drury-Lane, nous l’avons vu, l’unique ! le roi ! oui, le roi. Il y était. Les estafiers se tenaient devant la loge auguste. Le marquis de Steyne (lord du cabinet à poudre) et plusieurs autres grands officiers de l’État étaient debout derrière le fauteuil où il était assis…, où il était assis, sa face rouge toute fleurie, sa riche chevelure frisée, son noble ventre tendu en avant. Comme on criait ! comme on applaudissait ! comme on agitait les mouchoirs ! Les dames pleuraient, les mères embrassaient leurs enfants. Quelques-unes s’évanouirent. Oui, nous l’avons vu. La fortune ne peut plus maintenant nous priver de cette joie. D’autres ont vu Napoléon. Que ce soit notre juste orgueil devant notre postérité d’avoir contemplé Georges le Bon, Georges le Magnifique, Georges le Grand. »

Cher prince ! la vertu émanée de son trône héroïque se répandait dans le cœur de tous ses courtisans. Qui jamais offrit un plus bel exemple que le marquis de Steyne ? Ce seigneur, roi chez lui, a voulu prouver qu’il l’était. Il force sa femme à s’asseoir à table à côté de filles perdues, ses maîtresses. En vrai prince, il a pour ennemi principal son fils aîné, héritier présomptif du marquisat, qu’il laisse jeûner et qu’il engage à faire des dettes. En ce moment il courtise une charmante personne, mistress Rebecca Crawley, qu’il aime pour son hypocrisie, son sang-froid et son insensibilité sans égale. Le marquis, à force d’avilir et de tyranniser ceux qui l’entourent, a fini par haïr et mépriser l’homme ; il n’a plus de goût que pour les scélérats parfaits. Celle-ci le réveille ; un jour même elle le transporte d’enthousiasme. Elle jouait Clytemnestre dans une charade, et son mari, Agamemnon ; elle court au lit les yeux enflammés, l’épée prête, d’un tel air que chacun frémit. « Brava ! brava ! crie le vieux Steyne d’une voix stridente. Par Dieu, elle le ferait ! » On voit qu’il a le sentiment du devoir conjugal. Sa conversation est d’une franchise touchante. « Je ne peux pas renvoyer ma pauvre chère Briggs, lui dit Rebecca. —  Vous lui devez ses gages ? —  Bien plus ; je l’ai ruinée. —  Ruinée ? Alors pourquoi ne la chassez-vous pas ? » Du reste, gentleman accompli et d’une douceur engageante, il traite ses femmes en pacha, et ses paroles valent des coups de verge. Je recommande au lecteur la scène domestique où il donne l’ordre d’inviter mistress Rebecca Crawley. Lady Gaunt, sa belle-fille, dit qu’elle n’assistera pas au dîner, et restera chez elle. « Très-bien ! vous y trouverez les recors ; cela me dispensera de prêter à vos parents et de voir vos airs tragiques. Qui êtes-vous pour donner des ordres ici ? Vous n’avez pas d’argent ; vous n’avez pas de cervelle. Vous étiez ici pour avoir des enfants, et vous n’en avez pas. Gaunt est las de vous. Votre belle-sœur est la seule de la famille qui ne vous souhaite point morte, parce que Gaunt se remarierait si vous l’étiez. Vous, prude ! De grâce, madame, vous raconterai-je quelques petites anecdotes sur milady Bareacres, votre maman ? » Le reste est du même style. Ses belles-filles, poussées à bout, disent qu’elles voudraient être mortes. Cette déclaration le met en joie, et il conclut par ce principe : « Ce temple de la vertu m’appartient, et, si j’y invite tout Newgate ou tout Bedlam, par Dieu ! ils y seront bien reçus. » L’habitude du despotisme fait les despotes, et le meilleur moyen de mettre des tyrans dans les familles, c’est de garder des nobles dans l’État.

Reposons-nous à contempler le gentilhomme de campagne. L’innocence des champs, les respects héréditaires, les traditions de famille, la pratique de l’agriculture, l’exercice des magistratures locales, ont dû produire là des hommes probes, sensés, pleins de bonté et d’honnêteté, protecteurs de leur comté et serviteurs de leur pays. Sir Pitt Crawley leur offre un modèle ; il a 100000 francs de rente, deux siéges au parlement. Il est vrai que les deux siéges lui sont donnés par des bourgs pourris, et qu’il vend le second moyennant 1500 louis par an. Il est excellent économe, et tond de si près ses fermiers, qu’il ne trouve pour locataires que des faillis. Entrepreneur de diligences, fournisseur du gouvernement, concessionnaire de mines, il paye si mal ses agents et épargne si fort sur la dépense, que ses mines s’inondent, ses chevaux crèvent, ses fournitures lui sont renvoyées. Homme populaire, il préfère toujours la société d’un maquignon à la compagnie d’un gentleman. Il jure, boit, plaisante avec les filles d’auberge, vide un verre de vin à la table d’un fermier qu’il exproprie le lendemain, rit avec un braconnier qu’il envoie deux jours après convict en Australie. Il a l’accent d’un provincial, l’esprit d’un laquais, les façons d’un rustre. À table, servi par trois laquais et par un sommelier dans de l’argent massif, il demande compte des plats et des bêtes qui les ont fournis. « Qui était ce mouton, Horrock, et quand l’avez-vous tué ? —  Un des écossais à tête noire, sir Pitt. Nous l’avons tué jeudi. —  Qui en a pris ? —  Steel de Mudbury a pris le dos et les deux cuisses, sir Pitt ; mais il dit que le dernier était trop jeune et diablement laineux, sir Pitt. —  Et les épaules ? » Le dialogue continue sur le même ton : après le mouton d’Écosse, le cochon noir de Kent ; ces bêtes semblent la famille de sir Pitt, tant il s’y intéresse. Pour ses filles, il les laisse vagabonder dans la loge du jardinier, où elles prendront l’éducation qui se trouvera. Pour sa femme, il la bat de temps à autre. Pour ses gens, il leur redemande les liards de sa monnaie. « Un liard par jour fait sept schellings par an ; sept schellings par an sont l’intérêt de sept guinées. Ayez soin de vos liards, vieille Tinker, et les guinées vous viendront d’elles-mêmes. —  Il n’a jamais donné un liard dans sa vie, dit la vieille en grommelant. —  Jamais, et je n’en donnerai jamais un ; c’est contre mon principe. » Il est impudent, brutal, grossier, ladre, retors, extravagant. Du reste, courtisé par les ministres, grand shérif, honoré, puissant, il roule en carrosse doré et se trouve un des piliers de l’État.

Ceux-là sont riches ; probablement l’argent les a corrompus. Cherchons un noble pauvre, exempt de tentations ; sa grande âme, livrée à elle-même, laissera voir toute sa beauté native : sir Francis Clavering est dans ce cas. Il a joué, bu et soupé jusqu’à se mettre sur la paille. Il a escroqué de l’argent dans son régiment, « montré sa plume blanche1358 », et, après avoir couru tous les billards de l’Europe, s’est vu déposer en prison par des créanciers discourtois. Pour en sortir, il a épousé une bonne veuve créole qui traite outrageusement l’orthographe, et dont l’argent n’est pas net. Il la ruine, se met à genoux devant elle pour obtenir des écus et son pardon, jure sur la Bible de ne plus faire de dettes, et court en sortant chez l’usurier. De tous les coquins que les romanciers ont mis en scène, il est le plus ignoble. Il n’a plus ni volonté ni bon sens : c’est un homme dissous. Il avale les affronts comme l’eau, pleure, demande pardon et recommence. Il s’humilie, se prosterne, et un instant après jure et tempête, pour retomber dans l’abattement de la plus extrême lâcheté. Il implore, menace, et dans le même quart d’heure prend l’homme menacé pour confident intime et ami de cœur. « N’est-ce pas dur, Altamont, que milady ne veuille plus me confier une seule cuiller ? Cela n’est pas d’une lady, Altamont. Il est bien cruel à elle de ne pas me montrer plus de confiance ! Et les domestiques qui commencent à rire, les infâmes gredins ! Ils ne répondent plus à ma sonnette. Et mon valet qui était au Vauxhall la nuit dernière avec une de mes chemises de toilette et mon gilet de velours ! Je l’ai bien reconnu, mon gilet. Ce maudit chien d’insolent ! Et il est venu danser devant mon nez, le diable l’emporte. Tous ces infernaux gredins de valets ! » Sa conversation est un composé de jurons, de lamentations et de radotages ; ce n’est plus un homme, mais les débris d’un homme : il ne subsiste en lui que des restes discordants de passions viles, pareilles aux tronçons d’un serpent écrasé, et qui, faute de pouvoir mordre, se froissent et se tordent dans la bave et dans la boue. L’aspect d’un billet de banque le fait courir les yeux fermés à travers un monceau de supplications et de mensonges. Pour lui l’avenir a disparu ; il ne voit que le présent. Il signera une lettre de change de vingt louis à trois mois pour avoir vingt francs tout de suite. Son abrutissement est devenu de l’imbécillité ; ses yeux sont bouchés ; il ne voit pas que ses protestations excitent la défiance, que ses mensonges excitent le dégoût, qu’à force de bassesse il perd le fruit de ses bassesses, tellement qu’en le voyant entrer on éprouve la violente envie de prendre au cou le noble baronnet, membre du parlement, auguste, habitant d’un manoir historique, pour le jeter, comme un panier d’ordures, du haut en bas de l’escalier.

Il faut s’arrêter ; un volume n’épuiserait pas la liste des perfections que Thackeray découvre dans l’aristocratie anglaise. C’est le marquis de Farintosh, vingt-cinquième du nom, illustre imbécile, bien portant et content de soi, que toutes les femmes lorgnent et que tous les hommes saluent ; c’est lady Kew, vieille femme du monde, tyrannique et corrompue, qui fait la guerre à sa fille et la chasse aux mariages ; c’est sir Barnes Newcome, un des êtres les plus poltrons, les plus méchants, les plus menteurs, les mieux bafoués et les plus battus qui aient souri dans un salon et harangué dans un parlement. Je n’en vois qu’un seul estimable, personnage effacé, lord Kew, qui, après beaucoup de sottises et de débauches, est touché par sa vieille mère puritaine et se repent. Mais ces portraits sont doux auprès des dissertations ; le commentateur est plus amer encore que l’artiste ; il blesse mieux en parlant qu’en faisant parler. Il faut lire ses poignantes diatribes contre les mariages de convenance et le sacrifice des filles, contre l’inégalité des héritages et l’envie des cadets, contre l’éducation des nobles et leurs traditions d’insolence, contre l’achat des grades à l’armée, contre l’isolement des classes, contre tous les attentats à la nature et à la famille inventés par la société et par la loi. Par derrière cette philosophie s’étend une seconde galerie de portraits aussi insultants que les premiers : car l’inégalité, ayant corrompu les grands qu’elle exalte, corrompt les petits qu’elle ravale, et le spectacle de l’envie ou de la bassesse dans les petits est aussi laid que le spectacle de l’insolence ou du despotisme dans les grands. Selon Thackeray, la société anglaise est un composé de flatteries et d’intrigues, chacun s’efforçant de se guinder d’un échelon et de repousser ceux qui montent. Être reçu à la cour, voir son nom dans les journaux sur une liste d’illustres convives, offrir chez soi une tasse de thé à quelque illustre pair hébété et bouffi, telle est la borne suprême de l’ambition et de la félicité humaine. Pour un maître, il y a toujours cent valets. Le major Pendennis, homme résolu, de sang-froid et habile, a contracté cette lèpre. Son bonheur aujourd’hui est de saluer un lord. Il ne se trouve bien que dans un salon ou dans un parc d’aristocratie. Il a besoin d’être traité avec cette bienveillance humiliante dont les grands assomment leurs inférieurs. Il embourse très-bien les manques d’égards, et dîne gracieusement à une table illustre où on l’invite en trois ans deux fois pour boucher un trou. Il quitte un homme de génie ou une femme d’esprit pour causer avec une pécore titrée ou un lord ivrogne. Il aime mieux être toléré chez un marquis que respecté chez un bourgeois. Ayant érigé ces belles inclinations en principes, il les inculque à son neveu qu’il aime, et, pour le pousser dans le monde, lui offre en mariage une fortune escroquée et la fille d’un convict. —  D’autres se glissent dans les salons augustes, non plus par mœurs de parasites, mais à beaux deniers comptants. Autrefois en France les seigneurs, avec des écus bourgeois, fumaient leurs terres ; aujourd’hui en Angleterre les bourgeois, avec un mariage noble, anoblissent leur argent. Moyennant cent mille guinées donnés au père, Pump le marchand épouse lady Blanche Cou-Roide, laquelle reste lady, quoique sa femme. Naturellement il est méprisé par elle, comme bourgeois, et de plus détesté, comme l’ayant faite à demi bourgeoise. Il n’ose voir ses amis chez lui, ce sont gens trop bas pour sa femme. Il n’ose visiter les amis de sa femme chez eux, ce sont gens trop hauts pour lui. Il est le sommelier de sa femme, la risée de son beau-père, le domestique de son fils, et se console en espérant que ses petits-fils, devenus barons Pump, rougiront de lui et ne voudront jamais prononcer son nom. —  Une troisième façon d’entrer dans la noblesse est de se ruiner et de ne voir personne. Ce moyen ingénieux est employé à la campagne par Mme la majoresse Punto. Elle a pour ses filles une gouvernante incomparable, qui croit que Dante s’appelait Alighieri parce qu’il était d’Alger, mais qui a fait l’éducation de deux marquis et d’une comtesse. « Cette solitude est triste, lui dit quelqu’un, vous pourriez recevoir l’homme de loi. —  Une famille comme la nôtre, cher monsieur, est-ce possible ? —  Le docteur ? —  Lui peut-être ; mais sa femme et ses enfants, fi donc ! —  Les gens de cette grande maison là-bas ? —  Là-bas ? Le château calicot ? un drapier retiré ! Des gens comme nous sont obligés de se respecter eux-mêmes. —  Le ministre ? —  Horreur ! Il prêche en surplis, mon cher monsieur, c’est un puséiste. » Cette famille sensée bâille toute seule six mois durant, et le reste de l’année jouit de la gloutonnerie des hobereaux qu’elle régale et des rebuffades des grands lords qu’elle visite. Le fils, officier de hussards, a besoin de luxe pour vivre de pair avec les seigneurs ses camarades, et son tailleur prend au père trois cents guinées par an sur neuf cents qui font tout le revenu de toute la famille. Je ne finirais pas si je comptais toutes les vilenies et toutes les misères que Thackeray attribue à l’esprit aristocratique : la division des familles, la hauteur de la sœur anoblie, la jalousie de la sœur roturière, l’abaissement des caractères dressés dès l’école à vénérer les petits lords, la dégradation des filles qui veulent accrocher des maris nobles, la rage des vanités refoulées, la lâcheté des complaisances offertes, le triomphe de la sottise, le mépris du talent, l’injustice consacrée, le cœur dénaturé, les mœurs perverties. Devant ce tableau frappant de vérité et de génie, on a besoin de se rappeler que cette inégalité blessante est la cause d’une liberté salutaire, que l’iniquité sociale produit la prospérité politique, qu’une classe de grands héréditaires est une classe d’hommes d’État héréditaires, qu’en un siècle et demi l’Angleterre a eu cent cinquante ans de bon gouvernement, qu’en un siècle et demi la France a eu cent vingt ans de mauvais gouvernement, que tout se paye et qu’on peut payer cher des chefs capables, une politique suivie, des élections libres, et la surveillance du gouvernement par la nation. On a besoin aussi de se rappeler que ce talent, fondé sur la réflexion intense et concentré dans les préoccupations morales, a dû transformer la peinture des mœurs en satire systématique et militante, exaspérer la satire jusqu’à l’animosité calculée et implacable, noircir la nature humaine, et s’acharner, avec une haine choisie, redoublée et naturelle, contre le vice principal de son pays et de son temps.

2.
L’artiste. §

I §

En littérature comme en politique, on ne peut tout avoir. Les talents, comme les bonheurs, s’excluent. Quelque constitution qu’il choisisse, un peuple est toujours à demi malheureux ; quelque génie qu’il ait, un écrivain est toujours à demi impuissant. Nous ne pouvons garder à la fois qu’une attitude. Transformer le roman, c’est le déformer : celui qui, comme Thackeray, donne au roman la satire pour objet cesse de lui donner l’art pour règle, et toutes les forces du satirique sont des faiblesses du romancier.

Qu’est-ce qu’un romancier ? À mon avis, c’est un psychologue, un psychologue qui naturellement et involontairement met la psychologie en action ; ce n’est rien d’autre, ni de plus. Il aime à se représenter des sentiments, à sentir leurs attaches, leurs précédents, leurs suites, et il se donne ce plaisir. À ses yeux, ce sont des forces ayant des directions et des grandeurs différentes. De leur justice ou de leur injustice, il s’inquiète peu. Il les assemble en caractères, conçoit la qualité dominante, aperçoit les traces qu’elle laisse sur les autres, note les influences contraires ou concordantes du tempérament, de l’éducation, du métier, et travaille à manifester le monde invisible des inclinations et des dispositions intérieures par le monde visible des paroles et des actions extérieures. À cela se réduit son œuvre. Quels que soient ces penchants, peu lui importe. Un vrai peintre regarde avec plaisir un bras bien attaché et des muscles vigoureux, quand même ils seraient employés à assommer un homme. Un vrai romancier jouit par contemplation de la grandeur d’un sentiment nuisible ou du mécanisme ordonné d’un caractère pernicieux. Pour talent il a la sympathie, car elle est la seule faculté qui copie exactement la nature ; occupé à ressentir les émotions de ses personnages, il ne songe qu’à en marquer la vigueur, l’espèce et les contre-coups. Il nous les représente telles qu’elles sont, tout entières, sans les blâmer, sans les punir, sans les mutiler ; il les transporte en nous intactes et seules, et nous laisse le droit d’en juger comme il nous convient. Tout son effort est de les rendre visibles, de dégager les types obscurcis et altérés par les accidents et les imperfections de la vie réelle, de mettre en relief les larges passions humaines, d’être ébranlé par la grandeur des êtres qu’il ranime, de nous soulever hors de nous-mêmes par la force de ses créations. Nous reconnaissons l’art dans cette puissance créatrice, indifférente et universelle comme la nature, plus libre et plus puissante que la nature, reprenant l’œuvre ébauchée ou défigurée de sa rivale pour corriger ses fautes et effectuer ses conceptions.

Tout est changé par l’arrivée de la satire, et d’abord le rôle de l’auteur. Quand dans le roman pur il parle en son nom propre, c’est pour faire comprendre un sentiment ou marquer la cause d’une faculté ; dans le roman satirique, c’est pour nous donner un conseil moral. On a vu combien de leçons Thackeray nous fait subir. Qu’elles soient bonnes, personne n’en dispute : à tout le moins elles prennent la place des explications utiles. Le tiers du volume, employé en avertissements, est perdu pour l’art. Sommés de réfléchir sur nos fautes, nous connaissons moins bien le personnage. L’auteur laisse de parti pris cent nuances fines qu’il aurait pu découvrir et nous montrer. Le personnage, moins complet, est moins vivant ; l’intérêt, moins concentré, est moins vif. Détournés de lui, au lieu d’être ramenés sur lui, nos yeux s’égarent et l’oublient ; au lieu d’être absorbés, nous sommes distraits. Bien plus et bien pis, nous finissons par éprouver un peu d’ennui. Nous jugeons ces sermons vrais, mais rebattus. Il nous semble entendre des instructions de collége ou des manuels de séminaire. On trouve des choses pareilles dans les livres dorés, à couvertures historiées, qu’on donne pour étrennes aux enfants. Êtes-vous bien réjoui d’apprendre que les mariages de convenance ont leurs inconvénients, qu’en l’absence de son ami on dit volontiers du mal de son ami, qu’un fils par ses désordres afflige souvent sa mère, que l’égoïsme est un vilain défaut ? Tout cela est vrai ; mais tout cela est trop vrai. Nous venons écouter un homme pour entendre de lui des choses nouvelles. Ces vieilles moralités, quoique utiles et bien dites, sentent le pédant payé, si commun en Angleterre, l’ecclésiastique en cravate blanche planté comme un piquet au centre de sa table, et débitant pour trois cents louis d’admonestations quotidiennes aux jeunes gentlemen que les parents ont mis en serre chaude dans sa maison.

Cette présence assidue d’une intention morale nuit au roman comme au romancier. Il faut bien l’avouer : tel volume de Thackeray a le cruel malheur de répéter les romans de miss Edgeworth ou les contes du chanoine Schmidt. Le voici qui nous montre Pendennis orgueilleux, dépensier, écervelé, paresseux, refusé aux examens avec honte, pendant que ses camarades, moins spirituels, mais studieux, sont reçus avec honneur. Cette opposition édifiante nous laisse froids ; nous n’avons pas envie de retourner à l’école ; nous fermons le livre, et nous le conseillons comme pilule à notre petit cousin. D’autres puérilités moins choquantes finissent par lasser autant. On n’aime pas le contraste prolongé du bon colonel Newcome et de ses mauvais parents. Ce colonel donne de l’argent et des gâteaux à tous les enfants, de l’argent et des cachemires à toutes les cousines, de l’argent et de bonnes paroles à tous les domestiques, et ces gens ne lui répondent que par de la froideur et des grossièretés. Il est clair, dès la première page, que l’auteur veut nous persuader d’être affables, et nous regimbons contre cette invitation trop claire ; nous n’aimons pas à être tancés dans un roman ; nous sommes de mauvaise humeur contre cette invasion de pédagogie. Nous voulions aller au théâtre ; nous avons été trompés par l’affiche, et nous grondons tout bas d’être au sermon.

Consolons-nous : les personnages souffrent autant que nous-mêmes ; l’auteur les gâte en nous prêchant ; ils sont sacrifiés, comme nous, à la satire. Ce ne sont point des êtres qu’il anime, ce sont des marionnettes qu’il fait jouer1359. Il ne combine leurs actions que pour leur donner du ridicule, de l’odieux ou des désappointements. Au bout de quelques scènes, on connaît ce ressort, et dorénavant on prévoit sans cesse et sans erreur qu’il va partir. Cette prévision ôte au personnage une partie de sa vérité, et au lecteur une partie de son illusion. Les sottises parfaites, les mésaventures complètes, les méchancetés achevées, sont choses rares. Les événements et les sentiments de la vie réelle ne s’arrangent pas de manière à former des contrastes si calculés et des combinaisons si habiles. La nature n’invente point ces jeux de scène ; l’on s’aperçoit vite qu’on est devant une rampe, en face d’acteurs fardés, dont les paroles sont écrites et les gestes sont notés.

Pour se représenter exactement cette altération de la vérité et de l’art, il faut comparer pied à pied deux caractères. Il y a un personnage que l’on reconnaît unanimement comme le chef-d’œuvre de Thackeray, Rebecca Sharp, intrigante et courtisane, mais femme supérieure et de bonnes façons. Comparons-le à un personnage semblable de Balzac dans les Parents pauvres, Valérie Marneffe. La différence des deux œuvres marquera la différence des deux littératures. Autant les Anglais l’emportent comme moralistes et satiriques, autant les Français l’emportent comme artistes et romanciers.

Balzac aime sa Valérie ; c’est pourquoi il l’explique et la grandit. Il ne travaille pas à la rendre odieuse, mais intelligible. Il lui donne une éducation de courtisane, un mari « dépravé comme un bagne », l’habitude du luxe, l’insouciance, la prodigalité, des nerfs de femme, des dégoûts de jolie femme, une verve d’artiste. Ainsi née et élevée, sa corruption est naturelle. Elle a besoin d’élégance comme on a besoin d’air. Elle en prend n’importe où, sans remords, comme on boit de l’eau au premier fleuve. Elle n’est pas pire que son métier ; elle en a toutes les excuses innées, acquises, de tempérament, de tradition, de circonstance, de nécessité ; elle en a toutes les forces, l’abandon, la grâce, la gaieté folle, les alternatives de trivialité et d’élégance ; l’audace improvisée, les inventions comiques, la magnificence et le succès. Elle est parfaite en son genre, pareille à un cheval dangereux et superbe qu’on admire en le redoutant. Balzac se plaît à la peindre sans autre but que de la peindre. Il l’habille, il lui pose des mouches, il déploie ses robes, il frémit devant ses mouvements de danseuse. Il détaille ses gestes avec autant de plaisir et de vérité que s’il eût été femme de chambre. Sa curiosité d’artiste trouve un aliment dans les moindres traits de caractère et de mœurs. Au bout d’une scène violente, il s’arrête sur un moment vide, et la montre, paresseuse, étendue sur des divans, comme une chatte qui bâille et se détire au soleil. En physiologiste, il sait que les nerfs de la bête de proie s’amollissent et qu’elle ne cesse de bondir que pour dormir. Mais quels bonds ! Elle éblouit, elle fascine, elle tient tête coup sur coup à trois accusations prouvées ; elle réfute l’évidence ; tour à tour elle s’humilie, elle se glorifie, elle raille, elle adore, elle démontre, changeant vingt fois de tons, d’idées, d’expédients, dans le même quart d’heure. Un vieux boutiquier, cuirassé contre les émotions par le métier et par l’avarice, tressaille sous sa parole : « Elle me met les pieds sur le cœur, elle m’écrase, elle m’abasourdit ; ah ! quelle femme ! quand elle me regarde froidement, elle me remue autant qu’une colique… Comme elle descendait l’escalier en l’éclairant de ses regards ! » Partout la fougue, la force, l’atrocité, couvrent la laideur et la corruption. Attaquée dans sa fortune par une femme honnête, elle improvise une comédie incomparable, jouée avec l’éloquence et l’exaltation d’un grand poëte, et rompue tout d’un coup par l’éclat de rire et la trivialité crue d’une actrice fille de portier. Le style et les actions s’élèvent jusqu’à la grandeur de l’épopée. « Au mot Hulot et deux cent mille francs, Valérie eut un regard qui passa, comme la lueur du canon dans sa fumée, entre ses deux longues paupières. » Un peu plus loin, surprise en flagrant délit par un de ses amants, Brésilien et capable de la tuer, elle fléchit un instant ; redressée dans la même seconde, ses larmes sèchent. « Elle vint à lui, et le regarda si fièrement que ses yeux étincelèrent comme des armes. » Le danger la relève et l’inspire, et ses nerfs tendus envoient à flots le génie et le courage dans son cerveau. Pour achever de peindre cette nature impétueuse, supérieure et mobile, Balzac, au dernier instant, la fait repentante. Pour mesurer sa fortune à son vice, il la conduit triomphante à travers la ruine, la mort ou le désespoir de vingt personnes, et la brise au moment suprême d’une chute aussi horrible que son succès.

Devant cette passion et cette logique, qu’est-ce que Rebecca Sharp ? Une intrigante raisonnable, d’un tempérament froid, pleine de bon sens, ancienne sous-maîtresse, ayant des habitudes de parcimonie, véritable homme d’affaires, toujours décente, toujours active, dénuée du caractère féminin, de la mollesse voluptueuse et de l’entrain diabolique qui peuvent donner de l’éclat à son caractère et de la grâce à son métier. Ce n’est pas une courtisane, c’est un avocat en jupon et sans cœur. Rien de plus propre à inspirer l’aversion. L’auteur ne manque pas une occasion de lui témoigner la sienne ; pendant trois volumes, il la poursuit de sarcasmes et de mésaventures ; il ne lui prête que des paroles fausses, des actions perfides, des sentiments révoltants. Dès son entrée en scène, à dix-sept ans, accueillie avec la bonté la plus rare par une honnête famille, elle ment depuis le matin jusqu’au soir, et, par des provocations grossières, essaye d’y pêcher un mari. Pour mieux l’accabler, Thackeray fait ressortir lui-même toutes ces bassesses, tous ces mensonges et toutes ces indécences. Rebecca a serré tendrement la main du gros Joseph. « C’était une avance, et, à ce titre, quelques dames d’une éducation et d’un ton parfait condamneront l’action comme immodeste ; mais vous voyez, notre pauvre chère Rebecca était obligée de faire tout par elle-même. Quand une personne est trop pauvre pour avoir une servante, si élégante qu’elle soit, elle est bien forcée de balayer sa propre chambre. Si une chère jeune fille n’a pas de chère maman pour arranger l’affaire avec les jeunes gens, il faut bien qu’elle l’arrange elle-même. » — Gouvernante chez sir Pitt, elle gagne l’amitié de ses élèves en lisant avec elles Crébillon jeune et Voltaire. « La femme du recteur, écrit-elle, m’a fait une vingtaine de compliments sur les progrès de mes élèves, pensant sans doute toucher mon cœur ; pauvre et simple campagnarde ! comme si je me souciais pour un fétu de mes élèves ! » Cette phrase est une imprudence peu naturelle dans une personne si réfléchie, et que l’auteur ajoute au rôle pour rendre le rôle odieux. Un peu plus loin, Rebecca est grossièrement flatteuse et vile avec la vieille miss Crawley, et ses tirades pompeuses, visiblement fausses, au lieu d’exciter l’admiration, soulèvent le dégoût. Elle est égoïste et menteuse avec son mari, et, le sachant sur le champ de bataille, ne s’occupe qu’à se faire une petite bourse. Thackeray insiste à dessein sur le contraste : le lourd officier a compté en partant tous ses effets, calculant la somme qu’ils pourront produire à sa femme ; il endosse pour être tué économiquement son habit le plus vieux et le plus râpé. « Il y eut sur ses lèvres quelque chose de pareil à une prière pour celle qu’il quittait. Il la souleva de terre, la garda une minute serrée contre son cœur qui battait fort. Son visage était pourpre et ses yeux mouillés, quand il la déposa à terre. Pour Rebecca, comme nous l’avons dit, elle avait pris la sage résolution de ne point céder à une sentimentalité inutile. « Je suis affreuse à voir », dit-elle en s’examinant dans la glace. « Quelle figure vous donne cette toilette rose ! » Là-dessus elle se débarrassa de sa toilette rose, posa son bouquet de bal dans un verre d’eau, se mit au lit et dormit très-confortablement. » Par ces exemples, jugez du reste ; Thackeray n’est occupé qu’à dégrader Rebecca Sharp. Il la convainc de dureté envers son fils, de vol contre ses fournisseurs, d’imposture contre tout le monde. Pour l’achever, il fait d’elle une dupe ; quoi qu’elle fasse, elle n’arrive à rien. Compromise par les avances qu’elle a prodiguées à l’imbécile Joseph, elle attend de minute en minute une demande en mariage. Une lettre arrive, annonçant que Joseph est parti pour l’Écosse, et qu’il offre ses compliments à miss Rebecca. —  Trois mois plus tard, elle a épousé secrètement le capitaine Rawdon, lourdaud pauvre. Sir Pitt, père de Rawdon, se jette à ses pieds, muni de cent mille livres de rentes, et s’offre pour mari. Consternée, elle pleure de désespoir. « Mariée, mariée, mariée déjà ! » c’est là son cri, et il y a de quoi percer les âmes sensibles. —  Plus tard elle essaye de gagner sa belle-sœur en se donnant pour bonne mère. « Pourquoi m’embrassez-vous ici, maman ? lui dit son fils ; vous ne m’embrassez jamais à la maison. » Là-dessus, discrédit complet ; cette fois encore elle est perdue. —  Lord Steyne, son amant, la présente dans le monde, la comble de bijoux, de banknotes, et fait nommer son mari gouverneur de quelque île orientale. Le mari rentre maladroitement, soufflette lord Steyne, restitue les diamants et la chasse. —  Vagabonde sur le continent, elle essaye cinq ou six fois de devenir riche et de paraître honnête. Toujours, au moment de parvenir, le hasard la rejette à terre. Thackeray se joue d’elle, comme un enfant d’un hanneton, la laissant grimper péniblement au haut de l’échelle pour la tirer par le pied et la faire honteusement choir. Il finit par la traîner dans les tavernes et dans les coulisses, et de loin la montre du doigt, joueuse, ivrogne, sans plus vouloir la toucher. À la dernière page, il l’installe bourgeoisement dans une médiocre fortune escroquée par des manœuvres obscures, et la laisse, décriée, inutilement hypocrite, reléguée dans le demi-monde. Sous cette pluie d’ironies et de mécomptes, l’héroïne s’est rapetissée, l’illusion s’est affaiblie, l’intérêt a diminué, l’art s’est amoindri, la poésie a disparu, et le personnage, plus utile, est devenu moins vrai et moins beau.

II §

Supposez qu’un heureux hasard écarte ces causes de faiblesse et ouvre ces sources de talent. Entre tous ces romans altérés paraîtra un roman véritable, élevé, touchant, simple, original, l’histoire de Henry Esmond. Thackeray n’en a pas fait de moins populaire ni de plus beau.

Ce livre comprend les mémoires fictifs du colonel Esmond, contemporain de la reine Anne, qui, après une vie agitée en Europe, se retira avec sa femme en Virginie, et y fut planteur. Esmond parle, et l’obligation d’approprier le ton au personnage supprime le style satirique, l’ironie répétée, le sarcasme sanglant, les scènes apprêtées pour railler la sottise, les événements combinés pour écraser le vice. Dès lors on rentre dans le monde réel, on se laisse aller à l’illusion, on jouit d’un spectacle varié, aisément déroulé, sans prétention morale. Vous n’êtes plus persécuté de conseils personnels ; vous restez à votre place, tranquille, en sûreté, sans que le doigt d’un acteur, levé vers votre figure, vous avertisse, au moment intéressant, que la pièce se joue à votre intention et pour opérer votre salut. En même temps, et sans y penser, vous vous trouvez à votre aise. Au sortir de la satire acharnée, la pure narration vous charme ; vous vous reposez de haïr. Vous êtes comme un chirurgien d’armée qui, après une journée de combats et d’opérations, s’assiérait sur un tertre et contemplerait le mouvement du camp, le défilé des équipages et les horizons lointains adoucis par les teintes brunes du soir.

D’autre part, les longues réflexions, qui semblaient banales et déplacées sous la plume de l’écrivain, deviennent naturelles et attachantes dans la bouche du personnage. Esmond est un vieillard qui écrit pour ses enfants et leur commente son expérience. Il a le droit de juger la vie ; ses maximes appartiennent à son âge ; devenues des traits de mœurs, elles perdent leur air doctoral ; on les écoute avec complaisance, et l’on aperçoit, en tournant la page, le sourire calme et triste qui les a dictées.

Avec les réflexions, on souffre les détails. Ailleurs les minutieuses descriptions paraissent souvent puériles ; nous blâmions l’auteur de s’arrêter, avec un scrupule de peintre anglais, sur des aventures d’école, des scènes de diligence, des accidents d’auberge ; nous jugions que cette attention intense, faute de pouvoir se prendre aux grands sujets de l’art, se rabaissait enchaînée à des observations de microscope et à des détails de photographie. Ici tout change. Un auteur de mémoires a le droit de raconter ses impressions d’enfance. Ses souvenirs lointains, débris mutilés d’une vie oubliée, ont un charme extrême ; on redevient enfant avec lui. Une leçon de latin, un passage de soldats, un voyage en croupe, deviennent des événements importants que la distance embellit ; on jouit de son plaisir si paisible et si intime, et l’on éprouve comme lui une douceur très-grande à voir renaître avec tant d’aisance, et dans une lumière si pleine, les fantômes familiers du passé. Le détail minutieux ajoute à l’intérêt en ajoutant au naturel. Les récits de campagnes, les jugements épars sur les livres et les événements du temps, cent petites scènes, mille petits faits visiblement inutiles, font par cela même illusion. On oublie l’auteur, on entend le vieux colonel, on se trouve transporté cent ans en arrière, et l’on a le contentement extrême et si rare de croire à ce qu’on lit.

En même temps que le sujet supprime les défauts ou les tourne en qualités, il offre aux qualités la plus belle matière. Cette puissante réflexion a décomposé et reproduit les mœurs du temps avec une fidélité étonnante. Thackeray connaît Swift, Steele, Addison, Saint-John, Malborough, aussi profondément que l’historien le plus attentif et le plus instruit. Il peint leurs habits, leur ménage, leur conversation, comme Walter Scott lui-même, et, ce que Walter Scott ne sait pas faire, il imite leur style, tellement qu’on s’y trompe, et que plusieurs de leurs phrases authentiques intercalées dans son texte ne s’en distinguent pas. Cette parfaite imitation ne se borne pas à quelques scènes choisies ; elle embrasse tout le volume. Le colonel Esmond écrit comme en 1700. Le tour de force, j’allais dire le tour de génie, est aussi grand que l’effort et le succès de Courier retrouvant le style de l’antique Grèce. Celui d’Esmond a la mesure, la justesse, la simplicité, la solidité des classiques. Nos témérités modernes, nos images prodiguées, nos figures heurtées, notre usage de gesticuler, notre volonté de faire effet, toutes nos mauvaises habitudes littéraires ont disparu. Thackeray a dû remonter au sens primitif des mots, retrouver des tours oubliés, recomposer un état d’intelligence effacé et une espèce d’idées perdue, pour rapprocher si fort la copie de l’original. L’imagination de Dickens elle-même eût manqué cette œuvre. Il a fallu, pour la tenter et l’accomplir, toute la sagacité, tout le calme et toute la force de la science et de la méditation.

Mais le chef-d’œuvre du livre est le caractère d’Esmond. Thackeray lui a donné cette bonté tendre, presque féminine, qu’il élève partout au-dessus des autres vertus humaines, et cet empire de soi qui est l’effet de la réflexion habituelle. Ce sont là toutes les plus belles qualités de son magasin psychologique ; chacune d’elles, par son opposition, ajoute au prix de l’autre. Nous voyons un héros, mais original et nouveau, Anglais par sa volonté froide, moderne par la délicatesse et la sensibilité de son cœur.

Henry Esmond est un pauvre enfant, bâtard présumé d’un lord Castlewood et recueilli par les héritiers du nom. Dès la première scène, on est pénétré de l’émotion modérée et noble qu’on gardera jusqu’au bout du volume. Lady Castlewood, arrivant pour la première fois au château, vient à lui dans la grande bibliothèque ; instruite par la femme de charge, elle rougit, s’éloigne ; un instant après, touchée de remords, elle revient. « Avec un regard de tendresse infinie, elle lui prit la main, lui posant son autre belle main sur la tête, et lui disant quelques mots si affectueux et d’une voix si douce, que l’enfant, qui jamais n’avait vu auparavant de créature si belle, sentit comme l’attouchement d’un être supérieur ou d’un ange qui le faisait fléchir jusqu’à terre, et baisa la belle main protectrice en s’agenouillant sur un genou. Jusqu’à la dernière heure de sa vie, Esmond se rappellera les regards et la voix de la dame, les bagues de ses belles mains, jusqu’au parfum de sa robe, le rayonnement de ses yeux éclairés par la bonté et la surprise, un sourire épanoui sur ses lèvres, et le soleil faisant autour de ses cheveux une auréole d’or… Il semblait, dans la pensée de l’enfant, qu’il y eût dans chaque geste et dans chaque regard de cette belle créature une douceur angélique, une lumière de bonté. Au repos, en mouvement, elle était également gracieuse. L’accent de sa voix, si communes que fussent ses paroles, lui donnait un plaisir qui montait presque jusqu’à l’angoisse. On ne peut pas appeler amour ce qu’un enfant de douze ans, presque un domestique, ressentait pour une dame de si haut rang, sa maîtresse ; c’était de l’adoration. » Ce sentiment si noble et si pur se déploie par une suite d’actions dévouées, racontées avec une simplicité extrême ; dans les moindres paroles, dans un tour de phrase, dans un entretien indifférent, on aperçoit un grand cœur, passionné de gratitude, ne se lassant jamais d’inventer des bienfaits ou des services, consolateur, ami, conseiller, défenseur de l’honneur de la famille et de la fortune des enfants. Deux fois Esmond s’est interposé entre lord Castlewood et le duelliste lord Mohun ; il n’a point tenu à lui que l’épée du meurtrier ne trouvât sa poitrine. Quand lord Castlewood mourant lui révèle qu’il n’est point bâtard, que le titre et la fortune lui appartiennent, il brûle sans rien dire la confession qui pourrait le tirer de la pauvreté et de l’humiliation où il a langui si longtemps. Outragé par sa maîtresse, malade d’une blessure qu’il a reçue aux côtés de son maître, accusé d’ingratitude et de lâcheté, sa justification dans sa main, il persiste à se taire. « Quand le combat fut fini dans son âme, un rayon de pure joie la remplit, et, avec des larmes de reconnaissance, il remercia Dieu du parti qu’il lui avait donné la force d’embrasser. » Plus tard, amoureux d’une autre femme, certain de ne pouvoir l’épouser si sa naissance reste tachée aux yeux du monde, acquitté envers sa bienfaitrice dont il a sauvé le fils, supplié par elle de reprendre le nom qui lui appartient, il sourit doucement et lui répond de sa voix grave :

« La chose a été réglée, il y a douze ans, auprès du lit de mon cher lord. Les enfants n’en doivent rien savoir. Franck et ses héritiers porteront notre nom. Il est à lui légitimement ; je n’ai pas même la preuve du mariage de mon père et de ma mère1360, quoique mon pauvre cher lord, à son lit de mort, m’ait dit que le P. Holt en avait apporté une à Castlewood. Je n’ai pas voulu la chercher quand j’étais sur le continent. Je suis allé regarder le tombeau de ma pauvre mère dans son couvent ; que lui importe maintenant ? Aucun tribunal, sur ma simple parole, n’ôterait à milord vicomte son titre pour me le donner. Je suis le chef de la maison, chère Lady ; mais Franck reste vicomte de Castlewood, et, plutôt que de le troubler, je me ferais moine, ou je disparaîtrais en Amérique. »

Comme il parlait ainsi à sa chère maîtresse, pour laquelle il aurait consenti à donner sa vie ou à faire à tout instant tout sacrifice, la tendre créature se jeta à genoux devant lui et baisa ses deux mains dans un transport d’amour passionné et de gratitude tel que son cœur fondit et qu’il se sentit très-fier et très-reconnaissant que Dieu lui eût donné le pouvoir de montrer son amour pour elle et de le prouver par quelque petit sacrifice de sa part. Être capable de répandre des bienfaits et du bonheur sur ceux qu’on aime est la plus grande bénédiction accordée à un homme. Et quelle richesse ou quel nom, quel contentement de vanité ou d’ambition eût pu se comparer au plaisir qu’éprouvait Esmond en ce moment, de pouvoir témoigner quelque affection à ses meilleurs et à ses plus chers amis ?

« Chère sainte, dit-il, âme pure qui avez eu tant à souffrir, qui avez comblé le pauvre orphelin délaissé d’un si grand trésor de tendresse, c’est à moi de m’agenouiller, non à vous ; c’est à moi d’être reconnaissant de ce que je puis vous rendre heureuse. Béni soit Dieu de ce que je puis vous servir1361 ! »

Ces tendresses si nobles paraissent encore plus touchantes par le contraste des actions qui les entourent. Esmond fait la guerre, sert un parti, vit au milieu des dangers et des affaires, jugeant de haut les révolutions et la politique, homme expérimenté, instruit, lettré, prévoyant, capable de grandes entreprises, muni de prudence et de courage, poursuivi de préoccupations et de chagrins, toujours triste et toujours fort. Il finit par mener en Angleterre le prétendant, frère de la reine Anne, et le tient déguisé à Castlewood, attendant l’instant où la reine mourante et gagnée va le déclarer héritier du trône. Ce jeune prince, vrai Stuart, fait la cour à la fille de lord Castlewood, Béatrix, aimée d’Esmond, et s’échappe de nuit pour la rejoindre. Esmond, qui l’attend, voit la couronne perdue et sa maison déshonorée. Son honneur insulté et son amour outragé éclatent d’un élan superbe et terrible. Pâle, les dents serrées, le cerveau fiévreux par quatre nuits de pensées et de veilles, il garde sa raison lucide, son ton contenu, et explique au prince en style d’étiquette, avec la froideur respectueuse d’un rapporteur officiel, la sottise que le prince a faite et la lâcheté que le prince a voulu faire. Il faut lire la scène pour sentir ce que ce calme et cette amertume témoignent de supériorité et de passion.

Le prince murmura le mot de guet-apens. « Le guet-apens, sire, n’est pas de nous. Ce n’est pas nous qui vous avons invité ici. Nous sommes venus pour venger, non pour achever le déshonneur de notre famille.

— Déshonneur ! dit le prince en devenant pourpre ; morbleu ! il n’y a point eu de déshonneur, seulement un peu de gaieté innocente…

— Qui devait avoir une fin sérieuse.

— Je jure, milords, cria le prince impérieusement, sur l’honneur d’un gentilhomme…

— Que nous sommes arrivés à temps. Il n’y a point eu de mal encore, Franck », dit le colonel Esmond en se tournant vers le jeune Castlewood. Regardez ; voici un papier où Sa Majesté a daigné commencer quelques vers en l’honneur ou au déshonneur de Béatrix. Voici madame et flamme, cruelle et rebelle, amour et jour, avec l’écriture et l’orthographe royale. Si l’auguste amant eût été heureux, il n’eût point passé son temps à soupirer.

— Monsieur, dit le prince enflammé de fureur, suis-je venu ici pour recevoir des insultes ?

— Pour en faire, sauf le bon plaisir de Votre Majesté, dit le colonel en s’inclinant très-bas, et les gentilshommes de notre famille sont venus pour vous remercier.

— Malédiction ! dit le jeune homme les larmes aux yeux de rage impuissante et de mortification. Que voulez-vous de moi, messieurs ?

— Si Votre Majesté veut bien entrer dans l’appartement voisin, dit Esmond du même ton grave, j’ai quelques papiers que je voudrais lui soumettre, et avec sa permission je vais l’y conduire. » Puis, prenant le flambeau, et reculant devant le prince avec grande cérémonie, M. Esmond passa dans la petite chambre du chapelain. « Franck, veuillez avancer un siége pour Sa Majesté, dit le colonel ; et, ouvrant le secret au-dessus de la cheminée, il en tira les papiers qui y étaient demeurés si longtemps.

« Plaise à Votre Majesté, dit-il, voici la patente de marquis envoyée de Saint-Germain par votre royal père au vicomte Castlewood mon père. Voici le certificat du mariage de mon père avec ma mère, de ma naissance et de mon baptême. J’ai été baptisé dans la religion dont votre père canonisé a donné pendant toute sa vie un si éclatant exemple. Voilà mes titres, cher Franck, et voici ce que j’en fais. Au feu baptême et mariage, et le marquisat, et l’auguste seing dont votre prédécesseur a daigné honorer notre famille. » Et comme Esmond parlait, il jeta les papiers dans le brasier ; puis, continuant : « Vous voudrez bien, sire, vous rappeler que notre famille s’est ruinée par sa fidélité pour la vôtre, que mon grand-père a dépensé son domaine et donné son sang et le sang de son fils pour votre service, que le grand-père de mon cher lord (car vous étés lord maintenant, Franck, par droit et par titre aussi) est mort pour la même cause, que ma pauvre parente, la seconde femme de mon père, après avoir sacrifié son honneur à votre race perverse et parjure, a envoyé toute sa fortune au roi et obtenu en retour ce précieux titre que voilà en cendres et cet inestimable bout de ruban bleu. Je le mets à vos pieds et je marche dessus ; je tire cette épée, et je la brise, et je vous renie. Et si vous aviez achevé l’outrage que vous méditiez contre nous, par le ciel, je l’aurais passée dans votre cœur, et je ne vous aurais pas plus pardonné que votre père n’a pardonné à Monmouth1362. »

Deux pages après, il parle ainsi de son mariage avec lady Castlewood : « Ce bonheur ne peut être écrit avec des paroles. Il est de sa nature sacré et secret. On ne peut en parler, si pleine que soit la reconnaissance, excepté à Dieu, et à un seul cœur, à la chère créature, à la plus fidèle, à la plus tendre, à la plus pure des femmes qui ait été accordée à un homme. Et quand je pense à l’immense félicité qui m’était réservée, à la profondeur et à l’intensité de cet amour qui m’a été prodigué pendant tant d’années, j’avoue que je ressens un transport d’étonnement et de gratitude pour une telle faveur. Oui, je suis reconnaissant d’avoir reçu un cœur capable de connaître et d’apprécier la beauté et la gloire immense du don que Dieu m’a fait. Sûrement l’amour vincit omnia ; il est à cent mille lieues au-dessus de toute ambition, plus précieux que la richesse, plus noble que la gloire. Celui qui l’ignore ignore la vie ; celui qui n’en a pas joui n’a pas senti la plus haute faculté de l’âme. En écrivant le nom de ma femme, j’écris l’achèvement de toute espérance et le comble de tout bonheur. Avoir possédé un tel amour est la bénédiction unique. Auprès d’elle toute joie terrestre est nulle : Penser à elle, c’est louer Dieu1363. »

Un caractère capable de tels contrastes est une grande œuvre ; on se souvient que Thackeray n’en a point fait d’autre ; on regrette que les intentions morales aient détourné du but ces belles facultés littéraires, et l’on déplore que la satire ait enlevé à l’art un pareil talent.

III §

Qui est-il, et que vaut cette littérature dont il est un des princes ? Au fond, comme toute littérature, elle est une définition de l’homme, et pour la juger, il faut la comparer à l’homme. Nous le pouvons en ce moment ; nous venons d’étudier un esprit, Thackeray lui-même ; nous avons considéré ses facultés, leurs liaisons, leurs suites, leur degré ; nous avons sous les yeux un exemplaire de la nature humaine. Nous avons le droit de juger de la copie par l’exemplaire et de contrôler la définition que ses romans rédigent par la définition que son caractère fournit.

Les deux définitions sont contraires, et son portrait est la critique de son talent. On a vu que les mêmes facultés produisent chez lui le beau et le laid, la force et la faiblesse, le succès et la défaite ; que la réflexion morale, après l’avoir muni de toutes les puissances satiriques, le rabaisse dans l’art ; qu’après avoir répandu sur ses romans contemporains une teinte de vulgarité et de fausseté, elle relève son roman historique jusqu’au niveau des plus belles œuvres ; que la même constitution d’esprit lui enseigne le style sarcastique et violent avec le style tempéré et simple, l’acharnement et l’âpreté de la haine avec les effusions et les délicatesses de l’amour. Le mal et le bien, le beau et le laid, le rebutant et l’agréable, ne sont donc en lui que des effets lointains, d’importance médiocre, nés par la rencontre de circonstances changeantes, qualités dérivées et fortuites, non essentielles et primitives, formes diverses que des rives diverses peignent dans le même courant. Il en est ainsi pour les autres hommes. Sans doute, les qualités morales sont de premier ordre ; elles sont le moteur de la civilisation, et font la noblesse de l’individu ; la société ne subsiste que par elles, et l’homme n’est grand que par elles. Mais si elles sont le plus beau fruit de la plante humaine, elles n’en sont pas la racine ; elles nous donnent notre valeur, mais elles ne constituent pas notre fonds. Ni les vices, ni les vertus de l’homme ne sont sa nature ; ce n’est point le connaître que le louer ou le blâmer ; ni l’approbation, ni la désapprobation ne le définissent ; les noms de bons et de mauvais ne nous disent rien de ce qu’il est. Mettez Cartouche dans une cour italienne du quinzième siècle : il sera un grand homme d’État. Transportez ce noble, ladre et d’esprit étroit, dans une boutique ; ce sera un marchand exemplaire. Cet homme public, d’une probité inflexible, est dans son salon un vaniteux insupportable. Ce père de famille si humain est un politique imbécile. Changez une vertu de milieu, elle devient un vice ; changez un vice de milieu, il devient une vertu. Regardez la même qualité par deux endroits ; d’un côté elle est un défaut, de l’autre elle est un mérite. L’essence de l’homme se trouve cachée bien loin au-dessous de ces étiquettes morales : elles ne désignent que l’effet utile ou nuisible de notre constitution intérieure ; elles ne révèlent pas notre constitution intérieure. Elles sont des lanternes de sûreté ou d’annonce appliquées sur notre nom pour engager le passant à s’écarter ou à s’approcher de nous ; elles ne sont point la carte explicative de notre être. Notre véritable essence consiste dans les causes de nos qualités bonnes ou mauvaises, et ces causes se trouvent dans le tempérament, dans l’espèce et le degré d’imagination, dans la quantité et la vélocité de l’attention, dans la grandeur et la direction des passions primitives. Un caractère est une force, comme la pesanteur ou la vapeur d’eau, capable par rencontre d’effets pernicieux ou profitables, et qu’on doit définir autrement que par la quantité des poids qu’il soulève ou par la valeur des dégâts qu’il cause. C’est donc méconnaître l’homme que de le réduire, comme fait Thackeray et comme fait la littérature anglaise, à un assemblage de vertus ou de vices ; c’est n’apercevoir de lui que la surface extérieure et sociale ; c’est négliger le fond intime et naturel. Vous trouverez le même défaut dans leur critique toujours morale, jamais psychologique, occupée à mesurer exactement le degré d’honnêteté des hommes, ignorant le mécanisme de nos sentiments et de nos facultés ; vous trouverez le même défaut dans leur religion, qui n’est qu’une émotion ou une discipline, dans leur philosophie, vide de métaphysique, et si vous remontez à la source, selon la règle qui fait dériver les vices des vertus et les vertus des vices, vous verrez toutes ces faiblesses dériver de leur énergie native, de leur éducation pratique et de cette sorte d’instinct poétique religieux et sévère qui les a faits jadis protestants et puritains.

Chapitre III.
La critique et l’histoire. Macaulay. §

I. Rôle et position de Macaulay en Angleterre.

II. Ses Essais. —  Agrément et utilité du genre. —  Ses opinions. —  Sa philosophie. En quoi elle est anglaise et pratique. —  Son Essai sur Bacon. Quel est, selon lui, le véritable objet des sciences. —  Comparaison de Bacon et des anciens.

III. Sa critique. —  Ses préoccupations morales. —  Comparaison de la critique en France et en Angleterre. —  Pourquoi il est religieux. —  Liaison de la religion et du libéralisme en Angleterre. —  Libéralisme de Macaulay. —  Essai sur l’Église et l’État.

IV. Sa passion pour la liberté politique. —  Comment il est l’orateur et l’historien du parti whig. —  Essais sur la Révolution et les Stuarts.

V. Son talent. —  Son goût pour la démonstration. —  Son goût pour les développements. Caractère oratoire de son esprit. —  En quoi il diffère des orateurs classiques. —  Son estime pour les faits particuliers, les expériences sensibles, et les souvenirs personnels. —  Importance des spécimens décisifs en tout ordre de connaissance. —  Essais sur Warren Hastings et sur Clive.

VI. Caractères anglais de son talent. —  Sa rudesse. —  Sa plaisanterie. —  Sa poésie.

VII. Son œuvre. —  Harmonie de son talent, de son opinion et de son œuvre. —  Universalité, unité, intérêt de son histoire. —  Peinture des Highlands. —  Jacques II en Irlande. L’Acte de Tolérance. Le massacre de Glencoe. —  Traces d’amplification et de rhétorique.

VIII. Comparaison de Macaulay et des historiens français. —  En quoi il est classique. —  En quoi il est anglais. —  Position intermédiaire de son esprit entre l’esprit latin et l’esprit germanique.

Je n’entreprendrai point ici d’écrire la vie de lord Macaulay ; c’est dans vingt ans seulement qu’on pourra la raconter, lorsque ses amis auront recueilli leurs souvenirs. Pour ce qui est public aujourd’hui, il me semble inutile de le rappeler ; chacun sait qu’il eut pour père un philanthrope abolitionniste, qu’il fit les plus brillantes et les plus complètes études classiques, qu’à vingt-cinq ans son essai sur Milton le rendit célèbre, qu’à trente ans il entra au Parlement, et y marqua entre les premiers orateurs, qu’il alla dans l’Inde réformer la loi, et qu’au retour il fut nommé à de grandes places, qu’un jour, ses opinions libérales en matière de religion lui ôtèrent les voix de ses électeurs, qu’il fut réélu aux applaudissements universels, qu’il demeura le publiciste le plus célèbre et l’écrivain le plus accompli du parti whig, et qu’à ce titre, à la fin de sa vie, la reconnaissance de son parti et l’admiration publique le firent lord et pair d’Angleterre. —  Ce sera une belle vie à raconter, honorée et heureuse, dévouée à de nobles idées et occupée par des entreprises viriles, littéraire par excellence, mais assez remplie d’action et assez mêlée aux affaires pour fournir la substance et la solidité à l’éloquence et au style, pour former l’observateur à côté de l’artiste, et le penseur à côté de l’écrivain. Je ne veux décrire aujourd’hui que ce penseur et cet écrivain ; je laisse la vie, je prends ses livres et d’abord ses Essais.

1.
Critical and historical essays. §

I §

Ceci est un recueil d’articles ; j’aime, je l’avoue, ces sortes de livres. D’abord on peut jeter le volume au bout de vingt pages, commencer par la fin, ou au milieu ; vous n’y êtes pas serviteur, mais maître ; vous pouvez le traiter comme journal ; en effet, c’est le journal d’un esprit. —  En second lieu, il est varié ; d’une page à l’autre vous passez de la Renaissance au dix-neuvième siècle, de l’Inde à l’Angleterre ; cette diversité surprend et plaît. —  Enfin, involontairement, l’auteur y est indiscret ; il se découvre à nous, sans rien réserver de lui-même ; c’est une conversation intime, et il n’y en a point qui vaille celle du plus grand historien de l’Angleterre. On est content d’observer les origines de ce généreux et puissant esprit, de découvrir quelles facultés ont nourri son talent, quelles recherches ont formé sa science, quelles opinions il s’est faites sur la philosophie, sur la religion, sur l’État, sur les lettres, ce qu’il était et ce qu’il est devenu, ce qu’il veut et ce qu’il croit.

Assis sur un fauteuil, les pieds au feu, on voit peu à peu, en tournant les feuillets, une physionomie animée et pensante se dessiner comme sur la toile obscure ; ce visage prend de l’expression et du relief ; ses divers traits s’expliquent et s’éclairent les uns les autres ; bientôt l’auteur revit pour nous et devant nous ; nous sentons les causes et la génération de toutes ses pensées, nous prévoyons ce qu’il va dire ; ses façons d’être et de parler nous sont aussi familières que celles d’un homme que nous voyons tous les jours ; ses opinions corrigent et ébranlent les nôtres ; il entre pour sa part dans notre pensée et dans notre vie ; il est à deux cents lieues de nous, et son livre imprime en nous son image, comme la lumière réfléchie va peindre au bout de l’horizon l’objet d’où elle est partie. Tel est le charme de ces livres qui remuent tous les sujets, qui donnent l’opinion de l’auteur sur toutes choses, qui nous promènent dans toutes les parties de sa pensée, et, pour ainsi dire, nous font faire le tour de son esprit.

Macaulay traite la philosophie à la façon des Anglais, en homme pratique. Il est disciple de Bacon, et le met au-dessus de tous les philosophes ; il juge que la véritable science date de lui, que les spéculations des anciens penseurs ne sont que des jeux d’esprit, que pendant deux mille ans l’esprit humain a fait fausse route, que depuis Bacon seulement il a découvert le but vers lequel il doit tendre et la méthode par laquelle il peut y parvenir. Ce but est l’utile. L’objet de la science n’est pas la théorie, mais l’application. L’objet des mathématiques n’est pas la satisfaction d’une curiosité oisive, mais l’invention de machines propres à alléger le travail de l’homme, à augmenter sa puissance à dompter la nature, à rendre la vie plus sûre, plus commode et plus heureuse. L’objet de l’astronomie n’est pas de fournir matière à d’immenses calculs et à des cosmogonies poétiques, mais de servir à la géographie, et de guider la navigation. L’objet de l’anatomie et des sciences zoologiques n’est pas de suggérer d’éloquents systèmes sur la nature de l’organisation, ou d’exposer aux yeux l’ordre des animaux par une classification ingénieuse, mais de conduire la main du chirurgien et les prévisions du médecin. L’objet de toute recherche et de toute étude est de diminuer la douleur, d’augmenter le bien-être, d’améliorer la condition de l’homme ; les lois théoriques ne valent que par leurs usages pratiques ; les travaux du laboratoire et du cabinet ne reçoivent leur sanction et leur prix que par l’emploi qu’en font les ateliers et les usines ; l’arbre de la science ne doit s’estimer que par ses fruits. Si l’on veut juger d’une philosophie, il faut regarder ses effets ; ses œuvres ne sont point ses livres mais ses actes. Celle des anciens a produit de beaux écrits, des phrases sublimes, des disputes infinies, des rêveries creuses, des systèmes renversés par des systèmes, et a laissé le monde aussi ignorant, aussi malheureux et aussi méchant qu’elle l’a trouvé. Celle de Bacon a produit des observations, des expériences, des découvertes, des machines, des arts et des industries entières. « Elle a allongé la vie, elle a diminué la douleur, elle a éteint des maladies ; elle a accru la fertilité du sol ; elle a enlevé la foudre au ciel ; elle a éclairé la nuit de toute la splendeur du jour ; elle a étendu la portée de la vue humaine ; elle a accéléré le mouvement, anéanti les distances ; elle a rendu l’homme capable de pénétrer dans les profondeurs de l’océan, de s’élever dans l’air, de traverser la terre sur des chars qui roulent sans chevaux, et l’océan sur des navires qui filent dix nœuds à l’heure contre le vent. » L’une s’est consumée à déchiffrer des énigmes indéchiffrables, à fabriquer les portraits d’un sage imaginaire, à se guinder d’hypothèses en hypothèses, à rouler d’absurdités en absurdités ; elle a méprisé ce qui était praticable ; elle a promis ce qui était impraticable, et, parce qu’elle a méconnu les limites de l’esprit humain, elle en a ignoré la puissance. L’autre, mesurant notre force et notre faiblesse, nous a détournés des routes qui nous étaient fermées, pour nous lancer dans les routes qui nous étaient ouvertes ; elle a connu les faits et leurs lois, parce qu’elle s’est résignée à ne point connaître leur essence ni leurs principes ; elle a rendu l’homme plus heureux, parce qu’elle n’a point prétendu le rendre parfait ; elle a découvert de grandes vérités et produit de grands effets, parce qu’elle a eu le courage et le bon sens d’étudier de petits objets et de se traîner longtemps sur des expériences vulgaires ; elle est devenue glorieuse et puissante, parce qu’elle a daigné se faire humble et utile. La science autrefois ne formait que des prétentions vaniteuses, et des conceptions chimériques, lorsqu’elle se tenait à l’écart, loin de la vie pratique, et se disait souveraine de l’homme. La science aujourd’hui possède des vérités acquises, l’espérance de découvertes plus hautes, une autorité sans cesse croissante, parce qu’elle est entrée dans la vie active, et qu’elle s’est déclarée servante de l’homme. Qu’elle se renferme dans ses fonctions nouvelles ; qu’elle n’essaye pas de pénétrer dans le domaine de l’invisible ; qu’elle renonce à ce qu’il faut ignorer ; elle n’a point son but en elle-même, elle n’est qu’un moyen ; l’homme n’est point fait pour elle, elle est faite pour l’homme ; elle ressemble à ces thermomètres et à ces piles qu’elle construit pour ses expériences ; toute sa gloire, tout son mérite, tout son office est d’être un instrument.

« Un disciple d’Épictète et un disciple de Bacon, compagnons de route, arrivent ensemble dans un village où la petite vérole vient d’éclater. Ils trouvent les maisons fermées, les communications suspendues, les malades abandonnés, les mères saisies de terreur et pleurant sur leurs enfants. Le stoïcien assure à la population désolée qu’il n’y a rien de mauvais dans la petite vérole, et que pour un homme sage la maladie, la difformité, la mort, la perte des amis ne sont point des maux. Le baconien tire sa lancette et commence à vacciner. —  Ils trouvent une troupe de mineurs dans un grand effroi. Une explosion de vapeurs délétères a tué plusieurs de ceux qui étaient à l’ouvrage, et les survivants n’osent entrer dans la caverne. Le stoïcien leur assure qu’un tel accident n’est rien qu’un simple ἀποπροηγμένον. Le baconien, qui n’a pas de si beaux mots à sa disposition, se contente de fabriquer une lampe de sûreté. —  Ils rencontrent sur le rivage un marchand naufragé qui se tord les mains. Son navire vient de sombrer avec une cargaison d’un prix énorme, et il se trouve réduit en un moment de l’opulence à la mendicité. Le stoïcien l’exhorte à ne point chercher le bonheur en des objets qui sont hors de lui-même, et lui récite tout le chapitre d’Épictète : à ceux qui craignent la pauvreté. Le baconien construit une cloche à plongeur, y entre, descend et revient avec les objets les plus précieux de la cargaison. Telle est la différence entre la philosophie des mots et la philosophie des effets1364. »

Je n’ai point à discuter ces opinions ; c’est au lecteur de les blâmer ou de les louer, s’il le trouve à propos ; je ne veux point juger des doctrines, mais peindre un homme ; et certainement rien de plus frappant que ce mépris absolu de la spéculation et cet amour absolu de la pratique. Une telle disposition d’esprit est tout à fait conforme au génie de la nation ; en Angleterre, un baromètre s’appelle encore un instrument philosophique ; aussi la philosophie y est-elle chose inconnue. On y voit des moralistes, des psychologues, mais point de métaphysiciens ; si l’on en rencontre un, par exemple, M. Hamilton, il est sceptique en métaphysique ; il n’a lu les philosophes allemands que pour les réfuter ; il regarde la philosophie spéculative comme une extravagance de cerveaux creux, et il est obligé de demander grâce à ses lecteurs pour l’étrangeté de la matière, lorsqu’il essaye de tâcher de leur faire entendre quelque chose des conceptions de Hegel. Les Anglais, hommes positifs et pratiques, excellents pour la politique, l’administration, la guerre et l’action, ne sont pas plus propres que les anciens Romains aux abstractions de la dialectique subtile et des systèmes grandioses ; et Cicéron jadis s’excusait aussi, lorsqu’il tentait d’exposer à son auditoire de sénateurs et d’hommes publics les profondes et audacieuses déductions des stoïciens.

La seule partie de la philosophie qui plaise aux hommes de ce caractère est la morale, parce qu’ainsi qu’eux elle est toute pratique, et ne s’occupe que des actions. On n’étudiait point autre chose à Rome, et chacun sait quelle part elle a dans la philosophie anglaise : Hutcheson, Price, Ferguson, Wollaston, Adam Smith, Bentham, Reid, et tant d’autres, ont rempli le siècle dernier de dissertations et de discussions sur la règle qui fixe nos devoirs, et sur la faculté qui les découvre ; et les Essais de Macaulay sont un nouvel exemple de cette inclination nationale et dominante ; ses biographies sont moins des portraits que des jugements. Quel est au juste le degré d’honnêteté et de malhonnêteté du personnage, voilà pour lui la question importante ; il y rapporte toutes les autres ; il ne s’attache partout qu’à justifier, excuser, accuser ou condamner. Qu’il parle de lord Clive, de Warren Hastings, de sir William Temple, d’Addison, de Milton, ou de tout autre, il s’applique avant tout à mesurer exactement le nombre et la grandeur de leurs défauts ou de leurs vertus ; il s’interrompt au milieu d’une narration pour examiner si l’action qu’il raconte est juste ou injuste ; il la considère en légiste et en moraliste, d’après la loi positive et d’après la loi naturelle ; il tient compte au prévenu de l’état de l’opinion publique, des exemples qui l’entouraient, des principes qu’il professait, de l’éducation qu’il avait reçue ; il appuie son opinion sur des analogies qu’il tire de la vie ordinaire, de l’histoire de tous les peuples, de la législation de tous les pays ; il apporte tant de preuves, des faits si certains, des raisonnements si concluants, que le meilleur avocat pourrait trouver en lui un modèle, et quand enfin il prononce la sentence, on croit entendre le résumé d’un président de cour d’assises. S’il analyse une littérature, par exemple celle de la Restauration, il institue devant le lecteur une sorte de jury pour la juger. Il la fait comparaître, et lit l’acte d’accusation ; il présente ensuite le plaidoyer des défenseurs, qui essayent d’excuser ses légèretés et ses indécences ; enfin, il prend la parole à son tour, et prouve que les raisonnements exposés ne s’appliquent pas au cas en question, que les écrivains inculpés ont travaillé avec effet et préméditation à corrompre les mœurs, que non-seulement ils ont employé des mots inconvenants, mais qu’ils ont à dessein et de propos délibéré représenté des choses inconvenantes ; qu’ils ont pris soin partout d’effacer l’odieux du vice, de rendre la vertu ridicule, de ranger l’adultère parmi les belles façons et les exploits obligés d’un homme de goût, que cette intention est d’autant plus manifeste qu’elle était dans l’esprit du temps, et qu’ils flattaient un travers de leur siècle. Si j’osais employer, comme Macaulay, des comparaisons religieuses, je dirais que sa critique ressemble au jugement dernier, où la diversité des talents, des caractères, des rangs, des emplois, disparaîtra devant la considération de la vertu et du vice, et où il n’y aura plus d’artistes, mais un juge entre des justes et des pécheurs.

La critique en France a des allures plus libres ; elle est moins asservie à la morale, et ressemble plus à l’art. Quand nous essayons de raconter la vie ou de figurer le caractère d’un homme, nous le considérons assez volontiers comme un simple objet de peinture ou de science : nous ne songeons qu’à exposer les divers sentiments de son cœur, la liaison de ses idées et la nécessité de ses actions ; nous ne le jugeons pas, nous ne voulons que le représenter aux yeux et le faire comprendre à la raison. Nous sommes des curieux et rien de plus. Que Pierre ou Paul soit un coquin, peu nous importe, c’était l’affaire des contemporains ; ils souffraient de ses vices, et ne devaient penser qu’à le mépriser et à le condamner. Aujourd’hui nous sommes hors de ses prises, et la haine a disparu avec le danger. À cette distance et dans la perspective historique, je ne vois plus en lui qu’une machine spirituelle, munie de ressorts donnés, lancée par une impulsion première, heurtée par diverses circonstances : je calcule le jeu de ses moteurs, je ressens avec elle les coups des obstacles, je vois d’avance la courbe que son mouvement va décrire ; je n’éprouve pour elle ni aversion ni dégoût ; j’ai laissé ces sentiments à la porte de l’histoire, et je goûte le plaisir très-profond et très-pur de voir agir une âme selon une loi définie, dans un milieu fixé, avec toute la variété des passions humaines, avec la suite et l’enchaînement que la construction intérieure de l’homme impose au développement extérieur de ses passions.

Dans un pays où l’on s’occupe tant de morale et si peu de philosophie, il y a beaucoup de religion. Faute d’une théologie naturelle, on s’en tient à la théologie positive, et l’on demande à la Bible la métaphysique que ne donne pas la raison1365. Macaulay est protestant, et quoique d’un esprit fort ouvert et fort libéral, il garde parfois les préjugés anglais contre la religion catholique1366. Le papisme passe toujours en Angleterre pour une idolâtrie impie, et pour une servitude dégradante. Depuis les deux révolutions, le protestantisme, allié à la liberté, a paru la religion de la liberté, et le catholicisme, allié au despotisme, a paru la religion du despotisme ; les deux doctrines ont pris, toutes les deux, le nom de la cause qu’elles avaient soutenue. On a reporté sur la première l’amour et la vénération qu’on avait pour les droits qu’elle défendait ; on a versé sur la seconde le mépris et la haine qu’on ressentait pour la servitude qu’elle voulait introduire ; les passions politiques ont enflammé les croyances religieuses ; le protestantisme s’est confondu avec la patrie victorieuse, le catholicisme avec l’ennemi vaincu ; le préjugé a subsisté quand la lutte cessait, et aujourd’hui encore les protestants d’Angleterre n’ont point pour les doctrines des catholiques la bienveillance ou même l’impartialité que les catholiques de France ont pour les doctrines des protestants.

Mais ces opinions anglaises sont tempérées dans Macaulay par l’amour ardent de la justice. Il est libéral dans le plus large et le plus beau sens du mot. Il demande que tous les citoyens soient égaux devant la loi, que les hommes de toutes les sectes soient déclarés capables de toutes les fonctions publiques, que les catholiques et les juifs puissent, comme les luthériens, les anglicans et les calvinistes, s’asseoir au parlement. Il réfute M. Gladstone et les partisans des religions d’État avec une ardeur d’éloquence, une abondance de preuves, une force de raisonnement incomparables ; il démontre jusqu’à l’évidence que l’État n’est qu’une association laïque, que son but est tout temporel, que son seul objet est de protéger la vie, la liberté et la propriété des citoyens ; qu’en lui confiant la défense des intérêts spirituels, on renverse l’ordre des choses, et que lui attribuer une croyance religieuse, c’est ressembler à un homme qui, non content de marcher avec ses pieds, confierait encore à ses pieds le soin d’entendre et de voir. On a bien des fois traité cette question en France ; on la traite encore aujourd’hui ; mais personne n’y a porté plus de bon sens, des raisons plus pratiques, des arguments plus palpables. Macaulay tire la discussion de la région métaphysique ; il la ramène sur terre ; il la rend accessible à tous les esprits ; il prend ses preuves et ses exemples dans les faits les plus connus de la vie ordinaire ; il s’adresse au marchand, au bourgeois, à l’artiste, au savant, à tout le monde ; il attache la vérité qu’il démontre aux vérités familières et intimes que personne ne peut s’empêcher d’admettre, et qu’on croit avec toute la force de l’expérience et de l’habitude ; il emporte et maîtrise la croyance par des raisons si solides que ses adversaires lui sauront bon gré de les avoir convaincus ; et si par hasard quelques personnes, chez nous, avaient besoin d’une leçon de tolérance, c’est dans cet Essai qu’elles devraient la chercher.

Cet amour de la justice devient une passion quand il s’agit de la liberté politique ; c’est là le point sensible, et quand on la touche, on touche l’écrivain au cœur. Macaulay l’aime par intérêt, parce qu’elle est la seule garantie des biens, du bonheur et de la vie des particuliers ; il l’aime par orgueil, parce qu’elle est l’honneur de l’homme ; il l’aime par patriotisme, parce qu’elle est un héritage légué par les générations précédentes, parce que, depuis deux cents ans, une succession d’hommes honnêtes et de grands hommes l’ont défendue contre toutes les attaques et sauvée de tous les dangers, parce qu’elle fait la force et la gloire de l’Angleterre, parce qu’en enseignant aux citoyens à vouloir et à juger par eux-mêmes, elle accroît leur dignité et leur intelligence, parce qu’en assurant la paix intérieure et le progrès continu, elle garantit le pays des révolutions sanglantes et de la décadence tranquille. Tous ces biens sont perpétuellement présents à ses yeux ; et quiconque attaque la liberté qui les fonde devient à l’instant son ennemi. Il ne peut voir paisiblement l’oppression de l’homme ; tout attentat à la volonté humaine le blesse comme un outrage personnel. À chaque pas, les mots amers lui échappent, et les plates adulations des courtisans qu’il rencontre amènent sur ses lèvres des sarcasmes d’autant plus violents qu’ils sont plus mérités. Pitt, dit-il, fit au collége des vers latins sur la mort de George Ier. « Dans cette pièce, les Muses sont priées de venir pleurer sur l’urne de César ; car César, dit le poëte, aimait les Muses, César qui n’était pas capable de lire un vers de Pope, et qui n’aimait rien que le punch et les femmes grasses. » — Ailleurs, dans la biographie de miss Burney, il raconte comment la pauvre jeune fille, devenue célèbre par ses deux premiers romans, reçut en récompense, et par grande faveur, une place de femme de chambre chez la reine Charlotte ; comment, épuisée de veilles, malade, presque mourante, elle demanda en grâce la permission de s’en aller ; comment « la douce reine » s’indigna de cette impertinence, ne pouvant comprendre qu’on refusât de mourir à son service et pour son service, ou qu’une femme de lettres préférât la santé, la vie et la gloire, à l’honneur de plier les robes de Sa Majesté. Mais c’est lorsque M. Macaulay arrive à l’histoire de la révolution qu’il tire justice et vengeance de ceux qui ont violé les droits du public, qui ont haï ou trahi la cause nationale, qui ont attenté à la liberté. Il ne parle pas en historien, mais en contemporain ; il semble que sa vie et son honneur sont en jeu, qu’il plaide pour lui-même, qu’il est membre du Long Parlement, qu’il entend à la porte les mousquets et les épées des gardes envoyés pour arrêter Pym et Hampden. M. Guizot a raconté la même histoire ; mais vous reconnaissez dans son livre le jugement calme et l’émotion impartiale d’un philosophe. Il ne condamne point les actions de Strafford ou de Charles ; il les explique ; il montre dans Strafford le naturel impérieux, le génie dominateur qui se sent né pour commander et briser les résistances, qu’un penchant invincible révolte contre la loi ou le droit qui l’enchaîne, qui opprime par une sorte de nécessité intérieure, et qui est fait pour gouverner comme une épée pour frapper. Il montre dans Charles le respect inné de la royauté, la croyance au droit divin, la conviction enracinée que toute remontrance ou réclamation est une insulte à sa couronne, un attentat à sa propriété, une sédition impie et criminelle : dès lors, vous ne voyez plus dans la lutte du roi et du parlement que la lutte de deux doctrines ; vous cessez de prendre intérêt à une ou à l’autre pour prendre intérêt à toutes les deux ; vous êtes les spectateurs d’un drame ; vous n’êtes plus les juges d’un procès. C’est un procès que Macaulay instruit devant nous ; il y prend parti ; son récit est un réquisitoire, le plus entraînant, le plus âpre, le mieux raisonné qu’on ait écrit. Il approuve la condamnation de Strafford ; il honore et admire Cromwell ; il exalte le caractère des puritains ; il loue Hampden jusqu’à l’égaler à Washington ; il n’a pas de paroles assez méprisantes et assez insultantes pour Laud ; et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que chacun de ses jugements est justifié par autant de citations, d’autorités, de précédents historiques, de raisonnements, de preuves concluantes, qu’en pourrait amasser la vaste érudition de Hallam ou la calme dialectique de Mackintosh. Qu’on juge de cette passion emportée et de cette logique accablante par un seul passage :

Pendant plus de dix ans, le peuple avait vu les droits qui lui appartenaient à double titre, par héritage immémorial et par achat récent, brisés par le roi perfide qui les avait reconnus. À la fin, les circonstances forçaient Charles de convoquer un nouveau parlement ; une chance nouvelle s’offrait à nos pères : devaient-ils la rejeter comme ils avaient rejeté la première ? devaient-ils encore une fois se laisser duper par un le roi le veut ? devaient-ils encore une fois avancer leur argent sur des promesses violées, et puis violées encore ? devaient-ils aller déposer une seconde pétition des droits au pied du trône, prodiguer une seconde fois des subsides en échange d’une seconde cérémonie vaine, ensuite prendre leur congé, jusqu’à ce que, après dix autres années de fraude et d’oppression, leur prince demandât un nouveau subside et le payât d’un nouveau parjure ? Ils étaient forcés de choisir entre deux partis : se fier à un tyran ou l’abattre. Nous pensons qu’ils choisirent sagement et noblement.

Les avocats de Charles, comme les avocats d’autres malfaiteurs, contre lesquels on produit des preuves accablantes, évitent ordinairement toute discussion sur les faits, et se contentent d’en appeler aux témoignages portés sur son caractère. Il avait tant de vertus privées ! Est-ce que Jacques II n’avait pas de vertus privées ? Et quelles sont, après tout, ces vertus attribuées à Charles ? un zèle religieux qui n’était pas plus sincère que celui de son fils, et qui était tout aussi étroit et tout aussi puéril, et un petit nombre de ces qualités ordinaires de ménage et de bienséance, que la moitié des pierres tumulaires réclament chez nous pour les morts qu’elles recouvrent ! Bon père ! Bon mari ! Grande apologie sans doute pour quinze ans de persécution, de tyrannie et de mensonge !

Nous lui imputons d’avoir violé son vœu de couronnement, et on nous répond qu’il a gardé son vœu de mariage ! Nous l’accusons d’avoir livré son peuple aux sévérités impitoyables des prélats les plus fanatiques et les plus durs, et son excuse est qu’il prit son petit garçon sur ses genoux pour l’embrasser ! Nous lui reprochons d’avoir violé les articles de la Pétition des droits, après avoir, moyennant bonnes et solides compensations, promis de les respecter, et on nous apprend qu’il avait coutume d’aller écouter des prières dès six heures du matin ! C’est à des considérations de ce genre, et aussi à son habit par Van Dick, à sa belle figure, à sa barbe en pointe, qu’il doit, nous le croyons fermement, la popularité dont il jouit auprès de notre génération.

Quant à nous, nous ne comprenons pas cette phrase banale : homme de bien, mais mauvais roi. Nous concevrions aussi aisément qu’on dît : homme de bien, et père dénaturé ; homme de bien, et ami déloyal. Nous ne pouvons, en appréciant le caractère d’un individu, faire abstraction, dans l’examen de sa conduite, de l’office le plus important de l’homme ; et si, dans cet office, nous le trouvons égoïste, cruel et trompeur, nous prendrons la liberté de l’appeler méchant homme ; en dépit de toute sa tempérance à table et de toute sa régularité à la chapelle1367.

Voilà pour le père ; voici pour le fils. Le lecteur sentira, à la fureur de l’invective, quel excès de rancune le gouvernement des Stuarts a laissé dans le cœur d’un patriote, d’un whig, d’un protestant et d’un Anglais :

Alors vinrent ces jours dont on ne se souviendra jamais sans rougir, jours de servitude sans fidélité, de sensualité sans amour, de talents imperceptibles et de vices gigantesques, le paradis des cœurs froids et des esprits étroits, l’âge d’or des lâches, des bigots et des esclaves. Le roi rampa devant son rival pour obtenir les moyens de fouler aux pieds son peuple, descendit jusqu’à être un vice-roi de France, et empocha, avec une infamie complaisante, ses insultes dégradantes et son or plus dégradant encore. Les caresses des prostituées et les plaisanteries des bouffons réglèrent la politique de l’État ; le gouvernement eut juste assez d’habileté pour tromper, et juste assez de religion pour persécuter ; les principes de la liberté furent la dérision de tout arlequin de cour et l’anathème de tout valet d’église. Dans tous les hauts lieux, on rendit culte et hommage à Charles et à Jacques, à Bélial et à Moloch ; et l’Angleterre apaisa ces obscènes et cruelles idoles avec le sang des meilleurs et des plus braves de ses enfants. Le crime succéda au crime, la honte à la honte, jusqu’à ce que la race maudite de Dieu et des hommes fût une seconde fois chassée pour errer sur la face de la terre, pour servir de proverbe aux peuples et pour être montrée au doigt par les nations1368.

Je n’ai pu traduire toutes les métaphores bibliques de ce morceau, qui a gardé quelque chose de l’accent de Milton et des prophètes puritains ; il suffit cependant pour montrer vers quelle issue se portent les diverses tendances de ce grand esprit, quelle est sa pente, comment l’esprit pratique, la science et le talent historique, la présence incessante des idées morales et religieuses, l’amour de la patrie et de la justice, concourent à faire de lui l’historien de la liberté.

II §

Son talent y a aidé ; car ses opinions sont de la même famille que son talent.

Ce qui frappe en lui d’abord, c’est l’extrême solidité de son esprit. Il prouve tout ce qu’il dit, avec une force et une autorité étonnantes. On est presque sûr de ne jamais s’égarer en le suivant. S’il emprunte un témoignage, il commence par mesurer la véracité et l’intelligence des auteurs qu’il cite, et par corriger les erreurs qu’ils peuvent avoir commises par négligence ou partialité. S’il prononce un jugement, il s’appuie sur les faits les plus certains, sur les principes les plus clairs, sur les déductions les plus simples et les mieux suivies. S’il développe un raisonnement, il ne se perd jamais dans une digression ; il a toujours son but devant les yeux ; il y marche par le chemin le plus sûr et le plus droit. S’il s’élève à des considérations générales, il monte pas à pas tous les degrés de la généralisation, sans en omettre un seul ; il sonde à chaque instant le terrain ; il n’ajoute ni ne retranche rien aux faits ; il veut, au prix de toutes les précautions et de toutes les recherches, arriver à l’exacte vérité. Il sait un nombre infini de détails de toute espèce ; il possède un très-grand nombre d’idées philosophiques et de tout ordre ; mais son érudition est d’aussi bon aloi que sa philosophie, et l’une et l’autre forment une monnaie digne d’avoir cours auprès de tous les esprits pensants. On sent qu’il ne croit rien sans raison ; que, si on révoquait en doute l’un des faits qu’il avance ou l’une des vues qu’il propose, on verrait arriver à l’instant une multitude de documents authentiques et un bataillon serré d’arguments convaincants. Nous sommes trop habitués en France et en Allemagne à recevoir des hypothèses sous le nom de lois historiques, et des anecdotes douteuses sous le nom d’événements attestés. Nous voyons trop souvent des systèmes entiers se fonder du jour au lendemain, au caprice d’un écrivain, sortes de châteaux fantastiques dont l’ordonnance régulière simule l’apparence des édifices véritables, et qui s’évanouissent d’un souffle dès qu’on veut les toucher. Nous avons tous fait des théories, au coin du feu, dans une discussion, pour le besoin de la cause, lorsque, faute d’une raison, il nous fallait un argument postiche, semblables à ces généraux chinois qui, pour effrayer les ennemis, rangent parmi leurs troupes des monstres formidables de carton peint. Nous avons jugé les hommes à la volée, sur l’impression du moment, sur une action détachée, sur un document isolé, et nous les avons affublés de vices ou de vertus, de sottise ou de génie, sans contrôler par la logique ni par la critique les décisions aventureuses où notre précipitation nous avait emportés. Aussi éprouve-t-on un contentement profond et une sorte de paix intérieure, lorsqu’on quitte tant de doctrines écloses au jour le jour dans nos livres ou dans nos revues, pour suivre la marche assurée d’un guide si clairvoyant, si réfléchi, si instruit, si capable de nous bien conduire. On comprend pourquoi les Anglais accusent les Français d’être légers et les Allemands d’être chimériques. Macaulay porte dans les sciences morales cet esprit de circonspection, ce besoin de certitude et cet instinct du vrai qui composent l’esprit pratique, et qui, depuis Bacon, font dans les sciences le mérite et la puissance de sa nation. Si l’art et la beauté y perdent, la vérité et la certitude y gagnent ; et, par exemple, personne n’ose lui savoir mauvais gré d’avoir inséré la démonstration suivante dans la vie d’Addison :

Pope voulait refondre son poëme sur la Boucle de cheveux enlevée. Addison essaya de l’en détourner, et Pope déclara dans la suite que ce conseil insidieux lui avait fait deviner pour la première fois la déloyauté de celui qui l’avait donné. Aujourd’hui il ne peut y avoir de doute que le plan de Pope ne fût très-ingénieux et qu’il ne l’ait exécuté avec une habileté et un succès très-grands. Mais s’ensuit-il nécessairement que l’avis d’Addison fût mauvais ? Et si l’avis d’Addison était mauvais, s’ensuit-il nécessairement qu’il ait été donné avec de mauvaises intentions ? Supposons qu’un ami vienne nous demander si nous lui conseillons de risquer toute sa fortune dans une loterie où il n’a qu’une chance contre dix, nous ferions de notre mieux pour l’empêcher de courir un pareil risque. Quand il serait assez heureux pour gagner le lot de trente mille guinées, nous n’admettrions pas que notre conseil fût pour cela mauvais, et nous croirions certainement que ce serait à lui le comble de l’injustice de nous accuser d’avoir agi par méchanceté. Nous pensons que l’avis d’Addison était un bon avis. Il était appuyé sur un principe solide, fruit d’une longue et vaste expérience. La règle générale est indubitablement que lorsqu’un ouvrage d’imagination a réussi, on ne doit pas le refondre. Nous ne pouvons en ce moment nous rappeler un seul exemple où cette règle ait été transgressée avec un heureux effet, excepté l’exemple de la Boucle de cheveux. Le Tasse refondit sa Jérusalem. Akenside refondit ses Plaisirs de l’imagination et son Épître à Curion ; Pope lui-même, enhardi sans doute par le succès avec lequel il avait étendu et remanié la Boucle de cheveux, fit la même expérience sur la Dunciade. Tous ces essais échouèrent. Qui pouvait prévoir que Pope, une fois dans sa vie, serait capable de faire ce qu’il ne put faire lui-même une seconde fois, et ce que personne autre n’a jamais fait ?

L’avis d’Addison était bon. Mais, quand même il eût été mauvais, pourquoi le déclarerions-nous déloyal ? Walter Scott nous dit qu’un de ses meilleurs amis prédisait une chute à son Waverley. Herder conjura Gœthe de ne pas prendre un sujet si défavorable que Faust. Hume voulut dissuader Robertson d’écrire l’Histoire de Charles-Quint. Bien plus, Pope lui-même fut parmi ceux qui prédisaient que Caton ne réussirait jamais sur la scène, et il engagea Addison à l’imprimer, sans risquer une représentation. Mais Walter Scott, Gœthe, Robertson, Addison, eurent le bon sens et la générosité de supposer à leurs conseillers des intentions pures. Pope n’avait point un cœur comme eux1369.

Que pense le lecteur de ce dilemme et de cette double série d’inductions ? La démonstration ne serait ni plus soignée, ni plus rigoureuse, s’il s’agissait de prouver une loi de physique.

Ce talent de démontrer est accru par le talent de développer. Macaulay porte la lumière dans les esprits inattentifs, comme il porte la conviction dans les esprits rebelles ; il fait voir aussi bien qu’il fait croire, et répand autant d’évidence sur les questions obscures, que de certitude sur les points douteux. Il est impossible de ne pas le comprendre ; il aborde son sujet par toutes les faces, il le retourne de tous les côtés ; il semble qu’il s’occupe de tous les spectateurs, et songe à se faire entendre de chacun en particulier ; il calcule la portée de chaque esprit, et cherche, pour chacun d’eux, une forme d’exposition convenable ; il nous prend tous par la main et nous conduit tour à tour au but qu’il s’est marqué. Il part des données les plus simples, il descend à notre niveau, il se met de plain-pied avec notre esprit ; il nous épargne la peine du plus léger effort ; puis il nous emmène, et partout sur la route il nous aplanit le chemin ; nous montons peu à peu sans nous apercevoir de la pente, et à la fin, nous nous trouvons sur la hauteur, après avoir marché aussi commodément qu’en plaine. Lorsqu’un sujet est obscur, il ne se contente pas d’une première explication, il en donne une seconde, puis une troisième ; il jette à profusion la lumière, il l’apporte de tous côtés, il va la chercher dans toutes les parties de l’histoire ; et ce qu’il y a de merveilleux, c’est qu’il n’est jamais long. En le lisant, on se trouve dans son naturel ; on sent qu’on est fait pour comprendre ; on se sait mauvais gré d’avoir pris si longtemps le demi-jour pour le jour ; on se réjouit de voir sortir et jaillir à flots cette clarté surabondante ; le style exact, les antithèses d’idées, les constructions symétriques, les paragraphes opposés avec art, les résumés énergiques, la suite régulière des pensées, les comparaisons fréquentes, la belle ordonnance de l’ensemble, il n’est pas une idée ni une phrase de ses écrits où n’éclatent le talent et le besoin d’expliquer, qui sont le propre de l’orateur. Il était membre du parlement, et parlait si bien, dit-on, qu’on l’écoutait pour le seul plaisir de l’entendre. L’habitude de la tribune est peut-être la cause de cette lucidité incomparable. Pour convaincre une grande assemblée, il faut s’adresser à tous ses membres ; pour garder l’attention d’hommes distraits et fatigués, il faut leur éviter toute fatigue ; il faut qu’ils comprennent trop pour comprendre assez. Parler en public, c’est vulgariser les idées ; c’est tirer la vérité des hauteurs où elle habite avec quelques penseurs pour la faire descendre au milieu de la foule ; c’est la mettre au niveau des esprits communs qui, sans cette intervention, ne l’auraient jamais aperçue que de loin, et bien au-dessus d’eux. Aussi, lorsque les grands orateurs consentent à écrire, ils sont les plus puissants des écrivains ; ils rendent la philosophie populaire ; ils font monter tous les esprits d’un étage, et semblent agrandir l’intelligence du genre humain. Entre les mains de Cicéron les dogmes des stoïciens et la dialectique des académiciens perdent leurs épines. Les subtils raisonnements des Grecs deviennent unis et aisés ; les difficiles problèmes de la providence, de l’immortalité, du souverain bien, entrent dans le domaine public. Les sénateurs, hommes d’affaires, les jurisconsultes, amateurs des formules et de la procédure, les massives et étroites intelligences des publicains comprennent les déductions de Chrysippe ; et le livre des Devoirs a rendu vulgaire la morale de Panætius. Aujourd’hui M. Thiers, dans ses deux grandes histoires, a mis à la portée du premier venu les questions les plus embrouillées de stratégie et de finances ; s’il voulait faire un cours d’économie politique au commissionnaire du coin, je suis sûr qu’il se ferait comprendre ; et des écoliers de seconde ont pu lire l’Histoire de la civilisation par M. Guizot.

Lorsqu’avec la faculté de prouver et d’expliquer, on en ressent le désir, on arrive à la véhémence. Ces raisonnements serrés et multipliés qui se portent tous vers un seul but, ces coups répétés de logique qui viennent à chaque instant, et l’un sur l’autre, ébranler l’adversaire, communiquent au style la chaleur et la passion. Rarement éloquence fut plus entraînante que celle de Macaulay. Il a le souffle oratoire ; toutes ses phrases ont un accent ; on sent qu’il veut gouverner les esprits, qu’il s’irrite de la résistance, qu’il combat en dissertant. Toujours, dans ses livres, la discussion saisit et emporte le lecteur ; elle avance d’un mouvement égal, avec une force croissante, en ligne droite, comme ces grands fleuves d’Amérique, aussi impétueux qu’un torrent et aussi larges qu’une mer. Cette abondance de pensée et de style, cette multitude d’explications, d’idées et de faits, cet amas énorme de science historique va roulant, précipité en avant par la passion intérieure, entraînant les objections sur son passage, et ajoutant à l’élan de l’éloquence la force irrésistible de sa masse et de son poids. On peut dire que l’histoire de Jacques Il est un discours en deux volumes, prononcé d’une haleine, sans que la voix ait jamais faibli. On voit l’oppression et le mécontentement commencer, grandir, s’étendre, les partisans de Jacques l’abandonner un à un, l’idée de la révolution naître dans tous les cœurs, s’affermir, se fixer, les préparatifs se faire, l’événement s’approcher, devenir imminent, puis tout d’un coup fondre sur l’aveugle et injuste monarque, et balayer son trône et sa race avec la violence d’une tempête prévue et fatale. La véritable éloquence est celle qui achève ainsi le raisonnement par l’émotion, qui reproduit par l’unité de la passion l’unité des événements, qui répète le mouvement et l’enchaînement des faits par le mouvement et l’enchaînement des idées. Elle est la véritable imitation de la nature ; elle est plus complète que la pure analyse ; elle ranime les êtres ; son élan et sa véhémence font partie de la science et de la vérité. Quelle que soit la question qu’il traite, économie politique, morale, philosophie, littérature, histoire, Macaulay se passionne pour son sujet. Le courant qui emporte les choses excite en lui, dès qu’il l’aperçoit, un courant qui emporte sa pensée. Il n’expose pas son opinion ; il la plaide. Il a ce ton énergique, soutenu et vibrant, qui fait fléchir les oppositions et conquiert les croyances. Sa pensée est une force active ; elle s’impose à l’auditeur ; elle l’aborde avec tant d’ascendant, elle arrive avec un si grand cortége de preuves, avec une autorité si manifeste et si légitime, avec un élan si puissant, qu’on ne songe pas à lui résister, et elle maîtrise le cœur par sa véhémence en même temps que par son évidence elle maîtrise la raison.

Tous ces dons sont communs aux orateurs ; on les retrouve avec des proportions et des degrés différents chez des hommes comme Cicéron et Tite-Live, comme Bourdaloue et Bossuet, comme Fox et Burke. Ces beaux et solides esprits forment une famille naturelle, et les uns comme les autres ont pour trait principal l’habitude et le talent de passer des idées particulières aux idées générales, avec ordre et avec suite, comme on monte un escalier en posant le pied tour à tour sur chaque degré. L’inconvénient de cet art, c’est l’emploi du lieu commun. Les hommes qui le pratiquent ne peignent pas les objets avec précision, ils tombent aisément dans la rhétorique vague. Ils ont en main des développements tout faits, sorte d’échelles portatives qui s’appliquent également bien sur les deux faces contraires de la même question et de toute question. Ils demeurent volontiers dans une région moyenne parmi des tirades et des arguments d’avocat, avec une connaissance telle quelle du cœur humain, et un nombre raisonnable d’amplifications sur l’utile et le juste. En France et à Rome, chez les races latines, surtout au dix-septième siècle, ils aiment à se tenir au-dessus de la terre, parmi les mots nobles ou dans les considérations générales, dans le style de salon et d’académie. Ils ne descendent pas jusqu’aux petits faits, jusqu’aux détails probants, jusqu’aux exemples circonstanciés de la vie vulgaire. Ils sont plus enclins à plaider qu’à démontrer. En cela Macaulay se sépare d’eux. Son principe est qu’un fait particulier a plus de prise sur l’esprit qu’une réflexion générale. Il sait que pour donner à des hommes une idée nette et vive, il faut les reporter à leur expérience personnelle. Il remarque que pour1370 leur faire comprendre une tempête, le seul moyen est de leur rappeler tel orage qu’ils ont vu de leurs yeux, entendu de leurs oreilles, dont leur mémoire est encore pleine, et qui, par contre-coup, bruisse encore dans tous leurs sens. Il pratique dans son style la philosophie de Bacon et de Locke. Selon lui comme selon eux, le commencement de toute idée est une sensation. Tout raisonnement compliqué, toute conception d’ensemble a pour unique soutien quelques faits particuliers. Il en est pour tout échafaudage d’idées comme pour une théorie scientifique. Au-dessous des longs calculs, des formules d’algèbre, des déductions subtiles, des volumes écrits qui contiennent les combinaisons et les élaborations des cervelles savantes, il y a deux ou trois expériences sensibles, deux ou trois petits faits qu’on vous fait toucher du doigt, un tour de roue dans une machine, une coupure de scalpel sur un corps vivant, une coloration imprévue dans un liquide. Ce sont là les spécimens décisifs. Toute la substance de la théorie, toute la force de la preuve y est contenue. La vérité y est comme une noix dans sa coque ; la pénible et ingénieuse discussion n’y ajoute rien ; elle ne fait qu’extraire la noix. C’est pourquoi si l’on veut bien prouver, on doit avant tout présenter ces spécimens, insister sur eux, les rendre visibles et tangibles au lecteur autant qu’on le peut avec des mots. Cela est difficile, car les mots ne sont pas les choses. La seule ressource de l’écrivain est d’employer des mots qui mettent les choses devant les yeux. Pour cela, il faut faire appel à l’observation personnelle du lecteur, partir de son expérience, comparer les objets inconnus qu’on lui montre aux objets connus qu’il voit tous les jours, rapprocher les événements anciens des événements contemporains. Macaulay a toujours devant les yeux des imaginations anglaises, remplies par des images anglaises, je veux dire par le souvenir détaillé et présent d’une rue de Londres, d’un cellier à spiritueux, d’une allée de pauvres, d’une après-midi à à Hyde-Park, d’un paysage humide et vert, d’une maison blanche et garnie de lierre à la campagne, d’un clergyman en cravate blanche, d’un matelot en casquette de cuir. C’est à ces souvenirs qu’il s’adresse ; il les rend encore plus précis par des peintures et des statistiques ; il marque les couleurs et les qualités ; il est passionné pour l’exactitude ; ses descriptions sont dignes à la fois d’un peintre et d’un géographe ; il écrit en homme qui voit l’objet physique et sensible, et qui en même temps le classe et l’évalue. Vous le verrez porter ses nombres jusque dans les valeurs morales ou littéraires, assignera une action, à une vertu, à un livre, à un talent sa case et son rang dans l’échelle avec une telle netteté et un tel relief qu’on se croirait volontiers dans un muséum cadastré non pas de peaux empaillées, je vous prie de le croire, mais d’animaux sentants, souffrants et vivants.

Considérez, par exemple, ces phrases par lesquelles il essaye de rendre sensibles à un public anglais les événements de l’Inde : « Au temps de Warren Hastings, dit-il, la grande affaire d’un serviteur de la Compagnie était d’extorquer aux indigènes cent ou deux cent mille livres sterling aussi promptement que possible, afin de pouvoir revenir en Angleterre avant que sa constitution eût souffert du climat, pour épouser la fille d’un pair, acheter des bourgs pourris dans le Cornouailles, et donner des bals à Saint-James square… Il y avait encore un nabab du Bengale, qui jouait le même rôle vis-à-vis des dominateurs anglais de son pays, qu’Augustule auprès d’Odoacre, ou les derniers Mérovingiens avec Charles Martel et Pépin le Bref. Il vivait à Moorshedabad, entouré d’un appareil magnifique et princier. On l’approchait avec des marques extérieures de respect, et son nom figurait dans les actes officiels. Mais pour le gouvernement du pays, il y avait moins de part que le plus jeune commis ou cadet au service de la Compagnie… » Pour Nuncomar, le ministre indigène de la Compagnie, « il est difficile d’en donner une idée à ceux qui ne connaissent la nature humaine que par les traits sous lesquels elle se montre dans notre île. Ce que l’Italien est à l’Anglais, ce que l’Hindou est à l’Italien, ce que le Bengalais est aux autres Hindous, Nuncomar l’était aux autres Bengalais. L’organisation physique du Bengalais est si faible qu’elle est efféminée. Il vit dans un bain perpétuel de vapeur. Ses occupations sont sédentaires, ses membres délicats, ses mouvements languissants. Pendant plusieurs siècles, il a été foulé aux pieds par des hommes de race plus hardie et plus entreprenante. Le courage, l’esprit d’indépendance, la véracité sont des qualités auxquelles sa constitution et sa situation sont également défavorables. Son esprit est singulièrement analogue à son corps. Il est faible jusqu’à s’abandonner lorsqu’il faut une résistance virile ; mais sa souplesse et son tact excitent chez les enfants des climats plus rudes une admiration qui n’est pas exempte de dédain. Tous les artifices qui sont la défense naturelle du faible sont plus familiers à cette race subtile qu’à l’Ionien du temps de Juvénal, ou au juif du moyen âge. Ce que les cornes sont pour le buffle, ce que la griffe est pour le tigre, ce que l’aiguillon est pour l’abeille, ce que la beauté, selon la vieille chanson grecque, est pour la femme, la ruse et la perfidie le sont pour le Bengalais. Grandes promesses, excuses mielleuses, tissus élaborés de mensonges compliqués, chicanes, parjures, faux, telles sont les armes défensives et offensives des gens du Bas-Gange. Tous ces millions d’hommes ne fournissent pas un cipaye aux armées de la Compagnie. Mais comme usuriers, changeurs, procureurs retors, aucune classe d’êtres ne peut supporter avec eux la comparaison1371… » Ce sont ces hommes et ces affaires qui allaient fournir à Burke la plus ample et la plus éclatante matière d’éloquence, et lorsque Macaulay décrit le talent propre du grand orateur, c’est le sien par contre-coup qu’il décrit.

Il avait au plus haut degré la magnifique faculté par laquelle l’homme est capable de vivre dans le passé et dans l’avenir, dans les choses éloignées, et dans les choses imaginaires. L’Inde et ses habitants n’étaient point pour lui comme pour la plupart des Anglais de simples noms, des abstractions, mais un pays réel et des hommes réels. Le soleil brûlant, l’étrange végétation de cocotiers et de palmiers, le champ de riz, le réservoir d’eau, les arbres énormes, plus vieux que l’empire Mogol, sous lesquels s’assemblent les foules villageoises, le toit de chaume de la hutte du paysan, les riches arabesques de la mosquée où l’iman prie la face tournée vers la Mecque, les tambours et les bannières, les idoles parées, le pénitent balancé dans l’air, la gracieuse jeune fille, avec sa cruche sur la tête, descendant les marches de la rivière, les figures noires, les longues barbes, les bandes jaunes des sectaires, les turbans et les robes flottantes, les lances et les masses d’armes, les éléphants avec leurs pavillons de parade, le splendide palanquin du prince, la litière fermée de la noble dame ; toutes ces choses étaient pour lui comme les objets parmi lesquels sa vie s’était passée, comme les objets qui sont sur la route entre Beaconsfield et Saint-James Street. L’Inde entière était présente devant les yeux de son esprit, depuis les salles où les suppliants déposent l’or et les parfums aux pieds des monarques, jusqu’au marais sauvage où le camp des Bohémiens est dressé, depuis les bazars qui bourdonnent comme des ruches d’abeilles avec la foule des vendeurs et des acheteurs, jusqu’à la jungle où le courrier solitaire secoue son paquet d’anneaux de fer pour écarter les hyènes. Il avait une idée précisément aussi vive de l’insurrection de Bénarès que de l’émeute de lord George Gordon, et de l’exécution de Nuncomar que de l’exécution du docteur Dodd. L’oppression au Bengale était la même chose pour lui que l’oppression dans les rues de Londres1372.

D’autres parties de ce talent sont plus particulièrement anglaises. Macaulay a la main rude ; quand il frappe, il assomme. Chez nous, disait Béranger,

Chez nous point
Point de ces coups de poing
Qui font tant d’honneur à l’Angleterre.

Et le lecteur français s’étonnerait s’il entendait un grand historien traiter un illustre poëte de la façon que voici :

Dans tous les ouvrages où M. Southey a complétement abandonné la narration, et essayé de traiter des questions morales et politiques, sa chute a été complète et ignominieuse. En ces occasions, ses écrits n’ont été protégés contre l’extrême mépris et l’extrême dérision que par la beauté et la pureté du style. Nous trouvons, nous l’avouons, un si grand charme dans son anglais, que même lorsqu’il écrit des absurdités, nous le lisons généralement avec plaisir, excepté lorsqu’il essaye d’être plaisant. Un plus intolérable bouffon n’a jamais existé. Il s’efforce très-souvent d’être comique, et pourtant nous ne nous rappelons pas une seule occasion où il ait réussi à être autre chose que bizarrement et étourdiment insipide. Un homme sensé pourrait dire des sottises pareilles au coin de son feu ; mais qu’un être humain, après avoir fait de tels jeux de mots, les écrive, les recopie, les transmette à l’imprimeur, en corrige les épreuves et les lance dans le monde, c’en est assez pour nous faire rougir de notre espèce1373.

On devine bien qu’il n’est pas plus doux pour les morts que pour les vivants. Par exemple, s’il s’agit de l’archevêque Laud :

Le plus sévère châtiment que les deux chambres eussent pu lui infliger, était de le mettre en liberté et de l’envoyer à Oxford. Là il serait demeuré, torturé par son humeur diabolique, affamé de mettre au pilori et de mutiler les protestants, tourmentant les cavaliers, faute d’autres, par sa sottise et son aigreur, s’acquittant dans la cathédrale de ses génuflexions et de ses grimaces, continuant cet incomparable journal que nous ne regardons jamais sans que l’imbécillité de son intelligence nous fasse oublier les vices de son cœur, notant minutieusement ses rêves, comptant les gouttes de sang qui coulaient de son nez, surveillant de quel côté tombait le sel et écoutant les cris de la chouette. Le mépris et la pitié étaient la seule vengeance que le parlement aurait dû prendre d’un si ridicule vieux bigot1374.

Quand il plaisante, il reste grave, ainsi que font presque tous les écrivains de son pays. L’humour consiste à dire d’un ton solennel des choses extrêmement comiques, et à garder le style noble et la phrase ample, au moment même où l’on fait rire tous ses auditeurs. Tel est le commencement d’un article sur un nouvel historien de Burleigh :

L’ouvrage du docteur Nares, dit-il, nous a rempli d’un étonnement semblable à celui qu’éprouva le capitaine Lemuel Gulliver, lorsqu’il aborda pour la première fois à Brobdingnag, et vit des tiges de blé aussi hautes que des chênes, des dés aussi grands que des seaux, et des roitelets aussi gros que des dindons. L’ouvrage et toutes ses parties sont composés sur une échelle gigantesque ; le titre est aussi long qu’une préface ordinaire, la préface remplirait un livre ordinaire, et le livre contient autant de matière qu’une bibliothèque. Nous ne pouvons mieux résumer les mérites de cette prodigieuse masse de papier qu’en disant qu’elle consiste en deux mille pages in-4º environ d’impression serrée, qu’elle occupe en volume quinze cents pouces cubes, et qu’elle pèse soixante livres bien comptées. Un tel livre, avant le déluge, eût été considéré comme une lecture aisée par Hilpa et Shalum ; mais malheureusement la vie de l’homme n’est aujourd’hui que de soixante-dix ans, et nous ne pouvons nous empêcher de dire au docteur Nares que ce n’est pas bien à lui de nous demander une grande portion d’une si courte existence1375.

Cette comparaison, empruntée à Swift, est une moquerie dans le goût de Swift. Les mathématiques deviennent, entre les mains des Anglais, un excellent moyen de raillerie, et l’on se rappelle comment le spirituel doyen, comparant par des chiffres la générosité romaine et la générosité anglaise, accablait Marlborough sous une addition. L’humour emploie contre les gens des faits positifs, des arguments de commerçant, des contrastes bizarres tirés de la vie vulgaire. Cela surprend et déroute tout d’un coup le lecteur ; on tombe brusquement sous quelque détail familier et grotesque ; le choc est violent ; on éclate de rire sans beaucoup de gaieté ; la détente part si soudainement et si durement qu’elle est comme un coup d’assommoir. En voici un exemple : Macaulay réfute ceux qui ne veulent pas qu’on imprime les auteurs classiques indécents :

Nous avons peine à croire, dit-il, que dans un monde aussi plein de tentations que celui-ci, un homme, qui aurait été vertueux s’il n’avait pas lu Aristophane et Juvénal, devienne vicieux parce qu’il les a lus. Celui qui, exposé à toutes les influences d’un état de société semblable au nôtre, craint de s’exposer aux influences de quelques vers grecs et latins, agit selon nous, comme le voleur qui demandait aux shérifs de lui faire tenir un parapluie au-dessus de la tête, depuis la porte de Newgate jusqu’à la potence, parce que la matinée était pluvieuse et qu’il craignait de prendre froid1376.

L’ironie, le sarcasme, les genres de plaisanterie les plus amers sont habituels aux Anglais : ils déchirent lorsqu’ils égratignent. Si l’on veut s’en convaincre, on peut comparer la médisance française telle que Molière l’a représentée dans le Misanthrope, et la médisance anglaise telle que Shéridan l’a représentée en imitant Molière et le Misanthrope. Célimène pique, mais ne blesse pas ; les amis de lady Sneerwell blessent et laissent dans toutes les réputations qu’ils touchent des marques sanglantes ; la raillerie que je vais traduire est une des plus douces de Macaulay.

Les ministres donnèrent, dit-il, le commandement à lord Galway, vétéran expérimenté, qui était dans la guerre ce que les docteurs de Molière étaient en médecine, qui trouvait beaucoup plus honorable d’échouer en suivant les règles que de réussir par des innovations, et qui aurait été très-honteux de lui-même s’il avait pris Montjouy par les moyens singuliers que Peterborough employa. Ce grand commandant conduisit la campagne de 1707 de la manière la plus scientifique. Il rencontra l’armée des Bourbons dans la plaine d’Almanza. Il rangea ses troupes d’après les méthodes prescrites par les meilleurs écrivains, et en peu d’heures perdit dix-huit mille hommes, cent vingt étendards, tout son bagage et toute son artillerie1377.

Ces rudesses sont d’autant plus fortes, que le ton ordinaire est plus noble et plus sérieux.

On n’a vu jusqu’ici que le raisonneur, le savant, l’orateur et l’homme d’esprit ; il y a encore dans Macaulay un poëte ; et, quand on n’aurait pas lu ses Chants de l’ancienne Rome, il suffirait, pour le deviner, de lire quelques-unes de ses phrases où l’imagination, longtemps contenue par la sévérité de la démonstration, déborde tout d’un coup par des métaphores magnifiques, et se répand en comparaisons splendides, dignes par leur ampleur d’être reçues dans une épopée.

L’Arioste, dit-il, nous raconte l’histoire d’une fée, qui par une loi mystérieuse de sa nature, était condamnée à paraître en certaines saisons sous la forme d’un hideux et venimeux serpent. Ceux qui la maltraitaient pendant la période de son déguisement étaient à jamais exclus des bienfaits qu’elle prodiguait aux hommes. Mais pour ceux qui, en dépit de son aspect repoussant, avaient pitié d’elle et la protégeaient, elle se révélait plus tard à leurs yeux sous la belle et céleste forme qui lui était naturelle, accompagnait leurs pas, exauçait tous leurs désirs, remplissait leur maison de richesses, les rendait heureux dans l’amour et victorieux dans la guerre. Telle est cette déesse qu’on nomme la Liberté. Parfois elle prend la forme d’un odieux reptile ; elle rampe, elle siffle, elle mord. Mais malheur à ceux qui, saisis de dégoût, essayeront de l’écraser ! Et heureux les hommes, qui, ayant osé la recevoir sous sa forme effrayante et dégradée, seront enfin récompensés par elle au temps de sa beauté et de sa gloire1378 !

Ces généreuses paroles partent du cœur ; la source est pleine, elle a beau couler, elle ne tarit pas ; dès que l’écrivain parle de la cause qu’il aime, dès qu’il voit se lever devant lui la Liberté, l’Humanité et la Justice, la Poésie naît d’elle-même dans son âme, et vient poser sa couronne sur le front de ses nobles sœurs.

La Réforme, dit-il ailleurs, est un événement depuis longtemps accompli ; ce volcan a épuisé sa rage ; les vastes ravages causés par son irruption sont oubliés. Les bornes qu’il avait emportées ont été replacées ; les édifices ruinés ont été réparés. La lave a couvert d’une croûte féconde les champs que jadis elle avait dévastés, et après avoir changé un riche et beau jardin en un désert, elle a changé de nouveau le désert en un jardin plus riche et plus beau. La seconde irruption n’est pas encore terminée. Les marques de son ravage sont toujours autour de nous ; les cendres sont encore chaudes sous nos pieds. Dans quelques directions, ce déluge de feu continue encore à s’étendre. Cependant l’expérience nous autorise à croire avec certitude que cette explosion, comme celle qui l’a précédée, fertilisera le sol qu’elle a dévasté. Déjà, dans les parties qui ont souffert le plus cruellement, d’opulentes cultures et de paisibles habitations commencent à s’élever au milieu de la solitude. Plus nous lirons l’histoire des âges passés, plus nous observerons les signes de notre époque, plus nous sentirons nos cœurs se remplir et se soulever d’espérance à la pensée des futures destinées du genre humain1379.

Je devrais peut-être, en achevant cette analyse, indiquer quelles imperfections sont l’effet de ces grandes qualités ; comment l’aisance, la grâce, la verve aimable, la variété, la simplicité, l’enjouement, manquent à cette mâle éloquence, à cette solide raison, à cette ardente dialectique ; pourquoi l’art d’écrire et la pureté classique ne se rencontrent point toujours dans cet homme de parti, combattant de tribune ; bref, pourquoi un Anglais n’est ni un Français ni un Athénien. J’aime mieux traduire encore un passage, dont la solennité et la magnificence donneront quelque idée des sérieux et riches ornements qu’il jette sur son récit, sorte de végétation puissante, fleurs de pourpre éclatante, pareilles à celles qui s’épanouissent à chaque page du Paradis perdu et de Childe Harold. Warren Hasting arrivait de l’Inde et venait d’être décrété d’accusation.

Le 13 février 1788, les séances de la cour commencèrent. On a vu des spectacles plus éblouissants pour l’œil, plus resplendissants de pierreries et de drap d’or, plus attrayants pour des hommes enfants ; mais peut-être il n’y en eut jamais de mieux calculé pour frapper un esprit réfléchi et une imagination cultivée. Tous les genres divers d’intérêt qui appartiennent au passé et au présent, aux objets voisins et aux objets éloignés, étaient rassemblés dans un même lieu, et dans une même heure. Tous les talents et toutes les facultés qui sont développés par la liberté et par la civilisation étaient en ce moment déployés avec tous les avantages qu’ils pouvaient emprunter à leur alliance et à leur contraste. Chaque pas du procès reportait à l’esprit, soit en arrière, à travers tant de siècles troublés, jusqu’aux jours où les fondements de notre constitution furent posés ; soit bien loin dans l’espace, par-dessus des mers et des déserts sans bornes, jusque parmi des nations bronzées, qui habitent sous des étoiles inconnues, qui adorent des dieux inconnus, et qui écrivent en caractères étranges de droite à gauche. La grande cour du parlement allait siéger, selon les formes transmises depuis les jours des Plantagenets, et juger un Anglais accusé d’avoir exercé la tyrannie sur le souverain de la sainte cité de Bénarès, et sur les dames de la maison princière d’Oude.

L’endroit était digne d’un tel jugement. C’était la grande salle de Guillaume le Roux, la salle qui avait retenti d’acclamations à l’inauguration de trente rois, la salle qui avait vu la juste condamnation de Bacon, et le juste acquittement de Somers, la salle où l’éloquence de Strafford avait pour un moment confondu et touché un parti victorieux enflammé d’un juste ressentiment, la salle où Charles avait fait face à la haute cour de justice avec ce tranquille courage qui a racheté à demi sa réputation. Ni la pompe militaire, ni la pompe civile ne manquaient à ce spectacle. Les avenues étaient bordées d’une ligne de grenadiers ; des postes de cavalerie maintenaient les rues libres. Les pairs, en robe d’or et d’hermine, étaient conduits à leurs places par des hérauts sous l’ordre de Jarretière, le roi d’armes ; les juges, dans leurs vêtements d’office, étaient là pour donner leur avis sur les points de loi. Près de cent soixante-dix lords, les trois quarts de la chambre haute, marchaient en ordre solennel de leur lieu ordinaire d’assemblée au tribunal ; le plus jeune des barons conduisait le cortége, Georges Elliot, lord Heathfield, récemment anobli pour sa mémorable défense de Gibraltar contre les flottes et les armées de France et d’Espagne. La longue procession était fermée par le duc de Norfolk, comte maréchal du royaume, par les grands dignitaires, par les frères et fils du roi ; le prince de Galles venait le dernier, remarquable par la beauté de sa personne et par sa noble attitude. Les vieux murs gris étaient tendus d’écarlate ; les longues galeries étaient couvertes d’un auditoire tel qu’il s’en trouva rarement de semblable pour exciter les craintes ou l’émulation des orateurs. Là étaient rassemblés, de toutes les parties d’un empire vaste, libre, éclairé et prospère, la grâce et l’amabilité féminines, l’esprit et la science, les représentants de toute science et de tout art. Là étaient assis autour de la reine les jeunes princesses de la maison de Brunswick avec leurs blonds cheveux ; là, les ambassadeurs de grands rois et de grandes républiques contemplaient avec admiration un spectacle que nulle autre contrée ne pouvait leur présenter. Là, Siddons, dans toute la fleur de sa majestueuse beauté, regardait avec émotion une scène qui surpassait toutes les imitations du théâtre. Là, l’historien de l’empire romain pensait aux jours où Cicéron plaidait la cause de la Sicile contre Verrès, où, devant un sénat qui retenait encore quelque apparence de liberté, Tacite tonnait contre l’oppresseur de l’Afrique. Là, on voyait assis l’un à côté de l’autre, le plus grand peintre et le plus grand érudit de l’époque. Ce spectacle avait fait quitter à Reynold le chevalet qui nous a conservé les fronts pensifs de tant d’écrivains et d’hommes d’État, et les doux sourires de tant de nobles dames. Il avait engagé Parr à suspendre les travaux qu’il poursuivait dans la sombre et profonde mine d’où il avait tiré un si vaste trésor d’érudition, trésor trop souvent enseveli dans la terre, trop souvent étalé avec ostentation, sans jugement et sans goût, mais cependant précieux, massif et splendide. Là, se montraient les charmes voluptueux de celle à qui l’héritier du trône avait en secret engagé sa foi ; là aussi était cette beauté, mère d’une race si belle, la sainte Cécile dont les traits délicats, illuminés par l’amour et la musique, ont été dérobés par l’art à la destruction commune ; là étaient les membres de cette brillante société qui citait, critiquait et échangeait des reparties sous les riches tentures en plumes de paon qui ornaient la maison de mistress Montague ; là enfin, ces dames dont les lèvres, plus persuasives que celles de Fox lui-même, avaient emporté l’élection de Westminster en dépit de la cour et de la trésorerie, brillaient autour de Georgiana, duchesse de Devonshire1380.

Cette évocation de l’histoire, de la gloire et de la constitution nationale forme un tableau d’un genre unique. L’espèce de patriotisme et de poésie qu’elle révèle est le résumé du talent de Macaulay ; et le talent, comme le tableau, est tout anglais.

2. §

Ainsi préparé, il a abordé l’histoire d’Angleterre ; il y a choisi l’époque qui convenait le mieux à ses opinions politiques, à son style, à sa passion, à sa science, au goût de sa nation, à la sympathie de l’Europe. Il a raconté l’établissement de la constitution anglaise, et concentré tout le reste de l’histoire autour de cet événement unique, « le plus beau qu’il y ait au monde1381 », aux yeux d’un Anglais et d’un politique. Il a porté dans cette œuvre une méthode nouvelle d’une grande beauté, d’une extrême puissance : le succès a été extraordinaire. Quand parut le second volume, trente mille exemplaires étaient demandés d’avance. Essayons de décrire cette histoire, de la rattacher à cette méthode, et cette méthode à ce genre d’esprit.

Cette histoire est universelle et n’est point brisée. Elle comprend les événements de tout genre et les mène de front. Les uns ont raconté l’histoire des races, d’autres celle des classes, d’autres celle des gouvernements, d’autres celle des sentiments, des idées et des mœurs ; Macaulay les raconte toutes : « J’accomplirais bien imparfaitement la tâche que j’ai entreprise, si je ne parlais que des batailles et des siéges, de l’élévation et de la chute des gouvernements, des intrigues du palais, des débats du parlement. Mon but et mes efforts seront de faire l’histoire de la nation aussi bien que l’histoire du gouvernement, de marquer le progrès des beaux-arts et des arts utiles, de décrire la formation des sectes religieuses et les variations du goût littéraire, de peindre les mœurs des générations successives, et de ne point négliger même les révolutions qui ont changé les habits, les ameublements, les repas et les amusements publics. Je porterai volontiers le reproche d’être descendu au-dessous de la dignité de l’histoire, si je réussis à mettre sous les yeux des Anglais du dix-neuvième siècle un tableau vrai de la vie de leurs ancêtres1382. » Il a tenu parole. Il n’a rien séparé et rien omis. Chez lui, les portraits se mêlent au récit. Vous voyez ceux de Danby, de Nottingham, de Shrewsbury, de Howe, dans l’histoire d’une session, entre deux décisions du parlement. Les petites anecdotes curieuses, les détails d’intérieur, la description d’un mobilier viennent couper l’exposé d’une guerre sans le rompre. En quittant le récit des grandes affaires, on voit volontiers les goûts hollandais du roi Guillaume, le musée chinois, les grottes, les labyrinthes, les volières, les étangs, les parterres géométriques, dont il enlaidit Hampton-Court. Une dissertation politique précède ou suit la narration d’une bataille ; d’autres fois l’auteur se fait touriste ou psychologue avant de devenir politique ou tacticien. Il décrit les hautes terres d’Écosse, demi-papistes et demi-païennes, les voyants enveloppés dans une peau de bœuf, attendant le moment de l’inspiration, des hommes baptisés faisant aux démons du lieu des libations de lait ou de bière ; les femmes grosses, les filles de dix-huit ans labourant un misérable champ d’avoine, pendant que leurs maris ou leurs pères, hommes athlétiques, se chauffent au soleil ; les brigandages et les barbaries regardés comme de belles actions ; les gens poignardés par derrière ou brûlés vifs ; les mets rebutants, l’avoine de cheval et les gâteaux de sang de vache vivante offerts aux hôtes par faveur et politesse ; les huttes infectes, où l’on se couchait sur la fange, et où l’on se réveillait à demi étouffé, à demi aveuglé et à demi lépreux. Un instant après, il s’arrête pour noter un changement du goût public, l’horreur qu’on éprouvait alors pour ces repaires de brigands, pour cette contrée de rocs sauvages et de landes stériles ; l’admiration qu’on ressent aujourd’hui pour cette patrie de guerriers héroïques, pour ce pays de montagnes grandioses, de cascades bouillonnantes, de défilés pittoresques. Il trouve dans le progrès du bien-être physique les causes de cette révolution morale, et juge que si nous louons les montagnes et la vie sauvage, c’est que nous sommes rassasiés de sécurité. Il est tour à tour économiste, littérateur, publiciste, artiste, historien, biographe, conteur, philosophe même ; par cette diversité de rôles, il égale la diversité de la vie humaine, et présente aux yeux, au cœur, à l’esprit, à toutes les facultés de l’homme, l’histoire complète de la civilisation de son pays.

D’autres, comme Hume, ont essayé ou essayent de le faire. Ils mettent ici les affaires religieuses, un peu plus loin les événements politiques, ensuite des détails littéraires, à la fin des considérations générales sur les changements de la société et du gouvernement, croyant qu’une collection d’histoires est l’histoire, et que des membres attachés bout à bout sont un corps. Macaulay ne l’a point cru, et a bien fait. Quoique Anglais, il a l’esprit d’ensemble. Tant d’événements amassés font chez lui non un total, mais un tout. Explications, récits, dissertations, anecdotes, peintures, rapprochements, allusions aux événements modernes, tout se tient dans son livre. C’est que tout se tient dans son esprit. Il a le plus vif sentiment des causes ; et ce sont les causes qui lient les faits. Par elles les événements épars se rassemblent en un événement unique ; elles les unissent parce qu’elles les produisent, et l’historien qui les recherche toutes ne peut manquer d’apercevoir ou de sentir l’unité qui est leur effet. Lisez, par exemple, le voyage du roi Jacques en Irlande : point de peinture plus curieuse ; n’est-ce pourtant qu’une peinture curieuse ? Arrivé à Cork, il ne trouve point de chevaux pour le porter. Le pays est un désert. Plus d’industrie, plus de culture, plus de civilisation, depuis que les colons anglais et protestants ont été chassés, volés, tués. Il est reçu entre deux haies de brigands demi-nus, armés de couteaux et de bâtons ; sous les pas de son cheval, on étend en guise de tapis des manteaux de grosse toile comme en portent les bandits et les bergers. On lui offre des guirlandes de tiges de choux en manière de couronnes de lauriers. Dans un large district, il ne se trouve en tout que deux charrettes. Le palais du lord lieutenant est si mal bâti que la pluie noie les appartements. On part pour l’Ulster ; les officiers français croient « voyager dans les solitudes de l’Arabie. » Le comte d’Avaux écrit à sa cour que, pour trouver une botte de foin, il faut courir à cinq ou six milles. À Charlemont, à grand’peine, comme marque de grande faveur, on procura un sac de gruau à l’ambassade française. Les officiers supérieurs couchent dans des tanières qu’ils auraient trouvées trop sales pour leurs chiens. Les soldats irlandais sont des maraudeurs demi-sauvages qui ne savent que crier, égorger et se débander. Mal rassasiés de pommes de terre et de lait aigre, ils se jettent en affamés sur les grands troupeaux des protestants. Ils déchirent, à belles dents, la chair des bœufs et des moutons, et l’avalent demi-saignante et demi-pourrie. Faute de chaudières, ils la font cuire dans la peau. Le carême survenant, ils cessent d’engloutir les viandes, et ne cessent pas de tuer les bêtes. Un paysan abat une vache pour se faire une paire de souliers. Parfois, une bande égorge d’un coup cinquante ou soixante bêtes, enlève les peaux et abandonne les corps qui empoisonnent l’air. L’ambassadeur de France estime qu’en six semaines il y eut cinquante mille bêtes à cornes abattues qui pourrirent sur le sol. On évaluait le nombre des moutons et brebis tués à trois ou quatre cent mille. —  Ne voit-on pas d’avance l’issue de la révolte ? Qu’attendre de ces serfs gloutons, stupides et sauvages ? Que pourra-t-on tirer d’un pays dévasté, et peuplé de dévastateurs ? À quelle discipline voudra-t-on soumettre ces maraudeurs et ces bouchers ? Quelle résistance feront-ils à la Boyne, quand ils verront les vieux régiments de Guillaume, les furieux escadrons des réfugiés français, les protestants acharnés et insultés de Londonderry et d’Enniskillen se lancer dans la rivière et courir l’épée haute contre leurs mousquets ? Ils s’enfuiront le roi en tête, et les minutieuses anecdotes, éparses dans le récit des réceptions, des voyages et des cérémonies, auront annoncé la victoire des protestants. L’histoire des mœurs se trouve ainsi rattachée à l’histoire des événements ; les uns causent les autres, et la description explique le récit.

Ce n’est pas assez de voir des causes ; il faut encore en voir beaucoup. Tout événement en a une multitude. Me suffit-il, pour comprendre l’action de Marlborough ou de Jacques, de me rappeler une disposition ou qualité qui l’explique ? Non, car, puisqu’elle a pour cause toute une situation et tout un caractère, il faut que j’aperçoive d’un seul coup et en abrégé tout le caractère et toute la situation qui l’ont produite. Le génie concentre. Il se mesure au nombre des souvenirs et des idées qu’il ramasse en un seul point. Ce que Macaulay en rassemble est énorme. Je ne sache point d’historien qui ait une mémoire plus sûre, mieux fournie, mieux réglée. Lorsqu’il raconte les actions d’un homme ou d’un parti, il revoit en une minute tous les événements de son histoire, et toutes les maximes de sa conduite ; il a tous les détails présents ; ils lui reviennent à chaque instant par multitudes. Il n’a rien oublié ; il les parcourt aussi aisément, aussi complétement, aussi sûrement que le jour où il les a énumérés et écrits. Personne n’a si bien enseigné et si bien su l’histoire. Il en est aussi pénétré que ses personnages. Le whig ou le tory ardent, expérimenté, rompu aux affaires, qui se levait et agitait la chambre, n’avait pas des arguments plus nombreux, mieux rangés, plus précis. Il ne savait pas mieux le fort et le faible de sa cause ; il n’était pas plus familier avec les intrigues, les rancunes, les variations des partis, les chances de la lutte, les intérêts des particuliers et du public. Les grands romanciers entrent dans l’âme de leurs personnages, prennent leurs sentiments, leurs idées, leur langage ; il semble que Balzac ait été commis-voyageur, portière, courtisane, vieille fille, poëte, et qu’il ait employé sa vie à être chacun de ces personnages : son être est multiple et son nom est légion. Avec un talent différent, Macaulay a la même puissance : avocat incomparable, il plaide un nombre infini de causes ; et il possède chacune de ces causes aussi pleinement que son client. Il a des réponses pour toutes les objections, des éclaircissements pour toutes les obscurités, des raisons pour tous les tribunaux. Il est prêt à chaque instant, et sur toutes les parties de sa cause. Il semble qu’il ait été whig, tory, puritain, membre du conseil privé, ambassadeur. Il n’est point poëte comme M. Michelet ; il n’est point philosophe comme M. Guizot ; mais il possède si bien toutes les puissances oratoires, il accumule et ordonne tant de faits, il les tient dans sa main si serrés, il les manie avec tant d’aisance et de vigueur, qu’il réussit à recomposer la trame entière et suivie de l’histoire, sans en omettre un fil et sans en séparer les fils. Le poëte ranime les êtres morts ; le philosophe formule les lois créatrices ; l’orateur connaît, expose et plaide des causes. Le poëte ressuscite des âmes, le philosophe ordonne un système, l’orateur reforme des chaînes de raisons ; mais tous trois vont au même but par des voies différentes, et l’orateur comme ses rivaux, et par d’autres moyens que ses rivaux, reproduit dans son œuvre l’unité et la complexité de la vie.

Un second caractère de cette histoire est la clarté. Elle est populaire ; personne n’explique mieux et n’explique autant que Macaulay. Il semble qu’il fasse une gageure contre son lecteur, et qu’il lui dise : « Soyez aussi distrait, aussi sot, aussi ignorant qu’il vous plaira. Vous aurez beau être distrait, vous m’écouterez ; vous aurez beau être sot, vous comprendrez ; vous aurez beau être ignorant, vous apprendrez. Je répéterai la même idée sous tant de formes, je la rendrai sensible par des exemples si familiers et si précis, je l’annoncerai si nettement au commencement, je la résumerai si soigneusement à la fin, je marquerai si bien les divisions, je suivrai si exactement l’ordre des idées, je témoignerai un si grand désir de vous éclairer et vous convaincre, que vous ne pourrez manquer d’être éclairé et convaincu. » Certainement, il pensait ainsi, quand il préparait ce morceau sur la loi qui, pour la première fois, accorda aux dissidents l’exercice de leur culte.

De toutes les lois qui furent jamais portées par un parlement, l’Acte de Tolérance est peut-être celle qui met le mieux en lumière les vices particuliers et l’excellence particulière de la législation anglaise. La science de la politique, à quelques égards, ressemble fort à la science de la mécanique. Le mathématicien peut aisément démontrer qu’une certaine force, appliquée au moyen d’un certain levier ou d’un certain système de poulies, suffira pour élever un certain poids. Mais sa démonstration part de cette supposition que la machine est telle que nulle charge ne la fera fléchir ou rompre. Si le mécanicien, qui doit soulever une grande masse de granit au moyen de poutres réelles et de cordes réelles, se fiait sans réserve à la proposition qu’il trouve dans les traités de dynamique, et ne tenait pas compte de l’imperfection de ses matériaux, tout son appareil de leviers, de roues et de cordes s’écroulerait bientôt en débris, et avec toute sa science géométrique, on le jugerait bien inférieur dans l’art de bâtir à ces barbares barbouillés d’ocre, qui, sans jamais avoir entendu parler du parallélogramme des forces, trouvèrent le moyen d’empiler les pierres de Stonehenge. Ce que le mécanicien est au mathématicien, l’homme d’État pratique l’est à l’homme d’État spéculatif. À la vérité, il est très-important que les législateurs et les administrateurs soient versés dans la philosophie du gouvernement ; de même qu’il est très-important que l’architecte qui doit fixer un obélisque sur son piédestal, ou suspendre un pont tabulaire sur une embouchure de fleuve, soit versé dans la philosophie de l’équilibre et du mouvement. Mais, de même que celui qui veut bâtir effectivement doit avoir dans l’esprit beaucoup de choses qui n’ont jamais été remarquées par d’Alembert ni Euler, celui qui veut gouverner effectivement doit être perpétuellement guidé par des considérations dont on ne trouvera point la moindre trace dans les écrits d’Adam Smith et de Jérémie Bentham. Le parfait législateur est un exact intermédiaire entre l’homme de pure théorie, qui ne voit rien que des principes généraux, et l’homme de pure pratique, qui ne voit rien que des circonstances particulières. Le monde, pendant ces quatre-vingts dernières années, a été singulièrement fécond en législateurs en qui l’élément spéculatif prédominait à l’exclusion de l’élément pratique. L’Europe et l’Amérique ont dû à leur sagesse des douzaines de constitutions avortées, constitutions qui ont vécu juste assez longtemps pour faire un tapage misérable, et ont péri dans les convulsions. Mais dans la législature anglaise, l’élément pratique a toujours prédominé, et plus d’une fois prédominé avec excès sur l’élément spéculatif. Ne point s’inquiéter de la symétrie, et s’inquiéter beaucoup de l’utilité ; n’ôter jamais une anomalie, uniquement parce qu’elle est une anomalie ; ne jamais innover, si ce n’est lorsque quelque malaise se fait sentir, et alors innover juste assez pour se débarrasser du malaise ; n’établir jamais une proposition plus large que le cas particulier auquel on remédie : telles sont les règles qui, depuis l’âge de Jean jusqu’à l’âge de Victoria, ont généralement guidé les délibérations de nos deux cent cinquante parlements1383.

L’idée est-elle encore obscure, douteuse ? A-t-elle encore besoin de preuves, d’éclaircissement ? Souhaite-t-on quelque chose de plus ? Vous répondez non ; Macaulay répond oui. Après l’explication générale vient l’explication particulière ; après la théorie, l’application ; après la démonstration théorique, la démonstration pratique. Vous vouliez vous arrêter, il poursuit :

L’Acte de Tolérance approche très-près de l’idéal d’une grande loi anglaise. Pour un juriste versé dans la théorie de la législation, mais qui ne connaîtrait point à fond les dispositions des partis et des sectes entre lesquels l’Angleterre était divisée au temps de la Révolution, cet acte ne serait qu’un chaos d’absurdités et de contradictions. Il ne supporte pas l’examen, si on le juge d’après des principes généraux solides. Bien plus, il ne supporte pas l’examen, si on le juge d’après un principe solide ou non. Le principe solide est évidemment que la simple erreur théologique ne doit pas être punie par le magistrat civil. Ce principe non-seulement n’est pas reconnu par l’Acte de Tolérance, mais encore il est rejeté positivement. Pas une seule des lois cruelles portées contre les non-conformistes par les Tudors et les Stuarts n’est rapportée. La persécution continue à être la règle générale ; la tolérance est l’exception. Ce n’est point tout. La Liberté qui est donnée à la conscience est donnée de la façon la plus capricieuse. Un quaker, qui fait une déclaration de foi en termes généraux, obtient le plein bénéfice de l’acte, sans signer un seul des trente-neuf articles ; un ministre indépendant, qui est parfaitement disposé à faire la déclaration demandée au quaker, mais qui a des doutes sur six ou sept des articles, demeure sous le coup des lois pénales. Howe est exposé à des châtiments, s’il prêche avant d’avoir solennellement déclaré qu’il adhère à la doctrine anglicane touchant l’Eucharistie. Penn, qui rejette entièrement l’Eucharistie, obtient la parfaite liberté de prêcher sans faire aucune déclaration, quelle qu’elle soit, à ce sujet.

Voilà quelques-uns des défauts qui ne peuvent manquer de frapper toute personne qui examinera l’Acte de Tolérance d’après ces lois de la raison qui sont les mêmes dans tous les pays et dans tous les âges. Mais ces défauts paraîtront peut-être des mérites, si nous prenons garde aux passions et aux préjugés de ceux pour qui l’Acte de Tolérance fut composé. Cette loi, remplie de contradictions que peut découvrir le premier écolier venu en philosophie politique, fit ce que n’eût pu faire une loi composée par toute la science des plus grands maîtres de philosophie politique. Que les articles résumés tout à l’heure soient gênants, puérils, incompatibles entre eux, incompatibles avec la vraie théorie de la liberté religieuse, chacun doit le reconnaître. Tout ce qu’on peut dire pour leur défense est qu’ils ont ôté une grande masse de maux sans choquer une grande masse de préjugés ; que, d’un seul coup et pour toujours, sans un seul vote de division dans l’une ou dans l’autre chambre, sans une seule émeute dans les rues, sans presque un seul murmure même dans les classes qui étaient le plus profondément imprégnées de bigoterie, ils ont mis fin à une persécution qui s’était déchaînée pendant quatre générations, qui avait brisé un nombre infini de cœurs, qui avait désolé un nombre infini de foyers, qui avait rempli les prisons d’hommes dont le monde n’était pas digne, qui avait chassé des milliers de ces laboureurs et de ces artisans honnêtes, actifs, religieux, qui sont la vraie force des nations, et les avait forcés à chercher un refuge au-delà de l’Océan, parmi les wigwams des Indiens rouges et les repaires des panthères. Une telle défense paraîtra faible peut-être à des théoriciens étroits. Mais probablement les hommes d’État la jugeront complète1384.

Pour moi, ce que je trouve complet ici, c’est l’art de développer. Ces antithèses d’idées soutenues par des antithèses de mots, ces phrases symétriques, ces expressions répétées à dessein pour attirer l’attention, cet épuisement de la preuve mettent sous nos yeux le talent d’avocat et d’orateur que nous rencontrions tout à l’heure dans l’art de plaider toutes les causes, de posséder un nombre infini de moyens, de les posséder tous et toujours à chaque incident du procès. Ce qui achève de manifester ce genre d’esprit, ce sont les fautes où son talent l’entraîne. À force de développer, il allonge. Plus d’une fois ses explications sont des lieux communs. Il prouve ce que tout le monde accorde. Il éclaircit ce qui est clair. Tel passage sur la nécessité des réactions semble l’amplification d’un bon élève1385. Tel autre, excellent et nouveau, ne peut être lu qu’une fois avec plaisir. À la seconde, il paraît trop vrai ; on a tout vu du premier coup, et l’on s’ennuie. J’ai omis un tiers du morceau sur l’Acte de Tolérance ; et les esprits vifs diront que j’aurais dû en omettre un autre tiers.

Le dernier trait, le plus singulier, le moins anglais de cette histoire, c’est qu’elle est intéressante. Macaulay a écrit, dans la Revue d’Édimbourg, cinq volumes d’Essais ; et chacun sait que le premier mérite d’un reviewer, ou d’un journaliste, est de se faire lire. Un gros volume a le droit d’ennuyer ; il n’est pas gros pour rien ; sa taille réclame d’avance l’attention de celui qui l’ouvre. La solide reliure, la table symétrique, la préface, les chapitres substantiels alignés comme des soldats en bataille, tout vous ordonne de prendre un fauteuil, d’endosser une robe de chambre, de mettre vos pieds au feu, et d’étudier ; vous ne devez pas moins à l’homme grave qui se présente à vous armé de six cents pages de texte et de trois ans de réflexion. Mais un journal qu’on parcourt dans un café, une revue qu’on feuillette dans un salon, le soir avant de se mettre à table, ont besoin d’attirer les yeux, de vaincre la distraction, de conquérir leurs lecteurs. Macaulay a pris ce besoin dans cet exercice, et il a conservé dans l’histoire les habitudes qu’il avait gagnées dans les journaux. Il emploie tous les moyens de garder l’attention, bons ou médiocres, dignes ou indignes d’un grand talent, entre autres, l’allusion aux circonstances actuelles. Vous savez ce mot d’un directeur de revue à qui Pierre Leroux proposait un article sur Dieu. « Dieu ! cela n’a pas d’actualité ! » Macaulay en profite. S’il nomme un régiment, il indique en quelques lignes les actions d’éclat qu’il a faites depuis son institution jusqu’à nos jours : voilà les officiers de ce régiment campés en Crimée, à Malte ou à Calcutta, obligés de lire son histoire. —  Il raconte la réception de Schomberg par la Chambre : qui s’intéresse à Schomberg ? À l’instant il ajoute que Wellington, cent ans plus tard, fut reçu en pareilles circonstances avec un cérémonial copié du premier : quel Anglais ne s’intéresse pas à Wellington ? —  Il raconte le siége de Londonderry, il désigne la place que les anciens bastions occupent dans la ville actuelle, le champ qui était couvert par le camp irlandais, le puits où buvaient les assiégeants : quel habitant de Londonderry pourra s’empêcher d’acheter son livre ? —  Quelque ville qu’il aborde, il marque les changements qu’elle a subis, les nouvelles rues ajoutées, les bâtiments réparés ou construits, l’augmentation du commerce, l’introduction d’industries nouvelles : voilà tous les aldermen et tous les négociants obligés de souscrire à son ouvrage. —  Ailleurs nous rencontrons une anecdote sur un acteur et une actrice : comme les superlatifs intéressent, il commence par dire que William Mountford était « le plus agréable comédien », qu’Anne Bracegirdle était « l’actrice la plus populaire » du temps. S’il introduit un homme d’État, il l’annonce toujours par quelque grand mot : c’était « le plus insinuant », ou bien « le plus équitable », ou bien « le plus instruit », ou bien « le plus acharné et le plus débauché » de tous les politiques d’alors. —  Mais ses grandes qualités le servent aussi bien là-dessus que ces machines littéraires un peu trop visibles, un peu trop nombreuses, un peu trop grossières. La multitude étonnante des détails, le mélange de dissertations psychologiques et morales, des descriptions, des récits, des jugements, des plaidoiries, des portraits, par-dessus tout la bonne composition et le courant continu d’éloquence occupent et retiennent l’attention jusqu’au bout. On éprouve de la peine à finir un volume de Lingard et de Robertson ; on aurait de la peine à ne pas finir un volume de Macaulay.

Voici une narration détachée qui montre fort bien et en abrégé les moyens d’intéresser qu’il emploie, et le grand intérêt qu’il excite. Il s’agit du massacre de Glencoe. Il commence par décrire l’endroit en voyageur qui l’a vu, et le signale aux bandes de touristes et d’amateurs, historiens et antiquaires, qui tous les ans partent de Londres.

Mac-Ian habitait à l’entrée d’un ravin situé près du rivage méridional de Lochleven. Près de la maison étaient deux ou trois petits hameaux habités par sa tribu. La population qu’il gouvernait n’excédait pas, dit-on, deux cents âmes. Dans le voisinage de ce petit groupe de villages, il y avait quelques bois-taillis et quelques pâturages ; mais, en remontant un peu le défilé, on ne voyait aucun signe d’habitation et de culture. En langue gaélique, Glencoe signifie Vallée des Larmes ; en effet, elle est le plus mélancolique et le plus désolé de tous les défilés écossais. C’est vraiment la vallée de l’Ombre de la Mort1386. Des brouillards et des orages pèsent sur elle pendant la plus grande partie des beaux étés ; et même dans les jours rares où le soleil est brillant, quand il n’y a aucun nuage dans le ciel, l’impression que laisse le paysage est triste et accablante. Le sentier longe un ruisseau qui sort du plus sombre et du plus lugubre des étangs de montagne. De grands murs de roc menacent des deux côtés. Même en juillet, on peut souvent distinguer des lignes de neige dans les fentes, près des sommets. Sur tous les versants, des amas de ruines marquent la course furieuse des torrents. Mille après mille, le voyageur cherche en vain des yeux la fumée d’une hutte, ou une forme humaine enveloppée dans un plaid ; il écoute en vain pour entendre les aboiements d’un chien de berger ou le bêlement d’un agneau. Mille après mille, le seul son qui indique la vie est le cri indistinct d’un oiseau de proie, perché sur quelque créneau de roche battu par la tempête. Le progrès de la civilisation qui a changé tant de landes incultes en champs dorés de moissons, ou égayés par les fleurs des pommiers, n’a fait que rendre Glencoe plus désolée. Toute la science et toute l’industrie d’un âge pacifique ne peuvent extraire rien d’utile de ce désert ; mais dans un âge de violence et de rapine, le désert lui-même devenait utile par l’abri qu’il offrait au bandit et à son butin1387.

La description, quoique fort belle, est écrite en style démonstratif. L’antithèse de la fin l’explique ; l’auteur l’a faite pour montrer que les gens de Glencoe étaient les plus grands brigands du pays.

Le maître de Stairs, qui représentait Guillaume en Écosse, s’autorisant de ce que Mac-Ian n’avait pas prêté le serment de fidélité au jour marqué, voulut détruire le chef et son clan. Il n’était poussé ni par une haine héréditaire, ni par un intérêt privé ; il était homme de goût, poli et aimable. Il fit ce crime par humanité, persuadé qu’il n’y avait pas d’autre moyen de pacifier les hautes terres. Là-dessus, Macaulay insère une dissertation de quatre pages, fort bien faite, pleine d’intérêt et de science, dont la diversité nous repose, qui nous fait voyager à travers toutes sortes d’exemples historiques, et toutes sortes de leçons morales.

Nous voyons chaque jour des hommes faire pour leur parti, pour leur secte, pour leur pays, pour leurs projets favoris de réforme politique et sociale, ce qu’ils ne voudraient pas faire pour s’enrichir ou se venger eux-mêmes. Devant une tentation directement offerte à notre cupidité privée ou à notre animosité privée, ce que nous avons de vertu prend l’alarme. Mais la vertu elle-même contribue à la chute de celui qui croit pouvoir, en violant quelque règle morale importante, rendre un grand service à une Église, à un État, à l’humanité. Il fait taire les objections de sa conscience, et endurcit son cœur contre les spectacles les plus émouvants, en se répétant à lui-même que ses intentions sont pures, que son objet est noble, et qu’il fait un petit mal pour un grand bien. Par degrés, il arrive à oublier entièrement l’infamie des moyens en considérant l’excellence de la fin, et accomplit sans un seul remords de conscience des actions qui feraient horreur à un boucanier. Il n’est pas à croire que saint Dominique, pour le meilleur archevêché de la chrétienté, eût poussé des pillards féroces à voler et à massacrer une population pacifique et industrieuse, qu’Éverard Digby, pour un duché, eût fait sauter une grande assemblée en l’air, ou que Robespierre eût tué, moyennant salaire, une seule des personnes dont il tua des milliers par philanthropie.1388

Ne reconnaît-on pas ici l’Anglais élevé parmi les essais et les sermons psychologiques et moraux, qui involontairement, à chaque instant, en répand quelqu’un sur le papier ? Ce genre est inconnu dans nos chaires et dans nos revues ; c’est pourquoi il est inconnu dans nos histoires. Chez nos voisins, pour entrer dans l’histoire, il n’a qu’à descendre de la chaire et du journal.

Je ne traduis pas la suite de l’explication, les exemples de Jacques V, de Sixte-Quint et de tant d’autres, que Macaulay cite pour donner des précédents au maître de Stairs. Suit une discussion très-circonstanciée et très-solide prouvant que le roi Guillaume n’est pas responsable du massacre. Il est clair que l’objet de Macaulay, ici comme ailleurs, est moins de faire une peinture que de suggérer un jugement. Il veut que nous ayons une opinion sur la moralité de l’acte, que nous l’attribuions à ses véritables auteurs, que chacun d’eux ait exactement sa part, et point davantage. Un peu plus loin, quand il s’agira de punir le crime, et que Guillaume, ayant châtié sévèrement les exécuteurs, se contentera de révoquer le maître de Stairs, Macaulay compose une dissertation de plusieurs pages pour juger cette injustice et pour blâmer le roi. Ici, comme ailleurs, il est encore orateur et moraliste ; aucun moyen n’a plus de force pour intéresser un lecteur anglais. Heureusement pour nous, il redevient enfin narrateur ; les menus détails qu’il choisit alors fixent l’attention et mettent la scène sous les yeux.

La vue des habits rouges qui approchaient inquiéta un peu la population de la vallée. John, le fils aîné du chef, accompagné par vingt hommes de son clan, vint à la rencontre des étrangers, et leur demanda ce que signifiait cette visite. Le lieutenant Lindsay répondit que les soldats venaient en amis et ne demandaient que des logements. Ils furent accueillis amicalement et logées sous les toits de chaume de la petite communauté. Glenlyon et plusieurs de ses hommes furent reçus dans la maison d’un montagnard qui s’appellait Inverrigen, du nom du groupe de huttes sur lesquelles il avait autorité. Lindsay eut son logis plus près de la demeure du vieux chef. Auchintriater, un des principaux du clan, qui gouvernait le petit hameau d’Auchnaion, y trouva des quartiers pour une troupe d’hommes commandée par le sergent Barbour. Les provisions furent libéralement fournies. On mangea des bœufs qui probablement avaient été engraissés dans des pâturages éloignés ; aucun payement ne fut demandé ; car, en hospitalité comme en brigandage, les maraudeurs celtes étaient rivaux des Bédouins. Pendant douze jours, les soldats vécurent familièrement avec les habitants de la vallée. Le vieux Mac-Ian, qui avait été fort inquiet, ne sachant s’il était considéré comme sujet ou comme rebelle, paraît avoir vu cette visite avec plaisir. Les officiers passaient une grande partie de leur temps avec lui et avec sa famille. Les longues soirées coulaient gaiement auprès du feu de tourbe, grâce à quelques paquets de cartes, qui avaient trouvé leur chemin jusqu’à ce coin reculé du monde, et à quelques flacons d’eau-de-vie française, qui probablement, étaient l’adieu de Jacques à ses partisans des hautes terres. Glenlyon paraissait chaudement attaché à la nièce du vieux chef et à son mari Alexandre. Chaque jour il venait dans leur maison pour boire le coup du matin. Cependant il observait avec une attention scrupuleuse tous les chemins par où les Macdonalds pourraient essayer de s’enfuir quand on donnerait le signal du massacre, et il envoyait le résultat de ses observations à Hamilton1389

La nuit était rude. Très-tard dans la soirée, le vague soupçon de quelque mauvais dessein traversa l’esprit du fils aîné du chef. Les soldats étaient évidemment dans un état d’agitation ; et quelques-uns d’entre eux prononçaient des cris singuliers. On entendit, à ce que l’on prétend, deux hommes chuchoter : « Je n’aime pas cette besogne. » Un d’entre eux murmura : « Je serais content de combattre les Macdonalds. Mais tuer des hommes dans leur lit ! —  Il faut faire ce qu’on nous commande, répondit une autre voix ; s’il y a là quelque chose de mal, c’est l’affaire de nos officiers. » — John Macdonald fut si inquiet qu’un peu après minuit il alla au quartier de Glenlyon. Glenlyon et ses hommes étaient tous debout, et semblaient mettre leurs armes en état pour une action. John, très-alarmé, demanda pourquoi ces préparatifs. Glenlyon se répandit en protestations amicales. « Des gens de Glengarry maraudent dans le pays, nous nous préparons pour marcher contre eux. Vous êtes bien en sûreté. Croyez-vous que si vous couriez quelque danger, je n’aurais pas donné un avis à votre frère Sandy et à sa femme ? Les soupçons de John se calmèrent. Il revint chez lui, et se coucha1390. »

Le lendemain, à cinq heures du matin, le vieux chef fut assassiné, ses hommes fusillés dans leur lit ou au coin de leur feu. Des femmes furent égorgées ; un enfant de douze ans, qui demandait la vie à genoux, tué ; ceux qui s’étaient enfuis demi-nus, les femmes, les enfants, périrent de froid et de faim dans la neige.

Ces détails précis, ces conversations de soldats, cette peinture des soirées passées au coin du foyer, donnent à l’histoire le mouvement et la vie du roman. Et pourtant l’historien reste orateur ; car il a choisi tous ces faits pour mettre en lumière la perfidie des assassins et l’horreur du massacre, et il s’en servira plus tard pour demander, avec toute la puissance de la passion et de la logique, la punition des criminels.

Ainsi, cette histoire dont les qualités semblent si peu anglaises porte partout la marque d’un talent vraiment anglais. Universelle, suivie, elle enveloppe tous les faits dans sa vaste trame sans la diviser ni la rompre. Développée, abondante, elle éclaircit les faits obscurs, et ouvre aux plus ignorants les questions les plus compliquées. Intéressante, variée, elle attire à elle l’attention et la garde. Elle a la vie, la clarté, l’unité, qualités qui semblaient toutes françaises. Il semble que l’auteur soit un vulgarisateur comme M. Thiers, un philosophe comme M. Guizot, un artiste comme M. Thierry. La vérité est qu’il est orateur, et orateur à la façon de son pays ; mais comme il possède au plus haut degré les facultés oratoires, et qu’il les possède avec un tour et des instincts nationaux, il paraît suppléer par elles aux facultés qu’il n’a pas. Il n’est pas véritablement philosophe : la médiocrité de ses premiers chapitres sur l’ancienne histoire d’Angleterre le prouve assez ; mais sa force de raisonnement, ses habitudes de classification et d’ordre mettent l’unité dans son histoire. Il n’est pas véritablement artiste : quand il fait une peinture, il songe toujours à prouver quelque chose ; il insère des dissertations aux endroits les plus touchants ; il n’a ni grâce, ni légèreté, ni vivacité, ni finesse, mais une mémoire étonnante, une science énorme, une passion politique ardente, un grand talent d’avocat pour exposer et plaider toutes les causes, une connaissance précise des faits précis et petits qui attachent l’attention, font illusion, diversifient, animent et échauffent un récit. Il n’est pas simplement vulgarisateur : il est trop ardent, trop acharné à prouver, à conquérir des croyances, à abattre ses adversaires, pour avoir le limpide talent de l’homme qui explique et qui expose, sans avoir d’autre but que d’expliquer et d’exposer, qui répand partout de la lumière, et ne verse nulle part la chaleur, mais il est si bien fourni de détails et de raisons, si avide de convaincre, si riche en développements, qu’il ne peut manquer d’être populaire. Par cette ampleur de science, par cette puissance de raisonnement et de passion, il a produit un des plus beaux livres du siècle, en manifestant le génie de sa nation. Cette solidité, cette énergie, cette profonde passion politique, ces préoccupations de morale, ces habitudes d’orateur, cette puissance limitée en philosophie, ce style un peu uniforme, sans flexibilité ni douceur, ce sérieux éternel, cette marche géométrique vers un but marqué, annoncent en lui l’esprit anglais. Mais s’il est anglais pour nous, il ne l’est pas pour sa nation. L’animation, l’intérêt, la clarté, l’unité de son récit les étonnent. Ils le trouvent brillant, rapide, hardi ; c’est, disent-ils, un esprit français. Sans doute, il l’est en plusieurs points ; s’il entend mal Racine, il admire Pascal et Bossuet ; ses amis disent qu’il faisait de Mme de Sévigné sa lecture journalière. Bien plus, par la structure de son esprit, par son éloquence et par sa rhétorique, il est latin ; en sorte que la charpente intérieure de son talent le range parmi les classiques ; c’est seulement par son vif sentiment du fait particulier, complexe et sensible, par son énergie et sa rudesse, par la richesse un peu lourde de son imagination, par l’intensité de son coloris, qu’il est de sa race. Comme Addison et Burke, il ressemble à une greffe étrangère alimentée et transformée par la séve du tronc national. En tout cas, ce jugement est la plus forte marque de la différence des deux peuples. Pour aller chez ses voisins, un Français doit faire deux voyages. Quand il a franchi la première distance, qui est grande, il aborde sur Macaulay. Qu’il se rembarque ; il lui faut entreprendre une seconde traversée aussi longue pour parvenir sur Carlyle, par exemple, sur un esprit foncièrement germanique, sur le vrai sol anglais.

Chapitre IV.
La philosophie et l’histoire. Carlyle. §

1.
SON STYLE ET SON ESPRIT.

Position excentrique et importante de Carlyle en Angleterre.

I. Ses bizarreries, ses obscurités, ses violences. —  Son imagination, ses enthousiasmes. —  Ses crudités, ses bouffonneries.

II. L’humour. En quoi elle consiste. Comment elle est germanique. —  Peintures grotesques et tragiques. —  Les dandies et les mendiants. —  Catéchisme des cochons. —  Extrême tension de son esprit et de ses nerfs.

III. Quelles barrières qui le contiennent et le dirigent. —  Le sentiment du réel et le sentiment du sublime.

IV. Sa passion pour le fait exact et prouvé. —  Sa recherche des sentiments éteints. —  Véhémence de son émotion et de sa sympathie. —  Intensité de sa croyance et de sa vision. —  Past and Present. Cromwell’s Letters and speeches. —  Son mysticisme historique. —  Grandeur et tristesse de ses visions. —  Comment il figure le monde d’après son propre esprit.

V. Que tout objet est un groupe, et que tout l’emploi de la pensée humaine est la reproduction d’un groupe. —  Deux façons principales de le reproduire, et deux sortes principales d’esprit. —  Les classificateurs. —  Les intuitifs. —  Inconvénients du second procédé. —  Comment il est obscur, hasardé, dénué de preuves. —  Comment il pousse à l’affectation et à l’exagération. —  Duretés et outrecuidance qu’il provoque. —  Avantages de ce genre d’esprit. —  Il est seul capable de reproduire l’objet. —  Il est le plus favorable à l’invention originale. —  Quel emploi Carlyle en a fait.

2.
SON RÔLE.

Introduction des idées allemandes en Europe et en Angleterre. —  Études allemandes de Carlyle.

I. De l’apparition des formes d’esprit originales. —  Comment elles agissent et finissent. —  Le génie artistique de la Renaissance. —  Le génie oratoire de l’âge classique. —  Le génie philosophique de l’âge moderne. —  Analogie probable des trois périodes.

II. En quoi consiste la forme d’esprit moderne et allemande. —  Comment l’aptitude aux idées universelles a renouvelé la linguistique, la mythologie, l’esthétique, l’histoire, l’exégèse, la théologie et la métaphysique. —  Comment le penchant métaphysique a transformé la poésie.

III. Idée capitale qui s’en dégage. —  Conception des parties solidaires et complémentaires. —  Nouvelle conception de la nature et de l’homme.

IV. Inconvénients de cette aptitude. —  L’hypothèse gratuite et l’abstraction vague. —  Discrédit momentané des spéculations allemandes.

V. Comment chaque nation peut les reforger. —  Exemples anciens : L’Espagne au seizième et au dix-septième siècle. —  Les puritains et les jansénistes au dix-septième siècle. —  La France au dix-huitième siècle. —  Par quels chemins ces idées peuvent entrer en France. —  Le positivisme. —  La critique.

VI. Par quels chemins ces idées peuvent entrer en Angleterre. —  L’esprit exact et positif. —  L’inspiration passionnée et poétique. —  Quelle voie suit Carlyle.

3.
SA PHILOSOPHIE, SA MORALE ET SA CRITIQUE.

Sa méthode est morale, non scientifique. —  En quoi il ressemble aux puritains. —  Sartor resartus.

I. Les choses sensibles ne sont que des apparences. —  Caractère divin et mystérieux de l’être. —  Sa métaphysique.

II. Comment on peut traduire les unes dans les autres les idées positivistes, poétiques, spiritualistes et mystiques. —  Comment chez Carlyle la métaphysique allemande s’est changée en puritanisme anglais.

III. Caractère moral de ce mysticisme. —  Conception du devoir. —  Conception de Dieu.

IV. Conception du christianisme. —  Le christianisme véritable et le christianisme officiel. —  Les autres religions. —  Limite et portée de la doctrine.

V. Sa critique. —  Quelle valeur il attribue aux écrivains. —  Quelle classe d’écrivains il exalte. —  Quelle classe d’écrivains il déprécie. —  Son esthétique. —  Son jugement sur Voltaire.

VI. Avenir de la critique. —  En quoi elle est contraire aux préjugés de siècle et de rôle. —  Le goût n’a qu’une autorité relative.

4.
SA CONCEPTION DE L’HISTOIRE.

I. Suprême importance des grands hommes. —  Qu’ils sont des révélateurs. —  Nécessité de les vénérer.

II. Liaison de cette conception et de la conception allemande. —  En quoi Carlyle est imitateur. —  En quoi il est original. —  Portée de sa conception.

III. Comment la véritable histoire est celle des sentiments héroïques. —  Que les véritables historiens sont des artistes et des psychologues.

IV. Son histoire de Cromwell. —  Pourquoi elle ne se compose que de textes reliés par un commentaire. —  Sa nouveauté et sa valeur. —  Comment il faut considérer Cromwell et les puritains. —  Importance du puritanisme dans la civilisation moderne. —  Carlyle l’admire sans restriction.

V. Son histoire de la Révolution française. —  Sévérité de son jugement. —  En quoi il est clairvoyant et en quoi il est injuste.

VI. Son jugement sur l’Angleterre moderne. —  Contre le goût du bien-être et la tiédeur des convictions. —  Sombres prévisions pour l’avenir de la démocratie contemporaine. —  Contre l’autorité des votes. —  Théorie du souverain.

VII. Critique de ces théories. —  Dangers de l’enthousiasme. —  Comparaison de Carlyle et de Macaulay.

Lorsqu’on demande aux Anglais, surtout à ceux qui n’ont pas quarante ans, quels sont chez eux les hommes qui pensent, ils nomment d’abord Carlyle ; mais en même temps ils vous conseillent de ne pas le lire, en vous avertissant que vous n’y entendrez rien du tout. Là-dessus, comme il est naturel, on se hâte de prendre les vingt volumes de Carlyle, critique, histoire, pamphlets, fantaisies, philosophie ; on les lit avec des émotions fort étranges, et en démentant chaque matin son jugement de la veille. On découvre enfin qu’on est devant un animal extraordinaire, débris d’une race perdue, sorte de mastodonte égaré dans un monde qui n’est point fait pour lui. On se réjouit de cette bonne fortune zoologique, et on le dissèque avec une curiosité minutieuse, en se disant qu’on n’en retrouvera peut-être pas un second.

1.
Son style et son esprit. §

I §

On est dérouté d’abord. Tout est nouveau ici, les idées, le style, le ton, la coupe des phrases et jusqu’au dictionnaire. Il prend tout à contre-pied, il violente tout, les expressions et les choses. Chez lui les paradoxes sont posés en principe ; le bon sens prend la forme de l’absurde : on est comme transporté dans un monde inconnu dont les habitants marchent la tête en bas, les pieds en l’air, en habits d’arlequins, de grands seigneurs et de maniaques, avec des contorsions, des soubresauts et des cris ; on est étourdi douloureusement de ces sons excessifs et discordants ; on a envie de se boucher les oreilles, on a mal à la tête, on est obligé de déchiffrer une nouvelle langue. On regarde à la table des volumes qui doivent être les plus clairs, l’Histoire de la Révolution française, par exemple, et l’on y lit ces titres de chapitres : « Idéaux réalisés — Viatique — Astræa redux — Pétitions en hiéroglyphes — Outres — Mercure de Brézé — Broglie le dieu de la guerre. » On se demande quelles liaisons il peut y avoir entre ces charades et les événements si nets que nous connaissons tous. On s’aperçoit alors qu’il parle toujours en énigmes. « Hacheurs de logique1391 », voilà comme il désigne les analystes du dix-huitième siècle. « Sciences de castors », c’est là son mot pour les catalogues et les classifications de nos savants modernes. « Le clair de lune transcendantal », entendez par là les rêveries philosophiques et sentimentales importées d’Allemagne. Culte de la « calebasse rotatoire » : cela signifie la religion extérieure et mécanique1392. Il ne peut pas s’en tenir à l’expression simple ; il entre à chaque pas dans les figures ; il donne un corps à toutes ses idées ; il a besoin de toucher des formes. On voit qu’il est obsédé et hanté de visions éclatantes ou lugubres ; chaque pensée en lui est une secousse ; un flot de passion fumeuse arrive en bouillonnant dans ce cerveau qui regorge, et le torrent d’images déborde et roule avec toutes les boues et toutes les splendeurs. Il ne peut pas raisonner, il faut qu’il peigne. S’agit-il d’expliquer l’embarras d’un jeune homme obligé de choisir une carrière parmi les convoitises et les doutes de l’âge où nous vivons, il vous montre1393 « un monde détraqué, ballotté, et plongeant comme le vieux monde romain quand la mesure de ses iniquités fut comblée ; les abîmes, les déluges supérieurs et souterrains crevant de toutes parts, et dans ce furieux chaos de clarté blafarde, toutes les étoiles du ciel éteintes. À peine une étoile du ciel qu’un œil humain puisse maintenant apercevoir ; les brouillards pestilentiels, les impures exhalaisons devenues incessantes, excepté sur les plus hauts sommets, ont effacé toutes les étoiles du ciel. Des feux follets, qui çà et là courent avec des couleurs diverses, ont pris la place des étoiles. Sur la houle sauvage du chaos, dans l’air de plomb, il n’y a que des flamboiements brusques d’éclairs révolutionnaires ; puis rien que les ténèbres, avec les phosphorescences de la philanthropie, ce vain météore ; çà et là un luminaire ecclésiastique qui se balance encore, suspendu à ses vieilles attaches vacillantes, prétendant être encore une lune ou un soleil, —  quoique visiblement ce ne soit plus qu’une lanterne chinoise, composée surtout de papier, avec un bout de chandelle qui meurt mal-proprement dans son cœur. »

Figurez-vous un volume, vingt volumes composés de tableaux pareils, reliés par des exclamations et des apostrophes ; l’histoire même, son Histoire de la Révolution française, ressemble à un délire. Carlyle est un voyant puritain qui voit passer devant lui les échafauds, les orgies, les massacres, les batailles, et qui, assiégé de fantômes furieux ou sanglants, prophétise, encourage ou maudit. Si vous ne jetez pas le livre de colère et de fatigue, vous perdez le jugement ; vos idées s’en vont, le cauchemar vous prend ; un carnaval de figures contractées et féroces tourbillonne dans votre tête ; vous entendez des hurlements d’insurrection, des acclamations de guerre ; vous êtes malade : vous ressemblez à ces auditeurs des covenantaires que la prophétie remplissait de dégoût ou d’enthousiasme, et qui cassaient la tête au prophète, s’ils ne le prenaient pour général.

Ces violentes saillies vous paraîtront encore plus violentes si vous remarquez l’étendue du champ qu’elles parcourent. Du sublime à l’ignoble, du pathétique au grotesque, il n’y a qu’un pas pour Carlyle. Il touche du même coup les deux extrêmes. Ses adorations finissent par des sarcasmes. « L’univers est pour lui aussi bien un oracle et un temple qu’une cuisine et une écurie. » Il est à son aise dans le mysticisme comme dans la brutalité.

« Un silence de mort, dit-il en parlant d’un coucher de soleil au cap Nord1394 ; rien que les roches de granit avec leurs teintes de pourpre et le pacifique murmure de l’Océan polaire soulevé par une ondulation lente, au-dessus duquel, dans l’extrême nord, pend le grand soleil, bas et paresseux, comme si, lui aussi, il voulait s’assoupir. Pourtant sa couche de nuages est tissue d’écarlate et de drap d’or ; pourtant sa lumière ruisselle sur le miroir des eaux comme un pilier de feu qui vacille descendant vers l’abîme et se couchant sous mes pieds. En de tels moments, la solitude est sans prix ; qui voudrait parler ou être vu, lorsque derrière lui gisent l’Europe et l’Afrique profondément endormies, et que devant lui s’ouvrent l’immensité silencieuse et le palais de l’Éternel, dont notre soleil est une lampe, une lampe du porche1395 ? » Voilà les magnificences qu’il rencontre toutes les fois qu’il est face à face avec la nature. Nul n’a contemplé avec une émotion plus puissante les astres muets qui roulent éternellement dans le firmament pâle et enveloppent notre petit monde. Nul n’a contemplé avec une terreur plus religieuse l’obscurité infinie où notre pauvre pensée apparaît un instant comme une lueur, et tout à côté de nous le morne abîme où « la chaude frénésie de la vie » va s’éteindre. Ses yeux sont habituellement fixés sur ces grandes ténèbres, et il peint avec un frémissement de vénération et d’espérance l’effort que les religions ont fait pour les percer. « Au cœur des plus lointaines montagnes1396, dit-il, s’élève la petite église. Les morts dorment tous à l’entour sous leurs blanches pierres tumulaires, dans l’attente d’une résurrection heureuse. Ton âme serait bien morte, si jamais, à aucune heure, à l’heure gémissante de minuit, quand le spectre de cette église pendait dans le ciel, et que l’être était comme englouti dans les ténèbres ; tu serais bien inerte, si elle ne t’a pas dit des choses indicibles qui sont allées jusqu’à l’âme de ton âme. Celui-là était fort qui avait une église, ce que nous pouvons appeler une église. Il se tenait debout par elle, quoique, au centre des immensités, au confluent des éternités ; il se tenait debout comme un homme devant Dieu et devant l’homme. Le vaste univers sans rivage était devenu pour lui une ferme cité, une demeure qu’il connaissait1397. » Rembrandt seul a rencontré ces sombres visions noyées d’ombre, traversées de rayons mystiques ; voilà l’Église qu’il a peinte1398 ; voilà la mystérieuse apparition flottante pleine de formes radieuses qu’il a posée au plus haut du ciel, au-dessus de la nuit orageuse et de la terreur qui secoue les êtres mortels. Les deux imaginations ont la même grandeur douloureuse, les mêmes rayonnements et les mêmes angoisses. Et toutes les deux s’abattent aussi facilement dans la trivialité et la crudité. Nul ulcère, nulle fange n’est assez repoussante pour dégoûter Carlyle. À l’occasion il comparera la politique qui cherche la popularité1399 « au chien noyé de l’été dernier qui monte et remonte la Tamise selon le courant et la marée, que vous connaissez de vue, et aussi de nez, que vous trouvez là à chaque voyage, et dont la puanteur devient chaque jour plus intolérable. » Le saugrenu, les disparates abondent dans son style. Quand le cardinal de Loménie, si frivole, propose de convoquer une cour plénière, il le trouve semblable aux « serins dressés qui sont capables de voler gaiement avec une mèche allumée entre leurs pattes, et de mettre le feu à des canons, à des magasins de poudre1400. » Au besoin, il tourne aux images drolatiques. Il finit un dithyrambe par une caricature. Il éclabousse les magnificences avec des polissonneries baroques. Il accouple la poésie au calembour. « Le génie de l’Angleterre, dit-il à la fin de son livre sur Cromwell, ne plane plus les yeux sur le soleil, défiant le monde, comme un aigle à travers les tempêtes ! Le génie de l’Angleterre, bien plus semblable à une autruche vorace tout occupée de sa pâture et soigneuse de sa peau, présente son autre extrémité au soleil, sa tête d’autruche enfoncée dans le premier buisson venu, sous de vieilles chapes ecclésiastiques, sous des manteaux royaux, sous l’abri de toutes les défroques qui peuvent se trouver là ; c’est dans cette position qu’elle attend l’issue. L’issue s’est fait attendre, mais on voit maintenant qu’elle est inévitable. Il n’y a pas d’autruche tout occupée de sa grossière pâture terrestre, et la tête enfoncée dans de vieilles défroques, qui ne soit éveillée un jour d’une façon terrible, à posteriori, sinon autrement1401. »

C’est par cette bouffonnerie qu’il conclut son meilleur livre, sans quitter l’accent sérieux, douloureux, au milieu des anathèmes et des prophéties. Il a besoin de ces grandes secousses. Il ne sait pas se tenir en place, n’occuper à la fois qu’une province littéraire. Il bondit par saccades effrénées d’un bout à l’autre du champ des idées ; il confond tous les styles, il entremêle toutes les formes ; il accumule les allusions païennes, les réminiscences de la Bible, les abstractions allemandes, les termes techniques, la poésie, l’argot, les mathématiques, la physiologie, les vieux mots, les néologismes. Il n’est rien qu’il ne foule et ne ravage. Les constructions symétriques de l’art et de la pensée humaine, dispersées et bouleversées, s’amoncellent sous sa main en un gigantesque amas de débris informes, au haut duquel, comme un conquérant barbare, il gesticule et il combat.

II §

Cette disposition d’esprit produit l’humour, mot intraduisible, car la chose nous manque. L’humour est le genre de talent qui peut amuser des Germains, des hommes du Nord ; il convient à leur esprit comme la bière et l’eau-de-vie à leur palais. Pour les gens d’une autre race, il est désagréable ; nos nerfs le trouvent trop âpre et trop amer. Entre autres choses, ce talent contient le goût des contrastes. Swift plaisante avec la mine sérieuse d’un ecclésiastique qui officie, et développe en homme convaincu, les absurdités les plus grotesques. Hamlet, secoué de terreur et désespéré, pétille de bouffonneries. Heine se moque de ses émotions au moment où il s’y livre. Ils aiment les travestissements, mettent une robe solennelle aux idées comiques, une casaque d’arlequin aux idées graves. —  Un autre trait de l’humour est l’oubli du public. L’auteur nous déclare qu’il ne se soucie pas de nous, qu’il n’a pas besoin d’être compris ni approuvé, qu’il pense et s’amuse tout seul, et que si son goût et ses idées nous déplaisent, nous n’avons qu’à décamper. Il veut être raffiné et original tout à son aise ; il est chez lui dans son livre et portes closes ; il se met en pantoufles, en robe de chambre, bien souvent les pieds en l’air, parfois sans chemise. Carlyle a son style propre, et note son idée à sa façon ; c’est à nous de la comprendre. Il fait allusion à un mot de Gœthe, de Shakspeare, à une anecdote qui en ce moment le frappe ; tant pis pour nous si nous ne le savons pas. Il crie quand l’envie lui en prend ; tant pis pour nous si nos oreilles ne s’y accommodent pas. Il écrit selon les caprices de l’imagination, avec tous les soubresauts de l’invention ; tant pis pour nous si notre esprit va d’un autre pas. Il note au vol toutes les nuances, toutes les bizarreries de sa conception ; tant pis pour nous si la nôtre n’y atteint pas. —  Un dernier trait de l’humour est l’irruption d’une jovialité violente, enfouie sous un monceau de tristesses. L’indécence saugrenue apparaît brusquement. La nature physique, cachée et opprimée sous des habitudes de réflexion mélancolique, se met à nu pour un instant. Vous voyez une grimace, un geste de polisson, puis tout rentre dans la solennité habituelle. —  Ajoutez enfin les éclats d’imagination imprévus. L’humoriste renferme un poëte ; tout d’un coup, dans la brume monotone de la prose, au bout d’un raisonnement, un paysage étincelle : beau ou laid, il n’importe ; il suffit qu’il frappe. Ces inégalités peignent bien le Germain solitaire, énergique, imaginatif, amateur de contrastes violents, fondé sur la réflexion personnelle et triste, avec des retours imprévus de l’instinct physique, si différent des races latines et classiques, races d’orateurs ou d’artistes, où l’on n’écrit qu’en vue du public, où l’on ne goûte que des idées suivies, où l’on n’est heureux que par le spectacle des formes harmonieuses, où l’imagination est réglée, où la volupté semble naturelle. Carlyle est profondément germain, plus voisin de la souche primitive qu’aucun de ses contemporains, étrange et énorme dans ses fantaisies et dans ses plaisanteries ; il s’appelle lui-même « un taureau sauvage embourbé dans les forêts de la Germanie1402. » Par exemple, son premier livre, Sartor resartus, qui est une philosophie du costume, contient, à propos des tabliers et des culottes, une métaphysique, une politique, une psychologie. L’homme, d’après lui, est un animal habillé. La société a pour fondement le drap. « Car, comment sans habits pourrions-nous posséder la faculté maîtresse, le siége de l’âme, la vraie glande pinéale du corps social, je veux dire une bourse ? » D’ailleurs, aux yeux de la pure raison, qu’est-ce que l’homme ? « Un esprit, une apparition divine, un moi mystérieux, qui, sous ses guenilles de laine, porte un vêtement de chair tissu dans les métiers du ciel, par lequel il est révélé à ses semblables, par lequel il voit et se fabrique pour lui-même un univers avec des espaces azurés pleins d’étoiles et de longs milliers de siècles1403. » Le paradoxe continue, à la fois baroque et mystique, cachant des théories sous des folies, mêlant ensemble les ironies féroces, les pastorales tendres, les récits d’amour, les explosions de fureur, et des tableaux de carnaval. Il démontre fort bien que « le plus remarquable événement de l’histoire moderne n’est pas la diète de Worms, ni la bataille d’Austerlitz ou de Wagram, ou toute autre bataille, mais bien l’idée qui vint à Fox le quaker de se faire un habillement de cuir1404 » ; car ainsi vêtu pour toute sa vie, logeant dans un arbre et mangeant des baies sauvages, il pouvait rester oisif et inventer à son aise le puritanisme, c’est-à-dire le culte de la conscience. Voilà de quelle façon Carlyle traite les idées qui lui sont les plus chères. Il ricane à propos de la doctrine qui va employer sa vie et occuper tout son cœur.

Veut-on avoir l’abrégé de sa politique et son opinion sur sa patrie ? Il prouve que dans la transformation moderne des religions, deux sectes principales se sont élevées, surtout en Angleterre, l’une, celle des porte-guenilles, l’autre, celle des dandies. « La première est composée de personnes ayant fait vœu de pauvreté et d’obéissance, et qu’on pourrait prendre pour des adorateurs d’Hertha, la Terre ; car ils fouillent avec zèle et travaillent continuellement dans son sein, ou bien renfermés dans des oratoires particuliers, ils méditent et manipulent les substances qu’ils ont extraites de ses entrailles. D’autre part, comme les druides, ils vivent dans des demeures sombres, souvent même ils cassent les vitres de leurs fenêtres et les bourrent de pièces d’étoffes ou d’autres substances opaques, jusqu’à ce que l’obscurité convenable soit rétablie. Ils sont tous rhizophages ou mangeurs de racines. Quelques-uns sont ichthyophages et usent des harengs salés, s’abstenant de toute autre nourriture animale, hormis des animaux morts de mort naturelle, ce qui indique peut-être un sentiment brahminique étrangement perverti. Leur moyen universel de subsistance est la racine nommée pomme de terre, qu’ils cuisent avec le feu. Dans toutes les cérémonies religieuses, le fluide appelé whisky est, dit-on, chose requise, et il s’y en fait une large consommation1405. —  « L’autre secte, celle des dandies, affecte une grande pureté et le séparatisme, se distinguant par un costume particulier, et autant que possible par une langue particulière, ayant pour but principal de garder une vraie tenue nazaréenne, et de se préserver des souillures du monde. » Du reste, ils professent plusieurs articles de foi dont les principaux sont : « que les pantalons doivent être très-collants aux hanches ; qu’il est permis à l’humanité, sous certaines restrictions, de porter des gilets blancs ; —  que nulle licence de la mode ne peut autoriser un homme de goût délicat à adopter le luxe additionnel postérieur des Hottentots. » — « Une certaine nuance de manichéisme peut être discernée en cette secte, et aussi une ressemblance assez grande avec la superstition des moines du mont Athos, qui, à force de regarder de toute leur attention leur nombril, finissaient par y discerner la vraie Apocalypse de la nature et le ciel révélé. Selon mes propres conjectures, cette secte n’est qu’une modification appropriée à notre temps de la superstition primitive, appelée culte de soi-même1406. » Cela posé, il tire les conséquences. « J’appellerais volontiers ces deux sectes deux machines électriques immenses et vraiment sans modèle (tournées par la grande roue sociale), avec des batteries de qualité opposée ; celle des porte-guenilles étant la négative, et celle du dandysme étant la positive ; l’une attirant à soi et absorbant heure par heure l’électricité positive de la nation (à savoir, l’argent) ; l’autre, également occupée à s’approprier la négative (à savoir, la faim, aussi puissante que l’autre). Jusqu’ici vous n’avez vu que des pétillements et des étincelles partielles et passagères. Mais attendez un peu jusqu’à ce que toute la nation soit dans un état électrique, c’est-à-dire jusqu’à ce que toute votre électricité vitale, non plus neutre comme à l’état sain, soit distribuée en deux portions isolées, l’une négative, l’autre positive (à savoir, la faim et l’argent), et enfermées en deux bouteilles de Leyde grandes comme le monde ! Le frôlement du doigt d’un enfant les met en contact et1407… » Il s’arrête brusquement et vous laisse à vos conjectures. Cette amère gaieté est celle d’un homme furieux ou désespéré qui, de parti pris, et justement à cause de la violence de sa passion, la contiendrait et s’obligerait à rire, mais qu’un tressaillement soudain révélerait à la fin tout entier. Il dit quelque part1408 qu’il y a au fond du naturel anglais, sous toutes les habitudes de calcul et de sang-froid, une fournaise inextinguible, un foyer de rage extraordinaire, la rage des dévoués Scandinaves1409, qui, une fois lancés au fort de la bataille, ne sentaient plus les blessures et vivaient et combattaient, et tuaient, percés de coups dont le moindre, pour un homme ordinaire, eût été mortel. C’est cette frénésie destructive, ce soulèvement de puissances intérieures, inconnues, ce déchaînement d’une férocité, d’un enthousiasme et d’une imagination désordonnés et irréfrénables, qui a paru chez eux à la Renaissance et à la Réforme, et dont un reste subsiste aujourd’hui dans Carlyle. En voici un vestige dans un morceau presque digne de Swift, et qui est l’abrégé de ses émotions habituelles en même temps que sa conclusion sur l’âge où nous voici1410 :

« Supposons, dit-il, que des cochons (j’entends des cochons à quatre pieds), doués de sensibilité et d’une aptitude logique supérieure, ayant atteint quelque culture, puissent, après examen et réflexion, coucher sur le papier, pour notre usage, leur idée de l’univers, de leurs intérêts et de leurs devoirs ; ces idées pourraient intéresser un public plein de discernement comme le nôtre, et leurs propositions en gros seraient celles qui suivent :

« 1º L’univers, autant qu’une saine conjecture peut le définir, est une immense auge à porcs, consistant en solides et en liquides, et autres variétés ou contrastes, mais spécialement en relavures qu’on peut atteindre et en relavures qu’on ne peut pas atteindre, ces dernières étant en quantité infiniment plus grande pour la majorité des cochons.

« 2º Le mal moral est l’impossibilité d’atteindre les relavures. Le bien moral, la possibilité d’atteindre lesdites relavures.

« 3º La poésie des cochons consiste à reconnaître universellement l’excellence des relavures et de l’orge moulue, ainsi que la félicité des cochons dont l’auge est en bon ordre, et qui ont le ventre plein. Grun !

« 4º Le cochon connaît le temps. Il doit mettre le nez au vent pour regarder quelle sorte de temps va venir.

« 5º Qui a fait le cochon ? Inconnu. Peut-être le boucher.

« 6º Définissez le devoir complet des cochons. —  La mission de la cochonnerie universelle et le devoir de tous les cochons en tous les temps, est de diminuer la quantité des relavures qu’on ne peut atteindre, et d’augmenter la quantité de celles qu’on peut atteindre. Toute connaissance, toute industrie, tout effort doit être dirigé vers ce terme et vers ce terme seul : La science des cochons, l’enthousiasme des cochons, le dévouement des cochons, n’ont pas d’autre but. C’est le devoir complet des cochons1411. »

Voilà la fange où il plonge la vie moderne, et par-dessous toutes les autres la vie anglaise, noyant du même coup et dans la même bourbe l’esprit positif, le goût du confortable, la science industrielle, l’Église, l’État, la philosophie et la loi. Ce catéchisme cynique, jeté au milieu de déclamations furibondes, donne, je crois, la note dominante de cet esprit étrange : c’est cette tension forcenée qui fait son talent ; c’est elle qui produit et explique ses images et ses disparates, son rire et ses fureurs. Il y a un mot anglais intraduisible qui peint cet état et montre toute la constitution physique de la race : His blood is up. En effet, le tempérament flegmatique et froid recouvre la surface ; mais quand le sang soulevé a tourbillonné dans les veines, l’animal enfiévré ne s’assouvit que par des ravages et ne se contente que par des excès.

III §

Il semble qu’une âme si violente, si enthousiaste et si sauvage, si abandonnée aux folies de l’imagination, si dépourvue de goût, d’ordre et de mesure, ne soit capable que de divaguer et de s’user en hallucinations pleines de douleur et de danger. En effet, beaucoup de ceux qui ont eu ce tempérament, et qui sont véritablement ses ancêtres, les pirates norses, les poëtes du seizième siècle, les puritains du dix-septième, ont été des insensés, pernicieux aux autres et à eux-mêmes, occupés à ravager les choses et les idées, dévastateurs de la sécurité publique et de leur propre cœur. Deux barrières tout anglaises ont contenu et dirigé celui-ci : le sentiment du réel, qui est l’esprit positif, et le sentiment du sublime, qui fait l’esprit religieux ; l’un l’a appliqué aux choses réelles, l’autre lui a fourni l’interprétation des choses réelles ; au lieu d’être malade et visionnaire, il s’est trouvé philosophe et historien.

IV §

Il faut lire son histoire de Cromwell pour comprendre jusqu’à quel degré ce sentiment du réel le pénètre, de quelles lumières ce sentiment du réel le munit ; comme il rectifie les dates et les textes, comme il vérifie les traditions et les généalogies ; comme il visite les lieux, examine les arbres, regarde les ruisseaux, sait les cultures, les prix, toute l’économie domestique et rurale, toutes les circonstances politiques et littéraires ; avec quelle minutie, quelle précision et quelle véhémence il reconstruit devant ses yeux et devant nos yeux le tableau extérieur des objets et des affaires, le tableau intérieur des idées et des émotions ! Et ce n’est point simplement de sa part conscience, habitude ou prudence, mais besoin et passion. Sur ce grand vide obscur du passé, ses yeux s’attachent aux rares points lumineux, comme à un trésor. La noire marée de l’oubli a englouti le reste ; les millions de pensées et d’actions de tant de millions d’êtres ont disparu, et nulle puissance ne les fera de nouveau surgir à la lumière. Ces quelques points subsistent seuls, comme les têtes des plus hauts rocs dans un continent submergé. De quelle ardeur, avec quel profond sentiment des mondes détruits dont elles sont le témoignage, l’historien va-t-il porter sur elles ses mains pressantes, pour découvrir par leur nature et leur structure quelque révélation des grands espaces noyés que nul œil ne reverra plus ! Un chiffre, un détail de dépense, une misérable phrase de latin barbare est sans prix aux yeux de Carlyle. Je voudrais faire lire le commentaire dont il entoure la chronique du moine Jocelyn1412 pour montrer l’impression qu’un fait prouvé produit sur une telle âme, tout ce qu’un vieux mot barbare, un compte de cuisine y soulève d’attention et d’émotion. « Le roi Jean sans-Terre passa chez nous, écrit Jocelyn, laissant en tout treize pence sterling pour la dépense (tredecim sterlingii). » « Il a été là, il y a été, lui, véritablement. Voilà la grande particularité, l’incommensurable, —  celle qui distingue à un degré effectivement infini le plus pauvre fait historique de toute espèce de fiction quelle qu’elle soit. La fiction, l’imagination, la poésie imaginative, quand elles ne sont pas le véhicule de quelque vérité, c’est-à-dire d’un fait de quelque genre, —  que sont-elles ? —  Regardez-y bien. —  Cette Angleterre de l’an 1200 n’était pas un vide chimérique, une terre de songes, peuplée par de simples fantômes vaporeux, par les Fœdera de Rymer, par des doctrines sur la constitution, mais une solide terre verte où poussaient le blé et diverses autres choses. Le soleil luisait sur elle avec les vicissitudes des saisons et des fortunes humaines. On y tissait les étoffes, on s’en habillait ; des fossés étaient creusés, des sillons tracés, des maisons bâties ; jour par jour, hommes et animaux se levaient pour aller au travail ; nuit par nuit, ils retournaient lassés chacun dans son gîte. —  Ces vieux murs menaçants ne sont pas une conjecture, un amusement de dilettante, mais un fait sérieux ; c’est pour un but bien réel et sérieux qu’ils ont été bâtis. —  Oui, il y avait un autre monde quand ces noires ruines, blanches dans leur nouveau mortier et dans leurs ciselures fraîches, étaient des murailles et pour la première fois ont vu le soleil — il y a longtemps. —  Cette architecture, dis-tu, ces beffrois, ces charrues de terre féodale ? Oui. Mais ce n’est là qu’une petite portion de la chose. —  Mon ami, est-ce que cela ne te fait jamais réfléchir, cette autre portion de la chose, je veux dire que ces hommes-là avaient une âme, —  non par ouï-dire seulement, et par figure de style, —  mais comme une vérité qu’ils savaient et d’après laquelle ils agissaient1413. » Et là-dessus il essaye de faire revivre devant nous cette âme ; car c’est là son trait propre, le trait propre de tout historien qui a le sentiment du réel, de comprendre que les parchemins, les murailles, les habits, les corps eux-mêmes ne sont que des enveloppes et des documents ; que le fait véritable est le sentiment intérieur des hommes qui ont vécu, que le seul fait important est l’état et la structure de leur âme, qu’il s’agit avant tout et uniquement d’arriver à lui, que de lui dépend le reste. Il faut se dire et se répéter ce mot : l’histoire n’est que l’histoire du cœur ; nous avons à chercher les sentiments des générations passées, et nous n’avons à chercher rien autre chose. Voilà ce qu’aperçoit Carlyle ; l’homme est devant lui, ressuscité ; il perce jusque dans son intérieur, il le voit sentir, souffrir et vouloir, de la façon particulière et personnelle, absolument perdue et éteinte, dont il a senti, souffert et voulu. Et il assiste à ce spectacle, non pas froidement, en homme qui voit les objets à demi, « dans une brume grise », indistinctement et avec incertitude, mais de toute la force de son cœur et de sa sympathie, en spectateur convaincu, pour qui les choses passées, une fois prouvées, sont aussi présentes et visibles que les objets corporels que la main manie et palpe en ce même instant. Il a si bien ce sentiment du fait, qu’il y appuie toute sa philosophie de l’histoire. À son avis, les grands hommes, rois, écrivains, prophètes et poëtes, ne sont grands que par là. « Le caractère de tout héros, en tout temps, en tout lieu, en toute situation, est de revenir aux réalités, de prendre son point d’appui sur les choses, non sur les apparences des choses1414. » Le grand homme découvre quelque fait inconnu ou méconnu, le proclame ; on l’écoute, on le suit, et voilà toute l’histoire. Et non-seulement il le découvre et le proclame, mais il y croit et il le voit. Il y croit non par ouï-dire ou par conjecture, comme à une vérité simplement probable et transmise. Il le voit personnellement et face à face, avec une foi absolue et indomptable. Il a quitté l’opinion pour la conviction, la tradition pour l’intuition. Carlyle est si pénétré de son procédé, qu’il l’attribue à tous les grands hommes. Et il n’a pas tort, car il n’y en a pas de plus puissant. Partout où il entre avec cette lampe, il porte une lumière inconnue. Il perce les montagnes de l’érudition paperassière, et pénètre dans le cœur des hommes. Il dépasse partout l’histoire politique et officielle. Il devine les caractères, il comprend l’esprit des âges éteints, il sent mieux qu’aucun Anglais, mieux que Macaulay lui-même, les grandes révolutions de l’âme. Il est presque Allemand par sa force d’imagination, par sa perspicacité d’antiquaire, par ses larges vues générales. Et néanmoins il n’est pas faiseur de conjectures. Le bon sens national et l’énergique besoin de croyance profonde le retiennent au bord des suppositions ; quand il en fait, il les donne pour ce qu’elles sont. Il n’a pas de goût pour l’histoire aventureuse. Il rejette les ouï-dire et les légendes ; il n’accepte que sous réserve et à demi les étymologies et les hypothèses germaniques. Il veut tirer de l’histoire une loi positive et active pour lui-même et pour nous. Il en chasse et en arrache toutes les additions incertaines et agréables que la curiosité scientifique et l’imagination romanesque y accumulent. Il écarte cette végétation parasite, pour saisir le bois utile et solide. Et quand il l’a saisi, il le traîne si énergiquement devant nous pour nous le faire toucher, il le manie avec des mains si violentes, il le met sous une lumière si âpre, il l’illumine par des contrastes si brutaux d’images extraordinaires, que la contagion nous gagne et que nous atteignons en dépit de nous-mêmes l’intensité de sa croyance et de sa vision.

Il va au-delà, ou plutôt il est emporté au-delà. Les faits saisis par cette imagination véhémente s’y fondent comme dans une flamme. Sous cette furie de la conception, tout vacille. Les idées, changées en hallucinations, perdent leur solidité ; les êtres semblent des rêves ; le monde apparaissant dans un cauchemar ne semble plus qu’un cauchemar ; l’attestation des sens corporels perd son autorité devant des visions intérieures aussi lucides qu’elle-même. L’homme ne trouve plus de différence entre ses songes et ses perceptions. Le mysticisme entre comme une fumée dans les parois surchauffées de l’intelligence qui craque. C’est ainsi qu’il a pénétré autrefois dans les extases des ascètes indiens et dans les philosophies de nos deux premiers siècles. Partout le même état de l’imagination a produit la même doctrine. Les puritains, qui sont les vrais ancêtres de Carlyle, s’y trouvaient tout portés. Shakspeare y arrivait par la prodigieuse tension de son rêve poétique, et Carlyle répète sans cesse d’après lui « que nous sommes faits de la même étoffe que nos songes. » Ce monde réel, ces événements si âprement poursuivis, circonscrits et palpés, ne sont pour lui que des apparitions ; cet univers est divin. « Ton pain, tes habits, tout y est miracle, la nature est surnaturelle. » — « Oui, il y a un sens divin, ineffable, plein de splendeur, d’étonnement et de terreur, dans l’être de chaque homme et de chaque chose ; je veux dire la présence de Dieu qui a fait tout homme et toute chose1415. » Délivrons-nous de « ces pauvres enveloppes impies, de ces nomenclatures, de ces ouï-dire scientifiques » qui nous empêchent d’ouvrir les yeux et de voir tel qu’il est le redoutable mystère des choses. « La science athée bavarde misérablement du monde, avec ses classifications, ses expériences, et je ne sais quoi encore, comme si le monde était une misérable chose morte, bonne pour être fourrée en des bouteilles de Leyde et vendue sur des comptoirs. C’est une chose vivante, une chose ineffable et divine, devant laquelle notre meilleure attitude, avec toute la science qu’il vous plaira, est toujours la vénération, le prosternement pieux, l’humilité de l’âme, l’adoration du silence, sinon des paroles1416. » En effet, telle est l’attitude ordinaire de Carlyle. C’est à la stupeur1417 qu’il aboutit. Au-delà et au-dessous des choses, il aperçoit comme un abîme, et s’interrompt par des tressaillements. Vingt fois, cent fois dans l’histoire de la révolution française, on le voit qui abandonne son récit et qui rêve. L’immensité de la nuit noire où surgissent pour un instant les apparitions humaines, la fatalité du crime qui une fois commis reste attaché à la chaîne des choses comme un chaînon de fer, la conduite mystérieuse qui pousse toutes ces masses flottantes vers un but ignoré et inévitable, ce sont là les grandes et sinistres images qui l’obsèdent. Il songe anxieusement à ce foyer de l’Être, dont nous ne sommes que les reflets. Il marche plein d’alarmes parmi ce peuple d’ombres, et il se dit qu’il en est une. Il se trouble à la pensée que ces fantômes humains ont leur substance ailleurs et répondront éternellement de leur court passage. Il s’écrie et frémit à l’idée de ce monde immobile, dont le nôtre n’est que la figure changeante. Il y devine je ne sais quoi d’auguste et de terrible. Car il le façonne et façonne le nôtre à l’image de son propre esprit ; il le définit par les émotions qu’il en tire et le figure par les impressions qu’il en reçoit. Un chaos mouvant de visions splendides, de perspectives infinies s’émeut et bouillonne en lui au moindre événement qu’il touche ; les idées affluent, violentes, entrechoquées, précipitées de tous les coins de l’horizon parmi les ténèbres et les éclairs ; sa pensée est une tempête : et ce sont les magnificences, les obscurités et les terreurs d’une tempête qu’il attribue à l’univers. Une telle conception est la source véritable du sentiment religieux et moral. L’homme qui en est pénétré passe sa vie comme les puritains, à vénérer et à craindre. Carlyle passe sa vie à exprimer et à imprimer la vénération et la crainte, et tous ses livres sont des prédications.

V §

Voilà certes un esprit étrange, et qui nous fait réfléchir. Rien de plus propre à manifester des vérités que ces êtres excentriques. Ce ne sera pas mal employer le temps que de chercher à celui-ci sa place, et d’expliquer par quelles raisons et dans quelle mesure il doit manquer ou atteindre la beauté et la vérité.

Sitôt que vous voulez penser, vous avez devant vous un objet entier et distinct, c’est-à-dire un ensemble de détails liés entre eux et séparés de leurs alentours. Quel que soit l’objet, arbre, animal, sentiment, événement, il en est toujours de même ; il a toujours des parties, et ces parties forment toujours un tout : ce groupe plus ou moins vaste en comprend d’autres et se trouve compris en d’autres, en sorte que la plus petite portion de l’univers, comme l’univers entier, est un groupe. Ainsi tout l’emploi de la pensée humaine est de reproduire des groupes. Selon qu’un esprit y est propre ou non, il est capable, ou incapable. Selon qu’il peut reproduire des groupes grands ou petits, il est grand ou petit. Selon qu’il peut produire des groupes complets ou seulement certaines de leurs parties, il est complet ou partiel.

Qu’est-ce donc que reproduire un groupe ? C’est d’abord en séparer toutes les parties, puis les ranger en files selon leurs ressemblances, ensuite former ces files en familles, enfin réunir le tout sous quelque caractère général et dominateur ; bref, imiter les classifications hiérarchiques des sciences. Mais la tâche n’est point finie là ; cette hiérarchie n’est point un arrangement artificiel et extérieur, mais une nécessité naturelle et intérieure. Les choses ne sont point mortes, elles sont vivantes ; il y a une force qui produit et organise ce groupe, qui rattache les détails et l’ensemble, qui répète le type dans toutes ses parties. C’est cette force que l’esprit doit reproduire en lui-même avec tous ses effets ; il faut qu’il la sente par contre-coup et par sympathie, qu’elle engendre en lui le groupe entier, qu’elle se développe en lui comme elle s’est développée hors de lui, que la série des idées intérieures imite la série des choses extérieures, que l’émotion s’ajoute à la conception, que la vision achève l’analyse, que l’esprit devienne créateur comme la nature. Alors seulement nous pourrons dire que nous connaissons.

Tous les esprits entrent dans l’une ou l’autre de ces deux voies. Elles les divisent en deux grandes classes, et correspondent à des tempéraments opposés. Dans la première sont les simples savants, les vulgarisateurs, les orateurs, les écrivains, en général les siècles classiques et les races latines ; dans la seconde sont les poëtes, les prophètes, ordinairement les inventeurs, en général les siècles romantiques et les races germaniques. Les premiers vont pas à pas, d’une idée dans l’idée voisine ; ils sont méthodiques et précautionnés ; ils parlent pour tout le monde et prouvent tout ce qu’ils disent ; ils divisent le champ qu’ils veulent parcourir en compartiments préalables, pour épuiser tout leur sujet ; ils marchent sur des routes droites et unies, pour être sûrs de ne tomber jamais ; ils procèdent par transitions, par énumérations, par résumés ; ils avancent de conclusions générales en conclusions plus générales ; ils font l’exacte et complète classification du groupe. Quand ils dépassent la simple analyse, tout leur talent consiste à plaider éloquemment des thèses ; parmi les contemporains de Carlyle, Macaulay est le modèle le plus achevé de ce genre d’esprit. —  Les autres, après avoir fouillé violemment et confusément dans les détails du groupe, s’élancent d’un saut brusque dans l’idée mère. Ils le voient alors tout entier ; ils sentent les puissances qui l’organisent ; ils le reproduisent par divination ; ils le peignent en raccourci par les mots les plus expressifs et les plus étranges ; ils ne sont pas capables de le décomposer en séries régulières, ils aperçoivent toujours en bloc. Ils ne pensent que par des concentrations brusques d’idées véhémentes. Ils ont la vision d’effets lointains ou d’actions vivantes ; ils sont révélateurs ou poëtes. M. Michelet chez nous est le meilleur exemple de cette forme d’intelligence, et Carlyle est un Michelet anglais.

Il le sait, et prétend fort bien que le génie est une intuition, une vue du dedans (insight). « La méthode de Teufelsdrœckh, dit-il en parlant d’un personnage dans lequel il se peint lui-même, n’est jamais celle de la vulgaire logique des écoles, où toutes les vérités sont rangées en file, chacune tenant le pan de l’habit de l’autre, mais celle de la raison pratique, procédant par de larges intuitions qui embrassent des groupes et des royaumes entiers systématiques ; ce qui fait régner une noble complexité, presque pareille à celle de la nature, dans sa philosophie ; elle est une peinture spirituelle de la nature, un fouillis grandiose, mais qui, comme la foi le dit tout bas, n’est pas dépourvu de plan1418. » Sans doute, mais les inconvénients n’y manquent pas non plus, et en premier lieu l’obscurité et la barbarie. Il faut l’étudier laborieusement pour l’entendre, ou bien avoir précisément le même genre d’esprit que lui ; mais peu de gens sont critiques de métier ou voyants de nature ; en général, on écrit pour être compris, et il est fâcheux d’aboutir aux énigmes. —  D’autre part, ce procédé de visionnaire est hasardeux ; quand on veut sauter du premier coup dans l’idée intime et génératrice, on court risque de tomber à côté ; la démarche progressive est plus lente, mais plus sûre : les méthodiques, tant raillés par Carlyle, ont au moins sur lui l’avantage de pouvoir vérifier tous leurs pas. —  Ajoutez que ces divinations et ces affirmations véhémentes sont fort souvent dépourvues de preuves ; Carlyle laisse au lecteur le soin de les chercher ; souvent le lecteur ne les cherche pas, et refuse de croire le devin sur parole. —  Considérez encore que l’affectation entre infailliblement dans ce style. Il faut bien qu’elle soit inévitable, puisqu’un homme comme Shakspeare en est rempli. Le simple écrivain, prosateur et raisonneur, peut toujours raisonner et rester dans la prose ; son inspiration n’a pas d’intermittences et n’exige pas d’efforts. Au contraire, la prophétie est un état violent qui ne soutient pas. Quand elle manque, ou la remplace par de grands gestes. Carlyle se chauffe pour rester ardent. Il se démène, et cette épilepsie voulue, perpétuelle, est le spectacle le plus choquant. On ne peut souffrir un homme qui divague, se répète, revient sur les bizarreries et les exagérations qu’il a déjà osées, s’en fait un jargon, déclame, s’exclame, et prend à tâche, comme un mauvais comédien ampoulé, de nous faire mal aux nerfs. —  Enfin, quand ce genre d’esprit rencontre dans une âme orgueilleuse des habitudes de prêcheur triste, il produit les mauvaises manières. Bien des gens trouveront Carlyle outrecuidant, grossier ; ils soupçonneront, d’après ses théories et aussi d’après sa façon de parler, qu’il se considère comme un grand homme méconnu, de l’espèce des héros ; qu’à son avis le genre humain devrait se remettre entre ses mains, lui confier ses affaires. Certainement il nous fait la leçon et de haut. Il méprise son époque ; il a le ton maussade et aigre ; il se tient volontiers sur les échasses. Il dédaigne les objections. À ses yeux ses adversaires ne sont pas de sa taille. Il brutalise ses prédécesseurs ; quand il parle des biographes de Cromwell, il prend l’air d’un homme de génie égaré parmi des cuistres. Il a le suprême sourire, la condescendance résignée d’un héros qui se sait martyr, et il n’en sort que pour crier à tue-tête, comme un plébéien mal appris.

Tout cela est racheté et au-delà par des avantages rares. Il dit vrai : les esprits comme le sien sont les plus féconds. Ils sont presque les seuls qui fassent les découvertes. Les purs classificateurs n’inventent pas, ils sont trop secs. « Pour connaître une chose, ce que nous pouvons appeler connaître, il faut d’abord aimer la chose, sympathiser avec elle1419. » — « L’entendement est ta fenêtre ; tu ne peux pas la rendre trop nette, mais l’imagination est ton œil. —  L’imagination est l’organe par lequel nous percevons le divin1420. » En langage plus simple, cela signifie que tout objet, animé ou inanimé, est doué de forces qui constituent sa nature et produisent son développement ; que pour le connaître, il faut le recréer en nous-mêmes avec le cortége de ses puissances, et que nous ne le comprenons tout entier qu’en sentant intérieurement toutes ses tendances et en voyant intérieurement tous ses effets. Et véritablement ce procédé, qui est l’imitation de la nature, est le seul par lequel nous puissions pénétrer dans la nature ; Shakspeare l’avait pour instinct et Gœthe pour méthode. Il n’y en a point de si puissant ni de si délicat, de si accommodé à la complexité des choses et à la structure de notre esprit. Il n’y en a point qui soit plus propre à renouveler nos idées, à nous retirer des formules, à nous délivrer des préjugés dont l’éducation nous recouvre, à renverser les barrières dont notre entourage nous enclôt. C’est par lui que Carlyle, étant sorti des idées officielles anglaises, a pénétré dans la philosophie et dans la science de l’Allemagne, pour repenser à sa façon les découvertes germaniques et donner une théorie originale de l’homme et de l’univers.

2.
Son rôle. §

C’est d’Allemagne que Carlyle a tiré ses plus grandes idées. Il y a étudié. Il en connaît parfaitement la littérature et la langue. Il met cette littérature au premier rang. Il a traduit Wilhelm Meister. Il a composé sur les écrivains allemands une longue série d’articles critiques. En ce moment, il écrit une histoire de Frédéric le Grand. Il a été le plus accrédité et le plus original des interprètes qui ont introduit l’esprit allemand en Angleterre. Ce n’est pas là une petite œuvre, car c’est à une œuvre semblable que tout le monde pensant travaille aujourd’hui.

I §

De 1780 à 1830, l’Allemagne a produit toutes les idées de notre âge historique, et pendant un demi-siècle encore, pendant un siècle peut-être, notre grande affaire sera de les repenser. Les pensées qui sont nées et qui ont bourgeonné dans un pays ne manquent pas de se propager dans les pays voisins et de s’y greffer pour une saison ; ce qui nous arrive est déjà arrivé vingt fois dans le monde ; la végétation de l’esprit a toujours été la même, et nous pouvons, avec quelque assurance, prévoir pour l’avenir ce que nous observons pour le passé. À de certains moments paraît une forme d’esprit originale, qui produit une philosophie, une littérature, un art, une science, et qui, ayant renouvelé la pensée de l’homme, renouvelle lentement, infailliblement, toutes ses pensées. Tous les esprits qui cherchent et trouvent sont dans le courant ; ils n’avancent que par lui ; s’ils s’y opposent, ils sont arrêtés ; s’ils en dévient, ils sont ralentis ; s’ils y aident, ils sont portés plus loin que les autres. Et le mouvement continue, tant qu’il reste quelque chose à inventer. Quand l’art a donné toutes ses œuvres, la philosophie toutes ses théories, la science toutes ses découvertes, il s’arrête ; une autre forme d’esprit prend l’empire, ou l’homme cesse de penser. Ainsi parut à la Renaissance le génie artistique et poétique qui, né en Italie et porté en Espagne, s’y éteignit au bout d’un siècle et demi dans l’extinction universelle, et qui, avec d’autres caractères, transplanté en France et en Angleterre, y finit au bout de cent ans parmi les raffinements des maniéristes et les folies des sectaires, après avoir fait la Réforme, assuré la libre pensée et fondé la science. Ainsi naquit avec Dryden et Malherbe l’esprit oratoire et classique, qui, ayant produit la littérature du dix-septième siècle et la philosophie du dix-huitième, se dessécha sous les successeurs de Voltaire et de Pope, et mourut au bout de deux cents ans, après avoir poli l’Europe et soulevé la révolution française. Ainsi s’éleva, à la fin du dernier siècle, le génie philosophique allemand, qui, ayant engendré une métaphysique, une théologie, une poésie, une littérature, une linguistique, une exégèse, une érudition nouvelles, descend en ce moment dans les sciences et continue son évolution. Nul esprit plus original, plus universel, plus fécond en conséquences de toute portée et de toute sorte, plus capable de tout transformer et de tout refaire, ne s’est montré depuis trois cents ans. Il est du même ordre que celui de la Renaissance et celui de l’âge classique. Il se rattache, comme eux, toutes les grandes œuvres de l’intelligence contemporaine. Il apparaît comme eux dans tous les pays civilisés. Il se propage comme eux avec le même fonds et sous plusieurs formes. Il est comme eux un des moments de l’histoire du monde. Il se rencontre dans la même civilisation et dans les mêmes races. Nous pouvons donc, sans trop de témérité, conjecturer qu’il aura une durée et une destinée semblables. Nous arrivons par là à fixer avec quelque précision notre place dans le fleuve infini des événements et des choses. Nous savons que nous sommes à peu près au milieu de l’un des courants partiels qui le composent. Nous pouvons démêler la forme d’esprit qui le dirige et chercher d’avance vers quelles idées il nous conduit.

II §

En quoi consiste cette forme ? Dans la puissance de découvrir les idées générales. Nulle nation et nul âge ne l’a possédée à un si haut degré que ces Allemands. C’est là leur faculté dominante ; c’est par cette force qu’ils ont produit tout ce qu’ils ont fait. Ce don est proprement le don de comprendre (begreifen). Par lui, on trouve des conceptions d’ensemble (begriffe) ; on réunit sous une idée maîtresse toutes les parties éparses d’un sujet ; on aperçoit sous les divisions d’un groupe le lien commun qui les unit ; on concilie les oppositions ; on ramène les contrastes apparents à une unité profonde. C’est la faculté philosophique par excellence, et, en effet, c’est la faculté philosophique qui, dans toutes leurs œuvres, a imprimé son sceau. Par elle, ils ont vivifié des études sèches qui ne semblaient bonnes que pour occuper des pédants d’académie ou de séminaire. Par elle, ils ont deviné la logique involontaire et primitive qui a créé et organisé les langues, les grandes idées qui sont cachées au fond de toute œuvre d’art, les sourdes émotions poétiques et les vagues intuitions métaphysiques qui ont engendré les religions et les mythes. Par elle, ils ont aperçu l’esprit des siècles, des civilisations et des races, et transformé en système de lois l’histoire qui n’était qu’un monceau de faits. Par elle, ils ont retrouvé ou renouvelé le sens des dogmes, relié Dieu au monde, l’homme à la nature, l’esprit à la matière, aperçu l’enchaînement successif et la nécessité originelle des formes dont l’ensemble est l’univers. Par elle, ils ont fait une linguistique, une mythologie, une critique, une esthétique, une exégèse, une histoire, une théologie et une métaphysique tellement neuves, qu’elles sont restées longtemps inintelligibles et n’ont pu s’exprimer que par un langage à part. Et ce penchant s’est trouvé tellement souverain, qu’il a soumis à son empire les arts et la poésie elle-même. Lès poëtes se sont faits érudits, philosophes ; ils ont construit leurs drames, leurs épopées et leurs odes d’après des théories préalables, et pour manifester des idées générales. Ils ont rendu sensibles des thèses morales, des périodes historiques ; ils ont fabriqué et appliqué des esthétiques ; ils n’ont point eu de naïveté, ou ils ont fait de leur naïveté un usage réfléchi ; ils n’ont point aimé leurs personnages pour eux-mêmes ; ils ont fini par les transformer en symboles ; leurs idées philosophiques ont débordé à chaque instant hors du moule poétique où ils voulaient les enfermer ; ils ont été tous des critiques1421, occupés à construire ou à reconstruire, possesseurs d’érudition et de méthodes, conduits vers l’imagination par l’art et l’étude, incapables de créer des êtres vivants, sinon par science et par artifice, véritables systématiques qui, pour exprimer leurs conceptions abstraites, ont employé, au lieu de formules, les actions des personnages et la musique des vers.

III §

De cette aptitude à concevoir les ensembles une seule idée pouvait naître, celle des ensembles. En effet, toutes les idées élaborées depuis cinquante ans en Allemagne se réduisent à une seule, celle du développement (entwickelung), qui consiste à représenter toutes les parties d’un groupe comme solidaires et complémentaires, en sorte que chacune d’elles nécessite le reste, et que toutes réunies, elles manifestent, par leur succession et leurs contrastes, la qualité intérieure qui les assemble et les produit. Vingt systèmes, cent rêveries, cent mille métaphores ont figuré ou défiguré diversement cette idée fondamentale. Dépouillée de ses enveloppes, elle n’affirme que la dépendance mutuelle qui joint les termes d’une série, et les rattache toutes à quelque propriété abstraite située dans leur intérieur. Si on l’applique à la Nature, on arrive à considérer le monde comme une échelle de formes et comme une suite d’états ayant en eux-mêmes la raison de leur succession et de leur être, enfermant dans leur nature la nécessité de leur caducité et de leur limitation, composant par leur ensemble un tout indivisible, qui, se suffisant à lui-même, épuisant tous les possibles et reliant toutes choses depuis le temps et l’espace jusqu’à la vie et la pensée, ressemble par son harmonie et sa magnificence à quelque Dieu tout-puissant et immortel. Si on l’applique à l’homme, on arrive à considérer les sentiments et les pensées comme des produits naturels et nécessaires, enchaînés entre eux comme les transformations d’un animal ou d’une plante ; ce qui conduit à concevoir les religions, les philosophies, les littératures, toutes les conceptions et toutes les émotions humaines comme les suites obligées d’un état d’esprit qui les emporte en s’en allant, qui, s’il revient, les ramène, et qui, si nous pouvons le reproduire, nous donne par contre-coup le moyen de les reproduire à volonté. Voilà les deux doctrines qui circulent à travers les écrits des deux premiers penseurs du siècle, Hegel et Gœthe. Ils s’en sont servis partout comme d’une méthode, Hegel pour saisir la formule de toute chose, Gœthe pour se donner la vision de toute chose ; ils s’en sont imbus si profondément, qu’ils en ont tiré leurs sentiments intérieurs et habituels, leur morale et leur conduite. On peut les considérer comme les deux legs philosophiques que l’Allemagne moderne a faits au genre humain.

IV §

Mais ces legs n’ont point été purs, et cette passion pour les vues d’ensemble a gâté ses propres œuvres par son excès. Il est rare que notre esprit puisse saisir les ensembles : nous sommes resserrés dans un coin trop étroit du temps et de l’espace ; nos sens n’aperçoivent que la surface des choses ; nos instruments n’ont qu’une petite portée ; nous n’expérimentons que depuis trois cents ans ; notre mémoire est courte, et les documents par lesquels nous plongeons dans le passé ne sont que des flambeaux douteux, épars sur un champ immense, qu’ils font entrevoir sans l’éclairer. Pour relier les petits fragments que nous pouvons atteindre, il faut le plus souvent supposer des causes ou employer des idées générales tellement vastes, qu’elles peuvent convenir à tous les faits ; il faut avoir recours à l’hypothèse ou à l’abstraction, inventer des explications arbitraires ou se perdre dans les explications vagues. Ce sont là, en effet, les deux vices qui ont corrompu la pensée allemande. La conjecture et la formule y ont abondé. Les systèmes ont pullulé les uns par-dessus les autres et débordé en une végétation inextricable, où nul étranger n’osait entrer, ayant éprouvé que chaque matin amenait une nouvelle pousse, et que la découverte définitive proclamée la veille allait être étouffée par une autre découverte infaillible, capable tout au plus de durer jusqu’au lendemain matin. Le public européen s’étonnait de voir tant d’imagination et si peu de bon sens, des prétentions si ambitieuses et des théories si vides, une pareille invasion d’êtres chimériques et un tel regorgement d’abstractions inutiles, un si étrange manque de discernement et un si grand luxe de déraison. C’est que les folies et le génie découlaient de la même source ; une même faculté, démesurée et toute-puissante, produisait les découvertes et les erreurs. Si aujourd’hui on regarde l’atelier des idées humaines tout surchargé qu’il est et encombré de ses œuvres, on peut le comparer à quelque haut fourneau, machine monstrueuse qui, jour et nuit, a flamboyé infatigablement, à demi obscurcie par des vapeurs suffocantes, et où le minerai brut, empilé par étages, a bouillonné pour descendre en coulées ardentes dans les rigoles où il s’est figé. Nul autre engin n’eût pu fondre la masse informe empâtée par les scories primitives ; il a fallu, pour la dompter, cette élaboration obstinée et cette intense chaleur. Aujourd’hui les coulées inertes jonchent la terre ; leur poids rebute les mains qui les touchent ; si on veut les ployer à quelque usage, elles résistent ou cassent : telles que les voilà, elles ne peuvent servir ; et cependant telles que les voilà, elles sont la matière de tout outil et l’instrument de toute œuvre ; c’est à nous de les refondre. Il faut que chaque esprit les reporte à sa forge, les épure, les assouplisse, les reforme et retire du bloc grossier le pur métal.

V §

Mais chaque esprit les reforgera selon la structure de son propre foyer ; car toute nation a son génie original dans lequel elle moule les idées qu’elle prend ailleurs. Ainsi l’Espagne, au seizième et au dix-septième siècle, a renouvelé avec un autre esprit la peinture et la poésie italiennes. Ainsi les puritains et les jansénistes ont repensé dans des cadres neufs le protestantisme primitif. Ainsi les Français du dix-huitième siècle ont élargi et publié les idées libérales que les Anglais avaient appliquées ou proposées en religion et en politique. Il en est de même aujourd’hui. Les Français ne peuvent atteindre du premier coup, comme les Allemands, les hautes conceptions d’ensemble. Ils ne savent marcher que pas à pas, en partant des idées sensibles, en s’élevant insensiblement aux idées abstraites, selon les méthodes progressives et l’analyse graduelle de Condillac et de Descartes. Mais cette voie plus lente conduit presque aussi loin que l’autre, et par surcroît elle évite bien des faux pas. C’est par elle que nous parviendrons à corriger et à comprendre les vues de Hegel et de Gœthe, et si l’on regarde autour de soi les idées qui percent, on découvre que nous y arrivons déjà. Le positivisme, appuyé sur toute l’expérience moderne, et allégé, depuis la mort de son fondateur, de ses fantaisies sociales et religieuses, a repris une nouvelle vie en se réduisant à marquer la liaison des groupes naturels et l’enchaînement des sciences établies. D’autre part, l’histoire, le roman et la critique, aiguisés par les raffinements de la culture parisienne, ont fait toucher les lois des événements humains ; la nature s’est montrée comme un ordre de faits, l’homme comme une continuation de la nature ; et l’on a vu un esprit supérieur, le plus délicat, le plus élevé qui se soit montré de nos jours, reprenant et modérant les divinations allemandes, exposer en style français tout ce que la science des mythes, des religions et des langues, emmagasine au-delà du Rhin depuis soixante ans1422.

VI §

La percée est plus difficile en Angleterre ; car l’aptitude aux idées générales y est moindre et la défiance contre les idées générales y est plus grande ; on y rejette de prime abord tout ce qui de près ou de loin semble capable de nuire à la morale pratique ou au dogme établi. L’esprit positif semble en devoir exclure toutes les idées allemandes ; et cependant c’est l’esprit positif qui les introduit. Par exemple, les théologiens1423, ayant voulu se représenter avec une netteté et une certitude entière les personnages du Nouveau Testament, ont supprimé l’auréole et la brume dans lesquelles l’éloignement les enveloppait ; ils se les sont figurés avec leurs vêtements, leurs gestes, leur accent, avec toutes les nuances d’émotion que leur style a notées, avec le genre d’imagination que leur siècle leur a imposé, parmi les paysages qu’ils ont regardés, parmi les monuments devant lesquels ils ont parlé, avec toutes les circonstances physiques ou morales que l’érudition et les voyages peuvent rendre sensibles, avec tous les rapprochements que la physiologie et la psychologie modernes peuvent suggérer ; ils nous en ont donné l’idée précise et prouvée, colorée et figurative1424 ; ils les ont vus non pas à travers des idées et comme des mythes, mais face à face et comme des hommes. Ils ont appliqué l’art de Macaulay à l’exégèse, et si l’érudition allemande pouvait tout entière repasser par ce creuset, sa solidité serait double, et aussi son prix.

Mais il y a une autre voie toute germanique par laquelle les idées allemandes peuvent devenir anglaises. C’est celle que Carlyle a prise ; c’est par elle que la religion et la poésie dans les deux pays se correspondent ; c’est par elle que les deux nations sont sœurs. Le sentiment des choses intérieures (insight) est dans la race, et ce sentiment est une sorte de divination philosophique. Au besoin, le cœur tient lieu de cerveau. L’homme inspiré, passionné, pénètre dans l’intérieur des choses ; il aperçoit les causes par la secousse qu’il en ressent ; il embrasse les ensembles par la lucidité et la vélocité de son imagination créatrice ; il découvre l’unité d’un groupe par l’unité de l’émotion qu’il en reçoit. Car sitôt que vous créez, vous sentez en vous-même la force qui agit dans les objets que vous pensez ; votre sympathie vous révèle leur sens et leur lien ; l’intuition est une analyse achevée et vivante ; les poëtes et les prophètes, Shakspeare et Dante, saint Paul et Luther, ont été sans le vouloir des théoriciens systématiques, et leurs visions renferment des conceptions générales de l’homme et de l’univers. Le mysticisme de Carlyle est une puissance du même genre. Il traduit en style poétique et religieux la philosophie allemande. Il parle comme Fichte « de l’idée divine du monde, de la réalité qui gît au fond de toute apparence. » Il parle comme Gœthe « de l’esprit qui tisse éternellement la robe vivante de la Divinité. » Il emprunte leurs métaphores, seulement il les prend au pied de la lettre. Il considère comme un être mystérieux et sublime le Dieu qu’ils considèrent comme une forme ou comme une loi. Il conçoit par l’exaltation, par la rêverie douloureuse, par le sentiment confus de l’entrelacement des êtres, cette unité de la nature qu’ils démêlent à force de raisonnements et d’abstractions. Voilà un dernier chemin, escarpé sans doute et peu fréquenté, pour atteindre aux sommets où s’est élancée du premier coup la pensée allemande. L’analyse méthodique jointe à la coordination des sciences positives, la critique française raffinée par le goût littéraire et l’observation mondaine, la critique anglaise appuyée sur le bon sens pratique et l’intuition positive ; enfin, dans un recoin écarté, l’imagination sympathique et poétique, ce sont là les quatre routes par lesquelles l’esprit humain chemine aujourd’hui pour reconquérir les hauteurs sublimes où il s’était cru porté et qu’il a perdues. Ces voies mènent toutes sur la même cime, mais à des points de vue différents. Celle où Carlyle a marché, étant la plus lointaine, l’a conduit vers la perspective la plus étrange. Je le laisserai parler lui-même ; il va dire au lecteur ce qu’il a vu.

3.
Sa philosophie, sa morale et sa critique. §

« Ceci n’est pas une métaphysique, ou quelque autre science abstraite, ayant son origine dans la tête seule, mais une philosophie de la vie, ayant son origine aussi dans le cœur, et parlant au cœur1425. » Carlyle a conté, sous le nom de Teufelsdroeckh, toute la suite des émotions qui y conduisent. Ce sont celles d’un puritain moderne ; ce sont les doutes, les désespoirs, les combats intérieurs, les exaltations et les déchirements par lesquels les anciens puritains arrivaient à la foi : c’est leur foi sous d’autres formes. Chez lui comme chez eux, l’homme spirituel et intérieur se dégage de l’homme extérieur et charnel, démêle le devoir à travers les sollicitations du plaisir, découvre Dieu à travers les apparences de la nature, et, au-delà du monde et des instincts sensibles, aperçoit un monde et un instinct surnaturels.

I §

Le propre de Carlyle, comme de tout mystique, c’est de voir en toute chose un double sens. Pour lui, les textes et les objets sont capables de deux interprétations : l’une grossière, ouverte à tous, bonne pour la vie usuelle ; l’autre sublime, ouverte à quelques-uns, propre à la vie supérieure. « Aux yeux de la vulgaire logique, dit Carlyle, qu’est-ce que l’homme ? Un bipède omnivore qui porte des culottes. Aux yeux de la pure raison, qu’est-il ? Une âme, un esprit, une divine apparition. » — « Il y a un moi mystérieux caché sous ce vêtement de chair. Profond est son ensevelissement sous ce vêtement étrange, parmi les sons, les couleurs et les formes, qui sont ses langes et son linceul. Et pourtant ce vêtement est tissé dans le ciel et digne de Dieu1426. » — « Car la matière est esprit, manifestation de l’esprit. La chose visible, qu’est-elle, sinon un habit, le vêtement de quelque chose de supérieur et d’invisible, d’inimaginable et sans forme, obscurci par l’excès même de son éclat1427… Toutes les choses visibles sont des emblèmes : ce que tu vois n’est pas là pour son propre compte. À proprement parler, il n’y a rien là. La matière n’existe que spirituellement, pour représenter quelque idée et l’incarner extérieurement. Est-ce que l’imagination n’est pas obligée de tisser des vêtements, des corps visibles par lesquels les inspirations et les créations invisibles de notre raison sont révélées comme le seraient des esprits, et deviennent toutes-puissantes ? » Le langage, la poésie, les arts, l’Église, l’État ne sont que des symboles. « Ainsi, c’est par des symboles1428 que l’homme est guidé et commandé, heureux ou misérable ; il se trouve de toutes parts enveloppé des symboles reconnus comme tels ou non reconnus. Tout ce qu’il a fait n’est-il pas symbolique ? sa vie n’est-elle pas une révélation sensible du don de Dieu, de la force mystique qui est en lui ? » Montons plus haut encore et regardons le Temps et l’Espace, ces deux abîmes que rien ne semble pouvoir combler ni détruire, et sur lesquels flottent notre vie et notre univers. « Ils ne sont que les formes de notre pensée… Il n’y a ni temps ni espace, ce ne sont que de grandes apparences », enveloppes de notre pensée et de notre monde1429. Notre racine est dans l’éternité ; nous avons l’air de naître et de mourir, mais véritablement nous sommes. « Sache bien que les ombres du temps ont seules péri et sont seules périssables, que la substance réelle de tout ce qui fut et de tout ce qui est existe en ce moment même et pour toujours. » Tels que nous voilà, avec notre chair et nos sens, nous nous croyons solides ; mais tout cet extérieur n’est qu’un fantôme. « Ces membres1430, cette forme tempêtueuse, ce sang vivant avec ses passions ardentes, ce ne sont que poussières et ombres, un système d’ombres rassemblées autour de notre moi. Nous y glapissons, nous piaulons dans nos disputes et nos aigres récriminations de hiboux criards ; nous passons sinistres, et faibles, et craintifs, ou bien nous hurlons et nous nous démenons dans notre folle danse des morts, jusqu’à ce que l’odeur de l’air du matin nous rappelle à notre demeure silencieuse et que la nuit pleine de songes s’éveille et devienne le jour1431. »

Qu’y-a-t-il donc au-dessous de toutes ces vaines apparences ? Quel est cet être immobile dont la nature n’est que la « robe changeante et vivante ? » Nul ne le sait ; si le cœur le devine, l’esprit ne l’aperçoit pas. « La création s’étale devant nous comme un glorieux arc-en-ciel ; mais le soleil qui le fait reste derrière nous, hors de notre vue1432. » Nous n’en avons que le sentiment, nous n’en avons point l’idée. Nous sentons que cet univers est beau et terrible ; « mais son essence restera toujours sans nom1433. » Nous n’avons qu’à tomber à genoux devant cette face voilée ; la stupeur et l’adoration sont notre véritable attitude. « La science sans vénération est stérile, peut-être vénéneuse. L’homme qui ne peut pas vénérer, qui ne sait pas habituellement vénérer et adorer, quand il serait le président de cent Sociétés royales, et quand il porterait dans sa seule tête toute la Mécanique céleste et toute la philosophie de Hegel, et l’abrégé de tous les laboratoires et de tous les observatoires avec leurs résultats, —  n’est qu’une paire de lunettes derrière laquelle il n’y a point d’yeux1434. Vos Instituts, vos Académies des sciences luttent bravement, et, parmi les myriades d’hiéroglyphes inextricablement entassés et entrelacés, recueillent par des combinaisons adroites quelques lettres en écriture vulgaire qu’ils mettent ensemble pour en former une ou deux recettes économiques fort utiles dans la pratique1435. » Croient-ils par hasard « que la nature n’est qu’un monceau de ces sortes de recettes, quelque énorme livre de cuisine ? » Ôte les écailles de tes yeux, et regarde. « Tu verras que ce sublime univers, dans la moindre de ses provinces, est, à la lettre, la cité étoilée de Dieu ; qu’à travers chaque étoile, à travers vers chaque brin de gazon, surtout à travers chaque âme vivante rayonne la gloire d’un Dieu présent. —  Génération après génération, l’humanité prend la forme d’un corps, et, s’élançant de la nuit cimmérienne, apparaît avec une mission du ciel. Puis l’envoyé céleste est rappelé ; son vêtement de terre tombe, et bientôt devient pour les sens eux-mêmes une ombre évanouie. Ainsi, comme une artillerie céleste pleine de foudroiements et de flammes, cette mystérieuse humanité tonne et flamboie, en files grandioses, en successions rapides, à travers l’abîme inconnu. Ainsi, comme une armée d’esprits enflammés, créés par Dieu, nous sortons du vide, nous nous hâtons orageusement à travers la terre, puis nous nous replongeons dans le vide. Mais d’où venons-nous ? ô Dieu, où allons-nous ? Les sens ne répondent pas, la foi ne répond pas ; seulement nous savons que c’est d’un mystère à un autre mystère, et de Dieu à Dieu1436. »

II §

Cette véhémente poésie religieuse, toute remplie des souvenirs de Milton et de Shakspeare, n’est qu’une transcription anglaise des idées allemandes. Il y a une règle fixe pour transposer, c’est-à-dire pour convertir les unes dans les autres les idées d’un positiviste, d’un panthéiste, d’un spiritualiste, d’un mystique, d’un poëte, d’une tête à images et d’une tête à formules. On peut marquer tous les pas qui conduisent la simple conception philosophique à l’état extrême et violent. Prenez le monde tel que le montrent les sciences : c’est un groupe régulier, ou, si vous voulez, une série qui a sa loi ; selon elles, ce n’est rien davantage. Comme de la loi on déduit la série, vous pouvez dire qu’elle l’engendre, et considérer cette loi comme une force. Si vous êtes artiste, vous saisirez d’ensemble la force, la série des effets et la belle façon régulière dont la force produit la série ; à mon gré, cette représentation sympathique est, de toutes, la plus exacte et la plus complète ; la connaissance est bornée tant qu’elle ne s’avance pas jusque-là, et la connaissance est achevée quand elle est arrivée là. Mais au-delà commencent les fantômes que l’esprit crée, et par lesquels il se dupe lui-même. Si vous avez un peu d’imagination, vous ferez de cette force un être distinct, situé hors des prises de l’expérience, spirituel, principe et substance des choses sensibles. Voilà un être métaphysique. Ajoutez un degré à votre imagination et à votre enthousiasme, vous direz que cet esprit, situé hors du temps et de l’espace, se manifeste par le temps et par l’espace, qu’il subsiste en toute chose, qu’il anime toute chose, que nous avons en lui le mouvement, l’être et la vie. Poussez jusqu’au bout dans la vision et l’extase, vous déclarerez que ce principe est seul réel, que le reste n’est qu’apparence ; dès lors vous voilà privé de tous les moyens de le définir ; vous n’en pouvez rien affirmer, sinon qu’il est la source des choses et qu’on ne peut rien affirmer de lui ; vous le considérez comme un abîme grandiose et insondable ; vous cherchez, pour arriver à lui, une voie autre que les idées claires ; vous préconisez le sentiment, l’exaltation. Si vous avez le tempérament triste, vous le cherchez, comme les sectaires, douloureusement, parmi les prosternements et les angoisses. Par cette échelle de transformations, l’idée générale devient un être poétique, puis un être philosophique, puis un être mystique, et la métaphysique allemande, concentrée et échauffée, se trouve changée en puritanisme anglais.

III §

Ce qui distingue ce mysticisme des autres, c’est qu’il est pratique. Le puritain s’inquiète non-seulement de ce qu’il doit croire, mais encore de ce qu’il doit faire ; il veut une réponse à ses doutes, mais surtout une règle à sa conduite ; il est tourmenté par le sentiment de son ignorance, mais aussi par l’horreur de ses vices ; il cherche Dieu, mais en même temps le devoir. À ses yeux, les deux n’en font qu’un ; le sens moral est le promoteur et le guide de la philosophie. « Est-ce qu’il n’y a pas de Dieu, ou tout au plus un Dieu en voyage, oisif, qui reste assis depuis le premier sabbat à la porte de son univers et le regarde aller ? Est-ce que le mot devoir n’a pas de sens ? Faut-il dire que ce que nous appelons devoir n’est point un messager divin et un guide, mais un fantôme terrestre et trompeur fabriqué avec le désir et la crainte, avec les émanations de la potence et le lit céleste du docteur Graham ? —  Le bonheur d’une conscience satisfaite ? Est-ce que Paul de Tarse, que l’admiration des hommes a déclaré saint, ne sentait pas qu’il était le premier des pécheurs ? Est-ce que Néron de Rome, l’esprit joyeux, ne passait pas le meilleur de son temps à jouer de la lyre ? Malheureux pileur de mots et découpeur de motifs, qui, dans ton moulin logique, possèdes un mécanisme pour le divin lui-même et voudrais m’extraire la vertu des écorces du plaisir ; je te dis non1437 ! » Il y a en nous un instinct qui dit non. Nous découvrons en nous « quelque chose de plus haut que l’amour du bonheur », l’amour du sacrifice. Voilà la partie divine de notre âme. Nous apercevons en elle et par elle le Dieu qui, autrement, nous resterait toujours caché. Nous perçons par elle dans un monde inconnu et sublime. Il y a un état extraordinaire de l’âme par lequel elle sort de l’égoïsme, renonce au plaisir, ne se soucie plus d’elle-même, adore la douleur, comprend la sainteté1438. Cet obscur au-delà que les sens n’atteignent point, que la raison ne peut définir, que l’imagination figure comme un roi et comme une personne, c’est la sainteté, c’est le sublime. Le héros y habite : « Il y vit1439 dans cette sphère intérieure des choses, dans le vrai, dans le divin, dans l’éternel qui existe toujours, invisible à la foule, sous le temporaire et le trivial ; son être est là, sa vie est un fragment du cœur immortel de la nature1440. » La vertu est une révélation, l’héroïsme est une lumière, la conscience une philosophie, et l’on exprimera en abrégé ce mysticisme moral en disant que Dieu, pour Carlyle, est un mystère dont le seul nom est l’idéal.

IV §

Cette faculté d’apercevoir dans les choses le sens intérieur, et cette disposition à rechercher dans les choses le sens moral, ont produit en lui toutes ses doctrines, et d’abord son christianisme. Ce christianisme est fort libre ; Carlyle prend la religion à l’allemande, d’une façon symbolique. C’est pourquoi on l’appelle panthéiste : ce qui, en bon français moderne, signifie fou ou scélérat. En Angleterre aussi, on l’exorcise. Son ami Sterling lui envoie de longues dissertations pour le ramener au Dieu personnel. À chaque instant il blesse au vif les théologiens qui font de la cause primitive un architecte ou un administrateur. Il les choque encore bien mieux quand il entre dans le dogme ; il considère le christianisme comme un mythe, dont l’essence est « l’adoration de la douleur. Son temple, fondé il y a dix-huit siècles, gît en ruines maintenant, recouvert de végétations parasites, habité par des créatures plaintives. Avance pourtant : dans une crypte basse, qui a pour arche des fragments qui croulent, tu trouveras encore l’autel et la lampe sacrée qui brûle éternellement1441. » Mais ses gardiens ne la connaissent plus. Une friperie de décorations officielles la cache aux regards des hommes. L’Église protestante au dix-neuvième siècle, comme l’Église catholique au seizième siècle, a besoin d’une réforme. Il nous faut un nouveau Luther. « Car, dit-il dans son livre du Tailleur, l’Église est l’habit, le tissu spirituel et intérieur, qui administre la vie et la chaude circulation à tout le reste ; sans lui, le cadavre, et jusqu’à la poussière de la société, finiraient par s’évaporer et s’anéantir. Cependant, en notre âge du monde, ces habits ecclésiastiques se sont misérablement percés aux coudes. Bien pis, la plupart d’entre eux sont devenus de simples formes creuses, des masques sous lesquels nulle figure vivante, nul esprit n’habite encore, où il n’y a plus que des araignées et de sales scarabées, horrible amas, qui de leurs pattes tracassent à leur métier. Et ce masque fixe encore sur vous ses yeux de verre, avec un lugubre simulacre de vie. Depuis une génération ou deux, la religion s’est retirée de lui, et, dans des coins que nul ne remarque, elle se tisse silencieusement de nouveaux vêtements dans lesquels elle apparaîtra de nouveau pour nous ranimer, nous, nos fils, ou nos petits-fils1442. » — Une fois le christianisme réduit au sentiment de l’abnégation, les autres religions reprennent par contre-coup leur dignité et leur importance. Elles sont, comme le christianisme, des formes de la religion universelle. « Elles renferment toutes une vérité, autrement les hommes ne les auraient pas embrassées1443. » Elles ne sont pas une imposture de charlatans ni un jeu d’imaginations poétiques. Elles sont une vie plus ou moins trouble du mystère auguste et infini qui est au fond de l’univers. « Le plus grossier païen qui adora l’étoile Canope ou la pierre noire de la Caaba y reconnaissait une beauté, un sens divin… Canope luisant sur le désert, avec son éclat de diamant bleuâtre (cet étrange éclat bleuâtre qui semble celui d’un esprit), perçait jusqu’au cœur du sauvage Ismaélite qu’elle guidait à travers le désert vide. Pour ce cœur sauvage, plein de toutes les émotions, sans langage pour aucune émotion, elle pouvait sembler un petit œil, cette étoile Canope, qui le regardait du plus profond de l’éternité et lui révélait la splendeur intérieure. » Le culte du grand Lama, le papisme lui-même, interprètent à leur façon le sentiment du divin ; c’est pourquoi le papisme lui-même est respectable. « Qu’il dure aussi longtemps « qu’il pourra » (ceci est bien hardi en Angleterre), « aussi longtemps qu’il pourra guider une vie pieuse. » On l’appelle idolâtrie, peu importe. Qu’est-ce qu’une idole, sinon un symbole, une chose vue ou imaginée qui représente le divin ? « Toutes les religions sont des symboles. Le plus rigoureux puritain a sa confession de foi ; sa représentation intellectuelle des choses divines. Toutes les croyances, les liturgies, les formes religieuses, les conceptions dont se revêt le sentiment religieux, sont en ce sens des idoles, des choses vues. Tout culte doit s’accomplir par des symboles, des idoles ; nous pouvons dire que toute idolâtrie est comparative, et que la pire idolâtrie n’est qu’une idolâtrie plus grande. » La seule qui soit détestable est celle d’où le sentiment s’est retiré, qui ne consiste qu’en cérémonies apprises, en répétition machinale de prières, en profession décente de formules qu’on n’entend pas. La vénération profonde d’un moine du douzième siècle prosterné devant les reliques de saint Edmond, valait mieux que la piété de convenance et la froide religion philosophique d’un protestant d’aujourd’hui. Quel que soit le culte, c’est le sentiment qui lui communique toute sa vertu. Et ce sentiment est le sentiment moral. « La seule fin1444, la seule essence, le seul usage de toute religion passée présente ou à venir, est de garder vivante et ardente notre conscience morale, qui est notre lumière intérieure. Toute religion est venue ici pour nous rappeler plus ou moins bien ce que nous savons déjà plus ou moins bien, à savoir qu’il y a une différence absolument infinie entre un homme de bien et un homme méchant, pour nous ordonner d’aimer l’un, infiniment, d’abhorrer et d’éviter l’autre infiniment, de nous efforcer infiniment d’être l’un et de n’être point l’autre1445. » — « Toute religion qui n’aboutit pas à l’action, au travail, peut s’en aller et habiter parmi les brahmanes, les antinomiens, les derviches tourneurs, partout où elle voudra ; chez moi, elle n’a pas de place1446. » Chez vous, fort bien, mais elle en trouve ailleurs. Nous touchons ici le trait anglais et étroit de cette conception allemande et si large. Il y a beaucoup de religions qui ne sont point morales, il y en a beaucoup, plus encore qui ne sont point pratiques. Carlyle veut réduire le cœur de l’homme au sentiment anglais du devoir, et l’imagination de l’homme au sentiment anglais du respect. La moitié de la poésie humaine échappe à ses prises. Car si une portion de nous-même nous soulève jusqu’à l’abnégation et à la vertu, une autre portion nous emmène vers la jouissance et le plaisir. L’homme est païen aussi bien que chrétien ; la nature a deux faces ; plusieurs races, l’Inde, la Grèce, l’Italie n’ont compris que la seconde, et n’ont eu pour religions que l’adoration de la force dévergondée et l’extase de l’imagination grandiose, ou bien encore l’admiration de la forme harmonieuse avec le culte de la volupté, de la beauté et du bonheur.

V §

Sa critique des œuvres littéraires a la même chaleur et la même violence, la même portée et les mêmes limites, le même principe et les mêmes conclusions que sa critique des œuvres religieuses. Il y a introduit les grandes idées de Hegel et de Gœthe, et les a resserrées sous la discipline étroite du sentiment puritain1447. Il considère le poète, l’écrivain, l’artiste « comme un interprète de l’idée divine qui est au fond de toute apparence, comme un révélateur de l’infini », comme un représentant de son siècle, de sa nation, de son âge ; vous reconnaissez ici toutes les formules germaniques. Elles signifient que l’artiste démêle et exprime mieux que personne les traits saillants et durables du monde qui l’entoure, en sorte qu’on peut extraire de son œuvre une théorie de l’homme et de la nature, en même temps qu’une peinture de sa race et de son temps. Cette découverte a renouvelé la critique. Carlyle lui doit ses plus belles vues, ses leçons sur Shakspeare et sur Dante, ses études sur Gœthe, sur Johnson, sur Burns et sur Rousseau. Là-dessus et par un entraînement naturel, il est devenu le héraut de la littérature allemande ; il s’est fait l’apôtre de Gœthe ; il l’a loué avec une ferveur de néophyte jusqu’à manquer à son endroit d’adresse et de clairvoyance ; il l’appelle héros, il présente sa vie comme un exemple à tous les gens de notre siècle ; il ne veut point voir son paganisme, si visible, mais si contrariant pour un puritain. Par un autre contre-coup des mêmes causes, il a fait de Jean-Paul, le bouffon affecté, l’humoriste extravagant, « un géant », une sorte de prophète ; il a comblé d’éloges Novalis et les rêveurs mystiques ; il a mis le démocrate Burns au-dessus de Byron ; il a exalté Johnson, ce brave pédant, le plus grotesque des taureaux littéraires. Son principe est que dans une œuvre d’esprit la forme est peu de chose, le fond seul est important. Sitôt qu’un homme a un sentiment profond, une conviction forte, son livre est beau. Un écrit, quel qu’il soit, ne fait que manifester une âme ; si cette âme est sérieuse, si elle est intimement et habituellement ébranlée par les graves pensées qui doivent préoccuper une âme, si elle aime le bien, si elle est dévouée, si elle s’attache de tous ses efforts, sans arrière-pensée d’intérêt ou d’amour-propre, à publier la vérité qui la frappe, elle a touché le but : nous n’avons que faire du talent ; nous n’avons pas besoin d’être flattés par de belles formes ; notre unique objet est de nous trouver face à face avec le sublime ; toute la destinée de l’homme est de sentir l’héroïsme ; la poésie et les arts n’ont pas d’autre emploi ni d’autre mérite. Vous voyez à quel degré et avec quel excès Carlyle a le sentiment germanique, pourquoi il aime les mystiques, les humoristes, les prophètes, les écrivains illettrés et hommes d’action, les poëtes primesautiers, tous ceux qui violentent la beauté régulière par ignorance, par brutalité, par folie ou de parti pris. Il va jusqu’à excuser la rhétorique de Johnson, parce que Johnson fut loyal et sincère ; il ne distingue pas en lui l’homme littéraire de l’homme pratique ; il cesse de voir le déclamateur classique, étrange composé de Scaliger, de Boileau, et de La Harpe, enharnaché majestueusement dans la défroque cicéronienne, pour ne regarder que l’homme religieux et convaincu. Une pareille habitude bouche les yeux sur la moitié des choses. Carlyle parle avec une indifférence méprisante1448 du dilettantisme moderne, semble mépriser les peintres, n’admet pas la beauté sensible. Tout entier aux écrivains, il néglige les artistes ; en effet, la source des arts est le sentiment de la forme, et les plus grands artistes, les Italiens, les Grecs, n’ont connu, comme leurs prêtres et leurs poëtes, que la beauté de la volupté et de la force. De là vient encore qu’il n’a point de goût pour la littérature française. Cet ordre exact, ces belles proportions, ce perpétuel souci de l’agréable et du convenable, cette architecture harmonieuse d’idées claires et suivies, cette peinture délicate de la société, cette perfection du style, rien de ce qui nous touche n’a de prise sur lui. Sa façon d’entendre la vie est trop éloignée de la nôtre. Il a beau essayer de comprendre Voltaire, il n’arrive qu’à le diffamer1449. « Il n’y a pas une seule grande pensée dans ses trente-six in-quartos… Son regard s’arrête à la superficie de la nature ; le grand Tout, avec sa beauté et sa mystérieuse grandeur infinie, ne lui a jamais été révélé ; même un seul instant ; il a regardé et noté seulement tel atome, et puis tel autre, leurs différences et leurs oppositions1450… Sa théorie du monde, sa peinture de l’homme et de la vie de l’homme, est mesquine, pitoyable même, pour un poëte et un philosophe. Il lit l’histoire, non pas avec les yeux d’un voyant pieux ou même d’un critique, mais avec une simple paire de lunettes anticatholiques. Elle n’est point pour lui un drame grandiose, joué sur le théâtre de l’infini, avec les soleils pour lampes et l’éternité pour fond… mais une pauvre insipide dispute de club dévidée dix siècles durant entre l’Encyclopédie et la Sorbonne. L’univers de Dieu est un patrimoine de saint Pierre un peu plus grand que l’autre, duquel il serait agréable et bon de chasser le pape… La haute louange d’avoir poursuivi un but juste ou noble ne peut lui être accordée sans beaucoup de réserves, et peut même, avec assez d’apparence, lui être refusée. La force qui lui était nécessaire n’était ni noble ni grande, mais petite et à quelques égards de basse espèce. Seulement il en fait usage avec dextérité et à propos. Pour bâtir le temple d’Éphèse, il avait fallu le travail de bien des têtes sages et de bien des bras robustes, pendant des vies entières ; et ce même temple a pu être détruit par un fou en une heure. » Voilà d’assez gros mots ; nous n’en emploierons pas de pareils. Je dirai seulement que si quelqu’un jugeait Carlyle en Français, comme il juge Voltaire en Anglais, ce quelqu’un ferait de Carlyle un portrait différent de celui que j’essaye de tracer ici.

VI §

Ce commerce de dénigrements était en vigueur il y a cinquante ans ; dans cinquante ans, il est probable qu’il aura cessé tout à fait. Nous commençons à comprendre le sérieux des puritains ; peut-être les Anglais finiront-ils par comprendre la gaieté de Voltaire ; nous travaillons à goûter Shakspeare, ils essayeront sans doute de goûter Racine. Gœthe, le maître de tous les esprits modernes, a bien su goûter tous les deux1451. Il faut que le critique à son âme naturelle et nationale ajoute cinq ou six âmes artificielles et acquises, et que sa sympathie flexible l’introduise en des sentiments éteints ou étrangers. Le meilleur fruit de la critique est de nous déprendre de nous-mêmes, de nous contraindre à faire la part du milieu où nous vivons plongés, de nous enseigner à démêler les objets eux-mêmes à travers les apparences passagères dont notre caractère et notre siècle ne manquent jamais de les revêtir. Chacun les regarde avec des lunettes de portée et de couleur diverses, et nul ne peut atteindre la vérité qu’en tenant compte de la forme et de la teinte que la structure de ses verres impose aux objets qu’il aperçoit. Jusqu’ici nous nous sommes disputés et battus, l’un disant que les choses sont vertes, d’autres qu’elles sont jaunes, d’autres enfin qu’elles sont rouges, chacun accusant son voisin de mal voir et d’être de mauvaise foi. Voici enfin que nous apprenons l’optique morale ; nous découvrons que la couleur n’est point dans les objets, mais en nous-mêmes ; nous pardonnons à nos voisins de voir autrement que nous ; nous reconnaissons qu’ils doivent voir rouge ce qui nous paraît bleu, vert ce qui nous paraît jaune ; nous pouvons même définir l’espèce de lunettes qui produit le jaune et l’espèce de lunettes qui produit le vert, deviner leurs effets d’après leur nature, prédire aux gens la teinte sous laquelle leur apparaîtra l’objet qu’on va leur présenter, construire d’avance le système de tout esprit, et peut-être un jour nous dégager de tout système. « Comme poëte, disait Gœthe, je suis polythéiste ; comme naturaliste, panthéiste ; comme être moral, déiste ; et j’ai besoin, pour exprimer mon sentiment, de toutes ces formes. » En effet, toutes ces lunettes sont bonnes, car elles nous montrent toutes quelque aspect nouveau des choses. Le point important, c’est d’en avoir non pas une, mais plusieurs, d’employer chacune d’elles au moment convenable, de faire abstraction de la couleur qui lui est particulière, de savoir que derrière ces milliers de teintes mouvantes et poétiques, l’optique ne constate que des changements régis par une loi.

4.
Sa conception de l’histoire. §

I. §

« L’histoire universelle1452, dit Carlyle, l’histoire de ce que l’homme a accompli dans le monde, est au fond l’histoire des grands hommes qui ont travaillé ici-bas. Ils ont été les conducteurs des peuples, ces grands hommes ; les formateurs, les modèles, et, dans un sens large, les créateurs de tout ce que la masse des hommes pris ensemble est parvenue à faire ou à atteindre. Toutes les choses que nous voyons debout dans le monde sont proprement le résultat matériel extérieur, l’accomplissement pratique et l’incarnation des pensées qui ont habité dans les grands hommes envoyés au monde. L’âme de l’histoire entière du monde, ce serait leur histoire1453. » Quels qu’ils soient, poëtes, réformateurs ; écrivains, hommes d’action, révélateurs, il leur donne à tous un caractère mystique. « Le héros est un messager envoyé du fond du mystérieux Infini avec des nouvelles pour nous… Il vient de la substance intérieure des choses. Il y vit et il y doit vivre en communion quotidienne… Il vient du cœur du monde, de la réalité primordiale des choses ; l’inspiration du Tout-Puissant lui donne l’intelligence, et véritablement ce qu’il prononce est une sorte de révélation1454. » En vain l’ignorance de son siècle et ses propres imperfections altèrent la pureté de sa vision originale ; il atteint toujours quelque vérité immuable et vivifiante ; c’est pour cette vérité qu’il est écouté, et c’est par cette vérité qu’il est puissant. Ce qu’il en a découvert est immortel et efficace1455. « Les œuvres d’un homme, quand vous les enseveliriez dans des montagnes de guano, sous les obscènes ordures de tous les hibous antiquaires, ne périssent pas, ne peuvent pas périr. Ce qu’il y avait de lumière éternelle dans un homme et dans sa vie, cela précisément est ajouté aux éternités, cela subsiste pour toujours comme une nouvelle et divine portion de la somme des choses1456. C’est pour cela que le culte des héros est à cette heure et à toutes les heures la puissance vivifiante de la vie humaine ; la religion est fondée dessus ; toute société s’y appuie. Car qu’est-ce proprement que la loyauté1457 qui est le souffle vital de toute société, sinon une émanation du culte des héros, une admiration soumise pour ceux qui sont vraiment grands ? » Ce sentiment est le fonds même de l’homme. Il subsiste aujourd’hui même dans cet âge de nivellement et de destruction. « Je vois dans cette indestructibilité du culte de l’héroïsme la base de roc éternel au-dessous de laquelle les ruines confuses des écroulements révolutionnaires ne peuvent tomber. »

II §

Il y a là une théorie allemande, mais transformée, précisée et épaissie à la manière anglaise. Les Allemands disaient que toute nation, toute période, toute civilisation a son idée, c’est-à-dire son trait principal, duquel tous les autres dérivent ; en sorte que la philosophie, la religion, les arts et les mœurs, toutes les parties de la pensée et de l’action peuvent être déduites de quelque qualité originelle et fondamentale de laquelle tout part et à laquelle tout aboutit. Là où Hegel mettait une idée, Carlyle met un sentiment héroïque. Cela est plus palpable et plus moral. Pour achever de sortir du vague, il considère ce sentiment dans un héros. Il a besoin de donner aux abstractions un corps et une âme ; il est mal à son aise dans les conceptions pures, et veut toucher un être réel.

Mais cet être, tel qu’il le conçoit, est un abrégé du reste. Car, selon lui, le héros contient et représente la civilisation où il est compris ; il a découvert, proclamé ou pratiqué une conception originale, et son siècle l’y a suivi. La connaissance d’un sentiment héroïque donne ainsi la connaissance d’un âge tout entier. Par là Carlyle est sorti des biographies. Il a retrouvé les grandes vues de ses maîtres. Il a senti comme eux qu’une civilisation, si vaste et si dispersée qu’elle soit à travers le temps et l’espace, forme un tout indivisible. Il a rassemblé sous un héroïsme les fragments épars qu’Hegel réunissait par une loi. Il a dérivé d’un sentiment commun les événements que les Allemands déduisaient d’une définition commune. Il a compris les profondes et lointaines liaisons des choses, celles qui rattachent un grand homme à son temps, celles qui nouent les œuvres de la pensée accomplie aux bégayements de la pensée naissante, celles qui enchaînent les savantes inventions des Constitutions modernes aux fureurs désordonnées de la barbarie primitive1458. « Ces vieux rois de la mer, silencieux, les lèvres serrées, qui défiaient le sauvage Océan avec ses monstres, et tous les hommes et toutes les choses, ont été les ancêtres de nos Blakes et de nos Nelsons. Hrolf ou Rollo, duc de Normandie, a une part à cette heure-ci dans le gouvernement de l’Angleterre1459. » — « S’il n’y avait pas eu de sauvages saints Dominiques ni d’ermites de la Thébaïde, il n’y aurait point eu un harmonieux Dante. Le rude effort pratique en Scandinavie et ailleurs, depuis Odin jusqu’à Walter Raleigh, depuis Ulfila jusqu’à Cranmer, a rendu Shakspeare capable de parler. Un poëte avec tout son charme, qu’est-il, sinon le produit et l’achèvement définitif de la Réforme ou de la Prophétie avec son âpreté ? Bien plus, le poëte accompli, je le remarque souvent, est un symptôme que son époque elle-même vient d’atteindre la perfection et se trouve accomplie, qu’avant longtemps on aura besoin d’une nouvelle époque et de nouveaux réformateurs. Car chaque âge a son théorème ou représentation spirituelle de l’univers. » Ses grandes œuvres poétiques ou pratiques ne font que publier ou appliquer cette idée maîtresse ; l’historien se sert d’elle pour retrouver le sentiment primitif qui les engendre et pour former la conception d’ensemble qui les unit.

III §

De là une façon nouvelle d’écrire l’histoire. Puisque le sentiment héroïque est la cause du reste, c’est à lui que l’historien doit s’attacher. Puisqu’il est la source de la civilisation, le moteur des révolutions, le maître et le régénérateur de la vie humaine, c’est en lui qu’il faut observer la civilisation, les révolutions et la vie humaine. Puisqu’il est le ressort de tout mouvement, c’est par lui que l’on comprendra tout mouvement. Libre aux métaphysiciens d’aligner des déductions et des formules, ou aux politiques d’exposer des situations et des constitutions. L’homme n’est point un être inerte façonné par une constitution ni un être mort exprimé par une formule ; il est une âme active et vivante, capable d’agir, de découvrir, de créer, de se dévouer et avant tout d’oser ; la véritable histoire est l’épopée de l’héroïsme. —  Cette idée est, à mon avis, une vive lumière. Car les hommes n’ont pas fait de grandes choses sans de grandes émotions. Le premier et souverain moteur d’une révolution extraordinaire est un sentiment extraordinaire. À ce moment, on a vu paraître et s’enfler une passion exaltée et toute-puissante qui a rompu les digues anciennes et lancé le courant des choses dans un nouveau lit. Tout part de là, et c’est elle qu’il faut voir. Laissez de côté les formules métaphysiques et les considérations politiques, et regardez l’état intérieur de chaque esprit ; quittez le récit nu, oubliez les explications abstraites, et observez les âmes passionnées. Une révolution n’est que la naissance d’un grand sentiment. Quel est ce sentiment, comment il se lie aux autres, quel est son degré, sa source, son effet, comment il transforme l’imagination, l’entendement, les inclinations ordinaires, quelles passions l’alimentent, quelle proportion de folie et de raison il renferme, ce sont là les questions capitales. Pour me faire l’histoire du bouddhisme, il faut me montrer le désespoir calme des ascètes qui, amortis par la pensée du vide infini et par l’attente de l’anéantissement final, atteignaient, dans leur quiétude monotone, le sentiment de la fraternité universelle. Pour me faire l’histoire du christianisme, il faut me montrer l’âme d’un saint Jean où d’un saint Paul, le renouvellement subit de la conscience, la foi aux choses invisibles, la transformation de l’âme pénétrée par la présence d’un Dieu paternel, l’irruption de tendresse, de générosité, d’abnégation, de confiance et d’espérance qui vint dégager les malheureux ensevelis sous la tyrannie et la décadence romaine. Expliquer une révolution, c’est faire un morceau de psychologie ; l’analyse des critiques et la divination des artistes sont les seuls instruments qui puissent l’atteindre ; si nous voulions l’avoir précise et profonde, il faudrait la demander à ceux qui, par métier ou par génie, sont connaisseurs de l’âme, à Shakspeare, à Saint-Simon, à Balzac, à Stendhal. Voilà pourquoi on peut la demander quelquefois à Carlyle. Et il y a telle histoire qu’on peut lui demander mieux qu’à tout autre, celle de la Révolution qui eut pour source la conscience, qui mit Dieu dans les conseils d’État, qui imposa le devoir strict, qui provoqua l’héroïsme austère. Le meilleur historien du puritanisme est un puritain.

IV §

Cette histoire de Cromwell, son chef-d’œuvre, n’est qu’une réunion de lettres et de discours commentés et joints par un récit continu. L’impression qu’elle laisse est extraordinaire. Les graves histoires constitutionnelles languissent auprès de cette compilation. Il a voulu faire comprendre une âme, l’âme de Cromwell, le plus grand des puritains, leur chef, leur abrégé, leur héros et leur modèle. Son récit ressemble à celui d’un témoin oculaire. Un covenantaire qui aurait réuni des lettres, des morceaux de journal, et qui jour par jour y aurait ajouté des réflexions, des interprétations, des notes et des anecdotes, n’aurait point écrit un autre livre : Enfin nous voilà face à face avec Cromwell. Nous avons ses paroles, nous pouvons entendre son accent ; nous saisissons autour de chaque action les circonstances qui l’ont fait naître ; nous le voyons sous sa tente, au conseil, avec le paysage, avec sa physionomie, avec son costume ; tout le détail y est, jusqu’aux minuties. Et la sincérité est aussi grande que la sympathie ; le biographe avoue ses ignorances, le manque de documents, l’incertitude ; il est parfaitement loyal, quoique poëte et sectaire. Avec lui nous restreignons et nous poussons tout à la fois nos conjectures, et nous sentons à chaque pas, à travers nos affirmations et nos réserves, que nous posons solidement le pied sur la vérité. Je voudrais que toute histoire fût, comme celle-ci, un choix de textes munis d’un commentaire ; je donnerais pour une histoire pareille tous les raisonnements réguliers, toutes les belles narrations décolorées de Robertson et de Hume. Je puis vérifier, en lisant celle-ci, le jugement de l’auteur ; je ne pense plus d’après lui, mais par moi-même : l’historien ne se place pas entre moi et les choses ; je vois un fait, et non le récit d’un fait ; l’enveloppe oratoire et personnelle dont le récit recouvre la vérité a disparu ; je puis toucher la vérité elle-même. Et ce Cromwell, avec ses puritains, sort de cette épreuve réformé et renouvelé. Nous devinions bien déjà qu’il n’était point un simple ambitieux, un hypocrite, mais nous le prenions pour un fanatique disputeur et odieux. Nous considérions ces puritains comme des fous tristes, cerveaux étroits et à scrupules. Sortons de nos idées françaises et modernes, et entrons dans ces âmes ; nous y trouverons autre chose qu’une maladie noire. Il y a là un grand sentiment. —  Suis-je un homme juste ? Et si Dieu, qui est la parfaite justice, me jugeait en ce moment, quelle sentence porterait-il sur moi ? —  Voilà l’idée originelle qui a fait les puritains, et par eux la révolution d’Angleterre. « Le sentiment de la différence qu’il y a entre le bien et le mal avait rempli pour eux tout le temps et tout l’espace, et s’était incarné et exprimé pour eux par un ciel et un enfer. » Ils ont été frappés de l’idée du devoir ; ils se sont examinés à cette lumière, sans pitié et sans relâche ; ils ont conçu le modèle sublime de la vertu infaillible et accomplie ; ils s’en sont imbus ; ils ont englouti dans cette pensée absorbante toutes les préoccupations mondaines et toutes les inclinations sensibles ; ils ont pris en horreur jusqu’aux fautes imperceptibles qu’un honnête homme se pardonne ; ils ont exigé d’eux-mêmes la perfection absolue et continue, et ils se sont lancés dans la vie avec la fixe résolution de tout souffrir et de tout faire plutôt que d’en dévier d’un pas. Vous vous moquez d’une révolution faite à propos de surplis et de chasubles : il y avait le sentiment du divin sous ces disputes d’habits. Ces pauvres gens, boutiquiers et fermiers, croyaient de tout leur cœur à un Dieu sublime et terrible, et ce n’était pas une petite chose pour eux que la façon de l’adorer1460. « Supposez qu’il s’agisse pour vous d’un intérêt vital et infini, que votre âme tout entière, rendue muette par l’excès de son émotion, ne puisse en aucune façon l’exprimer, en sorte qu’elle préfère le silence à toute expression possible, que diriez-vous d’un homme qui s’avancerait pour l’exprimer à votre place au moyen d’une mascarade et à la façon d’un tapissier décorateur ? —  Cet homme-là, qu’il s’en aille vite, s’il a souci de lui-même ! —  Vous avez perdu votre fils unique ; vous êtes muet, écrasé, vous n’avez pas même de larmes ; un importun, avec toutes sortes d’importunités, vous offre de célébrer pour lui des jeux funéraires à la façon des anciens Grecs1461 ! » Voilà ce qui a soulevé la révolution, et non la taxe des vaisseaux ou toute autre vexation politique : « Vous pouvez me prendre ma bourse, mais non anéantir mon âme. Mon âme est à Dieu et à moi1462. » — Et le même sentiment qui les a faits rebelles les a faits vainqueurs1463. On ne comprenait pas comment la discipline avait pu subsister dans une armée où un caporal inspiré gourmandait un colonel tiède. On trouvait étrange que des généraux qui cherchaient en pleurant le Seigneur eussent appris dans la Bible l’administration et la stratégie. On s’étonnait que des fous eussent été des hommes d’affaires. C’est qu’ils n’étaient point des fous, mais des hommes d’affaires ; toute la différence entre eux et les gens pratiques que nous connaissons, c’est qu’ils avaient une conscience : cette conscience était leur flamme : le mysticisme et les rêves n’en étaient que la fumée. Ils cherchaient le vrai, le juste, et leurs longues prières, leurs prédications nasales, leurs citations bibliques, leurs larmes, leurs angoisses, ne font que marquer la sincérité et l’ardeur avec lesquelles ils s’y portaient. Ils lisaient leur devoir en eux-mêmes ; la Bible ne faisait que les y aider. Au besoin, ils la violentaient quand ils voulaient vérifier par des textes les suggestions de leur propre cœur. C’est ce sentiment du devoir qui les réunit, les inspira et les soutint, qui fit leur discipline, leur courage et leur audace, qui souleva jusqu’à l’héroïsme antique Hutchinson, Milton et Cromwell, qui provoqua toutes les actions décisives, toutes les résolutions grandioses, tous les succès extraordinaires, la déclaration de la guerre, le jugement du roi, la purgation du Parlement, l’humiliation de l’Europe, la protection du protestantisme, la domination des mers. Ces hommes sont les véritables héros de l’Angleterre ; ils manifestent en haut relief les caractères originels et les plus nobles traits de l’Angleterre, la piété pratique, le gouvernement de la conscience, la volonté virile, l’énergie indomptable. Ils ont fondé l’Angleterre à travers la corruption des Stuarts et l’amollissement des mœurs modernes, par l’exercice du devoir, par la pratique de la justice, par l’opiniâtreté du travail, par la revendication du droit, par la résistance à l’oppression, par la conquête de la liberté, par la répression du vice. Ils ont fondé l’Écosse ; ils ont fondé les États-Unis ; ils fondent aujourd’hui, par leurs descendants, l’Australie et colonisent le monde. Carlyle est si bien leur frère, qu’il excuse ou admire leurs excès, l’exécution du roi, la mutilation du Parlement, leur intolérance, leur inquisition, le despotisme de Cromwell, la théocratie de Knox. Il nous les impose pour modèles, et ne juge le passé ou le présent que d’après eux.

V §

C’est pour cela qu’il n’a vu que le mal dans la Révolution française. Il la juge aussi injustement qu’il juge Voltaire, et pour les mêmes raisons. Il n’entend pas mieux notre manière d’agir que notre manière de penser. Il y cherche le sentiment puritain, et comme il ne l’y trouve pas, il nous condamne. L’idée du devoir, l’esprit religieux, le gouvernement de soi-même, l’autorité de la conscience austère, peuvent seuls, à son gré, réformer une société gâtée, et rien de tout cela ne se rencontrait dans la société française1464. La philosophie qui a produit et conduit la révolution était simplement destructive, proclamant pour tout Évangile « que les mensonges sociaux doivent tomber, et que dans les matières spirituelles suprasensibles, il n’y a rien de croyable. » La théorie des droits de l’homme, empruntée à Rousseau, n’était « qu’un jeu logique, une pédanterie, à peu près aussi opportune qu’une théorie des verbes irréguliers. » Les mœurs en vogue étaient l’épicurisme de Faublas. La morale en vogue était la promesse du bonheur universel. Incrédulité, bavardage creux, sensualité, voilà les ressorts de cette réforme. On déchaîna les instincts et l’on renversa les barrières. On remplaça l’autorité corrompue par l’anarchie effrénée. À quoi pouvait aboutir une jacquerie de paysans abrutis, lâchés par des raisonneurs athées ? « La destruction accomplie, restèrent les cinq sens inassouvis, et le sixième sens insatiable, la vanité ; toute la nature démoniaque de l’homme apparut », et avec elle le cannibalisme1465. » — Ajoutez donc le bien à côté du mal, et marquez les vertus à côté des vices ! Ces sceptiques croyaient à la vérité prouvée, et ne voulaient qu’elle pour maîtresse. Ces logiciens ne fondaient la société que sur la justice, et risquaient leur vie plutôt que de renoncer à un théorème établi. Ces épicuriens embrassaient dans leurs sympathies l’humanité tout entière. Ces furieux, ces ouvriers, ces Jacques sans pain, sans habits, se battaient à la frontière pour des intérêts humanitaires et des principes abstraits. La générosité et l’enthousiasme ont abondé ici comme chez vous ; reconnaissez-les sous une forme qui n’est point la vôtre. Ils sont dévoués à la vérité abstraite comme vos puritains à la vérité divine ; ils ont suivi la philosophie comme vos puritains la religion ; ils ont eu pour but le salut universel comme vos puritains le salut personnel. Ils ont combattu le mal dans la société comme vos puritains dans l’âme. Ils ont été généreux comme vos puritains vertueux. Ils ont eu comme eux un héroïsme, mais sympathique, sociable, prompt à la propagande, et qui a réformé l’Europe pendant que le vôtre ne servait qu’à vous.

VI §

Ce puritanisme outré qui a révolté Carlyle contre la Révolution française le révolte contre l’Angleterre moderne. « Nous avons oublié Dieu1466, dit-il, nous avons tranquillement fermé les yeux à la substance éternelle des choses, et nous les avons ouverts à l’apparence et à la fiction. Nous croyons tranquillement que cet univers est au fond un grand Peut-être inintelligible ; à l’extérieur, la chose est assez claire : c’est un enclos à bétail et une maison de correction fort considérable, avec des tables de cuisine et des tables de restaurant non moins considérables, où celui-là est sage qui peut trouver une place ! Toute la vérité de cet univers est incertaine. Il n’y a que le profit et la perte, le pudding et son éloge, qui soient et restent visibles à l’homme pratique. Il n’y a plus de Dieu pour nous ! Les lois de Dieu sont transformées en principes du plus grand bonheur possible, en expédients parlementaires ; le ciel ne dresse sa coupole au-dessus de nous que pour nous fournir une horloge astronomique, un but aux télescopes d’Herschel, une matière à formules, un prétexte à sentimentalités. Voilà véritablement la partie empestée, le centre de l’universelle gangrène sociale qui menace toutes les choses modernes d’une mort épouvantable. Pour celui qui veut y penser, c’est là le mancenillier avec sa souche, ses racines et son pivot, avec ses branches déployées sur tout l’univers, avec ses exsudations maudites et empoisonnées, sous lequel le monde gît et se tord dans l’atrophie et l’agonie. Vous touchez le foyer central de nos maux, de notre horrible nosologie de maux, quand vous posez votre main là. Il n’y a plus de religion, il n’y a plus de Dieu. L’homme a perdu son âme et cherche en vain le sel antiputride qui empêchera son corps de pourrir. C’est en vain qu’il emploie les meurtres de rois, des bills de réforme, les révolutions françaises, les insurrections de Manchester. Il découvre que ce ne sont point des remèdes. L’ignoble éléphantiasis est allégée pour une heure, et sa lèpre reparaît aussi âpre et aussi désespérée l’heure d’après1467. » Depuis le retour des Stuarts, nous sommes utilitaires ou sceptiques. Nous ne croyons qu’à l’observation, aux statistiques, aux vérités grossières et sensibles ; ou bien nous doutons, nous croyons à demi, par ouï-dire, avec des réserves. Nous n’avons pas de convictions morales, et nous n’avons que des convictions flottantes. Nous avons perdu le ressort de l’action ; nous n’enfonçons plus le devoir au centre de notre volonté comme le fondement unique et inébranlable de notre vie ; nous nous accrochons à toutes sortes de petites recettes expérimentales et positives, et nous nous amusons à toutes sortes de jolis plaisirs, bien choisis et bien arrangés. Nous sommes égoïstes ou dilettantes. Nous ne regardons plus la vie comme un temple auguste, mais comme une machine à profits solides, ou comme une salle de divertissements fins[NM]. Nous avons des richards, des industriels, des banquiers qui prêchent l’évangile de l’or ; et nous avons des gentlemen, des dandies, des seigneurs qui prêchent l’évangile du savoir-vivre. Nous nous surmenons pour entasser les guinées, ou bien nous nous affadissons pour atteindre à la dignité élégante. Notre enfer n’est plus, comme sous Cromwell, « la terreur d’être trouvés coupables devant le juste juge », mais la crainte de faire de mauvaises affaires ou de manquer aux convenances. Nous avons pour aristocratie des marchands rapaces qui réduisent leur vie au calcul du prix de revient et du prix de vente, et des amateurs oisifs dont la grande préoccupation est de bien garder le gibier de leurs terres. Nous ne sommes plus gouvernés. Notre gouvernement n’a d’autre ambition que de maintenir la paix publique et de faire rentrer l’impôt. Notre constitution pose en principe que, pour découvrir le vrai et le bien, il n’y a qu’à faire voter deux millions d’imbéciles. Notre parlement est un grand moulin à paroles où les intrigants s’époumonent pour arriver à faire du bruit1468. Sous cette mince enveloppe de conventions et de phrases gronde sourdement la démocratie irrésistible. L’Angleterre périt si un jour elle cesse de pouvoir vendre l’aune de coton un liard moins cher que les autres. Au moindre arrêt des manufactures, quinze cent mille ouvriers1469 sans ouvrage vivent de la charité publique. La formidable masse, livrée aux chances de l’industrie, poussée par les convoitises, précipitée par la faim, oscille entre les frêles barrières qui craquent ; nous approchons de la débâcle finale, qui sera l’anarchie ouverte, et la démocratie s’y agitera parmi les ruines, jusqu’à ce que le sentiment du divin et du devoir l’ait ralliée autour du culte de l’héroïsme, jusqu’à ce qu’elle ait fondé son gouvernement et son Église, jusqu’à ce qu’elle ait découvert le moyen d’appeler au pouvoir les plus vertueux et les plus capables1470, jusqu’à ce qu’elle leur ait remis sa conduite au lieu de leur imposer ses caprices, jusqu’à ce qu’elle ait reconnu et vénéré son Luther et son Cromwell, son prêtre et son roi1471.

VII §

Sans doute aujourd’hui, dans tout le monde civilisé, la démocratie enfle ou déborde, et tous les moules dans lesquels elle se coule sont fragiles ou passagers. Mais c’est une offre étrange que de lui présenter pour issue le fanatisme et la tyrannie des puritains. La société et l’esprit que Carlyle propose en modèles à la nature humaine n’ont duré qu’une heure, et ne pouvaient pas durer plus longtemps. L’ascétisme de la république a produit la débauche de la restauration ; les Harrisson ont amené les Rochester, les Bunyan ont suscité les Hobbes, et les sectaires, en instituant le despotisme de l’enthousiasme, ont établi par contre-coup l’autorité de l’esprit positif et le culte du plaisir grossier. L’exaltation n’est pas stable, et l’on ne peut la réclamer de l’homme sans injustice ou sans danger. La générosité sympathique de la Révolution française a fini par le cynisme du Directoire et par les carnages de l’Empire. La piété chevaleresque et poétique de la grande monarchie espagnole a vidé l’Espagne d’hommes et de pensées. La primauté du génie, du goût et de l’intelligence a réduit l’Italie, au bout d’un siècle, à l’inertie voluptueuse et à la servitude politique. « Qui fait l’ange fait la bête », et le parfait héroïsme, comme tous les excès, aboutit à la stupeur. La nature humaine a ses explosions, mais par des intervalles : le mysticisme est bon, mais quand il est court. Ce sont les circonstances violentes qui produisent les états extrêmes ; il faut de grands maux pour susciter de grands hommes, et vous êtes obligé de chercher des naufrages quand vous souhaitez contempler des sauveurs. Si l’enthousiasme est beau, les suites et les origines en sont tristes ; il n’est qu’une crise, et la santé vaut mieux. À cet égard, Carlyle lui-même peut servir de preuve. Il y a peut-être moins de génie dans Macaulay que dans Carlyle ; mais, quand on s’est nourri pendant quelque temps de ce style exagéré et démoniaque, de cette philosophie extraordinaire et maladive, de cette histoire grimaçante et prophétique, de cette politique sinistre et forcenée, on revient volontiers à l’éloquence continue, à la raison vigoureuse, aux prévisions modérées, aux théories prouvées du généreux et solide esprit que l’Europe vient de perdre, qui honorait l’Angleterre, et que personne ne remplacera.

Chapitre V.
La philosophie. Stuart Mill. §

I. La philosophie en Angleterre. —  Organisation de la science positive. —  Absence des idées générales.

II. Pourquoi la métaphysique manque. —  Autorité de la religion.

III. Indices et éclats de la pensée libre. —  L’exégèse nouvelle. —  Stuart Mill. —  Ses œuvres. —  Son genre d’esprit. —  À quelle famille de philosophes il appartient. —  Valeur des spéculations supérieures dans la civilisation humaine.

1.
EXPOSITION.

I. Objet de la logique. —  En quoi elle se distingue de la psychologie et de la métaphysique.

II. Ce que c’est qu’un jugement. —  Ce que nous connaissons du monde extérieur et du monde intérieur. —  Tout l’effort de la science est d’ajouter ou de lier un fait à un fait.

III. Théorie de la définition. —  En quoi cette théorie est importante. —  Réfutation de l’ancienne théorie. —  Il n’y a pas de définitions des choses, mais des définitions des noms.

IV. Théorie de la preuve. —  Théorie ordinaire. Réfutation. —  Quelle est dans un raisonnement la partie probante.

V. Théorie des axiomes. —  Théorie ordinaire. Réfutation. —  Les axiomes ne sont que des expériences d’une certaine classe.

VI. Théorie de l’induction. —  La cause d’un fait n’est que son antécédent invariable. —  L’expérience seule prouve la stabilité des lois de la nature. —  En quoi consiste une loi. —  Par quelles méthodes on découvre les lois. —  La méthode des concordances, la méthode des différences, la méthode des résidus, la méthode des variations concomitantes.

VII. Exemple et applications. —  Théorie de la rosée.

VIII. La méthode de déduction. —  Son domaine. —  Ses procédés.

IX. Comparaison de la méthode d’induction et de la méthode de déduction. —  Emploi ancien de la première. —  Emploi moderne de la seconde. —  Sciences qui réclament la première. —  Sciences qui réclament la seconde. —  Caractère positif de l’œuvre de Mill. —  Lignée de ses prédécesseurs.

X. Limites de notre science. —  Il n’est pas certain que tous les événements arrivent selon des lois. —  Le hasard dans la nature.

2.
DISCUSSION.

I. Concordance de cette doctrine et de l’esprit anglais. —  Liaison de l’esprit positif et de l’esprit religieux. —  Quelle faculté ouvre le monde des causes.

II. Qu’il n’y a ni substances ni forces, mais seulement des faits et des lois. —  Nature de l’abstraction. —  Rôle de l’abstraction dans la science.

III. Théorie de la définition. —  Elle est l’exposé des abstraits générateurs.

IV. Théorie de la preuve. —  La partie probante du raisonnement est une loi abstraite.

V. Théorie des axiomes. —  Les axiomes sont des relations d’abstraits. —  Ils se ramènent à l’axiome d’identité.

VI. Théorie de l’induction. —  Ses procédés sont des éliminations ou abstractions.

VII. Les deux grandes opérations de l’esprit, l’expérience et l’abstraction. —  Les deux grandes apparences des choses, les faits sensibles et les lois abstraites. —  Pourquoi nous devons passer des premiers aux secondes. —  Sens et portée de l’axiome des causes.

VIII. Il est possible de connaître les éléments premiers. —  Erreur de la métaphysique allemande. —  Elle a négligé la part du hasard et les perturbations locales. —  Ce qu’une fourmi philosophe pourrait savoir. —  Idée et limites d’une métaphysique. —  Position de la métaphysique chez les trois nations pensantes. —  Une matinée à Oxford.

I §

J’étais à Oxford l’an dernier, pendant les séances de la British Association for the advancement of learning, et j’y avais trouvé, parmi les rares étudiants qui restaient encore, un jeune Anglais, homme d’esprit, avec qui j’avais mon franc-parler. Il me conduisait le soir au nouveau muséum, tout peuplé de spécimens : on y professe de petits cours, on met en jeu des instruments nouveaux ; les dames y assistent et s’intéressent aux expériences ; le dernier jour, pleines d’enthousiasme, elles chantèrent God save the Queen. J’admirais ce zèle, cette solidité d’esprit, cette organisation de la science, ces souscriptions volontaires, cette aptitude à l’association et au travail, cette grande machine poussée par tant de bras, et si bien construite pour accumuler, contrôler et classer les faits. Et pourtant dans cette abondance il y avait un vide : quand je lisais les comptes rendus, je croyais assister à un congrès de chefs d’usines ; tous ces savants vérifiaient des détails et échangeaient des recettes. Il me semblait entendre des contre-maîtres occupés à se communiquer leurs procédés pour le tannage du cuir ou la teinture du coton : les idées générales étaient absentes. Je m’en plaignais à mon ami, et le soir, sous sa lampe, dans ce grand silence qui enveloppe là-bas une ville universitaire, nous en cherchions tous deux les raisons.

II §

Un jour, je lui dis : — La philosophie vous manque, j’entends celle que les Allemands appellent métaphysique. Vous avez des savants, vous n’avez pas de penseurs. Votre Dieu vous gêne ; il est la cause suprême, et vous n’osez raisonner sur les causes par respect pour lui. Il est le personnage le plus important de l’Angleterre, je le sais, et je vois bien qu’il le mérite ; car il fait partie de la constitution, il est le gardien de la morale, il juge en dernier ressort dans toutes les questions, il remplace avec avantage les préfets et les gendarmes dont les peuples du continent sont encore encombrés. Néanmoins, ce haut rang a l’inconvénient de toutes les positions officielles ; il produit un jargon, des préjugés, une intolérance et des courtisans. Voici tout près de nous le pauvre M. Max Müller, qui, pour acclimater ici les études sanscrites, a été forcé de découvrir dans les Védas l’adoration d’un dieu moral, c’est-à-dire la religion de Paley et d’Addison. Il y a quinze jours, à Londres, je lisais une proclamation de la reine qui défend aux gens de jouer aux cartes, même chez eux, le dimanche. Il paraît que, si j’étais volé, je ne pourrais appeler mon voleur en justice sans prêter le serment théologique préalable ; sinon, on a vu le juge renvoyer le plaignant, lui refuser justice et l’injurier par-dessus le marché. Chaque année, quand nous lisons dans vos journaux le discours de la couronne, nous y trouvons la mention obligée de la divine Providence ; cette mention arrive mécaniquement, comme l’apostrophe aux dieux immortels à la quatrième page d’un discours de rhétorique, et vous savez qu’un jour la période pieuse ayant été omise, on fit tout exprès une seconde communication au parlement pour l’insérer. Toutes ces tracasseries et toutes ces pédanteries indiquent à mon gré une monarchie céleste ; naturellement celle-ci ressemble à toutes les autres : je veux dire qu’elle s’appuie plus volontiers sur la tradition et sur l’habitude que sur l’examen et la raison. Jamais monarchie n’invita les gens à vérifier ses titres. Comme d’ailleurs la vôtre est utile, voulue et morale, elle ne vous révolte pas ; vous lui restez soumis sans difficulté, vous lui êtes attachés de cœur ; vous craindriez, en la touchant, d’ébranler la constitution et la morale. Vous la laissez au plus haut des cieux parmi les hommages publics ; vous vous repliez, vous vous réduisez aux questions de fait, aux dissections menues, aux opérations de laboratoire. Vous allez cueillir des plantes et ramasser des coquilles. La science se trouve décapitée ; mais tout est pour le mieux, car la vie pratique s’améliore, et le dogme reste intact.

III §

— Vous êtes bien Français, me dit-il ; vous enjambez les faits, et vous voilà de prime-saut installé dans une théorie. Sachez qu’il y a chez nous des penseurs, et pas bien loin d’ici, à Christ-Church par exemple. L’un d’eux, professeur de grec, a parlé si profondément de l’inspiration, de la création et des causes finales, qu’on l’a disgracié. Regardez ce petit recueil tout nouveau, Essays and Reviews ; vos libertés philosophiques du dernier siècle, les conclusions récentes de la géologie et de la cosmogonie, les hardiesses de l’exégèse allemande y sont en raccourci. Plusieurs choses y manquent, entre autres les polissonneries de Voltaire, le jargon nébuleux d’outre-Rhin et la grossièreté prosaïque de M. Comte ; à mon gré, la perte est petite. Attendez vingt ans, vous trouverez à Londres les idées de Paris et de Berlin. —  Mais ce seront les idées de Paris et de Berlin. Qu’avez-vous d’original ? —  Stuart Mill. —  Qu’est-ce que Stuart Mill ? —  Un politique. Son petit écrit On liberty est aussi bon que le Contrat social de votre Rousseau est mauvais. —  C’est beaucoup dire. —  Non, car Mill conclut aussi fortement à l’indépendance de l’individu que Rousseau au despotisme de l’État. —  Soit, mais il n’y a pas là de quoi faire un philosophe. Qu’est-ce encore que votre Stuart Mill ? —  Un économiste qui va au-delà de sa science, et qui subordonne la production à l’homme au lieu de subordonner l’homme à la production. —  Soit, mais il n’y a pas là non plus de quoi faire un philosophe. Y a-t-il encore autre chose dans votre Stuart Mill ? —  Un logicien. —  Bien ; mais de quelle école ? —  De la sienne. Je vous ai dit qu’il est original. —  Est-il hégélien ? —  Oh ! pas du tout ; il aime trop les faits et les preuves. —  Suit-il Port-Royal ? —  Encore moins ; il sait trop bien les sciences modernes. —  Imite-t-il Condillac ? —  Non certes ; Condillac n’enseigne qu’à bien écrire. —  Alors quels sont ses amis ? —  Locke et M. Comte au premier rang, ensuite Hume et Newton. —  Est-ce un systématique, un réformateur spéculatif ? —  Il a trop d’esprit pour cela : il ne fait qu’ordonner les meilleures théories et expliquer les meilleures pratiques. Il ne se pose pas majestueusement en restaurateur de la science ; il ne déclare pas, comme vos Allemands, que son livre va ouvrir une nouvelle ère au genre humain. Il marche pas à pas, un peu lentement, et souvent terre à terre, à travers une multitude d’exemples. Il excelle à préciser une idée, à démêler un principe, à le retrouver sous une foule de cas différents, à réfuter, à distinguer, à argumenter. Il a la finesse, la patience, la méthode et la sagacité d’un légiste. —  Très-bien, voilà que vous me donnez raison d’avance : légiste, parent de Locke, de Newton, de Comte et de Hume, nous n’avons-là que de la philosophie anglaise ; mais il n’importe. A-t-il atteint une grande conception d’ensemble ? —  Oui. —  A-t-il une idée personnelle et complète de la nature et de l’esprit ? —  Oui. —  A-t-il rassemblé les opérations et les découvertes de l’intelligence sous un principe unique qui leur donne à toutes un tour nouveau ? —  Oui ; seulement il faut démêler ce principe. —  C’est votre affaire, et j’espère bien que vous allez vous en charger. —  Mais je vais tomber dans les abstractions. —  Il n’y a pas de mal. —  Mais tout ce raisonnement serré sera comme une haie d’épines. —  Nous nous piquerons les doigts. —  Mais les trois quarts des gens jetteraient là ces spéculations comme oiseuses. —  Tant pis pour eux. Pourquoi vit une nation ou un siècle, sinon pour les former ? On n’est complétement homme que par là. Si quelque habitant d’une autre planète descendait ici pour nous demander où en est notre espèce, il faudrait lui montrer les cinq ou six grandes idées que nous avons sur l’esprit et le monde. Cela seul lui donnerait la mesure de notre intelligence. Exposez-moi votre théorie ; je m’en retournerai plus instruit qu’après avoir vu les tas de briques que vous appelez Londres et Manchester.

1.
L’expérience. §

I §

— Alors, nous allons prendre les choses en logiciens, par le commencement. Stuart Mill a écrit une logique. Qu’est-ce que la logique ? C’est une science. Quel est son objet ? Ce sont les sciences : car supposez que vous ayez parcouru l’univers et que vous le connaissiez tout entier, astres, terre, soleil, chaleur, pesanteur, affinités, espèces minérales, révolutions géologiques, plantes, animaux, événements humains, et tout ce qu’expliquent ou embrassent les classifications et les théories ; il vous restera encore à connaître ces classifications et ces théories. Non-seulement il y a l’ordre des êtres, mais il y a encore l’ordre des pensées qui les représentent ; non-seulement il y a des plantes et des animaux, mais encore il y a une botanique et une zoologie ; non-seulement il y a des lignes, des surfaces, des volumes et des nombres, mais encore il y a une géométrie et une arithmétique. Les sciences sont donc des choses réelles comme les faits eux-mêmes : elles peuvent donc être, comme les faits, un sujet d’étude. On peut les analyser comme on analyse les faits, rechercher leurs éléments, leur composition, leur ordre, leurs rapports et leur fin. Il y a donc une science des sciences : c’est cette science qu’on appelle logique, et qui est l’objet du livre de Stuart Mill. On n’y décompose point les opérations de l’esprit en elles-mêmes, la mémoire, l’association des idées, la perception extérieure ; ceci est une affaire de psychologie. On n’y discute pas la valeur de ces opérations, la véracité de notre intelligence, la certitude absolue de nos connaissances élémentaires ; ceci est une affaire de métaphysique. On y suppose nos facultés en exercice, et l’on y admet leurs découvertes originelles. On prend l’instrument tel que la nature nous le fournit, et l’on se fie à son exactitude. On laisse à d’autres le soin de démontrer son mécanisme et la curiosité de contrôler ses résultats. On part de ses opérations primitives ; on recherche comment elles s’ajoutent les unes aux autres ; comment elles se combinent les unes avec les autres ; comment elles se transforment les unes les autres ; comment, à force d’additions, de combinaisons et de transformations, elles finissent par composer un système de vérités liées et croissantes. On fait la théorie de la science comme d’autres font la théorie de la végétation, de l’esprit, des nombres. Voilà l’idée de la logique, et il est clair qu’elle a, au même titre que les autres sciences, sa matière réelle, son domaine distinct, son importance visible, sa méthode propre et son avenir certain.

II §

Ceci posé, remarquez que toutes ces sciences, objet de la logique, ne sont que des amas de propositions, et que toute proposition ne fait que lier ou séparer un sujet et un attribut, c’est-à-dire un nom et un autre nom, une qualité et une substance, c’est-à-dire une chose et une autre chose. Cherchons donc ce que nous entendons par une chose, ce que nous désignons par un nom ; en d’autres termes, ce que nous connaissons dans les objets, ce que nous lions et séparons, ce qui est la matière de toutes nos propositions et de toutes nos sciences. Il y a un point par lequel se ressemblent toutes nos connaissances. Il y a un élément commun qui, perpétuellement répété, compose toutes nos idées. Il y a un petit cristal primitif qui, indéfiniment et diversement ajouté à lui-même, engendre la masse totale, et qui, une fois connu, nous enseigne d’avance les lois et la composition des corps complexes qu’il a formés.

Or, quand nous regardons attentivement l’idée que nous nous faisons d’une chose, qu’y trouvons-nous ? Prenez d’abord les substances, c’est-à-dire les corps et les esprits1472. Cette table est brune, longue, large et haute de trois pieds à l’œil : cela signifie qu’elle fait une petite tache dans le champ de la vision, en d’autres termes qu’elle produit une certaine sensation dans le nerf optique. Elle pèse dix livres : cela signifie qu’il faudra pour la soulever un effort moindre que pour un poids de onze livres, et plus grand que pour un poids de neuf livres, en d’autres termes qu’elle produit une certaine sensation musculaire. Elle est dure et carrée ; cela signifie encore qu’étant poussée, puis parcourue par la main, elle y suscitera deux espèces distinctes de sensations musculaires. Et ainsi de suite. Quand j’examine de près ce que je sais d’elle, je trouve que je ne sais rien d’autre que les impressions qu’elle fait sur moi. Notre idée d’un corps ne comprend pas autre chose : nous ne connaissons de lui que les sensations qu’il excite en nous ; nous le déterminons par l’espèce, le nombre et l’ordre de ces sensations ; nous ne savons rien de sa nature intime, ou s’il en a une, nous affirmons simplement qu’il est la cause inconnue de ces sensations. Quand nous disons qu’en l’absence de nos sensations il a duré, nous voulons dire simplement que si, pendant ce temps-là, nous nous étions trouvés à sa portée, nous aurions eu les sensations que nous n’avons pas eues. Nous ne le définissons jamais que par nos impressions présentes ou passées, futures ou possibles, complexes ou simples. Cela est si vrai que des philosophes comme Berkeley ont soutenu avec vraisemblance que la matière est un être imaginaire, et que tout l’univers sensible se réduit à un ordre de sensations. À tout le moins, il est tel pour notre connaissance, et les jugements qui composent nos sciences ne portent que sur les impressions par lesquelles il se manifeste à nous.

Il en est de même pour l’esprit. Nous pouvons bien admettre qu’il y a en nous une âme, un moi, un sujet ou « récipient » des sensations et de nos autres façons d’être, distinct de ces sensations et de nos autres façons d’être ; mais nous n’en connaissons rien. « Tout ce que nous apercevons en nous-mêmes, dit Mill1473, c’est une certaine trame d’états intérieurs, une série d’impressions, sensations, pensées, émotions et volontés.1474 » Nous n’avons pas plus d’idée de l’esprit que de la matière ; nous ne pouvons rien dire de plus sur lui que sur la matière. Ainsi les substances quelles qu’elles soient, corps ou esprits, en nous ou hors de nous, ne sont jamais pour nous que des tissus plus ou moins compliqués, plus ou moins réguliers, dont nos impressions ou manières d’être forment tous les fils.

Et cela est encore bien plus visible pour les attributs que pour les substances. Quand je dis que la neige est blanche, je veux dire par là que, lorsque la neige est présente à ma vue, j’ai la sensation de blancheur. Quand je dis que le feu est chaud, je veux dire par là que, lorsque le feu est à portée de mon corps, j’ai la sensation de chaleur. « Quand nous disons d’un esprit qu’il est dévot ou superstitieux, ou méditatif, ou gai, nous voulons dire simplement que les idées, les émotions, les volontés désignées par ces mots reviennent fréquemment dans la série de ses manières d’être1475. » Quand nous disons que les corps sont pesants, divisibles, mobiles, nous voulons dire simplement qu’abandonnés à eux-mêmes, ils tomberont ; que tranchés, ils se sépareront ; que, poussés, ils se mettront en mouvement ; c’est-à-dire qu’en telle et telle circonstance ils produiront telle ou telle sensation sur nos muscles ou sur notre vue. Toujours un attribut désigne une de nos manières d’être, ou une série de nos manières d’être. En vain nous les déguisons en les groupant, en les cachant sous des mots abstraits, en les divisant, en les transformant de telle sorte que souvent nous avons peine à les reconnaître : toutes les fois que nous regardons au fond de nos mots et de nos idées, nous les y trouvons, et nous n’y trouvons pas autre chose. « Décomposez, dit Mill, une proposition abstraite ; par exemple : Une personne généreuse est digne d’honneur1476. —  Le mot généreux désigne certains états habituels d’esprit et certaines particularités habituelles de conduite, c’est-à-dire des manières d’être intérieures et des faits extérieurs sensibles. Le mot honneur exprime un sentiment d’approbation et d’admiration suivi à l’occasion par les actes extérieurs correspondants. Le mot digne indique que nous approuvons l’action d’honorer. Toutes ces choses sont des phénomènes ou états d’esprit suivis ou accompagnés de faits sensibles. » Ainsi nous avons beau nous tourner de tous côtés, nous restons dans le même cercle. Que l’objet soit un attribut ou une substance, qu’il soit complexe ou abstrait, composé ou simple, son étoffe pour nous est la même : nous n’y mettons que nos manières d’être. Notre esprit est dans la nature comme un thermomètre est dans une chaudière : nous définissons les propriétés de la nature par les impressions de notre esprit, comme nous désignons les états de la chaudière par les variations du thermomètre. Nous ne savons de l’un et de l’autre que des états et des changements ; nous ne composons l’un et l’autre que de données isolées et transitoires : une chose n’est pour nous qu’un amas de phénomènes. Ce sont là les seuls éléments de notre science : partant, tout l’effort de notre science sera d’ajouter des faits l’un à l’autre, ou de lier un fait à un fait.

III §

Cette petite phrase est l’abrégé de tout le système ; pénétrons-nous-en. Elle explique toutes les théories de Mill. C’est à ce point de vue qu’il a tout défini. C’est d’après ce point de vue qu’il a partout innové. Il n’a reconnu dans toutes les formes et à tous les degrés de la connaissance que la connaissance des faits et de leurs rapports.

Or, l’on sait que la logique a deux pierres angulaires, la théorie de la définition et la théorie de la preuve. Depuis Aristote, les logiciens ont passé leur temps à les polir. On n’osait y toucher que respectueusement. Elles étaient saintes. Tout au plus, de temps en temps, quelque novateur osait les retourner avec précaution pour les mettre en un meilleur jour. Mill les taille, les tranche, les renverse et les remplace toutes les deux, de la même manière et du même effort.

IV §

Je sais bien qu’aujourd’hui on raille des gens qui raisonnent sur la définition ; ce sont les railleurs qui mériteraient la raillerie. Il n’y a pas de théorie plus féconde en conséquences universelles et capitales ; elle est la racine par laquelle tout l’arbre de la science humaine végète et se soutient. Car définir les choses, c’est marquer leur nature. Apporter une idée neuve de la définition, c’est apporter une idée neuve de la nature des choses ; c’est dire ce que sont les êtres, de quoi ils se composent, en quels éléments ils se réduisent. Voilà le mérite de ces spéculations si sèches ; le philosophe a l’air d’aligner des formules ; la vérité est qu’il y renferme l’univers.

Prenez, disent les logiciens, un animal, une plante, un sentiment, une figure de géométrie, un objet ou un groupe d’objets quelconques. Sans doute l’objet a ses propriétés, mais il a aussi son essence. Il se manifeste au dehors par une multitude indéfinie d’effets et de qualités, mais toutes ces manières d’être sont les suites ou les œuvres de sa nature intime. Il y a en lui un certain fonds caché, seul primitif, seul important, sans lequel il ne peut ni exister ni être conçu, et qui constitue son être et sa notion1477. Ils appellent définitions les propositions qui la désignent, et décident que le meilleur de notre science consiste en ces sortes de propositions.

Au contraire, dit Mill, ces sortes de propositions n’apprennent rien ; elles enseignent le sens d’un mot et sont purement verbales1478. Qu’est-ce que j’apprends quand vous me dites que l’homme est un animal raisonnable, ou que le triangle est un espace compris entre trois lignes ? La première partie de votre phrase m’exprime par un mot abréviatif ce que la seconde partie m’exprime par une locution développée. Vous me dites deux fois la même chose ; vous mettez le même fait sous deux termes différents : vous n’ajoutez pas un fait à un fait, vous allez du même au même. Votre proposition n’est pas instructive. Vous pourriez en amasser un million de semblables, mon esprit resterait aussi vide ; j’aurais lu un dictionnaire, je n’aurais pas acquis une connaissance. Au lieu de dire que les propositions qui concernent l’essence sont importantes, et que les propositions qui concernent les qualités sont accessoires, il faut dire que les propositions qui concernent l’essence sont accessoires, et que les propositions qui concernent les qualités sont importantes. Je n’apprends rien quand on me dit qu’un cercle est la figure formée par la révolution d’une droite autour d’un de ses points pris comme centre ; j’apprends quelque chose lorsqu’on me dit que les cordes qui sous-tendent dans le cercle des arcs égaux sont égales, ou que trois points suffisent pour déterminer la circonférence. Ce qu’on appelle la nature d’un être est le réseau des faits qui constituent cet être. La nature d’un mammifère carnassier consiste en ce que la propriété d’allaiter, avec toutes les particularités de structure qui l’amènent, se trouve jointe à la possession des dents à ciseaux ainsi qu’aux instincts chasseurs et aux facultés correspondantes. Voilà les éléments qui composent sa nature. Ce sont des faits liés l’un à l’autre comme une maille à une maille. Nous en apercevons quelques-unes, et nous savons qu’au-delà de notre science présente et de notre expérience future, le filet étend à l’infini ses fils entrecroisés et multipliés. L’essence ou nature d’un être est la somme indéfinie de ses propriétés. « Nulle définition, dit Mill, n’exprime cette nature tout entière, et toute proposition exprime quelque partie de cette nature1479. » Quittez donc la vaine espérance de démêler sous les propriétés quelque être primitif et mystérieux, source et abrégé du reste ; laissez les entités à Duns Scott ; ne croyez pas qu’en sondant vos idées comme les Allemands, en classant les objets d’après le genre et l’espèce comme les scolastiques, en renouvelant la science nominale du moyen âge, ou les jeux d’esprit de la métaphysique hégélienne, vous puissiez suppléer à l’expérience. Il n’y a pas de définitions de choses ; s’il y a des définitions, ce ne sont que des définitions de noms. Nulle phrase ne me dira, ce que c’est qu’un cheval, mais il y a des phrases qui me diront ce qu’on entend par ces six lettres. Nulle phrase n’épuisera la totalité inépuisable des qualités qui font un être, mais plusieurs phrases pourront désigner les faits qui correspondent à un mot. Dans ce cas, la définition peut se faire, parce qu’on peut toujours faire une analyse. Du terme abstrait et sommaire elle nous fait remonter aux attributs qu’il représente et de ces attributs aux expériences intérieures ou sensibles qui leur servent de fondement. Du terme chien elle nous fait remonter aux attributs mammifère, carnassier et autres qu’il représente, et de ces attributs aux expériences de vue, de toucher, de scalpel, qui leur servent de fondement. Elle réduit le composé au simple, le dérivé au primitif. Elle ramène notre connaissance à ses origines. Elle transforme les mots en faits. S’il y a des définitions comme celles de la géométrie, qui semblent capables d’engendrer de longues suites de vérités neuves1480, c’est qu’outre l’explication d’un mot, elles contiennent l’affirmation d’une chose. Dans la définition du triangle, il y a deux propositions distinctes, l’une disant qu’il peut y avoir une figure terminée par trois lignes droites ; l’autre disant qu’une telle figure s’appelle un triangle. La première est un postulat, la seconde est une définition. La première est cachée, la seconde est visible ; la première est susceptible de vérité ou d’erreur, la seconde n’est susceptible ni de l’une ni de l’autre. La première est la source de tous les théorèmes qu’on peut faire sur les triangles, la seconde ne fait que résumer en un mot les faits contenus dans l’autre. La première est une vérité, la seconde une commodité ; la première est une partie de la science, la seconde un expédient du langage. La première exprime une relation possible entre trois lignes droites, la seconde donne le nom de cette relation. La première seule est fructueuse, parce que seule, conformément à l’office de toute proposition fructueuse, elle lie deux faits. Comprenons donc exactement la nature de notre connaissance : elle s’applique ou aux mots, ou aux êtres, ou à tous les deux à la fois. S’il s’agit de mots, comme dans les définitions de noms, tout son effort est de ramener les mots aux expériences primitives, c’est-à-dire aux faits qui leur servent d’éléments. S’il s’agit d’êtres, comme dans les propositions de choses, tout son effort est de joindre un fait à un fait, pour rapprocher la somme finie des propriétés connues de la somme infinie des propriétés à connaître. S’il s’agit des deux, comme dans les définitions de nom qui cachent une proposition de chose, tout son effort est de faire l’un et l’autre. Partout l’opération est la même. Il ne s’agit partout que de s’entendre, c’est-à-dire de revenir aux faits, ou d’apprendre, c’est-à-dire de joindre des faits.

V §

Voilà un premier rempart détruit ; les adversaires se réfugient derrière le second, la théorie de la preuve. En effet, celle-ci, depuis deux mille ans, passe pour une vérité acquise, définitive, inattaquable. Plusieurs l’ont jugée inutile, mais personne n’a osé la dire fausse. Chacun l’a considérée comme un théorème établi. Regardons-la de près et avec toute notre attention. Qu’est-ce qu’une preuve ? Selon les logiciens, c’est un syllogisme. Et qu’est-ce qu’un syllogisme ? C’est un groupe de trois propositions comme celui-ci : « Tous les hommes sont mortels ; le prince Albert est un homme ; donc le prince Albert est mortel. » Voilà le modèle de la preuve, et toute preuve complète se ramène à celle-là. Or, selon les logiciens, qu’y a-t-il dans cette preuve ? Une proposition générale concernant tous les hommes qui aboutit à une proposition particulière concernant un certain homme. De la première on passe à la seconde, parce que la seconde est contenue dans la première. Du général on passe au particulier, parce que le particulier est contenu dans le général. La seconde n’est qu’un cas de la première ; sa vérité est enfermée par avance dans celle de la première, et c’est pour cela qu’elle est une vérité. En effet, sitôt que la conclusion n’est plus contenue dans les prémisses, le raisonnement est faux, et toutes les règles compliquées du moyen âge ont été réduites par Port-Royal à cette seule règle, que la conclusion doit être contenue dans les prémisses. Ainsi toute la marche de l’esprit humain, quand il raisonne, consiste à reconnaître dans les individus ce qu’il a connu de la classe, à affirmer en détail ce qu’il a établi pour l’ensemble, à poser une seconde fois et pièce à pièce ce qu’il a posé tout d’un coup une première fois.

Point du tout, répond Mill, car si cela est, le raisonnement ne sert à rien. Il n’est point un progrès, mais une répétition. Quand j’ai affirmé que tous les hommes sont mortels, j’ai affirmé par cela même que le prince Albert est mortel. En parlant de la classe entière, c’est-à-dire de tous les individus, j’ai parlé de chaque individu, et notamment du prince Albert, qui est l’un d’eux. Je ne dis donc rien de nouveau, maintenant que j’en parle. Ma conclusion ne m’apprend rien ; elle n’ajoute rien à ma connaissance positive ; elle ne fait que mettre sous une autre forme une connaissance que j’avais déjà. Elle n’est point fructueuse, elle est purement verbale. Donc, si le raisonnement est ce que disent les logiciens, le raisonnement n’est point instructif. J’en sais autant en le commençant qu’après l’avoir fini. J’ai transformé des mots en d’autres mots ; j’ai piétiné sur place. Or cela ne peut être, puisqu’en fait le raisonnement nous apprend des vérités neuves. J’apprends une vérité neuve quand je découvre que le prince Albert est mortel, et je la découvre par la vertu du raisonnement, puisque le prince Albert étant encore en vie, je n’ai pu l’apprendre par l’observation directe. Ainsi les logiciens se trompent, et par-delà la théorie toute scolastique du syllogisme qui réduit le raisonnement à des substitutions de mots, il faut chercher une théorie de la preuve, toute positive, qui démêle dans le raisonnement des découvertes de faits.

Pour cela, il suffit de remarquer que la proposition générale n’est point la véritable preuve de la proposition particulière. Elle le paraît, elle ne l’est pas. Ce n’est pas de la mortalité de tous les hommes que je conclus la mortalité du prince Albert ; les prémisses sont ailleurs, et par derrière. La proposition générale n’est qu’un mémento, une sorte de registre abréviatif, où j’ai consigné le fruit de mes expériences. Vous pouvez considérer ce mémento comme un livre de notes où vous vous reportez quand vous voulez rafraîchir votre mémoire ; mais ce n’est point du livre que vous tirez votre science : vous la tirez des objets que vous avez vus. Mon mémento n’a de valeur que par les expériences qu’il rappelle. Ma proposition générale n’a de valeur que par les faits particuliers qu’elle résume. « La mortalité de Jean, Thomas et compagnie1481 est après tout la seule preuve que nous ayons de la mortalité du prince Albert. » — « La vraie raison qui nous fait croire que le prince Albert mourra, c’est que ses ancêtres, et nos ancêtres et toutes les autres personnes qui leur étaient contemporaines, sont morts. Ces faits sont les vraies prémisses du raisonnement. » C’est d’eux que nous avons tiré la proposition général ; ce sont eux qui lui communiquent sa portée et la vérité ; elle se borne à les mentionner sous une forme plus courte ; elle reçoit d’eux toute sa substance ; ils agissent par elle et à travers elle pour amener la conclusion qu’elle semble engendrer. Elle n’est que leur représentant, et à l’occasion ils se passent d’elle. Les enfants, les ignorants, les animaux savent que le soleil se lèvera, que l’eau les noiera, que le feu les brûlera, sans employer l’intermédiaire de cette proposition. Ils raisonnent et nous raisonnons aussi, non du général au particulier, mais du particulier au particulier. « L’esprit ne va jamais que des cas observés aux cas non observés, avec ou sans formules commémoratives. Nous ne nous en servons que pour la commodité1482. » — « Si nous avions une mémoire assez ample et la faculté de maintenir l’ordre dans une grosse masse de détails, nous pourrions raisonner sans employer une seule proposition générale1483. » Ici, comme plus haut, les logiciens se sont mépris : ils ont donné le premier rang aux opérations verbales ; ils ont laissé sur l’arrière-plan les opérations fructueuses. Ils ont donné la préférence aux mots sur les faits. Ils ont continué la science nominale du moyen âge. Ils ont pris l’explication des noms pour la nature des choses, et la transformation des idées pour le progrès de l’esprit. C’est à nous de renverser cet ordre en logique, puisque nous l’avons renversé dans les sciences, de relever les expériences particulières et instructives, et de leur rendre dans nos théories la primauté et l’importance que notre pratique leur confère depuis trois cents ans.

VI §

Reste une sorte de forteresse philosophique où se réfugient les idéalistes. À l’origine de toutes les preuves il y a la source de toutes les preuves, j’entends les axiomes. Deux lignes droites ne peuvent enclore un espace, deux qualités égales à une troisième sont égales entre elles ; si l’on ajoute des quantités égales à des quantités égales, les sommes ainsi formées sont encore égales : voilà des propositions instructives, car elles expriment non des sens de mots, mais des rapports de choses ; et de plus, ce sont des propositions fécondes, car toute l’arithmétique, l’algèbre et la géométrie sont des suites de leur vérité. D’autre part, cependant, elles ne sont point l’œuvre de l’expérience, car nous n’avons pas besoin de voir effectivement et avec nos yeux deux lignes droites pour savoir qu’elles ne peuvent enclore un espace ; il nous suffit de consulter la conception intérieure que nous en avons : le témoignage de nos sens à cet égard est inutile ; notre croyance naît tout entière, et avec toute sa force, de la simple comparaison de nos idées. De plus, l’expérience ne suit ces deux lignes que jusqu’à une distance bornée, dix, cent, mille pieds, et l’axiome est vrai pour mille, cent mille, un million de lieues, et à l’infini ; donc, à partir de l’endroit où l’expérience cesse, ce n’est plus elle qui établit l’axiome. Enfin l’axiome est nécessaire, c’est-à-dire que le contraire est inconcevable. Nous ne pouvons imaginer un espace enclos par deux lignes droites ; sitôt que nous imaginons l’espace comme enclos, les deux lignes cessent d’être droites ; sitôt que nous imaginons les deux lignes comme droites, l’espace cesse d’être enclos. Dans l’affirmation des axiomes, les idées constitutives s’attirent invinciblement. Dans la négation des axiomes, les idées constitutives se repoussent invinciblement. Or cela n’a pas lieu dans ces propositions d’expériences ; elles constatent un rapport accidentel, et non un rapport nécessaire ; elles posent que deux faits sont liés et non que les deux faits doivent être liés ; elles établissent que les corps sont pesants, et non que les corps doivent être pesants. Ainsi les axiomes ne sont pas et ne peuvent pas être les produits de l’expérience. Ils ne le sont pas, puisqu’on peut les former de tête et sans expérience. Ils ne peuvent pas l’être, puisqu’ils dépassent, par la nature et la portée de leurs vérités, les vérités de l’expérience. Ils ont une autre source et une source plus profonde. Ils vont plus loin et ils viennent d’ailleurs.

Point du tout, répond Mill. Ici, comme tout à l’heure, vous raisonnez en scolastique ; vous oubliez les faits cachés derrière les conceptions. Car regardez d’abord votre premier argument. Sans doute vous pouvez découvrir, sans employer vos yeux et par une pure contemplation mentale, que deux lignes ne sauraient enclore un espace ; mais cette contemplation n’est que l’expérience déplacée. Les lignes imaginaires remplacent ici les lignes réelles ; vous reportez les figures en vous-même, au lieu de les reporter sur le papier : votre imagination fait le même office qu’un tableau ; vous vous fiez à l’une comme vous vous fiez à l’autre, et une substitution vaut l’autre, car, en fait de figures et de lignes, l’imagination reproduit exactement la sensation. Ce que vous avez vu les yeux ouverts, vous le voyez exactement de même une minute après, les yeux fermés, et vous étudiez les propriétés géométriques transplantées dans le champ de la vision intérieure aussi sûrement que vous les étudieriez maintenues dans le champ de la vision extérieure. Il y a donc une expérience de tête comme il y en a une des yeux, et c’est justement d’après une expérience pareille que vous refusez aux deux lignes droites, même prolongées à l’infini, le pouvoir d’enclore un espace. Vous n’avez pas besoin pour cela de les suivre à l’infini, vous n’avez qu’à vous transporter par l’imagination à endroit où elles convergent, et vous avez à cet endroit l’impression d’une ligne qui se courbe, c’est-à-dire qui cesse d’être droite1484. Cette présence imaginaire tient lieu d’une présence réelle ; vous affirmez par l’une ce que vous affirmeriez par l’autre, et du même droit. La première n’est que la seconde plus maniable, ayant plus de mobilité et de portée. C’est un télescope au lieu d’un œil. Or les témoignages du télescope sont des propositions d’expérience, donc les témoignages de l’imagination en sont aussi. Quant à l’argument qui distingue les axiomes et les propositions d’expérience, sous prétexte que le contraire des unes est concevable et le contraire des autres inconcevable, il est nul, car cette distinction n’existe pas. Rien n’empêche que le contraire de certaines propositions d’expérience soit concevable, et le contraire de certaines autres inconcevable. Cela dépend de la structure de notre esprit. Il se peut qu’en certains cas il puisse démentir son expérience, et qu’en certains autres il ne le puisse pas. Il se peut qu’en certains cas la conception diffère de la perception, et qu’en certains autres elle n’en diffère pas. Il se peut qu’en certains cas la vue extérieure s’oppose à la vue intérieure, et qu’en certains autres elle ne s’y oppose pas. Or, on a déjà vu qu’en matière de figures, la vue intérieure reproduit exactement la vue extérieure. Donc, dans les axiomes de figure, la vue intérieure ne pourra s’opposer à la vue extérieure ; l’imagination ne pourra contredire la sensation. En d’autres termes, le contraire des axiomes sera inconcevable. Ainsi les axiomes, quoique leur contraire soit inconcevable, sont des expériences d’une certaine classe, et c’est parce qu’ils sont des expériences d’une certaine classe que leur contraire est inconcevable. De toutes parts surnage cette conclusion, qui est l’abrégé du système : toute proposition instructive ou féconde vient d’une expérience, et n’est qu’une liaison de faits.

VII §

Il suit de là que l’induction est la seule clef de la nature. Cette théorie est le chef-d’œuvre de Mill. Il n’y avait qu’un partisan aussi dévoué de l’expérience qui pût faire la théorie de l’induction.

Qu’est-ce que l’induction ? C’est l’opération « qui découvre et prouve des propositions générales. C’est le procédé par lequel nous concluons que ce qui est vrai de certains individus d’une classe est vrai de toute la classe, ou que ce qui est vrai en certains temps, sera vrai en tout temps, les circonstances étant pareilles1485. » C’est le raisonnement par lequel, ayant remarqué que Pierre, Jean et un nombre plus ou moins grand d’hommes sont morts, nous concluons que tout homme mourra. Bref, l’induction lie la mortalité et la qualité d’homme, c’est-à-dire deux faits généraux ordinairement successifs, et déclare que le premier est la cause du second.

Cela revient à dire que le cours de la nature est uniforme. Mais l’induction ne part pas de cet axiome, elle y conduit ; nous ne la trouvons pas au commencement, mais à la fin de nos recherches1486. Au fond l’expérience ne présuppose rien hors d’elle-même. Nul principe à priori ne vient l’autoriser ni la guider. Nous remarquons que cette pierre est tombée, que ce charbon rouge nous a brûlés, que cet homme est mort, et nous n’avons d’autre ressource pour induire que l’addition et la comparaison de ces petits faits isolés et momentanés. Nous apprenons par la simple pratique que le soleil éclaire, que les corps tombent, que l’eau apaise la soif, et nous n’avons d’autre ressource pour étendre ou contrôler ces inductions que d’autres inductions semblables. Chaque remarque, comme chaque induction, tire sa valeur d’elle-même et de ses voisines. C’est toujours l’expérience qui juge l’expérience, et l’induction qui juge l’induction. Le corps de nos vérités n’a point une âme différente de lui-même qui lui communique la vie ; il subsiste par l’harmonie de toutes ses parties prises ensemble et par la vitalité de chacune de ses parties prises à part. Vous refuseriez de croire un voyageur qui vous dirait qu’il y a des hommes dont la tête est au-dessous des épaules. Vous ne refuseriez pas de croire un voyageur qui vous dirait qu’il y a des cygnes noirs. Et cependant votre expérience de la chose est la même dans les deux cas ; vous n’avez jamais vu que des cygnes blancs, comme vous n’avez jamais vu que des hommes ayant la tête au-dessus des épaules. D’où vient donc que le second témoignage vous paraît plus croyable que le premier ? « Apparemment, parce qu’il y a moins de constance dans la couleur des animaux que dans la structure générale de leurs parties anatomiques. Mais comment savez-vous cela ? Évidemment par l’expérience1487. Il est donc vrai que nous avons besoin de l’expérience pour nous apprendre à quel degré, dans quels cas, dans quelles sortes de cas, nous pouvons nous fier à l’expérience. L’expérience doit être consultée, pour apprendre d’elle dans quelles circonstances les arguments qu’on tire d’elle sont solides. Nous n’avons point une seconde pierre de touche d’après laquelle nous puissions vérifier l’expérience ; nous faisons de l’expérience la pierre de touche de l’expérience. » Il n’y a qu’elle et elle est partout.

Considérons donc comment, sans autre secours que le sien, nous pouvons former des propositions générales, particulièrement les plus nombreuses et les plus importantes de toutes celles qui joignent deux événements successifs en disant que le premier est la cause du second.

Il y a là un grand mot, celui de cause. Pesons-le. Il porte dans son sein toute une philosophie. De l’idée que vous y attachez, dépend toute votre idée de la nature. Renouveler la notion de cause, c’est transformer la pensée humaine ; et vous allez voir, comment Mill, avec Hume et M. Comte, mais mieux que Hume et M. Comte, à transformé cette notion.

Qu’est-ce qu’une cause ? Quand Mill dit que le contact du fer et de l’air humide produit la rouille, ou que la chaleur dilate les corps, il ne parle pas du lien mystérieux par lequel les métaphysiciens attachent la cause à l’effet. Il ne s’occupe pas de la force intime et de la vertu génératrice que certaines philosophies insèrent entre le producteur et le produit. « La seule notion, dit-il1488, dont l’induction ait besoin à cet égard peut être donnée par l’expérience. Nous apprenons par l’expérience qu’il y a dans la nature un ordre de succession invariable, et que chaque fait y est toujours précédé par un autre fait. Nous appelons cause l’antécédent invariable, effet le conséquent invariable1489. » Au fond, nous ne mettons rien d’autre sous ces deux mots. Nous voulons dire simplement que toujours, partout, le contact du fer et de l’air humide sera suivi par l’apparition de la rouille, l’application de la chaleur par la dilatation du corps. « La cause réelle est la série des conditions, l’ensemble des antécédents sans lesquels l’effet ne serait pas arrivé1490… Il n’y a pas de fondement scientifique dans la distinction que l’on fait entre la cause d’un phénomène et ses conditions… La distinction que l’on établit entre le patient et l’agent est purement verbale… La cause est la somme des conditions négatives et positives prises ensemble, la totalité des circonstances et contingences de toute espèce, lesquelles, une fois données, sont invariablement suivies du conséquent1491. » On fait grand bruit du mot nécessaire. « Ce qui est nécessaire, ce qui ne peut pas ne pas être, est ce qui arrivera, quelles que soient les suppositions que nous puissions faire à propos de toutes les autres choses1492. » Voilà tout ce que l’on veut dire quand on prétend que la notion de cause enferme la notion de nécessité. On veut dire que l’antécédent est suffisant et complet, qu’il n’y a pas besoin d’en supposer un autre que lui, qu’il contient toutes les conditions requises, que nulle autre condition n’est exigée. Succéder sans condition, voilà toute la notion d’effet et de cause. Nous n’en avons pas d’autre. Les philosophes se méprennent quand ils découvrent dans notre volonté un type différent de la cause, et déclarent que nous y voyons la force efficiente en acte et en exercice. Nous n’y voyons rien de semblable. Nous n’apercevons là comme ailleurs que des successions constantes. Nous ne voyons pas un fait qui en engendre un autre, mais un fait qui en accompagne un autre. « Notre volonté, dit Mill, produit nos actions corporelles, comme le froid produit la glace, ou comme une étincelle produit une explosion de poudre à canon. » Il y a là un antécédent comme ailleurs, la résolution ou état de l’esprit, et un conséquent comme ailleurs, l’effort ou sensation physique. L’expérience les lie et nous fait prévoir que l’effort suivra la résolution, comme elle nous fait prévoir que l’explosion de la poudre suivra le contact de l’étincelle. Laissons donc ces illusions psychologiques, et cherchons simplement, sous le nom d’effet et de cause, les phénomènes, qui forment des couples sans exception ni condition.

Or, pour établir ces liaisons expérimentales, Mill découvre quatre méthodes, et quatre méthodes seulement : celle des concordances1493, celle des différences1494, celle des résidus1495, celle des variations concomitantes1496. Elles sont les seules voies par lesquelles nous puissions pénétrer dans la nature. Il n’y a qu’elles, et elles sont partout. Et elles emploient toutes le même artifice. Cet artifice est l’élimination ; et en effet l’induction n’est pas autre chose. Vous avez deux groupes, l’un d’antécédents, l’autre de conséquents, chacun d’eux contenant plus ou moins d’éléments : dix, par exemple. À quel antécédent chaque conséquent est-il joint ? Le premier conséquent est-il joint au premier antécédent, ou bien au troisième, ou bien au sixième ? Toute la difficulté et toute la découverte sont là. Pour lever la difficulté et pour opérer la découverte, il faut éliminer, c’est-à-dire exclure les antécédents qui ne sont point liés au conséquent que l’on considère1497. Mais comme effectivement on ne peut les exclure, et que, dans la nature, toujours le couple est entouré de circonstances, on assemble divers cas qui, par leur diversité, permettent à l’esprit de retrancher ces circonstances, et de voir le couple à nu. En définitive, on n’induit qu’en formant des couples ; on ne les forme qu’en les isolant ; on ne les isole que par des comparaisons.

VIII §

Ce sont là des formules, un fait sera plus clair. En voici un : on y va voir les méthodes en exercice ; il y a un exemple qui les rassemble presque toutes. Il s’agit de la théorie de la rosée du docteur Well. Je cite les propres paroles de Mill ; elles sont si nettes, qu’il faut se donner le plaisir de les méditer.

« Il faut d’abord distinguer la rosée de la pluie aussi bien que des brouillards, et la définir en disant qu’« elle est l’apparition spontanée d’une moiteur sur des corps exposés en plein air, quand il ne tombe point de pluie ni d’humidité visible1498. » La rosée ainsi définie, quelle en est la cause, et comment l’a-t-on trouvée ?

« D’abord, nous avons des phénomènes analogues dans la moiteur qui couvre un métal froid ou une pierre lorsque nous soufflons dessus, qui apparaît en été sur les parois d’un verre d’eau fraîche qui sort du puits, qui se montre à l’intérieur des vitres quand la grêle ou une pluie soudaine refroidit l’air extérieur, qui coule sur nos murs lorsqu’après un long froid arrive un dégel tiède et humide. —  Comparant tous ces cas, nous trouvons qu’ils contiennent tous le phénomène en question. Or, tous ces cas s’accordent en un point, à savoir que l’objet qui se couvre de rosée est plus froid que l’air qui le touche. Cela arrive-t-il aussi dans le cas de la rosée nocturne ? Est-ce un fait que l’objet baigné de rosée est plus froid que l’air ? Nous sommes tentés de répondre que non, car qui est-ce qui le rendrait plus froid ? Mais l’expérience est aisée : nous n’avons qu’à mettre un thermomètre en contact avec la substance couverte de rosée, et en suspendre un autre un peu au-dessus, hors de la portée de son influence. L’expérience a été faite, la question a été posée, et toujours la réponse s’est trouvée affirmative. Toutes les fois qu’un objet se recouvre de rosée, il est plus froid que l’air1499.

« Voilà une application complète de la méthode de concordance : elle établit une liaison invariable entre l’apparition de la rosée sur une surface et la froideur de cette surface comparée à l’air extérieur. Mais laquelle des deux est cause, et laquelle effet ? ou bien sont-elles toutes les deux les effets de quelque chose d’autre ? Sur ce point, la méthode de concordance ne nous fournit aucune lumière. Nous devons avoir recours à une méthode plus puissante : nous devons varier les circonstances, nous devons noter les cas où la rosée manque ; car une des conditions nécessaires pour appliquer la méthode de différence, c’est de comparer des cas où le phénomène se rencontre avec d’autres où il ne se rencontre pas1500.

« Or la rosée ne se dépose pas sur la surface des métaux polis, tandis qu’elle se dépose très-abondamment sur le verre. Voilà un cas où l’effet se produit, et un autre où il ne se produit point… Mais, comme les différences qu’il y a entre le verre et les métaux polis sont nombreuses, la seule chose dont nous puissions encore être sûrs, c’est que la cause de la rosée se trouvera parmi les circonstances qui distinguent le verre des métaux polis1501… Cherchons donc à démêler cette circonstance, et pour cela employons la seule méthode possible, celle des variations concomitantes. Dans le cas des métaux polis et du verre poli, le contraste montre évidemment que la substance a une grande influence sur le phénomène. C’est pourquoi faisons varier autant que possible la substance seule, en exposant à l’air les surfaces polies de différentes sortes. Cela fait, on voit tout de suite paraître une échelle d’intensité. Les substances polies qui conduisent le plus mal la chaleur sont celles qui s’imprègnent le plus de rosée ; celles qui conduisent le mieux la chaleur sont celles qui s’en humectent le moins1502 : d’où l’on conclut que « l’apparition de la rosée est liée au pouvoir que possède le corps de résister au passage de la chaleur. »

« Mais si nous exposons à l’air des surfaces rudes au lieu de surfaces polies, nous trouvons quelquefois cette loi renversée. Ainsi le fer rude, particulièrement s’il est peint ou noirci, se mouille de rosée plus vite que le papier verni. L’espèce de surface a donc beaucoup d’influence. C’est pourquoi exposons la même substance en faisant varier le plus possible l’état de sa surface (ce qui est un nouvel emploi de la méthode des variations concomitantes), et une nouvelle échelle d’intensité se montrera. Les surfaces qui perdent leur chaleur le plus aisément par le rayonnement sont celles qui se mouillent le plus abondamment de rosée1503. On en conclut « que l’apparition de la rosée est liée à la capacité de perdre la chaleur par voie de rayonnement. »

« À présent l’influence que nous venons de reconnaître à la substance et à la surface nous conduit à considérer celle de la texture, et là nous rencontrons une troisième échelle d’intensité, qui nous montre les substances d’une texture ferme et serrée, par exemple les pierres et les métaux, comme défavorables à l’apparition de la rosée, et au contraire les substances d’une texture lâche, par exemple le drap, le velours, la laine, le duvet, comme éminemment favorables à la production de la rosée. La texture lâche est donc une des circonstances qui la provoquent. Mais cette troisième cause se ramène à la première, qui est le pouvoir de résister au passage de la chaleur, car les substances de texture lâche sont précisément celles qui fournissent les meilleurs vêtements, en empêchant la chaleur de passer de la peau à l’air, ce qu’elles font en maintenant leur surface intérieure très-chaude pendant que leur surface extérieure est très-froide1504.

« Ainsi les cas très-variés dans lesquels beaucoup de rosée se dépose s’accordent en ceci, et, autant que nous pouvons l’observer, en ceci seulement, qu’ils conduisent lentement la chaleur ou la rayonnent rapidement, —  deux qualités qui ne s’accordent qu’en un seul point, qui est qu’en vertu de l’une et de l’autre le corps tend à perdre sa chaleur par sa surface plus rapidement qu’elle ne peut lui être restituée par le dedans. Au contraire, les cas très-variés dans lesquels la rosée manque ou est très-peu abondante s’accordent en ceci, et, autant que nous pouvons l’observer, en ceci seulement, qu’ils n’ont pas cette propriété. Nous pouvons maintenant répondre à la question primitive et savoir lequel des deux, du froid et de la rosée, est la cause de l’autre. Nous venons de trouver que la substance sur laquelle la rosée se dépose doit, par ses seules propriétés, devenir plus froide que l’air. Nous pouvons donc rendre compte de sa froideur, abstraction faite de la rosée, et, comme il y a une liaison entre les deux, c’est la rosée qui dépend de la froideur ; en d’autres termes, la froideur est la cause de la rosée1505.

« Maintenant cette loi si amplement établie peut se confirmer de trois manières différentes. Premièrement, par déduction, en partant des lois connues que suit la vapeur aqueuse lorsqu’elle est diffuse dans l’air ou dans tout autre gaz. On sait par l’expérience directe que la quantité d’eau qui peut rester suspendue dans l’air à l’état de vapeur est limitée pour chaque degré de température, et que ce maximum devient moindre à mesure que la température diminue. Il suit de là déductivement que, s’il y a déjà autant de vapeur suspendue dans l’air que peut en contenir sa température présente, tout abaissement de cette température portera une portion de la vapeur à se condenser et à se changer en eau. Mais, de plus, nous savons déductivement, d’après les lois de la chaleur, que le contact de l’air avec un corps plus froid que lui-même abaissera nécessairement la température de la couche d’air immédiatement appliquée à sa surface, et par conséquent la forcera d’abandonner une portion de son eau, laquelle, d’après les lois ordinaires de la gravitation ou cohésion, s’attachera à la surface du corps, ce qui constituera la rosée… Cette preuve déductive a l’avantage de rendre compte des exceptions, c’est-à-dire des cas où, ce corps étant plus froid que l’air, il ne se dépose pourtant point de rosée : car elle montre qu’il en sera nécessairement ainsi, lorsque l’air sera si peu fourni de vapeur aqueuse, comparativement à sa température, que même, étant un peu refroidi par le contact d’un corps plus froid, il sera encore capable de tenir en suspension toute la vapeur qui s’y trouvait d’abord suspendue. Ainsi, dans un été très-sec, il n’y a pas de rosée, ni dans un hiver très-sec de gelées blanches1506.

« La seconde confirmation de la théorie se tire de l’expérience directe pratiquée selon la méthode de différence. Nous pouvons, en refroidissant la surface de n’importe quel corps, atteindre en tous les cas une température à laquelle la rosée commence à se déposer. Nous ne pouvons, à la vérité, faire cela que sur une petite échelle ; mais nous avons d’amples raisons pour conclure que la même opération, si elle était conduite dans le grand laboratoire de la nature, aboutirait au même effet.

« Et finalement nous sommes capables de vérifier le résultat, même sur cette grande échelle. Le cas est un de ces cas rares où la nature fait l’expérience pour nous de la même manière que nous la ferions nous-mêmes, c’est-à-dire en introduisant dans l’état antérieur des choses une circonstance nouvelle, unique et parfaitement définie, et en manifestant l’effet si rapidement, que le temps manquerait pour tout autre changement considérable dans les circonstances antérieures. On a observé que la rosée ne se dépose jamais abondamment dans des endroits fort abrités contre le ciel ouvert, et point du tout dans les nuits nuageuses ; mais que, si les nuages s’écartent, fût-ce pour quelques minutes seulement, de façon à laisser une ouverture, la rosée commence à se déposer, et va en augmentant. Ici il est complétement prouvé que la présence ou l’absence d’une communication non interrompue avec le ciel cause la présence ou l’absence de la rosée ; mais puisqu’un ciel clair n’est que l’absence des nuages, et que les nuages, comme tous les corps qu’un simple fluide élastique sépare d’un objet donné, ont cette propriété connue, qu’ils tendent à élever ou à maintenir la température de la surface de l’objet en rayonnant vers lui de la chaleur, nous voyons à l’instant que la retraite des nuages refroidira la surface. Ainsi, dans ce cas, la nature ayant produit un changement dans l’antécédent par des moyens connus et définis, le conséquent suit et doit suivre : expérience naturelle conforme aux règles de la méthode de différence1507. »

IX §

Ce ne sont pas là tous les procédés des sciences, mais ceux-ci mènent aux autres. Ils s’enchaînent tous, et personne, mieux que Mill, n’a montré leur enchaînement. En beaucoup de cas les procédés d’isolement sont impuissants, et ces cas sont ceux où l’effet, étant produit par un concours de causes, ne peut être divisé en ses éléments. Les méthodes d’isolement sont alors impraticables. Nous ne pouvons plus éliminer, et par conséquent nous ne pouvons plus induire. Et cette difficulté si grave se rencontre dans presque tous les cas du mouvement, car presque tout mouvement est l’effet d’un concours de forces, et les effets respectifs des diverses forces se trouvent en lui mêlés à un tel point qu’on ne peut les séparer sans le détruire, en sorte qu’il semble impossible de savoir quelle part chaque force a dans la production de ce mouvement. Prenez un corps sollicité par deux forces dont les directions font un angle, il se meut suivant la diagonale ; chaque partie, chaque moment, chaque position, chaque élément de son mouvement est l’effet combiné de deux forces sollicitantes. Les deux effets se pénètrent tellement qu’on n’en peut isoler aucun et le rapporter à sa source. Pour apercevoir séparément chaque effet, il faudrait considérer des mouvements différents, c’est-à-dire supprimer le mouvement donné et le remplacer par d’autres. Ni la méthode de concordance ou de différence, ni la méthode des résidus ou des variations concomitantes, qui sont toutes décomposantes et éliminatives, ne peuvent servir contre un phénomène qui par nature exclut toute élimination et toute décomposition. Il faut donc tourner l’obstacle, et c’est ici qu’apparaît la dernière clef de la nature, la méthode de déduction. Nous quittons le phénomène, nous nous reportons à côté de lui, nous en étudions d’autres plus simples, nous établissons leurs lois, et nous lions chacun d’eux à sa cause par les procédés de l’induction ordinaire ; puis, supposant le concours de deux ou plusieurs de ces causes, nous concluons d’après leurs lois connues quel devra être leur effet total. Nous vérifions ensuite si le mouvement donné est exactement semblable au mouvement prédit, et si cela est, nous l’attribuons aux causes d’où nous l’avons déduit. Ainsi, pour découvrir les causes des mouvements des planètes, nous recherchons par des inductions simples les lois de deux causes, l’une qui est la force d’impulsion primitive dirigée selon la tangente, l’autre qui est la force accélératrice attractive. De ces lois induites nous déduisons par le calcul le mouvement d’un corps qui serait soumis à leurs sollicitations combinées, et, vérifiant que les mouvements planétaires observés coïncident exactement avec les mouvements prévus, nous concluons que les deux forces en question sont effectivement les causes des mouvements planétaires. « C’est à cette méthode, dit Mill, que l’esprit humain doit ses plus grands triomphes. Nous lui devons toutes les théories qui ont réuni des phénomènes vastes et compliqués sous quelques lois simples. » Ses détours nous ont conduits plus loin que la voie directe ; elle a tiré son efficacité de son imperfection.

X §

Que si nous comparons maintenant les deux méthodes, leur opportunité, leur office, leur domaine, nous y trouverons comme en abrégé l’histoire, les divisions, les espérances et les limites de la science humaine. La première apparaît au début, la seconde à la fin. La première a dû prendre l’empire au temps de Bacon1508, et commence à le perdre ; la seconde a dû perdre l’empire au temps de Bacon, et commence à le prendre : en sorte que la science, après avoir passé de l’état déductif à l’état expérimental, passe de l’état expérimental à l’état déductif. La première a pour province les phénomènes décomposables et sur lesquels nous pouvons expérimenter. La seconde a pour domaine les phénomènes indécomposables, ou sur lesquels nous ne pouvons expérimenter. La première est efficace en physique, en chimie, en zoologie, en botanique, dans les premières démarches de toute science, et aussi partout où les phénomènes sont médiocrement compliqués, proportionnés à notre force, capables d’être transformés par les moyens dont nous disposons. La seconde est puissante en astronomie, dans les parties supérieures de la physique, en physiologie, en histoire, dans les dernières démarches de toute science, partout où les phénomènes sont fort compliqués, comme la vie animale et sociale, ou placés hors de nos prises, comme le mouvement des corps célestes et les révolutions de l’enveloppe terrestre. Quand la méthode convenable n’est pas employée, la science s’arrête ; quand la méthode convenable est pratiquée, la science marche. Là est tout le secret de son passé et de son présent. Si les sciences physiques sont restées immobiles jusqu’à Bacon, c’est qu’on déduisait lorsqu’il fallait induire. Si la physiologie et les sciences morales aujourd’hui sont en retard, c’est qu’on y induit lorsqu’il faudrait déduire. C’est par déduction et d’après les lois physiques et chimiques qu’on pourra expliquer les phénomènes physiologiques. C’est par déduction et d’après les lois mentales qu’on pourra expliquer les phénomènes historiques1509. Et ce qui est l’instrument de ces deux sciences se trouve le but de toutes les autres. Toutes tendent à devenir déductives ; toutes aspirent à se résumer en quelques propositions générales desquelles le reste puisse se déduire. Moins ces propositions sont nombreuses, plus la science est avancée. Moins une science exige de suppositions et de données, plus elle est parfaite. Cette réduction est son état final. L’astronomie, l’acoustique, l’optique, lui offrent son modèle. Nous connaîtrons la nature quand nous aurons déduit ses millions de faits de deux ou trois lois.

J’ose dire que la théorie que vous venez d’entendre est parfaite. J’en ai omis plusieurs traits, mais vous en avez assez vu pour reconnaître que nulle part l’induction n’a été expliquée d’une façon si complète et si précise, avec une telle abondance de distinctions fines et justes, avec des applications si étendues et si exactes, avec une telle connaissance des pratiques effectives et des découvertes acquises, avec une plus entière exclusion des principes métaphysiques et des suppositions arbitraires, dans un esprit plus conforme aux procédés rigoureux de l’expérience moderne. Vous me demandiez tout à l’heure ce que les Anglais ont fait en philosophie ; je réponds : la théorie de l’induction. Mill est le dernier d’une grande lignée qui commence à Bacon, et qui, par Hobbes, Newton, Locke, Hume, Herschel, s’est continuée jusqu’à nous. Ils ont porté dans la philosophie notre esprit national ; ils ont été positifs et pratiques ; ils ne se sont point envolés au-dessus des faits ; ils n’ont point tenté des routes extraordinaires ; ils ont purgé le cerveau humain de ses illusions, de ses ambitions, de ses fantaisies. Ils l’ont employé du seul côté où il puisse agir ; ils n’ont voulu que planter des barrières et des flambeaux sur le chemin déjà frayé par les sciences fructueuses. Ils n’ont point voulu dépenser vainement leur travail hors de la voie explorée et vérifiée. Ils ont aidé à la grande œuvre moderne, la découverte des lois applicables ; ils ont contribué, comme les savants spéciaux, à augmenter la puissance de l’homme. Trouvez-moi beaucoup de philosophies qui en aient fait autant.

XI §

Vous allez me dire que mon philosophe s’est coupé les ailes pour fortifier les jambes. Certainement, et il a bien fait. L’expérience borne la carrière qu’elle nous ouvre ; elle nous a donné notre but ; elle nous donne aussi nos limites. Nous n’avons qu’à regarder les éléments qui la composent et les événements dont elle part pour comprendre que sa portée est restreinte. Sa nature et son procédé réduisent sa marche à quelques pas. Et d’abord1510 les lois dernières de la nature ne peuvent être moins nombreuses que les espèces distinctes de nos sensations. Nous pouvons bien réduire un mouvement à un autre mouvement, mais non la sensation de chaleur à la sensation d’odeur, ou de couleur, ou de son, ni l’une ou l’autre à un mouvement. Nous pouvons bien ramener l’un à l’autre des phénomènes de degré différent, mais non des phénomènes d’espèce différente. Nous trouvons les sensations distinctes au fond de toutes nos connaissances, comme des éléments simples, indécomposables, absolument séparés les uns des autres, absolument incapables d’être ramenés les uns aux autres. L’expérience a beau faire, elle ne peut supprimer ces diversités qui la fondent. —  D’autre part, l’expérience a beau faire, elle ne peut se soustraire aux conditions dans lesquelles elle agit. Quel que soit son domaine, il est limité dans le temps et dans l’espace ; le fait qu’elle observe est borné et amené par une infinité d’autres qu’elle ne peut atteindre. Elle est obligée de supposer ou de reconnaître quelque état primordial d’où elle part et qu’elle n’explique pas1511. Tout problème a ses données accidentelles ou arbitraires : on en déduit le reste, mais on ne les déduit de rien. Le soleil, la terre, les planètes, l’impulsion initiale des corps célestes, les propriétés primitives des substances chimiques, sont de ces données1512. Si nous les possédions toutes, nous pourrions tout expliquer par elles, mais nous ne saurions les expliquer elles-mêmes. Pourquoi, demande Mill, ces agents naturels ont-ils existé à l’origine plutôt que d’autres ? Pourquoi ont-ils été mêlés en telles ou telles proportions ? Pourquoi ont-ils été distribués de telle ou telle manière dans l’espace ? C’est là une question à laquelle nous ne pouvons répondre. Bien plus, nous ne pouvons découvrir rien de régulier dans cette distribution même ; nous ne pouvons la réduire à quelque uniformité, à quelque loi. L’assemblage de ces agents n’est pour nous qu’un pur accident1513. Et l’astronomie, qui tout à l’heure nous offrait le modèle de la science achevée, nous offre maintenant l’exemple de la science limitée. Nous pouvons bien prédire les innombrables positions de tous les corps planétaires ; mais nous sommes obligés de supposer, outre l’impulsion primitive et son degré, outre la force attractive et sa loi, les masses et les distances de tous les corps dont nous parlons. Nous comprenons des millions de faits, mais au moyen d’une centaine de faits que nous ne comprenons pas ; nous atteignons des conséquences nécessaires, mais au moyen d’antécédents accidentels, en sorte que, si la théorie de notre univers était achevée, elle aurait encore deux grandes lacunes : l’une au commencement du monde physique, l’autre au début du monde moral ; l’une comprenant les éléments de l’être, l’autre renfermant les éléments de l’expérience ; l’une contenant les sensations primitives, l’autre contenant les agents primitifs. « Notre science, dit votre Royer-Collard, consiste à puiser l’ignorance à sa source la plus élevée. »

Pouvons-nous au moins affirmer que ces données irréductibles ne le sont qu’en apparence et au regard de notre esprit ? Pouvons-nous dire qu’elles ont des causes comme les faits dérivés dont elles sont les causes ? Pouvons-nous décider que tout événement à tout point du temps et de l’espace arrive selon des lois, et que notre petit monde, si bien réglé, est un abrégé du grand ? Pouvons-nous, par quelque axiome, sortir de notre enceinte si étroite, et affirmer quelque chose de l’univers ? En aucune façon, et c’est ici que Mill pousse aux dernières conséquences ; car la loi qui attribue une cause à tout événement n’a pour lui d’autre fondement, d’autre valeur et d’autre portée que notre expérience. Elle ne renferme point sa nécessité en elle-même ; elle tire toute son autorité du grand nombre des cas où on l’a reconnue vraie ; elle ne fait que résumer une somme d’observations ; elle lie deux données qui, considérées en elles-mêmes, n’ont point de liaison intime ; elle joint l’antécédent et le conséquent pris en général, comme la loi de la pesanteur joint un antécédent et un conséquent pris en particulier ; elle constate un couple, comme font toutes les lois expérimentales, et participe à leur incertitude comme à leurs restrictions. Écoutez ces fortes paroles : « Je suis convaincu que si un homme, habitué à l’abstraction et à l’analyse, exerçait loyalement ses facultés à cet effet, il ne trouverait point de difficulté, quand son imagination aurait pris le pli, à concevoir qu’en certains endroits, par exemple dans un des firmaments dont l’astronomie sidérale compose à présent l’univers, les événements puissent se succéder au hasard, sans aucune loi fixe ; et rien, ni dans notre expérience, ni dans notre constitution mentale, ne nous fournit une raison suffisante, ni même une raison quelconque pour croire que cela n’a lieu nulle part1514. » Pratiquement, nous pouvons nous fier à une loi si bien établie ; mais « dans les parties lointaines des régions stellaires, où les phénomènes peuvent être entièrement différents de ceux que nous connaissons, ce serait folie d’affirmer hardiment le règne de cette loi générale, comme ce serait folie d’affirmer pour là-bas le règne des lois spéciales qui se maintiennent universellement exactes sur notre planète1515. » Nous sommes donc chassés irrévocablement de l’infini ; nos facultés et nos assertions n’y peuvent rien atteindre ; nous restons confinés dans un tout petit cercle ; notre esprit ne porte pas au-delà de son expérience ; nous ne pouvons établir entre les faits aucune liaison universelle et nécessaire ; peut-être même n’existe-t-il entre les faits aucune liaison universelle et nécessaire. Mill s’arrête là ; mais certainement, en menant son idée jusqu’au bout, on arriverait à considérer le monde comme un simple monceau de faits. Nulle nécessité intérieure ne produirait leur liaison ni leur existence. Ils seraient de pures données, c’est-à-dire des accidents. Quelquefois, comme dans notre système, ils se trouveraient assemblés de façon à amener des retours réguliers ; quelquefois ils seraient assemblés de manière à n’en pas amener du tout. Le hasard, comme chez Démocrite, serait au cœur des choses. Les lois en dériveraient, et n’en dériveraient que çà et là. Il en serait des êtres comme des nombres, comme des fractions, par exemple, qui, selon le hasard des deux facteurs primitifs, tantôt s’étalent, tantôt ne s’étalent pas en périodes régulières. Voilà sans doute une conception originale et haute. Elle est la dernière conséquence de l’idée primitive et dominante que nous avons démêlée au commencement du système, qui a transformé les théories de la définition, de la proposition et du syllogisme ; qui a réduit les axiomes à des vérités d’expérience ; qui a développé et perfectionné la théorie de l’induction ; qui a établi le but, les bornes, les provinces et les méthodes de la science ; qui, dans la nature et dans la science, a partout supprimé les liaisons intérieures ; qui a remplacé le nécessaire par l’accidentel, la cause par l’antécédent, et qui consiste à prétendre que toute assertion utile a pour effet de former un couple, c’est-à-dire de joindre deux faits qui, par leur nature, sont séparés.

2.
L’abstraction. §

I §

— Un abîme de hasard et un abîme d’ignorance. La perspective est sombre : il n’importe, si elle est vraie. À tout le moins, cette théorie de la science est celle de la science anglaise. Rarement, je vous l’accorde, un penseur a mieux résumé par sa doctrine la pratique de son pays ; rarement un homme a mieux représenté par ses négations et ses découvertes les limites et la portée de sa race. Les procédés dont celui-ci compose la science sont ceux où vous excellez par-dessus tous les autres, et les procédés qu’il exclut de la science sont ceux qui vous manquent plus qu’à personne. Il a décrit l’esprit anglais en croyant décrire l’esprit humain. C’est là sa gloire, mais c’est aussi là sa faiblesse. Il y a dans votre idée de la connaissance une lacune qui, incessamment ajoutée à elle-même, finit par creuser ce gouffre de hasard du fond duquel, selon lui, les choses naissent, et ce gouffre d’ignorance au bord duquel, selon lui, notre science doit s’arrêter. Et voyez ce qui en advient. En retranchant de la science la connaissance des premières causes, c’est-à-dire des choses divines, vous réduisez l’homme à devenir sceptique, positif, utilitaire, s’il a l’esprit sec, ou bien mystique, exalté, méthodiste, s’il a l’imagination vive. Dans ce grand vide inconnu que vous placez au-delà de notre petit monde, les gens à tête chaude ou à conscience triste peuvent loger tous leurs rêves, et les hommes à jugement froid, désespérant d’y rien atteindre, n’ont plus qu’à se rabattre dans la recherche des recettes pratiques qui peuvent améliorer notre condition. Il me semble que le plus souvent ces deux dispositions se rencontrent dans une tête anglaise. L’esprit religieux et l’esprit positif y vivent côte à côte et séparés. Cela fait un mélange bizarre, et j’avoue que j’aime mieux la manière dont les Allemands ont concilié la science et la foi. —  Mais leur philosophie n’est qu’une poésie mal écrite. —  Peut-être. —  Mais ce qu’ils appellent raison ou intuition des principes n’est que la puissance de bâtir des hypothèses. —  Peut-être. —  Mais les systèmes qu’ils ont arrangés n’ont pas tenu devant l’expérience. —  Je vous abandonne leur œuvre. —  Mais leur absolu, leur sujet, leur objet et le reste ne sont que de grands mots. —  Je vous abandonne leur style. —  Alors que gardez-vous ? —  Leur idée de la cause. —  Vous croyez, comme eux, qu’on découvre les causes par une révélation de la raison ? —  Point du tout. —  Vous croyez comme nous qu’on découvre les causes par la simple expérience ? —  Pas davantage. —  Vous pensez qu’il y a une faculté autre que l’expérience et la raison propre à découvrir les causes ? —  Oui. —  Vous croyez qu’il y a une opération moyenne, située entre l’illumination et l’observation, capable d’atteindre des principes comme on l’assure de la première, capable d’atteindre des vérités comme on l’éprouve pour la seconde ? —  Oui. —  Laquelle ? —  L’abstraction. Reprenons votre idée primitive ; je tâcherai de dire en quoi je la trouve incomplète, et en quoi il me semble que vous mutilez l’esprit humain. Seulement il faudra que vous m’accordiez de l’espace ; ce sera tout un plaidoyer.

II §

Votre point de départ est bon : en effet, l’homme ne connaît point les substances ; il ne connaît ni l’esprit ni le corps : il n’aperçoit que ses états intérieurs tout passagers et isolés ; il s’en sert pour affirmer et désigner des états extérieurs, positions, mouvements, changements, et ne s’en sert pas pour autre chose. Il n’atteint que des faits, soit au dedans, soit au dehors, tantôt caducs, quand son impression ne se répète pas, tantôt permanents, quand son impression, maintes fois répétée, lui fait supposer qu’elle sera répétée toutes les fois qu’il voudra l’avoir. Il ne saisit que des couleurs, des sons, des résistances, des mouvements, tantôt momentanés et variables, tantôt semblables à eux-mêmes et renouvelés. Il ne suppose des qualités et propriétés que par un artifice de langage, et pour grouper plus commodément des faits. Nous allons même plus loin que vous : nous pensons qu’il n’y a ni esprits ni corps, mais simplement des groupes de mouvements présents ou possibles, et des groupes de pensées présentes ou possibles. Nous croyons qu’il n’y a point de substances, mais seulement des systèmes de faits. Nous regardons l’idée de substance comme une illusion psychologique. Nous considérons la substance, la force et tous les êtres métaphysiques des modernes comme un reste des entités scolastiques. Nous pensons qu’il n’y a rien au monde que des faits et des lois, c’est-à-dire des événements et leurs rapports, et nous reconnaissons comme vous que toute connaissance consiste d’abord à lier ou à additionner des faits. Mais cela terminé, une nouvelle opération commence, la plus féconde de toutes, et qui consiste à décomposer ces données complexes en données simples. Une faculté magnifique apparaît, source du langage, interprète de la nature, mère des religions et des philosophies, seule distinction véritable, qui, selon son degré, sépare l’homme de la brute, et les grands hommes des petits : je veux dire l’abstraction, qui est le pouvoir d’isoler les éléments des faits et de les considérer à part. Mes yeux suivent le contour d’un carré, et l’abstraction en isole les deux propriétés constitutives, l’égalité des côtés et des angles. Mes doigts touchent la surface d’un cylindre, et l’abstraction en isole les deux éléments générateurs, la notion de rectangle et la révolution de ce rectangle autour d’un de ses côtés pris comme axe. Cent mille expériences me développent par une infinité de détails la série des opérations physiologiques qui font la vie, et l’abstraction isole la direction de cette série, qui est un circuit de déperdition constante et de réparation continue. Douze cents pages m’ont exposé le jugement de Mill sur les diverses parties de la science, et l’abstraction isole son idée fondamentale, à savoir, que les seules propositions fructueuses sont celles qui joignent un fait à un fait non contenu dans le premier. Partout ailleurs il en est de même. Toujours un fait ou une série de faits peut être résolu en ses composants. C’est cette décomposition que l’on réclame lorsqu’on demande quelle est la nature d’un objet. Ce sont ces composants que l’on cherche lorsqu’on veut pénétrer dans l’intérieur d’un être. Ce sont eux que l’on désigne sous les noms de forces, causes, lois, essences, propriétés primitives. Ils ne sont pas un nouveau fait ajouté aux premiers ; ils en sont une portion, un extrait : ils sont contenus en eux, ils ne sont autre chose que les faits eux-mêmes. On ne passe pas, en les découvrant, d’une donnée à une donnée différente, mais de la même à la même, du tout à la partie, du composé aux composants. On ne fait que voir la même chose sous deux formes, d’abord entière, puis divisée ; on ne fait que traduire la même idée d’un langage en un autre, du langage sensible en langage abstrait, comme on traduit une courbe en une équation, comme on exprime un cube par une fonction de son côté. Que cette traduction soit difficile ou non, peu importe ; qu’il faille souvent l’accumulation ou la comparaison d’un nombre énorme de faits pour y atteindre, et que maintes fois notre esprit succombe avant d’y arriver, peu importe encore. Toujours est-il que dans cette opération, qui est évidemment fructueuse, au lieu d’aller d’un fait à un autre fait, on va du même au même ; au lieu d’ajouter une expérience à une expérience, on met à part quelque portion de la première ; au lieu d’avancer, on s’arrête pour creuser en place. Il y a donc des jugements qui sont instructifs, et qui cependant ne sont pas des expériences ; il y a donc des propositions qui concernent l’essence, et qui cependant ne sont pas verbales ; il y a donc une opération différente de l’expérience, qui agit par retranchement au lieu d’agir par addition, qui, au lieu d’acquérir, s’applique aux données acquises, et qui par-delà l’observation, ouvrant aux sciences une carrière nouvelle, définit leur nature, détermine leur marche, complète leurs ressources et marque leur but.

Voilà la grande omission du système : l’abstraction y est laissée sur l’arrière-plan, à peine mentionnée, recouverte par les autres opérations de l’esprit, traitée comme un appendice des expériences ; nous n’avons qu’à la rétablir dans la théorie générale pour reformer les théories particulières où elle a manqué.

III §

D’abord la définition. Il n’y a pas, dit Mill, de définition des choses, et quand on me définit la sphère le solide engendré par la révolution d’un demi-cercle autour de son diamètre, on ne me définit qu’un nom. Sans doute on vous apprend par là le sens d’un nom, mais on vous apprend encore bien autre chose. On vous annonce que toutes les propriétés de toute sphère dérivent de cette formule génératrice. On réduit une donnée infiniment complexe à deux éléments. On transforme la donnée sensible en données abstraites ; on exprime l’essence de la sphère, c’est-à-dire la cause intérieure et primordiale de toutes ses propriétés. Voilà la nature de toute vraie définition ; elle ne se contente pas d’expliquer un nom, elle n’est pas un simple signalement ; elle n’indique pas simplement une propriété distinctive, elle ne se borne pas à coller sur l’objet une étiquette propre à le faire reconnaître entre tous. Il y a en dehors de la définition plusieurs façons de faire reconnaître l’objet ; il y a telle autre propriété qui n’appartient qu’à lui ; on pourrait désigner la sphère en disant que, de tous les corps, elle est celui qui, à surface égale, occupe le plus d’espace, et autrement encore. Seulement ces désignations ne sont pas des définitions ; elles exposent une propriété caractéristique et dérivée, non une propriété génératrice et première ; elles ne ramènent pas la chose à ses facteurs, elles ne la recréent pas sous nos yeux, elles ne montrent pas sa nature intime et ses éléments irréductibles. La définition est la proposition qui marque dans un objet la qualité d’où dérivent les autres, et qui ne dérive point d’une autre qualité. Ce n’est point là une proposition verbale, car elle vous enseigne la qualité d’une chose. Ce n’est point là l’affirmation d’une qualité ordinaire, car elle vous révèle la qualité qui est la source du reste. C’est une assertion d’une espèce extraordinaire, la plus féconde et la plus précieuse de toutes, qui résume toute une science, et en qui toute science aspire à se résumer. Il y a une définition dans chaque science ; il y en a une pour chaque objet. Nous ne la possédons pas partout, mais nous la cherchons partout. Nous sommes parvenus à définir le mouvement des planètes par la force tangentielle et l’attraction qui le composent ; nous définissons déjà en partie le corps chimique par la notion d’équivalent, et le corps vivant par la notion de type. Nous travaillons à transformer chaque groupe de phénomènes en quelques lois, forces ou notions abstraites. Nous nous efforçons d’atteindre en chaque objet les éléments générateurs, comme nous les atteignons dans la sphère, dans le cylindre, dans le cercle, dans le cône, et dans tous les composés mathématiques. Nous réduisons les corps naturels à deux ou trois sortes de mouvements, attraction, vibration, polarisation, comme nous réduisons les corps géométriques à deux ou trois sortes d’éléments, le point, le mouvement, la ligne, et nous jugeons notre science partielle ou complète, provisoire ou définitive, suivant que cette réduction est approximative ou absolue, imparfaite ou achevée.

IV §

Même changement dans la théorie de la preuve. Selon Mill, on ne prouve pas que le prince Albert mourra en posant que tous les hommes sont mortels, car ce serait dire deux fois la même chose, mais en posant que Jean, Pierre et compagnie, bref tous les hommes dont nous avons entendu parler, sont morts. —  Je réponds que la vraie preuve n’est ni dans la mortalité de Jean, Pierre et compagnie, ni dans la mortalité de tous les hommes, mais ailleurs. On prouve un fait, dit Aristote1516, en montrant sa cause. On prouvera donc la mortalité du prince Albert en montrant la cause qui fait qu’il mourra. Et pourquoi mourra-t-il, sinon parce que le corps humain, étant un composé chimique instable, doit se dissoudre au bout d’un temps ; en d’autres termes, parce que la mortalité est jointe à la qualité d’homme. Voilà la cause et voilà la preuve. C’est cette loi abstraite qui, présente dans la nature, amènera la mort du prince, et qui, présente dans mon esprit, me montre la mort du prince. C’est cette proposition abstraite qui est probante ; ce n’est ni la proposition particulière, ni la proposition générale. Elle est si bien la preuve qu’elle prouve les deux autres. Si Jean, Pierre et compagnie sont morts, c’est parce que la mortalité est jointe à la qualité d’homme. Si tous les hommes sont morts ou mourront, c’est encore parce que la mortalité est jointe à la qualité d’homme. Ici, une fois de plus, le rôle de l’abstraction a été oublié. Mill l’a confondue avec les expériences ; il n’a pas distingué la preuve et les matériaux de la preuve, la loi abstraite et le nombre fini ou indéfini de ses applications. Les applications contiennent la loi et la preuve, mais elles ne sont ni la loi ni la preuve. Les exemples de Pierre, Jean et des autres contiennent la cause, mais ils ne sont pas la cause. Ce n’est pas assez d’additionner les cas, il faut en retirer la loi. Ce n’est pas assez d’expérimenter, il faut abstraire. Voilà la grande opération scientifique. Le syllogisme ne va pas du particulier au particulier, comme dit Mill, ni du général au particulier, comme disent les logiciens ordinaires, mais de l’abstrait au concret, c’est-à-dire de la cause à l’effet. C’est à ce titre qu’il fait partie de la science ; il en fait et il en marque tous les chaînons ; il relie les principes aux effets ; il fait communiquer les définitions avec les phénomènes. Il porte sur toute l’échelle de la science l’abstraction que la définition a portée au sommet.

V §

La même opération explique aussi les axiomes. Selon Mill, si nous savons que des grandeurs égales ajoutées à des grandeurs égales font des sommes égales, ou que deux droites ne peuvent enclore un espace, c’est par une expérience extérieure faite avec nos yeux, ou par une expérience intérieure faite avec notre imagination. Sans doute on peut savoir ainsi que deux droites ne sauraient enclore un espace, mais on peut le savoir encore d’une autre façon. On peut se représenter une droite par l’imagination, et l’on peut la concevoir aussi par la raison. On peut considérer son image ou sa définition. On peut l’étudier en elle-même ou dans les éléments générateurs. Je puis me représenter une droite toute faite, mais je puis aussi la résoudre en ses facteurs. Je puis assister à sa formation, et dégager les éléments abstraits qui l’engendrent, comme j’ai assisté à la formation du cylindre et dégagé le rectangle en révolution qui l’a engendré. Je puis dire non pas que la ligne droite est la plus courte d’un point à un autre, ce qui est une propriété dérivée, mais qu’elle est la ligne formée par le mouvement d’un point qui tend à se rapprocher d’un autre, et de cet autre seulement ; ce qui revient à dire que deux points suffisent à déterminer une droite, en d’autres termes que deux droites ayant deux points communs coïncident dans toute leur étendue intermédiaire ; d’où l’on voit que si deux droites enfermaient un espace, elles ne feraient qu’une droite et n’enfermeraient rien du tout. Voilà une seconde manière de connaître l’axiome, et il est clair qu’elle diffère beaucoup de la première. Dans la première, on le constate ; dans la seconde, on le déduit. Dans la première, on éprouve qu’il est vrai ; dans la seconde, on prouve qu’il est vrai. Dans la première, on l’admet ; dans la seconde, on l’explique. Dans la première, on remarquait seulement que le contraire de l’axiome est inconcevable ; dans la seconde, on découvre en plus que le contraire de l’axiome est contradictoire. Étant donnée la définition de la ligne droite, l’axiome que deux droites ne peuvent enclore un espace s’y trouve compris ; il en dérive comme une conséquence de son principe. En somme, il n’est qu’une proposition identique, ce qui veut dire que son sujet contient son attribut ; il ne joint pas deux termes séparés, irréductibles l’un à l’autre : il unit deux termes dont le second est une portion du premier. Il est une simple analyse. Et tous les axiomes sont ainsi. Il suffit de les décomposer pour apercevoir qu’ils vont non d’un objet à un objet différent, mais du même au même. Il suffit de résoudre les notions d’égalité, de cause, de substance, de temps et d’espace en leurs abstraits, pour démontrer les axiomes d’égalité, de substance, de cause, de temps et d’espace. Il n’y a qu’un axiome, celui d’identité. Les autres ne sont que ses applications ou ses suites. Cela admis, on voit à l’instant que la portée de notre esprit se trouve changée. Nous ne sommes plus simplement capables de connaissances relatives et bornées : nous sommes capables aussi de connaissances absolues et infinies ; nous possédons dans les axiomes des données qui non-seulement s’accompagnent l’une l’autre, mais encore dont l’une enferme l’autre. Si, comme dit Mill, elles ne faisaient que s’accompagner, nous serions forcés de conclure, comme Mill, que peut-être elles ne s’accompagnent pas toujours. Nous ne verrions point la nécessité intérieure de leur jonction, nous ne la poserions qu’en fait ; nous dirions que les deux données étant de leur nature isolées, il peut se rencontrer des circonstances qui les séparent ; nous n’affirmerions la vérité des axiomes qu’au regard de notre monde et de notre esprit. Si au contraire les deux données sont telles que la première enferme la seconde, nous établissons par cela même la nécessité de leur jonction : partout où sera la première, elle emportera la seconde, puisque la seconde est une partie d’elle-même et qu’elle ne peut pas se séparer de soi. Il n’y a point de place entre elles deux pour une circonstance qui vienne les disjoindre, car elles ne font qu’une seule chose sous deux aspects. Leur liaison est donc absolue et universelle, et nous possédons des vérités qui ne souffrent ni doute, ni limites, ni conditions, ni restrictions. L’abstraction rend aux axiomes leur valeur en montrant leur origine, et nous restituons à la science la portée qu’on lui ôte en restituant à l’esprit la faculté qu’on lui ôtait.

VI §

Reste l’induction, qui semble le triomphe de la pure expérience. Et c’est justement l’induction qui est le triomphe de l’abstraction. Lorsque je découvre par induction que le froid cause la rosée, ou que le passage de l’état liquide à l’état solide produit la cristallisation, j’établis un rapport entre deux abstraits. Ni le froid, ni la rosée, ni le passage de l’état solide à l’état liquide, ni la cristallisation n’existent en soi. Ce sont des portions de phénomènes, des extraits de cas complexes, des éléments simples enfermés dans des ensembles plus composés. Je les en retire et je les isole ; j’isole la rosée prise en général de toutes les rosées locales, temporaires, particulières, que je puis observer ; j’isole le froid pris en général de tous les froids spéciaux, variés, distincts, qui peuvent se produire parmi toutes les différences de texture, toutes les diversités de substance, toutes les inégalités de température, toutes les complications de circonstances. Je joins un antécédent abstrait à un conséquent abstrait, et je les joins, comme le montre Mill lui-même, par des retranchements, des suppressions, des éliminations. J’expulse des deux groupes qui les contiennent toutes les circonstances adjacentes ; je démêle le couple dans l’entourage qui l’offusque ; je détache, par une série de comparaisons et d’expériences, tous les accidents parasites qui se sont collés à lui, et je finis ainsi par le mettre à nu. J’ai l’air de considérer vingt cas différents, et dans le fonds, je n’en considère qu’un seul ; j’ai l’air de procéder par addition, et en somme je n’opère que par soustraction. Tous les procédés de l’induction sont donc des moyens d’abstraire, et toutes les œuvres de l’induction sont donc des liaisons d’abstraits.

VII §

Nous voyons maintenant les deux grands moments de la science et les deux grandes apparences de la nature. Il y a deux opérations, l’expérience et l’abstraction ; il y a deux royaumes, celui des faits complexes et celui des éléments simples. Le premier est l’effet, le second la cause. Le premier est contenu dans le second et s’en déduit, comme une conséquence de son principe. Tous deux s’équivalent ; ils sont une seule chose considérée sous deux aspects. Ce magnifique monde mouvant, ce chaos tumultueux d’événements entrecroisés, cette vie incessante infiniment variée et multiple, se réduisent à quelques éléments et à leurs rapports. Tout notre effort consiste à passer de l’un à l’autre, du complexe au simple, des faits aux lois, des expériences aux formules. Et la raison en est visible ; car ce fait que j’aperçois par les sens ou la conscience n’est qu’une tranche arbitraire que mes sens ou ma conscience découpent dans la trame infinie et continue de l’être. S’ils étaient construits autrement, ils en intercepteraient une autre ; c’est le hasard de leur structure qui a déterminé celle-là. Ils sont comme un compas ouvert, qui pourrait l’être moins, et qui pourrait l’être davantage. Le cercle qu’ils décrivent n’est pas naturel, mais artificiel. Il l’est si bien, qu’il l’est en deux manières, à l’extérieur et à l’intérieur. Car, lorsque je constate un événement, je l’isole artificiellement de son entourage naturel, et je le compose artificiellement d’éléments qui ne sont point un assemblage naturel. Quand je vois une pierre qui tombe, je sépare la chute des circonstances antérieures qui réellement lui sont jointes, et je mets ensemble la chute, la forme, la structure, la couleur, le son et vingt autres circonstances qui réellement ne sont point liées. Un fait est donc un amas arbitraire, en même temps qu’une coupure arbitraire, c’est-à-dire un groupe factice, qui sépare ce qui est uni, et unit ce qui est séparé1517. Ainsi, tant que nous ne regardons la nature que par l’observation seule, nous ne la voyons pas telle qu’elle est : nous n’avons d’elle qu’une idée provisoire et illusoire. Elle est proprement une tapisserie que nous n’apercevons qu’à l’envers. Voilà pourquoi nous tâchons de la retourner. Nous nous efforçons de démêler des lois, c’est-à-dire des groupes naturels qui soient effectivement distincts de leur entourage et qui soient composés d’éléments effectivement unis. Nous découvrons des couples, c’est-à-dire des composés réels et des liaisons réelles. Nous passons de l’accidentel au nécessaire, du relatif à l’absolu, de l’apparence à la vérité ; et ces premiers couples trouvés, nous pratiquons sur eux la même opération que sur les faits. Car, à un moindre degré, ils ont la même nature. Quoique plus abstraits, ils sont encore complexes. Ils peuvent être décomposés et expliqués. Ils ont une raison d’être. Il y a quelque cause qui les construit et les unit. Il y a lieu pour eux, comme pour les faits, de chercher les éléments générateurs en qui ils peuvent se résoudre et de qui ils peuvent se déduire, et l’opération doit continuer jusqu’à ce qu’on soit arrivé à des éléments tout à fait simples, c’est-à-dire tels que leur décomposition soit contradictoire. Que nous puissions les trouver ou non, ils existent ; l’axiome des causes serait démenti, s’ils manquaient. Il y a donc des éléments indécomposables, desquels dérivent les lois les plus générales, et de celles-ci les lois particulières et de ces lois les faits que nous observons, ainsi qu’il y a en géométrie deux ou trois notions primitives, desquelles dérivent les propriétés des lignes, et de celles-ci les propriétés des surfaces, des solides, et des formes innombrables que la nature peut effectuer ou l’esprit imaginer. Nous pouvons maintenant comprendre la vertu et le sens de cet axiome des causes qui régit toutes choses, et que Mill a mutilé. Il y a une force intérieure et contraignante qui suscite tout événement, qui lie tout composé, qui engendre toute donnée. Cela signifie, d’une part, qu’il y a une raison à toute chose, que tout fait a sa loi ; que tout composé se réduit en simples ; que tout produit implique des facteurs ; que toute qualité et toute existence doivent se réduire de quelque terme supérieur et antérieur. Et cela signifie, d’autre part, que le produit équivaut aux facteurs, que tous deux ne sont qu’une même chose sous deux apparences ; que la cause ne diffère pas de l’effet ; que les puissances génératrices ne sont que les propriétés élémentaires ; que la force active par laquelle nous figurons la nature, n’est que la nécessité logique qui transforme l’un dans l’autre le composé et le simple, le fait et la loi. Par là nous désignons d’avance le terme de toute science, et nous tenons la puissante formule qui, établissant la liaison invincible et la production spontanée des êtres, pose dans la nature le ressort de la nature, en même temps qu’elle enfonce et serre au cœur de toute chose vivante les tenailles d’acier de la nécessité.

VIII §

Pouvons-nous connaître ces éléments premiers ? Pour mon compte, je le pense, et la raison en est qu’étant des abstraits, ils ne sont pas situés en dehors des faits, mais compris en eux, en telle sorte qu’il n’y a qu’à les en retirer. Bien plus, étant les plus abstraits, c’est-à-dire les plus généraux de tous, il n’y a pas de faits qui ne les comprennent et dont on ne puisse les extraire. Si limitée que soit notre expérience, nous pouvons donc les atteindre, et c’est d’après cette remarque que les modernes métaphysiciens d’Allemagne ont tenté leurs grandes constructions. Ils ont compris qu’il y a des notions simples, c’est-à-dire des abstraits indécomposables, que leurs combinaisons engendrent le reste, et que les règles de leurs unions ou de leurs contrariétés mutuelles sont des lois premières de l’univers. Ils ont essayé de les atteindre et de retrouver par la pensée pure le monde tel que l’observation nous l’a montré. Ils ont échoué à demi, et leur gigantesque bâtisse, toute factice et fragile, pend en ruine, semblable à ces échafaudages provisoires qui ne servent qu’à marquer le plan d’un édifice futur. C’est qu’avec un sens profond de notre puissance, ils n’ont point eu la vue exacte de nos limites. Car nous sommes débordés de tous côtés par l’infinité du temps et de l’espace ; nous nous trouvons jetés dans ce monstrueux univers comme un coquillage au bord d’une grève, ou comme une fourmi au pied d’un talus. En ceci, Mill dit vrai ; le hasard se rencontre au terme de toutes nos connaissances comme au commencement de toutes nos données : nous avons beau faire, nous ne pouvons que remonter, et par conjecture encore, jusqu’à un état initial ; mais cet état dépend d’un précédent, qui dépend d’un autre, et ainsi de suite, en sorte que nous sommes obligés de l’accepter comme une pure donnée, et de renoncer à le déduire, quoique nous sachions qu’il doive être déduit. Il en est ainsi dans toutes les sciences, en géologie, en histoire naturelle, en physique, en chimie, en psychologie, en histoire, et l’accident primitif étend ses effets dans toutes les parties de la sphère où il est compris. S’il avait été différent, nous n’aurions ni les mêmes planètes, ni les mêmes espèces chimiques, ni les mêmes végétaux, ni les mêmes animaux, ni les mêmes races d’hommes, ni peut-être aucune de ces sortes d’êtres. Si la fourmi était portée dans une autre contrée, elle ne verrait ni les mêmes arbres, ni les mêmes insectes, ni la même disposition du sol, ni les mêmes révolutions de l’air, ni peut-être aucune de ces formes de l’être. Il y a donc en tout fait et en tout objet une portion accidentelle et locale, portion énorme, qui, comme le reste, dépend des lois primitives, mais n’en dépend qu’à travers un circuit infini de contre-coups, en sorte qu’entre elle et les lois primitives, il y a une lacune infinie qu’une série infinie de déductions pourrait seule combler.

Voilà la portion inexplicable des phénomènes, et voilà ce que les métaphysiciens d’outre-Rhin ont tenté d’expliquer. Ils ont voulu déduire de leurs théorèmes élémentaires la forme du système planétaire, les diverses lois de la physique et de la chimie, les principaux types de la vie, la succession des civilisations et des pensées humaines. Ils ont torturé leurs formules universelles pour en tirer des cas tout particuliers ; ils ont pris des suites indirectes et lointaines pour des suites directes et prochaines ; ils ont omis ou supprimé le grand jeu qui s’interpose entre les premières lois et les dernières conséquences ; ils ont écarté de leurs fondements le hasard, comme une assise indigne de la science, et ce vide qu’ils laissaient, mal rempli par des matériaux postiches, a fait écrouler tout le bâtiment.

Est-ce à dire que dans les données que ce petit canton de l’univers nous fournit, tout soit local ? En aucune façon. Si la fourmi était capable d’expérimenter, elle pourrait atteindre l’idée d’une loi physique, d’une forme vivante, d’une sensation représentative, d’une pensée abstraite ; car un pied de terre sur lequel se trouve un cerveau qui pense renferme tout cela ; donc, si limité que soit le champ d’un esprit, il contient des données générales, c’est-à-dire répandues sur des territoires extérieurs fort vastes, où sa limitation l’empêche de pénétrer. Si la fourmi était capable de raisonner, elle pourrait construire l’arithmétique, l’algèbre, la géométrie, la mécanique ; car un mouvement d’un demi-pouce contient dans son raccourci le temps, l’espace, le nombre et la force, tous les matériaux des mathématiques : donc, si limité que soit le champ d’un esprit, il renferme des données universelles, c’est-à-dire répandues sur tout le territoire du temps et de l’espace. Si la fourmi était philosophe, elle pourrait démêler les idées de l’être, du néant, et tous les matériaux de la métaphysique ; car un phénomène quelconque, intérieur ou extérieur, suffit pour les présenter : donc, si limité que soit le champ d’un esprit, il contient des données absolues, c’est-à-dire telles qu’il n’y a nul objet où elles puissent manquer. Et il faut bien qu’il en soit ainsi ; car à mesure qu’une donnée est plus générale, il faut parcourir moins de faits pour la rencontrer : si elle est universelle, on la rencontre partout ; si elle est absolue, on ne peut pas ne pas la rencontrer. C’est pourquoi, malgré l’étroitesse de notre expérience, la métaphysique, j’entends la recherche des premières causes, est possible, à la condition que l’on reste à une grande hauteur, que l’on ne descende point dans le détail, que l’on considère seulement les éléments les plus simples de l’être et les tendances les plus générales de la nature. Si quelqu’un recueillait les trois ou quatre grandes idées où aboutissent nos sciences, et les trois ou quatre genres d’existence qui résument notre univers ; s’il comparait ces deux étranges quantités qu’on nomme la durée et l’étendue, ces principales formes ou détermination de la quantité qu’on appelle les lois physiques, les types chimiques et les espèces vivantes, et cette merveilleuse puissance représentative qui est l’esprit, et qui, sans tomber dans la quantité, reproduit les deux autres et elle-même ; s’il découvrait, entre ces trois termes, la quantité pure, la quantité déterminée et la quantité supprimée1518, un ordre tel que la première appelât la seconde, et la seconde la troisième ; s’il établissait ainsi que la quantité pure est le commencement nécessaire de la nature, et que la pensée est le terme extrême auquel la nature est tout entière suspendue ; si ensuite, isolant les éléments de ces données, il montrait qu’ils doivent se combiner comme ils sont combinés, et non autrement ; s’il prouvait enfin qu’il n’y a point d’autres éléments, et qu’il ne peut y en avoir d’autres, il aurait esquissé une métaphysique sans empiéter sur les sciences positives, et touché la source sans être obligé de descendre jusqu’au terme de tous les ruisseaux.

À mon avis, ces deux grandes opérations, l’expérience telle que vous l’avez décrite et l’abstraction telle que j’ai essayé de la définir, font à elles deux toutes les ressources de l’esprit humain. L’une est la direction pratique, l’autre la direction spéculative. La première conduit à considérer la nature comme une rencontre de faits, la seconde comme un système de lois : employée seule, la première est anglaise ; employée seule, la seconde est allemande. S’il y a une place entre les deux nations, c’est la nôtre. Nous avons élargi les idées anglaises au dix-huitième siècle : nous pouvons, au dix-neuvième siècle, préciser les idées allemandes. Notre affaire est de tempérer, de corriger, de compléter les deux esprits l’un par l’autre, de les fondre en un seul, de les exprimer dans un style que tout le monde entende, et d’en faire ainsi l’esprit universel.

IX §

Nous sortîmes. Comme il arrive toujours en pareil cas, chacun des deux avait fait réfléchir l’autre, et aucun des deux n’avait persuadé l’autre ; mais ces réflexions furent courtes : devant une belle matinée d’août, tous les raisonnements tombent. Les vieux murs, les pierres rongées par la pluie souriaient au soleil levant. Une lumière jeune se posait sur les dentelures des murailles, sur les festons des arcades, sur le feuillage éclatant des lierres. Les roses grimpantes, les chèvrefeuilles montaient le long des meneaux, et leurs corolles tremblaient et luisaient au souffle léger de l’air. Les jets d’eau murmuraient dans les grandes cours silencieuses. La charmante ville sortait de la brume matinale aussi parée et aussi tranquille qu’un palais de fées, et sa robe de molle vapeur rose, semblable à une jupe ouvragée de la Renaissance, était bosselée par une broderie de clochers, de cloîtres et de palais, chacun encadré dans sa verdure et dans ses fleurs. Les architectures de tous les âges mêlaient leurs ogives et leurs trèfles, leurs statues et leurs colonnes ; le temps avait fondu leurs teintes ; le soleil les unissait dans sa lumière, et la vieille cité semblait un écrin où tous les siècles et tous les génies avaient pris soin tour à tour d’apporter et de ciseler leur joyau. Au dehors, la rivière coulait à pleins bords en larges nappes d’argent reluisantes. Les prairies regorgeaient de hautes herbes ; les faucheurs y entraient jusqu’au dessus du genou. Les boutons d’or, les reines-des-prés par myriades, les graminées penchées sous le poids de leur tête grisâtre, les plantes abreuvées par la rosée de la nuit, avaient pullulé dans la riche terre plantureuse. Il n’y a point de mot pour exprimer cette fraîcheur de teintes et cette abondance de séve. À mesure que la grande ligne d’ombre reculait, les fleurs apparaissaient au jour brillantes et vivantes. À les voir virginales et timides dans ce voile doré, on pensait aux joues empourprées, aux beaux yeux modestes d’une jeune fille qui pour la première fois met son collier de pierreries. Autour d’elles comme pour les garder, des arbres énormes, vieux de quatre siècles, allongeaient leur files régulières ; et j’y trouvais une nouvelle trace de ce bon sens pratique qui a accompli des révolutions sans commettre de ravages, qui, en améliorant tout, n’a rien renversé, qui a conservé ses arbres comme sa constitution, qui a élagué les vieilles branches sans abattre le tronc ; qui seul aujourd’hui, entre tous les peuples, jouit non-seulement du présent, mais du passé.

Chapitre VI.
La poésie. Tennyson. §

I. Son talent et son œuvre. —  Ses débuts. —  En quoi il s’opposait aux poëtes précédents. —  En quoi il les continuait.

II. Première période. —  Ses portraits de femmes. —  Délicatesse et raffinement de son sentiment et de son style. —  Variété de ses émotions et de ses sujets. —  Sa curiosité littéraire et son dilettantisme poétique. —  The Dying Swan. The Lotos-Eaters.

III. Deuxième période. —  Sa popularité, son bonheur et sa vie. —  Sensibilité et virginité permanentes du tempérament poétique. —  En quoi il est d’accord avec la nature. —  Locksley Hall. —  Changement de sujet et de style. —  Explosion violente et accent personnel. —  Maud.

IV. Retour de Tennyson à son premier style. —  In Memoriam. —  Élégance, froideur et longueurs de ce poëme. —  Il faut que le sujet et le talent soient d’accord. —  Quels sujets conviennent à l’artiste dilettante. —  The Princess. —  Comparaison de ce poëme et d’As you like it. —  Le monde fantastique et pittoresque. —  Comment Tennyson retrouve les songes et le style de la Renaissance.

V. Comment Tennyson retrouve la naïveté et la simplicité de l’ancienne épopée. —  Les Idylles du roi. —  Pourquoi il a renouvelé l’épopée de la Table-Ronde. —  Pureté et élévation de ses modèles et de sa poésie. —  Elaine. La mort d’Arthur. —  Manque de passion personnelle et absorbante. —  Flexibilité et désintéressement de son esprit. —  Son talent pour se métamorphoser, pour embellir, et pour épurer.

VI. Son public. —  Le monde en Angleterre. —  La campagne. —  Le confort. —  L’élégance. —  L’éducation. —  Les habitudes. —  En quoi Tennyson convient à un pareil monde. —  Le monde en France. —  La vie parisienne. —  Les plaisirs. —  La représentation. —  La conversation. —  La hardiesse d’esprit. —  En quoi Alfred de Musset convient à un pareil monde. —  Comparaison des deux mondes et des deux poëtes.

1.
Son talent et son œuvre. §

Lorsque Tennyson publia ses premiers poëmes, les critiques en dirent du mal. Il se tut ; pendant dix ans personne ne vit son nom dans une revue, ni même dans un catalogue. Mais quand il parut de nouveau devant le public, ses livres avaient fait leur chemin tout seuls et sous terre, et du premier coup il passa pour le plus grand poëte de son pays et de son temps.

On se trouva surpris, et d’une surprise charmante. La puissante génération de poëtes qui venait de s’éteindre avait passé comme un orage. Ainsi que leurs devanciers du seizième siècle, ils avaient emporté et précipité tout jusqu’aux extrêmes. Les uns avaient ramassé les légendes gigantesques, accumulé les rêves, fouillé l’Orient, la Grèce, l’Arabie, le moyen âge, et surchargé l’imagination humaine des couleurs et des fantaisies de tous les climats. Les autres s’étaient guindés dans la métaphysique et la morale, avaient rêvé infatigablement sur la condition humaine, et passé leur vie dans le sublime et le monotone. Les autres, entrechoquant le crime et l’héroïsme, avaient promené parmi les ténèbres et sous les éclairs un cortége de figures contractées et terribles, désespérées par leurs remords, illuminées par leur grandeur. On voulait se reposer de tant d’efforts et de tant d’excès. Au sortir de l’école imaginative, sentimentale et satanique, Tennyson parut exquis. Toutes les formes et toutes les idées qui venaient de plaire se retrouvaient chez lui, mais épurées, modérées, encadrées dans un style d’or. Il achevait un âge, il jouissait de ce qui avait agité les autres ; sa poésie ressemblait aux beaux soirs d’été ; les lignes du paysage y sont les mêmes que pendant le jour ; mais l’éclat de la coupole éblouissante s’est émoussé ; les plantes rafraîchies se relèvent, et le soleil calme au bord du ciel enveloppe harmonieusement dans un réseau de rayons roses les bois et les prairies que tout à l’heure il brûlait de sa clarté.

I §

Ce qui attira d’abord, ce furent ses portraits de femmes. Adeline, Éléonore, Lilian, la Reine de Mai, étaient des personnages de keepsake, sortis de la main d’un amoureux et d’un artiste. Ce keepsake est doré sur tranches, brodé de fleurs et d’ornements, paré, soyeux, rempli de délicates figures toujours fines et toujours correctes, qu’on dirait esquissées à la volée, et qui pourtant sont tracées avec réflexion sur le vélin blanc que leur contour effleure, toutes choisies pour reposer et pour occuper les molles mains blanches d’une jeune mariée ou d’une jeune fille. J’ai traduit bien des idées et bien des styles, je n’essayerai pas de traduire un seul de ces portraits-là. Chaque mot y est comme une teinte, curieusement rehaussée ou nuancée par la teinte voisine, avec toutes les hardiesses et les réussites du raffinement le plus heureux. La moindre altération brouillerait tout. Et ce n’est pas trop d’un art si juste, si consommé, pour peindre les miévreries charmantes, les subites fiertés, les demi-rougeurs, les caprices imperceptibles et fuyants de la beauté féminine. Il les oppose, il les harmonise, il fait d’elles comme une galerie. Voici l’enfant folâtre, la petite fée voltigeante qui bat des mains, et « de ses yeux noirs malicieusement vous regarde en face, et se sauve pendant que ses rires éclatants creusent des fossettes dans les roses enfantines de ses joues. » Voici la blonde pensive qui songe, ses grands yeux bleus tout ouverts, fleur aérienne et vaporeuse « comme un lis penché sur un buisson de roses et que le soleil mourant traverse de sa lumière », faiblement souriante, « pareille à une naïade qui au fond d’une source regarde le déclin du jour. » Voici la changeante Madeline, soudain rieuse, puis soudain boudeuse, puis encore gaie, puis encore fâchée, puis incertaine entre les deux, étranges sourires, « délicieuses colères qui ressemblent à de petits nuages frangés par le soleil1519. » Le poëte revenait avec complaisance sur toutes les choses fines et exquises. Il les caressait si soigneusement que ses vers parfois semblaient recherchés, affectés, presque précieux. Il y mettait trop d’ornement et de ciselures ; il avait l’air d’être épicurien en fait de style et aussi en fait de beauté. Il cherchait de jolies scènes rustiques, de touchants souvenirs, des sentiments curieux ou purs. Il en faisait des élégies, des pastorales et des idylles. Il composait dans tous les tons et se plaisait à éprouver les émotions de tous les siècles. Il écrivait sainte Agnès, Siméon Stylite, Ulysse, Œnone, sir Galahad, lady Clare, Fatima, la Belle au bois dormant. Il imitait tour à tour Homère et Chaucer, Théocrite et Spenser, les vieux poëtes anglais et les anciens poëtes arabes. Il animait tour à tour les petits événements réels de la vie anglaise et les grandes aventures fantastiques de la chevalerie éteinte. Il était comme ces musiciens qui mettent leur archet au service de tous les maîtres. Il se promenait dans la nature et dans l’histoire, sans parti pris, sans passion âpre, occupé à sentir, à goûter, à cueillir partout, dans les jardinières des salons comme sur la haie des cottages, les fleurs rares ou champêtres dont le parfum ou l’éclat pouvait le charmer ou l’amuser. On en jouissait avec lui ; on respirait les gracieux bouquets qu’il savait si bien faire ; on acceptait de préférence ceux qu’il prenait dans la campagne ; on trouvait que nulle part son talent n’était plus à l’aise. On admirait combien ce regard minutieux et ce sentiment délicat savaient en saisir et en interpréter les aspects mobiles. On oubliait dans le Cygne mourant que le sujet était presque usé et l’intérêt un peu faible, pour savourer des vers comme ceux-ci :

Quelques pics bleus dans le lointain s’élevaient, —  et blanche sur la froide blancheur du ciel — brillait leur couronne de neige. —  Un saule se penchait en pleurant sur la rivière, —  et secouait le flot quand le vent soupirait. —  Au-dessus, dans le vent courait l’hirondelle, —  qui se pourchassait elle-même dans ses sauvages caprices ; —  et plus loin, à travers le marais vert et tranquille, —  les canaux enchevêtrés dormaient, —  tachés de pourpre, de vert, et de jaune1520.

Mais ces peintures mélancoliques ne le montraient point tout entier ; on allait avec lui dans le pays du soleil, vers les molles voluptés des mers méridionales ; on revenait par un attrait insensible aux vers où il peint les compagnons d’Ulysse qui, assoupis sur la terre des Lotos, rêveurs heureux comme lui-même, oubliaient la patrie et renonçaient à l’action.

Une terre d’eaux courantes : quelques-unes, comme une fumée qui descend, —  laissent tomber lentement leur voile de fine gaze ; —  d’autres, lancées à travers des ombres et des clartés vacillantes, —  roulaient avec un bruit assoupissant leur nappe d’écume. —  Ils voyaient la rivière luisante rouler vers l’Océan, —  sortie du milieu des terres ; bien loin, trois cimes de montagnes, —  trois tours silencieuses de neige antique — se dressaient rougies par le soleil couchant, et le pin ombreux, —  humecté de rosée, montait au-dessus des taillis entrelacés.

Il y a ici une musique suave, qui tombe plus doucement — que les pétales des roses épanouies sur le gazon, —  que les rosées de la nuit sur les eaux calmes — entre des parois de granit sombre dans un creux qui luit ; —  une musique qui se pose plus mollement sur l’âme — que des paupières lassées sur des yeux lassés ; —  une musique qui amène un doux sommeil du haut des cieux bienheureux. —  Il y a ici de fraîches mousses profondes, —  et à travers les mousses rampent les lierres, —  et dans le courant pleurent les fleurs aux longues feuilles, —  et sur les corniches rocheuses le pavot pend endormi.

Regardez ; au milieu du bois, sur la branche, —  la feuille pliée sort du bouton, —  sollicitée par la brise caressante ; —  elle devient verte et large et ne prend point de souci, —  toute baignée de soleil à midi, et, sous la lune, —  nourrie de rosée nocturne ; puis elle jaunit, —  tombe et descend en flottant à travers l’air. —  Regardez ; adoucie par la lumière d’été, —  la pomme juteuse devenue trop mûre — se détache par une nuit silencieuse d’automne. —  Selon la longueur des jours qui lui sont accordés, —  la fleur s’épanouit à sa place, —  s’épanouit et se flétrit et tombe, et n’a point de travail, —  solidement enracinée dans le sol fertile.

Qu’il est doux, pendant que la brise tiède en chuchotant nous caresse de son souffle, —  appuyés sur des couches d’amarante et de moly1521, —  nos calmes paupières à demi baissées, —  sous les voûtes sacrées du ciel sombre, —  de suivre la longue rivière brillante qui traîne lentement — ses eaux en quittant la colline empourprée ; —  d’entendre les échos humides qui s’appellent — de caverne en caverne à travers les épaisses vignes entrelacées ; —  d’entendre les eaux qui tombent avec des teintes d’émeraude, —  à travers les guirlandes tressées de l’acanthe divine ; —  entendre et voir seulement dans le lointain la vague étincelante ; —  rien que l’entendre serait doux ; —  rien que l’entendre et sommeiller sous les pins1522.

II §

Ce charmant rêveur n’était-il qu’un dilettante ? On aimait à se le figurer ainsi ; on le trouvait trop heureux pour lui permettre les passions violentes. La gloire lui était venue aisément et vite : il en avait joui dès trente ans. La reine avait consacré la faveur publique en le nommant poëte lauréat. Un grand romancier l’avait déclaré plus véritablement poëte que lord Byron, et soutenait qu’on n’avait rien vu d’aussi parfait depuis Shakspeare. L’étudiant logeait ses livres dans sa chambre d’Oxford, entre un Euripide annoté et un manuel de philosophie scolastique. Les jeunes dames les trouvaient dans leur corbeille de mariage. On le disait riche, adoré des siens, admiré de ses amis, aimable, exempt d’affectation, naïf même. Il vivait à la campagne, principalement dans l’île de Wight, parmi des livres et des fleurs, à l’abri des tracasseries, des rivalités et des assujettissements du monde, et l’on imaginait volontiers sa vie comme un beau songe, aussi doux que ceux qu’il nous avait donnés.

On regarda de plus près cependant, et l’on vit qu’il y avait un foyer de passion sous cette surface unie. Un vrai tempérament poétique n’en manque jamais. Il sent trop vivement pour être paisible. Quand on vibre au moindre attouchement, on palpite et on frémit sous les grands chocs. Déjà çà et là, dans ses peintures de la campagne et de l’amour, un vers éclatant traversait de sa couleur ardente le dessin correct et calme. Il avait senti cet étrange épanouissement de puissances inconnues qui subitement tient l’homme immobile1523 les yeux fixes devant la beauté qui se révèle. Le propre du poëte, c’est d’être toujours jeune et éternellement vierge : Pour nous autres, gens du commun, les choses sont usées ; soixante siècles de civilisation ont terni leur fraîcheur originelle ; elles sont devenues vulgaires ; nous ne les apercevons plus qu’à travers un voile de phrases toutes faites ; nous nous servons d’elles, nous ne les comprenons plus ; nous ne voyons plus en elles des fleurs splendides, mais de bons légumes ; la riche forêt primitive n’est plus pour nous qu’un potager bien aligné et trop connu. Au contraire, le poëte est devant ce monde comme le premier homme au premier jour. En un instant nos catalogues, nos raisonnements, tout l’attirail des souvenirs et des préjugés disparaît de sa mémoire ; les choses lui semblent neuves ; il est étonné et il est ravi ; un flot impétueux de sensations arrive en lui et l’oppresse ; c’est la séve toute-puissante de l’invention humaine qui, arrêtée chez nous, recommence à couler chez lui. Les sots l’appellent fou ; la vérité est qu’il est clairvoyant ; car nous avons beau être inertes, la nature est toujours vivante ; ce soleil qui se lève est aussi grand qu’à la première aurore ; ces fleuves qui roulent, ces plantes qui pullulent, ces passions qui frémissent, ces forces qui précipitent le tourbillon tumultueux des êtres, aspirent et combattent du même élan qu’à leur naissance ; le cœur immortel de la nature palpite encore, soulevant son enveloppe brute, et ses battements retentissent dans le cœur du poëte quand ils n’ont plus d’écho chez nous. Celui-ci les a sentis, non pas toujours ; mais deux ou trois fois du moins il a osé les faire entendre. Nous avons retrouvé l’accent libre de l’émotion pleine, et nous avons reconnu une voix d’homme dans ces vers sur Locksley Hall :

Sa joue était pâle et plus mince qu’il ne fallait pour son âge ; —  et ses yeux, avec une attention muette, étaient suspendus à tous mes mouvements.

Et je lui dis : « Ma cousine Amy, parle-moi et dis-moi la vérité. —  Fie-t’en à moi, cousine. Tout le courant de mon être va vers toi. »

Sur sa joue et sur son front pâles vint une couleur avec une lumière, —  comme j’ai vu jaillir soudain une rougeur rose dans la nuit du nord.

Et elle se tourna, —  son sein secoué par un soudain orage de soupirs. —  Toute son âme brillait comme une aube dans la profondeur de ses yeux noirs.

Elle me dit : « J’ai caché mon sentiment, craignant qu’il ne me fît tort. » — Elle me dit : « M’aimes-tu, cousin ? » Et pleurant : « Il y a longtemps que je t’aime. »

L’Amour prit le sablier du Temps et le retourna dans ses mains étincelantes. —  Chaque moment, sous la secousse légère, s’écoula en sables d’or…

Bien des matins, sur la bruyère, nous avons entendu les taillis frémir ; —  et son souffle faisait affluer dans mes veines toute la plénitude du printemps.

Bien des soirs, auprès des eaux nous avons suivi les grands navires, —  et nos âmes s’élançaient l’une dans l’autre à l’attouchement de nos lèvres.

Ô ma cousine au cœur faible ! ô mon Amy qui n’es plus mienne ! —  Ô la triste, la triste bruyère ! Ô le stérile, le stérile rivage !

Plus fausse que tout ce que le rêve peut sonder, plus fausse que tout ce que les chansons ont chanté, —  poupée sous la menace d’un père, esclave d’une langue de mégère.

Est-ce bien de te souhaiter heureuse ? —  Après m’avoir connu, —  descendre jusqu’à un cœur plus étroit que le mien !

Et cela sera. Tu vas t’abaisser jusqu’à son niveau jour par jour. —  Ce qu’il y a de délicat en toi deviendra grossier pour s’assimiler à son limon.

Comme est le mari ainsi est la femme. Tu es accouplée à un rustre, —  et la pesanteur de sa nature te fera tomber aussi bas que lui.

Il te tiendra, quand sa passion aura usé sa force nouvelle, —  pour quelque chose d’un peu mieux que son chien, et qu’il aimera un peu plus que son cheval.

Qu’est-ce qu’il a ? Ses yeux sont appesantis et vitreux ; oublie que c’est de vin. —  Va à lui ; c’est ton devoir ; embrasse-le ; prends sa main dans la tienne.

Peut-être que monseigneur est las, que sa cervelle est surchargée ; —  amuse-le de tes plus légères imaginations, caresse-le de tes plus délicates pensées.

Il te répondra à propos, et des choses aisées à comprendre… —  Mieux vaudrait que tu fusses morte devant moi, quand je t’aurais tuée de mes mains1524.

Ceci est bien franc et bien fort. Maud parut, qui l’était davantage. La verve y éclatait avec toutes ses inégalités, toutes ses familiarités, tous ses abandons, toutes ses violences. Le poëte si correct, si mesuré, se livrait, semblait penser, pleurer tout haut. Ce livre est le journal intime d’un jeune homme triste, aigri par de grands malheurs de famille, par de longues méditations solitaires, qui peu à peu se sent pris d’amour, ose le dire, et se trouve aimé. Il ne chante pas, il parle ; ce sont les mots risqués, négligés, de la conversation ordinaire ; ce sont les détails de la vie domestique ; c’est la description d’une toilette, d’un dîner politique, d’un sermon, d’une messe de village. La prose de Dickens et de Thackeray ne serrait pas de plus près les mœurs réelles et présentes. Et tout à côté la poésie la plus magnifique foisonnait et fleurissait, comme en effet elle fleurit et elle foisonne au milieu de nos vulgarités. Le sourire d’une jeune fille parée, un éclair de soleil sur une mer violente ou sur une touffe de roses jette tout d’un coup dans les âmes passionnées ces illuminations subites. Quels vers que ceux où il se peint dans son petit jardin sombre, « écoutant la marée et le rugissement sinistre de ses lourdes lames, puis le cri de la grève désespérée que la vague arrache et entraîne » ; tantôt contemplant au bout de l’horizon « la mer, fleur d’azur liquide, et son silencieux croissant, anneau étoilé de saphirs, anneau de mariage de la terre1525 ! » Quelle fête dans son cœur quand il est aimé ! quelle folie dans ses cris, dans cette ivresse, dans cette tendresse qui voudrait se répandre sur tous les êtres et appeler tous les êtres au spectacle et au partage de son bonheur ! comme à ses yeux tout se transfigure ! et comme incessamment il se transforme lui-même ! De la gaieté, puis des extases, puis des miévreries, puis de la satire, puis des effusions, tous les prompts mouvements, toutes les variations brusques, comme d’un feu qui pétille et flamboie, et renouvelle à chaque instant sa forme et sa teinte ; que l’âme est riche, et comme elle sait vivre cent ans en un jour ! Surpris et insulté par le frère, il le tue en duel et perd celle qu’il aimait. Il s’enfuit, on le voit qui erre dans Londres. Quel triste contraste que celui de la grande ville affairée, indifférente, et d’un homme seul poursuivi par une douleur vraie ! On le suit parmi les carrefours bruyants, le long du brouillard jaunâtre, sous le soleil morne qui se lève au-dessus de la rivière comme un boulet rouge, et on écoute, le cœur serré, les profonds sanglots, l’agitation insensée d’une âme qui veut et ne peut s’arracher à ses souvenirs. Le désespoir croît, et à la fin la rêverie devient vision : « Mort, mort, mort depuis longtemps ! —  Et mon cœur est une poignée de poussière, —  et les roues passent par-dessus ma tête, —  et mes os sont secoués douloureusement, —  car ils les ont jetés dans un étroit tombeau, —  seulement trois pieds au-dessous de la rue, —  et les pieds des chevaux frappent, frappent, —  les pieds des chevaux frappent — frappent jusque dans mon crâne et dans ma cervelle, —  avec un flot qui ne cesse jamais de pieds qui passent. —  Ô mon Dieu, pourquoi ne m’ont-ils pas enterré assez profondément ! —  Était-ce humain de me faire une tombe si rude, —  à moi qui ai toujours eu le sommeil léger ? —  Peut-être ne suis-je encore qu’à demi mort. —  Alors je ne suis pas tout à fait muet. —  Je crierai aux pas qui vont sur ma tête, —  et quelqu’un sûrement, quelque bon cœur viendra — pour m’enterrer, pour m’enterrer — plus avant, ne serait-ce qu’un peu plus avant1526… » Il se ranime pourtant, et peu à peu se relève. La guerre vient, la guerre libérale et généreuse, la guerre contre la Russie, et le grand cœur viril se guérit par l’action et par le courage de la profonde blessure de l’amour.

« Et j’étais debout sur le pont d’un navire géant, et je mêlais mon souffle — à celui d’un peuple loyal qui poussait un cri de bataille. —  Désormais la pensée noble sera plus libre sous le soleil, —  et le cœur d’une nation battra d’un seul désir. —  Car la longue, la longue gangrène de la paix est ôtée et lavée, —  et à présent, le long des abîmes de la Baltique et de la Crimée, —  sous la gueule grimaçante des mortelles forteresses, on voit flamboyer — la fleur de la guerre, rouge de sang avec un cœur de feu1527. »

Cette explosion de sentiment a été la seule ; Tennyson n’a pas recommencé. Malgré la fin qui était morale, on cria qu’il imitait Byron ; on s’emporta contre ces déclarations amères ; on crut retrouver l’accent révolté de l’école satanique ; on blâma ce style décousu, obscur, excessif ; on fut choqué des crudités et des disparates ; on rappela le poëte à son premier style si bien proportionné. Il fut découragé, quitta la région des orages et rentra dans son azur. Il eut raison, il y était mieux qu’ailleurs. Une âme fine peut s’emporter, atteindre parfois la fougue des êtres les plus violents et les plus forts ; des souvenirs personnels, dit-on, lui avaient fourni la matière de Maud et de Locksley Hall ; avec une délicatesse de femme, il avait eu des nerfs de femme. L’accès passé, il retomba « dans ses langueurs dorées », dans son tranquille rêve. Après Locksley Hall, il avait écrit la Princesse ; après Maud, il écrivit les Idylles du Roi.

III §

La grande affaire pour un artiste est de rencontrer des sujets qui conviennent à son talent. Celui-ci n’y a pas toujours réussi. Son long poëme In memoriam, écrit à la louange et au souvenir d’un ami mort jeune, est froid, monotone et trop joliment arrangé. Il mène le deuil, mais en gentleman correct, avec des gants parfaitement neufs, essuie ses larmes avec un mouchoir de batiste, et manifeste pendant le service religieux qui termine la cérémonie toute la componction d’un laïque respectueux et bien appris. C’est ailleurs qu’il trouvera ses sujets. Être heureux poétiquement, voilà l’objet d’un poëte dilettante. Pour cela il faut bien des choses. Il faut d’abord que le lieu, les événements et les personnages n’existent pas. Les choses réelles sont grossières, et toujours laides par quelque endroit ; à tout le moins, elles sont pesantes ; nous ne les manions pas à notre gré, elles oppriment l’imagination ; au fond, il n’y a de vraiment doux et de vraiment beau dans notre vie que nos rêves. Nous sommes mal à notre aise tant que nous restons collés au sol, clopinant sur nos deux pieds qui nous traînent misérablement çà et là dans l’enclos où nous sommes parqués. Nous avons besoin de vivre dans un autre monde, de voler dans le grand royaume de l’air, de bâtir des palais dans les nuages, de les voir se faire et se défaire, de suivre dans un lointain vaporeux les caprices de leur architecture mouvante et les enroulements de leurs volutes d’or. Il faut encore que dans ce monde fantastique tout soit agréable et beau, que le cœur et les sens en jouissent, que les objets y soient riants ou pittoresques, que les sentiments y soient délicats ou élevés, que nulle crudité, nulle disparate, nulle brutalité, nulle sauvagerie, ne vienne tacher par son excès l’harmonie nuancée de cette perfection idéale. Ceci conduit le poëte vers les légendes de la chevalerie ; voilà le monde fantastique, magnifique aux yeux, noble et pur par excellence, où l’amour, la guerre, les aventures, la générosité, la courtoisie, tous les spectacles et toutes les vertus qui conviennent aux instincts de nos races européennes, se sont assemblés pour leur offrir l’épopée qu’elles aiment et le modèle qui leur convient.

IV §

La Princesse est une féerie sentimentale comme celles de Shakspeare. Tennyson cette fois a pensé et senti en jeune chevalier de la Renaissance. Le propre de ce genre d’esprit est une surabondance et comme un regorgement de séve. Il y a chez les personnages de la Princesse, comme chez ceux d’As you like it, un trop plein d’imagination et d’émotions. Ils fouillent, pour exprimer leur pensée, dans tous les siècles et dans tous les pays ; ils emportent le discours jusqu’aux témérités les plus abandonnées ; ils enveloppent et chargent toute idée d’une image éclatante qui traîne et luit autour d’elle comme une robe de brocart constellée de pierreries. Leur nature est trop riche ; à chaque secousse, il se fait en eux comme un ruissellement de joie, de colère ou de désirs ; ils vivent plus que nous, plus chaudement et plus vite. Ils sont excessifs, raffinés, prompts aux larmes, au rire, à l’adoration, à la plaisanterie, enclins à mêler l’une à l’autre, précipités par une verve nerveuse à travers les contrastes et jusqu’aux extrêmes. Ils fourragent dans la prairie poétique, avec des caprices et des joies impétueuses et changeantes. Pour contenter la subtilité et la surabondance de leur invention, ils ont besoin de féeries et de mascarades. En effet, la Princesse est une féerie et une mascarade. La belle Ida, fille du roi de Gama, qui est un monarque du Sud (ces contrées ne sont pas sur la carte), a été fiancée toute enfant à un beau prince du Nord. L’âge venu, on la réclame. Elle, fière et toute nourrie de doctes raisonnements, s’est irritée de la domination des hommes, et pour affranchir les femmes, a fondé sur la frontière une Université qui relèvera son sexe et sera la colonie d’où sortira l’égalité future. Le prince part avec Cyril et Florian, deux amis, obtient permission du bon vieux Gama, et, déguisé en fille, entre dans l’enceinte virginale, où nul ne peut pénétrer sous peine de mort. Il y a une grâce charmante et moqueuse dans cette peinture d’une Université de filles. Le poëte joue avec la beauté ; nul badinage n’est plus romanesque ni plus tendre. On sourit d’entendre les gros mots savants échappés de ces lèvres roses. « Les voilà le long des bancs comme des colombes au matin sur le chaume du toit, quand le soleil tombe sur leurs blanches poitrines » ; elles écoutent des tirades d’histoire et des promesses de rénovation sociale, en robes de soie lilas, avec des ceintures d’or, « splendides comme des papillons qui viennent d’éclore » ; parmi elles une enfant, Mélissa, « une blonde rose, pareille à un narcisse d’avril, les lèvres entr’ouvertes, —  et toutes ses pensées visibles au fond de ses beaux yeux, —  comme les agates du sable qui semblent ondoyer et flotter au matin, —  dans les courants de cristal de la mer transparente1528. » — Et croyez que l’endroit aide à la magie. Ce vilain mot de collége et de Faculté ne rappelle chez nous que des bâtiments étriqués et sales, qu’on prendrait pour des casernes où des hôtels garnis. Ici, comme dans une Université anglaise, les fleurs montent le long des portiques, les vignes entourent les pieds des statues, les roses jonchent les allées de leurs pétales ; des touffes de laurier croissent autour des porches, les cours dressent leur architecture de marbre, bosselées de frises sculptées, parsemées d’urnes d’où pend la chevelure verte des plantes. Au milieu ondoie une fontaine, et « les Muses et les Grâces, trois par trois, l’entourent de leurs groupes. » Après la leçon, les unes, dans l’herbe haute des prairies, caressent des paons apprivoisés ; d’autres, « appuyées sur une balustrade, —  au-dessus de la campagne empourprée, respirent la brise, —  qui, gorgée par les senteurs des innombrables roses, —  vient battre leurs paupières de son parfum1529. » On reconnaît à chaque geste, à chaque attitude, des jeunes filles anglaises ; c’est leur éclat, leur fraîcheur, leur innocence. Et çà et là aussi on aperçoit la profonde expression de leurs grands yeux rêveurs. « Des larmes, chante l’une d’elles, de vaines larmes, je ne sais pas ce qu’elles veulent dire. —  Des larmes sorties de la profondeur de quelque divin désespoir — s’élèvent dans le cœur et se rassemblent dans les yeux — lorsqu’on regarde les heureux champs de l’automne — et qu’on pense aux jours qui ne sont plus1530. » — Voilà la volupté exquise et étrange, la rêverie pleine de délices et aussi d’angoisses, le frémissement de passion délicate et mélancolique que vous avez déjà trouvés dans Winter’s Tale ou dans la Nuit des Rois.

Ils sont partis avec la princesse et son cortége, tous à cheval, et s’arrêtent dans une gorge auprès d’un taillis, « pendant que le soleil s’élargit aux approches de sa mort, et qu’au-dessus des prairies se détachent les hauteurs roses. » Cyril, échauffé par le vin, commence une chanson de cabaret, et se découvre. Ida, indignée, veut partir ; son pied glisse, elle tombe dans la rivière ; le prince la sauve et veut fuir. Mais il est saisi par les gardiennes et amené devant le trône où la hautaine jeune fille se tient debout prête à prononcer la sentence. À ce moment un grand tumulte s’élève, et l’on aperçoit dans la cour un spectacle étrange. « De la salle illuminée partaient de longs ruissellements de splendeur oblique — qui tombaient sur une presse — d’épaules de neige serrées comme des brebis en troupeau, —  sur un arc-en-ciel de robes, sur des diamants, sur des yeux de diamant, —  sur l’or des habits, sur des cheveux d’or. Çà et là, —  elles ondoyaient ainsi que des fleurs sous l’orage, les unes rouges, d’autres pâles, —  toutes la bouche ouverte, toutes les yeux vers la lumière, —  quelques-unes criant qu’il y avait une armée dans le pays, —  d’autres qu’il y avait des hommes jusque dans les murs ; —  et d’autres qu’elles ne s’en souciaient point, jusqu’à ce que leur clameur monta, —  comme celle d’une nouvelle Babel… Au-dessus d’elles se dressaient debout — les sereines Muses de marbre, la paix dans leurs grands yeux1531. » C’est que le père du prince est venu avec son armée pour le délivrer et a saisi le roi Gama comme otage. La voilà obligée de relâcher le jeune homme ; elle vient sur lui les narines gonflées, les cheveux flottants, la tempête dans le cœur, et le remercie avec une ironie amère : « Vous vous êtes bien conduit et comme un gentilhomme, et comme un prince. Et vous avez bon air aussi dans vos habits de femme. » Elle est toute palpitante d’orgueil blessé ; elle balbutie, elle veut, puis elle ne veut plus ; elle tâche de se contraindre pour mieux insulter, et tout d’un coup elle éclate : « Vous qui avez osé forcer nos barrières et duper nos gardiennes, et nous froisser, et nous mentir, et nous outrager ! —  Moi, t’épouser ! moi votre fiancée, votre esclave ! Non, quand tout l’or qui gît dans les veines de la terre serait entassé pour faire votre couronne, et quand toute langue parlante vous appellerait seigneur. —  « Seigneur ! votre fausseté et votre visage nous sont en dégoût. Je marche sur vos offres et sur vous. Partez. Qu’on le pousse hors des portes1532 ! » Comment amollir ce cœur farouche enfiévré de colère féminine, aigri par le désappointement et l’offense, exalté par de longs rêves de puissance et de primauté et que sa virginité rend plus sauvage ! Mais comme la colère lui sied, et qu’elle est belle ! Et comme cette fougue de sentiment, cette altière déclaration d’indépendance, cette chimérique ambition de réformer l’avenir révèlent la générosité et la hauteur d’un cœur jeune et épris du beau ! On convient que la querelle sera décidée par un combat de cinquante contre cinquante. Le prince est vaincu, et Ida le voit sanglant sur le sable. Lentement, par degrés, en dépit d’elle-même, elle cède aux prières, recueille les blessés dans son palais et vient au lit du mourant. Devant sa langueur et son délire, la pitié éclot, puis la tendresse, puis l’amour, « comme une campanule des Alpes, humide de larmes matinales, auprès de quelque froid glacier, fragile d’abord et faible, mais qui de jour en jour prend de l’éclat1533. » Un soir, il revient à lui, épuisé, les yeux encore troublés de visions funèbres ; il la voit flotter devant lui comme un rêve, ouvre péniblement ses lèvres pâles, et lui dit tout bas : « Si vous êtes cette Ida que j’ai connue, —  je ne vous demande rien ; mais si vous êtes un songe, —  doux songe, achevez-vous. Je mourrai cette nuit ; —  baissez-vous, et faites semblant de m’embrasser avant que je meure1534. —  Elle se retourna ; elle s’arrêta ; —  elle se baissa ; et avec un grand tremblement de cœur, —  nos lèvres se rencontrèrent. Du fond de ma langueur jaillit un cri, —  l’Amour couronné s’élançant des bords de la mort, —  et tout le long des veines frémissantes l’âme monta, —  et se colla dans un baiser de feu sur la bouche d’Ida. Je retombai en arrière, et de mes bras elle se leva, —  toute rougissante d’une noble honte. —  Toute la fausse enveloppe avait glissé à ses pieds comme une robe, —  et la laissait femme, plus aimable que l’autre, —  l’Immortelle, lorsqu’elle sortit de l’abîme stérile pour conquérir tout par l’amour, et que le long de son corps le cristal ruisselant coulait, —  et qu’elle volait au loin le long des îles empourprées, —  nue comme une double lumière dans l’air et dans la vague1535. » Voilà l’accent de la Renaissance, tel qu’il est sorti du cœur de Spenser et de Shakspeare ; ils ont eu cette adoration voluptueuse de la forme et de l’âme, et ce divin sentiment de la beauté.

V §

Il y a une autre chevalerie qui ouvre le moyen âge comme celle-ci le ferme, chantée par des enfants comme celle-ci par des jeunes gens, et retrouvée dans les Idylles du roi comme celle-ci dans la Princesse. C’est la légende d’Arthur, de Merlin et des chevaliers de la Table-Ronde. Avec un art admirable, Tennyson en a renouvelé les sentiments et le langage ; cette âme flexible prend tous les tons pour se donner tous les plaisirs. Cette fois il s’est fait épique, antique et naïf, comme Homère et comme les vieux trouvères des chansons de Geste. Il est doux de sortir de notre civilisation savante, de remonter vers l’âge et les mœurs primitives, d’écouter le paisible discours qui coule abondamment et lentement comme un fleuve sur une pente unie. Le propre de l’ancienne épopée est la clarté et le calme. Les idées viennent de naître ; l’homme est heureux et encore enfant. Il n’a pas eu le temps de raffiner, de ciseler et d’enluminer sa pensée ; il la montre toute nue. Il n’est point encore aiguillonné par des convoitises multipliées ; il pense à loisir. Toute idée l’intéresse ; il la développe curieusement ; il l’explique. Son discours ne bondit jamais ; il va pas à pas d’un objet à l’autre, et tout objet lui semble beau ; il s’arrête, il regarde et se complaît à regarder. Cette simplicité et cette paix sont étranges et charmantes ; on se laisse aller, on est bien, on ne désire pas aller plus vite ; il semble que volontiers on resterait toujours ainsi. Car la pensée primitive est la pensée saine ; nous n’avons fait que l’altérer par les greffes et la culture ; nous y revenons comme dans notre fonds le plus intime pour y trouver le contentement et le repos.

Mais entre toutes les épopées, ce qui distingue celle de la Table-Ronde, c’est la pureté. Arthur, « le roi irréprochable », a assemblé « cette glorieuse compagnie, la fleur des hommes, pour servir de modèle au vaste monde, et pour être le beau commencement d’un âge. Il leur a fait mettre leurs mains dans les siennes, jurer de respecter leur roi comme s’il était leur conscience, et leur conscience comme si elle était leur roi ; de ne point dire de calomnie et de n’en point écouter ; de passer leur douce vie dans la plus pure chasteté ; de n’aimer qu’une jeune fille, de s’attacher à elle ; de lui offrir pour culte des années de nobles actions. » Il y a une sorte de plaisir raffiné à manier un pareil monde ; car il n’y en a point où puissent naître de plus pures et de plus touchantes fleurs. Je n’en montrerai qu’une, Elaine, « le lis d’Astolat », qui, ayant vu Lancelot une seule fois, l’aime à présent qu’il est parti, et pour toute sa vie. Elle garde dans la tourelle le bouclier qu’il a laissé, et tous les jours elle y monte pour le contempler, comptant les marques des coups de lance et vivant de ses rêves. Il est blessé, elle va le soigner et le guérit. Et cependant elle murmurait : « En vain ; en vain ; cela ne peut pas être. Il ne m’aimera pas. Quoi donc, faut-il que je meure ? » — « Puis, comme un pauvre petit oiseau innocent — qui n’a qu’un simple chant de quelques notes, —  répète son simple chant et le répète toujours, pendant toute une matinée d’avril, jusqu’à ce que l’oreille — se lasse de l’entendre, ainsi l’innocente enfant — allait la moitié de la nuit répétant : « Faut-il que je meure1536 ? » Elle se déclare enfin, avec quelle pudeur et de quel élan ! Mais il ne peut l’épouser, il est lié à une autre. Elle languit et s’affaisse ; on veut la consoler, elle ne le veut pas ; on lui dit que Lancelot est coupable avec la reine ; elle ne le croit pas. Elle dit à ses frères : « Chers frères, vous aviez coutume, quand j’étais une petite fille, de me prendre avec vous dans le bateau du batelier, et de remonter avec la marée la grande rivière. Seulement vous ne vouliez pas passer au-delà du cap où est le peuplier. Et je pleurais parce que vous ne vouliez pas aller au-delà, et remonter bien loin la rivière luisante, jusqu’à ce que nous eussions trouvé le palais du roi. À présent, j’irai1537. » Elle meurt, et, selon sa dernière prière, ils l’emportent « comme une ombre à travers les champs qui brillent dans leur pleine fleur d’été », et la posent sur la barque toute tendue de velours noir. La barque remonte poussée par la marée, « et la morte avec elle, dans sa main droite un lis, dans sa main gauche — une lettre qu’elle avait dictée, toute sa chevelure blonde ruisselant autour d’elle. —  Et tout le linceul était de drap d’or — ramené jusqu’à la ceinture ; elle-même tout en blanc, —  excepté son visage, et ce visage aux traits si purs — était aimable, car elle ne semblait point morte, —  mais profondement endormie, et reposait en souriant1538. » Elle arrive ainsi dans un grand silence, et le roi Arthur lit la lettre devant tous les chevaliers et toutes les dames qui pleurent : « Très-noble seigneur, sir Lancelot du Lac, —  moi qu’on appelait quelquefois la vierge d’Astolat, —  je viens ici, car vous m’avez quittée sans prendre congé de moi ; —  je viens ici afin de prendre pour la dernière fois congé de vous. —  Je vous aimais, et mon amour n’a point eu de retour. —  C’est pourquoi mon fidèle amour a été ma mort. —  C’est pourquoi, devant notre dame Ginèvre — et devant toutes les autres dames, je fais ma plainte. —  Priez pour mon âme et accordez-moi la sépulture. —  Prie pour mon âme, toi aussi, sir Lancelot, —  car tu es un chevalier sans égal1539. » Rien de plus ; elle finit sur ce dernier mot, plein d’un regret si triste et d’une admiration si tendre : on aurait peine à trouver quelque chose de plus simple et de plus délicat.

Il semble qu’un archéologue puisse refaire tous les styles, excepté le grand, et celui-ci a tout refait, jusqu’au grand style. C’est le soir de la dernière bataille ; tout le jour le tumulte de la grande mêlée « a roulé le long des montagnes près de la mer d’hiver » ; un à un les chevaliers d’Arthur sont tombés ; il est tombé lui-même, le crâne fendu à travers le casque, et sire Bedivere, son dernier chevalier, l’a porté tout près de là, « dans une chapelle brisée avec une croix brisée, debout sur une noire bande de terre stérile. D’un côté était l’Océan, de l’autre une grande eau ; et la lune était pleine1540. » Arthur, sentant qu’il va mourir, lui dit de prendre son épée Excalibur ; car il l’a reçue des fées de la mer, et il ne faut pas qu’après lui homme mortel mette la main sur elle. Deux fois sire Bedivere part pour faire la volonté du roi : deux fois il s’arrête et revient dire faussement au roi qu’il a jeté l’épée ; car ses yeux sont éblouis par la merveilleuse broderie de diamants qui fleuronnent et luisent autour de la poignée. La troisième fois enfin il la lance : « La grande épée jeta des éclairs sous la splendeur de la lune, —  et fit dans l’air une arche de clarté, —  comme le rayonnement d’aube boréale — qui jaillit lorsque les îles mouvantes de l’hiver s’entrechoquent — la nuit, parmi les bruits de la mer du Nord. —  Mais avant que l’épée eût touché la surface, —  un bras s’éleva, vêtu de velours blanc, mystique, merveilleux, —  et la saisit par la poignée, et la brandit trois fois ; —  puis s’enfonça avec elle dans la mer1541. » Alors Arthur, se soulevant douloureusement et respirant avec peine, ordonne à sire Bedivere de le charger sur ses épaules et de le porter jusqu’au rivage. « Hâte-toi, hâte-toi, car je crains qu’il ne soit trop tard, et je crois que je vais mourir. » Ils arrivent ainsi, le long des cavernes glacées et des roches retentissantes, jusqu’au bord du lac où « s’étalent les longues gloires de la lune d’hiver. » — « Là s’était arrêtée une barque sombre, —  noire comme une écharpe funèbre de la proue à la poupe ; —  tout le pont était couvert de formes majestueuses, —  avec des robes noires et des capuchons noirs, comme en songe ; auprès d’elles, —  trois reines avec des couronnes d’or ; de leurs lèvres partit — un cri qui monta en frémissant jusqu’aux étoiles palpitantes. —  Et comme si ce n’était qu’une voix, il y eut un grand éclat de lamentations, pareil à un vent qui crie — toute la nuit dans une terre déserte, où personne ne vient — et n’est venu depuis le commencement du monde1542. Alors Arthur murmura : Place-moi dans la barque. —  Ils vinrent à la barque ; là les trois reines — étendirent leurs mains et prirent le roi et pleurèrent. —  Mais celle qui était la plus grande entre elles toutes, —  et la plus belle, mit la tête du roi dans son giron — et défit le casque brisé, et l’appela par son nom en pleurant tout haut1543. » La barque se détache, et Arthur, élevant sa voix lente, console sire Bedivere qui s’afflige sur le rivage, et prononçant ces paroles d’adieu, héroïques et solennelles : « Le vieil ordre change, cédant la place au nouveau ; —  et Dieu s’accomplit lui-même en plusieurs façons, —  de peur qu’une bonne coutume étant seule ne corrompe le monde. —  Si tu ne dois plus voir ma face, prie pour moi ; plus de choses sont accomplies par la prière que ce monde ne l’imagine. —  Car par elle la terre, ronde tout entière en toutes ses parties, —  est liée comme par des chaînes d’or aux pieds de Dieu. Mais à présent adieu ; je m’en vais pour un long voyage — avec ceux-là que tu vois, si en effet je m’en vais — (car toute mon âme est obscurcie de doutes) vers l’île et la vallée d’Avilion, —  où ne tombe point de pluie, ni de grêle, ni de neige, —  et où même le vent ne souffle jamais rudement ; mais elle repose — enveloppée de profondes prairies, heureuse, belle avec des pelouses sous des vergers, —  et des creux pleins d’arbres couronnés par une mer d’été — où je me guérirai de ma douloureuse blessure1544. » Je crois que depuis Gœthe on n’a rien vu de plus calme et de plus imposant.

Comment rassembler en quelques mots tous les traits de ce talent si multiple ? Il est né poëte, c’est-à-dire constructeur de palais aériens et de châteaux imaginaires. Mais la passion personnelle et les préoccupations absorbantes qui ordinairement maîtrisent la main de ses pareils lui ont manqué ; il n’a point trouvé en lui-même le plan d’un édifice nouveau ; il a bâti d’après tous les autres ; il a simplement choisi parmi les formes les plus élégantes, les mieux ornées, les plus exquises. Il n’a pris que la fleur dans leurs beautés. C’est tout au plus si, par occasion, il s’est amusé çà et là à arranger quelque cottage vraiment anglais et moderne. Si, dans ce choix d’architectures retrouvées ou renouvelées, on cherche sa trace, on la devinera çà et là dans quelque frise plus finement sculptée, dans quelque rosace plus délicate et plus gracieuse ; mais on ne la trouvera marquée et sensible que dans la pureté et dans l’élévation de l’émotion morale qu’on emportera en sortant de son musée.

2.
Le public. §

Le poëte favori d’une nation, ce semble, est celui qu’un homme du monde, partant pour un voyage, met le plus volontiers dans sa poche. Aujourd’hui ce poëte serait Tennyson en Angleterre, et Alfred de Musset en France. Les deux publics diffèrent : par suite, leurs genres de vie, leurs lectures et leurs plaisirs. Essayons de les décrire ; on comprendra mieux les fleurs en voyant le jardin.

Vous voilà à Newhaven ou à Douvres, et vous courez sur les rails, en regardant autour de vous. Des deux côtés passent des maisons de campagne ; il y en a partout en Angleterre, au bord des lacs, sur le rivage des golfes, au sommet des collines, sur tous les points de vue pittoresques. Elles sont le séjour préféré ; Londres n’est qu’un rendez-vous d’affaires ; c’est à la campagne que les gens du monde vivent, s’amusent et reçoivent. Que cette maison est bien arrangée et jolie ! S’il s’est trouvé à côté quelque vieille bâtisse, abbaye ou château, on l’a gardée. L’édifice nouveau a été raccordé avec l’ancien ; même seul et moderne, il ne manque point de style ; les pignons, les meneaux, les grandes fenêtres, les tourelles nichées à tous les coins ont dans leur fraîcheur un air gothique. Ce cottage même, si modeste, bon pour des gens qui n’ont que trente mille livres de rentes, est agréable à voir avec ses toits pointus, son portique, ses briques brunes vernissées, toutes recouvertes de lierre. Sans doute la grandeur manque le plus souvent ; aujourd’hui les gens qui font l’opinion ne sont plus les grands seigneurs, mais les gentlemen riches, bien élevés et propriétaires ; c’est l’agrément qui les touche. Mais comme ils s’y entendent ! Il y a tout autour de la maison un gazon frais et soyeux comme du velours, qu’on passe au rouleau tous les matins. En face, des rhododendrons énormes font un bouquet éblouissant où murmurent des volées d’abeilles ; des guirlandes de fleurs exotiques rampent et tournoient sur l’herbe fine ; des chèvrefeuilles grimpent le long des arbres, les roses par centaines, penchées au bord des fenêtres, laissent tomber sur les allées la pluie de leurs pétales. Partout les beaux ormes, les ifs, les grands chênes, précieusement gardés, groupent leurs bouquets ou dressent leurs colonnes. Les arbres de l’Australie et de la Chine sont venus orner les massifs par l’élégance ou la singularité de leurs formes étrangères ; le copper beech étend sur la délicate verdure des prairies l’ombre de ses feuilles noirâtres à reflets de cuivre. Que la fraîcheur de cette verdure est délicieuse ! Comme elle étincelle, et comme elle regorge de fleurs champêtres lustrées par le soleil ! Que de soin, quelle propreté, comme tout est disposé, entretenu, épuré pour le bien-être des sens et pour le plaisir des yeux ! S’il y a une pente, on a ménagé des rigoles avec de petites îles au fond de la vallée, toutes peuplées par des touffes de roses ; des canards d’espèce choisie nagent dans les bassins, où les nénufars étalent leurs étoiles satinées. Il y a dans l’herbe de grands bœufs couchés, des moutons aussi blancs que s’ils sortaient du lavoir, toutes sortes de bestiaux heureux et modèles, capables de réjouir l’œil d’un amateur et d’un maître. Nous revenons à la maison, et avant d’entrer je regarde la perspective ; décidément ils ont le sentiment de la campagne ; comme on sera bien, à cette grande fenêtre du parloir, pour contempler le soleil couchant et le large treillis d’or qu’il étale à travers la futaie ! Et comme adroitement on a tourné la maison pour que le paysage paraisse encadré au loin entre les collines et de près entre les arbres ! Nous entrons. Que tout y est soigné et commode ! On y a prévu, devancé les moindres besoins ; il n’y a rien que de correct et de perfectionné ; on soupçonne tous les objets d’avoir eu le prix, ou du moins une mention à quelque Exposition d’industrie ; et le service vaut les objets ; la propreté n’est pas plus méticuleuse en Hollande ; proportion gardée, ils ont trois fois plus de valets que chez nous ; ce n’est pas trop pour les détails minutieux du service. La machine domestique fonctionne sans une interruption, sans un accroc, sans un heurt, chaque rouage à son moment et à sa place, et le bien-être qu’elle distille vient en rosée de miel tomber dans la bouche, aussi vérifié et aussi exquis que le sucre d’une raffinerie modèle lorsqu’il arrive dans son goulot.

Nous causons avec notre hôte. Nous découvrons bien vite que son esprit et son âme ont toujours été en équilibre. Au sortir du collége, il a trouvé sa voie toute faite ; il n’a point eu à se révolter contre l’Église, qui est à demi raisonnable, ni contre la Constitution, qui est noblement libérale ; la foi et la loi qu’on lui a offertes sont bonnes, utiles, morales, assez larges pour donner abri et emploi à toutes les diversités des esprits sincères. Il s’y est attaché, il les aime, il a reçu d’elles le système entier de ses idées pratiques et spéculatives ; il ne flotte point, il ne doute plus, il sait ce qu’il doit croire et ce qu’il doit faire. Il n’est point entraîné par des théories, engourdi par l’inertie, arrêté par les contradictions. Ailleurs la jeunesse est comme une eau qui croupit ou s’éparpille ; il y a ici un beau canal antique qui reçoit et dirige vers un but utile et certain tout le flot de son activité et de ses passions. Il agit, travaille et gouverne. Il est marié, il a des fermiers, il est magistrat municipal, il devient homme politique. Il améliore et régit sa paroisse, ses terres et sa famille. Il fonde des associations, il parle dans les meetings, il surveille des écoles, il rend la justice, il introduit des perfectionnements ; il use de ses lectures, de ses voyages, de ses liaisons, de sa fortune et de son rang pour conduire amicalement ses voisins et ses inférieurs vers quelque œuvre qui leur profite et qui profite au public. Il est puissant et il est respecté. Il a les plaisirs de l’amour-propre et les contentements de la conscience. Il sait qu’il a l’autorité et qu’il en use loyalement pour le bien d’autrui. Et ce bon état d’esprit est entretenu par une vie saine. Sans doute son esprit est cultivé et occupé ; il est instruit, il sait plusieurs langues, il a voyagé, il est curieux de tous les renseignements précis, il est tenu au courant par ses journaux de toutes les idées et de toutes les découvertes nouvelles. Mais en même temps il aime et pratique tous les exercices du corps. Il monte à cheval, il fait à pied de longues promenades, il chasse, il vogue en mer sur son yacht, il suit de près et par lui-même tous les détails de l’élevage et de la culture, il vit en plein air, il résiste à l’envahissement de la vie sédentaire, qui partout ailleurs conduit l’homme moderne aux agitations du cerveau, à l’affaiblissement des muscles et à l’excitation des nerfs. Voilà ce monde élégant et sensé, raffiné en fait de bien-être, réglé en fait de conduite, que ses goûts de dilettante et ses principes de moraliste renferment dans une sorte d’enceinte fleurie et empêchent de regarder ailleurs.

Y a-t-il un poëte qui, mieux que Tennyson, convienne à un pareil monde ? Sans être pédant, il est moral ; on peut le lire le soir en famille ; il n’est point révolté contre la société ni la vie ; il parle de Dieu et de l’âme, noblement, tendrement, sans parti pris ecclésiastique ; on n’a pas besoin de le maudire comme lord Byron ; il n’a point de paroles violentes et abruptes, de sentiments excessifs et scandaleux ; il ne pervertira personne. On ne sera point troublé en fermant le livre ; on pourra, en le quittant, écouter sans contraste la voix grave du maître de maison qui, devant les domestiques agenouillés, prononce la prière du soir. Et néanmoins, en le quittant, on garde aux lèvres un sourire de plaisir. Le voyageur, l’amateur d’archéologie s’est complu aux imitations du style et des sentiments étrangers et antiques. Le chasseur, l’amateur de la campagne a goûté les petites scènes rurales et les riches peintures de paysage. Les dames ont été charmées des portraits de femmes. Ils sont si exquis et si purs ! Il a posé sur ces belles joues des rougeurs si délicates ! Il a si bien peint l’expression changeante de ces yeux fiers ou candides ! Elles l’aiment, car elles sentent qu’il les aime. Bien plus, il les honore, et monte par sa noblesse jusqu’au niveau de leur pureté. Les jeunes filles pleurent en l’écoutant ; certainement quand, tout à l’heure, on lisait la légende d’Elaine ou d’Enide, on a vu des têtes blondes se courber sous les fleurs qui les parent, et des épaules blanches palpiter d’une émotion furtive. Et que cette émotion est fine ! Il n’a point enfoncé lourdement un pied rude dans la vérité et dans la passion. Il a glissé au plus haut des sentiments nobles et tendres ; il a recueilli dans toute la nature et dans toute l’histoire ce qu’il avait de plus élevé et de plus aimable. Il a choisi ses idées, il a ciselé ses paroles, il a égalé, par l’artifice, les réussites et la diversité de son style, les agréments et la perfection de l’élégance mondaine au milieu de laquelle nous le lisons. Sa poésie ressemble à quelqu’une de ces jardinières dorées et peintes où les fleurs nationales et les plantes exotiques emmêlent dans une harmonie savante leurs torsades et leurs chevelures, leurs grappes et leurs calices, leurs parfums et leurs couleurs. Elle semble faite exprès pour ces bourgeois opulents, cultivés, libres, héritiers de l’ancienne noblesse, chefs modernes d’une Angleterre nouvelle. Elle fait partie de leur luxe comme de leur morale ; elle est une confirmation éloquente de leurs principes et un meuble précieux de leur salon.

Nous revenons à Calais, et nous courons sur Paris, sans nous arrêter en route. Il y a bien sur la route des châteaux de nobles et des maisons de bourgeois riches. Mais ce n’est point parmi eux que nous trouverons, comme en Angleterre, le monde pensant, élégant, qui par la finesse de son goût et la supériorité de son esprit devient le guide de la nation et l’arbitre du beau. Il y a deux peuples en France : la province et Paris, l’un qui dîne, dort, bâille, écoute ; l’autre qui pense, ose, veille et parle ; le premier traîné par le second, comme un escargot par un papillon, tour à tour amusé et inquiété par les caprices et l’audace de son conducteur. C’est ce conducteur qu’il faut voir. Nous entrons ! Quel spectacle étrange ! C’est le soir, les rues flamboient, une poussière lumineuse enveloppe la foule affairée, bruissante, qui se presse, se coudoie, s’entasse et fourmille aux abords des théâtres, derrière les vitres des cafés. Avez-vous remarqué comme tous ces visages sont plissés, froncés ou pâlis, comme ces regards sont inquiets, comme ces gestes sont nerveux ? Une clarté violente tombe sur ces crânes qui reluisent ; la plupart sont chauves avant trente ans. Pour trouver du plaisir là, il faut qu’ils aient bien besoin d’excitation ; la poudre du boulevard vient imprégner la glace qu’ils mangent ; l’odeur du gaz et les émanations du pavé, la sueur laissée sur les murs fanés par la fièvre d’une journée parisienne, « l’air humain plein de râles immondes », voilà ce qu’ils viennent respirer de gaieté de cœur. Ils sont serrés autour de leurs petites tables de marbre, assiégés par la lumière crue, par les cris des garçons, par le brouhaha des conversations croisées, par le défilé monotone des promeneurs mornes, par le frôlement des filles attardées qui tournoient anxieusement dans l’ombre. Sans doute leur intérieur est déplaisant ; sans cela ils ne l’échangeraient pas contre ces divertissements de commis voyageurs. Nous montons quatre étages, nous trouvons un appartement verni, doré, paré d’ornements en stuc, de statues en plâtre, de meubles neufs en vieux chêne, avec toutes sortes de jolis brimborions sur les cheminées et sur les étagères. « Il représente bien », on peut y recevoir les amis envieux et les personnages en place. C’est une affiche, rien de plus ; on y est agréablement une demi-heure et puis c’est tout. Vous n’en ferez jamais qu’un lieu de passage ; il est bas, étriqué, incommode, loué pour un an, sali en six mois, bon pour étaler un luxe postiche. Toutes leurs jouissances sont factices et comme arrachées au passage ; il y a en elles quelque chose de malsain et d’irritant. Elles ressemblent à la cuisine de leurs restaurants, à l’éclat de leurs cafés, à la gaieté de leurs théâtres. Ils les veulent trop promptes, trop vives, trop multipliées. Ils ne les ont point cultivées avec patience et cueillies avec modération ; ils les ont fait pousser sur un terreau artificiel et échauffant ; ils les fourragent à la hâte. Ils sont raffinés et ils sont avides ; il leur faut chaque jour une provision de paroles colorées, d’anecdotes crues, de railleries mordantes, de vérités neuves, d’idées variées. Ils s’ennuient vite et ne peuvent souffrir l’ennui. Ils s’amusent de toutes leurs forces et trouvent qu’ils ne s’amusent guère. Ils exagèrent leur travail et leur dépense, leurs besoins et leurs efforts. L’accumulation des sensations et de la fatigue tend à l’excès leur machine nerveuse, et leur vernis de gaieté mondaine s’écaille vingt fois par jour pour laisser voir un fonds de souffrance et d’ardeur.

Mais qu’ils sont fins, et que leur esprit est libre ! Comme ce frottement incessant les a aiguisés ! Comme ils sont prompts à tout saisir et à tout comprendre ! Comme cette culture recherchée et multiple les a rendus propres à sentir et à goûter des tendresses et des tristesses inconnues à leurs pères, des sentiments profonds, bizarres et sublimes, qui jusqu’ici semblaient étrangers à leur race ! Cette grande ville est cosmopolite ; toutes les idées peuvent y naître ; nulle barrière n’y arrête les esprits ; le champ immense de la pensée s’ouvre devant eux sans route frayée ou prescrite. La pratique ne les gêne ni ne les guide ; un gouvernement et une Église officielle sont là pour les décharger du soin de mener la nation ; on subit les deux puissances comme on subit le bedeau et le sergent de ville, avec patience et railleries ; on ne les regarde qu’à la façon d’un spectacle. En somme, le monde n’apparaît ici que comme une pièce de théâtre, matière à critique et à raisonnements. Et croyez que la critique et les raisonnements se donnent carrière. Un Anglais qui entre dans la vie trouve sur toutes les grandes questions des réponses faites. Un Français qui entre dans la vie ne trouve sur toutes les grandes questions que des doutes proposés. Il faut, dans ce conflit des opinions, qu’il se fasse sa foi lui-même, et, la plupart du temps, ne le pouvant pas, il reste ouvert à toutes les incertitudes, partant à toutes les curiosités et aussi à toutes les angoisses. Dans ce vide, qui est comme une vaste mer, les rêves, les théories, les fantaisies, les convoitises déréglées, poétiques et maladives, s’amassent et se chassent les unes les autres comme des nuages. Si dans ce tumulte de formes mouvantes on cherche quelque œuvre solide qui prépare une assiette aux opinions futures, on ne trouve que les lentes bâtisses des sciences, qui çà et là, obscurément, comme des polypes sous-marins, construisent en coraux imperceptibles la base où s’appuieront les croyances du genre humain.

Voilà le monde pour lequel Alfred de Musset écrivait ; c’est dans ce Paris qu’il faut le lire. Le lire ? Nous le savons tous par cœur. Il est mort, et il nous semble que tous les jours nous l’entendons parler. Une causerie d’artistes qui plaisantent dans un atelier, une belle jeune fille qui se penche au théâtre sur le bord de sa loge, une rue lavée par la pluie où luisent les pavés noircis, une fraîche matinée riante dans les bois de Fontainebleau, il n’y a rien qui ne nous le rende présent et comme vivant une seconde fois. Y eut-il jamais accent plus vibrant et plus vrai ? Celui-là au moins n’a jamais menti. Il n’a dit que ce qu’il sentait, et il l’a dit comme il le sentait. Il a pensé tout haut. Il a fait la confession de tout le monde. On ne l’a point admiré, on l’a aimé ; c’était plus qu’un poëte, c’était un homme. Chacun retrouvait en lui ses propres sentiments, les plus fugitifs, les plus intimes ; il s’abandonnait, il se donnait, il avait les dernières des vertus qui nous restent, la générosité et la sincérité. Et il avait le plus précieux des dons qui puissent séduire une civilisation vieillie, la jeunesse. Comme il a parlé « de cette chaude jeunesse, arbre à la rude écorce, qui couvre tout de son ombre, horizons et chemins ! » Avec quelle fougue a-t-il lancé et entre-choqué l’amour, la jalousie, la soif du plaisir, toutes les impétueuses passions qui montent avec les ondées d’un sang vierge du plus profond d’un jeune cœur ! Quelqu’un les a-t-il plus ressenties ? Il en a été trop plein, il s’y est livré, il s’en est enivré. Il s’est lâché à travers la vie comme un cheval de race cabré dans la campagne, que l’odeur des plantes et la magnifique nouveauté du vaste ciel précipitent à pleine poitrine dans des courses folles qui brisent tout et vont le briser. Il a trop demandé aux choses ; il a voulu d’un trait, âprement et avidement, savourer toute la vie ; il ne l’a point cueillie, il ne l’a point goûtée ; il l’a arrachée comme une grappe, et pressée, et froissée, et tordue ; et il est resté les mains salies, aussi altéré que devant1545. Alors ont éclaté ces sanglots qui ont retenti dans tous les cœurs. Quoi ! si jeune et déjà si las ! Tant de dons précieux, un esprit si fin, un tact si délicat, une fantaisie si mobile et si riche, une gloire si précoce, un si soudain épanouissement de beauté et de génie, et au même instant les angoisses, le dégoût, les larmes et les cris ! Quel mélange ! Du même geste il adore et il maudit. L’éternelle illusion, l’invincible expérience sont en lui côte à côte pour se combattre et le déchirer. Il est devenu vieillard, et il est demeuré jeune homme ; il est poëte, et il est sceptique. La Muse et sa beauté pacifique, la Nature et sa fraîcheur immortelle, l’Amour et son bienheureux sourire, tout l’essaim de visions divines passe à peine devant ses yeux, qu’on voit accourir parmi les malédictions et les sarcasmes tous les spectres de la débauche et de la mort. Comme un homme, au milieu d’une fête, qui boit dans une coupe ciselée, debout, à la première place, parmi les applaudissements et les fanfares, les yeux riants, la joie au fond du cœur, échauffé et vivifié par le vin généreux qui descend dans sa poitrine, et que subitement on voit pâlir ; il y avait du poison au fond de la coupe ; il tombe et râle ; ses pieds convulsifs battent les tapis de soie, et tous les convives effarés regardent. Voilà ce que nous avons senti le jour où le plus aimé, le plus brillant d’entre nous, a tout d’un coup palpité d’une atteinte invisible, et s’est abattu avec un hoquet funèbre parmi les splendeurs et les gaietés menteuses de notre banquet.

Eh bien ! tel que le voilà, nous l’aimons toujours : nous n’en pouvons écouter un autre ; tous à côté de lui nous semblent froids ou menteurs. Nous sortons à minuit de ce théâtre où il écoutait la Malibran, et nous entrons dans cette lugubre rue des Moulins où, sur un lit payé, son Rolla est venu dormir et mourir. Les lanternes jettent des reflets vacillants sur les pavés qui glissent. Des ombres inquiètes avancent hors des portes et traînent leur robe de soie fripée à la rencontre des passants. Les fenêtres sont fermées ; une lumière çà et là perce à travers un volet mal clos et montre un dahlia mort sur le rebord d’une croisée. Demain un orgue ambulant grincera devant ces vitres, et les nuages blafards laisseront leurs suintements sur ces murs salis. Quoi ! c’est de cet ignoble lieu qu’est sorti le plus passionné des poèmes ! ce sont ces laideurs et ces vulgarités de bouge et d’hôtel garni qui ont fait ruisseler cette divine éloquence ! ce sont elles qui en cet instant ont ramassé dans ce cœur meurtri toutes les magnificences de la nature et de l’histoire pour les faire jaillir en gerbe étincelante et reluire sous le plus ardent soleil de poésie qui fut jamais ! La pitié vient, on pense à cet autre poëte qui, là-bas, dans l’île de Wight, s’amuse à refaire des épopées perdues. Qu’il est heureux parmi ses beaux livres, ses amis, ses chèvrefeuilles et ses roses ! N’importe. Celui-ci, à cet endroit même, dans cette fange et dans cette misère, est monté plus haut. Du haut de son doute et de son désespoir, il a vu l’infini comme on voit la mer du haut d’un cap battu par les orages. Les religions, leur gloire et leur ruine, le genre humain, ses douleurs et sa destinée, tout ce qu’il y a de sublime au monde lui est alors apparu dans un éclair. Il a senti, au moins cette fois dans sa vie, cette tempête intérieure de sensations profondes, de rêves gigantesques et de voluptés intenses dont le désir l’a fait vivre et dont le manque l’a fait mourir. Il n’a pas été un simple dilettante ; il ne s’est pas contenté de goûter et de jouir ; il a imprimé sa marque dans la pensée humaine ; il a dit au monde ce que c’est que l’homme, l’amour, la vérité, le bonheur. Il a souffert, mais il a inventé ; il a défailli, mais il a produit. Il a arraché avec désespoir de ses entrailles l’idée qu’il avait conçue, et l’a montrée aux yeux de tous sanglante, mais vivante. Cela est plus difficile et plus beau que d’aller caresser et contempler les idées des autres. Il n’y a au monde qu’une œuvre digne d’un homme, l’enfantement d’une vérité à laquelle on se livre et à laquelle on croit. Le monde qui a écouté Tennyson vaut mieux que notre aristocratie de bourgeois et de bohèmes ; mais j’aime mieux Alfred de Musset que Tennyson.

FIN.