André Levinson

1924

La danse au théâtre. Esthétique et actualité mêlées

2015
André Levinson, La Danse au théâtre : esthétique et actualité mêlées, Paris, Bloud et Gay, 1924, 88 p., pl., in-8. PDF : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Delphine Vernozy (relecture, édition), Ninon Prouteau (relecture), Marion Sage (relecture), Éric Thiébaud (édition TEI) et Anne-Laure Huet (édition TEI).

Préface de l’auteur §

« Un livre comme je ne les aime pas, ceux épars et privés d’architecture… L’excuse, à travers tout ce hasard, que l’assemblage s’aida, seul, par une vertu commune »… Stéphane Mallarmé.

J’ai réuni dans ce volume, qui a pour objet la danse, les chroniques et comptes rendus de spectacles publiés par moi depuis une année et parus pour la majeure partie, sauf indication contraire, dans le quotidien Comœdia. Ces pages ne constituent donc point un livre conçu et construit selon un plan préétabli ; c’est plutôt une espèce de journal de danse dont j’ai conservé la disposition chronologique et la libre ordonnance. Je n’ai voulu maquiller et dénaturer par aucune retouche factice ou mise au point laborieuse ces « éphémérides chorégraphiques », jaillies du contact immédiat avec les réalités vivantes du théâtre. Ce recueil traite, d’ailleurs, classe ou mentionne la plupart des faits, des idées et des personnalités représentatives de la danse théâtrale contemporaine. Amis et ennemis ont bien voulu attribuer à ce modeste labeur de chroniqueur la portée et l’action effective d’une campagne.

On a cru d’autre part que mon attitude, pour être nette, devait impliquer une doctrine rigide ou bien un parti-pris agressif. Cette préface ne comportera pourtant aucune profession de foi. Le lecteur saura, je l’espère, dégager lui-même de ces pages l’enseignement ou bien l’agrément désintéressé qu’il y cherchera.

Et il se rendra compte que cette campagne que je continue n’a pour méthode que la recherche de la vérité et pour objet idéal une renaissance de la danse.

Le plan de documentation photographique, généreusement accepté par mes éditeurs pour illustrer cette Première année de critique, comporte quelques portraits d’une élite à laquelle je me suis efforcé de rendre justice dans mon texte.

André Levinson.

10 avril 1922. Comme quoi la danse est un art — ce qui s’en suit —. Un centenaire français célébré en Russie. §

La danse est-elle ou non un art ? Aucun doute sur la réponse affirmative. Nous voyons bien Canudo, tout en revendiquant le classement pour le cinéma, concéder, comme de droit, la priorité à la danse. D’ailleurs le mangeur d’opium anglais qui naguère éblouit Baudelaire, n’avait-il pas exalté « l’assassinat considéré comme un des beaux-arts » et, en conséquence, exposé de sang-froid sa théorie. Or, s’il en est ainsi, la danse serait-elle moins favorisée que ce genre violent mais borné ?

Cependant, si art il y a, cet art doit comporter une esthétique qui lui soit propre, un ensemble de procédés essentiels, une matière première, une technique, voire mainte technique. « La danse est un art, car elle obéit à des règles », a judicieusement dit Voltaire, quoique je ne sache plus exactement où j’ai relevé ce tronçon de syllogisme. Nous sommes moins impérieusement affirmatifs aujourd’hui. Ce qui n’empêche que, sans nous montrer « perruque », nous devons attester que la danse possède tels caractères spécifiques, ses lois immanentes, des limites déterminées. Et voilà qu’à propos de danse on parle couramment décor, costume, littérature, psychologie ou encore charme féminin — ce qui est, du reste, beaucoup moins étranger à la question, — mais surtout on parle musique. Aussi que de jugements faussés où la force de la suggestion musicale prime le droit — cependant bien évident — de la gymnastique théâtrale ! Il faudrait, il me semble, distinguer.

On commence, paraît-il, à se douter qu’en peinture tout tableau est avant tout une surface plane et symétrique, circonscrite et isolée par un cadre. Ce que font de cette surface Léonard de Vinci ou bien M. Picabia, c’est là ce qui caractérise et différencie l’œuvre personnelle de chacun de ces peintres, leurs conceptions picturales, leurs styles respectifs et leurs moyens d’exécution.

De même une danse est-elle, par définition, le mouvement d’un corps, — ballerine ou poupée articulée — se déplaçant selon un rythme précis et une mécanique consciente dans un espace calculé d’avance. Dans la danse théâtrale c’est le corps humain qui devient matière à création plastique, il s’astreint dès lors à une discipline artificielle — celle du ballet d’opéra ou bien celle de rites égyptiens, qu’importe ! Le principe d’art modifie, déforme ou transfigure cette matière. Le danseur comme la statue est un être hors nature, créé, donc conventionnel. Il est l’ouvrier ; il est aussi l’œuvre.

Est-ce à dire que je me place à un point de vue purement formaliste, que je prétends traiter cette chose délicieusement éphémère et nuancée qu’est la danse, dans un esprit géométrique étriqué et pédantesque ? Aucunement. Qui songerait à contester la puissance expressive de la danse, sa plénitude humaine, la « morale » de ses lignes et le symbolisme de ses mouvements ? Elle peut être un jeu divin, floraison spontanée d’un corps harmonieux, l’émanation d’une sensibilité ou bien d’une sensualité. Elle peut être l’expression totale d’un état d’âme, l’instance suprême de la passion. Je me rappelle avoir vu Mme Suzanne Desprès jouer une pièce où, quand tout est dit, la protagoniste n’a plus qu’à danser et à mourir ayant dansé. En somme, « la danse est une manière d’être ». C’est Balzac qui l’a dit, et avec quelle profondeur ! Cela une fois posé, il importe d’étudier cette manière, d’en décrire les formes variées, de ne pas s’arrêter à ses mobiles, mais de saisir ses mouvements.

Une comparaison s’impose. L’alexandrin ternaire de Victor Hugo exprime sans doute la mentalité romantique : c’est entendu, il n’en reste pas moins une variante de la prosodie. Il y a rapport, il y a parallélisme combien frappant entre la passion fougueuse de Ruy-Blas et tel enjambement imprévu. Qui le nierait ? Mais il n’y a pas d’identité. Il ne s’agit pas uniquement de mœurs et d’idées ; il y a là une étape significative dans l’évolution du vers français traditionnel, un phénomène rythmique.

Quoi qu’elle puisse exprimer, imiter, suggérer, la danse, comme le vers, comme l’architecture, comme la musique, est toujours un langage de formes. Elle doit être traitée en conséquence. Quand nous étudions une langue, nous allons de la morphologie qui est l’analyse des formes à la sémantique qui est la science des significations. Faisons de même pour la danse. Connaissons sa forme, comme nous voulons connaître la facture d’un tableau, la mesure d’un vers, — pour pénétrer jusqu’au sens.

Sur cela, il serait une balourdise de m’aliéner le lecteur, dit bénévole, en émettant une doctrine sur la danse ; cette doctrine se dégagera d’elle-même au cours de ces désinvoltes chroniques. Mais je n’hésite point à avouer certaines préférences. Ainsi rien de plus bafoué, de plus suspect au public, de plus méconnu par ses protagonistes mêmes que la danse classique, cette prétendue vieille rengaine. Cependant j’opine et avec une conviction défiant le ridicule que voilà une des plus prodigieuses découvertes de l’art théâtral et dont la portée esthétique est encore insoupçonnée. Ce qui n’exclut aucune trouvaille personnelle, aucune méthode qui saurait prévaloir.

En définitive, nous sommes d’accord sur l’essentiel : la danse est un art ; elle a droit d’être jugée comme tel au lieu d’être escamotée. Mais la danse théâtrale est encore et surtout un art français. Ce sont les Russes qui sont venus un jour le prouver.

* * *

J’apprends par une feuille rarissime, qui vient de Pétrograd, que les artistes des ci-devant Théâtres Impériaux, camouflés en Théâtres Académiques, mais fidèles à leur passé, ont célébré avec éclat le centenaire de celui qui avait établi le ballet russe dans sa gloire. Or, ce grand homme russe si justement vénéré est un Français. Marius Petipa, danseur marseillais, chef d’une dynastie non moins glorieuse que celle des Vestris et des Taglioni et que quatre générations successives représentèrent sur la scène de la capitale russe, Marius Petipa resta à la tête du ballet plus d’un demi-siècle sous quatre empereurs et huit directeurs ; il créa 57 ballets, en reconstitua 17 ; il imagina les danses de 32 opéras ; lui qui avait, dans le ballet de Perrot « l’aérien » mimé Phébus en donnant réplique à Fanny Ellsler-Esméralda, devait un jour distribuer à Mlle Anna Pavlova son premier rôle de ballerine. Je ne pourrais ici analyser l’œuvre énorme du maître, œuvre qui jusqu’à nos jours constitue le fonds impérissable de l’art chorégraphique russe. Il affirma le système du grand ballet d’action à base de danse classique ; il exploita et amplifia magistralement la tradition renouvelée par la grande fièvre romantique de 1830, il appuya l’effort séculaire de l’école, il fut l’éducateur d’une lignée sans pareille. Son nom est à jamais lié à l’époque héroïque du ballet russe, époque marquée par l’avènement de la musique nationale à la scène chorégraphique, par la suprématie de la danseuse russe triomphante de la virtuosité italienne, époque qui prépara l’hégémonie mondiale de ce ballet.

Petipa a été français, comme française avait été la tradition qu’il personnifia. Mais pour que cette floraison magnifique d’un art qui lamentablement s’étiolait sur son sol natal, l’Opéra de Paris, se réalisât, il avait fallu qu’il fût enrichi, rajeuni par le généreux sang slave, par la flamme extatique et intelligence souple des danseurs russes, par des conceptions vastes comme la plaine sarmate.

La Russie adopta Petipa. Aussi sa dette est-elle immense envers le génie français. Mais elle a su s’acquitter. Le triomphe des « Saisons Russes » à Paris n’est pas une invasion. C’est une restitution. Et il sied de l’avouer — les russes ont su augmenter le pécule.

C’est à quoi je songe en évoquant pieusement la mémoire d’un grand Français ignoré en France. Du reste la reprise de sa Belle au bois dormant à l’Opéra, par Diaghilev, sera pour sa mémoire le plus éclatant des hommages.

17 avril. « En bateau ». — Le préjugé du rythme. §

L’Opéra vient d’offrir au public plusieurs soirées composées intégralement de danses, comme cela s’était fait de tout temps à Moscou ou à Petrograd. D’ailleurs le renouveau du spectacle de danse français se produit sous l’influence évidente des ballets russes. Qu’il les imite ou qu’il réagisse avec véhémence contre leur enseignement, il ne les perd pas de vue. Voilà plus de dix ans que M. Jacques Rouché, outré par le marasme de la grande scène subventionnée, osa, tel un torpilleur affrontant un dreadnought, assaillir avec une ardeur intrépide les Saisons Russes au comble de leur triomphe. Il annonça dès lors une « grande saison française », monta sur la scène exiguë de son petit Théâtre des Arts des œuvres de Lulli et de Rameau, fit appel à la plus pure tradition française. Ce n’était là qu’une généreuse boutade, un geste démonstratif. Aujourd’hui, M. Rouché et son vaillant état-major des premières heures s’appliquent à réaliser ce qu’ils avaient suggéré. Des expériences sont tentées et le public s’y passionne. Les jours sont loin de la fuite éperdue des abonnés au second acte de Coppelia. La reprise de Sylvia, dans les décors de M. Dethomas, ou bien celle de Daphnis par Fokine, ce sont là les étapes d’une renaissance — qui du reste, est retardée par deux faits graves : l’absence d’une conception élaborée et stable de ce que doit être, à l’Opéra, le spectacle de danse ; l’absence d’un maître de ballet qui aurait l’autorité nécessaire pour faire aboutir une telle conception.

À défaut d’une volonté créatrice unique et convaincue, l’effort se disperse sur une périphérie trop vaste.

Je me fais un devoir et une joie d’examiner minutieusement toutes les œuvres qui constituent, à l’Opéra, le répertoire de danse ; aujourd’hui, c’est l’ouvrage inédit qui me préoccupe avant toute chose. Il s’agit de la Petite Suite de Debussy, orchestrée par M. Busser et réglée par Mlles Pasmanik et Howart.

Dans la première de ces quatre pièces, une impression poétique est réalisée par les moyens les plus sommaires. Sur un fond de draperies neutres, quatre danseuses sont disposées par terre. C’est une promenade en bateau. L’une d’elles, sur la proue, regarde en avant, fascinée ; deux autres, pensives, observent le sillage, les yeux baissés, tandis qu’au milieu, une quatrième, Mlle Bourgat, se penche d’un mouvement lent et incurvé avec ampleur sur la rame invisible ; et le balancement de la nacelle fait onduler le corps souple dans sa tunique. Cette traversée imaginaire dure quelques instants ; sous la baguette du maître Chevillard, la vision du paysage semble monter de l’orchestre, fluide comme une toile de Corot. Aucun accessoire ; il n’y a là que quatre jeunes femmes en tuniques lamées, qui, assises sur des planches nues, écoutent la musique vibrer en elles. Tout est suggéré, rien n’est réalisé, C’est l’imagination du spectateur qui crée, stimulée par la magie de l’archet.

À la bonne heure. Pour ce bref passage, j’applaudis l’adversaire. Mais, cela fait, « ajustez vos chapeaux, Messieurs les maîtres, car nous aurons l’honneur de charger l’ennemi », comme l’on dit dans les romans de M. d’Esparbès.

* * *

Le reste de la Suite n’est plus qu’un trottinement de pieds nus tout autour de la musique ; on respire un instant quand deux toutes petites danseuses esquissent un pas de menuet ; la grâce maniérée et précieuse de cette démarche sur les doigts tendus, la courbe du cou-de-pied saillant, tout ce mouvement délicatement articulé, évoque le charme suranné des fêtes galantes. Et c’est tout. Car le système Jaques‑Dalcroze, tout valable qu’il soit dans l’interprétation du rythme musical, est vide de signification plastique, ignore les ressources du mouvement organisé. Et ce n’est pas de Hellerau que viendra la renaissance du ballet parisien ! Cependant l’autocratie du rythme musical, du rythme Messie, usurpe les fonctions de la danse proprement dite. Le rythme doit vaquer à la distribution du mouvement dans le temps ; il prétend en dicter la configuration dans l’espace.

Abus intolérable ! La danse n’est pas faite pour interpréter inutilement, pour reproduire servilement la structure rythmique d’un morceau de musique. Autonome, elle se suffit à elle-même ; pour exprimer avec plus de plénitude son rythme propre, rythme corporel, elle demande sa collaboration à la musique. Mais en toute indépendance, elle détermine elle-même sa forme, élément primordial.

Ce qui en est de M. Jaques‑Dalcroze, apôtre du rythme, je ne me vois pas qualifié à évaluer son apport dans le domaine musical et pédagogique. Mais l’annexion à sa doctrine du domaine théâtral n’était pas prévue d’avance. J’ai vu des photos d’il y a vingt ans, où M. Dalcroze fait mimer aux gosses de la classe de solfège la scène de la visite du docteur. On avait confectionné pour le docteur un fort joli petit gibus. Que ne s’en est-il tenu là ? Depuis on a monté un mystère de Claudel. Aujourd’hui, on escalade la scène de l’Opéra.

Mais, oh ! la laideur des dos voûtés et des genoux en dedans que nous montrent les émules de l’évangile rythmique ! Qu’un joueur de rugby ou de tennis est mieux en forme, sans parler du danseur classique, traqué par la critique, dénoncé comme un poncif. Ah ! l’on se moque du jeté-battu ! Mais comparez donc le mouvement du danseur, dit moderne ou prétendu « antique » : genoux projetés verticalement, ruades variées, — s’il ne s’enhardit pas à sautiller, — à celui du danseur classique, à son amplitude, son aplomb, son élasticité prodigieuse, son articulation parfaite… Pour un œil qui sait voir, pour un œil contemporain, épris de « constructivité », de discipline, de beauté intellectuelle, il y a plus de beauté dans un simple développé à la seconde de Mlle Zambelli que dans maint bacchanal pseudo-grec escamoté à Fokine. Et en entreprenant décidément la « défense et l’illustration » de la danse classique je ne me crois pas faire le champion d’une cause perdue.

3 mai. « Artémis troublée ». §

Issu de la vision ou plutôt de l’arbitraire fantasque et intrépide d’un peintre puissant, le ballet d’Artémis troublée ressort à une conception fort complexe. Tantôt il côtoie le grand style baroque, tantôt il frise volontairement la parodie, C’est là un chapitre du Virgile travesti — et retravesti — une mythologie « grand siècle » où autour du danseur empenné et enjuponné d’après Bérain, dessinateur du Roy, des belles en paniers à la Camargo, or et bleu, font des pointes — un siècle ou plus « avant la lettre ».

Donc, Bakst a imaginé un paradoxe chorégraphique qui joue avec des réminiscences historiques — et se joue d’elles. Et ce désinvolte imbroglio de styles atteint son point culminant à l’apparition — suprême paradoxe — de Mlle Ida Rubinstein, danseuse classique. Or, je ne saurais disputer mon admiration au dilettantisme, intelligent et hautain, de cette singulière artiste, Ève artificielle, qui eût laissé rêveur Villiers de L’Isle-Adam. Et voilà qu’aujourd’hui, elle pastiche la technique traditionnelle avec une aisance stupéfiante. Grande « plus que nature », élancée à faire paraître trapu un éphèbe pervers d’Aubrey Beardsley, portant le lourd tutu de satin broché comme un pagne léger — elle brave l’évidence et se surélève sur les pointes… Et voilà que telles de ses poses au repos, telles de ses arabesques dans le pas de deux, aux lignes allongées et effilées, à l’aplomb impeccable, apparaissent d’un contour captivant dans leur exagération même ; tels « ports de bras », encadrant sa petite tête de camée, sa face blême d’impératrice implacable, affectent la forme svelte d’une lyre. La première apparition d’Artémis, sortant de sa tente en sa blancheur poudrederizée, a le charme sculptural d’un Bernin. Mais son mouvement de danse en lui-même est saccadé, les linéaments déchiquetés, les raccourcis souvent sans beauté ; le dos, très long, se casse et ondule.

En somme, fascinante et inédite vision de féerie — mais quelque peu contaminée par les réalités irréductibles.

À ses côtés, Svoboda mime et danse avec une belle prestance décorative, un Actéon-bellâtre emperruqué, demi-dieu « talon rouge. »

C’est Jasmine qui, ordonne et entraîne le bataillon des nymphes chasseresses ; gracile figurine rococo qui semble dessinée par Boquet pour les Menus Plaisirs — mais agitée par un frisson nouveau, par une fièvre moderne. Et souvent elle brise, malgré tout, le cadre conventionnel de son rôle de confidente en de grands élans de jalousie farouche.

Le mime Séverin campe un Zeus à puissante carrure qui fait songer au bon tyran du « Capitaine Fracasse ». La composition chorégraphique, la configuration des ensembles, dues à M. Nicola Guerra, héritier d’un nom glorieux, sont d’un métier sûr ; le maître de ballet a délibérément renoncé à toute recherche de formes historiques à exploiter et à renouveler pour l’occasion ; il a préféré appliquer sans pédantisme et avec maintes trouvailles heureuses les procédés consacrés par l’école.

* * *

Ainsi, l’ensemble optique du spectacle, qui fut remarquable, résulte de la collaboration du peintre, du maître de ballet, des qualités individuelles des exécutants, et de la vaillance à toute épreuve de cet excellent corps de ballet de dryades et d’amazones « Louis XIV » incarnées par Mlles Dauwe, G. Debry, de Craponne, J. Bourgat, Roselly, Léonce, Lorcia, Fersen, Rousseau, l’élite des sujets.

L’unique décor de Bakst, représentant un site forestier et farouche, est animé par les silhouettes expressives des arbres et amplifié par une grande richesse de plans échafaudés jusqu’à l’horizon très haut. De toutes parts, l’œil est ramené vers le milieu de la scène où se dresse, somptueuse, la tente bleue et jaune de la déesse ; j’ai déjà indiqué le caractère des costumes, tissus de rêve et d’histoire, échos du temps passé plutôt qu’objets de vitrine, somme toute, du vrai Bakst, harmonieux dans la magnificence.

Quelques mots encore sur l’autre inédit de la soirée : Frivolant. Que j’aime ce rafraîchissant vocable qui sert de titre à un petit ballet où des danseuses en tutu incarnent, avec une grâce désuète et mièvre, mais qui ne se dément pas, le jeu des forces élémentaires.

Il est vrai que l’ambiance picturale a été bien fruste. Les danseuses se profilaient sur l’écran d’une toile de fond vaguement colorée ; des draperies figuraient économiquement les coulisses ; décor d’ombres chinoises ; les vaporeux tutus de Raoul Dufy (qui semble tendre la main à Eugène Lamy, costumier, il y a un siècle, de la première Sylphide) peuvent prétendre à un fond plus suggestif.

M. Léo Staats, qui ordonna ces danses en est en même temps le protagoniste. Il danse le vent, traverse la scène par d’amples et pathétiques jetés qui font ployer les tiges flexibles des filles-fleurs, et, triomphant, emporte à bras tendus la Nuée. Mais pourquoi toujours la tête dans les épaules, l’attitude crispée de l’intrigant de mélodrame ? Mlle Johnsson, très correcte, bien d’aplomb, les attaches délicates — mais le torse compact, tassé — incarne la Nuée, une Nuée qui ne quitte pas assez le sol. Cependant, les Nuées ont, depuis toujours, été des danseuses d’élévation : Taglioni, Pavlova. Mlle Daunt est la Source ; le mouvement imitatif par lequel elle laisse traîner, « couler » une jambe, est charmant ; je reviendrai longuement sur cette jeune artiste à propos de la Tragédie de Salomé. Je reviendrai également sur Frivolant, et cela d’autant plus volontiers que ce sera pour moi un plaisir que de le revoir.

8 mai. Le répertoire : « La Tragédie de Salomé ». §

Décidément, la Tragédie de Salomé, que je viens de voir et de revoir, joue de malheur. Car, malgré la partition du maître-musicien Florent Schmitt, l’œuvre n’est pas viable. Ce qu’avait, il y a bientôt dix ans, tenté pour elle Diaghilev, échoua complètement : la Tragédie ne connut même pas la gloire amère d’une éclatante défaite. Ce fut tout de suite le néant. Et si quelque chose en a survécu, c’est le souvenir d’une Karsavina, idole mitrée, qui, lentement, descendait du cintre sur l’avant-scène, laissant traîner sur les gradins les plis de son manteau et découvrant à chaque pas un genou délicat où Soudeikine avait, de sa main, peint une rose…

Cela tient avant tout au poème, à l’inanité évidente de l’action. C’est que le sujet de Salomé avait déjà revêtu pour nous sa forme définitive, pour ainsi dire canonique, dans la tragédie d’Oscar Wilde. Ce bref chef-d’œuvre, poignant, mystique, sensuel, est établi sur les quelques versets des Écritures, la prose ornée et nombreuse d’un conte de Flaubert, sur un monologue de Mallarmé, sur telle page fiévreuse de J.-K. Huysmans inspirée par une toile de Moreau. Il réunit toutes ces suggestions en faisceau lumineux, les résume victorieusement, s’impose tellement à notre imagination que rien ne peut entamer cette synthèse.

Si l’on reprenait aujourd’hui le fameux drame musical que calqua sur ce poème Richard Strauss, la partition tomberait, il se peut bien à plat, tellement notre entendement musical a évolué, mais le texte et surtout la formule théâtrale sortiraient de l’épreuve intacts !

Par contre, la version nouvelle de la légende, tirée d’un poème du regretté Robert d’Humières, apparaît appauvrie, blafarde, languissante, sans charpente et sans ressort. La chorégraphie, l’intuition plastique auraient-elles pu combler les lacunes de la donnée ? J’en doute fort. Quant à la chorégraphie réalisée à l’Opéra, elle est d’une insuffisance trop patente. C’est là une œuvre hybride, celle d’un « vieux de la vieille », fidèle non tellement à la tradition, qu’au train-train paisible des choses, mais désorbité, affolé, envoûté par les triomphes de Fokine. Il n’ose plus jouer franchement le grand jeu des enchaînements classiques, et il ne se risque qu’en hésitant dans les sabbats effrénés des finales russes. Technique timidement tronquée, vagues essais de couleur locale qui sombrent bientôt dans une pantomime hystérique… Oh ! ces suivantes de Salomé, qui marquent le rythme en laissant simultanément aller leur tête de droite à gauche, en balancier, à l’instar de la poupée en porcelaine chinoise de maître Coppélius !

Oh ! la tête que fait Saint-Jean-Baptiste, dont le costume et le masque tiennent du plus pur style Saint-Sulpice, et la misère de ses gestes qui sont tout d’une pièce !

Mlle Y. Daunt est Salomé. Ou, plutôt Mlle Daunt. que j’admire beaucoup, n’est pas Salomé. Salomé, petite vierge tragique, fleur de perdition, vase de tristesse, perle noire, qui l’incarnerait ? Mlle Daunt grande, blonde, blanche et rose, c’est Penthésilée, reine des amazones, c’est l’antique chasseresse, Antyope ou Diane ; c’est encore la jeune sportive, foulant, raquette au poing, un ground bien sablé. Peu d’élévation mais un élan vigoureux qui pourrait en trois bonds lui permettre de mesurer la scène en diagonale. Pour elle, les grands temps de bravoure, les séries de pirouettes à vaste envergure ; pourquoi pas le fouetté en tournant ? Son « training » est solide ; sa technique honnête ; j’aime voir son dos droit, son pied retombant avec la pointe strictement verticale, le cou-de-pied saillant. Pour les développés de l’adagio, l’aplomb fait visiblement défaut, les linéaments sont peut-être trop robustes. Il en est de même pour l’ornementation délicate, les clairs-obscurs aurait dit Noverre, les entrechats à segments nombreux.

Mais tout ce qui est parcours, dynamisme pur avide d’espace, est bien de son fait.

Mais cette Salomé… et cette corvée imposée à la danseuse ! Voyez-vous la Diane dite de Versailles, ou Mlle Lenglen, imiter la danse, du ventre avec force déhanchements ? Et je ne goûte que médiocrement le « coup de l’escalier praticable » construit de profil, inspiré de Hellerau, que monte et descend Salomé en mimant son triomphe et son épouvante.

Il faut conclure — et j’aurais encore voulu parler du grandiose décor bichrome, vert et sang-de-bœuf, imaginé par M. René Piot ; divaguer un moment sur ce que devrait être, en somme, le « décor de danse » ; admirer l’art laborieux de la draperie et du geste que déploie M. Wague pour camoufler sa taille quelque peu exiguë ; offrir un hommage personnel aux vingt-cinq bonnes danseuses qui figurent sur le programme ; puis, en désertant un instant l’Opéra, minuter quelques observations sur une singulière petite danseuse en bronze jaune, Nyota-Nyoka, qui croit reconstituer des bas-reliefs de Sakkarah, se trompe en le croyant, mais souvent d’une manière bien charmante. Mais déjà, j’abuse.

J’espère, d’ailleurs, avoir, bien que succinctement, fondé raisonnablement la haine solide que je sens monter en moi pour la Tragédie de Salomé. Cela serait toujours un résultat.

15 mai. Peut-on reconstituer une danse antique. §

Il m’arrive ceci. J’avais affirmé ici même que Mlle Nyota-Nyoka, danseuse exotique, s’illusionnait en croyant reconstituer des danses du temps jadis. Et voilà qu’une très grande amie de la « victime » m’honore, à ce propos, d’une lettre de la plus exquise impertinence — pour dire que je n’y entends rien. De plus, elle me jette à la tête — pour m’accabler dans ma crasse ignorance — dix ou douze volumes d’érudition dont quatre lourds à assommer un bœuf. Et moi qui ne l’avais touchée qu’avec une fleur ! Enfin ma correspondante me porte le coup de grâce en adjoignant malignement à sa missive le tracé d’un relief de Sakkarah. Mais, oh ! ironie des choses ! j’avais, il y a des années, reproduit ce même relief révélateur dans un de mes livres. Mais, trêve de badinages, car le problème est au fond passionnant.

Donc Mlle Nyota reconstitue les danses du temps des Pharaons ; et j’apprends qu’elle a peu de doutes sur l’authenticité de son interprétation. C’est beaucoup dire. Évidemment, des documents iconographiques subsistent assez nombreux ; on trouve de plus des indications dans les textes. Il reste à les déchiffrer d’une manière plausible et à les réaliser intégralement.

Mais peut-on en somme reconstituer un mouvement de danse ? Quelquefois, peut-être, et encore ! Il ne s’agit pas ici d’une entrée de ballet de Campra et Pécourt ; car pour elle nous disposons, en plus des estampes de l’époque, de tracés chorégraphiques dont nous avons la clef, du texte musical, des comptes rendus du Mercure. D’ailleurs, même en présence de tous ces éléments, la tâche reste ardue.

Mais s’il s’agit d’un mouvement dont l’image conservée fixe un ou deux aspects seulement — ou bien deux aspects simultanés comme l’a observé Rodin chez Rude ou Géricault, comment s’y prendre pour reconstituer ?

J’ai compulsé récemment un bouquin allemand bien déconcertant. Il est rédigé par un chef d’escadron et a pour sujet l’allure des chevaux dans la fameuse Procession des Panathénées.

J’ai appris par ce livre que, deux siècles durant, esthéticiens et archéologues — dont l’illustre historien M. Collignon — n’ont pu se mettre d’accord sur cette question. Et voilà que le sabreur allemand arrive à déterminer avec évidence l’allure, le genre d’harnachement (qui chez Phidias n’est aucunement indiqué), la méthode des cavaliers. Je ne me rappelle pas le résultat, étant peu ferré sur l’équitation, mais le procédé d’investigation me frappa. L’auteur avait obtenu par le cinéma au ralenti une analyse infiniment subtile de toutes les allures présumables. Et, en comparant minutieusement ces instantanés pris sur des chevaux vivants au mouvement des coursiers de marbre, il trouva la solution. Comme il est bon cavalier lui-même, rien de plus simple que de reconstituer le mouvement. Il n’y a pas là, d’ailleurs, de quoi s’étonner. Sait-on qu’il y a plus d’un quart de siècle un savant français usa de la cinématographie encore dans l’enfance pour reconstituer l’orchestique des Grecs, d’après les monuments figurés ? Non, car il est admis d’ignorer tout des initiatives françaises. La thèse de M. Emmanuel cherche à galvaniser la mort en lui juxtaposant la vie. Il mit les dessins des potiers ioniens en présence d’analyses photographiques prises sur les temps essentiels de la danse dite classique. Et il obtint ainsi, en s’appuyant sur les données d’un art vivant, des lumières sur la gymnastique des anciens, que je ne puis exposer ici, mais qui réduisent à peu de chose le dilettantisme d’une Isadora Duncan.

Encore faut-il tenir compte des déformations voulues par l’artisan, imposées par le rite, déterminées par telle idéologie ou convention. Ainsi Fokine adopte-t-il dans Cléopâtre la conception des épaules vues de face sur un torse en profil. Ainsi Mme Valentine Jean-Hugo rectifie-t-elle dans un ouvrage inachevé le mouvement des danseuses de Sakkarah mentionnées au début de cette note, en l’identifiant au grand battement de nos danseuses, — tandis que Mlle Nyota le reproduit tel quel, à deux reprises. Jamais en cueillant des poses dans Cappart ou Perrot, les alignant en mosaïque et en improvisant tant bien que mal les transitions, on n’arrivera à reconstituer la technique savante des danseurs égyptiens. Mlle Nyota « reconstitue » une danse guerrière d’après tels monuments. Fort bien ! Jetez les yeux sur les documents les plus accessibles. Vous verrez que les Égyptiens de Béni-Hassan cabriolent, pirouettent, tourbillonnent. Mlle Nyota ne saute pas, n’exécute aucune pirouette. Voudrait-elle, elle ne pourrait pas. Une danseuse classique peut. Voilà qui est tranché.

Mais faut-il reconstituer ? Je n’en vois pas, pour un danseur, la nécessité esthétique. C’est là un problème fait pour passionner l’historien, le théoricien. Pour l’artiste, l’intuition juste suffit ; s’il suggère, s’il crée une atmosphère, il fait œuvre d’art. Qu’il s’inspire de ce qui l’émeut, mais qu’il ne fasse pas figure de pédant. Qu’il nous laisse disserter, nous autres, mais qu’il sache, lui, son métier.

Quand Mlle Nyota, assise, danse avec les bras une divinité brahmanique, c’est très beau. Le poignet joue librement, mais on ne voit pas cette fluctuation, ce serpentement intérieur des muscles sous l’épiderme qu’on observe chez d’autres orientales ou gitanes. Elle est très bien faite : le torse en « mufle de vache », l’épaule en « tête d’éléphant » et la jambe en « tronc de bambou » avec des petits pieds dont les doigts s’assemblent comme ceux de la main « en position ». Pour ne plus parler hindou, elle montre une plénitude de formes juvénile et ferme qui enchante l’œil. Les costumes de Poiret sont d’une somptuosité discrète. Chaque entrée de la danseuse est saisissante d’étrangeté charmante. Mais cela ne dure pas. La diction de sa danse est pauvre, sa technique défectueuse, très limitée. De l’intelligence, beaucoup de goût, aucune vulgarité. J’oubliais : les dents fort belles. J’en sais quelque chose. Elle me les a montrées…

Mais peut-être a-t-elle été plus maligne que moi et ne voulait-elle qu’un article sur elle dans Comœdia. Eh bien, elle l’a !

20 mai. Le retour des « Ballets russes ». §

Pour la quinzième fois, Diaghilev revient et nous ramène les grandes soirées fiévreuses des premières russes. Sa compagnie s’est accrue d’exécutants remarquables ; elle a aussi subi des pertes douloureuses. Et c’est Bronislava Nijinska, la sœur de Vatslav au nom glorieux, qui détient le commandement suprême des forces moscovites.

La première de jeudi comporta deux œuvres inédites : La Belle au Bois dormant et Le Renard. Paris ne verra pas, cette fois-ci, l’œuvre maîtresse de Marius Petipa se dérouler dans son ensemble imposant, dans le cadre grandiose établi par Bakst pour le mémorable spectacle de Londres. On nous en donne un fragment important ou plutôt un résumé succinct, trop touffu peut-être pour avoir absorbé la matière de quelques actes et un peu monotone, toute action ayant été éliminée. C’est là, en somme, un vaste divertissement, où il y a de vieilles choses de toute beauté (on en jugera quand le spectacle sera tout à fait au point) et quelques inventions récentes fort ingénieuses. Ainsi l’adagio dit des sept demoiselles d’honneur, avec les sept premières danseuses exécutant simultanément (ce qui n’est pas arrivé jeudi) un développé à la quatrième ouverte, est un spectacle rare ; L’Oiseau bleu, qu’on connaissait, d’ailleurs, est une des plus belles pages signées Petipa. Dans les contes de fées, on goûtera beaucoup La Chatte blanche et Le Chaperon rouge, d’une naïveté si subtile, et encore Les Princesses de porcelaine, chinoiserie rococo, dont l’auteur est feu Léon lvanoff, qui fut, à Pétrograd, l’émule de Petipa. La Nijinska tire des groupes nouveaux et drôles de la danse populaire russe, la danse « accroupie », dans les Trois lvans ; mais je considère la Shéhérazade, de Mlle Dalbaïcin, ponctuant de ses talons le rythme de Tchaikovsky un hors-d’œuvre qui ébranle l’ensemble. Quant au grand pas de deux final, j’aurais encore à en parler.

Le Renard, de Strawinsky, étant, selon le programme, une « histoire jouée et chantée », je me récuse moi-même en m’en remettant pour l’appréciation à qui de droit. Les danseurs de ce Chantecler postcubiste figuraient les animaux de la fable, au moyen de mouvements imitatifs et de temps populaires qui ne sont pas inépuisables.

On donna encore Les Danses du Prince Igor, chef-d’œuvre intégral et qui, lui, est inépuisable, et Le Carnaval, de Schumann-Fokine, suite d’épisodes dansées, minuscules et adorables, mais laissant quelquefois un vide ; miniatures dans le cadre d’une fresque. Ceci pour la chorégraphie, aperçu bien sommaire d’une soirée très remplie.

Mme Véra Tréfilova, que Paris a applaudie hier, pour la première fois, est une danseuse parfaite. Je hais par-dessus tout la gloriole nationale, mais pourquoi ne dirai-je pas que la Tréfilova a été, là-bas, une des plus pures gloires du ballet impérial. Sa technique est absolue, mais elle n’en devient pas pour elle une gymnastique abstraite : c’est l’expression totale d’un être harmonieux. Dans l’adagio, le jeu des courbes et des verticales est d’une pureté sans pareille ; elle se développe comme une fleur qui s’ouvre. La conduite de la ligne est d’une précision si délicate et si discrète, que le spectateur ne se doute pas des difficultés vaincues. Les bonds vertigineux ne sont pas faits pour elle, ainsi que les grands jets de passion. Pavlova est l’oiseau, elle est la fleur. Instrument admirable qui serait en même temps le musicien : Stradivarius dansant.

Dans la « coda » du pas de deux, elle introduit une série de 32 fouettés (la plus difficile et la plus belle des pirouettes), tirée du Lac des Cygnes, et dont l’histoire vaut d’être un jour contée. Eh bien, elle n’en fit que 28 et se laissa glisser vers l’avant-scène, au lieu de « mordre » les planches, car elle était très émue. Que le public parisien lui sache gré de cette émotion.

Un pas de deux — et c’est tout. Qu’on aimerait voir la Tréfilova interpréter les chefs-d’œuvre du répertoire français : Sylvia, Coppélia ; quelle émulation entre égales, avec l’admirable Zambelli, pourrait en résulter !

À côté de Tréfilova, limpide comme un scherzo de Mozart, la Nijinska, danseuse puissante et bizarre, enivrée de rythme, qui hume la musique comme un stupéfiant, se brise, se crispe en de folles arabesques, luttant de vitesse avec les « presto » les plus haletants de l’orchestre.

Suivent Mme Egorova, au métier si délicat et si noble ; Nemtchinova, danseuse de toute sûreté, mais sans personnalité marquée ; Oghinska, qui a vingt ans, sort à peine de l’école de Pétrograd et dénote déjà certaines qualités de ces Polonaises de race qui ont, de tout temps, participé aux plus hauts faits du ballet russe ; Tchernicheva a la belle prestance décorative ; Schollar et Doubrovska, qu’on revoit avec plaisir. Je ne ferais que mentionner, aujourd’hui, Idzikovsky, sauteur prodigieux ; Vladimiroff, qui avait pris à Pétrograd la place de Nijinski ; Viltzac, bel et bon danseur ; trop de portraits à faire pour une brève chronique. Mais je peux clore cette énumération, sans avoir parlé de l’absente, cette suave et triste Spessiva, la femme qui est un roseau dansant.

24 mai. « Pétrouchka » et « Lâcheté » ou l’histoire vue par le ballet1. §

Cependant que l’on joue, au Théâtre Femina, Lâcheté, mimodrame de Bakst, on reprend à l’Opéra Pétrouchka, scènes burlesques. Il y a, entre ces deux étonnantes fictions, rien moins qu’un demi-siècle d’histoire russe : la chute d’un monde.

Pétrouchka nous apparaît — sous les espèces d’un guignol grandeur nature — comme l’épanouissement suprême de l’ancien Saint-Pétersbourg, comme une vision nostalgique de la cité impériale, évoquée par Alexandre Benois, amoureux fervent d’un passé aboli.

C’est la cohue populaire, truculente, goguenarde, assourdissante qui d’un exubérant mouvement d’allégresse accapare la scène ; c’est le rythme puissant, multiple, singulièrement vivant de la foule qui, à proprement dire, constitue l’action.

Dans le décor rigide et hautain de la ville fatale, la verve populaire s’est bâti en plein air son paradis artificiel, un Sésame de baraques foraines, les « Balagani » bleus et rouges. Et voilà que revivent, se multiplient, grouillent les personnages des estampes et des images d’Épinal, les lithos des Gavarni du terroir : les plantureuses « nounous » se pavanent provocantes ; dans un énorme tapage de bottes, les postillons barbus précipitent les pas de leur danse accroupie. L’immense Russie rustique, la Russie du moujik — le même sous Nicolas Ier qu’il fut sous le Tsar terrible — s’épanche une dernière fois dans ces saturnales slaves.

Et les poupées mêmes qui sont les protagonistes du drame grotesque s’évertuent à secouer leur torpeur mécanique : elles voudraient s’incarner, elles ont faim de vivre ! Et, par instants, elles vivent réellement…

C’est encore à Saint-Pétersbourg, mais qui est devenu Petrograd, que se déroule, brève et sinistre, l’action de Lâcheté. Non plus au clair soleil d’hiver, mais dans les murs en béton armé de la « Maison du peuple » que le dernier des tsars éleva à la gloire de la capitale moderne. Ici les chevaux de bois sont mus par de puissantes dynamos sous la lumière crue des lampadaires électriques. Mais qu’est-elle devenue cette foule de Pétrouchka, diverse, bariolée, enivrée de mouvement ?

La poupée, le pantin artificiel, mécanique, automatique a évincé l’homme ; elle prime l’acteur désemparé. Il reste juste assez d’âme en ce monde changé pour en meubler les corps de cinq êtres humains ; et quelle âme, juste Dieu ! Rien ne rappelle dans ces fantoches l’insouciance riante de Pétrouchka : nous sommes — et on le sent douloureusement — à la veille d’une chose terrible ; un morne ennui pèse sur nous comme un ciel bas d’orage. Ah ! nous sommes bien à Petrograd, en 1916.

Aussi, comment dire tout ce qu’il y a de sournois dans l’apathique inertie de ces couples à peine articulés, uniformément vêtus, qui sautillent ou s’affaissent au bout de leurs fils de fer ? Devant cette veulerie, cette passivité mauvaise des poupées sans figure, devant ce dandinement cynique des pantins, cette danse macabre de l’indifférence, l’action mimée s’étiole, les hommes vivants se dérobent. Le drame passionnel, la mort qui passe, hideuse et ricanante, blêmissent sous le regard sans yeux des masques hostiles.

Comme l’inévitable nous cerne ! Tout dans cette atmosphère d’angoisse et d’hallucination devient menace latente. Et le jour est proche — on le sent de toute son âme crispée par l’appréhension — où cette masse inerte, aveugle, écrasante, se ruera sur la Russie pantelante.

Heureux le blond étudiant en vareuse verte qui trouve la mort en poursuivant un rêve d’amour : il ne verra pas. Il ne connaîtra ni la honte, ni la faim, ni l’exil. Qui de nous ne l’envierait ?

Tels apparaissent les deux visages de la Russie, évoqués par deux peintres, qui sont plus que des peintres : Benois qui a la divination rétrospective, Bakst qui possède l’intuition lucide de la vie moderne et de ses forces tumultueuses.

27 mai. Les Ballets russes §

J’ai revu Le Mariage d’Aurore ; depuis la première, l’exécution s’est équilibrée ; elle est actuellement d’une homogénéité parfaite dans les ensembles. Mais en tant que conception scénique l’œuvre reste hybride : torse classique enguirlandé d’ornements exotiques. J’ai revu de même, après des années et dans un décor un peu fané ce Spectre de la Rose où Fokine avait su, avec simplicité, amalgamer au rythme dactylique de l’Invitation à la Valse, l’essence même, odorante et mélancolique du petit poème de Théophile Gautier. Mme Tréfilova est la protagoniste des deux ballets. Comment ne pas insister sur la perfection où cette danseuse atteint ? J’ai parlé dernièrement des qualités de son exécution gymnastique ; mais voyez encore ces ports de bras qui paraissent, telle est la précision élégante des contours, circonscrits par le crayon d’Ingres, les renversements du torse, l’unité, le lié du mouvement depuis le regard jusqu’aux pointes. Et elle les a eus, cette fois-ci, ses trente-deux fouettés ! Avec ingénuité, — un peu pensive, — elle trace les hiéroglyphes de la danse. Les déchiffrer, comme on raconterait une pantomime ? Non, puisque la danse classique n’exprime point ce qui pourrait être dit ; elle réalise l’indicible.

La compagnie de Diaghilev comporte trois premiers danseurs. Mais seul, Idzikovsky trouve l’occasion — Arlequin, Oiseau bleu, puis Spectre — de donner toute sa mesure.

Idzikovsky est un sauteur prodigieux ; tout en lui converge vers le bond, le prépare, le seconde. En faisant ployer ses jarrets formidables, il enlève, en se jouant, un torse fluet, tourne en sautant, et, en deux jetés, s’incurvant en volute d’acanthe, traverse le théâtre. Il paraît qu’il a pratiqué la danse acrobatique ; c’est bien possible. Jules Perrot, Perrot-l’aérien, le plus grand sauteur de France, n’avait-il pas, avant d’aborder l’Opéra, été trois ans Polichinelle et deux ans Singe ?

Avec cela (je parle d’Idzikovsky) peu ou point de qualités plastiques. Voyez le Spectre de la Rose : le sous-titre de cette reprise ne devrait-il pas être : Hommage à Nijinsky ? Auriez-vous oublié, lecteur ingrat, sa grâce de fauve câlin, le jeu tant harmonieux des muscles ? Nijinsky était une personnalité hors ligne. Idzikovsky, lui, est un exécutant de première force.

M. Vladimiroff n’a pas grand’chose à faire ; la distribution ne le favorise guère. Assez pourtant pour un premier jugement. Après ldzikovsky, danseur poids-plume, Vladimiroff est le champion des poids mi-lourds. C’est là l’éphèbe athlétique, à la somptueuse prestance : et quand il cabriole ce n’est pas l’envolée d’un corps impondérable que nous admirons, c’est la haute discipline du muscle narguant les lois de la gravitation. Mais sa variation de La Belle est peu révélatrice quoique ornée de batteries et entrechats rococo, que Vladimiroff exécute avec une élégance sûre. Mais sa vraie puissance reste latente. Il y a encore Vilzac ; on lui fait exécuter des ruades dans une danse russe grotesque. Eh bien, c’est encore un premier danseur classique remarquable : bien fait, très d’aplomb dans les séries de pirouettes, mime expressif et noble. On n’en voit rien, direz-vous. Tant pis, il faudra, cette fois-ci, me croire sur parole. Mais il me faut quitter ce beau domaine si longtemps négligé de la danse masculine ; peut-être, un jour, reprendrai-je le sujet avec plus d’ampleur.

Et maintenant, allons revoir ce soir Pétrouchka et le Faune, qui, issus de conceptions chorégraphiques nouvelles, donnent lieu à la discussion âpre et féconde.

29 mai. Pétrouchka. L’Après-midi d’un faune. Soleil de nuit. §

Non seulement, après des années qui anéantirent tant de choses éphémères, Pétrouchka demeure, non seulement sa vitalité exubérante ne se dément pas, mais l’emprise qu’exerce cette œuvre unique apparaît plus intense. Quelle joie que cette musique, ce bruit puissamment organisé, forgé par le rythme ; cette musique où d’innombrables harmonies imitatives sont fondues dans ce vaste mouvement d’ensemble, irrésistible, impératif qui impose aux danseurs leurs pas. Et chaque épisode sonore, la rengaine vieillotte de l’accordéon grinçant, la petite fanfare aigrelette du pitre, ces entr’actes haletants, rythmés par le tambour brutal, — chaque épisode, dis-je, nous cause un plaisir aigu, unique. Tel est le naturel, la désinvolture, la vivacité de cette pantomime burlesque que l’on croirait aisément à une improvisation. Cependant, rien de plus complexe que la configuration du mouvement réparti sur trois plans différents.

Et c’est cela, je l’avoue, qui m’intéresse avant tout.

Le premier, le grand moyen de Fokine a été la parodie chorégraphique. Ce que nous montrent les danseuses foraines du premier tableau, puis, la ballerine-poupée, c’est la déformation ironique des pas de ballet, — tandis que les danses des nourrices, des postillons ou des masques valent par l’exagération grotesque, voulue par le maître, des mouvements de danse populaires.

Pour les poupées, dans les scènes d’intérieur le procédé diffère. Pétrouchka est un pantin astreint à un mouvement mécanique, limité, anguleux. Mais Pétrouchka aime ; il en devient presque un être humain ; il tâche de s’exprimer. Ceci détermine ses jeux de scène. En vain l’âme se débat contre l’armature qui l’emprisonne ; elle ne peut s’en arracher ; le geste de ferveur n’aboutit pas ; il sombre dans l’automatisme de la poupée. Et ce dualisme du mouvement, poignant et cocasse, tient la salle en haleine. Reste enfin la foule des badauds où revit le Saint-Pétersbourg du temps jadis. Cette foule déambule librement, se groupe selon les éventualités de l’action sans trop se préoccuper du rythme musical : la fresque sonore de Stravinsky lui sert simplement de fond. Mais à tout moment des épisodes dansés jaillissent, se dessinent et vont se perdre dans la cohue allègre.

Tels m’apparaissent les procédés d’exécution de cette admirable pantomime en musique. L’interprétation est bonne : Idzikovsky-Pétrouchka, Zwéreff-le Maure. Mlle Nijinska joue la ballerine en accentuant à outrance le côté grotesque, avec cette fougue qu’elle met en tout. Mais elle n’efface pas de ma mémoire la figure de porcelaine de la ballerine-Karsavina, son sourire adorablement niais et ses beaux yeux vides d’être sans âme.

On donna à la suite Le Sacre du Printemps, l’œuvre la plus âprement discutée qu’ait jamais osée Diaghilev. Mais j’ai tant de réserves graves à formuler sur la réalisation scénique de ce mystère préhistorique que je préfère en parler, lors de mes prochains « propos », dans un coin paisible de la vie « Vie Musicale ».

Puis ce fut L’Après-Midi d’un Faune, de Mallarmé, Debussy, Bakst, Nijinski.

Connaissez-vous la genèse du poème ? Un jour, à la National Gallery de Londres, Mallarmé aperçut une toile de Boucher, Pan et Syrinx, où, caché dans les roseaux, le Dieu guette deux nymphes voluptueusement enlacées. Il en tira son poème sublime, mais hermétique, déroutant le lecteur, tant de significations s’y croisent et s’y superposent. C’est M. Albert Thibaudet qui nous conte l’anecdote dans sa passionnante thèse. Plus tard, il songea à tirer du Faune un ballet, projeta une édition avec indications scéniques ; nous savons qu’il voulait des roseaux dans le décor. Nous savons encore que Debussy imagina sa suave églogue musicale sans aucune arrière-pensée théâtrale et que ce furent les Russes qui réalisèrent le rêve de Mallarmé.

On voit donc une toile de fond, figurant la mer et le ciel (Bakst avait, en 1919, peint une forêt) et à gauche un promontoire praticable, rectangle qui se découpe, sans beauté, sur ce fond. L’action se passe sur le proscénium. Le Faune se mêle aux nymphes qui, vêtues de longs chitons aux plis tuyautés, se dessinent de profil sur un plan unique, très restreint. Quel est ce plan ? Mais la surface du lécythe ionien dont ils font la frise. Ces femmes ne sont pas des danseuses en liberté, lancées dans l’espace ; ce sont des figures décoratives. Et ce ne sont pas là des danses grecques reconstituées ; c’est plutôt le procédé conventionnel du peintre-potier qu’évoquent les pas et les poses des artistes.

Mais si l’on reproduit grandeur nature, — me dis-je, — les figurines d’un vase grec, pourquoi ne pas reproduire sur la même échelle le vase même et ses savantes rondeurs, en faisant courir le long de ses flancs cette guirlande de femmes ? Ces bas-reliefs mouvants ne seraient plus plaqués sur le vide ! Mais rêves que tout cela, et d’autant plus vains que la réalité présentée sur le théâtre est très agréable, parfois prenante. Je remercie Mlle Nijinska de se ressouvenir si pieusement de son frère ; j’ai trouvé Mme Tchernitcheva fort belle sous le vêtement archaïque.

Et pour finir, le Soleil de Nuit. J’aime beaucoup le récitatif mimé et dansé par Mlle Niemtchinova à la manière du Coq d’Or, avec l’accompagnement de cette voix si fraîche qui monte de l’orchestre. Les autres artistes sont assis en rond, formant l’enceinte du terrain ; plusieurs nous tournent le dos, constituant ce qu’en Russie on appela le « quatrième mur ». Au reste, certaine monotonie, quelques petits gestes souvent trop répétés — et le franc plaisir que donne cette musique limpide, saturée de rythmes populaires, qui délasse l’oreille après les stridences pathétiques ou ricanantes de Stravinsky.

2 juin. Le ballet cambodgien. §

J’ai vu les Cambodgiennes, il sied que je parle d’elles — et me voilà tout penaud, pauvre que je suis, faisant sonner au fond de ma besace les quelques gros sous de mon vocabulaire d’Occidental. Nous avons été témoins, en considérant les entrées du ballet royal, d’une délicatesse dans la perfection qui dépasse nos habitudes mentales et ne se révèle à nous que d’une manière sommaire. Nous avions connu jusqu’ici deux systèmes chorégraphiques, deux langages de danse qui ont réalisé un mode d’exécution complet, définitif, absolu. C’est la grande tradition classique du ballet français ; c’est encore l’orchestique grecque dont, décidément, nous ignorons trop de choses. Eh bien, je n’hésite pas à leur associer ce ballet cambodgien qui, hier, a déconcerté maint snob parisien par la subtilité souveraine de ses procédés plastiques. C’est la floraison suprême d’une tradition millénaire et sacrée ; chaque geste est surchargé de significations fournies par la légende, par le symbolisme rituel, par les cérémonies mêmes de la vie quotidienne — significations qui nous échappent pour les trois quarts. Il faudrait une vie entière, là-bas, pour pénétrer ce grimoire de formes conventionnelles. Inutile donc pour le critique de bâcler tout boniment archéologique ! Servons-nous de nos yeux un peu éblouis et prenons, en toute humilité, notre part de joie à ce spectacle rare.

Nous verrons se manifester un style figé, impassible comme un alexandrin de Leconte de Lisle, mais infiniment complexe, divers, chatoyant. Il faudrait un volume pour consigner le jeu seul de la main, du poignet, de chaque doigt, ou bien pour déterminer le canon de la démarche théâtrale ou des « positions » de danse. Elles s’avancent, les minuscules ballerines, le jarret légèrement ployé, les pieds en dehors ; comme nos danseuses, elles recherchent dans les temps à la hauteur le centre de gravitation, mais ce n’est pas sur la jambe tendue, verticale, qu’elles pivotent ; le genou est infléchi par un demi-plié. Elles pratiquent une attitude devant où la plante est maintenue parallèle au sol, une attitude derrière : genou ployé, le bas de la jambe ramené vers la cuisse. C’est ainsi que la sirène fuit le roi des singes, dans un pas qui est la contrepartie de L’Oiseau de Feu de Fokine. Ayant dansé, elles font la révérence à la française, avec quelle grâce ! Mais vain bruit que ces brèves observations ; au fait, comment dire les ressources décoratives des poses cambodgiennes, leur symétrie rigide se modifiant en ornement asymétrique ; le serpentement des courbes, les inflexions suaves des torses ? Et puis la pantomime ! Il y a eu là une scène de séduction d’une sensualité si affinée mais si intense qu’elle dépasse les plus belles estampes érotiques d’Outamaro. Et pendant que les corps se mêlent en cette lutte passionnelle et les bras simulent les gestes de l’amour, les deux petites figures rondes des mimes vous regardent bien en face, imperturbables, pensives, sereines. Mais, encore une fois, je ressens un malaise à parler, au courant de la plume, de ces choses élaborées par les siècles et établies pour l’éternité.

Mais alors, tout cela aura été « inutile beauté » ? Que nous reste-t-il du spectacle cambodgien au Pré-Catelan, en 1906 ? Quelques dessins de Rodin et dix lignes admirables dans un roman d’Henri de Régnier. C’est là que cette grande puissance qu’est la cinégraphie devrait intervenir pour fixer sur l’écran les aspects essentiels de ce divertissement de déesses ? Y aura-t-on songé ? Est-ce là une « affaire » ? Si non, une consolation nous reste. Mlles Yth et Trasoth auront porté le coup de grâce au pastiche exotique, au dilettantisme brutal et désinvolte de tels danseurs européens, « faisant » dans le style oriental.

J’ai été un peu confondu, dans mon amour-propre de barbare occidental, par le décor hétéroclite qui, à l’Opéra, entoura les évolutions des ballerines royales. J’aurais voulu, pour ces bijoux ciselés, un écrin de velours noir — ou simplement un fond neutre.

Mais combien j’applaudis à l’initiative si heureuse de M. Jacques Rouché ; il aura voulu, par l’exemple de cet art parfait, sacerdotal, lointain, stimuler les aspirations les plus hautes du théâtre contemporain. Par l’intermédiaire de nos hôtes asiatiques, il a proclamé hautement les vertus de la discipline, de la tradition et de l’esprit, qui « souffle où il veut ».

5 juin. Les deux Sacres. §

Le Sacre du Printemps fut naguère la « bataille d’Hernani » des Ballets Russes. Pour la première fois, ils rencontrèrent la résistance acharnée d’un public de fidèles. Défaite glorieuse ou triomphe douteux ? Je ne sais. Quoi qu’il en soit, Stravinsky sorti de ce Waterloo grandi, illustre. Mais la chorégraphie de Nijinski ne put s’imposer. Depuis, Massine a imaginé une interprétation différente du poète cyclopéen de Stravinsky : aujourd’hui nous assistons à la reprise de sa variante, en son absence. Je n’ai pas vu le Sacre de l’année passée. Mais combien je préfère le pandæmonium de jadis, le corps à corps furieux des deux publics de 1913 à l’approbation bénigne et blasée des spectateurs actuels !

La conception de Nicolas Rœrich, auteur du livret et du décor, faisait transparaître à travers le masque historique de la Russie païenne le visage bouleversé, étrange, d’une humanité primitive, visage contracté par l’indicible épouvante devant le mystère des choses. Ces « tableaux » n’ont pas de sujet au sens d’un développement psychologique ; la sensibilité de l’homme primitif est par trop confuse et rudimentaire ; aussi l’action n’est-elle pas construite ; les épisodes sont simplement alignés.

Dans le premier tableau, Rœrich avait restitué ou plutôt imaginé les gestes consacrés d’un culte antique ; ceux des sorciers adorant la terre et le miracle printanier ; ceux du peuple s’adonnant aux jeux rituels. Les jeunes hommes et les vierges exécutent des danses mystiques.

Or on n’avait jamais vu rien de pareil à ces danses.

Hypnotisés par une force occulte, les danseurs répètent à l’infini les mêmes mouvements, à peine équarris, compacts, obstinés, sinistres, jusqu’à l’instant où un soubresaut spasmodique vient modifier cet accord plastique, monotone, buté. Dépouillés de toute personnalité, de toute velléité individuelle, ces danseurs liturgiques se déplacent par groupes pressés, coude à coude. Une contrainte toute puissante, irrésistible, les domine, désarticule leurs membres, s’appesantit sur leurs nuques ployées. Et l’on se dit que d’autres mouvements plus harmonieux, plus libres leur sont interdits car ils auraient été blasphématoires !

D’où provient-il, ce charme cruel, qui plie les artistes modernes les plus raffinés, les danseurs russes, à ces accents impératifs, qui greffe sur leur sensibilité slave l’âme pathétique et asservie de l’homme primitif ? Mais uniquement de la partition de Stravinsky ; c’est le démon de cette musique — aux « hétérophonies » déchirant l’oreille, aux rythmes lourds et implacables — qui agite sur le théâtre cette multitude éperdue, subjuguée, terrorisée. Quelle suprême tension de la volonté dans cette mélopée barbare ! Si flûtes et hautbois, quelquefois, suggèrent la candeur rustique du chalumeau des premiers nomades, les bassons résonnent ainsi que des crânes perforés maniés par les doigts agiles et cruels d’un improvisateur-cannibale.

Qu’en a-t-il fait, Nijinsky, de cette musique défiant toute transposition plastique ? L’unique résultat des mouvements, par lui imaginés, fut la réalisation du rythme. Le rythme, telle apparaît pour lui la force unique, monstrueuse, apte à dompter l’âme primitive.

Les danseurs incarnent la durée et la force respective du son, l’« accelerando » et le « ralentendo » de l’allure par une gymnastique simplifiée ; ils font ployer les genoux et les redressent, soulèvent les talons et les laissent retomber, piétinent sur place, marquant avec insistance les notes accentuées. Eh bien c’étaient là les procédés les plus sommaires de l’enseignement dalcrozien, des exercices de rythmique élémentaire selon la méthode du pédagogue suisse.

Aussi, dès que la frénésie extatique des sauvages, exaspérés par le printemps, enivrés par la présence divine, se muait en une démonstration de gymnastique rythmique, dès que les sorciers et les possédés se mettaient à « marcher des notes » ou à « exécuter des syncopes » — c’en était fait de l’enchantement douloureux, et tout sombrait dans un lourd ennui. Le formalisme rythmique dont Nijinski usa d’une manière directe et agressive, avec une foi absolue de primaire, fit avorter l’œuvre.

Pourtant celle-ci se relevait au second tableau. Dès le début, ce tableau est fleuri d’un épisode parfumé de lyrisme : des jeunes filles mènent un branle, épaule à épaule, avec toute la préciosité angélique des saintes byzantines. Puis elles désignent et saluent la vierge élue, la victime du sacre. Les anciens l’entourent, la cernent. Dans ce cercle magique, la victime jusqu’alors immobile, blême sous son bandeau blanc, exécute sa danse macabre.

Et je revois Marie Piltz, affrontant avec sérénité une salle houleuse dont le tapage hostile couvre complètement l’orchestre. Elle songe, les genoux tournés en dedans, les talons en dehors, inerte. Une convulsion subite lance latéralement dans l’espace le corps engourdi comme par le tétanos, rigide comme un cadavre.

Sous la poussée féroce du rythme, elle s’agite et se crispe dans une danse extatique et saccadée. Et cette hystérie primitive, terriblement grotesque, captive et accable le spectateur désemparé…

Tels, les souvenirs ineffaçables de la bataille du Sacre. Mais nous voilà en 1922 et nous sommes tout étonnés de considérer cette œuvre de combat, outrancière, intransigeante avec une curiosité apaisée qui, parfois, frise l’indifférence.

Entendons-nous : le prestige du musicien, le sortilège des sonorités intenses reste intact. Mais la musique n’arrive pas jusqu’aux danseurs et les danses n’agissent pas, au-delà de la rampe, sur la salle. Il y a double solution de contact. Massine a simplifié et déblayé l’action en éliminant toutes les réminiscences historiques, toute prétention d’archéologue. Je n’en suis pas fâché, le théâtre n’étant pas un musée. Mais ce vide il l’a rempli par une succession de mouvements sans logique, sans raison d’être, par des exercices collectifs dénués d’expression. Les danseurs de Nijinsky étaient harcelés par le rythme. Ceux-ci se délassent en marquant la mesure et, trop souvent, elle leur échappe. Aucune conviction n’anime les exécutants qui ne cachent nullement au public leur désillusion ironique. Aujourd’hui comme jadis le deuxième tableau renfloue la pièce. Mlle Nijinska est dramatique dès le premier moment : immobile, le coude gauche appuyé sur la paume droite, la joue penchée sur l’autre paume dans un mouvement familier à la femme slave, elle est l’image même de l’angoisse. Puis, elle danse. Or cette danse véhémente, mais souple, mais déliée, avec de grands jetés en tournant qui se déchaînent comme une trombe, n’atteint pas aux secousses terribles qui faisaient du corps gracieux de Marie Piltz cette chose lamentable, déjà ossifiée par la mort qui la guette.

Tel que se présente le Sacre aujourd’hui, il me paraît inutile d’être les Russes pour arriver à cela ! Il aurait suffi d’être les Suédois.

12 juin. « Shéhérazade ». — Le pas de deux de la « Belle ». §

J’ai voulu revoir cette Shéhérazade de Bakst et de Fokine qui est devenue une page d’histoire. C’est là une œuvre-type dont le rayonnement fut immense et qui modifia totalement notre conception du décor. Pour une première fois Bakst y fit triompher l’unité optique du spectacle, méconnue, perdue pendant un siècle ou presque ; Shéhérazade, instaura de même cet exotisme pittoresque, intense et sensuel, qui fit surgir de par le monde une foule d’œuvres théâtrales, qui subordonna pendant plus d’une saison à la peinture la Mode jusqu’alors incoercible, cependant que l’imagination du peintre-auteur s’évadait vers d’autres horizons.

Aujourd’hui comme jadis la conception picturale s’adapte étroitement à la partition de Rimsky, décorative, somptueusement ornée, aux mélodies décrivant des arabesques contournées. Avec quelle magnificence se groupent ou s’égrènent sur ce fond d’émeraude et de saphir les eunuques orangés, les aimées roses, les nègres patinés ! Et comme j’aime ce trio des odalisques qui, assises au premier plan, dansent avec leurs bras et leurs torses souples selon le rythme d’un air charmant entonné par les bassons, soutenu par les contrebasses. Par ailleurs l’intérêt chorégraphique demeure secondaire, sacrifié à la préoccupation décorative. Les figurants sont surtout des éléments de composition interchangeables, des touches de couleur dans un tableau mouvant.

L’exécution est honorable mais sans grand éclat ; M. Vladimiroff est un nègre athlétique, d’une grâce farouche ; il a le tort de souligner un peu trop son jeu. Mlle Nijinska, infatigable, est le boute-en-train du corps de ballet qu’elle stimule par sa fougue.

Voilà donc cette Shéhérazade qu’on dénomme improprement ballet et qui est un merveilleux décor animé. Si peu à peu son essence orientale s’évapore, le flacon conserve ce parfum de myrrhe et de roses de Shiraz, reconnaissable entre tous. J’ai revu également, pour la quatrième fois, la Belle et si je dis la Belle je veux dire « le pas de deux ». Car dans son ensemble cet « hommage à Petipa » me cause un certain malaise. Si peu de chose subsiste de l’œuvre originale ! Et ce désir louable de toujours faire mieux, qui anime les Russes, contamine et déforme ces beaux restes. Des épisodes charmants, tel le Chaperon rouge, confié à des exécutants de deuxième plan, agrémenté de nouveaux jeux de scène « amusants », tombent à plat. J’imagine la fureur du vieux Petipa, autoritaire et susceptible, s’il avait vécu pour apprécier cet hommage ! Résigné, consolé quelque peu par les bonds d’Idzikowsky, une variation de Niemtchinova toujours en progrès, amusé par les grands jetés de Mlle Damaskina qui « danse faux » avec conviction, mais qui semble bien douée, j’attends le pas de deux qui finit par venir.

Mais voilà que je ne reconnais plus le public ! Car ce public, soi-disant revenu de tout, sait par cœur l’adage de Tréfilova, comme l’on sait une stance de Musset ou bien une fable de La Fontaine. Autour de moi l’on s’émeut pour une pirouette et l’on applaudit une attitude. Aussi nous assistons à des choses prodigieuses. Ainsi je n’avais jamais vu une étoile exécuter, soutenue par son danseur, cinq tours sur la pointe tendue, d’une seule impulsion. Et l’on ne voit pas souvent une danseuse agenouillée se relever sur la pointe, la main dans la main du danseur. Puis, quand Vladimiroff enlève la ballerine dans les airs ce n’est pas un poids mort qu’il porte : car nous voyons Tréfilova plier avec cette grâce parfaite et un peu absente qui lui est propre et croiser les chevilles.

Ou bien encore elle achève un enchaînement, en se présentant sur la pointe, en arabesque, de profil, s’appuyant légèrement à son danseur.

Celui-ci recule et, pendant un long instant, elle se maintient dans cette position, défiant l’équilibre banal. Je ne fais ici que décrire sommairement, sans les analyser, des mouvements qui agissent directement, par eux-mêmes, sur tout spectateur clairvoyant.

Les deux variations suivent, et voilà qu’une tension nerveuse se manifeste de plus en plus dans la salle : on attend les « fouettés ». C’est là un mouvement giratoire et concentrique sur le cou-de-pied avec la jambe libre en qualité de fouet, qui fait tourner la toupie. J’ai promis un jour de conter l’histoire des 32 fouettés de Tréfilova. La voilà :

Pendant un demi-siècle les grandes virtuoses italiennes avaient tenu la première place sur la scène impériale ; San Carlo et la Scala prêtaient leurs étoiles au Théâtre Marie. La dernière fut Pierina Legnani qui transporta les « ballettomanes » de la capitale en exécutant dans cette « coda » de Tchaïkowsky, vingt-quatre fouettés qu’elle faisait suivre de quelques temps sautés. Des années avaient passé sur ce grand souvenir quand Tréfilova, jeune grand sujet, dansant la même finale en fit trente-deux avec la même simplicité, la même grâce réservée que nous admirons aujourd’hui en elle. Par ce geste symbolique, le ballet russe était définitivement affranchi ; sa suprématie devenait indiscutable et bientôt indiscutée.

On voit par là combien le public a raison de se passionner pour ces hauts faits de la gymnastique classique. Il commence à la déchiffrer ; déjà il épèle, bientôt il lira couramment. Déjà il applaudit ; bientôt il exigera. Et nous assisterons peut-être à une renaissance de la danse classique, art français entre tous.

13 juin. Les ballets de Loïe Fuller. §

Derechef, les Ballets fantastiques de Loïe Fuller transforment le plateau du Théâtre des Champs-Élysées en cercle magique. Or rien de ce qu’invente Fuller ne saurait être indifférent. Un quart de siècle n’a pu anéantir la fascination de sa « danse serpentine », cette trouvaille qui lui valut la gloire. Si elle a, de l’anglo-saxonne, cet idéal plastique insipide, primaire, ce faux-hellénisme scolaire qui apparente son école à celle d’Isadora (celle-ci, d’ailleurs, lui doit beaucoup), sa personnalité n’en apparaît que plus prestigieuse. C’est une grande imaginative, une créatrice de formes. Les légers tissus qu’elle manie s’incurvent en spirales, en volutes, en trombes ; ils animent et organisent l’espace, créent à la danseuse une ambiance de rêve, suscitent tout un monde infiniment varié d’entités abstraites. L’espace géométrique est aboli ; c’est la lumière qui crée autour de ce volcan de formes, en l’isolant, un espace idéal ; c’est la lumière encore qui, réverbérée par le verre, sature cette envolée frémissante de voiles d’une vie colorée, insaisissable et passionnante. Dans ce tourbillon de draperies — aile, fleur ou pétale gigantesque — la danseuse disparaît. En vérité, cette baguette dont la Fuller allonge son bras et amplifie puissamment l’envergure du mouvement est la baguette d’une vraie magicienne.

Telle j’avais encore revu Loïe Fuller avant la guerre. Ce sont ses élèves qu’elle nous présente aujourd’hui, les mêmes, n’est-ce pas, que nous avons vu gambader, toutes mignonnes, à la Gaîté, sur des musiques de Mozart et de Mendelssohn ? Fuller elle-même reste dans l’ombre. Essaim de papillons géants ou, dans Les gemmes féeriques, une surface unie creusée et bombée par un déferlement de vagues, — les danseuses restant totalement dissimulées derrière le voile énorme, surface chatoyante, incandescente de diamants liquides. Il y a encore le poème du feu où les voiles embrasés par la lumière rouge affectent les formes de la flamme, ou bien cette marche de Tannhauser où l’envolée des amples et légers manteaux suggère une atmosphère d’exaltation et de royale grandeur. Tout ce qui est danse, ou plutôt marche et course rythmée, chez les élèves de Fuller est quelconque. Tout ce qui tient de l’optique est plein d’intérêt. On en rêve l’application au théâtre ; c’est à Loïe Fuller que j’aurais confié (si j’étais roi !) la scène des Sorcières de Macbeth, l’Ariel de la Tempête, la réalisation de l’Or du Rhin ! Je ne lui reproche que quelques défaillances : les Main, le Ballet des Lumières, divertissement banal et symétrique où elle « nous en fait voir de toutes les couleurs », l’abus qu’elle fait de la musique rebattue de Grieg et l’audace singulière qu’elle a de juxtaposer Debussy et Godard.

En revanche, Mme Fuller nous ménageait une surprise : Les Sorcières gigantesques qui ont obtenu un succès d’imprévu très vif.

Les danseuses se profilent sur un écran violemment éclairé. Les ombres qu’elles projettent « doublent » chacun de leurs mouvements sur une échelle plus grande ; parallélisme réjouissant. Plus la danseuse s’éloigne de l’écran, plus son double grandit ; elle fuit vers l’avant-scène et voilà qu’une ombre gigantesque dont la tête touche au cintre la poursuit, enjambe la rampe et se fond dans l’obscurité de la salle. On voit enfin une énorme main d’ombre se saisir du groupe apeuré des danseuses collées contre l’écran et se fermer sur elles. Jamais, je crois bien, depuis le « Guignol » de mon enfance, je ne me suis tellement amusé au théâtre !

Voilà bien la Fuller ! L’ombre sur la scène n’avait jusqu’alors été qu’un élément fortuit et souvent fâcheux, menaçant l’illusion théâtrale laborieusement maintenue. Elle s’en empare, l’apprivoise et en fait une ressource plausible du spectacle.

Il y avait encore des danses de Mlle Anika Yan. J’ai regardé consciencieusement, j’ai lu également les explications fournies par le programme. Ma foi, je n’ai pas été convaincu.

19 juin. « Les Femmes de bonne humeur ». §

Je n’avais pas encore vu Les Femmes de bonne humeur ; aussi le plaisir que j’ai goûté samedi à Mogador fut-il tellement vif et d’une qualité si rare que je répugne quelque peu à l’analyser. L’inspiration de ce ballet comique est si foncièrement heureuse, l’exécution si homogène et si désinvolte, le tout est si bien venu que je me suis abandonné sans réserves à la douceur de vivre cette heure d’oubli exquis. Voudrait-on résister, dès les premières mesures de la partition de Scarlatti, on est saisi, bousculé par les rythmes agiles et narquois qui vous entraînent dans leur ronde folâtre. On se gorge de cette musique qui est du soleil condensé. Cela mousse, cela fuse, cela grise : c’est un grand cru.

Le sujet : un imbroglio italien où des grotesques de Callot bernent des masques échappés du Ridotto vénitien, où travestissements burlesques, quiproquos bouffons, déconvenues d’amoureux transis s’enchevêtrent et se dénouent — où la mort même, matée, arbore un costume de Pietro Longhi et accompagne sur son violon macabre une danse de Mme Tchernitcheva, danse mélancolique où le divin sourire de Scarlatti se mouille et s’alanguit.

Pour fond imaginaire : ce grand coucher de soleil du xviiie siècle sur Venise qui agonise indolemment. Sans doute l’avocat Goldoni aurait contresigné les jeux de scène inventés par Massine, et Théophile Gautier aurait, en son honneur, ajouté quelques stances à ses Variations sur le Carnaval ; voilà les parrains spirituels de cette fugace vision tout trouvés !

Mais ne croyez aucunement à une reconstitution, à un pastiche du passé inimitable ; bien au contraire, c’est là une œuvre vivante et neuve où le passé n’apparaît qu’à l’état de suggestion lointaine, d’écho amorti par les siècles.

La chorégraphie mêle avec un esprit de finesse et un sens de l’à-propos qui ne se dément que rarement les procédés de la danse classique au mouvement « vulgaire », déformé et parodié, rehaussé et distribué par le rythme. Car tous les épisodes variés, précipités, de cette comédie touffue mais si légère sont réalisés en musique, sont misurati comme aurait dit ce Salvatore Vigano qu’admire tant mon ami Henri Prunières. Et l’on constate quelle source de surprises comiques peut jaillir de l’exécution en mesure des mouvements triviaux et réalistes de la vie familière. Quant à la conformation du geste, ce paradoxe des acteurs jonglant avec des accessoires imaginaires est vraiment fort réjouissant.

L’exécution est pleine d’entrain : l’on voit les artistes qui hier encore « sabotaient » inconsciemment le Sacre, heureux de danser Les Femmes de bonne humeur ; ils s’y amusent avec nous. Tous sont bons ; je citerai néanmoins Idzikovsky, petit-maître coquet, et surtout Niemtchinova, la soubrette, charmante comédienne, bonne musicienne, faite pour les variations prestes et fantasques, évidemment inapte aux grandes lignes lyriques de l’adage, mais si piquante dans les « scherzandi » de Scarlatti-Massine. Aussi la Brianza a-t-elle raison d’être venue se mêler à toute cette fougueuse jeunesse, Brianza le « diablotin brun » qui ensorcela à Petrograd « la cour et la ville », il y a de cela quelque trente ans, et qui porte ce doux prénom qui est un présage et un symbole de la gloire chorégraphique, celui de la Grisi et de Zambelli : Carlotta.

Le décor : petite « piazza » de bourgade italienne, au campanile roman et aux balcons de fonte baroques ; les costumes d’un « rococo » populaire, paniers en cotonnade à bouquets, sont une des plus heureuses boutades de Bakst, pleine d’humour et de magnificence discrète. Quel Protée que ce peintre qui échange en se jouant, le cothurne tragique de d’Annunzio contre les talons rouges de Jacomo Casanova !

26 juin. Lettre à Mlle ***, de l’Opéra. §

Mademoiselle,

Vous m’avez fait le grand plaisir de me convier à une démonstration de danses dans l’intimité sévère de votre atelier, et vous m’avez aussi fait l’honneur non moindre de me demander mon opinion. Cette opinion, je tiens moi-même beaucoup à vous le dire.

Vêtue d’une tunique à la grecque, jambes et pieds nus, vous avez interprété des pages de Chopin ou de Tchaikovsky. Vous avez, par des temps de marche et de course, exprimé directement la configuration du rythme ; vous avez calqué vos pas sur le dynamisme inhérent au texte musical en vous en faisant l’écho plastique. Vous en avez, de plus, accusé les accents par des mouvements intensément marqués. Puis, recueillie, immobile, vous prêtiez l’oreille et l’âme à l’incantation musicale ; vous l’absorbiez comme un fluide, en quête d’un mobile psychologique, d’une inspiration sentimentale, d’un choc nerveux. Vous écoutiez cette musique agir en vous. C’est ainsi qu’une Polonaise de Chopin devenait une apothéose de la victoire, de l’exaltation guerrière. Un prélude — le chemin de la croix d’un être enchaîné, se raidissant dans une révolte tragique et vaine. Et déjà votre imagination, activée par la mélodie, amplifiait ce rudiment de sujet d’une affabulation plus palpable : cet être accablé c’était un peuple. Un peuple abstrait ? Que non ! Votre pensée situait l’action de ce drame plastique dans un milieu déterminé, le localisait : c’était là la Pologne qui revivait dans cette pantomime symbolique. Ainsi, vous imposiez et vous superposiez des significations au fait musical spontané et désintéressé : d’un jeu de sonorités vous tiriez un programme de danse !

C’est l’émotion qui, victorieuse de la forme, modelait vos poses, qui s’épanchait — à quelques attitudes « hellénisantes » près — en gestes naturels, voire naturalistes et non organisés. Abolie toute gymnastique abstraite ! Abolie la lucide conscience du corps comme élément tectonique ! L’expression règne en maître.

Ou bien, sur un chant du Volga, vous figuriez le geste laborieux et saccadé des hâleurs de lourdes barques en simulant le rythme de l’effort musculaire extrême. En simulant, dis-je ? En vous suggestionnant vous-même par la vision de ces loques humaines, en haletant avec elles sous le soleil de plomb, exténuée, douloureuse, l’angoisse inscrite sur votre clair visage de jeune fille. Savez-vous qu’en Russie un tableau célèbre existe traitant le même sujet : Les Hâleurs, et que ce tableau violent et humain, sans doute, a causé à notre art de peindre trente ans de stérilité en substituant la thèse littéraire aux lois régissant le tableau de chevalet — comme le dilettantisme sentimental et l’hellénisme de bachelier de Miss Isadora Duncan a désagrégé pendant quinze ans l’art de la danse.

Mes impressions, Mademoiselle ? Franchement, brutalement, les voici : je vous ai admirée, mais bien malgré vous ; j’ai apprécié la remarquable danseuse classique que vous êtes et que volontairement vous dédaignez pour les enfantillages caducs du duncanisme !

Vous m’offrez le spectacle de votre sensibilité sincère. Pardonnez-moi : je n’ai qu’en faire, de cette sensibilité. Je suis moi-même un sacré sentimental : ce fardeau d’humanité m’accable. Je demande à la danse la sensation esthétique seule, la plus haute satisfaction spirituelle. Vous avez des gestes qui sont des cris de douleur ou de joie. Mais ces cris m’ont déjà fait fuir la comédie et me réfugier au ballet. Vous incarnez, vous extériorisez avec intelligence la pensée musicale des grands maîtres. Arrêtez ! Je ne veux pas qu’on limite la résonnance de ces ondes sonores dans mon moi intérieur, qu’on interpose une vision plastique, personnelle, arbitraire, douteuse, entre ce moi et l’adorable phénomène musical.

De tout cela je me désintéresse. Mais dans ces vaines danses d’expression, dans ces vagues pantomimes mesurées, vous n’avez pas toujours su amoindrir et dissimuler votre valeur réelle. L’esprit de l’École agissait en vous inconsciemment. Je me rappelle une pose qui correspond à peu près au deuxième mouvement d’une préparation à la quatrième croisée. La jambe d’appui pliée, vous cambriez le torse, dégagiez latéralement la jambe libre et rejetiez les bras noués en arrière, encerclant la tête. Tout le corps figurait une courbe puissante et unique, tendue, vibrante comme l’arc d’Ulysse.

Ou bien — dans la polonaise, il me semble — vous parcouriez le terrain par de grands jetés. Vous étiez trop à l’étroit dans cet espace exigu, vous pour qui le plateau de l’Opéra n’est pas toujours assez vaste, pour qui il faudrait non une scène, mais un stade. Vous auriez pu, comme Achille, faire trois fois le tour des murs d’Ilion à la poursuite d’Hector — car vous dansez vingt danses sans être essoufflée le moins du monde. Eh bien, quelle délivrance, quelle robuste joie que ce franc jeté, que ce temps d’élévation exécuté dans toute sa claire logique. Tout de suite vous étiez récompensée : car la courbe altière de ce mouvement sauté enlevant le corps qui retombe verticalement comporte une notion symbolique d’héroïsme martial, d’affranchissement, plus profonde que toute simagrée mimique. Il est vrai que vous avez condamné et rejeté le maillot et les chaussons dits « conventionnels ». Vous vous enorgueillissez d’être une « va-nu-pieds », une « planipes », comme disaient dédaigneusement les Romains, à l’instar de ces mille et trois adeptes qui ont si singulièrement diminué l’apport personnel de la Duncan. Comment, d’ailleurs, vous en voudrais-je ? La critique « d’avant-garde » a-t-elle assez déblatéré contre le costume de danse traditionnel au nom du naturel, du pittoresque, de je ne sais plus quoi d’aussi étranger à l’art.

Donc, vous êtes un sujet classique, une danseuse noble, comme l’on disait jadis, faite pour les pas de parcours et d’élévation. Parmi les gracieuses Mylésiennes de Montmartre vous êtes la jeune fille Spartiate, magnifique de vigueur harmonieuse ; vous ressortez à l’ordre dorique.

Mais à tout cela, vous n’y tenez guère.

Des velléités individualistes vous travaillent. Vous êtes en révolte contre la doctrine. Vous refusez de vous astreindre à la « grandeur et servitude » classiques. Vous les croyez trop peu « artistes ».

Je ne vous le reprocherai pas ! Car pendant vingt ans ou plus l’élite des esthéticiens, des poètes, des peintres d’avant-garde a constamment battu en brèche la discipline classique calomniée, défigurée, bafouée par la conspiration de toutes les incompétences ! Vraiment, une danseuse classique en arrivait à se mépriser un peu elle-même, exilée comme elle l’était du mouvement artistique. Il existe un livre amer du grand traditionnaliste M. Charles Maurras, qui porte ce titre révélateur : Quand les Français ne s’aimaient pas. Eh bien, le temps quand « les danseurs classiques ne s’aimaient pas » est, heureusement, révolu. Car l’esprit nouveau instaure dans tous les domaines le culte de l’effort organisé, de la sérénité spirituelle, du jeu logique et divin des formes libres. Et voilà qu’en même temps la danse classique, patrimoine français, sort de l’ombre et s’épanouit dans la nouvelle lumière. Nous voyons les « ballets russes », ayant décrit une étincelante parabole venir se retremper à la source classique ; nous voyons une inquiétude omineuse s’emparer de l’Opéra. Car un labeur énorme s’impose à qui voudrait reconstituer le ballet classique sur les bases de la vision théâtrale moderne. C’est là ce qui importe aujourd’hui : « et tout le reste est littérature ». C’est par toutes ces raisons que je vous vois avec tristesse déserter la bonne cause à la veille de son triomphe : mais j’ai tout espoir en votre instinct d’artiste. Et si je vous écris avec cette franchise véhémente et si je publie cette lettre, c’est que j’ai pour votre talent la plus grande estime et pour votre sincérité la plus vive sympathie.

29 juin. Le gala Karsavina. §

Que de fois, Karsavina, au cours de ces grandes soirées des ballets russes, votre souvenir nous avait-il hanté et votre chère image s’était-elle interposée entre notre vision intérieure et les réalités du spectacle ! Et maintenant que vous êtes là, j’hésite à reprendre ce jeu — qui est notre métier à nous autres — de mêler avec à-propos des épithètes. Aussi que pourrais-je bien dire de vous qui avez toujours été la danseuse des poètes, vous dont le nom suave s’est fondu dans le rythme de tant de poèmes souverains et de proses somptueuses ? J’aurais surtout voulu rester indéfiniment dans la salle obscure à m’abreuver de cette délicieuse et déchirante tristesse que nous cause malgré nous le spectacle d’un être de grâce mêlé aux décevantes et amères choses de la vie. Et, triste, vous l’êtes aussi, Karsavina. Vous portez la virginale tunique de mousseline comme une robe de deuil, de deuil blanc. Car vous ne sauriez oublier la Russie.

Vous avez dansé au profit des intellectuels russes réfugiés en France. À cette tâche généreuse vous étiez appelée. Vous saviez à quel point nous tous vous portons dans nos cœurs. Vous rappelez-vous ce soir de novembre à Saint-Pétersbourg, où, dans ce sous-sol enfumé, qui était alors la résidence royale des Muses russes, l’élite de nos poètes et de nos peintres vous apporta son hommage ? De ces nobles jeunes hommes combien ne sont plus, fusillés par les infâmes, morts de faim et de désespérance : Alexandre Block, grand entre tous, Goumilev, qui ne cessait de vous louer dans ses vers tout en chevauchant par la Prusse orientale à la tête de ses hussards. Combien sont restés là-bas, parmi d’affreuses misères, cette Achmadova qui est la Karsavina de la poésie, le charmant Kouzmine vieilli, austère, absorbé par la Bible. D’autres encore sont dispersés à tous les mauvais vents de l’exil. Quelques-uns de ces écrivains exilés qui ont quitté la Russie pour mieux lui rester fidèles, mais qui s’étiolent, mais qui se meurent loin d’elle étaient venus vous voir mardi. — Quelle heure de joie, de consolation, d’orgueil leur avez-vous donnée, Karsavina vous qui apportez sur la scène quelque chose de notre âme à tous…

Je sais fort bien que je dois, à mes lecteurs, un compte-rendu et que, ces lecteurs, je ne les ai guère habitués aux effusions. Mais ils pardonneront (n’est-il pas vrai ?) au Russe que je suis, avec quelle douleur et avec quelle fierté, de remettre à plus tard l’analyse de cette « multiple splendeur » qu’est l’art de Karsavina. Comment m’y prendrais-je aujourd’hui, quand même les petits défauts familiers de cet art m’attendrissent comme une fleur sèche que j’aurais trouvée dans une lettre de là-bas ?

2 juillet. Les adieux des Ballets russes. §

Les Russes ont fait leurs adieux ; Karsavina les précédait ; vendredi, nous l’avons revue pour la dernière fois. Après Mme Tréfilova, « prima ballerina assoluta », après Mlle Niemtchinova, « étoile intérimaire », elle a dansé le pas de deux de La Belle au Bois dormant. On connaît cette faculté de Karsavina de créer autour d’elle une ambiance de rêve. Au point de vue métier pur, je n’ai pas beaucoup aimé l’« adage ». L’allure véloce qu’imprimait à l’orchestre le pétulant M. Ansermet (ah ! si ce diable d’homme avait inauguré la partition de Tchaikowsky à l’Opéra, cela aurait pu être une victoire !) déconcertait quelque peu la ballerine, la faisait précipiter les développés et les relevés sur la pointe en nous frustrant de ces adorables sensations que produisent tels « ralentis » et tel repos qui sont la poésie de l’adage. Car, dans un développé, c’est en suivant la pointe qui lentement trace, ayant touché la cheville, le segment de cercle qui l’amène à la grande seconde, que nous éprouvons la satisfaction esthétique inhérente à ce temps. Pourquoi, je ne le sais pas encore. Mais ce qui distingue Karsavina, c’est la grâce suprême de ces ports de bras qui font d’une préparation à la pirouette, qui est une nécessité mécanique, une chose de beauté.

Elle a aussi dansé les Sylphides en restituant à cet ouvrage son souffle lyrique. Qui oserait après elle redanser la Mazurka : ces merveilleux jetés si amples et si vaporeux parmi l’envolée des mousselines et s’achevant en arabesques vibrantes. Seule, Pavlova. Et comme les bras accompagnent harmonieusement les temps sautés en tournant !

Vladimiroff a fait dans les Sylphides, le jeune homme. Il a maîtrisé sa fougue de cosaque pour danser avec une souplesse, avec une délicatesse charmantes, en dessinant avec aisance les entrechats, en retombant sans bruit après de formidables cabrioles, en achevant avec un aplomb stupéfiant des séries de pirouettes. Ces poses sur les demi-pointes sont fort belles par le jeu harmonieux des muscles et le sentiment de l’ensemble plastique. Ceux qui n’ont vu qu’à l’Opéra ce danseur inégal, mais capable des plus grandes choses, le connaissent à peine. J’évite les nomenclatures fastidieuses, mais il serait injuste de ne pas mentionner le succès éclatant de Mlle Niemtchinova (pointes fort remarquables, beaucoup de verve) ; celui non moindre de M. Idzikovsky, le bon métier « académique » de Mmes Egorova et Chollar, le parti que sait tirer Mme Tchernitcheva de sa belle personnalité scénique, et certains « anonymes » du corps de ballet qui font très bien. En somme, le cadre grandiose de l’Opéra, témoin des plus grands jours des Ballets russes, dépassait quelque peu les besoins véritables de cette compagnie célèbre, mais très réduite aujourd’hui (ce qui ne veut pas dire diminuée). Et c’est dans l’intimité du théâtre Mogador, moins solennel, que nous pûmes goûter véritablement cette « chorégraphie de chambre » dont Les Femmes de Bonne Humeur et Le Spectre sont de bien attrayants exemples.

10 juillet. Le répertoire : « Sylvia » §

L’on sait que la donnée de Sylvia date de plus de trois siècles ; ce grand vent d’Italie qui, chaud et parfumé, souffla sur la France au temps de Ronsard, l’apporta comme une graine de fleur. Et jamais, depuis que cette graine germa, le mélodieux balbutiement de la première « fable bocagère » ne se tut complètement. L’Aminta du Tasse, suave berger à houlette fleurie qui modula sa tendre et extravagante complainte d’amour devant les « femmes savantes » de la cour de Ferrare — ce petit Trianon avant la lettre — suscita tout un monde de fiction dont le maniérisme baroque et la rusticité de convention se montrèrent plus durables que mainte réalité solide. Aussi dès le xviiie siècle le ballet s’était emparé de ce sujet et l’on vit, vers 1768, à Fontainebleau, Sylvia, affublée de lourds paniers que le fameux Louis Boquet imagina pour elle, menacer de sa flèche dorée Aminta au masque rosé sous la perruque bouclée. Qui s’étonnerait dès lors que le Second Empire, ressuscitant à sa manière le rococo, eût repris également ce sujet inusable où la préciosité, voire l’afféterie du style pastoral, la mythologie minaudière et enrubannée s’allie à un souffle de lyrisme passionné, à une langueur sensuelle pleine de charme. Et cette Artémis troublée qui vient d’être créée à l’Opéra n’est-elle pas une transposition du premier acte de Sylvia dans un esprit d’ironie et de rêverie rétrospective ?

Or l’histoire de la nymphe farouche qui aima le berger Aminta pour avoir essayé de le tuer eut la chance de tenter Delibes et lui inspira cette partition qui, aujourd’hui, affronte avec aisance le voisinage d’une œuvre de Mozart. « Inspira », c’est bien le mot, car la vivacité de l’invention mélodique, jaillissante, facile, infiniment aimable, nous captive encore un demi-siècle après la création de Sylvia.

C’est M. Staats qui, en 1920, régla ces « jeux rustiques et divins » ; ils l’avaient été naguère par le célèbre Mérante. Il a réalisé là une « partition de danse » qui compte. Constatons sans aigreur que dans cette œuvre de longue haleine, très abondante, se trouvent des choses anodines, sans grande originalité ; certains ensembles, des danses de satyres qui font rêver avec mélancolie, au premier acte du Narcisse de Fokine, un pas d’Éthiopiennes d’un exotisme pauvret ; constatons encore une certaine indécision dans le choix d’un style défini, l’usage trop prudent des ressources de la danse classique dans les « ballabili » ; ceci posé, admirons sans restrictions les trouvailles heureuses, la bonne et honnête besogne accomplie par le maître de ballet.

Il y a là, avant toutes choses, ce pas fringant, piaffant des nymphes chasseresses qui est une Chevauchée des Valkyries, courue à la française. Ce n’est pas là l’allure pathétique, saccadée et lourde du noir coursier Grane, escaladant les cieux, c’est un galop court, nerveux, sautillant, que Staats conduit sans lâcher les rênes. Et le mouvement d’ensemble culmine dans cette étourdissante entrée de Sylvia : ah ! ces caracoles, ces petits sauts latéraux de la nymphe sont bien jolis, pétillants d’esprit, de grâce mutine. Aussi, c’est Carlotta Zambelli qui est en scène, amazone et monture à la fois.

Qu’y a-t-il encore à dire sur Mlle Zambelli après vingt ans de succès, me demandera-t-on ? Mais on n’a jamais fini de parler d’elle, comme on n’aura jamais fini de l’admirer.

Cette netteté, cette acuité élégante avec lesquelles elle trace dans l’espace le réseau enchevêtré des lignes idéales ne sauraient lasser le spectateur. La beauté tectonique de ses poses, leur agencement plastique est de même très aigu et très pur ; elles valent, ces poses, non par les grandes lignes droites qui font du corps, une flèche dardée dans l’infini ou par les courbes puissantes, mais par le jeu des angles aigus et des mouvements parallèles et opposés. L’aspect suprême de la Pavlova serait l’arabesque, vue de profil ou de trois quarts. Celui de Zambelli l’attitude, vue de face. Et cela me fait songer à ces attitudes sur la pointe alternant avec des entrechats, qu’on voit dans Sylvia, avec quel plaisir ! Les temps sur la pointe — le fameux pizzicato en est exclusivement composé — sont d’une précision infaillible. L’accompagnement des bras juste et sobre. Que j’aime cette retenue, cette pureté adamantine ; cette conscience claire qui fait le corps se mouvoir comme un instrument de précision, avec une perspicacité et un esprit de finesse à toute épreuve. Le poignet est soutenu, la main étant un élément fixe d’un ensemble cohérent.

Quand Isadora Duncan « affranchit » la main, on cria au prodige ! C’est que la majorité du public hait inconsciemment les exigences impérieuses de l’art. Et récemment nous avons vu Mlle Nijinska, qui fait grand, même quand elle se trompe, laisser, dans une variation de Petipa, complètement aller le poignet qui se démène comme une chose désarticulée ; quelle erreur !

On reproche couramment à la danse classique d’être une danse des jambes. Le besoin d’anarchie est, chez certains, tel qu’ils voudraient voir les bras danser de leur côté ! Évidemment il existe des temps de vigueur où toute l’attention est attachée aux jambes, au jeu du coup de pied, au taqueté des pointes, qui s’assemblent et se décroisent ; le torse rigide, à peine épaulé, les bras tombants, restent au repos. Je me rappelle d’ailleurs un pas sauté, avec les bras croisés, dans l’Esméralda, de Jules Perrot, telle qu’on l’a donné à Pétersbourg, et où cette « abstention » est du plus grand effet.

Chez Zambelli, la maîtrise du port de bras est complète. Elle lui permet, dans un geste beau entre tous, de tendre, agenouillée en face du public, un vase d’argile à Orion debout derrière elle. Mais je m’aperçois que j’ai « lâché » M. Staats pour Mlle Zambelli ! Cependant il a arrangé au dernier acte, quand tout le monde est ressuscité, un adage fort beau où Zambelli exécute des triples tours étincelants, mais surtout cette variation de Sylvia et Aminta qui me ravit. Les mouvements simultanés et identiques du danseur (M. Ricaux) et de la danseuse, action parallèle de deux forces, gagnent infiniment en portée. Et quand le couple se désenlace et chacun tourne à l’extrémité opposée d’une diagonale départageant le plateau, ces deux tourbillons isolés remplissent la scène d’un beau vertige dionysiaque.

Dans le ballet de Sylvia, les protagonistes absorbent presque tout l’intérêt ; Mlle Daunt (Diane), Mlle de Craponne (Amour) en sont réduites à des figurations peu importantes ; la promenade rythmée de Mlles  Delsaux et Franck, Thalie et Terpsichore, qui traversent ensemble le proscénium, est bien harmonieuse, mais ce n’est qu’un instant.

Le décor de M. Dethomas, dont la noblesse sévère ne va pas sans une certaine morosité, affecte un caractère éminemment linéaire, volontairement graphique. Le temple et le portique du dernier acte ne sont point conçus en trompe-l’œil ; ils sont franchement découpés à plat. Serait-ce là un symptôme de la répugnance croissante des peintres d’aujourd’hui pour les subterfuges de l’illusionnisme pictural ; un acheminement vers le décor architectural qui hante et féconde de nos jours tant d’imaginations ?

14 juillet. « La Maladetta ». §

Il vous fallait à tout prix un ballet classique, ricane-t-on autour de moi. Eh, bien, vous êtes servi : on nous a flanqué la Maladetta. — Ne me plaignez pas trop, mesdames, car je ne suis aucunement fâché d’avoir vu la chose. Et sur cette chose ce ne sont pas les railleurs qui auront le dernier mot. Sans doute, je constate avec vous que la conception scénique de ce ballet porte l’empreinte de la plus basse époque du siècle dit « stupide ». J’admets que le sujet est une vieille rengaine romantique usée jusqu’à la corde par soixante ans de rebâchage. Je ne nie pas avoir trouvé le panorama des montagnes grotesque, les « bandes de ciel » navrantes et les costumes d’un mauvais goût sinistre. Et je n’oserais prétendre que la partition m’eût causé des sensations inédites.

Ceci dit, et c’était mon devoir de le dire, j’avoue avoir passé une soirée heureuse et instructive. Il est si rare, aujourd’hui, de voir danser dans un ballet ! Et voilà qu’après un premier acte où les tribulations pantomimiques dominent, M. Staats nous offre au deuxième un concert de danse fort complet, où l’on voit un corps de ballet nombreux évoluer avec ampleur et précision sauf quelques ruptures de l’alignement. C’est que ces vastes et symétriques mouvements de masses asservies à une volonté unique n’admettent aucune velléité individuelle ; vue d’une avant-scène des quatrièmes loges, la disposition des danseurs doit se montrer pareille à un tracé planimétrique.

Vraiment, je dois beaucoup à ce spectacle. J’ai pu apercevoir Mlle Zambelli sous quelques aspects nouveaux où la simplicité extrême de la facture mettait en lumière la délicatesse rare de l’exécution. Tel le pas de la cruche, discrètement accompagné par l’assistance frappant du pied la mesure : ce pas figure la recherche de l’équilibrer par un mouvement ondulé des bras à la seconde ; commencé sur la plante, il continue sur les pointes. Il n’y a rien, aucun luxe de temps ardus et brillants ; magnifique dénuement, abdication volontaire ! Et ce n’est là qu’un exemple.

Je dois à la Maladetta d’avoir pu mieux connaître le grand style noble de Mlle Schwarz, sa technique puissante sans ostentation ; sérénité marmoréenne opposée à la nervosité élégante de Zambelli. S’il faut absolument que je reproche quelque chose à la Lilia de mercredi, c’est la façon quelque peu abrupte d’achever tels enchaînements de temps rapides, tels que déboulés, en s’arrêtant dans une position qui n’est pas définitive et en rétablissant l’aplomb après coup. Mais chercher querelle à une telle artiste n’est-ce pas confirmer son admiration ? Je dois encore à la Maladetta d’avoir pu apprécier dans une merveilleuse variation sautée les grandes qualités de Mlle de Craponne, l’élan et le ballon de ces bonds, les belles courbes arrondies de ses mouvements tournants. Dans les temps d’adage du grand ensemble, dont Mlle Dauwe et elles sont les protagonistes, dans les développés en arabesque, il y avait bien quelque précipitation et incertitude ; en somme M. Staats sacrifie un peu les adages ou plutôt se désintéresse des parties statiques de la danse ; il préfère ostensiblement le presto vivace.

À peine commencée la « saison française » a puissamment contribué à la réputation de M. Ricaux, bon danseur avec des éléments de virtuosité réelle et, en outre, un sentiment vif du caractère ; aussi le « jeune premier » de la pièce faisait à côté de lui assez piètre figure. Bref, Mesdames, ces impressions-là, je ne les échangerais point contre le plus savoureux décor exotique ni contre tous les délices des « hétérophonies » savantes. Car ce sont là des lois essentielles de la beauté qui se révèlent à nous par le langage des formes classiques. Que de choses dans un « menuet », s’exclamait, selon une anecdote souvent citée, le grand Dupré. Énormément de choses, me disais-je, quant à moi, en suivant du regard le Menuet de Mlle Schwarz dans la finale du ballet de M. Vidal. Et vraiment, j’en oubliais toutes les incongruités d’une action factice et désuète.

31 juillet. Notes de vacances sur quelques souvenirs de la saison. §

Me voilà à quinze cents kilomètres du Foyer de la Danse, au bord d’une mer crépusculaire couleur de pêche, face à un promontoire violet, le tout figurant assez bien une idylle marine de Maurice Denis. Comœdia même ne m’atteint plus dans ma lointaine Thébaïde. Cependant, tout en cheminant le long de l’étroite plage beige, parmi l’ennui pesant des après-midis d’été, je me prends à songer aux choses vues et à imaginer des choses à faire. Et comme le ciel sombrement se couvre, je revois parmi les nuages fuyants comme un coin du décor de Maxime Dethomas, les premiers coups de vent me ramènent en pleine « chasse royale » ; et je ne sais plus si c’est la brise fraîche ou le rythme violent de Berlioz qui me pousse rudement et arrache mon chapeau.

C’est que le fameux intermède musical des Troyens, je l’avais entendu à l’Opéra la veille de mon départ. Entendu et vu, quoique cette constatation sonne étrangement à l’oreille.

Maurice Ravel intitula une de ses œuvres récentes : Valse chorégraphique. Un tel titre autorise et appelle l’interprétation plastique, l’incarnation par le danseur. Au concert, l’œuvre, avec toutes ses beautés, reste, du moins selon son créateur, incomplète.

Berlioz, théoricien très conscient, appela son interlude : Symphonie descriptive. Il entendait donc que sa musique se suffise à elle-même. Que dis-je ? Son ambition dépassait le domaine musical. Il voulait peindre, suggérer des illusions optiques, évoquer une vision. Aussi la symphonie s’intercale-t-elle dans l’action chantée comme un épisode autonome et fermé ; c’est là un entr’acte pendant lequel l’orchestre lutte à lui seul avec tous les enchantements du théâtre. Raisonnablement, on devrait l’exécuter dans l’obscurité qui concentre l’attention et stimule la faculté imaginative.

Écouter devant un rideau baissé cause un certain malaise. Au besoin, on pourrait remplacer ce rideau par un grand panneau décoratif. Diaghilev a pratiqué cette méthode pour certains fragments de Rimski-Korsakoff. La composition du beau décor de M. Dethomas, concentrée, simplifiée, synthétisée, pourrait en fournir les motifs. Mais, évidemment, cela ne serait qu’un pis-aller plausible. Le maître des Troyens avait voulu que l’orchestre assumât la totalité de la tâche. À l’Opéra, on en a jugé autrement ; on a voulu étayer cette musique par les réalités palpables du spectacle ; on n’a pas eu confiance et on a voulu renchérir. Donc on a dansé la chasse, ou plutôt marché, couru et posé en musique. Et voilà qu’en considérant toute cette vaine et prétentieuse agitation, je me suis persuadé une fois de plus qu’en ajoutant quelque chose à une œuvre complète on l’amoindrit.

D’ailleurs, je l’ai toujours cru. Ainsi, même le charmant ballet de Fokine, élégant et narquois, amoindrit le Carnaval de Schumann, masque de dentelles devant une face tourmentée de rêveur inassouvi et tragique. Chez Fokine, on n’entrevoit rien derrière le masque ; mais au moins, le point de la dentelle est-il d’une finesse rare.

Par contre, l’insuffisance chorégraphique de tout ce qu’ont pu imaginer Mlles Pasmanik et Howart est patente. Il y a bien quelques groupes assez joliment équilibrés ; il faut d’ailleurs attendre patiemment qu’ils prennent position. Quant aux mouvements qui relient ces repos, ils sont par trop rudimentaires et monotones ; le fait de leur parallélisme rigoureux avec le rythme musical ne suffit pas à les saturer de significations plastiques, d’une dynamique puissante.

Le fait est que, dans une œuvre de danse, la conception plastique et mécanique devrait précéder et déterminer les formes de l’accompagnement musical. Elle devrait être de même secondée par une technique adéquate, un langage de formes aux ressources vastes et éprouvées par l’expérience.

La rythmique, discipline auxiliaire de l’enseignement de la danse, voudrait en vain suppléer à ce langage par quelques idiomes empruntés au faux hellénisme de Duncan, par la blancheur plâtreuse des tuniques à l’antique. Si cette usurpation ne sombre pas lamentablement, c’est qu’elle dispose d’un personnel dont une partie a dix ou quinze ans d’éducation classique dans les os. Car une danseuse classique, monstre charmant, modelé par l’exercice, placé en dehors, aux muscles disciplinés, au sens de l’équilibre aigu et sûr, peut tout subir et tout oser sans déchoir. Ainsi Mlle Daunt, protagoniste de la Chasse, peut-elle s’offrir le luxe de faire de la rythmique. Quoi qu’elle fasse, la danseuse transparaît.

Cependant, ce vide apparent, ce néant plastique semble préoccuper les auteurs ; ils y cherchent des remèdes en affectant une certaine symétrie de mouvements simultanés et uniformes. Et qui sait si, en multipliant ces recherches d’unité, en amplifiant leurs procédés techniques, en codifiant leur expérience, les rythmiciens n’aboutiront point un jour, dans une vingtaine d’années, à la danse classique. On serait bien content de leur épargner le chemin. S’ils peuvent faire de nos danseuses des musiciennes, je les en félicite. Mais l’idée de se substituer aux danseurs n’est pas heureuse.

Tout ceci à propos de la Chasse. Celles qui ont cru devoir la régler me font songer à ces gosses qui mettent des moustaches aux bonnes femmes de Capiello dans les passages du métro. Seulement, je passe cela à Gavroche, parce qu’il blague. À l’Opéra, quand on arrange Berlioz, c’est sérieux.

18 septembre. Je fais l’école buissonnière. §

Si j’affronte un ballet d’opéra avec ce sang-froid que nous donne une longue expérience, j’avoue approcher les jeux frivoles du music-hall avec une déférence qui va jusqu’à la timidité. C’est que, du haut de ce tréteau, qu’il s’appelle « Olympia » ou « Gaîté-Montparnasse », quarante siècles, et plus, nous regardent. Et ce n’est pas là une image purement hyperbolique et burlesque. Nulle part la tradition séculaire, millénaire, insondable, ne persiste avec une évidence pareille. Considérez n’importe quelle diseuse ; la manière dont elle s’avance vers la rampe, puis oblique à reculons et revient vers le premier plan à quelques pas de là ; cette manière pourrait être réduite à une formule géométrique rigide, invariable de pays à pays, d’époque à époque ; le saut périlleux de l’acrobate fantaisiste de nos jours est exactement préfiguré dans les manuels de gymnastique des voltigeurs italiens de la Renaissance. Quant à ce pas de chahut, ce mouvement de la jambe tendue, violemment projetée en avant à la hauteur des yeux, mouvement que les dancing-girls anglaises, bataillons d’anges pervers, ont emprunté aux quadrilles français, aux Grille d’Égout et aux Nini Patte-en-l’air, ne se retrouve-t-il pas identique, mais transfiguré par je ne sais quelle hiératique grandeur dans les bas-reliefs mortuaires des tombeaux royaux de Sakkarah ? À juxtaposer ces faits plastiques que plus de quatre mille ans et l’écroulement de plusieurs civilisations séparent, on ne pourrait évidemment conclure à une continuité ininterrompue. On se prend plutôt à conjecturer l’existence d’un fonds impérissable de formes chorégraphiques, formes dont la configuration est essentielle, immanente à la danse, tandis que leur signification se modifie à l’instar des changements de sens que subissent les mots d’un langage. Un « baron » avait suivi les aigles romaines en qualité de soldat du train ; sur cela, trois siècles ou quatre passent, et nous le retrouvons, grand chef de guerre, chevauchant à la tête des preux de Charlemagne. C’est ainsi que l’ample mouvement des pleureuses de Pharaon apparaît, provocant et impudique sur les planches du music-hall. Le geste reste le même ; seul son symbolisme s’est singulièrement transformé.

Donc, le café-concert apparaît comme la citadelle d’une tradition complexe et durable ; ces effets reposent sur des procédés ratifiés par une foule cent fois renouvelée de spectateurs, sur l’atavisme du muscle et de l’esprit nourris par une séculaire expérience. Aussi la routine le guette. Mais peut-on parler de routine dans un domaine qui admet toutes les audaces, toutes les recherches auxquelles la morgue ou la moralité des théâtres littéraires ou lyriques se refuserait ; dans un domaine où la plus haute conscience apportée à l’exécution d’un « truc » est souvent, comme dans le cas de l’acrobate, question de vie et de mort ?

Le music-hall est donc un laboratoire, en permanence de recherches théâtrales dont les grandes scènes, voire surtout le cinéma, finissent par profiter. C’est à l’humble acrobate excentrique que l’ineffable Chariot emprunte sa technique, sinon son génie. Et les gants noirs d’Yvette Guilbert ne datent pas moins dans les fastes de l’art dramatique que le manteau d’Hamlet ou le cothurne de Roscius.

Mais les grandes scènes payent, fait aussi regrettable que paradoxal, leur dette en leur monnaie courante. Le music-hall, quelquefois, glane où le théâtre a passé. Ainsi cette scène de la Conquérante que j’ai vue aux Folies-Bergère — car ce sont deux visites successives à ce séjour champêtre qui m’ont fait m’écarter du droit chemin qui mène à l’Opéra — n’est autre chose que la Cléopâtre des ballets russes de 1909, Cléopâtre déchue, s’entourant d’un luxe plutôt compromettant. C’est là, me semble-t-il, la déchéance du music-hall. Car, pour se mesurer au théâtre, le music-hall dispose d’une arme bien plus puissante que l’imitation : celle de la parodie.

Cependant, je ne me donnerai pas le ridicule de faire une apologie du music-hall. D’ailleurs, il ne saurait qu’en faire. Les sympathies et les curiosités des hommes de lettres ne vont que trop à lui ; même j’en pâlis. Charles Nodier et Jules Janin avaient naguère découvert la pantomime aux Funambules, Théophile Gautier fit les honneurs du feuilleton aux chiens savants, et les Goncourt exaltèrent les clowns anglais ; Huysmans inaugura l’ère du music-hall. Un jour, on a vu Stéphane Mallarmé, esthéticien de l’absolu, crayonner, dans un fauteuil des mêmes Folies-Bergère, ses aperçus lumineux sur les danses dites serpentines de la Fuller. Depuis, tout le monde a suivi. Or, je frémis en constatant le fait. Car dès que le music-hall se laissera contaminer par des velléités littéraires et « artistes », dès que le jongleur permettra des vues étrangères à son antique métier obscurcissant sa candeur professionnelle, c’en sera fait de ce genre jusqu’ici inusable. Je ne crois pas que nous autres, littérateurs, musiciens ou peintres, ayons grand’chose à enseigner à un maître du trapèze ou bien à ce modeste mime que j’ai vu, l’autre soir, figurer un pochard avec une « maestria » à toute épreuve. Le devoir qui incomberait plutôt au critique c’est de signaler à ces simples le danger et de les ramener vers leur domaine traditionnel. La littérature a, ou je me trompe fort, déjà ravagé le film en prétendant le relever. Que le music-hall au moins soit épargné !

Mais j’aperçois que je tourne autour de mon sujet, qui est, comme l’on s’en doute bien, une danseuse. Quoique fameuse, je n’avais jamais vu Mlle Nina Payne ; maintenant, je l’ai vue et revue. Il est vrai qu’à considérer le programme on est prêt à croire que c’est là une danseuse littéraire, matière à copie plutôt que « performance » remarquable. Mlle Payne prétend être la girl de demain. Justes dieux ! Elle aura lu l’Ève Future : elle paraphrase Villiers de L’Isle-Adam… De plus, elle prétend présenter, en juxtaposant avec désinvolture deux méthodes contradictoires, des danses cubistes et dadaïstes. Mais laissons cette fumisterie — ou bien cette boutade ironique — et voyons Nina Payne à l’œuvre.

Grande, aux épaules larges, aux hanches étroites, au sourire éclatant, l’Américaine apparaît une splendide créature, issue d’une race sportive et virile. Ayant rejeté un étrange couvre-chef de forme cylindrique (cela doit être ça son « cubisme ») elle secoue une brève et blonde crinière de jeune mustang. Puis, elle danse. Sa technique, assez restreinte, mais très sûre, est plutôt celle de l’acrobate que de la danseuse. Avec aisance, elle fait le « grand écart », projette sa jambe à décrocher les étoiles, en fait virevolter le bas autour d’un genou qui semble désarticulé. De ses talons sonores elle marque avec dextérité la cadence « entravée » du jazz. Ayant épuisé ces moyens, elle esquisse un pas « à quatre pattes » ; et même dans ce réjouissant galop de singe, la femme reste belle.

C’est là le prologue. Elle revient suivie de son jazz-band, de blanc vêtu et constellé de rouge ; les musiciens escaladent le plateau. Et voilà qu’un jeu ou bien une lutte se déroule entre la danseuse et l’orchestre. Chaque musicien s’identifie, pour ainsi dire, à son instrument ; chaque instrument révèle un tempérament individuel : c’est lui qui semble entraîner l’homme.

Devant le trombone agressif et lubrique, la Nina se reprie gouailleuse et alerte ; suffoqué, il abandonne la poursuite. Déjà elle s’alanguit aux insinuations du violon. Et elle écoute, ébahie, la querelle de la clarinette et de l’inlassable trombone. Enfin, quatre hommes-instruments l’emportent, triomphante, juchée sur une chaise à porteurs dont les brancards sont formés par ses jambes écartées, tandis que le trombone fait une dernière fois paraître de derrière le rideau son insolent nez d’argent et pousse un dernier hoquet.

Ce débat de la femme avec les voix, ce dialogue des mouvements avec les sons m’ont procuré le plus franc plaisir. Dans l’exécution, habile sans dénoter chez la danseuse un « training » de virtuose, rien de guindé, de forcé. Tout se produit avec une aisance discrète. Même en faisant la roue, Miss Payne reste « ladylique ».

Or, je ne sais pas, n’ayant pas vu le reste de son répertoire, si c’est là le fond de son sac. Je ne sais de quelle manière elle échappe à une certaine pénurie de ressources gymnastiques. Mais sa conception est juste : mouvement exagéré et fantaisiste, corsé par l’humour d’une action bouffonne. Car l’hyperbole du geste appelle naturellement le rire.

Une acrobatie à intentions sentimentales, voire tragiques, me paraît par contre erronée, détestable. J’ai vu, cet été, danser à l’Olympia un couple français, Mitty et Tillio. Leur réputation est considérable et, ma foi, méritée. L’homme, grand, beau assoupli par l’exercice classique, très maître d’une force musculaire peu commune, au souffle remarquablement réglé. La femme, fine, le corps comme forgé à l’enclume, sait se faire impondérable au bras de son danseur qui la manie comme une poupée de liège. Mais voilà : ces bons acrobates sont affligés de la manie théâtrale. À l’aide d’un comparse arborant un turban oriental, ils transforment leur « entrée » en un sketch de Schéhérazade, exotique et sanguinaire. Et quand l’homme fait le moulinet avec le corps de la danseuse, c’est un accès de jalousie furieuse qui est censé déterminer ce jeu de scène exhilarant. C’est ainsi que l’épanouissement libre du muscle, le jeu harmonieux de la force disciplinée sombre dans le ridicule prétentieux du mélodrame acrobatique et d’un exotisme de rebut. Décidément, seule l’invention comique s’adapte heureusement au génie acrobatique — que ce soit l’humour anglo-saxon ou la verve gauloise du forain français.

Mais en voilà assez de braconner sur le terrain de mon excellent collègue M. Fréjaville, qui sait soumettre les futilités présumées du music-hall à une analyse sagace n’excluant point l’enthousiasme. Et si j’ai pataugé quelque peu, il me tirera d’affaire.

25 septembre. Raden Mas Jodjana, danseur classique. §

De ces danseuses cambodgiennes, que nous n’avions qu’entrevues, minuscules et distantes, sur le plateau de l’Opéra, il nous était resté, avec le souvenir d’une aventure prodigieuse, ce malaise salutaire que nous cause l’évidence bien nette de notre infériorité. Ce souvenir s’étiolant peu à peu, le javanais Raden Mas Jodjana, qui vient de danser pour quelques invités dans un atelier de la rive gauche, est venu renouveler, quelque chose de cette joie et raviver les mêmes préoccupations. Mas Jodjana, fils d’un haut et puissant seigneur de son pays, fut — éducation de prince — instruit, dès l’âge de douze ans, dans l’art de la danse. Ayant participé aux divertissements solennels dont la cour de l’empereur de Solo a conservé la tradition, il a passé en Europe avec l’ambition de faire connaître à l’Occident l’art de sa race, cette race si altière et si rêveuse que nous ne connaissons que par les romans d’aventures de Joseph Conrad, le grand écrivain anglo-slave.

Donc Jodjana a incarné, selon des procédés élaborés au cours des siècles, certains chapitres de la Légende Dorée de son île, certaines fictions du mythe bouddhique. Il a été le tjantrie, jeune clerc, hésitant entre la contemplation et l’appel de la vie, le dieu-berger Krishna à la flûte enchantée, Vishnou qui descend de son trône de lotus pour mater les esprits mauvais. Il a été encore ce roi de la légende dont la fatuité se complaît à toutes les coquetteries de la toilette et dont la démarche est pareille à celle du paon, symbole de l’orgueil imbécile. Or les modes de figuration que ce jeune homme utilise n’ont rien de commun avec la gesticulation désordonnée et violente d’une pantomime naturaliste. Tous les mouvements imitatifs ou révélant une sensation sont réduits à des formules plastiques fixes, à leur forme-type ; ces mouvements ne réalisent pas l’action ; ils la symbolisent. Cependant ce langage de convention — où rien de fortuit ou d’improvisé ne participe — apparaît logique et limpide. Et en même temps le vocabulaire de ce langage est si riche, les nuances si parfaitement différenciées, que la perfection de cet art, où tout est prévu, voulu, n’apparaît jamais monotone. Aussi éprouve-t-on, à considérer ces danses où tout geste est essentiel, toute pose modelée pour l’éternité, une profonde satisfaction intellectuelle.

Tous les mouvements de l’acteur étant astreints à un rythme, la pantomime devient danse. Ce rythme est accusé par la mélodie musicale, répétition continue d’un thème simple et très bref, comportant quatre ou six notes au plus. Au début d’une danse, le prince Jodjana se place bien en face, — les pieds ainsi que les genoux légèrement infléchis, — tournés en dehors, à la seconde position. La face, pareille à un masque au relief très bas, reste impassible ; le regard fermé, absent. Il commence un mouvement en s’appuyant sur la jambe gauche pliée et en tendant l’autre ; il porte son torse à gauche et imprime au bras un mouvement qui, tantôt se réduit à faire jouer le poignet, très souple, tantôt se détend dans une courbe pathétique. Ceci fait, le danseur porte le centre de gravitation à droite et réitère le mouvement identique ; cette figure de danse dédoublée se répète plusieurs fois, en série. Et dans les intervalles Jodjana fait, d’un geste, flotter les bouts de l’écharpe de soie qui lui ceint les reins variant par l’envolée de l’étroit tissu l’allure monumentale de sa danse. Puis il s’avance, statue gardant son aspect frontal ; car il marche « en dehors » sur les plantes, s’appuyant surtout sur les talons, ce qui lui permet de marquer le rythme avec les doigts. Cette même disposition symétrique est maintenue dans les bonds de sa danse de dieu guerrier. Mais le jeu du bras, du poignet, des jambes n’épuise point ces ressources. Il tourne et roule son cou ; il s’élève par petites secousses sur la demi-pointe. Telle se dessine, en somme, sa technique, qui détermine et limite les modes dynamiques de sa danse ; quant à la beauté décorative du geste symbolique, elle est celle des Bouddhas du temple de Borobada.

Ceci posé, j’avoue ne pas avoir eu la sensation de me trouver en présence d’un sujet hors ligne, d’une personnalité forte. Il y a même dans le « débit chorégraphique » du prince quelque chose d’un peu saccadé, d’intermittent, — tout à fait étranger à ces deux petites divinités Khmères qui s’appellent Yth et Trasoth et qui incarnent le plus pur génie de la danse asiatique…

Alors pourquoi tout ça, me direz-vous, pourquoi tout ce bruit à propos d’un « moricaud » ?

Pourquoi ? Parce que ce jeune féodal javanais est un danseur classique. Qu’est-ce à dire ? Mais cela veut dire qu’il est quelqu’un qui met une gymnastique appropriée au service d’un langage de formes plastiques fixe et complet ; qu’il est, de plus, quelqu’un qui subordonne avec décence l’expression de sa sensibilité intime à la loi d’un rythme, au lieu de le briser, ce rythme, par les effusions anarchiques d’une émotivité hypertrophiée. Oui, Raden Mas Jodjana, vous êtes un danseur classique, la terreur des dilettantes, des dalcroziens, des exotisants, des costumiers, des perruquiers, des archaïsants des préraphaélites, de tous les déracinés qui accaparent le théâtre. Cela ne vaut pas moins, croyez-le, que d’être radjah régnant.

Figurez-vous, Raden : nous possédons aussi des danseurs classiques. Il est vrai que vos confrères d’Occident ne disposent point de ce langage symbolique du geste ; ils ont bien une méthode traditionnelle de mimique mais bien pauvre, bien caduque, de plus en plus négligée — comme de raison. Mais, par contre, ils jouissent d’un système gymnastique d’une ampleur, d’une variété, d’une perfection sans pareilles ; car le génie occidental qui a élevé les cathédrales gothiques et rythmé les tragédies de Racine, a aussi inventé la danse sur la pointe, la danse d’élévation et a su par le simple linéament d’une arabesque, darder dans l’espace tout ce que l’âme humaine porte en soi de ce tourment de l’au-delà qui nous grandit. Mais ne croyez pas, prince, que ces danseurs qui, dans un espace idéal, tracent ces grandes lignes abstraites, soient honorés par les lettrés et craints par les intrus. Tu te tromperais. Le babou à bésicles leur fait la leçon et le paria du boulevard croit pouvoir les persifler. Et si l’aveugle leur préfère décidément son ami le paralytique, qui s’en étonnerait ?

4 octobre. Le ballet de « Manon ». §

On a choisi le Ballet du Roy — que les librettistes de Manon ont si témérairement fait figurer dans l’acte du Cours-la-Reine — pour les débuts de Mlle Soulé, nouvelle recrue fournie par l’Opéra. Dans ce bref intermède « rococo » elle fit, en somme, bien ; on applaudit ses entrées joliment agrémentées de tous ces petits mouvements battus, frappés, frottés — rocaille chorégraphique, fusant en étincelles autour de ses talons coquettement surélevés ; et l’on ne fut nullement insensible à sa jolie personne.

Quant au rythme, sut-elle toujours l’observer scrupuleusement sur ce plateau exigu, d’ailleurs très encombré ?

Faire danser un menuet, un passe-pied ou n’importe quel pas de l’époque des paniers et des tonnelets entre deux haies de choristes, quelle gageure ! Il faut pour ces danses bien de la marge, car elles se marchent plus en largeur qu’en profondeur. Mlle Camargo n’exécutait-elle pas ses entrées « sur le bord des lampes » encourant de gauche à droite et en revenant sur ses pas ? D’ailleurs rien de plus difficile que l’exécution de ces danses de « promenade » et de maintien. Cela n’a l’air de rien et demande cependant une science peu commune de l’attitude : genoux fléchis avec grâce, cou-de-pied bombé… « Je ne saurais vous dire avec quelle grâce il (Vestris-père) ôtait et remettait son chapeau au salut qui précédait le menuet », nous conte Mme Vigée-Lebrun. Voilà donc ce qui suffisait, sous Louis-le-Bien-Aimé, à la gloire d’un danseur. Peu de chose, n’est-ce pas ? Mais quelles exigences quant à l’exécution !

Eh bien, cependant, quelque chose de la manière juste je l’ai trouvé chez un des interprètes de Manon. Non, j’en conviens, chez ces dames du corps de ballet, mais chez l’artiste qui chantait Lescaut. C’est que M. Baugé ne se contente pas d’accompagner l’émission du son par des portements du corps à l’avenant où d’écarter ses bras comme un nageur en détresse. Preste, élégant avec un peu de cette trivialité que veut le rôle et qui tient du corps de garde ou du tripot, se mouvant toujours en musique, il a bien l’instinct du style plastique opportun : c’est là un mime.

Avec tout cela il y aurait bien des choses à faire et il paraît qu’on en a l’intention à la Salle Favart. Pourquoi la deuxième scène lyrique n’aurait-elle pas son ballet à elle, un « ballet de chambre », comme il y a des concerts de chambre ? On voit déjà figurer sur le programme de l’année deux œuvres chorégraphiques des maîtres Florent-Schmitt et Roussel. Et je suis persuadé qu’en complétant le rococo factice de Massenet par les chefs-d’œuvre souriants de Mozart, de Monsigny ou de Rameau, l’Opéra-Comique aurait pour lui une fois de plus, dans cette tentative, son admirable et unique public. Évidemment il faudrait aussi avoir un personnel. On a bien Mlle Païva, charmante vignette romantique, et dont j’ai eu l’occasion d’apprécier le labeur tenace ; on a encore la jolie débutante du Ballet du Roy. Mais que fait-on de Mlle Alice Vronska — qui, si je ne me trompe fort, a déjà paru à la Salle Favart — avec sa grande allure de sujet classique et je ne sais quel air de noblesse et d’amertume sur son beau profil ? Et puis, il faudrait un danseur ! Car figurer en travesti sans être ridicule, c’est là l’apanage de trop rares danseuses : tout le monde n’est pas fait comme l’Hermaphrodite du Vatican ! D’ailleurs les Russes ont tué ce genre hybride que la grande tradition française a toujours ignoré au temps de sa vraie splendeur.

9 octobre. Madame Joergen-Jensen dans « Coppélia ». §

C’est un bel et utile usage que renouvelle l’Opéra en recueillant de grand cœur les étoiles étrangères. Cet afflux de sang nouveau rajeunit singulièrement jusqu’aux plus vieilles rengaines du répertoire. Et puis, c’est bon signe. Car tant d’hospitalité révèle une belle confiance en soi. Aussi nos Swanilda parisiennes étaient-elles venues offrir à la ballerine danoise salut et fraternité.

Mais si Mme Joergen-Jensen est reçue à son passage à Paris avec le même engouement que naguère sa compatriote Lucile Grahn, cela ne tient pas uniquement à cette belle solidarité internationale qui est une vertu de la confrérie chorégraphique. Entre le ballet de l’Opéra et celui du Théâtre Royal de Copenhague il existe des liens très réels. De même que le Marseillais Marius Petipa avait été le « grand chef » du ballet russe, un autre maître français, Bournonville, venant après Galéotti, fonda la grande tradition danoise. Il créa à Copenhague l’enseignement classique et tira de la légende nationale des ballets d’action — dont celui de la Petite Sirène, d’après Andersen, que j’ai encore pu voir interprété par Mme Price de Plane, mime remarquable. Le ballet danois est ainsi de vraie souche française et nourri, en même temps, de la plus belle sève Scandinave.

Mme Joergen-Jensen a donc interprété Coppélia. Elle est sans aucun doute un fort bon sujet, très sûr de ses moyens. Elle n’a pas, il est vrai, les pointes « italiennes » de Mlle Zambelli qui — et je n’hésite pas à appliquer à notre étoile un mot admirable de Théophile Gautier sur la Fuoco — sont « comme deux flèches d’acier rebondissant sur un pavé de marbre ». De plus, ses arabesques ne sont point assurées par cet équilibre absolu que donnent des jambes posées bien en dehors. Enfin, son « vocabulaire » de temps n’est pas très riche. Mais ses mouvements de danse sont bien liés, désinvoltes, très sensibles à la mesure : ainsi j’ai beaucoup aimé ses jetés en tournant. Elle « dit » la ballade de l’épée en utilisant d’une manière très sensée le langage assez pauvret de la gesticulation conventionnelle, car elle est une traditionaliste convaincue. Mais elle ravive cette scène par son beau regard sombre et par de bien piquants jeux de physionomie.

Somme toute, je préfère le second acte mimé par elle avec un humour charmant et dansé avec un sens très juste du grotesque.

Quant au reste de l’exécution et surtout de la mise en scène, j’ai trop peu à en dire — ou trop, si je m’y mets : cela sera pour une autre fois. Mais ne pourrions-nous pas tirer profit de la visite de la ballerine danoise en nous conformant à la maxime de Bournonville selon qui « la danse théâtrale n’admet pas le travesti ». Je sais parfaitement bien que Saint-Léon a fait exécuter, à la première représentation, le rôle de Franz par Mlle Fiocre, le modèle préféré du sculpteur Carpeaux. Or, les petites moues précieuses et le clic-clac des hauts talons de Franz-travesti sont insupportables. Je ne mets point ici en cause Mlle Valsi qui fait de son mieux. Et qu’on ne vienne pas évoquer la tradition : on n’a pas hésité à couper tout un acte où, cependant, en 1870, la Bozacchi avait triomphé. Si l’on profitait de la 400e qui est proche pour nous faire présent d’un Franz masculin et non plus d’une « garçonne » ?

Mme Joergen-Jensen a été vivement applaudie. Ce sont donc les meilleurs souvenirs de ce terrible Paris qu’elle pourra rapporter dans son admirable capitale où le ballet danse un français si pur, où l’on peut voir la plus belle collection de sculpture française « extra muros », et où les amazones qui galopent au bord de la Lange Linie ont un sourire de fée, naïf et hautain, qu’on ne saurait oublier.

16 octobre. Moa Mandu §

Mlle Moa Mandu, danseuse bosnienne, a une face halée aux traits un peu durs illuminés par un beau sourire qui se fige et, souvent, s’attriste. Svelte, elle use de ces déhanchements languides qui font le charme des madones gothiques. Elle fait remonter son épaule juvénile en fléchissant son cou, et secoue ses cheveux dénoués, lisses et très noirs. Et comme elle est là pour danser, elle danse : Gluck, Chopin, comme cela se fait depuis Isadora, et cette suite de Peer Gynt qui, à force d’avoir été piétinée par les plantes nues d’innombrables danseuses, est devenue une loque musicale. Certaines de ces évolutions sont qualifiées d’inspirations personnelles. Méfions-nous de l’inspiration quand nous ne sommes point sûrs de nos moyens ! Assortir à une page musicale quelques attitudes censées en interpréter l’émotion intime, marquer la mesure en frappant du pied, faire flotter un corps inerte sur l’onde rythmique, cela ne pourrait suffire. Et cette désinvolture avec laquelle Mlle Mandu modifie jusqu’aux titres des pièces musicales, selon son caprice psychologique, ne saurait cacher le néant d’une technique absente. Le parti qu’elle tire d’un souffle haletant, saccadé, pour corser l’impression dramatique, produit une sensation de malaise réel. Et elle achève la plupart de ses danses en se jetant à terre. C’est que trouver l’attitude suprême, statuaire à laquelle aboutit toute danse, réaliser cette transition du mouvement à l’immobilité vibrante, c’est là une chose très ardue, mais qu’on ne doit point éluder.

Cependant il y a des détails aimables. Mlle Mandu utilise parfois le costume avec une intelligence qui fait penser aux Sakharoffs. Une robe blanche, aux plis monastiques, lui donne l’ampleur d’une statue baroque ; trop longue elle entrave son pas. Eh bien, cet obstacle matériel, cette résistance du tissu communique aux pas de la danseuse une expression d’accablement douloureux. D’ailleurs Mme Duncan a eu recours au même procédé dans la lamentation d’Orphée.

Mlle Mandu est bosnienne, avons-nous dit. Mais elle ne nous fit voir aucune de ces danses de terroir, de ces farouches « pyrrhiques » des montagnards serbes, danses dont on suppose volontiers l’existence sans en avoir la certitude. Elle a embrassé le « genre artiste » à l’instar de mille jeunes filles crédules auxquelles on fait accroire que l’on peut s’improviser danseuse. Aussi ce chemin est-il sans issue. Que pourrait-on tirer de cette nouvelle victime du dilettantisme « inspiré » ? Une interprète pour pantomime ? Il est vrai qu’on n’en fait plus. Mais faut-il en somme décourager à ce point une jeune artiste dont la bonne volonté et la conviction sont évidentes ? Sans doute, il le faut, quand c’est là l’unique moyen de lui être utile.

23 octobre. Valses. Chopin à l’opéra. — Le sang viennois. §

La Suite de danses est ostensiblement une « réplique » des Sylphides russes. Sa matière musicale est traîtreusement dérobée à l’œuvre de Chopin ; elle est, d’ailleurs dépouillée de son charme secret le plus subtil par les sonorités indiscrètes de l’orchestre, par l’éclat, bien qu’amorti, de ses timbres. N’est-ce pas la confession d’un isolé sublime, confiée au seul piano qu’on donne, malgré lui, en spectacle ? Mais aussi quelle tentation pour un maître de ballet que de puiser à cette source de vie rythmique indiciblement généreuse et diverse, que d’en transposer l’enchantement alangui, orgueilleux et déchirant !

Chopin est le magicien du rythme impair. Ce mouvement de trois quarts qui régit ses airs préférés : mazurkas, polonaises et valses, n’est-il pas le souffle même de la danse noble ?

Considérez ses mazurkas glissant sur le premier quart et accentuant le deuxième et le troisième avec un cliquetis d’éperons imaginaires. Songez à ses temps de valse qui sont à la danse ce que le mètre dactylique — un temps fort, deux faibles — est à la mélopée virgilienne. On n’a pas voulu, à l’opéra, reprendre celle en ut dièse mineur, déjà réalisée définitivement par Fokine ; nous apprécions cette discrétion, mais n’est-elle pas, cette valse, avec l’Invitation de Weber, et peut-être le chef-d’œuvre récent de Ravel, la floraison suprême du genre ?

C’est ainsi que je me vois obligé à réprouver l’audace du chorégraphe sacrilège « matérialisant » Chopin. Mais j’avoue sans ambages que j’en aurais fait autant.

La Suite s’inspire directement des Sylphides en ceci encore qu’elle se dérobe aux exigences d’un sujet déterminé, d’une action autre que celle qui surgit spontanément de l’incantation sonore. Elle tourne volontairement le dilemme qui, de tout temps, menace le ballet en tant que genre théâtral : le dualisme inéluctable, l’antinomie patente de l’action et de la danse, de la mimique et de l’orchestrique.

Il n’y a là pour relier les épisodes de la Suite que l’unité de l’atmosphère musicale. Il y a bien encore le décor. Celui-ci figure un vague parc rococo avec un escalier à balustres. Comme l’on aurait aimé, sinon la clairière romantique des Sylphides, du moins une salle de fête seigneuriale dans un château « Empire » ou bien dans un vieux manoir hanté. Et combien les anciens costumes nationaux aux manches volantes, tels que les avait gravés encore Stefano della Bella — ou ceux des « lions » de 1830, conseillés par Gavarni et habillés par Staub — auraient bien fait mêlés aux tutus laiteux et fleuris ! Mais qui aurait pu raisonnablement s’attendre à ces Incroyables et ces Merveilleuses de chez le fripier que nous sort l’Opéra ? D’autant plus que toute cette défroque Directoire n’est en aucun rapport de tons avec le cadre. Enfin la belle unité optique des Sylphides était complétée par la participation continue de toutes les danseuses en scène à un ensemble décoratif mouvant, disposé avec soin. Il n’y avait point de ces figurants oisifs encombrant le plateau en spectateurs blasés, à l’instar des marquis de Molière : abus flagrant qu’on s’étonne de retrouver dans la Suite de danses.

Cette Suite s’ouvre par une polonaise fameuse entre toutes. Fokine à Saint-Pétersbourg l’utilisa, orchestrée par Glazounoff, comme introduction musicale. Cet homme audacieux n’osa pas s’attaquer à son rythme souverain, animé de toutes les grandeurs abolies, de toutes les inaltérables fiertés d’une race, à ce Quand même de la Pologne terrassée. À Paris, on ose. Et cependant les danseurs français échouent lamentablement dans les mazurkas et les polonaises. Mouvements simples comme bonjour mais qu’on dirait ensorcelés ; on n’en vient pas à bout. Voyez le bal absolument lugubre, quoique réglé par M. Staats, dans Boris Godounow. En Russie même, pays slave pourtant, les étoiles cédaient le pas, pour la mazurka, aux Polonaises de race, ne fussent-elles que d’humbles coryphées.

Mlle Anna Johnsson est la protagoniste de la Suite. Elle y apparaît moins sensible à l’exaltation lyrique de Chopin qu’aux élégances suprêmes de son allure ; L’adage avec M. Ricaux s’orne de doubles tours exécutés avec vivacité, très beaux aussi ces dégagés en l’air dessinés avec ampleur par la ballerine cependant que le danseur l’enlève ; délicieusement simple cette promenade scandée dont elle prend la tête dans le « prélude » : discret murmure chorégraphique. Mlle Jonhsson qui, toute une semaine durant, assura, sans défaillance, le répertoire, n’est pas une virtuose. Son métier n’éblouit point. Les attaches d’une exquise finesse, ses chevilles fragilement ouvragées ne sont point faites pour les grands temps de vigueur ou d’élévation. Et même sous le tutu à la Taglioni, elle fait moins songer à une lithographie romantique qu’à un cuivre de Monnet pour illustrer Manon Lescaut ou Les liaisons dangereuses.

Laissons de côté un nocturne confus et guindé, mentionnons la variation très sobre de M. Ricaux pour arriver à la « valse brillante » qui est une composition très bien venue.

Mlles de Craponne, Rousseau, Damazio et leurs trois danseurs en font les honneurs. J’ai déjà pu dire ici même tout le bien que je pense de Mlle de Craponne ; très nettement croisés ses entrechats ; très franche la parabole de ses jetées dessus. Nous ignorons ce qu’elle vaut dans l’adage ; tels sont ces lois et privilèges de la hiérarchie chorégraphique que cela ne se saura que le jour où elle passera première danseuse. Nous augurons que ce jour ne doit pas être très éloigné. Bonnes également les deux autres, la brune et la blonde ; quant aux trois hommes, je leur reproche un certain manque de vigueur dans les enlèvements. Le bondissement de la danseuse, projetée et soutenue par le bras du danseur qui seconde et suit l’impulsion donnée, doit produire, — résultante de deux élans conjugués — un effet prodigieux d’élévation.

Tout cela dit — car la critique ne prétend pas être un marivaudage — la Suite de Clustine reste une œuvre vivante. Et c’est ce qui importe uniquement.

Par excès de zèle, je me trouvais à mon poste en pleins cuivres, dès le dernier acte de Samson. Aussi, je dus subir le ballet. On est frappé de voir le piètre parti qui est tiré du dynamisme puissant et de la couleur violente de cette musique. On aperçoit dans cette composition indigente et routinière de nombreuses jolies philistines en rose ou en vert s’adonnant à un exercice prolongé pareil de tous points aux mouvements d’un frotteur qui astiquerait un parquet en mesure.

Il est vrai qu’on en a agi ainsi 507 fois sans que personne y trouvât à redire. Tant pis : on aura dû se tromper autant de fois.

* * *

L’une des Wiesenthal danse à l’Olympia. Car elles sont trois, Elsa, Grete et Berte, comme les Elssler furent deux et cinq les « Sisters Barrisson ». Mais Grete s’était affranchie pour chercher de son côté. Enfant prodigue du ballet, elle le déserta pour suivre Isadora. Elle n’eût été qu’une vague satellite de l’Américaine si l’atavisme d’un rythme ne s’en fût mêlé, rythme issu de la circulation même de son sang viennois : celui de la valse.

Ce rythme ayant bercé d’innombrables couples enlacés avait été amplifié, transfiguré, absorbé par la musique. Il défraya l’œuvre d’un Lanner, d’un Schubert, de cette dynastie indigène des Strauss à laquelle le formidable et pesant Richard, leur homonyme, a voulu s’associer en se servant dans le Chevalier des Roses, d’une valse comme thème principal.

Avec les Wiesenthal le même rythme réintègre la danse, son berceau, pour recouvrer une dernière jeunesse.

Grete se méfie donc de la tunique « grécisante » dont Isadora affuble Chopin ; elle préfère sa petite robe de bal. Ses jambes sont rigoureusement nues ; mais ses pieds chaussent des petits souliers de satin.

Les ondes du Beau Danube bleu, dont la valse capte le rythme, la bercent, petite sirène verte, et la balancent. Elle se laisse faire, se livre avec abandon. Elle se serre, câline, contre la mesure, jette ses bras gracieux et ses cheveux châtains au vent, tandis que, parmi l’envolée de la robe ses talons scandent les trois temps en tournant.

Sa technique ? Quelques rares souvenirs du « rat d’Opéra » que naguère elle fut, quelques temps timidement sautés, des bras et un torse traduisant avec insistance le mouvement musical comme ceux d’un chef d’orchestre. Avec cela discrète, suave sans beauté — jamais triviale — malgré certaines naïvetés dans sa toilette.

Elle a encore tenu à interpréter Berlioz : pantomime d’un style douteux, perruque bleue colifichets dits « avancés » : passons ! Et revenons à la valseuse ingénue, à la Cendrillon viennoise. Il faut l’avoir vue. Mais l’imiter ! À quoi bon ? Ce qui est exquis en elle est insaisissable : l’ombre d’une fumée. C’est l’inconscient de sa race qui s’épanouit en elle. Quelque chose survit-il de l’enchantement aboli de l’ancienne Vienne ? Ce rythme impair inépuisable comme le rêve. Cette étrangère tourbillonnant sur le tréteau parisien ainsi qu’une feuille morte, fraîche, dorée, mais qui déjà se fane.

30 octobre. Le danseur et le préjugé au travesti. §

« On demande des danseurs… »

Très judicieusement, pour avoir un jour des danseurs, on s’adresse à l’enseignement, car on ne saurait en improviser. L’essentiel est qu’on veut en avoir. Or il y a à peine dix ans, à Paris, on ne s’en souciait guère.

À la veille de quitter la Russie, j’ai encore pu voir, dans l’acte final du ballet de Raimonde, ce grand pas hongrois qui est une des plus magnifiques et complexes créations décoratives et rythmiques du septuagénaire Petipa. Ce poème chorégraphique d’une très vaste envergure comporte une « variation pour quatre cavaliers », unique en son genre, variation dont le dénouement est disposé de la façon la plus frappante. Après un repos complet, les quatre interprètes font leur entrée dans la danse un à un par un double tour en l’air, à l’instar des voix dans une fugue — si toutefois cette comparaison peut s’appliquer à une figure chorégraphique. Mais voici l’observation qui faisait ce beau record doublement significatif : en dehors de la Russie et depuis un demi-siècle — ou peu s’en faut — aucun ballet du monde n’apparaissait capable de le réaliser.

C’est que ce demi-siècle a été, dans l’Occident entier, le crépuscule du danseur. Les amateurs ou critiques, voire les historiens d’hier et même d’aujourd’hui, font en somme peu de cas de la danse masculine.

La danse théâtrale apparaît au plus grand nombre comme l’émanation plastique du principe féminin, l’épanouissement de son essence intime, comme un art dont les couleurs et les formes sont saturées d’un attrait sexuel affiné, transposé, dématérialisé, mais d’autant plus intense.

Pour d’autres encore — et ce sont les séraphiques révélations de Marie Taglioni qui en furent la première cause — la danse est une des incarnations de « l’éternel féminin » et de son exaltation idéale, un langage symbolique, une suite d’hiéroglyphes. « On dirait parfois une âme qui danse sous une forme sensible », écrivait, de la danseuse, Jules Lemaître.

Quoi qu’il en soit, ange ou démon, Béatrice ou Salomé, la danseuse triomphait du danseur. L’époque romantique, qui inaugura la suprématie de la virtuose sur l’ensemble, réduisit l’homme à des fonctions purement auxiliaires. Ils n’étaient plus les temps où la rivalité d’Auguste Vestris et de Duport divisait Paris et suscitait des poèmes épiques en six chants. La danse féminine, enrichie et transformée par l’introduction des temps sur les pointes, se différencia nettement de la danse masculine sur la plante et la demi-pointe.

Puis des causes d’ordre social s’en mêlèrent. Pour les participants de la nouvelle civilisation bourgeoise, mercantile, utilitaire, hypocrite quant aux masses, purement intellectuelle dans son élite, de cette civilisation qui amena l’atrophie du geste spontané et du régime cérémonieux du mouvement, la situation de l’homme-danseur se présentait comme indigne, frivole, voire perverse. Elle ne s’accordait point avec la notion même de « masculinité » telle que les mœurs modifiées la concevaient. Ces préjugés sont loin d’être totalement abolis de nos jours. Même les succès sans précédent de Nijinsky n’apportèrent qu’une amélioration partielle à cet état de choses. Le danseur restait socialement disqualifié ; il n’était qu’un collaborateur de second plan au spectacle où l’étoile primait tout. Pour le remettre en valeur, il fallait un grand mouvement d’opinion dont nous commençons à ressentir la répercussion au théâtre.

Le fait est que la tradition de la danse masculine, après un monopole de plusieurs années, suivi d’une suprématie décisive qui se maintint deux siècles, s’était étiolée, rompue, perdue dans tout l’Occident. Théophile Gautier considérait Perrot-l’aérien comme le dernier représentant en France de cette tradition. Un Lucien Petipa n’était plus qu’un mime et le « second » chorégraphique d’une Carlotta Grisi comme Saint-Léon fut celui de la Cerrito. Carlo Blasis, le grand chorégraphe classique de Milan, dont l’enseignement rayonna sur le monde, l’éducateur de la fameuse Pléiade, abandonna la danse à l’âge de vingt-quatre ans à la suite d’un accident. Nous nous réservons la tâche agréable de faire un jour les portraits de ces « as » de la danse, de Beauchamp à Perrot.

Quant à ce dernier (qui fut, et cela vaut d’être mentionné, le prédécesseur, à Saint-Pétersbourg, de Marius Petipa en qualité de maître de ballet), maître des « vols planés », il doit sa technique miraculeuse non point à l’école de danse où il n’a jamais été, mais à son entraînement professionnel d’acrobate. Cet entraînement il l’avait acquis au cirque, car il avait pendant six ans détenu l’emploi de Polichinelle.

Et il y a plus d’un demi-siècle, Bournonville, missionnaire de la danse française, in partibus infidelium ou, sans métaphores, maître de ballet à Copenhague, recommande aux danseurs dans la préface de ses Exercices chorégraphiques de ne point se laisser rebuter par l’injustice de certains critiques qui, ne tenant aucun compte des qualités et du talent des danseurs, s’attaquent à la danse masculine en bloc. La danse théâtrale qui constitue le ballet ne saurait — opine-t-il — se passer de la participation des hommes et n’admet pas les femmes travesties. Cependant l’abus du travesti — dont l’usage en Russie apparaît comme une rare exception — est une des tares du ballet d’opéra français et j’espère être soutenu dans la petite guerre d’usure que j’ai entreprise contre ce poncif inepte.

L’extraordinaire floraison de la danse masculine sur la scène russe a été pour elle une puissante source de vitalité, un philtre de miraculeuse jeunesse. Il y a quelque quinze ans Nijinski brillait seul. Mais tout de suite il a été suivi de près par les Mordkine, les Valinine, les Joukoff, les Novikoff, les Smolzoff à Moscou, par les Vladimiroff, les Romanoff, les Vilzak à Pétrograd — et j’en passe pour éviter au lecteur une nomenclature fastidieuse et peu intelligible de noms en « off ».

Que s’était-il passé ? Nijinsky avait été un génie spontané et fantasque, une force élémentaire. Comment a-t-il pu être, sinon distancé, du moins suivi ? C’est qu’il y avait en Russie une atmosphère créatrice, une collectivité homogène, l’école. Il y avait, entre tous ces jeunes gens, identité de culture physique et rythmique, solidarité de camarades ; il y avait la discipline qui préserve la tradition mais sans l’amplifier. Il faut une personnalité hors ligne pour tenter d’augmenter les ressources d’un genre séculaire. Nijinsky avait cet élan personnel. Et son audace déclencha tout un mouvement.

Voyez les sports. Tel record est établi qui bouleverse toutes les prévisions. Il semble dépasser les forces humaines, apparaît fortuit, surnaturel. Un an plus tard, il est une moyenne. L’accommodation du muscle et des nerfs s’est produite.

Il en est de même dans l’art de la danse. Il est susceptible de progrès. Ce qui était une prodigieuse réussite de Vestris ou de Didelot et qui semblait narguer les lois de la mécanique et de la physiologie, on l’exige aujourd’hui d’un élève. Mais ce progrès ne peut s’accomplir qu’au sein d’une tradition ininterrompue, sans saccades et, pour l’individu, d’une éducation complète.

M. Ricaux est un homme de talent.

Mais s’il réussit la tâche de former ses petites recrues, ce bon danseur ne sera, dans dix ans, qu’un petit garçon à côté de ses élèves d’hier. Quelle orgueilleuse satisfaction pour un artiste véritable ! Car son apport durera autant que la grande tradition dont il tente de restaurer les fondements. Qui sait si l’information que je citais au début de ces lignes ne s’inscrira pas à la première page d’une Renaissance de la danse française ?

J’abandonne à regret ce sujet. Mais je le reprendrai sous peu afin d’exposer sommairement les bases techniques de ce genre ressuscité : l’art du danseur.

6 novembre. Classicisme et exotisme. Une étoile parnassienne : Mlle Schwarz. — Djemil. — Un maître français. — Reprise de « Roméo ». §

On a beaucoup dansé à Paris depuis huit jours. Si on voulait passer sa vie, comme nous, à voir danser, on trouverait de quoi satisfaire une telle fringale. Et, comme nous, on serait trop souvent déçu. Il se peut que les quelques feuillets que je détache de mon journal de danse contribuent à guider le lecteur dans ce dédale de manifestations variées, voire contradictoires d’un art qui s’est perdu — ou peu s’en faut — et qui tend passionnément à se reconstituer.

À son tour, Mlle Schwarz a dansé Swanilda. La tête haute, le dos droit, les épaules effacées, elle traverse le rôle sans éclat mais presque sans défaillances. Elle semble répugner à l’audace des tours de force imprévus et elle évite toute surcharge technique. Ses ports de bras sont très noblement dessinés mais peu variés. Sous la mantille du boléro ou le tartan de la gigue, le tracé de son mouvement reste celui de la danse classique : pur, ample, abstrait. On l’accuse de froideur : soit. Mais nous ne saurions dédaigner cette hautaine retenue, cette douce sévérité de sœur converse qui respecte par-dessus tout la règle de l’ordre chorégraphique dont elle a pris l’habit : le blanc tutu, vêtement séraphique.

Considérez la si belle Variation sur un thème slave ; vous y verrez ceci. Sur une note stridente de l’orchestre, l’étoile projette violemment une jambe à la grande deuxième ; avant de retomber, cette jambe reste un long instant en suspens, vibrante, tandis que le corps porte sur la demi-pointe de la jambe d’appui. Je vois Mlle Zambelli enlever ce mouvement brillant ; il serait plus haut, plus soutenu que celui de Mlle Schwarz : sa pointe aurait parcouru une courbe plus vaste et, dardée victorieusement, piquerait dans l’espace. Quant à Mlle Schwarz, au grand jamais elle ne développerait une jambe au-delà de 90 degrés. L’angle obtus lui est un sacrilège. Que choisirons-nous, de l’audace ou de l’abnégation ? Quoi qu’il en soit, les pas de Mlle Schwarz sont impassibles comme les vers de Leconte de Lisle. C’est là une danseuse parnassienne. Quant à la pantomime, Mlle Schwarz s’astreint rigoureusement au vocabulaire traditionnel des gestes. Je crois qu’elle s’emploie, d’ailleurs très noblement, pour une cause jugée. Sans doute le système de danse classique exige, pour le compléter, un langage mimique conventionnel qui exclut le mouvement naturaliste. Seulement ce langage est resté en enfance. Il serait à refaire pour paraître plausible. Aujourd’hui il semble niais.

Voilà donc Swanilda-Schwarz. Y a-t-il des réserves à formuler sur son interprétation ? Oui, mes anciens griefs. Avec la dernière mesure de la musique une variation doit être finie. Point d’orgue à l’orchestre, immobilité sculpturale sur la scène. Plus rien à faire pour assurer l’aplomb. Ça y est ou ça n’y est pas. Eh bien ! ça n’y était pas toujours.

Quant au ballet de Saint-Léon, il est d’un agrément vraiment inépuisable. L’autre soir, j’ai pris un plaisir particulier à la variation de Swanilda et de ses huit compagnes. On songe à un concerto classique. L’étoile, instrument concertant, indique le mouvement, simple temps d’exercice, mais beau de sérénité, de logique constructive : grand battement, relevé sur les pointes. Le corps de ballet-orchestre reprend le thème, le varie, puis se joint à l’étoile dans un splendide élan d’ensemble. Mais me voilà à « découvrir » Coppélia à la 388e représentation ! C’est que j’affectionne particulièrement ce ballet loqueteux, poussiéreux, attifé comme un truand de la Cour des Miracles. Car sous la crasse du souillon transparaît malgré tout la princesse.

Cependant que je m’en vais en guerre contre le travesti, Mlle Soutzo joue Franz ; sa belle prestance aurait fait mettre bas les armes à quelqu’un de moins obstiné que le critique de Comœdia. M. Raymond est toujours Coppélius ce Prométhée de la Poupée mécanique, comme disait Théophile Gautier dans le dernier feuilleton chorégraphique qu’il a signé. Comme Prométhée au Caucase, M. Raymond est enchaîné à son rôle. Coppélius est à lui comme les allumettes sont à la régie. Il est vrai qu’il s’en tire beaucoup mieux que l’État.

* * *

De huit jours en huit jours, les Vendredis de la Danse à la Comédie Montaigne commencent à devenir une habitude assez douce. L’intention dans laquelle ces matinées semblent conçues apparaît heureuse. Des danseuses qui ne peuvent se faire connaître qu’incomplètement selon le hasard des engagements fortuits, dans une ambiance qui leur reste étrangère, viennent ici pour confesser, dans un cadre intime et dépouillé, leurs ambitions secrètes et leurs rêves familiers. Le directeur observe et laisse faire.

À son tour, Djemil Anik a dansé, nom suave et qu’on dirait parfumé au jasmin. Sa large bouche au sourire placidement féroce, ses longs yeux cernés, sa cotonneuse crinière dégagent un charme sensuel très direct. Elle fait voir son beau torse café au lait (un soupçon de café !) d’Asiatique juvénile avec cette « candeur de l’antique animal » qui seule apaisait Baudelaire. Ses costumes sont d’un goût très discret ; Djemil s’en sert à merveille, ainsi que de quelques accessoires très rares : rose ou javelot pour amplifier ses jeux de scène. Et elle apporte à certaines de ses réalisations un humour très franc, une verve résolument plébéienne. Car c’est là une danseuse populaire, une foraine exotique. Comparez-la à Nyota-Nyoka, la petite Syriaque si finement ciselée, aux poignets si délicats ! Djemil, robuste, est taillée en pleine matière.

Elle est aussi moins précieuse que Nyota, cette Nyota qui danse Perrot et Cappart. Dans une sorte de pantomime mesurée, elle fait jouer ses bras, balance son torse ; elle marche et court ses danses sur la plante ou la demi-pointe, vire sur elle-même et, surtout, pose. Ce n’est pas que la reconstitution ne la tente. Nous avons vu d’elle un triptyque égyptien où elle remplit par n’importe quelles évolutions les intervalles entre plusieurs attitudes calquées sur des documents très authentiques. Elle astreint son corps aux déformations de perspective propres au bas-relief et à la fresque. Labeur stérile ! Elle a interprété de plus des danses javanaises, japonaises, chinoises, etc. ; pourquoi ces transpositions conventionnelles ? La Chine aux Chinois ; empruntons cette devise aux politiciens indigènes. Aussi n’avons-nous pas aimé ce Voyage autour du monde en quarante minutes. Quant aux trois dernières danses, quelle différence patente ! On voit que Djemil en a le rythme dans la peau. Et elle n’a pas exécuté la Danse d’Anitra.

* * *

Je suis allé voir Quinault exécuter à l’Apollo deux brefs intermèdes avec sa danseuse Iris Rowe. À considérer tant de splendeur physique, une telle exaltation du muscle mêlées à l’humanité diminuée et veule d’un spectacle d’opérette j’ai été vivement ému. Trop rapides, sans doute, les deux épisodes qui se précipitent sur ce plateau garni de linoléum sous la lumière brutale et errante des projecteurs, pour étudier à fond l’inspiration et les moyens du maître français. Cependant le plaisir intense que cause cette exécution ramassée, condensée, cet effort massé sur quelques instants vaut une analyse succincte. Une virtuosité très réelle subordonnée de grand cœur à une conception plastique, voilà ce qui semble être la formule de Quinault. Quand on a spontanément admiré les proportions de ce corps admirablement discipliné qui fait songer à la « forme » des grands boxeurs, à cette mâle vigueur qui exclut toute hypertrophie athlétique, toute boursouflure des muscles, on tâche de se rendre compte de l’apport de Quinault. Or celui-ci est par-dessus tout un imaginatif. Et je ne parle pas ici de cette espèce d’imagination plutôt littéraire qui consiste à créer à la danse une motivation réaliste, mais de l’imagination plastique qui tend à créer des formes ou à les combiner d’une façon inédite. J’avais constaté dans un article récent que la technique classique était susceptible de progrès. Les « grands bonshommes » du xixe siècle ont su doter le mouvement d’une amplitude de développements plus grande, d’une envergure très vaste. Quinault organise le groupe de danse en hauteur. Il le coordonne dans un sens vertical. Ses enlèvements de la danseuse sont l’élément propre, frappant, passionné de sa composition. La rose Iris se développe dans l’espace, s’épanouit en arabesques, portée par les bras tendus de son danseur, érigée en trophée, offerte en holocauste. Cette girl naïve, danseuse-enfant, est pour le danseur, constructeur de groupes, un instrument docile, ductile et au son très pur. Et c’est une joie de la voir, du ressac violent d’une danse bachique, émerger radieuse, telle une figure de proue qui sourit à la tempête. Mais, tout de suite, c’est fini.

* * *

Le ballet de Roméo et Juliette, récemment repris, constitue une partition de danse trop importante pour que je l’analyse au courant de la plume, sur une première impression. Cependant je tiens à saluer la rentrée de Mlle Camille Bos, étoile aux qualités éclatantes, mais artiste incomplète, et aussi à rendre hommage à ce vaillant M. Ricaux qui par le bel entrain de ses cabrioles, par la netteté des temps battus, sait compenser ce qui pourrait lui manquer de ressources plastiques. Sa variation sautée a été applaudie avec ferveur. Ayant ainsi débuté « sulla ciaconna », je me vois amené à finir « sul miserere », en constatant certains flottements fâcheux dans les grands ballabili. Sans la discipline et la cohésion de la figuration, l’effort des grands sujets ne donne pas. Ce sont les aiguilleurs qui font dérailler les express. Il suffit d’être du deuxième quadrille pour compromettre un ensemble.

11 novembre. Danseurs viennois. Mlle Wiesenthal et M. Anton Birkmeyer. §

Nous avions parlé avec sympathie de Mlle Wiesenthal, Viennoise, qui valsait au music-hall. Aujourd’hui, elle vient nous dire ses petits secrets sur le vaste plateau du Théâtre des Champs-Élysées. Ainsi faisant, elle se trahit elle-même cruellement. On s’était laissé prendre au charme ingénu de la midinette qui tourne avec effusion dans une guinguette du Prater. Mais elle a péché par orgueil. En s’affublant de colifichets prétentieux, capes, voiles, traînes, en abordant Richard Strauss et Brahms, elle n’avoua que mieux la pénurie et l’incertitude de ses ressources. Elle a le sens du rythme, mais, à tout moment, la débilité de sa technique l’accable. Sa coquetterie apparaît gauche, son geste gourmé. Et si elle n’avait pas cette manière de se jeter corps et âme en pleine valse, bondissant sur ses deux talons, de plonger dans le rythme ternaire comme dans son élément, c’eût été la débâcle. Le néant présomptueux de la marche hongroise, de la rapsodie de Liszt, ne se laissent pas suffisamment dire. Mais toujours dans les valses elle se ressaisit quelque peu et repêche quelque chose de sa spontanéité. Puis, le cabotinage moderniste reprend le dessus, et, soulignant à grands gestes évocateurs un sautillement intermittent, grêle, ou de pauvres petits temps de talons, elle repart vers une nouvelle défaite.

Si on s’étonne de voir cette danseuse de genre s’aventurer sur une grande scène lyrique, M. Anton Birkmeyer semble y être autorisé. Il est premier danseur de l’Opéra de Vienne. Je me figure le dernier ! M. Birkmeyer est un grand jeune homme affreusement décharné, aux muscles saillants. Son maintien est d’une raideur militaire ; il se déplace posément comme on obéirait à une consigne. Dans le Joseph de Strauss, pantomime en musique, il lui arrive de persévérer pendant quelques minutes dans une attitude de recueillement ou d’extase d’où toute force expressive est absente. Jambes nues, il arbore des habillements cocasses. Mais il a appris à danser. Il intercale dans son jeu des arabesques péniblement équilibrées, des temps classiques avortés. Et voilà que dans un accès de mégalomanie ineffable, il entreprend l’Arlequin du Carnaval, triomphe de Nijinsky. Il va il vient, tourne en l’air, pirouette laborieusement, obstinément. On applaudit ce qui l’incite à bisser. Par moments, on croit à une parodie volontaire, à une joyeuse farce dont nous ferions les frais. Car nous avons subi ce spectacle inouï. Si nos hôtes viennois se trompent sur leur propre valeur, ce n’est qu’humain. Mais que le public se laisse faire par nonchalance, par veulerie, par atrophie du sens plastique (que sais-je ?) je n’en reviens pas. Voilà donc les deux faces du sphynx : il trouve Castor et Pollux « rasoir », et il se dérange pour voir des fantoches se trémousser. « L’âge de Phi-Phi », constate Linor. C’est là l’ambiance dans laquelle se produit la renaissance actuelle de la danse. Et elle aboutira quand même, cette renaissance. Car rien ne pourrait enrayer le grand renouveau classique et le superbe élan d’une jeunesse vaillante sur laquelle l’esprit a soufflé.

13 novembre. Échos du temps passé. Éloge de Rameau. §

D’être de cette génération qui rétablit la royauté de Rameau, j’avoue éprouver une joie orgueilleuse. Car cet effort classe notre époque. L’Opéra vient de nous faire l’insigne honneur de reprendre pour nous autres Castor et Pollux ; mais nous n’aurons pas, hélas ! justifié cette confiance en notre entendement musical et notre sensibilité spontanée. Solidement retranché derrière Faust, l’abonné, sournois, se dérobe ; et rien en cette œuvre équilibrée et sereine ne saurait solliciter le snob en quête de stupéfiants sonores. Pour présenter Castor à une minorité avertie de Ramoneurs, comme gouaillaient les « soiristes » du xviiie siècle, l’Opéra doit consentir des sacrifices. Tenons compte de tant de générosité. Et constatons avec amertume qu’un tel spectacle aurait sans doute fait la fortune d’un théâtre de Saint-Pétersbourg ou de Berlin. L’Hercule dijonnais se serait taillé sa part de gloire à côté de Mozart et du chevalier Gluck, seuls survivants au théâtre d’une grande époque méconnue.

À Paris, la campagne « ramiste » dure depuis bientôt quinze ans. Une élite s’y dévoue. Dès 1908, M. Messager reprend Hippolyte et Aricie. Louis Laloy fait paraître son livre sur Rameau, fier bouquin, subtil et combattif comme le fut le maître lui-même ; l’ouvrage de Laurencie suit de près. Landovska arrache aux virtuoses du piano les suites pour clavecin et ressuscite leur charme intime en leur restituant leur timbre. Enfin Jacques Rouché monte au Théâtre des Arts le fameux ballet des Talents Lyriques, geste audacieux et qui voulait dire : nous avons en Rameau un maître insoupçonné de la danse théâtrale. Je m’associe passionnément à cette belle « fièvre française ».

Car la danse est l’essence même du génie de Rameau. « Ses airs de danses dureront éternellement », admet Diderot, un ennemi. Et « l’on danse partout dans les opéras de Rameau, même autour des tombeaux, » comme insinuait perfidement Voltaire. « Il a tout mis en ballets, en danses et en airs de violons », et le poète Collé, qui collabora incidemment avec Rameau, s’en console mal. C’est ainsi ! Quels que soient l’émotion sobre des récitatifs, l’éclat de quelques grands cris pathétiques, un ample mouvement chorégraphique travaille, nourrit, emporte l’action. Et si notre sensibilité est quelquefois délicieusement affectée par des formules expressives, tout, dans cette musique, sollicite nos sensations motrices. On peut dire de Castor et Pollux ce qui a été dit de Carmen : cette œuvre est issue de l’esprit de la danse.

D’ailleurs, d’innombrables entrées de danse sont distribuées dans tous les actes. À chacune de ces entrées s’attache quelque tradition glorieuse ; chacune évoque quelque grand nom quasi légendaire. Quel parti pouvait tirer un maître de ballet de tous ces souvenirs grandioses mais confus ? S’astreindre à une reconstitution laborieuse et décevante, imiter la technique des danseurs d’antan à l’aide de quelque grimoire chorégraphique dont il s’appliquerait à déchiffrer les tracés ? Ou bien utiliser toutes les ressources modernes pour suggérer une atmosphère ? Que nous devait-il : le musée ou le rêve ? La copie ou la transposition ? M. Guerra renonça délibérément au pastiche et ne s’inspira que de la musique. Je crois qu’il faut lui donner raison et nous consoler de voir Planètes et Spartiates faire des pointes et porter le chausson à semelle flexible au lieu du soulier à talon. Au temps de Rameau, les entrées se suivaient, chaque danseur ou groupe remplaçant à son tour un autre. M. Guerra accompagne les soli par d’amples mouvements d’ensemble ; et encore une fois il n’a pas tort. Au xviiie siècle, enfin, l’élément masculin primait à tel point la danse féminine que même les furies, dans Hippolyte et Aricie, étaient interprétées par des hommes. Mais voilà qu’on ne voit qu’un seul danseur dans tout Castor ! Et dire que l’entrée des gladiateurs avait fait fureur à la Salle des Machines, que le grand Dupré avait brillé dans celle de Mars ! Le travesti a tout envahi ! Naguère, les tonnelets, espèces de paniers raccourcis, donnaient aux danseurs une allure singulièrement féminine qui exaspérait Noverre. Portés par des danseuses, ils perdent ce charme équivoque ; d’ailleurs, ils sont insuffisants pour délimiter les rôles. Est-ce là un reproche ? À peine. Car on n’improvise ni un Dupré ni un Lany. On a dû faire de nécessité vertu. Castor a été préparé pendant la guerre.

D’ailleurs, l’entrée d’Apollon, échue à M. Aveline en survivance des sieurs Vestris père et Gardel aîné, est la plus étoffée de toutes. Cambrures et ports de bras, le jeu serré et rapide de temps battus, l’emploi sobre de la pirouette comme ressource suprême et qu’Auguste Vestris fut le premier à prodiguer, le fléchissement du genou et la démarche élastique, tout cela tient du style rocaille magistralement rendu par Aveline, sauf peut-être pour certains temps d’élévation. La chaconne des planètes évolue autour de lui, en rayonnant par groupes de quatre, tels les cavaliers d’un carrousel royal. Apollon s’arrête brusquement dans un grand mouvement décoratif, et immédiatement la musique des sphères se tait : effet saisissant.

Mlle Zambelli est l’Ombre Heureuse que fut jadis Mlle Guimard et, hier encore, Mlle Aida Boni, dont il sied d’évoquer ici le souvenir charmant. J’aime particulièrement le quatrième acte ; ce séjour élyséen où se prélassent les ombres en perruques et paniers blancs fut, pour les sujets de Louis le Bien-aimé, ce que le paradis de Chariot avec les hobbies ailés est aujourd’hui pour les voyous de San-Francisco. L’interprétation de Mlle Zambelli ? Parfaite. Le rôle malencontreux de l’Ombre Affligée demande plus que du talent : du dévouement ; Mlle Schwarz a bien voulu se sacrifier ; nous demandons néanmoins que M. Aveline lui refasse un enchaînement plus digne d’elle que celui de Guerra. Mlle Johnsson prend, après cent quarante ans, la suite de cette Mlle Heinel qui s’appelait comme elle Anna et qui épousa Gaétan Vestris. Or, l’acte d’Hébé — sarabande et gavotte — alerte, papillotant, taquin, sied à merveille à la personnalité scénique de l’étoile. Ses pointes aiguës trottent menu, piquent et mordillent les planches avec prestesse. Boucher, qui fit le dernier décor de Pollux, aurait, il me semble, aimé une telle Hébé. Au troisième acte enfin, une danse dite « rythmique » nous donne l’avant-goût de l’enfer. Contempler la rythmique pendant l’éternité : châtiment diabolique ! Mais, au fait, pourquoi, dans un ballet homogène, veut-on introduire ces expédients puérils ? Mystère !

Par contre, on est frappé par le tact plastique des chanteurs, MM. Rouard et Rambaud, qui s’incorporent admirablement à l’ensemble dansé. D’ordinaire, le chant et la danse apparaissent représentés par deux races différentes et hostiles. Dans Castor, ce sont les éléments d’un tout homogène. Et M. Philippe Gaubert, à son pupitre, semble, par son profil de mousquetaire, contribuer à l’unité optique de ce beau spectacle qu’on voudrait revoir infiniment et qu’on ose à peine redemander vu le peu d’empressement d’un public égaré. J’apprends d’ailleurs que Castor est annoncé pour vendredi : tâchons de mériter cette aubaine.

18 novembre. Le débat de la musique et du silence. §

Les Vendredis de Danse à la Comédie des Champs-Élysées viennent de présenter au public deux spectacles nettement antithétiques : les danses dans le silence de Mlle Yvonne Sérac et un essai de traduction intégrale de la musique par la danse tenté par Mme Odic-Kinzel et ses élèves.

Je n’ai pu assister à la première de ces matinées. J’ignore donc les arguments palpables dont l’expérience a pu appuyer la thèse de Mlle Sérac ; et je ne m’en rapporte point à autrui quant aux choses de la danse. Cependant la conception en elle-même, toute paradoxale qu’elle soit, a de quoi me tenter. Je me propose d’y revenir dans un prochain article.

J’ai vu, par contre, Mme Odic-Kinzel. C’est là une théoricienne. Son ambition est de donner à la musique une interprétation intégrale selon une méthode objective. Je crains fort que la tendance à extérioriser la musique par la danse ne soit en elle-même abusive. Mais je ne tiens pas, pour le moment, à élucider ce problème qui me mettrait aux prises avec la gent dalcrozienne et les épigones du duncanisme expirant. Je m’en tiendrai donc à mes impressions immédiates. Le programme — J.-S. Bach, Rameau, Beethoven, Albert Roussel, Chopin — séduit du premier abord ; il est d’une musicienne. Quant à la traduction, elle se réduit essentiellement à indiquer par le mouvement des bras la durée des sons, les accents et la courbe mélodique de la pièce. Ainsi la participation de Mme Odic dans l’ensemble du menuet de Bach consiste en somme, à développer jusqu’à la seconde position, deux bras harmonieux aux linéaments lourds en faisant saillir un torse dont la beauté massive vaut par ses proportions heureuses. Cependant les jambes ne suivent qu’à grand’peine l’appel des bras qui les invitent à la course au bond, au tourbillonnement des mouvements giratoires. C’est là un chef d’orchestre dirigeant « à vide », les musiciens étant restés chez eux. Ce que Mme Odic appelle danser, une danseuse classique l’appellerait marquer un pas. C’est fort bien, et Mme Odic le fait avec un sens très réel dynamisme latent que comporte le morceau de musique. Mais il importe, après avoir trouvé, d’exécuter.

Mme Odic ne dispose pas des ressources gymnastiques nécessaires pour en faire tant. C’est une planipes, comme l’on disait naguère à Rome, une danseuse pédestre. Ces jambes nues ne savent que marcher, tandis que la danseuse classique glisse et jette et tourne, en parcourant le plateau, en organisant l’espace. Ainsi le Chopin de Mme Odic n’est-il qu’un aperçu timide, qu’un canevas des impulsions dynamiques jaillissantes de la 15e valse.

Les pupilles de Mme Odic se sont astreintes, comme il sied à des élèves, à l’anonymat. Cependant l’une de ces jeunes filles, dont la belle tenue, discrète et grave, a conféré une noblesse réelle à un spectacle fort mince quant au fond, l’une de ces jeunes filles, dis-je, aura dû attirer l’attention du spectateur clairvoyant. C’est une blonde au visage charmant et qui a quelque chose de la plénitude plastique, des proportions arrondies et pour ainsi dire tassées des figurines d’Aristide Maillol. C’est plutôt une académie de Pomone ou de Cariatide que je semble évoquer, non celle d’une danseuse. Et il y a quand même de l’élan dans ses sauts en longueur, du ressort dans ceux en hauteur, simulacres primitifs de la cabriole. Mais elle a assez de ballon pour pouvoir battre et croiser, et je vois fort bien l’entrechat-six compléter le mouvement, et les pointes basses piquer les planches. Chose curieuse ! Tout ce qu’il vous arrive d’observer de résultats heureux dans les nombreuses hérésies chorégraphiques qui affligent le théâtre, comporte un acheminement inconscient vers la danse classique. On est prêt à conclure que s’il existe d’innombrables manières de ne pas savoir danser, il n’y en a qu’une seule de savoir le faire.

* * *

J’avais demandé récemment, en m’apitoyant sur la léthargie chorégraphique (et qui tous les jours s’aggrave) de l’Opéra-Comique, ce qu’on faisait de Mlle Vronska. Je l’ai revue depuis, au cours d’un charmant spectacle donné au Cercle Interallié.

Sur le plateau exigu d’un petit théâtre de fortune, elle a esquissé un air de Grieg, une valse de Drigo, le vieux maestro italien transplanté à l’Opéra de Saint-Pétersbourg. Or, pour la danseuse slave qu’est Mlle Vronska, faite de lyrisme et d’élévation, s’énonçant en grands jetés, en arabesques vastes, ponctuant de temps levés la diagonale du plateau, il faut, avant tout, de la marge. À voir ce grand oiseau de mer se heurter aux barreaux d’une cage rococo, on éprouve une sympathie douloureuse. Car comme l’Albatros du poète, ses ailes trop longues l’empêchent de marcher.

Et cependant Mlle Vronska est un premier sujet qui ferait honneur à n’importe quelle Académie de danse nationale, royale ou soviétique. Mais nous semblons traverser un moment où les qualités de style, la haute tenue traditionnelle, le respect du métier ne paraissent pas être le moyen de parvenir. Si l’on ne sait rien faire, on a la ressource d’« innover ». Mais si l’on fait bien, rien à faire.

25 novembre. L’école du critique. Une leçon de Zambelli. — Divagation sur quelques monstres. §

Le directeur de l’Opéra m’a autorisé à visiter les classes de danse. Je suis très sensible à cette marque de confiance. Aussi n’est-ce aucunement en intrus encombrant et loquace que j’ai voulu assister aux leçons. On ne saurait faire du bruit dans un laboratoire. Dans cette atmosphère de travail la critique volontiers abdique. D’ailleurs, on est complètement absorbé par la préoccupation de voir juste et par la volupté de mieux comprendre. Même quand le professeur indique du bout de son jonc une attitude défectueuse — et qui vous échappe pourtant — d’un sujet, vous avez, tout critique que vous êtes, la sensation d’un écolier pris en faute. Et si les observations directes effectuées pendant les leçons ont pu m’inspirer quelques jugements nouveaux, eh bien, ils resteront des jugements à huis clos.

J’ai donc commencé mon voyage d’études par l’ascension des sommets hiérarchiques de l’enseignement : la classe des grands sujets dirigée par Mlle Zambelli, celle des petits sujets que régit M. Aveline. Les méthodes des deux professeurs sont d’ailleurs à tel point homogènes, leurs efforts si exactement coordonnés que la petite classe apparaît comme un entraînement pour la grande. C’est quand une élève le quitte pour Mlle Zambelli qu’Aveline triomphe. Son cours est un purgatoire qui donne sur l’empyrée.

La première chose qui vous impressionne, c’est le lieu ; la rotonde sous la coupole, avec sa lumière blafarde, si chère à Degas, qui durcit les linéaments et fait saillir les reliefs, la nudité, l’extrême dépouillement de cet atelier de danse. Rien ne subsiste des sortilèges et des escamotages de la rampe. Rejetés comme un masque les petits sourires dont se délecte, au Foyer de la Danse, le désœuvrement des abonnés mûrs. Aucun accessoire, aucun colifichet oiseux. Le costume est le « tutu » réglementaire, uniforme de danse… Il va être midi ; on travaille depuis dix heures et demie. Puis on s’en ira : les professeurs resteront à travailler pour eux-mêmes ; on répétera pendant l’après-midi et le soir on dansera : voilà cette existence qu’on aime croire frivole et évaporée. À considérer ce labeur, cette continuelle tension de l’être vers la perfection, on ne peut être qu’ému. Si réellement le travail ennoblit, c’est là le plus noble des métiers.

Mais à quoi bon, direz-vous, cet effort continu, implacable cette emprise de la discipline qui depuis l’âge de huit ans et jusqu’au moment du plus douloureux des renoncements s’appesantit sur un être de grâce et de faiblesse ? Quelle décevante vocation que celle-ci, où l’on n’a jamais fini d’apprendre et où, tous les jours, on peut déchoir.

Voyez la leçon de Mlle Zambelli. Toutes ces jeunes personnes qui exécutent à la barre la série habituelle des exercices, battements, ronds de jambe, pliés, pratiquent depuis dix ou douze ans le langage classique. Son vocabulaire leur est familier. Toutes ont déjà obtenu des succès personnels. Et pourtant nous les voyons réciter l’alphabet. Viennent les enchaînements. Le professeur commence par marquer les pas en les énumérant ; les élèves se rendent compte qu’elles ont compris en marquant les pas avec les mains. Et telle est la force de l’expérience, l’automatisme acquis, que l’enchaînement est exécuté sans défaillances, tel qu’il a été pensé par la maîtresse. À peine son jonc frappe-t-il le plancher pour donner plus de netteté au rythme. Les observations sont rares, laconiques, purement techniques et portent sur le détail. Ne laissez pas tomber le genou ! Ou bien : « que faites-vous de votre bras gauche ? Ramenez-le donc en arrière ; vous êtes en arabesque ouverte. »

C’est bien peu de chose, n’est-ce pas ? Une leçon de maintien donnée par une institutrice pédantesque ? « Tiens-toi droit, ou je te mettrai une règle dans le dos » comme nous disait jadis le maître d’études. Chinoiserie périmée qui s’attache, se cramponne aux petitesses d’une tradition figée ? Et laisserons-nous échapper l’occasion de faire sur le « jeté-battu » un de ces bons mots qui sont la revanche de l’ignorance béate.

Eh bien, non ! Cette petite défaillance, cette déviation du mouvement qu’avait perçue l’œil infaillible, sombre et lumineux de l’Italienne que son verbe bref et incisif va relever — mais c’est un effondrement, une catastrophe ! Car elle compromet, cette faute d’exécution, l’ensemble tectonique de l’attitude, sa logique constructive et, par ce fait même, son prestige plastique. Elle introduit un facteur fortuit dans une formule ratifiée par un siècle d’expérience. Elle fait grimacer la perfection. Ne laissez pas tomber le genou, mesdames ! Car cela serait un vandalisme inouï ! Vous briseriez cette ligne de l’arabesque, la plus émouvante qu’ait réalisée la pensée classique, cette ligne qui va de la pointe de la jambe ramenée en arrière jusqu’à la pointe des doigts de votre main à plat, portée en avant. Cette ligne droite grandiose autour de laquelle jouent des courbes charmantes et qui coupe sous un angle variable le plan vertical de l’aplomb, respectons-la, car elle est un triomphe aussi grand de l’esprit humain que les contreforts d’une cathédrale gothique ou la colonnade du Parthénon. C’est la fonction traduite en beauté.

Et ramenez donc votre bras, vous, Mademoiselle, puisque Zambelli l’ordonne. Car vous sapez votre équilibre et Zambelli prévoit le dénouement. Vous n’avez pas de contre-poids et votre pirouette va chavirer. Il y aura un arrêt. Le dynamisme du pas va être brisé ; l’ensemble en pâtira. Vous sacrifiez à une pose qui vous plaît le mouvement et ses lois inexorables. Mais le professeur intervient et redresse l’erreur.

C’est pourquoi vous, qui avez du talent, du succès, de la beauté, qui serez demain étoile comme Zambelli, vous dites humblement :

— Oui, mademoiselle ! Merci, mademoiselle !

Et docilement, vous reprenez le pas que vous avez manqué.

Voilà ce qui se passe à la leçon des grands sujets où nous avons pu croire un instant qu’il ne se passait rien.

* * *

Mais à quoi bon ! Que fait, en usant d’un tel despotisme, le professeur de ses élèves ? Mais il en fait des monstres, comme il en est un lui-même. Car vous êtes un monstre sublime,

Carlotta Zambelli ! Et vous l’êtes presque, Lorcia, Craponne, Roselly, monstre blond et rose. Et vous le serez demain, Bourgat !

Pour faire une danseuse d’une enfant gracieuse il faut commençer par la déshumaniser. Ses muscles se plient aux nécessités du mouvement voulu. Ses jambes se tournent en dehors pour amplifier les ressources de l’aplomb. Son torse devient un volume plastique. Ses membres n’agissent plus qu’en fonction d’un mouvement d’ensemble. Ses linéaments affectent des tracés abstraits et symétriques. La danseuse formée reste un être artificiel, factice, un instrument de précision et il lui faut un labeur quotidien pour échapper à la récidive de son humanité première, non transposée. Son être s’empreint de cette même unité, de cette même conformité à sa destination qui fait la beauté saisissante d’une Citroën, d’un avion perfectionné où tout, détails, aspect d’ensemble expriment une suprême fonction : celle de la vitesse. Seulement, l’avion est conçu dans un sens utilitaire ; la notion de beauté s’y superpose. Quant à la danseuse classique, sa transfiguration incessante est le résultat d’une volonté désintéressée de perfection, d’une soif inextinguible de se dépasser. Et c’est ainsi que la fonction mécanique se transforme en phénomène esthétique. La danseuse serait donc une machine ? Eh oui ! Une machine à fabriquer de la beauté.

J’ai vu récemment au Salon d’Automne, un portrait de danseuse, celui de la Pavlova, par Sorine. Eh bien, abstraction faite du « tutu », et en supposant le modèle inconnu, — ce portrait ne peut être que celui d’une danseuse. Tout dans cette figure aiguë, amenuisée, dans ces épaules basses, d’un galbe si délicat, dans ce cou robuste comme une colonne, dans ces avant-bras aux veines saillantes, tout dans cet être est formé, pétri, ciselé, spiritualisé par la danse classique, gymnastique du corps et exaltation de l’esprit. Ah ! que ce n’est pas là une jolie femme !

C’est bien un monstre ! Une étoile qui danse.

P.-S. — Je me rends compte que je suis en retard avec les comptes rendus de nombreuses manifestations de danse, « récitals », interprétations de musique dont je me suis rendu complice en y assistant. Je m’engage donc à combler cette lacune dès que j’en aurai le courage. Comme c’est toujours la même chose ou peu s’en faut, j’ai l’intention de préparer un article définitif et ne varietur qu’on fera passer tous les huit jours ou plutôt une seule fois et que le public, ayant noté la date, relira tous les lundis.

3 décembre. Danses du « Grand Mogol ». §

La partition de danse que comporte Le Grand Mogol se déroule selon des rythmes symétriques et carrés qu’aucune préoccupation de couleur locale ne vient agrémenter ou tourmenter. Aussi, Mme Stichel, maîtresse de ballet, a-t-elle pris le parti fort judicieux de ne pas utiliser cette musique parisienne du siècle passé pour en tirer quelque variante de Shéhérazade, ou bien quelque autre plagiat exotique. Elle a disposé les groupes et dirigé le mouvement d’ensemble de son corps de ballet avec simplicité et symétrie.

Si le résultat manque très ostensiblement de caractère et d’inédit, la tenue du petit ballet reste bonne et discrète : groupes bien équilibrés, lignes amples.

L’interprétation est honorable, régulière sans être éclatante ; le corps de ballet, assez bien éduqué, est à la hauteur de sa tâche — qui n’est pas écrasante.

Mlle Vronska, danseuse étoile, a été dans son pays grand sujet du ballet impérial. Je mentionne le fait, car cette simplicité altière, ce grand air étranger à toute minauderie comme à toute outrance me semblent tenir à l’atmosphère même des grands théâtres de Cour. Mlle Vronska a exécuté ses trois entrées consécutives dans une allure graduée qui aboutit au presto, avec l’aisance et l’ampleur que nous lui connaissions ; la technique de ses pointes, de son cou-de-pied est robuste. Quel dommage qu’il n’y ait, à la Gaîté, pour la seconder, de danseur de la même envergure ! Sans la participation de la danse masculine, tout ballet reste incomplet, aucune étoile ne peut donner sa mesure. Cette lacune a été comblée par une deuxième danseuse étoile. Nous nous demandons quel genre de satisfaction peut tirer l’artiste, qui détient ce rôle, de l’interprétation de pas qui, quoique fort simples, outrepassent ses moyens d’une manière trop évidente ?

4 décembre. Grands mots, petites danses. §

Je suis en retard pour les comptes rendus de plusieurs spectacles de danse ; il sied donc que je liquide cette obligation sans délai.

Au Salon d’Automne M. Malkovsky a donné un spectacle auquel il applique la définition tant soit peu paradoxale de « récital de danse ». Or nous trouvâmes dans le programme des indications comme celle-ci : Polonaise de Chopin, Chant homérique (inspiré par le Michel Angello). À elle seule, une telle macédoine de styles, inconcevable élucubration d’un primaire mégalomane, aurait pu suffire pour classer l’artiste. Nous n’avons pas voulu tenir compte de ce fastidieux verbiage qui pouvait en somme n’être qu’une maladresse. Nous sommes allé voir l’homme. Hélas ! Une pénurie extrême de ressources correspond à ces excès verbaux, une sensibilité blafarde à de si pathétiques promesses. Ce fut une pantomime incolore corsée par des effets d’éclairage d’un agencement bien primitif. Une scène mimée dans le silence à grand renfort de gestes imitatifs put être comprise par le public grâce à un argument détaillé, précaution qui est une belle preuve d’impuissance. Le public est admirable au Salon d’Automne, très nombreux, attentif. Mais aussi quel péril que de se présenter devant des gens qui viennent de se remplir la vue et l’âme des gris-perle de Braque et des savantes rondeurs des Maillol !

Dans la même salle, Mlle Isabel d’Etchessary a présenté la Danse polyrythmique qui est aussi une « danse sans musique » et qui s’énonce sous les espèces de « chœurs du silence » autrement dit de « poèmes chorégraphiques ». Voilà encore une terminologie de grand luxe.

J’avoue en vouloir à Mlle d’Etchessary, voilà déjà un mois : depuis la générale de Peer Gynt, dont elle régla les danses. Je ne savais pas l’artiste si prétentieuse ; je me suis donc tu. D’ailleurs, il y avait dans ce travail une inconscience du problème qui désarmait la critique. Mais je n’ai oublié ni cet exotisme imité des Folies-Bergère, dont s’inspiraient les danses d’ensemble, d’ailleurs inutiles à l’action, ni cette danse d’Anitra que Mlle d’Etchessary a voulue séduisante, lascive et souple et qui aurait dû être une parodie d’un orientalisme narquois, voire bouffon.

Mlle d’Etchessary a exécuté avec plusieurs élèves (pourquoi une éducatrice fait-elle parader les noms de ses élèves sur un programme ?) plusieurs pantomimes dans le silence, où la musique est remplacée par un tapage terrible de pieds sur les planches disjointes du plateau. On mima, on sautilla, ou « fit des pointes ». C’est que Mlle d’Etchessary a certaines notions de la gymnastique classique ; elle semble éprouver une volupté à déformer ces vestiges rudimentaires d’une danse de grand style. Puis Mlle d’Etchessary a parlé de ses intentions qui sont plausibles ; celles avant tout d’exprimer sa sensibilité au moyen de la danse sans recourir à l’intermédiaire de la musique. Mais cependant, à quoi bon minauder et faire ces grands gestes, censés être d’une spontanéité naïve, avec le bras gauche ? Ah ! que tout cela frise le cabotinage !

Au vendredi de Mlle Jeanne Ronsay, à la Comédie-Montaigne, l’atmosphère intellectuelle est bien plus pure. Une telle tension intérieure, une volonté si concentrée pénètre toute la personne de la danseuse qu’on en est attendri. Mais tout est refusé à Mlle Ronsay qui aurait pu faire aboutir cette ferveur. Ce n’est pas seulement la pauvreté de sa technique qui fait que rien ne porte ; c’est aussi l’absence de prestige plastique, de ce rayonnement du corps qui fait qu’une grande danseuse tient la salle avant d’avoir esquissé le moindre pas. Une Pawlova, une Zambelli peuvent rester immobiles ; ce qu’il y a en elles de mouvement latent suffit pour nous ravir. « La vocation sans talent », dit Théophile Gautier dans un feuilleton de 1837, « chose plus commune que l’on ne pense, l’amour insensé pour une muse qui ne vous le rend pas… quoi de plus triste, de plus humain » ! Aussi nous ne pouvons offrir à Mlle Ronsay que peu de chose : notre estime pour sa sincérité… Nous constaterons également qu’elle a un public nombreux et fidèle.

Et pour nous soustraire aux tuniques grecques et aux péplums duncaniens, mentionnons Vicente Escudero, qui a dansé à la Salle Gaveau des danses de son pays. Très belle, la danse masculine espagnole : torse cambré, tension nerveuse de tout l’être, variété inouïe de rythmes et de timbres que le danseur tire de ses talons et de ses semelles. Le plateau en vibre comme la peau d’un tambour. Escudero est un danseur de terroir ; il ne transpose ni ne stylise ; il parle son langage naturel. J’ignore s’il a du talent. Mais pourrait-on dire d’un oiseau qui chante sur la branche s’il a du talent ou non ? C’est aussi là ma sensation quand je vois Escudero virer lentement, les coudes écartés, en trépignant avec une frénésie admirablement mesurée.

Voilà bien des choses rattrapées. Aussi puis-je remettre à un jour très proche la critique des soirées des filleules de Duncan, celle de Matray que je n’ai pas encore pu voir, celle aussi d’un audacieux et attrayant spectacle de danse qu’on vient d’inaugurer au dancing du Moulin-Rouge.

10 décembre « Le Festin de l’araignée ». §

Le Festin de l’Araignée n’a pas été imaginé par un maître de ballet. Un musicien spontané et subtil l’a composé en s’inspirant de la pensée d’un poète. La chorégraphie est ajoutée après coup. Ceci, pour la critique, détermine le point de départ. La partition de danse adhère-t-elle au texte musical, augmente-t-elle la portée de l’œuvre ? Celle-ci ne s’en trouve-t-elle pas endolorie, amoindrie ? Le spectateur ne se sent-il pas frustré, par la réalisation scénique, d’un peu de cette rêverie délectable qu’il a éprouvée au concert ?

À l’intelligent courage d’un grand directeur comme celui de l’Opéra-Comique, nous croyons devoir la plus intransigeante franchise. La chorégraphie simpliste et usée ainsi que l’ensemble de la mise en scène ont fait songer au Châtelet et aux frères Cognard. Voilà bien des éléments dont s’accommoderait la Reine des Carottes mais qui ne s’amalgament point avec la matière musicale de l’œuvre.

La tâche, d’ailleurs, est loin d’être aisée. Il y a, dans la toile d’araignée de M. Roussel, des mailles si fines que la plus menue pointe de danseuse s’y prendrait. Le corps humain, instrument superbe, est d’un emploi limité. Il y a des allures irréalisables pour lui, les « rubati », brusques changements de temps, le déconcertent, les coupes trop diverses d’un rythme syncopé lui échappent. Aussi se plaît-il, cet instrument, aux rythmes francs, marqués et symétriques, aux cantilènes distinctement phrasées. C’est pourquoi l’exécution de certaines œuvres modernes par des danseurs n’est, pour le musicien, qu’un aimable leurre.

Ceci admis, avouons que mainte suggestion rythmique de M. Roussel a été méconnue ou bien pauvrement traduite par la danse, que mainte autre n’a pas été utilisée du tout. Distinctement, parfois nous entendions danser, mais nous n’apercevions rien sur la scène.

Les acteurs de cette fiction entomologique sont des insectes ou des lépidoptères. La ressource indiquée au maître de ballet c’est donc le mouvement imitatif. Ressource aucunement négligeable : Aristophane n’en a-t-il pas, dans les Oiseaux ou dans les Guêpes, usé magistralement ? Et je songe à ces danses des oiseaux et des cerfs filmées en Afrique occidentale et exécutées par des indigènes : ce sont des merveilles de mouvement stylisé et d’une utilisation caractéristique de l’accessoire. Routiniers parisiens, que trop d’insouciance paralyse, méfiez-vous des Siki de la danse !

Car vous avez préféré le moindre effort, l’à-peu-près négligent. Tout ce petit monde aérien qui bat, sous la baguette du chef d’orchestre, de ses ailes diaprées, exigeait sur la scène de grandes envolées de temps sautés. Le plateau serait trop petit ? Mais faites usage du saut vertical, du jeu étincelant des entrechats. Organisez la danse en hauteur par des enlèvements inédits. Il est vrai qu’il n’y a pas de danseurs à l’Opéra-Comique. Les danseurs doivent chercher ailleurs.

Le décor, les costumes sont signés par un maître. Ce qui n’empêche que ce sont des choses qui n’ont rien à voir avec le théâtre. Les accoutrements des mantes religieuses sont des camisoles de force qui entravent le mouvement. Le décor est une vignette agrandie et coloriée avec goût. Mais la scène n’est pas la page d’un bouquin, elle n’est pas une surface : c’est un espace où des danseurs évoluent.

Somme toute, c’est un spectacle à base d’une partition admirable, comportant certaines trouvailles heureuses, mais combien incohérent, illogique, confus. Il manque une conception, une direction voulue et maintenue dans le moindre détail, une volonté unique capable de coordonner, d’intégrer les éléments de l’œuvre. Telle quelle, elle n’est qu’un argument pour ceux qui tournent le dos au théâtre lyrique pour mieux goûter une partition au piano, en tête à tête avec la pensée du musicien.

Même incohérence dans la distribution. Mlle Mado Minty n’est ni une danseuse, ni une mime. C’est une acrobate : bel et périlleux métier. Elle semble réellement habiter sa toile ; elle circule de maille en maille, s’accroche, se suspend, guette les victimes ; mais elle est surtout préoccupée de sa gymnastique. On dirait un mousse qui grimpe dans les cordages tandis que la musique, sur le pont, joue pour les autres. Mlle Minty se désintéresse absolument des rythmes et des mètres chers à M. Roussel ; elle a autre chose à faire. Très souple avec cela ; la mort de l’araignée est remarquablement exécutée.

Mlle Monna Païva danse l’Éphémère. Il y a des chanteurs dont on dit : ils ont un filet de voix. Par leur manière d’émettre et de nuancer le son, par la justesse de l’intonation ils nous procurent un agrément très réel. Mais l’ampleur, le volume leur manquent. C’est un peu le cas de Mlle Païva, danseuse ; c’est même tout à fait son cas. Mais elle exécute avec une élégance discrète, avec une correction qui s’enrichit à vue d’œil de nuances nouvelles ; on reconnaît l’élève assidue de l’admirable professeur qu’est Mme d’Alessandri. Un peu de ballon, s’il vous plaît, Mademoiselle Soulé ! Vous êtes un papillon. Justifiez vos ailes !

11 décembre. La querelle des Anciens et des Modernes. Le procès de Miss Duncan. — Les têtes de l’hydre. — Chopin chez la Goulue. — Mon courrier. §

Certes, Miss Isadora Duncan est une grande coupable. Elle a été l’aiguilleur qui lança la danse dans une voie sans issue et la fit dérailler. Son hellénisme de maîtresse d’école enthousiaste produisit des ravages inouïs. Son dilettantisme musical sévit comme une épidémie. Lève-toi, Lazare, et danse ! clama la démagogue américaine. Et mille jeunes filles se reconnurent subitement danseuses. Une armée surgit autour d’Isadora, une internationale de déchaussées. À grands coups de ses larges pieds nus elle fit sauter Beethoven, courir Chopin, trotter Gluck. Proclamée la rédemptrice du corps qu’elle affranchissait de toute entrave conventionnelle, elle entra dans la gloire. Elle amenait, affirmait-on, une renaissance.

J’ai, en Russie, un ami très cher : un de nos plus subtils critiques. Une intelligence que je nommerai gourmontienne et une sensibilité très pure habitent un corps malingre et difforme. Infirme, il se traîne péniblement à l’aide d’une béquille et d’une canne. Et bien cet homme fut à tel point transporté par le « miracle » duncanien qu’il déclara son art être « le moyen pour nous tous de devenir beaux ».

Sans doute la personnalité de la danseuse était-elle pour beaucoup dans cet engouement, ou plutôt dans cette idolâtrie. Sans beauté, avec sa figure d’institutrice sympathique, son torse sans souplesse, ses pieds comme aplatis et élargis par vingt ans de piétinement sur les plantes nues, Isadora conserve je ne sais quel prestige plastique. Son geste est sobre, parfois évocateur. Et si sa musicalité apparaît douteuse, approximative, le don de l’émotion féconde lui appartient. Sa technique à peu près nulle, se laisse assimiler en vingt-quatre heures par n’importe quelle danseuse. Son audace, par contre, est incommensurable, géniale. Ses élèves et imitatrices, sont innombrables ; pour la suivre on n’a même pas besoin d’audace !

Cependant Isadora aura été utile à la danse. Utile comme l’est un bon petit incendie pour l’embellissement d’un quartier.

Quand Isadora parut, la danse languissait depuis une vingtaine d’années. Les danseuses classiques continuaient leur tâche ardue dans un isolement moral complet ; artistes et poètes se désintéressaient de cette grande tradition. Et la royauté naguère incomparable de l’étoile ne conservait de cette cour, dont Théophile Gautier, Jules Janin, Théodore de Banville, Stéphane Mallarmé, Gavarni et Lamy avaient été les hauts dignitaires, que le dernier carré des abonnés décrépits. Admirable, le « quand même » de ces quelques femmes à l’esprit simple et droit, à l’instinct juste, qui surent maintenir, malgré et contre tous, leur conviction inébranlée et leur métier intact. Car être étoile, il y a encore quelques années, c’était un honneur périlleux.

Eh bien, c’est Isadora qui ramena les foules vers la danse, qui lui créa un nouveau public. Elle sut déterminer un mouvement d’opinion. Cela reste acquis, bien qu’elle usât de sa puissance très réelle pour instaurer des conceptions déplorables et mesquines, qu’elle faussât la sensibilité de ce public. Grâce à elle, ceux qui viennent déblayer le terrain pour reconstruire, ne s’agitent pas dans le vide. Et c’est ainsi que la portée de son effort, quoique négative, apparaît considérable et propice.

* * *

Nous avons dit que les enfants spirituels de cette prodigieuse mère Gigogne étaient innombrables. Anna, Lisa et Margot, que j’ai vues danser les deux « Iphigénies » du chevalier Gluck au théâtre des Champs-Élysées, ont pris, par pitié filiale, le nom de leur éducatrice, Duncan : voilà donc trois têtes bien charmantes qui poussent à l’hydre du duncanisme. Celle, petite, d’Anna, aux traits qui, volontiers, s’empreignent d’une douloureuse extase, admirablement placée sur un cou élégant ; celle de Lisa, beauté vénitienne, blonde aux sourcils noirs qui semble avoir échangé le domino et la botte d’un personnage de Gozzi contre la tunique grecque ; celle de Margot, écolière sage. Ce qu’elles font ? Elles imitent la « maman », trottinent tout autour de la musique et dans les mouvements simultanés n’arrivent pas à s’entendre. Dans les jeux des suivantes d’Iphigénie, les gestes imitatifs sont très gracieux. Il est vrai qu’Isadora exécutait à elle seule cette danse ; elle suffisait, seule, à évoquer tout le chœur. C’est ainsi que, dans sa danse d’après Botticelli, elle était le vent, les nymphes, Vénus, — tout le Printemps. Aussi les trois jeunes filles n’arrivent-elles pas à effacer ce qu’elle avait réalisé seule. Et puis ? Anna est très pathétique dans une marche entravée par un long himation. Mais l’impression de monotonie domine tout. Combien le système a vieilli ; tout y est poncif ; la configuration du pas de course et de marche, le jeu des poignets ; à vingt ans le duncanisme radote déjà.

Tout cela n’empêche pas que je trouve les trois enfants charmantes ; un lyrisme très pur émane de leur attitude ; rien de trivial n’entache leur tenue d’apprenties prêtresses. Quel dommage qu’on ne leur ait pas appris à danser !

* * *

Il allait être minuit quand nous pénétrâmes l’autre soir dans ce fourré touffu de la jungle parisienne qui a nom « le Moulin Rouge ». Aveuglés par les projecteurs, engloutis par un immense vacarme, nous nous frayâmes un chemin à travers une foule compacte d’indigènes montmartrois. Avec une obstination et une monotonie de derviches fanatisés, ceux-ci piétinaient religieusement l’immense tremplin, le regard fixe et un peu fou. Car, dans les danses entravées, l’homme et la femme ne se regardent jamais. Puis une sonnette retentit, la cohue s’écarte, un chasseur nègre balaye le plancher et voilà qu’un blanc essaim de tutus romantiques envahit la place. Il n’y a pas de scène ; le spectateur est à niveau des danseurs ou bien son regard plonge des estrades élevées dans l’écume fraîche du corps de ballet. À peine les féroces stridences du jazz se sont-elles tues et déjà l’âme de Chopin plane, suave et désolée, sur le silence haletant de la multitude. Les blanches ombres glissent sur la mélodie, qui s’égrène, en l’effleurant à peine de leurs pointes chaussées de satin rose ; elles ne s’interposent point, agressives, entre nous et la musique. Elles en montent, telle une vapeur, et retombent en flocons de neige. Alors, dans la solitude et dans la nuit qu’évoque la plainte modulée du violon, se déroule le duo muet des amants. Dans la plénitude même de leurs cœurs, il y a un tourment, un bonheur déchirant qu’ils ne sauraient dire. Aussi ils dansent l’ineffable, absorbés dans l’adage comme dans un rêve jusqu’à ce que l’homme enlève la jeune fille en triomphant, jubilant, enivré de sa force, la tende vers le ciel imaginaire, aux invisibles étoiles. Mais voilà que l’aube point dans l’orchestre et une valse rapide enveloppe tous les danseurs dans un allègre tourbillon.

C’est M. Sandrini qui a réglé les évolutions d’un corps de ballet jeune et actif que certains théâtres subventionnés ou municipaux ont tout lieu de lui envier. Robert Quinault et Iris Rowe sont les protagonistes ; je ne fais que les citer, car un spectacle très prochain doit me fournir l’occasion de parler longuement d’un danseur que j’admire et de sa digne élève.

Mais je tiens à enregistrer l’expérience. Celle d’un ballet classique qui s’épanouit dans cette salle de bal houleuse, dans cette atmosphère fauve de poussière et de sueur. Et je ne saurais oublier cette foule montmartroise, sensuelle et gouailleuse, qui se courbe et se tait devant ce grand souffle qui passe.

D’ailleurs, cette emprise de la danse sur un public à peu près aussi candide et par conséquent aussi exigeant, je la constate régulièrement à « l’Olympia », surtout à ces terribles matinées où il n’y a pas de désœuvrés, mais uniquement des amateurs sérieux, des connaisseurs, des sportifs. J’y ai vu les ballets fantastiques de Matray qui supplée par l’invention grotesque, par le bon goût des décors (amalgame de procédés cubistes avec la saveur des images populaires) à ce qui pourrait lui manquer d’autorité comme danseur. C’est un succédané, si l’on veut ; mais ce n’est pas déplaisant. Une jeune Russe. Génia Nicolaeva, qui double Matray dans la parade d’Arlequin, semble avoir l’étoffe d’un sujet classique. J’ai vu aussi Mme Argentina, l’Espagnole. J’ai aimé son profil aigu, sa cambrure naturelle, la sobriété des moyens employés, la prestigieuse vie rythmique qui anime l’alerte babillage de ses castagnettes et le jeu serré de ses talons. Ses robes sont discrètes et charmantes, surtout celles en batiste blanche à falbalas et à traîne. Ses « zingara » et « allegria » sont d’une danseuse et non d’un de ces beaux modèles ou mannequins de luxe qui commencent à nous arriver d’Espagne.

* * *

Sur ce, il me parvient une lettre fort courtoise et dont le signataire porte un nom à moi inconnu. Ce lecteur m’écrit pour me reprocher mon parti pris en faveur de la danse classique. Celle-ci a, selon lui, une valeur indiscutable : mais c’est du déjà vu. Or le public français serait routinier et conservateur par lui-même. Et mon correspondant m’accuse d’user et d’abuser de l’influence, qu’il veut bien m’attribuer, pour entretenir cet esprit de routine.

Rien de plus aisé que de remettre les choses au point. Sans doute la danse classique dure en évoluant depuis deux siècles, ou peu s’en faut. Elle n’en reste pas moins une chose à peu près inédite. Car notre génération, ou plutôt la précédente, n’a pas su la voir. Ce genre de cécité intellectuelle, de daltonisme esthétique n’est pas chose rare. J’œuvre humblement à rééduquer cette faculté de percevoir la beauté chorégraphique. Je m’enorgueillis déjà de maintes cures heureuses, de mainte conversion éclatante. Car tous mes lecteurs ne m’en veulent pas et j’en ai des preuves. Pourquoi ai-je pu réussir si vite ? Mais parce que l’élite moderne aspire à un art désintéressé, constructif, fidèle à sa loi intérieure, à ses caractères spécifiques. C’est pourquoi, une fois ses yeux dessillés, elle est irrésistiblement attirée vers la danse classique, abstraite, s’énonçant en symboles linéaires, organisant le mouvement comme l’architecture organise l’espace et la sculpture les volumes plastiques.

J’ai toujours été profondément indifférent à la question de savoir si je suis ou non « à la page ». Mais pour le coup, je le suis plus que vous, mon aimable correspondant. Vous prétendez avoir trop vu la danse classique. Il se peut que vous ne l’ayez, au fond, jamais vue.

D’ailleurs, cette accusation de parti pris ne tient pas debout. On m’a vu perdu d’admiration devant le ballet cambodgien ; les danseuses populaires, espagnoles ou bamboulas, m’empoignent — et je ne suis aucunement insensible à cette maxixe qu’exécute le poney noir du clown Pepino. C’est que ce poney possède une technique. Et tout genre, quel qu’il soit, basé sur une technique réelle, a toujours été apprécié par moi avec une déférence facilement enthousiaste.

Vous m’écrivez que vous voulez être éclectique, Monsieur (ou Madame). Si vous êtes, comme moi, amateur, théoricien, critique, je vous en félicite. Nous sommes d’accord. Si vous êtes un danseur, je vous recommande autre chose : une conviction. Ou vous n’aboutirez jamais.

15 décembre. La revanche de la danse2. §

On a vu depuis peu maintes artistes, théoriciennes ou spontanées, exécuter des danses dans le silence. Si d’autres s’en tiennent avant tout à l’interprétation de la musique ou encore tentent de la « traduire intégralement », si Mlle Sérac use de la musique comme d’un agent psychologique qui, ayant déclenché l’improvisation plastique, n’intervient plus pendant que celle-ci s’accomplit, — certaines danseuses ont résolument éliminé de leur art toute base musicale. Elles ne veulent plus de la musique ni comme d’un régulateur du rythme, ni comme d’un décor sonore, ni comme d’une source d’émotions fécondes et de suggestions motrices.

Certes, elles n’ont pas abouti. D’ailleurs, pour aboutir, pour l’emporter dans ce duel avec les enchantements de la musique, il aurait fallu une autorité plastique, une plénitude du mouvement à peine imaginables. Aussi, dans toutes les tentatives qu’il m’est arrivé d’observer « Seul le silence est grand. Le reste est faiblesse. »

Ceci dit, je me prends à songer à d’autres danses dans le silence, réalisées intentionnellement, mais avec des résultats frappants. J’ai vu des danseurs classiques s’exercer sans accompagnement. Autant qu’ils restaient à la barre ou qu’ils exécutaient l’exercice proprement dit, la disposition rythmique était impeccable. Dans les séries de temps battus ou sautés, ronds de jambes ou entrechats-six, la concordance de durée entre les mouvements consécutifs et identiques avait l’exactitude d’un chronomètre. La tension et la détente des muscles agissants se produisait selon un rythme naturel et évident, automatique.

Mais dès que mes danseurs passaient aux enchaînements de pas, ce rythme se désagrégeait, l’équilibre se déplaçait en faveur de l’élément statique, les repos se prolongeaient ou bien le mouvement se précipitait par saccades.

L’expérience nous fait augurer que jamais la danse ne pourra renoncer au support musical. Le contraire tiendrait réellement du miracle. Mais dans toutes ces tentatives, soient-elles désespérées, s’énonce une vérité, une nécessité perçue par l’instinct du danseur moderne : le besoin d’affranchir la danse.

Car la thèse de ces chercheurs qui n’ont pas trouvé, a une grandeur qui est faite pour nous tenter. Elle proclame l’autonomie de la danse, qui veut dorénavant ne se conformer qu’à sa loi immanente. La danse ordonne que la musique abdique sa tyrannie, qu’elle plie son rythme aux exigences du rythme naturel du corps humain. La danse obtiendra de la musique de danse qu’elle redevienne un art appliqué, calqué sur la configuration du mouvement, ancilla choregraphiæ. La danse a donné à pleines mains à la musique qui aujourd’hui, présomptueuse, la prime : la forme de la suite, voire de la symphonie, mille impulsions, mille thèmes.

La musique s’obstine, la danse la congédie. Elle use de son droit de défense. Elle déclare le lock-out.

Mais trêve de métaphores ! Un fait est évident. Nous commençons à considérer la danse dans ce qu’elle a de spécifique, nous en recherchons la définition propre et l’usage conforme à cette définition. Nous affirmons son indépendance esthétique. Nous constatons que dans la collaboration de la musique avec la danse la priorité revient à cette dernière. C’est elle qui organise le mouvement dans la durée. Les temps ne sont plus, heureusement, quand on prônait une œuvre musicale pour son pittoresque et une œuvre peinte pour ses qualités plastiques. La confusion des modes d’expression artistique dont le « chef-d’œuvre de l’avenir » de Wagner fut la manifestation suprême, est remplacée peu à peu par une différenciation fort utile des arts. Ceux-ci, échappés au syncrétisme wagnérien, qui était au fond un attentat de la musique à s’emparer de la toute-puissance, reprennent conscience d’eux-mêmes. Et la danse, qui n’est plus dominée, ni par le musicien, ni par le peintre de décors, ni par le poète, peut souffler un peu avant de reprendre son élan.

Et nous croyons que sa revanche va être éclatante.

18 décembre. Quinault, Rowe. §

M. Robert Quinault vient d’exécuter à l’Olympia une série de danses, résumé quintessencié de sa technique et de ses idées ; il a massé sur une durée de dix-huit minutes trois poèmes de danse, trois variantes de sa conception. Il a, de plus, intercalé entre ces œuvres des fragments de films qui ajoutent encore à cet ensemble d’images mouvantes, à ce répertoire de formes ou bien, tournés au ralenti, servent de démonstration et de référence à la partie dansée. Aussi ces brefs instants nous causent une jouissance plus intense, comportent un enseignement plus serré et plus efficace que tels actes d’un ballet encombré de dialogues mimiques et du fatras des accessoires. Ce n’est pas là un « sketch », un abrégé de spectacle qu’on bâcle nonchalamment. Seulement tout ce qui n’est pas la danse est volontairement éliminé ; celle-ci se suffit à elle-même ; elle suffit à nous combler d’émotions.

Au milieu de ce triptyque de danse s’épanouit le pas de deux classique : adage, variations, coda. Pas de deux « en comprimé », dépouillé de toute transition fastidieuse ; les parties s’enchaînent sans intervalles. La composition est belle et sévère. Quinault y renonce à tous les subterfuges du comédien, au support d’un sujet, aux suggestions d’une ambiance créée, d’un décor, d’une mise en scène évocatrice. Ici l’on danse. Mais que pourrait-on comparer à cette sensation de vie accélérée, intensifiée que nous causent les triples tours de la danseuse, au lyrisme vibrant de l’arabesque à laquelle aboutit la rotation de l’hélice humaine ? Et les suprêmes élégances de l’entrechat, et le pathétique triomphe de l’homme enlevant la danseuse, érigeant de sa droite tendue le souriant trophée !

Le pas de deux, juxtaposition, opposition, synthèse de l’énergie, de la vigueur, de l’impérieuse domination de l’homme et de la ductilité, de l’abandon, de l’impondérable grâce féminine, le pas de deux est une conquête de notre civilisation. Les anciens l’ignoraient. Or je ne connais rien de plus beau, que tels mouvements identiques, simultanés, parallèles du danseur et de la danseuse. Voyez « l’analyse » au ralenti des pas de sissonne. Combien ce parallélisme, ressource suprême savamment ménagée par le maître, multiplie et exalte la beauté intrinsèque de ce saut latéral !

La suite s’ouvre par une danse dont l’intention grotesque, le parti pris de parodie et de sarcasme sont évidents mais dont la réalisation est parfois déconcertante. Quinault et sa danseuse se font un jeu de l’imitation de contorsions et gambades de ces danseurs improvisés et désinvoltes qui ne font qu’un saut du dancing au théâtre. Seulement malgré cet effort de déformation ironique, malgré leurs masques hilares la maîtrise de nos danseurs transparaît. Et quand Rowe portée en triomphe par Quinault, se dressant dans une superbe attitude fait flotter une énorme toile bariolée qui se déroule en traîne grandiose, ce n’est plus drôle du tout car c’est pathétique.

Quant à la Poupée d’Arlequin qui clôt la suite, c’est la partie la plus complète, la plus heureuse, de ce passionnant spectacle. Le motif comique de la poupée désarticulée est exploité avec le plus délicat humour. Et l’adage réunit bon nombre de groupes les plus beaux que Quinault ait construits. Un Russe auquel vous auriez confié l’exécution d’une telle donnée aurait abondé dans un sens violemment burlesque, un Américain se serait laissé emporter par l’invention acrobatique. Quinault fait triompher le goût français.

De tels hommes sont faits pour rendre à la danse classique, art français, sa suprématie de jadis. Sa technique est solide, curieusement complétée par certains temps hors d’usage et qu’il réhabilite, son élévation réelle et sans rien de forcé. Son sens plastique très vif. Ses entrechats, ses doubles tours en l’air, fixés par l’objectif, en sont la preuve documentaire et éclatante. Et il est le maître incontesté des « enlèvements » comme Auguste Vestris fut, jadis, celui de la pirouette. Le taxe-t-on à ce propos d’acrobatie ? Crie-t-on au blasphème ? Qu’importe. La danse classique n’est pas une momie. Et si elle a besoin de sa vieille garde héroïque qui défend, sans lâcher pied, les accès de l’Opéra, il lui faut aussi de ces troupes irrégulières, de ces francs-tireurs de talent qui augmentent son territoire. Je songe à cet autre Quinault, le créateur de la tragédie lyrique qui fut poignardé dans le dos par un hémistiche de Boileau. Mais le Quinault d’aujourd’hui ne se laissera pas faire.

Sa danseuse s’appelle Iris Rowe ; il y a un an ou deux c’était là le nom ignoré d’une petite dancing-girl ; dans un an ou deux ce sera celui éclatant, d’une étoile. Deux petites merveilles de pieds admirablement placés, élan magnifique dans les mouvements giratoires, muscles d’acier, grâce puérile et souple de tout l’être menu mais bien proportionné, voilà bien des choses réunies. En perfectionnant le « dehors » des positions, le « tendu » des dégagés, en développant son élévation naturelle elle aura vite distancé mainte illustration chorégraphique de nos jours.

28 décembre. Les Ballets Léonidoff. §

Le plateau du Théâtre des Champs-Élysées, disions-nous dans une conférence récente, est devenu le lieu où s’affrontent, se mesurent et s’étreignent les diverses civilisations théâtrales de l’univers. Et nous applaudissons à la largeur de vues, à l’éclectisme utile de M. Jacques Hébertot quand il nous ramène Zacconi ou nous révèle Stanislavsky.

D’autres fois, par contre, nous aurions préféré une méthode plus sévèrement raisonnée, une sélection plus plausible des spectacles qu’il nous offre.

Les « Ballets Léonidoff » qui se produisent actuellement sur la plus belle scène de Paris ne causent qu’une profonde stupeur. C’est là du Diaghilev pour sous-préfecture, du Massine de pacotille ou bien du Balieff laborieusement démarqué. Aucune nouveauté de conception, aucune qualité solide d’exécution qui aurait pu suppléer au manque de trouvailles inédites. « L’arracheur de dents », pantomime vénitienne n’est pas sans charme ; il y a là un décor simplifié avec goût. Mais nous avons vu Pulcinella et Les femmes de bonne humeur : à quoi bon cette piquette après ces grands crus. Mais il y a encore une certaine Pyrrhique où l’on voit l’Iliade accouplée avec une polonaise de Chopin ; l’agencement décoratif, les thèmes plastiques touchent au comble du mauvais goût prétentieux et grandiloquent : esthétique digne du hall d’un palace moderne.

L’interprétation est fort inégale ; on distingue quelques professionnels aux qualités techniques considérables : M. Caorsi, M. Cercass — bien proportionné, élégant et susceptible de faire de grands progrès. Il y a encore un prologue qui, comme l’héroïne d’un poème de Verlaine, « parlait italien avec un accent russe ». Quant à la protagoniste et maîtresse de ballet, Mme Ileana Léonidoff, elle n’a réellement aucun des dons requis pour réaliser ce qu’elle a conçu ; ni autorité plastique, ni sensibilité vivace, ni cet élan naïf qui peut suppléer quelquefois aux défaillances du métier. Elle fait des pointes avec acharnement hissée comme sur des échasses sur ses chaussons rembourrés à outrance, ce qui fait vilainement dévier les linéaments des pieds. Somme toute les « pointes » ne font pas l’étoile et Mme Léonidoff ne fait pas grand honneur à 1’« off » par lequel se termine son nom.

28 décembre. Nostalgie d’étoile. §

De la surface blafarde et vibrante de l’écran, Antinéa se détache ; son ombre souveraine se condense, se matérialise, descend dans l’espace réel d’une scène de music-hall. Mlle Stacia Napierkowska, dansant à l’Alhambra, me fait songer aux légendes de toutes les mythologies où l’on voit déesses ou Péris quitter leur séjour éthéré pour vivre et souffrir parmi les mortels. Combien je comprends cette star du cinéma qui, lasse de sa gloire intangible, se retourne vers son passé de danseuse pour entendre les applaudissements d’une salle qu’elle voit.

Ce qui fait le charme personnel de sa danse c’est, avec le mystère de ses yeux d’ombre et l’acuité de son profil, surtout la serpentine souplesse du torse et le dessin sinueux des pas. Elle met en valeur les cambrures et les inflexions de son corps par le jeu des tissus pittoresques, châles d’Espagne ou mouchoirs bariolés. Après une danse espagnole qui parcourt le plateau par onduleux méandres, et qui a un caractère local bien vague, Mlle Napierkowska interprète le Moment Musical de Schubert. Pinçant avec coquetterie son tutu léger et bouffant, un peu penchée, elle marche sur les pointes, en fléchissant les jambes comme dans un menuet de jadis, un pas d’une grâce très discrète. Je lui reprocherai pourtant de ne jamais tendre dûment le genou, ce qui cause une impression de malaise. Puis, c’est l’inévitable, l’inusable, l’insupportable danse d’Anitra, cette rengaine orientaliste qui poursuit le critique de scène en scène.

Pourquoi l’horizon musical du danseur est-il si borné ? Certes, la pièce de Grieg a un rythme séduisant et un thème mélodique agréable. Mais qu’une danseuse qui a vu l’Orient tel qu’il est et non l’Orient « comme on le danse », se contente de cette petite chose factice et désuète, j’ai peine à me l’expliquer. Et Schubert ? N’aurait-il pas fait autre chose que ce Moment qu’Isadora interpréta il y a vingt ans ? Et les valses, les impromptus ? D’ailleurs, pour un pas au rythme allègre et marqué par ce joli « staccato » des pointes, pourquoi n’avoir pas directement recours aux suites de Rameau ou de Couperin ? Le domaine de la musique de danse et issue de la danse est si vaste, si peu exploré ! Que de recherches et de trouvailles à faire ! Et cependant on se tient à quelques scies musicales qui aliènent au danseur le public des concerts qui aurait pu devenir le sien.

28 décembre. Madame Balachova. §

Mme Alexandra Balachova, étoile du ci-devant Théâtre Impérial de Moscou et son danseur, le prodigieux Smolzoff dansent au gala de Femina quelques-uns de leurs duos qu’ils avaient déjà interprétés ici, sur ce même plateau. Mme Balachova nous frappe au premier regard par une certaine plénitude de formes qui diffère de la silhouette stylisée et émaciée de la ballerine moderne et fait songer à ces superbes et majestueuses étoiles d’il y a trente ans, les Del Era, les Heiten.

Dans une étude de Chopin traitée en adage classique elle achève des doubles tours par des attitudes et des renversements éperdus sur les bras de son cavalier qui sont de toute beauté : ces bras arrondis encadrent avec une grâce alourdie de langueur sa figure expressive. Sa danse russe est exécutée avec la grandeur naïve et désinvolte de la femme de peuple russe, le pas norvégien est une « humoresque » très heureuse et que la ballerine joue avec un naturel charmant. La bacchanale de Samson et Dalila ? Pantomime érotique désordonnée et frisant la trivialité. Quant au Cygne de Saint-Saëns, je songeais en considérant cet oiseau potelé, bien en chair, et qui agitait ses poignets comme on agite un mouchoir, au grand coup d’aile et à la douloureuse beauté de celle qui est le cygne : Pavlova.

Et je reproche amèrement aux organisateurs du spectacle de ne pas avoir fait danser à Smolzoff une de ses variations « solo » qui furent un des événements de la saison passée.

30 décembre. Polyphème. §

Le rêve de reconstituer l’orchestique des anciens ou bien, pour user de la terminologie plus circonspecte de Goethe, « s’approchant de la forme ancienne », a de tout temps hanté l’imagination des musiciens et des maîtres de ballet : Gluck et Noverre jadis, Ravel et Fokine hier encore. L’intermezzo de danses intercalé dans Polyphème ne prétend point à une pareille évocation. Une belle intention n’aurait d’ailleurs pas pu être réalisée dans le cadre restreint où le ballet étouffait. Car le plateau de la Salle Favart ne s’est pas mis pour les danseurs en frais d’hospitalité. L’idylle bocagère, le « Waldweben » antique imaginé par M. Cras se déroule sur une scène encombrée par d’énormes rochers praticables ; de grands arbres sont plantés sur tous les plans, toute une flore artificielle complète la mise en scène. Qu’y avait-il à faire ? Mme Stichel fait tourner son corps de ballet autour des arbres dans une sorte de farandole de cotillon ; mais il est difficile de danser une ronde autour d’un arbre en trompe-l’œil qui n’est pas rond. Il aurait fallu, au moins, un arbre « plastique ».

L’interprétation ? Comment en juger dans ces conditions ? Les artistes se débattent contre l’impossible. Ainsi Diane (Mlle Luparia) a tout juste une attitude dans son rôle. Et si nous signalons dans la petite variation de Mlle Soulé quelques entrechats — cinq de volée brillants, si nous constatons les aptitudes plastiques, fort appréciables, de M. Gerlys — nous aurons été aussi explicite que possible.

1er janvier 1923. Carte de visite. §

Nous avons, au courant de l’année, vécu à l’Opéra tant d’heures magnifiques ou amères mais toujours émouvantes et fécondes, que nous nous faisons un devoir de présenter aux dirigeants et au personnel de l’illustre maison, avec nos amitiés, quelques vœux pour l’année qui commence. Nous souhaitons d’abord qu’on revienne à l’usage si heureusement inauguré des soirées entièrement consacrées à la danse qui n’est pas qu’un « vain ornement » du spectacle lyrique. Nous souhaitons encore que les créations en souffrance comme celle de Cydalise, qui compte six mois de répétitions, souvent inutiles car interrompues, comme celle de Padmavati toujours dans les limbes, soient réalisées dans le plus bref délai ; que les reprises faciles à effectuer comme celle des Deux Pigeons, si attendus, ne languissent pas infiniment ; que la 400e de Coppélia, petit chef-d’œuvre français dont le succès est inépuisable, serve d’occasion pour renouveler décors et costumes et pour nous rendre le troisième acte arbitrairement coupé ; qu’on maintienne au programme Castor et Pollux, qui appartient au fond national, impérissable ; qu’on ne laisse pas à l’étranger la gloire d’avoir monté avant l’Opéra des œuvres telles que la Valse de Ravel.

Pour que toutes ces aspirations aboutissent, nous souhaitons à l’Opéra de pouvoir compléter les cadres actuels de la troupe de danse qui, aujourd’hui n’est pas dûment outillée pour les grandes entreprises ; qu’en maintenant le classement par emplois et le concours annuel, on renonce au système égalitaire du« tour de liste ». On ne devrait pas danser Cléopâtre ou Phryné parce qu’on est grand sujet, mais en raison de ses aptitudes pour tel rôle ou telle variation. Et l’on pourrait, en matinée, distribuer aux jeunes qui promettent des rôles dépassant leur emploi ; cela serait un concours permanent qui stimulerait le travail.

Nous souhaitons que la classe de rythmique reprenne sa place dans l’enseignement auxiliaire ; qu’elle se tourne vers les chanteurs et les chœurs qui ont, peut-être, besoin d’elle ; que le professeur de rythmique n’usurpe plus les droits du maître de ballet en montant des œuvres hybrides qui, n’ayant rien à voir avec la danse, ont le don d’exaspérer les musiciens à qui elles paraissent s’adresser ; qu’on abolisse les « emplois de consolation » comme celui de grand sujet de rythmique qui sapent la hiérarchie naturelle et pourraient être envisagés comme certificats d’incapacité.

Tout cela nous ramène vers l’école de danse qui est l’avenir.

Comme aucune juridiction ne trace de limites aux vœux de nouvel an, nous souhaitons à cette école une subvention supplémentaire suffisante pour lui créer un budget indépendant. Dès lors, l’école de danse fournirait à tous les théâtres subventionnés un personnel soigneusement éduqué et tenu de continuer un travail régulier sous le contrôle effectif de l’Académie Nationale. On créerait une classe de perfectionnement pour les étoiles, dirigée par de grands artistes ayant pris leur retraite ou des maîtres étrangers, car il est humainement impossible qu’elles viennent demander des conseils à une collègue, surtout quand cette collègue est une très grande danseuse. C’est pourquoi, d’ailleurs, elles vont chercher autre part ce qu’elles devraient avoir chez elles. On créerait une classe de pantomime au lieu d’avoir recours à des succédanés. On créerait encore une classe d’ensemble, car danseuses et danseurs ne se rencontrent aujourd’hui qu’aux répétitions et en scène ; pour rendre aux adages leur grand style de jadis, danseuse et cavalier doivent longuement travailler ensemble sous l’œil du professeur.

Mais, pour revenir aux réalités palpables, souhaitons à Mlle Zambelli et à M. Aveline de travailler avec le même succès à la formation d’une jeune élite, et à M. Ricaux de poursuivre avec la même intelligence courageuse son dessein de récréer la danse masculine à l’Opéra.

Sur ce, le critique de Comœdia offre une cordiale poignée de main au directeur de la maison de danse et à son vaillant état-major ; il prie également toutes ces dames et tous ces messieurs d’agréer l’expression de son admiration et de sa sympathie pour la troupe qu’il croit destinée à rétablir, dans toute sa gloire, le Ballet français.

6 janvier. Quelques danses sur des airs populaires espagnols. §

Mlle Lolita Osorio est revenue à la Comédie des Champs-Élysées pour y danser sur des airs espagnols populaires. Je sors de son spectacle et déjà les particularités de ses diverses danses se confondent un peu dans ma mémoire. Mais le charme intense et délicat de toute sa juvénile personne subsiste et domine ce qu’il pourrait y avoir d’incertitude dans son exécution. Mlle Osorio a le corps des derniers torses de jeunes filles que Rodin exposa. Ses bras maigriots, mais ronds, aux coudes de fillette encore un peu pointus, ondulent, jouent, s’alanguissent, agissent ; c’est là son vrai instrument, car les jambes ne font que suivre ; le rythme de ses talons est tâtonnant et pauvre ; il n’a rien de la musicalité ni de la virtuosité d’une Argentina. Par contre certains déhanchements, certains portements du corps ont déjà l’allure magnifique des grandes Espagnoles. Une danse orientale nous fit admirer, malgré la discrétion des voiles, un nu d’une élégance parfaite ; ventre de la forme la plus pure, dos admirable qui se creuse aux reins et juste assez de gorge « pour remplir les deux mains d’un honnête homme » comme il se disait au xviiie siècle. Une candeur et une décence parfaite dans tout cela. Ce qui déconcerte un peu, ce sont les œillades de commande et les sourires forcés qui se plaquent sur son joli minois d’adolescente brune ; ce fard de cabotinage dépare son naturel charmant.

Les « vendredis de danse » ont pris ce pli dangereux de nous offrir, pour nous désennuyer pendant que la danseuse change de costume, le tour du chant. Nous aurions préféré rester à attendre tranquillement devant le rideau baissé que de subir ces auditions blafardes où l’on gâche de la belle musique.

8 janvier. Esquisse pour un portrait de Mlle Camille Bos. — les Ballets Léonidoff. — « l’automne » et les « chansons arabes ». §

Pour étudier à fond l’exécution si subtile et la technique méticuleuse de Mlle Camille Bos, les occasions sont réellement trop rares. Coppélia en mai, deux ou trois fois Roméo, et Thaïs plus récemment, voilà tout ce qu’a distribué à l’étoile une direction bien parcimonieuse. Aussi avons-nous dû, pour donner une base d’observation serrée à notre jugement, la voir travailler à la leçon — quitte à projeter mentalement notre vision dans l’espace grandiose de la scène. Si cette transposition facilement fallacieuse demande une expérience assez longue des choses de la danse, j’avoue que le plaisir d’étudier cette sublime gymnastique dans un cadre dépouillé et même un peu maussade, en dehors des enchantements illusoires et tant soit peu barbares de la mise en scène, est l’un des plus vifs qu’on puisse imaginer. Sur le plateau de l’Opéra, l’abstraite et hautaine beauté de la danse classique se mêle trop souvent, quoique sans se confondre avec elles, aux lourdes et grotesques évolutions du chant, aux ineffables poncifs du spectacle lyrique. Le « texte chorégraphique » des ballets mêmes y est de nos jours réduit à son expression la plus simple ; les difficultés qui sont aussi des beautés sont soigneusement élaguées ; de cette façon, la plupart des rôles peuvent de confiance être mis entre toutes les mains. Aussi les heures passées à la rotonde de l’Opéra éclairée par des œils-de-bœuf aux vitres cassées ou dans le petit studio de Mme d’Alessandri comptent-elles parmi les plus heureuses d’une existence de critique.

Mlle Camille Bos porte très noblement sa petite tête aux yeux sans sourire, au front intelligent découvert par la coiffure lisse ; son cou assez long se rattache avec aisance à des épaules un peu tombantes pareilles à celles qui faisaient l’un des charmes singuliers des soirées de Compiègne sous l’Impératrice Eugénie et que Carpeaux affectionnait. Beaucoup de jeunesse — mais rien d’expansif, d’exubérant. Plutôt une tension de tout l’être, une préoccupation dans le regard : celle de l’élève modèle qui ambitionne la maîtrise ; au lieu de sourire aux applaudissements toujours très vifs, elle reste absente, fascinée par le désir de perfection. Elle ne vit pas encore en scène, désinvolte, oublieuse de l’effort ; encore elle exécute.

Or, pour beaucoup de choses, son exécution est celle d’une prima ballerina assoluta. J’ai vu d’elle un enchaînement, d’ailleurs simple, auquel je rêve encore. L’entrechat-cinq de volée y alterne avec l’entrechat-six ; un plié très rapide relie les deux temps battus. Après le premier mouvement où les jambes croisent devant et dont la trajectoire brisée, au nombre de segments impairs, rappelle le zig-zag saccadé de la foudre, l’envolée verticale de l’entrechat-six et sa descente planée nous charment plus que jamais.

Chez Mlle Bos, le brio du premier temps vaut l’ampleur, la netteté parfaite du second. Et les enchaînements de pirouettes : celles à la grande seconde alternant avec celles sur la pointe et le cou-de-pied ! Dire qu’il y a un siècle à peine Carlo Blasis — qui pendant cinquante ans devait dominer l’enseignement de la danse — considérait le changement de position en tournant comme une difficulté suprême ! Ayant pirouetté quatre fois à la seconde, il passait en attitude sur la demi-pointe, celle du Mercure de Jean de Bologne, et cette trouvaille le rendait ivre d’orgueil.

Décidément la danse classique n’est pas stationnaire ; elle est susceptible d’évolution. Il faudra absolument parler un jour de cette modification et de cette amplification de la technique qui ne cessent de se produire. Car aujourd’hui notre sujet immédiat a vraiment de quoi nous passionner par lui-même. Mais pour ne pas effaroucher le lecteur par des termes techniques ponctués d’exclamations, nous résumons en affirmant que tout ce qui est chez Mlle Bos batterie, temps sur les pointes, temps giratoires, apparaît admirable de vigueur discrète et d’élégance. Et ce n’est pas peu dire !

Reste l’élévation et l’adage. Ici j’avoue avoir vu des temps sautés en tournant enlevés avec beaucoup plus d’ampleur que ne le fait Mlle Bos. Et elle ne possède pas l’arabesque. Son torse très droit, voire un peu rigide, répugne à continuer, en se portant en avant, la ligne grandiose, vibrante comme une corde de harpe, qui va de la pointe tendue en arrière jusqu’au bout des doigts de la main tendue en avant ; comme chez Mlle Zambelli, l’attitude est chez elle infiniment plus complète, plus aiguë que l’arabesque. Et c’est le fait de la plupart des danseuses françaises, ou plutôt latines, l’attitude où la verticale de l’aplomb, passant par la jambe d’appui, est barrée par l’horizontale du bas de la jambe croisée, doit sa beauté tectonique au jeu des angles et des lignes brisées. Quant à l’arabesque, elle se ramasse en une ligne unique, flèche qui vire sur un pivot très court. Pour goûter pleinement l’attitude, il faut qu’elle se présente de face ; pour qu’une arabesque porte vraiment, il faut la voir de profil.

Cette constatation, que nous croyons inédite, peut être amplifiée. Tout ce qui est « terre à terre » et batterie, temps sur les pointes et entrechats, doit être observé de face. Les grands temps d’élévation, surtout les jetés, nous laissent mesurer leur ampleur uniquement vus de profil et de biais.

S’il en est ainsi, nous tendrons à croire que les étoiles du firmament latin doivent être le plus souvent envisagées de face, tandis que les danseuses slaves gagnent infiniment, vues de profil. C’est là une question de conformation ou, si l’on veut, de déformation anatomique.

Mlle Bos, puisque nous parlons d’elle, est parfaitement proportionnée. Mais pour qu’elle atteigne dans l’arabesque et l’élévation aux mêmes résultats prodigieux que nous avons constatés pour le reste, les rapports entre la longueur du torse et celle des jambes auraient du être modifiés. Or ce torse écourté et ses jambes allongées qu’il faut avoir pour être libellule, cygne ou sauterelle, nous les avons observés chez de nombreuses Russes — et chez une seule Italienne, la légendaire Taglioni. En France, il faudrait citer, en s’en rapportant aux gravures du temps, la malheureuse et séraphique Emma Livry.

Non, la danseuse française n’est pas faite pour escalader des cieux imaginaires ; il lui est donné surtout de fouler allègrement les fleurs du paradis terrestre.

Encore une fois, après ce long détour, revenons à Mlle Bos. C’est donc là une très belle artiste qui sera une grande artiste le jour où elle saura astreindre les divers éléments de son exécution à une unité plastique plus complète et où ce qu’il y a encore dans sa personnalité d’hésitant, de fermé s’épanouira en plein soleil.

* * *

De nombreux communiqués ont affirmé avec insistance que les critiques parisiens — sauf celui de Comœdia — ont été unanimes à louer les « ballets Leonidoff ». En proclamant ainsi que je suis seul à avoir raison, l’habile auteur dudit communiqué aura sans doute voulu me flatter. Malgré un tel excès d’honneur, nous ne nous sommes pas confinés dans cet isolement splendide ; nous sommes, au contraire, revenu aux « Champs-Élysées » pour voir le deuxième programme, étant respectueux de tout effort assidu. Or, si de nouveau on est unanime à louer, nous risquons encore une fois de rester isolés. Deux choses auraient pu nous gagner à cette tentative de nos hôtes italo-russes. On bien une exécution magistrale qui nous eût prouvé que les grandes traditions de la Scala et de San Carlo ne se sont pas évanouies — et je ne cite pas la scène romaine dont se réclame Mme Leonidoff, car je crois savoir que cette scène n’a jamais eu de tradition chorégraphique. À ce prix nous aurions toléré même un programme sans vie ni fraîcheur. Ou bien encore il nous fallait un effort audacieux, la recherche de formes d’expression inédites ; nous en aurions apprécié les intentions fécondes malgré toutes les défaillances probables d’une technique en gestation. Or, les ballets Leonidoff restent en dehors de cette alternative. Ils ont le tort de s’attaquer avec des moyens de fortune à des tâches que nous avons vu exécuter par des géants. Après la Bacchanale que lança il y a déjà quinze ans Fokine, on ne saurait s’accommoder de l’Automne qu’on vient de nous donner et nous nous rebiffons contre le pastiche de Cléopâtre dans les Chansons arabes ; car, depuis des années, cette même Cléopâtre nous poursuit, arrangée et déformée, de music-hall en music-hall.

De tous les ballets cités et de plusieurs autres, Mme Leonidoff est la protagoniste. C’est une personne assez belle mais ne disposant que d’une technique de dilettante et qui se trompe évidemment sur ses ressources. Est-ce à dire que nous voulons avec préméditation exclure du théâtre de danse tous les artistes de talent qui n’ont pas dès leur enfance profité des bienfaits d’une culture classique et complète ? Nous n’y songeons pas. Mais Mme Leonidoff ne nous paraît pas une nature. En faisant de la danse d’expression, elle mime l’émotion à froid. On résisterait difficilement au déchaînement d’un tempérament impulsif qui, brisant la loi théâtrale, irait par-dessus la rampe secouer les spectateurs dans leurs fauteuils. Mais l’agitation factice de la danseuse ne porte pas. Elle fait de la souplesse — et elle en manque ostensiblement. Elle imite une danse orientale — mais son torse apparaît lourd, ses bras durs. Seraient-ce là des défaillances fortuites ? Nullement. Car nous avons pu, pendant les entr’actes, admirer de fort belles photographies qui enregistrent des attitudes défectueuses et illogiques à souhait. Les décors de M. Aldo Molinari sont des toiles de fond traitées par à plats. Ces panneaux continués par des draperies faisant coulisses simplifient, sans doute, le montage d’une pièce, mais ne répondent à aucune formule plausible de mise en scène. Quelquefois les motifs sont heureux ; quelquefois aussi, comme dans le porche de Salomé, ils frisent le ridicule — et de près. Le choix des matières musicales est fort honorable — si toutefois il est honorable d’utiliser l’ascendant de grands musiciens défunts pour corser l’intérêt de cette chorégraphie « second hand », comme dit l’Anglais.

Ainsi les ballets Léonidoff ne sont aucunement un spectacle parisien. C’est une tournée provinciale assez médiocre, mais Brichanteau a été de tout temps fasciné par Paris, la ville tentaculaire, dispensatrice de gloire. Pourquoi faut-il qu’il soit si facile de se produire à Paris quand on vient de n’importe où ? Cependant un artiste, un chercheur, voire un maître parisien, n’a presque aucune chance de secouer l’indifférence de ses concitoyens.

13 janvier. « Cydalise et le Chèvre-pied ». §

Il est bien rare que l’auteur d’un ballet fasse œuvre de poète. Si, par hasard, un livret n’est pas l’adaptation arbitraire et mesquine du bien d’autrui, c’est donc l’élucubration incohérente d’un maître de ballet à court de sujets empruntés. Seul un Théophile Gautier a su, dans Gisèle et La Péri, élever la fiction chorégraphique à la dignité d’un genre littéraire. Or, le « programme » de Cydalise et le Chèvre-pied, dont l’écriture élégante se laisse — chose peu commune — aisément déchiffrer par le spectateur, est un poème badin et lyrique d’une capiteuse, d’une fruiteuse saveur. Dans ce gobelin à sujet galant et champêtre, l’humour vient à tout instant mêler ses fils d’or à la trame colorée de l’action. Elle est, cette action, vivace et contrastée, établie sur un « dualisme » aussi simple que fécond en jeux scéniques. C’est la folle équipée du jeune faune Styrax qui s’éprend de la danseuse Cydalise mais que les voix de la forêt rappellent à son existence de génie élémentaire. Ainsi, le Jardin et la Prairie, Le Nôtre et la nature, le rythme de la civilisation la plus factice qui fût et la pulsation véhémente d’une vie primitive sont juxtaposés dans le conte dansé de M. Robert de Fiers et du regretté G.-A. de Caillavet, conte où la mythologie galante et pomponnée d’Isaac de Benserade s’allie audacieusement à l’énorme verve bouffonne du Malade imaginaire.

Serait-ce donc là un tableau des mœurs du Grand Siècle, l’évocation d’un milieu précis ? Ou bien la reconstitution laborieuse d’un spectacle sous Louis XIV ? Que non ! On ne nous a offert ni le commentaire savant d’un archiviste-paléographe sur les mémoires du duc de Saint-Simon ni un manuel pour reconnaître le style Mansart.

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Les auteurs de ce ballet éperdument fantaisiste, rêveurs rétrospectifs, amoureux fervents mais frivoles d’un passé violent, jonglent avec l’anachronisme et se délectent au paradoxe historique. Ce qui, pour eux, importe, c’est la grâce des choses fanées, leur malicieux et mélancolique sourire ; ce n’est pas le vase, mais le parfum ; ce n’est pas la vérité austère, mais la splendeur imaginaire ; ce n’est pas la statue étiquetée du musée, mais le torse charmant qui s’effrite sous le lierre. Si l’aventure apocryphe de Styrax ne pouvait figurer décemment dans un volume de M. de Nolhac sur le château de Versailles, M. Bréot, homme curieux et oisif, l’aurait consignée dans ses Rencontres, avec l’assentiment de M. Henri de Régnier, son précepteur en « libertinage ».

On ne saurait, sans la fausser, appuyer lourdement sur cette chose légère, facile, fragile, qu’est le ballet de Cydalise. J’ai cependant une observation à formuler sur l’agencement de l’action — ou plutôt une variante à suggérer. Si l’élément spontané, naturel, candide, incarné dans le personnage de Styrax, s’épanouit avec plénitude, l’allure guindée et cérémonieuse des courtisans ne donne lieu à aucune tentative d’interprétation chorégraphique. Cependant, on aurait pu opposer à « l’impromptu dansé » de Styrax, décousu, nonchalant, impulsif, la préciosité et la régularité d’un menuet de cour. Il fallait, peut-être, susciter à Styrax quelque rival, ce qui aurait amené un duel de danse entre chèvre-pied et talon-rouge. N’y a-t-il pas là le fond d’un pas de trois fait pour corser l’action ?

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Mais nous voilà en pleine chorégraphie. La plupart des danses réglées par M. Staats avec cette inspiration souvent heureuse mais intermittente et fragmentaire qui lui est propre appartiennent au genre du « pas d’action » — qui est une pantomime mesurée à base d’exécution classique. Les épisodes proprement chorégraphiques sont rares et brefs. Au début, les évolutions rythmées des dryades et de la Source éveillent quelques appréhensions, mais leur ennui stylisé se dissipe à la marche des Aegypans. L’entrée de cette phalange de danseurs, au pas cocassement scandé, aux bras repliés et aux pouces détachés de la paume posée de profil à l’instar de Nijinsky dans L’Après-Midi, produit la plus vive sensation. Car cette parade délicieusement burlesque prouve qu’il nous est né un corps de ballet masculin jeune, discipliné, vaillant. La leçon de flûte interrompue par les frasques de Styrax est encore très heureusement conduite ; c’est désinvolte, pétulant, nouveau, en musique. J’aime un peu moins la leçon de danse — dont l’agencement est trop savant, trop symétrique — et cela malgré l’élégance fluette de Mlle Yvonne Franck, gouvernante des Nymphes. Une variation très bien dansée par Mlle de Craponne et qui comporte de forts jolis temps piqués et relevés sur la pointe, nous prive cependant de ce qu’il y a chez cette danseuse de plus personnel : son superbe bondissement. Puis, toute cette joyeuse cohue évacue la scène conduite par le vieux Faune qu’incarne ce bon M. Férouelle, dont l’inaltérable verdeur et la fougue comique s’affirmeront à nouveau dans le rôle du sultan des Indes. Styrax-Aveline reste seul, et alors un monologue dansé et mimé se déroule dont le langage chorégraphique s’apparente à la déclamation lyrique d’un Debussy et a été inauguré par Fokine dans Daphnis. Effronté, espiègle, naïf, insinuant et farouche, le chèvre-pied est joué par M. Aveline en parfait comédien. Mais ce maître danseur est obligé à lutter contre des difficultés irréductibles : torse trapu, parcours limité ; son pied, qui arbore le chausson fourchu, ne peut point fournir l’élan vertigineux du capricant Styrax. Cela fait que l’action paraît, par moments, languir. Le deuxième tableau — un spectacle dans le parc de Versailles — apparaît comme un amalgame savoureux de divers souvenirs « moliéresques ». L’Impromptu de Versailles et Le Malade imaginaire sont mis à contribution. Charmante, la répétition de danse où quelques jeunes gens s’entraînent en cabriolant et en pirouettant. Rien de plus spirituel que ces entrechats-six exécutés en souliers Richelieu à talons et à boucles, accompagnés par l’envolée des perruques, des manchettes de dentelles, des pans d’habits de cérémonie : voilà encore un anachronisme voulu et heureux.

Suit la représentation de la Sultane des Indes. Le pas des apothicaires armés de l’instrument de Molière a soulevé des observations. Je m’en console en songeant que Jean-Baptiste Lulli l’aurait dansé avec délices : seulement, il y aurait montré un sens du rythme bien supérieur à celui des interprètes de notre temps. MM. Marionneau, Péricat, Baron campent quelques figures de comédiens et de spectateurs bien dessinées. Mais l’entrée de Mlle Zambelli efface tout par ce rayonnement qui est l’apanage de la royauté chorégraphique et qui fait qu’on reconnaîtrait l’Étoile parmi mille danseuses de valeur. Ces pointes aiguës et fermes qui sortent du long pantalon transparent et bouffant de la Sultane, emprunté à Shéhérazade, font merveille. Un divertissement très bref nous permet à peine de reconnaître sous de superbes accoutrements de férie foraine Mlle Lorcia et Roselly, si diversement et si victorieusement souriantes ; d’applaudir, comme tout le monde l’a fait, la petite « turquerie » de Mlle S. Dauwe, et de découvrir, parmi l’essaim bariolé des suivantes de Cydalise, la pure et juvénile figure de Mlle Bourgat. Le dernier tableau nous apporte — avec l’intermède charmant du négrillon — un soliloque de Mlle Zambelli, la lecture des billets doux — où l’on voit que la ballerine a de l’esprit jusque dans les orteils ; songez à ces éclats de rire, répercutés par l’orchestre, mimés par les bras, marqués par les pointes agiles ! Suit un dialogue délicatement sensuel, où la rouée se pâme aux bras de l’ingénu, dialogue dont la contexture évoque Le Spectre de la Rose — et c’est fini.

Le succès s’annonce très vif ; et il n’a rien de forcé, de guindé, de démonstratif. Ce qu’on a vu n’est pas, sans doute, un chef-d’œuvre monumental et pathétique comme le sont une composition de Poussin, un groupe de Rude ou bien une tragédie cornélienne. Mais le ballet de Caillavet et de Fiers est une charmante chose française à la manière d’un biscuit de Sèvres, d’un tapis de la Savonnerie ou des Trois Sultanes jouées par Mme Favart.

15 janvier. Trois vedettes. §

En rédigeant le communiqué chorégraphique de la semaine, il sied de citer à l’ordre du jour M. Paul Franck, directeur de l’Olympia, pour avoir bien mérité de la danse ; chargé d’un commandement difficile, il n’a cessé de faire preuve de courage et d’un esprit d’initiative peu commun. Il a gagné du terrain en faisant figurer au programme de son spectacle trois vedettes de danse. Ceci pour l’intention ; quant à la réalisation du « gala », elle n’a pas été sans déboires.

Mlle Isabelita Ruiz est une magnifique créature, à la beauté prenante et provocante, mais nous n’aimons pas son style. Car, à la base de son exécution, nous trouvons l’appétit effréné du succès ; elle pactise avec les instincts du public et leur sacrifie la grande tradition ancestrale.

Récemment, à Séville, Manuel de Falla a organisé un concours de chants andalous ; les « cantaors » amateurs se sont associés pour maintenir intactes les méthodes vocales de leurs pères et pour réagir contre l’attitude des professionnels qui déforment sans scrupule ce qu’il y a de plus précieux dans cet art de terroir. Mais il n’y a personne pour défendre la danse espagnole, antique comme les exploits du Cid, fécondée à deux reprises par l’apport de l’Orient. Eh bien, pour la sincérité et la pureté du style, j’ai plus de confiance en n’importe quelle petite gitanille de l’Albaïcin, laideron basanée et pouilleuse, qu’en cette étourdissante Mlle Isabelita. Que nous sommes loin avec elle de cette sombre ardeur, de cette absorption dans la danse que nous retrouvions encore chez ces somptueuses et décoratives danseuses de la génération de Maria Guerrero ! Du noble langage espagnol, la Ruiz tire une sorte de « petit-nègre » chorégraphique ; elle pratique ce déhanchement provocant des « colored ladies » américaines. Avec elle, l’allure indiciblement hautaine et passionnée — qui a fait Gautier admirer Dolorès Serrai et Manet peindre Lola de Valence — se diminue, s’encanaille — je risque le mot.

Mlle Saint-Mahésa est une grande illustration d’outre-Rhin. Il n’y a pas de livre allemand sur la danse — sauf celui du charmant Oscar Bie — qui ne lui consacre mainte page enthousiaste et qui ne donne la reproduction de ses costumes et de ses attitudes. Ceci nous paraît plausible en Allemagne, qui est essentiellement le pays sans ballet comme l’Angleterre, et est, selon l’un des plus brillants chroniqueurs viennois, le « pays sans musique ». Car l’effort de Mlle Saint-Mahésa porte plutôt sur des recherches de mise en scène, sur la stylisation des attitudes, sur le pastiche d’œuvres plastiques que sur la danse proprement dite. Sa physionomie est originale, mais son exécution très pauvre et sans beauté, ses costumes prétentieux et sans charme. Les évocations exotiques sont aussi arbitraires qu’incomplètes, et nous avons vu avec étonnement des mouvements caractéristiques de l’Extrême-Orient figurer dans des danses indiennes de l’Amérique. On s’étonne encore de voir toutes ces élucubrations pesantes, cette documentation laborieuse, tout ce sérieux et toute cette conviction aboutir à une telle vacuité du fond et à un tel néant de la forme. Pourquoi faut-il qu’on attribue une valeur d’art aux danses où l’élément dynamique et rythmique est ostensiblement sacrifié à des préoccupations « extrachorégraphiques » tandis qu’on hésite à faire confiance à la danse pure, dépouillée de tout apport étranger à sa nature ?

Cependant, un troisième « numéro » est venu mettre fin à nos doléances : celui des « steppeurs » nègres Douglas et Jones. L’un des deux n’est évidemment qu’un médiocre, au sens musical douteux. Mais l’autre, celui qui arbore le large pantalon de l’« excentrique » et une énorme chevelure à la Pichel, est un danseur prodigieux, à l’humour puissant et concentré, à la technique magistrale. À le voir marquer la mesure d’un pied, en faisant glisser l’autre, inerte, paralysé, on est pris d’une gaîté irrésistible ; puis, par des écarts inattendus et des chutes feintes et évitées au dernier moment, il brise le rythme uniforme du « step » qu’il renouera l’instant après avec une parfaite désinvolture. M. Jones (si ce n’est M. Douglas) cache sous son masque couleur de cirage avec les lèvres peintes en blanc, l’un des meilleurs danseurs fantaisistes que je connaisse.

16 janvier. Une soirée à l’hôtel Charpentier. §

Pour reconstituer l’atmosphère unique de la soirée, toute cette ambiance d’une distinction suprême mais qui s’affirme sans effort, mondaine, soit, mais comme le furent les assemblées du Trianon, nous formulerons quelques remarques sur la partie dansée du spectacle. Mlle Zambelli et M. Albert Aveline ont incarné, dans l’à-propos de M. Guillot de Saix, les grâces légendaires de la Guimard et de Vestris ; or, ces grands souvenirs, qui auraient écrasé n’importe quels autres artistes, nos deux danseurs ont su les exalter et les rajeunir. Lulli, Rameau, Gluck, trois époques de la musique de danse française ont fourni la matière de trois « entrées ». Exécutées en souliers à talons, composées de ces temps sur la demi-pointe qui font le charme de la danse de cour, ces entrées plurent infiniment. Mes préférences vont au rigodon de Dardanus, transposition raffinée d’un thème populaire, avec ses demi-tours sautés et ces « jeux de mains » qui sont des « jeux de vilains » traduits dans le langage subtil du xviiie siècle.

Mme J. Chasles a tenté, dans ses Caroles de Noël, de reconstituer les « danceries » du xve siècle. Les pas exécutés : marche rythmée, accentuée par le fléchissement des genoux ou par des mouvements plongeant du corps, sont d’un archaïsme aisé et persuasif ; la tenue des élèves de Mme Chasles reste naturelle et très gracieuse sans l’ombre d’un cabotinage précoce. Mais le vrai triomphe de Mme Chasles et de son intelligent partenaire M. Pierre Marguerite, ce furent les « danses en crinoline » accompagnées par le piston de M. Tauthoux qui évoquait à lui seul tout l’orchestre de Mabille. On a pu voir ce que produit le sens du style appliqué par une artiste complète aux choses les plus futiles. Sa polka mazourka est représentative d’un passé. Ce n’est plus de l’érudition chorégraphique, c’est un avatar prodigieux et réjouissant.

Mme Trouhanowa fit valoir dans sa danse russe accompagnée par les refrains populaires de Mme Litvine, sa grande allure et sa monumentale beauté slave ; Mlle Svirskaya, costumée en bayadère de Besnard, tournoya dans son ample jupe rouge, plissée et qui s’ouvre en parasol, se drapa dans son châle constellé et fit résonner les clochettes attachées à ses chevilles nues ; le caractère occidental de la musique dont elle s’inspira nous déconcerta quelque peu. Enfin, une minuscule danseuse qui porte un nom familier aux fervents de la danse, Mlle Solange Schwarz, « de l’Opéra », interpréta avec la plus grande correction Le Cygne de Saint-Saëns. À considérer ses pointes bien placées, ses bras expressifs et toute sa petite personne sérieuse et élégante, on se croyait en présence d’une étoile authentique, vue par le gros bout de la jumelle. Et ce ne fut pas le moindre enchantement de cette soirée trop vite écoulée.

20 janvier. Danses de jadis et danses d’aujourd’hui. §

En organisant pour ses fidèles lectrices une matinée consacrée aux « danses de jadis et aux danses d’aujourd’hui », le magazine Femina a été très heureusement inspiré. Une rapide et élégante causerie de M. André de Fouquières servit à grouper les épisodes du spectacle selon un plan d’ensemble tout à fait judicieux. Évitant ostensiblement tout pédantisme, le conférencier sut, avec un esprit d’à-propos jamais en défaut, nous présenter les faits essentiels de l’histoire de la danse ; quelques brefs aperçus sur les danses de salon modernes vinrent compléter son exposé. Ce que M. de Fouquières a dit de très juste sur les rapports entre la mode des robes drapées et l’allure des danses entravées et hésitantes ou bien encore sur les variantes de « l’enlacement » mériterait, il nous semble, un développement plus ample.

Ce n’est pas, cependant, entre les danses de jadis et celles d’aujourd’hui qu’était partagé le programme, mais plutôt entre la danse de théâtre et celle de salon. Mlle Bos et M. Raymond étaient venus plaider la cause des danses Directoire, et l’étoile a même eu le courage d’exécuter une variation classique sur le tapis qui recouvrait le plateau ; ils firent honneur à la grande tradition française qu’ils représentent. La Argentina exécuta son répertoire ordinaire : fandango, tango, allegria. Nous avions déjà parlé d’elle ici même en des termes en somme mesurés, voire hésitants : on est si étonné de voir bien danser qu’on commence par se méfier un peu de sa première impression. Eh bien, c’est une fameuse artiste, cette « estrella de Sevilla », et sa renommée immense en Espagne est absolument justifiée. Ce mouvement du fandango où elle développe lentement les bras et se cambre, tandis que les castagnettes exécutent un crescendo subtilement nuancé, comme il est admirablement filé ! Et comme un sens exquis du style national se superpose heureusement à l’habileté technique !

Les lecteurs de Comœdia savent la haute estime en laquelle nous tenons les danseurs excentriques MM. Douglas et John ; ils réussirent parfaitement auprès du public mondain de la matinée, leur humour étant authentique et leur métier parfait. Enfin, M. Van Duren et les trois demoiselles Guy vinrent nous dire sur ce qu’ils pensent de la danse antique, la vérité toute nue. Or, c’est nous, les modernes, qui avons imaginé de déshabiller les anciens, et toute tenue négligée aurait impitoyablement été refusée par le régisseur de l’amphithéâtre de Dionysos ou des Folies-Eleusines.

Très importante la présentation de danses modernes ou tout récemment créées. Mais comment un humble habitué de l’Opéra, qui n’est même pas bachelier du tremplin, oserait-il juger les productions de l’Académie Baraduc ? Or, j’avoue ne pas savoir distinguer le mouvement d’un blues de celui d’un vulgaire fox-trott, ce qui m’amène à supposer qu’il y a, en somme, une danse moderne unique qui comporte un grand nombre de variantes musicales plutôt que chorégraphiques.

22 janvier. Prose morose. §

On doit être préoccupé à l’Académie de danse… La jeune Cydalise languit, s’étiole comme cette autre Cydalise, la grisette diaphane qu’aima Théophile Gautier aux jours bénis de l’impasse du Doyenné et qui, à vingt ans, mourut dans ses bras. Le souffle de la pièce faiblit dès le second tableau et, vers la finale, halète. Au premier examen on n’y comprend rien. Le succès de la générale a été éclatant ; maints snobs jusqu’alors irréductibles admirent ce soir-là l’existence du ballet de l’Opéra. L’humour délectable des harmonies imitatives, la vivace et subtile contexture rythmique semblaient assurer à la partition de M. Pierné une carrière longue et heureuse ; quant à l’ingénieux et poétique livret il pouvait fort bien durer jusqu’à la centième. S’il en est ainsi, à quoi s’en prendre ?

À la conception chorégraphique. Non à la qualité de l’ouvrage, mais au parti pris du réalisateur. Celui-ci n’a pas abordé le problème de danse franchement, sans détours. Nous avions constaté dès le premier jour que Cydalise était en somme une pantomime mesurée, une comédie en musique où tout mouvement de danse ne se produit qu’en fonction de la donnée dramatique. Les thèmes de danse, les développements dynamiques sont rares et sommaires. Le « pas des lettres » que danse Mlle Zambelli ne survient qu’à la fin du spectacle, quand l’attention du spectateur est lassée par mainte longueur. Or la diction de l’artiste est si admirablement articulée qu’on croit l’entendre parler. Mais, au fait, pourquoi ne parlerait-elle pas ? Pourquoi réduire cet épisode tout à fait concret à une expression uniquement mimique ? Cependant il ne faudrait jamais danser ce que l’on pourrait dire.

Ne demandons à la pantomime que de fournir pour le spectacle de danse une armature solide mais très légère, et ce spectacle sera viable. Stendhal, adepte fervent de la pantomime mesurée de Vigano, raillait volontiers l’absence d’exégèse psychologique dans le ballet français. « Un berger, disait-il à peu près, offre un ruban à une bergère et l’on danse à propos de ce ruban. » Formule admirable ! Car il ne faut même pas de ruban pour danser, pour libérer, pour exalter l’esprit chorégraphique, le génie du mouvement organisé, l’imagination plastique, l’ivresse motrice. La danse, jeu divin, divertissement désintéressé où l’être se dilate, s’ouvre, se tourne « en dehors », voilà la matière, la raison d’être du ballet.

Or le metteur en scène de Cydalise s’est méfié des ressources de la danse. Il a en somme remplacé le grand style classique par des effets de stylisation, étouffé le mouvement sous le costume, l’essentiel sous l’accessoire. Mais un spectacle ne peut pas durer uniquement par son agencement décoratif. La façade s’effrite, puis s’écroule — et l’on découvre le trompe-l’œil : il n’y a rien derrière. Combien l’on préfère à ces splendeurs factices ces églises romanes comme l’on en voit en Italie et dont la brique rouge à découvert attend vainement depuis six siècles son revêtement de marbre multicolore. Rien dans un édifice comme le San-Zeno de Vérone ne trouble la disposition harmonieuse des surfaces. La nudité même devient vertu suprême quand elle fait resplendir l’esprit.

J’ai revu hier cette transposition classique de la tarentelle qu’est le ballet de Roméo. Tout, au point de vue réaliste, prête au ridicule dans cet épisode de « ballet blanc » introduit en plein Shakespeare. Le poncif du décor et des costumes est évident. Et cependant quand Ricaux survole comme un grand oiseau planant très bas sur la surface du plateau (car c’est l’envergure qu’il recherche et non la hauteur du saut), quand l’étoile, enveloppée dans une trombe de jetés en tournant et de déboulés, décrit autour de la scène le cercle magique du « manège », le public est ébloui, entraîné, puis conquis.

L’esprit élémentaire de la danse, sa vertu spécifique le captivent. Et cependant on a vu et revu Roméo des centaines de fois. Mes conclusions ? Cette vérité de La Palisse : pour qu’un ballet vive il faut avant tout que l’on y danse. Et je persiste à croire qu’il y a amplement matière à un ballet dansé dans cette Cydalise qui bénéficia d’un si beau départ.

29 janvier. Graine d’étoiles. Plante et fleur. — Grands sujets. — Inconvénients d’un beau titre. §

Nous avons à maintes reprises exposé ici même comme quoi l’enseignement dit classique de la danse constituait une discipline effectivement féconde, complète, créatrice. Par la vertu de cette discipline, par l’exercice gradué de cette savante gymnastique basée sur l’intelligence pénétrante du muscle, tout élève, s’il n’est pas cependant affligé d’infirmités ou de difformités irrémédiables, accède, en un délai pouvant aller de six à huit ans, à la dignité d’un danseur apte à briguer une place dans l’ensemble d’une troupe chorégraphique. Tels se présentent les résultats de cette culture traditionnelle et toujours perfectionnée de la plante humaine.

Nous disons « plante ». Les métaphores d’ordre botanique ne correspondent-elles pas plus directement avec les réalités de la danse que les symboles astronomiques usités ? Rien ne ressemble plus à un beau développé à la seconde ou en arabesque que l’éclosion d’une feuille reproduite par le film accéléré si l’on ne tient pas compte des saccades causées par les tours de la manivelle espacés par des heures d’arrêt. Une vie quasi impersonnelle, végétative, anime ces plantes humaines qui, disposées en parterres rectilignes, massifs ou corbeilles, forment le jardin animé du corps de ballet. Être un élément ductile et actif de ce tout, telle est la destinée obscure mais combien honorable de maintes danseuses quasi anonymes comme le furent les tailleurs de pierre qui édifièrent les cathédrales. Elles ne sont que cire dans les mains du maître de ballet, leur second créateur. En renonçant à toute individuelle velléité, elles se fondent dans l’ensemble qui respire de leur souffle commun. Mais aussi quel enchantement que de voir la plante s’épanouir en fleur, la personnalité se superposer à la fonction incarnée, la danseuse se démasquer sujet. Elle a enjambé la première marche de l’échelle de Jacob qui mène au firmament chorégraphique. Petit sujet aujourd’hui, elle peut être grand sujet demain — ou plutôt après le concours de juillet — si elle en a l’étoffe. Et ce degré une fois franchi, la voilà vice-ballerine, « papabile » dès le prochain conclave ! Dans les pas de huit, de quatre, de trois, sa personnalité naissante se juxtapose à celles de ses égales hiérarchiques ; dans la variation, elle s’affirme librement.

Mais au fait, librement n’est qu’une façon de parler. Dans les ballets, tels qu’on les donne aujourd’hui, les variations confiées aux grands sujets sont chose rare. Toute la matière est répartie entre l’étoile et les ensembles. La variation de « Cléopâtre » dans Faust est à peu près l’unique épreuve vraiment significative à laquelle sont soumis les sujets. Et cette danse ne peut aucunement répondre aux aptitudes diverses de toutes les concurrentes en présence.

Cette variation de Cléopâtre — dont certes on abuse et qui ne saurait convenir à tous les tempéraments — n’en reste pas moins une chose magnifique et saisissante. Dès les premières mesures de cette page articulée musicalement avec une extrême netteté et accentuée avec une énergie très pathétique, nous voguons en pleine danse. Après un rapide pas de bourrée, la danseuse dégage à la grande seconde et, pendant que ses bras impriment au corps un mouvement rotatoire, la jambe d’appui, par un effort du coup de pied, se détache de terre et, pointe basse, s’enlève. Ainsi, dans ce pas sauté en tournant, la jambe agissante enveloppe d’un vaste cercle l’ascension verticale du corps qui vire en montant. En exécutant à trois reprises le mouvement grandiose et léger que nous venons de décrire, la danseuse a remonté à reculons le plateau incliné — et elle le redescend en diagonale, par un enchaînement de pirouettes et de temps battus, somptueux et complexes, selon le rythme lourdement scandé de l’accompagnement.

Nous avons vu récemment Mlle de Craponne danser, au pied levé, le rôle d’Hélène ; eh bien, nous préférons, pour le moment, sa Cléopâtre. À maintes reprises nous avons parlé ici-même des mérites de ce sujet qui sont évidents. Nous louerons encore la fougue et l’ampleur de ses temps sautés et cette qualité si rare : le ballon.

Une physionomie sympathique et agréablement animée qui ne se fige ni dans le sourire de la révérence ni dans la charmante panique des déboulés, l’utilisation très sensée des ports de bras — qui savent dans la variation citée accompagner la jambe et amplifier le cercle par elle tracé en spirale — voici les autres raisons des beaux succès de Mlle de Craponne. Pourtant, c’est Mlle Rousseau, qui dans Cléopâtre, atteint une perfection quasi absolue, si toutefois perfection peut être le synonyme de correction. Ne vous trompez pas à son profil accentué et à sa brune chevelure : cette fausse Espagnole n’est que mesure et clarté française. Dans ce même tour à la grande seconde ses jambes sont bien près de figurer un compas ouvert sous un angle droit. C’est rassurant, exact et complet comme une formule de mathématique. La jambe droite est tendue comme une flèche, le genou bien en dehors se présente de profil ; c’est une leçon de choses. C’est aussi très beau de pureté graphique. Et il faut voir Mlle Rousseau battre l’entrechat-six, ce mouvement complexe et symétrique qui est bien de son fait : on pourrait mesurer l’amplitude de chaque temps, les segments des deux lignes brisées que décrivent, en croisant et se décroisant, les jambes — et les rapports se montreraient exacts comme dans un tracé d’architecte. Désinvolte, discrète, vigoureuse sous des dehors frêles, grand sujet, s’il y en a.

Avant-hier encore nous avons revu, toujours dans la même variation. Mlle Lorcia. Brune aux yeux noirs que les sourcils surmontent en arcs altiers, aux bras élégants, longs, un peu secs, au port de corps royal, voire un peu rigide, aux jambes fines quoique musclées, cette jeune fille apparaît être de la même matière dont sont faites ces Italiennes : une Ferraris jadis, une Zambelli de nos jours. Zambellienne cette acuité nerveuse de l’allure, zambellienne aussi l’école. A-t-elle bien fait dans Faust l’autre soir ? Ma foi, je ne sais trop. M. Gaubert, énervé ou pressé, déconcertait quelque peu les artistes. Mais nous avons goûté cette énergie quasi farouche avec laquelle elle déclenche un tour, la grande et vibrante manière de l’ensemble. Lorcia est une nature. Saura-t-elle s’acharner au travail au point de mériter la tunique immaculée qui fut naguère l’uniforme de l’étoile, qu’elle soit Péri ou Salamandre ? Car on ne badine pas avec la danse.

Parler de Mlle Lorcia sans citer Mlle Roselly, quel paradoxe ! C’est par le contraste qu’elles tiennent l’une à l’autre, car elles n’ont en commun que la jeunesse et le talent. Cependant je n’insisterai pas sur Roselly-Cléopâtre. Je signalerai, en soupirant — toujours dans le même mouvement décisif — une jambe imparfaitement tendue, au genou un peu en dedans. Mais toute cette variation de bravoure, saccadée pathétique, ne sied point à Mlle Roselly. Elle est plutôt, (comme cette Mlle Debry au profil accusé, aux pieds menus, aux bras fragiles) Phryné. Cette variation de Phryné discrètement glissée, ponctuée de temps piqués, s’enveloppe de ports de bras mélodieux, s’alanguit en portements de corps passionnés. Je ne sais si le nom de Mlle Roselly est un nom de guerre ; mais s’il en est ainsi, on ne saurait trouver mieux pour la peindre ; blanche, blonde et rose. Ses proportions sont charmantes, les bras arrondis, fuselés, mais elle manque encore de caractère ; c’est ce qu’on appelle, en cinématographie, un beau fondu. Reprocherons-nous à la danseuse la plus belle chose au monde : la jeunesse ? Que non ! Mais nous exigerons d’elle le travail qui sculpte les formes et précise les lignes ; et alors nous la verrons s’épanouir. Car si je reviens à mes métaphores de botaniste, je n’ai qu’à inscrire sur sa fiche : Roselly-Rose France…

29 janvier. Le « vendredi » de Mlle Nérys. §

Images dansées ou bien encore costumes dansés : voilà la formule de la matinée donnée par Mlle Germaine Nérys et M. José de Zamora, danseur-costumier, à la Comédie des Champs-Élysées. Ce spectacle m’a fait songer à ces mémorables présentations de modèles sur la piste de l’Oasis, l’an passé, où d’adorables jeunes filles faisaient le tour du plateau en adaptant l’allure et la forme du mouvement à la coupe de leurs vêtements de ville ou de soirée. Or les costumes très somptueux arborés par Mlle Nérys entravaient plutôt les mouvements indiqués à l’artiste par le maître Clustine qu’ils ne les secondaient ou les « habillaient ». Cette lutte contre le costume récalcitrant absorbait fâcheusement la danseuse. Nous pouvons comprendre un homme de théâtre quand, comme Michel Larionoff, il s’évertue à circonscrire et à limiter volontairement le mouvement par l’usage du costume « rigide » ; encore ne le suivons-nous pas dans cette voie. Ici le résultat était fortuit ; non un parti pris mais une défaillance. Ainsi nous avons aimé le costume de l’infante Vélasquez vu à travers Poiret ; mais dès que le tableau vivant se décomposait, ce n’était plus que de la danse d’amateurs pastichant indifféremment l’Espagne et l’Inde, la bayadère et la gitane.

La même observation vaut pour l’« Icône » ; le peintre Jacovleff a réussi, en utilisant des tissus brochés et lamés, à relier le corps de la danseuse au cadre de l’image sainte. Aussi, malgré certains excès somptuaires qui d’ailleurs déparaient tout le spectacle, l’impression première fut littéralement saisissante. Pourquoi fallait-il qu’un comédien vînt geindre devant la Madone des vers de Maurice Rostand en ajoutant à chaque mot des syllabes supplémentaires ? Pour le faire taire — si nous avons bien compris — la figure bizantine esquisse un mouvement qui déplace les lignes, et c’en est fait de la belle ordonnance des plis drapés avec tant d’intelligence.

Néanmoins, ce fut là le point culminant de ce divertissement fastueux mais, n’est-ce pas : un peu vide.

5 février. Les périls du music-hall. §

J’ai l’habitude d’assister aux spectacles de music-hall dans un recueillement béat, avec une curiosité candide que rien ne saurait lasser. Cependant, plus le tour de la danse approche, plus une appréhension trop justifiée me crispe. Le danseur pourra-t-il affronter la rivalité formidable des attractions ? On vient d’applaudir une jeune femme en maillot pailleté qui, suspendue au trapèze par un crochet qu’elle serre avec ses dents, « fait la toupie » en virant sur elle-même avec une rapidité toujours croissante. Le danseur osera-t-il, à la suite, tourner à terre ses huit ou douze pirouettes ? Trois chiens de Pepino sont lancés à fond de train sur la barrière de la piste ; un quatrième, galopant dans la direction contraire, saute en un bond allongé le triple obstacle mouvant. L’intention burlesque mise à part, cette prouesse de quadrupèdes est saisissante quant à son dynamisme impétueux, voire grandiose. Que le danseur s’enlève dès lors à un mètre pour l’entrechat, et cet entrechat soit un entrechat-dix, ce haut fait saurait-il s’imposer au public ? Sans doute, si c’est là un artiste complet qui condense dans son numéro les ressources spécifiques de sa maîtrise, qui met les éléments de son métier au service d’une conception logique et forte. Mais tout le monde n’est pas Quinault, Argentina ou Nina Payne, Car ce sont justement les incomplets, mal outillés pour les grandes scènes lyriques, qui viennent le plus souvent chercher des compensations au music-hall. Et pour ceux-ci il n’y a qu’un moyen de salut : un naturel spontané et sympathique, une personnalité scénique originale et vivante. Récemment j’ai vu danser à l’Olympia Mlle Maria Ley. Danser ? À peine, son métier manquant de précision et de vigueur. Et cependant il me reste un souvenir très net de sa vaporeuse blondeur. Mlle Ley se défend mal. Comment l’attaquer ? Elle avoue n’être que faiblesse. Et elle dompte la critique. Elle tourne, bercée par la valse du Danube ; ses beaux bras accompagnent le tournoiement du corps et quand tout à coup elle laisse aller le poignet en ouvrant la main, elle n’est plus que la petite vague fraîche qui vient se briser au rivage de la rampe. Puis elle mime un menuet de Schubert ; une interprétation pathétique et passionnée aurait été ridicule. Les petites moues de soubrette, les déformations voulues et qui font saillir la grâce ingénue de Ley tirent l’artiste de ce mauvais pas. Sa « gueuse » en cheveux qui transpose un « succès populaire » de Fortugé n’est qu’une archiduchesse qui a mal tourné. Et cela peut fort bien aller comme ça.

Mlle Paulette Duval s’essaie sur le plateau de l’Alhambra à un genre bien plus dangereux : l’imitation ethnographique très poussée. Un pastiche de l’Espagne, une Espagne postiche. Et pourtant l’effort est très appréciable. La draperie-décor, certains costumes pleins de goût, ces guitaristes alignés, leurs cris un peu trop enthousiastes, les « r » gutturaux, les « h » âprement aspirés créent une ambiance. L’exécution de Mlle Duval est savante, habile, bien observée. La traîne de la robe jaune se déroule en volutes magnifiques, les bras ondulent provocants, les talons scandent le rythme avec justesse… Et cependant tout cela apparaît stérile ; inutile beauté ! Le génie de la race est absent de cette copie consciencieuse ; et en regardant faire Mlle Duval, je ne peux m’empêcher de songer à d’autres sourires et d’autres cambrures, à des bras qui s’ouvrent lentement, en un mouvement décomposé en dix temps, et qui vous fascine, à des pieds qui font vibrer le plateau comme le bois d’une guitare et qui, se posant sur une cape, en font un « reliquaire »… Danseuses, méfiez-vous de vous mêler aux « cosas de España » !

C’est encore à l’Olympia que j’ai vu Mme Yurieva. C’est une jeune femme grande et belle qui exécuta le fameux adage du Cygne et plusieurs danses de caractères composées avec l’utilisation de pas classiques. L’impression a été indécise ; cela s’annonçait bien, puis cela se gâtait. Et vous m’en voyez navré. Voici pourquoi. J’ai vu Mme Yurieva il y a quelques années ; elle n’avait pas de technique. Elle en a une aujourd’hui et je me rends compte du travail courageux qu’il a fallu pour s’astreindre, après tant de succès éclatants et faciles, à une discipline implacable et ardue.

Or, cette technique acquise tardivement est vigoureuse dans certains détails mais incomplète, incohérente et souvent défectueuse. Figurez-vous une grammaire qui fourmillerait de solécismes. Mme Yurieva exécute une longue série de pirouettes à la grande seconde, bel enchaînement plutôt masculin, d’une grande allure. Mais dès le troisième tour, la jambe mal placée en dehors, dégagée trop bas, descend ; la cuisse tombe, entraîne le genou, puis la pointe — et voilà toute notre joie gâtée. C’était d’ailleurs un début ; nous irons redemander à Mme Yurieva, quand tout se tassera, ses pirouettes. Je me tais sur son danseur ; n’ayant pas daigné répéter, il n’a pas droit à une critique.

12 février. Pour un répertoire. §

Désirant nous associer à la commémoration du grand compositeur de danse que fut Édouard Lalo et devant la carence de l’Académie Nationale, nous nous sommes rendu l’autre soir à l’Opéra-Comique ou M. Ruhlmann conduisait la suite de Namouna. Nous avons goûté l’âpre saveur de cette partition si virile, si éclatante de sonorités colorées et surtout si saturée de rythmes saltatoires. Nous n’avons pas été seuls, mon cher Linor, à voir distinctement d’imaginaires figures de danse surgir de l’orchestre ; il y avait dans la salle une main nerveuse qui se crispait de convoitise, d’impatience ou de colère, deux yeux sombres qui dardaient : ceux de Carlotta Zambelli.

Voilà plus de dix ans que l’Opéra a laissé tomber Namouna, reprise jadis parla direction Messager. On aurait dû profiter du centenaire pour renflouer ce chef-d’œuvre. Certaines dates mémorables, certains retours périodiques exercent sur le public un prestige magique. On peut risquer à la faveur d’un extrait de naissance, daté de 1823, une reprise que l’infortuné, né vers 1833, devra attendre dix ans. C’est ainsi qu’avant peu on verra tout le monde scander la Prière sur l’Acropole et citer le Roseau pensant et l’on ne songera plus ni à Pasteur ni au « bon Théo » ; ils ont eu leur tour !

L’Opéra, nous dira-t-on, n’a que faire d’un ballet en trois actes ! Sylvia, cette merveille de goût et d’imagination, n’est plus jamais affichée à cause des vacances d’un soprano léger qui chantait L’Enlèvement, de Mozart. Et il en sera ainsi jusqu’au jour où l’on se décidera à redonner des spectacles intégralement consacrés à la danse et qui ont fait fureur l’année passée. Si, pour voir danser, il faut absolument avoir entendu chanter pendant deux heures et demie, pourquoi n’a-t-on pas songé à détacher tout au moins l’épisode fameux de la foire en le complétant par la sérénade et d’autres fragments ? Mutilation ? Impiété ? Hypocrisie que tout cela ! Il vaut mieux, somme toute, rudoyer un peu une gloire que de l’enterrer vivante. Et l’on a fort bien amputé Coppélia d’un acte très beau ! Bien présentée, avec un effort de mise en scène adéquat à la valeur de l’œuvre, La Foire de Corfou aurait pu devenir le Petrouchka français !

Ainsi, on a commis une erreur grave. Car il ne peut être question dans ce cas de manquement volontaire. Le stoïcisme souriant avec lequel M. Jacques Rouché assume la lâche redoutable de diriger, à l’époque des « deux décimes », le plus dispendieux au monde des théâtres de cour, le met au-dessus des reproches. Son attitude envers les jeunes mérite notre admiration affectueuse. Il refuse de sacrifier les droits d’un Ravel, d’un Paul Dukas, d’un Albert Roussel aux plus grandes gloires défuntes. Il lésine sur Delibes et tourne le dos à Aldophe Adam ou à Auber. Mais, chaque sou épargné, il le glisse dans la tirelire de Florent Schmitt ou de Debussy. J’aurais pu cependant citer deux ou trois œuvres récentes, mais bien anodines, bien fades, bien inutiles, qui encombrent le répertoire sans pouvoir se maintenir au programme.

Ceci dit, constatons qu’un répertoire de ballet n’existe pas à l’Opéra. Gabriel Boissy a exposé ici même le plan de transformation et de rajeunissement inauguré à la Comédie-Française. Un fonds national composé de biens impérissables devait être de même constitué à l’Opéra. Le ballet a ses classiques comme la comédie, comme la poésie. La Péri de Gautier et Coraly a droit de survivre à l’instar des Orientales et du Massacre de Delacroix. Il y a dans la Source des pages de Delibes qui valent une ode funambulesque de Théodore de Banville. Un Jules Perrot, créateur d’Esméralda ou un Saint-Léon qui fit Néméa sont des maîtres français comme Berlioz ou Carpeaux. On pourrait d’ailleurs, pour les choses du Second Empire dont la vogue est si grande, consulter les survivants, recueillir des souvenirs. Fokine est venu, en 1921, danser à l’Opéra sa Marquise sur la musique des Petits riens de Mozart. Il paraît qu’il fit merveille. Mais sait-on que cette musique a été faite à l’intention de Noverre, le « Shakespeare de la danse », le plus grand des maîtres français et qu’il n’est pas impossible de reconstituer l’action de la pièce originale ? Et n’est-ce pas encore une étoile étrangère, la Balachova, qui tenta de ressusciter, avec des moyens de fortune, cette Fille mal gardée, créée par Dauberval, et qui s’apparente à ces modèles du rococo : La chercheuse d’esprit ou une sanguine de maître Frago ? Décidément il faudrait, après un classement consciencieux, un effort de longue haleine, réparti sur autant d’années qu’il serait nécessaire, exécuté avec méthode, pour la création d’un répertoire de danse. Et nous pourrons alors entendre et même voir Namouna sans bouger de l’Opéra.

12 février. Pylade chez Roscius. §

J’aperçois que certains de mes confrères, critiques dramatiques, n’ont que faire du Théâtre Kamerny, de Moscou. Ceux mêmes qui jadis ont failli être étranglés par Sarcey usent contre les intrus des arguments insidieux et de la feinte logique du tueur de cygnes. Ainsi le talent de Taïroff et de sa jeune compagnie, n’a sur la place de Paris ni cours ni change. Et l’on met en garde le public contre cette monnaie de singe.

Eh ! bien, si ceux de la comédie laissent tomber ces nouveaux venus déconcertants, ceux de la danse n’ont qu’à les ramasser. Et pour cela, nous n’aurons pas besoin de nous baisser. Nous revendiquons l’honneur de parler de cette troupe et de lui offrir salut et fraternité.

Certes leur culture n’est pas celle des danseurs, dans leur technique l’assouplissement acrobatique et la gymnastique dominent ; et dans des œuvres comme Phèdre, cette technique sert de support au débit des acteurs. Cependant avec eux, « charbonnier est maître chez lui », car il est maître de lui-même. Grâce à leur virtuosité corporelle, ces artistes font de la composition scénique un ensemble complet, cohérent, savamment équilibré. À chaque moment de la tragédie ou de la parade excentrique, ils réalisent, distribués sur les praticables ou emportés par une ronde rythmée une vision parfaitement construite, harmonieuse ou grandiose. Les mouvements de danse de Tsérételli-Marasquin ont une justesse, une désinvolture et surtout une ampleur, un parcours qui nous reposent de la paralysie partielle des comédiens ordinaires ! Et ce même Tsérételli, dans le rôle d’Hippolyte, monté sur ces patins qui l’exhaussent et l’héroïsent, commande à son mouvement une allure monumentale, le torse se portant avec puissance sur le genou plié.

Vous avez vu, dans les spectacles lyriques, s’affronter sans se confondre, deux races, deux humanités, deux entités antinomiques : les chanteurs, autant de poissons se débattant sur le sable et les danseurs nageant dans leur élément, ivres d’espace et d’harmonieuse exaltation. Vous avez vu, dans les théâtres où l’on parle le mouvement gauche ou guindé, toujours amoindri et incertain des hommes en veston et des hommes en chiton, toute cette misère plastique, tout ce néant dynamique. Or nous avons enfin un théâtre dramatique où le danseur, être placé « en dehors », peut mettre les pieds. Étoiles de la danse, saluez Mme Alice Coonen, la reine aux cothurnes d’or qui font rentrer la cheville de la jambe libre en une si adorable courbe. Vous montez sur les pointes, elle chausse le patin tragique. Ainsi vous êtes de la même taille ; vous êtes aussi de la même famille spirituelle. Car vous vous évadez par des chemins différents mais qui convergent, des réalités mesquines ; et vous affirmez votre humanité plus pure en dépassant les limites de la vie usuelle.

Certes, la danse classique reste l’expression la plus haute du génie chorégraphique d’Occident. Son dynamisme abstrait et sa plastique absolue se suffisent à eux-mêmes. Mais notre tradition comporte une lacune, nous manquons, pour le spectacle de danse d’un langage mimique, car la pantomime conventionnelle du ballet n’est qu’une grammaire pour sourds-muets. Et c’est ici que l’enseignement du Kamerny nous est précieux. Car ces moscovites de la dernière heure sont des mimes admirables qui impriment à l’émotion une forme définitive.

Ce théâtre unique, nous avons tout lieu d’en prendre soin ; il est notre débiteur. Ce qu’il nous rend magnifiquement, c’est notre dû. Car Taïroff n’a eu pour se guider dans sa recherche du comédien intégral, qui sache couler son émotion dans une forme impeccable et solide, qu’un seul exemple salutaire : celui du ballet. Et c’est dans le principe même de notre art prétendu périmé que cet homme d’aujourd’hui a pu trouver la confirmation de ses plus téméraires espoirs. La pourpre royale de la Phèdre russe s’incline devant le tutu de blanche tarlatane !

Je vois d’ici venir les rieurs. Ce sont donc des danseurs que vos fameux Russes. N’est-ce pas, d’ailleurs, d’un Russe déçu Phèdre que me vient cette formule irrésistiblement drolatique : le Kamerny, ce ballet de Lénine ? Eh ! bien soit, ils dansent Phèdre si vous y tenez et si vous voulez attribuer à ce mot son ampleur antique. Ils la dansent comme le jeune Sophocle dansa les Perses, d’Eschyle ; comme l’officiant danse devant l’autel le Mystère du Saint-Sacrement. Et l’audacieuse création de Phèdre à Paris est bien l’offrande du jongleur russe à Notre-Dame de France.

Quant à moi, en exaltant l’effort de ce théâtre héroïque et fantasque, je crois rester fidèle aux idées du grand critique français qui a dit : « Je suis quelqu’un pour qui le monde visible existe ».

Et qui sait si cet autre maître vénéré, dont on va fêter après-demain le centenaire, n’aurait pas consacré à ces « clowns » dédaignés une de ses Odes funambulesques ?

13 février. Danses de Mlle Ellen Sinding et M. Iril Gadescow. §

De plus en plus les spectacles de danse se multiplient ; les Vendredis de danse chez M. Hébertot sont devenus une institution régulière et voilà que Femina lui emboîte le pas ; le coquet plateau drapé de blanc se prête à merveille aux manifestations individuelles de la danse ; trop peu vaste pour servir aux évolutions d’un ensemble, il est de proportions heureuses qui permettent au danseur isolé de distribuer le mouvement, de « répartir le terrain » comme aurait dit un maître-à-danser italien du xve siècle.

Mlle Ellen Sinding qui porte un nom déjà illustre en Scandinavie par l’œuvre d’un sculpteur et celle d’un musicien, est danseuse à ce théâtre de Christiania où les pièces de Holberg continuent la tradition moliéresque et où la grande tragédienne Johanna Dybwad interpréta à merveille les drames d’Henrik Ibsen. Ce théâtre n’a pas de troupe de chant et de danse régulière, mais j’y ai entendu avant la guerre interpréter très heureusement une œuvre de Puccini ; je pense aussi à la Pavane de Grieg, fort bien dansée dans le « Darnley » de Bjornson. Ce sont là des souvenirs qui datent un peu mais qui me restent présents et agréables.

Mlle Sinding a toute la franche ingénuité des vierges nordiques, leur élégance sans mièvrerie, cette culture sportive du corps qui est une base souvent précieuse de la culture plastique. On ne saurait être mieux faite. Elle possède pour mettre en valeur ces dons de la nature une éducation chorégraphique quelque peu rudimentaire ; si elle fait des pointes gentiment, ses jambes ne sont pas bien en dehors et elle dégage à peine. Somme toute, elle s’est trop empressée, croyons-nous, à quitter la classe pour appliquer les notions acquises à des créations sans originalité et d’où l’invention est absente. Dans la danse, les voyages ne forment pas la jeunesse ; il faut persévérer dans un travail ardu. Le programme nous annonce que cette charmante et juvénile Mlle Sinding est déjà « célèbre ». Eh bien, quand on est célèbre à 18 ans, il vaut mieux se méfier et travailler pour pouvoir durer. J’aime moins le danseur, M. Gadescow, qui est, comme tout le monde, premier danseur au Metropolitan de New-York ; lui aussi montre certaines acquisitions techniques ; mais il n’a ni ampleur ni parcours ; il aurait été bien fait si un cou trop court ne donnait à son corps athlétique quelque chose de tassé. Il avait oublié de mettre son maillot. Le métier est une grande chose, mais rien de plus décevant qu’un métier incomplet. Même remarque pour Mlle Sinding, mais elle s’en tire grâce au charme inattendu d’une éblouissante jeunesse.

19 février. Une grande danseuse russe. Mme Véra Tréfilova. — Émotion et abstraction. — Mélodie continue. — Exotisme transposé. — Deux Moscovites : Novikoff, Clustine. §

J’ai revu, au gala albanais, danser Véra Tréfilova. L’émotion que j’en ai éprouvée est si profonde et si pure que j’hésite presque à la dépenser en paroles par crainte de la fausser. Car toute habileté de langage et toute trouvaille verbale apparaîtraient vaines devant cet art d’une sérénité si noble et que rien d’oratoire ni de mesquin ne ravale. Les danses de Tréfilova portent l’empreinte de ce que les mondains appellent la distinction et qui est, pour l’esthéticien, la perfection : conformité absolue et naturelle de la forme plastique à la vie intérieure de l’artiste.

Dès que l’étoile paraît, ce rayonnement, mitigé et discret comme un regard caché par de longs cils, pénètre le spectateur. Tout, en cette femme menue et qu’on croirait frêle, de la petite tête si royalement posée sur un cou svelte jusqu’aux pointes brèves et carrées, est sculpté par un merveilleux artiste : la danse classique. Artiste qui ne se contente pas de couler la matière humaine dans un moule unique, mais qui cisèle son œuvre, en élague tout le superflu, lime toutes les aspérités de sorte que tout, dans la statue vivante, n’exprime que cette unique fonction : l’esprit de la danse.

Cela fait qu’une simple préparation de Mme Tréfilova, quelque cinquième position de départ, en son équilibre immobile, nous ravit par la composition parfaite et désinvolte, par l’harmonie simple et logique des courbes et des droites. Mais malgré ce qu’il y a en cette danseuse de dépouillé, de spiritualisé, d’immatériel, jamais l’abstraction ne la fige ; un frémissement imperceptible, un souffle de lyrisme ingénu, une nuance ténue comme la buée d’une haleine sur le poli d’un miroir lui restituent une humanité d’autant plus émouvante qu’elle est refoulée par la forme.

« Rappelez-vous ces extraordinaires dessins de Léonard de Vinci » observe cet autre que j’invite l’aimable lecteur d’identifier, « dans lesquels la courbe vivante, chef-d’œuvre d’un art souverain, effleure et tente parfois la courbe régulière, mais tout autrement régulière, qui est propre aux dessins de géométrie. Les formes circonscrites sont déjà idées, et leur concret touche à l’abstrait, en sorte que nous nous demandons, avec un peu d’angoisse, si la vierge ou la nymphe ne vont pas éclater en un schématisme éternel ».

Cette définition déduite par le grand prosateur français est aussi celle de la danse classique incarnée en Mme Tréfilova. Car cet art tend vers la formule géométrique, mais, au moment suprême, la brise et s’en évade.

Mme Tréfilova a dansé, au cours de la matinée, un adage et une variation classiques, une valse à laquelle se vient mêler l’éternel thème mimique du dépit amoureux, quatre autres pas dits de caractère. Une transcription plausible de ces danses, le dénombrement raisonné des pas dépasseraient les limites de cette brève étude. D’ailleurs l’unique vision que j’ai eue de ces poèmes dansés ne suffirait pas pour me guider. Que citerais-je dès lors ? Ces quatre tours sur le cou-de-pied dans l’adage ? Ou bien cette succession admirable d’arabesques planées et renversées dans la Valse Caprice ? Ou encore ce long moment quand la danseuse, abandonnée par son danseur et placée en attitude, repose, sans appui, sur la pointe rigide, — prouesse particulièrement affectionnée par la Pavlova ? Sa manière de s’enlever, quasi impondérable, aux bras de son danseur ? Ou enfin ses développés amples, tendus, vibrants ? Mais, encore une fois, cette nomenclature amoindrit la sensation spontanée. Car il y a beaucoup de danseuses, même médiocres, qui s’ingénient à emporter de haute lutte telle difficulté ou de réussir par hasard un temps très brillant. Or, ce qui leur manquera toujours, c’est la cohésion parfaite des enchaînements, le développement logique du mouvement qui n’admet pas de lacunes et qui fait d’un pas de Tréfilova ce que Wagner appela, en musique, la mélodie continue.

Aucune saccade ne bouscule cette cantilène des lignes, aucune hésitation ne la désagrège ; et c’est ce « legato » merveilleux qui fait de la danse de Tréfilova un langage de formes articulé. Car nous sommes loin avec elle de ces exclamations entrecoupées ou de ce hoquet intermittent qui, emprunté au vocabulaire de la danse, parvient à donner le change à une partie du public.

Ayant exécuté ce pas de deux, du troisième acte de Coppélia, éliminé à l’Opéra, Mme Tréfilova nous donna une « danse japonaise » que je voyais venir avec une appréhension dont je suis, après coup, confus. Comment osai-je soupçonner l’étoile du ballet impérial de ce naturalisme exotique qui incite mainte danseuse européenne à emprunter aux Orientales quelques apparences, souvent illusoires, de leur art ?

La « japonerie » de Mme Tréfilova est une danse classique, entièrement exécutée sur les pointes et où l’apport oriental est totalement intégré, réduit à quelques symboles succincts. La tradition du ballet d’opéra le veut ainsi. Que faut-il à la ballerine pour changer de race et d’époque ? Un geste, un chiffon, une décoration de cotillon. Que faut-il pour que Zambelli soit une « zingara », la reine des « zingaras » ? Un méchant fichu, une main crispée sur la hanche. Pour que Anna Johnsson devienne une pimpante montagnarde d’Écosse ? Une écharpe de tartan nouée sur le corsage blanc. Pour que Bos soit Espagnole ? Une mantille. Daunt, une Spartiate ? Un casque.

Dans Madame Butterfly, Tréfilova revêt une courte jupe en satin rose bordée de lamé (Pitoeff fecit) et que relève le charmant tutu à l’italienne, touffu, bouffant, crémant ; le nœud de sa ceinture lui fait comme deux ailerons noirs qui palpitent ; elle porte d’une main l’éventail et de l’autre le parasol. D’où vient ce caractère exquis de grâce narquoise qui nous délecte dans cette promenade sur les pointes ? De quelques mouvements du poignet qui s’incurve délicatement, de quelques déformations de temps classiques que la danseuse fait dévier « en dedans ». Est-ce là un chef-d’œuvre ? Plutôt un bibelot, mais où se reflète un art souverain.

Dans le Chant du Marchand hindou de Rimsky-Korsakoff, ce sont des réminiscences égyptiennes, également transposées, qui fournissent à la danseuse cette sensation d’étrangeté, cette atmosphère de rêve où elle se complaît. Dans le Cygne de Tuonéla du Finlandais Sibélius, c’est le « lamento » désolé de l’oiseau légendaire qui vibre en elle ; et alors ses yeux s’élargissent, tragiques, et ses bras, entravés de deux ailes noires, palpitent. Mais toujours la grande manière classique confère une noblesse inégalable aux sourires de la mousmé comme à l’agonie du cygne.

Une matinée mondaine est bien vite écoulée. Et pourtant j’ai encore bien des choses à dire sur la grande artiste, deux fois compatriote, qui incarne le génie de ma ville natale, Saint-Pétersbourg aux parapets de granit et aux îles verdoyantes, comme elle incarne celui de la danse russe classique.

J’aurais pu dire, et cela aurait été plus strictement exact : « De la danse française d’expression russe. »

M. Laurent Novikoff seconde la ballerine avec une vigueur toute virile qui nous repose des danseurs efféminés et minaudant. Il est — avec MM. Mordkine, Valinine, Joukoff, Smolzoff — l’un des cinq « as » de l’Opéra de Moscou.

Puissamment taillé, le torse un peu étroit par rapport aux jambes athlétiques, Novikoff montre cette superbe et pathétique fougue qui fait la beauté de certaines sculptures baroques. Il « enlève » la danseuse avec une aisance souriante ; et tout l’acharnement meurtrier d’une pianiste redoutable ne parvint pas à détruire la farouche et pesante beauté de sa « danse albanaise ». Novikoff danse jambes nues ; croit-il le spectacle de ses muscles saillants et de ses veines gonflées décent ou agréable ? Le maillot n’a pas été inventé pour rien.

C’est M. Ivan Clustine, dont la Suite de Chopin se maintient si honorablement à l’Opéra, qui régla les danses. Il sut manier avec beaucoup de sûreté et de sens plastique ce stradivarius qui lui était confié : Mme Tréfilova. Mais pourquoi le maître élimine-t-il la « batterie » ? La présentation d’une danseuse n’est pas complète sans l’entrechat. Et je n’aime pas du tout ce qu’il fait faire à ces trois jeunes filles, ses élèves : ce « duncanisme » primaire, doré sur tranche et vide de sens.

Et maintenant il est grand temps que je m’en aille à l’Opéra revoir ce ballet de Thaïs qui semble fait exprès pour le talent pétulant, pétillant, provocant de Mlle Anna Johnsson, la protagoniste du jour.

19 février. Danses de Mlle Svirskaya. §

Mlle Thamara Svirskaya, qui vient de donner une soirée au Théâtre Montmartre, est une de ces danseuses dont la vocation est déterminée plutôt par une belle ardeur intellectuelle et une curiosité musicale très vive que par le jaillissement spontané du rythme saltatoire. Elle n’est pas de ces rares privilégiées dont l’inspiration se traduit impérieusement en images motrices et dont le démon — au sens socratique — de la danse conduit les pas.

Ainsi Mlle Svirskaya taille son répertoire dans une matière sonore, raffinée et aiguë ; elle choisit comme prétexte à ses danses certains de ces brefs épisodes écrits par les Six et accentués avec une vivacité sautillante, elle invoque l’ironie et le lyrisme de Prokofieff, le rythme syncopé et fantaisiste du step interprété par un Stravinsky. De plus, elle dispose, pour s’exprimer, d’un instrument aux qualités les plus nobles : ce corps qui est une chose d’art. Les épaules un peu carrées, un peu hautes, le torse svelte au thorax bombé, aux côtés comprimés, aux hanches étroites, les jambes longues aux linéaments fluides, font songer à une statue égyptienne de la haute époque ou encore à ces admirables jeunes femmes américaines, qui viennent sur nos tréteaux exécuter leurs folles danses acrobatiques. Ses costumes sont plaisants, sans luxe stupide, sans surcharges décoratives ; légers, ils caressent l’épiderme et colorent la chair ; quant au costume hindou, il est merveilleux. Ses gestes imitatifs — jeux de balle, gymnopédie — sont sagaces et d’une jolie qualité plastique ; ils sont très directement inspirés par Isadora. Seule la prière pantomime avec signe de croix et agenouillement est un petit mélo qui détonne fâcheusement chez une artiste si intelligente. Eh bien, toutes ces chances sont compromises, sinon anéanties, par la pénurie des ressources chorégraphiques, par les réticences du muscle non éduqué qui fait Mlle Svirskaya danser faux quand elle entend juste.

26 février. Affaires courantes. §

Cependant que l’Opéra prépare une de ces soirées de danse tant demandées, nous continuons à nous prêter de bonne grâce à la corvée réglementaire, mais pourtant agréable de Faust et de Suite de danses. Les spectacles récents nous ont permis de nous documenter plus amplement sur Mlle Camille Bos, sur sa manière d’être et d’agir en scène, sans que notre opinion première s’en trouve modifiée. Nous avons de derechef relevé, notamment dans la suite de Chopin, des réussites de tout point admirables, et témoignant d’une supériorité réelle. Ainsi, dans le nocturne, les doubles tours sur le cou-de-pied avec les bras relevés en couronne sont-ils d’une aisance exquise, de même que toutes les pirouettes et rotations ; impeccables les entrechats. Mais, régulière et élégante, Mlle Bos est pour ainsi dire absente de l’action scénique, cette action indéterminée, aux personnages anonymes, qui en est à peine une, mais où transparaissent l’adorable lyrisme et la sensualité estompée de Chopin. Ce ne sont pas des excès de cabotinage ou des surcharges mimiques que nous demandons à l’étoile, mais un peu moins d’impersonnalité correcte et un peu plus d’abandon. De ce « bal blanc » de Clustine, elle semble ne pas être l’hôtesse rayonnante et rougissante, mais une invitée de marque qui ne saurait se départir d’une indifférence indulgente et d’une distinction très mondaine. Que faut-il donc pour ployer cette nuque, pour broyer l’armature rigide de ce torse d’un galbe si pur, pour desserrer ces lèvres, pour remplir ce regard d’extase ou de langueur ?

Cette impulsion intérieure, ce délire lucide et harmonieux qui est l’atmosphère même de la danseuse créatrice comme Mlle Bos en deviendra une, active l’allure même de la danse. Ce qui manque encore à la jeune étoile, c’est l’élan et, par suite, le parcours. Dans Faust, j’ai vu un jour son « manège », ce vaste cercle, cette « piste » décrite autour du plateau, se rétrécir, se ratatiner, dévier vers le milieu. C’est que l’attirance centripète a eu raison de l’élan centrifuge, c’est que la volonté a cédé à l’inertie !

Le succès de cette noble artiste a été, samedi, très grand. Je m’en réjouis car il faut aux plus vaillants l’encouragement des applaudissements, une ambiance de sympathie. Mais en art il importe de se méfier de tout, même d’un légitime et authentique succès. Voyez les sportsmen ; ayant établi un record, ils ne songent eux-mêmes qu’à le battre. Ce que fait Mlle Bos est véritablement très bien. J’en conclus qu’elle fera mieux.

C’est la « première équipe » du pas de trois (car il y en a deux qui alternent) qui accompagnait, sur le programme, l’étoile : Mlles de Craponne, Rousseau et Damazio. Si je réserve encore mon jugement sur cette dernière, trop peu observée, je confirme tout le bien que j’ai pu dire sur les deux premières ; quant à Mlle Rousseau, je suis assez enclin à renchérir encore sur mon éloge. Lancée en l’air par son danseur, elle « jette » en tournant avec une légèreté charmante ; et puis elle pique franchement de la pointe. On voit des doigts tendus un cou-de-pied forcé, une « verticalité » parfaite de la jambe d’appui, rien ne triche, rien ne biaise ; les pointes sont des pointes et non un vain simulacre.

À quelque place qu’elle paraisse, Mlle Lorcia la remplit bien. J’ai assisté récemment à un spectacle où, par les hasards du fameux tour de liste, Mlle Debry, qui est Phryné, dansait Cléopâtre et Lorcia qui est Cléopâtre, faisait Phryné. Eh bien, dans les déboulés de sa finale, Mlle Lorcia montra une si belle ardeur et une énergie si pathétique dans les tours que cette blafarde variation se colora subitement. Qu’elle surveille seulement les mouvements de ses bras dont la brusquerie côtoie le désordre et l’incohérence.

Enfin, la critique n’étant pas l’apanage des grands sujets classés et brevetés, je tiens à signaler ici le réel talent d’un soi-disant « petit sujet ». Nous déclarons préférer Mlle Lamballe à telles élues du concours de classement. Évidemment elle ne saurait, petite et assez forte comme elle l’est, se distinguer dans l’adage et ses arabesques renversées se présentent en des raccourcis exagérés. Et cependant Mlle Lamballe, qui danse avec une feinte nonchalance avec ce petit air d’une « qui ne s’en fait pas », possède un ballon admirable, saute et bat à ravir. Un maître de ballet inventif aurait su utiliser jusqu’à ces défauts, la diriger vers le burlesque et la fantaisie. Quoi qu’il en soit, nous prendrons la liberté grande de considérer, malgré le verdict du jury, cette élève de M. Aveline comme un « grand sujet » — et peut-être même comme l’un des meilleurs.

5 mars. Pour le ballet français. Ballets russes ; ballets français. — Une variation de « Sylvia ». — « Fox-Péri ». — Juliette Péri. §

L’Opéra vient d’inaugurer une série de spectacles de danse par la reprise de Sylvia. Ce choix est bon ; par lui l’effort moderne tend à se rattacher à la tradition française, la seule viable à l’Académie Nationale.

M. Émile Vuillermoz a énuméré avec une bonhomie malicieuse, en parlant d’une création récente, les emprunts faits par l’Opéra aux Russes. Le fait est patent ; il est de plus assez grave. Car si les Russes sont susceptibles de faire un ballet français sans faillir à leur nature, les Français ne sauraient faire un ballet russe sans se trahir et s’amoindrir.

Le Russe a le génie des métamorphoses. Il revit en de nombreux avatars. Dostoïevsky, un jour, a tiré la formule de cette universalité.

L’âme russe, polymorphe et fluide, s’incarne sous d’innombrables espèces, s’adapte à tous les moules. Elle est, cette âme, spontanée et complexe, Fokine peut imaginer les Danses Polovtsiennes, car le vent des steppes asiatiques fouette son sang, Nijinsky a pu être le Spectre de la Rose, car il fut nourri du plus pur suc de la civilisation occidentale. En se dépouillant de ses caractères ethniques, le Russe fait valoir son humanité profonde et créatrice.

Ces caractères, le génie français les affirme sans d’ailleurs s’y confiner. Il ne s’isole pas. Mais l’apport étranger, il l’intègre, l’assimile, le résorbe. Un Poussin fait de la peinture française avec des paysages d’Italie. Un Watteau emprunte aux Flamands. Mais le maître de Valenciennes n’en est pas moins la quintessence d’une grande époque française. Molière prenait son bien où il le trouvait. Mais il ne se donnait pas. Il se mit à l’école de Tiberio Fiorillo, le fameux Scaramouche. Fût-ce pour introduire en France la comédie improvisée à l’italienne ? Plutôt pour doter son pays d’un art comique qui est, depuis, le sien, représentatif de son tempérament et saturé de son esprit.

Sans doute, l’art français, condamné à l’isolement, se serait étiolé. Il devait puiser au fonds commun. Mais, dans le choix de ses nourritures intellectuelles, un instinct vital infaillible l’a guidé jusqu’ici.

Dans le domaine du théâtre, la formidable révélation des saisons russes a secoué la torpeur qui avait envahi le ballet français. Disons-le : le prodige russe éclaira d’une lumière implacable le spectacle d’une complète déchéance.

Que restait-il dès lors à faire pour le danseur français ? Se camoufler en Russe ? Renchérir sur l’exotisme savoureux de Shéhérazade ou de Pétrouchka ? J’en doute. Une telle mascarade aurait été stérile. On pourrait au besoin créer une surface qui bientôt s’effriterait. Pourquoi ? Mais parce que cette floraison touffue dépérirait une fois déracinée ; parce qu’il y a incompatibilité entre les caractères créateurs des deux races ; parce qu’il faut un retour sur soi-même pour reconstituer un art de danse français. Car si un glorieux exemple stimule l’émulation, l’imitation dégrade et tue.

Considérons l’apport des Saisons russes non dans l’immense talent de leurs réalisateurs, mais dans la conception dont ils s’inspirent. Nous constaterons que les Ballets Russes agissent sur nous par la déformation voulue, dans le sens burlesque ou dans le sens décoratif, des styles traditionnels. Ils valent par l’ironie ou par l’outrance, par la parodie aiguë ou par l’ivresse sensuelle de la couleur. Ils greffent des sensations inédites et frappantes sur des notions périmées. Les résultats sont prodigieux.

Mais il y a une autre mission à remplir. Ne plus déformer avec génie mais former, créer des formes. Exprimer avec clarté les choses essentielles de l’âme. Rechercher non l’outrance passionnée mais la nuance ténue. Ne point s’enivrer de couleur : construire. Traduire par le jeu aisé et exact des lignes son rythme intérieur. Récupérer l’expression complète et normale de l’esprit national dans son mode plastique et dynamique. Reconstituer une discipline. Se connaître, se restreindre. Puis créer, car la France ayant, dans l’histoire donné à la danse son expression suprême peut être appelée à en déterminer la renaissance. C’est là, du moins, l’opinion du Russe qui écrit ces lignes.

* * *

Cependant l’on ne saurait restaurer en un tournemain une tradition méconnue, piétinée par le dilettantisme triomphant. La Sylvia de Mérante aura été un chef-d’œuvre de lyrisme élégant. La partition reste étonnamment vivante. Quant à la présentation actuelle du ballet de Delibes, elle apparaît assez blafarde ; nous la soupçonnons appauvrie, étriquée, erronée. La mise en scène, décors et costumes, semble revêtir d’un linceul poudreux cette chose pimpante et facile : la couleur morne et exsangue est celle d’un dessinateur : le faux rococo exquis de 1870 est remplacé par un pensum latin dicté par un maître d’école. Le style des danses est hybride ; le classique y est amoindri ; le moderne timide ; en style culinaire, c’est un chaufroid.

Dans cet ensemble un peu fade, un peu officiel, on trouve des pages admirables ; j’en signale deux. C’est, dans le pas des chasseresses, cette espèce de refrain plastique, répété par Mlle Zambelli sur une fanfare accompagnée d’un roulement de timbales ; quelques sauts de chat, brefs et fringants, suivis d’une pirouette. L’étoile vire en faisant tournoyer son arc au-dessus de la tête avec ce port de bras anguleux qui rend le mouvement cinglant, farouche, ivre d’ardeur guerrière. Puis, c’est la variation de Sylvia et d’Aminta, étourdissant presto sauté, battu, tourné dans une joyeuse et étincelante extase. Ces séries d’entrechats, interpolées de sissones, portent merveilleusement, exécutées simultanément comme elles le sont, par la ballerine et son danseur ; puis ce parallélisme se brise ; chacun recule vers l’extrémité d’une diagonale, y tourne isolément ; enfin ces deux tourbillons humains quittent leurs pôles respectifs ; le couple se reforme, s’enlace, les bras s’entrecroisent, et derechef un seul élan vertical enlève les deux corps.

Je ne sais si ces pas sont faits par M. Staats, qui a signé l’œuvre, ou sont calqués sur la version de Mérante. Si cette dernière supposition est justifiée, le restaurateur a fait preuve d’un éclectisme averti. Si la variation est de lui, il s’est montré capable des plus grandes choses.

Parlerai-je encore une fois de Mlle Zambelli ? Rare et précieuse nature s’exprimant complètement, parfaitement dans un beau langage classique. M. Aveline est très à son aise, dans le rôle du berger dans cette mythologie galante. C’est un parfait cavalier du xviiie, Lauzun ou Faublas, qui jette sa perruque et saisit une houlette à la grille du petit Trianon.

* * *

L’insuffisance chorégraphique de la Péri est aussi évidente que son charme musical. Deux thèmes alternant, luttant, se pénétrant, ont suffi à M. Paul Dukas pour établir sa partition. De même deux thèmes forment le fond de la pantomime de M. Staats : celui de la dévotion au Lotus, symbole de vie éternelle et celui de la Péri incarnant l’enchantement sensuel. Mais si chez le musicien ce dialogue se revêt de toutes les splendeurs de l’invention harmonique, s’amplifie par les timbres éclatants des instruments à vent, le débit du maître de ballet apparaît monotone et mesquin. Iskender fait et recommence le tour du plateau poursuivi par la Péri ou la poursuivant ; on dirait presque deux envoûtés du fox-trott parcourant méthodiquement le tremplin. La tentatrice exécute trois petits pas sur les pointes ; puis une génuflexion, et elle recommence. Ce n’est pas le fox-trott, rectifie un « académicien » du Claridge : vous avez décrit une « scottish espagnole » — sauf les pointes. Car nous ne faisons que de la demi-pointe…

Quel est donc, dans ce poème dansé, à peine dansé, le sortilège qui bannit l’ennui et suscite le rêve ? Le clair visage d’une toute jeune fille ; sous la petite tiare de la Péri, cet ovale allongé au menton volontaire, au nez droit et aux longs yeux étroits. Cette idole précoce a nom Mlle Juliette Bourgat ; selon la hiérarchie chorégraphique, c’est là un « petit sujet » — mais qui grandira. Sa technique est encore incomplète, le « dehors » insuffisant ; par contre, ses pointes sont fermes, endurantes ; de plus et surtout ses dons plastiques sont évidents et à travers une candeur encore juvénile de l’expression transparaît une personnalité naissante. On annonce la Khovanschtina ; je ne sais si l’on s’est déjà préoccupé de ces « danses des esclaves persanes » qui sont bercées par toutes les langueurs orientales. Mais je vois très bien Juliette Péri conduire, les bras entrelacés derrière la nuque et le torse ployé, la ronde languide des Persanes nostalgiques et pâmées.

7 mars. Spectacle de danse de Mlle Brociner. §

Vendredi, jour qui depuis un certain temps semble tout particulièrement propice à la danse, nous avons assisté à une matinée de danse donnée dans la presque intimité de la Comédie des Champs-Élysées ; une inconnue, Mlle Anna Brociner, y fit ses débuts. Son programme musical nous avait séduit mais surtout inquiété. Car bien souvent l’on nous gave de friandises sonores pour nous faire avaler des fadaises chorégraphiques ! Eh bien, ces appréhensions ont été vaines.

C’est une toute jeune fille que Mlle Brociner ; elle est roumaine ; cependant ses yeux en amande son nez mince et un peu busqué, ses sourcils finement fusinés sont autant de caractères de la beauté sémitique. Elle danse, dans un joli costume populaire aux tonalités atténuées, sur des airs polonais de Tansmann. Musique fluide, au rythme divers ; rien de ce martèlement obsédant et des carrures monotones propres au folklore dansé. Mélodies qui naissent, s’exhalent et se meurent dans un imperceptible soupir. À cette ligne rythmique ténue, entrecoupée, ondoyante, Mlle Brociner adapte sa danse avec un sens musical très sûr. Sa danse, car effectivement elle danse : chose inédite, inouïe à ces Vendredis où toutes les impuissances viennent faire la roue devant les badauds. Dès les premières mesures, j’identifie la danseuse classique malgré la nudité des jambes chaussées de mules sans rubans, malgré l’absence des temps sur les pointes. Elle s’attache à s’interpréter les caractères rythmiques de Debussy ou de Bela Bartok, à cristalliser leur lyrisme en des formules plastiques. Non uniquement par le geste significatif mais surtout par le dynamisme vivant du mouvement. Ce mouvement est ample et désinvolte car la danseuse est tournée en dehors. Volontiers elle utilise, sans presque les transposer, des temps d’exercices à la barre, détirés ou grands battements ; et ces éléments de discipline scolaire servent de base à une imagination plastique naïve et subtile en même temps. Mlle Brociner n’a certes pas l’autorité d’une danseuse complète. L’envergure d’un rag-time de Stravinsky la dépasse, mais je retiens la Puerta del vino de Debussy ; Le Printemps, de Darius Milhaud, toutes les pièces du charmant Tansmann.

Cette jeune fille, et c’est là l’essentiel, pense par images plastiques et elle est outillée pour les réaliser. Sa forme est encore rudimentaire et son métier souvent hésitant. Qu’importe ! Il faut que jeunesse se passe. Mais, dès à présent, sa place n’est pas parmi les incurables, clientèle ordinaire des Vendredis de danse.

19 mars. Le cas des Sakharoff. §

Ce que je préfère chez les Sakharoff c’est décidément l’article de M. Émile Vuillermoz reproduit dans leur programme, car on ne saurait mieux dire. Ainsi le passage sur les danses du grand siècle, étonnant entre tous, nous montre le rythme et la configuration même du mouvement chez le danseur épousant la ligne musicale dans un parallélisme quasi absolu. Or, dans cette « prose dansée » du critique, les coupes et les modulations de la phrase traduisent le mouvement chorégraphique d’une manière si concrète que l’on croit voir la démarche élastique, le genou fléchi, les petits pas frappés et tendus d’Alexandre Sakharoff, toute cette promenade cérémonieuse et ironique. En se servant de certaines réalités, de quelques observations prises sur le vif, le grand critique créa la légende des Sakharoff, le type idéal du danseur-musicien. Cette magnifique fiction est, il me semble, de moitié dans la renommée des Sakharoff.

Ces derniers sentirent cependant le danger dont les menaçait cette formule qui leur conférait le titre de musiciens et ils cherchent à s’en échapper en affirmant la priorité, dans leur art, de l’invention et de la réalisation plastiques, en s’attribuant de plus un entraînement gymnastique qui me semble, d’ailleurs, purement imaginaire. On les a dit traducteurs ; ils se voient créateurs.

J’ai longuement cherché à définir cette espèce de malaise, cette résistance intérieure que j’éprouve chaque fois qu’il s’agit de revoir les Sakharoff. Leur art ressort à une culture intellectuelle et artistique peu commune, diverse, complexe. Les éléments de style, les rappels et les suggestions historiques sont utilisés avec dextérité. Ils ont glané partout et se sont parfumés des plus rares arômes. Leurs nombreux emprunts, ils les ont tranformés par l’ironie ou le pittoresque. Leurs costumes comme leurs danses sont pleins de petites choses curieuses, burlesques ou élégantes : la perruque démesurée dans Couperin, la carrure du port de bras renversé dans la Danseuse de Delphes.

Eh bien ! jamais devant ces morceaux savamment rapportés, devant cet agencement méticuleux, laborieux des détails, je n’ai la sensation d’une chose organique, complète, d’un grand jet d’inspiration, d’un grand rythme intérieur extériorisé par le mouvement. Je n’ai pas la sensation d’un style, — car qu’est le style sinon la conformité de l’exécution avec le geste intérieur ? J’ai celle d’un travail obstiné et stérile de stylisation. Ces danses n’ont pas l’allure franche du grand art ; c’est là de l’art appliqué, du fignolage et du plaquage. L’universalité même de leurs motifs déconcerte et impatiente. Mme Clotilde Sakharoff se tire fort bien d’une danse américaine ; elle projette sa jambe très haut dans le temps « classique » du chahut ; son costume est plaisant, ses jeux de physionomie piquants et discrets. Mais elle disparaît devant une Nina Payne, voire une Marion Ford, qui s’expriment dans le même langage de formes — mais qui est leur langage spécifique. La Valse romantique, si séduisante d’attitudes et de costumes, mais si étriquée, si inconsistante dans son exécution sans ampleur — car on ne valse pas en scène sans sauter et glisser — peut apparaître plausible si l’on n’a jamais vu valser une Karsavina et un Nijinsky dans les Sylphides. Or, la technique des Sakharoff est une discipline purement factice, ou plutôt feinte. Ils font semblant de danser et ceci prête à la confusion. Ils ne nous apportent aucune conception d’art mais un choix varié de succédanés. Voici je crois ce qui m’oppresse et m’irrite dans les tentatives de ces célèbres danseurs, que je tâcherai pourtant de revoir. Mais quelle fut ma joie quand quelques instants plus tard, en sortant du music-hall, je pus encore voir, sur le tremplin du Moulin-Rouge les Aragonais Gomez danser admirablement, royalement, la jota paysanne de leur village. J’ai ressenti un bonheur immense à ce bain de soleil. Je me délectais à cette forte nourriture qui redresse l’âme et l’entendement. Et j’en conçus une aversion presque insurmontable pour les soufflés à la vanille et les condiments sucrés dont je venais d’avoir une part bien servie.

Cette antithèse mérite d’être développée. Aussi j’y reviendrai. Mais il ne faut pas qu’on m’attende pour aller voir les Gomez.

2 avril. Pour une danseuse morte. — Anniversaire. – Bilan. §

Je n’avais jamais vu Dourga, la danseuse hindoue, morte obscurément à 24 ans. J’ai à peine entrevu quelques clichés conservés par M. Robert Quinault qui dansa avec elle. Mais il émanait, hélas ! de ces images une si surprenante beauté que je n’aurais su les oublier et qu’aujourd’hui la fatale nouvelle me touche infiniment. Car la forme même de cet être rare semblait d’essence spirituelle ; les linéaments fluides et allongés de son corps de Péri paraissaient autant de hiéroglyphes au sens caché mais divin. J’ignore ce que fut son art ; les photographies me font croire que Dourga se plia docilement aux conceptions qu’avaient ses maîtres occidentaux de la danse orientale. Mais elle dépassait ces lourds pastiches et ces formules simplistes par le rayonnement merveilleux de son corps bronzé qui se revêtait dans ses moindres mouvements de la noble grandeur des rites bouddhistes ou de cette délicate volupté des paradis asiatiques.

Depuis une année, Dourga avait langui, atteinte d’un mal implacable, loin des fleuves sacrés ; aujourd’hui elle n’est plus. Une vengeance mystérieuse semblait poursuivre cette enfant d’une race antique qui s’était exilée parmi nous. Elle avait été étonnamment pareille à une de ces vignettes romantiques, visions que nos peintres de 1830 avaient eues de la Bayadère. Que pouvons-nous, nous qui ne l’avons pas connue, trouver d’assez beau pour en orner sa mémoire ? Quels mots assez légers pour qu’ils ne pèsent pas à cette ombre ailée ?

Pour glorifier la jeune fille défunte, il faudrait qu’un Rabindranath Tagore transposât en pur sanscrit et selon le rythme des complaintes hindoues les Stances à la Malibran, ou les Cydalises de Gérard.

* * *

Or cette chronique, que le deuil de Dourga est venu border de noir, porte une date qui est pour moi émouvante et même un peu solennelle. Car voilà juste une année que j’ai inauguré à Comœdia ma rubrique. Je m’y suis appliqué à définir les choses de la danse, à dire, sans réserves, toute ma pensée. En agissant ainsi, quel avait été mon espoir ?

D’affranchir la danse de toutes les servitudes et d’en faire resplendir les vertus propres. De démasquer toutes les usurpations qui faisaient du danseur tantôt l’interprète blafard du rythme musical, tantôt un élément subalterne d’un ensemble décoratif, une touche colorée dans un tableau, le décalque d’une peinture de vase ou un mannequin pour costume historique. J’ai voulu affirmer hautement l’autonomie de la danse qui transforme et exalte le mouvement usuel et le rythme naturel du muscle selon une loi formelle et un sens plus pur. J’ai spécifié le caractère désintéressé de cet art qui n’est plus ni un mode de figuration ni un moyen d’expression psychologique et directe ; car toute velléité sentimentale et toute bouffée sensuelle sont métamorphosées par la danse en symbole plastique, en formule dynamique, en geste rythmique. Le corps du danseur, aguerri par la discipline, adapté au langage abstrait des formes, décrit dans l’espace circonscrit de la scène des paraboles ou des spirales, de magnifiques et éphémères tracés ; puis, touchant terre, il équilibre ses volumes et ses linéaments selon les exigences de l’aplomb et une volonté consciente de construire.

Tout, dans le danseur, devient fonction de ce jeu divin des formes et des lignes, des droites et des courbes, de cette mélodie continue où un thème plastique s’enchaîne à un autre avec une fécondité inépuisable — ce qui fait que le pas d’une étoile est plus riche en variantes de composition et de mouvement, plus lourd de significations idéales qu’un musée de sculpture.

J’ai, de plus, constaté, en le confrontant avec toutes les méthodes en vigueur, que le système de danse classique correspond le plus profondément au caractère et aux aptitudes du danseur occidental. Non seulement la danse classique dispose du plus vaste répertoire de « formes motrices », mais elle comporte, pour le danseur, des possibilités que toutes les écoles lui refusent. Ces autres écoles réduisent toutes le mouvement des jambes à ces deux modes du déplacement de l’équilibre : la marche et la course. Grâce au principe des jambes tournées « en dehors », le classique est apte à exécuter non seulement d’innombrables variantes du saut et du mouvement giratoire, mais aussi à se déplacer latéralement ; observation de mécanique dont la portée esthétique n’échappera à personne. Par sa complexité et son unité, la danse classique dépasse les plus admirables styles de danse que nous connaissions : le ballet cambodgien et l’orchestique des anciens. Et si la pureté en est contaminée par toutes les négligences et tous les dilettantismes, elle n’en reste pas moins l’une des plus splendides conquêtes de l’art occidental.

Jeu souverain ou liturgie muette, la danse classique évoque à nos yeux les choses essentielles de l’âme, l’ivresse d’être et l’aspiration à l’au-delà. Elle est donc de toutes les époques et surtout de la nôtre, magnifiquement tendue vers ces choses essentielles. Mais, beauté suprême, la danse ayant pour instrument le corps dompté et transfiguré, le schéma idéal, le théorème plastique se revêt en elle de chair vibrante, de vie nerveuse, de couleur et de sourires.

Le ballet, en tant que genre théâtral, comporte à mes yeux bien des éléments caducs et périssables. Il relie d’une manière factice deux formes scéniques qui n’ont en commun que leur mutisme : la pantomime expressive ou figurative et la danse. Jamais ces deux modes ne se fondent ; dans les pas d’action les plus serrés, les plus chargés de matière dramatique, mimique et saltation alternent avec la plus grande rapidité, s’enlacent étroitement mais restent isolées : dualisme inéluctable, patent. Seuls les repos des danseurs, les moments où un équilibre stable est obtenu, leur permettent l’effusion ou les violences du drame mimé. Le mouvement saltatoire exclut toute velléité expressive ; s’il se laisse gagner par l’émotion psychologique, il se déforme fatalement, sa ligne dévie, son rythme se brise, il sombre dans le concret.

Dans le ballet de Théophile Gautier, Giselle, que le désespoir a rendue folle, reprend dans son délire le « lændler » qu’elle avait dansé avec son amoureux ; chose lamentable et déchirante que cette danse macabre, au rythme déchiqueté, à l’allure hoquetante. La douleur a brisé les ailes de l’étoile. Giselle ne danse plus. Elle va mourir.

Depuis l’arrivée des « Russes » de Diaghilev, on a soumis le ballet à divers régimes réconfortants. Mais ni la cure par le pittoresque, ni celle par le paroxysme sensuel, ni l’utilisation de poèmes symphoniques, ni le greffe d’éléments vocaux sur l’élément visuel ne purent atteindre le foyer du mal. On astreignit alors la danse à reproduire les formes propres des œuvres peintes ou sculptées ; on disposa le danseur en bas-relief égyptien ou en figure de vase antique ; leurre et vanité. Ce n’est qu’en libérant la danse, en l’intronisant sur la scène, que l’on résoudra le problème du spectacle chorégraphique. Plus de sujet traitant des conflits dramatiques, plus de pastiches historiques ou de tableaux de mœurs exotiques ! Il faudrait des ballets développant des thèmes dynamiques et plastiques dont le retour de certaines formes fondamentales assurerait l’unité et la cohésion, où l’étoile, « instrument concertant », trouverait dans les évolutions d’ensemble du corps de ballet une base harmonique puissante ; des ballets où les formes de la danse classique retrouveraient, affranchies de toute contingence concrète, la plénitude de leur signification. Mais ces ballets uniquement dansés, seraient froids et insipides ? Que non ! Ils auraient sur nous la même emprise, ébranlant jusqu’à la profondeur de notre âme, que l’élan vertical des clochers gothiques, l’ordonnance d’une colonnade antique, les masses et les ombres d’une cathédrale baroque, une fugue de Bach ou le chant d’un rossignol.