1683

Mercure galant, mai 1683 [tome 5].

2017
Source : Mercure galant, mai 1683 [tome 5].
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Mercure galant, mai 1683 [tome 5]. §

[Prélude] §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 1-2.

J’ay bien crû, Madame, que je vous faisois plaisir, en vous envoyant les Vers qui ont esté faits sur la Pension dont le Roy a gratifié l’illustre Sapho de nostre Siecle. L’estime que vous avez toûjours euë pour elle, me répondoit de la part que vous prendriez à ses avantages ; & comme ils augmentent par l’empressement que tout le monde témoigne à se réjoüir, de voir récompenser un mérite aussi genéralement connu que le sien, je vous donnerois sujet de vous plaindre, si je négligeois de vous envoyer, ce que Mr Bétoulaud adresse aux Muses sur cette matiere. Elle ne sçauroit estre plus noble, puis qu’elle regarde le plus grand de tous les Roys.

Aux Muses. Epistre §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 3-7.

AUX MUSES.
EPISTRE.

Cherchez, Muses, cherchez en vostre heureux sejour
Les rayons les plus purs dont se pare le jour,
Pour bien représenter au Temple de Mémoire
Tous les traits éclatans d’une nouvelle gloire.
LOUIS, dont le grand cœur ne se lasse jamais,
Veut qu’à son tour Sapho ressente ses bienfaits,
Et qu’enfin sous ses Loix, d’heureuses destinées
Achevent de filer ses illustres années.
C’est-là, Muses, le soin qui doit vous réveiller,
Il vous seroit honteux de ne pas travailler,
Lors que LOUIS courant au devant du mérite,
Jette un si doux regard sur vostre Favorite.
Muses, vous le sçavez, elle vivoit chez nous
Contente de soy-mesme, & contente de vous,
De la foule & du bruit dés longtemps séparée,
Et malgré cent vertus voulant estre ignorée ;
Mais LOUIS, ce grand Roy, qui pourroit le tromper ?
Est-il quelque vertu qui luy puisse échaper,
Et se sauver enfin de la main libérale
Qui peint si bien les traits de son Ame Royale ?
Non, Sapho vainement se cachoit au grand jour,
Il n’est rien que LOUIS ne distingue à son tour ;
Mais bien que de ses dons à jamais honorée,
De l’ardeur la plus vive elle soit penétrée,
C’est de ce Roy si grand l’accueil remply d’attraits,
Et ses discours encor plus doux que ses bienfaits,
Qui comblerent Sapho d’une joye immortelle ;
Et tout l’or du Pactole eust esté moins pour elle.
Mille autres, il est vray, de vos chers Nourrissons
Favorisoient jadis les aimables Chansons,
Et l’on entend encor les bords de l’Hipocrene,
Retentir au grand nom d’Auguste, ou de Mecene.
Mais un Roy qui prévient jusques à vos desirs,
Qui du bonheur d’autruy fait ses premiers plaisirs,
Qui joint à ses présens une bonté supréme
De l’air dont Jupiter les donneroit luy-mesme,
Et qui malgré l’éclat dont il est revétu,
Jusqu’au sein des Deserts va chercher la Vertu ;
Ce n’est qu’en LOUIS seul, Muses, qu’on le rencontre,
Et ce n’est point ailleurs que vostre main le montre.
Peignez donc ce Héros, & ne peignez plus rien,
C’est Luy-seul qui sçait l’Art de bien faire du bien.

Remerciment de Monsieur l’Abbé d’Arnoye de Poussant à Messieurs de l’Académie Royale d’Arles §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 7-18.

Comme rien ne vous est plus agreable que les loüanges de ce grand Monarque, il faut vous les faire encore entendre dans le Compliment que Mr l’Abbé d’Arnoye de Poussant a fait depuis peu à Mrs de l’Académie Royale d’Arles, qui l’ont reçeu dans leur Compagnie. C’est une Personne de mérite & de sçavoir, & dont la naissance est considérable. Il est Parent de Mr le Marquis de Grave, & s’est distingué en Sorbonne, où il est Licentié. Plusieurs Sermons qu’on a entendus de luy, & dont il s’est acquité avec beaucoup de succés, ont fait connoiste que l’éloquence luy est naturelle.

REMERCIMENT
DE MONSIEUR
L’ABBÉ D’ARNOYE
DE POUSSANT,
A Messieurs de l’Académie
Royale d’Arles.

 

MESSIEURS,

Il me seroit tres-difficile de vous exprimer par mes paroles, combien je suis sensible à l’honneur que vous m’avez fait. Je trouve tant de gloire, & tant d’avantage à tenir une place parmy-vous, que je ne me reconnois plus moy-mesme depuis que vous me l’avez accordée. En effet, Messieurs, quand je considere que je pourray d’oresnavant me dire un de vos Confreres, j’oublie ce que j’avois esté jusqu’à présent, pour m’arréter uniquement à ce que je suis ; & je me trouve si diférent de ce que j’étois, que s’il estoit permis de se croire comme vous pour estre parmy-vous, j’attribuërois à mon mérite cette qualité dont vous m’honorez, que je reconnois ne tenir que de vostre seule bonté ; mais pendant que j’admire mon changement, n’ay-je pas bien plus sujet d’admirer ceux qui m’ont changé ?

C’est vostre Académie, Messieurs, qui fait les délices de la France, qui sera l’admiration de la Postérité, & qui auroit donné de la jalousie à ces anciennes Républiques, les Ornemens de leurs Siecles. L’on voit chez vous deux sortes de Noblesse s’accorder parfaitement pour former des Hommes d’un mérite achevé. Vous sçavez ajoûter à l’avantage d’une illustre naissance, une grandeur d’ame que le sang vous inspire, que vos bonnes qualitez vous communiquent, & que la vertu seule a droit de vous conserver, & pour ce qui regarde les qualitez de l’esprit, qui sont aussi necessaires que celles du cœur pour faire l’honneste Homme, vous les possedez, Messieurs, dans le supréme degré. Tout le monde sçait que vous pensez si délicatement, que vous vous exprimez si noblement, que vous donnez un tour si agreable à toutes choses, que vous sçavez dans un discours démêler si heureusement le faux éclat d’avec le veritable brillant, qu’on écoute vos jugemens en ce qui concerne les Ouvrages de l’esprit, comme des Oracles qui sont la regle mesme des plus grands esprits.

Une assemblée d’Hommes aussi illustres & aussi éclairez méritoit sans-doute le titre d’Académie Royale que vous possedez seuls avec tant d’éclat ; & tous les Privileges que la libéralité du Roy vous a accordez, estoient justement deus à des Sujets si propres à relever la gloire de leur Prince, & de leur Nation, en faisant fleurir les beaux Arts dans un Royaume, qui ne doit ceder en rien à tous ceux que l’Antiquité a jamais admirez.

Conservez, Messieurs, cette réputation si glorieuse que vous vous estes acquise avec tant de succés, en continuant de travailler à la gloire du plus grand Monarque de l’Univers. Rien n’est plus digne de vous, que de rendre immortelle la mémoire d’un Roy, dont la Postérité ne se souviendra que pour le regreter ; & Loüis le Grand ne trouvera point indigne de sa gloire, que ses Actions héroïques, qui donnent à vos discours tout leur éclat, en reçoivent aussi quelque ornement, comme la matiere la plus précieuse, & le plus parfait Ouvrier se rendent une gloire mutuelle.

Pendant que le bon ordre étably dans ce Royaume, les Loix maintenuës dans leur vigueur, la fausse bravoure entierement hors d’usage, l’Hérésie expirante par les armes du zele chrétien temperé par la prudence ; pendant dis-je, que le caractere de cet Esprit royal de LOUIS fait la félicité des François, & ne trouve pas moins d’admiration parmy les Ennemis, que ses Armées victorieuses y ont produit de consternation & d’étonnement, la Renommée prend le soin de réveiller la jalousie des Nations les plus éloignées, en les instruisant de tant d’actions héroïques, & en leur apprenant les rares qualitez que LOUIS a reçeuës du Ciel, elle ne les force pas moins à se plaindre en secret contre le sort qui ne les luy a point assujeties. Mais vous, Messieurs, travaillez pour la Postérité ; donnez des éloges au plus grand Roy, & au plus honneste Homme qui fut jamais ; publiez avec vostre illustre Protecteur Mr le Duc de S. Aignan, tant de merveilles qui effacent la gloire des plus grands Héros, & qu’on admirera dans les siecles à venir, sans pouvoir les comprendre. Ce Duc incomparable voit son Prince dans son domestique charmer tous ses Courtisans par sa politesse, par sa probité, & par sa modération, qui se répandent dans toutes ses actions ; il le voit dans l’Armée toûjours infatigable, & toûjours intrépide, prévoyant par sa prudence tous les dangers, & les surmontant tous par sa valeur, & par tout il admire ce qu’il voit. Publiez donc avec luy, Messieurs, tant d’actions éclatantes dont il est témoin, & qu’il vous dira avec tant de majesté & d’agrémens, & faites la plus belle occupation de vostre vie de les apprendre à vos Descendans. Heureux si pour estre parmy-vous, j’avois le bonheur de travailler aussi heureusement que vous ; & si pour estre associé à un Corps aussi considérable, j’en pouvois prendre l’esprit & le caractere, & me rendre digne par là de l’honneur que vous avez eu la bonté de m’accorder, dont j’auray toute ma vie une reconnoissance que rien ne pourra diminuer.

[Mort de M. de Boissieu, cy-devant Premier Président en la Chambre des Comptes de Grenoble] §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 26-33.

Messire Denys de Salvaing, Seigneur de Salvaing, de Boissieu & de Vourey, cy-devant Premier Président en la Chambre des Comptes de Grenoble, mourut le Dimanche 11. du mesme mois. Il estoit né à Vourey le 21. Avril 1600. & il est mort dans le mesme Lieu. Sa Famille est originaire de Chablais dans les Etats de Savoye, & s’appelloit anciennement Alinges. Mr le Marquis de Coudrée en est le Chef. La Branche de feu Mr de Boissieu passa en Dauphiné au commencement du treiziéme siecle. Raimon, Seigneur de Salvaing, est le premier qui ait paru dans cette Province, & on a veu des Actes de luy de l’an 1225. Ses Successeurs se sont alliez aux plus considérables Maisons de Dauphiné, comme Chasteauneuf, Berenger, Terrail, Alleman, Arcere, Avalon, & autres. Les Armes de cette Maison sont de l’Empire, à la Bordure de France. Son Cry est, A Salvaing le plus Gorgias ; & sa Devise, Que ne ferois-je pour elle ? Mr le Président de Boissieu estoit non seulement illustre par sa Famille, mais par son esprit, par son sçavoir, & par toutes les vertus qui font estimer les honnestes Gens. Il fut nommé par le feu Roy en 1633. pour estre l’Orateur aupres du Pape Urbain VIII. lors que Mr le Maréchal de Créquy fut envoyé à Sa Sainteté pour luy prester au nom de Sa Majesté une Obédience filiale. Ce fut là où il fit cette belle Harangue Latine, qui a esté imprimée tant de fois. Le Pape en fut si content, qu’il ordonna que Mr de Boissieu fust reçeu à son retour par les Gouverneurs des principales Villes de l’Etat Ecclésiastique. En 1635. le Roy luy accorda de sa bouche à Saint Germain la qualité de Conseiller d’Etat. Il fut député vers Sa Majesté en 1638. par la Noblesse de Dauphiné, avec cinq autres Gentils-hommes ; & en 1639. il fut pourveu de la Charge de Premier Président en la Chambre des Comptes, par la résignation que luy en fit Mr Deagent son Beaupere, qui eut tant de part au Gouvernement pendant la faveur du Connétable de Luynes, & qui avoit esté Sur-Intendant des Finances. Mr de Boissieu s’estoit défait de cette Charge peu d’années avant sa mort, en faveur de Mr de Sautereau, dont le mérite & l’esprit sont fort connus à la Cour, à la suite de laquelle il est présentement pour des Affaires considérables qui ont esté confiées à sa conduite & à sa prudence. Apres que Mr de Boissieu eut quité sa Charge de Premier Président, ses principales occupations furent à travailler à des Arbitrages ; & plusieurs Familles des plus relevées de Dauphiné ont finy leurs diférens & leurs desordres par ses soins & ses conseils. Il estoit dans l’estime de Sa Majesté & des Ministres ; & quand il paroissoit quelques affaires à la Cour où il eust donné son avis, on y avoit de fort grands égards. Il a eu quelque temps une Pension ; & lors qu’on fixa le prix des Charges, bien qu’on eust compris la sienne dans cette fixation, elle fut augmentée de dix mille écus ; & Mr Colbert luy témoigna par une Lettre obligeante, que le Roy avoit donné cette augmentation à son mérite. On a veu de luy divers Traitez, & entre autres un Volume de plusieurs Ouvrages de grande érudition, intitulé Miscellanea. Le Dauphiné a beaucoup perdu en le perdant. Tout le monde le regardoit comme l’ornement & la gloire de sa Patrie, & il n’y avoit personne qui ne le respectast, & ne l’aimast. Mr Chorier a écrit l’Histoire de sa Vie en Latin ; & Mr le Président Allard travaille à mettre son Eloge dans un Ouvrage, où l’on verra celuy des Hommes de Lettres qui sont morts depuis peu dans la Province, & des illustres Vivans qui s’y sont rendus celebres.

Sur la Question qui court, Si Apollon & le Soleil sont deux diférens Dieux §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 38-40.

Vous aurez sans-doute entendu parler d’une Question qu’on a agitée depuis quelques mois, & qui a partagé quantité d’habiles Gens. Voicy ce qu’en a pensé le Berger de Flore.

SUR LA QUESTION
qui court, Si Apollon & le
Soleil sont deux diférens
Dieux.

 Pour dire mon avis sur ce que l’on propose,
 Sans consulter Corneille, ny le Brun,
Apollon & Phébus ne passent que pour un,
Phébus & le Soleil sont une mesme chose.
  Donc Apollon, & le Soleil,
Le Dieu qui chaque jour accomplit sa carriere
  Sur un Char de lumiere,
Et puis s’en va passer les heures du sommeil
  Dans le sein d’Amphitrite,
 Où son amour le précipite ;
Et celuy qui se plaist dans le sacré Vallon
Parmy les doctes Sœurs à joüer de la Lire,
 A chanter, à dancer, à rire,
 Enfin à faire le Garçon,
 Malgré tout ce que l’on peut dire
 Pour obscurcir la verité,
Ne sont, à bien compter, qu’une Divinité.
C’est ainsi que de claire & certaine science,
  A l’égard des faits inoüis,
Le Dompteur de la triple & superbe Alliance,
Et celuy qui soûmet la plus fiere arrogance,
Ne sont qu’un seul Vainqueur, nostre auguste LOUIS.

[Traduction d’une Ode d’Horace sur le Printemps] §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 41-42.

La belle & agreable saison où nous sommes, m’engage à vous envoyer une Imitation de la quatriéme Ode d’Horace, qui commence par Solvitur acris hiems. Elle est du Solitaire de la Moulle-Ayglun.

Enfin l’Hyver cede au Printemps,
L’aimable Zéphir dans nos Champs
Fait renaître mille fleuretes ;
Tous nos Bergers sur leurs Musetes
Chantent de concert son retour.
Déja sur le panchant du jour
On voit nos charmantes Bergeres
Dancer sur les vertes Fougeres
Au tendre son des Chalumeaux ;
Le Berger avec ses Troupeaux
Abandonne la Bergerie,
Et la neige dans la Prairie
Ne blanchit plus les Arbrisseaux.
On commence à voir sur les eaux
Le Pescheur avec sa Nasselle ;
Et dans cette saison nouvelle,
Chacun veut selon ses desirs
Prendre part aux nouveaux plaisirs.
Profitons du Printemps, Silvie ;
Souvent au milieu de la vie
La mort vient en finir le cours,
Elle moissonne nos beaux jours,
Sa fureur n’épargne personne,
Et la Houlete, & la Couronne,
Et les appas, & la laideur,
N’ont pres d’elle aucune faveur.

Madrigal §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 42-43.

J’ajoûte un fort joly Madrigal de Mademoiselle de Castille. Les Paroles en sont tres-propres à estre chantées, & je ne doute point qu’on ne se fasse un plaisir de les mettre en Air.

MADRIGAL.

Quoy donc, à mon amour estre toûjours rebelle !
Tout passe, belle Iris, & vous n’y songez pas.
A moins que de bonne heure une amour mutuelle
 Ne m’engage à suivre vos pas,
 Quand vous cesserez d’estre belle,
 Je cesseray d’estre fidelle.
  Helas !
 Que c’est une peine cruelle,
De n’avoir plus d’Amans, lors qu’on n’a plus d’appas !

[Suite de la Relation de Venise, contenans un grand nombre de choses tres-curieuses] §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 44-142.

Quand dans ma Lettre du mois d’Octobre dernier, je vous fis la description de l’Entrée de Mr Amelot à Venise, je m’engageay à vous faire celle de la premiere de ses cinq Gondoles, lors que je vous envoyerois cette Gondole gravée. Comme il m’a fallu beaucoup de temps pour en faire faire un dessein à Vénise mesme, je n’ay pû jusqu’à présent m’acquiter de ma promesse. Je m’en acquite aujourd’huy, & je croy que vous serez satisfaite de l’Estampe que vous trouverez icy. La beauté de cette Gondole n’est deuë qu’à des François. Mr Berrin a fait à Paris le dessein de la Broderie, & les Brodeurs de la mesme Ville ont eu la gloire de l’exécution. On doit aussi le dessein de la Sculpture à un François qui s’est trouvé à Venise. Ce François est Fils de Mr Dorigny, Peintre du Roy, qui a fait la plûpart des Ouvrages de peinture qu’on voit au Château de Vincennes. Aux quatre coins de cette Gondole, qui comme je vous l’ay déja marqué, a cousté seule plus de mille Pistoles à Mr l’Ambassadeur, estoient quatre Figures assises, représentant ses diférentes Vertus, désignées chacune par leurs simboles ; la Vigilance, par une Lampe & un Coq ; la Fidelité, par un Chien ; le Secret, par une Clef, que la Figure qui le désignoit mettoit sur ses lévres ; & l’Eloquence, par un Caducée, & une Ruche de Mouches à Miel. Les quatre Esclaves qui portoient l’Impériale de la Gondole, estoient les quatre Vices opposez à ces Vertus. Sur la Prouë estoient deux autres Figures, s’embrassant & représentant la Paix & la Justice, comme les effets des quatre Vertus. Elles avoient leurs Génies aupres d’elles, pour les conserver contre le venin de la Discorde, représentée par un Dragon, qui servoit d’armement & de fer à la Gondole. Un troisiéme Génie, qui estoit celuy de la France, tenant un Bouclier, sur lequel il y avoit un Soleil, chassoit cet Animal de division. Au bas de la Gondole en dedans, estoient quatre Bas-Reliefs, deux du costé de la Prouë, dont l’un représentoit un effet de la Justice sous la Fable des Enfans de Niobe, punis de leur témerité par Apollon & Diane ; & l’autre estoit un Parnasse, avec Apollon & les Muses, comme un fruit de la Paix. L’un des deux autres Bas-Reliefs, qui estoient du costé de la Poupe, représentoit l’Abondance, & l’autre les Arts, par plusieurs Génies qui se joüoient avec toute sorte d’Instrumens de Mathématique dans l’un & des Fruits de toute espece, dans l’autre. Le reste estoit enrichy d’Ornemens convenables au sujet. Toute la Gondole estoit de Sculpture dorée ; l’Impériale d’un Velours cramoisy, enrichy d’une Broderie d’or magnifique par le dessein, & par le travail ; la Doublûre & les Rideaux riches à proportion, & tout ce qui se voyoit en dedans sans estre d’Etofe, estoit peint de fleurs à fond d’or. Les Fers, tant celuy de devant qui estoit le Dragon, que celuy de derriere, qui estoit un feüillage, pouvoient estre regardez comme le Chef d’œuvre d’une main sçavante, dans le maniement de ce Métal.

Puis que l’Estampe de cette Gondole nous a ramenez à Venise, vous voulez-bien que je prenne cette occasion de vous faire part d’une troisiéme Relation qui m’est tombée entre les mains, de ce qui s’est passé de curieux dans cette superbe Ville. Vous m’avez paru trop contente des deux autres, pour ne me pas donner lieu de croire que vous le serez encore de celle-cy.

LETTRE
DE Mr CHASSEBRAS
DE CRAMAILLES,
A Madame Chassebras du Breau
sa Belle-Sœur.Voir de cet article à cet article et cet article pour le début de la relation de Chassebras de Cramailles.

Vous avez vû, Madame, la maniere dont les Venitiens passent la saison de la joye & des plaisirs ; il est juste de vous dire comme ils vivent en Caresme, dans les jours de jeûne & d’oraison. Toutes les Eglises ont esté remplies de monde pour entendre les Sermons, & les Musiques dont on accompagne les loüanges que l’on rend à Dieu ; & dans la Semaine-sainte, on ne pouvoit qu’à peine arriver jusques à celles où estoient les Indulgences. On y passoit au milieu de deux rangs de Pauvres assis sur des chaises de paille, & couchez à terre aux deux costez d’une Ruë presque aussi longue que la Ruë de Tournon à Paris. Je ne prétens pas neantmois vous faire un long détail de toutes ces devotions. Je veux seulement vous entretenir de deux ou trois Cerémonies de la Semaine-sainte qui sont extraordinaires ; & comme les plus belles se font à S. Marc, je vais d’abord vous parler de cette Eglise.

Eglise de S. Marc.

Cette Eglise est une des plus belles, & des plus extraordinaires, pour la maniere dont elle est composée. Elle est bâtie à la Greque, environ de la grandeur de S. Germain l’Auxerrois à Paris, faite en forme de croix, avec cinq Dômes au dessus. Elle est couverte de plomb, & les Murs sont tous de Marbre en dehors, avec un grand nombre de Colomnes aussi de Marbre, & quelques Ornemens de Bronze, dont entre autres on estime fort quatre Chevaux dorez, qu’on apporta de Constantinople dans le temps que les Venitiens se rendirent maîtres de cette Ville. Les Portes, ou Entrées de l’Eglise, sont fermées d’autant de Portes de Bronze à jour, & la façade est remplie de peintures à la Mosaïque, qui représentent le Sauveur ressuscité, & l’Histoire du Transport du Corps de S. Marc dans la Ville de Venise. Les Murs de l’Eglise sont encroustez de Marbre blanc, ondoyé jusqu’à la hauteur des Piliers & des Arcades ; & au dessus, y compris la Voûte & les cinq Coupoles des Dômes, sont des Ouvrages à la Mosaïque, qui contiennent diverses Histoires du Vieux & du Nouveau-Testament, & des Martires & Vies de Saints au nombre de plus de deux mille Figures. Le Plancher sur lequel on marche est de compartimens, & figures mistiques d’Animaux, pareillement à la Mosaïque, mais de pieces un peu plus grandes & plus solides que celles des costez. Ces Ouvrages & Figures à la Mosaïque, sont de petits morceaux de Pierre de diverses couleurs, grosses comme la moitié de l’ongle, de Marbre, Lapis, Porphire, & autres. On en compose les Figures, en les rangeant & appliquant dans le Mur les unes contre les autres, & elles font le mesme effet que la peinture. Jugez quel temps il a fallu pour faire une Voûte, & cinq Coupoles de cette grandeur, outre quantité de Chapelles & de petits recoins que je ne vous particularise point. Autour de l’Autel il y a quatre Colomnes de Marbre blanc, toutes travaillées en relief, d’un petit Ouvrage délicat, qui est la Vie & Passion de Nôtre-Seigneur, avec la Naissance & la Vie de la Vierge. Quatre Colomnes d’Albâtre sont à la Chapelle du S. Sacrement ; & plusieurs autres Colomnes d’une espece de Marbre vert-brun tres-fin, qu’on appelle Serpentine, sont en divers endroits de l’Eglise, & ont esté apportées du Temple de Salomon, avec d’autres Pieces de Porphire. Les Richesses du Trésor sont infinies. On en expose quantité de Pieces sur l’Autel dans les jours de grandes Festes, & ces Pieces estant toutes précieuses, un Procurateur de S. Marc (qui est une des premieres Dignitez) se tient aupres dans un Fauteüil tout le temps de la grand’Messe, & les fait ensuite remporter en sa présence dans le lieu où elles sont conservées, & dont il garde les Clefs. L’on y void un Devant & un Derriere d’Autel d’or massif ; deux Croix de trois pieds & demy de haut, aussi d’or damasquiné ; deux grands Encensoirs, & deux Chandeliers hauts de trois pieds, d’or ; douze Corcelets, & autant de Couronnes d’or, toutes couvertes de Pierreries & de Perles, sans les autres gros Rubis, Saphirs, Emeraudes, & autres Pierres d’une excessive valeur, qu’on expose de mesme en mettant des lumieres derriere pour en faire voir l’éclat. Il y a encore un grand nombre de Livres couverts de Plaques d’or & d’argent, parmy lesquels est l’Evangile écrit de la main de S. Marc ; & les Actes des Apostres en lettres d’or, écrits de la propre main de S. Jean Chrysostome, Patriarche de Jerusalem. Dans le grand nombre de Reliques qui y sont, on revere particulierement l’Image de la Vierge, peinte par S. Luc. On l’expose les jours de sa Feste ; & quand on veut obtenir quelque grace particuliere de Dieu, on la porte en Procession solemnelle sous un Dais. Le Doge & les Magistrats ont accoûtumé de s’y trouver, avec sept à huit cens Gentilshommes, & un nombre infiny de Peuple. Dans l’Eglise, tout le long des Murs, il y a encore quantité de Pierres saintes qu’on baise par devotion. Les plus considérables sont, celle sur laquelle Nostre-Seigneur a presché, & où l’on croit qu’Abraham voulut sacrifier son Fils Isaac, & celle sur laquelle Saint Jean Baptiste eut la teste coupée ; l’on remarque encore des goutes de sang sur cette derniere. Tous les Piliers qui soûtiennent la Voûte sont aussi en grande venération, à cause qu’il y en a un, à ce que l’on prétend, qui renferme le Corps de S. Marc, dont le Doge, & un des Procurateurs, ont seuls la connoissance, & font serment de ne le déclarer jamais qu’à ceux qui leur succederont, de sorte que s’ils mouroient tous deux en mesme temps, la mémoire en seroit éteinte. Il y a encore dans le Trésor du sang merveilleux, dont je vous parleray en son lieu.

Cette Eglise est proprement la Chapelle du Palais du Doge. Elle est desservie par vingt-quatre Chanoines, plusieurs demy-Prébendes, & autres Ecclesiastiques. Le Primecier, qui en est le Chef, est toûjours un Noble, & celuy d’aujourd’huy se nomme Sanudo, Fils du Procurateur de ce nom. Il officie avec la Mitre & la Crosse, fait toutes les fonctions Episcopales, & accorde quarante jours d’Indulgence à ceux qui assistent à la grand’Messe qu’il celébre, ou qui se dit en sa présence. Cette Eglise a encore un Privilege fort particulier, qui est que la Veille de Noël si tost que le Soleil est couché (c’est à quatre heures du soir selon les heures de France) on commence les Matines, puis on dit la grand’Messe en présence du Doge, des Ambassadeurs Etrangers, & des Magistrats.

Occupation du Caresme.

L’occupation du Caresme a esté d’aller à la Messe, aux Sermons, aux Musiques, aux Festes d’Eglise, & aux Divertissemens des Nobles.

Les Sermons se disoient tous les jours au matin dans quarante-neuf Eglises. Ils durent une bonne heure, & on n’y fait qu’une pause presque sur la fin. La plûpart des Prédicateurs gesticulent, marchent, & se démenent fort, exprimant autant par leurs actions que par leur paroles. Leur Chaires sont une fois plus larges qu’à Paris, & il y a toûjours un Christ en Croix dans un des costez, dont à tous momens ils font considerer les soufrances.

Les Festes d’Eglise sont fort fréquentes. On fait quelques fois des Oratoires. Ce sont des Recits Italiens d’Histoires saintes & devotes, qui se chantent en Musique dans les Eglises, comme des Opera, & dont ceux qui font les Personnages sont cachez derriere une Grille ou Tribune, & ne se montrent point. Comme il y en a peu, & qu’ils se font extraordinairement, il faut s’y trouver de bonne-heure pour avoir place. Il ne s’en est fait cette année qu’à l’Eglise des Incurables, & c’estoient des Filles qui chantoient.

Pour les Musiques ordinaires, nous en avons eu trois fois la semaine reglement dans quatre Eglises. Ce sont quatre Hôpitaux fort riches, administrez chacun par des Gentilshommes, & des Citadins. On y reçoit grand nombre de Pauvres, & quantité de petits Enfans Orphelins qui vont aux Enterremens comme à Paris ; on y nourrit encore trente ou quarante Filles qui ne sont que pour le Chœur, & à qui on apprend à chanter dés leur plus grande jeunesse. Elles sont enfermées comme des Religieuses, & ne parlent à personne. Elles ne font point de Vœux, & se peuvent marier quand elles veulent. Ce sont quatre des meilleurs Musiciens qui conduisent leur Chant. Tous les Mercredis & Vendredis de Caresme, elles chantent le Salut en Musique, & les Vespres tous les Dimanches. Il y a Theorbes, Violons, Basses de Violes, Clavessins ou petites Orgues pour la Simphonie, & pour accompagner les Voix. Ce sont elles qui touchent de ces Instrumens, & elles sont dans une Tribune grillée au haut de l’Eglise. Il y a de tres-belles Voix, & il s’y trouve grande quantité de monde. On ne prend jamais que deux sols pour chaque siege, qui font environ neuf deniers de France. Le premiers de ces Hôpitaux s’appelle S. Lazare, ou les Mendicantes. On y reçoit les vieilles Gens, Hommes & Femmes, infirmes à cause de leur grand âge. Le second, nommé les Hôpitaletes, est destiné pour les Fiévreux, comme l’Hôtel-Dieu de Paris ou la Charité, & pour loger & nourrir pendant trois jours tous les Pelerins qui passent. Le troisiéme est la Pieté, pour les Enfans trouvez ; & le quatriéme, les Incurables.

Divertissemens & Exercices
de la Noblesse.

Les principaux Jeux & Exercices de la Noblesse, sont la Bassete, le Ballon, & le Calcio.

La Bassete se jouë en particulier, & passé le Carnaval, personne n’entre dans les Réduits que les Nobles. Je vous ay parlé de ces Réduits.

Le Ballon se jouë à huit, dix, ou douze Personnes, moitié de chaque costé. On se met en Chemisete & en Chaussons, & on se sert de Brassards pour pousser le Ballon. Ces Brassards sont de bois de la grandeur d’un petit Manchon d’Homme, & fait quasi de mesme. On les passe dans le poignet, & on les tient de la main par un petit bâton qui est dedans en travers. Ils sont en dehors tout hérissez, avec des pointes un peu rebroussées pour empescher que le Ballon ne glisse, & pour le pousser avec plus de force. Les Regles du Jeu sont à peu pres comme celles de la longue Paume. D’autres Personnes que les Nobles y joüent aussi, & les Magistrats destinent des Places pour ce Jeu, n’estant pas permis de se mettre dans toutes.

Le Calcio est bien d’une autre considération ; il n’y a que les Gentilshommes qui y joüent. Il est étably en cette Ville depuis quatre ou cinq ans seulement. Il s’y trouve tous les jours deux ou trois cens nobles Venitiens pour y joüer, & pour y voir joüer. C’est une espece de petite guerre, dont les ruses & les détours sont assez difficiles à comprendre, & je ne sçay si je pourray bien vous les expliquer. Il y a mesme des Personnes qui n’y prennent pas de plaisir, parce qu’ils n’y connoissent rien. Cependant comme c’est, pour ainsi dire, le seul divertissement de la jeune Noblesse pendant le Caresme, je vais vous en faire la plus exacte description que je pourray.

Jeu du Calcio.

On plante autour d’une Place divers Pieux de bois de sept à huit pieds de distance les uns des autres, avec une grosse corde qui les traverse, & forme une Barriere à hauteur d’appuy. A chacun des deux bouts est une grande Arcade ou Portique de bois peint & doré, par où on entre dans cette Barriere. Les Gentilshommes qui doivent joüer, ont une Culote, une Chemisete de Bazin ou de Satin, une Echarpe fort large qui serre le milieu du corps, un Bonnet & des Souliers fort bas, ou des Chaussons de Jeu de Paume. Ils se trouvent tous ensemble dans le Champ une demy-heure, ou un quart-d’heure avant le Soleil couché, & se divisent en deux Partys de trente, quarante, ou cinquante chacun, plus ou moins, selon qu’ils se trouvent. Chaque Party a une Enseigne ou Etendart diférent, & deux Tambours habillez fort proprement de la mesme couleur de l’Etendart. Les quatre Tambours se placent aux quatre coins, & dans la Barriere, & batent la Quaisse tant que le Jeu dure. Les Joüeurs estant arrivez dans le Champ, quarante ou cinquante autres Nobles, avec leurs Vestes ordinaires, se mettent sous les Portiques ou Arcades de chaque costé, pour en boucher l’entrée, ou plutost pour empescher la sortie aux Combatans ; les Spéctateurs sont en dehors de la Barriere, & appuyez dessus. Chaque Party ayant pris son poste, un de la Troupe jette au milieu de la Place un Ballon de cuir, gros comme la moitié de ceux dont on joüe dans les Colleges. Le premier qui le peut attraper, le ramasse, & le tient à son costé, en le posant sur la jointure du bras, & le serrant fortement avec le coude contre le costé, sans y mettre les mains, ne luy estant pas permis de le toucher que pour le ramasser de terre, ou pour le jetter à un autre lors qu’il n’a plus la force de résister. Il faut que de cette maniere il sorte hors d’une des Portes de la Barriere pour gagner le Jeu ; c’est pourquoy tous ceux du Party contraire tâchent à le repousser, à le faire choir, ou à luy faire quitter le Ballon, pendant que ceux de son costé l’aident, & combatent contre leurs Aversaires pour les empescher d’approcher. Toutes ces résistances & combats ne se font qu’à coups de coude, & il y a de grosses amendes contre ceux qui se servent de leurs mains. On se chamaille avec tant de force, que bien souvent on en voit tomber quinze ou vingt tout-à-la-fois, sans neantmoins qu’ils se fassent aucun mal, à cause que la Place n’est point pavée, & que la Barriere contre laquelle on peut se heurter, est faite exprés de cordes, comme je vous ay dit. Si l’on fait choir le Ballon (ce qui arrive souvent) un autre s’en saisit, & chacun court apres pour luy donner un pareil assaut ; mais quand celuy qui le tient a pû arriver jusqu’à la sortie, ce n’est encor rien de fait, à cause des autres Nobles qui la défendent, & qui luy apportent une résistance, d’autant plus difficile à surmonter, qu’elle est composée d’un grand nombre de Personnes unies & serrées les unes contre les autres. La raison voudroit mesme qu’il n’en pût jamais venir à bout par la force, puis qu’outre l’égalité des Combatans qui sont dans le Champ, il y a encor les Nobles de la Porte surnuméraires. Aussi n’est-ce ordinairement que la finesse, la subtilité, & l’adresse, qui font gagner ce Jeu ; comme par exemple, celuy qui tient le Ballon se voyant accablé, le jette à un autre qui sera derriere luy, qu’il verra éloigné de ses Ennemis, & en état d’estre secouru de ceux de son Party ; mais souvent il est tellement serré, qu’il n’a plus la liberté d’en disposer comme il veut. Une autre fois il fera semblant d’aller d’un costé, & se tournera tout d’un coup d’un autre, pendant qu’une partie des Siens courent au devant, pour luy faire passage, en coupant le chemin au milieu des Nobles qui sont à la Porte ; ce qui n’est pas si difficile qu’il semble, à cause que la Porte ou Portique n’ayant que six pouces d’épaisseur, on les peut faire écarter de costé & d’autre. Mais le tour le plus adroit, & qui donne le plus de peine, c’est que le Jeu finissant fort tard, plusieurs se servent de l’avantage de l’obscurité, & courent en la mesme posture que celuy qui tient le Ballon, faisant semblant de le tenir aussi ; ce qui divise les Ennemis, qui ne sçavent auquel ils doivent courir, ne pouvant distinguer le vray d’avec le faux. Enfin comme nous voyons bien souvent à l’Armée que dix mille Hommes bien conduits en combatent vingt & trente mille autres, aussi arrive-t-il de mesme icy, qu’à la fin il y en a quelqu’un qui remporte la victoire, quoy que souvent on sorte du Ieu sans avoir rien fait, car on n’y est guére plus de trois quarts-d’heures, ou une heure, pour la grande fatigue qu’on y soufre.

Avant que de venir à la Semaine-sainte, il faut, Madame, vous entretenir d’une Cerémonie qui se fit le jour de la Chandeleur, dont l’origine est assez particuliere.

Cerémonie de la Veille
de la Chandeleur.

L’on prétend que dans la plus grande antiquité, la République de Venise marioit les Filles à l’encan ; on exposoit les Belles dans une Place publique, & il estoit permis aux Garçons qui estoient d’une qualité proportionnée, de les venir encherir comme on fait en un Inventaire, en sorte que celuy qui donnoit le plus à la République, emmenoit la Fille avec luy, & ils alloient recevoir ensemble la Benédiction nuptiale. De cet argent on marioit & doroit les Laides, que l’on exposoit de mesme, & on les livroit à ceux qui se contentoient de la moindre somme pour dot. Cet usage causa beaucoup de desordres, pour les antipaties naturelles qui se rencontroient dans ces sortes de mariages, ce qui fit que dans la suite on laissa à chacun la liberté de suivre son inclination ; & neantmoins afin que la République pût avoir connoissance des alliances qui se faisoient, on introduisit cette autre Coûtume. Les Filles apres la celébration de leur mariage, alloient au Lieu où est l’Eglise de Saint Pierre du Castel, qui estoit alors Evesché, & qui est à présent Patriarcat. Elles portoient avec elles l’argent de leur dot dans un petit Coffre, ce qui se faisoit toûjours la veille de la Chandeleur. Ayant passé toute la nuit dans ce Lieu, le lendemain matin elles se rendoient à l’Eglise avec leurs Cofres, où leurs Marys se trouvoient aussi, & tous ensemble ils assistoient à une haute Messe que l’Evesque celébroit en grande cerémonie. A la fin de cette Messe il leur donnoit une Benédiction solemnelle, & chacun s’en retournoit chez soy, passant le reste de la journée en Festins, en Dances, en Ballets, & autres divertissemens. Les Istriens, Ennemis capitaux de la République, instruits de cet usage, vinrent une nuit à main armée, enleverent ces jeunes Epousées comme autrefois on enleva les Sabines, & emporterent aussi leur argent. Grandbruit par toute la Ville. Chacun chercha du secours, & courut aux armes. Ceux du Quartier de Sainte Marie Formosa estant les premiers préparez, joignirent les Ennemis dans le temps qu’ils alloient partager leur Butin ; ils les vainquirent, & revinrent triomphans, ramenant les Femmes & leurs richesses, qu’ils allerent présenter au Doge & à la Seigneurie. On leur demanda ce qu’ils vouloient pour récompense ; ils répondirent qu’ils n’estoient point intéressez, & qu’ils souhaitoient seulement que le Doge & la Seigneurie se rendissent tous les ans à pareil jour à Sainte Marie Formosa leur Paroisse, pour remercier la Vierge qui les avoit assistez dans leur entreprise. Je vous le promets en cas qu’il fasse beau, dit le Doge ; mais s’il vient à pleuvoir, comment feray-je ? En ce cas, répondirent-ils, nous vous tiendrons un Chapeau tout prest ; & si vous estes fatigué, nous vous donnerons à boire du meilleur Vin. La chose arriva l’an 932. selon quelques-uns, & selon d’autres en 943. C’est en memoire de ce petit Combat des Venitiens contre les Istriens, que se font les Pugni, ou coups de poing des Castelans contre les Nicolotes, dont j’ay parlé par occasion en vous racontant les divertissemens du Carnaval. On remarque que les Castelans qui représentent les Ravisseurs, sont plus souvent vaincus par les Nicolotes, qui sçavent assez se prévaloir de cet avantage.

Quoy qu’il en soit, voicy la Cerémonie qui s’en est faite cette année, & qui se renouvelle tous les ans. Le premier de Fevrier, veille de la Chandeleur, le Doge & les principaux Officiers vinrent l’apresdînée avec grande pompe à Sainte Marie Formosa. Le Doge estoit au milieu des Ambassadeurs de l’Empereur & de France, vestu d’une Veste & long Manteau de Brocard d’or, doublé d’une Fourrure blanche mouchetée d’Hermine, qui renverse par dessus l’épaule jusqu’à la ceinture, avec un Bonnet aussi de Brocard d’or terminé en pointe, ce qui luy a fait donner le nom de Corne Ducale. On portoit devant luy huit Etendarts aux Armes de la République, six Trompetes d’argent, une Chaise dorée à l’antique, couverte d’un Brocard d’or, un Carreau de mesme Etoffe, & un Cierge allumé ; Concessions qui ont esté accordées aux Doges ses Prédecesseurs par le Pape Aléxandre III. Apres suivoient les Magistrats en Robes ou Vestes de Damas rouge figuré, doublées de Martres Zibelines, la Stole de Velours figuré de mesme couleur, ou d’Etofe toute d’or, pour ceux qui ont esté dans les Ambassades. Le premier des Magistrats, qui estoit le plus proche du Doge, portoit une large Epée dans un Fourreau de vermeil doré à jour, la pointe élevée en l’air. Il estoit placé entre le Doge & les autres Magistrats, pour montrer que le pouvoir n’appartient pas au Doge tout seul. Cette Assemblée estoit encore précedée du Clergé de S. Marc, en Chapes, & de quelques Joüeurs de Flute & de Hautbois. Lors que l’on fut arrivé dans l’Eglise de Sainte Marie Formosa, le Doge se plaça dans le Chœur, sur un Fauteüil, élevé du costé de l’Evangile, & hors le Sanctuaire. Les Ambassadeurs s’assirent immédiatement à costé de luy ; & tous les autres Officiers prirent place dans des Chaises, & sur les Bancs, chacun selon son rang. L’Eglise estoit toute tenduë de Damas rouge, suivant l’usage d’Italie, avec des Franges d’or en divers endroits ; & sur deux élevations, aux deux costez de l’Autel, estoient deux grosses Bouteilles de Liqueurs, & deux Chapeaux de Carte peinte & dorée, aux Armes de la Serenité, & du Patriarche de Venise. Les Vespres furent chantées en Musique, apres lesquelles l’Assemblée s’en retourna dans le mesme ordre qu’elle estoit venuë ; & le lendemain, jour de la Chandeleur, apres la grand’ Messe, plusieurs Marchands & Artisans de la Paroisse, choisis pour cela, & vestus tres-proprement, porterent en triomphe les Chapeaux & les Bouteilles au Palais du Doge, avec quantité de Fleurs & Bouquets. Le Doge les ayant reçeus, leur fit présent de quelques Massepains & Confitures.

Cerémonie des Rameaux.

Le jour des Rameaux on fit la Procession dans la plûpart des Eglises comme en France, à l’exception qu’on portoit des branches d’Olivier, au lieu de Büis. Celle de S. Marc estant la principale, j’y remarquay que le Doge y assista avec les Magistrats, comme dans les autres Cerémonies. Il estoit entre les Ambassadeurs de l’Empereur & de France, vétu ce jour là d’une Veste de Drap rouge, sous un long Manteau de Velours rouge, la Corne ou Bonnet Ducal de mesme Etofe bordée d’un tissu d’or. Tous les Magistrats estoient en Veste de Drap rouge, avec une Stole de Velours figuré. Ils avoient tous de petits Bouquets de Branches de Palme, & la Procession alla le long du Palais en la maniere ordinaire. Estant arrivée au devant de l’Eglise, elle s’arresta avec toute l’Assemblée pendant qu’on disoit les Prieres accoûtumées, Attollite portas. La Musique estoit sur un grand Corridor, en dehors de l’Eglise, au dessus du Portail. Dans le temps de ces Prieres qui durerent un quart-d’heure, on laissa envoler de ce Corridor quantité de Pigeons avec du clinquant, & du papier de diverses couleurs attaché à leurs plumes, & à leurs queuës. On en lâchoit sept ou huit à la fois de moment en moment, jusqu’à ce que la Procession fut entrée dans l’Eglise ; on lâcha aussi plusieurs petits Oiseaux, & on jetta encore quantité de Pastes sucrées qu’on nomme icy Bozzolai, & qui sont les petits Gâteau de Venise ; ces Pigeons & ces Oiseaux, ayant les plumes embarassées, ne peuvent voler bien loin, & je vous laisse à penser la foule du menu Peuple qui tâche à les attraper. Un Pigeon se vint sauver sur l’épaule d’un Conseiller aupres duquel j’estois, & je pris occasion de luy dire que c’estoit un signe de la clémence, & de la douceur qui accompagnoit ses jugemens. On prétend que l’origine de cette coûtume, vient de ce que Noé ayant lâché une Colombe hors de l’Arche, pour voir si les eaux du Déluge diminuoient, elle revint avec une branche d’Olivier à son bec ; & à cause des branches d’Olivier dont on se sert aux Rameaux, on a introduit cet usage pour en conserver la mémoire. Ce que j’ay remarqué encore de particulier, c’est qu’au lieu qu’on chante ordinairement la Passion à trois Personnes, icy on la chante à trois Chœurs de Musique. Le premier Chœur qui chantoit le narratif, & les paroles de l’Evangile, estoit composé de quatre Personnes. Cela me fit souvenir des quatre Evangelistes dont nous tenons la connoissance que nous en avons. Le second Chœur estoit de trois Personnes, qui chantoient les paroles que le Fils de Dieu disoit luy-mesme, & l’union de leurs Voix représentoit assez bien l’unité d’un seul Dieu en trois Personnes. Le troisiéme Chœur estoit de quantité de Voix, & récitoit les paroles des Juifs & de la Sinagogue, à cause peut-estre du grand nombre de Peuple qui vouloit la mort du Sauveur du Monde.

Concieri que l’on fait la Semaine-sainte,
pendant les
Prieres de Quarante-heures.

L’on appelle Concieri à Venise, les appareils & ajustemens qu’on fait dans certaines Eglises, lors qu’il y a quelques Festes solemnelles, ou expositions celébres du Saint Sacrement. Ceux qu’on a faits dans dix ou douze Eglises de cette Ville, les Dimanche, Lundy & Mardy saint, pour les Prieres de Quarante-heures, estoient des plus riches ; & voicy comme ils se font.

On bouche toutes les Fenestres de l’Eglise ; on la tend de noir ou de violet, & on peint & applique sur cette Tenture quantité de Figures de la Passion, & autres desseins blancs & dorez, mais tristes & lugubres suivant le temps. A l’endroit du Maître-Autel on dresse un Théatre qui tient toute la largeur du Chœur, s’éleve jusque dans les Voûtes, & peut avoir quatre ou cinq toises de profondeur. Ce Théatre est remply de Décorations, & de Figures de toile & de carte peinte, avec une grande abondance de Cierges & de Lampes qui éclairent toute l’Eglise. Pendant les trois jours que durent les Prieres, on chante par reprises divers Motets en Musique, avec Chœurs de Voix & de Simphonie. Des Religieux y viennent prescher, & la plûpart montent sur ces Théatres, où ils paroissent comme des Anges du Ciel qui recitent des Comédies spirituelles. Je feray seulement la description de trois ou quatre des plus beaux Concieri, & par là vous pourrez juger des autres. Je suis bien aise de vous prevenir auparavant en leur faveur ; car ne vous persuadez-pas qu’ils soient de la maniere des Paradis que l’on voit chez les autres Nations. Les Italiens ont bien une autre goust, & ne pourroient pas regarder des Figures, & des Décorations si mal ordonnées.

Celuy de la Parroisse de S. Jeremie, représentoit toutes les miseres ausquelles nous sommes sujets en cette vie, & ce que nous devons faire pour n’y point succomber. On voyoit d’un côté une Ville attaquée, un Combat sanglant, plusieurs Maisons en feu, une Mine qui faisoit sauter la pointe d’un Bastion, & tous les Peuples qui fuyoient & se sauvoient de cet horrible carnage. La Figure dominante représentoit la Guerre. C’estoit un Homme armé, qui tenoit une Epée nuë d’une main, & une Torche ardente de l’autre, pour montrer que la Guerre met tout à feu & à sang. Du mesme costé & un peu plus loin, estoient plusieurs Personnes de tout sexe, & de tous âges, qui paroissoient dans la derniere misere, les Femmes se désespérant de n’avoir pas dequoy donner à leurs Enfans, & ces petits Innocens attendrissant le cœur de leurs Meres par leurs larmes, & par leurs cris. La principale Figure estoit la Pauvreté ; elle n’avoit que la peau & les os, & tenoit pour se sustenter des Raves, & quelques méchantes Racines. De l’autre côté on voyoit une Ville renversée, & la plûpart des Habitans accablez sous les ruines. Au milieu de tout ce Dêbris, estoit un Homme fort & vigoureux, qui représentoit le Tremblement de Terre. Il estoit à demy enterré dans une Caverne, avoit les jouës enflées & le visage boursouflé, & par le vent qu’il faisoit de sa bouche & de son nez, il causoit tout ce désordre. Derriere & dans le fond, on avoit placé la Peste. C’estoit une Femme languissante, ulcerée, & abandonnée de tout le monde. Elle avoit une Beste ravissante à ses pieds, & estoit environnée de quantité de Malades, dont les uns expiroient sans secours, les autres se bouchoient le nez, & les corps servoient de pâture aux Bestes de la Campagne. Au milieu de tous ces fleaux de la Justice divine, paroissoit la Penitence sous la figure d’une Femme à genoux, la veuë attachée sur le S. Sacrement qui estoit placé dans un Ciel tout au haut de la Voûte, parmy les Anges & les Chérubins ; & par cette action, elle nous exhortoit aux Prieres & aux Oraisons. Elle estoit vétuë simplement, pour nous marquer la modestie. Elle tenoit une Discipline d’une main, & un Poisson de l’autre, pour faire voir la mortification de la chair, & le jeûne de l’Eglise ; & sembloit vouloir dire ces paroles de S. Luc. Si pœnitentiam non egeritis, omnes similiter peribitis. Si vous négligez de faire penitence, vous perirez tous de la mesme maniere.

Celuy de Saint Moïse, autre Paroisse, représentoit l’adoration que nous devons rendre à la Sainte Eucharistie. Dans le Ciel estoit le S. Sacrement au dessus d’un Monde, soûtenu par les quatre Evangelistes. Un peu plus bas la Vierge estoit portée en l’air par des Anges, & au dessous les Apostres dispersez sur la Terre. Au plus haut du Ciel, on voyoit encore Dieu le Pere qui tendoit les bras, & sembloit appeller tout le monde à luy. Tout estoit mistérieux. Les Evangelistes qui tiennent le Monde au Ciel, nous donnent assez à connoistre que nostre place nous y est réservée, si nous nous nourrissons de ce Pain sacré qui est au dessus, dont ils nous ont donné la connoissance. Les Apôtres signifient les Pasteurs qui preschent sur la Terre, & enseignent cet adorable Mistere ; & la Vierge, qui se rencontre entre Dieu & les Hommes, n’est ainsi placée qu’afin que nous implorions son assistance, & que nous la trouvions en chemin pour interceder en nostre faveur.

A Saint Luc, autre Paroisse, estoit représentée la Troupe des Israëlites que Moïse conduisoit dans la Terre promise. On les voyoit sortir de leurs Tentes, & c’estoit dans le temps qu’ils estoient piquez des Serpens, dont la morsure les faisoit mourir sur le champ. Au milieu paroissoit Moïse, qui avoit fabriqué le Serpent d’airain par le commandement de Dieu, & ce Serpent d’airain avoit une telle vertu, que celuy qui le regardoit avec un vray regret de ses fautes, guérissoit au mesme instant. C’est ce qu’il leur disoit par ces paroles prises du Livre des Nombres, Qui percussus aspexerit vivet. Celuy de vous autres qui sera mordu, n’a qu’à regarder icy, il sera guery. Le S. Sacrement estoit aussi dans un Ciel au dessus & tout au haut de la Voûte.

Saint Lazare, autrement les Mendicantes, Hôpital celébre, avoit fait faire trois Pyramides de Charpente hautes de quatre à cinq toises, toutes ornées de Dorures, & remplies de Fleurs, d’Argenterie, & de plus de six cens Cierges. Le S. Sacrement estoit placé au haut de celle du milieu dans un Ciel de nüages.

Saint Cantian, Paroisse, avoit fait faire une Décoration fort singuliere. Ce n’estoit qu’un grand Soleil tout ébloüissant de lumiere, au milieu duquel estoit le S. Sacrement. Les rayons du Soleil remplissoient toute la largeur & hauteur du Chœur.

S’il y a de l’esprit, & de l’industrie dans ce que vous venez de lire, il y a de la magnificence dans ce qui va suivre, je veux dire dans les Processions du Jeudy, & du Vendredy-saint, où la Cire est si peu épargnée, qu’on tient qu’il s’en brûle plus à Venise durant ces deux jours, qu’en tout le reste de l’Italie durant une année entiere. Je veux croire que cela n’est pas vray à la lettre, mais au moins approche-t-il bien de la verité. Je commence par celles du Jeudy-saint ; & comme ce ne sont que les Ecoles qui y vont, il faut auparavant vous dire ce que c’est.

Scole, ou Ecoles de Venise.

Nous appellons à Venise Ecoles (Scole) ce que l’on nomme ailleurs Confrairies. Il y en a de Marchands & d’Artisans comme à Paris, & il y en a aussi de devotion. Ce qui est de singulier, c’est qu’elles ne se font point dans les Eglises. Ce sont des Lieux séparez où l’on dit la Messe, & où l’on se trouve les jours de Festes. Il y en a environ deux cens cinquante ou trois cens dans toute la Ville, & elles sont toutes peintes, dorées, & lambrissées. Les principales ont une grande Salle par bas, un Etage de la mesme grandeur au dessus, où l’on dit la Messe, une Chambre à costé pour tenir les Assemblées, & quelques petits Cabinets. Elles sont toutes fort propres, & celles que l’on nomme les six grandes sont si superbes, qu’il est difficile d’en concevoir la beauté à moins que de les voir. Je vais les nommer toutes six, suivant qu’elles me viendront dans la mémoire. La premiere qui est celle de S. Roch, surpasse les plus beaux Palais. De la Salle d’en bas, qui est d’une grandeur prodigieuse, l’on monte sur un grand Perron qui conduit au premier Etage par un Escalier de 15. à 18. pieds de largeur. Sur la Menuiserie sont plusieurs figures en reliefs, d’une maniere bizare & grotesque, mais d’une délicatesse qui peut passer pour un Chef d’œuvre. Elle est toute peinte des plus beaux Ouvrages du Tintoret, & on l’appelle, Il non plus ultra delle maraviglie, c’est à dire, qu’il ne faut plus rien voir apres cela. La seconde, est celle de S. Marc. La Façade est toute de Marbre, elle est peinte en dedans, du Georgeon, du Tintoret, du Bordon, & autres excellens Peintres. La troisiéme, celle de la Miséricorde, n’est pas encore achevée. La Salle du rés de chaussée est si grande, qu’il y a vingt-quatre grosses Colomnes au milieu pour en soûtenir le Platfont. La quatriéme, celle de la Charité, est toute dorée & peinte du Titien, Bellino, Palme, & autres. La cinquiéme, celle de S. Jean, est toute enrichie de Marbre, & peinte comme les autres ; & la sixiéme, est celle de S. Salvateur ou S. Sauveur, qui est aussi des plus belles. Il y en a encore de considérables, comme celles de la Passion, & celle de S. Fantin. Toutes ces grandes Ecoles sont de devotion. Elles ont abondance d’Argenterie, d’Ornemens, & de Reliques ; & comme elles sont extraordinairement riches, elles marient tous les ans certain nombre de pauvres Filles, ou les dotent pour entrer dans des Convens. Ce sont des Citadins, & Marchands qui les administrent, & on appelle les Chefs, Gardiens, & Sous-Gardiens.

Processions du Jeudy-saint.

Le Jeudy saint, les huit Ecoles que je viens de nommer, viennent en Procession les unes apres les autres dans la Place de Saint Marc. Elles en font le tour, entrent dans l’Eglise, puis s’en retournent. Voicy l’ordre que chacune tient.

D’abord viennent environ quatre cens Hommes avec de gros Flambeaux de Cire blanche de six pieds de long, pesant douze à quinze livres (j’entens selon les mesures & poids de France.) Ils vont deux à deux, avec un pareil nombre d’autres Personnes, qui portent chacun une Lanterne ou Phanal, & marchent entre chaque Flambeau, en sorte que l’on voit un Flambeau & un Phanal alternativement. Ils sont tous vétus, tant les uns que les autres, d’une Robe de Serge, blanche ou noire selon les Ecoles, avec un grand capuçon pointu de deux pieds de haut, qui leur pend derriere la teste. Quelques-unes de ces Processions ont une si grande quantité de Lanternes, qu’ils en font un troisiéme rang. Ces Lanternes sont attachées au bout d’un baston, comme celles des Paroisses de Paris, lors que l’on porte le Viatique aux Malades, mais elles sont quatre & cinq fois plus grandes, toutes de verre & bois doré, avec un grand nombre de Bougies dedans. La diversité qui s’y rencontre est quelque chose d’agreable ; & comme l’on est icy au milieu de la Verrerie, on s’étudie à en faire de toutes les manieres. Il y en a en formes d’Etoiles, & de Soleils à plusieurs rayons, qui ont jusqu’à six pieds de diametre, & il faut qu’un Homme ait extrémement de la force pour les pouvoir porter. Les verres, qui en sont tous façonnez, tiennent avec du fer & du plomb doré, & sont disposez de telle sorte, qu’ils renvoyent des rayons qui petillent, & jettent de la lumiere de toutes parts. D’autres sont faites en forme de Roses, & ne sont pas moins grandes que les premieres ; d’autres en Pleine-Lune, en Croissans, & en Cometes ; d’autres, en Pyramides de six à sept pieds de haut ; d’autres, en Croix, en Globes, en Cylindres, en Octogones, & quantité d’autres figures fantastiques, qui se peuvent mieux penser que décrire. Il y en avoit une en Pélican de six pieds de haut, les aîles éployées, qui se piquoit l’estomac, & représentoit assez bien la charité que l’on pratique dans ces Ecoles. Au milieu de tous ces Flambeaux & Lanternes, marche la Baniere, & ensuite la Croix, qui est toute de bois avec un Christ de quatre pieds de haut couvert d’un Crespe, à travers lequel on le voit. Au dessous des pieds du Christ & par dessus le Crespe, est un Bouquet de Fleurs gros comme le fonds d’un demy muid, & c’est icy où les Confreres se piquent à qui en aura de plus belles ; l’on en voyoit de toutes sortes, mesme de Tulipes, de Roses, & d’Oeillets. Il y en avoit un de Fleurs blanches, en forme de teste & os de Mort ; il envoyoit une odeur merveilleuse, attiroit la veuë de tout le monde par sa beauté, & jamais on n’a envisagé la Mort avec un si grand plaisir. Au devant de cette Croix, vont les Battuti qui se flagellent par reprises, & marchent à reculons, ayant toûjours la veuë attachée sur le Christ (car vous remarquerez, qu’au lieu qu’à Paris quand on porte la Croix le Christ regarde le Clergé, en Italie on la tourne tout au contraire) il y en a toûjours un, deux, ou trois à chaque Procession. Ils sont vétus d’un Habit de Pénitent, noir & lugubre, & ont la plûpart les jambes nuës ainsi que les pieds ; mais pour le visage, ils l’ont tous couvert. Ils se découvrent le dos depuis le dessus des épaules jusqu’à la ceinture, & tiennent avec les deux mains un gros paquet de longues cordes noüées par les bouts en forme de discipline, dont ils se frapent le dos de toute leur force par dessus l’épaule droite, & la gauche alternativement, & vont ainsi cinquante ou soixante pas sans cesser, puis se reposent quelque temps pour reprendre haleine, & recommencent ensuite de la mesme sorte. Il y a des Gens à costé d’eux avec des pots de vinaigre, dans lesquels ils trempent leurs Disciplines, & le bruit des coups qu’ils se donnent, se fait entendre de la moitié de la Place. Ils ont le dos tout rouge & écorché, & leurs Habits & jambes paroissent une boucherie par la quantité de sang qui rejallit & ruisselle de tous costez. Apres la Croix, suivent les Reliques qui sont portées sur des Brancards tous couvert de Fleurs & de Cierges. Il y en à quatre ou cinq à chaque Procession ; & derriere chacune, on porte un Baldaquin, que l’on nomme Ciel ou Dais en France, dont les Bastons sont d’argent. Aux deux costez des Reliques, vont encore diverses Personnes, dont les uns ont des Flambeaux, & les autres de grands Chandeliers d’argent de six pieds de haut, avec des Flambeaux à quatre manches au lieu de Cierges. Ces Chandeliers n’ont point de pied ; ils sont portez au bout d’un long baston, & atteignent jusqu’au premier étage des Maisons. En suite, va la Musique qui n’est que de Voix sans Instrumens, & qui est composée de Prestres & de Séculiers, ces derniers ayant des Surplis, & leurs Rabats de Point par dessus. Le Clergé suit, puis le Gardien, le Sous-Gardien, & tous les Confreres chacun un Flambeau à la main. Ils sont tous vétus proprement, avec de grandes Robes de Serge blanche ou noire selon les Ecoles, & ont des Ceintures, avec des Houpes & Campanes pendantes jusqu’à terre, de grands Capuchons pointus, & des pieces d’étofe de couleur sur l’estomach, qui font la distinction des Confraternitez. La Procession entre en cet ordre dans l’Eglise de S. Marc, passe par une Porte, & sort par une autre, apres s’estre arrestée quelque temps pour voir le Sang miraculeux de Nostre Seigneur, que le Primecier montre avec d’autres Reliques du haut d’une Tribune, en faisant tourner par trois fois autour de cinq Flambeaux allumez, une petite Bouteille de verre qui le renferme, en sorte que tout le monde le peut voir distinctement à l’opposite de la lumiere. C’est dans ce moment que les Battuti redoublent leurs coups, & font retentir le bruit parmy les acclamations de tout le Peuple qui est en si grande foule, qu’il arrive quelquefois que plusieurs Personnes sont étoufées dans la presse. Apres qu’une Procession est sortie, une autre revient. Les huit ont duré cette année six heures de temps à passer, depuis le Soleil couché, c’est à dire, environ sept heures de France, jusqu’à une heure apres minuit. Toute la Place de S. Marc estoit remplie de monde. Avant que de passer outre, il faut vous dire quel est ce Sang miraculeux, qui donne lieu à cette grande Cerémonie.

Histoire du Sang miraculeux
conservé dans l’Eglise de
Saint Marc.

En l’année 787. habitoit un Chrestien dans la Maison d’un Juif à Bérito, Ville de Syrie. Ayant changé de demeure, il laissa sans y penser une Image de Nostre-Seigneur attachée contre le Mur. Un autre Juif venant loger en cette Maison, ne songea pas à l’oster, à cause qu’elle estoit dans un lieu obscur, ce qui fit qu’un de ses Confreres l’ayant apperçeuë, crût qu’il la gardoit en cachete, & qu’il professoit secretement la Religion Chrestienne. Aussi tost il le dénonça aux autres Juifs qui vinrent chez luy, le chasserent de leur Assemblée, & emporterent cette Image dans leur Sinagogue, en résolution de luy faire les mémes opprobres que leurs Ancestres avoient fait au Sauveur du Monde mesme. Ils la prirent donc, la fustigerent, la mirent sur une Croix, cracherent au visage du Christ qu’elle représentoit, & luy percerent le costé avec la pointe d’un Canivet. Dans ce moment le Ciel se couvrit d’un épais nüage, un grand bruit se fit entendre dans les airs, le Tonnerre gronda de toutes parts, la terre trembla sous leurs pieds, & une Fontaine de sang & d’eau coula du costé de cette Image. Les Juifs fort épouvantez, recueillirent ce sang & cette eau, & voulurent éprouver s’il avoit la puissance de faire des miracles, comme ils l’avoient entendu dire aux Chrestiens. Ils firent venir des Boiteux, des Aveugles, des Hidropiques, des Paralitiques, & autres Malades, qui aussi-tost recouvrerent leur santé. Ils furent touchez, & se convertirent ; & dans la suite on fit une Eglise de leur Sinagogue. On y conserva cette eau & ce sang, dont l’on remplit quelques petites Phioles de verre pour faire présent à divers Princes Chrestiens. Au commencement du troisiéme Siecle, la République de Venise s’estant liguée avec Baudoüin Comte de Flandres, & divers autres Princes, & ayant pris Constantinople, trouva une de ces petites Phioles, avec plusieurs autres Reliques qu’elle a conservées jusqu’à présent.

Processions du Vendredy-Saint.

Le Vendredy-saint est bien plus celebre que le Jeudy, à cause du grand nombre de Processions. Toutes les Paroisses en font, & vont dans les principales Ruës de leur Quartier. Il y a icy soixante & douze Paroisses, ce qui fait qu’il y a peu de Ruës où elles ne passent. Toutes ces Ruës sont éclairées de deux Flambeaux de Cire blanche à chaque Fenestre ; & il n’y a point de Gens si pauvres qui n’en mettent du moins un. Outre cela, plusieurs font encore de petites Illuminations de Lampes de verre, blanches, jaunes, rouges, vertes, bleuës, & d’autres couleurs. Ces Illuminations représentent des Chapelles, des Crucifix, des Bouquets de Fleurs, &c. Les Processions commencent & finissent à mesme heure que les Ecoles de la veille ; & parce qu’il y en a plusieurs en mesme temps, la grande quantité de Flambeaux qui y sont, joint à ceux des Fenestres, fait que le Ciel paroist tout en feu pendant cinq heures. Ce qu’il y a de plus beau, c’est la Place de S. Marc. Elle est presque aussi grande que la Place Royale de Paris, environnée de Palais, & de grandes Maisons de trois costez. L’on allume à chaque Fenestre, tant du premier que du second Etage, deux gros Flambeaux de Cire blanche de quinze à vingt livres chacun ; l’on en met tout de mesme à l’Eglise de S. Marc qui fait la quatriéme face, & l’on en met encor tout autour de l’Horloge qui se voit d’un des coins, pour observer la cimétrie. L’on y voit aussi clair qu’en plein jour, & la grandeur de ces Flambeaux a quelque chose de majestueux. Huit ou dix Paroisses viennent faire le tour de cette Place, apres avoir esté dans leurs Quartiers. Voicy l’ordre de leur Marche. On voit d’abord plusieurs Artisans, qui portent chacun un grand Flambeau de Cire blanche que la Paroisse leur fournit ; il y en a jusques à trois cens aux plus grandes, & deux cens ou cent cinquante aux plus petites. Il y a aussi quelques Lanternes. Apres vient une grande Croix de bois, couverte & garnie de Fleurs, precedée de quelques Battuti qui se flagellent, & marchent à reculons comme je vous ay dit, parmy lesquels je vis une Femme qui se disciplinoit comme les autres. Plusieurs Personnes suivent avec des Cierges, puis la Croix d’argent de la Paroisse, la Musique, les Prestres, & le Curé qui porte le S. Sacrement couvert d’un Crespe noir (suivant un ancien usage observé de tout temps.) Quatre ou six des principaux de la Paroisse portent le Dais ; on voit tout autour plusieurs de ces grands Chandeliers d’argent, avec des Flambeaux portez sur des bâtons comme ceux des Ecoles. En suite va le Prédicateur du Caresme accompagné d’un autre Religieux, & à la fin les Paroissiens deux à deux, les Nobles & Citadins d’un costé, & les Marchands & Artisans de l’autre, ayant chacun un gros Flambeau à la main. Il n’y a pas moins de cinq à six cens Paroissiens qui accompagnent les plus petites Paroisses, & les grandes en ont jusques à huit & neuf cens, peu de Personnes négligeant de s’y trouver ; & par là vous pouvez vous figurer quelle abondance de Cire.

Cerémonie du jour de Pasques,
& Dimanche d’apres
Pasques.

Le jour de Pasques, le Doge, les Ambassadeurs de l’Empereur & du Roy de France, & les Sénateurs, allerent à la grand’ Messe de S. Marc, qui fut chantée à six Chœurs de Musique. On avoit exposé sur l’Autel les principales Pieces du Trésor. Tous les Magistrats avoient pris leur Habits d’Eté, qui est le mesme que celuy d’Hiver, à l’exception qu’il n’y a point de fourrure. Le Chancelier Grand estoit vétu tout de Velours rouge, Habit qu’il ne met que dans les grandes Cerémonies ; & le Procurateur qui estoit à costé de l’Autel, comme Gardien du Trésor, estoit vétu de Velours rouge tout de mesme, avec la Stole d’Etofe d’or, comme ayant esté Ambassadeur pour la République.

La Feste de S. Marc, un des Patrons de Venise, s’est rencontrée cette année au Dimanche d’apres Pasques, appellé Quasimodo. Tous les Paroissiens allerent en Procession dans leurs Quartiers. Les grandes Ecoles vinrent aussi rendre leur devoirs, suivant la Coûtume, au Doge, au College, & au Senat. Elles vont en Procession à une heure avant midy, avec leurs Reliques, leurs grands Chandeliers, & quantité de Violons ; les Confreres sont vétus en Robes & Cappes. Il y en a soixante ou quatre-vingts à chaque Ecole, qui portent de grands Bassins d’argent de deux à trois pieds de diametre, dans lesquels sont quantité de Fleurs & de Cierges peints & dorez. Sur chacun de ces Cierges est écrit le nom de celuy à qui ils le vont présenter. Il y en a un pour le Doge où est le Cartouche de ses Armes, un pour l’Ambassadeur de l’Empereur, un pour l’Ambassadeur de France, un pour le Primecier de S. Marc, un pour le Chancelier Grand, & les autres pour les principaux Magistrats, & pour les Officiers du Doge. A la Procession de l’Ecole de S. Marc, on observe un usage particulier en ce Lieu. Un Homme vétu de rouge, porte au bout d’un bâton le Lion aîlé de S. Marc, qui est de bois doré ; il va au milieu de la Procession, & durant tout le chemin, il fait dancer ce Lion & saute aussi luy-mesme au son de plusieurs Trompetes qui l’accompagnent, & tout le menu Peuple court apres, en criant continuellement, Viva San Marco, Vive Saint Marc.

L’Eglise Cathédrale & Patriarchale de Venise, est dédiée à S. Pierre, & est à une des extrémitez de la Ville. Les Prédications se font à 11 heures du matin, & finissent à midy, mesme aux Dimanches, & aux jours de Festes. Le Dais qui est sur la Chaire des Prédicateurs, est extrémement grand pour baisser la voix ; & dans les grandes Eglises, on tend encore une grande Toile à la mesme heuteur qui s’étend au dessus de tous les Auditeurs, afin que la voix descende toûjours, & que l’on entende de loin. Ils méditent, & parlent fort sur le Crucifix, & commencent par un Ave Maria ; puis ayant fait un petit Exorde, ils expliquent la premiere Partie de leur Discours qui dure environ trois quarts d’heure. Cette premiere Partie finie, ils incitent à faire la charité pour quelque Parement d’Eglise, ou autres necessitez, ou pour quelque Famille ruinée ; & entre dans leur seconde Partie, qui ne dure qu’un quart-d’heure. Cette derniere Partie n’est proprement qu’une Instruction familiere & de conversation. Ce sont ordinairement des Religieux qui preschent, & plusieurs y excellent. Cet Avent dernier il y eut un Jesuite qui réüssit avec un aplaudissement general. Il estoit aussi suivy que le Pere Bourdalouë l’est à Paris.

Il y a dans cette Ville sept Eglises dédiées à des Saints de l’Ancien Testament, ce qui est fort particulier. Je croy qu’il n’y a aucune Ville qui en ait en si grande quantité. Ce sont S. Jerémie, S. Zacharie, S. Samuel, S. Moïse, S. Daniel, S. Job, & S. Simeon Prophete. Voila, Madame, ce qu’a aujourd’huy de particulier à vous écrire vostre &c.

Chassebras de Cramailles.

A Venise, ce 1. May 1683.

[Histoire en Vers] §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 148-159.

Ma derniere Lettre vous fit part d’une Avanture, moitié en Vers & moitié en Prose, dont vous m’avez témoigné avoir esté fort contente. En voicy une autre qui est toute en Vers, & que vous lirez avec plaisir, quand vous apprendrez que Mr Diéreville en est l’Autheur. J’entens Autheur des Vers, & non pas de l’Avanture, car il proteste, comme témoin oculaire, qu’elle est veritable dans toutes ses circonstances. Elle a fait bruit parmy les Personnes du plus haut rang, & vos Amis de Province seront d’un goust difficile à contenter, s’ils ne la trouvent agreablement contée.

LE CHIEN
DANS UN PUITS.

Vous me demandez des Nouvelles,
Ecoutez, belle Iris, en voicy des plus belles.
 Certain Homme à petit Colet,
 Que je nomme l’Abbé folet,
 Disant l’autre jour son Breviaire
 A la lueur de la Lune fort claire,
Avec un autre Abbé, mais Abbé de grandeur,
  Il arriva que par malheur
Le Chien de mon Folet, encor jeune & folastre,
  Voyant du haut d’un mont de plâtre
 La Lune luire dans un Puits,
 S’y jetta croyant l’aller prendre,
 Mais il fut luy-mesme bien pris
Quand il n’y trouva pas ce qui l’y fit descendre ;
 Ce qu’il y trouva fut de l’eau
 Cent fois plus qu’il n’en pouvoit boire,
Mais ce n’est pas, Iris, ce qui finit l’Histoire,
 Vous allez entendre le beau.
Mon Abbé sans façon s’ageance dans le Seau,
 (Ce que l’on aura peine à croire)
 Pour aller retirer son Chien,
 Sans vouloir examiner rien
 Sur ce qu’en teméraire il ose.
 L’autre Abbé fortement s’oppose
 A son extravagant dessein,
Et refuse tout net de luy prester la main ;
 Mais malgré tout il s’abandonne,
 Et se laissant couler en bas,
Voyons, dit-il, si vous ne prendrez pas
 Le soin de sauver ma Personne.
Il eut pitié de luy ; comme il dégringoloit,
Il saisit le cordeau dont il s’entortilloit,
 Pour le soûtenir dans sa cheute,
 Mais pourtant il fit la culbute
 Bien plus viste qu’il ne vouloit.
 Il falloit avoir la main forte
Pour retirer le Seau, la Beste, & le Galant,
Et quoy que nostre Abbé qui tiroit, soit fort grand,
 Il est foible de reins, ensorte
Que d’en venir à bout en vain il entreprend,
Sous un fardeau si lourd il succombe, il se rend.
 Tout ce qu’en ce trouble il peut faire
Tandis qu’au fond du Puits l’autre se desespere,
C’est de crier, viste, au secours,
A moy, je n’en puis plus, ô Ciel, quelle misere !
Il avoit beau crier, on n’en entendoit rien,
  Sa voix estoit effeminée.
 L’Abbé du Puits cependant, & son Chien,
Alloient soufrir tous deux la mesme destinée,
 Lors qu’un Laquais, nommé Picard,
Au bruit du grand Abbé s’éveilla par hazard
 Et connut la voix de son Maistre.
Il accourt, & l’Abbé, dés qu’il le voit paroistre,
 Ah Picard, luy dit-il, à moy,
 Viens viste, je me meurs d’effroy.
Hélas ! au fond du Puits Monsieur l’Abbé se noye,
Pour l’en faire sortir le Ciel icy t’envoye,
 Prens cette corde, & tire fort,
 Pour peu que l’on tarde, il est mort.
 Picard tire comme un beau diable
 Pour retirer ce Misérable,
Et le pauvre Garçon s’en acquitoit si bien,
 Qu’il l’alloit retirer bien viste
Quand l’Abbé du Puits, luy dit, Quitte,
 Je ne ramene pas mon Chien,
Et de ce Puits en vain j’aurois fait la descente.
 Aussi-tost Picard le contente,
 Le laissant retomber au fond,
 Ayant l’eau rasibus du front.
 Il repescha pourtant sa Beste,
 Et se la chargeant sur la teste,
 Il reprit d’une main le Seau,
Et Picard à l’instant fit un effort nouveau
Pour les tirer tous deux ; sa force parut vaine,
 Le Malheureux manqua d’haleine,
 Comme ils estoient à deux piques de l’eau.
Son Maistre eut beau crier, Courage,
 Il ne pouvoit en faire davantage,
Et contraint malgré luy de lâcher le cordeau
  Il les laissa faire naufrage.
Le Maistre & le Valet dans un chagrin mortel
  Faisoient tous deux des vœux au Ciel,
  Pour se le rendre favorable,
  Mais il estoit inéxorable,
Et craignant que l’Abbé ne mourust en ce lieu,
L’autre dit à Picard, Entretiens le de Dieu.
Picard obeïssant, crie à rompre la teste,
 Monsieur, à Pasques la grand’ Feste,
 Fistes-vous vos Devotions ?
Ah, tire moy, Maraut, & puis nous parlerons,
 Répond le Maistre en perdant patience.
 Dans cet état sa conscience
 Leur tenoit tres-fort à l’esprit,
Et tous deux s’efforçant à faire plus de bruit
 Afin d’avoir de l’assistance,
 Quoy qu’il fust bien prés de minuit,
 Heure à dormir dans un profond silence,
Tout le monde en sursaut à leur cris s’éveilla,
Et chacun alla voir ce que l’on faisoit-là.
  On trouva Picard en posture
  Qui tenoit ferme le cordeau
 Pour seulement les soûtenir sur l’eau,
  Et l’on voyoit à sa figure
  Qu’il n’y pouvoit plus résister.
 On le voulut obliger de s’oster,
  Trois s’ofrant à tenir sa place,
  Mais il leur dit, Sauf vostre grace,
  Je sens encor que j’ay du cœur,
J’en ay seul eu le mal, j’auray part à l’honneur,
  Aidez-moy seulement, courage,
  Nous les tirerons du naufrage,
  Ou j’iray mourir avec eux.
  Les voila qui tirent des mieux,
Et l’on entend l’Abbé qui crie, Et viste, & viste,
Si vous ne tirez tost le courage me quitte,
Je suis mort, si je tombe encore cette fois.
 Mais il se vit aussi-tost pris par trois
 Qui le croyoient mourant tant il paroissoit blesme,
 Avec son Chien qu’il tenoit embrassé.
  La crainte & l’eau l’avoient glacé,
C’est ce qui luy causoit cette pasleur extréme,
  On le porta prés d’un grand feu
 Où se sentant réchaufé quelque peu
On bassina son Lit avec de bonne braise,
Et chacun l’y laissa dormir tout à son aise.
***
Pour me faire écouter je ne pouvois choisir
Une plus curieuse, & plus rare Avanture.
Quand vous voudrez, Iris, vous donner le loisir
D’entendre le recit des peines que j’endure,
 Vous me ferez plus de plaisir.

[Justification des Capucins, sur ce que la Gazete de Hollande a publié contre le P. Gardien de leur Convent de Nérac en Guyenne] §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 166-175.

A ce que je voy, Madame, vous ne lisez point la Gazete de Hollande, puis que vous me demandez l’éclaircissement d’une Histoire de Nerac, qui est cause que quelques Prétendus Reformez ont pris occasion de parler au des-avantage des Capucins. Je ne puis vous le donner plus entier qu’en vous rapportant les termes dont l’Autheur de cette Gazete s’est servy dans ses Nouvelles du 8. d’Avril dernier. Voicy le conte qu’il fait dans l’article de Paris.

Les changemens de Religion sont si fréquents qu’on n’en parle presque plus, mais il s’en est fait un il y a quelque temps qui mérite d’estre sçeu pour la rareté du fait. Le Pere Gardien des Capucins de Nerac en Guyenne, peu d’heures avant sa mort, appella les Magistrats du Lieu, & tous les Moines de son Convent, & les ayant fait prier d’entrer dans sa Chambre avec cinq ou six Habitans de la Ville faisant profession de la Religion Protestante, il leur declare qu’il mouroit dans la croyance des derniers, & avoit un sensible déplaisir de n’avoir pas plûtost fait cette declaration, parce qu’il y avoit longtemps qu’il en avoit eu le dessein. Il expira quelques momens apres, & son corps auroit esté mal traité de ces Moines, si l’Evesque du Diocese n’eust crû que pour cacher cela, il falloit le faire enterrer avec honneur.

Je ne sçay, Madame, si les Prétendus Reformez de vôtre Province ont crû pouvoir tirer avantage d’une calomnie si apparente, mais tous ceux que j’ay veus icy de ce party l’ont regardée comme une plaisanterie de mauvais goust. Il est inoüy, non seulement qu’un Religieux, mais qu’aucun Catholique ait embrassé la Religion de Calvin dans le moment de sa mort. Si quelqu’un l’a fait pendant sa vie, ç’a esté par un pur esprit de libertinage, & il n’a guere paru d’Apostats, qui apres avoir satisfait leurs passions en se mariant, ne soient venus faire penitence, & s’exposer à toutes les peines qu’on a de coûtume d’imposer pour reparer de pareils scandales. Ainsi il est aisé de connoistre que le Gazetier de Hollande, qui est Protestant, s’est laissé surprendre par les Calomniateurs de son party, qui luy ont fait croire une imposture qui n’a aucun fondement. S’il avoit voulu inventer un Conte de cette nature, il y auroit cherché de la vray-semblance, & parmy ce grand nombre de Convents que les Capucins ont dans le Royaume, il en auroit choisy un, dont le Gardien seroit mort effectivement depuis peu de temps. Quelques témoignages qu’on eust pû produire pour faire connoistre la fausseté de l’Histoire, il se fust servy de la raison qu’il a alleguée, que pour étoufer la chose, on auroit fait enterrer ce Pere avec honneur ; mais on luy a fait prendre Nérac, pour y placer la Scene de cette ridicule Comédie, sans considérer que le Pere Gardien des Capucins de cette Ville-là, est encore aujourd’huy plein de vie & de santé, & que depuis prés de quatre années consécutives qu’il est Gardien, il n’a pas eu la moindre indisposition. Il s’appelle le Pere Ignace de Bordeaux, & est Fils & Frere de Mrs de Tortati, Conseillers au Parlement de Guyenne. La sainteté de sa vie, son zele pour nostre Religion, & l’attachement singulier qu’il a pour son Ordre, le font paroistre en toutes ses actions dans un état parfait & consommé. Ce qui a porté quelques Calvinistes à inventer cette Fable, vient sans-doute du ressentiment qu’ils ont contre ce Pere, causé par le zele qui luy a fait acheter les débris de leurs ruines, & convertir en la fabrique de son Convent les matériaux de leur Temple, démoly depuis peu par ordre du Roy. Ce mesme Pere ayant trouvé parmy ces démolitions une assez belle Statuë de la Vierge, qui y avoit esté enterrée il y a un siecle par les Fondateurs du Calvinisme, il a tant fait par ses soins, qu’avec le secours de Madame sa Mere, & de Mrs ses Parens, qui ont secondé ses pieuses intentions, il luy a fait construire une Eglise, qui est aujourd’huy la devotion de tout le Pais. L’Ordre des Peres Capucins est si genéralement estimé en France, que personne n’a ajoûté foy à une si grossiere calomnie. Quoy qu’elle se détruise par elle-mesme, Mrs les Magistrats de Nérac n’ont pas laissé d’envoyer leur Attestation à Mr le Chancelier, sur la fausseté de cette Histoire. Elle est signée par Mrs du Quesne, Lieutenant General Criminel d’Albret ; le Fite, ancien Conseiller ; de Goudour, Conseiller Garde-Sceaux, Dauguin, Conseiller, & autres. J’en ay une Copie entre mes mains, collationnée sur l’Original.

[Fragment de l'Opéra intitulé l'Amour Berger] §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 175-209.

En vous envoyant il y a un mois le Prologue de l'Amour BergerI, Opéra en Pastorale, qu'une Troupe d'illustre & jeunes Acteurs a représenté ce Carnaval à l'Hôtel de Duras, je vous en promis quelques Airs notez. Ainsi il est juste que je vous tienne parole. En voicy un dans lequel vous reconnoistrez sans peine le génie de Mr de la Lande, si estimé de tous ceux qui ont quelque goust pour la Musique. Les Paroles de cet Air estoient chantées par une Bergere.

AIR.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par Bergers, qui murmurez de ces rigueurs extrémes, doit regarder la page 176.
Bergers, qui murmurez de ces rigueurs extrémes
 Que nous avons souvent pour vous,
 Ne vous plaignez jamais de nous,
 Mais plaignez-nous plutost nous-mesmes.
  Nos plus tendres sentimens
Trouvent toûjours contr’eux des raisons trop puissantes ;
 Nous ne serions qui trop contentes,
 Si nous pouvions toûjours contenter nos Amans.

 

Cet Opéra estoit divisé en trois Actes, diversifiez par les jalousies, & par les changemens dont l'amour estoit la cause. Dans les deux premieres Scenes, Daphnis & Philiste s'estant plaints de ce qu'Aminte leur préferoit le Berger Lisandre, & cette Bergere leur conseillant d'aller se signaler dans les Jeux, où tous les Bergers du voisinage devoient montrer leur adresse ce jour-là ; Daphnis voyant qu'elle s'arrestoit afin d'attendre Lisandre, expliquoit sa peine par ces Vers.

 Allez, Bergers, dans ce Bocage,
Vous qui vivez contens dans l'Empire amoureux.
 Les Ris, les Jeux, le badinage,
 Sont faits pour les Amans heureux.
Je vois dancer Lisandre, il court à ma Bergere,
 Elle le voit, elle l'attend.
 Quand on voit un Rival content,
 Tous les plaisirs ne touchent guére.

Daphnis s'approchoit d'Aminte, & s'addressant à elle, il poursuivoit.

Ma jalouse fureur s'emporte à des excés
Dont vous devez craindre la suite ;
  Renoncez à sa poursuite,
Ou craignez de nos jeux un funeste succés.
Je ne suis plus à moy dans l'horreur qui me presse,
Je m'abandonne tout à mon transport jaloux,
Je veux sur mon Rival gagner vostre tendresse,
  Ou l'immoler à mon couroux.

Cette menace étonnant Aminte, elle s'en alloit avec Daphnis, sans qu'elle osast regarder Lisandre ; ce qui faisoit dire à ce Berger,

 Elle me voit, elle me quite,
 Je la cherche, elle me fuit ;
 On n'aime pas ce qu'on évite,
 On ne hait pas ce qu'on suit.
 Un Objet sincere & tendre
 Peut se lasser d'attendre
   Un Amant
 Qui n'a point d'empressement ;
 Mais une Bergere fidelle
 Ne cherche point à se cacher,
 Lors qu'elle voit aupres d'elle
 Un Berger qui luy fut cher.
 Retournons dans nos Prairies,
 Revoyons nos Moutons errans.
 Ne pensons qu'à nos Bergeries,
N'ayons plus que les soins des cœurs indiférens.
 Que je seray solitaire !
 Je ne verray que mon Troupeau.
 Eloigné de ma Bergere,
 Que pourrois-je voir de beau ?
Suspendez un moment vostre onde fugitive,
Ruisseau, soyez témoin de mon cruel tourment,
L'Echo vous dépeindra la douleur la plus vive.
  Ecoutez sa voix plaintive,
  Coulez plus lentement.
Ruisseau, soyez témoin de mon cruel tourment.
Rochers, Arbres, Oiseaux, apprenez que Lisandre
 Est des Bergers le plus tendre,
 Mais il est malheureux
 Autant qu'il est amoureux.

L'Echo repétoit ces quatre derniers Vers, & Céladon survenant, faisoit entendre ceux-cy.

Errez à vostre gré dans ce sombre Bocage,
 Moutons, perdez-vous dans ces Bois,
 Conduisez-vous à vostre choix.
Dans les tristes soûpirs où ma douleur m'engage,
 Vous ne connoissez plus ma voix.
 Mon Chien mesme, ce Chien fidelle,
  Me fuit quand je l'appelle ;
  Tout devient rigoureux
  Aux Amans malheureux.

Lisandre repétoit ces deux derniers Vers avec Céladon, qui ensuite luy disoit,

Ah, genéreux Berger, Berger fidelle & tendre,
 Je succombe à mon malheur.
 Helas ! mon cher Lisandre,
Iris est infidelle, elle m'oste son coeur ;
Je la suivois, & mon impatience
 Me faisois doubler le pas.
 Je l'approche, je m'avance,
Elle me voit, elle ne m'attend pas.
  Tircis estoit avec elle,
 Il est tendre, elle est trop belle.
 Ah, sans-doute il en est charmé,
 Et je crains qu'il n'en soit aimé.
    La Bergere
    Moins severe,
Ecoutoit ses propos, & ne répondoit rien.
Je voyois mon Rival, & ne pouvois l'entendre ;
  Mais son air & son maintien
  Ne me disoient que trop bien
 Qu'à son amour l'Ingrate osoit se rendre.
 Quel desespoir peut égaler le mien !
De son heureux Tircis elle flate le Chien,
    Elle touche sa Houlete,
    Elle touche sa Musete,
    Et par mille détours
Elle fait ce que font les naissantes amours.

Janot entroit, chantant & dançant, & se moquoit par ces Vers de ces deux Amans jaloux.

 Eh, comme vous faites tous deux !
 J'admire vostre triste mine.
 Croyez-vous vous rendre heureux
 Avec vostre humeur chagrine ?
 Ma foy, pour de vieux Routiers
Vous ne vous y connoissez guére.
Quoy, lors que vos soûpirs, écoutez volontiers,
 Ont sçeu toucher une Bergere,
 Vous croyez toûjours luy plaire ?
 Ma foy, pour de vieux Routiers
 Vous ne vous y connoissez guére.
 Lors qu'un Objet sçait m'engager,
 Lors que je sers quelque Belle,
 Si ce que je sens pour elle
 Ne peut bientost l'obliger
 A se montrer moins cruelle,
Je porte ailleurs mes soins, & je sçay bien changer.

Lisandre ayant répondu,

 Change-t-on de mesme
 L'objet d'un amour extréme ?

Janot repliquoit d'un air enjoüé.

 Si la belle Cloris,
 Dont mon cœur est épris,
 Reprenois Philiste,
 Et m'ostoit de la Liste
 Des Amans chéris,
 Je dirois à Cloris,
 Nargue de vos mépris.

Cloris estant entrée, Céladon & Philiste se retiroient, & Janot demeuré seul avec elle, chantoit ces Vers.

 Que dans ce beau sejour
 La vie est diférente
 De celle de la Cour !
Pour peu qu'un Berger ressente
Les doux transports de l'amour,
La Beauté la plus charmante
Répond du moins à son tour,
On ne voit qu'elle tout le jour.
 Que dans ce beau sejour
 La vie est diférente
 De celle de la Cour !

Cloris ayant répondu,

 Que nostre vie est agreable !
 On aime icy sans embarras ;
  On ne nous défend pas
  De trouver adorable
Un Berger que l'Amour soûmet à nos appas.
 Que nostre vie est agreable !
  On ne nous défend pas
D'aimer ce que l'on trouve aimable.

Janot & Cloris chantoient ensemble,

Bannissons les soûpirs,
Ecartons les alarmes.
Les Fleurs & les Zéphirs
Apprennent aux desirs
A quoy servent les charmes.
Les Fleurs & les Zéphirs
Apprennent aux desirs
L'usage des plaisirs.

Un Entrée de Plaisirs faisoit l'Intermede de ce premier Acte. Apres qu'ils avoient dancé, un Plaisir chantoit ces Vers.

 Chacun de nous a son partage,
  Et nos soins diférens
  S'accommodent à l'usage
  Des petits & des grands.
 Il est des plaisirs de tout âge,
Il en est en tous lieux, il en est en tout temps.
S'il en est à la Cour, il en est au Village ;
 Mais les plaisirs les plus charmans
 Sont les plaisirs des vrais Amans.

Mr le Marquis de Grignan dançoit icy une Entrée seul, & ensuite un Plaisir badin chantoit ces Vers.

 Les plus charmans plaisirs
Dégoustent souvent davantage ;
 Les plus charmans plaisirs
Veulent un peu de badinage,
 Pour combler les desirs.

Janot dançoit seul une Entrée burlesque, qui estoit suivie de la grande Entrée de plusieurs Plaisirs diférens.

Dans le second Acte, Aminte suivie partout de Daphnis, rencontroit Lisandre qui luy apprenoit que ses Parens consentoient qu'elle donnast à luy. Cette Bergere, à qui Daphnis reïtéroit tout bas les menaces de perdre Lisandre, si elle luy faisoit connoistre qu'elle l'aimast, se tournoit du costé de Daphnis sans oser répondre à son Amant ; ce qui faisoit dire à Lisandre apres quelques plaintes.

Elle me fuit, mes soins sont superflus.
 Ah, qu'il est cruel quand on aime,
 Et qu'on estoit aimé de mesme,
Qu'il est cruel de voir qu'on ne l'est plus !

Aminte contrainte par la présence de Daphnis, quitoit Lisandre, apres luy avoir dit ces paroles ambiguës.

 Berger, l'amour est un martire
Qui ne laisse jamais un repos assuré.
On languit bien souvent, on gémit, on soûpire,
 Lors qu'on auroit sujet de rire,
 Et le cœur est desesperé
 D'une douleur qui le déchire,
 Quoy qu'il ait ce qu'il desire.
 C'est tout ce que je puis dire.

Aminte & Daphnis s'estant retirez, Lisandre desesperé des fausses rigueurs de sa Maîtresse, disoit à Philiste qui survenoit.

Berger, vous le sçavez, elle estoit satisfaite
 Des transports qu'elle m'inspiroit.
Je goustois aupres d'elle une douceur parfaite,
Je comptois sur bien dont elle m'assuroit,
  Mais par un revers étrange
  Elle n'aime que Daphnis.
 Berger, n'estes-vous pas surpris
  De voir qu'Aminte change ?
  Elle n'aime que Daphnis.
Trop crédules Bergers, qui ne pensez qu'à plaire,
Que vous sert de toucher le cœur d'une Bergere ?
 Que vous sert de l'enflâmer ?
 Elle sera bientost legere ;
 Vous avez beau vous faire aimer,
  Vous ne gousterez guére
  Le bonheur de la charmer.

Philiste s'estant consolé de l'inconstance d'Aminte, par le dessein de préferer Bacchus à l'Amour, voyoit Cloris qu'il avoit autrefois aimée, & qui s'avançoit en chantant ces Vers.

  Que mon Berger difére
 A revenir sur ce Côteau !
  Il se fait une affaire
De ranger ses Moutons le long de ce Ruisseau,
  Helas ! on n'aime guére,
   Quand on préfere,
  Le soin de son Troupeau
   A celuy de plaire
   A sa Bergere.

Philiste ayant feint d'aimer de nouveau Cloris, & Cloris doutant qu'il fust capable de reprendre ses premieres chaînes, ils voyoient entrer Tircis ; & fur ce que Philiste proposoit à Cloris de le choisir pour Arbitre de leur diférent, Cloris répondoit parlant de Tircis.

 Il est honneste, il est aimable,
 Mais il craint trop de s'enflâmer.
  Quand on ne sçait pas aimer,
On ne peut en amour estre un juge équitable.

L'Amour qui s'estoit déguisé en Berger sous le nom de Tircis, prenoit le dessein de toucher Cloris en faveur de Céladon qui avoit esté abandonné d'Iris, & changeoit son coeur, en luy disant,

Changez, jeune Bergere,
Goustez le changement.
S'il est doux de plaire,
 C'est un enchantement
 De sçavoir faire
 Un nouvel Amant.
Vous estes jeune & belle,
C'est un amusement
De vouloir estre fidelle.
Rien n'est si charmant
Que le commencement
D'une amour nouvelle.

Cloris sentant tout-à-coup son cœur charmé, se déclaroit pour Céladon qu'on voyoit paroistre ; ce qui obligeoit Philiste de s'affermir dans la résolution de ne donner plus ses soins qu'à Bacchus. Céladon l'ayant assurée de son amour si elle ne changeoit pas comme Iris, Cloris luy disoit,

 Je ne puis plus le cacher,
  Je vous aime,
 Mais c'est malgré moy-mesme.
Ne venez plus me reprocher
Que je pourray changer de mesme.
Je quitte pour vous un Amant
 Que je trouvois charmant.
On doit estre bien seûr de plaire,
Quand on a le pouvoir de faire
 Un pareil changement.

Cloris s'éloignoit à l'arrivée de Janot qu'elle abandonnoit pour Céladon ; & Céladon que Janot avoit raillé dans le premier Acte sur sa jalousie, le railloit à son tour, en luy apprenant qu'il estoit aimé de Cloris. L'Intermede de cet Acte estoit une Entrée de Païsans, conduits par l'Amour déguisé en Païsan. L'Amour chantoit ce Couplet.

Prenons comme eux un air rustique,
 Habillons-nous simplement ;
Chantons sans regle & sans musique,
 Dançons tous naturellement,
Prenons comme eux un air rustique ;
 L'amour le plus magnifique
N'est pas toûjours le plus charmant.

L'Intermede finissoit par une Dance de Païsanes conduites par Janot.

Au commencement du troisiéme Acte, Aminte s'estant dérobée de Daphnis, cherchoit Lisandre pour luy découvrir la cause des rigueurs qu'elle avoit esté forcée d'affecter, & le trouvant assis au pied d'un Arbre, elle luy disoit,

 Lisandre, vostre incertitude
Me fait soufrir un mal pire que le trépas.
Je veux bien vous guérir de vostre inquiétude,
Je veux bien l'avoüer... Voyez mon embarras,
   Je rougis & je soûpire,
 Ne devinez-vous rien ? Helas !
   S'il en couste de le dire,
Qu'il est dur de le dire à qui ne le croit pas !

Lisandre ayant appris le dessein qu'avoit Daphnis de l'immoler à sa jalousie, voyoit avancer ce Rival les armes à la main, & il se faisoit un combat de Bergers, dans lequel l'Amour rendoit Lisandre vainqueur. Daphnis desarmé fuyoit de honte ; & Lisandre priant Aminte d'estre favorable à ses espérances, apres ce que luy avoient promis ses Parens, elle répondoit,

Un respect constant & sincere
M'attache aux ordres d'un Pere,
Je luy sçauray bien obeïr ;
Mais je ne pourrois le faire,
S'il m'ordonnoit de vous haïr.

Lisandre charmé de cette réponse, s'écrioit,

Ne vous rebutez pas dans vos tendres desirs,
 Amans, vos frayeurs sont vaines,
  Ce n'est qu'avec des peines
 Qu'on achete les plaisirs.

Philiste satisfait de son côté, faisoit entendre ces Vers.

Passer ses plus beaux jours à gémir, à se plaindre,
N'appliquer son esprit qu'à se faire un tourment,
Avoir mille desirs, & toûjours se contraindre,
 C'est le triste sort d'un Amant.
 Vivre du jour à la journée,
Ne point s'évaporer en desirs superflus,
Dans les bras du repos bastir sa destinée,
C'est le partage heureux des Enfans de Bacchus.

Aminte expliquoit sa joye par ceux-cy.

Si vous trouvez des cœurs rebelles,
Bergers, qui soûpirez d'amour,
 Apprenez que les Belles
  Les plus cruelles
 Récompensent un jour
 Les coœurs fidelles.

L'Amour finissoit la Piece, en reglant de cette sorte la destinée des autres Amans.

Daphnis, ne soyez plus jaloux,
Laissez Aminte à son Lisandre,
 J'ay sçeu toucher pour vous
 Une Beauté plus tendre.
 Le plus seûr de mes coups
Vous donne sujet de prétendre
 Au bonheur le plus doux.
***
 Reprenez vostre tendresse,
Cloris, vostre Berger vous aime constamment.
     Qu'une Maîtresse
    Obeït promptement,
   Quand l'Amour la presse
  De reprendre un Amant
 Qu'elle trouve encor charmant !
***
 Céladon, mon injustice
De vostre belle Iris vous déroboit le cœur.
Si vous avez senty la cruelle rigueur
    De mon caprice,
Vous en gousterez mieux la charmante douceur.

L'Intermede de cet Acte estoit une Entrée de Jeux. Apres une Chacone dancée à huit, & conduite par Mr le Comte de Duras, ce Comte dançoit une entrée luy seul, sur l'Air de laquelle on chantoit ces Vers.

 Un amour favorable
Nous seconde avant le temps ;
 On est longtemps aimable,
Quand on l'est devant douze ans.

Il y avoit une derniere Entrée à dix Personnes. Elle finissoit par un Ménüet figuré, que dançoient cinq Bergers, & cinq Bergeres.

Voicy encore un Couplet que je vous envoye noté. La Bergere Aminte le chantoit, apres qu'elle avoit veu Daphnis vaincu par Lisandre1.

AIR.

Avis pour placer les Figures : l’Air qui commence par C'est une douceur sans seconde, doit regarder la page 205.
 C'est une douceur sans seconde,
 Quand on aime tendrement,
 De s'éloigner de tout le monde,
 Pour s'approcher de son Amant.
On ne rompra jamais l'heureuse intelligence
 De deux jeunes cœurs bien unis ;
 L'Amour accable qui l'offense,
Et les rivaux fâcheux ne sont que trop punis.

Je vous ay marqué dans une autre Lettre, que les Vers de cet Opéra, sont de la mesme Personne qui nous a donné depuis des mois La Politique des Amans, Ouvrage fort estimé. Mr le Comte de Duras, Fils de Mr le Maréchal Duc de Duras, Capitaine des Gardes du Corps, y représentoit Lisandre. Il est parfaitement beau, dance tres-bien, & a un teint que les plus belles Femmes regardent avec envie. Mr le Comte de Teride, second Fils de Mr le Marquis de Mirepoix, Gouverneur de la Province de Foix, Senéchal de Beziers, de Carcassonne, de Limours, & de Pamiers, faisoit Daphnis, & s'aquita de ce rôle avec beaucoup d'agrément. Ceux de Philiste & de Céladon, furent joüez par Mr le Marquis de Grignan, & par Mr de la Martelliere, qui s'attirerent beaucoup d'aplaudissemens. Le premier est Fils de Mr le Comte de Grignan, seul Lieutenant General pour le Roy en Provence. Il représentoit Philiste, & ce fut avec le plus aimable enjoüement du monde, qu'il soûtint le caractere d'un Berger qui quite l'Amour pour suivre Bacchus. L'autre est Fils de feu Mr de la Martelliere, Maistre des Requestes, & a pres de soixante mille livres de rente, & beaucoup de Gens de qualité pour Parens. Mr le Marquis de Vins, Fils de Mr le Marquis de Vins, Sous-Lieutenant de la Compagnie des Mousquetaires Noirs, se fit admirer dans le rôle de l'Amour. Il en avoit la beauté, la taille, & la hardiesse. Il y avoit six jolies Actrices, à peu prés de l'âge de ces aimables Acteurs. L'une estoit la petite Mademoiselle Laurens, qui ne fut pas un petit ornement pour cet Opéra. Elle chanta bien, dança de mesme, & ne fut pas moins bonne Actrice dans la Pastorale. La petite Mademoiselle le Clerc se distingua fort aussi, en dançant avec la justesse, & la disposition qu'elle a fait paroistre au Triomphe de l'Amour, à Proserpine, & à Persée.

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[Histoire] §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 215-227.

Il est des malheurs presque inévitables, où il semble qu’on soit entraîné necessairement en de certains temps, quoy qu’on n’ait jamais donné aucune marque d’avoir du panchant au crime. Ce qui arriva il y a trois mois à un Particulier d’une Ville fort celébre, est un exemple qui doit faire peur à ceux qui sont incapables de vaincre leurs passions. Il estoit marié depuis six ans ; & les complaisances de sa Femme dont il avoit un Enfant, l’avoient tellement gagné que quoy qu’il fust prompt, il ne laissoit pas de la rendre heureuse. Une Sœur de cette Femme qui demeuroit avec eux, n’aidoit pas peu à entretenir leur union. Elle partageoit les soins du ménage, & comme ils n’avoient qu’une Servante pour tous Domestiques, il leur estoit fort aisé de vivre sans bruit, & sans embarras. Il y avoit déja fort longtemps que le Mary poursuivoit une affaire qui luy estoit d’importance. Il s’agissoit d’une somme considérable pour luy, & son intérest estant de bien faire entendre aux Juges ce qui fondoit ses prétentions, il y avoit employé tous ses soins, & tout le crédit de ses Amis. Elle fut enfin terminée à son avantage dans les derniers jours du Carnaval, & on ordonna qu’on luy payeroit 4000 francs qu’il demandoit. Il les toucha avec une joye d’autant plus sensible, qu’il avoit toûjours appréhendé de les perdre, & que cette perte ne l’eust pas accommodé. Malheureusement on luy paya cette somme en or. Le fardeau n’estoit pas lourd, & il s’en chargea sans peine. Dans le temps qu’il s’en retournoit chez luy pour enfermer son argent, il rencontra un de ses Amis qui luy proposa une partie de plaisir. Deux ou trois autres Personnes qu’il connoissoit en devoient estre. Comme c’estoient Gens de bonne humeur, & que la saison portoit à la joye, il se laissa conduire par cet Amy, qui le mena dans un Quartier éloigné, où il trouva bonne Compagnie. Les uns joüerent avant le Soupé ; les autres regarderent joüer, & il fut de ces derniers. Outre que le Jeu ne le touchoit pas, il estoit avare, & la moindre perte le rendoit toûjours chagrin. On se mit à table, & cent Chansons que l’on y chanta, jointes à la bonne chere, entretinrent la gayeté, tant que dura le Repas. Apres le Soupé, on fit apporter des Dez. Ce Jeu estant par tout en usage dans le temps du Carnaval, chacun y prit aussi-tost party, & celuy dont je vous parle, échaufé par le bon Vin, ne voulut pas estre le seul Regardant. Il mit deux Pistoles devant luy, fort résolu de s’en tenir là ; mais quand il les eut perduës, l’envie de les regagner luy en fit hazarder dix. De dix il alla jusques à trente, & la mauvaise humeur qui le prit le troubla si fort, que ne sçachant plus ce qu’il faisoit, il perdit tout son argent. Mille juremens qu’on luy laissa faire sans luy dire rien, ne servirent qu’à augmenter son desordre. Il sortit desesperé, & peu s’en fallut qu’il ne se servist de son Epée pour finir sa vie, & se délivrer de la rage où il estoit. Il rentra chez luy, monta à sa Chambre ; & sa Femme qui n’estoit pas encore endormie, luy ayant fait des reproches de ce qu’il l’avoit fait attendre à souper jusqu’apres dix heures, son imprudente conduite le frapa si vivement, qu’il ne fut plus maistre de sa raison. Il avoit fait le jour precédent un voyage de trois lieuës, & avoit laissé à son retour ses Pistolets dans sa Chambre. Il en prit un tout-à-coup, & ne se possedant plus, il le tira sur sa Femme qu’il blessa au cœur. Elle fit un cry, & mourut presque aussi-tost. A ce cry, & au bruit du Pistolet, la Sœur accourut. Il tira son Epée lors qu’il la vit approcher, & la luy passa au travers du corps. Sçachant ce qu’il méritoit par ce double meurtre, il n’en voulut pas laisser de témoins. Il descendit promptement à la Cuisine où la Servante mettout en ordre, & se saisissant d’un Couteau qu’il y trouva, il luy en donna cinq ou six coups qui l’étendirent par terre. Ainsi il se défit de ces trois Personnes avec trois diverses armes. Vous pouvez juger dans quelle horreur il passa la nuit. Il fit grace à son Enfant qui avoit quatre ans, & le lendemain sur les huit heures, il le mena chez un de ses Voisins, le priant de le garder jusqu’au retour de sa Femme, qui luy dit estre partie de grand matin accompagnée de sa Sœur, & de sa Servante, pour s’acquiter d’un Pélerinage. Il feignit qu’il luy estoit survenu une affaire qui l’occuperoit pendant tout le jour, & qu’il ne rentreroit chez luy que fort tard. Le Voisin garda l’Enfant, & fut fort surpris lors qu’à huit heures du soir, il ne vit ny le Mary, ny la Femme de retour. Le lendemain s’estant passé de la mesme sorte sans qu’il en eust de nouvelles, il alla déclarer à la Justice ce que luy avoit dit le Mary, en luy mettant son Enfant entre les mains. Aucun de ceux de cette Maison n’ayant paru les deux derniers jours, on en fit ouvrir les Portes pour voir s’il n’y seroit point arrivé quelque malheur, & lors qu’on eut trouvé les trois Corps, on ne douta point de l’autheur du crime. On fit aussitost monter à cheval diverses Personnes pour courir apres. On n’alla pas loin sans découvrir la route qu’il avoit prise. Un Homme qui traîne par tout l’image des meurtres qu’il vient de commettre, en est tellement épouvanté, qu’il est incapable de prendre de justes mesures pour fuir. Il fut arresté sans qu’il témoignast aucun déplaisir de l’estre. La vie luy estoit insuportable, & quoy qu’il sceust qu’il ne pouvoit éviter de la finir par le plus rude suplice, il avoüa qu’il le préferoit aux cruels remords qui le déchiroient. Son Procés fut fait en peu de jours, & comme son desespoir avoit causé son malheur, en le trouvant digne de ce qu’on luy fit soufrir, on ne laissa pas de le plaindre. S’il n’eust point joüé, ou s’il eust quité le jeu apres sa premiere perte, jamais peut-estre il n’auroit commis de crime. Malheur à ceux qui sont assez peu maistres d’eux-mesmes, pour ne pas s’appercevoir de l’égarement de leur raison. N’en fust-on abandonné qu’un seul quart-d’heure, pendant ce quart-d’heure, on peut tomber dans de grands desordres.

[Le Roy nomme quatre Maistres de Musique pour sa Chapelle] §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 230-232.Voir cet article qui fait donne la liste des candidats.

Les quatre Maistres de Musique de la Chapelle du Roy ont enfin esté nommez. Outre l'avantage qu'ils ont du présent que Sa Majesté leur fait à chacun d'une Charge ; ils ont encore celuy d'avoir remporté le prix sur tout ce qu'il y a de plus grands Maîtres dans le Royaume. Ces quatre sont Mr Minoret, Maître de Musique de Saint Germain l'Auxerrois de Paris, Mr Goupillet, Maistre de Musique de l'Eglise de Meaux ; Mr la Lande, Organiste de S. Jean ; & Mr Colasse, Eleve de Mr de Lully. Quoy qu'ils doivent servir chacun par quartier, Sa Majesté a neantmoins ordonné que les deux premiers feroient chanter à toutes les Festes solemnelles, parce qu'ils sont Prestres, & qu'il est plus décent de voir des Ecclesiastiques ces jours-là. Mr Goupillet servira le quartier de Janvier ; Mr Colasse le quartier d’Avril ; Mr Minoret celuy de Juillet ; & Mr la Lande celuy d'Octobre. Le Maistre de Musique de l'Eglise d'Angers, s'estant beaucoup distingué parmy ceux qui ont fait chanter devant le Roy, Mrs de S. Germain l'Auxerrois l'ont arresté pour remplir la place de Mr Minoret.

[De profundis en Musique de M. de Lully, chanté devant le Roy] §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 233-234.

Mr de Lully a porté si loin les charmes de sa Musique, qu'il semble presque impossible de rien ajoûter aux applaudissemens que l'on a donnez à tous ses Ouvrages. Cependant il s'en est attiré de nouveaux depuis peu de jours, par un De profundis qu'il fit chanter devant le Roy, apres que tous les Pretendans à la Maîtrise de la Chapelle de Sa Majesté eurent fait entendre leurs divers Motets. Outre la beauté de la Musique, toute le Cour admira la justesse des expressions qui répondoient au sujet ; & c'est ce qui fait la diférence d'un habile Maître de Musique d'avec un médiocre, ou un méchant. Tous les Maîtres sçavent composer, mais tous n'expriment pas ce qu'ils composent selon le sens du sujet qu'ils traitent ; & quelques-uns, quoy que sçavans en Musique, font remarquer de la joye dans des endroits de leur chant, lorsqu'il n'y doit paroître que de la douleur.

[Mariage de M. le Duc de Roquelaure & de Mademoiselle de Laval] §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 247-267.

Le jour de leur Mariage, un des plus beaux Esprits de France, & qui est de l’Académie Françoise, leur donna le Sonnet que je vous envoye. C’est une maniere d’Epithalame.

SONNET.

Elle vous luit enfin cette belle Journée,
Qui doit, heureux Amans, contenter vos desirs ;
Et vous allez gouster les solides plaisirs
Que promet aux Mortels un paisible Hymenée.
***
Joüissez pleinement de vostre destinée,
Que les pâles chagrins, les cruels repentirs,
Que les sombres soupçons, que les tristes soúpirs
N’en altérent jamais la course fortunée.
***
Mais à quoy tant de vœux ? tout rit à vos souhaits ;
La faveur d’un grand Roy vous comble de bienfaits ;
Ce qu’il a fait pour vous, passe vostre espérance.
***
Pour les biens à venir quel augure plus doux !
L’éclat de vos Ayeux fit honneur à la France,
Donnez-luy des Héros dignes d’eux, & de vous.

En vous parlant de la mort de Mr le Duc de Roquelaure, Pere de celuy qui vient d’épouser Mademoiselle de Laval, je vous dis qu’il estoit Fils d’Antoine de Roquelaure, Maréchal de France, dont je vous appris les deux Mariages, & les diverses Alliances qu’il avoit faites. Il faut aujourd’huy remonter plus haut, & vous apprendre que la Maison de Roquelaure descend des anciens Comtes de Fezensac, issus de Guillaume Garcie, Comte de Fezensac, second Fils de Sanche Garcie, dit le Courbé, Duc & Comte de Gascogne, dont le Comté de Fezensac, faisoit une partie considérable, qui comprenoit, non seulement tout ce qui s’appelle le Païs de Fezensac, mais encore celuy d’Armagnac, & tout le Territoire de l’Archevesché d’Auch. Ce Guillaume Garcie, Fils de Sanche Garcie, & Petit-Fils de Sanche Roy de Navarre, eut pour Puîné Arnaud Garcie, Comte d’Astarac, qui a eu une Postérité florissante, de laquelle est sortie la Maison d’Armagnac par Bernard Comte d’Armagnac. Guillaume, Comte de Fezensac, descendu de Guillaume Garcie, ayant partagé son Frere Raimond-Aimeric de la Terre de Montesquieu dont il prit le nom, laissa le Comté de Fezensac à Aimeric Garcie, dit Forton, qui partagea Raimond son Frere de la Ville, Chasteau, & Forteresse de Roquelaure en toute justice. Raimond prit le nom de Roquelaure, suivant la coûtume des Cadets de cette Famille, qui s’est perpétuée depuis l’an 1080. jusqu’à Mr le Duc de Roquelaure d’aujourd’huy. Pierre de Roquelaure, Fils de Raimond, fut qualifié dans tous les Actes du titre de Chevalier ; & Mr de Marca remarque dans son Histoire de Bearn, qu’en 1227. il préceda dans un Acte de tres-grande considération Ange d’Estor, qui estoit de la Race des Vicomtes. En 1271. Bertrand de Roquelaure, Fils de Pierre, fut enterré dans l’Eglise Collégiale S. Pierre de Vic-Fezensac, qui estoit la Capitale du Comté, & le lieu de la résidence, & sépulture des Anciens Comtes. Son Epitaphe, qui se voit encore aujourd’huy dans cette Eglise, porte que Bertrand de Roquelaure estoit de la Race des Comtes d’Armagnac. La Transaction de 1274. fait voir que Geraud, Comte d’Armagnac & de Fezensac, donne à Bertrand II. & à Guillem-Arnaud de Roquelaure ses Neveux, un Territoire appellé de Longard, qui a toûjours esté possedé depuis, comme il l’est encore, par les Seigneurs de Roquelaure. Ce mesme Guillem-Arnaud passa en Italie avec Guillaume de Nogaret, Seigneur de Covisson, & fut Pere d’Amaurry de Roquelaure, qui vint au service du Roy aux guerres de Gascogne, suivy de neuf Ecuyers, comme les Registres de la Chambre des Comptes du 17. Septembre 1346. le font voir. Jean de Roquelaure, Grand Ecuyer en 1451. du Prince Souverain d’Armagnac, qui avoit épousé Isabelle, Fille de Charles Roy de Navarre, fut Pere de François de Roquelaure, duquel sont descendus le Commandeur de S. Aubin, si fameux dans le Siege de Malte, qui mourut estant Grand Prieur de S. Gilles ; Bertrand de Roquelaure, Abbé de Boüillas, & depuis Evesque de Lectoure ; & Baptiste de Roquelaure, qui rendit ce sanglant & mémorable Combat en champ clos, contre Jean de Breaus, en présence de René de Lorraine Roy de Sicile, & de toute sa Cour, qui a mérité qu’on en ait écrit l’Histoire dans un Volume particulier. Bernard de Roquelaure, qui servit dans les guerres de Milan, aupres du Maréchal de Monluc son Cousin, y fit de tres-grandes actions ; & Geraud de Roquelaure, apres s’estre acquis une tres-grande réputation dans les Armées d’Antoine de Bourbon, Roy de Navarre, mourut glorieusement à son service. A son exemple, Jean-Bernard de Roquelaure, & Bernard de Roquelaure son Frere, se signalerent en toute sorte d’occasions, & furent tous deux tuez en servant leur Prince, & défendant la Religion. Ils estoient Fils de Geraud, & Freres d’Antoine de Roquelaure, Grand-Pere de Mr le Duc de Roquelaure d’aujourd’huy.

Je passe à la Maison de Laval, dont les anciens Seigneurs ont eu plusieurs fois l’honneur d’estre alliez de nos Roys, dés le commencement de la seconde Race ; & ensuite dans chaque Branche des Descendans de Hugues Capet. Le haut rang que tenoit alors cette Maison, fut cause que lors que le Comte d’Alençon épousa Anne de Laval, il s’obligea de faire porter à tous ses Enfans le Nom, & les Armes de la Maison de Laval ; mais elle n’en eut point de luy, & elle épousa en secondes Nôces le fameux Mathieu de Montmorency, qui estoit le quatriéme Connestable de sa Maison ; il s’obligea aux mesmes conditions que le Comte d’Alençon avoit acceptées. C’est en vertu de ce Contract de Mariage que Madame la Duchesse de Roquelaure, & Mr le Marquis de Laval son Frere aîné, portent le Nom & les Armes de cette Maison, comme descendus en droite ligne masculine du grand Mathieu de Montmorency. Toutes les autres Branches qui restent de la Maison de Laval, reconnoissent celle de Laval-Lezay, dont est Madame la Duchesse de Roquelaure, pour estre leur aînée. Cela a esté confirmé par le Contract de Mariage fait en 1681. de Mr le Marquis de Laval. Le Roy luy fit l’honneur d’y signer, avec toute la Maison Royale ; & ce Contract porte que ce Marquis est présentement le Chef du Nom, & des Armes de cette Maison. Les Provisions de Lieutenant de Roy de la Haute & Basse Marche, que Sa Majesté eut alors la bonté de luy donner, confirment la mesme chose. Cet Acte dit que la Maison de ce Marquis est illustre, & qu’elle a possedé toutes les grandes Charges du Royaume. Jeanne de Laval épousa le 21. Aoust 1424. Loüis de Bourbon, Comte de Vendôme, Trisayeul paternel d’Henry le Grand ; & il est porté dans le Contract de Mariage, que c’est moyennant la Dispense du Pape, à cause de l’empeschement qu’il y auroit eu sans cela par la consanguinité de la Maison de Laval, avec la Maison Royale. Une autre Jeanne de Laval épousa en 1454. René, Roy de Jerusalem & de Sicile, Duc d’Anjou, Comte de Provence, & de Folcalquer. Elle estoit Fille d’Isabeau de Bretagne, Sœur du Duc de Bretagne, qui devoit pour reste de son Mariage, vingt & un mille Ecus d’or, lesquels on donna en dot à cette Jeanne de Laval, avec vingt mille autres Ecus d’or, que luy paya le Seigneur de Laval Frere de Jeanne. Elle eut par son Contract de Mariage le tiers du Duché d’Anjou en doüaire, & il est dit qu’elle auroit encore ce qui pourroit luy appartenir de plus dans les autres Biens du Roy René son Mary, selon la Coûtume des Lieux où ils estoient situez. Le Portrait de cette Reyne Jeanne de Laval, est avec les Armes pleines de Laval, sur le grand Autel de la principale Paroisse de Saumur, avec le Portrait du Roy son Mary à l’opposite, où sont les Armes pleines de France. La Tradition de toute la Province, est que cette Jeanne de Laval fit faire le Chasteau de Saumur, avec la belle & longue Levée qui va depuis cette Ville-là jusqu’à Angers. Nicolas-Guy de Laval épousa le 27. Janvier 1500. Charlote d’Arragon, Fille de Frederic Roy de Naples & de Sicile, Duc de Calabre, & Prince de Tarente ; & d’Anne de Savoye, laquelle Anne de Savoye avoit pour Pere Amedée de Savoye, & Yolande de France pour Mere. Cette Charlote d’Arragon, Dame de Laval, estoit d’ailleurs du costé de son Pere Petite-Fille du grand Alphonce, Roy d’Arragon, dit le Magnanime, Bisayeul de Charles V. dont par conséquent cette Dame de Laval estoit proche parente. Guy de Laval épousa en 1535. Claude de Foix, laquelle estoit de la Maison de nos Roys, tant du costé de son Pere, que du costé de Charlote d’Albret sa Mere. Tant de Héros dans l’une & l’autre Maison, donnent lieu de croire qu’il ne peut sortir de ce Mariage qu’une Postérité digne des grands noms qu’elle aura à soûtenir.

Tout ce que je viens de vous apprendre, fait voir un grand nombre de bienfaits du Roy de diverse nature, en Charges, Benéfices, Gouvernemens, Pensions & Dons en faveur de Mariage. Cependant Sa Majesté a donné plus que tout cela à Mr le Chevalier de Lorraine, & à Mrs les Marquis de Vardes & de Rhodés, en leur accordant l’honneur de ses bonnes graces. Il n’y a rien que ne puissent esperer ceux qui ont le bonheur de les posseder.

Madrigal, sur ce que les Dents commencent à pousser à Monseigneur le Duc de Bourgogne §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 271-272.

Si l’on vous a dit que Monseigneur le Duc de Bourgogne n’estoit pas en parfaite santé, c’est parce que dés l’autre mois on le vit souffrir de quelques dents, qui ont commencé à luy pousser. Je vous envoye deux Madrigaux qui ont esté faits sur ce sujet.

MADRIGAL,
Sur ce que les Dents commencent à pousser à Monseigneur le Duc de Bourgogne.

Que vous estes à plaindre, Ennemis de la France !
 Le Grand LOUIS dans cent Combats
Vous a montré qu’en vain on se met en défense
 Contre son redoutable Bras.
De ses pas glorieux le Dauphin suit la trace ;
 De tous vos complots imprudens
 Il sçaura confondre l’audace ;
 Enfin, pour comble de disgrace,
Le petit Duc commence à vous montrer les dents.

Autre Madrigal, sur le mesme sujet §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 273.

AUTRE MADRIGAL,
Sur le mesme sujet.

Parlez, nos Ennemis, qui que vous puissiez estre,
Prenez garde à ne pas trop faire les fendans.
Les Dents au petit Duc ne font que de paroistre ;
 Mais laissez-les seulement croistre,
 Et vous verrez dans peu de temps
 Qu’il parlera des grosses dents.

A Monseigneur le Dauphin, sur la Grossesse de Madame la Dauphine §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 273-275.

Ce jeune Prince pourra estre secondé dans ce qu’on espere qu’il procurera d’avantages à la France, puis qu’on ne doute point à la Cour de la grossesse de Madame la Dauphine. Ce bruit qui s’est répandu tous les jours, & qui se confirme par tout, a donné lieu à Mr Diéreville de faire ces Vers.

A MONSEIGNEUR
LE DAUPHIN,
Sur la Grossesse de Madame la Dauphine.

 C’est nous presser un peu de pres,
 Nous n’avons pas repris haleine
Depuis que nous avons épuisé nostre veine
 A parler des charmans attraits
 Dont brille le Duc de Bourgogne,
Qu’il faut recommencer déja sur nouveaux frais.
Prince, si vous voulez qu’on parle de vos Faits,
 N’allez pas si viste en besogne.

[Divertissemens de Versailles, & Prix de Courses de Bague & de Testes, donnez par Madame la Dauphine] §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 282-297.

Pendant que le Roy veille aux affaires, & à la gloire de son Etat, les jeunes Seigneurs s'exercent à manier les Armes, & à monter à cheval. La présence des Dames les anime, & Madame la Dauphine donne des Prix pour les exciter encore davantage. Vous jugez bien par là qu'il s'est fait plusieurs courses de Testes & de Bague à Versailles. [...]

Mr le Prince de Commercy l’emporta sur tous. Il eut le Prix, & l'alla recevoir de Madame la Dauphine. C'estoit un beau Diamant, digne de la main qui le donnoit. Les Trompetes des Plaisirs estoient placez sur l'Echafaut le plus proche de la teste de Méduse, avec les Timbales qui faisoient ensemble une espece de Concert fort agreable. Au bout de la Carriere estoient deux autres Trompetes qui avertissoient ceux qui devoient courir, d'entrer dans la Lice chacun en son rang.

Sur le Secret des Desseins du Roy §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 299-305.

Je suis bien aise que le Sonnet que je vous envoyay au commencement de ma Lettre du dernier mois, vous ait paru assez beau pour vous donner envie de sçavoir qui en est l’Autheur. Il a esté fait par Mr Magnin, Conseiller au Bailliage & Siege Présidial de Mâcon. Voicy d’autres Vers de luy, qui me sont tombez entre les mains il y a déja quelque temps, sur la mesme matiere du Sonnet. Comme la Piece est plus longue, elle vous fera mieux voir son heureux talent pour la Poësie.

SUR LE SECRET
DES DESSEINS DU ROY.

En faveur des Curieux,
Grand LOUIS, un peu de Guerre ;
Nous sçaurions peut-estre mieux
Ce qui se fait sur la Terre.
Ainsi le bruit du Tonnerre
Est l’Interprete des Dieux.
***
Le calme de la Paix redouble les mystéres ;
 Et tel croit avoir de bons yeux,
 Qui voit moins clair dans tes affaires,
 Que dans les affaires des Cieux.
***
 S’il arrive qu’on me réponde,
Qu’on n’est pas moins instruit de tes desseins guerriers,
Je diray qu’il est vray ; mais qu’au moins tes Lauriers,
De leur brillant éclat remplissent tout le monde.
***
 Dans quelles retraites obscures
 Renfermes-tu ces grands trésors,
 Qui par de surprenans efforts,
De tant de Potentats renversent les mesures,
Et trompent si souvent leurs vaines conjectures ?
***
Des plus fins Courtisans le soin interessé,
N’apporte pres de Toy qu’une inutile adresse ;
Ils ont beau s’intriguer, & méditer sans cesse,
 On voit aboutir leur finesse
 A ne parler que du passé.
***
L’avenir est pour eux couvert de voiles sombres,
De tes desseins secrets l’obscure profondeur
Ne laisse appercevoir ny signe, ny lueur,
Les regards les plus vifs n’en percent point les ombres.
***
 Ces Vaisseaux, ces Troupes, ces Camps,
 A toute l’Europe tremblante
 Montrent leur puissance étonnante ;
On croit en expliquer les divers mouvemens,
 Mais en vain on les examine.
 A quoy bon tant raisonner ?
 Chacun prétend deviner,
 Et personne ne devine.
***
 Certes si les Etendarts
 De ce Monarque invincible
 Marchoient dans le Champ de Mars
 De cet air fier & terrible,
 Aux plus superbes Rempars,
Avec empressement nous verrions la Gazete
 De mille & mille Ennemis
 Tremblans, vaincus, & soûmis,
 Nous raconter la défaite.
***
Nous verrions tout céder à l’effort de ses coups ;
Au lieu que maintenant l’Autheur qui la compose,
 Parle beaucoup, & dit si peu de chose,
 Qu’il n’en sçait guére plus que nous.
***
Curieux, à quoy bon consumer vostre vie
A vouloir démesler cet auguste embarras ?
LOUIS est un Héros qu’on ne devine pas ;
 Une Sagesse infinie
 Conduit & regle ses pas ;
Prétendre sçavoir où, n’est que pure folie ;
 C’est peut-estre en......
 C’est peut-estre aux......
***
Goûtons le doux repos que ce Héros nous donne,
Heureux, cent fois heureux de vivre sons ses Loix ;
Jaloux du plus parfait, & du plus grand des Roys,
Alarmez-vous des soins qu’il prend de sa Couronne ;
Dans l’art secret qu’il a d’en maintenir les droits,
Ce qui vous doit charmer, vous trouble, & vous étonne.
***
  Soit qu’il maintienne la Paix,
  Soit qu’il déclare la guerre,
Vivez, François, vivez en repos desormais,
 Il vit, il regne, ah soyons satisfaits,
  Tout ira bien sur la terre.

[Avanture] §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 307-313.

Je ne vous diray rien ce mois-cy des Modes, le mauvais temps ayant empesché qu’elles n’ayent paru ; je vous parleray seulement d’une Grisette, qui a esté cause d’une plaisante méprise. Vous sçavez, Madame, que ce nom de Grisette, qui ne se donnoit toûjours qu’aux Femmes & Filles des petits Bourgeois, s’est insensiblement appliqué aux Habits des Dames, & que depuis quelques années les Personnes de qualité, pour n’en pas avoir toûjours de magnifiques, en prennent quelquefois d’une simple Etofe grise, dont elles font faire les Jupes aussi-bien que les Manteaux. Ces sortes d’Habits siéent tres bien, parce que tout le reste de l’ajustement passe celuy des Grisettes ordinaires, & que le sombre de l’Etofe réleve beaucoup la blancheur de celles qui en sont vétuës. Une Dame d’une fort grande naissance, dont la Maison est souvent remplie du plus beau monde de Paris, n’ayant qu’une simple Grisette sans autre parure, descendit de sa Chambre dans un Apartement bas, où elle vouloit chercher quelque chose dans un Cabinet. Comme elle n’estoit suivie de Personne, il n’y avoit qu’un certain air noble qui ne la quitoit jamais, qui pouvoit la faire prendre pour ce qu’elle estoit, par ceux qui ne l’avoient jamais veuë. Parmy un grand nombre de Laquais qu’elle trouva au bas de l’Escalier, elle en remarqua un dont elle ne connoissoit point la Livrée. Elle luy demanda aussi-tost à qui il estoit, & le Laquais ayant fait d’abord quelque difficulté de répondre, parce qu’il la crut une des Femmes de Chambre de la Maison, luy nomma enfin son Maistre. La Dame luy dit que son Maistre n’estoit point dans ce Logis ; je le sçay bien, luy répondit-il, mais il y viendra, & il m’a dit de l’y venir attendre. Il faut que tu te sois mépris, repartit la Dame, Je t’assure qu’il n’y viendra pas, car il n’y est jamais venu. Et moy, je sçay bien qu’il y viendra, luy repliqua le Laquais. La Dame luy ayant dit de nouveau qu’il s’estoit mépris ; je ne me suis point mépris, repartit-il riant à demy, & témoignant y entendre finesse ; & pour marque de cela, c’est que je sçay quelque chose. La Dame que ce mistere commençoit à réjoüir, le pressa si bien de dire ce qu’il sçavoit, qu’il adjoûta que son Maistre vouloit devenir l’Amant de la Fille du Logis. C’est bien fait, luy dit la Dame. Et oüy, c’est bien fait, reprit le Laquais d’un air innocent ; car … oh dame, mon Maistre l’entend. La Dame ayant quité le Laquais apres cette derniere réponse, rentra en riant dans sa Chambre, où sa Fille estoit avec Compagnie. On luy demanda quel si prompt sujet de joye elle pouvoit avoir eu. Elle expliqua ce qui venoit de luy arriver, & on trouva l’Avanture aussi rare que plaisante. L’Amant dont il estoit question ne vint point chez la Dame ce jour-là, mais il s’y fit introduire le lendemain. Il continuë d’aller dans cette Maison, & ignore encor la naïveté de son Laquis. On observe sa conduite, & quand on le voit, on est obligé de se contraindre, pour ne se pas échaper à rire.

[Lettres diverses de M. le Chevalier d’Her...] §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 326-332.

Je vous envoye un Livre, dont le titre n’excitera peut-estre pas d’abord vostre curiosité. Il s’appelle Lettres Diverses, de Mr le Chevalier d’Her… Ce Titre est simple, & on n’a pas prétendu qu’il imposast ; mais vous aurez le plaisir de voir qu’il vous donne beaucoup, apres ne vous avoir rien promis. Nous n’avons guéres d’autres Lettres Françoises genéralement estimées, que celles de Balzac, & de Voiture ; mais le stile élevé des unes, ne seroit plus propre aujourd’huy que pour les Harangues ; & les pointes, & les applications de Proverbes qui regnent dans les autres, quoy que tres-heureuses & tres-spirituelles, ne seroient plus à la mode, sur tout si elles estoient perpétuellement affectées, comme elles l’ont esté par Voiture. Ce qu’il a encore, & ce qu’il aura toûjours d’admirable, c’est la naïveté de son enjouëment, & les graces de son badinage. Si j’ose dire que les Lettres Diverses ressemblent à celles de Voiture, c’est par ce dernier endroit. Elles sont naturelles, sans avoir rien de commun, & enjoüées avec beaucoup d’agrément & de noblesse tout ensemble. L’air du monde y est répandu par tout, & on y reconnoist toûjours un Cavalier, à qui une heureuse naissance, & un long usage ont donné une Conversation vive & fine, & un stile pour les Lettres semblable à sa Conversation. L’amour n’y est point traité sérieusement, mais toûjours avec un badinage poly ; & il s’y trouve en beaucoup d’endroits, ou des traits de satyre, ou des peintures de caracteres, ou de petites leçons mesme sur de certaines rencontres de la vie, qui font voir que l’Autheur n’a pas veu le monde sans faire des refléxions & justes, & agreables. Quoy que tout cela m’ait paru dans la lecture que j’ay faite de ces Lettres, ce n’est point mon sentiment que je vous explique, c’est celuy de beaucoup de Connoisseurs, entre les mains de qui elles sont déja tombées. Ils trouvent que ce Chevalier d’Her… ne veut pas faire connoistre tout ce qu’il sçait, qu’il se jouë finement de sa matiere, & qu’il badine en Philosophe galant, dont l’esprit aisé s’accommode à tout ; ou plûtost ils croyent que c’est un Homme, qui par trois ou quatre Lettres meslées dans son Recueil, pour se faire paroistre d’une profession dont il n’est pas, ou écrites pour d’autres, se cache pour éprouver le goust du Public. Dans cette pensée, ils jettent les yeux sur de fort habiles Gens pour découvrir l’Autheur de ces Lettres. Si vos Amis les veulent avoir, vous leur ferez remarquer que ce Recueil est intitulé, Lettres Diverses, de Mr le Chevalier d’Her… & qu’il se vend chez le Sieur Blageart. Ils ont besoin de cet avertissement, pour ne le confondre pas avec un autre Recueil de Lettres qui doit paroistre au premier jour.

[Sentimens sur les Lettres & sur l’Histoire, avec des Scrupules sur le Stile] §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 332-335.

Je vous envoye un autre Ouvrage qui se vend au mesme lieu. C’est celuy dont vous m’avez plusieurs fois demandé des nouvelles, & qui a pour titre, Sentimens sur les Lettres & sur l’Histoire, avec des Scrupules sur le stile. Il semble que ce dernier ait esté fait pour donner les moyens d’examiner l’autre plus facilement. Cependant c’est par un pur effet du hazard, que ces deux Livres qui sont de deux diférens Autheurs, ont esté mis en vente le mesme jour, & par le mesme Libraire. Dans la premiere partie de ce dernier, on voit beaucoup d’exemples des choses que l’Autheur avance, tirées de Lettres qui ont fait bruit dans le monde. Il y en a d’autres sur des matieres qu’il a inventées. Il parle aussi dans cette premiere Partie, des Billets, & des Epistres dédicatoires, & l’on y trouve des manieres de regles, qui peuvent estre d’une grande utilité à ceux qui veulent écrire en ce genre. La seconde Partie contient la maniere d’écrire les Histoires, que l’on appelle Nouvelles. On y voit des exemples des choses qui peuvent servir de regles, & de celles qu’on doit éviter, avec une maniere de satyre tres-agreable contre les Romans. Le travail de la troisiéme Partie est d’autant plus grand, qu’il faut avoir pour cela une parfaite connoissance de la Langue. Il y a dans cette Partie un grand nombre de Peintures pour servir d’exemples. Ce sont des morceaux qu’on ne croit pas sans mistere. Toutes ces choses sont assez capables d’exciter la curiosité, sans que je cherche à vous en donner. Je ne vous dis point si ce Livre est bien écrit ; ceux qui se meslent d’enseigner une Science, la doivent sçavoir plus parfaitement que ceux qui la pratiquent avec succés.

[Recherches curieuses d’Antiquité, contenuës en plusieurs Dissertations, sur des Médailles, Bas-reliefs, Statuës, Mosaïques, & Inscriptions antiques §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 335-338.

Le Sr Blageart vend aussi un Livre imprimé à Lyon, par les soins & aux dépens du Sieur Amaulry, Libraire de la mesme Ville. Il est intitulé, Recherches curieuses d’Antiquité, contenuës en plusieurs Dissertations sur des Médailles, Bas-reliefs, Statuës, Mosaïques, & Inscriptions antiques. C’est un Inquarto, tres-bien imprimé, dans lequel on trouve plus de cent Figures fort bien gravées. On doit beaucoup au Sr Amaulry, qui pour la satisfaction du Public, en a bien voulu entreprendre la dépense. Ce Livre est de Mr Spon, Docteur aggregé au College des Medecins de Lyon, & de l’Académie du Ricovrati de Padouë. Il suffit de le nommer, pour faire juger de la bonté & de l’érudition de cet Ouvrage. Ce celebre Autheur est connu par son esprit, par ses voyages, & par quantité de Livres qu’il a nous a donnez, & qui ont tous eu de fort grands succés. Ce dernier contient trente & une Dissertations, & chaque Dissertation renferme tant de choses curieuses, qu’elle pourroit estre divisée en plusieurs autres. On peut dire de ce Livre, que non seulement il découvre le grand nombre d’antiquitez dont il traite, mais qu’il donne encore des lumieres pour démêler la verité de quantité d’autres, dont il ne traite pas. Je n’ose entrer plus avant dans le détail de ce grand Ouvrage. Comme c’est un veritable Livre pour les Sçavans, Mr l’Abbé de la Roque en fera un plus ample Article dans son Journal.

[Histoire de Charles IX] §

Mercure galant, mai 1683 [tome 5], p. 338-340.

Il ne manquera pas aussi de parler de la nouvelle Histoire de Charles IX. donnée depuis dix jours au Public par Mr Varillas. Cependant je ne puis m’empescher de vous faire part du plaisir que m’a donné une Epistre toute admirable qu’on trouve au commencement de ce Livre. Elle est au Roy, & fait voir les malheurs du regne de Charles IX. reparez par Loüis le Grand. Jugez de ce que l’on peut dire sur un si vaste sujet, par la haute idée qu’il donne. La Préface est une autre nouveauté qui a ses charmes. Ce sont vingt-sept Portraits des plus grands Personnages du siecle dont parle Mr Varillas, & dont les Manuscrits luy ont fourny quantité de traits pour son Histoire. Ces Portraits valent une seconde Histoire, ou plûtost chaque Portrait en vaut une. On peut estre seûr de la fidelité d’un Historien, quand son Ouvrage est composé sur tant de bons Manuscrits.