1701

Mercure galant, janvier 1701 [tome 1].

2017
Source : Mercure galant, janvier 1701 [tome 1].
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Mercure galant, janvier 1701 [tome 1]. §

Au Roy. Sonnet §

Mercure galant, janvier 1701 [tome 1], p. 5-9.

Je croy ne pouvoir mieux commencer ma Lettre dans cette nouvelle année, la premiere du dix-huitiéme Siecle, que par un Sonnet, où vous trouverez l’Histoire des derniers temps renfermée. Le premier Quatrain marque la guerre que le Roy a toûjours faite avec autant d’avantage que de gloire. Le second fait voir qu’il a bien voulu donner la Paix à l’Europe, lorsqu’il estoit le plus en estat d’étendre ses Conquestes. Le premier des deux Tercers regarde le Traité de Partage par lequel Sa Majesté cedoit genereusement des Couronnes pour ne pas troubler le repos dont tant de Peuples joüissent par sa bonté, & dans l’autre l’Auteur nous fait remarquer la récompense qu’il plaist à Dieu d’accorder à cet Auguste Monarque pour un si grand sacrifice.

AU ROY.
SONNET.

Vainement contre toy l’Europe conjurée
Paroist la foudre en main, tonne de toutes parts ;
Tu cherches, tu poursuis l’Hidre confederée,
Tu ménes la Victoire où sont tes étendarts.
***
Lorsqu’à porter tes fers la Ligue préparée
Te laisse un accés libre à ses plus forts Remparts,
Dans tes dons redoublez sa perte est reparée,
Par la Paix tu rejoins tes ennemis épars.
***
Pour fixer à jamais le repos que tu donnes.
À tes rivaux confus tu cedes des Couronnes
Que devoient à tes Fils le Sang & l’équité.
***
Mais Dieu pour qui ton cœur fait un tel sacrifice,
D’un Roy qui va mourir ranimant la justice
Rend ses Etats entiers à ta Posterité.

[Madrigaux, & plusieurs autres pieces de Vers] §

Mercure galant, janvier 1701 [tome 1], p. 9-16.

Le Madrigal que vous allez lire est de Mr Marcel.

POUR
LE ROY D’ESPAGNE.

 Dans l’art fameux de bien regner
PHILIPPE à l’Univers va se faire connaistre ;
LOUIS LE GRAND prit soin de l’enseigner ;
 Est il au monde un plus grand Maistre ?

Cet autre Madrigal est de Mr de la Févrerie.

AU ROY.

 Grand Roy, ta gloire est sans seconde,
Quand de tes Petits-Fils l’Espagne fait le choix.
S’il est beau de regner sur la terre & sur l’onde,
 De soumettre tout à tes loix,
Il est encor plus beau d’avoir formé des Rois
 Dignes de gouverner le monde.

Mr Boucher est Auteur des deux Madrigaux suivans.

À MONSEIGNEUR
LE DAUPHIN.

Grand Prince, grand par excellence,
 Quoy, sans vous faire violence
 Vous cedez des droits bien acquis,
 Pour en revêtir vostre Fils ?
 Est il rien de plus admirable,
 De plus beau, ny de plus louable
Que cette cession qui vous comble d’honneur ?
Tout l’Univers surpris applaudit avec joye,
 Et prend part à la faveur
 Que sur vous le Ciel déploye.
Quel heureux préjugé pour les temps à venir !
Disons, pour clorre ce chapitre,
 Que vostre Sang est à bon titre
Une source de Rois à ne jamais finir.

SUR LA SEPARATION
DES ROIS
DE FRANCE ET D’ESPAGNE.

 Que de pleurs, que d’embrassemens !
 Que de soupirs, que de tendresse !
 Que de loüables sentimens ;
 Pami cela que d’allegresse !
Des Peres, des Enfans, des Freres genereux,
Se disputent le prix que l’amitié demande,
Et sur l’égalité qui se rencontre entre eux
 La raison survient & commande.
Il faut se separer sans espoir de retour,
Et combatre en fuyant la Nature & l’Amour.
 Chose merveilleuse, & bien rare !
De tous les cœurs la fermeté s’empare
Le jeune Roy se souviens qu’on l’attend,
 Qu’il n’a plus de conseil à prendre.
Ainsi plein des honneurs que l’on viens de luy rendre,
 Il est parti triste & content.

L’Auteur de ce cinquiéme Madrigal ne m’est point connu, & tout ce que j’en puis dire, c’est qu’il m’a esté envoyé d’Auvergne.

SUR L’UNION
DE LA FRANCE,
ET DE L’ESPAGNE.

Le Coq & le Lion, étroitement unis,
Ne craignent point leurs Ennemis,
Leur vigilance est sans pareille.
Le Lion dort les yeux ouverts,
Le Coq avant jour se réveille ;
Hé ! qui donc oseroit dans tout cet Univers
Du Coq & du Lion, si vaillans, & si fiers,
Venir tirer ou la plume ou l’oreille ?
Malheur à qui contre-eux voudroit tenter le choc,
S’il cherchoit le Lion, il trouveroit le Coq.

Epitre au Roy d’Espagne §

Mercure galant, janvier 1701 [tome 1], p. 22-32.

Tous les Ouvrages de Mr de la Granche, l’un des Academiciens de l’Academie Royale de Nismes, sont fort estimez, & quand vous aurez lû celuy-cy, vous avouërez qu’il merite l’approbation que tout le monde luy donne.

EPITRE
AU ROY D’ESPAGNE.

Digne Sang des BOURBONS,
Prince né pour la Gloire,
Petit-fils de LOUIS, enfant de la Victoire,
D’un Heros intrepide imitateur & Fils,
De quel bonheur tes jours vont-ils estre suivis ?
Dés la plus tendre enfance, où regne la foiblesse,
Tu fus pour un grand Trône instruit par la Sagesse ;
Tu sçais en soutenir la noble majesté,
Avec le plus haut rang allier la bonté ;
Recevoir sans orgueil un legitime hommage,
Elever ton esprit au dessus de ton âge,
D’un travail assidu montrer les fruits heureux,
Et les Vertus d’un cœur humain & genereux.
 À ces dons excellens la Pieté préside,
L’amour de la Justice en ton ame réside.
La Prudence déja mûrissant ta raison,
A de l’âge viril prévenu la raison.
Jusque dans tes plaisirs la sobre Temperance
D’une ardente jeunesse a proscrit la licence,
Et de la flaterie, écueil des plus grands cœurs,
Elle écarte du tien les charmes seducteurs.
 Le Ciel te destinant à la grandeur suprême,
Te marqua de son Sceau dés ta naissance même ;
Il répandit sur toy ses precieux tresors,
Qui te font exprimer les Heros dont tu sors.
Comme en eux il a peint en toy sa vive image ;
Tel que l’Astre du jour dans un fecond nuage,
Imprime la clarté de ses rayons divers,
Et fait voir deux Soleils dans le même Univers.
Dans tes yeux de ton Sang le noble feu petille.
Que tu rempliras bien les vœux de la Castille,
Quand digne Successeur de ses plus fameux Rois
De vingt Sceptres unis tu soutiendras le poids !
Quand tu consulteras pour guides & pour maistres
Dans l’art de bien regner tes illustres Ancestres.
Le fidelle dépost de leurs faits éclatans
Rendra ton nom celebre & cher à tous les temps.
Des Henris, des Louis les illustres exemples
T’ouvriront des lauriers les moissons les plus amples.
Par quel usage heureux de leurs nobles leçons
Iras-tu recueillir ces fertiles moissons ?
Quand tu joindras encore à de si hauts principes
Les faits des Ferdinands, des Charles, des Philippes,
Comme eux à quel degré de gloire & de grandeur
Du Trône Castillan porteras-tu l’honneur ?
 Grace au don précieux que le Ciel nous accorde,
Grace à l’étroit lien qui bannit la discorde,
On ne la verra plus semer dans nos Etats
Le carnage & l’horreur par de sanglans combats.
Un même Sang fera de la Seine, & du Tage,
Entre deux Rois amis, comme un seul heritage.
Leurs communs interests, l’union de leurs cœurs,
De tous leurs Ennemis vont les rendre vainqueurs.
Pour la Religion poussez d’un même zele
Ils sçauront se liguer contre un Peuple infidelle,
Du Pirate Afriquain réprimer la fureur,
Et chez le fier Sultan répandre la terreur.
Par tout ils uniront leurs forces mutuelles,
Pour vanger de concert leurs communes querelles,
Et les deux Nations sembleront à la fois
Confondre leur pays, leur valeur & leurs droits.
Elles vont regreter jusques à ces conquestes,
Jusques à ces lauriers qui couronnoient leurs testes,
Quand l’un ou l’autre Sang estoit le prix affreux
Dont il falloit payer quelque succés heureux.
Ces combats plein d’horreur, ces funestes Victoires
N’auront plus desormais de part qu’en nos histoires,
Du veritable honneur ces Peuples si jaloux
N’armeront plus contr’eux leur genereux courroux ;
Sans cesse ils beniront ces heureuses journées
Qui firent enfanter la Paix aux Pirenées,
Où d’un Royal hymen le glorieux flambeau
Pour nostre commun bien fit naistre un sort si beau.
 Mais admire, Grand Prince, & la bonté d’un Pere,
Et d’un Ayeul pour toy la tendresse sincere.
À l’Empire des Lis contens de se borner,
Ils te cedent leurs droits pour te faire regner.
Selon l’ordre du Sang dans ta propre Famille
Deux degrez t’éloignoient du Trône de Castille,
L’amour seul t’en rapproche, & comble avec plaisir
De CHARLES expirant le plus ardent desir.
Dans ce brillant éclat de gloire & de puissance,
Quel doit estre l’effort de ta reconnoissance ?
Que ne devras-tu point à ces soins paternels
Dont l’avenir aura des gages éternels ?
Combien tous les Heros qui de toy vont descendre
Devront-ils respecter un souvenir si tendre ?
L’Espagne de LOUIS tiendra tous ces Heros
Qui doivent pour jamais assurer son repos.
Pourrois-tu sur le Trône en perdre la memoire ?
Non, ce doute, grand Roy, fait injure à ta gloire,
Et tu te reconnois redevable à Louis
Du Sceptre & des Vertus mêmes dont tu jouis.
Tu portes son bon cœur avec son grand courage,
Va, cours dans tes Etats achever son ouvrage.
Puisse un heureux commerce entre tous vos Sujets
Entretenir toujours l’abondance & la Paix !
Mille tendres adieux te couteront des larmes,
Mais elles feront naistre en toy de nouveaux charmes.
Les nostres à leur tour sont prestes à couler,
Et l’honneur qui te suit peut seul nous consoler.

[Madrigal & Devises au même Monarque] §

Mercure galant, janvier 1701 [tome 1], p. 32-36.

Je devrois vous avoir fait part il y a plus de deux mois, du Madrigal & des Devises que je vous envoye, puisque ces Ouvrages ont esté presentez au Roy d’Espagne deux jours aprés que le Roy eut accepté le Testament fait en faveur de ce jeune Prince. Ainsi on peut dire que ce sont autant d’Impromptu, & qu’il s’en est peu vû d’aussi beaux de cette nature, faits en si peu de temps ; aussi ont-ils esté extrémement applaudis.

AU ROY D’ESPAGNE.
MADRIGAL.

Grand Roy, traverse ces montagnes,
Qui s’ouvrent à ton beau destin ;
Ton Sang t’applanit le chemin,
Va, cours regner dans les Espagnes.
C’est la route qu’Hercule tint.
Tu vas estre un autre luy même.
Le Roy Philippes cinquiéme
Va faire oublier Charles-Quint.

DEVISES
Pour Sa Majesté Catholique.

Les Colomnes d’Hercule, avec ce mot, Initium, non meta tibi.

EXPLICATION.

L’Espagne voit pour son repos,
Que son heureux sort en décide.
Vous commencez, jeune Heros,
Par où finit le grand Alcide.

AUTRE.

Un Miroir, où le Soleil se represente, avec ce mot Espagnol. Bien lo retrato.

EXPLICATION.

Je vay le rendre trait pour trait
Dans une ressemblance extrême.
Je ne seray que son Portrait,
Et l’on croira le voir luy même.

AUTRE.

Cette Etoile lumineuse qui a paru en Espagne prés du Soleil en plein midy, avec ce mot Espagnol, Nada le quita.

EXPLICATION.

Quels bons augures sont les nostres !
Nostre destin est éclaircy ;
S’il efface toutes les autres,
Il n’oste rien à celle cy.

[Madrigaux] §

Mercure galant, janvier 1701 [tome 1], p. 36-39.

Les trois Madrigaux suivans sont de Mr Bernard, de la Musique de Sa Majesté.

AU ROY,
Sur la nomination de Monseigneur le Duc d’Anjou à la Couronne d’Espagne.

 Heros que la vertu conduit,
Et qu’en tous ses projets le bonheur accompagne,
 Vous avez fait un Roy d’Espagne,
Qu’un autre nouveau Mars & Minerve ont produit.
Ce Roy choisi du Ciel, que la gloire environne,
 Le second de vos Petits fils,
Est plus grand d’estre issu du beau Sang de LOUIS
 Que d’heriter d’une Couronne.
 Que ses Sujets seront heureux
D’avoir un Roy si bon, si grand, si genereux,
 Et dont la sagesse profonde
A comblé les souhaits du plus grand Roy du monde !

Au Roy d’Espagne, sur son
Portrait.

 Digne Monarque de l’Ibere,
 Qui suis les pas de ton Grand-Pere,
Mille Peintres fameux ébauchent ton Portrait ;
Mais Rigault seul l’a sçu rendre parfait.
Apelles réussit à celuy d’Alexandre.
 Mais au feu qui brille en tes yeux,
 Il n’auroit ose l’entreprendre,
Sans avoir le pinceau dont on peignoit les Dieux.

AU ROY,
Sur le départ du Roy
d’Espagne.

 Grand Roy, sçais tu que ce matin
Saturne & Jupiter, jaloux de son destin,
Contre ton Petit fils préparoient un orage ?
Mais l’ayant vû briller ; en vain nous essayons,
D’assembler, ont ils dit, nuage sur nuage ;
Le Soleil n’est pas loin quand on voit ses rayons.

[Détail de la ceremonie du Couronnement du Pape Clement XI] §

Mercure galant, janvier 1701 [tome 1], p. 40-63.

La ceremonie du Couronnement du Pape Clement XI. ayant esté resoluë pour le Mercredy 8. du mois passé, jour de la Conception de la Vierge, on fit au Portique de Saint Pierre, une enceinte, au dedans de laquelle on éleva le Trône de Sa Sainteté, avec son dais, un quarré pour placer les Cardinaux, Dans l’Eglise, devant l’Autel du Saint Sacrement, il y avoit un Prié-Dieu couvert de velours rouge, avec des coussins de la même étofe, & des bancs disposez des deux costez pour leurs Eminences & tous les Prelats. La Chapelle Clementine avoit esté bien fermée de toutes parts, & sous l’Orgue estoit élevé un Trône avec un Dais. Il y avoit aussi des sieges en quarré pour les Cardinaux & les Prelats, l’entrée ayant le même Autel du Saint Sacrement en face. Là, on avoit preparé les Ornemens pour la Messe Pontificale, & sur une table à part, il y en avoit pour le Cardinal Diacre de l’Evangile, pour l’Auditeur de Rote Soudiacre Apostolique, & pour le Diacre & le Soudiacre Grecs, qui devoient chanter respectivement l’Epitre & l’Evangile. Le grand Trône pour Sa Sainteté avoit esté élevé devant le grand Autel sous un Dais, & des deux costez il y avoit des bancs pour les Cardinaux, & aprés ceux-cy, pour les Evêques, & pour les Penitenciers de Saint Pierre. Derriere ceux des Cardinaux estoient des sieges pour le Gouverneur de Rome, pour l’Auditeur de la Chambre, pour les Protonotaires, & autres qui ont place auprés d’eux dans la Chapelle. Les Musiciens de la Chapelle du Pape estoient du costé de l’Evangile. Dans la loge de la Benediction on avoit dresse une espece de Theatre, sur lequel Sa Sainteté devoit estre couronnée. Son Siege estoit sous un Dais, & au dehors estoient des Tentures de Brocard & de Taffetas.

Ce jour-là 8 de Decembre, vers les quinze heures, le Pape vêtu d’une Soutane blanche & d’une Mossette de velours rouge, descendit à la Chambre appellée Camerino della falda, precedé d’une tres-grande multitude de Seigneurs titrez, & de ceux de sa Maison, & suivi de plusieurs Cardinaux en petits Manteaux & Mossettes rouges. Sa Sainteté estant entrée dans la Chambre, on luy osta son chapeau, & on luy mit une barette ou bonnet de velours rouge. On la ceignit d’une petite ceinture, les Maistres des Ceremonies faisant en cela leurs fonctions, aprés quoy elle se rendit en la Chambre des Ornemens où elle se mit au milieu des deux Cardinaux Diacres, & les Soudiacres Apostoliques la revestirent de l’Amite, de l’Aube, de la Ceinture, de l’Etole, & d’un Manteau blanc, avec ce qu’ils appellent Formale precioso, & la Mitre. Le premier Maistre des Ceremonies ayant dit Extra, pour marquer qu’il estoit temps de sortir, un des Soudiacres Apostoliques prit la Croix qu’il porta devant Sa Sainteté, & s’estant mise à genoux pendant qu’elle la baisoit, il marcha vers l’Eglise de Saint Pierre, au milieu de deux Officiers, qu’on appelle Verges rouges, precedé des Ecuyers, des Cameriers extra, des Cameriers d’honneur & secrets, des Clercs de Chambre, des Auditeurs de Rote, & des Soudiacres Apostoliques, tous en leurs habits accoûtumez, & portant les Regnes & les Mitres precieuses. Aprés la Croix marchoient les Cardinaux deux à deux, & ensuite l’Ambassadeur de Boulogne, les Conservateurs du Peuple Romain, les Princes du Soglio, les Ambassadeurs des Rois, le Gouverneur de Rome, & Sa Sainteté au milieu de deux Cardinaux premiers Diacres, qui tenoient les bords du Manteau Papal. Deux Protonotaires faisoient leurs fonctions, & la queuë fut portée par le plus digne Laïque qui se trouva là present. Aprés luy marchoient le Doyen de la Rote, au milieu de deux Cameriers assistans de Sa Sainteté, l’Auditeur de la Chambre, les Protonotaires Apostoliques, & autres. Tout estoit gardé par les Soldats Suisses, & par ceux que l’on appelle Lancie spezatte, chaque Garde ayant ses Capitaines. Sa Sainteté alla dans cet ordre jusqu’à la Sale Ducale, où l’on avoit preparé la chaise dans laquelle elle est portée. Elle s’y assit, & ayant esté soulevée en haut par ceux de ses Estafiers qu’on nomme Palafrenieri, elle fut portée par la Salle Royale, & par les grands degrez au Portique de Saint Pierre, estant precedée des Cardinaux Diacres & de deux Protonotaires, & ses Massiers marchant aux costez. Les Cardinaux, les Prelats, un grand nombre de Princes, & le Chapitre & le Clergé de Saint Pierre entrérent dans l’enceinte dont on a parlé. Là, Sa Sainteté ayant esté portée jusqu’au Trône, s’assit sous le Dais au milieu des deux Cardinaux Diacres assistans. Alors le Cardinal Barberin, Archiprestre de S. Pierre, aprés une courte Oraison, supplia Sa Sainteté de recevoir le Chapitre & le Clergé de cette celebre Eglise au baiser des pieds ; ce qu’elle accorda, selon la coutume. Cela estant fait, elle remonta dans sa chaise, entra dans l’Eglise par la grande Forte, & alla descendre sans Mitre devant le Saint Sacrement, où elle fit quelque Priere à genoux. Ensuite elle fut portée dans la même chaise à la Chapelle Clementine la Mitre en teste. Là, elle descendit proche du Trône, & ayant salué l’Autel avec la Mitre, elle monta au lieu preparé pour recevoir l’Obedience des Cardinaux, des Patriarches, des Archevesques, & des Evêques, estant assise au milieu des deux Cardinaux Diacres. Les Conservateurs se tinrent sur les degrez. L’Obedience finie, un Soudiacre Apostolique s’aprocha du Trône avec la Croix en face à Sa Sainteté, qui se leva aprés qu’on luy eut osté la Mitre, & donna la Benediction, les Cardinaux & tous les autres estant à genoux. Ensuite elle reprit la Mitre, & deux Cardinaux Diacres furent conduits au Trône, & mis en la place des deux autres qui allérent prendre leurs habits de Diacres, ce que firent aussi les Cardinaux Evêques, Prestres, & autres Diacres. Les Prelats Assistans & non-Assistans, & les Soudiacres, le Diacre & le Soudiacre Crecs furent revêtus de leurs Ornemens ordinaires, & aprés que les deux premiers Cardinaux Diacres eurent pris les leurs, ils retournérent au lieu qu’ils avoient quitté, & d’où les deux autres allérent à leurs places. On osta la Mitre à Sa Sainteté qui étant debout entonna le Deus in adjutorium pour Tierce que le Chœur continua de chanter jusqu’à la fin, pendant quoy Sa Sainteté, la Mitre en teste & assise, recita avec les deux Cardinaux Assistans les Pseaumes & les Oraisons preparatoires pour la Messe. On luy mit les Sandales, & les Pseaumes de Tierce finis, un des Musiciens chanta le Chapitre & aprés les Répons & les Versets, Sa Sainteté se levant dit l’Oraison de Tierce, aprés laquelle elle se lava les mains ayant la Mitre sur la teste. Cependant le Cardinal de l’Evangile & le Soudiacre de l’Epître Latine s’estant avancez, ce Cardinal luy osta la Mitre, le Manteau, l’Etole & la Ceinture, & luy mit tous les Ornemens qui luy convenoient dans cette Ceremonie, & la Procession se fit dans l’ordre accoûtume vers le grand Autel. Sa Sainteté le fermoit, marchant sous un Dais porté par les Referendaires de la signature. Elle estoit suivie du Doyen de la Rote au milieu de deux Cameriers Assistans, de l’Auditeur de la Chambre, des Protonotaires & autres. Sa chaise estoit environnée des Capitaines des deux gardes & des Massiers, outre les Soldats Suisses qui estoient disposez aux costez de toute la Procession. Quand Sa Sainteté fut sortie de la Chapelle, un Clerc avec un Cierge allumé mit le feu à un gros monceau d’étoupe, pendu à un roseau que tenoit un Maistre des Ceremonies, qui s’estant mis à genoux tourné vers Sa Sainteté, luy dit en chantant, Pater Sancte, sic transit gloria mundi, ce qu’il repeta deux autres fois en des distances égales avant que d’arriver au grand Autel. Quand Sa Sainteté fut à la Chapelle, on arresta sa chaise, & les trois derniers Cardinaux Prestres furent reçus ad osculum oris & pectoris, aprés quoy elle fut portée devant l’Autel. Là, ayant quitté sa Mitre elle fit quelques prieres, & s’approcha ensuite des degrez de l’Autel, où elle dit le Confiteor pour la Messe, au milieu du Cardinal Evêque Assistant, & du Cardinal Diacre de l’Evangile. Pendant cela, les Cardinaux Diacres Assistans & le Diacre Latin, avec le Diacre & le Soudiacre Grecs, dirent entr’eux le Confiteor. Quand elle fut à Indulgentiam, &c. le Soudiacre Latin mit le Manipule à Sa Sainteté, qui ayant fini la Confession, s’assit dans la chaise où elle est portée, & les Cardinaux Evêques Assistans lûrent les trois Oraisons accoûtumées sur Sa Sainteté, qui s’estant levée & approchée de l’Autel sans Mitre, reçut le Pallium par la main du Cardinal Pamphile, premier Diacre. Estant montée à l’Autel elle benit l’encens, & encensa l’Autel assistée du Cardinal de l’Evangile, qui ensuite encensa Sa Sainteté. Cela fait, elle se transporta au Trône, & s’estant assise elle reçut à l’Obedience les Cardinaux, les Prelats Assistans & non Assistans, & les Penitenciers de Saint Pierre, tous selon la diverse forme qui se pratique avec eux. L’adoration finie, Sa Sainteté lut l’Introït & le Kyrie avec les Assistans, entonna le Gloria in excelsis & chanta le Pax vobis, & les Oraisons. Ensuite s’estant assise & ayant repris la Mitre, le Cardinal Pamphile avec les Soudiacres Apostoliques, les Auditeurs de Rote, les Acolites, les Abreviateurs, & les Avocats Consistoriaux, se rendit à la Confession de Saint Pierre, & là s’estant divisez en plusieurs aîles, le Cardinal commença à chanter les loüanges du Pape, disant trois fois Exaudi, Christe, & tous les autres ayant repris Domino nostro Clementi XI. à Deo decreto Summo Pontifici & Vniversali Papæ Vita ; le même Cardinal ajouta trois fois Salvator Mundi, les autres repliquant toujours Tu illum adjuva. Les loüanges achevées, on chanta les Epistres Latine & Grecque, & l’Evangile Latin & Grec, & Sa Sainteté entonna ensuite le Credo. Toutes les autres ceremonies de la Messe Pontificale estant finies, elle descendit de l’Autel, & s’assit avec tous ses Ornemens dans la Chaise, où ceux qu’on appelle Palafrenieri, ont accoutumé de la porter. Ayant repris ses gants & l’anneau Pontifical, elle receut du Cardinal Barberin, Archiprestre de l’Eglise de S. Pierre, le present accoutumé d’une bourse de monnoyes antiques, qui luy fut offerte au nom du Chapitre, pro bene cantata Missa. Elle donna cette bourse au Cardinal Diacre de l’Evangile, & fut ensuite portée à l’Autel du Saint Sacrement, précedée de la Procession. Là, elle pria à genoux ; & estant remontée en chaise, on la porta à la Loge de la Benediction, où elle monta sur le lieu le plus élevé, & s’assit à la veuë de tout le peuple sur un Siege qui luy avoit esté préparé. Le Chœur ayant chanté l’Antiphone, Corona aurea super caput ejus, le Cardinal de Boüillon, Doyen, chanta les Versets, & ensuite l’Oraison, Omnipotens sempiterne Deus, dignitas Sacerdotii. L’Oraison finie, le Cardinal Diacre Assistant à gauche luy osta la Mitre, & le Cardinal Pamphile, premier Diacre, luy mit la Thiare sur la teste, en disant, Accipe Thiaram tribus Coronis ornatam, & scias te esse Patrem Principum & Regum, Rectorem Orbis, in terra Vicarium Salvatoris Nostri Jesu Christi, cui est honor & gloria in sæcula sæculorum. Amen. Aprés cela, Sa Sainteté donna une benediction solemnelle au Peuple, en disant, Sancti Apostoli tui, &c. & se levant à ces paroles, Et benedictio Dei Patris, &c. elle benit par trois fois le Peuple avec trois signes de croix. Alors la Compagnie des Chevaux-legers, les deux de Cuirassiers, & toutes les Compagnies d’Infanterie qui estoient rangées en Bataillons dans la Place de Saint Pierre, firent leur décharge, aussi-bien que le Chasteau S. Ange, tout le Peuple criant à l’envi, Viva Papa Clemente Undecimo. L’Indulgence pleniere ayant esté publiée en Latin & en Langue vulgaire, par les Cardinaux Diacres Assistans, Sa Sainteté se leva, & fit encore un signe de croix sur le Peuple ; aprés quoy elle remonta dans sa chaise, & fut portée à la chambre des Ornemens, où elle quitta les Pontificaux pour prendre la Mossette & un bonnet de velours rouge. Le Cardinal Diacre luy fit compliment ensuite au nom du sacré College. Sa Sainteté y répondit avec beaucoup de bonté, & se retira dans son Palais.

[Traduction du premier Livre de l’Illiade en Vers François] §

Mercure galant, janvier 1701 [tome 1], p. 73-74.

Mr de la Motte, dont les Vers ont eu l’avantage de vous plaire dans plus d’un Opera de sa façon, vient de donner au Public le premier Livre de l’Iliade en Vers François. Cet essay fait esperer beaucoup de la suite. Il est rempli de quantité de beaux Vers qui font plaisir au Lecteur. Cet Ouvrage, dédié à Monseigneur le Duc de Bourgogne, est précedé d’une Préface, qui fait voir le bon sens & le bon goust de l’Auteur. Il se vend chez le Sieur Emery, Quay des Augustins, à l’Ecu de France.

Air nouveau §

Mercure galant, janvier 1701 [tome 1], p. 79-81.

Les Vers que je vous envoye gravez, sont de Mr Tonti, & ont esté mis en Musique par Mrs Piuli & du Breüil, qui allerent exprés à Estampe, où ils les chanterent au soupé du Roy d’Espagne. Comme ils eurent le bonheur de luy plaire, ce Prince les fit chanter une seconde fois.

AIR NOUVEAU.

 Allez remplir vos destinées,
 Prince sorti du Sang des Dieux.
 Au delà des Pyrenées
Faites voir un Heros naissant & glorieux.
 L’Espagne vous prepare un Trône
 Respecté de tout l’Univers,
 Et dont la brillante Couronne
Vous fera dominer sur cent Peuples divers.
 Que le bonheur, que la victoire
 Accompagnent toujours vos pas,
 Et que l’éclat de vostre gloire
 Surpasse vos vastes Etats.
 L’Espagne unie avec la France
Fera voler par tout sa gloire & sa puissance,
Et leurs Peuples heureux goûteront desormais
 Les douceurs d’une longue Paix.
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[Vers presentez au Roy d’Espagne, à Châtres] §

Mercure galant, janvier 1701 [tome 1], p. 81-85.

Voicy d’autres Vers qui furent presentez au Roy d’Espagne aprés qu’il fut arrivé à Châtres. Ils sont de Mr Auboüin, Substitut de Mr le Procureur General du Grand Conseil.

Grand Roy, souffre ces Vers.
 Une Muse inconnuë
Dans la foule enhardie ose briguer ta veuë,
Souffre qu’avec respect elle encense tes pas,
Du moins elle aura soin de n’en abuser pas.
Assez ouvrant pour toy ses bouches venerables,
L’Eloquence a vanté tes vertus admirables,
Et de prés abordant ton Trône glorieux,
A sceu faire éclater ses transports à tes yeux ;
Il faut qu’en prenant part à ta gloire nouvelle,
Apollon à son tour déploye enfin son zele.
Tu cheris les beaux Arts, tu connois tout leur prix.
Puissent-ils te servir comme tu les cheris.
 Mais déja commençant tes hautes destinées,
Tu pars, & s’élevant du haut des Pyrenées
L’Espagne, de ses vœux abregeant ton chemin,
Impatiente, attend vingt Sceptres à la main.
Vainement parmy nous, où tout t’aime & t’adore,
La nature en pleurant veut t’arrester encore ;
Desormais il n’est rien qui soit si fort que toy,
Tu regardes la gloire & ne sçais qu’estre Roy.
 Tu sçais en t’accordant au Peuple qui t’appelle
Luy vouër dans ton cœur une bonté fidelle,
Et recevant beaucoup, mais rendant encor plus,
Pour trente Etats offerts luy porter cent Vertus.
Pars donc environné des vœux que l’on t’adresse.
Que toujours le Destin respecte ta sagesse,
Et que tout à tes loix accourant chaque jour,
Donne moins au Pouvoir qu’il ne rend à l’Amour.

[Trois Sonnets & divers Madrigaux qui regardent l’élevation de Monseigneur le Duc d’Anjou au Trône d’Espagne] §

Mercure galant, janvier 1701 [tome 1], p. 85-99.

Je vous envoye trois Sonnets & divers Madrigaux, qui regardent l’élevation de Monseigneur le Duc d’Anjou au Trône d’Espagne. Vous trouverez le nom des Auteurs au bas de la plus grande partie de ces Ouvrages.

À L’ESPAGNE.

Appaise ta douleur, & calme ta tristesse,
La France est ton appuy, le Ciel te l’a promis,
Ton Souverain mourant te l’ordonne, & te presse
De mettre ta Couronne à l’ombre de ses Lis.
***
Un Prince tout charmant, dés sa tendre jeunesse
Va tirer du tombeau tes Rois ensevelis1,
Ranimer leur vertu, rehausser leur sagesse,
Et de ton vaste Empire empêcher le débris.
***
De tes plus grands Heros les nobles destinées
De son regne naissant ouvriront les années,
Philippes suit son Pere, il imite un grand Roy.
***
Un siecle d’or sera le siecle qui commence.
Comme eux avec éclat il regnera sur toy ;
Juge de ton bonheur par celuy de la France.

Par le P. Garmoineau, Jesuite à Poitiers.

POUR
LE ROY D’ESPAGNE.

Estre jeune, bien fait, du plus beau Sang du monde,
Dans les mœurs composé, dans le discours brillant,
Sage, bon, genereux, magnanime, vaillant,
Sçavoir se conserver dans une Paix profonde.
***
Avoir l’esprit subtil, la memoire feconde,
Le jugement solide & le cœur toujours grand,
Au Lycée, au Parnasse estre dans un haut rang,
Faire que sa vertu seule de tout réponde.
***
Joindre à ces qualitez une constante foy,
Suivre pour bien regner l’exemple d’un grand Roy,
Se regler sur LOUIS, garder sa politique.
***
Aimer la pieté comme un riche bijou,
Faut il moins de talens pour un Roy Catholique ?
Et qui peut les avoir que PHILIPPE D’ANJOU ?

Par le Pere Raphaël Imbert, Augustin Déchaussé de Provence.

AU ROY D’ESPAGNE
Sur son départ.

Partez, jeune Heros, comme un nouveau Jason,
Tout est prest à la Cour pour ce fameux Voyage.
Allez donner des loix sur les rives du Tage,
Le Ciel vous destinoit cette riche Toison.
***
En vain l’Aigle jaloux pretend avoir raison
De disputer le tout, ou d’entrer en partage ;
Le Testament Royal vous cede un heritage,
Que le seul droit du Sang cede à vostre Maison.
***
Déja les Envoyez commencent à paroistre,
Les Peuples empressez vous demandent pour Maistre,
Et vous verrez bien-tost les Grands du premier rang.
***
Ce grand évenement d’immortelle memoire,
Va se graver en bronze au Temple de la gloire,
En l’honneur de Philippe & de Louis le Grand.

AU ROY D’ESPAGNE,
cy-devant Duc d’Anjou.

Des que le nom d’Anjou, Prince, vous fut donné,
 Je dis qu’au Trône destiné
Vous regneriez un jour sur les deux Hemispheres.
Ce nom est glorieux, ce nom est fortuné,
 Et les Nations étrangeres
 Plus d’une fois l’ont couronné.
Mais le nom de Philippe, illustre dans l’Histoire,
 Et de l’Espagne reveré,
 Me fut un presage assuré
 Qui me confirma vostre gloire.
 Ce nom commun à vos Ayeux
Doit rappeller aux Curieux
 Un trait digne de leur memoire.
De la Maison d’Autriche un Philippe autrefois
 À l’Espagne donna des Loix,
Et deux siecles entiers a duré sa puissance
 Par une suite de cinq Rois ;
Un Philippe aujourd’huy de la Maison de France,
 Sur ce même Trône est monté.
 Puisse dans une paix profonde
 Son heureuse Posterité
 Regner jusqu’à la fin du monde.

DE LA FEVRERIE.

MADRIGAL.

Depuis longtemps deux Peuples divisez,
De mœurs & d’interests presque tout opposez,
Se faisoient tous les jours une mortelle guerre.
 Un coup d’Etat vient de les réünir,
 Et d’un si doux lien les serre,
 Que rien ne pourra sur la terre
 Les separer à l’avenir.
 Ce rare & merveilleux spectacle
Tient l’Europe en suspens, & frape les esprits.
Politiques jaloux, n’en soyez point surpris,
L’Etoile des Bourbons a fait ce grand miracle.

Le même.

AUTRE.

 L’Espagne a ce qu’elle desire,
 Le Duc d’Anjou reçoit sa foy,
Il est plus glorieux de luy donner un Roy,
 Que de partager son Empire.

Le même.

AU ROY D’ESPAGNE
sur son départ.

Partez, brillant Rayon du Soleil de la France,
 Puis que de vous des Peuples ont fait choix.
 Prevenus de vostre prudence,
Pour regner dans leurs cœurs, & leur donner des Loix.
L’Espagne vous attend, allez en diligence.
Puissiez vous égaler le plus puissant des Rois.

Le Prieur de Chambrehault.

POUR SA MAJESTÉ
Catholique.

Dans un calme profond, dans une paix profonde,
 Le beau sujet d’étonnement !
Quoy ? pour le Petit fils du plus grand Roy du monde
 Seize Couronnes seulement ?
 Bon, ce n’est qu’une bagatelle,
 Que l’on nous donne pour nouvelle.
Laissez le faire ; un jour avec un cœur François
Vous le verrez où se leve l’Aurore,
 Appellé par un nouveau choix
 Se faire couronner encore.

BOUCHER.

Allez, partez, volez où le sort vous appelle,
 L’ordre du Ciel le veut ainsi.
 Vostre destinée est si belle,
 Que l’on s’en réjoüit icy.
Aprés avoir rempli le devoir le plus tendre
 Par vos pleurs & par vos regrets,
 Vous ne devez plus vous défendre
 De partir & de vous rendre Au sein de vos Sujets,
De qui l’amour pour vous passe jusqu’à l’excés.
 Quel bonheur ! quelle gloire !
Grand Prince, quittez nous, allez les rendre heureux,
 Vous serez à nostre memoire
 Ce que vous serez à leurs yeux.

Le même.

[Mort de Messire Toussaint Rose]* §

Mercure galant, janvier 1701 [tome 1], p. 104-106.

Messire Toussaint Rose, Marquis de Coye, Secretaire du Cabinet de Sa Majesté, President en sa Chambre des Comptes, & l’un des quarante de l’Academie Françoise, mort le 6. de ce mois, en sa quatre-vingt sixiéme année. Il avoit esté Secretaire de Mr le Cardinal Mazarin ; & a eu pour Fils Messire Louis Rose, Seigneur de Coye, Conseiller au Parlement de Mets, & Secretaire du Cabinet de Sa Majesté, mort en 1688. aprés avoir épousé Dame Madelene de Bailleul, Fille de Mr de Bailleul, President à Mortier, qui est remariée à Messire Jean Aubert, Marquis de Vatan. Du mariage de Messire Louis Rose, Fils du President du même nom, dont je vous apprens la mort, sont venus un Fils & une Fille. La Fille est Dame Rose-Madelene Rose, qui épousa le 28. Avril 1699. Messire Antoine Portail, Avocat general au Parlement.

[Journal de la route du Roy d’Espagne contenant tout ce qui s'est passé pendant cette route, ainsi qu’à la séparation de Sa Majesté Catholique & de Messeigneurs les Princes] §

Mercure galant, janvier 1701 [tome 1], p. 160-369.

Avant que de reprendre le Journal de la route du Roy d’Espagne à l’endroit où je l’ay laissé, je dois satisfaire vostre curiosité en vous envoyant l’estat suivant que vous m’avez demandé. Je vous en fais part dans l’ordre que je l’ay reçu.

Etat des Equipages du Roy d’Espagne & de Messeigneurs les Ducs de Bourgogne & de Berry, & de leur suite.

Maison du Roy d’Espagne, & de Messeigneurs ses Freres. Carrosses 15. Chaises 14. Fourgons 14. Surtouts 14. Charettes & chariots 18. Chevaux de selle, basts & mulets 88.

Mr le Duc de Beauvilliers, car. 4. ch. 2. fourg. 6. char. 4. chevaux 120.

Mr le Duc de Noailles & Mr le Comte d’Ayen, car. 4. ch. 1. four. 7. char. 1. che 160.

Mr de Seignelay, car. 1. sur. 1. chevaux 20.

Mrs de Quintin, de la Baume & de Nangis, car. 1. sur. 3. chevaux 40.

Mr de Chiverni, car. 1. chai. 1. char. 1. chevaux 20.

Mr de Sommery, chai. 1. four. 1. chevaux ix.

Mr d’O, chaise 1. four. 1. chevaux 10.

Mr de Conflans, chai. 1. sur. 1 chevaux 7.

Mrs de Mesme, de la Vrilliere, Seguiran & de Bartillac, car. 1, chaise 1. che. 17.

Mr de Peruze, chevaux 3.

Mrs Cando & Vassan, surt. 1. chevaux 10.

Mr de Razilly, sur. 1. che. 10.

Mrs Dennonville, Pere & Fils, car. 1. che. 17.

Mr de Champignolle, car. 1. chevaux 5.

Mr Dugas, car. 1. chev. 6.

Mr Noblet, chai. 1. che. 4.

Mr le Févre, chevaux 2.

Mr de Brancas, chevaux 6.

Mr de Lassé, chevaux 2.

Mr d’Heudicourt, che. 2.

Mr de Bonnelles, char. 1 chev. 8.

Mr de Segur, chai. 1 che. 5.

Mr de Lignerac, chai. 1 sur. 1. che. 6.

Mr de Louville, sur. 1. che. 6.

Mr du Monviel, surt. 1. chevaux 6.

Mr Desgranges, car. 1. sur. 1. chevaux 12.

Mrs de Baumanoir, de Tessé, de Rieux, & de Torigny, car. 1. chai. 1. sur. 4. che. 31.

Mr de Leemput Espagnol, chaise 1. chevaux 3.

Mr le Marquis de Coursillon, car. 1. sur. 1. chevaux 12.

Mr le Comte de Mauret, sur. 1. chevaux 3.

Mr le Chevalier de Croissy, chai. 1. sur. 1. chevaux 10.

Mr Pajot, chaise. 1. sur. 1. chevaux 8.

Officiers de Fourriere, chevaux 2.

Gardes du Roy & Officiers, chai. 1. sur. 2. chevaux 294.

Exempts des Cent Suisses & Fourriers, chai. 1. chevaux 10.

Lieutenans & Gardes de la Prevosté, chai. 1. chevaux 13.

Lieutenans & Gardes de la Porre, chevaux 14.

Blanchisseuses, char. 1. chev[...]

Total. Carrosses 33. Chaises 32. Fourgons 27. Surtous 37. Charettes & Chariots 50. Chevaux & Mulets 1740.

On n’a point nommé dans cet estat Mrs les Marquis de Beringhen, de Planzy, de Nonan, & de Livry, Mr le Comte de Bissy, ny Mrs les Chevaliers de Comminge, & de Chasteauneuf ; mais comme on n’y a point mis les noms de ceux qui remplissent les quinze Carosses, les quatorze Chaises, & les quatorze Surtous de la Maison du Roy d’Espagne, & de Messeigneurs les Princes, il est à croire que ces Messieurs ont place dans ces voitures, ainsi que beaucoup d’autres qui n’ont point esté nommez. Les vingt-sixI Gardes du Roy sont commandez par un Lieutenant & un Enseigne, quatre Exempts, huit Brigadiers & huit Soubrigadiers, sans compter les 2. Exempts qui sont pour Monseigneur le Duc de Bourgogne, & pour Monseigneur le Duc de Berry. Il y a outre cela des Archers de la Prevosté, une Garde tirée des Suisses du Roy, appellez Cent Suisses, & une des Gardes de la Porte, avec les Officiers de ces trois differentes Gardes. Mr de Francine est aussi du voyage en qualité de Maistre d’Hostel, avec deux Controlleurs. On a ajoûté aux Officiers de la Chambre du Roy d’Espagne deux Huissiers & deux Valets de Chambre du Roy. La Nourrice du Roy d’Espagne est aussi du Voyage, Sa Majesté Catholique ayant souhaité qu’elle le suivist ; mais elle est seule, & n’a ny fille ny niéce avec elle. Elle doit demeurer en Espagne, aussi bien que Mr Michelet, Medecin de feuë Madame de Guise, Mr Ricœur, Apoticaire, fils de Mr Ricœur Apoticaire du Roy, & de Monseigneur le Duc de Bourgogne, & Mr le Gendre Chirurgien, qui avoit suivi Monsieur le Prince de Conti en Pologne. Il doit aussi rester en Espagne, le Pere Dormanton, Jesuite, Confesseur de S.M. Catholique, quelques Officiers de la Chambre, de la Garderobe, de la Bouche, du Gobelet, & du Commun. Mr de Nyert est parti au commencement de ce mois, en qualité de Gentilhomme ordinaire du Roy, pour venir rendre compte à Sa Majesté du Couronnement du Roy d’Espagne.

J’ay laissé ce Prince, dans ma derniere Lettre, à la Haye en Touraine, où toute la Cour coucha. Le lendemain Sa Majesté, & Messeigneurs les Princes allérent à pied à la Paroisse, quoy que fort éloignée. Ils partirent ensuite pour aller à Chastellerault. Les Magistrats les reçurent à la porte de la Ville, les Bourgeois estoient sous les armes. L’Elu, en qualité de Maire, harangua à la porte, & les presens furent faits à la maniere accoûtumée. Le compliment du Lieutenant General reçut beaucoup d’applaudissemens, & celuy du Doyen, âgé de soixante-dix sept ans, fut aussi fort applaudy. Mr des Granges, Maistre des Ceremonies, presenta tous les Corps. Je ne l’ay pas marqué par tout, & ne le repeteray pas en parlant de plusieurs lieux où il a fait cette mesme fonction, ne doutant pas que vous ne sçachiez que cela se pratique toujours ainsi.

On partit le 16. de Chatellerault. Sa Majesté Catholique & Messeigneurs les Princes mangerent avant que d’aller à la Messe, qu’ils entendirent aux Cordeliers qui sont au bout du Pont, d’où ils partirent pour Poitiers. Mr le Maréchal d’Estrées qui commande en Poitou, avoit mandé à Mr le Marquis de Palinieres, Grand Senechal de cette Province, & Capitaine du Chasteau de Poitiers, qu’il avoit ordre du Roy de faire assembler la Noblesse pour aller au-devant de Sa Majesté Catholique. Ce Marquis s’acquita de ce devoir de sa Charge quoy qu’il fût indisposé. Il se mit à la teste jusqu’à Poitiers, où estoit Mr le Maréchal d’Estrées. Ce Maréchal commanda cette Noblesse en allant au devant de Sa Majesté Catholique. Mr le Marquis de Verac, Lieutenant de Roy, commanda l’aîle droite, & Mr le Grand Seneschal la gauche. Il y avoit prés de douze cens Gentilshommes, tres bien montez & magnifiquement vêtus. Ils allérent à plus d’une lieuë de la Ville, où Mr le Maréchal d’Estrées complimenta Sa Majesté au nom de toute la Noblesse de Poitou, ainsi que Monseigneur le Duc de Bourgogne, & Monseigneur le Duc de Berry. Le Lieutenant de cette Province eut le même honneur. Toute cette Noblesse avoit l’épée haute, & salua Sa Majesté Catholique de l’épée. Ce Prince fit arrester son Carosse pour écouter ces complimens. Les jeune gens de la Ville avoient formé un second Escadron. Le Corps de Ville attendoit à la porte de la Ville, où Sa Majesté Catholique & Messeigneurs les Princes arrivérent sur les trois heures aprés midy. Mrs de Cothéreau & Maison dieu, Conseillers au Presidial, exerçant la Charge de Lieutenant general de Police, avoient fait construire une Salle de charpente de quarante toises de long, ornée d’une tapisserie à fleurs de lis, croyant que Sa Majesté Catholique y entreroit, ce qu’elle refusa. À l’entrée de la porte, Mr Varin, Maire, à la teste du Corps de Ville, complimenta Sa Majesté, & luy presenta dans un bassin d’argent quatre clefs aussi d’argent, des quatre portes de la Ville. Quatre Echevins luy presentérent un Dais de velours rouge, garny de frange d’or dont les quatre pentes estoient ornées des Armes du Roy, de celles de Messeigneurs les Princes, & de celles de la Ville. Le Roy d’Espagne le refusa. Ils avoient aussi fait preparer un fauteüil pour mettre sous le Dais, en cas que S.M. y eust reçu leurs complimens. Ensuite la marche continua par les ruës les plus commodes, & les plus propres, toutes magnifiquement tapissées, & bordées par deux hayes de Bourgeois sous les armes, ayant à leurs chapeaux de grosses cocardes de rubans de trois differentes couleurs, avec douze tambours vestus des livrées du Roy. Toute la Cour arriva au bruit des acclamations du Peuple, du Canon, & du carillon des Cloches de toute la Ville, à la maison de Madame la Presidente, Veuve de Mr le President de Razes, où Sa Majesté devoit loger. Elle est au plan de Saint Didier, au milieu de la Ville. Messeigneurs les Princes y logérent aussi. Le soir, le Maire & les Echevins presentérent au Roy, au nom de la Ville, des confitures seches, des flambeaux, des bougies, & un grand nombre de bouteilles de vin.

Le même soir, sur les neuf heures, la Maison de Ville, précedée de Tambours, de Trompettes, de Violons & de Hautbois, alla à la Place Royale, où elle alluma un grand feu au bruit du Canon & de la Mousqueterie, & au son des Cloches. Les Bourgeois en firent chacun devant leurs portes, & il y eut des illuminations pendant les trois jours que le Roy d’Espagne & Messeigneurs les Princes demeurerent à Poitiers. Les Jesuites se distinguerent en cette occasion.

Le lendemain 17. Sa Majesté Catholique entendit la Messe à l’Eglise Cathedrale de Saint Pierre, où Mr l’Evêque de Poitiers en habits Pontificaux, la Mitre en teste, & la Crosse à la main, la receut à la teste de son Chapitre en Chappes. Aprés luy avoir presenté l’Eau benite, il luy dit qu’il ne s’étendroit point sur ses loüanges, son habit ny le lieu ne luy permettant d’en donner qu’au Souverain Seigneur, qu’il supplioit avec son Eglise de regner absolument dans son cœur, comme Sa Majesté Catholique sur son Peuple ; qu’il luy souhaitoit un aussi glorieux, & aussi long regne que celuy de Louis le Grand, avec le titre de Pere du Peuple. Le Discours de ce Prelat receut de grands applaudissemens. La Musique chanta un tres beau Motet pendant la Messe. Sa Majesté Catholique estant retournée en son logis, Monseigneur le Duc de Bourgogne, & Monseigneur le Duc de Berry, allerent entendre la Messe dans la même Eglise, & furent aussi haranguez par Mr de Poitiers.

Le Roy au retour de la Messe fut complimenté par le Chapitre Royal de Saint Hilaire le Grand. Mr le Doyen, de la Maison de la Messeliere, porta la parole en l’absence de Mr le Tresorier, son Frere, & s’en acquitta avec succés. L’Université en robes rouges s’acquitta aussi du même devoir par la bouche de Mr Lamirault, qui en est Recteur, & qui s’attira beaucoup de loüanges de toute la Cour. Le Presidial parut ensuite en robes rouges, & la harangue fut faite par Mr de Putigny, avec l’approbation de tous ceux qui l’entendirent. Messieurs les Tresoriers de France, les Elus, & les Consuls, firent aussi leurs complimens, & l’on peut dire que chacun selon son genie & son caractere, remplit parfaitement bien ce devoir. Les mêmes Corps qui avoient harangué S.M. Catholique firent aussi leurs complimens à Monseigneur le Duc de Bourgogne, & à Monseigneur le Duc de Berry, au retour de la Messe. Il y eut chasse l’apresdînée, mais le mauvais temps ayant fait precipiter le retour de ces Princes, ils tirérent aux oiseaux par leurs fenestres pendant le reste de l’apresdînée. Le Recteur des Jesuites presenta au Roy & à Messeigneurs les Princes, des Vers Latins.

Le Samedi 18. le Roy d’Espagne alla entendre la Messe à Saint Hilaire le Grand. Le Chapitre le reçut en Chappes, avec la Croix, le Doyen à la teste, qui presenta l’eau-benite à Sa Majesté. Pendant la Messe, la Musique de cette Eglise chanta un tres-beau Motet, & la Musique de la Cour se mesla à celle du Chœur. La Messe finie, S.M. Catholique fut reconduite jusqu’à son Carosse. Messeigneurs les Princes vinrent aussi entendre la Messe à la mesme Eglise, pendant laquelle la même Musique chanta le même Motet.

Le Regent de Rhetorique du College des Jesuites prononça un discours Latin, à la loüange de Sa Majesté Catholique & de Messeigneurs les Princes, en presence de l’Université en fourures & robes de ceremonies, du Presidial, & de quantité de personnes de distinction. Le 17. Mr le Maréchal d’Estrées donna un Bal chez Mr Varin, Maire de la Ville, où il estoit logé, & le 18. Mr le Comte d’Ayen en donna un, où les Dames parurent avec éclat.

Il y a eu quatre tables ouvertes, sans compter celles de Mr le Maréchal de Noailles, & de Mr le Duc de Beauvilliers : sçavoir, celle de Mr le Maréchal d’Estrées, celle de Mr le Marquis de Verac, celle de Mr l’Intendant, & celle de Mr le Lieutenant general.

Le Dimanche 19 jour du départ de Sa Majesté Catholique, elle entendit dés le matin la Messe à la Paroisse de S. Didier, où elle alla à pied à cause de la proximité du lieu, & parce que le temps estoit tres-beau. Les Princes y entendirent aussi la Messe, le Roy au grand Autel de Nostre Dame dans l’aisle droite. Le Clergé qui y est nombreux eut l’honneur de leur presenter l’Eau-benite à la porte, tous en surplis, & avec la Croix. La Cour partit sur les neuf heures. Son départ fut plus beau que son arrivée, tant à cause du beau temps que parce que les ruës jusqu’à la porte de la Tranchée, & depuis le lieu où le Roy logeoit, se trouvérent plus magnifiquement ornées. Elles estoient bordées comme à l’arrivée de Sa Majesté Catholique, de deux hayes de Bourgeois sous les armes. Le Maire accompagné de ses Gardes, & de la Compagnie des Jurez de chaque Corps de Mestier, au nombre d’environ quatre vingt, tous grotesquement vestus, se trouvérent à la porte aussi tapissée comme le Faubourg Saint Jacques. On y avoit ménagé un lieu pour les Tambours, & pour les Trompettes, & un autre pour les Violons & les Hautsbois, & pendant l’agreable bruit de tant de differens instrumens, on fit une triple décharge du Canon, à laquelle se joignirent les acclamations publiques, & le bruit de toutes les Cloches de la Ville, qui jamais n’avoit esté si peuplée, toute la Noblesse des environs s’y estant renduë. La Ville de Poitiers a fait en cette occasion tout ce que l’on pouvoit attendre de son zele pour tout ce qui regarde la gloire de son Souverain.

La Cour arriva le même jour à Lusignan, par un tres beau temps. Sa M.C. & Messeigneurs les Princes, tirérent le reste du jour dans le Chasteau, où ils logérent, & où ils arrivérent de bonne heure. Ils dessinérent ensuite, & pour se divertir ils parlérent fort de l’Histoire de Melusine, Dame du lieu.

Ils partirent le lendemain de Lusignan aux flambeaux, & vinrent dîner à Chesnay, aprés avoir entendu la Messe. Ils mangérent dans le Carosse. Le temps changea l’apresdînée & ils arrivérent par une grosse pluye à Saint Leger, où il n’y a que huit ou dix maisons. Tous les Officiers & les Equipages logérent à Mesle, à trois quarts de lieuë de là, hors la Bouche & le Gobelet, qui restérent à S. Leger. Le lendemain, S.M.C. & Messeigneurs les Princes entendirent la Messe dans une petite Eglise derriere leur logis ; ils y allérent en Carosse à cause du mauvais temps, & partirent à sept heures & demie, pour se rendre à Saint Jean d’Angely. Ce fut l’une des plus grandes journées de leur Voyage, qui se passa néanmoins fort bien, le Soleil ayant paru tout d’un coup, aprés une longue pluye. Ils dînérent à Aunay chez les Carmes, dont l’Eglise a esté bastie par Charlemagne, à ce qu’assurent ces Religieux. Elle est fort ruinée, mais il en reste encore le Clocher dont la fléche est toute de pierres sculpées.

Le Prevost de Saint Jean d’Angely, avec la Compagnie des Bourgeois de la Ville, commandée par Mr Regnier, vinrent une lieuë & demie au-devant de Sa Majesté Catholique. On n’arriva que la nuit, & l’on fut obligé d’allumer des flambeaux en entrant dans la Ville, bien qu’il y eust des lumiéres à toutes les fenestres. Mr Cassin, Assesseur & premier Echevin, fit son compliment à la porte de la Ville. Sa Majesté Catholique & Messeigneurs les Princes logérent chez les Benedictins, qui sont tres bien bastis, & qui, bien qu’ils ayent un grand logement, ne laissérent pas de faire travailler beaucoup pour le rendre plus logeable, & firent faire des portes de communication en plusieurs endroits. Il plut toute la nuit & tout le lendemain que l’on sejourna dans cette Ville là.

Le jour suivant 22. le Prieur des Benedictins à la teste de sa Communauté, le Lieutenant Particulier du Siege Royal, & le Lieutenant de l’Election à la teste de sa Compagnie, haranguerent Sa Majesté Catholique & Messeigneurs les Princes, qui se divertirent à tirer des Lapins que les Benedictins avoient fait jetter dans un petit jardin où les fenestres du Roy donnoient.

Le lendemain, on en partit à neuf heures, & l’on vint dîner à Escoyeux, par une pluye continuelle, & l’on trouva des chemins terribles. Le Roy fit donner cent Louis d’or à ceux qui travailloient à les réparer, & sur lesquels il estoit tombé un pan de muraille qui en avoit blessé quelques-uns.

Le Roy d’Espagne partit le 23. de Saint Jean d’Angeli pour se rendre à Saintes, où l’on annonça son arrivée dés le matin par le son des Tambours & des Trompettes. Les Compagnies de la Maréchaussée, à la teste desquelles étoient Mr Berthus, Vice Senechal, & Mr Dangibeaud, allerent à quatre lieuës au devant de Sa Majesté Catholique. Une Compagnie de cent Bourgeois à cheval, fort bien équipez, suivit de prés, commandée par Mr Geoffroy, ancien Echevin, & sur le midy, le Corps de la Noblesse de Saintonge monta aussi à cheval, & pria Mr de Gascq, President & Lieutenant General, de se mettre à leur teste, ce qu’il eut quelque peine à accepter, à cause qu’il devoit faire les honneurs du Presidial, dont il est le Chef. Sa Majesté Catholique fut abordée sur le chemin, à differentes distances, par ces Compagnies, qui eurent l’honneur de la suivre jusqu’à Saintes, chacune dans le rang qui luy estoit dû. À demi-lieuë de la Ville estoit la Jeunesse au nombre de trois cens douze, tous habillez magnifiquement, avec des cocardes de ruban blanc. La Bourgeoisie, les Commandans à la teste, se trouva rangée en tres-bon ordre jusqu’à la porte du Palais Episcopal. Le Roy d’Espagne, & Messeigneurs les Ducs de Bourgogne & de Berry arriverent à Saintes entre trois & quatre heures aprés midy. Le Pont qui est sur la Riviere de Charente, & sur lequel il falloit necessairement passer étoit gardé par une compagnie de Cadets à pied, assez proprement vestus. Au milieu du Pont, à l’endroit où sont encore deux Arcs de triomphe, restes pompeux de l’antiquité de la somptuosité des Romains, estoit élevé un Dais magnifique, composé des plus riches tapisseries que l’on avoit pû trouver, & faisant une belle Salle, dont le frontispice estoit orné des Armes de Sa Majesté Catholique, & de celles de Messeigneurs les Princes, environnées de festons & de Lauriers. Ce fut là que le Carrosse du Roy d’Espagne s’étant arresté, Mr des Granges, Maistre des Ceremonies, luy presenta Mr Renaudet, Maire perpetuel de la Villé, qui à la teste des Echevins, eut l’honneur de complimenter S.M.C. & Messeigneurs les Princes, ce qu’il fit d’une maniere qui luy attira beaucoup de loüanges. Il presenta à Sa Majesté les clefs de la Ville dans un bassin d’argent. Il y en avoit cinq, & elles estoient aussi d’argent. Ce Prince les refusa, ainsi que le Dais qu’on luy avoit préparé. Il estoit de velours cramoisi doublé d’un satin blanc, avec un galon & une frange d’or, & porté par quatre Echevins, qui prirent la teste des chevaux de son Carosse, & qui suivis du Maire & des Echevins, & au milieu d’une double haye d’habitans sous les armes, au bruit des Tambours, & au son de toutes les Cloches, conduisit Sa Majesté Catholique parmy les acclamations de tout le Peuple, jusques au Palais Episcopal, qui avoit esté préparé pour son logement. Elle traversa ainsi les principales ruës de la Ville, dont la plus grande partie estoit tapissée, nonobstant le mauvais temps qu’il fit ce jour-là, toutes les fenestres estant garnies de Dames, & d’un tres-grand nombre d’Etrangers, que la curiosité de voir cette belle Cour avoit attirez.

S.M.C. & Messeigneurs les Princes estant descendus de Carrosse, furent receus par Mr l’Evêque de Saintes, & conduits dans l’appartement du Roy, d’où Messeigneurs les Ducs de Bourgogne & de Berry sortirent peu de temps aprés, pour se retirer dans ceux qu’on leur avoit préparez dans une maison voisine, la plus considerable de celles qu’occupent les Chanoines de la Cathedrale. Deux heures aprés, le Maire de Saintes, accompagné des Echevins, eut l’honneur d’offrir à Sa Majesté les presens de la Ville. On commença par six Corbeilles de tres beaux fruits. Le fond en estoit de satin blanc garny d’or. Il y avoit trois autres Corbeilles garnies de franges d’argent, & remplies de trufes ; & quatre, dans chacune desquelles estoient vingt cinq perdrix rouges de Perigord. On avoit ajouté à cela trois grandes Banaches d’huistres vertes, huit cens dans chacune. On fit les mêmes presens à Messeigneurs les Princes, mais les Corbeilles estoient differemment garnies. Les unes estoient de Satin & les autres de damas, avec des franges d’or & d’argent. Rien ne se peut ajoûter aux soins que prit Mr le Maire, de bien faire executer les ordres qu’il avoit donnez, ayant d’abord établi une Garde de deux Capitaines & de quatre vingts hommes, allumé le soir un Feu de joye, & tenu la main à faire que toutes les maisons fussent illuminées pendant chaque nuit du sejour du Roy. Le jour de son arrivée qui fut le 23. ce Prince soupa en public, ce que Messeigneurs les Princes firent aussi dans leur appartement. Mr Begon, Intendant du Département de Rochefort, donna à souper à Mr le Maréchal Duc de Noailles & à Mr le Comte d’Ayen. La plus grande partie des Seigneurs de la Cour s’y trouva. Il y eut trois grandes tables & deux petites, faisant soixante & quatre couverts. Ce soupé fut suivi du divertissement de la Comedie, & ensuite il y eut bal, où toutes les Dames de distinction avoient esté invitées.

Ce mesme jour, arriva un Chevalier de Saint Jacques qui venoit de Madrid, & qui a servy longtemps en Flandre. Il parloit assez bon François, & aporta un paquet au Roy son Maistre. Il dit qu’on avoit fait fraper de la monoye au coin de Sa Majesté, qu’on en avoit distribué au peuple par les fenestres de l’Hôtel de Ville de Madrid ; qu’on avoit mis son portrait au devant du Palais avec quatre flambeaux, qui brûloient toujours ; que le peuple venoit en foule luy faire des demandes, & qu’enfin jamais Roy n’avoit esté souhaité si ardemment ; que Mr le Connestable de Castille estoit arrivé à Bayonne avec une suite de plus de soixante personnes. Il ajouta que tout ce qu’il y avoit de Grands en Espagne se trouveroient dans la mesme Ville. Il avoit des lettres de la Reine d’Espagne pour le Roy, pour Monseigneur, & pour Madame.

Le 24. la foule ne fut pas moins grande au lever de Sa Majesté Catholique qu’elle l’avoit esté au soupé. Ce Prince se rendit sur les neuf heures à l’Eglise Cathedrale de Saint Pierre, & il fut receu par Mr l’Evêque de Saintes en habits Pontificaux. Il alla ensuite dans le Chœur entendre la Messe, pendant laquelle on chanta un fort beau Motet de la composition de Mr Rousselet, Chanoine de Saintes. Peu de temps aprés, Messeigneurs les Princes allerent aussi entendre la Messe dans la mesme Eglise, où ils furent complimentez par Mr l’Evêque à la teste du Chapitre. Sa Majesté Catholique ne fut pas plutost rentrée dans son appartement, que Mr des Granges luy presenta les Officiers du Siege Presidial, conduits par Mr de Gascq, President & Lieutenant General, & le mesme qu’elle avoit veu le jour precedent à la teste de la Noblesse. La harangue de ce Magistrat, qui outre mille bonnes qualitez, possede encore l’art de bien parler, receut de grands applaudissemens. Mr des Granges introduisit ensuite Mrs de l’Election, & Mr de la Touche, leur President, parla d’une maniere qui le distingua. Aprés que ces deux Corps de Justice eurent rendu leurs devoirs au Roy d’Espagne, ils allerent complimenter Messeigneurs les Princes. Le Presidial fut introduit le premier à l’ordinaire. Monseigneur le Duc de Bourgogne accompagné de Monseigneur le Duc de Berry, receut ces Officiers debout, au lieu que le Roy d’Espagne estoit assis dans un fauteuil, lors qu’ils eurent l’honneur de luy parler, Mr le President de Gascq porta encore la parole, & l’adressa toujours à Monseigneur le Duc de Bourgogne, mais il y mesla les louanges de Monseigneur le Duc de Berry avec tant d’adresse, que tout ce qu’il dit plut infiniment à ces deux Princes, ce qui leur fit naistre l’envie de sçavoir plus particulierement qui il estoit. Mr le Comte de Gacé, Lieutenant General des Armées du Roy, & Gouverneur du Pays d’Aunis, & Mr l’Intendant Begon, satisfirent leur curiosité d’une maniere fort avantageuse à ce premier Magistrat. Aprés que Mrs du Presidial furent sortis, Mr des Granges introduisit les Officiers de l’Election, & Mr de la Touche porta encore la parole avec beaucoup d’éloquence. Ce mesme matin, Mr le Maire de Saintes, accompagné de quelques Echevins, eut l’honneur de rendre ses devoirs à Mr le Duc de Beauvilliers, & à Mr le Maréchal Duc de Noailles, & de leur faire les presens de Ville. Ils consistoient en quelques Bouteilles d’un Vin exellent. Le Roy & Messeigneurs les Princes dînerent en public, mais separement & sur les trois heures aprés midy Sa Majesté Catholique alla entendre les Vespres à l’Abbaye de Nostre Dame, dont Madame de Lausun, sœur du Duc de ce nom, est Abbesse. Comme elle est tres-attentive à tout ce qu’elle doit faire, elle avoit envoyé dés le matin complimenter le Roy Catholique par deux Ecclesiastiques, qui luy avoient offert de sa part & de toute celle de sa Communauté, un present de perdreaux, de lapereaux, d’huitres & de truffes. Le soir, Sa Majesté Catholique fit collation en particulier, & Messeigneurs les Princes en public. Le mesme jour, le Roy d’Espagne se confessa pour la premiere fois au Pere Dormanton Jesuite, qui a esté choisi pour son Confesseur ordinaire. Sur les dix heurs du soir, ce Prince, acompagné de Monseigneur le Duc de Bourgogne & de Monseigneur le Duc de Berry, alla entendre Matines dans l’Eglise Cathedrale. Ils estoient tous trois revestus du Collier & de l’habit de l’Ordre, & ensuite ils entendirent les trois Messes de la nuit en des Chapelles differentes. Sa Majesté Catholique communia à la premiere par les mains de Mr l’Abbé Turgot son Aumônier, & les Princes communierent aussi par celles d’un des Chapelains du Roy. Lors qu’ils furent de retour, ils mangerent fort legerement.

Le 25. jour de Noël, le Roy Catholique entendit la grand’ Messe, qui fut celebrée dans la Cathedrale par Mr l’Evêque. Messeigneurs les Princes allerent l’entendre à une Abbaye de Filles. Le Roy & les Princes dînerent encore ce jour-là en public, mais toujours separément, & avec une tres grande affluence de peuple. L’aprésdînée, Sa Majesté Catholique entendit dans la Cathedrale le Sermon du Pere Justin, Recollect, qui fut extrémement applaudi, & ensuite Vespres, chantées par la Musique. Messeigneurs les Princes s’estant rendus en l’Eglise des Jesuites, assisterent au Sermon du Pere Prorilhac, dans lequel il fit admirer son éloquence, & ensuite à Vespres & à la Benediction. Ce jour-là, le Roy soupa en public, & au grand couvert, & Messeigneurs les Princes dans leur appartement.

Le 26. jour du départ, le Roy d’Espagne alla à la Cathedrale sur les huit heures, & il y entendit la Messe, à laquelle Messeigneurs les Princes assisterent. Aprés la Messe, le Roy & les Princes dînerent encore en public, & separément, & ensuite ils monterent en Carrosse pour aller à Pons. Il falloit pour y aller, passer le long d’une espece de Fauxbourg, appellé les Roches, dont le chemin estoit tres mauvais, & presque inondé par la quantité de pluye qui estoit tombée les jours précedens. On chercha à épargner à la Cour ce mauvais chemin. Pour cet effet, les Carrosses s’arresterent devant la maison de Mr l’Abbé, Conseiller au Presidial. Le Roy suivi de Messeigneurs les Princes descendit de Carrosse, ainsi que tous les autres Seigneurs, & ils traverserent toute cette maison au milieu d’une double haye d’Orangers. Sa Majesté se rendit par là à un des bouts du Quay de la Ville, qui en est une des plus belles promenades, & l’on y trouva neuf Chaloupes du Roy, qui avoient servi à conduire à Saintes du Port de Rochefort, plusieurs Officiers de Marine, que la curiosité avoit attirez. Elles estoient magnifiquement ornées & servies par un fort grand nombre de Matelots. Il y avoit aussi trente Bateaux de la riviere avec des Banderoles. Sa Majesté Catholique & Messeigneurs les Princes entrérent dans l’une de ces Chaloupes qui leur avoit esté préparée, & où le Maire & les Echevins avoient fait porter le Dais de la Ville, & mis au dessus l’un des Drapeaux de la Compagnie des Cadets. Les autres Seigneurs remplirent les autres Chaloupes. Mr de Bellisle Errard, qui estoit l’ancien Capitaine, eut le commandement de cette petite Flote, & prit le timon de la Chaloupe du Roy. Elle estoit precedée d’une autre dans laquelle estoient des Officiers avec des Hauts-bois des Gardes-Marines. Les autres Seigneurs entrérent dans les autres Chaloupes, que Mrs du Palais, de Saint Mars & du Quesne commanderent. Mr Perinet commandoit celles des Gardes-marines, où étoient les Hautbois, au son desquels le Roy s’embarqua. On avoit sablé le Quay. Cette Flotte, aprés avoir costoyé la riviere de Charante, dont les bords estoient garnis des Compagnies Bourgeoises, & d’un grand concours de peuple, aborda au lieu appellé Diconche, où les Carrosses attendoient S.M. les Princes & les Seigneurs. Le trajet fut d’un quart d’heure, & en débarquant, les Matelots saluerent de la voix en la maniere accoutumée par des cris reïterez de Vive le Roy. Sa Majesté leur donna cent Louis d’or, & fit aussi une liberalité aux Hautbois. Mr l’Intendant Begon, qui l’avoit receuë dés le 21. à l’entrée de son département, la conduisit jusqu’à l’extrémité, & ne la laissa que le 28. à Pitaye. Pendant tout ce temps, il tint une grosse table à S. Jean d’Angely, à Saintes, à Pons & à Mirambeau, ayant eu le soin de faire trouver sur la route toute sorte de rafraîchissemens, & ayant fourni de gibier, de fruits, d’huitres & de trufes, toutes les tables des Seigneurs, sans que rien manquast à la sienne, qui a toujours esté des plus delicates & des plus propres.

On arriva à Pons à une heure. Le Roy & Messeigneurs les Princes logerent au Chasteau, qui appartient à Mr le Comte de Marsan, & qui est tres-bien meublé. Les logemens s’y trouverent si grands & si commodes, qu’on y auroit sejourné, si les mesures n’avoient pas esté prises autrement. Le Capitaine des Chasses de Mr le Comte de Marsan, presenté par Mr le Marquis de Seignelay, fit des presens de gibier à Sa Majesté Catholique & à Messeigneurs les Princes, & ils en parurent fort contens.

Le 27. on partit de Pons entre sept & huit heures du matin, pour se rendre à Mirambeau à trois heures, parce que toute la suite & les équipages allerent à Niort. Comme il n’y a point d’Eglise à Mirambeau, on en partit à la pointe du jour, pour aller entendre la Messe à Niort ; & demi-heure aprés que l’on fut parti, on tomba dans un défilé entre des bois & des vignes, où tous les équipages estoient demeurez, ce qui fit prendre à Sa Majesté Catholique & à Messeigneurs les Princes, le party de monter à cheval. Ils pousserent jusqu’au lieu où ils devoient dîner à quatre lieuës de là, & où les Carrosses arriverent quelque temps aprés. Ils remonterent dedans pour aller à Blaye. Ils y arriverent le 28. sur les trois heures aprés midy, & furent haranguez par Mr Dein, Jurat de Blaye, qui s’en acquitta tres bien. La Bourgeoisie estoit sous les armes. Cette Ville est à douze lieuës de la grande Mer. La Garonne & la Dordogne, deux grosses Rivieres qui se joignant à deux lieuës au dessus, y font une tres grosse Riviere, qui a prés de deux lieuës de large, & se nomme la Gironde. Sa Majesté Catholique & Messeigneurs les Princes furent d’abord saluez par le Canon de la Citadelle. Le Fort de l’Isle, qui est à une demi lieuë vis à vis, tira ensuite, & le Fort de Medoc, qui est à une petite lieuë de l’autre costé en terre-ferme, salua le dernier. Mr le Marquis de Sourdis, Commandant de la Province, presenta au Roy d’Espagne & à Messeigneurs les Princes, Mrs Lavergnac & le Mercier, Jurats de Bordeaux. Le premier s’attira par la harangue qu’il fit, les applaudissemens de toute la Cour. Sa Majesté Catholique & Messeigneurs les Princes s’estant un peu reposez, monterent à cheval, & allerent voir le Port. Ils furent saluez une seconde fois du Canon de tous les Forts, comme ils l’avoient esté en arrivant à Blaye. Un Bastiment Anglois, & un autre Hollandois, qui passoient, saluerent aussi. Toute la Cour vit de dessus une hauteur ; l’embarquement d’hommes, de chevaux & de toutes sortes d’équipages, que l’on faisoit pour passer à Bordeaux, ainsi que de quantité de personnes qui profiterent de la marée, qui monta à trois heures, pour se rendre ce soir-là à Bordeaux. Cet embarquement se fit avec beaucoup d’ordre & de promptitude, par les soins de Mr du Saussoy, Ecuyer du Roy, commis par Sa Majesté à la conduite de tout ce qui regarde l’Ecurie, tant de S.M.C. que de Messeigneurs les Princes. Le Canon les salua une seconde fois. Mr le Marquis de Sourdis, Mr du Repaire Gouverneur du Château Trompette, Mr de la Bourdonnaye Intendant de la Province, Mrs les Jurats, & Mr Lombard, Commissaire de la Marine, s’y estoient rendus. La Garnison de la Citadelle qui est composée de dix neuf Compagnies d’Infanterie, compris le Regiment Barrois, commandé par Mr de l’Isle, estoit sous les armes, & forma une double haye, au milieu de laquelle le Roy d’Espagne & Messeigneurs les Princes passérent pour aller à leur logement.

Le jour même Mr le Duc de Beauvilliers presenta au Roy d’Espagne Dom André de Regio, Evêque de Catane en Sicile. Il en estoit parti avec quatre Vaisseaux pour aller voir le Roy d’Espagne défunt, & avoit essuyé plusieurs dangers pour se rendre par mer au Port d’Alicante, mais ayant appris à Madrid que Sa Majesté Catholique estoit partie de la Cour de France pour aller dans ses Etats, il resolut de venir rendre ses hommages à son nouveau Roy, & pour cet effet il prit la route de France. Il y avoit trois jours qu’il attendoit Sa Majesté Catholique à Blaye, quand la Cour y arriva. Pendant le séjour qu’on y a fait, Mr le Marquis de Sourdis, & Mr de la Bourdonnaye y ont tenu deux tables soir & matin, qui ont esté trouvées aussi magnifiques que delicates.

Le 29. le Roy d’Espagne alla à pied à la Messe à l’Eglise Collegiale, bien que cette Eglise fust fort éloignée. Il fut complimenté par le Chapitre. Messeigneurs les Princes y allérent à cheval. L’apresdînée S.M.C. Monseigneur le Duc de Bourgogne, & Monseigneur le Duc de Berry montérent à cheval pour aller voir la Citadelle, d’où l’on fit deux décharges de canon, & même à boulets que l’on entendoit tomber dans l’eau. Celuy de la Tour de l’Isle, autrement du Pasté, y répondit, aussi bien que celuy du Fort de Medoc. Il y a trois Bastions à cette Place, qui est bâtie sur un Roc. Elle est tres-bonne, & assez reguliére, la marée en bat les murs. Sa Majesté Catholique & Monseigneur le Duc de Bourgogne en levérent le Plan, aprés en avoir fait le tour. Ils virent la Garnison sous les armes, & la trouvérent aussi belle qu’elle l’est en effet. Estant sortis de cette Citadelle, au bruit des mêmes salves de canon, ils retournérent sur le Port, où l’on demeura jusqu’à cinq heures. On commença dés la même apresdînée à embarquer tous les chevaux du Roy. Mr de Noailles en eut un noyé, & Mr de la Baume, fils de Mr le Comte de Tallard, un Cocher qui entraîna avec luy un Matelot. Sa Majesté Catholique & Messeigneurs les Princes revinrent du Port sur les cinq heures, & soupérent plûtôt qu’à l’ordinaire, estant obligez de se lever à deux heures aprés minuit afin de prendre la marée.

Le 30. sur les trois heures du matin ils entendirent la Messe dans une Eglise qui est sur le chemin, & où ils allerent aux flambeaux. Mr le Marquis de Sourdis, Mr l’Intendant, Mr Durepaire, Mr Lombard & les Jurats, les attendoient sur le port, qui estoit tout illuminé par une infinité de flambeaux. L’éclat qu’ils rendoient augmenta par celuy de soixante autres flambeaux qui éclairoient le Roy & Messeigneurs les Princes lorsqu’ils arriverent. Le Bastiment sur lequel ils devoient monter estoit du port de quarante tonneaux, & avoit dix huit pieds de large, & cinquante de long. On avoit élevé un Pavillon au milieu, dont le dessus qui étoit peint en façon d’Ardoise, avoit la forme d’Imperiale avec de grandes Fleurs de Lys d’or, placées de simetrie aux quatre coins. Il estoit de la largeur du Bateau, & avoit vingt-deux pieds de long. Les Armes de la Ville de Bordeaux estoient au dessus peintes en or. Le dehors de ce superbe Bastiment, que les uns ont appellé Maison navale, & les autres, Maison Royale, & qui avoit esté offert au Roy d’Espagne par les Jurats de Bordeaux au nom de la Ville, estant orné de Medaillons & d’Inscriptions à la gloire de Sa Majesté Catholique, & de Messeigneurs les Princes. Il y avoit des pilastres d’espace en espace, sur lesquels estoient representées les Armes de tous les Royaumes qui composent la Monarchie Espagnole. Ces Armes estoient toutes réunies sur le frontispice des portes, & jointes aux Armes de France. L’or & l’azur n’avoient point esté épargnez dans tous les ornemens de ce Bastiment qui estoit vitré, & le rendoient aussi riche que brillant. Une Galerie peinte en bleu, en rouge & en or, & où l’on pouvoit se promener, regnoit tout autour, & il y avoit une grande place à la Poupe & à la Prouë.

Le dedans du Pavillon estoit tapissé par tout d’un velours rouge cramoisi, bordé d’un galon d’or large de quatre doigts sur toutes les coutures. Le plafond estoit garny de même, & autour regnoit une pente de neuf pouces de la même étoffe, & bordé d’un galon d’or de même en maniere de natte, & d’une grande crépine d’or à festons.

Une balustrade dorée qui traversoit le Pavillon, le separoit comme en deux chambres. Celle qui estoit destinée pour Sa Majesté Catholique & pour Messeigneurs les Princes, estoit sur le derriere de la Poupe. Elle n’avoit que neuf pieds, & formoit une espece d’Estrade, dont le marchepied estoit de velours. On y avoit placé une table couverte d’un tapis de même étofe garni d’une frange d’or, & des banquettes garnies de velours & de galon d’or, avec trois carreaux que des nattes d’or couvroient entiérement. Au dessous, & de la naissance de la voute de l’Imperiale, qui estoit garnie tout autour d’une frange, & d’un galon d’or boüillonné en falbala, sortoit un Dais de velours cramoisi garny dedans & dehors d’une crespine d’un pied de haut, & d’un galon d’or d’un demy pied. Dans l’autre chambre dont le marchepied n’estoit que de moquette, il y avoit six caquetoires, & douze sieges appellez Perroquets, garnis de velours, & de galon d’or, & au devant du Pavillon du costé de la Prouë, estoit une porte vitrée à deux pans. Il y en avoit une aussi à chaque bout de la balustrade, & à ces portes, de même qu’à six croisées dont ce Bastiment estoit percé, on voyoit des rideaux du haut en bas de la chambre. Ces rideaux estoient de damas cramoisy, avec un molet, & de grandes crespines d’or. Ce Bastiment estoit éclairé par un nombre infini de bougies dans des flambeaux d’argent, sans celles qui remplissoient plusieurs lustres, & qui faisoient briller la richesse des meubles dont il estoit orné. Voicy un estat de ceux qui entrérent dans ce Bastiment.

Sa Majesté Catholique.

Monseigneur le Duc de Bourgogne.

Monseigneur le Duc de Berry.

Mr le Maréchal Duc de Noailles.

Mr Denonville, Marquis de Seignelay.

Mr le Marquis de Sommery.

Mr de Rasilly.

Mr le Marquis d’O.

Mr de Chiverny.

Mr le Marquis de Beringhen.

Gentilshommes de la Manche.

Mrs de Cando.

De Louvilles.

De Monvielle.

De Vassan.

Premiers Valets de Chambre.

Mrs De la Roche.

Moreau.

Du Chesne.

Premiers Valets de Garderobe.

Mrs Harsan.

Bachelier.

De Chenedé.

Lieutenans des Gardes du Corps.

Mrs de Vandeüil.

De Montesson.

Exempts.

Mr de Vacheres, & deux autres.

Ecuyers.

Mrs du Saussoy.

De Malherbe.

Il y avoit outre cela.

Mr le Marquis de Sourdis.

Mr Du Repaire.

Mr l’Intendant.

Jurats.

Mr Lavergnat.

Mr Mercier.

Mr Marchandon.

Mr Lombard Commissaire general de Marine servit de Pilote. Sa Majesté voulut bien luy permettre de s’asseoir, sur la permission qu’en demanda Mr le Duc de Beauvilliers.

Il y avoit outre cela quatre Matelots.

Mr le Duc de Beauvilliers avoit pris le devant, à cause de son indisposition, & Mr le Comte d’Ayen estoit aussi parti deux heures avant Sa Majesté Catholique, dans une Barque, avec toute la Maison de Mr le Maréchal de Noailles & la sienne.

Je ne prétens point avoir reglé les rangs dans la liste que je viens de donner, & mon but n’a esté que de nommer ceux qui ont eu l’honneur de s’embarquer avec S.M.C. Il se peut même qu’il y en ait quelqu’un d’oublié dans les listes qui m’ont esté envoyées.

L’embarquement se fit à la lueur d’une infinité de flambeaux, comme il a déja esté marqué. Outre ceux qui avoient éclairé toute la Cour pour se rendre sur le Port, il y en avoit aussi dans un grand nombre de Chaloupes. On entendit au moment de l’embarquement, le bruit de tout le canon de la Ville & de la Citadelle, celuy du Fort de l’Isle, & celuy du Fort de Medoc, & des Batteries de plusieurs Vaisseaux, avec celuy des Timbales & des Trompettes, meslé à un grand nombre d’autres instrumens. Tout cela joint aux acclamations publiques, formoit un concert fort éclatant, & qui avoit quelque chose de si grand, qu’il seroit difficile d’en bien parler.

Outre ce Bâtiment Royal, on en avoit preparé deux pour les jeunes Seigneurs, deux pour la Chambre, & la Garderobe de Sa M.C. un pour la Chambre, & la Garderobe de Monseigneur le Duc de Bourgogne, un pour la Chambre, & la Garderobe de Monseigneur le Duc de Berry, un pour les Aumôniers, & les Confesseurs, un pour le Maistre d’Hostel, & les Controlleurs, & un pour les Brigadiers des Gardes du Corps. La pluspart des Officiers des trois maisons s’estoient embarquez la veille, ainsi que la plus grande partie des quatre sortes de Gardes de Sa Majesté Catholique : sçavoir, Gardes du Corps, Cent Suisses, Gardes de la Prevosté, & Gardes de la Porte. On partit du Port dans l’ordre suivant.

Il n’estoit pas cinq heures du matin lorsqu’on mit au large. L’eau estoit grosse ; cependant on vogua sans en sentir le mouvement.

La Chaloupe de Mr de Sourdis, faite en maniere de Galere, & ayant à la Poupe un Dragon doré, précedoit d’un quart de lieuë le Bastiment où estoit le Roy. Elle avoit un gros fanal, pour servir de guide à la Maison navale, & estoit montée de trente Rameurs vêtus à la Turque, avec des habits uniformes, & remorquée par quatre Barques peintes en bleu, & semées de Fleurs de Lis & de Croissans d’or. Il y avoit dans chacune de ces Barques un Pilote, & vingt-quatre Rameurs choisis, dont les rames estoient peintes en bleu. Leurs habits estoient de même couleur, garnis d’un galon d’argent, & leurs bonnets de velours, enrichis d’un même galon. Il y en avoit une cinquiéme qui suivoit en cas de besoin, & deux autres Barques estoient aux costez de la Maison navale, l’une remplie de Violons, & l’autre de Hautbois, qui joüerent pendant tout le trajet. Il y avoit encore deux petits Brigantins, qui estoient montez chacun de six pieces de Canon qui tirerent incessamment, & qui voltigerent autour du Pavillon Royal. On entendoit aussi des décharges de Fauconneaux & de Mousqueterie, venant des maisons & des Chasteaux qui estoient sur le bord de la Riviere, à deux ou trois lieuës de Blaye. Je ne dis rien d’un nombre infini de Bâtimens de toutes grandeurs, qui suivirent la Maison navale. Il est aisé de se l’imaginer par la nombreuse suite de S.M.C. & de Messeigneurs les Princes, & par l’empressement que toute la Guienne témoignoit de les voir. Comme il n’estoit pas facile de les compter, il m’est impossible de vous en rien dire, sinon que toute la Riviere en paroissoit couverte, qu’on voyoit de toutes parts le feu du Canon, & qu’on en entendoit le bruit, qui formoit des échos differens avec celuy des Timbales, des Trompettes & des Hautbois, & que la Maison navale, à cause des lumieres qu’elle renfermoit, & qui brilloient au travers des vitres, paroissoit de loin comme un tourbillon de feu, qui sembloit plûtost voler dans les airs que fendre les eaux, dont la surface estoit couverte d’une infinité d’objets differens, capables d’arrester la veuë, & de faire plaisir à l’oüye.

Lors qu’on fut à deux lieuës de Blaye, dans l’endroit où la Dordogne & la Garonne se joignant, font la Gironde, passage redouté, qu’on appelle le Bec Dambez, on fut extrémement surpris d’entendre une décharge de Canon. À ce bruit, le Roy d’Espagne & Messeigneurs les Princes passerent dans la Galere, & considererent avec plaisir un Navire percé de vingt pieces de Canon, qui tira pour salüer la Maison navale. Il appartenoit à Mr Sage, l’un des plus fameux Negocians de Bordeaux, qui l’avoit fait construire dans son Attelier, qui est sur les bords de la Garonne. Il y avoit fait dresser une batterie de Canon, qui donna le signal pour l’arrivée de la Cour. L’avanture du Vaisseau donna lieu de parler des Isles, de la maniere de vivre de ses Habitans, de leurs mœurs, & de leur commerce, mais à peine avoit on fait la moitié du chemin, qu’on entendit de nouveaux concerts, & que deux Bastimens que la mer sembla produire, se rangérent auprés de la Chambre navale, & l’accrochérent avec autant d’adresse que de promptitude. Vingt-cinq Officiers parurent tout à coup, & firent servir avec autant de diligence que de propreté, & de magnificence, un ambigu que les Jurats avoient fait préparer au nom de la Ville de Bordeaux. Il fut servi dans l’une des deux Chaloupes qui s’estoient jointes à la Maison Royale. L’autre estoit remplie d’une Simphonie composée de Violons, de Hauts-bois, de Musettes, & de Trompettes. Il y avoit encore deux autres Chaloupes où estoient les mets qu’on devoit servir, & les Officiers qui les avoient apprestez. On avoit fait dresser dans un de ces Bastimens, une douzaine & demie de fourneaux pour tenir les viandes chaudes. Ce repas fut servi à propos, & tout y fut si bien appresté, si délicat, & de si bon goust, que toute la Cour en fut charmée. On servit quantité de Perdrix rouges, & même beaucoup de grises, quoy que ces dernieres soient tres-rares à Bordeaux. On remarqua un grand nombre de Faisans dans ce repas, où les Ortolans furent servis par bassins. Les fruits y furent admirez à cause de leur beauté, & de la rareté où ils devoient estre en cette saison. Les confitures séches dont le nombre fut grand, y tinrent avantageusement leur place, & on les trouva tres belles. On y but de vingt sortes de vins, tous excellens, sans compter les liqueurs ; il y en avoit d’un nombre infini de sortes. Les Jurats eurent l’honneur de servir à table ; & on leur donna de si grandes marques de confiance aussi bien qu’à la Ville de Bordeaux, qu’on ne fit les essais ny du vin, ny d’aucun des mets qui furent servis.

Le temps coula insensiblement jusqu’à Lormont, où l’on commença à découvrir Bordeaux. Si tost qu’on eut dit que cette Ville paroissoit, Sa Majesté Catholique & Messeigneurs les Princes quittérent la table, & sortirent dans la Galerie sur la prouë du Vaisseau, où ils ne rentrérent plus. Monseigneur le Duc de Bourgogne trouva le point de vuë si beau, qu’il voulut bien se donner la peine de le dessiner.

Le Port de Bordeaux qui a plus d’une lieuë de long, forme un croissant, & par cette raison on l’appelle le Port de la Lune. Il est situé sur la droite de la Garonne. Sur la gauche, à une distance raisonnable, paroist un Costeau assez étendu, sur lequel on voit un beau païsage. Au bas sont des vignobles, des Aubare des ou Saules, & des Prairies, qui dans la saison semblent de loin former un tapis de verdure qui va joindre le fond de ce Croissant. Les Vaisseaux, dont les masts representent une espece de grand bois, cachent la Riviere en cet endroit ; de sorte que ne paroissant qu’aux deux extrémitez de la Ville, on croit voir deux Rivieres qui vont se perdre dans le milieu de Bordeaux ; & de tous ces objets differens il se fait une si belle confusion, qu’il est malaisé de la representer.

Au milieu du Port est la Citadelle. A l’entrée il y a un tres-beau Fauxbourg, où logent les Marchands qui negocient à la Mer, & qui ont tous là de tres-belles maisons. De l’autre costé est la Ville, sur un front trés étendu. Il y avoit huit batteries de Canon sur les Quais depuis Bucalan jusqu’au Chasteau, & six Amphiteatres dressez, vis-à-vis l’endroit où la Maison navale devoit arriver. Quatre à cinq cens Vaisseaux, tous pavoisez, étoient rangez sur une même ligne à deux cens toises du bord. Il y en avoit d’Espagnols, de Flamans, d’Anglois, & de Hollandois plus de deux cens Bateaux chargeoient aussi la Riviere, & estoient venus au-devant de la Cour jusqu’à Lormont.

Toutes choses estant en cet estat, la Maison navale avança, precedée par les Bastimens dont j’ay parlé, & suivie de trois à quatre cens Chaloupes, ou Bateaux de charge, les uns à la voile, & les autres à la rame. On la conduisit en costoyant le Port, au bruit des décharges du Canon qu’on tira des Vaisseaux, des Citadelles, & des batteries qu’on avoit dressées sur le bord des Rivieres, qui estoient couverts depuis le Faubourg de Bucalan, où commence l’étenduë de Bordeaux, du costé de Blaye, jusqu’à la Manufacture, qui est un grand Bastiment regulier à l’autre extremité où se termine la Ville. On prit la pointe de la terre du Port, & on remonta à force de rames devant le Port du Chapeau rouge, qui est dans le centre du Port, où les Rois font leur entrée. Jamais on ne vit un si grand concours de peuple que celuy qui s’y estoit rendu de toutes parts. On n’entendit par tout que des cris de joye, & de Vive le Roy, & sur les toits des maisons on avoit dressé des Amphitheatres qui se trouvoient si remplis, qu’ils faisoient voir des montagnes d’hommes. Aussi-tost que le Chasteau Trompette eut apperçu Sa Majesté, il salua de tout son Canon, qui est fort nombreux, & son bruit confondu avec celuy de l’artillerie des Vaisseaux, & des cris redoublez de Vive le Roy, poussez par cent mille bouches, firent retentir les airs d’une maniére qui avoit quelque chose de si grand, que les plus hautes idées qu’on s’en peut former n’y sçauroient atteindre. Le Ciel parut tout en feu dans l’intervalle des salves, & pendant ce temps le bruit des Trompettes & des Hauts bois, qui estoit comme étoufé tandis que le canon tonnoit, sembloit prendre le dessus, & s’accommoder davantage aux acclamations du peuple, mais on peut dire que le tout ensemble formoit un concert heroïque, & un spectacle de joye & d’amour digne de la grandeur des Rois qui gouvernent aujourd’huy les deux premiers Etats de l’Europe.

Les Jurats attendoient Sa Majesté Catholique sur un grand Pont de bois, dont le dessus & les costez étoient couverts de tapisseries. Ce Pont estoit roulant, & monté sur quatre rouës, afin qu’on en pust conduire aisément un bout vers la Maison navale, & que l’autre pust joindre la portiere du Carosse où Sa Majesté devoit monter avec Messeigneurs les Princes. Les Carosses des personnes les plus distinguées de la Ville attendoient pour grossir le Cortege. Ce fut sur ce Pont que Mr le Baron d’Issan, premier Jurat, eut l’honneur de complimenter Sa Majesté sous un Dais, d’une étofe à fond d’or, garny d’une crespine & d’un galon d’or. Ce Dais fut donné aux Valets de pied. Les Gardes de la Ville, vêtus de rouge avec des casaques de même étofe, bordoient à droite, & à gauche, l’espace qui estoit depuis le débarquement du Quay jusqu’à la Porte du Chapeau rouge par où Sa Majesté entra dans la Ville. Elle estoit precedée par les Cent Suisses & par les Gardes du Corps à cheval, ces derniers ayant l’épée haute. Depuis la Porte du Chapeau rouge jusqu’à l’Archevêché qui a servi de logement au Roy & à Messeigneurs les Princes, il y avoit plusieurs Balcons remplis de Dames, & ornez de riches tapisseries, & grand nombre d’échafaux chargez de monde. Les fenestres estoient occupées par les personnes les plus qualifiées, & toutes les ruës tendues de tapisseries de hautelisse, les Boutiques estant fermées, & la Bourgeoisie sous les armes. Elle composoit six Regimens en habits uniformes, qui formoient par tout une double haye, & dans la Place estoient des détachemens des Garnisons des Citadelles, commandez par Mr de la Poterie.

Le dessus de la porte de l’Archevesché où toute la Cour se rendit, estoit orné de couronnes de laurier, avec les Armes de France & d’Espagne, & tenduë de riches tapisseries. Le Palais Archiepiscopal a esté gardé pendant tout le séjour que Sa Majesté Catholique & Messeigneurs les Princes ont fait à Bordeaux, par un détachement de deux cens hommes du Regiment de Charolois, qui est en Garnison au Chasteau Trompette, & dont Mr de Porterie est Lieutenant Colonel, & Major.

Jamais Entrée ne fut mieux entenduë que celle de S.M.C. & de Messeigneurs les Princes. Il y avoit un monde prodigieux, qui de toutes parts estoit accouru à cette Feste. Les cris de Vive le Roy, ne discontinuerent pas, accompagnez de transports de joye inconcevables, & le Canon des differens endroits dont j’ay déja parlé, tira tout le jour.

Lorsque la Cour fut arrivée à l’Archevêché, les Jurats avec des habits qu’ils ne mettent que lors qu’ils haranguent les Rois, firent leurs presens à S.M. C. Ils estoient en robes de satin, blanches & rouges, au lieu qu’elles ne sont que de damas dans les autres occasions. Les presens consistoient en quatre grandes Corbeilles. Dans l’une il y avoit trois douzaines de flambeaux de cire blanche du poids de quatre livres chacun, & trente de bougies dans l’autre. Il avoit deux quintaux de toutes sortes de belles confitures, en differentes boëtes, & deux autres estoient pleines de bouteilles de vin de toutes les sortes. Ils firent ensuite leurs complimens à Monseigneur le Duc de Bourgogne, & à Monseigneur le Duc de Berry, & leur offrirent de semblables presens. Le lendemain ils offrirent encore au Roy, & à chacun de Messeigneurs les Princes, deux manequins d’huistres vertes, & presentérent à Mrs les Ducs de Beauvilliers & de Noailles la moitié des presens qu’ils avoient faits au Roy, & à Messeigneurs les Princes. Ils en firent aussi à Mr des Granges.

Le jour de l’arrivée, à deux heures aprés midy, le Parlement s’assembla en Cour en robes rouges, à l’Eglise Saint André, & se rendit ensuite à l’Archevêché. Les Huissiers entrerent jusque dans la chambre du Roy, mais sans baguettes. Mr le Marquis de Sourdis vint prendre le Parlement dans l’antichambre, & le presenta. Le Roy estoit assis, & couvert. Lorsque Mr le premier President commença à parler, & qu’il prononça Sire, Sa Majesté luy fit l’honneur de se découvrir, & toutes les fois qu’il repeta les mêmes mots, le Roy en usa de même. On remarqua que lorsque Mr le premier President parla du Roy de France, Sa Majesté Cath. se découvrit beaucoup plus bas. Le compliment fini, & S.M.C. ayant répondu tres-obligeamment à Mr le premier President, Elle mit son chapeau sur ses genoux, & tous les Officiers de ce Corps passerent, & la saluérent. Mr de Sourdis reconduisit le Parlement jusques sur le haut du degré, & se retira peu de temps aprés. La Cour des Aides vint ensuite. Mr le President Soudiraud porta la parole. La difference qu’il y eut entre la Cour des Aides & le Parlement, fut que lorsque la Cour des Aides défila en saluant le Roy, Sa Majesté ne se découvrit point. Mrs les Tresoriers de France vinrent à leur tour, & l’on en usa à leur égard comme on avoit fait avec la Cour des Aides.

S.M.C. & Messeigneurs les Princes resterent chez eux le teste de la journée pour se délasser de leurs fatigues, & travaillérent à finir les desseins qu’ils avoient commencez à Blaye, & sur la riviere.

Il y eut le soir un grand feu d’artifice devant l’Hostel de Ville, avec des décharges de toute la Mousqueterie, & de vingt-quatre pieces de Canon qu’on avoit placées sur les fossez, avec quatre fontaines de vin, qui ne cesserent point de couler. On fit des illuminations & des feux par toute la Ville, & sur tout chez Mr le premier President, & chez Mr l’Intendant. Le Canon de la Citadelle fit plusieurs décharges, & celuy de la Ville y répondit.

Le même soir, Mr le premier President donna un magnifique soupé, & il y eut Bal chez Madame la premiere Presidente, où la plus grande partie des Seigneurs de la Cour se trouvérent. Mr de Sourdis & Mr l’Intendant tinrent table le même soir, & continuérent soir & matin les jours suivans jusques au départ de la Cour.

Le 31. second jour de l’arrivée, le Parlement salua Messeigneurs les Princes par Commissaires. Ils estoient au nombre de trente-deux tous en robes noires, & en bonnet. Mr le premier President porta la parole, & dit Monseigneur, en parlant à Messeigneurs les Princes. La Cour des Aides, & les autres Cours les saluérent aussi par Commissaires. Messeigneurs les Princes reçurent toutes les Compagnies debout & couverts, & se découvrirent seulement aux interpellations & au nom du Roy. La Cour des Monnoyes, les Elus, le Chapitre de Saint Surin, & celuy de Saint André ont aussi harangué. On a trouvé beaucoup d’esprit, de politesse & d’éloquence dans toutes les haranges qui ont esté faites à Bordeaux, & tout y a plu jusqu’à la maniere de les prononcer, & au son de la voix.

Le même jour 31. S.M.C. entendit la Messe à l’Eglise de S. André, qui est la Cathedrale. Elle fut reçuë à la porte de cette Eglise, par le Chapitre en Corps, revestu de Chapes, & haranguée par Mr l’Abbé d’Arche, Doyen, en l’absence de l’Archevêque. Le Chapitre reconduisit S.M. en habit de Chœur. Messeigneurs les Princes y allérent ensuite, & furent reçus de la même sorte.

L’aprésdînée, le Roy & Messeigneurs les Princes monterent à cheval, & allerent à la Chartreuse, dont ils visiterent toute la maison, qui est tres-belle, aussi-bien que l’Eglise, dont le maistre Autel est fort magnifique. On leur montra le Rochet de Saint Charles Borromée. Ils allerent ensuite au Chasteau Trompette, qui a couté des sommes immenses. On n’y tira pas le Canon, de peur d’effrayer les chevaux. Ce Chasteau & ses fortifications rasent & battent la Riviere avec une infinité de grosses pieces de Canon. Mr du Repaire, Gouverneur de cette Place, en fit fort bien les honneurs. Les ruës par lesquelles la Cour passa pour y aller, se trouverent également remplies de monde lors qu’ils y allerent & qu’ils en revinrent. & ce ne fut qu’un cry de Vive le Roy, qui dura pendant toute la journée.

Au retour, Messeigneurs les Princes s’enfermerent pour dessiner jusqu’au soir. Il y eut Bal chez Mr de Sourdis, & un grand Concert, qui réussit parfaitement bien, avec un Media noche qui répondit à la grandeur de la feste. L’assemblée y fut nombreuse.

Le premier jour de l’année, le Roy entendit la grande Messe en Musique dans l’Eglise Saint André. Mr l’Evêque de Catane y assista avec Sa Majesté, ainsi qu’aux Vespres & aux autres Ceremonies, où Sa Majesté Catholique s’est trouvée pendant le sejour qu’elle a fait à Bordeaux. Mrs les Ducs de Noailles & de Beauvilliers luy ont fait l’honneur de luy rendre sa visite chez Mr Daly, Conseiller, où il estoit logé. Il doit accompagner Sa Majesté Catholique jusqu’à Madrid avec un équipage nombreux dans le dessein de repasser en France, pour avoir l’honneur d’y saluer Sa Majesté Tres Chrestienne & Monseigneur le Dauphin.

Messeigneurs les Princes entendirent la Messe ce jour-là aux Carmelites. Le Roy alla entendre Vespres aux Chartreux, & Messeigneurs les Princes à Saint André, aprés quoy ils retournérent chez eux dessiner jusqu’à l’heure de souper.

Mr le Connestable de Castille, Grand d’Espagne de la premiere Classe, arriva ce jour-là à Bordeaux, avec un cortege considerable, plusieurs grands Seigneurs de ses parens, & plus de vingt Gentilshommes. Il ne put saluer ce jour là Sa Majesté Catholique, parce qu’il y eut quelques difficultez sur le ceremonial ; mais Mr des Granges luy fit entendre qu’il seroit content. Il demanda à saluer le Roy comme Ambassadeur de la Junte ; mais il se desista de ses prétentions, lorsqu’on luy eut remontré qu’on n’estoit jamais Ambassadeur auprés de son Maistre.

Le soir, Mr l’Intendant donna un magnifique repas qui fut suivi d’un grand Bal. Il avoit fait preparer trois Chambres, où estoit un grand nombre de Violons & de Hautsbois, & dans lesquelles on dansoit. Toutes les Dames de la Ville y allérent masquées fort galamment. Outre ces trois Chambres, il y en avoit une pour le Jeu. Il y eut des Collations servies dans toutes ces Chambres, des fruits exquis pour la saison, & des liqueurs de toutes les parties de l’Europe. Les confitures séches y estoient en profusion, & l’on en distribua une infinité de paquets cachetez avec de la nompareille. Ce Bal finit lors que le jour commença. On dit qu’il y eut cette nuit-là mille bougies de consumées chez cet Intendant.

Le Dimanche 2. de ce mois, Mr le Connestable de Castille eut audience du Roy, qui estoit dans sa chambre découvert. Il y fut conduit par Mr des Granges, & estoit en grand deüil, ainsi que toute sa suite, Il fit en entrant une reverence en croisant les jambes à l’Espagnole, & ensuite en s’avançant il en fit encore deux autres ; aprés quoy il se jetta à genoux, & baisa la main du Roy, qui la luy avoit presentée. Cela estant fait, il appella son Fils & deux Seigneurs Espagnols, dont l’un estoit de ses Parens, qui l’accompagnoient, en disant, Familia, familia. Ces Seigneurs s’avancerent en faisant les mêmes reverences, & eurent tous l’honneur de baiser la main du Roy. Ce Connestable dit à Sa Majesté, que ses Sujets l’attendoient en Espagne avec la même impatience, que les ames de Purgatoire ont d’en sortir pour aller en Paradis. Mr le Maréchal de Noailles donna à ce Connestable, & à toute sa suite, un magnifique dîner, accompagné d’une tres belle Simphonie, & de quantité d’Airs Italiens & Espagnols. Mr Boutilier, Musicien du Roy, en chanta quelques uns le soir. Mr le Duc de Beauvilliers donna un grand repas à ce même Connestable, & à toute sa suite. Le mauvais temps n’ayant pas permis de sortir ce jour là, le Roy, & Messeigneurs les Princes se retirérent dans leurs Appartemens, où ils dessinérent.

Le Lundy 3. le Roy donna une seconde audience à Mr le Connestable de Castille, qui parut avec toute sa suite en habits magnifiques. Sa Majesté luy donna à dîner, & il dîna avec toute sa suite avec Mrs les Ducs de Beauvilliers & de Noailles. Ce dîné fut servi dans le même instant que Sa Majesté fut sortie de table. Le Roy soupa ce soir là à son grand couvert, afin de se faire voir. Le soir du même jour, Mr le premier President donna un grand repas à Mr le Connêtable. Il fut suivi de la Comedie Italienne, & du Bal qui se donnérent chez luy. Les Dames se sont surpassées dans ces Bals par leurs danses, & par leurs galantes manieres de se masquer. Mr le Connestable de Castille, qui a vû deux de ces Bals, en a esté si charmé, qu’il a dit hautement, qu’il n’estoit pas possible de s’ennuyer dans une Ville où les Dames avoient tant d’agrémens, & où les plaisirs estoient en si grand nombre. Ce Connestable estant à un repas chez Mr de Sourdis, fut surpris de la somptuosité & de l’abondance dont sa table estoit servie, & ne put s’empêcher de dire, que cette abondance estoit superfluë, y ayant à manger pour six cens personnes. Mr de Sourdis luy répondit que c’estoit la coutume en France, & que lors qu’on avoit fait bonne chere, il falloit que les Domestiques la fissent aussi. Le Neveu de Connestable dit à un homme de consideration qui parloit de la politesse Espagnole, & qui disoit que les Espagnols estoient nos Amis, Nous serons aussi Freres, puis que nous avons un même Pere, faisant allusion au Roy de France, qui est Pere de Sa Majesté Catholique. Ces Seigneurs Espagnols ont dit cent jolies choses & pleines d’esprit, & d’amour pour leur Roy & pour la France, & que s’ils avoient eu la guerre contre nous, ils vouloient vaincre avec nous.

Le Mardy 4. sur les huit heures du matin, Sa Majesté Catholique & Messeigneurs les Princes, aprés avoir entendu la Messe, partirent de Bordeaux au grand regret de toute leur suite. On leur rendit à leur sortie les mêmes honneurs qu’à leur entrée. Pendant le sejour que la Cour a fait à Bordeaux, toutes les Boutiques de la Ville & des Fauxbourgs ont esté fermées. Il y a eu des feux de joye tous les jours, & des illuminations toutes les nuits. On a esté tres satisfait du zele, de l’esprit & des manieres honnestes, engageantes & empressées des Bordelois, & ils peuvent dire qu’ils ont gagné l’estime d’une Cour qui ne la prodigue pas. Les Seigneurs ont trouvé assez de charmes & assez d’esprit aux Dames, pour les croire dignes de leur souvenir. Il y a eu tous les jours des Bals & Comedie Italienne, où la pluspart des Seigneurs de la Cour & des Dames se sont trouvez. Il y a même eu des Bals aprés le départ du Roy, donnez par quelques jeunes Seigneurs qui ne sont pas partis dans le même temps. Mr de Sourdis & Mr l’Intendant ont tenu chacun des tables pendant que la Cour estoit à Blaye, & ils en ont tenu à Bordeaux chacun trois, soir & matin. Ils suivent la Cour, l’un pendant l’étenduë de son Gouvernement, & l’autre dans tout son Département. Ils ont pris toutes leurs mesures pour tenir sur la route pour le moins deux tables de quinze couverts chacune. Ils marchent l’un & l’autre avec un Carrosse à huit chevaux & un à six, une chaise roulante, & une Litiere, deux fourgons, douze mulets, quantité de chevaux de main, un grand nombre de Domestiques, & beaucoup de gens de livrée. Mr le premier President a aussi tenu soir & matin une tres-grosse table, & tres delicate, & Mr Martin, connu par son merite, & par sa qualité, en a tenu aussi une tres exquise. Le Roy a fait de grandes liberalitez, & de grandes charitez pendant son sejour à Bordeaux. Ce Prince, & Messeigneurs ses Freres y ont charmé ceux qui les ont vûs ; aussi a-t-on toûjours cherché à les voir, ce qui a fait que l’affluence a esté grande à leur lever, à leurs Messes, à leurs repas, à leur coucher, & dans tous les lieux où ils ont esté.

Quoy que la Relation que vous venez de lire ait esté tirée de quinze autres, qui ont toutes fourny quelques circonstances particulieres, je viens neanmoins d’en recevoir une, dans laquelle s’en trouve de nouvelles, ce qui m’oblige d’ajoûter ce qui suit à ce que je vous ay déja marqué.

Il y avoit dans le dehors de la balustrade de la Maison navale des banquettes couvertes de velours, & bordées d’un galon d’or, ainsi que des tabourets, & autres especes de sieges couverts de même.

Mrs les Jurats avoient fait éclairer les ruës par où Sa Majesté Catholique devoit passer pour aller à la Messe avant son embarquement, d’un tres-grand nombre de flambeaux de cire blanche. Ils avoient fait éclairer le Port de la même maniere.

Je ne vous ay point marqué que Mr Jean, Procureur Sindic, & Mrs Cal, Capitaines de la Ville de Bordeaux, eurent l’honneur d’entrer dans la Maison navale. Mr de Senaut, Baron d’Issan, premier Jurat, eut l’honneur de donner la main au Roy en sortant de la Maison navale. Mr de Goffretau, Capitaine de Dragons, second Jurat, Gentilhomme, la donna à Monseigneur le Duc de Bourgogne, & Mr le Vasseur, Avocat, troisiéme Jurat, la donna à Monseigneur le Duc de Berry.

Outre cette Maison navale, Mrs les Jurats avoient fait conduire à Blaye vingt Chaloupes tres-proprement tapissées, & conduites par dix-huit Rameurs chacune. Il y avoit dans toutes des pastez, des jambons, des viandes froides, & d’excellent vin.

Tous les Vaisseaux dont j’ay parlé qu’on avoit fait mettre sur une même ligne, estoient pavoisez, & avoient mis dehors tous leurs Pavillons, toutes leurs Bannieres, & toutes leurs Flames. Ils saluérent de tout leur Canon, à mesure que la Maison navale passa devant eux. On leur répondit de dessus le rivage du costé de la Ville, de huit batteries de gros Canon, de douze pieces chacune. Le Chasteau Trompette faisoit en même temps des décharges de toute son artillerie, & de la mousqueterie de la Garnison qui estoit en bataille sur les Bastions du côté de la mer. Le Fort de Sainte Croix, & le Chasteau du Ha, répondirent de mesme.

Les six Regimens de Bourgeois avoient des livrées differentes, & les habits de chaque Regiment estoient uniformes, mais differens des autres Regimens.

Mr Durepaire reçut Sa Majesté Catholique, & Messeigneurs les Princes, à la premiere Barriere du Chasteau Trompette. Ils trouvérent la Garnison en bataille sur la Place. Madame la Marquise du Repaire ; & Madame de Boissy, Femme de Mr de Boissy, Lieutenant de Roy de cette Place, les receurent au bas de l’escalier de l’appartement du Gouverneur, & les conduisirent à un Belveder, qui est sur un des Bastions du costé de la Mer. Ce beau Port, ce grand nombre de Vaisseaux que l’on y voit ordinairement, cette belle Riviere, ces riches côteaux dont elle est bordée, & d’où la veuë s’étend plus de douze lieuës en cet endroit, forment le plus agréable aspect qu’il soit possible d’imaginer. S.M.C. & Messeigneurs les Princes y demeurerent pendant plus d’une heure, & examinerent tous les differens points de vûë qui s’y trouvent. Ils firent ensuite le tour de la Place, & en visitérent toutes les Fortifications.

Cette mesme Relation porte que Mr le Duc de Beauvilliers, & Mr le Maréchal de Noailles ; ont enchanté tout le monde par leur douceur, & par leur honnestete.

Le même jour que Sa M.C. partit de Bordeaux, elle alla coucher à Preignac, chez Mr de Voigny, dont la Maison est tres agreable, & le Jardin fort beau. La Garonne passe au bout de ce Jardin, qui estoit alors tout rempli d’orangers, & dont le parterre estoit couvert de fleurs. Sa Majesté & Messeigneurs les Princes s’y promenerent jusqu’à la nuit, que l’allée du milieu, & son parterre se trouvérent tout à coup illuminez, aussi bien que le toit de sa maison, qui étoit tout couvert de lampes. La porte & une cour en terrasse en étoient pareillement remplies. Le Roy & Messeigneurs les Princes dessinérent jusqu’à l’heure du souper. Le lendemain 5. ils partirent pour aller coucher à Bazas. Ils y arrivérent à trois heures aprés midy. Le Maire & les Jurats allérent les recevoir à la Porte de la Ville, où le Maire les harangua. Le Roy d’Espagne & Messeigneurs les Princes descendirent à l’Evêché, qui avoit esté meublé magnifiquement par Mr de Gourgue, Evêque de Bazas. Ce Prelat & Mr son Frere, President à Mortier au Parlement de Bordeaux, les reçurent à la descente de leur Carosse. Messeigneurs les Princes s’y trouvérent fort commodement logez, leurs Appertemens estant de plein pied avec celuy de Sa Majesté Catholique. Mr le Duc de Beauvilliers, Mr le Maréchal de Noailles, & les premiers Officiers du Roy d’Espagne & de Messeigneurs les Princes, y furent tous logez. Monseigneur le Duc de Berry, dont l’Appartement donnoit sur un Parterre en terrasse, fut invité par le beau temps à tirer sur des oiseaux qui y estoient attirez par du grain qu’on y avoit jetté exprés. Le Roy d’Espagne prit aussi ce divertissement, & tua le premier un oiseau, qui estant tombé hors du Jardin, fut ramassé par une pauvre Femme, qui le luy presenta, & à qui Sa Majesté Catholique fit donner quelques Louis d’or.

Monseigneur le Duc de Berry en tua six, & parut y avoir pris beaucoup de plaisir. Ce divertissement ayant duré prés de deux heures, le Roy d’Espagne monta dans son Appartement, où il travailla au Plan des Villes qu’il avoit vuës sur la route depuis Bordeaux jusqu’à Bazas. Monseigneur le Duc de Bourgogne monta dans le sien avec Monseigneur le Duc de Berry, & chacun de ces deux Princes tint une table de Jeu, qui dura jusqu’au souper.

À sept heures & demie, Sa Majesté Catholique se mit à table dans l’antichambre de son Appartement. Messeigneurs les Princes en firent de même dans celle de Monseigneur le Duc de Bourgogne, & il y eut à leur souper un grande affluence de peuple.

Pendant ce temps là Mr l’Evêque de Bazas donna à souper à Mr le Duc de Beauvilliers & à la plus grande partie de ceux qui composoient la Cour de S.M.C. dans la maison où il s’estoit retiré, & où il avoit fait preparer deux tables de vingt couverts chacune, qui estoient magnifiquement servies.

Sa Majesté Catholique n’eut pas plutost achevé de souper qu’on fit tirer un feu d’artifice, qui estoit préparé dans la cour de l’Evêché, vis à vis les fenestres de son Appartement. Il dura prés de trois quarts d’heure, & durant ce temps on commença dans toute la Ville une illumination qui parut toute la nuit. Sur le Portail de la grande Eglise deux figures, l’une representant la Concorde, & l’autre la Paix. Une galerie qui regne tout le long de ce Portail, qui donne sur la Place, & sur lequel on avoit mis des illuminations. Au milieu il avoit une grande Fleur de Lis soutenuë par deux Anges, & aux costez estoient deux autres Fleurs de Lis d’une moindre grandeur, le tout illuminé. Aprés ces fleurs de lis on avoit mis plusieurs cartouches, l’on avoit peint des Devises, des Trophées, & des Armes, qui par le moyen des lampes qui estoient derriere, pouvoient estre luës & distinguées. Le reste de cette Gallerie estoit garni de lampes.

Le Palais Episcopal a une muraille de quinze à vingt pieds qui donne sur la Place, & qui est separée du Corps de logis par une cour. Cette muraille est chargée de sept pilastres, & le milieu fait un Fronton en demi-cercle. Ces sept Pilastres estoient chargez chacun d’une lanterne quarrée. Une face de chaque lanterne donnoit sur la Place, & l’autre regardoit les Appartemens de Sa Majesté Catholique. On avoit peint sur ces faces les Armes de France, de Castille, d’Arragon, de Leon, de Grenade, de Naples, de Flandre, de Milan, &c. & des Vive le Roy. Il y avoit dans chaque lanterne deux chandelles, par le moyen desquelles tout ce qui estoit peint sur les lanternes paroissoit. Les deux costez du Fronton, dont une face regardoit la Place, & l’autre l’Appartement de S.M. C. estoient chargez de lampes, qui estant allumées, faisoient paroistre un Arc en ciel de lumiére. Il y avoit sur le reste de la muraille une quantité prodigieuse de lampes. Sur la porte de l’Evêché on avoit mis un grand Cartouche où estoient les Armes de France & d’Espagne. J’oubliois à vous dire qu’entre les deux Arcs en-ciel de lumiere, on avoit mis des lampades en forme de piramides.

Mr l’Evêque de Bazas non content d’avoir fait faire des illuminations à son Eglise & à son Palais Episcopal, en avoit fait faire encore en la maison qu’il avoit prise en Ville. Cette maison regarde la Place, & estoit vis-à-vis l’Appartement de S.M. Catholique, elle est fort haute, & a une fort belle face, & fort étenduë, toute cette face estoit illuminée, & cette illumination regnoit sous quatre grandes lignes, outre ce qu’il y en avoit en haut, qui consistoit en trois pieces, sçavoir, en une grande fleur de lis illuminée, & deux trophées d’Armes, qui par le moyen des lampes, pouvoient facilement estre vuës de l’appartement du Roy d’Espagne. Ces lignes qu’on peut appeller lignes de lumieres, estoient tellement distantes les unes des autres, qu’elles ne causoient aucune confusion.

Le Feu estant fini, le Roy d’Espagne se retira dans son Appartement, aussi bien que Messeigneurs les Princes. Mr l’Evêque de Bazas estant allé recevoir l’ordre pour la Messe du lendemain. S.M.C. luy fit l’honneur de luy donner une Vuë de la Ville de Bazas qu’il avoit tracée, & le soir il luy donna le Bougeoir à son coucher. Le lendemain 6. jour des Rois, S.M.C. s’estant renduë dans la Cathedrale à neuf heures pour y entendre la Messe, elle y fut reçuë par Mr l’Evêque, revestu de ses habits Pontificaux, à la teste de son Clergé, qui luy fit une harangue dont Sa Majesté parut tres-contente, & à laquelle elle répondit d’une maniére obligeante. Elle entendit ensuite la Messe, qui fut celebrée par cet Evêque, & chantée par la Musique de Mr le Comte d’Ayen. Sa Majesté estant rentrée dans son apartement aprés la Messe, on luy apporta plusieurs bassins remplis de perdrix, ortolans, faisans, & fruits de toutes façons aussi beaux qu’ils auroient pû l’estre en Automne. Il y en avoit entre-autres un de muscats aussi frais que s’ils n’avoient esté cueillis que ce même jour. Ces fruits avoient un goust merveilleux.

Sa Majesté dîna ensuite dans son Appartement, & Monseigneur le Duc de Bourgogne avec Monseigneur le Duc de Berry dans le sien, comme le jour precedent. Pendant ce temps-là, Mrs de Noailles, d’Ayen, de Pepoli, Neveu du Cardinal Cantelmi, Sommery, de Tessé, d’Heudicourt, Lavardin, & plusieurs autres Seigneurs de la Cour dînérent chez Mr l’Evêque, qui avoit deux tables servies comme la veille. La chere y fut extrémement délicate, & l’on y compta jusqu’à dix sortes de vins.

Sa Majesté alla ensuite entendre les Vespres aux Capucins, Messeigneurs les Princes allérent à la Cathedrale, où ils furent reçus par Mr l’Evêque de Bazas, qui les harangua à la teste de son Clergé, & dont le discours fut fort applaudi. Les Vespres furent chantées par la Musique de Mr le Comte d’Ayen.

Aprés Vespres, Sa Majesté Catholique se retira dans son appartement & Monseigneur le Duc de Bourgogne dans le sien, avec Monseigneur le Duc de Berry. Ils tinrent chacun une table de Jeu. Mr l’Evêque leur fit porter plusieurs bassins couverts d’ortolans, perdrix, faisans, & fruits, comme ceux qu’on avoit presentez le matin à S.M.C.

Le Roy d’Espagne estant allé peu de temps aprés dans l’Appartement de Monseigneur le Duc de Bourgogne, Mr l’Evêque de Bazas luy presenta deux jeunes enfans de la Ville, dont l’un luy fit un compliment en Vers Gascons, & l’autre luy en dit l’explication en Vers François. Ce recit réjoüit fort S.M.C. & Messeigneurs les Princes, à qui la vivacité de la langue Gascoune plut beaucoup.

S.M.C. avant que de se mettre à table, fit encore present à Mr l’Evêque de Bazas d’une Vuë de Langon qu’elle avoit dessinée la veille. Ensuite elle soupa dans son appartement, & Messeigneurs les Princes dans le leur. Pendant ce temps, Mr l’Evêque de Bazas donna à souper à tous les Seigneurs de leur suite.

Le Roy d’Espagne & Messeigneurs les Princes se retirérent de tres-bonne heure ce soir-là, à cause qu’ils devoient partir le lendemain de tres-grand matin. En effet, ils se levérent à cinq heures, entendirent la Messe, & montérent en Carosse pour aller à Pitecq, Village au milieu des Landes, où ils devoient dîner. Mr l’Evêque les suivit avec Mr le President de Gourgue jusqu’à ce lieu-là, qui est le dernier de son Diocese. Les ordres qu’il avoit donnez furent executez avec tant de soin qu’à peine S.M.C. & Messeigneurs les Princes y furent arrivez, qu’on leur presenta une infinité d’huitres vertes, & des mottes de beurre frais, dont l’usage estoit tres-inconnu dans ces Landes, où le principal commerce consiste en miel, en cire, & en raisine ; ce qui donna lieu à S.M. Catholique de témoigner à Mr l’Evêque avec quelle joye elle recevoit ces marques de son attention à luy plaire.

Aprés le dîné, le Roy d’Espagne partit pour aller coucher à Rochefort de Marsan, & Mr l’Evêque de Bazas ayant pris congé de lui & de Messeigneurs les Princes, revint à Bazas, avec la Noblesse qui avoit suivi Sa M.C. La maniere dont ce Prelat s’est distingué parmi tous ceux qui ont eu l’honneur de recevoir S.M.C. & Messeigneurs les Princes, répond au zéle que luy & toute sa Famille ont toûjours marqué lorsqu’il s’est agi du service du Roy.

Sa Majesté Catholique & Messeigneur les Princes partirent de Bazas le Vendredi 7. par un fort vilain temps, & trouverent de tres mauvais chemins. Ils dînerent à Medine, & n’arriverent qu’aux flambeaux à Rochefort. La journée fut grande, car ils estoient aussi partis de Bazas aux flambeaux. Sa Majesté C. & Messeigneurs les Princes logérent vis-à-vis les uns des autres, & leur suite fut tres mal logée. Ils partirent de Rochefort le Samedy 8. à huit heures & demie, & vinrent disner à Texet. Comme il fit un beau temps ce jour là, ils marcherent devant & aprés leur disner, & arriverent de fort bonne heure au Mont de Marsan, où le Roy Catholique & Messeigneurs les Princes logerent encore vis-à-vis les uns des autres. Là Mr l’Evêque Dax les vint salüer, cette Ville estant de son Diocese, l’on y séjourna le Dimanche Sa Majesté Catholique & Messeigneurs ses Freres entendirent la Messe aux Claristes, & y allerent à pied en differens temps. Ils retournerent chez eux, & changerent d’habits pour monter à cheval & aller tirer. Sa Majesté Catholique demeura toujours à pied ; Messeigneurs les Princes allerent d’un autre côté. À cette chasse se trouva le Duc de Béjar avec son Frere, & son Oncle, & un autre Seigneur Espagnol. Ils avoient tous été presentez au Roy Catholique le jour precedent par Mr le Duc de Beauvilliers, & ils l’avoient salüé le genouil en terre, & luy avoient baisé la main. Le Duc de Bejar a l’Ordre de la Toison, quoy qu’il n’ait que dix-huit ans, & est marié depuis huit mois à la Fille d’un Grand d’Espagne, Conseiller d’Etat. Le Roy Catholique leur fit donner de ses chevaux pour l’accompagner, & lors que Sa Majesté descendit de cheval, ils en firent autant, & ne la quitterent point. Les Pages par honnesteté leur mettoient les fusils entre les mains pour les presenter au Roy, & lors que la Chasse fut finie, Mr du Saussoy, Ecuyer du Roy, leur donna l’Epée de Sa Majesté pour la luy rendre. Aprés le disner, le Roy Catholique alla à Vespres à la Paroisse, où Mr l’Evêque Dax officia en Mitre, Messeigneurs les Princes allerent dans une autre Eglise, où ils avoient entendu la Messe. Le Lundy 10. l’on partit à huit heures, & l’on vint disner dans un Village apellé Milan. La pluye ne discontinua point, & les chemins se trouverent fort mauvais, de sorte qu’un des carosses du Roy fut embourbé. L’on arriva à Tartas avec la même pluye. Les Jurats se trouverent à l’entrée de la Ville avec un Dais de velours à crépine d’or. Le Roy Catholique & Messeigneurs les Princes logerent encore vis-à-vis les uns des autres, & la suite y fut assez incommodée. Mr le Duc d’Ossonne rejoignit Sa Majesté qui luy fit un accueil des plus obligeans, & luy dit que s’il vouloit estre de ses amis, il pouvoit compter d’en avoir un dans la personne du Roy d’Espagne. Le Mardi 11. l’on en partit encore avec la pluye ; mais sur les dix heures le vent tourna au Nort, & le Soleil parut le reste de la journée. L’on disna au Village de Ponton. L’on passa le Ruisseau d’Ocsi, où les carosses eurent de l’eau jusqu’aux Armes des portieres, & il s’en trouva ensuite un autre qui ne fut pas moins profond. On arriva à Dax d’assez bonne heure. Les Magistrats se trouverent sur le Pont avec un Dais de damas blanc à fleurs d’or, & son molet & crépine de même. La Bourgeoisie étoit sous les Armes, & les ruës & les fenestres étoient fort remplies de monde. L’on avoit mis des Emblemes aux Portes, aux tournants des rües, & sur la porte de l’Evesché, où logea le Roy Catholique & sur celle de Messeigneurs les Princes qui logerent chez Mr Castelsaga, maison assez éloignée de l’Evesché, ce qui n’empêcha pas les visites réciproques. Comme il n’étoit que deux heures lors qu’on arriva, Messeigneurs les Princes prirent des Fusils, & allerent tirer dans le Jardin, où ils resterent jusqu’à la nuit, L’on séjourna le 12. Sa Majesté Catolique aprés avoir entendu la Messe à la Cathedrale à neuf heures, aussi bien que Messeigneurs les Princes, monta à cheval avec eux pour aller tirer. Sa Majesté Catholique y retourna à une heure, & y resta jusqu’à quatre. Messieurs les Espagnols montez sur ses chevaux l’y vinrent trouver. Mr le Duc d’Ossonne eut l’honneur de présenter le Fusil à Sa Majesté. Il arriva un incident à cette chasse qui marqua l’ardeur du zele des Espagnols pour leur Roy. Ce Prince commençant à entrer dans un bourbier, Mr le Duc d’Ossone s’y jetta pour l’en retirer, & y enfonça fort avant. Il fut suivy de trois autres Espagnols, des plus qualifiez, qui n’en sortirent qu’avec beaucoup de peine. Quelques Gardes du corps plus forts que ces Seigneurs, en retirerent Sa Majesté Catholique. Le 13. ce Monarque & Messeigneurs les Princes s’embarquerent à six heures & demie dans une Barque que Mrs de Bayonne leur avoient envoyée à Dax ; & qui contenoit seize personnes. Elle estoit couverte, fort proprement peinte en dehors & en dedans, & avoit douze Rameurs. Elle estoit remorquée par deux autres Barques de douze Rameurs chacune. L’on avoit envoyé les Carosses & les Chevaux coucher à Saint Vincent le jour precedent. Les Officiers de la Bouche & du Gobelet estoient dans deux autres Barques, où ils préparerent le disner qui fut servi à la moitié du chemin, & avec magnificence. À l’arrivée à Bayonne, les Echevins se trouverent en Robes rouges avec un Dais de damas rouge à fleurs d’or, au haut duquel estoient les Armes de France écartelées d’Espagne. Le Roy Catholique débarqua au bruit de cent pieces de Canon, dont soixante estoient rangées sur le glacis du côté d’Espagne. Le Chasteau avoit fait trois décharges du sien dés qu’il avoit apperçu la Barque de loin. Le débarquement se fit à trois heures. Les Jurats n’eurent pas plutost finy leur harangue que le bruit du Canon recommença.

À peine Sa Majesté Catholique fut-elle sur le Pont de la Ville, qu’il parut une douzaine de Danseurs, avec leurs Flûtes & leurs Tambours de Basque, qui accompagnérent le Carosse jusqu’à l’Evêché, & donnérent beaucoup de plaisir. Les ruës estoient tenduës de tapisseries, & fort remplies de monde, aussi bien que les fenestres. Le Regiment d’Aulnis, & un Bataillon des Fusiliers estoient sous les armes, aussi bien que la Bourgeoisie. Le Roy logea à l’Evêché, & Messeigneurs les Princes au Château. Si-tost que Sa Majesté Catholique fut entrée chez elle, Mr le Duc d’Harcourt vint la saluër, & luy presenta plusieurs Espagnols de consideration, & ensuite d’autres de toutes especes, Nobles, Officiers, Prestres, Moines, Pauvres & Riches, dont la plus grande partie eut l’honneur de baiser la main à Sa Majesté. Ceux qui ne pouvoient la baiser assez tost, baisoient son justaucorps. Ils disoient à haute voix que ce jour estoit le plus heureux de leur vie. On ne sçauroit exprimer les transports de joye que tous ces Sujets zelez firent paroistre. Ils furent charmez de leur Roy. Ce spectacle fut des plus touchans, & plusieurs parurent attendris jusques aux larmes. Mr le Duc d’Ossone se tint à la porte du Cabinet pour empêcher le desordre, & on les fit tous sortir par une autre porte qui donnoit dans les Jardins, & tous generalement eurent l’honneur de voir le Roy. Sa Majesté s’enferma ensuite avec Mr le Duc de Beauvilliers, & Mr le Duc d’Harcourt, pour travailler, ce qu’elle fit les jours suivans deux fois par jour, pendant une heure entiere. Mr le Duc de Noailles s’y est trouvé lorsqu’il en a eu le temps.

Le même jour 13. le Roy d’Espagne estant chez luy, ne voulut voir aucun François, qu’il n’eust fait entrer tous les Espagnols qui se presenterent pendant une heure. Il donna sa main à baiser aux Grands & aux personnes de quelque marque, & les autres le saluerent à l’Espagnole. Mr le Duc de Noailles & Mr le Duc de Beauvilliers estoient à costé de son fauteüil, & tous les jours on luy en presente quelques-uns.

À l’entrée de la nuit tout le Canon qui avoit tiré à l’arrivée fit trois décharges, qui furent suivies de celle de seize Mortiers. Deux fregates du Roi qui étoient sur le Port tirérent aussi leurs bordées autant de fois que les autres, & furent illuminées, aussi bien que toutes les maisons de la Ville, dont on vit les fenestres remplies de lanternes. Les Bourgeois se divertirent pendant la plus grande partie de la nuit, avec leurs Tambours de Basques & les instrumens qui les accompagnent ordinairement. Ils se tenoient en file avec des servietes, & avoient des brins de laurier attachez à leurs chapeaux. Le grand nombre de décharges qu’on fit de tout le canon de Bayonne, tant à l’arrivée que le soir pendant les feux de joye, fit dire aux Espagnols qui y estoient au nombre de prés de trois mille, qu’il sembloit que la poudre ne coutast rien en France.

Le 14. Sa Majesté C. & Messeigneurs les Princes allérent à la Messe à la Cathedrale. Ils furent haranguez par le Doyen, & au retour par Mrs de Ville qui les attendoient. Mr le Lieutenant general porta la parole. Sa Majesté ne sortit point, elle joüa aux Echecs avec Mr le Comte de Galves, Neveu du Duc de l’Infantado, Grand d’Espagne. Messeigneurs les Princes montérent à cheval à onze heures, par une grande pluye, & allérent à une lieuë & demie aux Boucaux, pour voir la mer. Le 15. le Roy Catholique y alla aprés midy avec Messeigneurs les Princes. Ils trouvérent une femme qui se disoit âgée de plus de cent ans, qui leur dit qu’elle avoit vû Louis XIII. lorsqu’il estoit venu voir la mer dans le mesme endroit où ils se trouvoient. Au retour, le Roy descendit de cheval sur le glacis, & tua des alloüettes. S.M. alla voir ensuite les soixante pieces de Canon qui y estoient rangées dans les dehors, avec vingt Mortiers, & rentra. Messeigneurs les Princes joüérent le matin à la Paume.

Voici une partie des noms des plus considerables Espagnols qui estoient à Bayonne.

Mrs les Ducs d’Ossone & de Bejar.

Les Fils du Duc d’Albe.

Mr les Comtes d’Ognate, de Soniga, d’Oblitesse, de Bonavista, de Duc, de Bonara, & de Goras, Mr le Marquis de Castanaga, qui a esté Gouverneur des Pays-bas, Dom Pedro Daguerra, & Dom Louis Clement Davarquia. On ne peut trouver de termes pour exprimer assez bien la grande veneration qu’ils ont pour leur Roy, & combien ils se sentent redevables au Monarque qui a bien voulu l’accorder à leurs souhaits. Ils firent à toute la suite de Sa Majesté Catholique un accüeil qui marquoit la joye dont ils estoient penetrez generalement.

Sa Majesté Catholique alla le 16. à Vespres aux Capucins, & Messeigneurs les Prince à la grande Eglise. Sa Majesté Catholique les trouva dans sa chambre à son retour, & ils y resterent jusques à six heures. Ils allerent tous trois au Chasteau pour voir tirer des Bombes des fenestres de l’appartement de Monseigneur le Duc de Berry. Ensuite le Roy se retira chez luy, pour travailler avec Mrs les Ducs de Beauvilliers, de Noailles & d’Harcour, ce qu’il a fait tous les jours à Bayonne, soir & matin.

Toutes choses estant en estat pour le combat de Taureaux, dont cette Ville devoit donner le divertissement, ce combat se fit le 17. Les Espagnols furent placez préferablement aux François de la suite, & ceux-cy préferablement aux Bourgeois, & à ceux des environs, qui estoient en grand nombre à Bayonne. Quoy que l’ordre fust donné pour observer toutes ces choses, le grand concours de peuple l’emporta, & chacun fut placé comme il put. Il n’y eut que les places des Seigneurs qui leur furent toujours conservées, & tous furent placez avant le Roy, Sa Majesté & Messeigneurs les Princes arriverent à une heure chez Mr Fery, Ingenieur general, où les Echevins avoient fait mettre un Dais de damas rouge cramoisi à Fleurs de lis d’or, au dessus de la fenestre qu’ils devoient occuper, qui paroissoit une maniere de balcon, sur lequel on avoit étendu un tapis de velours rouge cramoisi, garni d’une frange d’or. Quoy qu’il y eust beaucoup d’échafauts tous remplis de monde, les toits des maisons ne laissoient pas d’estre fort chargez. Tous les Vaisseaux du Port en avoient jusque sur les masts & sur les cordages, ce qui faisoit un tres-beau spectacle, parce qu’il y avoit un grand nombre de Bastimens. Le Roy estant placé, les Trompettes se firent entendre.

On vit aussi-tost entrer par le bout opposé à celui où estoit le Roy, six hommes fort hauts, vêtus de bufle avec une veste de soye par dessus, & des bas rouges, qui saluérent ce Prince, & luy presentérent ensuite trois Mules attelées à une volée qu’un homme portoit. Elles estoient menées par deux autres, & avoient des rubans bleus, jaunes & rouges sur la teste. Il y avoit deux autres hommes pour les fouetter. On leur fit faire le tour de la place au grand galop, ce qu’elles firent avec autant de vitesse que si elles avoient esté portées par le vent. On les fit ensuite sortir par le même endroit par où l’on venoit de les faire entrer. Ces Mules devoient estre employées pour traîner les Taureaux dehors, aprés leur mort. Ensuite les six Tauradores qui avoient paru d’abord, & qui devoient combatre les Taureaux, se prosternérent devant le Roy pour en demander la permission. Ceux qui devoient prendre le soin de faire sortir les Taureaux estoient dans la place, ainsi que ceux qui devoient fournir de dards aux Combatans. Ces dards ne sont autre chose qu’un poinçon de fer fait en hameçon, à un costé seulement. Ils sont montez sur un petit bâton de la longueur d’une demie-aune, & gros comme une canne de Suisse. Ce fer sort du bâton environ d’un pouce, & le bâton est orné de papier en maniére de ruban. Il y en avoit une tres-grande quantité. On avoit aussi distribué au premier rang qui bordoit les planches de l’enceinte de la place, beaucoup de baguettes, où il y avoit un fer de la même figure que celuy des petits bâtons, mais beaucoup plus petit. Les baguettes avoient environ une aune de longueur. Les Taureadores prosternez devant le Roy en ayant reçu quelques signes qui marquoient la permission qu’il leur donnoit de combatre, allérent avec une tres-grande vitesse se poster à dix pas de la porte par où devoit sortir le premier Taureau. Les dards de ces deux premiers estoient ornez d’une banderole ou écharpe de taffetas couleur d’or. Si-tost qu’ils furent postez en tenant un dard à chaque main, ils commencérent à crier : Venga, venga, & firent le signe de la Croix. La porte ayant esté ouverte, on fit entrer au bruit des Trompettes un Taureau tout furieux. Voici de quelle maniere ces Taureadores estoient placez. Il y en avoit trois en avant, deux ensuite, & trois derriere. Deux chiens Anglois tenoient par les oreilles le premier Taureau qui parut, & le firent beaucoup crier, mais il ne put s’en défaire, ce qui obligea deux des Taureadores de prendre le Taureau, l’un par la queuë, & l’autre par le col & les cornes, pour retirer les chiens, & ils en vinrent à bout. L’un d’eux prit si bien son temps, qu’il luy planta ses deux dards dans le col non par à costé, mais par devant. Un Cent Suisse du Roy & un Page de Mr le Prince Pio furent blessez. Il évita la rencontre du Taureau qui se sentant picqué par ces deux dards qui luy resterent dans le col, devint encore plus furieux, & la Banderolle qui tenoit au Dard l’épouvantoit tellement qu’on crut qu’il alloit éventrer tous ceux qui estoient dans la place. Cependant ils avoient l’adresse de l’éviter, & prenoient si bien leur temps qu’ils luy plantérent beaucoup de dards, & toujours par devant. Ceux qui estoient munis de baguettes, avec des aiguillons au bout, avoient soin de le piquer lors qu’il approchoit des planches, ou de le darder quand il en estoit à portée, ce qui l’animoit extremement. Quand ce premier fut un peu lassé on luy lâcha un chien qui le prit de telle sorte qu’il ne démordit pas. Ce qui redoubla la furie de ce Taureau. Pour lors on entendit crier Mata, mata. Alors tous les Taureadores se munirent d’une épée, & s’approchant du Taureau seulement un seul à la fois, & toûjours par devant, le premier luy plongea son épée dans la gorge jusqu’à la garde. Ce Taureau reçut plusieurs autres coups d’épée avant que de tomber. Le Taureador qui donne le dernier coup qui abat le Taureau, court se prosterner devant le Roy en criant, Vittoria, vittoria, aprés quoy il revient arracher son épée de la gorge du Taureau, car il y a des Taureaux qui en ont jusqu’à quatre ou cinq, & qui ne laissent pas de courir encore. Aprés qu’on eut coupé les deux jarrets à ce Taureau, il parut un homme en camisole rouge, qui mit une chaîne de fer à cet animal, & l’attacha à la volée des trois Mules qui parurent aussitost dans la place, & disparurent dans l’instant au galop. C’est ainsi qu’on retire les Taureaux lors qu’ils ont esté tuez, & leur mort est celebrée par les fanfares des Trompettes.

Il en parut un second attaqué par un seul chien qui combatit longtemps, bien que le Taureau le fist plusieurs fois sauter en l’air. Enfin on tira le chien & l’on coupa les deux jarrets au Taureau, qui ne laissa pas de traîner encore le chien, bien qu’il eust les jambes de derriere toutes pliés en dessous, puis on le tua d’un coup d’épée.

Le troisiéme Taureau qui parut donna si peu de plaisir, qu’on le chassa à coups de baston hors de la barriere.

Un quatriéme fut tué par un des Taureadores, avec un fer qu’il tenoit à la main, pointu comme celuy d’un Sponton, qu’il luy enfonça entre les deux épaules.

Le cinquiéme fut attaqué par chien tres-vigoureux, qui fit fort crier son adversaire, en le mordant rudement. Le Taureau s’en débarassa souvent en le jettant loin de luy. Enfin aprés un long combat, le chien se jetta sous le ventre du Taureau, & s’y attacha, & bien qu’il y receust grand nombre de coups de pied, il falut le tuer d’un coup d’épée pour l’en tirer.

Il en parut un sixiéme. Un des Taureadores l’attendoit à dix pas de l’endroit par où les Taureaux entrent dans la place. Il tenoit une maniere de pieu ferré comme un Sponton, gros comme la jambe, & environ d’une aune & demie de long. Le bois estoit à peu prés en forme de lance. Ce Taureador avoit creusé la terre d’un demi-pied. Ayant posté le talon de son arme dans le trou qu’il avoit fait, il baissa le bout de son fer le long de son autre cuisse, & tint son Sponton à deux mains. Il y avoit d’autres Taureadores auprés de luy, non pour combattre, mais pour le secourir dans le besoin. Il cria qu’on fist entrer le Taureau, ce qu’on fit à l’instant, Cet animal voulant se jetter avec une précipitation furieuse sur ce qu’il voyoit par terre, s’enfonça d’un demi-pied le fer dans le front. Le Sponton se cassa auprés du fer, & le Taureau tomba de l’autre costé roide mort. Ce coup fut fort admiré.

Le septiéme ayant senti en sortant de sa loge, tout le sang dont l’arene estoit couverte, poussa des mugissemens terribles, & fit des élans épouventables ; de sorte que toute l’assemblée en estant épouventée, on crut que les Taureadores l’estoient un peu. Cela fut cause qu’on lui lâcha deux chiens qu’il maltraita fort, les faisant voler en l’air, & les tenant ensuite collez avec ses cornes contre les planches : de sorte que l’un des chiens aïant quitté prise, il n’en resta qu’un, que l’on crut tué plusieurs fois. Cependant il revint toujours à la charge, & auroit sans doute esté tué, si deux hommes ne l’eussent emporté. On tua le Taureau à coups d’épée. Quoy qu’il luy en fust resté une dans le corps, il estoit si échauffé, qu’il ne sentoit pas que cette épée le perçoit.

Le huitiéme parut presque aussi furieux que le précedent. Il attendit les Taureadores en gratant la terre avec ses pieds, battit ses flancs de sa queuë, mugit en sentant le sang qui couvroit la terre, & fit des élans qui firent manquer aux attaqueurs les momens où il pouvoit estre atteint. Cependant un plus hardi que les autres prit une large épée, & l’attendit de pied ferme. Le Taureau grata du pied en faisant d’horribles mugissemens, se tint quelque temps arresté, & luy lança des regards terribles. La crainte saisit tous les spectateurs lors qu’on le vit partir comme un éclair pour se jetter sur celuy qui l’attendoit ; cependant l’adresse du Taureador fut telle, que sans s’étonner il plia doucement le corps, pour luy chercher le defaut de l’épaule, & luy enfoncer son épée jusque dans le cœur. Une action si hardie attira de grandes acclamations.

Comme il parut jusqu’à dix Taureaux, il y en eut un tué à coups de poignards. Ces poignards n’avoient qu’un pied de long & trois travers de doigt de large. Ceux qui le tuérent, l’attaquérent toûjours par devant. Ainsi il faloit qu’ils s’en approchassent de bien prés.

Il y en eut un autre à qui on avoit planté beaucoup de dards, & lâché un chien qu’il ne put forcer de lâcher prise. On luy coupa les deux jarrets, & il alloit encore si bien sur ses deux jambes de derriere, qu’il fit presque le tour de la place, ce qui donna beaucoup de sujet de rire.

D’autres Relations portent qu’on presenta des voiles, de taffetas avec des Javelots à quelques Taureaux pour leur boucher les yeux, & que pour la même raison on leur presentoit encore plusieurs petites fléches où guirlandes de papier. On en lança quelques-unes à l’un de ces Taureaux, pour l’irriter davantage ; & comme il estoit attaqué avec des poignards, & qu’il falloit s’en approcher de fort prés, on luy jetta des manteaux pour luy dérober la vuë de ceux qui estoient assez hardis pour le faire. Le premier manteau qu’on luy presenta se trouva embarasse dans ses cornes, & il le mit en pieces. Cependant il fut tué comme les autres, avec beaucoup d’adresse. Sa Majesté Catholique & Messeigneurs les Princes donnérent cent Louis d’or aux Taureadores.

Ceux qui firent des coups singuliers demandérent les Taureaux, & ils leur furent accordez suivant la coûtume. Les autres furent distribuez aux Soldats qui gardoient la place.

Le combat estant fini sur les quatre heures, Sa Majesté Catholique & Messeigneurs les Princes entrérent dans le Cabinet de Mr Fery qui leur montra des Plans du Pays, puis ils retournerent chez eux.

Aprés la mort du quatriéme Taureau l’échafaut où estoient les Espagnols les plus distinguez, & que l’on avoit couvert à cause de la pluye, fut enfoncé par des laquais qui avoient monté dessus, de sorte qu’on les crut dangereusement blessez ; cependant il n’y eut que Mr le Prince Pio, & le Fils de Mr le Duc d’Albe, qui le furent à la jambe. Comme ce malheur arriva dans l’instant qu’on venoit de tuer un Taureau, il fut plus facile de les secourir. Sa Majesté Catholique envoya chez eux Mr du Saussoy pour sçavoir de leurs nouvelles, & ils ne voulurent point l’entendre qu’il ne fust couvert & assis, & eux ne voulurent ny s’asseoir, ny se couvrir, & l’envoyérent reconduire, n’estans pas en estat d’y aller eux-mêmes.

Mr Valero, premier Gentilhomme de la Chambre de S.M. Catholique, vint l’assurer que sa Maison estoit à Iron. Il la salua à genoux, & luy fit present de melons, de raisins, & de pois verds.

Le 18. au matin, Sa Majesté Catholique & Messeigneurs les Princes allérent joüer à la paume. Sur les deux heures aprés midi ils montérent à cheval pour aller voir la Citadelle. Ils estoient accompagnez de plusieurs Seigneurs Espagnols & François, & furent reçus au bruit du Canon. Au retour S.M. C. remonta à cheval pour passer le Pont, & Messeigneurs les Ducs de Bourgogne & de Berri, montérent dans une Chaloupe qui avoit esté preparée au bas de la Citadelle, & passérent l’eau pour aller sur le glacis. Ils allérent jusqu’à la mer, & passérent au travers des Vaisseaux qui sont dans le Port. Tous les Matelots grimpérent au haut des masts & dans tous les cordages, & criérent de toute leur force, Vive le Roy. On fit une décharge de tous costez, & sur le glacis.

Sa Majesté Catholique estant rentrée chez elle, demanda aux Officiers de la Garde l’équipage entier d’un Soldat, & d’un Cavalier, qu’on luy donna. Sa M. C. en chargea Mr de Boisbrun, son porte Arquebuse, pour armer par la suite des Troupes de même.

Le 19. Sa Majesté Catholique & Messeigneurs les Princes partirent de Bayonne au bruit de tout le Canon, pour aller coucher à Saint Jean de Luz, derniere Ville de France. Le Roy C. se promena sur le bord de la mer si-tost qu’il fut arrivé, aprés quoy il dessina jusqu’au souper.

Le 20. S.M. Catholique & Messeigneurs les Princes allérent à la Chasse, & ensuite ils allérent voir ensemble le Fort de Socos, que l’on construit.

Le 21. Sa Majesté Catholique aprés avoir dîné, alla tirer des oiseaux, & Messeigneurs les Princes allérent voir Andaye, situé sur la riviere de Bidassoa, qui separe la France de l’Espagne. Le Gouverneur de Fontarabie, qui est de l’autre costé, salua son nouveau Maistre.

Sa Majesté Catholique au retour de la Chasse alla voir Madame la Duchesse de Beauvilliers, qui vint quelques heures aprés prendre congé de Sa Majesté. Le Roy Catholique passa la soirée avec Messeigneurs les Princes, & toute la Jeunesse Françoise qui a eu l’honneur de le suivre au voyage, vint prendre congé de luy.

Lorsqu’il fut prest de se mettre au lit, tous les Officiers du Roy qui l’ont suivi eurent l’honneur de luy faire la reverence. Ce Prince voyant tous les François qui l’alloient quitter, ne put s’empêcher de verser des larmes.

Le 22. S.M. Catholique aprés avoir dîné monta en carosse avec Messeigneurs les Princes, pour aller jusqu’à Bidassoa qui devoit estre le lieu de la séparation : elle s’est faite en deça, dans l’Isle qui est plus haut que celle qu’on nomme des Faisans. On y avoit construit deux Ponts ; l’un d’un costé, & l’autre de l’autre. Les six-vingts Gardes du Roy estoient rangez en Escadrons, & les Cent-Suisses s’estoient emparez de la moitié du Pont, croyant que Sa Majesté Catholique y passeroit ; mais les Espagnols avoient fait faire une espece de Maison navale tres-magnifique, toute dorée en dehors, & doublée d’un damas bleu à fleurs d’or, avec un fauteüil de même. Le fond de ce Bâtiment estoit garni d’un tapis de Turquie. Aussi-tost que le Carosse fut entré dans l’Isle, Sa Majesté Catholique & Messeigneurs les Princes en descendirent fondant en larmes, & s’embrassérent avec une tendresse difficile à exprimer, & qui tira des pleurs de tous les Assistans. On vint dire au Roy que sa Maison navale l’attendoit. Les embrassemens recommencérent & les larmes redoublérent. Enfin le Roy quitta les deux Princes, conduit par Mr de Noailles qui le remit entre les mains de Mr le Duc d’Harcourt. Ce Duc eut l’honneur de lui donner la main pour entrer dans la Maison navale. Mr le Duc d’Albe, & Mr le Comte d’Ayen estoient à l’entrée de la porte en dehors. Ils entrérent ensuite dans ce Bâtiment. Il y avoit plusieurs personnes avec des fusils auprés de celui qui tenoit le Gouvernail. Quatre Chaloupes remorquoient ce beau Bâtiment. À son départ tout nostre bord fondit en larmes, & les Suisses mêmes en répandirent, tandis que le rivage de l’autre bord retentissoit des cris de joye continuels, qui faisoient redoubler les larmes de tous ceux qui estoient de nostre costé. Pendant ce temps, Messeigneurs les Princes qui avoient voulu accompagner Sa Majesté Catholique jusqu’à la Maison navale, ce qu’on les avoit empêchez de faire, estoient remontez dans leur carosse, accablez d’une douleur si vive, qu’elle augmenta celle des spectateurs. Ils ne voulurent point partir qu’aprés qu’ils eurent perdu la Maison navale de vuë, & que Mr de Noailles fust revenu. Mr le Duc de Beauvilliers ne les avoit point quittez, & estoit remonté en Carosse avec eux, pour ne les pas laisser en proye à leur douleur. Le Carosse reprit le chemin de Saint Jean de Luz.

Mr Noblet, Commis de Mr le Marquis de Torcy, ayant demeuré deux jours à Iron aprés le départ du Roy Catholique, a rapporté qu’il estoit non-seulement impossible d’exprimer les transports de joye qu’avoient fait paroistre les Espagnols en ce lieu-là, mais même de se l’imaginer.

Voicy la route que Messeigneurs les Princes doivent tenir aprés leur retour à Bayonne. Ils doivent aller

À Peyrourade.

À Ortez.

À Pau.

À Tarbes.

À Castelnaud-Mognoae,

À Lombez.

À Muret.

À Toulouse,

À Louragais.

À Castelnaudary.

À Carcassonne.

À Azille.

À Beziers.

À Mieze.

À Montpellier.

À Lunel.

À Nîmes.

À Arles.

À Salon.

À Aix.

À Saint-Maximin.

À Soliers.

À Toulon.

À Aubagnes.

À Marseille.

À Aix.

À Marignangne.

À Lambesq.

À Cavaillon.

À Avignon.

À Rocquemaure.

À Bagnols.

Au Pont Saint-Esprit.

À Montelimart.

À Lauriol.

À Valence.

À Romans.

À Saint Marcellin.

À Grenoble.

À Moras.

À Artas.

À Lyon.

À la Bresle.

À Tarare.

À Saint Sophorien.

À Roüanne.

À la Pacaudiere.

À Varennes.

À Moulins.

À Saint Pierre le Moustier.

À Nevers.

À la Charité.

À Cosne.

À Briare.

À Nogent du droit de Montargis.

À Nemours.

À Corbeil.

À Versailles.

J’espere vous envoyer un détail de tout ce qui se passera en ces lieux-là, aussi exact que celuy que je vous envoye de ce qui s’est passé depuis Versailles jusqu’à Saint Jean de Luz.

Quoy que ma Relation de Bordeaux soit fort ample, je ne puis m’empêcher d’ajouter ici à ce que je vous ay déja dit de Mr de la Tresne, Premier President, à qui je n’ay osé donner d’éloges à cause de sa modestie, que Mr le Comte d’Ayen, Ami particulier de ce celebre Magistrat, logea chez luy, avec Mr le Marquis de Nonant, & Mr le Marquis de Comminges, Frere de Madame la premiere Presidente. Il y a eu tous les jours matin & soir, cinq tables superbement servies. Mr le Maréchal de Noailles, & Mr le Duc de Beauvilliers, luy firent l’honneur d’y manger plusieurs fois, ainsi que ce qu’il y a eu de considerable parmi la Noblesse Françoise & Espagnole. Madame de la Tresne, joignit aux plaisirs de la bonne chere, ceux de la Comedie, des Concerts, & des Balets, & comme elle a esté élevée à la Cour, & qu’elle en connoist toutes les délicatesses, ces Festes furent reglées avec tout l’ordre & tout le bon goust possibles. Cette Dame fit les honneurs des Festes qui se donnérent chez elle, d’une maniére si aisée, & avec tant de joye, qu’elle la répandit dans toutes les tables, qui furent servies chez Mr le President. Monseigneur le Duc de Bourgogne, qui connoist son esprit, & qui l’honore de son estime, luy dit qu’il se plaisoit fort à Bordeaux, & qu’il n’en partiroit point tant qu’il feroit mauvais temps. Elle composa sur cela ces quatre Vers, dont Mr le Comte d’Ayen, a fait un Air que l’on n’a pas cessé de chanter.

Frimats, noirs Aquilons, venez à mon secours,
Opposez au Soleil un pouvoir que j’implore,
Ah, si vous arrestez les Princes que j’adore,
Plus sûrement que luy vous ferez nos beaux jours.

[Arrivée & Audience de Mr le Connestable de Castille, Ambassadeur Extraordinaire d’Espagne] §

Mercure galant, janvier 1701 [tome 1], p. 369-379.

Le 26. de ce mois Mr le Connestable de Castille, Ambassadeur Extraordinaire d’Espagne, arriva à cinq heures du soir. Mr le Marquis dos Rios Ambassadeur d’Espagne, estoit allé au devant de luy avec trois de ses carosses à six chevaux. Il le joignit au Bourg la Reine, où arriva ensuite Mr le Baron de Breteüil, accompagné de plusieurs Personnes de condition, & suivi de plusieurs carosses à six chevaux, & de personnes à cheval.

Il luy fit compliment de la part du Roy, sur son arrivée, & fut reçu à la porte de l’Hostellerie, où cette Excellence avoit dîné, & conduit au milieu d’une haye de Gentilshommes depuis la porte de la ruë jusques en haut, où Mr le Connestable l’attendoit. Lors qu’ils furent assis dans sa Chambre, Mr le Baron de Breteüil parla en ces termes :

L’occasion éclatante & jusqu’à present inoüie, qui fait venir Vostre Excellence ici engageant le Roy à luy donner une distinction extraordinaire, & à luy faire des honneurs qui ne sont point en usage à sa Cour pour aucun Ambassadeur. Sa Majesté m’a ordonné de venir jusqu’ici assurer Vostre Excellence de sa part de la joye qu’elle a de son arrivée. Vous sçaurez bien-tost, Monsieur, par sa bouche même infiniment mieux que je ne pourrois vous le dire, à quel point Sa Majesté porte l’estime qu’elle fait de la Nation Espagnole, & avec quels sentimens elle répond aux marques d’affection & de confiance que cette Nation, également vaillante & sage, luy donne chaque jour.

Pour moy, Monsieur, je m’estime bien heureux d’estre le premier de nôtre Cour à rendre mes devoirs à Vostre Excellence & à luy marquer l’estime & la consideration dont tout le monde y est prévenu pour elle, sur les témoignages que nous a rendus Mr l’Ambassadeur, pour les sentimens duquel nous avons autant de déference, que nous avons d’amitié pour sa Personne.

Mr le Connestable répondit avec toute la politesse & la délicatesse d’esprit possibles, & avec cet air qui convient à sa Nation & à sa Personne.

Monsieur, vous voudrez bien dire à Sa Majesté Tres-Chrestienne avec quelle veneration je reçois ses bontez, & de quel prix est pour moy l’honneur singulier qu’il daigne me faire. Il se plaist à paroistre grand & magnifique dans tout ce qu’il fait pour nous. Pour y répondre d’une maniere digne de luy je sens redoubler mon empressement pour m’aller jetter à ses pieds, & la luy bien exprimer ; le transport & la vanité des Espagnols d’avoir obtenu le bonheur de se voir Amis avec la France, par le lien le plus serré & le plus fort, esperant par là, & par les bontez magnanimes de Sa Majesté Tres-Chrestienne, que nous pouvons nous attendre aux progrés les plus heureux. Il m’est bien agreable, Monsieur, que ce soit vous qui me donniez de pareilles assurances. Vous me faites esperer que je recevray de tous ceux de la Nation des faveurs que je tâcheray de meriter. Je n’oublieray rien de mon costé pour y répondre, & pour m’en rendre digne.

On presenta ensuite à Mr le Baron de Breteüil le Chocolat à la maniére d’Espagne, avec quantité de bassins de toutes sortes de confitures seches, dont on donna avec profusion aux personnes de sa suite, ainsi qu’à plusieurs François qui s’étoient rendus au Bourg de la Reine, & le reste fut abandonné aux personnes moins distinguées qui voulurent en prendre. Le Chocolat fut accompagné de liqueurs. Mr le Baron de Breteüil ayant pris congé de Mr le Connestable fut reconduit de la maniere qu’il avoit esté reçu. Mr le Connestable monta ensuite dans le premier carosse de Mr l’Ambassadeur d’Espagne, & vint souper chez ce Ministre, qui le reçut avec les maniéres nobles & aisées qui luy ont acquis tant de réputation. Il luy donna un soupé aussi delicat que magnifique. Mr le Baron de Breteüil se trouva à ce souper, où il avoit esté invité. Voici les noms de ceux qui en estoient :

Mr le Comte de Salvatiera son Neveu, & Mr le Comte de Sirvela, Gentilhomme de la Chambre, son proche Parent, & de sa même Maison. Ils ont demeuré chez Mr l’Ambassadeur d’Espagne, & y ont esté regalez magnifiquement depuis le Mercredy jusqu’au Vendredy au soir. Mr le Connestable a encore avec luy Dom Miguel de Otazo, Lieutenant general de Cavalerie & Sergent general de Bataille, Dom Joseph Ponze de Leon, Capitaine de la Galere Capitane de l’Escadre de Sicile, & plusieurs autres personnes de condition, Chevaliers de l’Ordre de S. Jacques, & de celle de Calatrava, qui soupérent tous chez Mr l’Ambassadeur d’Espagne. Le Vendredy au soir Mr le Connestable alla loger dans la maison qu’on luy avoit preparée à la ruë S. Dominique au Fauxbourg S. Germain.

Le Samedi à six heures du matin, Mr l’Ambassadeur alla prendre Mr le Connestable avec ses carosses, pour le mener à Versailles. Il le presenta au Roy, aprés le lever de Sa Majesté, il fut conduit par Mr le Baron de Breteüil, Introducteur des Ambassadeurs. Le Roy par une grace singuliére permit à Mr le Conestable de faire entrer Mr le Comte de Haro son fils unique avec luy. Ce jeune Seigneur salua le Roy. Il n’a que treize ans, mais il a un esprit fort avancé & une grace & un air qui le distinguent autant par sa personne que par son nom.

Mr le Connestable alla ensuite saluer Monseigneur le Dauphin, Madame la Duchesse de Bourgogne, Monsieur, Madame, Monsieur le Duc & Madame la Duchesse de Chartres.

Ce Seigneur est de la Maison de Velasco, & le quatorziéme Connestable de sa Maison. Il est deux fois Grand de la premiere classe. Il s’appelle Dom Joseph Fernandez de Velasco & Tovar. Il est Connestable de Castille & de Leon, Duc de Frias, Comte de Haro & de Castelnovo, Gentilhomme de la Chambre du Roy, son Copero & son Camarera Mayor. Il est encore grand Veneur, Marquis de Verlanga & de Jodar, Seigneur des Villes de Osma & Arnedo, de Villalpando, de Pedraza de la Sierra, de Herrera, Villa Diego, de Salas de los Infantes, de Terezo, de Velorado, & Brivicica, de Medina, de Pomar, de Alcol, de S. Vincent de la Sonsierra, & des las cassas de los Siete Infantes de Lara. Toutes ces Villes & Citez ont de grandes appartenances, & la pluspart ont un grand nombre de Bourgs & de Villages qui en dépendent, & qui appartiennent également à Mr le Connestable.

La charge de Connestable est hereditaire dans sa Maison ; mais au defaut de masles, elle passe à l’exclusion des Filles, au plus proche parent de nom & d’armes. Mr le Connestable a toute l’élevation de sa Nation, & toute la politesse de la nostre. Tout le monde luy trouve toutes les qualitez personnelles que demandent son nom, son rang, & son employ.

Air nouveau §

Mercure galant, janvier 1701 [tome 1], p. 387-388.

Les paroles que vous allez lire sont de Mademoiselle Lheritier, & ont esté mises en Air par Mr de Colignon.

AIR NOUVEAU.

Ne me redites plus que Climene est charmante,
Mon cœur, vous avez pris un funeste poison
 Malgré le feu qui vous enchante
Je vais me dégager d’une dure prison,
Mais je me flate, helas ! d’une trompeuse attente
 Climene ingrate, indifferente,
Triomphera toûjours de toute ma raison.
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