Guillaume Apollinaire

1911

Le Bestiaire

Ou Cortège d’Orphée

Édition de Didier Alexandre
2014
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2014, license cc.
Source : Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée, Deplanche, Paris, 1911.
Ont participé à cette édition électronique : Vincent Jolivet (édition TEI) et Eric Thiébaud (édition TEI).

Notice §

Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée est le premier recueil de poèmes publié par Guillaume Apollinaire, en 1911, à Paris, chez Deplanche, éditeur d’Art. Le tirage, à cent vingt exemplaires, signe de la part de ce jeune poète alors connu des seuls milieux littéraires symbolistes et modernistes une double exigence, de rareté et de perfection poétique.

Comme tout recueil poétique, Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée a son histoire. Dès l’origine, les poèmes sont indissociables d’un dessin qui les accompagne : le recueil doit être un recueil collaboratif qui réunit poète et peintre. Quant au texte, il a son histoire, faite de lectures qui donnent forme et consistance au projet.

Apollinaire envisagera, en 1914, de réunir ses « idéogrammes lyriques » en un recueil intitulé Et moi aussi je suis peintre. Le projet échouera en raison de la Première Guerre mondiale. Dans Le Bestiaire, il fait un autre choix, celui d’une complémentarité de la lettre et de la ligne. Il est, depuis 1905, l’ami des peintres qui renouvellent radicalement la peinture, Derain, Picasso, Braque, Juan Gris. C’est précisément dans l’atelier de Picasso, au Bateau-lavoir, qu’il faut rechercher l’origine de ce recueil. Apollinaire a songé, très tôt, à associer le texte et l’image, et donc à confronter sur une même page deux systèmes sémiotiques différents, voire hétérogènes. Picasso avait entrepris des « gravures d’animaux » qui auraient inspiré à Apollinaire son projet de Bestiaire I. L’illustration aurait été composée de dessins réalisés d’un seul trait et gravées sur bois : mais Picasso n’illustra pas le recueil. Apollinaire se tourna vers Dufy, non sans avoir songé illustrer lui-même ses poèmes de dessins au trait et représenter les animaux dans un « graphisme simple parfois marqué d’une note d’humour »II La correspondance échangée entre le poète et le peintre confirme combien le graveur a été attentif au texte et aux recommandations du poète. Il revient à chaque lecteur de lire avec ses propres yeux ce qui converge et diverge du poème à l’illustration. Il est évident que le narratif, les jeux sur le langage, les calembours (souris et souris, vaisseau et vaisseau, jeter l’ancre/l’encre etc.), les allusions érotiques (connin), les comparaisons (« Mon pauvre cœur est un hibou »), les allusions à la vie personnelle d’Apollinaire (à Marie Laurencin, par exemple) ne peut être transféré dans l’illustration. IIILes gravures de Dufy n’en sont pas moins fidèles à l’esprit qui domine le recueil. Les formes très géométriques et très sculpturales qu’il donne aux corps et au décor et le refus de toute proportion perspectiviste, dans ses illustrations, rappellent qu’il fut sensible à l’influence de Cézanne, un des pères du cubisme géométrique. Les formes gravées par Dufy ne sont pas figuratives : elles rappellent plutôt des langages plastiques archaïques et primitifs, observés et étudiés les peintres contemporains et par Apollinaire lui-même. IVLa convergence est donc évidente, entre un langage pictural moderne et une écriture poétique moderne : le retour à une forme de primitivité, y compris dans ce qu’elle a de populaire, permet en toute liberté une création poétique originale et innovante. A bien des égards, Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée est une expérimentation poétique.

 

Une lente maturation a conduit à l’état ultime des textes poétiques publiés en 1911. Apollinaire publie le 15 juin 1908 dans La Phalange, le n°24, La Marchande des quatre saisons ou le bestiaire mondain, qui réunit dix-huit poèmes. Orphée est absent du recueil à ce stade : La Marchande (ce quatrain sera intitulé Orphée dans l’état final), la Tortue, le Cheval, la Chèvre du Thibet, le Chat, le Lion, le Lièvre, le Lapin, le Dromadaire, La Marchande (ce sizain sera intitulé Orphée), la Chenille, la Mouche, la Puce, la Marchande (ce sizain sera intitulé Orphée), le Paon, le Hibou, Ibis, le Bœuf. Apollinaire opère deux changements significatifs lorsqu’il passe du Bestiaire mondain au Bestaire, et de la marchande à Orphée. En introduisant les animaux aquatiques, Apollinaire complète sa création des animaux de l’eau, qui côtoient les bêtes des airs et de la terre, de la plus humble, la puce, à la plus sublime, le Bœuf , figure du chérubin. En substituant à la figure populaire de la marchande des quatre-saisons, la voix de la rue, la figure mythique d’Orphée, la voix lyrique par excellence, Apollinaire anoblit son recueil, puisque, dans chaque poème intitulé Orphée, dans la lignée de la tradition orphique, le chantre interpelle le lecteur et se fait le montreur et le maître des règnes, des éléments, des animaux – voire le juge d’une époque qui enferme les lions dans des cages et les défait de leur royauté (le Lion, p. 000). D’une scène de rue où la marchande crie ses animaux, le lecteur passe à une scène poétique où le poète-Orphée dit et montre le monde animal. Apollinaire n’abandonne pas la scène de la rue : il transporte son poète-Orphée dans la rue, se souvenant peut-être qu’au XVIIème siècle un « cri de Paris », appelé « le Savoyard », chantait au Pont-Neuf cet air : « Je suis l’Orphée du Pont-Neuf/ Voici les bestes que j’attire/ Vous y voyez l’âne et le bœuf/ Et la nymphe avec le satyre. »V A la suite des symbolistes et de Mallarmé, Apollinaire installe Orphée dans la rue et le lyrisme dans le familier.

La simplicité et la naïveté apparentes du recueil recouvrent une réelle érudition, un trait constant de la création poétique d’Apollinaire. Dans le Bestiaire mondain publié en revue, le texte est accompagné de quatre notes érudites, qu’il reprend et complète dans le Bestiaire ou Cortège d’Orphée. Il retient de ses lectures des détails, curieux, déroutants et énigmatiques pour le lecteur (par exemple dans la Mouche, « les mouches ganiques »). Mais l’érudition influence aussi l’esprit et la lettre du recueil : Apollinaire a pu trouver dans ses lectures la forme du quatrain d’octosyllabes, une écriture du détail qui permet de faire de la bête une allégorie morale de l’humain, un genre complexe où se croisent les traditions mythiques et religieuses et les traditions populaires. Marie-Jeanne Dury, Marc Poupon, Claude Debon, Anne Hyde-Greet, Etienne-Alain Hubert ont révélé à quelles sources Apollinaire a puisé son inspiration : le « Compost et Kakendrier des bergiers, édité en 1493 à Paris par Guy Marchant », VI Le Monde enchanté de Ferdinand Denis où il a trouvé l’histoire de Don Pedro évoquée dans le Dromadaire, et le Bestiaire divin de Guillaume de Normandie VII, les bestiaires du Moyen-Âge, tous conçus à partir du Physiologus, ouvrage latin qui recueillait des allégories VIII, des commentaires d’Artus Thomas d’Embry à la Vie d’Apollonius thyanéen et le Pimandre ou le Poimandrès, qui noue le néoplatonisme et le christianisme pour faire de l’Hermès Trismégiste, très mythique, évoqué dans Orphée, un annonciateur, païen, de la Bonne nouvelle du Christ IX. A cette érudition qui entremêle les mythologies païennes et chrétiennes aux souvenirs littéraires de la carte du Tendre, Apollinaire, bien iconoclaste, juxtapose la référence à la tradition populaire de la voix de la rue : il a lu Les Cris de Londres au XVIIIe siècle, illustré de 62 gravures avec épigrammes en vers traduites par Mlle X…, préface, notes et bibliographie des principaux ouvrages sur les Cris de Paris, où chaque cri est accompagné d’un dessin et d’une épigramme, et les Cris de Paris de Victor Fournel X .

 

André Breton a jugé sévèrement ce recueil : il voit en lui un « divertissement » XI. On peut en douter. Le recueil, au contraire, est remarquablement construit. La référence au Pimandre n’est pas simple anecdote érudite : en nous invitant à admirer « le pouvoir insigne/ Et la noblesse de la ligne » qui est « la voix de la lumière », Apollinaire noue chacun des poèmes et son illustration en un même ensemble qu’il soumet à une philosophie idéaliste et mystique. C’est bien l’acte créateur de l’artiste, poète et peintre, qui est montré dans le recueil. C’est aussi la divinité de l’artiste, poète et peintre, qui est affirmée, puisque, dans le Pimandre, la lumière, d’essence divine, divinise l’esprit et la pensée de l’homme. Le recueil répond ainsi parfaitement aux méditations esthétiques que réalise Apollinaire à cette époque. Il faut mettre l’accent sur deux points : la mise en ordre du chaos du monde part l’art et la figuration. A partir de 1908 et de la Préface au catalogue de la 3e exposition du cercle de l’art moderne à l’hôtel de Ville du Havre, « Les trois Vertus plastiques »XII, la flamme et la lumière, « symbole(s) de la peinture », sont au principe de « trois vertus plastiques » : « pureté », « unité », « vérité sublime » (p. 000). Dans Le Bestiaire, à l’ouverture du recueil (Orphée), la « ligne » qui enserre les formes devient la manifestation de ce feu, qui donne à chaque poème sa valeur dé vérité et son unité. De même que « chaque flammèche est semblable est semblable à la flamme unique » (p. 000), de même chaque poème est semblable au principe de la « ligne » qui le fonde. Le Bestiaire n’en est pas moins singulier. Alors que dans Alcools, en particulier dans le Brasier et les Fiançailles, Apollinaire fait le choix d’une composition fragmentaire et discontinue, dans le Bestiaire, il opte pour une écriture répétitive et sérielle, autrement apte à accueillir en ses retours la diversité des circonstances de la poésie. Cette répétition de mêmes formes –le quatrain, le quintil, le sizain- et de mêmes vers –l’octosyllabe, l’alexandrin-, est puissamment intégrante. Chaque lecteur note la multiplicité des thématiques du recueil : confidences douces-amères et mélancoliques d’Apollinaire (La Chèvre du Thibet, la Colombe), aspiration à une vie réglée (Le Chat), réflexions sur l’écriture poétique dans tous ses états, de la création à sa réception (La Sauterelle), considérations sur la condition du poète (La Chenille), déploration élégiaque sur le temps et la mort, peur de la femme et de l’amour. Cet éclatement, qui risque de rompre l’unité du recueil, est contenu par la forme : l’artiste met en ordre le chaos de sa propre existence et du monde. C’est cette conquête d’un ordre qu’Apollinaire que le poète salue dans l’œuvre de Matisse, en 1907, dans un article écrit pour La Phalange. Cet art poétique vaut pour le Bestiaire « Henri Matisse échafaude ses conceptions, il construit ses tableaux au moyen de couleurs et de lignes jusqu’à donner de la vie à ses combinaisons, jusqu’à ce qu’elles soient logiques et forment une composition fermée dont on ne pourrait enlever ni une couleur ni une ligne sans réduire l’ensemble à la rencontre hasardeuse de quelques lignes et de quelques couleurs. / ordonner un chaos, voilà la création. Et si le but de l’artiste est de créer, il faut un ordre dont l’instinct sera la mesure. » (p. 000) Le choix de l’allégorie, exceptionnel dans l’œuvre d’Apollinaire, prend aussi son sens en regard de cette poétique de la ligne et de la lumière. On observe que rarement la bête est le sujet actif du poème. Elle ne fait pas l’objet d’une description minutieuse : Apollinaire n’est ni le Jules renard des Histoires d’animaux ni le Claudel exégète du Porc dans Connaissance de l’Est, ni le Ponge du Parti pris des choses. Son éthique poétique s’appuie constamment sur un détail propre à l’animal, l’encre du poulpe, la tête de la méduse, le jeu des dauphins, la succion du sang par les puces, voire sur un point propre à une légende ou un mythe, la sauterelle dont saint Jean faisait sa nourriture, la figuration de l’esprit saint sous al forme d’une colombe. L’humain est proche de l’animal, qui lui-même est constamment tiré vers l’humain. Si la bête est humaine, l’homme est bestial. Autant dire que l’homme n’est plus la mesure des règnes : l’homme est puce, hibou, colombe ou méduse, eux-mêmes indissociables des grands mythes qui les ont humanisés. On trouvera, dans les méditations esthétiques contemporaines du poète, des déclarations qui éclairent cet usage pour le moins neuf de l’allégorie. Apollinaire, dans « La Peinture nouvelle. Notes d’art. », publié dans Les Soirées de Paris en avril 1912 XIII, définit la représentation propre aux peintres modernes. Alors que « l’art grec avait de la beauté une conception purement humaine », l’art nouveau défigure l’humain, comme le montre la citation que fait le poète du Crépuscule des idoles de Nietzsche : « Nietzsche avait deviné la possibilité d’un tel art : « Ô Dionysos divin, pourquoi me tires-tu les oreilles ? demande Ariane à son philosophique amant dans un de ces célèbres dialogues sur l’Île de Naxos. – Je trouve quelque chose d’agréable, de plaisant à tes oreilles, Ariane : pourquoi ne sont-elles pas plus longues encore ? » » (p. 000) Selon Apollinaire, la contemplation des « sculptures égyptiennes, nègres et océaniennes » a dicté cette défiguration de l’humain. La bête, ou plutôt les bêtes qui habitent les différents éléments, offrent ainsi à l’homme une « nouvelle mesure de perfection » (p. 000), perfection morale, certes, perfection poétique et perfection esthétique, assurément.

Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée est, on l’aura compris, à sa parution un livre d’art et d’artistes, au sens plein du terme. Il faut rendre à la page son format d’origine pour mesurer la surprise que l’image et le texte ont fait naître et doivent faire naître chez le lecteur : imprimé sur des presses à bras, le livre est un grand in-4° de 33 centimètres x 25 centimètres où la lettre et le trait, les mots et les formes, se répondent en un fascinant jeu de miroir. On le sait, les illustrations d’un peintre valorisent un recueil de poèmes, quel qu’il soit. Mallarmé avait ouvert la voie, Apollinaire s’y engage non moins résolument : la référence au maître de la rue de Rome n’est pas vaine pour qui veut comprendre le Bestiaire. Apollinaire voulait, d’ailleurs, émerveiller son lecteur : il souhaita que cette marque pour l’éditeur fut imprimée sur le livre : un traversé par une licorne avec cette devise : « J’émerveille. » XIV Objet d’art conçu pour quelques happy few, le recueil fut l’objet d’une réception discrète dans la presse. L’éditeur ne vendit que 50 des 120 exemplaires tirés, le reste fut soldé. Peu étudié, mal aimé des connaisseurs d’Apollinaire, le Bestiaire ou Cortège d’Orphée a eu une réception très contrastée, peut-être due à ses ambiguïtés archaïsantes et modernistes, aux illustrations de Dufy. Philippe Soupault ne voit en lui, lors de la réédition par les éditions de la Sirène en 1919, un « divertissement du poète ». Au même moment, Francis Poulenc met en musique six des poèmes du recueil, réalisant une autre alliance des arts, de poésie et de la musique.

Le Bestiaire
ou Cortège d’OrphéeXV §

Les poèmes du Bestiaire sont illustrés des bois de Raoul Dufy.

Droits de reproduction réservés S.P.A.D.M. Paris.

À Élémir BourgesXVI

OrphéeXVII §

Admirez le pouvoir insigne
Et la noblesse de la ligne :
Elle est la voix que la lumière fit entendre
Et dont parle Hermès Trismégiste en son Pimandre.XVIII

La TortueXIX §

Du Thrace magique, Ô délire  !XX
Mes doigts sûrs font sonner la lyre.
Les animaux passent aux sons
De ma tortue, de mes chansons.

Le ChevalXXI §

Mes durs rêves formels sauront te chevaucher,
Mon destin au char d’or sera ton beau cocher
Qui pour rênes tiendra tendus à frénésie,
Mes vers, les parangons de toute poésie.XXII

La Chèvre du ThibetXXIII §

Les poils de cette chèvre et même
Ceux d’or pour qui prit tant de peine
Jason, ne valent rien au prixXXIV
Des cheveux dont je suis épris.XXV

Le Serpent §

Tu t’acharnes sur la beauté.
Et quelles femmes ont été
Victimes de ta cruauté  !
Ève, Eurydice, Cléopâtre ;XXVI
J’en connais encor trois ou quatre.

Le ChatXXVII §

Je souhaite dans ma maison :
Une femme ayant sa raison,
Un chat passant parmi les livres,
Des amis en toute saison
Sans lesquels je ne peux pas vivre.

Le LionXXVIII §

Ô lion, malheureuse image
Des rois chus lamentablement,
Tu ne nais maintenant qu’en cage
À Hambourg, chez les Allemands.XXIX

Le LièvreXXX §

Ne sois pas lascif et peureux
Comme le lièvre et l’amoureux.
Mais que toujours ton cerveau soit
La hase pleine qui conçoit.XXXI

Le LapinXXXII §

Je connais un autre conninXXXIII
Que tout vivant je voudrais prendre.
Sa garenne est parmi le thym
Des vallons du pays de Tendre.XXXIV

Le DromadaireXXXV §

Avec ses quatre dromadaires
Don Pedro d’AlfaroubeiraXXXVI
Courut le monde et l’admira.
Il fit ce que je voudrais faire
Si j’avais quatre dromadaires.

La Souris §

Belles journées, souris du temps,
Vous rongez peu à peu ma vie.
Dieu  ! Je vais avoir vingt-huit ans,
Et mal vécus, à mon envie.

L’Éléphant §

Comme un éléphant son ivoire,
J’ai en bouche un bien précieux.
Pourpre mort !… J’achète ma gloire
Au prix des mots mélodieux.

OrphéeXXXVII §

Regardez cette troupe infecte
Aux mille pattes, aux cent yeux :
Rotifères, cirons, insectesXXXVIII
Et microbes plus merveilleux
Que les sept merveilles du monde
Et le palais de Rosemonde !XXXIX

La ChenilleXL §

Le travail mène à la richesse.
Pauvres poètes, travaillons !XLI
La chenille en peinant sans cesse
Devient le riche papillon.

La MoucheXLII §

Nos mouches savent des chansons
Que leur apprirent en Norvège
Les mouches ganiques qui sont
Les divinités de la neige.XLIII

La PuceXLIV §

Puces, amis, amantes même,
Qu’ils sont cruels ceux qui nous aiment !
Tout notre sang coule pour eux.
Les bien-aimés sont malheureux.

La Sauterelle §

Voici la fine sauterelle,
La nourriture de saint Jean.XLV
Puissent mes vers être comme elle,
Le régal des meilleures gens.

OrphéeXLVI §

Que ton cœur soit l’appât et le ciel, la piscine  !
Car, pécheur, quel poisson d’eau douce ou bien marine
Égale-t-il, et par la forme et la saveur,
Ce beau poisson divin qu’est JÉSUS, Mon Sauveur ?XLVII

Le Dauphin §

Dauphins, vous jouez dans la mer,
Mais le flot est toujours amer.
Parfois, ma joie éclate-t-elle ?
La vie est encore cruelle.

Le Poulpe §

Jetant son encre vers les cieux,
Suçant le sang de ce qu’il aime
Et le trouvant délicieux,
Ce monstre inhumain, c’est moi-même.

La Méduse §

Méduses, malheureuses têtes
Aux chevelures violettes
Vous vous plaisez dans les tempêtes,
Et je m’y plais comme vous faites.

L’Écrevisse §

Incertitude, ô mes délices
Vous et moi nous nous en allons
Comme s’en vont les écrevisses,
À reculons, à reculons.XLVIII

La Carpe §

Dans vos viviers, dans vos étangs,
Carpes, que vous vivez longtemps !
Est-ce que la mort vous oublie,
Poissons de la mélancolie.

Orphée §

La femelle de l’alcyon,
L’Amour, les volantes Sirènes,XLIX
Savent de mortelles chansons
Dangereuses et inhumaines.
N’oyez pas ces oiseaux maudits,
Mais les Anges du paradis.

Les Sirènes §

Saché-je d’où provient, Sirènes, votre ennui
Quand vous vous lamentez, au large, dans la nuit ?
Mer, je suis comme toi, plein de voix machinées
Et mes vaisseaux chantants se nomment les années.L

La Colombe §

Colombe, l’amour et l’esprit
Qui engendrâtes Jésus-Christ,LI
Comme vous j’aime une Marie.
Qu’avec elle je me marie.LII

Le PaonLIII §

En faisant la roue, cet oiseau,
Dont le pennage traîne à terre,
Apparaît encore plus beau,
Mais se découvre le derrière.

Le HibouLIV §

Mon pauvre cœur est un hibou
Qu’on cloue, qu’on décloue, qu’on recloue.LV
De sang, d’ardeur, il est à bout.
Tous ceux qui m’aiment, je les loue.

IbisLVI §

Oui, j’irai dans l’ombre terreuse
Ô mort certaine, ainsi soit-il  !LVII
Latin mortel, parole affreuse,
Ibis, oiseau des bords du Nil.LVIII

Le BœufLIX §

Ce chérubin dit la louange
Du paradis, où, près des anges,
Nous revivrons, mes chers amis,
Quand le bon Dieu l’aura permis.

Notes §

Admirez le pouvoir insigne
Et la noblesse de la ligne.

Il loue la ligne qui a formé les images, magnifiques ornements de ce divertissement poétique.

 

Elle est la voix que la lumière fit entendre
Et dont parle Hermès Trismégiste en son Pimandre.

« Bientôt, lit-on dans le « Pimandre », descendirent des ténèbres… et il en sortit un cri inarticulé qui semblait la voix de la lumière. » LX

Cette « voix de la lumière », n’est-ce pas le dessin, c’est-à-dire la ligne  ? Et quand la lumière s’exprime pleinement tout se colore. La peinture est proprement un langage lumineux. LXI

 

Du Thrace magique.

Orphée était natif de la Thrace. Ce sublime poète jouait d’une lyre que Mercure lui avait donnée. Elle était composée d’une carapace de tortue, de cuir collé à l’entour, de deux branches, d’un chevalet et de cordes faites avec des boyaux de brebis. Mercure donna également de ces lyres à Apollon et à Amphion. Quand Orphée jouait en chantant, les animaux sauvages eux-mêmes venaient écouter son cantique. Orphée inventa toutes les sciences, tous les arts. Fondé dans la magie, il connut l’avenir et prédit chrétiennement l’avènement du SAUVEUR.

Mes durs rêves formels sauront te chevaucher,
Mon destin au char d’or sera ton beau cocher.

 

Le premier qui monta Pégase fut Bellérophon quand il alla attaquer la Chimère. Il existe aujourd’hui bien des chimères, et avant de combattre l’une d’elles, la plus ennemie de la poésie, il convient de brider Pégase et même de l’atteler. On sait bien ce que je veux dire.

La hase pleine qui conçoit.

Chez la femelle du lièvre la superfétationLXII est possible.

Avec ses quatre dromadaires,
Don Pedro d’Alfaroubeira
Courut le monde et l’admira.

 

La célèbre relation de voyage intitulée : « Historia del Infante D. Pedro de Portugal, en la que se refiere lo que le sucedio en le viaje que bizo cuando anduvo las siete partes del mundo, compuesto por Gomez de Santistevan, uno de los doce que Ilevo en su compania el infante », rapporte que l’Infant du Portugal, don Pedro d’Alfaroubeira, se mit en route avec douze compagnons pour visiter les sept parties du monde. Ces voyageurs étaient montés sur quatre dromadaires, et après avoir passé en Espagne, ils allèrent en Norvège et, de là, à Babylone et en Terre-Sainte. Le prince portugais visita encore les États du prêtre Jean et revint dans son pays au bout de trois ans et quatre mois.

Et le palais de Rosemonde.

Voici, touchant ce palais, témoignage de l’amour que le roi d’Angleterre éprouvait pour sa maîtresse, ce couplet d’une complainte dont je ne connais point l’Auteur.

Pour mettre Rosemonde à l’abri de la haine

Que lui portait la reine,

Le roi fit construire un palais

Tel qu’on n’en vit jamais.

 

Les mouches ganiques qui sont
Les divinités de la neige.

 

Toutes n’apparaissent pas sous la forme de flocons, mais beaucoup ont été apprivoisées par les sorciers finnois ou lapons et elles leur obéissent. Les magiciens se les transmettent de père en fils et les gardent enfermées dans une botte ou elles se tiennent invisibles, prêtes à s’envoler en essaim pour tourmenter les voleurs, tout en chantant les paroles magiques, ainsi qu’elles-mêmes immortelles.

Voici la fine sauterelle,
La nourriture de saint Jean.

 

« Et erat Joannes vestitus pilis cameli, et zona pellicea, circa lumbos ejus, et locustas, et mel silvestre edebat. » S. Marc. 1, 6.

La femelle de l’alcyon,
L’Amour, les volantes Sirènes
Savent de mortelles chansons
Dangereuses et inhumaines.

 

Les navigateurs, entendant chanter la femelle de l’alcyon, s’apprêtaient à mourir, sauf toutefois vers la mi-décembre, où ces oiseaux font leurs nids, et l’on pensait qu’alors la mer était calme. Quant à l’Amour et quant aux Sirènes, ces oiseaux merveilleux chantent si harmonieusement que la vie même de celui qui les écoute n’est pas un prix trop élevé pour payer une telle musique.

Ce chérubin.

On distingue parmi les hiérarchies célestes, vouées au service et à la gloire de la divinité, des êtres aux formes inconnues et de la plus surprenante beauté. Les chérubins sont des bœufs ailés, mais aucunement monstrueux.

Quand le bon Dieu l’aura permis.

Ceux qui s’exercent à la poésie ne recherchent et n’aiment rien autre que la perfection qui est Dieu lui-même. Et cette divine bonté, cette suprême perfection abandonneraient ceux dont la vie n’a eu pour but que de les découvrir et de les glorifier  ? Cela paraît impossible, et, à mon sens, les poètes ont le droit d’espérer après leur mort le bonheur perdurable que procure l’entière connaissance de Dieu, c’est-à-dire de la sublime beauté. LXIII