Les œuvres et les hommes : XX. De l’histoire
Innocent III et ses contemporains1 §
I §
Hurter. Innocent III et ses contemporains. Traduction de Saint-Chéron [I].
Cette traduction est d’une date déjà ancienne. Elle fut publiée en 1833. À partir de cette époque, Hurter a eu le loisir d’achever une Histoire de la Papauté au Moyen Âge très favorable au catholicisme et que Saint-Chéron se mit aussitôt en devoir, ou, pour mieux parler, en dévotion de traduire. Ce n’a pas été tout. Conséquent dans sa vie aux opinions et aux sentiments de ses ouvrages, le président du consistoire de Schaffouse s’est fait depuis catholique. La conscience a été entraînée par le côté où l’esprit penchait depuis si longtemps. Il n’y a rien là qui doive surprendre, mais les circonstances ont paru, en France, meilleures que jamais pour continuer le bruit qu’on a fait de ces livres, ainsi suivis d’une conversion. L’espèce d’insurrection épiscopale qui venait d’y lever la tête à propos de l’Enseignement trouvait sa raison d’être dans l’idée d’une réaction à laquelle on travaille en la proclamant bien haut, et la conversion de Hurter, comme l’Histoire de la Papauté, comme la Vie d’Innocent III2, a été donnée comme une preuve de plus en faveur de ce retour vers les idées du Moyen Âge, vers ce catholicisme ultramontain accepté enfin, et après expérience, par la raison et la science du xixe siècle.
Car telle était la prétention. Pas moins considérable que cela. Il fallait prouver que le xixe siècle était revenu, ou allait revenir, non de lassitude, non d’impuissance et de désespoir, mais en vertu de sa force et de son progrès, en vertu de ce qu’il y a de plus éclairé et de plus réfléchi, au catholicisme tel qu’il existait au temps d’Innocent III par exemple. Nous ne rêvons pas. Nous n’exagérons pas. Voici les paroles que nous trouvons dans l’introduction dont Saint-Chéron a fait précéder sa traduction de l’Histoire d’Innocent III : « Recevons le beau tableau historique de Hurter comme un témoignage du bien immense qu’un souverain pontife a pu accomplir dans un siècle reculé, mais encore du bien que l’institution, reconnue comme nécessaire aux intérêts les plus élevés du genre humain, pourra faire dans les siècles à venir où il se rencontrera un Grégoire, un Innocent, au milieu des hommes ramenés par une pénible et douloureuse expérience, aux vrais principes sociaux. »
Comme on le voit, s’il n’est guère possible d’être plus lourd, il n’est guère possible d’être plus clair. Nous pensions en avoir fini avec l’institution papale au Moyen Âge ; c’était une erreur. Les vrais principes sociaux, c’est le catholicisme de Grégoire VII qui les donne. Et ce n’est pas Saint-Chéron qui le dit tout seul. Le traducteur Saint-Chéron, ancien rédacteur de l’Univers religieux, n’exprime pas d’idée qui lui soit propre. Il a toujours été l’écho d’un parti ou de quelqu’un. C’est un homme en traduction perpétuelle, plus ou moins exacte, il est vrai. Grâce aux efforts d’un parti qui se croit l’Église militante, l’idée qu’exprime Saint-Chéron a pris consistance dans beaucoup d’esprits. Elle a gagné des intelligences dignes de la vérité et qu’elle fausse. Nous, les enfants du xviiie siècle, généreux au nom de la gloire de nos pères, nous avons trop longtemps laissé passer cette idée avec le sourire de la tolérance. Qu’est-il arrivé ? C’est qu’elle a dernièrement donné l’audace du désordre à ceux qui l’estiment vraie. Il faut donc montrer qu’elle ne l’est pas.
Prenons-la d’abord comme on la donne. On n’ose pas la discuter philosophiquement, et l’on fait bien. Pour cela besoin serait d’une tête de premier ordre ; car où la vérité n’est pas les ressources de l’esprit doivent être immenses ; et il n’y a point de ces têtes-là dans le parti ultramontain, parmi ces hommes passionnés qui sont comme la mauvaise monnaie de l’esprit et des opinions de Joseph de Maistre. D’ailleurs, pourquoi discuter une telle idée ? Il s’agit, pour ceux à qui elle est chère, bien plus de politique que de philosophie, d’influence que de vérité. Il vaut mieux l’admettre comme un fait acquis à l’histoire contemporaine ; il vaut mieux dire, avec la hauteur d’une conclusion sans réplique : C’est une chose maintenant certaine : l’Europe, dégoûtée de tous les systèmes, lasse de toutes les expériences, tend par ses penseurs, par ses meilleurs esprits, vers l’unité catholique, et cette tendance, nous nous chargeons de la montrer dans les ouvrages les plus marquants. Quelquefois, il est vrai, on l’y suppose, comme fit Saint-Chéron dans sa traduction du livre très politique et très peu catholique de Ranke, qui clama, mais assez vainement, car ceux qui lisent la supposition ne liront peut-être pas la réclamation, et, par un côté du moins, le coup est porté à cette opinion publique qui voit juste, mais à la longue, et qu’il faut d’autant plus se hâter de tromper qu’il est bien sûr qu’un jour ou l’autre elle reviendra de son erreur.
Quant aux preuves à l’appui de l’opinion triomphante qu’ils proclament, c’est presque uniquement en Allemagne que les hommes du parti ultramontain vont les chercher, quoiqu’elles n’y soient pas plus qu’ailleurs. Et, en effet, si participante que soit l’Allemagne au mouvement de civilisation qui emporte le monde moderne, il y a pourtant dans ce pays des faits singuliers sur la nature desquels on peut se méprendre quand on ne les regarde pas avec une froide attention. De tels faits sont curieux. Ainsi, il y a des livres, d’abord, très évidemment écrits avec des préoccupations catholiques. Pourquoi Saint-Chéron, intéressé à des citations nombreuses, n’a-t-il donc cité que les ouvrages du docteur Hook et du professeur Voigt ? De plus, il y a, ou mieux peut-être il y avait une école, l’école de Munich, dont le chef était le fameux Goerres, et qu’à une certaine époque on a si fort glorifié dans le parti de Saint-Chéron. Enfin, on peut compter encore les sympathies personnelles d’un Roi très éclairé, le Roi de Prusse, qui aime le catholicisme en artiste, et qui pourrait s’en servir en homme d’état, et aussi la bonne volonté de Schelling, le plus grand nom de l’Allemagne actuelle, l’homme le plus puissant sur l’opinion de son pays. Voilà, en somme, ce que Saint-Chéron n’a pas dit et ce que nous disons pour lui, tant nous craignons peu de faire la charité d’un fait à une thèse erronée, de grossir un faisceau si facile à rompre et à disperser ! Oui ! l’Allemagne a tout cela, et tout cela, vu à distance et frappé d’un jour ménagé à dessein, autorise, ce semble, pour les vues faibles, bien des illusions favorables aux prétentions ultramontaines. En ce qui touche au reste de l’Europe, on n’en parle pas, parce qu’il faut s’en faire, parce que, partout ailleurs qu’en Allemagne, ces prétentions rencontreraient un démenti trop cruellement éclatant pour qu’on osât seulement les y exposer.
Et, maintenant, pourquoi cette différence, au moins apparente, entre l’Allemagne et les autres pays de l’Europe, entre la nation la plus forte par l’éducation et les lumières et les nations les moins avancées ? Pourquoi cette espèce d’appui donné à des ambitions intolérables pour qui comprend le mouvement nécessaire de la société ? Pourquoi ce nom imposant de l’Allemagne protestante invoqué bruyamment par des catholiques arriérés ? En un mot, pourquoi cet emprunt forcé à l’immense crédit intellectuel de l’Allemagne ? Telle est la question.
Question facile ! Une bonne étude d’histoire devrait la résoudre. Une analyse exacte des faits qu’on ne prend pas, mais qu’on donne pour des arguments, montrerait combien on en exagère la portée. Pour peu qu’on eût le sens de voir et le courage de sa raison, qui fait conclure d’après ce que l’on a vu, quelque blessure que ce doive être pour ses convictions ou ses espérances, on conviendrait qu’on n’a pas le droit d’apporter, comme preuve de la vérité reconnue d’une doctrine, des circonstances sans gravité, accidentelles, éphémères, et qui n’ont avec cette doctrine aucun rapport de cause à effet.
Ainsi, par exemple, de ce que certains esprits distingués dans la littérature ou dans la science ont, comme Hurter, malgré leur origine et leur éducation protestante, manifesté une admiration sincère pour l’organisation catholique telle que le Moyen Âge l’a conçue et réalisée, est-ce un motif légitime d’induire qu’il y a une tendance très animée vers le catholicisme dans la patrie de ces esprits, et que cette tendance mène droit à une révolution ? De ce que, justes envers le passé, quand ils n’en sont pas enthousiastes, mais l’étudiant avec trop de persévérance et d’efforts pour ne pas finir par l’aimer, — car il est de la nature de l’homme de mettre son amour où il a mis sa peine, — des écrivains se prennent d’une haute bienveillance ou d’un sentiment plus respectueux encore pour quelques grands caractères de l’Église romaine, est-ce une raison suffisante pour déclarer que les écrivains en question ne trouvent d’absolument vrai que les idées au nom desquelles ces grands caractères ont agi ? Et l’eussent-ils déclaré eux-mêmes avec une netteté souveraine, serait-ce encore une raison, parce qu’ils seraient devenus catholiques du xiie siècle en étudiant le catholicisme dans ses hommes et dans ses institutions, pour déduire d’une préoccupation individuelle, engendrée par l’étude, quelque chose qui pût ressembler à une tendance générale ou à une direction supérieure de l’opinion vers le but qu’il convient le mieux de lui donner ?
Et cependant telle est la violence qu’on fait au sens commun et à la logique avec de pareilles déductions. Mais le mal ne s’arrête point-là, et l’on sait encore plus mal qu’on ne raisonne. Prendre l’opinion de Hurter pour autre chose que pour l’opinion de Hurter, c’est méconnaître profondément l’état des esprits en Allemagne. Nominalement, officiellement catholique au midi, comme elle est protestante au nord, l’Allemagne est bien plus disposée à sortir des liens brisés du Moyen Âge qu’à y rentrer par les croyances. Cet intelligent pays est trop mûr d’idées et trop jeune d’actes pour n’avoir pas les besoins, les passions et les volontés des peuples qui croient à un avenir prochain. Son passé ne lui suffit pas. Elle y trouve les traités de Vienne, mais ce n’est là qu’un accident dans son histoire, une revanche de guerre de peu de gloire pour elle, parce qu’ils ont été sans justice. Plus haut, elle rencontre mieux : c’est la Réforme. Mais quelque souvenir que la patrie de Luther ait gardé de son xve siècle, elle se sent appelée à jouer un rôle nouveau dans le nouveau monde enfanté par la Révolution française. Elle veut une place parmi les peuples rajeunis, et un jour ou l’autre elle l’aura, car les nations sont de terribles femmes : ce qu’elles veulent, Dieu le veut aussi. Non ! l’Allemagne n’est pas parricide du xviiie siècle. Elle lui a dû l’inspiration de ses plus grands hommes : Frédéric, Goethe, Lessing, Kant, Hegel. Elle est impatiente de lui devoir davantage : — l’esprit de ses institutions. Des institutions politiques ! voilà ce qui échauffe et gonfle la tête de l’Allemagne, et non pas on ne sait quelle réaction en faveur d’un principe que sa gloire a été de combattre la première. Qui ne voit pas cela ne la connaît pas. Chez elle, tout tend vers un but et une action politiques, même son amour-propre, car elle est blessée de la réputation qu’on lui a trop faite d’être plus apte à la vie de la spéculation qu’à la vie active, et ce n’est pas chose à mépriser ni sans puissance que l’amour-propre des nations. Quoiqu’on ait essayé, dans ce pays de la rêverie, qui est aussi la terre de la raison, les dogmes n’ont pu y revivre ; et si l’on s’est beaucoup efforcé pour, au moins, les galvaniser, c’est que sous ces dogmes on cachait une pensée qui n’est pas toujours libre de se produire dans sa hardiesse et dans sa force. Eh bien, malgré cela, où en est le mouvement religieux en Allemagne ? Que s’y est-il passé depuis 1841 ? Tout y retentissait alors de catholicisme à propos de la question des mariages mixtes, soulevée par le fanatisme du feu Roi de Prusse. Mais depuis ce temps-là et l’ouverture du nouveau règne, qui n’a pu juger du peu d’influence qu’exercent les questions exclusivement religieuses sur les sentiments publics ? D’un autre côté, qui ne sait pas que l’esprit religieux, quand il est énergique, a pour conséquence et pour caractère d’appeler de grandes contradictions ? Où sont ces contradictions en Allemagne ? Goerres, ce chef d’une école qui n’a qu’un chef, s’est tu après Athanase, et Strauss, l’ardent iconoclaste des Évangiles, s’est endormi dans un ignoble mariage avec une danseuse. Les idées religieuses de Hegel, contre lesquelles Schelling veut opérer la fusion du protestantisme et du catholicisme, n’ont plus pour représentants que des intelligences de bas degré qui les exagèrent, comme Maeheineke et Bruno Bauer. Or, les hommes médiocres pour les défendre sont le signe le plus certain que la fin des doctrines approche.
Aussi, voyez ! Schelling, avec toute sa prépondérance, a été impuissant à réaliser l’alliance qu’il a rêvée. Le traité tardif que Leibnitz, ce grand esprit de juste milieu, avait entrevu, mais à son heure, au moment où il était possible, n’est pas seulement empêché par l’inertie peureuse du ministère prussien, dont le seul homme capable (Eichorn) est piétiste exalté, il rencontre un empêchement plus dirimant et plus honorable encore dans le bon sens de l’Allemagne, qui ne le réclame pas, qui ne s’en émeut pas, qui dit : À quoi bon ? Car elle aspire à une unité plus haute et plus complète que celle qui résulterait du projet de Schelling. Le Roi de Prusse actuel ne l’ignore pas. Certes ! s’il y a une intelligence digne de présider aux plus nobles transactions entre les hommes, c’est celle de ce prince, aussi libéral envers le catholicisme que son prédécesseur l’était peu. Mais il connaît l’Allemagne. Il sait que la question vitale pour elle, la question qui la remue et qui l’enflamme, n’est pas religieuse. Et, du reste, quand il l’ignorerait, quand il croirait que la plus chère préoccupation de son pays est la fusion du catholicisme et du protestantisme, cela changerait-il la nature des choses ? cela ferait-il que toute fusion entre des doctrines rivales pût s’opérer à d’autres conditions que des concessions mutuelles ? cela ferait-il que toute transaction ne suppose pas la reconnaissance d’une nécessité supérieure aux principes jusque-là maintenus, et qu’enfin, d’une façon comme d’une autre, on ne revint pas toujours à la question politique, brisant la question religieuse et s’établissant sur ses débris ?
Telle est la vérité sur l’Allemagne, ou du moins une partie de la vérité. Une fois et seulement indiquée, il n’est plus possible d’accepter les insinuations du parti de Saint-Chéron sur ce pays. Il y a là, comme partout, des écrivains à fantaisie et à système, plus capables d’admirer le passé que de dire ce qui conviendrait au présent ; mais l’Allemagne n’est pas plus catholique que jamais et que le reste de l’Europe. Elle ne donne point d’exemple que la France doive suivre. La sympathie et la considération de la France éclairée pour l’Allemagne éclairée sont fort grandes ; mais la petite séduction qu’on voulait organiser à l’aide de cette considération et de cette sympathie ne réussira pas. Ah ! disait-on, vous estimez la science et la raison de l’Allemagne ! eh bien, voici comme l’Allemagne parle du catholicisme d’Innocent III, de Grégoire VII ! Quel respect ! Et pourtant quelle impartialité ! C’est presque aujourd’hui de l’amour ; demain, ce sera de la foi. Profitez de cet exemple, messieurs les Français ! Vraiment, c’était par trop compter sur notre amitié pour l’Allemagne. Très certainement, nous l’aimons et nous estimons ses lumières, mais nous savons les regarder. Parce qu’une opinion vient d’Allemagne, ce n’est pas une raison pour que nous ne lui demandions pas son droit à notre respect, ce droit qui n’est d’aucun pays. Nous qui n’avons pas foi en l’infaillibilité du Pape, nous ne croyons pas davantage à l’infaillibilité de la science allemande. La raillerie de Rabelais l’égarait. Nous ne sommes pas si moutons de Dindenaut que nous n’ayons plus qu’à nous ébahir et à suivre, dès qu’un pasteur de Schaffouse fait un livre, dès qu’un mouton allemand se jette dans la mer. Nous ne prosternons point ainsi la pensée. Nous n’avons pas non plus un tel fétichisme pour nos propres opinions qu’un homme, par cela seul qu’il les partage, nous paraisse, comme à Saint-Chéron, un historien sans égal. Selon lui, avant Hurter, le grand persécuteur des Albigeois n’avait pas été jugé, et le catholicisme à peine. L’impartialité historique, c’est-à-dire la science, n’existait pas dans les historiens modernes dès qu’il s’agissait de l’Église. Il faut voir avec quelle légèreté dédaigneuse Saint-Chéron traite des écrivains comme Thierry, Michelet, Barante et Guizot. Dans l’incompatibilité de son orthodoxie, son mépris atteint Fleury lui-même, et monte, mais en tremblant, jusqu’à Bossuet.
Eh bien, examinons le livre même qui vaut à Hurter la gloire dangereuse devant laquelle on voudrait faire une hécatombe des premiers historiens français !
II §
Hurter. Innocent III et ses contemporains. Traduction de Saint-Chéron [II].
Après avoir dit ce que les prétentions de l’école ultramontaine voulaient faire du livre de Hurter, et montré combien ces prétentions étaient vaines, il nous reste à examiner l’ouvrage en lui-même. Après avoir dit ce qu’il n’est pas, montrons ce qu’il est.
Nous l’avons lu avec une grande attention, et, en vérité, nous n’y avons rien vu qui pût justifier la conclusion exorbitante qu’une telle publication est une preuve en faveur de la réaction catholique provoquée par les meilleurs esprits en Allemagne. Allons plus loin. Le catholicisme (maintenant prouvé) de l’auteur n’apparaît pas nettement dans son livre. Rien n’y montre cette forte adhésion de toutes les puissances de l’âme qui est le caractère de la foi. On n’y sent circuler que l’errante préférence de l’esprit. Quand l’ancien pasteur de Schaffouse écrivait son Innocent III, les circonstances qui ont déterminé depuis sa conviction en ébranlant sa sensibilité ne s’étaient pas produites. La mort n’avait pas atteint ses affections les plus chères, et sa vanité n’avait point été attaquée par les compatissantes flatteries du parti ultramontain. Hurter était un esprit fort calme alors, très érudit, que la grande figure d’Innocent III, très calme aussi, devait naturellement attirer, et qu’il admira bonnement, dans toute la candeur d’une pensée honnête. Tête faible, mais saine, Hurter aime l’ordre, comme toute tête saine doit l’aimer, et cette autorité des Papes, de ces grands juges de paix de la chrétienté au Moyen Âge, qui pouvaient le réaliser d’une façon si simple et si rapide, lui paraît une belle et regrettable chose. Admiration et regret dont nous demanderons compte à Hurter, puisque nous avons à juger son livre. L’un et l’autre de ces sentiments sont-ils légitimes, acceptables devant les faits et l’histoire ouverte ? Devons-nous réellement les partager sans réserve ? Ne devons-nous pas leur faire une mesure juste, mais exacte ? car en histoire il n’est pas permis d’être généreux.
Là est le devoir pour la Critique. Quelle que soit l’histoire qu’on écrive ou qu’on étudie, on ne peut jamais assez se surveiller et prendre garde ; mais quand il s’agit de l’histoire de l’Église au Moyen Âge, il faut redoubler de précautions pour rester dans le vrai et ne faire octroi de rien à l’apparence. En effet, l’Église catholique a tant agi sur la pensée des hommes qu’elle l’a passionnée à outrance dans les deux sens où se passionne la pensée : l’amour et la haine ; si bien que presque tous les livres qui ont traité de l’Église politiquement ont faussé les choses au profit de ces sentiments opposés. Mais, il faut en convenir, la haine, en ceci, a été plus aveugle que l’amour. Elle a bien discuté, bien nié, bien versé des mépris sur son chemin ; mais elle a manqué le meilleur coup qu’elle pût porter, l’observation vraie et cruelle, d’autant plus, cruelle qu’elle est vraie : c’est que tous les Papes, sans exception, tous les hommes, même les plus éminents, qui ont représenté l’Église et par qui l’Église a vécu, ont été moins grands que leur situation, et ont manqué d’une intelligence à la hauteur de leurs devoirs ; c’est que nul d’entre eux ne s’est servi, dans l’intérêt de l’institution catholique, de circonstances uniques dans l’histoire et qui semblaient aller d’elles-mêmes au-devant d’une main qui les prît au passage et qui sût les plier à ses desseins.
Or, si cette vue a quelque justesse, on se trouvera forcé de rabattre de beaucoup de grandeur et de beaucoup d’habileté. Si, en y regardant avec soin, on découvre que les hommes qui pouvaient tant par la circonstance et sur la circonstance n’en ont jamais su tirer le grand parti, depuis Grégoire VII lui-même jusqu’à Innocent III, et depuis Innocent jusqu’à Pie V, il est clair que ce n’est pas seulement aux yeux de la malveillance et de la haine que de tels hommes doivent perdre de leur niveau. Il est évident qu’ils sont plus petits que ne les tient même l’opinion de leurs ennemis ; car leurs ennemis conviennent volontiers de la force qui était en eux, et se contentent d’en blâmer l’usage. Eh bien, cette thèse, nous n’avons pas à la démontrer ici dans tous ses détails, à légitimer par des faits cette vue qui, selon nous, doit s’appliquer à l’histoire générale de la papauté ! mais si nous montrons que cette vérité s’applique surtout à Innocent III, nous aurons un peu compromis l’admiration de Hurter. En diminuant le personnage historique, nous aurons diminué l’historien, et mis l’un et l’autre à sa place ; car, il ne faut pas s’y méprendre, les hommes donnent leur mesure par leurs admirations, et c’est par leurs jugements qu’on peut les juger.
Le pontificat d’Innocent III embrasse dix-huit années (de 1198 à 1216). À cette époque, l’Église recueillait les fruits de la politique de Grégoire VIL Alexandre III était mort, tué peut-être de sa victoire, après son long duel contre Frédéric Barberousse. Clément III avait affermi les conséquences de cette victoire, compromises qu’elles furent un instant par les successeurs d’Alexandre. Du reste, si les Hohenstaufen inspiraient toujours quelque inquiétude à Rome, l’esprit des peuples pouvait rassurer les pontifes contre l’ambition des souverains. On était aux beaux jours de la foi, cette fleur ardente de la jeunesse intellectuelle des nations. La ferveur des croisades n’était pas diminuée, au contraire. Elle se fût peut-être engourdie dans la volupté du succès ; elle se ranima sous l’aiguillon des revers ; elle reprit feu par les désastres. Le sac de Jérusalem par les Sarrasins (1187) avait frappé les cœurs en les embrasant davantage, comme ces coups de hache dans l’incendie qui font monter plus haut la flamme. Presque jamais auparavant, mais à coup sûr jamais depuis, la pensée occidentale, l’état de l’esprit humain n’a créé à la papauté une situation plus forte, plus élevée, plus facile à fortifier, à grandir encore. Si on en croit Hurter, Innocent le comprit dès son avènement. Mais alors pourquoi trouve-t-on les résultats de son pontificat si petits dans le cadre des événements du temps où il vécut ? Ce qu’il fît est-il en proportion avec ce qui était possible ? Pour peu qu’on pénètre dans cette singulière époque, le moyen de ne pas conclure que l’Église doit bien plus à la croyance des peuples, c’est-à-dire à une disposition nécessaire de l’esprit humain, dans cette période de sa durée, qu’à l’intelligence et à l’activité des Papes ? De tous, Innocent III peut-être fut le plus heureux. De tous, il fut donc celui qui manqua le plus à sa fortune : il y manqua par ses qualités mêmes. Nous allons nous expliquer.
Rien maintenant de plus incontestable que la haute moralité d’Innocent III : c’est par là surtout qu’il se distingue. Esprit étendu, cœur sincère, il pratiquait la justice comme il aimait la science, en vertu des plus naturels, des plus harmonieux instincts de l’intelligence et du caractère. Aucune circonstance ne faussa cette primitive droiture. La vie lui avait été bonne. L’état social de son temps, dur pour tant de nobles créatures qu’il écrasait, l’avait protégé, comblé dès sa naissance. Heureuse chance déjà, car la douleur apprend aux hommes bien autre chose que la pitié. Il était de grande race, de l’illustre famille romaine des Conti ; parmi ses plus proches parents il comptait trois cardinaux, et son oncle maternel fut Pape. Il était donc presque né dans la pourpre, et eût pu s’appeler Porphyrogénète, comme certains empereurs de Constantinople. Toujours et de bonne heure dans les hautes dignités de l’Église, touchant par ses relations à ce qu’il y avait de plus distingué dans son pays et en Europe, il était cardinal trente ans, Pape à trente-huit, sans efforts, sans combats, sans intrigues, par un doux et rapide enchaînement de choses. Le calme magnifique de sa destinée fit le calme de sa raison et affermit sa moralité.
Mais des facultés si sereines suffisent-elles quand on a des responsabilités de souverain sur la tête ? Une modération mal calculée n’énerva-t-elle jamais les décisions de l’homme d’État dans Innocent ? Ne suspendit-elle pas son action ? Ne l’empêcha-t-elle pas parfois de manier avec l’énergie de ce Grégoire VII, dont l’habileté fut l’à-propos de l’audace, ces populations si admirablement disposées pour être gouvernées, puisqu’elles voyaient l’action immédiate de Dieu dans l’action des hommes qui parlaient en son nom3 ? Malgré tout ce que dit l’auteur allemand de la fermeté d’Innocent (et bien contrairement aux idées répandues par des écrivains passionnés dans le sens opposé à Hurter), nous pensons, nous, que le Pape n’osa pas toujours se servir de l’omnipotence d’opinion dont il était nanti par le fait de l’éducation et des développements de l’humanité au xiiie siècle. Et, pour n’en citer qu’un exemple, quand le roi de France, Philippe-Auguste, répudia Ingeburge de Danemark avec insulte, il est à remarquer qu’Innocent n’excommunia pas le roi, mais jeta seulement l’interdit sur le royaume, et aussi, quand l’interdit fut levé et que Philippe, soumis en apparence, eut recommencé d’éloigner la reine, on put s’étonner de voir le chef de la chrétienté mettre des négociations à la place de ses foudres. Que craignait-il ? Il était pénétré du sentiment de son droit ; il pensait (et il avait raison) que son intervention dans de telles affaires constituait un des plus puissants ressorts de la Papauté. Et il la compromit en temporisant. Ce fut encore cette modération de caractère qui l’empêcha d’avancer beaucoup la solution d’une des plus grosses questions de son temps : la rivalité des deux concurrents à l’empire, Philippe de Souabe et Othon de Brunswick. Réellement, ce n’était pas le temps d’être modéré. L’Église n’était pas encore aux idées de conservation, la politique des gouvernements difficiles. Or, c’est un imprudent anachronisme que de montrer, aux jours de la force, les vertus des jours de déclin.
Ce faible pour la transaction, sur lequel il faut insister parce qu’on a trop fait d’Innocent III un pontife plein d’arrogance et de colère, sa mémoire l’a cruellement et singulièrement expié, comme la vraie faute de sa politique et de sa vie. En effet, si une tache sanglante reste sur son nom, c’est que sa modération, pour le coup criminelle, n’a pas osé l’effacer. La persécution des Albigeois, cette affreuse page de son pontificat, ne fut point son œuvre, comme l’a dit une indignation généreuse. Voulant l’unité de la foi dans les conditions de son temps, il eut bien l’idée d’une prédication appuyée par la guerre. L’épouvante qu’il dut ressentir en voyant l’unité menacée, la connaissance de ces hommes aux muscles épais et durs, aux passions tenaces, que la parole ne pénétrait pas aisément et redressait peu quand ils avaient dévié une fois, l’engagèrent dans la croisade. Mais les horribles massacres qui dévastèrent le Midi de la France, les excès inouïs de ses légats, il ne les voulait pas. Hurter l’a montré dans son livre avec une autorité suffisante. Sismondi lui-même, malgré tout ce sang versé qui l’aveugle et le fait frémir, y voit clair encore, et à la page 412 du VIe volume de son Histoire, frappé du langage d’Innocent dans ses lettres après que les ambassadeurs d’Aragon lui eurent dévoilé la vérité, il avoue que ce Pape put être trompé par ses légats. Mais ce que Hurter n’ajoute pas, dans sa faiblesse de cœur pour son héros, c’est que, devant Dieu comme devant les hommes, on est solidaire du crime commis, quand, ayant le pouvoir du châtiment, on l’a laissé impuni. Or, Innocent avait cette puissance, Mais comme le mal était sans remède, comme les légats étaient des prêtres, des serviteurs de l’Église égarés par trop de zèle ; comme lui, surtout, Innocent, était modéré, il a craint d’ajouter au scandale de la faute l’éclat de la punition. Il ne sut pas prévoir ; il n’osa pas punir. Eh bien, en cela il a épousé le crime des autres ! Il y a trempé lâchement le doigt, s’il n’y a pas mis la main tout entière ; il a partagé avec ses légats l’anneau d’alliance dans le forfait et dans la réprobation des peuples. Qu’on ne parle pas de la charité du pasteur quand il s’agit d’une condescendance indigne de l’autorité suprême ! Le manteau du prêtre peut tout couvrir, misères et crimes, mais le pallium du Pape n’est pas fait pour abriter des coupables, il en découvrirait un de plus. Innocent III le sentit. Un brillant historien de nos jours4 a prétendu qu’il mourut l’esprit troublé, la conscience chargée. Hurter, qui n’a pas vu la faute, n’a pas vu le remords ; mais ce remords était dans la nature des choses, car Innocent, nous l’avons montré, avait l’instinct de la justice. Malheureusement, il ne sert pas beaucoup devant les hommes de mourir en se repentant de sa faute. On gagne à cela que l’histoire en tienne compte et le dise, mais on ne saurait l’effacer.
Elle restera donc, et pour les siècles. Ni préoccupation d’historien séduit par les qualités très réelles d’Innocent, ni sophisme de parti pris, ni même intelligence plus profonde des nécessités de ce temps n’y feront rien. Innocent IIl est responsable de la persécution albigeoise. L’histoire n’a dit qu’à moitié mal quand elle l’a appelé persécuteur. D’intention, non ! il ne le fut point, mais le crime achevé, consommé, il en devint le complice par l’indulgence, par le silence. S’il avait été ce colosse d’intelligence que l’école ultramontaine veut qu’il soit, il n’eût pas fléchi sur un point qui aurait dû le trouver inflexible. Il se fût placé au-dessus des considérations qui l’arrêtèrent quand il fallait, en châtiant ses légats, laver l’Église aux yeux des peuples. Mais, comme tous les hommes qui occupèrent le Saint-Siège, il ne sut pas se soustraire à la grande faute traditionnelle : à trop d’indulgence pour le prêtre, sentiment qui manquait de profondeur politique. Oui ! l’Église a toujours trop vite pardonné, trop vite oublié, quand il s’est agi des siens. Si les Papes avaient décidé que tout prêtre coupable avait bien droit à la miséricorde de l’Église, mais non plus aux fonctions publiques ; que, l’indignité reconnue, il n’était plus bon qu’à faire un moine, Home eût vécu plus longtemps sur le respect des peuples, et l’heure de la Réforme n’aurait pas sonné deux siècles après Innocent.
Mais ce n’est pas seulement par le caractère que ce grand homme exagéré diminua la force de son pontificat ; il y fit échec aussi par l’intelligence, par l’absence d’une juste pénétration. Donner le pas sur les choses importantes à celles qui le sont beaucoup moins, ne pas discerner le fort et le faible entre les moyens d’arriver au but incontestable, qu’est donc cela, sinon manquer de génie politique, être impropre à se tirer avec supériorité des difficultés de gouvernement ? Or, comment se conduisit le héros de Hurter dans la question d’où devait sortir la gloire de son règne et sur laquelle, à ce qu’il semble, l’intérêt de l’Église était si éclatant qu’il n’était pas besoin d’être un aigle pour voir des choses d’une telle lumière ? Depuis combien de temps ne parlait-on pas d’unité ? C’était la pensée immuable du Saint-Siège, la préoccupation de la chrétienté, sa gravitation éternelle. Quand la plus belle occasion de réaliser cette unité désirée et de fermer la grande plaie du schisme qui dévorait l’Église vint à se présenter, comment Innocent l’accueillit-il et l’envisagea-t-il ? On voit que nous voulons parler de la prise de Constantinople. Cette ville fameuse, assiégée vainement dix-huit fois depuis Constantin, fut prise par les croisés en 1204. Le Pape qui eût profité de cette circonstance (mais pour cela il fallait la juger) aurait eu la plus magnifique page dans l’histoire. C’était un de ces événements terribles même dans ce qu’ils ont de plus heureux, car s’ils ne portent pas aux nues, ils écrasent ; leur bonheur se retourne contre l’homme qui n’en a pas usé, et fait croire que la fortune s’est prostituée. Les conséquences qu’un Pape pouvait tirer de la prise de Constantinople étaient incalculables ; mais pour cela il fallait s’en occuper avec un esprit plus hardi et moins de scrupules qu’Innocent. Il donna dans la chimère de son siècle : la possession rêvée du Saint-Sépulcre l’émouvait plus que la possession de Byzance, la capitale de l’Empire grec. Il renversa l’ordre des buts qu’il avait à toucher ; il prit le principal pour le secondaire. Hurter l’en glorifie avec une naïveté d’admiration qui le fait ressembler à un aveugle-né en matière de politique et d’histoire. À nos yeux, l’erreur d’Innocent fut si grande qu’il est même impossible de l’expliquer par les tendances générales de son époque. Car si c’était une idée enfoncée solidement au cœur du xiiie siècle que le dessein de reprendre Jérusalem aux infidèles, c’en était une autre tout aussi profondément ancrée dans l’âme de la chrétienté d’Occident que la guérison du schisme et le rétablissement de l’unité. Seulement, l’une était l’idée exaltée, chevaleresque ; l’autre, l’idée positive, l’idée politique. Innocent, en se prononçant pour la première, fut un chevalier sous la tiare. Était-ce là se montrer digne de la porter ?
Et cependant ce n’était pas un homme vulgaire, Nous l’avons dit assez pour qu’on ne nous accuse pas de dégrader à plaisir une figure majestueuse, après tout, par de certains côtés, mais dont Hurter et beaucoup d’autres ont oublié les proportions. C’était, au contraire, un homme éminent, et qui ne perd de sa haute valeur que quand on songe aux facilités qu’offrait son époque pour être grand à bon marché. Comme l’évidence était trop complète, comme il ne pouvait pas ne point voir quel coup de fortune c’était pour l’Église que la prise de Constantinople, il ne s’abstint pas entièrement d’agir dans le sens éternel de la position de ses prédécesseurs et de la sienne. Il écrivit donc, négocia, s’entremit pour le rétablissement de l’unité. Mais il resta distrait par la préoccupation de Jérusalem ; et dans les choses où le cœur n’est pas, la main de l’homme n’est jamais puissante. C’est là ce qui rendit la soumission de l’Église d’Orient si lente, si empêchée, si difficile. Au concile de Latran (en 1215) il en était question encore, et plus tard, soixante ans après, le schisme éclatait de nouveau. Si les grands hommes, et les plus grands, se classent surtout par ce qu’ils fondent, qu’on nous dise ce qu’Innocent a fondé ? Même malgré sa droiture, son activité, sa modération qu’il croyait habile, il exposa ce qui durait encore, il prépara de bien mauvais jours à l’Église. Ce qu’il fit pour l’administration de Rome et comme prince temporel pour l’Italie ; ce qu’il accomplit comme Pape en Allemagne, où il fut heurté par les prétentions de l’Empire ; sa belle tutelle du jeune Frédéric en Sicile ; sa conduite avec Jean-sans-Terre, ce prince qui mettait toujours, par ses fautes, la fortune du côté de ses ennemis, comme il y mettait le droit par ses crimes, tous ces succès brillants, incontestés, ne sauraient compenser le mal de ses fautes, surtout de cette persécution albigeoise contre laquelle il n’osa s’élever du haut de sa chaire de pontife. Cela seul produisit un mal immense que toute sa vie ne put racheter. L’opinion rompit avec la croyance, et ce levier que l’Église plaçait sur le cœur des peuples ne retrouva pas son point d’appui. Devant la coupe de sang qu’on lui tendit, la foi eut horreur, se détourna et vit le doute, le doute qui ne la lâcha plus ! Après Innocent, le mouvement d’indépendance qu’on avait voulu comprimer se produisait toujours, et en 1222 les bulles d’Honorius III ne faisaient déjà plus naître de croisés contre l’Albigeois. Sans le fanatisme valétudinaire de Louis VIII, qui mourut à la peine, toute grande démonstration eût été impossible. On sent que l’Église s’est blessée elle-même, que ses influences décroissent, que ses plus beaux jours ont lui pour ne plus reparaître. Il y a aussi de singuliers mirages en histoire. Innocent est placé, dans la dernière heure d’éclat de la puissance pontificale, au bord de l’ombre qui commence… Mais cette ombre, dont le contraste l’éclaire, devrait remonter jusqu’à lui.
Tel est en raccourci le célèbre pontife auquel Hurter a consacré bien des années d’une vie laborieuse. L’admiration de l’historien étant sans réserve, en jugeant le héros du livre nous avons jugé l’écrivain. Aussi, de même que nous ne saurions voir dans Innocent III le plus grand homme qui ait jamais existé, comme dit Saint-Chéron, nous ne saurions voir non plus dans Hurter le plus grand historien, comme Saint-Chéron voudrait le donner à penser. Nous en sommes bien fâchés pour l’ambition à la suite de son traducteur, Hurter ne nous paraît être qu’un historien médiocre. S’il a la conscience timorée de l’érudit, il n’a pas le génie de l’appréciation, nécessaire à tout esprit qui aborde l’histoire ; car la conscience de l’exactitude est insuffisante. Ce n’est pas tout que les faits ; et ne pas les comprendre, c’est toujours un peu les fausser. Hurter sait beaucoup sans doute, mais jusqu’à la borne de son esprit, et on la trouve vite. Son livre atteste des lectures immenses, une grande placidité de pensée, le sentiment de la dignité humaine ; mais des vues, du mouvement, nous en avons vainement cherché. Le perçant, le vif, le fier y manquent ; nulle grande manière dans la peinture des caractères et dans le récit des événements. Çà et là on rencontre des choses incroyables, des paradoxes dépaysés et que cet honnête Hurter vous dit de l’air le plus simple du monde. Par exemple (Ier volume, page 161), à propos de l’entremise du Pape dans la répudiation d’Ingeburge, que « sous Louis XV, l’Europe eût été préservée de grands malheurs s’il s’était rencontré un pontife comme Innocent III »
. À coup sûr, l’homme qui dit cela sérieusement ne sait pas l’heure qu’il était sous Louis XV, et ne mérite pas d’être discuté.
Quant à son catholicisme, nous en avons donné l’explication la plus honorable en montrant qu’il consistait seulement dans le sentiment de respect qu’inspire à très bon droit un système aussi fort, aussi lié en toutes ses parties, que le système catholique au Moyen Âge ; mais de théorie, de démonstration tendant à prouver la valeur absolue, divine, éternelle de ce catholicisme du passé, il n’y en a pas dans Hurter, esprit trop peu philosophique pour s’inquiéter beaucoup d’une théorie quelconque. Nous nous résumerons donc par ce que nous ayons dit en commençant : l’amour de l’ordre a entraîné Hurter à naïvement admirer une société plus organisée que la société européenne de nos jours, qui n’est pas, elle, encore constituée, qui le sera peut-être, mais à d’autres conditions que le Moyen Âge, Dieu merci ! Hurter n’est pas allé plus loin. Il n’a soutenu nulle part ce que l’École ultramontaine pose en fait : que les conditions du passé sont nécessaires. Du reste, il l’aurait pensé qu’il faudrait s’étonner encore de la grave injustice qu’il y a vis-à-vis de tout un pays libéral, éclairé, comme l’Allemagne, à le faire solidaire des préjugés et des erreurs d’un écrivain isolé.
La Révolution française §
[I] §
Granier de Cassagnac. Des Causes de la Révolution française [I].
Enfin, parmi les cent mille titres de livres sans idées qu’on publie, en voici un qui révèle une forte pensée et qui annonce un grand dessein : Des causes de la Révolution française5. Quel front et quels yeux pour un livre ! Rien de plus difficile, en effet, rien de plus important, dans toute spéculation intellectuelle, que la recherche des causes, que le percement dans les origines. Mais, en matière d’histoire, que peut-on dire, si ce n’est l’histoire même ? Aurait-on, pour la retracer et en ressusciter les personnages, le talent de tous les Tintoret et de tous les Velasquez de la terre, l’Histoire est plus pourtant qu’une galerie de tableaux menteurs et stupides. Elle n’est pas seulement de la grande peinture, elle est aussi — et avant tout — un jugement prononcé par l’homme au nom de Dieu et de la vérité, et, comme tous les jugements, elle ne s’établit que sur une enquête sagace et profonde. Voilà ce qu’on a trop oublié quand il s’est agi d’écrire l’histoire, et principalement de la Révolution française, l’immense événement moderne dont tous les esprits contemporains sont encore remplis et troublés.
On le comprend, du reste. Des spectacles inondés de sang, des catastrophes, des succès momentanés et terribles, des retentissements inattendus, sortis tout à coup de la trompette de la Renommée, — cette sourde sonneuse de fanfares qui ne s’entend pas elle-même quand elle sonne, car souvent elle s’interromprait, — tous les fracas d’un monde solide pour quelques siècles encore, et qui ne se fût point écroulé si on ne l’avait frappé à coups redoublés au faîte, aux flancs et à la base, n’était-ce pas là plus qu’il n’en fallait pour enivrer et faire chanceler la pensée ?… Les hommes, ces dupes orgueilleuses, s’échauffent comme les bêtes avec des tintamarres et quelques lambeaux d’écarlate secoués devant leurs majestueux esprits. N’est-ce pas là ce qui est arrivé ?… Consultez, si vous le voulez, la littérature européenne : tous les historiens, sans exception, de la Révolution française, en ont parlé avec leurs émotions, auxquelles leur raison ajoutait des sophismes et leurs passions des lâchetés. En les lisant, on sent que cette Révolution est plus forte que les plumes qui ont écrit d’elle. Avant le livre de Granier de Cassagnac, je ne savais pas de plume qu’elle n’eût plus ou moins fait trembler, qu’elle n’eût plus ou moins égarée.
C’est que la Révolution n’est pas, comme on l’a cru un moment, une chose finie, épuisée, qui a fait son temps et dont on puisse dire, comme Henri III du duc de Guise renversé et mort à ses pieds : « Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’il était grand ! » Elle aussi, elle est gigantesque, et, comme le duc de Guise, nous l’avons balafrée… Mais elle est debout, malgré ses blessures ; mais elle combat toujours ; mais elle lutte pour l’empire ; et l’Europe, qui la croyait vaincue et qui la sent maintenant agiter son sol à tous les points de sa surface, s’aperçoit qu’il faut de nouveau compter avec elle, comme aux jours où elle poussa sa furieuse croissance à travers le sang, la boue et les larmes.
D’où qu’elle soit venue, cette Révolution, — et Cassagnac va tout à l’heure nous montrer et nous entrouvrir le faible gland dont elle est sortie, — elle s’appuie sur toutes les forces révoltées du cœur humain, sur l’imbécillité de la raison, sur les monstruosités de l’orgueil, et voilà ce qui l’éternise ! Je sais bien que pour la grandir les fatalistes de notre âge l’ont sacrée avec la sainte Ampoule d’une inévitable nécessité. Mais je n’ai jamais cru, pour mon compte, à cette nécessité qu’on proclame. Contingente, comme l’occasion qui lui a donné naissance, la Révolution française, qu’on nomme un événement aux racines éternelles, et dont l’horrible fleur devait s’épanouir à l’heure dite et prévue, aurait très bien pu ne pas être. À cet égard on n’a plus de doute quand on a lu le livre de Cassagnac. Oui ! ce soi-disant Destin pour les nations modernes aurait pu périr, comme une chose humaine, sous une main forte qui l’eût saisi et étreint comme Hercule étreignit les serpents de son berceau. Malheureusement on laissa vivre le monstre. Et qui vécut jamais en vain ?… Semblable à toutes les grandes corruptions qu’il est facile d’étouffer dans leur première molécule empoisonnée, la Révolution a semé la vie telle qu’elle l’a créée, et cette vie malade, souillée, folle, a levé de toutes parts ! Elle a soulevé tous les peuples contre leur gouvernement, et depuis que ces gouvernements semblent avoir repris les rênes de leurs peuples, elle a condensé dans les cœurs cette haine de l’autorité qui est une préparation à d’autres révoltes. Nous en sommes venus à ce point qu’il faut qu’elle disparaisse du monde, ou que le monde, tel qu’il est constitué, disparaisse. Écrire son histoire, c’est donc écrire une histoire qui se continue. Seulement, l’écrire comme Cassagnac l’a écrite, c’est peut-être l’empêcher de se continuer.
Car telle est l’importance du livre en question, telle en est la hardiesse, qu’il ne va à rien moins qu’à briser le plus vivace préjugé de notre âge et à déshonorer la Révolution. En descendant au fond des causes qui l’ont produite, Cassagnac l’a profondément flétrie. Il n’a trouvé ni justification ni excuse pour elle. Comme d’une mère pourrie sort une fille pourrie, sortie de petites et viles causes elle demeure, hormis la grandeur des forfaits qu’elle inspira, petite et vile dans son esprit, ses institutions et ses hommes. Pour des penseurs d’une certaine force, qui tient l’origine tient tout et peut tout expliquer. Ils savent que dans les races d’idées c’est comme dans les races physiologiques, et qu’on peut dire à tout être, à toute chose, à toute créature : « Que je sache d’où tu viens et je saurai ce que tu vaux. »
Si, comme on le verra, Cassagnac a réussi, il a rendu le plus grand service que, dans les circonstances présentes, un écrivain isolé pût rendre à la cause de l’Ordre et du Pouvoir, et il a bien mérité des gouvernements de l’Europe. Je ne crains pas de l’avancer, son livre se rattache à la destinée des monarchies et doit contribuer à les sauver, si Dieu n’a pas voulu qu’elles périssent.
En effet, il y a mieux que de tuer un ennemi, c’est de le priver d’un mausolée, c’est d’empêcher que l’enthousiasme, l’admiration, qui produisent les imitateurs, ne ravivent la flamme des causes éteintes, ne se réchauffent au marbre tiède d’un sépulcre arrosé avec de nobles pleurs. Or, déshonorer la Révolution, c’est faire cela et mieux encore, c’est la tuer — non pas seulement comme une ennemie, mais comme une idée, — au seuil même de toute âme qui lui eût donné un asile si elle n’eût été que haïe, frappée et proscrite.
Et ce n’est pas d’une seule manière et d’une seule fois que Cassagnac a dégradé la Révolution française, mais c’est à toutes les reprises, et de toutes les manières dont il soit possible de déshonorer une chose jusque-là respectée par les hommes. Avant lui, il est vrai, il s’était rencontré des écrivains dont le sens honnête et droit s’était soulevé d’indignation devant les crimes révolutionnaires, et qui n’avaient point partagé l’idolâtrie, maintenant si commune, pour son principe et ses excès. Ils avaient jugé et montré l’immoralité de la Révolution française. Mais ils ne lui avaient point ôté la poésie de ses énormités, l’effet pittoresque de ses horreurs, le génie colossal de ses inventions. Fascinés par ce triple charme, ils avaient presque consenti à reconnaître aux événements et aux hommes de ce temps de perdition je ne sais quelle supériorité mystérieuse.
Cassagnac n’a partagé, lui, ni cette illusion, ni cette faiblesse. Il s’est dévoué à prouver que cette supériorité n’existe pas, que ce qu’elle a de mystérieux n’est qu’un mensonge de plus, et que les dons de Dieu, dont on abusa dans cette époque criminelle, n’étaient pas, après tout, si grands ! Ce que Chateaubriand, dans un de ses meilleurs écrits (la préface de ses Études historiques), a fait uniquement pour la guillotine, pour les équarrissages de chair humaine, pour ces grands hommes à piédestaux d’ossements qui domineraient jusqu’à l’Histoire elle-même, sur leur sanglant juchoir de cadavres, si on ne les en renversait, Cassagnac l’a fait à son tour, mais avec quelle étendue, quel détail, quelle recherche ! pour tout ce que la Révolution a produit.
Et il n’a rien accepté de ce compte rendu terrible : ni la politique, ni les finances, ni la guerre, ni la législation, ni l’organisation des armées. Il n’a laissé tranquilles et debout ni un homme, ni une institution, ni une idée. Tout a passé, pour être broyé, sous cette information supérieure, sous cette critique à laquelle on peut appliquer ce qu’Amelot de la Houssaye disait du gouvernement de Venise : C’est une verge couverte d’yeux.
Il a ruiné et pulvérisé, les unes après les autres, toutes ces gloires posthumes et postiches faites à distance par la niaiserie ou le fanatisme, et, de l’infecte poussière de ces gloires dissoutes, il a pétri un puissant engrais de mépris qui ne sera pas perdu pour le cœur des générations futures. Enfin, par cela même qu’il a abaissé tous les niveaux connus de l’histoire de la Révolution, l’auteur de l’Histoire des Causes a déplacé toutes les idées acceptées par l’opinion depuis tant d’années, il a repris en sous-œuvre l’éducation publique à cet égard, et a poussé dans l’avenir sa traînée de lumière. Voilà le résultat pratique, influent, de son livre, le but qu’il a eu plus en vue que son livre même, en l’écrivant. J’ai hâte d’arriver à l’analyse de cet ouvrage, si remarquable de profondeur, de simplicité et de portée, que, sans cette analyse fidèle, le lecteur certainement ne le croirait pas.
Et d’abord, pour procéder régulièrement à l’immolation définitive du préjugé révolutionnaire, Cassagnac commence son histoire par se demander si la Révolution a été la conséquence nécessaire de principes existant bien longtemps avant elle dans la pensée de l’humanité. La plupart des historiens ont adopté cette théorie, soit pour glorifier la Révolution, soit pour la maudire. Ils n’ont guère varié que sur la date et l’apparition de ces principes dans l’histoire du monde. Ainsi, les uns la posaient à l’avènement de Luther et du protestantisme ; les autres plus loin, avec Jean Huss et Jérôme de Prague ; un troisième parti, plus chimérique encore, à l’invasion de la Gaule par les Barbares ; et enfin les plus fous et les plus coupables, comme Buchez, par exemple, au pied même de la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Cette assertion, tant de fois renouvelée et modifiée, est la première que Cassagnac passe au fil de l’épée d’une critique qui brille à force de couper. Il montre également l’impossibilité de cet esprit principe, l’excrément des philosophes panthéistes qui souille, sous prétexte de les expliquer, toutes les histoires de notre temps, et l’inanité de cette autre théorie, moins ambitieuse, mais non moins fausse, à savoir : que la Révolution est sortie des salons du xviiie siècle et des écrits des philosophes. Les faits à l’appui de ces deux négations, qui gardent l’entrée de son livre, sont aussi péremptoires que nombreux, et non seulement ils enlèvent à la Révolution le caractère grandiose dont elle se trouvait revêtue quand on la croyait le résultat d’une gestation séculaire dans les entrailles de l’esprit humain, mais ils la privent encore de ses lettres de noblesse intellectuelle et lui interdisent la fastueuse prétention d’être une idée. Parmi ces faits, qu’il faut aller prendre où ils sont et ne pas chercher dans une analyse trop rapide, il en est un pourtant que je signalerai, parce qu’il sent réellement le génie de la découverte. Pour mieux montrer que la Révolution ne fut point la fille de la philosophie du xviiie siècle, Cassagnac publie un exposé de l’organisation de la censure, un état de la librairie et un relevé d’arrêts du Parlement qui démontrent, avec la netteté d’une statistique, que les livres des philosophes n’avaient été lus au xviiie siècle que dans les hauteurs de la société, et qu’ils n’étaient jamais descendus assez dans les masses pour s’y propager et les incendier.
Je ne connais rien de plus frappant et de plus curieusement renseigné que ce chapitre, qui fait tomber, devant des notions qu’on avait oubliées ou qu’on n’avait jamais sues, une opinion largement assise dans tous les esprits. On avait, par une confusion inattentive, établi un rapport de cause à effet entre la Révolution et la philosophie ; Cassagnac l’a brisé avec un discernement remarquable, et des preuves qu’il apporte d’une opinion si nouvelle il résulte que, bien loin d’avoir été la fille de la philosophie, la Révolution en a été la mère adoptive, qu’elle l’a prise dans l’obscurité et présentée au monde, parce que, pendant et après son triomphe, elle a trouvé dans les doctrines de cette philosophie un prétexte pour ses crimes et une justification pour ses excès.
Et ce n’est là que le commencement ! Après l’avoir dépouillée de ces trois caractères différents : providentiel, fatal, philosophique, Cassagnac arrache à la Révolution son caractère populaire. Écoutez-le :
« La Révolution n’appartient pas plus au peuple qu’à la philosophie. Elle n’est pas sortie du peuple, elle y est entrée, et encore à grand peine ! »
L’auteur de l’Histoire des Causes nous met sous les yeux les rapports, les déclarations écrites, l’opinion sur le peuple des hommes qui le représentaient aux États-Généraux, et ces déclarations affirment qu’il ne poussait pas alors à la Révolution, qu’il n’en avait ni le désir ni la pensée. Des meneurs odieux y poussaient pour lui… Mais lui, disait Sieyès impatienté dans sa brochure sur le Tiers-État, ne voudrait être que le moins possible. Ce qui, en 1787, préoccupait le peuple, n’était donc pas une idée démocratique. C’était une idée de tous les temps, une idée vieille comme la monarchie, comme le monde, comme la souffrance et la misère : c’était l’impôt. Alléger l’impôt, soulever le poids écrasant des taxes, il n’y avait pas d’autre politique, d’autre sens aux choses du gouvernement, pour ce peuple dont la lèvre était pure encore de tout ce qu’on lui a fait boire depuis à la coupe fumante de l’orgueil.
Il était toujours le fidèle, soumis et héroïque Jacques Bonhomme, le frère de Jeanne d’Arc et de Jeanne Hachette, vaillant de cœur devant l’ennemi comme devant la misère, son autre ennemi. Il croyait à ses maîtres, qui l’avaient soulagé tant de fois. Il ne comprenait pas l’égalité. Sieyès disait encore, avec une tristesse significative : « Ce qu’il y a de véritablement malheureux, c’est que les trois articles qui forment la réclamation du tiers (c’est-à-dire du peuple), sont insuffisants pour lui donner cette égalité d’influence dont il ne saurait se passer… »
Il s’en passait très bien ! mais Sieyès et les autres ne voulaient pas qu’il s’en passât. Cassagnac cite aussi les paroles de Target et de Cerutti. Il cite Morellet, le philosophe. Il cite enfin tous les révolutionnaires d’intention alors, et d’action plus tard, qui trouvaient dans le peuple une argile rebelle à pétrir. Comment ce peuple, d’ailleurs, dit l’auteur de l’Histoire des Causes, aurait-il pu suspecter un gouvernement qui employait Billaud-Varenne, Barrère, Roland ; que Marat louait ; et qui pensionnait Condorcet et Chamfort ? Et, à ce propos, comme il faut qu’il soit toujours l’homme des renseignements inattendus, Cassagnac nous déploie une longue liste de tous les révolutionnaires, depuis Barrère jusqu’à Voyer-d’Argenson, depuis Marat et Danton jusqu’à Hérault de Séchelles et Fouquier-Tinville, avec l’état des charges publiques dont ils étaient investis sous ce gouvernement qui les sustentait et les honorait, et qui, pour sa peine, devait en mourir !
Ainsi, voilà le compte terminé des grandes causes de la Révolution française, Ni providentielle, ni fatalement logique, ni philosophique, ni populaire ! Le peuple, dont on a tant parlé, et qui serait pour elle un aïeul qui, certes ! en vaudrait bien un autre, le peuple s’est laissé apprendre la Révolution comme le mal s’apprend, mais il ne l’a point inventée. Les grandes sources sont donc fermées maintenant d’où l’on voulait que s’en vînt sur nous ce fleuve de sang et de fange, dans l’effronterie de sa hideuse majesté ! La Révolution, qui a toujours haï les hautes naissances et qui pourtant s’en donnait une, n’est que de petite extraction. Au fond, elle ne fut qu’une révolte, et si elle est devenue quelque chose, et quelque chose de monstrueux, c’est qu’elle a été grandie par les fautes et les magnanimités imprudentes d’une royauté trop généreuse. Cassagnac rétablit avec une autorité qui défie la discussion, qui la respire et qui l’appelle. Elle ne tenait qu’à un déficit dans les finances, ce qui n’a jamais perdu un gouvernement : preuve, l’Angleterre et sa dette.
Chose étrange et piquante à la fois ! Quand on lit toute cette partie du livre de Cassagnac, on se trouve un peu étonné, quoique docile, en se voyant ramené à l’opinion de ces aristocrates qui les premiers écrivirent sur la Révolution française et qui l’appelèrent un déficit. Les pédants de l’Histoire les avaient traités d’esprits superficiels, parce qu’ils ne disaient que la sobre vérité, et ces esprits superficiels avaient raison ! Après de longues années de grandes phrases et de pretintailles philosophiques, un esprit perçant, avisé, calmé par la critique et la science, conclut comme eux. Oui ! c’est le déficit qui a fait la Révolution ; mais ce n’est pas uniquement le déficit. Cassagnac ne laisse pas sans le signaler, autour de cette cause occasionnelle, un seul des faits qui l’ont changée en cause absolue. Les plans du ministère, bien loin de remédier au mal, l’augmentèrent. Au lieu de le serrer et de l’éteindre, ils s’échappèrent en réformes qui allèrent au loin chercher des abus au fond desquels ne gisaient pas les périls de la situation.
Ces plans, commencés par Calonne, homme d’État plus éminent peut-être qu’il n’a été méconnu, modifiés et poursuivis par Brienne et Necker, rencontrèrent dans toutes les institutions du temps une résistance qui prouve combien ces institutions avaient encore de force et de solidité. Calonne en tomba devant les Notables. Brienne, à son tour, en fut brisé. Ces résistances venaient de l’organisation générale de la France, de ses organisations spéciales : clergé, armée, marine, maison du roi, magistrature ; de la nature et du nombre des Impôts ; de la variété et de l’esprit des lois civiles, etc., etc. Toute cette partie de l’Histoire des Causes et de l’Histoire de France est faite en grand, par un esprit de la plus rare compétence et qu’on ne saurait trop admirer. Quant aux réformes elles-mêmes, le jugement qu’en porte Cassagnac est plus favorable que je ne l’aurais pensé à l’avance, venant d’une si haute intelligence historique et si libre des préoccupations contemporaines. Il les ramène à cinq projets principaux.
1º D’une administration uniforme pour toute la France ;
2º D’un impôt territorial ;
3º D’une réforme des grains et de l’abolition des corvées en nature ;
4º D’une vaste réforme agricole et commerciale, etc. ;
5º D’un emprunt échelonné sur quinze années, pour l’extinction du déficit.
Elles n’étaient point l’œuvre de Calonne, mais il les avait coordonnées avec une supériorité inutile. Il n’en avait point trouvé la pensée au-dessous, mais au-dessus de lui, dans les conseils du roi antérieurs à son ministère. C’étaient des traditions et des incubations de cabinet, des vues plus ou moins justes d’hommes d’État rompus aux affaires, mais dans lesquelles la philosophie n’avait rien mis ; car d’Argenson les avait proposées onze ans avant la publication du premier volume de l’Encyclopédie. Quoi qu’elles fussent, du reste, elles n’attestaient qu’une seule chose : l’action directe et libre de la royauté.
Oui ! la royauté, voilà ce qu’il y a en 1787 de plus révolutionnaire en France. La révolution, le changement, c’est Louis XVI ! La démocratie, de 1786 à 1789, c’est Louis XVII C’est le faible Louis XVI, comme on dit, qui a intronisé cette manière de gouverner que pratiqua la Convention, et qui consiste à vouloir réaliser de haute lutte un système de choses antipathiques aux populations, à leurs préjugés, à leurs mœurs. Privé de Calonne, puis de Brienne, renversé par ce Parlement qu’il avait commis la faute immense de rétablir, Louis XVI appela à son aide contre ce Parlement insurrecteur les provinces, et, pour faire triompher les réformes, les hommes de lettres, auxquels il donna, par cela même, une importance qu’ils n’avaient ni dans l’opinion ni dans l’État. Ce fut là un affreux malheur.
Une fois lâchés à leur tour contre le clergé, la noblesse et les parlements, qui soutenaient leurs privilèges respectifs, les gens de lettres, à qui on remit le fléau qui doit broyer tous les gouvernements dans un pays du tempérament de la France, je veux dire la liberté de la presse, ne s’arrêtèrent que quand la révolution fut consommée. Enivrés, comme des gens qu’on consulte, ils brouillèrent toutes les nations par leur ignorance, leur importance, leur jalousie des classes supérieures ; ils puisèrent aux écrits des philosophes du xviiie siècle les théories qui y dormaient comme des tempêtes, et ils les versèrent dans l’esprit public avec leurs brochures. Ce furent eux qui déterminèrent la convocation des États-Généraux, dans lesquels se continua, pour se poursuivre, — on sait trop où, — cette longue bataille des réformes contre les privilèges qu’elles menaçaient et qu’elles ont enfin détruites, mais après tant d’efforts, de déchirements et de crimes, qu’il est évident que le temps des anciennes institutions n’était pas accompli, et que Dieu, qui permettait aux hommes de les abolir à leurs risques et périls, ne leur avait retiré ni la force du droit, ni la puissance de la vie.
Telle est, ramassée en quelques mots, cette Histoire des Causes de la Révolution qui vient l’éclairer par en-dessous, qui nous la montre sous le vrai jour de ses événements intérieurs, et non à la lumière trompeuse et rétrospective des nôtres. Dans ces causes, on trouve tout le contraire de ce que la pensée avait l’habitude d’y discerner. Ce n’est point la victoire de la Révolution, c’est le suicide volontaire, dévoué, mais coupable comme tout suicide, de la monarchie. Selon moi, c’est une bien grande question de savoir si le Roi avait le droit de porter à terre, sous des réformes qui valaient des coups de hache, les institutions monarchiques dont il était le couronnement. Cassagnac conclut de son livre que Louis XVI ayant offert, pour réformer et améliorer l’ancienne monarchie, toutes les institutions modernes de la France, la Révolution, qui les a suspendues et ajournées, n’a été autre chose qu’une sanglante inutilité. Il a, certes ! raison contre la Révolution, mais a-t-il raison pour Louis XVI ?… Qu’était-il ?… Un privilégié solidaire de tous les privilégiés du royaume. Pouvait-il changer, lui, le garde de la constitution de la monarchie, cette constitution, fille des temps ? — Pourquoi donc le Roi ne mourait-il jamais en France ? Le Roi, ce n’était pas seulement la personne du Roi ! Quand Cassagnac écrira une Histoire de la monarchie française, c’est-à-dire des trois ordres, avec son esprit incisif et si audacieux à prendre le vrai où qu’il soit, je ne doute pas de la réponse qu’il saura faire à cette question.
Mais, pour le quart d’heure, ce qu’il a fait et fait en maître, c’est le plus cruel bilan de la Révolution, qui fut la banqueroute de l’honneur, de la richesse et de l’avenir de la France. Après ses causes, il dit ses hommes, c’est-à-dire ses causes encore, puisqu’elle n’est plus nécessaire, providentielle, inévitable. Après les événements, les hommes ; c’était la marche naturelle de l’historien. Je vais montrer comment ces hommes passent à leur tour sous le laminoir implacable et s’y réduisent jusqu’à n’être plus que ce qu’ils furent aux yeux de Dieu même, — des sots, des lâches et des méchants.
[II] §
Granier de Cassagnac. Des Causes de la Révolution française [II].
Dans le grand procès refait une fois de plus à la Révolution française, et jugé par Granier de Cassagnac de manière à ce que désormais l’arrêt ne soit plus cassé par personne, j’ai dit qu’après les institutions, appréciées, on l’a vu, pour ce qu’elles valent, il y avait les hommes, à leur tour démasqués aussi de leur gloire, également triés et diminués au jour cruel de l’examen. Certes ! ce n’est pas là, comme on pourrait le croire, la partie la moins curieuse et la moins importante de l’ouvrage de Cassagnac. Au contraire, à mes yeux du moins, ce jugement sur les hommes de la Révolution est le côté véritablement supérieur et profond de l’Histoire des Causes, et je demande qu’on me permette de déduire les raisons de cette opinion.
Chaque siècle a sa philosophie, comme il a ses passions personnelles ; et c’est même une loi de l’esprit humain que la philosophie d’un siècle doive rayonner dans tout ce que ce siècle a produit. Cela n’a jamais manqué. Ainsi, pour ne prendre que le siècle présent, le xixe siècle, sa philosophie, qui est le panthéisme, a poussé, comme un affreux polype, de vivaces et inévitables boutures dans tous les ouvrages contemporains, et particulièrement en histoire. Lisez, en effet, tous les livres composés, de 1830 à 1850, sur des sujets historiques, par les esprits les plus divers ; et voyez si, dans la plupart, le panthéisme ne réduit pas, plus ou moins, le jeu de la personnalité humaine au sein des luttes de ce monde, pour enrichir de tout ce qu’il prend à cette personnalité la vague notion de force des choses que le matérialisme connaissait bien un peu avant Hegel, mais que le panthéisme, qui a grandi et complété toutes les erreurs du matérialisme, a grandie aussi, comme les autres. La force des choses, cette irresponsabilité du destin, ce joug d’une mathématique inconnue jeté sur le cou de la pauvre créature humaine, a remplacé, dans l’Histoire, l’action réelle et très explicable de l’homme tout-puissant de volonté, de liberté, quand il s’agit des événements qui paraissent le moins à sa charge, et même tout puissant de faiblesse.
Eh bien, c’est cette force des choses, avec laquelle on tend nécessairement à amnistier les fautes et les crimes, c’est cette épouvantable erreur, cachée sous un nom imposant qui fait baisser le front aux niais, contre laquelle Cassagnac a relevé le sien avec une noble intelligence quand il nous a donné, dans son livre, l’histoire des hommes individuels pour couronner l’histoire des faits généraux ! En cela, il s’est mis d’un seul trait au-dessus de la funeste passion philosophique de son temps ; il a rompu avec des habitudes erronées et universelles. Il s’est dit qu’à toutes les époques l’histoire des nations a tenu toute, en définitive, dans la conscience et les passions de quelques hommes ; que le dessous de cartes de l’Histoire est une suite de biographies ; qu’il y a beaucoup plus d’influences personnelles dans ce monde que de force des choses ; et ainsi il a effacé, pour sa part, le mot obscur qu’on élève dans l’histoire quand on ne la comprend plus et que le sens des hommes échappe, et renversé autant qu’il l’a pu ce phare de ténèbres qui redouble la grande ombre des événements passés, au lieu de la dissiper.
Et voilà, pour moi, ce qui donne surtout une haute portée à ces études, qui ne sont pas seulement des monographies successives, et qui ferment, comme un musée de portraits historiques, le livre de Cassagnac. Ces monographies, ces analyses des hommes, ces fouillements d’âmes, ne sont pas de la curiosité anecdotique et pointilleuse ou de la psychologie raccourcie et tatillonne. L’auteur en tire un effet d’ensemble véritablement décisif ; c’est l’histoire des Causes, comme dit le titre du livre, — car les hommes, on ne saurait trop le répéter, sont les plus grandes causes de l’Histoire, contrairement à l’idée moderne et aux prétentions du Panthéisme qui ne veut voir dans l’action des hommes que des effets. Que dis-je ? Quand je creuse cette idée, je trouve qu’au fond, et si on y regarde bien, les causes n’existent pas en dehors des hommes, et qu’en fin de compte la loi qui gouverne le monde est la même loi qui gouverne nos faibles cœurs. Le Catholicisme, en posant la liberté de l’homme, — et, chose qui devrait faire réfléchir les partisans de la liberté politique, il n’y a que le Catholicisme qui sache poser philosophiquement cette liberté, — donne la seule vraie philosophie de l’Histoire. Tout pour lui sort de l’âme humaine. Si on ne voit pas toujours, de cette âme, le travail et les influences, il ne s’agit que de les trouver. Est-ce qu’avant la découverte des télescopes le monde planétaire n’existait pas ?
Et, je l’ai montré tout à l’heure, Cassagnac l’entend si bien ainsi qu’il a nié vaillamment, dès les premières pages de son livre, l’existence de cet Esprit principe, substitué par tant d’historiens à l’emploi et à l’abus de la liberté de l’homme, dans l’explication des grands problèmes de l’Histoire. En prouvant, comme il l’a fait pour la Révolution française, qu’elle n’avait aucun des caractères providentiel, fatal, philosophique qu’on lui donne, il ne restait plus pour elle qu’une origine : la volonté et l’intelligence humaines, l’une dépravée et l’autre aveugle. Or, cet aveuglement de l’esprit et ce vice de la volonté n’étant point, quand la Révolution éclata, dans la masse du peuple, mais, comme l’a prouvé Cassagnac, uniquement dans ceux qui la menèrent et l’égarèrent, nous parler à fond de ces meneurs coupables, nous ouvrir leur âme, passer de l’homme public, exagéré par la perspective du théâtre, à l’homme privé, saisi dans la stricte rigueur de ses habitudes et de ses passions, dans ce terrible tous les jours de la vie qui nous en dit tant sur les hommes ! c’est non seulement être conséquent au vrai principe de l’Histoire et la puiser à sa source la plus pure et la plus reculée, — la conscience, — mais, de plus, c’est justifier l’idée qui plane comme une vérité sur tout l’ouvrage, à savoir : que la Révolution française, l’une des plus grandes catastrophes de désordre qui aient jamais existé, pouvait très bien être évitée, comme peuvent l’être, du reste, tous les crimes et toutes les fautes imputables, soit aux hommes, soit aux sociétés.
Ici, je voudrais pouvoir citer Cassagnac lui-même, et faire apparaître, les uns après les autres, tous ces grands hommes de la Révolution, qui l’ont créée à leur image. Malheureusement, resserré dans les bornes de ce chapitre, je ne puis qu’indiquer les choses, qu’il faudrait montrer dans tous leurs détails pour faire mieux juger de leur valeur et de leur puissance. Plus à l’aise que moi, Cassagnac nous les a montrées, dans son livre, avec une force de renseignement et une connaissance si approfondies, que ceux qui ont discuté les idées de son histoire n’ont pas osé toucher à ce formidable côté des hommes.
Cassagnac a le génie trop historien pour ne pas savoir quel parti il convenait de tirer de la solidarité positive entre les diverses périodes historiques et les hommes qui les gouvernèrent, — solidarité dont on se détourne à présent avec le dédain d’une immoralité si profonde qu’on ne la sent plus. Il n’était pas homme à retenir les conseils hégéliens que Cousin, dans son Cours de 1828, donnait à la jeunesse de France qui maintenant écrit l’Histoire, et qui, malheureusement, elle, ne les a pas oubliés. Le trop célèbre professeur posait en principe qu’on ne devait se préoccuper que des faits glorieux d’une époque, et qu’on pouvait passer, les yeux fermés par un optimisme supérieur, sur les faits criminels et funestes : « Je renvoie — disait-il alors, avec la superbe d’un homme qui prend des effets oratoires pour des raisons philosophiques, — les horreurs et les crimes de la Révolution à qui de droit. »
Pour qui voit clair sous les mots, cela signifiait qu’il les renvoyait aux hommes de la Révolution, c’est-à-dire à la Révolution même ; or, précisément, c’était le contraire que voulait dire Cousin.
Mais, pour Cassagnac, pour cet esprit net et décidé qui érige de la clarté en métaphysique comme en toute matière intellectuelle, la Révolution, à part des révolutionnaires, la Révolution, idée pure s’élançant du sein des faits les plus impurs, était une abstraction panthéistique, une chose inconcevable et impossible, une chimère. S’il avait pu y croire une minute, avec ses tendances positives de penseur chez qui la pensée a toujours touché à l’action, et d’écrivain catholique chez qui le catholicisme a redoublé le bon sens, il ne fût point descendu des hauteurs de son histoire dans le détail de la vie des hommes de la Révolution, les isolant les uns des autres pour mieux étudier chacun d’eux. Si l’expérience et l’observation ne lui avaient enseigné la consubstantialité des hommes et des choses dans les manifestations de l’histoire, s’il n’avait pas vu qu’à tous les âges du monde les hommes qui ont trempé au plus profond d’une époque, qui en occupèrent les avenues et les hauteurs, laissent sur elle l’éclatant honneur ou l’éclatante infamie de leur caractère ou de leurs passions, — de leur humanité, enfin, qu’elle ait été vertueuse ou scélérate, — il se serait épargné, et à nous aussi, l’inutile détail de ces consciences corrompues, de ces personnalités abjectes, de toutes ces grandeurs apocryphes qui, quand on les touche d’un doigt ferme, se rétractent en de honteuses politesses ou coulent en fange sur la main. Pourquoi, en effet, après leur vie publique, la vie privée de Sieyès, de Mirabeau, de Lafayette, de Robespierre, de Marat, de Danton et de tous les autres, si on peut, sans mutiler l’histoire, distraire la personnalité de ces hommes du cadre d’événements surhumains dans lequel ils se sont mus et qu’ils ont rempli, si on veut abaisser sur leurs visages nus, avec une monstrueuse indulgence, le voile noir que la république de Venise étendait sur l’image de son doge décapité ? Grâce à Dieu, l’auteur de l’Histoire des Causes a senti que de telles manières de procéder n’étaient que des méthodes d’erreur pour soi et de mensonge pour les autres. Il a bien vu que, malgré les prétentions d’une philosophie qui, si on la laisse faire, est en train de fausser le sens commun de l’humanité pour des siècles, ce qu’on appelle la Révolution Française, comme tous les grands événements, se résumera en quelques noms propres, — le seul signe que, pour des raisons très profondes, les hommes connaissent des plus grandes choses, — et alors il a regardé sous ces noms ceux qui les portent, et, en agissant ainsi, je le dis en lui battant des mains, il a éventré la Révolution jusque dans le cœur de ceux qui la voulurent et les cerveaux de ceux qui la pensèrent, confondant à dessein en une même condamnation les hommes et les faits, souillés réciproquement les uns par les autres, et traînant le tout à des gémonies éternelles dans le pêle-mêle du mépris.
Exécution grande et juste ! L’Histoire des Causes a l’impassibilité d’un procès-verbal, mais elle n’en a pas la sécheresse. Chaque détail, sévèrement étudié, entraîne un jugement, et ce jugement est d’un esprit ferme, qui a vu, par-dessous les illusions grandissantes, le fonds et le tréfonds des grands coupables qu’on croit des grands hommes, et qui est revenu de l’abîme de toutes ces consciences comme Dante revint de son Enfer. Armé d’une intelligence hardie, logique, inflexible, qui sait conclure, quand il a trouvé une turpitude dans un caractère ou une sottise dans un esprit, Cassagnac ne se laisse jamais imposer par l’opinion reçue sur cet esprit et sur ce caractère. Il sait que le plus souvent c’est le creux de la tête des hommes qui fait la sonorité de la gloire, comme, dans les théâtres antiques, c’était le vide des vases d’airain qui doublait le son de la voix. Et de même qu’en remplissant ces vases d’airain on diminuait la voix, Cassagnac a pensé qu’en mettant des raisons et des faits dans le creux de la tête des hommes, la gloire qu’ils font diminuerait.
Des esprits qui ont peur de tout, même de l’ombre d’une pensée qu’ils n’ont pas, ont traité cette Histoire des Causes de paradoxe. Ils ont répété ce mot, inventé par les sots pour empêcher les gens spirituels d’être neufs et vrais. Mais qu’importe, du reste ! Si on en croyait son mépris des hommes, qui donc écrirait ? La vérité n’en doit pas moins être dite, pour des raisons supérieures, soit qu’elle blesse les partis toujours vivants, soit qu’elle contrarie les opinions faites ou même qu’elle paraisse trop piquante pour être admise. Le paradoxe de l’Histoire des Causes s’appuie sur des faits trop nombreux et trop solidement liés, pour qu’on puisse l’écarter par une fin de non-recevoir légère et dédaigneuse.
En effet, rien de moins connu et pourtant de plus certain que les renseignements mis en lumière par Granier de Cassagnac sur les pères de la Révolution française Comme on n’invente rien en histoire, Cassagnac les a trouvés où ils étaient. Et savez-vous où ils étaient et où il les a pris ? Dans les publications exclusivement révolutionnaires, dans les Mémoires du temps rédigés par les amis de la Révolution, par ceux-là qui la croyaient une vérité sociale et un événement providentiel, il n’a point demandé aux ennemis, à notre parti, au parti de la monarchie, des armes suspectes et des documents d’une équivoque autorité. Non ! il a fait de l’histoire contre les révolutionnaires avec les révolutionnaires. C’est toujours eux qu’il a cités.
Les marges de l’Histoire des Causes sont chargées de citations que la Critique peut contrôler. Quand on aura pris la peine de vérifier la masse de faits que Cassagnac a tirés de l’obscurité où l’ignorance de la plupart et l’intérêt de quelques-uns les laissaient ensevelis, on aura la triste preuve, une fois de plus, de la facilité avec laquelle la pointe de vérité
dont parle Pascal peut être cachée, et combien les hommes, ces Exacts, se contentent de l’à-peu-près en toutes choses, et s’en contenteraient même en mathématiques, si les mathématiques, comme l’histoire, se rattachaient par quelque coin aux passions de leur âme et à leur moralité.
Eh bien, c’est de cet à-peu-près, dont tant d’esprits se contentent, que Cassagnac n’a pas voulu ! Aussi, dans toutes ces figures qui nous semblaient si familières et qu’il fait passer devant nous, trouvons-nous des physionomies que nous ne connaissions qu’à moitié et dont le trait principal s’était perdu dans une lumière plus trompeuse que l’ombre. Quelques-unes même de ces physionomies sont de véritables apparitions, et rien ne manque aux affreux fantômes évoqués et reconstruits. Ainsi, par exemple, on savait la rage de Marat, sa lâcheté, sa bassesse, la soif de sang de cet impur succube qui couva l’œuvre infernale sous un esprit plus fangeux qu’un ventre de harpie, mais c’était une opinion accréditée et commune que le fanatisme républicain faisait bouillonner ce cloaque et en volcanisait les immondices. Cependant, c’était une erreur. Pour que l’anarchie fût complète dans cette organisation désordonnée et qu’elle eût toute la variété du chaos, il y avait une idée juste : Marat a toujours pensé, comme Barrère, que la république ne convenait pas à la France. Le républicanisme de ce misérable, qui aurait été le publiciste de l’incendie à Constantinople, ne résiste pas à l’étude faite par Cassagnac de ses écrits et de sa vie.
Pour Danton, la modification, plus profonde encore, touche vraiment à la métamorphose. Le Danton de l’Histoire est un titan populaire, horrible et sublime, le génie déchaîné de la Force, un Capanée monstrueux de la Carmagnole, en qui l’imagination terrifiée des historiens a triplé l’audace, parce qu’un jour où il n’y avait rien à craindre il avait répété, en trois hurlements, qu’il en fallait. Or, il se rencontra qu’au fond Danton était un lâche de la plus vile espèce. Cassagnac nous fait le compte de ses lâchetés. Elles sont infinies. Avocat de métier, avocat de conviction, avocat d’âme, mettant sa main corrompue dans l’or et le sang, de quelque trésor ou de quelque veine qu’ils coulassent, cet ambitieux manqué qui croulait par la ceinture, comme tous les ambitieux esclaves des plaisirs matériels, n’a jamais eu au cœur ou à la tête le bronze qu’on lui croit. Cassagnac a regardé en face le fabuleux basilic, et il a eu l’honneur, je ne dis pas de rétablir, mais d’établir la vérité sur un homme à qui on avait fait une gloire dépravante : car, il ne faut pas s’y méprendre, dans un moment donné ceux qui l’admirent s’efforceraient de l’imiter.
Du reste, ce qui manque principalement à tous ces chefs de la Révolution française, à des degrés différents, il est vrai, mais ce qui manque profondément à tous, c’est le meilleur de la personnalité humaine : c’est le génie, c’est la foi, c’est le caractère. Nul parmi eux ne possède une seule de ces trois choses qui doivent entrer comme éléments indispensables dans la fabrication de toute grandeur. Il n’est pas un seul de ces imposteurs de vertu et de conviction républicaine, qui ont volé la gloire comme ils ont volé l’État, dont l’auteur de l’Histoire des Causes ne nous découvre le néant de génie, de probité et de croyance. Il n’est pas un seul de ces hommes, dont Cassagnac fait une hécatombe expiatoire à la vérité et à la dignité de l’Histoire outragée, qui n’atteste, par l’abaissement de ses facultés, la terrible puissance du mal, que possèdent, à l’égal des hommes de génie, les êtres médiocres et même les natures ineptes. Effroyable égalité des êtres libres ! Il ne faut rien de plus que la main d’un enfant idiot ou pervers pour mettre le feu à une ville, rien de plus que la pensée d’un sophiste pour mettre le feu à une société. Seulement, le sophiste et l’enfant sont-ils plus grands parce qu’on les voit à la lueur de la flamme qu’ils ont allumée ? Cassagnac n’a pas voulu que l’immensité des fléaux qu’ils ont déchaînés sur la France grandît les incendiaires de la Révolution, et après l’histoire qu’il a publiée je tiens cela pour impossible. Si j’avais à caractériser d’un seul trait l’Histoire des Causes, je dirais qu’elle est la preuve magnifique et détaillée du mot du grand de Maistre sur Thermidor, mot que Tacite aurait écrit s’il avait été de ce temps funeste : Quelques scélérats égorgèrent d’autres scélérats
; — et de cet autre, tout aussi vrai, d’un homme qui avait de profonds instincts politiques : Les hommes de la Révolution française, dans des temps réguliers et calmes, nous n’en aurions pas voulu pour nos sous-préfets.
Telle est, en résumé, cette mise à nu de la Révolution française, tel est le livre vigoureux, savant et pensé, que Cassagnac a posé, comme une négation qui sera entendue de l’avenir, à l’encontre des publications historiques sur le même sujet. Presque toutes, depuis février 1848, ont exagéré davantage encore les proportions si exagérées déjà de la Révolution de 1789. Ainsi on a lu avec éblouissement l’Histoire des Girondins, ces poésies trompeuses d’un grand poète qui se trompe lui-même, et avec les horreurs du dégoût sinon avec les frénésies d’un désir partagé, cette Histoire de Michelet, qui, je le dis avec tristesse, est un grand crime, si elle n’est pas une honteuse folie.
Après Février et l’élan démocratique donné aux esprits par l’établissement d’une république, Cassagnac est un des premiers qui aient retrouvé la véritable intelligence de l’Histoire sur une époque formidable qui n’a pas encore jeté son arrière-faix d’erreurs et de crimes sur le monde. Désormais, je ne crains point de l’affirmer, tout écrivain qui se respecte — quelles que soient ses opinions, d’ailleurs, et l’idée fixe de son point de vue, — sera obligé de compter avec la vaste critique de son livre. Il faudra traverser ce fleuve, ou y rester et y périr.
À mes yeux, l’éternel honneur de l’écrivain dont il est ici question sera d’avoir éclairé une période d’histoire d’une lumière qu’on ne pourra plus altérer. Et, je l’ai dit ailleurs, à côté de l’intérêt de la vérité en elle-même, il en est un autre dû aux circonstances et qui donne au livre de Cassagnac une importance d’opportunité qui tient réellement de l’événement politique.
Quand la moitié du monde connu croit à la nécessité et à la justice de la Révolution française, avoir prouvé qu’elle n’est, comme l’arianisme, comme le manichéisme, et tant d’autres erreurs qui ont eu leur jour et leur règne, qu’une erreur, qui doit peut-être, comme le disait Mirabeau dans l’ivresse de son orgueilleuse parole, faire le tour du globe, mais pour passer et non pour s’établir ; avoir montré, de plus, après le vice radical du principe, les vices radicaux de ses apôtres : erreur partout, excès et crimes inutiles, — car les crimes et les excès sont toujours inutiles, et Machiavel n’est qu’un menteur ; — c’est avoir commencé à tracer la ligne que d’autres esprits creusent, à l’exemple de l’auteur de l’Histoire des Causes, et devant laquelle le génie révolutionnaire de l’avenir doit nécessairement reculer.
Et voilà ce que j’aurais voulu signaler à l’Europe si ma voix avait porté loin. Maniée par un homme comme Cassagnac, la liberté de la presse répond aux abus de la liberté de la presse. Or, les écrivains sont les premiers soldats des gouvernements.
Après cela, après une appréciation si politique de l’Histoire des Causes, agiterai-je la question littéraire ? Dirai-je que l’auteur — l’un des premiers journalistes de ce temps — est un de ces écrivains de grande venue qui touche enfin à la maturité de ses facultés ? Pour qui ne voit que l’art seul, l’art divin d’écrire, il y a dans son livre de ces passages qui ressemblent, pour la profondeur et la netteté pure de l’empreinte, aux plus magnifiques intailles de la glyptique moderne. Par exemple, l’admirable portrait biographique de madame Roland. Ce n’est plus là du pinceau, c’est du burin, et du burin sur rubis, à la manière de Benvenuto Cellini.
Non ! je ne veux point parler de l’Histoire des Causes en critique littéraire. Les dangers menaçants des temps actuels rendent grossier et brutal aux choses délicates du génie. Il me suffit que la Révolution soit blessée par ce livre et qu’elle ne puisse s’en relever… Est-ce que l’éclat de la sandale d’or de l’Archange ajoutait à la force du pied terrible qui l’appuyait sur le dos de l’Immense Rebelle terrassé ?
La Révolution d’Angleterre §
Guizot. Études biographiques sur la Révolution d’Angleterre.
Sous ce modeste titre d’Études biographiques sur la Révolution d’Angleterre6, Guizot a publié un volume d’histoire qui aurait bien eu le droit, à ce qu’il me semble, quand on pense au nom et au talent de l’auteur, de porter un titre plus orgueilleux. S’il ne le porte pas cependant, il faut prendre occasion de là pour admirer, dans un temps où toutes les sciences ont leur ivresse, la forte sobriété du procédé employé de préférence par l’homme qui doit la source de tous ses genres d’illustrations à l’Histoire, et qui, en écrivant de simples biographies, en dit profondément le dernier mot.
Car, il ne faut pas s’y méprendre, la biographie est le dernier mot de l’Histoire. Je l’ai dit déjà à propos d’un autre livre : l’Histoire plonge jusqu’au cœur dans la biographie. Aller jusque-là, c’est en mettre à nu les racines. Plus avant que la biographie dans l’Histoire, je ne sais rien. On a traversé le tuf même. Prenez, en effet, les événements, les péripéties, les grands chocs, les causes mystérieuses ou visibles, absolues ou secondaires, les empêchements, les choses, comme disent les esprits vagues, la fatalité des circonstances, comme disent les esprits hébétés, les idées, enfin, comme répètent à leur tour les mystiques brouillons d’un panthéisme confus, c’est-à-dire prenez tout ce qui constitue l’Histoire, et cherchez résolument si tout cela cache rien de plus, sous un mouvement gigantesque ou une ruine immense, que la toute petite créature qui s’appelle l’homme, que cette vieillerie du cœur humain dont le programme est toujours à reprendre et qu’on ne connaît jamais assez ! Oui, il est nécessaire de le répéter aux esprits superbes qui depuis quelque temps ont exagéré les proportions de chaque chose : dans l’orgueil de leurs sciences trompeuses, comme dans les grandes pyramides, il n’y a, au fond de l’Histoire, que des cadavres qui se remuèrent quelques jours !
Aux yeux de qui ne se laisse pas troubler ou imposer par la mise en scène et les tumultes du théâtre, l’Histoire est uniquement le résumé des facultés de quelques hommes, faiblement ou puissamment mises en jeu. Tout y est fait avec cette poussière, arrosée de flammes, qui fut l’homme, et son sang et sa vie ! Et dans les sociétés les plus complexes, les plus étoffées, les plus surchargées de civilisation, tout se passe identiquement comme dans les sociétés les plus primitives, les plus simples : la famille, par exemple, cette première des sociétés… que dis-je ? comme dans les relations de notre cœur avec lui-même. Car il se fait aussi de l’Histoire dans le secret de notre cœur, et nous avons toute une société de sentiments, rude à gouverner, dans nos poitrines ! Il n’y a pas plus, ici et là, en nous ou dans les sociétés ! Dieu même n’intervient que quand l’homme l’y appelle, que quand il le force d’intervenir en usant mal de sa liberté. Alors, Dieu vient se mêler à la destinée individuelle ou sociale, en vertu des lois de sa création, mais c’est comme la conclusion inévitable d’un syllogisme, dont les prémisses ont été posées par l’homme, et qui se referme tout à coup sur sa liberté et la brise. Une telle vue, si elle est réelle, met à bas d’un revers de main toutes les philosophies de l’Histoire, toutes ces modernes théories qui essayent d’expliquer la vie des sociétés autrement que la vie de l’homme, comme si elle renfermait des éléments de plus, comme si, avec l’homme seul, ce n’était pas déjà, pour les plus forts, assez difficile, et pour les plus pénétrants, assez mystérieux !
Eh bien, ces philosophies de l’Histoire, filles de l’orgueil de la pensée, aussi coupable que l’autre orgueil, ces théories où la science se dilate et se fausse au lieu de se circonscrire pour se simplifier et s’approfondir, Guizot y répond, et, selon moi, d’une façon bien frappante et bien éloquente, en écrivant des biographies de cette grande plume qui a prouvé si elle savait aller aux ensembles et si elle avait la puissance de ses ambitions ! Certes ! pour que Guizot, l’historien de la civilisation en Europe, au lieu de se préoccuper des larges perspectives et d’élargir ses horizons, se mette à écrire la vie de quelques hommes, à les prendre à part et à les tirer du cadre de la Révolution d’Angleterre, où ils sont à peu près perdus, il faut quelque raison, sans doute. Un esprit de cette gravité, de cette conscience, dédaignerait, après les grands travaux qu’il a publiés, de jeter au public les larves d’une pensée qui vivrait ailleurs, forte, organisée et complète. Nous devons donc le croire, l’illustre historien s’est dit que des biographies n’étaient, en somme, ni moins importantes, ni moins nécessaires, que le récit des événements avec leur développement grandiose, et que là surtout, au contraire, était l’interprétation la plus intime de ces événements, le secret de l’humaine et divine comédie. Je ne sais pas si Guizot, à une autre époque de sa vie intellectuelle, n’a pas cru à cette généralisation, à cette abstraction, à cette panthéification (qu’on me passe le mot !) de l’Histoire, qui est bien le caractère de la pensée historique de notre temps. Il est des contagions d’idées qui attaquent plus ou moins les esprits de toute une époque. Mais ce que je sais bien, c’est qu’il n’était pas de ces tempéraments qui en restent fatalement imprégnés ; ce que je sais bien, c’est que, depuis qu’il a atteint toute la supériorité de ses facultés, il a aimé à ramasser son regard pour y voir plus clair, il a senti qu’en histoire, comme ailleurs, se circonscrire, se concentrer, était la puissance. La vie de Washington date de ce moment glorieux dans le développement suprême de Guizot. La vie de Washington, c’est-à-dire une biographie où l’Histoire s’enfonce jusqu’aux dernières profondeurs de l’âme d’un grand homme qui explique, à lui seul, plus que tout le reste, la création politique de son pays.
Et, pour moi, Guizot l’a si bien compris ainsi, son expérience d’homme d’État et de philosophe l’ont si bien convaincu qu’en Histoire la plus forte des influences n’était ni les choses, ni les idées, ni les missions providentielles, comme disent les confidents indiscrets de la Providence avec d’inexprimables fatuités, ni toutes ces forces chimériques inventées lâchement pour sauver l’homme du danger de sa responsabilité, — espèce de laurier à électricité négative qu’on lui plante sur la tête pour repousser la foudre de Dieu et la condamnation des siècles, — que, dans les biographies récemment publiées, l’illustre historien n’a pas même pris la vie des hommes éclatants, des personnages décisifs de la Révolution d’Angleterre. Pour prouver la valeur de l’homme en histoire, Guizot n’a voulu que l’homme, l’homme dans toute l’infirmité de ce mot. Il a écarté le personnage. Il a laissé là tous ceux auxquels il serait malaisé à toutes les philosophies de l’histoire d’arracher l’influence et d’en faire les mystiques instruments d’une force cachée, idée ou chose, divinités abstraites de tous ceux qui ne croient pas au Dieu vivant et personnel, et il a choisi des individualités secondaires par-dessus lesquelles un esprit superficiel aurait passé. Comme notre force individuelle, notre force sociale se compose de faiblesses. Les plus resplendissantes époques de l’histoire sont sorties des mains d’hommes à présent obscurs. Tisserands ignorés qui ont travaillé à la trame de l’histoire de leur pays, sur laquelle ils brodèrent les noms des hommes plus grands qu’eux, Guizot les a étudiés comme les plus grands, tant il est vrai que rien n’est à mépriser dans l’Histoire ! Me trompé-je ? mais il me semble qu’il y a dans ce choix une profondeur inaccoutumée, une admirable intuition de la vraie source historique, une faculté de démêlement qui est plus que de la sagacité. Déchiffrer la vérité d’une époque sans se servir des noms écrits dans le dictionnaire de la gloire, c’est lire aussi bien dans l’obscurité que dans la lumière, c’est avoir la vue complète, et, endroit et envers de l’histoire, c’est tenir les deux côtés à la fois.
En effet, excepté ce grand comte de Clarendon, qui occupe dans l’histoire de son pays — dit Guizot — une place presque aussi large que Cromwell, tous les personnages que l’illustre historien évoque aux regards de notre esprit dans ses études biographiques sont des hommes morts à jamais dans le souvenir de ceux qui, comme la postérité prise en masse, ne voient et ne peuvent se soucier que des résultats généraux et des hommes qui les représentent. La postérité est inattentive. Il faut être un philosophe en quête de savoir avec quels atomes imperceptibles se font les plus grandes choses, pour se préoccuper au xixe siècle de personnages aussi oubliés, malgré l’aristocratie de leur race ou l’éclat momentané de leur nom, que le sont aujourd’hui lord Hollis, sir Philippe Warwick, sir Thomas Herbert, sir John Reresby, Sheffield, duc de Buckingham, Thomas May, John Lilburne, Edmond Ludlow, etc. Tous, tant qu’ils furent, parlementaires, niveleurs, cavaliers, appartenant à des partis contraires, ils firent leur œuvre, et, soldats tués par leur cause, servirent, comme bien d’autres, à amonceler les circonstances qui ont fini par les écraser. En se rendant compte de ce qu’ils firent, Guizot a voulu arracher les derniers renseignements à l’Histoire. Nul n’ira plus loin dans ce travail, maintenant épuisé. À part des jugements sur la légitimité de la Révolution anglaise que toutes les croyances de mon âme m’empêchent d’accepter, même de la main respectée de Guizot, nul, je dois en convenir, ne fera mieux connaître jusque dans ses détails cette Révolution d’Angleterre, de tous les événements humains celui peut-être qui a le plus influé sur l’ensemble de sa pensée, à lui, et la direction de sa vie.
Est-il bien nécessaire de dire qu’on retrouve dans cet écrit les qualités ordinaires d’un talent qui ne fléchit pas ? J’y trouve même davantage. Et ceci tiendrait-il à un développement nouveau de cet esprit vigoureux, ou au genre du sujet qu’il traite ? Toujours est-il que le coup d’œil jeté, dans ces biographies, sur ce tas d’hommes médiocres qui ont eu, pourtant, leur jour et leur heure, n’est jamais tombé de plus haut et avec un rayon plus calme. Involontairement, on se demande si dans cette souveraineté calme du regard historique de Guizot il n’y aurait pas un peu de cette indifférence dont il parle avec tant de majesté, quand il dit quelque part : « Les longues grandeurs amènent l’indifférence. »
Oui ! les longues grandeurs du talent comme les longues grandeurs de la fortune.
Il n’en est rien, pourtant. Le magnifique passage sur le grand comte de Clarendon peut s’appliquer tout entier à l’homme éminent qui l’a écrit, en pensant peut-être à sa propre destinée. Le calme de Guizot est une force et non une faiblesse. Il vient d’une source plus élevée que la longue jouissance du pouvoir et le blasé de la gloire. Comme tous les esprits qui se froidissent en montant, — car l’esprit est soumis dans sa sphère aux lois que subit le corps dans la sienne, — Guizot a touché cette période de la vie morale qui faisait dire à un grand esprit calmé, l’illustre Goethe : « Le temps m’a rendu spectateur. »
Pour tout homme, c’est la disposition qui le met le plus près de l’accomplissement de tout son être, qu’il s’appelle d’ailleurs Shakespeare, Machiavel, Walter Scott, trois grands hommes qui eurent aussi, tous les trois, cette froideur d’impartialité qui n’est pas la glace de l’âme, mais la sérénité du génie.
Du reste, ce n’est point dans les surprises d’un talent que l’Europe connaît et qui ne peut plus étonner personne, qu’il faut chercher la raison de l’intérêt de cet écrit de Guizot. Avec les événements et les préoccupations actuelles, que serait un livre signé du plus grand nom, s’il ne se rattachait pas aux préoccupations qui nous tiennent asservis et aux événements qui nous poussent ? Heureusement, le livre de Guizot porte dans son titre le mot qui nous remue, à tous, les entrailles. Il s’y agit de la Révolution d’Angleterre, il est vrai, mais la Révolution d’Angleterre, c’est toujours de la révolution, c’est toujours, sous une forme particulière et avec une date, l’amour ou l’effroi des nations modernes, la grande idée qui, comme un glaive, coupe pour un moment le monde en deux ! Les uns chercheront donc dans le nouvel écrit de Guizot, comme ils cherchèrent dans tous ceux du même auteur qui le précédèrent, des raisons suffisantes pour accepter et légitimer, pour innocenter et comprendre le principe des révolutions ; les autres pour le repousser, le maudire et le combattre davantage. Ceci n’est pas douteux. Les têtes éminentes doivent prendre garde à ce qu’elles font ! Elles emportent avec elles bien des convictions d’hommes dont elles répondront devant Dieu. Ce n’est pas tout ! Pour ceux-là qui resteront fermes, appuyés à des opinions inflexibles, sous la parole imposante d’un talent incontestable et qui touche par bien des côtés à la vérité, il sera curieux et fructueux tout ensemble de lire, en face des hommes et des choses de la révolution présente, — car la République n’est pas même une étape et la Révolution marche toujours, — le récit d’un autre temps révolutionnaire, et d’en tirer de grands enseignements et d’instructives comparaisons. On verra par là ce qu’on a gagné à laisser vieillir le principe des révolutions dans le cœur des peuples, et combien, sur ces degrés descendus, de génération en génération, vers l’abîme de tous les pouvoirs menacés, l’orgueil des nations a ramassé de fange et de corruptions dont le poids l’entraîne un peu plus vite et doit le faire sombrer un peu plus profond !
En effet, quelque condamnation que je fasse de la Révolution d’Angleterre, comme de toute révolte quelconque contre le pouvoir par quelque peuple chrétien que ce puisse être, je suis loin cependant, pour rester juste, d’envelopper dans une égale réprobation les mauvais jours de la Révolution d’Angleterre et ceux de la Révolution française, qui se continue de nos jours. Comme Guizot, sinon tout à fait pour les mêmes raisons, je ne juge pas si cruellement la Révolution d’Angleterre. Mais si, le principe ôté, nous ne voyons plus dans l’histoire de la Révolution d’Angleterre que les sentiments et la moralité des hommes, je l’exalterai, je la glorifierai en la comparant aux origines matérialistes et fatales de la Révolution de mon pays ! Les raisons à donner de cela sont trop évidentes. Dans l’Angleterre au xviie siècle, qui s’était insurgé contre le pouvoir ? Qui ne se démentit jamais dans tout le cours de la Révolution ? Quelle idée resta dominante et respectée au milieu même des excès dont elle était la cause ? L’idée religieuse. Dieu était au fond des cœurs anglais, au plus épais de leurs péchés et de leurs crimes. Ils avaient perverti en eux la vérité, mais l’empreinte de Dieu ne s’effaçait pas de ces consciences profondes, et, parmi eux, les plus passionnés de révolution appelaient leurs espérances effrénées le règne de Dieu. Or, on dira ce qu’on voudra du fanatisme religieux, il marque au moins que les âmes ont leur trempe, que les mœurs se tiennent droites encore, que les probités se surveillent sous le regard, toujours présent, de la Justice éternelle. On en dira ce qu’on voudra, mais il y avait là, dans cette idée de Dieu, la faculté du respect, de l’obéissance, du sacrifice, du renoncement, c’est-à-dire tous les éléments sociaux, tout ce qui fait les peuples et les refait quand ils se sont défaits dans l’anarchie. En France, au contraire, dans la France du xviiie siècle, et même dans la France de ces derniers jours, l’homme s’est révolté contre Dieu même. L’échafaud de Louis XVI, il aurait voulu le retourner contre Dieu. Dieu, c’est bien pis que le Roi : c’est le Roi des Rois. Il concentre la haine universelle, et de cette haine universelle dont Dieu est l’objet, il est résulté dans les âmes, dans les mœurs, dans les probités, l’écroulement de tout ce qui vivait et se tenait autrefois. Voilà la France comme le mouvement révolutionnaire l’a livrée au socialisme, qui va la prendre et la ruiner, mais qui ne la corrompra pas davantage !
Il y a, parmi les diverses biographies de Guizot, celle d’Edmond Ludlow, l’un des fanatiques les plus indomptables du parti de ces Indépendants qui représentaient dans l’Angleterre d’alors ce que sont maintenant pour nous les Égalitaires. Eh bien, je mets au défi tous les révolutionnaires de l’Europe de fournir aujourd’hui, à eux tous, le sujet d’une pareille biographie. Ludlow ne varia jamais ni dans ses desseins ni dans sa conduite. Il fit partie du tribunal régicide qui condamna à mort Charles Ier, mais il résista grandement et fièrement à Cromwell. Ce fut un homme qui, dans la mesure ou le désordre de ses opinions, se montra toujours d’une moralité individuelle supérieure. Les crimes, les iniquités que Guizot lui reproche, ne sont que les iniquités et les crimes d’un parti auquel il resta fidèle pendant sa longue vie. Et il n’y a pas que cette biographie de Ludlow qu’on puisse détacher du recueil de Guizot et citer comme preuve de la supériorité morale de la Révolution d’Angleterre sur la Révolution française. Après le républicain comme Ludlow, il y a le niveleur comme John Lilburne, — le niveleur, c’est-à-dire le socialiste du temps. Lilburne est un homme chez lequel la vie morale reste puissante, au milieu de toutes ses fautes, de ses égarements, de ses folies. Il s’élève jusqu’à l’exaltation du martyre. À présent, dans le ramollissement de toute foi, même de la foi au mal qu’on veut, on ne trouverait pas dans les partis révolutionnaires de ces bronzes brûlants et rigides, qui se brisent, mais qui ne se faussent pas. L’histoire contemporaine nous a suffisamment renseignés à cet égard. L’immoralité individuelle, née de l’incrédulité philosophique qu’on ne connaissait pas en Angleterre de 1620 à 1693, s’est ajoutée en France à l’immoralité des partis. C’est la différence qui marque les deux sociétés, les deux révolutions, et qui, continuant, marquera, si l’on n’y prend garde, l’avenir prochain de la société française d’un signe terrible, qui n’a jamais marqué les temps les plus mauvais de l’Angleterre.
La Grèce antique §
Lerminier. Histoire des Législateurs et des Constitutions de la Grèce antique.
Les hommes doivent à l’Histoire, bien plus qu’ils ne le pensent, ce qu’il y a de faux et de vrai dans leurs sentiments ou dans leurs idées. Avec la badauderie de l’orgueil, chaque génération s’imagine avoir inventé ce que le plus souvent elle continue ou répète. L’histoire de l’antiquité, dont nous sommes la dernière page, présente aux regards de l’observateur deux grands peuples, — le peuple grec et le peuple romain, — qui tous deux mal vus longtemps, mais obstinément regardés, n’ont point été cependant assez rapprochés l’un de l’autre pour qu’on ait jusqu’ici séparé la vérité de l’erreur, et, puisque nous dépendons tant et du passé et de l’Histoire, nos devoirs de nos illusions.
Eh bien, ce rapprochement, qu’il faudrait faire beaucoup pour voir juste, nous croyons utile de l’essayer à propos de deux livres que la Critique, qui reconnaît ceux qui les ont écrits pour des maîtres, a traités avec un silence par trop respectueux. L’un de ces livres : l’Histoire des Législateurs et des Constitutions de la Grèce antique7, par Lerminier, est une œuvre nouvelle, et, qu’on nous permette le mot ! deux fois nouvelle, puisqu’il atteste des modifications inespérées et profondes dans la pensée de son auteur, connu déjà par des publications importantes et tout un enseignement public. L’autre, l’Histoire des Césars, du comte de Champagny, est un livre qui a dix ans de date, mais qui pourrait prendre dix ans encore sans vieillir. Dans son ouvrage, Lerminier s’efforce de nous raconter, autant que possible, la Grèce antique, — car l’histoire des peuples artistes tient toujours un peu du roman. Chez les Grecs, les plus poètes des hommes, l’Histoire, pour emprunter une image juste au symbolisme qu’ils aimaient, l’Histoire ressemble au thyrse de leurs prêtresses. Les mille fleurs de l’imagination et de la fable s’enroulent autour des moindres faits, sous des mains divinement artistes, et il faut ôter ces voiles brillants, cette floraison de vigne enivrante d’autour du rameau sec et nu, pour nous le montrer tel qu’il est, travail difficile qui demande une main habile, un esprit ferme. Selon nous, Lerminier vient de l’accomplir. Grâce à un sens critique et une sûreté d’érudition dont nous parlerons tout à l’heure, il nous aide merveilleusement à séparer l’art et l’artiste des réalités de l’Histoire. De son côté, Champagny nous montre à son tour dans ses Césars, réédités avec beaucoup d’intelligence, Rome à ce moment formidable où, ayant conquis l’univers, il s’agissait pour elle de le gouverner. On voit, d’un seul coup, l’importance de ces deux livres. Les placer l’un à côté de l’autre, c’est y placer deux civilisations.
Mais, par là même, nous jugerons mieux la nôtre et nous prémunirons notre temps, qui en a souffert beaucoup déjà, contre d’insidieux exemples de liberté pris dans des sociétés qui ne ressemblent en rien à notre société actuelle. L’examen de ces livres nous sera une bonne occasion de démontrer par les faits que les vrais exemples à suivre pour la politique des temps présents ne sauraient être invoqués que là où nous trouvons, soit en germe, soit développés, les deux principes de la société moderne : l’élévation des mœurs dans la famille, et la grandeur de la nationalité.
Cette conséquence, que nous tâcherons de faire ressortir avec force, n’a point échappé à Lerminier, esprit sagace, qui sait sa portée, mais qui ne l’indique pas toujours. Du reste, n’est-ce pas à la critique à faire ressortir cette conséquence ?… Les hommes qui pensent, dans une œuvre coordonnée ne peuvent pas tout dire. Ils sont les semeurs d’un grain invisible qu’ils jettent, pour ainsi dire, par-dessus le mur de leur œuvre et qui doit lever plus loin… Cependant, ne soyons pas injuste : si l’histoire de la Grèce antique par Lerminier est un ouvrage où nul mot n’a été écrit en dehors ou à côté du sujet qu’il traite, si le respect des faits et de l’unité de leur ensemble y est poussé jusqu’à la stoïque abstinence de ces déductions ou de ces inductions qui s’en élancent naturellement, et qui devaient tenter la verve philosophique de l’auteur, n’oublions pas qu’au seuil de ce livre il y a une préface dans laquelle l’historien, qui s’est imposé une réserve si haute et si sévère, signale néanmoins fort bien renseignement pratique qu’on peut tirer de son histoire. Et cet enseignement, c’est (du moins en partie) ce que nous disions plus haut sur les fascinations et les égarements produits, dans les meilleurs esprits, par l’Histoire mal étudiée ou mal comprise.
En sortant d’une étude si consommée des faits, Lerminier, son œuvre achevée, s’est mis à conclure, les yeux sur son siècle, et sa conclusion, qui va du monde ancien au monde moderne, atteint le monde moderne et lui montre cruellement ses fautes. « L’erreur — dit excellemment Lerminier — est pire que l’ignorance. »
Or, l’erreur, en matière d’histoire, — et particulièrement d’histoire grecque, — date de loin, et, singulière fortune ! il n’a pas manqué d’hommes de génie et de talent pour la soutenir. L’erreur a quelquefois des chances que n’aurait pas la vérité ! C’est à la Renaissance, en effet, que l’idolâtrie de l’imitation du monde grec a commencé. Elle saisit alors ces vieux chrétiens du Moyen Âge, élevés dans la forte discipline d’un esprit doublement romain, comme une passion juvénile et contre-nature qui saisirait un vieillard austère et dégraderait sa noble vieillesse. Se faire Grec, rentrer dans le paganisme, retourner boire à l’outre épuisée, tel fut le mouvement furieux de ce temps, ivre et altéré d’Antiquité tout ensemble. Léon X y gagna une dure page d’histoire. Ronsard y perdit son génie. Et le mal fut si grand et si invétéré que plus tard, au xviie siècle, il avait infecté Fénelon, le pur et saint Fénelon ! Lerminier voit tout cela comme nous, et l’indique. Seulement, nous croyons qu’il aurait dû appuyer davantage sur cet amour de l’antiquité grecque qui gâte, même littérairement, Fénelon, amour ignorant comme tous les amours, car si Fénelon savait les lettres grecques, il ne savait pas l’histoire grecque. S’il l’avait sue, ce beau chimérique aurait probablement moins rêvé ! Quoi qu’il en soit, après Fénelon, contre lequel le cœur lui a manqué un peu, Lerminier retrouve toute l’indépendance de sa pensée ; et, suivant l’erreur qui tombe, d’esprit en esprit, toujours plus bas et toujours plus large, de Fénelon en Montesquieu, de Montesquieu en Mably, de Mably en Barthélemy, de Barthélemy en Saint-Just et en Robespierre, et de ces derniers en toute cette plèbe de démocrates timbrés encore de République, il dresse admirablement le compte de cette longue lignée d’adorateurs de la Grèce, qui l’aiment, il est vrai, à la manière grecque, avec un bandeau sur les yeux, et qui ont cru, soit dans leurs livres, soit dans leurs essais d’organisation politique, qu’on pouvait détremper et pétrir les cendres des civilisations consumées pour en faire le ciment des institutions des peuples vivants !
Prenons garde, toutefois, à une confusion qui pourrait avoir lieu dans l’appréciation de l’immense niaiserie que Lerminier a si bien vue. Ce n’est point uniquement — qu’on ne l’oublie pas ! — parce que les civilisations sont éteintes qu’il n’est pas permis au législateur d’en soulever l’image inanimée dans de nouvelles institutions, ou au philosophe politique d’en évoquer le souvenir et de l’imposer comme un modèle. Sans doute, c’est déjà une raison pour n’y plus toucher qu’une chose soit morte parmi les choses humaines. Vider des tombeaux est toujours malsain, même quand ce n’est pas sacrilège. Mais là n’est point la raison suprême qui doit arrêter le législateur et le philosophe. Une chose morte peut avoir laissé aux choses vivantes une âme, un esprit, que sais-je ? tout un ordre d’impressions ou d’idées qui n’a point péri avec elle. L’Histoire a présenté plusieurs fois le spectacle de ces survivances de civilisations à elles-mêmes. Ainsi, quand nous examinerons le livre de Champagny, nous montrerons que, la chose romaine périssant, un esprit qui s’échappait d’elle passa du côté des Barbares qu’elle avait vaincus, si bien que sous les nombreuses transformations du temps, et malgré ce grand coup de foudre du Christianisme qui a rompu le monde en deux, jetant l’Antiquité par là et le monde moderne par ici, nous, Français, nous continuons en bien des points la chose romaine.
Quand il en est ainsi, qui ne le voit ? des exemples, des conseils, de hautes leçons, sinon des calques d’institutions toujours impossibles, peuvent être proposés d’un peuple à un peuple. Entre les manières de penser et de sentir d’un peuple mort, mais qui laissa sur le front du peuple vivant comme les dernières haleines de son génie, entre la civilisation de l’un et de l’autre, il y a un lien, un rapport, une espèce de communauté qui tient à bien des causes, visibles ou mystérieuses, mais qui est. Ce lien, ce rapport existe-t-il entre la Grèce et nous comme il existe, par exemple, entre nous et Rome ? Pour l’instant, voilà la question ! L’histoire de Lerminier, plus qu’aucun autre document, parce qu’il est le plus sûr de tous, prouve au contraire à quel point entre nous, modernes, et la Grèce antique, la différence est profonde, et par conséquent toute imitation insensée. Et cette différence nous frappe d’autant plus que, dans tout le cours de cette histoire, qui a la juste prétention d’être fidèle et impassible comme un miroir, l’historien n’a pas songé une minute à la faire saillir.
Et qu’avait-il besoin de le faire, du reste ? Cette différence ne prend-elle pas tout d’abord aux yeux l’esprit du lecteur ?… À travers ce beau tableau, non de la Grèce, mais des républiques de la Grèce, — espèces de Cyclades de l’histoire, sans esprit général, sans cohésion et sans unité, et que Lerminier nous peint les unes après les autres avec un pinceau si lumineux et si pur, — ne voit-on pas tout ce qui nous sépare de cette Grèce qui a tant pesé dans les destinées de la pensée européenne, moins pour sa gloire que pour son malheur ?… N’est-elle pas pour nous une étrangère, une ennemie, — une belle ennemie, si l’on veut, mais une ennemie ? Ce qui nous distingue d’elle et nous en sépare, c’est ce qu’il y a de plus profond dans l’être des peuples, ce sont nos instincts et nos mœurs. La force parvenant à produire l’harmonie et les effets de la beauté, tel est le caractère de la Grèce antique dans les individus et dans les peuples. Le mot n’est pas de nous, il est de Lerminier, mais, dans sa hauteur intellectuelle de généralité sereine, ce mot vrai exprime une chose atroce, qui fera bondir l’âme de tout moderne chez lequel le sentiment moral n’aura pas été tué. La force ! oui, voilà la Grèce ! La force y fait tout : l’État et la famille ; une force de brigands, qui se changent peu à peu et se drapent en législateurs et en sages, mais qui, même alors, n’en est pas moins la force des brigands de caverne, lesquels ont laissé leur empreinte sur cette terre, belle comme un butin, depuis les vaincus de Thésée jusqu’aux Pallikares ! On ne déclame point. Prenez les plus anciennes législations de la Grèce et les plus honorées par elle, la législation Crétoise, par exemple, et la législation de Sparte ; voyez si le brigandage n’est pas au fond avec le vol et, ce qui est encore plus essentiel que le vol au brigandage, l’absence de la famille ; la communauté ! Malgré des différences bien plus dans la forme que dans le sens des choses, toutes les législations de la Grèce reçurent l’influence de ces deux législations. Partout, sur ce sol fragmenté par des institutions diverses, vous chercheriez en vain la famille, la famille comme nous la comprenons et qui est l’âme de la vie moderne. Là, le fils porte à peine le nom de son père, mais le petit-fils ne le porte plus. Nulle obligation d’honneur imposée au nom des ancêtres. Les aïeux n’ont point d’honneur à faire continuer à leurs descendants. La femme, si toutefois il y en a une parmi les concubines qu’on puisse appeler la femme légitime, la femme, l’épouse, que le droit romain avait grandie jusqu’à la Matrone et que le Christianisme seul pouvait grandir davantage, n’existe pas pour la Grèce. Ce n’est qu’une nécessité physiologique qu’il faut cacher sous les voiles fermés du gynécée. De là, l’inaptitude à élever les enfants pour cette pauvre chose qu’on appelle encore la femme ! De là, aussi, le communisme dans l’éducation, comme il avait d’abord été dans la propriété civile. Assurément, le Christianisme, qui élève les mœurs de la famille à une hauteur après laquelle il n’y a plus à monter, le Christianisme, qui remplace le despotisme du père par l’intervention de la mère et des autres parents, devait avoir de mortelles peines à s’établir dans un pays où ne subsistait pas la famille au sens que ce mot rappelle à nos affections comme à nos devoirs.
Et ce n’est pas tout, quoique tout ceci soit fondamental. En Grèce, dans les diverses républiques que nous voyons se mouvoir sous les faces multiples de leur vie intérieure, plusieurs se sont vaincues alternativement les unes les autres ; mais le trait commun est que, pour elles, la victoire n’est jamais le commencement du gouvernement. On légifère beaucoup en Grèce ; on y fait des constitutions comme des tragédies ; on y fait des discours comme des statues ; on agite les places publiques, et on y commande des armées qui réalisent de magnifiques œuvres d’art militaire à Marathon et à Salamine ; mais on n’y gouverne pas. L’art de gouverner, la politique, manque à la Grèce. La malheureuse et brillante nation en eut l’ambition, mais elle n’en eut point la puissance. Qui en doute ne se rappelle donc pas comment elle est morte, avec Démosthène, aux pieds d’un des successeurs d’Alexandre ?… Hélas ! gouverner passait son génie. Aristote, il est vrai, est un Grec ; mais si cet homme incomparable se montre encore plus fort que les hommes d’aujourd’hui dans son livre sur la politique, ce livre, par contre, fait ressortir combien ses contemporains étaient inférieurs aux hommes d’aujourd’hui. Double rapprochement, qui, pour le dire en passant, ne rend que plus étrange la singulière élévation d’Aristote. Et, d’ailleurs, quelle influence Aristote exerça-t-il sur l’esprit et les affaires de la Grèce ? À quoi lui servirent et sa pénétration inouïe de la destinée des peuples, et sa toute-puissante analyse du mécanisme des constitutions ? Lerminier assure avec juste raison que tout cela n’épargna pas une seule faute à un État quelconque de cette Grèce, livrée à ses passions. Même Alexandre, le plus politique des Grecs, après son père Philippe, Alexandre, qui ajoute à sa gloire d’avoir été l’élève d’Aristote, le prit en suspicion et se détourna de ses conseils. Platon, qui, comme tête politique, est bien au-dessous d’Aristote, l’utopiste Platon, qui avait la beauté symbolique du langage si cher à ces Grecs, avait pour leur démocratie la répugnance des esprits délicats ; mais comme l’impuissance politique des Grecs ne venait pas seulement de cette démocratie tapageuse, il trouva Syracuse aussi dure et aussi sourde qu’Athènes, malgré l’engouement des Denys, ces Frédéric de Prusse de la Grèce. Dégoûté de tant d’inconsistance, Platon refusa de donner des lois à Cyrène. Ainsi, tous deux, Aristote et Platon, restèrent pour leurs compatriotes dans des théories inaccessibles. Et si des esprits comme Montesquieu, par exemple, l’inventeur de la vertu des républiques, se sont trompés d’une si lourde façon sur la Grèce, c’est qu’ils l’ont jugée à travers les théories politiques des hommes qu’elle n’écouta jamais.
Ainsi, quand on l’oppose au nôtre, on peut résumer le monde grec dans une douloureuse infériorité : l’absence de la famille, entraînant nécessairement l’abaissement le plus honteux de la morale, le règne des courtisanes, etc., etc., et l’inhabileté constatée au grand art, le plus digne de la mâle raison de l’homme, la politique, l’art de gouverner. Quand on dit cela, on semble avoir tout dit. Non ! pourtant. Si nous nous préoccupions beaucoup de la chimère de ce siècle, de cette liberté dont il est si follement épris, nous citerions encore Lerminier : « La liberté antique — dit-il — était le triomphe de la forme sur le fond des choses humaines. Quand la statue était brisée, il n’y avait plus de Dieu. »
Pour les Grecs, même la liberté, c’est-à-dire ce qui tient le moins dans une forme quelconque, tout était dans la forme, et, que disons-nous ? dans une certaine forme précise, circonscrite, définie. Cette forme aimée et poursuivie comme un rêve, et enfin saisie par ces esprits nets et aiguisés, comme la lumière est saisie par les angles du diamant taillé qui la captive, explique la seule supériorité qu’ils eurent, leur force incomparable dans les arts, et surtout dans les arts plastiques, où la conception de l’infini est le moins nécessaire. Seulement, toute chose humaine ayant son revers, cette supériorité des Grecs nous a brillamment faussé l’Histoire. Cette religion du vrai a été chez eux soumise aux profanations de l’amour artistique du beau, et Thucydide et Hérodote lui-même, l’Homère en prose, comme on l’a dit, nous ont parlé de la Grèce bien plus comme ils la comprenaient que comme elle fut.
Certes ! on s’en doutait bien un peu, mais le livre de Lerminier rendra désormais à cet égard toutes les illusions impossibles. D’aujourd’hui, la Grèce est expliquée. Une critique savante et profonde, enrichie de toutes les découvertes historiques de notre époque, une critique qui, après avoir fait la part du génie grec, ôte avec un tact souverain l’imagination des Allemands de leurs travaux pour s’appuyer sur ce que ces travaux ont de plus solide, voilà ce qui donne au livre de Lerminier un mérite et un poids qu’aucun ouvrage sur la Grèce ne pouvait avoir plus tôt. Il fallait attendre, que les renseignements vinssent par l’effort d’une érudition patiente et acharnée, et il fallait aussi pour l’écrire que l’homme s’attendît lui-même.
C’est une œuvre de maturité. Quand rien n’est calme et personne impartial, à une époque telle que la nôtre, ingénieuse, entortillée, paradoxale, sceptique et nerveuse, vaniteuse à la rage et désespérée de philosophie impuissante, Lerminier, tranchant sur cette époque et sur son passé, car il eut son bouillonnement sanguin, son exubérance et ses systèmes de jeunesse, est enfin arrivé au calme et à l’impartialité. Contrairement à la mer qui se gonfle pour atteindre tout son niveau, la force, en montant dans l’homme, l’apaise et détend sa pensée. Semblable à tous ceux qui ont fait le tour de beaucoup d’idées, Lerminier ne se passionne plus. Il ne se sert pas de l’histoire pour faire la guerre, au profit d’une théorie, avec elle. Polémiste d’hier, le voici posé, comme le lion du Dante, sur ses griffes croisées, mesurant et perçant l’espace dans les choses de l’Histoire d’un œil dominateur et clair.
Par un reste des respects de sa jeunesse, il dit quelque part que Montesquieu avait la passion de l’impartialité, quoique Montesquieu, en fait d’impartialité, n’eût rien de plus qu’un manque absolu de principes et le parti pris de justifier toutes les erreurs du genre humain, enchâssées dans toutes les législations. C’est à Lerminier qu’il faudrait appliquer ce mot, écrit par lui de Montesquieu « : Il a la passion de l’impartialité, mais c’est une passion contenue, surveillée, sûre de son désir et de son effort, moins une passion qu’un art réfléchi, calculateur et caché, qui va du rayonnement du Beau jusqu’au rayonnement, plus pur encore, de la Justice, par le fait de cette loi magnifique qui veut que toutes les vérités se rencontrent, à une certaine profondeur. »
Nous avons dit qu’après avoir lu cette histoire il n’était plus possible de garder la moindre illusion sur la valeur morale et politique des Grecs, mais, en exprimant une telle opinion, nous n’avons point entendu parler des partis. D’ici longtemps encore, les démocrates modernes continueront à vanter la Grèce. Il y a dans les constitutions des diverses républiques de ce pays un despotisme de dispositions qui doit plaire à la plupart d’entre eux, hommes de formules, faisant, chacun à sa façon, de la liberté politique un système. Qui prendrait Saint-Simon, Fourier, Owen, Cabet, Blanc, et chercherait les parentés d’idées qui existent dans leurs systèmes avec les idées des anciens législateurs de la Grèce, s’émerveillerait de ce qu’il y trouverait d’analogue ou d’entièrement semblable. Hommes de progrès, disent-ils d’eux-mêmes nonobstant, hommes de progrès que j’appellerais plutôt, moi, des hommes de recul ! Manquant, comme les démocrates grecs, du véritable instinct politique, méconnaissant la réalité de leur temps comme les Grecs méconnaissaient la réalité du leur, ils établissent entre les gouvernements et les nations modernes, et les gouvernements et les nations de l’antiquité, un rapport qui n’a jamais existé que d’eux seuls à cette partie de l’antiquité, morte ! morte tout entière ! Ils n’ont pas vu que si quelque chose devait influer, des civilisations antiques, sur la civilisation chrétienne de ce temps, ce n’était pas à la Grèce qu’il fallait demander ce quelque chose, mais à Rome, — ainsi que nous allons le prouver, du reste, en parlant du livre de Franz de Champagny.
Les Césars §
Comte Franz de Champagny. Les Césars.
Comme le livre de Lerminier sur les Législateurs et les Constitutions de la Grèce antique, le livre du comte de Champagny sur les Césars8, ou plutôt sur le monde romain au commencement de l’Empire, est destiné à faire tomber tout ce qui reste de préjugés ou de confusion touchant ce qu’on appelait autrefois la classique Antiquité. La Révolution française, ses arts et sa littérature, attestent avec une assez triste éloquence que si l’esprit grec avait charmé ceux qui firent cette révolution à deux faces, — par un côté si grandiosement originale, par l’autre si grotesquement postiche, — l’esprit romain les avait aussi enivrés. Résumé par la France, sa tête de colonne, le monde Occidental avait puisé à la double mamelle de ses nourrices, Rome et la Grèce, deux breuvages différents qui devaient troubler sa pensée et qui ne pouvaient pas remplacer le lait maternel de la Tradition. Républiques d’espèces différentes, mais républiques (les noms sont quelquefois des choses !) prononçant, chacune à sa manière, l’une avec des lèvres d’airain comme ses trompettes, l’autre avec des lèvres harmonieuses comme les flûtes de ses artistes, ce mot de liberté qui donne le délire à l’esprit humain, elles devaient toutes deux, la Grèce et Rome, en leur qualité seule de Républiques, agir puissamment sur les esprits, lassés de féodalité, de monarchie, de gouvernement, et dressés à la révolte par une philosophie ignorante de l’Histoire. C’est ce qui arriva au xviiie siècle.
Prenons les écrivains de cette époque. Ce n’est ni dans Montesquieu, ni dans Vertot, ni dans les fausses tragédies de Voltaire, que nous trouverons le mot de la civilisation romaine, pas plus, du reste, que nous n’avons découvert, dans l’abbé Barthélemy ou la législation du draconien Saint-Just, le secret de la civilisation grecque. En ce temps-là, par le fait de cette passion qui emportait tout, passion hors de sens pour la Grèce, plus concevable pour Rome (nous dirons tout à l’heure pourquoi), dès qu’il fallait aller au fond des choses la science historique glissait dans l’erreur. Montesquieu cessait d’être sagace ; Gibbon, tête d’historien supérieur, Gibbon, qui avait assez de savoir pour être juste, avec sa misérable haine contre le Christianisme atrophiait un des lobes de son cerveau et rapetissait une histoire qui aurait pu être un chef-d’œuvre. Tels furent les plus forts de ce temps ! Au lieu du regard du xviiie siècle, trop passionné par l’enthousiasme quand il n’était pas raccourci ou brouillé par la prévention, n’appartenait-il pas au xixe de porter le sien sur Rome, — le sien, désenchanté par les copies qu’on avait faites d’un état de choses dont on ne voyait pas les véritables rapports avec notre état de société ? Malheureusement, si la vérité, en toute matière, s’établit lentement et se renverse tôt, l’erreur se fonde vite et ne se détruit qu’à grand-peine. Dans les premières années de ce siècle, deux hommes de génie, mais d’un génie qui finissait en rêverie, comme la flamme la plus pure finit en fumée, Ballanche et Niebuhr, frappèrent, avec des préoccupations diverses, au cœur même de la chose romaine ; mais l’exactitude de leurs travaux plus illuminés que lumineux, n’est-elle pas une question encore ?… Ainsi, excepté quelques aperçus tout-puissants d’un grand écrivain oublié, de ce Saint-Évremond tué et enterré par Montesquieu en vertu de la loi cruelle qui veut que le génie tue toujours celui qu’il a pillé, excepté la préface si hardie des Études historiques de Chateaubriand et quelques pages profondes, majestueuses et amères de Bonald dans ses Mélanges de littérature, on n’avait rien de jugé, de satisfaisant, rien de conclu sur Rome par la raison moderne, quand le livre de Champagny parut.
Il était fait pour nous dégriser. C’était un livre sans parti pris, sans théorie à priori, sans système ; un livre sain, vigoureux, d’un grand sens pratique, allant droit à la difficulté et à la réalité avec une netteté de ton qui devenait fort piquante au milieu des solennités de la rhétorique ordinaire, une petite brusquerie à la Napoléon, rangeant, en maître, les choses de l’Histoire, et marchant lestement sur le gâchis qu’on en avait fait jusque-là. C’était nouveau, c’était original, c’était intéressant, c’était vrai, et si réussi qu’en rééditant ce livre pas un mot n’y a été changé. L’auteur était un homme froid d’esprit, chaud de cœur. C’était un observateur, un critique, un liseur intrépide, un antiquaire, un érudit, un dilettante de vieux textes, qui avait fourré l’œil et la main dans les historiens, dans les poètes, dans les légistes (les légistes, les vrais historiens de ce peuple romain, de ce peuple de procureurs !), dans les monuments, dans les médailles, partout enfin où Rome a laissé trace d’elle-même. Trace orde ou brillante, peu importe ! car, dans ce charnier de l’Histoire, les historiens qui ramassent les détritus des gloires humaines, comme les chimistes décomposant des gaz, doivent surmonter tous les dégoûts. Ajoutez à cela qu’il avait ce qui manquait à Gibbon : il était chrétien. C’est-à-dire qu’il possédait, jointe à des connaissances positives, la vue supérieure du Christianisme sans laquelle il est impossible de juger la société antique et même de la comprendre, l’homme ayant besoin pour juger une chose de valoir mieux qu’elle, de la tenir sous ses pieds, de la dominer ! Avec des qualités si diverses et si supérieures, le livre de Champagny fut un tableau complet de la société romaine, étudiée dans son ensemble, puis dans ses détails, et, pour ainsi dire, pièce à pièce ; saisie de haut d’abord, puis vue de plus près, dans chaque anse de ses rivages, dans tous ses recoins d’horizon. On n’avait jamais vu le monde romain d’une telle venue et d’une telle embrasse. Ce fut presque une révélation.
Et nous constatons cet effet, qui fut un succès et qui méritait d’être une gloire, nous le constatons d’autant plus volontiers que, pour nous, le livre de Champagny a quelques faiblesses qu’il est important de signaler. Les indiquer, ne sera-ce donc pas continuer, à notre manière, la forte éducation historique que Champagny nous a donnée sur le monde romain ?
En effet, si, dans son livre sur les Césars, où il s’agit bien moins de ces hommes, qui totalisèrent dans leur personnalité monstrueuse les vices et les grandeurs de leur temps, que de la société même qu’ils dominaient, de cette plante sanglante et pourrie par le sang qui l’avait abreuvée et dont eux, les Césars, étaient la fleur immense, éclatante et vénéneuse, Champagny, pour nous en montrer les racines, creuse plusieurs civilisations ; si, dans son livre, l’érudit ne défaille jamais ; si l’antiquaire, aux yeux de lynx, voit ce qu’il y a de faits inobservés derrière un bas-relief ou un lambeau d’inscription ; s’il y a tour à tour en lui, pour les besoins de son histoire, du Champollion et du Cuvier ; et si, enfin, planant sur le tout, pénétrant tout, le moraliste achève de clarifier un sujet où l’énormité des choses les rend presque incompréhensibles, pouvons-nous dire que l’homme politique se montre, dans ce beau livre, au même degré que l’antiquaire, le moraliste et l’érudit ? Voilà la question que nous osons poser ! Il y a plus. Si, avec son observation large et fine et son dédain railleur de tout ce qui n’est pas la réalité, Champagny a, comme nous le pensons, l’esprit naturellement politique, quelle préoccupation ou quel emploi exclusif d’une de ses facultés a fait tort à son coup d’œil naturel, et diminué en lui et dans son œuvre ce que nous aimerions le plus à y rencontrer ? Est-ce la faute de l’érudit, de l’homme plus attiré par le spectacle des choses et de leurs commencements que par leur conduite ? Est-ce la faute du moraliste, plus occupé de l’action des sentiments individuels des hommes sur le théâtre de la conscience que des sentiments généraux à l’aide desquels on peut les gouverner ? Qui sait ? Peut-être est-ce la faute de l’un et de l’autre, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’avec tout ce qu’il fallait pour juger l’Empire, dans ce livre débordant d’intelligence et de renseignements, l’Empire, politiquement parlant, n’est pas jugé.
C’était aisé pourtant, à ce qu’il me semble. C’était passer bien près du point capital sans le toucher ! Lorsque Champagny jauge si avant la société romaine et ses causes de décadence, quand il ne se contente pas de nous montrer les institutions anciennes craquant de toutes parts, mais encore le système économique de cette société, qui mourait autant de son budget que de ses mœurs, il lui était aisé, à lui qui a si bien compris les guerres civiles, à lui qui nous décompose d’une main si ferme le mécanisme de l’élection, cette corruption nécessaire de la république, de prendre juste et de nous donner la valeur et la signification de l’Empire. Après nous avoir exposé le jeu de cette roue fatale dans laquelle tournait Rome, — les extorsions des proconsuls dans les provinces servant à payer les suffrages, puis les charges publiques rapportant à leur tour de meilleures provinces à piller et de plus grands proconsulats, — comment Champagny n’a-t-il pas vu surgir tout à coup la nécessité d’un pouvoir qui, n’ayant pas à se faire élire, n’eût point à faire payer aux provinces son élection ? Selon nous, l’Empire romain n’est point l’institution que la plupart des écrivains modernes, en cela faibles comme des anciens, ont traitée avec un dédain qui n’honorait pas leur génie. On n’a pas tout dit, et même on n’a pas assez dit, quand on a dit seulement que « après Tibère, la politique impériale était complète : César ayant déblayé le terrain, Auguste posé les fondements, Tibère construit l’édifice ; et qu’après ces trois hommes supérieurs pour fonder l’Empire, la famille des Césars devait donner au monde Caligula, Claude et Néron, trois hommes infimes, pour l’exploiter »
. Lorsqu’on est un homme de réalité supérieure comme Franz de Champagny, c’est trop superficiel, en vérité, que d’expliquer l’avènement de l’Empire et sa durée par les seules questions morales, par la vertu oblitérée des républiques, par une terreur à la Robespierre et une idolâtrie épouvantée du nom de César, — de ce nom devenu, grâce à celui qui le porta le premier, une tête de Méduse d’adoration et de crainte ! Parce que le monde païen, la vieille civilisation païenne, expirait, l’Empire romain n’était pas pour cela une phase de son agonie, un phénomène survenant dans un organisme qui allait se rompre, mais un phénomène qui dépendait étroitement de cette prochaine et universelle rupture. Non ! parmi les autres décadences du temps, il n’était point une décadence. L’Empire avait des raisons d’être intimes et profondes… Il était le développement définitif, et auquel la République avait travaillé, d’une loi plus haute que les ambitions et plus impérieuse que les volontés humaines, à savoir : que toute victoire pour Rome s’était changée en nécessité de gouverner les peuples conquis, et que cette nécessité de gouverner le monde méditerranéen avait fini, en grandissant les vices de l’élection, par la rendre complètement impossible. — Le travail de Champagny nous semblait digne de cette imposante conclusion.
Chose singulière ! et rapprochement dont l’idée nous vient tout à coup. Il est dans ce temps-ci un autre homme que Champagny qui a commis le même oubli et la même faute, dans un livre important comme le sien, et attestant, comme le sien, des facultés pleines de puissance. Nous nommerons cet homme : c’est Thiers. Thiers n’a pas mieux vu dans notre temps, au xixe siècle, ce que Champagny n’a pas vu au siècle d’Auguste. Dans ses premiers volumes du Consulat et l’Empire, personne n’a mieux développé que Thiers les détails et l’action d’ensemble des institutions politiques, administratives et judiciaires du premier Consul ; mais il ne dit pas un mot de la pente forcée de ces institutions vers l’Empire. Si Thiers n’avait pas publié sous Louis-Philippe les premiers volumes de son histoire, on pourrait penser que l’homme de parti a étouffé en lui la voix du véritable homme d’État. Mais au jour où ces pages furent écrites, alors que le besoin de stabilité dominait tout, même les souvenirs du peuple et sa reconnaissance, comment admettre qu’il n’eût pas signalé — s’il l’avait vu — le caractère essentiellement monarchique de toutes les institutions crées par le premier Consul ? Comment croire qu’il n’eût pas montré que ces institutions ayant seules rendu l’ordre à une société qui le demandait à toutes les formes de l’élection depuis dix ans, le triomphe du Consulat était précisément, et devait être, de placer le pouvoir exécutif en dehors de l’élection et de ses erreurs ? Enfin, comment l’homme d’État, s’il y en avait un en Thiers, aurait-il oublié de conclure que l’homme qui avait relevé, en France, la chose nécessaire, était et devait être tout autre chose qu’un accident ?…
Ainsi, tous deux, Thiers et Champagny, ne comprennent pas plus l’un que l’autre, dans des mondes différents, le passage de la République à l’Empire. C’est là le côté commun de leurs œuvres. Que si, pour revenir au sujet de notre examen, Champagny l’avait compris, des clartés nouvelles auraient jailli du fond de son livre, et nous en auraient illuminé les détails. Nous trouverions dans son histoire une conception plus nette et plus exacte du gouvernement de Rome par elle-même, et surtout du gouvernement des provinces par Rome. Grand sujet qu’il n’a pas traité, et qui lui aurait servi à dégager les premiers rudiments de cette centralisation du pouvoir dont l’origine est romaine, et qui, depuis l’Empire jusqu’à nos jours, n’a pas cessé de se préciser parmi les modernes, à travers tous les retards et tous les obstacles ! Initié aux vues supérieures du gouvernement par le catholicisme ; qui, en généralisant les devoirs, a simplifié l’obéissance, Champagny a parfaitement compris le rôle de la famille dans l’organisation romaine. Il a bien senti qu’il n’y pouvait y avoir d’organisation efficace et forte sans l’esprit de suite, sans le lien qui unit, dans leurs tendances et leurs aspirations, la génération qui vit à celle qui l’a précédée et à celle qui va la suivre, et que, là où le père de famille ne laisse point à son fils d’exemple à imiter et de nom à grandir, l’organisation politique, à proprement parler, n’existe pas. Seulement, pourquoi n’a-t-il pas compris également, poussé par la logique de ses idées, que la famille donnant d’abord, comme à Rome, l’organisation politique, c’était une inexorable conséquence que l’institution politique se moulât sur la famille, sur cette énergique unité de la puissance paternelle, et que la racine de toute monarchie, pour un temps donné, était là ?…
Aussi, voyez ce qui arrive ! Pour n’avoir pas compris la nécessité de l’Empire, l’auteur des Césars n’en a pas compris la faiblesse. La faiblesse de cet établissement d’Auguste l’étonne comme sa force, et voilà tout, mais la cause de sa faiblesse, il ne la recherche pas et ne la voit point où elle est. Il déplore avec raison, et il regrette comme la grande infirmité de l’Empire, les crimes et les folies des successeurs d’Auguste ; mais il ne se doute même pas que l’explication de ces crimes insensés est encore plus dans la politique de l’époque que dans la moralité du genre humain. La famille impériale, qui était réellement la famille romaine, n’était sans doute pas encore suffisamment préparée à sa fonction, c’est-à-dire assez élevée au-dessus des volontés accidentelles de ses chefs, pour être devenue, comme la famille l’est aujourd’hui, une base permanente et stable, une espèce de môle historique dans lequel peut s’enfoncer et tenir le premier anneau de la tradition. Ce qu’il fallait à cette famille, — plus qu’à aucune autre peut-être qui ait gouverné les nations, — c’était un contrôle quelconque de l’opinion publique, non pas seulement de Rome, mais des provinces. Or, précisément, ce qui caractérisait son genre de pouvoir, c’était l’absence de tout contrôle. Les intermédiaires administratifs existaient. Les intermédiaires politiques manquaient. Une rupture, profonde comme un abîme, avait lieu du pouvoir aux masses, et cet isolement du pouvoir finissait par lui donner, au sommet de sa pyramide, ces vertiges affreux qui déconcertent l’Histoire et qui l’épouvantent. Qu’on ne l’oublie pas, si l’on veut rester ferme dans la réalité humaine, les progrès de l’humanité ne sortent jamais que de l’action et de la réaction réciproque de l’initiative et du commandement de quelques-uns, et du bon sens et de l’obéissance de tous, — en d’autres termes, de l’union sympathique et féconde des gouvernants et des gouvernés. Malgré tout ce qu’il y avait de largeur politique dans l’esprit d’Auguste, il n’avait point eu l’idée d’une institution qui permît de faire arriver à l’Empereur l’expression de ce que les provinces attendaient de son gouvernement et de sa justice. César, lui, César, l’intelligence sans égale, y avait pensé. On dit qu’il s’était proposé, quand la mort le surprit, d’étendre l’institution des tribuns, limitée aux murs de Rome, à chacune des provinces romaines. Si cela est, le poignard de Brutus atteignit plus loin que le cœur d’un grand homme, il atteignit les temps qui n’étaient pas encore, et Rome elle-même. Car César avait vu pour la Rome politique ce qu’on a vu seulement avec netteté depuis la fondation de la Rome chrétienne : c’est que, pour la ville prédestinée, il ne s’agissait plus d’être le point de départ de conquêtes nouvelles, mais un centre de gouvernement.
Tels sont, en résumé, les observations et les reproches que la Critique nous semble avoir le droit d’adresser à Champagny et à son œuvre. Cette œuvre n’en restera pas moins une grande et belle chose, la première lumière souveraine qui ait lui sur l’ensemble du monde romain. Franz de Champagny a fait pour les Césars ce que Lerminier a fait à son tour pour les législateurs de la Grèce antique. Hommes de manières différentes, l’un animé, passionné, familier, pathétique ; l’autre grave et calme : tous deux savants, et n’ayant qu’un but : — éclairer ! Si on comparait leurs ouvrages, peut-être trouverait-on plus d’art et d’harmonie dans le livre de Lerminier, quoique celui de Champagny dût peut-être en avoir davantage, si on songe à l’unité du sujet qu’il avait entrepris. Ce sentiment de l’unité de son sujet s’est affaibli — et on le conçoit — dans les mille recherches de la vie privée et publique, deux terribles complications du temps des Césars ! Si le mouvement de la civilisation n’avait pas emporté si fort Champagny, il fût plus resté dans la politique de son livre, et ce livre aurait tout un caractère qu’il n’a pas assez… Ainsi, nous le disons avec regret, tout vient aboutir au même reproche. Si l’auteur des Césars avait creusé, comme il le pouvait mieux que personne, les idées sur l’Empire que nous touchons à peine ici, il eût fait mieux encore (quoiqu’on ne puisse plus s’y méprendre) saillir les différences ou les analogies qu’il y a entre nous, modernes et chrétiens, et la vieille société romaine. Sans doute, en nous décrivant la famille romaine que le Christianisme sanctifia, mais ne changea pas, il nous a montré le lien qui existe entre nous et Rome, le rapport qui n’existe pas entre nous et la Grèce ; mais il l’aurait marqué davantage s’il avait vu que la famille romaine, analogue à la famille moderne, devait nécessairement et inévitablement aboutir à l’institution impériale. Par-là, il aurait répondu péremptoirement aux hommes de cette école historique qui n’était que philosophique et révolutionnaire, et qui cherchèrent, au xviiie siècle, par exemple, à établir des parentés républicaines, entre nous et Rome, et il leur aurait démontré que si nous tenons autant à Rome que nous tenons peu à la Grèce, ce n’est pas, certes ! en raison de la forme républicaine qu’eut un jour son gouvernement, mais, au contraire, pour une raison souverainement monarchique. On ne saurait trop le répéter, l’Empire, c’est la nationalité romaine concentrée dans la famille, et cette famille, c’est l’unité de la famille romaine transportée dans la sphère du gouvernement. C’est la centralisation du pouvoir, le problème et le progrès, à l’heure d’aujourd’hui, de tous les gouvernements. C’est par là que nous tenons aux Romains et que nous continuons leur œuvre ! Forme d’un instant dans la durée, la République ne fut, à Rome, rien de ce qu’elle avait été pour la Grèce, et cependant, grâce à cette forme plus ou moins anarchique, de la chute des rois à l’Empire, l’histoire de Rome pourrait bien ne s’appeler que l’histoire des révolutions romaines. Sans la famille, sans cette constitution admirable de la famille qui est toute la politique de Rome, elle aurait eu la même destinée que la Grèce. La famille seule put la sauver et la préserver toujours. C’était elle qui donnait une unité si grande à ce peuple que, dans les premiers temps de la République, il gouvernait les États d’Italie même avant de les avoir conquis. La persistance des familles romaines dans leur dévouement quand même à la ville qui se proclamait éternelle empêchait ces États divers de l’attaquer jamais, sinon quand elle était en proie à des troubles ! mais alors ils la guérissaient du mal dont ils avaient voulu profiter. Nul Pozzo di Borgo italique ne leur donnait le salutaire conseil qui fut donné, deux mille ans plus tard, contre la Révolution française : Laissez la cuire dans son jus ! Sans cela, qui sait si Rome elle-même, malgré la force de la famille, abandonnée aux déchirements de sa forme républicaine, n’aurait pas enfin succombé ?
Qu’on nous permette un mot encore ! Nous avons parcouru rapidement, mais assez pour donner envie de les lire aux esprits sérieux, les deux ouvrages de ce temps qui ouvrent une vue parallèle sur deux sociétés : la société romaine et la société grecque. Nous avons vu ce qui les distinguait l’une de l’autre ; ce qui fit l’une forte, malgré ses orages intérieurs, ses guerres civiles, sa corruption même et ses crimes ; ce qui fit l’autre faible, malgré l’éclat de quelques victoires et la beauté de quelques génies. Maintenant, un seul mot de conseil : Que ceux-là qui, depuis un siècle, troublent la France, la nouvelle Europe romaine, d’utopies demandées à l’antiquité grecque, lisent l’œuvre de Lerminier. Et que les conservateurs actuels, qui, malheureusement, ne savent pas toujours ce qu’ils ont à conserver, après avoir lu le livre de Champagny et appris ce que furent pour Rome la nationalité et la famille, osent enfin demander la force de notre pays à cette centralisation qui est le souvenir de l’ancienne unité romaine, et qui pourrait nous rapporter la même gloire !
L’Angleterre depuis l’avènement de Jacques II §
Macaulay. Histoire d’Angleterre depuis l’avènement de Jacques II. Traduction du baron Jules de Peyronnet.
Il est des livres qui entrent si naturellement dans le torrent des idées et la civilisation générale que, quels que soient le pays et la langue dans lesquels on les publie, ils tombent forcément sous le regard de toute Critique qui n’a pas seulement pour objet les questions de forme littéraire, mais les questions d’idées… et telle est l’Histoire d’Angleterre9 de Macaulay. Elle attire donc l’attention à plus d’un titre. Sans être marquée de ce cosmopolitisme du génie qui rend les grandes œuvres justiciables de la critique de tous les pays et en fait une acquisition pour le monde, cette histoire, que Macaulay s’est engagé à continuer jusqu’à nos jours, est, dans la pensée du célèbre écrivain, le monument de sa gloire future, ce point central sur lequel, quand on a quelque renommée, on veut en ramener les rayons. Il semble même s’être attendu pour l’écrire, mais, tout en s’attendant, il a montré dans une grande quantité d’écrits de ces qualités de vue, de groupement et de style, qui pouvaient faire tout espère ? quand il s’agirait d’une composition plus vaste, ayant ses détails, ses faces multiples et son unité. Si, d’un côté, les opinions connues de Macaulay, devenu, grâce à sa plume, un homme politique important et un ministre d’État, disaient assez nettement d’après quelles tendances et dans quel système cette histoire d’Angleterre serait conçue et réalisée, d’un autre, les articles de la Revue d’Édimbourg, qui avaient commencé et fixé la réputation de l’auteur, et dont quelques-uns sont des chefs-d’œuvre, ne disaient pas avec moins d’autorité qu’à part ces opinions premières qui pèsent sur tout ce qu’on écrit et y impriment la marque de leur vérité ou de leur erreur relatives, qu’à part enfin le joug des partis si dur à secouer dans les pays fortement classés, il y aurait, du moins, dans l’histoire écrite par une telle main, le talent, mûri par les années et par l’étude, de l’homme qui avait tracé des pages si animées et si réfléchies en même temps sur Warren Hastings, lord Burghley et le comte de Chatham ! De ces deux promesses du passé, on ne se doutait guères qu’il y en aurait une que l’avenir tiendrait moins que l’autre, et pourtant, il faut en convenir, c’est là ce qui est arrivé. Dans l’histoire de Macaulay, le whig s’est accru et s’est concentré, mais l’homme de talent a faibli. D’où vient cette faiblesse ? À quoi la Critique doit-elle l’imputer ? Est-ce que Macaulay, qui nous a tant donné de magnifiques fragments de sa pensée, ne serait lui-même qu’un grand fragment d’intelligence, inapte aux ensembles et aux grandes compositions ? Désorienté dans une histoire d’Angleterre, se sentirait-il moins libre et moins inspiré que dans ces essais circonscrits et variés qui, réunis sous le commun titre de Miscellanies, forment une si brillante mosaïque intellectuelle ?… Ou bien, par un de ces empêchements qui, pour la Critique, restent toujours un peu des mystères, son talent, jusque-là si éclatant et si large, aurait-il trouvé en lui-même ses propres causes d’appauvrissement ? Question difficile à résoudre, mais qui se pose de soi dans tout esprit, en le lisant. Ainsi, disons-le tout d’abord, malgré des qualités qui recommanderaient encore, sans nul doute, un esprit inférieur à Macaulay, nous n’avons pu reconnaître dans ces deux volumes le talent agrandi de l’écrivain qui, en 1827, 1828, 1832, 1835, écrivait sur Machiavel, Dryden, la Guerre de la succession, par lord Mahon, l’Histoire de la Révolution de 1688, par Mackintosh, ces articles abondants et lumineux qui resteront comme des modèles de critique élevée et vivante. Quant au whig, c’est tout le contraire. Nous avons rencontré et pleinement reconnu dans cette histoire le whig des premiers jours, devenu plus que jamais l’homme de la cause ; le whig avec ses préoccupations, ses passions, ses erreurs, et, pourquoi ne le dirions-nous pas ? ses injustices. Chose triste ! et qui prouve à quel point il faut tenir haut sa pensée pour la préserver ! l’esprit de parti semble ici avoir bénéficié de tout ce qu’a perdu le talent, et c’est dans ce sens qu’il s’est fait — au dommage de Macaulay — une compensation terrible !
Et cela devait être, du reste. Qui songe à son parti en écrivant l’Histoire commence par s’y sacrifier. Macaulay, qui a tracé de belles pages sur la manière d’écrire l’Histoire, pouvait-il l’ignorer ? La sienne ne semble qu’un prétexte, un moyen, et non pas un but. Son asservissement à une opinion politique, qui se lève à chaque ligne de son livre pour la dominer, y fausse perpétuellement la justesse de son regard. Mais cet asservissement explique très bien que, dans le champ si étendu de son sujet, — l’histoire d’Angleterre, — il ait plus exclusivement dévoué sa pensée à tout ce qui fut l’origine, la fondation et le triomphe de son parti. Quoique, dans le premier volume de son ouvrage, Macaulay ébauche en traits rapides une histoire générale de l’Angleterre, depuis la Bretagne sous les Romains jusqu’à l’avènement de Jacques II, qui est pour lui le grand événement, l’événement décisif dans l’histoire d’Angleterre ; quoique sa préoccupation de whig soit telle qu’il ne veuille pas reconnaître comme monarchie anglaise la monarchie normande de Guillaume le Conquérant, et qu’il place l’origine de la vraie monarchie d’Angleterre à la fière extorsion de la Grande Charte, pour lui, cette histoire si confuse et si indistincte ne doit apparaître nettement, sans luttes, sans tiraillements, régulière et devenue enfin ce qu’elle doit être, qu’à la chute du dernier Stuart et à l’écroulement de cette monarchie de droit divin qui ne fut pas uniquement, comme il voudrait nous le faire croire, une chimère ou une réalité incessamment repoussée. En vain nous parle-t-il, mais en passant, d’une monarchie tempérée du xiiie siècle, qui s’était conservée intacte jusqu’au xviie, et assure-t-il que tous les principes qui triomphèrent dans la révolution de 1688 étaient sinon relatés formellement et catégoriquement dans un acte spécial, au moins épars dans d’anciens et vénérables statuts. Il se contente de poser, sans le prouver, le fait étrange de cette monarchie tempérée qu’il est assez difficile d’établir quand on a un Henri VIII ou une Élisabeth derrière soi, et il ne commence, à proprement parler, son histoire qu’à la date éclaircie et certaine de la vraie monarchie anglaise : la fin des Stuarts et du droit divin. En agissant ainsi, qu’on ne l’oublie pas ! Macaulay n’a point cédé à une fantaisie d’historien, au libre choix d’un esprit qui se taille un sujet de réflexion et d’enseignement dans les chroniques de son pays. Non ! il a obéi à quelque chose de moins personnel et de plus puissant. Il a cédé à la pression des idées de son parti, et il a cherché à en justifier toutes les prétentions par l’histoire.
C’est, en effet, la prétention des whigs depuis qu’ils existent — et on peut dire l’année et presque le jour où ils ont été mis dans le monde — que l’Angleterre, telle que la révolution de 1688 l’a faite, est toujours la vieille Angleterre, l’Old England des premiers temps ! Pour eux, la révolution — ils le disent assez haut — n’est rien autre chose que la revendication d’anciens droits. Malgré la contradiction, qui n’est jamais à la surface des mots que quand elle est au fond des choses, ils l’ont toujours appelée et ils l’appellent encore « une révolution conservatrice ». Doués de cet instinct politique qui distingue si éminemment l’esprit anglaisées whigs diffèrent en ceci des révolutionnaires des autres pays qu’ils savent la force du passé dans les institutions des hommes, et qu’en innovant ils veulent avoir l’air de maintenir et de continuer. C’est donc dans le passé qu’ils vont chercher la légitimité de leur politique, et comme le passé de l’Angleterre est peut-être le plus orageux passé historique qu’il y ait dans l’Histoire, ils croient l’y trouver, ou, sans le croire peut-être, ils affirment qu’on doit l’y chercher. Les luttes de ce pays qui a offert à lui seul presque autant de combats entre ses barons et ses rois que le Moyen Âge tout entier, ses guerres civiles des Roses, l’implication effroyable de ses droits de succession, l’entrechoquement des partis et les brouillards de tant de sang versé qui s’étendent sur toute son histoire comme les autres brouillards sur son sol, la législation anglaise, avec ces mille coutumes qui peuvent dormir des siècles, mais qu’on n’abolit pas, et l’esprit public enfin, l’esprit public qu’on n’entendait, certes ! pas au Moyen Âge comme les whigs l’ont entendu depuis, toutes ces choses n’étaient-elles pas, dans leur obscurité, favorables à la prétention éternelle des whigs : que toujours il y eut quelque part, on ne sait où, en Angleterre, à côté des droits de la couronne, d’autres droits qui limitaient les siens ? Malheureusement, des faits opposés à ceux-là, des faits qu’il ne s’agit ici ni de justifier ni de défendre, s’étaient produits aussi dans cette histoire troublée, féconde en contradictions politiques, et à travers lesquelles chaque parti peut voir ce qu’il aime ou désire le plus. À côté des souvenirs dormants de la Grande Charte, il s’était peu à peu établi dans l’opinion une notion de la royauté, laquelle impliquait au contraire une toute-puissance qui admettait peu de limites. Cela se vit mieux sous les Tudors que sous les autres dynasties, et cela s’éleva jusqu’à une théorie politique sous les Stuarts. Il est vrai que, sous le dernier des Stuarts, cette théorie, qui saignait encore du coup de hache qui avait fait tomber la tête de Charles Ier, fut définitivement mise en pièces, mais elle n’était pas tombée du ciel comme un bouclier salien, et, pour qu’elle se fût si souverainement posée, il fallait qu’elle répondît à des sentiments publics, à des idées qui avaient cours. Hume ne permet pas d’en douter : « C’est sous Jacques — dit-il — que les points si longtemps en question entre le roi et le peuple furent finalement (finally) déterminés. »
La prérogative fut circonscrite, et plus définie que sous les autres périodes du gouvernement anglais, ce qui veut dire, pour qui sait comprendre, que cette prérogative existait, soufferte, c’est-à-dire consentie, et, dans ce cas-là, circonscrire, n’était-ce pas innover ? Assurément, il n’y a qu’un whig comme Macaulay pour trouver qu’un tel changement n’était pas considérable. Il va jusqu’à dire hypocritement que les lois anglaises, sans exception, selon l’opinion des plus grands jurisconsultes : Holt, Tréby, Maynard et Somers, « restèrent après la Révolution ce qu’elles avaient été auparavant »
, comme s’il s’agissait de législation générale ! et il continue, avec cette légèreté qui jette la dernière pelletée de terre sur la tête de toutes les questions : « Quelques points controversés avaient été décidés d’après les opinions des meilleurs juristes, et l’on s’était écarté de la ligne de la succession ; c’était tout, mais c’était assez. »
Oui, c’était tout ! mais, ici, tout veut dire ce que Macaulay n’entend pas. C’était tout, car c’était la ruine d’un système qui avait pendant un temps quelconque gouverné l’Angleterre ; c’était la ruine d’un droit que plusieurs générations de souverains avaient exercé. Charles Ier était mort pour l’avoir défendu et pour l’avoir abandonné. Car Charles Ier appartenait à la cruelle destinée des hommes historiques qui périssent aussi bien par ce qu’ils font que par ce qu’ils ne font pas. Jacques II, lui, fut chassé pour avoir cru que les concessions avaient perdu son père et pour avoir voulu maintenir la prérogative que, dans sa conscience, il croyait son droit. Ce que Macaulay ne trouve presque rien n’est pas seulement la mort d’un droit et la mort d’une race, mais c’est, en plus, l’hérédité monarchique bouleversée, — en d’autres termes, l’institution monarchique niée dans ce qui la constitue et frappée à la racine, encore plus par l’élection de Guillaume et de Marie, dans la salle peinte, que par la hache du bourreau masqué de Whitehall. Que les circonstances dans lesquelles eut lieu une si grande chose, au contraire, fussent de ces circonstances irrésistibles et suprêmes qui font tout fléchir devant l’ascendant de leur nécessité, au moins ne diminuaient-elles pas ce qu’un tel changement, ce qu’une pareille révolution avait de nouveau et de profond, et c’est ce que Macaulay n’a pas pu ou voulu voir. Comme un Anglais, il s’est payé des formes d’une légalité consacrée, il a été puérilement vaincu par le spectacle ; mais lui, le critique exercé, dont la sagacité a vu tant de choses autrement difficiles à voir, peut-il être dupe à ce point de faits qui ne prouvent rien en Angleterre, et nous dire sérieusement qu’il n’y eut aucun changement fondamental dans la grande révolution de 1688, parce qu’on y vit Clarencieux, Norroy, Portcullis, Dragon-Rouge et les cottes d’armes brodées de Lions et de Lys, et qu’on y donna à Guillaume le titre de roi de France, comme c’était l’usage depuis Crécy ?… Très certainement l’esprit whig, cette haute pruderie révolutionnaire, ne pouvait guères aller plus loin. On a souvent parlé de la pruderie des femmes anglaises, mais, en fait de bégueulisme, les whigs pourraient donner des leçons aux femmes les moins vraies et les moins naturelles de leur pays !
Et voilà pour le point de vue général du livre, pour la thèse dont il est la forme, au lieu d’être, sans parti pris et sans polémique, le déploiement sincère, impartial et majestueux, des grands événements de 1688. Sans nier que la politique ne s’y soit mêlée, nous pensons, nous, que cette révolution n’a pas été aussi politique que Macaulay l’affirme. Elle était, avant tout, religieuse ; elle était protestante. La prérogative royale ne fut si véhémentement repoussée par l’esprit public d’alors que parce que Jacques II était catholique, et qu’il avait — l’Angleterre ne l’ignorait pas ! — l’ardent prosélytisme de sa foi. On ne sait pas assez combien les peuples chicanent peu avec les races qu’ils aiment, et quelle puissance de fautes de toute espèce ces races prédestinées peuvent porter dans leur tête ou en faire sortir, sans en mourir ! Or, précisément, les Stuarts n’avaient jamais été populaires en Angleterre. Ils étaient Écossais et catholiques, les deux vieilles antipathies du pays. Une prérogative qu’on n’eût pas songé à discuter du temps d’Élisabeth ou de Henri VIII, tout monstrueux qu’il fût, on la disputa aux Stuarts, qui rappelaient l’Écosse et le papisme, et on finit par la leur arracher ! Quand on a lu l’histoire, et surtout les mémoires de ce temps, qui sont le vrai dessous de cartes de l’Histoire, on ne prend pas le change. Les choses en étaient arrivées, entre les Stuarts et l’Angleterre, à cette redoutable extrémité qu’il n’y avait plus entre eux que le choc des deux plus inflexibles et saintes choses qu’il y ait dans le cœur des hommes, — le choc de deux consciences qui, ni l’une ni l’autre, ne pouvaient céder… Lorsque les questions sont posées à cette profondeur d’âme, on n’attend pas longtemps le résultat. La conscience du peuple n’eut pas raison de la conscience du Roi, mais le Roi tomba et devait tomber.
Nous ajoutons qu’un historien impartial aurait dit que c’était sa gloire, et que, dans cette position suprême, le Roi, aurait-il même eu du génie, — si le génie n’avait pas ébloui la conscience, ce qui lui arrive quelquefois, ou si une ambition vulgaire ne l’avait pas éteinte, — le Roi, repoussé par celle de tout un peuple, n’avait d’autre ressource que de tomber dans la pureté immaculée de la sienne. Telle a été pourtant, en quelques mots plus péremptoires que cent pages, l’histoire de Jacques II10. Il avait contre lui le protestantisme de Henri VIII, chargé de toutes les rancunes des vieux partis du temps de Cromwell. Tous les préjugés protestants qui ont tenu la plume sur sa mémoire l’ont accusé d’étroitesse d’esprit, d’aveuglement, de ténacité. C’était sitôt fait ! Ils n’ont oublié qu’une chose, — la conscience religieuse, qu’ils eurent si forte, eux ! pour résister à la sienne. Mais la conscience fait aussi une gloire à ceux qui se dévouent pour elle, et elle a revêtu dans son tombeau la race ensevelie des Stuarts d’un suaire incorruptible au temps et lumineux comme une auréole !
Cette injustice de l’Angleterre, qui charge la mémoire de Jacques après deux siècles, et qui prouve bien l’acharnement du sentiment protestant contre lui, il appartenait peut-être à un homme aussi éclairé que Macaulay de la réparer. En se montrant juste, il aurait peut-être entraîné son pays à la justice, et il aurait accompli le plus bel acte de l’historien, qui est de venger la vérité outragée, cette vérité qu’il ne faut pas grand courage pour outrager, puisqu’elle est impassible ! Cela lui allait plus qu’à personne. N’est-ce pas lui, Macaulay, qui, dans un de ses plus beaux travaux de critique historique, en nous parlant de Machiavel11, le vieux calomnié de Florence, ce vieux bronze oxydé par les crachats de toutes les générations, lança ce mot, qui est une vue, sur les décimés de l’Histoire, sur ces grands Sacrifiés à qui la renommée fait payer les vices de leur siècle. Jacques a payé pour les idées du sien. À notre sens, il n’est pas jugé, et il aurait été noble et fier à un protestant de lui restituer ce qui doit lui revenir, après tout, dans l’admiration ou l’estime des hommes. On a bâclé contre lui un jugement superficiel et grossier qu’on tire bien plus des impossibilités de sa position que de la connaissance approfondie de son intelligence et de son âme. On a retourné contre lui l’insuccès de ses efforts à défendre un droit politique périssant dans l’exécration universelle de la religion qui semblait consacrer le mieux ce droit. On lui a fait un crime de stupidité de n’avoir pas accepté le droit nouveau, ce droit qui, pour lui, était né dans le sang de la tête coupée de son père, et c’était comme si on lui eût reproché d’être Stuart, catholique, lui-même ! Enfin, on n’a même pas songé qu’eût-il accepté le droit nouveau et abandonné sa prérogative, cela n’aurait pas suffi encore ! que les peuples qui n’aiment pas ou qui n’aiment plus ont d’incoercibles défiances à opposer à la plus splendide et magnifique bonne foi ; que, fût-il allé jusqu’à l’apostasie pour garder son trône, ils n’auraient pas cru à l’apostasie, et que, dans leurs terreurs haineuses, ils auraient toujours vu le front menaçant du relaps brisant le masque de l’apostat !
Malheureusement, cette justice à rendre à un homme qui mourut loin de son trône et loin de son pays, mais ferme dans sa conscience comme dans son poste, n’a point tenté Macaulay. Protestant aussi, il a été, comme les autres protestants, implacable. Mais l’historien n’aurait-il pas dû être plus fort, plus généreux, et surtout n’était-il pas tenu d’être plus juste que le protestant ?… Macaulay n’a donc pas l’ambition de modifier les opinions de son parti ?… Après s’être traîné à la suite de ses idées, il se traîne à la suite de ses passions. Ce n’est pas grandiose. Nul plus que lui n’accepte aisément sur la personne de Jacques II les préjugés sectaires de ses compatriotes. Nul plus que lui, et d’une main plus perfidement ingénieuse, n’a travaillé à allonger la claie sur laquelle on traîne la mémoire du malheureux roi d’Angleterre. Aucun historien ne s’est donné plus de peine pour dépouiller Jacques de tout ce qui peut grandir ou préserver un homme dans son esprit et dans son caractère. La haine, chez Macaulay, a beau être recouverte de ce vernis d’honorabilité (honorability) qui doit revêtir toutes les paroles d’un gentleman, on la sent circuler dans chaque mot qu’il écrit sur Jacques, vénéneuse comme du fanatisme refroidi. Nous ne croyons point cependant que ce dernier coup protestant, tout porté qu’il soit par une main puissante, ferme à tout jamais la bouche à l’Histoire. L’histoire peut se faire tard, mais elle se fait. Il n’y a pas longtemps encore que l’effroyable et froide hypocrisie de Cromwell était passée en force de chose jugée historique, et Thomas Carlyle, qui n’a pas eu besoin de son génie pour cela, a démontré, preuves en main, que s’il fut jamais un homme convaincu de ses idées religieuses, un homme vrai, sincère et croyant, c’était ce vieux diable d’Olivier Cromwell ! Peut-être viendra-t-il un jour où Jacques II apparaîtra enfin, aux yeux mêmes de ses ennemis, ce qu’il fut réellement dans l’Histoire, — une conscience. Et nous ne dirons pas : rien de plus ! Jacques Il est encore autre chose. En le prenant dans les faits les plus publics de sa vie, il n’a jamais été — qu’on le croie bien ! — le sot cruel que les protestants ont fait de lui. Il lui reste encore l’étoffe d’un homme. À lui seul, il avait plus de fierté que toute sa race. Frappé dans sa dignité de roi par la croyance religieuse de son peuple, ennemie de la sienne, il aurait peut-être vaincu le préjugé populaire s’il avait été possible à un homme de vaincre une telle force. Supposez-le protestant, vous avez un roi plus populaire que Guillaume qui ne le fut jamais, — un roi brave, un homme de mer qui avait la poésie des batailles gagnées, — un véritable Anglais, enfin, dans toute la grandeur, la noblesse et la force qu’on prête à ce mot. « Si le parlement l’eût permis, — disait-il avec un regret amer, — j’aurais élevé ma nation au rang des premières nations du monde. »
Il applaudissait, au combat de la Hougue, à la charge des vaisseaux anglais qui se battaient contre lui ! Quant aux cruautés qu’on lui reproche, quant à ces terribles et vivants témoignages qu’on invoque : Jeffreys et le colonel Kirke, il faut se rappeler les idées d’un temps qui croyait que la première des vertus était la fidélité au prince, et ces mœurs publiques qui avaient été pétries dans le sang des guerres civiles, mais surtout, quand on est, comme Macaulay, l’auteur de la belle théorie des décimés de l’Histoire, il fallait savoir l’appliquer, pour l’honneur de la vérité et de la justice, fût-ce à ses ennemis !
Jacques Cœur et Charles VII §
Pierre Clément. Jacques Cœur et Charles VII.
La littérature vraiment utile de ce temps est la littérature historique. On ne le dira jamais assez. De tous les livres d’une époque d’orgueil et d’illusion qui ont des prétentions et des visées immenses, il ne restera peut-être à lire fructueusement dans un siècle que de modestes et courageux travaux d’histoire, dont on parle à peine au milieu du fracas des grandes théories et de l’usurpation des sciences fausses. Les leveurs d’empreinte qui viendront après nous et qui voudront prendre le plâtre de cette grande Morte du xixe siècle, de cette époque qui aura vécu dans la turbulence et dans l’inquiétude, trouveront sur son front deux caractères ineffaçables, à travers lesquels il sera toujours aisé de la reconnaître : — l’individualisme dans la vie morale, et, dans la vie intellectuelle, la fureur de généraliser. Ce besoin, du reste, qui n’est — si l’on veut y réfléchir — que de l’individualisme encore ; ce besoin qui a produit tant de métaphysique vaporeuse, de synthèses, de formules, et qui, surexcité jusqu’à la rage par la vanité de chacun, ne nous a saisis tous que parce qu’il ne sied qu’à quelques-uns, c’est-à-dire aux maîtres, aux grands esprits, à ceux-là enfin qui se donnent seulement la peine de naître, pourrait faire croire à nos descendants que nous avons perdu le bon sens proverbial de nos pères, n’étaient quelques livres d’histoire fermes, nets, circonscrits, et dans lesquels il sera possible de le retrouver. « J’aime mieux — disait madame de Staël — qu’on m’apprenne tout simplement la couleur de la voiture de monsieur un tel, que de me débiter solennellement des généralités sans puissance. »
Madame de Staël avait raison. L’histoire donc, mais l’histoire, entendons-nous bien ! sans une philosophie de l’histoire ; l’histoire sans esprit de parti ou sans parti pris, sans prêchaillerie, sans thèse au fond, comme celle de Macaulay, par exemple, dont nous venons de parler, voilà ce qui doit venger une époque troublée comme la nôtre des impuissances de sa métaphysique et des démences de son orgueil ! L’histoire pour l’histoire, — comme on disait l’art pour l’art. Seulement, l’art pour l’art était une chimère, tandis que l’histoire pour l’histoire peut être une réalité.
Un esprit sain comme de l’eau de roche, Pierre Clément, l’a compris ainsi. Doué de l’intelligence historique qui voit bien dans la direction des faits, mais qui ne les ploie jamais sous la pression d’un système ou sous le despotisme d’une force trop personnelle, Pierre Clément est exceptionnel dans ce sens qu’en matière d’histoire, maintenant, on a plus de tendance à élargir ses horizons qu’à les réduire, à noyer son regard qu’à le ramasser. Dans un temps de turgescence universelle, où toutes les grenouilles s’enflent comme des bœufs et crèvent si ridiculement à la peine, c’est être heureusement exceptionnel que de garder les proportions de sa pensée et de n’avoir pas peur d’un cadre étroit. Or, c’est là ce qui n’a point effrayé Pierre Clément. Savant, renseigné, déjà rompu au style et à la manière de l’histoire, car il est l’auteur d’un travail estimé sur Colbert qui, sans être irréprochable pourtant, nous fait mieux connaître ce grand ministre que tout ce qu’on a publié jusqu’ici, il pouvait, tout comme un autre, et même mieux qu’un autre, faire une large battue dans le passé, nous donner quelque histoire de la civilisation à telle époque, et recommencer cette chasse aux fantômes et aux choses vagues qu’il faut refaire tous les vingt ans si l’on veut rester, soi et son œuvre, autrement qu’à l’état de date et de livre dépassé dans l’esprit des générations ! Le nouvel auteur de Jacques Cœur et Charles VII12 s’est bien gardé d’une ambition si haute et si vaine. Il est de la race de ces esprits qui ne craignent pas de serrer l’histoire d’une époque autour d’un ou deux personnages qui la centralisent. Il aime mieux la creuser dans un espace resserré, d’un point à un autre, que de l’embrasser à vaste et pleine ceinture, par conséquent de la mal étreindre. L’idéal de ces sortes d’esprits est en Angleterre, le pays du Fait par excellence. Pour cette raison, sans nul doute, la littérature anglaise, plus qu’aucune autre littérature, abonde en biographies, en vies historiques précises, tranchées, prises plus profond et plus fin que l’histoire même. L’Angleterre, ce pays pratique avant tout, aime cette manière de concevoir l’histoire et de récrire. Qui ne se rappelle qu’avec sa seule Vie de Nelson Robert Southey fixa définitivement sa fortune et sa gloire ?… Clément est un de ces biographes à la manière anglaise, ayant pour qualité dominante cette recherche du détail et du point juste où les choses commencent et où elles finissent qui donne à un livre historique la clarté souveraine qu’aucun nuage de métaphysique, aucune audace de théorie, ne pourront désormais troubler. Nous le répétons : par le temps qui court, une telle qualité d’esprit, tout ensemble solide et aiguisée, est fort rare. Quand on la possède, l’écueil à éviter serait la sécheresse. Mais Clément n’est pas sec. Il n’étrique point l’histoire dans la biographie. Au contraire, il découpe plutôt, et très largement, la biographie dans les événements de l’histoire. Et quand il a taillé dans tout ce marbre, on n’en regrette pas les éclats tombés aux pieds de la statue… car on les retrouve autour du socle même, dans des notes de la plus vigilante et de la plus sûre érudition.
Tout est donc profondément historique dans cette histoire, que l’auteur appelle une Étude. Tout y atteint la réalité, sans la dépasser jamais. On y chercherait en vain autre chose que des faits, — mais des faits tamisés par la critique et les conclusions que ces faits dictent forcément et naturellement à l’esprit. Nous, que l’histoire comme on l’écrit depuis vingt ans13 a lassés et un peu blasés sur les généralisations à perte de vue qui s’y mêlent, nous aimons cette saveur étrange, parce qu’elle est pure et vraie, que nous donne l’histoire écrite ainsi, et nous pensons que la voilà, impartiale et sincère, autant, du moins, qu’il est permis à la pauvre main humaine de la tracer. Pierre Clément, que nous croyons un économiste, sauf erreur toutefois, est peut-être allé de Colbert à Jacques Cœur en vertu d’une préoccupation d’études habituelles. Mais, si cela est, on peut dire que l’économiste s’est heureusement perdu en chemin, et qu’en face de l’illustre commerçant du xve siècle il n’est resté qu’un historien, un historien exact avec scrupule, inquiet de la noble inquiétude du vrai juste et doux, mais, pourquoi ne pas le dire ? un peu froid, comme tout ce qui est doux. C’est le seul reproche que nous lui adresserons. — L’image, qu’il reproduit dans son livre, de l’argentier de Charles VII, ressemble à ce beau portrait gravé de Grignon qui en forme le frontispice. On y reconnaît la même physionomie attentive, pénétrante, volontaire, aux yeux soucieux et tristes. Seulement, l’effroyable siècle qui tourne autour de cette figure sereine et fatale méritait, non pour être moins vrai, mais pour l’être davantage, plus de passion et plus de flamme qu’il n’y en a dans la peinture que l’auteur de Jacques Cœur et Charles VII nous en fait.
Ce siècle, en effet, fut horrible, et, pendant un moment du moins, le plus horrible que la monarchie française eût peut-être vu se lever sur elle. Quand la France aura un Shakespeare, nous saurons alors les affres de ce temps… On sortait des guerres civiles d’Armagnac contre Bourgogne, de la folie de Charles VI, des déportements d’Isabeau, mais on était entré dans une période non moins funeste : la guerre étrangère, l’invasion par les Anglais, et tous ces désastres et toutes ces incomparables misères invétérées depuis tant d’années, et qui allaient durer trente ans encore, « Quand le roi Charles VII commença la guerre pour son droit, — nous dit un vieux historien avec une expression tragique, — il y avait soixante-dix ans que la France était dans le sang et dans la misère… Il n’y avait de toutes parts que déchirements, confusions, frayeurs, solitude… Le paysan, dénué de chair et de graisse, n’avait que les os… encore étaient-ils foulés ! Les bêtes errant dans les campagnes, entendant le tocsin, prenaient la fuite et gagnaient d’elles-mêmes leurs retraites… »
Ce fut le temps des Retondeurs et des Écorcheurs, plus terribles au pays que l’Anglais même… En l’an 1000, on avait cru généralement à la fin du monde, mais sous les premières années du règne de Charles VII, on aurait pu croire à la fin de la France, infailliblement perdue sans Jeanne d’Arc, et l’on peut ajouter aussi : sans Jacques Cœur. Moins poétique, moins mystérieux, moins divin que la sainte « Pastoure », incompréhensible si le miracle n’était pas là pour l’expliquer, Jacques Cœur, qui fut, lui, tout positivement et tout bonnement un grand homme, donna à Charles VII pour continuer la guerre tout ce que celui-ci voulut prendre d’une colossale fortune, et il fut payé de son dévouement avec la même ingratitude qui avait soldé le sacrifice de la vierge de Domrémy. De ces deux êtres auxquels il devait sa couronne, Charles VII, que l’histoire appelle si amèrement « le Bien-Servi », laissa brûler l’une comme sorcière, et mettre en jugement l’autre comme concussionnaire et comme empoisonneur. Ce prince, plus changeant que les femmes ses maîtresses, et plus envieux que les hommes ses favoris, s’était-il donc pris de quelque jalousie ignoble contre l’héroïne de son règne et contre le grand homme que son habileté avait fait plus riche qu’un roi ?… L’histoire ne le dit pas en termes précis, mais, en pressant bien le récit détaillé de Pierre Clément, on serait tenté de le croire.
Et pourquoi pas, du reste ? Il n’y avait rien de grand, de généreux dans Charles VIL Quand on le regarde à distance, il paraît énorme, exhaussé par les événements de son siècle. Mais la chétive momie n’était-elle pas au centre de la pyramide de Chéops ? L’Histoire a noyé les petitesses et les viletés de l’âme du « Bien-Servi » dans la plus grande gloire qu’elle puisse allumer sur un nom, — la gloire d’avoir sauvé la nationalité d’un peuple ! Seulement, dès qu’on a traversé toute cette splendeur et qu’on a mis la main sur le cœur de l’homme, on ne trouve plus qu’un être abject, auquel Dieu — qui sait seul ses desseins — a fait une grande destinée. Muableté, diffidence, envye, voilà, dans le langage de son siècle, ce qui agitait et rongeait ce triste Victorieux, lassé et « méhaigné » de ses guerres, ce chagrin « cagneux, aux chausses vertes », que la Légende et les Romances couronnent de myrtes et de lauriers par la main d’Agnès, et qui, mélancoliquement voluptueux, retiré dans les tourelles de ses châteaux des bords de la Loire, avait au front comme un reflet de la folie hagarde de son père, — reflet sinistre d’un mal héréditaire qu’on vit encore passer, dans de cruelles défiances, jusque sur le front de son fils ! Tel, de réalité, était Charles VII. En France, qui l’ignore ? dans ce pays moitié soldat et moitié femme, là où la gloire et l’amour ont mis leur double rayon il y a fascination, éblouissement et sorcellerie ; mais l’honneur de l’Histoire est d’être impassible, et d’ailleurs l’amour de Charles pour Agnès n’était pas de si noble nature qu’il pût justifier son prestige. C’était l’asservissement à une âme impérieuse d’une âme faible, en proie à tous les ennuis du plaisir et du favoritisme ; c’était le croupissement des sens et du cœur, qu’il faut bien se garder de confondre avec cette facilité des âmes fortes et qu’on ne voudrait voir qu’aux âmes pures : la fidélité. Démenti de plus donné aux embellissements et aux impostures de la Légende ! Charles VII ne fut donc jamais l’amant chevaleresque d’Agnès Sorel, ni elle la noble damoyselle qui lui attachait l’éperon d’or. Pierre Clément, dans son histoire, a déchiré toutes ces draperies. Agnès n’est que la Pompadour du xve siècle, mais une Pompadour sans Rosbach ! Plus vaniteuse que tendre, fastueuse de sa beauté autant qu’insolente de son empire, c’est bien l’effrontée qu’on retrouve, dans le seul portrait qu’on ait d’elle, « le sein tout nud » jusque sur un vitrail d’Église, et à qui Louis XI, dauphin alors, pour venger sa mère outragée, un jour appliqua un soufflet. Son cadavre n’était pas refroidi que Charles prit pour maîtresse sa nièce, qu’elle avait pour rivale. On le voit, quand on jauge ces âmes, ces vases d’infection auxquels la Poésie attache ses guirlandes comme aux plus nobles urnes de l’Histoire, on peut tout croire et tout supposer !
Mais il n’en était pas de même pour Jacques Cœur, Ce grand honnête homme de génie était aussi une haute et robuste vertu, et tranchait bien, par l’ordre de sa vie et la beauté de ses instincts, sur le sombre et sanglant repoussoir des vices et des crimes de son siècle. Il n’en sentait point les dépendances. Quand l’affreux maréchal de Retz disait sa messe noire ; lorsque les bâtards d’Armagnac et de Bourbon, ces Antechrists, déchiraient tant de seins outragés et faisaient coucher la Débauche dans le sang qu’ils avaient versé ; quand Pierre de Giac, — un des favoris de Charles VII, — quand Pierre de Giac, le bourreau équestre, emportait en croupe sur son cheval sa femme empoisonnée et forçait ainsi son agonie à chevaucher pendant quinze lieues, Jacques Cœur, bien différent de ces hommes terribles, menait à Bourges une de ces bienfaisantes et magnifiques existences qui rappellent les Médicis. Fils de ses œuvres, cet imposant plébéien donnait aux hommes de race et de destruction qui l’entouraient le spectacle de la prospérité la plus merveilleuse, obtenue, à une époque de guerre, par le Commerce, la plus grande force des temps de paix. Il convoquait les plus célèbres artistes de l’Italie pour élever sa maison de Bourges, un des monuments du royaume. On ne comptait pas en Europe cinq négociants dignes de lui être comparés. Avec sa seule industrie, sa seule volonté, sa seule prévoyance, Jacques Cœur avait fondé le commerce maritime. Il chargeait les mers du Levant de vaisseaux français, étonnait l’Angleterre et Venise, et portait au loin la gloire du maître qui devait reconnaître tant de services par le déshonneur et l’exil. Grâce à lui, il n’y avait pas « dans toutes les mers de l’Orient — dit Georges Chastelain en ses chroniques — mât de vaisseau revêtu, sinon des fleurs de lys de France. »
Il réalisait enfin au pied de la lettre la fière devise d’un blason nouvellement conquis : « À cœurs vaillants rien d’impossible ! »
Ce fut lui qui, devenu l’argentier du roi, dit cette simple parole que l’Histoire a gardée : « Syre, tout ce que j’ay est vostre »
, et qui la fit suivre du fait, en versant une part de son immense fortune dans les finances de son pays. Diplomate, ambassadeur auprès d’Eugène IV, il eut la gloire d’aider à l’apaisement de ce grand Schisme contre lequel furent tenus les conciles de Bâle et de Constance, « en ce temps de si étrange et si horrible confusion — dit Mathieu — qu’on ne pouvait plus dire que Rome fût où était le Pape, comme on disait que là où était l’Empereur, là était Rome ; car il y avait un Pape en Espagne, un en France, et quelquefois deux en Italie »
. Mêlé aux grandes affaires et les dominant, comme homme d’État et financier, Jacques Cœur rappelle deux autres destinées de notre histoire, celles d’Enguerrand de Marigny et de Fouquet, mais il les fait pâlir toutes deux par le génie et par l’innocence. Aussi doit-on le reconnaître, entre tous les historiens qui ont eu à parler de cet homme illustre, entre tous ceux-là qui touchent d’une main pieuse aux saintes poussières du passé, je n’en sache guères qu’un seul qui ait refusé sa sympathie à une si grande condition et à une si grande infortune. Tous les autres, et Clément en cite un grand nombre dans la préface de son ouvrage, sont unanimes de respect. Qui ne devine pas que celui-là qui fait l’exception est un moderne ? Il faut bien le nommer : c’est Michelet. Michelet, cet esprit ardent et faible, et à qui l’Histoire a souvent donné le vertige, parle de Jacques Cœur dans son histoire de France avec un mépris superficiel. On ignore pourquoi, il est vrai. Mais rien peut-il étonner de l’écrivain qui, plus tard, n’a pas craint d’insulter Marie-Antoinette, l’archange majestueux de la royauté et de l’échafaud ?…
Du reste, les crimes imputés à Jacques Cœur, effacés maintenant par l’histoire, cessèrent, après sa condamnation, d’être articulés sérieusement par ses ennemis. Ces accusations, jugées absurdes aujourd’hui, donnèrent lieu à un procès qui dura des années ; car la passion a cela de particulier qu’elle se retire de sa bêtise sur son intensité, et que son ineptie ne l’empêche pas de réussir. On avait accusé Jacques Cœur d’avoir empoisonné Agnès Sorel, d’avoir exporté de la monnaie de France en Orient et d’avoir vendu des armes aux infidèles, — c’est-à-dire, en d’autres termes, d’avoir fait son commerce même, pour lequel il avait une licence du pape. On ajoutait enfin qu’il avait embarqué de force des marins à bord de ses vaisseaux et commis des exactions dans ses charges du Languedoc. Quant à l’empoisonnement d’Agnès, la déposition de Jeanne de Vendôme, dame de Mortagne, fut reconnue calomnieuse ; mais les autres accusations plus vagues motivèrent une condamnation tardive, qui impliqua pour Jacques Cœur la confiscation d’une partie de ses biens par ses juges et l’exil. Ainsi frappé, qu’allait-il devenir ? Où allait-il porter l’activité puissante de son esprit et de son âme ? Nicolas V, qui préparait alors une nouvelle croisade, lui donna le commandement de l’expédition. Jacques Cœur, en effet, avait souvent manié l’épée dans cette guerre perpétuelle de France, et combattu, avec Lahire et Xaintrailles, à l’ombre des flèches des archers anglais. Homme à destinée complète, peut-être aurait-il attaché, s’il avait vécu, un éclat de plus, la gloire militaire, à son nom ; mais il mourut à Chio, et, à ce qu’il paraît, des suites d’une blessure reçue dans un combat de mer resté obscur. Après lui, ses enfants, et, entre tous, Jacques Cœur, l’archevêque de Bourges, dévoués à cette mémoire qui avait illustré leur race et qui allait fonder une maison de plus parmi les grandes maisons de France, demandèrent à plusieurs reprises la révision de son procès. L’occasion était bonne, à ce qu’il semblait. En 1461, Louis XI, ce mauvais fils d’un mauvais père, montait sur le trône de Charles VII, « et avec lui — dit Mathieu — y montait la vengeance ! Il ne l’avait pas foulée aux pieds. Mais il la portait dans sa tête, et elle était dans son esprit comme ces étoiles qui sont fixes autour du pôle »
. Le comte de Dammartin, l’ennemi de Jacques Cœur, qui avait tant contribué à sa condamnation, était des sept auxquels, en face de l’hostie de son sacre, Louis XI déclara qu’il ne voulait pas pardonner. Cependant, malgré cette circonstance, malgré un procès engagé par un des fils de Jacques Cœur contre le sire de Dammartin, malgré la faveur de Louis XI pour les persécutés ou les disgraciés de son père, la grande révision qui devait annuler la condamnation de l’argentier n’eut pas lieu. Mais qu’importe ! qu’importe qu’il manque quelque chose aux petites procédures des hommes, quand la Gloire a prononcé son arrêt !
C’est à l’avènement de Louis XI à la couronne que se termine le livre de Clément. N’était ce dernier coup d’œil jeté sur l’effort perdu des enfants de Jacques Cœur pour réhabiliter, comme on dit aujourd’hui, sa mémoire, Clément, fidèle au titre de son livre, n’aurait point dépassé la limite de sa double biographie. Nous avons dit ce que cette double biographie nous paraît être comme œuvre d’histoire et comme œuvre littéraire, c’est-à-dire, en somme, un livre excellent, intéressant, tout à la fois pensé et sensé. Qui le croirait ? il a deux volumes, et il n’a pas un paradoxe ! Dans l’état actuel de la tête humaine, n’est-ce pas là quelque chose d’original ?… Selon nous, la Critique ne saurait trop encourager les œuvres pareilles, au nom même de tous les intérêts de l’Histoire. Qu’on le croie bien ! l’histoire générale, qui est le majorat des hommes de génie, — et un majorat qu’aucune législation ne garde contre l’ambition des esprits inférieurs, — l’histoire générale gagnerait beaucoup à ce que chacun se renfermât dans ses quelques pieds carrés de sol historique, et les défrichât, et les retournât pour leur faire donner toute la moisson de renseignements et de vérités qu’ils contiennent. Il faut bien l’avouer, malgré la séduction des plus grands noms et la majesté de quelques grandes œuvres, l’histoire générale atteste surtout la force de l’esprit qui l’aborde avec supériorité. Elle est, avec toutes ses beautés et ses prétentions, beaucoup plus une marque éclatante — et quelquefois un monument ! — du génie individuel d’un homme qu’elle n’est autre chose. Elle fait plus penser qu’elle n’apprend les faits. Elle remue bien plus qu’elle n’enseigne. Qu’est-ce à dire, sinon que l’homme y est souvent de trop et y empiète ? Ainsi, quand Bossuet nous fait, à coups si rapides, son Discours sur l’histoire universelle, c’est sa marque surtout à lui, c’est le trou de boulet fait par sa puissante tête qu’il laisse dans l’histoire, beaucoup plus qu’une histoire dans la rigueur et les responsabilités du mot qu’il écrit. Ainsi encore, lorsque Montesquieu décrit la Grandeur et la décadence des Romains, c’est son ongle aigu, c’est sa griffe d’aigle qu’il empreint dans le bronze de la louve de Romulus, beaucoup plus qu’un exemplaire qu’il nous donne de l’histoire romaine avec les faits qui la constituent dans son terre-à-terre et dans sa simple réalité. Ainsi enfin, lorsque Gibbon lui-même, Gibbon, plus près des faits déjà, plus soucieux de ce qu’ils peuvent être, moins élevé, moins général que Bossuet et que Montesquieu, roule, comme une espèce de Meschacebé historique aux larges ondes, ce magnifique récit du déclin et de la chute de l’empire romain débordant sous les écroulements de la civilisation antique et sous les alluvions du Christianisme et de la barbarie, Gibbon laisse beaucoup trop aussi la personnalité de sa pensée philosophique jouer sur les faits qu’il brasse et pousse avec tant de vigueur. Ces interprétations de grands esprits qui nous font penser dans le sens de leur propre pensée, ces espèces de torsions imprimées à la réalité toute droite sous la main artiste qui sait la ployer et la reployer à son gré autour d’une idée, étouffent toujours un peu l’histoire et la meurtrissent. L’histoire est si impersonnelle, qu’au strict point de vue de la connaissance historique elle redoute beaucoup plus les grandes personnalités qu’elle ne les appelle. Dans tous les temps, les hommes qui l’ont le mieux servie sont les chroniqueurs, les hommes voués au fait, à la recherche laborieuse, tous ceux qui, comme Pierre Clément, plongent dans une époque et ne rapportent dans leurs mains sincères rien de plus ni rien de moins que ce qu’au fond ils ont trouvé. Eux seuls sont les vrais serviteurs de l’Histoire, et qui aime le passé, qui croit avec Leibnitz que le passé contient l’avenir du monde, doit applaudir à leurs efforts.
Louis XIV. Quinze ans de règne §
Ernest Moret. Quinze ans du règne de Louis XIV : 1700-1715.
Une observation qui n’a pas été assez faite, — peut-être parce qu’elle était trop facile à faire, — c’est que, placés à tant d’années déjà du xviiie siècle, nous n’avons pas encore son histoire. Nous avons bien des histoires de France, dues à des plumes de notre temps plus ou moins habiles, et dans lesquelles le xviiie siècle est traversé et jugé, en passant, comme les autres siècles qui forment la longue vie de la monarchie et de la société françaises. Nous avons aussi des histoires dans l’histoire du xviiie siècle. Ainsi, ne l’oublions pas et mettons-la au premier rang, l’histoire de la Régence, par Lémontey, cet esprit profond dans la finesse comme il y a des esprits fins dans la profondeur. Mais l’histoire intégrale du xviiie siècle, une histoire allant d’une seule et forte venue d’une extrémité à l’autre de ce siècle, qui s’ouvre en 1700 aux affaires de la succession d’Espagne et qui se ferme en 1800 aux affaires d’une bien autre succession, — la succession de la Révolution française, — une pareille histoire, on la cherche en vain. Il n’y en a pas !
Ce n’est pourtant pas l’amour ou la préoccupation du xviiie siècle qui nous a manqué pour l’écrire. Nous ne l’avions que trop. Dieu nous fasse merci ! Obstiné revenant, il a, depuis vingt ans14, assez dressé sa face de momie, peinte à l’égyptienne, dans toutes les œuvres de la littérature française, dans toutes les glaces où nous nous mirions. Drames, romans, comédies, anecdotes, biographies, et jusqu’aux modes (si souvent le mensonge des mœurs), tout n’a-t-il pas été et n’est-il pas encore rempli des souvenirs et des reflets de cet éternel xviiie siècle ? Naguère, on y tendait comme à l’Idéal, car l’Idéal, c’est pour les peuples ce qui leur manque et le contraire de ce qu’ils ont. Il faut être juste : la philosophie, qui se moque des hypocrites religieux et qui a les siens, les révolutions, qui ont détruit les grandes fortunes et rendu la vie si exiguë, ne devaient-elles pas arriver à ce résultat de nous pousser l’imagination, de toute la force de l’ennui enragé qu’elles ont créé pour les peuples modernes, vers le temps passé des grandes existences et des plaisirs largement conçus et splendidement réalisés ? Il semblait donc vraiment que le xviiie siècle, en nous jetant dans le monde, nous eût imprimé sur la tête — tant il nous avait inclinés vers lui — ce terrible coup de pouce du chirurgien qui gauchit le cerveau de l’enfant et décide de sa triste destinée ! Si on ajoute à cela qu’aucune époque n’affecta plus que la nôtre d’être éprise des travaux d’ensemble, qu’aucune ne rêva davantage l’unité, du moins dans ses œuvres philosophiques et littéraires, et ne se donna plus de peine stérile pour consommer le grand mariage de l’Analyse et de la Synthèse (ses mots favoris), on sera en droit de s’étonner que l’histoire du xviiie siècle soit encore à faire, et que nous, les fils du xixe, nous ayons échappé, en ne l’écrivant pas, aux deux plus puissantes tyrannies de notre pensée, — nos sympathies et nos prétentions !
Cette observation, que la Critique ne pouvait omettre quand il s’agissait d’un ouvrage qui commence avec le xviiie siècle, Ernest Moret l’a faite, comme nous, dans sa préface, et de la même plume il a pourtant écrit modestement au front de son livre : Quinze ans du règne de Louis XIV15. Rien de plus ! Est-ce inconséquence ? Est-ce défiance de soi ? Pourquoi se parque-t-il dans ces quinze années ? Il dit quelque part, il est vrai, que son projet, si Dieu lui prête vie, est d’aller un jour jusqu’au règne de Louis XV. Alors, au lieu de quinze années, nous en aurions peut-être cinquante, mais il resterait toujours à écrire cette histoire dont Moret signale l’absence, cette œuvre, une et vaste, dont le Temps lui-même a tracé le cadre avec des dates et des événements. Si Ernest Moret n’avait aucun talent, nous ne ferions pas ces questions. Quinze ans découpés dans le siècle de Louis XIV, quinze ans d’un règne pour les gâter en les racontant, ce serait encore trop, sans nul doute ; mais il entend l’Histoire. Il en a l’instinct. Il est fait pour elle. Il lui a dévoué sa vie. Que n’a-t-il donc élevé son projet et sa pensée jusqu’à une histoire du xviiie siècle ?… Assurément, on ne doit rien entreprendre que dans la mesure de ses forces, mais, si on n’en activait pas, si on n’en provoquait pas le développement et le jeu par la difficulté du but qu’on se propose, en aurait-on la mesure réelle ? S’apercevrait-on même qu’on les a ? Les forces sont des lions qui dorment en nous, dans ces parties de notre être intellectuel que Bacon appelait des cavernes (speluncas). Il faut les réveiller en leur montrant des proies généreuses. Certes ! nous l’avons dit assez souvent pour qu’on ne puisse plus l’oublier, nous aimons mieux l’histoire creusée que l’histoire étendue, si la superficie qu’elle embrasse doit lui faire perdre de sa profondeur. Mais, outre que ce n’est pas là une nécessité, il se rencontre parfois en histoire de ces sujets qui ont, comme certaines contrées en géographie politique, des frontières naturelles vers lesquelles on tend malgré soi, pour peu qu’on ait quelque vigueur et quelque courage. Diviser un règne comme celui de Louis XIV, ou ne pas étreindre dans son dessein le siècle tout entier dont on dit les premières années, c’est toujours, quelque parti qu’on prenne, fragmenter un ensemble, briser et disjoindre ce qui devrait rester cohérent, altérer la nature des choses. D’historien qu’on croyait être, on trébuche dans le chroniqueur. Or, si la chronique a son mérite et parfois son charme, elle est toujours inférieure à l’histoire. L’histoire se rabougrit dans toutes ces divisions, bonnes pour la faiblesse des valétudinaires qui l’écrivent. Elle y perd les grandes qualités qui la rendent la plus imposante et la plus robuste des Muses : l’ampleur, la majesté, l’ordonnance de composition, — et ce n’est pas tout ; qui oserait dire qu’elle n’y perd pas de sa vérité ?… Qu’on y prenne garde ! La vérité historique, cette chose vivante, n’est point la vérité de l’exactitude, cette chose morte ; et peut-être se dégage-t-elle plus encore de l’ensemble fortement exprimé des choses que du soin apporté à la description des détails.
Voilà le reproche fondamental que nous ferons d’abord à Ernest Moret, et que la préface de son livre et son livre même, avec les qualités qu’il accuse, nous donnent le droit de lui adresser. Il semble avoir trop pensé que l’histoire pouvait se commencer indifféremment à toute date, et qu’une fois sur cette date, il n’y avait plus qu’à enfourcher les faits et à trotter. Cela dit, et lui parti avec une si pauvre conception de l’Histoire, nous avouerons de fort bonne grâce qu’il va très bien. Il arpente son terrain d’un pied sûr et le fouille avec intelligence. Les quinze années qu’il a choisies pour en raconter et en pénétrer les événements sont les dernières années du règne de Louis XIV. C’est l’histoire du plus lent et du plus orageux coucher de soleil qu’on ait jamais vu luire sur le monde ; car Napoléon ne s’est pas couché au bout de sa course, mais il est tombé au milieu, comme une foudre, que Dieu pouvait éteindre seul. Il y a, parmi ceux qui écrivent l’Histoire, des imaginations qui vont de préférence aux désastres, aux revers, à tout ce pathétique qui éveille plus que la pensée dans la tête, mais la pitié, c’est-à-dire une vertu, dans les cœurs. Ceux-là, on pourrait les appeler les tragiques de l’Histoire. Ils aiment mieux nous raconter des malheurs et des défaites que d’élever des arcs de triomphe et de décrire les magnificences de la fortune. On a beau s’être voué au culte sévère de l’Histoire et s’efforcer de grandir en soi ce sentiment de l’impartialité qui fait de l’homme plus qu’un homme, on est entraîné par la nature de son esprit vers les sujets qui ont avec cet esprit de mystérieuses analogies. Cela serait-il l’explication qu’il faudrait donner au choix fait par Moret des quinze dernières années du siècle de Louis XIV ? Nous ne le croyons point. Il n’a pas ce genre d’imagination, difficile à dompter, qui maîtrise et entraîne un homme vers les spectacles pressentis par l’âme qui les aime et qui doit en recevoir l’impression à pleins bords et avec d’inexprimables frémissements. C’est un esprit calme et lucide, que les choses, quand elles sont puissantes et colorées, teignent de leurs reflets, mais sans le troubler. Il n’est pas froid, non ! Mais on ne sent pas quand on le lit ce que nous recherchons, même en histoire : le voisinage d’une âme qui chauffe la nôtre, ou bien cette âpre froideur de l’intelligence qui finit, comme la neige, par brûler autant que le feu, et que possèdent seuls les grands historiens, les grands observateurs de la nature humaine dont la pensée est toutes les passions. Ernest Moret n’appartient pas à cette race d’esprits. Sa vocation d’historien n’est pas la domination de facultés irrésistibles, ce commandement intérieur du génie, impérieux jusqu’à la cruauté. Nous nous imaginons plutôt que, moins inspirée, moins violente, moins involontaire, cette vocation s’est révélée à lui paisiblement entre deux cartons, pendant qu’il remuait des textes et mettait la main sur des documents dans son cabinet de travail. Nous croyons que la Curiosité, cette mère de la Science, et la piété de l’Exactitude, qui en est la sœur, ont mis l’auteur des Quinze années du règne de Louis XIV dans la voie qui lui convenait le mieux, et nous ajouterons qu’elles peuvent y mener loin un esprit clair, laborieux et distingué comme le sien.
En effet, ce volume est plus qu’une promesse. C’est une œuvre surtout recommandable par la mise en lumière du renseignement et par la rapidité du récit, deux qualités essentielles sans lesquelles il n’y a pas d’historien. Personne mieux que Moret ne presse les faits, sans les entasser, dans une marche simple et rapide. Quoique son premier volume ne contienne guères que quatre années de ces quinze qu’il doit nous raconter plus tard, on sait si ces quatre années furent pleines de choses et d’événements ! Le xviie siècle venait d’expirer, et celui-là qui lui succédait allait bientôt justifier le mot contemplatif du vieux Mathieu dans son Louis XI : « Les grandes montées font les grandes descentes. »
Le scandale du testament de Charles II éclatait, comme une trahison de Louis XIV, quoique Louis XIV — et Moret le rappelle avec raison dans son histoire — ne fût pour rien dans la dictée de ce testament, inspiré (ou imposé peut-être) par le génie du patriotisme espagnol à la tête imbécile de Charles II. La diplomatie de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Hollande, était trop intéressée dans la question et trop retorse pour croire à l’innocence de l’ambition du grand roi. L’acceptation de ce testament qui souleva toute l’Europe contre Louis XIV, et qu’à sa place aucun de ses ennemis n’aurait rejeté, produisit immédiatement cette guerre de coalition si acharnée et si funeste qui se fit partout : en Allemagne, en Flandre, en Italie, et plus tard enfin en Espagne, et dans laquelle la France opposa à ces fléaux incarnés contre nous : Guillaume III, Marlborough, le prince Eugène, le duc de Savoie, le regain magnifique encore de ses grands hommes : Vendôme, Villars, Berwick et Catinat. Moret suit pied à pied les négociations mêlées à la guerre, et la guerre elle-même, jusqu’au moment des défections, plus amer peut-être que celui des défaites, où les alliés de Louis XIV commencèrent de l’abandonner, et où Villars, frappé dans le sentiment de sa supériorité méconnue, quitta le théâtre de la guerre pour venir pacifier les Cévennes, déchirées par le calvinisme insurgé.
Tel est, en peu de mots, le sujet de ce premier volume. L’auteur y a concentré heureusement, dans l’intérêt de la vérité historique, agrandie par son propre effort, à lui, et par sa recherche, les deux livres modernes qui ont versé le plus de jour sur les hommes et les faits d’une époque qu’il retrace à sa manière, je veux dire les Mémoires de Mignet sur la succession d’Espagne, et les Mémoires militaires du général Pelet, aussi intéressants que les premiers, mais moins connus. Comme l’histoire ne s’improvise pas et qu’elle appartient à tout le monde, autant que l’eau et la lumière, l’honneur de l’historien est de puiser à des sources pures, et son mérite, de se servir, avec intelligence, de tout ce qu’il y a puisé. C’est le mérite de Moret. Avec des ouvrages presque spéciaux de diplomatie et de guerre, il a construit une histoire essentiellement politique. Préoccupé surtout des résultats généraux, il nous a montré presque exclusivement par les côtés de leur action publique les hommes qui s’y meuvent, et en cela il a obéi aux exigences de son sujet. Seulement, effet étrange et pourtant naturel des habitudes de la pensée ! comme nous avons tous vécu plus ou moins intimement depuis notre enfance avec les grands hommes de ce temps, le mieux connu de tous parce qu’il est le plus glorieux de nos Annales ; comme jamais époque ne produisit plus de ces Mémoires personnels qui sont les fruits des civilisations avancées, nous avons peine à reconnaître, malgré la fidélité des portraits, dans cette clarté sagement distribuée de l’histoire, les hommes que nous avons contemplés sous une lumière ardente et rapprochée, à travers cette lentille de cristal brûlant des Mémoires. Quoique ressemblants, ils nous paraissent changés, maigris, éteints, presque dédoublés, — des espèces de fantômes d’eux-mêmes. Alors on sent profondément ce que sont les Mémoires, même les plus passionnés, même les plus suspects, pour la complète intelligence de la réalité historique, et on conçoit nettement tout ce qui manquerait si on ne les avait pas. Alors Saint-Simon, par exemple, Saint-Simon, malgré ses injustices, l’improbité de ses passions, les fureurs de ses engouements et le feu livide de sa haine, se trouve avoir l’utilité de sa flamme, comme le tison qu’on prendrait pour faire un flambeau.
Nous avons à peu près dit tout sur le livre de Moret. On nous permettra un mot encore. Après la valeur constatée de l’œuvre historique, il y a les jugements personnels de l’historien, son coup d’œil, à lui, promené hardiment sur les choses rassemblées et groupées par sa main. Eh bien, nous sommes tenu à le dire en finissant, c’est là le côté faible de l’ouvrage ! Les jugements qu’on y trouve, ces jugements qui doivent couronner tous les faits quand l’historien sait penser sur ce qu’il raconte, manquent généralement du grand caractère qui, toujours dans la vérité, et quelquefois, hélas ! dans l’erreur, sacrent un livre et le classent de primesaut parmi les œuvres supérieures. Moret n’a point ce que j’oserais nommer la faculté suraiguë de l’Aperçu, le plus beau don que Dieu puisse faire à ceux qui doivent écrire l’histoire. Quand on a lu son livre des Quinze ans du règne de Louis XIV, on a certainement quelques notions justes de plus, quelques faits de plus dans la tête, bien époussetés et bien éclaircis, mais on n’a pas une vue nouvelle, — une de ces traînées de lumière, ou même, simplement, un de ces points fixes et lumineux que les hommes qui fécondent les événements par la méditation allument dans l’esprit avec une phrase ou avec un mot.
Cette histoire, après tout, intéressante, renseignée, d’une expression preste et svelte (l’expression, la meilleure qualité de l’auteur !), laisse l’esprit à peu près tel qu’elle l’a trouvé, sans modifications intérieures, — les seuls enseignements que les hommes subissent et que les livres puissent donner. Nulle appréciation plus profonde n’en jaillit pour l’intelligence et ne l’arrache au joug doux et léger des jugements superficiels. L’auteur des Quinze ans du règne de Louis XIV rencontrera-t-il plus tard, sur l’homme et le règne dont il a commencé de raconter le déclin, une idée qui dépasse toutes celles qu’on trouve dans la majorité des esprits ? Deviendra-t-il le Montesquieu de cette décadence ?…
Nous le souhaitons sans l’espérer. Rien, dans ce premier volume, ne l’annonce. Avec le choix qu’il avait fait des plus tristes années d’un règne qui tenterait par les côtés les plus brillants les imaginations vulgaires, nous pensions qu’il avait sur ces quinze années, jugées un peu trop par les hommes, ces valets de bourreau du succès, comme le sont les phases malheureuses, quelque juste réclamation à élever, quelque inscription en faux inattendue à introduire contre des opinions la plupart sans sagacité et sans largeur. En France, l’esprit, dont on a tant, est si souvent le roi fainéant des idées communes ! Malgré beaucoup d’écrits publiés sur Louis XIV et sur son siècle, la dernière portion du règne de ce roi, la seule qui soit à juger (l’autre, on l’admire, ce qui est plus agréable et plus facile), n’est point encore jugée comme elle doit l’être, et si l’on peut tirer une induction des opinions d’un premier volume qu’on a lu à celles des volumes qui n’ont pas été publiés et qui doivent suivre, il est à craindre que le livre de Moret ne contribue pas beaucoup à ce jugement définitif. L’auteur a, pour ainsi dire, une perspicacité raccourcie. Il y voit bien, mais il y voit de près. Aussi prend-il souvent pour des fautes de Louis XIV ce qui fut l’inévitable conséquence d’une situation impossible à changer. Pour n’en donner qu’un seul exemple, entre bien d’autres que nous pourrions citer, il reproche à Louis XIV la reconnaissance du droit des Stuarts au moment où l’acceptation du testament de Charles II étendait sur la France une résille de complications, et, la vue bouchée par la préoccupation politique, par cet intérêt du moment, il ne voit pas que Louis XIV donné, Guillaume III donné et l’Europe donnée, cette Europe fendue en deux jusqu’à son axe depuis Luther, il était impossible — et même inconcevable — que le gouvernement de Louis XIV ne reconnût pas, quoi qu’il pût arriver, du reste, de cette reconnaissance, l’hérédité monarchique des Stuarts, et ne soutînt pas le catholicisme, directement, et peut-être, quoi qu’en dise Macaulay, uniquement attaqué par l’Angleterre dans leur personne. Il ne comprend pas que cela était de situation, et qu’en politique et en histoire la situation a une telle force, que de grands esprits comme Napoléon, qui l’ont sentie contre la leur, ont incliné, du coup, vers une superstitieuse fatalité ! Sous Louis XIV, les questions politiques étaient encore doublées de questions religieuses, et les écrivains d’un temps sans religion comme l’est le nôtre l’oublient trop. Ils discernent bien la faute politique, qu’ils cherchent incessamment « à grand renfort de besicles »
, comme dirait Rabelais, mais s’ils avaient l’œil plus perçant et l’aile plus robuste, s’ils remontaient d’un cran plus haut que cette politique dans laquelle ils se prennent les pieds, ce qui se détache en faute pour eux rentrerait dans le tissu des nécessités de l’histoire, dont les rois sont bien les tisserands, disait Philippe II, mais à qui Dieu fournit le fil. Certes, oui ! Louis XIV a commis des fautes, et nous les connaissons. Mais le sentiment moderne, le sentiment qui nous a été inoculé par la Révolution française, se trompe souvent quand il les signale. Il les confond et il les déplace. Confusion et déplacement funestes, qui doivent troubler la limpidité du courant historique pour des siècles, car, si les hommes se trompent sur la nature des fautes qui ont produit les abaissements ou les calamités d’une époque, ils ne se trompent pas dans cet instinct qu’ils ont gardé depuis la Chute et qui leur fait mettre toujours des fautes partout où il y a du malheur !
Napoléon §
Émile Bégin. Histoire de Napoléon, de sa famille et de son époque, au point de vue de l’influence des idées napoléoniennes sur le monde. — Edmond de Beauverger. Des Constitutions de la France et du système politique de l’empereur Napoléon.
I §
Une chose singulière à constater, c’est le temps énorme qu’attendent souvent les plus grands hommes avant d’avoir des historiens dignes d’eux, — quand ils en ont toutefois, car le plus souvent ils en manquent. Beaucoup n’ont, dans l’Histoire, que le bruit de leur vie répercuté par la foule des esprits médiocres, qui, comme tous les échos, ne comprennent pas ce qu’ils répètent. Après plus de mille ans de pensées ; de jugements, d’admiration, auxquels il a forcé le monde, Charlemagne n’a pas encore d’historien qui l’ait pris tout entier, de détail et d’ensemble, et nous l’ait véritablement montré ce qu’il fut ; Cromwell non plus, en Angleterre, — Cromwell, dont le profond génie tenta le génie pénétrant de Montesquieu. Si, après ceux-là, il fallait chercher d’autres exemples pour prouver l’absence de proportion entre les hommes qui font l’Histoire et les hommes qui l’écrivent, on étonnerait de tout ce qu’on pourrait trouver, et l’on intéresserait peut-être. La vérité que tout le monde oublie devient si piquante dès que quelqu’un y a pensé ! Mais ce qui est certain, c’est qu’une telle recherche amènerait infailliblement pour conclusion qu’en réalité il y a beaucoup moins de grands historiens que de grands hommes, et qu’en Histoire, comme dans les arts, c’est bien plus le peintre que le modèle qu’il est difficile de trouver. Résultat étrange au premier coup d’œil, mais simple et fécond ! Si un grand homme est une chose rare, c’est une rareté de plus, superposée à la première, qu’un grand esprit qui le comprenne, qui s’applique à lui et qui l’explique. Est-il étonnant qu’une si magnifique gratification dans la gloire, Dieu ne l’y ajoute pas toujours ?
Or, ce qui est vrai de tant de grands hommes, ce qui est vrai de Charlemagne et de Cromwell, sera peut-être vrai longtemps encore du plus grand homme des temps modernes : de Napoléon. Qui sait ? lui aussi n’aura pas d’historien. Des milliers de plumes, sous prétexte d’histoire, se voueront au service de sa renommée, mais il n’aura pas d’historien digne de son génie, qui le comprenne et qui le juge ; car, pour comprendre et juger le génie d’un homme, il en faut presque la moitié. Et voyez, en effet ! Ces milliers de plumes dont nous parlons n’ont-elles pas commencé déjà leur travail de fourmi sur cette grande mémoire ?… Depuis trente-deux ans que Napoléon est descendu dans la tombe, certes ! les petits historiens n’ont pas manqué. C’est le grand qui a tardé à venir. Il tarde toujours ! Mais les petits, ils ont pullulé de toutes parts… Et à ce point que les esprits qui ont le sentiment de la convenance des choses et de leur harmonie ont dû souvent être importunés jusqu’à l’impatience de toute cette quantité de traîne-fétus historiques qui s’imaginent être des colosses parce qu’ils remuent leur activité d’insecte dans les cendres du colosse du xixe siècle, et tracassent sa grandiose histoire. Nous n’exceptons personne de ce jugement. L’Histoire du Consulat et de l’Empire, qu’on a voulu nous donner comme un monument, n’a rien de ce qui constitue les vrais monuments. Elle n’a ni la grandeur ni le geste. C’est une œuvre nulle d’idées générales et vulgaire de style. L’auteur y apprécie très bien l’administrateur en Napoléon, mais il n’y voit pas à fond l’homme politique. D’ailleurs, lorsqu’on n’a pas plus d’idées générales que de style, peut-on être pris par la postérité — et même par personne — pour le véritable historien de l’Empereur ?… Plus heureux avec les artistes et les poètes qu’avec les historiens, Napoléon a inspiré des pages et des poésies sublimes. Son souvenir, la pile de Volta de ce siècle, a frappé au cerveau toutes les organisations magnétiques des poètes et des artistes, et leur a fait rendre, sous le coup de son influence, les plus belles et les plus puissantes choses qui aient jamais vibré et qui aient jusqu’ici été écrites sur sa personne. Mais la Poésie n’est pas l’Histoire. Après l’homme senti, il doit y avoir l’homme jugé. Il ne s’agit plus d’idéal en présence d’une réalité qui parle aussi haut que l’Idéal lui-même, d’une réalité qu’il faudrait étreindre pour l’exprimer, tâche difficile, tant Napoléon est immense ! et dont le premier venu ne se tirera pas.
Dans tous les cas, ce ne sera pas Émile Bégin, le nouvel historien qui vient de naître à Napoléon. Quand nous avons lu ses deux énormes volumes, et qui ne sont que le commencement d’un récit qu’il continuera, jamais nous n’avons mieux compris la rareté des historiens véritables en présence de la plus resplendissante histoire à écrire, et jamais nous n’avons plus souffert du choquant contraste qui existe parfois entre l’historien et le héros. Certes ! nous excusons facilement bien des genres d’illusion dans un homme, et l’illusion de la jeunesse, et l’illusion de l’admiration pour l’être supérieur qui fascine jusqu’au point de faire croire qu’on est digne d’en écrire la vie, et l’illusion même du plus mince talent, dont les premières révélations portent dans l’âme un trouble qui ne manque pas de grâce quoique demain cela doive être de la vanité ; mais à laquelle de ces illusions innocentes devons-nous l’histoire d’Émile Bégin ? Il y a dans le titre seul de cette histoire quelque chose de fastueux, d’étalé, de gonflé, qui sent son petit Tuffière historique en herbe, et qui dispose mal la critique en faveur d’un livre annonçant plus qu’il ne peut tenir. La critique a le respect des choses difficiles. Elle a la piété des grands sujets, — ce pain des forts de l’intelligence, qu’ils achètent, encore plus que l’autre, à la sueur sanglante de leur front. Puisqu’il voulait se mesurer avec un sujet qui doit casser les reins à de plus robustes que lui, pourquoi Émile Bégin n’intitulait-il pas simplement son livre : Histoire de Napoléon et de sa famille, ce qui était déjà bien assez pour intéresser, et pourquoi ajoutait-il si pompeusement : au point de vue de l’influence des idées napoléoniennes sur le monde16 ? Il est des mots qui ont été tracés par des plumes si puissantes qu’après ces plumes-là il est dangereux de les écrire. La griffe du lion y est restée ! Il n’est plus permis d’y toucher. Bégin n’a pas senti cela. Il a manqué deux fois de goût avec le bombast de son titre, et il en a été puni par l’effet que produit rétroactivement ce titre, d’une prétention si accusée, quand on a lu un ouvrage qui, au contraire, devait conseiller toutes les modesties de l’auteur.
En effet, qu’a-t-il mis d’âme, de talent, de style, de son moi enfin, dans cette grande histoire, accablante pour la médiocrité ?… À côté de ce superbe cadre d’événements dans lequel peut tenir cette fresque historique à tant de groupes (la vie de Napoléon, sa famille, son époque), on pourrait être beaucoup plus grand que lui et paraître petit encore… Mais, franchement, ce n’est pas même sous le coup terrible du contraste qu’il se rapetisse, se fond et disparaît. Ce n’est ni un écrivain ni un penseur. Intellectuellement, ce n’est personne. Ôtez ce qu’il cite dans son livre du Mémorial de Sainte-Hélène et des Lettres de Napoléon, je ne sais pas ce qu’il y reste, ou plutôt je ne le sais que trop… Sans son audacieuse tentative de toucher à la reine des histoires (Ne touchez pas à la Reine !), la critique n’en parlerait pas. Elle l’ensevelirait dans la miséricorde du silence et s’éloignerait sans faire de bruit. Mais sa tentative, qui va reporter sur son œuvre le regard qu’attire invinciblement et toujours ce nom « aimanté » de Napoléon partout où l’on s’avise de l’écrire, doit lui rapporter aussi le jugement qui suivra ce regard, mendié à l’aide d’un pareil nom, et ce jugement sera sévère. D’ailleurs, ce n’est pas seulement de lui qu’il s’agit ici et d’un livre plus ou moins mauvais. Il s’agit de préserver une grande mémoire des irrévérences de l’amour-propre ou des calculs de la spéculation. Il s’agit enfin de s’opposer une fois pour toutes à cette irruption d’écrivains qui, sans la vocation du talent et le droit de l’intelligence, touchent à un sujet historique réservé à la main des Maîtres. Croyez-le ! ceux-là sont nombreux. Mais, Dieu merci ! ce n’est pas une loi de la nature et de notre misère qu’une grande gloire morte ait ses vers qu’elle engraisse de sa lumière comme les cadavres ont les leurs, et il est bien temps, pour l’honneur de l’esprit en France, que la critique enfin proteste contre toutes ces profanations !
II §
Dans cette pénurie de grands historiens, les meilleurs (relativement, sans doute), ceux-là qui nous éclairent le mieux Napoléon, qui dirigent le mieux sur lui leur rayon isolé, leur pointe de lumière, sont ceux qui, comme Edmond de Beauverger, par exemple, ne considèrent à la fois qu’une face de cette prodigieuse personnalité. Si l’on s’en rapporte au texte de son livre, intitulé : Des Constitutions de la France et du système politique de l’empereur Napoléon17, Edmond de Beauverger serait publiciste et jurisconsulte. Aussi, rien d’étonnant à ce que le législateur, le fondateur d’empire, ait saisi et fortement captivé son regard quand il l’a porté sur l’Empereur, sur cette encyclopédie de facultés faites homme, à qui il faudrait peut-être autant d’historiens et d’histoires qu’il possédait de facultés ! Le livre des Constitutions, savant, compétent, vivement écrit, et avec une griffe plus qu’avec une plume, est moins pour nous un traité, condensé et incisif, de droit public, qu’un fragment de cette grande histoire qui ne s’écrit encore que par fragments. Pour nous, l’auteur n’est pas seulement un Blackstone français, — qui a la science, le coup d’œil, la raison dernière de telle disposition de loi politique et civile, et qui, contrairement au Blackstone anglais, bref et complet, atteste ainsi le génie de la langue qu’il parle et le génie de la législation qu’il commente, — il est de plus historien sans qu’il y pense et sans qu’il veuille l’être, et voilà pourquoi nous en parlons. C’est une variété d’historien qui nous fait comprendre à merveille ce qu’il y avait de plus intime et de plus profond dans la pensée politique de Napoléon.
Car on l’avait presque oublié. On ne l’entrevoyait plus qu’à peine. Notre temps, hélas ! marche si vite entre ses deux filles qui l’entraînent, la Fausseté de l’esprit et l’Ingratitude du cœur ! Oui ! cela est certain, malgré la préoccupation éternelle que Napoléon a imposée à toutes les têtes de notre époque, on avait pourtant presque oublié le fond de la pensée du grand organisateur, interrompu à moitié de son œuvre. Parce qu’il avait succombé par la guerre, après avoir brillé par elle, l’opinion n’en faisait plus qu’un planteur de tentes. On aurait dit qu’il avait cessé d’être un fondateur de société ! N’était-ce pas méconnaître le meilleur de sa gloire ? Les passions, avec leur mot haineux de « châtiment de la Providence », les poètes, avec leur mot trop employé de « météore », avaient égaré l’opinion. Elle s’imaginait que l’Empire et l’Empereur étaient un accident, quelques coups de canon, un passage, la grande aventure des temps modernes, et rien de plus. Elle oubliait qu’au sortir de la Révolution française Napoléon ne s’était pas contenté de relever l’autorité, sans laquelle nul gouvernement n’est possible, mais que ce grand passager du pouvoir et de la gloire avait créé tout un ensemble d’institutions, et que c’est par là, justement, qu’il ne passerait pas, et qu’au contraire il confondrait sa destinée avec l’avenir de la France !
Il y a, en effet, dans ces institutions que Beauverger nous retrace, la plus péremptoire des réponses à ceux qui ont dit si longtemps que l’empire de Napoléon était une chose éblouissante et éphémère, le prestige et le prodige bientôt évanoui de la plus étonnante individualité. Cette réponse, cachée dans des faits qu’on n’interrogeait pas, Beauverger nous la donne clairement dans son livre quand il nous y développe avec tant de soin et de détails les institutions impériales. Il y démontre jusqu’à l’évidence, et par l’esprit même de ces institutions, qu’elles ne furent point la fantaisie d’un homme phénoménal, qui ne se croyait que la vaine durée d’un phénomène, mais qu’elles étaient plutôt l’expression des besoins d’un peuple et la modification nécessaire de son passé. Conserver, en le modifiant, tout ce qui peut être sauvé du passé d’un peuple, c’est peut-être la seule ressource laissée pour manifester leur génie aux grands politiques des vieilles civilisations. Mettre le trait d’union qui conserve entre l’ancienne France monarchique, brisée par la Révolution, et la France moderne, qui mourait si elle ne redevenait pas une monarchie ; ôter cette proie à la Révolution, retrouvée sans cesse aux pieds de son œuvre pendant qu’il relevait et qui lui gêna tant de fois la main, quoiqu’il l’eût puissante, telle fut l’entreprise de Napoléon. Quand il tomba, on la crut manquée. On la crut vaine. On ne savait pas dans quoi plongeaient les racines de ce qu’on prenait pour le système d’un homme. Mais le temps a montré aux esprits les plus superficiels ou les plus aveuglés que les institutions de l’Empereur répondaient aux besoins compris de la France et à ce qu’il y a de moins transitoire chez un peuple, — ses nécessités et ses instincts.
Encore une fois, voilà la portée et voilà l’importance de ce livre. Il atteint, avec cette lumière qui est une hache pour les choses qu’elle frappe, un préjugé contemporain. Qui ne le sait ? c’est précisément parce que Napoléon fut une grande personnalité qu’on lui a refusé, pendant longtemps, d’être impersonnel dans son œuvre. On a mieux aimé admettre la France passive et pétrie par la main d’un artiste en domination, que vivante et se plaçant d’elle-même dans le milieu où elle pût le plus spontanément agir, sous la main sympathique et ferme d’un grand homme qui l’eût devinée. Cette fausse conception de la réalité ne pouvait-elle pas passer de l’opinion dans l’Histoire, et la critique, qui en garde les avenues, ne devait-elle pas signaler un ouvrage qui rend maintenant impossible à une telle erreur d’y pénétrer ?
La révocation de l’Édit de Nantes §
Charles Weiss. Histoire des réfugiés protestants depuis la révocation de l’Édit de Nantes jusqu’à nos jours.
S’il est un siècle qui doive juger superficiellement la politique de Louis XIV, c’est le xixe. Oui ! c’est le xixe siècle, malgré ses lumières et ses prétentions, son mouvement d’idées, sa science des détails, son éclectisme et cette impartialité dont il parle tant et qu’il ne peut pas avoir encore. Le xixe siècle diffère trop essentiellement du xviie pour bien comprendre et pour apprécier toutes les manières de sentir, de penser et d’agir, d’un temps si dissemblable à lui-même ; il en diffère trop… et il n’en est pas assez loin. Si seulement il en était plus éloigné, s’il n’y avait pas entre eux une révolution, cette grande rupture qui saigne encore ; si le temps les avait séparés par ces espaces qui permettent de juger des faits dans leur véritable perspective et qui sont comme les clairières de l’Histoire, nous le verrions mieux et nous le comprendrions davantage. Nous le comprendrions comme nous comprenons le siècle d’Auguste, de Périclès, de Charlemagne, et autant du moins qu’il est possible à l’homme de comprendre ce qui n’est plus. Mais à la distance où nous en sommes, nous, les fils du xviiie siècle et de la Révolution française, nous ne pouvons embrasser d’un regard pur de tout préjugé une politique qui avait son unité comme elle avait son principe, et parce qu’elle choque la personnalité de notre siècle, inconséquente et raccourcie d’intelligence, nous la condamnons sans réserve, en vertu de nos idées d’hier. Erreur universelle et profonde ! Dans ce moment où la mollesse de l’opinion sur tant de choses est la torpille qui engourdit les plus énergiques cerveaux, il faudrait, pour bien juger de la politique de Louis XIV, avoir plus que de l’historien dans la tête : il faudrait y avoir de l’homme d’État.
C’était là ce que nous disions en d’autres termes en parlant du livre d’Ernest Moret sur les quinze dernières années de Louis XIV, et c’est ce que nous répéterons plus que jamais à propos d’un autre livre où la politique du grand roi est atteinte bien plus directement encore. Ce livre, qui est intitulé : Histoire des réfugiés protestants de France depuis la révocation de l’Édit de Nantes jusqu’à nos jours18, n’est pas, comme l’ouvrage de Moret, l’histoire du déclin d’un grand règne dans sa majesté et dans ses orages : c’est tout simplement l’histoire d’une faute, — pour parler comme la plupart des appréciations de notre époque, — et, entre toutes les fautes de Louis XIV, de celle contre laquelle la philosophie a poussé le plus furieux cri de haro dont elle pût honorer une mémoire. L’auteur de l’Histoire des réfugiés protestants, Charles Weiss, a pris à part cette faute de Louis XIV. Il l’a pressée dans ses mains érudites ; il en a examiné tout ce qu’elle contenait ; il en a poursuivi toutes les conséquences et noté les plus lointaines ramifications. Charles Weiss est, dit-on, protestant, mais ce n’est pas un protestant comme il y en avait autrefois lorsque l’examen n’avait pas passé sous son terrible laminoir la substance de toute conviction et n’en avait pas fait de la poussière philosophique sans cohésion et sans résistance. Ce n’est point un protestant à la manière de d’Aubigné, par exemple, et de tous ceux-là qui, plus près de l’origine du protestantisme, avaient l’âme — cette âme de race catholique ! — pleine de la puissance d’enthousiasme et de foi que le catholicisme avait développée dans leurs pères. C’est un protestant d’une autre espèce, un protestant moderne, c’est-à-dire à peine un protestant. Ne dit-il pas quelque part dans son livre, en parlant de la grande polémique soulevée entre Bossuet et Jurieu, que « Jurieu aurait trouvé un meilleur argument pour sa doctrine s’il avait fait un pas de plus… et s’il eût proclamé l’indépendance absolue de la conscience individuelle… »
Un tel passage et beaucoup d’autres, inutiles à citer après celui-là, ne prouvent-ils pas que Weiss a franchi pour son compte « cette ligne imperceptible entre le protestantisme et la philosophie »
que Jurieu a trop respectée ? Ne prouvent-ils pas que le rationalisme individuel a achevé de faire, en lui, depuis longtemps, cette petite main-basse qu’il finit toujours par faire sur les croyances collectives du protestant ?… L’expression du livre en question l’atteste encore plus que les opinions qu’on y trouve. Il ne s’y rencontre aucune de ces brûlantes empreintes qu’une main véritablement protestante aurait laissées dans un pareil sujet, aucune des éloquences passionnées qui l’eussent animé sous le souffle d’un homme convaincu, ayant au cœur la flamme d’un ressentiment séculaire contre Louis XIV, et résolu à venger par l’histoire la proscription de ses ancêtres et à faire verser aux marbres du mausolée du grand roi ces pleurs de sang qu’au dire des poètes les marbres versent quelquefois… Non ! le livre de Charles Weiss n’est pas un livre d’entrailles. Est-ce que les rationalistes en ont ?… C’est un livre moderne, d’un de ces esprits sans passion spirituelle et qu’une civilisation comme la nôtre a rendus à peu près indifférents à tout ce qui n’est pas le bien-être ou le mal-être matériel. Il n’est point même tiède, ce livre. Il est froid. Mais c’est précisément à cause de cette froideur, que les bonnes gens prendraient peut-être pour de l’impartialité, c’est surtout à cause de son point de vue et de son sentiment, exclusivement modernes, que la Critique, qui ne relève d’aucune époque et qui tient à rester impersonnelle, doit avertir.
Et, en effet, pour Charles Weiss, comme pour le siècle dont il est le fils, le mal produit par la révocation de l’Édit de Nantes a été le plus grand mal qui puisse arriver à un gouvernement ou à un peuple ; et savez-vous pourquoi ? C’est qu’il est un mal économique. Or, dans les sociétés telles que le matérialisme les a faites, il n’y a plus que ce mal-là. Le mal économique, le mal qui vient d’une déperdition de richesses ou de forces productrices, voilà le mal réel, le mal suprême ! Demandez plutôt à tous les peuples qui ont perdu le sens des choses de l’âme, et qui tiennent comme maintenant à l’état d’axiome que l’histoire d’une prospérité politique quelconque s’écrit comme un livre de commerce et s’établit par doit et avoir. À une autre époque que la nôtre, dans un temps où l’on n’eût pas interverti l’ordre de tous les problèmes sociaux, on ne se fût peut-être pas tant préoccupé des conséquences d’une mesure plus haute que des intérêts matériels, et on eût souri du chirurgien, non de la dernière heure, mais de l’heure passée, qui aurait pris avec tant de soins les dimensions qu’il n’a pas à guérir, mais qu’il veut montrer. Aujourd’hui, le cas est plus grave. Personne n’en sourira, soyez-en sûr ! Tous, au contraire, en supputant sur leurs dix doigts les dommages faits à la France de l’industrie par la politique de Louis XIV, trouveront sérieusement moins grand ce grand homme à la lueur tremblotante de leurs chiffres… Et quoique Weiss n’ait pas dans l’âme cette profondeur de rancune qui attend le moment pour frapper et fait jeter un livre à la foule, comme Ravenswood, dans Walter Scott, jette sur la table la tête coupée de son taureau, l’auteur de l’Histoire des réfugiés aura peut-être, en fin de compte, le mieux vengé le protestantisme en démontrant placidement, et d’un ton très doux, à une société qui ne croit plus guères qu’à des chiffres, qu’économiquement la révocation de l’Édit de Nantes fut une grande faute, — car, en faisant cela, il aura insurgé contre Louis XIV la seule chose qui soit vivante et qui ressemble à une passion dans notre temps !
Oui ! ce fut une faute économique ; et qui en doute ? Ceux mêmes qui la commirent l’avaient mesurée. S’ils n’avaient pas pu calculer exactement le dommage que cette mesure de révocation allait causer à la France, ils l’avaient prévu nonobstant ; ils étaient trop dans les affaires, et à leur sommet, pour ne pas le prévoir. Mais, pour eux, il y avait une question plus haute que la question de ce dommage : c’était la question posée et reposée depuis des siècles, cette question de l’unité dans l’État, qui n’a perdu de son importance que depuis que les gouvernements se sont affaiblis. Jusqu’à Louis XIV, en effet, tous les hommes vraiment forts qui avaient paru au pouvoir avaient agité le terrible problème de l’unité dans l’État, qui est l’idéal de la Politique. On eût dit qu’à partir des commencements de la monarchie cette question s’endormait par moments, puis avait ses réveils de lion, avec quelque grand homme qui tout à coup venait à naître… Quand Charlemagne conférait le baptême sous peine de mort ; lorsque Louis XI frappait la féodalité à la tête ; lorsque Catherine de Médicis ne craignait pas de laisser peser sur sa mémoire l’effroyable décision de la Saint-Barthélemy ; quand Richelieu, plus tard, abattait de la même main les restes de l’aristocratie féodale et le protestantisme de son temps retranché dans la Rochelle, achevant à lui seul la double besogne de Louis XI et de Catherine de Médicis, nulle de ces grandes têtes politiques n’avait cédé à des passions vulgaires. Elles n’avaient jamais eu qu’une visée, et n’avaient poursuivi, sous des formes diverses modifiées par le temps et par les circonstances, que l’éternel but de tous les pouvoirs dignes de ce nom. Quelquefois, cela s’était vu, on avait employé pour atteindre ce but des moyens contraires, mais le but même n’avait pas changé. Quand Henri IV écrivait l’Édit de Nantes, c’est l’unité qu’il voulait créer dans l’État, comme Louis XIV, plus tard, voulait la créer à son tour, la rendre plus simple et plus profonde, en rapportant l’Édit de son illustre aïeul. Mettez par la pensée Louis XIV à la place de Henri IV, et Henri IV à la place de Louis XIV, et vous n’aurez rien changé peut-être à la politique de leur époque, tant il est des logiques de situation qui viennent modifier ces grandes individualités politiques qui sont moins des hommes que des systèmes ! Pour Louis XIV donc, comme pour tous les hommes qui ont l’ambition très légitime de leur supériorité et qui essayent de grandir le pouvoir en le concentrant, telle était la question première et celle qui, dans l’adoption d’une mesure rapetissée par la haine, devait faire fléchir toutes les autres considérations. Quand, de ce côté-ci de la Révolution française, avec des idées de liberté religieuse que cette révolution a créées, nous ne voyons qu’une passion indigne du grand roi dans la révocation de l’Édit de Nantes, une passion odieuse et payée d’un immense désastre industriel, nous ne discernons réellement que la moitié des choses, et nous mettons entre nous et les mobiles de Louis XIV l’épaisseur de nos propres conceptions.
Et c’est l’aberration commune, et pour ainsi dire inévitable, que cette manière de juger Louis XIV ; nul écrivain n’y a échappé. Au lieu de pénétrer la pensée politique qui se cache sous cette dure mesure de la révocation de l’Édit de Nantes, il a été plus tôt fait et bien plus facile de redire de Louis XIV, tombé sous la quenouille de madame de Maintenon, les lieux communs que débite, depuis plus d’un siècle, cette haïsseuse de tout pouvoir : la Philosophie. Weiss est trop éclairé, sans nul doute, pour avoir évoqué de si stupides récriminations. À plus d’une place de son récit, et quand il rapporte les excès que personne, du reste, ne cherche à justifier, et qui accompagnèrent l’exécution de la mesure prise contre les protestants, l’historien des Réfugiés innocente entièrement le roi et affirme que ces excès auraient été réprimés s’il avait pu en être instruit, et cette noble justice venant d’un protestant de nom et d’un philosophe de fait honore infiniment l’écrivain.
Mais, malgré cette justice, malgré le bon goût d’un ouvrage qui n’a pas une déclamation, Weiss n’en travaille pas moins à faire prendre le change sur Louis XIV, quand il accepte si vite comme une faute absolue, comme une faute complète, la révocation de l’Édit de Nantes. À lire son histoire, on dirait que sur ce point il y a force de chose jugée, et que le bronze de l’opinion publique ne peut être refondu et coulé dans un moule nouveau. Il n’examine rien et part du pied même de la mesure pour en suivre tout ce qu’il en voit, c’est-à-dire les conséquences industrielles. Inattention singulière, ou plutôt, faut-il dire le mot ? profonde inaptitude politique, en contraste avec des qualités d’intelligence que nous aimons à reconnaître, et qui prouve une fois de plus qu’en matière historique, comme en toutes choses, les connaissances les plus étendues ne peuvent suppléer à l’instinct !
Et, en effet, un écrivain doué de l’instinct politique qui manque à Weiss, et n’ayant, pas plus que lui les passions aveuglantes du sectaire, aurait frappé au cœur même de la question historique qui domine tout son livre, et eût essayé de la résoudre au lieu de la prendre des mains de tout le monde toute résolue, et résolue comme tout le monde résout les questions ! Sans daigner répondre à ces reproches d’immoralité et de tyrannie, faits par les hautes moralités du xviiie siècle à une mesure qui eut l’assentiment d’hommes comme Le Tellier, Bossuet et Grotius, le plus vénéré des protestants, il eût examiné seulement, la tête dans le xviie siècle, si la mesure de Louis XIV avait cette convenance du moment et cette prévoyance de l’avenir qui donnent à tout pouvoir, eût-il échoué, un bill d’amnistie devant l’Histoire. Il eût cherché si cette révocation de l’Édit de Nantes, qu’on s’obstine à juger en l’isolant, n’était pas la conséquence d’un système d’unité dans le pouvoir qui n’est pas seulement un besoin impérieux de la pensée politique, mais qui, de plus, avait été appliqué par les prédécesseurs de Louis XIV avec une logique imperturbable, et particulièrement par ce glorieux cardinal de Richelieu dont il était le continuateur. Il se fût demandé ce qu’était l’Europe au moment où Louis XIV risqua ce coup d’État qui l’a frappé lui-même devant une trop sévère et trop légère postérité, et si cet esprit, qui avait la vue et qui avait la position pour bien voir, ne discernait pas très bien ce qui allait éclater entre la vieille France catholique et l’Europe protestante soulevée par la Hollande et par l’Angleterre, et soulevée à propos de toutes les questions ! Il se serait demandé encore si, dans la prévision des événements qui allaient suivre, il ne valait pas mieux se séparer de tout ce qui pouvait entretenir dans le pays les antiques et effroyables divisions intestines, que de l’y garder en affrontant les éventualités les plus funestes ; car, à cette époque de l’histoire, la religion pesait plus dans les décisions des hommes que cette idée de la patrie qui, deux siècles plus tard, l’a remplacée. Enfin, il aurait peut-être prouvé ce que nous disions tout à l’heure sur les formes diverses qu’a revêtues souvent en France une politique unitaire : c’est que, bon pour pacifier le pays, l’Édit de Nantes, qui avait rapproché deux partis sans les fondre, présentait des inconvénients et des dangers alors que, défatigués des événements qui avaient longtemps pesé sur eux, ils se retrouvaient avec leurs vieilles haines augmentées de prétentions nouvelles… Si, après un tel examen, l’écrivain qui l’aurait tenté eût condamné comme une faute radicale, une faute politique et à tout point de vue, la révocation de l’Édit de Nantes, personne, du moins parmi ceux qui ont le sentiment de la dignité de l’Histoire, ne l’eût accusé de superficialité ou de mauvaise foi.
Eh bien, tout ceci reste à faire encore ! Charles Weiss, qui est passé tout près de cette belle question historique et politique, ne l’a point touchée. L’instinct lui a manqué, non la science. Dans les conclusions de son livre, ne reproche-t-il pas à Louis XIV sa politique de dynastie ? Ce reproche, qui s’applique sans nul doute à la guerre de la succession d’Espagne, montre combien la faculté politique est muette chez Weiss ; car c’est un fait maintenant acquis, et grâce à des travaux récents très complets, que sur cette question de la succession d’Espagne Louis XIV soutint la seule politique qui convînt à la nature des choses, au droit européen et à l’intérêt de la France. Longtemps les protestants, les pamphlétaires et les philosophes fourvoyèrent sur ce point l’opinion publique ; elle est maintenant plus éclairée. Or, pourquoi n’arriverait-il pas un jour à propos de la révocation de l’Édit de Nantes ce qui est arrivé à propos de cette grande affaire de la succession d’Espagne, dans laquelle Louis XIV apparaît si grand et si pur ? Assurément, nous ne préjugeons point témérairement ici les conclusions d’un tel travail, mais nous disons qu’il est possible, et que, pour l’honneur de la littérature historique du xixe siècle, il est nécessaire qu’il soit fait.
Quant à celui de Weiss, quant à cette histoire qui n’est que le bas-côté d’une autre histoire bien plus élevée et bien plus profonde, nous avons dit qu’elle pouvait être sa portée sur l’opinion de notre temps. Le talent réel de l’auteur assurera davantage cette portée que nous redoutons. Au point de vue de la recherche et de la recherche acharnée, Weiss est le plus laborieux historien ; son érudition est immense, et les livres seuls ne l’ont pas faite. Nous nous sommes laissé dire qu’il avait quêté aux renseignements pour son ouvrage, et que toutes les familles protestantes de l’Europe s’étaient empressées de lui envoyer une infinité de détails jusqu’alors jugés trop obscurs pour que l’histoire daignât les recueillir. Sans préjugé à cet égard, Weiss les a bravement exposés à sa lumière ; il n’a pas craint que l’esprit qui lira son livre, accoutumé à l’intérêt grandiose et dramatique de l’histoire, ne trouve bien chétifs et parfois bien insignifiants les renseignements personnels à tant de familles qui n’ont d’autre titre à l’attention de l’historien que d’avoir été expulsées de France, où elles travaillaient à quelque industrie qu’elles sont allées porter ailleurs. Il ne s’est pas demandé si cette manière de traiter l’histoire ne conduisait pas aux nomenclatures et aux sécheresses des statistiques, et si l’ennui ne naîtrait pas de tous ces noms propres qu’il tire pour la première fois de leur oubli et de leur silence, et qui ne sont, après tout, que ceux de beaucoup de comparses dans ce drame éparpillé de l’exil. Obligé, par le sujet même de son livre, de parler d’hommes qui n’eurent jamais nulle part, à l’exception de quatre ou cinq d’entre eux peut-être, ce haut pavé historique qui agit tant et tout d’abord sur l’imagination du lecteur, il n’a pas, selon nous, assez contenu son récit entre ces quelques hommes vraiment dignes du regard de l’histoire, et il est tombé dans les infiniment petits d’une longue suite de biographies. Rien de plus fatigant que cela… L’auteur rappelle trop ce personnage dont on dit si gaîment, dans une de nos meilleures comédies :
Il ne nous a pas fait grâce d’une laitue !
Lui non plus ne nous fait grâce de rien, — ni d’un procédé pour feutrer les chapeaux, ni d’un métier à bas porté à l’étranger par les protestants. Aussi, nous le disons en finissant, et c’est par là que nous voulons terminer, quoique nous appréciions très bien ce qu’il y eut de cruel et de vraiment digne de regret dans nos pertes, à cette époque de notre histoire, une si fastidieuse exactitude finit par manquer entièrement l’effet qu’un récit moins traîné dans le terre-à-terre des détails devait produire, même sur les esprits les moins enclins à s’attrister.
Histoire des Pyrénées §
Cénac-Moncaut, Histoire des Pyrénées et des rapports internationaux de la France avec l’Espagne, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours.
À l’époque où nous voici parvenus, on peut dire, en principe, qu’il n’y a plus à écrire que la guerre des intelligences et des idées. Les esprits qui se disent positifs et qui, le plus souvent, ne sont que grossiers, parlent beaucoup des faits, — et c’est même la dernière malhonnêteté du matérialisme contre la pensée, — mais les faits, quelque respect qu’on ait pour eux, ne sont, après tout, que le côté accidentel ou pittoresque de l’histoire, c’est-à-dire, en soi, une chose nécessaire, mais inférieure. Un homme instruit des faits, et seulement des faits, — les saurait-il, d’ailleurs, comme dix académies des Inscriptions à lui tout seul, — ne serait pas même un peintre d’un degré quelconque. Il ne serait qu’une chambre noire ! Or, en supposant que cette chambre noire du cerveau d’un homme fonctionnât mieux que les machines sorties de ses mains, par cela seul qu’il resterait astreint au coup de timbre fatal de la chronologie l’historien des faits ne nous en montrerait jamais que la fourmilière, plus ou moins fortement groupée, ou la procession éternelle, défilant plus ou moins rapidement sous nos yeux. Dans les deux cas, — uniforme et vaine stratégie ! — il s’imaginerait faire de l’histoire : il ferait un paravent chinois.
Eh bien, le croira-t-on ! c’est à cet homme-là qu’on pense, malgré soi, quand on ferme la longue et fort savante histoire de Cénac-Moncaut sur les Pyrénées19. Cette publication importante, cet âpre travail où les faits tiennent une si grande place, et malheureusement toute la place, ce précis rapide, serré, virilement écrit, d’une, histoire à peu près inconnue, — car l’Espagne et la France, en se pressant l’une sur l’autre dans leurs luttes, l’avaient étouffée, cette histoire de peuples intermédiaires étranglés, écrasés entre les portes des deux pays, — on se demande, quand on la lit ou qu’on l’a lue, au profit de qui ou de quoi la voilà écrite, avec cette science et cette conscience, si ce n’est au profit isolé de l’auteur ?… On y voit des faits recueillis dans tous les courants et tous les ravins de la chronique, des masses de faits, qui tombent un peu trop les uns sur les autres comme les avalanches tombent des montagnes, des faits dans leur brutalité muette et dans les obscurités de leur mystère, mais on n’y voit point assez la lumière d’une doctrine qui les éclairerait, les ferait parler et les ferait vivre. Qu’est-ce que des diamants dans une caverne ? Pour qu’ils brillent, il leur faut du jour ou du feu ! Les doctrines de l’historien sont aux faits de l’histoire ce qu’est la lumière aux pierres précieuses.
Cénac-Moncaut est le maître de son sujet, je le crois. Je crois aussi qu’il est un très bon et très solide esprit, ferme, rassis, froid aux surfaces, mais chaud au centre où est la vie. Pourquoi donc n’en suis-je pas plus certain encore ?… Pourquoi s’efface-t-il tant derrière les faits dont il est l’interprète ? Pourquoi ne sent-on pas planer sur l’ensemble et sur le cours de son ouvrage cet esprit qu’on y devine à certaines places et qu’on y voudrait voir, comme un phare inextinguible, l’éclairant toujours ? Oui ! évidemment, Cénac-Moncaut est un bon guide dans ces Pyrénées de l’histoire qui sont l’histoire des Pyrénées. Il est sûr, il est sagace, il est hardi. Mais pourquoi n’allume-t-il pas plus souvent sa torche à ce foyer de doctrines que tout homme, avant de toucher à l’Histoire, porte en soi, comme un a priori sublime, — qui n’est pas toujours un parti pris, comme le croient de sceptiques imbéciles, mais qui est souvent la prise de l’homme par la vérité !
Et, sous la forme d’un regret, c’est une critique que nous faisons à l’historien des Pyrénées, et une critique que nous ne voulons pas énerver. Nous savons à qui nous parlons. Considérable par la recherche, par l’érudition, par le dévouement à l’œuvre qu’il croit et veut être, le livre de Cénac-Moncaut n’est qu’un riche canevas que l’auteur peut à son choix réduire ou étendre, mais qu’il doit, de nécessité, remanier. En effet, si ce livre, entrepris dans l’intérêt de populations plus ou moins injustement oubliées, et qui firent, à leur heure, leur petit tapage dans l’histoire ; si ce déchiffrement laborieux d’étiquettes de peuples momifiés dans les catacombes de leurs montagnes peut être véritablement quelque chose de plus qu’un travail de chroniqueur ou d’antiquaire ; s’il y a réellement l’étoffe d’une grande et neuve histoire dans ce déterrement de nations mêlées et fondues, dans cette grenaille féodale qui a levé sur les versants des Pyrénées, comme elle a levé partout dans le limon de l’Occident, on est rigoureusement tenu d’ajouter aux faits qu’on raconte les considérations qu’ils inspirent ou qui les dominent. C’est avec la foudre d’une idée qu’on doit entrouvrir ces tombeaux ! Que si, au contraire, l’oubli a eu raison de s’étendre sur les plateaux pyrénéens, si ces peuplades intermédiaires — Catalans, Aragonais, Navarrais, Béarnais et Basques, — ne sont placées aux frontières de France et d’Espagne que pour appointer des forces respectives et jeter dans la balance des intérêts de ces deux pays le poids de leurs atomes orageux ; si, enfin, toute cette paille d’hommes hachés par les événements et par la guerre n’est là — comme on pourrait le croire — que pour faire fumier aux grandes nations qui résument l’Europe, et par l’Europe le genre humain, à quoi bon remuer, avec un tel détail, ce monde de faits sans signification vive et profonde, et sous lesquels le lecteur périt accablé ?… Quelques pages suffisaient, quand même on n’aurait pas été Tacite, et si elles n’avaient pas suffi, c’était l’histoire de Gibbon (rien de moins !) qu’il fallait se résoudre à recommencer. Esprit différent, horizon changé, vues nouvelles, c’était ce grand ouvrage qu’il fallait reprendre dans sa distribution harmonieuse ; cette histoire qui, partant des faits, cherche au moins à s’élever à des considérations supérieures ; qui conclut mal, mais qui conclut ! Avec sa chronique, Cénac-Moncaut a évité la difficile alternative imposée à son talent par son sujet, mais il nous a donné le droit de dire de son livre : C’est beaucoup trop, ou pas assez !
Il est vrai qu’il ne nous croira pas Cénac-Moncaut doit avoir grande foi dans son vaste travail. On ne fait rien de bon, rien qui dure seulement deux jours, sans la foi et sans l’enthousiasme. Cénac-Moncaut, dont l’ouvrage suppose des années d’efforts et d’études, doit donc être profondément pénétré de l’importance, de la virtualité et de l’originalité instructive du sujet qu’il traite. L’amour du pays a pu passionner sa pensée. Mais ses idées sur les peuples pyrénéens ont une source plus désintéressée et plus intellectuelle… Elles lui sont venues en regardant les choses ; c’est le fruit de ses observations d’historien.
« Le plateau pyrénéen, — dit-il dans son introduction, — ce plateau, dressé entre la France et l’Espagne, comme l’immense squelette d’un cétacé qui aurait échoué entre deux mers, a renfermé, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, tous les caractères, tous les éléments qui ont le droit d’inspirer ou d’obtenir une histoire. Nature particulière de climat, de production et de situation ; influence de ces agents physiques sur les habitants qui viennent successivement s’y fixer ; importance des révolutions intérieures qui agitèrent ces populations ; part immense qu’elles prirent aux événements qui se déroulèrent dans l’Espagne et dans les Gaules… »
Et, plus loin, il ajoute encore : « Si les champs catalauniques furent, au temps d’Attila, selon la belle expression de Jornandès : l’aire où venaient se broyer les nations, les Pyrénées, au contraire, furent la retraite bienfaisante où les débris de ces mêmes nations abritèrent leurs pénates et leurs croyances… Lorsque le mouvement torrentiel des diverses races a fini de s’agiter à leur base, l’historien retrouve dans leurs vallées l’Ibère, le Gaulois et le Cantabre, avec leurs forces primitives, leurs fueros, leur farouche liberté. Deux mille ans de luttes romaines et féodales les avaient modifiés sans pouvoir les détruire… »
Et cependant l’histoire leur manquait ! Cénac-Moncaut le reconnaît et s’en indigne… bien vertueusement peut-être. Pourquoi leur manquait-elle ? Pourquoi y a-t-il des nations, très méritantes du reste, des races nobles et fortes, qui doivent rester obscures, comme parfois des hommes de génie ? Pourquoi cette inégale répartition de la renommée ?… L’Histoire est-elle bête, injuste ou distraite ?… Le livre de Cénac-Moncaut, c’est un procès fait à l’Histoire, de par l’Histoire. Cénac-Moncaut l’a-t-il vraiment gagné contre elle ?… Quand on l’aura lu, sera-t-elle bien et dûment convaincue, cette ingrate Histoire, d’avoir oublié dans ses annales des pages qui étaient nécessaires à l’intelligence du passé et à la grandeur du genre humain ?
Nous ne le pensons pas. L’histoire des peuples pyrénéens, non seulement telle que Cénac-Moncaut l’écrit, mais telle qu’on peut la concevoir, ne met en lumière rien de plus que ce que les autres histoires de la Féodalité chrétienne nous apprennent sur elle, depuis qu’elle s’est établie dans le sang mêlé du peuple romain et des barbares. On y trouve des noms exhumés, des détails, des curiosités, dans le sens enfantin du mot, mais rien d’essentiel, de vital, de puissant et de remuant le fond des choses. Dans cette histoire des Pyrénées, dans ce repli, sur ce mamelon, au bas et au haut de ces roches, on n’aperçoit que la Féodalité chrétienne dont nous savons assez l’histoire, — mais dont il nous faudrait la loi. La voilà bien, nous la reconnaissons, avec ses mœurs, ses institutions, ses procédés, son mécanisme ! Fait énorme, mais le même partout, au nord et au midi. La charrue laboure au pied de la Croix, dans le cercle des épées, magnifique élection de domicile des nations modernes sur la terre ! Seulement, ce phénomène, incessamment reproduit et que toutes les histoires nous renvoient de la même manière, sans y rien changer, n’est ni aragonais, ni basque, ni catalan : il est européen. Et quand nous disons européen, nous voulons dire universel.
Si, au lieu de piquer un coin de la carte, Cénac-Moncaut avait embrassé d’un seul regard toute la mappemonde, il y aurait vu que l’Europe domine tout et tient le reste de l’univers à l’état de néant devant elle. Il aurait vu qu’en dehors de l’Europe il n’y a sur le globe que des races mortes, déclassées, incommunicables, un système pénitentiaire enragé, des cellules, des murailles de la Chine, des déserts, des hiéroglyphes, du fétichisme, de la sauvagerie, — de l’immobilité, par conséquent. Pas de missionnaires (avec tout son esprit, Voltaire s’en étonnait un jour !), pas d’armées roulantes, pas d’épées jetant ces beaux éclairs qui civilisent ! Il aurait vu, enfin, que l’Europe, à son tour, cette Europe qui, à elle toute seule, est le monde, n’est, au fond, qu’une seule famille : la famille d’Abraham, dominant la terre par les juifs, les chrétiens et les musulmans, et il aurait compris que les luttes de l’Europe, quelles qu’elles aient été et quelles qu’elles soient encore, sont des luttes dans le même esprit, et que le glaive qu’elle tient, comme le glaive qui tournait dans la main du chérubin de l’Éden, n’est que le même glaive. Ce grand spectacle de l’ensemble et de l’unité de l’Europe aurait replacé, pour l’historien des Pyrénées, dans leur véritable perspective les hommes, les événements et les choses de cette encoignure historique, qu’il nous a grossis parce qu’il les a regardés de trop près, et il n’eût pas fait l’honneur d’une si longue et si pieuse histoire à ces bouillonnements de peuplades, écumant ici ou là, un instant, aux avant-postes des vraies nations, de ces nations aux pieds de marbre qui constituent l’Europe actuelle, et qui n’ont point passé entre deux soleils !
Oui ! voilà certainement ce qu’en se détournant de ses Pyrénées Cénac-Moncaut aurait compris, et alors, au lieu de se parquer dans des histoires locales et d’y abîmer son regard, il ne les aurait envisagées que comme les rayons du centre auquel tout se rapporte, et vers lequel tout historien doit remonter comme vers le plexus solaire de l’Histoire, Il n’aurait été ni du pays de Comminges, ni du pays de Foix, ni du Bigorre, ni du Roussillon, ni de la Cerdagne : il aurait été européen, universel, latin, en un mot. Car, n’importe où elles s’agitent, dans les Pyrénées ou sur les Alpes, toutes les questions de l’histoire moderne sont latines, et Rome — même aux yeux de ceux qui la haïssent et la croient mortelle — se dresse nécessairement du fond de tous les horizons. Entre les deux dates dans lesquelles Cénac-Moncaut renferme son sujet, puisque la féodalité est toute l’histoire, c’était la féodalité qu’il devait regarder dans le fond de l’âme, par-dessus la tête des faits. C’était elle surtout, et peut-être uniquement elle, dont il devait nous montrer le travail autour de la grande pyramide romaine, en nous expliquant ses alliances, sa loi salique, ses mariages, équivalant à ses conquêtes, et le secret de son immense force quand, de morcelée sur des espaces restreints, comme les plateaux pyrénéens, par exemple, elle se résolut en un ordre organique dans de plus vastes espaces ; sujet superbe, touché et manqué déjà par tant de mains auxquelles on prêtait du génie. Avec les connaissances étendues dont il a fait preuve dans son ouvrage, Cénac-Moncaut nous paraissait digne de traiter ce sujet à son tour et d’essayer ainsi de nous donner un livre d’ensemble, la seule espèce de livres d’histoire que, par parenthèse, il importe de publier aujourd’hui.
En effet, nous avons assez monté et descendu les petits bâtons de l’échelle des histoires spéciales. Il y a mieux à faire qu’à recommencer ce travail des esprits médiocres et honnêtes. La Critique, qui est aussi une sentinelle, doit le dire à tous ceux qui s’occupent d’histoire : dans l’état présent des travaux historiques, qui sont réels, avancés, l’heure est sonnée pour les esprits robustes d’aller aux ensembles et aux résumantes individualités historiques, et de planter là les monographies et ce qu’on peut appeler la petite histoire, l’histoire oubliée. Les regains de l’érudition sont maintenant chose par trop chétive. Et, nous le répétons, il est instant de le dire distinctement et fort haut, car la tendance du siècle n’est pas de ce côté, mais du côté contraire. L’individualisme, qui pond ses affreux petits œufs dans tous les nids de l’esprit humain, l’individualisme a gâté l’Histoire en entrant chez elle. Le mouvement d’intérêt curieux qui nous emporte, en ce moment, vers les Mémoires… de tout le monde, est le même qui nous pousse à écrire l’histoire… de tout le monde aussi, en fait de peuples. C’est le même sentiment involontaire d’orgueilleuse et ridicule égalité. Tout le monde, qu’on le sache bien ! n’a pas le droit d’écrire ses mémoires, et, j’en demande bien pardon à Cénac-Moncaut, tout peuple non plus n’a pas droit à l’Histoire, parce que, boue et crachat longtemps pétris dans les mains de la divine Providence, il a vécu, combattu et souffert. Il faut, du moins, que sa vie, ses combats, ses souffrances, lui aient frappé une effigie profonde et ineffaçable, lui aient donné une de ces physionomies qu’une fois vues on ne peut plus jamais oublier. Franchement, est-ce là la destinée de ces tribus pyrénéennes que Cénac-Moncaut nous ressuscite, et qui se sont dissoutes, comme un morceau de sucre dans un verre d’eau, sous les ondes et les plis de populations moins solubles et plus fortes, les unes en devenant françaises, les autres en devenant espagnoles ? Cénac-Moncaut avait bien le droit, lui, de se dévouer au service de leur mémoire ; mais, doué de talent et de science comme il l’est, il est fait certainement pour autre chose que pour écrire une histoire provinciale, qui n’est jamais, après tout, que l’équarrissage d’un bloc historique plus considérable et plus beau.
Nous voudrions le lui voir tailler. En lisant cette histoire des Pyrénées, d’un vrai luxe perdu de renseignements, nous avons contracté pour l’auteur une estime profonde et une sympathie animée. Quoiqu’il n’aborde presque jamais les choses comme nous voudrions les lui voir aborder, quoiqu’il se perde, lui et ses aptitudes, dans les feux de file de ces faits multiples et semblables qu’il fallait étreindre, résumer et généraliser dans de vigoureuses conclusions, on sent cependant au milieu de tout cela l’historien à la grande tendance, et on démêle, sous l’entassement un peu confus des documents, l’esprit recteur qui, plus tard, saura les organiser. Les considérations supérieures que la modestie de l’auteur ou sa fausse manière de concevoir l’histoire semble avoir redoutées, nous en avons signalé l’absence, mais non l’impuissance, à coup sûr. Personne, au contraire, ne les aurait mieux que lui, s’il voulait s’abandonner au mouvement de sa pensée et la faire intervenir davantage. Pour donner une idée des choses excellentes et souvent fort belles que nous perdons dans cette espèce d’étouffement de l’esprit de l’auteur par les détails de son récit, nous transcrirons tout entier un passage que nous trouvons dans son quatrième volume, et qui nous a paru avoir la profondeur et la mâle mélancolie de Bossuet lui-même, quand Bossuet est seulement historien.
Il s’agit de la mort de ce Fernand le Catholique (plus connu parmi nous sous le nom de Ferdinand), dont la vie, dit très bien Cénac-Moncaut, avait été employée à détruire l’indépendance de la Navarre, et dont la mort consomma la déchéance de l’Aragon.
« Le dernier roi de Barcelone ne laissa pas même sa dépouille mortelle à ses États héréditaires. Il voulut être enterré à Grenade, à côté d’Isabelle de Castille, et la royale sépulture de Poblet, où nous avons conduit tant d’illustres cendres, vit clore définitivement le rôle qu’elle avait joué sous les comtes de Barcelone et les rois d’Aragon. »
C’est alors que l’historien ajoute :
« Ce n’est pas sans raison que nous avons pris soin de suivre les rois et les comtes dans leur dernier asile. La tombe est pour les dynasties une espèce de prise de possession plus officielle et plus sainte que leur installation sur le trône. Là où n’est plus le tombeau, ne cherchez pas le centre de la vie politique ! La capitale des empires est dans les caveaux funèbres encore plus que dans les palais. Les premiers rois de Sobrarbe et d’Aragon furent ensevelis à Saint-Jean-de-la-Pena ; ceux de Navarre à Saint-Sauveur-de-Leyra, à Roncevaux, à Pampelune ; ceux du royaume d’Aragon-Catalogne à Poblet. Toutes ces tombes sont maintenant délaissées, et les monarques castillans, héritiers de toutes ces couronnes, transportent leurs dépouilles à Grenade, en attendant la fondation de l’Escurial. Ainsi les morts emportent avec eux la puissance… Elle se retire des Pyrénées, et les royaumes abandonnés ne seront plus désormais que des provinces tributaires.
« Le versant français nous présente le même phénomène. Fontfroide, Carcassonne, Bonnefont, sépulture des vicomtes de Narbonne, de Béziers et des comtes de Comminges, n’ont plus de cendres à fournir à leurs caveaux ! Les rois de France, nouveaux seigneurs du haut Languedoc, font déposer leurs cendres à Saint-Denis, et pas un de leurs sujets de ces contrées ne va s’agenouiller sur leur pierre funéraire. Bolbonne, Orthez, Lescaladieu, asile des comtes de Foix, de Béarn et du Bigorre, ont été tour à tour également délaissés, et les derniers représentants de ces dynasties, passagèrement réfugiés à Lescar, iront bientôt, avec Henri IV, confondre aussi leurs cendres dans la royale sépulture des rois de France… »
Telle est la manière large, simple et magnifiquement triste de Cénac-Moncaut, quand il se fie à lui-même et que, s’arrêtant dans sa course de Basque (pardon du mot !) à travers les faits, il se retourne et leur envoie le dernier regard de l’homme qui pense. Il y avait au xviiie siècle — on l’y voit passer dans quelques coins de lettres de mesdames Necker ou Du Deffand — un homme presque mystérieux, dont personne ne parle maintenant, qui s’appelait tout uniment Dubucq, et qui n’a laissé que des mots, mais frappés comme des médailles d’or à l’effigie du génie. Il en a dit un digne de saint Paul : « La mort est une promotion. »
Cénac-Moncaut s’est presque rencontré avec Dubucq dans cette grande idée, mais il l’a renversée et l’a développée dans une expression qui fait équation avec elle. Ce pouvoir politique qui se prouve par les tombeaux, ces morts qui emportent la puissance, ces royaumes qui tombent parce qu’ils n’ont plus de cendres à fournir à leurs caveaux funéraires, tout cela nous touche comme la vraie beauté. Le critique est quelquefois comme ce terrible juge qui ne demandait que dix lignes d’un homme pour l’envoyer au supplice, mais souvent, plus heureux et plus doux, pour sauver un écrivain fourvoyé et prévoir son avenir, le critique n’en demande pas davantage.
Quelle que soit l’Histoire des Pyrénées, l’homme qui a écrit le passage que nous venons de citer a certainement en lui ce qu’il faut pour devenir un historien, dans l’acception la plus élevée et la plus majestueuse. Or, cette espèce d’histoire-là, ce ne sont pas les renseignés, les savants, les attachés et les attelés aux faits qui la composent, tous ces gens qui, voulant faire un livre exact et impartial, n’ont qu’à barrer leurs portes et rester assez indifférents pour ne jamais mentir ; mais bien ceux plutôt qui impriment leur pensée et leurs doctrines sur la face brute de l’Histoire. Car tout fait important a été déjà exprimé une fois, comme toute idée pensée déjà, — a dit Goethe, — et pour leur redonner cours dans le monde, il faut reproduire l’un et repenser l’autre, sous la forme la plus propre à la personnalité qu’on a.
Histoire des ducs de Normandie avant la conquête de l’Angleterre §
Labutte. Histoire des ducs de Normandie avant la conquête d’Angleterre.
I §
Il est beaucoup de gens qui, sur le titre, renverraient probablement un tel livre au Journal des Savants ou à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. L’Histoire des ducs de Normandie ! et l’Histoire des ducs de Normandie avant la conquête de l’Angleterre20 par le seul duc qui soit un peu connu, parce qu’il a pris position de roi dans l’histoire, qu’est-ce que cela fait au xixe siècle, à sa politique, à son industrie, à ses passions, à sa haute raison et même à sa curiosité ? Voilà ce qu’on dira peut-être. Et cependant le sujet historique que Labutte n’a pas craint d’aborder n’en restera pas moins un des plus intéressants et des plus magnifiques sujets qu’un homme d’imagination et de science pût traiter, s’il l’avait compris. Il ne s’agit pas toujours d’être actuel. Esprits raccourcis et passionnés, nous ne pensons, guères qu’à ce bout de toile historique dont nous sommes les tisserands d’un jour ou à ce qui peut directement s’y rattacher, et nous oublions trop que l’Histoire est particulièrement, dans sa notion pure et profonde, le récit des choses entièrement finies, des mondes entièrement disparus. Nous oublions trop que le grand caractère de l’Histoire c’est d’être une peseuse de poussière, et que des écroulements définitifs, des fins accomplies, conviennent mieux à cette Observatrice funèbre que des choses vivantes encore, qui déconcerteraient son œil et sa main.
Est-ce cette mâle conception de l’Histoire qui a fait choisir, entre tous, à Labutte, le sujet, si indifférent à l’opinion, de son livre ? Nous l’avons cru d’abord. Nous l’avons désiré. Nous avons, sur le simple titre de l’ouvrage, ressenti une forte et involontaire sympathie pour un homme qui, par ce temps de civilisation économique, écrit un livre sur les vieux iarls scandinaves, les pères oubliés des éleveurs de la vallée d’Auge et des herbagers du Cotentin. Malheureusement, le livre lu, il a fallu rabattre de notre sympathie. Les individualités assez fières pour se mettre à l’écart de leur temps et se consacrer vaillamment à un travail qui n’importe qu’à quelques esprits d’un ordre élevé sont des exceptions qui, chaque jour, deviennent plus rares, et l’Histoire des ducs de Normandie n’en a pas révélé une de plus. L’auteur n’est pas le grand artiste, indépendant et solitaire, auquel échéait ce poème vrai, qui a les proportions d’une épopée. Non ! il est de son temps, et il n’est pas au-dessus. Ce qu’il a écrit, il ne l’a pas tracé en vue des beautés essentielles à cette histoire trop ignorée et qui devraient tenter un peintre. Il a obéi à de bien autres préoccupations.
Il est de cette école historique qui n’a pas de nom encore, — car un nom compromet, — mais qui a une existence très positive et très puissante dans l’éducation et la littérature contemporaines. Cette école, dont Augustin Thierry, revenu à la Vérité, se sépare, dit-on, par le plus généreux travail entrepris sur le livre qui a fait la gloire de sa vie (Histoire de la conquête de l’Angleterre), cette école, qui n’eut jamais d’ailleurs l’insouciante hardiesse de son fondateur, cache maintenant, sous des formes modérées et cauteleusement respectueuses, une hostilité contre le Christianisme, arrêtée et profonde. Le vers :
Et vous n’y touchez pas, tant vous semblez doucette !
du poète comique, semble avoir été écrit pour cette école, dont Labutte, obscur disciple, est le soldat zélé et un peu perdu. Quoiqu’il n’ait pas le talent et l’autorité de ses maîtres, cependant ses maîtres le réclament. Henri Martin a mis une préface fort bienveillante à la tête de l’ouvrage en question. On a doré ainsi le collier de Gurth. Dès cette préface, du reste, et même à cause de cette préface, n’était-il pas aisé de deviner le livre ? N’était-il pas aisé de pressentir que Labutte, dont l’érudition est toute matérielle et s’adosse à la philosophie négative du xviiie siècle, qui traîne encore en un si grand nombre d’esprits, verrait moins dans l’histoire des ducs de Normandie un vigoureux tableau à peindre qu’une petite embrasure à ouvrir par laquelle il pût tirer de son côté, non seulement sur le xe siècle, mais sur l’ensemble du Moyen Âge qu’il ne comprend pas ?
Et comment le comprendrait-il ? A-t-il pour cela les facultés qui dominent les écoles, leurs mots d’ordre et leurs préjugés ? Est-il assez historien ou assez poète ? Car, pour comprendre le Moyen Âge, cette gestation laborieuse et profonde d’une société qui a fini par s’organiser dans la plus merveilleuse harmonie, il faut avoir de deux choses l’une ou la raison du grand historien qui voit l’entre-deux et le dessous des faits, qui en perçoit les causes et les détermine, ou la sensibilité du grand poète qui, par le sentiment et une transposition sublime de son être dans le passé, arrive à l’intuition complète du temps qui n’est plus. Par une punition réservée peut-être à l’orgueil de ce siècle, si infatué de sa raison, il s’est trouvé que jusqu’ici c’est la raison de l’historien qui aie plus manqué au Moyen Âge, et que les poètes, ces enfants, comme disent les philosophes, l’ont infiniment mieux compris que les historiens. Ni Hallam, ni Thierry (nous parlons du Thierry du passé, car qui sait si Dieu ne nous garde pas le véritable historien du Moyen Âge dans le Thierry de l’avenir ?), ni Guizot, qui a vu les mélanges du bien et du mal, mais qui n’a pu les expliquer, ni personne, enfin, parmi les gloires modernes, n’a porté la lumière et la main sur le nœud gordien de ce temps et son implication formidable, tandis que quelques vers de Shakespeare, quelques pages de Walter Scott, en font du moins passer l’âme dans nos esprits, comme une vision trop tôt évanouie ! Sans être un poète de cette envergure et de cette hauteur, sans même avoir des facultés relativement supérieures, si Labutte avait eu seulement en lui cette poésie d’écho que les grands spectacles éveillent dans tout homme passablement organisé, il eût parlé autrement d’une époque dont Schiller disait : « Le Moyen Âge a sur nous l’avantage de la vertu poétique, — de l’enthousiasme du cœur, — de l’élan des idées, — de la force du caractère. Ces hommes-là ont plus fait par leurs prétendues folies que nous par notre prétendue sagesse. Mais ces folies avaient une origine idéale, — un fond céleste. »
Oui ! il ne s’agissait que d’être un homme simple et droit, que la Philosophie n’aurait pas gauchi à l’avance, pour recevoir pleinement dans son âme l’impression de ces faits énormes, sans analogues dans l’histoire, et avec lesquels on se croit quitte quand on a prononcé d’une certaine manière les mots bien vite dits de Barbarie et de Féodalité. Labutte est d’une école dont nous connaissons les perversités et les manies ; car, pour une idée, nous la défions bien d’en produire une seule qu’elle puisse discuter ! nous ne lui aurions donc pas demandé, à lui, le dernier venu, si inférieur d’ailleurs à ses devanciers, ce que ces devanciers ignorent, c’est-à-dire la loi historique de ces faits tant de fois maudits et qu’il recommence de maudire, sans ajouter rien à la vulgarité de ces caduques malédictions. Mais la Critique ne pouvait-elle espérer sans outrecuidance que ces faits, contre lesquels l’historien se révolte, le frapperaient puissamment par ce qu’ils ont d’extraordinaire et même pour lui d’incompréhensible, et que de cette indignation aveugle, mais vraie et largement vibrante, contre le Moyen Âge, ses passions colossales, ses déchirements nécessaires, ses institutions, tout cet ensemble de servitudes chevaleresques dont Labutte n’a pas même la notion première et que Schiller, qui était un grand poète et un noble cœur, appuyait sur un fond céleste, il serait au moins sorti un cri énergique, une réprobation digne de ce temps immense, quelque chose, enfin, qui aurait eu son éloquence, son injuste, mais réelle beauté ?… Eh bien, c’était là trop encore ! La peur de l’enfer a fait Pascal. Pourquoi le Moyen Âge, cet enfer pour Labutte, ne lui a-t-il inspiré qu’une horreur mesquine ? On dirait que son émotion est de la même taille que sa sagacité, sa faculté de sentir tristement adéquate à sa faculté de comprendre. Voilà comment son histoire, vraie, si l’on veut, au point de vue d’une érudition littérale, se trouve être deux fois un mensonge. Un mensonge superficiel et inanimé que n’a pu vivifier et réchauffer cette prétention à la couleur locale qui est une des ambitions du xixe siècle, et que l’écrivain a manquée comme tout le reste, précisément dans le sujet d’histoire qui semblait l’admettre le plus !
II §
L’histoire des premiers ducs de Normandie est, en effet et avant tout, un récit dramatique, mouvementé, pittoresque, comme toutes les histoires où les peuples neufs apparaissent, et, hordes encore, s’essaient à devenir société. Si l’on en considère les phases et si l’on se place en dehors de la question mère du Moyen Âge qui embrasse tout en Europe, depuis les Mamertines jusqu’à la Renaissance, pour ne voir seulement, comme Labutte, que rétablissement du grand Rollon et de ses fils sur nos rivages, cette histoire, par la nature des choses, relève bien plus de l’artiste que du penseur. Poétiquement parlant, nous n’en connaissons guères de plus belle. Posée entre deux dates sublimes, elle s’ouvre aux pleurs prophétiques du vieux Charlemagne devant les premières barques d’osier poussées contre le pied de son palais par le vent des fiords de la Norvège, et elle se ferme à l’épée tirée du Bâtard, qui va devenir le sceptre du conquérant de l’Angleterre ! De l’une à l’autre de ces dates, ce qui passe à travers le temps ce sont des luttes, des événements et des personnages empreints de la grandeur sauvage de ces pirates, rois de la mer (sea kings), qui, blasés d’Océan et de neige, voulurent ajouter quelques miettes de terre à leur liquide empire, et s’abattirent sur la côte de France par la route des Cygnes, cygnes eux-mêmes, ou plutôt cormorans, pressés comme les vagues et inépuisables comme elles ! De Rollon, le fils mystérieux de la fée des mers, jusqu’à Guillaume, le fils effronté d’Arlette, la sirène de la fontaine de Falaise, on compte quatre ducs, dont le dernier est ce Robert le Magnifique ou le Diable, en qui le Moyen Âge tout entier, sentiments, croyance, vertus et vices, se concentre ardemment et se reflète, comme un soleil dans une cuirasse d’or. Pour peindre ces iarls farouches que la Féodalité chrétienne apprivoise à peine, et ces tribus qui les suivent, — qui plongent dans les rayons du baptême leur front déformé par les coups du marteau de Thor, tandis qu’ils s’enfoncent jusqu’au flanc dans le limon de la barbarie, — il semble qu’il ne faudrait rien moins que de transporter dans l’histoire, en les élevant à ses sévères proportions, les qualités de ce romancier épique, Fenimore Cooper, l’Américain qui fut tout ensemble l’Homère et l’Hésiode des Peaux-Rouges et des Visages-Pâles. Or, au lieu de cela, qu’ayons-nous ici ? Le pinceau maigrelet d’un homme qui ne se doute ni de la taille et de la musculature de ses modèles, ni de la profondeur de leurs physionomies, ni du caractère des événements qui les éclairent et qui les colorent, et dont la petitesse de raison philosophique fausse à tout instant le sens même extérieur de l’histoire.
C’est que, pour peindre ou seulement sentir, dans une œuvre dont le caractère est plus pittoresque que réfléchi, la première nécessité est de voir juste, comme la seconde est d’idéaliser en restant vrai. Or, pouvons-nous dire que Labutte voit juste, dans l’acception la plus modeste de ce mot, quand, par exemple, il parle de l’enthousiasme des croisades, la grande-passion mystique du Moyen Âge, avec le dédain rabougri qui l’appelle insolemment une espèce de contagion morale
, par peur du mot peste apparemment ?… Voit-il juste, même au sens le plus borné, quand, démocrate d’hier, talonné par son opinion jusque dans le fond du xe siècle, il s’étonne (ce ne peut pas être par ignorance) de ce que Richard II punit son frère d’avoir enfreint la loi fondamentale de la féodalité, et qu’il écrit, avec le point d’admiration et les italiques de la niaiserie : il avait refusé l’hommage !
comme si refuser l’hommage au xe siècle n’était rien aux yeux de ces tout-puissants raisonneurs qui trouvent naturel que la République prît nos têtes quand nous n’acceptions pas les assignats de Cambon ! Voit-il juste, enfin (car nous pourrions multiplier à l’infini de tels exemples), lorsque, à propos de Richard II, le bienfaiteur de ces moines qui firent tomber à genoux la barbarie devant eux, il parle de sa piété peu éclairée, comme si, dans ce sincère xe siècle, coulé d’un seul jet dans le monde virginal des peuples nouveaux, il y avait deux sortes de piétés, dont l’une fût éclairée et dont l’autre ne le fût pas ! Certes ! il est bien évident que de telles manières de s’exprimer et d’écrire impliquent des manières de regarder et de voir entièrement à l’envers du temps qu’on veut peindre. Et encore l’envers des choses les retourne, mais ne les brise pas, tandis que le masque de prose appliqué par les mains bourgeoises de Labutte sur le poétique et gigantesque facies du xe siècle fait bien plus que de le défigurer, il le diminue, et diminuer, en histoire, c’est la pire manière de travestir.
Telles sont les raisons qui font de cet ouvrage sur les ducs de Normandie un livre sans valeur d’aucune sorte. À cause de cela, on s’étonnera peut-être que nous en ayons tant parlé. Dans un temps d’indulgence prostituée, où le mépris lui-même s’est fait bon enfant, c’est une locution commode et déjà vulgaire qu’on ne doit point, en parlant gravement de son livre, donner de l’importance à un homme qui par lui-même n’en a pas. À ce compte, la médiocrité d’un ouvrage serait un sauf conduit contre la critique. Nous ne l’avons jamais pensé. Nous ne croyons point à l’innocuité des livres médiocres. Nous pensons même que le livre médiocre va plus loin dans les masses que le livre distingué ou supérieur, et qu’il s’enlève d’autant plus aisément sur la bêtise ou l’ignorance humaine, comme une plume sur l’aile favorable des vents. D’ailleurs, en histoire, tout a sa conséquence et son danger. Les ducs de Normandie peuvent n’intéresser que quelques Normands comme celui qui écrit ces lignes, lequel voudrait que sa province eût enfin l’histoire qui lui manque et dont les matériaux n’attendent que la main qui doit les soulever. Mais le Christianisme, mais l’Église, le Moyen Âge, le passé dont nous sommes les fils, voilà ce qui importe à tous et ce qu’on retrouve dans ce livre, nous ne dirons pas sous la lumière, mais sous le clair-obscur le plus faux. La butte juge cette grande époque d’après quelques faits exceptionnels et isolés, — comme si, dans trois cents ans, on jugeait le xixe siècle d’après la Gazette des Tribunaux. C’est un de ces pleurards historiques qui versent, sur les malheurs de l’humanité au Moyen Âge, ces larmes de crocodile qui ont toujours le même succès sur les esprits ignorants et les âmes sensibles. Il faut y prendre garde ! ces pleurs-là, quand ils tombent sur un sol, n’y sèchent plus.
Le cardinal Ximénès §
Dr Hefele. Le Cardinal Ximénès ou l’Église d’Espagne. Traduction des abbés Clisson et Crampon.
I §
Un historien très opposé à l’Église et au Sacerdoce a dit, dans un de ses ouvrages : « Quand on lit l’histoire de l’Europe, ce qu’on y rencontre le plus, ce sont des Cardinaux à la tête de presque tous les gouvernements des États. Ainsi, en Espagne, c’est un Ximénès, sous Isabelle, qui, après la mort de sa reine, est régent du royaume. En France, c’est Louis XII, gouverné par le cardinal d’Amboise. C’est encore François Ier, ayant pour ministre le cardinal Duprat. En Angleterre, c’est Wolsey, fils d’un boucher. En Europe, c’est Charles-Quint, continuant son respect soumis à son précepteur, le cardinal Adrien, qui depuis fut pape. C’est la Flandre, la difficile Flandre, si dure à gouverner, conduite par le cardinal Granvelle. C’est le cardinal Martinusius, maître en Hongrie sous Ferdinand, frère de Charles-Quint. C’est enfin, plus tard, Richelieu, Mazarin, Dubois, Fleury, tout un débordement de la pourpre romaine sur les marches de tous les trônes ! »
Et l’historien en question ajoute, textuellement : « Si des ecclésiastiques ont régi tant d’États militaires, c’est qu’ils étaient plus expérimentés, plus véritablement propres aux affaires, que des généraux et des courtisans. »
Raison qui rappelle le mot des médecins de Molière : L’opium fait dormir parce qu’il a une vertu dormitive
, et qui fait sourire venant d’un homme d’autant d’esprit que Voltaire ; car c’est Voltaire qui est cet historien ! Il fallait dire pourquoi des prêtres sont plus aptes au gouvernement des États que les autres hommes, et voilà ce que Voltaire n’a point dit…
Le phénomène qui étonnait Voltaire, qui s’étonnait de peu, n’est point inexplicable. Les prêtres ont, par les habitudes et les servitudes de leur état, une personnalité plus élevée que les autres hommes. Ils ont des mœurs plus sévères, plus détachées de ce globe, qu’ils foulent aux pieds les yeux au ciel, lorsqu’ils sont de vrais prêtres Même à part la vertu des sacrements, qui sont des efficacités et des puissances d’un ordre surnaturel, et dont nous n’avons pas à nous occuper ici, les prêtres ont plus d’obligations que nous et plus de tenue ; car la valeur humaine se mesure à l’étendue des devoirs. Le devoir est le seul poids qui donne à l’homme la force de le porter. Les prêtres, auxquels on peut appliquer le mot superbe de saint Bernard : « Ils n’ont soif que du sang des âmes »
, sont plus près du caractère qu’il faut pour gouverner ces masses d’âmes qui font les peuples que ceux-là qui ont toutes les autres soifs de la vie. Sans doute, parmi ces cardinaux, cités par Voltaire, il en fut plusieurs qui oublièrent trop la robe qu’ils avaient l’honneur de porter. Mais il serait facile de montrer, l’histoire à la main, et ce serait là une étude curieuse et utile, que leurs plus grandes fautes vinrent justement de l’oubli de leur caractère et de leur devoir. La grande politique et la morale se tiennent et s’entrelacent. Ce sont les deux parties de cet organisme mystérieux qu’on appelle la force d’un grand homme. On peut être grand et être coupable ; mais les plus grands dans l’humanité sont les moins coupables, et, parmi ceux-là, Ximénès fut un des plus irréprochables et des plus purs !
Cependant, jusqu’ici, c’est beaucoup plus un nom retentissant qu’une vie creusée, que le cardinal Ximénès. Vingt fois des hommes qui valaient beaucoup moins que lui ont occupé l’attention des historiens modernes, et pour ce moine il semblait qu’on avait tout dit quand on avait écrit son nom. Sa gloire était toute nationale et péninsulaire… Elle paraissait détachée de l’histoire générale de l’Europe comme son pays, entouré par la mer de trois côtés à la fois. C’est une observation qui n’a pas été faite, que les gloires espagnoles manquent de la grande popularité historique, et lorsque l’exception a eu lieu, comme pour Charles-Quint, Philippe II et Fernand Cortez, c’est qu’ils s’épanchèrent par la puissance et par les armes et qu’ils furent plus Européens qu’Espagnols. Ximénès, qui fut Espagnol, et qui, de plus, fut moine, gisait dans un in pace de sa gloire, chaque jour plus muette. Statue de cloître pour le monde moderne, qui semble n’avoir guère le temps de la regarder. Une main qui n’est pas espagnole, mais allemande a entrepris de resculpter cette vieille statue, aux traits diminués par le temps et couverts de la poussière des siècles, et de demander à la génération présente un peu d’admiration pour cette grandeur.
Ayons cette justice envers l’Allemagne, c’est qu’elle aime l’histoire. Depuis le premier quart du xixe siècle, toute protestante qu’elle est, on l’a vue rendre hommage au catholicisme, et, cela, dans la personne d’hommes discutés ou suspectés par l’opinion au sein des nations catholiques. Quand Hildebrand faisait tout trembler, quand on avait peur de son génie, Voigt publiait un livre courageux qui donnait du cœur aux poltrons. Léopold Ranke, un Français de Berlin pour le vif sentiment de la réalité historique, nous donnait dans une histoire, au fond protestante, une étude magnifique sur Ignace de Loyola, le fondateur de l’ordre le plus impopulaire, et qui contraignait les plus insolents à baisser les yeux devant la beauté morale de ce chevalier qui fut un saint. Nous ne parlerons pas de l’Innocent III de Hurter, car Hurter est devenu catholique par la vertu de l’histoire, mais, puisque le docteur Hefele, de l’université de Tubingue, a publié un livre sur Ximénès, — le bienheureux père Ximénès, comme l’appellent les églises d’Espagne, — il faut qu’à une certaine hauteur d’histoire tous les historiens soient catholiques, en plus ou en moins.
II §
Pour bien comprendre le ferme et placide génie du cardinal Ximénès, il faut, en effet, l’intelligence du catholicisme et du Moyen Âge ; car, malgré le millésime de son avènement aux affaires, Ximénès est, avant tout, un homme du Moyen Âge, et un saint. Il faut remonter à Suger, abbé de Saint-Denis, pour trouver une physionomie analogue à la sienne. C’est la même gravité monacale, la même indifférence de tout, excepté de l’autorité et de la justice, la même prudence supérieure, et, dans la manière de gouverner comme dans la manière de porter sa robe, la même rigidité dans l’ampleur, investi d’une plus longue faveur, Ximénès monta lentement tous les degrés de sa fortune, s’asseyant à chaque marche de son élévation dans cette attitude monumentale qui n’eut sa véritable perspective que quand il fut arrivé au faite. D’abord confesseur de la reine Isabelle, ensuite archevêque de Tolède, puis cardinal et grand inquisiteur de Castille et de Léon, enfin ministre et régent d’Espagne, sous les différentes pourpres du commandement qu’il revêtit avec tant de magnificence, l’humble sandale du Franciscain se retrouva toujours… Richelieu, auquel le docteur Hefele la comparé dans un parallèle très substantiel et très détaillé, est principalement gentilhomme et grand seigneur, — Mazarin est un habile et séduisant officier de fortune, — mais Ximénès est un moine qui entend le gouvernement des hommes parce qu’il le regarde du point de vue de Dieu. À la Rochelle, Richelieu montait un cheval fougueux ; il portait, tout malade qu’il fût, une cuirasse d’acier et une écharpe feuille-morte, mais en Afrique, commandant aussi à des soldats, Ximénès allait sur une mule et ne tenait que son crucifix à la main. Richelieu avait l’élégance et la grâce comme les avait César, comme les avait Alcibiade. « Entrez, monsieur, — lui disait un jour Louis XIII, morose et jaloux, au moment de passer par une porte des appartements royaux. — N’êtes-vous pas le maître ? »
— Richelieu saisit aussitôt le bougeoir que portait un page, et, précédant le roi : « Sire, — répondit-il avec l’aplomb d’un homme invulnérable, — je ne puis marcher devant Votre Majesté qu’en remplissant les fonctions de ses moindres serviteurs. »
Ximénès, le sévère Ximénès, n’avait rien de ce sang-froid et de cette souplesse dans la flatterie, de ce respect qui caressait en se courbant. Mais les qualités par lesquelles il calmait les ombrages de ses maîtres étaient mieux que des procédés, c’étaient des vertus.
Comme Richelieu, du reste, s’il n’était pas un grand seigneur de fait, d’esprit et d’attitude, il était cependant un homme de naissance. Il appartenait à la noblesse inférieure de Castille, mais la flamme épurée de la sainteté avait dévoré de bonne heure les grâces de l’homme du monde,
Et consumé le bois du sacrifice austère !
Comme Richelieu encore, cet aristocrate inconséquent, il tint peu de compte de sa caste et n’eut pas tant à lutter contre lui-même pour effectuer l’unité monarchique de son pays. Il prépara l’Espagne à Charles-Quint, comme, plus tard, Richelieu prépara la France à Louis XIV. Seulement, si, comme Richelieu toujours, il arriva au gouvernement par une femme, ce ne fut point par une créature faible et fausse, aisément engouée, Italienne vaporeuse que l’odeur des roses faisait évanouir. La pénitente de Ximénès était, au contraire, une femme de grand sens et de grande fermeté, la reine Isabelle, et le Louis XIII qu’il eut à conduire était le roi Ferdinand, qui n’avait pas de nostalgie et qui resta roi auprès de son ministre, couronne au front, contre ce front rasé de religieux, couronne contre couronne ! La supériorité de Ximénès sur Richelieu vient précisément de la valeur incontestable de Ferdinand et d’Isabelle. L’intelligence qui sent la force et qui en a l’inquiétude se bride mal ou se cabre sous le mors. Pour monter Bucéphale, il faut être Alexandre ! Ximénès est plus grand que Richelieu de toute la grandeur, ajoutée à la sienne, de ceux qui suivaient ses conseils.
Et d’autant qu’il n’avait rien de ce qui séduit, de ce qui charme, de ce qui entraîne, de ce qui fait la voie à l’homme d’État et à ses idées. Il avait, au contraire, ce qui plaît le moins, quoiqu’on l’estime : une incommode et inflexible droiture, laquelle avait failli barrer sa carrière, car, au commencement, dans une question de bénéfice, il avait fait une telle résistance, au nom du droit, à ses supérieurs ecclésiastiques, qu’il fut cruellement persécuté. Son physique, cette chose frivole et si sérieuse pour les ambitieux, parce qu’il influe dans les affaires, était peu sympathique. Il avait les lèvres épaisses, les yeux mouillés de larmes involontaires et perpétuelles, les dents canines posées en saillie ! ce qui le fit surnommer Éléphant. D’éloquence, il n’en avait pas l’ombre. Il parlait peu, mais il ne disait jamais que ce qu’il voulait, avisé comme l’animal dont on aimait à lui donner le nom. Tel il était, et tel il réussit. On était à moitié du xve siècle. On bafouait les moines sur toute la ligne, et le rire allait s’étendre de Luther à Rabelais. On en avait assez de cette monacaille, de cette vermine, de ces moines, moinants de moinerie ! Mais Dieu, qui venait de fermer le Moyen Âge, fit cette réponse aux injures des hommes de leur montrer un dernier moine sous le capuchon de Ximénès !
III §
Il le leur montra, mais Isabelle le vit avant personne. Isabelle la Catholique, que le docteur Hefele a comparée aussi à Élisabeth d’Angleterre en prouvant par des faits nombreux que la grande Espagnole l’emportait sur la grande Anglaise, Isabelle a laissé dans l’histoire trois témoins qui déposeront éternellement pour elle et seront comme les parrains de sa gloire : Christophe Colomb, le capitaine Gonzalve de Cordoue et Ximénès ! On était au commencement de ce règne qu’un prêtre, obscur encore, allait partager. Ferdinand, qu’Isabelle avait si chevaleresquement épousé, venait de prendre Grenade aux Maures. Il avait extrait — comme il l’avait dit — « le dernier pépin de cette « Grenade », le plus beau fruit des Huertas de l’Espagne, quand Isabelle, ayant mis son confesseur Fernando de Talavera sur le siège de sa conquête, vit Ximénès, et, devinant le grand homme futur caché sous le froc, le choisit pour remplacer l’homme de conseil qu’elle avait perdu. À dater de ce moment, Ximénès monta dans cette haute et constante fortune dont aucun échelon ne se brisa sous son pied. Prêtre d’abord, devenu religieux et presque anachorète, il avait cinquante-huit ans quand il sortit du cloître pour entrer dans les dignités ; mais il n’en sortit que pour la foule. Comme le Romain qui emportait Rome, il emportait son cloître avec lui. Les titres qui lui vinrent plus tard ne furent que des titres. Dès qu’il eut l’oreille d’Isabelle, il eut tout. Il eut l’influence, la direction, le gouvernement ! et s’ouvrit alors cette période de vingt-deux années de raffermissement et d’extension, de conquête et de force intérieure pour Espagne, qui resta, depuis Ferdinand jusqu’à la mort de Philippe II ; malgré les malheurs, le temps et les fautes, ce faisceau serré dans un chapelet de moine, qui valait le baudrier d’un héros !
Voilà l’homme dont Hefele nous a donné… non ! mais nous a préparé l’histoire. Il s’est épris de cette vieille tête qui n’a plus rien des temps présents. Quelles que soient ses opinions religieuses, il a pensé à la justice de Robertson. Dans toute l’histoire, dit Robertson, Ximénès est le seul premier ministre que ses contemporains aient honoré comme un saint et à qui le peuple, placé sous son administration, ait attribué le don des miracles ; et Hefele a eu la noble jalousie de cette justice. Que le docteur Hefele soit donc glorifié pour cette belle intention et émulation de vérité, et pour les efforts de recherches, d’érudition et de conscience que son livre atteste avec succès ! Malheureusement, nous devons le dire, le talent de la mise en œuvre n’est pas au niveau de l’impartialité de la pensée. Le cardinal Ximénès, dont la grandeur a le pittoresque qu’ont les grandeurs du Moyen Âge, n’est pas peint : il est raconté. L’historien qui a essayé de reproduire cette forte et sévère image peut avoir le sentiment de la vie historique, mais, à coup sûr, il n’en a pas la puissance. Il ne nous donne qu’un plâtre assez pâle de cette grande figure qu’on oublie et dont il a voulu nous faire mesurer le galbe immense. Ce n’est pas tout. Indépendamment de ce déchet, de cette absence de relief dans la personne, qu’il faut ressusciter, puisqu’elle est le sujet du livre même, on ne trouve dans l’histoire en question aucune trace de composition, aucune architecture régulière dans la distribution des détails que l’auteur a recueillis sur l’un des plus grands hommes de l’Espagne.
Ainsi, par exemple, les chapitres se suivent sans s’enchaîner. On dirait plutôt des dissertations séparées qu’une histoire qui a la chronologie de ses dates et la logique de ses événements. L’une de ces dissertations, entre autres, la plus curieuse et la plus instructive, est consacrée à relever les nombreuses erreurs du chanoine Llorente sur l’inquisition d’Espagne, et la suivante à raconter le rôle que Ximénès a joué dans cette formidable institution. Il y fut l’homme de toute sa vie, l’homme qu’il était au confessionnal, à la tête de son diocèse ou de l’État, dans son opposition respectueuse aux mesures politiques de la cour de Rome, enfin partout, même sur les champs de bataille, c’est-à-dire le champion du droit strict et de la justice armée. Mais, encore une fois, ces dissertations, d’un intérêt très vif, n’ont pas le ton net et pénétrant de l’histoire. Elles sont écrites beaucoup plus pour des instituts de savants que pour le commun des lecteurs. Elles sont, de détails épinglés, trop allemandes, et elles attendent la main d’un artiste qui taillera là-dedans quelque grande œuvre pleine d’unité, d’autorité et de mouvement. Le docteur Hefele est essentiellement un homme d’académie. Il imite plutôt qu’il ne crée, comme presque tous les Allemands, du reste, cette race de Trublets compilateurs ! Il fallait rabaissement de la littérature française dans les dernières années du xviiie siècle et le prestige de madame de Staël, pour nous faire croire, autant qu’on y croyait en France, à la grande originalité des Allemands. En érudition, ils avaient beaucoup lu les mémoires de notre académie des Inscriptions, et, en littérature, ils renouvelaient souvent des formes oubliées. Pour son propre compte, le docteur Hefele en a renouvelé une, dans son histoire, qu’on avait eu tort de délaisser, et qui, selon nous, méritait d’être rajeunie. C’est le parallèle historique. Certainement, il était ridicule d’en faire, comme le xviiie siècle, — cette harpie qui a tout gâté, — de la géométrie littéraire, mais, employé largement et sans petitesse d’antithèse, c’était peut-être la plus frappante manière d’éclairer l’histoire, que de réunir sous l’angle aigu du compas deux grandes physionomies, et d’en opposer les analogies et les contrastes ! Les deux morceaux qui ont le plus de valeur dans le livre que nous examinons sont le parallèle de Ximénès et de Richelieu, placé à la fin du volume, et celui d’Isabelle la Catholique et d’Élisabeth d’Angleterre, dont nous avons parlé plus haut. Pour le premier de ces parallèles, l’idée n’en appartient pas à Hefele. En 1705, il avait déjà paru à Rotterdam un parallèle du cardinal Ximénès, premier ministre d’Espagne, et du cardinal de Richelieu, premier ministre de France. L’auteur était un abbé Richard… Mais, pour le second, Hefele a suivi son inspiration personnelle, et cette inspiration a été heureuse.
Quant au style de l’historien, nous n’avons pas à en parler. La traduction des abbés Sisson et Crampon que nous avons sous les yeux n’est pas de nature à donner une idée très haute du style du docteur, si cette traduction est fidèle. Il n’est guère possible d’écrire plus lourdement et plus vulgairement que ces messieurs, — et c’est même à se demander si le docteur Hefele, qui a approuvé cette traduction sans noblesse et sans couleur, manque du sentiment de sa propre langue ou du sentiment de la nôtre ?… Sisson et Crampon avaient, en publiant le Ximénès d’Hefele, des intentions excellentes, nous n’en doutons pas, mais quoi qu’ils aient eu la grosse exactitude des faits qui suffit au contentement d’un auteur heureux de se voir reproduit, tant bien que mal, dans un idiome étranger, cela n’est point assez, pourtant, pour donner une idée des mérites littéraires de cet homme, s’il en a dans sa propre langue. L’exactitude la plus exacte consiste alors à être écrivain. Sisson et Crampon ne le sont point… Ils se sont mis à deux pour mieux faire, et cela est modeste et prouve l’envie de réussir, — mais nous leur conseillons de se mettre quatre à la première occasion.
La Paix et la Trêve de Dieu §
Ernest Semichon. La Paix et la Trêve de Dieu, histoire des premiers développements du Tiers État par l’Église et les Associations.
I §
Le plus grand service que la critique historique pût rendre à l’Histoire et, ce qui importe bien davantage, à la moralité contemporaine, serait d’enseigner correctement le Moyen Âge à ceux qui l’ignorent. Or, tout le monde à peu près l’ignore aujourd’hui. Malgré des travaux qui ont eu pour prétention de nous l’apprendre, malgré l’hypocrisie ou la duperie d’impartialité de la critique de ces derniers temps, le Moyen Âge n’a encore été montré par personne dans l’énergie sublime de son esprit et la grandeur cordiale de ses institutions.
Ni Augustin Thierry ni Guizot eux-mêmes, les œdipes officiels de ce temps qu’ils n’ont pas deviné toujours et qu’ils ont calomnié quelquefois ; ni Augustin Thierry ni Guizot n’ont été assez forts pour se soustraire à ces préjugés du siècle dernier qui offusquent tout, quand il s’agit du Moyen Âge, Il est vrai que, pour Guizot, le moment n’est peut-être pas fort éloigné où l’Histoire de la Civilisation rencontrera quelque contradicteur terrible ; quant à Augustin Thierry et à ses travaux, il s’est lui-même, avant de mourir, passé par les armes. Que peut-on croire, en effet, de la vérité de ses conclusions historiques quand on se rappelle qu’entre dans des idées nouvelles au moment où il allait sortir de la vie, il se proposait de reconstruire, de fond en comble, l’édifice qu’on nous avait donné, depuis tant d’années, comme un monument inébranlable ? Cependant, tels qu’ils sont et tels que l’avenir saura les discuter et les réduire, Guizot et Thierry resteront comme des historiens, du moins de gravité et d’effort, tandis qu’après eux, il faut bien le dire, le xixe siècle, tout à l’heure sexagénaire, n’a sur le Moyen Âge que des romanciers… qui ne sont pas des Walter Scott ! Triste condition de cette femmelette que l’on appelle l’esprit humain ! En vertu d’un de ces despotismes grotesques de la bêtise qui sait s’imposer, le mépris mérité par des écrivains aussi inférieurs et aussi plats que les Anquetil et les Dulaure, par exemple, n’empêche nullement leur influence de s’exercer, même sur des esprits moins bas qu’eux ; et c’est ainsi que nous ignorons, tous ou presque tous, notre propre histoire. C’est ainsi qu’en foulant d’un pied ignorant ou étourdi le cadavre du Moyen Âge, égorgé par nos pères, nous nous retrouvons les dignes fils de ceux qui l’ont assassiné !
Eh bien, disons-le à sa gloire ! voici un historien qui n’a pas voulu faire partie de cette lignée de parricides. Le livre qu’Ernest Semichon a publié sous ce beau titre : La Paix et la Trêve de Dieu21, est une tentative de justice rendue au Moyen Âge par un esprit qui croit aimer le Moyen Âge dans l’Église, qui comprend la grandeur du rôle que l’Église a joué alors, — et même qui la comprend trop, car ce rôle-là, il l’exagère, et c’est le vice profond et dangereux de son travail. L’Église n’a nul besoin qu’on exagère son action à aucune période de l’histoire pour que cette action soit ce qu’elle a toujours été quand des passions ou des gouvernements hérétiques ne l’ont pas entravée, c’est-à-dire légitime, nécessaire, pacificatrice et grandiose. Ernest Semichon aime l’Église romaine, et cela seul donnerait à son livre une lumière et une valeur très supérieure à celle de l’érudition malveillante ou indifférente.
Mais il ne suffit pas d’aimer l’Église pour expliquer le Moyen Âge ; il faut la connaître. Au Moyen Âge, l’Église n’est pas, comme le croient beaucoup d’esprits qui, en consentant cela, s’imaginent avoir de grandes bontés pour elle, le faîte et le couronnement d’un vaste ensemble de société. Non ! c’est l’édifice social en haut, en bas, à tous les étages ; c’est la société même. Le mot le dit suffisamment, du reste : l’Église, c’est l’assemblée générale des fidèles sous la direction légitime des pasteurs. Le clergé n’est donc pas seul l’Église, comme l’entend l’ignorante philosophie qui a mis en poudre le diamant de la notion catéchistique, et comme l’entend Ernest Semichon, qui vaut mieux qu’elle, mais qui a été élevé par la philosophie, et dont le livre, fécond en confusions inouïes, porte au front cette confusion mère.
Du xe au xiie siècle, Ernest Semichon n’a vu que l’Église comme il la conçoit, c’est-à-dire le sacerdoce s’opposant à la Féodalité et la crosse finissant par briser l’épée. L’établissement de la Paix ou Trêve de Dieu, imposée à coups de conciles, de décisions, d’excommunications civilisatrices, à des hommes que cette paix contrariait dans leurs passions et dans leurs instincts, lui paraît la victoire définitive de l’Église sur la Barbarie et la guerre. Certainement, toute altération de notion à part, c’est là un point de vue qui a sa splendeur, mais l’Histoire ne veut que le jour tel qu’il fut — terne ou brillant — des faits réels ; et ce n’est point-là la réalité, ni au xe ni au xie ni à aucun siècle. L’antagonisme obstiné qu’Ernest Semichon établit entre l’Église et la Féodalité est une erreur, que les faits lui auraient démontrée s’il les avait examinés davantage. Or, cette erreur, dans un esprit bien fait, mais un peu faible, ne peut pas venir d’un parti pris, mais d’un parti reçu.
Malgré des instincts charmants et bons, malgré une délicieuse limpidité de conscience, l’auteur de la Paix de Dieu est un enfant du xixe siècle. Il en a, à son insu peut-être, le sentiment égalitaire, ce genre de sentiment avec lequel on n’aborde que pour la fausser une société aussi vigoureusement hiérarchisée que la société du Moyen Âge. D’un autre côté, il a le respect timide et rougissant de ses maîtres en histoire. Il tremble d’admiration devant eux. Gâté légèrement par tout cela, il n’est pas étonnant qu’il ressente pour la Féodalité un peu de cette aversion qui fait monter le nuage sur ses yeux purs d’historien ; car c’est d’en bas que viennent toutes les nuées ! Révolutionnaire d’âme candide et de charité, il n’en est pas moins révolutionnaire. Nous connaissons le poids de son opinion historique. S’il avait fait partie de la Constituante, il aurait siégé avec les curés du Tiers État. Ce n’est pas uniquement parce qu’il aime et respecte l’Église qu’il la range toujours du côté des petits, mais c’est aussi, et peut-être bien plus, parce qu’il n’aime pas ces féodaux et ces nobles, envers lesquels pourtant la démocratie qui s’est élevée jusqu’à l’honneur d’écrire est tenue d’être juste aujourd’hui. Recruter l’Église au profit des petits peut être une tactique, mais l’Église est trop grande pour qu’on puisse la recruter et l’enrôler sous aucune bannière. Elle a la sienne, et au Moyen Âge elle l’a tenue si haut, et cette bannière était si vaste, que toutes les autres passaient par dessous et qu’elle les couvrait !
Évidemment, c’était là ce qu’il fallait dire d’abord, et ce qu’Ernest Semichon n’a pas dit. En reportant tout le mérite de la Trêve de Dieu sur le clergé du xie siècle, — qui en a, certes ! la plus belle part, la part qui revenait au directeur moral de la société au Moyen Âge, — il a été exclusif et injuste. Il a été injuste pour la Féodalité, qui a aidé l’Église dans l’établissement laborieux de cette grande trêve. Il a confondu avec la féodalité fidèle — et, ne nous y trompons pas ! féodalité n’a jamais voulu dire autre chose que fidélité, — les brigandages du xie siècle. Et ce n’est pas tout ! Faute sur faute et confusion sur confusion ! Il n’a pas même compris ces brigandages, qui, pendant un temps assez court d’anarchie féodale, furent l’exception, pour ces générations et nations guerrières, quand la règle était le point d’honneur !
II §
Le point d’honneur ! Telle est l’idée, tel est l’éclair qui fait resplendir le Moyen Âge ? Un homme que nous n’avons jamais aimé, mais qui, après tout, fut plus grand que les vices de son siècle, Montesquieu, avait reçu cet éclair dans ses yeux sagaces. Pour avoir feuilleté quelques chroniques du Moyen Âge, il avait été frappé de l’importance de ce fait inconnu à l’antiquité ; le point d’honneur, et il avait élevé sur cette notion extraordinaire la conception abstraite de sa monarchie. Le point d’honneur, en effet, c’est le Moyen Âge. Le Moyen Âge a cela de particulièrement colossal qu’il s’appuie, dans ses articulations les plus profondes, sur ce que l’âme humaine a de plus indomptable et de plus fier. Philosophe du moi moderne, savez-vous ce que c’est que le point d’honneur ? C’est la conscience et l’orgueil de la liberté humaine, se posant envers et contre tous, et, si cela lui plaît, même contre Dieu ! Combat de Titan dans lequel les autres hommes n’ont plus rien à voir, car ici toutes les législations défaillent, tous les législateurs manquent d’éloquence et d’autorité, et il n’y a que devant Dieu que puisse capituler un homme qui a prononcé ce grand mot, qui a fait lever du fond des abîmes de son âme cette immense raison : mon honneur ! Eh bien, le Moyen Âge, au xe siècle, offrait justement le spectacle, qui n’était pas nouveau, mais qui avait pris des proportions exorbitantes, du point d’honneur combattant contre l’Église ! C’était la lutte de l’ange et de Jacob, mais Jacob était vigoureux. Le point d’honneur avait tout créé dans cette société, ivre de sa force. Il avait éjaculé la plus magnifique hiérarchie qu’aient vue les hommes. Il avait constitué toutes les prépondérances et toutes les préséances sociales, à l’Église, au camp, et même aux festins. Il avait réglé les jeux, les paris et les différends dans les fêtes, les tournois, les discussions, les procès. Il avait organisé des duels splendides au premier et au dernier sang, élargissant devant la mort la personnalité humaine, et entraînant des tourbillons d’amis dans un cercle chevaleresque de dévouements et de dangers. Il avait créé la guerre pour la guerre, — mieux que l’art pour l’art ! — la guerre pour l’honneur, et l’Église, l’Église, la raison divine sur la terre, blâmait ce luxe de la gloire pour la gloire, trouvait que c’était trop, et, à travers les glaives, étendait sa main. Ah ! ce n’était pas là du pur brigandage !
Ce point d’honneur de nos pères, à nous, plus petits, mais non pas meilleurs, ce point d’honneur dont nous retrouvons parfois l’étincelle dans la poudre de l’individualisme antichevaleresque de ces derniers temps, emplissait démesurément toute l’histoire officielle ou souterraine au xe siècle. C’était si bien la vie normale et non exceptionnelle, que le mouvement si spontané des croisades, régulières et organiques, en est sorti. L’Orient fut renfermé dans ses limites asiatiques et africaines. Torrent qui fut la digue d’un autre torrent qui le fit rebrousser et qui le maintint. Pourquoi donc Ernest Semichon ne nous a-t-il pas donné l’analyse profonde et intime de ce point d’honneur ? Pourquoi n’a-t-il pas entrouvert une seule fois cette cause toute puissante et éternelle des guerres qui surgissaient alors de toutes parts ? Pourquoi a-t-il oublié ce prodrome si nécessaire, indispensable à son histoire ? Grandement compris, excusé en ce qu’il a de vrai, saisi sur le vif de la nature humaine elle-même, le point d’honneur, cette opinion plus forte que les institutions au Moyen Âge, aurait mis sa lumière au sein des faits incohérents. Il nous eût tout expliqué dans cette chronique obscure encore en tant d’endroits, et, au lieu d’un réquisitoire qui semble impartial, parce qu’il a le ton doux, contre quelques anarchiques féodaux au xie siècle, nous aurions eu l’histoire de la Paix de Dieu comme elle s’est vraiment faite, de compte à demi, par l’Église et par la Féodalité.
Cette Paix, en effet, cette Trêve de Dieu organisée définitivement au xie siècle par le clergé, mais aussi par le roi et ses grands feudataires, a ses origines dans l’esprit séculaire de la monarchie, et l’historien devait aller les y chercher. Pour peu qu’il eût remonté dans l’histoire, il y aurait vu paraître, pour s’éclipser et reparaître encore, la puissance d’opinion religieuse qui s’oppose à la frénésie du point d’honneur et qui la balance. Sans cesse et partout, à côté de la force militaire des grands féodaux, il aurait vu l’autorité des faibles coalisés dans la prière et prêtant le refrain unanime de leurs clochers à la parole désarmée de la houlette épiscopale. Depuis que les abeilles de saint Benoît avaient commencé la ruche française, l’épiscopat n’avait jamais manqué de précédents ni de traditions. Comme tous les hommes qui détachent un fait de toute une chaîne et qui s’absorbent dans la contemplation de la saillie de ce fait, Ernest Semichon s’absorbe trop dans un point unique pour en avoir le discernement exact. Il s’assied dans un coin entre deux dates et y étouffe l’histoire, mais l’histoire a une voix et ne se laisse pas étouffer.
Ernest Semichon dit qu’au xie siècle le clergé fut le seul législateur de la France. Certainement, il le fut, mais avec le sacre de Clovis et les capitulaires de Charlemagne, comme il l’avait été avant le xie siècle, comme il le fut pendant, comme il le fut encore après. À la page 165 de son livre, Semichon parle de l’impuissance du roi dans cette question de trêve de Dieu et d’association pour la paix, et à la tête de toutes ces coalitions pacifiques de communes ou de confréries, nous trouvons (et même dans l’histoire de Semichon) de grands féodaux, sujets du roi, portant sa bannière, délégués par lui. Il y a plus : quand le roi tarde à venir par lui ou par les siens, l’évêque l’appelle : « Ne nous forcez pas à faire appel à un roi étranger ou à l’empereur, — écrit Fulbert de Chartres au roi de France cité par Semichon, — parce que vous nous avez exilé d’auprès de vous et que vous n’avez pas voulu gouverner l’Église du Christ »
; et le roi venait. L’auteur de la Trêve de Dieu donne ce fait remarquable comme une preuve des extrémités où le royaume était réduit, et en cela il peut avoir raison, mais ce n’est pas, comme il l’ajoute, « une preuve de l’abaissement de la royauté »
. Au contraire ! c’est la preuve de sa force, puisque les évêques n’avaient d’espoir qu’en elle, et que sans elle ils se déclaraient impuissants !
III §
Ces contradictions, qui pullulent dans ce livre, diminuent beaucoup le mérite réel et la portée d’un ouvrage excellent en quelques-unes de ses parties. Si l’auteur de la Trêve de Dieu ne plonge pas avant dans les horizons qui cernent son sujet et s’il ne voit pas la déduction des faits qui est la loi logique de l’histoire, en sa qualité de juriste il sait compulser des actes législatifs, évoquer des textes et rapprocher des décisions. Il allume le flambeau de la recherche et il le tient bien. De 983 à 1103, il nous donne, avec beaucoup de détail et d’information, les coutumes, les justices et les procédures de la Paix de Dieu. Il a étudié les conciles du temps et il a traduit çà et là, avec beaucoup de bonheur, les magnifiques langages qu’on y parlait. Cela seul jetterait sur son ouvrage un intérêt puissant et relevé, mais ce n’est pas tout. Quoiqu’il ne soit pas, certes ! un peintre d’hommes, et qu’il porte l’esprit d’un jurisconsulte dans l’histoire, il a trouvé, enterrée sous sa correspondance et ses mandements épiscopaux, la figure d’un évêque, d’un grand homme oublié par la gloire, mais payé de Dieu, maintenant, dans le ciel, et il l’a restituée à la mémoire superficielle de notre temps. Saint Yves de Chartres est une de ces grandes têtes à qui il ne reste guères aujourd’hui que le nimbe du saint à moitié rongé dans quelque enluminure de missel, et auprès de laquelle pourtant celle du cardinal de Richelieu, sous sa calotte pourprée, paraît petite. Assurément tout cela mérite d’être compté et apprécié par le critique, mais ne constitue pas néanmoins au livre d’Ernest Semichon l’immobile place que les livres vrais en histoire prennent de force dans les travaux d’une époque et ne perdent plus.
Nous l’avons dit déjà, l’auteur de la Paix et la Trêve de Dieu ne voit pas la déduction des faits et leur ensemble, mais, ce qui est bien plus grave encore, il n’a pas le sentiment de l’importance de chacun de ces faits que sa fonction d’historien l’appelle à juger. Il est prodigieux qu’il n’ait absolument rien compris à la grandeur de la féodalité et à son action, manifeste même dans l’établissement de ces Trêves de Dieu qu’Ernest Semichon a raison de regarder comme un progrès. Est-ce la main du parlementaire moderne (Semichon est homme de robe : il est avocat) qui s’est placée, sans le vouloir, sur les yeux de l’historien ? ou simplement est-ce parce que, quand on est écrasé par une chose, on ne la voit plus ? Ainsi que tant d’autres historiens, du reste, Ernest Semichon s’est trompé à notre avis sur la prétendue mesquinerie du rôle des successeurs de Charlemagne, qui fut intérieur et défensif, mais intrinsèquement solide et bon. Le grand homme qui avait régné si longtemps, élevé de si grandes choses, mis en avant de tout l’Église, incrusté l’ordre à une si énorme profondeur dans le sol de sa société, avait armé ses successeurs de son influence, et, grâce à eux, il échauffa encore le monde comme l’échauffe le soleil après qu’il en est disparu.
Menacés par ces Normands qui faisaient pleurer le fondateur de leur race, les fils de Charlemagne s’appuyèrent sur la féodalité qui ne leur manqua pas, qui bâtit (probablement avec ses vassaux !) les cinquante mille Quiquengrognes dont se hérissa la France, mouvement babelien, travail de Sémiramis, exécuté en un clin d’œil ! dressa la chevalerie à la guerre chrétienne, acheva par les cathédrales le mouvement commencé par les châteaux forts, et enfin mit ses cent bras de Briarée partout, jusque dans les décisions de l’Église, qui établirent la Trêve de Dieu, mais qui l’établirent… avec des lances ! Assurément, lorsqu’on ne voit pas de telles choses, on a presque le droit de toucher, car on est hermétiquement aveugle ! La cécité de Semichon est si complète qu’il n’aperçoit pas plus les faits qui partent de son sujet que ceux qui y viennent. Dans le résumé de son histoire, il donne pour conséquence de la paix de Dieu la civilisation moderne et l’égalité politique de notre temps. Idée vulgaire et fausse que Thierry a traînée toute sa vie à la queue de son beau talent, et qu’il en aurait détachée pour la fouler à ses pieds s’il avait vécu davantage. Il n’est plus permis à un historien de tomber dans de telles erreurs. Du temps de la Trêve de Dieu et de l’établissement des communes, on comptait par feux ou familles. Le père votait seul. Le patronage subsistait par la grande propriété. On ressortissait judiciairement au roi, au seigneur, à l’évêque. Les anciens d’État prépondéraient. Il n’y a aucune analogie entre notre état actuel et ces règles. C’est même l’inverse. L’unité du feu délibérait. La substitution paternelle se faisait par le droit d’aînesse. On était épluché pour fait d’hérésie. On communiait. On cherche en vain par quel développement de faits analogues et logiques la poussière de l’individualisme moderne serait sortie de cet écrin !
Dans tous les cas, la chose serait possible que ce n’est pas Ernest Semichon qui nous la démontrerait. Il répugne à toute démonstration enchaînée, attentive, sévère. Son livre de la Paix et la Trêve de Dieu, quoique intéressant par les textes, n’est pas de nature à beaucoup changer l’opinion générale de notre temps sur le Moyen-Âge, qu’il serait pourtant si nécessaire, selon nous, et d’éclaircir et de fixer. Ernest Semichon n’a point coupé l’herbe sous le pied des historiens qui demanderaient à naître. Après lui, ils trouveront de la besogne à faire. Il y a de la gerbe pour eux. Seulement rendons justice à lui et à son ouvrage, tout en les déclarant insuffisants l’un et l’autre. Ce livre, dans lequel l’auteur a développé la nécessité de l’intervention des évêques dans les temps processifs de notre histoire, temps qui furent périodiques à travers les crises et surtout les changements de race, ce livre a répondu nettement une fois de plus à l’imbécile accusation d’usurpation cléricale que les ennemis de l’Église n’ont pas cessé de faire entendre, et de faire croire, qui plus est. Nous savons bien qu’on ne fait jamais taire la haine, mais en lui fermant la bouche on la lui frappe, et c’est toujours cela !
La défection de Marmont §
Rapetti. La Défection de Marmont en 1814.
I §
Les Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse, ont été l’événement de l’année où ils parurent. Ils soulevèrent l’immense curiosité qui devait s’attacher naturellement aux souvenirs personnels et intimes d’un des lieutenants de Napoléon, et précisément de celui-là qui fut le malheur de son maître. On savait que depuis longtemps le duc de Raguse travaillait à ces Mémoires, et que, comme Chateaubriand, il prétendait avoir son Outre-Tombe. On savait que cet homme, qu’on appelait malheureux parce qu’il avait été la cause d’un désastre suprême, cherchait de toute sa force à se relever sous les accablantes paroles d’un historien qui pèsera un peu plus que lui devant l’Histoire, — les paroles de l’Empereur lui-même, — et c’était un spectacle qu’on attendait et qu’on tenait à voir que cette lutte d’un homme qui voulait sauver son honneur contre le mépris qui avait le plus le droit d’exister.
Malheureusement (car c’est ce mot-là que Marmont fait toujours écrire) on ne sauve pas son honneur comme un drapeau qu’il est beau de rapporter en pièces. L’honneur doit se rapporter tout entier. S’il est touché, il est perdu. Avant la publication de ses Mémoires, il y avait dans le duc de Raguse et sa destinée quelque chose de douteux, d’agité, de fatal, comme dit le scepticisme des hommes qui s’intéressent trop à cette ambiguïté ! L’éclat, quand il en eut dans sa vie, n’était ni très net ni très pur. Toute cette pourpre était trouble, même avant d’avoir sa grande tache. Devant l’Histoire, Marmont avait l’incertitude de la gloire comme l’incertitude de l’infamie ; il était une question, et les questions nous attirent toujours. Mais, depuis les Mémoires, la question qu’était Marmont est résolue. Il s’est révélé en se posant, il s’est moulé jusque dans le soin de ses draperies. Une indignation générale qui n’est point apaisée a succédé à la curiosité inspirée par son livre, et certainement le silence du tombeau aurait mieux valu pour garder sa mémoire que la voix qui vient d’en sortir.
Et si la lecture de son livre n’avait pas prouvé ce que nous disons là, en voici un autre qui le prouverait jusqu’à la plus complète évidence. Rapetti a voulu que l’histoire en eût le cœur net sur Marmont. Il s’est dévoué à cela. Critique sagace et parole comptée quand il s’agit de l’appréciation des livres et des hommes, Rapetti, qui réunit la capacité étendue et diverse de l’historien au sens incessamment aiguisé du jurisconsulte, a été plus frappé que personne du caractère qu’offrent ces mémoires de Raguse où l’inconsistance essaie d’être retorse et réussit à se montrer telle, et où les machiavélismes et les sophismes de la défense brouillent la faute pour la couvrir. Aux yeux de Rapetti, il y avait plus important ici que l’examen d’un livre, si approfondi d’ailleurs qu’il pût être, il y avait une justice à accomplir, et cette justice, elle est sortie de son intention. Il l’a faite. Consciencieux, travaillé, fouillé, positif comme une instruction criminelle, son livre, la Défection de Marmont en 181422, nous paraît d’un péremptoire affreux pour l’honneur de Marmont, et nous croyons qu’après l’avoir lu personne ne reprendra pour la plaider à nouveau la cause du coupable défectionnaire d’Essonnes, malgré la manie des circonstances atténuantes dont les sociétés sans force soutiennent leur faiblesse, et qui pour le moment s’introduisent partout, même en histoire.
Il §
C’est ce bénéfice, en effet, ce triste bénéfice des circonstances atténuantes, sur lequel Marmont avait compté, qui lui est arraché par Rapetti. Avec l’historien inexorable que l’indignation vient de lui susciter, Marmont n’aura pas cette dernière ressource des coupables qui chicanent leur faute pour diminuer leur châtiment. Esprit essentiellement moderne, sensible, ouvert, trop ouvert, facile à tous les entraînements, depuis les dévergondages d’une générosité sans raison jusqu’à ce fait d’une défection qui n’a épouvanté ni son esprit ni sa conscience, le duc de Raguse a cru qu’en s’y prenant adroitement et de loin il ferait aisément illusion à un temps éclectique en toutes choses, qui aime à se payer de phrases, et pour qui le manque d’étendue est le fond de toute sévérité, fit que disons-nous ? peut-être a-t-il commencé par se faire illusion à lui-même, car il n’avait déjà pas tant de sens moral à étouffer !
Rapetti, qui ne se contente pas de discuter le fait unique de cette défection dans laquelle tous les autres actes plus ou moins glorieux de la vie de Marmont se sont perdus comme dans un abîme, nous a résumé, en quelques pages fermes et profondes, cette existence que le maréchal nous a fastueusement étalée dans plusieurs volumes de Mémoires, et c’est de l’ensemble étreint de toute cette vie que le vigoureux et habile critique a déduit et fait sortir la défection. Selon Rapetti, cette défection n’a pas même pour excuse d’être la perturbation du moment, attendu que, si la vaillance a des paniques, l’honneur n’en a pas. Il faut donc renoncer à faire de l’acte de Marmont le coup de vertige, qui n’explique rien du reste, puisque ce vertige, qui pourrait frapper les connétables de Bourbon, ne frapperait jamais les Bayard.
Non ! la défection du duc de Raguse à Essonnes est le développement logique et dernier de tout ce qui constituait Marmont lui-même, de tout ce qui entrait dans ce métal mêlé, mais où les qualités ne surpassaient pas les vices, dans cette nature vaniteuse et jalouse, médiocre avec beaucoup d’esprit, et finalement corrompue. Marmont étant ce qu’il était : un satrape par-dessus un soudard, et tout cela chamarré d’idées modernes et de vieille civilisation sur toutes les coutures, et d’un autre côté les circonstances de 1814 ayant été ce qu’elles furent à l’heure où le caractère de cet homme s’effondra, nul historien de sens ne s’étonnera de cette honteuse affaire d’Essonnes, qui fut une si grande catastrophe. Il faudrait s’étonner, plutôt, si cette défection n’avait pas eu lieu…
Rapetti, en nous la racontant, a fait l’histoire vraie de ce jour qui perdit l’Empereur, mais il l’a refaite avec l’histoire faussée, sophistiquée, pervertie par l’intérêt du coupable, et, pour la refaire et la ramener au vrai, il n’a pas eu besoin de révéler des faits inconnus et de se retirer derrière des négations inattendues. Il a accepté les Mémoires de Marmont pour juger l’auteur de ces Mémoires, et le Marmont qu’il en a tiré, c’est précisément celui-là qui ne voudrait pas s’y reconnaître ! Cette vie que l’auteur des Mémoires a, pendant des années, arrangée comme un piège pour y prendre l’absolution de la postérité, a suffi au franc historien pour déconcerter l’homme et son piège et rendre toute absolution impossible. Ainsi, c’est avec les bas-reliefs mêmes du tombeau que s’était sculpté, pendant vingt ans, avec un soin d’artiste, le duc de Raguse, que Rapetti l’a frappé !
Et il l’a frappé au nom de quelque chose de plus haut, de plus grand, de plus saint que l’intérêt de l’histoire et même que l’intérêt de l’Empire et de la patrie. Il l’a frappé au nom de cette notion du devoir qui doit rester impérissable et immaculée, parce que sans elle il n’y a plus de patrie et il n’est plus besoin d’histoire. L’homme lui-même disparaît ; la brute le reprend. Le procédé dont Rapetti s’est servi pour faire sa justice est d’une simplicité presque élémentaire. Il appelle les choses par leur nom. Seulement, dans une société où le sophisme et la lâcheté ont appris à tant de personnes cet art des nuances qui change tout sans faire rien crier, dans une société où la netteté de l’expression passe pour une indécence ou pour une tyrannie, appeler les choses par leur nom est une hardiesse qui doit honorer un écrivain. Rapetti a eu cette hardiesse. Il a pris sur lui la responsabilité de sa pensée.
Il a placé tout au long le mot « défection » jusque dans le titre de son ouvrage. Une défection, ce n’est pas une trahison sans doute, mais c’en est déjà la moitié. Cet homme qui devait tout à Napoléon, même sa gloire, et sur lequel Napoléon s’appuyait avec cette confiance des grands hommes, plus grands encore quand ils sont aveugles que quand ils y voient clair, ce Marmont enfin qui se rompit comme un roseau et perça la main de son maître, n’est point ce qu’on peut appeler brutalement un traître. Il est certain que Judas qui vendit son Dieu est au-dessous… Rapetti ne l’a pas rangé non plus parmi ceux-là qui vendirent leur pays, le visage nu, les mains ouvertes. Mais il l’a placé parmi ceux qui, au jour du besoin, délaissèrent leur patrie, et c’est tout près de ceux qui la vendent. C’est une épouvantable contiguïté !
Telle est la place assignée dans l’histoire au duc de Raguse, et il y restera. Cette boue d’une défection sur les pieds d’un homme les scelle d’un poids impossible à lever, et toutes les souplesses du sophisme ne les arracheraient pas à cette glu d’ignominie. Rien n’effacera ces quelques lignes : « Lorsque l’ennemi était à Paris et que la déchéance de l’Empereur avait été prononcée par un Sénat rebelle, lorsque Napoléon n’avait pour toute ressource que son génie, plus grand dans l’infortune, comme une torche qui jette plus de feu quand une fois elle est renversée, et aussi l’idée, terrifiante pour les étrangers, que l’armée était toujours fidèle, Marmont, qui commandait l’avant-garde, la livra sans consulter personne et traita nuitamment avec Schwartzenberg. »
Or, voilà ce qu’a dit Rapetti avec un impitoyable détail et une conclusion plus impitoyable encore. Il ne s’est pas laissé troubler une seule fois par les nuances, les finesses et les analyses ! Il n’a invoqué à la décharge de Marmont ni la collision des devoirs, ni le coup d’œil de l’homme politique éclairant l’homme de guerre, ni le salut du pays, ni l’économie des quelques gouttes d’un sang précieux, versé inutilement sur une terre qui en avait déjà tant bu. Quand il s’est agi de juger la conduite de Marmont, rien n’a offusqué le bon sens de l’historien, rien n’a fait fléchir sa droiture. Il a appelé la chose par son nom, et il a ajouté : « Des militaires jugeront plus sévèrement que nous ne le faisons nous-même la conduite de M. de Raguse. Ceux à qui est remis le droit surhumain de donner la mort sont tenus, sous peine d’être les derniers des hommes au lieu d’en être les premiers, de vivre dans le culte constant de ce qu’on a si bien nommé la religion du devoir. Il n’est point de circonstance qui puisse relever un soldat de l’obligation de mourir plutôt que de faiblir au devoir. Et le devoir, ce n’est pas assez, il y faut encore ajouter quelque chose de délicat et de fier, cette distinction hautaine, ce luxe du bien qu’on appelle l’honneur. »
Magnifique langage ! Le duc de Raguse aurait un fils, et son fils serait un héros, qu’il pourrait pleurer en lisant ces grandes et belles paroles en face de la tombe de son père, mais qu’à coup sûr il ne les reprocherait jamais à la sévérité de l’historien !
III §
Il les reprocherait d’autant moins que cette sévérité a pour l’historien sa tristesse, et que, comme le juge, il souffre, parce qu’il est homme, d’avoir un coupable à condamner et à flétrir. Rapetti, qui écrit à la première ligne de la préface de son histoire avec une si noble mélancolie : « Je dois dire d’abord pourquoi j’ai eu le pénible courage de faire un livre contre un homme »
, Rapetti a suprêmement ce qui fait pardonner l’inflexibilité à l’historien et au juge, et ce qui ferait pardonner, même à la victime, le coup de hache du bourreau. Il a l’émotion et le tressaillement de la fibre humaine que la Fonction n’a point desséchée. Il frappe, mais il est ému quand il frappe. Il est ému d’avoir à frapper.
Une des plus grandes beautés de la nature humaine sur la terre, c’est de faire son devoir les yeux en larmes et pourtant de le faire d’un cœur ferme. Eh bien, un peu de cette pathétique beauté se trouve dans le livre de Rapetti ! Là est son caractère. Les entrailles de l’homme qui sait la vie et qui compatit à ses misères, les entrailles de l’homme y sont et y saignent, mais, grâce à Dieu ! et je donne à ce mot toute sa profondeur, car Rapetti est un chrétien, l’inaltérable sévérité du moraliste y est davantage, et, teinte du sang de cette pitié secrète, elle y atteint parfois à quelques places la sublimité. Ceux qui sont aptes de nature à recevoir le contrecoup de l’émotion voilée et contenue dans un livre, par un autre côté vibrant et sonore, saisiront bien le double accent de ce livre, et ils en seront touchés comme nous l’avons été. Du reste, même à part cet esprit pénétrant et éloquent qui l’anime, il n’est pas uniquement un chef-d’œuvre de discussion, de renseignement, de vue morale. Malgré une absence de composition que le sujet litigieux choisi par l’auteur explique et suffisamment justifie, c’est aussi une histoire où le sens politique se révèle autant que le sens moral, et monte aussi haut.
Histoire de la Révolution §
Hippolyte Castille. Histoire de soixante ans : la Révolution.
I §
Hippolyte Castille, qui avait débuté dans les lettres par l’imagination et par la fantaisie, a passé depuis longtemps à la littérature politique avec armes et bagages, et pour preuve de son changement de côté, il nous donne le premier volume de son Histoire de la Révolution23. Il nous le devait et il se le devait à lui-même. L’Histoire de la Révolution est la narration ou l’amplification obligée de tous les rhétoriciens de politique qui aspirent à devenir plus tard des hommes de gouvernement. Castille, qui a du talent, et que les lauriers de Thiers, Lamartine et Louis Blanc empêchaient de dormir, ne s’est pas contenté d’imiter ces historiens célèbres par le choix d’un sujet dont le public du xixe siècle ne se blasera pas d’ici longtemps, mais il a voulu concentrer d’un seul coup leurs trois œuvres historiques dans la sienne. C’était ambitieux et hardi. À ses yeux, qui ne manquent pas de superbe, les histoires de Thiers, Lamartine et Louis Blanc ne sont que des histoires partielles de la Révolution, et par conséquent, malgré le plus ou moins de talent dont elles brillent, des relations incohérentes, titubantes et contradictoires.
Pour lui, l’histoire de la Révolution ne contient pas que l’histoire de la Révolution proprement dite, elle contient encore celle de tous les gouvernements qui l’ont suivie : le Directoire, le Consulat, l’Empire, la Restauration, le Gouvernement de Juillet, la République de 1848, et l’Empire encore, et elle doit s’écrire d’une volée ! L’histoire de la Révolution n’a pas moins de soixante années, — soixante années qu’Hippolyte Castille, qui comprend un peu l’unité historique comme la Convention comprenait l’unité politique, prétend faire tenir, bon gré, mal gré, dans dix volumes, — ni plus ni moins, — par la seule force du poignet.
Certes ! nous ne contestons pas son poignet au nouvel historien, mais nous ne croyons pas qu’il parvienne à exécuter le tour de force qu’il se propose, et le volume que nous avons sous les yeux le prouve suffisamment, du reste. Ce volume de près de cinq cents pages ne comprend guères que quatre années (de 1789 à 1792), et encore s’arrête-t-il au mois de juin. Si ceux qui vont le suivre ne contiennent pas plus de matière historique, — et pourquoi en contiendraient-ils davantage ? — il est bien évident que l’auteur de la Révolution n’emménagera jamais dans les limites qu’il s’est tracées l’immense récit et l’immense détail de ces soixante années, dont les jours, par la plénitude des événements, semblent avoir plus de vingt-quatre heures.
Ce volume-ci a beau brusquer les faits pour les faire aller plus vite ; il a beau les pousser, les presser et les entasser ; ou ils résistent par leur masse même à cette rapidité que l’auteur est tenu de leur imprimer, s’il veut remplir les conditions de son programme ; ou ils ne résistent pas, et alors ils passent trop vite sous les yeux pour former cette chose de discernement et de renseignement qu’on appelle une histoire. Montesquieu disait, je le sais bien : « Qui voit tout peut tout abréger. »
Mais Montesquieu considérait l’histoire, il ne l’écrivait pas. Ce n’est donc pas le mot de Montesquieu qui a trompé Castille ; ce n’est pas la perspective que ce mot entrouvre qui a faussé le coup d’œil de l’historien quand il s’est agi des proportions de son ouvrage.
Le mal vient de plus loin ; il tient à quelque chose de plus profond qu’un manque de justesse et d’architecture : il tient à la conception historique de Castille, aux racines mêmes de l’homme et du livre, et c’est ce qu’il nous faut d’abord signaler.
II §
Tout livre a sa philosophie, qu’il la taise ou la parle, la voile ou la montre, comme tout homme a sa métaphysique, même ceux qui méprisent le plus la métaphysique et qui croient le moins en avoir. Eh bien, la philosophie d’Hippolyte Castille n’est pas très compliquée : c’est tout uniment le fatalisme révolutionnaire ! Quoiqu’il se garde bien de nous en faire la théorie, sa philosophie fataliste et révolutionnaire saute aux yeux dès les premières pages, et elle y est élevée à une puissance telle qu’elle ne discute plus, qu’elle ne déclame plus, mais que, sûre d’elle-même, elle est profondément indifférente à tout ce qui n’est pas la Révolution et son résultat. Hors ce résultat, qui est la destruction, n’importe par quelles voies, du monde ancien et de ses hiérarchies, et l’érection, n’importe par quelles voies, du monde nouveau appuyé sur l’égalité politique, rien pour l’auteur de cette histoire ne vaut la peine d’être aperçu ou même regardé.
Ni Ferrari, l’auteur des Révolutions d’Italie, un fataliste assez carré pourtant, mais qui a le luxe de son fatalisme, ni personne, n’approchent de la simplicité de fatalisme de Castille, qui ne croit à rien qu’à ceci peut-être, qui, du reste, est une assez jolie fatuité : de toute éternité l’univers fut créé en vue de la Révolution française et de son intégral accomplissement. Or, si c’est là, sans aucune exagération, sa seule philosophie, si son histoire tout entière est contenue dans de telles prémisses, il est facile d’en conclure cette terrible abréviation des soixante années qui valent peut-être deux siècles ordinaires, tant elles ont influé sur le cours des choses et du monde ! Et l’on ne doit plus s’étonner que les détails de ces soixante années prodigieuses, l’auteur des Soixante ans croie — comme cet enfant qui s’imaginait faire tenir l’océan dans une coquille d’huître — les mettre dans le creux de sa main, en en oubliant la moitié !
Et, en effet, si le résultat est tout, et qu’il soit obtenu, qu’importe le reste ! Qu’importe même l’exactitude ? Qu’importe tout, excepté le résultat ? L’écrivain peut écrire l’histoire qui y mène comme une mécanique l’écrirait. Il peut aller vite, pour peu qu’il arrive… Comment ! dix volumes ! Il est bien bon de nous promettre dix volumes. Il pourrait n’en donner que cinq. Il arriverait plus vite. Il s’arrêterait moins. Pourquoi s’arrêterait-il ? Il n’a pas comme nous, les Jocrisses de providence et de liberté, à démêler l’écheveau toujours si embrouillé du motif humain et de la circonstance. Il n’a point à peser les consciences, ces atomes ! ni à faire flamber au-dessus du drame de l’histoire cette grande illusion de moralité dont il ne sourit même pas, car les mécaniques ne sourient pas, et il est une mécanique historique. Grue ou cabestan, ou de quelque nom qu’il vous plaise de le nommer, Hippolyte Castille a été construit pour nous transporter à travers soixante ans d’histoire, non comme des voyageurs avec lesquels on discute et on peut s’entendre, mais comme des ballots, ficelés et paquetés, avec lesquels il n’y a pas de discussion. Tant pis pour nous si le milieu à travers lequel l’historien nous lance nous ne l’avons pas plus vu que si nous avions été… de vrais ballots !
III §
Tel est le fatalisme d’Hippolyte Castille. C’est de ce fatalisme effronté, mais naïf, qui est toute sa philosophie, que sortent tous les défauts de son histoire, et il n’y en a pas qu’un : ils sont nombreux. Le sans souci du détail, si on écrit une chronique dans laquelle il faudrait le culte du détail, et l’insouciance de tout ce qui n’est pas le gros fait accompli, insolent et heureux, si on écrit une histoire, ne sont ni le génie curieux de la chronique, ni le génie moral, sévère et mélancolique, de l’histoire.
Sans doute un homme est ce qu’il est, et la critique, qui examine l’Histoire des soixante ans d’un point de vue exclusivement littéraire, n’a pas la prétention de carrer la tête de Castille et de la lui faire autre qu’il ne l’a, mais, fataliste, — par parti pris ou par cette adhésion de l’esprit à laquelle Malebranche, ce pauvre diable de génie qui faisait là une pauvre diablesse de définition, reconnaissait la vérité et aurait pu tout aussi bien reconnaître l’erreur, — mais, fataliste, puisqu’il l’est, pourquoi Hippolyte Castille n’a-t-il pas le style de sa pensée ? Pourquoi n’a-t-il pas, en fait, comme écrivain, l’esthétique de sa philosophie ?
C’est bien quelque chose que de n’avoir pas écrit, même par distraction, une seule fois le nom de Dieu dans un volume de cinq cents pages où il s’agit d’un des plus grands événements qui se soient passés sur la terre, et d’avoir substitué à ce nom de Dieu, qui éclaire et apaise l’histoire, les mots de vent, de souffle, de trombe et de nécessité ! Mais enfin ce n’est pas tout que cette rose des vents et cet intitulé de baromètre ! Castille, il faut bien le dire, n’a pas cette bouche de pierre dont parle Diderot, et qu’il exigeait de ceux qui croient au Destin. Son style manque de la rigueur incisive et glacée qui serait de conséquence ici, et de conséquence obligée pour un homme, comme il l’est, friand d’unité. On y rencontre, dans ce style qui devrait être inexorable, beaucoup de taches d’humanité. Je sais bien que ces taches d’humanité sont encore des taches de rhétorique. Je sais bien que, quand il m’arrive de trouver en ce volume, qui n’a pas le temps de regarder dans le cœur des hommes, des hélas ! inspirés par les horreurs, les infamies et les bassesses de cette révolution qui devait être de toute éternité, ce sont des hélas ! oratoires qui ne sortent pas de la poitrine, mais de la plume de l’historien, comme la goutte d’eau de savon sort du fuseau, sous le souffle de l’enfant, pour être une bulle qui s’en va crever tout à l’heure. Mais enfin ce n’est pas là de la rhétorique fataliste. C’est de la cacophonie philosophique et littéraire, et ce sont des fautes que, pour l’honneur de son livre, Castille est tenu de faire disparaître dans une nouvelle édition.
Malheureusement, j’ai bien peur qu’elles n’y restent, ou plutôt je n’en ai pas peur : elles y resteront ! Ces oublis de son unité, ces inconséquences de langage avec le fond de sa pensée et de sa philosophie, sont les protestations du tempérament, toujours plus fort que les partis pris ou que les partis qui vous prennent. De tempérament, et je n’entends pas uniquement le tempérament physiologique, mais le tempérament moral, de tempérament l’auteur des Soixante ans est un écrivain d’imagination, qui est peut-être entré dans l’histoire encore plus pour faire des tableaux que pour faire de la politique ; car l’histoire a cela de bon qu’elle fournit l’occasion de peindre quand on ne sait pas inventer. Eh bien, en sa qualité d’écrivain d’imagination, Hippolyte Castille adore la force et voudrait bien en avoir ! Il fait donc ce qu’il peut pour cela, et quelquefois il en attrape. Ce n’est pas tout à fait l’amour de la force qui le fait révolutionnaire, c’est même un amour de la faiblesse, puisque c’est l’amour de l’égalité ; mais c’est l’amour de la force qui le range toujours, ce révolutionnaire absolu, mais non pas farouche, du côté où il y a une puissance bien démontrée telle, qu’on l’appelle Convention, Montagne, Commune, Proconsulat, Dictature, Empire ! C’est comme dans la chanson du Méchant, de Gresset :
… Le style n’y fait rien ;Pourvu qu’il soit méchant, il sera toujours bien !
Castille a les opinions politiques de son genre d’imagination, et cette imagination, sauf erreur, doit être du midi, du pays où l’on aime le rouge et les combats de taureau. Il a la phrase sanguine, colorée, exubérante, nullement lapidaire, comme le voudrait Diderot. C’est un peintre tapageur de coloris, plus qu’original, profond, nuancé et fondu, comme doit l’être un grand peintre, mais c’est un peintre, comme le prouvent certaines fresques de son livre, un peu galopées sur le mur, mais vivantes, et par exemple ce fameux repas des gardes du corps que je voudrais tout entier citer :
« Le roi prêta sa magnifique salle du théâtre. On savait qu’elle n’avait pas été ouverte depuis la réception de Joseph II. Les splendeurs de cette salle étincelante, que la musique du roi remplissait d’harmonie, exaltèrent l’imagination des jeunes militaires, déjà disposés à l’enthousiasme. La présence des femmes de la cour qui, du haut des loges, assistaient au banquet, la fumée des vins, les lumières, les glaces, le spectacle que les convives s’offraient à eux-mêmes, les périls de la monarchie, l’attente de l’imprévu, tout se réunissait pour égarer la raison. Dans les temps de trouble, les cœurs s’émeuvent au moindre choc. On but à la santé du roi, à celle de la reine et de son fils, point à la nation. Des soldats du régiment de Flandre et de divers corps avaient été admis à ce spectacle, afin qu’ils pussent en porter à leurs camarades le récit et les impressions. Dans le feu de l’enthousiasme, les convives avaient tiré l’épée. Ils buvaient, le glaive en main, et l’éclat sinistre du fer se mêlait à celui des cristaux.
« Au plus fort du désordre, le roi parut en riant chasseur. La reine, légère, belle, imposante comme une divinité mythologique, le suit, tenant son fils par la main. On se lève. Un grand cri royaliste, auquel la personne de cette reine, si belle encore, mêlait peut-être de l’amour, tonne et vibre. Marie-Antoinette saisit son fils dans ses bras, fait le tour des tables, le montre à ses jeunes officiers qu’elle enivre, qu’elle frappe d’un vertige chevaleresque. Elle s’éloigne ensuite, et comme elle va disparaître, l’orchestre joue l’air fameux : Ô Richard, ô mon roi, l’univers t’abandonne ! Les larmes coulent. Comme les paladins du poème de l’Arioste, toute cette assemblée devient folle. On passe de la tendresse aux sentiments belliqueux. La Marche des Hulans résonne sous les voûtes de ce palais d’un roi de France ! On arrache la cocarde nationale, on la jette par terre, on l’insulte du pied. La cocarde blanche de l’ancien régime et la noire cocarde autrichienne reparaissent. La charge sonne, on crie, on court au hasard. Qu’y a-t-il ? Où est l’ennemi ?… Gagnant de salle en salle, de galerie en galerie, cette émotion étrange déborde, arrive aux postes extérieurs et se répand bientôt comme une alarme sur la ville entière. »
Certainement, voilà qui est enlevé, d’un très beau mouvement, très gradué, très puissant, qui vous saisit et vous fait merveilleusement comprendre l’ivresse de ce dernier banquet, la veille du martyre — Ôtez le riant chasseur, qui est trop riant et rappelle trop Capefigue, et la divinité mythologique, qui rappelle trop les dessus-de-porte d’Arsène Houssaye, et vous avez une vraie page d’une sensibilité contagieuse. Évidemment, l’homme qui se sert de cette plume-là et sait partager, en la racontant, l’impatience de sang et de fierté des hommes qui furent les ennemis de sa cause, est fait pour autre chose que pour être un fataliste historique et rester l’écrivain qui, par amour du style, ne trouve rien de mieux que de mettre le mot « trombe » à la place du mot Dieu !
IV §
Oui ! ce fataliste a du sang dans les veines. Malgré l’air utilitaire, le ton d’oracle, la suppression de toute déclamation, non par goût ni par sobriété d’esprit (Castille n’est pas sobre), mais parce qu’on paraît plus fort quand on ne déclame pas, enfin, malgré les œillères de la préoccupation qui ne veut voir jamais que le résultat obtenu par la Révolution, — comme si c’était possible, cela ! comme si l’enfant de Salomon se partageait ! — l’auteur des Soixante ans est un homme que la politique et le fait et le fatum n’ont pas desséché, et s’il faut bien le reconnaître pour un matérialiste en histoire, il faut du moins convenir que c’est un matérialiste dont le sang est chaud et bat parfois pour la justice. Lui qui ne devrait avoir de palpitations pour personne, et qui aime tant à écouter un peu enfantinement dans sa poitrine toutes celles que lui cause Mirabeau, en a une très noble pour Bouillé et presque une pour Marie-Antoinette.
Du moins, quand les historiens de son parti croient faire du patriotisme en insultant Marie-Antoinette dans leurs histoires, Castille la justifie d’être Autrichienne et dit bravement : Que vouliez-vous qu’elle fût, puisqu’elle l’était ? On ne tue pas sa race pour entrer dans une autre.
La reine fut, en effet, ce qu’elle dut être, Autrichienne et Française à la fois, ce qui, sans les passions du temps, aurait fait la force de son double pays et de sa double maison. Dans le récit de son histoire, lorsque Castille arrive au 19 octobre, il appelle très nettement les hommes qui insultèrent la reine « quelques scélérats »
, et quoiqu’il les sépare, selon nous, un peu trop de la foule, toujours par amour de la force (c’était la foule qui était la force alors), il ne biaise pas sur le sentiment qu’ils lui inspirent. Il ne fait point sur eux d’affreuses poésies ; il n’est pas un béat de régénération par la pique et par la guillotine ; il n’est pas de ces niais immenses ; il a le pessimisme du mépris, qu’apprend si vite l’histoire. Il dit : « Il n’y a de grand que la Révolution, les hommes sont toujours odieux, misérables et atroces »
, et en cela il raisonne mal, car ce n’est pas avec des choses odieuses, misérables ou atroces, qu’on arrive à de la grandeur.
Tamerlan, qui faisait des pyramides avec des têtes coupées, arrivait, avec d’horribles objets matériels, à une grande hauteur matérielle. Mais qui jamais a appelé cela de la grandeur ? Il raisonne donc faux, l’auteur des Soixante ans, mais il sent juste. Il a des sensations qui valent mieux que ses idées, et l’on se trouve, comme il se trouve lui-même, toujours du côté de ses instincts contre ses raisonnements. En cela il ressemble à beaucoup de révolutionnaires, qui pourraient lui servir tout naturellement de miroir quand il les rencontrera dans son histoire, mais il retournera le miroir. Nature artiste, qui s’invente politique et croit l’être, et, pour ne pas manquer son coup, donne du plus haut qu’il peut à toutes les choses l’absolution du résultat. Cela n’est pas bien nouveau, un tel chef-d’œuvre !
Nous aurions mieux aimé, pour notre compte, ceux que Castille aurait pu nous donner en restant dans la littérature non politique et dans le domaine de l’imagination avouée. Il ne l’a pas voulu. Il s’est préféré autrement. Il s’est cru brouillé avec la fantaisie, parce qu’il épousait un vieux système. Il s’est fait historien de la Révolution française pour devenir homme d’État, et peut-être restera-t-il écrivain. Il a dit à son sang qui ne se taira pas, de se taire. Il a essayé de mettre son cœur dans sa tête, — au physique comme au moral un diable de mouvement peu aisé. Le sang a résisté et le cœur n’obéira pas. Le sang et le cœur, voilà la vraie valeur d’Hippolyte Castille, qui se badigeonne en fer dans son histoire, quoiqu’il ne soit pas un roseau. Allez ! il n’est pas si Machiavel qu’il est grimé, cet insensible :
L’insensible Hippolyte est-il connu de toi ?Crois-tu qu’il puisse aimer ? — Madame, je le crois.
Eh bien, je suis de l’avis de la suivante d’Aricie, et moi aussi, ma parole d’honneur, je le crois ! Il peut aimer. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit un philanthrope. Il a bien trop d’esprit pour cela.
Rome et la Judée §
Comte Franz de Champagny. Rome et la Judée.
I §
Si ce livre de Rome et la Judée eût été le début littéraire de son auteur, qu’est-ce que la critique en aurait dit ? S’en serait-elle émue ? Aurait-elle déduit de son apparition une prévision ou une espérance ? Quelque chose, par exemple, comme le livre des Césars qui, de fait, quand il parut, fut tout ensemble un coup d’essai de l’auteur et un coup de maître en histoire, car ce fut une réalisation ?
À l’époque de la publication des Césars du comte de Champagny, on ne connaissait guères que l’histoire officielle, drapée et classique. C’était une muse sévère. Or, voilà que pour la première fois le visage de cette Clio se détendait, et, gardant sa noblesse, perdait seulement de sa rigidité. Pour la première fois, une familiarité hardie, l’audace dans le goût, qui est le sublime du goût, la variété de ton, la solidité légère, ce miracle de la statique dans les choses de l’esprit, et jusqu’au sourire, qui n’était pas le sourire amer de Tacite et le pincé de Montesquieu, s’étaient introduits dans l’Histoire. Le livre de Champagny était un livre élevé et charmant, un livre César sur les Césars !
Parmi les connaisseurs, ce fut un succès, aristocratique comme son auteur. Dans ce temps-là, Franz de Champagny était jeune, et on pouvait tout en attendre. Tout, excepté ce livre-ci, hélas ! plus de vingt ans après. Avant les Césars, Rome et la Judée aurait été un essai comme un autre, d’un esprit inconnu qui eût abordé l’histoire avec plus ou moins d’aptitude ou de passion ; mais, après les Césars, ce n’est pas seulement une déception, c’est une décadence. Que Champagny nous le pardonne ! mais il en est à l’Augustule pour le talent.
Et nous avons beaucoup souffert de cela. Personne plus que nous, quand les Césars furent réédités, ne dit plus de bien et un bien plus vrai de ce talent gracieux dans la force qui nous avait reproduit chastement ce fragment impur d’histoire romaine, que Suétone avait déjà peint comme un trumeau d’Herculanum ! L’antiquaire et l’artiste se combinaient en Champagny dans la mesure heureuse qui est une harmonie, et nous nous disions que, voué à l’histoire, il préciserait encore davantage par l’étude un talent déjà si précis et si net ; car les Césars sont plus peut-être de la numismatique historique que de la peinture. On les prendrait pour des camées colossaux, incrustés dans quelque plafond capitolin. Nous nous disions donc que Champagny ne s’arrêterait pas en si belle route, quand, tout à coup, il en changea…
Il publia un livre d’économie politique. D’économie chrétienne, il est vrai, mais cependant d’économie. Or, l’économie politique, cette Madame la Ressource des sociétés qui meurent de faim, ne nous a jamais inspiré ni beaucoup d’amour, ni beaucoup d’estime. L’auteur des Césars, cet ironique de l’histoire, était quelque peu déplacé sur ce terrain.
Il nous semblait, par ce que nous connaissions de sa plume, destiné à mieux qu’à faire de la philanthropie moderne, dût-elle prendre dans ses écrits le nom modeste de charité. Influence du temps, cette climature qui joue sur notre esprit comme l’autre atmosphère sur nos organes !
Il sacrifiait aux idoles du xixe siècle, non pas à son veau d’or, puisqu’il s’agissait d’économie, mais à sa vache maigre. Nous demandions pour notre part que cette lubie des temps actuels lui passât très vite, et nous avions appris avec bonheur qu’il préparait un livre d’histoire sur une époque limitrophe à celles que, dans les Césars, il avait déjà étudiées et sur lesquelles il s’était montré si vivant, si compétent et si renseigné.
Eh bien, notre joie n’a pas été longue ! Ce livre-ci ne porte pas de trace de cette main svelte, spirituelle, patricienne qui écrivit les Césars, et qui s’est déplorablement empâtée… L’histoire de Rome et la Judée n’est pas un livre, c’est un travail (surtout pour qui le lit), et un travail lourd. Ceci n’est plus, comme les Césars, artiste et inspiré, aussi piquant de science que de forme. Évidemment, l’œuvre n’est pas venue. Mais l’homme — l’homme qui nous l’a donnée après vingt années, lesquelles ont été probablement des années de recherches et d’étude, — est-il fini et mort sans qu’on en ait rien su, et ce qu’on en voit là, est-ce donc son fantôme ?… Avait-il épuisé toute sa flamme dans les Césars, cet éclair fixé… heureusement, puisque nous n’en voyons pas d’autres ? Y aurait-il pour le talent des morts subites, des apoplexies foudroyantes, ou n’aurions-nous donc — et même les plus forts ! — qu’une chose dans la tête, et non pas deux ?…
II §
Et, en effet, dans un sens, nous sommes tous pitoyablement unitaires. Nous sommes tous, plus ou moins, incapables de variété profonde, de riche multiplicité. Prenez l’histoire de l’esprit humain ! Les plus grands philosophes n’ont qu’une idée qui tyrannise leur esprit. Les plus grands artistes n’ont qu’un sentiment, qu’ils répètent sans cesse, qu’ils expriment toujours !
L’homme ne peut rien changer aux cordes de son instrument, quand cet instrument en a plusieurs, et le plus souvent il n’en a qu’une. C’est sur cette corde unique qu’il est obligé, nouveau Paganini (s’il l’est !), de jouer une musique à laquelle il n’ajoute, pour celui qui sait discerner partout la ligne droite sous ses courbes, que quelques arpèges ou quelques fioritures, rien de plus. Malheureusement, ce sont ces arpèges et ces fioritures que n’a point eus Champagny. Le livre de Rome et la Judée n’est pas le livre des Césars, repris dans une gamme différente, et cependant c’est toujours le livre des Césars ! C’est lui gâté, affaibli, méconnaissable… D’ordinaire, on est le clair de lune de quelqu’un, quand on est un clair de lune, mais Champagny est son propre clair de lune à lui-même, — et encore est-ce un clair de lune qui n’est pas très clair !
Puisque sa veine était tarie, puisqu’il avait donné le meilleur du sang de sa pensée à son premier livre, ne pouvait-il pas, au moins, s’imiter ?… Le sujet qu’il traitait n’était-il pas encore le Christianisme et Rome, le fond commun sur lequel il avait buriné ses Césars ! Il n’était allé que jusqu’à Néron dans le beau livre de sa jeunesse, mais n’avait-il pas à reprendre la suite du terrible médaillier de tous ces monstres, gravés sur bronze ou sur onyx ?
Puisqu’il voulait raconter la fin de la Judée sous les pieds de Rome, n’avait-il pas à nous montrer les figures de Galba, d’Othon, de Vitellius, de Vespasien et de Titus, le preneur de Jérusalem, se détachant, par le côté individuel et humain, sur des événements plus grands que l’homme, des événements de la Providence ! Ces figures, dignes de son burin d’autrefois, sont bien, il est vrai, dans ce livre, mais elles n’ont plus la même finesse, le même détail et la même énergie d’empreinte, et cependant, telles qu’on les y voit, elles sont encore ce qu’il y a de mieux dans ce livre manqué ; mais elles n’en couvrent pas l’indigence. Malgré l’extraordinaire grandeur des faits qui y sont retracés et dont l’intérêt vient d’eux-mêmes, il est, littérairement et de pensée, d’une pauvreté désolante, et les livres pauvres sont au-dessous des livres mauvais.
III §
Et d’abord il n’a pas de vue générale bien distincte ni d’unité de composition ; l’idée qu’il exprime, il la bégaye. La conclusion qui doit sortir de ces événements et de ces récits, prémisses du raisonnement que tout historien impose ou fait faire à son lecteur, il ne la tire pas avec cette force qui en serait l’évidence. Excepté pour ceux qui n’en auraient pas besoin, ce livre est vague et ajoute aux incertitudes. Or, « si j’écoute l’opinion d’autrui, — disait Goethe avec un bon sens suprême, — il faut qu’elle soit exprimée d’une manière positive, car j’ai bien assez d’opinions problématiques en moi »
. En disant cela, Goethe parlait des livres, et de toutes les espèces de livres. Qu’ils soient, en effet, des idées générales ou des faits particuliers, des philosophies ou des histoires, les livres sont toujours des opinions et des enseignements. Franz de Champagny a beau nous dire avec raison, dans sa préface, que la question pour le monde et l’histoire n’est ni la question économique, ni la question politique, ni même la question sociale, mais la question morale, la question de l’homme, de sa vie terrestre et de sa vie au-delà de la terre : « L’homme est-il souverain ou subordonné ? Y a-t-il une loi pour lui ou n’y en a-t-il pas ? S’est-il fait lui-même ou a-t-il été fait par un autre, et que doit-il à celui qui l’a fait ? »
le livre de Champagny, qui est un chrétien, n’est point, selon nous, une réponse péremptoire à cette question mère. Il est à côté. En sa qualité de chrétien, Champagny tient cette question pour résolue ; mais pourtant, puisqu’il fait un livre, c’est qu’il veut apparemment pousser ou incliner les esprits vers la solution qu’il possède et sur laquelle il est tranquille. Eh bien, son livre y pousse-t-il ?…
Il n’y discute rien. Pour montrer la divinité du Christianisme, il part des prophéties et il s’en contente. C’est un historien. Il ne les examine ni philosophiquement, ni philologiquement, ni exégétiquement. Le démon des folies allemandes ne le tente pas ; il accepte en fait la lettre des prophéties et prend sous cette dictée les événements qui se sont produits, depuis la venue de Jésus-Christ jusqu’à la chute de Jérusalem et la dispersion des Juifs par toute la terre. Seulement, montre-t-il l’accomplissement de ces prophéties avec assez de puissance ? Les suit-il avec la longueur de regard qu’il faudrait pour en poursuivre et en atteindre les conséquences universelles ? La divinité des faits qu’il affirme éclate-t-elle assez sous sa plume pour être une preuve en vertu de sa splendeur ? Dans un livre comme celui qu’il a entrepris, la preuve de vérité est dans la pénétration des faits et dans le lien dévoilé de leur ensemble. Or, pour aller jusque-là, il ne faut pas seulement posséder la foi du chrétien, mais l’aperçu de l’homme d’histoire, et peut-être ne serait-il pas de trop que de monter jusqu’au génie ?
Eh bien, c’est ce que ne fait point une seule fois l’auteur de Rome et la Judée ! Il ne s’élève pas. Il reste terre à terre, portant le poids de son sujet, un sujet magnifique qui a été touché par des mains sans force ou indignes, mais qui n’a jamais été écrit. Il n’a pas d’aperçu supérieur, et si son livre a encore, çà et là, de la vie, ce n’est pas sa faute ; ce n’est pas lui qui la lui a donnée. Cette vie n’est pas venue de son âme. Comme fait même, cette histoire, sans inspiration défaille souvent d’une manière étrange. Basée sur des prédictions indiscutées, de toutes ces prédictions qu’elle rapporte, celle de Caïn et d’Abel, au quatrième chapitre de la Genèse, qui est la plus saillante, est la seule omise ; érudition à peu de frais, qu’ont faite d’ailleurs Tacite et Flavius Josèphe, — Flavius Josèphe surtout, qu’elle embrasse presque tout entier.
Le livre de Champagny pourrait se résumer intégralement dans trois colonnes au plus : les prédictions de Jésus-Christ, l’état contemporain du monde, et la chronologie du siège de Jérusalem.
Ces trois parties, qui ne sont pas reliées entre elles par le tracé vigoureux de l’idée ou par l’artifice de la composition, semblent, du reste, avoir été faites pour l’usage de quelque journal ou de quelque revue, puis plaquées dans ce livre sans que l’auteur plus se soucie de leur ordonnance. Enfin, comme appoint à ces trois dissertations historiques, l’auteur de Rome et la Judée finit son volume par un coup d’œil sur les hérésiarques et les imposteurs païens, sur le caractère des manifestations qu’ils provoquèrent, et sur l’Église, lieux communs qu’il n’a pu renouveler. Quoique la spécialité biographique, l’art de faire bomber ou creuser un visage, soit ce qui a le plus résisté dans le talent fin et curieux de Champagny, qui fut plutôt, autrefois, dans son meilleur temps, un graveur historique qu’un historien, et qu’on ait reconnu sa pointe, malgré son émoussement, dans les profils qu’il trace d’Othon, de Vespasien et de Vitellius, il est moins heureux cependant avec des têtes comme celles d’Apollonius, de Simon le Magicien et de Cérinthe, que Suétone et Tacite ne lui ont pas préparées, marquant avec l’ongle, leur ongle coupant et terrible, les endroits où le burin devait appuyer !
Et quant au style qui revêt tout cela, le style qui donne parfois aux livres les moins agencés et les moins approfondis au moins la valeur d’un noble langage, il a péri, ou plutôt il s’est amolli, avec tout le reste, dans le piquant auteur des Césars. Franz de Champagny a encore de l’élégance, mais c’est une élégance débile. Il a encore, de temps en temps, de la finesse et de la rencontre : — « Saint Paul — dit-il quelque part — fait la police de l’inspiration »
, — mais cette finesse tourne à la mièvrerie, comme la nuance, partout diminuée, tourne à l’effacement. Enfin il a encore — nous ne voulons rien perdre de ce qui nous reste ! — je ne sais quelle grâce méprisante qui l’empêchera de tomber jamais dans les hautes niaiseries du pédantisme contemporain : « Cela est assez ignoble pour être historique »
, est un mot qui le révèle. Son mépris n’appuie pas plus que cela. Qui le croirait ? cet homme qui eut, comme écrivain, une énergie si nerveuse et si souple, le coup de griffe gracieux et mortel du jeune tigre des cirques romains, quand il touchait à la Rome corrompue et à ses abominables maîtres, cet écrivain qui s’est nourri toute sa vie de la plus pure moelle de Tacite, n’est plus qu’un talent spirituel encore, mais énervé.
Dans ce grand sujet de Rome et la Judée, dans ce vis-à-vis énorme, mais si facile à la rhétorique et aux déclamations, du monde de l’ancien Testament aboli, de la Synagogue dispersée par l’épée romaine, et de la chaire de Saint-Pierre érigée debout, dans l’apocalypse d’un monde nouveau, il aurait fallu une touche si mâle et si ferme, il aurait fallu quelque reflet surnaturel de saint Paul et de saint Jean réunis, formant le rayon d’une inspiration plus que pittoresque et plus que littéraire, et, au lieu de cela, nous avons un peintre grêle de salon, — presque un feuilletoniste d’histoire, quelque chose comme un Pontmartin historique ; car Champagny, dans ce dernier livre, a beaucoup de Pontmartin ! Mêmes qualités et mêmes défauts. Seulement, Pontmartin n’abat pas sur sa tête des sujets comme Champagny vient d’en abattre un sur la sienne. Il n’a pas à perdre ou à compromettre un passé qui proteste contre ses productions plus récentes.
Il a toujours été ce qu’il est, et Champagny, non ! Franz de Champagny a eu, un jour, cette première sensation d’une gloire qui va peut-être naître, et que Vauvenargues comparait à la douceur des premiers rayons d’une aurore. Le midi ne sera donc pas venu pour cet esprit qui promettait tant ! Faut-il désespérer ? N’y a-t-il donc plus de ressources ? « Varus, rends-moi mes légions ! »
À qui demanderons-nous, Si ce n’est à lui-même, de nous rendre l’auteur des Césars ?
Sixte-Quint et Henri IV §
E. A. Segretain. Sixte-Quint et Henri IV. Introduction du Protestantisme en France.
I §
Ce volume, très intéressant, est moins une histoire qu’une dissertation historique sur ce grand événement dont le monde moderne est sorti, — la Réforme. Malgré ces noms de Sixte-Quint et de Henri IV, dont il a étoilé le front de son ouvrage, l’auteur n’est pas un biographe à la manière de notre Audin, le grand et délicieux biographe qui n’est pas encore estimé ce qu’il vaut, et dont la gloire, comme les chênes, est si lente à venir ! De même que Audin, du reste, l’écrivain du Sixte-Quint et Henri IV24 appartient à la foi catholique. Disons-le d’abord, pour qu’on sache bien où il nous mène, c’est un ultramontain net et conséquent.
Absolu de principes comme tous les esprits qui croient à une vérité, Segretain n’en a pas moins les qualités de l’historien : le calme du regard qui voit, sans sourciller, même ce qui le blesse ; la main droite qui sait dépouiller les faits ; et la ferme qui sait les peser. Son livre est un début heureux, auquel ne manque même pas ce qui assaisonne si bien les débuts, — un peu de surprise. Segretain est d’hier dans les lettres. Il a commencé de s’y distinguer par des articles spirituels, écrits pour un journal fameux qui n’est plus, mais dans lesquels il imitait trop, selon moi, son rédacteur en chef, dont le talent, très admiré, à juste titre, de ceux qui l’entouraient, leur imposait à tous des formes… originales pour lui seul.
L’admiration est souvent un écho, et on sentait que l’écho, dans Segretain, pouvait être une voix. Eh bien, voilà la surprise ! la voix est venue. Des premières formes de son talent, il n’a gardé que l’esprit, que je lui conseille bien de garder toujours. Le livre qu’il intitule Sixte-Quint et Henri IV est une vue nouvelle, pour conduire par un chemin de plus à une conclusion déjà ancienne dans beaucoup d’esprits, c’est que la Réforme ne réforma rien, mais détruisit tout du monde qu’elle devait réformer…
La Réforme, en effet, pour tous ceux qui l’ont étudiée, fut la destruction complète et violente du monde catholique, si unitairement constitué, tel qu’il était au Moyen Âge, destruction consommée par une minorité qui ne l’eût jamais accomplie si les gouvernements n’avaient donné mieux que le nombre en donnant les forces organisées de leur pouvoir à cette minorité sans eux vaincue. Un tel résultat, dans l’état présent des connaissances historiques, ne se discute plus, tant il est visible, mais il peut s’éclairer encore. Segretain l’a éclairé. Il a eu une manière à lui de la démontrer qui a sa vigueur et sa beauté particulières, — sa vigueur dans l’étude et le rapprochement des faits et des textes de son livre, et sa beauté — sa beauté littéraire — dans l’accent étrange qui y respire, d’un impassible désespoir.
Car Segretain est un désespéré. Originalité douloureuse ! C’est un désespéré profond, qui, comme tous les désespérés profonds et complets, n’a plus de colère, et qui dit les choses dont il est le plus navré sans se passionner ou se plaindre. Pour lui, qui n’a pas d’autre conception de la vérité politique que celle-là que le monde du Moyen Âge avait réalisée, la Réforme a introduit dans le monde moderne un mal sans compensation et sans remède, et par-delà ce mal, qui n’est pas près d’être épuisé, et qui, dans sa conviction, sera la fin de tout, non seulement il ne voit rien, mais il ne regarde même pas… Que cette tristesse désespérée ait ou n’ait pas sa raison d’exister, je ne veux point l’examiner. Mais il est certain qu’elle est imposante, et qu’elle donne au livre à travers lequel elle est répandue la désolation immobile et saisissante des figures tumulaires, sobres de gestes, et une solennité sans emphase qui touche presque à de la grandeur.
II §
Et l’on est saisi d’autant plus que l’homme dans Segretain est absolu, qu’il appartient à une opinion extrême, et que c’est une coutume, assez sotte, il est vrai, mais une coutume, de croire qu’être dans une opinion extrême c’est être, de nécessité, un fougueux. L’auteur du Sixte-Quint et Henri IV, qui fait de la critique ici plus qu’il n’écrit l’histoire, ou, pour parler avec plus de précision, qui fait de l’histoire contre de l’histoire et répond personnellement à Poirson et à Michel ; l’auteur du Sixte-Quint, ancien rédacteur de l’Univers, n’a dans son livre ni flammes, ni dureté, ni morsure, ni amertume ulcérée… Il est doux comme un condamné à mort ; car il en est un au fond de sa pensée. Il fait partie d’une société qui, dans ses prévisions, faillibles ou infaillibles, mais siennes, est parfaitement condamnée à périr.
Je supplie qu’on me comprenne bien ! Segretain, n’a, certes ! pas manqué d’appeler les choses par ce qu’il croit leurs noms, et ces noms sont terribles. Mais le sentiment qui les lui fait écrire n’est plus la passion du combat. Non ! c’est bien plutôt la noire résignation de l’homme accablé par ces circonstances qui sont les conséquences inévitables du mal commis. Voilà surtout le sentiment qui circule et teint tout de sa sombre nuance dans son livre ! On voit bien qu’il serait violent, s’il le fallait. Mais à quoi bon ? On n’est plus violent quand il n’y a plus d’espérance… Le calme de l’historien ? J’ai dit qu’il l’avait, mais il a bien plus ! Il a le calme des choses finies. Il l’a tellement que, les faits montrés, il conclut à peine dans l’expression contre les hommes coupables de ces faits, et qu’il épargne à Henri IV, par exemple, ce que certainement un autre catholique, moins terrassé que lui dans son espérance, n’eût jamais voulu lui épargner !
En effet, si la Réforme est une destruction, et une destruction abominablement criminelle, surtout au point de vue des idées et de la conscience modernes, puisque cette destruction n’était pas seulement celle d’une certaine organisation, mais de l’organisation de la majorité d’un peuple, brisée par la minorité, Henri IV, qui fut le plus près d’un tel événement et qui pouvait le mieux élever une digue contre le fleuve, Henri IV a, dans cette destruction, la main qu’il n’y a pas mise pour l’empêcher, en supposant (supposition pure !) qu’il n’y en ait pas mis une autre… Henri IV a donc commis là bien évidemment une des plus grandes fautes que souverain pût commettre, même la question religieuse écartée, que l’Histoire cependant n’écartera pas, car, je le dis, en regardant bien en face les révolutions futures, ou du moins le chemin par lequel elles peuvent venir, les gouvernements doivent toujours venir à bout, quand ils le voudront, eux qui sont la force organisée, de la force qui ne l’est pas…
Segretain a par des exemples nombreux et frappants fait toucher du doigt dans son histoire la bévue des gouvernements du xvie siècle qui précédèrent celui de Henri IV, lequel paracheva et fixa les conséquences de cette énorme faute, en la commettant à son tour ; et on se demande vraiment pourquoi, en lisant Segretain, qui nous met en lumière une chose qu’avant lui on n’avait pas assez vue, ce qui prouve son extrême bonne foi et son désir de justice : c’est qu’à toutes les époques de sa vie Henri IV, quelles qu’aient été ses apostasies, avait toujours été au fond de sa pensée plus catholique que protestant !
Tel est l’un des plus curieux éclairs de cette histoire, qui en a d’autres… Henri IV fut toujours plus catholique que protestant, et c’est un catholique qui le dit et qui nous l’apprend. Oui ! Henri IV, qui a laissé dans l’histoire deux paroles à travers lesquelles on l’a vu jusqu’ici, — et pas très beau : — « Je vais faire, ma mie, le saut périlleux ! » et : « Paris vaut, ma foi ! bien une messe ! » Henri IV n’était pas l’hypocrite catholique qui jetait si légèrement son masque aux pieds de sa maîtresse.
Selon Segretain, s’il y avait un hypocrite, il était plutôt de l’autre côté. L’hypocrite, en Henri, fut le protestant. Cela déconcerte un peu les idées reçues, mais voyez si avec la nature de Henri, cette nature indifférente aux idées religieuses pour elles-mêmes, son bon sens qui touchait au génie, son ardeur de cœur et de sens, son esprit politique, pratique et si bien fait pour le commandement, voyez si le catholicisme, cette religion de l’unité et de l’ordre et qui était encore la force dans le pays, ne devait pas être préférée à l’anarchie des doctrines protestantes, scindées déjà de son temps par plusieurs communions. Assurément, l’apparence y est, mais Segretain a prouvé, avec la finesse d’une vue attentive qui prend garde à tout, que l’apparence fut une réalité. Aux pages 136 et suivantes de son histoire, il cite, d’après Tempesti, une lettre envoyée au pape Sixte-Quint par Henri de Béarn, frappé d’excommunication, et dans laquelle « il assurait Sa Sainteté qu’il avait toujours été vrai catholique et qu’il voulait mourir dans la vraie foi, mais que les trames des ligueurs l’avaient contraint à suivre la marche qu’il avait prise »
. Et en écrivant cela, Henri, qui venait de protester publiquement contre l’excommunication du Pape, ne trompait plus, — il disait son secret.
« Ce qui ressortira de tout ce travail avec une certitude historique, — écrit Segretain, — c’est que Henri n’a pas cessé un seul instant d’associer à l’idée de son couronnement (qui fut l’idée de toute sa vie) l’abjuration de ses erreurs protestantes. »
Avec la nouvelle foi de sa mère, et cette grande et populaire figure de Henri de Guise, jetant sur le trône l’ombre de son éclat, Henri de Béarn, qui craignait que ses droits à la succession des Valois ne fussent ni assez puissants ni assez assurés, crut, dit spirituellement Segretain, « que le chemin de traverse de la Réforme était le seul qui pût le conduire au Louvre… et il fit ce crochet stratégique… »
. Ce crochet est un mot heureux, car il contient un blâme, — le blâme que mérite toute tortuosité, — mais véritablement les plaisanteries d’un homme à sa maîtresse, avec qui on est toujours un peu fanfaron de vices, ne prouvent rien, et tout ce qu’on sait de la vie de Henri et de sa persistante ambition politique, appuie cette idée du crochet.
Seulement, je l’ai dit, c’est un éclair sur Henri IV, ce n’est pas une réhabilitation. Qu’importe que la casaque d’hypocrite fût rouge ou blanche, catholique ou protestante ! il n’en fut pas moins endommagé d’hypocrisie, ce joyeux et « petit compagnon », qui finit par en devenir un grand ! Il n’en reste pas moins, aux yeux de l’Histoire, qui ne plaisante pas, elle ! cette espèce de Robert Macaire héroïque à qui la France, qui aime à rire, a passé ses duplicités et ses manquements de foi et de sincérité, comme si c’étaient des plaisanteries. Mais si Segretain, comme je le crois, a bien vu dans Henri, par-dessous les gasconnades du protestant, le catholique par le tempérament, par le sens pratique, par la connaissance qu’il avait des instincts du génie et du passé de la France, sa faute, que Segretain et les catholiques absolus lui reprochent, est d’autant plus grande et devient à peu près incompréhensible !
III §
Toute l’histoire de Segretain est l’histoire de cette faute incompréhensible de Henri IV, qui s’immobilisa dans l’Édit de Nantes et resta sur le pays, dont elle brisa l’unité. S’il avait été protestant comme le prince de Condé ou Jeanne d’Albret ; s’il y avait eu en lui une fibre qui eût saigné de protestantisme sacrifié, sous son lourd manteau du roi catholique, accepté au prix d’une abjuration, je comprendrais que lui, l’homme de la politique ambidextre, eût favorisé ses anciens coreligionnaires, étant le Roi, et eût fait encore ce crochet… Faiblesse de cœur, généreux souvenir de ses compagnons d’armes ! Mais l’histoire de Segretain nous a donné le mot du protestantisme de Henri. Rien de tout cela n’eut lieu.
D’un autre côté, l’idée de l’égalité de toutes les religions devant le pouvoir politique et civil n’était point née. L’Hôpital lui-même n’était allé que jusqu’à un simple édit de tolérance : or, l’Édit de Nantes reconnaissait un droit… Enfin, il y a plus encore : les idées modernes existaient si peu sur l’égalité des cultes et la liberté religieuse, que ces idées, maintenant en possession de tous les esprits, sans l’Édit de Nantes n’auraient peut-être jamais existé. L’une des plus belles discussions de ce livre de Segretain est celle-là, dans laquelle il démontre la fausseté de la thèse de l’émancipation de la pensée et de l’homme esclave brisant ses fers, que des écrivains de parti ont toujours soutenue avec succès à propos de la Réforme, et fait admettre à l’ignorance, non pas gobe-mouche, mais gobe-montagne de ceux qui les lisent.
Il prouve admirablement, au contraire, qu’au xvie siècle les novateurs, à commencer par Luther lui-même, ne surent d’abord où aller, voulant une réforme des mœurs, mais tenus en respect par le dogme et l’opinion des peuples qui aimaient encore la « Sainte mère l’Église ».
La faute de Henri fut donc incroyable. Si on en lave son caractère, on en tache son génie, et c’est en lui tout l’homme d’État qu’il faut accuser. Si catholique que soit Segretain, n’allez pas croire pourtant qu’il ne fasse pas tout aussi bien qu’un autre la part du temps et des situations, qui ne sont jamais que l’engagement des fautes commises par nous-mêmes ou par ceux qui nous ont précédés… Il ne lui répugne nullement que Henri, venant après une guerre civile, eût accordé aux protestants la tolérance à laquelle seule ils avaient droit. Mais cela suffisait. Cela était assez pour un pouvoir généreux et habile.
La faute, la grande faute de Henri fut moins l’Édit de Nantes que sa teneur, qui replaçait en vis-à-vis de guerre, dans la société et dans la loi, les anciens vainqueurs et les anciens vaincus du champ de bataille. Cette faute, Richelieu la paya pour Henri plus que Henri lui-même. Il reprit, il est vrai, la Rochelle aux protestants aidés de l’étranger, mais il ne put jamais refaire, comme elle l’avait été, l’unité française. Il y usa sa vie. Il y échoua sublimement. Il nous faut la faute de Henri IV pour nous faire voir combien Richelieu est grand ! Quant à Louis XIV, qui exagéra Richelieu, il vint trop tard. L’heure était passée. Il y a une étoile du berger qu’il ne faut pas plus manquer en politique qu’en amour !
IV §
Telle est la trame d’idées et telles sont les conséquences qui ressortent de la très lucide dissertation de Segretain, qui coupe si nettement le courant troublé des histoires contemporaines sur le xvie siècle, comme l’angle d’un cristal coupe un flot fangeux. Au milieu des raisonnements politiques, appuyés de faits, qui sont le fond de cet ouvrage, évidemment écrit pour des lettrés qui savent ou doivent savoir l’histoire, et où il n’y a jamais le terre-à-terre d’une narration, se dressent, peintes, deux à trois figures, auxquelles l’auteur attache l’éclair qu’il a mis à la figure de Henri IV, ce sensé, qui n’eut jamais, en faisant le huguenot, une seule des passions huguenotes, qui voyait clair en se cachant, et honora toujours l’Église, même quand il l’insultait !
Par exemple, maintenant que j’ai lu Segretain, je connais mieux Henri de Guise, cet ambitieux non par lui-même, mais par influence de famille, trop négligemment et fièrement grand pour être ambitieux, s’il n’avait pas eu des parents qui le poussaient vers le pouvoir comme les mauvais Génies de son génie, et qui, pour le faire roi, auraient été forcés de le porter à bras, lui et son cheval, jusqu’au milieu du chœur de la cathédrale de Reims ! Gracieux grand homme de la race des César et des Alcibiade, dédaigneux de la mort comme du pouvoir, parce qu’il se sentait si puissant ! et qui n’en fut pas moins tué par Henri III, ce ver de terre, ou plutôt de boue, redressé enfin sous le mépris !
Mais de toutes les figures que Segretain nous a peintes, celle qui domine, à dessein, toutes les autres, est la majestueuse figure de Sixte-Quint, opposée à la figure de Henri IV, dans ce livre qui porte leurs deux noms, mais non dans un but d’antithèse. C’est autour de la figure de Sixte-Quint que l’allumeur d’éclairs que Segretain est dans l’Histoire en a fixé quelques-uns, que le préjugé ou la mauvaise foi, nous l’espérons, n’éteindront plus. Sixte n’est guère connu que comme un justicier, une espèce de Richelieu sous la tiare, plus grand pourtant que ce Richelieu que je m’obstine à trouver grand, quoiqu’il manque de charme, — oui ! plus grand de toute une hauteur de ciel. Richelieu disait qu’il n’avait jamais eu pour ennemis que les ennemis de l’État ; Sixte, qu’il ne craignait que le péché, et non les hommes.
Toute la différence entre ces deux hommes est dans ces deux mots. Grandeur consentie d’Ordre temporel, on n’a jamais pensé à considérer Sixte comme une grandeur d’Ordre divin. Le Justicier terrible a caché le Saint.
Mais, ne nous y trompons pas ! Sixte-Quint est bien moins un pape de génie que LE PAPE, dans son indéfectibilité. Rien ne montre mieux ce qui mène la barque de saint Pierre sur les flots des tempêtes humaines que le récit fait par Segretain de cette vie inébranlable et inaltérable, la seule qui fut calme quand tout était agité autour d’elle, au temps effroyable où elle fut. L’admirable histoire des rapports de Sixte avec Henri IV, avec l’Espagne, avec la France, avec la Ligue, est racontée par le nouvel historien, et ces rapports sont, hélas ! le dernier magnifique spectacle que la Papauté ait donné au monde qu’elle avait fait, dans ces derniers jours où il allait lui échapper !
Qu’on lise cela ! Que surtout les ennemis du catholicisme apprennent d’un homme qui ne déclame point une seule fois, qui ne crie point et qui s’est peut-être comprimé le cœur pour ne pas crier, en écrivant ces choses désespérées qui, pour lui, sortent de son livre ; qu’ils apprennent ce que fut ce Sixte-Quint qui aima la France, et même Henri IV, mais qui sut résister à Henri, à la France, à la Ligue elle-même, à l’Espagne, la catholique Espagne, qu’il finit par impatienter, — car, chose curieuse ! un prêtre espagnol, en pleine chaire, demanda que Sixte fût déposé comme fauteur d’hérétiques, — et cela pour avoir voulu rester LE PAPE, et n’incliner d’aucun côté les droits de sa paternité sublime. Le détail dans lequel nous ne pouvons entrer, on le trouvera dans Segretain, qui a peint cette figure de Sixte, impersonnelle comme la Sagesse, la Justice et la Charité, avec l’intelligence d’un homme qui a le sentiment de la Papauté.
Dans un tel sujet, qui élève l’artiste au-dessus de ses vaines fantaisies, on regrette pourtant, au nom de l’imagination, mais de l’imagination catholique, que le gardeur de pourceaux dans Sixte n’ait jamais existé, — pas plus que la scène tonitruante de l’Ego sum papa ! ce cri de combattant pour l’Église à qui sa force était, par l’élection, tout à coup révélée. L’auteur du Sixte-Quint nie absolument ces deux circonstances que nous aimons comme des légendes ; car les légendes sont l’idéal du vrai, et non pas le faux, comme le croient d’imbéciles philosophes. Segretain traite de scurrilités ces histoires de Leti et les dédaigne. C’est la seule chose sur laquelle nous ne sommes pas d’accord avec le spirituel historien. Même humainement, toute cette poésie de haillons, comme il dit, nous a toujours semblé très belle ; mais religieusement, c’est une pourpre. Cela ne rabaisse point Sixte-Quint d’avoir été un de ceux que Jésus-Christ appelle « ses membres » avant d’avoir été son représentant sur la terre, et, au contraire, la grandeur d’un si grand homme se voit mieux quand on la mesure à la profondeur d’abjection dont il est sorti.
Gustave III §
Léouzon-Leduc. Les Couronnes sanglantes : Gustave III.
I §
D’après le titre général qu’il a placé au-dessus du titre particulier de son livre sur Gustave III, Léouzon-Leduc a le projet de nous donner une série d’histoires, sans autre lien entre elles que la catastrophe qui les termine. Les Couronnes sanglantes !25 annonce-t-il. Bon diable de titre en librairie, provoquant admirablement l’abonné du cabinet de lecture, qui voudrait que toute l’histoire du monde fût une Gazette des tribunaux. Pourquoi ne l’a-t-on pas écrit, ce titre-là, en grandes lettres rouges, sur la couverture du volume, ou même surmonté d’une couronne au vermillon, qui dirait encore mieux la chose ?… Cela eût aussi mieux rappelé le chapeau de cardinal de l’autre jour sur le Dubois de Capefigue, car Léouzon-Leduc, j’en suis fâché pour son originalité, est un imitateur de Capefigue, en ceci, du moins, qu’il veut faire l’illusion d’une œuvre d’ensemble en plaquant la même étiquette sur plusieurs livres différents.
Je ne l’insulterai pas au point de penser qu’il croit naïvement mettre dans ses travaux une grande unité, parce qu’il donne un seul titre à plusieurs récits ; il sait bien, tout autant que nous, que ce qui fait l’ensemble de toute composition, c’est une idée. Mais il n’a point l’idée… Or, quand l’idée manque, l’idée autour de laquelle on centralise les faits et par laquelle on les explique, peu importe alors que les histoires ramassées à toutes places dans les annales des États, et qu’on enfile les unes au bout des autres, s’appellent les Reines de la main gauche, sujet galant, ou les Couronnes sanglantes, sujet sinistre. Cela n’intéresse que la vitrine pour laquelle ces histoires sont faites. C’est du déballage ou de l’exposition plus ou moins intelligente. Mon métier n’est point de noter cela. Seulement, j’ose affirmer que de telles rubriques, employées bien plus pour accrocher le public qui passe que pour satisfaire le public qui s’assied, un véritable historien, si jamais on les suggérait à sa pensée, les rejetterait avec le mépris qui convient.
Ceci donc équivaudrait à dire, dès les premières lignes, que ce pauvre Léouzon-Leduc n’est point un véritable historien, et que l’emploi de ses procédés donne juste (ce qui serait bien dur) l’idée exacte de sa manière. Et cependant, c’est la vérité. Je viens de lire son Gustave III avec toute l’attention que mérite un livre d’histoire, et particulièrement un livre d’histoire sur un homme qui, jusqu’ici, n’a pas été jugé, et sur lequel nulle plume, de celles-là qui fixent la lumière et clarifient la renommée, n’a fait tomber ce jour terrible qui reste une immortalité.
Élevé, par les uns, pour des qualités très réelles et dont quelques-unes furent brillantes, et abaissé, par les autres, pour des vices tout aussi réels et une inconsistance peut-être pire encore, Gustave III attend toujours sa gloire. Il n’a eu que son bruit, et le bruit le plus éclatant peut expirer très bien dans une gloire qui n’aura pas le verbe très haut. Diapason à prendre et à nous donner de la gloire de Gustave III, c’était là ce qu’on aurait pu attendre de Léouzon-Leduc s’il avait eu la vocation de l’historien, et s’il avait vu dans l’histoire autre chose que l’intérêt matérialiste d’une même catastrophe et l’amusette tragique d’un mélodrame, — de toutes manières, infiniment trop répété !
II §
C’est, en effet, une bonne fortune, — et même la meilleure de toutes les fortunes, — pour qui se sent en soi le moindre génie historique, que de rencontrer sous sa main de ces figures très rares, à caractère ambigu ou à double caractère, qui exercent la sagacité et donnent un prix plus grand encore au mérite de la justice. Or, voilà suprêmement le roi de Suède, Gustave III. Ce héros de bal masqué, tué en plein bal masqué, par une de ces permissions providentielles qui semblent l’ironie du sort et parachèvent toute une destinée, ressemblait beaucoup à ces masques qui figurent deux personnes à la fois et réunissent, dans une opposition piquante, par exemple le profil d’un bel officier, à l’étincelant uniforme et au mâle visage, et le profil d’une femme en tous ses atours, pleine de langueur ou de coquetterie…
Tel il fut dans sa vie, tel il apparaît dans l’histoire, cet homme plus étrange que grand à coup sûr, mais qui prend l’imagination par son étrangeté même ! Oui ! il y a en Gustave III deux physionomies très distinctes et très différentes, et ces physionomies ont presque au même degré les deux sexes… Ce beau Sardanapale du Nord, qui, comme l’autre Sardanapale, aimait à s’habiller en femme dès son enfance et continua de pratiquer ce travestissement (qui ne le travestissait déjà pas tant !), fut tout à la fois homme et femme, non pas seulement dans ses jeux, mais dans ses goûts et ses facultés.
Phénomène très particulier, même dans cet ordre de phénomènes qui s’est quelquefois répété dans l’histoire ! curieux et même très curieux personnage ! Par un contraste qui fait mieux ressortir la duplicité étrange d’une nature qui semble relever autant de la tératologie que de l’histoire, Gustave III eut toute sa vie pour adversaire, et même pour adversaire déconcertant, une femme, — une femme-homme, comme lui, il était un homme-femme, — cette Catherine II, surnommée la Sémiramis du Nord par ceux-là qui ont oublié d’ajouter que Gustave III en était le Sardanapale, et, chose à noter dans tous les deux ! chez elle l’homme n’emporta jamais entièrement la femme, et chez lui la femme n’abolit jamais tout à fait l’homme.
Dans ce temps du xviiie siècle, dans ce temps d’anarchie si universelle que le désordre semblait passer jusque dans la physiologie humaine, et où des Chevalières d’Éon intéressaient toute l’Europe, la monstruosité s’arrêtait à cette limite, chez Gustave III et Catherine II, que l’homme qui gagne les batailles, l’homme toujours l’épée au vent, quand le danger souffle, était perpétuellement debout en Gustave l’efféminé, dans le Sardanapale au miroir qui ne demandait pas mieux, ma foi ! que de monter au bûcher tous les jours de sa vie ; — comme la femme, la vraie femme, aux passions et aux qualités de la femme, la Ménagère sublime qui fit vingt ans le ménage de la Russie, était aussi dans Catherine, et, malgré ses airs parfois hommasses, n’en bougea jamais ! Tous les deux, par ce côté, du moins, restent imposants devant l’Histoire, au-dessus ou à côté du ridicule et du mépris qui s’attachent aux prétentions ou aux faits contraires aux lois de la nature humaine ; mais elle plus imposante que lui, — et c’est justice ! — car la femme-homme est toujours au-dessus de l’homme-femme, pour sa peine, étant le plus élevé des deux, d’être descendu.
Eh bien, c’est ce phénomène qui saute aux yeux dans la vie de Gustave III, c’est cet hermaphrodisme de son personnage historique, qu’il eût été intéressant d’étudier et de mettre en valeur dans le récit qu’on eût fait du règne de cet homme qui avait, à la fois, trop et trop peu pour être cette simplicité équilibrée et toute-puissante que l’on appelle un grand homme ! Mais Léouzon-Leduc se soucie bien d’aller chercher les mystères de la nature humaine à travers les écorces, obscures ou transparentes, de l’Histoire ! Il ne se soucie que d’aller à Stockholm nous chercher un petit document dans l’intérêt des petites chroniques qu’il prend pour de la grande Histoire, et il est content… d’être revenu. Cela ne suffit point. Retournez, monsieur… Certes ! je ne blâme pas ces voyages entrepris dans un but de renseignement historique. Mais, enfin, l’Histoire n’est point une commission bien faite qu’on rapporte dans ses bagages… Or, en conscience, et d’après son livre, il me serait impossible de savoir ce que serait comme historien Léouzon-Leduc s’il n’était pas allé à Stockholm. En histoire, c’est là sa spécialité.
On le sait, et nous avons eu l’occasion de le dire souvent, Léouzon-Leduc est un chroniqueur de journal, mais un chroniqueur dans le genre sérieux, diplomatique, cravaté de blanc, constellé même un peu, je crois, qui a pris depuis longtemps les royaumes du Nord pour son simple département, et c’est ainsi qu’il nous a raconté autrefois la Russie, comme il nous raconte maintenant la Suède. Ce qu’il dit de tous ces pays pourra servir — sauf contrôle, cependant ! — à l’historien qui voudra, lui ! les pénétrer et les faire voir, dans le fond comme à la surface. Mais le renseignement n’est pas l’Histoire. Je rends hommage au renseignement, mais je ne le prends pas pour de l’Histoire. C’est du mortier et des pierres pour la bâtisse… En termes de maçon, Léouzon-Leduc a gâché pour le compte de quelque historien qui viendra plus tard. C’est bien, chacun fait sa besogne ! Mais ce n’est pas plus que cela. Il ne faut pas s’extravaser…
Il n’y avait guères sur Gustave III de connu, en France, que de mauvais livres, écrits par de basses plumes du xviiie siècle, comme le livre de l’abbé Roman, par exemple, les Cours du Nord, romanesques et suspectes ; de Brown, et l’assommant Coxe, traduit comme ils traduisaient l’anglais au xviiie siècle ! Léouzon-Leduc a donc parfaitement raison de se vanter d’être allé à Stockholm consulter la Correspondance inédite du Baron de Staël, les Papiers posthumes de Gustave III, la Collection d’Engestroem et de La Gardie, etc. ; je tiens ceci pour excellent, utile et honorable. Mais cela ne dispensait pas de l’obligation, pour un historien de Gustave III, de nous peindre d’abord, ensuite de nous faire comprendre, et finalement de juger définitivement ce même Gustave III. Au contraire. Cela y autorisait.
III §
Autorisation inutile ! Léouzon-Leduc ne peint, ne fait comprendre ni ne juge Gustave III. Il n’est ni l’écrivain pittoresque, ni l’écrivain moraliste, ni l’écrivain judicieusement profond qu’il faudrait pour constituer la triplicité de talent qui est de rigueur quand on ose toucher à l’Histoire. Le chroniqueur de journal qu’il ne cesse d’être pendant tout le cours de son récit a le ton propret de son métier, quand il n’en a pas les vulgarités déclamatoires et prudhommiques ; car il a souvent des phrases dans ce goût charmant : « Le prince Charles ne tarda pas à s’abandonner à de folles amours et à délaisser la femme qu’il avait épousée pour concentrer en elle toutes ses affections et en faire la souche honorable de sa postérité. »
Il est impossible, comme vous voyez, d’être plus distingué.
Eh bien, c’est dans ce ton qu’il va, qu’il va droit devant lui, comme s’il revenait de… Stockholm ou de Pontoise, ne faisant jaillir sur sa route ni aperçu nouveau, ni opinion nette dont l’esprit du lecteur puisse être reconnaissant au sien, sur ce règne brillant et délabré qui commença si bien et finit si mal, plus semblable à un carrousel ou à une représentation théâtrale qu’au règne d’un roi sérieux qui sent sa fonction jusque dans le plus profond de sa conscience ! Mascarade entre deux mascarades, entre Gustave III élevé dans des jupes de petite fille, et Gustave III tombant au bal, en domino, sous le coup de pistolet d’Ankarstrœm !
Et, de fait, tout est masque dans Gustave III, tout est spectacle, faste, coquetterie, passion de femme qui a le besoin, le besoin enragé de faire de l’effet en se faisant voir ! C’est là ce qui explique tout dans la vie de cet incroyable roi, que Catherine, en belle mauvaise humeur, comparait spirituellement à « un comédien en voyage »
, et justement c’est ce qui explique ses ribambelles de voyages qui n’étaient que de la coquetterie étouffant dans cette toute petite Suède, et qui voulait déborder sur le monde et y régner sur tous les cœurs !
C’est ce qui explique sa fureur de fêtes et de costumes et cette jeunesse dorée qu’il entretenait autour de lui et pour le luxe de laquelle il saigna à blanc son malheureux royaume, finissant par de la fausse monnaie, mascarade d’écus, — moins joyeuse que les autres, celle-là ! C’est ce qui explique enfin sa politique, qui entassait le mensonge et les tentatives de séduction personnelle, jusqu’à l’heure où une inconséquence de femme crevait tout à coup les mensonges de femme et emportait le brillant et faible réseau !
Prenez garde de vous y tromper : le chevaleresque Gustave III n’était chevalier que par l’attitude !
Masqué de son casque à la Galaor, à la visière baissée, ce masque éternel avait l’esprit corrompu des roués de son temps. Il se jouait de Dieu et des hommes dans une éloquence pleine d’eux qui allait au cœur… Tête vertigineuse, mobile et tenace, trait juste que Léouzon-Leduc a rencontré, je ne sais comment, suffisant sans scrupule, élégamment cynique, on le vit donner des spectacles presque comiques dans leur abaissement. Ainsi, il vendit des biens d’Église, et devint distillateur et marchand d’eau-de-vie dans les proportions d’un monopole immense, pour faire vivre dans leur luxe effréné ceux-là que Léouzon-Leduc appelle hardiment ses mignons… L’un des plus comiques de ces spectacles fut sa coquetterie avec les Francs-Maçons et le prétendant d’Angleterre, qui était grand-maître de l’Ordre, auquel, dans des vues de conquête politique, il voulut succéder ; et surtout ce fut sa réclamation, comme Maçon, de la Livonie, qui avait jadis, comme on sait, appartenu aux Templiers…
Extravagant, mais d’une extravagance qui passait comme un coup de vent, il rêva tour à tour qu’il prendrait la Norvège, qu’il confisquerait le Danemark, qu’il entamerait la Russie ; et il intrigua, brouilla, remua, mais stérilement, dans le sens de tous ces rêves, lesquels n’eurent de réel qu’une superbe bataille navale qu’il gagna lui-même en personne, — belle inutilité de plus !
Voilà pourtant, quand on va un peu au-dessous de l’oripeau ou qu’on l’écarté, ce qu’on trouve en ce rêve de Gustave III, la ruine éblouissante de la Suède ! J’ai dit qu’il avait bien commencé et mal fini, et ce n’est pas le mot ; bien avant la fin, la grandeur de vingt-quatre heures qu’avait eue Gustave, quand il fit son célèbre coup d’État qui émerveilla l’Europe, fut vite fanée. Mais il garda toujours de cette journée je ne sais quelle inextinguible auréole. Quoi qu’il devînt plus tard, il bénéficia toute sa vie de ce coup d’État, galant et bien troussé, accompli sans un seul coup de feu, parce qu’on était bien résolu à en tirer dix mille s’il le fallait. Ce chef-d’œuvre de bonne humeur dans l’audace et l’exécution, qui refit un roi en Suède, rétablit la tradition historique, et arracha le pays aux oligarques corrompus qui le vendaient, morceau par morceau, aux enchérisseurs étrangers, fut la grande leçon donnée pour jamais aux Pouvoirs faibles qui savent oser… Et ce restera la gloire de Gustave III de l’avoir donnée, cette leçon.
Un tel acte prouva tout d’abord qu’il y avait dans les veines de cet efféminé, grandi comme Achille sous des vêtements de femme, mais qui se jetait à l’épée, deux gouttes de sang des Wasa qui ne devaient pas froidir et furent toujours prêtes à remonter à ce grand front vaniteux et fuyant qu’on lui a fait dans ses portraits, et la seule chose — le front — qui ait jamais fui, en pareil homme ! car il eut beau être équivoque en bien des points, cet homme-femme par la vanité, le mensonge, la parure et l’inconsistance, il était et resta un homme par l’audace.
L’audace, qui fait pardonner tant de choses, fut sa seule vérité et sa seule virilité. Cet Henri III des cours du Nord, qui eut peut-être tout du Henri III de France, excepté la dévotion, attendu qu’il était du xviiie siècle et ne faisait pas avec son temps un anachronisme, cet Henri III des cours du Nord ne perdit pas comme l’autre, en se dépravant, son héroïsme. Il le garda fièrement jusqu’au jour où, chevalier de la Royauté dans son pays, il voulut l’être encore de la Royauté en Europe, et se leva, champion couronné, contre la Révolution française, qui l’eût probablement vaincu, mais qui, l’eût-elle tué, aurait fait mieux pour lui que le pistolet qui l’assassina, entre deux quadrilles, sous un domino !
Sans doute, il fallait qu’il mourût comme il avait vécu ! Le roi de théâtre qu’il avait été trop fit payer l’autre roi qu’il était aussi, cet autre roi qui, le jour même de son coup d’État, avait su mettre si lestement par-dessus ses bas à jour, aux coins d’or, la botte que Charles XII portait à Bender, et qu’il voulut envoyer à la Suède révoltée, pour la gouverner pendant son absence ! Une circonstance qu’un historien qui sait la valeur de tout dans une pareille histoire ne peut oublier, c’est qu’à ce bal où il fut tué il parut d’abord à visage découvert, intrépide et incrédule comme César, comme le duc de Guise, comme tous les héros, — ayant dans sa poche aussi l’avertissement qu’il bravait, une lettre écrite par un des conjurés contre sa vie, — et qu’après s’être fait voir ainsi, il rentra chez lui, prit un domino et un masque, et revint pour mourir comme il avait vécu, en costume de fête et masqué !
IV §
Tel fut le Gustave III que j’aurais aimé à revoir vivant, et qui n’est que le fantôme de ce qu’il fut dans l’histoire de Léouzon-Leduc. Même la catastrophe, en vue de laquelle l’histoire tout entière a été écrite par le mélodramatique auteur des Couronnes sanglantes, même cette catastrophe est sans émotion partagée, sans expression digne des faits pathétiques dont le récit déborde à chaque pas ! L’auteur y décrit tout. Il ne nous fait grâce ni d’un paravent ni d’une lampe ; et, dans ces moments suprêmes, ces détails peuvent avoir leur grandeur et faire la vérité plus vraie : — il s’agit de savoir les placer et les remuer d’une main puissante.
Mais c’est précisément la main puissante, comme la tête puissante, comme le cœur puissant, qui manquent à Léouzon-Leduc en histoire ; il n’y est qu’un ramasseur de faits et un chroniqueur. Et encore, puisqu’il prend le renseignement pour l’histoire, je lui signalerai un chapitre qu’il a intitulé Mystères. C’est le chapitre, très scabreux, du reste, du mariage de Gustave III et du nuage d’infamie qui pèse toujours sur ce mariage, et dans lequel j’aurais désiré plus de certitude et plus de clarté. On ne fait point de l’histoire pour écrire des mystères, mais pour pénétrer les mystères, quand il y en a dans les événements de ce monde, et surtout quand on n’existe, comme historien, que par les faits qu’on est allé trier sur tous les volets de Stockholm !
Le roi René §
Lecoy de la Marche. Le Roi René.
I §
Je ne sache rien de plus intéressant, de plus animant pour la Critique que les inconnus. Ceux que l’on connaît, bien souvent on les connaît trop, et les inconnus, on va peut-être gagner à les connaître ! En voici un, de ces inconnus ; du moins, il l’est pour moi. C’est Lecoy de la Marche, l’auteur de cette nouvelle Histoire du Roi René26, — car elles ont plu, depuis quelque temps, les histoires sur le roi René ! Nous avons eu celle de Villeneuve-Bargemont, celle de Quatrebarbes, celle de Vallet de Viriville, toutes insuffisantes, nous dit Lecoy de la Marche, du haut de la sienne et du fond de sa modestie…
Quant à moi, je ne connais rien de Lecoy de la Marche. J’ignore ce qu’il est, et d’où il sort, et ce qu’il a fait, s’il a déjà fait quelque chose. Je ne connais que son livre, qui m’a attiré par l’obscurité de son auteur. Et que Lecoy de la Marche ne voie pas dans ce que je dis là rien de plus que ce que j’y mets. Ce n’est pas pour moi une mauvaise note, d’être obscur. Par ce temps de ruée vers une publicité insolente, il y a quelque chose de virginal dans l’obscurité que je ne puis m’empêcher d’aimer, et quelque chose aussi toujours d’un peu prostitué dans la gloire, qui me la gâte et me pousse à la mépriser. Lecoy de la Marche, qui a l’une encore, aura-t-il l’autre un jour ? Est-ce un écrivain qui doive, dans un temps éloigné ou prochain, faire autorité en histoire ?… Rappelez-vous cet Urbain Legeay, qui, d’un revers de plume, — mais d’une plume aiguisée pendant trente ans, — décapita, dans sa forte Histoire de Louis XI, tous les historiens qui avaient parlé de ce grand roi, plus grand qu’aucun d’eux ne l’avait dit… Il pouvait les remplacer tous ! Lui seul, en effet, cet Urbain Legeay, — un obscur toute sa vie, mais qui est sorti, après sa mort, de son obscurité, pour entrer dans la lumière de son livre, — lui seul a enfin mis la dernière main à la notion intégrale de Louis XI, de ce roi immense, calomnié, rapetissé et caricaturé par de sottes histoires. Lecoy de la Marche, qui a écrit l’histoire de René d’Anjou, un contemporain de Louis XI, et qui n’est pas plus content des histoires qui ont précédé son histoire que Legeay des histoires qui avaient précédé la sienne, nous donne-t-il à son tour cette chose plus rare qu’une histoire de plus et que Legeay nous a donnée ?… Nous donne-t-il un historien ?…
Il est vrai que le roi René pèse un peu moins que le roi Louis XI dans la balance de ceux qui sont de poignet à peser les hommes de l’Histoire. Le roi René, auquel n’ont manqué non plus ni la calomnie ni la caricature, n’a point l’importance majeure et absolue de l’homme qui a fait la monarchie française commencée par le doux saint Louis et achevée par le terrible Richelieu. Mais l’histoire ne se bâtit pas seulement à coups de grands hommes, et, quand ils ont agi, il y a encore de l’histoire d’à côté… Le roi René est de cette histoire à côté. Ce n’est point ce qu’on peut appeler un grand homme, mais c’est une belle et noble figure féodale, à laquelle Lecoy de la Marche a essayé de restituer des traits légèrement et cruellement méconnus. C’est un de ces infortunés historiques plus hauts que leur destin, et qui sont malheureux jusque dans la mémoire qu’on en garde. On l’a enterré sous deux mots, qui cachent tout ce qu’il fut comme une épitaphe. On l’appela le bon Roi René, et il n’est plus pour la postérité que le bon Roi René… C’est comme dans la comédie. L’Histoire est souvent une amère comédie !
Et dans une embrassade on leur a, pour conclure,Fait vite envelopper toute la procédure !
L’embrassade, c’est cette appellation sentimentale du « bon Roi René », et la procédure, c’est son histoire, étouffée sous ces deux mots d’où Lecoy de la Marche la tire pour nous la dérouler.
II §
Augustin Thierry l’avait oubliée. Elle lui revenait de droit. Lui qui, dit-on, préférait systématiquement les vaincus aux vainqueurs dans l’Histoire, il devait écrire cette vie de René d’Anjou. Où aurait-il jamais rencontré un homme plus complètement vaincu que ce René, qui méritait tous les bonheurs et toutes les victoires, et qui est un exemple de cette fatalité incompréhensible, trop cachée dans les profondeurs de la Providence pour que nous puissions la découvrir. Est-ce ce caractère de malheur complet et immérité qui a déterminé Lecoy à écrire cette vie, qui n’est pas, après tout, un de ces grands sujets tentants pour un historien moderne, s’il n’a pas, comme Thierry, l’imagination sentimentale et mélancolique… Certes ! René d’Anjou n’est pas Childebrand, et Lecoy de la Marche n’est pas ignorant comme le poète dont Boileau se moque ; mais, franchement, on ne voit pas très bien pourquoi, si on n’écrit pas une histoire générale de France où le roi René tient naturellement sa place, on a détaché de cette histoire et pris à part, comme un homme assez grand pour se présenter seul, ce roi qui se fond dans les événements de son siècle, — qui n’a pas dévoré son règne d’un moment, comme dit Corneille, mais que son règne d’un moment, si cela peut s’appeler un règne, a dévoré ! Le nouvel historien du roi René n’est pas une de ces imaginations romanesques et passionnées qu’on rencontre parfois en histoire, et qui y jettent un éclat soudain. Ce n’est pas un de ces ardents épouseurs du passé qui aiment et défendent les causes perdues, et le pauvre René d’Anjou a perdu toutes les siennes ! Si le style est l’homme, Lecoy de la Marche doit être un grisailleur de cette école historique rationaliste et ratiocinante, doctrinaire et morne, dont le fondateur fut Guizot. Le hasard seul d’une trouvaille de bibliothèque, le bonheur de quelque carton à renseignements découvert, a pu lui faire mettre la main précisément sur ce sujet d’étude, si éloigné des préoccupations de ce temps, et travaillé, du reste, je le reconnais, avec une conscience qui devrait être du talent, pour sa peine, mais qui malheureusement ne l’est pas toujours…
L’auteur de cette récente histoire du roi René l’a proprement nettoyée de tous les récits légendaires qui l’obstruaient, car la Légende s’était enroulée comme une liane autour de ce vieux chêne qu’elle avait fini par cacher. Mais une conscience, même doublée de science, ne suffisait pas pour écrire l’histoire de cet homme, qui fut un si beau et si héroïque jeune homme, de ce brillant roi de batailles et de pas d’armes qui avait du François Ier avant François Ier, et dont l’Histoire, qui l’a trop bonhomisé, ne se souvient que comme d’un « roi d’intérieur » et d’un vieillard occupé de frivolités littéraires et de bric-à-brac artistique. Ce qui est, selon moi, le dernier coup que la destinée, qui a souvent le pied de l’âne, ait appliqué à ce lion, non pas mourant, mais mort… En vérité, pour nous ressusciter cet éclat et nous apitoyer à distance sur cette misère, il faudrait le génie de Chateaubriand !
III §
Le René d’Anjou qui est maintenant, grâce au cliché de l’histoire, « le bon Roi René », comme on dirait « le bon vieux roi Nestor », quoiqu’il ait eu une jeunesse d’Achille, s’appelait simplement, dans cette prime jeunesse, Monsieur René. Il était le dernier descendant de la grande maison d’Anjou dont le chef fut Charles d’Anjou, frère de saint Louis, qui trempa sa pourpre royale dans le sang du jeune Conradin… Ce sang versé devait peut-être mordre comme un acide mortel dans cette pourpre, et dessécher le pied de cette race qu’il avait arrosé. L’inexplicable malheur de René, innocent comme toutes les victimes expiatoires, s’expliquerait alors. Il serait le paiement de l’innocence et du droit immolés dans la personne de Conradin. Duc de Bar et de Lorraine par héritage, René d’Anjou, qui ne mit jamais qu’un fantôme de couronne sur son casque, fut roi de Sicile et de Jérusalem ; mais, roi de Sicile titulaire, il n’y régna réellement que le temps qu’il y combattit, et ce nom de Jérusalem, qui sonnait encore si haut de son temps, ne fut autour de lui que le vain bruit d’un clairon qui, hélas ! ne sonnait plus la charge ! Opprimé par le poids de ces deux royaumes, René d’Anjou, un des puissants féodaux d’une époque où la France, dont son État faisait féodalement partie, était déchirée par les Anglais, René d’Anjou était le fils d’Yolande d’Aragon, une grande femme d’un temps où les femmes furent plus grandes que les hommes, et qui, presque Blanche de Castille par le caractère et par la sagesse, l’avait élevé presque comme saint Louis. En effet, de bonne heure, René rappela saint Louis. Sans l’égaler jamais, il est vrai, cet être incomparable dans l’histoire, il le rappela par sa chevaleresque bravoure, sa piété et son courage dans la captivité ; car, victime d’un sort incroyable, René d’Anjou a commencé sa jeunesse et son règne par la captivité ! Vaincu dans la « piteuse et douloureuse journée de « Bulgnéville », où s’agitait, sous la lutte des intérêts féodaux, la grande question de domination posée entre la France et l’Angleterre, ayant à cette bataille combattu le dernier avec cette furie qui était le caractère de sa bravoure, blessé à trois places et au visage, il fut obligé de se rendre au duc de Bourgogne et emmené prisonnier à Dijon. Le duc de Bourgogne, c’était alors Philippe le Bon, comme dit l’histoire avec une profonde duperie ou une ironie plus profonde (on ne sait pas lequel des deux), et il usa, cet excellent duc, de sa victoire, avec la cruauté insolente et rapace d’un Bon de son espèce… Élargi un moment, au prix de ses deux enfants laissés comme otages, mais se souvenant, dit son historien, qu’il était le petit-fils du roi Jean, et revenu bientôt se remettre dans les dures mains de son vainqueur, René d’Anjou, au moment même où la France se réconciliait avec la Bourgogne et allait jeter à la porte l’Anglais, fut abandonné tout à coup par Charles VII, pour lequel il avait combattu. Odieux abandon qui n’étonne pas, du reste, de la part du monstrueux ingrat qui avait laissé si lâchement brûler la Pucelle.
Ainsi, la défaite, la captivité et la trahison, voilà les auspices sous lesquels s’ouvrit et s’inaugura le règne de ce roi René, qui semblait né et élevé pour la gloire, et qui n’a pas même la gloire du malheur. Et, en effet, malgré les plus brillants mérites, malgré des vertus et des capacités de souverain que n’eurent pas toujours des souverains plus grands ou plus heureux que lui, l’infortune agitée, mais permanente, de René, a l’humiliation d’être plus un guignon qu’un malheur illustre. Le malheur, pour lui, se ravale jusqu’au guignon ! Cette bataille de Bulgnéville, par laquelle il débute dans la mauvaise chance, ne lui renvoie pas sur le front la lueur immortelle et tragique d’un Crécy ou d’un Azincourt ! Elle n’est pas de la grande Histoire. Elle est restée obscure, cette bataille, et il faut aller la chercher au fond de quelque chronique oubliée, lorraine ou bourguignonne, pour la retrouver ! Et c’est ainsi qu’il en fut toujours pour ce malheureux roi René. Il sortit de prison à la fin. L’honneur chevaleresque, encore la religion de ce temps et qui passait alors avant l’intérêt matériel des patries, s’était indigné, et la chrétienté tout entière, qui était l’opinion, avait poussé un terrible cri. René sortit de prison, mais ruiné par l’écrasante rançon qu’il fallut payer à Philippe le Bon (toujours la comédie dans l’histoire !) :
Monsieur Lebon ? — Monsieur ! Vous êtes un fripon !
« Pour un prince déjà pauvre, — dit Lecoy de la Marche, — ayant une expédition maritime, des luttes à soutenir en Italie, et des charges de toute espèce, c’était là un véritable désastre, et jamais sa position financière ne devait s’en relever. »
Et, de fait, elle ne s’en releva pas, et jusqu’à l’heure où elles lui tombèrent du front, il resta embarrassé et empêtré dans ses couronnes, ce Roi qui finit par les perdre, et par les perdre avec tout ce qu’il fallait pour les conserver !
Et il le prouva bien, en Italie, dans les expéditions qu’il y fit. Il y montra, pour ne pas réussir, ce que Henri IV a plus tard montré dans son royaume de France quand il eut à le conquérir sur ses sujets. Henri IV est resté dans l’histoire le « bon Roi Henri », comme René d’Anjou « le bon Roi René », mais avec cette différence que Henri IV ne tient pas tout entier dans ces deux mots, et qu’on en dit encore autre chose. René d’Anjou fut autre chose aussi, mais cela ne lui a servi à rien. Il fut tour à tour, ou tout à la fois, en Italie, un homme de guerre, de politique, d’administration. Ses campagnes méritent d’être admirées. Cet homme, qu’on a peint comme un vieux troubadour et qui faisait des chansons comme Henri IV, inventait des canons que Henri IV n’aurait pas inventés, se contentant, lui, de les employer ! Adoré de son peuple, comme Henri IV, il avait de plus que Henri IV, pour s’aider à reprendre le royaume qui était à lui et que lui disputait le roi d’Aragon, un fils de la plus glorieuse capacité militaire, Jean de Calabre, qui mourut subitement avant que la besogne paternelle fût terminée. Il avait même une femme courageuse, habile et charmante, qu’il envoya comme régente en son royaume de Sicile et qui le lui tint dans sa main jusqu’au moment où la sienne, à laquelle il échappa, vint la remplacer. C’était Isabelle de Lorraine, qui, par ses qualités, put lui rappeler sa mère, la grande Yolande d’Aragon. Bonheur pour un autre, que de telles femmes autour de soi, mais pour lui cela tournait au malheur encore. Entre elles deux, il paraît plus petit.
IV §
Il ne l’était point cependant…
C’était un homme, et il avait taille d’homme. Mais la grandeur d’un homme doit être double de celle d’une femme pour que cette grandeur paraisse égale… Les femmes sont toujours très exceptionnellement grandes quand elles le sont seulement un peu. Ce n’est pas leur métier d’être grandes, fortes, intrépides et sages, — au-dessus de leur sexe enfin. Leurs têtes, à elles, n’ont pas été fabriquées pour être des têtes de gouvernement. Dieu ne leur a pas donné pour consigne de faire le ménage des peuples, mais le leur. Et quand, par rareté, une d’elles a surgi dans l’histoire, c’est toujours à meilleur marché qu’un homme et, pour cette raison, ses qualités y saillent davantage. Le roi René, je l’ai dit déjà, appartient à un temps où les femmes furent plus grandes que les hommes. Je ne parle pas de la surnaturelle Jeanne d’Arc, qui n’est pas une femme, mais un Séraphin armé de l’épée du Seigneur. Mais Yolande d’Aragon, Isabelle de Lorraine, Marie d’Anjou, la femme de Charles VII, furent des reines dans toute la majesté morale de ce mot ; et la mystérieuse puissance qui mène le monde voulut qu’elles fussent, toutes les trois, de la famille même de René, pour qu’il fût, lui, victime de sa race autant que des événements de sa vie et des souvenirs de l’histoire. Il devait être victime en tout. C’était trop que Louis XI — un grand homme absolu — pour noyer dans l’éclat de sa personnalité la personne de René d’Anjou. Il n’en fallait pas tant. Des femmes suffisaient. Il ne fut besoin pour l’éclipser que des femmes de sa propre maison. Sa mère, sa femme et sa sœur firent ombre de leurs facultés sur les siennes. Mais sa fille, Marguerite d’Anjou, les effaça, sous le voisinage écrasant de son caractère, de sa gloire orageuse, du pathétique de ses malheurs. Marguerite d’Anjou, l’héroïne de la guerre des Roses, — de la Rose pâle et de la Rose sanglante, — cette détrônée destinée à devenir un type de Shakespeare, fut la parricide involontaire et innocente de la gloire de son père. Elle emporta tout de l’intérêt qu’il aurait dû inspirer, dans l’immense intérêt qu’elle inspira, et le plus grand titre à la renommée de ce malheureux roi, qui était pourtant quelqu’un par lui-même, est peut-être d’avoir eu pour fille cette femme-là !
Sort unique ! Pas une faute ! Nul profit ! L’histoire même fut, à ce René d’Anjou, plus dure que la vie… Dans sa vie et dans la vie de son temps, il eut au moins la place de son action. Il ne fut pas rien. On le compta. Il fut pour beaucoup dans les conseils de Charles VII et dans ses réformes militaires. Il recouvra le Maine (en 1448) après vingt-quatre ans d’occupation par les Anglais. Il se montra deux ans en Provence très administrateur et très roi. Chose singulière ! placé par ses relations de famille et ses alliances au confluent de tous les héritages, quand il perd un royaume (la Sicile), il en gagne un autre (l’Aragon), et les peuples semblent enchantés de lui échoir ; mais cela ne l’avance guères. Tous ces bonheurs, qui ressemblent à des moqueries du hasard, tous ces royaumes que Dieu lui jette dans les jambes et qui finissent par le faire tomber, ne mettent en lumière que son impuissance à les garder. Ses rapports avec Louis XI furent très bons, et il eut l’estime de cet homme sans enthousiasme, dont la tête supérieure ne pouvait pas incliner beaucoup au respect. Louis XI lui donna la haute main dans sa guerre de Bretagne ; le défiant se confia, et le loyal René le méritait. Il couvrit parfois de sa parole la magnifique politique du grand homme profond qui était en train de faire une France monarchique avec les pièces et les morceaux de la féodalité. Laborieux, appliqué, épris de justice, il avait encore les côtés extérieurs des rois, faits non seulement pour régner, mais pour rayonner. Il était beau, il avait, comme François Ier, la grâce chevaleresque de la personne. Il était comme lui également de tournoi et de bataille, et il eut aussi son camp du drap d’or, ce François Ier anticipé, dans les fêtes splendides qu’il donna à Nancy à toute la chevalerie chrétienne. Jamais ses revers ne le dégoûtèrent de ses fonctions de roi. Après avoir perdu la Sicile et manqué l’Aragon, il se rabattit sur ses duchés et il y montra toujours le roi sous le duc. De bouillant devenu pacifique, il rapporta, comme une consolation, de ses guerres de Sicile, un goût plus vif pour les lettres et les arts qu’il avait cultivés toute sa vie, au milieu de la politique et des armes. L’Italie souffla le parfum de ses roses de Pæstum dans les cheveux blanchis qui avaient été une crinière de lion, et c’est même la seule chose dont l’injuste Histoire se soit bien souvenue. Seulement, le Roi René est trop exclusivement pour elle un bon vieux poète baguenaudant avec toutes les curiosités artistiques de son temps, s’endormant dans le radotage d’une petite Capoue littéraire. Et, non contente de le peindre ainsi, jusque par la main soi-disant historique du romancier Walter Scott, le bric-à-brackiste d’Abbotsford, qui avait les mêmes manies que le Roi René, elle a fini par l’accuser d’avoir abandonné, pour muser dans quelque Musée, le soin de ses états, même contre une rente viagère !… Pouvait-elle plus le déshonorer ?…
V §
Eh bien, c’est contre ce malheur si cruellement immérité et tenace, c’est contre cette malchance plus forte que tout, plus forte que la bravoure, la loyauté, la vertu, la beauté, l’agrément, la gloire, c’est contre cette affreuse injustice de l’Histoire, achevant celle du sort, que Lecoy a voulu protester. Mais s’il ne manque ni de droiture ni de renseignement, Lecoy de la Marche, il manque d’émotion, et c’est de l’émotion qu’il fallait pour écrire l’histoire du roi René, — et venger ce preux dont on a presque fait un pleutre ! Il en fallait pour l’ôter de dessous cette épitaphe et cette épithète du « bon Roi René », sous lesquelles il gît… L’initiative d’un tel effort n’appartient pas à Lecoy de la Marche. J’ai désigné plus haut les livres publiés sur le roi René, auquel on revient par la pente du bibelot, de la vignette, du manuscrit illustré, de la peinture et des œuvres poétiques, ce qui, du reste, est bien la pente d’un temps d’art prétentieux, de trissotinisme et d’amusettes littéraires comme le nôtre. Mais Lecoy de la Marche a été plus mâle. Il a vu surtout dans René l’homme politique, le guerrier et le roi. Il a laissé là le vieux bonhomme et le vieux troubadour. Seulement, il n’a point assez insisté, selon moi, sur le contraste du malheur et du mérite de René d’Anjou, qui donne à cette figure d’histoire une originalité si mélancolique. L’historien a pourtant été frappé de ce qui me frappe, mais ce qui est frappé ne vibre pas toujours. Lecoy de la Marche, il faut bien le dire, n’a rien de vibrant. Son livre est très travaillé ; il est très pétri, mais il reste pâteux. La vie, le ressort, l’intensité, la suggestivité surtout, si importante, si nécessaire en histoire, il ne les a point. Il n’aperçoit rien qui n’ait été déjà vu, et ce qui a mérité le nom d’aperçu dans d’autres histoires, il ne le voit même pas… Ainsi, il n’a pas l’air de se douter de la grandeur de Louis XI, aperçue dernièrement par Urbain Legeay. Il l’appelle l’antipode de René, ce qui est une impertinence pour tous les deux, et il l’accuse de duplicité, ce qui est la rocambole de la niaiserie. Lecoy de la Marche, dont je ne sais rien que le livre, serait-il de l’École des Chartes ?… Il a la tournure compacte de ceux qui sortent de cette école et qui peuvent y rentrer. Il serait estimé peut-être de feu Guizot et de la Revue des Deux Mondes, où sa place est probablement marquée.
Mais l’estime de la Revue des Deux Mondes ! J’aimerais mieux son mépris.
Le comte de Fersen et la cour de France §
Le Comte de Fersen et la Cour de France. Correspondance et Notes diplomatiques.
Ce livre est moins, malgré son titre, le comte de Fersen et la Cour de France27, que l’Europe et la vieille société européenne, mourant de ce xviiie siècle qui l’avait corrompue. En d’autres termes, c’est la Révolution. Seulement, c’est ici la Révolution par en haut, bien plus que la Révolution par en bas… Il y a des gens qui sont faits pour écrire l’histoire de la Révolution par en bas. Ce sont ceux qui l’adorent ou qui la maudissent. Le comte de Fersen a écrit — mais sans les malédictions qu’elle mérite — l’histoire de la Révolution par en haut, qu’il n’adore pas pourtant. Il était lui-même placé assez haut, par sa naissance, ses relations, ses fonctions diplomatiques et militaires, pour la voir bien descendre d’où elle est descendue ; car la Révolution descend toujours. Elle ressemble à ces escaliers de l’Enfer, qu’on ne monte ni ne remonte jamais… Un écrivain de forte intelligence, qui se moque de tout, excepté des faits, Taine, que j’ai loué et que je suis prêt à louer encore, a écrit l’histoire de la Révolution, mais en la prenant par en bas, — dans la boue sanglante où elle s’est vautrée et où elle doit rester dans la mémoire des hommes, et cela fît, si l’on s’en souvient, un assez glorieux scandale… Les scélératesses et les canailleries révolutionnaires sont entassées dans le livre de Taine, à l’état compact, pour entrer, d’un seul coup, dans l’horreur des cœurs bien placés et des esprits bien faits. Le comte de Fersen n’est point un historien comme Taine. Le comte de Fersen, qui fut un homme d’action, a cependant écrit, sans le savoir, une chose égale en résultat à l’histoire de Taine. Ils se complètent, l’un par l’autre. Fersen montre, en haut, ce que Taine montre en bas, et c’est la même chose ! Rattachez et renouez ces deux bouts d’histoire, et vous avez la Révolution tout entière, dans sa lâche et imbécile origine et dans son effroyable cours !
Rien de plus intéressant, et, à la réflexion, de plus honteux et de plus terrible, mais pour qui ?… Ah ! ceux qui ont publié ces papiers accusateurs du comte de Fersen ont-ils bien senti la portée formidable de la publication qu’ils ont osée ? L’éditeur, qui se nomme à la tête de ces deux volumes, est le petit-neveu du comte de Fersen. Pour entreprendre cette publication, le baron de Klinckowstrœm n’a peut-être vu que le côté sentimental et pathétique de cette histoire, écrite au jour le jour par l’homme qui s’y est mêlé, mais qui aurait voulu s’y mêler bien davantage. Dans les Mémoires de son temps, le comte de Fersen nous apparaît bien plus comme un personnage romanesque que comme un homme véritablement historique. Un jour, la calomnie noua, avec un de ces liens qu’elle sait tacher de fange, le nom pur de Fersen au nom plus pur encore de Marie-Antoinette, et ce fut là toute sa célébrité !… Fersen, jusqu’à cette heure, n’avait, dans l’histoire, qu’une place mystérieusement éclairée d’un jour faux, et c’est sur cette place que ce livre va verser un jour vrai… Il a été recueilli par un homme du noble sang de Fersen et fier de son lignage ; et certainement, et avant tout, cet homme aura pensé à ce qui fait l’honneur de son illustre parent, à ce dévouement qu’il montra au Roi et à la Reine de France, abandonnés, captifs, et finalement traînés à l’échafaud par leur peuple ! Il aura été saisi par l’intérêt poignant de cette tragédie, dans laquelle, hélas ! Fersen, fait pour être un des plus héroïques acteurs, ne fut qu’un confident sublime. Mais a-t-il compris au même degré la conséquence redoutable qu’on peut tirer de sa publication contre la Royauté elle-même, la Royauté que ceux qui l’aiment voudraient irréprochable, comme elle est immortelle ? Elle ne le fut pas du temps de Fersen. Par toute l’Europe et sur tous les trônes, la Royauté manqua de cœur, quand il s’agissait de montrer celui de Fersen pour Louis XVI et Marie-Antoinette, — et elle manqua aussi de génie ; car elle était plus intéressée que lui à les défendre ! C’est que la Révolution, qui descend toujours, cette Révolution appelée momentanément la Révolution Française, en attendant qu’elle se nomme la Révolution européenne ou la Révolution universelle, était déjà là-haut, — au cœur même de la Royauté.
II §
Et ceci dépasse de beaucoup la personnalité du comte de Fersen, si touchante qu’elle soit, et il en est peu d’aussi touchantes… Venu de Suède en France et grand seigneur dans son pays, ami de Gustave III, de ce seul Roi de battement de cœur royal qu’il y eût alors en Europe, le comte Jean-Axel de Fersen, officier supérieur en Suède, le devint en France, croyant servir la Suède encore en servant la France, tant la France et la Suède, de temps immémorial, étaient unies. Deux doigts d’une même main ! Il était, comme le portrait de ce livre l’atteste, jeune et beau, — d’une beauté presque féminine, et quoiqu’il soit mort vieux, avec des cheveux blancs, souillés et ensanglantés comme ceux de Priam, l’Imagination s’obstine à ne voir sa tête que jeune et charmante, telle qu’elle était du temps de cette Reine à laquelle il s’était dévoué, et comme si un dévouement pareil au sien ne pouvait appartenir qu’à l’enthousiasme de la jeunesse ! Le sentiment de Fersen pour Marie-Antoinette l’a revêtu d’une éternelle jeunesse, et il portera sur son front inextinguiblement cette lueur d’étoile… Cet admirable serviteur d’une Reine assassinée mourut longtemps après elle, assassiné comme elle, dans une émeute de son pays, mais avec des détails de cruauté à faire bénir le coup de tranchet de la guillotine qui emporta la tête de la Reine. Il mourut comme son maître, Gustave III, lui-même assassiné. Lugubre destinée ! Eh bien, on ne s’en souvient plus ! Le temps a marché. Mais on se souvient toujours du dévouement par lequel Fersen vécut, dans un court instant de sa jeunesse, et à travers lequel on le verra toujours, dans l’immortalité de Celle à laquelle il s’était si absolument et si inutilement dévoué !
Car ce fut inutile, et c’est l’inutilité de ce dévouement dont ce livre est la triste histoire désespérée. Une âme plus ardente que celle de Fersen l’aurait écrite d’un style de plus d’indignation et de plus de flamme, et pour les esprits pensifs elle eût perdu de son éloquence. Cette éloquence est, en effet, dans les choses, et non dans les mots… Ce qui fait la force accablante de cette histoire, c’est le calme de celui qui l’a écrite. C’est la patience de ce pauvre rouleur du rocher de Sisyphe, qui roule sa pierre, et qui recommence éternellement, avec cette misérable pierre retombant toujours ! Fersen, — et sa figure le dit, du reste, à l’encontre des idées de ceux qui rêvent, — Fersen était bien plus une âme tendre qu’une âme brûlante, un esprit bien plus raisonnable que passionné. Son sentiment pour la Reine Marie-Antoinette ressemblait à une piété profonde et tranquille. Il avait pour elle quelque chose du respect des chevaliers du Moyen Âge pour « Madame la Vierge », et aussi la piété, qui est de tous les temps, d’un cœur généreux pour les malheurs de la femme et de la Reine. Dans ses notes comme dans ses lettres, à part quelques mots de mépris (comment, du mépris, n’en aurait-il pas eu ?…) plus forts que la dignité et la placidité de sa plume, il montre une patience qui résiste à tout, même quand il n’a plus d’espérance !… Ce diplomate est vraiment le Job de la diplomatie, sur le fumier des gouvernements. Et quand tout est fini, quand l’œuvre à laquelle il a consacré sa vie et à laquelle il eût voulu la sacrifier est interrompue par cette mort du Roi et de la Reine de France, que les misérables souverains du temps ne surent empêcher, il n’a pas une récrimination ! Il n’a pas une colère ! Il se tait, ce royaliste blessé… Les notes et la correspondance s’arrêtent. Le royaliste ne dit pas aux Rois leur vérité, et il a vécu depuis, et il a dû mourir, avec le poids de cette vérité sur le cœur !
Mais nous… non !!! Royaliste comme Fersen, noua la dirons pour lui ! Ce qu’il n’a pas conclu d’une voix ou d’une plume haute, nous le conclurons… L’Histoire n’est qu’à ce prix toute la vérité !
III §
L’abandon de la royauté de France, quand, en 1792, elle avait tout son royaume insurgé sur la gorge et qu’elle criait au secours, est un des spectacles les plus lamentables et les plus ignominieux qu’ait jamais présentés l’Histoire. Ce fut tout à la fois un assassinat et un suicide (deux lâchetés en une seule) ; car, en ne frappant pas la Révolution, les royautés d’Europe se frappèrent elles-mêmes, et, dans un temps donné, elles pourraient bien en mourir ! Les suites des fautes commises sont longues, et leur résultat quelquefois incommensurable… Les royautés européennes, filles du Christianisme, qui avaient pour strict devoir de charité et de politique chrétienne de voler, dans l’atroce péril qui la menaçait, au secours de la Royauté française, quelles que fussent l’incapacité et les fautes personnelles de Louis XVI (il ne s’agissait pas de cela pour elles !), démontrèrent par la vacuité et la sordidité de leur politique, et par toutes les contradictions de leur diplomatie, qu’elles étaient égales en anarchie avec la France. Or, en France, dans le parti même qui aurait dû donner l’exemple de l’ordre et de la cohésion, personne ne s’entendait avec personne. Les rois européens ne s’entendaient pas plus entre eux que le Roi de France avec les princes, que les princes avec la cour, et la grande noblesse avec la petite. Le déchirement était universel. Au dehors, comme au dedans, la France recueillait ce qu’elle avait semé. Le xviiie siècle, ce monstre qui s’allongeait partout, lui était sorti des entrailles. Le xviiie siècle, c’est la France ! Il avait propagé dans les plus hautes sphères de l’Europe les doctrines égoïstes d’une philosophie destructrice de ce qui fait la force des gouvernements et leur foi religieuse en eux-mêmes. Quand cette philosophie incrédule avait faussé des têtes de la force de celles de Frédéric de Prusse et de Catherine II, que pouvait-elle faire de la pauvre cervelle des médiocrités qui menaient le monde ? Les rois, ne croyant plus en Dieu, cessèrent d’être rois. Aussi, lorsque l’heure sonna du dévouement et du sacrifice, l’égoïsme ne se leva même pas ! Les misérables princes qui gouvernaient l’Europe parlèrent beaucoup de se lever, mais ils restèrent à s’agiter et à se barbouiller dans les impuissants et sots bavardages de leurs diplomaties, et quand enfin ce lâche égoïsme se mit debout, ce fut pour le compte de la Prusse et trop tard, alors que le Roi et la Reine de France avaient terminé leur martyre du Temple par leur martyre de l’échafaud.
Certes ! on savait cela, mais en gros ; mais le détail de cela, parle menu et comme la Correspondance de Fersen nous le donne, on ne le savait pas, et on le sait maintenant ; et à présent on ne l’oubliera plus ! On pourra juger de toutes les nuances infinies et fuyantes de cette lâcheté collective des rois de l’Europe, qui a la variété et la richesse de l’arc-en-ciel ! Hésitations, vantardises, reculades, hypocrisies, chapeaux mis sur l’oreille et aplatis tout à coup par la peur, prétextes pour ne pas bouger, — l’un invoquant sa guerre avec l’Autriche, l’autre sa guerre avec la Porte et la Pologne, — marchandages d’usuriers qui demandent le remboursement et les intérêts de ce que leur dévouement leur coûtera. Le roi de Prusse, ce Shylock, voulait un billet ! Mains tendues avidement à un argent qui n’y tombe pas, et qui pour cela ne tirent pas l’épée, — pas d’argent, pas de suisse ! — farce de ce Congrès armé dont on parle toujours et qui n’arrive jamais, envie furieuse et sournoise de démembrer une France que la Royauté secourue ne leur aurait pas livrée, à ces ignobles dépeceurs, à ces coupeurs de portion qui n’osent, et qui font les chevaliers avec une couronne sur leur casque. Seul (je l’ai dit), le roi de Suède, Gustave III, était digne d’y porter la sienne ! Mais ce malheureux Roi, dans son coin éloigné de royaume, que pouvait-il contre eux tous, les rois traîtres à leur couronne ?…
Il tâchait d’armer de son âme tous ces princes sans âme… Mais il ne, se fiait guères qu’à une seule, et c’était une âme de femme, qui le trompa : l’âme de Catherine II. Illusion poétique d’une âme romanesque ! Le froid de la politique d’une impératrice qui appelait son empire son petit ménage, resserrait le cœur qui aurait pu se dilater. Était-elle prosaïque, cette ménagère de Catherine, en comparaison de ce Louis XIV qui se croisa, tout seul, pour Jacques II !… Fersen était l’aide de camp diplomatique de Gustave III, comme il aurait été son aide de camp militaire si ce héros en promesse avait dégainé, mais il ne dégaina pas… Il ne vit jamais briller son glaive. Le coup de pistolet d’Ankarstrœm, dans sa fumée, en éteignit l’éclair…
Et avec l’éclair qui ne jaillit point de cette épée restée au fourreau, s’éteignit la dernière illusion de Fersen, s’il en eut jamais une ; car on peut en douter. Depuis la fuite de Varennes, qu’il avait conseillée, mais qu’avec les maladresses de tout le monde il ne put diriger, il eut peut-être comme une idée du destin réservé à ceux-là qu’il voulait sauver. Avec les souverains qu’il eut plus tard devant lui, l’illusion n’était guère possible. Infatigable, pourtant, aux déceptions des événements et aux déboires venus par les hommes, tout le temps qu’il entretint cette correspondance avec la Reine de France, Gustave III et les cours étrangères, dont il était obligé de tisonner l’ardeur, mais qu’il ne put jamais faire flamber, il n’en jugeait pas moins les princes indignes auxquels il avait affaire, et par-dessus leur ignoble égoïsme il étendait une immense bêtise pour le couvrir et pour l’expliquer. Le mot de bêtise, dans sa crudité, échappe, en effet, plus d’une fois à cette plume de grand seigneur, si sobre, si mesurée et si polie. « Après la mort du Roi, les princes vont faire mille bêtises »
, — dit-il sans adoucir le terme. Et ailleurs : « La conduite imbécille des princes leur a toujours fait repousser les gens utiles et accepter les inutiles. »
Pauvre Fersen ! On sent qu’il était navré, mais il allait toujours ! Il allait toujours à travers tout, à travers les bassesses des politiques et des caractères, brassant cette boue, et l’odieux Léopold, le lâche Caïn de sa sœur qui n’eut même pas l’affreux courage de son fratricide, et l’orgueil stupide de Breteuil, et la haine hypocrite de Kaunitz contre la France, et enfin les lenteurs calculées des Brid’oisons de la Diplomatie, qui prirent même Gustave III dans la glu de leur formalisme. Mais pas de doute ! Le joueur qui avait été obligé d’engager la partie avec de telles cartes et de tels partners ne pouvait pas croire la gagner… Et c’est cela particulièrement qui donne aux lettres de cet homme, qui fit entrer dans son dévouement à la Reine jusqu’au calme qui voile le désespoir, je ne dis pas un accent, mais une profondeur soupçonnée, malgré l’accent qu’il n’a pas voulu leur donner.
Rarement plus d’idéale délicatesse ne s’est trouvée en face de plus d’ignominies. Mais ces ignominies de rois qui n’avaient plus le sentiment de leur fonction, de leur devoir, de leur intérêt de souverains, — qui avaient brouillé et dissous tout cela dans leurs âmes ramollies, cessèrent bientôt d’être de grandes ignominies et finirent par tomber dans un ridicule qui les rapetissa. La Révolutionner en bas put alors paraître plus grande que la Révolution par en haut, car celle d’en bas accomplissait sa loi. Elle était bien l’anarchie sanglante qu’elle devait être ! Mais la Révolution par en haut accomplissait-elle la sienne ? Et les Rois, contre lesquels la Révolution qui les décapitait était faite, devaient-ils être, par l’inerte bassesse de leur conduite, les auxiliaires et les complices de la Révolution qui les tuait ?
IV §
Voilà, en substance, les Mémoires de Fersen, qui ont deux gros volumes et qui ne contiennent guères plus qu’une année, — allant de la fuite de Varennes à la mort de la Reine. S’ils contiennent autre chose, ces Mémoires, que le calme, doux et radieux dévouement de Fersen, on ne le voit pas. On s’en soucie peu. Cette céleste lumière du dévouement noie tout, efface tout ! Il y a des notes, je crois, à partir de 1783 ; des lettres écrites par Fersen à son père ; il y a l’épisode de la guerre d’Amérique, qu’il fit comme officier français. Mais tout cela n’est pas le Fersen de l’Histoire. Le Fersen de l’Histoire a sa tunique d’immortalité marquée au chiffre ineffaçable et éternel de la Reine Marie-Antoinette ! Il portera ce chiffre marqué sur son cœur jusque devant Dieu, et devant Dieu même ce sera sa gloire ! Fersen est avec Gustave III, et plus que Gustave III, la seule âme de Roi dans ce temps avili où les rois eux-mêmes étaient régicides. Il fut plus roi que les rois, ce noble serviteur ! Voilà Fersen ! Et aussi voilà, hélas ! la Royauté du temps de Fersen ! C’est à ce degré qu’elle était tombée. Quand on coupait la tête au principe de la Souveraineté, encore plus qu’au roi Louis XVI, la Royauté ne sentait pas le sang de la solidarité et de l’honneur qui coulait par toutes ses veines. Elle n’était plus la Main de Justice de Dieu sur le monde qu’elle avait été autrefois. Elle ne pensait plus qu’à profits et pertes, quand elle était tenue à générosité. Le chacun chez soi, chacun son droit, inventé par un bazochien de ces derniers temps, tenait déjà en échec ces âmes royales. Un homme qui pesait plus que ces Majestés dégradées, Pitt, existait pourtant en Angleterre, mais l’Angleterre, la neutre Angleterre, immobile sous la carapace de ses intérêts, ne bougea pas non plus, et ce ne fut que plus tard, et grâce à l’argent de son pays, que Pitt fit cette coalition de princes possible contre l’Empereur, mais impossible pour le Roi ! Depuis ce temps-là, les âmes royales ont-elles changé ? L’Esprit de la Royauté a-t-il repris possession des anciennes races ?… Ne nous répondons pas, ne cherchons pas, ne nous souvenons pas, par pitié et par respect pour elles ! Mais, qu’on le sache bien ! l’ordre, si profondément troublé à cette heure, ne se refera en bas que quand il se sera refait en haut, et que la Royauté, où qu’elle soit, ne sera plus elle-même la Révolution.
Léon XIII et le Vatican §
Louis Teste. Léon XIII et le Vatican.
I §
C’est de l’histoire avant l’Histoire ! Léon XIII commence à peine son pontificat, et il lui jaillit un historien. Beaucoup trouveront que c’est prématuré, et, qui sait ? peut-être téméraire ; car pour dire quelque chose qui compte et qui grave, en des circonstances si nouvelles, il faut que l’historien monte jusqu’au prophète… et c’est une dangereuse audace. N’importe ! J’aime cette audace, et elle a parfois réussi à des esprits perçants et robustes. Pourquoi l’auteur du Léon XIII28 ne serait-il pas un de ces historiens qui flairent l’avenir et devinent l’Histoire de demain ?… Est-ce qu’il ne la respire pas, depuis longtemps, dans les choses présentes ? Historien déjà, historien de chaque jour, puisqu’il est journaliste, il touche trop aux événements du siècle pour ne pas savoir ce qu’ils promettent. Puisqu’il est journaliste, on peut dire qu’il a la main sur le ventre où s’agite l’avenir, — l’avenir, cet enfant terrible ! Et il doit se connaître mieux que personne aux tressaillements profonds et menaçants qui l’annoncent… Louis Teste — comme tout le monde le sait — est un des écrivains les plus en vue du Paris-Journal. Très distingué par le talent parmi les journalistes de la jeune génération, il est certainement un des plus compétents en ce qui touche aux choses religieuses. Il publiait, en 1873, les Notes sur l’Italie et sur Rome, et, la même année, un volume intitulé : Préface au Conclave, qui marquèrent avec éclat cette compétence… Aujourd’hui, l’auteur de la Préface au Conclave nous donne une préface encore, la préface à ce pontificat nouveau qui se prépare en silence et sur lequel sont attachés anxieusement les regards du monde. Spécialement instruit du personnel du Vatican et des choses romaines, Louis Teste est presque un romain. Il a beaucoup vécu en Italie, et son esprit a dû s’y italianiser, sans rien perdre de toutes ses qualités françaises… C’est un latin, — comme la France fut une nation latine. Seulement, la malheureuse renie maintenant son origine et son génie, et Louis Teste n’écrit pas une ligne sans les lui rappeler.
Et il les lui rappelle ici avec plus de force que jamais. Il n’est pas besoin de dire que ce Français italianisé est, avant tout, un catholique, plus haut que ses deux patries, l’une de naissance et l’autre d’adoption, comme le catholicisme lui-même, qui est la patrie de toutes les patries, — la patrie supérieure du genre humain, qui peut les contenir toutes, et chacune dans son intégrité et son indépendance ! Pour Louis Teste comme pour nous, Léon XIII n’est donc pas un pape isolé, successeur seulement de Pie IX ; c’est le Pape, continué et éternel. Et quelque nom qu’il porte et à quelque date qu’il soit entré dans la chronologie papale, c’est la Papauté elle-même tout entière, dans sa plénitude souveraine et son action universelle. Pour Louis Teste comme pour nous, Léon XIIl est le pape, sous un nom qui n’est, en ce moment, qu’un nom, — le nom d’un pontife de plus, qui n’a pas encore d’exergue autour de sa médaille, et dont le visage, inconnu hier à la chrétienté, ne laisse passer — ferme et discret — que ce qu’il veut de ses projets et de sa pensée.
C’est ce visage, qui n’est pas un masque, mais qui est maître de soi, comme la force, que Louis Teste a entrepris d’éclairer pour remuer et raviver un peu d’espérance dans les cœurs chrétiens désespérés. C’est ce grand et mystérieux Inconnu de la Papauté qu’il a voulu nous faire connaître, en écrivant l’histoire de son passé pour en inférer l’avenir de son règne… Léon XIII, ce lion de Juda, — comme il s’est nommé lui-même dans une circonstance que Teste a racontée dans son livre, — Léon XIII, ce lion de Juda, qui ne rugit pas, mais qui attend l’heure de son rugissement, est d’une date trop récente pour avoir donné sa mesure, mais s’il est de taille avec les besoins de son siècle, il sera bien grand ! Le sera-t-il ?… Dieu permettra-t-il qu’il le soit ?… Toujours est-il que sa biographie donne un homme, — en attendant le grand homme qui peut venir.
II §
Je sais bien qu’on ne doit pas compter toujours sur les biographies comme prémisses de l’histoire qui va suivre. Elles ne donnent pas rigoureusement et immanquablement toujours ce qu’on semblait en droit d’attendre d’elles. Elles trahissent aussi, comme les hommes… Néron commença comme Titus… Et quand elles ne trahissent pas, elles ont une autre manière de tromper encore. Avant d’être un noble roi, Henri V d’Angleterre fût le ribaud et le voleur de nuit qu’a peint Shakespeare. Plus près de nous, Frédéric II, celui qu’on appelle le Grand Frédéric, était un poltron avant d’être un héros, et le plus niais des joueurs de flûte avant de devenir ce glorieux et fameux joueur d’épée qu’il fut, une fois roi… Ceux qui lisent l’histoire le savent bien. Il est un coup de baguette miraculeux qu’une grande situation frappe sur les hommes et qui éveille le genre de génie qu’il faut pour cette situation même, et ce coup de baguette doit être encore plus puissant sur les papes que sur les autres hommes, puisque, dans l’opinion catholique, leur situation est plus qu’humaine. À des yeux catholiques, Léon XIII, fût-il de facultés médiocres, n’aurait pas besoin pour être dans l’avenir un grand pape d’être prédit par une biographie qui serait une promesse d’histoire, mais il n’est pas moins vrai que sa biographie, telle que la voici, en est une pour ceux qui ne sont pas chrétiens. En restant dans l’ordre purement humain de la logique, cette biographie est évidemment une promesse, et qui ne sera suivie d’aucune surprise, car, avant d’être Léon XIII, celui qui porte maintenant ce nom a, toute sa longue vie, montré l’aptitude la plus haute, la plus appliquée et la plus soutenue au gouvernement moral et politique des hommes. Trente-deux ans évêque à la même place, il a déployé dans ses fonctions d’évêque ce que j’oserai appeler « l’esprit papal ». La toute-puissante situation qui élève souvent à son niveau les esprits les plus au-dessous d’elle et qui leur communique soudainement les grâces d’état les plus inattendues, n’avait point à faire à Léon XIII de ces fécondes violences. Elle n’avait point à l’enlever pour le mettre au niveau d’elle. Il y était. Léon XIIl est monté vers la situation suprême tranquillement et lentement, en passant par tous les degrés de la hiérarchie, comme s’il eût monté, marche à marche, le grand escalier du Vatican. En montant, rien n’était changé en lui, si ce n’est qu’il montait… Évêque, délégat, nonce, archevêque, cardinal, et finalement camerlingue, c’est-à-dire pape de l’interrègne, qui devait — chose frappante et bien rare ! — être le pape du règne qui allait s’ouvrir après Pie IX, Léon XIII, cet homme de pouvoir et de pouvoir si longtemps éprouvé, a toujours été le même homme, de la première à la dernière marche de cet escalier sublime, dont la dernière est la papauté !
Ainsi, le caractère et l’unité dans la vie, voilà les qualités premières qui frappent en Léon XIII, et qui sont si grandes que tout d’abord elles empêchent de voir en lui autre chose. Il y a autre chose cependant. Il y a toutes les vertus du prêtre, la sainteté, la doctrine, la science, la fermeté de l’esprit qui s’appuie sur la fermeté du caractère, base de tout, et qui, réunies, donnent la force absolue, dans son intégrale et irrésistible beauté. Mais le caractère et l’unité dans la vie n’en sont pas moins les qualités principales de Léon XIII, l’étoffe et le fond de sa personnalité, et qui s’en dégagent comme deux rayons, — les deux rayons du front de Moïse ! Le caractère et l’unité dans la vie, c’est-à-dire, après tout, les qualités les plus mâles et les plus rares toujours, mais particulièrement dans ce temps d’inconséquence et d’amollissement universels ! Si jamais homme a fait un éclatant contraste avec son époque, c’est incontestablement Léon XIII, et comme on ne domine les hommes qu’en faisant contraste avec eux, ce sera peut-être, si tout n’est pas perdu dans les choses humaines, la raison qui les lui fera dominer !
III §
Joachim Pecci, nous apprend son biographe, est né en 1810 à Carpineto, d’une famille noble, originaire de Sienne. Il a donc soixante-et-dix ans, mais ce qui est la vieillesse pour le commun des hommes ne l’est point pour les Papes, qui pratiquent l’hygiène des vertus et sont trempés, comme des aciers, dans la chasteté de la vie. À voir le portrait mis en frontispice du volume de Teste, Léon XIII semble porter ses années comme sa tiare, et même cette tiare, alourdie de ce qu’on lui a ôté, doit à son front peser davantage… Il a la maigreur nerveuse des hommes qui sont faits pour résister au temps comme à autre chose. Il est un de ces maigres que n’aimait pas César, parce qu’il était maigre lui-même, et qu’il sentait que là où est la maigreur, il peut y avoir l’action, — l’action formidable… Les Césars actuels le voudraient-ils plus gras ?… Joachim Pecci fut destiné à être prêtre de si bonne heure qu’on peut presque dire qu’il est né prêtre. C’est, du reste, la supériorité du prêtre italien sur le prêtre français. En France, à part ceux-là, malheureusement nombreux, qui entrent au séminaire comme dans le réfectoire de toute leur vie, les vocations, si elles ne sont pas surnaturelles, s’égarent et flottent avant de se préciser, tandis qu’en Italie une forte éducation ecclésiastique vous prend dans son étau et ne vous lâche plus… Joachim Pecci sortit des Jésuites pour entrer à l’Académie des Nobles ecclésiastiques, et Grégoire, alors régnant, l’y distingua.
Louis Teste a insisté beaucoup dans sa biographie, avec la préoccupation moderne qui est de voir tout dans la science, sur les habitudes studieuses et la profonde érudition de Léon XIII. Mais pour qui sait combien ces connaissances, dont l’époque raffole, sont de peu dans le gouvernement des hommes, il y avait mieux à glorifier dans Léon XIII, et c’étaient les facultés qui ne sont créées par personne et qu’on tient de Dieu pour le service de Dieu. Fut-ce celles-là que vit instantanément Grégoire XVI et qui lui firent nommer le jeune Pecci prélat de sa Maison et référendaire à la Signature, puis délégat à Bénévent et à Pérouse ? Enclave du royaume de Naples, la province de Bénévent était alors une province du Moyen Âge (qui ne finit jamais en Italie), et elle était doublement en proie au brigandage et à la féodalité. Il s’agissait de la réduire et de la gouverner. Eh bien, en quelques mois la chose fut faite ! Or, il faut savoir ce que c’est que le brigandage italien, cette âpre goutte immortelle du lait de la Louve mêlée au sang des fils de Romulus, et qui n’est jamais sortie de leurs veines, pour apprécier ce qu’il faut d’énergie à l’homme qui vient à bout de ce mal héréditaire d’une race. Ajoutez au brigandage et aux abus de la féodalité la conspiration permanente des sociétés secrètes, dont fume toujours l’Italie, et qui préparaient leurs explosions à Pérouse, où Pecci fut envoyé, et on pourra se faire une idée de la vigueur de sa main. Grégoire XVI, qui comprenait le gouvernement comme un ancien moine, — car il n’y a personne de plus près d’un homme d’État qu’un moine, à qui la Règle a appris le commandement par l’obéissance, — Grégoire XVI, enchanté de son Délégat, le nomma, de satisfaction, archevêque de Damiette et nonce à Bruxelles. Il avait trente ans.
IV §
En ce temps-là, Léopold Ier régnait en Belgique. C’était un de ces hommes politiques dont les facultés prudentes et flexibles s’ajustaient exactement à ce genre de gouvernement qu’on appelle « constitutionnel ». Léopold savait se mouvoir avec une rare souplesse dans cette forme de gouvernement imposée aux rois par la défiance des peuples, et qui lie toujours plus ou moins les bras à la Royauté, en attendant qu’elle l’étrangle… L’honneur historique de Léopold sera d’avoir dégagé sa personnalité de roi d’un système qui ne tend qu’à l’effacer, quand on en a une. Il vit, comme Grégoire XVI, au premier regard, la supériorité de Mgr Pecci, et dans la circonstance surchargée et prodigieusement difficile d’un royaume nouvellement fondé, il eut souvent recours aux conseils de ce jeune nonce, qui, avant d’être diplomate, avait glorieusement prouvé qu’il était surtout un homme de gouvernement effectif, et dont la force, comme la vraie force, avait toujours été assez grande pour être moelleuse. La nonciature de Mgr Pecci eut en Belgique une influence déterminante et si heureuse que, quand il fut rappelé, Léopold demanda pour lui à Grégoire XVI le cardinalat. Malheureusement, Grégoire XVI, qui l’accorda, mourut la même année (1846), et Pie IX fit attendre dix ans la pourpre donnée par son prédécesseur. Louis Teste, qui se demande pourquoi, ne répond pas à cette question. Est-ce par respect pour la mémoire d’un pontife qui commença son règne dans l’ivresse d’une popularité dont les ennemis de la Papauté voulurent lui faire partager le délire, et auquel l’éclair du poignard qui tua Rossi put seul dessiller les yeux ? Pie IX, qui, comme Louis XVI, oubliait qu’il n’est pas toujours, comme dit Rivarol, « permis à un roi d’être bon »
, ne devait pas être naturellement attiré vers un homme dont l’esprit était incorruptible aux idées qui ont fait de l’Italie ce qu’elle est devenue, et qui, dès ce temps-là, en avait peut-être, lui, silencieusement mesuré la dangereuse portée. Dominé par cet Antonelli qui lui ressemblait si peu, et sans que l’histoire puisse encore expliquer cette domination mystérieuse, Pie IX laissa Mgr Pecci trente-deux ans d’épiscopat à Pérouse, dans ce confinement d’un diocèse qui a été pour lui un royaume, et dans lequel il s’apprenait laborieusement à être pape, sous l’œil de Dieu, et sans savoir qu’après Pie IX ce serait lui qui le deviendrait !
C’est, en effet, après ces trente-deux ans d’épiscopat dans un pays pacifié par lui et qui l’avait demandé spontanément pour évêque, se souvenant de l’autorité virile qu’il y avait exercée comme délégat, qu’il en est sorti un jour, mûr pour la papauté et Pape ! Jamais temps plus noir pour l’Église n’avait assombri l’horizon… La papauté, dépossédée de son pouvoir temporel et mutilée de la moitié d’elle-même, avait payé cruellement les premières illusions de Pie IX, chez qui le Pape, il est vrai, avait racheté les fautes du prince. Violée en Italie par l’ambition de la maison de Savoie, indifférente aux souverains de l’Europe qui, comme leurs peuples, ne croient plus en elle ; méprisée et haïe, comme une ruine du passé, par tous ceux qui ont l’orgueilleuse suffisance de se donner pour l’avenir ; telle la papauté qui échéait à Léon XIII, à cet homme dont on sentit tout à coup la main, quand il l’eut prise dans sa main… La biographie de Teste, qui fourmille de détails et d’anecdotes impossibles à faire tenir dans ce chapitre, nous montre, dès les premiers instants de son pontificat, Léon XIII serrant tous les freins relâchés dans les dernières années de l’administration de Pie IX et rappelant tout le monde au devoir, — à toutes les hauteurs de hiérarchie et de fonction. À Rome comme en Europe, partout, parmi les Cabinets comme parmi les peuples, on eut conscience — une conscience rapide — de la valeur inquiétante pour les uns, rassurante pour les autres, d’un Pape qui différait de Pie IX, auquel il succédait, par des qualités d’un autre ordre, Pie IX avait été glorieusement le non possumus de l’Église, souffrante et persécutée, mais indéfectiblement et éternellement l’Église ; Léon XIII serait-il davantage ? Serait-il, dans un temps donné, dont, certes ! on ne voit pas l’aurore, le possumus de l’Église triomphante, enfin, de ses ennemis ? Seulement, quoi qu’il pût être un jour, il fut tout de suite, et il est encore, sans menace, sans jactance, presque silencieusement, le prévoyant, le prudent, le profond, qui se prépare, en les attendant, aux circonstances futures, comme le capitaine de vaisseau se prépare au branle-bas, parce qu’il sait que ce branle-bas sera terrible…
V §
Et comment ne le serait-il pas ?… C’est peut-être le dernier combat que livrera l’Église pour la gloire du monde qu’elle a créé ou pour sa fin… Teste, qui est chrétien, et qui cherche à se faire avec des souvenirs une espérance, invoque l’Histoire à toute page de son livre, et rappelle les nombreuses et effroyables épreuves dont la Papauté est toujours sortie victorieuse. Mais il n’en est pas moins certain que, dans les temps antérieurs, rien ne s’est produit de comparable à la situation présente de l’Église, depuis que le monde est sorti de ses entrailles, — car il en est sorti comme l’enfant du sein de sa mère, — et jamais ce monde ingrat qui veut la tuer n’a été plus près du parricide. Non ! jamais ! ni au temps des querelles et des déchirements du Sacerdoce et de l’Empire, ni quand Luther rompit avec Rome, ni, plus tard, quand la foi, ébranlée, ne pouvant pas tomber plus bas, chuta dans la philosophie. En ces temps néfastes, l’Église n’était que partiellement entamée dans son unité souveraine, mais sa mort n’était ni résolue ni voulue avec l’épouvantable unanimité des temps actuels. Les États, plus ou moins révoltés, s’insurgeaient contre le Saint-Siège, mais ce n’était pas l’État en soi, dans sa généralité absolue, ce n’était pas le principe même de l’État se posant métaphysiquement et politiquement contre l’Église pour la dévorer. Je sais bien qu’il y a la lâche rubrique de « l’Église libre dans l’État libre », que les hypocrites, qui n’y croient pas, débitent aux imbéciles qui y croient, mais ce n’est là qu’une pierre d’attente, que le radicalisme, qui, comme son nom le dit, doit en finir avec les racines de tout, saura bien jeter un jour à la tête de la Papauté !… L’Église libre dans l’État libre, c’est-à-dire l’Église morte dans un État délivré d’elle ; car on espère bien qu’elle mourra de cette liberté à outrance, fatale, du reste, à tous les genres de pouvoirs, qui doivent, un jour, irrémissiblement en mourir !
Ils ne s’en doutent pas, pour l’heure, les égarés ! Mais leur illusion ne sera pas longue… Dans leur ardente préoccupation contre l’Église, qu’il faut, disent-ils, effacer des institutions humaines, et d’autant plus qu’elle s’est vantée d’être immortelle et qu’il est bon de lui prouver qu’elle ne l’est pas, ni les gouvernements, ni les peuples, ne voient présentement l’horrible danger qui les menace. Ils ne voient pas qu’en frappant l’Église, c’est eux qu’ils frappent, et que ce parricide est leur propre suicide, à eux ! Dans ce livre sur Léon XIII, Teste a fait de l’Europe, en proie à cette fièvre de liberté qui est la furie du siècle et qui pourrait bien en être la calamité, un tableau lamentable et tout à la fois effrayant d’exactitude, et, quand on le lit, on se dit que ce suicide des gouvernements, qui mettent plus de temps à se tuer que les hommes, est déjà commencé. Évidemment, les pouvoirs, constitués royalement pendant tant de siècles, touchent à leur fin… Il y a encore des monarchies debout, mais elles tremblent sur leurs bases et elles sont capables de se précipiter demain dans le gouffre fascinateur des républiques. Elles y vont toutes d’une pente rapide… et ce n’est, certes ! pas les rois débiles de ces monarchies qui les empêcheront d’y tomber. Parmi elles, la Prusse tient encore au monde qui n’est plus par sa féodalité militaire, mais elle n’est séparée de la démocratie qui doit la dissoudre que de l’épaisseur d’un seul homme… Après cet homme, elle deviendra ce que sont devenues toutes les autres La prophétie de Napoléon s’accomplit. Seulement Napoléon n’apercevait dans le lointain que la forme de la République. Il ne voyait pas — tout Napoléon qu’il fût — le socialisme qu’elles portent, toutes, dans leurs flancs maudits, ce socialisme qui épouvante autant par les théories qu’il construit que par les passions qu’il déchaîne, — que dis-je ? qui n’a plus même de théories ! qui s’appelle « rien » avec orgueil !!! et dont la Russie, l’autocratique Russie, avec son nihilisme assassin, nous a donné le plus éloquent exemplaire. Quant à l’Italie en particulier, la maison de Savoie doit sentir maintenant sous son pied envahisseur bouillonner la République qui emportera sa royauté un de ces matins dans les flots du pétrole allumé si facilement par les peuples qui ne croient plus qu’à cet enfer-là, et qui en disposent. La Marianne de l’Italie ne s’appelle-t-elle pas la Pétroleuse (Petroliera), et n’en promène-t-on pas dans les villes l’image incendiaire ?… Le livre de Teste nous apporte sur l’Italie des détails affreux, À Rimini, dit-il, on a fêté l’anniversaire de la Commune. On a arboré le drapeau rouge sur l’arc de Jules César. On a placardé des manifestes, roué de coups les gendarmes qu’on a voulu jeter dans la Marecchia. A. Ancône, au banquet de la Société « l’infernale », on a hurlé : À bas Dieu ! (Abbasso Dio !)
. À Osimo, on a proféré des cris de mort contre les prêtres, massacré l’adjoint au maire, brisé les filatures, et affiché cette proclamation : « Osimo doit être un lac de sang. Il faut une République sanguinaire. Nous la ferons ! »
À Turin, à Rome, au Capitole, jusqu’aux portes du Quirinal, des bandes surgissent aux cris de : « Vive Garibaldi ! À bas la monarchie ! Vive la république ! »
et il n’est pas un village où ces manifestations ne se produisent avec fureur.
Voilà les faits que Louis Teste, dans sa randonnée à travers l’Italie constitutionnelle, a ramassés, et qu’on peut prendre pour les présages de l’avenir !…
Voilà, en Italie, comme en Europe, comme partout dans le monde moderne, les sinistres prémisses du syllogisme formidable posé par les événements, et dont le Pontificat de Léon XIII pourrait être la conclusion.
Et ce serait la conclusion de tout ! Ce serait ou la fin de la papauté, source religieuse de tous les pouvoirs politiques du monde, ou la fin du monde chrétien, c’est-à-dire du monde civilisé, qui disparaîtrait dans une incommensurable anarchie, pire que la Barbarie, car la Barbarie était disciplinée, et l’anarchie, c’est le chaos !
Un chrétien tremble toujours un peu devant ce grand mot : « la fin de l’Église ». Il se souvient que les portes de l’enfer ne prévaudront jamais contre elle, mais il pourrait se souvenir aussi, pour se rassurer, que l’Église n’est pas que terrestre, et qu’elle est l’Église dans l’éternité. Humainement, historiquement, pour ceux-là qui regardent toutes choses à travers l’Histoire, l’Église peut être perdue dans le temps ; mais si elle l’est, elle est vengée !…
L’auteur de la biographie de Léon XIII, de celui-là que les Romains appellent le Cunctator, est trop chrétien, lui, pour admettre la mort, même historique, de l’Église, dans l’écroulement de ces misérables monarchies qui n’ont plus ni rois ni peuples, et il n’hésite pas devant l’hypothèse de la Papauté acceptant, en ces derniers temps, la fatalité des républiques. C’est là une hypothèse hardie, mais l’Église a bien accepté le gouvernement des Césars, et des Césars abominables, pour le pénétrer de son esprit, et nous vivons là-dessus, nous qui vivons encore. L’Église est assez forte pour embrasser tous les genres de gouvernement et ne pas mourir de cet embrassement. Puisqu’elle a fait le monde une fois, pourquoi ne le ferait-elle pas une seconde ? Est-ce donc pour elle plus difficile de le refaire que de l’avoir fait ?…
FIN