Jules Barbey d’Aurevilly

1909

Les œuvres et les hommes XXV. Philosophes et écrivains religieux et politiques

2014
Source : Les œuvres et les hommes XXV. Philosophes et écrivains religieux et politiques
Ont participé à cette édition électronique : Pamela Pueblita (2014, édition TEI/XML ), Vincent Jolivet (2013, édition TEI) et Frédéric Glorieux (2013, édition TEI).

Proudhon et Couture1 §

Chez le peuple qui se pique d’être le plus spirituel et le plus lettré de l’Europe, le mouvement de l’esprit est depuis quelque temps peu de chose. Non seulement on est étonné, si on y regarde, de la rareté des grandes publications dans lesquelles le talent et l’ordre des travaux éclatent, mais on est presque stupéfait de voir combien reste au-dessous du compte fait à l’avance par l’imagination le nombre des livres quelconques qui s’impriment. Cette espèce de stérilité relative dont on ne se doute pas à distance tient-elle à une cause générale ou particulière, momentanée ou plus profonde ?… La tête de la vieille France se dessécherait-elle ? Attiré, entraîné par le besoin chaque jour plus vif des améliorations matérielles, l’esprit public, perdu de sensations, se détacherait-il des travaux purement intellectuels pour appliquer son effort aux choses de la science utile et de l’industrie ? D’ailleurs, il faut bien en convenir, les circonstances politiques par lesquelles nous sommes passés, et qui ont tenu si longtemps le pistolet sur la gorge de cette pauvre société, n’étaient-elles pas une préoccupation antilittéraire ou une distraction suffisante pour expliquer que le livre fût une marchandise qui ne donnât plus ?

Après la révolution de Février, l’esprit français s’effeuilla en journaux. De fécondité réelle et saine, il n’y en eut pas. La statistique, qui ne sait que compter sur ses doigts, est impitoyable. De 1848 à 1852, si vous exceptez, dans l’erreur inouïe, les œuvres de Proudhon, et, dans la beauté pure de la vérité chrétienne, le grand livre de Blanc-Saint-Bonnet (De la Restauration française), deux sortes de productions contraires, mais qui, erreur et vérité à part, sont de ces têtes de saumon qui valent mille grenouilles, comme disait le duc d’Albe, vous n’avez plus rien, pas même les grenouilles, quoique à cette terre généreuse les hommes médiocres n’aient jamais manqué. Maintenant que les circonstances politiques ont changé et que les journaux s’éclaircissent, le livre, c’est-à-dire l’œuvre recueillie et pensée, va-t-il se relever ? C’est ce que nous étudierons à l’avenir sans humeur et sans parti pris. Nous verrons si le mal est aux sources mêmes d’une littérature qui tarit, ou s’il tient seulement à un simple détournement de ses eaux.

Nous avons nommé Proudhon. C’est par lui et par le dernier livre qu’il a publié que nous commencerons. Ce livre, la Révolution sociale démontrée (si étrangement !) par le coup d’État2, a déjà plusieurs mois d’existence ; mais il tire du talent, et plus encore de la famosité de son auteur, une importance telle qu’on pourrait y revenir même de plus loin que nous ne sommes aujourd’hui. Il faut en prévenir le lecteur : avec cette rareté de livres que nous signalions tout à l’heure, et malgré notre dessein de marquer ici dorénavant le mouvement intellectuel, nous ne nous astreindrons pas à l’ordre chronologique des publications. Il est des livres qui tiennent plus de place que d’autres par le bruit qu’ils font, et dont il est par conséquent plus longtemps l’heure de parler. Il en est, au contraire, qui tombent d’un trait si rapide dans le silence et dans l’oubli — étoiles filantes, moins l’éclat, — qu’il faut noter vite leur passage pour qu’on n’ignore pas qu’ils ont passé.

Rien n’est ennuyeux, dit Shakespeare, comme un conte répété deux fois. Ce dernier livre de Proudhon n’ajoute rien aux doctrines (si cela peut s’appeler des doctrines) qu’il a développées dans ses précédentes publications. C’est toujours la Révolution qui vient sur nous de toute la force de sa nécessité, et qui, quoi qu’on ose et qu’on fasse, emportera tous les gouvernements les uns après les autres pour ne les remplacer par aucune espèce de gouvernement. Il est vrai qu’à cette immense rêverie mystico-germanique, éclose du frai philosophique de Hegel dans le cerveau spongieux de la jeune Allemagne, Proudhon donne l’accent net et mordant d’une bouche gauloise ; mais cet accent, qui vibrait avec plus d’éclat et de force dans les Confessions d’un Révolutionnaire, et qui ne s’est ni rajeuni ni creusé, on le connaît comme les idées du livre, que naguère il exprimait mieux. Ce qui est nouveau, ce qui communique à l’œuvre une originalité inattendue, c’est le conseil assez traîtreusement donné au prince Louis-Napoléon de se faire le serviteur couronné de la révolution sociale. Caricature du diable sur la montagne quand il voulut tenter Dieu, Proudhon fait le flatteur et il n’est que perfide. Le prince Louis-Napoléon, l’homme du 2 décembre, démentant son coup d’État pour introduire en Europe la révolution qu’il a vaincue, est une de ces conceptions ineffables digne d’être mise à côté de l’espoir de ces légitimistes qui croyaient bonnement qu’un Bonaparte s’oublierait jusqu’à singer Monk. Malgré la puissance de niaiserie dont l’esprit de parti investit certains hommes, il est permis de douter qu’il y ait un assez robuste dadais pour penser cela.

Peut-être, cependant.

Peut-être ! On ignore trop avec quelles chétives et misérables choses se compose l’erreur ou l’illusion dans les plus fiers et les plus vigoureux esprits. Certainement, c’est un esprit très fort que Proudhon, quand on regarde ses facultés en dehors de leur emploi, et pourtant sait-on bien de quoi se compose le système de preuves de cet esprit très fort ?… D’une confusion de termes, qu’on nous passe le mot ! d’une calembredaine. Il confond perpétuellement le mot révolutionné et le mot révolutionnaire. Pour nous prouver que la société est essentiellement révolutionnaire, il nous la montre révolutionnée, comme si c’était là une raison, comme si ce n’était pas précisément parce qu’elle a été révolutionnée qu’elle ne doit plus être révolutionnaire ! Et quand il a fait cela il a tout fait.

Il a tout fait, et il a fait une chose dangereuse, car le sophisme dont il est ou n’est pas la dupe, cet imbécile petit sophisme, il le grandit avec les prestiges de la forme, et, avec cette forme qui est tout dans ce monde des apparences, il étonne et trouble les esprits et les associe plus ou moins aux perversités du sien. Nous qui ne sommes ici que le watchman du livre qui passe et de l’heure qui sonne, nous n’avons point mission de critiquer. Nous n’avons qu’à caractériser rapidement un homme ou une œuvre. Notre index désigne, il n’appuie pas. Il pose l’ongle là où la Critique doit enfoncer son scalpel… Eh bien, la Critique sera tout étonnée un jour de ne trouver dans le Caliban du socialisme, dans cette espèce de mastodonte dont les énormités n’épouvantent déjà plus, qu’un talent incontestable, mais facile à apprécier et qui n’étonnera et ne désespérera personne ! Le scandale a été de moitié dans la gloire de Proudhon.

Comme il disait des choses monstrueuses, on lui donnait un talent prodigieux. Erreur accoutumée aux hommes ! Étonnement, admiration et lâcheté devant toute audace ! Il n’en était rien cependant. Proudhon n’est ni un prodige ni même un monstre. C’est simplement un esprit faux dans un tempérament philosophique. Sans un don supérieur, sans l’ironie qu’il manie en maître, il faudrait le classer, comme penseur et comme écrivain, bien au-dessous de Diderot, l’homme du feu sacré et des grosses belles larmes, de Diderot dont il rappelle parfois le style érudit, la déclamation, l’hyperbole, et, j’en suis bien fâché pour un socialiste comme lui ! les allures bourgeoises et patriarcales de la phrase. Heureusement pour Proudhon, il a l’ironie, et il l’a élevée à une puissance nouvelle. Nous connaissons bien des sourires ; aucun comme le sien. L’ironie de Voltaire est spirituelle et claire, charmante et cruelle. Elle s’attache à tous les sujets, qu’il traite comme une flamme légère. Elle est encyclopédique. C’est l’ubiquité de l’ironie. Joseph de Maistre, cet autre grand ironique, a la majesté de l’ironie. Chez celui-là, elle est passionnée, éloquente, imprécataire, terrible, presque sacerdotale. Chez Proudhon, elle est lyrique. C’est un dithyrambe. Sous son doigt inspiré, la corde d’airain devient une corde d’or. Voilà la vraie gloire de style qui lui restera, et dont se souviendra la Critique quand le mépris aura chassé de l’attention des hommes les chimères qu’il nous donne comme les réalités de l’avenir.

Il n’y a pas d’écrivain qu’on puisse opposer mieux à Proudhon que Louis Couture, l’auteur d’un livre qui s’achève en ce moment, et dont la première partie est publiée : Du Bonapartisme dans l’histoire de France3. De ces deux esprits, en effet, l’un est la négation absolue de l’autre. Proudhon, nous l’avons dit, croit ou feint de croire à la ruine de ce que l’histoire du monde appelle la politique, et à laquelle il substitue un ordre économique, impossible, il est vrai, à concevoir avec l’état actuel de la tête humaine. Louis Couture, qui s’en tient, lui, aux faits observables, croit que la politique est aussi durable que les peuples, et que, quand elle est forte et déterminée, les hommes comme Proudhon, par exemple, n’ont pas beaucoup de chances pour troubler les esprits et bouleverser les États. D’un autre côté, — on l’a vu aussi, — Proudhon pense que la Révolution continue toujours, et Couture, qu’elle est finie, et justement pour la raison que la France a repris la tradition politique de son histoire en revenant à la monarchie et aux Bonaparte. Et que les partis ne réclament pas devant ce grand nom ! Pour l’auteur du Bonapartisme dans l’histoire de France, l’avènement des Bonaparte n’est point un accident, mais la racine d’une dynastie. On sait que les dynasties ne jaillissent pas d’un événement à fleur d’histoire, mais qu’elles ont des préparations lointaines et profondes, causes mystérieuses, mais non impénétrables, de l’établissement d’une race dans le gouvernement d’un pays. Aux yeux du penseur qui nous donne aujourd’hui, dans un écrit fortement condensé, le droit public d’une quatrième race, la révolution française a deux côtés que l’on a toujours trop confondus. Comme la révolution sociale, dont Proudhon s’est fait le prophète, elle est, par un de ses côtés, humanitaire, métaphysique et inutile ; mais, par l’autre, elle est politique, nationale, nécessaire. La gloire éternelle du premier des Bonaparte, c’est d’avoir étouffé toute la métaphysique révolutionnaire dans sa main pratique et sensée. Fille de la société romaine, la plus grande unité politique que le monde ait vue, la France aspire à l’unité comme sa mère, et le mouvement qui la porte depuis Charlemagne est un mouvement ascensionnel vers la centralisation. La féodalité elle-même n’avait été à son heure qu’un progrès relatif vers cette centralisation supérieure où le génie de la France tendait, à travers l’action de ses plus grands hommes. Mais, devenue égoïste parce qu’elle n’avait plus de fonctions utiles à remplir, la féodalité épuisée, ayant refusé de faire un pas de plus dans le sens qui emportait tout, des hommes inspirés du génie civilisateur de la France, Louis XI, Richelieu, la jetèrent sous leurs haches impatientes, et la révolution française acheva ces terribles nécessités par lesquelles devait passer une société qui résistait, dans les débris de son ancienne organisation politique en ruines, à la centralisation définitive que Couture assied largement sur l’égalité politique de tous.

Héritier de la révolution française, mais avec le bénéfice d’inventaire qui lui fit rejeter et ses erreurs et ses horreurs, Bonaparte reprit le problème où l’avaient laissé les Valois, et nous ajoutons Richelieu, sous les Bourbons, parce que Couture l’oublie. Son livre est surtout à la charge des Bourbons. Ils ont le sentiment chevaleresque de l’honneur de la France à l’étranger, mais, à l’intérieur, ils ne voient rien. Ils sont coupables de cécité. « Ils ont cru qu’ils n’avaient qu’à jouir de la centralisation qui s’était formée sous leurs prédécesseurs, et non à en généraliser l’action, afin de la rendre de plus en plus juste et féconde. » Dès que le Premier Consul paraît, au contraire, la centralisation sort tout organisée de son gouvernement. En cela, il reprend la tradition interrompue, et c’est ainsi qu’il fonde plus que sa gloire, mais sa légitimité.

Tel est, en quelques mots, le système de Couture. Ce n’est point une thèse de parti qu’il a soutenue, son esprit vise plus haut que cela ; mais il n’en est pas moins vrai qu’il a mis une grande force aux mains de son parti en établissant un pareil système. On le discutera, on le soutiendra, nous n’en doutons pas. Esprit fortement généralisateur, il pose plus pour les idées qu’il ne les développe. D’autres les développeront pour lui. Dans un temps donné, il sera peut-être, à sa manière, un chef d’école, quelque chose comme le Royer-Collard du bonapartisme. En effet, il a l’originalité du point de vue, la profondeur pénétrante, le mot aiguisé, et la contexture du style travaillée, serrée et ferme, quoique moins brillante, du grand publiciste de la Restauration. Seulement il est moins abstrait et plus historique… deux bonnes raisons pour être dans la vérité plus que lui, quoiqu’une critique moins large que la nôtre puisse peut-être reprocher à ce puissant raisonneur historique de meurtrir quelquefois l’histoire dans l’étreinte de ses raisonnements.

César Cantu4 §

Etre un puissant raisonneur historique, c’est un reproche que l’on n’adressera pas à César Cantu, dont Amédée Renée, l’auteur de Louis XVI et le continuateur de Sismondi, vient de traduire et traduit encore son Histoire de Cent ans5. Les premiers volumes de l’ouvrage ont seuls paru. Sans la position incroyable de considération intellectuelle dont jouit l’auteur en Italie, et sans l’éminent talent du traducteur qu’il vient de rencontrer en France, il n’y aurait qu’à laisser mourir cette histoire, de sa propre faiblesse, dans l’obscurité. Quand un livre qui a la prétention de raconter et d’expliquer les cent dernières années qui viennent de s’empreindre si profondément sur l’Europe ne renferme que les connaissances les plus superficielles, et les moins sûres encore dans leur superficialité, et, de plus, quand c’est l’inconséquence, non pas seulement d’une tête faible, mais d’un distrait, qui se sert de ces connaissances pour en tirer de ces jugements sans cesse contredits et abolis les uns par les autres, la Critique peut passer outre avec moins de dédain que de pitié. Pour avoir une idée juste des incohérences de Cantu, il faudrait le lire dans sa propre langue.

Son traducteur français, qui est certainement un des esprits les plus nets sous la forme la plus brillamment concentrée, a fait disparaître, d’une main adroite et réglée, bien des contradictions de ce livre, qui en auraient été le déshonneur. Sans cela, l’ouvrage, estimé en Italie, aurait inévitablement échoué en France. En France, le succès se décide bien souvent aussi, comme partout, hélas ! pour des raisons qui ne sont pas le mérite du livre ; mais il est douteux, pourtant, qu’avec le sens droit et les besoins logiques de ce pays, un ouvrage écrit avec le manque de suite de ces Cent dernières années pût même se soutenir. Certes ! parmi les causes désolantes du succès des mauvais livres, l’esprit de parti a le droit d’être bien bête sans aucun danger, mais il est bête en répétant la même bêtise, en poussant son lecteur ou en le frappant à la même place, en se faisant une espèce de logique avec les passions ou les lieux communs de son parti. Mais Cantu, dans son histoire, n’a pas même d’esprit de parti : il n’est d’aucune opinion, pas même de la sienne ; il va d’une idée à une autre, avec le mouvement animal d’une intelligence qui se prend à tout comme celle d’un enfant.

Nous défions qu’on dise, du moins d’après son histoire, à quelle opinion politique il appartient dans son pays. Quoi donc explique l’estime faite d’un pareil ouvrage en Italie ? Est-ce le style ? Mais le style n’est plus même possible à un certain degré de contradiction dans les idées. L’ensemble croule, le tissu s’éraille, et vous n’avez plus que des phrases. Quelques phrases suffisent-elles maintenant pour prendre position d’historien dans l’historique patrie de Machiavel ? Si quelques sons plus ou moins agréablement combinés suffisent pour enivrer la musicienne Italie, nous aimons mieux Rossini et Verdi que ce Cantu qu’elle honore et cet autre déclamateur sonore qui vient de mourir, ce Gioberti, plus fort pourtant que Cantu, dans son ordre de préoccupations, mais bien chétif aussi, bien petit, quand on le lève debout dans la gloire exagérée qu’on lui fait !

Nous aurons bientôt le quatrième volume, mais il ne s’agit point ici de l’ouvrage entier. La Critique fait quelquefois avec un volume, et même avec quelques pages, ce que Cuvier faisait avec l’os d’un animal. Elle en induit ou déduit ce qu’une tête pensante peut donner. Dans la seconde partie, il contient sur Napoléon, dont il raconte le règne, les notions les plus erronées. Quoi d’étonnant ? Esprit médiocre, tête inconsistante, réputation exagérée comme une hyperbole italienne, Cantu pouvait-il juger Napoléon ? Malgré la faiblesse de sa pensée, il aurait pu pourtant, en sa qualité d’étranger, répandre en France, sur l’Empereur, des opinions hasardées ou fausses, si sa bonne étoile ne lui avait envoyé, sur sa renommée, un traducteur doué de toutes les qualités qu’il n’a pas. Amédée Renée lui a fait les honneurs de la langue française, et de telle façon que Cantu sera désormais lu dans notre pays, beaucoup moins pour lui que pour son interprète. Or, Renée, le continuateur de Sismondi et qui nous a donné cette solide et brillante Histoire de Louis XVI qu’aucun de ceux qui aiment l’Histoire n’a oubliée, Renée était d’une raison trop haute et trop sobre, il était d’une conscience historique trop pure, pour laisser passer sous sa plume le courant de faits sans critique et sans choix qui viennent s’entasser et se cahoter dans le récit diffus de Cantu. Avec une rare impartialité d’intelligence et dans des notes qui clarifient le texte, le discutent ou l’infirment, il s’est opposé à des idées sans justesse et à des assertions sans valeur. Quoique la critique de Renée ne se produise que sous la forme de notes, concentrées et rapides, elle n’en fait pas moins tomber, un à un, tous les préjugés que Cantu exprime sur le glorieux Empereur, et en cela on peut dire qu’il a bien mérité de son pays et de l’Histoire.

Auguste Nicolas6 §

Si, comme nous le disions récemment, la littérature française est affligée de stérilité, nous n’espérons guères que cet état puisse changer en un instant. Non. Le mal tient à des causes trop nombreuses, trop invétérées, pour qu’un mieux se produise si vite, en supposant toutefois qu’il puisse se produire. Qui oserait affirmer, en effet, que pour la philosophie et la littérature l’heure de la décadence n’est pas arrivée ?

Pour la philosophie, cela n’est pas douteux. La philosophie a cette honte, bien méritée du reste, que personne ne l’invoque plus et que les professeurs qui la professaient hier encore, au lieu de créer et d’organiser des systèmes, c’est-à-dire de nous donner, après tout, la chose philosophique, le véritable produit philosophique, en sont descendus à ne plus professer que l’histoire et même les historiettes de la philosophie. Après Cousin, nous avons eu Jules Simon !

Or, l’histoire de la philosophie remplaçant la philosophie, qu’est-ce à dire, sinon qu’il n’y a plus de philosophie ; car jamais l’histoire ne s’écrit que sur le tombeau de quelqu’un ou de quelque chose. Dernière marque de décrépitude, la pensée vieillie raconte les prouesses de la pensée vaillante et active, comme ces vieillards à qui l’âge interdit la guerre la racontent à leurs enfants, imbécilles ou lâches, qui ne les imiteront pas !

Tel est l’état actuel de la philosophie. Pour la littérature, le mal est moins désespéré, à ce qu’il semble, quoiqu’il ait aussi sa profondeur. Les quelques grands écrivains qui ont paru de nos jours attestent presque cette décadence qu’il est si dur d’avouer par la nature même de leur génie tourmenté, multiple, savant, chargé d’ornementations et d’effets, mais privé de la simplicité tranquille des fortes littératures, comme l’atteste à son tour la plèbe des écrivains sans talent par l’inanité de leur effort. En écrivant ces tristes paroles, nous avons sous les yeux le relevé des dernières publications. Le croira-t-on ? il n’est pas, dans tout cet inventaire, un livre dont le titre éveille l’esprit, l’attire et donne à penser qu’il y ait une idée derrière le titre. Et cependant une idée, ni même plusieurs, ne suffisent pas pour faire un bon livre ! Je ne sache rien de plus navrant que cela.

Quelque disposé que l’on soit à bien penser de son siècle et de son pays, que voulez-vous pourtant qu’on augure de la vitalité intellectuelle de la France au xixe siècle en face de ces publications, dont les unes, comme ces nombreux traités de chimie, de physique, d’agriculture, d’hydraulique, de droit élémentaire, etc., etc., qui encombrent les catalogues de librairie, ne sont que de grossières spéculations faites sur l’ignorance qui veut se décrasser, et dont les autres… de quel nom les nommer, si ce n’est du leur, pour caractériser leur abjecte médiocrité ?… Ainsi nous avons exclusivement, pour illustration littéraire, des livres comme ceux-ci, par exemple : Les Aventures de monsieur le baron, Azur et Or, le Chevalier d’Estagnol, la Comtesse de Charny, Costal l’Indien, Olympe de Clèves, Nos plus beaux rêves, Une Haine au Moyen Âge, etc., etc. Àpeine un livre grave, au moins d’intention, comme Du pouvoir en France, par Wallon, ou Des forces productives de la Russie, par Tegoborski Le reste n’est que vocabulaires, annuaires, réimpressions prétentieuses d’articles de journaux qui n’ont pas la pudeur spirituelle de rester oubliés. Franchement, en voyant cela, on tremble un peu pour la société dont on fait partie, si, comme le disait un grand esprit exact et sévère, et comme on l’a tant répété depuis, la littérature est l’expression de la société.

Et cela étant, force nous est de nous replier vers les ouvrages sérieux, quelle que soit la date de leur publication, sous peine de n’avoir rien à indiquer à la Critique qui attend des œuvres, et qui, à un certain degré dans le mauvais et dans le vulgaire, se détourne et n’examine plus.

La publication du livre d’Auguste Nicolas : Du Protestantisme et de toutes les hérésies dans leur rapport avec le Socialisme7, est bien loin d’avoir épuisé l’attention que la Critique, qui commence à s’en occuper, doit à son livre et à son auteur. Auguste Nicolas était déjà connu par ses Études philosophiques sur le Christianisme, qui firent tant d’impression quand elles parurent, son talent ayant cela de particulier et de supérieur dans sa mesure qu’il touche juste et vous prend où il a touché. Catholique d’intelligence, de sentiment, et nous dirons même de préoccupation, voyant tout à travers le catholicisme parce que le catholicisme c’est tout, même pour ses ennemis, depuis qu’il est né dans le monde et dans l’histoire, écrivain de discussion et d’apologie, Nicolas a dévoué sa pensée à l’avancement incessant, mais combattu, de l’Éternelle Vérité.

Sans aucun doute, il est des talents plus grands que le sien. Il en est de plus forts, de plus larges, de plus profonds intellectuellement ; mais il n’en est aucun d’une sincérité plus pénétrante et plus émue.

Il n’en est pas qui doive mieux trouver la grande fibre humaine et loger plus aisément dans le cœur l’idée vraie avec un accent plus irrésistible. Aussi les hommes qui tiennent par tout leur être à la cause du catholicisme, c’est-à-dire de la plus admirable organisation de propagande qui ait jamais existé, distinguèrent-ils d’abord le livre de Nicolas. Ils avaient reconnu, avec le tact des hommes qui savent la place que tient la sensibilité dans les décisions de l’esprit et de la conscience, qu’il naissait à l’Église un bon serviteur de plus, un missionnaire de parole écrite, dont le talent agirait sur les âmes peut-être avec une force plus efficace et plus pratique qu’un talent beaucoup plus élevé, car il serait toujours à la hauteur de cœur, à ce niveau où, qui que nous soyons, forts ou faibles, il faut un jour se rencontrer. Cette faculté de toucher et de pénétrer, qu’on appellerai le don d’intime séduction, si l’idée du mal ne rampait pas au fond de ce mot trop charmant de séduction, créa sur-le-champ, dans l’opinion des connaisseurs en cœur humain, une grande importance à Nicolas. Nous croyons que ce livre nouveau n’est pas fait pour la diminuer.

L’idée de ce livre est la solidarité de toutes les erreurs entre elles, qui s’engendrent et s’enchaînent comme toutes les vérités, par conséquent la scission profonde et qui doit rester éternelle entre ces deux ordres de faits. Un jour Guizot, qui a le triste génie des coalitions, et dont la tête d’homme d’État rêve des fusions qui ne seraient que des coalitions encore, avait écrit que le catholicisme et les diverses communions protestantes devaient unir leur effort contre ce socialisme qui menace la société moderne telle qu’après tant de siècles la voilà faite par le génie de la double Rome, la Rome politique et la Rome chrétienne. Auguste Nicolas, effrayé de l’influence d’un nom imposant, même sur les esprits les plus fermes, s’est cru le devoir de répondre à Guizot, et sa réponse, qui s’est grossie de toutes les alluvions d’une donnée féconde et d’un esprit naturellement fertilisant, a été la démonstration de l’impossibilité radicale, absolue, pour le catholicisme, de cette coalition à laquelle il est invité. La meilleure raison qu’on puisse invoquer de cette impossibilité, qui vient de la nature des choses et non de l’intolérance des esprits, tient à l’essence même du protestantisme, à son origine et à sa descendance. En effet, le protestantisme ne s’appelle pas seulement Luther et Calvin. Il a d’autres noms scandaleux et lamentables. Il date de loin. Il est le fils de la première révolte, le père de la première hérésie. Il a beaucoup produit, et son dernier enfant, c’est précisément le socialisme de nos jours, contre lequel il s’insurge par pusillanimité de logique et méconnaissance de vieillard aveugle.

Il y aurait donc, de la part du protestantisme, parricide et infanticide tout ensemble à vouloir frapper le socialisme. Il se frapperait lui-même à toutes les générations, il se suiciderait dans sa race ; car, il ne faut pas s’y méprendre, c’est le poids de toutes les erreurs, déversées les unes dans les autres par une loi d’assimilation terrible, qui a empli cette coupe de sang révolté qui bout maintenant, allumée par toutes les convoitises dans le cœur de l’homme, et dont la vapeur monte à son esprit et s’y condense en socialisme. La filiation, la parenté entre le protestantisme et toutes les hérésies, en haut et en bas dans l’histoire, Nicolas l’a assez établie pour épouvanter Guizot, pour que le protestantisme n’ose plus rien contre le socialisme, si ce n’est à la condition de cesser d’être le protestantisme. Le principe de l’examen et le principe de l’autorité n’ont point de pacte à faire, même pour une heure. À Trente, l’Église ouvrit les bras aussi grands que possible. Elle ne les a pas refermés, mais elle se fût brisée elle-même si elle avait voulu les ouvrir davantage. L’unité de la foi en péril la retenait.

Nous sommes tellement sur la lisière de la Critique qu’il faut nous le rappeler sans cesse pour n’être pas tenté d’y entrer. Avec Nicolas, cette tentation devient très forte. Les détails de son livre sont considérables ; plusieurs nous ont paru fort beaux. La discussion avec Guizot, par exemple, est un vrai chef-d’œuvre de logique et de politesse chrétienne. Pour des hommes du monde, toute cette politesse, qui n’est jamais affectée et qui est toujours infinie, serait peut-être d’une ironie cruelle et profonde ; mais les gens du monde ignorent trop combien la charité a d’esprit et de loyauté dans l’esprit, et comme saint Vincent de Paul l’emporte, même en amabilité, sur Voltaire. Le démon n’est, après tout, qu’un ange tombé, et qui a emporté un peu de sa grâce divine dans la poussière… Mais, puisque le nom de Voltaire s’est trouvé là sous notre plume, qu’on nous permette de citer sur lui un mot de Joubert, que nous oserons modifier pour l’appliquer à Nicolas : « Voltaire — dit Joubert — aime la clarté et se joue dans la lumière, mais c’est pour la briser et en disperser les rayons comme un méchant. » Nicolas, lui aussi, aime la clarté et se joue dans la lumière, mais c’est pour en concentrer les rayons et vous les renvoyer dans le cœur, comme un homme bon.

Encore une fois, c’est là le caractère du talent et du livre de Nicolas : une grande bonté et une grande lumière, un attendrissement éloquent avec une larme qui perle dans chaque mot et qui fait étinceler son style des lueurs les plus douces. Il y a du Fénelon en lui, moins la chimère et l’Antiquité, par son genre d’éloquence et de bien-dire, Nicolas doit ramener au catholicisme les cœurs tendres troublés par le siècle, les jeunes gens, les poètes et les femmes. Telle est sa haute valeur comme apologiste, et c’est ce que nous voulions noter en passant plus que le mérite intrinsèque de son livre, nous qui nous préoccupons beaucoup moins de la beauté même des œuvres littéraires que des conquêtes de la vérité.

L’abbé Noirot8 §

Voici le livre d’un homme obscur encore, mais qui sortira — nous en sommes certains — de cette obscurité trop modeste. Nous voulons parler du cours de philosophie professé à Lyon par l’abbé Noirot. Ces Leçons de philosophie9 viennent d’être publiées par un élève de Noirot, Tissandier, auteur d’un ouvrage sur la poésie et les beaux-arts qui n’est aussi que le développement de la doctrine de l’abbé Noirot. Comme tous les hommes qui ont le génie pratique de l’enseignement, comme ces admirables natures de maîtres, mêlées de prêtres, qui préparent eux-mêmes, de leurs saintes mains paternelles, la tête et le cœur destinés à recevoir la vérité, l’abbé Noirot se soucie peu d’écrire et n’écrit point. Les hommes, pour lui, passent avant les livres. Mais les hommes faits par lui ne l’oublient plus, et ce sont eux, fidèles élèves, qui propagent et poussent ses idées, dans la mesure inégale de leur talent et de leur rayonnement divers.

Un jour viendra, nous aimons à l’espérer, où l’abbé Noirot aura groupé autour de lui une véritable école philosophique, et alors il sera obligé de donner aux hommes que les hautes recherches de la philosophie intéressent un exposé agrandi et approfondi de sa doctrine. C’est aussi uniquement alors qu’on sera vraiment en possession de sa pensée et que la Critique pourra la juger. Et, en effet, quelle que soit la piété des disciples envers les idées de leur maître, cependant il peut arriver — et il arrive presque toujours ! — que ces idées n’ont pas, sous la plume la plus scrupuleuse et la mieux comprenante, toute la virtualité qu’elles auraient si l’esprit qui les a combinées les exprimait.

Nul de nous ne peut, sans déchet ou sans agrandissement, se substituer à un autre, et les échos de l’intelligence, même les plus distincts, sont comme les échos matériels, qui rongent ou affaiblissent plus ou moins les sons qu’ils répètent. Noirot, nous a-t-on dit, conteste à Tissandier l’exactitude complète du compte rendu de son enseignement ; mais, tel qu’il est pourtant, et pour qui sait voir les tenants et aboutissants des idées sur lesquelles on n’insiste pas, ce compte rendu inspire une grande confiance dans les aptitudes philosophiques du professeur. Nous qui le signalons aujourd’hui, nous n’avons encore lu que la partie du cours qui traite de la psychologie, mais nous pouvons assurer que le regard qui tombe là sur les travaux psychologiques de ce temps a l’autorité froide d’un regard de juge qui voit de plus haut que ce qu’il voit. Malgré des formes élémentaires translucides de limpidité, on sent la force de l’esprit qui commande au sujet qu’il traite. Et il y a plus : çà et là ou trouve un mot, un repli, une affirmation, derrière lesquels toute une philosophie est cachée peut-être et doit nous apparaître un jour.

Ainsi, il y a quelque part un mot sur les instincts (et on sait la place que les instincts tiennent dans les philosophies matérialistes !) qui renferme — ou nous nous trompons beaucoup — une simplification entr’aperçue de la question de la liberté. Ainsi encore, nous avons noté sur l’intuition tout un passage qui doit renverser de fond en comble, pour les esprits naturellement déducteurs, ce que la philosophie nous donne pour vrai depuis Bacon, et replacer à son vrai rang dans l’ordre des grands faits de la pensée le mysticisme si insolemment dégradé. Nous ne pouvons que montrer ces points lumineux et passer outre, mais pour qui comprendra et voudra lire, ce sera assez que de les avoir indiqués.

Nous disions ici même, il y a peu de temps, que la philosophie, accablée sous ses fautes et sous ses excès, n’en pouvait plus, et nous nous demandions si la littérature, qui se débat encore, aurait le destin de la philosophie ; car, chez les peuples intellectuellement en décadence, l’imagination a la vie plus dure que les autres facultés, et elle est la dernière à mourir. Eh bien, ce mot dit par nous sur la philosophie, nous serions heureux de l’effacer ! Le livre de l’abbé Noirot, ou, pour parler mieux, ses idées peuvent donner l’espérance que philosophiquement notre pays n’a pas perdu tout à fait le sentiment de la vérité métaphysique, c’est-à-dire, en somme, de la plus haute vérité. Une philosophie nouvelle ne saurait-elle surgir des ruines que la philosophie du xixe siècle a entassées autour d’elle comme sa mère, la philosophie du xviiie siècle ?

C’est là une question qui n’a, ce semble, rien de trop tardif ni de trop prématuré. Toutefois, nous ne craignons pas de l’avancer, si un tel phénomène a lieu, si la science philosophique reprend l’ascendant d’un enseignement qu’elle a perdu, cela n’arrivera guères que grâce à un prêtre ou à quelque esprit profondément religieux, à une intelligence sacerdotale, — celle de l’abbé Noirot ou toute autre, peu importe ! — nourrie et préservée des faillances de l’erreur par la tradition, qui empêche les esprits les plus impétueux d’aberrer, et la réponse sera faite pour jamais aux philosophes qui prétendaient que le domaine de la vérité était exclusivement à eux. On a assez vu, du reste, pour qu’on veuille et même pour qu’on puisse le revoir, ce qu’ils ont fait de ce domaine. D’examen en examen et de négation en négation, ils en sont arrivés plus bas que le scepticisme, et ils ont précipité les peuples plus bas que leurs cœurs… Ingrate envers la science suprême d’où elle est sortie dans le monde chrétien, il n’y a plus que la théologie, méprisée par elle, qui puisse la tirer de l’abîme de nihilisme au fond duquel elle gît hébétée. Cette vue n’échappe pas aux penseurs. Un des esprits les plus voyants de ce temps, qui fut l’élève aussi de l’abbé Noirot, a dit excellemment : « Suivre l’homme dans ses actes, ce n’est point encore le connaître. En tout cas, c’est n’avoir vu de son être que ce qu’il en a passé au dehors. Il faut le considérer plus avant, le prendre à l’essence même dont il émane. » Que signifient ces fortes paroles, sinon qu’il est temps enfin de changer tous les points de départ philosophiques, tournés si obstinément du côté de l’homme, et de les renverser du côté de Dieu ?

Louandre10 §

La littérature nous a offert dans ces derniers temps quelques livres supérieurs à ce qui se publie d’ordinaire, et nous les avons examinés avec le soin et la conscience que tout homme qui a le respect du travail et de l’effort ne manquera jamais d’avoir, même quand il s’agirait d’œuvres surfaites. Malgré ces quelques livres cependant, auxquels la Critique d’un journal, qui s’écrit toujours un peu debout, devait de s’asseoir pour en parler plus à l’aise, comme dit Montesquieu d’Alexandre, malgré ces productions trop clairsemées et plus distinguées que les autres, tous ceux qui suivent le mouvement littéraire contemporain ont pu s’assurer que la littérature n’a point encore reçu des événements politiques qui ont changé la face de notre pays, et l’ont pénétré de meilleures influences, ce qu’ils se permettaient d’espérer. Il entre souvent beaucoup d’irréflexion dans l’espérance. Un pouvoir, si vigoureux et si intelligent qu’il soit, ne change pas tout à coup, même en France, où son action est plus irrésistible qu’ailleurs, l’âme tout entière d’une époque.

La littérature n’a pas cessé d’être à ce degré de langueur et d’effacement qu’il nous a été si cruel de constater déjà. La gent trotte-menu des livres médiocres s’est multipliée, voilà tout, mais rien dans le mouvement de l’esprit n’a trahi de ces bouillonnements qui portent avec eux les promesses de l’avenir : la Nouveauté, la Fécondité, la Puissance ! Prise dans son ensemble, bien entendu, la littérature qui ne grandit pas s’amoindrit ; et la nôtre, depuis la mort de Chateaubriand, de Ballanche, de Balzac, de Stendhal-Beyle, depuis des vieillesses plus tristes que la mort même, et dont nous ne nommerons pas les titulaires, puisqu’ils vivent encore, la nôtre a trop rappelé sans interruption ce que devint la littérature anglaise après la resplendissante époque des Byron, des Burns, des Coleridge, des Crabbe, des Sheridan, des Shelley et des Walter Scott. Qui ne le sait ? Au lieu de vibrer avec éclat dans des voix immortelles, l’esprit littéraire ne fit entendre alors qu’un bruit monotone et médiocre comme ceux qui le faisaient, — le bruit prosaïque et commun de la bouilloire qui berçait les rêves de ce Songe creux de Wordsworth ! Seulement, pour se consoler de son indigence en fait de grandes personnalités poétiques, l’Angleterre actuelle a Thomas Carlyle. Mais nous, qu’avons-nous ? Que nous reste-t-il ?…

Il nous reste une foule de gens d’esprit, assez forts pour mettre chez toutes les nations de l’Europe la carte de la France, comme celle de la nation la plus spirituelle ; mais, à cela près, — à cela près de ce qu’il peut tenir d’esprit sur une carte de visite, nous n’avons rien, ni œuvres, ni hommes, parce que les grands sentiments qui font naître les grandes œuvres, et les croyances générales qui font naître les grandes passions, ne subsistent plus. Il ne faut pas s’y tromper : le génie le plus individuel, le plus indépendant, le plus lui-même, a besoin de croyances générales autant que le génie le plus impersonnel, le plus vaste, le plus social. Il en a besoin, ne fût-ce que pour se révolter contre elles. Ôtez la moralité exagérée, hypocrite si vous voulez, de l’Angleterre, cet affreux Cant contre lequel tant d’innocents de beaucoup d’esprit ont crié, et vous n’avez plus de lord Byron. Deux degrés de corruption de plus et un de scepticisme, et ce lymphatique anglais, fils de la Douleur et de l’Obstacle, aurait endormi son génie dans tous les dons que Dieu lui avait faits ! C’est ainsi qu’en baissant dans leur moralité les peuples baissent dans leur intelligence… Nous le disions récemment, à propos de cette immense mystification que des nigauds appellent, avec un sérieux bouffon : « la science de l’économie politique », tout pour l’homme est dans les questions morales, même le secret de son talent et de son génie quand il en a. Certes ! l’esprit qui aperçoit et qui combine plus ou moins ingénieusement ses aperçus ne manque point en France. On y rencontre une foule d’écrivains qui, sans l’être dans l’acception pleine et absolue de ce grand mot, ont du style pourtant, — comme on y voit des artistes qui ont ce qu’on nomme, en terme du métier, « de la palette », — mais cela suffit-il pour l’Art d’un pays ou pour sa Littérature ?… Dans de telles circonstances, qui sont les circonstances présentes, les grandes ou fortes œuvres tarissent et les petits livres abondent, les petits livres qui sont aux œuvres dignes de ce nom ce que le tableau de genre est aux grandes toiles ; les petits livres qui ne demandent que des facultés secondaires et qui dispensent de tout ce qui est difficile : la profondeur dans l’inspiration, la combinaison, l’ordre, la distribution de la lumière dans le fourmillement des détails, l’étoffe de l’ensemble enfin ; les petits livres dont ce brillant dandy, Mirabeau manqué dans l’intrigue, lord Bolingbroke, disait, avec sa fatuité épigrammatique, « qu’au moins ils avaient le mérite d’être bientôt lus ».

Triste mérite, dans tous les cas ; car s’ils sont bons on regrette de n’avoir pas eu à lire davantage, et s’ils sont mauvais, c’est encore trop !

Quand il en est ainsi, du reste, la forme, qui tient à l’impuissance de tous, s’impose aux esprits les plus graves et les plus féconds, s’il en est encore. Des exemples nombreux ne nous manqueraient pas, mais en voici un qui nous frappe. Assurément, s’il est un homme fait pour mieux que le petit livre, c’est Louandre, le robuste traducteur de Tacite, un des érudits les plus râblés de ce temps, et dans tous les temps l’homme le plus capable d’œuvres fortes, noblement laborieuses et difficiles ; et cependant, obéissant, malgré lui sans doute, aux exigences de ce siècle superficiel et pressé, Louandre publie aussi un petit livre, comme s’il appartenait, lui, à la race des écrivains sans haleine qui ont inventé la phrase courte, le hachis des petits paragraphes et les écrits de quelques pages à l’usage d’une société qui ne lit plus ! C’était Chamfort, je crois, qui aurait voulu mettre la vie tout entière dans une cuiller à café pour l’avaler d’un seul trait et mieux en goûter la poignante sensation. Ce souhait d’un homme blasé, furieux de l’être, n’est point l’histoire de notre époque. Chamfort croyait n’en avoir jamais assez de toutes les accumulations de la vie. Mais, en fait de pensée, notre époque, livrée aux choses matérielles, croit en avoir toujours trop… Au lieu d’accumuler, elle abrège ; au lieu de concentrer, elle dissout, supprime, affaiblit. Seulement, les hommes comme Louandre sont-ils tenus de respecter tant de faiblesse et n’ont-ils pas réellement mieux à faire qu’à doser au public dans des proportions homœopathiques les trésors de leur érudition ? Le livre que cet écrivain vient de publier rappelle trop les articles de revue qu’on doit à sa plume, car il est ce qu’on appelle en Angleterre un excellent reviewer ; mais ce qui suffit pour un travail de revue suffit-il pour un livre, et pour un livre qui, comme le sien, porte dans son titre les plus étranges mystères et les plus horribles obscurités de l’histoire ?

La Sorcellerie11, tel est le titre de ce livre ! La sorcellerie ! vaste sujet, qu’avec son énorme connaissance du Moyen Âge Louandre pouvait traiter mieux que personne, et qu’il a étriqué, on doit bien le dire, dans le moule que le rationalisme lui a fait. Le rationalisme a, pour toutes choses, de petits moules dans lesquels les grands sujets se cassent ou se racornissent. Nous avons vu dernièrement ce qu’était devenu, dans un de ces moules étroits et chétifs, la grande figure de saint Anselme reproduite par Charles de Rémusat. Plus sensé que Rémusat, parce qu’il est plus historique et moins métaphysicien, Louandre n’en appartient pas moins, sauf erreur, à cette école du rationalisme qui n’est pas plus une philosophie que le protestantisme n’est une religion. Et quand nous disons une philosophie, une école, nous disons trop ! C’est bien moins que cela. Le rationalisme n’est qu’une tendance, une fausse tendance qu’on n’a point en vain, et qui, s’emparant d’un esprit constitué d’origine pour tout ce qui est large, droit et profond, devait nécessairement faire tort aux facultés que Louandre a surtout reçues pour écrire l’histoire. Aussi, voyez ce qui est arrivé ! Est-ce réellement l’histoire de la Sorcellerie qu’il nous donne ? Même en acceptant pour un moment les grêles proportions de son livre, est-ce vraiment une histoire de la Sorcellerie qu’il a voulu écrire, ou une de ces dissertations prétendues rationnelles, qui passent par-dessus les faits et les questions un regard si rapide qu’il ne les voit plus ?… Voilà ce qu’on est obligé de se demander quand on l’a lue. Or, sans se préoccuper en ce moment du fond des choses, c’est-à-dire des jugements et des conclusions de l’auteur, nous affirmons qu’indépendamment de toute conclusion et de tout jugement il y avait là une grande et intéressante histoire à écrire, et que jamais moment n’aurait été mieux choisi pour la publier.

Et, en effet, nous avons beau être du xixe siècle, les questions qui ont, à toute époque, chez tous les peuples et à tous les niveaux de civilisation, passionné l’humanité avec cette furie tenace, ne finissent pas si net qu’il n’en revienne toujours quelque chose… C’est là « la spirale » du grand Gœthe. N’eût-on pas juré que c’était fini ? La sorcellerie, telle que l’entendait le Moyen Âge, semblait jugée à tout jamais. Nous avions entendu là-dessus le petit sifflet de Voltaire et la parole de cet autre grand génie qui se croyait positif et qui disait : « Cela pourrait être, mais cela n’est pas. » Et voilà qu’à ce moment même, au moment où le rationalisme prenait compendieusement ses conclusions souveraines, la pensée moderne retournait sous d’autres formes à des questions qui paraissaient épuisées, qui paraissaient n’en être plus ! Le mystère et l’énigme revenaient… Que disons-nous ? Non ! ils ne revenaient pas ; ils n’avaient point bougé. Un rare esprit qu’on n’accusera point de mysticité, un des critiques de ce temps qui prend le mieux l’aire de vent de l’esprit humain dans une époque, Philarète Chasles, signalait hier encore ce mouvement singulier de la pensée moderne vers le surnaturel et vers l’infini, et nous prouvait par toute une littérature spéciale, en Angleterre et en Amérique, à quel point ce mouvement actuel est entraînant et accéléré. Aussi, quand d’un autre côté le somnambulisme et le magnétisme, quelles que soient la sûreté et la certitude de leurs résultats, sont assez puissants, comme expériences et comme recherches, pour forcer à compter avec eux la science dédaigneuse des académies, quand la gloire d’Edgar Poe, de ce poète inouï, de ce visionnaire sans classement connu et appréciable parmi les hommes livrés à la contemplation intuitive des choses occultes, commence à poindre et à se lever, quelle heure serait plus favorable pour écrire l’histoire de la sorcellerie, du phénomène qui a le plus attiré et épouvanté l’imagination des hommes, et qui, s’il ne l’épouvante plus, l’attire toujours ? Le rationalisme fait trop bon marché, en vérité, de l’imagination. Il ne sait pas, ou il veut ignorer, qu’elle est, après tout, la faculté qui tient le plus de place dans l’esprit humain, et qui pèse le plus sur la volonté. Rationaliste plus ou moins, malgré sa distinction d’intelligence, Louandre n’a pas compris tout ce qu’il pouvait tirer du sujet de son livre ; mais un poète ne s’y serait pas trompé. L’un des plus grands de ce siècle, et qu’on n’accusera pas, tout poète qu’il fut, de manquer du sens profond de la réalité, — car c’est précisément ce sentiment incomparable qui fit le plus pur de sa gloire, — Walter Scott avait pensé toute sa vie à traiter le sujet qui a tenté Louandre, et sur ses derniers jours il écrivit, trop à la hâte, hélas ! son Histoire de la Démonologie. Quoique, sous une infinité de rapports, ce livre laisse beaucoup à désirer, Walter Scott y essaie pourtant de ces explications qui sont à la taille de son génie impartial et si grandement observateur, et les faits qui s’y trouvent y sont rapportés avec cet intérêt de récit qui double leur puissance. Aussi, entre tous ses livres, l’Histoire de la Démonologie n’est-il pas celui qu’on lit le moins ou qu’on puisse froidement interrompre une fois qu’on l’a commencé. À notre sens, il y avait donc deux manières d’écrire ou de concevoir cette histoire de la Sorcellerie qui n’a pas encore été carrément abordée, malgré l’essai de Walter Scott, et qui, riche en détails, en monographies, ressemble à un bloc de marbre dégrossi attendant le ciseau du maître ! Ou il fallait l’écrire en philosophe, ou il fallait l’écrire en poète : en philosophe, qui distingue sous les faits leur racine dans la constitution même de l’esprit humain et le mystère à moitié éclairé de sa destinée, ou en poète, qui ne voit que la toute-puissance des faits et la fascination qu’ils exercent. Il fallait enfin être Kant ou Jean-Paul. Louandre n’a été ni assez philosophe ni assez poète ; il a été de l’entre-deux, et c’est dommage… Car, s’il avait pris les choses seulement par le côté poétique, il aurait pu nous donner un livre où la science du chroniqueur et de l’antiquaire se serait mêlée à ce qui fait vivre les livres plus que la science elle-même : le style, la couleur, l’émotion ! Plusieurs passages de son trop petit livre nous font regretter qu’il ne se soit pas laissé entraîner à la tentation de traiter son sujet en poète, sans parti pris, sans dogmatisme, évoquant la vie du passé qui nous fait tant rêver quand même elle ne nous instruit pas. Dans ces passages, — et nous citerons entre autres la belle légende de l’enchanteur Merlin, rajeunie par la manière dont elle est contée, — il est évident que la plume de ce rationaliste, qui vaut mieux que sa philosophie, a tout ce qu’il faut pour tracer à l’imagination sa plus belle histoire : abondance, vigueur, grâce parfois, et toujours le rayon qui est le talent, cette autre sorcellerie qui a aussi son bûcher, mais en nous-mêmes, et que, comme l’autre, on n’éteint pas !

Le Marquis Eudes de M***12 §

Les livres qui remuent des questions sont si rares, qu’entre tous les autres ce sont ceux-là que l’on doit arrêter au passage et placer sous les yeux ouverts de l’opinion Or, en voici un13, s’il en fut jamais… Mais comment parler d’un pareil livre, et quel ton prendre en le signalant ?… Il a tout ce qu’il faut pour produire ce scandale qui est au succès ce que la Renommée est à la Gloire. Il a tout ce qu’il faut pour provoquer le cri des préjugés ou leur silence, — plus habile souvent que leurs cris. C’est un livre singulier, direct comme un mémoire à une académie, dont il a pris la forme décidée, vibrante et personnelle. C’est un livre très hardi, très calme et très net, trois singularités ajoutées à la première (celle du sujet même), dans un temps où, en matière d’idées, la lâcheté du scepticisme donne la main à la quiétude des positions faites pour ne pas troubler la paix de l’erreur. Du reste, ce n’est ni une question ni deux que ce livre de cinq cents pages secoue avec puissance, mais c’est tout un ordre de questions qui, résolues au sens de l’auteur, entraîneraient du coup la ruine de toutes les philosophies connues, éclaireraient l’Histoire d’un jour nouveau, et consommeraient enfin et définitivement cette fusion, maintenant entrevue par tous les penseurs un peu forts, de la Religion et de la Science. Tout cela est si gros de visée, et dans le détail, comme on le verra, si blessant pour les idées acquises, si révoltant au premier abord, pour les éducations et les impressions contemporaines, que la Critique, fût-elle persuadée que la vérité est ici du côté de l’audace, doit, dans l’intérêt même du livre, s’interdire d’abord tout ce qui en dépasserait l’analyse complète et fidèle. Avant de juger cet étrange ouvrage et ce qu’il renferme, il faut commencer par le raconter.

Ce n’est point un livre de circonstance, improvisé sous l’empire des derniers faits magnétiques (les tables tournantes) qui ont éclaté parmi nous comme une véritable épidémie. L’auteur du livre ou du mémoire que nous annonçons l’avait médité et l’avait écrit depuis bien des années, ajoutant chaque jour à ses observations et à ses premières expériences. Il ne se pressait pas. Il attendait le moment, cet à-propos qui est tout pour les fortunes ! Aussi, en voyant les derniers faits qui se sont produits et qui semblent avoir posé eux-mêmes les questions à la science désorientée et muette, il a pensé que l’heure était venue d’une mise en demeure solennelle de cette science beaucoup trop… discrète, et il en a pris l’initiative. L’énorme mémoire que nous indiquons à la curiosité publique sera suivi d’un second non moins considérable, — car l’auteur est un de ces esprits vigoureux et persistants, un de ces mordeurs d’idées qui n’abandonnent pas le sujet dans lequel ils ont mis la dent. Il a la résolution de ce qu’il sait et le dévouement à ce qu’il croit. Caché sous le masque diaphane d’une initiale qu’un prénom et un titre rendent plus transparent encore, l’auteur jettera son dernier masque lorsqu’il le faudra, soyez-en sûr ! Et, d’ailleurs, son incognito n’en est peut-être déjà plus un pour personne. Quand le talent a le front si large, est-ce qu’il est possible de le cacher ?…

Le livre commence par une anecdote, non d’invention, mais historique. Nous la transcrivons tout entière : « Il peut y avoir vingt ans, — dit l’auteur, — dans l’église Saint-Étienne-du-Mont, un vieux prêtre faisait le prône à une grand’messe le dimanche ; l’auditoire était nombreux, attentif, ce qui n’empêchait pas tous les regards de se porter involontairement sur un grand jeune homme qui, debout en face de la chaire et les bras croisés, semblait suivre avec la plus grande attention tous les raisonnements du prédicateur. À l’excentricité de sa tenue, à l’étonnement de sa physionomie, il était facile de le juger : ce n’était pas un habitué de la paroisse, pas davantage un habitué d’autres églises, et certainement c’était le hasard seul qui l’avait fait entrer dans celle-ci.

« Cependant, nous le répétons, son attention paraissait tout à fait captivée par les paroles du vieux prêtre, et chacun pouvait suivre sur son visage la marche et les progrès de la pieuse influence.

« Mais le malheur voulut que vers la fin de son instruction le prêtre crut devoir parler à son troupeau de la protection des bons anges et des ruses des démons. Àce mot de démons, tout fut perdu. Cette physionomie si respectueuse jusque-là devint tout à coup sarcastique, le regard s’enflamma, et, le rouge lui étant monté au visage, l’inconnu s’écria, de la voix la plus forte : Ah ! pour le coup, monsieur l’abbé, voici qui devient par trop fort ! Puis, ayant remis son chapeau sur sa tête et s’étant frayé de vive force un passage, il s’élança hors de l’église et disparut.

« On devine combien fut grand le scandale et combien le bon prédicateur dut regretter une phrase qui, toute légitime qu’elle fût, avait eu la malheureuse vertu d’arrêter si complètement la grâce, ou du moins de compromettre un succès. Pour nous, — continue l’auteur du mémoire, — nous réfléchîmes beaucoup à l’exclamation de ce jeune homme. Nous avons fait partie de cette jeune école qui, dans les dix premières années de la Restauration, ramenée à la foi chrétienne par l’étude des de Maistre, des Bonald et des Frayssinous, succédait, non pas à l’école légère et railleuse de Voltaire, morte déjà depuis longtemps, mais à l’école positive et raisonneuse de l’Empire… Pleine d’amour pour la vérité, mais, après tout, fille de son siècle, et pleine aussi d’admiration pour la science, l’école dont nous parlons accueillait avec respect une foi dont elle sentait la grandeur et les bienfaits, mais elle n’en restait pas moins fidèle à la raison, dont elle comprenait l’autorité… La science était déjà venue en aide aux vérités chrétiennes… Cuvier montrait partout les traces du déluge et l’accord parfait des nouvelles découvertes géologiques avec le récit génésiaque. Champollion éclaircissait la chronologie égyptienne. Ampère vengeait la physique de la Bible. Des voyageurs instruits constataient par des monuments sa minutieuse exactitude… Les apologistes n’avaient plus qu’à justifier les dogmes et le passé de l’Église catholique. Dans les conférences de M. de Frayssinous, le succès dépassait toutes les espérances. Depuis le sort des enfants morts sans le baptême, et le dogme : Hors de l’Église, pas de salut ! jusqu’aux croisades et à la révocation de l’Édit de Nantes, la foi et la science s’entendaient merveilleusement sur toutes choses… Mais, en dehors de tous les dogmes justifiés, réhabilités, il en était un qu’on n’avait jamais abordé : c’était celui-là dont le jeune homme de Saint-Étienne s’était montré si révolté, c’est-à-dire la reconnaissance des puissances spirituelles et leur intervention dans les affaires de ce bas-monde. » Et ce fut à dater de cette époque que l’auteur des Esprits et de leurs manifestations fluidiques se mit à étudier un problème qui, comme il l’a dit très bien quelques lignes plus bas, renfermait le Christianisme tout entier.

Oui, le Christianisme tout entier, dans son principe et dans sa fin, dans son dogme et dans son histoire ! La haine perçante de la philosophie ne s’y était pas trompée quand elle avait lâché contre la vérité religieuse Rabelais et Voltaire, et fait de Lucifer tombé un diable grotesque, trop comique pour que l’on y crût. Éternelle frivolité de l’homme ! L’éclat de rire a toujours troublé sa pensée, son amour, son courage. C’est un lâche contre la moquerie, tremblant devant un ricanement, fût-il inepte. Après Rabelais, après Callot, après Voltaire, après le xviiie siècle, nul n’aurait osé, puisqu’il faut dire le mot, croire au diable, et Chateaubriand, on s’en souvient, eut besoin de toutes les magies de sa païenne rhétorique pour faire accepter le démon à l’imagination retiédie d’une époque cadavéreuse d’athéïsme, qui croyait que c’était bien assez de revenir vers Dieu ! Cependant Voltaire l’avait dit, avec ce bon sens qu’avait quelquefois le perfide : « Plus de Satan, plus de Jésus-Christ ! » et le bois de la croix qui avait sauvé le monde aurait bu un sang inutile. Mais où les hommes supérieurs voient et concluent, les hommes superficiels n’osent pas seulement regarder. Même les doctes parmi les croyants, même les prêtres faits pour pétrir toutes ces têtes dures qui viennent s’incliner sous leurs chaires, personne enfin ne se risquait à toucher d’une main ferme, d’une maîtresse main, à ce dogme mutilé et saignant sous deux siècles de plaisanteries. Et le chef-d’œuvre de la prudence, dans le pansement de ces âmes si longtemps athées, était de glisser en n’appuyant pas… Il fallait donc ce hasard d’un jeune homme insurgé en pleine église pour qu’un penseur et un observateur catholique qui se trouvait là eût sa pomme de Newton, cette occasion qui incline le génie du côté où il doit verser, et pour qu’il prouvât, au bout de vingt ans, à la science souffletée de toutes parts par des phénomènes qui la déshonorent, puisqu’elle ne peut les expliquer, que les seules explications qu’il y ait à ces phénomènes c’est la Foi qu’on croyait décrépite, l’antique Foi qui doit les donner !

Telle est, en bloc, la thèse de l’auteur des Esprits. N’avons-nous pas eu raison de dire qu’elle était hardie ?… Elle l’est même pour ceux qui, catholiques conséquents, la croient vraie, mais qui, sensibles comme dans leur chair pour la religion de leurs entrailles, pâliront peut-être de voir un dogme sur lequel la Précaution oubliait son voile à dessein affronter indifféremment la risée. Rassurons-nous pourtant. La thèse orthodoxe de l’auteur des Esprits est trop savante, trop étoffée, trop imposante ; l’auteur est trop au courant des sciences naturelles et médicales de son époque ; il a même, ici et là, trop de cette puissance de plaisanterie qui ne manque jamais en France aux écrivains supérieurs, et qui circule au sein des graves discussions auxquelles il se livre comme l’Esprit dormait sur les eaux, pour que la risée qui peut accueillir sa thèse soit bien forte. Le xviiie siècle riait aux éclats ; il éclaffait, comme eût dit Rabelais, digne d’en être, vaste convive qui les eût tous noyés dans la mousse tombée de son verre s’il avait soupé chez d’Holbach ! Mais le xixe siècle n’a qu’un assez maigre sourire, et il tarira bientôt sur les lèvres de ce pauvre siècle gourmé de doctrine quand il verra et rencontrera, comme un obstacle devant lui, la science immense qu’un catholique a su mettre au service de sa pensée et dont il construit la justification rationnelle de sa foi.

Car voilà le côté par lequel, à cette époque de discussion et d’analyse, le livre des Esprits s’imposera à ceux-mêmes qui, d’instinct ou de philosophie, seraient les plus disposés à le rejeter : la science, et, ajoutons-y encore, la loyauté dans la méthode. L’auteur s’est oublié lui-même pour ne penser qu’à ses adversaires, à ceux qui n’avaient pas sa croyance. Catholique pour son propre compte, ayant accepté par conséquent le dogme et la tradition catholiques sur la question des influences surnaturelles et l’existence des bons et des mauvais esprits, il a voulu faire pour d’autres que pour lui même la preuve d’un fait auquel il croit, lui, mais que les autres auxquels il s’adresse repoussent et nient. Il a donc développé avec beaucoup de soin, dans l’introduction de son livre, les conditions de son programme : « Nous prenons — dit-il — l’engagement de démontrer dans une foule de cas physiologiques, psychologiques, historiques et physiques, l’intervention très fréquente de ces agents mystérieux que nous appelons des forces intelligentes, autrement dit des esprits. Ces forces sont de deux ordres opposés : celui du bien et celui du mal. Mais, comme les circonstances y obligent et qu’il faut, avant tout, se débarrasser du fardeau le plus pesant, ce premier mémoire sera consacré aux forces du dernier ordre. Notre mission n’est pas de chanter un hymne, mais de conjurer un fléau. » Et il ajoute : « Nous prendrons de plus l’engagement de n’appeler à notre aide que l’élite de la science, ou les autorités les plus graves, car ce premier mémoire n’est guères qu’une exposition sur pièces officielles, exposition raisonnée, il est vrai, discutée et terminée par des conclusions ; mais ces conclusions auront leur conséquence et ne sont, en définitive, que le prélude de débats et de questions bien autrement graves, réservés pour un second mémoire. »

Après avoir tracé et déterminé les caractères qui doivent donner son autorité à tout témoignage et garantir l’authenticité de chaque fait, il commence l’histoire de ces phénomènes qui ne sont pas d’hier dans le monde, mais qu’une science infatuée et superficielle y croit d’hier, parce qu’elle les a nommés de noms nouveaux. Mesmérisme, magnétisme, somnambulisme, rien ne lui échappe de cette triple face d’un même problème. Il dit les tristes variations des corps savants sur ce sujet, et, mêlant la polémique à l’histoire, séparant, dans la question magnétique, l’agent mystérieux confondu tous les jours avec le fluide qu’il emploie, il marque l’agent magnétique du double caractère de la fascination et de la surintelligence, et fait alors sortir la notion catholique de l’observation de tous les faits.

Et il n’en omet aucun, à ce qu’il semble. Hallucinations, névropathies mystérieuses, monomanies, dans lesquelles l’homme paraît, d’après tous les témoignages de la science, être obsédé, ou possédé, ou dominé par « les esprits », toutes ces affections épouvantables qu’il a étudiées avec le sens exercé du médecin qu’ont-elles inspiré à la science moderne, si ce n’est des « hypothèses malheureuses pour remplacer un vieux dogme oublié » ? L’auteur des Esprits oppose la science à elle-même dans ses plus célèbres représentants, dont il ouvre les livres sous nos yeux, et, le croira-t-on ? voilà qu’il trouve, pour résultat d’une étude faite dans les écrits de nos plus forts manigraphes et de nos physiologistes les plus avancés, la conclusion déconcertante que les anciennes possessions, au sens théologique du mot, se retrouvent trait pour trait au xixe siècle, et que le Moyen Age, dont on s’est tant moqué, a ici, comme en tant d’autres choses, victorieusement raison contre l’Institut. Une admirable dissertation sur les religieuses de Loudun, les trembleurs des Cévennes et les convulsionnaires de Saint-Médard, prouve, avec la clarté de la plus pure lumière, la bonne foi des premières observations, méconnues à dessein par le protestantisme et la philosophie. Et ce n’est pas tout que cette lueur jetée sur les points les plus controversés, ou, pour mieux dire, les plus calomniés de l’Histoire : l’auteur des Esprits attaque l’hypothèse après avoir ruiné le mensonge, et il montre le néant de toutes celles qu’une science à bout de voie, comme il dit, a inventées pour remplacer un merveilleux dont elle a peur.

Ici nous ne sommes guères encore qu’à la moitié de ce traité si renseigné et si complet de pneumatologie transcendante. Le livre des Esprits est divisé en deux parties, l’une sur les phénomènes subjectifs (internes), l’autre sur les phénomènes objectifs (externes), et l’intérêt de cette seconde partie est aussi animé que l’intérêt de la première. L’auteur y examine d’abord l’influence des lieux fatidiques ou du domaine privilégié des esprits, les hauts lieux, les lieux déserts, certaines sources, les béthyles ou les pierres mystérieuses élevées en commémoration des faits merveilleux, les animaux subissant, dans certains lieux fatidiques, la même influence que ceux qui les guident ; et sur toutes ces questions, prises à revers des solutions de la science moderne, le terrible savant ne cesse de marcher au flambeau allumé de la critique historique. Il collationne les traits des voyageurs contemporains les plus distingués, et partout il rencontre, sur toutes les latitudes, cette notion d’esprit si désagréable à la philosophie, l’ennemie née du surnaturel. Les témoignages des voyageurs épuisés, il invoque ceux des magnétistes anciens et modernes qui, tous, reconnaissent l’intervention d’un « principe étranger ». Et quand il a encore épuisé ces témoignages il prend les faits eux-mêmes, et ils sont nombreux dans son livre, et il démontre par eux l’intervention de ce « principe surnaturel » qui s’impose de vive force à l’observation la plus supérieure, en raison même de sa supériorité.

Voilà, en quelques mots bien courts et bien insuffisants, l’analyse d’un mémoire que tout le monde voudra lire, car il prend l’imagination au même degré que le désir et la faculté de connaître. Enfermé dans des bornes étroites, nous n’avons pu qu’indiquer les points principaux, et, pour ainsi dire, donner le tracé de ce livre si plein de faits, si nerveux de discussion et d’une induction si résolue. Mais pour en avoir une idée il faut le lire, le lire tout entier ! À part ses conséquences, — et ces conséquences, si elles étaient légitimes, feraient table rase de tout ce que le monde moderne tient pour vrai en philosophie et replaceraient la théologie à sa vraie place, c’est-à-dire à la tête de toutes les sciences, même naturelles, — à part ces conséquences à outrance, ne manqueront pas de dire certaines gens, le mémoire adressé par M. de M*** à l’Académie des sciences morales et politiques a encore une importance considérable. Quoique sous forme de polémique, c’est la meilleure histoire qu’il y ait à cette heure des phénomènes mystérieux qui tiennent en éveil le monde tout entier. C’est un procès-verbal immense dans lequel rien n’est oublié, depuis les fails les moins connus, comme ceux, par exemple, du presbytère de Cideville en 1851, que l’auteur rapporte avec les détails d’un témoin qui les a lui-même observés, jusqu’à ceux qui bouleversent en ce moment l’Amérique, où, suivant les paroles d’un journal anglais, « 500, 000 sectateurs entretiennent avec les esprits tout un système de relations, fonctionnant comme une institution nationale ». Nul livre dans la littérature contemporaine n’est, sur les phénomènes magnétiques à l’ordre du jour, plus renseigné que celui-là, et nul ne mérite d’être compté davantage aux yeux de ces sortes d’hommes, sans hardiesse et sans puissance logique, qui ne veulent jamais voir que les faits seuls dans toutes les questions.

Mais pour ceux qui sentent en eux-mêmes cet impérieux besoin de conclusion, qui est, après tout, la passion la plus spontanée et la plus profonde de l’intelligence humaine, le livre des Esprits doit avoir une bien autre portée que celle d’un livre d’histoire. Nous l’avons dit parfois, à propos de ce surnaturalisme dont il faudra bien finir par s’occuper sérieusement, tant il nous pèse sur la tête : nul écrit n’avait paru encore (et nous l’avons regretté) qui révélât dans son auteur une conception supérieure et donnât le signal d’une haute discussion. Des mains faibles et tremblantes d’un mysticisme maladif avaient agacé les questions, mais c’était là tout ! Et cependant il était temps, il était temps pour tout le monde, et pour les hommes religieux, et pour les philosophes, et pour le public, que les questions fussent nettement et carrément posées. D’aujourd’hui seulement elles le sont. L’auteur des Esprits et de leurs manifestations fluidiques a fait davantage : il les a implicitement résolues ; mais n’était-ce pas la meilleure manière de les poser ?… Nul avant lui et nul comme lui n’avait jeté le gant à la science. Aura-t-elle la bravoure de le ramasser ?

Quoiqu’il en puisse être à cet égard, nous, qui sommes de la religion de l’auteur du mémoire, nous constatons du moins pour le catholicisme cet honneur et cet avantage que c’est lui qui pose les questions. Pendant que la philosophie s’embrouille sans conclure ou… se tait, pendant que sur cette question des esprits, de tradition comme Dieu et comme la chute de l’homme par toute la terre, le panthéisme, l’éclectisme et le rationalisme nient l’histoire et ferment les yeux aux faits contemporains, le catholicisme se lève et vient dresser devant la science embarrassée le problème éternel qu’il a toujours résolu, lui, de, la même manière, à toutes les époques de son histoire. Soupçonné d’être l’ennemi du progrès, c’est lui qui vient demander compte aujourd’hui aux sciences naturelles, dont l’avancement ne le fait pas trembler, des résultats de leurs observations séculaires. Il n’a pas changé, il a le même dogme, il a la même conception des faits qu’autrefois Les sciences naturelles se sont modifiées, elles. Elles ont été obligées d’admettre, en une foule de points, des observations qui appuient la grande conception catholique. En cela le catholicisme, que la philosophie se vantait d’avoir tué en l’asphyxiant de sa lumière, se montre ce qu’il fut toujours, vivant et vivace, parce qu’il est la vérité.

L’abbé Cadoret14 §

On a beaucoup parlé de César dans ces derniers temps. Quoi d’étonnant ? Chaque époque de l’histoire a ses analogies, ses ressemblances de situation, d’événements, de caractères, et c’est de tout cela que l’imagination, frappée plus que la réflexion encore, fait une espèce de miroir dans lequel l’esprit d’un temps s’observe, se retrouve et s’admire. Comme on s’obstina bien longtemps dans la comparaison fatale entre la Restauration des Bourbons et la Restauration des Stuarts, et, plus tard, comme on voulut voir de mystérieuses identités entre la Révolution de 1830 et la Révolution de 1688, de même aujourd’hui la fin d’une République, l’ascendant dynastique d’un homme qui semble avoir absorbé si profondément dans sa gloire le nom de César que, quand on le prononce, c’est à Napoléon qu’on pense, aux qualités impériales retrouvées dans le neveu du César moderne de manière à rappeler involontairement le neveu du César ancien, toutes ces diverses circonstances ont introduit dans les esprits la préoccupation de la grande époque romaine et fait regarder beaucoup la nôtre à travers… Le titre du livre de l’abbé Cadoret semble tout d’abord rappeler cette préoccupation contemporaine. Il n’en est rien pourtant ! le prêtre n’est point descendu sur le terrain de la discussion politique que ses pieds bénis ne doivent pas loucher. Pour l’abbé Cadoret, César, c’est le nom donné par Jésus-Christ et par l’Église au pouvoir temporel, sous cette grande forme monarchique qui lui est propre, toute autre forme politique n’étant jamais qu’une dégradation ou un affaiblissement du pouvoir ; et c’est ce pouvoir temporel, dans sa généralité la plus haute et quels que soient ses instruments ou ses manifestations sur la terre, que Cadoret s’est donné la mission de défendre contre ses plus dangereux ennemis.

Ce ne sont pas les philosophes, du moins ceux-là qui, négateurs impitoyables de la vérité chrétienne, pourraient s’appeler les radicaux du rationalisme moderne. Ennemis du pouvoir, sans nul doute, et ennemis comme il n’en exista jamais peut-être, puisqu’ils prétendent le supprimer comme une inutilité ou une imperfection sociale, leur hostilité est si grande qu’elle nous révolte, et que, pour la comprendre, il faut déjà la partager. Or, tout le monde n’a pas le front ouvert à des doctrines si effroyablement absolues. Abreuvés de christianisme dès le berceau comme du lait de nos mères, nous retrouvons en nous l’influence chrétienne, même quand nous ne la méritons plus, et cette bienfaisante influence garde les instincts de nos cœurs contre les frénésies de l’orgueil et les froides audaces de la raison. Il faut bien le dire, malgré la propagande électrique du mal, tout le temps qu’une société ne sera pas complètement déchristianisée et recevra le baptême, des hommes comme Hegel et Proudhon resteront plus ou moins monstrueux. Mais, à côté de ces philosophes qui ont l’épouvantante netteté de l’erreur complète, il y en a d’autres, à lumières équivoques et troublantes, sur les lèvres de qui, par exemple, le respect du christianisme n’est pas effacé et qui se servent de la vérité même pour détruire la vérité. Sinon sans trahison, mais qui introduiraient l’ennemi au cœur de la place autant que s’ils étaient des traîtres, ces métis de la Philosophie et du Christianisme ne sont pas d’hier dans l’histoire. En 93, ils parlaient par la bouche de Camille Desmoulins du sans-culottisme de Jésus-Christ, et depuis ce temps-là ils ont continué de nous donner le Sauveur des hommes pour l’ennemi de ce pouvoir temporel qu’il est venu, au contraire, affermir en le purifiant.

Un homme que l’histoire nommera d’un nom que nous épargnerons à sa vieillesse, Lamennais, fut le premier de notre temps qui reprit, dans les Paroles d’un croyant, bien plus avec l’éclat de sa renommée qu’avec l’éclat d’un talent qui pâlissait et qui allait mourir, cette idée révolutionnaire et menteuse de l’hostilité de la religion et du pouvoir. Lui, l’homme incomparable longtemps, qui avait nourri son génie de la forte substance de la vérité, il eût dû savoir plus que personne combien l’idée qu’il soulevait était démentie par tous les faits et toutes les assertions de l’histoire. N’importe ! éperdu de sentiments qui entraînaient l’honneur de son passé et de sa vie, il passa outre, et la thèse qu’il soutint, il ne l’épuisa pas : elle fut continuée. Le socialisme de nos jours a ramassé l’erreur, tombée déjà de tant de mains ; mais, en cela plus heureux que le prêtre qui fit taire en lui les voix de la science, il l’a ramassée avec une avidité d’ignorance qui, du moins, sauve sa bonne foi.

C’est exclusivement à ce socialisme de bonne foi que l’abbé Cadoret a voulu répondre dans son livre du Droit de César15, et sa réponse, il l’a marquée de ce caractère de supériorité modeste et tranquille qu’aura toujours l’œuvre d’un prêtre quand il s’agira d’histoire, de doctrine et de tradition. L’abbé Cadoret a bien compris ce que nous disions plus haut des ennemis du pouvoir : c’est que les plus dangereux sont ceux-là qui se réclament contre lui de l’autorité des idées religieuses, et il n’a pas voulu lui laisser de tels adversaires. Son livre, qui est l’exposé lucide, dans un style vif et pur, de la doctrine catholique sur les rapports éternels de deux puissances, — la puissance séculière et la puissance religieuse, — est divisé en deux parties. La première, intitulée Argument de l’autorité, renferme l’enseignement des Pères depuis Tertullien jusqu’à Saint-Thomas, et la seconde, qui porte le nom de Raison théologique, est l’examen rapide, mais concluant, des opinions qu’on atirées des livres saints contre le pouvoir temporel des rois. Cadoret réfute ces opinions avec une clarté de bon sens et une simplicité d’interprétation qui frapperont toutes les intelligences à tous les niveaux, et détermineront le succès d’un livre qui apprendra à ceux qui l’ignorent, ou rappellera à ceux qui l’oublient, combien l’Église catholique fut toujours gouvernementale, et comme, à toutes les époques de sa glorieuse durée, elle condamna la révolte et appuya ou respecta les pouvoirs constitués, pour les raisons les plus profondes, les plus politiques et les plus saintes. La seule observation que nous voulions risquer, quand il est question d’un écrivain qui, en publiant le livre du Droit de César, a cherché avant tout l’occasion d’être utile dans le sens le plus pratique et le plus évangélique du mot, c’est le regret de voir sa brochure affecter les formes d’une polémique personnelle. Quoique cette polémique soit animée de l’esprit de charité de son auteur, elle doit nuire cependant à l’effet d’un livre qui, s’il fût resté à cette hauteur de généralité et d’enseignement d’où tombent plus largement et avec plus de poids dans les esprits les idées justes et les connaissances approfondies, eût dissipé beaucoup d’erreurs courantes dans un milieu où les grands publicistes catholiques, comme Suarez et Bellarmin par exemple, ne pénètrent pas.

Pierre Mancel de Bacilly16 §

I

De tous les genres de littérature que l’homme cultive, l’une des plus vaines et des plus stériles en toutes choses, excepté en dangers, est cette littérature politique qui procède, voici tantôt deux siècles, par des théories sur l’origine et sur la nature du pouvoir. Sans les révolutions auxquelles elle a été mêlée et qui lui ont donné l’effroyable importance de leurs résultats, cette malheureuse littérature métaphysico-politique, ou de tout autre nom qu’on voudra la nommer, aurait trouvé depuis longtemps dans le mépris de tout le monde la place qu’elle n’occupe aujourd’hui que dans le mépris des hommes supérieurs. Et, en effet, si vous la séparez un instant des passions terribles qui s’en sont servies et qui sont prêtes à s’en servir encore, si, la regardant aux entrailles, vous lui demandez, comme aux autres spéculations de la pensée, ses titres réels à l’estime ou à l’admiration des hommes, vous serez bientôt convaincu de l’impuissance et de l’inanité de cette espèce de littérature, qui depuis le commencement du monde de la métaphysique pivote sur trois ou quatre idées dont l’esprit humain a cent fois fait le tour, qui tient toute, en ce qu’elle a de vrai, dans sept chapitres d’Aristote, sans que jamais personne en ait ajouté un de plus, et à laquelle Dieu a plusieurs fois envoyé des hommes de génie inutiles, comme s’il avait voulu par là en démontrer mieux le néant !

Et, cela dit avec une telle rigueur, on s’étonnera peut-être que nous signalions un livre qui semble appartenir à la littérature dont nous venons en quelques mots de tracer l’histoire. Le livre que Pierre Mancel de Bacilly a récemment publié porte sur sa première page ces deux mots mystérieux et terribles :

Du Pouvoir et de la Liberté17, dont l’alliance renferme toute la politique de ces derniers temps. Sous beaucoup de plumes un pareil titre n’aurait été qu’un prétexte à des utopies de métaphysicien ou à des déclamations de parti. Mais Mancel est un esprit droit, élevé et solide, qui a horreur de la chimère et qui sait apprécier comme nous un règne dont le caractère semble précisément d’unir la liberté civile à l’autorité politique. Quand on a seulement ouvert son ouvrage, on est bien vite rassuré sur le sens d’un titre que l’auteur n’a pas mis au front de ses idées sans dessein. Mais, pour nous qui venons de le lire avec attention tout entier, nous dirons encore davantage. Nous dirons que depuis longtemps il n’a pas été fait de réponse plus nette, plus animée et plus péremptoire aux métaphysiciens de la politique que ce livre, qui attirera peut-être le plus ceux qu’il réfute et qui s’appelle : Du Pouvoir et de la Liberté !

En effet, c’est un livre inspiré par l’histoire, par l’histoire qui est le vrai et même le seul génie de la politique, et hors de laquelle il n’est pas de salut, même pour le bon sens ! Quoiqu’une théorie repose au fond d’un pareil ouvrage, — car de toute pensée générale, de tout fragment de vérité, il est facile de déduire ce que la science appelle une théorie, — ce livre n’est pas, à proprement parler, ce que les esprits qui recherchent ces organisations de la pensée entendent généralement par un système. Mancel est, avant tout, un observateur. Aux théories dont le siècle est encombré et auxquelles il n’a jamais cru plus que nous, il a voulu répondre, non par une théorie de plus, mais par un principe dominateur de toute théorie, et que l’expérience lui apportait comme une véritable LOI de l’Histoire. Ce principe, que nous avons tous plus ou moins rencontré, plus ou moins coudoyé, plus ou moins senti dans la vie historique, soit du présent, soit du passé, Mancel a eu le mérite de le formuler en une phrase d’une brièveté lapidaire et dont tout son livre est la justification rationnelle : « Le pouvoir se prend et ne se donne pas », nous dit-il avec une simplicité qu’il a l’art de rendre féconde. Telle est la réalité qu’il oppose aux divers systèmes des pouvoirs délégués ou consentis, et le fait fondamental, et divin puisqu’il est nécessaire, de l’existence du pouvoir bien avant qu’il ait été reconnu et consacré par nos faillibles et tardives légalités.

Certes ! ce n’est pas dans une appréciation comme la nôtre, écrite au pas de course, que nous pouvons creuser l’idée mère de l’ouvrage de Mancel et exposer après lui tous les développements et les applications qu’il lui donne. D’autres que nous doivent faire ce travail. Nous nous contenterons de noter seulement l’impression que nous a causée un écrit dans lequel une question de métaphysique politique est résolue souverainement par un fait, et cela sans la brutalité de l’empirisme ; car Mancel n’est pas un matérialiste de la puissance et du succès. Chez lui, le chrétien double les forces du penseur, et sur la notion du pouvoir telle qu’il la conçoit et l’explique resplendit toujours cette main divine qui jette la lumière à tout, comme la main de l’homme y jette l’ombre. L’auteur du Pouvoir et de la Liberté, qui appartient, par les tendances générales de sa philosophie autant que par ses convictions religieuses, à la grande école des de Maistre et des Bonald, ne croit pas à la souveraineté du peuple, et la plus grande partie de son livre est consacrée à la combattre ; mais l’originalité de son principe consiste précisément en ceci qu’il n’est faussé par l’application d’aucune théorie et qu’il embrasse et domine les plus opposées, aussi bien la théorie de la souveraineté du nombre que la théorie mystique du droit divin.

Édouard Fleury18 §

Édouard Fleury n’est point un écrivain de style ambitieux et chatoyant ; il est même parfois incorrect et n’a pas toujours le terme juste. Mais, à cela près, il faut louer son livre : Le Clergé dans le département de l’Aisne pendant la Révolution19.

Jamais, en effet, étude circonscrite plus solide et plus consciencieuse n’a mieux mérité d’être mise en regard de cette autre étude sans méthode, sans architecture, sans résistance d’érudition, négligée et en même temps précieuse, et qui a bien l’aplomb de s’appeler un livre d’histoire : Histoire de la Société Française pendant la Révolution.

Comme Edmond et Jules de Goncourt, et même, sauf erreur, depuis plus longtemps qu’eux, Éd Fleury s’occupe de la Révolution française. Il s’en occupe, non comme un historien d’ensemble, mais comme un érudit, un curieux, un chercheur préoccupé de détails et d’individualités. Son livre, comme son titre l’indique, est l’histoire, jour par jour, pendant l’époque terrible, de la classe la moins nombreuse et la plus élevée de cette société que MM. de Goncourt ont cru si légèrement saisir et reproduire dans sa confuse et profonde complexité, et cette histoire du Sacerdoce, spécialisée et restreinte à un seul département français, occupe deux volumes de cinq cents pages d’un très grand format. Qu’on juge par là de la richesse des renseignements mis en lumière par Fleury ! Les faits que ces volumes exposent ne sont pas, d’ailleurs, de ces faits déjà connus, déflorés et cités dans des publications à la portée de toutes les mains ; ce sont des faits pour la première fois recueillis, — ce qui constitue le vrai mérite de l’érudition de détail à laquelle Fleury paraît voué, — ce sont des documents saisis à la double source de la tradition écrite et de la tradition orale, la meilleure des traditions lorsque l’histoire est toute fraîche encore et qu’elle semble saigner dans toutes les mémoires. Ces faits nombreux, et, qu’on nous passe le mot ! véritablement découverts, l’auteur les a distribués et classés dans des chapitres étiquetés avec le nom de nos misères et de nos désastres : la spoliation, la séparation, leschisme, le serment, l’élection des évêques constitutionnels, etc., etc., et cette classification, presque dramatique, donne beaucoup d’intérêt, de vie et de clarté à un livre qu’on lirait encore avec la passion que les récits qu’il contient inspirent, fussent-ils empilés, sans art, comme des matériaux dans un chantier.

Et, pour tout dire enfin, ajoutons à ces qualités substantielles d’un ouvrage qui n’a pas la prétention d’en dire plus long qu’il n’est gros, quoiqu’il en dise beaucoup, que l’esprit qui l’anime est ce qu’il doit être, et qu’on y sent vibrer sympathiquement une âme à tous les coups qui frappent sur le grand cœur du Sacerdoce. Fleury a le sentiment de l’héroïsme catholique, le respect (et qui ne l’aurait pas ?) de ces confesseurs de la foi livrés aux bêtes de la Révolution française ; mais il a aussi, chose plus méritoire, la vue très nette de ce que la France — la France terrienne, la France politique, — doit à ce clergé qu’elle a traité en 1792 avec une si cruelle ingratitude. En cela encore, par l’émotion et par l’aperçu, Fleury est au-dessus des Goncourt, dont l’âme est à peu près muette et l’esprit aveugle, muette et aveugle à tout ce qui n’est pas de l’effet de couleur. Excepté une certaine aristocratie de forme que nous aimons à retrouver dans leur livre, il n’y a rien, du moins pour nous, dans leur histoire, qui indique l’énergie d’une pensée arrêtée et approfondie et l’enthousiasme ou la fermeté d’une conviction. On dirait des sceptiques de ce temps aux mœurs douces, qui ont l’horreur du sang et le dégoût de la fange, comme il sied à des naturels honnêtes et à des esprits cultivés, mais qui, ce sang montré dans sa vermeille couleur et cette fange dans son infamie, ont tout dit, à l’honneur de l’art et du style, et ne savent pas tirer de cette effroyable peinture, faite avec de véritables pourlècheries de pinceau, un enseignement ou une conclusion. Dans cette Histoire de la Société française pendant la Révolution, qui ressemble à une étagère de brimborions historiques, on y dit trop fi ! du bout des lèvres, quand le brimborion est hideux. Le fi ! cornélien de la princesse de Lamballe, — qui le dit si bien sous la pique des bourreaux des Carmes, quand ils lui marchandaient la vie au prix d’une lâcheté, — ce fi ! de princesse révoltée est sublime, car elle allait en mourir ; mais nous, ne sommes-nous pas tenus à être moins sobres dans l’expression de nos sentiments lorsque nous retraçons l’histoire de ces exécrables jours qui ne nous menacent plus, et qui ne nous font pas un héroïsme de la légèreté de nos mépris ?

Gustave D’Alaux20 §

I §

L’Histoire a quelquefois l’air de mystifier ceux qui la lisent. Il s’est rencontré de très bons esprits, peu philanthropes et ne se faisant pas grande illusion sur les puissances de méchanceté ou de sottise qui sont dans cette aimable créature qu’on appelle l’homme, qui croyaient que Suétone et même le grave Tacite s’étaient moqués de la postérité en écrivant leurs histoires. Et de fait, les annales de la décadence (non pas seulement celles de Tacite) ont les proportions d’une fable énorme, arrangée par l’imagination antique pour terrifier, en l’instruisant, l’univers. Voici une histoire qui n’est ni de Tacite ni de Suétone, mais d’un de nous, d’un moderne, à l’esprit sobre, aux besoins de vérité positive, sagace, de bon sens, et surtout de bonne humeur, ce que n’étaient ni Suétone ni Tacite, et qui de sa plume sans prétention, mais non pas, certes ! sans énergie et sans verve, nous raconte à son tour une histoire… incroyable, une histoire affreuse et bouffonne, qui a lieu depuis quelques années et qui continue, à la barbe du monde civilisé, sous le ciel de Dieu, de l’autre côté de l’Atlantique, jusqu’en cette année de Notre-Seigneur Jésus-Christ 1856.

Il ne s’agit pas de l’univers, il est vrai, ni de ce prodigieux phénomène de la décadence. Il s’agit, au contraire, d’une poignée d’hommes, d’un peuple organisé d’hier, et qui n’en est encore qu’à la première marge de son progrès. Il s’agit de nègres, de ceux qui furent longtemps le rebut du genre humain, et qui n’en sont pas l’honneur encore ! Enfin, il est question d’Haïti et de Soulouque, « de cette étrange majesté de chrysocale et d’ébène qui a nom Faustin Ier », comme dit Gustave d’Alaux. Évidemment, si nous en croyons son histoire : L’Empereur Soulouque et son Empire21, il y a, dans l’extravagance cruelle de cette caricature d’empereur et la faculté de tout souffrir de cette caricature de peuple, des choses qui rappellent à leur façon les folies et les furies des vieux monstres connus, solennels et sérieux, et la patience ou l’enthousiasme plus incompréhensible encore, du monde qui les acclama. Cela se ressemble… Avec les différences de rabougrissement, de race et de peau, comme le crapaud, dont Lavater faisait Apollon, ressemble à la tête de Méduse ; car les nègres donnent à tout leur profil. Est-ce à cause de cette ressemblance avec les blancs dans l’insensé et dans l’atroce, que le nègre, cet enfançon vagissant et informe de la barbarie, et dont, grâce à Papa Soulouque, la tétrelle de sang est toujours pleine, pourra passer un jour de pied en cap à l’état d’homme ?… On fait de la chair avec du marbre, et du marbre avec de la chair, disait Diderot !

Et l’incroyable de l’histoire de d’Alaux, quoique tout nouveau et tout frais, est encore plus fort que l’incroyable antique. Sur l’antiquité nous avons une masse de témoignages, des livres de tout genre, une critique faite ; mais sur les faits rapportés par D’Alaux, où sont les livres contradictoires ? Où sont les sources ouvertes à tous, où l’on puisse largement puiser ? Que disons-nous ? Nous nous trompons. Il y a le Moniteur d’Haïti, que d’Alaux invoque souvent. Eh bien, nonobstant cette autorité, quand l’historien de Soulouque nous étale les hideuses et sanguinaires bêtises qui se prélassent là-bas dans des oripeaux de gouvernement ou un gouvernement d’oripeaux, le fameux mot du sceptique revient involontairement à la pensée : « Je crois à l’histoire, mais je n’y étais pas ! » Gustave d’Alaux y était-il ?… Est-il allé à Haïti pour écrire son livre ? S’il n’y est pas allé pour l’écrire, il y est du moins allé après l’avoir écrit. C’est un aplomb superbe ! Mais cela fait-il une sûreté de plus ?…

II §

Quand l’historien est le contemporain de son histoire et qu’il est, de plus, éloigné du théâtre sur lequel elle s’est produite, il n’y a plus que sa parole et ses renseignements particuliers. Il paraît que ceux-ci ont été nombreux. Pour notre compte, nous sommes assez disposé à les accepter, parce qu’ils rentrent dans toutes les notions générales et incontestables sur la race nègre recueillies par les meilleurs observateurs. D’un autre côté, d’Alaux est un esprit qui nous plaît. Il est net, ferme, précis, sans fausse sentimentalité, sans déclamation, diagnostiquant hardiment, à travers Soulouque, les caractères de la race dont il est sorti… Malheureusement, comme beaucoup de braves, la chose faite, Gustave d’Alaux a été pris d’une peur rétrospective et il a attaché à un livre franc et plein de vaillance une préface de précaution qui nous étonne. Excellent tout le temps qu’il n’est qu’historien et peintre, il n’a plus la même valeur quand, des faits qu’il décrit avec une si pénétrante ironie, il veut monter dans les généralités philosophiques et, dominant Soulouque et son empire, regarder plus haut que cette tête crêpue et ce globe impérial fait avec une boule de jongleur. La philanthropie, qu’il avait jusque-là évitée, emboîte le pas tout à coup à cet écrivain rapide et pratique qui marchait plus vite qu’elle, et on le regrette. Il ne sied pas à cet esprit viril, qui n’hésite jamais devant un fait, et pour les formes détachées duquel nous nous sentons une vive sympathie, de demander ainsi presque pardon aux préjugés actuels du mordant de sa plume ou de son sujet. Qui croirait, en lisant cette préface, que l’homme qui l’a écrite pût peindre Soulouque et sa race avec cette énergie de ressemblance, ou, ayant lu le livre, que l’auteur de ce livre en eût pu penser la préface ? Contradiction qui n’est qu’une ruse peut-être ; car il répugne profondément d’admettre que d’Alaux, dans toute la lucidité de son bon sens, et après avoir retracé avec un mépris si sincère ce règne de Soulouque auquel on est tenté de ne pas croire, conclue en faveur de l’homme de ce règne inouï et voit en lui le fondateur possible d’une future nationalité ! Que si, du reste, par hasard ou par inconséquence, c’était là le fond vrai de sa pensée, nous aurions la preuve une fois de plus que l’étude de l’Histoire est quelquefois stérile, et que savoir correctement les faits et les reproduire avec éloquence n’est pas tout.

La nature vraie du nègre aurait échappé à ce rude peintre, qui en fait saillir si admirablement les grimaces quand elles s’individualisent dans quelqu’un, et, comme tant d’autres, cet esprit, qui semblait n’avoir rien de commun avec les badauderies contemporaines, y échouerait… ce ne serait rien de plus qu’un homme à la mer ! L’histoire de Soulouque, qui est bien le type de sa race, n’aurait pas appris à son historien que le nègre, à cela près de quelques exceptions, d’ailleurs superficiellement observées, n’a guères que les vertus et que les vices de l’enfance et de la domesticité, et que ce n’est ni avec ces vices ni même avec ces vertus que l’on peut fonder des empires ! Eunuque spirituel, même quand il semble posséder le plus de qualités cérébrales, ayant les vaines rages de l’eunuque, le nègre appartient-il à une de ces races déchues comme il en est plusieurs dans la grande famille humaine, et que la Bible, ce livre de toute vérité, a désignées comme devant servir les autres et porter les fardeaux à leur place, ainsi qu’elle s’exprime dans son style imagé et réel ? Gustave d’Alaux n’aurait pas osé l’assurer. En proie aux titubations modernes, la plus triste maladie de ce temps, il n’aurait pas osé prendre sur la responsabilité de sa pensée d’affirmer qu’il y a des hiérarchies politiques et des hiérarchies de nations ! Parmi nous, pourtant, les plus maniaques d’égalité relèvent à la frontière, pour l’honneur de la France, l’inégalité dont ils ne veulent pas à l’intérieur, et ils appellent avec raison la première des nations du monde le pays des vainqueurs de Sébastopol. Or, s’il y a une première parmi les nations, il y a forcément une dernière. Les races qui servent sont aussi nécessaires dans l’ordre universel que celles qui commandent ; et, d’ailleurs, servitude n’a jamais voulu dire oppression. Cherchant à s’appuyer sur des explications plus vulgaires, Gustave d’Alaux parle d’imitation intelligente ; mais l’imitation du nègre, comme celle des enfants et des domestiques, est beaucoup plus l’imitation des défauts que des qualités de leurs supérieurs et de leurs maîtres, et la vie tout entière de Soulouque, qui avorte même à parodier Napoléon, est la preuve sans réplique de cette imitation aveugle, grotesque et fatale ! Ah ! l’histoire du nègre, pour qui sait la lire, a un sens plus profond que toutes ces imitations dont la civilisation ne sortira jamais, parce qu’elle n’en est jamais sortie ! Quand on ne croit pas au hasard, aussi bête que les couleuvres africaines adorées par Soulouque et dont d’Alaux se moque avec juste raison, lorsqu’on a le bon sens d’admettre la variété providentielle des fonctions pour tous les peuples, les nègres, qui probablement ont leurs origines comme les autres races, semblent avoir été mis particulièrement dans le monde pour montrer combien est pesant aux créatures humaines le fardeau de la liberté. Les malheureux en sont les ilotes. Quand Dieu veut dégoûter le monde de liberté, il lui offre en spectacle les nègres essayant de s’en faire une, comme ils ont fait depuis plus de soixante ans, rejetant la règle, créant des républiques et des empires, toujours d’imitation, et toujours aussi, en raison de leur nature même, retombant de leurs premiers maîtres sous la main de maîtres plus durs ! Aujourd’hui, avec leur Soulouque qui les égorge comme ils ont toujours été égorgés, ils ne sont ni plus opprimés ni plus libres qu’ils n’étaient sous ce collier de tyrans, Boyer, Christophe, Dessaline ; mais la domination du dernier venu n’aura pas plus de durée que la domination des autres… Gustave d’Alaux a-t-il tu sciemment ou n’a-t-il pas seulement entrevu ces idées ? Quoi qu’il en soit, elles frappent sa préface d’une lueur funeste, car elles en font soupçonner la moralité ou l’intelligence. À son choix !

Pour peu qu’il les eût aperçues, en effet, il en fût passé dans son livre quelque chose qui ne s’y trouve pas. Avec elles, s’il les avait eues, il ne serait pas moins un historien qui renvoie les horoscopes à ses préfaces et qui n’a souci que d’enlever exactement les faits historiques dans un daguerréotype brûlant. Mais ces idées, même inexprimées, auraient influé sur son ouvrage et lui auraient communiqué des mérites de plus. Gustave d’Alaux a de la force dans la raison, et il l’a bien prouvé en peignant sobrement le monde noir, ce monde que l’imagination conçoit seule, et qui emporterait, le mors aux dents, tout écrivain de quelque pente vers la fantaisie. Mais, quelles que soient la force de la raison de l’historien et la justice de sa raillerie quand il s’agit d’un pays où les pantalonnades se jouent dans le sang et où le Congo de la barbarie se mêle au Congo de la civilisation, — car on y vénère également des fétiches, des serpents, des journaux et des constitutions démocratiques, — Gustave d’Alaux nous fait toujours l’effet, en peignant le chef de ce monde noir qui le résume si bien dans tous les détails de sa personne, d’un artiste croquant un bourgeois. Quoique, après tout, l’éclat de rire soit le coup de fouet final et mérité qu’on puisse appliquer sur le râble de ce singe féroce qui a l’ingénuité de ses instincts puérils ou monstrueux, cependant la raillerie de l’écrivain serait plus noblement limitée et l’accent général de son livre y gagnerait si, au lieu de voir uniquement dans Soulouque le masque d’une individualité singulière, il voyait davantage en lui la nature et la destinée de sa race. La gaîté du mépris ne vaut pas sa miséricorde. Rien dans le livre de d’Alaux ne nous autorise à ne pas croire l’auteur chrétien. Rappelons-lui donc, à propos de nègres, le mot sublime de saint Vincent de Paul en parlant des pauvres : «  Les pauvres — disait cet homme céleste — sont grossiers, sales, obscènes et répugnants, mais il faut s’efforcer de voir Jésus-Christ à travers cette affreuse enveloppe. » Or, même à travers le nègre le moins ou le plus mal développé, à travers Soulouque, on peut voir encore Jésus-Christ.

III §

Et c’est ici la solution définitive et suprême d’une question, de l’inévitable question qu’un livre qui touche par un bout ou par un autre à l’histoire du monde noir soulèvera toujours. Le christianisme, qui a déjà une fois modifié ces natures bestiales et enfantines, mais qui n’a pas — les doux maîtres partis — gardé sa conquête, tant le nègre redevient incorrigiblement ce qu’il était dans l’espace d’une génération, le christianisme, avec ses influences surnaturelles, pourrait seul constituer un état de civilisation relatif pour ces nègres, en pleine réaction, à l’heure qu’il est, de barbarie africaine, et dont Soulouque est bien plus l’instrument que la tête ; car un pareil homme n’est la tête de rien.

Ce n’est pas un Toussaint Louverture, qui, du moins, avait les grands instincts de ruse et de force d’un animal puissamment développé, ni un Christophe, doué de tant de persistance et de tenue dans ses facultés imitatrices, ni un Richer, qui réalisa un moment, dit d’Alaux, l’idéal du gouvernement Haïtien, en maîtrisant l’élément barbare sans écraser sous la même pression l’élément éclairé. C’est un de ces nègres vulgaires, comme tant d’autres chefs d’un instant de la barbarie noire, et qui n’a dû son élévation qu’à de chétives circonstances de taille avec sa petitesse, et, depuis, aux passions qui, comme celles des masses, ont une manière de faire des chefs de certains hommes qu’elles poussent devant elles en attendant qu’elles leur passent par-dessus. Si nous en croyons les dépositions curieuses et terribles de l’histoire d’Alaux, Soulouque, ce vieil enfant, car il avait plus de soixante ans quand il fut élevé à la présidence de la République d’Haïti ; Soulouque, « ce formidable poltron qui voit dans toute ombre un fantôme et dans tout silence un guet-apens », cet être absurde, fanatique, dévoré par des superstitions de sauvage, méfiant, fanfaron, cruel, mais apathique après que le sang, dont il a des soifs vraiment physiques, est versé ; Soulouque, ou, pour l’appeler du nom d’empereur qu’il s’est donné dans une farce officielle qu’aucun gouvernement n’a eu d’intérêt à empêcher, Faustin, est très au niveau, si ce n’est très au-dessous, du premier Cafre venu qui va s’éteindre sur la Côte d’Ivoire. Devenu président parce qu’entre deux candidats significatifs à chance égale il était, lui, insignifiant, et par là ne divisait personne, Soulouque était alors (en 1847), nous dit d’Alaux, avec sa poignante familiarité de récit, « un bon gros et pacifique nègre qui, depuis 1804, époque à laquelle il était domestique du général Lamarre, avait traversé tous les événements de son pays sans y laisser de trace en bien ou en mal. En 1810, le général Lamarre fut tué en défendant le Môle contre Christophe, et Soulouque, qui était déjà devenu quelque chose comme l’aide de camp de son maître, fut chargé de porter son cœur à Pétion. Pétion le nomma lieutenant dans la garde à cheval, et le légua plus tard à Boyer comme un meuble du palais de la présidence. Boyer, à son tour, le nomma capitaine et l’attacha au service particulier de madame Joute, une Diane de Poitiers au teint d’or qui avait été la présidente de deux présidents. Soulouque resta ensuite complètement oublié jusqu’en 1843, mais, depuis cette époque, chaque révolution l’avait aidé d’une poussée à gravir ce mât de cocagne d’où il ne s’attendait pas à décrocher une couronne. Sous Hérard il devint chef d’escadron ; sous Guerrier, colonel ; sous Richer, commandant supérieur de la garde du palais. » Tels étaient Soulouque et son passé, et son historien nous raconte avec infiniment de précision, d’information et de justesse, ce que ce bonhomme ingénu, qui balbutie de timidité en parlant et qui rougit aimablement devant tout inconnu, pour qui sait voir la rougeur de la peau sous son ébène, devint bientôt pour les nègres et pour les mulâtres. Dans le détail de cette histoire, qui ressemble à un conte d’Edgar Poe, l’auteur nous fait parfaitement toucher du doigt ce qui fit tout de suite la puissance du nouveau président de la République et lui versa sur le front une couronne. L’illuminisme nègre, le culte du Vaudoux, son initiation, cette espèce de franc-maçonnerie africaine à laquelle Soulouque était affilié, tout cela est analysé avec une entente merveilleuse. De cet illuminisme qui domine la tête de Soulouque, et de la vanité du nègre (la vanité du nègre est quelque chose de sans nom) blessée par les classes éclairées, qui se moquèrent de son fétichisme dès les premiers moments de son avènement, l’historien fait sortir le Soulouque méchant enté sur le bon nègre, l’espèce de Tibère cafre qui, tout omnipotent qu’il soit, et féroce, sacrifie au préjugé des procédés judiciaires, et, trait de caractère, se sert un jour, pour condamner à la mort qu’il a résolue, de commissions militaires qu’il pourrait ne pas invoquer dans l’état absolu de sa puissance, mais qu’il invoque, nous dit d’Alaux avec une profondeur spirituelle, « pour ne pas être volé d’une seule de ses prérogatives ». Voilà, selon d’Alaux, l’explication et la clef de ce phénomène, qui s’appelle pour l’heure Faustin Ier, de la tyrannie indurée de cet homme, arrivé au pouvoir en se frottant les yeux, comme l’Éveillé de la comédie, sans parti pris, sans intention que d’imiter Richer, non parce qu’il était le plus intelligent de ces souverains de pas sage, mais parce qu’il était le dernier passé, et qui trouve tout à coup dans sa religion de barbare, dans sa terreur des sorciers et dans son fétichisme méprisé, une initiative qui fait de lui le représentant le plus pur qu’ait jamais eu à Haïti le parti ultra de la réaction africaine !

C’est donc, à sa manière, une idée générale que Soulouque. Comme tous les pouvoirs politiques qui durent deux jours, — et le pouvoir de Faustin Ier peut durer davantage, — Soulouque représente une force qui n’est pas en lui, et qui donne à sa marionnette, si ridicule ou si stupide qu’elle puisse être, un sérieux avec lequel l’Histoire doit compter. Gustave d’Alaux a justement saisi et marqué ce qui fait l’ascendant actuel de Soulouque sur la société de noirs, de mulâtres et de sang-mêlés qu’il gouverne, si cela peut s’appeler gouverner. Mais comment un esprit si positif et si renseigné a-t-il pu placer sur cet ascendant une espérance ? Comment a-t-il pu écrire, même dans une préface, que le despotisme de la majorité noire était une transition nécessaire, et que si la crise était actuellement plus violente, c’était tant mieux ?… Encore une fois, ceci demandait à être plus appuyé, à être plus prouvé que dit en passant du bout de la plume ou des lèvres. Règle générale en cette matière : pour tout historien dont l’intention est plus profonde que de raconter des excentricités risibles ou effrayantes et des histoires… grotesques et arabesques, comme dirait Edgar Poe, toute histoire de nègres ou sur des nègres doit être précédée d’une étude à fond sur la race, et Gustave d’Alaux était digne de la faire, cette étude sans laquelle toute histoire quelconque, même celle qu’il vient d’écrire, manque de flambeau. C’est la seule critique que nous voulions faire d’un livre très curieux et très amusant, — curieux comme la vérité et amusant comme l’invention ; c’est la seule, mais elle suffira.

Le Docteur Véron22 §

I §

Sous la solennité d’un titre qui par un côté touche à l’histoire : Quatre ans de règne, et par l’autre au pamphlet : Où en sommes-nous ?23, le docteur Véron vient de publier une brochure dont nous voulons dire quelques mots. Est-ce de la politique par le fond, que cette brochure ? Est-ce de la littérature par la forme ? Est-ce de l’observation, du piquant, du talent au moins ?… L’auteur a voulu certainement et cru peut-être y mettre tout cela, et plus encore une certaine volonté d’opposition, très singulière quand on pense au docteur Véron, un homme fondant de bienveillance et de contentement sous tous les régimes.

Et cela nous surprend d’autant plus que le docteur Véron est un partisan de l’Empire et qu’il s’en vante. Nous pensions qu’en une certaine mesure l’instinct politique ne manquait pas à un homme que Mazarin, qui aimait les heureux, aurait employé pour cette raison-là, et nous n’avions pas prévu cette nouvelle physionomie qu’il vient de prendre. On dit, il est vrai, que la brochure de Véron est arrangée pour l’effet d’une élection prochaine. Si nous y avons vu de la critique contre l’Empire, nous y avons vu des éloges de bon aloi donnés au génie politique de l’Empereur. Tallemant des Réaux dit quelque part que M. de Retz ne savait pas se boutonner. Et Véron, qui nous parle de ses indiscrétions à la page 333 de son livre, Véron, l’homme à la plume familière et facile, qui causait autrefois dans ses articles comme on cause en faisant sa barbe, l’homme du cure-dent à la bouche et de toutes les breloques de l’anecdote et du commérage, Véron ressemblait par là à M. de Retz. Eh bien, il essaie aujourd’hui ! il a un plan, et il veut le suivre. Il veut faire vivre ensemble toutes les finesses : il croit plaire au gouvernement par tout ce qu’il dit de son chef ; bourgeois de Paris aux bourgeois de son département, par un regain d’opposition toujours chère à la bourgeoisie ; et à ses collègues par toutes sortes d’amabilités. Il s’est constitué leur historiographe. Il s’est improvisé le Michaud de leur biographie universelle, et il leur offre à tous, les uns après les autres, deux lignes de son style pectoral. C’est ainsi qu’il va demander son nom au scrutin en faisant des révérences, et c’est le cas de dire comme Éraste : « Que de coups de chapeau ! » Ni M. de Coislin, ni ce fameux capitaine de vaisseau qui mourut d’une révérence en reculant, pour son troisième salut, sur un pont trop étroit, et qui tomba à la mer, n’eurent de leur temps des grâces plus onctueuses, et ne s’escrimèrent en révérences plus circonflexes et plus respectueuses que celles de Véron à l’assemblée dont il entend bien ne pas cesser de faire partie… Seulement, les questions qu’il soulève seront-elles aussi agréables au Corps législatif que les révérences qu’il lui fait ?

II §

C’est la question, et elle est délicate. Si le docteur Véron n’était pas une joviale et innocente individualité, comment le Corps législatif prendrait-il ses indiscrétions ? Le publiciste de la minute ne serait-il pas désavoué par une bonne partie de ses collègues ? Est-ce qu’à la brochure qu’il publie on ne reconnaît pas cette main familière qu’il met partout, — et ne voilà-t-il pas qu’il la met sur nos institutions ? Peste ! les temps ont bien changé. Rappelez-vous quand Véron s’écriait, comme un sybarite dégoûté qui a dîné de trop d’esprit : « Et surtout plus d’idées ! Nous en avons assez comme cela. Nous n’en voulons plus ! » Il en veut maintenant. C’est au nom des idées, c’est au nom de l’esprit,  « de l’esprit qui doit toujours battre le sabre », disait Napoléon Ier (ce qui est vrai, mais quand c’est véritablement de l’esprit), que Véron intervient dans la politique. Ses idées se bornent assez modestement à redemander ces vieux errements parlementaires dont le coup d’État et la raison de Napoléon III nous ont si bien débarrassés. Le patelinage des mots et les précautions de médecin que prend le bienveillant docteur ne peuvent cacher le fond des choses. Modifier la situation du Sénat vis-à-vis du pays et du gouvernement, ouvrir les fenêtres du Corps législatif, image charmante qui ne veut pas dire certainement qu’il faille les ouvrir comme au 18 brumaire à Saint-Cloud, se relâcher du système des avertissements, et toutes les questions, selon Véron, seront résolues ! « L’Empereur, qui nous a donné le salut, puis qui nous a donné la gloire, et à qui rien n’a manqué que le soleil », nous aura donné toutes les prospérités possibles en nous donnant la liberté de la tribune et de la presse, si agréables aux membres du Corps législatif qui tiennent à être vus par la fenêtre ! Évidemment, c’est là le retour dissimulé, mais complet, au régime parlementaire, au régime que les ennemis de l’Empereur demandent, eux aussi, pour des raisons moins vaines, — parce que l’expérience leur a appris qu’en France, avec un tel régime, on pouvait venir facilement à bout du gouvernement le plus fort ! Et cependant, nous le répétons, l’auteur des Quatre années de règne n’est pas un ennemi de l’Empire. Mais, fidèle et même dévoué, comme le témoigne sa brochure, il n’en exprime pas moins les idées les plus chères aux partis vaincus, qui se reforment depuis leur défaite. Or, c’est toujours une faute, quand ce n’est pas un crime, de parler la langue des ennemis !

D’où vient donc un tel aveuglement dans le docteur Véron ? Qu’y a-t-il, que peut-il y avoir de commun entre lui et les parlementaires ? Quels gages a-t-il, lui, donnés au passé, pour vouloir refaire ce passé funeste ?… A-t-il été ministre constitutionnel ? A-t-il été député pendant dix-huit ans du gouvernement de Juillet ? A-t-il écrit sous les monarchies représentatives de ces choses qui forcent un homme à rester éternellement, par conviction ou par orgueil, l’esclave d’une ancienne pensée ? A-t-il, comme Montalembert, perdu son instrument et sa tribune, et son amour-propre d’orateur est-il réduit à la besace du silence et du désespoir ?… Non ! le docteur Véron n’a rien de ces passions ardentes et blessées, de ces regrets d’une ambition qui n’a plus sa place sous le soleil. Au contraire ! il n’a jamais été plus rayonnant. Arrivé du théâtre ou du loisir à la politique, membre du Corps législatif, s’il n’a pas de tribune dans laquelle il puisse encadrer sa docte et florissante personne il a une assemblée d’hommes bienveillants et compétents qui l’écoutent suffisamment quand il parle, et devant laquelle il peut exercer ses impatientes facultés. Le docteur est disert. Il est plein d’agrément, c’est incontestable. Mais, quand on y regarde attentivement, est-il bien taillé en orateur, et quand il demande qu’on ouvre la fenêtre, est-ce un cri de Mirabeau comprimé que cet humble désir d’un peu d’air ?…

Franchement, nous ne le croyons pas. Ce qui a entraîné Véron vers les idées toutes faites de sa brochure, c’est que les idées dont il ne voulait plus l’ont pris au mot ; c’est que le silence, cette belle chose qui semble facile et qui ne l’est pas, est impossible à certaines natures expansives. Il est des gens qui remuent toujours, qui ne savent pas se tenir tranquilles, qui gâtent, en se mêlant d’agir, toutes les bonnes grâces de la fortune, amoureuse parfois des endormis ! Un peu de modestie sauverait ces gens-là ; mais, enfants gâtés, ils ont l’aisance, l’importune aisance qui touche à tout. Ils ne doutent de rien, et, dans l’abandon de leur béatitude, ils donnent leur petite tape d’amitié aux plus majestueuses prestances, et deviennent les Sans Gêne de la Comédie, cassant les ressorts des pendules qu’ils remontent même quand elles n’ont pas besoin d’être remontées. Tel apparaît Véron. C’est un heureux de ce temps. Il s’en est vanté dans ses Mémoires. Tout lui a réussi. Il est né, comme disent les Anglais, avec une cuiller d’argent dans la bouche. Spirituel dans une certaine mesure, frotté d’esprit plu ; encore que spirituel par les gourmets intellectuels avec lesquels il a vécu, comme un crouton est frotté d’ail, riche, facile, ayant des goûts fastueux, une bonne table surtout, l’autel des illusions et de la fédération universelle, Véron, avec de la tenue et du silence, aurait pu passer pour un esprit politique. On lui eût fait des mots. On en a bien fait à Talleyrand, qui certainement les eût trouvés. Il aurait été une espèce de Talleyrand lâché et bourgeois, — oh ! bourgeois de Paris toujours ! — et il aurait eu son importance. Trop d’aisance a empêché tout cela. Il a fallu qu’il se répandît hors de lui-même. Se tenir à son rang, docilement et pratiquement, dans le second corps de l’État dont on a l’honneur de faire partie, n’appelle pas assez le regard. Il faut se remuer, s’ingénier. Où ensommes-nous ? Où allons-nous ? Que dit-on de nouveau, Athéniens ? Et l’on fait la demande et la réponse, comme si on était Démosthènes. Dans son coin, au Corps législatif, qui se serait aperçu, excepté ses voisins, — les jours qu’il ne rapporte pas, — que le docteur Véron était là ? Les gens qu’on ne voit pas toussent un peu pour avertir de leur présence. Véron nous a toussé sa brochure. Il eût pu la faire autrement. En nous racontant ces quatre années de règne auxquelles il manque encore un historien, il aurait pu faire naître au moins un intérêt immense et écrire un livre vivant ; mais la plume du docteur ne sait rédiger que des consultations, et c’est une consultation qu’il nous a donnée. Encore est-elle gratuite ! Il nous a indiqué le remède aux inconvénients de l’Empire, et vraiment, s’il n’y a que ce qu’il réclame qui nous manque, nous ne sommes pas assez malades pour avoir besoin de médecin.

III §

Mais la consultation n’était pas même pour le malade ; elle était toute pour le docteur. Nous l’avons dit déjà, il n’y a dans sa brochure ni le pays, ni l’Empire, ni l’Empereur, ni même ce système parlementaire qu’on évoque pour dire quelque chose quand on est un bourgeois de Paris, un taquin né d’opposition plus ou moins aimable. Il n’y a, en y regardant bien, que Véron et son moi qui s’y prélasse. Les quatre ans du règne de Napoléon III, rappelés en quelques pages, ne sont là que comme un prétexte pour parler d’un autre règne au Constitutionnel, la grande époque de Véron, quand cette forte tête gouvernementale passait des jours sans repos et des nuits sans sommeil :

… On  ne dort pas quand on a tant d’esprit !

« Je suis de ceux, — nous dit Véron, — je suis de ceux qui peuvent sans adulation rendre cette justice éclatante à l’élu de huit millions de suffrages ! N’ai-je pas, avec un désintéressement qui ne s’est jamais démenti, — (parole d’honneur !) — servi la cause du président de la République, bien convaincu que je défendais la cause de la société et de la civilisation ? Je n’hésiterai donc pas à mettre en relief, etc., etc. » C’est lui, en effet, qui s’y met partout, avec une inaltérable sérénité. Véron, disons-le à son honneur, au reste, a rendu fausse la fameuse phrase : « le moi est haïssable », de Pascal. Il est impossible de haïr le sien. Cet indissoluble bon ménage entre un homme et son amour-propre, comme disait autrefois madame de Staël, est trop agréable à contempler pour qu’on le haïsse. On en rit d’abord ; on en sourit ensuite. « Directeur du Constitutionnel, — (c’est le souvenir fixe et glorieux !) — j’ai payé deux fois par des avertissements en trois jours cette haute satisfaction de dire librement ma pensée. » Et il continue sur ce ton-là jusqu’à la dernière page de son livre. Et qu’importerait, s’il ne mettait pas à côté de la vérité et de la bonne humeur les erreurs ou les visions d’un mécontentement sans motif ! C’est une erreur, en effet, et pis qu’une erreur, que d’écrire comme il le fait, à la page 33 de son livre : « Aujourd’hui les influences les plus honnêtes, les plus légitimes, sont éteintes et réprimées. Une influence utile parvient difficilement à se faire jour. » À coup sûr on s’indignerait, en lisant cela, s’il n’était pas de mauvais goût de se fâcher contre ce bon docteur, qui ne voit là qu’un moyen d’attraper quelques votes d’esprits chagrins, et qui, une fois nommé, reverra en couleur de rose, comme toujours !

IV §

Un dernier mot, et qu’il soit sérieux. Certes ! s’il y avait une chose qui dût faire passer par-dessus l’inconséquence et la légèreté qui ont dicté ce livre, au titre impatienté : Où en sommes-nous ? c’était la grandeur d’un conseil, c’était l’intuition claire de la situation présente avec son bilan dans la main, — de cette situation qui a ses charges, et dont plus qu’aucun autre Napoléon III connaît le poids, puisqu’il le porte ! C’était enfin une généreuse et lumineuse initiative, un de ces éclairs qui ne passent guères dans l’esprit des hommes quand ils n’ont ni croyances, ni idées, ni mœurs. Nous disions dernièrement à cette place que Napoléon III avait du Louis XI, mêlé à du François Ier ; mais le François Ier n’a pas encore son cortège, et ce n’est pas sa faute, à lui ! On ne fait pas sortir les hommes de terre en quatre ans de règne, même lorsqu’on frappe la terre avec un véritable sceptre ! Nous sommes tous issus d’un passé mauvais, entraînés par des courants contraires. Sommes-nous donc placés pour porter sur l’ordre social un de ces regards à la Burke, qui plongent jusqu’au cœur des choses et font dire le mot : Où en sommes-nous ?

Nicole, Bourdaloue, Fénelon24 §

Les Petits traités de morale25 de Nicole, que Sylvestre de Sacy a fait précéder d’une préface, referont-ils une popularité et une post-renommée à Nicole, à ce moraliste de Port-Royal, le plus froid, le plus gris, le plus plomb, le plus insupportable des ennuyeux de cette grande maison ennuyée ?… On lit Nicole une fois, — les gens qui lisent, — mais on n’y revient plus. C’est un esprit sans sympathie. Techener a fait, à sa manière, des Petits traités un livre de chevet. C’est un bijou typographique. Mais est-ce qu’on monte en bague les cailloux du chemin ? Nicole a la rigidité, la couleur, le poids d’un caillou qu’on aurait lavé et frotté, — car il est correct, — mais c’est un caillou dont on peut défier de faire jamais un camée. Ce style, où il ne manque que des nerfs, du sang, du mouvement et de la lumière, ce style dur, mais épousseté et propre, lisse comme un parchemin qui joue la vie… pour des myopes, ne peut être admiré ou aimé sincèrement de personne. La préface élogieuse de Silvestre de Sacy n’est que l’écho d’une tradition janséniste affaiblie par le temps et la philosophie de nos jours. Ce qu’on appelle traditionnellement la pénétration de Nicole comme moraliste se réduit à peu de chose en réalité ; car il n’avait pas la passion qui fait éclair sur les profondeurs de la vie. Nicole ne l’avait pas, non qu’il fût un saint. Les saints les plus purs peuvent l’avoir. Presque tous les saints, au contraire, sont, qu’on nous permette le mot ! d’effroyables passionnés en puissance. Mais il ne l’avait pas parce qu’il était un janséniste de tempérament encore plus peut-être que de doctrine, et qu’il s’accotait sans effort dans des idées qui convenaient à l’aridité naturelle de son esprit. Le sang de Pascal coulait à flots sous son cilice, mais Nicole vivait dans sa chemise de crin avec une peau qui ne s’écorchait pas, et là est surtout la différence de ces deux moralistes chrétiens. Pour montrer combien Nicole est petit, il faut le comparer à un tempérament qui lui ressemble, à un autre esprit exsangue, mortifié, d’une pâleur, certes ! aussi sévère que la sienne, mais doué, du moins, de ces facultés qui légitiment un grand renom.

Comparez-le à Bourdaloue, et jugez-les dans ce rapprochement tous les deux ! Quelle différence de proportions ! Bourdaloue ne se perd pas, lui, dans des petits traités de moraliste au microscope. Malgré les trois points de ses sermons, — ces trois piquets de la tente où l’orateur sacré s’abritait pour parler une heure, — Bourdaloue, le sermonnaire et le théologien, est un immense moraliste, en pleine humanité et en pleine âme. Le recueil de ses discours est la plus magnifique table de matières qu’on ait jamais tracée pour un traité de morale qu’il n’écrivit pas, mais dont il parla peut-être quelques chapitres, les jours où l’inspiration de la chaire, cette inspiration qui consume tout du génie d’un homme, le saisissait ! Quand on regarde une telle charpente, on se demande : — Qu’aurait été le monument ? — Opposé à ce géant de la mortification et de la logique, à ce regard profond et noir de Bourdaloue, Nicole n’a plus qu’une maigreur sans imposante. En face du grand ouvrier de la morale de Jésus-Christ, de ce sombre fouilleur du cœur humain, Nicole, avec ses petits traités de morale, ne fait plus l’effet que d’un de ces patients tourneurs en ivoire qui cisèlent des cathédrales à mettre sous le pouce dans un dé de verre, et encore la cathédrale a un détail de fines nervures et de ténuité délicate que n’avait pas Nicole. Il tournait des billes tout simplement. C’était rond, poli, pesant, et cela rendait un bruit sec ! Les petits traités de morale publiés aujourd’hui sont intitulés : De la faiblesse de l’homme ; De la soumission à la volonté de Dieu ; Des diverses manières dont on tente Dieu ; Des moyens de conserver la paix avec les hommes ; De la civilité chrétienne. Nous avons cherché vainement la goutte d’huile dans toute cette poussière. Sacy, qui nous vante Nicole (nous avons dit pourquoi), met sous la garde des éloges de Voltaire le traité des Moyens de conserver la paix avec les hommes, mais Voltaire avait bien de la grâce pour se soucier de Nicole, lui qui ne croyait ni à l’humaine ni à la divine ! Il fallait que ce Satan fourré eût quelque diabolique raison pour vanter Nicole, — comme Mirabeau vantait Siéyès, — ou qu’il cédât à un de ces préjugés d’éducation dont il ne fut pas toujours affranchi, malgré la netteté lucide de sa sensation littéraire. Quant à nous, nous avons parfaitement conscience de celle que nous venons d’éprouver en relisant ces petits traités d’une morale sans profondeur, sans tendresse et sans bonhomie. De même que l’homme (religieusement), oui ! l’homme tout entier, être, réflexion, liberté, n’existe que sur le piédestal de la grâce, de même (littérairement), il ne vit que par elle, dans un autre sens. Les œuvres dénuées de grâce ne durent pas, — et, comme les ossements arides ne se lèvent que sous le souffle des prophètes, toutes les préfaces de Sacy ne feront pas trouver de saveur dans un moraliste comme Nicole à la génération qui a eu le bonheur de lire Joubert, — un délicieux livre à réimprimer, par parenthèse, et que Techener ne réimprime pas.

Mais ce que nous disons de Nicole, nous ne le dirons point de Fénelon. Les Lettres spirituelles de ce dernier, auxquelles Sacy attache aussi une préface, méritaient bien d’être imprimées dans un format élégant et commode, à part les autres œuvres de leur auteur. Fénelon, qu’on a trop grandi de toutes manières, bel esprit bien plus que grand esprit, continuant la Renaissance sous Louis XIV, Fénelon, ce grec en français, mais dont la forme antique pâlit devant celle d’André Chénier comme un poncif pâlit devant la vie, Fénelon n’a vraiment de talent personnel et incontestable que dans son Existence de Dieu, le plus éloquent fragment de métaphysique qu’on ait écrit, et ses Lettres spirituelles, ses œuvres de conseil et de direction.

Pour notre compte, ce n’est pas là l’expression chrétienne que nous choisirions. Le christianisme de Fénelon est bien dépouillé de tout ce qui constitue, — non la vieille foi, — mais les vieilles formes de la foi de nos pères. On y parle assez peu de la Vierge et des saints. Les crucifix n’y saignent pas aux regards comme ils saignaient à certains jours, au Moyen Age, et comme on croit les voir saigner encore dans certaines œuvres de contemplation plus ardente. Fénelon, qui s’efforce de mettre dans ses œuvres spirituelles ce qu’il n’avait pas, ce fin courtisan : le détachement du monde et l’amour du petit, comme dit Sacy, a plus de quiétude que d’élan. C’est un mystique sans ascension de cœur, comme disent les mystiques ! L’expression du christianisme de sainte Thérèse, par exemple, n’est pas la sienne, et voilà pourquoi il plaît tant aux gens du monde et aux philosophes. Mais, à part le ton de sa foi, littérairement Fénelon montre dans ses Lettres spirituelles un talent exquis et ravissant, et même religieusement il peut faire du bien à quelques âmes Il a le charme, il a la grâce, — ce rien de la grâce que n’avait pas Nicole, et avec lequel on solde tout ! Il l’a même encore dans l’affectation, car il est souvent affecté. On pourrait mettre au compte de Fénelon, en le modifiant un peu, un mot piquant et juste qui a été dit sur Diderot : — Diderot n’est naturel que quand il est exagéré. — Fénelon, lui, n’est naturel que dans je ne sais quelle affectation de simplicité qui lui sied et qu’on lui pardonne. Joubert, à qui on ne reviendra jamais assez, disait qu’il avait tout du serpent, excepté le dard et le venin. Il en avait la séduction, la fascination, le brillant, la souplesse, la caresse, l’enroulement irrésistible, mais aussi l’insidiosité. On l’appelle le cygne de Cambrai… le cygne, c’est-à-dire l’animal ailé, — car Fénelon a des ailes ! — qui, par les flexibilités de son cou et l’ondulation de ses mouvements, rappelle le plus ce serpent auquel l’a comparé Joubert.

Dupont-White26 §

I §

Dupont-White, l’auteur de l’Individu et l’État27, a ajouté une préface à la seconde édition de son livre. Travaillée avec beaucoup de soin et surtout écrite avec cette impulsion qui est particulière à l’auteur, cette préface a la prétention d’être une réponse aux objections qu’a soulevées le livre qu’elle précède. Toutefois ce n’est pas une de ces défenses par pieds, pouces et lignes, comme en font souvent les faiseurs de systèmes, s’appelassent-ils Montesquieu ! L’amour-propre de Dupont-White n’est pas aussi chétif que cela. C’est de la discussion reprise d’assez haut et soutenue, sur des points contestés qu’il ne modifie pas et qu’il cherche à élucider. Dupont-White nous a fait l’honneur de nous envoyer sa nouvelle préface.

Tout d’abord nous avions pensé que cet envoi direct était une marque de sympathie et d’entente. Pour nous, en effet, Dupont-White n’est pas tout le monde, et nous l’avons dit avec assez d’expression, ce semble, tout en signalant les faussetés, les confusions et le danger de son livre de l’Individu et l’État. Selon nous, Dupont-White a la qualité la plus rare dans ce temps d’énervés : il a du muscle dans la pensée, et il nous paraissait en avoir assez pour vaincre les sottises de son temps et se dépêtrer de ce chaos. Nous l’avions appelé un de Maistre à l’état d’enveloppement, qui n’était pas sorti, mais qui peut-être sortirait. Pourquoi, dans cette seconde édition d’un livre qui ressemble bien plus à la glaise énergique d’un sculpteur qu’à son marbre achevé et définitif, le de Maistre possible n’aurait-il pas fait au moins un effort pour sortir ? Pourquoi cette seconde édition n’aurait-elle pas été un retour vers le vrai, d’un esprit vigoureux averti par ceux qui l’aiment ou par sa propre réflexion ? Eh bien, si nous l’avons cru un moment, l’illusion n’a pas été longue !

Dupont-White n’a rien changé aux idées de son livre. Sa préface atteste, au contraire, cet enfoncement un peu plus profond dans l’erreur, qui chez les natures de ce poids doit être avant peu une disparition complète. Dans ces conditions d’impénitence finale devant la Critique, l’envoi de la préface avait un caractère qui n’était pas précisément de la sympathie. Nous avions rêvé creux. C’était quelque chose plutôt comme la flèche avec la fameuse inscription : À l’œil droit de Philippe ! Nous ne sommes pas Philippe, mais nous avons les deux yeux et nous allons nous en servir.

II §

Et, d’ailleurs, y a-t-il ici un autre Philippe que les individualistes, auxquels Dupont-White répond uniquement dans son livre et qu’il n’éborgne pas ; car, pour éborgner quelqu’un, il faut de nécessité qu’il ait les deux yeux. Les individualistes, aveuglés par un système qui est la ruine et la négation de toute solidarité politique et humaine, ne sont pas cependant les seuls adversaires de Dupont-White et de son système. Nous aussi nous croyons à l’État et nous voulons la prépondérance de l’État ; mais y croyons-nous et la voulons-nous comme la veut et y croit Dupont-White ? Ce n’est pas tout que d’être amoureux de l’État ; c’est honorable, mais improductif.  Il faut plus que cela quand on prend en main sa cause. Qu’est-ce que l’État pour ce publiciste de l’État ? Est-ce une abstraction, ou bien une réalité qui se circonscrit, se détermine et se définit ? Nous avons ouï dire que Guizot, l’illustre maître (et qui l’est trop) de Dupont-White, avait autrefois des joies singulières, des pâmoisons d’Ixion qui presse sa nuée sur son cœur, quand il disait ce simple mot, qui fut du reste toute sa politique : « le gouvernement ! » Dupont-White aurait-il un amour pareil et des possessions aussi plaisamment innocentes ? Il adore l’État, et c’est très bien ; mais quel État ?… Est-ce l’État n’importe qui ?… L’État X ?… l’État, qui n’est pas aujourd’hui ce qu’il était hier et qui ne sera plus demain ce qu’il est aujourd’hui ?… L’État abonné aux révolutions périodiques, livré à un Louis Blanc ou à un Considérant quelconque, au sortir d’un scrutin quelconque ? Voilà ce que Dupont-White ne nous dit pas et ce qu’il ne sait point, car nous l’avions mis en demeure de nous le dire, s’il le savait, et il se tait là-dessus dans sa préface comme s’il ne nous avait pas compris. Telle est la question, pourtant, qui domine cette matière. Dans l’intérêt même du progrès, incessamment ajourné par la révolution, ce que l’amoureux de l’État devrait se proposer, s’il n’était pas un risible étreigneur de nuées, c’est, dans un livre comme celui-ci, la plus grande longévité possible à donner à l’établissement de l’État dans la conviction affermie de l’opinion publique. Pour cela, encore une fois, il faut dire ce que c’est que l’État. Dupont-White, qui, avec son nom mêlé de français et d’anglais, est, dit-on, un Suisse, entend probablement, quand il dit l’État, la constitution politique d’une patrie, et, puisqu’il écrit en français et ne parle pas expressément de Genève, il entend par l’État la France. Si l’État, dans son livre, ne veut pas dire la France, il ne dit rien. Or, c’est précisément la question française que nous voulons une dernière fois lui poser !

III §

Pour nous, en effet, encore plus que pour lui, toute cette grosse philosophie politique dans laquelle il sonne comme dans une trompe, avec des efforts à se démonter le cerveau, n’est rien de plus qu’une petite question d’histoire, et d’histoire de France. Nous ne sommes pas cosmopolites et nous ne croyons pas aux abstractures. L’État, cette chose en l’air, n’existe pas ; mais il y a une chose sur terre qui s’appelle l’État pour nous, et c’est la France. Or, la France depuis Clovis, c’est-à-dire depuis qu’elle est, la France est constituée d’une certaine manière qu’il est aisé d’analyser, quoique les historiens, dupes des formes que revêt l’histoire à sa superficie, n’aient pas souvent pénétré jusqu’à cette facile profondeur. Sortie des flancs de l’idée chrétienne, la France se résume et se constitue dans la double unité de la famille et de l’ordre : — de la famille, que le père nourrit, domine et défend, et qu’il doit représenter tant au profit de sa propre prépondérance qu’au profit de celle de l’État ; de l’ordre, dont la magistrature dessine la circonférence, l’armée le rayonnement, et le sacerdoce le centre. Magistrature, armée, sacerdoce, triple force de l’ordre éternel, appuyées à la force triple de la famille représentée par ses chefs, voilà la force majeure des pays, et visiblement, pour qui sait ouvrir les yeux et regarder, les deux degrés électoraux que Dieu a rangés autour du pouvoir, et dont, en réalité, seul il dispose. Cette constitution du pays a entièrement échappé à l’auteur de l’Individu et l’État. S’il en avait eu la notion, il serait sorti du vague des définitions qu’il entasse dans sa préface et qui s’y détruisent les unes les autres. Il aurait vu que l’État, en France du moins, n’est rien de plus que la famille chrétienne et l’ordre appuyant le pouvoir, et se ralliant virtuellement à lui pour la logique d’un seul et même intérêt. Alors il aurait vu nettement, et aurait pu nous dire, ce que c’est que le pouvoir, qui surnage dans les temps de crise et qui sort indéfectiblement d’un fourreau d’épée. Pour Dupont-White, le pouvoir n’est jamais que la résultante de l’occasion, le trait d’union de circonstances entre elles, enfin l’accident sans moralité et sans solidité que les révolutions font et peuvent défaire, et qu’elles ont fait et défait six fois, hélas ! depuis soixante-six ans !

Tout autant que les individualistes, enfants trouvés ou perdus de Jean-Jacques Rousseau, auxquels il fait justement la guerre, Dupont-White n’a pas même l’air de se douter que l’État réel, dont il change les définitions aux pages viii, xiii xix, xx de sa préface, enfermé dans le cadre des mœurs, tient essentiellement dans cette double réserve de la famille et de l’ordre toujours retrouvée à la marée basse de toute révolution, et que peuvent toujours sortir de là, à la voix du législateur et du pouvoir, ramassé par le premier caporal venu, l’organisme social et la vie ! Sur ce point le passé ne lui a pas appris l’avenir, et tous les deux ne lui ont pas révélé l’inébranlable nature des choses. Quatorze cents ans d’histoire n’ont pas pesé dans les bassins faussés de sa balance. En vain, quand nous examinâmes son livre de l’Individu et l’État, lui avions-nous indiqué cet ensemble de faits, posés comme un intermédiaire entre l’État, qu’il ne précisait point, et l’individualisme, qu’il traitait à peu près (et avec raison) comme un tourbillon de poussière. Eh bien, aujourd’hui comme alors, il continue opiniâtrement de ne voir jamais que les deux extrêmes en présence — l’élu triomphant du jour, quel qu’il soit, et l’anarchie des grandes cités, sans autre contrat entre eux que les éventualités de ce suffrage encore plus individuel qu’universel, et dont l’homme d’État des temps futurs fécondera un jour le principe !… Certes ! jamais aveuglement ne fut plus complet. Jamais plus infortunée théorie ne tendit, par-dessous un livre, une main plus faible aux sociétés secrètes et aux révolutions. Avec cette notion de l’État, rabaissée jusqu’au chien même de Thémistocle, que devenait le de Maistre possible que notre critique avait cru entrevoir à travers les indécisions, les confusions et les ténèbres d’un livre dont nous avions noté avec espérance quelques éclairs ? Ah ! nous sommes tombés de bien haut. Malgré son amour pour l’État, ce mystère des mystères dans son livre, cet incompressible persistant qui disparaît à chaque révolution sans cesser d’être, Dupont-White n’est, au fond, qu’un individualiste comme les autres, un individualiste sans le savoir, lequel, avec des airs d’Hercule, file un coton assez maigre, sur une quenouille assez mince, aux pieds de l’Omphale du progrès !

Et son progrès, d’ailleurs, est aussi vague que son État lui-même, cet État qui n’est pas seulement une force, comme il le dit à la page xxii de la préface, mais une séduction, un prestige, une impulsion morale et variée. Dupont-White subdivise le progrès en plusieurs genres, dont il attribue fort arbitrairement les uns à l’État et les autres à l’Individu. Or, ici, la question de l’État, qui est toute la question de son livre, vient de nouveau se poser à propos du progrès, et si cette question, qui dévore tout, reste sans solution et sans lumière, elle projette la misère de son indécision sur toutes les idées de l’auteur : « L’État — dit-il — ne crée pas toujours le progrès, mais il peut le créer. » Et voilà que l’éternel embarras recommence ! Quel est l’État qui crée le progrès ? Est-ce Louis XVI absolu, — concessionnaire, — ou décapité ? Est-ce l’État résistant par un Cromwell ou un Bonaparte, ou l’État devenu le valet des utopies en vogue, des expédients transitoires, des passions armées et triomphantes aujourd’hui, mais qui seront vaincues demain ? Questions qui reviennent de toutes parts, et au milieu desquelles Dupont-White (un vigoureux esprit pourtant !) tourne dans le vide de l’abstraction, comme s’il était le derviche ou la toupie de son propre cercle vicieux.

IV §

Il n’y a point de plus triste spectacle, et peut-être n’y en a-t-il pas de plus désespéré. Dupont-White a enterré, dans la préface du livre qu’il réédite, un avenir qui aurait pu être beau. En le publiant, il n’a pas fait pour reculer ce nouveau pas dans la voie de ce doctrinarisme faux qui n’est déjà plus l’histoire, quoiqu’il ait la prétention de la dominer. Malgré la force d’un esprit qu’il finira par énerver, et sur laquelle nous avons assez insisté, l’auteur de l’Individu et l’État a prouvé une fois de plus, et pour son compte, à quel degré la manie des théories vagues et l’idéologie philosophique portait malheur à la netteté de la pensée. Issu de Guizot le doctrinaire, mais avec un tour d’esprit autrement vivant et enflammé que celui de son maître, Dupont-White s’est contenté de recommencer la balançoire connue entre l’idée abstraite de l’État et l’idée abstraite de l’Individu, et de nous refaire, sous une autre forme, la vieille cote mal taillée entre l’autorité et le progrès reprise tant de fois ! Assurément, une si profonde vulgarité ne valait guères la peine d’occuper le loisir d’un esprit qui a le sens pratique et résolu des choses, et dont le livre (s’il l’était pas une étude de rhéteur) devait être une espèce le Traité du prince, élevé à la hauteur des périls que court la civilisation elle-même à cette heure, et armer l’État, puisqu’il en veut la prépondérance, contre les révolutions ou l’esprit révolutionnaire qui le diminuent chaque jour un peu davantage, en attendant qu’ils l’aient renversé !

C’est cette arme à donner à l’État que Dupont-White n’a point trouvée, si elle existe, ou qu’il n’a pas su lui forger. Pratiquement, son livre n’est pas. À qui l’appliquerait on ? Qui pourrait-il éclairer ? Comme tous les soi-disant penseurs politiques qui se placent en dehors d’une nationalité déterminée, Dupont-White n’a dû rien comprendre à cet État qui, chez nous, s’appelle la France, et, de fait, il n’y a rien compris. Quand il dit « l’État », tout le long de son livre, impossible de croire qu’il la nomme et veut parler d’elle. Il ne sait ni la figurer ni la montrer dans son individualité profonde, ni la dessiner dans ses attributs invariables. Il ne nous en donne pas le signalement une seule fois ! Le génie de la figuration d’un peuple, qui dresse ce peuple tout vivant et le fait flamber par les différences en face des autres peuples, sur le fond d’une civilisation commune, ce génie spécial de la figuration qui est le génie de l’histoire, Dupont-White n’en a pas une lueur. Qui sait ? à l’origine il l’avait peut-être ; mais l’abstraction à laquelle il l’expose aura éteint son flambeau. Toujours est-il que, ce génie manquant, tout manque à l’esprit qui cherche le mot de ce grand mystère : le pouvoir politique, soit dans l’action, soit dans la contemplation de l’histoire. En effet, pour les hommes d’État qui sauvent les nations comme pour les historiens qui devinent ce qui pourrait ou ce qui eût pu les sauver, la première condition est de les connaître, de les aimer et de leur plonger dans le cœur ce regard perçant de la tendresse qui voit peut-être plus clairement que le génie. Dupont-White n’a pas ce regard. Il appartient à l’école sans âme des penseurs politiques qui se perdent par leur impersonnalité même. C’est un métaphysicien en histoire. Nous aurions mieux aimé un historien.

Wallon28 §

I §

Le livre intitulé tout simplement Monsieur Cousin29 a déjà paru dans une revue. Le plomb dispersé de quelques articles cinglants est, en se ramassant, devenu la balle mortelle d’un livre, — une balle d’argent ou d’or, qui n’en tue pas moins comme la balle de Robin-des-Bois, et même plus sûrement, car elle est mâchée… L’auteur de ce livre, qui aurait dû en fierté délicate se nommer, puisque son livre était une attaque, — (il s’est nommé dans la revue où son travail parut pour la première fois, mais ceux qui maintenant liront le livre n’auront peut-être pas lu la revue), — pourquoi tairions-nous son nom, nous ? — Wallon a fait de Cousin un de ces éloges à outrance, meurtriers et cruels, dont un homme ne se relève pas. Il le frappe en le caressant, et le meilleur coup qu’il lui porte est encore, je crois, sa caresse.

Jamais, en effet, Cousin n’a été loué ainsi et par une plume plus experte en philosophie, plus réfléchie, plus sachant ce qu’elle dit et ce qu’elle veut dire, de netteté plus mordante. Jamais, dans ce temps de l’éloge facile et prostitué, on n’a mieux réalisé l’expression familière « En veux-tu ? en voilà ! » que Wallon ! Ah ! il n’y va pas de main morte ; mais aussi c’est pour faire mourir… Procédé de guerre nouveau et redoutable ! Cela est vraiment affreux ! Il n’y a pas que l’amour-propre de Cousin qui sera dupe de ce livre. Nous l’avons bien été, nous, jusqu’aux dernières pages de ce volume, qui finit par nous dire son mot… à bout portant ! Quand nous avons vu une main purement et fermement catholique comme celle de Wallon, dont nous connaissons le courage, écrire un livre biographique sur le célèbre fondateur de l’éclectisme moderne et y camper cette insolente épigraphe qui le montre au doigt : Esto vir ! nous avons cru à une démolition, comme disent les journaux en leur style de maçon, — ces maçons de la publicité !

Quel n’a donc pas été notre étonnement tout d’abord en lisant sur Cousin le panégyrique le plus somptueux, et non seulement le panégyrique de son talent, mais encore de sa personne, et même, le croira-t-on ? de sa personne physique. Car Wallon le trouve beau. Il nous donne Cousin comme le plus bel esprit, le plus bel orateur, la plus belle imagination, le plus beau style et la plus belle figure de ce temps. Il en fait tour à tour le plus grand poète et le plus pathétique vulgarisateur de choses abstraites qui ait jamais existé Cette faculté d’assimilation, ou d’imprégnation, qui est à un degré si déplorable dans Cousin, — et qui le transforme tour à tour en éponge qui boit tout ou en cuvette dans laquelle on mêle tout, idées et systèmes, — cette faculté d’être un Grec, deux Écossais, trois Allemands à la fois, et de ne pouvoir parvenir à être un homme, exalte l’admiration effrayante de Wallon et lui inspire ces incroyables arabesques de louanges et ces perfides lacs d’amour de l’éloge qu’il trace autour de son nom… C’est là ce qui lui fait verser sur cette grande tête, dévouée aux… flatteries, assez de couronnes pour l’accabler. Il l’étouffe sous des roses amoncelées, comme si c’était cent pieds de fumier !

Or, en voici la meurtrissure, voici le pli de toutes ces roses. Après lui avoir accordé — trop accordé — les dons étincelants de la verve, de l’expression, de l’improvisation inouïe et de la patience qui cherche l’idéal, plus étonnante encore, Wallon, ce malin terrible, refuse à Cousin la seule chose à laquelle Cousin ait prétendu toute sa vie, — il lui refuse d’être philosophe.

En philosophie, il n’existe pas ! C’est un zéro barré que ce grand homme. Sur ce point, Wallon est formel. La philosophie est l’amour sincère et la recherche acharnée de la vérité, et Cousin, le professeur, l’homme à effet, le théâtral, qui a trouvé sa véritable voie en devenant, après 1830, un homme politique, n’a pas et n’a jamais eu l’indépendance vis-à-vis des autres et de lui-même, la force d’impersonnalité et l’amour désintéressé du vrai qui constituent le philosophe. De nature, il ne l’est point. Et il y a plus, aux yeux de Wallon : de fonction il ne peut pas l’être. Tout enseignement a sa tyrannie. « Le professeur de philosophie — dit Wallon à la page 8 de son livre — est l’opposé d’un philosophe. Il ne doute pas ; il enseigne et disserte quand il faudrait méditer… Tandis que pour n’être jamais pris au dépourvu il affirme souvent ce qu’il ignore, le véritable philosophe nie même ce qu’il sait. Qu’on se figure Descartes ou Spinosa pédagogues !… Avec leurs formes scolastique, leur rêverie perpétuelle, leur dogmatisme intrépide, que sont les Allemands eux-mêmes ? J’entends ceux qui ont enseigné : Kant et Hegel, Fichte et Schilling ? Des cuistres profonds. » Or, Cousin est le plus capable, le plus éclatant, le mieux doué de tous les professeurs de philosophie ; c’est donc le roi… des cuistres profonds, comme dit ce brutal Wallon, et même (rassurons-nous !) comme Cousin l’a un jour dit avec abandon de lui-même : « Labitte ! n’oublions jamais que nous sommes des cuistres ! » est un mot célèbre auquel nous obéirons tous. Qu’il soit tranquille ! nous ne l’oublierons pas.

Tel est le fond de la pensée de Wallon sur Cousin, et la manière dont il la présente. Il s’est donné pour but de déshonorer le fondateur de l’éclectisme comme philosophe en l’honorant comme écrivain, comme orateur, comme… — il faut bien dire la chose puisqu’elle est, — comme le plus prestigieux comédien intellectuel qui se soit joué des comédies à soi-même, et, pour le déshonorer mieux, il l’honore trop. Pour qu’il tombe de plus haut et qu’il se brise mieux, il l’élève ; puis, quand il l’a mis au plus haut de ses facultés exagérées, il le précipite dans cette conclusion (page 129) : « Il est le modèle achevé, pour ainsi dire idéal, de ces riches et pauvres natures, communes à toutes les époques, mais qu’il était donné à notre xixe siècle de mettre en pleine lumière… qui sont à la fois sincères et fausses, aptes et inaptes à tout, font le bien avec ardeur, le mal avec passion, aiment l’idée pour l’idée, l’art pour l’art, et, sublimes égoïstes, se prêtent toujours pour ne se donner jamais. Aujourd’hui qu’elles sont connues, elles font horreur, et la postérité n’aura pas assez d’invectives contre elles… Assumant en elles toutes les contradictions, elles éveillent en nous tous les sentiments contradictoires, la confiance et le doute, l’amour et la haine, l’estime et le mépris. »

Et le mépris ! Le mot y est. C’est un mot suprême. Il n’y a donc pas plus bas pour y tomber. Nous avons textuellement rapporté les paroles de Wallon, de cet ennemi dangereux… Dangereux, ma foi ! comme un ami, un de ces bons amis dont l’Espagnol disait : « Défendez-moi toujours contre mes amis ; quant à mes ennemis, je m’en charge ! » Nous avons décrit la manœuvre de cette polémique contre un homme, et, quoique nous reconnaissions que Wallon ait eu raison de nier dans Cousin la bonne foi intégrale, l’impersonnalité, la solidité, la découverte, c’est-à-dire tout le génie philosophique d’un seul coup, nous n’aimons pas, nous l’avouerons, cette méthode, qui surfait un homme par tous les côtés pour l’affamer et le tuer par le côté qui est toute la prétention de sa vie. Et c’est le surfaire que nous n’admettons pas. Cela est plus spirituel ainsi, nous le savons bien. Cela paraît modéré, qui est la politesse à laquelle les lâches d’esprit sont le plus sensibles. Cela est plus fin et cela entre plus avant.. Mais nous eussions préféré la franchise. Selon nous, il ne fallait pas prendre tant de peine pour refaire le lit à l’amour-propre blessé qui sait bien lécher ses blessures et qui n’a pas besoin que qui les lui fait les lui panse. Puisque, dit Wallon en finissant, « Cousin n’est qu’un enfant de Paris, mais un enfant… sublime », il ne fallait pas écrire à la tête de son ouvrage : Esto vir ! mais Esto puer ! et ne pas ajouter : sublime, car le mot d’enfant sublime, c’est le mot d’un poète sur un poète, et non pas d’un philosophe sur un philosophe. En l’écrivant, Wallon, qui reproche à Cousin de n’être qu’un poète, n’a été aussi qu’un poète… comme Cousin !

II §

Ce livre sur Jeanne d’Arc30 n’est pas une de ces nouveautés que l’année qui commence emporte avec elle ; c’est un livre qui doit rester, et auquel le talent et la science de son auteur donnent la solidité d’un monument. Ce qui est nouveau en lui, c’est la beauté de l’exécution que la maison Didot en a faite. Fidèle aux traditions qui la gouvernent, cette maison, historique elle-même, a voulu que le plus beau sujet historique qu’il y eût dans l’histoire de France fût traité avec une magistralité si grandiose et un ensemble si complet qu’après ce livre il n’y eût plus à revenir sur ce sujet, et que la matière en fût épuisée. Pour cela, elle a gropé à côté du récit de Wallon, composé sur les documents les plus authentiques du xve siècle, tout ce qui, dans les divers genres d’expression, pouvait ajouter à la version de l’historien et l’encadrer et le repousser avec le plus d’éclat. Dessins du temps et des époques qui ont suivi, gravures noires, gravures coloriées, portraits, éclaircissements sur la géographie et le costume de la guerre en 1430, théâtre des événements, histoire littéraire où l’on passe en revue les livres et les poèmes inspirés par Jeanne d’Arc, tout est là de ce qui se rattache à sa gloire, depuis le mystère du siège d’Orléans jusqu’au drame de Jules Barbier et de Gounod. C’est ainsi que tous les arts et même la musique font arabesque autour du livre majestueux qu’ils ornent et qu’ils parachèvent…

Il n’y a certainement rien de supérieur à l’encyclopédisme de cette publication, mais ce n’est pas là, pour nous, le plus grand mérite de l’ouvrage, qui est mieux que complet par les renseignements puisqu’il est vrai par l’aperçu… La vérité, qui est toujours le but de l’Histoire, est, dans l’histoire de Jeanne d’Arc, plus difficile à atteindre que dans une histoire moins sublime et moins merveilleuse… L’histoire de Jeanne d’Arc est plus qu’humaine. Elle rentre dans les choses divines, et les choses divines ont, dans ces derniers temps, été assez niées ou assez obscurcies pour qu’il y ait de la profondeur à les croire et du courage à les affirmer. C’est là ce qu’a fait Wallon. Le savant en lui n’a pas tremblé devant les fausses sciences de son époque, et c’est comme savant, c’est comme historien qui y a regardé avec l’oeil impartial et scrutateur de l’historien, qu’il a maintenu la donnée divine de l’inspiration surnaturelle de Jeanne d’Arc. En attendant les miracles de son tombeau, nécessaires à la canonisation dont Rome, dit-on, s’occupe en ce moment, Wallon a posé le miracle, visible et tangible, des apparitions de l’héroïque Mystique qui a sauvé la France, et c’est ainsi qu’il aidera pour sa part à cette canonisation désirée… C’est, je crois, la première fois qu’un membre de l’Académie des Inscriptions ose, sur le sujet le plus contesté et le plus en proie aux fascinantes explications des imaginations hostiles, confirmer nettement la réalité du surnaturalisme dans l’Histoire, quand la tendance générale et presque universelle est de l’en chasser. Diminuer les saints, — les saints canonisés, — les toucher avec des mains respectueuses, mais qui, nonobstant, les descendent, telle a été la tendance des écoles rationalistes, qui, au moins, voulaient éviter le scandale insolent des écoles incrédules. Wallon a mieux fait que cela. Il a fait rentrer l’histoire de France, de cette monarchie fondée par des évêques — disait Gibbon — et cultivée et civilisée par des saints, dans sa vérité historique, qui est catholique autant que politique et militaire. Il a (qu’on me permette le mot !) recatholicisé l’histoire de France, depuis si longtemps philosophique et impie. Exemple qui vient d’en haut, et qui, nous l’espérons, sera suivi !

A nos yeux, là est l’importance de cette Histoire de Jeanne d’Arc. Si elle n’avait été qu’un magnifique livre, nous n’en aurions point parlé avec l’accent que nous y mettons.

Charles De Rémusat31 §

I §

Nous venons d’avoir une sensation sur laquelle nous ne comptions pas. Le croirait-on ? c’est Charles de Rémusat qui nous l’a donnée. C’est peut-être la première fois de sa vie que Charles de Rémusat, ce modèle d’esprit effacé, aura donné à quelqu’un quelque chose d’aussi précis qu’une sensation. Les études biographiques qu’il publie sous le titre : L’Angleterre au xviiie siècle32, avaient déjà paru dans la Revue des Deux Mondes. Or, la Revue des Deux Mondes, c’est la guérite de l’ennui, comme la guérite du camp de Boulogne était celle du suicide. On sait que tous les soldats qui montaient la garde dans cette

fameuse guérite, qu’on fut obligé de brûler, se faisaient sauter la cervelle. De même, tous ceux qui écrivent dans la Revue des Deux Mondes ne se font rien sauter du tout, ni à eux ni aux autres, mais deviennent, même les gens d’esprit, considérablement ennuyeux de cela seul qu’ils y écrivent. C’est l’épidémie de l’endroit.

Eh bien, voici la sensation inattendue que nous donne Rémusat ! Tout seul, — chez lui, — en ces deux volumes, — nettoyé et essuyé du contact de Buloz, Rémusat paraît moins ennuyeux et moins torpéfiant qu’il ne l’était à la Revue des Deux Mondes, où il se maléficiait, sans doute, du voisinage de ses confrères, et faisait cascade pour son compte dans le vaste ennui épanché par tous. J’aime à lui rendre cette justice. Filtré ou non, mais tel que le voici, il me fait l’effet d’être moins écœurant, moins nauséabond, plus potable… On peut l’avaler, en s’y prenant bien. Après tout, le renseignement ne manque pas aux biographies qu’il publie, et on y trouve cet intérêt de l’Histoire que rien ne peut empêcher, — même celui qui l’écrit.

Car c’est là l’avantage de l’Histoire. L’Histoire, cette grande chose, existe par elle-même d’une vie si profonde qu’elle existe encore sous la main de ceux qui la gâtent, et qu’elle ne dépend ni du talent qui peut l’orner, ni de l’opinion qui l’interprète, ni de la passion qui s’en sert. Lime qui use les dents qui la mordent, l’Histoire a toujours une partie résistante et pectorale que les plus forts et les plus fins serpents ne sauraient entamer, et Charles de Rémusat n’est pas le dragon de Cadmus ! Le talent a très peu orné son histoire ; l’opinion qui y interprète les événements et veut y marquer le sens des choses et des hommes est ce qu’on peut nommer, en ce moment, l’opinion parlementaire éplorée, et la passion qui se sert de cette histoire… n’est pas l’amour des institutions actuelles de la France. Au fond, cela pourrait bien n’être qu’un pamphlet, — un pamphlet à la portée de Rémusat, homme peu véhément de sa nature ; mais enfin l’Histoire y est, sous les arrangements et les ruses de la pensée, l’Histoire, avec l’intérêt poignant de ses événements, et malgré tous les efforts de l’historien pour en faire une impertinence.

Oui ! une impertinence contre la France de l’Empire. Rémusat ne va pas au-delà de cette nuance. C’est déjà bien joli et bien hardi comme cela. Ajoutez à cette première nuance celle-ci : une impertinence affligée ! Ah ! ce n’est pas l’impertinence doublée au feu de la gaîté. Ce serait trop français pour Rémusat, devenu Anglais à force de regarder l’Angleterre, pour Rémusat qui a le spleen politique et la nostalgie du régime parlementaire dont il est privé ! Il n’est pas gai. Il fait partie de la coterie des tristes ; car il y a sous Napoléon III la coterie des Tristes, comme sous Louis XIII il y avait celle des Importants. Ils n’importent pas davantage ! Il est même un de ceux qui nous donnent le mieux le ton juste de sa coterie.

Charles de Montalembert, cet indigéré de discours, l’exagère jusqu’à la colère. Laprade, cet ineffable Laprade, l’exagère… on ne peut pas dire jusqu’où. Mais Rémusat n’a point de ces violences. Il est plus décent. Il est, comme on dit, bien meilleure compagnie. On dirait qu’il craint d’être vif. Eh bien, il se sert de l’Histoire comme d’un écran pour, derrière, risquer sa pensée ! Il épigrammatise en se rangeant ou en se détournant. Il a l’allusion, mais si fine, qu’il la perd et qu’on ne la voit pas assez pour la ramasser. Ne voilà-t-il pas un rude compère ?… Est-ce Benserade qui voulait mettre l’histoire romaine en rondeaux ? Rémusat veut mettre l’histoire anglaise en épigrammes. L’épigramme, — et encore l’épigramme qui tremble sur sa tige comme un épi au vent, — voilà la vaillante manière dont, à cette heure, ce râblé Rémusat entend le pamphlet !

II §

C’est que tout est relatif. On fait ce qu’on peut, et si l’on n’est pas un foudre de guerre, un pamphlétaire-héros, comme dirait Carlyle, on est au moins net devant sa conscience et devant Dieu. On a fait tout ce qu’on pouvait. Rémusat, si Anglais qu’il soit, n’est pas Junius. Il n’est même pas Cobbett. C’est un homme d’esprit, mais de peu de couleur, de peu de flamme. Il est dans les prix doux. Il me souvient de l’avoir vu un jour à l’Institut, ayant oublié son habit de cérémonie et portant un costume d’été, de couleur nankin indécis, et tout, l’habit, le gilet, jusqu’aux gants, et, Dieu me pardonne ! le visage et même les cheveux de Rémusat étaient de cette gracieuse couleur homogène et sans tapage, et je ne dis pas cela pour le flatter, mais cela lui allait très bien, cela le traduisait à merveille.

Les anges sont vêtus de lumière. Lui semblait vêtu de son talent. Ce jour-là, Rémusat me rappela, autant que si je le lisais, le mot cruel de ce cruel Veuillot qui, dans ses Librespenseurs, l’a comparé à un navet. Le navet n’est pas, certes ! un mauvais légume. C’est blanc, doux et mou, c’est le sucre du pauvre comme l’oie en est le faisan. Mais le navet n’est guères propre à faire autre chose que des émollients culinaires. Quand le diable y serait et l’Empire aussi, je défie bien de tailler là-dedans un pamphlétaire, et c’est pourtant là ce que Rémusat a essayé !

Il s’y est pris avec l’ingéniosité d’un homme qui sent de quel légume il est construit. Il s’est dit qu’il fallait ajouter quelque chose au suc d’une pensée qui, quoi qu’il fît, ne serait jamais corrosive, mais qui, du moins, ne devait plus avoir l’agréable sucré dont elle est naturellement douée. Alors il crut que l’Histoire, aux âpres enseignements, lui donnerait, de vigueur et de mordant, ce qu’il n’avait pas, et tonifierait du même coup et sa pensée et son langage ; et il choisit, de toutes les histoires, l’histoire d’Angleterre, ce carquois où des mains ennemies viennent prendre les traits qu’elles décochent au gouvernement de la patrie. Seulement, comme le genre de talent d’un homme et son tempérament se retrouvent toujours, Rémusat ne trempe pas ses flèches dans les noirs poisons d’un Styx quelconque, mais il les imbibe de mélancolie et il en cache au préalable la pointe imprudente sous les transparences voilées de l’allusion.

Il faut lire la préface qui précède ces études, et l’on aura, par cette seule préface, le diapason d’un livre qu’on pourrait appeler Souvenirs et Regrets, du nom de la fameuse gravure qui fait le bonheur des bourgeois. Il y a, si vous vous le rappelez, dans cette gravure, une femme qui rêve et pleure, avec de longues anglaises défrisées, lesquelles semblent pleurer comme elle. Eh bien, ces anglaises défrisées, je les retrouve dans la préface de Rémusat ! « Le temps vole — dit-il — et les choses changent de face… (Souvenirs et Regrets !) L’auteur de ce volume a souvent éprouvé que ses idées n’allaient pas aussi vite que les événements… On doit donc s’attendre à trouver, dans ce livre, des idées qui ont vieilli… (Souvenirs et Regrets !) » Et ici le regret prend un arrière goût d’ironie : « Il faut — continue-t-il quelques lignes plus loin — un certain courage pour entretenir le public, en ce moment, de l’histoire du gouvernement anglais. Ce sujet est passé de mode… (Souvenirs et Regrets !) » Et plus bas encore il ajoute : « N’allons pas en vouloir aux événements pour avoir fait triompher d’un côté de la Manche les idées qui nous sont chères, parce qu’elles ont succombé ailleurs. Ce n’est pas en ce sens qu’il a été dit aux vaincus que le salut pour eux était de n’espérer aucun salut. Le malheur doit fortifier l’âme, et non la décourager,

« Et par où l’un périt un autre est conservé ! »

« Il est vrai que cette pensée ne console pas ceux qui ont péri », conclut-il naïvement après toutes ces tristesses. Tel est l’accent de tout le livre de Rémusat. J’ai voulu tout d’abord donner un échantillon du style, navré et mécontent, d’un homme qui fut agréable et qui n’est plus présentement qu’un mélancolieux, drapé, moins la grâce du feuillage, en saule pleureur de l’orléanisme parlementaire. Malgré le dépit très vrai de vaincu et le désir très vif d’être impertinent pour le vainqueur qui anime l’auteur de l’Angleterre au xviiie siècle, on reconnaît pourtant dans ce nouveau livre l’impérissable goût de la substance bien connue… C’est du navet aigri, mais, au bout du compte, c’est toujours du navet !

III §

Ainsi, de l’histoire, non pour le noble plaisir désintéressé d’écrire de l’histoire et d’en faire briller les leçons, mais de l’histoire dans un but de comparaison malhonnête pour notre pays, voilà le sens de ce livre intitulé l’Angleterre au xviiie siècle ! À proprement parler, c’est bien moins un livre qu’une suite de biographies sur quelques personnes célèbres du siècle dernier ; et je ne dis pas cela pour rabaisser en quoi que ce puisse être ce genre de la biographie, que j’aime, moi qui préfère les portraits aux tableaux, parce qu’il fait comprendre l’histoire générale par les hommes individuels. Au contraire, ce que je reproche à Rémusat, c’est de n’avoir pas été exclusivement biographe. Le philosophe retrouvé dans l’historien, en Rémusat, comme le navet dans le pamphlétaire, le philosophe a fait chuter le biographe dans ces généralités, vagues et déclamatoires, sur lesquelles messieurs les philosophes ne manquent jamais de patiner quand, par hasard ou par choix, ils font de l’histoire.

Au lieu d’écrire simplement de Bolingbroke, de Walpole, de Junius, de Burke et de Fox, Rémusat a écrit des dissertations sur les principes constitutionnels, sur l’aristocratie, sur la religion, sur toutes ces choses, enfin, qui sont le pont aux ânes de tous les dissertateurs politiques, pont qu’un tour de roue de siècle fait crouler et sur lequel, d’ailleurs, Rémusat ne s’avance pas avec une de ces magnifiques allures qui, pour l’âne, font oublier le pont… Rien de plus médiocre que cette partie de son travail. Rien de moins neuf. Rien de plus faux souvent. Rien, d’esprit, moins historique… De cela seul qu’il est un philosophe, Rémusat méconnaît le beau côté historique de l’Angleterre, pays avant tout de tradition et de coutumes, et qui a le bon sens et l’honneur de tenir même à ses préjugés, pour peu qu’ils soient séculaires.

Ce côté-là n’est pas le préféré par Rémusat, qui réserve, dit-il, en toutes choses, comme il convient, les droits de l’esprit humain, qui croit à l’efficacité des traités philosophiques de politique libérale, et qui ne veut pas faire à une nation qui pense l’affront de la croire gouvernée par le hasard ou l’habitude (pages 26 et 27 du premier volume). Ces idées-là, qui jonchent tant de livres à cette heure et qui doivent périr, car ce qui périt le plus vite, d’une génération à une autre, ce sont les idées générales, qui ne sont pas plus grandes que l’esprit de tous et que, pour cette raison, les esprits inférieurs, c’est-à-dire la majorité des esprits, trouvent à leur portée. Ces pauvres idées, déjà si éreintées par l’usage qu’on en a fait, ce n’est pas Rémusat, cet édulcoré aigri, qui leur communiquera de la vie, et on regrette d’avoir à les traverser encore une fois avant d’arriver au meilleur de son livre, c’est-à-dire à cette partie résistante de l’Histoire qui n’a rien à faire avec le pamphlet aux navets !

IV §

Je n’aurais donc voulu en ces deux volumes, pour le mérite de Rémusat et pour sa gloire, que les cinq notices dont j’ai déjà nommé les héros. Pour moi (ne nous trompons pas sur le mot !) ce ne sont, à eux cinq, des héros d’aucune manière, et leur taille historique, moi qui ne suis pas whig, je ne la mesure pas au mètre de Rémusat. Ce sont des personnages curieux, qui eurent beaucoup, les uns, d’esprit, les autres, de talent, et qui remuèrent les surfaces de leur société, mais qui ne laisseront pas le grand sillon dans cette mer d’airain de l’histoire, dont l’airain ne s’entame qu’à la force du poignet de la gloire ! Si Rémusat ne voulait pas faire les petites malices dont il a les chatouillantes velléités, il y aurait eu mieux à prendre dans l’Histoire d’Angleterre au xviiie siècle, pour l’honneur d’une histoire à écrire, que Bolingbroke, l’intrigant déshonoré, Walpole, l’homme du bric-à-brac universel, Junius, une question encore de moralité, un grand suspect qui porte un masque ! Il y aurait eu même mieux que Fox et que Burke lui-même. Mais n’importe ! il les a choisis ; la Critique n’a plus qu’à demander si ces biographies sont bien faites, si l’auteur y peint les hommes dont il s’occupe en portraitiste éclatant ou profond, et si, après les avoir peints, il les juge…

Eh bien, pour mon compte, je ne le crois pas ! Excepté Horace Walpole peut être, ce persifleur de salon, qui est de proportion avec la largeur du lorgnon carré à travers lequel il le guigne, Rémusat a manqué ses portraits historiques. La qualité de son esprit est la finesse, la moins honorable de toutes les qualités, et pour cette raison généralement la plus estimée. À l’heure qu’il est, on n’a plus souci que d’être fin… quand on peut l’être. Mais ce n’est pas avec de la finesse — et rien au-delà — qu’on peut aborder les difficultés du portrait d’histoire. Si l’on n’avait à peindre que lady Montaigu, par exemple, ou la duchesse de Devonshire, la finesse suffirait ; et même une certaine pâleur ne messiérait pas. Rémusat, de race romancière par sa mère, et élevé à l’école de madame de Staël, pourrait être un miniaturiste convenable et nous donner des médaillons légèrement touchés. Mais Burke ! mais Fox ! Avec ces figures-là il faut aller dru, verser de la couleur à flots pour en faire jaillir de la vie ! Et puis, ce n’est pas tout encore : — quand on a peint, il faut juger.

Comment Rémusat a-t-il jugé les hommes qu’il a essayé vainement de peindre ? Pour tous il a emboîté mesquinement le pas derrière les opinions communes, — Burke excepté, pourtant ! Exagéré par tous les partis, Burke n’est pas mal jugé. S’en étonnera-t-on ? Burke, ce creux sonore, qui avait la malheureuse supériorité, anarchique dans une tête bien faite, de plus de talent que d’esprit ! Seulement, la raison du jugement surprenant que Rémusat a osé porter de cet homme, ce n’est pas autre chose que sa haine pour la Révolution française. Supposez Burke sans cette haine, Rémusat l’aurait mal jugé, et il n’en serait pas moins cependant, avec les talents qui firent illusion à son siècle, Burke le déclamatoire, le pédant de justice et de vérité, le pharisien, le philanthrope, tout ce qui nous le diminue, à nous, malgré sa haine anglaise contre la Révolution française, laquelle ne prenait pas sa source plus haut que dans les sentiments du whig.

Ainsi, vous le voyez, même dans la partie de l’histoire qui résiste aux petits attentats qu’on essaie de commettre sur elle, l’auteur de l’Angleterre au xviiie siècle est demeuré, par le fait de ses facultés, au-dessous de son intention, — ou plutôt de ses intentions, car il en avait deux : la seconde était bien d’écrire une histoire, mais la première, de faire un pamphlet ! Ce que c’est que de ne pas parfaitement se connaître, et de se croire un aigle parce qu’on a grande envie d’enlever un mouton ! Rémusat a manqué deux fois son livre. Il a été impuissant deux fois. Trop fin pour être fort, cet homme de bonne compagnie, ce lettré pâle et blond, a finassé avec l’expression de ses haines ou de ses ressentiments politiques, et il a raté le pamphlet, — le pamphlet, qui n’est ni une affaire de réticence ni un zézaiement de salon ou d’académie ! Il a voulu faire passer un chameau par le trou d’une aiguille ; mais le chameau n’y passe jamais, et les Livres Saints se servent même de cette image pour dire l’impossibilité.

Trop fin toujours, et ne pouvant être que cela quand il a du talent, il a choisi — mais pour cette fois-là sans finesse — des portraits historiques à faire pour lesquels il fallait impérieusement toutes les qualités qu’il n’a pas : la force, l’éclat, la profondeur, toutes les vaillances ! et il a raté son livre d’histoire. Son Bolingbroke, son Junius, son Burke et son Fox ne sont que des détails sur Bolingbroke, Junius, Burke et Fox, des détails qui attendent celui qui voudra peindre et qui saura y mettre le feu, le feu sacré. Or, ce que je dis là n’est pas particulier à ces hommes célèbres que Rémusat croyait nous ressusciter. On peut généraliser l’observation et l’appliquer à tout son livre. L’intérêt qu’on y rencontre, car il y a un intérêt, vient uniquement des hommes et des choses de ce fier pays. Si j’avais, sur cette partie historique et désintéressée de l’Angleterre au xviiie siècle, à dire en un mot ma pensée, je dirais que tout ce qui est vraiment intéressant dans ce livre, c’est précisément tout ce que Rémusat n’y a pas fait !

Ernest Renan33 §

I §

Ce que tout le monde a cherché d’abord dans le nouveau livre d’Ernest Renan, la Vie de Jésus34, depuis si longtemps annoncée comme un Messie… contre le Messie, c’était l’impiété nette et carrée, l’hostilité intrépide, l’audace superbe, la science herculéenne qui donne son dernier coup de hache à la croix de Jésus-Christ et n’en fait plus que quatre poutres ! Après Socin, après Voltaire, après Strauss, il était naturel de s’attendre à un livre qui aurait achevé l’œuvre de ces grands sacrilèges par une œuvre tenue d’être plus forte, sous peine d’être plus faible, puisque Renan est venu après eux ! On devait s’attendre et on s’attendait à un livre qui aurait fait un horrible honneur au xixe siècle. De toutes parts on s’écriait : Oh ! oh ! M. Renan ! Peste ! M. Renan !

Monsieur Tartuffe ! oh ! oh ! Certes, monsieur Tartuffe,
N’est pas un homme, non, qui se mouche du pied !

Pour les uns, Renan était un monstre, — de profil fuyant jusqu’alors et qui avait eu peut-être raison de fuir, — mais qui enfin allait se tourner et montrer héroïquement de face toute sa monstruosité, comme Mirabeau montrait sa hure ! Pour les autres, c’était un prodige… un prodige dont on pourrait juger, car il avait choisi un sujet de livre adéquat à sa force. Il avait retroussé ses manches et il allait travailler ! Pour ceux qui croient à ce nom de Christ, Renan pouvait être quelque chose comme l’Antéchrist ! Pour ceux qui n’y croient pas, ce devait être le démolisseur radical et définitif du Christianisme. Après lui, on n’aurait plus besoin de personne. Toujours vieille fille romanesque, l’imagination publique s’était monté la tête, et c’était bien la peine, la pauvre diablesse ! À présent, nous avons cette Vie de Jésus, accueillie avec une curiosité d’une part si confiante, et de l’autre presque épouvantée, et nous savons qu’il n’y a là-dedans ni monstre ni prodige, ni Renan nouveau avec des facultés nouvelles, mais tout bêtement le Renan, déjà fripé, de notre connaissance, l’expulsé de séminaire qui a de l’évêque rentré dans le ventre, le Grippe-Soleil du docteur Strauss, toujours à la suite de monseigneur, et l’écrivain du Journal des Débats à son dimanche… Ô gens de cervelle enflammée, comment trouvez-vous un pareil Antéchrist ?

J’avoue que, pour ma part, je ne le trouve pas très grandiose. J’avoue que je ne reconnais pas dans Renan l’effrayante notion apocalyptique… L’Antéchrist ! lui ! Non ! pas même pour rire, car il est fade et ennuyeux ! Je ne permets pas même à l’Épouvante d’appliquer ce grand et terrible nom d’Antéchrist à ce petit critique qui ronge l’histoire comme une souris ronge une dentelle, et qui n’a pas même inventé sa manière ; à ce malicieux frotté de respect et de bénignité, pour plus de malice, et qui, dans sa Vie de Jésus, pleuraille de tendresse sur l’homme pour mieux tuer le Dieu ! Il y a plus, je ne trouve pas Renan de la Vie de Jésus au niveau de Renan des débuts, comme s’il était dans la destinée de cet homme, qui n’a qu’un procédé et qui diminue toutes les notions par système et par infirmité, de diminuer celle qu’on avait de lui, quoi qu’elle ne fût pas gigantesque ! Aujourd’hui, en diminuant Jésus-Christ de sa divinité (et l’insolence de la chose, qui est publique, nous oblige à parler cette langue insolente !), en essayant d’ôter le dieu de l’homme dans Notre-Seigneur pour nous faire admirer le restant, Renan, du même coup, a diminué jusqu’à la force de son attaque et l’excuse de son attentat. Quand, en effet, un attentat est effroyable, la seule excuse qu’il puisse avoir c’est la passion, c’est le fanatisme avec lequel on l’accomplit. Or, Renan ne connaît ni fanatisme, ni passion, ni même enthousiasme. Il a la dilatation d’entrailles et la chaleur de tête de ces brûlantes bêtes, les serpents !… Voltaire, lui, que Renan me fait aimer (quelle conversion !) avait de la passion contre Celui qu’il appelle l’infâme. Il haïssait à la fureur, il outrageait jusqu’à la démence ; mais il avait une foi enflammée en ce qu’il faisait, — une foi du diable, car les seuls actes de foi du diable doivent être ses colères contre Dieu !

Renan n’est point de la famille de ces Esprits de feu. C’est une organisation à sang blanc et froid, et je ne veux point nommer toutes les espèces de bêtes auxquelles il ressemble. C’est un distillateur madré, qui empoisonne avec du sucre, très bonne manière ! mais qui met trop de sucre et par là gâte son poison… Le seul sentiment que ce baveur de sucre candi arséniqué exprime dans sa Vie de Jésus, — je ne dis pas le seul sentiment qu’il éprouve, — c’est une préférence d’amateur pour l’homme charmant qu’il a la bonté de reconnaître dans Notre-Seigneur Jésus-Christ, et cette impertinence est même toute l’originalité de ce livre, qu’il nous donne pour remplacer les Évangiles. Cauteleur et poltron, l’auteur de la Vie de Jésus a très bien compris que diminuer Jésus-Christ de sa divinité, c’est diminuer le Christianisme… simplement de la vie, et que la difficulté est de bien s’y prendre pour opérer tout doucement cette diminution importante. Nous extraire de l’âme la divinité de Jésus-Christ sans nous faire le moindre mal, toute la question est là pour Renan. Cela fait, tout sera fait… Il y a des arracheurs de dents qui prétendent nous les arracher sans douleur. Je ne sais pas s’il y a des imbécilles qui peuvent le croire, mais ce que je sais, c’est qu’on dit « mentir comme un arracheur de dents » pour exprimer le comble du mensonge et sa confusion.

II §

Eh bien, voyons la force du poignet de Renan !… Toute la force de cette main, qui veut être de velours, je l’ai dit déjà, ne consiste qu’en une seule rubrique, que j’appelle la diminution. Avec ce mot de diminution, vous avez expliqué tout Renan. C’est le sophiste de la diminution, et non pas de celle-là qui s’opère en vertu d’une main puissante, qui la fait parce qu’elle a la force de la faire, mais de celle qu’on obtient à la longue, avec le frottement d’une brosse molle, et qui, pratiquée dans les conditions de prudence nécessaire, arrive peu à peu, mais sûrement, au rien désiré. Émacier les faits les plus considérables, les plus apparents, les plus consistants ; gratter, râper et effacer tout sous un système de suppositions, d’inductions et de probabilités imperceptibles, voilà ce que Strauss a enseigné et a appris à Renan. Il ne lui a pas donné autre chose. Il ne pouvait pas lui donner son genre de génie ; car, en fin de compte, Strauss est ingénieux : il organise ses sophismes avec un art de constructeur qui fait mirage ; il n’a que des vapeurs sous la main et il en construit parfois des palais ! Allez ! Renan n’est pas de cette force dans l’arrangement de l’illusion. Il n’a pas le sophisme synthétique. Ce n’est qu’un analyseur de patience de termite ;  un rouge-maille qui mesure son coup de dent pour qu’à chaque fois qu’il le donne il soit léger et ne réveille pas le chat qui dort… J’ai appelé Renan le Grippe-Soleil du docteur Strauss ; mais il ne lui a pris que les petits côtés de sa méthode, et même comme science, ce qu’il grippe du soleil allemand de cet homme n’est pas de quoi allumer un réverbère ou une lanterne dans ce pays de France où nous voulons de la bravoure, même d’idées, du bon sens et de la clarté ! Je connais des gens d’esprit qui tremblent devant la science de Renan, mais de cette science, moi, je me moque très bien tout le temps que je n’en ai pas les preuves, et vraiment je ne les ai pas ! Dans cette Vie de Jésus où devaient s’allonger des textes retrouvés par une critique qui se vante de déterrer des truffes à chaque pas, et dont je nie la supériorité de groin jusqu’à nouvel ordre, je n’ai rien trouvé de découvert, de concluant, de médusant, et qui, scientifiquement, impose silence à ma foi. À chaque bout de champ, je suis tenté d’adresser à cet insupportable rongeur, qui croit mettre fil à fil la meilleure et la plus forte trame historique en charpie, je suis tenté de lui adresser les questions suivantes :

  • — Mais, monsieur, où avez-vous vu cela ?
  • — Qui vous a dit cela ?
  • — Où avez-vous pris cela ?

Je n’ai pas grand espace pour citer, mais quand Renan, par exemple, avec la fatuité biographique qui sait le fin du fin de son personnage, nous affirme que la lecture des livres de l’Ancien Testament fit sur Jésus beaucoup d’impression, certainement cela n’a pas grande importance ; mais comment le sait-il ? Cela dut être, et toute la méthode du critique est là. Seulement, ajoute Renan, la Loi, — et ici l’importance commence, — la Loi n’eût pas pour lui « beaucoup de charmes », expression qui en a beaucoup pour moi, par parenthèse ; mais, encore une fois, comment le sait-il ?… « Jésus — selon Renan — lut aussi, sans doute, les livres apocryphes… Et parmi ces livres apocryphes, un dut le frapper, celui de Daniel. » Sans doute est imposant, mais si je doutais, moi, comment me le prouveriez-vous ?… Selon Renan encore, Jésus fut timide devant Jean et ce fut une concession que son baptême ; mais qui l’a dit à Renan ? Et l’éternel cri revient : Montrez-nous les textes ! montrez-nous les textes des Évangiles que vous invoquez, et ne nous jouez plus cette comédie trop facile qui consiste à citer les numéros des versets de l’Évangile où vous savez bien que le lecteur pressé n’ira pas voir ! Renan parle la langue araméenne ; il parle de toute langue ; il les sait toutes, même celle des oiseaux. Je ne lui ai pas fait passer d’examen, mais ce que je veux, ce que le lecteur veut, ce sont des textes, et non pas des récits ou des considérants sur des textes qu’on m’indique (va-t’en voir s’ils viennent, Jean !) mais que l’on ne me donne pas ! Je n’ai pas voué assez de respect à Renan pour que sa parole me suffise. Et quand il me dit : « J’ai trouvé cette tradition en Judée », je veux plus que cette importation facile. Je pense au proverbe sur les voyageurs, et je me dis que la Judée est loin, et que je n’irai pas y chercher si Renan est un honnête homme quand il m’assure que ce qu’il dit est la vérité !

Et d’autant que dans son livre il y a une théorie, la seule chose nettement formulée dans ce livre composé d’un peut-être universel, et qui m’inquiète à juste titre sur la probité de l’auteur, — j’entends sa probité d’historien et de philosophe. À la page 92 de son ouvrage, on trouve ces mots, qui auraient dû soulever la Critique d’indignation : « Concevoir le bien ne suffit pas, il faut le faire réussir parmi les hommes. Pour cela, des voies moins pures sont nécessaires, etc. », ce qui veut dire, en termes qu’on surveille, mais qu’il est impossible de ne pas comprendre, que le bien, pour être, a besoin du mal, et que la vertu ne peut rien de grand et de fort dans le monde sans l’aide des gredins et l’appoint de la coquinerie. Ainsi, sans les échafauds, sans Marat, sans les fêtes de la déesse Raison, la Révolution, qui, dans les idées de Renan, est une très grande chose, n’aurait rien produit de beau, de solide et de bienfaisant. Ainsi encore, sans miracle, le Christianisme n’aurait pas converti le monde. Le miracle est un impudent mensonge qui déshonore Jésus-Christ s’il n’en a pas fait, mais il faut que Jésus-Christ et l’Évangile mentent pour que le monde soit converti. Que dirait de plus Machiavel à Borgia ?… Et quelle garantie, qu’une pareille théorie, de la vérité de la Vie de Jésus par Renan, qui veut certainement que les idées de son livre s’établissent dans le monde et qui ne peuvent s’y établir que par le mensonge et le mal. Or, cette théorie, qui infirme tout le livre, n’est pas qu’à une place de la Vie de Jésus, elle est à toutes, sans que l’auteur ait jamais conscience de son immorale fausseté et que le logicien s’aperçoive qu’il se coupe la gorge avec le rasoir, au fil tourné, de la contradiction ! Si, après avoir vu cette théorie absolue dans le livre de Renan, le lecteur ne le ferme pas et continue ce livre, qui n’a plus rien, après cette théorie, à nous apprendre que nous ne devions suspecter, c’est que les choses odieuses qu’on y trouve n’ont pas dégoûté des choses ridicules qui y sont !

III §

Les choses ridicules y sont, en effet, innombrables. Mais, ô privilège de la science ! elles n’ont plus la jolie puissance de nous égayer. Il faut que nous cessions d’être Français, il faut que nous ayons l’esprit… dénationalisé, pour que nous n’ayons pas déjà tué, sous la plus retentissante des moqueries, des ridicules de la taille de ceux que je vais signaler. Quoiqu’en vertu de sa théorie Renan ait le droit de mentir et de faire mentir Jésus-Christ sans le dégrader, il ne s’y fie pas cependant, et il nous invente un Jésus-Christ visionnaire, constitué, dans les racines de son être, le Fils de Dieu, comme on est constitué mécanicien. Et d’ailleurs, ajoute-t-il (page 352) : « La vérité matérielle a très peu de prix pour l’Oriental, qui voit tout à travers ses idées et ses passions » ; et Jésus-Christ est Oriental. D’un autre côté, quoiqu’aussi le mensonge soit nécessaire au succès de la vérité, la pauvre conscience de Renan a sur le nez la mouche importune du miracle, et il fait tout ce qu’il peut pour la chasser. Embarrassé par les témoignages positifs de l’Évangile sur les guérisons de Notre-Seigneur, il dit que tout l’Orient d’alors guérissait par l’emploi des pratiques religieuses, et que ce fut la joie de revoir son ami (à travers les pierres de son sépulcre probablement) qui ressuscita Lazare, quoiqu’il sentît mauvais déjà (mais c’était le chagrin peut être de ne plus voir son ami qui le faisait sentir mauvais ?). « Le plaisir de revoir une personne exquise — dit Renan avec certitude — guérit », et même ressuscite, à ce qu’il paraît ! C’est cela qui est exquis (page 260) 1 Autre part, puisque nous parlons des choses ineffablement ridicules, Jésus-Christ a toujours cédé à l’opinion, et c’est pour cela qu’il fut sacrifié. Ce fut violenté par l’opinion qu’il accepta le titre de fils de David ; il n’y tenait pas, nous dit Renan avec un lâché admirable ! Enfin Jésus fut surtout inspiré par le paysage. Idée prodigieusement comique, qui ne pouvait pousser que dans une tête du xixe siècle, par ce temps d’Écoles descriptives et d’amateurs de tableaux. Sans la manie peinturlurante qui fait de nous tous des barbouilleurs, au pinceau ou à la plume, Renan n’aurait jamais risqué une telle bouffonnerie ! jamais il n’aurait dit de Jésus au jardin des Olives, avec la mignardise, à faire vomir, des romanciers contemporains : « Se rappela-t-il les claires fontaines de la Galilée, où il aurait pu se rafraîchir ; la vigne et le figuier sous lesquels il aurait pu s’asseoir ; les jeunes filles qui auraient peut-être consenti à l’aimer ?… » Indécence et insolence, du même coup, après laquelle il n’y a plus rien à citer !

IV §

Eh bien, ces ridicules monstrueux, abjects et imbécilles, car il faut bien enfin appeler les choses par leur vrai nom, n’ont pas appelé le sifflet vengeur d’un bout de la Critique à l’autre bout ! Ils n’ont pas appelé le sifflet du Franc ! Non ! nous sommes devenus des Germains, au contact de cet homme revenu d’Allemagne, et nous discutons, avec une considération obséquieuse, la considération du bonhomme Géronte pour Sganarelle quand il l’entend parler latin, des sottises qu’il fallait écarter avec le rire souverain des railleurs ! Le Jésus de Renan, ce Jésus romantique, rêveur, paysagiste, exquise personne, âme suave, ennemi de toute religion, qui ne veut que la pureté du cœur, ce Jésus qui est un blasphème vivant contre Notre-Seigneur Jésus-Christ, une insulte hypocrite et profonde à la foi du plus grand nombre des Français encore par ce temps respecté de suffrage universel, a été trouvé généralement charmant, comme dit Renan lui-même. La Critique a accepté ou discuté gravement le personnage, ce qui est une manière de l’accepter ! Une des choses les plus honteuses pour le bon sens et l’indépendance des critiques du quart d’heure, qui se sont mis à parler du livre de Renan comme d’une œuvre immense, comme d’un rempart babylonien à escalader, c’est le sérieux avec lequel on a accueilli, dans le pays de Rabelais, ce tas de bourdes sans aplomb, qui n’exagèrent plus, comme font d’ordinaire les bonnes bourdes, mais qui diminuent, exténuent, réduisent tout à rien, et, par exemple, nous expliquent la multiplication des pains dans le désert (p. 199) par la frugalité, par une sobriété extrême ! On a cru se donner à soi-même l’air savant en discutant Renan, au lieu d’en rire. Le pédantisme a bien des charmes parmi les hommes légers. On tire avec des muscles fessiers de cheval de brasseur sur ces misérables toiles d’araignée, qu’on eût déchirées rien qu’en soufflant ! On s’est étalé et vautré avec délices dans les grands mots, et les grands noms de l’érudition contemporaine, et même ceux-là qui ne sont pas de l’avis de ce… comment l’appellerais-je ? qui a des bontés pour Jésus-Christ et qui lui accorde avec une magnanimité de vainqueur une place unique dans le Panthéon de l’humanité, ont employé, pour dire qu’ils osaient avoir une opinion différente de l’opinion du grand et fort Renan, une papelardise égale à celle de cet archipattepelu qui a introduit, avec le triple sophisme de la diminution, de la probabilité et du peut-être, la papelardise dans l’histoire !

Phénomène dont le moraliste doit tenir compte : rien n’a averti, rien n’a édifié, ni la fatuité ni l’hypocrisie, — car le système de l’auteur de la Vie de Jésus se balance entre l’hypocrisie et la fatuité. Il fait le respectueux et il fait le tendre. Mais le respectueux dit qu’après tout Jésus ne fut pas impeccable, et que lui (Jésus), si à l’aise au bord de son petit lac, devint fastidieux et exténué à Jérusalem (page 346) ! Mais le tendre dit que l’honnête et suave Marc-Aurèle, l’humble et doux Spinosa, ont été exempts de quelques erreurs que Jésus partagea !  Et moi je ne sais pas, depuis le baiser de Judas, qu’il excuse, qu’il appelle, en larmoyant du plaisir de se reconnaître : le pauvre Judas ! s’il y a eu jamais de plus traître tendresse que celle de son livre.

Il ne livre pas Jésus-Christ aux Juifs, mais aux philosophes, aux philosophes qui font pis que de le mettre en croix, qui le flanquent familièrement parmi eux ! Jésus, non pas Christ, qui veut dire sauveur, mais Jésus, le fils du charpentier, l’homme aimable et poétique, le garçon délicieux, est enrégimenté dans la bande de Renan par Renan. En nos jours troublés, dit-il, Jésus n’a pas de plus authentiques continuateurs que ceux qui semblent le répudier. Il a créé, dit-il encore, à quelques égards, la religion définitive, qui est l’absence de religion. Tel est le fond et le secret de ce pauvre livre, devant lequel les ignorants ôtent leur bonnet et les gens à sentiment pleurard leurs mouchoirs de poche, mais qui n’en ira pas moins rejoindre, avant cinquante ans, l’Origine des cultes, par Dupuis ; car la science progresse bien moins qu’elle ne se déplace, et quand elle progresserait, elle n’infirme pas le bon sens dans l’esprit humain ! Or, je nie le bon sens dans ce livre ; je nie le talent relevé, consistant, formidable ; je nierais même le style, si on me poussait. Les phrases vernies du Journal des Débats ne m’éblouissent point. J’en trouve beaucoup comme celle-ci dans ce livre, qu’on dit un chef-d’œuvre de style : « Jésus avait puisé dans le contact (puiser dans un contact !) avec un grand homme le sentiment de sa propre originalité ». Renan parle de situation trop tendue, et prétend que la résurrection de l’âme est tout à fait différente de l’immortalité… Mais qu’importe la rédaction des devises, quand les bonbons qu’elles enveloppent sont empoisonnés, et quand on n’est, comme Renan, dans l’ordre moral et littéraire… qu’une Brinvilliers-Siraudin !

V §

Passez, passez, bonhomme ! on vous a donné !

Voilà tout ce que la Critique vient de dire à Renan, en se taisant sur la nouvelle introduction qu’il a mise à sa fameuse Vie de Jésus, éditée pour la treizième fois… Certes ! Renan n’est pas un bonhomme, quoiqu’il fasse le bonhomme, et on lui a beaucoup trop donné. Mais il peut passer maintenant, — et il passera, — on ne lui donnera plus ! L’introduction d’aujourd’hui devait — croyait-on — raviver l’intérêt expirant d’un livre qui peut bien continuer son effet désastreux sur les classes ignorantes, mais qui l’a épuisé sur les classes éclairées, et qui ne compte plus que comme un roman déjà lu… Les procédés critiques de Renan sont à présent connus, et dans cette introduction il n’ajoute rien à ces procédés, qui même ne lui appartiennent pas.

Tout le monde sait où il les a pris. C’est un rabâchage de choses qu’il a dites, et mieux dites, sur l’indépendance et le désintéressement absolus de la science, et sur la différence qui existe entre la critique et la théologie… Et voilà probablement la raison pour laquelle les journaux, ces échos des livres quand les livres ont de la voix et de la sonorité, ont laissé, en toute indifférence, Renan se morfondre à jouer de sa guimbarde ordinaire dans le petit coin de son introduction…

Et on ne peut pas même dire « autre guimbarde », comme on dit parfois « autre guitare » ; car Renan ne varie ni son instrument, ni sa manière de jouer, ni son air. Ce guimbardier fait maintenant partie de l’imposante musique (très imposante en France) des grands monotones et des grands ennuyeux… C’est toujours sur le miracle qu’il s’époumonne : le miracle ! la réalité du miracle ! la possibilité du miracle ! et, le diable m’emporte ! il n’en fait point en en parlant.

Toute l’exégèse de Renan, pour parler cette ineffable langue des pédants qui est la sienne, n’a d’autre but et d’autre visée que la négation du miracle et l’enlèvement de tout surnaturel de l’Histoire. Sans cela, croyez bien que, malgré sa vocation de gratte-papier, Renan ne passerait pas tout son temps à gratter et à sous-peser des mots ; mais la haine du miracle le soutient dans le travail d’insecte auquel il a condamné sa patience. Ce douceâtre diminutif de Rousseau (Rousseauculus) recommence, à sa manière, ces pauvres Lettres de la Montagne qu’il fallait toute l’inanité métaphysique du siècle des Philosophes pour admirer. Il les recommence, lui, non plus comme un métaphysicien, mais comme un dictionnaire. Seulement, pas plus que Rousseau (et protestant, au fond, comme lui), il ne peut embarrasser que des protestants en leur demandant un miracle que, seuls, nous autres catholiques, nous serions en mesure de fournir… Quand on y regarde à présent, on trouve que les catholiques ont été bien bons de répondre à l’auteur de la Vie de Jésus, et de l’accabler sous des polémiques qui lui ont fait cette scandaleuse renommée, disproportionnée même avec le crime de son livre. Le catholique se croyait en cause. Il n’y était pas. Nous prouverons qu’il n’y était pas. C’est la seule chose neuve et définitive à dire maintenant, après tant de discussions inutiles, et nous la dirons.

VI §

Tout le monde s’y est trompé, et nous-même comme les autres. Souvenez-vous du bruit de tonnerre que fit, quand elle parut, la Vie de Jésus ! Ce n’était rien, cela parut tout. On eût dit la Voix qui s’élève de l’Abîme, dans l’Apocalypse, que le grêle sifflet de cet homme, qui, au bout du compte, ne devait soulever contre la divinité du Christianisme que des fariboles grammaticales. L’imagination, dont son système était l’ennemi, ne lui rendit pas le coup pour coup qu’il méritait. Pendant qu’il diminuait toutes choses en son livre, elle l’exagéra, lui, et le grandit outre mesure.

Elle fit exactement avec lui le contraire de ce qu’il avait fait avec Jésus-Christ. Il avait essayé d’ôter au Sauveur sa surnaturalité divine ; indignée de cette tentative impie, elle lui fit l’honneur de lui donner une espèce de surnaturalité infernale. Le fils du diable doit être un grand clerc. L’opinion transforma cet élève de la science allemande, qui n’est pas une si grande sorcière, en une puissance scientifique redoutable. Le regrattier de textes tint l’Europe savante en échec. Tout ce qui avait plume lui répondit… ou l’exalta. On enfla sa gloire, comme une vessie, de tous les souffles. Mais ce qui aurait dû n’être jamais que de l’histoire littéraire faillit devenir presque de l’histoire ecclésiastique… Les chaires retentirent. Les évêques s’insurgèrent.

L’un d’eux (il est vrai qu’il était d’origine irlandaise) fit sonner les cloches des funérailles, comme s’il se fût agi d’un des excommuniés du Moyen Age, quand il sut que la Vie de Jésus avait pénétré dans sa ville épiscopale. Évidemment c’était là un fait hors de toute proportion avec la réalité, que de traiter ce petit taquin hypocrite qui tracassait dans les Évangiles comme ces grands ennemis de l’Église, les forts hérétiques de tous les temps, qui n’avaient pas emporté, ainsi que Samson, les portes de Gaza sur leurs épaules, mais qui, du moins, les avaient secouées… La goutte d’encre jetée à la face rayonnante du Christ par un gamin d’Académie ne méritait pas de si saintes colères. Et d’autant que l’Église, en ces derniers temps, avait déjà entendu bruire contre elle ces plumes protestantes, — la petite pluie après les tonnerres éteints de Luther, — et n’en avait pas sourcillé.

Or, c’est là ce sur quoi je veux insister. Athé, sceptique, philosophe, ou savant (ce qui comprend tout cela dans sa langue féline et traîtresse), Renan, comme je l’ai dit plus haut, n’est qu’un protestant, armé de la méthode protestante, cherchant avec sa lanterne individuelle — ce falot falot, passez-moi le mot ! — le sens réel des Livres Saints, que l’Église éclaire de la lumière fixe de son flambeau tout à l’heure depuis dix-neuf siècles ! Quand Renan, garçon d’écurie chez Strauss, où il a appris à panser des textes couronnés ou morveux, nous dédivinise Jésus-Christ et nous en fait le dameret, buste de coiffeur, qui se promène dans son livre et qui a ravi les sensibilités de ce temps pourri de sentimentalisme, Renan n’est pas du tout un novateur et un révolutionnaire.

Il voudrait bien l’être ; mais il ne l’est pas. Il n’est que platement protestant. Il emboîte le pas protestant. Il continue le travail de rat protestant, qui n’a pas cessé une minute depuis que le protestantisme est dans le monde. Il n’est, enfin, qu’un des mille rongeurs de cette vermine éternelle qui s’imagine dévorer, dans un temps donné, le grand lion. Et, pour cette raison qu’il est protestant, il ne fait jamais que de la critique protestante, contre des prétentions protestantes. Ce n’est jamais que le Jésus-Christ des protestants qu’il attaque. Ce n’est que le Jésus-Christ des Évangiles. Ce n’est pas le nôtre. Nous, nous n’admettons que le Jésus-Christ de l’Église, et, nous le disons hardiment ! nous ne croirions pas à Jésus-Christ lui-même si l’Église ne nous l’enseignait pas.

C’est Elle seule qui nous l’affirme, en effet. Sans l’Église, instituée par Jésus-Christ et dont il a dit :

« Ceux qui viendront après moi feront de plus grandes choses que moi », Jésus-Christ ne serait pour nous qu’un Don Quichotte de plus dans l’histoire, et nous aurions l’esprit assez ferme pour ne pas chercher des preuves de sa divinité dans l’étude microscopique des Évangiles et dans la pulvérisation des textes les uns par les autres. Oui ! nous aurions la tête assez prudente pour ne pas nous la briser dans un casse-tête chinois de mandarin. Chose très simple, et qui va paraître peut-être prodigieuse parce que, comme aux choses très simples, on n’y a jamais réfléchi : Jésus-Christ a certainement plus besoin de l’Église que l’Église de Jésus-Christ !

Défait, l’Église, c’est Jésus-Christ dans la durée, bien autrement facile à reconnaître que le Jésus-Christ dans le temps. Celui-ci passa, — transiit, — le Thabor ne flamba qu’une minute, et la Passion ne fut qu’une semaine. Quelques groupes d’hommes dans l’humanité, sur ce point de terre calciné, la Judée, virent passer l’adorable visage et en sentirent sur eux les rayons, — quelques groupes, morts maintenant, représentés, en tout, par quatre témoignages… Mais l’Église, elle, ne passe point. Elle demeure. Elle se tient, solide et immobile, pendant qu’autour d’elle roule le monde. Stat crux dura volvitur orbis… Les quatre témoignages peuvent se discuter, comme tout ce qui est écrit par la main des hommes ; mais l’Église est la Lettre et l’Esprit tout ensemble.

C’est le Témoignage éternellement vivant, indiscutable, incompatible et péremptoire, qui ne souffre pas qu’on l’invalide de la grosseur d’un atome, de la grosseur d’un rien, si un rien pouvait être quelque chose se gardant contre ses Saints eux-mêmes ; car l’Église a condamné, sur des points d’interprétation particulière, ceux qu’elle aimait le plus et qui l’ont le mieux servie. Elle a condamné saint Clément d’Alexandrie, Tertullien, Origène, Eusèbe de Césarée, et une foule d’autres. L’Église, enfin, est la Vérité visible dont nos pauvres yeux de chair ont tant besoin, et qui faisait dire un jour à une femme, en parlant de Jésus-Christ : « Tout me serait aisé si je pouvais parfois voir passer sa robe bleue ». Elle ne pensait pas que l’Église, c’était précisément cette robe bleue de Jésus-Christ qu’elle demandait ; mais avec cette différence que cette robe ne passait point et qu’on pouvait la voir toujours !

Eh bien (l’Église, rien que cela !), tout simplement, Renan l’a oubliée ! Ce fait énorme de l’Église, ce témoignage qui abolit tous les autres en les confirmant et qui pourrait les remplacer (car on pourrait très bien concevoir que, par une catastrophe inouïe, trois ou quatre Omar se donneraient le mot pour brûler, en un seul jour, toutes les bibliothèques de l’univers, et qu’ainsi le texte écrit des Évangiles serait détruit par toute la terre ; mais le Christianisme ne disparaîtrait pas pour cela dans cette destruction : on se passerait des Évangiles et de leur lettre, et l’enseignement de l’Église, avec tout ce qui constitue la religion de Jésus-Christ n’en irait pas moins son train sublime), eh bien, oui ! ce n’est que ce tout (l’Église !) que Renan n’a pas aperçu, quand il s’est avisé de discuter Jésus-Christ. Luther, lui, l’avait bien vue et ajustée, ce Luther dont Renan est sorti, mais, comme les parias de l’Inde sortent de Brahma, — par les pieds !

C’est à l’Église que Luther s’en est pris d’abord, avant d’examiner ce qu’elle enseigne. Qui déshonore le témoin tue le témoignage. Luther a commencé par déshonorer le grand témoin, mais Renan, venu après Luther, a cru cette besogne du déshonneur de l’Église suffisamment faite pour n’avoir pas besoin d’y revenir. Aussi, tournant le dos à ce qui lui aurait écrasé les yeux s’il l’avait regardé, il a, ce myope, courbé sa vue basse sur des imperceptibilités scripturaires, et il a donné des points et virgules pour base aux mauvais rêves qu’il a faits.

Seulement, il faut le répéter, que sont pour nous, les fils de l’Église, les rêves de ce dernier des protestants, qui a rongé et réduit à n’être qu’un homme le Jésus-Christ auquel Luther et Calvin croyaient encore ? L’auteur de la Vie de Jésus, qui troue les Évangiles, n’atteint que l’Église évangéliste et ne ricoche pas même sur nous, dont la tête chaude a pris l’alarme ! Pas un cheveu de l’Église catholique n’a été touché dans cette discussion sur les miracles de l’Évangile, sur ces miracles de thaumaturge à homme, expliqués par le magnétisme et les sciences modernes que Rousseau ne connaissait pas. Et c’est ainsi que, pour les miracles dont la trace est perdue et qu’il a chicanés, Renan a méconnu le miracle permanent, qu’il aurait vainement demandé au protestantisme et que le catholicisme seul peut donner.

VII §

Ce miracle, c’est l’Église elle-même ! L’Église a tous les caractères du miracle : merveilleux, surnaturels, écrasants. Rien dans l’histoire de l’esprit humain et des institutions du monde connu ne peut être comparé à l’Église. C’est un fait unique, et tellement immense dans ses manifestations et dans ses conséquences, que la parole et ses richesses sont impuissantes à les énumérer. Quelquefois des philosophes, importunés de l’exceptionnalité de ce fait éclatant d’ordre divin, nous ont fait la mauvaise plaisanterie de nous parler du bouddhisme, de son organisation religieuse et de la masse de ses croyants.

Voltaire même a vanté la sagesse de cette religion sans missionnaires, qui reste chez elle, tandis que l’Église, par les siens, déborde sur le monde et doit un jour le prendre tout entier dans ses bras infinis. Mais demandez-vous ce que peut être une institution comme la papauté dans les sectes bouddhistes ? Un pape bouddhiste n’est qu’une curiosité. On pourrait l’ôter, ce magot de bric-à-brac, de sa pagode de porcelaine, et le mettre dans un bocal d’esprit de vin pour l’apporter en Europe, sans que ce fût un grand remue-ménage ; mais le pape de l’Église Romaine, essayez seulement, comme à l’heure présente, de vouloir l’ôter de la petite place qu’il occupe, et l’univers est ébranlé jusqu’à ce qu’il l’ait reprise ! Est-ce que l’histoire de tous ses exils et de toutes ses fuites au Moyen Age n’atteste pas qu’il vient, plus fort que jamais, la reprendre toujours ?… Ah ! la pantoufle dont riait Rabelais est écrasée encore d’assez de baisers pour rendre sérieux les ennemis de la papauté.

Et la papauté, c’est l’Église ! L’Église, le miracle des miracles, et la preuve à priori de tous les autres ! l’Église, qui, seulement avec trois humbles vertus : la pauvreté, l’obéissance et la chasteté, bâtit le phalanstère qui devait coûter quinze mille milliards à Charles Fourier et à la philosophie ! Chef-d’œuvre du Charpentier divin et de ses coopérateurs, Édifice ultra-mondain, Royaume sur lequel il est plus vrai de dire que le soleil ne se couche pas que sur l’empire de Charles-Quint, l’Église inspirerait au Génie et à l’Amour de magnifiques et inépuisables litanies ! Infaillible, permanente et universelle, prolongement de l’Incarnation et deux fois Rédemptrice, car elle sauve les âmes et dix fois elle a sauvé l’Humanité civilisée de la Barbarie, l’Église est encore plus étonnante pour le simple historien que pour le mystique, seul pouvoir qu’on ait jamais vu donner des résultats aussi fulgurants que celui-ci : sur dix-neuf siècles et deux cent cinquante-cinq papes, il n’y en a que dix qui furent accusés de mauvaises mœurs, et que trois sur les dix contre qui l’accusation est convaincante. Sur les deux cent cinquante-cinq, pas un n’a enseigné l’erreur, et au moins un tiers de ce nombre est fait de saints, presque tous entés sur de grands hommes. Mais l’Église frappe de sa vérité encore plus par ses papes indignes que par ses Saints. En effet, que le Bullaire d’Alexandre VI, par exemple, soit aussi pur, aussi irréprochable que celui de saint Léon ou de saint Pie V, voilà qui renverse l’esprit humain, et qui s’impose à lui souverainement une fois qu’il est renversé !

Mais l’esprit de Renan a échappé à ce renversement. Il n’a pas été foudroyé par ce miracle colossal de l’Église, qui se dresse, comme un obélisque solitaire, dans l’Histoire, et, mendiant moqueur de prodiges qu’il croit impossibles, il s’en va, demandant, en souriant impertinemment, un petit miracle bien net, un miracle par-devant notaires, c’est-à-dire par devant Institut, et tendant à toute page son chapeau à ce miracle qui n’est pas paraphé, — son chapeau, que nous pourrions très bien défoncer en y jetant notre miracle, à nous, constaté par devant un tabellion de dix-huit cents années, dans une Étude qui est l’univers.

La Bible Illustrée
Par Gustave Doré35 §

I §

Gustave Doré, qui s’est rappelé qu’il y a quelques années j’avais rendu compte des Contes drolatiques, interprétés et illustrés par lui avec un talent qui eût réjoui Balzac lui-même, m’a envoyé sa Bible36 et m’a mis par là dans l’obligation d’en parler. Je dis obligation et je dis bien. C’en est une très grave et dont je sens profondément la gravité. Voici pourquoi.

Je ne suis pas un critique d’art. Pour être un critique d’art, il faut, avec la vocation dont personne ne peut se passer pour faire grandement quelque chose, c’est-à-dire avec les facultés intuitives ou réfléchies du génie spécial, avoir aussi ce qui constitue, qu’on me passe le mot ! un appris immense. Il faut avoir énormément vu et comparé. Il faut avoir, je ne dis pas la connaissance, mais l’expérience de tous les Musées du monde, et, par-dessus tout cela, posséder la science de l’Art qu’on juge, la science qui perce jusqu’au métier dans ce qu’il a de plus technique. Si, par hasard, il est des Musées qu’on n’ait pas visités, il peut y avoir là tels chefs-d’œuvre qui ne sont pas seulement telles idées de moins pour le critique d’art, mais dont l’ignorance où il en est doit compromettre l’aplomb et lui donner de terribles anxiétés de conscience ; car, en peinture, l’imitation, la ressemblance, la réminiscence, et, je dirai plus, la pillerie, peuvent tenir une grande place et se dissimuler mieux que partout ailleurs. Changer les figures de côté, mettre à gauche ce qui était à droite, à droite ce qui était à gauche, intervertir l’ordre des groupes, distraire un personnage de la scène ou du milieu dans lequel il était placé pour le placer dans une autre scène et quelquefois sous un autre costume, toutes ces choses, et bien d’autres que j’omets, se font et se sont faites, et la Gloire elle-même y a été prise… La Gloire un peu trop vite venue, fille du sentiment exalté d’une époque, a transformé parfois en grand peintre tel grand archéologue, qui avait assez d’exécution et de rétorsion dans la main pour cacher aux ignorants ses… butins, et c’est le critique d’art qui doit réviser ces méprises de la Gloire. Le critique d’art est plus rare que le grand artiste. Comptez combien il y a de grands peintres, et en face mettez ce qu’il y a de critiques d’art ! Ce que je dirai donc de la Bible de Gustave Doré n’a pas la prétention d’être de la Critique d’art, cette chose savante et difficile. Ce sera tout ce que vous voudrez, des impressions personnelles, les impressions d’un Ostrogoth ou d’un Gépide, — mais d’un Ostrogoth ou d’un Gépide à sensations fortes, et qui, d’ailleurs, a été baptisé, ce qui est de rigueur pour apprécier un travail sur la Bible. Or, dans un temps où la Critique, sans fermes principes (malheureusement), n’est plus que du naturalisme et des ébranlements de sensibilité, je ne serai pas plus déplacé qu’un autre en disant les ébranlements de la mienne devant cette immense entreprise qui s’appelle la Bible de Gustave Doré.

C’est sa Bible, en effet, ce n’est pas la Bible, — et c’est par là que je commence la série d’observations que je vais risquer sur cette entreprise, tentée par un seul homme, qui est encore un très jeune homme, avec une audace que n’aurait peut-être pas eue Michel-Ange au temps de sa maturité. Sans doute, la Bible, telle que la voilà, restera quelque chose avec quoi il faudra compter. Gustave Doré, qui ne le sait pas ? est un artiste d’une rare vaillance ; mais, si grande qu’elle soit, sa vaillance peut être inférieure à son audace… Je n’ai pas besoin de revenir aujourd’hui sur une personnalité dont les mérites incontestables ont été reconnus et mis en relief à la lumière électrique de tant d’articles de journaux, un peu éblouissants je crois. Un critique d’art, dont le défaut n’est pas l’enthousiasme, a nommé dernièrement Doré un monstre de génie, dans le sens de prodige. Quand on a dit cela, n’a-t-on pas tout dit ? Et tout ce qu’on pourrait ajouter ne paraîtrait-il pas fade et froid à un jeune homme nourri de cette chapelure de perles fines, comme un empereur romain de la décadence, et qui a certainement la tête très solide s’il n’a pas pour l’instant l’orgueil de Nabuchodonosor ? Pour moi, Gustave Doré a été traité par la Critique comme s’il avait absolument réussi, et justement là est la question tout entière : a-t-il absolument réussi ? Et, question qui se superpose à celle-là et à toutes les autres, pouvait-il absolument réussir ?

II §

Eh bien, je ne crains pas de l’affirmer, il ne le pouvait pas ! C’était impossible ! Il ne le pouvait ni au point de vue surnaturel, — qui est bien le point de vue dominateur, on en conviendra, en matière de Bible, — ni même au point de vue seulement humain. Pour toucher à la Bible et traduire en images dignes du texte cette parole surnaturellement inspirée, il faut être soi-même surnaturellement inspiré. Il faut avoir sur soi un rayon de ce Saint-Esprit qui passa à travers tant de Prophètes et de Patriarches, et qui descendit sur les Apôtres quand il n’y eut plus ni Patriarches ni Prophètes. Or, ce rayon de l’Esprit-Saint ne tombe pas aussi souvent du ciel que le génie humain, qui lui-même est rare et n’en tombe pas tous les jours. Or, encore, sans l’inspiration directe du Saint-Esprit, reconnue et attestée par l’Église, toute interprétation de la Bible n’est plus qu’une interprétation individuelle, par conséquent plus ou moins protestante, et alors il n’y a plus là que la question du génie humain à examiner. Mais le génie humain, luttant d’inspiration avec ou contre le Saint-Esprit tel que l’entendent les races chrétiennes — et Doré est de ces races-là — doit, même avant la lutte, se tenir nécessairement pour vaincu.

Et ce n’est pas tout. Il le serait encore lorsque la Bible aurait été créée par le génie de l’homme seul, quand elle ne serait qu’un livre d’homme. Vous imiteriez la Critique impie de ces derniers temps qui veut chasser Dieu de l’Histoire, vous supprimeriez dans la Bible l’inspiration divine, aussi visible que la main terrible sur le mur du festin de Balthazar, et vous ne verriez dans le livre sacré que la force de l’esprit humain élevé à sa plus haute puissance, que pour l’interpréter besoin serait, je ne dis pas d’un génie égal, mais de plusieurs génies ; car le génie de la Bible est multiple. Elle contient toute une population de génies divers, qui n’ont entre eux rien de commun que le souffle de Dieu, qui circule et résonne aussi bien dans les longues trompettes d’argent que dans les spirales d’airain des serpents ou sur la surface unie des cistres d’or !

Hors cette unité surnaturelle qu’atteste la diversité des instruments qui l’expriment, il n’y a rien de commun entre eux. Job n’est pas l’Ecclésiaste ; Isaïe n’est pas Jérémie ; Tobie n’est pas Ezéchiel. Mais, quoique je n’aie jamais cru aux traducteurs ou aux illustrateurs à la douzaine, quoique la puissance de s’incorporer à un génie, déjà très rare, n’implique nullement la puissance de s’incorporer avec tous ou avec plusieurs, et qu’interpréter à merveille les Contes drolatiques de Balzac, par exemple, ne soit pas une raison pour bien interpréter Shakespeare, cependant la difficulté de traduire les différents génies qui concourent à cette grande œuvre de la Bible, à cette Babel sans confusion de langues qui ne menace pas le ciel, mais qui le fait descendre sur la terre, cette difficulté tient encore plus à la grandeur des scènes et des personnages qu’on y trouve qu’à la diversité des génies qui les ont exprimés, et ici la question du surnaturalisme revient par un autre côté, car bien évidemment l’Histoire, la stature de l’Histoire et de l’homme, sont ici dépassées. Le geste humain est devenu plus qu’humain, et tout a pris des proportions telles qu’il y a moins loin des contes de Perrault à Shakespeare que de Shakespeare lui-même au plus petit des douze petits prophètes, et des plus épiques personnages de l’Histoire à ces géants des premiers âges du monde, auxquels, dans le nôtre, un peintre à leur taille et de leur taille doit toujours manquer !

Et si vous ajoutez à ces difficultés absolues et premières, à ces incompatibilités dirimantes, la situation que le temps nous a faite, à nous tous, fils de la Bible, élevés avec la Bible, pour qui la Bible a été la première impression de la vie, vous vous étonnerez qu’un homme ait eu la pensée de lutter contre une impossibilité de réussir aussi colossalement manifeste, et comme s’il ne l’avait pas aperçue. La première impression de la vie, la première image qui se soit incrustée dans nos yeux d’enfant, ces yeux qui grandissent tout ce qu’ils regardent, quand nos yeux d’homme le diminuent et finissent, de désabusement ou de mépris, par ne plus le voir ! le moyen pour un artiste, fût-il le plus grand et le plus sorcier des artistes, de lutter victorieusement contre cela, contre cette première impression de la vie qui nous est restée vivante, flambante, idéale, et qui fait pâlir toute impression présente devant cette force du souvenir qui, elle aussi, a pour loi de se multiplier par la distance !

En effet, qui de nous, quand il était enfant, n’a pas eu sa Bible illustrée, n’a pas penché son jeune front, curieux ou rêveur, sur quelques images, plus ou moins bien exécutées, qui nous faisaient entrer dans l’esprit le texte sacré par les yeux ?… Nous avons vieilli depuis ce temps-là. Nous avons fait l’éducation de nos yeux et de notre pensée. Nous avons vu, sous les plus grands pinceaux, bien des scènes de ces Bibles illustrées de notre enfance. Mais, je l’affirme en toute sécurité, pour les autres comme pour moi-même, les chefs-d’œuvre épars vus depuis n’ont pu effacer en nous l’impression de ces images peut-être grossières, et quand nous pensons à la grandeur des scènes bibliques, c’est à travers le tressaillement d’émotions que ces images nous ont données et que rien dans nos âmes n’est capable maintenant de recommencer ! Eh bien, c’est encore là, joint aux autres, un obstacle contre lequel Gustave Doré n’a pas craint d’aller se briser, et je crois qu’il s’y est brisé, malgré les éloges qu’on lui donne ! — Mais, brisé, je n’en aurai pas moins de l’admiration pour son naufrage, et je n’en rendrai pas moins justice à la beauté de ses débris.

III §

Ces beautés — là où il y en a — sont très grandes ; mais sont-elles en proportion, pour le nombre, avec le nombre des sujets que l’illustrateur avait à traiter ?… Dans l’art de la peinture et du dessin, il faut déjà beaucoup de profondeur dans l’inspiration pour s’affranchir des tyrannies de la mémoire, mais que n’en faut-il pas quand on traite, les unes après les autres, deux cents scènes appartenant à l’histoire du peuple le plus un qui ait jamais existé sur la terre ? Ici la difficulté de ne pas se répéter soi-même devient énorme, et s’ajoute à toutes celles qui font de l’interprétation de la Bible intégrale un travail en disproportion avec la force de l’homme. Or, cette difficulté, Gustave Doré ne l’a pas toujours vaincue. Indépendamment des souvenirs involontaires de Martynn, de Schnorr, de notre grand Delacroix, et jusque d’Horace Vernet, qui nous affluent à l’esprit en regardant les dessins de Doré, Doré se fait souvent souvenir à lui-même.

Qu’il me permette de le lui dire : il y a des rabâchages de physionomies, d’attitudes et de sentiments, très explicables du reste avec la tâche qu’il s’est imposée de dramatiser pour les yeux l’histoire du peuple, de tous les peuples, le plus identique à lui-même. Et ceci devient évident quand Doré arrive au Nouveau Testament, bien moins varié que l’Ancien au point de vue dramatique, bien moins fécond en effets extérieurs. Jusqu’à la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ exclusivement, tout se passe, en réalité, dans cette partie du Livre Sacré, en prédications et en miracles, et, groupes individuels ou foules immenses, c’est toujours l’attention — l’attention, avec la gamme de toutes ses nuances, — qui fait le fond de ces tableaux, et un tel fond est vite épuisé. Dans l’Ancien Testament, au contraire, il y a, pour l’invention du dessinateur, beaucoup plus de ressources. Quoique ce soit toujours le même type juif, où le bouc domine, qui s’élève de l’attention jusqu’à l’épouvante, l’épouvante en elle-même est beaucoup plus variée que l’attention, et vous avez ici toutes les variétés de l’épouvante ; car le terrible, dans l’histoire juive, ne ressemble pas au terrible de l’histoire des autres peuples, qui n’ont jamais senti aussi directement, aussi intimement sur leurs têtes l’accablement de la main de Dieu. Enfin, il y a ici la question même du génie, c’est-à-dire de l’espèce d’imagination du dessinateur.

Cette imagination est, selon moi, dans Doré, beaucoup plus biblique que chrétienne. Son Nouveau Testament, où ce qu’il y a de plus beau a été inspiré par l’Apocalypse : la Vision de saint Jean, qui rappelle ce qu’il y a de plus grandiose, de plus pathétique et de plus fulgurant dans l’Ancien, son Nouveau Testament n’a guères de touchant que Jésus guérissant les malades, et encore la tête, l’incompréhensible tête de Notre-Seigneur Jésus-Christ pour tous les artistes, et sur laquelle les plus grands n’ont eu que des lueurs, Doré, qui la change chaque fois qu’il la recommence, la manque toujours. Il est prouvé maintenant, d’après de récentes découvertes, que Raphaël était théologien, ou que, du moins, il était conseillé par les plus forts théologiens de son temps. Je ne sais rien des croyances de Gustave Doré ni des conseils qu’il peut recevoir ou demander, mais je ne crois pas que le génie, sans une foi complète, puisse se tirer de l’interprétation de l’Évangile, tandis que pour l’Ancien Testament il ne s’agit pas d’être Juif pour en comprendre, au moins, la beauté tonitruante et l’effroyable sublime : il ne s’agit que d’avoir l’électrique organisation de l’artiste, et cette colonne vertébrale le long de laquelle court le frisson de l’imagination épouvantée, qui met debout tout ce que nous avons de génie et nous cabre sans nous renverser !

Or, telle est précisément l’espèce d’organisation de Doré. De tempérament, il est un merveilleux moderne, je dirais presque un tempérament romantique, si le mot n’avait bien vieilli pour exprimer une chose si jeune et si vivante que son talent. Le terrible ou la grandeur de la Bible il était homme à Les sentir, et il les a exprimés souvent comme il les a sentis, avec une grande puissance, relativement (bien entendu) aux conditions dans lesquelles j’ai dit que tout interprète de la Bible était naturellement placé. Dans une quantité considérable de scènes empruntées à un monde de grandeur surhumaine, il a montré l’originalité et la fougue dont il avait jusqu’ici fait preuve en ses meilleures compositions.

Les qualités de sa manière y brillent autant que jamais, et les défauts aussi, disent les connaisseurs, c’est-à-dire l’incorrection dans le dessin à force de vouloir sortir du convenu et conquérir l’effet à tout prix, le sacrifice de la personne ou du groupe à la masse ; car Doré est bien plus le dessinateur de la masse et le peintre des foules que le peintre de la personnalité. Seulement je n’ai pas à entrer dans une critique de détail, impossible d’ailleurs en un seul chapitre. Je n’ai voulu et je ne peux que déterminer le caractère général du travail qu’il a entrepris et mené à fin avec une rapidité napoléonienne. En un mot, je ne peux et je n’ai voulu que signaler l’impression qui se fixe dans l’esprit, comme une acquisition nouvelle, quand, le livre immense feuilleté et parcouru comme une longue galerie, on se replie sur soi et on se demande ce qui reste sur l’imagination frappée de tout ce qu’on vient de traverser et de contempler.

Eh bien, je me plais à le reconnaître, il y a là un nombre donné de choses ineffaçablement frappantes, qui s’imposent au souvenir quand la vision qu’on en a eue n’est plus !… Ainsi quelques-unes des parties du Samson, la Reconnaissance de Joseph par ses frères, le Jugement de Salomon, — où la vraie mère a une manière si passionnée de se jeter et de se traîner sur les genoux devant l’homme qui va fendre son enfant d’un seul coup de sabre, — mais dont le dessinateur se souviendra trop dans la Mort d’Athalie. Ainsi la Jézabel jetée aux chiens et culbutée par la fenêtre, la Chute d’Antiochus, les Machabées, etc., etc. ; et surtout, ce qui est plus que tout cela dans le propre génie de Doré, les grandes mêlées, les foules écrasées ou défaites : le Passage de la mer Rouge, par exemple ; l’armée des Amorrhêens détruite par une grêle de pierres, quoique (grand défaut !) les pierres qui tombent ne vous fassent pas peur et qu’en fermant les yeux l’imagination les voie terribles ; Jonathas devant l’armée de Nicanor, où la ligne des éléphants est d’une originalité si formidable ; les Plaies d’Egypte, entre autres la Plaie des ténèbres, où les bêtes rampantes qui se coulent, dans le noir de la nuit, le long des escaliers, où gisent tant d’êtres humains aveuglés de ténèbres et de désespoir, sont du Martynn heureusement retrouvé ; etc. Toutes ces illustrations, qui serviraient à la renommée de Gustave Doré si cette renommée n’était déjà faite, nous continuent le Doré que nous connaissons, mais ne nous le changent pas, ne nous le transfigurent point, et, puisque nous parlons de la Bible, qu’on nous permette cette image biblique : c’était ici une transfiguration qu’il fallait. La Bible, pour lui, — comme pour tout autre artiste qui aurait eu l’idée de son œuvre, — devait être un Thabor pour son talent, et elle ne l’a pas été. Elle ne l’a pas été, mais souvenons-nous qu’elle ne pouvait pas l’être, et j’en ai montré les raisons impersonnelles et absolues.

Les Espagnols disaient : « Ne touchez pas à la reine ! » Charles Ier et les Anglais : « Ne touchez pas à la hache ! » Il faut dire aussi : « Ne touchez pas à la Bible ! », qui est une reine et aussi une hache. Doré, qui en art a une bravoure de héros, n’a pas craint d’y toucher, et, selon moi, c’est une raison de plus pour qu’on n’y touche plus… C’était Turgot qui disait, je crois, à propos de la découverte de l’Amérique : « J’admire moins Colomb d’avoir découvert l’Amérique que d’être parti la chercher. » Doré aurait l’admiration de Turgot, — et, jusqu’à un certain point, il a la mienne. Mais s’il avait aussi, lui, découvert son Amérique, il n’aurait pas eu moins la gloire d’être allé la chercher pour l’avoir découverte, et il aurait eu une gloire de plus !

L’Amérique, il n’y en a une que pour Mame, dont le succès d’éditeur a été complet.

Le Docteur Favrot37 §

I §

Quand je lus le titre de cet ouvrage pour la première fois et que je sus que l’auteur était le docteur Favrot, je me dis que nous allions donc avoir enfin sur ce sombre sujet des inhumations un livre qui vigoureusement secouerait tous les genres de problèmes qui se rattachent à l’éternelle et toujours actuelle question des sépultures, puisque nous mourons tous les jours ! Je connais, de vieux temps, le docteur Favrot. C’est un médecin qui a déjà beaucoup écrit. C’est un médecin de décision rapide et hardie, un homme d’une pratique expérimentée, un de ces esprits qui ne vont pas, comme on dit, par quatre chemins, mais par un seul, droit comme une flèche. Sa plume a fil de bistouri et doit débrider une question comme il débride une plaie. Bâti très logiquement, le docteur Favrot est un de ces petits boulets très pleins, qui ne font point de paraboles. Je n’ignorais pas qu’il était carrément matérialiste, mais, excepté en fait de femmes, j’adore tout ce qui est carré. L’erreur, d’ailleurs, glisse beaucoup moins quand elle est carrée, et je sais mieux ainsi par où la prendre pour la renverser…

Il était matérialiste comme la plupart des médecins, ces grands tripoteurs de matière, qui finissent par s’en aveugler… Et justement, en ces temps derniers, le matérialisme a beaucoup remué, sans arriver à rien, cette question des inhumations qui est pour lui la question définitive.

Rappelez-vous, si vous le pouvez, les articles de madame Sand (qui n’est pas, il est vrai, plus matérialiste qu’autre chose), et ceux de plusieurs autres phrasiers philosophiques comme elle, sur l’extrême convenance qu’il y aurait maintenant à brûler les morts au lieu de les enterrer ; pauvres articles, du reste, qui n’étaient, après tout, que de l’archéologie païenne et de l’impertinence contre l’Église ! Avec le docteur Favrot, on allait avoir bien autre chose que des malices de grosse femme… pas méchante, qui veut faire des niches à l’Église Romaine et du bas bleuisme d’antiquité. Avec le docteur Favrot, qui ne biaise point, qui aime les thèses nettes et retentissantes, et qui, sans épigramme, a bien le droit de parler inhumation, puisqu’il est médecin, nous pouvions avoir (au moins) un livre grave, sévère, profond, effrayant, mais effrayant du bon effroi, de la bonne terreur, de la terreur salutaire, de celle-là qui, selon les Livres Saints, est le commencement de la sagesse.

Je le croyais, mais je me suis trompé. Nous n’avons pas le livre que je supposais. Non, certes ! que le docteur Favrot ne fût et ne soit très capable encore de l’écrire, mais pour une raison ou une autre, qu’il connaît sans doute mieux que moi, il a passé des mains compétentes mais trop rapides sur l’ensemble d’un sujet qu’il fallait attaquer et creuser fort et ferme… Il a fait moins un livre que le programme d’un livre qu’il complétera peut-être un jour, en le reprenant en sous-œuvre. Bref, il a agi comme un rapporteur pressé par l’heure de son rapport, et surtout, surtout (pour moi, c’est le plus grand reproche !) il n’a pas mêlé de son énergique personnalité à son livre. Il n’a pas montré les initiatives que j’attendais de cet esprit qui n’a pas peur. Les faits y sont, mais j’aurais voulu plus d’idées. Et les faits même, j’aurais voulu les voir brasser au docteur Favrot avec cette force que je sais en lui… Tel qu’il est, cependant, son livre peut certainement être utile. Sa publication est un service public. Mais il ne faut pas s’y méprendre, l’art et l’émotion ne sont pas ce qu’un vain peuple d’utilitaires pense. Le livre serait mieux fait que le service public aurait été plus grand.

Car je veux insister sur ce point. C’est le service public, comme il convenait, du reste, qui a été la visée principale du docteur Favrot dans son livre des Inhumations38. Il y a bien fait de l’histoire, — de l’histoire plus ou moins amusante, si on peut employer ce mot en un sujet si lugubre, — plus ou moins intéressante pour la curiosité oisive. Il nous y a rapporté, avec un grand détail d’érudition, ces coutumes de tous les peuples en matière de sépulture qui, jusqu’à l’établissement de l’Église Romaine, laquelle sut seule doser exactement le respect qu’on doit à nos poussières, ne furent guères que des superstitions idolâtres, grossières et quelquefois sanglantes. Le docteur Favrot, qui n’ignore pas combien tous les genres de badauds se prennent aux bagatelles de la porte, n’a pas manqué les bagatelles funéraires de la porte de ce cimetière du genre humain qu’il a voulu nous faire parcourir. Il nous a dénombré tous les genres de tombeaux qui y ont jamais été bâtis, n’importe à quel endroit ou à quelle époque. C’est très complet d’énumération et de description que cette partie de son travail ; mais, le croira-t-on ? c’est aussi extrêmement monotone. En effet, l’orgueil ne se le dira pas ! mais les coutumes des peuples et les inventions, en fait de tombes, decette Humanité qui ne sait comment s’adorer et s’éterniser dans ses propres débris, ne sont pas aussi variées qu’on pourrait le croire.

L’imagination n’est qu’une pauvresse en face de la mort. On la dirait stupéfiée par elle… Quand on a parlé de la pieuse manducation des cadavres, qui ne fut pas seulement pratiquée chez les nations anthropophages ; lorsqu’on a disserté savamment sur la crémation, l’incinération, la momification, qui sont les trois grandes formes de sépulture que le Paganisme puisse opposer à la forme juive et chrétienne de l’enterrement des morts, on est bientôt à bout de notions, et on a roulé, comme vous voyez, dans un cercle qui n’est pas immense. Ni pour le docteur Favrot, ni pour personne, l’intérêt, le grand intérêt d’un livre sur les inhumations ne peut être là. Il est ailleurs. Il est dans deux questions terribles dont nous allons parler et qui s’élancent tout à coup de toute cette littérature tumulaire sur laquelle elles planent, sur laquelle, depuis que nous enterrons nos morts, elles n’ont pas cessé de planer ! Actualité formidable et pressante (toutes les deux, mais une surtout !), actualité comme l’incendie quand il flambe, et à laquelle tout ce qui pense, tout ce qui a un pauvre mort aimé sous la terre (et qui n’en a donc pas ?) devrait courir comme on court au feu !

L’une est l’enterrement des vivants, cette épouvantable hypothèse, sur la possibilité, et même la probabilité de laquelle non seulement l’imagination, mais le bon sens, peut trembler toujours… Et l’autre, c’est l’invasion qui s’avance sur nous des grands cimetières, effroyable manière d’appliquer l’axiome : le mort saisit le vif, à laquelle n’avaient pas pensé les jurisconsultes, car, avec les immenses cimetières qu’on nous promet, foyers inévitables de tous les genres de corruption et d’infection accumulées, nous serons bientôt saisis et dévorés par nos morts !

II §

Oui l’être enterrés vivants, — être dévorés par nos morts, — deux perspectives qui écrasent tous les autres intérêts d’un livre comme celui que le docteur Favrot a voulu faire ; deux questions qu’il fallait nécessairement traiter à fond, et d’autant plus à fond que les hommes ont plus de pente à les oublier. Créatures de courte mémoire, qui ne peuvent pas même avoir peur longtemps, et dont les sensations ne sont que des éclairs qui passent, les hommes oublient ces deux questions redoutables, malgré l’impression qu’ils en reçoivent quand on les soulève devant eux. En vain : on leur montre un jour ces deux têtes de Gorgone ; en vain on leur casse le museau contre les cercueils où les êtres qu’ils ont le plus aimés se sont peut-être tordus dans d’inexprimables agonies, que le lendemain, brutes légères, ils n’y pensent plus, et, souriants et tranquilles, se tournent d’un autre côté. L’impression qu’on a fait naître en eux est perdue. Il n’en reste absolument rien dans leurs nerfs ou dans leurs esprits, et c’est véritablement à faire croire que la superficialité humaine, qui paraissait si monstrueuse à Pascal, est peut-être tout le secret de vivre, et que si les hommes étaient plus profonds ils mourraient de leur profondeur.

Eh bien, c’étaient là, avant tout, les questions qui devaient prendre la plus grande place dans le livre du docteur Favrot ! C’étaient là les deux terreurs que ce livre devait respirer, les deux drapeaux noirs qu’il fallait arborer et déployer sur ce sujet des sépultures. Par la manière dont le livre aurait été fait, il devait nous rappeler à l’horrible réalité qui nous menace tous si nous ne nous armons contre elle, et nous infliger cette pensée, puisque nous sommes si incompréhensiblement superficiels ! Mais le docteur Favrot n’a pas procédé de cette façon pathétique et violente, qui était ici de rigueur. Chose étonnante ! il nous parle seulement des avantages relatifs du cimetière de Méry, à cette heure en projet, et ne touche nullement à la question générale des grands cimetières, qui n’est, en somme, que la question retournée des grandes villes, de ces grands centres de population, les hypertrophies dont les peuples modernes, si on n’y prend garde, pourraient bien mourir ! Capitales et nécropoles sont, en effet, des choses et des mots congénères Ce qui se passe sur la terre dans ces furieux entassements d’hommes, en un espace déterminé, se passe identiquement dessous, et la corruption de la mort est adéquate ainsi à la corruption de la vie. Pourquoi donc le docteur Favrot n’a-t-il pas mis une main puissante, une main d’accoucheur sur ce problème, qui n’est au fond qu’une des formes du grand problème de la civilisation présente ?… Il a été, je le reconnais, plus explicite sur la question des enterrements vivants, qu’il a exposée et qu’il a cherché à résoudre ; mais, franchement, était-ce un rapport, limpide comme l’eau, je le veux bien, mais froid comme elle, qui pouvait suffire pour traiter cette effrayante question qui convulse jusqu’à la pensée, et qu’à force de talent, d’émotion, d’éloquence, de griffe de feu dans l’éloquence, il faudrait, dans l’intérêt de sa solution absolue, attacher, comme une flamme, à nos esprits et à nos cœurs !!

III §

Le talent, le plus grand talent, pris à la source où le talent se puise, à la source sacrée des émotions profondes, n’aurait donc pas été de trop dans ce tragique sujet des inhumations précipitées ; car s’il n’est pas tout à fait impossible, hélas ! d’empêcher les hommes d’oublier, c’est au talent, c’est au cri du talent, à ce cri qui résonne et qui dure toujours quand il a été poussé une fois, qu’il est réservé de faire ce miracle. J’ai parlé déjà de l’étonnante frivolité humaine, mais on ne peut jamais assez y revenir… Le livre du docteur Favrot, tout animé qu’il est d’intentions excellentes (je l’en voudrais passionné et vibrant), donne dix fois la preuve de cette frivolité qui n’appuie pas, quand il serait si nécessaire de fortement appuyer. Il nous rapporte la discussion récente du Sénat sur cette question des inhumations prématurées, et les solutions insuffisantes auxquelles on s’arrêta. Et lui, l’homme de science, qui connaît mieux que personne l’incomplet et le hasardé de ces solutions piètrement administratives, il s’en contente à peu de chose près, au lieu d’en démontrer hardiment et rigoureusement l’insuffisance. Le médecin ne va pas beaucoup plus avant que les législateurs. Eux comme lui, lui comme eux, n’ont résolu complètement, péremptoirement, une fois pour toutes, cette question des inhumations précipitées qui pend comme un poids étouffant sur nos têtes et sur nos poitrines, et qui devrait être l’anxiété, la transe universelle, puisqu’elle embrasse également et notre avenir, à nous vivants, et le passé des êtres aimés que nous avons perdus ! Pas plus dans le livre du docteur Favrot que dans la discussion du Sénat, rien de concluant n’a été posé sur cette question terrifiante, à laquelle tout homme de sens devrait éternellement et infatigablement revenir, jusqu’à sa solution complète, si les hommes de sens eux-mêmes n’étaient, quand il s’agit de la mort, les plus inconséquents des étourdis !

Et quand je dis la mort, c’est bien pis que la mort, cette question des enterrements vivants ! La mort comme nous la connaissons qu’est-elle vraiment, quelle qu’en soit l’agonie, en comparaison de cette torture ignorée, qui peut être la nôtre, à chacun de nous, de la vie reprise tout à coup au fond d’une tombe fermée dont on sent sur soi le poids affreux, autour de soi les ténèbres affreuses et le froid affreux ? Le docteur Favrot parle de cadavres par hasard déterrés et qui, en des angoisses que l’imagination épouvantée n’a pas de peine à se représenter, s’étaient, dans leurs cercueils, mangés les bras de fureur vaine et de désespoir ! Mais ceux qu’on n’a pas retrouvés ?… Il n’en parle pas, et il ne peut pas en parler. La terre, qui couvre les fautes des médecins, comme a dit un plaisantin de théâtre, a couvert peut-être aussi les plus grandes douleurs de la vie pour ces malheureuses créatures qu’on croyait mortes, qu’on croyait avoir soldé tout leur compte avec la douleur !… Ah ! je ne crois pas que dans ce siècle de progrès, qui fait des questions de toutes choses et qui s’imagine être un grand améliorateur du sort des hommes, il y ait question plus importante, plus pressante, plus menaçante, plus épouvantable que celle-là, si nous avions la force virile de regarder fixement dans cet abîme, et si, comme des femmes, nous n’en détournions pas les yeux.

Je ne crois pas que depuis que la sagesse d’un temps profondément matérialiste, et qui, par-dessus le marché, se donne les grands airs d’être athée, a supprimé d’un trait cette capucinade de l’enfer chrétien qui fut la terreur de tout le Moyen Âge, il y ait dans la conscience humaine une idée plus féconde en terreur, une idée pareille à celle d’être enterré vivant !… Mais c’est l’enfer du matérialisme, cela, car nous aurons beau nous démener là contre, il y aura toujours des enfers ! Pascal, lorsque au xviie siècle la foi de l’homme en ses fins dernières s’affaiblissait, poussait, pour réveiller des terreurs salutaires, le fameux cri de ses Pensées. Eh bien, nous, les matérialistes du xixe nous n’avons plus qu’à pousser le nôtre ! Le pauvre Edgar Poe l’a poussé comme Pascal ; Edgar Poe, organisé comme Pascal, mais dans un milieu différent, qui eut horreur de cet enfer du matérialisme d’être enterré vivant, comme Pascal avait horreur de l’autre enfer ; Edgar Poe, qui eut le cerveau timbré de cette terrible idée, qui en timbra ses œuvres, qui en timbra sa vie, et qui en mourut fou plus encore que du delirium, tremens !

C’est l’imagination d’Edgar Poe qu’il fallait pour écrire un livre (qui aurait produit son foudroyant effet) sur les inhumations précipitées. Si la masse commune des esprits était organisée comme Edgar Poe, la question qui nous occupe aujourd’hui serait depuis longtemps résolue ; mais, avec la pincée de cervelle de poulet que nous avons dans nos crânes frivoles, elle ne le sera pas encore demain !

IV §

Ils ont essayé cependant. Le livre du docteur Favrot en fait foi. Ils ont inventé des médecins vérificateurs des décès se contrôlant les uns les autres. Ils ont prescrit les vingt-quatre heures à attendre, pour qu’on fût sûr que la vie, ce mystère qui se joue des hommes, eût dit, à point nommé, sans une minute de plus, son dernier mot ! Ils ont liardé ces vingt quatre heures de répit par peur pour la santé publique, qui peut bien prendre ses précautions pourtant contre le danger de quelques autres heures ! Ces bâtisseurs de lazarets pour les vivants n’ont pas pensé à créer des lazarets pour les morts. Ils se sont fiés aux premiers signes de putréfaction, qui ne prouvent pas toujours la mort, disent les médecins, dans le jeu de casse-tête de leurs opinions ignorantes et contradictoires. Ils ont autorisé ce massage de la mort, ces horribles exercices de clown, auxquels les médecins doivent se livrer sur un pauvre cadavre pour en constater la rigidité souvent trompeuse. Et après cela ?… Après cela, tout a été fini, — et ils sont allés, fiers comme des paons, écouter la Patti et souper, croyant avoir fait une grande œuvre, insoucieux de la mort qui a déjà la main sur eux ou sur leurs proches !

Le docteur Favrot, qui ne trouve pas que ce soit tout à fait assez que cela, lance, vers la fin de son ouvrage, l’idée des chambres mortuaires de l’Allemagne ; mais il ne nous les décrit pas, ne les examine point, et n’ajoute rien à cette idée de chambres mortuaires, avec leur système plus ou moins ingénieux de sonnettes, correspondant, comme on le sait sans le docteur Favrot, aux doigts du mort, et mises en vibration au moindre mouvement qui s’éveillerait dans le cadavre.

Le docteur Favrot ne se livre là-dessus à aucune espèce de critique. Comme il se tait sur l’organisation des chambres mortuaires, il se tait naturellement et conséquemment sur la question de surveillants qui est si importante avec l’intervention de ces chambres, et qui en constitue la garantie et la sécurité. Quels sont, en effet, le choix et la moralité de ces surveillants ? Quand on songe qu’il faut toute l’organisation d’une armée, avec la trame de son admirable hiérarchie, pour seulement empêcher quelques sentinelles de dormir, on se demande comment on peut obtenir la vigilance de surveillants abandonnés à eux-mêmes dans la solitude et dans la nuit. Assurément l’Allemagne est un pays excellent, et peut-être le plus naturellement moral de l’Europe ; mais moi qui ne crois absolument qu’aux moralités surnaturelles, je m’imagine qu’il ne peut y avoir qu’un Ordre religieux qui puisse faire avec perfection ce fatigant service de nuit et de jour des chambres mortuaires.

Oui ! un Ordre religieux déjà créé, — ou, ce qui vaudrait mieux, qu’on créerait spécialement pour cet office et qu’on appellerait l’Ordre des Morís ! Mais le docteur Favrot, qui, en sa qualité de matérialiste, ne se préoccupe pas beaucoup d’ordres religieux, passe outre sur cette question, dont il ne se doute pas, comme sur toutes les autres, et son livre finit tout à coup sans que sur aucun point on soit, comme on le voudrait, édifié.

Ainsi, dans cette Histoire des Inhumations, vous le voyez ! pas une idée au compte du docteur Favrot, pas une initiative de cet esprit vif et allègre qui aime d’ordinaire à grimper à la difficulté et qui n’en craint pas l’escarpement ! Beaucoup d’érudition sans pédantisme, un style clair, mais nul point de vue ouvert, en profondeur ou en largeur, même sur le faux, et nulle chaleur d’âme (les matérialistes en ont quelquefois malgré eux) dans un sujet qui en demandait une immense. Certes ! je m’attendais à autre chose, et j’ai été ce qu’un homme ne doit jamais être, disait Boling-broke : j’ai été étonné. J’ai cherché mon docteur Favrot et je n’ai rien trouvé qu’un candidat d’Académie ; car on m’a conté que le docteur se présentait comme candidat à l’Académie des inscriptions… Ceci m’a fait admirer une fois de plus l’influence des académies, qui atteint toujours en plein cerveau, avant qu’ils n’en soient, les hommes d’esprit qui veulent en être. Ah ! je la connais, l’influence des académies ! de ces bienheureuses cages à chapons dans lesquelles on n’entre qu’à la condition de s’être préalablement opéré !

Edgar Quinet39 §

I §

La Création40 ! — Pouf ! Rien de moins que la création ! et par Edgar Quinet encore, — ce qui l’augmente ! Un jour Michelet, pour se défatiguer de ses quarante volumes d’histoire, fit, de sa main la plus légère et la plus fine, l’Insecte et l’Oiseau, deux petits culs-de-lampe assez gentillets d’histoire naturelle. Mais ce n’est qu’un happe-mouche que Michelet, tandis que Quinet, ce large bec spatulé, cet esprit gros, qui a toujours fait gros, est, lui, un happe-monde. Il avale le globe et le rend… expliqué, seulement pour se distraire un peu, pour se récréer dans sa Suisse et dans sa vieillesse, pour reprendre haleine aussi, comme Michelet, après ses pesants travaux historiques. Changement d’herbage réjouit les jeunes veaux ; les vieux bœufs aussi, à ce qu’il paraît. Toujours frères et amis, Michelet et Quinet, ces historiens de la démocratie et de la libre pensée, qui se sont fait trente ans pendant l’un à l’autre, comme le fifre et le tambour sur le même panneau d’une salle à danser, se sont improvisés également les historiens de la nature pour avoir lu, de hasard, quelques bouquins d’histoire naturelle. Seulement, avec sa tête de papier gonflé, Quinet a bien plus pris feu à la chose que Michelet…

Oh ! lui ! lui ! c’est un débutant qui ne doute de rien et qui arrive dans les sciences comme un provincial, qui veut s’amuser, arrive à Paris ! Quel débotté superbe et effervescent ! Quelle seconde, quelle troisième, quelle quatrième jeunesse ! Il se jette, du premier coup, sur la géologie, comme Chérubin sur la vieille Marceline. Il pelote les rochers et les ossements des grandes bêtes défuntes, avec volupté. C’est le mauvais sujet de la paléontologie. Aux fougues du jeune homme il joint même des naïvetés de fillette ; il met des coquillages à ses oreilles et parle avec ses coquillages. Nous, nous laisserons les coquillages, et c’est à ses oreilles que nous parlerons.

Tout d’abord, dit-il au commencement de ces deux volumes, il a été étonné jusqu’au vertige… Naturellement, car jamais Quinet n’est étonné à moins ! Il lui faut le vertige, à ce fort cerveau, qui s’est bientôt familiarisé, ajoute-t-il, avec les jeux de l’abîme, ce grand joueur ! Il parle des pics qui racontent les empires souterrains du chaos. Pic historien lui-même du chaos et du pathos ! La lumière lui est arrivée de tous les côtés et il en a suivi le rayon. Ce n’était pas la peine de la suivre, puisqu’elle arriva de tous les côtés ; mais c’est l’ivresse de cette lumière qui, sans doute, le fait parler avec cette stricte précision. Quand on veut donner une notion nouvelle de la Création et du Créateur, quand on croit tenir le secret du monde, la plume et la langue peuvent fourcher. Or, il croit le tenir comme Nadar son ballon, qui lui cassa le nez ! Il lance le sien, le ballon de sa Genèse, à lui, Nadar-Quinet, au nez de Moïse, qu’il ne cassera pas Ce n’est pas qu’il parle une seule fois, en le nommant, de Moïse, en ses deux volumes, dans sa neuve fierté de savant fabriqué à la vapeur. La science moderne est trop importante, trop avancée et trop sûre de son fait pour, à propos de création, parler de Dieu et de Moïse, ces grands bonshommes qui ont été les amusettes de l’enfance de l’esprit humain. Les voilà donc tous deux quinauds du silence de Quinet ! Et tout cela pourrait être drôle, si ce n’était pas ennuyeux.

Mais voilà le hic ! C’est immensément ennuyeux !

II §

D’ailleurs, au fond et sérieusement, à part cet ennui qui est certain, qu’est-ce que ce livre de la Création, voire dans la pensée et l’intention même de Quinet ? Est-ce de la science ou de la poésie ? Est-ce chair ou poisson, que ce gros livre d’un méli-mélo enragé qui veut faire la science poétique et la poésie scientifique, et qui ne parvient qu’à rendre le tout ridicule ? Edgar Quinet, auteur d’Ahasvérus, de Napoléon et de Merlin, qui n’a jamais pu être un poète, tout en se crevant comme la grenouille de la fable pour le devenir, a-t-il cru que ce dernier coup de tête, de se faire savant, lui serait une ressource ?… Poétiquement mal bâti en Victor Hugo, — ce grand bossu déjà, comme l’appelle Henri Heine, — Quinet, par ainsi deux fois mal conformé, a toujours été, en poésie, à Victor Hugo ce qu’un eunuque est à un muletier ; mais s’ensuit-il que, scientifiquement, il puisse être un Hercule ?… Dieu fait bien ce qu’il fait. L’homme est un. Edgar Quinet doit être le même homme dans la science que dans la poésie. Poésie trouble ; science trouble. Edgar Quinet, composé de deux impuissances, n’a pas le bonheur du latin, dans lequel deux négations valent une affirmation. Il n’a pas, dans

Son livre, pour les savants, l’exactitude du savant ; il n’a pas non plus la beauté d’imagination du poète, pour les poètes ; — et il n’arrive, en se mettant une jambe deci dans la poésie, et une jambe de la dans la science, qu’à être le colosse de Rhodes de l’amphigouri !

Rien, en effet, de tout ce que j’en pourrais dire ne donnerait une idée suffisante de cet amphigouri transcendantal, si on ne se risquait à la citation, si on ne montrait, par des exemples, comment l’auteur de la Création procède pour donner confiance aux savants et les engager à lire son livre, et pour se maintenir bien avec les poètes. Je veux vous régaler de cet ineffable galimatias : « Tout le monde — dit Quinet — s’est trompé ici-bas, excepté moi… Les Reptiles ont cru au règne divin des Reptiles, les Mammifères à celui des Mammifères. Erreur, extravagance de la plèbe de la création. Il n’y a de roi légitime que moi. C’est pour me faire place que ces monarques d’un jour sont tombés, depuis les trilobites cuirassés, depuis les royales ammonites, jusqu’aux grands vertébrés…

« Moi seul je suis le dominateur suprême en qui s’achève toute vie », — ce qui ne l’empêche pas de dire, quelques lignes plus haut ou plus loin, que l’homme pourrait bien n’être qu’un monarque éphémère, et que le temps approche où il sera détrôné. — « L’Univers est fini, les temps sont consommés. Dieu s’est épuisé en moi. Je suis le dernier fils de sa vieillesse. Le livre de la Création, qu’il est donné à chacun de feuilleter désormais page par page, — (comme un almanach), — a beau être interrompu par des vides, il en sort une force d’ascension vers le mieux que ne peut contrebalancer toute l’inertie de la nature morte. Si je veux me donner des ailes, — (qu’il en prenne donc, pour s’en aller !) — j’ouvre ce livre dans l’atlas des fossiles. Je suis des yeux cette immortelle vie qui s’enferme un moment, des siècles, des myriades de siècles, dans une forme, pour briser cette forme. Je sens, — comment la sent-il ?) — je retrouve en moi cette même vie. Armé de cette puissance qui est la somme de vie de tous les êtres apparus sur le globe, je défie la mort, je brave le néant… Lorsque je vois cette lente progression, depuis le tribolite, premier témoin effaré du monde naissant, jusqu’à la race humaine, et tous les degrés vivants de l’universelle vie s’étayer l’un sur l’autre, et tous ces yeux ouverts, ces pupilles d’un pied de diamètre qui cherchent la lumière, toutes ces formes qui s’étagent l’une sur l’autre, tous ces êtres qui rampent, nagent, marchent, courent, bondissent, volent au-devant de l’esprit, comment puis-je croire que cette ascension soit arrêtée à moi, que ce travail infini ne s’étende pas au-delà de l’horizon que j’embrasse ? Quand je refais en idée ce voyage infini, de gradin en gradin, dans le puits de l’Éternel, je ne puis me contenter de ce que je suis. Moi aussi je demande des ailes. Je conçois des séries futures et inconnues, et de formes et d’êtres, qui me dépasseront — (ce ne sera pas difficile) — en force et en lumières autant que je dépasse le premier-né des anciens océans. Alors je m’explique… etc., etc., etc. »

Je demande pardon pour la longueur de la citation, mais elle était nécessaire. Elle empêchera d’aller plus loin dans la lecture du livre de Quinet ceux qui l’auront commencée, et elle empêchera les autres de la commencer. Et, de fait, elle donne dans une mesure abrégée non seulement tout le livre, mais tout l’auteur même de la Création, qu’on peut très bien après cela laisser tranquillement au fond du puits de l’Éternel, dans lequel il voyage comme un seau. Elle fait comprendre, en le montrant, cet être hybride et manqué, qui n’est ni un savant ni un poète, mais quelque chose des deux, cette espèce de Centaure intellectuel dont la partie inférieure n’est pas un cheval, comme le Centaure mythologique, mais une autre bête que je ne nommerai pas. Cette prose de Quinet, si elle avait des rimes, ne ressemblerait-elle pas d’une manière frappante aux vers de Victor Hugo, ce Roi des tambours ? Mais sans rhythme et sans rime, comme la voilà, que vaut-elle, en n’exprimant que ce qu’elle exprime, c’est-à-dire rien ?…

III §

Car elle n’exprime rien et rien partout ! Ce verbiageur, que le Dictionnaire des Sciences naturelles, qu’il vient de lire, ravit et grise, ce pédant qui nous dégorge, ore profundo., tous les mots d’une langue hier inconnue, comme Sganarelle ses bribes de latin dans la comédie, n’a dans la pensée ni consistance, ni point de vue supérieur, ni principe de philosophie… Tout son fait et toute sa méthode ne sont qu’une perpétuelle et superficielle induction, la plus aisée des opérations de l’esprit, et qui n’a aucune portée de conclusion quand elle est seule. L’auteur de la Création, lorsqu’on le dégage des nuages sombres de son style, n’est exclusivement qu’un faiseur d’inductions, qui nous donne pour des découvertes à tout renverser les plus incertaines analogies. Quand il avance quelque chose, la preuve, il ne la fait jamais. Son système, s’il est possible d’entendre la voix ferme et distincte d’un système à travers cette tempête de mots lâchés par un homme véritablement attaqué d’une tympanite verbale, son système n’est qu’une espèce de métempsycose toujours en évolution… idée chétive, trouvaille de peu d’efforts, vulgarité niaise à force d’être commune. Sur le premier homme, qui est une question quand on parle de la Création, ce naturaliste de quatre jours et de quatre sous donne sa démission et confond l’homme avec l’histoire.  Il prend la Création du pied des faits où elle n’est pas, car elle est le principe générateur de tous les faits, et sa Création, quand elle serait tout ce qu’il dit, ne serait pas encore la Création, mais l’histoire des choses créées, ce qui est différent. La conception du monde n’est pas, dans le livre de Quinet, le devenir d’Hegel, la seule conception que la philosophie puisse opposer, pour l’heure, à l’idée biblique et chrétienne, les autres étant trop indécemment sottes pour compter. Rationaliste en zigzag, Edgar Quinet est trop détraqué pour être un hégélien. Il n’est pas organisé assez robustement pour expliquer tout par une loi retrouvée sous toutes les observations. Il voit des sauts dans la nature, comme une vieille femme qui verrait des trous dans ses bas et ne saurait comment s’y prendre pour les remmailler. « Tout n’est pas progrès — dit-il — dans la nature et dans l’histoire. » Qu’il s’en souvienne pour une autre fois ! mais en disant cela il se sépare autant de Condorcet que d’Hegel. Il n’est pas positiviste non plus. La science la plus positive, dit-il encore, ne peut se passer d’une certaine foi. Et il a raison contre lui-même. Mais que voulez-vous ? quand vous jetez Dieu par la fenêtre de vos systèmes, il y rentre par les brèches de vos absurdités ! Pour lui, Edgar Quinet, l’ancien historien politique qui a conservé toutes les habitudes de l’historien politique, il y a de grands et de petits faits ; et c’est ainsi qu’il introduit l’aristocratie dans la science. Mais scientifiquement, il n’y a que des faits ! et ils se valent tous. Seulement, les grands et les petits faits font plus spectacle à l’imagination fastueuse d’un homme qui a besoin du luxe des mots pour couvrir l’indigence de sa pensée. Car c’est là qu’il faut toujours en revenir avec Quinet, ce gourmand et ce malade de mots…

C’est cette fureur de l’expression gongorique et de l’image, qui donne à ce livre de la Création cet air lyrique et oraculaire qu’aucun autre ouvrage du même auteur n’eut au même degré que celui-ci, malgré sa prétention scientifique. La science, d’ordinaire sobre et mordante à force de précision, ne décrit que ce qu’elle a observé ; mais l’auteur de la Création aime surtout à peindre ce qu’il n’a pas vu. « J’aimais — dit-il — à voir et à entendre l’ancêtre des chiens, l’amphycion, hurler au carrefour de la création des mammifères tertiaires. » Guvier visionnaire, il ne se contente pas de refaire un oiseau avec un petit os de sa patte. Dans le chapitre intitulé : Psychologie (ne pas lire Physiologie surtout !) de l’homme fossile, il explique comme quoi l’esprit intérieur a moulé les crânes : « Certainement, — dit-il, en ce chapitre gorgé d’erreurs qui ressemblent à des folies, — certainement ! le crâne était tout autre avant ou après l’Iliade, — (quoique ce soit certainement non !) — Ce n’est pas en vain que tant de dieux y avaient séjourné longtemps. Chacun d’eux avait creusé à son image la tête du poète. » La tête est devenue, à la fois et tour à tour, Jupiter, Neptune, Pluton, Mercure, Minerve. Intéressante boîte pleine de curiosités. Devenu le fossoyeur d’Hamlet, mais dans les cimetières antédiluviens, il est bien autrement fort que la chétive créature de Shakespeare. Le fossoyeur d’Hamlet disait ce qu’il y avait eu dans le crâne d’Yorick, parce qu’il l’avait connu durant sa vie ; mais Quinet, le fossoyeur des cimetières antédiluviens, raconte tout le monde… qu’il ne connaît pas. « Dans le crâne surbaissé du Néanderthal », dit-il, il voit apparaître « les premières opinions grossières de l’esprit, de l’homme, les embûches tendues aux espèces gigantesques, l’émulation avec l’elephas antiquus — (le bonus, bona, bonum de Sganarelle !) — et peut-être — (ce peut-être d’une science prudente est divin !) — avec le dinothérium ! » Dans le crâne plus élevé d’Engis, il trouve « derrière ce front bosselé un petit monde d’idées déjà hautes, premières lueurs entrevues d’une société durable, — (quoiqu’elle n’ait pas duré, ) — premier instinct de l’art du dessin, pressentiment d’un dieu naissant, crainte et stupeur du fétiche… »

Il n’a, lui, crainte ni stupeur de la bêtise. « Physiologie, — dit-il en se résumant, avec une sécurité grave, — physiologie du monde quaternaire. » Certes ! jamais l’imbécillité n’eut une telle prestance. Jamais aucune niaiserie n’eut cette majesté.

IV §

Parmi les nombreux romanciers modernes qui forment chaque jour un genre plus formidable, les plus romanciers, c’est-à-dire les plus incroyables, ce sont ces romanciers qui se croient bonnement les historiens de la nature. Ce n’est pas leur étude qui est le roman ; c’est leur conclusion. Ils n’ont, comme tous les savants dans les sciences matérielles, que des causes secondes sous la main. Mais ils n’arrivent pas à la cause première et à ce terrible passage de la cause seconde à la cause première, qui seule, ici par exemple, expliquerait la création. Or, de tous ces romanciers de la science, le plus chimérique, c’est encore, assurément, Quinet, qui n’a observé les faits que dans les livres des autres, et qui a ajouté à l’observation des autres ses rêveries et ses pétards de tête à lui… Ce qu’il en est de l’homme en est aussi des langues dans son livre. C’est la même manière de procéder. Ce n’est pas la création de la langue qu’il y écrit, c’est la langue créée, et il affirme qu’elle s’est créée comme cela, sans autre preuve qu’une affirmation à l’appui. Il dit que les langues viennent de l’organisation dans tous les êtres. Mais c’est bientôt dit ! qu’en sait-il ?

Il répond à la question par la question. Quand Bonald, qui ne s’occupait pas de la langue des oiseaux pour expliquer la langue de l’homme, quand le grand Bonald, auprès duquel le gros Quinet paraît bien petit, discutait, comme il savait discuter, la création du langage de l’homme, et s’arrêtait à l’idée la plus simple, qui est aussi la plus profonde, que ce langage avait été révélé à l’homme par Dieu même, Bonald parlait bien de création, et non, comme Quinet, de chose créée. Mais Quinet n’est ni un théologien, ni un métaphysicien, ni un philosophe. C’est un raconteur, avec les à-peu-près de l’analogie. Des oiseaux et de leur pi-pi et de leur tui-tui (pardon, c’est textuel I), il va aux vers d’Homère et à la prose de Platon. Quinet est deux fois dans Molière. Je l’ai comparé à Sganarelle. Je peux le comparer encore à l’instituteur de M. Jourdain, qui démontre si somptueusement au bourgeois gentilhomme ce qu’il fait lorsqu’il dit : 0 ! Mais nous, nous ne voulons pas être des messieurs Jourdain, et nous nous mettons à rire ! Et c’est le seul petit instant que nous ayons pour rire dans cette lourde et fatigante lecture. Le rire y commence aux oiseaux. Il y est doctement parlé du rouge-gorge et de son tiritittit, de l’oiseau-mouche et de son screb, screb, du sansonnet et de son scr. scr, scr. Nous sommes donc en plein jourdanisme et en plein Molière, pour expliquer que notre fille n’est pas muette. Nous apprenons là que les oiseaux ont des instituteurs, des pédagogues, des Quinet. Barrington, de la Société royale de Londres, et vice-président encore (saluez, mandarins !), pensait, après y avoir beaucoup pensé, que le rossignol était le premier instituteur des oiseaux ; mais, autorité non moins imposante ! Quinet pense à son tour que ce n’est pas le rossignol, parce qu’il est le plus parfait et qu’il vient le dernier dans l’échelle, comme le curé à la procession, comme Quinet après Barrington…

V §

Et je crois qu’en voilà assez… et que nous pouvons tourner l’énorme robinet de cette colossale fontaine des Innocents de la sottise et du pédantisme vide et vain ! C’est, en effet, le pédantisme qui est surtout insupportable en ce professeur » de vacuités scientifiques à qui Dieu, qui parfois s’amuse, fait porter si comiquement le nom d’Edgar ! Dans ce gros livre de grosseurs et de gibbosités intellectuelles, ce qu’il y a de plus gros et de plus gibbeux, c’est encore l’égoïsme tuméfié du pédant. À tout bout de champ Quinet trouve le moyen de se citer, de nous parler de ses autres ouvrages, pressentiments justifiés par celui-ci, éclairs dont voilà le foyer. J’ai dit que sa prétention actuelle était scientifique ; elle est mieux que cela, elle est prophétique. Ce Jocrisse sérieux vise à l’air inspiré : « Et vous, vertes forêts, — dit-il, — fougères primitives, cyades aux feuilles grêles, couvrez-moi de votre ombrage sacré jusqu’à ce que j’aie traversé cette partie de mon pèlerinage, la plus difficile, à travers les êtres qui ne sont plus !… » Eh bien, le voilà terminé, son pèlerinage ! Qu’il remercie les fougères et les cyades ! Elles ne lui ont pas servi à grand’chose.

C’est le foin qu’il devait invoquer…

Certes ! s’il n’y avait eu ici que ce même livre de la Création écrit par le premier venu, on n’en aurait pas parlé. On aurait fait comme ont fait ceux qui l’ont lu, et probablement sans l’achever. On n’en eût dit mot, car personne n’en a parlé ; et le livre coulerait en silence dans l’oubli… Mais il est signé du nom de Quinet, de ce nom qui, trente ans, a résonné comme le style creux de l’homme qui le porte, et pour la même raison… L’occasion était donc bonne d’en parler pour en finir avec ce nom d’une célébrité imméritée, pour crever enfin cette grosse caisse… La Création est un pauvre livre. Elle ressemble à celle des Indiens, qui mettent le monde sur un éléphant, l’éléphant sur un œuf, l’œuf sur rien. L’œuf de Quinet se casse dans le rien, et il n’y a pas de quoi faire une omelette ! Son ouvrage ne sera discuté par personne. En croyant avaler le globe, il n’a avalé, en définitive, qu’un dictionnaire, et il en a eu une indigestion.

Or, on ne discute pas une indigestion ; on l’essuie.

Gérard Du Boulan41 §

I §

L’Énigme d’Alceste42 ! Mais c’est le titre même de ce livre qui saute aux yeux comme une énigme ! L’énigme d’Alceste ! Qu’est-ce que cela veut bien dire ?… Devinez ! Quoi ? l’Alceste de Molière serait une énigme ? Ce serait une énigme que ce misanthrope, si clairement humain que, depuis Molière, on dit un Alceste pour un misanthrope ? Et nous aurions quelque chose à chercher dans cette radieuse personnalité dramatique ? Quoi ? Alceste — ce type transparent et beau comme le jour — serait un Sphinx incompris et même inaperçu jusqu’ici, qui nous proposerait depuis deux siècles une énigme sans solution du fond de sa tranquille et magnifique clarté ? Et il y aurait aussi, de par le monde, de petits messieurs littéraires qui se tortilleraient l’entendement pour devenir les OEdipes de ce Sphinx, trop longtemps mystificateur ? Les petits messieurs seraient, du reste, autorisés à cela par l’exemple d’un grand… Cousin, qui fut un grand monsieur dans la littérature de son temps, mais qui, sur le tard de sa vie, affolé de princesses,

De qui jamais n’approcha sa misère !

chercha toujours dans le xviie siècle, en digne philosophe, ce qui n’y était pas, a écrit, en style oraculaire, cette phrase, qui, comme tous les oracles, ne signifie pas grand’chose : « Alceste est resté le secret du génie de Molière », et cette phrase, lancée par ce vaste et gesticulant étourdi de Cousin, et dont Gérard du Boulan a fait l’épigraphe de son livre, a probablement donné à cet écrivain, que je ne crois pas très connu encore, l’envie de deviner le secret — qui n’existe pas ! — du génie de Molière. Et voilà comment les sottises des hommes de talent ne tombent jamais par terre et peuvent toujours germer dans les têtes qui viennent après eux !

Ce n’est pas seulement Cousin tout seul, le subjugant Cousin, qui a persuadé à Gérard du Boulan que ce type d’Alceste — ce type translucide pour tout regard sain et pur — est une création compliquée, mystérieuse et difficile à pénétrer, quand on n’est pas un perçant déchiffreur d’hiéroglyphes. Il y a dans cette idée de faire une question de ce qui n’est pas une question, pour se croire le droit d’ajouter : « C’est moi qui ai découvert l’Alceste de Molière, jusqu’à moi ignoré », un genre de vanité encore plus persuasive que Cousin… Et il n’y a pas non plus que cette vanité d’être fort en explication de logogriphes comme on fut peut-être fort en thèmes ; il n’y a pas que la petite spéculation de piquer un nom obscur, comme un papillon de nuit, sur le mollet d’un grand homme : il y a plus grave que cela et pis que cela !… Il y a la manie de ce misérable temps, qui d’à ni le sentiment du simple ni le sentiment du grand, et qui, s’il les rencontre dans une œuvre ou un homme de génie, ne se connaît plus qu’une visée, c’est de travailler là-dessus et de diminuer l’un et l’autre en les expliquant.

II §

Elle y est, en effet, cette manie, un des derniers gestes de la décrépitude d’une société tout à la fois curieuse et blasée… Vieux de race, hébétés de civilisation, énervés, blasés, ennuyés, dégoûtés, ayant besoin pour nous secouer d’une originalité dont nous n’avons plus la puissance, nous ne comprenons plus rien à la beauté de la ligne droite dans les choses humaines, et nous la courbons, nous la tordons, nous la recroquevillons en grimaçantes arabesques, pour qu’elle puisse donner une sensation nouvelle à nos cerveaux et à nos organes épuisés… La simplicité du génie et de ses procédés nous échappe. Nous voulons, pour divertir un monde qui bâille, qu’il y ait un dessous, et même un quatrième dessous, aux créations du génie. Molière — c’est l’exemple d’aujourd’hui — écrit le Misanthrope. Eh bien, il faut qu’il y ait dans le Misanthrope quelque chose qui ne soit pas seulement le Misanthrope, et qui, en s’y ajoutant, en rompe l’unité sublime ! L’anecdote doit tout enguirlander, le détail particulier pointiller tout. Le reportage, la plus basse invention de ces derniers temps, le reportage, qui n’avait pas de nom hier encore, on l’applique à un type qui n’est personne, puisque c’est un type, et on ravale, on ratatine ce type jusqu’à n’être plus qu’une vulgaire individualité. Certes ! je n’ignore pas que nous sommes des animaux naturellement curieux, qu’il y a en nous quelque chose d’essentiellement commère, — disons le mot cruel, — quelque chose d’éternellement portier, et qui, à toute époque, a été friand de ce qui se trouvait, dans les conceptions du génie, d’inférieur et de pauvrement personnel. On se rappelle toutes les interprétations historiques qu’on a essayé de donner des types du Gargantua et du Pantagruel de Rabelais, et celles des Caractères de La Bruyère, dans lesquels on n’avait voulu voir qu’une galerie de portraits. Du Boulan, lui, n’est pas pour le portrait. Il discute, au commencement de son livre, la vieille idée plantée là depuis longtemps que l’Alceste de Molière fut le portrait du duc de Montausier. Il a raison de ne pas vouloir de cette réduction de la grandiose figure d’Alceste ; mais à cette réduction il en substitue une autre, plus petite et plus chétive encore. Ce que devient Alceste pour Gérard du Boulan, ce qu’il y a pour lui sous ce masque immortel d’Alceste, je vous le dirai tout à l’heure… Seulement, en y cherchant ce qu’il a cru y trouver, qu’il me permette de le lui dire ! il a obéi aux plus puérils instincts de son époque, et il a obéi aussi — sans en avoir conscience, je le crois, — à ses instincts les plus vils. Cette vieille époque affaiblie, qui n’a plus d’intense que ses sentiments de vanité et d’envie, et qui, comme Tarquin, sans être Tarquin, voudrait couper tout à hauteur de pavot sous sa baguette égalitaire, a fait de Dieu un homme, et même un charmant homme pour les petites femmes, sous la plume de Renan ; — des grands hommes les produits d’un milieu, sous la plume de Taine ; — et sous celle de beaucoup d’autres, et même de Gérard du Boulan, des types du génie des symboles, pour que partout, dans toutes les sphères, la supériorité divine ne soit plus ! Tout mettre à pied comme un postillon, — tout descendre, — tout incliner au niveau de tout, telle est la consigne donnée par les plus ignobles passions de nos cœurs ; telle la tendance des temps modernes dans la Critique et dans l’Histoire. C’étaient les postillons qui menaient mal qu’on mettait à pied autrefois. Le génie est un postillon qui ne mène que trop bien ; mais le malheureux a trop de fleurs naturelles et de rubans à son chapeau, et trop de retentissement dans le coup de fouet ! On le voit et on l’entend trop. Mais si ce n’est pas excessivement facile de lui ôter ces fleurs et ces rubans, qui ressemblent à des rayons, et ce coup de fouet qu’on n’apprend point et qui tient à la force de l’avant-bras, n’importe ! on fait ce qu’on peut. On se dit : l’œuf du génie n’est pas si gros ; ce n’est que l’atome de la circonstance… Le génie n’est plus une cause en soi, qui produit, comme Dieu, pour obéir aux lois de son être. Non ! c’est le fils de l’occasion et d’un de ces hasards de la vie qui pouvaient n’être pas, et qui, alors, auraient supprimé le génie… Pascal, par exemple, le prodigieux Pascal, le divinateur d’Euclide, qui, sans avoir appris les mathématiques, trouva, en maniant des jetons dans le grenier de son père, les trois premiers livres de la géométrie ; Pascal, qui dans l’ordre des idées a une profondeur qui donne le vertige et qui même le lui a donné, ne serait plus, selon ces théories interprétatrices, le Pascal connu, le grand Pascal, s’il n’avait pas été janséniste !… Et Molière aussi, le grand Molière, tout à l’antipode de Pascal, n’aurait pas été le génie du comique le plus élevé dans le comique, qui n’est pas toujours élevé, il n’aurait pas enfin été Molière, si — disons-le tout de suite, car vous ne le devineriez jamais ! — il n’avait pas été un janséniste, comme Pascal !

Un janséniste, lui, Molière !!! Oui ! voilà l’étonnante découverte faite, pour y avoir regardé, par Gérard du Boulan à son début dans la littérature ; car je n’en suis pas sûr, mais il me fait l’effet d’y débuter. Du Boulan, qui, dans sa glose sur Molière, cherche à grand renfort de besicles ce qui n’y est pas, appartient à la grande École du midi à quatorze heures, et à cette autre École, fondée par Sainte-Beuve, et qu’on pourrait appeler l’École du microscope. Il a eu des prédécesseurs. Indépendamment des inventeurs d’un Alceste-Montausier, qui sont les radoteurs de la chose, du Boulan cite Théophile Gautier, qui a glosé sur l’Alceste, un soir de feuilleton. Théophile Gautier, ce descripteur, mais ce stérile d’idées, ce coloriste qui avait toujours un pot de couleurs à son service, mais pas plus d’idées que son pot, a dit que le Misanthrope n’était pas simplement le type de la misanthropie. La misanthropie n’est pas comme l’ambition, l’avarice et le jeu, une passion scénique, agissante et pouvant devenir pivotale. — Ce n’est pas moi qui parle, c’est Gérard du Boulan. Moi, je ne tourne pas sur ce pivot ! — Après la glose de Gautier, qui ne charme pas du Boulan, il y a celle de Loiseleur, l’historien des Points obscurs de la vie de Molière, qui le charme davantage. Loiseleur prétend que le Misanthrope de Molière c’est la tolérance sociale. C’est du lait que ce monsieur Loiseleur ! Tolérant qui voit la tolérance dans le Misanthrope, comme la légendaire servante du curé voyait dans la lune la culotte de son maître ! Mais ni les calqueurs à la vitre de Alceste-Montausier, ni Théophile Gautier, ni Loiseleur, qui ne prend pas d’oiseaux, n’ont l’inattendu et ne donnent la surprise bouffonne de Gérard du Boulan, avec sa mélancolique explication de l’Alceste de Molière, ce Jérémie du jansénisme, qui, trompé par Célimène, veut se réfugier au désert, et parle deux fois de désert dans la pièce…

Le désert, — dit du Boulan, — entendez Port-Royal !!!

III §

Si cette idée d’Alceste janséniste, qui fait trou dans le bon sens, était seule, dans sa prétention d’être un éclair, on la laisserait passer, en riant un peu de l’homme qui a eu une idée aussi abracadabrante ; mais elle a le bonheur de n’être pas seule dans le livre, et on n’arrive à elle que par des pentes douces, travaillées avec beaucoup de soin et presque d’habileté. L’auteur de l’Énigme d’Alceste, qui est plus janséniste à sa façon que l’Alceste janséniste qu’il invente, a de l’intelligence historique. Je le crois fait pour plus tard écrire l’histoire. Son Alceste est faux, ridiculement faux ; mais le xviie siècle, dont il le fait l’expression dans une de ses plus méprisables manifestations, mais le xviie siècle est, dans son livre, regardé d’une vue nette et courageusement jugé. Le xviie siècle — je le disais à propos du Cardinal de Retz de Chantelauze — a mal commencé, et ce n’est que tard qu’il est devenu, sous l’influence et l’ascendant de Louis XIV, plus grand que lui, le grand siècle, qu’on a trop vite nommé. Gérard du Boulan, qui rêve sur Alceste, ne rêve pas sur le xviie siècle… Quand il s’agit de faits, d’idées et de mœurs, l’épigraphier de Cousin se moqué de Cousin, qui imite Bossuet en le sécularisant, et il n’a pas pour le faiseur d’oraisons funèbres plus de respect historique qu’il ne faut. Il résiste à la séduction de Voltaire. Bossuet, Voltaire, Cousin, dit-il en d’autres termes, ont accommodé le xviie siècle, et lui ont frisé, l’un après l’autre, cette majestueuse perruque par laquelle il fait illusion ; mais ils n’ont pas empêché qu’il soit, en bien des parties, « une des plus déplorables, une des plus calamiteuses périodes de notre histoire ». C’est le xviie siècle qui est bien plus le sujet (trop rapidement traité) du livre de du Boulan que l’Énigme d’Alceste laquelle n’en est peut-être que le prétexte et l’étiquette. Sous cette rubrique, qui est une déchirure, l’auréole d’emprunt, il montre ce que fut la tête auréolée. Il la tond durement de son auréole. Les mœurs adoucies, restées longtemps féroces et insolentes (voir l’histoire de Vardes et de Bussy, pages 61 et 69), l’état moral, la corruption de la justice et celle des femmes, — qui n’ont rien d’ailleurs de commun avec la justice, — la désorganisation du clergé, telle que la plupart des prêtres ne savaient plus la formule de l’absolution et que saint Vincent de Paul raconte que, seulement à Saint-Germain, il a vu huit prêtres dire la messe de huit façons différentes, tous ces honteux et dégradants côtés du xviie siècle sont arrachés ici aux solennelles draperies dont Bossuet, Voltaire et Cousin ont couvert successivement une époque qui n’a eu — ainsi que je l’ai dit plus haut — toute sa force et toute sa beauté que sous la toute-puissante compression de la main de Louis XIV, — de ce Louis XIV qui pouvait également dire : « L’État, c’est moi ! « et : « L’époque, c’est moi ! », et dont Gérard du Boulan n’a pas mesuré la grandeur.

Et c’est ici que la réalité expire. Pour l’auteur de l’Énigme d’Alceste, ce n’est pas Louis XIV qui a changé, élevé et ennobli son siècle. Ce n’est pas lui qui, d’une France anarchique, brutale, corrompue, avide, n’ayant, au sortir de la Fronde, comme il le dit, qu’une pistole d’Espagne à la place du cœur, a fait une France monarchique et forte, qui se reprend à sa tradition, à l’obéissance, à l’honneur, et à l’amour — revenus enfin à travers le Roi ! — de la patrie. Cette réaction contre les mœurs du temps, comme dit Alceste, selon du Boulan, ne vient pas de si haut. Elle vient, le croira-t-on ! du jansénisme, cette chose hérétique en France et antipathique à l’esprit français, — de ce jansénisme exécré de Louis XIV plus que l’impiété elle-même ! À en croire toujours du Boulan, les jansénistes, qui étaient des misanthropes religieux, ont écrit, par la plume de Molière, le misanthrope du théâtre. Qui sait ? l’homme aux rubans verts est peut-être un des messieurs Arnauld ! On ne sait véritablement pas trop par quel éblouissement de jansénisme attardé l’auteur de l’Énigme d’Alceste, que j’imagine assez indifférent à la question théologique du jansénisme, arrive à cette glorification du jansénisme comme réformateur de la France et à la conclusion qu’Alceste est un janséniste, au lieu d’être seulement et simplement un homme et un misanthrope…

Ce qui fait croire à du Boulan que ce n’est pas un misanthrope comme le Misanthrope et l’Auvergnat, qui fait tant rire, c’est qu’il est trop grave, trop vertueux et trop indigné pour être comique, et il est vrai qu’un janséniste ne le serait pas. Mais c’est là une illusion qui tient à la confusion des deux comiques ; car il y en a deux, il ne faut pas s’y tromper ! Il y a celui qui fait rire et celui-là qui ne fait que sourire, et c’est celui qui ne fait que sourire qui est le comique supérieur, aussi humain, aussi réel que l’autre, mais idéalisé et donnant un plaisir plus noble et plus profond que le comique qui fait rire. C’est le comique de l’âme et de l’esprit. Le comique qui fait rire n’est que le comique de la rate. Le Misanthrope de Molière, cette perfection du comique élevé, n’a eu besoin, pour être, que de la nature humaine surprise par un homme de génie dans ses contradictions, ses passions, ses travers et ses ridicules éternels. L’Alceste de Molière n’est donc ni un Montausier ni un amoureux de la Béjart, — comme on l’a dit aussi, — c’est-à-dire Molière se traduisant lui-même quoiqu’il ait peut-être saigné du cœur ou de l’orgueil en l’écrivant ; ce n’est ni la tolérance sociale de Loiseleur, ni davantage le janséniste de Gérard du Boulan, Y oiseleur, à son tour, lui qui découvre des pies au nid de cette force !… C’est Alceste. C’est un homme. C’est un misanthrope, dont on oppose l’humeur brusque au ton d’une société polie et charmante, et à qui on fait aimer ce qu’il devrait haïr le plus : une coquette. C’est le misanthrope éternel, qui aime la coquette éternelle ! Mais cela ne suffit pas aux chasseurs de mouches ; il faut qu’Alceste soit un janséniste, pour être plus du temps de Molière. Car ce qu’on préfère à tout, c’est la babiole du siècle. On ne regarde que la babiole du siècle, au lieu de voir l’âme immortelle !

IV §

En voilà assez sur une si petite chose ! S’il faut se résumer sur ce livre de l’Énigme d’Alceste, plus piquant de titre que de conclusion, il est bien heureux pour l’auteur qu’il n’y ait ni Sphinx ni énigme ; car le pauvre homme serait mangé. Il est sûr de vivre. Son petit livre, qui veut être quelque chose d’aigu, mais dont la pointe passe à côté, est bizarre, mesquin et tourmenté, au lieu d’être franchement original et d’une réalité pénétrée. Je ne serais pas étonné que l’auteur de l’Énigme d’Alceste, moins énigmatique que son Alceste, fût un républicain de l’heure présente, qui verrait la république dans le Misanthrope comme Loiseleur y voit la tolérance sociale, ce merle blanc de la tolérance sociale ! À la page 174, l’auteur de l’Énigme trouve dans les vers de Molière les cahiers de 89 ! Seulement il fait un janséniste de ce républicain anticipé, un peu par discrétion et beaucoup pour rester dans la couleur du temps de Molière. Les jansénistes étaient, au fond, les républicains de ce temps-là. On se rappelle le rôle des prêtres jansénistes dans les premières assemblées révolutionnaires. Le Misanthrope serait donc une pièce animée du souffle politique que nous respirons… Quant aux preuves données par l’auteur de l’Enigme d’Alceste pour nous convaincre de son jansénisme, j’ai dit en quoi elles consistaient. Ce sont les vers :

… Il me prend des mouvements soudains
De fuir dans un désert l’approche des humains…
…………………………………………………………….
… Je cherche un endroit écarté Où d’être homme d’honneur on ait la liberté !

Et puis encore la proposition faite à Célimène de l’emmener dans ce désert, dans cet endroit écarté, qui ne peuvent être (évidemment, pour un du Boulan, ) que Port-Royal. L’auteur a-t-il assez d’esprit pour s’attraper lui-même ? mais il lui en faudrait davantage pour nous attraper ! L’histoire du xviie siècle tient presque toute la place dans ce livre à queue de rat, qui rappelle le ridiculus mus du poète, et on se dit en finissant : Ce n’est que cela ! Nous n’en avons parlé que par respect pour Molière, à qui on en manque quand on publie de telles billevesées sur le chef-d’œuvre de son génie. Mais que voulez vous ? Il y a des cirons qui, pour vivre, s’établissent sur une feuille de laurier…

Vte Maurice De Bonald43 §

I §

C’est un livre terrible pour beaucoup d’espérances. Les journaux qui expriment ces espérances, et qui s’efforcent de les fomenter et de les grandir dans les esprits et dans les cœurs, n’en parleront pas. Ils doivent avoir peur de ce livre terrible. Ils essaieront de l’écraser de leur silence et de l’étouffer dans son obscurité. Seuls peut-être en parleront, avec l’insolence du triomphe, les indomptables ennemis de la royauté. Ce livre d’un royaliste, — quelle irrévérence et quel scandale si on en parlait ! — mais d’un royaliste absolu et incompatible, qui croit à une vérité et qui ne veut pas que jamais — et quelles que soient les circonstances — cette vérité puisse mettre sa main pure dans la main souillée de l’erreur ; ce livre taillé à pic contre la révolution, les révolutionnaires, absolus comme l’auteur du livre est royaliste, le retourneront comme un argument formidable contre cette royauté détestée par eux, et que des secondes vues, aussi incertaines en France qu’en Écosse, croient voir poindre, comme un fantôme qui revient, à travers l’effrayante et vivante réalité que l’on appelle la République. Les révolutionnaires intransigeants ne manqueront pas de dire : « Vous voyez bien que nous avons raison d’être intransigeants, puisque vous l’êtes, et qu’entre nous la bataille doit être éternelle ! » Et, de leur côté, les royalistes à transaction, qui s’imaginent que toute la politique est de s’entendre avec la révolution au profit de la royauté, s’écrieront : « Vous nous perdez avec une imprudence ! » qu’ils pourraient appeler sublime, mais qu’ils nommeront d’un autre nom, et l’injure, qui atteignit le grand et glorieux Bonald dans des temps funestes, atteindra, dans des temps pires, son descendant.

Il s’y est résigné, du reste. Il est un homme. Il a dans les veines du sang, et dans l’esprit de la pensée de son illustre et glorieux aïeul. Ce n’est pas un esprit de ces temps affolés. C’est un Bonald, et il ne ment pas à son nom. Sa vie, je l’ignore. Je n’en sais qu’une seule chose, c’est qu’il est juge quelque part et que, dans ce livre de juge, je reconnais l’impartialité et l’austérité de la justice. La forme en est sobre et très mâle, et d’une simplicité si forte que ce n’est qu’après coup et à la réflexion qu’on s’aperçoit de la puissance de cette simplicité. Cet écrit, concis, mais péremptoire dans son impérieuse brièveté, n’est cependant que l’exposé d’une situation ; mais cet exposé fait trembler même celui qui le fait, tant il est précis et fondé sur des faits certains et déjà historiques ! Il a dû lui coûter beaucoup, à ce royaliste plus haut que son parti, d’écrire les choses qu’il a écrites (il faut bien le dire !) contre la politique avouée du dernier descendant des Rois de France ; mais la vérité avant tout pour cette grande conscience de chrétien ! Et il l’a écrite stoïquement, sans se soucier que ce qui tomberait de sa plume ce seraient les gouttes du sang de son cœur. Certes ! quand on a l’honneur de porter le nom de Bonald, on est trop profondément religieux pour ne pas croire aux mystères et aux réserves de la Providence ; seulement, si, comme l’a dit un historien réputé grand, « ce qui corrompt le plus les partis, c’est leur espérance », Maurice de Bonald a voulu, du moins, épargner au sien cette corruption-là.

II §

Et nous n’avons point affaire ici à un métaphysicien et à un rêveur, mais à un esprit historique. Sa politique, à lui, est de l’histoire, et c’est de l’histoire où elle est, c’est-à-dire dans le passé, qu’il invoque, sous le nom de saint Louis et de la reine Blanche, en face de l’histoire telle qu’on veut la faire aujourd’hui sous le nom du comte de Chambord… Pour prendre Maurice de Bonald sur le pied hardi où il se donne, il faut évidemment être un chrétien comme lui, ayant inébranlablement dans l’esprit la conception de la monarchie comme elle a été réalisée depuis Clovis jusqu’à saint Louis, qui en fut l’idéal le plus pur et le plus élevé… Or, cette monarchie n’existait pas en soi et par elle-même. Ce n’était pas un vil champignon poussé dans le sang des batailles. Ce n’était pas la bâtarde des Romains vaincus et des Barbares triomphants, se mêlant en ces fusions de peuples qui sont les concubinages de la victoire et de la défaite. Elle était la fille légitime de l’Église, qui, pour le chrétien, est Dieu sur la terre, et elle fut la plus grande et la plus puissante de toutes les monarchies du monde tout le temps qu’elle eut le profond respect de sa mère… Pour Maurice de Bonald, le mal qui prit la monarchie et dont elle est absolument morte, si Dieu ne la ressuscite pas par des moyens présentement inconnus à toute prévoyance humaine, n’est pas d’hier. Elle date de la rupture de Philippe le Bel avec Rome et du soufflet de Boniface VIII, et depuis cette époque ce mal intérieur, révélé par beaucoup de symptômes, dont quelques-uns éclatants, n’a pas cessé de la ronger. Chrétienne d’origine, chrétienne d’institution, de hiérarchie, de foi et de mœurs, la monarchie a cessé peu à peu de l’être, et, à mesure qu’elle se diminuait comme chrétienne, elle se diminuait comme monarchie, jusqu’au moment où l’affreux bubon que se transmettaient les gouvernements, de siècle en siècle et de génération en génération, se soit enfin ouvert et ait laissé couler à flots la révolution sur les peuples.

Et elle y a coulé !… Et les peuples, heureux de patauger dans ce flot des anarchies de toutes les espèces, comme les Condamnés des premiers temps dans les eaux du déluge, y nagent et s’y débattent dans le délire d’une joie insensée, croyant que le flot qui les submerge ne pourra pas les engloutir ! La monarchie y a péri cependant, la monarchie, fille aînée de l’Église, et on se demande ce que deviendront les autres monarchies, qui ne sont pas chrétiennes ou qui ne le sont pas comme l’était la monarchie française. Les rois qui restent encore en Europe à cette heure ont déjà plein la bouche de ce flot révolutionnaire, qu’ils n’ont pas la force de rejeter et qui les étouffera demain. Telle est la navrante et indéniable réalité ! L’histoire de la monarchie française a été rompue par la révolution le jour que cette monarchie s’est séparée du principe religieux qui faisait sa vie et sa force, et cette rupture n’est pas seulement qu’une interruption momentanée… Pour les logiciens de l’Histoire, qui a sa mathématique inflexible, c’est la rupture dans la chaîne des faits qu’il faut nécessairement reprendre dans leur ordre, comme un raisonnement dans le sien, si on veut se retrouver dans la vérité, qui est la même dans l’ordre des raisonnements et des faits. Or, la monarchie française ne peut pas revivre autrement qu’à la condition de reprendre ses traditions de christianisme là où elle a fait la faute et le crime tout à la fois de les abandonner… Et c’est cette pensée, qui est encore dans beaucoup d’esprits justes, mais quila cachent, pour des raisons qui veulent être plus ou moins prudentes ou qui se croient plus ou moins habiles, c’est cette pensée que Maurice de Bonald a eu le courage d’exprimer. Catholique du Syllabus, — du Syllabus qui n’est pas une nouveauté de ces derniers temps, mais l’expression dernière du catholicisme éternel, — il n’a pas craint de regarder à la clarté fixe de cette lumière les choses d’une époque où la société, désespérée, est à l’extrémité de tout, et où l’on peut jeter sans inconvénient une dernière fois le dé de la vérité à travers les dés pipés d’une partie à peu près perdue, et qu’il est peut-être impossible maintenant de gagner !

Et, comme il s’agissait de roi et de monarchie, l’auteur de la Reine Blanche, saint Louis et le comte de Chambord44 a pris celui-là qui est roi par le droit héréditaire de sa naissance, et il s’est demandé s’il serait le roi de cette monarchie chrétienne qu’il faudrait ressusciter contre la révolution qui l’a tuée, et ressusciter assez forte pour ne pas permettre à cette révolution de la tuer une seconde fois. En d’autres termes, il a voulu savoir si le comte de Chambord avait en lui l’esprit séculaire et chrétien de l’ancienne monarchie française, et si son éducation, ses idées et ses actes, qui ne sont encore que des paroles et des déclarations brillantes de loyauté, ne brillent pas trop aussi de cet esprit moderne inquiétant pour sa politique dans l’avenir, au cas où la France le reconnaîtrait un jour pour son roi moins pour une loyauté à laquelle elle ne se fierait peut-être pas, si elle était seule, que pour cet esprit moderne qui s’appelle, par duperie ou par trahison, « le libéralisme », mais qui n’est au fond que l’esprit même de la révolution… Recherche douloureuse, dans laquelle l’auteur du livre que voici a tenu le flambeau d’une main ferme ! Il n’a rien omis de toutes les diverses déclarations du comte de Chambord, à ses amis en particulier et à tous les Français en masse, depuis 1848 jusqu’en 1879, et il a opposé au Syllabus, dont le prince reconnaît verbalement l’autorité souveraine, des opinions et des déclarations qui en sont la négation explicite ; et non seulement il a cité en détail ces paroles, qui sont déjà des actes, mais il a prouvé qu’avec l’éducation que le dernier des rois de France a reçue il devait nécessairement les prononcer. Bonald a implacablement raconté l’éducation de celui qui fut primitivement duc de Bordeaux, et qui s’est fait comte de Chambord ; cette éducation libérale de l’évêque d’Hermopolis, le gallican Frayssinous, imposé à la faiblesse de Charles X, auquel le pape d’alors avait choisi pour le futur roi, son petit-fils, des éducateurs d’un catholicisme plus sûr. Et c’est même à propos de cette éducation qu’il a osé ce rapprochement, qui fait dresser les cheveux sur la tête, entre le cordonnier Simon et son influence dépravatrice et meurtrière sur le malheureux enfant de Louis XVI, et l’évêque d’Hermopolis, qui aurait été, à sa manière, le cordonnier Simon sur l’esprit du duc de Bordeaux. Parole effroyable, mais qui, pour celui qui l’a écrite, exprime une chose plus effroyable encore et dont on ne peut donner trop d’effroi : la révolution acceptée lâchement par la royauté contre l’Église, sa mère, et contre elle-même… Et, en effet, aux yeux de ceux-là qui croient que la constitution de la monarchie française était essentiellement catholique, c’est comme si Henri IV avait pu devenir roi de France sans cesser d’être protestant…

III §

Et pas de doute que l’auteur de la Reine Blanche, saint Louis et le comte de Chambord, n’eût été de ceux-là s’il avait vécu au xvie siècle. Il parle quelque part dans son livre de son grand ancêtre, lequel disait que jusqu’à la conversion d’Henri IV il aurait été certainement un ligueur, et le descendant, à cette heure de l’histoire, n’est pas plus que l’aïeul partisan de ces manigances hypocrites ou basses que l’on appelle des transactions. Aussi les maquignons du royalisme ne manqueront pas de le nommer un absolutiste, aveugle au temps, et politiquement impossible ! Mais il répondra par l’histoire. À quoi servent-elles qu’à se déshonorer, les transactions ? Louis XVIII, avec sa charte de 1815, fut une transaction, et Charles X, qui l’avait jurée, périt par cette charte ; Louis-Philippe et sa charte de 1830 étaient une transaction, et la réforme a chassé Louis-Philippe avec cette charte de 1830 qui l’avait fait roi ; Napoléon III, qui avait si bien commencé son règne, s’est souvenu un jour qu’il avait été carbonaro, et il a voulu transiger avec le carbonarisme menaçant et armé contre lui. Eh bien, il ne serait pas tombé à Sedan qu’il serait infailliblement tombé plus tard devant les révolutionnaires avec lesquels il fit la transaction de l’abandon de Rome ! Plus grand qu’eux tous enfin, l’empereur Napoléon, qui un moment put se croire Charlemagne, — et qui, plus catholique, peut-être l’aurait été, et a trop fait voir qu’il ne l’était pas, — Napoléon, ce Napoléon qui, par parenthèse, avait pensé à donner à son fils pour précepteur le catholique Bonald, si son fils n’avait pas été le roi de Rome, Napoléon lui-même, malgré tout son génie, avait partagé l’erreur commune — cette erreur qu’on pourrait appeler la grande erreur du xixe siècle ! — sur les transactions politiques, et il succomba sous son acte additionnel qui en était une, et, lion mourant, sous le pied de l’imbécile Lafayette.

Après de tels exemples, quoi d’étonnant à ce que le comte de Chambord, qui n’est pas roi, mais qui veut le devenir, s’imagine que les batailles politiques entre des principes différents peuvent finir, comme de vulgaires procès, par des transactions, et qu’il puisse en accepter une, lui, le roi de France ! entre l’esprit monarchique et l’esprit révolutionnaire, dans laquelle il serait stipulé qu’il prend la France avec tout son inventaire révolutionnaire d’indépendances et de libertés, qui, d’ailleurs, ne trompent plus personne, tant elles nous ont de plus en plus précipités ! Excepté le drapeau de la Révolution, racheté par la gloire de cent héroïques batailles, le comte de Chambord, dans toutes ses manifestations politiques, a accepté tout ce que les révolutionnaires appellent fièrement les conquêtes de la Révolution victorieuse. En cela moins fidèle (comme on peut le voir, page 76, dans une lettre du duc de Nemours), moins fidèle à l’esprit monarchique et traditionnel de sa race, que la maison d’Orléans à l’esprit et à la tradition révolutionnaires de la sienne.

IV §

Tel l’exposé, le genre d’exposé qui fait le livre de Maurice de Bonald. Quoi qu’il y écrive vers la fin le mot de conclusion, il n’y en a pas pourtant de rigoureusement affirmée par ce royaliste contre la royauté qu’il aime encore malgré ses fautes, et ce sont les événements seuls qu’il laisse conclure… Il est évident cependant que l’état général des rois en proie à l’entrainement révolutionnaire a pu être d’un exemple contagieux pour celui qui devra s’appeler Henri V, et c’est par les expériences et les aveux de la papauté elle-même que Bonald constate cet état lamentable. Il cite (page 99) les paroles mélancoliques et familières que Pie IX prononça un jour devant les membres du Sacré Collège, en se promenant dans les jardins du Vatican. Il se plaignait alors du mal fait à l’Église par le dernier des Napoléon : « Et ils sont tous comme cela, — ajoutait-il. — Je me souviens du pauvre Maximilien. Il vint ici et me demanda des conseils que je lui donnai avec tendresse. Je lui préparai sa route et son succès dans ce Mexique si catholique… J’invitai les évêques à le seconder et à le soutenir de toutes leurs forces, et, certes ! ce bon monseigneur de Labastida, archevêque de Mexico, s’y employa ardemment ; mais, à peine arrivé au Mexique, Maximilien ne tint aucun compte de ses promesses et se hâta de mécontenter les catholiques pour passer sous le joug des sectaires vous savez comme Dieu l’a châtié ; mais au moins il s’est repenti et il est mort en chrétien. Hélas ! on peut dire qu’instrument de Napoléon il n’était pas plus libre que Napoléon ; mais pourquoi accepter un trône à des conditions impies ? Vous verrez sous peu qu’Amédée (le roi d’Espagne) regrettera amèrement d’avoir sacrifié son repos à l’ambition. Puisse-t-il s’arrêter à temps ! »

Et il s’est arrêté. Il a abdiqué le trône d’Espagne et il s’en est allé de son royaume avant que son peuple ne l’en ait chassé… Les paroles du pontife ont été une prophétie. De telles plaintes et de tels jugements, venant de si haut, donnent à Maurice de Bonald une triste sécurité… Il y a bien des manières d’abdiquer, en effet ! et c’est abdiquer, même avant d’être roi, que de prendre un trône de la main de la révolution, pour l’y faire monter et s’y asseoir avec elle ! Le livre de Maurice de Bonald, écrit sans amertume, mais non pas sans tristesse, ne l’a pas été pour pousser à une solution ou à un changement immédiat dans la situation du comte de Chambord vis-à-vis de la France. Il se contente de la relater. Ce livre n’a été écrit dans l’intérêt d’aucun parti, pas même celui de l’auteur. Il dit ce qu’il voit. Il ne dit pas ce qu’il prévoit. Seulement il en ressort, avec une netteté qui effraye, que s’il y a jamais une monarchie dans l’avenir ce ne pourra être que la monarchie fille aînée de l’Église, redevenue soumise et obéissante à sa mère, sous peine de n’être qu’une face retournée de la Révolution qui n’a pas fini de bouleverser le monde, et elle ne sera rien de plus qu’une monarchie de passage, qui s’en ira et disparaîtra avec les autres au premier souffle de cette révolution qui est le génie infatigable des tempêtes !

Voilà ce que l’auteur de la Reine Blanche, saint Louis et le comte de Chambord, a voulu dire, dans un livre clair et calme qui a parfois la majesté sacerdotale. Il n’a pensé qu’à réfléchir exactement les choses contemporaines. Il les a vues et montrées, sans aucune défaillance de regard ou de cœur. Son livre a la beauté de ce bouclier de diamant inventé par un poète, et dans lequel un de ses héros voyait distinctement sa honte. Seulement pourquoi ce livre affligeant et inutile dans les circonstances actuelles, qui sont si pressantes, diront ceux-là qui s’agitent, mais qui n’iront jamais que jusqu’où Dieu voudra les mener ?… Ce livre, désespérant pour certaines âmes, va scinder peut-être en deux parts l’opinion royaliste, qui n’est pas déjà si puissante, et toute opinion divisée, comme tout royaume divisé, doit périr. Mais si c’est le dessein de Dieu que tout périsse des monarchies qui ont péché depuis si longtemps et si cruellement contre lui ?…

Après tout, l’Église de Dieu est plus haute que toutes les monarchies, qui ne se soutenaient que par elle et contre laquelle elles se sont révoltées avec une si effroyable ingratitude. Assurément ce n’est pas maintenant qu’on peut appliquer à la monarchie le mot fameux : « Qu’elle soit ce qu’elle est ou qu’elle ne soit pas ! » ; car elle n’est pas ce qu’elle fut, et c’est ce qu’elle fut qu’elle devrait être. Or, si, au dire des sages du temps et des diplomates de transaction, la chose est impossible, regardons, comme Maurice de Bonald, avec des yeux lucides, ce qui doit nous faire mourir, et toisons fièrement notre bourreau.

Armand Hayem45 §

I §

Dans un temps où les mandarins des instituts s’imaginent diriger et gouverner l’Esprit humain, voici un livre qui aurait dû avoir leurs bonnes grâces et qui a perdu ses coquetteries à leur en faire… L’auteur de ce livre, Armand Hayem, est, je crois bien, parmi les jeunes écrivains de la génération qui s’élève quand le siècle finit, un des mieux faits pour avoir des succès d’institut. Il croit encore à cette immense chimère des instituts bombinants. Il a foi en eux. En attendant qu’il entre de plain-pied chez eux, il écrit pour eux, et si ces vieux Jacobs avaient des entrailles il devrait être leur Benjamin… Dans son respect superstitieux pour ces vénérables, il avait publié avant son Être social un livre du Mariage, auquel les Pères conscrits de l’Académie des sciences morales et politiques avaient accordé une mention honorable et dont il s’honore. Excité par ce premier succès, Armand Hayem a voulu courir une autre bague. Son livre actuel, sous son titre imposant de l’Être social46, n’était primitivement qu’une réponse à la question de savoir « quelles sont les raisons de la différence qui peut exister dans les opinions et les sentiments moraux des différentes parties de la société ». Il n’y a que des Acamies pour poser, avec cette majesté et cette incorrection de cuistres officiels, des questions plus ou moins impertinentes aux esprits assez modestes et assez souples pour les accepter docilement et pour y répondre ; car il y a encore de ces esprits — et même ils sont nombreux — qui se plaisent à ces petits jeux byzantins ! De cette fois, Armand Hayem y a joué vainement. Son mémoire n’a pas eu le prix qu’il visait. Mais l’Académie, qui a retiré de ses programmes futurs la question posée par elle dans ce brumeux français qui la distingue, l’a comblé de compliments par l’organe de son rapporteur, Baudrillart, très compétent, comme on sait, en matière d’analyses morales, pour les avoir étudiées dans le Faste funéraire et les Fêtes publiques sous l’ancienne monarchie. Dédommagement charmant, mais insuffisant ! Ce n’est pas tout à fait le mot de l’Évangile de Beaumarchais : « Il fallait un calculateur pour cette place, ce fut un danseur qui l’obtint ». Ici, puisqu’on n’a pas donné de prix, il n’y a pas eu plus de calculateur qu’on évince que de danseur que l’on préfère. Mais ce n’en est pas moins le danseur qui a jugé le mathématicien, et qui lui a prouvé, d’un seul rond de jambe, qu’il s’est trompé dans ses calculs.

Armand Hayem, malgré tout son respect pour le danseur qui l’a jugé, en a appelé au public, et il a publié son mémoire, dont il a fait un livre, sous le titre métaphysique et hardi de l’Être social.

II §

C’est de l’être social, en effet, qu’il est question, sans tant barguigner ! C’est de beaucoup plus que de la société en surface ; c’est du fond d’elle-même, — de son axe, — de son être enfin, qu’il s’agit. Si l’Académie des sciences morales et politiques n’avait pas la langue si pâteuse, elle n’aurait dit qu’un mot qui les valait tous : « Quelles sont les causes de l’anarchie contemporaine ? » Les causes de l’anarchie contemporaine, c’est toute l’histoire contemporaine. C’est l’Esprit des lois, mais à la renverse, et pour lequel il faudrait au moins un génie égal en sagacité au génie de Montesquieu, attendu qu’il est assurément plus facile de discerner l’esprit des lois, qui les a faites, que l’esprit qui trouble ces lois, qui les méconnaît et qui les rejette ! Les académies touchent parfois de leurs mains aveugles et tâtonnantes à des questions qui leur feraient peur si elles en voyaient la portée, comme des enfants qui touchent à des armes chargées et qui ne savent pas que ce qu’ils touchent là, c’est peut-être la mort ! L’Académie, tout idéologue qu’elle puisse être, ne l’a pas été au point de croire à l’abstraction d’une société qui ne serait pas la société française. Quand elle s’est servie de ce vague mot de société, c’est évidemment de nous qu’elle voulait parler, et Armand Hayem l’a bien compris ainsi, malgré les bouffées de métaphysique qui offusquent parfois son esprit, et qui embrouillent un livre qui pouvait être fort et rester sobrement et simplement un livre d’observation historique, sans mélange affaiblissant ou énervant d’aucune sorte. Malheureusement, Hayem l’a énervé de métaphysique… C’est la métaphysique, et la plus mauvaise des métaphysiques, — la métaphysique moderne, qui donne l’égalité des choses apprises à la pensée et au style des hommes qui ont une valeur propre et qui devraient rester personnels, — c’est cette métaphysique générale qui noie tout, inféconde même quand elle a la prétention d’être positive, qui est le défaut capital du livre. Seulement ce défaut capital pour nous, gens de tradition et qui ne croyons qu’à l’Histoire, doit être pour l’Académie des sciences morales et politiques une triomphante qualité du mémoire qu’elle aurait dû couronner si elle avait vu clair. Armand Hayem, sans cesser d’être lui-même, et avec une habileté volontaire ou involontaire, avait étamé un miroir de la plus belle eau dans lequel messieurs des Sciences morales et politiques auraient pu se reconnaître, et dans lequel pourtant ces vieux Narcisses, à la vue trop basse, ne se sont pas reconnus.

Débilité d’organe singulière ! Ils n’ont pas vu qu’ils étaient là tous, dans le livre d’Hayem, eux et leurs idées, si tant est que ce qui se remue de philosophie dans leurs cervelles mérite ce nom. Ils n’ont pas vu que l’auteur du mémoire parlait leur langue et la parlait aussi bien qu’eux. Ils n’ont pas vu que dans le vide de conclusions qui leur échappent la même atmosphère de scepticisme et d’espérance les enveloppait. Le scepticisme et l’espérance, signes caractéristiques de tous les énervés de ce temps !  Iis ne savent que dire du passé et ils présument tout de l’avenir : voilà leur science et leur sagesse ! et l’auteur de l’Etre social partage l’une et l’autre avec eux. L’auteur de l’Être social, qui a bu largement aux abreuvoirs du temps, est, tout aussi bien qu’eux, un empoisonné de scepticisme et d’espérance. Né peut-être historien par le bon sens, il voit assez exactement dans son livre les faits contemporains ; mais il les voit sans les creuser, sans tirer d’eux vigoureusement ce qu’ils contiennent, et quand il faut conclure de ce qu’il voit il s’en remet à l’avenir et à une science qui n’est pas faite. Mais l’anarchie des opinions qui se disjoignent, s’opposent entre elles et se pulvérisent, est-elle la vie ou la mort ?… Voilà la question, sans métaphysique ! Cette anarchie incontestable, et que vous voyez, est-elle le mal irrémédiable d’une société condamnée par elle-même à mourir ?… Ou, si elle ne doit pas mourir, quelles sont les conditions de sa vie future ?… Elles gisent, inconnues, dans l’avenir qui les fera et dans une science qui n’est pas faite encore. Fière source de certitude pour ceux-là qui, du haut de leurs incertitudes, nous insultent, nous autres qui buvons à la source de la tradition et du passé ! L’auteur de l’Être social n’a pas d’autre verre, pour boire la certitude dont tout esprit a soif, que le verre vide de l’espérance, — Je même verre que celui de cette insolente Académie des sciences morales et politiques, qui lui a refusé de trinquer !

III §

Tel donc est ce livre de l’Être social, au titre d’une grandeur trahie, écrit par un de ces esprits modernes qui n’est sûr de rien, et qui est adressé à des gens qui non plus ne sont sûrs de rien comme lui, — et pas même de la valeur de son livre. Armand Hayem a du moins sur eux l’avantage d’être jeune, et, malgré le scepticisme qui n’a pas encore passé de ses idées dans ses sentiments, d’avoir les enthousiasmes de la jeunesse. La science, si vaine qu’elle soit et dont un jour peut-être il sentira le creux, est pour lui présentement ce que la religion est pour nous, et l’avenir ce qu’est pour nous le passé. Il a l’inconséquence des croyances fatales, plus forte que l’esprit humain… Son livre, sous sa forme froide, didactique et réfléchie, est, en somme, un hymne en l’honneur de la science… future. Il marche intrépidement sur ce nuage, avec la confiance d’un homme qui compte sur le miracle d’une science absolue. C’est le contraire de la jument de l’Arioste, qui avait toutes les qualités, mais qui était morte. Selon lui, la science aura toutes les puissances qu’on peut avoir… quand elle sera faite ; mais au lieu d’être morte elle n’a pas vécu, parce qu une science qui se cherche n’est pas une science. Et, au fond, c’est toujours la même bête qu’on ne peut pas monter, un cheval incertain qu’on ne saurait affirmer quand on est un peu de ces hardis esprits qui mettent leur honneur à n’oser pas affirmer le cheval pâle de l’Apocalypse ! Armand Hayem — le mystique de la science à naître, car s’il n’en était pas le mystique il en serait peut-être le négateur, — fait planer sur tout l’ensemble de son livre l’infini de la même espérance. Pour lui, rien n’est mort et rien ne doit mourir. L’Asie même, cette vieille momie égyptienne de l’Asie, pourrait se réveiller, nous dit-il (page 166 de son livre). Mais pourrait n’exprime qu’un possible, et un possible pourrait très bien n’être pas… Lisez d’ailleurs l’histoire, et cherchez-y quel peuple se réveille ! De nos jours, nous avons vu comment la Grèce s’est réveillée. Elle a dupé le grand Byron !… Le réveil des peuples, c’est aussi fabuleux que le réveil d’Épiménide, dont on ne parlerait jamais plus si les rhéteurs, dans leurs discours et dans leur néant, n’avaient eu besoin de cette figure de rhétorique.

Certes ! l’auteur de l’Être social n’est pas un rhéteur, une âme vide de rhéteur ; c’est, au contraire, une âme pleine d’illusions généreuses, quand il faudrait être, pour peu qu’on ait à juger l’anarchie des opinions et des sentiments moraux de cette babélique époque, un moraliste sans pitié. Armand Hayem est le romancier de l’espérance, et moi je ne crois qu’à l’histoire du désespoir ou de la résignation. Comment pourrions-nous nous entendre ? C’est un homme qui mériterait d’être resté ce qu’il était dans l’origine, une santé spirituelle, un beau tempérament bien venu, mais qui, au contact de son siècle, a contracté les maladies intellectuelles d’une époque hégélienne hier, — nihiliste aujourd’hui, — et qui, si elle n’est tout à fait morte, deviendra on ne sait quoi demain ! La limaille des erreurs de son siècle est sur lui comme s’il en était le forgeron, et il n’a pourtant forgé aucune des erreurs dont il rapporte sur son esprit la vile poussière. Tenez ! il a écrit, sans que la plume lui tombe des mains : « L’homme suffit à l’homme. Il a la religion de l’homme. » C’est du Hegel pur… ou impur ! Après Hegel, voici du Renan, ce lâche hégélien que Hegel aurait méprisé : « Nous nous consolons de passer à travers le souvenir de la pensée universelle, comme passent les êtres à travers la vie, dans l’immensité de l’inconnu. » « La dispute philosophique, — dit encore, par la plume d’Armand Hayem, le vaniteux mandarin des mandarins qui veut constituer à son profit l’aristocratie de l’écritoire, — la dispute philosophique est le privilège de quelques esprits, jusqu’aux temps où ils pourront ouvrir à l’humanité des vues et des destinées nouvelles. » Et, ailleurs encore, avec la conscience de la petitesse des temps présents, l’auteur de l’Être social affirme que la micrographie (logomachie moderne), qui nous perd dans les infiniment petits de la science totale, n’est que la nécessité du moment. Et c’est ainsi qu’un esprit fait pour dire ce qu’il voit dans les réalités humaines emboîte le pas derrière d’indignes maîtres, et se courbe jusqu’à n’être que le répétiteur de leurs ineptes prédictions.

IV §

Ah ! certes, il valait mieux que cela ! et il pourrait tout à l’heure encore devenir autre chose ; mais pour cela il faudrait retirer son esprit de la métaphysique des autres, comme on retirerait son pied enlisé dans un sol fangeux. Il faudrait ne pas orner avec les facultés qu’on a les préjugés contemporains qu’on n’a peut-être pas, — du moins d’une façon solide et résolue. Si on le jugeait par son livre de l’Être social, Armand Hayem les aurait tous ; il les aurait non pour l’heure présente, mais pour l’heure future ; car les solutions qu’il signale dans son livre il les rejette à perte de vue dans l’avenir. J’ai cité déjà, mais je pourrais citer encore, je pourrais citer à l’infini. Sur la question à feu, en ce moment, de l’égalité entre les deux sexes, — ce ridicule préjugé physiologique et psychologique des femmes-hommes et des hommes-femmes de ce temps, — l’auteur de l’Être social (page 162) reconnaît que le jour n’est pas venu où le droit des femmes à la virilité triomphera. Mais ce jour viendra-t-il ? et il se répond qu’il y a apparence. Ce n’est pas très compromettant ! On ne tempère pas à doses plus égales et plus insignifiantes le scepticisme par la foi et la foi par le scepticisme. Et quand il s’agit de se prononcer sur la valeur du système représentatif qui règne à présent sur le monde, Armand Hayem, qui sera quelque jour un homme politique, se dérobe une fois de plus, si bien qu’en résumé et partout, sur toutes les questions, son Mémoire, fait pour une académie devant laquelle il savait bien qu’il parlait et dont il a fait un livre après coup, n’est absolument rien de plus qu’une vaste pierre d’attente à base tremblante, et pourrait s’appeler, pour la peine de l’avoir écrit, la philosophie et la politique de l’ajournement.

Assurément il y avait mieux à faire en demeurant, au pied de la lettre, dans les bornes du programme de l’Académie, et, comme je l’ai dit, c’était un livre d’histoire, sévère et profond, sans rien au-delà. C’était un tableau où rien n’eût été oublié des mœurs du temps par un homme que son temps n’eût pas enivré, et qui aurait manié avec énergie le mordant poinçon de Chamfort. Mais la fureur de l’au-delà a perdu Armand Hayem. Esprit très élevé et très cultivé, heureux et fier dans sa pensée d’être un enfant du xixe siècle, — de ce xixe siècle qui a encore le temps, avec les vingt années qui lui restent à durer, de faire baisser la tête à ses fils et de diminuer l’orgueil et le bonheur d’en être un, — il a été la victime de la culture de son époque et de la culture de son esprit. C’est le xixe siècle qui lui a imposé ses métaphysiques, — dont pas une seule systématiquement n’est sortie de lui, mais qui son toutes entrées en lui et ont dissous sa force native, en l’empêchant de s’en servir… Je ne connais rien de plus triste que cet amollissant travail des métaphysiques sur des esprits qui, sans elles, auraient été vigoureux. Et d’autant plus que ces métaphysiques sont elles-mêmes amollies ! Ce ne sont plus les rudes métaphysiques d’autrefois. Gymnastiques des esprits robustes, les métaphysiques n’en sont pas moins, depuis que le cerveau du monde a commencé de respirer, un effort fatal et vain de la force intellectuelle de l’homme. Elles ont donné des systèmes d’un jour dont aucun s’est resté debout, et des hommes de génie parfaitement inutiles à la vérité. Aujourd’hui, les métaphysiques ambiantes n’ont plus d’hommes de génie créateurs, et tous les systèmes se résolvent dans un scepticisme qui est la vaporisation de tous les systèmes consumés… Il n’y a plus de charbon… Nous n’avons plus que le doute des Renan pour nous sauver du néant des Schopenhauer. Armand Hayem inclinerait plutôt au Renan, dont les opinions sont flexibles et s’ajoutent aux siennes, comme le doute au doute… Il a la même notion fanatique de la science totale, qui est la lointaine destinée des nations et qui doit les faire immortelles. À cela l’histoire, qui ne rêve pas et qui même empêche de rêver, l’histoire répond par les sociétés qui meurent et les civilisations qui se déplacent, comme la mer qui avance là et recule ici sur ses rivages, et c’est, parce que tout finit, toujours tout à recommencer !

Littérairement, l’auteur de l’Etre social a de la valeur. Sa forme est élégante, rapide et claire, — de cette belle clarté de cristal qui fait voir tout ce qui n’est pas dessous, quand c’est quelque chose que je voudrais y voir, moi ! Il n’y a que des rêves, qu’on a trop faits déjà dans d’autres livres pour être intéressants, sous une plume par instants brillante.

Ah ! que j’aurais mieux aimé le poinçon mordant de Chamfort, — et même ensanglanté.

Léon Bloy47 §

L’auteur de la préface que voici fut un des premiers qui parlèrent du beau livre d’histoire — cause et occasion de cet autre livre qu’on publie aujourd’hui48.

C’était en 1856. Un homme, en ce temps-là, s’aperçut un jour de la monstruosité sous laquelle le monde vivait en paix et allait son train. C’est que Christophe Colomb — l’un des hommes les plus grands qui aient jamais existé s’il n’est pas même le plus grand — n’avait littéralement pas d’histoire. Transporté de honte pour le compte du genre humain, cet homme, qui était un écrivain du talent le plus élevé, résolut d’arracher, dans la mesure de ses forces, Christophe Colomb à la destinée de silence et d’ingratitude qui pesait depuis près de quatre siècles sur sa mémoire, et qui avait mis la grandeur de l’oubli en proportion avec la grandeur du service rendu par lui au monde tout entier. Jusque-là, de maigres notices, menteuses ou dérisoires, griffonnées sur Christophe Colomb, avaient montré qu’elles étaient dignes des mains qui avaient raturé son nom pour en mettre un autre à sa place sur sa grandiose découverte… et, pour la première fois, la vie de Christophe Colomb fut écrite.

Malheureusement, le marbre de l’oubli est plus dur à égratigner que le marbre d’un tombeau, et, il faut bien le dire, cette Histoire de Christophe Colomb par le comte Roselly de Lorgues, malgré tout le bien qu’on en dit, n’eut point, dans un temps où la publicité se prostitue aux plus basses œuvres littéraires, le succès retentissant que les hommes prennent pour de la gloire. Mais voici qui vengea le livre resté trop obscur. Voici où la semence de vérité jetée aux vents légers et imbécilles tomba !

Elle tomba dans le cœur du Pape qui gouvernait alors l’Église, et tout à coup elle y leva !… Dans l’immense grand homme que fut Christophe Colomb, Pie IX vit le saint qu’il fallait en faire sortir, et de sa main pontificale, — de cette main qui dispose de l’éternité, — il lui prépara son autel. À dater de ce moment, la Béatification de Christophe Colomb fut résolue… Pour s’être rencontré avec l’intuition latente au cœur mystique de Pie IX, le comte Roselly de Lorgues fut solennellement désigné pour être, en style de chancellerie romaine, « le postulateur de la cause auprès de la Sacrée Congrégation des Rites ». C’était la gloire ! la gloire manquée, venant tard, mais enfin venue, et non pas d’en bas d’où elle vient souvent, mais d’en haut, d’où elle devrait toujours descendre. Malgré tout, en effet, malgré la contagion de la libre pensée, ce terrible choléra moderne de la libre pensée qui les ronge et qui les diminue chaque jour, les chrétiens sont encore assez nombreux pour faire de la gloire comme le monde la conçoit et la veut, — et, de cela seul que l’Église mettait en question la sainteté de Christophe Colomb, il avait sa gloire, même aux yeux des ennemis de l’Église, qui, au fond, savent très bien, dans ce qui peut leur rester d’âme, qu’il n’y a pas sur la terre de gloire comparable à celle-là !

Et du même coup le comte Roselly de Lorgues eut aussi la sienne. Il avait trop indissolublement attaché sa noble vie à la vie colossale de Christophe Colomb pour qu’il fût possible de l’en détacher. Désormais, qui pensera au héros pensera forcément à l’historien qui l’a raconté. Le comte Roselly de Lorgues a écrit son nom à une telle profondeur dans le nom de Christophe Colomb, qu’on ne peut plus lire l’un sans lire l’autre, dans la clarté que l’Église répand sur eux de son flambeau. Christophe Colomb et Roselly de Lorgues arriveront, chacun à son rang, dans le partage de la même immortalité…

Certes ! ce n’est pas pour de tels hommes que j’écris cette préface. Ils n’en ont pas besoin. Ils sont au-dessus de toute plume vivante. Si les préfaces signifient quelque chose, c’est quand elles sont les prévisions de la Critique en faveur des obscurs, qu’elle distingue dans leur obscurité et qu’elle doit aimer à faire monter dans la lumière. Tel Léon Bloy et son livre sur le Révélateur du Globe49, que l’histoire du comte Roselly de Lorgues et son dévouement à la mémoire de Colomb lui ont inspiré.

Or, Léon Bloy est précisément un de ces obscurs que la Critique a pour devoir de pousser aux astres, s’ils ont la force d’y monter. Admirateur et serviteur de Christophe Colomb et du comte Roselly de Lorgues, Léon Bloy ne s’est pas contenté de signaler les sublimités de l’histoire écrite par le comte Roselly. Il n’a pas fait qu’un livre sur un livre, comme tout critique en a le droit ou se l’arroge. Il a fait mieux et davantage. En parlant du seul historien de Christophe Colomb, il en a été aussi l’historien à sa manière, et le second après le premier ! Il n’a pas mis servilement son pied dans l’ornière lumineuse d’un sujet où le char de feu d’un grand talent avait déjà passé. Mais il a pensé sur ce sujet, en son propre et privé nom, avec une profondeur et une énergie nouvelles. L’Histoire de Christophe Colomb par le comte Roselly de Lorgues a été la suggestion du livre de Léon Bloy, mais elle n’a pas diminué l’originalité de son œuvre, à lui. Elle l’a, au contraire, fécondée. Elle a été le tremplin d’où ce robuste esprit s’est élancé à une hauteur dont s’étonneront certainement ceux-là qui ne sont pas capables de la mesurer. Maintenant que l’Église va en être saisie, personne ne peut toucher, pour la grandir, à une gloire catholique qu’elle est sur le point de parachever. Je n’ajouterai donc pas un atome à cette gloire avec mon atome de préface. J’aime mieux le garder pour Léon Bloy, et puisse cet atome être la première étincelle qui luira sur un talent ignoré encore aujourd’hui, mais qui, demain peut-être, va tout embraser !

Car c’est un esprit de feu, composé de foi et d’enthousiasme, que ce Léon Bloy inconnu, qui ne peut plus l’être longtemps après le livre qu’il vient de publier… Pour ma part, parmi les écrivains catholiques de l’heure présente, je ne connais personne de cette ardeur, de cette violence d’amour, de ce fanatisme pour la vérité. C’est même cet incompressible fanatisme, dont il se vante comme de sa meilleure faculté, qui l’a empêché de prouver aux regards du monde ses autres facultés et sa supériorité d’écrivain. Polémiste de tempérament, fait pour toutes les luttes, tous les combats, toutes les mêlées, et sentant cette vocation pour la guerre bouillonner en lui comme bouillonne cette sorte de vocation dans les âmes, quand elle y est, il a de bonne heure demandé instamment à ceux qui semblaient penser comme lui sa place sur leurs champs de bataille, mais ils lui ont toujours fermé l’entrée de leur camp.

Quoi de surprenant ? Dans une époque où le génie de la concession qui gouverne le monde va jusqu’à lâcher tout, un esprit de cet absolu et de cette rigueur a épouvanté ceux-là même qu’il aurait le mieux servis. L’héroïque Veuillot, par exemple, qui n’a jamais tremblé devant rien, excepté devant les talents qui auraient tenu à honneur de combattre à côté de lui pour la cause de l’Église, Veuillot prit peur, un jour, du talent de Léon Bloy, et, après quatre ou cinq articles acceptés à l’Univers, il le congédia formellement. Alors cet homme, avec qui on se conduisait comme s’il était un petit jeune homme, quand il était un homme tout à fait, et qui, depuis dix ans, s’attendait et s’impatientait, accumulant et ramassant en lui des forces à faire le plus formidable des journalistes, fut étouffé par la force lâche du silence des journaux, et des journaux sur lesquels il aurait dû le plus compter ! Enfermé, comme le prophète Daniel, dans la fosse aux bêtes, mais aux bêtes qui n’étaient pas des lions, il recommença de faire ce qu’il avait fait toute sa vie. Il recommença d’attendre, avec le poids de son talent méconnu et refoulé sur son cœur, l’occasion favorable où il pourrait prouver, à ses amis comme à ses ennemis, qu’il en avait. Et cette occasion éclatante fut la béatification de Christophe Colomb, dans laquelle il a montré, contre les vils chicaneurs de cette grande mesure, projetée par Pie IX, la toute-puissance des coups qu’il pouvait leur porter et qu’on lui connaissait, mais encore une autre toute-puissance qu’on ne lui connaissait pas !

Et c’est la toute-puissance inattendue, qui vient de plus profond que de l’âme ou du génie de l’homme, et qui plane au-dessus de toute littérature. Cette toute-puissance extraordinaire a jailli chez Léon Bloy du fond de sa foi. Sans sa foi absolue à la surnaturalité de l’Église, il n’aurait pas écrit sur celui qu’il appelle « le Révélateur du Globe » une histoire aussi surnaturelle que l’Église elle-même, et il ne les aurait pas fondues, l’une et l’autre, dans une identification si sublime. Le livre de Léon Bloy, que les ennemis de l’Église traiteront de mystique pour l’insulter et pour n’y pas répondre, — comme si le mysticisme n’était pas la dernière lueur que Dieu permette à l’homme d’allumer au foyer de son amour pour pénétrer le mystère de sa Providence, — ce livre, creusé plus avant que l’histoire du comte Roselly de Lorgues dans les entrailles de la réalité divine, est encore plus la glorification de l’Église que la glorification de Christophe Colomb. Otez, en effet, par la pensée, la personnalité de Christophe Colomb de la synthèse du monde, que, seule, l’Église embrasse, et que seule elle explique, et il ne sera plus qu’un homme à la mesure de la grandeur humaine ; mais avec l’Église et faisant corps avec elle, il devient immédiatement le grand homme providentiel, le bras charnel et visible de Dieu, prévu dès l’origine du monde par les prophètes des premiers temps… Les raisons de cette situation miraculeuse dans l’économie de la création, irréfragables pour tout chrétien qui ne veut pas tomber dans l’abîme de l’inconséquence, ne peuvent pas, je le sais, être acceptées par les esprits qui chassent en ce moment systématiquement Dieu de partout ; mais l’expression de la vérité, qu’ils prennent pour une erreur, est si grande ici, qu’ils seront tenus de l’admirer.

Cette partie dogmatique du livre de Léon Bloy est réellement de l’histoire sacrée, comme aurait pu la concevoir et l’écrire le génie même de Pascal, s’il avait pensé à regarder dans la vie de Christophe Colomb et à expliquer la prodigieuse intervention, dans les choses humaines, de ce Révélateur du Globe, qu’on pourrait appeler, après le Rédempteur Divin, le second rédempteur de l’humanité !

Je ne vois guères que l’auteur des Pensées pour avoir sur ce grand sujet, oublié par Bossuet, cette aperception suraiguë dans le regard, cette force dans la conception d’un ensemble, cette profondeur d’interprétation et cette majesté de langage, aux saveurs bibliques. Je veux surtout insister sur ce point : Léon Bloy — l’écrivain sans public jusqu’ici, et dont quelques amis connaissent seuls la violence éloquente, qu’on retrouvera, du reste, dans la troisième partie de son livre, quand il descendra de la hauteur du commencement de son apologétique, — a pris aux Livres Saints, sur lesquels il s’est couché depuis longtemps de toute la longueur de sa pensée, la placidité de la force et la tempérance de la sagesse. Et le style de ce grand calmé du Saint-Esprit n’a plus été ce style qui est l’homme, comme a dit Buffon.

Ce n’est pas dans les étreintes d’une simple préface qu’on peut rien citer de ce livre, débordant d’une beauté continue, et qu’il faut prendre, pour le juger, dans la vaste plénitude de son unité. Cette préface, qui ne dit rien parce que le livre qui la suit dit tout, n’est que l’index tendu vers ce livre qu’il faut montrer aux autres pour qu’ils l’aperçoivent. Elle n’a à dire que les deux mots de la voix mystérieuse qui disait à saint Augustin, sous le figuier : « Prends et lis ». Augustin lut, et on sait le reste.

Les hommes de ce temps liront-ils ce livre, trop pesant pour leurs faibles mains et leurs faibles esprits ?… Seulement, s’ils en commencent la lecture et qu’ils se retournent de cette lecture vers les livres de cette époque de puéril et sot bibelotage, auront-ils la sensation de l’amincissement universel qui veut nous faire disparaître dans le néant, ce paradis des imbécilles… Et c’est toujours au moins cela pour le compte et la gloire de la vérité.